Categories: Contes et nouvelles

Une page d’amour

Une page d’amour

d’ Émile Zola
Partie 1

Chapitre 1

La veilleuse, dans un cornet bleuâtre, brûlait sur la cheminée,derrière un livre, dont l’ombre noyait toute une moitié de la chambre. C’était une calme lueur qui coupait le guéridon et la chaise longue, baignait les gros plis des rideaux de velours,azurait la glace de l’armoire de palissandre, placée entre les deux fenêtres. L’harmonie bourgeoise de la pièce, ce bleu des tentures,des meubles et du tapis, prenait à cette heure nocturne une douceur vague de nuée. Et, en face des fenêtres, du côté de l’ombre, le lit, également tendu de velours, faisait une masse noire, éclairée seulement de la pâleur des draps. Hélène, les mains croisées, dans sa tranquille attitude de mère et de veuve, avait un léger souffle.

Au milieu du silence, la pendule sonna une heure. Les bruits du quartier étaient morts. Sur ces hauteurs du Trocadéro, Paris envoyait seul son lointain ronflement. Le petit souffle d’Hélène était si doux, qu’il ne soulevait pas la ligne chaste de sa gorge.Elle sommeillait d’un beau sommeil, paisible et fort, avec son profil correct et ses cheveux châtains puissamment noués, la tête penchée, comme si elle se fût assoupie en écoutant. Au fond de la pièce, la porte d’un cabinet grande ouverte trouait le mur d’un carré de ténèbres.

Mais pas un bruit ne montait. La demie sonna. Le balancier avait un battement affaibli, dans cette force du sommeil qui anéantissaitla chambre entière. La veilleuse dormait, les meublesdormaient ; sur le guéridon, près d’une lampe éteinte, unouvrage de femme dormait. Hélène, endormie, gardait son air graveet bon.

Quand deux heures sonnèrent, cette paix fut troublée, un soupirsortit des ténèbres du cabinet. Puis, il y eut un froissement delinge, et le silence recommença. Maintenant, une haleine oppressées’entendait. Hélène n’avait pas bougé. Mais, brusquement, elle sesouleva. Un balbutiement confus d’enfant qui souffre venait de laréveiller. Elle portait les mains à ses tempes, encoreensommeillée, lorsqu’un cri sourd la fit sauter sur le tapis.

– Jeanne !… Jeanne !… qu’as-tu ?réponds-moi ! demanda-t-elle.

Et, comme l’enfant se taisait, elle murmura, tout en courantprendre la veilleuse :

– Mon Dieu ! elle n’était pas bien, je n’aurais pas dûme coucher.

Elle entra vivement dans la pièce voisine où un lourd silences’était fait. Mais la veilleuse, noyée d’huile, avait unetremblante clarté qui envoyait seulement au plafond une tacheronde. Hélène, penchée sur le lit de fer, ne put rien distinguerd’abord. Puis, dans la lueur bleuâtre, au milieu des draps rejetés,elle aperçut Jeanne raidie, la tête renversée, les muscles du courigides et durs. Une contraction défigurait le pauvre et adorablevisage, les yeux étaient ouverts, fixés sur la flèche desrideaux.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! cria-t-elle, monDieu ! elle se meurt !

Et, posant la veilleuse, elle tâta sa fille de ses mainstremblantes. Elle ne put trouver le pouls. Le cœur semblaits’arrêter. Les petits bras, les petites jambes se tendaientviolemment. Alors, elle devint folle, s’épouvantant,bégayant :

– Mon enfant se meurt ! Au secours !… Monenfant ! mon enfant !

Elle revint dans la chambre, tournant et se cognant, sans savoiroù elle allait ; puis, elle rentra dans le cabinet et se jetade nouveau devant le lit, appelant toujours au secours. Elle avaitpris Jeanne entre ses bras, elle lui baisait les cheveux, promenaitles mains sur son corps, en la suppliant de répondre. Un mot, unseul mot. Où avait-elle mal ? Désirait-elle un peu de lapotion de l’autre jour ? Peut-être l’air l’aurait-ilranimée ? Et elle s’entêtait à vouloir l’entendre parler.

– Dis-moi, Jeanne, oh ! dis-moi, je t’enprie !

Mon Dieu ! et ne savoir que faire ! Comme ça,brusquement, dans la nuit. Pas même de lumière. Ses idées sebrouillaient. Elle continuait de causer à sa fille, l’interrogeantet répondant pour elle. C’était dans l’estomac que ça latenait ; non, dans la gorge. Ce ne serait rien. Il fallait ducalme. Et elle faisait un effort pour avoir elle-même toute satête. Mais la sensation de sa fille raide entre ses bras luisoulevait les entrailles. Elle la regardait, convulsée et sanssouffle ; elle tâchait de raisonner, de résister au besoin decrier. Tout à coup, malgré elle, elle cria.

Elle traversa la salle à manger et la cuisine,appelant :

– Rosalie ! Rosalie !… Vite, un médecin !…Mon enfant se meurt !

La bonne, qui couchait dans une petite pièce derrière lacuisine, poussa des exclamations. Hélène était revenue en courant.Elle piétinait en chemise, sans paraître sentir le froid de cetteglaciale nuit de février. Cette bonne laisserait donc mourir sonenfant ! Une minute s’était à peine écoulée. Elle retournadans la cuisine, rentra dans la chambre. Et, rudement, à tâtons,elle passa une jupe, jeta un châle sur ses épaules. Elle renversaitles meubles, emplissait de la violence de son désespoir cettechambre où dormait une paix si recueillie. Puis, chaussée depantoufles, laissant les portes ouvertes, elle descendit elle-mêmeles trois étages, avec cette idée qu’elle seule ramènerait unmédecin.

Quand la concierge eut tiré le cordon, Hélène se trouva dehors,les oreilles bourdonnantes, la tête perdue. Elle descenditrapidement la rue Vineuse, sonna chez le docteur Bodin, qui avaitdéjà soigné Jeanne ; une domestique, au bout d’une éternité,vint lui répondre que le docteur était auprès d’une femme encouches. Hélène resta stupide sur le trottoir. Elle ne connaissaitpas d’autre docteur dans Passy. Pendant un instant, elle battit lesrues, regardant les maisons. Un petit vent glacé soufflait ;elle marchait avec ses pantoufles dans une neige légère, tombée lesoir. Et elle avait toujours devant elle sa fille, avec cettepensée d’angoisse qu’elle la tuait en ne trouvant pas tout de suiteun médecin. Alors, comme elle remontait la rue Vineuse, elle sependit à une sonnette. Elle allait toujours demander ; on luidonnerait peut-être une adresse. Elle sonna de nouveau, parce qu’onne se hâtait pas. Le vent plaquait son mince jupon sur ses jambes,et les mèches de ses cheveux s’envolaient.

Enfin, un domestique vint ouvrir et lui dit que le docteurDeberle était couché. Elle avait sonné chez un docteur, le Ciel nel’abandonnait donc pas ! Alors, elle poussa le domestique pourentrer. Elle répétait :

– Mon enfant, mon enfant se meurt !… Dites-lui qu’ilvienne.

C’était un petit hôtel plein de tentures. Elle monta ainsi unétage, luttant contre le domestique, répondant à toutes lesobservations que son enfant se mourait. Arrivée dans une pièce,elle voulut bien attendre. Mais, dès qu’elle entendit à côté lemédecin se lever, elle s’approcha, elle parla à travers laporte.

– Tout de suite, monsieur, je vous en supplie… Mon enfantse meurt !

Et, lorsque le médecin parut en veston, sans cravate, ellel’entraîna, elle ne le laissa pas se vêtir davantage. Lui, l’avaitreconnue. Elle habitait la maison voisine et était sa locataire.Aussi, quand il lui fit traverser un jardin pour raccourcir enpassant par une porte de communication qui existait entre les deuxdemeures, eut-elle un brusque réveil de mémoire.

– C’est vrai, murmura-t-elle, vous êtes médecin, et je lesavais… Voyez-vous, je suis devenue folle… Dépêchons-nous.

Dans l’escalier, elle voulut qu’il passât le premier. Elle n’eûtpas amené Dieu chez elle d’une façon plus dévote. En haut, Rosalieétait restée près de Jeanne, et elle avait allumé la lampe poséesur le guéridon. Dès que le médecin entra, il prit cette lampe, iléclaira vivement l’enfant, qui gardait une rigiditédouloureuse ; seulement, la tête avait glissé, de rapidescrispations couraient sur la face. Pendant une minute, il ne ditrien, les lèvres pincées. Hélène, anxieusement, le regardait. Quandil aperçut ce regard de mère qui l’implorait, il murmura :

– Ce ne sera rien… Mais il ne faut pas la laisser ici. Ellea besoin d’air.

Hélène, d’un geste fort, l’emporta sur son épaule. Elle auraitbaisé les mains du médecin pour sa bonne parole, et une douceurcoulait en elle. Mais à peine eut-elle posé Jeanne dans son grandlit, que ce pauvre petit corps de fillette fut agité de violentesconvulsions. Le médecin avait enlevé l’abat-jour de la lampe, uneclarté blanche emplissait la pièce. Il alla entrouvrir une fenêtre,ordonna à Rosalie de tirer le lit hors des rideaux. Hélène, reprisepar l’angoisse, balbutiait :

– Mais elle se meurt, monsieur !… Voyez donc, voyezdonc !… Je ne la reconnais plus !

Il ne répondait pas, suivait l’accès d’un regard attentif. Puis,il dit :

– Passez dans l’alcôve, tenez-lui les mains pour qu’elle nes’égratigne pas… Là, doucement, sans violence… Ne vous inquiétezpas, il faut que la crise suive son cours.

Et tous deux, penchés au-dessus du lit, ils maintenaient Jeanne,dont les membres se détendaient avec des secousses brusques. Lemédecin avait boutonné son veston pour cacher son cou nu. Hélèneétait restée enveloppée dans le châle qu’elle avait jeté sur sesépaules. Mais Jeanne, en se débattant, tira un coin du châle,déboutonna le haut du veston. Ils ne s’en aperçurent point. Ni l’unni l’autre ne se voyait.

Cependant, l’accès se calma. La petite parut tomber dans ungrand affaissement. Bien qu’il rassurât la mère sur l’issue de lacrise, le docteur restait préoccupé. Il regardait toujours lamalade, il finit par poser des questions brèves à Hélène, demeuréedebout dans la ruelle.

– Quel âge a l’enfant ?

– Onze ans et demi, monsieur.

Il y eut un silence. Il hochait la tête, se baissait poursoulever la paupière fermée de Jeanne et regarder la muqueuse.Puis, il continua son interrogatoire, sans lever les yeux surHélène.

– A-t-elle eu des convulsions étant jeune ?

– Oui, monsieur, mais ces convulsions ont disparu versl’âge de six ans… Elle est très délicate. Depuis quelques jours, jela voyais mal à son aise. Elle avait des crampes, des absences.

– Connaissez-vous des maladies nerveuses dans votrefamille.

– Je ne sais pas… Ma mère est morte de la poitrine.

Elle hésitait, prise d’une honte, ne voulant pas avouer uneaïeule enfermée dans une maison d’aliénés. Toute son ascendanceétait tragique.

– Prenez garde, dit vivement le médecin, voici un nouvelaccès.

Jeanne venait d’ouvrir les yeux. Un instant, elle regarda autourd’elle, d’un air égaré, sans prononcer une parole. Puis, son regarddevint fixe, son corps se renversa en arrière, les membres étenduset roidis. Elle était très rouge. Tout d’un coup elle blêmit, d’unepâleur livide, et les convulsions se déclarèrent.

– Ne la lâchez pas, reprit le docteur. Prenez-lui l’autremain.

Il courut au guéridon, sur lequel, en entrant, il avait posé unepetite pharmacie. Il revint avec un flacon, qu’il fit respirer àl’enfant. Mais ce fut comme un terrible coup de fouet, Jeanne donnaune telle secousse, qu’elle échappa des mains de sa mère.

– Non, non, pas d’éther ! cria celle-ci, avertie parl’odeur. L’éther la rend folle.

Tous deux suffirent à peine à la maintenir. Elle avait deviolentes contractions, soulevée sur les talons et sur la nuque,comme pliée en deux. Puis, elle retombait, elle s’agitait dans unbalancement qui la jetait aux deux bords du lit. Ses poings étaientserrés, le pouce fléchi vers la paume ; par moments, elle lesouvrait et, les doigts écartés, elle cherchait à saisir des objetsdans le vide pour les tordre. Elle rencontra le châle de sa mère,elle s’y cramponna. Mais ce qui surtout torturait celle-ci,c’était, comme elle le disait, de ne plus reconnaître sa fille. Sonpauvre ange, au visage si doux, avait les traits renversés, lesyeux perdus dans leurs orbites, montrant leur nacre bleuâtre.

– Faites quelque chose, je vous en supplie, murmura-t-elle.Je ne me sens plus la force, monsieur.

Elle venait de se rappeler que la fille d’une de ses voisines, àMarseille, était morte étouffée dans une crise semblable. Peut-êtrele médecin la trompait-il pour l’épargner. Elle croyait, à chaqueseconde, recevoir au visage le dernier souffle de Jeanne, dont larespiration entrecoupée s’arrêtait. Alors, navrée, bouleversée depitié et de terreur, elle pleura. Ses larmes tombaient sur lanudité innocente de l’enfant, qui avait rejeté les couvertures.

Le docteur cependant, de ses longs doigts souples, opérait despressions légères au bas du col. L’intensité de l’accès diminua.Jeanne, après quelques mouvements ralentis, resta inerte. Elleétait retombée au milieu du lit, le corps allongé, les brasétendus, la tête soutenue par l’oreiller et penchée sur lapoitrine. On aurait dit un Christ enfant. Hélène se courba et labaisa longuement au front.

– Est-ce fini ? dit-elle à demi-voix. Croyez-vous àd’autres accès ?

Il fit un geste évasif. Puis, il répondit :

– En tout cas, les autres seront moins violents.

Il avait demandé à Rosalie un verre et une carafe. Il emplit leverre à moitié, prit deux nouveaux flacons, compta des gouttes, et,avec l’aide d’Hélène, qui soulevait la tête de l’enfant, ilintroduisit entre les dents serrées une cuillerée de cette potion.La lampe brûlait très haute, avec sa flamme blanche, éclairant ledésordre de la chambre, où les meubles étaient culbutés. Lesvêtements qu’Hélène jetait sur le dossier d’un fauteuil en secouchant, avaient glissé à terre et barraient le tapis. Le docteur,ayant marché sur un corset, le ramassa pour ne plus le rencontrersous ses pieds. Une odeur de verveine montait du lit défait et deces linges épars. C’était toute l’intimité d’une femme violemmentétalée. Le docteur alla lui-même chercher la cuvette, trempa unlinge, l’appliqua sur les tempes de Jeanne.

– Madame, vous allez prendre froid, dit Rosalie quigrelottait. On pourrait peut-être fermer la fenêtre… L’air est tropvif.

– Non, non, cria Hélène, laissez la fenêtre ouverte…N’est-ce pas, monsieur ?

De petits souffles de vent entraient, soulevant les rideaux.Elle ne les sentait pas. Pourtant le châle était complètement tombéde ses épaules, découvrant la naissance de la gorge. Par-derrière,son chignon dénoué laissait pendre des mèches folles jusqu’à sesreins. Elle avait dégagé ses bras nus, pour être plus prompte,oublieuse de tout, n’ayant plus que la passion de son enfant. Et,devant elle, affairé, le médecin ne songeait pas davantage à sonveston ouvert, à son col de chemise que Jeanne venaitd’arracher.

– Soulevez-la un peu, dit-il. Non, pas ainsi… Donnez-moivotre main.

Il lui prit la main, la posa lui-même sous la tête de l’enfant,à laquelle il voulait faire reprendre une cuillerée de potion.Puis, il l’appela près de lui. Il se servait d’elle comme d’unaide, et elle était d’une obéissance religieuse, en voyant que safille semblait plus calme.

– Venez… Vous allez lui appuyer la tête sur votre épaule,pendant que j’écouterai.

Hélène fit ce qu’il ordonnait. Alors, lui, se pencha au-dessusd’elle, pour poser son oreille sur la poitrine de Jeanne. Il avaiteffleuré de la joue son épaule nue, et en écoutant le cœur del’enfant, il aurait pu entendre battre le cœur de la mère. Quand ilse releva, son souffle rencontra le souffle d’Hélène.

– Il n’y a rien de ce côté-là, dit-il tranquillement,pendant qu’elle se réjouissait. Recouchez-la, il ne faut pas latourmenter davantage.

Mais un nouvel accès se produisit. Il fut beaucoup moins grave.Jeanne laissa échapper quelques paroles entrecoupées. Deux autresaccès avortèrent, à de courts intervalles. L’enfant était tombéedans une prostration qui parut de nouveau inquiéter le médecin. Ill’avait couchée la tête très haute, la couverture ramenée sous lementon, et pendant près d’une heure il demeura là, à la veiller,paraissant attendre le son normal de la respiration. De l’autrecôté du lit, Hélène attendait également, sans bouger.

Peu à peu, une grande paix se fit sur la face de Jeanne. Lalampe l’éclairait d’une lumière blonde. Son visage reprenait sonovale adorable, un peu allongé, d’une grâce et d’une finesse dechèvre. Ses beaux yeux fermés avaient de larges paupières bleuâtreset transparentes, sous lesquelles on devinait l’éclat sombre duregard. Son nez mince souffla légèrement, sa bouche un peu grandeeut un sourire vague. Et elle dormait ainsi, sur la nappe de sescheveux étalés, d’un noir d’encre.

– Cette fois, c’est fini, dit le médecin à demi-voix.

Et il se tourna, rangeant ses flacons, s’apprêtant à partir.Hélène s’approcha, suppliante.

– Oh ! monsieur, murmura-t-elle, ne me quittez pas.Attendez quelques minutes. Si des accès se produisaient encore…C’est vous qui l’avez sauvée.

Il fit signe qu’il n’y avait plus rien à craindre. Pourtant, ilresta, voulant la rassurer. Elle avait envoyé Rosalie se coucher.Bientôt, le jour parut, un jour doux et gris sur la neige quiblanchissait les toitures. Le docteur alla fermer la fenêtre. Ettous deux échangèrent de rares paroles, au milieu du grand silence,à voix très basse.

– Elle n’a rien de grave, je vous assure, disait-il.Seulement, à son âge, il faut beaucoup de soins… Veillez surtout àce qu’elle mène une vie égale, heureuse, sans secousse.

Au bout d’un instant, Hélène dit à son tour :

– Elle est si délicate, si nerveuse… Je ne suis pastoujours maîtresse d’elle. Pour des misères, elle a des joies etdes tristesses qui m’inquiètent, tant elles sont vives… Elle m’aimeavec une passion, une jalousie qui la font sangloter, lorsque jecaresse un autre enfant.

Il hocha la tête, en répétant :

– Oui, oui, délicate, nerveuse, jalouse… C’est le docteurBodin qui la soigne, n’est-ce pas ? Je causerai d’elle aveclui. Nous arrêterons un traitement énergique. Elle est à l’époqueoù la santé d’une femme se décide.

En le voyant si dévoué, Hélène eut un élan dereconnaissance.

– Ah ! monsieur, que je vous remercie de toute lapeine que vous avez prise !

Puis, ayant élevé la voix, elle vint se pencher au-dessus dulit, de peur d’avoir réveillé Jeanne. L’enfant dormait, toute rose,avec son vague sourire aux lèvres. Dans la chambre calmée, unelangueur flottait. Une somnolence recueillie et comme soulagéeavait repris les tentures, les meubles, les vêtements épars. Toutse noyait et se délassait dans le petit jour entrant par les deuxfenêtres.

Hélène, de nouveau, demeurait debout dans la ruelle. Le docteurse tenait à l’autre bord du lit. Et, entre eux, il y avait Jeanne,sommeillant avec son léger souffle.

– Son père était souvent malade, reprit doucement Hélène,revenant à l’interrogatoire. Moi, je me suis toujours bienportée.

Le docteur, qui ne l’avait point encore regardée, leva les yeux,et ne put s’empêcher de sourire, tant il la trouvait saine etforte. Elle sourit aussi, de son bon sourire tranquille. Sa bellesanté la rendait heureuse.

Cependant, il ne la quittait pas du regard. Jamais il n’avait vuune beauté plus correcte. Grande, magnifique, elle était une Junonchâtaine, d’un châtain doré à reflets blonds. Quand elle tournaitlentement la tête, son profil prenait une pureté grave de statue.Ses yeux gris et ses dents blanches lui éclairaient toute la face.Elle avait un menton rond, un peu fort, qui lui donnait un airraisonnable et ferme. Mais ce qui étonnait le docteur, c’était lanudité superbe de cette mère. Le châle avait encore glissé, lagorge se découvrait, les bras restaient nus. Une grosse natte,couleur d’or bruni, coulait sur l’épaule et se perdait entre lesseins. Et, dans son jupon mal attaché, échevelée et en désordre,elle gardait une majesté, une hauteur d’honnêteté et de pudeur quila laissait chaste sous ce regard d’homme, où montait un grandtrouble.

Elle-même, un instant, l’examina. Le docteur Deberle était unhomme de trente-cinq ans, à la figure rasée, un peu longue, l’œilfin, les lèvres minces. Comme elle le regardait, elle s’aperçut àson tour qu’il avait le cou nu. Et ils restèrent ainsi face à face,avec la petite Jeanne endormie entre eux. Mais cet espace, tout àl’heure immense, semblait se resserrer. L’enfant avait un tropléger souffle. Alors, Hélène, d’une main lente, remonta son châleet s’enveloppa, tandis que le docteur boutonnait le col de sonveston.

– Maman, maman, balbutia Jeanne dans son sommeil.

Elle s’éveillait. Quand elle eut les yeux ouverts, elle vit lemédecin et s’inquiéta.

– Qui est-ce ? Qui est-ce ? demandait-elle.

Mais sa mère la baisait.

– Dors, ma chérie, tu as été un peu souffrante… C’est unami.

L’enfant paraissait surprise. Elle ne se souvenait de rien. Lesommeil la reprenait, et elle se rendormit, en murmurant d’un airtendre :

– Oh ! j’ai dodo !… Bonsoir, petite mère… S’ilest ton ami, il sera le mien.

Le médecin avait fait disparaître sa pharmacie. Il saluasilencieusement et se retira. Hélène écouta un instant larespiration de l’enfant. Puis, elle s’oublia, assise sur le bord dulit, les regards et la pensée perdus. La lampe, laissée allumée,pâlissait dans le grand jour.

Chapitre 2

 

Le lendemain, Hélène songea qu’il était convenable d’allerremercier le docteur Deberle. La façon brusque dont elle l’avaitforcé à la suivre, la nuit entière passée par lui auprès de Jeanne,la laissaient gênée, en face d’un service qui lui semblait sortirdes visites ordinaires d’un médecin. Cependant, elle hésita pendantdeux jours, répugnant à cette démarche pour des raisons qu’ellen’aurait pu dire. Ces hésitations l’occupaient du docteur ; unmatin, elle le rencontra et se cacha comme un enfant. Elle fut trèscontrariée ensuite de ce mouvement de timidité. Sa naturetranquille et droite protestait contre ce trouble qui entrait danssa vie. Aussi décida-t-elle qu’elle irait remercier le docteur lejour même.

La crise de la petite avait eu lieu dans la nuit du mardi aumercredi, et l’on était alors au samedi. Jeanne se trouvaitcomplètement remise. Le docteur Bodin, qui était accouru trèsinquiet, avait parlé du docteur Deberle avec le respect d’un pauvrevieux médecin de quartier pour un jeune confrère riche et déjàcélèbre. Il racontait pourtant, en souriant d’un air fin, que lafortune venait de papa Deberle, un homme que tout Passy vénérait.Le fils avait eu simplement la peine d’hériter d’un million et demiet d’une clientèle superbe. Un garçon très fort, d’ailleurs, sehâtait d’ajouter le docteur Bodin, et avec lequel il serait trèshonoré d’entrer en consultation, au sujet de la chère santé de sapetite amie Jeanne.

Vers trois heures, Hélène et sa fille descendirent et n’eurentque quelques pas à faire dans la rue Vineuse, pour sonner à l’hôtelvoisin. Toutes deux étaient encore en grand deuil. Ce fut un valetde chambre en habit et en cravate blanche qui leur ouvrit. Hélènereconnut le large vestibule tendu de portières d’Orient ;seulement, une profusion de fleurs, à droite et à gauche,garnissaient des jardinières. Le valet les avait fait entrer dansun petit salon aux tentures et au meuble réséda. Et, debout, ilattendait. Alors, Hélène lui donna son nom :

– Madame Grandjean.

Le valet poussa la porte d’un salon, jaune et noir, d’un éclatextraordinaire ; et, s’effaçant, il répéta :

– Madame Grandjean.

Hélène, sur le seuil, eut un mouvement de recul. Elle venaitd’apercevoir, à l’autre bout, au coin de la cheminée, une jeunedame assise sur un étroit canapé, que la largeur de ses jupesoccupait tout entier. En face d’elle, une personne âgée, quin’avait quitté ni son chapeau ni son châle, était en visite.

– Pardon, murmura Hélène, je désirais voir monsieur ledocteur Deberle.

Et elle reprit la main de Jeanne, qu’elle avait fait entrerdevant elle. Cela l’étonnait et l’embarrassait de tomber ainsi surcette jeune dame.

Pourquoi n’avait-elle pas demandé le docteur ? Elle savaitcependant qu’il était marié.

Justement, madame Deberle achevait un récit d’une voix rapide etun peu aiguë :

– Oh ! c’est merveilleux, merveilleux !… Ellemeurt avec un réalisme !… Tenez, elle empoigne son corsagecomme ça, elle renverse la tête, et elle devient toute verte… Jevous jure qu’il faut aller la voir, mademoiselle Aurélie…

Puis, elle se leva, vint jusqu’à la porte en faisant un grandbruit d’étoffes, et dit avec une bonne grâce charmante :

– Veuillez entrer, madame, je vous en prie… Mon mari n’estpas là… Mais je serai très heureuse, très heureuse, je vous assure…Ce doit être cette belle demoiselle qui a été si souffrante,l’autre nuit… Je vous en prie, asseyez-vous un instant.

Hélène dut accepter un fauteuil, pendant que Jeanne se posaittimidement au bord d’une chaise. Madame Deberle s’était enfoncée denouveau dans son petit canapé, en ajoutant avec un jolirire :

– C’est mon jour. Oui, je reçois le samedi… Alors, Pierreintroduit tout le monde. L’autre semaine, il m’a amené un colonelqui avait la goutte.

– Êtes-vous folle, Juliette ! murmura mademoiselleAurélie, la dame âgée, une vieille amie pauvre, qui l’avait vuenaître.

Il y eut un court silence. Hélène donna un regard à la richessedu salon, aux rideaux et aux sièges noir et or qui jetaient unéblouissement d’astre. Des fleurs s’épanouissaient sur la cheminée,sur le piano, sur les tables ; et, par les glaces desfenêtres, entrait la lumière claire du jardin, dont on apercevaitles arbres sans feuilles et la terre nue. Il faisait très chaud,une chaleur égale de calorifère ; dans la cheminée, une seulebûche se réduisait en braise. Puis, d’un autre regard, Hélènecomprit que le flamboiement du salon était un cadre heureusementchoisi. Madame Deberle avait des cheveux d’un noir d’encre et unepeau d’une blancheur de lait. Elle était petite, potelée, lente etgracieuse. Dans tout cet or, sous l’épaisse coiffure sombre qu’elleportait, son teint pâle se dorait d’un reflet vermeil. Hélène latrouva réellement adorable.

– C’est affreux, les convulsions, avait repris madameDeberle. Mon petit Lucien en a eu, mais dans le premier âge… Commevous avez dû être inquiète, madame ! Enfin, cette chère enfantparaît tout à fait bien, maintenant.

Et, en traînant les phrases, elle regardait Hélène à son tour,surprise et ravie de sa grande beauté. Jamais elle n’avait vu unefemme d’un air plus royal, dans ces vêtements noirs qui drapaientla haute et sévère figure de la veuve. Son admiration se traduisaitpar un sourire involontaire, tandis qu’elle échangeait un coupd’œil avec mademoiselle Aurélie. Toutes deux l’examinaient d’unefaçon si naïvement charmée, que celle-ci eut comme elles un légersourire.

Alors, madame Deberle s’allongea doucement dans son canapé, etprenant l’éventail pendu à sa ceinture :

– Vous n’étiez pas hier à la première du Vaudeville,madame ?

– Je ne vais jamais au théâtre, répondit Hélène.

– Oh ! la petite Noémi a été merveilleuse,merveilleuse !… Elle meurt avec un réalisme !… Elleempoigne son corsage comme ça, elle renverse la tête, elle devienttoute verte… L’effet a été prodigieux.

Pendant un instant, elle discuta le jeu de l’actrice, qu’elledéfendait d’ailleurs. Puis, elle passa aux autres bruits de Paris,une exposition de tableaux où elle avait vu des toiles inouïes, unroman stupide pour lequel on faisait beaucoup de réclame, uneaventure risquée, dont elle parla à mots couverts avec mademoiselleAurélie. Et elle allait ainsi d’un sujet à un autre, sans fatigue,la voix prompte, vivant là-dedans comme dans un air qui lui étaitpropre. Hélène, étrangère à ce monde, se contentait d’écouter etplaçait de temps à autre un mot, une réponse brève.

La porte s’ouvrit, le valet annonça :

– Madame de Chermette… Madame Tissot…

Deux dames entrèrent, en grande toilette. Madame Deberles’avança vivement ; et la traîne de sa robe de soie noire,très chargée de garnitures, était si longue, qu’elle l’écartaitd’un coup de talon, chaque fois qu’elle tournait sur elle-même.Pendant un instant, ce fut un bruit rapide de voix flûtées.

– Que vous êtes aimables !… Je ne vous voisjamais…

– Nous venons pour cette loterie, vous savez ?

– Parfaitement, parfaitement.

– Oh ! nous ne pouvons nous asseoir. Nous avons encorevingt maisons à faire.

– Voyons, vous n’allez pas vous sauver.

Et les deux dames finirent pas se poser au bord d’un canapé.Alors, les voix flûtées repartirent, plus aiguës.

– Hein ? hier, au Vaudeville.

– Oh ! superbe !

– Vous savez qu’elle se dégrafe et qu’elle rabat sescheveux. Tout l’effet est là.

– On prétend qu’elle avale quelque chose pour devenirverte.

– Non, non, les mouvements sont calculés… Mais il fallaitles trouver d’abord.

– C’est prodigieux.

Les deux dames s’étaient levées. Elles disparurent. Le salonretomba dans sa paix chaude. Sur la cheminée, des jacinthesexhalaient un parfum très pénétrant. Un instant, on entendit venirdu jardin la violente querelle d’une bande de moineaux quis’abattaient sur une pelouse. Madame Deberle, avant de se rasseoir,alla tirer le store de tulle brodé d’une fenêtre, en faced’elle ; et elle reprit sa place, dans l’or plus doux dusalon.

– Je vous demande pardon, dit-elle, on est envahi…

Et, très affectueuse, elle causa posément avec Hélène. Elleparaissait connaître en partie son histoire, sans doute par lesbavardages de la maison, qui lui appartenait. Avec une hardiessepleine de tact, et où semblait entrer beaucoup d’amitié, elle luiparla de son mari, de cette mort affreuse dans un hôtel, l’hôtel duVar, rue de Richelieu.

– Et vous débarquiez, n’est-ce pas ? Vous n’étiezjamais venue à Paris… Ce doit être atroce, ce deuil chez desinconnus, au lendemain d’un long voyage, et lorsqu’on ne saitencore où poser le pied.

Hélène hochait la tête lentement. Oui, elle avait passé desheures bien terribles. La maladie qui devait emporter son maris’était brusquement déclarée, le lendemain de leur arrivée, aumoment où ils allaient sortir ensemble. Elle ne connaissait pas unerue, elle ignorait même dans quel quartier elle se trouvait ;et, pendant huit jours, elle était restée enfermée avec lemoribond, entendant Paris entier gronder sous sa fenêtre, sesentant seule, abandonnée, perdue, comme au fond d’une solitude.Lorsque, pour la première fois, elle avait remis les pieds sur letrottoir, elle était veuve. La pensée de cette grande chambre nue,emplie de bouteilles à potion, et où les malles n’étaient pas mêmedéfaites, lui donnait encore un frisson.

– Votre mari, m’a-t-on dit, avait presque le double devotre âge ? demanda madame Deberle d’un air de profondintérêt, pendant que mademoiselle Aurélie tendait les deuxoreilles, pour ne rien perdre.

– Mais non, répondit Hélène, il avait à peine six ans deplus que moi.

Et elle se laissa aller à conter l’histoire de son mariage, enquelques phrases : le grand amour que son mari avait conçupour elle, lorsqu’elle habitait avec son père, le chapelier Mouret,la rue des Petites-Maries, à Marseille ; l’opposition entêtéede la famille Grandjean, une riche famille de raffineurs, que lapauvreté de la jeune fille exaspérait ; et des noces tristeset furtives, après les sommations légales, et leur vie précaire,jusqu’au jour où un oncle, en mourant, leur avait légué dix millefrancs de rente environ. C’était alors que Grandjean, quinourrissait une haine contre Marseille, avait décidé qu’ilsviendraient s’installer à Paris.

– À quel âge vous êtes-vous donc mariée ? demandaencore madame Deberle.

– À dix-sept ans.

– Vous deviez être bien belle.

La conversation tomba. Hélène n’avait point paru entendre.

– Madame Manguelin, annonça le valet.

Une jeune femme parut, discrète et gênée. Madame Deberle se levaà peine. C’était une de ses protégées qui venait la remercier d’unservice. Elle resta au plus quelques minutes, et se retira, avecune révérence.

Alors, madame Deberle reprit l’entretien, en parlant de l’abbéJouve, que toutes deux connaissaient. C’était un humble desservantde Notre-Dame-de-Grâce, la paroisse de Passy ; mais sa charitéfaisait de lui le prêtre le plus aimé et le plus écouté duquartier.

– Oh ! une onction ! murmura-t-elle avec une minedévote.

– Il a été très bon pour nous, dit Hélène. Mon mari l’avaitconnu autrefois, à Marseille… Dès qu’il a su mon malheur, il s’estchargé de tout. C’est lui qui nous a installées à Passy.

– N’a-t-il pas un frère ? demanda Juliette.

– Oui, sa mère s’est remariée… Monsieur Rambaud connaissaitégalement mon mari… Il a fondé, rue de Rambuteau, une grandespécialité d’huiles et de produits du Midi, et il gagne, je crois,beaucoup d’argent.

Puis, elle ajouta avec gaieté :

– L’abbé et son frère sont toute ma cour.

Jeanne, qui s’ennuyait sur le bord de sa chaise, regardait samère d’un air d’impatience. Son fin visage de chèvre souffrait,comme si elle eût regretté tout ce qu’on disait là ; et ellesemblait, par instants, flairer les parfums lourds et violents dusalon, jetant des coups d’œil obliques sur les meubles, méfiante,avertie de vagues dangers par son exquise sensibilité. Puis, ellereportait ses regards sur sa mère avec une adorationtyrannique.

Madame Deberle s’aperçut du malaise de l’enfant.

– Voilà, dit-elle, une petite demoiselle qui s’ennuied’être raisonnable comme une grande personne… Tenez, il y a deslivres d’images sur ce guéridon.

Jeanne alla prendre un album ; mais ses regards, par-dessusle livre, se coulaient vers sa mère, d’une façon suppliante.Hélène, gagnée par le milieu de bonne grâce où elle se trouvait, nebougeait pas ; elle était de sang calme et restait volontiersassise pendant des heures. Pourtant, comme le valet annonçait coupsur coup trois dames, madame Berthier, madame de Guiraud et madameLevasseur, elle crut devoir se lever. Mais madame Deberles’écria :

– Restez donc, il faut que je vous montre mon fils.

Le cercle s’élargissait devant la cheminée. Toutes ces damesparlaient à la fois. Il y en avait une qui se disait cassée ;et elle racontait que, depuis cinq jours, elle ne s’était pascouchée avant quatre heures du matin. Une autre se plaignaitamèrement des nourrices ; on n’en trouvait plus une qui fûthonnête. Puis, la conversation tomba sur les couturières. MadameDeberle soutint qu’une femme ne pouvait pas bien habiller ; ilfallait un homme. Cependant, deux dames chuchotaient à demi-voix,et comme un silence se faisait, on entendit trois ou quatremots : toutes se mirent à rire, en s’éventant d’une mainlanguissante.

– Monsieur Malignon, annonça le domestique.

Un grand jeune homme entra, mis très correctement. Il fut saluépar de légères exclamations. Madame Deberle, sans se lever, luitendit la main, en disant :

– Eh bien ! hier, au Vaudeville ?

– Infect ! cria-t-il.

– Comment, infect !… Elle est merveilleuse, quand elleempoigne son corsage et qu’elle renverse la tête…

– Laissez donc ! C’est répugnant de réalisme.

Alors, on discuta. Réalisme était bien vite dit. Mais le jeunehomme ne voulait pas du tout du réalisme.

– Dans rien, entendez-vous ! disait-il en haussant lavoix, dans rien ! Ça dégrade l’art.

On finirait par voir de jolies choses sur les planches !Pourquoi Noémi ne poussait-elle pas les suites jusqu’au bout ?Et il ébaucha un geste qui scandalisa toutes ces dames. Fi !l’horreur ! Mais madame Deberle ayant placé sa phrase surl’effet prodigieux que l’actrice produisait, et madame Levasseurayant raconté qu’une dame avait perdu connaissance au balcon, onconvint que c’était un grand succès. Ce mot arrêta net ladiscussion.

Le jeune homme, dans un fauteuil, s’allongeait au milieu desjupes étalées. Il paraissait très intime chez le docteur. Il avaitpris machinalement une fleur dans une jardinière et la mâchonnait.Madame Deberle lui demanda :

– Est-ce que vous avez lu le roman ?…

Mais il ne la laissa pas achever et répondit d’un airsupérieur :

– Je ne lis que deux romans par an.

Quant à l’exposition du cercle des Arts, elle ne valait vraimentpas qu’on se dérangeât. Puis, tous les sujets de conversation dujour étant épuisés, il vint s’accouder au petit canapé de Juliette,avec laquelle il échangea quelques mots à voix basse, pendant queles autres dames causaient vivement entre elles.

– Tiens ! il est parti, s’écria madame Berthier en seretournant. Je l’avais rencontré, il y a une heure, chez madameRobinot.

– Oui, et il va chez madame Lecomte, dit madame Deberle.Oh ! c’est l’homme le plus occupé de Paris.

Et, s’adressant à Hélène, qui avait suivi cette scène, ellecontinua :

– Un garçon très distingué que nous aimons beaucoup… Il aun intérêt chez un agent de change. Fort riche, d’ailleurs, et aucourant de tout.

Les dames s’en allaient.

– Adieu, chère madame, je compte sur vous mercredi.

– Oui, c’est cela, à mercredi.

– Dites-moi, vous verra-t-on à cette soirée ? On nesait jamais avec qui on se trouve. J’irai, si vous y allez.

– Eh bien ! j’irai, je vous le promets. Toutes mesamitiés à monsieur de Guiraud.

Quand madame Deberle revint, elle trouva Hélène debout au milieudu salon. Jeanne se serrait contre sa mère, dont elle avait pris lamain ; et, de ses doigts convulsifs et caressants, ellel’attirait par petites secousses vers la porte.

– Ah ! c’est vrai, murmura la maîtresse de lamaison.

Elle sonna le domestique.

– Pierre, dites à mademoiselle Smithson d’amenerLucien.

Et, dans le moment d’attente qui eut lieu, la porte s’ouvrit denouveau, familièrement, sans qu’on eût annoncé personne. Une bellefille de seize ans entra, suivie d’un petit vieillard à la figurejoufflue et rose.

– Bonjour, sœur, dit la jeune fille en embrassant madameDeberle.

– Bonjour, Pauline… Bonjour, père…, répondit celle-ci.

Mademoiselle Aurélie, qui n’avait pas bougé du coin de lacheminée, se leva pour saluer monsieur Letellier. Il tenait ungrand magasin de soieries, boulevard des Capucines. Depuis la mortde sa femme, il promenait sa fille cadette partout, en quête d’unbeau mariage.

– Tu étais hier au Vaudeville ? demanda Pauline.

– Oh ! prodigieux ! répéta machinalementJuliette, debout devant une glace, en train de ramener une bouclerebelle.

Pauline eut une moue d’enfant gâtée.

– Est-ce vexant d’être jeune fille, on ne peut rienvoir !… Je suis allée avec papa jusqu’à la porte, à minuit,pour apprendre comment la pièce avait marché.

– Oui, dit le père, nous avons rencontré Malignon. Iltrouvait ça très bien.

– Tiens ! s’écria Juliette, il était ici tout àl’heure, il trouvait ça infect… On ne sait jamais avec lui.

– Tu as eu beaucoup de monde ? demanda Pauline,sautant brusquement à un autre sujet.

– Oh ! un monde fou, toutes ces dames ! Ça n’apas désempli… Je suis morte…

Puis, songeant qu’elle oubliait de procéder à une présentationdans les formes, elle s’interrompit :

– Mon père et ma sœur… Madame Grandjean…

Et l’on entamait une conversation sur les enfants et sur lesbobos qui inquiètent tant les mères, lorsque mademoiselle Smithson,une gouvernante anglaise, se présenta, en tenant un petit garçonpar la main. Madame Deberle lui adressa vivement quelques mots enanglais, pour la gronder de s’être fait attendre.

– Ah ! voilà mon petit Lucien ! cria Pauline quise mit à genoux devant l’enfant, avec un grand bruit de jupes.

– Laisse-le, laisse-le, dit Juliette. Viens ici,Lucien ; viens dire bonjour à cette demoiselle.

Le petit garçon s’avança, embarrassé. Il avait au plus sept ans,gros et court, mis avec une coquetterie de poupée. Quand il vit quetout le monde le regardait en souriant, il s’arrêta ; et, deses yeux bleus étonnés, il examinait Jeanne.

– Allons, murmura sa mère.

Il la consulta d’un coup d’œil, fit encore un pas. Il montraitcette lourdeur des garçons, le cou dans les épaules, les lèvresfortes et boudeuses, avec des sourcils sournois, légèrementfroncés. Jeanne devait l’intimider, parce qu’elle était sérieuse,pâle et tout en noir.

– Mon enfant, il faut être aimable, toi aussi, dit Hélène,en voyant l’attitude raidie de sa fille.

La petite n’avait point lâché le poignet de sa mère ; etelle promenait ses doigts sur la peau, entre la manche et le gant.La tête basse, elle attendait Lucien de l’air inquiet d’une fillesauvage et nerveuse, prête à se sauver, devant une caresse.Cependant, lorsque sa mère la poussa doucement, elle fit à son tourun pas.

– Mademoiselle, il faudra que vous l’embrassiez, reprit enriant madame Deberle. Les dames doivent toujours commencer aveclui… Oh ! la grosse bête !

– Embrasse-le, Jeanne, dit Hélène.

L’enfant leva les yeux sur sa mère, puis, comme gagnée par l’airbêta du petit garçon, prise d’un attendrissement subit devant sabonne figure embarrassée, elle eut un sourire adorable. Son visages’éclairait sous le flot brusque d’une grande passionintérieure.

– Volontiers, maman, murmura-t-elle.

Et prenant Lucien par les épaules, le soulevant presque, elle lebaisa fortement sur les deux joues. Il voulut bien l’embrasserensuite.

– À la bonne heure ! s’écrièrent tous lesassistants.

Hélène saluait et gagnait la porte, accompagnée par madameDeberle.

– Je vous en prie, madame, disait-elle, veuillez présentertous mes remerciements à monsieur le docteur… Il m’a tirée l’autrenuit d’une inquiétude mortelle.

– Henri n’est donc pas là ? interrompit monsieurLetellier.

– Non, il rentrera tard, répondit Juliette.

Et voyant mademoiselle Aurélie se lever pour sortir avec madameGrandjean, elle ajouta :

– Mais vous restez à dîner avec nous, c’est convenu.

La vieille demoiselle, qui attendait cette invitation chaquesamedi, se décida à ôter son châle et son chapeau. On étouffaitdans le salon. Monsieur Letellier venait d’ouvrir une fenêtre,devant laquelle il restait planté, très occupé d’un lilas quibourgeonnait déjà. Pauline jouait à courir avec Lucien, au milieudes chaises et des fauteuils, débandés par les visites.

Alors, sur le seuil, madame Deberle tendit la main à Hélène,dans un geste plein de franchise amicale.

– Vous permettez, dit-elle. Mon mari m’avait parlé de vous,je me sentais attirée. Votre malheur, votre solitude… Enfin, jesuis bien heureuse de vous avoir vue, et je compte que nous n’enresterons pas là.

– Je vous le promets et je vous remercie, répondit Hélène,très touchée de cet élan d’affection, chez cette dame qui lui avaitparu avoir la tête un peu à l’envers.

Leurs mains restaient l’une dans l’autre, elles se regardaienten face, souriantes. Juliette avoua d’un air caressant la raison desa brusque amitié :

– Vous êtes si belle qu’il faut bien vous aimer !

Hélène se mit à rire gaiement, car sa beauté la laissaitpaisible. Elle appela Jeanne, qui suivait d’un regard absorbé lesjeux de Lucien et de Pauline. Mais madame Deberle retint lafillette un instant encore, en reprenant :

– Vous êtes bons amis, désormais, dites-vous au revoir.

Et les deux enfants s’envoyèrent chacun un baiser du bout desdoigts.

Chapitre 3

 

Chaque mardi, Hélène avait à dîner monsieur Rambaud et l’abbéJouve. C’étaient eux qui, dans les premiers temps de son veuvage,avaient forcé sa porte et mis leurs couverts, avec un sans-gêneamical, pour la tirer au moins une fois par semaine de la solitudeoù elle vivait. Puis, ces dîners du mardi étaient devenus unevéritable institution. Les convives s’y retrouvaient, comme à undevoir, juste à sept heures sonnant, avec la même joietranquille.

Ce mardi-là, Hélène, assise près d’une fenêtre, travaillait à unouvrage de couture, profitant des dernières lueurs du crépuscule,en attendant ses invités. Elle vivait là ses journées, dans unepaix très douce. Sur ces hauteurs, les bruits se mouraient. Elleaimait cette vaste chambre si calme, avec son luxe bourgeois, sonpalissandre et son velours bleu. Lorsque ses amis l’avaientinstallée, sans qu’elle s’occupât de rien, elle avait un peusouffert, les premières semaines, de ce gros luxe où monsieurRambaud venait d’épuiser son idéal d’art et de confort, à la viveadmiration de l’abbé, qui s’était récusé ; mais elle finissaitpar être très heureuse dans ce milieu, en le sentant solide etsimple comme son cœur. Les rideaux lourds, les meubles sombres etcossus, ajoutaient à sa tranquillité. La seule récréation qu’elleprît pendant ses longues heures de travail, était de donner unregard au vaste horizon, au grand Paris qui déroulait devant ellela mer houleuse de ses toitures. Son coin de solitude ouvrait surcette immensité.

– Maman, je ne vois plus clair, dit Jeanne, assise prèsd’elle sur une chaise basse.

Et elle laissa tomber son ouvrage, regardant Paris que degrandes ombres noyaient. D’ordinaire, elle était peu bruyante. Ilfallait que sa mère se fâchât pour la décider à sortir ; surl’ordre formel du docteur Bodin, elle l’emmenait pendant deuxheures chaque jour au bois de Boulogne ; et c’était là leurunique promenade, elles n’étaient pas descendues trois fois dansParis en dix-huit mois. Nulle part l’enfant ne semblait plus gaieque dans la grande chambre bleue. Hélène avait dû renoncer à luifaire apprendre la musique. Un orgue jouant dans le silence duquartier la laissait tremblante, les yeux humides. Elle aidait samère à coudre des layettes pour les pauvres de l’abbé Jouve.

La nuit était complètement venue, lorsque Rosalie entra avec unelampe. Elle paraissait toute retournée, dans son coup de feu decuisinière. Le dîner du mardi était le seul événement de la semainequi mettait en l’air la maison.

– Ces messieurs ne viennent donc pas ce soir, Madame ?demanda-t-elle.

Hélène regarda la pendule.

– Il est sept heures moins un quart, ils vont arriver.

Rosalie était un cadeau de l’abbé Jouve. Il l’avait prise à lagare d’Orléans, le jour où elle débarquait, de façon qu’elle neconnaissait pas un pavé de Paris. C’était un ancien condisciple deséminaire, le curé d’un village beauceron, qui la lui avaitenvoyée. Elle était courte, grasse, la figure ronde sous son étroitbonnet, les cheveux noirs et durs, avec un nez écrasé et une boucherouge. Et elle triomphait dans les petits plats, car elle avaitgrandi au presbytère, avec sa marraine, la servante du curé.

– Ah ! voilà monsieur Rambaud ! dit-elle enallant ouvrir, avant qu’on eût sonné.

Monsieur Rambaud, grand, carré, montra sa large figure denotaire de province. Ses quarante-cinq ans étaient déjà tout gris.Mais ses gros yeux bleus gardaient l’air étonné, naïf et doux d’unenfant.

– Et voilà monsieur l’abbé, tout notre monde y est !reprit Rosalie, en ouvrant de nouveau la porte.

Pendant que monsieur Rambaud, après avoir serré la maind’Hélène, s’asseyait sans parler, souriant en homme qui est chezlui, Jeanne s’était jetée au cou de l’abbé.

– Bonjour, bon ami ! dit-elle. J’ai été bienmalade.

– Bien malade, ma chérie !

Les deux hommes s’inquiétèrent, l’abbé surtout, un petit hommesec, avec une grosse tête, sans grâce, habillé à la diable, et dontles yeux à demi fermés s’agrandirent et s’emplirent d’une bellelumière de tendresse. Jeanne, lui laissant une de ses mains, avaitdonné l’autre à monsieur Rambaud. Tous deux la tenaient et lacouvaient de leurs regards anxieux. Il fallut qu’Hélène racontât lacrise. L’abbé faillit se fâcher, parce qu’elle ne l’avait pasprévenu. Et ils la questionnaient : au moins c’était bienfini, l’enfant n’avait plus rien eu ? La mère souriait.

– Vous l’aimez plus que moi, vous finirez par m’effrayer,dit-elle. Non, elle n’a plus rien ressenti, quelques douleurs dansles membres seulement, avec des pesanteurs de tête… Mais nousallons combattre tout ça énergiquement.

– Madame est servie, vint annoncer la bonne.

La salle à manger était meublée en acajou, une table, un buffetet huit chaises. Rosalie alla tirer les rideaux de reps rouge. Unesuspension très simple, une lampe de porcelaine blanche dans uncercle de cuivre, éclairait le couvert, les assiettes symétriqueset le potage qui fumait. Chaque mardi, le dîner ramenait les mêmesconversations. Mais, ce jour-là, on causa naturellement du docteurDeberle. L’abbé Jouve en fit un grand éloge, bien que le docteur nefût guère dévot. Il le citait comme un homme d’un caractère droit,d’un cœur charitable, très bon père et très bon mari, donnant enfinles meilleurs exemples. Quant à madame Deberle, elle étaitexcellente, malgré les allures un peu vives, qu’elle devait à sasingulière éducation parisienne. En un mot, un ménage charmant.Hélène parut heureuse ; elle avait jugé le ménage ainsi, et ceque lui disait l’abbé l’engageait à continuer des relations, quil’effrayaient un peu d’abord.

– Vous vous enfermez trop, déclara le prêtre.

– Sans doute, appuya monsieur Rambaud.

Hélène les regardait avec son calme sourire, comme pour leurdire qu’ils lui suffisaient et qu’elle redoutait toute amitiénouvelle. Mais dix heures sonnèrent, l’abbé et son frère prirentleurs chapeaux. Jeanne venait de s’endormir sur un fauteuil, dansla chambre. Ils se penchèrent un instant, hochèrent la tête d’unair satisfait en voyant la paix de son sommeil. Puis, ils partirentsur la pointe des pieds ; et, dans l’antichambre, baissant lavoix :

– À mardi.

– J’oubliais, murmura l’abbé qui remonta deux marches. Lamère Fétu est malade. Vous devriez aller la voir.

– J’irai demain, répondit Hélène.

L’abbé l’envoyait volontiers chez ses pauvres. Ils avaientensemble toutes sortes de conversations à voix basse, des affairesà eux, sur lesquelles ils s’entendaient à demi-mot, et dont ils neparlaient jamais devant le monde. Le lendemain, Hélène sortitseule ; elle évitait d’emmener Jeanne, depuis que l’enfantétait restée deux jours frissonnante, au retour d’une visite decharité chez un vieillard paralytique. Dehors, elle suivit la rueVineuse, prit la rue Raynouard et s’engagea dans le passage desEaux, un étrange escalier étranglé entre les murs des jardinsvoisins, une ruelle escarpée qui descend sur le quai, des hauteursde Passy. Au bas de cette pente, dans une maison délabrée, la mèreFétu habitait une mansarde, éclairée par une lucarne ronde, etqu’un misérable lit, une table boiteuse et une chaise dépailléeemplissaient.

– Ah ! ma bonne dame, ma bonne dame…, se mit-elle àgeindre, lorsqu’elle vit entrer Hélène.

La mère Fétu était couchée. Toute ronde malgré sa misère, commeenflée et la face bouffie, elle ramenait de ses mains gourdes lelambeau de drap qui la couvrait. Elle avait de petits yeux fins,une voix pleurarde, une humilité bruyante qu’elle traduisait par unflot de paroles.

– Ah ! ma bonne dame, je vous remercie !…Oh ! là, là ! que je souffre ! C’est comme si deschiens me mangeaient le côté… Oh ! bien sûr, j’ai une bêtedans le ventre. Tenez, c’est là, vous voyez. La peau n’est pasentamée, le mal est dedans… Oh ! là, là ! ça ne cesse pasdepuis deux jours. S’il est possible, bon Dieu ! de tantsouffrir… Ah ! ma bonne dame, merci ! Vous n’oubliez pasle pauvre monde. Ça vous sera compté, oui, ça vous sera compté…

Hélène s’était assise. Puis, apercevant un pot de tisane fumantsur la table, elle emplit une tasse qui était à côté, et la tendità la malade. Près du pot, il y avait un paquet de sucre, deuxoranges, d’autres douceurs.

– On est venu vous voir ? demanda-t-elle.

– Oui, oui, une petite dame. Mais ça ne sait pas… Ce n’estpas de tout ça qu’il me faudrait. Ah ! si j’avais un peu deviande ! La voisine mettrait le pot au feu… Là, là ! çame pince plus fort. Vrai, on dirait un chien… Ah ! si j’avaisun peu de bouillon…

Et, malgré les souffrances qui la tordaient, elle suivait de sesyeux fins Hélène, occupée à fouiller dans sa poche. Quand elle luivit poser sur la table une pièce de dix francs, elle se lamentadavantage, avec des efforts pour s’asseoir. Tout en se débattant,elle allongea le bras, la pièce disparut, pendant qu’ellerépétait :

– Mon Dieu ! c’est encore une crise. Non, je ne puisplus durer comme ça… Dieu vous le rendra, ma bonne dame. Je luidirai qu’il vous le rende… Tenez, ce sont des élancements qui metraversent tout le corps… Monsieur l’abbé m’avait bien promis quevous viendriez. Il n’y a que vous pour savoir faire. Je vaisacheter un peu de viande… Voilà que ça me descend dans les cuisses.Aidez-moi, je ne peux plus, je ne peux plus…

Elle voulait se retourner. Hélène retira ses gants, la saisit leplus doucement possible et la recoucha. Comme elle était encorepenchée, la porte s’ouvrit, et elle fut si surprise de voir entrerle docteur Deberle, qu’une rougeur monta à ses joues. Lui aussiavait donc des visites dont il ne parlait pas !

– C’est monsieur le médecin, bégayait la vieille. Vous êtestous bien bons, que le Ciel vous bénisse tous !

Le docteur avait salué discrètement Hélène. La mère Fétu, depuisqu’il était entré, ne geignait plus si fort. Elle gardait seulementune petite plainte sifflante et continue d’enfant qui souffre. Elleavait bien vu que la bonne dame et le docteur se connaissaient, etelle ne les quittait plus du regard, allant de l’un à l’autre, avecun sourd travail dans les mille rides de son visage. Le docteur luiposa quelques questions, percuta le côté droit. Puis, se tournantvers Hélène qui venait de se rasseoir, il murmura :

– Ce sont des coliques hépatiques. Elle sera sur pied dansquelques jours.

Et, déchirant une page de son carnet sur laquelle il avait écritquelques lignes, il dit à la mère Fétu :

– Tenez, vous ferez porter cela chez le pharmacien de larue de Passy, et vous prendrez toutes les deux heures une cuilleréede la potion qu’on vous donnera.

Alors, de nouveau, elle éclata en bénédictions. Hélène restaitassise. Le docteur parut s’attarder, la regardant, lorsque leursyeux se rencontraient. Puis, il salua et se retira le premier, pardiscrétion. Il n’avait pas descendu un étage, que la mère Fétureprenait ses gémissements.

– Ah ! quel brave médecin !… Pourvu que sonremède me fasse quelque chose ! J’aurais dû écraser de lachandelle avec des pissenlits, ça ôte l’eau qui est dans le corps…Ah ! vous pouvez dire que vous connaissez là un bravemédecin ! Vous le connaissez peut-être bien depuislongtemps ?… Mon Dieu ! que j’ai soif ! J’ai le feudans le sang… Il est marié, n’est-ce pas ? Il mérite biend’avoir une bonne femme et de beaux enfants… Enfin, ça fait plaisirde voir que les braves gens se connaissent.

Hélène s’était levée pour lui donner à boire.

– Eh bien ! au revoir, mère Fétu, dit-elle. Àdemain.

– C’est cela… Que vous êtes bonne !… Si j’avaisseulement un peu de linge ! Voyez ma chemise, elle est endeux. Je suis couchée sur un fumier… Ça ne fait rien, le bon Dieuvous rendra tout ça.

Le lendemain, lorsque Hélène arriva, le docteur Deberle étaitchez la mère Fétu. Assis sur la chaise, il rédigeait uneordonnance, pendant que la vieille femme parlait avec sa volubilitélarmoyante.

– Maintenant, monsieur, c’est comme un plomb… Pour sûr,j’ai du plomb dans le côté. Ça pèse cent livres, je ne peux pas meretourner.

Mais quand elle aperçut Hélène, elle ne s’arrêta plus.

– Ah ! c’est la bonne dame… Je le disais bien à cecher monsieur : Elle viendra, le ciel tomberait qu’elleviendrait tout de même… Une vraie sainte, un ange du paradis, etbelle, si belle qu’on se mettrait à genoux dans les rues pour lavoir passer… Ma bonne dame, ça ne va pas mieux. À cette heure, j’aiun plomb là… Oui, je lui ai raconté tout ce que vous faisiez pourmoi. L’empereur ne fait pas davantage… Ah ! il faudrait êtrebien méchant pour ne pas vous aimer, bien méchant…

Pendant qu’elle lâchait ces phrases en roulant la tête sur letraversin, ses petits yeux à demi clos, le docteur souriait àHélène, qui restait très gênée.

– Mère Fétu, murmura-t-elle, je vous apportais un peu delinge…

– Merci, merci, Dieu vous le rendra… C’est comme ce chermonsieur, il fait plus de bien au pauvre monde que tous les gensdont c’est le métier. Vous ne savez pas qu’il m’a soignée pendantquatre mois ; et des médicaments, et du bouillon, et du vin.On n’en trouve pas beaucoup des riches comme ça, si honnêtes avecun chacun. Encore un ange du bon Dieu… Oh ! là, là !c’est une vraie maison que j’ai dans le ventre…

À son tour, le docteur parut embarrassé. Il se leva, voulutdonner sa chaise à Hélène. Mais celle-ci, bien qu’elle fût venueavec le projet de passer là un quart d’heure, refusa endisant :

– Merci, monsieur, je suis très pressée.

Cependant, la mère Fétu, tout en continuant à rouler la tête,venait d’allonger le bras, et le paquet de linge avait disparu aufond du lit. Puis, elle continua :

– Ah ! on peut bien dire que vous faites la paire… Jedis ça, sans vouloir vous offenser, parce que c’est vrai… Qui a vul’un a vu l’autre. Les braves gens se comprennent… Mon Dieu !donnez-moi la main, que je me retourne !… Oui, oui, ils secomprennent…

– Au revoir, mère Fétu, dit Hélène, qui laissa la place audocteur. Je ne crois pas que je passerai demain.

Pourtant, elle monta encore le jour suivant. La vieille femmesommeillait. Dès qu’elle s’éveilla et qu’elle la reconnut, tout ennoir, sur la chaise, elle cria :

– Il est venu… Vrai, je ne sais pas ce qu’il m’a faitprendre, je suis raide comme un bâton… Ah ! nous avons causéde vous. Il m’a demandé toutes sortes de choses, et si vous étieztriste d’ordinaire, et si vous aviez toujours la même figure… C’estun homme si bon !

Elle avait ralenti la voix, elle semblait attendre sur le visaged’Hélène l’effet de ses paroles, de cet air câlin et anxieux despauvres qui veulent faire plaisir au monde. Sans doute, elle pensavoir, au front de la bonne dame, un pli de mécontentement, car sagrosse figure bouffie, tendue et allumée, s’éteignit tout d’uncoup. Elle reprit en bégayant :

– Je dors toujours. Je suis peut-être bien empoisonnée… Ily a une femme, rue de l’Annonciation, qu’un pharmacien a tuée enlui donnant une drogue pour une autre.

Hélène, ce jour-là, s’attarda près d’une demi-heure chez la mèreFétu, l’écoutant parler de la Normandie, où elle était née, et oùl’on buvait de si bon lait. Après un silence :

– Est-ce que vous connaissez le docteur depuislongtemps ? demanda-t-elle négligemment.

La vieille femme, allongée sur le dos, leva à demi les paupièreset les referma.

– Ah ! oui, par exemple ! répondit-elle à voixpresque basse. Son père m’a soignée avant 48, et ill’accompagnait.

– On m’a dit que le père était un saint homme.

– Oui, oui… Un peu braque… Le fils, voyez-vous, vaut encoremieux. Quand il vous touche, on croirait des mains de velours.

Il y eut un nouveau silence.

– Je vous conseille de faire tout ce qu’il vous dira,reprit Hélène. Il est très savant, il a sauvé ma fille.

– Bien sûr ! s’écria la mère Fétu qui s’animait. Onpeut avoir confiance, il a ressuscité un petit garçon qu’on allaitemporter… Oh ! vous ne m’empêcherez pas de le dire, il n’y ena pas deux comme lui. J’ai la main chanceuse, je tombe sur la crèmedes honnêtes gens… Aussi, je remercie le bon Dieu tous les soirs.Je ne vous oublie ni l’un ni l’autre, allez ! Vous êtesensemble dans mes prières… Que le bon Dieu vous protège et vousaccorde tout ce que vous pouvez souhaiter ! Qu’il vous comblede ses trésors ! Qu’il vous garde une place dans sonparadis !

Elle s’était soulevée, et, les mains jointes, elle semblaitimplorer le Ciel avec une ferveur extraordinaire. Hélène la laissalongtemps aller ainsi, et même elle souriait. L’humilité bavarde dela vieille femme finissait par la bercer et l’assoupir d’une façontrès douce. Lorsqu’elle partit, elle lui promit un bonnet et unerobe, pour le jour où elle se lèverait.

Toute la semaine, Hélène s’occupa de la mère Fétu. La visitequ’elle lui faisait chaque après-midi entrait dans ses habitudes.Elle s’était surtout prise d’une singulière amitié pour le passagedes Eaux. Cette ruelle escarpée lui plaisait par sa fraîcheur etson silence, par son pavé toujours propre, que lavait, les jours depluie, un torrent coulant des hauteurs. Quand elle arrivait, elleavait, d’en haut, une étrange sensation, en regardant s’enfoncer lapente raide du passage, le plus souvent désert, connu à peine dequelques habitants des rues voisines. Puis, elle se hasardait, elleentrait par une voûte, sous la maison qui borde la rueRaynouard ; et elle descendait à petits pas les sept étages delarges marches, le long desquelles passe le lit d’un ruisseaucaillouté, occupant la moitié de l’étroit couloir. Les murs desjardins, à droite et à gauche, se renflaient, mangés d’une lèpregrise ; des arbres allongeaient leurs branches, des feuillagespleuvaient, un lierre jetait la draperie de son épaismanteau ; et toutes ces verdures, qui ne laissaient voir quedes coins bleus de ciel, faisaient un jour verdâtre très doux ettrès discret. Au milieu de la descente, elle s’arrêtait poursouffler, s’intéressant au réverbère qui pendait là, écoutant desrires, dans les jardins, derrière des portes qu’elle n’avait jamaisvues ouvertes. Parfois, une vieille montait, en s’aidant de larampe de fer, noire et luisante, scellée à la muraille dedroite ; une dame s’appuyait sur son ombrelle comme sur unecanne ; une bande de gamins dégringolaient en tapant leurssouliers. Mais presque toujours elle restait seule, et c’était ungrand charme que cet escalier recueilli et ombragé, pareil à unchemin creux dans les forêts. En bas, elle levait les yeux. La vuede cette pente si raide, où elle venait de se risquer, lui donnaitune légère peur.

Chez la mère Fétu, elle entrait avec la fraîcheur et la paix dupassage des Eaux dans ses vêtements. Ce trou de misère et dedouleur ne la blessait plus. Elle y agissait comme chez elle,ouvrant la lucarne ronde, pour renouveler l’air, déplaçant latable, lorsqu’elle la gênait. La nudité de ce grenier, les mursblanchis à la chaux, les meubles éclopés, la ramenaient à unesimplicité d’existence qu’elle avait parfois rêvée, étant jeunefille. Mais ce qui la charmait surtout, c’était l’émotion attendriedans laquelle elle vivait là : son rôle de garde-malade, lescontinuelles lamentations de la vieille femme, tout ce qu’ellevoyait et sentait autour d’elle la laissait frissonnante d’unepitié immense. Elle avait fini par attendre avec une visibleimpatience la visite du docteur Deberle. Elle le questionnait surl’état de la mère Fétu ; puis, ils causaient un instantd’autre chose, debout l’un près de l’autre, se regardant bien enface. Une intimité s’établissait entre eux. Ils s’étonnaient endécouvrant qu’ils avaient des goûts semblables. Ils se comprenaientsouvent sans ouvrir les lèvres, le cœur tout d’un coup noyé de lamême charité débordante. Et rien n’était plus doux, pour Hélène,que cette sympathie, qui se nouait en dehors des cas ordinaires, età laquelle elle cédait sans résistance, tout amollie de pitié. Elleavait eu peur du docteur d’abord ; dans son salon, elle auraitgardé la froideur méfiante de sa nature. Mais là, ils se trouvaientloin du monde, partageant l’unique chaise, presque heureux de cespauvres et laides choses qui les rapprochaient, en lesattendrissant. Au bout de la semaine, ils se connaissaient commes’ils avaient vécu des années côte à côte. Le taudis de la mèreFétu s’emplissait de lumière, dans cette communion de leurbonté.

Cependant, la vieille femme se remettait bien lentement. Ledocteur était surpris et l’accusait de se dorloter, lorsqu’elle luiracontait que maintenant elle avait un plomb dans les jambes. Ellegeignait toujours, elle restait sur le dos, à rouler la tête ;et elle fermait les yeux, comme pour les laisser libres. Même, unjour, elle parut s’endormir ; mais, sous ses paupières, uncoin de ses petits yeux noirs les guettait. Enfin, elle dut selever. Le lendemain, Hélène lui apporta la robe et le bonnetqu’elle lui avait promis. Quand le docteur fut là, la vieilles’écria tout d’un coup :

– Mon Dieu ! et la voisine qui m’a dit de voir à sonpot-au-feu !

Elle sortit, elle tira la porte derrière elle, les laissant tousdeux seuls. Ils continuèrent d’abord leur conversation, sanss’apercevoir qu’ils étaient enfermés. Le docteur pressait Hélène dedescendre parfois passer l’après-midi dans son jardin, rueVineuse.

– Ma femme, dit-il, doit vous rendre votre visite, et ellevous renouvellera mon invitation… Cela ferait beaucoup de bien àvotre fille.

– Mais je ne refuse pas, je ne demande pas qu’on vienne mechercher en grande cérémonie, dit-elle en riant. Seulement, j’aipeur d’être indiscrète… Enfin, nous verrons.

Ils causèrent encore. Puis, le docteur s’étonna.

– Où diable est-elle allée ? Il y a un quart d’heurequ’elle est sortie pour ce pot-au-feu.

Hélène vit alors que la porte était fermée. Cela ne la blessapas tout de suite. Elle parlait de madame Deberle, dont ellefaisait un vif éloge à son mari. Mais, comme le docteur tournaitcontinuellement la tête du côté de la porte, elle finit par sesentir gênée.

– C’est bien singulier qu’elle ne revienne pas,murmura-t-elle à son tour.

Leur conversation tomba. Hélène, ne sachant que faire, ouvrit lalucarne ; et quand elle se retourna, ils évitèrent de seregarder. Des rires d’enfant entraient par la lucarne, qui taillaitune lune bleue, très haut, dans le ciel. Ils étaient bien seuls,cachés à tous les regards, n’ayant que cette trouée ronde qui lesvoyait. Les enfants se turent, au loin ; un silencefrissonnant régna. Personne ne serait venu les chercher dans cegrenier perdu. Leur embarras grandissait. Hélène alors, mécontented’elle, regarda fixement le docteur.

– Je suis accablé de visites, dit-il aussitôt. Puisqu’ellene reparaît pas, je me sauve.

Et il s’en alla. Hélène s’était assise. La mère Fétu rentraimmédiatement, avec un flot de paroles.

– Ah ! je ne puis pas me traîner, j’ai eu unefaiblesse… Il est donc parti, le cher monsieur ? Bien sûr, iln’y a pas de commodités ici. Vous êtes tous les deux des anges duciel, de passer votre temps avec une malheureuse comme moi. Mais lebon Dieu vous rendra tout ça… C’est descendu dans les pieds,aujourd’hui. J’ai dû m’asseoir sur une marche. Et je ne savaisplus, parce que vous ne faisiez pas de bruit… Enfin, je voudraisdes chaises. Si j’avais seulement un fauteuil ! Mon matelasest bien mauvais. J’ai honte quand vous venez… Toute la maison està vous, et je me jetterais dans le feu, s’il le fallait. Le bonDieu le sait, je le lui dis assez souvent… Ô mon Dieu ! faitesque le bon monsieur et la bonne dame soient satisfaits dans tousleurs désirs. Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit, ainsisoit-il !

Hélène l’écoutait, et elle éprouvait une singulière gêne. Levisage bouffi de la mère Fétu l’inquiétait. Jamais non plus ellen’avait ressenti un pareil malaise dans l’étroite pièce. Elle envoyait la pauvreté sordide, elle souffrait du manque d’air, detoutes les déchéances de la misère enfermées là. Elle se hâta des’éloigner, blessée par les bénédictions dont la mère Fétu lapoursuivait.

Une autre tristesse l’attendait dans le passage des Eaux. Aumilieu de ce passage, à droite en descendant, se trouve dans le murune sorte d’excavation, quelque puits abandonné, fermé par unegrille. Depuis deux jours, en passant, elle entendait, au fond dece trou, les miaulements d’un chat. Comme elle montait, lesmiaulements recommencèrent, mais si lamentables, qu’ils exhalaientune agonie. La pensée que la pauvre bête, jetée dans l’ancienpuits, y mourait longuement de faim, brisa tout d’un coup le cœurd’Hélène. Elle pressa le pas, avec la pensée qu’elle n’oserait delongtemps se risquer le long de l’escalier, de peur d’y entendre cemiaulement de mort.

Justement, on était au mardi. Le soir, à sept heures, commeHélène achevait une petite brassière, les deux coups de sonnettehabituels retentirent, et Rosalie ouvrit la porte, endisant :

– C’est monsieur l’abbé qui arrive le premier, aujourd’hui…Ah ! voici monsieur Rambaud.

Le dîner fut très gai, Jeanne allait mieux encore, et les deuxfrères, qui la gâtaient, obtinrent qu’elle mangerait un peu desalade, qu’elle adorait, malgré la défense formelle du docteurBodin. Puis, lorsqu’on passa dans la chambre, l’enfant, encouragée,se pendit au cou de sa mère en murmurant :

– Je t’en prie, petite mère, mène-moi demain avec toi chezla vieille femme.

Mais le prêtre et monsieur Rambaud furent les premiers à lagronder. On ne pouvait pas la mener chez les malheureux,puisqu’elle ne savait pas s’y conduire. La dernière fois, elleavait eu deux évanouissements, et durant trois jours, même pendantson sommeil, ses yeux gonflés ruisselaient.

– Non, non, répéta-t-elle, je ne pleurerai pas, je lepromets.

Alors, sa mère l’embrassa, en disant :

– C’est inutile, ma chérie, la vieille femme se porte bien…Je ne sortirai plus, je resterai toute la journée avec toi.

Chapitre 4

 

La semaine suivante, lorsque madame Deberle rendit à madameGrandjean sa visite, elle se montra d’une amabilité pleine decaresses. Et, sur le seuil, comme elle se retirait :

– Vous savez ce que vous m’avez promis… Le premier jour debeau temps, vous descendez au jardin et vous amenez Jeanne. C’estune ordonnance du docteur.

Hélène souriait.

– Oui, oui, la chose est entendue. Comptez sur nous.

Trois jours plus tard, par une claire après-midi de février,elle descendit en effet avec sa fille. La concierge leur ouvrit laporte de communication. Au fond du jardin, dans une sorte de serretransformée en pavillon japonais, elles trouvèrent madame Deberle,ayant auprès d’elle sa sœur Pauline, toutes deux les mainsabandonnées, avec des ouvrages de broderie sur une petite table,qu’elles avaient posés là et oubliés.

– Ah ! que c’est donc aimable à vous ! ditJuliette. Tenez, mettez-vous ici… Pauline, pousse cette table… Vousvoyez, il fait encore un peu frais, lorsqu’on reste assis, et de cepavillon nous surveillerons très bien les enfants… Allons, jouez,mes enfants. Surtout, prenez garde de tomber.

La large baie du pavillon était ouverte, et de chaque côté onavait tiré dans leur châssis des glaces mobiles ; de sorte quele jardin se développait de plain-pied, comme au seuil d’une tente.C’était un jardin bourgeois, avec une pelouse centrale, flanquée dedeux corbeilles. Une simple grille le fermait sur la rueVineuse ; seulement, un tel rideau de verdure avait grandi là,que de la rue aucun regard ne pouvait pénétrer ; des lierres,des clématites, des chèvrefeuilles se collaient et s’enroulaient àla grille, et, derrière ce premier mur de feuillage, s’en haussaitun second, fait de lilas et de faux ébéniers. Même l’hiver, lesfeuilles persistantes des lierres et l’entrelacement des branchessuffisaient à barrer la vue. Mais le grand charme était, au fond,quelques arbres de haute futaie, des ormes superbes qui masquaientla muraille noire d’une maison à cinq étages. Ils mettaient, danscet étranglement des constructions voisines, l’illusion d’un coinde parc et semblaient agrandir démesurément ce jardinet parisien,que l’on balayait comme un salon. Entre deux ormes pendait unebalançoire, dont l’humidité avait verdi la planchette.

Hélène regardait, se penchait pour mieux voir.

– Oh ! c’est un trou, dit négligemment madame Deberle.Mais, à Paris, les arbres sont si rares… On est bien heureux d’enavoir une demi-douzaine à soi.

– Non, non, vous êtes très bien, murmurait Hélène. C’estcharmant.

Ce jour-là, dans le ciel pâle, le soleil mettait une poussièrede lumière blonde. C’était, entre les branches sans feuilles, unepluie lente de rayons. Les arbres rougissaient, on voyait les finsbourgeons violâtres attendrir le ton gris de l’écorce. Et sur lapelouse, le long des allées, les herbes et les graviers avaient despointes de clarté, qu’une brume légère, au ras du sol, noyait etfondait. Il n’y avait pas une fleur, la gaieté seule du soleil surla terre nue annonçait le printemps.

– Maintenant, c’est encore un peu triste, reprit madameDeberle. Vous verrez en juin, on est dans un vrai nid. Les arbresempêchent les gens d’à côté d’espionner, et nous sommes alorscomplètement chez nous…

Mais elle s’interrompit pour crier :

– Lucien, veux-tu bien ne pas toucher à lafontaine !

Le petit garçon, qui faisait les honneurs du jardin à Jeanne,venait de la conduire devant une fontaine, sous le perron, et là,il avait tourné le robinet, présentant le bout de ses bottines pourles mouiller. C’était un jeu qu’il adorait. Jeanne, très grave, leregardait se tremper les pieds.

– Attends, dit Pauline qui se leva, je vais le faire tenirtranquille.

Juliette la retint.

– Non, non, tu es plus écervelée que lui. L’autre jour, onaurait cru que vous aviez pris un bain tous les deux… C’estsingulier qu’une grande fille ne puisse pas rester deux minutesassise…

Et, se tournant :

– Entends-tu, Lucien, ferme le robinet tout desuite !

L’enfant, effrayé, voulut obéir. Mais il tourna la clefdavantage, l’eau coula avec une raideur et un bruit qui achevèrentde lui faire perdre la tête. Il recula, éclaboussé jusqu’auxépaules.

– Ferme le robinet tout de suite ! répétait sa mère,dont un flot de sang empourprait les joues.

Alors, Jeanne, muette jusque-là, s’approcha de la fontaine avectoutes sortes de précautions, pendant que Lucien éclatait ensanglots, en face de cette eau enragée dont il avait peur et qu’ilne savait plus comment arrêter. Elle mit sa jupe entre ses jambes,allongea ses poignets nus pour ne pas mouiller ses manches, etferma le robinet, sans recevoir une seule éclaboussure.Brusquement, le déluge cessa. Lucien, étonné, frappé de respect,rentra ses larmes et leva ses gros yeux sur la demoiselle.

– Vraiment, cet enfant me met hors de moi, reprit madameDeberle, qui redevenait toute blanche et s’allongeait comme briséede fatigue.

Hélène crut devoir intervenir.

– Jeanne, dit-elle, prends-lui la main, jouez à vouspromener.

Jeanne prit la main de Lucien, et, gravement, ils s’en allèrentpar les allées, à petits pas. Elle était beaucoup plus grande quelui, il avait le bras en l’air ; mais ce jeu majestueux, quiconsistait à tourner en cérémonie autour de la pelouse, semblaitles absorber l’un et l’autre et donner une grande importance àleurs personnes. Jeanne, comme une vraie dame, avait les regardsflottants et perdus. Lucien ne pouvait s’empêcher, par moments, derisquer un coup d’œil sur sa compagne. Ils ne se disaient pas unmot.

– Ils sont drôles, murmura madame Deberle, souriante etcalmée. Il faut dire que votre Jeanne est une bien charmanteenfant… Elle est d’une obéissance, d’une sagesse…

– Oui, quand elle est chez les autres, répondit Hélène.Elle a des heures terribles. Mais comme elle m’adore, elle tâched’être sage pour ne pas me faire de la peine.

Ces dames causèrent des enfants. Les filles étaient plusprécoces que les garçons. Pourtant, il ne fallait pas se fier àl’air bêta de Lucien. Avant un an, lorsqu’il se serait un peudébrouillé, ce serait un gaillard. Et, sans transition apparente,on en vint à parler d’une femme qui habitait un petit pavillon enface, et chez laquelle il se passait vraiment des choses… MadameDeberle s’arrêta pour dire à sa sœur :

– Pauline, va donc une minute dans le jardin.

La jeune fille sortit tranquillement et resta sous les arbres.Elle était habituée à ce qu’on la mît dehors, chaque fois que dansla conversation se présentait quelque chose de trop gros dont on nepouvait parler devant elle.

– Hier, j’étais à la fenêtre, reprit Juliette, et j’aiparfaitement vu cette femme… Elle ne tire pas même les rideaux…C’est d’une indécence ! Des enfants pourraient voir ça.

Elle parlait tout bas, l’air scandalisé, avec un mince souriredans le coin des lèvres pourtant. Puis, haussant la voix, ellecria :

– Pauline ! tu peux revenir.

Sous les arbres, Pauline regardait en l’air, d’un airindifférent, en attendant que sa sœur eût fini. Elle entra dans lepavillon, et reprit sa chaise, pendant que Juliette continuait, ens’adressant à Hélène :

– Vous n’avez jamais rien aperçu, vous, madame ?

– Non, répondit celle-ci, mes fenêtres ne donnent pas surle pavillon.

Bien qu’il y eût une lacune pour la jeune fille dans laconversation, elle écoutait, avec son blanc visage de vierge, commesi elle avait compris.

– Ah bien ! dit-elle en regardant encore en l’air parla porte, il y a joliment des nids dans les arbres !

Cependant, madame Deberle avait repris sa broderie commemaintien. Elle faisait deux points toutes les minutes. Hélène, quine pouvait rester inoccupée, demanda la permission d’apporter del’ouvrage, une autre fois. Et, prise d’un léger ennui, elle setourna, elle examina le pavillon japonais. Les murs et le plafondétaient tendus d’étoffes brochées d’or, avec des vols de grues quis’envolaient, des papillons et des fleurs éclatantes, des paysagesoù des barques bleues nageaient sur des fleuves jaunes. Il y avaitdes sièges et des jardinières de bois de fer, sur le sol des nattesfines, et, encombrant des meubles de laque, tout un monde debibelots, petits bronzes, petites potiches, jouets étrangesbariolés de couleurs vives. Au fond, un grand magot en porcelainede Saxe, les jambes pliées, le ventre nu et débordant, éclataitd’une gaieté énorme en branlant furieusement la tête, à la moindrepoussée.

– Hein ? est-il assez laid ? s’écria Pauline quiavait suivi les regards d’Hélène. Dis donc, sœur, tu sais que c’estde la camelote, tout ce que tu as acheté ? Le beau Malignonappelle ta japonerie « le bazar à treize sous »… Àpropos, je l’ai rencontré, le beau Malignon. Il était avec unedame, oh ! une dame, la petite Florence, des Variétés.

– Où donc ? que je le taquine ! demanda vivementJuliette.

– Sur le boulevard… Est-ce qu’il ne doit pas veniraujourd’hui ?

Mais elle ne reçut pas de réponse. Ces dames s’inquiétaient desenfants, qui avaient disparu. Où pouvaient-ils être ? Et commeelles les appelaient, deux voix aiguës s’élevèrent.

– Nous sommes là !

Ils étaient là, en effet, au milieu de la pelouse, assis dansl’herbe, à demi cachés par un fusain.

– Qu’est-ce que vous faites donc ?

– Nous sommes arrivés à l’auberge ! cria Lucien. Nousnous reposons dans notre chambre.

Un instant, elles les regardèrent, très égayées. Jeanne seprêtait au jeu, complaisamment. Elle coupait de l’herbe autourd’elle, sans doute pour préparer le déjeuner. La malle desvoyageurs était figurée par un bout de planche, qu’ils avaientramassé au fond d’un massif. Maintenant, ils causaient. Jeanne sepassionnait, répétant avec conviction qu’ils étaient en Suisse etqu’ils allaient partir pour visiter les glaciers, ce qui semblaitstupéfier Lucien.

– Tiens ! le voilà ! dit tout d’un coupPauline.

Madame Deberle se tourna et aperçut Malignon qui descendait leperron. Elle lui laissa à peine le temps de saluer et des’asseoir.

– Eh bien ! vous êtes gentil, vous ! d’aller direpartout que je n’ai que de la camelote chez moi !

– Ah ! oui, répondit-il tranquillement, ce petitsalon… Certainement, c’est de la camelote. Vous n’avez pas un objetqui vaille la peine d’être regardé.

Elle était très piquée.

– Comment, le magot ?

– Mais non, mais non, tout cela est bourgeois… Il faut dugoût. Vous n’avez pas voulu me charger de l’arrangement…

Alors elle l’interrompit, très rouge, vraiment en colère.

– Votre goût, parlons-en ! Il est joli, votregoût !… On vous a rencontré avec une dame…

– Quelle dame ? demanda-t-il, surpris par la rudessede l’attaque.

– Un beau choix, je vous en fais mon compliment. Une filleque tout Paris…

Mais elle se tut, en apercevant Pauline. Elle l’avaitoubliée.

– Pauline, dit-elle, va donc une minute dans le jardin.

– Ah ! non, c’est fatigant à la fin ! déclara lajeune fille qui se révoltait. On me dérange toujours.

– Va dans le jardin, répéta Juliette avec plus desévérité.

La jeune fille s’en alla en rechignant. Puis, elle se tourna,pour ajouter :

– Dépêchez-vous, au moins.

Dès qu’elle ne fut plus là, madame Deberle tomba de nouveau surMalignon. Comment un garçon distingué comme lui pouvait-il semontrer en public avec cette Florence ? Elle avait au moinsquarante ans, elle était laide à faire peur, tout l’orchestre latutoyait aux premières représentations.

– Avez-vous fini ? cria Pauline, qui se promenait sousles arbres d’un air boudeur. Je m’ennuie, moi.

Mais Malignon se défendait. Il ne connaissait pas cetteFlorence ; jamais il ne lui avait adressé la parole. On avaitpu le voir avec une dame, il accompagnait quelquefois la femme d’unde ses amis. D’ailleurs, quelle était la personne qui l’avaitvu ? Il fallait des preuves, des témoins.

– Pauline, demanda brusquement madame Deberle, en haussantla voix, n’est-ce pas que tu l’as rencontré avecFlorence ?

– Oui, oui, répondit la jeune fille, sur le boulevard, enface de chez Bignon.

Alors, madame Deberle, triomphante, devant le sourire embarrasséde Malignon, cria :

– Tu peux revenir, Pauline. C’est fini.

Malignon avait une loge pour le lendemain, aux FoliesDramatiques. Il l’offrit galamment, sans paraître tenir rancune àmadame Deberle ; d’ailleurs, ils se querellaient toujours.Pauline voulut savoir si elle pouvait aller voir la pièce qu’onjouait ; et comme Malignon riait, en branlant la tête, elledit que c’était bien stupide, que les auteurs auraient dû écriredes pièces pour les jeunes filles. On ne lui permettait que LaDame blanche et le théâtre classique.

Cependant, ces dames ne surveillaient plus les enfants. Toutd’un coup, Lucien poussa des cris terribles.

– Que lui as-tu fait, Jeanne ? demanda Hélène.

– Je ne lui ai rien fait, maman, répondit la petite fille.C’est lui qui s’est jeté par terre.

La vérité était que les enfants venaient de partir pour lesfameux glaciers. Comme Jeanne prétendait qu’on arrivait sur lesmontagnes, ils levaient tous les deux les pieds très haut, afind’enjamber les rochers. Mais Lucien, essoufflé par cet exercice,avait fait un faux pas et s’était étalé au beau milieu d’uneplate-bande. Une fois par terre, très vexé, pris d’une rage demarmot, il avait éclaté en larmes.

– Relève-le, cria de nouveau Hélène.

– Il ne veut pas, maman. Il se roule.

Et Jeanne se reculait, comme blessée et irritée de voir le petitgarçon si mal élevé. Il ne savait pas jouer, il allait certainementla salir. Elle avait une moue de duchesse qui se compromet. Alors,madame Deberle, que les cris de Lucien impatientaient, pria sa sœurde le ramasser et de le faire taire. Pauline ne demandait pasmieux. Elle courut, se jeta par terre à côté de l’enfant, se roulaun instant avec lui. Mais il se débattait, il ne voulait pas qu’onle prît. Elle se releva pourtant, en le tenant sous les bras ;et, pour le calmer.

– Tais-toi, braillard ! dit-elle. Nous allons nousbalancer.

Lucien se tut brusquement, Jeanne perdit son air grave, et unejoie ardente illumina son visage. Tous trois coururent vers labalançoire. Mais ce fut Pauline qui s’assit sur la planchette.

– Poussez-moi, dit-elle aux enfants.

Ils la poussèrent de toute la force de leurs petites mains.Seulement, elle était lourde, ils la remuaient à peine.

– Poussez donc ! répétait-elle. Oh ! les grossesbêtes, ils ne savent pas.

Dans le pavillon, madame Deberle venait d’avoir un légerfrisson. Elle trouvait qu’il ne faisait pas chaud, malgré ce beausoleil. Et elle avait prié Malignon de lui passer un burnous decachemire blanc, accroché à une espagnolette. Malignon s’était levépour lui poser le burnous sur les épaules. Tous deux causaientfamilièrement de choses qui intéressaient fort peu Hélène. Aussicette dernière, inquiète, craignant que Pauline, sans le vouloir,ne renversât les enfants, alla-t-elle dans le jardin, laissantJuliette et le jeune homme discuter une mode de chapeau qui lespassionnait.

Dès que Jeanne vit sa mère, elle s’approcha d’elle, d’un aircâlin, avec une supplication dans toute sa personne.

– Oh ! maman, murmura-t-elle ; oh !maman…

– Non, non, répondit Hélène, qui comprit très bien. Tu saisqu’on te l’a défendu.

Jeanne adorait se balancer. Il lui semblait qu’elle devenait unoiseau, disait-elle. Ce vent qui lui soufflait au visage, cettebrusque envolée, ce va-et-vient continu, rythmé comme un coupd’aile, lui causait l’émotion délicieuse d’un départ pour lesnuages. Elle croyait s’en aller là-haut. Seulement, cela finissaittoujours mal. Une fois, on l’avait trouvée cramponnée aux cordes dela balançoire, évanouie, les yeux grands ouverts, pleins del’effarement du vide. Une autre fois, elle était tombée, raidiecomme une hirondelle frappée d’un grain de plomb.

– Oh ! maman, continuait-elle, rien qu’un peu, un toutpetit peu.

Sa mère, pour avoir la paix, l’assit enfin sur la planchette.L’enfant rayonnait, avec une expression dévote, un légertremblement de jouissance qui agitait ses poignets nus. Et, commeHélène la balançait très doucement :

– Plus fort, plus fort, murmurait-elle.

Mais Hélène ne l’écoutait pas. Elle ne quittait point la corde.Et elle s’animait elle-même, les joues roses, toute vibrante despoussées qu’elle imprimait à la planchette. Sa gravité habituellese fondait dans une sorte de camaraderie avec sa fille.

– C’est assez, déclara-t-elle, en enlevant Jeanne entre sesbras.

– Alors, balance-toi, je t’en prie, balance-toi, ditl’enfant, qui était restée pendue à son cou.

Elle avait la passion de voir sa mère s’envoler, comme elle ledisait, prenant plus de joie encore à la regarder qu’à se balancerelle-même. Mais celle-ci lui demanda en riant qui lapousserait ; quand elle jouait, elle, c’était sérieux :elle montait par-dessus les arbres. Juste à ce moment, monsieurRambaud parut, conduit par la concierge. Il avait rencontré madameDeberle chez Hélène, et il avait cru pouvoir se présenter, en netrouvant pas cette dernière à son appartement. Madame Deberle semontra très aimable, touchée par la bonhomie du digne homme. Puis,elle s’enfonça de nouveau dans un entretien très vif avecMalignon.

– Bon ami va te pousser ! bon ami va te pousser !criait Jeanne en sautant autour de sa mère.

– Veux-tu te taire ! Nous ne sommes pas chez nous, ditHélène, qui affecta un air de sévérité.

– Mon Dieu ! murmura monsieur Rambaud, si cela vousamuse, je suis à votre disposition. Quand on est à la campagne…

Hélène se laissait tenter. Lorsqu’elle était jeune fille, ellese balançait pendant des heures, et le souvenir de ces lointainesparties l’emplissait d’un sourd désir. Pauline, qui s’était assiseavec Lucien au bord de la pelouse, intervint de son air libre degrande fille émancipée.

– Oui, oui, monsieur va vous pousser… Après il me poussera.N’est-ce pas, monsieur, vous me pousserez ?

Cela décida Hélène. La jeunesse qui était en elle, sous lacorrection froide de sa grande beauté, éclatait avec une ingénuitécharmante. Elle se montrait simple et gaie comme une pensionnaire.Surtout, elle n’avait point de pruderie. En riant, elle dit qu’ellene voulait pas montrer ses jambes, et elle demanda une ficelle,avec laquelle elle noua ses jupes au-dessus de ses chevilles. Puis,montée debout sur la planchette, les bras élargis et se tenant auxcordes, elle cria joyeusement :

– Allez, monsieur Rambaud… Doucement d’abord !

Monsieur Rambaud avait accroché son chapeau à une branche. Salarge et bonne figure s’éclairait d’un sourire paternel. Ils’assura de la solidité des cordes, regarda les arbres, se décida àdonner une légère poussée. Hélène venait, pour la première fois, dequitter le deuil. Elle portait une robe grise, garnie de nœudsmauves. Et, toute droite, elle partait lentement, rasant la terre,comme bercée.

– Allez ! Allez ! dit-elle.

Alors, monsieur Rambaud, les bras en avant, saisissant laplanchette au passage, lui imprima un mouvement plus vif. Hélènemontait ; à chaque vol, elle gagnait de l’espace. Mais lerythme gardait une gravité. On la voyait, correcte encore, un peusérieuse, avec des yeux très clairs dans son beau visagemuet ; ses narines seules se gonflaient, comme pour boire levent. Pas un pli de ses jupes n’avait bougé. Une natte de sonchignon se dénouait.

– Allez ! Allez !

Une brusque secousse l’enleva. Elle montait dans le soleil,toujours plus haut. Une brise se dégageait d’elle et soufflait dansle jardin ; et elle passait si vite, qu’on ne la distinguaitplus avec netteté. Maintenant, elle devait sourire, son visageétait rose, ses yeux filaient comme des étoiles. La natte dénouéebattait sur son cou. Malgré la ficelle qui les nouait, ses jupesflottaient et découvraient la blancheur de ses chevilles. Et on lasentait à l’aise, la poitrine libre, vivant dans l’air comme dansune patrie.

– Allez ! Allez !

Monsieur Rambaud, en nage, la face rouge, déploya toute saforce. Il y eut un cri. Hélène montait encore.

– Oh ! maman ! Oh ! maman ! répétaitJeanne en extase.

Elle s’était assise sur la pelouse, elle regardait sa mère, sespetites mains serrées sur sa poitrine, comme si elle eût elle-mêmebu tout cet air qui soufflait. Elle manquait d’haleine, ellesuivait instinctivement d’une cadence des épaules les longuesoscillations de la balançoire. Et elle criait :

– Plus fort ! Plus fort !

Sa mère montait toujours. En haut, ses pieds touchaient lesbranches des arbres.

– Plus fort ! Plus fort ! Oh ! maman, plusfort !

Mais Hélène était en plein ciel. Les arbres pliaient etcraquaient comme sous des coups de vent. On ne voyait plus que letourbillon de ses jupes qui claquaient avec un bruit de tempête.Quand elle descendait, les bras élargis, la gorge en avant, ellebaissait un peu la tête, elle planait une seconde ; puis, unélan l’emportait, et elle retombait, la tête abandonnée en arrière,fuyante et pâmée, les paupières closes. C’était sa jouissance, cesmontées et ces descentes, qui lui donnaient un vertige. En haut,elle entrait dans le soleil, dans ce blond soleil de février,pleuvant comme une poussière d’or. Ses cheveux châtains, auxreflets d’ambre, s’allumaient ; et l’on aurait dit, qu’elleflambait tout entière, tandis que ses nœuds de soie mauve, pareilsà des fleurs de feu, luisaient sur sa robe blanchissante. Autourd’elle, le printemps naissait, les bourgeons violâtres mettaientleur ton fin de laque, sur le bleu du ciel.

Alors, Jeanne joignit les mains. Sa mère lui apparaissait commeune sainte, avec un nimbe d’or, envolée pour le paradis. Et ellebalbutiait encore : « Oh ! maman, oh !maman… » d’une voix brisée.

Cependant madame Deberle et Malignon, intéressés, s’étaientavancés sous les arbres. Malignon trouvait cette dame trèscourageuse. Madame Deberle dit d’un air effrayé :

– Le cœur me tournerait, c’est certain.

Hélène entendit, car elle jeta ces mots, du milieu desbranches :

– Oh ! moi, j’ai le cœur solide !… Allez, allezdonc, monsieur Rambaud.

Et, en effet, sa voix restait calme. Elle semblait ne pas sesoucier des deux hommes qui étaient là. Ils ne comptaient pas sansdoute. Sa natte s’était échevelée ; la ficelle devait serelâcher, et ses jupons avaient des bruits de drapeau. Ellemontait.

Mais, tout d’un coup, elle cria :

– Assez, monsieur Rambaud, assez !

Le docteur Deberle venait de paraître sur le perron. Ils’approcha, embrassa tendrement sa femme, souleva Lucien et lebaisa au front. Puis, il regarda Hélène en souriant.

– Assez, assez ! continuait à dire celle-ci.

– Pourquoi donc ? demanda-t-il. Je vousdérange ?

Elle ne répondit pas. Elle était devenue grave. La balançoire,lancée à toute volée, ne s’arrêtait point ; elle gardait delongues oscillations régulières qui enlevaient encore Hélène trèshaut. Et le docteur, surpris et charmé, l’admirait, tant elle étaitsuperbe, grande et forte, avec sa pureté de statue antique, ainsibalancée mollement, dans le soleil printanier. Mais elle paraissaitirritée ; et, brusquement, elle sauta.

– Attendez ! Attendez ! criait tout le monde.

Hélène avait poussé une plainte sourde. Elle était tombée sur legravier d’une allée, et elle ne put se relever.

– Mon Dieu ! quelle imprudence ! dit le docteur,la face très pâle.

Tous s’empressaient autour d’elle. Jeanne pleurait si fort, quemonsieur Rambaud, défaillant lui-même, dut la prendre dans sesbras. Cependant, le docteur interrogeait vivement Hélène.

– C’est la jambe droite qui a porté, n’est-ce pas ?…Vous ne pouvez vous mettre debout ?

Et, comme elle restait étourdie, sans répondre, il demandaencore :

– Vous souffrez ?

– Une douleur sourde, là, au genou, dit-ellepéniblement.

Alors, il envoya sa femme chercher sa pharmacie et des bandages.Il répétait :

– Il faut voir, il faut voir… Ce n’est rien sans doute.

Puis, il s’agenouilla sur le gravier. Hélène le laissait faire.Mais, lorsqu’il avança les mains, elle se souleva d’un effort, elleserra ses jupes autour de ses pieds.

– Non, non, murmura-t-elle.

– Pourtant, dit-il, il faut bien voir…

Elle avait un léger tremblement, et, d’une voix plus basse, ellereprit :

– Je ne veux pas… Ce n’est rien.

Il la regarda, étonné d’abord. Une teinte rose était montée àson cou. Pendant un instant, leurs yeux se rencontrèrent etsemblèrent lire au fond de leurs âmes. Alors, troublé lui-même, ilse releva avec lenteur et resta près d’elle, sans lui demanderdavantage à la visiter.

Hélène avait appelé monsieur Rambaud d’un signe. Elle lui dit àl’oreille.

– Allez chercher le docteur Bodin, racontez-lui ce quim’arrive.

Dix minutes plus tard, quand le docteur Bodin arriva, elle semit debout avec un courage surhumain, et s’appuyant sur lui et surmonsieur Rambaud, elle remonta chez elle. Jeanne la suivait, toutesecouée de larmes.

– Je vous attends, avait dit le docteur Deberle à sonconfrère. Venez nous rassurer.

Dans le jardin, on causa vivement. Malignon s’écriait que lesfemmes avaient de drôles de têtes. Pourquoi diable cette dames’était-elle amusée à sauter ? Pauline, très contrariée del’aventure qui la privait d’un plaisir, trouvait imprudent de sefaire balancer si fort. Le médecin ne parlait pas, semblaitsoucieux.

– Rien de grave, dit le docteur Bodin en redescendant, unesimple foulure… Seulement, elle restera sur sa chaise longue aumoins pendant quinze jours.

Monsieur Deberle tapa alors amicalement sur l’épaule deMalignon. Il voulut que sa femme rentrât, parce que décidément ilfaisait trop frais. Et, prenant Lucien, il l’emporta lui-même, enle couvrant de baisers.

Chapitre 5

 

Les deux fenêtres de la chambre étaient grandes ouvertes, etParis, dans l’abîme qui se creusait au pied de la maison, bâtie àpic sur la hauteur, déroulait sa plaine immense. Dix heuressonnaient, la belle matinée de février avait une douceur et uneodeur de printemps.

Hélène, allongée sur sa chaise longue, le genou encoreemmailloté de bandes, lisait devant une des fenêtres. Elle nesouffrait plus ; mais, depuis huit jours elle était clouée là,ne pouvant même travailler à son ouvrage de couture habituel. Nesachant que faire, elle avait ouvert un livre traînant sur leguéridon, elle qui ne lisait jamais. C’était le livre dont elle seservait chaque soir pour masquer la veilleuse, le seul qu’elle eûtsorti en dix-huit mois de la petite bibliothèque, garnie parmonsieur Rambaud d’ouvrages honnêtes. D’ordinaire, les romans luisemblaient faux et puérils. Celui-là, l’Ivanhoé de Walter Scott,l’avait d’abord fort ennuyée. Puis, une curiosité singulière luiétait venue. Elle l’achevait, attendrie parfois, prise d’unelassitude, et elle le laissait tomber de ses mains pendant delongues minutes, les regards fixés sur le vaste horizon.

Ce matin-là, Paris mettait une paresse souriante à s’éveiller.Une vapeur, qui suivait la vallée de la Seine, avait noyé les deuxrives. C’était une buée légère, comme laiteuse, que le soleil peu àpeu grandi éclairait. On ne distinguait rien de la ville, souscette mousseline flottante, couleur du temps. Dans les creux, lenuage épaissi se fonçait d’une teinte bleuâtre, tandis que, sur delarges espaces, des transparences se faisaient, d’une finesseextrême, poussière dorée où l’on devinait l’enfoncement desrues ; et, plus haut, des dômes et des flèches déchiraient lebrouillard, dressant leurs silhouettes grises, enveloppés encoredes lambeaux de la brume qu’ils trouaient. Par instants, des pansde fumée jaune se détachaient avec le coup d’aile lourd d’un oiseaugéant, puis se fondaient dans l’air qui semblait les boire. Et,au-dessus de cette immensité, de cette nuée descendue et endormiesur Paris, un ciel très pur, d’un bleu effacé, presque blanc,déployait sa voûte profonde. Le soleil montait dans un poudroiementadouci de rayons. Une clarté blonde, du blond vague de l’enfance,se brisait en pluie, emplissait l’espace de son frisson tiède.C’était une fête, une paix souveraine et une gaieté tendre del’infini, pendant que la ville, criblée de flèches d’or, paresseuseet somnolente, ne se décidait point à se montrer sous sesdentelles.

Hélène, depuis huit jours, avait cette distraction du grandParis élargi devant elle. Jamais elle ne s’en lassait. Il étaitinsondable et changeant comme un océan, candide le matin etincendié le soir, prenant les joies et les tristesses des cieuxqu’il reflétait. Un coup de soleil lui faisait rouler des flotsd’or, un nuage l’assombrissait et soulevait en lui des tempêtes.Toujours, il se renouvelait : c’étaient des calmes plats,couleur orange, des coups de vent qui d’une heure à l’autreplombaient l’étendue, des temps vifs et clairs allumant une lueur àla crête de chaque toiture, des averses noyant le ciel et la terre,effaçant l’horizon dans la débâcle d’un chaos. Hélène goûtait làtoutes les mélancolies et tous les espoirs du large ; ellecroyait même en recevoir au visage le souffle fort, la senteuramère ; et il n’était pas jusqu’au grondement continu de laville qui ne lui apportât l’illusion de la marée montante, battantcontre les rochers d’une falaise.

Le livre glissa de ses mains. Elle rêvait, les yeux perdus.Quand elle le lâchait ainsi, c’était par un besoin de ne pascontinuer, de comprendre et d’attendre. Elle prenait une jouissanceà ne point satisfaire tout de suite sa curiosité. Le récit lagonflait d’une émotion qui l’étouffait. Paris, justement, cematin-là, avait la joie et le trouble vague de son cœur. Il y avaitlà un grand charme : ignorer, deviner à demi, s’abandonner àune lente initiation, avec le sentiment obscur qu’elle recommençaitsa jeunesse.

Comme ces romans mentaient ! Elle avait bien raison de nejamais en lire. C’étaient des fables bonnes pour les têtes vides,qui n’ont point le sentiment exact de la vie. Et elle restaitséduite pourtant, elle songeait invinciblement au chevalierIvanhoé, si passionnément aimé de deux femmes, Rébecca, la bellejuive, et la noble lady Rowena. Il lui semblait qu’elle aurait aiméavec la fierté et la sérénité patiente de cette dernière. Aimer,aimer ! et ce mot qu’elle ne prononçait pas, qui de lui-mêmevibrait en elle, l’étonnait et la faisait sourire. Au loin, desflocons pâles nageaient sur Paris, emportés par une brise, pareilsà une bande de cygnes. De grandes nappes de brouillard sedéplaçaient ; un instant, la rive gauche apparut, tremblanteet voilée, comme une ville féerique aperçue en songe ; maisune masse de vapeur s’écroula, et cette ville fut engloutie sous ledébordement d’une inondation. Maintenant, les vapeurs, égalementépandues sur tous les quartiers, arrondissaient un beau lac, auxeaux blanches et unies. Seul, un courant plus épais marquait d’unecourbe grise le cours de la Seine. Lentement, sur ces eauxblanches, si calmes, des ombres semblaient faire voyager desvaisseaux aux voiles roses, que la jeune femme suivait d’un regardsongeur. Aimer, aimer ! et elle souriait à son rêve quiflottait.

Cependant, Hélène reprit son livre. Elle en était à cet épisodede l’attaque du château, lorsque Rébecca soigne Ivanhoé blessé etle renseigne sur la bataille, qu’elle suit par une fenêtre. Elle sesentait dans un beau mensonge, elle s’y promenait comme dans unjardin idéal, aux fruits d’or, où elle buvait toutes les illusions.Puis, à la fin de la scène, quand Rébecca, enveloppée de son voile,exhale sa tendresse auprès du chevalier endormi, Hélène de nouveaulaissa tomber le volume, le cœur si gonflé d’émotion qu’elle nepouvait continuer.

Mon Dieu ! était-ce vrai, toutes ces choses ? Et,renversée dans sa chaise longue, engourdie par l’immobilité qu’illui fallait garder, elle contemplait Paris noyé et mystérieux, sousle soleil blond. Alors, évoquée par les pages du roman, sa propreexistence se dressa. Elle se vit jeune fille, à Marseille, chez sonpère, le chapelier Mouret. La rue des Petites-Maries était noire,et la maison, avec sa cuve d’eau bouillante, pour la fabricationdes chapeaux, exhalait, même par les beaux temps, une odeur faded’humidité. Elle vit aussi sa mère, toujours malade, qui la baisaitde ses lèvres pâles, sans parler. Jamais elle n’avait aperçu unrayon de soleil dans sa chambre d’enfant. On travaillait beaucoupautour d’elle, on gagnait rudement une aisance ouvrière. Puis,c’était tout ; jusqu’à son mariage, rien ne tranchait danscette succession de jours semblables. Un matin, comme elle revenaitdu marché avec sa mère, elle avait heurté le fils Grandjean de sonpanier plein de légumes. Charles s’était retourné et les avaitsuivies. Tout le roman de ses amours tenait là. Pendant trois mois,elle le rencontra sans cesse, humble et gauche, n’osant l’aborder.Elle avait seize ans, elle était un peu fière de cet amoureux,qu’elle savait d’une famille riche. Mais elle le trouvait laid,elle riait de lui souvent, et dormait des nuits paisibles dansl’ombre de la grande maison humide. Puis, on les avait mariés. Cemariage l’étonnait encore. Charles l’adorait, se mettait par terre,le soir, quand elle se couchait, pour baiser ses pieds nus. Ellesouriait, pleine d’amitié, en lui reprochant d’être bien enfant.Alors, une vie grise avait recommencé. Pendant douze ans, elle nese souvenait pas d’une secousse. Elle était très calme et trèsheureuse, sans une fièvre de la chair ni du cœur, enfoncée dans lessoucis quotidiens d’un ménage pauvre. Charles baisait toujours sespieds de marbre, tandis qu’elle se montrait indulgente etmaternelle pour lui. Rien de plus. Et elle vit brusquement lachambre de l’hôtel du Var, son mari mort, sa robe de veuve étaléesur une chaise. Elle avait pleuré comme le soir d’hiver où sa mèreétait morte. Ensuite, les jours avaient coulé encore. Depuis deuxmois, avec sa fille, elle se sentait de nouveau très heureuse ettrès calme. Mon Dieu ! était-ce tout ? et que disait doncce livre, lorsqu’il parlait de ces grandes amours qui éclairenttoute une existence ?

À l’horizon, sur le lac dormant, de longs frissons couraient.Puis, le lac, tout d’un coup, parut crever ; des fentes sefaisaient, et il y avait, d’un bout à l’autre, un craquement quiannonçait la débâcle. Le soleil, plus haut, dans la gloiretriomphante de ses rayons, attaquait victorieusement le brouillard.Peu à peu, le grand lac semblait se tarir, comme si quelquedéversoir invisible eût vidé la plaine. Les vapeurs, tout à l’heuresi profondes, s’amincissaient, devenaient transparentes en prenantles colorations vives de l’arc-en-ciel. Toute la rive gauche étaitd’un bleu tendre, lentement foncé, violâtre au fond, du côté dujardin des Plantes. Sur la rive droite, le quartier des Tuileriesavait le rose pâli d’une étoffe couleur chair, tandis que, versMontmartre, c’était comme une lueur de braise, du carmin flambantdans de l’or ; puis, très loin, les faubourgs ouvrierss’assombrissaient d’un ton brique, de plus en plus éteint etpassant au gris bleuâtre de l’ardoise. On ne distinguait pointencore la ville tremblante et fuyante, comme un de ces fondssous-marins que l’œil devine par les eaux claires, avec leursforêts terrifiantes de grandes herbes, leurs grouillements pleinsd’horreur, leurs monstres entrevus. Cependant, les eaux baissaienttoujours. Elles n’étaient plus que de fines mousselinesétalées ; et, une à une, les mousselines s’en allaient,l’image de Paris s’accentuait et sortait du rêve.

Aimer, aimer ! pourquoi ce mot revenait-il en elle aveccette douceur, pendant qu’elle suivait la fonte dubrouillard ? N’avait-elle pas aimé son mari, qu’elle soignaitcomme un enfant ? Mais un souvenir poignant s’éveilla, celuide son père, que l’on avait trouvé pendu trois semaines après lamort de sa femme, au fond d’un cabinet où les robes de celle-ciétaient encore accrochées. Il agonisait là, raidi, la figureenfoncée dans une jupe, enveloppé de ces vêtements qui exhalaientun peu de celle qu’il adorait toujours. Puis, dans sa rêverie, il yeut un brusque saut : elle songeait à des détails d’intérieur,aux comptes du mois qu’elle avait arrêtés le matin même avecRosalie, et elle se sentait très fière de son bon ordre. Elle avaitvécu plus de trente années dans une dignité et dans une fermetéabsolues. La justice seule la passionnait. Quand elle interrogeaitson passé, elle ne trouvait pas une faiblesse d’une heure, elle sevoyait d’un pas égal suivre une route unie et toute droite. Certesles jours pouvaient couler, elle continuerait sa marche tranquille,sans que son pied heurtât un obstacle. Et cela la rendait sévère,avec de la colère et du mépris contre ces menteuses existences dontl’héroïsme trouble les cœurs. La seule existence vraie était lasienne, qui se déroulait au milieu d’une paix si large. Mais, surParis, il n’y avait plus qu’une mince fumée, une simple gazefrémissante et près de s’envoler ; et un attendrissement subits’empara d’elle. Aimer, aimer ! tout la ramenait à la caressede ce mot, même l’orgueil de son honnêteté. Sa rêverie devenait silégère, qu’elle ne pensait plus, baignée de printemps, les yeuxhumides.

Cependant, Hélène allait reprendre son livre, lorsque Paris,lentement, apparut. Pas un souffle de vent n’avait passé, ce futcomme une évocation. La dernière gaze se détacha, monta, s’évanouitdans l’air. Et la ville s’étendit sans une ombre, sous le soleilvainqueur. Hélène resta le menton appuyé sur la main, regardant cetéveil colossal.

Toute une vallée sans fin de constructions entassées. Sur laligne perdue des coteaux, des amas de toitures se détachaient,tandis que l’on sentait le flot des maisons rouler au loin,derrière les plis de terrain, dans des campagnes qu’on ne voyaitplus. C’était la pleine mer, avec l’infini et l’inconnu de sesvagues. Paris se déployait, aussi grand que le ciel. Sous cetteradieuse matinée, la ville, jaune de soleil, semblait un champd’épis mûrs ; et l’immense tableau avait une simplicité, deuxtons seulement, le bleu pâle de l’air et le reflet doré des toits.L’ondée de ces rayons printaniers donnait aux choses une grâced’enfance. On distinguait nettement les plus petits détails, tantla lumière était pure. Paris, avec le chaos inextricable de sespierres, luisait comme sous un cristal. De temps à autre pourtant,dans cette sérénité éclatante et immobile, un soufflepassait ; et alors on voyait des quartiers dont les lignesmollissaient et tremblaient, comme si on les eût regardés à traversquelque flamme invisible.

Hélène, d’abord, s’intéressa aux larges étendues déroulées sousses fenêtres, à la pente du Trocadéro et au développement desquais. Il fallait qu’elle se penchât, pour apercevoir le carré nudu Champ-de-Mars, fermé au fond par la barre sombre de l’Écolemilitaire. En bas, sur la vaste place et sur les trottoirs, auxdeux côtés de la Seine, elle distinguait les passants, une fouleactive de points noirs emportés dans un mouvement defourmilière ; la caisse jaune d’un omnibus jetait uneétincelle ; des camions et des fiacres traversaient le pont,gros comme des jouets d’enfant, avec des chevaux délicats quiressemblaient à des pièces mécaniques ; et, le long des talusgazonnés, parmi d’autres promeneurs, une bonne en tablier blanctachait l’herbe d’une clarté. Puis, Hélène leva les yeux ;mais la foule s’émiettait et se perdait, les voitures elles-mêmesdevenaient des grains de sable ; il n’y avait plus que lacarcasse gigantesque de la ville, comme vide et déserte, vivantseulement par la sourde trépidation qui l’agitait. Là, au premierplan, à gauche, des toits rouges luisaient, les hautes cheminées dela Manutention fumaient avec lenteur ; tandis que, de l’autrecôté du fleuve, entre l’esplanade et le Champ-de-Mars, un bouquetde grands ormes faisait un coin de parc, dont on voyait nettementles branches nues, les cimes arrondies, teintées déjà de pointesvertes. Au milieu, la Seine s’élargissait et régnait, encaisséedans ses berges grises, où des tonneaux déchargés, des profils degrues à vapeur, des tombereaux alignés, mettaient le décor d’unport de mer. Hélène revenait toujours à cette nappe resplendissantesur laquelle des barques passaient, pareilles à des oiseaux couleurd’encre. Invinciblement, d’un long regard, elle en remontait lacoulée superbe. C’était comme un galon d’argent qui coupait Parisen deux. Ce matin-là, l’eau roulait du soleil, l’horizon n’avaitpas de lumière plus éclatante. Et le regard de la jeune femmerencontrait d’abord le pont des Invalides, puis le pont de laConcorde, puis le Pont-Royal ; les ponts continuaient,semblaient se rapprocher, se superposaient, bâtissant d’étrangesviaducs à plusieurs étages, troués d’arches de toutes formes ;pendant que le fleuve, entre ces constructions légères, montraitdes bouts de sa robe bleue, de plus en plus perdus et étroits. Ellelevait encore les yeux : là-bas, la coulée se séparait dans ladébandade confuse des maisons ; les ponts des deux côtés de laCité, devenaient des fils tendus d’une rive à l’autre ; et lestours de Notre-Dame, toutes dorées, se dressaient comme les bornesde l’horizon, au-delà desquelles la rivière, les constructions, lesmassifs d’arbres n’étaient plus que de la poussière de soleil.Alors, éblouie, elle quitta ce cœur triomphal de Paris, où toute lagloire de la ville paraissait flamber. Sur la rive droite, aumilieu des futaies des Champs-Élysées, les grandes verrières dupalais de l’industrie étalaient des blancheurs de neige ; plusloin, derrière la toiture écrasée de la Madeleine, semblable à unepierre tombale, se dressait la masse énorme de l’Opéra ; etc’étaient d’autres édifices, des coupoles et des tours, la colonneVendôme, Saint-Vincent-de-Paul, la tour Saint-Jacques, plus prèsles cubes lourds des pavillons du nouveau Louvre et des Tuileries,à demi enfouis dans un bois de marronniers. Sur la rive gauche, ledôme des Invalides ruisselait de dorures ; au-delà, les deuxtours inégales de Saint-Sulpice pâlissaient dans la lumière ;et, en arrière encore, à droite des aiguilles neuves deSainte-Clotilde, le Panthéon bleuâtre, assis carrément sur unehauteur, dominait la ville, développait en plein ciel sa finecolonnade, immobile dans l’air avec le ton de soie d’un balloncaptif.

Maintenant, Hélène, d’un coup d’œil paresseusement promené,embrassait Paris entier. Des vallées s’y creusaient, que l’ondevinait aux mouvements des toitures ; la butte des Moulinsmontait avec un flot bouillonnant de vieilles ardoises, tandis quela ligne des Grands Boulevards dévalait comme un ruisseau, oùs’engloutissait une bousculade de maisons dont on ne voyait mêmeplus les tuiles. À cette heure matinale, le soleil obliquen’éclairait point les façades tournées vers le Trocadéro. Aucunefenêtre ne s’allumait. Seuls, des vitrages, sur les toits, jetaientdes lueurs, de vives étincelles de mica, dans le rouge cuit despoteries environnantes. Les maisons restaient grises, d’un grischauffé de reflets ; mais des coups de lumière trouaient lesquartiers, de longues rues qui s’enfonçaient, droites devantHélène, coupaient l’ombre de leurs rais de soleil. À gaucheseulement, les buttes Montmartre et les hauteurs du Père-Lachaisebossuaient l’immense horizon plat, arrondi sans une cassure. Lesdétails si nets aux premiers plans, les dentelures innombrables descheminées, les petites hachures noires des milliers de fenêtres,s’effaçaient, se chinaient de jaune et de bleu, se confondaientdans un pêle-mêle de ville sans fin, dont les faubourgs hors de lavue semblaient allonger des plages de galets, noyées d’une brumeviolâtre, sous la grande clarté épandue et vibrante du ciel.

Hélène, toute grave, regardait, lorsque Jeanne entrajoyeusement.

– Maman, maman, vois donc !

L’enfant tenait un gros paquet de giroflées jaunes. Et elleraconta, avec des rires, qu’elle avait guetté Rosalie rentrer desprovisions, pour voir dans son panier. C’était sa joie de fouillerdans ce panier.

– Vois donc, maman ! Il y avait ça, au fond… Sens unpeu, la bonne odeur !

Les fleurs fauves, tigrées de pourpre, exhalaient une senteurpénétrante, qui embaumait toute la chambre. Alors, Hélène, d’unmouvement passionné, attira Jeanne contre sa poitrine, pendant quele paquet de giroflées tombait sur ses genoux. Aimer, aimer !certes, elle aimait son enfant. N’était-ce point assez, ce grandamour qui avait empli sa vie jusque-là ? Cet amour devait luisuffire, avec sa douceur et son calme, son éternité qu’aucunelassitude ne pouvait rompre. Et elle serrait davantage sa fille,comme pour écarter des pensées qui menaçaient de la séparer d’elle.Cependant, Jeanne s’abandonnait à cette aubaine de baisers. Lesyeux humides, elle se caressait elle-même contre l’épaule de samère, avec un mouvement câlin de son cou délicat. Puis, elle luipassa un bras à la taille, elle resta là, bien sage, la joueappuyée sur son sein. Entre elles, les giroflées mettaient leurparfum.

Longtemps, elles ne parlèrent pas. Jeanne, sans bouger, demandaenfin à voix basse :

– Maman, tu vois, là-bas, près de la rivière, ce dôme quiest tout rose… Qu’est-ce donc ?

C’était le dôme de l’Institut. Hélène, un instant, regarda,parut se consulter. Et, doucement :

– Je ne sais pas, mon enfant.

La petite se contenta de cette réponse, le silence recommença.Mais elle posa bientôt une autre question.

– Et là, tout près, ces beaux arbres ? reprit-elle, enmontrant du doigt une échappée du jardin des Tuileries.

– Ces beaux arbres ? murmura la mère. À gauche,n’est-ce pas ?… Je ne sais pas, mon enfant.

– Ah ! dit Jeanne.

Puis, après une courte rêverie, elle ajouta, avec une mouegrave :

– Nous ne savons rien.

Elles ne savaient rien de Paris, en effet. Depuis dix-huit moisqu’elles l’avaient sous les yeux à toute heure, elles n’enconnaissaient pas une pierre. Trois fois seulement, elles étaientdescendues dans la ville ; mais, remontées chez elles, la têtemalade d’une telle agitation, elles n’avaient rien retrouvé, aumilieu du pêle-mêle énorme des quartiers.

Jeanne, pourtant, s’entêtait parfois.

– Ah ! tu vas me dire ! demanda-t-elle. Cesvitres toutes blanches ?… C’est trop gros, tu dois savoir.

Elle désignait le palais de l’industrie. Hélène hésitait.

– C’est une gare… Non, je crois que c’est un théâtre…

Elle eut un sourire, elle baisa les cheveux de Jeanne, enrépétant sa réponse habituelle :

– Je ne sais pas, mon enfant.

Alors, elles continuèrent à regarder Paris, sans chercherdavantage à le connaître. Cela était très doux, de l’avoir là et del’ignorer. Il restait l’infini et l’inconnu. C’était comme si ellesse fussent arrêtées au seuil d’un monde, dont elles avaientl’éternel spectacle, en refusant d’y descendre. Souvent, Paris lesinquiétait, lorsqu’il leur envoyait des haleines chaudes ettroublantes. Mais, ce matin-là, il avait une gaieté et uneinnocence d’enfant, son mystère ne leur soufflait que de latendresse à la face.

Hélène reprit son livre, tandis que Jeanne, serrée contre elle,regardait toujours. Dans le ciel éclatant et immobile, aucune brisene s’élevait. Les fumées de la Manutention montaient toutesdroites, en flocons légers qui se perdaient très haut. Et, au rasdes maisons, des ondes passaient sur la ville, une vibration devie, faite de toute la vie enfermée là. La voix haute des ruesprenait dans le soleil une mollesse heureuse. Mais un bruit attiral’attention de Jeanne. C’était un vol de pigeons blancs, parti dequelque pigeonnier voisin, et qui traversait l’air, en face de lafenêtre ; ils emplissaient l’horizon, la neige volante deleurs ailes cachait l’immensité de Paris.

Les yeux de nouveau levés et perdus, Hélène rêvait profondément.Elle était lady Rowena, elle aimait avec la paix et la profondeurd’une âme noble. Cette matinée de printemps, cette grande ville sidouce, ces premières giroflées qui lui parfumaient les genoux,avaient peu à peu fondu son cœur.

Partie 2

Chapitre 1

 

Un matin, Hélène s’occupait à ranger sa petite bibliothèque,dont elle bouleversait les livres depuis quelques jours, lorsqueJeanne entra en sautant, en tapant des mains.

– Maman, cria-t-elle, un soldat ! Un soldat !

– Quoi ? un soldat ? dit la jeune femme.Qu’est-ce que tu me veux, avec ton soldat ?

Mais l’enfant était dans un de ses accès de folie joyeuse ;elle sautait plus fort, elle répétait : « Unsoldat ! Un soldat ! » sans s’expliquer davantage.Alors, comme elle avait laissé la porte de la chambre ouverte,Hélène se leva, et elle fut toute surprise d’apercevoir un soldat,un petit soldat, dans l’antichambre. Rosalie était sortie ;Jeanne devait avoir joué sur le palier, malgré la défense formellede sa mère.

– Qu’est-ce que vous désirez, mon ami ? demandaHélène.

Le petit soldat, très troublé par l’apparition de cette dame, sibelle et si blanche dans son peignoir garni de dentelle, frottaitun pied sur le parquet, saluait, balbutiaitprécipitamment :

– Pardon… excuse…

Et il ne trouvait rien autre chose, il reculait jusqu’au mur, entraînant toujours les pieds. Ne pouvant aller plus loin, voyant quela dame attendait avec un sourire involontaire, il fouilla vivementdans sa poche droite, dont il tira un mouchoir bleu, un couteau etun morceau de pain. Il regardait chaque objet, l’engouffrait denouveau. Puis, il passa à la poche gauche ; il y avait là unbout de corde, deux clous rouillés, des images enveloppées dans lamoitié d’un journal. Il renfonça le tout, il tapa sur ses cuissesd’un air anxieux. Et il bégayait, ahuri :

– Pardon… excuse…

Mais, brusquement, il posa un doigt contre son nez, en éclatantd’un bon rire. L’imbécile ! il se souvenait. Il ôta deuxboutons de sa capote, fouilla dans sa poitrine, où il enfonça lebras jusqu’au coude. Enfin, il sortit une lettre, qu’il secouaviolemment, comme pour en enlever la poussière, avant de laremettre à Hélène.

– Une lettre pour moi, vous êtes sûr ? ditcelle-ci.

L’enveloppe portait bien son nom et son adresse, d’une grosseécriture paysanne, avec des jambages qui se culbutaient comme descapucins de cartes. Et dès qu’elle fut parvenue à comprendre,arrêtée à chaque ligne par des tournures et une orthographeextraordinaires, elle eut un nouveau sourire. C’était une lettre dela tante de Rosalie, qui lui envoyait Zéphyrin Lacour, tombé ausort « malgré deux messes dites par monsieur le curé ».Alors, attendu que Zéphyrin était l’amoureux de Rosalie, ellepriait Madame de permettre aux enfants de se voir le dimanche. Il yavait trois pages où cette demande revenait dans les mêmes termes,de plus en plus embrouillés, avec un effort constant de direquelque chose qui n’était pas dit. Puis, avant de signer, la tantesemblait avoir trouvé tout d’un coup, et elle avait écrit :« Monsieur le curé le permet », en écrasant sa plume aumilieu d’un éclaboussement de pâtés.

Hélène plia lentement la lettre. Tout en la déchiffrant, elleavait levé deux ou trois fois la tête, pour jeter un coup d’œil surle soldat. Il était toujours collé contre le mur, et ses lèvresremuaient, il paraissait appuyer chaque phrase d’un léger mouvementdu menton ; sans doute il savait la lettre par cœur.

– Alors, c’est vous qui êtes Zéphyrin Lacour ?dit-elle.

Il se mit à rire, il branla le cou.

– Entrez, mon ami ; ne restez pas là.

Il se décida à la suivre, mais il se tint debout près de laporte, pendant qu’Hélène s’asseyait. Elle l’avait mal vu, dansl’ombre de l’antichambre. Il devait avoir juste la taille deRosalie ; un centimètre de moins, et il était réformé. Lescheveux roux, tondus très ras, sans un poil de barbe, il avait uneface toute ronde, couverte de son, percée de deux yeux minces commedes trous de vrille. Sa capote neuve, trop grande pour lui,l’arrondissait encore ; et les jambes écartées dans sonpantalon rouge, pendant qu’il balançait devant lui son képi à largevisière, il était drôle et attendrissant, avec sa rondeur de petitbonhomme bêta, sentant le labour sous l’uniforme.

Hélène voulut l’interroger, obtenir quelques renseignements.

– Vous avez quitté la Beauce il y a huit jours ?

– Oui, madame.

– Et vous voilà à Paris. Vous n’en êtes pasfâché ?

– Non, madame.

Il s’enhardissait, il regardait dans la chambre, trèsimpressionné par les tentures de velours bleu.

– Rosalie n’est pas là, reprit Hélène ; mais elle varentrer… Sa tante m’apprend que vous êtes son bon ami.

Le petit soldat ne répondit pas ; il baissa la tête, enriant d’un air gauche, et se remit à gratter le tapis du bout deson pied.

– Alors, vous devez l’épouser, quand vous sortirez duservice ? continua la jeune femme.

– Bien sûr, dit-il en devenant très rouge, bien sûr, c’estjuré…

Et, gagné par l’air bienveillant de la dame, tournant son képientre ses doigts, il se décida à parler.

– Oh ! il y a beau temps… Quand nous étions toutpetiots, nous allions à la maraude ensemble. Nous avons jolimentreçu des coups de gaule ; pour ça, c’est bien vrai… Il fautdire que les Lacour et les Pichon demeuraient dans la mêmetraverse, côte à côte. Alors, n’est-ce pas ? la Rosalie etmoi, nous avons été élevés quasiment à la même écuelle… Puis, toutson monde est mort. Sa tante Marguerite lui a donné la soupe. Maiselle, la mâtine, elle avait déjà des bras du tonnerre…

Il s’arrêta, sentant qu’il s’enflammait, et il demanda d’unevoix hésitante :

– Peut-être bien qu’elle vous a conté tout ça ?

– Oui, mais dites toujours, répondit Hélène qu’ilamusait.

– Enfin, reprit-il, elle était joliment forte, quoique pasplus grosse qu’une mauviette ; elle vous troussait la besogne,fallait voir ! Tenez, un jour, elle a allongé une tape àquelqu’un de ma connaissance, oh ! une tape ! J’en aigardé le bras noir pendant huit jours… Oui, c’est venu comme ça.Dans le pays, tout le monde nous mariait ensemble. Alors, nousn’avions pas dix ans que nous nous sommes topé dans la main… Et çatient, madame, ça tient…

Il posait une main sur son cœur, en écartant les doigts. Hélènepourtant était redevenue grave. Cette idée d’introduire un soldatdans sa cuisine l’inquiétait. Monsieur le curé avait beau lepermettre, elle trouvait cela un peu risqué. Dans les campagnes, onest fort libre, les amoureux vont bon train. Elle laissa voir sescraintes. Quand Zéphyrin eut compris, il pensa crever derire ; mais il se retenait, par respect.

– Oh ! madame, oh ! madame… On voit bien que vousne la connaissez point. J’en ai reçu, des calottes !… MonDieu ! les garçons, ça aime à rire, n’est-ce pas ? Je lapinçais, des fois. Alors, elle se retournait, et v’lan ! enplein museau… C’est sa tante qui lui répétait :« Vois-tu, ma fille, ne te laisse pas chatouiller, ça ne portepas chance. » Le curé aussi s’en mêlait, et c’est peut-êtrebien pour ça que notre amitié tient toujours… On devait nous marieraprès le tirage au sort. Puis, va te faire fiche ! les chosesont mal tourné. La Rosalie a dit qu’elle servirait à Paris pours’amasser une dot en m’attendant… Et voilà, et voilà…

Il se dandinait, passait son képi d’une main dans l’autre. Mais,comme Hélène gardait le silence, il crut comprendre qu’elle doutaitde sa fidélité. Cela le blessa beaucoup. Il s’écria avecfeu :

– Vous pensez peut-être que je la tromperai ?… Puisqueje vous dis que c’est juré ! Je l’épouserai, voyez-vous, aussivrai que le jour nous éclaire… Et je suis tout prêt à vous signerça… Oui, si vous voulez, je vais vous signer un papier…

Une grosse émotion le soulevait. Il marchait dans la chambre,cherchant des yeux s’il n’apercevait pas une plume et de l’encre.Hélène tenta vivement de le calmer. Il répétait :

– J’aimerais mieux vous signer un papier… Qu’est-ce que çavous fait ? Vous seriez bien tranquille ensuite.

Mais, juste à ce moment, Jeanne, qui avait disparu de nouveau,rentra en dansant et en tapant des mains.

– Rosalie ! Rosalie ! Rosalie !chantait-elle sur un air sautillant qu’elle composait.

Par les portes ouvertes, on entendit en effet l’essoufflement dela bonne qui montait, chargée de son panier. Zéphyrin recula dansun coin de la pièce ; un rire silencieux fendait sa bouched’une oreille à l’autre, et ses yeux en trous de vrille luisaientd’une malice campagnarde. Rosalie entra droit dans la chambre,comme elle en avait l’habitude familière, pour montrer lesprovisions du matin à sa maîtresse.

– Madame, dit-elle, j’ai acheté des choux-fleurs… Voyezdonc !… Deux pour dix-huit sous, ce n’est pas cher…

Elle tendait son panier entrouvert, lorsqu’en levant la tête,elle aperçut Zéphyrin qui ricanait. Une stupeur la cloua sur letapis. Il s’écoula deux ou trois secondes, elle ne l’avait sansdoute pas reconnu tout de suite sous l’uniforme. Ses yeux rondss’agrandirent, sa petite face grasse devint pâle, tandis que sesdurs cheveux noirs remuaient.

– Oh ! dit-elle simplement.

Et, de surprise, elle lâcha son panier. Les provisions roulèrentsur le tapis, les choux-fleurs, des oignons, des pommes. Jeanne,enchantée, poussa un cri et se jeta par terre, au milieu de lachambre, courant après les pommes, jusque sous les fauteuils etl’armoire à glace. Cependant, Rosalie, toujours paralysée, nebougeait pas, répétait :

– Comment ! c’est toi !… Qu’est-ce que tu faislà, dis ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Elle se tourna vers Hélène et demanda :

– C’est donc vous qui l’avez laissé entrer ?

Zéphyrin ne parlait pas, se contentait de cligner les paupièresd’un air malin. Alors, des larmes d’attendrissement montèrent auxyeux de Rosalie, et pour témoigner sa joie de le revoir, elle netrouva rien de mieux que de se moquer de lui.

– Ah ! va, reprit-elle, en s’approchant, t’es joli,t’es propre, avec cet habit-là !… J’aurais pu passer à côté detoi, je n’aurais pas seulement dit : Dieu te bénisse !…Comme te voilà fait ! T’as l’air d’avoir ta guérite sur tondos. Et ils t’ont joliment rasé la tête, tu ressembles au canichedu sacristain… Bon Dieu ! que t’es laid, que t’eslaid !

Zéphyrin, vexé, se décida à ouvrir la bouche.

– Ce n’est pas ma faute, bien sûr… Si on t’envoyait aurégiment, nous verrions un peu.

Ils avaient complètement oublié où ils se trouvaient, et lachambre, et Hélène, et Jeanne, qui continuait à ramasser lespommes. La bonne s’était plantée debout devant le petit soldat, lesmains nouées sur son tablier.

– Alors, tout va bien là-bas ? demanda-t-elle.

– Mais oui, sauf que la vache des Guignard est malade.L’artiste est venu, et il leur a dit comme ça qu’elle était pleined’eau.

– Si elle est pleine d’eau, c’est fini… À part ça, tout vabien ?

– Oui, oui… Il y a le garde champêtre qui s’est cassé lebras… Le père Canivet est mort… Monsieur le curé a perdu sa bourse,où il y avait trente sous, en revenant de Grandval… Autrement, toutva bien.

Et ils se turent. Ils se regardaient avec des yeux luisants, leslèvres pincées et lentement remuées dans une grimace tendre. Cedevait être leur façon de s’embrasser, car ils ne s’étaient pasmême tendu la main. Mais Rosalie sortit tout à coup de sacontemplation, et elle se désola en voyant ses légumes par terre.Un beau gâchis ! Il lui faisait faire de propres choses !Madame aurait dû le laisser attendre dans l’escalier. Tout engrondant, elle se baissait, remettait au fond du panier les pommes,les oignons, les choux-fleurs, à la grande contrariété de Jeanne,qui ne voulait pas qu’on l’aidât. Et, comme elle s’en allait danssa cuisine, sans regarder davantage Zéphyrin, Hélène, gagnée par latranquille santé des deux amoureux, la retint pour luidire :

– Écoutez, ma fille, votre tante m’a demandé d’autoriser cegarçon à venir vous voir le dimanche… Il viendra l’après-midi, etvous tâcherez que votre service n’en souffre pas trop.

Rosalie s’arrêta, tourna simplement la tête. Elle était biencontente, mais elle gardait son air grognon.

– Oh ! Madame, il va joliment me déranger !cria-t-elle.

Et, par-dessus son épaule, elle jeta un regard sur Zéphyrin etlui fit de nouveau sa grimace tendre. Le petit soldat resta unmoment immobile, la bouche fendue par son rire muet. Puis, il seretira à reculons, en remerciant et en posant son képi contre soncœur. La porte était fermée, qu’il saluait encore sur lepalier.

– Maman, c’est le frère de Rosalie ? demandaJeanne.

Hélène demeura tout embarrassée devant cette question. Elleregrettait l’autorisation qu’elle venait d’accorder, dans unmouvement de bonté subite, dont elle s’étonnait. Elle cherchaquelques secondes, elle répondit :

– Non, c’est son cousin.

– Ah ! dit l’enfant gravement.

La cuisine de Rosalie donnait sur le jardin du docteur Deberle,en plein soleil. L’été, par la fenêtre, très large, les branchesdes ormes entraient. C’était la pièce la plus gaie del’appartement, toute blanche de lumière, si éclairée même queRosalie avait dû poser un rideau de cotonnade bleue, qu’elle tiraitl’après-midi. Elle ne se plaignait que de la petitesse de cettecuisine, qui s’allongeait en forme de boyau, le fourneau à droite,une table et un buffet à gauche. Mais elle avait si bien casé lesustensiles et les meubles qu’elle s’était ménagé, près de lafenêtre, un coin libre où elle travaillait le soir. Son orgueilétait de tenir les casseroles, les bouilloires, les plats dans unemerveilleuse propreté. Aussi, lorsque le soleil arrivait, unresplendissement rayonnait des murs ; les cuivres jetaient desétincelles d’or, les fers battus avaient des rondeurs éclatantes delunes d’argent ; tandis que les faïences bleues et blanches dufourneau mettaient leur note pâle dans cet incendie.

Le samedi suivant, dans la soirée, Hélène entendit un telremue-ménage, qu’elle se décida à aller voir.

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-elle, vous vous battezavec les meubles ?

– Je lave, Madame, répondit Rosalie, ébouriffée et suante,accroupie par terre, en train de frotter le carreau de toute laforce de ses petits bras.

C’était fini, elle épongeait. Jamais elle n’avait fait sacuisine aussi belle. Une mariée aurait pu y coucher, tout y étaitblanc comme pour une noce. La table et le buffet semblaient rabotésà neuf, tant elle y avait usé ses doigts. Et il fallait voir le belordre, les casseroles et les pots par rangs de grandeur, chaquechose à son clou, jusqu’à la poêle et au gril qui reluisaient, sansune tache de fumée. Hélène resta là un instant, silencieuse ;puis, elle sourit et se retira.

Alors, chaque samedi, ce fut un nettoyage pareil, quatre heurespassées dans la poussière et dans l’eau. Rosalie voulait, ledimanche, montrer sa propreté à Zéphyrin. Elle recevait ce jour-là.Une toile d’araignée lui aurait fait honte. Lorsque toutresplendissait autour d’elle, cela la rendait aimable et la faisaitchanter. À trois heures, elle se lavait encore les mains, ellemettait un bonnet avec des rubans. Puis, tirant à demi le rideau decotonnade, ménageant un jour de boudoir, elle attendait Zéphyrin aumilieu du bel ordre, dans une bonne odeur de thym et delaurier.

À trois heures et demie, exactement, Zéphyrin arrivait ; ilse promenait dans la rue, tant que la demie n’avait pas sonné auxhorloges du quartier. Rosalie écoutait ses gros souliers butercontre les marches, et lui ouvrait, quand il s’arrêtait sur lepalier. Elle lui avait défendu de toucher au cordon de sonnette.Chaque fois, ils échangeaient les mêmes paroles.

– C’est toi ?

– Oui, c’est moi.

Et ils restaient nez à nez, avec leurs yeux pétillants et leurbouche pincée. Puis, Zéphyrin suivait Rosalie ; mais ellel’empêchait d’entrer avant qu’elle l’eût débarrassé de son shako etde son sabre. Elle ne voulait point de ça dans sa cuisine, ellecachait le sabre et le shako au fond d’un placard. Alors, elleasseyait son amoureux, près de la fenêtre, dans le coin ménagé là,et elle ne lui permettait plus de remuer.

– Tiens-toi tranquille… Tu me regarderas faire le dîner deMadame, si tu veux.

Mais il ne venait presque jamais les mains vides. Ordinairement,il avait employé sa matinée à courir avec des camarades les bois deMeudon, traînant les pieds dans des flâneries sans fin, oisif etbuvant le grand air, avec le regret vague du pays. Pour occuper sesdoigts, il coupait des baguettes, les taillait, les enjolivait enmarchant de toutes sortes d’arabesques ; et son pas seralentissait encore, il s’arrêtait près des fossés, le shako sur lanuque, les yeux ne quittant plus son couteau qui fouillait le bois.Puis, comme il ne pouvait se décider à jeter ses baguettes, il lesapportait l’après-midi à Rosalie, qui les lui enlevait des mains,en criant un peu, parce que cela salissait la cuisine. La véritéétait qu’elle les collectionnait ; elle en avait, sous sonlit, un paquet de toutes les longueurs et de tous les dessins.

Un jour, il arriva avec un nid plein d’œufs, qu’il avait placédans le fond de son shako, sous son mouchoir. C’était très bon,disait-il, les omelettes avec les œufs d’oiseau. Rosalie jeta cettehorreur, mais elle garda le nid, qui alla rejoindre les baguettes.D’ailleurs, il avait toujours ses poches pleines à crever. Il entirait des curiosités, des cailloux transparents, pris au bord dela Seine, d’anciennes ferrures, des baies sauvages qui seséchaient, des débris méconnaissables dont les chiffonniersn’avaient pas voulu. Sa passion était surtout les images. Le longdes routes, il ramassait les papiers qui avaient enveloppé duchocolat ou des savons, et sur lesquels on voyait des nègres et despalmiers, des almées et des bouquets de roses. Les dessus desvieilles bottes crevées, avec des dames blondes et rêveuses, lesgravures vernies et le papier d’argent des sucres de pomme, jetésdans les foires des environs, étaient ses grandes trouvailles, quilui gonflaient le cœur. Tout ce butin disparaissait dans sespoches ; il enveloppait d’un bout de journal les plus beauxmorceaux. Et, le dimanche, quand Rosalie avait un moment à perdre,entre une sauce et un rôti, il lui montrait ses images. C’étaitpour elle, si elle voulait ; seulement, comme le papier,autour, n’était pas toujours propre, il découpait les images, cequi l’amusait beaucoup. Rosalie se fâchait, des brins de papiers’envolaient jusque dans ses plats ; et il fallait voir avecquelle malice de paysan, tirée de loin, il finissait par s’emparerde ses ciseaux. Parfois, pour se débarrasser de lui, elle les luidonnait brusquement.

Cependant, un roux chantait dans un poêlon. Rosalie surveillaitla sauce, une cuiller de bois à la main, pendant que Zéphyrin, latête penchée, le dos élargi par ses épaulettes rouges, découpaitdes images. Ses cheveux étaient tellement ras, qu’on lui voyait lapeau du crâne, et son collet jaune bâillait par-derrière, montrantle hâle du cou. Pendant des quarts d’heure entiers, tous deux nedisaient rien. Lorsque Zéphyrin levait la tête, il regardaitRosalie prendre de la farine, hacher du persil, saler et poivrer,d’un air profondément intéressé. Alors, de loin en loin, une parolelui échappait.

– Fichtre ! ça sent trop bon !

La cuisinière, en plein coup de feu, ne daignait pas répondretout de suite. Au bout d’un long silence, elle disait à sontour :

– Vois-tu, il faut que ça mijote.

Et leurs conversations ne sortaient guère de là. Ils neparlaient même plus du pays. Lorsqu’un souvenir leur revenait, ilsse comprenaient d’un mot et riaient en dedans toute l’après-midi.Cela leur suffisait. Quand Rosalie mettait Zéphyrin à la porte, ilss’étaient joliment amusés tous les deux.

– Allons, va-t’en ! Je vais servir Madame.

Elle lui rendait son shako et son sabre, le poussait devantelle, puis servait Madame avec de la joie aux joues ; tandisque lui, les bras ballants, rentrait à la caserne, chatouillé àl’intérieur par cette bonne odeur de thym et de laurier qu’ilemportait.

Dans les premiers temps, Hélène crut devoir les surveiller. Ellearrivait parfois à l’improviste, pour donner un ordre. Et toujourselle trouvait Zéphyrin dans son coin, entre la table et la fenêtre,près de la fontaine de grès, qui le forçait à rentrer les jambes.Dès que Madame paraissait, il se levait comme au port d’arme,demeurait debout. Si Madame lui adressait la parole, il nerépondait guère que par des saluts et des grognements respectueux.Peu à peu, Hélène se rassura, en voyant qu’elle ne les dérangeaitjamais et qu’ils gardaient sur le visage leur tranquillitéd’amoureux patients.

Même Rosalie semblait alors beaucoup plus délurée que Zéphyrin.Elle avait déjà quelques mois de Paris, elle s’y déniaisait bienqu’elle ne connût que trois rues, la rue de Passy, la rue Franklinet la rue Vineuse. Lui, au régiment, restait godiche. Elle assuraità Madame qu’il « bêtissait » ; car, au pays, biensûr, il était plus malin. Ça résultait de l’uniforme,disait-elle ; tous les garçons qui tombaient soldatsdevenaient bêtes à crever. En effet, Zéphyrin, ahuri par sonexistence nouvelle, avait les yeux ronds et le dandinement d’uneoie. Il gardait sa lourdeur de paysan sous ses épaulettes, lacaserne ne lui enseignait point encore le beau langage ni lesmanières victorieuses du tourlourou parisien. Ah ! Madamepouvait être tranquille ! Ce n’était pas lui qui songeait àbatifoler.

Aussi Rosalie se montrait-elle maternelle. Elle sermonnaitZéphyrin tout en mettant la broche, lui prodiguait de bons conseilssur les précipices qu’il devait éviter ; et il obéissait, enappuyant chaque conseil d’un vigoureux mouvement de tête. Tous lesdimanches, il devait lui jurer qu’il était allé à la messe et qu’ilavait dit religieusement ses prières matin et soir. Ellel’exhortait encore à la propreté, lui donnait un coup de brossequand il partait, consolidait un bouton de sa tunique, le visitaitde la tête aux pieds, regardant si rien ne clochait. Elles’inquiétait aussi de sa santé et lui indiquait des recettes contretoutes sortes de maladies. Zéphyrin, pour reconnaître sescomplaisances, lui offrait de remplir sa fontaine. Longtemps ellerefusa, par crainte qu’il ne renversât de l’eau. Mais, un jour, ilmonta les deux seaux sans laisser tomber une goutte dansl’escalier, et, dès lors, ce fut lui qui, le dimanche, remplit lafontaine. Il lui rendait d’autres services, faisait toutes lesgrosses besognes, allait très bien acheter du beurre chez lafruitière, si elle avait oublié d’en prendre. Même il finit par semettre à la cuisine. D’abord, il éplucha les légumes. Plus tard,elle lui permit de hacher. Au bout de six semaines, il ne touchaitpoint aux sauces, mais il les surveillait, la cuiller de bois à lamain. Rosalie en avait fait son aide, et elle éclatait de rireparfois, quand elle le voyait, avec son pantalon rouge et soncollet jaune, actionné devant le fourneau, un torchon sur le bras,comme un marmiton.

Un dimanche, Hélène se rendit à la cuisine. Ses pantouflesassourdissaient le bruit de ses pas, elle resta sur le seuil, sansque la bonne ni le soldat l’eussent entendue. Dans son coin,Zéphyrin était attablé devant une tasse de bouillon fumant.Rosalie, qui tournait le dos à la porte, lui coupait de longuesmouillettes de pain.

– Va, mange, mon petit ! disait-elle. Tu marches trop,c’est ça qui te creuse… Tiens ! en as-tu assez ? Enveux-tu encore ?

Et elle le couvait d’un regard tendre et inquiet. Lui, toutrond, se carrait au-dessus de la tasse, avalait une mouillette àchaque bouchée. Sa face, jaune de son, rougissait dans la vapeurqui la baignait. Il murmurait :

– Sapristi ! quel jus ! Qu’est-ce que tu metsdonc là-dedans ?

– Attends, reprit-elle, si tu aimes les poireaux…

Mais, en se tournant, elle aperçut Madame. Elle poussa un légercri. Tous deux restèrent pétrifiés. Puis, Rosalie s’excusa avec unflot brusque de paroles.

– C’est ma part, Madame, oh ! bien vrai… Je n’auraispas repris du bouillon… Tenez, sur ce que j’ai de plus sacré !Je lui ai dit : « Si tu veux ma part de bouillon, je vaiste la donner… » Allons, parle donc, toi ; tu sais bienque ça s’est passé comme ça…

Et, inquiète du silence que gardait sa maîtresse, elle la crutfâchée, elle continua d’une voix qui se brisait :

– Il mourait de faim, Madame ; il m’avait volé unecarotte crue… On les nourrit si mal ! Puis, imaginez-vousqu’il est allé au diable, le long de la rivière, je ne sais où…Vous-même, Madame, vous m’auriez dit : « Rosalie,donnez-lui donc un bouillon… »

Alors, Hélène, devant le petit soldat, qui restait la bouchepleine, sans oser avaler, ne put rester sévère. Elle réponditdoucement :

– Eh bien ! ma fille, quand ce garçon aura faim, ilfaudra l’inviter à dîner, voilà tout… Je vous le permets.

Elle venait d’éprouver, en face d’eux, cet attendrissement qui,déjà une fois, lui avait fait oublier son rigorisme. Ils étaient siheureux, dans cette cuisine ! Le rideau de cotonnade, à demitiré, laissait entrer le soleil couchant. Les cuivres incendiaientle mur du fond, éclairant d’un reflet rose le demi-jour de lapièce. Et là, dans cette ombre dorée, ils mettaient tous les deuxleurs petites faces rondes, tranquilles et claires comme des lunes.Leurs amours avaient une certitude si calme, qu’ils ne dérangeaientpas le bel ordre des ustensiles. Ils s’épanouissaient aux bonnesodeurs des fourneaux, l’appétit égayé, le cœur nourri.

– Dis, maman, demanda Jeanne le soir, après une longueréflexion, le cousin de Rosalie ne l’embrasse jamais, pourquoidonc ?

– Et pourquoi veux-tu qu’ils s’embrassent ? réponditHélène. Ils s’embrasseront le jour de leur fête.

Chapitre 2

 

Après le potage, ce mardi-là, Hélène tendit l’oreille endisant :

– Quel déluge, entendez-vous ? Mes pauvres amis vousallez être trempés, ce soir.

– Oh ! quelques gouttes, murmura l’abbé, dont lavieille soutane était déjà mouillée aux épaules.

– Moi, j’ai une bonne trotte, dit monsieur Rambaud ;mais je rentrerai à pied tout de même ; j’aime ça… D’ailleurs,j’ai mon parapluie.

Jeanne réfléchissait, en regardant sérieusement sa dernièrecuillerée de vermicelle. Puis, elle parla lentement :

– Rosalie disait que vous ne viendriez pas à cause dumauvais temps… Maman disait que vous viendriez… Vous êtes biengentils, vous venez toujours.

On sourit autour de la table. Hélène eut un hochement de têteaffectueux, à l’adresse des deux frères. Dehors, l’aversecontinuait avec un roulement sourd, et de brusques coups de ventfaisaient craquer les persiennes. L’hiver semblait revenu. Rosalieavait tiré soigneusement les rideaux de reps rouge ; la petitesalle à manger, bien close, éclairée par la calme lueur de lasuspension, qui pendait toute blanche, prenait, au milieu dessecousses de l’ouragan, une douceur d’intimité attendrie. Sur lebuffet d’acajou, des porcelaines reflétaient la lumière tranquille.Et, dans cette paix, les quatre convives causaient sans hâte,attendant le bon plaisir de la bonne, en face de la belle propretébourgeoise du couvert.

– Ah ! vous attendiez, tant pis ! ditfamilièrement Rosalie en entrant avec un plat. Ce sont des filetsde sole au gratin pour monsieur Rambaud, et ça demande à être saisiau dernier moment.

Monsieur Rambaud affectait d’être gourmand, pour amuser Jeanneet faire plaisir à Rosalie, qui était très orgueilleuse de sontalent de cuisinière. Il se tourna vers elle, endemandant :

– Voyons, qu’avez-vous mis aujourd’hui ?… Vousapportez toujours des surprises quand je n’ai plus faim.

– Oh ! répondit-elle, il y a trois plats, commetoujours ; pas davantage… Après les filets de sole, vous allezavoir un gigot et des choux de Bruxelles… Bien vrai, pasdavantage.

Mais monsieur Rambaud regardait Jeanne du coin de l’œil.L’enfant s’égayait beaucoup, étouffant des rires dans ses mainsjointes, secouant la tête comme pour dire que la bonne mentait.Alors, il fit claquer la langue d’un air de doute, et Rosaliefeignit de se fâcher.

– Vous ne me croyez pas, reprit-elle, parce queMademoiselle est en train de rire… Eh bien ! fiez-vous à ça,restez sur votre appétit, et vous verrez si vous n’êtes pas forcéde vous remettre à table, en rentrant chez vous.

Quand la bonne ne fut plus là, Jeanne, qui riait plus fort, eutune terrible démangeaison de parler.

– Tu es trop gourmand, commença-t-elle ; moi, je suisallée dans la cuisine…

Mais elle s’interrompit.

– Ah ! non, il ne faut pas le lui dire, n’est-ce pas,maman ?… Il n’y a rien, rien du tout. C’est pour t’attraperque je riais.

Cette scène recommençait tous les mardis et avait toujours lemême succès. Hélène était touchée de la bonne grâce avec laquellemonsieur Rambaud se prêtait à ce jeu, car elle n’ignorait pas qu’ilavait longtemps vécu, avec une frugalité provençale, d’un anchoiset d’une demi-douzaine d’olives par jour. Quant à l’abbé Jouve, ilne savait jamais ce qu’il mangeait ; on le plaisantait mêmesouvent sur son ignorance et ses distractions. Jeanne le guettaitde ses yeux luisants. Lorsqu’on fut servi :

– C’est très bon, le merlan, dit-elle en s’adressant auprêtre.

– Très bon, ma chérie, murmura-t-il. Tiens, c’est vrai,c’est du merlan ; je croyais que c’était du turbot.

Et, comme tout le monde riait, il demanda naïvement pourquoi.Rosalie, qui venait de rentrer, paraissait très blessée. Ah !bien, monsieur le curé, dans son pays, connaissait joliment mieuxla nourriture ; il disait l’âge d’une volaille, à huit joursprès, rien qu’en la découpant ; il n’avait pas besoin d’entrerdans la cuisine pour connaître à l’avance son dîner, l’odeursuffisait. Bon Dieu ! si elle avait servi chez un curé commemonsieur l’abbé, elle ne saurait seulement pas à cette heureretourner une omelette. Et le prêtre s’excusait d’un airembarrassé, comme si le manque absolu du sens de la gourmandise fûtchez lui un défaut dont il désespérait de se corriger. Mais,vraiment, il avait trop d’autres choses en tête.

– Ça, c’est un gigot, déclara Rosalie en posant le gigotsur la table.

Tout le monde, de nouveau, se mit à rire, l’abbé Jouve lepremier. Il avança sa grosse tête, en clignant ses yeux minces.

– Oui, pour sûr, c’est un gigot, dit-il. Je crois que jel’aurais reconnu.

Ce jour-là, d’ailleurs, l’abbé était encore plus distrait que decoutume. Il mangeait vite, avec la hâte d’un homme que la tableennuie, et qui chez lui déjeune debout ; puis, il attendaitles autres, absorbé, répondant simplement par des sourires. Toutesles minutes, il jetait sur son frère un regard dans lequel il yavait de l’encouragement et de l’inquiétude. Monsieur Rambaud, luinon plus, ne semblait pas avoir son calme habituel ; mais sontrouble se trahissait par un besoin de parler et de se remuer sursa chaise, qui n’était point dans sa nature réfléchie. Après leschoux de Bruxelles, comme Rosalie tardait à apporter le dessert, ily eut un silence. Au-dehors, l’averse tombait avec plus deviolence, un grand ruissellement battait la maison. Dans la salle àmanger, on étouffait un peu. Alors, Hélène eut conscience que l’airn’était pas le même, qu’il y avait entre les deux frères quelquechose qu’ils ne disaient point. Elle les regarda avec sollicitude,elle finit par murmurer :

– Mon Dieu ! quelle pluie affreuse !… N’est-cepas ? Cela vous retourne, vous paraissez souffrants tous lesdeux ?

Mais ils dirent que non, ils s’empressèrent de la rassurer. Etcomme Rosalie arrivait, portant un immense plat, monsieur Rambauds’écria, pour cacher son émotion :

– Qu’est-ce que je disais ! Encore unesurprise !

La surprise, ce jour-là, était une crème à la vanille, un destriomphes de la cuisinière. Aussi fallait-il voir le rire large etmuet avec lequel elle la posa sur la table. Jeanne battait desmains, en répétant :

– Je le savais, je le savais !… J’avais vu les œufsdans la cuisine.

– Mais je n’ai plus faim ! reprit monsieur Rambaudd’un air désespéré. Il m’est impossible d’en manger.

Alors, Rosalie devint grave, pleine d’un courroux contenu. Elledit simplement, l’air digne :

– Comment ! une crème que j’ai faite pour vous !…Eh bien ! essayez de ne pas en manger… Oui, essayez…

Il se résigna, prit une grosse part de crème. L’abbé restaitdistrait. Il roula sa serviette, se leva avant la fin du dessert,comme cela lui arrivait souvent. Un instant, il marcha, la têtepenchée sur une épaule ; puis, quand Hélène quitta la table àson tour, il lança à monsieur Rambaud un coup d’œil d’intelligence,et emmena la jeune femme dans la chambre à coucher. Derrière eux,par la porte laissée ouverte, on entendit presque aussitôt leursvoix lentes, sans distinguer les paroles.

– Dépêche-toi, disait Jeanne à monsieur Rambaud quisemblait ne pouvoir finir un biscuit. Je veux te montrer montravail.

Mais il ne se pressait pas. Lorsque Rosalie se mit à ôter lecouvert, il lui fallut pourtant se lever.

– Attends donc, attends donc, murmurait-il, pendant quel’enfant voulait l’entraîner dans la chambre.

Et il s’écartait de la porte, embarrassé et peureux. Puis, commel’abbé haussait la voix, il fut pris d’une telle faiblesse qu’ildut s’asseoir de nouveau devant la table desservie. Il avait tiréun journal de sa poche.

– Je vais te faire une petite voiture, dit-il.

Du coup, Jeanne ne parla plus d’aller dans la chambre. MonsieurRambaud l’émerveillait par son adresse à tirer d’une feuille depapier toutes sortes de joujoux. Il faisait des cocottes, desbateaux, des bonnets d’évêque, des charrettes, des cages. Mais, cejour-là, ses doigts tremblaient en pliant le papier, et iln’arrivait pas à réussir les petits détails. Au moindre bruit quisortait de la pièce voisine, il baissait la tête. Cependant,Jeanne, très intéressée, s’était appuyée contre la table, à côté delui.

– Après, tu feras une cocotte, dit-elle, pour l’atteler àla voiture.

Au fond de la chambre, l’abbé Jouve était resté debout, dansl’ombre claire dont l’abat-jour noyait la pièce. Hélène avaitrepris sa place habituelle, devant le guéridon ; et comme ellene se gênait pas le mardi avec ses amis, elle travaillait, on nevoyait que ses mains pâles cousant un petit bonnet d’enfant, sousle rond de vive clarté.

– Jeanne ne vous donne plus aucune inquiétude ?demanda l’abbé.

Elle hocha la tête avant de répondre.

– Le docteur Deberle paraît tout à fait rassuré, dit-elle.Mais la pauvre chérie est encore bien nerveuse… Hier, je l’aitrouvée sans connaissance sur sa chaise.

– Elle manque d’exercice, reprit le prêtre. Vous vousenfermez trop, vous ne menez pas assez la vie de tout le monde.

Il se tut, il y eut un silence. Sans doute il avait trouvé latransition qu’il cherchait ; mais, au moment de parler, il serecueillait. Il prit une chaise, s’assit à côté d’Hélène, endisant :

– Écoutez, ma chère fille, je désire causer sérieusementavec vous depuis quelque temps… L’existence que vous menez icin’est pas bonne. Ce n’est point à votre âge qu’on se cloître commevous le faites ; et ce renoncement est aussi mauvais pourvotre enfant que pour vous… Il y a mille dangers, des dangers desanté et d’autres dangers encore…

Hélène avait levé la tête, d’un air de surprise.

– Que voulez-vous dire, mon ami ? demanda-t-elle.

– Mon Dieu ! je connais peu le monde, continua leprêtre, avec un léger embarras, mais je sais pourtant qu’une femmey est très exposée, lorsqu’elle reste sans défense… Enfin, vousêtes trop seule, et cette solitude dans laquelle vous vousenfoncez, n’est pas saine, croyez-moi. Un jour doit venir où vousen souffrirez.

– Mais je ne me plains pas, mais je me trouve très biencomme je suis ! s’écria-t-elle avec quelque vivacité.

Le vieux prêtre branla doucement sa grosse tête.

– Certainement, cela est très doux. Vous vous sentezparfaitement heureuse, je le comprends. Seulement, sur cette pentede la solitude et de la rêverie, on ne sait jamais où l’on va…Oh ! je vous connais, vous êtes incapable de mal faire… Maisvous pourriez y perdre tôt ou tard votre tranquillité. Un matin, ilne serait plus temps, la place que vous laissez vide autour de vouset en vous, se trouverait occupée par quelque sentiment douloureuxet inavouable.

Dans l’ombre, une rougeur était montée au visage d’Hélène.L’abbé avait donc lu dans son cœur ? Il connaissait donc letrouble qui grandissait en elle, cette agitation intérieure quiemplissait sa vie, maintenant, et qu’elle-même jusque-là n’avaitpas voulu interroger ? Son ouvrage tomba sur ses genoux. Unemollesse la prenait, elle attendait du prêtre comme une complicitédévote, qui allait enfin lui permettre d’avouer tout haut et depréciser ces choses vagues qu’elle refoulait au fond de son être.Puisqu’il savait tout, il pouvait la questionner, elle tâcherait derépondre.

– Je me mets entre vos mains, mon ami, murmura-t-elle. Voussavez bien que je vous ai toujours écouté.

Alors, le prêtre garda un moment le silence ; puis,lentement, gravement :

– Ma fille, il faut vous remarier, dit-il.

Elle resta muette, les bras abandonnés, dans la stupeur que luicausait un pareil conseil. Elle attendait d’autres paroles, elle necomprenait plus. Cependant, l’abbé continuait, plaidant les raisonsqui devaient la décider au mariage.

– Songez que vous êtes jeune encore… Vous ne pouvez resterdavantage dans ce coin écarté de Paris, osant à peine sortir,ignorant tout de la vie. Il vous faut rentrer dans l’existencecommune, sous peine de regretter amèrement plus tard votreisolement… Vous ne vous apercevez point du lent travail de cetteréclusion, mais vos amis remarquent votre pâleur et s’eninquiètent.

Il s’arrêtait à chaque phrase, espérant qu’elle l’interrompraitet qu’elle discuterait sa proposition. Mais elle demeurait toutefroide, comme glacée par la surprise.

– Sans doute, vous avez une enfant, reprit-il. Cela esttoujours délicat… Seulement, dites-vous bien que, dans l’intérêt devotre Jeanne elle-même, le bras d’un homme serait ici d’une grandeutilité… Oh ! je sais qu’il faudrait trouver quelqu’un deparfaitement bon, qui fût un véritable père…

Elle ne le laissa pas achever. Brusquement, elle parla avec unerévolte et une répulsion extraordinaires.

– Non, non, je ne veux pas… Que me conseillez-vous là, monami !… Jamais, entendez-vous, jamais !

Tout son cœur se soulevait, elle était effrayée elle-même de laviolence de son refus. La proposition du prêtre venait de remuer enelle ce coin obscur, où elle évitait de lire ; et, à ladouleur qu’elle éprouvait, elle comprenait enfin la gravité de sonmal, elle avait l’effarement de pudeur d’une femme qui sent glisserson dernier vêtement.

Alors, sous le regard clair et souriant du vieil abbé, elle sedébattit.

– Mais je ne veux pas ! Mais je n’aimepersonne !

Et, comme il la regardait toujours, elle crut qu’il lisait sonmensonge sur sa face ; elle rougit et balbutia :

– Songez donc, j’ai quitté mon deuil il y a quinze jours…Non, ce n’est pas possible…

– Ma fille, dit tranquillement le prêtre, j’ai beaucoupréfléchi avant de parler. Je crois que votre bonheur est là…Calmez-vous. Vous ne ferez jamais que votre volonté.

L’entretien tomba. Hélène tâchait de contenir le flot deprotestations qui montait à ses lèvres. Elle reprit son ouvrage,fit quelques points, la tête basse. Et, au milieu du silence, onentendit la voix flûtée de Jeanne qui disait, dans la salle àmanger :

– On n’attelle pas une cocotte à une voiture, on attelle uncheval… Tu ne sais donc pas faire les chevaux ?

– Ah ! non. Les chevaux, c’est trop difficile,répondit monsieur Rambaud. Mais, si tu veux, je vais t’apprendre àfaire les voitures.

C’était toujours par là que le jeu finissait. Jeanne, trèsattentive, regardait son bon ami plier le papier en une multitudede petits carrés ; puis, elle essayait à son tour ; maiselle se trompait, tapait du pied. Pourtant, elle savait déjà faireles bateaux et les bonnets d’évêque.

– Tu vois, répétait patiemment monsieur Rambaud, tu faisquatre cornes comme cela, puis tu retournes…

Depuis un instant, l’oreille tendue, il avait dû saisirquelques-unes des paroles dites dans la pièce voisine ; et sespauvres mains s’agitaient davantage, sa langue s’embarrassaittellement, qu’il mangeait la moitié des mots.

Hélène, qui ne pouvait s’apaiser, reprit l’entretien.

– Me remarier, et avec qui ? demanda-t-elle tout d’uncoup au prêtre, en replaçant son ouvrage sur le guéridon. Vous avezquelqu’un en vue, n’est-ce pas ?

L’abbé Jouve s’était levé et marchait lentement. Il fit un signeaffirmatif de la tête, sans s’arrêter.

– Eh bien ! nommez-moi la personne, reprit-elle.

Un instant, il se tint debout devant elle ; puis il haussalégèrement les épaules, en murmurant :

– À quoi bon ! puisque vous refusez ?

– N’importe, je veux savoir, dit-elle ; commentpourrais-je prendre une décision, si je ne sais pas ?

Il ne répondit point tout de suite, toujours debout et laregardant en face. Un sourire un peu triste montait à ses lèvres.Ce fut presque à voix basse qu’il finit par dire :

– Comment ! vous n’avez pas deviné ?

Non, elle ne devinait pas. Elle cherchait et s’étonnait. Alors,il fit simplement un signe ; d’un mouvement de tête, ilindiqua la salle à manger.

– Lui ! s’écria-t-elle en étouffant sa voix.

Et elle devint toute grave. Elle ne protestait plus violemment.Il ne restait sur son visage que de l’étonnement et du chagrin.Longtemps, elle demeura les yeux à terre, songeuse. Non, certes,elle n’aurait jamais deviné ; et pourtant elle ne trouvaitaucune objection. Monsieur Rambaud était le seul homme dans la mainduquel elle aurait mis loyalement la sienne, sans une crainte. Elleconnaissait sa bonté, elle ne riait pas de son épaisseurbourgeoise. Mais, malgré toute son affection pour lui, l’idée qu’ill’aimait la pénétrait d’un grand froid.

Cependant, l’abbé avait repris sa marche d’un bout de la pièce àl’autre ; et comme il passait devant la porte de la salle àmanger, il appela doucement Hélène.

– Tenez, venez voir.

Elle se leva et regarda.

Monsieur Rambaud avait fini par asseoir Jeanne sur sa proprechaise. Lui, d’abord appuyé contre la table, venait de se laisserglisser aux pieds de la petite fille. Il était à genoux devantelle, et l’entourait d’un de ses bras. Sur la table, il y avait lacharrette attelée d’une cocotte, puis des bateaux, des bottes, desbonnets d’évêque.

– Alors, tu m’aimes bien ? disait-il, répète que tum’aimes bien.

– Mais oui, je t’aime bien, tu le sais.

Il hésitait, frémissant, comme s’il avait eu une déclarationd’amour à risquer.

– Et si je te demandais à rester toujours ici, avec toi,qu’est-ce que tu répondrais ?

– Oh ! je serais contente ; nous jouerionsensemble, n’est-ce pas ? ce serait amusant.

– Toujours, entends-tu, je resterais toujours.

Jeanne avait pris un bateau, qu’elle transformait en un chapeaude gendarme. Elle murmura :

– Ah ! il faudrait que maman le permît.

Cette réponse parut le rendre à toutes ses anxiétés. Son sort sedécidait.

– Bien sûr, dit-il. Mais si ta maman le permettait, tu nedirais pas non, toi, n’est-ce-pas ?

Jeanne, qui achevait son chapeau de gendarme, enthousiasmée, semit à chanter sur un air à elle :

– Je dirais oui, oui, oui… Je dirais oui, oui, oui… Voisdonc comme il est joli, mon chapeau !

Monsieur Rambaud, touché aux larmes, se dressa sur les genoux etl’embrassa, pendant qu’elle-même lui jetait les mains autour ducou. Il avait chargé son frère de demander le consentementd’Hélène ; lui, tâchait d’obtenir celui de Jeanne.

– Vous le voyez, dit le prêtre avec un sourire, l’enfantveut bien.

Hélène resta grave. Elle ne discutait pas. L’abbé avait reprisson plaidoyer, et il insistait sur les mérites de monsieur Rambaud.N’était-ce pas un père tout trouvé pour Jeanne ? Elle leconnaissait, elle ne livrerait rien au hasard en se confiant à lui.Puis, comme elle gardait le silence, l’abbé ajouta avec une grandeémotion et une grande dignité que, s’il s’était chargé d’unepareille démarche, il n’avait point songé à son frère, mais à elle,à son bonheur.

– Je vous crois, je sais combien vous m’aimez, dit vivementHélène. Attendez, je veux répondre devant vous à votre frère.

Dix heures sonnaient. Monsieur Rambaud entrait dans la chambre àcoucher. Elle marcha à sa rencontre, la main tendue, endisant :

– Je vous remercie de votre offre, mon ami, et je vous ensuis très reconnaissante. Vous avez bien fait de parler…

Elle le regardait tranquillement en face et gardait sa grossemain dans la sienne. Lui, tout frémissant, n’osait lever lesyeux.

– Seulement, je demande à réfléchir, continua-t-elle. Il mefaudra beaucoup de temps peut-être.

– Oh ! tout ce que vous voudrez, six mois, un an,davantage, balbutia-t-il, soulagé, heureux de ce qu’elle ne lemettait pas tout de suite à la porte.

Alors, elle eut un faible sourire.

– Mais j’entends que nous restions amis. Vous viendrezcomme par le passé, vous me promettez simplement d’attendre que jevous reparle la première de ces choses… Est-ce convenu ?

Il avait retiré sa main, il cherchait fiévreusement son chapeau,en acceptant tout d’un hochement de tête continu. Puis, au momentde sortir, il retrouva la parole.

– Écoutez, murmura-t-il, vous savez maintenant que je suislà, n’est-ce pas ? Eh bien ! dites-vous que j’y seraitoujours, quoi qu’il arrive. C’est tout ce que l’abbé aurait dûvous expliquer… Dans dix ans, si vous voulez, vous n’aurez qu’àfaire un signe. Je vous obéirai.

Et ce fut lui qui prit une dernière fois la main d’Hélène et laserra à la briser. Dans l’escalier, les deux frères se retournèrentcomme d’habitude, en disant :

– À mardi.

– Oui, à mardi, répondit Hélène.

Lorsqu’elle rentra dans la chambre, le bruit d’une nouvelleaverse qui battait les persiennes la rendit toute chagrine. MonDieu ! quelle pluie entêtée, et comme ses pauvres amisallaient être mouillés ! Elle ouvrit la fenêtre, jeta unregard dans la rue. De brusques coups de vent soufflaient des becsde gaz. Et, au milieu des flaques pâles et des hachures luisantesde la pluie, elle aperçut le dos rond de monsieur Rambaud qui s’enallait, heureux et dansant dans le noir, sans paraître se soucierde ce déluge.

Jeanne, cependant, était très sérieuse, depuis qu’elle avaitsaisi quelques-unes des dernières paroles de son bon ami. Ellevenait de retirer ses petites bottines, elle restait en chemise surle bord de son lit, songeant profondément. Quand sa mère entra pourl’embrasser, elle la trouva ainsi.

– Bonne nuit, Jeanne. Embrasse-moi.

Puis, comme l’enfant semblait ne pas entendre, Hélènes’accroupit devant elle, en la prenant à la taille. Et ellel’interrogea à demi-voix.

– Ça te ferait donc plaisir s’il habitait avecnous ?

Jeanne ne parut pas étonnée de la question. Elle pensait à ceschoses sans doute. Lentement, elle dit oui de la tête.

– Mais, tu sais, reprit la mère, il serait toujours là, lanuit, le jour, à table, partout.

Une inquiétude grandissait dans les yeux clairs de la petitefille. Elle posa sa joue sur l’épaule de sa mère, la baisa au cou,finit par lui demander à l’oreille, toute frissonnante :

– Maman, est-ce qu’il t’embrasserait ?

Une teinte rose monta au front d’Hélène. Elle ne sut querépondre d’abord à cette question d’enfant. Enfin, ellemurmura :

– Il serait comme ton père, ma chérie.

Alors, les petits bras de Jeanne se raidirent, elle éclatabrusquement en gros sanglots. Elle bégayait :

– Oh ! non, non, je ne veux plus… Oh ! maman, jet’en prie, dis-lui que je ne veux pas, va lui dire que je ne veuxpas…

Et elle étouffait, elle s’était jetée sur la poitrine de samère, elle la couvrait de ses larmes et de ses baisers. Hélènetâcha de la calmer, en lui répétant qu’on arrangerait cela. MaisJeanne voulait tout de suite une réponse décisive.

– Oh ! dis non, petite mère, dis non… Tu vois bien quej’en mourrais… Oh ! jamais, n’est-ce pas ?jamais !

– Eh bien ! non, je te le promets ; soisraisonnable, couche-toi.

Pendant quelques minutes encore, l’enfant muette et passionnéela serra entre ses bras, comme ne pouvant se détacher d’elle et ladéfendant contre ceux qui voulaient la lui prendre. Enfin, Hélèneput la coucher ; mais elle dut veiller près d’elle une partiede la nuit. Des secousses l’agitaient dans son sommeil, et, toutesles demi-heures, elle ouvrait les yeux, s’assurait que sa mèreétait là, puis se rendormait en collant la bouche sur sa main.

Chapitre 3

 

Ce fut un mois d’une douceur adorable. Le soleil d’avril avaitverdi le jardin d’une verdure tendre, légère et fine comme unedentelle. Contre la grille, les tiges folles des clématitespoussaient leurs jets minces, tandis que les chèvrefeuilles enboutons exhalaient un parfum délicat, presque sucré. Aux deux bordsde la pelouse, soignée et taillée, des géraniums rouges et desquarantaines blanches fleurissaient les corbeilles. Et le bouquetd’ormes, dans le fond, entre l’étranglement des constructionsvoisines, drapait la tenture verte de ses branches, dont lespetites feuilles frissonnaient au moindre souffle.

Pendant plus de trois semaines, le ciel resta bleu sans unnuage. C’était comme un miracle de printemps qui fêtait la nouvellejeunesse, l’épanouissement qu’Hélène portait dans son cœur. Chaqueaprès-midi, elle descendait au jardin avec Jeanne. Sa place étaitmarquée, contre le premier orme, à droite. Une chaisel’attendait ; et, le lendemain, elle trouvait encore, sur legravier de l’allée, les bouts de fil qu’elle avait semés laveille.

– Vous êtes chez vous, répétait chaque soir madame Deberle,qui se prenait pour elle d’une de ces passions, dont elle vivaitsix mois. À demain. Tâchez de venir plus tôt, n’est-cepas ?

Et Hélène était chez elle, en effet. Peu à peu, elle s’habituaità ce coin de verdure, elle attendait l’heure d’y descendre avec uneimpatience d’enfant. Ce qui la charmait, dans ce jardin bourgeois,c’était surtout la propreté de la pelouse et des massifs. Pas uneherbe oubliée ne gâtait la symétrie des feuillages. Les allées,ratissées tous les matins, avaient aux pieds une mollesse de tapis.Elle vivait là, calme et reposée, ne souffrant pas des excès de lasève. Il ne lui venait rien de troublant de ces corbeillesdessinées si nettement, de ces manteaux de lierre dont le jardinierenlevait une à une les feuilles jaunies. Sous l’ombre enfermée desormes, dans ce parterre discret que la présence de madame Deberleparfumait d’une pointe de musc, elle pouvait se croire dans unsalon ; et la vue seule du ciel, lorsqu’elle levait la tête,lui rappelait le plein air et la faisait respirer largement.

Souvent, elles passaient l’après-midi toutes les deux sans voirpersonne. Jeanne et Lucien jouaient à leurs pieds. Il y avait delongs silences. Puis, madame Deberle, que la rêverie désespérait,causait pendant des heures, se contentant des approbations muettesd’Hélène, repartant de plus belle au moindre hochement de tête.C’étaient des histoires interminables sur les dames de sonintimité, des projets de réception pour le prochain hiver, desréflexions de pie bavarde au sujet des événements du jour, tout lechaos mondain qui se heurtait dans ce front étroit de joliefemme ; et cela mêlé à de brusques effusions d’amour pour lesenfants, à des phrases émues qui célébraient les charmes del’amitié. Hélène se laissait serrer les mains. Elle n’écoutait pastoujours ; mais dans l’attendrissement continu où elle vivait,elle se montrait très touchée des caresses de Juliette, et elle ladisait d’une grande bonté, d’une bonté d’ange.

D’autres fois, une visite se présentait. Alors, madame Deberleétait enchantée. Elle avait cessé depuis Pâques ses samedis, commeil convenait à cette époque de l’année. Mais elle redoutait lasolitude, et on la ravissait en venant la voir sans façon, dans sonjardin. Sa grande préoccupation, alors, était de choisir la plageoù elle passerait le mois d’août. À chaque visite, ellerecommençait la même conversation ; elle expliquait que sonmari ne l’accompagnerait pas à la mer ; puis, ellequestionnait les gens, elle ne pouvait fixer son choix. Ce n’étaitpas pour elle, c’était pour Lucien. Quand le beau Malignonarrivait, il s’asseyait à califourchon sur une chaise rustique.Lui, abhorrait la campagne ; il fallait être fou, disait-il,pour s’exiler de Paris, sous prétexte d’aller prendre des rhumes aubord de l’Océan. Pourtant, il discutait les plages ; toutesétaient infectes, et il déclarait qu’après Trouville, il n’y avaitabsolument rien d’un peu propre. Hélène, chaque jour, entendait lamême discussion, sans se lasser, heureuse même de cette monotoniede ses journées qui la berçait et l’endormait dans une penséeunique. Au bout du mois, madame Deberle ne savait pas encore oùelle irait.

Un soir, comme Hélène se retirait, Juliette lui dit :

– Je suis obligée de sortir demain, mais que cela ne vousempêche pas de descendre… Attendez-moi, je ne rentrerai pastard.

Hélène accepta. Elle passa une après-midi délicieuse, seule dansle jardin. Au-dessus de sa tête, elle n’entendait que le bruitd’ailes des moineaux, voletant dans les arbres. Tout le charme dece petit coin ensoleillé la pénétrait. Et, à partir de ce jour, sesplus heureuses après-midi furent ceux où son amiel’abandonnait.

Des rapports de plus en plus étroits se nouaient entre elle etles Deberle. Elle dîna chez eux, en amie que l’on retient au momentde se mettre à table ; lorsqu’elle s’attardait sous les ormes,et que Pierre descendait le perron, en disant : « Madameest servie », Juliette la suppliait de rester, et elle cédaitparfois. C’étaient des dîners de famille, égayés par la turbulencedes enfants. Le docteur Deberle et Hélène paraissaient de bonsamis, dont les tempéraments raisonnables, un peu froids,sympathisaient. Aussi Juliette s’écriait-elle souvent :

– Oh ! vous vous entendriez bien ensemble… Moi, celam’exaspère, votre tranquillité.

Chaque après-midi, le docteur rentrait de ses visites vers sixheures. Il trouvait ces dames au jardin et s’asseyait près d’elles.Dans les premiers temps, Hélène avait affecté de se retireraussitôt, pour laisser le ménage seul. Mais Juliette s’était sivivement fâchée de cette brusque retraite, qu’elle demeuraitmaintenant. Elle se trouvait de moitié dans la vie intime de cettefamille qui semblait toujours très unie. Lorsque le docteurarrivait, sa femme lui tendait chaque fois la joue, du mêmemouvement amical, et il la baisait ; puis, comme Lucien luimontait aux jambes, il l’aidait à grimper, il le gardait sur sesgenoux, tout en causant. L’enfant lui fermait la bouche de sespetites mains, lui tirait les cheveux au milieu d’une phrase, seconduisait si mal, qu’il finissait par le mettre à terre, en luidisant d’aller jouer avec Jeanne. Et Hélène souriait de ces jeux,elle quittait un instant son ouvrage pour envelopper d’un regardtranquille le père, la mère et l’enfant. Le baiser du mari ne lagênait point, les malices de Lucien l’attendrissaient. On eût ditqu’elle se reposait dans la paix heureuse du ménage.

Cependant, le soleil se couchait, jaunissant les hautesbranches. Une sérénité tombait du ciel pâle. Juliette, qui avait lamanie des questions, même avec les personnes qu’elle connaissait lemoins, interrogeait son mari, coup sur coup, souvent sans attendreles réponses.

– Où es-tu allé ? Qu’as-tu fait ?

Alors, il disait ses visites, lui parlait d’une connaissancesaluée, lui donnait quelque renseignement, une étoffe ou un meubleentrevu à un étalage. Et souvent, en parlant, ses yeuxrencontraient les yeux d’Hélène. Ni l’un ni l’autre ne détournaitla tête. Ils se regardaient face à face, sérieux une seconde, commes’ils se fussent vus jusqu’au cœur ; puis, ils souriaient, lespaupières lentement abaissées. La vivacité nerveuse de Juliette,qu’elle noyait d’une langueur étudiée, ne leur permettait pas decauser longtemps ensemble ; car la jeune femme se jetait entravers de toutes les conversations. Pourtant, ils échangeaient desmots, des phrases lentes et banales, qui semblaient prendre dessens profonds et qui se prolongeaient au-delà du son de leurs voix.À chacune de leurs paroles, ils s’approuvaient d’un léger signe,comme si toutes leurs pensées eussent été communes. C’était uneentente absolue, intime, venue du fond de leur être, et qui seresserrait jusque dans leurs silences. Parfois, Juliette arrêtaitson bavardage de pie, un peu honteuse de toujours parler.

– Hein ? vous ne vous amusez guère ? disait-elle.Nous causons de choses qui ne vous intéressent pas du tout.

– Non, ne faites pas attention à moi, répondait Hélènegaiement. Je ne m’ennuie jamais… C’est un bonheur pour moi qued’écouter et de ne rien dire.

Et elle ne mentait pas. C’était pendant ses longs silencesqu’elle goûtait le mieux le charme d’être là. La tête penchée surson ouvrage, levant les yeux de loin en loin pour échanger avec ledocteur ces longs regards qui les attachaient l’un à l’autre, elles’enfermait volontiers dans l’égoïsme de son émotion. Entre elle etlui, elle s’avouait maintenant qu’il y avait un sentiment caché,quelque chose de très doux, d’autant plus doux que personne aumonde ne le partageait avec eux. Mais elle portait son secretpaisiblement, sans un trouble d’honnêteté, car rien de mauvais nel’agitait. Comme il était bon avec sa femme et son enfant !Elle l’aimait davantage, quand il faisait sauter Lucien et baisaitJuliette sur la joue. Depuis qu’elle le voyait dans son ménage,leur amitié avait grandi. Maintenant, elle était comme de lafamille, elle ne pensait pas qu’on pût l’éloigner. Et, au fondd’elle, elle l’appelait Henri, naturellement, à force d’entendreJuliette lui donner ce nom. Lorsque ses lèvres disaient« monsieur », un écho répétait « Henri », danstout son être.

Un jour, le docteur trouva Hélène seule sous les ormes. Juliettesortait presque toutes les après-midi.

– Tiens ! ma femme n’est pas là ? dit-il.

– Non, elle m’abandonne, répondit-elle en riant. Il estvrai que vous rentrez plus tôt.

Les enfants jouaient à l’autre bout du jardin. Il s’assit prèsd’elle. Leur tête-à-tête ne les troublait nullement. Pendant prèsd’une heure, ils causèrent de mille choses, sans éprouver uninstant l’envie de faire une allusion au sentiment tendre qui leurgonflait le cœur. À quoi bon parler de cela ? Ne savaient-ilspas ce qu’ils auraient pu se dire ? Ils n’avaient aucun aveu àse faire. Cela suffisait à leur joie, d’être ensemble, des’entendre sur tous les sujets, de jouir sans trouble de leursolitude, à cette place même où il embrassait sa femme chaque soirdevant elle.

Ce jour-là, il la plaisanta sur sa fureur de travail.

– Vous savez, dit-il, que je ne connais seulement pas lacouleur de vos yeux ; vous les tenez toujours sur votreaiguille.

Elle leva la tête, le regarda comme elle faisait d’habitude,bien en face.

– Est-ce que vous seriez taquin ? demanda-t-elledoucement.

Mais lui continuait :

– Ah ! ils sont gris… gris avec un reflet bleu,n’est-ce pas ?

C’était là tout ce qu’ils osaient ; mais ces paroles, lespremières venues, prenaient une douceur infinie. Souvent, à partirde ce jour, il la trouva seule, dans le crépuscule. Malgré eux,sans qu’ils en eussent conscience, leur familiarité devenait alorsplus grande. Ils parlaient d’une voix changée, avec des inflexionscaressantes qu’ils n’avaient pas quand on les écoutait. Etcependant, lorsque Juliette arrivait, rapportant la fièvre bavardede ses courses dans Paris, elle ne les gênait toujours pas, ilspouvaient continuer la conversation commencée, sans avoir à setroubler ni à reculer leurs sièges. Il semblait que ce beauprintemps, ce jardin où les lilas fleurissaient, prolongeât en euxle premier ravissement de la passion.

Vers la fin du mois, madame Deberle fut agitée d’un grandprojet. Tout d’un coup, elle venait d’avoir l’idée de donner un bald’enfants. La saison était déjà bien avancée, mais cette idéeemplit tellement sa tête vide, qu’elle se lança aussitôt dans lespréparatifs avec son activité turbulente. Elle voulait quelquechose de tout à fait bien. Le bal serait costumé. Alors, elle necausa plus que de son bal, chez elle, chez les autres, partout. Ily eut, dans le jardin, des conversations interminables. Le beauMalignon trouvait le projet un peu « bébête » ; maisil daigna pourtant s’y intéresser, et il promit d’amener unchanteur comique de sa connaissance.

Une après-midi, comme tout le monde était sous les arbres,Juliette posa la grave question des costumes pour Lucien etJeanne.

– J’hésite beaucoup, dit-elle ; j’ai songé à unPierrot de satin blanc.

– Oh ! c’est commun ! déclara Malignon. Vousaurez une bonne douzaine de Pierrots, dans votre bal… Attendez, ilfaudrait quelque chose de trouvé…

Et il se mit à réfléchir profondément, en suçant la pomme de sabadine. Pauline, qui arrivait, s’écria :

– Moi, j’ai envie de me mettre en soubrette…

– Toi ! dit madame Deberle avec surprise, mais tu nete déguises pas ! Est-ce que tu te prends pour un enfant,grande bête ?… Tu me feras le plaisir de venir en robeblanche.

– Tiens ! ça m’aurait amusée, murmura Pauline, qui,malgré ses dix-huit ans et ses rondeurs de belle fille, adoraitsauter avec les tout petits enfants.

Hélène, cependant, travaillait au pied de son arbre, levantparfois la tête pour sourire au docteur et à monsieur Rambaud, quicausaient debout devant elle. Monsieur Rambaud avait fini parentrer dans l’intimité des Deberle.

– Et Jeanne, demanda le docteur, en quoi lamettrez-vous ?

Mais il eut la parole coupée par une exclamation deMalignon.

– J’ai trouvé !… Un marquis Louis XV !

Et il brandissait sa badine, d’un air triomphant. Puis, comme onne s’enthousiasmait guère autour de lui, il parut étonné.

– Comment ! vous ne comprenez point ?… C’estLucien qui reçoit ses petits invités, n’est-ce pas ? Alors,vous le plantez à la porte du salon, en marquis, avec un grosbouquet de roses au côté, et il fait des révérences aux dames.

– Mais, objecta Juliette, nous en aurons des douzaines demarquis.

– Qu’est-ce que ça fait ? dit Malignon tranquillement.Plus il y aura de marquis, plus ce sera drôle. Je vous dis quec’est trouvé… Il faut que le maître de la maison soit en marquis,autrement votre bal est infect.

Il semblait tellement convaincu, que Juliette finit par sepassionner, elle aussi. En effet, un costume de marquis Pompadouren satin blanc broché de petits bouquets, ce serait tout à faitdélicieux.

– Et Jeanne ? répéta le docteur.

La petite fille était venue s’appuyer contre l’épaule de sa mèredans cette pose câline qu’elle aimait à prendre. Comme Hélèneallait ouvrir les lèvres, elle murmura :

– Oh ! maman, tu sais ce que tu m’as promis ?

– Quoi donc ? demanda-t-on autour d’elle.

Alors, pendant que sa fille la suppliait du regard, Hélènerépondit en souriant :

– Jeanne ne veut pas que l’on dise son costume.

– Mais c’est vrai ! s’écria l’enfant. On ne fait plusd’effet du tout, quand on a dit son costume.

On s’égaya un instant de cette coquetterie. Monsieur Rambaud semontra taquin. Depuis quelque temps, Jeanne le boudait ; et lepauvre homme, désespéré, ne sachant comment rentrer dans les bonnesgrâces de sa petite amie, en arrivait à la taquiner pour serapprocher d’elle. Il répéta à plusieurs reprises, en laregardant :

– Je vais le dire, moi, je vais le dire…

L’enfant était devenue toute pâle. Sa douce figure souffranteprenait une dureté farouche, le front coupé de deux grands plis, lementon allongé et nerveux.

– Toi, bégaya-t-elle, toi, tu ne diras rien…

Et, follement, comme il faisait toujours mine de vouloir parler,elle s’élança sur lui, en criant :

– Tais-toi, je veux que tu te taises !… Jeveux !…

Hélène n’avait pas eu le temps de prévenir l’accès, un de cesaccès de colère aveugle qui parfois secouaient si terriblement lapetite fille. Elle dit sévèrement :

– Jeanne, prends garde, je te corrigerai !

Mais Jeanne ne l’écoutait pas, ne l’entendait pas. Tremblant dela tête aux pieds, trépignant, s’étranglant, elle répétait :« Je veux !… Je veux !… » d’une voix de plus enplus rauque et déchirée ; et, de ses mains crispées, elleavait saisi le bras de monsieur Rambaud qu’elle tordait avec uneforce extraordinaire. Vainement, Hélène la menaça. Alors, nepouvant la dompter par la sévérité, très chagrine de cette scènedevant tout ce monde, elle se contenta de murmurerdoucement :

– Jeanne, tu me fais beaucoup de peine.

L’enfant, aussitôt, lâcha prise, tourna la tête. Et quand ellevit sa mère, la face désolée, les yeux pleins de larmes contenues,elle éclata elle-même en sanglots et se jeta à son cou, enbalbutiant :

– Non, maman… non, maman…

Elle lui passait les mains sur la figure pour l’empêcher depleurer. Sa mère, lentement, l’écarta. Alors, le cœur crevé,éperdue, la petite se laissa tomber à quelques pas sur un banc, oùelle sanglota plus fort. Lucien, auquel on la donnait sans cesse enexemple, la contemplait, surpris et vaguement enchanté. Et commeHélène pliait son ouvrage, en s’excusant d’une pareille scène,Juliette lui dit que, mon Dieu ! on devait tout pardonner auxenfants ; au contraire, la petite avait très bon cœur, et ellese lamentait si fort, la pauvre mignonne, qu’elle était déjà troppunie. Elle l’appela pour l’embrasser, mais Jeanne refusant lepardon, restait sur son banc, étouffée par les larmes.

Monsieur Rambaud et le docteur, cependant, s’étaient approchés.Le premier se pencha, demanda de sa bonne voix émue :

– Voyons, ma chérie, pourquoi es-tu fâchée ? Quet’ai-je fait ?

– Oh ! dit l’enfant, en écartant les mains et enmontrant son visage bouleversé, tu as voulu me prendre maman.

Le docteur, qui écoutait, se mit à rire. Monsieur Rambaud necomprit pas tout de suite.

– Qu’est-ce que tu dis là ?

– Oui, oui, l’autre mardi… Oh ! tu sais bien, tu t’esmis à genoux, en me demandant ce que je dirais si tu restais à lamaison.

Le docteur ne souriait plus. Ses lèvres décolorées eurent untremblement. Une rougeur, au contraire, était montée aux joues demonsieur Rambaud, qui baissa la voix et balbutia :

– Mais tu avais dit que nous jouerions toujoursensemble.

– Non, non, je ne savais pas, reprit l’enfant avecviolence. Je ne veux pas, entends-tu !… N’en parle plusjamais, jamais, et nous serons amis.

Hélène, debout, avec son ouvrage dans un panier, avait entenduces derniers mots.

– Allons, monte, Jeanne, dit-elle. Quand on pleure, onn’ennuie pas le monde.

Elle salua, en poussant la petite devant elle. Le docteur, trèspâle, la regardait fixement. Monsieur Rambaud était consterné.Quant à madame Deberle et à Pauline, aidées de Malignon, ellesavaient pris Lucien et le faisaient tourner au milieu d’elles, endiscutant vivement, sur ses épaules de gamin, le costume de marquisPompadour.

Le lendemain, Hélène se trouvait seule sous les ormes. MadameDeberle, qui courait pour son bal, avait emmené Lucien et Jeanne.Lorsque le docteur rentra, plus tôt que de coutume, il descenditvivement le perron ; mais il ne s’assit pas, il tourna autourde la jeune femme, en arrachant aux arbres des brins d’écorce. Elleleva un instant les yeux, inquiète de son agitation ; puis,elle piqua de nouveau son aiguille, d’une main un peutremblante.

– Voici le temps qui se gâte, dit-elle, gênée par lesilence. Il fait presque froid, cette après-midi.

– Nous ne sommes encore qu’en avril, murmura-t-il ens’efforçant de calmer sa voix.

Il parut vouloir s’éloigner. Mais il revint et lui demandabrusquement.

– Vous vous mariez donc ?

Cette question brutale la surprit au point qu’elle laissa tomberson ouvrage. Elle était toute blanche. Par un effort superbe devolonté, elle garda un visage de marbre, les yeux largement ouvertssur lui. Elle ne répondit pas, et il se fit suppliant :

– Oh ! je vous en prie, un mot, un seul… Vous vousmariez ?

– Oui, peut-être, que vous importe ? dit-elle enfin,d’un ton glacé.

Il eut un geste violent. Il s’écria :

– Mais c’est impossible !

– Pourquoi donc ? reprit-elle, sans le quitter duregard.

Alors, sous ce regard qui lui clouait les paroles aux lèvres, ildut se taire. Un moment encore, il resta là, portant les mains àses tempes ; puis, comme il étouffait et qu’il craignait decéder à quelque violence, il s’éloigna, pendant qu’elle affectaitde reprendre paisiblement son ouvrage.

Mais le charme de ces douces après-midi était rompu. Il eutbeau, le lendemain, se montrer tendre et obéissant, Hélèneparaissait mal à l’aise, dès qu’elle demeurait seule avec lui. Cen’était plus cette bonne familiarité, cette confiance sereine quiles laissait côte à côte, sans un trouble, avec la joie pure d’êtreensemble. Malgré le soin qu’il mettait à ne pas l’effrayer, il laregardait parfois, secoué d’un tressaillement subit, le visageenflammé par un flot de sang. Elle-même avait perdu de sa belletranquillité ; des frissons l’agitaient, elle restaitlanguissante, les mains lasses et inoccupées. Toutes sortes decolères et de désirs semblaient s’être éveillés en eux.

Hélène en vint à ne plus vouloir que Jeanne s’éloignât. Ledocteur trouvait sans cesse entre elle et lui ce témoin, qui lesurveillait de ses grands yeux limpides. Mais ce dont Hélènesouffrit surtout, ce fut de se sentir tout d’un coup embarrasséedevant madame Deberle. Quand celle-ci rentrait, les cheveux auvent, et qu’elle l’appelait « ma chère » en lui racontantses courses, elle ne l’écoutait plus de son air souriant etpaisible ; au fond de son être, un tumulte montait, dessentiments qu’elle se refusait à préciser. Il y avait là comme unehonte et de la rancune. Puis, sa nature honnête se révoltait ;elle tendait la main à Juliette, mais sans pouvoir réprimer lefrisson physique que les doigts tièdes de son amie lui faisaientcourir à fleur de peau.

Cependant, le temps s’était gâté. Des averses forcèrent cesdames à se réfugier dans le pavillon japonais. Le jardin, avec sabelle propreté, se changeait en lac, et l’on n’osait plus serisquer dans les allées, de peur de les emporter à ses semelles.Lorsqu’un rayon de soleil luisait encore, entre deux nuages, lesverdures trempées s’essuyaient, les lilas avaient des perlespendues à chacune de leurs petites fleurs. Sous les ormes, degrosses gouttes tombaient.

– Enfin, c’est pour samedi, dit un jour madame Deberle.Ah ! ma chère, je n’en puis plus… N’est-ce pas ? soyez làà deux heures, Jeanne ouvrira le bal avec Lucien.

Et, cédant à une effusion de tendresse, ravie des préparatifs deson bal, elle embrassa les deux enfants ; puis, prenant enriant Hélène par les bras, elle lui posa aussi deux gros baiserssur les joues.

– C’est pour me récompenser, reprit-elle gaiement.Tiens ! je l’ai mérité, j’ai assez couru ! Vous verrezcomme ce sera réussi.

Hélène resta toute froide, tandis que le docteur les regardaitpar-dessus la tête blonde de Lucien, qui s’était pendu à soncou.

Chapitre 4

 

Dans le vestibule du petit hôtel, Pierre se tenait debout, enhabit et en cravate blanche, ouvrant la porte à chaque roulement devoiture. Une bouffée d’air humide entrait, un reflet jaune de lapluvieuse après-midi éclairait le vestibule étroit, empli deportières et de plantes vertes. Il était deux heures, le jourbaissait comme par une triste journée d’hiver.

Mais, dès que le valet poussait la porte du premier salon, uneclarté vive aveuglait les invités. On avait fermé les persiennes ettiré soigneusement les rideaux, pas une lueur du ciel louche nefiltrait ; et les lampes posées sur les meubles, les bougiesbrûlant dans le lustre et les appliques de cristal, allumaient làune chapelle ardente. Au fond du petit salon, dont les tenturesréséda éteignaient un peu l’éclat des lumières, le grand salon noiret or resplendissait, décoré comme pour le bal que madame Deberledonnait tous les ans, au mois de janvier.

Cependant, des enfants commençaient à arriver, tandis quePauline, très affairée, faisait aligner des rangées de chaises dansle salon, devant la porte de la salle à manger, que l’on avaitdémontée et remplacée par un rideau rouge.

– Papa, cria-t-elle, donne donc un coup de main ! Nousn’arriverons jamais.

Monsieur Letellier, qui examinait le lustre, les bras derrièrele dos, se hâta de donner un coup de main. Pauline elle-mêmetransporta des chaises. Elle avait obéi à sa sœur, en mettant unerobe blanche ; seulement son corsage s’ouvrait en carré,montrant sa gorge.

– Là, nous y sommes, reprit-elle ; on peut venir… Maisà quoi songe Juliette ? Elle n’en finit plus d’habillerLucien.

Justement, madame Deberle amenait le petit marquis. Toutes lespersonnes présentes poussèrent des exclamations. Oh ! cetamour ! Était-il assez mignon, avec son habit de satin blancbroché de bouquets, son grand gilet brodé d’or et ses culottes desoie cerise ! Son menton et ses mains délicates se noyaientdans de la dentelle. Une épée, un joujou à gros nœud rose, battaitsur sa hanche.

– Allons, fais les honneurs, lui dit sa mère, en leconduisant dans la première pièce.

Depuis huit jours, il répétait sa leçon. Alors, il se campacavalièrement sur ses petits mollets, sa tête poudrée un peurenversée, son tricorne sous le bras gauche ; et, à chaqueinvitée qui arrivait, il faisait une révérence, offrait le bras,saluait et revenait. On riait autour de lui, tant il restait grave,avec une pointe d’effronterie. Il conduisit ainsi MargueriteTissot, une fillette de cinq ans, qui avait un délicieux costume delaitière, la boîte au lait pendue à la ceinture ; il conduisitles deux petites Berthier, Blanche et Sophie, dont l’une était enFolie et l’autre en soubrette ; il s’attaqua même à Valentinede Chermette, une grande personne de quatorze ans, que sa mèrehabillait toujours en Espagnole ; et il était si fluet,qu’elle semblait le porter. Mais son embarras fut extrême devant lafamille Levasseur, composée de cinq demoiselles, qui seprésentèrent par rang de taille, la plus jeune âgée de deux ans àpeine, et l’aînée, de dix ans. Toutes les cinq, déguisées enChaperon rouge, avaient le toquet et la robe de satin ponceau, àbandes de velours noir, sur laquelle tranchait le large tablier dedentelle. Bravement, il se décida, jeta son chapeau, prit les deuxplus grandes à son bras droit et à son bras gauche, et fit sonentrée, dans le salon, suivi des trois autres. On s’égaya beaucoup,sans qu’il perdit le moins du monde son bel aplomb de petithomme.

Madame Deberle, pendant ce temps, querellait sa sœur, dans uncoin.

– Est-il possible ! Te décolleter commecela !

– Tiens ! qu’est-ce que ça fait ! Papa n’a riendit, répondait tranquillement Pauline. Si tu veux, je vais memettre un bouquet.

Elle cueillit une poignée de fleurs naturelles dans unejardinière et se la fourra entre les seins. Mais des dames, desmamans en grandes toilettes de ville, entouraient madame Deberle etla complimentaient déjà sur son bal. Comme Lucien passait, sa mèreramena une boucle de ses cheveux poudrés, tandis qu’il se haussaitpour lui demander :

– Et Jeanne ?

– Elle va venir, mon chéri… Fais bien attention de ne pastomber… Dépêche-toi, voici la petite Guiraud… Ah ! elle est enAlsacienne.

Le salon s’emplissait, les rangées de chaises, en face du rideaurouge, se trouvaient presque toutes occupées, et un tapage de voixenfantines montait. Des garçons arrivaient par bandes. Il y avaitdéjà trois Arlequins, quatre Polichinelles, un Figaro, desTyroliens, des Écossais. Le petit Berthier était en page. Le petitGuiraud, un petit bambin de deux ans et demi, portait son costumede Pierrot d’une façon si drôle, que tout le monde l’enlevait aupassage pour l’embrasser.

– Voici Jeanne, dit tout d’un coup madame Deberle.Oh ! elle est adorable.

Un murmure avait couru, des têtes se penchaient, au milieu delégers cris. Jeanne s’était arrêtée sur le seuil du premier salon,tandis que sa mère, encore dans le vestibule, se débarrassait deson manteau. L’enfant portait un costume de Japonaise, d’unesingularité magnifique. La robe, brodée de fleurs et d’oiseauxbizarres, tombait jusqu’à ses petits pieds, qu’elle couvrait ;tandis que, au-dessous de la large ceinture, les pans écartéslaissaient voir un jupon de soie verdâtre, moirée de jaune. Rienn’était d’un charme plus étrange que son visage fin, sous le hautchignon traversé de longues épingles, avec son menton et ses yeuxde chèvre, minces et luisants, qui lui donnait l’air d’unevéritable fille d’Yeddo marchant dans un parfum de benjoin et dethé. Et elle restait là, hésitante, ayant la langueur maladived’une fleur lointaine qui rêve du pays natal.

Mais derrière elle, Hélène apparut. Toutes deux, en passantbrusquement du jour blafard de la rue à ce vif éclat des bougies,clignaient les paupières, comme aveuglées, souriantes pourtant.Cette bouffée chaude, cette odeur du salon où dominait la violetteles étouffaient un peu et rougissaient leurs joues fraîches. Chaqueinvité, en entrant, avait le même air de surprise etd’hésitation.

– Eh bien ! Lucien ? dit madame Deberle.

L’enfant n’avait pas aperçu Jeanne. Il se précipita, lui prit lebras, en oubliant de faire sa révérence. Et ils étaient l’un etl’autre si délicats, si tendres, le petit marquis avec son habit àbouquets, la Japonaise avec sa robe brodée de pourpre, qu’on auraitdit deux statuettes de Saxe, finement peintes et dorées, tout d’uncoup vivantes.

– Tu sais, je t’attendais, murmurait Lucien. Ça m’embête,de donner le bras… Hein ? nous restons ensemble.

Et il s’installa avec elle sur le premier rang des chaises. Iloubliait tout à fait ses devoirs de maître de maison.

– Vraiment, j’étais inquiète, répétait Juliette à Hélène.Je craignais que Jeanne ne fût indisposée.

Hélène s’excusait, on n’en finissait jamais avec les enfants.Elle était encore debout, dans un coin du salon, parmi un groupe dedames, lorsqu’elle sentit que le docteur s’avançait derrière elle.Il venait en effet d’entrer en écartant le rideau rouge, souslequel il avait replongé la tête, pour donner un dernier ordre.Mais, brusquement, il s’arrêta. Il devinait, lui aussi, la jeunefemme, qui pourtant ne s’était point tournée. Vêtue d’une robe degrenadine noire, elle n’avait jamais eu une beauté plus royale. Etil frissonna, dans la fraîcheur qu’elle apportait du dehors, et quisemblait s’exhaler de ses épaules et de ses bras, nus sous l’étoffetransparente.

– Henri ne voit personne, dit Pauline en riant. Eh !bonjour, Henri.

Alors, il s’approcha et salua les dames. Mademoiselle Aurélie,qui se trouvait là, le retint un instant, pour lui montrer de loinun neveu à elle, qu’elle avait amené. Il restait complaisamment,Hélène, sans parler, lui tendit sa main gantée de noir, qu’il n’osaserrer trop fort.

– Comment ! tu es là ! s’écria madame Deberle, enreparaissant. Je te cherche partout… Il est près de troisheures ; on pourrait commencer.

– Sans doute, dit-il. Tout de suite.

À ce moment, le salon était plein. Autour de la pièce, sous lagrande clarté du lustre, les parents mettaient la bordure sombre deleurs toilettes de ville ; des dames, rapprochant leurssièges, formaient des sociétés à part ; des hommes, immobilesle long des murs, bouchaient les intervalles ; tandis que, àla porte du salon voisin, les redingotes, plus nombreuses,s’écrasaient et se haussaient. Toute la lumière tombait sur lepetit monde tapageur qui s’agitait au milieu de la vaste pièce. Ily avait là près d’une centaine d’enfants, pêle-mêle, dans la gaietébariolée des costumes clairs, où le bleu et le rose éclataient.C’était une nappe de têtes blondes, toutes les nuances du blond,depuis la cendre fine jusqu’à l’or rouge, avec des réveils de nœudset de fleurs, une moisson de chevelures blondes, que de grandsrires faisaient onduler comme sous des brises. Parfois, dans cefouillis de rubans et de dentelles, de soie et de velours, unvisage se tournait ; un nez rose, deux yeux bleus, une bouchesouriante ou boudeuse, qui semblaient perdus. Il y en avait de pasplus hauts qu’une botte, qui s’enfonçaient entre des gaillards dedix ans, et que les mères cherchaient de loin, sans pouvoir lesretrouver. Des garçons restaient gênés, l’air bêta, à côté defillettes en train de faire bouffer leurs jupes. D’autres semontraient déjà très entreprenants, poussant du coude des voisinesqu’ils ne connaissaient pas et leur riant dans la figure. Mais lespetites filles restaient les reines, des groupes de trois ou quatreamies se remuaient sur leurs chaises à les casser, en parlant sifort qu’on ne s’entendait plus. Tous les yeux étaient fixés sur lerideau rouge.

– Attention ! dit le docteur, en allant donner troislégers coups à la porte de la salle à manger.

Le rideau rouge, lentement, s’ouvrit ; et, dans l’embrasurede la porte, apparut un théâtre de marionnettes. Alors, un silencerégna. Tout d’un coup, Polichinelle jaillit de la coulisse, enjetant un « couic » si féroce, que le petit Guiraud yrépondit par une exclamation terrifiée et charmée. C’était une deces pièces effroyables, où Polichinelle, après avoir rossé lecommissaire, tue le gendarme et piétine avec une furieuse gaietésur toutes les lois divines et humaines. À chaque coup de bâton quifendait les têtes de bois, le parterre impitoyable poussait desrires aigus ; et les coups de pointe enfonçant les poitrines,les duels où les adversaires tapaient sur leurs crânes comme surdes courges vides, les massacres de jambes et de bras dont lespersonnages sortaient en marmelade, redoublaient les fusées derires qui partaient de tous côtés, sans pouvoir s’éteindre. Puis,lorsque Polichinelle scia le cou du gendarme, au bord du théâtre,ce fut le comble, l’opération causa une joie si énorme que lesrangées des spectateurs se bousculaient, tombant les unes sur lesautres. Une petite fille de quatre ans, rose et blanche, serraitbéatement ses menottes contre son cœur, tant elle trouvait çagentil. D’autres applaudissaient, tandis que les garçons riaient,la bouche ouverte, d’un ton grave qui accompagnait les gammesflûtées des demoiselles.

– S’amusent-ils ! murmura le docteur.

Il était revenu se placer près d’Hélène. Celle-ci s’égayaitcomme les enfants. Et lui, derrière elle, se grisait de l’odeur quimontait de sa chevelure. À un coup de bâton plus violent que lesautres, elle se tourna pour lui dire :

– Vous savez que c’est très drôle !

Mais les enfants, excités, se mêlaient maintenant à la pièce.Ils donnaient la réplique aux acteurs. Une fillette, qui devaitconnaître le drame, expliquait ce qui allait se passer. « Toutà l’heure, il va assommer sa femme… À présent, on va lependre… » La petite Levasseur, la dernière, celle qui avaitdeux ans, cria tout d’un coup :

– Maman, est-ce qu’on le mettra au pain sec ?

Puis, c’étaient des exclamations, des réflexions faites touthaut. Cependant, Hélène cherchait parmi les enfants.

– Je ne vois pas Jeanne, dit-elle. Est-ce qu’elles’amuse ?

Alors, le docteur se pencha, avança la tête près de la sienne,en murmurant :

– Tenez, là-bas, entre cet Arlequin et cette Normande, vousvoyez les épingles de son chignon… Elle rit de bien bon cœur.

Et il resta courbé, sentant sur sa joue la tiédeur du visaged’Hélène. Jusque-là, aucun aveu ne leur était échappé ; cesilence les laissait dans cette familiarité, qu’un trouble vaguegênait seul depuis quelque temps. Mais, au milieu de ces beauxrires, en face de ces gamins, elle redevenait très enfant, elles’abandonnait, pendant que le souffle d’Henri chauffait sa nuque.Les coups de bâton sonores lui donnaient un tressaillement quigonflait sa gorge ; et elle se tournait vers lui, les yeuxluisants.

– Mon Dieu ! que c’est bête ! disait-elle chaquefois. Hein ! comme ils tapent !

Lui, frémissant, répondait :

– Oh ! ils ont la tête solide.

C’était tout ce que son cœur trouvait. Ils descendaient l’un etl’autre aux enfantillages. La vie peu exemplaire de Polichinelleles alanguissait. Puis, au dénouement du drame, lorsque le diableparut et qu’il y eut une suprême bataille, un égorgement général,Hélène, en se renversant, écrasa la main d’Henri posée sur ledossier de son fauteuil ; tandis que le parterre de bébés,criant et battant des mains, faisait craquer les chaisesd’enthousiasme.

Le rideau rouge était retombé. Alors, au milieu du tapage,Pauline annonça Malignon, avec sa phrase habituelle :

– Ah ! voici le beau Malignon.

Il arrivait, essoufflé, en bousculant les sièges.

– Tiens ! quelle drôle d’idée d’avoir toutfermé ! s’écria-t-il, surpris, hésitant. On croirait entrerchez des morts.

Et, se tournant vers madame Deberle, qui s’avançait :

– Vous pouvez vous vanter de m’avoir fait courir !…Depuis ce matin, je cherche Perdiguet, vous savez, mon chanteur…Alors, comme je n’ai pu mettre la main sur lui, je vous amène legrand Morizot…

Le grand Morizot était un amateur qui récréait les salons enescamotant des muscades. On lui abandonna un guéridon, il exécutases plus jolis tours, mais sans passionner le moins du monde lesspectateurs. Les pauvres chers petits étaient devenus très graves.Des bambins s’endormaient, en suçant leurs doigts. D’autres, plusgrands, tournaient la tête, souriaient aux parents, qui eux-mêmes,bâillaient avec discrétion. Aussi, fut-ce un soulagement général,lorsque le grand Morizot se décida à emporter son guéridon.

– Oh ! il est très fort, murmura Malignon dans le coude madame Deberle.

Mais le rideau rouge s’était écarté de nouveau, et un spectaclemagique avait mis debout tous les enfants.

Sous la vive clarté de la lampe centrale et de deux candélabresà dix branches, la salle à manger s’étendait, avec sa longue table,servie et parée comme pour un grand dîner. Il y avait cinquantecouverts. Au milieu et aux deux bouts, dans des corbeilles basses,des buissons de fleurs s’épanouissaient, séparés par de hautscompotiers, sur lesquels s’entassaient des « surprises »dont les papiers dorés et peinturlurés luisaient. Puis, c’étaientdes gâteaux montés, des pyramides de fruits glacés, des empilementsde sandwichs, et, plus bas, toute une symétrie de nombreusesassiettes pleines de sucreries et de pâtisseries ; les babas,les choux à la crème, les brioches alternaient avec les biscuitssecs, les croquignoles, des petits fours aux amandes. Des geléestremblaient dans des vases de cristal. Des crèmes emplissaient desjattes de porcelaine. Et les bouteilles de vin de Champagne, hautescomme la main, faites à la taille des convives, allumaient autourde la table l’éclair de leurs casques d’argent. On eût dit un deces goûters gigantesques comme les enfants doivent en imaginer enrêve, un goûter servi avec la gravité d’un dîner de grandespersonnes, l’évocation féerique de la table des parents, surlaquelle on aurait renversé la corne d’abondance des pâtissiers etdes marchands de joujoux.

– Allons, le bras aux dames ! dit madame Deberle ensouriant de l’extase des enfants.

Mais le défilé ne put s’organiser. Lucien, triomphant, avaitpris le bras de Jeanne et marchait le premier. Les autres, derrièrelui, se bousculèrent un peu. Il fallut que les mamans vinssent lesplacer. Et elles restèrent là, surtout derrière les marmots,qu’elles surveillaient, par crainte des accidents. À la vérité, lesconvives parurent d’abord fort gênés ; ils se regardaient, ilsn’osaient toucher à toutes ces bonnes choses, vaguement inquiets dece monde renversé, les enfants à table et les parents debout.Enfin, les plus grands s’enhardirent et envoyèrent les mains. Puis,quand les mamans s’en mêlèrent, coupant les gâteaux montés, servantautour d’elles, le goûter s’anima et devint bientôt très bruyant.La belle symétrie de la table fut bousculée comme par unerafale ; tout circulait à la fois, au milieu des bras tendus,qui vidaient les plats au passage. Les deux petites Berthier,Blanche et Sophie, riaient à leurs assiettes où il y avait de tout,de la confiture, de la crème, des gâteaux, des fruits. Les cinqdemoiselles Levasseur accaparaient un coin de friandises, tandisque Valentine, fière de ses quatorze ans, faisait la dameraisonnable en s’occupant de ses voisins. Cependant, Lucien, pourmontrer sa galanterie, déboucha une bouteille de champagne, et celasi maladroitement, qu’il faillit en verser le contenu sur saculotte de soie cerise. Ce fut une affaire.

– Veux-tu bien laisser les bouteilles ! criaitPauline. C’est moi qui débouche le champagne.

Elle se donnait un mouvement extraordinaire, s’amusant pour soncompte. Dès qu’un domestique arrivait, elle lui arrachait lachocolatière et prenait un plaisir extrême à emplir les tasses,avec une promptitude de garçon de café. Puis, elle promenait desglaces et des verres de sirop, lâchait tout pour bourrer quelquegamine qu’on oubliait, repartait en questionnant les uns et lesautres.

– Qu’est-ce que tu veux, toi, mon gros ? hein ?une brioche ?… Attends, ma chérie, je vais te passer lesoranges… Mangez donc, grosses bêtes, vous jouerez après !

Madame Deberle, plus calme, répétait qu’on devait les laissertranquilles, et qu’ils s’en tireraient toujours bien. À un bout dela pièce, Hélène et quelques dames riaient du spectacle de latable. Tous ces museaux roses croquaient à belles dents blanches.Et rien n’était drôle comme leurs manières d’enfants bien élevés,s’oubliant parfois dans des incartades de jeunes sauvages. Ilsprenaient leurs verres à deux mains pour boire jusqu’au fond, sebarbouillaient, tachaient leurs costumes. Le tapage montait. Onpillait les dernières assiettes. Jeanne elle-même dansait sur sachaise, en entendant jouer un quadrille dans le salon ; etcomme sa mère avançait, lui reprochant d’avoir trop mangé.

– Oh ! maman, je suis si bien aujourd’hui !

Mais la musique avait fait lever d’autres enfants. Peu à peu, latable se dégarnit, et bientôt il ne resta plus qu’un gros bébé, aubeau milieu. Celui-là paraissait se moquer du piano. Une servietteau cou, le menton sur la nappe, tant il était petit, il ouvrait desyeux énormes et avançait la bouche, chaque fois que sa mère luiprésentait une cuillerée de chocolat. La tasse se vidait, il selaissait essuyer les lèvres, avalant toujours, ouvrant des yeuxplus grands.

– Fichtre ! mon bonhomme, tu vas bien ! ditMalignon qui le regardait d’un air rêveur.

Ce fut alors qu’il y eut un partage des « surprises ».Les enfants, en quittant la table, emportaient chacun une desgrandes papillotes dorées, dont ils se hâtaient de déchirerl’enveloppe ; et ils sortaient de là des joujoux, descoiffures grotesques en papier mince, des oiseaux et des papillons.Mais la grande joie, c’étaient les pétards. Chaque« surprise » contenait un pétard que les garçons tiraientbravement, heureux du bruit, tandis que les demoiselles fermaientles yeux, en s’y reprenant à plusieurs fois. On n’entendit pendantun instant que le pétillement sec de cette mousqueterie. Et ce futau milieu du vacarme que les enfants retournèrent dans le salon, oùle piano jouait sans arrêt des figures de quadrille.

– Je mangerais bien une brioche, murmura mademoiselleAurélie en s’asseyant.

Alors, devant la table restée libre, couverte encore de ladébandade de ce dessert colossal, des dames s’installèrent. Ellesétaient une dizaine qui avaient prudemment attendu pour manger.Comme elles ne pouvaient mettre la main sur un domestique, ce futMalignon qui s’empressa. Il vida la chocolatière, consulta le fonddes bouteilles, parvint même à trouver des glaces. Mais, tout en semontrant galant, il en revenait toujours à la singulière idée qu’onavait eue de fermer les persiennes.

– Positivement, répétait-il, on est dans un caveau.

Hélène était restée debout, causant avec madame Deberle.Celle-ci retournait au salon, et elle se disposait à la suivre,lorsqu’elle se sentit toucher doucement. Le docteur souriaitderrière elle. Il ne la quittait pas.

– Vous ne prenez donc rien ? demanda-t-il.

Et, sous cette phrase banale, il mettait une supplication sivive, qu’elle éprouva un grand trouble. Elle entendait bien qu’illui parlait d’autre chose. Une excitation la gagnait peu à peuelle-même, dans cette gaieté qui l’entourait. Tout ce petit mondesautant et criant lui donnait de la fièvre. Les joues roses, lesyeux brillants, elle refusa d’abord.

– Non, merci, rien du tout.

Puis, comme il insistait, prise d’une inquiétude, voulant sedébarrasser de lui :

– Eh bien ! une tasse de thé.

Il courut, rapporta la tasse. Ses mains tremblaient, en laprésentant. Et, pendant qu’elle buvait, il s’approcha d’elle, leslèvres gonflées et frémissantes de l’aveu qui montait de son cœur.Alors, elle recula, lui tendit la tasse vide, et se sauva pendantqu’il la posait sur un dressoir, le laissant seul dans la salle àmanger avec mademoiselle Aurélie, en train de mâcher lentement etd’inspecter les assiettes d’une façon méthodique.

Le piano jouait très fort, au fond du salon. Et, d’un bout àl’autre, le bal s’agitait dans une drôlerie adorable. On faisaitcercle autour du quadrille où dansaient Jeanne et Lucien. Le petitmarquis brouillait un peu les figures ; il n’allait bien quelorsqu’il lui fallait empoigner Jeanne ; alors, il la prenaità bras-le-corps, et il tournait. Jeanne se balançait comme unedame, ennuyée de le voir chiffonner son costume ; puis,emportée par le plaisir, elle le saisissait à son tour, l’enlevaitdu sol. Et l’habit de satin blanc broché de bouquets se mêlait à larobe brodée de fleurs et d’oiseaux bizarres, les deux figurines devieux saxe prenaient la grâce et l’étrangeté d’un bibelotd’étagère.

Après le quadrille, Hélène appela Jeanne pour rattacher sarobe.

– C’est lui, maman, disait la petite. Il me frotte, il estinsupportable.

Autour du salon, les parents souriaient. Quand le pianorecommença, tous les bambins se remirent à sauter. Ils éprouvaientune méfiance, pourtant, en voyant qu’on les regardait ; ilsrestaient sérieux et se retenaient de gambader, pour paraître commeil faut. Quelques-uns savaient danser ; la plupart, ignorantles figures, se remuaient sur place, embarrassés de leurs membres.Mais Pauline intervint.

– Il faut que je m’en mêle… Oh ! lescruches !

Elle se jeta au milieu du quadrille, en prit deux par les mains,l’un à gauche, l’autre à droite, et donna un tel branle à la danse,que les lames du parquet craquèrent. On n’entendait plus que ladébandade des petits pieds tapant du talon à contretemps, tandisque le piano continuait tout seul à jouer en mesure. D’autresgrandes personnes s’en mêlèrent aussi. Madame Deberle et Hélène,apercevant des fillettes honteuses qui n’osaient se risquer, lesemmenèrent au plus épais. Elles conduisaient les figures,poussaient les cavaliers, formaient les rondes ; et les mèresleur passaient les tout petits bébés, pour qu’elles les fissentsauter un instant, en les tenant des deux mains. Alors, le bal futdans son beau. Les danseurs s’en donnaient à cœur joie, riant et sepoussant, pareils à un pensionnat pris tout d’un coup d’une foliejoyeuse, en l’absence du maître. Et rien n’était d’une gaieté plusclaire que ce carnaval de gamins, ces bouts d’hommes et de femmesqui mélangeaient là, dans un monde en raccourci, les modes de tousles peuples, les fantaisies du roman et du théâtre. Les costumesempruntaient aux bouches roses et aux yeux bleus, à ces mines sitendres, une fraîcheur d’enfance. On aurait dit le gala d’un contede fées, avec des Amours déguisés pour les fiançailles de quelqueprince charmant.

– On étouffe, disait Malignon. Je vais respirer.

Il sortait, ouvrant la porte du salon toute grande. Le pleinjour de la rue entrait alors en un coup de lumière blafard, et quiattristait le resplendissement des lampes et des bougies. Et, tousles quarts d’heure, Malignon faisait battre la porte.

Mais le piano ne s’arrêtait pas. La petite Guiraud, avec sonpapillon noir d’Alsacienne sur ses cheveux blonds, dansait au brasd’un Arlequin deux fois plus grand qu’elle. Un Écossais faisaittourner si rapidement Marguerite Tissot, qu’elle perdait en cheminsa boîte de laitière. Les deux Berthier, Blanche et Sophie, quiétaient inséparables, sautaient ensemble, la soubrette aux bras dela Folie, dont les grelots tintaient. Et l’on ne pouvait jeter uncoup d’œil sur le bal sans rencontrer une demoiselleLevasseur ; les Chaperons rouges semblaient semultiplier ; il y avait partout des toquets et des robes desatin ponceau à bandes de velours noir. Cependant, pour danser àl’aise, de grands garçons et de grandes filles s’étaient réfugiésau fond de l’autre salon. Valentine de Chermette, enveloppée danssa mantille d’espagnole, faisait là des pas savants, en face d’unjeune monsieur qui était venu en habit. Tout d’un coup, il y eutdes rires, on appela le monde, pour voir : c’était, derrièreune porte, dans un coin, le petit Guiraud, le Pierrot de deux ans,et une petite fille de son âge, habillée en paysanne, qui setenaient embrassés, se serrant bien fort, de peur de tomber, ettournant tout seuls, comme des sournois, la joue contre lajoue.

– Je n’en puis plus, dit Hélène en venant s’adosser à laporte de la salle à manger.

Elle s’éventait, rouge d’avoir sauté elle-même. Sa poitrine sesoulevait sous la grenadine transparente de son corsage. Et ellesentit encore sur ses épaules le souffle d’Henri, qui étaittoujours là, derrière elle. Alors, elle comprit qu’il allaitparler ; mais elle n’avait plus la force d’échapper à sonaveu. Il s’approcha, il dit très bas, dans sa chevelure :

– Je vous aime ! Oh ! je vous aime !

Ce fut comme une haleine embrasée qui la brûla de la tête auxpieds. Mon Dieu ! il avait parlé, elle ne pourrait plusfeindre la paix si douce de l’ignorance. Elle cacha son visageempourpré derrière son éventail. Les enfants, dans l’emportementdes derniers quadrilles, tapaient plus fort des talons. Des riresargentins sonnaient, des voix d’oiseaux laissaient échapper delégers cris de plaisir. Une fraîcheur montait de cette ronded’innocents lâchés dans un galop de petits démons.

– Je vous aime ! Oh ! je vous aime ! répétaHenri.

Elle frissonna encore, elle voulait ne plus entendre. La têteperdue, elle se réfugia dans la salle à manger. Mais cette pièceétait vide ; seul, monsieur Letellier dormait paisiblement surune chaise. Henri l’avait suivie. Il osa lui prendre les poignets,au risque d’un scandale, avec un visage si bouleversé par lapassion, qu’elle en tremblait. Il répétait toujours :

– Je vous aime… Je vous aime…

– Laissez-moi, murmura-t-elle faiblement, laissez-moi, vousêtes fou…

Et ce bal, à côté, qui continuait avec la débandade des petitspieds ! On entendait les grelots de Blanche Berthieraccompagnant les notes étouffées du piano. Madame Deberle etPauline frappaient dans leurs mains pour marquer la mesure. C’étaitune polka. Hélène put voir Jeanne et Lucien passer en souriant, lesmains à la taille.

Alors, d’un mouvement brusque, elle se dégagea, elle se sauvadans une pièce voisine, une office où entrait le grand jour. Cetteclarté soudaine l’aveugla. Elle eut peur, elle était hors d’état derentrer dans le salon, avec cette passion qu’on devait lire sur sonvisage. Et, traversant le jardin, elle monta se remettre chez elle,poursuivie par les bruits dansants du bal.

Chapitre 5

 

En haut, dans sa chambre, dans cette douceur cloîtrée qu’elleretrouvait, Hélène se sentit étouffer. La pièce l’étonnait, sicalme, si bien close, si endormie sous les tentures de veloursbleu, tandis qu’elle y apportait le souffle court et ardent del’émotion qui l’agitait. Était-ce sa chambre, ce coin mort desolitude où elle manquait d’air ? Alors, violemment, elleouvrit une fenêtre, elle s’accouda en face de Paris.

La pluie avait cessé, les nuages s’en allaient, pareils à untroupeau monstrueux, dont la file débandée s’enfonçait dans lesbrumes de l’horizon. Une trouée bleue s’était faite au-dessus de laville, s’élargissant lentement. Mais Hélène, les coudes frémissantssur la barre d’appui, encore essoufflée d’avoir monté trop vite, nevoyait rien, n’entendait que son cœur battant à grands coups contresa gorge, qu’il soulevait. Elle respirait longuement, il luisemblait que l’immense vallée, avec son fleuve, ses deux millionsd’existences, sa cité géante, ses coteaux lointains, n’aurait pointassez d’air pour lui rendre la régularité et la paix de sonhaleine.

Pendant quelques minutes, elle resta là, éperdue, dans cettecrise qui la tenait tout entière. C’était, en elle, comme un grandruissellement de sensations et de pensées confuses, dont le murmurel’empêchait de s’écouter et de se comprendre. Ses oreillesbourdonnaient, ses yeux voyaient de larges taches claires voyageantavec lenteur. Elle se surprit à examiner ses mains gantées, et à sesouvenir qu’elle avait oublié de recoudre un bouton au gant de lamain gauche. Puis, elle parla tout haut, elle répéta plusieursfois, d’une voix de plus en plus basse :

– Je vous aime… Je vous aime… Mon Dieu ! je vousaime…

Et, d’un mouvement instinctif, elle posa la face dans ses mainsjointes, appuyant les doigts sur ses paupières closes, comme pouraugmenter la nuit où elle se plongeait. Une volonté de s’anéantirla prenait, de ne plus voir, d’être seule au fond des ténèbres. Sarespiration se calmait. Paris lui envoyait au visage son soufflepuissant ; elle le sentait là, ne voulant point le regarder,et cependant prise de peur à l’idée de quitter la fenêtre, de neplus avoir sous elle cette ville dont l’infini l’apaisait.

Bientôt, elle oublia tout. La scène de l’aveu, malgré elle,renaissait. Sur le fond d’un noir d’encre, Henri apparaissait avecune netteté singulière, si vivant, qu’elle distinguait les petitsbattements nerveux de ses lèvres. Il s’approchait, il se penchait.Alors, follement, elle se rejetait en arrière. Mais, quand même,elle sentait une brûlure effleurer ses épaules, elle entendait unevoix : « Je vous aime… Je vous aime… » Puis, lorsqued’un suprême effort elle avait chassé la vision, elle la voyait sereformer plus lointaine, lentement grossie ; et c’était denouveau Henri qui la poursuivait dans la salle à manger, avec lesmêmes mots : « Je vous aime… Je vous aime », dont larépétition prenait en elle la sonorité continue d’une cloche. Ellen’entendait plus que ces mots vibrant à toute volée dans sesmembres. Cela lui brisait la poitrine. Cependant, elle voulaitréfléchir, elle s’efforçait encore d’échapper à l’image d’Henri. Ilavait parlé, jamais elle n’oserait le revoir face à face. Sabrutalité d’homme venait de gâter leur tendresse. Et elle évoquaitles heures où il l’aimait sans avoir la cruauté de le dire, cesheures passées au fond du jardin, dans la sérénité du printempsnaissant. Mon Dieu ! il avait parlé ! Cette pensées’entêtait, devenait si grosse et si lourde, qu’un coup de foudredétruisant Paris devant elle ne lui aurait pas paru d’une égaleimportance. C’était, dans son cœur, un sentiment de protestationindignée, d’orgueilleuse colère, mêlé à une sourde et invinciblevolupté qui lui montait des entrailles et la grisait. Il avaitparlé et il parlait toujours, il surgissait obstinément, avec cesparoles brûlantes : « Je vous aime… Je vous aime… »,qui emportaient toute sa vie passée d’épouse et de mère.

Pourtant, dans cette évocation, elle gardait la conscience desvastes étendues qui se déroulaient sous elle, derrière la nuit dontelle s’aveuglait. Une voix haute montait, des ondes vivantess’élargissaient et l’enveloppaient. Les bruits, les odeurs, jusqu’àla clarté lui battaient le visage, malgré ses mains nerveusementserrées. Par moments, de brusques lueurs semblaient percer sespaupières closes ; et, dans ces lueurs, elle croyait voir lesmonuments, les flèches et les dômes se détacher sur le jour diffusdu rêve. Alors, elle écarta les mains, elle ouvrit les yeux etdemeura éblouie. Le ciel se creusait, Henri avait disparu.

On n’apercevait plus, tout au fond, qu’une barre de nuages, quientassaient un écroulement de roches crayeuses. Maintenant, dansl’air pur, d’un bleu intense, passaient seulement des vols légersde nuées blanches, nageant avec lenteur, ainsi que des flottillesde voiles que le vent gonflait. Au nord, sur Montmartre, il y avaitun réseau d’une finesse extrême, comme un filet de soie pâle tendulà, dans un coin du ciel, pour quelque pêche de cette mer calme.Mais, au couchant, vers les coteaux de Meudon qu’Hélène ne pouvaitvoir, une queue de l’averse devait encore noyer le soleil, carParis, sous l’éclaircie, restait sombre et mouillé, effacé dans labuée des toits qui séchaient. C’était une ville d’un ton uniforme,du gris bleuâtre de l’ardoise, que les arbres tachaient de noir,très distincte cependant, avec les arêtes vives et les milliers defenêtres des maisons. La Seine avait l’éclat terni d’un vieuxlingot d’argent. Aux deux bords, les monuments semblaientbadigeonnés de suie ; la tour Saint-Jacques, comme mangée derouille, dressait son antiquaille de musée, tandis que le Panthéon,au-dessus du quartier assombri qu’il surmontait, prenait un profilde catafalque géant. Seul, le dôme des Invalides gardait des lueursdans ses dorures ; et l’on eût dit des lampes allumées enplein jour, d’une mélancolie rêveuse au milieu du deuilcrépusculaire qui drapait la cité. Les plans manquaient ;Paris, voilé d’un nuage, se charbonnait sur l’horizon, pareil à unfusain colossal et délicat, très vigoureux sous le ciellimpide.

Hélène, devant cette ville morne, songeait qu’elle neconnaissait pas Henri. Elle était très forte, à présent que sonimage ne la poursuivait plus. Une révolte la poussait à nier cettepossession qui, en quelques semaines, l’avait emplie de cet homme.Non, elle ne le connaissait pas. Elle ignorait tout de lui, sesactes, ses pensées ; elle n’aurait même pu dire s’il était unegrande intelligence. Peut-être manquait-il de cœur plus encore qued’esprit. Et elle épuisait ainsi toutes les suppositions, segonflant le cœur de l’amertume qu’elle trouvait au fond de chacune,se heurtant toujours à son ignorance, à ce mur qui la séparaitd’Henri et qui l’empêchait de le connaître. Elle ne savait rien,elle ne saurait jamais rien. Elle ne se l’imaginait plus quebrutal, lui soufflant des paroles de flamme, lui apportant le seultrouble qui, jusqu’à cette heure, eût rompu l’équilibre heureux desa vie. D’où venait-il donc pour la désoler de la sorte ? Toutd’un coup, elle pensa que, six semaines auparavant, elle n’existaitpas pour lui, et cette idée lui fut insupportable. Mon Dieu !n’être pas l’un pour l’autre, passer sans se voir, ne point serencontrer peut-être ! Elle avait joint désespérément lesmains, des larmes mouillaient ses yeux.

Alors, Hélène regarda fixement les tours de Notre-Dame, trèsloin. Un rayon, dardant entre deux nuages, les dorait. Elle avaitla tête lourde, comme trop pleine des idées tumultueuses qui s’yheurtaient. C’était une souffrance, elle aurait voulu s’intéresserà Paris, retrouver sa sérénité, en promenant sur l’océan destoitures ses regards tranquilles de chaque jour. Que de fois, àpareille heure, l’inconnu de la grande ville, dans le calme d’unbeau soir, l’avait bercée d’un rêve attendri ! Cependant,devant elle, Paris s’éclairait de coups de soleil. Au premier rayonqui était tombé sur Notre-Dame, d’autres rayons avaient succédé,frappant la ville. L’astre, à son déclin, faisait craquer lesnuages. Alors, les quartiers s’étendirent, dans une bigarrured’ombres et de lumières. Un moment, toute la rive gauche fut d’ungris de plomb, tandis que des lueurs rondes tigraient la rivedroite, déroulée au bord du fleuve comme une gigantesque peau debête. Puis, les formes changeaient et se déplaçaient, au gré duvent qui emportait les nuées. C’était, sur le ton doré des toits,des nappes noires voyageant toutes dans le même sens, avec le mêmeglissement doux et silencieux. Il y en avait d’énormes, nageant del’air majestueux d’un vaisseau amiral, entourées de plus petitesqui gardaient des symétries d’escadre en ordre de bataille. Uneombre immense, allongée, ouvrant une gueule de reptile, barra uninstant Paris, qu’elle semblait vouloir dévorer. Et, quand elle sefut perdue au fond de l’horizon, rapetissée à la taille d’un ver deterre, un rayon, dont les rais jaillissaient en pluie de lacrevasse d’un nuage, tomba dans le trou vide qu’elle laissait. Onen voyait la poussière d’or filer comme un sable fin, s’élargir envaste cône, pleuvoir sans relâche sur le quartier desChamps-Élysées, qu’elle éclaboussait d’une clarté dansante.Longtemps, cette averse d’étincelles dura, avec son poudroiementcontinu de fusée.

Eh bien ! la passion était fatale, Hélène ne se défendaitplus. Elle se sentait à bout de force contre son cœur. Henripouvait la prendre, elle s’abandonnait. Alors, elle goûta unbonheur infini à ne plus lutter. Pourquoi donc se serait-ellerefusée davantage ? N’avait-elle pas assez attendu ? Lesouvenir de sa vie passée la gonflait de mépris et de violence.Comment avait-elle pu exister, dans cette froideur dont elle étaitsi fière autrefois ? Elle se revoyait jeune fille, àMarseille, rue des Petites-Maries, cette rue où elle avait toujoursgrelotté ; elle se revoyait mariée, glacée près de ce grandenfant qui baisait ses pieds nus, se réfugiant au fond de sessoucis de bonne ménagère ; elle se revoyait à toutes lesheures de son existence, suivant du même pas le même chemin, sansune émotion qui dérangeât son calme, et cette uniformité,maintenant, ce sommeil de l’amour qu’elle avait dormi,l’exaspérait. Dire qu’elle s’était crue heureuse d’aller ainsitrente années devant elle, le cœur muet, n’ayant pour combler levide de son être, que son orgueil de femme honnête ! Ah !quelle duperie, cette rigidité, ce scrupule du juste quil’enfermaient dans les jouissances stériles des dévotes ! Non,non, c’était assez, elle voulait vivre ! Et une raillerieterrible lui venait contre sa raison. Sa raison ! en vérité,elle lui faisait pitié, cette raison qui, dans une vie déjà longue,ne lui avait pas apporté une somme de joie comparable à la joiequ’elle goûtait depuis une heure. Elle avait nié la chute, elleavait eu l’imbécile vanterie de croire qu’elle marcherait ainsijusqu’au bout, sans que son pied heurtât seulement une pierre. Ehbien ! aujourd’hui, elle réclamait la chute, elle l’auraitsouhaitée immédiate et profonde. Toute sa révolte aboutissait à cedésir impérieux. Oh ! disparaître dans une étreinte, vivre enune minute tout ce qu’elle n’avait pas vécu !

Cependant, au fond d’elle, une grande tristesse pleurait.C’était un serrement intérieur, avec une sensation de vide et denoir. Alors, elle plaida. N’était-elle pas libre ? En aimantHenri, elle ne trompait personne, elle disposait comme il luiplaisait de ses tendresses. Puis, tout ne l’excusait-il pas ?Quelle était sa vie depuis près de deux ans ? Elle comprenaitque tout l’avait amollie et préparée pour la passion, son veuvage,sa liberté absolue, sa solitude. La passion devait couver en elle,pendant les longues soirées passées entre ses deux vieux amis,l’abbé et son frère, ces hommes simples dont la sérénité laberçait ; elle couvait, lorsqu’elle s’enfermait siétroitement, hors du monde, en face de Paris grondant àl’horizon ; elle couvait, chaque fois qu’elle s’était accoudéeà cette fenêtre, prise d’une de ces rêveries qu’elle ignoraitautrefois, et qui, peu à peu, la rendaient si lâche. Et un souvenirlui vint, celui de cette claire matinée de printemps, avec la villeblanche et nette comme sous un cristal, un Paris tout blondd’enfance, qu’elle avait si paresseusement contemplé, étendue danssa chaise longue, un livre tombé sur ses genoux. Ce matin-là,l’amour s’éveillait, à peine un frisson qu’elle ne savait commentnommer et contre lequel elle se croyait bien forte. Aujourd’hui,elle était à la même place, mais la passion victorieuse ladévorait, tandis que, devant elle, un soleil couchant incendiait laville. Il lui semblait qu’une journée avait suffi, que c’était làle soir empourpré de ce matin limpide, et elle croyait sentirtoutes ces flammes brûler dans son cœur.

Mais le ciel avait changé. Le soleil, s’abaissant vers lescoteaux de Meudon, venait d’écarter les derniers nuages et deresplendir. Une gloire enflamma l’azur. Au fond de l’horizon,l’écroulement de roches crayeuses qui barraient les lointains deCharenton et de Choisy-le-Roi, entassa des blocs de carmin bordésde laque vive ; la flottille de petites nuées nageantlentement dans le bleu, au-dessus de Paris, se couvrit de voiles depourpre ; tandis que le mince réseau, le filet de soie blanchetendu au-dessus de Montmartre, parut tout d’un coup fait d’uneganse d’or, dont les mailles régulières allaient prendre lesétoiles à leur lever. Et, sous cette voûte embrasée, la ville toutejaune, rayée de grandes ombres, s’étendait. En bas, sur la vasteplace, le long des avenues, les fiacres et les omnibus secroisaient au milieu d’une poussière orange, parmi la foule despassants, dont le noir fourmillement blondissait et s’éclairait degouttes de lumière. Un séminaire, en rangs pressés, qui suivait lequai Debilly, mettait une queue de soutanes, couleur d’ocre, dansla clarté diffuse. Puis, les voitures et les piétons se perdaient,on ne devinait plus, très loin, sur quelque pont, qu’une filed’équipages dont les lanternes étincelaient. À gauche, les hautescheminées de la Manutention, droites et roses, lâchaient de grostourbillons de fumée tendre, d’une teinte délicate de chair ;tandis que, de l’autre côté de la rivière, les beaux ormes du quaid’Orsay faisaient une masse sombre, trouée de coups de soleil. LaSeine, entre ses berges que les rayons obliques enfilaient, roulaitdes flots dansants où le bleu, le jaune et le vert se brisaient enun éparpillement bariolé ; mais, en remontant le fleuve, cepeinturlurage de mer orientale prenait un seul ton d’or de plus enplus éblouissant ; et l’on eût dit un lingot sorti à l’horizonde quelque creuset invisible, s’élargissant avec un remuement decouleurs vives, à mesure qu’il se refroidissait. Sur cette couléeéclatante, les ponts échelonnés, amincissant leurs courbes légères,jetaient des barres grises, qui se perdaient dans un entassementincendié de maisons, au sommet duquel les deux tours de Notre-Damerougeoyaient comme des torches. À droite, à gauche, les monumentsflambaient. Les verrières du palais de l’industrie, au milieu desfutaies des Champs-Élysées, étalaient un lit de tisonsardents ; plus loin, derrière la toiture écrasée de laMadeleine, la masse énorme de l’Opéra semblait un bloc decuivre ; et les autres édifices, les coupoles et les tours, lacolonne Vendôme, Saint-Vincent-de-Paul, la tour Saint-Jacques, plusprès les pavillons du nouveau Louvre et des Tuileries, secouronnaient de flammes, dressant à chaque carrefour des bûchersgigantesques. Le dôme des Invalides était en feu, si étincelant,qu’on pouvait craindre à chaque minute de le voir s’effondrer, encouvrant le quartier des flammèches de sa charpente. Au-delà destours inégales de Saint-Sulpice, le Panthéon se détachait sur leciel avec un éclat sourd, pareil à un royal palais de l’incendiequi se consumerait en braise. Alors, Paris entier, à mesure que lesoleil baissait, s’alluma aux bûchers des monuments. Des lueurscouraient sur les crêtes des toitures, pendant que, dans lesvallées, des fumées noires dormaient. Toutes les façades tournéesvers le Trocadéro rougissaient, en jetant le pétillement de leursvitres, une pluie d’étincelles qui montaient de la ville, comme siquelque soufflet eût sans cesse activé cette forge colossale. Desgerbes toujours renaissantes s’échappaient des quartiers voisins,où les rues se creusaient, sombres et cuites. Même, dans leslointains de la plaine, du fond d’une cendre rousse quiensevelissait les faubourgs détruits et encore chauds, luisaientdes fusées perdues, sorties de quelque foyer subitement ravivé.Bientôt ce fut une fournaise. Paris brûla. Le ciel s’étaitempourpré davantage, les nuages saignaient au-dessus de l’immensecité rouge et or.

Hélène, baignée par ces flammes, se livrant à cette passion quila consumait, regardait flamber Paris, lorsqu’une petite main lafit tressaillir en se posant sur son épaule. C’était Jeanne quil’appelait.

– Maman ! Maman !

Et, quand elle se fut tournée :

– Ah ! c’est heureux !… Tu n’entends doncpas ? Voilà dix fois que je t’appelle.

La petite, encore costumée en Japonaise, avait des yeuxbrillants et des joues toutes roses de plaisir. Elle ne laissa pasà sa mère le temps de répondre.

– Tu m’as joliment lâchée… Tu sais qu’on t’a cherchéepartout, à la fin. Sans Pauline, qui m’a accompagnée jusqu’au basde l’escalier, je n’aurais point osé traverser la rue.

Et, d’un mouvement joli, elle approcha son visage des lèvres desa mère, en demandant sans transition :

– Tu m’aimes ?

Hélène la baisa, mais d’une bouche distraite. Elle éprouvait unesurprise, comme une impatience à la voir rentrer si vite. Est-ceque vraiment il y avait une heure qu’elle s’était échappée dubal ? Et, pour répondre aux questions de l’enfant quis’inquiétait, elle dit qu’en effet elle avait éprouvé un légermalaise. L’air lui faisait du bien. Il lui fallait un peu detranquillité.

– Oh ! n’aie pas peur, je suis trop lasse, murmuraJeanne. Je vais me tenir là, tout plein sage… Mais, petite mère, jepuis parler, n’est-ce pas ?

Elle se posa près d’Hélène, se serrant contre elle, heureusequ’on ne la déshabillât pas tout de suite. Sa robe brodée depourpre, son jupon de soie verdâtre, la ravissaient ; et ellehochait sa tête fine, pour entendre claquer sur son chignon lespendeloques des longues épingles qui le traversaient. Alors, unflot de paroles pressées sortit de ses lèvres. Elle avait toutregardé, tout écouté et tout retenu, avec son air bêta de ne riencomprendre. Maintenant, elle se dédommageait d’être restéeraisonnable, la bouche cousue et les yeux indifférents.

– Tu sais, maman, c’était un vieux bonhomme, la barbegrise, qui faisait aller Polichinelle. Je l’ai bien vu, lorsque lerideau s’est écarté… Il y avait le petit Guiraud qui pleurait.Hein ? est-il bête ! Alors, on lui a dit que le gendarmeviendrait lui mettre de l’eau dans sa soupe, et il a fallul’emporter, tant il criait… C’est comme au goûter, Marguerite s’esttout taché son costume de laitière avec de la confiture. Sa mamanl’a essuyée, en criant : « Oh ! lasale ! » Marguerite s’en était fourré jusque dans lescheveux… Moi, je ne disais rien, mais je m’amusais joliment à lesregarder tomber sur les gâteaux. Elles sont mal élevées, n’est-cepas, petite mère ?

Elle s’interrompit quelques secondes, absorbée par unsouvenir ; puis, elle demanda d’un air pensif :

– Dis donc, maman, est-ce que tu as mangé de ces gâteauxqui étaient jaunes et qui avaient de la crème blanche dedans ?Oh ! c’était bon ! c’était bon !… J’ai gardé tout letemps l’assiette à côté de moi.

Hélène n’écoutait pas ce babil d’enfant. Mais Jeanne parlaitpour se soulager, la tête trop pleine. Elle repartit, avec uneabondance extraordinaire de détails sur le bal. Les moindres petitsfaits prenaient une importance énorme.

– Tu ne t’es pas aperçue, toi, quand on a commencé, voilàma ceinture qui s’est défaite. Une dame, que je ne connais pas, m’amis une épingle. Je lui ai dit : « Je vous remercie bien,madame… » Alors, Lucien, en dansant, s’est piqué. Il m’ademandé : « Qu’est-ce que tu as donc là-devant quipique ? » Moi, je ne savais plus, je lui ai répondu queje n’avais rien. C’est Pauline qui m’a visitée et qui a remisl’épingle comme il faut… Non ! tu n’as pas idée ! On sebousculait, une grande bête de garçon a donné un coup dans lederrière à Sophie, qui a failli tomber. Les demoiselles Levasseursautaient à pieds joints. Ce n’est pas comme ça qu’on danse, biensûr… Mais le plus beau, vois-tu, ç’a été la fin. Tu n’étais pluslà, tu ne peux pas savoir. On s’est pris par les bras, on a tournéen rond ; c’était à mourir de rire. Il y avait de grandsmessieurs qui tournaient aussi. Bien vrai, je ne mens pas !…Pourquoi ne veux-tu pas me croire, petite mère ?

Le silence d’Hélène finissait par la fâcher. Elle se serradavantage, lui secoua la main. Puis, voyant qu’elle n’en tirait quedes paroles brèves, elle se tut peu à peu elle-même, glissantégalement à une rêverie, songeant à ce bal qui emplissait son jeunecœur. Alors, toutes deux, la mère et la fille, demeurèrent muettes,en face de Paris incendié. Il leur restait plus inconnu encore,ainsi éclairé par les nuées saignantes, pareil à quelque ville deslégendes expiant sa passion sous une pluie de feu.

– On a dansé en rond ? demanda tout d’un coup Hélène,comme réveillée en sursaut.

– Oui, oui, murmura Jeanne absorbée à son tour.

– Et le docteur ? est-ce qu’il a dansé ?

– Je crois bien, il a tourné avec moi… Il m’enlevait, il mequestionnait : « Où est ta maman ? où est tamaman ? » Puis, il m’a embrassée.

Hélène eut un sourire inconscient. Elle riait à ses tendresses.Qu’avait-elle besoin de connaître Henri ? Il lui semblait plusdoux de l’ignorer, de l’ignorer à jamais, et de l’accueillir commecelui qu’elle attendait depuis si longtemps. Pourquoi seserait-elle étonnée et inquiétée ? Il venait de se trouver àl’heure dite sur son chemin. Cela était bon. Sa nature francheacceptait tout. Un calme descendait en elle, fait de cette penséequ’elle aimait et qu’elle était aimée. Et elle se disait qu’elleserait assez forte pour ne pas gâter son bonheur.

Cependant, la nuit venait, un vent froid passa dans l’air.Jeanne, rêveuse, eut un frisson. Elle posa la tête sur la poitrinede sa mère ; et, comme si la question se fût rattachée à sesréflexions profondes, elle murmura une seconde fois :

– Tu m’aimes ?

Alors, Hélène, souriant toujours, lui prit la tête entre sesdeux mains et parut chercher un instant sur son visage. Puis, elleposa longuement les lèvres près de sa bouche, au-dessus d’un petitsigne rose. C’était là, elle le voyait bien, qu’Henri avait baisél’enfant.

L’arête sombre des coteaux de Meudon entamait déjà le disquelunaire du soleil. Sur Paris, les rayons obliques s’étaient encoreallongés. L’ombre du dôme des Invalides, démesurément grandie,noyait tout le quartier Saint-Germain ; tandis que l’Opéra, latour Saint-Jacques, les colonnes et les flèches zébraient de noirla rive droite. Les lignes des façades, les enfoncements des rues,les îlots élevés des toitures, brûlaient avec une intensité plussourde. Dans les vitres assombries, les paillettes enflammées semouraient, comme si les maisons fussent tombées en braise. Descloches lointaines sonnaient, une clameur roulait et s’apaisait. Etle ciel, élargi aux approches du soir, arrondissait sa nappeviolâtre, veinée d’or et de pourpre, au-dessus de la villerougeoyante. Tout d’un coup, il y eut une reprise formidable del’incendie, Paris jeta une dernière flambée qui éclaira jusqu’auxfaubourgs perdus. Puis, il sembla qu’une cendre grise tombait, etles quartiers restèrent debout, légers et noirâtres comme descharbons éteints.

Partie 3

Chapitre 1

 

Un matin de mai, Rosalie accourut de sa cuisine, sans lâcher letorchon qu’elle tenait à la main. Et, avec sa familiarité deservante gâtée :

– Oh ! Madame, arrivez vite… Monsieur l’abbé qui esten bas, dans le jardin du docteur, en train de fouiller laterre !

Hélène ne bougea pas. Mais Jeanne s’était déjà précipitée, pourvoir. Quand elle revint, elle s’écria :

– Est-elle bête, Rosalie ! Il ne fouille pas la terredu tout. Il est avec le jardinier, qui met des plantes dans unepetite voiture… Madame Deberle cueille toutes ses roses…

– Ça doit être pour l’église, dit tranquillement Hélène,très occupée à un travail de tapisserie.

Quelques minutes plus tard, il y eut un coup de sonnette, etl’abbé Jouve parut. Il venait annoncer qu’il ne fallait pas comptersur lui, le mardi suivant. Ses soirées étaient prises par lescérémonies du mois de Marie. Le curé l’avait chargé d’ornerl’église. Ce serait superbe. Toutes ces dames lui donnaient desfleurs. Il attendait deux palmiers de quatre mètres pour les poserà droite et à gauche de l’autel.

– Oh ! maman… maman…, murmura Jeanne qui écoutait,émerveillée.

– Eh bien ! vous ne savez pas, mon ami, dit Hélène ensouriant, puisque vous ne pouvez venir, nous irons vous voir… Voilàque vous avez tourné la tête à Jeanne, avec vos bouquets.

Elle n’était guère dévote, même elle n’assistait jamais à lamesse, prétextant la santé de sa fille, qui sortait toutefrissonnante des églises. Le vieux prêtre évitait de lui parlerreligion. Il disait simplement, avec une tolérance pleine debonhomie, que les belles âmes font leur salut toutes seules, parleur sagesse et leur charité. Dieu saurait bien la toucher unjour.

Jusqu’au lendemain soir, Jeanne ne songea qu’au mois de Marie.Elle questionnait sa mère, elle rêvait l’église emplie de rosesblanches, avec des milliers de cierges, des voix célestes, desodeurs suaves. Et elle voulait être près de l’autel, pour mieuxvoir la robe de dentelle de la Sainte Vierge, une robe qui valaitune fortune, disait l’abbé. Mais Hélène la calmait, en la menaçantde ne pas la mener, si elle se rendait malade à l’avance.

Enfin, le soir, après le dîner, elles partirent. Les nuitsétaient encore fraîches. En arrivant rue de l’Annonciation, où setrouve Notre-Dame-de-Grâce, l’enfant grelottait.

– L’église est chauffée, dit sa mère. Nous allons nousmettre près d’une bouche de chaleur.

Quand elle eut poussé la porte rembourrée, qui retombamollement, une tiédeur les enveloppa, tandis qu’une vive lumière etdes chants éclataient. La cérémonie était commencée. Hélène, voyantla nef centrale déjà pleine, voulut suivre l’un des bas-côtés. Maiselle eut toutes les peines du monde à s’approcher de l’autel. Elletenait la main de Jeanne, elle avançait patiemment ; puis,renonçant à aller plus loin, elle prit les deux premières chaiseslibres qui se présentèrent. Un pilier leur cachait la moitié duchœur.

– Je ne vois rien, maman, murmura la petite, toutechagrine. Nous sommes très mal.

Hélène la fit taire. L’enfant alors se mit à bouder. Ellen’apercevait, devant elle, que le dos énorme d’une vieille dame.Quand sa mère se retourna, elle la trouva debout sur sa chaise.

– Veux-tu descendre ! dit-elle en étouffant sa voix.Tu es insupportable.

Mais Jeanne s’entêtait.

– Écoute donc, c’est madame Deberle… Elle est là-bas, aumilieu. Elle nous fait des signes.

Une vive contrariété donna à la jeune femme un mouvementd’impatience. Elle secoua la petite, qui refusait de s’asseoir.Depuis le bal, pendant trois jours, elle avait évité de retournerchez le docteur, en prétextant mille occupations.

– Maman, continuait Jeanne avec l’obstination des enfants,elle te regarde, elle te dit bonjour.

Alors, il fallut bien qu’Hélène tournât les yeux et saluât. Lesdeux femmes échangèrent un hochement de tête. Madame Deberle, enrobe de soie à mille raies, garnie de dentelles blanches, occupaitle centre de la nef, à deux pas du chœur, très fraîche, trèsvoyante. Elle avait amené sa sœur Pauline, qui se mit à gesticulervivement de la main. Les chants continuaient, la voix large de lafoule roulait sur une gamme descendante, tandis que des notessuraiguës d’enfants piquaient çà et là le rythme traînard etbalancé du cantique.

– Elles te disent de venir, tu vois bien ! repritJeanne triomphante.

– C’est inutile ; nous sommes parfaitement ici.

– Oh ! maman, allons les retrouver… Elles ont deuxchaises.

– Non, descends, assieds-toi.

Pourtant, comme ces dames insistaient avec des sourires, sans sepréoccuper le moins du monde du léger scandale qu’ellessoulevaient, heureuses, au contraire, de voir les gens se tournervers elles, Hélène dut céder. Elle poussa Jeanne, enchantée, elletâcha de s’ouvrir un passage, les mains tremblantes d’une colèrecontenue. Ce n’était point une besogne facile. Les dévotes nevoulaient pas se déranger et la toisaient, furieuses, la boucheouverte, sans s’arrêter de chanter. Elle travailla ainsi pendantcinq grandes minutes, au milieu de la tempête des voix, quironflaient plus fort. Quand elle ne pouvait passer, Jeanneregardait toutes ces bouches vides et noires, et elle se serraitcontre sa mère. Enfin, elles atteignirent l’espace laissé libredevant le chœur, elles n’eurent plus que quelques pas à faire.

– Arrivez donc, murmura madame Deberle. L’abbé m’avait ditque vous viendriez, je vous ai gardé deux chaises.

Hélène remercia, en feuilletant tout de suite son livre demesse, pour couper court à la conversation. Mais Juliette gardaitses grâces mondaines ; elle était là, charmante et bavardecomme dans son salon, très à l’aise. Aussi se pencha-t-elle,continuant :

– On ne vous voit plus. Je serais allée demain chez vous…Vous n’avez pas été malade au moins ?

– Non, merci… Toutes sortes d’occupations…

– Écoutez, il faut venir demain… En famille, rien quenous…

– Vous êtes trop bonne, nous verrons.

Et elle parut se recueillir et suivre le cantique, décidée à neplus répondre. Pauline avait pris Jeanne à côté d’elle, pour luifaire partager la bouche de chaleur, sur laquelle elle cuisaitdoucement, avec une jouissance béate de frileuse. Toutes deux, dansle souffle tiède qui montait, se haussaient curieusement, examinantchaque chose, le plafond bas, divisé en panneaux de menuiserie, lescolonnes écrasées, reliées par des pleins cintres d’où pendaientdes lustres, la chaire en chêne sculpté ; et, par-dessus lestêtes moutonnantes, que la houle du cantique agitait, ellesallaient jusque dans les coins sombres des bas-côtés, aux chapellesperdues dont les ors luisaient, au baptistère que fermait unegrille, près de la grande porte. Mais elles revenaient toujours auresplendissement du chœur, peint de couleurs vives, éclatant dedorures ; un lustre de cristal tout flambant tombait de lavoûte ; d’immenses candélabres alignaient des gradins decierges, qui piquaient d’une pluie d’étoiles symétriques les fondsde ténèbres de l’église, détachant en lumière le maître-autel,pareil à un grand bouquet de feuillages et de fleurs. En haut, dansune moisson de roses, une Vierge habillée de satin et de dentelle,couronnée de perles, tenait sur son bras un Jésus en robelongue.

– Hein ! tu as chaud ? demanda Pauline. C’estjoliment bon.

Mais Jeanne, en extase, contemplait la Vierge au milieu desfleurs. Il lui prenait un frisson. Elle eut peur de n’être plussage, et elle baissa les yeux, tâchant de s’intéresser au dallageblanc et noir, pour ne pas pleurer. Les voix frêles des enfants dechœur lui mettaient de petits souffles dans les cheveux.

Cependant, Hélène, le visage sur son paroissien, s’écartaitchaque fois qu’elle sentait Juliette la frôler de ses dentelles.Elle n’était point préparée à cette rencontre. Malgré le sermentqu’elle s’était imposé d’aimer Henri saintement, sans jamais luiappartenir, elle éprouvait un malaise en pensant qu’elle trahissaitcette femme, si confiante et si gaie à son côté. Une seule penséel’occupait : elle n’irait point à ce dîner ; et ellecherchait comment elle pourrait rompre peu à peu des relations quiblessaient sa loyauté. Mais les voix ronflantes des chantres, àquelques pas d’elle, l’empêchaient de réfléchir ; elle netrouvait rien, elle s’abandonnait au bercement du cantique, goûtantun bien-être dévot, que jusque-là elle n’avait jamais ressenti dansune église.

– Est-ce qu’on vous a conté l’histoire de madame deChermette ? demanda Juliette, cédant de nouveau à ladémangeaison de parler.

– Non, je ne sais rien.

– Eh bien ! imaginez-vous… Vous avez vu sa grandefille, qui est si longue pour ses quinze ans ? Il est questionde la marier l’année prochaine, et avec ce petit brun que l’on voittoujours dans les jupes de la mère… On en cause, on en cause…

– Ah ! dit Hélène, qui n’écoutait pas.

Madame Deberle donna d’autres détails. Mais, brusquement lecantique cessa, les orgues gémirent et s’arrêtèrent. Alors elle setut, surprise de l’éclat de sa voix, au milieu du silence recueilliqui se faisait. Un prêtre venait de paraître dans la chaire. Il yeut un frémissement ; puis, il parla. Non, certes, Hélènen’irait point à ce dîner. Les yeux fixés sur le prêtre, elles’imaginait cette première entrevue avec Henri, qu’elle redoutaitdepuis trois jours ; elle le voyait pâli de colère, luireprochant de s’être enfermée chez elle ; et elle craignait dene pas montrer assez de froideur. Dans sa rêverie, le prêtre avaitdisparu, elle surprenait seulement des phrases, une voixpénétrante, tombée de haut, qui disait :

– Ce fut un moment ineffable que celui où la Vierge,inclinant la tête, répondit : Voici la servante duSeigneur…

Oh ! elle serait brave, toute sa raison était revenue. Ellegoûterait la joie d’être aimée, elle n’avouerait jamais son amour,car elle sentait bien que la paix était à ce prix. Et comme elleaimerait profondément, sans le dire, se contentant d’une paroled’Henri, d’un regard, échangé de loin en loin, lorsqu’un hasard lesrapprocherait ! C’était un rêve qui l’emplissait d’une penséed’éternité. L’église, autour d’elle, lui devenait amicale et douce.Le prêtre disait :

– L’ange disparut. Marie s’absorba dans la contemplation dudivin mystère qui s’opérait en elle, inondée de lumière etd’amour…

– Il parle très bien, murmura madame Deberle en sepenchant. Et tout jeune, trente ans à peine, n’est-cepas ?

Madame Deberle était touchée. La religion lui plaisait comme uneémotion de bon goût. Donner des fleurs aux églises, avoir depetites affaires avec les prêtres, gens polis, discrets et sentantbon, venir en toilette à l’église, où elle affectait d’accorder uneprotection mondaine au Dieu des pauvres, lui procurait des joiesparticulières, d’autant plus que son mari ne pratiquait pas et queses dévotions prenaient le goût du fruit défendu. Hélène laregarda, lui répondit seulement par un hochement de tête. Toutesdeux avaient la face pâmée et souriante. Un grand bruit de chaiseset de mouchoirs s’éleva, le prêtre venait de quitter la chaire, enlançant ce dernier cri :

– Oh ! dilatez votre amour, pieuses âmes chrétiennes,Dieu s’est donné à vous, votre cœur est plein de sa présence, votreâme déborde de ses grâces !

Les orgues ronflèrent tout de suite. Les litanies de la Viergese déroulèrent, avec leurs appels d’ardente tendresse. Il venaitdes bas-côtés, de l’ombre des chapelles perdues, un chant lointainet assourdi, comme si la terre eût répondu aux voix angéliques desenfants de chœur. Une haleine passait sur les têtes, allongeait lesflammes droites des cierges, tandis que, dans son grand bouquet deroses, au milieu des fleurs qui se meurtrissaient en exhalant leurdernier parfum, la Mère divine semblait avoir baissé la tête pourrire à son Jésus.

Hélène se tourna tout d’un coup, prise d’une inquiétudeinstinctive :

– Tu n’es pas malade, Jeanne ? demanda-t-elle.

L’enfant, très blanche, les yeux humides, comme emportée dans letorrent d’amour des litanies, contemplait l’autel, voyait les rosesse multiplier et tomber en pluie. Elle murmura :

– Oh ! non, maman… Je t’assure, je suis contente, biencontente…

Puis, elle demanda :

– Où donc est bon ami ?

Elle parlait de l’abbé. Pauline l’apercevait ; il étaitdans une stalle du chœur. Mais il fallut soulever Jeanne.

– Ah ! je le vois… Il nous regarde, il fait des petitsyeux.

L’abbé « faisait des petits yeux », selon Jeanne,quand il riait en dedans. Hélène alors échangea avec lui un signede tête amical. Ce fut pour elle comme une certitude de paix, unecause dernière de sérénité qui lui rendait l’église chère etl’endormait dans une félicité pleine de tolérance. Des encensoirsse balançaient devant l’autel, de légères fumées montaient ;et il y eut une bénédiction, un ostensoir pareil à un soleil, levélentement et promené au-dessus des fronts abattus par terre. Hélènerestait prosternée, dans un engourdissement heureux, lorsqu’elleentendit madame Deberle qui disait :

– C’est fini, allons-nous-en.

Un remuement de chaises, un piétinement roulaient sous la voûte.Pauline avait pris la main de Jeanne. Tout en marchant la premièreavec l’enfant, elle la questionnait.

– Tu n’es jamais allée au théâtre ?

– Non. Est-ce que c’est plus beau ?

La petite, le cœur gonflé de gros soupirs, avait un hochement dementon, comme pour déclarer que rien ne pouvait être plus beau.Mais Pauline ne répondit pas ; elle venait de se planterdevant un prêtre, qui passait en surplis ; et, lorsqu’il fut àquelques pas :

– Oh ! la belle tête ! dit-elle tout haut, avecune conviction qui fit retourner deux dévotes.

Cependant, Hélène s’était relevée. Elle piétinait à côté deJuliette, au milieu de la foule qui s’écoulait difficilement.Trempée de tendresse, comme lasse et sans force, elle n’éprouvaitplus aucun trouble à la sentir si près d’elle. Un moment, leurspoignets nus s’effleurèrent, et elles se sourirent. Ellesétouffaient, Hélène voulut que Juliette passât la première, pour laprotéger. Toute leur intimité semblait revenue.

– C’est entendu, n’est-ce pas ? demanda madameDeberle, nous comptons sur vous demain soir.

Hélène n’eut plus la volonté de dire non. Dans la rue, elleverrait. Enfin, elles sortirent les dernières. Pauline et Jeanneles attendaient sur le trottoir d’en face. Mais une voix larmoyanteles arrêta.

– Ah ! ma bonne dame, qu’il y a donc longtemps que jen’ai eu le bonheur de vous voir !

C’était la mère Fétu. Elle mendiait à la porte de l’église.Barrant le passage à Hélène, comme si elle l’avait guettée, ellecontinua :

– Ah ! j’ai été bien malade, toujours là, dans leventre, vous savez… Maintenant c’est quasiment des coups demarteau… Et rien de rien, ma bonne dame… Je n’ai pas osé vous fairedire ça… Que le bon Dieu vous le rende !

Hélène venait de lui glisser une pièce de monnaie dans la main,en lui promettant de songer à elle.

– Tiens ! dit madame Deberle restée debout sous leporche, quelqu’un cause avec Pauline et Jeanne… Mais c’estHenri !

– Oui, oui, reprit la mère Fétu qui promenait ses mincesregards sur les deux dames, c’est le bon docteur… Je l’ai vupendant toute la cérémonie, il n’a pas quitté le trottoir, il vousattendait, bien sûr… En voilà un saint homme ! Je dis ça parceque c’est la vérité, devant Dieu qui nous entend… Oh ! je vousconnais, madame ; vous avez là un mari qui mérite d’êtreheureux… Que le Ciel exauce vos désirs, que toutes ses bénédictionssoient avec vous ! Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit,ainsi soit-il !

Et, dans les mille rides de son visage, fripé comme une vieillepomme, ses petits yeux marchaient toujours, inquiets et malicieux,allant de Juliette à Hélène, sans qu’on pût savoir nettement àlaquelle des deux elle s’adressait en parlant du bon docteur. Elleles accompagna d’un marmottement continu, où des lambeaux dephrases pleurnicheuses se mêlaient à des exclamations dévotes.

Hélène fut surprise et touchée de la réserve d’Henri. Il osa àpeine lever les regards sur elle. Sa femme l’ayant plaisanté ausujet de ses opinions qui l’empêchaient d’entrer dans une église,il expliqua simplement qu’il était venu à la rencontre de cesdames, en fumant un cigare ; et Hélène comprit qu’il avaitvoulu la revoir, pour lui montrer combien elle avait tort deredouter quelque brutalité nouvelle sans doute, il s’était jurécomme elle de se montrer raisonnable. Elle n’examina pas s’ilpouvait être sincère avec lui-même, cela la rendait tropmalheureuse de le voir malheureux. Aussi, en quittant les Deberle,rue Vineuse, dit-elle gaiement :

– Eh bien ! c’est entendu, à demain sept heures.

Alors, les relations se nouèrent plus étroitement encore, unevie charmante commença. Pour Hélène, c’était comme si Henri n’avaitjamais cédé à une minute de folie ; elle avait rêvécela ; ils s’aimaient, mais ils ne se le diraient plus, ils secontenteraient de le savoir. Heures délicieuses, pendantlesquelles, sans parler de leur tendresse, ils s’en entretenaientcontinuellement, par un geste, par une inflexion de voix, par unsilence même. Tout les ramenait à cet amour, tout les baignait dansune passion qu’ils emportaient avec eux, autour d’eux, comme leseul air où ils pussent vivre. Et ils avaient l’excuse de leurloyauté, ils jouaient en toute conscience cette comédie de leurcœur, car ils ne se permettaient pas un serrement de main, ce quidonnait une volupté sans pareille au simple bonjour dont ilss’accueillaient.

Chaque soir, ces dames firent la partie de se rendre à l’église.Madame Deberle, enchantée, y goûtait un plaisir nouveau, qui lachangeait un peu des soirées dansantes, des concerts, des premièresreprésentations ; elle adorait les émotions neuves, on ne larencontrait plus qu’avec des sœurs et des abbés. Le fond dereligion qu’elle tenait du pensionnat remontait à sa tête de jeunefemme écervelée, et se traduisait par de petites pratiques quil’amusaient, comme si elle se fût souvenue des jeux de son enfance.Hélène, grandie en dehors de toute éducation dévote, se laissaitaller au charme des exercices du mois de Marie, heureuse de la joieque Jeanne paraissait y prendre. On dînait plus tôt, on bousculaitRosalie pour ne pas arriver en retard et se trouver mal placé.Puis, on prenait Juliette en passant. Un jour, on avait emmenéLucien ; mais il s’était si mal conduit, que, maintenant, onle laissait à la maison. Et, en entrant dans l’église chaude, toutebraisillante de cierges, c’était une sensation de mollesse etd’apaisement, qui peu à peu devenait nécessaire à Hélène.Lorsqu’elle avait eu des doutes dans la journée, qu’une anxiétévague l’avait saisie à la pensée d’Henri, l’église le soirl’endormait de nouveau. Les cantiques montaient, avec ledébordement des passions divines. Les fleurs, fraîchement coupées,alourdissaient de leur parfum l’air étouffé sous la voûte. Ellerespirait là toute la première ivresse du printemps, l’adoration dela femme haussée jusqu’au culte, et elle se grisait dans ce mystèred’amour et de pureté, en face de Marie vierge et mère, couronnée deses roses blanches. Chaque jour, elle restait agenouilléedavantage. Elle se surprenait parfois les mains jointes. Puis, lacérémonie achevée, il y avait la douceur du retour. Henri attendaità la porte, les soirées se faisaient tièdes, on rentrait par lesrues noires et silencieuses de Passy, en échangeant de raresparoles.

– Mais vous devenez dévote, ma chère ! dit un soirmadame Deberle en riant.

C’était vrai, Hélène laissait entrer la dévotion dans son cœurgrand ouvert. Jamais elle n’aurait cru qu’il fût si bon d’aimer.Elle revenait là, comme à un lieu d’attendrissement, où il luiétait permis d’avoir les yeux humides, de rester sans une pensée,anéantie dans une adoration muette. Chaque soir, pendant une heure,elle ne se défendait plus ; l’épanouissement d’amour qu’elleportait en elle, qu’elle contenait toute la journée, pouvait enfinmonter de sa poitrine, s’élargir en des prières, devant tous, aumilieu du frisson religieux de la foule. Les oraisons balbutiées,les agenouillements, les salutations, ces paroles et ces gestesvagues sans cesse répétés, la berçaient, lui semblaient l’uniquelangage, toujours la même passion, traduite par le même mot ou lemême signe. Elle avait le besoin de croire, elle était ravie dansla charité divine.

Et Juliette ne plaisantait pas seulement Hélène, elle prétendaitqu’Henri lui-même tournait à la dévotion. Est-ce que, maintenant,il n’entrait pas les attendre dans l’église ! Un athée, unpaïen qui déclarait avoir cherché l’âme du bout de son scalpel etne pas l’avoir trouvée encore. Dès qu’elle l’apercevait, en arrièrede la chaire, debout derrière une colonne, Juliette poussait lecoude d’Hélène.

– Regardez donc, il est déjà là… Vous savez qu’il n’a pasvoulu se confesser pour notre mariage… Non, il a une figureimpayable, il nous contemple d’un air si drôle ! Regardez-ledonc !

Hélène ne levait pas tout de suite la tête. La cérémonie allaitfinir, l’encens fumait, les orgues éclataient d’allégresse. Mais,comme son amie n’était pas femme à la laisser tranquille, elledevait répondre.

– Oui, oui, je le vois, balbutiait-elle sans tourner lesyeux.

Elle l’avait deviné, à l’hosanna qu’elle entendait monter detoute l’église. Le souffle d’Henri lui semblait venir jusqu’à sanuque sur l’aile des cantiques, et elle croyait voir derrière elleses regards qui éclairaient la nef et l’enveloppaient, agenouillée,d’un rayon d’or. Alors, elle priait avec une ferveur si grande, queles paroles lui manquaient. Lui, très grave, avait la mine corrected’un mari qui venait chercher ces dames chez Dieu, comme il seraitallé les attendre dans le foyer d’un théâtre. Mais, quand ils serejoignaient, au milieu de la lente sortie des dévotes, tous deuxse trouvaient comme liés davantage, unis par ces fleurs et ceschants ; et ils évitaient de se parler, car ils avaient leurscœurs sur les lèvres.

Au bout de quinze jours, madame Deberle se lassa. Elle sautaitd’une passion à une autre, tourmentée du besoin de faire ce quetout le monde faisait. À présent, elle se donnait aux ventes decharité, montant soixante étages par après-midi, pour aller quêterdes toiles chez les peintres connus, et employant ses soirées àprésider avec une sonnette des réunions de dames patronnesses.Aussi, un jeudi soir, Hélène et sa fille se trouvèrent-elles seulesà l’église. Après le sermon, comme les chantres attaquaient leMagnificat, la jeune femme, avertie par un élancement deson cœur, tourna la tête : Henri était là, à la placeaccoutumée. Alors, elle demeura le front baissé jusqu’à la fin dela cérémonie, dans l’attente du retour.

– Ah ! c’est gentil d’être venu ! dit Jeanne à lasortie, avec sa familiarité d’enfant. J’aurais eu peur, dans cesrues noires.

Mais Henri affectait la surprise. Il croyait rencontrer safemme. Hélène laissa la petite répondre, elle les suivait, sansparler. Comme ils passaient tous trois sous le porche, une voix selamenta :

– La charité… Dieu vous le rende…

Chaque soir, Jeanne glissait une pièce de dix sous dans la mainde la mère Fétu. Lorsque celle-ci aperçut le docteur seul avecHélène, elle secoua simplement la tête, d’un air d’intelligence, aulieu d’éclater en remerciements bruyants, comme d’habitude. Et,l’église s’étant vidée, elle se mit à les suivre, de ses piedstraînards, en marmottant de sourdes paroles. Au lieu de rentrer parla rue de Passy, ces dames quelquefois revenaient par la rueRaynouard, lorsque la nuit était belle, allongeant ainsi le cheminde cinq ou six minutes. Ce soir-là, Hélène prit la rue Raynouard,désireuse d’ombre et de silence, cédant au charme de cette longuechaussée déserte, qu’un bec de gaz de loin en loin éclairait, sansque l’ombre d’un passant remuât sur le pavé.

À cette heure, dans ce quartier écarté, Passy dormait déjà, avecle petit souffle d’une ville de province. Aux deux bords destrottoirs, des hôtels s’alignaient, des pensionnats de demoiselles,noirs et ensommeillés, des tables d’hôte dont les cuisinesluisaient encore. Pas une boutique ne trouait l’ombre du rayon desa vitrine. Et c’était une grande joie pour Hélène et Henri quecette solitude. Il n’avait point osé lui offrir le bras. Jeannemarchait entre eux, au milieu de la chaussée, sablée comme uneallée de parc. Les maisons cessaient, des murs s’étendaient,au-dessus desquels retombaient des manteaux de clématites et destouffes de lilas en fleur. De grands jardins coupaient les hôtels,une grille, par moments, laissait voir des enfoncements sombres deverdure, où des pelouses d’un ton plus tendre pâlissaient parmi lesarbres, tandis que, dans des vases que l’on devinait confusément,des bouquets d’iris embaumaient l’air. Tous trois ralentissaient lepas, sous la tiédeur de cette nuit printanière qui les trempait deparfums ; et lorsque Jeanne, par un jeu d’enfant, s’avançaitle visage levé vers le ciel, elle répétait :

– Oh ! maman, vois donc, que d’étoiles !

Mais, derrière eux, le pas de la mère Fétu semblait être l’échodes leurs. Elle se rapprochait ; on entendait ce bout dephrase latine : « Ave Maria, gratia plena », sanscesse recommencé sur le même bredouillement. La mère Fétu disaitson chapelet en rentrant chez elle.

– Il me reste une pièce, si je la lui donnais ?demanda Jeanne à sa mère.

Et, sans attendre la réponse, elle s’échappa, courut à lavieille, qui allait s’engager dans le passage des Eaux. La mèreFétu prit la pièce, en invoquant toutes les saintes du paradis.Mais elle avait saisi en même temps la main de l’enfant ; ellela retenait, et changeant de voix :

– Elle est donc malade, l’autre dame ?

– Non, répondit Jeanne étonnée.

– Ah ! que le Ciel la conserve ! Qu’il la comblede prospérités, elle et son mari !… Ne vous sauvez pas, mabonne petite demoiselle. Laissez-moi dire un Ave Maria àl’intention de votre maman, et vous répondrez : Amen, avecmoi… Votre maman le permet, vous la rattraperez.

Cependant, Hélène et Henri étaient restés tout frissonnants dese trouver ainsi brusquement seuls, dans l’ombre d’une rangée degrands marronniers qui bordaient la rue. Ils firent doucementquelques pas. Par terre, les marronniers avaient laissé tomber unepluie de leurs petites fleurs, et ils marchaient sur ce tapis rose.Puis, ils s’arrêtèrent, le cœur trop gonflé pour aller plusloin.

– Pardonnez-moi, dit simplement Henri.

– Oui, oui, balbutia Hélène. Je vous en supplie,taisez-vous.

Mais elle avait senti sa main qui effleurait la sienne. Ellerecula. Heureusement, Jeanne revenait en courant.

– Maman ! maman ! cria-t-elle, elle m’a fait direun Ave, pour que ça te porte bonheur.

Et tous trois tournèrent dans la rue Vineuse, pendant que lamère Fétu descendait l’escalier du passage des Eaux, en achevantson chapelet.

Le mois s’écoula. Madame Deberle se montra aux exercices deux outrois fois encore. Un dimanche, le dernier, Henri osa de nouveauattendre Hélène et Jeanne. Le retour fut délicieux. Ce mois avaitpassé dans une douceur extraordinaire. La petite église semblaitêtre venue comme pour calmer et préparer la passion. Hélène s’étaittranquillisée d’abord, heureuse de ce refuge de la religion où ellecroyait pouvoir aimer sans honte ; mais le travail sourd avaitcontinué, et quand elle s’éveillait de son engourdissement dévot,elle se sentait envahie, liée par des liens qui lui auraientarraché la chair, si elle avait voulu les rompre. Henri restaitrespectueux. Pourtant, elle voyait bien une flamme remonter à sonvisage. Elle craignait quelque emportement de désir fou. Elle-mêmese faisait peur, secouée de brusques accès de fièvre.

Une après-midi, en revenant d’une promenade avec Jeanne, elleprit la rue de l’Annonciation, elle entra à l’église. La petite seplaignait d’une grande fatigue. Jusqu’au dernier jour, elle n’avaitpoint voulu avouer que la cérémonie du soir la brisait, tant elle ygoûtait une jouissance profonde ; mais ses joues étaientdevenues d’une pâleur de cire, et le docteur conseillait de luifaire faire de longues courses.

– Mets-toi là, dit sa mère. Tu te reposeras… Nous neresterons que dix minutes.

Elle l’avait assise près d’un pilier. Elle-même s’agenouilla,quelques chaises plus loin. Des ouvriers, au fond de la nef,déclouaient des tentures, déménageaient des pots de fleurs, lesexercices du mois de Marie étant finis de la veille. Hélène, laface dans ses mains, ne voyait rien, n’entendait rien, se demandantavec anxiété si elle ne devait pas avouer à l’abbé Jouve la criseterrible qu’elle traversait. Il lui donnerait un conseil, il luirendrait peut-être sa tranquillité perdue. Mais, au fond d’elle,une joie débordante montait, de son angoisse elle-même. Ellechérissait son mal, elle tremblait que le prêtre ne réussît à laguérir. Les dix minutes s’écoulèrent, une heure se passa. Elles’abîmait dans la lutte de son cœur.

Et, comme elle relevait enfin la tête, les yeux mouillés delarmes, elle aperçut l’abbé Jouve à côté d’elle, la regardant d’unair chagrin. C’était lui qui dirigeait les ouvriers. Il venait des’avancer, en reconnaissant Jeanne.

– Qu’avez-vous donc, mon enfant ? demanda-t-il àHélène, qui se mettait vivement debout et essuyait ses larmes.

Elle ne trouva rien à répondre, craignant de retomber à genouxet d’éclater en sanglots. Il s’approcha davantage, il repritdoucement :

– Je ne veux pas vous interroger, mais pourquoi ne vousconfiez-vous pas à moi, au prêtre et non plus à l’ami ?

– Plus tard, balbutia-t-elle, plus tard, je vous lepromets.

Cependant, Jeanne avait d’abord patienté sagement, s’amusant àexaminer les vitraux, les statues de la grande porte, les scènes duchemin de la croix, traitées en petits bas-reliefs, le long desnefs latérales. Peu à peu, la fraîcheur de l’église était descenduesur elle comme un suaire ; et, dans cette lassitude quil’empêchait même de penser, un malaise lui venait du silencereligieux des chapelles, du prolongement sonore des moindresbruits, de ce lieu sacré où il lui semblait qu’elle allait mourir.Mais son gros chagrin était surtout de voir emporter les fleurs. Àmesure que les grands bouquets de roses disparaissaient, l’autel semontrait nu et froid. Ces marbres la glaçaient, sans un cierge,sans une fumée d’encens. Un moment, la Vierge vêtue de dentelleschancela, puis tomba à la renverse dans les bras de deux ouvriers.Alors, Jeanne jeta un faible cri, ses bras s’élargirent, elle seroidit, tordue par la crise qui la menaçait depuis quelquesjours.

Et, lorsque Hélène, affolée, put l’emporter dans un fiacre,aidée de l’abbé qui se désolait, elle se retourna vers le porche,les mains tendues et tremblantes.

– C’est cette église ! c’est cette église !répétait-elle avec une violence où il y avait le regret et lereproche du mois de tendresse dévote qu’elle avait goûté là.

Chapitre 2

 

Le soir, Jeanne allait mieux. Elle put se lever. Pour rassurersa mère, elle s’entêta et se traîna dans la salle à manger, où elles’assit devant son assiette vide.

– Ce ne sera rien, disait-elle en tâchant de sourire. Tusais bien que je suis une patraque… Mange, toi. Je veux que tumanges.

Et elle-même, voyant que sa mère la regardait pâlir etgrelotter, sans pouvoir avaler une bouchée, finit par feindre unepointe d’appétit. Elle prendrait un peu de confiture, elle lejurait. Alors, Hélène se hâta, tandis que l’enfant, toujourssouriante, avec un petit tremblement nerveux de la tête, lacontemplait de son air d’adoration. Puis, au dessert, elle vouluttenir sa promesse. Mais des pleurs parurent au bord de sespaupières.

– Ça ne passe pas, vois-tu, murmura-t-elle. Il ne fautpoint me gronder.

Elle éprouvait une terrible lassitude qui l’anéantissait. Sesjambes lui semblaient mortes, une main de fer la serrait auxépaules. Mais elle se faisait brave, elle retenait les légers crisque lui arrachaient des douleurs lancinantes dans le cou. Unmoment, elle s’oublia, la tête trop lourde, se rapetissant sous lasouffrance. Et sa mère, en la voyant maigrie, si faible et siadorable, ne put achever la poire qu’elle s’efforçait de manger.Des sanglots l’étranglaient. Elle laissa tomber sa serviette, vintprendre Jeanne entre ses bras.

– Mon enfant, mon enfant…, balbutiait-elle, le cœur crevépar la vue de cette salle à manger, où la petite l’avait si souventégayée de sa gourmandise, lorsqu’elle était bien portante.

Jeanne se redressait, tâchait de retrouver son sourire.

– Ne te tourmente pas, ce ne sera rien, bien vrai…Maintenant que tu as fini, tu vas me recoucher… Je voulais te voirà table, parce que je te connais, tu n’aurais pas avalé gros commeça de pain.

Hélène l’emporta. Elle avait roulé son petit lit près du sien,dans la chambre. Quand Jeanne fut allongée, couverte jusqu’aumenton, elle se trouva beaucoup mieux. Elle ne se plaignait plusque de douleurs sourdes, derrière la tête. Puis, elle s’attendrit,son affection passionnée paraissait grandir, depuis qu’ellesouffrait. Hélène dut l’embrasser, en jurant qu’elle l’aimait bien,et lui promettre de l’embrasser encore, quand elle secoucherait.

– Ça ne fait rien si je dors, répétait Jeanne. Je te senstout de même.

Elle ferma les yeux, elle s’endormit. Hélène resta près d’elle,à regarder son sommeil. Comme Rosalie venait sur la pointe despieds lui demander si elle pouvait se retirer, elle lui réponditaffirmativement, d’un signe de tête. Onze heures sonnèrent, Hélèneétait toujours là, lorsqu’elle crut entendre frapper légèrement àla porte du palier. Elle prit la lampe et, très surprise, allavoir.

– Qui est là ?

– Moi, ouvrez, répondit une voix étouffée.

C’était la voix d’Henri. Elle ouvrit vivement, trouvant cettevisite naturelle. Sans doute, le docteur venait d’apprendre lacrise de Jeanne, et il accourait, bien qu’elle ne l’eût pas faitappeler, prise d’une sorte de pudeur à la pensée de le mettre demoitié dans la santé de sa fille.

Mais Henri ne lui laissa pas le temps de parler. Il l’avaitsuivie dans la salle à manger, tremblant, le sang au visage.

– Je vous en prie, pardonnez-moi, balbutia-t-il en luisaisissant la main. Il y a trois jours que je ne vous ai vue, jen’ai pu résister au besoin de vous voir.

Hélène avait dégagé sa main. Lui, recula, les yeux sur elle,continuant :

– Ne craignez rien, je vous aime… Je serais resté à votreporte, si vous ne m’aviez pas ouvert. Oh ! je sais bien quetout cela est fou, mais je vous aime, je vous aime…

Elle l’écoutait, très grave, avec une sévérité muette qui letorturait. Devant cet accueil, tout le flot de sa passioncoula.

– Ah ! pourquoi jouons-nous cette atrocecomédie ?… Je ne puis plus, mon cœur éclaterait ; jeferais quelque folie, pire que celle de ce soir ; je vousprendrais devant tous, et je vous emporterais…

Un désir éperdu lui faisait tendre les bras. Il s’étaitrapproché, il baisait sa robe, ses mains fiévreuses s’égaraient.Elle, toute droite, restait glacée.

– Alors, vous ne savez rien ? demanda-t-elle.

Et, comme il avait pris son poignet nu sous la manche ouverte dupeignoir, et qu’il le couvrait de baisers avides, elle eut enfin unmouvement d’impatience.

– Laissez donc ! Vous voyez bien que je ne vousentends seulement pas. Est-ce que je songe à ces choses !

Elle se calma, elle posa une seconde fois sa question.

– Alors, vous ne savez rien ?… Eh bien ! ma filleest malade. Je suis contente de vous voir, vous allez merassurer.

Prenant la lampe, elle marcha la première ; mais, sur leseuil, elle se retourna, pour lui dire durement, avec son clairregard :

– Je vous défends de recommencer ici… Jamais,jamais !

Il entra derrière elle, frémissant encore, comprenant mal cequ’elle lui disait. Dans la chambre, à cette heure de nuit, aumilieu des linges et des vêtements épars, il respirait de nouveaucette odeur de verveine qui l’avait tant troublé, le premier soiroù il avait vu Hélène échevelée, son châle glissé des épaules. Seretrouver là et s’agenouiller, boire toute cette odeur d’amour quiflottait, et attendre ainsi le jour en adoration et s’oublier dansla possession de son rêve ! Ses tempes éclataient, il s’appuyaau petit lit de fer de l’enfant.

– Elle s’est endormie, dit Hélène à voix basse.Regardez-la.

Il n’entendait point, sa passion ne voulait pas faire silence.Elle s’était penchée devant lui, il avait aperçu sa nuque dorée,avec de fins cheveux qui frisaient. Et il ferma les yeux, pourrésister au besoin de la baiser à cette place.

– Docteur, voyez donc, elle brûle… Ce n’est pas grave,dites ?

Alors, dans le désir fou qui lui battait le crâne il tâtamachinalement le pouls de Jeanne, cédant à l’habitude de laprofession. Mais la lutte était trop forte, il resta un momentimmobile, sans paraître savoir qu’il tenait cette pauvre petitemain dans la sienne.

– Dites, elle a une grosse fièvre ?

– Une grosse fièvre, vous croyez ? répéta-t-il.

La petite main chauffait la sienne. Il y eut un nouveau silence.Le médecin s’éveillait en lui. Il compta les pulsations. Dans sesyeux, une flamme s’éteignait. Peu à peu, sa face pâlit, il sebaissa, inquiet, regardant Jeanne attentivement. Et ilmurmura :

– L’accès est très violent, vous avez raison… Mon Dieu, lapauvre enfant !

Son désir était mort, il n’avait plus que la passion de laservir. Tout son sang-froid revenait. Il s’était assis,questionnait la mère sur les faits qui avaient précédé la crise,lorsque la petite s’éveilla en gémissant. Elle se plaignait d’unmal de tête affreux. Les douleurs dans le cou et dans les épaulesétaient devenues tellement vives, qu’elle ne pouvait plus faire unmouvement sans pousser un sanglot. Hélène, agenouillée de l’autrecôté du lit, l’encourageait, lui souriait, le cœur crevé de la voirsouffrir ainsi.

– Il y a donc quelqu’un, maman ? demanda-t-elle en setournant et en apercevant le docteur.

– C’est un ami, tu le connais.

L’enfant l’examina un instant, pensive et comme hésitante. Puis,une tendresse passa sur son visage.

– Oui, oui, je le connais. Je l’aime bien.

Et, de son air câlin :

– Il faut me guérir, monsieur, n’est-ce pas ? Pour quemaman soit contente… Je boirai tout ce que vous me donnerez, biensûr.

Le docteur lui avait repris le pouls, Hélène tenait son autremain ; et, entre eux, elle les regardait l’un après l’autre,avec le léger tremblement nerveux de sa tête, d’un air attentif,comme si elle ne les avait jamais si bien vus. Puis, un malaisel’agita. Ses petites mains se crispèrent et lesretinrent :

– Ne vous en allez pas ; j’ai peur… Défendez-moi,empêchez que tous ces gens ne s’approchent… Je ne veux que vous, jene veux que vous deux, tout près, oh ! tout près, contre moi,ensemble…

Elle les attirait, les rapprochait d’une façon convulsive, enrépétant :

– Ensemble, ensemble…

Le délire reparut ainsi à plusieurs reprises. Dans les momentsde calme, Jeanne cédait à des somnolences, qui la laissaient sanssouffle, comme morte. Quand elle sortait en sursaut de ces courtssommeils, elle n’entendait plus, elle ne voyait plus, les yeuxvoilés de fumées blanches. Le docteur veilla une partie de la nuit,qui fut très mauvaise. Il n’était descendu un instant que pouraller prendre lui-même une potion. Vers le matin, lorsqu’il partit,Hélène l’accompagna anxieusement dans l’antichambre.

– Eh bien ? demanda-t-elle.

– Son état est très grave, répondit-il ; mais nedoutez pas, je vous en supplie ; comptez sur moi… Jereviendrai ce matin à dix heures.

Hélène, en rentrant dans la chambre, trouva Jeanne sur sonséant, cherchant autour d’elle d’un air égaré.

– Vous m’avez laissée, vous m’avez laissée !criait-elle. Oh ! j’ai peur, je ne veux pas être touteseule…

Sa mère la baisa pour la consoler, mais elle cherchaittoujours.

– Où est-il ? Oh ! dis-lui de ne pas s’en aller…Je veux qu’il soit là, je veux…

– Il va revenir, mon ange, répétait Hélène, qui mêlait seslarmes aux siennes. Il ne nous quittera pas, je te le jure. Il nousaime trop… Voyons, sois sage, recouche-toi. Moi, je reste là,j’attends qu’il revienne.

– Bien vrai, bien vrai ? murmura l’enfant, qui retombapeu à peu dans une somnolence profonde.

Alors, commencèrent des jours affreux, trois semainesd’abominables angoisses. La fièvre ne cessa pas une heure. Jeannene trouvait un peu de calme que lorsque le docteur était là etqu’elle lui avait donné l’une de ses petites mains, tandis que samère tenait l’autre. Elle se réfugiait en eux, elle partageaitentre eux son adoration tyrannique, comme si elle eût compris sousquelle protection d’ardente tendresse elle se mettait. Son exquisesensibilité nerveuse, affinée encore par la maladie, l’avertissaitsans doute que seul un miracle de leur amour pouvait la sauver.Pendant des heures, elle les regardait aux deux côtés de son lit,les yeux graves et profonds. Toute la passion humaine, entrevue etdevinée, passait dans ce regard de petite fille moribonde. Elle neparlait point, elle leur disait tout d’une pression chaude, lessuppliant de ne pas s’éloigner, leur faisant entendre quel reposelle goûtait à les voir ainsi. Lorsque, après une absence, lemédecin reparaissait, c’était pour elle un ravissement, ses yeuxqui n’avaient pas quitté la porte s’emplissaient de clarté ;puis, tranquille, elle s’endormait, rassurée de les entendre, luiet sa mère, tourner autour d’elle et causer à voix basse.

Le lendemain de la crise, le docteur Bodin s’était présenté.Mais Jeanne avait boudé, tournant la tête, refusant de se laisserexaminer.

– Pas lui, maman, murmurait-elle, pas lui, je t’enprie.

Et comme il revenait le jour suivant, Hélène dut lui parler desrépugnances de l’enfant. Aussi le vieux médecin n’entrait-il plusdans la chambre. Il montait tous les deux jours, demandait desnouvelles, causait parfois avec son confrère, le docteur Deberle,qui se montrait déférent pour son grand âge.

D’ailleurs, il ne fallait point chercher à tromper Jeanne. Sessens avaient une finesse extraordinaire. L’abbé et monsieur Rambaudarrivaient chaque soir, s’asseyaient, passaient là une heure dansun silence navré. Un soir, comme le docteur s’en allait, Hélène fitsigne à monsieur Rambaud de prendre sa place et de tenir la main dela petite pour qu’elle ne s’aperçût pas du départ de son bon ami.Mais, au bout de deux ou trois minutes, Jeanne endormie ouvrit lesyeux, retira brusquement sa main. Et elle pleura, elle dit qu’onlui faisait des méchancetés.

– Tu ne m’aimes donc plus, tu ne veux donc plus demoi ? répétait le pauvre monsieur Rambaud, les larmes auxyeux.

Elle le regardait sans répondre, elle semblait ne plus mêmevouloir le reconnaître. Et le digne homme retournait dans son coin,le cœur gros. Il avait fini par entrer sans bruit et se glisserdans l’embrasure d’une fenêtre, où, à demi caché derrière unrideau, il restait la soirée, engourdi de chagrin, les regardsfixés sur la malade. L’abbé aussi était là, avec sa grosse têtetoute pâle, sur ses épaules maigres. Il se mouchait bruyamment pourcacher ses larmes. Le danger que courait sa petite amie lebouleversait au point qu’il en oubliait ses pauvres.

Mais les deux frères avaient beau se reculer au fond de lapièce, Jeanne les sentait là ; ils la gênaient, elle seretournait d’un air de malaise, même lorsqu’elle était assoupie parla fièvre. Sa mère alors se penchait pour entendre les mots qu’ellebalbutiait :

– Oh ! maman, j’ai mal !… Tout ça m’étouffe…Renvoie le monde, tout de suite, tout de suite…

Hélène, le plus doucement possible, expliquait aux deux frèresque la petite voulait dormir. Ils comprenaient, ils s’en allaienten baissant la tête. Dès qu’ils étaient partis, Jeanne respiraitfortement, jetait un coup d’œil autour de la chambre, puisreportait avec une douceur infinie ses regards sur sa mère et ledocteur.

– Bonsoir, murmurait-elle. Je suis bien, restez là.

Pendant trois semaines, elle les retint ainsi. Henri étaitd’abord venu deux fois par jour, puis il passa les soiréesentières, il donna à l’enfant toutes les heures dont il pouvaitdisposer. Au début, il avait craint une fièvre typhoïde ; maisdes symptômes tellement contradictoires se présentaient, qu’il setrouva bientôt très perplexe. Il était sans doute en face d’une deces affections chloroanémiques si insaisissables, et dont lescomplications sont terribles, à l’âge où la femme se forme dansl’enfant. Successivement, il redouta une lésion du cœur et uncommencement de phtisie. Ce qui l’inquiétait, c’était l’exaltationnerveuse de Jeanne qu’il ne savait comment calmer, c’était surtoutcette fièvre intense, entêtée, qui refusait de céder à lamédication la plus énergique. Il apportait à cette cure toute sonénergie et toute sa science, avec l’unique pensée qu’il soignaitson bonheur, sa vie elle-même. Un grand silence, plein d’uneattente solennelle, se faisait en lui ; pas une fois, pendantces trois semaines d’anxiété, sa passion ne s’éveilla ; il nefrissonnait plus sous le souffle d’Hélène, et lorsque leurs regardsse rencontraient, ils avaient la tristesse amicale de deux êtresque menace un malheur commun.

Pourtant, à chaque minute, leurs cœurs se fondaient davantagel’un dans l’autre. Ils ne vivaient plus que de la même pensée. Dèsqu’il arrivait, il apprenait, en la regardant, de quelle façonJeanne avait passé la nuit, et il n’avait pas besoin de parler pourqu’elle sût comment il trouvait la malade. D’ailleurs, avec sonbeau courage de mère, elle lui avait fait jurer de ne pas latromper, de dire ses craintes. Toujours debout, n’ayant pas dormitrois heures de suite en vingt nuits, elle montrait une force etune tranquillité surhumaines, sans une larme, domptant sondésespoir pour garder sa tête dans cette lutte contre la maladie deson enfant. Il s’était produit un vide immense en elle et autourd’elle, où le monde environnant, ses sentiments de chaque heure, laconscience même de sa propre existence, avaient sombré. Rienn’existait plus. Elle ne tenait à la vie que par cette chèrecréature agonisante et cet homme qui lui promettait un miracle.C’était lui, et lui seul, qu’elle voyait, qu’elle entendait, dontles moindres mots prenaient une importance suprême, auquel elles’abandonnait sans réserve, avec le rêve d’être en lui pour luidonner de sa force. Sourdement, invinciblement, cette possessions’accomplissait. Lorsque Jeanne traversait une heure de danger,presque chaque soir, à ce moment où la fièvre redoublait, ilsétaient là, silencieux et seuls, dans la chambre moite ; et,malgré eux, comme s’ils avaient voulu se sentir deux contre lamort, leurs mains se rencontraient au bord du lit, une longueétreinte les rapprochait, tremblants d’inquiétude et de pitié,jusqu’à ce qu’un faible soupir de l’enfant, une haleine apaisée etrégulière, les eût avertis que la crise était passée. Alors, d’unhochement de tête, ils se rassuraient. Cette fois encore, leuramour avait vaincu. Et chaque fois leur étreinte devenait plusrude, ils s’unissaient plus étroitement.

Un soir, Hélène devina qu’Henri lui cachait quelque chose.Depuis dix minutes, il examinait Jeanne, sans une parole. La petitese plaignait d’une soif intolérable ; elle étranglait, sagorge séchée laissait entendre un sifflement continu. Puis, unesomnolence l’avait prise, le visage très rouge, si alourdie,qu’elle ne pouvait plus même lever les paupières. Et elle restaitinerte, on aurait cru qu’elle était morte, sans le sifflement de sagorge.

– Vous la trouvez bien mal, n’est-ce pas ? demandaHélène de sa voix brève.

Il répondit que non, qu’il n’y avait pas de changement. Mais ilétait très pâle, il demeurait assis, écrasé par son impuissance.Alors, malgré la tension de tout son être, elle s’affaissa sur unechaise, de l’autre côté du lit.

– Dites-moi tout. Vous avez juré de tout me dire… Elle estperdue ? Et, comme il se taisait, elle reprit avecviolence :

– Vous voyez bien que je suis forte… Est-ce que jepleure ? Est-ce que je me désespère ?… Parlez. Je veuxsavoir la vérité.

Henri la regardait fixement. Il parla avec lenteur.

– Eh bien ! dit-il, si d’ici à une heure elle ne sortpas de cette somnolence, ce sera fini.

Hélène n’eut pas un sanglot. Elle était toute froide, avec unehorreur qui soulevait sa chevelure. Ses yeux s’abaissèrent surJeanne, elle tomba à genoux et prit son enfant entre ses bras, d’ungeste superbe de possession, comme pour la garder contre sonépaule. Pendant une longue minute, elle pencha son visage tout prèsdu sien, la buvant du regard, voulant lui donner de son souffle, desa vie à elle. La respiration haletante de la petite maladedevenait plus courte.

– Il n’y a donc rien à faire ? reprit-elle en levantla tête. Pourquoi restez-vous là ? Faites quelque chose…

Il eut un geste découragé.

– Faites quelque chose… Est-ce que je sais ? N’importequoi. Il doit y avoir quelque chose à faire… Vous n’allez pas lalaisser mourir. Ce n’est pas possible !

– Je ferai tout, dit simplement le docteur.

Il s’était levé. Alors, commença une lutte suprême. Tout sonsang-froid et toute sa décision de praticien revenaient. Jusque-là,il n’avait point osé employer les moyens violents, craignantd’affaiblir ce petit corps déjà si pauvre de vie. Mais il n’hésitaplus, il envoya Rosalie chercher douze sangsues ; et il necacha pas à la mère que c’était une tentative désespérée, quipouvait sauver ou tuer son enfant. Quand les sangsues furent là, illui vit un moment de défaillance.

– Oh ! mon Dieu, murmurait-elle, mon Dieu, si vous latuez…

Il dut lui arracher un consentement.

– Eh bien ! mettez-les, mais que le Ciel vousinspire !

Elle n’avait pas lâché Jeanne, elle refusa de se relever,voulant garder sa tête sur son épaule. Lui, le visage froid, neparla plus, absorbé dans l’effort qu’il tentait. D’abord, lessangsues ne prirent pas. Les minutes s’écoulaient, le balancier dela pendule, dans la grande chambre noyée d’ombre, mettait seul sonbruit impitoyable et entêté. Chaque seconde emportait un espoir.Sous le cercle de clarté jaune qui tombait de l’abat-jour, lanudité adorable et souffrante de Jeanne, au milieu des drapsrejetés, avait une pâleur de cire. Hélène, les yeux secs,étranglée, regardait ces petits membres déjà morts ; et, pourvoir une goutte du sang de sa fille, elle eût volontiers donné toutle sien. Enfin, une goutte parut, les sangsues prenaient. Une àune, elles se fixèrent. L’existence de l’enfant se décidait. Cefurent des minutes terribles, d’une émotion poignante. Était-ce ledernier souffle, ce soupir que poussait Jeanne ? Était-ce leretour de la vie ? Un instant, Hélène, la sentant se raidir,crut qu’elle passait, et elle eut la furieuse envie d’arracher cesbêtes qui buvaient si goulûment ; mais une force supérieure laretenait, elle restait béante et glacée. Le balancier continuait àbattre, la chambre anxieuse semblait attendre.

L’enfant s’agita. Ses paupières lentes se soulevèrent, puis elleles referma, comme étonnée et lasse. Une vibration légère, pareilleà un souffle, passait sur son visage. Elle remua les lèvres.Hélène, avide, tendue, se penchait, dans une attente farouche.

– Maman, maman, murmurait Jeanne.

Henri alors vint au chevet, près de la jeune femme, endisant :

– Elle est sauvée.

– Elle est sauvée… elle est sauvée…, répétait Hélène,bégayante, inondée d’une telle joie, qu’elle avait glissé parterre, près du lit, regardant sa fille, regardant le docteur d’unair fou.

Et, d’un mouvement violent, elle se leva, elle se jeta au coud’Henri.

– Ah ! je t’aime ! s’écria-t-elle.

Elle le baisait, elle l’étreignait. C’était son aveu, cet aveusi longtemps retardé, qui lui échappait enfin, dans cette crise deson cœur. La mère et l’amante se confondaient, à ce momentdélicieux ; elle offrait son amour tout brûlant de sareconnaissance.

– Je pleure, tu vois, je puis pleurer, balbutiait-elle. MonDieu ! que je t’aime, et que nous allons êtreheureux !

Elle le tutoyait, elle sanglotait. La source de ses larmes,tarie depuis trois semaines, ruisselait sur ses joues. Elle étaitdemeurée entre ses bras, caressante et familière comme un enfant,emportée dans cet épanouissement de toutes ses tendresses. Puis,elle retomba à genoux, elle reprit Jeanne pour l’endormir contreson épaule ; et, de temps à autre, pendant que sa fillereposait, elle levait sur Henri des yeux humides de passion.

Ce fut une nuit de félicité. Le docteur resta très tard.Allongée dans son lit, la couverture au menton, sa fine tête bruneau milieu de l’oreiller, Jeanne fermait les yeux sans dormir,soulagée et anéantie. La lampe, posée sur le guéridon que l’onavait roulé près de la cheminée, n’éclairait qu’un bout de lachambre, laissant dans une ombre vague Hélène et Henri, assis àleurs places habituelles, aux deux bords de l’étroite couche. Maisl’enfant ne les séparait pas, les rapprochait au contraire,ajoutait de son innocence à leur première soirée d’amour. Tous deuxgoûtaient un apaisement, après les longs jours d’angoisse qu’ilsvenaient de passer. Enfin, ils se retrouvaient, côte à côte, avecleurs cœurs plus largement ouverts ; et ils comprenaient bienqu’ils s’aimaient davantage, dans ces terreurs et ces joiescommunes, dont ils sortaient frissonnants. La chambre devenaitcomplice, si tiède, si discrète, emplie de cette religion qui metson silence ému autour du lit d’un malade. Hélène, par moments, selevait, allait sur la pointe des pieds chercher une potion,remonter la lampe, donner un ordre à Rosalie ; pendant que ledocteur, qui la suivait des yeux, lui faisait signe de marcherdoucement. Puis, quand elle se rasseyait, ils échangeaient unsourire. Ils ne disaient pas une parole, ils s’intéressaient àJeanne seule, qui était comme leur amour lui-même. Mais, parfois,en s’occupant d’elle, lorsqu’ils remontaient la couverture ouqu’ils lui soulevaient la tête, leurs mains se rencontraient,s’oubliaient un instant l’une près de l’autre. C’était la seulecaresse, involontaire et furtive, qu’ils se permettaient.

– Je ne dors pas, murmurait Jeanne, je sais bien que vousêtes là.

Alors, ils s’égayaient de l’entendre parler. Leurs mains seséparaient, ils n’avaient pas d’autres désirs. L’enfant lessatisfaisait et les calmait.

– Tu es bien, ma chérie ? demandait Hélène, quand ellela voyait remuer.

Jeanne ne répondait pas tout de suite. Elle parlait comme dansun rêve.

– Oh ! oui, je ne me sens plus… Mais je vous entends,ça me fait plaisir.

Puis, au bout d’un instant, elle faisait un effort, levant lespaupières, les regardant. Et elle souriait divinement en refermantles yeux.

Le lendemain, quand l’abbé et monsieur Rambaud se présentèrent,Hélène laissa échapper un mouvement d’impatience. Ils ladérangeaient dans son coin de bonheur. Et, comme ils laquestionnaient, tremblant d’apprendre de mauvaises nouvelles, elleeut la cruauté de leur dire que Jeanne n’allait pas mieux. Ellerépondit cela sans réflexion, poussée par le besoin égoïste degarder pour elle et pour Henri la joie de l’avoir sauvée et d’êtreseuls à le savoir. Pourquoi voulait-on partager leur bonheur ?Il leur appartenait, il lui eût semblé diminué si quelqu’un l’avaitconnu. Elle aurait cru qu’un étranger entrait dans son amour.

Le prêtre s’était approché du lit.

– Jeanne, c’est nous, tes bons amis… Tu ne nous reconnaispas !

Elle fit un grave signe de tête. Elle les reconnaissait, maiselle ne voulait pas causer, pensive, levant des regardsd’intelligence vers sa mère. Et les deux bonnes gens s’en allèrent,plus navrés que les autres soirs.

Trois jours après, Henri permit à la malade son premier œuf à lacoque. Ce fut toute une grosse affaire. Jeanne voulut absolument lemanger, seule avec sa mère et le docteur, la porte fermée. Commemonsieur Rambaud justement se trouvait là, elle murmura à l’oreillede sa mère, qui étalait déjà une serviette sur le lit, en guise denappe :

– Attends, quand il sera parti.

Puis, dès qu’il se fut éloigné :

– Tout de suite, tout de suite… C’est plus gentil, quand iln’y a pas de monde.

Hélène l’avait assise, pendant qu’Henri mettait deux oreillersderrière elle, pour la soutenir. Et, la serviette étalée, uneassiette sur les genoux, Jeanne attendait avec un sourire.

– Je vais te le casser, veux-tu ? demanda sa mère.

– Oui, c’est cela, maman.

– Et moi, je vais te couper trois mouillettes, dit ledocteur.

– Oh ! quatre, j’en mangerai bien quatre, tuverras.

Elle tutoyait le docteur, maintenant. Quand il lui donna lapremière mouillette, elle saisit sa main, et comme elle avait gardécelle de sa mère, elle les baisa toutes deux, allant de l’une àl’autre avec la même affection passionnée.

– Allons, sois raisonnable, reprit Hélène, qui la voyaitprès d’éclater en sanglots ; mange bien ton œuf pour nousfaire plaisir.

Jeanne alors commença ; mais elle était si faible, qu’aprèsla deuxième mouillette, elle se trouva toute lasse. Elle souriait àchaque bouchée, en disant qu’elle avait les dents molles. Henril’encourageait. Hélène avait des larmes au bord des yeux. MonDieu ! elle voyait son enfant manger ! Elle suivait lepain, ce premier œuf l’attendrissait jusqu’aux entrailles. Labrusque pensée de Jeanne, morte, raidie sous un drap, vint laglacer. Et elle mangeait, elle mangeait si gentiment, avec sesgestes ralentis, ses hésitations de convalescente !

– Tu ne gronderas pas, maman… Je fais ce que je peux, j’ensuis à ma troisième mouillette… Es-tu contente ?

– Oui, bien contente, ma chérie… Tu ne sais pas toute lajoie que tu me donnes.

Et, dans le débordement de bonheur qui l’étouffait, elles’oublia, s’appuya contre l’épaule d’Henri. Tous deux riaient àl’enfant. Mais celle-ci, lentement, parut prise d’un malaise :elle levait sur eux des regards furtifs, puis elle baissait latête, ne mangeant plus, tandis qu’une ombre de méfiance et decolère blêmissait son visage. Il fallut la recoucher.

Chapitre 3

 

La convalescence dura des mois. En août, Jeanne était encore aulit. Elle se levait une heure ou deux, vers le soir, et c’était uneimmense fatigue pour elle que d’aller jusqu’à la fenêtre, où ellerestait allongée dans un fauteuil, en face de Paris incendié par lesoleil couchant. Ses pauvres jambes refusaient de la porter ;comme elle le disait avec un pâle sourire, elle n’avait point assezde sang pour un petit oiseau, il fallait attendre qu’elle mangeâtbeaucoup de soupe. On lui coupait de la viande crue dans dubouillon. Elle avait fini par aimer ça, parce qu’elle aurait bienvoulu descendre jouer au jardin.

Ces semaines, ces mois qui coulaient, passèrent, monotones etcharmants, sans qu’Hélène comptât les jours. Elle ne sortait plus,elle oubliait le monde entier, auprès de Jeanne. Pas une nouvelledu dehors n’arrivait jusqu’à elle. C’était, devant Paris emplissantl’horizon de sa fumée et de son bruit, une retraite plus reculée etplus close que les saints ermitages perdus dans les rocs. Sonenfant était sauvée, cette certitude lui suffisait, elle employaitles journées à guetter le retour de la santé, heureuse d’unenuance, d’un regard brillant, d’un geste gai. À chaque heure, elleretrouvait sa fille davantage, avec ses beaux yeux et ses cheveuxqui redevenaient souples. Il lui semblait qu’elle lui donnait lavie une seconde fois. Plus la résurrection était lente, et pluselle en goûtait les délices, se souvenant des jours lointains oùelle la nourrissait, éprouvant, à la voir reprendre des forces, uneémotion plus vive encore qu’autrefois, lorsqu’elle mesurait sesdeux petits pieds dans ses mains jointes, pour savoir si ellemarcherait bientôt.

Cependant, une inquiétude lui restait. À plusieurs reprises,elle avait remarqué cette ombre qui blêmissait le visage de Jeanne,tout d’un coup méfiante et farouche. Pourquoi, au milieu d’unegaieté, changeait-elle ainsi brusquement ? Souffrait-elle, luicachait-elle quelque réveil de la douleur ?

– Dis-moi, ma chérie, qu’as-tu ?… Tu riais tout àl’heure, et te voici le cœur gros. Réponds-moi, as-tu bobo quelquepart ?

Mais Jeanne, violemment, tournait la tête, s’enfonçait la facedans l’oreiller.

– Je n’ai rien, disait-elle d’une voix brève. Je t’en prie,laisse-moi.

Et elle gardait des rancunes d’une après-midi, les yeux fixéssur le mur, s’entêtant, tombant à de grandes tristesses que sa mèredésolée ne pouvait comprendre. Le docteur ne savait que dire ;les accès se produisaient toujours lorsqu’il était là, et il lesattribuait à l’état nerveux de la malade. Surtout il recommandaitqu’on évitât de la contrarier.

Une après-midi, Jeanne dormait. Henri, qui l’avait trouvée trèsbien, s’était attardé dans la chambre, causant avec Hélène, occupéede nouveau à ses éternels travaux de couture devant la fenêtre.Depuis la terrible nuit où, dans un cri de passion, elle lui avaitavoué son amour, tous deux vivaient sans une secousse, se laissantaller à cette douceur de savoir qu’ils s’aimaient, insoucieux dulendemain, oublieux du monde. Auprès du lit de Jeanne, dans cettepièce émue encore de l’agonie de l’enfant, une chasteté lesprotégeait contre toute surprise des sens. Cela les calmait,d’entendre son haleine d’innocente. Pourtant, à mesure que lamalade se montrait plus forte, leur amour, lui aussi, prenait desforces ; du sang lui venait, ils demeuraient côte à côte,frémissants, jouissant de l’heure présente, sans vouloir sedemander ce qu’ils feraient lorsque Jeanne serait debout et queleur passion éclaterait, libre et bien portante.

Pendant des heures, ils se berçaient de quelques paroles, ditesde loin en loin, à voix basse, pour ne pas réveiller la petite. Lesparoles avaient beau être banales, elles les touchaientprofondément. Ce jour-là, ils étaient très attendris l’un etl’autre.

– Je vous jure qu’elle va beaucoup mieux, dit le docteur.Avant quinze jours, elle pourra descendre au jardin.

Hélène piquait vivement son aiguille. Elle murmura :

– Hier, elle a encore été bien triste… Mais, ce matin, elleriait ; elle m’a promis d’être sage.

Il y eut un long silence. L’enfant dormait toujours, d’unsommeil qui les enveloppait l’un et l’autre d’une grande paix.Quand elle reposait ainsi, ils se sentaient soulagés, ilss’appartenaient davantage.

– Vous n’avez plus vu le jardin ? reprit Henri. Il estplein de fleurs à présent.

– Les marguerites ont poussé, n’est-ce pas ?demanda-t-elle.

– Oui, la corbeille est superbe… Les clématites sontmontées jusque dans les ormes. On dirait un nid de feuilles.

Le silence recommença. Hélène, cessant de coudre, l’avaitregardé avec un sourire, et leur pensée commune les promenait tousdeux dans des allées profondes, des allées idéales, noires d’ombreet où tombaient des pluies de roses. Lui, penché sur elle, buvaitla légère odeur de verveine, qui montait de son peignoir. Mais unfroissement de linge les troubla.

– Elle s’éveille, dit Hélène qui leva la tête.

Henri s’était écarté. Il jeta également un regard du côté dulit. Jeanne venait de prendre son oreiller entre ses petitsbras ; et, le menton enfoncé dans la plume, elle avait àprésent la face entièrement tournée vers eux. Mais ses paupièresrestaient closes ; elle parut se rendormir, l’haleine denouveau lente et régulière.

– Vous cousez donc toujours ? demanda-t-il, en serapprochant.

– Je ne puis rester les mains inoccupées, répondit-elle.C’est machinal, ça règle mes pensées… Pendant des heures, je penseà la même chose sans fatigue.

Il ne dit plus rien, il suivait son aiguille qui piquait lecalicot avec un petit bruit cadencé ; et il lui semblait quece fil emportait et nouait un peu de leurs deux existences. Pendantdes heures, elle aurait pu coudre, il serait resté là, à entendrele langage de l’aiguille, ce bercement qui ramenait en eux le mêmemot, sans les lasser jamais. C’était leur désir, des journéespassées ainsi, dans ce coin de paix, à se serrer l’un près del’autre, tandis que l’enfant dormait et qu’ils évitaient de remuer,afin de ne point troubler son sommeil. Immobilité délicieuse,silence où ils entendaient leurs cœurs, douceur infinie qui lesravissait dans une sensation unique d’amour etd’éternité !

– Vous êtes bonne, vous êtes bonne, murmura-t-il àplusieurs reprises, ne trouvant que cette parole pour exprimer lajoie qu’il lui devait.

Elle avait de nouveau levé la tête, n’éprouvant aucune gêne à sesentir si ardemment aimée. Le visage d’Henri était près du sien. Uninstant, ils se contemplèrent.

– Laissez-moi travailler, dit-elle à voix très basse. Jen’aurai jamais fini.

Mais, à ce moment, une inquiétude instinctive la fit se tourner.Et elle vit Jeanne, la face toute pâle, qui les regardait, de sesyeux grandis, d’un noir d’encre. L’enfant n’avait pas bougé, lementon dans la plume, serrant toujours l’oreiller entre ses petitsbras. Elle venait seulement d’ouvrir les yeux, et elle lesregardait.

– Jeanne, qu’as-tu ? demanda Hélène. Es-tumalade ? Veux-tu quelque chose ?

Elle ne répondait pas, elle ne bougeait pas, n’abaissait mêmepas les paupières, avec ses grands yeux fixes, d’où sortait uneflamme. L’ombre farouche était descendue sur son front, ses jouesblêmissaient et se creusaient. Déjà elle renversait les poignets,comme à l’approche d’une crise de convulsions. Hélène se levavivement, en la suppliant de parler ; mais elle gardait saraideur entêtée, elle arrêtait sur sa mère des regards si noirs,que celle-ci finissait par rougir et balbutier :

– Docteur, voyez donc, que lui prend-il ?

Henri avait reculé sa chaise de la chaise d’Hélène. Ils’approcha du lit, voulut s’emparer d’une des petites mains quiétreignaient si rudement l’oreiller. Alors, à ce contact, Jeanneparut recevoir une secousse. D’un bond elle se tourna vers le mur,en criant :

– Laissez-moi, vous !… Vous me faites dumal !

Elle s’était enfouie sous la couverture. Vainement, pendant unquart d’heure, tous deux essayèrent de la calmer par de doucesparoles. Puis, comme ils insistaient, elle se souleva, les mainsjointes, suppliante.

– Je vous en prie, laissez-moi… Vous me faites du mal.Laissez-moi.

Hélène, bouleversée, alla se rasseoir devant la fenêtre. MaisHenri ne reprit pas sa place auprès d’elle. Ils venaient decomprendre enfin, Jeanne était jalouse. Ils ne trouvèrent plus unmot. Le docteur marcha une minute en silence, puis il se retira, envoyant les regards anxieux que la mère jetait sur le lit. Dès qu’ilse fut éloigné, elle retourna près de sa fille, l’enleva de forceentre ses bras. Et elle lui parlait longuement.

– Écoute, ma mignonne, je suis seule… Regarde-moi,réponds-moi… Tu ne souffres pas ? Alors, c’est que je t’aifait de la peine ? Il faut tout me dire… C’est à moi que tu enveux ? Qu’est-ce que tu as sur le cœur ?

Mais elle eut beau l’interroger, donner à ses questions toutesles formes, Jeanne jurait toujours qu’elle n’avait rien. Puis,brusquement, elle cria, elle répéta :

– Tu ne m’aimes plus… tu ne m’aimes plus…

Et elle éclata en gros sanglots, elle noua ses bras convulsifsautour du cou de sa mère, en lui couvrant le visage de baisersavides. Hélène, le cœur meurtri, étouffant d’une tristesseindicible, la garda longtemps sur sa poitrine, en mêlant ses larmesaux siennes et en lui faisant le serment de ne jamais aimerpersonne autant qu’elle.

À partir de ce jour, la jalousie de Jeanne s’éveilla pour uneparole, pour un regard. Tant qu’elle s’était trouvée en danger, uninstinct lui avait fait accepter cet amour qu’elle sentait sitendre autour d’elle et qui la sauvait. Mais, à présent, elleredevenait forte, elle ne voulait plus partager sa mère. Alors,elle se prit d’une rancune pour le docteur, d’une rancune quigrandissait sourdement et tournait à la haine, à mesure qu’elle seportait mieux. Cela couvait dans sa tête obstinée, dans son petitêtre soupçonneux et muet. Jamais elle ne consentit à s’en expliquernettement. Elle-même ne savait pas. Elle avait mal là, quand ledocteur s’approchait trop près de sa mère ; et elle mettaitles deux mains sur sa poitrine. C’était tout, ça la brûlait, tandisqu’une colère furieuse l’étranglait et la pâlissait. Et elle nepouvait pas empêcher ça ; elle trouvait les gens bieninjustes, elle se raidissait davantage, sans répondre, lorsqu’on lagrondait d’être si méchante. Hélène, tremblante, n’osant la pousserà se rendre compte de son malaise, détournait les yeux devant ceregard d’une enfant de onze ans, où luisait trop tôt toute la viede passion d’une femme.

– Jeanne, tu me fais beaucoup de peine, lui disait-elle,les larmes aux yeux, lorsqu’elle la voyait dans un accèsd’emportement fou, qu’elle contenait et dont elle étouffait.

Mais cette parole, toute-puissante autrefois, qui la ramenait enlarmes aux bras d’Hélène, ne la touchait plus. Son caractèrechangeait. Dix fois dans une journée, elle montrait des humeursdifférentes. Le plus souvent, elle avait une voix brève etimpérative, parlant à sa mère comme elle aurait parlé à Rosalie, ladérangeant pour les plus petits services, s’impatientant, seplaignant toujours.

– Donne-moi une tasse de tisane… Comme tu es longue !On me laisse mourir de soif.

Puis, lorsque Hélène lui donnait la tasse :

– Ce n’est pas sucré… Je n’en veux pas.

Elle se recouchait violemment, elle repoussait une seconde foisla tisane, en disant qu’elle était trop sucrée. On ne voulait plusla soigner, on le faisait exprès. Hélène, qui craignait del’affoler davantage, ne répondait pas, la regardait, avec degrosses larmes sur les joues.

Jeanne surtout réservait ses colères pour les heures où venaitle médecin. Dès qu’il entrait, elle s’aplatissait dans le lit, ellebaissait sournoisement la tête, comme ces animaux sauvages qui netolèrent pas l’approche d’un étranger. Certains jours, ellerefusait de parler, lui abandonnant son pouls, se laissantexaminer, inerte, les yeux au plafond. D’autres jours, elle nevoulait même pas le voir, et elle se cachait les yeux de ses deuxmains, si rageusement, qu’il aurait fallu lui tordre les bras, pourles écarter. Un soir, elle eut cette parole cruelle, comme sa mèrelui présentait une cuillerée de potion :

– Non, ça m’empoisonne.

Hélène resta saisie, le cœur traversé d’une douleur aiguë,craignant d’aller au fond de cette parole.

– Que dis-tu, mon enfant ? demanda-t-elle. Sais-tubien ce que tu dis ?… Les remèdes ne sont jamais bons. Il fautprendre celui-là.

Mais Jeanne garda son silence entêté, tournant la tête pour nepas avaler la potion. À partir de ce jour, elle fut capricieuse,prenant ou ne prenant pas les remèdes, selon son humeur du moment.Elle flairait les fioles, les examinait avec méfiance sur la tablede nuit. Et quand elle en avait refusé une, elle lareconnaissait ; elle serait plutôt morte que d’en boire unegoutte. Le digne monsieur Rambaud pouvait seul la décider parfois.Elle l’accablait maintenant d’une tendresse exagérée, surtoutlorsque le docteur était là ; et elle coulait vers sa mère desregards luisants, pour voir si elle souffrait de cette affectionqu’elle témoignait à un autre.

– Ah ! c’est toi, bon ami ! criait-elle dès qu’ilparaissait. Viens t’asseoir là, tout près… Tu as desoranges ?

Elle se soulevait, elle fouillait en riant ses poches, où il yavait toujours des friandises. Puis, elle l’embrassait, jouanttoute une comédie de passion, satisfaite et vengée du tourmentqu’elle croyait deviner sur la face pâle de sa mère. MonsieurRambaud rayonnait d’avoir ainsi fait la paix avec sa petite chérie.Mais, dans l’antichambre, Hélène, en allant à sa rencontre, venaitde l’avertir, d’un mot rapide. Alors, tout d’un coup, il semblaitapercevoir la potion sur la table.

– Tiens ! tu bois donc du sirop ?

Le visage de Jeanne s’assombrissait. Elle disait àdemi-voix :

– Non, non, c’est mauvais, ça pue, je ne bois pas deça !

– Comment ! tu ne bois pas de ça ? reprenaitmonsieur Rambaud, d’un air gai. Mais je parie que c’est très bon…Veux-tu me permettre d’en boire un peu ?

Et, sans attendre la permission, il s’en versait une largecuillère et l’avalait sans une grimace, en affectant unesatisfaction gourmande.

– Oh ! exquis ! murmurait-il. Tu as bien tort…Attends, rien qu’un petit peu.

Jeanne, amusée, ne se défendait plus. Elle voulait bien de toutce que monsieur Rambaud avait goûté, elle suivait avec attentionses mouvements, semblait étudier sur son visage l’effet de ladrogue. Et le brave homme, en un mois, se gorgea ainsi depharmacie. Lorsque Hélène le remerciait, il haussait lesépaules.

– Laissez donc ! c’est très bon ! finissait-ilpar dire, convaincu lui-même, partageant pour son plaisir lesmédicaments de la petite.

Il passait les soirées auprès d’elle. L’abbé, de son côté,venait régulièrement tous les deux jours. Et elle les gardait leplus longtemps possible, elle se fâchait lorsqu’elle les voyaitprendre leurs chapeaux. À présent, elle redoutait d’être seule avecsa mère et le docteur, elle aurait voulu qu’il y eût toujours dumonde là, pour les séparer. Souvent elle appelait Rosalie sansmotif. Quand ils restaient seuls, ses regards ne les quittaientplus, les poursuivaient dans tous les coins de la chambre. Ellepâlissait, dès qu’ils se touchaient la main. S’ils venaient àéchanger une parole à voix basse, elle se soulevait, irritée,voulant savoir. Même elle ne tolérait plus que la robe de sa mère,sur le tapis, effleurât le pied du docteur. Ils ne pouvaient serapprocher, se regarder, sans qu’aussitôt elle fût prise d’untremblement. Sa chair endolorie, son pauvre petit être innocent etmalade avait une irritation de sensibilité extrême, qui la faisaitbrusquement se retourner, lorsqu’elle devinait que, derrière elle,ils s’étaient souri. Les jours où ils s’aimaient davantage, elle lesentait dans l’air qu’ils lui apportaient ; et, ces jours-là,elle était plus sombre, elle souffrait comme souffrent les femmesnerveuses, à l’approche de quelque violent orage.

Autour d’Hélène, tout le monde regardait Jeanne comme sauvée.Elle-même s’était peu à peu abandonnée à cette certitude. Aussifinissait-elle par traiter les crises comme des bobos d’enfantgâtée, sans importance. Après les six semaines d’angoisse qu’ellevenait de traverser, elle éprouvait un besoin de vivre. Sa fille,maintenant, pouvait se passer de ses soins pendant desheures ; c’était une détente délicieuse, un repos et unevolupté que de vivre ces heures, elle qui depuis si longtemps nesavait plus si elle existait. Elle fouillait ses tiroirs,retrouvait avec joie des objets oubliés, s’occupait de toutessortes de menues besognes, pour reprendre le train heureux de savie journalière. Et, dans ce renouveau, son amour grandissait,Henri était comme la récompense qu’elle s’accordait d’avoir tantsouffert. Au fond de cette chambre, ils se trouvaient hors dumonde, ayant perdu le souvenir de tout obstacle. Rien ne lesséparait plus que cette enfant, secouée de leur passion.

Alors, justement, ce fut Jeanne qui fouetta leurs désirs.Toujours entre eux, avec ses regards qui les épiaient, elle lesforçait à une contrainte continuelle, à une comédie d’indifférencedont ils sortaient plus frissonnants. Pendant des journées, ils nepouvaient échanger un mot, en sentant qu’elle les écoutait, mêmelorsqu’elle paraissait prise de somnolence. Un soir, Hélène avaitaccompagné Henri ; dans l’antichambre, muette, vaincue, elleallait tomber entre ses bras, lorsque Jeanne, derrière la porterefermée, s’était mise à crier : « Maman !maman ! » d’une voix furieuse, comme si elle avait reçule contrecoup du baiser ardent dont le médecin effleurait lescheveux de sa mère. Vivement, Hélène dut rentrer, car elle venaitd’entendre l’enfant sauter du lit. Elle la trouva grelottante,exaspérée, accourant en chemise. Jeanne ne voulait plus qu’on laquittât. À partir de ce jour, il ne leur resta qu’une poignée demain, à l’arrivée et au départ. Madame Deberle était depuis un moisaux bains de mer avec son petit Lucien ; le docteur, quidisposait de toutes ses heures, n’osait passer plus de dix minutesauprès d’Hélène. Ils avaient cessé leurs longues causeries, sidouces, devant la fenêtre. Quand ils se regardaient, une flammegrandissante s’allumait dans leurs yeux.

Ce qui surtout acheva de les torturer, ce furent les changementsd’humeur de Jeanne. Elle fondit en larmes, un matin, comme ledocteur se penchait au-dessus d’elle. Durant toute une journée, sahaine se tourna en une tendresse fébrile ; elle voulut qu’ilrestât près de son lit, elle appela sa mère vingt fois, comme pourles voir côte à côte, émus et souriants. Celle-ci, bienheureuse,rêvait déjà une longue suite de jours semblables. Mais dès lelendemain, lorsque Henri arriva, l’enfant le reçut si durement, quela mère, d’un regard, le supplia de se retirer ; toute lanuit, Jeanne s’était agitée avec le regret furieux d’avoir étébonne. Et, à chaque instant, de pareilles scènes se reproduisirent.Après les heures exquises que l’enfant leur accordait, dans sesmoments de caresses passionnées, les mauvaises heures arrivaientcomme des coups de fouet, qui leur donnaient le besoin d’être l’unà l’autre.

Alors, un sentiment de révolte anima peu à peu Hélène. Certes,elle serait morte pour sa fille. Mais pourquoi la méchante enfantla torturait-elle à ce point, maintenant qu’elle était hors dedanger ? Lorsqu’elle s’abandonnait à une de ces rêveries quila berçaient, quelque rêve vague où elle se voyait marcher avecHenri dans un pays inconnu et charmant, tout d’un coup l’imageraidie de Jeanne se levait ; et c’étaient de continuelsdéchirements dans ses entrailles et dans son cœur. Elle souffraittrop de cette lutte entre sa maternité et son amour.

Une nuit, le docteur vint, malgré la défense formelle d’Hélène.Depuis huit jours, ils n’avaient pu échanger une parole. Ellerefusait de le recevoir ; mais lui, doucement, la poussa dansla chambre, comme pour la rassurer. Là, tous deux croyaient êtresûrs d’eux-mêmes. Jeanne dormait profondément. Ils s’assirent àleur place accoutumée, près de la fenêtre, loin de la lampe ;et une ombre calme les enveloppait. Pendant deux heures, ilscausèrent, rapprochant leurs visages pour parler plus bas, si bas,qu’ils mettaient à peine un souffle dans la grande chambreensommeillée. Parfois, ils tournaient la tête, jetant un coup d’œilsur le fin profil de Jeanne, dont les petites mains jointesreposaient au milieu du drap. Mais ils finirent par l’oublier. Leurbalbutiement montait. Hélène, tout d’un coup, s’éveilla, dégageases mains qui brûlaient sous les baisers d’Henri. Et elle eutl’horreur froide de l’abomination qu’ils avaient failli commettrelà.

– Maman ! maman ! bégayait Jeanne, brusquementagitée, comme tourmentée de quelque cauchemar.

Elle se débattait dans son lit, les yeux lourds de sommeil, encherchant à se mettre sur son séant.

– Cachez-vous, je vous en supplie, cachez-vous, répétaitHélène avec angoisse. Vous la tuez, si vous restez là.

Henri disparut vivement dans l’embrasure de la fenêtre, derrièreun des rideaux de velours bleu. Mais l’enfant continuait à seplaindre.

– Maman, maman, oh ! que je souffre !

– Je suis là, près de toi, ma chérie… Oùsouffres-tu ?

– Je ne sais pas… C’est par là, vois-tu. Ça me brûle.

Elle avait ouvert les yeux, la face contractée, et elle appuyaitses deux petites mains sur sa poitrine.

– Ça m’a pris tout d’un coup… Je dormais, n’est-cepas ? J’ai senti comme un grand feu.

– Mais c’est passé, tu ne sens plus rien ?

– Si, si, toujours.

Et, d’un regard inquiet, elle faisait le tour de la chambre.Maintenant, elle était complètement réveillée, l’ombre farouchedescendait et blêmissait ses joues.

– Tu es seule, maman ? demanda-t-elle.

– Mais oui, ma chérie !

Elle secoua la tête, regardant, flairant l’air, avec uneagitation qui grandissait.

– Non, non, je le sais bien… Il y a quelqu’un… J’ai peur,maman, j’ai peur ! Oh ! tu me trompes, tu n’es passeule…

Une crise nerveuse se déclarait, elle se renversa dans le lit ensanglotant, en se cachant sous la couverture, comme pour échapper àquelque danger. Hélène, affolée, fit immédiatement sortir Henri. Ilvoulait rester pour soigner l’enfant. Mais elle le poussa dehors.Elle revint, elle reprit Jeanne entre ses bras, pendant quecelle-ci répétait cette plainte, qui résumait chaque fois sesgrosses douleurs.

– Tu ne m’aimes plus, tu ne m’aimes plus !

– Tais-toi, mon ange, ne dis pas cela, cria la mère. Jet’aime plus que tout au monde… Tu verras bien si jet’aime !

Elle la soigna jusqu’au matin, résolue à lui donner son cœur,épouvantée de voir son amour retentir si douloureusement dans cettechère créature. Sa fille vivait son amour. Le lendemain, elleexigea une consultation. Le docteur Bodin vint comme par hasard etexamina la malade, qu’il ausculta en plaisantant. Puis, il eut unlong entretien avec le docteur Deberle, resté dans la piècevoisine. Tous deux tombèrent d’accord que l’état présent n’offraitaucune gravité ; mais ils craignaient des complications, ilsinterrogèrent longuement Hélène, en se sentant devant une de cesnévroses qui ont une histoire dans les familles et qui déconcertentla science. Alors, elle leur dit ce qu’ils savaient déjà en partie,son aïeule enfermée dans la maison d’aliénés des Tulettes, àquelques kilomètres de Plassans, sa mère morte tout d’un coup d’unephtisie aiguë, après une vie d’affolement et de crises nerveuses.Elle, tenait de son père, auquel elle ressemblait de visage, etdont elle avait le sage équilibre. Jeanne, au contraire, était toutle portrait de l’aïeule ; mais elle restait plus frêle, ellen’en aurait jamais la haute taille ni la forte charpente osseuse.Les deux médecins répétèrent une fois encore qu’il fallait degrands ménagements. On ne pouvait trop prendre de précautions avecces affections chloroanémiques, qui favorisent le développement detant de maladies cruelles.

Henri avait écouté le vieux docteur Bodin avec une déférencequ’il n’avait jamais eue pour un confrère. Il le consultait surJeanne, de l’air d’un élève qui doute de lui. La vérité était qu’ilfinissait par trembler devant cette enfant ; elle échappait àsa science, il craignait de la tuer et de perdre la mère. Unesemaine se passa. Hélène ne le recevait plus dans la chambre de lamalade. Alors, de lui-même, frappé au cœur, malade, il cessa sesvisites.

Vers la fin du mois d’août, Jeanne put enfin se lever et marcherdans l’appartement. Elle riait soulagée ; en quinze jours,elle n’avait pas eu une crise. Sa mère, toute à elle, toujoursauprès d’elle, avait suffi pour la guérir. Dans les premiers temps,l’enfant restait méfiante, goûtait ses baisers, s’inquiétait de sesmouvements, exigeait sa main avant de s’endormir, et voulait lagarder pendant son sommeil. Puis, voyant que personne ne montaitplus, qu’elle ne la partageait plus, elle avait repris confiance,heureuse de recommencer leur bonne vie d’autrefois, toutes deuxseules à travailler devant la fenêtre. Chaque jour, elle redevenaitrose. Rosalie disait qu’elle fleurissait à vue d’œil.

Certains soirs, cependant, à la tombée de la nuit, Hélènes’abandonnait. Depuis la maladie de sa fille, elle restait grave,un peu pâle, avec une grande ride au front, qu’elle n’avait pointauparavant. Et lorsque Jeanne s’apercevait d’un de ces moments delassitude, d’une de ces heures désespérées et vides, elle-même sesentait très malheureuse, le cœur gros d’un vague remords.Doucement, sans parler, elle se pendait à son cou. Puis, à voixbasse :

– Tu es heureuse, petite mère ?

Hélène avait un tressaillement. Elle se hâtait derépondre :

– Mais oui, ma chérie.

L’enfant insistait.

– Tu es heureuse, tu es heureuse ?… Biensûr ?

– Bien sûr… Pourquoi veux-tu que je ne sois pasheureuse ?

Alors, Jeanne la serrait étroitement dans ses petits bras, commepour la récompenser. Elle voulait l’aimer si fort, disait-elle, sifort, qu’on n’aurait pas pu trouver une mère aussi heureuse danstout Paris.

Chapitre 4

 

En août, le jardin du docteur Deberle était un véritable puitsde feuillage. Contre la grille, les lilas et les faux ébéniersmêlaient leurs branches, tandis que les plantes grimpantes, leslierres, les chèvrefeuilles, les clématites, poussaient de toutesparts des jets sans fin, qui se glissaient, se nouaient,retombaient en pluie, allaient jusque dans les ormes du fond, aprèsavoir couru le long des murailles ; et, là, on aurait dit unetente attachée d’un arbre à l’autre, les ormes se dressaient commeles piliers puissants et touffus d’un salon de verdure. Ce jardinétait si petit, que le moindre pan d’ombre le couvrait. Au milieu,le soleil à midi faisait une seule tache jaune, dessinant larondeur de la pelouse, flanquée de ses deux corbeilles. Contre leperron, il y avait un grand rosier, des roses thé énormes quis’épanouissaient par centaines. Le soir, quand la chaleur tombait,le parfum en devenait pénétrant, une odeur chaude de rosess’alourdissait sous les ormes. Et rien n’était plus charmant que cecoin perdu, si embaumé, où les voisins ne pouvaient voir, et quiapportait un rêve de forêt vierge, pendant que des orgues deBarbarie jouaient des polkas dans la rue Vineuse.

– Madame, disait chaque jour Rosalie, pourquoi Mademoisellene descend-elle pas dans le jardin ?… Elle serait joliment àson aise sous les arbres.

La cuisine de Rosalie était envahie par les branches d’un desormeaux. Elle arrachait des feuilles avec la main, elle vivait dansla joie de ce colossal bouquet, au fond duquel elle n’apercevaitplus rien. Mais Hélène répondait :

– Elle n’est pas encore assez forte, la fraîcheur del’ombre lui ferait du mal.

Cependant, Rosalie s’entêtait. Quand elle croyait avoir unebonne idée, elle ne la lâchait point aisément. Madame avait tort decroire que l’ombre faisait du mal. C’était plutôt que Madamecraignait de déranger le monde ; mais elle se trompait,Mademoiselle ne dérangerait pour sûr personne, car il n’y avaitjamais âme qui vive, le monsieur n’y paraissait plus, la damedevait rester aux bains de mer jusqu’au milieu de septembre ;cela était si vrai, que la concierge avait demandé à Zéphyrin dedonner un coup de râteau, et que, depuis deux dimanches, Zéphyrinet elle y passaient l’après-midi. Oh ! c’était joli, c’étaitjoli à ne pas croire !

Hélène refusait toujours. Jeanne semblait avoir une grosse envied’aller dans le jardin, dont elle avait souvent parlé pendant samaladie ; mais un sentiment singulier, un embarras qui luifaisait baisser les yeux, paraissait l’empêcher d’insister auprèsde sa mère. Enfin, le dimanche suivant, la bonne se présenta, toutessoufflée, en disant :

– Oh ! Madame, il n’y a personne, je vous le jure. Iln’y a que moi et Zéphyrin qui ratisse… Laissez-la venir. Vous nepouvez pas vous imaginer comme on est bien. Venez un peu, rienqu’un peu, pour voir.

Et elle était si convaincue, qu’Hélène céda. Elle enveloppaJeanne dans un châle et dit à Rosalie de prendre une grossecouverture. L’enfant, ravie, d’un ravissement muet que témoignaientseuls ses grands yeux brillants, voulut descendre l’escalier sansêtre aidée, pour montrer sa force. Derrière elle, sa mère avançaitles bras, prête à la soutenir. En bas, lorsqu’elles mirent lespieds dans le jardin, toutes deux poussèrent un cri. Elles ne lereconnaissaient pas, tant ce fourré impénétrable ressemblait peu aucoin propre et bourgeois qu’elles avaient vu au printemps.

– Quand je vous le disais ! répétait Rosalietriomphante.

Les massifs s’étaient élargis, changeant les allées en étroitssentiers, dessinant tout un labyrinthe où les jupes s’accrochaientau passage. On aurait cru l’enfoncement lointain d’une forêt, sousla voûte des feuillages qui laissait tomber une lumière verte,d’une douceur et d’un mystère charmants. Hélène cherchait l’orme aupied duquel elle s’était assise en avril.

– Mais, dit-elle, je ne veux pas qu’elle reste là. L’ombreest trop fraîche.

– Attendez donc, reprit la bonne. Vous allez voir.

En trois pas, on traversait la forêt. Et là, au milieu du troude verdure, sur la pelouse, on trouvait le soleil, un large rayond’or qui tombait, tiède et silencieux, comme dans une clairière. Enlevant la tête, on ne voyait que des branches se détachant sur lanappe bleue du ciel, avec une légèreté de guipure. Les roses thé dugrand rosier, un peu fanées par la chaleur, dormaient sur leurstiges. Dans les corbeilles, des marguerites rouges et blanches,d’un ton ancien, dessinaient des bouts de vieilles tapisseries.

– Vous allez voir, répétait Rosalie. Laissez-moi faire.C’est moi qui vais l’arranger.

Elle venait de plier et d’étaler la couverture au bord d’uneallée, à l’endroit où l’ombre finissait. Puis, elle fit asseoirJeanne, les épaules couvertes de son châle, en lui disantd’allonger ses petites jambes. De cette façon, l’enfant avait latête à l’ombre et les pieds au soleil.

– Tu es bien, ma chérie ? demanda Hélène.

– Oh ! oui, répondit-elle. Tu vois, je n’ai pas froid.On dirait que je me chauffe à un grand feu… Oh ! comme onrespire, comme c’est bon !

Alors, Hélène, qui regardait d’un air inquiet les volets fermésde l’hôtel, dit qu’elle remontait un instant. Et elle adressatoutes sortes de recommandations à Rosalie : elle veilleraitbien au soleil, elle ne laisserait pas Jeanne là plus d’unedemi-heure, elle ne la quitterait pas du regard.

– N’aie donc pas peur, maman ! s’écria la petite, quiriait. Il ne passe point de voitures ici.

Quand elle fut seule, elle prit des poignées de graviers, à côtéd’elle, jouant à les faire tomber en pluie, d’une main dansl’autre. Cependant, Zéphyrin ratissait. Lorsqu’il avait vu Madameet Mademoiselle, il s’était hâté de remettre sa capote, pendue àune branche ; et il restait debout, ne ratissant plus, parrespect. Durant toute la maladie de Jeanne, il était venu à sonhabitude chaque dimanche ; mais il se glissait dans la cuisineavec tant de précautions, qu’Hélène n’aurait jamais soupçonné saprésence, si Rosalie, chaque fois, n’avait demandé des nouvelles desa part, en ajoutant qu’il partageait le chagrin de la maison.Oh ! il se faisait aux belles manières, comme elle ledisait ; il se décrassait joliment à Paris. Aussi, appuyé surson râteau, adressait-il à Jeanne un branlement de têtesympathique. Lorsqu’elle l’aperçut, elle sourit.

– J’ai été bien malade, dit-elle.

– Je sais, mademoiselle, répondit-il en mettant une mainsur son cœur.

Puis, il voulut trouver quelque chose de gentil, uneplaisanterie qui égayât la situation. Et il ajouta :

– Votre santé s’est reposée, voyez-vous. Maintenant, ça varonfler.

Jeanne avait repris une poignée de cailloux. Alors, content delui, riant d’un rire silencieux qui lui fendait la bouche d’uneoreille à l’autre, il se remit à ratisser, de toute la force de sesbras. Le râteau, sur le gravier, avait un bruit régulier etstrident. Au bout de quelques minutes, Rosalie, qui voyait lapetite absorbée dans son jeu, heureuse et bien tranquille,s’éloigna d’elle pas à pas, comme attirée par le grincement durâteau. Zéphyrin était de l’autre côté de la pelouse, en pleinsoleil.

– Tu sues comme un bœuf, murmura-t-elle. Ôte donc tacapote. Mademoiselle ne sera pas offensée, va !

Il retira sa capote et la pendit de nouveau à une branche. Sonpantalon rouge, dont une courroie serrait la ceinture, lui montaittrès haut, tandis que sa chemise de grosse toile bise, tenue au coupar un col de crin, était si raide qu’elle bouffait etl’arrondissait encore. Il retroussa ses manches en se dandinant,histoire de montrer une fois de plus à Rosalie deux cœurs enflammésqu’il s’était fait tatouer au régiment, avec cette devise :Pour toujours.

– Es-tu allé à la messe, ce matin ? demanda Rosaliequi lui faisait subir tous les dimanches cet interrogatoire.

– À la messe… à la messe…, répéta-t-il en ricanant.

Ses deux oreilles rouges s’écartaient de sa tête tondue trèsras, et toute sa petite personne ronde exprimait un airprofondément goguenard.

– Sans doute que j’y suis allé, à la messe, finit-il pardire.

– Tu mens ! reprit violemment Rosalie. Je vois bienque tu mens, ton nez remue !… Ah ! Zéphyrin, tu te perds,tu n’as seulement plus de religion… Méfie-toi !

Pour toute réponse, d’un geste galant, il voulut la prendre à lataille. Mais elle parut scandalisée, elle cria :

– Je te fais remettre ta capote, si tu n’es pasconvenable !… Tu n’as pas honte ! Voilà Mademoiselle quite regarde.

Alors, Zéphyrin ratissa de plus belle. Jeanne, en effet, venaitde lever les yeux. Le jeu la lassait un peu ; après lescailloux, elle avait ramassé des feuilles et arraché del’herbe ; mais une paresse l’envahissait, elle jouait mieux àne rien faire, à regarder le soleil qui la gagnait petit à petit.Tout à l’heure, ses jambes seules, jusqu’aux genoux, trempaientdans ce bain chaud de rayons ; maintenant, elle en avaitjusqu’à la taille, et la chaleur montait toujours, elle la sentaitqui grandissait en elle comme une caresse, avec des chatouillesbien gentilles. Ce qui l’amusait surtout, c’étaient les tachesrondes, d’un beau jaune d’or, qui dansaient sur son châle. Onaurait dit des bêtes. Et elle renversait la tête, pour voir sielles grimperaient jusqu’à sa figure. En attendant, elle avaitjoint ses deux petites mains dans du soleil. Comme ellesparaissaient maigres ! comme elles étaienttransparentes ! Le soleil passait au travers, et elles luisemblaient jolies tout de même, d’un rose de coquillage, fines etallongées, pareilles aux menottes enfantines d’un Jésus. Puis, legrand air, ces gros arbres autour d’elle, cette chaleur, l’avaientun peu étourdie. Elle croyait dormir, et pourtant elle voyait, elleentendait. Cela était très bon, très doux.

– Mademoiselle, si vous vous reculiez, dit Rosalie quiétait revenue près d’elle. Le soleil vous chauffe trop.

Mais Jeanne, d’un geste, refusa de remuer. Elle se trouvait tropbien. À présent, elle ne s’occupait plus que de la bonne et dupetit soldat, cédant à une de ces curiosités d’enfants pour leschoses qu’on leur cache. Sournoisement, elle baissa les yeux,voulant faire croire qu’elle ne regardait pas ; et, entre seslongs cils, elle guettait, pendant qu’elle semblait toutassoupie.

Rosalie demeura encore là quelques minutes. Elle était sansforce contre le bruit du râteau. De nouveau, elle rejoignitZéphyrin, pas à pas, comme malgré elle. Elle le grondait de sesnouvelles allures ; mais, au fond, elle était saisie, prise aucœur, pleine d’une sourde admiration. Le petit soldat, dans seslongues flâneries avec les camarades, au jardin des Plantes et surla place du Château-d’Eau, où était sa caserne, acquérait lesgrâces balancées et fleuries du tourlourou parisien. Il enapprenait la rhétorique, les épanouissements galants, lesentortillements de style, si flatteurs pour les dames. Des fois,elle restait suffoquée de plaisir, en écoutant des phrases qu’illui rapportait avec un dandinement des épaules, et dans lesquellesdes mots qu’elle ne comprenait pas la faisaient devenir toute rouged’orgueil. L’uniforme ne le gênait plus ; il jetait les bras àse les décrocher, d’un air crâne ; il avait surtout une façonde porter son shako sur la nuque, qui découvrait sa face ronde, lenez en avant, tandis que le shako, mollement, accompagnait leroulis du corps. Puis, il s’émancipait, buvait la goutte, prenaitla taille au sexe. Bien sûr qu’il en savait plus long qu’elle,maintenant, avec ses manières de ricaner et de ne pas en diredavantage. Paris le dégourdissait trop. Et, ravie, furieuse, ellese plantait devant lui, hésitant entre les deux envies de legriffer ou de se laisser dire des bêtises.

Cependant, Zéphyrin, en ratissant, avait tourné l’allée. Il setrouvait derrière un grand fusain, lançant à Rosalie des œilladesobliques, pendant qu’il semblait l’amener contre lui, à petitscoups, avec son râteau. Quand elle fut tout près, il la pinçarudement à la hanche.

– Crie pas, c’est comme je t’aime ! murmura-t-il engrasseyant. Et mets ça par-dessus !

Il la baisait au petit bonheur, sur l’oreille. Puis, commeRosalie, à son tour, le pinçait au sang, il lui colla un autrebaiser, sur le nez cette fois. Elle était écarlate, bien contenteau fond, exaspérée de ne pouvoir lui allonger un soufflet, à causede Mademoiselle.

– Je me suis piquée, dit-elle en revenant près de Jeanne,pour expliquer le léger cri qu’elle avait jeté.

Mais l’enfant avait vu la scène, au travers des branches grêlesdu fusain. Le pantalon rouge et la chemise du soldat faisaient unetache vive dans la verdure. Elle leva lentement les yeux surRosalie, la regarda un instant, pendant qu’elle rougissaitdavantage, les lèvres humides, les cheveux envolés. Puis, ellebaissa de nouveau les paupières, reprit une poignée de cailloux,n’eut pas la force de jouer ; et elle resta les deux mainsdans la terre chaude, somnolente, au milieu de la grande vibrationdu soleil. Un flot de santé remontait en elle et l’étouffait. Lesarbres lui semblaient gigantesques et puissants, les roses lanoyaient dans un parfum. Elle songeait à des choses vagues,surprise et ravie.

– À quoi pensez-vous donc, mademoiselle ? demandaRosalie inquiète.

– Je ne sais pas, à rien, répondit Jeanne. Ah ! si, jesais… Vois-tu, je voudrais vivre très vieille…

Et elle ne put expliquer cette parole. C’était une idée qui luivenait, disait-elle. Mais, le soir, après le dîner, comme ellerestait songeuse et que sa mère l’interrogeait, elle posa tout àcoup cette question :

– Maman, est-ce que les cousins et les cousines se marientensemble ?

– Sans doute, dit Hélène. Pourquoi me demandes-tuça ?

– Pour rien… Pour savoir.

Hélène était d’ailleurs habituée à ses questionsextraordinaires. L’enfant se trouva si bien de l’heure passée dansle jardin qu’elle y descendit tous les jours de soleil. Lesrépugnances d’Hélène disparurent peu à peu ; l’hôtel demeuraitfermé, Henri ne se montrait pas, elle avait fini par rester ets’asseoir près de Jeanne, sur un bout de la couverture. Mais, ledimanche suivant, elle s’inquiéta en voyant, le matin, les fenêtresouvertes.

– Pardi ! on fait prendre l’air aux appartements,disait Rosalie, pour l’engager à descendre. Quand je vous jurequ’il n’y a personne !

Ce jour-là, le temps était plus chaud encore. Une grêle deflèches d’or criblait les feuillages. Jeanne, qui commençait àdevenir forte, marcha pendant près de dix minutes, appuyée au brasde sa mère. Puis, fatiguée, elle revint sur sa couverture, enfaisant à Hélène une petite place. Toutes deux se souriaient,amusées de se voir ainsi par terre. Zéphyrin, qui avait fini deratisser, aidait Rosalie à cueillir du persil, dont des touffesperdues poussaient le long de la muraille du fond.

Tout à coup, il y eut un grand bruit dans l’hôtel ; et,comme Hélène songeait à se sauver, madame Deberle parut sur leperron. Elle arrivait, en robe de voyage, parlant haut, trèsaffairée. Mais, quand elle aperçut madame Grandjean et sa fille parterre, devant la pelouse, elle se précipita, les combla decaresses, les étourdit de paroles.

– Comment ! c’est vous !… Ah ! que je suisheureuse de vous voir !… Embrasse-moi, ma petite Jeanne. Tu asété bien malade, n’est-ce pas, mon pauvre chat ? Mais ça vamieux, te voilà toute rose… Que de fois j’ai pensé à vous, machère ! Je vous ai écrit, vous avez reçu mes lettres ?Vous avez dû passer des heures bien terribles. Enfin, c’est fini…Voulez-vous me permettre de vous embrasser ?

Hélène s’était mise debout. Elle dut se laisser poser deuxbaisers sur les joues et les rendre. Ces caresses la glaçaient,elle balbutiait :

– Vous nous excuserez d’avoir envahi votre jardin.

– Vous voulez rire ! reprit impétueusement Juliette.N’êtes-vous pas ici chez vous ?

Elle les quitta un instant, remonta le perron, pour crier àtravers pièces toutes ouvertes :

– Pierre, n’oubliez rien, il y a dix-sept colis !

Mais elle revint tout de suite et parla de son voyage.

– Oh ! une saison adorable. Nous étions à Trouville,vous savez. Un monde sur la plage, à s’écraser. Et tout ce qu’il ya de mieux… J’ai eu des visites, oh ! des visites… Papa estvenu passer quinze jour avec Pauline. N’importe, on est content derentrer chez soi… Ah ! je ne vous ai pas dit… Mais non, jevous conterai ça plus tard.

Elle se baissa, embrassa Jeanne de nouveau, puis devint sérieuseposa cette question :

– Est-ce que j’ai bruni ?

– Non, je ne m’aperçois pas, répondit Hélène, qui laregardait.

Juliette avait ses yeux clairs et vides, ses mains potelées, sonjoli visage aimable. Elle ne vieillissait pas ; l’air de lamer lui-même n’avait pu entamer la sérénité de son indifférence.Elle semblait revenir d’une course dans Paris, d’une tournée chezses fournisseurs, avec le reflet des étalages sur toute sapersonne. Pourtant, elle débordait d’affection, et Hélène demeuraitd’autant plus gênée, qu’elle se sentait raide et mauvaise. Aumilieu de la couverture, Jeanne ne bougeait pas ; elle levaitseulement sa fine tête souffrante, les mains serrées frileusementau soleil.

– Attendez, vous n’avez pas vu Lucien, s’écria Juliette. Ilfaut le voir… Il est énorme.

Et lorsqu’on lui eut amené le petit garçon, que la femme dechambre débarbouillait de la poussière du voyage, elle le poussa,elle le retourna, pour le montrer. Lucien, gros, joufflu, tout hâléd’avoir joué sur la plage, au vent du large, crevait de santé, unpeu empâté même, et l’air bourru, parce qu’on venait de le laver.Il était mal essuyé, une joue humide encore, rose du frottement dela serviette. Quand il aperçut Jeanne, il s’arrêta, surpris. Ellele regardait, avec son pauvre visage maigri, d’une pâleur de linge,dans le ruissellement noir de ses cheveux, dont les bouclestombaient jusqu’aux épaules. Ses beaux yeux élargis et tristes luitenaient toute la face ; et, malgré la forte chaleur, elleavait un petit tremblement, tandis que ses mains frileuses setendaient toujours comme devant un grand feu.

– Eh bien ! tu ne vas pas l’embrasser ? ditJuliette.

Mais Lucien semblait avoir peur. Il finit par se décider, avecprécaution, en allongeant les lèvres, pour approcher de la maladele moins possible. Puis, il se recula vite. Hélène avait de grosseslarmes au bord des yeux. Comme cet enfant se portait ! Et saJeanne qui était si essoufflée pour avoir fait le tour de lapelouse ! Il y avait des mères bien heureuses ! Juliette,tout d’un coup, comprit sa cruauté. Alors, elle se fâcha contreLucien.

– Tiens, tu es une bête !… Est-ce qu’on embrasse lesdemoiselles comme ça ?… Vous n’avez pas idée, ma chère, il estdevenu impossible, à Trouville.

Elle s’embrouillait. Heureusement pour elle, le docteur parut.Elle s’en tira par une exclamation.

– Ah ! voilà Henri !

Il ne les attendait que le soir. Mais elle avait pris un autretrain. Et elle expliquait longuement pourquoi, sans parvenir à êtreclaire. Le docteur écoutait en souriant.

– Enfin, vous êtes ici, dit-il. C’est tout ce qu’ilfaut.

Il venait d’adresser à Hélène un salut muet. Son regard, uninstant, tomba sur Jeanne ; puis, embarrassé, il détourna latête. La petite avait soutenu ce regard gravement ; et,dénouant ses mains, d’un geste instinctif, elle saisit la robe desa mère, elle l’attira près d’elle.

– Ah ! le gaillard ! répétait le docteur, quiavait soulevé Lucien et qui le baisait sur les joues. Il poussecomme un charme.

– Eh bien ! et moi, on m’oublie ? demandaJuliette.

Elle avançait la tête. Alors, il ne lâcha pas Lucien, il legarda sur un bras, tout en se penchant pour baiser également safemme. Tous trois se souriaient.

Hélène, très pâle, parla de remonter. Mais Jeanne refusa ;elle voulait voir, ses lents regards s’arrêtaient sur les Deberle,puis revenaient vers sa mère. Lorsque Juliette avait tendu leslèvres au baiser de son mari, une flamme s’était allumée dans lesyeux de l’enfant.

– Il est trop lourd, continuait le docteur, en remettantLucien par terre. Alors, la saison a été bonne ?… J’ai vu hierMalignon, il m’a conté son séjour là-bas… Tu l’as donc laissépartir avant vous ?

– Oh ! il est insupportable ! murmura Juliette,qui devint sérieuse, avec un air de figure embarrassé. Il nous afait enrager tout le temps.

– Ton père espérait pour Pauline… Notre homme ne s’est pasprononcé ?

– Qui ! lui, Malignon ? cria-t-elle surprise etcomme offensée.

Puis, elle eut un geste d’ennui.

– Ah ! laisse donc, un toqué !… Que je suisheureuse d’être chez moi !

Et elle eut, sans transition apparente, une de ces effusions quisurprenaient, avec sa nature d’oiseau charmant. Elle se serracontre son mari, levant la tête. Lui, indulgent et tendre, la tintun instant entre ses bras. Ils semblaient avoir oublié qu’ilsn’étaient pas seuls.

Jeanne ne les quittait pas des yeux. Une colère faisait tremblerses lèvres décolorées, elle avait sa figure de femme jalouse etméchante. La douleur dont elle souffrait était si vive, qu’elle dutdétourner les yeux. Et ce fut à ce moment qu’elle aperçut, au fonddu jardin, Rosalie et Zéphyrin qui continuaient à chercher dupersil. Pour ne pas déranger le monde sans doute, ils s’étaientcoulés au plus épais des massifs, accroupis l’un et l’autre.Zéphyrin, sournoisement, avait pris un pied de Rosalie, pendant quecelle-ci, sans parler, lui allongeait des tapes. Jeanne, entre deuxbranches, voyait la face du petit soldat, une lune bon enfant, trèsrouge, crevant d’un rire amoureux. Il y eut une poussée, le petitsoldat et la bonne roulèrent derrière les verdures. Le soleiltombait d’aplomb, les arbres dormaient dans l’air chaud, sansqu’une feuille remuât. Il venait de dessous les ormes une odeur,l’odeur grasse de la terre que la bêche ne retournait jamais.Lentement, les dernières roses thé laissaient leurs pétalespleuvoir un à un sur le perron. Alors, Jeanne, la poitrine gonflée,ramena les yeux sur sa mère ; et, en la retrouvant immobile etmuette devant ce qui se passait là, elle eut pour elle un regard desuprême angoisse, un de ces regards profonds d’enfant que l’onn’ose interroger.

Cependant, madame Deberle s’était rapprochée, endisant :

– J’espère que nous allons nous voir… Puisque Jeanne setrouve bien, il faut qu’elle descende toutes les après-midi.

Hélène cherchait déjà une excuse, prétextait qu’elle ne voulaitpas trop la fatiguer. Mais Jeanne intervint vivement :

– Non, non, le soleil est si bon… Nous descendrons, madame.Vous me garderez ma place, n’est-ce pas ?

Et comme le docteur restait en arrière, elle lui sourit.

– Docteur, dites donc à maman que l’air ne me fait pas demal.

Il s’avança, et cet homme fait à la douleur humaine eut unerougeur légère aux joues parce que cette enfant lui parlait avecdouceur.

– Sans doute, murmura-t-il, le grand air ne peut que hâterla convalescence.

– Ah ! tu vois bien, petite mère, il faudra que nousvenions, dit-elle avec un adorable regard de tendresse, tandis quedes larmes s’étranglaient dans sa gorge.

Mais Pierre avait reparu sur le perron ; les dix-sept colisde Madame étaient rentrés. Juliette, suivie de son mari et deLucien, se sauva, en déclarant qu’elle était sale à faire peur etqu’elle allait prendre un bain. Quand elles furent seules, Hélènes’agenouilla sur la couverture, comme pour renouer le châle autourdu cou de Jeanne. Puis, à voix basse :

– Tu n’es donc plus fâchée contre le docteur ?

L’enfant fit un long signe de tête.

– Non, maman.

Il y eut un silence. Hélène, de ses mains tremblantes etmaladroites, semblait ne pouvoir serrer le nœud du châle. Jeannealors murmura :

– Pourquoi en aime-t-il d’autres ?… Je ne veuxpas…

Et son regard noir devint dur, tandis que ses petites mainstendues caressaient les épaules de sa mère. Celle-ci voulut serécrier ; mais elle eut peur des paroles qui lui venaient auxlèvres. Le soleil baissait ; toutes deux remontèrent.Cependant, Zéphyrin avait reparu, avec un bouquet de persil, qu’ilépluchait en lançant à Rosalie des regards assassins. La bonne, àdistance, se méfiait, maintenant qu’il n’y avait pluspersonne ; et comme il la pinçait, au moment où elle sebaissait pour rouler la couverture, elle lui appliqua un coup depoing dans le dos, qui rendit un bruit de tonneau vide. Cela leremplit d’aise. Il en riait encore en dedans, lorsqu’il rentra dansla cuisine, épluchant toujours son persil.

À partir de ce jour, Jeanne mit une obstination à descendre dansle jardin, dès qu’elle y entendait la voix de madame Deberle. Elleécoutait avidement les cancans de Rosalie sur le petit hôtelvoisin, s’inquiétant de la vie qu’on y menait, s’échappant de lachambre parfois et venant elle-même guetter à la fenêtre de lacuisine. En bas, enfoncée dans un petit fauteuil que Juliette luifaisait apporter du salon, elle paraissait surveiller la famille,réservée avec Lucien, impatiente de ses questions et de ses jeux,surtout lorsque le docteur était là. Alors, elle s’allongeait,comme lasse, les yeux ouverts, regardant. C’était pour Hélène unegrande souffrance que ces après-midi. Elle revenait pourtant, ellerevenait malgré les révoltes de tout son être. Chaque foisqu’Henri, à son retour, mettait un baiser sur les cheveux deJuliette, elle avait un élancement au cœur. Et, à ces moments-là,si, pour cacher son visage bouleversé, elle feignait de s’occuperde Jeanne, elle trouvait l’enfant plus pâle qu’elle, avec ses yeuxnoirs grands ouverts, le menton convulsé d’une colère contenue.Jeanne endurait ses tourments. Les jours où sa mère, à bout deforce, agonisait d’amour en détournant les yeux, elle-même restaitsi sombre et si brisée, qu’il fallait la remonter et la coucher.Elle ne pouvait plus voir le docteur s’approcher de sa femme sanschanger de visage, frémissante, le poursuivant du regard enflamméd’une maîtresse trahie.

– Je tousse le matin, lui dit-elle un jour. Il faut venir,vous me verrez.

Des pluies tombèrent. Jeanne voulut que le docteur recommençâtses visites. Elle allait beaucoup mieux cependant. Sa mère, pour lacontenter, avait dû accepter deux ou trois dîners chez les Deberle.L’enfant, le cœur si longtemps déchiré par un combat obscur, parutse calmer, lorsque sa santé fut enfin complètement rétablie. Ellerépétait sa question :

– Tu es heureuse, petite mère ?

– Oui, bien heureuse, ma chérie.

Alors, elle rayonnait. On devait lui pardonner ses anciennesméchancetés, disait-elle. Elle en parlait comme d’une attaqueindépendante de sa volonté, d’un mal de tête qui l’aurait prisetout d’un coup. Quelque chose se gonflait en elle, bien sûr elle nesavait pas quoi. Toutes sortes d’idées se battaient, des idéesvagues, de vilains rêves qu’elle n’aurait seulement pu répéter.Mais c’était passé, elle guérissait, ça ne reviendrait plus.

Chapitre 5

 

La nuit tombait. Du ciel pâli, où brillaient les premièresétoiles, une cendre fine semblait pleuvoir sur la grande ville,qu’elle ensevelissait lentement, sans relâche. De grands tasd’ombre emplissaient déjà les creux, tandis qu’une barre, comme unflot d’encre, montait du fond de l’horizon, mangeant les restes dujour, les lueurs hésitantes qui se retiraient vers le couchant. Iln’y avait plus, au-dessous de Passy, que quelques nappes detoitures encore distinctes. Puis le flot roula, ce furent lesténèbres.

– Quelle chaude soirée ! murmura Hélène, assise devantla fenêtre, alanguie par les souffles tièdes que Paris luienvoyait.

– Une belle nuit pour les pauvres gens, dit l’abbé, deboutderrière elle. L’automne sera doux.

Ce mardi-là, Jeanne s’était assoupie au dessert, et sa mèrel’avait couchée, en la voyant un peu lasse. Elle dormait déjà dansson petit lit, pendant que, sur le guéridon, monsieur Rambauds’occupait gravement à raccommoder un joujou, une poupée mécaniqueparlant et marchant, dont il lui avait fait cadeau, et qu’elleavait cassée ; il excellait dans ces sortes de travaux.Hélène, manquant d’air, souffrant de ces dernières chaleurs deseptembre, venait d’ouvrir la fenêtre toute grande, soulagée parcette mer d’ombre, cette immensité noire qui s’étendait devantelle. Elle avait poussé un fauteuil pour s’isoler, elle futsurprise d’entendre le prêtre. Il continua doucement :

– Avez-vous bien couvert la petite ?… L’air esttoujours vif, à cette hauteur.

Mais elle cédait à un besoin de silence, elle ne répondit pas.Elle goûtait le charme du crépuscule, l’effacement dernier deschoses, l’assoupissement des bruits. Une lueur de veilleuse brûlaità la pointe des flèches et des tours ; Saint-Augustins’éteignit d’abord, le Panthéon, un instant, garda une lueurbleuâtre, le dôme éclatant des Invalides se coucha comme une lunedans une marée montante de nuages. C’était l’Océan, la nuit, avecson étendue élargie au fond des ténèbres, un abîme d’obscurité oùl’on devinait un monde. Un souffle énorme et doux venait de laville invisible. Dans la voix prolongée qui ronflait, des sonsmontaient encore, affaiblis et distincts, un brusque roulementd’omnibus sur le quai, le sifflement d’un train traversant le pontdu Point-du-Jour ; et la Seine, grossie par les derniersorages, passait très large avec la respiration forte d’un êtrevivant, allongé tout en bas, dans un pli d’ombre. Une odeur chaudefumait des toits encore brûlants, tandis que la rivière, dans cetteexhalaison lente des ardeurs de la journée, mettait de petiteshaleines fraîches. Paris, disparu, avait le repos rêveur d’uncolosse qui laisse la nuit l’envelopper, et reste là, immobile unmoment, les yeux ouverts.

Rien n’attendrissait plus Hélène que cette minute d’arrêt dansla vie de la cité. Depuis trois mois qu’elle ne sortait pas, clouéeprès du lit de Jeanne, elle n’avait pas d’autre compagnon deveillée au chevet de la malade que le grand Paris étalé àl’horizon. Par ces chaleurs de juillet et d’août, les croiséesrestaient presque continuellement ouvertes, elle ne pouvaittraverser la pièce, bouger, tourner la tête, sans le voir avec elledéveloppant son éternel tableau. Il était là, par tous les temps,se mettant de moitié dans ses douleurs et dans ses espérances,comme un ami qui s’imposait. Elle l’ignorait toujours, elle n’avaitjamais été si loin de lui, plus insoucieuse de ses rues et de sonpeuple ; et il emplissait sa solitude. Ces quelques piedscarrés, cette chambre de souffrance, dont elle fermait sisoigneusement la porte, s’ouvrait toute grande à lui par ses deuxfenêtres. Bien souvent, elle avait pleuré en le regardant,lorsqu’elle venait s’accouder pour cacher ses larmes à lamalade ; un jour, le jour où elle l’avait crue perdue, elleétait restée longtemps, suffoquée, étranglée, suivant des yeux lesfumées de la Manutention qui s’envolaient. Souvent aussi, dans lesheures d’espoir, elle avait confié l’allégresse de son cœur auxlointains perdus des faubourgs. Il n’était plus un monument qui nelui rappelât une émotion triste ou heureuse. Paris vivait de sonexistence. Mais jamais elle ne l’aimait davantage qu’au crépuscule,lorsque, la journée finie, il consentait à un quart d’heured’apaisement, d’oubli et de songerie, en attendant que le gaz fûtallumé.

– Que d’étoiles ! murmura l’abbé Jouve. Elles brillentpar milliers.

Il venait de prendre une chaise et de s’asseoir près d’elle.Alors, elle leva les yeux, regardant le ciel d’été. Lesconstellations plantaient leurs clous d’or. Une planète, presque auras de l’horizon, luisait comme une escarboucle, tandis qu’unepoussière d’étoiles presque invisibles sablait la voûte d’un sablepailleté d’étincelles. Le Chariot, lentement, tournait, sonbrancard en l’air.

– Tenez, dit-elle à son tour, cette petite étoile bleue,dans ce coin du ciel, je la retrouve tous les soirs… Mais elle s’enva, elle recule chaque nuit.

Maintenant, l’abbé ne la gênait point. Elle le sentait à soncôté, comme une paix de plus. Ils échangèrent quelques parolesespacées par de longs silences. À deux reprises, elle le questionnasur des noms d’étoiles ; toujours la vue du ciel l’avaittourmentée. Mais il hésitait, il ne savait pas.

– Vous voyez, demandait-elle, cette belle étoile qui a unéclat si pur ?

– À gauche, n’est-ce pas ? disait-il, près d’une autremoins grosse, verdâtre… Il y en a trop, j’ai oublié.

Ils se turent, les yeux toujours levés, éblouis et pris d’unléger frisson en face de ce fourmillement d’astres qui grandissait.Derrière les milliers d’étoiles, d’autres milliers d’étoilesapparaissaient, et cela sans cesse, dans la profondeur infinie duciel. C’était un continuel épanouissement, une braise attisée demondes brûlant du feu calme des pierreries. La voie lactéeblanchissait déjà, développait ses atomes de soleil, siinnombrables et si lointains qu’ils ne sont plus, à la rondeur dufirmament, qu’une écharpe de lumière.

– Cela me fait peur, dit Hélène à voix très basse.

Et elle pencha la tête pour ne plus voir, elle ramena sesregards sur le vide béant où Paris semblait s’être englouti. Là,pas une lueur encore, la nuit complète également épandue ; unaveuglement de ténèbres. La voix haute et prolongée avait pris unedouceur plus tendre.

– Vous pleurez ? demanda l’abbé, qui venait d’entendreun sanglot.

– Oui, répondit simplement Hélène.

Ils ne se voyaient point. Elle pleurait longuement, avec unmurmure de tout son être. Cependant, derrière eux, Jeanne mettaitle calme innocent de son sommeil, tandis que monsieur Rambaud,absorbé, inclinait sa tête grisonnante au-dessus de la poupée, dontil avait démonté les membres. Mais lui, par moments, laissaitéchapper des bruits secs de ressorts qui se détendaient, desbégaiements d’enfant que ses gros doigts tiraient le plus doucementpossible du mécanisme détraqué. Et quand la poupée avait parlé tropfort, il s’arrêtait net, inquiet et fâché, regardant s’il ne venaitpas de réveiller Jeanne. Puis, il se remettait à son raccommodageavec précaution, n’ayant pour outils qu’une paire de ciseaux et unpoinçon.

– Pourquoi pleurez-vous, ma fille ? reprit l’abbé. Nepuis-je donc vous apporter aucun soulagement ?

– Ah ! laissez, murmura Hélène ; ces larmes mefont du bien… Tout à l’heure, tout à l’heure…

Elle étouffait trop pour répondre. Une première fois, à cettemême place, une crise de pleurs l’avait brisée ; mais elleétait seule, elle avait pu sangloter dans les ténèbres,défaillante, attendant que la source de l’émotion qui la gonflaitse fût tarie. Pourtant, elle ne se connaissait aucun chagrin :sa fille était sauvée, elle-même avait repris le train monotone etcharmant de son existence. C’était brusquement en elle comme lesentiment poignant d’une immense douleur, d’un vide insondablequ’elle ne comblerait jamais, d’un désespoir sans bornes où ellesombrait avec tous ceux qui lui étaient chers. Elle n’aurait sudire quel malheur la menaçait ainsi, elle était sans espérance, etelle pleurait.

Déjà, dans l’église parfumée des fleurs du mois de Marie, elleavait eu des attendrissements pareils. Le vaste horizon de Paris,au crépuscule, la touchait d’une profonde impression religieuse. Laplaine semblait s’élargir, une mélancolie montait de ces deuxmillions d’existences, qui s’effaçaient. Puis, quand il faisaitnoir, quand la ville s’était évanouie avec ses bruits mourants, soncœur serré éclatait, ses larmes débordaient en face de cette paixsouveraine. Elle aurait joint les mains et balbutié des prières. Unbesoin de foi, d’amour, d’anéantissement divin, lui donnait ungrand frisson. Et c’était alors que le lever des étoiles labouleversait d’une jouissance et d’une terreur sacrées.

Au bout d’un long silence, l’abbé Jouve insista.

– Ma fille il faut vous confier à moi. Pourquoihésitez-vous ?

Elle pleurait encore, mais avec une douceur d’enfant, commelasse et sans force.

– L’Église vous effraie, continua-t-il. Un instant, je vousai crue conquise à Dieu. Mais il en a été autrement. Le Ciel a sesdesseins… Eh bien ! puisque vous vous défiez du prêtre,pourquoi refuseriez-vous plus longtemps une confidence àl’ami ?

– Vous avez raison, balbutia-t-elle, oui, je suis affligéeet j’ai besoin de vous… Il faut que je vous confesse ces choses.Quand j’étais petite, je n’entrais guère dans les églises ;aujourd’hui, je ne puis assister à une cérémonie sans êtreprofondément troublée… Et là, tenez, tout à l’heure, ce qui m’afait sangloter, c’est cette voix de Paris qui ressemble à unronflement d’orgues, c’est cette immensité de la nuit, c’est cebeau ciel… Ah ! je voudrais croire. Aidez-moi,enseignez-moi.

L’abbé Jouve la calma en posant légèrement la main sur lasienne.

– Dites-moi tout, répondit-il simplement.

Elle se débattit un instant, pleine d’angoisse.

– Je n’ai rien, je vous jure… Je ne vous cache rien… Jepleure sans raison, parce que j’étouffe, parce que mes larmesjaillissent d’elles-mêmes… Vous connaissez ma vie. Je n’ytrouverais à cette heure ni une tristesse, ni une faute, ni unremords… Et je ne sais pas, je ne sais pas…

Sa voix s’éteignit. Alors, le prêtre laissa tomber lentementcette parole :

– Vous aimez, ma fille.

Elle tressaillit, elle n’osa protester. Le silence recommença.Dans la mer de ténèbres qui dormait devant eux, une étincelle avaitlui. C’était à leurs pieds, quelque part dans l’abîme, à un endroitqu’ils n’auraient pu préciser. Et, une à une, d’autres étincellesparurent. Elles naissaient dans la nuit avec un brusque sursaut,tout d’un coup, et restaient fixes, scintillantes comme desétoiles. Il semblait que ce fût un nouveau lever d’astres, à lasurface d’un lac sombre. Bientôt elles dessinèrent une doubleligne, qui partait du Trocadéro et s’en allait vers Paris, parlégers bonds de lumière ; puis, d’autres lignes de pointslumineux coupèrent celle-ci, des courbes s’indiquèrent, uneconstellation s’élargit, étrange et magnifique. Hélène ne parlaittoujours pas, suivant du regard ces scintillements, dont les feuxcontinuaient le ciel au-dessous de l’horizon, dans un prolongementde l’infini, comme si la terre eût disparu et qu’on eût aperçu detous côtés la rondeur céleste. Et elle retrouvait là l’émotion quil’avait brisée quelques minutes auparavant, lorsque le Chariots’était mis lentement à tourner autour de l’axe du pôle, lebrancard en l’air. Paris, qui s’allumait, s’étendait, mélancoliqueet profond, apportant les songeries terrifiantes d’un firmament oùpullulent les mondes.

Cependant, le prêtre, de cette voix monotone et douce que luidonnait l’habitude du confessionnal, chuchotait longuement à sonoreille. Il l’avait avertie un soir, il lui avait bien dit que lasolitude ne lui valait rien. On ne se mettait pas impunément endehors de la vie commune. Elle s’était trop cloîtrée, elle avaitouvert la porte aux rêveries dangereuses.

– Je suis bien vieux, ma fille, murmura-t-il, j’ai vusouvent des femmes qui venaient à nous, avec des larmes, desprières, un besoin de croire et de s’agenouiller… Aussi ne puis-jeguère me tromper aujourd’hui. Ces femmes, qui semblent chercherDieu si ardemment, ne sont que de pauvres cœurs troublés par lapassion. C’est un homme qu’elles adorent dans nos églises…

Elle ne l’écoutait pas, au comble de l’agitation, dans l’effortqu’elle faisait pour voir enfin clair en elle. L’aveu lui échappa,bas, étranglé.

– Eh bien ! oui, j’aime… Et c’est tout. Ensuite, je nesais plus, je ne sais plus…

Maintenant, il évitait de l’interrompre. Elle parla dans lafièvre, par petites phrases courtes ; et elle prenait une joieamère à confesser son amour, à partager avec ce vieillard sonsecret qui l’étouffait depuis si longtemps.

– Je vous jure que je ne puis lire en moi… Cela est venusans que je le sache. Peut-être bien tout d’un coup. Pourtant, jen’en ai senti la douceur qu’à la longue… D’ailleurs, pourquoi mefaire plus forte que je ne suis ? Je n’ai pas cherché à fuir,j’étais trop heureuse ; aujourd’hui, j’ai encore moins decourage… Voyez, ma fille a été malade, j’ai failli la perdre ;eh bien ! mon amour a été aussi profond que ma douleur, il estrevenu tout-puissant après ces jours terribles, et il me possède,et je me sens emportée…

Elle reprit haleine, frissonnante.

– Enfin, je suis à bout de force… Vous aviez raison, monami, cela me soulage de vous confier ces choses… Mais, je vous enprie, dites-moi ce qui se passe au fond de mon cœur. J’étais sicalme, j’étais si heureuse. C’est un coup de foudre dans ma vie.Pourquoi moi ? Pourquoi pas une autre ? car je n’avaisrien fait pour cela, je me croyais bien protégée… Et si voussaviez ! Je ne me reconnais plus… Ah ! aidez-moi,sauvez-moi !

Voyant qu’elle se taisait, le prêtre, machinalement, avec saliberté accoutumée de confesseur, posa une question.

– Le nom, dites-moi le nom ?

Elle hésitait, lorsqu’un bruit particulier lui fit tourner latête. C’était la poupée qui, entre les doigts de monsieur Rambaud,reprenait peu à peu sa vie mécanique ; elle venait de fairetrois pas sur le guéridon, avec le grincement des rouagesfonctionnant mal encore ; puis, elle avait culbuté à larenverse, et, sans le digne homme, elle rebondissait par terre. Illa suivait, les mains tendues, prêt à la soutenir, plein d’uneanxiété paternelle. Quand il vit Hélène se tourner, il lui adressaun sourire confiant, comme pour lui promettre que la poupée allaitmarcher. Et il se remit à fouiller le joujou avec ses ciseaux etson poinçon. Jeanne dormait.

Alors, Hélène, détendue par ce milieu de paix, murmura un nom àl’oreille du prêtre. Celui-ci ne bougea pas. Dans l’ombre, on nepouvait voir son visage. Il parla, au bout d’un silence.

– Je le savais, mais je voulais recevoir votre aveu… Mafille, vous devez beaucoup souffrir.

Et il ne prononça aucune phrase banale sur les devoirs. Hélène,anéantie, triste à mourir de cette pitié sereine de l’abbé, suivaitde nouveau les étincelles qui pailletaient d’or le manteau sombrede Paris. Elles se multipliaient à l’infini. C’était comme ces feuxqui courent dans la cendre noire d’un papier brûlé. D’abord, cespoints lumineux étaient partis du Trocadéro, allant vers le cœur dela ville. Bientôt, un autre foyer apparut à gauche, versMontmartre ; puis, un autre à droite, derrière les Invalides,et un autre encore, plus en arrière, du côté du Panthéon. De tousces foyers à la fois descendaient des vols de petites flammes.

– Vous vous souvenez de notre conversation, reprit l’abbélentement. Je n’ai pas changé d’opinion… Il faut vous marier, mafille.

– Moi ! dit-elle, écrasée. Mais je viens de vousavouer… Vous savez bien que je ne peux pas…

– Il faut vous marier, répéta-t-il avec plus de force. Vousépouserez un honnête homme…

Il semblait avoir grandi dans sa vieille soutane. Sa grosse têteridicule, qui se penchait d’ordinaire sur une épaule, les yeux àdemi clos, se relevait, et ses regards étaient si larges et siclairs, qu’elle les voyait luire dans la nuit.

– Vous épouserez un honnête homme qui sera un père pourvotre Jeanne et qui vous rendra à toute votre loyauté.

– Mais je ne l’aime pas… Mon Dieu ! je ne l’aimepas…

– Vous l’aimerez, ma fille… Il vous aime et il est bon.

Hélène se débattait, baissait la voix, en entendant le petitbruit que monsieur Rambaud faisait derrière eux. Il était sipatient et si fort, dans son espoir, que, depuis six mois, il nel’avait pas importunée une seule fois de son amour. Il attendaitavec une tranquillité confiante, naturellement prêt aux abnégationsles plus héroïques. L’abbé fit le mouvement de se tourner.

– Voulez-vous que je lui dise tout ?… Il vous tendrala main, il vous sauvera. Et vous le comblerez d’une joieimmense.

Elle l’arrêta, éperdue. Son cœur se révoltait. Tous deuxl’effrayaient, ces hommes si paisibles et si tendres, dont laraison gardait cette froideur, à côté des fièvres de sa passion.Dans quel monde vivaient-ils donc, pour nier ainsi ce dont ellesouffrait tant ? Le prêtre eut un geste large de la main,montrant les vastes espaces.

– Ma fille, voyez cette belle nuit, cette paix suprême enface de votre agitation… Pourquoi refusez-vous d’êtreheureuse ?

Paris entier était allumé. Les petites flammes dansantes avaientcriblé la mer des ténèbres d’un bout de l’horizon à l’autre, etmaintenant leurs millions d’étoiles brûlaient avec un éclat fixe,dans une sérénité de nuit d’été. Pas un souffle de vent, pas unfrisson n’effarait ces lumières qui semblaient comme suspenduesdans l’espace. Paris, qu’on ne voyait pas, en était reculé au fondde l’infini, aussi vaste qu’un firmament. Cependant, en bas despentes du Trocadéro, une lueur rapide, les lanternes d’un fiacre oud’un omnibus, coupait l’ombre de la fusée continue d’une étoilefilante ; et là, dans le rayonnement des becs de gaz, quidégageaient comme une buée jaune, on distinguait vaguement desfaçades brouillées, des coins d’arbres, d’un vert cru de décor. Surle pont des Invalides, les étoiles se croisaient sansrelâche ; tandis que, en dessous, le long d’un ruban deténèbres plus épaisses, se détachait un prodige, une bande decomètes dont les queues d’or s’allongeaient en pluied’étincelles ; c’étaient, dans les eaux noires de la Seine,les réverbérations des lanternes du pont. Mais, au-delà, l’inconnucommençait. La longue courbe du fleuve était indiquée par un doublecordon de gaz, que rattachaient d’autres cordons, de place enplace ; on eût dit une échelle de lumière, jetée en travers deParis, posant ses deux extrémités au bord du ciel, dans lesétoiles. À gauche, une autre trouée descendait, les Champs-Élyséesmenaient un défilé régulier d’astres de l’Arc de triomphe à laplace de la Concorde, où luisait le scintillement d’unepléiade ; puis, les Tuileries, le Louvre, les pâtés de maisonsdu bord de l’eau, l’Hôtel de Ville tout au fond, faisaient desbarres sombres, séparées de loin en loin par le carré lumineuxd’une grande place ; et, plus en arrière, dans la débandadedes toitures, les clartés s’éparpillaient, sans qu’on pût retrouverautre chose qu’un enfoncement de rue, un coin tournant deboulevard, un élargissement de carrefour incendié. Sur l’autrerive, à droite, l’esplanade seule se dessinait nettement, avec sonrectangle de flammes, pareil à quelque Orion des nuits d’hiver, quiaurait perdu son baudrier ; les longues rues du quartierSaint-Germain espaçaient des clartés tristes ; au-delà, lesquartiers populeux braisillaient, allumés de petits feux serrés,luisant dans une confusion de nébuleuse. C’était, jusqu’auxfaubourgs, et tout autour de l’horizon, une fourmilière de becs degaz et de fenêtres éclairées, comme une poussière qui emplissaitles lointains de la ville de ces myriades de soleils, de ces atomesplanétaires que l’œil humain ne peut découvrir. Les édificesavaient sombré, pas un falot n’était attaché à leur mâture. Parmoments, on aurait pu croire à quelque fête géante, à un monumentcyclopéen illuminé, avec ses escaliers, ses rampes, ses fenêtres,ses frontons, ses terrasses, son monde de pierre, dont les lignesde lampions traceraient en traits phosphorescents l’étrange eténorme architecture. Mais la sensation qui revenait était celled’une naissance de constellations, d’un agrandissement continu duciel.

Hélène, en suivant le geste large du prêtre, avait promené surParis allumé un long regard. Là aussi, elle ignorait le nom desétoiles. Volontiers, elle aurait demandé quelle était cette lueurvive, là-bas, à gauche, qu’elle regardait tous les soirs. D’autresl’intéressaient. Il y en avait qu’elle aimait, tandis que certainesla laissaient inquiète et fâchée.

– Mon père, dit-elle, employant pour la première fois cenom de tendresse et de respect, laissez-moi vivre… C’est la beautéde cette nuit qui m’agite… Vous vous êtes trompé, vous ne sauriez àcette heure me donner de consolation, car vous ne pouvezm’entendre.

Le prêtre ouvrit les bras, puis les laissa retomber avec unelenteur résignée. Et après un silence il parla à voix basse.

– Sans doute, cela devait être ainsi… Vous appelez ausecours, et vous n’acceptez pas le salut. Que d’aveux désespérésj’ai recueillis, et que de larmes je n’ai pu empêcher !…Écoutez, ma fille, promettez-moi une seule chose : si jamaisla vie devient trop lourde pour vous, songez qu’un honnête hommevous aime et qu’il vous attend… Vous n’aurez qu’à mettre votre maindans la sienne pour retrouver le calme.

– Je vous le promets, répondit Hélène avec gravité.

Et, comme elle faisait ce serment, il y eut, dans la chambre, unléger rire. C’était Jeanne qui venait de se réveiller et quiregardait sa poupée marcher sur le guéridon. Monsieur Rambaud,enchanté de son raccommodage, avançait toujours les mains de peurde quelque accident. Mais la poupée était solide ; elle tapaitses petits talons, elle tournait la tête en lâchant à chaque pasles mêmes mots, d’une voix de perruche.

– Oh ! c’est une niche ! murmurait Jeanne, encoreensommeillée. Qu’est-ce que tu lui as donc fait, dis ? Elleétait cassée, et la voilà en vie… Donne un peu, fais voir… Tu estrop gentil…

Cependant, sur Paris allumé, une nuée lumineuse montait. On eûtdit l’haleine rouge d’un brasier. D’abord, ce ne fut qu’une pâleurdans la nuit, un reflet à peine sensible. Puis, peu à peu, à mesureque la soirée s’avançait, elle devenait saignante ; et,suspendue en l’air, immobile au-dessus de la cité, faite de toutesles flammes et de toute la vie grondante qui s’exhalaient d’elle,elle était comme un de ces nuages de foudre et d’incendie quicouronnent la bouche des volcans.

Partie 4

Chapitre 1

 

On avait servi les rince-bouche, et les dames, délicatement,s’essuyaient les doigts. Il y eut un moment de silence autour de latable. Madame Deberle jeta un regard, pour voir si tout le mondeavait fini ; puis, elle se leva sans parler, tandis que sesinvités l’imitaient, au milieu d’un grand remuement de chaises. Unvieux monsieur, qui se trouvait à sa droite, s’était hâté de luioffrir le bras.

– Non, non, murmura-t-elle en le menant elle-même vers uneporte. Nous allons prendre le café dans le petit salon.

Des couples la suivirent. Au bout, venaient deux dames et deuxmessieurs, qui continuaient une conversation, sans songer à sejoindre au défilé. Mais, dans le petit salon, la gêne cessa, lagaieté du dessert reparut. Le café était déjà servi sur unguéridon, dans un vaste plateau de laque. Madame Deberle tournaautour, avec la bonne grâce d’une maîtresse de maison quis’inquiète des goûts différents de ses convives. À la vérité,c’était Pauline qui se remuait le plus et qui se réservait deservir les messieurs. Il y avait là une douzaine de personnes, lenombre à peu près réglementaire que les Deberle invitaient chaquemercredi, à partir de décembre. Le soir, vers dix heures, il venaitbeaucoup de monde.

– Monsieur de Guiraud, une tasse de café, disait Pauline,arrêtée devant un petit homme chauve. Ah ! non, je sais, vousn’en prenez pas… Alors, un verre de chartreuse ?

Mais elle s’embrouillait dans son service, elle apportait unverre de cognac. Et, souriante, elle faisait le tour des invités,avec son aplomb, regardant les gens dans les yeux, circulant àl’aise avec sa longue traîne. Elle portait une superbe robe blanchede cachemire de l’Inde, garnie de cygne, ouverte en carré sur lapoitrine. Lorsque tous les hommes furent debout, leur tasse à lamain, buvant à petites gorgées en écartant le menton, elles’attaqua à un grand jeune homme, le fils Tissot, auquel elletrouvait une belle tête.

Hélène n’avait pas voulu de café. Elle s’était assise à l’écart,l’air un peu las, vêtue d’une robe de velours noir, sans garniture,qui la drapait sévèrement. On fumait dans le petit salon, lesboîtes de cigares étaient près d’elle, sur une console. Le docteurs’approcha, choisit un cigare, en lui demandant :

– Jeanne va bien ?

– Très bien, répondit-elle. Nous sommes allées au Boisaujourd’hui, elle a joué comme une perdue… Oh ! elle doitdormir à cette heure.

Tous deux causaient amicalement, avec une familiarité souriantede gens qui se voyaient tous les jours. Mais la voix de madameDeberle s’éleva.

– Tenez, madame Grandjean peut vous le dire… N’est-ce pas,je suis revenue de Trouville vers le 10 septembre ? Ilpleuvait, la plage était insupportable.

Trois ou quatre dames l’entouraient, tandis qu’elle parlait deson séjour au bord de la mer. Hélène dut se lever et se joindre augroupe.

– Nous avons passé un mois à Dinard, raconta madame deChermette. Oh ! un pays délicieux, un mondecharmant !

– Il y avait un jardin derrière le chalet, puis uneterrasse sur la mer, continuait madame Deberle. Vous savez que jem’étais décidée à emmener mon landau et mon cocher… C’est bien pluscommode pour les promenades… Mais madame Levasseur est venue nousvoir…

– Oui, un dimanche, dit celle-ci. Nous étions à Cabourg…Oh ! vous aviez là une installation tout à fait bien, un peuchère, je crois…

– À propos, interrompit madame Berthier, en s’adressant àJuliette, est-ce que monsieur Malignon ne vous a pas appris ànager ?

Hélène remarqua sur le visage de madame Deberle une gêne, unecontrariété subite. Déjà, plusieurs fois, elle avait crus’apercevoir que le nom de Malignon, prononcé à l’improviste devantelle, l’ennuyait. Mais la jeune femme s’était remise.

– Un beau nageur ! s’écria-t-elle. Si jamais celui-làdonne des leçons à quelqu’un !… Moi, j’ai une peur affreuse del’eau froide. Rien que la vue des gens qui se baignent me faitgrelotter.

Et elle eut un joli frisson, en remontant ses épaules potelées,comme un oiseau mouillé qui se secoue.

– Alors c’est un conte ? dit madame de Guiraud.

– Mais bien sûr. Je parie que c’est lui qui l’a inventé. Ilm’exècre depuis qu’il a passé là-bas un mois avec nous.

Du monde commençait à arriver. Les dames, une touffe de fleursdans les cheveux, les bras arrondis, souriaient avec un balancementde tête ; les hommes, en habit, le chapeau à la main,s’inclinaient, tâchaient de trouver une phrase. Madame Deberle,tout en causant, tendait le bout des doigts aux familiers de lamaison ; et beaucoup ne disaient rien, saluaient et passaient.Cependant, mademoiselle Aurélie venait d’entrer. Tout de suite,elle s’extasia sur la robe de Juliette, une robe de velours frappébleu marine, garnie de faille. Alors, les dames, qui se trouvaientlà, parurent seulement apercevoir la robe. Oh ! délicieuse,vraiment délicieuse ! Elle sortait de chez Worms. On en causacinq minutes. Le café était pris, les invités avaient reposé lestasses vides un peu partout, sur le plateau, sur lesconsoles ; seul, le vieux monsieur n’en finissait pas,s’arrêtant à chaque gorgée pour causer avec une dame. Une odeurchaude, l’arôme du café mêlé aux légers parfums des toilettes,montait.

– Vous savez que je n’ai rien eu, dit le fils Tissot àPauline, qui lui parlait d’un peintre chez lequel son père l’avaitconduite voir des tableaux.

– Comment ! vous n’avez rien eu ?… Je vous aiapporté une tasse de café.

– Non, mademoiselle, je vous assure.

– Mais je veux absolument que vous ayez quelque chose…Attendez, voici de la chartreuse !

Madame Deberle avait appelé discrètement son mari d’un signe detête. Le docteur comprit, ouvrit lui-même la porte du grand salon,où l’on passa, tandis qu’un domestique enlevait le plateau. Ilfaisait presque froid dans la vaste pièce, que six lampes et unlustre à dix bougies éclairaient d’une vive lumière blanche. Desdames étaient déjà là, rangées en cercle devant la cheminée ;il n’y avait que deux ou trois hommes, debout au milieu des jupesétalées. Et, par la porte du salon réséda laissée ouverte, onentendait la voix aiguë de Pauline, restée seule avec le filsTissot.

– Maintenant que je l’ai versé, vous allez le boire, biensûr… Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Pierre aemporté le plateau.

Puis, on la vit paraître, toute blanche, dans sa robe garnie decygne. Elle annonça, avec un sourire qui montrait ses dents entreses lèvres fraîches :

– Voici le beau Malignon.

Les poignées de main et les salutations continuaient. MonsieurDeberle s’était mis près de la porte. Madame Deberle, assise aumilieu des dames sur un pouf très bas, se levait à chaque instant.Quand Malignon se présenta, elle affecta de tourner la tête. Ilétait très correctement mis, frisé au petit fer, les cheveuxséparés par une raie qui lui descendait jusqu’à la nuque. Sur leseuil, il avait fixé dans son œil droit un monocle, d’une légèregrimace, « pleine de chic », comme le répétaitPauline ; et il promenait un regard autour du salon.Nonchalamment, il serra la main au docteur, sans rien dire, puiss’avança vers madame Deberle devant laquelle il plia sa longuetaille, pincée dans son habit noir.

– Ah ! c’est vous, dit-elle de façon à être entendue.Il paraît que vous nagez maintenant ?

Il ne comprit pas, mais il répondit tout de même, pour faire del’esprit.

– Sans doute… Un jour, j’ai sauvé un terre-neuve qui senoyait.

Les dames trouvèrent cela charmant. Madame Deberle elle-mêmeparut désarmée.

– Je vous permets les terre-neuve, répondit-elle.Seulement, vous savez bien que je ne me suis pas baignée une seulefois à Trouville.

– Ah ! la leçon que je vous ai donnée !s’écria-t-il. Eh bien ! est-ce qu’un soir, dans votre salle àmanger, je ne vous ai pas dit qu’il fallait remuer les pieds et lesmains ?

Toutes ces dames se mirent à rire. Il était délicieux. Juliettehaussa les épaules. On ne pouvait pas causer sérieusement avec lui.Et elle se leva pour aller au-devant d’une dame qui avait un grandtalent de pianiste, et qui venait pour la première fois chez elle.Hélène, assise près du feu, avec son beau calme, regardait etécoutait. Malignon surtout semblait l’intéresser. Elle lui avait vufaire une évolution savante pour se rapprocher de madame Deberle,qu’elle entendait causer derrière son fauteuil. Tout d’un coup, lesvoix changèrent. Elle se renversa afin de mieux entendre. La voixde Malignon disait :

– Pourquoi n’êtes-vous pas venue, hier ? Je vous aiattendue jusqu’à six heures.

– Laissez-moi, vous êtes fou, murmurait Juliette.

Ici, la voix de Malignon s’éleva, grasseyante.

– Ah ! vous ne croyez pas l’histoire de monterre-neuve. Mais j’ai reçu une médaille, je vous la montrerai.

Et il ajouta, très bas :

– Vous m’aviez promis… Rappelez-vous…

Toute une famille arrivait. Madame Deberle éclata encompliments, tandis que Malignon reparaissait au milieu des dames,son monocle dans l’œil. Hélène resta toute pâle des paroles rapidesqu’elle venait de surprendre. C’était un coup de foudre pour elle,quelque chose d’inattendu et de monstrueux. Comment cette femme siheureuse, d’un visage si calme, aux joues blanches et reposées,pouvait-elle trahir son mari ? Elle lui avait toujours connuune cervelle d’oiseau, une pointe d’égoïsme aimable qui la gardaitcontre les ennuis d’une sottise. Et avec un Malignon encore !Brusquement, elle revit les après-midi du jardin, Juliettesouriante et affectueuse sous le baiser dont le docteur effleuraitses cheveux. Ils s’aimaient pourtant. Alors, par un sentimentqu’elle ne s’expliqua pas, elle fut pleine de colère contreJuliette, comme si elle venait d’être personnellement trompée. Celal’humiliait pour Henri, une fureur jalouse l’emplissait, sonmalaise se lisait si clairement sur sa face, que mademoiselleAurélie lui demanda :

– Qu’est-ce que vous avez ?… Vous êtessouffrante ?

La vieille demoiselle s’était assise près d’elle, enl’apercevant seule. Elle lui témoignait une vive amitié, charmée dela façon complaisante dont cette femme si grave et si belleécoutait pendant des heures ses commérages.

Mais Hélène ne répondit pas. Elle avait un besoin, celui de voirHenri, de savoir à l’instant ce qu’il faisait, quelle figure ilavait. Elle se souleva, le chercha dans le salon, finit par letrouver. Il causait, debout devant un gros homme blême, et il étaitbien tranquille, l’air satisfait, avec son sourire fin. Un moment,elle l’examina. Elle éprouvait pour lui une commisération qui lerapetissait un peu, en même temps qu’elle l’aimait davantage, d’unetendresse où il entrait une vague idée de protection. Sonsentiment, très confus encore, était qu’elle devait à cette heurecompenser autour de lui le bonheur perdu.

– Ah bien ! murmurait mademoiselle Aurélie, cela vaêtre gai, si la sœur de madame de Guiraud chante… C’est la dixièmefois que j’entends Les Tourterelles. Elle n’a que ça, cethiver… Vous savez qu’elle est séparée de son mari. Regardez cemonsieur brun, là-bas, près de la porte. Ils sont au mieux.Juliette est bien forcée de le recevoir, sans cela elle neviendrait pas…

– Ah ! dit Hélène.

Madame Deberle, vivement, allait de groupe en groupe, priantqu’on fit silence pour écouter la sœur de madame de Guiraud. Lesalon s’était empli, une trentaine de dames en occupaient lemilieu, assises, chuchotant et riant ; deux, cependant,restaient debout, causant plus haut, avec de jolis mouvementsd’épaules ; tandis que cinq ou six hommes, très à l’aise,semblaient là chez eux, comme perdus sous les jupes. QuelquesChut ! discrets coururent, le bruit des voix tomba,les visages prirent une expression immobile et ennuyée ; et iln’y eut plus que le battement des éventails dans l’air chaud.

La sœur de madame de Guiraud chantait, mais Hélène n’écoutaitpas. Maintenant, elle regardait Malignon qui semblait goûterLes Tourterelles, en affectant un amour immodéré de lamusique. Était-ce possible ! ce garçon-là ! Sans doute,c’était à Trouville qu’ils avaient joué quelque jeu dangereux. Lesparoles, surprises par Hélène, semblaient indiquer que Julietten’avait pas cédé encore ; mais la chute paraissait prochaine.Devant elle, Malignon marquait la mesure d’un balancementravi ; madame Deberle avait une admiration complaisante,pendant que le docteur se taisait, patient et aimable, attendant lafin du morceau pour reprendre son entretien avec le gros hommeblême.

De légers applaudissements s’élevèrent, lorsque la chanteuse setut. Et des voix se pâmaient.

– Délicieux ! Ravissant !

Mais le beau Malignon, allongeant les bras par-dessus lescoiffures des dames, tapait ses doigts gantés, sans faire de bruit,en répétant « Brava ! Brava ! » d’une voixchantante qui dominait les autres.

Tout de suite, cet enthousiasme tomba, les visages détendus sesourirent, quelques dames se levèrent, tandis que les conversationsrepartaient, au milieu du soulagement général. La chaleurgrandissait, une odeur musquée s’envolait des toilettes sous lebattement des éventails. Par moments, dans le murmure descauseries, un rire perlé sonnait, un mot dit à voix haute faisaittourner les têtes. À trois reprises déjà, Juliette était allée dansle petit salon, pour supplier les hommes qui s’y réfugiaient de nepas abandonner ainsi les dames. Ils la suivaient ; et, dixminutes après, ils avaient encore disparu.

– C’est insupportable, murmurait-elle d’un air fâché, on nepeut en retenir un.

Cependant, mademoiselle Aurélie nommait les dames à Hélène, quivenait seulement aux soirées du docteur pour la seconde fois. Il yavait là toute la haute bourgeoisie de Passy, des gens très riches.Puis, se penchant :

– Décidément, c’est fait… Madame de Chermette marie safille à ce grand blond avec lequel elle est restée dix-huit mois…Au moins, voilà une belle-mère qui aimera son gendre.

Mais elle s’interrompit, très surprise.

– Tiens ! le mari de madame Levasseur qui cause avecl’amant de sa femme !… Juliette avait pourtant juré de ne plusles recevoir ensemble.

Hélène, d’un regard lent, faisait le tour du salon. Dans cemonde digne, parmi cette bourgeoisie d’apparence si honnête, il n’yavait donc que des femmes coupables ? Son rigorisme provincials’étonnait des promiscuités tolérées de la vie parisienne. Et,amèrement, elle se raillait d’avoir tant souffert, lorsque Juliettemettait sa main dans la sienne. Vraiment ! elle était biensotte de garder de si beaux scrupules ! L’adultères’embourgeoisait là d’une béate façon, aiguisé d’une pointe deraffinement coquet. Madame Deberle, maintenant, semblait remiseavec Malignon ; et, petite, pelotonnant dans un fauteuil sesrondeurs de jolie brune douillette, elle riait des mots d’espritqu’il disait. Monsieur Deberle vint à passer.

– Vous ne vous disputez donc pas ce soir ?demanda-t-il.

– Non, répondit Juliette très gaiement. Il dit trop debêtises… Si tu savais toutes les bêtises qu’il nous dit…

On chanta de nouveau. Mais le silence fut plus difficile àobtenir. C’était le fils Tissot qui chantait un duo de laFavorite avec une dame très mûre, coiffée à l’enfant.Pauline, debout à une des portes, au milieu des habits noirs,regardait le chanteur d’un air d’admiration ouverte, comme elleavait vu regarder des œuvres d’art.

– Oh ! la belle tête ! laissa-t-elle échapper,pendant une phrase étouffée de l’accompagnement, et si haut, quetout le salon l’entendit.

La soirée s’avançait, une lassitude noyait les figures. Desdames, assises depuis trois heures sur le même fauteuil, avaient unair d’ennui inconscient, heureuses pourtant de s’ennuyer là. Entredeux morceaux, écoutés d’une oreille, les causeries reprenaient, etil semblait que ce fût la sonorité vide du piano qui continuât.Monsieur Letellier racontait qu’il était allé surveiller unecommande de soie à Lyon ; les eaux de la Saône ne semélangeaient pas aux eaux du Rhône, cela l’avait beaucoup frappé.Monsieur de Guiraud, un magistrat, laissait tomber des phrasessentencieuses sur la nécessité d’endiguer le vice à Paris. Onentourait un monsieur qui connaissait un Chinois, et qui donnaitdes détails. Deux dames, dans un coin, échangeaient des confidencessur leurs domestiques. Cependant, dans le groupe de femmes oùtrônait Malignon, on causait littérature : madame Tissotdéclarait Balzac illisible ; il ne disait pas non, seulementil faisait remarquer que Balzac avait, de loin en loin, une pagebien écrite.

– Un peu de silence ! cria Pauline. Elle va jouer.

C’était la pianiste, la dame qui avait un si beau talent. Toutesles têtes se tournèrent par politesse. Mais, au milieu durecueillement, on entendit de grosses voix d’hommes discutant dansle petit salon. Madame Deberle parut désespérée. Elle se donnait unmal infini.

– Ils sont assommants, murmura-t-elle. Qu’ils restentlà-bas, puisqu’ils ne veulent pas venir ; mais, au moins,qu’ils se taisent !

Et elle envoya Pauline qui, enchantée, courut faire lacommission.

– Vous savez, messieurs, on va jouer, dit-elle, avec satranquille hardiesse de vierge, dans sa robe de reine. On vous priede vous taire.

Elle parlait très haut, elle avait la voix perçante. Et commeelle resta là, avec les hommes, à rire et à plaisanter, le bruitdevint beaucoup plus fort. La discussion continuait, elle donnaitdes arguments. Dans le salon, madame Deberle était au supplice.D’ailleurs, on avait assez de musique, on resta froid. La pianistese rassit, les lèvres pincées, malgré les compliments exagérés quela maîtresse de maison crut devoir lui adresser.

Hélène souffrait. Henri ne semblait pas la voir. Il ne s’étaitplus approché d’elle. Par moments, il lui souriait de loin. Aucommencement de la soirée, elle avait éprouvé un soulagement à letrouver si raisonnable. Mais, depuis qu’elle connaissait l’histoiredes deux autres, elle aurait souhaité quelque chose, elle ne savaitquoi, une marque de tendresse, quitte même à être compromise. Undésir l’agitait, confus, mêlé à toutes sortes de sentimentsmauvais. Est-ce qu’il ne l’aimait plus, pour rester siindifférent ? Certes, il choisissait son heure. Ah ! sielle avait pu tout lui dire, lui apprendre l’indignité de cettefemme qui portait son nom ! Alors, tandis que le pianoégrenait de petites gammes vives, un rêve la berçait : Henriavait chassé Juliette, et elle était avec lui comme sa femme, dansdes pays lointains dont ils ignoraient la langue.

Une voix la fit tressaillir.

– Vous ne prenez donc rien ? demandait Pauline.

Le salon était vide. On venait de passer dans la salle à manger,pour le thé. Hélène se leva péniblement. Tout se brouillait dans satête. Elle pensait qu’elle avait rêvé cela, les paroles entendues,la chute prochaine de Juliette, l’adultère bourgeois, souriant etpaisible. Si ces choses étaient vraies, Henri serait près d’elle,tous deux auraient déjà quitté cette maison.

– Vous prendrez bien une tasse de thé ?

Elle sourit, elle remercia madame Deberle, qui lui avait gardéune place à la table. Des assiettes de pâtisseries et de sucreriescouvraient la nappe, tandis qu’une grande brioche et deux gâteauxs’élevaient symétriquement sur des compotiers ; et, comme laplace manquait, les tasses à thé se touchaient presque, séparées dedeux en deux par d’étroites serviettes grises, à longues franges.Les dames seules étaient assises. Elles mangeaient du bout de leursmains dégantées des petits fours et des fruits confits, se passantle pot à crème, versant elles-mêmes avec des gestes délicats.Pourtant, trois ou quatre s’étaient dévouées et servaient leshommes. Ceux-ci, debout le long des murs, buvaient, en prenanttoutes sortes de précautions pour se garer des coups de coudeinvolontaires. D’autres, restés dans les deux salons, attendaientque les gâteaux vinssent à eux. C’était l’heure où Paulinetriomphait. On causait plus fort, des rires et des bruitscristallins d’argenterie sonnaient, l’odeur de musc se chauffaitencore des parfums pénétrants du thé.

– Passez-moi donc la brioche, dit mademoiselle Aurélie, quise trouvait justement auprès d’Hélène. Toutes ces sucreries ne sontpas sérieuses.

Elle avait déjà vidé deux assiettes. Puis, la bouchepleine :

– Voilà le monde qui se retire… On va être à son aise.

Des dames s’en allaient en effet, après avoir serré la main demadame Deberle. Beaucoup d’hommes étaient partis, discrètement.L’appartement se vidait. Alors, des messieurs s’assirent à leurtour devant la table. Mais mademoiselle Aurélie ne lâcha pas laplace. Elle aurait bien voulu un verre de punch.

– Je vais vous en chercher un, dit Hélène qui se leva.

– Oh ! non, merci… Ne prenez pas cette peine.

Depuis un instant, Hélène surveillait Malignon. Il était allédonner une poignée de main au docteur, il saluait maintenantJuliette, sur le seuil de la porte. Elle avait son visage blanc,ses yeux clairs, et, à son sourire complaisant, on aurait pu croirequ’il la complimentait au sujet de sa soirée. Comme Pierre versaitle punch sur un dressoir, près de la porte, Hélène s’avança etmanœuvra de façon à se trouver cachée derrière le retour de laportière. Elle écouta.

– Je vous en prie, disait Malignon, venez après-demain… Jevous attendrai à trois heures…

– Vous ne pouvez donc pas être sérieux ? répondaitmadame Deberle en riant. En dites-vous, des bêtises !

Mais il insistait, répétant toujours :

– Je vous attendrai… Venez après-demain… Vous savezoù ?

Alors, rapidement, elle murmura :

– Eh bien, oui, après-demain.

Malignon s’inclina et partit. Madame de Chermette se retiraitavec madame Tissot. Juliette, gaiement, les accompagna dansl’antichambre, en disant à la première, de son air le plusaimable :

– J’irai vous voir après-demain… J’ai un tas de visites, cejour-là.

Hélène était restée immobile, très pâle. Cependant, Pierre, quiavait versé le punch, lui tendait le verre. Elle le pritmachinalement, elle le porta à mademoiselle Aurélie qui attaquaitles fruits confits.

– Oh ! vous êtes trop gentille, s’écria la vieilledemoiselle. J’aurais fait signe à Pierre… Voyez-vous, on a tort dene pas offrir de punch aux dames… Quand on a mon âge…

Mais elle s’interrompit, en remarquant la pâleur d’Hélène.

– Vous souffrez décidément… Prenez donc un verre depunch.

– Merci, ce n’est rien… La chaleur est si forte…

Elle chancelait, elle retourna dans le salon désert, et selaissa tomber sur un fauteuil. Les lampes brûlaient,rougeâtres ; les bougies du lustre, très basses, menaçaient defaire éclater les bobèches. On entendait venir de la salle à mangerles adieux des derniers invités. Hélène avait oublié ce départ,elle voulait rester là, pour réfléchir. Ainsi, ce n’était pas unrêve, Juliette irait chez cet homme. Après-demain ; ellesavait le jour. Oh ! elle ne se gênerait plus, c’était le criqui revenait en elle. Puis, elle pensa que son devoir était deparler à Juliette, de lui éviter la faute. Mais cette bonne penséela glaçait, et elle l’écartait comme importune. Dans la cheminée,qu’elle regardait fixement, une bûche éteinte craquait. L’airalourdi et dormant gardait l’odeur des chevelures.

– Tiens ! vous êtes là, cria Juliette en entrant.Ah ! c’est gentil de ne pas être partie tout de suite… Enfin,on respire !

Et comme Hélène, surprise, faisait mine de se lever :

– Attendez donc, rien ne vous presse… Henri, donne-moi monflacon.

Trois ou quatre personnes s’attardaient, des familiers. Ons’assit devant le feu mort, on causa avec un abandon charmant, dansla lassitude déjà ensommeillée de la grande pièce. Les portesétaient ouvertes, on apercevait le petit salon vide, la salle àmanger vide, tout l’appartement encore éclairé et tombé à un lourdsilence. Henri se montrait d’une galanterie tendre pour safemme ; il venait de monter prendre dans leur chambre sonflacon, qu’elle respirait en fermant lentement les yeux ; etil lui demandait si elle ne s’était pas trop fatiguée. Oui, elleéprouvait un peu de fatigue ; mais elle était ravie, toutavait bien marché. Alors, elle raconta que, les soirs où ellerecevait, elle ne pouvait s’endormir, elle s’agitait dans son litjusqu’à six heures du matin. Henri eut un sourire, on plaisanta.Hélène les regardait, et elle frissonnait, dans cet engourdissementdu sommeil qui semblait peu à peu prendre la maison entière.

Cependant, il n’y avait plus là que deux personnes. Pierre étaitallé chercher une voiture. Hélène demeura la dernière. Une heuresonna. Henri, ne se gênant plus, se haussa et souffla deux bougiesdu lustre qui chauffaient les bobèches. On eût dit un coucher, leslumières éteintes une à une, la pièce se noyant dans une ombred’alcôve.

– Je vous empêche de vous mettre au lit, balbutia Hélène ense levant brusquement. Renvoyez-moi donc.

Elle était devenue très rouge, le sang l’étouffait. Ilsl’accompagnèrent dans l’antichambre. Mais là, comme il faisaitfroid, le docteur s’inquiéta pour sa femme, dont le corsage étaittrès ouvert.

– Rentre, tu prendras du mal… Tu as trop chaud.

– Eh bien ! adieu, dit Juliette, qui embrassa Hélène,comme cela lui arrivait dans ses heures de tendresse. Venez me voirplus souvent.

Henri avait pris le manteau de fourrure, le tenait élargi, pouraider Hélène. Quand elle eut glissé ses deux bras, il remontalui-même le collet, l’habillant ainsi avec un sourire, devant uneimmense glace qui couvrait un mur de l’antichambre. Ils étaientseuls, ils se voyaient dans la glace. Alors, tout d’un coup, sansse tourner, empaquetée dans sa fourrure, elle se renversa entre sesbras. Depuis trois mois, ils n’avaient échangé que des poignées demain amicales ; ils voulaient ne plus s’aimer. Lui, cessa desourire ; sa figure changeait, ardente et gonflée. Il la serrafollement, il la baisa au cou. Et elle plia la tête en arrière pourlui rendre son baiser.

Chapitre 2

 

Hélène n’avait pas dormi de la nuit. Elle se retournait,fiévreuse, et lorsqu’elle glissait à un assoupissement, toujours lamême angoisse la réveillait en sursaut. Dans le cauchemar de cedemi-sommeil, elle était tourmentée d’une idée fixe, elle auraitvoulu connaître le lieu du rendez-vous. Il lui semblait que cela lasoulagerait. Ce ne pouvait être le petit entresol de Malignon, rueTaitbout, dont on parlait souvent chez les Deberle. Où donc ?où donc ? Et sa tête travaillait malgré elle, et elle avaittout oublié de l’aventure pour s’enfoncer dans cette recherchepleine d’énervement et de sourds désirs.

Quand le jour parut, elle s’habilla, elle se surprit à dire touthaut :

– C’est pour demain.

Un pied chaussé, les mains abandonnées, elle songeait maintenantque c’était peut-être dans quelque hôtel garni, une chambre perdue,louée au mois. Puis, cette supposition lui répugna. Elles’imaginait un appartement délicieux, avec des tentures épaisses,des fleurs, de grands feux clairs brûlant dans toutes lescheminées. Et ce n’était plus Juliette et Malignon qui setrouvaient là, elle se voyait avec Henri, au fond de cette molleretraite, où les bruits du dehors n’arrivaient point. Ellefrissonna dans son peignoir mal attaché. Où donc était-ce ? oùdonc ?

– Bonjour, petite mère ! cria Jeanne, qui s’éveillaità son tour.

Elle couchait de nouveau dans le cabinet, depuis qu’elle étaitbien portante. Elle vint pieds nus et en chemise, comme tous lesjours, se jeter au cou d’Hélène. Puis, elle repartit en courant,elle se fourra encore un instant dans son lit chaud. Celal’amusait, elle riait sous la couverture. Une seconde fois, ellerecommença.

– Bonjour, petite mère !

Et elle repartit. Cette fois, elle riait aux éclats, elle avaitrejeté le drap par-dessus sa tête, et elle disait là-dessous, d’unegrosse voix étouffée :

– Je n’y suis plus… Je n’y suis plus…

Mais Hélène ne jouait pas comme les autres matins. Alors,Jeanne, ennuyée, se rendormit. Il faisait trop petit jour. Vershuit heures, Rosalie se montra et se mit à conter sa matinée.Oh ! un beau gâchis dehors, elle avait failli laisser sessouliers dans la crotte, en allant chercher son lait. Un vrai tempsde dégel ; l’air était doux avec ça, on étouffait. Puis,brusquement, elle se souvint : il était venu une vieille femmepour Madame, la veille.

– Tiens ! cria-t-elle en entendant sonner, je parieque la voilà !

C’était la mère Fétu, mais très propre, superbe, avec un bonnetblanc, une robe neuve et un tartan croisé sur la poitrine. Ellegardait pourtant sa voix pleurarde.

– Ma bonne dame, c’est moi, je me suis permis… C’est pourquelque chose que j’ai à vous demander…

Hélène la regardait, un peu surprise de la voir si cossue.

– Vous allez mieux, mère Fétu ?

– Oui, oui, je vais mieux, si on peut dire… Vous savez,j’ai toujours quelque chose de bien drôle dans le ventre ; çame bat, mais enfin ça va mieux… Alors, j’ai eu une chance. Ça m’aétonnée, parce que, voyez-vous, la chance et moi… Un monsieur m’achargée de son ménage. Oh ! c’est une histoire…

Sa voix se ralentissait, ses petits yeux vifs tournaient dansles mille plis de son visage. Elle semblait attendre qu’Hélène laquestionnât. Mais celle-ci, assise près du feu que Rosalie venaitd’allumer, n’écoutait que d’une oreille distraite, l’air absorbé etsouffrant.

– Qu’avez-vous à me demander, mère Fétu ?dit-elle.

La vieille ne répondit pas tout de suite. Elle examinait lachambre, les meubles de palissandre, les tentures de velours bleu.Et, de son air humble et flatteur de pauvre, ellemurmura :

– C’est joliment beau chez vous, madame, excusez-moi… Monmonsieur a une chambre comme ça, mais la sienne est rose… Oh !toute une histoire ! Imaginez-vous un jeune homme de la bonnesociété, qui est venu louer un appartement dans notre maison. Cen’est pas pour dire, mais au premier et au second, les appartementschez nous sont très gentils. Et puis, c’est si tranquille !pas une voiture, on se croirait à la campagne… Alors, les ouvrierssont restés plus de quinze jours ; ils ont fait de la chambreun bijou…

Elle s’arrêta, voyant qu’Hélène devenait attentive.

– C’est pour son travail, reprit-elle en traînant la voixdavantage ; il dit que c’est pour son travail… Nous n’avonspas de concierge, vous savez. C’est ça qui lui plaît. Il n’aime pasles concierges, cet homme, et, vrai ! il a raison…

Mais, de nouveau, elle s’interrompit, comme frappée d’une idéesubite.

– Attendez donc ! vous devez le connaître, monmonsieur… Il voit une de vos amies.

– Ah ! dit Hélène toute pâle.

– Bien sûr, la dame d’à côté, celle avec qui vous alliez àl’église… Elle est venue, l’autre jour.

Les yeux de la mère Fétu se rapetissaient, en guignant l’émotionde la bonne dame. Celle-ci tâcha de poser une question d’un toncalme.

– Elle est montée chez lui ?

– Non, elle s’est ravisée, elle avait peut-être oubliéquelque chose… Moi, j’étais sur la porte. Elle m’a demandé monsieurVincent ; puis, elle s’est refourrée dans son fiacre, encriant au cocher : « Il est trop tard, retournez… »Oh ! c’est une dame bien vive, bien gentille, bien comme ilfaut. Le bon Dieu n’en met pas des masses comme ça sur la terre.Après vous, il n’y a qu’elle… Que le Ciel vous bénissetous !

Et elle continuait, enfilant les phrases vides, avec une aisancede dévote rompue à l’exercice du chapelet. D’ailleurs, le travailsourd qui se faisait dans les rides de sa face n’en était pasinterrompu. Elle rayonnait à présent, très satisfaite.

– Alors, reprit-elle sans transition, je voudrais bienavoir une paire de bons souliers. Mon monsieur a été trop gentil,je ne puis pas lui demander ça… Vous voyez, je suis couverte ;seulement, il me faudrait une paire de bons souliers. Les mienssont troués, regardez, et, par ces temps de boue, on attrape descoliques… Vrai, j’ai eu des coliques hier, je me suis tortilléetoute l’après-midi… Avec une paire de bons souliers…

– Je vous en porterai une paire, mère Fétu, dit Hélène, enla congédiant d’un geste.

Puis, comme la vieille s’en allait à reculons, avec desrévérences et des remerciements, elle lui demanda :

– À quelle heure vous trouve-t-on seule ?

– Mon monsieur n’y est jamais après six heures,répondit-elle. Mais ne vous donnez pas cette peine, je viendraimoi-même, je prendrai les souliers chez votre concierge… Enfin, cesera comme vous voudrez. Vous êtes un ange du paradis. Le bon Dieuvous rendra tout ça.

On l’entendit qui s’exclamait encore sur le palier. Hélène,assise, restait dans la stupeur du renseignement que cette femmevenait de lui apporter, avec un si étrange à-propos. Elle savaitoù, maintenant. Une chambre rose dans cette vieille maisondélabrée ! Elle revoyait l’escalier suintant l’humidité, lesportes jaunes, à chaque étage, noircies par des mains grasses,toute cette misère qui l’apitoyait l’hiver précédent, lorsqu’ellemontait visiter la mère Fétu ; et elle tâchait de s’imaginerla chambre rose au milieu de ces laideurs de la pauvreté. Mais,comme elle restait plongée dans une profonde rêverie, deux petitesmains tièdes se posèrent sur ses yeux rougis par l’insomnie, tandisqu’une voix rieuse demandait :

– Qui est-ce ?… Qui est-ce ?

C’était Jeanne qui venait de s’habiller toute seule. La voix dela mère Fétu l’avait réveillée ; et, voyant qu’on avait ferméla porte du cabinet, elle s’était vite dépêchée, pour attraper samère.

– Qui est-ce ?… Qui est-ce ?… répétait-elle,gagnée de plus en plus par le rire.

Puis, comme Rosalie entrait, apportant le déjeuner :

– Tu sais, ne parle pas… On ne te demande rien.

– Finis donc, folle ! dit Hélène. Je me doute bien quec’est toi.

L’enfant se laissa glisser sur les genoux de sa mère, et là,renversée, se balançant, heureuse de son invention, elle continuaitd’un air convaincu :

– Dame ! ça aurait pu être une autre petite fille…Hein ? une petite fille qui t’aurait apporté une lettre de samaman pour t’inviter à dîner… Alors, elle t’aurait bouché lesyeux…

– Ne fais pas la bête, reprit Hélène, en la mettant debout.Qu’est-ce que tu racontes ? Servez-nous, Rosalie.

Mais la bonne examinait la petite, en disant que Mademoiselles’était drôlement attifée. Jeanne, en effet, dans sa hâte, n’avaitpas même mis ses souliers. Elle était en jupon, un court jupon deflanelle, dont la fente laissait passer un coin de la chemise. Sacamisole de molleton dégrafée, montrait sa nudité de gamine, unepoitrine plate et d’une finesse exquise, où des lignes trembléess’indiquaient, avec les taches à peine rosées du bout des seins.Et, les cheveux embroussaillés, marchant sur ses bas entrés detravers, elle était adorable ainsi, toute blanche dans ses linges àla diable.

Elle se pencha, se regarda, puis éclata de rire.

– Je suis gentille, maman, vois donc !… Dis,veux-tu ? Je vais rester comme ça… C’est gentil !

Hélène, réprimant un geste d’impatience, posa la question detous les matins :

– Est-ce que tu es débarbouillée ?

– Oh ! maman, murmura l’enfant, subitement chagrine,oh ! maman… Il pleut, il fait trop laid…

– Alors, tu n’auras pas à déjeuner… Débarbouillez-la,Rosalie.

D’ordinaire, c’était elle qui veillait à ce soin. Mais elleéprouvait un véritable malaise, elle se serrait contre la flamme,grelottante, bien que le temps fût très doux. Rosalie venaitd’approcher de la cheminée le guéridon, sur lequel elle avait misune serviette et posé deux bols de porcelaine blanche. Devant lefeu, le café au lait, dans une bouillotte d’argent, un cadeau demonsieur Rambaud, frémissait. À cette heure matinale, la chambredéfaite, assoupie encore et pleine du désordre de la nuit, avaitune intimité souriante.

– Maman, maman ! criait Jeanne du fond du cabinet,elle me frotte trop fort, ça m’écorche… Oh ! là, là, que c’estfroid !

Hélène, les yeux fixés sur la bouillotte, rêvait profondément.Elle voulait savoir, elle irait. Cela l’irritait et la troublait,de penser au mystère du rendez-vous, dans ce coin sordide de Paris.Elle trouvait ce mystère d’un goût détestable, elle reconnaissaitl’esprit de Malignon, une imagination de roman, une toquade defaire revivre à bon compte les petites maisons de la Régence. Etpourtant, malgré ses répugnances, elle restait enfiévrée, attirée,les sens occupés du silence et du demi-jour qui devaient régnerdans la chambre rose.

– Mademoiselle, répétait Rosalie, si vous ne vous laissezpas faire, je vais appeler Madame…

– Tiens ! tu me mets du savon dans les yeux, répondaitJeanne, dont la voix était grosse de larmes. J’en ai assez,lâche-moi… Les oreilles, ce sera pour demain.

Mais le ruissellement de l’eau continuait, on entendait l’éponges’égoutter dans la cuvette. Il y eut un bruit de lutte. L’enfantpleura. Presque aussitôt, elle reparut, très gaie,criant :

– C’est fini, c’est fini…

Et elle se secouait, les cheveux mouillés encore, toute rosed’avoir été frottée, d’une fraîcheur qui sentait bon. En sedébattant, elle avait fait glisser sa camisole ; son jupon sedénouait ; ses bas tombaient, montrant ses petites jambes.Pour le coup, comme disait Rosalie, Mademoiselle ressemblait à unJésus. Mais Jeanne était très fière d’être propre ; elle nevoulait pas qu’on la rhabillât.

– Regarde un peu, maman, regarde mes mains, et mon cou, etmes oreilles… Hein ! laisse-moi me chauffer, je suis tropbien… Tu ne diras pas, j’ai mérité de déjeuner, aujourd’hui.

Elle s’était pelotonnée devant le feu, dans son petit fauteuil.Alors, Rosalie versa le café au lait. Jeanne prit son bol sur sesgenoux, trempant sa rôtie gravement, avec des mines de grandepersonne. Hélène, d’habitude, lui défendait de manger ainsi. Maiselle demeurait préoccupée. Elle laissa son pain, se contenta deboire le café. À la dernière bouchée, Jeanne eut un remords. Unchagrin lui gonflait le cœur, elle posa le bol et se jeta au cou desa mère, en la voyant si pâle.

– Maman, est-ce que tu es malade à ton tour ?… Je net’ai pas fait de la peine, dis ?

– Non, ma chérie, tu es bien gentille au contraire, murmuraHélène, qui l’embrassa. Mais je suis un peu lasse, j’ai mal dormi…Joue, ne t’inquiète pas.

Elle pensait que la journée serait terriblement longue.Qu’allait-elle faire, en attendant la nuit ? Depuis quelquetemps, elle ne touchait plus à une aiguille, le travail luisemblait d’un poids énorme. Pendant des heures, elle restaitassise, les mains abandonnées, étouffant dans sa chambre, ayant lebesoin de sortir pour respirer, et ne bougeant pas. C’était cettechambre qui la rendait malade ; elle la détestait, irritée desdeux années qu’elle y avait vécu ; elle la trouvait odieuseavec son velours bleu, son immense horizon de grande ville, etrêvait un petit appartement dans le tapage d’une rue qui l’auraitétourdie. Mon Dieu ! comme les heures étaient lentes !Elle prit un livre, mais l’idée fixe qui battait dans sa têtelevait continuellement les mêmes images entre ses yeux et la pagecommencée.

Cependant, Rosalie avait fait la chambre, Jeanne était coifféeet habillée. Alors, au milieu des meubles rangés, tandis que samère, devant la fenêtre, s’efforçait de lire, l’enfant, qui étaitdans un de ses jours de gaieté bruyante, commença une grandepartie. Elle était toute seule ; mais cela ne l’embarrassaitguère, elle faisait très bien trois et quatre personnes, avec uneconviction et une gravité fort drôles. D’abord, elle joua à la damequi va en visite. Elle disparaissait dans la salle à manger ;puis, elle rentrait en saluant, en souriant, en tournant la têted’une façon coquette.

– Bonjour, madame… Comment allez-vous, madame ?… Il ya si longtemps qu’on ne vous a vue. C’est un miracle, vraiment… MonDieu ! j’ai été souffrante, madame. Oui, j’ai eu le choléra,c’est très désagréable… Oh ! ça ne paraît pas du tout, vousrajeunissez, ma parole d’honneur. Et vos enfants, madame ?Moi, j’en ai eu trois, depuis l’été dernier…

Elle continuait ses révérences devant le guéridon, quireprésentait sans doute la dame chez laquelle elle était en visite.Puis, elle approchait des sièges, soutenait une conversationgénérale qui durait une heure, avec une abondance de phrasesvraiment extraordinaire.

– Ne fais pas la bête, Jeanne, disait sa mère de loin enloin, lorsque le bruit l’impatientait.

– Mais, maman, je suis chez mon amie… Elle me parle, ilfaut bien que je lui réponde… N’est-ce pas que, lorsqu’on sert duthé, on ne met pas des gâteaux dans ses poches ?

Et elle repartait :

– Adieu, madame. Il était délicieux, votre thé… Bien deschoses à monsieur votre mari…

Tout d’un coup, ce fut autre chose. Elle sortait en voiture,elle allait faire des emplettes, à califourchon sur une chaise,comme un garçon.

– Jean, pas si vite, j’ai peur… Arrêtez-moi donc !nous sommes devant la modiste… Mademoiselle combien cechapeau ? Trois cents francs, ce n’est pas cher. Mais il n’estpas joli. Je voudrais un oiseau dessus, un oiseau gros comme ça…Allons, Jean, conduisez-moi chez l’épicier. Vous n’avez pas dumiel ? Si, madame, en voilà. Oh ! qu’il est bon ! Jen’en veux pas ; donnez-moi deux sous de sucre… Mais, faitesdonc attention, Jean ! Voilà que la voiture a versé !Monsieur le sergent de ville, c’est la charrette qui s’est jetéesur nous… Vous n’avez pas de mal, madame ? Non, monsieur, pasdu tout… Jean, Jean ! nous rentrons. Hop là ! hoplà ! Attendez, je vais commander des chemises. Trois douzainesde chemises pour Madame… Il me faut aussi des bottines et uncorset… Hop là ! hop là ! Mon Dieu, on n’en finitplus !

Et elle s’éventait, elle faisait la dame qui rentre chez elle etqui gronde ses gens. Jamais elle ne restait à court ; c’étaitune fièvre, un épanouissement continu d’imaginations fantasques,tout le raccourci de la vie bouillant dans sa petite tête etsortant par lambeaux. La matinée, l’après-midi, elle tourna, dansa,bavarda ; quand elle était lasse, un tabouret, une ombrelleaperçue dans un coin, un chiffon ramassé par terre, suffisaientpour la lancer dans un autre jeu, avec de nouvelles fuséesd’invention. Elle créait tout, les personnages, les lieux, lesscènes ; elle s’amusait comme si elle avait eu avec elle douzeenfants de son âge.

Enfin, la nuit arriva. Six heures allaient sonner. Hélène,s’éveillant de la somnolence inquiète où elle avait passél’après-midi, jeta vivement un châle sur ses épaules.

– Tu sors, maman ? demanda Jeanne étonnée.

– Oui, ma chérie, une course dans le quartier. Je neresterai pas longtemps… Sois sage.

Dehors, le dégel continuait. Un fleuve de boue coulait sur leschaussées. Hélène entra, rue de Passy, dans un magasin dechaussures, où elle avait déjà conduit la mère Fétu. Puis, ellerevint rue Raynouard. Le ciel était gris, un brouillard montait dupavé. La rue s’enfonçait devant elle, déserte et inquiétante,malgré l’heure peu avancée, avec ses rares becs de gaz, qui, dansla buée d’humidité, faisaient des taches jaunes. Elle pressait lepas, rasant les maisons, se cachant comme si elle fût allée à unrendez-vous. Mais, lorsqu’elle tourna brusquement dans le passagedes Eaux, elle s’arrêta sous la voûte, prise d’une véritable peur.Le passage s’ouvrait sous ses pieds comme un trou noir. Elle n’envoyait pas le fond, elle apercevait seulement, au milieu de ceboyau de ténèbres, la lueur tremblotante du seul réverbère quil’éclairait. Enfin, elle se décida, elle prit la rampe de fer pourne pas tomber. Du bout des pieds, elle tâtait les larges marches. Àdroite et à gauche, les murs se resserraient, allongés démesurémentpar la nuit, tandis que les branches dépouillées des arbres,au-dessus, mettaient vaguement des profils de bras gigantesques,aux mains tendues et crispées. Elle tremblait à la pensée que laporte d’un des jardins allait s’ouvrir et qu’un homme se jetteraitsur elle. Personne ne passait, elle descendait le plus vitepossible. Tout d’un coup, une ombre sortit de l’obscurité ; unfrisson la glaçait, lorsque l’ombre toussa ; c’était unevieille femme qui montait péniblement. Alors, elle se sentitrassurée, elle releva plus soigneusement sa robe dont la queuetraînait dans la crotte. La boue était si épaisse que ses bottinesrestaient collées sur les marches. En bas, elle se tourna d’unmouvement instinctif. L’humidité des branches s’égouttait dans lepassage, le réverbère avait une clarté de lampe de mineur,accrochée au flanc d’un puits que des infiltrations ont rendudangereux.

Hélène monta droit au grenier où elle était venue si souvent, enhaut de la grande maison du passage. Mais elle eut beau frapper,rien ne bougea. Elle redescendit alors, très embarrassée. La mèreFétu se trouvait sans doute à l’appartement du premier. Seulement,Hélène n’osait se présenter là. Elle resta cinq minutes dansl’allée, qu’une lampe à pétrole éclairait. Elle remonta, hésita,regarda les portes ; et elle s’en allait, lorsque la vieillefemme se pencha sur la rampe.

– Comment, vous êtes dans l’escalier, ma bonne dame !cria-t-elle. Mais entrez donc ! ne restez pas à prendre dumal… Oh ! il est traître, une vraie petite mort…

– Non, merci, dit Hélène, voici votre paire de souliers,mère Fétu…

Et elle regardait la porte que la mère Fétu avait laisséeouverte derrière elle. On apercevait le coin d’un fourneau.

– Je suis toute seule, je vous jure, répétait la vieille.Entrez… C’est la cuisine par ici… Ah ! vous n’êtes pas fièreavec le pauvre monde. Ça, on peut bien le dire…

Alors, malgré sa répugnance, honteuse de ce qu’elle faisait là,Hélène la suivit.

– Voici votre paire de souliers, mère Fétu…

– Mon Dieu ! comment vous remercier ?… Oh !les bons souliers !… Attendez, je vais les mettre. C’est toutmon pied, ça entre comme un gant… À la bonne heure ! au moins,on peut marcher avec ça, on ne craint pas la pluie… Vous me sauvez,vous me prolongez de dix ans, ma bonne dame… Ce n’est pas uneflatterie, c’est ce que je pense, aussi vrai que voilà une lampequi nous éclaire. Non, je ne suis pas flatteuse…

Elle s’attendrissait en parlant, elle avait pris les mainsd’Hélène et les baisait. Du vin chauffait dans une casserole ;sur la table, près de la lampe, une bouteille de bordeaux à moitiévide allongeait son cou mince. D’ailleurs, il n’y avait là quequatre assiettes, un verre, deux poêlons, une marmite. On sentaitque la mère Fétu campait dans cette cuisine de garçon, dont ellen’allumait les fourneaux que pour elle. En voyant les yeux d’Hélènese diriger vers la casserole, elle toussa, elle se fit dolente.

– Ça me reprend dans le ventre, gémit-elle. Le médecin abeau dire, je dois avoir un ver… Alors, une goutte de vin me remet…Je suis bien affligée, ma bonne dame. Je ne souhaite mon mal àpersonne, c’est trop mauvais… Enfin, je me dorlote un peu,maintenant ; lorsqu’on en a vu de toutes les couleurs, il estpermis de se dorloter, n’est-ce pas ?… J’ai eu la chance detomber sur un monsieur bien aimable. Que le Ciel lebénisse !

Et elle mit deux gros morceaux de sucre dans son vin. Elleengraissait encore, ses petits yeux disparaissaient sous labouffissure de son visage. Une félicité béate ralentissait sesmouvements. L’ambition de toute sa vie semblait enfin satisfaite.Elle était née pour ça. Comme elle serrait son sucre, Hélèneaperçut au fond d’une armoire des gourmandises, un pot deconfitures, un paquet de biscuits, jusqu’à des cigares volés aumonsieur.

– Eh bien ! adieu, mère Fétu, je m’en vais,dit-elle.

Mais la vieille poussait la casserole sur le coin du fourneau,en murmurant :

– Attendez donc, c’est trop chaud, je boirai ça tout àl’heure… Non, non, ne sortez pas par ici. Je vous demande pardon devous avoir reçue dans la cuisine… Faisons le tour.

Elle avait pris la lampe, elle s’était engagée dans un étroitcouloir. Hélène, dont le cœur battait, passa derrière elle. Lecouloir, lézardé, enfumé, suait l’humidité. Une porte tourna, ellemarchait maintenant sur un épais tapis. La mère Fétu avait faitquelques pas, au milieu d’une chambre close et silencieuse.

– Hein ! dit-elle en levant la lampe, c’estgentil.

C’étaient deux pièces carrées qui communiquaient entre elles parune porte dont on avait enlevé les vantaux ; une portièreseulement les séparait. Toutes deux étaient tendues de la mêmecretonne rose à médaillons Louis XV, avec des Amours jouffluss’ébattant parmi des guirlandes de fleurs. Dans la première pièce,il y avait un guéridon, deux bergères, des fauteuils ; dans laseconde, plus petite, un lit immense tenait toute la place. La mèreFétu fit remarquer au plafond une veilleuse de cristal, suspenduepar des chaînes dorées. Cette veilleuse représentait, pour elle, lecomble du luxe. Et elle donnait des explications.

– Vous ne vous imaginez pas le drôle de corps. Il allumetout en plein midi, il reste là, à fumer un cigare, en regardant enl’air… Ça l’amuse, paraît-il, cet homme… N’importe, il a dû endépenser de l’argent !

Hélène, sans parler, faisait le tour des pièces. Elle lestrouvait inconvenantes. Elles étaient trop roses, le lit était tropgrand, les meubles trop neufs. On sentait là une tentative deséduction blessante dans sa fatuité. Une modiste aurait succombétout de suite. Et, cependant, un trouble peu à peu agitait Hélène,tandis que la vieille continuait, en clignant les yeux :

– Il se fait appeler monsieur Vincent… Moi, ça m’est égal.Du moment qu’il paie, ce garçon…

– Au revoir, mère Fétu, répéta Hélène qui étouffait.

Elle voulut s’en aller, ouvrit une porte et se trouva dans uneenfilade de trois petites pièces d’une nudité et d’une saletéhorribles. Les papiers arrachés pendaient, les plafonds étaientnoirs, des plâtras traînaient sur les carreaux défoncés. Une odeurde misère ancienne suintait.

– Pas par là, pas par là ! criait la mère Fétu.D’ordinaire, cette porte est fermée, pourtant… Ce sont les autreschambres, celles qu’il n’a point fait arranger. Dame ! ça luiavait déjà coûté assez cher… Ah ! c’est moins joli, bien sûr…Par ici, ma bonne dame, par ici…

Et, lorsque Hélène repassa dans le boudoir aux tentures roses,elle l’arrêta pour lui baiser la main de nouveau.

– Allez, je ne suis pas ingrate… Je me souviendrai toujoursde ces souliers-là. C’est qu’ils me vont, et qu’ils sont chauds, etque je marcherais trois lieues avec !… Qu’est-ce que jepourrais donc demander au bon Dieu pour vous ? Ô mon Dieu,entendez-moi, faites qu’elle soit la plus heureuse desfemmes ! Vous qui lisez dans mon cœur, vous savez ce que jelui souhaite. Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit, ainsisoit-il !

Une exaltation dévote l’avait subitement prise, elle multipliaitles signes de croix, elle envoyait des génuflexions au grand lit età la veilleuse de cristal. Puis, ouvrant la porte qui donnait surle palier, elle ajouta à l’oreille d’Hélène, d’une voixchangée :

– Quand vous voudrez, frappez à la cuisine : j’y suistoujours.

Hélène, étourdie, regardant derrière elle comme si elle sortaitd’un lieu suspect, descendit l’escalier, remonta le passage desEaux, se retrouva rue Vineuse, sans avoir conscience du cheminparcouru. Là seulement, la dernière phrase de la vieille femmel’étonna. Certes, non, elle ne remettrait pas les pieds dans cettemaison. Elle n’avait plus d’aumônes à y porter. Pourquoi doncaurait-elle frappé à la cuisine ? À présent, elle étaitsatisfaite, elle avait vu. Et elle éprouvait un mépris contre elleet contre les autres. Quelle vilenie d’être allée là ! Lesdeux chambres, avec leur cretonne, reparaissaient sans cesse devantses yeux ; elle en avait emporté dans un regard les moindresdétails, jusqu’à la place occupée par les sièges et aux plis desrideaux qui drapaient le lit. Mais, toujours, à la suite, les troisautres petites pièces, les pièces sales, vides et abandonnées,défilaient ; et cette vision, ces murs lépreux cachés sous lesAmours joufflus, soulevaient en elle autant de colère que dedégoût.

– Ah bien ! madame, cria Rosalie, qui guettait dansl’escalier, le dîner sera bon ! Voilà une demi-heure que toutbrûle.

Jeanne, à table, accabla sa mère de questions. Où était-elleallée ? Qu’avait-elle fait ? Puis, comme elle ne recevaitque des réponses brèves, elle s’égaya toute seule en jouant à ladînette. Près d’elle, sur une chaise, elle avait assis sa poupée.Fraternellement, elle lui passait la moitié de son dessert.

– Surtout, mademoiselle, mangez proprement… Essuyez-vousdonc… Oh ! la petite sale, elle ne sait pas seulement mettresa serviette… Là, vous êtes belle… Tenez, voici un biscuit.Qu’est-ce que vous dites ? Vous voulez de la confituredessus ?… Hein ! C’est meilleur comme ça… Laissez-moivous peler votre quartier de pomme…

Et elle posait la part de la poupée sur la chaise. Mais, lorsqueson assiette fut vide, elle reprit une à une les friandises, elleles mangea, en parlant pour la poupée.

– Oh ! c’est exquis !… Jamais je n’ai mangéd’aussi bonne confiture. Où donc prenez-vous cette confiture-là,madame ? Je dirai à mon mari de m’en apporter un pot… Est-ceque c’est dans votre jardin, madame, que vous cueillez ces bellespommes ?

Elle s’endormit en jouant, elle tomba dans la chambre avec sapoupée entre les bras. Depuis le matin, elle ne s’était pasarrêtée. Ses petites jambes n’en pouvaient plus, la fatigue du jeul’avait foudroyée ; et, endormie, elle riait encore, elledevait rêver qu’elle jouait toujours. Sa mère la coucha, inerte,abandonnée, en train de faire quelque grande partie avec lesanges.

Maintenant, Hélène était seule dans la chambre. Elle s’enferma,elle passa une soirée affreuse, près du feu mort. Sa volonté luiéchappait, des pensées inavouables faisaient en elle un travailsourd. C’était comme une femme méchante et sensuelle qu’elle neconnaissait point et qui lui parlait d’une voix souveraine, àlaquelle elle ne pouvait désobéir. Lorsque minuit sonna, elle secoucha péniblement. Mais, au lit, ses tourments devinrentintolérables. Elle dormait à moitié, se retournait comme sur unebraise. Des images, grandies par l’insomnie, la poursuivaient.Puis, une idée se planta dans son crâne. Elle avait beau larepousser, l’idée s’enfonçait, la serrait à la gorge, la prenaittout entière. Vers deux heures, elle se leva avec la raideur et lapâle résolution d’une somnambule, elle ralluma la lampe et écrivitune lettre, en déguisant son écriture. C’était une dénonciationvague, un billet de trois lignes priant le docteur Deberle de serendre le jour même à tel lieu, à telle heure, sans explication,sans signature. Elle cacheta l’enveloppe, mit la lettre dans lapoche de sa robe, jetée, sur un fauteuil. Et, quand elle se futcouchée, elle s’endormit tout de suite, elle resta sans souffle,anéantie par un sommeil de plomb.

Chapitre 3

 

Le lendemain, Rosalie ne put servir le café au lait que versneuf heures. Hélène s’était levée tard, courbaturée, toute pâle ducauchemar de la nuit. Elle fouilla dans la poche de sa robe, sentitla lettre, la renfonça et vint s’asseoir devant le guéridon, sansparler. Jeanne aussi avait la tête lourde, la mine grise etinquiète. Elle quittait son petit lit à regret, n’ayant pas le cœurau jeu, ce matin-là. Le ciel était couleur de suie, une lumièrelouche attristait la chambre, tandis que de brusques averses, detemps à autre, cinglaient les vitres.

– Mademoiselle est dans ses noirs, disait Rosalie, quicausait toute seule. Elle ne peut pas être dans ses roses deuxjours de suite… Voilà ce que c’est que d’avoir tant sautéhier !

– Est-ce que tu es malade, Jeanne ? demandaHélène.

– Non, maman, répondit la petite. C’est ce vilain ciel.

Hélène retomba dans son silence. Elle acheva son café, resta là,absorbée, les yeux sur la flamme. En se levant, elle venait de sedire que son devoir lui commandait de parler à Juliette, de lafaire renoncer au rendez-vous de l’après-midi. Comment ? ellel’ignorait ; mais la nécessité de sa démarche l’avait toutd’un coup frappée, et il n’y avait plus, dans sa tête, que lapensée de cette tentative, qui s’imposait et l’obsédait. Dix heuressonnèrent, elle s’habilla. Jeanne la regardait. Lorsqu’elle la vitprendre son chapeau, elle serra ses petites mains, comme si elleavait eu froid, tandis qu’une ombre de souffrance descendait surson visage. D’habitude, elle se montrait très jalouse des sortiesde sa mère, ne voulant pas la quitter, exigeant d’aller partoutavec elle.

– Rosalie, dit Hélène, dépêchez-vous de finir la chambre…Ne sortez pas. Je reviens à l’instant.

Et elle se pencha, embrassa rapidement Jeanne, sans remarquerson chagrin. Dès qu’elle fut partie, l’enfant, qui avait mis sadignité à ne pas se plaindre, eut un sanglot.

– Oh ! que c’est laid, mademoiselle ! répétait labonne en manière de consolation. Pardi ! on ne vous la volerapas, votre maman. Il faut bien lui laisser faire ses affaires… Vousne pouvez pas être toujours pendue à ses jupes.

Cependant, Hélène avait tourné le coin de la rue Vineuse, filantle long des murs, pour se protéger contre une averse. Ce fut Pierrequi lui ouvrit ; mais il parut embarrassé.

– Madame Deberle est chez elle ?

– Oui, madame ; seulement, je ne sais pas…

Et comme Hélène, en intime, se dirigeait vers le salon, il sepermit de l’arrêter.

– Attendez, madame, je vais voir.

Il se coula dans la pièce, en entrouvrant la porte le moinspossible, et l’on entendit aussitôt la voix de Juliette qui sefâchait.

– Comment, vous avez laissé entrer ! Je vous avaisformellement défendu… C’est incroyable, on ne peut être tranquilleune minute.

Hélène poussa la porte, résolue à accomplir ce qu’elle croyaitêtre son devoir.

– Tiens, c’est vous ! dit Juliette, en l’apercevant.J’avais mal entendu…

Mais elle gardait son air contrarié. Évidemment, la visiteuse lagênait.

– Est-ce que je vous dérange ? demanda celle-ci.

– Non, non… Vous allez comprendre. C’est une surprise quenous ménageons. Nous répétons le Caprice pour le jouer à un de mesmercredis. Précisément, nous avions choisi le matin, afin quepersonne ne pût se douter… Oh ! restez maintenant. Vous serezdiscrète, voilà tout.

Et, tapant dans ses mains, s’adressant à madame Berthier, quiétait debout au milieu du salon, elle reprit, sans plus s’occuperd’Hélène :

– Voyons, voyons, travaillons… Vous ne mettez pas assez definesse dans cette phrase : « Faire une bourse encachette de son mari, cela passerait, aux yeux de bien des gens,pour un peu plus que romanesque… » Répétez cela.

Hélène, très étonnée de l’occupation où elle la trouvait,s’était assise en arrière. On avait poussé contre les murs lessièges et les tables, le tapis restait libre. Madame Berthier, uneblonde délicate, disait son monologue, en levant les yeux auplafond, pour chercher les mots ; tandis que la forte madamede Guiraud, une belle brune, qui s’était chargée du rôle de madamede Léry, attendait dans un fauteuil le moment de faire son entrée.Ces dames, en petite toilette du matin, n’avaient retiré ni leurschapeaux ni leurs gants. Et, devant elles, tenant à la main levolume de Musset, Juliette, ébouriffée, enveloppée dans un grandpeignoir de cachemire blanc, prenait des airs convaincus derégisseur qui indique aux artistes des inflexions de voix et desjeux de scène. Comme le jour était très bas, les petits rideaux detulle brodé, relevés et croisés sur le bouton de l’espagnolette,laissaient voir le jardin, qui s’enfonçait, noir d’humidité.

– Vous n’êtes pas assez émue, déclarait Juliette. Mettezplus d’intention, chaque mot doit porter. « Nous allons donc,ma chère petite bourse, vous faire votre dernière toilette… »Recommencez.

– Je serai très mauvaise, dit languissamment madameBerthier. Pourquoi ne jouez-vous pas ça à ma place ? Vousferiez une Mathilde délicieuse.

– Oh ! moi, non… Il faut une blonde d’abord. Ensuite,je suis un très bon professeur, mais je n’exécute pas… Travaillons,travaillons.

Hélène restait dans son coin. Madame Berthier, tout à son rôle,ne s’était pas même tournée. Madame de Guiraud lui avait adressé unléger signe de tête. Et elle sentait qu’elle était de trop, qu’elleaurait dû refuser de s’asseoir. Ce qui la retenait, ce n’était plustant la pensée d’un devoir à accomplir, qu’un singulier sentiment,profond et confus, qu’elle avait parfois éprouvé là. Elle souffraitde la façon indifférente dont Juliette la recevait. Il y avait,chez celle-ci, de continuels caprices d’amitié ; elle adoraitles gens pendant trois mois, se jetait à leur cou, ne semblaitvivre que pour eux ; puis, un matin, sans dire pourquoi, ellene paraissait plus les connaître. Sans doute, elle obéissait, encela comme en toutes choses, à une mode, au besoin d’aimer lespersonnes qu’on aimait autour d’elle. Ces brusques sautes detendresse blessaient beaucoup Hélène, dont l’esprit large et calmerêvait toujours d’éternité. Elle était souvent sortie de chez lesDeberle très triste, emportant un véritable désespoir du peu defondement qu’on pouvait faire sur les affections humaines. Mais, cejour-là, dans la crise qu’elle traversait, c’était une douleur plusvive encore.

– Nous passons la scène de Chavigny, dit Juliette. Il neviendra pas, ce matin… Voyons l’entrée de madame de Léry. À vous,madame de Guiraud… Prenez la réplique.

Et elle lut :

– « Figurez-vous que je lui montre cettebourse… »

Madame de Guiraud s’était levée. Parlant d’une voix de tête,prenant un air fou, elle commença :

– « Tiens, c’est assez gentil. Voyons donc. »

Lorsque le domestique lui avait ouvert, Hélène s’imaginait unetout autre scène. Elle croyait trouver Juliette nerveuse, trèspâle, frissonnant à la pensée du rendez-vous, hésitante etattirée ; et elle se voyait elle-même la conjurant deréfléchir, jusqu’à ce que la jeune femme, étranglée de sanglots, sejetât dans ses bras. Alors, elles auraient pleuré ensemble, Hélènese serait retirée avec la pensée qu’Henri désormais était perdupour elle, mais qu’elle avait assuré son bonheur. Et, nullement,elle tombait sur cette répétition, à laquelle elle ne comprenaitrien ; elle trouvait Juliette le visage reposé, ayant biendormi à coup sûr, l’esprit assez libre pour discuter les gestes demadame Berthier, ne se préoccupant pas le moins du monde de cequ’elle pourrait faire l’après-midi. Cette indifférence, cettelégèreté glaçaient Hélène, qui arrivait toute brûlante depassion.

Elle voulut parler. Elle demanda, au hasard :

– Qui est-ce qui fait ce Chavigny ?

– Malignon, dit Juliette, en se tournant d’un air étonné.Il a joué Chavigny tout l’hiver dernier… L’ennuyeux, c’est qu’on nepeut pas l’avoir aux répétitions… Écoutez, mesdames, je vais lirele rôle de Chavigny. Sans cela, nous n’en sortirons jamais.

Et, dès lors, elle aussi joua, faisant l’homme, avec ungrossissement involontaire de la voix et des airs cavaliers qu’elleprenait, entraînée par la situation. Madame Berthier roucoulait, lagrosse madame de Guiraud se donnait une peine infinie pour êtrevive et spirituelle. Pierre entra mettre du bois au feu ; et,d’un regard en dessous, il examinait ces dames, qu’il trouvaitdrôles.

Cependant, Hélène, toujours résolue, malgré le serrement de soncœur, essaya de prendre Juliette à l’écart.

– Une minute seulement. J’ai quelque chose à vous dire.

– Oh ! impossible, ma chère… Vous voyez bien, je suisprise… Demain, si vous avez le temps.

Hélène se tut. Le ton détaché de la jeune femme l’irritait. Ellesentait une colère, à la voir si paisible, lorsqu’elle-mêmeendurait depuis la veille une si douloureuse agonie. Un instant,elle fut sur le point de se lever et de laisser aller les choses.Elle était bien sotte de vouloir sauver cette femme ; tout soncauchemar de la nuit recommençait ; sa main, qui venait dechercher la lettre dans sa poche, la serrait, brûlante de fièvre.Pourquoi donc aurait-elle aimé les autres, puisque les autres nel’aimaient pas et ne souffraient pas comme elle ?

– Oh ! très bien, cria tout d’un coup Juliette.

Madame Berthier appuyait la tête à l’épaule de madame deGuiraud, en sanglotant, en répétant :

– « Je suis sûre qu’il l’aime, j’en suissûre. »

– Vous aurez un succès fou, dit Juliette. Prenez un temps,n’est-ce pas ?… « Je suis sûre qu’il l’aime, j’en suissûre… » Et laissez votre tête. C’est adorable… À vous, madamede Guiraud.

– « Non, mon enfant, ça ne se peut pas ; c’est uncaprice, une fantaisie… » déclama la grosse dame.

– Parfait ! Mais la scène est longue. Hein ?reposons-nous un instant… Il faut que nous réglions bien cemouvement-là.

Alors, toutes trois, elles discutèrent l’arrangement du salon.La porte de la salle à manger, à gauche, servirait pour les entréeset les sorties ; on placerait un fauteuil à droite, un canapéau fond, et l’on pousserait la table près de la cheminée. Hélène,qui s’était levée, les suivait, comme si elle se fût intéressée àcette mise en place. Elle avait renoncé au projet de provoquer uneexplication, elle voulait simplement faire une dernière tentative,en empêchant Juliette de se trouver au rendez-vous.

– Je venais, lui dit-elle vous demander si ce n’est pasaujourd’hui que vous faites une visite à madame de Chermette.

– Oui, cette après-midi.

– Alors, si vous le permettez, je viendrai vous prendre,car il y a longtemps que j’ai promis à cette dame d’aller lavoir.

Juliette eut une seconde d’embarras. Mais elle se remit tout desuite.

– Certainement, je serais très heureuse… Seulement, j’ai untas de courses, je passe chez des fournisseurs d’abord, je ne saisvraiment pas à quelle heure j’arriverai chez madame deChermette.

– Ça ne fait rien, reprit Hélène ; ça mepromènera.

– Écoutez, je puis vous parler franchement… Eh bien !n’insistez pas, vous me gêneriez… Ce sera pour l’autre lundi.

Cela était dit sans une émotion, si nettement, avec un sitranquille sourire, qu’Hélène, confondue, n’ajouta rien. Elle dutdonner un coup de main à Juliette, qui voulait tout de suite porterle guéridon près de la cheminée. Puis, elle se recula, tandis quela répétition continuait. Après la fin de la scène, madame deGuiraud, dans son monologue, lança avec beaucoup de force ces deuxphrases :

– « Mais quel abîme est donc le cœur de l’homme !Ah ! ma foi, nous valons mieux qu’eux ! »

Que devait-elle faire, maintenant ? Et Hélène, dans letumulte que cette question soulevait en elle, n’avait plus que despensées confuses de violence. Elle éprouvait l’irrésistible besoinde se venger du beau calme de Juliette, comme si cette sérénitéétait une injure à la fièvre qui l’agitait. Elle rêvait sa perte,pour voir si elle garderait toujours le sang-froid de sonindifférence. Puis, elle se méprisait d’avoir eu des délicatesseset des scrupules. Vingt fois, elle aurait dû dire à Henri :« Je t’aime, prends-moi, allons-nous-en », et ne pasfrissonner, et montrer le visage blanc et reposé de cette femme,qui, trois heures avant un premier rendez-vous, jouait la comédiechez elle. À cette minute encore, elle tremblait plusqu’elle ; c’était là ce qui l’affolait, la conscience de sonemportement au milieu de la paix rieuse de ce salon, la peurd’éclater tout d’un coup en paroles passionnées. Elle était donclâche ?

Une porte s’était ouverte, elle entendit tout d’un coup la voixd’Henri qui disait :

– Ne vous dérangez pas… Je passe seulement.

La répétition allait finir. Juliette, qui lisait toujours lerôle de Chavigny, venait de saisir la main de madame deGuiraud.

– « Ernestine, je vous adore ! »cria-t-elle, dans un élan plein de conviction.

– « Vous n’aimez donc plus madame deBlainville ? » récita madame de Guiraud.

Mais Juliette refusa de continuer, tant que son mari resteraitlà. Les hommes n’avaient pas besoin de savoir. Alors, le docteur semontra très aimable pour ces dames ; il les complimenta, illeur promit un grand succès. Ganté de noir, très correct avec sonvisage rasé, il rentrait de ses visites. En arrivant, il avaitsimplement salué Hélène d’un petit signe de tête. Lui, avait vu, àla Comédie-Française, une très grande actrice dans le rôle demadame de Léry ; et il indiquait à madame de Guiraud des jeuxde scène.

– Au moment où Chavigny va tomber à vos pieds, vous vousapprochez de la cheminée, vous jetez la bourse au feu. Froidement,n’est-ce pas ? sans colère, en femme qui joue l’amour…

– Bon, bon, laisse-nous, répétait Juliette. Nous savonstout ça.

Et, comme il poussait enfin la porte de son cabinet, elle repritle mouvement.

– « Ernestine, je vous adore ! »

Henri, avant de sortir, avait salué Hélène du même signe detête. Elle était restée muette, s’attendant à quelque catastrophe.Ce brusque passage du mari lui semblait plein de menaces. Maislorsqu’il ne fut plus là, il lui apparut ridicule, avec sapolitesse et son aveuglement. Lui aussi s’occupait de cette comédieimbécile ! Et il n’avait pas eu une flamme dans le regard enla voyant là ! Alors, toute la maison lui devint hostile etglaciale. C’était un écroulement, rien ne la retenait plus, carelle détestait Henri autant que Juliette. Au fond de sa poche, elleavait repris la lettre entre ses doigts crispés. Elle balbutia un« au revoir », elle s’en alla, dans un vertige quifaisait tourner les meubles autour d’elle ; tandis que cesmots prononcés par madame de Guiraud retentissaient à ses oreillessonnantes :

– « Adieu. Vous m’en voudrez peut-être aujourd’hui,mais vous aurez demain quelque amitié pour moi, et, croyez-moi,cela vaut mieux qu’un caprice. »

Sur le trottoir, lorsque Hélène eut refermé la porte, elle tirala lettre d’un geste violent et comme mécanique, elle la glissadans la boîte. Puis elle demeura quelques secondes, stupide, àregarder l’étroite lame de cuivre qui était retombée.

– C’est fait, dit-elle à demi-voix.

Elle revoyait les deux chambres tendues de cretonne rose, lesbergères, le grand lit ; il y avait là Malignon etJuliette ; tout d’un coup le mur se fendait, le marientrait ; et elle ne savait plus, elle était très calme. D’unregard instinctif, elle regarda si personne ne l’avait aperçuemettant la lettre. La rue était vide. Elle tourna le coin, elleremonta.

– Tu as été sage, ma chérie ? dit-elle en embrassantJeanne.

La petite, assise sur le même fauteuil, leva son visage boudeur.Sans répondre, elle jeta ses deux bras autour du cou de sa mère,elle la baisa, en poussant un gros soupir. Elle avait bien duchagrin.

Au déjeuner, Rosalie s’étonna.

– Madame a donc fait une longue course ?

– Pourquoi donc ? demanda Hélène.

– C’est que Madame mange d’un tel appétit… Il y a longtempsque Madame n’a si bien mangé…

C’était vrai. Elle avait très faim, un brusque soulagement luicreusait l’estomac. Elle se sentait dans une paix, dans unbien-être indicibles. Après les secousses de ces deux derniersjours, un silence venait de se faire en elle, ses membres étaientdélassés, assouplis comme au sortir d’un bain. Elle n’éprouvaitplus que la sensation d’une lourdeur quelque part, un poids vaguequi l’appesantissait.

Lorsqu’elle rentra dans la chambre, ses regards allèrent droit àla pendule, dont les aiguilles marquaient midi vingt-cinq minutes.Le rendez-vous de Juliette était pour trois heures. Encore deuxheures et demie. Elle fit ce calcul machinalement. D’ailleurs, ellen’avait aucune hâte, les aiguilles marchaient, personne au monde,maintenant, n’avait le pouvoir de les arrêter ; et ellelaissait les faits s’accomplir. Depuis longtemps, un bonnetd’enfant commencé traînait sur le guéridon. Elle le prit et se mità coudre devant la fenêtre. Un grand silence endormait la chambre.Jeanne s’était assise à sa place habituelle ; mais ellerestait les mains lasses, abandonnées.

– Maman, dit-elle, je ne peux pas travailler, ça ne m’amusepas.

– Eh bien, ma chérie, ne fais rien… Tiens, tu enfileras mesaiguilles.

Alors, l’enfant, muette, s’occupa avec des gestes ralentis. Ellecoupait soigneusement des bouts de fil égaux, mettait un tempsinfini à trouver le trou de l’aiguille ; et elle n’arrivaitque juste, sa mère usait une à une les aiguillées qu’elle luipréparait.

– Tu vois, murmura-t-elle, ça va plus vite… Ce soir, messix petits bonnets seront terminés.

Et elle se tourna pour regarder la pendule. Une heure dixminutes. Encore près de deux heures. Maintenant, Juliette devaitcommencer à s’habiller. Henri avait reçu la lettre. Oh !certainement, il irait. Les indications étaient précises, iltrouverait tout de suite. Mais ces choses lui semblaient très loinencore et la laissaient froide. Elle cousait à points réguliers,avec une application d’ouvrière. Les minutes, une à une,s’écoulaient. Deux heures sonnèrent.

Un coup de sonnette l’étonna.

– Qui est-ce donc, petite mère ? demanda Jeanne, quiavait tressailli sur sa chaise.

Et comme monsieur Rambaud entrait :

– C’est toi !… Pourquoi sonnes-tu si fort ? Tum’as fait peur.

Le digne homme parut consterné. Il avait eu la main un peulourde, en effet.

– Je ne suis pas gentille aujourd’hui, j’ai mal, continuaitl’enfant. Il ne faut pas me faire peur.

Monsieur Rambaud s’inquiéta. Qu’avait donc la pauvrechérie ? Et il ne s’assit, rassuré, qu’en apercevant Hélènelui adresser un léger signe, pour l’avertir que l’enfant était dansses noirs, comme disait Rosalie. D’ordinaire, il venait trèsrarement dans la journée. Aussi voulut-il expliquer tout de suitesa visite. C’était pour un compatriote, un vieil ouvrier qui netrouvait plus de travail, à cause de son grand âge, et qui avait safemme paralytique, dans une petite chambre, grande comme la main.On ne se figurait pas une pareille misère. Le matin même, il étaitmonté chez eux, afin de se rendre compte. Un trou sous les toits,avec une fenêtre à tabatière, dont les vitres cassées laissaienttomber la pluie ; là-dedans, une paillasse, une femmeenveloppée dans un ancien rideau, et l’homme hébété, accroupi parterre, n’ayant même plus le courage de donner un coup de balai.

– Oh ! les malheureux, les malheureux ! répétaitHélène, émue aux larmes.

Ce n’était pas le vieil ouvrier qui embarrassait monsieurRambaud. Il le prendrait chez lui, il trouverait bien à l’occuper.Mais la femme, cette paralytique que son mari n’osait laisser uninstant seule et qu’il fallait rouler comme un paquet, où lamettre, qu’en faire ?

– J’ai songé à vous, continua-t-il, il faut que vous lafassiez entrer tout de suite dans un hospice… Je serais allédirectement chez monsieur Deberle, mais j’ai pensé que vous leconnaissiez davantage, que vous auriez plus d’influence… S’il veutbien s’en occuper, l’affaire sera arrangée demain.

Jeanne avait écouté, toute pâle, tremblante d’un frisson depitié. Elle joignit les mains, elle murmura :

– Oh ! maman, sois bonne, fais entrer la pauvrefemme…

– Mais bien sûr ! dit Hélène, dont l’émotiongrandissait. Dès que je vais pouvoir, je parlerai au docteur, ils’occupera lui-même des démarches… Donnez-moi les noms etl’adresse, monsieur Rambaud.

Celui-ci écrivit une note sur le guéridon. Puis, selevant :

– Il est deux heures trente-cinq, dit-il. Vous pourriezpeut-être trouver le docteur chez lui.

Elle s’était levée également, elle regarda la pendule, avec unsursaut de tout son corps. Il était bien deux heures trente-cinq,et les aiguilles marchaient. Elle balbutia, elle dit que le docteurdevait être parti pour ses visites. Ses regards ne quittaient plusla pendule. Cependant, monsieur Rambaud, son chapeau à la main, latenait debout, recommençait son histoire. Ces pauvres gens avaienttout vendu, jusqu’à leur poêle ; depuis le commencement del’hiver, ils passaient les jours et les nuits sans feu. À la fin dedécembre, ils étaient restés quatre jours sans manger. Hélène eutune exclamation douloureuse. Les aiguilles marquaient trois heuresmoins vingt. Monsieur Rambaud mit encore deux grandes minutes àpartir.

– Eh bien ! je compte sur vous, dit-il.

Et, se penchant pour embrasser Jeanne.

– Au revoir, ma chérie.

– Au revoir… Sois tranquille, maman n’oubliera pas, je luiferai souvenir.

Lorsque Hélène revint dans l’antichambre, où elle avaitaccompagné monsieur Rambaud, l’aiguille était aux trois quarts.Dans un quart d’heure, tout serait fini. Immobile devant lacheminée, elle eut la brusque vision de la scène qui allait sepasser : Juliette se trouvait déjà là, Henri entrait et lasurprenait. Elle connaissait la chambre, elle percevait lesmoindres détails avec une netteté effrayante. Alors, secouée encorepar l’histoire lamentable de monsieur Rambaud, elle sentit un grandfrisson qui lui montait des membres à la face. Et un cri éclataiten elle. C’était une infamie, ce qu’elle avait fait, cette lettreécrite, cette dénonciation lâche. Cela lui apparaissait tout d’uncoup ainsi, dans une lueur aveuglante. Vraiment, elle avait commisune infâme pareille ! Et elle se rappelait le geste dont elleavait jeté la lettre dans la boîte, avec la stupeur d’une personnequi en aurait regardé une autre faire une mauvaise action, sansavoir eu l’idée d’intervenir. Elle sortait comme d’un rêve. Ques’était-il donc passé ? Pourquoi était-elle là, à suivretoujours les aiguilles sur ce cadran ? Deux minutes nouvelless’étaient écoulées.

– Maman, dit Jeanne, si tu veux, nous irons voir le docteurensemble, ce soir… Ça me promènera. J’étouffe aujourd’hui.

Hélène n’entendait pas. Encore treize minutes. Elle ne pouvaitpourtant pas laisser s’accomplir une telle abomination. Il n’yavait plus en elle, dans ce réveil tumultueux, qu’une volontéfurieuse d’empêcher cela. Il le fallait, elle ne vivrait plus. Et,folle, elle courut dans la chambre.

– Ah ! tu m’emmènes ! cria Jeanne joyeusement.Nous allons voir le docteur tout de suite, n’est-ce pas, petitemère ?

– Non, non, répondait-elle, cherchant ses bottines, sebaissant pour regarder sous le lit.

Elle ne les trouva pas ; elle eut un geste de suprêmeinsouciance, en pensant qu’elle pouvait bien sortir avec les petitssouliers d’appartement qu’elle avait aux pieds. Maintenant, ellebouleversait l’armoire à glace pour trouver son châle. Jeannes’était approchée, très câline.

– Alors, tu ne vas pas chez le docteur, petitemère ?

– Non.

– Dis, emmène-moi tout de même… Oh ! emmène-moi, tu meferas tant plaisir !

Mais elle avait enfin son châle, elle le jetait sur ses épaules.Mon Dieu ! plus que douze minutes, juste le temps de courir.Elle irait là-bas, elle ferait quelque chose, n’importe quoi. Enchemin, elle verrait.

– Petite mère, emmène-moi, répétait Jeanne d’une voix deplus en plus basse et touchante.

– Je ne puis t’emmener, dit Hélène. Je vais quelque part oùles enfants ne vont pas… Donne-moi mon chapeau.

Le visage de Jeanne avait blêmi. Ses yeux noircirent, sa voixdevint brève. Elle demanda :

– Où vas-tu ?

La mère ne répondit pas, occupée à nouer les brides de sonchapeau. L’enfant continuait :

– Tu sors toujours sans moi, à présent… Hier, tu essortie ; aujourd’hui, tu es sortie ; et voilà que tu t’envas encore. Moi, j’ai trop de peine, j’ai peur ici, toute seule…Oh ! je mourrai, si tu me laisses. Entends-tu, je mourrai,petite mère…

Puis, sanglotante, prise d’une crise de douleur et de rage, ellese cramponna à la jupe d’Hélène.

– Voyons, lâche-moi, sois raisonnable, je vais revenir,répétait celle-ci.

– Non, je ne veux pas… non, je ne veux pas…, bégayaitl’enfant. Oh ! tu ne m’aimes plus, sans cela tu m’emmènerais…Oh ! je sens bien que tu aimes mieux les autres… Emmène-moi,emmène-moi, ou je vais rester là par terre, tu me retrouveras parterre…

Et elle nouait ses petits bras autour des jambes de sa mère,elle pleurait dans les plis de sa robe, s’accrochant à elle, sefaisant lourde pour l’empêcher d’avancer. Les aiguilles marchaient,il était trois heures moins dix. Alors, Hélène pensa que jamaiselle n’arriverait assez tôt ; et, la tête perdue, ellerepoussa Jeanne violemment, en criant :

– Quelle enfant insupportable ! C’est une vraietyrannie !… Si tu pleures, tu auras affaire à moi !

Elle sortit, referma rudement la porte. Jeanne avait reculé enchancelant jusqu’à la fenêtre, les larmes coupées par cettebrutalité, raidie et toute blanche. Elle tendit les bras vers laporte, cria encore à deux reprises : « Maman !maman ! » Et elle resta là, retombée sur sa chaise, lesyeux agrandis, la face bouleversée par cette pensée jalouse que samère la trompait.

Dans la rue, Hélène hâtait le pas. La pluie avait cessé ;seules de grosses gouttes, coulant des gouttières, lui mouillaientlourdement les épaules. Elle s’était promis de réfléchir dehors,d’arrêter un plan. Mais elle n’avait plus que le besoin d’arriver.Lorsqu’elle s’engagea dans le passage des Eaux, elle hésita uneseconde. L’escalier se trouvait changé en torrent, les ruisseaux dela rue Raynouard débordaient et s’engouffraient. Il y avait, lelong des marches, entre les murs resserrés, des rejaillissementsd’écume ; tandis que des pointes de pavé miroitaient, lavéespar l’averse. Un coup de lumière blafarde, tombant du ciel gris,blanchissait le passage, entre les branches noires des arbres. Elleretroussa à peine sa jupe, elle descendit. L’eau montait à seschevilles, ses petits souliers manquèrent de rester dans lesflaques ; et elle entendait autour d’elle, le long de ladescente, un chuchotement clair, pareil au murmure des petitesrivières qui coulent sous les herbes, au fond des bois.

Tout d’un coup, elle se trouva dans l’escalier, devant la porte.Elle demeura là, haletante, torturée. Puis, elle se souvint, ellepréféra frapper à la cuisine.

– Comment, c’est vous ! dit la mère Fétu.

Elle n’avait pas sa voix larmoyante. Ses yeux minces luisaient,pendant qu’un rire de vieille complaisante frétillait dans lesmille rides de son visage. Elle ne se gênait plus, elle lui tapotadans les mains, en écoutant ses paroles entrecoupées. Hélène luidonna vingt francs.

– Dieu vous le rende ! balbutia la mère Fétu parhabitude. Tout ce que vous voudrez, ma petite.

Chapitre 4

 

Malignon, renversé dans un fauteuil, allongeant les jambesdevant le grand feu qui flambait, attendait tranquillement. Ilavait eu le raffinement de fermer les rideaux des fenêtres etd’allumer les bougies. La première pièce, où il se trouvait, étaitvivement éclairée par un petit lustre et deux candélabres. Dans lachambre, au contraire, une obscurité régnait ; seule lasuspension de cristal mettait là un crépuscule à demi éteint.Malignon tira sa montre.

– Fichtre ! murmura-t-il, est-ce qu’elle me feraitencore poser aujourd’hui ?

Et il eut un léger bâillement. Il attendait depuis une heure, ilne s’amusait guère. Cependant, il se leva, donna un coup d’œil auxpréparatifs. L’arrangement des fauteuils ne lui plut pas, il roulaune causeuse devant la cheminée. Les bougies brûlaient avec desreflets roses, dans les tentures de cretonne, la pièce sechauffait, silencieuse, étouffée ; tandis que, au-dehors,soufflaient de brusques coups de vent. Puis, il visita une dernièrefois la chambre, et là il goûta une satisfaction de vanité :elle lui paraissait très bien, tout à fait « chic »,capitonnée comme une alcôve, le lit perdu dans une ombrevoluptueuse. Au moment où il donnait une bonne tournure auxdentelles des oreillers, on frappa trois coups rapides. C’était lesignal.

– Enfin, dit-il tout haut, d’un air triomphant.

Et il courut ouvrir. Juliette entra, la voilette baissée,empaquetée dans un manteau de fourrure. Pendant que Malignonrefermait doucement la porte, elle resta un instant immobile, sansqu’on pût voir l’émotion qui lui coupait la parole. Mais, avant quele jeune homme ait eu le temps de lui prendre la main, elle relevasa voilette, elle montra son visage souriant, un peu pâle, trèscalme.

– Tiens ! vous avez allumé, s’écria-t-elle. Je croyaisque vous détestiez ça, les bougies en plein jour.

Malignon, qui s’apprêtait à la serrer dans ses bras, d’un gestepassionné qu’il avait médité, fut décontenancé et expliqua que lejour était trop laid, que ses fenêtres donnaient sur des terrainsvagues. D’ailleurs, il adorait la nuit.

– On ne sait jamais avec vous, reprit-elle en leplaisantant. Le printemps dernier, à mon bal d’enfants, vous m’avezfait toute une affaire : on était dans un caveau, on auraitcru entrer chez un mort… Enfin, mettons que votre goût achangé.

Elle semblait en visite, affectant une assurance qui grossissaitun peu sa voix. C’était le seul indice de son trouble. Par moments,elle avait une légère contraction du menton, comme si elle eûtéprouvé une gêne dans la gorge. Mais ses yeux brillaient, ellegoûtait le vif plaisir de son imprudence. Cela la changeait, ellesongeait à madame de Chermette, qui avait un amant. Mon Dieu !c’était drôle tout de même.

– Voyons votre installation, reprit-elle.

Et elle fit le tour de la pièce. Il la suivait, réfléchissantqu’il aurait dû l’embrasser tout de suite ; maintenant, il nepouvait plus, il devait attendre. Pourtant, elle regardait lesmeubles, examinait les murs, levait la tête, se reculait, tout enparlant.

– Je n’aime guère votre cretonne. Elle est d’uncommun ! Où avez-vous trouvé ce rose abominable ?… Tiens,voilà une chaise qui serait gentille, si le bois n’était pas sidoré… Et pas un tableau, pas un bibelot ; rien que votrelustre et vos candélabres qui manquent de style… Ah bien ! moncher, je vous conseille de vous moquer encore de mon pavillonjaponais !

Elle riait, elle se vengeait de ses anciennes attaques, dontelle lui avait toujours tenu rancune.

– Il est joli votre goût, parlons-en !… Mais vous nesavez pas que mon magot vaut mieux que tout votre mobilier !…Un commis de nouveautés n’aurait pas voulu de ce rose-là. Vous avezdonc fait le rêve de séduire votre blanchisseuse ?

Malignon, très vexé, ne répondait rien. Il essayait de laconduire dans la chambre. Elle resta sur le seuil, en disantqu’elle n’entrait pas dans les endroits où il faisait si noir.D’ailleurs, elle voyait suffisamment, la chambre valait le salon.Tout ça sortait du faubourg Saint-Antoine. Et ce fut surtout lasuspension qui l’égaya. Elle fut impitoyable, elle revenait sanscesse à cette veilleuse de camelote, le rêve des petites ouvrièresqui ne sont pas dans leurs meubles. On trouvait des suspensionspareilles dans tous les bazars pour sept francs cinquante.

– Je l’ai payée quatre-vingt-dix francs, finit par crierMalignon, impatienté.

Alors, elle parut enchantée de l’avoir mis en colère. Il s’étaitcalmé, il lui demanda sournoisement :

– Vous ne retirez pas votre manteau ?

– Si, répondit-elle ; il fait une chaleur chezvous !

Elle ôta même son chapeau, qu’il alla porter avec la fourruresur le lit. Quand il revint, il la trouva assise devant le feu,regardant encore autour d’elle. Elle était redevenuesérieuse ; elle consentit à se montrer conciliante.

– C’est très laid, mais vous n’êtes tout de même pas mal.Les deux pièces auraient pu être très bien.

– Oh ! pour ce que je veux en faire ! laissa-t-iléchapper, avec un geste d’insouciance.

Il regretta tout de suite cette parole stupide. On ne pouvaitpas être plus grossier, ni plus maladroit. Elle avait baissé latête, reprise d’une gêne douloureuse à la gorge. Pendant uninstant, elle venait d’oublier pourquoi elle était là. Il voulut aumoins profiter de l’embarras où il l’avait mise.

– Juliette, murmura-t-il en se penchant vers elle.

Elle le fit asseoir d’un geste. C’était aux bains de mer, àTrouville, que Malignon, ennuyé par la vue de l’Océan, avait eu labelle idée de tomber amoureux. Depuis trois années déjà, ilsvivaient dans une familiarité querelleuse. Un soir, il lui prit lamain. Elle ne se fâcha pas, plaisanta d’abord. Puis, la tête vide,le cœur libre, elle s’imagina qu’elle l’aimait. Jusqu’à ce jour,elle avait à peu près fait tout ce que faisaient ses amies, autourd’elle ; mais une passion lui manquait, la curiosité et lebesoin d’être comme les autres la poussèrent. Dans lescommencements, si le jeune homme s’était montré brutal, elle auraitinfailliblement succombé. Il eut la fatuité de vouloir vaincre parson esprit, il la laissa s’habituer au jeu de coquette qu’ellejouait. Aussi, dès sa première violence, une nuit qu’ilsregardaient la mer ensemble, comme des amants d’opéra-comique,l’avait-elle chassé, étonnée, irritée de ce qu’il dérangeait ceroman dont elle s’amusait. À Paris, Malignon s’était juré d’êtreplus habile. Il venait de la reprendre dans une période d’ennui, àla fin d’un hiver fatigant, lorsque les plaisirs connus, lesdîners, les bals, les premières représentations, commençaient à ladésoler par leur monotonie. L’idée d’un appartement meublé toutexprès dans un quartier perdu, le mystère d’un pareil rendez-vous,la pointe d’odeur suspecte qu’elle flairait, l’avaient séduite.Cela lui semblait original, il fallait bien tout voir. Et elleavait, au fond d’elle, un si beau calme, qu’elle n’était guère plustroublée chez Malignon que chez les peintres où elle montait quêterdes toiles pour ses ventes de charité.

– Juliette, Juliette, répétait le jeune homme, en cherchantdes inflexions de voix caressantes.

– Allons, soyez raisonnable, dit-elle simplement.

Et elle prit un écran chinois sur la cheminée, elle continua,très à l’aise, comme si elle se trouvait dans son propresalon :

– Vous savez que nous avons répété ce matin… Je crains biende n’avoir pas eu la main heureuse en choisissant madame Berthier.Elle fait une Mathilde pleurnicheuse, insupportable… Ce monologuesi joli, quand elle s’adresse à la bourse : « Pauvrepetite, je te baisais tout à l’heure… », eh bien ! ellele récite comme une pensionnaire qui a préparé un compliment… Jesuis très inquiète.

– Et madame de Guiraud ? demanda-t-il, en rapprochantsa chaise et en lui prenant la main.

– Oh ! elle est parfaite… J’ai déniché là uneexcellente madame de Léry, qui aura du mordant, de la verve…

Elle lui abandonnait sa main qu’il baisait entre deux phrases,sans qu’elle parût s’en apercevoir.

– Mais le pis, voyez-vous, disait-elle, c’est que vous nesoyez pas là. D’abord, vous feriez des observations à madameBerthier ; ensuite, il est impossible que nous arrivions à unbon ensemble, si vous ne venez jamais.

Il avait réussi à lui poser un bras derrière la taille.

– Du moment où je sais mon rôle…, murmura-t-il.

– Oui, c’est très bien ; seulement, il y a la mise enscène à régler… Vous n’êtes guère gentil, de ne pas nous consacrertrois ou quatre matinées.

Elle ne put continuer, il lui mettait une pluie de baisers surle cou. Alors, elle dut remarquer qu’il la tenait dans ses bras,elle le repoussa, en le souffletant légèrement avec l’écran chinoisqu’elle avait gardé. Sans doute elle s’était juré de ne pas lelaisser aller plus loin. Son visage blanc rougissait sous l’ardentreflet du feu, ses lèvres s’amincissaient dans la moue d’unecurieuse que ses sensations étonnent. Vraiment, ce n’était quecela ! Il aurait fallu voir jusqu’au bout ; et une peurla prenait.

– Laissez-moi, balbutia-t-elle en souriant d’un aircontraint, je vais encore me fâcher…

Mais il crut l’avoir touchée. Il pensait très froidement :« Si je la laisse sortir d’ici comme elle est entrée, elle estperdue pour moi. » Les paroles étaient inutiles, il lui repritles mains, voulut remonter aux épaules. Un instant, elle paruts’abandonner. Elle n’avait qu’à fermer les yeux, elle saurait.Cette envie lui venait, et elle la discutait au fond d’elle, avecune grande lucidité. Cependant, il lui sembla que quelqu’un criaitnon. C’était elle qui avait crié, avant même de s’être répondu.

– Non, non, répétait-elle. Lâchez-moi, vous me faites dumal… Je ne veux pas, je ne veux pas.

Comme il ne disait toujours rien, la poussant vers la chambre,elle se dégagea violemment. Elle obéissait à des mouvementssinguliers, en dehors de ses désirs ; elle était irritéecontre elle-même et contre lui. Dans son trouble, des parolesentrecoupées lui échappaient. Ah ! certes, il la récompensaitbien mal de sa confiance. Qu’espérait-il donc en montrant cettebrutalité ? Elle le traita même de lâche. Jamais de la vie,elle ne le reverrait. Mais il la laissait parler pour s’étourdir,il la poursuivait avec un rire méchant et bête. Elle finit parbalbutier, réfugiée derrière un fauteuil, tout d’un coup vaincue,comprenant qu’elle lui appartenait, sans qu’il eût encore avancéles mains pour la prendre. Ce fut une des minutes les plusdésagréables de son existence.

Et ils étaient là, face à face, le visage changé, honteux etviolent, lorsqu’un bruit éclata. Ils ne comprirent pas d’abord. Onavait ouvert une porte, des pas traversaient la chambre, tandisqu’une voix leur criait :

– Sauvez-vous, sauvez-vous… Vous allez être surpris.

C’était Hélène. Tous deux, stupéfiés, la regardaient. Leurétonnement était si grand, qu’ils en oubliaient l’embarras de leursituation. Juliette n’eut pas un mouvement de gêne.

– Sauvez-vous, répétait Hélène. Votre mari sera ici dansdeux minutes.

– Mon mari, bégaya la jeune femme, mon mari… Pourquoiça ? à propos de quoi ?

Elle devenait imbécile. Tout se brouillait dans sa tête. Celalui paraissait prodigieux qu’Hélène fût là et qu’elle lui parlât deson mari. Mais celle-ci eut un geste de colère.

– Ah ! si vous croyez que j’ai le temps de vousexpliquer… Il va venir. Vous voilà avertie. Partez vite, parteztous les deux.

Alors, Juliette entra dans une agitation extraordinaire. Ellecourait au milieu des pièces, bouleversée, lâchant des mots sanssuite :

– Ah ! mon Dieu, ah ! mon Dieu… Je vous remercie.Où est mon manteau ? Que c’est bête, cette chambre toutenoire ! Donnez-moi mon manteau, apportez une bougie que jetrouve mon manteau… Ma chère, ne faites pas attention, si je nevous remercie pas… Je ne sais où sont les manches ; non, je nesais plus, je ne peux plus…

La peur la paralysait, il fallut qu’Hélène l’aidât à mettre sonmanteau. Elle posa son chapeau de travers, ne noua même pas lesbrides. Mais le pis fut qu’on perdit une grande minute à cherchersa voilette, qui était tombée sous le lit… Elle balbutiait, lesmains éperdues et tremblantes, tâtant sur elle si elle n’oubliaitrien de compromettant.

– Quelle leçon !… quelle leçon ! Ah ! c’estbien fini, par exemple !

Malignon, très pâle, avait une figure sotte. Il piétinait, sesentant détesté et ridicule. La seule réflexion nette qu’il fût enétat de faire était que décidément il n’avait pas de chance. Il nelui vint aux lèvres que cette pauvre question :

– Alors, vous croyez que je dois m’en alleraussi ?

Et comme on ne lui répondait pas, il prit sa canne, encontinuant de causer, pour affecter un beau sang-froid. On avaittout le temps. Justement, il existait un autre escalier, un petitescalier de service abandonné, mais où l’on pouvait passer encore.Le fiacre de madame Deberle était resté devant la porte ; illes emmènerait tous deux par les quais. Et il répétait :

– Calmez-vous donc. Ça s’arrange très bien… Tenez, c’estpar ici.

Il avait ouvert une porte, on apercevait l’enfilade des troispetites pièces, noires et délabrées, laissées dans toute leurcrasse. Une bouffée d’air humide entra. Juliette, avant des’engager dans cette misère, eut une dernière révolte, demandanttout haut :

– Comment ai-je pu venir ! Quelle abomination !…Jamais je ne me pardonnerai.

– Dépêchez-vous, disait Hélène, aussi anxieuse qu’elle.

Elle la poussa. Alors, la jeune femme se jeta à son cou enpleurant. C’était une réaction nerveuse. Une honte laprenait ; elle aurait voulu se défendre, dire pourquoi onl’avait trouvée chez cet homme. Puis, d’un mouvement instinctif,elle retroussa ses jupons, comme si elle allait traverser unruisseau. Malignon, qui était passé le premier, déblayait du boutde sa botte les plâtras encombrant l’escalier de service. Lesportes se refermèrent.

Cependant, Hélène était restée debout au milieu du petit salon.Elle écoutait. Un silence s’était fait autour d’elle, un grandsilence, chaud et enfermé, que troublait seul le pétillement desbûches réduites en braise. Ses oreilles sonnaient, elle n’entendaitrien. Mais, au bout d’un temps qui lui parut interminable, il y eutun brusque roulement de voiture. C’était le fiacre de Juliette quipartait. Alors, elle soupira, elle eut toute seule un geste muet deremerciement. La pensée qu’elle n’aurait pas l’éternel remordsd’avoir bassement agi la noyait d’un sentiment plein de douceur etde vague reconnaissance. Elle était soulagée, très attendrie, maistout d’un coup si faible, après la crise atroce dont elle sortait,qu’elle ne se sentait plus la force de s’éloigner à son tour. Aufond, elle songeait qu’Henri allait venir et qu’il devait trouverquelqu’un là. On frappa, elle rouvrit tout de suite.

Ce fut d’abord une grande surprise. Henri entrait, préoccupé decette lettre sans signature qu’il avait reçue, le visage blêmid’inquiétude. Mais, quand il l’aperçut, un cri lui échappa.

– Vous !… Mon Dieu ! c’était vous !

Et il y avait, dans ce cri, encore plus de stupeur que de joie.Il ne comptait guère sur ce rendez-vous donné avec tant dehardiesse. Puis, tous ses désirs d’homme furent éveillés par uneoffre si imprévue, dans le mystère voluptueux de cetteretraite.

– Vous m’aimez, vous m’aimez, balbutia-t-il. Enfin, vousvoilà, et moi qui n’avais pas compris !

Il ouvrit les bras, il voulait la prendre. Hélène lui avaitsouri à son entrée. Maintenant, elle reculait, toute pâle. Sansdoute, elle l’attendait, elle s’était dit qu’ils causeraientensemble un instant, qu’elle inventerait une histoire. Et,brusquement, la situation lui apparaissait. Henri croyait à unrendez-vous. Jamais elle n’avait voulu cela. Elle se révoltait.

– Henri, je vous en supplie… Laissez-moi…

Mais il lui avait saisi les poignets, il l’attirait lentement,comme pour la vaincre tout de suite d’un baiser. L’amour grandi enlui pendant des mois, endormi plus tard par la rupture de leurintimité, éclatait d’autant plus violent, qu’il commençait àoublier Hélène. Tout le sang de son cœur montait à ses joues ;et elle se débattait, en lui voyant cette face ardente, qu’ellereconnaissait et qui l’effrayait. Déjà deux fois il l’avaitregardée avec ces regards fous.

– Laissez-moi, vous me faites peur… Je vous jure que vousvous trompez.

Alors, il parut surpris de nouveau.

– C’est bien vous qui m’avez écrit ? demanda-t-il.

Elle hésita une seconde. Que dire, que répondre ?

– Oui, murmura-t-elle enfin.

Elle ne pouvait pourtant pas livrer Juliette après l’avoirsauvée. C’était comme un abîme où elle se sentait glisserelle-même. Henri, à présent, examinait les deux pièces, s’étonnantde l’éclairage et de leur décoration. Il osa l’interroger.

– Vous êtes ici chez vous ?

Et comme elle se taisait :

– Votre lettre m’a beaucoup tourmenté… Hélène, vous mecachez quelque chose. De grâce, rassurez-moi.

Elle n’écoutait pas, elle songeait qu’il avait raison de croireà un rendez-vous. Qu’aurait-elle fait là, pourquoi l’aurait-elleattendu ? Elle ne trouvait aucune histoire. Elle n’était mêmeplus certaine de ne pas lui avoir donné ce rendez-vous. Uneétreinte l’enveloppait, dans laquelle elle disparaissaitlentement.

Lui, la pressait davantage. Il la questionnait de tout près, leslèvres sur les lèvres, pour lui arracher la vérité.

– Vous m’attendiez, vous m’attendiez ?

Alors, s’abandonnant, sans force, reprise par cette lassitude etcette douceur qui la brisaient, elle consentit à dire ce qu’ildirait, à vouloir ce qu’il voudrait.

– Je vous attendais, Henri…

Leurs bouches se rapprochaient encore.

– Mais pourquoi cette lettre ?… Et je vous trouveici !… Où sommes-nous donc ?

– Ne m’interrogez pas, ne cherchez jamais à savoir… Il fautme jurer cela… C’est moi, je suis près de vous, vous le voyez bien.Que demandez-vous de plus ?

– Vous m’aimez ?

– Oui, je vous aime.

– Vous êtes à moi, Hélène, à moi tout entière ?

– Oui, tout entière.

Les lèvres sur les lèvres, ils s’étaient baisés. Elle avait toutoublié, elle cédait à une force supérieure. Cela lui semblaitmaintenant naturel et nécessaire. Une paix s’était faite en elle,il ne lui venait plus que des sensations et des souvenirs dejeunesse. Par une journée d’hiver semblable, lorsqu’elle étaitjeune fille, rue des Petites-Maries, elle avait manqué mourir, dansune petite pièce sans air, devant un grand feu de charbon allumépour un repassage. Un autre jour, en été, les fenêtres étaientouvertes, et un pinson égaré dans la rue noire avait d’un coupd’aile fait le tour de sa chambre. Pourquoi donc songeait-elle à samort, pourquoi voyait-elle cet oiseau s’envoler ? Elle sesentait pleine de mélancolie et d’enfantillage, dansl’anéantissement délicieux de tout son être.

– Mais tu es mouillée, murmura Henri. Tu es donc venue àpied ?

Il baissait la voix pour la tutoyer, il lui parlait à l’oreille,comme si on avait pu l’entendre. Maintenant qu’elle se livrait, sesdésirs tremblaient devant elle, il l’entourait d’une caresseardente et timide, n’osant plus, retardant l’heure. Un soucifraternel lui venait pour sa santé, il avait le besoin de s’occuperd’elle, dans quelque chose d’intime et de petit.

– Tu as les pieds trempés, tu vas prendre du mal,répétait-il. Mon Dieu ! s’il y a du bon sens à courir les ruesavec des souliers pareils !

Il l’avait fait asseoir devant le feu. Elle souriait, sans sedéfendre, lui abandonnant ses pieds pour qu’il la déchaussât. Sespetits souliers d’appartement, crevés dans les flaques du passagedes Eaux, étaient lourds comme des éponges. Il les retira, les posaaux deux côtés de la cheminée. Les bas, eux aussi, restaienthumides, marqués d’une tache boueuse jusqu’à la cheville. Alors,sans qu’elle songeât à rougir, d’un geste fâché et plein detendresse dans sa brusquerie, il les lui enleva endisant :

– C’est comme ça qu’on s’enrhume. Chauffe-toi.

Et il avait poussé un tabouret. Les deux pieds de neige, devantla flamme, s’éclairaient d’un reflet rose. On étouffait un peu. Aufond, la chambre avec son grand lit dormait ; la veilleuses’était noyée, un des rideaux de la portière, détaché de sonembrasse, masquait à moitié la porte. Dans le petit salon, lesbougies qui brûlaient très hautes, avaient mis l’odeur chaude d’unefin de soirée. Par moments, on entendait au-dehors le ruissellementd’une averse, un roulement sourd dans le grand silence.

– Oui, c’est vrai, j’ai froid, murmura-t-elle avec unfrisson, malgré la grosse chaleur.

Ses pieds de neige étaient glacés. Alors, il voulut absolumentles prendre dans ses mains. Ses mains brûlaient, elles lesréchaufferaient tout de suite.

– Les sens-tu ? demandait-il. Tes pieds sont si petitsque je puis les envelopper tout entiers.

Il les serrait dans ses doigts fiévreux. Les bouts rosespassaient seulement. Elle haussait les talons, on entendait leléger frôlement des chevilles. Il ouvrait les mains, les regardaitquelques secondes, si fins, si délicats, avec leur pouce un peuécarté. La tentation fut trop forte, il les baisa. Puis, comme elletressaillait :

– Non, non, chauffe-toi… Quand tu auras chaud.

Tous deux avaient perdu la conscience du temps et des lieux. Ilséprouvaient la vague sensation d’être très avant dans une longuenuit d’hiver. Ces bougies, qui s’achevaient dans la moiteurensommeillée de la pièce, leur faisaient croire qu’ils avaient dûveiller pendant des heures. Mais ils ne savaient plus où. Autourd’eux, un désert se déroulait ; pas un bruit, pas une voixhumaine, l’impression d’une mer noire où soufflait une tempête. Ilsétaient hors du monde, à mille lieues des terres. Et cet oubli desliens qui les attachaient aux êtres et aux choses était si absolu,qu’il leur semblait naître là, à l’instant même, et devoir mourirlà, tout à l’heure, lorsqu’ils se prendraient aux bras l’un del’autre.

Même ils ne trouvaient plus de paroles. Les mots ne rendaientplus leurs sentiments. Peut-être s’étaient-ils connus ailleurs,mais cette ancienne rencontre n’importait pas. Seule, la minuteprésente existait, et ils la vivaient longuement, ne parlant pas deleur amour, habitués déjà l’un à l’autre comme après dix ans demariage.

– As-tu chaud ?

– Oh ! oui, merci.

Une inquiétude la fit se pencher. Elle murmura :

– Jamais mes souliers ne seront secs.

Lui, la rassura, prit les petits souliers, les appuya contre leschenets, en disant à voix très basse :

– Comme cela, ils sécheront, je t’assure.

Il se retourna, baisa encore ses pieds, monta à sa taille. Labraise qui emplissait l’âtre les brûlait tous les deux. Elle n’eutpas une révolte devant ces mains tâtonnantes, que le désir égaraitde nouveau. Dans l’effacement de tout ce qui l’entourait et de cequ’elle était elle-même, le seul souvenir de sa jeunesse demeuraitencore, une pièce où il faisait une chaleur aussi forte, un grandfourneau avec des fers, sur lequel elle se penchait ; et ellese rappelait qu’elle avait éprouvé un anéantissement pareil, quecela n’était pas plus doux, que les baisers dont Henri la couvraitne lui donnaient pas une mort lente plus voluptueuse. Lorsque, toutd’un coup, il la saisit entre ses bras, pour l’emmener dans lachambre, elle eut pourtant une anxiété dernière. Elle croyait quequelqu’un avait crié, il lui semblait qu’elle oubliait quelqu’unsanglotant dans l’ombre. Mais ce ne fut qu’un frisson, elle regardaautour de la pièce, elle ne vit personne. Cette pièce lui étaitinconnue, aucun objet ne lui parla. Une averse plus violentetombait avec une clameur prolongée. Alors, comme prise d’un besoinde sommeil, elle s’abattit sur l’épaule d’Henri, elle se laissaemporter. Derrière eux, l’autre rideau de la portière s’échappa deson embrasse.

Quand Hélène revint, les pieds nus, chercher ses souliers devantle feu qui se mourait, elle pensait que jamais ils ne s’étaientmoins aimés que ce jour-là.

Chapitre 5

 

Jeanne, les yeux sur la porte, restait dans le gros chagrin dubrusque départ de sa mère. Elle tourna la tête, la chambre étaitvide et silencieuse ; mais elle entendait encore leprolongement des bruits, des pas précipités qui s’en allaient, unfroissement de jupe, la porte du palier refermée violemment. Puis,il n’y avait plus rien. Et elle était seule.

Toute seule, toute seule. Sur le lit, le peignoir de sa mère,jeté à la volée, pendait, la jupe élargie, une manche contre letraversin, dans l’attitude étrangement écrasée d’une personne quiserait tombée là sanglotante et comme vidée par une immensedouleur. Des linges traînaient. Un fichu noir faisait par terre unetache de deuil. Dans le désordre des sièges bousculés, du guéridonpoussé devant l’armoire à glace, elle était toute seule, ellesentait des larmes l’étrangler, en regardant ce peignoir où sa mèren’était plus, étiré dans une maigreur de morte. Elle joignit lesmains, elle appela une dernière fois : « Maman !maman ! » Mais les tentures de velours bleuassourdissaient la chambre. C’était fini, elle était seule.

Alors, le temps coula. Trois heures sonnèrent à la pendule. Unjour bas et louche entrait par les fenêtres. Des nuées couleur desuie passaient, qui assombrissaient encore le ciel. À travers lesvitres, couvertes d’une légère buée, on apercevait un Parisbrouillé, effacé dans une vapeur d’eau, avec des lointains perdusdans de grandes fumées. La ville elle-même n’était pas là pourtenir compagnie à l’enfant, comme par ces claires après-midi, où illui semblait qu’en se penchant un peu, elle allait toucher lesquartiers avec la main.

Qu’allait-elle faire ? Ses petits bras désespérés seserrèrent contre sa poitrine. Son abandon lui apparaissait noir,sans bornes, d’une injustice et d’une méchanceté qui l’enrageaient.Elle n’avait jamais rien vu d’aussi vilain, elle pensait que toutallait disparaître, que rien ne reviendrait jamais plus. Puis, elleaperçut près d’elle, dans un fauteuil, sa poupée, assise le doscontre un coussin, les jambes allongées, en train de la regarder,comme une personne. Ce n’était pas sa poupée mécanique, mais unegrande poupée avec une tête de carton, des cheveux frisés, des yeuxd’émail, dont le regard fixe la troublait parfois ; depuisdeux ans qu’elle la déshabillait et la rhabillait, la tête s’étaitécorchée au menton et aux joues, les membres de peau rose bourrésde son avaient pris un alanguissement, une mollesse dégingandée devieux linges. La poupée, pour le moment, était en toilette de nuit,vêtue d’une seule chemise, les bras disloqués, l’un en l’air,l’autre en bas. Alors Jeanne, en voyant que quelqu’un était avecelle, se sentit un instant moins malheureuse. Elle la prit entreses bras, la serra bien fort, tandis que la tête se balançait enarrière, le cou cassé. Et elle lui parlait, elle était la plussage, elle avait bon cœur, jamais elle ne sortait et ne la laissaittoute seule. C’était son trésor, son petit chat, son cher petitcœur. Toute frémissante, se retenant pour ne pas pleurer encore,elle la couvrit de baisers.

Cette furie de caresses la vengeait un peu, la poupée retombasur son bras comme une loque. Elle s’était levée, elle regardaitdehors, le front appuyé contre une vitre. La pluie avait cessé, lesnuages de la dernière averse, emportés par un coup de vent,roulaient à l’horizon, vers les hauteurs du Père-Lachaise quenoyaient des hachures grises ; et Paris, sur ce fond d’orage,éclairé d’une lumière uniforme, prenait une grandeur solitaire ettriste. Il semblait dépeuplé, pareil à ces villes des cauchemarsque l’on aperçoit dans un reflet d’astre mort. Bien sûr, ce n’étaitguère joli. Vaguement, elle songeait aux gens qu’elle avait aimés,depuis qu’elle était au monde. Son bon ami le plus ancien, àMarseille, était un gros chat rouge, qui pesait très lourd ;elle le prenait sous le ventre en serrant ses petits bras, elle leportait comme ça d’une chaise à une autre, sans qu’il se mit encolère ; puis, il avait disparu, c’était la premièreméchanceté dont elle se souvint. Ensuite, elle avait eu unmoineau ; celui-là était mort, elle l’avait ramassé un matinpar terre, dans la cage ; ça faisait deux. Elle ne comptaitpas ses joujoux qui se cassaient pour lui causer du chagrin, toutessortes d’injustices dont elle souffrait beaucoup, parce qu’elleétait trop bête. Une poupée surtout, pas plus haute que la main,l’avait désespérée en se laissant écraser la tête ; même ellela chérissait tant, qu’elle l’avait enterrée en cachette, dans uncoin de la cour ; et plus tard, prise du besoin de la revoiret l’ayant déterrée, elle s’était rendue malade de peur, en laretrouvant si noire et si laide. Toujours les autres cessaient del’aimer les premiers. Ils s’abîmaient, ils partaient ; enfin,il y avait de leur faute. Pourquoi donc ? Elle ne changeaitpas, elle. Quand elle aimait les gens, ça durait toute la vie. Ellene comprenait pas l’abandon. Cela était une chose énorme,monstrueuse, qui ne pouvait entrer dans son petit cœur sans lefaire éclater. Un frisson la prenait, aux pensées confuses,lentement éveillées en elle. Alors, on se quittait un jour, on s’enallait chacun de son côté, on ne se voyait plus, on ne s’aimaitplus. Et les yeux sur Paris, immense et mélancolique, elle restaittoute froide, devant ce que sa passion de douze ans devinait descruautés de l’existence.

Cependant, son haleine avait encore terni la vitre. Elle effaçade la main la buée qui l’empêchait de voir. Des monuments, au loin,lavés par l’averse, avaient des miroitements de glaces brunies. Desfiles de maisons, propres et nettes, avec leurs façades pâles, aumilieu des toitures, semblaient des pièces de linge étendues,quelque lessive colossale séchant sur des prés à l’herbe rousse. Lejour blanchissait, la queue du nuage, qui couvrait encore la villed’une vapeur, laissait percer le rayonnement laiteux dusoleil ; et l’on sentait une gaieté hésitante au-dessus desquartiers, certains coins où le ciel allait rire. Jeanne regardaiten bas, sur le quai et sur les pentes du Trocadéro, la vie des ruesrecommencer, après cette rude pluie, qui tombait par brusquesaverses. Les fiacres reprenaient leurs cahots ralentis ;tandis que les omnibus, dans le silence des chaussées encoredésertes, passaient avec un redoublement de sonorité. Desparapluies se fermaient, des passants abrités sous les arbres sehasardaient d’un trottoir à l’autre, au milieu du ruissellement desflaques coulant aux ruisseaux. Elle s’intéressait surtout à unedame et à une petite fille très bien mises, qu’elle voyait deboutsous la tente d’une marchande de jouets, près du pont. Sans doute,elles s’étaient réfugiées là, surprises par la pluie. La petitedévalisait la boutique, tourmentait la dame pour avoir uncerceau ; et toutes deux s’en allaient maintenant ;l’enfant qui courait, rieuse et lâchée, poussait le cerceau sur letrottoir. Alors, Jeanne redevint très triste, sa poupée lui parutaffreuse. C’était un cerceau qu’elle voulait, et être là-bas, etcourir, pendant que sa mère, derrière elle, aurait marché à petitspas, en lui criant de ne pas aller si loin. Tout se brouillait. Àchaque minute, elle essuyait la vitre. On lui avait défendud’ouvrir la fenêtre ; mais elle se sentait pleine de révolte,elle pouvait regarder dehors au moins, puisqu’on ne l’emmenait pas.Elle ouvrit, elle s’accouda comme une grande personne, comme samère, lorsqu’elle se mettait là et qu’elle ne parlait plus.

L’air était doux, d’une douceur humide, qui lui semblait trèsbonne. Une ombre, peu à peu étendue sur l’horizon, lui fit lever latête. Elle avait, au-dessus d’elle, la sensation d’un oiseau géant,les ailes élargies. D’abord, elle ne vit rien, le ciel restaitclair ; mais une tache sombre se montra à l’angle de latoiture, déborda, envahit le ciel. C’était un nouveau grain poussépar un terrible vent d’ouest. Le jour avait baissé rapidement, laville était noire, dans une lueur livide qui donnait aux façades unton de vieille rouille. Presque aussitôt la pluie tomba. Leschaussées furent balayées. Des parapluies se retournèrent, despromeneurs, fuyant de tous côtés, disparurent comme des pailles.Une vieille dame tenait à deux mains ses jupons, tandis quel’averse s’abattait sur son chapeau avec une raideur de gouttière.Et la pluie marchait, on pouvait suivre le vol du nuage à la coursefurieuse de l’eau vers Paris : la barre des grosses gouttesenfilait les avenues des quais, dans un galop de cheval emporté,soulevant une poussière, dont la petite fumée blanche roulait auras du sol avec une vitesse prodigieuse ; elle descendait lesChamps-Élysées, s’engouffrait dans les longues rues droites duquartier Saint-Germain, emplissait d’un bond les larges étendues,les places vides, les carrefours déserts. En quelques secondes,derrière cette trame de plus en plus épaisse, la ville pâlit,sembla se fondre. Ce fut comme un rideau tiré obliquement du vasteciel à la terre. Des vapeurs montaient, l’immense clapotement avaitun bruit assourdissant de ferrailles remuées.

Jeanne, étourdie par la clameur, se reculait. Il lui semblaitqu’un mur blafard s’était bâti devant elle. Mais elle adorait lapluie, elle revint s’accouder, allongea les bras, pour sentir lesgrosses gouttes froides s’écraser sur ses mains. Cela l’amusait,elle se trempait jusqu’aux manches. Sa poupée devait, comme elle,avoir mal à la tête. Aussi venait-elle de la poser à califourchonsur la barre, le dos contre le mur. Et, en voyant les gouttesl’éclabousser, elle pensait que ça lui faisait du bien. La poupée,très raide, avec l’éternel sourire de ses petites dents, avait uneépaule qui ruisselait, tandis que des souffles de vent enlevaientsa chemise. Son pauvre corps, vide de son, grelottait.

Pourquoi donc sa mère ne l’avait-elle pas emmenée ? Jeannetrouvait, dans cette eau qui lui battait les mains, une nouvelletentation d’être dehors. On devait être très bien dans la rue. Etelle revoyait, derrière le voile de l’averse, la petite fillepoussant un cerceau sur le trottoir. On ne pouvait pas dire,celle-là était sortie avec sa mère. Même elles paraissaientjoliment contentes toutes les deux. Ça prouvait qu’on emmenait lespetites filles, quand il pleuvait. Mais il fallait vouloir.Pourquoi n’avait-on pas voulu ? Alors, elle songeait encore àson chat rouge qui s’en était allé, la queue en l’air, sur lesmaisons d’en face, puis à cette petite bête de moineau, qu’elleavait essayé de faire manger, quand il était mort, et qui avaitfait semblant de ne pas comprendre. Ces histoires lui arrivaienttoujours, on ne l’aimait pas assez fort. Oh ! elle aurait étéprête en deux minutes ; les jours où ça lui plaisait, elles’habillait vite ; les bottines que Rosalie boutonnait, lepaletot, le chapeau, et c’était fini. Sa mère aurait bien pul’attendre deux minutes. Quand elle descendait chez ses amis, ellene bousculait pas comme ça ses affaires ; quand elle allait aubois de Boulogne, elle la promenait doucement par la main, elles’arrêtait avec elle à chaque boutique de la rue de Passy. EtJeanne ne devinait pas, ses sourcils noirs se fronçaient, sestraits si fins prenaient cette dureté jalouse qui lui donnait unvisage blême de vieille fille méchante. Elle sentait confusémentque sa mère était quelque part où les enfants ne vont pas. On nel’avait pas emmenée, pour lui cacher des choses. À ces pensées, soncœur se serrait d’une tristesse indicible, elle avait mal.

La pluie devenait plus fine, des transparences se faisaient àtravers le rideau qui voilait Paris. Le dôme des Invalides reparutle premier, léger et tremblant, dans la vibration luisante del’averse. Puis, des quartiers émergèrent du flot qui se retirait,la ville sembla sortir d’un déluge, avec ses toits ruisselants,tandis que des fleuves emplissaient encore les rues d’une vapeur.Mais, tout d’un coup, une flamme jaillit, un rayon tomba au milieude l’ondée. Alors, pendant un instant, ce fut un sourire dans deslarmes. Il ne pleuvait plus sur le quartier des Champs-Élysées, lapluie sabrait la rive gauche, la Cité, les lointains desfaubourgs ; et l’on en voyait les gouttes filer comme destraits d’acier, minces et drus dans le soleil. Vers la droite, unarc-en-ciel s’allumait. À mesure que le rayon s’élargissait, deshachures roses et bleues peinturluraient l’horizon, d’un bariolaged’aquarelle enfantine. Il y eut un flamboiement, une tombée deneige d’or sur une ville de cristal. Et le rayon s’éteignit, unnuage avait roulé, le sourire se noyait dans les larmes, Pariss’égouttait avec un long bruit de sanglots, sous le ciel couleur deplomb.

Jeanne, les manches trempées, eut un accès de toux. Mais elle nesentait pas le froid qui la pénétrait, occupée maintenant de lapensée que sa mère était descendue dans Paris. Elle avait fini parconnaître trois monuments, les Invalides, le Panthéon, la tourSaint-Jacques ; elle répétait leurs noms, elle les désignaitdu doigt sans s’imaginer comment ils pouvaient être, quand on lesregardait de près. Sans doute sa mère se trouvait là-bas, et ellela mettait au Panthéon, parce que celui-là l’étonnait le plus,énorme et planté tout en l’air comme le panache de la ville. Puis,elle se questionnait. Paris restait pour elle cet endroit où lesenfants ne vont pas. On ne la menait jamais. Elle aurait voulusavoir, pour se dire tranquillement : « Maman est là,elle fait ceci. » Mais ça lui semblait trop vaste, on neretrouvait personne. Ses regards sautaient à l’autre bout de laplaine. N’était-ce pas plutôt dans ce tas de maisons, à gauche, surune colline ? ou tout près, sous les grands arbres dont lesbranches nues ressemblaient à des fagots de bois mort ? Sielle avait pu soulever les toitures ! Qu’était-ce donc, cemonument si noir ? et cette rue, où courait quelque chose degros ? et tout ce quartier dont elle avait peur, parce quebien sûr on s’y battait. Elle ne distinguait pas nettement ;mais, sans mentir, ça remuait, c’était très laid, les petitesfilles ne devaient pas regarder. Toutes sortes de suppositionsvagues, qui lui donnaient envie de pleurer, troublaient sonignorance d’enfant. L’inconnu de Paris, avec ses fumées, songrondement continu, sa vie puissante, soufflait jusqu’à elle, parce temps mou de dégel, une odeur de misère, d’ordure et de crime,qui faisait tourner sa jeune tête, comme si elle s’était penchéeau-dessus d’un de ces puits empestés, exhalant l’asphyxie de leurboue invisible. Les Invalides, le Panthéon, la tour Saint-Jacques,elle les nommait, elle les comptait ; puis, elle ne savaitplus, elle restait effrayée et honteuse, avec la pensée entêtée quesa mère était dans ces vilaines choses, quelque part qu’elle nedevinait point, tout au fond, là-bas.

Brusquement, Jeanne se tourna. Elle aurait juré qu’on avaitmarché dans la chambre ; même une main légère venait de luieffleurer l’épaule. Mais la chambre était vide, dans le lourddésordre où Hélène l’avait laissée ; le peignoir pleuraittoujours, allongé, écrasé sur le traversin. Alors, Jeanne, touteblanche, fit d’un regard le tour de la pièce, et son cœur se brisa.Elle était seule, elle était seule. Mon Dieu ! sa mère, enpartant, l’avait poussée, et très fort, à la jeter par terre. Celalui revenait dans une angoisse, la douleur de cette brutalité lareprenait aux poignets et aux épaules. Pourquoi l’avait-onbattue ? Elle était gentille, elle n’avait rien à sereprocher. On lui parlait si doucement d’ordinaire, cettecorrection la révoltait. Elle éprouvait cette sensation de sespeurs d’enfant, lorsqu’on la menaçait du loup et qu’elle regardait,sans l’apercevoir ; c’était dans l’ombre comme des choses quiallaient l’écraser. Pourtant, elle se doutait, la face blêmie, peuà peu gonflée d’une colère jalouse. Tout d’un coup, la pensée quesa mère devait aimer plus qu’elle les gens où elle avait couru, enla bousculant si fort, lui fit porter les deux mains à sa poitrine.Elle savait à présent. Sa mère la trahissait.

Sur Paris, une grande anxiété s’était faite, dans l’attented’une nouvelle bourrasque. L’air obscurci avait un murmure, d’épaisnuages planaient. Jeanne, à la fenêtre, toussa violemment ;mais elle se sentait comme vengée d’avoir froid, elle aurait vouluprendre du mal. Les mains contre la poitrine, elle sentait làgrandir son malaise. C’était une angoisse, dans laquelle son corpss’abandonnait. Elle tremblait de peur, et n’osait plus seretourner, toute froide à l’idée de regarder encore dans lachambre. Quand on est petite, on n’a pas de force. Qu’était-cedonc, ce mal nouveau, dont la crise l’emplissait de honte etd’amère douceur ? Lorsqu’on la taquinait, qu’on lachatouillait malgré ses rires, elle avait eu parfois ce frissonexaspéré. Toute raidie, elle attendait dans une révolte de sesmembres innocents et vierges. Et, du fond de son être, de son sexede femme éveillé, une vive douleur jaillit comme un coup reçu deloin. Alors, défaillante, elle poussa un cri étouffé :« Maman ! maman ! » sans qu’on pût savoir sielle appelait sa mère au secours, ou si elle l’accusait de luienvoyer ce mal dont elle se mourait.

À ce moment, la tempête éclatait. Dans le silence lourdd’anxiété, au-dessus de la ville devenue noire, le venthurla ; et l’on entendit le craquement prolongé de Paris, lespersiennes qui battaient, les ardoises qui volaient, les tuyaux decheminées et les gouttières qui rebondissaient sur le pavé desrues. Il y eut un calme de quelques secondes ; puis, unnouveau souffle passa, emplit l’horizon d’une haleine si colossale,que l’océan des toitures, ébranlé, sembla soulever ses vagues etdisparut dans un tourbillon. Pendant un instant, ce fut le chaos.D’énormes nuages, élargis comme des taches d’encre, couraient aumilieu de plus petits, dispersés et flottants, pareils à deshaillons que le vent déchiquetait, et emportait fil à fil. Uninstant, deux nuées s’attaquèrent, se brisèrent avec des éclats,qui semèrent de débris l’espace couleur de cuivre ; et chaquefois que l’ouragan sautait ainsi, soufflant de tous les points duciel, il y avait en l’air un écrasement d’armées, un écroulementimmense dont les décombres suspendus allaient écraser Paris. Il nepleuvait pas encore. Tout à coup, un nuage creva sur le centre dela ville, une trombe d’eau remonta le cours de la Seine. Le rubanvert du fleuve, criblé et sali par le clapotement des gouttes, sechangeait en un ruisseau de boue ; et, un à un, derrièrel’averse, les ponts reparaissaient, amincis, légers dans lavapeur ; tandis que, à droite et à gauche, les quais désertssecouaient furieusement leurs arbres, le long de la ligne grise destrottoirs. Au fond, sur Notre-Dame, le nuage se partagea, versa untel torrent, que la Cité fut submergée ; seules, en haut duquartier noyé, les tours nageaient dans une éclaircie, comme desépaves. Mais, de toutes parts, le ciel s’ouvrait, la rive droite àtrois reprises parut engloutie. Une première ondée ravagea lesfaubourgs lointains, s’élargissant, battant les pointes deSaint-Vincent-de-Paul et de la tour Saint-Jacques quiblanchissaient sous le flot. Deux autres, coup sur coup,ruisselèrent sur Montmartre et sur les Champs-Élysées. Parinstants, on distinguait les verrières du palais de l’industriefumant dans le rejaillissement de la pluie, Saint-Augustin dont lacoupole roulait au fond d’un brouillard comme une lune éteinte, laMadeleine qui allongeait sa toiture plate, pareille aux dalleslavées à grande eau de quelque parvis en ruine ; pendant que,en arrière, la masse énorme et sombrée de l’Opéra faisait penser àun vaisseau démâté, la carène prise entre deux rocs, résistante auxassauts de la tempête. Sur la rive gauche, que voilait unepoussière d’eau, on apercevait le dôme des Invalides, les flèchesde Sainte-Clotilde, les tours de Saint-Sulpice mollissant, sefondant dans l’air trempé d’humidité. Un nuage s’élargit, lacolonnade du Panthéon lâcha des nappes qui menaçaient d’inonder lesquartiers bas. Et, dès ce moment, les coups de pluie frappèrent laville à toutes places ; on eût dit que le ciel se jetait surla terre ; des rues s’abîmaient, coulant à fond et surnageant,dans des secousses dont la violence semblait annoncer la fin de lacité. Un grondement continu montait, la voix des ruisseaux grossis,le tonnerre des eaux se vidant aux égouts. Cependant, au-dessus deParis boueux, que ces giboulées salissaient du même ton jaune, lesnuages s’effrangeaient, devenaient d’une pâleur livide, égalementépandue, sans une fissure ni une tache. La pluie s’amincissait,raide et pointue ; et, quand une rafale soufflait encore, degrandes ondes moiraient les hachures grises, on entendait lesgouttes obliques, presque horizontales, fouetter les murs avec unsifflement, jusqu’à ce que, le vent tombé, elles redevinssentdroites, piquant le sol dans un apaisement obstiné, du coteau dePassy à la campagne plate de Charenton. Alors, l’immense cité,comme détruite et morte à la suite d’une suprême convulsion,étendit son champ de pierres renversées, sous l’effacement duciel.

Jeanne, affaissée à la fenêtre, avait de nouveau balbutié :« Maman ! maman ! » et une immense fatigue lalaissait toute faible, en face de Paris englouti. Dans cetanéantissement, les cheveux envolés, le visage mouillé de gouttesde pluie, elle gardait le goût de l’amère douceur dont elle venaitde frissonner, tandis que le regret de quelque chose d’irrémédiablepleurait en elle. Tout lui semblait fini, elle comprenait qu’elledevenait très vieille. Les heures pouvaient couler, elle neregarderait même plus dans la chambre. Cela lui était égal, d’êtreoubliée et seule. Un tel désespoir emplissait son cœur d’enfant,qu’il faisait noir autour d’elle. Si on la grondait commeautrefois, quand elle était malade, ce serait très injuste. Ça labrûlait, ça la prenait comme un mal de tête. Sûrement, tout àl’heure, on lui avait cassé quelque part une chose. Elle ne pouvaitempêcher ça. Il lui fallait bien se laisser faire ce qu’on voulait.À la fin, elle était trop lasse. Sur la barre d’appui, elle avaitnoué ses deux petits bras, et une somnolence la prenait, la têteappuyée, ouvrant de temps à autre ses yeux très grands, pour voirl’averse.

Toujours, toujours la pluie tombait, le ciel blême fondait eneau. Un dernier souffle avait passé, on entendait un roulementmonotone. La pluie souveraine battait sans fin, au milieu d’unesolennelle immobilité, la ville qu’elle avait conquise, silencieuseet déserte. Et c’était, derrière le cristal rayé de ce déluge, unParis fantôme, aux lignes tremblantes, qui paraissait se dissoudre.Il n’apportait plus à Jeanne qu’un besoin de sommeil, avec devilains rêves, comme si tout son inconnu, le mal qu’elle ignorait,se fût exhalé en brouillard pour la pénétrer et la faire tousser.Chaque fois qu’elle ouvrait les yeux, des hoquets de toux lasecouaient, et elle restait là quelques secondes à leregarder ; puis, en laissant retomber la tête, elle enemportait l’image, il lui semblait qu’il s’étalait sur elle etl’écrasait.

La pluie tombait toujours. Quelle heure pouvait-il être,maintenant ? Jeanne n’aurait pas pu dire. Peut-être la pendulene marchait-elle plus. Cela lui paraissait trop fatigant de seretourner. Il y avait au moins huit jours que sa mère était partie.Elle avait cessé de l’attendre, elle se résignait à ne plus larevoir. Puis, elle oubliait tout, les misères qu’on lui avaitfaites, le mal étrange dont elle venait de souffrir, même l’abandonoù le monde la laissait. Une pesanteur descendait en elle avec unfroid de pierre. Elle était seulement bien malheureuse, oh !malheureuse autant que les petits pauvres perdus sous les portes,auxquels elle donnait des sous. Jamais ça ne s’arrêterait, elleserait ainsi pendant des années, c’était trop grand et trop lourdpour une petite fille. Mon Dieu ! comme on toussait, comme onavait froid, quand on ne vous aimait plus ! Elle fermait sespaupières appesanties, dans le vertige d’un assoupissementfiévreux, et sa dernière pensée était un vague souvenir d’enfance,une visite à un moulin, avec du blé jaune, des graines toutespetites, qui coulaient sous des meules grosses comme desmaisons.

Des heures, des heures passaient, chaque minute apportait unsiècle. La pluie tombait sans relâche, du même train tranquille,comme ayant tout le temps, l’éternité, pour noyer la plaine. Jeannedormait. Près d’elle, sa poupée, pliée sur la barre d’appui, lesjambes dans la chambre et la tête dehors, semblait une noyée, avecsa chemise qui se collait à sa peau rose, ses yeux fixes, sescheveux ruisselants d’eau ; et elle était maigre à fairepleurer, dans sa posture comique et navrante de petite morte.Jeanne, endormie, toussait ; mais elle n’ouvrait plus lesyeux, sa tête roulait sur ses bras croisés, la toux s’achevait enun sifflement, sans qu’elle s’éveillât. Il n’y avait plus rien,elle dormait dans le noir, elle ne retirait même pas sa main, dontles doigts rougis laissaient couler des gouttes claires, une à une,au fond des vastes espaces qui se creusaient sous la fenêtre. Celadura encore des heures, des heures. À l’horizon, Paris s’étaitévanoui comme une ombre de ville, le ciel se confondait dans lechaos brouillé de l’étendue, la pluie grise tombait toujours,entêtée.

Partie 5

Chapitre 1

 

Il faisait nuit depuis longtemps, lorsque Hélène rentra.

Pendant qu’elle montait péniblement l’escalier en s’aidant de larampe, son parapluie s’égouttait sur les marches. Devant sa porte,elle resta quelques secondes à souffler, encore étourdie duroulement de l’averse autour d’elle, du coudoiement des gens quicouraient, du reflet des réverbères dansant le long des flaques.Elle marchait dans un rêve, dans la surprise de ces baisers qu’ellevenait de recevoir et de rendre, et, tandis qu’elle cherchait saclé, elle songeait qu’elle n’avait ni remords ni joie. Cela étaitainsi, elle ne pouvait faire que cela fût autrement. Mais elle netrouvait pas sa clé ; sans doute elle l’avait oubliée dans lapoche de son autre robe. Alors, elle fut très contrariée, il luisembla qu’elle s’était mise à la porte de chez elle. Elle dutsonner.

– Ah ! c’est Madame, dit Rosalie en ouvrant. Jecommençais à être inquiète.

Et, prenant le parapluie pour le porter à la cuisine, sur lapierre de l’évier :

– Hein ? quelle pluie !… Zéphyrin, qui vientd’arriver, était trempé comme une soupe… Je me suis permis de leretenir à dîner, Madame. Il a la permission de dix heures.

Hélène, machinalement, la suivait. Elle semblait avoir le besoinde revoir toutes les pièces de son appartement, avant d’ôter sonchapeau.

– Vous avez bien fait, ma fille, répondit-elle.

Un instant, elle se tint sur le seuil de la cuisine, regardantles fourneaux allumés. D’un geste instinctif, elle ouvrit unearmoire et la referma. Tous les meubles étaient à leur place ;elle les retrouvait, cela lui causait un plaisir. Cependant,Zéphyrin s’était levé respectueusement. Elle sourit, en luiadressant un léger signe de tête.

– Je ne savais plus si je devais mettre le rôti, reprit labonne.

– Quelle heure est-il donc ? demanda-t-elle.

– Mais bientôt sept heures, Madame.

– Comment ! sept heures !

Et elle resta très étonnée. Elle avait perdu la conscience dutemps. Ce fut pour elle un réveil.

– Et Jeanne ? dit-elle.

– Oh ! elle a été bien sage, Madame. Même je croisqu’elle s’est endormie, car je ne l’ai plus entendue.

– Vous ne lui avez donc pas donné de la lumière ?

Rosalie resta embarrassée, ne voulant pas raconter que Zéphyrinlui avait apporté des images. Mademoiselle n’avait pas bougé,c’était que Mademoiselle n’avait besoin de rien. Mais Hélène nel’écoutait plus. Elle entra dans la chambre, où un grand froid lasaisit.

– Jeanne ! Jeanne ! appela-t-elle.

Aucune voix ne répondait. Elle se heurta contre un fauteuil. Laporte de la salle à manger, qu’elle avait laissée entrebâillée,éclairait un coin du tapis. Elle eut un frisson, on aurait dit quela pluie tombait dans la pièce, avec ses souffles humides et sonruissellement continu. Alors, en se tournant, elle aperçut le carrépâle que la fenêtre taillait dans le gris du ciel.

– Qui donc a ouvert cette fenêtre ! cria-t-elle.Jeanne ! Jeanne !

Toujours pas de réponse. Une inquiétude mortelle la serrait aucœur. Elle voulut voir à cette fenêtre ; mais, en tâtant, ellesentit une chevelure, Jeanne était là. Et, comme Rosalie arrivaitavec une lampe, l’enfant apparut, toute blanche, dormant la jouesur ses bras croisés, tandis que l’éclaboussement des gouttestombant du toit la mouillait. Elle ne soufflait plus, abattue dedésespoir et de fatigue. Ses grandes paupières bleuâtres retenaientdans leurs cils deux grosses larmes.

– Malheureuse enfant ! balbutiait Hélène, s’il estpermis !… Mon Dieu, elle est toute froide !… S’endormirlà, et par un pareil temps, lorsqu’on lui avait défendu de toucherà la fenêtre !… Jeanne, Jeanne, réponds-moi,réveille-toi !

Rosalie s’était prudemment esquivée. La petite, que sa mèreavait enlevée entre ses bras, laissait aller sa tête, comme nepouvant secouer le sommeil de plomb qui s’était emparé d’elle.Pourtant, elle ouvrit enfin les paupières ; et elle restaitengourdie, hébétée, les yeux blessés par la lampe.

– Jeanne, c’est moi… Qu’as-tu ? Regarde, je viens derentrer.

Mais elle ne comprenait pas, murmurant d’un air destupeur :

– Ah !… ah !…

Elle examinait sa mère, comme si elle ne l’eût pas reconnue.Puis, tout d’un coup, elle grelotta, elle parut sentir le grandfroid de la chambre. Ses idées revenaient, les larmes de ses cilsroulèrent sur ses joues. Elle se débattait, voulant qu’on ne latouchât pas.

– C’est toi, c’est toi… Oh ! laisse, tu me serrestrop. J’étais si bien.

Et, glissée de ses bras, elle avait peur d’elle. D’un regardinquiet, elle remontait de ses mains à ses épaules ; une desmains était dégantée, elle reculait devant le poignet nu, la paumemoite, les doigts tièdes, de l’air sauvage dont elle fuyait devantla caresse d’une main étrangère. Ce n’était plus la même odeur deverveine, les doigts avaient dû s’allonger, la paume gardait unemollesse ; et elle restait exaspérée au contact de cette peauqui lui semblait changée.

– Voyons, je ne te gronde pas, continuait Hélène. Mais,vraiment, est-ce raisonnable ?… Embrasse-moi.

Jeanne reculait toujours. Elle ne se souvenait pas d’avoir vucette robe, ni ce manteau à sa mère. La ceinture était lâche, lesplis tombaient d’une façon qui l’irritait. Pourquoi doncrevenait-elle si mal habillée, avec quelque chose de très laid etde si triste dans toutes ses affaires ? Elle avait de la boueà son jupon, ses souliers étaient crevés, rien ne lui tenait sur lecorps, comme elle le disait elle-même, lorsqu’elle se fâchaitcontre les petites filles qui ne savaient pas s’habiller.

– Embrasse-moi, Jeanne.

Mais l’enfant ne reconnaissait pas davantage la voix, qui luiparaissait plus forte. Elle était montée au visage, elle s’étonnaitde la petitesse lassée des yeux, de la rougeur fiévreuse deslèvres, de l’ombre étrange dont la face entière était noyée. Ellen’aimait pas ça, elle recommençait à avoir mal dans la poitrine,comme lorsqu’on lui faisait de la peine. Alors, énervée parl’approche de ces choses subtiles et rudes qu’elle flairait,comprenant qu’elle respirait là l’odeur de la trahison, elle éclataen sanglots.

– Non, non, je t’en prie… Oh ! tu m’as laissée seule,oh ! j’ai été trop malheureuse…

– Mais puisque je suis rentrée, ma chérie… Ne pleure pas,je suis rentrée.

– Non, non, c’est fini… Je ne te veux plus… Oh ! j’aiattendu, j’ai attendu, j’ai trop de mal.

Hélène l’avait reprise et l’attirait doucement, tandis quel’enfant s’entêtait, répétant :

– Non, non, ce n’est plus la même chose, tu n’es plus lamême.

– Comment ? Qu’est-ce que tu dis là, monenfant ?

– Je ne sais pas, tu n’es plus la même.

– Tu veux dire que je ne t’aime plus ?

– Je ne sais pas, tu n’es plus la même… Ne dis pas non… Tune sens plus la même chose. C’est fini, fini, fini. Je veuxmourir.

Toute pâle, Hélène la tenait de nouveau dans ses bras. Ça sevoyait donc sur son visage ? Elle la baisa, mais la petitefrissonnait, d’un air de si profond malaise, qu’elle ne lui mit pasau front un second baiser. Elle la garda pourtant. Ni l’une nil’autre ne parlait plus. Jeanne pleurait tout bas, dans la révoltenerveuse qui la raidissait. Hélène songeait qu’il ne fallait pasdonner d’importance aux caprices des enfants. Au fond, elle avaitune sourde honte, le poids de sa fille sur son épaule la faisaitrougir. Alors, elle posa Jeanne à terre. Toutes deux furentsoulagées.

– Maintenant, sois raisonnable, essuie tes yeux, repritHélène. Nous arrangerons tout ça.

L’enfant obéit, se montra très douce, un peu craintive, avec desregards en dessous. Mais, brusquement, une quinte de toux lasecoua.

– Mon Dieu ! te voilà malade, maintenant. Je ne puisvraiment m’absenter une seconde… Tu as eu froid ?

– Oui, maman, dans le dos.

– Tiens ! mets ce châle. Le poêle de la salle à mangerest allumé. Tu vas avoir chaud… Est-ce que tu as faim ?

Jeanne hésita. Elle allait dire la vérité, répondre non ;mais elle eut un nouveau regard oblique, et se recula, en disant àmi-voix :

– Oui, maman.

– Allons, ce ne sera rien, déclara Hélène, qui avait besoinde se rassurer. Mais, je t’en prie, méchante enfant, ne me faisplus de ces peurs.

Comme Rosalie revenait annoncer que Madame était servie, elle lagronda vivement. La petite bonne baissait la tête, en murmurant quec’était bien vrai, qu’elle aurait dû veiller sur Mademoiselle.Puis, pour calmer Madame, elle l’aida à se déshabiller. BonDieu ! Madame était dans un joli état ! Jeanne suivaitles vêtements qui tombaient un à un, comme si elle les eûtinterrogés, en s’attendant à voir glisser de ces linges trempés deboue les choses qu’on lui cachait. Le cordon d’un jupon surtout nevoulait pas céder ; Rosalie dut travailler un instant pour endéfaire le nœud ; et l’enfant se rapprocha, attirée,partageant l’impatience de la bonne, se fâchant contre ce nœud,prise de la curiosité de savoir comment il était fait. Mais elle neput rester, elle se réfugia derrière un fauteuil, loin desvêtements dont la tiédeur l’importunait. Elle tournait la tête.Jamais sa mère changeant de robe ne l’avait gênée ainsi.

– Madame doit se sentir à son aise, disait Rosalie. C’estjoliment bon, du linge sec, lorsqu’on est mouillé.

Hélène, dans son peignoir de molleton bleu, poussa un légersoupir, comme si elle eût en effet éprouvé un bien-être. Elle seretrouvait chez elle, allégée, n’ayant plus à ses épaules le poidsde ces vêtements qu’elle avait traînés. La bonne eut beau luirépéter que le potage était sur la table, elle voulut même se laverle visage et les mains à grande eau. Quand elle fut toute blanche,humide encore, le peignoir boutonné jusqu’au menton, Jeanne revintprès d’elle, lui prit une main et la baisa.

À table pourtant, la mère et la fille ne parlèrent point. Lepoêle ronflait, la petite salle à manger s’égayait avec son acajouluisant et ses porcelaines claires. Mais Hélène semblait retombéedans cette torpeur qui l’empêchait de penser ; elle mangeaitmachinalement, d’un air d’appétit. Jeanne, en face d’elle, levaitses regards par-dessus son verre, sournoisement, ne perdant pas unde ses gestes. Elle toussa. Sa mère, qui l’oubliait, s’inquiétatout d’un coup.

– Comment ! tu tousses encore !… Tu ne teréchauffes donc pas ?

– Oh ! si, maman, j’ai bien chaud.

Elle voulut lui tâter la main, pour voir si elle mentait. Alors,elle s’aperçut que son assiette restait pleine.

– Tu disais que tu avais faim… Tu n’aimes donc pasça ?

– Mais si, maman. Je mange.

Jeanne faisait un effort, avalait une bouchée. Hélène lasurveillait un instant, puis son souvenir retournait là-bas, danscette chambre pleine d’ombre. Et l’enfant voyait bien qu’elle necomptait plus. Vers la fin du repas, ses pauvres membres briséss’étaient affaissés sur la chaise, elle ressemblait à une petitevieille, avec les yeux pâles des filles très âgées que jamais pluspersonne n’aimera.

– Mademoiselle ne prend pas de la confiture ? demandaRosalie. Alors, je puis ôter le couvert ?

Hélène restait les yeux perdus.

– Maman, j’ai sommeil, dit Jeanne, d’une voixchangée ; veux-tu me permettre de me coucher ?… Je seraimieux dans mon lit.

De nouveau, sa mère parut s’éveiller en sursaut.

– Tu souffres, ma chérie ! Où souffres-tu ? parledonc !

– Mais non, quand je te dis !… J’ai sommeil, il estbien l’heure de dormir.

Elle quitta sa chaise et se redressa, pour faire croire qu’ellen’avait pas de mal. Ses petits pieds engourdis butaient sur leparquet. Dans la chambre, elle s’appuya aux meubles, elle eut lecourage de ne pas pleurer, malgré le feu qui la brûlait partout. Samère venait la coucher ; et elle ne put que nouer ses cheveuxpour la nuit, tellement l’enfant avait mis de hâte à ôter elle-mêmeses vêtements. Elle se glissa toute seule entre les draps, elleferma vite les yeux.

– Tu es bien ? demandait Hélène, en remontant lescouvertures et en la bordant.

– Très bien. Laisse-moi, ne me remue pas… Emporte lalumière.

Elle ne désirait qu’une chose, être dans le noir pour rouvrirles yeux et sentir son mal, sans que personne la regardât. Quand lalampe ne fut plus là, elle ouvrit les yeux tout grands.

Cependant, à côté, dans la chambre, Hélène marchait. Unsingulier besoin de mouvement la tenait debout, la pensée de secoucher lui était insupportable. Elle regarda la pendule ;neuf heures moins vingt, qu’allait-elle faire ? Elle fouilladans un tiroir, ne se souvint plus de ce qu’elle cherchait. Puis,elle s’approcha de la bibliothèque, jeta un coup d’œil sur leslivres, sans se décider, ennuyée par la seule lecture des titres.Le silence de la chambre bourdonnait à ses oreilles ; cettesolitude, cet air lourd lui devenaient une souffrance. Elle auraitsouhaité du bruit, du monde, quelque chose qui la tirâtd’elle-même. À deux reprises, elle écouta à la porte de la petitepièce où Jeanne ne mettait pas un souffle. Tout dormait, elletourna encore, déplaçant et replaçant les objets qui lui tombaientsous la main. Mais elle eut une pensée brusque, elle songeait queZéphyrin devait être encore avec Rosalie. Alors, soulagée, heureuseà l’idée de n’être plus seule, elle se dirigea vers la cuisine, entraînant ses pantoufles.

Comme elle était dans l’antichambre et qu’elle poussait déjà laporte vitrée du petit couloir, elle surprit le claquement sonored’un soufflet lancé à toute volée. La voix de Rosaliecriait :

– Hein ! tu me pinceras encore, peut-être !… Àbas les pattes !

Tandis que Zéphyrin murmurait en grasseyant :

– Ça ne fait rien, ma belle, c’est comme je t’aime… Et ça yest…

Mais la porte avait craqué. Lorsque Hélène entra, le petitsoldat et la cuisinière, attablés bien tranquillement, avaient tousles deux le nez dans leur assiette. Ils jouaient l’indifférence, cen’étaient pas eux. Seulement, ils étaient très rouges, leurs yeuxluisaient comme des chandelles, des frétillements les faisaientsauter sur leurs chaises de paille. Rosalie se leva, seprécipita.

– Madame désire quelque chose ?

Hélène n’avait pas préparé de prétexte. Elle venait pour lesvoir, pour causer, pour être avec du monde. Mais une honte la prit,elle n’osa pas dire qu’elle ne voulait rien.

– Vous avez de l’eau chaude ? demanda-t-elleenfin.

– Non, Madame, et mon feu s’éteignait… Oh ! çan’empêche pas, je vais vous donner ça dans cinq minutes. Ça bouttout de suite.

Elle remit du charbon, posa la bouillotte. Puis, voyant que samaîtresse restait là, sur le seuil :

– Dans cinq minutes, Madame, je vous porte ça.

Alors, Hélène eut un geste vague.

– Je ne suis pas pressée, j’attendrai… Ne vous dérangezpas, ma fille ; mangez, mangez… Voilà un garçon qui va êtreobligé de rentrer à la caserne.

Rosalie consentit à se rasseoir. Zéphyrin, qui se tenait debout,salua militairement et coupa de nouveau sa viande, en élargissantles coudes, pour montrer qu’il savait se conduire. Quand ilsmangeaient ainsi ensemble, après le dîner de Madame, ils netiraient même pas la table au milieu de la cuisine, ils préféraientse mettre côte à côte, le nez tourné vers la muraille. De cettefaçon, ils pouvaient se donner des coups de genou, se pincer,s’allonger des claques, sans perdre un morceau ; et, s’ilslevaient les yeux, ils avaient la vue réjouissante des casseroles.Un bouquet de laurier et de thym pendait, la boîte aux épices avaitune odeur poivrée. Autour d’eux, la cuisine, qui n’était pas rangéeencore, étalait la débandade de la desserte, mais elle restait bienagréable tout de même pour des amoureux de bel appétit, se payantlà des choses dont on ne servait jamais à la caserne. Ça sentaitsurtout le rôti, relevé d’une pointe de vinaigre, le vinaigre de lasalade. Les reflets du gaz dansaient dans les cuivres et dans lesfers battus. Comme le fourneau chauffait terriblement, ils avaiententrouvert la fenêtre, et des souffles de vent frais, venus dujardin, gonflaient le rideau de cotonnade bleue.

– Vous devez rentrer à dix heures précises ? demandaHélène.

– Oui, madame, sauf votre respect, répondit Zéphyrin.

– C’est qu’il y a une belle course !… Vous prenezl’omnibus ?

– Oh ! madame, des fois… Voyez-vous, avec un bon petittrot gymnastique, ça va encore mieux.

Elle avait fait un pas dans la cuisine, elle s’appuyait contrele buffet, les mains tombées et nouées sur son peignoir. Elle causaencore du vilain temps de la journée, de ce qu’on mangeait aurégiment, de la cherté des œufs. Mais chaque fois qu’elle avaitposé une question et qu’ils avaient répondu, la conversationcessait. Elle les gênait, ainsi derrière leurs dos ; ils ne seretournaient plus, parlant dans leurs assiettes, pliant les épaulessous ses regards, tandis qu’ils avalaient de toutes petitesbouchées, pour être propres. Elle, calmée, se trouvait bien là.

– Ne vous impatientez pas, Madame, dit Rosalie, voilà déjàl’eau qui chante… Si le feu était plus vif…

Hélène l’empêcha de se déranger. Tout à l’heure. Elle éprouvaitseulement une grande lassitude dans les jambes. Machinalement, elletraversa la cuisine, alla près de la fenêtre, où elle voyait latroisième chaise, une chaise de bois, très haute, qui setransformait en escabeau, lorsqu’on la renversait. Mais elle nes’assit pas tout de suite. Elle avait aperçu, sur un coin de latable, un tas d’images.

– Tiens ! dit-elle en les prenant, avec le désird’être agréable à Zéphyrin.

Le petit soldat eut un rire silencieux. Il rayonnait, suivantles images du regard, hochant la tête, quand un beau morceaupassait sous les yeux de Madame.

– Celle-là, dit-il tout d’un coup, je l’ai trouvée rue duTemple… C’est une belle femme, qui a des fleurs dans sonpanier…

Hélène s’était assise. Elle examinait la belle femme, uncouvercle de boîte à pastilles, doré et verni, que Zéphyrin avaitessuyé avec soin. Sur le dossier de la chaise, un torchonl’empêchait de s’appuyer. Elle le repoussa, s’absorba de nouveau.Alors, les deux amoureux, en voyant Madame si bonne, ne se gênèrentplus. Ils finirent même par l’oublier. Hélène avait laissé, une àune, tomber les images sur ses genoux ; et, vaguementsouriante, elle les regardait, elle les écoutait.

– Dis donc, mon petit, murmurait la cuisinière, tu nereprends pas du gigot ?

Il ne répondait ni oui ni non, se balançait comme si on l’eûtchatouillé, puis s’élargissait d’aise, lorsqu’elle lui mettait uneépaisse tranche sur son assiette. Ses épaulettes rouges sautaient,tandis que sa tête ronde, aux grandes oreilles écartées, avait lebranlement d’une tête de magot, dans son collet jaune. Il riait dudos, éclatant dans sa tunique, qu’il ne déboutonnait jamais à lacuisine, par respect pour Madame.

– Ça vaut mieux que les raves du père Rouvet, finit-il pardire, la bouche pleine.

Ça, c’était un souvenir du pays. Tous deux crevèrent derire ; et Rosalie se retint après la table, pour ne pastomber. Un jour, c’était avant leur première communion, Zéphyrinavait volé trois raves au père Rouvet ; elles étaient dures,les raves, oh ! dures à se casser les dents ; maisRosalie, tout de même, avait croqué sa part, derrière l’école.Alors, toutes les fois qu’ils mangeaient ensemble, Zéphyrin nemanquait pas de dire :

– Ça vaut mieux que les raves du père Rouvet.

Et, toutes les fois, Rosalie crevait si fort, qu’elle cassait lecordon de son jupon. On entendit le cordon qui partait.

– Hein ! tu l’as cassé ? dit le petit soldattriomphant.

Il envoya les mains, il voulait savoir. Mais il reçut destapes.

– Reste tranquille, tu ne le raccommoderas pas, peut-être…C’est bête, de me casser mon cordon. J’en remets un chaquesemaine.

Puis, comme il tâtait tout de même, elle lui prit entre ses grosdoigts une pincée de chair sur la main et la tortilla. Cettegentillesse allait encore l’exciter, lorsque, d’un coup d’œilfurieux, elle lui montra Madame, qui les regardait. Sans trop setroubler, il se gonfla la joue d’une énorme bouchée, clignant lespaupières de son air de troupier dégourdi, faisant mine de dire queles femmes ne détestent pas ça, même les dames. Bien sûr, quand lesgens s’aiment, on a toujours du plaisir à les voir.

– Vous avez encore cinq ans à rester soldat ? demandaHélène, affaissée sur la haute chaise de bois, s’oubliant dans unegrande douceur.

– Oui, madame, peut-être quatre seulement, si on n’a pasbesoin de moi.

Rosalie comprit que Madame songeait à son mariage. Elle s’écria,en affectant d’être en colère :

– Oh ! Madame, il peut rester dix ans encore, ce n’estpas moi qui irai le réclamer au gouvernement… Il devient tropchatouilleur. Je crois bien qu’on le débauche… Oui, tu as beaurire. Mais, avec moi, ça ne prend pas. Quand monsieur le maire seralà, nous verrons à plaisanter.

Et, comme il ricanait plus fort, pour se poser en séducteurdevant Madame, la cuisinière se fâcha tout à fait.

– Va, je te conseille !… Au fond, vous savez, Madame,qu’il est aussi godiche. On n’a pas idée comme l’uniforme les rendbêtes. Ce sont des airs qu’il se donne avec les camarades. Si je lemettais à la porte, vous l’entendriez pleurer dans l’escalier… Jeme fiche de toi, mon petit ! Quand je voudrai, est-ce que tune seras pas toujours là, pour savoir comment mes bas sontfaits ?

Elle le regardait de tout près ; mais à le voir ainsi, avecsa bonne figure couleur de son qui commençait à être inquiète, ellefut brusquement attendrie. Et, sans transition apparente :

– Ah ! je ne t’ai pas dit, j’ai reçu une lettre de latante… Les Guignard voudraient vendre leur maison. Oui, presquepour rien… On pourra peut-être, plus tard…

– Bigre ! dit Zéphyrin épanoui, on serait chez soilà-dedans… Il y a de quoi mettre deux vaches.

Alors, ils se turent. Ils étaient au dessert. Le petit soldatléchait du raisiné sur son pain avec une gourmandise d’enfant,tandis que la cuisinière pelait une pomme, soigneusement, d’un airmaternel. Lui, pourtant, avait fourré sous la table sa main restéelibre, et il lui faisait des minettes le long des genoux, mais sidoucement, qu’elle feignait de ne pas les sentir. Quand il restaithonnête, elle ne se fâchait point. Même elle devait aimer ça, sansl’avouer, car elle avait de légers sauts de contentement sur sachaise. Enfin, ce jour-là, c’était un régal complet.

– Madame, voilà votre eau qui bout, dit Rosalie après unsilence.

Hélène ne bougeait pas. Elle se sentait comme enveloppée dansleur tendresse. Et elle continuait pour eux leurs rêves, elle seles imaginait là-bas, dans la maison des Guignard, avec leurs deuxvaches. Cela la faisait sourire, de le voir si sérieux, la mainsous la table, tandis que la petite bonne se tenait très raide,pour ne pas avoir l’air. Toutes les distances se trouvaientrapprochées, elle n’avait plus une conscience nette d’elle ni desautres, du lieu où elle était, ni de ce qu’elle venait y faire. Lescuivres flambaient sur les murs, une mollesse la retenait, levisage noyé, sans qu’elle fût blessée du désordre de la cuisine.Cet abaissement d’elle-même lui donnait la profonde jouissance d’unbesoin contenté. Elle avait seulement très chaud, le fourneaumettait des gouttes de sueur à son front pâle ; et, derrièreelle, la fenêtre entrouverte soufflait sur sa nuque des frissonsdélicieux.

– Madame, votre eau bout, répéta Rosalie. Il ne va rienrester dans la bouillotte.

Et elle posa la bouillotte devant elle. Hélène, un instantsurprise, dut se lever.

– Ah ! oui… Je vous remercie.

Elle n’avait plus de prétexte, elle s’en alla lentement, àregret. Dans sa chambre, la bouillotte l’embarrassa. Mais toute unepassion éclatait en elle. Cet engourdissement, qui l’avait tenuecomme imbécile, se fondait en un flot de vie ardente, dont leruissellement la brûlait. Elle frissonnait de la volupté qu’ellen’avait point éprouvée. Des souvenirs lui revenaient, ses senss’éveillaient trop tard, avec un immense désir inassouvi. Droite aumilieu de la pièce, elle eut un étirement de tout son corps, lesmains levées et tordues, faisant craquer ses membres énervés.Oh ! elle l’aimait, elle le voulait, elle se donnerait commeça, la fois prochaine.

Et, au moment où elle ôtait son peignoir en regardant ses brasnus, un bruit l’inquiéta, elle crut que Jeanne avait toussé. Alors,elle prit la lampe. L’enfant, les paupières closes, semblaitendormie. Mais, lorsque sa mère tranquillisée eut tourné le dos,elle ouvrit ses yeux tout grands, des yeux noirs qui la suivaientpendant qu’elle retournait dans la chambre. Elle ne dormait pasencore, elle ne voulait pas qu’on la fit dormir. Une nouvelle crisede toux lui déchira la gorge, et elle enfonça la tête sous lacouverture, elle l’étouffa. Maintenant, elle pouvait s’en aller, samère ne s’en apercevrait plus. Elle gardait ses yeux ouverts dansla nuit, sachant tout, comme si elle venait de réfléchir, etmourant de ça, sans une plainte.

Chapitre 2

 

Hélène, le lendemain, eut toutes sortes d’idées pratiques. Elles’éveilla avec l’impérieux besoin de veiller elle-même sur sonbonheur, frissonnante à la crainte de perdre Henri par quelqueimprudence. À cette heure frileuse du lever, tandis que la chambreengourdie dormait encore, elle l’adorait, elle le désirait, dans unélan de tout son être. Jamais elle ne s’était connu ce souci d’êtrehabile. Sa première pensée fut qu’elle devait voir Juliette lematin même. Elle éviterait ainsi des explications fâcheuses, desrecherches qui pouvaient tout compromettre.

Lorsqu’elle arriva chez madame Deberle, vers neuf heures, ellela trouva déjà levée, pâle et les yeux rougis comme une héroïne dedrame. Et, dès qu’elle l’aperçut, la pauvre femme se jeta dans sesbras en pleurant, en l’appelant son bon ange. Elle n’aimait pas dutout ce Malignon, oh ! elle le jurait ! Mon Dieu !quelle aventure stupide ! Elle en serait morte, c’étaitcertain ! car, maintenant, elle ne se sentait pas faite lemoins du monde pour ces machines-là, les mensonges, lessouffrances, les tyrannies d’un sentiment toujours le même. Commecela lui semblait bon de se retrouver libre ! Elle riaitd’aise ; puis, elle sanglota de nouveau en suppliant son amiede ne pas la mépriser. Au fond de sa fièvre, il y avait de la peur,elle croyait que son mari savait tout. La veille, il était rentréagité. Elle accabla Hélène de questions. Alors, celle-ci, avec uneaudace et une facilité qui l’étonnaient elle-même, lui conta unehistoire dont elle inventait les détails un à un, abondamment. Ellelui jura que son mari ne se doutait de rien. C’était elle qui,ayant tout appris et voulant la sauver, avait imaginé d’aller ainsitroubler le rendez-vous. Juliette l’écoutait, acceptait ce roman,le visage éclairé d’une joie débordante, au milieu de ses larmes.Elle se jeta une fois encore à son cou. Et Hélène n’était nullementgênée par ses caresses, elle n’éprouvait aucun des scrupules deloyauté dont elle avait souffert autrefois. Lorsqu’elle la quitta,après lui avoir fait promettre d’être calme, elle riait au fondd’elle de son adresse, elle sortait ravie.

Quelques jours se passèrent. Toute l’existence d’Hélène setrouvait déplacée, elle ne vivait plus chez elle, elle vivait chezHenri, par ses pensées de chaque heure. Plus rien n’existait que lepetit hôtel voisin, où son cœur battait. Dès qu’elle trouvait unprétexte, elle accourait, elle s’oubliait, satisfaite de respirerle même air. Dans ce premier ravissement de la possession, la vuede Juliette l’attendrissait comme une dépendance d’Henri. Pourtantcelui-ci n’avait pu encore la rencontrer un instant seule. Ellesemblait mettre un raffinement à retarder l’heure du secondrendez-vous. Un soir, comme il la reconduisait jusqu’au vestibule,elle lui avait seulement fait jurer de ne pas revoir la maison dupassage des Eaux, en ajoutant qu’il la compromettrait. Tous deuxfrémissaient dans l’attente de l’étreinte passionnée dont ils sereprendraient, ils ne savaient plus où, quelque part, une nuit. EtHélène, hantée de ce désir, n’existait désormais que pour cetteminute-là, indifférente aux autres, passant ses journées àl’espérer, très heureuse et ayant seulement dans son bonheur lasensation inquiète que Jeanne toussait autour d’elle.

Jeanne toussait d’une petite toux sèche, fréquente, quis’accentuait davantage vers le soir. Elle avait alors de légersaccès de fièvre ; des sueurs l’affaiblissaient pendant sonsommeil. Lorsque sa mère l’interrogeait, elle répondait qu’ellen’était pas malade, qu’elle ne souffrait pas. C’était sans douteune fin de rhume. Et Hélène, tranquillisée par cette explication,n’ayant plus la conscience nette de ce qui se passait à ses côtés,gardait pourtant, dans le ravissement où elle vivait, le sentimentconfus d’une douleur, comme un poids dont la meurtrissure lafaisait saigner à une place qu’elle n’aurait pu dire. Parfois, aumilieu d’une de ces joies sans cause qui la baignaient detendresse, une anxiété la prenait, il lui semblait qu’un malheurétait derrière elle. Elle se retournait et elle souriait. Quand onest trop heureuse, on tremble toujours. Personne n’était là. Jeannevenait de tousser, mais elle buvait de la tisane, ce ne seraitrien.

Cependant, une après-midi, le vieux docteur Bodin, qui montaiten ami de la maison, avait fait traîner sa visite, préoccupé,étudiant Jeanne du coin de ses petits yeux bleus. Il l’interrogeaiten ayant l’air de jouer avec elle. Ce jour-là, il ne dit rien.Mais, deux jours après, il reparut ; et, cette fois, sansexaminer Jeanne, avec la gaieté d’un vieillard qui a vu beaucoup dechoses, il mit la conversation sur les voyages. Autrefois, il avaitservi comme chirurgien militaire ; il connaissait toutel’Italie. C’était un pays superbe qu’il fallait admirer auprintemps. Pourquoi madame Grandjean n’y menait-elle pas safille ? Il en vint ainsi, après d’habiles transitions, àconseiller un séjour là-bas, au pays du soleil, comme il le disait.Hélène le regardait fixement. Alors, il se récria ; ni l’uneni l’autre n’était malade, certes seulement, cela rajeunissait dechanger d’air. Elle était devenue toute blanche, prise d’un froidmortel, à la pensée de quitter Paris. Mon Dieu ! s’en aller siloin, si loin ! perdre Henri tout d’un coup, laisser leursamours sans lendemain ! c’était en elle un tel déchirement,qu’elle se pencha vers Jeanne, pour cacher son trouble. Est-ce queJeanne voulait partir ? L’enfant avait noué frileusement sespetits doigts. Oh ! oui, elle voulait bien ! Elle voulaitbien aller dans du soleil, toutes seules, elle et sa mère,oh ! toutes seules ; et sur sa pauvre figure maigrie,dont la fièvre brûlait les joues, l’espoir d’une vie nouvellerayonnait. Mais Hélène n’écoutait plus, révoltée et méfiante,persuadée maintenant que tout le monde s’entendait, l’abbé, ledocteur Bodin, Jeanne elle-même, pour la séparer d’Henri. En lavoyant si blême, le vieux médecin crut qu’il avait manqué deprudence ; il se hâta de dire que rien ne pressait, décidé àrevenir sur cet entretien.

Justement, madame Deberle devait rester chez elle, ce jour-là.Dès que le docteur fut parti, Hélène se hâta de mettre son chapeau.Jeanne refusait de sortir ; elle était mieux auprès dufeu ; elle serait bien sage et n’ouvrirait pas la fenêtre.Depuis quelque temps, elle ne tourmentait plus sa mère pourl’accompagner, elle la suivait seulement d’un long regard. Puis,lorsqu’elle était seule, elle se rapetissait sur sa chaise etdemeurait ainsi des heures, sans bouger.

– Maman, est-ce loin, l’Italie ? demanda-t-elle, quandHélène s’approcha pour l’embrasser.

– Oh ! très loin, ma mignonne.

Mais Jeanne la tenait par le cou. Elle ne la laissa pas serelever tout de suite, murmurant :

– Hein ? Rosalie garderait ici tes affaires. Nousn’aurions pas besoin d’elle… Vois-tu, avec une malle pas grosse…Oh ! ce serait bon, petite mère ! Rien que nousdeux !… Je reviendrais engraissée, tiens ! comme ça.

Elle gonflait les joues et arrondissait les bras. Hélène ditqu’on verrait ; puis, elle s’échappa, en recommandant àRosalie de bien veiller sur Mademoiselle. Alors, l’enfant sepelotonna au coin de la cheminée, regardant le feu brûler, enfoncéedans une rêverie. De temps à autre, elle avançait machinalement lesmains, pour les chauffer. Le reflet de la flamme fatiguait sesgrands yeux. Elle était si perdue qu’elle n’entendit pas entrermonsieur Rambaud. Il multipliait ses visites, il venait, disait-il,pour cette femme paralytique que le docteur Deberle n’avait puencore faire entrer aux Incurables. Quand il trouvait Jeanne seule,il s’asseyait à l’autre coin de la cheminée, il causait avec ellecomme avec une grande personne. C’était bien ennuyeux, cette pauvrefemme attendait depuis une semaine ; mais il descendrait toutà l’heure, il verrait le docteur, qui lui donnerait peut-être uneréponse. Pourtant, il ne bougeait pas.

– Ta mère ne t’a donc pas emmenée ? demanda-t-il.

Jeanne eut un mouvement des épaules, plein de lassitude. Cela ladérangeait trop d’aller chez les autres. Plus rien ne luiplaisait.

Elle ajouta :

– Je deviens vieille, je ne peux pas jouer toujours… Mamans’amuse dehors, moi, je m’amuse dedans ; alors, nous ne sommespas ensemble.

Il y eut un silence. L’enfant frissonna, présenta les deux mainsau brasier qui brûlait avec une grande lueur rose ; et elleressemblait, en effet, à une bonne femme, emmitouflée dans unimmense châle, un foulard au cou, un autre sur la tête. Au fond detous ces linges, on la sentait pas plus grosse qu’un oiseau malade,ébouriffé et soufflant dans ses plumes. Monsieur Rambaud, les mainsnouées sur ses genoux, contemplait le feu. Puis, se tournant versJeanne, il lui demanda si sa mère était sortie la veille. Ellerépondit d’un signe affirmatif. Et l’avant-veille, et le jourd’auparavant ? Elle disait toujours oui, d’un hochement dumenton. Sa mère sortait tous les jours. Alors, monsieur Rambaud etla petite se regardèrent longuement, avec des figures blanchies etgraves, comme s’ils avaient à mettre en commun un grand chagrin.Ils n’en parlaient point, parce qu’une gamine et un homme vieux nepouvaient causer de cela ensemble ; mais ils savaient bienpourquoi ils étaient si tristes et pourquoi ils aimaient à resterainsi à droite et à gauche de la cheminée, quand la maison étaitvide. Cela les consolait beaucoup. Ils se serraient l’un contrel’autre, pour sentir moins leur abandon. Des effusions de tendresseleur venaient, ils auraient voulu s’embrasser et pleurer.

– Tu as froid, bon ami, j’en suis sûre… Approche-toi dufeu.

– Mais non, ma chérie, je n’ai pas froid.

– Oh ! tu mens, tes mains sont glacées… Approche-toiou je me fâche.

Puis, c’était lui qui s’inquiétait.

– Je parie qu’on ne t’a pas laissé de tisane… Je vais t’enfaire, veux-tu ? Oh ! je sais très bien la faire… Si jete soignais, tu verrais, tu ne manquerais de rien.

Il ne se permettait pas des allusions plus claires. Jeanne,vivement, répondait que la tisane la dégoûtait ; on lui enfaisait trop boire. Pourtant, des fois, elle consentait à ce quemonsieur Rambaud tournât autour d’elle, comme une mère ; illui glissait un oreiller sous les épaules, lui donnait sa potionqu’elle allait oublier, la soutenait dans la chambre, pendue à sonbras. C’étaient des gâteries qui les attendrissaient tous deux.Comme Jeanne le disait avec ses regards profonds dont la flammetroublait tant le bonhomme, ils jouaient au papa et à la petitefille, pendant que sa mère n’était pas là. Tout d’un coup, destristesses les prenaient, ils ne parlaient plus, s’examinant à ladérobée, avec de la pitié l’un pour l’autre.

Ce jour-là, après un long silence, l’enfant répéta la questionqu’elle avait déjà posée à sa mère :

– Est-ce loin, l’Italie ?

– Oh ! je crois bien, dit monsieur Rambaud. C’estlà-bas, derrière Marseille, au diable… Pourquoi me demandes-tuça ?

– Parce que, déclara-t-elle gravement.

Alors, elle se plaignit de ne rien savoir. Elle était toujoursmalade, on ne l’avait jamais mise en pension. Tous deux se turent,la grande chaleur du feu les endormait.

Cependant, Hélène avait trouvé madame Deberle et sa sœur Paulinedans le pavillon japonais, où elles passaient souvent lesaprès-midi. Il y faisait très chaud, une bouche de calorifère ysoufflait une haleine étouffante. Les larges glaces étaientfermées, on apercevait l’étroit jardin en toilette d’hiver, pareilà une grande sépia traitée avec un fini merveilleux, détachant surla terre brune les petites branches noires des arbres. Les deuxsœurs se disputaient vertement.

– Laisse-moi donc tranquille ! criait Juliette, notreintérêt bien entendu est de soutenir la Turquie.

– Moi, j’ai causé avec un Russe, répondit Pauline toutaussi animée. On nous aime à Saint-Pétersbourg, nos alliésvéritables sont de ce côté. Mais Juliette prit un air grave, etcroisant les bras :

– Alors, qu’est-ce que tu fais de l’équilibreeuropéen ?

La question d’Orient passionnait Paris. La conversation couranteétait là, toute femme un peu répandue ne pouvait décemment parlerd’autre chose. Aussi, depuis deux jours, madame Deberle seplongeait-elle avec conviction dans la politique extérieure. Elleavait des idées très arrêtées sur les différentes éventualités quimenaçaient de se produire. Sa sœur Pauline l’agaçait beaucoup,parce qu’elle se donnait l’originalité de soutenir la Russie,contrairement aux intérêts évidents de la France. Elle voulait laconvaincre, puis elle se fâchait.

– Tiens ! tais-toi, tu parles comme une sotte… Siseulement tu avais étudié la question avec moi…

Elle s’interrompit, pour saluer Hélène, qui entrait.

– Bonjour, ma chère. Vous êtes bien gentille d’être venue…Vous ne savez rien. On parlait ce matin d’un ultimatum. La séancede la Chambre des communes a été très agitée.

– Non, je ne sais rien, répétait Hélène, que la questionstupéfiait. Je sors si peu !

D’ailleurs, Juliette n’avait pas attendu la réponse. Elleexpliquait à Pauline pourquoi il fallait neutraliser la mer Noire,tout en nommant de temps à autre des généraux anglais et desgénéraux russes, familièrement, avec une prononciation trèscorrecte. Mais Henri venait de paraître, tenant à la main un paquetde journaux. Hélène comprit qu’il descendait pour elle. Leurs yeuxs’étaient cherchés, ils avaient appuyé fortement leurs regards l’unsur l’autre. Ensuite ils s’enveloppèrent tout entiers dans lalongue et silencieuse poignée de main qu’ils se donnèrent.

– Qu’y a-t-il dans les journaux ? demandafiévreusement Juliette.

– Dans les journaux, ma chère, dit le docteur ; maisil n’y a jamais rien.

Alors, on oublia un instant la question d’Orient. Il fut, àplusieurs reprises, question de quelqu’un sur qui l’on comptait etqui n’arrivait pas. Pauline faisait remarquer que trois heuresallaient sonner. Oh ! il viendrait, affirmait madameDeberle ; il avait trop formellement promis ; et elle nenommait personne. Hélène écoutait sans entendre. Tout ce quin’était pas Henri ne l’intéressait point. Elle n’apportait plusd’ouvrage, elle faisait des visites de deux heures, étrangère à laconversation, la tête occupée souvent du même rêve enfantin,imaginant que les autres disparaissaient par un prodige et qu’ellerestait seule avec lui. Cependant, elle répondit à Juliette qui laquestionnait, tandis que le regard d’Henri, toujours posé sur lesien, la fatiguait délicieusement. Il passa derrière elle, commepour relever un des stores, et elle sentit bien qu’il exigeait unrendez-vous, au frisson dont il effleura sa chevelure. Elleconsentait, elle n’avait plus la force d’attendre.

– On a sonné, ce doit être lui, dit Pauline tout d’uncoup.

Les deux sœurs prirent un air indifférent. Ce fut Malignon quise présenta, plus correct encore que de coutume, avec une pointe degravité. Il serra les mains qui se tendaient vers lui ; maisil évita ses plaisanteries habituelles, il rentrait en cérémoniedans la maison où il n’avait plus paru depuis quelque temps.Pendant que le docteur et Pauline se plaignaient de la rareté deses visites, Juliette se pencha à l’oreille d’Hélène, qui, malgrésa souveraine indifférence, restait surprise.

– Hein ? cela vous étonne ?… Mon Dieu ! jene lui en veux pas. Au fond, il est si bon garçon qu’on ne peutrester fâché… Imaginez-vous qu’il a déterré un mari pour Pauline.C’est gentil, vous ne trouvez pas ?

– Sans doute, murmura Hélène par complaisance.

– Oui, un de ses amis, très riche, qui ne songeait pas dutout à se marier, et qu’il a juré de nous amener… Nous l’attendionsaujourd’hui pour avoir la réponse définitive… Alors, vouscomprenez, j’ai dû passer par-dessus bien des choses. Oh ! iln’y a plus de danger, nous nous connaissons maintenant.

Elle eut un joli rire, rougit un peu au souvenir qu’elleévoquait ; puis, elle s’empara vivement de Malignon. Hélènesouriait également. Ces facilités de l’existence l’excusaientelle-même. On avait bien tort de rêver des drames noirs, tout sedénouait avec une bonhomie charmante. Mais, pendant qu’elle goûtaitainsi un lâche bonheur à se dire que rien n’était défendu, Julietteet Pauline venaient d’ouvrir la porte du pavillon et d’entraînerMalignon dans le jardin. Tout d’un coup, elle entendit, derrière sanuque, la voix d’Henri, basse et ardente :

– Je vous en prie, Hélène, oh ! je vous en prie…

Elle tressaillit, regarda autour d’elle avec une soudaineinquiétude. Ils étaient bien seuls, elle aperçut les trois autresmarchant à petits pas dans une allée. Henri avait osé la prendreaux épaules, et elle tremblait, et sa terreur était pleined’ivresse.

– Quand vous voudrez, balbutia-t-elle, comprenant bienqu’il lui demandait un rendez-vous.

Et, rapidement, ils échangèrent quelques paroles.

– Attendez-moi ce soir, dans cette maison du passage desEaux.

– Non, je ne puis pas… Je vous ai expliqué, vous m’avezjuré…

– Autre part alors, où il vous plaira, pourvu que je vousvoie… Chez vous, cette nuit ?

Elle se révolta. Mais elle ne put refuser que d’un geste,reprise de peur, en voyant les deux femmes et Malignon quirevenaient. Madame Deberle avait feint d’emmener le jeune hommepour lui montrer une merveille, des touffes de violettes en pleinefleur, malgré le temps froid. Elle hâta le pas, elle rentra lapremière, rayonnante.

– C’est fait ! dit-elle.

– Quoi donc ? demanda Hélène, encore toute secouée, nese rappelant plus.

– Mais ce mariage !… Ah ! quel débarras !Pauline commençait à ne pas être commode… Le jeune homme l’a vue etla trouve charmante. Demain, nous dînerons tous chez papa… J’auraisembrassé Malignon pour sa bonne nouvelle.

Henri, avec un sang-froid parfait, avait manœuvré de façon às’éloigner d’Hélène. Lui aussi trouvait Malignon charmant. Il parutse réjouir beaucoup avec sa femme de voir enfin leur petite sœurplacée. Puis, il avertit Hélène qu’elle allait perdre un de sesgants. Elle le remercia. Dans le jardin, on entendait la voix dePauline qui plaisantait ; elle se penchait vers Malignon, luichuchotait des mots entrecoupés, et éclatait de rire, lorsqu’il luirépondait également à l’oreille. Sans doute il lui faisait desconfidences sur le futur. Par la porte du pavillon laissée ouverte,Hélène respirait l’air froid avec délices.

C’était à ce moment, dans la chambre, que Jeanne et monsieurRambaud se taisaient, engourdis par la grosse chaleur du brasier.L’enfant sortit de ce long silence, en demandant tout d’un coup,comme si cette demande eût été la conclusion de sarêverie :

– Veux-tu que nous allions à la cuisine ?… Nousverrons si nous n’apercevons pas maman.

– Je veux bien, répondit monsieur Rambaud.

Elle était plus forte, ce jour-là. Elle vint, sans êtresoutenue, appuyer son visage à une vitre. Monsieur Rambaud, luiaussi, regardait dans le jardin. Il n’y avait pas de feuilles, ondistinguait nettement l’intérieur du pavillon japonais, par lesgrandes glaces claires. Rosalie, en train de soigner un pot-au-feu,traita Mademoiselle de curieuse. Mais l’enfant avait reconnu larobe de sa mère ; et elle la montrait, elle s’écrasait la facecontre la vitre, pour mieux voir. Cependant, Pauline levait latête, faisait des signes. Hélène parut, appela de la main.

– On vous a aperçue, Mademoiselle, répétait la cuisinière.On vous dit de descendre.

Il fallut que monsieur Rambaud ouvrît la fenêtre. On le priaitd’amener Jeanne, tout le monde la demandait. Jeanne s’était sauvéedans la chambre, refusant violemment, accusant son bon ami d’avoirfait exprès de taper contre la vitre. Elle aimait bien regarder samère, mais elle ne voulait plus aller dans cette maison-là ;et, à toutes les questions suppliantes que lui adressait monsieurRambaud, elle lui répondait par son terrible « parceque », qui expliquait tout.

– Ce n’est pas toi qui devrais me forcer, dit-elle enfin,d’un air sombre.

Mais il lui répétait qu’elle causerait beaucoup de peine à samère, qu’on ne pouvait pas faire des sottises aux gens. Il lacouvrirait bien, elle n’aurait pas froid ; et, en parlant, ilnouait le châle autour de sa taille, il ôtait le foulard qu’elleavait sur la tête, pour la coiffer d’une petite capeline en tricot.Quand elle fut prête, elle protesta encore. Enfin, elle se laissaemmener, à la condition qu’il la remonterait tout de suite, si ellese sentait trop malade. La concierge leur ouvrit la porte decommunication, on les accueillit dans le jardin par desexclamations joyeuses. Madame Deberle surtout témoigna beaucoupd’affection à Jeanne ; elle l’installa dans un fauteuil, prèsde la bouche de chaleur, voulut qu’on fermât tout de suite lesglaces, en faisant remarquer que l’air était un peu vif pour lachère enfant. Malignon était parti. Et, comme Hélène rentrait lescheveux ébouriffés de la petite, un peu honteuse de la voir ainsichez le monde, emmaillotée dans un châle et coiffée d’une capeline,Juliette s’écria :

– Laissez donc ! est-ce que nous ne sommes pas enfamille ?… Cette pauvre Jeanne ! elle nous manquait.

Elle sonna, elle demanda si mademoiselle Smithson et Lucienn’étaient pas rentrés de leur promenade quotidienne. Ils n’étaientpas rentrés. D’ailleurs, Lucien devenait impossible, il avait faitpleurer la veille les cinq demoiselles Levasseur.

– Voulez-vous que nous jouions à pigeon vole ? demandaPauline, que l’idée de son prochain mariage affolait. Ce n’est pasfatigant.

Mais Jeanne refusa d’un signe de tête. Longuement, entre sescils baissés, elle promenait son regard sur les personnes quil’entouraient. Le docteur venait d’apprendre à monsieur Rambaud quesa protégée était enfin admise aux Incurables, et celui-ci, trèsému, lui serrait les mains, comme s’il avait reçu un grand bienfaitpersonnel. Chacun s’allongea dans un fauteuil, la conversation pritune intimité charmante. Les voix se ralentissaient, des silences sefaisaient par moments. Comme madame Deberle et sa sœur causaientensemble, Hélène dit aux deux hommes :

– Le docteur Bodin nous a conseillé un voyage enItalie.

– Ah ! c’est pour cela que Jeanne m’aquestionné ! s’écria monsieur Rambaud. Ça te ferait doncplaisir d’aller là-bas ?

L’enfant, sans répondre, mit ses deux petites mains sur sapoitrine, tandis que sa face grise s’illuminait. Son regard s’étaitcoulé vers le docteur, avec crainte, car elle avait compris que samère le consultait. Il avait eu un léger tressaillement, il restaittrès froid. Mais, brusquement, Juliette se jeta dans laconversation, voulant comme d’habitude être à tous les sujets.

– De quoi ? vous parlez de l’Italie ?… Est-ce quevous ne disiez pas que vous partez pour l’Italie ?… Ahbien ! la rencontre est drôle ! Justement, ce matin, jetourmentais Henri pour qu’il me menât à Naples… Imaginez-vous que,depuis dix ans, je rêve de voir Naples. Tous les printemps, il mepromet, puis il ne tient pas sa parole.

– Je ne t’ai pas dit que je ne voulais pas, murmura ledocteur.

– Comment, tu ne m’as pas dit ?… Tu as refusécarrément, en m’expliquant que tu ne pouvais quitter tesmalades.

Jeanne écoutait. Une grande ride coupait son front pur, pendantque, machinalement, elle tordait ses doigts, les uns après lesautres.

– Oh ! mes malades, reprit le médecin, pour quelquessemaines, je les confierais bien à un confrère… Si je croyais tefaire un si grand plaisir…

– Docteur, interrompit Hélène, est-ce que vous êtes aussid’avis qu’un pareil voyage serait bon pour Jeanne ?

– Excellent, cela la remettrait complètement sur pied… Lesenfants se trouvent toujours bien d’un voyage.

– Alors, s’écria Juliette, nous emmenons Lucien, nouspartons tous ensemble… Veux-tu ?

– Mais, sans doute, je veux tout ce que tu voudras,répondit-il avec un sourire.

Jeanne, baissant la tête, essuya deux grosses larmes de colèreet de douleur qui lui brûlaient les yeux. Et elle se laissa allerau fond du fauteuil, comme pour ne plus entendre et ne plus voir,pendant que madame Deberle, ravie de cette distraction inespéréequi se présentait à elle, éclatait en paroles bruyantes. Oh !que son mari était gentil ! Elle l’embrassa pour la peine.Tout de suite elle causa des préparatifs. On partirait la semainesuivante. Mon Dieu ! jamais elle n’aurait le temps de toutapprêter ! Puis, elle voulut tracer un itinéraire ; ilfallait passer par là ; on resterait huit jours à Rome, ons’arrêterait dans un petit pays charmant dont madame de Guiraud luiavait parlé ; et elle finit par se disputer avec Pauline, quidemandait qu’on retardât le voyage, pour en être avec son mari.

– Ah ! non, par exemple ! disait-elle. On fera lanoce à notre retour.

On oubliait Jeanne. Elle examinait fixement sa mère et ledocteur. Certes, maintenant, Hélène acceptait ce voyage, qui devaitla rapprocher d’Henri. C’était une grande joie : s’en allertous les deux au pays du soleil, vivre les journées côte à côte,profiter des heures libres. Un rire de soulagement montait à seslèvres, elle avait eu si peur de le perdre, elle était si heureusede pouvoir partir avec tous ses amours ! Et, pendant queJuliette déroulait les contrées qu’ils traverseraient, tous lesdeux croyaient déjà marcher dans un printemps idéal, se disaientd’un regard qu’ils s’aimeraient là, et là encore, partout où ilspasseraient ensemble.

Cependant, monsieur Rambaud, qu’une tristesse avait peu à peurendu silencieux, s’aperçut du malaise de Jeanne.

– Est-ce que tu n’es pas bien, ma chérie ?demanda-t-il à mi-voix.

– Oh ! non, j’ai trop de mal… Remonte-moi, je t’ensupplie.

– Mais il faut prévenir ta mère.

– Non, non, maman est occupée, elle n’a pas le temps…Remonte-moi, remonte-moi.

Il la prit dans ses bras, il dit à Hélène que l’enfant sesentait un peu fatiguée. Alors, elle le pria de l’attendre en haut,elle les suivait. La petite, quoique bien légère, lui glissait desmains, et il dut s’arrêter au second étage. Elle avait appuyé latête à son épaule, tous deux se regardaient avec beaucoup dechagrin. Pas un bruit ne troublait le silence glacé de l’escalier.Il murmura :

– Tu es contente, n’est-ce pas, d’aller enItalie ?

Mais elle éclata en sanglots, balbutiant qu’elle ne voulaitplus, qu’elle préférait mourir dans sa chambre. Oh ! ellen’irait pas ; elle tomberait malade, elle le sentait bien.Nulle part, elle n’irait nulle part. On pouvait donner ses petitssouliers aux pauvres. Puis, au milieu de ses pleurs, elle lui parlatout bas.

– Tu te rappelles ce que tu m’as demandé, unsoir ?

– Quoi donc, ma mignonne ?

– De rester toujours avec maman, toujours, toujours… Ehbien ! si tu veux encore, moi je veux aussi.

Des larmes vinrent aux yeux de monsieur Rambaud. Il la baisatendrement, tandis qu’elle ajoutait en baissant la voixdavantage :

– Tu es peut-être fâché parce que je me suis mise encolère. Je ne savais pas, vois-tu… Mais c’est toi que je veux.Oh ! tout de suite, dis ? tout de suite… Je t’aime mieuxque l’autre…

En bas, dans le pavillon, Hélène s’oubliait de nouveau. Oncausait toujours du voyage. Elle éprouvait un besoin impérieuxd’ouvrir son cœur gonflé, de dire à Henri tout le bonheur quil’étouffait. Alors, tandis que Juliette et Pauline discutaient lenombre de robes à emporter, elle se pencha vers lui, elle lui donnale rendez-vous qu’elle avait refusé une heure auparavant.

– Venez cette nuit, je vous attendrai.

Et, comme elle remontait enfin, elle rencontra Rosalie,bouleversée, qui descendait l’escalier en courant. Dès qu’elleaperçut sa maîtresse, la bonne cria :

– Madame ! Madame ! dépêchez-vous !…Mademoiselle n’est pas bien. Elle crache le sang.

Chapitre 3

 

Au sortir de table, le docteur parla à sa femme d’une dame encouches, auprès de laquelle il serait sans doute forcé de passer lanuit. Il partit à neuf heures, descendit au bord de l’eau, sepromena le long des quais déserts, dans la nuit noire ; unpetit vent humide soufflait, la Seine grossie roulait des flotsd’encre. Lorsque onze heures sonnèrent, il remonta les pentes duTrocadéro et vint rôder autour de la maison, dont la grande massecarrée paraissait un épaississement des ténèbres. Mais les vitresde la salle à manger luisaient encore. Il fit le tour, la fenêtrede la cuisine jetait aussi une clarté vive. Alors, il attendit,étonné, peu à peu inquiet. Des ombres passaient sur les rideaux,une agitation semblait emplir l’appartement. Peut-être monsieurRambaud était-il resté à dîner ? Jamais pourtant le dignehomme ne s’oubliait au-delà de dix heures. Et il n’osait monter,que dirait-il, si c’était Rosalie qui lui ouvrait ? Enfin,vers minuit, fou d’impatience, négligeant toutes les précautions,il sonna, il passa sans répondre devant la loge de madame Bergeret.En haut, ce fut Rosalie qui le reçut.

– C’est vous, monsieur. Entrez. Je vais dire que vous êtesarrivé… Madame doit vous attendre.

Elle ne témoignait aucune surprise de le voir à cette heure.Pendant qu’il entrait dans la salle à manger, sans trouver uneparole, elle continua, bouleversée :

– Oh ! Mademoiselle est bien mal, bien mal, monsieur…Quelle nuit ! Les jambes me rentrent dans le corps.

Elle le quitta. Le docteur, machinalement, s’était assis. Iloubliait qu’il était médecin. Le long du quai, il avait rêvé decette chambre où Hélène allait l’introduire, en posant un doigt surses lèvres, pour ne pas réveiller Jeanne, couchée dans le cabinetvoisin ; la veilleuse brûlerait, la pièce serait noyéed’ombre, leurs baisers ne feraient pas de bruit. Et il était là,comme en visite, avec son chapeau devant lui, à attendre. Derrièrela porte, une toux opiniâtre déchirait seule le grand silence.

Rosalie reparut, traversa rapidement la salle à manger, unecuvette à la main, en lui jetant cette simple parole :

– Madame a dit que vous n’entriez pas.

Il demeura assis, ne pouvant s’en aller. Alors, le rendez-vousserait pour un autre jour ? Cela l’hébétait, comme une choseimpossible. Puis, il faisait une réflexion : cette pauvreJeanne manquait vraiment de santé ; on n’avait que du chagrinet des contrariétés avec les enfants. Mais la porte se rouvrit, ledocteur Bodin se présenta, en lui demandant mille pardons. Et,pendant un moment, il enfila des phrases : on était venu lechercher, il serait toujours très heureux de consulter son illustreconfrère.

– Sans doute, sans doute, répétait le docteur Deberle, dontles oreilles bourdonnaient.

Le vieux médecin, tranquillisé, affecta d’être perplexe,d’hésiter sur le diagnostic. Baissant la voix, il discutait lessymptômes avec des expressions techniques qu’il interrompait etterminait par un clignement d’yeux. Il y avait une toux sansexpectoration, un abattement très grand, une forte fièvre.Peut-être avait-on affaire à une fièvre typhoïde. Cependant, il nese prononçait pas, la névrose chloroanémique, pour laquelle onsoignait la malade depuis si longtemps, lui faisait redouter descomplications imprévues.

– Qu’en pensez-vous ? demandait-il après chaquephrase.

Le docteur Deberle répondait par des gestes évasifs. Pendant queson confrère parlait, il se sentait peu à peu honteux d’être là.Pourquoi était-il monté ?

– Je lui ai posé deux vésicatoires, continua le vieuxmédecin. J’attends, que voulez-vous !… Mais vous allez lavoir. Vous vous prononcerez ensuite.

Et il l’emmena dans la chambre. Henri entra, frissonnant. Lachambre était très faiblement éclairée par une lampe. Il serappelait d’autres nuits pareilles, la même odeur chaude, le mêmeair étouffé et recueilli, avec des enfoncements d’ombre oùdormaient les meubles et les tentures. Mais personne ne vint à sarencontre, les mains tendues, comme autrefois. Monsieur Rambaud,accablé dans un fauteuil, semblait sommeiller. Hélène, deboutdevant le lit, en peignoir blanc, ne se retourna pas ; etcette figure pâle lui parut très grande. Alors, pendant une minute,il examina Jeanne. Sa faiblesse était si grande, qu’elle n’ouvraitplus les yeux sans fatigue. Baignée de sueur, elle restaitappesantie, la face blême, allumée d’une flamme aux pommettes.

– C’est une phtisie aiguë, murmura-t-il enfin, parlant touthaut sans le vouloir, et ne témoignant aucune surprise, comme s’ileût prévu le cas depuis longtemps.

Hélène entendit et le regarda. Elle était toute froide, les yeuxsecs, dans un calme terrible.

– Vous croyez ? dit simplement le docteur Bodin enhochant la tête, de l’air approbatif d’un homme qui n’aurait pasvoulu se prononcer le premier.

Il ausculta l’enfant de nouveau. Jeanne, les membres inertes, seprêta à l’examen, sans paraître comprendre pourquoi on latourmentait. Il y eut quelques paroles rapides échangées entre lesdeux médecins. Le vieux docteur murmura les mots de respirationamphorique et de bruit de pot fêlé ; pourtant, il feignaitd’hésiter encore, il parlait maintenant d’une bronchite capillaire.Le docteur Deberle expliquait qu’une cause accidentelle devaitavoir déterminé la maladie, un refroidissement sans doute, maisqu’il avait observé déjà plusieurs fois la chloroanémie favorisantles affections de poitrine. Hélène, debout derrière eux,attendait.

– Écoutez vous-même, dit le docteur Bodin en cédant laplace à Henri.

Celui-ci se pencha, voulut prendre Jeanne. Elle n’avait passoulevé les paupières, elle s’abandonnait, brûlée de fièvre. Sachemise écartée montrait une poitrine d’enfant où les formesnaissantes de la femme s’indiquaient à peine ; et rien n’étaitplus chaste ni plus navrant que cette puberté déjà touchée par lamort. Elle n’avait eu aucune révolte sous les mains du vieuxdocteur. Mais, dès que les doigts d’Henri l’effleurèrent, ellereçut comme une secousse. Toute une pudeur éperdue l’éveillait del’anéantissement où elle était plongée. Elle fit le geste d’unejeune femme surprise et violentée, elle serra ses deux pauvrespetits bras maigres sur sa poitrine, en balbutiant d’une voixfrémissante :

– Maman… maman…

Et elle ouvrit les yeux. Quand elle reconnut l’homme qui étaitlà, ce fut de la terreur. Elle se vit nue, elle sanglota de honte,en ramenant vivement le drap. Il semblait qu’elle eût vieilli toutd’un coup de dix ans dans son agonie, et que, près de la mort, sesdouze années fussent assez mûres pour comprendre que cet homme nedevait pas la toucher et retrouver sa mère en elle. Elle cria denouveau, appelant à son secours :

– Maman… maman… je t’en prie…

Hélène, qui n’avait point encore parlé, vint tout près d’Henri.Elle le regardait fixement, avec sa face de marbre. Quand elle letoucha, elle lui dit ce seul mot d’une voix étouffée :

– Allez-vous-en !

Le docteur Bodin tâchait de calmer Jeanne, qu’une crise de touxsecouait dans le lit. Il lui jurait qu’on ne la contrarierait plus,que tout le monde allait partir, pour la laisser tranquille.

– Allez-vous-en, répéta Hélène, de sa voix basse etprofonde, à l’oreille de son amant. Vous voyez bien que nousl’avons tuée.

Alors, sans trouver un mot, Henri s’en alla. Il resta encore uninstant dans la salle à manger, attendant il ne savait quoi,quelque chose qui peut-être arriverait. Puis, voyant que le docteurBodin ne sortait pas, il partit, il descendit l’escalier à tâtons,sans que Rosalie prît seulement le soin de l’éclairer. Il songeaità la marche foudroyante des phtisies aiguës, un cas qu’il avaitbeaucoup étudié : les tubercules miliaires se multiplieraientavec rapidité, les étouffements augmenteraient, Jeanne ne passeraitcertainement pas trois semaines.

Huit jours s’écoulèrent. Le soleil se levait et se couchait surParis, dans le grand ciel élargi devant la fenêtre, sans qu’Hélèneeût la sensation nette du temps impitoyable et rythmique. Ellesavait sa fille condamnée, elle restait comme étourdie, dansl’horreur du déchirement qui se faisait en elle. C’était uneattente sans espoir, une certitude que la mort ne pardonnerait pas.Elle n’avait point de larmes, elle marchait doucement dans lachambre, toujours debout, soignant la malade avec des gestes lentset précis. Parfois, vaincue de fatigue, tombée sur une chaise, ellela regardait pendant des heures. Jeanne allait ens’affaiblissant ; des vomissements très douloureux labrisaient, la fièvre ne cessait plus. Quand le docteur Bodinvenait, il l’examinait un instant laissait une ordonnance ; etson dos rond, en se retirant, exprimait une telle impuissance, quela mère ne l’accompagnait même pas pour l’interroger.

Dès le lendemain de la crise, l’abbé Jouve était accouru. Lui etson frère arrivaient chaque soir, échangeaient une poignée de mainsilencieuse avec Hélène, n’osant lui demander des nouvelles. Ilsavaient offert de veiller à tour de rôle, mais elle les renvoyaitvers dix heures, elle ne voulait personne dans la chambre pour lanuit. Un soir, l’abbé, qui semblait très préoccupé depuis laveille, l’emmena à l’écart.

– J’ai songé à une chose, murmura-t-il. La chère enfant aété retardée par sa santé… Elle pourrait faire ici sa premièrecommunion…

Hélène sembla d’abord ne pas comprendre. Cette idée où, malgrésa tolérance, le prêtre reparaissait tout entier avec son souci desintérêts du Ciel, la surprenait, la blessait même un peu. Elle eutun geste d’insouciance, en disant :

– Non, non, je ne veux pas qu’on la tourmente… Allez, s’ily a un paradis, elle y montera tout droit.

Mais, ce soir-là, Jeanne éprouvait un de ces mieux trompeurs quiillusionnent les mourants. Elle avait entendu l’abbé, avec sesfines oreilles de malade.

– C’est toi, bon ami, dit-elle. Tu parles de la communion…Ce sera bientôt, n’est-ce pas ?

– Sans doute, ma chérie, répondit-il.

Alors, elle voulut qu’il s’approchât, pour causer. Sa mèrel’avait soulevée sur l’oreiller, elle était assise, toutepetite ; et ses lèvres brûlées souriaient, tandis que, dansses yeux clairs, la mort passait déjà.

– Oh ! je vais très bien, reprit-elle, je me lèverais,si je voulais… Dis ? j’aurai une robe blanche avec unbouquet ?… Est-ce que l’église sera aussi belle que pour lemois de Marie ?

– Plus belle, ma mignonne.

– Vrai ? Il y aura autant de fleurs, on chantera deschoses aussi douces ?… Bientôt, bientôt, tu me lepromets ?

Elle était toute baignée de joie. Elle regardait devant elle lesrideaux du lit, prise d’une extase en disant qu’elle aimait bien lebon Dieu, et qu’elle l’avait vu, quand on chantait les cantiques.Elle entendait des orgues, elle apercevait des lumières quitournaient, pendant que les fleurs des grands vases voyageaientcomme des papillons. Mais une toux violente la secoua, la rejetadans le lit. Et elle continuait de sourire, elle ne semblait passavoir qu’elle toussait, répétant :

– Je vais me lever demain, j’apprendrai mon catéchisme sansune faute, nous serons tous très contents.

Hélène, au pied du lit, eut un sanglot. Elle qui ne pouvaitpleurer, sentait un flot de larmes monter à sa gorge, en écoutantle rire de Jeanne. Elle suffoquait, elle se sauva dans la salle àmanger, pour cacher son désespoir. L’abbé l’avait suivie. MonsieurRambaud s’était levé vivement, afin d’occuper la petite.

– Tiens ! maman a crié, est-ce qu’elle s’est fait dumal ? demandait-elle.

– Ta maman ? répondit-il. Mais elle n’a pas crié, ellea ri, au contraire, parce que tu te portes bien.

Dans la salle à manger, Hélène, la tête tombée sur la table,étouffait ses sanglots entre ses mains jointes. L’abbé se penchait,la suppliait de se contenir. Mais, levant sa face ruisselante, elles’accusait, elle lui disait qu’elle avait tué sa fille ; ettoute une confession s’échappait de ses lèvres, en parolesentrecoupées. Jamais elle n’aurait cédé à cet homme, si Jeanneétait restée auprès d’elle. Il avait fallu qu’elle le rencontrâtdans cette chambre inconnue. Mon Dieu ! le Ciel aurait dû laprendre avec son enfant. Elle ne pouvait plus vivre. Le prêtre,effrayé, la calmait en lui promettant le pardon.

On sonna, un bruit de voix vint de l’antichambre. Hélèneessuyait ses yeux, lorsque Rosalie entra.

– Madame, c’est le docteur Deberle…

– Je ne veux pas qu’il entre.

– Il demande des nouvelles de Mademoiselle.

– Dites-lui qu’elle va mourir.

La porte était restée ouverte, Henri avait entendu. Alors, sansattendre la bonne, il redescendit. Chaque jour, il montait,recevait la même réponse et s’en allait.

Ce qui brisait Hélène, c’étaient les visites. Les quelques damesdont elle avait fait la connaissance chez les Deberle, croyaientdevoir lui apporter des consolations. Madame de Chermette, madameLevasseur, madame de Guiraud, d’autres encore, seprésentèrent ; et elles ne demandaient pas à entrer, maiselles questionnaient Rosalie si haut, que le bruit de leurs voixtraversait les minces cloisons du petit appartement. Alors, prised’impatience, Hélène les recevait dans la salle à manger, debout,la parole brève. Elle restait toute la journée en peignoir,oubliant de changer de linge, ses beaux cheveux simplement torduset relevés. Ses yeux se fermaient de lassitude dans son visagerougi, sa bouche amère et empâtée ne trouvait plus les mots. QuandJuliette montait, elle ne pouvait lui fermer la chambre, elle lalaissait s’installer un instant près du lit.

– Ma chère, lui dit un jour amicalement celle-ci, vous vousabandonnez trop. Ayez un peu de courage.

Et Hélène devait répondre, lorsque Juliette cherchait à ladistraire, en parlant des événements qui occupaient Paris.

– Vous savez que décidément nous allons avoir la guerre… Jesuis très ennuyée, j’ai deux cousins qui partiront.

Elle montait ainsi au retour de ses courses à travers Paris,animée par toute une après-midi de bavardage, apportant letourbillon de ses longues jupes dans cette chambre recueillie demalade ; et elle avait beau baisser la voix, prendre des minesapitoyées, sa jolie indifférence perçait, on la voyait heureuse ettriomphante d’être elle-même en bonne santé. Hélène, abattue devantelle, souffrait d’une angoisse jalouse.

– Madame, murmura Jeanne un soir, pourquoi Lucien nevient-il pas jouer ?

Juliette, un moment embarrassée, se contenta de sourire.

– Est-ce qu’il est malade, lui aussi ? reprit lapetite.

– Non, ma chérie, il n’est pas malade… Il est aucollège.

Et, comme Hélène l’accompagnait dans l’antichambre, elle voulutlui expliquer son mensonge.

– Oh ! je l’amènerais bien, je sais que ce n’est pascontagieux… Mais les enfants s’effrayent tout de suite, et Lucienest si bête ! Il serait capable de pleurer en voyant votrepauvre ange…

– Oui, oui, vous avez raison, interrompit Hélène, le cœurcrevé à la pensée de cette femme si gaie, qui avait chez elle sonenfant bien portant.

Une seconde semaine avait passé. La maladie suivait son cours,emportait à chaque heure un peu de la vie de Jeanne. Elle ne sehâtait point, dans sa foudroyante rapidité, mettant à détruirecette frêle et adorable chair toutes les phases prévues, sans lagracier d’une seule. Les crachats sanglants avaient disparu ;par moments, la toux cessait. Une telle oppression étouffaitl’enfant, qu’à la difficulté de son haleine on pouvait suivre lesravages du mal, dans sa petite poitrine. C’était trop rude pourtant de faiblesse, les yeux de l’abbé et de monsieur Rambaud semouillaient de larmes à l’écouter. Pendant des jours, pendant desnuits, le souffle s’entendait sous les rideaux ; la pauvrecréature qu’un heurt semblait devoir tuer, n’en finissait pas demourir, dans ce travail qui la mettait en sueur. La mère, à bout deforce, ne pouvant plus supporter le bruit de ce râle, s’en allaitdans la pièce voisine appuyer sa tête contre un mur.

Peu à peu, Jeanne s’isolait. Elle ne voyait plus le monde, elleavait une expression de visage noyée et perdue, comme si elle eûtdéjà vécu toute seule, quelque part. Quand les personnes quil’entouraient voulaient attirer son attention et se nommaient, pourqu’elle les reconnût, elle les regardait fixement, sans un sourire,puis se retournait vers la muraille d’un air de fatigue. Une ombrel’enveloppait, elle s’en allait avec la bouderie irritée de sesmauvais jours de jalousie. Pourtant, des caprices de maladel’éveillaient encore. Un matin, elle demanda à sa mère :

– C’est dimanche, aujourd’hui ?

– Non, mon enfant, répondit Hélène. Nous ne sommes qu’auvendredi… Pourquoi veux-tu savoir ?

Elle ne paraissait déjà plus se rappeler la question qu’elleavait posée. Mais, le surlendemain, comme Rosalie était dans lachambre, elle lui dit à demi-voix :

– C’est dimanche… Zéphyrin est là, prie-le de venir.

La bonne hésitait ; mais Hélène, qui avait entendu, luiadressa un signe de consentement. L’enfant répétait :

– Amène-le, venez tous les deux, je serai contente.

Lorsque Rosalie entra avec Zéphyrin, elle se souleva surl’oreiller. Le petit soldat, tête nue, les mains élargies, sedandinait pour cacher sa grosse émotion. Il aimait bienMademoiselle, cela l’embêtait sérieusement de lui voir passerl’arme à gauche, comme il le disait dans la cuisine. Aussi, malgréles avertissements de Rosalie, qui lui avait recommandé d’être gai,demeura-t-il stupide, la figure renversée, en l’apercevant si pâle,réduite à rien du tout. Il était resté sensible, avec ses alluresconquérantes. Il ne trouva pas une de ces belles phrases, comme ilsavait les tourner maintenant. La bonne, par-derrière, le pinçapour le faire rire. Mais il parvint seulement àbalbutier :

– Je vous demande pardon… mademoiselle et la compagnie…

Jeanne se soulevait toujours sur ses bras amaigris. Elle ouvraitses grands yeux vides, elle avait l’air de chercher. Un tremblementagitait sa tête, sans doute la grande clarté l’aveuglait, danscette ombre où elle descendait déjà.

– Approchez, mon ami, dit Hélène au soldat. C’estMademoiselle qui a demandé à vous voir.

Le soleil entrait par la fenêtre, une large trouée jaune, danslaquelle dansaient les poussières du tapis. Mars était venu,au-dehors le printemps naissait. Zéphyrin fit un pas, apparut dansle soleil ; sa petite face ronde, couverte de son, avait lereflet doré du blé mûr, tandis que les boutons de sa tuniqueétincelaient et que son pantalon rouge saignait comme un champ decoquelicots. Alors, Jeanne l’aperçut. Mais ses yeux s’inquiétèrentde nouveau, incertains, allant d’un coin à un autre.

– Que veux-tu, mon enfant ? demanda sa mère. Noussommes tous là.

Puis, elle comprit.

– Rosalie, approchez… Mademoiselle veut vous voir.

Rosalie, à son tour, s’avança dans le soleil. Elle portait unbonnet dont les brides, rejetées sur les épaules, s’envolaientcomme des ailes de papillon. Une poudre d’or tombait sur ses durscheveux noirs et sur sa bonne face au nez écrasé, aux grosseslèvres. Et il n’y avait plus qu’eux, dans la chambre, le petitsoldat et la cuisinière, coude à coude, sous le rayon. Jeanne lesregardait.

– Eh bien ! ma chérie, reprit Hélène, tu ne leur disrien ?… les voilà ensemble.

Jeanne les regardait, avec le tremblement de sa tête, un légertremblement de femme très vieille. Ils étaient là comme mari etfemme, prêts à se prendre bras dessus, bras dessous, pour retournerau pays. La tiédeur du printemps les chauffait, et désireuxd’égayer Mademoiselle, ils finissaient par se rire dans la figure,d’un air bête et tendre. Une bonne odeur de santé montait de leursdos arrondis. S’ils avaient été seuls, bien sûr que Zéphyrin auraitempoigné Rosalie et qu’il aurait reçu d’elle un fameux soufflet. Çase voyait dans leurs yeux.

– Eh bien ! ma chérie, tu n’as rien à leurdire ?

Jeanne les regardait, étouffant davantage. Elle ne dit pas unmot. Brusquement, elle éclata en larmes. Zéphyrin et Rosalie durentquitter tout de suite la chambre.

– Je vous demande pardon… mademoiselle et la compagnie…,répéta le petit soldat ahuri en s’en allant.

Ce fut là un des derniers caprices de Jeanne. Elle tomba dansune humeur sombre, dont rien ne la tirait plus. Elle se détachaitde tout, même de sa mère. Quand celle-ci se penchait au-dessus dulit, pour chercher son regard, l’enfant gardait un visage muet,comme si l’ombre des rideaux seule eût passé sur ses yeux. Elleavait les silences, la résignation noire d’une abandonnée qui sesent mourir. Parfois, elle restait longtemps les paupières à demicloses, sans qu’on pût deviner dans son regard aminci quelle idéeentêtée l’absorbait. Plus rien n’existait pour elle que sa grandepoupée, couchée à son côté. On la lui avait donnée une nuit, pourla distraire de souffrances intolérables ; et elle refusait dela rendre, elle la défendait d’un geste farouche, dès qu’on voulaitla lui enlever. La poupée, sa tête de carton posée sur letraversin, était allongée comme une personne malade, la couvertureaux épaules. Sans doute l’enfant la soignait, car de temps à autre,de ses mains brûlantes, elle tâtait les membres de peau rose,arrachés, vides de son. Pendant des heures, ses yeux ne quittaientpas les yeux d’émail, toujours fixes, les dents blanches, qui necessaient de sourire. Puis, des tendresses la prenaient, desbesoins de la serrer contre sa poitrine, d’appuyer la joue contrela petite perruque, dont la caresse semblait la soulager. Elle seréfugiait ainsi dans l’amour de sa grande poupée, s’assurant, ausortir de ses somnolences, qu’elle était encore là, ne voyantqu’elle, causant avec elle, ayant parfois sur le visage l’ombred’un rire, comme si la poupée lui avait murmuré des choses àl’oreille.

La troisième semaine s’achevait. Le vieux docteur, un matin,s’installa. Hélène comprit, son enfant ne passerait pas la journée.Depuis la veille, elle était dans une stupeur qui lui ôtait laconscience même de ses actes. On ne luttait plus contre la mort, oncomptait les heures. Comme la malade souffrait d’une soif ardente,le médecin avait simplement recommandé qu’on lui donnât une boissonopiacée, pour lui faciliter l’agonie ; et cet abandon de toutremède rendait Hélène imbécile. Tant que des potions traînaient surla table de nuit, elle espérait encore un miracle de guérison.Maintenant, les fioles et les boîtes n’étaient plus là, sa dernièrefoi s’en allait. Elle n’avait plus qu’un instinct, être près deJeanne, ne pas la quitter, la regarder. Le docteur, qui voulaitl’enlever à cette contemplation affreuse, tâchait de l’éloigner, enla chargeant de petits soins. Mais elle revenait, attirée, avec lebesoin physique de voir. Toute droite, les bras tombés, dans undésespoir qui lui gonflait le visage, elle attendait.

Vers une heure, l’abbé Jouve et monsieur Rambaud arrivèrent. Lemédecin alla à leur rencontre, leur dit un mot. Tous deux pâlirent.Ils restèrent debout de saisissement ; et leurs mainstremblaient. Hélène ne s’était pas retournée.

La journée était superbe, une de ces après-midi ensoleillées despremiers jours d’avril. Jeanne, dans son lit, s’agitait. La soifqui la dévorait lui donnait par instants un petit mouvement pénibledes lèvres. Elle avait sorti de la couverture ses pauvres mainstransparentes, et elle les promenait doucement dans le vide. Lesourd travail du mal était terminé, elle ne toussait plus, sa voixéteinte ressemblait à un souffle. Depuis un moment, elle tournaitla tête, elle cherchait des yeux la lumière. Le docteur Bodinouvrit la fenêtre toute large. Alors, Jeanne ne s’agita plus etresta la joue contre l’oreiller, les regards sur Paris, avec sarespiration oppressée qui se ralentissait.

Pendant ces trois semaines de souffrances, bien des fois elles’était ainsi tournée vers la ville étalée à l’horizon. Sa facedevenait grave, elle songeait. À cette heure dernière, Parissouriait sous le blond soleil d’avril. Du dehors venaient dessouffles tièdes, des rires d’enfants, des appels de moineaux. Et lamourante mettait ses forces suprêmes à voir encore, à suivre lesfumées volantes qui montaient des faubourgs lointains. Elleretrouvait ses trois connaissances, les Invalides, le Panthéon, latour Saint-Jacques ; puis, l’inconnu commençait, ses paupièreslasses se fermaient à demi, devant la mer immense des toitures.Peut-être rêvait-elle qu’elle était peu à peu très légère, qu’elles’envolait comme un oiseau. Enfin, elle allait donc savoir, elle seposerait sur les dômes et sur les flèches, elle verrait, en sept ouhuit coups d’aile, les choses défendues que l’on cache aux enfants.Mais une inquiétude nouvelle l’agita, ses mains cherchaientencore ; et elle ne se calma que lorsqu’elle tint sa grandepoupée dans ses petits bras contre sa poitrine. Elle voulaitl’emporter avec elle. Ses regards se perdaient au loin, parmi lescheminées toutes roses de soleil.

Quatre heures venaient de sonner, le soir laissait déjà tomberses ombres bleues. C’était la fin, un étouffement, une agonie lenteet sans secousse. Le cher ange n’avait plus la force de sedéfendre. Monsieur Rambaud, vaincu, s’abattit sur les genoux,secoué de sanglots silencieux, se traînant derrière un rideau pourcacher sa douleur. L’abbé s’était agenouillé au chevet, les mainsjointes, balbutiant les prières des agonisants.

– Jeanne, Jeanne, murmura Hélène, glacée d’une horreur quilui soufflait un grand froid dans les cheveux.

Elle avait repoussé le docteur, elle se jeta par terre, s’appuyacontre le lit pour voir sa fille de tout près. Jeanne ouvrit lesyeux, mais elle ne regarda pas sa mère. Ses regards, toujours,allaient là-bas, sur Paris qui s’effaçait. Elle serra davantage sapoupée, son dernier amour. Un gros soupir la gonfla, puis elle eutencore deux soupirs plus légers. Ses yeux pâlissaient, son visageun instant exprima une angoisse vive. Mais, bientôt, elle parutsoulagée, elle ne respirait plus, la bouche ouverte.

– C’est fini, dit le docteur en lui prenant la main.

Jeanne regardait Paris de ses grands yeux vides. Sa figure dechèvre s’était encore allongée, avec des traits sévères, une ombregrise descendue des sourcils qu’elle fronçait ; et elle avaitainsi dans la mort son visage blême de femme jalouse. La poupée, latête renversée, les cheveux pendants, semblait morte commeelle.

– C’est fini, répéta le docteur qui laissa retomber lapetite main froide.

Hélène, la face tendue, serra son front entre ses poings, commesi elle sentait son crâne s’ouvrir. Elle ne pleurait pas, ellepromenait devant elle des regards fous. Puis, un hoquet se brisadans sa gorge ; elle venait d’apercevoir, au pied du lit, unepetite paire de souliers, oubliée là. C’était fini, Jeanne ne lesmettrait jamais plus, on pouvait donner les petits souliers auxpauvres. Et ses pleurs coulaient, elle restait par terre, roulantson visage sur la main de la morte qui avait glissé. MonsieurRambaud sanglotait. L’abbé avait haussé la voix, tandis queRosalie, dans la porte entrebâillée de la salle à manger, mordaitson mouchoir, pour ne pas faire trop de bruit.

Juste à cette minute, le docteur Deberle sonna. Il ne pouvaits’empêcher de monter prendre des nouvelles.

– Comment va-t-elle ? demanda-t-il.

– Ah ! monsieur, bégaya Rosalie, elle est morte.

Il demeura immobile, étonné de ce dénouement qu’il attendait dejour en jour. Puis, il murmura :

– Mon Dieu ! la pauvre enfant ! quelmalheur !

Et il ne trouva que cette parole bête et navrante. La portes’était refermée, il descendit.

Chapitre 4

 

Lorsque madame Deberle apprit la mort de Jeanne, elle pleura,elle eut un de ces coups de passion qui la mettaient en l’airpendant quarante-huit heures. Ce fut un désespoir bruyant, hors detoute mesure. Elle monta se jeter dans les bras d’Hélène. Puis, surun mot entendu, l’idée de faire à la petite morte des funéraillestouchantes, s’empara d’elle et bientôt l’occupa tout entière. Elles’offrit, elle se chargeait des moindres détails. La mère, épuiséede larmes, restait anéantie sur une chaise. Monsieur Rambaud, quiagissait en son nom, perdait la tête. Il consentit avec deseffusions de reconnaissance. Hélène s’éveilla un instant pour direqu’elle voulait des fleurs, beaucoup de fleurs.

Alors, sans perdre une minute, madame Deberle se donna un malinfini. Elle employa la journée du lendemain à courir chez toutesces dames, pour leur apprendre l’affreuse nouvelle. Son rêve étaitd’avoir un défilé de petites filles en robe blanche. Il lui enfallait au moins trente, et elle ne rentra que lorsqu’elle eut soncompte. Elle avait passé elle-même à l’administration des pompesfunèbres, discutant les classes, choisissant les draperies. Ontendrait les grilles du jardin, on exposerait le corps au milieudes lilas, déjà couverts de fines pointes vertes. Ce seraitcharmant.

– Mon Dieu ! pourvu qu’il fasse beau demain !laissa-t-elle échapper le soir, après ses courses faites.

La matinée fut radieuse, un ciel bleu, un soleil d’or, aveccette haleine pure et vivante du printemps. Le convoi était pourdix heures. Dès neuf heures, les tentures furent posées. Juliettevint donner aux ouvriers des conseils. Elle voulait qu’on necouvrit pas complètement les arbres. Les draperies blanches, àfranges d’argent, ouvraient un porche entre les deux battants de lagrille, rabattus dans les lilas. Mais elle rentra vite au salon,elle vint recevoir ces dames. On se réunissait chez elle, pour nepas encombrer les deux pièces de madame Grandjean. Seulement, elleétait bien ennuyée, son mari avait dû partir le matin pourVersailles : une consultation qu’on ne pouvait remettre,disait-il. Elle restait seule, jamais elle ne s’en tirerait.

Madame Berthier arriva la première, avec ses deux filles.

– Croyez-vous, s’écria madame Deberle, Henri qui melâche !… Eh bien ! Lucien, tu ne dis pasbonjour ?

Lucien était là, tout prêt pour l’enterrement avec des gantsnoirs. Il parut surpris à la vue de Sophie et de Blanche, habilléescomme si elles allaient à une procession. Un ruban de soie serraitleur robe de mousseline, leur voile, qui tombait jusqu’à terre,cachait leur petit bonnet de tulle illusion. Pendant que les deuxmères causaient, les trois enfants se regardèrent, un peu raidesdans leur toilette. Puis, Lucien dit :

– Jeanne est morte.

Il avait le cœur gros, mais il souriait pourtant, d’un sourireétonné. Depuis la veille, l’idée que Jeanne était morte le rendaitsage. Comme sa mère ne lui répondait pas, trop affairée, il avaitquestionné les domestiques. Alors, on ne bougeait plus, lorsqu’onétait mort ?

– Elle est morte, elle est morte, répétèrent les deuxsœurs, toutes roses dans leurs voiles blancs. Est-ce qu’on va lavoir ?

Un moment, il réfléchit, et, les regards perdus, la boucheouverte, comme cherchant à deviner ce qu’il y avait là-bas au-delàde ce qu’il savait, il dit à voix basse :

– On ne la verra plus.

Cependant, d’autres petites filles entraient. Lucien, sur unsigne de sa mère, allait à leur rencontre. Marguerite Tissot, dansson nuage de mousseline, avec ses grands yeux, semblait une viergeenfant ; ses cheveux blonds s’échappaient du petit bonnet,mettaient comme une pèlerine brochée d’or sous la blancheur duvoile. Un sourire discret courut, à l’arrivée des cinq demoisellesLevasseur ; elles étaient toutes pareilles, on aurait dit unpensionnat, l’aînée en tête, la plus jeune à la queue ; etleurs jupes bouffaient tellement qu’elles occupèrent un coin de lapièce. Mais, lorsque la petite Guiraud parut, les voix chuchotantesmontèrent ; on riait, on se la passait pour la voir et labaiser. Elle avait une mine de tourterelle blanche ébouriffée dansses plumes, pas plus grosse qu’un oiseau, au milieu du frisson desgazes qui la faisaient énorme et toute ronde. Sa mère elle-même netrouvait plus ses mains. Le salon, peu à peu, s’emplissait d’unetombée de neige. Quelques garçons, en redingote, tachaient de noircette pureté. Lucien, puisque sa petite femme était morte, encherchait une autre. Il hésitait beaucoup, il aurait voulu unefemme plus grande que lui, comme Jeanne. Pourtant, il paraissait sedécider pour Marguerite, dont les cheveux l’étonnaient. Il ne laquittait plus.

– Le corps n’a pas encore été descendu, vint dire Pauline àJuliette.

Pauline s’agitait, comme s’il se fût agi des préparatifs d’unbal. Sa sœur avait eu beaucoup de peine à obtenir qu’elle ne vîntpas en blanc.

– Comment ! s’écria Juliette, à quoisongent-ils ?… Je vais monter. Reste avec ces dames.

Elle quitta vivement le salon, où les mères en toilette sombrecausaient à demi-voix, tandis que les enfants n’osaient risquer unmouvement, de peur de se chiffonner. En haut, lorsqu’elle entradans la chambre mortuaire, un grand froid la saisit. Jeanne étaitencore couchée, les mains jointes ; et comme Marguerite, commeles demoiselles Levasseur, elle avait une robe blanche, un bonnetblanc, des souliers blancs. Une couronne de roses blanches, poséesur le bonnet, faisait d’elle la reine de ses petites amies, fêtéepar tout ce monde qui attendait en bas. Devant la fenêtre, la bièrede chêne, doublée de satin, s’allongeait sur deux chaises, ouvertecomme un coffret à bijoux. Les meubles étaient rangés, un ciergebrûlait ; la chambre, close, assombrie, avait l’odeur et lapaix humides d’un caveau muré depuis longtemps. Et Juliette, quivenait du soleil, de la vie souriante du dehors, restait muette,arrêtée tout d’un coup, n’osant plus dire qu’on se dépêchât.

– Il y a déjà beaucoup de monde, finit-elle parmurmurer.

Puis, n’ayant pas reçu de réponse, elle ajouta, pour parlerencore.

– Henri a dû aller en consultation à Versailles, vousl’excuserez.

Hélène, assise devant le lit, levait sur elle des yeux vides. Onne pouvait l’arracher de cette pièce. Depuis trente-six heures,elle était là, malgré les supplications de monsieur Rambaud et del’abbé Jouve, qui veillaient avec elle. Les deux nuits surtoutl’avaient brisée dans une agonie sans fin. Puis, il y avait eu ladouleur affreuse de la dernière toilette, les souliers de soieblanche dont elle s’était obstinée à chausser elle-même les piedsde la petite morte. Elle ne bougeait plus, à bout de force, commeendormie par l’excès de son chagrin.

– Vous avez des fleurs, bégaya-t-elle avec effort, les yeuxtoujours levés sur madame Deberle.

– Oui, oui, ma chère, répondit celle-ci. Ne vous tourmentezpas.

Depuis que sa fille avait rendu le dernier soupir, elle n’avaitplus que cette préoccupation : des fleurs, des moissons defleurs. À chaque nouvelle personne qu’elle voyait, elles’inquiétait, elle semblait craindre qu’on ne trouvât jamais assezde fleurs.

– Vous avez des roses ? reprit-elle après unsilence.

– Oui… Je vous assure que vous serez contente.

Elle hocha la tête, elle retomba dans son immobilité. Pourtant,les employés des pompes funèbres attendaient sur le palier. Ilfallait en finir. Monsieur Rambaud, qui lui-même chancelait commeun homme ivre, fit un signe suppliant à Juliette, pour qu’ellel’aidât à emmener la pauvre femme. Tous deux la prirent doucementsous les bras ; ils la levaient, ils la conduisaient vers lasalle à manger. Mais quand elle comprit, elle les repoussa, dansune crise suprême de désespoir. Ce fut une scène navrante. Elles’était jetée à genoux devant le lit, cramponnée aux draps,emplissant la chambre du tumulte de sa révolte ; tandis queJeanne, étendue dans l’éternel silence, raidie et toute froide,gardait un visage de pierre. La face avait un peu noirci, la boucheprenait une moue d’enfant vindicative ; et c’était ce masquesombre et sans pardon de fille jalouse qui affolait Hélène. Ellel’avait bien vue, depuis trente-six heures, se glacer dans sarancune, devenir plus farouche à mesure qu’elle se rapprochait dela terre. Quel soulagement, si Jeanne, une dernière fois, avait pului sourire !

– Non, non ! criait-elle. Je vous en supplie,laissez-la un instant… Vous ne pouvez pas me la prendre. Je veuxl’embrasser… Oh ! un instant, un seul instant…

Et, de ses bras tremblants, elle la tenait, elle la disputait àces hommes qui se cachaient dans l’antichambre, le dos tourné, d’unair d’ennui. Mais ses lèvres n’échauffaient pas le froid visage,elle sentait Jeanne s’entêter et se refuser. Alors, elles’abandonna aux mains qui l’entraînaient, elle tomba sur une chaisede la salle à manger, avec cette plainte sourde, répétée vingtfois :

– Mon Dieu… mon Dieu…

L’émotion avait épuisé monsieur Rambaud et madame Deberle. Aprèsun court silence, quand celle-ci entrebâilla la porte, c’étaitfini. Il n’y avait pas eu un bruit, à peine un léger froissement.Les vis, huilées à l’avance, fermaient à jamais le couvercle. Et lachambre était vide, un drap blanc cachait la bière.

Alors, la porte resta ouverte, on laissa Hélène libre.Lorsqu’elle rentra, elle eut un regard éperdu sur les meubles,autour des murs. On venait d’emporter le corps. Rosalie avait tiréla couverture pour effacer jusqu’au poids léger de celle qui étaitpartie. Et, ouvrant les bras dans un geste fou, les mains tendues,Hélène se précipita vers l’escalier. Elle voulait descendre.Monsieur Rambaud la retenait, pendant que madame Deberle luiexpliquait que cela ne se faisait pas. Mais elle jurait d’êtreraisonnable, de ne pas suivre l’enterrement. On pouvait bien luipermettre de voir ; elle se tiendrait tranquille dans lepavillon. Tous deux pleuraient en l’écoutant. Il fallut l’habiller.Juliette cacha sa robe d’appartement sous un châle noir. Seulementelle ne trouvait pas de chapeau ; enfin, elle en découvrit un,dont elle arracha un bouquet de verveines rouges. Monsieur Rambaud,qui devait conduire le deuil, prit Hélène à son bras. Quand on futdans le jardin :

– Ne la quittez pas, murmura madame Deberle. Moi, j’ai untas d’affaires…

Et elle s’échappa. Hélène marchait péniblement, cherchant duregard devant elle. En entrant dans le grand jour, elle avait eu unsoupir. Mon Dieu ! quelle belle matinée ! Mais ses yeuxétaient allés droit à la grille, elle venait d’apercevoir la petitebière sous les tentures blanches. Monsieur Rambaud ne la laissaapprocher que de deux ou trois pas.

– Voyons, soyez courageuse, disait-il, tout frissonnantlui-même.

Ils regardèrent. L’étroit cercueil baignait dans un rayon. Surun coussin de dentelle, aux pieds, était posé un crucifix d’argent.À gauche, un goupillon trempait dans un bénitier. Les grandscierges brûlaient sans une flamme, tachant seulement le soleil depetites âmes dansantes qui s’envolaient. Sous les tentures, desbranches d’arbres faisaient un berceau, avec leurs bourgeonsviolâtres. C’était un coin de printemps, où tombait, par unécartement des draperies, la poussière d’or du large rayon quiépanouissait les fleurs coupées, dont la bière était couverte. Il yavait là un écroulement de fleurs, des gerbes de roses blanches entas, des camélias blancs, des lilas blancs, des œillets blancs,toute une neige amassée de pétales blancs ; le corpsdisparaissait, des grappes blanches glissaient du drap ; parterre des pervenches blanches, des jacinthes blanches avaient couléet s’effeuillaient. Les rares passants de la rue Vineuses’arrêtaient, avec un sourire ému, devant ce jardin ensoleillé oùcette petite morte dormait sous les fleurs. Tout ce blanc chantait,une pureté éclatante flambait dans la lumière, le soleil chauffaitles tentures, les bouquets et les couronnes, d’un frisson de vie.Au-dessus des roses, une abeille bourdonnait.

– Les fleurs… les fleurs…, murmura Hélène, qui ne trouvapas d’autres paroles.

Elle appuyait son mouchoir sur ses lèvres, ses yeuxs’emplissaient de larmes, il lui semblait que Jeanne devait avoirchaud, et cette pensée la brisait davantage, d’un attendrissementoù il y avait de la reconnaissance pour ceux qui venaient decouvrir l’enfant de toutes ces fleurs. Elle voulut s’avancer,monsieur Rambaud ne songea plus à la retenir. Comme il faisait bonsous les tentures ! Un parfum montait, l’air tiède n’avait pasun souffle. Alors, elle se baissa et ne choisit qu’une rose.C’était une rose qu’elle venait chercher, pour la glisser dans soncorsage. Mais un tremblement la prenait, monsieur Rambaud eutpeur.

– Ne restez pas là, dit-il, en l’entraînant. Vous avezpromis de ne pas vous rendre malade.

Il cherchait à la conduire dans le pavillon, lorsque la porte dusalon s’ouvrit toute grande. Pauline parut la première. Elles’était chargée d’organiser le cortège. Une à une, les petitesfilles descendirent. Il semblait que ce fût une floraison hâtive,des aubépines miraculeusement fleuries. Les robes blanches segonflaient dans le soleil, se moiraient de transparences, où toutesles nuances délicates du blanc passaient comme sur des ailes decygne. Un pommier laissait tomber ses pétales, des fils de laVierge flottaient, les robes étaient la candeur même du printemps.Elles ne cessaient point, elles entouraient déjà la pelouse, etelles descendaient toujours le perron, légères, envolées comme unduvet, épanouies tout d’un coup au grand air.

Alors, quand le jardin fut tout blanc, en face de cette bandelâchée de petites filles, Hélène eut un souvenir. Elle se rappelale bal de l’autre belle saison, avec la joie dansante des petitspieds. Et elle revoyait Marguerite en laitière, sa boîte au laitpendue à la ceinture, Sophie en soubrette, tournant au bras de sasœur Blanche, dont le costume de Folie sonnait un carillon. Puis,c’étaient les cinq demoiselles Levasseur, des Chaperons rouges quimultipliaient les toquets de satin ponceau à bandes de veloursnoir ; tandis que la petite Guiraud, avec son papillond’Alsacienne dans les cheveux, sautait comme une perdue, en faced’un Arlequin deux fois plus grand qu’elle. Aujourd’hui, toutesétaient blanches. Jeanne aussi était blanche, sur l’oreiller desatin blanc, dans les fleurs. La fine Japonaise, au chignontraversé de longues épingles, à la tunique de pourpre brodéed’oiseaux, s’en allait en robe blanche.

– Comme elles ont grandi ! murmura Hélène, qui éclataen larmes.

Toutes étaient là, sa fille seule manquait. Monsieur Rambaud lafit entrer dans le pavillon ; mais elle resta sur la porte,elle voulait voir le cortège se mettre en marche. Des dames vinrentla saluer discrètement. Les enfants la regardaient, de leurs yeuxbleus étonnés.

Cependant, Pauline circulait, donnait des ordres. Elle étouffaitsa voix pour la circonstance ; mais elle s’oubliait parmoments.

– Allons, soyez sages… Regarde, petite bête, tu es déjàsale… Je viendrai vous prendre, ne bougez pas.

Le corbillard arrivait, on pouvait partir. Madame Deberle parutet s’écria :

– On a oublié les bouquets !… Pauline, vite lesbouquets !

Alors, il y eut un peu de confusion. On avait préparé un bouquetde roses blanches pour chaque petite fille. Il fallut distribuerces roses ; les enfants, ravies, tenaient les grosses touffesdevant elles, comme des cierges. Lucien, qui ne quittait plusMarguerite, respirait avec délices, pendant qu’elle lui poussaitses fleurs dans la figure. Toutes ces gamines, avec leurs mainsfleuries, riaient dans le soleil, puis devenaient tout d’un coupsérieuses, en suivant des yeux la bière que des hommes chargeaientsur le corbillard.

– Elle est là-dedans ? demanda Sophie très bas.

Sa sœur Blanche fit un signe de tête. Puis, elle dit à sontour :

– Pour les hommes, c’est grand comme ça.

Elle parlait du cercueil, elle élargissait les bras tant qu’ellepouvait. Mais la petite Marguerite eut un rire, le nez dans sesroses, en racontant que ça lui faisait des chatouilles. Alors, lesautres enfoncèrent aussi leur nez, pour voir. On les appelait,elles redevinrent sages.

Dehors, le cortège défila. Au coin de la rue Vineuse, une femmeen cheveux, les pieds chaussés de savates, pleurait et s’essuyaitles joues avec le coin de son tablier. Quelques personnes s’étaientmises aux fenêtres, des exclamations apitoyées montèrent dans lesilence de la rue. Le corbillard roulait sans bruit, tendu dedraperies blanches à franges d’argent ; on entendait seulementles pas cadencés des deux chevaux blancs, assourdis sur la terrebattue de la chaussée. C’était comme une moisson de fleurs, debouquets et de couronnes, que ce char emportait ; on ne voyaitpas la bière, de légers cahots secouaient les gerbes amoncelées, lechar derrière lui semait des branches de lilas. Aux quatre coins,volaient de longs rubans de moire blanche, que tenaient quatrepetites filles, Sophie et Marguerite, une demoiselle Levasseur etla petite Guiraud, celle-ci si mignonne, si trébuchante, que samère l’accompagnait. Les autres, en troupe serrée, entouraient lecorbillard, avec leurs touffes de roses à la main. Elles marchaientdoucement, leurs voiles s’enlevaient, les roues tournaient aumilieu de cette mousseline, comme portées sur un nuage, oùsouriaient des têtes délicates de chérubins. Puis, derrière, à lasuite de monsieur Rambaud, le visage pâle et baissé, venaient desdames, quelques petits garçons, Rosalie, Zéphyrin, les domestiquesdes Deberle. Cinq voitures de deuil, vides, suivaient. Dans la rue,pleine de soleil, des pigeons blancs prirent leur vol, au passagede ce char du printemps.

– Mon Dieu ! quel ennui ! répétait madameDeberle, en voyant le cortège s’ébranler. Si Henri avait retardécette consultation ! Je le lui disais bien.

Elle ne savait que faire d’Hélène, affaissée sur un siège dupavillon. Henri serait resté près d’elle. Il l’aurait un peuconsolée. C’était très désagréable, qu’il ne fût pas là.Heureusement, mademoiselle Aurélie voulut bien se proposer ;elle n’aimait pas les choses tristes, elle s’occuperait en mêmetemps de la collation que les enfants devaient trouver à leurretour. Madame Deberle se hâta de rejoindre le convoi qui sedirigeait vers l’église, par la rue de Passy.

Maintenant, le jardin était vide, des ouvriers pliaient lestentures. Il n’y avait plus, sur le sable, à la place où Jeanneavait passé, que les pétales effeuillés d’un camélia. Et Hélène,tombée tout d’un coup à cette solitude et à ce grand silence,éprouvait de nouveau l’angoisse, l’arrachement de l’éternelleséparation. Une seule fois encore, être auprès d’elle une seulefois ! L’idée fixe que Jeanne s’en allait fâchée, avec sonvisage muet et noir de rancune, la traversait de la brûlure vived’un fer rouge. Alors, voyant bien que mademoiselle Aurélie lagardait, elle fut pleine de ruse pour lui échapper et courir aucimetière.

– Oui, c’est une grande perte, répétait la vieille fille,installée commodément dans un fauteuil. Moi, j’aurais adoré lesenfants, les petites filles surtout. Eh bien ! quand j’ysonge, je suis contente de ne m’être pas mariée. Ça évite deschagrins…

Elle croyait la distraire. Elle parla d’une de ses amies quiavait eu six enfants ; tous étaient morts. Une autre damerestait seule avec un grand fils qui la battait ; celui-làaurait dû mourir, sa mère se serait consolée sans peine. Hélènesemblait l’écouter. Elle ne bougeait plus, agitée seulement d’untremblement d’impatience.

– Vous voilà plus calme, dit enfin mademoiselle Aurélie.Mon Dieu ! il faut toujours finir par se faire une raison.

La porte de la salle à manger s’ouvrait dans le pavillonjaponais. Elle s’était levée, elle poussa cette porte, allongea lecou. Des assiettes de gâteaux couvraient la table. Hélène,vivement, s’enfuit par le jardin. La grille était ouverte, lesouvriers des pompes funèbres emportaient leur échelle.

À gauche, la rue Vineuse tourne dans la rue des Réservoirs.C’est là que se trouve le cimetière de Passy. Un mur de soutènementcolossal s’élève du boulevard de la Muette, le cimetière est commeune terrasse immense qui domine la hauteur, le Trocadéro, lesavenues, Paris entier. En vingt pas, Hélène fut devant la portebéante, déroulant le champ désert des tombes blanches et des croixnoires. Elle entra. Deux grands lilas bourgeonnaient aux angles dela première allée. On enterrait rarement, des herbes follespoussaient, quelques cyprès coupaient les verdures de leurs barressombres. Hélène s’enfonça droit devant elle ; une bande demoineaux s’effaroucha, un fossoyeur leva la tête, après avoir lancéà la volée sa pelletée de terre. Sans doute, le convoi n’était pasarrivé, le cimetière semblait vide. Elle coupa à droite, poussajusqu’au parapet de la terrasse ; et, comme elle faisait letour, elle aperçut derrière un bouquet d’acacias les petites fillesen blanc, agenouillées devant le caveau provisoire, où l’on venaitde descendre le corps de Jeanne. L’abbé Jouve, la main tendue,donnait une dernière bénédiction. Elle entendit seulement le bruitsourd de la pierre du caveau qui retombait. C’était fini.

Cependant, Pauline l’avait aperçue et la montrait à madameDeberle. Celle-ci se fâcha presque, murmurant :

– Comment ! elle est venue ! Mais ça ne se faitpas, c’est de très mauvais goût !

Elle s’avança, lui témoigna par son air de figure qu’elle ladésapprouvait. D’autres dames s’approchèrent à leur tour,curieusement. Monsieur Rambaud l’avait rejointe, debout etsilencieux près d’elle. Elle s’était appuyée à un des acacias, sesentant défaillir, fatiguée de tout ce monde. Tandis qu’ellerépondait par des hochements de tête aux condoléances, une seulepensée l’étouffait : elle était arrivée trop tard, elle avaitentendu le bruit de la pierre qui retombait. Et ses yeux revenaienttoujours au caveau, dont un gardien du cimetière balayait lamarche.

– Pauline, surveille les enfants, répétait madameDeberle.

Les petites filles agenouillées se levaient comme un vol demoineaux blancs. Quelques-unes, trop petites, les genoux perdusdans leurs jupes, s’étaient assises par terre ; on dut lesramasser. Pendant qu’on descendait Jeanne, les grandes avaientallongé la tête, pour voir au fond du trou. C’était très noir, unfrisson les pâlissait. Sophie assurait tout bas qu’on restaitlà-dedans des années, des années. La nuit aussi ? demandaitune des demoiselles Levasseur. Certainement, la nuit aussi,toujours. Oh ! la nuit, Blanche y serait morte. Toutes seregardaient, les yeux très grands, comme si elles venaientd’entendre une histoire de voleurs. Mais quand elles furent debout,lâchées autour du caveau, elles redevinrent roses ; ce n’étaitpas vrai, on disait des contes pour rire. Il faisait trop bon, cejardin était joli avec ses grandes herbes ; comme on auraitfait de belles parties de cache-cache, derrière toutes cespierres ! Les petits pieds dansaient déjà, les robes blanchesbattaient, pareilles à des ailes. Dans le silence des tombes, lapluie tiède et lente du soleil épanouissait cette enfance. Lucienavait fini par fourrer la main sous le voile de Marguerite ;il touchait ses cheveux, il voulait savoir si elle ne mettait riendessus, pour qu’ils fussent si jaunes. La petite se rengorgeait.Puis, il lui dit qu’ils se marieraient ensemble. Marguerite voulaitbien, mais elle avait peur qu’il ne lui tirât les cheveux. Il lestouchait encore, il les trouvait doux comme du papier àlettres.

– N’allez pas si loin, cria Pauline.

– Eh bien ! nous partons, dit madame Deberle. Nous nefaisons rien là, les enfants doivent avoir faim…

Il fallut réunir les petites filles qui s’étaient débandéescomme un pensionnat en récréation. On les compta, la petite Guiraudmanquait ; enfin, on l’aperçut très loin, dans une allée, sepromenant gravement avec l’ombrelle de sa mère. Alors, les dames sedirigèrent vers la porte, en poussant devant elles le flot desrobes blanches. Madame Berthier félicitait Pauline sur son mariage,qui devait avoir lieu le mois suivant. Madame Deberle disaitqu’elle partait dans trois jours pour Naples, avec son mari etLucien. Le monde s’écoulait, Zéphyrin et Rosalie restèrent lesderniers. À leur tour, ils s’éloignèrent. Ils se prirent le bras,ravis de cette promenade, malgré leur gros chagrin ; ilsralentissaient le pas, et leur dos d’amoureux, un moment encore,dansa dans la lumière, au bout de l’avenue.

– Venez, murmura monsieur Rambaud.

Mais Hélène, d’un geste le pria d’attendre. Elle restait seule,il lui semblait qu’une page de sa vie était arrachée. Quand elleeut vu les dernières personnes disparaître, elle s’agenouillapéniblement devant le caveau. L’abbé Jouve, en surplis, ne s’étaitpoint encore relevé. Tous deux prièrent longtemps. Puis, sansparler, avec son beau regard de charité et de pardon, le prêtrel’aida à se mettre debout.

– Donne-lui ton bras, dit-il simplement à monsieurRambaud.

À l’horizon, Paris blondissait sous la radieuse matinée deprintemps. Dans le cimetière, un pinson chantait.

Chapitre 5

 

Deux ans s’étaient écoulés. Un matin de décembre, le petitcimetière dormait dans un grand froid. Il neigeait depuis laveille, une neige fine que chassait le vent du nord. Du ciel quipâlissait, les flocons plus rares tombaient avec une légèretévolante de plumes. La neige se durcissait déjà, une haute fourrurede cygne bordait le parapet de la terrasse. Au-delà de cette ligneblanche, dans la pâleur brouillée de l’horizon, Pariss’étendait.

Madame Rambaud priait encore, à genoux devant le tombeau deJeanne, sur la neige. Son mari venait de se relever, silencieux.Ils s’étaient épousés en novembre, à Marseille. Monsieur Rambaudavait vendu sa maison des Halles, il se trouvait à Paris depuistrois jours pour terminer cette affaire ; et la voiture quiles attendait, rue des Réservoirs, devait passer à l’hôtel prendreleurs malles et les conduire ensuite au chemin de fer. Hélène avaitfait le voyage dans l’unique pensée de s’agenouiller là. Ellerestait immobile, la tête basse, comme perdue et ne sentant pas lafroide terre qui lui glaçait les genoux.

Cependant, le vent cessait. Monsieur Rambaud s’était avancé surla terrasse, pour la laisser à la douleur muette de ses souvenirs.Une brume s’élevait des lointains de Paris, dont l’immensités’enfonçait dans le vague blafard de cette nuée. Au pied duTrocadéro, la ville couleur de plomb semblait morte, sous la tombéelente des derniers brins de neige. C’était, dans l’air devenuimmobile, une moucheture pâle sur les fonds sombres, filant avec unbalancement insensible et continu. Au-delà des cheminées de laManutention, dont les tours de brique prenaient le ton du vieuxcuivre, le glissement sans fin de ces blancheurs s’épaississait, onaurait dit des gazes flottantes, déroulées fil à fil. Pas un soupirne montait, de cette pluie du rêve, enchantée en l’air, tombantendormie et comme bercée. Les flocons paraissaient ralentir leurvol, à l’approche des toitures ; ils se posaient un à un, sanscesse, par millions, avec tant de silence, que les fleurs quis’effeuillent font plus de bruit ; et un oubli de la terre etde la vie, une paix souveraine venait de cette multitude enmouvement, dont on n’entendait pas la marche dans l’espace. Le ciels’éclairait de plus en plus, partout à la fois, d’une teintelaiteuse, que des fumées troublaient encore. Peu à peu, les îlotséclatants des maisons se détachaient, la ville apparaissait à vold’oiseau, coupée de ses rues et de ses places, dont les tranchéeset les trous d’ombre dessinaient l’ossature géante desquartiers.

Hélène, lentement, s’était relevée. À terre, ses deux genouxrestaient marqués sur la neige. Enveloppée d’un large manteausombre, bordé de fourrure, elle semblait très grande, les épaulessuperbes dans tout ce blanc. La barrette de son chapeau, une tressede velours noir, lui mettait au front l’ombre d’un diadème. Elleavait retrouvé son beau visage tranquille, ses yeux gris et sesdents blanches, son menton rond, un peu fort, qui lui donnait unair raisonnable et ferme. Lorsqu’elle tournait la tête, son profilprenait de nouveau une pureté grave de statue. Le sang dormait sousla pâleur reposée des joues, on la sentait rentrée dans la hauteurde son honnêteté. Deux larmes avaient roulé de ses paupières, soncalme était fait de sa douleur ancienne. Et elle se tenait debout,devant le tombeau, une simple colonne, où le nom de Jeanne étaitsuivi de deux dates, mesurant la courte existence de la petitemorte de douze ans.

Autour d’elle, le cimetière étalait la blancheur de son drap,que crevaient des angles de tombes rouillées, des fers de croixpareils à des bras en deuil. Seuls, les pas d’Hélène et de monsieurRambaud avaient fait un sentier dans ce coin désert. C’était unesolitude sans tache, où les morts dormaient. Les allées enfonçaientles fantômes légers des arbres. Par moments, un paquet de neigetombait sans bruit d’une branche trop chargée ; et rien nebougeait plus. À l’autre bout, un piétinement noir avaitpassé : on enterrait sous ce linceul. Un second convoi venaità gauche. Les bières et les cortèges filaient en silence, comme desombres découpées, sur la pâleur d’un linge.

Hélène sortait de sa rêverie, lorsqu’elle aperçut près d’elleune mendiante qui se traînait. C’était la mère Fétu, dont la neigeassourdissait les gros souliers d’homme, crevés et raccommodés avecdes ficelles. Jamais elle ne l’avait vue grelotter d’une misère sinoire, couverte de guenilles plus sales, engraissée encore, l’airabêti. La vieille, par les vilains temps, les fortes gelées, lespluies battantes, suivait maintenant les convois, pour spéculer surl’apitoiement des gens charitables ; et elle savait qu’aucimetière la peur de la mort fait donner des sous ; ellevisitait les tombes, s’approchant des gens agenouillés au moment oùils fondaient en larmes, parce que, alors, ils ne pouvaientrefuser. Depuis un instant, entrée avec le dernier cortège, elleguettait Hélène de loin. Mais elle n’avait point reconnu la bonnedame, elle racontait avec de petits sanglots, la main tendue,qu’elle avait chez elle deux enfants qui mouraient de faim. Hélènel’écoutait, muette devant cette apparition. Les enfants étaientsans feu, l’aîné s’en allait de la poitrine. Tout d’un coup, lamère Fétu s’arrêta ; un travail se faisait dans les mille plisde son visage, ses yeux minces clignotaient. Comment ! c’étaitla bonne dame ! Le Ciel avait donc exaucé ses prières !Et, sans arranger l’histoire des enfants, elle se mit à geindre,avec un flot de paroles intarissable. Des dents lui manquaientencore, on l’entendait à peine. Toutes les misères du bon Dieu luiétaient tombées sur la tête. Son monsieur avait donné congé, ellevenait de rester trois mois dans son lit ; oui, ça la tenaittoujours, maintenant ça lui grouillait partout, une voisine disaitqu’une araignée devait pour sûr lui être entrée par la bouche,pendant qu’elle dormait. Si elle avait eu seulement un peu de feu,elle se serait chauffé le ventre ; il n’y avait plus que çapour la soulager. Mais rien de rien, pas des bouts d’allumettes.Peut-être bien que Madame était allée en voyage ? C’étaientses affaires. Enfin, elle la trouvait joliment portante, etfraîche, et belle. Dieu lui rendrait tout ça. Comme Hélène tiraitsa bourse, la mère Fétu souffla, en s’appuyant à la grille dutombeau de Jeanne.

Les convois s’en étaient allés. Quelque part, dans une fossevoisine, on entendait les coups de pioche réguliers d’un fossoyeurqu’on ne voyait pas. Pourtant, la vieille avait repris haleine, lesyeux fixés sur la bourse. Alors, pour augmenter l’aumône, elle semontra très câline, elle parla de l’autre dame. On ne pouvait pasdire, c’était une dame charitable ; eh bien ! elle nesavait pas faire, son argent ne profitait pas. Prudemment, elleregardait Hélène en disant ces choses. Ensuite, elle se hasarda ànommer le docteur. Oh ! celui-là était bon comme le bon pain.L’été dernier, il avait encore fait un voyage avec sa femme. Leurpetit poussait, un bel enfant. Mais les doigts d’Hélène, quiouvraient la bourse, avaient tremblé, et la mère Fétu, tout d’uncoup, changea de voix. Stupide, effarée, elle venait seulement decomprendre que la bonne dame se trouvait là près du tombeau de safille. Elle bégaya, soupira, tâcha de la faire pleurer. Unemignonne si gentille, avec des amours de petites mains, qu’ellevoyait encore lui donner des pièces blanches. Et comme elle avaitde longs cheveux, comme elle regardait les pauvres avec de grandsyeux pleins de larmes ! Ah ! on ne remplaçait pas un angepareil ; il n’y en avait plus, on pouvait chercher dans toutPassy. Aux beaux jours, elle apporterait chaque dimanche un bouquetde pâquerettes, cueilli dans le fossé des fortifications. Elle setut, inquiète du geste dont Hélène lui coupa la parole. C’étaitdonc qu’elle ne trouvait plus ce qu’il fallait dire ? La bonnedame ne pleurait pas, et elle ne lui donna qu’une pièce de vingtsous.

Monsieur Rambaud, cependant, s’était approché du parapet de laterrasse. Hélène alla le rejoindre. Alors, la vue du monsieuralluma les yeux de la mère Fétu. Elle ne le connaissait pas,celui-là ; ce devait être un nouveau. Traînant les pieds, ellemarcha derrière Hélène, en appelant sur elle toutes lesbénédictions du paradis ; et, lorsqu’elle fut près de monsieurRambaud, elle reparla du docteur. En voilà un qui aurait un belenterrement, quand il mourrait, si les pauvres gens, qu’il avaitsoignés pour rien, suivaient son corps ! Il était un peucoureur, personne ne disait le contraire. Des dames de Passy leconnaissaient bien. Mais ça ne l’empêchait pas d’adorer sa femme,une femme si gentille, qui aurait pu se mal conduire et qui n’ysongeait seulement plus. Un vrai ménage de tourtereaux. Est-ce queMadame leur avait dit bonjour ? Ils étaient pour sûr chez eux,elle venait de voir les persiennes ouvertes, rue Vineuse. Ilsaimaient tant Madame autrefois, ils seraient si heureux del’embrasser ! En mâchant ces bouts de phrases, la vieilleguignait monsieur Rambaud. Il l’écoutait, avec sa tranquillité debrave homme. Les souvenirs évoqués devant lui ne mettaient pas uneombre sur son visage paisible. Il crut seulement remarquer quel’acharnement de cette mendiante importunait Hélène, et il fouilladans sa poche, il lui fit à son tour une aumône, en l’éloignant dugeste. Lorsqu’elle vit une seconde pièce blanche, la mère Fétuéclata en remerciements. Elle achèterait un peu de bois, ellechaufferait son mal ; il n’y avait plus que ça pour lui calmerle ventre. Oui, un vrai ménage de tourtereaux à preuve que la dameétait accouchée, l’autre hiver, d’un deuxième enfant, une bellepetite fille, rose et grasse, qui devait aller sur ses quatorzemois. Le jour du baptême, à la porte de l’église, le docteur luiavait mis cent sous dans la main. Ah ! les bons cœurs serencontrent, Madame lui portait chance. Faites, mon Dieu ! queMadame n’ait pas un chagrin, comblez-la de toutes lesprospérités ! Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit, ainsisoit-il !

Hélène resta toute droite devant Paris, pendant que la mère Fétus’en allait au milieu des tombes, en bredouillant trois Pater ettrois Ave. La neige avait cessé, les derniers flocons s’étaientposés sur les toits avec une lenteur lasse ; et, dans le vasteciel d’un gris de perle, derrière les brumes qui se fondaient, leton d’or du soleil allumait une clarté rose. Une seule bande debleu, sur Montmartre, bordait l’horizon, d’un bleu si lavé et sitendre, qu’on aurait dit l’ombre d’un satin blanc. Paris sedégageait des fumées, s’élargissait avec ses champs de neige, sadébâcle qui le figeait dans une immobilité de mort. Maintenant, lesmouchetures volantes ne donnaient plus à la ville ce grand frisson,dont les ondes pâles tremblaient sur les façades couleur derouille. Les maisons sortaient toutes noires des masses blanches oùelles dormaient, comme moisies par des siècles d’humidité. Des ruesentières semblaient ruinées, dévorées de salpêtre, les toituresprès de fléchir, les fenêtres enfoncées déjà. Une place, dont onapercevait le carré plâtreux, s’emplissait d’un tas de décombres.Mais, à mesure que la bande bleue grandissait du côté deMontmartre, une lumière coulait, limpide et froide comme une eau desource, mettant Paris sous une glace où les lointains eux-mêmesprenaient une netteté d’image japonaise.

Dans son manteau de fourrure, les mains perdues au bord desmanches, Hélène songeait. Une seule pensée revenait en elle commeun écho. Ils avaient eu un enfant, une petite fille rose etgrasse ; et elle la voyait à l’âge adorable où Jeannecommençait à parler. Les petites filles sont si mignonnes àquatorze mois ! Elle comptait les mois ; quatorze, celafaisait presque deux ans, en tenant compte des autres ; justel’époque, à quinze jours près. Alors, elle eût une visionensoleillée de l’Italie, un pays idéal, avec des fruits d’or, oùles amants s’en allaient sous des nuits embaumées, les bras à lataille. Henri et Juliette marchaient devant elle, dans un clair delune. Ils s’aimaient comme des époux qui redeviennent des amants.Une petite fille rose et grasse, dont les chairs nues rient ausoleil, tandis qu’elle essaie de bégayer des mots confus que samère étouffe sous des baisers ! Et elle pensait à ces chosessans colère, le cœur muet, élargissant encore sa sérénité dans latristesse. Le pays du soleil avait disparu, elle promenait seslents regards sur Paris, dont l’hiver raidissait le grand corps.Des colosses de marbre semblaient couchés dans la paix souverainede leur froideur, les membres las d’une vieille souffrance qu’ilsne sentaient plus. Un trou bleu s’était fait au-dessus duPanthéon.

Pourtant, ses souvenirs redescendaient les jours. Elle avaitvécu dans une stupeur, à Marseille. Un matin, en passant rue desPetites-Maries, elle s’était mise à sangloter devant la maison deson enfance. C’était la dernière fois qu’elle avait pleuré.Monsieur Rambaud venait souvent ; elle le sentait autourd’elle comme une protection. Il n’exigeait rien, il n’ouvraitjamais son cœur. Vers l’automne, elle l’avait vu entrer un soir,les yeux rouges, brisé par un grand chagrin : son frère,l’abbé Jouve, était mort. À son tour, elle l’avait consolé.Ensuite, elle ne se rappelait plus nettement. L’abbé semblait sanscesse derrière eux, elle cédait à la résignation dont ill’enveloppait. Puisqu’il voulait encore cette chose, elle netrouvait pas de raison pour refuser. Cela lui paraissait très sage.D’elle-même, comme son deuil prenait fin, elle avait réglé posémentles détails avec monsieur Rambaud. Les mains de son vieil amitremblaient de tendresse éperdue. Comme elle voudrait, ill’attendait depuis des mois, un signe lui suffisait. Ils s’étaientmariés en noir. Le soir des noces, lui aussi avait baisé ses piedsnus, ses beaux pieds de statue qui redevenaient de marbre. Et lavie se déroulait de nouveau.

Tandis que le ciel bleu grandissait à l’horizon, cet éveil de samémoire était une surprise pour Hélène. Elle avait donc été follependant un an ? Aujourd’hui, lorsqu’elle évoquait la femme quiavait vécu près de trois années dans cette chambre de la rueVineuse, elle croyait juger une personne étrangère, dont laconduite l’emplissait de mépris et d’étonnement. Quel coupd’étrange folie, quel mal abominable, aveugle comme lafoudre ! Elle ne l’avait pourtant pas appelé. Elle vivaittranquille, cachée dans son coin, perdue dans l’adoration de safille. La route s’allongeait devant elle, sans une curiosité, sansun désir. Et un souffle avait passé, elle était tombée par terre. Àcette heure encore, elle ne s’expliquait rien. Son être avait cesséde lui appartenir, l’autre personne agissait en elle. Était-cepossible ? elle faisait ces choses ! Puis, un grand froidla glaçait, Jeanne s’en allait sous les roses. Alors, dansl’engourdissement de sa douleur, elle redevenait très calme, sansun désir, sans une curiosité, continuant sa marche lente sur laroute toute droite. Sa vie reprenait, avec sa paix sévère et sonorgueil de femme honnête.

Monsieur Rambaud fit un pas, voulut l’emmener de ce lieu detristesse. Mais, d’un geste, Hélène lui témoigna l’envie de resterencore. Elle s’était approchée du parapet, elle regardait en bas,sur l’avenue de la Muette, une station de voitures dont la filemettait au bord du trottoir une queue de vieux carrosses crevés parl’âge. Les capotes et les roues blanchies, les chevaux couverts demousse, semblaient se pourrir là depuis des temps très anciens. Descochers restaient immobiles, raidis dans leurs manteaux gelés. Surla neige, d’autres voitures, une à une, péniblement, avançaient.Les bêtes glissaient, tendaient le cou, tandis que des hommes,descendus de leur siège, les tenaient à la bride, avec desjurons ; et l’on voyait, derrière les vitres, des figures devoyageurs patients, renversés contre les coussins, résignés à faireen trois quarts d’heure une course de dix minutes. Une ouateétouffait les bruits ; seules les voix montaient, dans cettemort des rues, avec une vibration particulière, grêles etdistinctes : des appels, des rires de gens surpris par leverglas, des colères de charretiers faisant claquer leurs fouets,un ébrouement de cheval soufflant de peur. Plus loin, à droite, lesgrands arbres du quai étaient des merveilles. On aurait dit desarbres de verre filé, d’immenses lustres de Venise, dont descaprices d’artistes avaient tordu les bras piqués de fleurs. Levent, du côté du nord, avait changé les troncs en fûts de colonne.En haut, s’embroussaillaient des rameaux duvetés, des aigrettes deplume, une exquise découpure de brindilles noires, bordées defilets blancs. Il gelait, pas une haleine ne passait dans l’airlimpide.

Et Hélène se disait qu’elle ne connaissait pas Henri. Pendant unan, elle l’avait vu presque chaque jour ; il était resté desheures et des heures à se serrer contre elle, à causer, les yeuxdans les yeux. Elle ne le connaissait pas. Un soir, elle s’étaitdonnée et il l’avait prise. Elle ne le connaissait pas, ellefaisait un immense effort sans pouvoir comprendre. D’oùvenait-il ? Comment se trouvait-il près d’elle ? Quelhomme était-ce pour qu’elle lui eût cédé, elle qui serait plutôtmorte que de céder à un autre ? Elle l’ignorait, il y avait làun vertige où chancelait sa raison. Au dernier comme au premierjour, il lui restait étranger. Vainement elle réunissait les petitsfaits épars, ses paroles, ses actes, tout ce qu’elle se rappelaitde sa personne. Il aimait sa femme et son enfant, il souriait d’unair fin, il gardait l’attitude correcte d’un homme bien élevé.Puis, elle revoyait son visage en feu, ses mains égarées de désirs.Des semaines coulaient, il disparaissait, il était emporté. À cetteheure, elle n’aurait su dire où elle lui avait parlé pour ladernière fois. Il passait, son ombre s’en était allée avec lui. Etleur histoire n’avait pas d’autre dénouement. Elle ne leconnaissait pas.

Sur la ville, un ciel bleu, sans une tache, se déployait. Hélèneleva la tête, lasse de souvenirs, heureuse de cette pureté. C’étaitun bleu limpide, très pâle, à peine un reflet bleu dans lablancheur du soleil. L’astre, bas sur l’horizon, avait un éclat delampe d’argent. Il brûlait sans chaleur, dans la réverbération dela neige, au milieu de l’air glacé. En bas, de vastes toitures, lestuiles de la Manutention, les ardoises des maisons du quai,étalaient des draps blancs, ourlés de noir. De l’autre côté dufleuve, le carré du Champ-de-Mars déroulait une steppe, où despoints sombres, des voitures perdues, faisaient songer à destraîneaux russes filant avec un bruit de clochettes ; tandisque les ormes du quai d’Orsay, rapetissés par l’éloignement,alignaient des floraisons de fins cristaux, hérissant leursaiguilles. Dans l’immobilité de cette mer de glace, la Seineroulait des eaux terreuses, entre ses berges qui la bordaientd’hermine ; elle charriait depuis la veille, et l’ondistinguait nettement, contre les piles du pont des Invalides,l’écrasement des blocs s’engouffrant sous les arches. Puis, lesponts s’échelonnaient, pareils à des dentelles blanches, de plus enplus délicates, jusqu’aux roches éclatantes de la Cité, que lestours de Notre-Dame surmontaient de leurs pics neigeux. D’autrespointes, à gauche, trouaient la plaine uniforme des quartiers.Saint-Augustin, l’Opéra, la tour Saint-Jacques étaient comme desmonts où règnent les neiges éternelles ; plus près, lespavillons des Tuileries et du Louvre, reliés par les nouveauxbâtiments, dessinaient l’arête d’une chaîne aux sommets immaculés.Et c’étaient encore, à droite, les cimes blanchies des Invalides,de Saint-Sulpice, du Panthéon, ce dernier très loin, profilant surl’azur un palais du rêve, avec des revêtements de marbre bleuâtre.Pas une voix ne montait. Des rues se devinaient à des fentesgrises, des carrefours semblaient s’être creusés dans uncraquement. Par files entières, les maisons avaient disparu.Seules, les façades voisines étaient reconnaissables aux milleraies de leurs fenêtres. Les nappes de neige, ensuite, seconfondaient, se perdaient en un lointain éblouissant, en un lacdont les ombres bleues prolongeaient le bleu du ciel. Paris,immense et clair, dans la vivacité de cette gelée, luisait sous lesoleil d’argent.

Alors, Hélène, une dernière fois, embrassa d’un regard la villeimpassible, qui, elle aussi, lui restait inconnue. Elle laretrouvait, tranquille et comme immortelle dans la neige, tellequ’elle l’avait quittée, telle qu’elle l’avait vue chaque jourpendant trois années. Paris était pour elle plein de son passé.C’était avec lui qu’elle avait aimé, avec lui que Jeanne étaitmorte. Mais ce compagnon de toutes ses journées gardait la sérénitéde sa face géante, sans un attendrissement, témoin muet des rireset des larmes dont la Seine semblait rouler le flot. Elle l’avait,selon les heures, cru d’une férocité de monstre, d’une bonté decolosse. Aujourd’hui, elle sentait qu’elle l’ignorerait toujours,indifférent et large. Il se déroulait, il était la vie.

Monsieur Rambaud, cependant, la toucha légèrement pourl’emmener. Sa bonne figure s’inquiétait. Il murmura :

– Ne te fais pas de peine.

Il savait tout, il ne trouvait que cette parole. Madame Rambaudle regarda et fut apaisée. Elle avait le visage rose de froid, lesyeux clairs. Déjà elle était loin. L’existence recommençait.

– Je ne sais plus si j’ai bien fermé la grosse malle,dit-elle.

Monsieur Rambaud promit de s’en assurer. Le train partait àmidi, ils avaient le temps. On sablait les rues, leur voiture nemettrait pas une heure. Mais, tout d’un coup, il haussa lavoix.

– Je suis sûr que tu as oublié les cannes àpêche !

– Oh ! absolument ! cria-t-elle, surprise etfâchée de son manque de mémoire. Nous aurions dû les prendrehier.

C’étaient des cannes très commodes, dont le modèle ne se vendaitpas à Marseille. Ils possédaient, près de la mer, une petite maisonde campagne, où ils devaient passer l’été. Monsieur Rambaudconsulta sa montre. En allant à la gare, ils pouvaient encoreacheter les cannes. On les attacherait avec les parapluies. Alors,il l’emmena, piétinant, coupant au milieu des tombes. Le cimetièreétait vide, il n’y avait plus que leurs pas sur la neige. Jeanne,morte, restait seule en face de Paris, à jamais.

Share
Tags: Emile Zola