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Une page d’histoire

Une page d’histoire

de Jules Amedee Barbey dAurevilly

Chapitre 1

De toutes les impressions que je vais chercher, tous les ans,dans ma terre natale de Normandie, je n’en ai trouvé qu’une seule,cette année, qui, par sa profondeur, pût s’ajouter à des souvenirspersonnels dont j’aurai dit la force – peut-être insensée – quandj’aurai écrit qu’ils ont réellement force de spectres. La ville quej’habite en ces contrées de l’Ouest, – veuve de tout ce qui la fitsi brillante dans ma prime jeunesse, mais vide et triste maintenantcomme un sarcophage abandonné, – je l’ai, depuis bien longtemps,appelée : «la ville de mes spectres», pour justifier un amourincompréhensible au regard de mes amis qui me reprochent del’habiter et qui s’en étonnent. C’est, en effet, les spectres demon passé évanoui qui m’attachent si étrangement à elle. Sans sesrevenants, je n’y reviendrais pas !

Lorsque j’y marche par ses rues désertes aux pavés clairs, cen’est jamais qu’accompagné de ces fantômes, qui n’ont pas, ceux-là,d’heure pour nous hanter et qui ne reviennent pas que dans la nuit,tirer nos rideaux sur leurs tringles et mettre sur nos bouches cequi fut leur bouche, et où l’haleine qui nous enivra ne se retrouveplus !… Pour moi, fatalement obsédants, ces spectresreviennent, même de jour, même jusqu’en ces rues dont la clarté neles chasse pas, et ils s’y dressent à côté de moi par les plusétincelantes journées comme s’ils étaient dans la nuit,l’enveloppante nuit qu’ils aiment et sur laquelle, quand elleserait là, je ne les discernerais pas mieux… Que de fois de rarespassants m’ont rencontré, faisant ma mélancolique randonnée dansles rues mortes de cette ville morte, qui a la beauté blême dessépulcres, et m’ont cru seul quand je ne l’étais pas ! J’avaisautour de moi tout un monde, – tout un monde de défunts, sortant,comme de leurs tombes, des pavés sur lesquels je marchais, et qui,groupe funèbre, me faisaient obstinément cortège. Ils se pressaientà mes deux coudes, et je les voyais, avec leurs figures reconnues,aussi nettement, aussi lucidement qu’Hamlet voyait le fantôme deson père sur la plate-forme d’Elseneur.

Mais ce n’est pas d’eux, – les familiers et les intimes – cen’est pas de ces spectres qui sont les miens, que je veux parleraujourd’hui. C’est de deux autres. Deux autres qui m’ont apparuaussi, cette année, à la distance de trois siècles d’Histoire, etqui se sont enfoncés en moi, comme si je les avais connus,substances vivantes, créatures de chair visibles, qu’il fauttoucher des yeux et des mains pour être sûr qu’elles ont existédans les conditions de cette vie maudite, où les corps ne sont pastransparents et où les êtres que nous avons le plus aimés n’ontplus de nous que l’étreinte de nos rêves et doivent éternellementrester pour nos coeurs un mystère de doute, de regret et dedésespoir !… L’histoire de ces deux spectres, qui probablementvont, je le crains bien, se joindre au sombre cortège de ceux-làqui ne me quittent plus ; – cette histoire dont j’ai, encourant, ramassé comme j’ai pu les traces effacées par le temps, lahonte et la fin d’une race, et qui s’est attachée à mon âme mordue,comme le taon acharné à la crinière du cheval qui l’emporte, ajustement cette fascinante puissance du mystère, la plus grandepoésie qu’il y ait pour l’imagination des hommes, – et peut-être, àla portée de ces Damnés de l’ignorance, hélas ! la seulevérité.

Elle s’est passée, d’ailleurs, cette mystérieuse histoire, dansle pays le moins fait pour elle, et où il fallait certainement lemieux la cacher ! Et elle y a été cachée… Et tout à l’heure,en ce moment, malgré l’effort posthume des curiosités les plusardentes, on ne l’y sait pas bien encore ! Impossible àconnaître dans le fond et le tréfonds de sa réalité, éclairéeuniquement par la lueur du coup de hache qui l’entr’ouvrit et quila termina, cette histoire fut celle d’un amour et d’un bonheurtellement coupables que l’idée en épouvante… et charme (que Dieunous le pardonne !) de ce charme troublant et dangereux quifait presque coupable l’âme qui l’éprouve et semble la rendrecomplice d’un crime peut-être, qui sait ? envieusementpartagé…

Chapitre 2

 

Dans le temps où cet amour et ce bonheur, qui durent êtreinouïs, pour être si coupables, s’enveloppèrent de ténèbrestrahies, comme elles le sont toujours, par des sentimentsincompressibles, il y avait pourtant une fière énergie dans lescoeurs. Les passions, plus mâles que dans les temps qui ont suivi,étaient montées à des diapasons d’où elles sont descendues, et oùelles ne remonteront probablement jamais plus. C’était vers la findu seizième siècle, – de ce siècle de fanatisme et de corruptionqu’italianisa Catherine de Médicis et cette race des Valois quifurent les Borgia de la France. Alors, il y avait en Normandie – lasolide Normandie, où les hommes, robustement organisés, gardentmieux qu’ailleurs la possession d’eux-mêmes, – une famille deseigneurs venue de Bretagne vers 1400, et devenue, depuis plusieursgénérations, terriennement normande. Elle habitait sur la côte dela Manche, à l’est, et non loin de Cherbourg, un château fortifiépar une tour, qui, de cette tour, s’appelait Tourlaville. Commetous les châteaux du Moyen Age, ç’avait été longtemps unefortification de guerre, mais le génie amollissant de laRenaissance l’avait transformé, et préparé pour cacher des passionset des voluptés criminelles et pour les destinées qui, plus tard,se sont accomplies.

La famille qui vivait là portait sans le savoir un nomfatidique. C’était la famille de Ravalet… Et, de fait, elle devaitun jour le ravaler, ce nom sinistre ! Après le crime de sesdeux derniers descendants, elle s’excommunia elle-même de son nom.Elle s’essuya de l’ignominie de le porter, et ainsi elle se tua etmourut avant d’être morte.

Elle avait bien, du reste, mérité de mourir. Seulement, elle nemourut pas comme les autres familles coupables et condamnées. Dieufit une navrante exception pour elle. Cette outlaw de Dieu quiavait violé toutes ses lois, devait violer, en dernier, la loiprovidentielle des expiations divines. Chez elle, ce ne furent pasles plus coupables d’une famille sacrilège, dépravée et féroce, quipayèrent pour leurs crimes et les crimes séculaires de leur race.Ce ne furent pas des innocents non plus, – des innocents, quirachètent tout avec leur innocence ! Chez les Ravalet, il n’yavait pas d’innocents. Mais ce furent des coupables d’un crimedifférent des crimes de leurs pères, de l’abominable lignée descrimes de leurs pères, et qui à ces crimes ajoutèrent le leur, queleurs pères n’auraient pas commis. En effet, dans celui-ci, dumoins, il se retrouva – égaré et contaminé, il est vrai, par lesvices héréditaires d’une race perdue, – un jet soudain de naturehumaine reparue, que depuis longtemps on ne voyait plus et qu’on nesupposait même plus possible dans la poitrine sans coeur de cesRavalet !

Chapitre 3

 

Tous avaient été, de génération en génération, des hommesparticulièrement impitoyables. Tous, sans exception, avaient tuédans leurs âmes les sentiments humains, comme ils tuaient leshommes. Le caractère le plus marqué de leur terrible race avait étéune atroce impitoyabilité. Tempéraments aussi absolusqu’indomptables, dont les passions avaient la faim des tigres,c’étaient de ces gens qui croyaient le monde créé pour eux, et qui,pour faire cuire seulement l’oeuf de leur déjeuner auraientincendié toute une ville. Quand ils s’avisaient d’être débauchés,c’était de la débauche qui va jusqu’au sang et jusqu’à la mort… Unjour, l’un d’eux avait enlevé à un de ses écuyers une jeune fillequ’il aimait, et l’ayant violée, il l’avait tuée à coups de boulede quilles, dans un des fossés du château. Pour lui, elle n’avaitété qu’une quille de plus ! Un autre, en sortant ivre d’une deces orgies nocturnes comme ce damné château était accoutumé d’envoir, et se présentant le matin à la communion, passa son épée àtravers le corps du prêtre qui la lui avait refusée, et lemassacra, tenant l’hostie, sur les marches mêmes de l’autel. Untroisième avait assassiné son frère de ses propres mains, et avaitmis le signe de Caïn sur sa race, qui, un jour, devait l’yretrouver… Tout tremblait, dans un pays qui, d’ordinaire, netremble devant rien, quand on pensait aux Ravalet, et l’horreurpour ces hommes tragiques était devenue si forte, qu’on s’attendaità voir sortir d’eux, un jour ou l’autre, non plus des créatures àvisages d’hommes ou de femmes, mais des êtres à forme et à faceinconnues, et on disait dans le pays, à chaque grossesse d’uneRavalet, avec un frisson de curiosité et d’épouvante : «Que va-t-ilnous tomber de ce ventre ? Que va-t-il nous vomir d’affreuxsur la contrée ?» Mais cette horrible attente fut trompée. Lesmonstres qu’on attendait furent deux enfants de la plus purebeauté, qui sortirent tout à coup, un jour, comme deux roses, decette mare de sang des Ravalet.

Analogie singulière et mélancolique ! Dans l’écusson desRavalet, il y avait, fleurissante, une rose en pointe. Il y en eutaussi deux à l’extrémité de leur race, mais ces deux-là portaientdans leur double corolle la cantharide qui devait leur verser lamort dans ses feux… Julien et Marguerite de Ravalet, ces deuxenfants, beaux comme l’innocence, finirent par l’inceste la racefratricide de leur aïeul. Il avait été, lui, le Caïn de la haine.Ils furent, eux, les Caïns de l’amour, non moins fratricide que lahaine ; car en s’aimant, ils se tuèrent mutuellement du doublecoup de couteau de l’inceste qu’ils avaient voulu tous lesdeux.

Hélas ! comment le voulurent-ils ? Comments’aimèrent-ils, ces infortunés contre qui le monde de leur tempsn’éleva jamais aucun autre reproche que celui de leur amour ?…Ce qui fait de l’inceste un crime si rare, c’est l’accoutumance.Dans le château solitaire où ils furent élevés, Julien etMarguerite de Ravalet avaient dû , à ce qu’il semblait, assezs’accoutumer à eux-mêmes pour que leur dangereuse beauté ne fût pasmortelle à leurs âmes ; mais ils étaient la dernière goutte dusang des Ravalet, et leur fatal amour fut peut-être leurinaliénable héritage… Qui a jamais su l’origine de cet amourfuneste, probablement déjà grand quand on s’aperçut qu’ilexistait ?… A quel moment de leur enfance ou de leur jeunessetrouvèrent-ils dans le fond de leurs coeurs la cantharide del’inceste, souterrainement endormie, et lequel des deux apprit àl’autre qu’elle y était ?… Combien de temps avant les murmuresgrossissants des soupçons et l’éclat détonant du scandale, duraleur haletant bonheur, coupé de remords et de hontes, mais quidevint bientôt assez puissant pour les étouffer ?… Séparés, eneffet, le fils exilé au loin et la fille mariée, de parl’impérieuse autorité paternelle, le fils revint tout à coup auchâteau comme la foudre, et enleva sa soeur comme un tourbillon. Oùallèrent-ils engloutir leur bonheur et leur crime, ces deux êtresqui trouvaient le paradis terrestre dans un sentimentinfernal ?… Questions vaines ! On l’a ignoré. Pendantplus d’une année on perdit leur trace, et on ne la retrouva qu’àParis, par un triste jour de Décembre, – mais, pour le coup,ineffaçable – sur un échafaud ! – et sanglante. Muette sur cedrame intime et profond d’un amour qui n’a eu pour témoins que lesmurs de ce château, dont les pierres, pour nous, suintent l’incesteencore, et les bois et les eaux qui les virent si délicieusement etsi horriblement heureux sous leurs ombres ou sur leurs surfaces etqui n’ont rien révélé de ce qu’ils ont vu à personne, la Tradition,la grossière Tradition qui ne regarde pas dans les âmes, se trouveà bout de tout quand elle a écrit le mot indigné d’inceste etqu’elle a montré du doigt le billot où les deux incestueuxcouchèrent sous la hache leurs belles têtes, si bellesqu’elle-même, la brutale Tradition, les a trouvées belles, et quele seul détail qu’elle n’ait pas oublié, dans cette histoirepsychologiquement impénétrable, tient à cette surprenante beauté.Celle de Marguerite était si grande, qu’en montant les marches del’estrade sur laquelle elle allait mourir et comme elle relevait sajupe sur ses bas de soie rouge pour ne pas s’entortiller dans sesplis et pour monter d’un pas plus ferme, cette beauté, comme uneinsolation, égara les sens et la main du bourreau qui allait latuer, mais qu’elle châtia de son insolente démence en le frappantignominieusement à la face.

Ceci se passait en place de Grève, le deux Décembre 1603, HenriIV régnant. Ce Roi, qui a entrelacé le surnom de bon dans le surnomde grand et en a fait le plus glorieux chiffre qu’un souverainpuisse jamais porter, sentit, paraît-il, sa bonté hésiter devant lecoup de hache de sa justice ; mais sa femme, Marguerite deValois (Marguerite aussi comme la coupable !), raffermit enlui le justicier. Elle avait à son compte, sur son âme, assezd’incestes, pour se punir elle-même dans l’inceste de Marguerite deRavalet.

Chapitre 4

 

Et voilà tout ce que l’on sait de cette triste et cruellehistoire. Mais ce qui passionnerait bien davantage serait ce quel’on n’en sait pas !… Or, où les historiens s’arrêtent nesachant plus rien, les poètes apparaissent et devinent. Ils voientencore, quand les historiens ne voient plus. C’est l’imaginationdes poètes qui perce l’épaisseur de la tapisserie historique ou quila retourne, pour regarder ce qui est derrière cette tapisserie,fascinante par ce qu’elle nous cache… L’inceste de Julien et deMarguerite de Ravalet, ce poème qui doit peut-être rester inédit,on n’a pas encore trouvé de poète qui ait osé l’écrire, comme siles poètes n’aimaient pas la difficulté jusqu’à l’impossible !Il lui en faudrait un comme Chateaubriand, qui fit René, ou commelord Byron, qui fit Parisina et Manfred. Deux sublimes génieschastes, qui mêlaient la chasteté à la passion pour l’embrasermieux !

C’eût été à lord Byron surtout, qui se vantait d’être Normand dedescendance, qu’il aurait appartenu d’écrire, avec les intuitionsdu poème, cette chronique normande, passionnée comme une chroniqueitalienne, et dont le souvenir maintenant ne plane plus quevaguement sur cette placide Normandie, qui respire d’une si longuehaleine dans sa force.

Ceux-là qui, dans ces derniers temps, ont rappelé les beauxIncestueux de Tourlaville, en ont remué moins la poussière que lapoussière de leur château. C’étaient des âmes d’architectes. Ilsont minutieusement décrit cet ancien castel que la Renaissance,Armide elle-même, avait changé en un château d’ Armide. Mais ilsn’en ont su que les pierres. Allez ! les deux spectres desdeux derniers Ravalet, qui ont vécu entre ces pierres et qui y ontlaissé de leurs âmes, ne sont jamais venus, dans le noir desminuits, tirer par les pieds l’imagination de ces gens tranquilles…L’un deux, pourtant, a dit quelque part qu’il avait cru voirflotter, au tournant d’un sentier dans les bois, la rose blanched’une Ravalet, qui s’enfuyait sous les ombres crépusculaires. Maisil ne l’a pas poursuivie… Il faut, pour suivre les spectres, avoirplus foi en eux qu’en des figures de rhétorique. Moins rhétoricien,moi, j’ai été plus heureux… Je n’ai pas eu besoin de poursuivre ceque j’étais venu chercher. Les spectres qui m’avaient fait venir,je les ai retrouvés partout dans ce château, entrelacés après leurmort comme ils l’étaient pendant leur vie. Je les ai retrouvés,errant tous deux sous ces lambris semés d’inscriptions tragiquementamoureuses, et dans lesquelles l’orgueil d’une fatalitéaudacieusement acceptée respire encore. Je les ai retrouvés dans leboudoir de la tour octogone, où je me suis assis près d’eux encherchant des tiédeurs absentes sur le petit lit de ce boudoirbleuâtre, dont le satin glacé était aussi froid qu’un banc decimetière au clair de lune. Je les ai retrouvés dans la glaceoblongue de la cheminée, avec leurs grands yeux pâles et mornes defantômes, me regardant du fond de ce cristal qui, moi parti, negardera pas leur image ! Je les ai retrouvés enfin devant leportrait de Marguerite, et le frère disait passionnément etmélancoliquement à la soeur : «Pourquoi ne t’ont-ils pas faiteressemblante ?» Car la femme aimée n’est jamais ressemblantepour l’amour !

Ces inscriptions et ce portrait ont été contestés. Quant auxinscriptions, moi-même je ne pourrai jamais admettre qu’elles aientété tracées par eux, les pauvres misérables ! et que deuxamants qui se savaient coupables, et dont la vie se passait àétouffer leur bonheur, sous les yeux d’un père qui avait le droitd’être terrible, aient plaqué avec une si folle imprudence sur lesmurs le secret de leur coeur et la fureur de leur inceste. Cesinscriptions, dont quelques-unes sont fort belles, auront étéplacées là après coup. Elles étaient dans le génie du temps, et legénie du temps, c’était la passion forcenée. Dans le portrait deMarguerite, il y a aussi un détail suspect, c’est celui des Amoursaux ailes blanches dont elle est entourée, – inspiration païenned’une époque païenne. Parmi ces Amours, il en est un aux ailessanglantes. Ce sang aux ailes indique par trop qu’il a été mis làaprès la mort sanglante de Marguerite. Mais je crois profondément àla figure du portrait, en isolant les Amours. Si elle n’a pas posévivante devant le peintre inconnu qui l’a retracée, elle a posédans une mémoire ravivée par le souvenir de l’affreuse catastrophequi fut sa fin.

Elle est debout, en pied, dans ce portrait, – absolument deface, – et elle ne regarde pas les Amours qui l’entourent (preuvede plus qu’ils ont été ajoutés au portrait), mais le spectateur.Elle est dans la cour du château, et elle semble en faire leshonneurs, de sa belle main droite hospitalièrement ouverte, à lapersonne qui regarde le portrait. Ce quii domine en cette peinture,c’est la châtelaine, dans une noblesse d’attitude simple qui vapresque jusqu’à la majesté, et c’est aussi la Normande, aux yeuxpurs, qui n’a ni rêverie, ni morbidesse, ni regards languissants etchargés de ce qui a dû lui charger si épouvantablement le coeur. Latête est droite, le visage d’une fraîcheur qu’elle n’a dû perdrequ’au bout de son magnifique sang normand, après le coup de hachede l’échafaud. Les cheveux sont blonds, – de ce blond familier auxfilles de Normandie, qui a la couleur du blé mûr noirci par l’âprechaleur solaire d’Août, et qui attend la faucille. Eux, ces cheveuxmûrs aussi, mais pour une autre faucille, ne l’ont pas attenduelongtemps ! Elle les porte courts, carrément coupés sur lefront, avec deux lourdes touffes, sans frisure, tombant des deuxcôtés des joues, – à peu près comme les Enfants d’Edouard dans lecélèbre tableau. Elle est grande et svelte, malgré la hauteur de saceinture ; vêtue d’une robe de cérémonie blanche et rose, dontl’étoffe semble être tressée et dont les couleurs sont de l’une enl’autre, comme on dit en langue de blason. Jamais, en voyant ceportrait, on ne pourrait croire que cette belle fille rose,imposante et calme, fût une égarée de l’inceste et qu’elle s’y fûtinsensément abandonnée… Excepté sa main gauche, qui tombenaturellement le long de sa jupe, mais qui chiffonne un mouchoiravec la contraction d’un secret qu’on étouffe et du supplice del’étouffer, nulle passion n’est ici visible. Rien de ce qui faitreconnaître les grandes Incestueuses de l’Histoire et de la Poésie,n’a dénoncé celle-ci à la malédiction des hommes. Elle n’a nil’horreur délirante de Phèdre, ni la rigidité hagarde de Parisinaaprès son crime. Son crime, à elle, qui fut toute sa vie et quidate presque du berceau, elle le porte sans remords, sans tristesseet même sans orgueil, avec l’indifférence d’une fatalité contrelaquelle elle ne s’est jamais révoltée. Même sur l’échafaud, ellene dut pas se repentir, cette Marguerite qui s’appelait aussiMadeleine, mais ne fit pas pénitence pour un crime d’amour, qui, enprofondeur de péché, l’emportait sur tous les péchés de la fille deJérusalem… La Chronique, qui dit si peu de choses, a dit seulementqu’elle prononça que c’était elle qui avait entraîné son frère.Elle accueillit, sans se plaindre et sans protester, l’échafaud,parce que la conséquence de l’inceste était, dans ce temps-là,l’échafaud.

Chapitre 5

 

On a d’elle et de son frère quelques rares lettres imprimées,mais je n’en ai pas vu les autographes. Celles du frère sont ce quedevaient être les lettres d’un jeune homme noble de ce temps-là, enpassage à Paris. Il l’y appelle «Marguite», au lieu de Marguerite,- abréviation charmante, presque tendre ; mais on ne trouvepas dans ces lettres un seul mot qui indique le genre d’intimitéqu’on y cherche. Avait-il l’anxiété terrifiante de voir ses lettresdans les mains qui pouvaient les perdre tous les deux, et la peurtransie se réfugiait-elle dans l’hypocrisie des frivolités et desinsignifiances ?… Elle, plus libre, osa davantage, dans unepage que je vais citer et où sa passion paraît déborder du contenudes mots, comme une odeur passe à travers le cristal d’un flaconhermétiquement fermé : «Mon ami, – écrit-elle, – j’ai reçu unelettre de vous de Paris, qui contient plusieurs choses qui méritentconsidération d’aucune desquelles il m’était souvenu desautres ; votre lettre que j’ai brûlée m’en a rafraîchi lamémoire et donné sujet de chérir à nouveau vostre passion à monbien dont les FÉLICITÉS me sont encore présentes au coeur… Lepèlerinage de mes jours estant depuis vostre départie devenu tristeet langoureux, partant ne doubtiez pas que je n’aye reçu vospropositions comme elles méritent, et ne tiendra point à ce quidépend de moi que vous n’obteniez entière satisfaction à ce quevous désirez et toutes les fois que vous jugerez à propos de voustémoigner que je suis, mon ami, votre fidèle soeur et amie,Marguerite». Ailleurs, elle lui dit : «Vos récits de Paris memettent en joie avec les marques seures de vostre passion qui mesont plus chères que la vie… » Ces lettres sont datées de Valognes,où, pendant une absence de son père à Blois, elle a été confiée àMme d’Esmondeville, qui devait la décider à son mariage avecmessire Jean Le Fauconnier, vieux, et riche de plusieursseigneuries. «Nous la trouvâmes – dit-elle pittoresquement – àmoitié couchée sur une sorte de litière. Elle m’embrassa avec uneespèce de pitié si froide et si dédaigneuse, que je demeurai fermede colère et prête du tout à rejeter… Elle étoit entre temps ettoujours couchée, occupée à rousler en ses doigts un chappelet et àpincher du thabac qu’elle fichoit mignardement dans son nez. A toutcecy, j’étais restée debout devant la dite d’Esmondeville, quijettoit sur moi des regards si sévères que j’en étois toutemeurtrie. – (L’horreur de l’inceste soupçonné commençait !) -Peu après de là, une vieille vint me prendre par mon écharpe et meconduisit maugré moi en une chambre au plus haut de l’hôtel et m’ylaissa seule jusqu’à la nuit.» Plus tard, on la força d’épouser cemessire Le Fauconnier, et c’est ainsi qu’elle introduisitl’adultère dans l’inceste ; mais l’inceste dévora l’adultère,et des deux crimes fut le plus fort. Elle eut des enfants de cesdeux crimes, mais ils ne vécurent pas, et elle put monter surl’échafaud sans regarder derrière elle dans la vie, et ses yeuxattachés sur le frère qui montait devant et qui la précédait dansla mort. Après l’exécution, le Roi ordonna de remettre leurs deuxcadavres à la famille, qui les fit inhumer dans l’église deSaint-Julien-en Grève, avec cette épitaphe :

«Ci gisent le frère et la soeur. Passant, ne t’informe pas de lacause de leur mort, mais passe et prie Dieu pour leurs âmes».

L’église de Saint-Julien-en-Grève est devenue l’égliseabandonnée de Saint-Julien-le-Pauvre, et ceux qui y passent n’yprient plus devant l’épitaphe effacée. Mais où il faut passer pourprier pour eux, – si on prie, – c’est dans ce château où ils sontcertainement plus que dans leur tombe. J’y suis passé cette année,par un automne en larmes, et je n’ai jamais vu ni senti pareillemélancolie. Le château, dont alors on réparait les ruines, quej’aurais laissées, moi, dans leur poésie de ruines, car on nebadigeonne pas la mort, souvent plus belle que la vie, ce château ales pieds dans un lac verdâtre que le vent du soir plissait à milleplis… C’était l’heure du crépuscule. Deux cygnes nageaient sur celac où il n’y avait qu’eux, non pas à distance l’un de l’autre,mais pressés, tassés l’un contre l’eau comme s’ils avaient étéfrère et soeur, frémissants sur cette eau frémissante. Ils auraientfait penser aux deux âmes des derniers Ravalet, parties et revenuessous cette forme charmante ; mais ils étaient trop blancs pourêtre l’âme du frère et de la soeur coupables. Pour le croire, ilaurait fallu qu’ils fussent noirs et que leur superbe cou fûtensanglanté…

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