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Une Vengeance Anglaise

Une Vengeance Anglaise

de Pierre Zaccone

Chapitre 1

Il y a à Londres un quartier dont la physionomie n’a été qu’esquissée jusqu’ici et qui méritait cependant une mention spéciale dans les récits des romanciers modernes de la Grande-Bretagne. Nous voulons parler du quartier sur lequel se trouve située la prison de la Flotte, dont les limites ont conservé, comme on le sait peut-être, les privilèges et les franchises des anciens asiles. En donnant au prévôt de la Flotte des garanties pour le montant de la somme due à son incarcérateur, chaque prisonnier peut obtenir l’autorisation de résider aux environs de la prison, et jouir ainsi d’une liberté relative. Il résulte de cette tolérance que ce quartier est presque entièrement habité par une agglomération interlope de banqueroutiers maladroits et de débiteurs insolvables, auxquels se mêle une population flottante d’ivrognes fainéants et de filous actifs, de telle sorte que, passé une certaine heure de la nuit, il est bien rare d’y rencontrer une figure honnête.

Cependant, le 25 novembre de l’année 1838, vers dix heures du soir, un homme qui n’était ni banqueroutier, ni débiteur insolvable, ni ivrogne, ni filou, parcourait à pas rapides et pressés l’une des rues étroites qui longent les prisons de la Flotte. Cet homme pouvait avoir une cinquantaine d’années ; il était petit, gros, replet, et sa physionomie, animée par deux yeux vifs et doux, annonçait une nature placide, que les soucis de la vie n’avaient jamais dû beaucoup inquiéter.

Il allait et venait le long des murs, s’arrêtant parfois pour plonger son regard dans la salle enfumée de quelque cabaret borgne et reprenant bientôt sa course, jusqu’à ce qu’un nouveau sujet d’observation vînt la suspendre de nouveau.

M. Gus-Brough était certainement le personnage le plusoriginal des Trois-Royaumes. À toute heure du jour ou de la nuit onle rencontrait dans les endroits les plus différents de lacapitale, et il était presque aussi connu des pick-pocketsqui grouillent dans la Cité, que des gentlemen qui font la roue àBond-street. M. Gus-Brough appartenait d’ailleurs à l’une desfamilles les plus honorables de Londres ; son oncle maternelavait été lord-maire, et son grand-père avait siégé avec honneursur le banc de la Chambre des communes. Sa fortune était,disait-on, colossale ; mais il n’avait jamais voulu se marier,dans la crainte de rencontrer une femme dont le caractère nesympathisât point avec le sien, ou dont l’esprit étroit eût pugêner la passion secrète qui faisait depuis si longtemps le butunique de toute sa vie.

Cette passion, le lecteur la connaîtra bientôt ; en parlerplus longuement ici, serait retarder sans utilité ce récit. On nouspermettra donc de continuer notre course à travers les rues saleset sombres qui entourent la prison de la Flotte, et d’y suivrel’honorable personnage que nous mettons en scène.

M. Gus-Brough avançait avec une certaine difficulté ;une petite pluie fine s’était mise à tomber ; le pavé étaitgras et glissant ; il hâtait le pas cependant, et regardait detous côtés, à droite et à gauche, pour s’assurer qu’il ne setrouvait pas à portée un cab disponible… Mais à cette heure et dansces parages, un cab ne se trouve pas facilement, etM. Gus-Brough poursuivait sa route en soufflant tant bien quemal et en laissant échapper de temps à autre un juron énergique.Tout à coup il s’arrêta et poussa une exclamation de douleur.

Il venait de tourner une des plus mauvaises rues du quartier,quand un homme, vêtu comme en artisan, le heurta violemment aupassage.

– Voilà, sur ma parole, une singulière manière de saluerles gens ! s’écria M. Brough avec humeur ;savez-vous, l’ami, que vous avez manqué m’écraser lespieds ?

– Votre Honneur m’excuse, répondit l’inconnu, mais la nuitest si noire que je ne l’avais pas vu.

Et il allait s’éloigner quand M. Brough lui mit la main surl’épaule :

– Le ciel me confonde, si je me trompe ! ajouta-t-ilavec un air de profond étonnement ; mais, ou je ne m’appellepas Gus-Brough, de Piccadilly, ou vous êtes M. Samuel Hampden,de la maison Bonnington et Cie.

L’homme que l’on interpellait ainsi parut vivement contrariéd’être reconnu, mais comme sans doute il comprit l’impossibilité denier l’évidence, il porta la main à sa casquette de toile cirée etne chercha pas davantage à se cacher.

– M. Samuel Hampden ! reprit M. Brough.

– Moi-même, monsieur, répondit son interlocuteur.

– Et comment vous trouvé-je ici, à cette heure, quand toutLondres vous croit dans Lombard-street !

Samuel sourit.

– Mais vous-même, répliqua-t-il d’un ton embarrassé, etpour donner le change, comment se fait-il que vous soyez si loin dePiccadilly, surtout par un temps pareil ?

M. Brough haussa les épaules, sans prendre garde àl’embarras de Samuel :

– Oh ! moi, c’est différent, dit-il avecvivacité ; pour le moment, je sors de la prison de laFlotte.

– Est-ce possible ?

– Je n’en impose pas d’une syllabe, mon cher monsieurSamuel ; la prison de la Flotte est un lieu curieux àobserver, et comme le prévôt est de mes amis, j’y vais de temps entemps, pour y prendre des renseignements statistiques qui sont d’unhaut intérêt et que nos hommes d’État ignorent pour la plupart. Jefréquente ainsi tous les quartiers qui peuvent offrir quelque sujetd’observation, et j’ai dans Piccadilly bien des documents que l’onpayerait fort cher à la Chambre des communes ou chez lelord-maire.

– Quels documents ? fit Samuel.

Tout en causant, ils s’étaient remis en marche.

– Voyez-vous, cher monsieur Sam, poursuivit bientôt aprèsM. Brough, la ville de Londres est la première cité du monde,et quand vous vous levez le matin, vous êtes loin de vous douterdes dangers que vous avez courus pendant la nuit…

– Moi !

– Vous et les autres.

– Comment cela ?

– Oh ! oh ! cela vous étonne, n’est-il pasvrai ? Mais vous ignorez, vous et les autres, qu’il y a àLondres 118,951 vauriens dont l’existence est un problème, et quine peuvent vivre qu’à vos dépens et aux miens, que l’on n’y comptepas moins de 115,430 pick-pockets, 2,295 vagabonds et75,710 filles perdues.

– Sans doute, fit Samuel ; mais tout cela est connu dela police, et elle a l’œil sur eux…

– Eh ! qui dit le contraire, cher monsieurHampden ? La police est une admirable institution, et lacapitale des Trois-Royaumes n’a pas sa pareille en Europe ;mais il n’en est pas moins constant que l’on arrête toutes lesnuits, dans les vingt-six quartiers de Londres, un nombre decitoyens qui varie de cent cinquante à cent soixante-dix, que l’onen égorge de cinq à dix, et que l’on enlève de quinze à dix-huitjeunes filles ; tout cela, croyez-le bien, sans que lesvingt-six aldermen y puissent rien, non plus que vous et moi.

Une fois que M. Brough avait enfourché son âne,comme dit Sterne, il n’était pas facile de l’arrêter. SamuelHampden connaissait sa manie ; il se contenta donc del’écouter, et se borna, par pure obligeance, à lui donner laréplique.

– Tenez, poursuivit l’honorable membre de la Société destatistique, la plaie de notre état social n’est pas dans le manqued’institutions. Dieu pardonne, le parlement ne nous les marchandepas, et les savants sont là, d’ailleurs, pour y pourvoir au besoin.Il y a à Londres, monsieur Sam, dix-huit écoles où l’on enseigne ledroit, sans compter les cinq écoles de théologie, et les quaranteacadémies, où l’on s’occupe toute l’année des moyens pratiquesd’améliorer le sort de l’humanité ; mais qu’est-ce que celaprouve, je vous prie ? Rien, monsieur Hampden, absolumentrien.

– Je le crois comme vous.

– Cela n’empêche pas que les quatorze prisons de Londres neregorgent de malfaiteurs, et qu’il n’y ait en outre chaque jour20,295 individus qui se lèvent sans savoir comment ils seprocureront leur nourriture, ni où ils trouveront un gîte.

– J’ignorais cela.

– Eh ! comment le sauriez-vous, cher monsieurSam ; il faut aller et venir, comme je le fais, regarder etobserver à toute heure de la vie, pour connaître à fond toutes lescouches de cette société au milieu de laquelle nous nous croyonsbien en sûreté, et dont la plupart des membres n’ont pas même lamoralité douteuse des sauvages de l’Amérique…

– Oh ! oh ! interrompit Samuel avec complaisance,il me semble, monsieur Brough, que cette assertion…

– Elle n’est qu’exacte, poursuivit le statisticien ;car, il faut bien le reconnaître, l’immoralité a monté peu à peudes dernières classes de la société, et la voilà qui, depuisquelques années, atteint et corrompt les sphères élevées… Tous lesans, il y a dans Londres – la première cité du monde, savez-vous –dix banquiers qui trompent et ruinent leurs actionnaires,vingt-cinq caissiers qui disparaissent avec les guinées de leurspatrons, cinquante officiers publics qui malversent, deux cents quiprévariquent, et les sociétés en commandite qui ne sont fondéesqu’en vue de faire des dupes, et les entreprises qui n’ont d’autremobile que le jeu… Nous vivons, cher monsieur Sam, dans un temps oùl’ardeur de s’enrichir cause bien des désastres. Dès qu’on offre aupublic l’appât d’un gros intérêt, on fait tourner toutes lestêtes ; et considérez que, souvent, le plus fripon n’est pascelui qu’on pense… Ce sont quelquefois les actionnaires eux-mêmes,dont la cupidité autorise et légitime presque toutes cesturpitudes… Aussi longtemps qu’on distribue des dividendes, quis’inquiète du reste, qui fait la moindre question sur la marched’une affaire ou sur la moralité de ceux qui la mènent ? Lesactionnaires sont les complices des entrepreneurs, et ces derniersdétrousseraient les voyageurs sur les grandes routes, pour leurpayer des dividendes, que, Dieu pardonne, ils les empocheraient,sinon sans inquiétude, du moins sans remords… Étudiez, monsieurSam, étudiez, et vous verrez si M. Brough, de Piccadilly, nesait pas la vérité sur bien des choses, et s’il n’y a pas là degrandes réformes à tenter.

Sans doute, M. Gus-Brough, de Piccadilly, aurait continuélongtemps sur le même ton, si un incident inattendu n’était venului couper la parole.

Mais au moment où il finissait, un grand cri s’éleva à quelquedistance, et le bruit d’une rixe sanglante arriva jusqu’à eux.

Samuel s’était arrêté subitement.

– Avez-vous entendu ? dit-il à voix rapide àM. Brough.

– Parfaitement, répondit ce dernier.

– On égorge quelqu’un à cinquante pas.

– C’est vraisemblable…

– N’irons-nous pas à son secours ?

M. Brough remua la tête en signe de refus.

– Pour moi, répondit-il, je ne pense pas que cela soitprudent.

– Mais les cris redoublent, insista Samuel.

– J’entends bien.

– Ah ! il ne sera pas dit que j’aurai hésité pluslongtemps.

– Allez, mon jeune ami, allez ; et le ciel fasse quevous ne vous repentiez pas d’avoir cédé si facilement à l’impulsionde votre cœur.

Samuel était déjà loin ; il était parti sans écouterM. Brough, et ce dernier avait repris tranquillement sonchemin.

– Quelques matelots ivres de gin, poursuivit-il en pressantle pas, ou quelque débiteur qui aura été surpris par soncréancier ; car c’est là tout ce que l’on peut rencontrer àcette heure dans ce quartier désert…

Et il s’arrêta, comme frappé d’une idée subite.

– Au fait, s’écria-t-il, presque effrayé de l’audace de sapropre pensée, que venait donc faire ici M. Samuel Hampdenlui-même ? Ce n’est point un fait ordinaire et naturel que laprésence, à cette heure de nuit, du caissier de la maisonBonnington et Cie dans les environs de la prison de laFlotte ; d’autant qu’il portait un costume autre que le sienet qu’il a paru fort contrarié d’être reconnu. Certes, il y a là unmystère qui demande à être éclairci, et demain, M. Bonningtonen sera instruit, comme il convient qu’il le soit…

Pendant que M. Gus-Brough se livrait à ces réflexions,Samuel Hampden s’était éloigné rapidement et guidé par les cris dela victime, il atteignit en quelques secondes le théâtre ducrime.

Samuel était un véritable Anglais ; on l’avait familiariséde bonne heure avec tous les exercices du corps ; ilconnaissait l’art du pugilat comme le meilleur boxeur de la Cité.Sans être beau, il possédait cependant une certaine élégance deformes qui n’était pas sans charme ; il se montrait d’ailleursgénéralement taciturne, et, bien que M. Bonnington, sonpatron, l’eût pris en grande affection et lui témoignât à toutpropos une franche amitié, Samuel s’était toujours tenu vis-à-visde lui dans une réserve qui pouvait être taxée de froideur.

Quand il se présenta sur le lieu d’où partaient les cris quil’avaient attiré, la lutte venait de se terminer. Un grand diablede domestique était étendu à terre, étourdi ou tué, et deux hommes,d’allure plus que suspecte, s’apprêtaient à entraîner une jeunefille qui se débattait vainement entre leurs bras.

Samuel, n’écoutant que son courage, s’élança vers l’un des deuxhommes, sur le crâne duquel il asséna d’une main ferme le plusviolent coup de poing que l’art de la boxe ait jamais enseigné.

L’effet fut instantané.

L’homme poussa un grognement plaintif et alla rouler sansconnaissance auprès du domestique.

Mais le plus difficile restait à faire. Le second bandit étaitun gaillard de près de six pieds, qui ne devait pas lâcherfacilement sa victime ; le sort de son compagnon lui avaitd’ailleurs communiqué une colère redoutable, et après avoir, d’ungeste rapide et prompt, déposé à ses côtés la jeune miss, quivenait de s’évanouir, il se précipita sur Samuel, le regardfulgurant et les poings fermés.

Le lieu était admirablement choisi pour une pareillescène : une rue étroite et sale, éclairée par des réverbèresfumeux, une petite pluie fine qui rendait le pavé glissant, un cielsombre, et tout autour, des masures en mauvais état, à l’intérieurdesquelles on n’entendait rien remuer, – un véritablecoupe-gorge.

Le premier coup porté fut terrible ; Samuel se tenaitpourtant sur la défensive ; mais c’est à peine si, à traversla nuit, il aperçut son adversaire, et celui-ci lui envoya un coupde poing qui l’eût infailliblement assommé, si, trompé lui-même parl’obscurité, il n’avait dévié de quelques lignes. Le coup glissadonc sur la tempe de Samuel, et alla tomber lourdement sur sonépaule.

Samuel ne proféra pas la moindre plainte, il ne recula même pasd’une semelle ; seulement, comme son adversaire se trouvait àsa portée, il ne crut pas devoir lui laisser le temps de se rejeteren arrière, et prompt à la riposte, animé de plus par l’irritationmême de la lutte, il lui appliqua vigoureusement un de ses poingssous la mâchoire, et l’autre dans l’épigastre.

Le coup est traître, mais il est infaillible. Le second banditpoussa un cri de douleur, s’affaissa sur lui-même et prit place àcôté de son compagnon.

Samuel était maître du champ de bataille, et sans attendre denouvelles complications, il courut à la jeune fille, dontl’évanouissement venait de cesser, et qui revenait insensiblement àla vie.

– Vos ravisseurs sont pour le moment dans l’impossibilitéde vous faire aucun mal, lui dit-il aussitôt à voix rapide, maisl’endroit où nous voici est dangereux, et il faut en sortir au plustôt ; essayez donc, miss, de prendre mon bras, et avantquelques minutes, nous aurons trouvé un cab qui vous ramènera chezvous.

La jeune fille était enveloppée d’un long châle, ses traitsétaient entièrement cachés par un voile épais. Dès les premièresparoles prononcées par Samuel, elle releva vivement la tête et fixasur lui ses deux regards curieux et étonnés :

– Qui me parle ? dit-elle alors, avec un rested’émotion et comme si elle doutait encore de la réalité.

– Un ami, miss, répondit Samuel, un homme qui a eu lebonheur de vous sauver et dont vous n’avez rien à craindre.

– Mais qui êtes-vous donc ?

– Qu’importe.

– Votre voix ne m’est pas inconnue.

– C’est possible.

– Vous êtes monsieur Samuel Hampden.

– Que dites-vous ?

Samuel se redressa interdit et chercha à percer le voile quicouvrait le visage de la jeune fille, mais cette dernière craignitsans doute le résultat de cet examen, car elle se leva presqueaussitôt, et prenant le bras du jeune homme, elle l’entraîna loinde cette rue, dans la direction de Bernard-street.

Dix minutes après, ils trouvaient un fiacre, et la jeune miss,toujours voilée, se hâtait d’y prendre place.

Toutefois, avant de monter, elle se retourna vers Samuel et luitendit la main.

– Monsieur Hampden, lui dit-elle d’une voix douce ettendre, vous m’avez sauvé la vie, ce soir, et, croyez-le bien, jen’oublierai jamais ce service, À bientôt donc, et avant peu je vousprouverai que je ne suis pas ingrate.

En disant ces mots, elle monta lestement dans le fiacre, et lecocher ayant fouetté son cheval, il partit au galop, laissantSamuel vivement intrigué et cherchant vainement dans ses souvenirsquelle pouvait être cette jeune fille qui le connaissait sibien.

Tout en rêvant, il reprit à pas lents son chemin versLombard-street. La distance est longue, et il s’arrêta plus d’unefois sur sa route ; quand il arriva au siège de la maisonBonnington et Cie il était près de minuit. Il se hâta degagner la chambre qu’il y occupait.

Cependant, au moment de rentrer chez lui, il s’aperçut pour lapremière fois qu’il régnait un mouvement inusité parmi lesdomestiques et en demanda la cause.

– Oh ! ce ne sera rien, monsieur Hampden, répondit unvalet qui passait, c’est John, le domestique de M. Bonnington,qui a été rapporté tout à l’heure dans un assez triste état… ilprétend qu’il a été attaqué par deux bandits ; mais sablessure est peu grave, et dans quelques jours il n’y paraîtraplus…

Et le valet s’éloigna.

Samuel n’en demanda pas davantage ; mais un frisson courutsous ses cheveux.

M. Bonnington avait deux filles, laquelle des deux avait-ildonc rencontrée près de la prison de la Flotte ?

Chapitre 2

 

Le lendemain du jour où se passaient les événements que nousvenons de raconter, il y avait une petite réunion chezM. Bonnington, de Lombard-street. M. Bonnington était undes gros personnages du commerce de Londres, et sa maison, quiavait une succursale à Calcutta, possédait une certaine influencesur les transactions de la plupart des marchés importants del’Angleterre. Son hôtel était donc assidûment suivi, et ses deuxfilles se trouvaient le point de mire de plus d’un gentleman.Depuis longtemps, M. Bonnington était veuf, et en bon père defamille, il n’avait jamais voulu se remarier.

De ses deux filles, l’une, miss Ophélia, était déjà grande,l’autre, miss Lucy, était toute jeune encore. Il ne crut pas que,dans cet état de choses, il pût remettre à des mains étrangères lesoin d’élever ses enfants, et depuis huit années bientôt, c’est luiqui s’était presque exclusivement chargé de leur éducation. Fut-ceun bien ou un mal ? Il serait difficile de le dire d’unemanière précise. Ce qu’il y a de certain, c’est que les deux fillesde M. Bonnington avaient grandi et s’étaient développées dansun sens différent, et que, nourries des mêmes principes, ellesoffraient des résultats diamétralement contraires. Explique qui lepourra cette contradiction.

Miss Ophélia était longue, un peu sèche, très-blonde, etréalisait, dans sa plus complète expression, le type guindé etfroid des jeunes misses que la Grande-Bretagne verse à certainesépoques périodiques sur le continent européen. Comme la plupart desinsulaires, bien qu’elle professât un enthousiasme sincère pour lesmodes françaises, elle avait coutume de se mettre d’une façonromanesque, qui frisait de bien près l’extravagance ; et commel’impunité était d’avance acquise à ses ridicules, elle nes’aperçut pas de l’effet qu’ils pouvaient produire sur la partiesérieuse de son entourage. La lecture mal dirigée de Shakespeare,de Milton, de Walter Scott, de lord Byron, jeta d’ailleurs de bonneheure une grande confusion dans son esprit ; elle en reçut desimpressions dont elle s’exagérait elle-même la portée, et il luiarriva fréquemment, dans ses inspirations extravagantes, de seprendre pour une de ces individualités impossibles, que les poètescréent parfois dans le but de faire pièce à la réalité. MissOphélia avait alors vingt-quatre ans.

Quant à Lucy, elle en comptait dix-sept à peine, et c’était bienla plus charmante enfant que le regard d’un homme eût jamaiscontemplée : elle avait de beaux cheveux châtains quiencadraient harmonieusement le pur ovale de son visage, des dentsd’un émail éblouissant, des yeux bleus tout animés de curiositénaïve, on eût dit que la nature avait mis une sorte de coquetterieà former ce ravissant chef-d’œuvre, de grâce et d’élégance. Sataille était souple et ronde, ses deux mains délicates et fines, etson pied, bien attaché, eût chaussé le soulier d’un enfant. Detoutes ces perfections. Lucy ne tirait pas vanité. Elle savait bienqu’elle était jolie, cependant, mille regards le lui avaient ditdéjà, et ne l’eût-elle pas appris de la sorte qu’elle l’eût deviné,grâce à cet admirable instinct que Dieu a mis au cœur de la jeunefille. Elle ne connaissait ni Walter Scott, ni Byron, encore moinsMilton et Shakespeare, mais sous le voile transparent et chaste deson ignorance, il y avait dans son cœur plus de poésie que dansaucun poème humain.

Le salon de M. Bonnington se trouvait donc, ce soir-là,rempli d’un choix d’amis intimes, parmi lesquels on distinguaitquelques gentlemen appartenant pour la plupart au haut commerce deLondres. Ce n’était d’ailleurs qu’un petit comité, commedisait miss Ophélia, et la réunion ne devait pas se prolonger fortavant dans la soirée.

Depuis quelques semaines, miss Ophélia semblait avoir abandonnéles hauteurs de la poésie romanesque qu’elle avait fréquentées silongtemps, et en renonçant à chercher son idéal dans les régionsnébuleuses de ces rêves, elle avait fini par le rencontrer sur laterre.

C’était un fort bel homme, ma foi, major au service de lacompagnie des Indes, et qui venait d’arriver directement deCalcutta. Miss Ophélia s’était éprise assez rapidement de son teinthâlé, de ses belles dents blanches, et de son uniformeresplendissant. Le major Turner possédait au surplus toutes lesqualités qui ont le privilège d’attirer l’attention des femmes del’âge d’Ophélia ; il était froid, se mettait avec un goûtexquis, parlait de l’Inde dans une langue étrange, et savaitcommander l’intérêt sans jamais imposer sa personnalité. Le majorétait pour ainsi dire le lion de la saison ; et soit que lafortune d’Ophélia l’eût séduit, soit qu’il aimât les femmes longueset sèches, toujours est-il qu’il fréquentait assidûment la maisonBonnington et Cie et que le bruit de son mariage avaitdéjà couru par le monde.

On causait au milieu du salon et autour de la cheminée ;miss Lucy allait et venait, avec une sorte d’inquiétude vague,tandis que sa sœur, assise au piano, le major Turner derrière elle,laissait errer ses mains sur les touches sonores.M. Bonnington, plongé dans un fauteuil, entretenait uneconversation commerciale avec deux négociants de la Cité, etM. Gus-Brough, caché dans un angle du salon, affirmait à uninterlocuteur attentif que l’on mangeait bon an mal an, dans lacapitale des Trois-Royaumes, 1,580,953 moutons et 83,466 bœufs, etque l’on importait de France en Angleterre 75,956,343 œufs.

– Londres est la première cité du monde, poursuivitl’honorable membre de la Société de statistique, heureux de se voirécouté ; nulle part ailleurs vous ne trouverez la mêmedistribution régulière de tous les métiers et professions.Savez-vous, monsieur, que nous comptons à Londres 2,500 boulangers,2,950 cordonniers, 1,080 marchands de tabac, 1,050 marchands defromage ? le saviez-vous ?

Et comme son interlocuteur ne répondait pas :

– Vous ne le saviez pas, conclut M. Gus un peu étonnécependant de son silence, et ce sont là les premières notions de lastatistique !… Tenez, moi qui vous parle, monsieur, j’ai écritun mémoire, un fort long mémoire, Dieu pardonne, duquel il résulte,d’après des chiffres puisés aux meilleures sources, que les huitcompagnies chargées de l’approvisionnement de l’eau dans lesvingt-six quartiers de Londres fournissent annuellement 191,066maisons, et que les fournitures réunies présentent un total énormede 592,536,902 hectolitres. Voilà des faits, monsieur, et pourtantqui les connaît ? personne. Il n’y a guère que Gus-Brough, dePiccadilly, qui s’occupe de ces questions, et vous-même,monsieur.

M. Gus attendait une réponse, mais son partner se contentade sourire et de s’incliner en signe d’assentiment. M. Gus leregarda étonné. Il commençait à craindre de n’être pas compris,quand il se sentit frapper légèrement sur l’épaule.

Il se retourna, et aperçut Samuel Hampden.

– Eh ! c’est vous, mon cher monsieur Sam !s’écria M. Brough, en l’entraînant à quelques pas, après avoirsalué son auditeur du geste, vous me croirez si vous voulez, maisje suis enchanté de vous rencontrer.

– Vous êtes trop bon, murmura Samuel.

– Et puis, j’ai un renseignement à vous demander.

– De quoi s’agit-il ?

– De la personne qui causait avec moi, quand vous êtes venume trouver.

– M. Tidd !… fit Samuel.

– S’appelle-t-il M. Tidd ?…

– De père en fils, et c’est, je puis vous l’assurer, leplus sourd de tous les commissaires-priseurs desTrois-Royaumes.

M. Gus-Brough n’en demanda pas davantage ; le silencede son interlocuteur lui était suffisamment expliqué, et il nesongea plus désormais à lui. D’ailleurs, il venait d’arrêter sesregards sur Samuel, et il avait été comme frappé de l’altération deses traits et de la pâleur de son visage.

– Vraiment, monsieur Sam, dit-il aussitôt avec vivacité,savez-vous que je vous trouve l’air bien préoccupé ce soir.J’espère qu’il ne vous est rien arrivé de fâcheux depuishier ?

– Non, je vous assure, répondit Samuel.

– Mais vous me cherchiez quand je vous ai rencontré.

– En effet…

– Qu’y a-t-il donc ?

Samuel s’efforça de sourire, comme pour donner le change surl’importance de ce qu’il avait à dire.

– Il y a, reprit-il un instant après, que j’ai un petitservice à vous demander.

– À moi, mon jeune ami, mais je suis tout à vous.

– Vous connaissez beaucoup mon patron ?

– Sans doute.

– M. Bonnington a en vous une confiance qui s’expliquequand on vous connaît.

– Votre patron sait ce que je vaux, le peu que je vaux.

– Et il vous écoute.

– Eh bien !

– Eh bien ! j’ai pensé, pour des raisons que je nepuis vous faire connaître maintenant, qu’il serait peut-êtreimprudent de lui dire notre rencontre d’hier.

– Dans le quartier de la Flotte ?

– Précisément…

– Qu’à cela ne tienne, monsieur Sam, et puisque vous ledésirez, je ne lui en dirai rien.

– Je vous serai obligé.

– Il y a donc quelque mystère là-dessous ?

– Peut-être…

– Une jeune miss que l’on va consoler, mauvais sujet…Allons, allons… Soit, je serai muet comme la tombe ; lecaissier de M. Bonnington n’a pas d’ailleurs de compte àrendre à ce sujet, ni à son patron, ni à M. Gus-Brough, dePiccadilly…

En parlant ainsi, M. Gus serra les mains de Samuel, et cedernier l’ayant de nouveau remercié, s’éloigna le front moinssombre et le visage moins pâle.

Il n’eut pas plutôt tourné les talons, que l’honorable membre dela Société de statistique se prit à remuer la tête, en signe demécontentement.

– Hum ! hum ! murmura-t-il entre ses dents, voiciun jeune homme qui prend une singulière route pour gagner laconfiance de ses patrons ; mais M. Bonnington est lemeilleur de mes amis, et sans manquer à la promesse que j’ai faite,je puis bien le mettre au moins sur ses gardes… D’ailleurs, ceSamuel m’a toujours paru nourrir de mauvaises pensées, et qui saits’il est encore temps ?

M. Brough ne poussa pas plus loin ses réflexions ;M. Bonnington était assis à quelques pas, il marcha vers lui,et le prit vivement à part.

– Bonnington, lui dit-il alors à voix basse et rapide, ilfaut que je vous parle.

– À moi ! fit M. Bonnington.

– À vous-même, et j’ajoute, mon ami, qu’il s’agit d’uneaffaire importante.

M. Bonnington ouvrit les yeux, et se leva à demi :

– Voyons donc, Brough, répondit-il avec un commencementd’inquiétude commerciale, aurait-on reçu quelque dépêchetélégraphique au Royal-Exchange ?

– Il s’agit bien de cela !

– Ma maison de Calcutta aurait-elle suspendu sespayements ?

– Non plus.

– Expliquez-vous.

– Voici… Vous avez chez vous, je crois, M. SamuelHampden.

– Un charmant jeune homme.

– Le connaissez-vous ?

– Depuis deux ans, qu’il nous est arrivé de Calcutta.

– Ce n’est pas ce que je veux dire, mon ami ;franchement et sur votre honneur, que pensez-vous de lui ?

– Mais rien, je suppose, sinon que depuis deux ans il nenous a donné que les meilleures garanties de moralité.

– Et il mène une conduite régulière ?

– Je le pense.

– Et il ne vous est jamais venu à la pensée qu’il pouvaitvous tromper ?

– Nullement ; d’ailleurs, M. Samuel Hampden n’estpoint un caissier ordinaire, c’est un de nos forts actionnaires, etil n’a pas moins de dix mille livres sterling dans notremaison.

– Alors, cela vous rassure ?

M. Bonnington se prit à rire :

– Sur mon honneur, dit-il avec enjouement, que vous a doncfait notre ami Samuel ? Jamais je ne vous ai vu ainsi :auriez-vous appris quelque chose sur son compte ?

– Je n’ai pas dit cela, repartit M. Brough, quicommençait à être embarrassé.

– Et vous ne pouviez pas le dire, mon ami ; car Samest un jeune homme assidu, probe, d’un esprit droit, incapable detromper personne, et je ne vous cache pas que j’ai sur lui des vuesqui me l’attacheront encore plus étroitement.

– Comment cela ?

– Vous le saurez bientôt.

– À quoi songez-vous donc ?

Le visage de M. Bonnington avait pris tout à coup un air degravité sous lequel perçait comme un reflet de mélancolie qui nelui était pas habituel.

– Voyez-vous, mon ami, poursuivit-il à voix lente, quel estl’homme qui, arrivé à mon âge, peut impunément regarder dans lepassé, sans craindre de s’y trouver en face d’un remords. Êtes-vousbien sûr, vous-même, mon cher Gus, vous, l’honneur et la probité dePiccadilly, êtes-vous bien certain de n’avoir pas au moins unefaute à vous reprocher, une faute dont le souvenir pèse sur votrecœur et trouble à de certaines heures votre existence ? Maisla vie nous emporte tous, mon ami, et c’est vainement que nouschercherions à lutter contre le courant : cependant, moi, jeveux tenter de retourner une fois encore vers ce passé qui n’estplus, et où j’ai laissé le repos de ma vie.

– Que dites-vous ? fit Brough étonné.

– Avant quelques mois, j’aurai quitté Londres.

– Vous ?

– Avant une année, je serai à Calcutta.

– Est-ce possible ?

– Là seulement m’attendent le pardon et le repos.

– Mais, vos enfants ?…

Bonnington sourit doucement, et montra du regard le groupe formépar miss Ophélia et le major Turner.

– Ceux-là me suivront, répondit-il ; l’Inde est lepays des amours romanesques.

– Mais miss Lucy ? insista M. Brough.

– Dans quelques jours, je vous en dirai plus long.

Cependant, en quittant M. Gus-Brough, Samuel s’était postédans l’embrasure d’une fenêtre, et de là il promenait son regarddans le salon.

Quoiqu’il eût un vague soupçon de la vérité, bien des doutestroublaient encore son esprit, et il voulait à tout prix savoirlaquelle, de miss Lucy ou de miss Ophélia, il avait rencontrée laveille dans le quartier de la Flotte. Depuis deux années qu’iltravaillait dans la maison Bonnington et Cie, Samuels’était toujours montré d’une assiduité exemplaire, et son espritdroit et vif avait plus d’une fois utilement pesé sur les décisionsprises par ses patrons. Aussi était-il traité avec les égards dus àson intelligence des affaires, et toutes les personnes quifréquentaient la maison s’étaient depuis longtemps habituées à leconsidérer autrement que comme un simple commis.

Miss Lucy elle-même n’avait pas pu se défendre d’une certainesympathie pour cette nature discrète, qui semblait craindre et fuirtout contact ; sa curiosité avait été vivement éveillée, etpour une enfant de son âge, cette curiosité n’était pas sansdanger. Un beau matin, la jolie miss s’aperçut qu’un autresentiment plus doux s’était glissé dans son cœur ; et commeelle n’avait encore appris à rien dissimuler, Samuel ne dut pastarder longtemps à connaître la vérité. – Chose singulièrecependant ! – bien qu’une pareille découverte semblât faitepour lui inspirer une profonde reconnaissance, il parut d’abord enéprouver une vive contrariété. À partir de ce jour, en effet, ildevint encore plus taciturne et plus froid que d’habitude, et c’està peine même s’il eut pour Lucy les plus simples prévenances.

Toutefois, il est permis de penser qu’il revint plus tard de sapremière impression, car au bout de quelques mois il consentait àéchanger, de temps en temps, quelques paroles avec la jeune miss,et souvent même il la quittait avec un tendre et doux sourire.Ajoutons qu’au fond de ce sourire il y avait toujours une profondetristesse.

Cependant l’heure s’écoulait avec rapidité, le salon commençaità se dégarnir ; les invités se retiraient un à un, et Samuelallait en faire autant ; une sourde inquiétude l’agitait, ilétait mécontent de tout le monde et de lui-même… il eût voulu êtreloin déjà, et cependant il ne pouvait se résoudre à quitter sonposte d’observation.

Enfin, il parut faire un effort sur lui-même, et quittant lafenêtre où il s’était tenu jusqu’alors, il marcha résolument versmiss Lucy, qui venait de pénétrer dans un salon voisin.

Le salon était désert, et nul ne les observait. Samuel entamaimmédiatement la conversation :

– Pardonnez-moi, miss, dit-il d’une voix où son émotion setrahissait malgré lui, mais si ma démarche est indiscrète, le motifqui me la dicte n’a rien qui doive vous offenser.

– Qu’est-ce donc, monsieur Samuel ? demanda Lucy, enlevant sur lui deux beaux regards pleins d’intérêt.

– Avez-vous passé la soirée d’hier dansLombard-street ?

– Pourquoi m’adressez-vous cette question ?

– C’est qu’hier, vers dix heures du soir, j’ai eu lebonheur de sauver une jeune fille qu’un instant, pardonnez-moi,j’ai cru pouvoir prendre pour vous.

– Et où cela se passait-il ?

– Dans le quartier de la Flotte.

– Vous y allez donc souvent ?

– Quelquefois seulement.

– Et M. Bonnington ne vous a jamais questionné àsujet ?

– Jamais, miss.

Lucy commença un charmant sourire plein de malice etd’enjouement.

– Eh bien ! reprit-elle aussitôt, voilà certainementqui est étrange, monsieur Samuel ; et je m’étonne que voussongiez à m’interroger, moi, qui ne suis guère qu’une étrangèrepour vous, quand mon père vous laisse si parfaitement libre, vousqui êtes son caissier.

Samuel se mordit les lèvres ; l’observation étaitjuste ; il ne savait que répondre.

– Quoi qu’il en soit cependant, poursuivit Lucy quis’aperçut de son embarras et ne tenait pas sans doute à leprolonger, comme je n’ai aucun secret à garder, et que vous vousadressez à moi franchement, je ne veux pas vous tromper, ni vousintriguer plus longtemps ; la jeune fille que vous avez sauvéehier était bien miss Lucy Bonnington.

– Est-ce possible ! s’écria Samuel, vous, miss, àcette heure, dans un pareil quartier ?

– Je vous y ai bien trouvé, vous-même.

– Oh ! moi, c’est différent.

– Comment donc ?

– Un secret qui ne m’appartient pas.

– Soit ! monsieur Samuel… tous les secrets sontrespectables sans doute, mais le vôtre est d’une nature singulière.Prenez-y bien garde. À vivre ainsi isolé, le caractère s’aigrit, ils’irrite, et de bon que l’on était au début, on devient biensouvent défiant et méchant… Croyez-moi, monsieur Samuel, la fillede M. Bonnington en sait peut-être plus long qu’elle n’en peutdire en ce moment, et elle vous engage à bien réfléchir à sesparoles.

Et sans prêter plus d’attention à la profonde stupéfaction quise peignait sur les traits de Samuel, elle le salua avec grâce etalla rejoindre miss Ophélia, à qui le major Turner racontait sadernière chasse au tigre.

Chapitre 3

 

Plus d’un mois s’était passé, on était aux derniers jours dedécembre.

Depuis quelque temps, Samuel travaillait sans relâche ; lesopérations de la fin d’année étaient importantes dans la maisonBonnington et Cie, et ce n’était pas trop du concoursactif de tous les commis pour franchir ce redoutable 31 décembrequi, sur toutes les places, est un épouvantail pour le commerce.Toutefois, la maison Bonnington n’en était pas à redouter un pareilmoment, son crédit aurait pu rivaliser avec celui de la Banqued’Angleterre ; mais le patron avait parlé à Samuel d’uneliquidation possible, et ce dernier tenait sans doute à livrerrégulièrement ses comptes.

Samuel paraissait encore plus sombre qu’il ne l’avait étéjusqu’alors ; soit que ses préoccupations de comptableinfluassent sur son esprit, soit que sa vie eût été récemmenttroublée par un chagrin réel, on ne le voyait plus que de loin enloin dans les salons de M. Bonnington, et il se renfermaitplus que jamais dans un isolement complet. À la vérité, Samueltenait peu de place dans la vie de ceux qui le connaissaient, etdeux personnes seulement avaient dû s’apercevoir de cechangement : M. Gus-Brough et miss Lucy Bonnington.

M. Gus-Brough était obstiné : au milieu des recherchesstatistiques auxquelles il se livrait, cette individualitétaciturne et froide l’avait frappé malgré lui ; il s’étaitsenti pris du violent désir d’étudier de plus près cette nature àdemi sauvage, et il ne se passait pas de jour qu’il ne vînt, sousun prétexte quelconque, rôder autour de Lombard-street.

Quant à Lucy, ce qu’elle éprouvait est difficile à expliquer.Elle aimait Samuel avec tout l’abandon d’un cœur naïf et ellesouffrait dans cet amour confiant et pur, en songeant que Samuelétait malheureux, et qu’elle ne pouvait rien pour le consoler et ledistraire. La pauvre enfant avait bien pâli depuis un mois, et à lavoir ainsi rêveuse et triste, on l’eût prise pour une vaporeusevignette de la mélancolie.

Cependant les amours de miss Ophélia et du major Turnermarchaient bon train ; le major avait, disait-on,officiellement fait la demande en mariage, M. Bonningtonl’avait favorablement accueillie, et, à partir de ce moment,l’engagement était pour ainsi dire devenu public.

On était donc au 31 décembre de l’année 1838.

À cette époque, le lecteur se le rappelle peut-être, il semanifesta, sur presque toutes les places de l’Europe, une crise quia laissé de tous côtés des traces profondes et occasionné de cruelsdésastres. Toutes les maisons de banque, tous les comptoirsd’escompte, toutes les institutions de finance, avaient de bonneheure resserré leurs crédits, et une certaine perturbation s’enétait suivie dans les opérations commerciales, de telle sorte quelongtemps à l’avance on considérait la liquidation de la find’année comme une des plus inquiétantes que l’on eût eu à prévoir.À Londres, la préoccupation générale était visible, elle pesaitlourdement sur les transactions de toute nature ; chacunprenait ses mesures, et ce n’est qu’avec une prudence excessive,qui pouvait passer pour de la défiance, que les négociationss’entamaient, même entre les maisons les mieux établies.

Encore une fois, nous répéterons qu’une pareille crise, siinquiétante qu’elle fût, ne pouvait atteindre la maison Bonningtonet Cie. Récemment encore deux de leurs navires, venantde Calcutta, étaient arrivés à Liverpool avec des cargaisons quis’étaient vendues dans des prix fort élevés. M. Bonningtonavait d’ailleurs prévu toutes les éventualités, et aucun désastrene devait ni le compromettre ni même l’ébranler. Dès le matin du31, il avait revu ses échéances avec Samuel Hampden, la caisseregorgeait de bank-notes, et il pouvait attendre tranquillement lesévénements.

Vers midi, il sortit, laissant Samuel enfermé dans le bureau oùil se tenait d’habitude ; ce bureau avait un aspectparticulier ; il formait une sorte de carré oblong, figuré etdéfendu par un grillage solide, dans une vaste pièce, complètementisolée, et communiquant, à l’aide d’une porte bardée de fer, avecle cabinet même de M. Bonnington. Quand ce dernier s’éloigna,Samuel était assis à un pupitre mobile, et il mettait la dernièremain à ses écritures. M. Bonnington monta dans sa voiture, etse fit conduire à St-James-Park.

Sans être inquiet, M. Bonnington était soucieux… Unepréoccupation évidente tourmentait son esprit, et c’est pour pensertout à son aise qu’il fuyait Lombard-street.

En arrivant à St-James, il rencontra M. Gus-Brough, quivenait d’obtenir de l’administration des Omnibus le chiffre exactdes voyageurs transportés dans les 9,000 rues de Londres, pendantl’année écoulée.

Il marcha rapidement à la rencontre de son ami.

– Dieu pardonne, s’écria-t-il, si je m’attendais àrencontrer quelqu’un à cette heure dans St-James-Park, ce n’est pasà coup sûr le chef de la maison Bonnington etCie !

– Et pourquoi donc ?… fit M. Bonnington.

– Mais parce que nous sommes aujourd’hui au 31 décembre, etqu’à l’heure qu’il est plus d’une maison qu’on croyait solide esten train de disparaître.

– Dieu merci, repartit M. Bonnington, la situation n’arien d’inquiétant pour nous et personnellement, au contraire, j’aivu arriver cette fin d’année avec une réellesatisfaction !

– Expliquez-moi cela.

– Rien n’est plus simple, mon cher ami ; vous savezque je marie miss Ophélia ?

– J’en ai entendu parler.

– Avec le major Turner.

– Un homme honorable, fils d’un pair du royaume, et l’undes officiers les plus distingués des vingt régiments qu’entretientla Compagnie des Indes.

– Ce mariage fait le bonheur de ma fille, et il me permetde réaliser un projet que je nourris depuis longtemps.

– Lequel ?

– Celui de quitter Londres.

– Est-ce donc bien décidé ?

– Je partirai dans un mois.

– Et vous irez ?

– À Calcutta.

M. Gus-Brough regarda son interlocuteur avec une sorte destupéfaction.

– À Calcutta ! répéta-t-il ; vous m’aviez déjàparlé de ce projet, mais j’avoue que je n’y croyais pas… Au moins,n’y resterez-vous pas longtemps ?

– Je ne sais.

– Et vos enfants ?

– Le major Turner retourne dans l’Inde et il emmènenaturellement sa femme avec lui. Quant à Lucy, ce voyage est unegrande joie pour elle, et elle partira, sans laisser à Londres lemoindre regret…

Il y eut un court silence, pendant lequel M. Gus-Broughremua doucement la tête :

– Allons !… dit-il enfin, je ne veux pas essayer devous dissuader… l’Inde est, d’ailleurs, au dire de nosnaturalistes, un pays magique, qui a le don d’attirer et de retenirles imprudents qui s’y aventurent. Mais vous me croirez si vousvoulez, mon ami, vous ne semblez pas tout à fait libre enentreprenant ce voyage.

– Et vous avez raison ! fit M. Bonnington, carc’est le sentiment impérieux du devoir qui m’y rappelle.

– Comment cela ?

– Ah ! c’est une histoire singulière : tenez, unremords terrible qui, depuis vingt années, pèse sur mon cœur, et neme laisse pas un instant de repos.

– Vous ne m’aviez jamais parlé de cela ?

– Je cherchais à l’oublier moi-même.

– C’est donc grave ?

– Plus que vous ne pensez.

– Vous m’effrayez !

M. Bonnington sourit amèrement.

– Une heure, mon ami, reprit-il aussitôt, une heure d’oublia suffi pour troubler à jamais mon existence. Écoutez. C’était àCalcutta, la veille de mon départ pour Londres ; le bateauétait en rade, il n’attendait plus qu’un dernier chargementimportant pour s’éloigner, et moi, retenu par quelques amis,j’étais resté à terre, où un banquet devait nous réunir et scellernos adieux. Je voulais partir cependant, j’avais comme unpressentiment de l’infamie de cette nuit, et aujourd’hui, quand jeme rappelle cette date fatale du 20 juin 1818, je me prends encoreà frissonner et à avoir honte de moi-même. Le dîner s’étaitprolongé fort avant dans la nuit ; mes amis étaient tous plusjeunes et plus fous que moi ; les vins de France nous avaientversé l’ivresse à longs flots. Quand je sortis, je n’avais plusconscience de mon être. – Cependant, en me retrouvant le matin surle pont du navire qui fuyait vers la Grande-Bretagne, j’emportaisle remords d’avoir commis une action indigne d’un hommed’honneur…

– Et n’avez-vous fait aucune démarche pour laréparer ?

– J’ai fait tout ce qu’il m’était humainement possible defaire, mais toutes mes recherches sont restées infructueuses.

– Et dans cet état, vous voulez y allervous-même ?

– Oui, certes.

– Eh bien, je vous approuve, Bonnington ; sans doute,vous avez été coupable, puisque vous l’avouez vous-même, mais Dieu,qui a vu votre repentir et vos remords, vous conduira peut-êtreenfin là où vous attendent le pardon et le repos.

Comme ils en étaient là de leur conversation, ils virent venir àeux le major Turner, le visage pâle et les traits bouleversés.

M. Bonnington se hâta d’aller à sa rencontre :

– Qu’y a-t-il donc, major, lui dit-il en lui tendant lamain, et pourquoi cet air sinistre et cette pâleur sur votrefront ?

Le major jeta avant de répondre un regard singulier surM. Gus-Brough.

– Je viens de Lombard-street, monsieur Bonnington, dit-ilalors, et c’est à grand’peine que j’ai pu savoir la direction quevous aviez prise. J’avais à vous parler de choses importantes.

– Que se passe-t-il donc ?

– C’est à vous que je viens le demander.

– Hâtez-vous alors, mon ami, car votre attitude commence àm’inquiéter.

Le major eut un singulier sourire, et jeta une seconde fois unregard soupçonneux sur M. Gus-Brough. Ce dernier s’enaperçut.

– Si je dois gêner votre conversation, commença-t-il.

– Vous ! interrompit Bonnington avec vivacité :ce ne peut être la pensée du major… il sait que Gus-Brough, dePiccadilly, est mon meilleur ami, et…

– Puisqu’il en est ainsi, poursuivit le major ens’inclinant, j’arrive au fait.

– Voyons ! voyons !

– Lorsque j’ai eu l’honneur de vous demander la main demiss Ophélia, je croyais avoir affaire à un homme d’une rigoureuseprobité, et sur l’honneur duquel je pouvais compter comme sur celuide mes ancêtres.

– Eh bien !… fit Bonnington, dont les joues secolorèrent d’une légère rougeur.

– Eh bien ! savez-vous ce que l’on dit à l’heure qu’ilest dans la Cité, sur la maison Bonnington etCie ?

– Sur ma parole, monsieur Turner, je serais curieux de lesavoir.

– On dit, monsieur, que depuis quelques mois vous avezparfaitement pris vos mesures en vue de cette fin d’année, que vospréparatifs sont faits pour quitter l’Angleterre et passer sur lecontinent ; enfin, depuis ce matin, depuis une heure, toute laplace a appris avec stupéfaction que la maison Bonnington et Cieavait suspendu ses payements.

M. Bonnington devint livide :

– Que dites-vous ? balbutia-t-il interdit.

– Ce que vous ne pouvez ignorer, je pense.

– Vous me croyez donc capable d’une pareilleaction ?

– Tout Londres le croit comme moi, à cette heure !

– Mais c’est une calomnie !

– Vous le prouverez difficilement.

– M. Hampden était là, cependant.

Le major haussa les épaules.

– Et sans doute, monsieur, puisque je l’ai vu moi-même, etque, devant moi, deux traites de mille livres chacune ont étérefusées par lui.

– C’est impossible.

– J’étais présent.

– C’est faux, vous dis-je.

– Monsieur Bonnington !…

M. Bonnington prit sa tête dans ses mains et pressaconvulsivement son front près d’éclater.

– Voyons, dit-il avec une fiévreuse exaltation, voyons,major Turner, Dieu merci ! nous ne sommes plus des enfants, etnous savons la valeur des mots… Eh bien ! ce que vous affirmezest impossible… vous avez été abusé… vous vous êtes trompévous-même, la maison Bonnington et Cie a dans sa caisseune somme dix fois supérieure à celle qui lui était nécessaire, etil serait insensé de croire…

– Voulez-vous vous en assurer par vous-même ?

– Mais vous m’accompagnerez ?

– Je suis à vos ordres.

– Avec mon ami Gus-Brough.

– Nous irons tous les trois.

– Eh bien, ne perdons pas de temps… Ma voiture est près dela grille, en un quart d’heure nous serons dans Lombard-street…partons.

La voiture brûla le pavé, et la distance fut franchie enquelques minutes. Dès qu’ils furent arrivés devant la maison deM. Bonnington, ce dernier sauta le premier à terre, et, aumoment d’entrer, il rencontra un garçon de recette de la Banque,qui sortait la sacoche vide sous le bras.

– M. Samuel est-il à la caisse ? demanda enpassant M. Bonnington à cet homme.

Le garçon haussa les épaules :

– Eh ! sans doute, Votre Honneur, répondit-ilbrusquement, M. Hampden est bien à sa place, mais c’est lacaisse qui n’est pas à la sienne.

Et il s’éloigna.

M. Bonnington s’était élancé dans l’escalier qui conduisaità son bureau. Ses deux compagnons avaient peine à le suivre.

Ce qui se passait en ce moment dans son cœur serait biendifficile à dire. Une épouvante sans nom s’était emparée de sonesprit, ses tempes battaient avec force, un nuage épaisobscurcissait sa vue. Quand il atteignit son cabinet, il étaitpâle, effaré, hors de lui, et paraissait près d’être foudroyé parune attaque d’apoplexie.

Il courut à la porte qui communiquait avec la caisse, et lasecoua de ses deux bras vigoureux.

Mais la porte était fermée en dedans et ne bougea pas.

– Samuel ! cria-t-il alors d’une voix éperdue ettremblante, Samuel ! c’est moi… ouvrez.

Le silence seul répondit à ce cri, et il se retourna morne versle major et M. Gus. Son regard avait comme l’étrange fixité dela folie !

– Il se passe ici quelque chose d’inouï, messieurs, dit-ilaussitôt avec un calme affecté, mais le ciel a mesuré le courageaux épreuves que nous avons à subir ; je serai fort jusqu’aubout… Messieurs, veuillez me suivre.

Ils firent le tour des bureaux, et quelques minutes après ilsarrivaient à cette vaste salle dont nous avons parlé, et danslaquelle avait été établi le bureau de M. Samuel Hampden.

Samuel était assis à son pupitre, deux bougies brûlaientallumées près de lui, il paraissait calme et écrivait.

M. Bonnington s’élança vers lui.

– Enfin ! s’écria-t-il avec animation, enfin, je voustrouve, monsieur, et vous allez m’expliquer…

À la vue de son patron, Samuel s’était levé… une légère pâleurcouvrait son visage ; mais son regard était ferme, et unsourire plein d’amertume vint même un instant plisser le coin deses lèvres.

– Je vous attendais, monsieur, répondit-il avecsang-froid ; seulement j’avais mes raisons pour ne pas vousouvrir tout à l’heure.

– Mais c’est une infamie.

– Peut-être.

– Vous ignorez donc ce que l’on dit à cette heure dansLondres de la maison Bonnington et Cie.

– Je le sais.

– Cependant, ce matin, monsieur, la caisse était enmesure.

– Elle l’est encore.

Et Samuel tira, en parlant ainsi, deux poignées de bank-notes,qu’il jeta négligemment sur son bureau. M. Bonnington adressaun regard triomphant au major.

– Dans le premier moment, poursuivit Samuel, vous avez pucroire que votre caissier était un fripon, et qu’il avait disparuemportant quelques mille livres sterling sur le continent. Celapouvait être, en effet, mais ce vol ne m’eût pas enrichi, vous lesavez bien ; et d’ailleurs, en disparaissant de la sorte, jen’aurais pas atteint le but que je me suis proposé.

– Quel but ? balbutia M. Bonnington en serapprochant.

M. Gus-Brough et le major s’étaient rapprochés également,et ils écoutaient avec avidité.

Cependant Samuel avait repris les bank-notes, et sans mêmetourner son regard vers les trois personnages qui suivaient sesmouvements, il venait de les présenter de chaque main à la flammedes deux bougies.

Les billets de banque prirent feu aussitôt.

M. Bonnington poussa un cri de rage à cette vue et secramponna furieux au guichet du bureau.

– Misérable ! cria-t-il en secouant rudement legrillage de fer, qu’il essayait de briser, mais c’est ma fortuneque vous détruisez !

– La vôtre et la mienne, monsieur Bonnington.

– C’est mon honneur, à moi…

– Je le savais.

– Celui de mes enfants, de ma pauvre Lucy…

Samuel frémit à ce nom, lâcha une poignée de bank-notes etessuya son front baigné de sueur.

– Je le savais… répéta-t-il d’une voix plus sourde.

M. Bonnington se tordait les bras de désespoir.

– Mon Dieu ! disait-il, cet homme est insensé ;il n’a pitié ni de mes prières, ni de mes larmes… Je suis perdu,déshonoré !…

– Oui, monsieur, déshonoré ! interrompit Samuel d’unaccent cruel.

– C’est une lâcheté.

– Non, une vengeance.

– Mais que vous ai-je donc fait, malheureux !

Samuel remua lentement la tête.

– Oh ! rien, sans doute, répondit-il en scandant sesparoles ; j’étais trop jeune alors, j’avais cinq ans à peine,je ne comprenais même pas encore la honte et le déshonneur… aussi,j’ai attendu !… j’ai porté dix années le poids de ce souvenir,j’ai appris à maudire votre nom, et ce n’est qu’aujourd’hui quej’ai pu venger ma pauvre sœur.

– Votre sœur !…

– Souvenez-vous de Calcutta !…

– Que dites-vous ?

– Je dis, monsieur Bonnington, que la dette du 20 juin 1818est enfin payée, et que, dès ce moment seulement, nous sommesquittes.

En parlant ainsi, Samuel alla tranquillement ouvrir la porte ducabinet de M. Bonnington, mais à peine y fut-il entré qu’ilrecula, frappé de surprise.

Miss Lucy était là, agenouillée et le visage baigné delarmes.

– Vous, miss, vous ! s’écria Samuel éperdu.

– Oui, monsieur, répondit la jeune fille.

– Et vous m’avez entendu ?

– Oh ! vous avez été bien cruel envers mon pauvrepère.

– Si vous saviez ?

– Je sais tout.

– Mais qui vous l’a dit ?

– Votre sœur elle-même.

– Vous la connaissez ?

Lucy eut un sourire radieux à travers ses larmes.

– Monsieur Samuel, répondit-elle doucement, vous n’étiezpas seul à vous rendre, chaque soir, dans le quartier de laFlotte.

Samuel n’en voulut pas entendre davantage ; il se laissatomber à genoux devant la jolie enfant, et lui prit vivement lesmains :

– Oh ! pardon ! pardon, miss, lui dit-il avecenthousiasme, je suis un malheureux, et je ne méritais pas la bontéque vous me témoignez… Mais parlez, parlez, et s’il est en monpouvoir de racheter ma faute.

– Il est trop tard maintenant, dit miss Lucy, vous avezrendu tout retour impossible ; mon père est déshonoré parvous… Tout Londres connaît et commente sa honte… et qui sait mêmes’il y pourra survivre ?

Samuel ne répondit pas ; il comprenait trop bien lajustesse de cette observation. Il pressa les mains de Lucy dans unedernière étreinte, et se hâta de gagner sa chambre.

Chapitre 4

 

On était au mois de juin 1839.

Le soleil sortait étincelant de l’horizon, et couvrait de lamesd’or les plaines d’euphorbes et d’aloès qui entourent la ville deCalcutta ; des myriades d’oiseaux couleur de rubis chantaientdans les bouquets de bananiers ; toute la nature enfinsemblait s’éveiller amoureuse sous les fraîches caresses dujour.

À cette heure, une petite caravane de chasseurs partit deCalcutta et se dirigea vers une vieille ruine située à environtrois milles de la ville.

En tête s’avançaient cinq hommes à cheval suivis à peu dedistance par deux jeunes femmes en élégant costume d’amazone ;immédiatement après marchaient quatre énormes éléphants de chasse,conduits par leurs mahouts ou cornacs.

Arrivée à un mille de Calcutta, la petite caravane s’arrêta, leséléphants s’agenouillèrent, sur l’ordre de leurs cornacs, on leurappliqua des échelles le long de la carapace, et les chasseurs, àl’exception de deux, montèrent et s’assirent dans leshowdahs.

Puis le jemidar donna le signal, et l’on partit àtravers la plaine.

Les deux chasseurs qui avaient dédaigné les éléphants s’étaientremis en route et, tout en causant, ils précédaient la caravane,qui avançait lentement.

– Savez-vous, major Turner, dit tout à coup l’un d’eux àson compagnon, que plus je parcours les environs de la capitale duBengale, plus j’admire la puissance de la compagnie desIndes ; voyez plutôt ce qu’elle a pu faire en si peu de temps,avec le seul aide de ses guinées et de la nature.

– C’est vrai ! répondit laconiquement le major.

– Vous avez à Calcutta, poursuivit son interlocuteur, desédifices qui le disputent en élégance aux plus beaux palais deLondres, qui est cependant la première cité du monde. La Banque,l’hôtel des Douanes, l’hôtel des Monnaies, le palais duGouvernement, les immenses chantiers de Kiderpoor, tout celaatteste la grandeur de la Compagnie, ou je ne m’y connaispas ! comme disent les Français. Et je ne parle pas encore dufort Williams, qui est certes la plus belle citadelle qui soit dansl’Inde et même en Europe… Savez-vous bien, major Turner, que lefort Williams reçoit sur ses bastions trois cents piècesd’artillerie, qu’il peut contenir quinze mille soldats, et qu’il nefaudrait pas moins de dix mille hommes pour le défendre. LaCompagnie a fait les choses comme il convient aux représentantsd’une grande nation, et je sais, par les statistiques les plusofficielles, que les dépenses occasionnées par le fort Williamsdepuis qu’il existe, atteignent le chiffre énorme de 2millions sterling.

Le major Turner venait d’allumer un cigare, il en présenta un àson interlocuteur.

– Merci, répondit ce dernier, le matin, à jeun, la fumée decigare m’est insupportable, et si tous les gentlemen de Londres meressemblaient, les dix huit cents marchands de tabac que cetteville renferme seraient obligés de fermer boutique.

Ils traversaient en ce moment un champ semé de noyers, decardamomes et de girofliers ; l’air était fortement imprégnédes senteurs pénétrantes des arbres à épices, et la caravanepouvait s’avancer, sans crainte que le gibier qu’elle voulaitsurprendre ne fût prévenu par les émanations humaines.

Il s’agissait bel et bien d’une véritable chasse au tigre. Laveille on était venu avertir le major Turner que l’on avaitdécouvert trois tigres dans les environs, et ce dernier avaitimmédiatement ordonné une chasse pour le lendemain.

Une chasse au tigre, comme les Anglais savent les faire, etcomme Méry sait les décrire, c’est une bonne fortune ! On n’apoint de pareils spectacles en Europe, et les habitants deCalcutta, eux-mêmes, en sont très-friands. – La caravane secomposait de personnages que le lecteur connaît en partie.

En première ligne, venait le major Turner, qui était retourné àCalcutta après avoir épousé miss Ophélia Bonnington. Il y avaitensuite M. Bonnington lui-même et deux commis de laCompagnie ; puis enfin, M. Gus-Brough, l’honorable membrede la Société de statistique. Quant aux deux femmes, c’étaientmilady Turner, née Ophélia Bonnington, et sa sœur, la jolie missLucy.

L’interlocuteur du major Turner, le lecteur l’a deviné sansdoute, n’était autre que notre ami M. Gus-Brough.

Depuis dix-huit mois, il n’avait pas changé. C’était le mêmehomme, petit, gros et court, et il continuait, à Calcutta, le mêmemétier de statisticien qu’il exerçait à Londres.

M. Bonnington, lui, ne pouvait pas rester en Europe, aprèsle sinistre qui avait frappé sa maison, et il était venu seréfugier dans l’Inde, emportant de ce naufrage une fortuneexcessivement réduite, mais que son travail devait bientôtaugmenter de nouveau. Dans les premiers moments, il voulut rendreau major Turner la parole que celui-ci lui avait donnée ; maisle major était un homme de principes rigides, et il ne se crut pasdégagé par le malheur qui frappait la famille dans laquelle ildevait entrer. Il tenait plus, d’ailleurs, à l’honorabilité deM. Bonnington qu’à sa fortune, et il insista même pour que lemariage se fît dans les délais fixés d’abord. M. Gus-Brough sesentit profondément touché d’un pareil trait de générosité, etaprès s’être fait donner une mission par la Société de statistiquede Londres, il partit pour l’Inde avec ses amis.

Quant à Samuel Hampden, on l’avait laissé fuir sans s’eninquiéter davantage. Il était parti, on ne savait pas ce qu’ilétait devenu, et jamais depuis, on n’avait entendu parler delui.

Miss Lucy avait tout accepté avec une résignationangélique ; elle n’avait fait entendre aucune plainte, niélevé aucune objection ; quand il fallut quitter Londres etpartir pour des pays lointains, elle ne tourna pas une seule foisses regards vers la ville qu’elle abandonnait, nulle larme deregret n’avait mouillé ses joues ; elle monta sur le vaisseaud’un pas sûr, et vit les côtes d’Angleterre s’évanouir etdisparaître à l’horizon sans qu’aucun déchirement se fît dans soncœur. On eût pu prendre facilement son impassibilité pour del’indifférence ; elle resta calme, froide, insensible, etquand son père, effrayé de son attitude, lui demanda anxieusementsi elle ne souffrait pas, si elle ne regrettait rien, elle secouadoucement la tête et essaya un sourire.

– Non, répondit-elle sans effort, non, mon bon père, je nesouffre pas, et je ne regrette rien. Maintenant, j’irai où vousvoudrez me mener, et je serai toujours heureuse d’habiter près devous et avec vous.

M. Bonnington se contenta de cette réponse ; Lucyétait une enfant dévouée et soumise ; elle était si jeuneencore, elle n’avait pas eu le temps de rêver une autre existence.Le père fut rassuré. Mais à partir de ce moment, la pauvre enfantse prit à pâlir, un cercle bleu se dessina autour de ses beauxyeux, désormais sans flamme, et une tristesse douce et calme serépandit sur son front.

Depuis, Lucy était toujours restée la même. Le climat splendidede l’Inde, cette nature exubérante, les longues plaines quis’étendent au loin comme d’immenses tapis de verdure, les largesruisseaux d’eau vive, les jardins de balsamines et de pavotsrouges, tout cela était impuissant à la distraire ; ellepassait devant ces splendeurs éblouissantes, morne, taciturne etpâle. La science chercha vainement le mot de cette énigme, Lucy lecachait au plus profond de son cœur, et personne ne l’y trouva.

Cependant la troupe venait de s’arrêter de nouveau. Elle setrouvait alors au pied d’une petite colline à pente douce, sur leversant opposé de laquelle s’élevaient les ruines qui servaient,croyait-on, de refuge aux tigres.

Le jemidar avait quitté les chasseurs, et quand il eut atteintle sommet de la colline, il se coucha à plat ventre et leur fitsigne d’avancer. Un seul coup d’œil lui avait suffi.

Il y avait là trois tigres, trois vrais tigres duBengale !

Les ruines provenaient d’une vieille pagode depuis longtempsabandonnée ; les figuiers sauvages y poussaient en touteliberté, et des plantes parasites pendaient dans les fentes desmurailles à demi usées par le temps. – Les tigres dormaient,paresseusement allongés à l’ombre des massifs, le mufle dans lespattes et l’oreille pendante…

Les quatre éléphants choisirent leur position de combat avectoutes les précautions usitées en pareil cas, et quand les tigresse réveillèrent, les chasseurs armaient leurs carabines, et labataille pouvait commencer.

Le réveil fut terrible.

M. Bonnington avait pris place dans un howdah, à côté deLucy ; le major était monté près de milady Turner ; quantà M. Gus-Brough et aux deux commis de la Compagnie, ilss’étaient partagé les deux autres éléphants.

Les trois tigres s’étaient levés d’un seul bond, et trois crisrauques venaient d’ébranler les ruines.

Le soleil était alors tout à fait sorti de l’horizon ; sesrayons, tombant obliquement sur le pelage des monstres irrités, enfaisaient chatoyer les vives couleurs.

Ce fut un spectacle inouï, dont les chasses européennes nesauraient offrir d’équivalent.

Les trois bêtes fauves s’élancèrent de leur retraite, et, leregard fulgurant, le mufle contracté, la queue agitée d’ondulationsmenaçantes, elles se présentèrent sans défense à leurs redoutablesennemis.

Il y eut une seconde de silence solennel ; hommes etmonstres échangèrent un regard suprême ; puis les détonationséclatèrent, et un nuage de fumée enveloppa un moment lesassaillants.

M. Bonnington et les deux commis de la Compagnie avaientseuls tiré, M. Gus s’était contenté de regarder. Quant aumajor, il tenait sa carabine chargée, et attendait une occasionfavorable. Elle ne se fit pas longtemps attendre.

Dès que la fumée se fut dissipée et que l’on put apercevoir denouveau les ruines de la vieille pagode, deux tigres seulementétaient debout ; le troisième se roulait à leurs pieds dansles dernières convulsions de l’agonie.

Le temps d’arrêt fut court. Déjà les chasseurs s’étaient armésde carabines chargées, et le combat allait recommencer de plusbelle. Mais soit que les tigres eussent compris le désavantage deleur position, soit que la mort de leur compagnon leur eût inspiréune ardeur nouvelle, sans donner à leurs adversaires le loisir deles mettre en joue, ils s’élancèrent à travers l’espace endirigeant leurs bonds vers les éléphants.

Le premier était le plus vieux, le plus courageux, le plusirrité. Une balle l’avait blessé au flanc, et son sang coulait enabondance ; il voulait une vengeance mémorable, et il allatomber sur l’éléphant qui portait le major et milady Turner.

Mais avant qu’il eût décrit sa courbe dans l’air, le majorl’avait ajusté, et l’animal, frappé cette fois en pleine poitrine,tombait avec des mugissements terribles sur les ruines mêmes de lapagode.

Son compagnon fut plus heureux.

C’était le plus jeune, le plus beau, le plus fier !… Avantde prendre son élan et de choisir sa victime, il exécuta à droiteet à gauche des bonds d’une hardiesse inouïe ; il allait etvenait, ouvrant ses narines, montrant ses dents fines, lançant desregards qui ressemblaient à des éclairs. Les chasseurs oubliaientle danger pour le suivre dans ses évolutions pleines de souplesse,et pendant quelques secondes on eût pu croire que l’on assistait auspectacle inoffensif de quelque arène civilisée.

Tout à coup, cependant, le monstre s’arrêta : toute la peaude son mufle s’était contractée, et se retirait des narines aufront.

Il ne poussa qu’un rugissement, un seul, et les chasseurs enfrissonnèrent, comme au contact d’une griffe invisible.

Le monstre avait bondi, et pendant que les regards éblouis lecherchaient encore à la place qu’il occupait, il se ruait, entourbillonnant, vers l’éléphant, où Lucy, mourante de peur,s’agenouillait auprès de son père.

Dix coups de feu retentirent inutilement ; le tigre passarapide au milieu des balles, arriva, sans avoir été atteint, sur lehowdah où se trouvaient M. Bonnington et safille.

Il n’en fallait pas tant pour jeter l’épouvante dans le cœur detous les spectateurs et le désordre dans leurs rangs. Vingt cris deterreur s’élevèrent à la fois, et le jemidar, suivi de quelqueshommes, se précipita éperdu vers le tigre.

En ce moment, M. Bonnington, renversé par la chute dumonstre, venait de tomber, blessé et sanglant, au milieu deschasseurs accourus. Miss Lucy était restée évanouie dans lehowdah…

L’anxiété fut profonde pendant quelques instants ; miladyTurner jetait des cris perçants, tandis que le major, debout surson éléphant et la carabine armée, attendait que le tigre sedécouvrît pour lui envoyer une balle. Vingt fusils étaient braquésdans la même intention, mais nul n’osait faire feu, de peur qu’unprojectile maladroit n’allât frapper la pauvre Lucy. Cettesituation ne dura qu’une minute peut-être, mais une minute quiparut à tous longue comme un siècle.

Cependant, et par un bonheur inouï, le tigre, étonné de setrouver au milieu de ses adversaires silencieux, et craignant sansdoute quelque piège, promenait ses regards provoquants sur tout cequi l’entourait. Miss Lucy était étendue sans connaissance dans lehowdah, et le moindre soupir, le plus léger mouvementdevait la perdre. Un silence effrayant régnait de toutes parts,l’on n’entendait plus à cette heure que le souffle enflammé dumonstre.

Tout à coup, l’animal exécuta un bond et se retourna surlui-même. Un incident aussi singulier qu’inattendu avait détournéson attention.

Un homme, que nul des chasseurs ne connaissait, et que l’onn’avait point encore vu jusqu’alors, venait de se cramponner à latrompe de l’éléphant docile, et armé d’un long couteau de chasse,la ceinture garnie d’une paire de pistolets, il s’avançaithardiment, en cherchant à attirer de son côté toute l’attention dutigre.

Nous venons de voir qu’il avait réussi.

Chacun respira. Cet homme jouait sa vie à un jeu où il devaitcertainement perdre ; mais la diversion qu’il imaginait allaitsauver miss Lucy, et des applaudissements frénétiques partirent detous les points.

L’inconnu n’y prit pas garde et continua d’avancer ; lemonstre mugissait, labourant la carapace de l’éléphant de sesgriffes irritées ; une colère sanglante allumait ses regards,il était redevenu plus terrible et plus menaçant encore !

En ce moment, son adversaire plaça son couteau entre ses dents,tira ses deux pistolets de sa ceinture, et en lâcha aussitôt ladétente.

Les deux coups de feu furent suivis d’un dernier mugissement, etle tigre, bondissant sur son ennemi, alla tomber, en l’emportantentre ses griffes, à vingt pas du jemidar et des hausamauxeffrayés.

Il y eut alors un mouvement unanime parmi tous les chasseurs, etchacun se précipita à l’envi vers l’endroit où allait se dénouer ledrame.

M. Gus-Brough s’était rapproché de M. Bonnington, dontla joie saurait à peine se décrire, et les deux amis se tenaientétroitement embrassés.

– Lucy ! ma pauvre Lucy ! disait le père ;Dieu me la rend, Dieu soit béni !

– Sans doute, sans doute, repartit M. Gus-Brough, etc’est un grand bonheur qu’un homme va peut-être en ce moment payerde sa vie.

– Croyez-vous ?

– C’est probable.

– Mais quel est donc cet homme ?

M. Gus-Brough secoua tristement la tête.

– Cet homme, répondit-il, votre désespoir et votre troublevous ont empêché de le reconnaître tout à l’heure. Mais, moi, monami, je n’ai pu m’y tromper une seconde.

– Et quel est-il ?

– C’est un triste souvenir !… il a indignement abuséde votre confiance, il vous a forcé à venir chercher à Calcutta unefortune que vous aviez laborieusement édifiée à Londres.

– Samuel ! interrompit M. Bonnington.

– Lui-même, répondit M. Gus-Brough.

– Est-ce possible !

– Oui, mon pauvre ami. M. Hampden rachète aujourd’huinoblement la faute qu’il a commise et le chagrin qu’il vous acausé ! Certes, la vie de notre chère Lucy vaut bien lesbank-notes qu’il a brûlées dans la capitale des Trois-Royaumes.

M. Bonnington ne répondit pas tout de suite ; il pritla main de M. Gus-Brough, et la serra un momentsilencieusement dans les siennes.

– Le doigt de Dieu est dans tout ceci, dit-il enfin, d’unevoix émue, et le retour de Samuel m’explique bien des mystères dontla cause était restée ignorée pour moi jusqu’à ce jour. Oui, monami, cet homme m’a causé le plus cruel chagrin que j’aie éprouvé dema vie ; mais j’avais commis une faute moi-même, et ce n’étaitlà que le juste châtiment que j’avais mérité ; j’avais offenséDieu, et Dieu m’a puni ; mais le bonheur que j’éprouve en cemoment rachète le passé tout entier, et je suis doublement heureuxde le devoir à Samuel… Prions donc le ciel, mon ami, pour qu’aucunedouleur ne vienne troubler la joie de cette journée.

En ce moment, une grande clameur s’éleva du sein des chasseursgroupés autour du tigre, et des hourras vinrent annoncer àM. Bonnington et à M. Gus-Brough que Samuel Hampden étaitsorti victorieux de sa lutte avec le monstre.

Quelques hausamaux étaient montés sur l’éléphant où se trouvaitmiss Lucy, et ils venaient de descendre la jeune fille quand leshourras se firent entendre.

Comme on touchait le sol, miss Lucy sortit enfin de sonévanouissement : elle n’avait rien vu, rien entendu de cedrame sauvage, et quand elle rouvrit les yeux, la première personneque son regard rencontra fut Samuel Hampden.

Elle poussa un cri de terreur, et se tourna vers son père.

Samuel était fort pâle, le sang coulait abondamment d’uneblessure que lui avait faite le tigre, miss Lucy crut à un plusgrand malheur.

– Samuel ! dit-elle d’une voix étouffée à son père,qui la couvrait de baisers, Samuel blessé mortellement !

– C’est lui qui t’a sauvée, mon enfant, interrompitM. Bonnington.

– Mais en exposant ses jours !

– Dieu le protégeait.

– Il va mourir, peut-être !

M. Bonnington sourit doucement et pressa sa fille contreson cœur.

– Non, mon enfant, dit-il, Samuel ne mourra pas, carmaintenant le passé est oublié, et l’avenir peut être encoreheureux.

– Que voulez-vous dire ?

– Je dis, répondit le père, que tout m’est expliqué dèsaujourd’hui et que je ne veux plus que ma Lucy soit pâle et tristecomme par le passé. Demain, mon enfant, j’irai trouverM. Hampden, et, qui sait, si tu ne t’y opposes pas, peut-êtrepourrai-je me l’attacher par des liens plus doux que ceux de lareconnaissance et de l’amitié.

Une subite rougeur colora, à ces mots, les joues de la charmanteenfant et elle cacha sa tête sur la poitrine de son père.

 

Qu’est-il besoin d’ajouter à ce qui précède ?

 

Samuel avait perdu sa sœur, peu de temps après la catastrophe deLombard-street. Il s’était retrouvé alors seul au monde, sombre,triste, désespéré. – Quoi qu’il eût fait pour étouffer ce sentimentdans son cœur, il aimait miss Lucy, avec tout l’oubli d’une âmeardente et jeune. – Il savait que M. Bonnington était partipour Calcutta avec sa fille ; une sorte d’instinct plus fortque sa volonté le poussa vers l’Inde, et il y arriva presque enmême temps que celle qu’il aimait. – Le lecteur sait le reste.

Sans s’être jamais fait remarquer, il quittait rarement lestraces de Lucy ; il la suivait partout, caché avec soin à tousles regards, heureux seulement de la voir passer et d’entendreparfois le son aimé de sa voix. C’est ainsi qu’il s’était trouvéprès des ruines de la vieille pagode.

 

Environ six mois après cet incident, Samuel Hampden épousaitmiss Lucy Bonnington, et, à partir de ce moment, rien ne vint plustroubler leur bonheur.

 

Aujourd’hui encore, ils habitent l’Inde, et Gus-Brough, qui yfait de temps à autre des excursions pour le compte de la Sociétéde statistique, prétend que dans les 64,595 maisons ou cabanes deCalcutta, on chercherait en vain un ménage plus heureux.

FIN.

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