Categories: Romans d'aventures

Une Ville flottante

Une Ville flottante

de Jules Verne

Chapitre 1

Le 18 mars 1867, j’arrivais à Liverpool. Le Great Eastern devait partir quelques jours après pour New York, et je venais prendre passage à son bord. Voyage d’amateur, rien de plus. Une traversée de l’Atlantique sur ce gigantesque bateau me tentait. Par occasion, je comptais visiter le North-Amérique, mais accessoirement. Le Great Eastern d’abord. Le pays célébré par Cooper ensuite. En effet, ce steam ship est un chef-d’œuvre de construction navale. C’est plus qu’un vaisseau, c’est une ville flottante, un morceau de comté, détaché du sol anglais, qui, après avoir traversé la mer, va se souder au continent américain. Je me figurais cette masse énorme emportée sur les flots, sa lutte contre les vents qu’elle défie, son audace devant la mer impuissante, son indifférence à la lame, sa stabilité au milieu de cet élément qui secoue comme des chaloupes les Warriors et les Solférinos. Mais mon imagination s’était arrêtée en deçà.Toutes ces choses, je les vis pendant cette traversée, et bien d’autres encore qui ne sont plus du Domaine maritime. Si le Great Eastern n’est pas seulement une machine nautique, si c’est un microcosme et s’il emporte un monde avec lui, un observateur ne s’étonnera pas d’y rencontrer, comme sur un plus grand théâtre, tous les instincts, tous les ridicules, toutes les passions des hommes.

En quittant la gare, je me rendis à l’hôtel Adelphi. Le départdu Great Eastern était annoncé pour le 20 mars. Désirantsuivre les derniers préparatifs, je fis demander au capitaineAnderson, commandant du steamship, la permission de m’installerimmédiatement à bord. Il m’y autorisa fort obligeamment.

Le lendemain, je descendis vers les bassins qui forment unedouble lisière de docks sur les rives de la Mersey. Les pontstournants me permirent d’atteindre le quai de New-Prince, sorte deradeau mobile qui suit les mouvements de la marée. C’est une placed’embarquement pour les nombreux boats qui font le service deBirkenhead, annexe de Liverpool, située sur la rive gauche de laMersey.

Cette Mersey, comme la Tamise, n’est qu’une insignifianterivière, indigne du nom de fleuve, bien qu’elle se jette à la mer.C’est une vaste dépression du sol, remplie d’eau, un véritable trouque sa profondeur rend propre à recevoir des navires du plus forttonnage. Tel le Great Eastern, auquel la plupart desautres ports du monde sont rigoureusement interdits. Grâce à cettedisposition naturelle, ces ruisseaux de la Tamise et de la Merseyont vu se fonder presque à leur embouchure, deux immenses villes decommerce, Londres et Liverpool; de même et à peu près pour desconsidérations identiques, Glasgow sur la rivière Clyde.

À la cale de New-Prince chauffait un tender, petit bateau àvapeur, affecté au service du Great Eastern. Jem’installai sur le pont, déjà encombré d’ouvriers et de manœuvresqui se rendaient à bord du steamship. Quand sept heures du matinsonnèrent à la tour Victoria, le tender largua ses amarres etsuivit à grande vitesse le flot montant de la Mersey.

À peine avait-il débordé que j’aperçus sur la cale un jeunehomme de grande taille, ayant cette physionomie aristocratique quidistingue l’officier anglais. Je crus reconnaître en lui un de mesamis, capitaine à l’armée des Indes, que je n’avais pas vu depuisplusieurs années. Mais je devais me tromper, car le capitaine MacElwin ne pouvait avoir quitté Bombay. Je l’aurais su. D’ailleursMac Elwin était un garçon gai, insouciant, un joyeux camarade, etcelui-ci, s’il offrait à mes yeux les traits de mon ami, semblaittriste et comme accablé d’une secrète douleur. Quoi qu’il en soit,je n’eus pas le temps de l’observer avec plus d’attention, car letender s’éloignait rapidement, et l’impression fondée sur cetteressemblance s’effaça bientôt dans mon esprit.

Le Great Eastern était mouillé à peu près à troismilles en amont, à la hauteur des premières maisons de Liverpool.Du quai de New-Prince, on ne pouvait l’apercevoir. Ce fut aupremier tournant de la rivière que j’entrevis sa masse imposante.On eût dit une sorte d’îlot à demi estompé dans les brumes. Il seprésentait par l’avant, ayant évité au flot; mais bientôt le tenderprit du tour et le steamship se montra dans toute sa longueur. Ilme parut ce qu’il était énorme ! Trois ou quatre «charbonniers », accostés à ses flancs, lui versaient par sessabords percés au-dessus de la ligne de flottaison leur chargementde houille. Près du Great Eastern, ces trois-mâtsressemblaient à des barques. Leurs cheminées n’atteignaient mêmepas la première ligne des hublots évidés dans sa coque; leursbarres de perroquet ne dépassaient pas ses pavois. Le géant auraitpu hisser ces navires sur son portemanteau en guise de chaloupes àvapeur.

Cependant le tender s’approchait; il passa sous l’étrave droitedu Great Eastern, dont les chaînes se tendaient violemmentsous la poussée du flot; puis, le rangeant à bâbord, il stoppa aubas du vaste escalier qui serpentait sur ses flancs. Dans cetteposition, le pont du tender affleurait seulement la ligne deflottaison du steamship, cette ligne qu’il devait atteindre enpleine charge, et qui émergeait encore de deux mètres.

Cependant les ouvriers débarquaient en hâte et gravissaient cesnombreux étages de marches qui se terminaient à la coupée dunavire. Moi, la tête renversée, le corps rejeté en arrière, commeun touriste qui regarde un édifice élevé, je contemplais les rouesdu Great Eastern.

Vues de côté, ces roues paraissaient maigres, émaciées, bien quela longueur de leurs pales fût de quatre mètres; mais, de face,elles avaient un aspect monumental. Leur élégante armature, ladisposition du solide moyeu, point d’appui de tout le système, lesétrésillons entrecroisés, destinés à maintenir l’écartement de latriple jante, cette auréole de rayons rouges, ce mécanisme à demiperdu dans l’ombre des larges tambours qui coiffaient l’appareil,tout cet ensemble frappait l’esprit et évoquait l’idée de quelquepuissance farouche et mystérieuse.

Avec quelle énergie ces pales de bois, si vigoureusementboulonnées, devaient battre les eaux que le flux brisait en cemoment contre elles ! Quels bouillonnements des nappesliquides, quand ce puissant engin les frappait coup sur coup !Quels tonnerres engouffrés dans cette caverne des tambours, lorsquele Great Eastern marchait à toute vapeur sous la pousséede ces roues, mesurant cinquante-trois pieds de diamètre et centsoixante-six pieds de circonférence, pesant quatre-vingt-dixtonneaux et donnant onze tours à la minute !

Le tender avait débarqué ses passagers. Je mis le pied sur lesmarches de fer cannelées, et, quelques instants après, jefranchissais la coupée du steamship.

Chapitre 2

 

Le pont n’était encore qu’un immense chantier livré à une arméede travailleurs. Je ne pouvais me croire à bord d’un navire.Plusieurs milliers d’hommes, ouvriers, gens de l’équipage,mécaniciens, officiers, manœuvres, curieux, se croisaient, secoudoyaient sans se gêner, les uns sur le pont, les autres dans lesmachines, ceux-ci courant les roufles, ceux-là éparpillés à traversla mâture, tous dans un pêle-mêle qui échappe à la description.Ici, des grues volantes enlevaient d’énormes pièces de fonte; là,de lourds madriers étaient hissés à l’aide de treuils à vapeur;au-dessus de la chambre des machines se balançait un cylindre defer, véritable tronc de métal; à l’avant, les vergues montaient engémissant le long des mâts de hune; à l’arrière se dressait unéchafaudage qui cachait sans doute quelque édifice en construction.On bâtissait, on ajustait, on charpentait, on gréait, on peignaitau milieu d’un incomparable désordre.

Mes bagages avaient été transbordés. Je demandai le capitaineAnderson. Le commandant n’était pas encore arrivé, mais un desstewards se chargea de mon installation et fit transporter mescolis dans une des cabines de l’arrière.

« Mon ami, lui dis-je, le départ du Great Eastern étaitannoncé pour le 20 mars, mais il est impossible que tous cespréparatifs soient terminés en vingt-quatre heures. Savez-vous àquelle époque nous pourrons quitter Liverpool ? »

À cet égard, le steward n’était pas plus avancé que moi. Il melaissa seul. Je résolus alors de visiter tous les trous de cetteimmense fourmilière, et je commençai ma promenade comme eût fait untouriste dans quelque ville inconnue. Une boue noire – cette bouebritannique qui se colle aux pavés des villes anglaises – couvraitle pont du steamship. Des ruisseaux fétides serpentaient çà et là.On se serait cru dans un des plus mauvais passages d’Upper ThamesStreet, aux abords du pont de Londres. Je marchai en rasant cesroufles qui s’allongeaient sur l’arrière du navire. Entre eux etles bastingages, de chaque côté, se dessinaient deux larges rues ouplutôt deux boulevards qu’une foule compacte encombrait. J’arrivaiainsi au centre même du bâtiment, entre les tambours réunis par undouble système de passerelles.

Là s’ouvrait le gouffre destiné à contenir les organes de lamachine à roues. J’aperçus alors cet admirable engin de locomotion.Une cinquantaine d’ouvriers étaient répartis sur les claires-voiesmétalliques du bâti de fonte, les uns accrochés aux longs pistonsinclinés sous des angles divers, les autres suspendus aux bielles,ceux-ci ajustant l’excentrique, ceux-là boulonnant, au moyend’énormes clefs, les coussinets des tourillons. Ce tronc de métalqui descendait lentement par l’écoutille, c’était un nouvel arbrede couche destiné à transmettre aux roues le mouvement des bielles.De cet abîme sortait un bruit continu, fait de sons aigres etdiscordants.

Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur ces travauxd’ajustage, je repris ma promenade et j’arrivai sur l’avant. Là,des tapissiers achevaient de décorer un assez vaste roufle désignésous le nom de « smoking room », la chambre à fumer, le véritableestaminet de la ville flottante, magnifique café éclairé parquatorze fenêtres, plafonné blanc et or, et lambrissé de panneauxen citronnier. Puis, après avoir traversé une sorte de petite placetriangulaire que formait l’avant du pont, j’atteignis l’étrave quitombait d’aplomb à la surface des eaux.

De ce point extrême, me retournant, j’aperçus dans une déchiruredes brumes l’arrière du Great Eastern à une distance deplus de deux hectomètres. Ce colosse mérite bien qu’on emploie detels multiples pour en évaluer les dimensions.

Je revins en suivant le boulevard de tribord, passant entre lesroufles et les pavois, évitant le choc des poulies qui sebalançaient dans les airs et le coup de fouet des manœuvres que labrise cinglait çà et là, me dégageant ici des heurts d’une gruevolante, et, plus loin, des scories enflammées qu’une forge lançaitcomme un bouquet d’artifice. J’apercevais à peine le sommet desmâts, hauts de deux cents pieds, qui se perdaient dans lebrouillard, auquel les tenders de service et les « charbonniers »mêlaient leur fumée noire. Après avoir dépassé la grande écoutillede la machine à roues, je remarquai un « petit hôtel » quis’élevait sur ma gauche, puis la longue façade latérale d’un palaissurmonté d’une terrasse dont on fourbissait les garde-fous. Enfinj’atteignis l’arrière du steamship, à l’endroit où s’élevaitl’échafaudage que j’ai déjà signalé. Là, entre le dernier roufle etle vaste caillebotis au-dessus duquel se dressaient les quatreroues du gouvernail, des mécaniciens achevaient d’installer unemachine à vapeur. Cette machine se composait de deux cylindreshorizontaux et présentait un système de pignons, de leviers, dedéclics qui me sembla très compliqué. Je n’en compris pas d’abordla destination, mais il me parut qu’ici, comme partout, lespréparatifs étaient loin d’être terminés.

Et maintenant, pourquoi ces retards, pourquoi tantd’aménagements nouveaux à bord du Great Eastern, navirerelativement neuf ? C’est ce qu’il faut dire en quelquesmots.

Après une vingtaine de traversées entre l’Angleterre etl’Amérique, et dont l’une fut marquée par des accidents trèsgraves, l’exploitation du Great Eastern avait étémomentanément abandonnée. Cet immense bateau disposé pour letransport des voyageurs ne semblait plus bon à rien et se voyaitmis au rebut par la race défiante des passagers d’outre-mer.Lorsque les premières tentatives pour poser le câble sur sonplateau télégraphique eurent échoué – insuccès dû en partie àl’insuffisance des navires qui le transportaient –, les ingénieurssongèrent au Great Eastern. Lui seul pouvait emmagasiner àson bord ces trois mille quatre cents kilomètres de fil métallique,pesant quatre mille cinq cents tonnes. Lui seul pouvait, grâce à saparfaite indifférence à la mer, dérouler et immerger cet immensegrelin. Mais pour arrimer ce câble dans les flancs du navire, ilfallut des aménagements particuliers. On fit sauter deux chaudièressur six et une cheminée sur trois appartenant à la machine del’hélice. À leur place, de vastes récipients furent disposés pour ylover le câble qu’une nappe d’eau préservait des altérations del’air. Le fil passait ainsi de ces lacs flottants à la mer sanssubir le contact des couches atmosphériques.

L’opération de la pose du câble s’accomplit avec succès, et, lerésultat obtenu, le Great Eastern fut relégué de nouveaudans son coûteux abandon. Survint alors l’Exposition universelle de1867. Une compagnie française, dite Société des Affréteurs duGreat Eastern, à responsabilité limitée, se fonda au capitalde deux millions de francs, dans l’intention d’employer le vastenavire au transport des visiteurs transocéaniens. De là, nécessitéde réapproprier le steamship à cette destination, nécessité decombler les récipients et de rétablir les chaudières, nécessitéd’agrandir les salons que devaient habiter plusieurs milliers devoyageurs et de construire ces roufles contenant des salles àmanger supplémentaires; enfin, aménagement de trois mille lits dansles flancs de la gigantesque coque.

Le Great Eastern fut affrété au prix de vingt-cinqmille francs par mois. Deux contrats furent passés avec G.Forrester & Co. de Liverpool : le premier, au prix de cinq centtrente-huit mille sept cent cinquante francs, pour l’établissementdes nouvelles chaudières de l’hélice; le second, au prix de sixcent soixante-deux mille cinq cents francs, pour réparationsgénérales et installations du navire.

Avant d’entreprendre ces derniers travaux, le Board ofTrade exigea que le navire fût passé sur le gril, afin que sacoque pût être rigoureusement visitée. Cette coûteuse opérationfaite, une longue déchirure du bordé extérieur fut soigneusementréparée à grands frais. On procéda alors à l’installation desnouvelles chaudières. On dut changer aussi l’arbre moteur desroutes qui avait été faussé pendant le dernier voyage; cet arbre,coudé en son milieu pour recevoir la bielle des pompes, futremplacé par un arbre muni de deux excentriques, ce qui assurait lasolidité de cette pièce importante sur laquelle porte toutl’effort. Enfin, et pour la première fois, le gouvernail allaitêtre mû par la vapeur.

C’est à cette délicate manœuvre que les mécaniciens destinaientla machine qu’ils ajustaient à l’arrière. Le timonier, placé sur lapasserelle du centre, entre les appareils à signaux des roues et del’hélice, avait sous les yeux un cadran pourvu d’une aiguillemobile qui lui donnait à chaque instant la position de sa barre.Pour la modifier, il se contentait d’imprimer un léger mouvement àune petite roue mesurant à peine un pied de diamètre et dresséeverticalement à portée de sa main. Aussitôt des valves s’ouvraient;la vapeur des chaudières se précipitait par de longs tuyaux deconduite dans les deux cylindres de la petite machine; les pistonsse mouvaient avec rapidité, les transmissions agissaient, et legouvernail obéissait instantanément à ses drosses irrésistiblemententraînées. Si ce système réussissait, un homme gouvernerait, d’unseul doigt, la masse colossale du Great Eastern. Pendantcinq jours, les travaux continuèrent avec une activité dévorante.Ces retards nuisaient considérablement à l’entreprise desaffréteurs; mais les entrepreneurs ne pouvaient faire plus. Ledépart fut irrévocablement fixé au 26 mars. Le 25, le pont dusteamship était encore encombré de tout l’outillagesupplémentaire.

Enfin, pendant cette dernière journée, les passavants, lespasserelles, les roufles se dégagèrent peu à peu; les échafaudagesfurent démontés; les grues disparurent; l’ajustement des machiness’acheva; les dernières chevilles furent frappées, et les derniersécrous vissés; les pièces polies se couvrirent d’un enduit blancqui devait les préserver de l’oxydation pendant le voyage; lesréservoirs d’huile se remplirent; la dernière plaque reposa enfinsur sa mortaise de métal. Ce jour-là, l’ingénieur en chef fitl’essai des chaudières. Une énorme quantité de vapeur se précipitadans la chambre des machines. Penché sur l’écoutille, enveloppédans ces chaudes émanations, je ne voyais plus rien; maisj’entendais les longs pistons gémir à travers leurs boîtes àétoupes, et les gros cylindres osciller avec bruit sur leurssolides tourillons. Un vif bouillonnement se produisait sous lestambours, pendant que les pales frappaient lentement les eauxbrumeuses de la Mersey. À l’arrière, l’hélice battait les flots desa quadruple branche. Les deux machines, entièrement indépendantesl’une de l’autre, étaient prêtes à fonctionner.

Vers cinq heures du soir, une chaloupe à vapeur vint accoster.Elle était destinée au Great Eastern. Sa locomobile futdétachée d’abord et hissée sur le pont au moyen des cabestans.Mais, quant à la chaloupe elle-même, elle ne put être embarquée. Sacoque d’acier était d’un poids tel que les pistolets, sur lesquelson avait frappé les palans, plièrent sous la charge, effet qui nese fût pas produit, sans doute, si on les eût soutenus au moyen debalancines. Il fallut donc abandonner cette chaloupe; mais ilrestait encore au Great Eastern un chapelet de seizeembarcations accrochées à ses portemanteaux.

Ce soir-là, tout fut à peu près terminé. Les boulevards nettoyésn’offraient plus trace de boue; l’armée des balayeurs avait passépar là. Le chargement était entièrement achevé. Vivres,marchandises, charbon occupaient les cambuses, la cale et lessoutes. Cependant, le steamer ne se trouvait pas encore dans seslignes d’eau et ne tirait pas les neuf mètres réglementaires.C’était un inconvénient polir ses roues, dont les aubes,insuffisamment immergées, devaient nécessairement produire unepoussée moindre. Néanmoins, dans ces conditions, on pouvait partir.Je me couchai donc avec l’espoir de prendre la mer le lendemain. Jene me trompais pas. Le 26 mars, au point du jour, je vis flotter aumât de misaine le pavillon américain, au grand mât le pavillonfrançais, et à la corne d’artimon le pavillon d’Angleterre.

Chapitre 3

 

En effet, le Great Eastern se préparait à partir. Deses cinq cheminées s’échappaient déjà quelques volutes de fuméenoire. Une buée chaude transpirait à travers les puits profonds quidonnaient accès dans les machines. Quelques matelots fourbissaientles quatre gros canons qui devaient saluer Liverpool à notrepassage. Des gabiers couraient sur les vergues et dégageaient lesmanœuvres. On raidissait les haubans sur leurs épais caps de moutoncrochés à l’intérieur des bastingages. Vers onze heures, lestapissiers finissaient d’enfoncer leurs derniers clous et lespeintres d’étendre leur dernière couche de peinture. Puis touss’embarquèrent sur le tender qui les attendait. Dès qu’il y eutpression suffisante, la vapeur fut envoyée dans les cylindres de lamachine motrice du gouvernail, et les mécaniciens reconnurent quel’ingénieux appareil fonctionnait régulièrement.

Le temps était assez beau. De grandes échappées de soleil seprolongeaient entre les nuages qui se déplaçaient rapidement. À lamer, le vent devait être fort et souffler en grande brise, ce dontse préoccupait assez peu le Great Eastern.

Tous les officiers étaient à bord et répartis sur les diverspoints du navire, afin de préparer l’appareillage. L’état-major secomposait d’un capitaine, d’un second, de deux seconds officiers,de cinq lieutenants, dont un Français, M. H…, et d’un volontaire,Français également.

Le capitaine Anderson est un marin de grande réputation dans lecommerce anglais. C’est à lui que l’on doit la pose du câbletransatlantique. Il est vrai que s’il réussit là où ses devancierséchouèrent, c’est qu’il opéra dans des conditions bien autrementfavorables, ayant le Great Eastern à sa disposition. Quoiqu’il en soit, ce succès lui a mérité le titre de « sir », qui luia été octroyé par la reine. Je trouvai en lui un commandant fortaimable. C’était un homme de cinquante ans, blond fauve, de ceblond qui maintient sa nuance en dépit du temps et de l’âge, lataille haute, la figure large et souriante, la physionomie calme,l’air bien anglais, marchant d’un pas tranquille et uniforme, lavoix douce, les yeux un peu clignotants, jamais les mains dans lespoches, toujours irréprochablement ganté, élégamment vêtu, avec cesigne particulier, le petit bout de son mouchoir blanc sortant dela poche de sa redingote bleue à triple galon d’or.

Le second du navire contrastait singulièrement avec le capitaineAnderson. Il est facile à peindre; un petit homme vif, la peau trèshâlée, l’œil un peu injecté, de la barbe noire jusqu’aux yeux, desjambes arquées qui défiaient toutes les surprises du roulis. Marinactif, alerte, très au courant du détail, il donnait ses ordresd’une voix brève, ordres que répétait le maître d’équipage avec cerugissement de lion enrhumé qui est particulier à la marineanglaise. Ce second se nommait W… Je crois que c’était un officierde la flotte, détaché, par permission spéciale, à bord du GreatEastern. Enfin, il avait des allures de « loup de mer », et ildevait être de l’école de cet amiral français – un brave à touteépreuve –, qui, au moment du combat, criait invariablement à seshommes : « Allons, enfants, ne bronchez pas, car vous savez quej’ai l’habitude de me faire sauter ! »

En dehors de cet état-major, les machines étaient sous lecommandement d’un ingénieur en chef aidé de huit ou dix officiersmécaniciens. Sous ses ordres manœuvrait un bataillon de deux centcinquante hommes, tant soutiers que chauffeurs ou graisseurs, quine quittaient guère les profondeurs du bâtiment.

D’ailleurs, avec dix chaudières ayant dix fourneaux chacune,soit cent feux à conduire, ce bataillon était occupé nuit et jour.Quant à l’équipage proprement dit du steamship, maîtres,quartiers-maîtres, gabiers, timoniers et mousses, il comprenaitenviron cent hommes. De plus, deux cents stewards étaient affectésau service des passagers.

Tout le monde se trouvait donc à son poste. Le pilote qui devait« sortir » le Great Eastern des passes de la Mersey étaità bord depuis la veille. J’aperçus aussi un pilote français, del’île de Molène, près d’Ouessant, qui devait faire avec nous latraversée de Liverpool à New York et, au retour, rentrer lesteamship dans la rade de Brest.

« Je commence à croire que nous partirons aujourd’hui, dis-je aulieutenant H…

– Nous n’attendons plus que nos voyageurs, me répondit moncompatriote.

– Sont-ils nombreux ?

– Douze ou treize cents.» C’était la population d’un gros bourg.À onze heures et demie, on signala le tender, encombré de passagersenfouis dans les chambres, accrochés aux passerelles, étendus surles tambours, juchés sur les montagnes de colis qui surmontaient lepont. C’était, comme je l’appris ensuite, des Californiens, desCanadiens, des Yankees, des Péruviens, des Américains du Sud, desAnglais, des Allemands, et deux ou trois Français. Entre tous sedistinguaient le célèbre Cyrus Field, de New York; l’honorable JohnRose, du Canada; l’honorable Mac Alpine, de New York; Mr et MrsAlfred Cohen, de San Francisco; Mr et Mrs Whitney, de Montréal; lecapitaine Mac Ph… et sa femme. Parmi les Français se trouvait lefondateur de la Société des Affréteurs du Great Eastern,M. Jules D…, représentant de cette Telegraph Construction andMaintenance Company, qui avait apporté dans l’affaire unecontribution de vingt mille livres.

Le tender se rangea au pied de l’escalier de tribord. Alorscommença l’interminable ascension des bagages et des passagers,mais sans hâte, sans cris, ainsi que font des gens qui rentrenttranquillement chez eux. Des Français, eux, auraient cru devoirmonter là comme à l’assaut, et se comporter en véritables zouaves.Dès que chaque passager avait mis le pied sur le pont du steamship,son premier soin était de descendre dans les salles à manger et d’ymarquer la place de son couvert. Sa carte ou son nom crayonné surun bout de papier suffisaient à lui assurer sa prise de possession.D’ailleurs, un lunch était servi en ce moment et, en quelquesinstants, toutes les tables furent garnies de convives, qui,lorsqu’ils sont anglo-saxons, savent parfaitement combattre à coupsde fourchette les ennuis d’une traversée.

J’étais resté sur le pont afin de suivre tous les détails del’embarquement. À midi et demi, les bagages étaient transbordés. Jevis là, pêle-mêle, mille colis de toutes formes, de toutesgrandeurs, des caisses aussi grosses que des wagons, qui pouvaientcontenir un mobilier, de petites trousses de voyage d’une éléganceparfaite, des sacs aux angles capricieux, et ces malles américainesou anglaises, si reconnaissables au luxe de leurs courroies, à leurbouclage multiple, à l’éclat de leurs cuivres, à leurs épaissescouvertures de toile sur lesquelles se détachaient deux ou troisgrandes initiales brossées à travers des découpages de fer-blanc.Bientôt tout ce fouillis eut disparu dans les magasins, j’allaisdire dans les gares de l’entrepont, et les derniers manœuvres,porteurs ou guides, redescendirent sur le tender, qui déborda aprèsavoir encrassé les pavois du Great Eastern des scories desa fumée.

Je retournais vers l’avant; quand soudain je me trouvai enprésence de ce jeune homme que j’avais entrevu sur le quai de NewPrince. Il s’arrêta en m’apercevant, et me tendit une main que jeserrai aussitôt avec affection.

« Vous, Fabian ! m’écriai-je, vous, ici ?

– Moi-même, cher ami.

– Je ne m’étais donc pas trompé, c’est bien vous que j’aientrevu, il y a quelques jours, sur la cale de départ ?

– C’est probable, me répondit Fabian, mais je ne vous ai pasaperçu.

– Et vous venez en Amérique ?

– Sans doute ! Un congé de quelques mois, peut-on le mieuxpasser qu’à courir le monde ?

– Heureux le hasard qui vous a fait choisir le GreatEastern pour cette promenade de touriste.

– Ce n’est point un hasard, mon cher camarade. J’ai lu dans unjournal que vous preniez passage à bord du Great Eastern,et, comme nous ne nous étions pas rencontrés depuis quelquesannées, je suis venu trouver le Great Eastern pour fairela traversée avec vous.

– Vous arrivez de l’Inde ?

– Parle Godavery, qui m’a débarqué avant-hier àLiverpool.

– Et vous voyagez, Fabian ?… lui demandai-je en observantsa figure pâle et triste.

– Pour me distraire, si je le puis », répondit, en me pressantla main avec émotion, le capitaine Fabian Mac Elwin.

Chapitre 4

 

Fabian m’avait quitté pour surveiller son installation dans lacabine 73, de la série du grand salon, dont le numéro était portésur son billet. En ce moment, de grosses volutes de fuméetourbillonnaient à l’orifice des larges cheminées du steamship. Onentendait frémir la coque des chaudières jusque dans lesprofondeurs du navire. La vapeur assourdissante fusait par lestuyaux d’échappement et retombait en pluie fine sur le pont.Quelques remous bruyants annonçaient que les machines s’essayaient.L’ingénieur avait de la pression. On pouvait partir.

Il fallut d’abord lever l’ancre. Le flot montait encore, et leGreat Eastern, évité sous sa poussée, lui présentaitl’avant. Il était donc tout paré pour descendre la rivière. Lecapitaine Anderson avait dû choisir ce moment pour appareiller, carla longueur du Great Eastern ne lui permettait pasd’évoluer dans la Mersey. N’étant point entraîné par le jusant,mais, au contraire, refoulant le flot rapide, il était plus maîtrede son navire et plus certain de manœuvrer habilement au milieu desbâtiments nombreux qui sillonnaient la rivière. Le moindreattouchement de ce colosse eût été désastreux.

Lever l’ancre dans ces conditions exigeait des effortsconsidérables. En effet, le steamship, poussé par le courant,tendait les chaînes sur lesquelles il était affourché. De plus, unvent violent du sud-ouest trouvait prise sur sa masse et joignaitson action à celle du flux. Il fallait donc employer de puissantsengins pour arracher les ancres pesantes de leur fond de vase. Un «anchor-boat », sorte de bateau destiné à cette opération, étaitvenu se bosser sur les chaînes; mais ses cabestans ne suffirentpas, et l’on dut se servir des appareils mécaniques que leGreat Eastern avait à sa disposition.

À l’avant, une machine de la force de soixante-dix chevaux étaitdisposée pour le hissage des ancres. Il suffisait d’envoyer lavapeur des chaudières dans ses cylindres pour obtenir immédiatementune force considérable, qu’on pouvait directement appliquer aucabestan sur lequel les chaînes étaient garnies. Ce fut fait. Mais,si puissante qu’elle fût, la machine se trouva insuffisante. Ilfallut donc lui venir en aide. Le capitaine Anderson fit mettre lesbarres, et une cinquantaine d’hommes vinrent virer au cabestan.

Le steamship commença de venir sur ses ancres. Mais le travailse faisait lentement; les maillons cliquetaient, non sans peine,dans les écubiers de l’étrave, et, à mon avis, on aurait pusoulager les chaînes en donnant quelques tours de roues, de manièreà les embarquer plus aisément.

J’étais à ce moment sur la dunette de l’avant, avec un certainnombre de passagers. Nous observions tous les détails del’opération et les progrès de l’appareillage. Près de moi, unvoyageur, impatienté sans doute des lenteurs de la manœuvre,haussait fréquemment les épaules, et n’épargnait pas àl’impuissante machine ses moqueries incessantes. C’était un petithomme maigre, nerveux, à mouvements fébriles, dont on voyait àpeine les yeux sous le plissement de leurs paupières. Unphysionomiste eût reconnu, dès l’abord, que les choses de la viedevaient apparaître par leur côté plaisant à ce philosophe del’école de Démocrite, dont les muscles zygomatiques, nécessaires àl’action du rire, ne restaient jamais en repos. Au demeurant – jele vis plus tard – un aimable compagnon de voyage.

« Monsieur, me dit-il, jusqu’ici j’avais cru que les machinesétaient faites pour aider les hommes, et non les hommes pour aiderles machines ! »

J’allais répondre à cette juste observation, quand des crisretentirent. Mon interlocuteur et moi nous étions précipités versl’avant. Sans exception, tous les hommes disposés sur les barresavaient été renversés; les uns se relevaient; d’autres gisaient surle pont. Un pignon de la machine ayant cassé, le cabestan avaitdéviré irrésistiblement sous la traction effroyable des chaînes.Les hommes, pris à revers, avaient été frappés avec une violenceextrême à la tête ou à la poitrine. Dégagées de leurs rabanscassés, les barres, faisant mitraille autour d’elles, venaient detuer quatre matelots et d’en blesser douze. Parmi ces derniers, lemaître d’équipage, un Écossais de Dundee.

On se précipita vers ces malheureux. Les blessés furent conduitsau poste des malades, situé à l’arrière. Quant aux quatre morts, ons’occupa de les débarquer immédiatement. D’ailleurs, lesAnglo-Saxons ont une telle indifférence pour la vie des gens quecet événement ne provoqua qu’une médiocre impression à bord. Cesinfortunés, tués ou blessés, n’étaient que les dents d’un rouageque l’on pouvait remplacer à peu de frais. On fit le signal derevenir au tender, déjà éloigné. Quelques minutes après, ilaccostait le navire.

Je me dirigeai vers la coupée. L’escalier n’avait pas encore étérelevé. Les quatre cadavres, enveloppés de couvertures, furentdescendus et déposés sur le pont du tender. Un des médecins du bords’embarqua afin de les accompagner jusqu’à Liverpool, avecrecommandation de rejoindre ensuite le Great Eastern entoute diligence. Le tender s’éloigna aussitôt, et les matelotsallèrent à l’avant laver les flaques de sang qui tachaient lepont.

Je dois dire aussi qu’un passager, légèrement endommagé par unéclat de barre, profita de la circonstance pour s’en retourner parle tender. Il avait déjà assez du Great Eastern.

Cependant, je regardais le petit boat s’éloigner à toute vapeur.Lorsque je me retournai, mon compagnon à figure ironique murmuraderrière moi ces paroles :

« Un voyage qui commence bien !

– Bien mal, monsieur, répondis-je. À qui ai-je l’honneur deparler ?

– Au docteur Dean Pitferge. »

Chapitre 5

 

L’opération avait été reprise. Avec l’aide de l’anchor-boat, leschaînes furent soulagées, et les ancres quittèrent enfin leur fondtenace. Une heure un quart sonnait aux clochers de Birkenhead. Ledépart ne pouvait être différé, si l’on tenait à utiliser la maréepour la sortie du steamship. Le capitaine et le pilote montèrentsur la passerelle. Un lieutenant se posta près de l’appareil àsignaux de l’hélice, un autre près de l’appareil à signaux desaubes. Le timonier se tenait entre eux, près de la petite rouedestinée à mouvoir le gouvernail. Par prudence, au cas où lamachine à vapeur eût manqué, quatre autres timoniers veillaient àl’arrière, prêts à manœuvrer les grandes roues qui se dressaientsur le caillebotis. Le Great Eastern, faisant tête aucourant, était tout évité, et il n’avait plus que le flot àrefouler pour descendre la rivière.

L’ordre du départ fut donné. Les pales frappèrent lentement lespremières couches d’eau, l’hélice « patouilla » à l’arrière, etl’énorme vaisseau commença à se déplacer.

La plupart des passagers, montés sur la dunette de l’avant,regardaient le double paysage hérissé de cheminées d’usines queprésentaient, à droite, Liverpool, à gauche, Birkenhead. La Mersey,encombrée de navires, les uns mouillés, les autres montant oudescendant, n’offrait à notre steamship que de sinueux passages.Mais, sous la main de son pilote, sensible aux moindres volontés deson gouvernail, il se glissait dans les passes étroites, évoluantcomme une baleinière sous l’aviron d’un vigoureux timonier. Uninstant, je crus que nous allions aborder un trois-mâts quidérivait le travers au courant, et dont le bout-dehors vint raserla coque du Great Eastern; mais le choc fut évité; etquand, du haut des roufles, je regardai ce navire qui ne jaugeaitpas moins de sept ou huit cents tonneaux, il m’apparut comme un deces petits bateaux que les enfants lancent sur les bassins de GreenPark, ou de la Serpentine River.

Bientôt le Great Eastern se trouva par le travers descales d’embarquement de Liverpool. Les quatre canons qui devaientsaluer la ville se turent, par respect pour ces morts que le tenderdébarquait en ce moment. Mais des hourras formidables remplacèrentces détonations qui sont la dernière expression de la politessenationale. Aussitôt les mains de battre, les bras de s’agiter, lesmouchoirs de se déployer avec cet enthousiasme dont les Anglaissont si prodigues au départ de tout navire, ne fût-ce qu’un simplecanot qui va faire une promenade en baie. Mais comme on répondait àces saluts ! Quels échos ils provoquaient sur les quais !Des milliers de curieux couvraient les murs de Liverpool et deBirkenhead. Les boats, chargés de spectateurs, fourmillaient sur laMersey. Les marins du Lord Clyde, navire de guerre mouillédevant les bassins, s’étaient dispersés sur les hautes vergues etsaluaient le géant de leurs acclamations. Du haut des dunettes desvaisseaux ancrés dans la rivière, les musiques nous envoyaient desharmonies terribles que le bruit des hourras ne pouvait couvrir.Les pavillons montaient et descendaient incessamment en l’honneurdu Great Eastern. Mais bientôt les cris commencèrent às’éteindre dans l’éloignement. Notre steamship rangea de près leTripoli, un paquebot de la ligne Cunard, affecté autransport des émigrants, et qui, malgré sa jauge de deux milletonneaux, paraissait n’être qu’une simple barque. Puis, sur lesdeux rives, les maisons se firent de plus en plus rares. Les fuméescessèrent de noircir le paysage. La campagne trancha sur les mursde briques. Encore quelques longues et uniformes rangées de maisonsouvrières. Enfin des villas apparurent, et, sur la rive gauche dela Mersey, de la plate-forme du phare et de l’épaulement dubastion, quelques derniers hourras nous saluèrent une dernièrefois.

À trois heures, le Great Eastern avait franchi lespasses de la Mersey, et il donnait dans le canal Saint-Georges. Levent du sud-ouest soufflait en grande brise. Nos pavillons,rigidement tendus, ne faisaient pas un pli. La mer se gonflait déjàde quelques houles, mais le steamship ne les ressentait pas.

Vers quatre heures, le capitaine Anderson fit stopper. Le tenderforçait de vapeur pour nous rejoindre. Il nous ramenait le secondmédecin du bord. Lorsque le boat eut accosté, on lança une échellede corde par laquelle ce personnage embarqua, non sans peine. Plusagile que lui, notre pilote s’affala par le même chemin jusqu’à soncanot, qui l’attendait, et dont chaque rameur était muni d’uneceinture natatoire en liège. Quelques instants après, il rejoignaitune charmante petite goélette qui l’attendait sous le vent.

La route fut aussitôt reprise. Sous la poussée de ses aubes etde son hélice, la vitesse du Great Eastern s’accéléra.Malgré le vent debout, il n’éprouvait ni roulis ni tangage. Bientôtl’ombre couvrit la mer, et la côte du comté de Galles, marquée parla pointe de Holyhead, se perdit enfin dans la nuit.

Chapitre 6

 

Le lendemain, 27 mars, le Great Eastern prolongeait partribord la côte accidentée de l’Irlande. J’avais choisi ma cabine àl’avant sur le premier rang en abord. C’était une petite chambre,bien éclairée par deux larges hublots. Une seconde rangée decabines la séparait du premier salon de l’avant, de telle sorte queni le bruit des conversations ni le fracas des pianos, qui nemanquaient pas à bord, n’y pouvaient parvenir. C’était une cabaneisolée à l’extrémité d’un faubourg. Un canapé, une couchette, unetoilette la meublaient suffisamment. À sept heures du matin, aprèsavoir traversé les deux premières salles, j’arrivai sur le pont.Quelques passagers arpentaient déjà les roufles. Un roulis presqueinsensible balançait légèrement le steamer. Le vent cependantsoufflait en grande brise, mais la mer, couverte par la côte, nepouvait se faire. Néanmoins, j’augurais bien de l’indifférence duGreat Eastern.

Arrivé sur la dunette de la smoking room, j’aperçus cette longueétendue de côte, élégamment profilée, à laquelle son éternelleverdure a valu d’être nommée « Côte d’Émeraude ». Quelques maisonssolitaires, le lacet d’une route de douaniers, un panache de vapeurblanche marquant le passage d’un train entre deux collines, unsémaphore isolé, faisant des gestes grimaçants aux navires dularge, l’animaient çà et là.

Entre la côte et nous, la mer présentait une nuance d’un vertsale, comme une plaque irrégulièrement tachée de sulfate de cuivre.Le vent tendait encore à fraîchir; quelques embruns volaient commeune poussière; de nombreux bâtiments, bricks ou goélettes,cherchaient à s’élever de la terre; des steamers passaient encrachant leur fumée noire; le Great Eastern, bien qu’il nefût pas encore animé d’une grande vitesse, les distançait sanspeine.

Bientôt nous eûmes connaissance de Queen’s-Town, petit port derelâche devant lequel manœuvrait une flottille de pêcheurs. C’estlà que tout navire, venant de l’Amérique ou des mers du Sud –bateau à vapeur ou bateau à voiles, transatlantique ou bâtiment decommerce –, jette en passant ses sacs à dépêches. Un express,toujours en pression, les emporte à Dublin en quelques heures. Là,un paquebot, toujours fumant, un steamer pur sang, tout enmachines, vrai fuseau à roues qui passe au travers des lames,bateau de course autrement utile que Gladiateur ouFille-de-l’Air, prend ces lettres, et, traversant ledétroit avec une vitesse de dix-huit milles à l’heure, il lesdépose à Liverpool. Les dépêches, ainsi entraînées, gagnent un joursur les plus rapides transatlantiques.

Vers neuf heures, le Great Eastern remonta d’un quartdans l’ouest-nord-ouest. Je venais de descendre sur le pont,lorsque je fus rejoint par le capitaine Mac Elwin. Un de ses amisl’accompagnait, un homme de six pieds, à barbe blonde, dont leslongues moustaches, perdues au milieu des favoris, laissaient lementon à découvert, suivant la mode du jour. Ce grand garçonprésentait le type de l’officier anglais : il avait la tête haute,mais sans raideur, le regard assuré, les épaules dégagées, aisanceet liberté dans sa marche, en un mot tous les symptômes de cecourage si rare qu’on peut appeler le « courage sans colère ». Jene me trompais pas sur sa profession.

« Mon ami Archibald Corsican, me dit Fabian, comme moi capitaineau 22e régiment de l’armée des Indes. »

Ainsi présentés, le capitaine Corsican et moi nous noussaluâmes.

« C’est à peine si nous nous sommes vus hier, mon cher Fabian,dis-je au capitaine Mac Elwin, dont je serrai la main. Nous étionsdans le coup de feu du départ. Je sais seulement que ce n’est pointau hasard que je dois de vous rencontrer à bord du GreatEastern. J’avoue que si je suis pour quelque chose dans ladécision que vous avez prise…

– Sans doute, mon cher camarade, me répondit Fabian. Lecapitaine Corsican et moi, nous arrivions à Liverpool avecl’intention de prendre passage à bord du China, de laligne Cunard, quand nous apprîmes que le Great Easternallait tenter une nouvelle traversée entre l’Angleterre etl’Amérique : c’était une occasion. J’appris que vous étiez à bord :c’était un plaisir. Nous ne nous étions pas revus depuis trois ans,depuis notre beau voyage dans les États scandinaves. Je n’hésitaipas, et voilà pourquoi le tender nous a déposés hier en votreprésence.

– Mon cher Fabian, répondis-je, je crois que ni le capitaineCorsican ni vous ne regretterez votre décision. Une traversée del’Atlantique sur ce grand bateau ne peut manquer d’être fortintéressante, même pour vous, si peu marins que vous soyez. Il fautavoir vu cela. Mais parlons de vous. Votre dernière lettre – etelle n’a pas six semaines de date –, portait le timbre de Bombay.J’avais le droit de vous croire encore à votre régiment.

– Nous y étions, il y a trois semaines, répondit Fabian. Nous ymenions cette existence moitié militaire, moitié campagnarde desofficiers indiens, pendant laquelle on fait plus de chasses que derazzias. Je vous présente même le capitaine Archibald comme ungrand destructeur de tigres. C’est la terreur des jungles.Cependant, bien que nous soyons garçons et sans famille, l’envienous a pris de laisser un peu de repos à ces pauvres carnassiers dela péninsule, et de venir respirer quelques molécules de l’aireuropéen. Nous avons obtenu un congé d’un an, et aussitôt, par lamer Rouge, par Suez, par la France, nous sommes arrivés avec larapidité d’un express dans notre vieille Angleterre.

– Notre vieille Angleterre ! répondit en souriant lecapitaine Corsican, nous n’y sommes déjà plus, Fabian. C’est unnavire anglais qui nous emporte, mais il est affrété par unecompagnie française, et il nous conduit en Amérique. Troispavillons différents flottent sur notre tête, et prouvent que nousfoulons du pied un sol franco-anglo-américain.

– Qu’importe ! répondit Fabian, dont le front se rida uninstant sous une impression douloureuse, qu’importe, pourvu quenotre congé se passe ! Il nous faut du mouvement. C’est lavie. Il est si bon d’oublier le passé, et de tuer le présent par lerenouvellement des choses autour de soi ! Dans quelques jours,nous serons à New York, où j’embrasserai ma sœur et ses enfants queje n’ai pas vus depuis plusieurs années. Puis nous visiterons lesGrands Lacs. Nous redescendrons le Mississippi jusqu’à laNouvelle-Orléans. Nous ferons une battue sur l’Amazone. Del’Amérique nous sauterons en Afrique, où les lions et les éléphantsse sont donné rendez-vous au Cap pour fêter l’arrivée du capitaineCorsican, et de là nous reviendrons imposer aux cipayes lesvolontés de la métropole ! »

Fabian parlait avec une volubilité nerveuse, et sa poitrine segonflait de soupirs. Il y avait évidemment dans sa vie un malheurque j’ignorais encore, et que ses lettres mêmes ne m’avaient paslaissé pressentir. Archibald Corsican me parut être au courant decette situation. Il montrait une très vive amitié pour Fabian, plusjeune que lui de quelques années. Il semblait être le frère aîné deMac Elwin, ce grand capitaine anglais, dont le dévouement, àl’occasion, pouvait être porté jusqu’à l’héroïsme.

En ce moment notre conversation fut interrompue. La trompetteretentit à bord. C’était un steward joufflu qui annonçait, un quartd’heure d’avance, le lunch de midi et demi. Quatre fois par jour, àla grande satisfaction des passagers, ce rauque cornet résonnaitainsi : à huit heures et demie pour le déjeuner, à midi et demipour le lunch, à quatre heures pour le thé, à sept heures et demiepour le dîner. En peu d’instants les longs boulevards furentdéserts, et bientôt tous les convives étaient attablés dans lesvastes salons, où je parvins à me placer près de Fabian et ducapitaine Corsican.

Quatre rangs de tables meublaient ces salles à manger.Au-dessus, les verres et les bouteilles, disposés sur leursplanchettes de roulis, gardaient une immobilité et uneperpendicularité parfaite. Le steamship ne ressentait aucunementles ondulations de la houle. Les convives, hommes, femmes ouenfants, pouvaient luncher sans crainte. Les plats, finementpréparés, circulaient. De nombreux stewards s’empressaient àservir.

À la demande de chacun, mentionnée sur une petite carte adhoc, ils fournissaient les vins, liqueurs ou ales, quifaisaient l’objet d’un compte à part. Entre tous, les Californiensse distinguaient par leur aptitude à boire du champagne. Il y avaitlà, près de son mari, ancien douanier, une blanchisseuse enrichiedans les lavages de San Francisco, qui buvait du Clicquot à troisdollars la bouteille. Deux ou trois jeunes misses, frêles et pâles,dévoraient des tranches de bœuf saignant. De longues mistresses, àdéfenses d’ivoire, vidaient dans leurs petits verres le contenud’un œuf à la coque. D’autres dégustaient avec une évidentesatisfaction les tartes à la rhubarbe ou les céleris du dessert.Chacun fonctionnait avec entrain. On se serait cru dans unrestaurant des boulevards, en plein Paris, non en plein océan.

Le lunch terminé, les roufles se peuplèrent de nouveau. Les gensse saluaient au passage ou s’abordaient comme des promeneurs deHyde Park. Les enfants jouaient, couraient, lançaient leursballons, poussaient leurs cerceaux, ainsi qu’ils l’eussent fait surle sable des Tuileries. La plupart des hommes fumaient en sepromenant. Les dames, assises sur des pliants, travaillaient,lisaient ou cousaient ensemble. Les gouvernantes et les bonnessurveillaient les bébés. Quelques gros Américains pansus sebalançaient sur leurs chaises à bascule. Les officiers du bordallaient et venaient, les uns faisant leur quart sur lespasserelles et surveillant le compas, les autres répondant auxquestions souvent ridicules des passagers. On entendait aussi, àtravers les accalmies de la brise, les sons d’un orgue placé dansle grand roufle de l’arrière, et les accords de deux ou troispianos de Pleyel qui se faisaient une déplorable concurrence dansles salons inférieurs.

Vers trois heures, de bruyants hourras éclatèrent. Les passagersenvahirent les dunettes. Le Great Eastern rangeait à deuxencablures un paquebot qu’il avait gagné main sur main. C’était lePropontis, faisant route sur New York, qui salua le géantdes mers en passant, et le géant des mers lui rendit son salut.

À quatre heures et demie, la terre était toujours en vue et nousrestait à trois milles sur tribord. On la voyait à peine à traversles embruns d’un grain qui s’était subitement déclaré. Bientôt unfeu apparut. C’était le phare de Fastnet, placé sur un roc isolé,et la nuit ne tarda pas à se faire, pendant laquelle nous devionsdoubler le cap Clear, dernière pointe avancée de la côted’Irlande.

Chapitre 7

 

J’ai dit que la longueur du Great Eastern dépassaitdeux hectomètres. Pour les esprits friands de comparaison, je diraiqu’il est d’un tiers plus long que le pont des Arts. Il n’auraitdonc pu évoluer dans la Seine. D’ailleurs, vu son tirant d’eau, iln’y flotterait pas plus que ne flotte le pont des Arts. En réalité,le steamship mesure deux cent sept mètres cinquante à la ligne deflottaison entre ses perpendiculaires. Il a deux cent dix mètresvingt-cinq sur le pont supérieur, de tête en tête, c’est-à-dire quesa longueur est double de celle des plus grands paquebotstransatlantiques. Sa largeur est de vingt-cinq mètres trente à sonmaître couple, et de trente-six mètres soixante-cinq en dehors destambours.

La coque du Great Eastern est à l’épreuve des plusformidables coups de mer. Elle est double et se compose d’uneagrégation de cellules disposées entre bord et serre, qui ontquatre-vingt-six centimètres de hauteur. De plus, treizecompartiments, séparés par des cloisons étanches, accroissent sasécurité au point de vue de la voie d’eau et de l’incendie. Dixmille tonneaux de fer ont été employés à la construction de cettecoque, et trois millions de rivets, rabattus à chaud, assurent leparfait assemblage des plaques de son bordé.

Le Great Eastern déplace vingt-huit mille cinq centstonneaux, quand il tire trente pieds d’eau. Lège, il ne cale quesix mètres dix. Il peut transporter dix mille passagers. Des troiscent soixante-treize chefs-lieux d’arrondissement de la France,deux cent soixante-quatorze sont moins peuplés que ne le seraitcette sous-préfecture flottante avec son maximum de passagers.

Les lignes du Great Eastern sont très allongées. Sonétrave droite est percée d’écubiers par lesquels filent les chaînesdes ancres. Son avant, très pincé, ne présentant ni creux nibosses, est fort réussi. Son arrière rond tombe un peu et déparel’ensemble.

De son pont s’élèvent six mâts et cinq cheminées. Les troispremiers mâts sur l’avant sont le « foregigger » et le « foremast», tous deux mâts de misaine, et le « mainmast », ou grand mât. Lestrois derniers sur l’arrière sont appelés « aftermainmast,mizzenmast et after-gigger ». Le « foremast » et le « mainmast »portent des goélettes, des huniers et des perroquets. Les quatreautres mâts ne sont gréés que de voiles en pointe; le tout formantcinq mille quatre cents mètres carrés de surface de voilure, enbonne toile de la fabrique royale d’Édimbourg. Sur les vastes hunesdu second et du troisième mât, une compagnie de soldats pourraitmanœuvrer à l’aise. De ces six mâts, maintenus par des haubans etdes galhaubans métalliques, le second, le troisième et le quatrièmesont faits de tôles boulonnées, véritables chefs-d’œuvre dechaudronnerie. À l’étambrai, ils mesurent un mètre dix de diamètre,et le plus grand, le « mainmast », s’élève à une hauteur de deuxcent sept pieds français, qui est supérieure à celle des tours deNotre-Dame.

Quant aux cheminées, deux en avant des tambours desservent lamachine à aubes, trois en arrière desservent la machine à hélice;ce sont d’énormes cylindres, hauts de trente mètres cinquante,maintenus par des chaînes frappées sur les roufles.

À l’intérieur du Great Eastern, l’aménagement de lavaste coque a été judicieusement compris. L’avant renferme lesbuanderies à vapeur et le poste de l’équipage. Viennent ensuite unsalon de dames et un grand salon décoré de lustres, de lampes àroulis, de peintures recouvertes de glaces. Ces magnifiques piècesreçoivent le jour à travers des claires-voies latérales, supportéessur d’élégantes colonnettes dorées, et elles communiquent avec lepont supérieur par de larges escaliers à marches métalliques et àrampes d’acajou. En abord sont disposés quatre rangs de cabines quesépare un couloir, les unes communiquant par un palier, les autresplacées à l’étage inférieur, auxquelles donne accès un escalierspécial. Sur l’arrière, les trois vastes « dining-rooms »présentaient la même disposition pour les cabines. Des salons del’avant à ceux de l’arrière, on passait en suivant une coursivedallée qui contourne la machine des roues entre ses parois de tôleet les offices du bord.

Les machines du Great Eastern sont justementconsidérées comme des chefs-d’œuvre, – j’allais dire deschefs-d’œuvre d’horlogerie. Rien de plus étonnant que de voir cesénormes rouages fonctionner avec la précision et la douceur d’unemontre. La puissance nominale de la machine à aubes est de millechevaux. Cette machine se compose de quatre cylindres oscillantsd’un diamètre de deux mètres vingt-six, accouplés par paires, etdéveloppant quatre mètres vingt-sept de course au moyen de leurspistons directement articulés sur les bielles. La pression moyenneest de vingt livres par pouce, environ un kilogramme soixante-seizepar centimètres carré, soit une atmosphère deux tiers. La surfacede chauffe des quatre chaudières réunies est de sept centquatre-vingts mètres carrés. Cet « engine-paddle » marche avec uncalme majestueux; son excentrique, entraîné par l’arbre de couche,semble s’enlever comme un ballon dans l’air. Il peut donner douzetours de roues par minute, et contraste singulièrement avec lamachine de l’hélice, plus rapide, plus rageuse, qui s’emporte sousla poussée de ses seize cents chevaux-vapeur.

Cet « engine-screw » compte quatre cylindres fixes disposéshorizontalement. Ils se font tête deux par deux, et leurs pistons,dont la course est de un mètre vingt-quatre, agissent directementsur l’arbre de l’hélice. Sous la pression produite par ses sixchaudières, dont la surface de chauffe est de onze centsoixante-quinze mètres carrés, l’hélice, pesant soixante tonneaux,peut donner jusqu’à quarante-huit révolutions par minute; maisalors, haletante, pressée, éperdue, cette machine vertigineuses’emporte, et ses longs cylindres semblent s’attaquer à coups depistons, comme d’énormes ragots à coups de défenses.

Indépendamment de ces deux appareils, le Great Easternpossède encore six autres machines auxiliaires pour l’alimentation,les mises en train et les cabestans. La vapeur, on le voit, joue àbord un rôle important dans toutes les manœuvres.

Tel est ce steamship sans pareil et reconnaissable entre tous.Ce qui n’empêcha pas un capitaine français de porter un jour cettemention naïve sur son livre de bord : « Rencontré navire à six mâtset cinq cheminées. Supposé Great Eastern. »

Chapitre 8

 

La nuit du mercredi au jeudi fut assez mauvaise. Mon cadres’agita extraordinairement, et je dus m’accoter des genoux et descoudes contre sa planche de roulis. Sacs et valises allaient etvenaient dans ma cabine. Un tumulte insolite emplissait le salonvoisin, au milieu duquel deux ou trois cents colis, provisoirementdéposés, roulaient d’un bord à l’autre, heurtant avec fracas lesbancs et les tables. Les portes battaient, les ais craquaient, lescloisons poussaient ces gémissements particuliers au bois de sape,les verres et les bouteilles s’entrechoquaient dans leurssuspensions mobiles, et des cataractes de vaisselles seprécipitaient sur le plancher des offices. J’entendais aussi lesronflements irréguliers de l’hélice et le battement des roues qui,alternativement émergées, frappaient l’air de leurs palettes. Àtous ces symptômes, je compris que le vent avait fraîchi et que lesteamship ne restait plus indifférent aux lames du large qui leprenaient par le travers.

À six heures du matin, après une nuit sans sommeil, je me levai.Cramponné d’une main à mon cadre, de l’autre je m’habillai tantbien que mal. Mais, sans point d’appui, je n’aurais pu tenirdebout, et je dus lutter sérieusement avec mon paletot pourl’endosser. Puis je quittai ma cabine, je traversai le salon,m’aidant des pieds et des mains, au milieu de cette houle de colis.Je montai l’escalier sur les genoux comme un paysan romain quigravit les degrés de la Scala santa de Ponce Pilate, etenfin j’arrivai sur le pont, où je m’accrochai vigoureusement à untaquet de tournage.

Plus de terre en vue. Le cap Clear avait été doublé dans lanuit. Autour de nous cette vaste circonférence tracée par la ligned’eau sur le fond du ciel. La mer, couleur d’ardoise, se gonflaiten longues lames qui ne déferlaient pas. Le Great Eastern,pris par le travers, et qu’aucune voile n’appuyait. roulaiteffroyablement. Ses mâts, comme de longues pointes de compasdécrivaient dans l’air d’immenses arcs de cercle. Le tangage étaitpeu sensible, j’en conviens, mais le roulis était insoutenable.Impossible de se tenir debout. L’officier de quart, cramponné à lapasserelle, semblait balancé comme une escarpolette.

De taquet en taquet, je parvins à gagner le tambour de tribord.Le pont, mouillé par la brume, était très glissant. Je me préparaisdonc à m’accoter contre une des épontilles de la passerelle, quandun corps vint rouler à mes pieds.

C’était celui du docteur Dean Pitferge. Mon original se redressaaussitôt sur les genoux, et me regardant :

« C’est bien cela, dit-il. L’amplitude de l’arc décrit par lesparois du Great Eastern est de quarante degrés, soit vingtau-dessous de l’horizontale et vingt au-dessus.

– Vraiment ! m’écriai-je, riant, non de l’observation, maisdes conditions dans lesquelles elle était faite.

– Vraiment, reprit le docteur. Pendant l’oscillation, la vitessedes parois est d’un mètre sept cent quarante-quatre millimètres parseconde. Un transatlantique, qui est moitié moins large, ne met quece temps à revenir d’un bord à l’autre.

– Alors, répondis-je, puisque le Great Eastern reprendsi vite sa perpendiculaire, c’est qu’il y a excès de stabilité.

– Pour lui, oui, mais non pour ses passagers ! répliquagaiement Dean Pitferge, car eux, vous le voyez, reviennent àl’horizontale, et plus vite qu’ils ne le veulent. »

Le docteur, enchanté de sa repartie, s’était relevé, et, noussoutenant mutuellement, nous pûmes gagner un des bancs de ladunette. Dean Pitferge en était quitte pour quelques écorchures, etje l’en félicitai, car il aurait pu se briser la tête.

« Oh ! ce n’est pas fini ! me répondit-il, et avantpeu il nous arrivera malheur.

– À nous ?

– Au steamship, et, par conséquent, à moi, à nous, à tous lespassagers.

– Si vous parlez sérieusement, demandai-je, pourquoi vousêtes-vous embarqué à bord ?

– Pour voir ce qui arrivera, car il ne me déplairait pas defaire naufrage ! répondit le docteur, me regardant d’un airentendu.

– Est-ce la première fois que vous naviguez sur le GreatEastern ?

– Non. J’ai déjà fait plusieurs traversées… en curieux.

– Il ne faut pas vous plaindre alors.

– Je ne me plains pas. Je constate les faits, et j’attendspatiemment l’heure de la catastrophe. »

Le docteur se moquait-il de moi ? Je ne savais que penser.Ses petits yeux me paraissaient bien ironiques. Je voulus lepousser plus loin.

« Docteur, lui dis-je, je ne sais sur quels faits reposent vosfâcheux pronostics, mais permettez-moi de vous rappeler que leGreat Eastern a déjà franchi vingt fois l’Atlantique, etque l’ensemble de ses traversées a été satisfaisant.

– N’importe ! répondit Pitferge. Ce navire « a reçu un sort» pour employer l’expression vulgaire. Il n’échappera pas à sadestinée. On le sait et on n’a pas confiance en lui. Rappelez-vousquelles difficultés les ingénieurs ont éprouvées pour le lancer. Ilne voulait pas plus aller à l’eau que l’hôpital de Greenwich. Jecrois même que Brunnel, qui l’a construit, est mort « des suites del’opération », comme nous disons en médecine.

– Ah ! çà, docteur, repris-je, est-ce que vous seriezmatérialiste ?

– Pourquoi cette question ?

– Parce que j’ai remarqué que bien des gens qui ne croient pasen Dieu croient à tout le reste, même au mauvais œil.

– Plaisantez, monsieur, reprit le docteur, mais laissez-moicontinuer mon argumentation. Le Great Eastern a déjà ruinéplusieurs compagnies. Construit pour le transport des émigrants etle trafic des marchandises en Australie, il n’a jamais été enAustralie. Combiné pour donner une vitesse supérieure à celle despaquebots transocéaniens, il leur est resté inférieur.

– De là, dis-je, à conclure que…

– Attendez, répondit le docteur. Un des capitaines du GreatEastern s’est déjà noyé, et c’était l’un des plus habiles, caren le tenant à peu près debout à la lame, il savait éviter cetintolérable roulis.

– Eh bien ! dis-je, il faut regretter la mort de cet hommehabile, et voilà tout.

– Puis, reprit Dean Pitferge, sans se soucier de monincrédulité, on raconte des histoires sur ce steamship. On ditqu’un passager qui s’est égaré dans ses profondeurs, comme unpionnier dans les forêts d’Amérique, n’a jamais pu êtreretrouvé.

– Ah ! fis-je ironiquement, voilà un fait !

– On raconte aussi, reprit le docteur, que, pendant laconstruction des chaudières, un mécanicien a été soudé, parmégarde, dans la boîte à vapeur.

– Bravo ! m’écriai-je. Le mécanicien soudé ! E bentrovato. Vous y croyez, docteur ?

– Je crois, me répondit Pitferge, je crois très sérieusement quenotre voyage a mal commencé et qu’il finira mal.

– Mais le Great Eastern est un bâtiment solide,répliquai-je, et d’une rigidité de construction qui lui permet derésister comme un bloc plein, et de défier les mers les plusfurieuses !

– Sans doute, il est solide, reprit le docteur, mais laissez-letomber dans le creux des lames, et vous verrez s’il s’en relève.C’est un géant, soit, mais un géant dont la force n’est pas enproportion avec la taille. Les machines sont trop faibles pour lui.Avez-vous entendu parler de son dix-neuvième voyage entre Liverpoolet New York ?

– Non, docteur ?

– Eh bien, j’étais à bord. Nous avions quitté Liverpool, le 10décembre, un mardi. Les passagers étaient nombreux, et tous pleinsde confiance. Les choses allèrent bien tant que nous fûmes abritésdes lames du large par la côte d’Irlande.

Pas de roulis, pas de malades. Le lendemain, même indifférence àla mer. Même enchantement des passagers. Le 12, vers le matin, levent fraîchit. La houle du large nous prit par le travers, et leGreat Eastern de rouler. Les passagers, hommes et femmes,disparurent dans les cabines. À quatre heures, le vent soufflait entempête. Les meubles entrèrent en danse. Une des glaces du grandsalon est brisée d’un coup de la tête de votre serviteur. Toute lavaisselle se casse. Un vacarme épouvantable ! Huitembarcations sont arrachées de leurs portemanteaux dans un coup demer. En ce moment la situation devient grave. La machine des rouesa dû être arrêtée. Un énorme morceau de plomb, déplacé par leroulis, menaçait de s’engager dans ses organes. Cependant l’hélicecontinuait de nous pousser en avant. Bientôt les roues reprennent àdemi-vitesse; mais l’une d’elles, pendant son arrêt, a été faussée;ses rayons et ses pales raclent la coque du navire. Il faut arrêterde nouveau la machine et se contenter de l’hélice pour tenir lacape. La nuit fut horrible. La tempête avait redoublé. Le GreatEastern était tombé dans le creux des lames et ne pouvait s’enrelever. Au point du jour, il ne restait pas une ferrure des roues.On hissa quelques voiles pour évoluer et remettre le navire deboutà la mer. Voiles aussitôt emportées que tendues. La confusion règnepartout. Les chaînes-câbles, arrachées de leur puits, roulent d’unbord à l’autre. Un parc à bestiaux est défoncé, et une vache tombedans le salon des dames à travers l’écoutille. Nouveaumalheur ! la mèche du gouvernail se rompt. On ne gouverneplus. Des chocs épouvantables se font entendre. C’est un réservoirà huile, pesant trois mille kilos, dont les saisines se sontbrisées, et qui, balayant l’entrepont, frappe alternativement lesflancs intérieurs qu’il va défoncer peut-être ! Le samedi sepasse au milieu d’une épouvante générale. Toujours dans le creuxdes lames. Le dimanche seulement, le vent commence à mollir. Uningénieur américain, passager à bord, parvint à frapper des chaînessur le safran du gouvernail. On évolue peu à peu. Le grandGreat Eastern se remet debout à la mer, et huit joursaprès avoir quitté Liverpool nous rentrions à Queen’s town. Or quisait, monsieur, où nous serons dans huit jours ! »

Chapitre 9

 

Il faut l’avouer, le docteur Dean Pitferge n’était pasrassurant. Les passagères ne l’auraient pas entendu sans frémir.Plaisantait-il ou parlait-il sérieusement ? Était-il vraiqu’il suivît le Great Eastern dans toutes ses traverséespour assister à quelque catastrophe ? Tout est possible de lapart d’un excentrique, surtout quand il est anglais.

Cependant le steamship continuait sa route, en roulant comme uncanot. Il gardait imperturbablement la ligne loxodromique desbateaux à vapeur. On sait que sur une surface plane le plus courtchemin d’un point à un autre c’est la ligne droite. Sur une sphère,c’est la ligne courbe formée par la circonférence des grandscercles. Les navires, pour abréger la traversée, ont donc intérêt àsuivre cette route. Mais les bâtiments à voiles ne peuvent gardercette ligne, quand ils ont le vent debout. Seuls, les steamers sontmaîtres de se maintenir suivant une direction rigoureuse, et ilsprennent la route des grands cercles. C’est ce que fit le GreatEastern en s’élevant un peu vers le nord-ouest.

Le roulis continuait. Cet horrible mal de mer, à la foiscontagieux et épidémique, faisait de rapides progrès. Quelquespassagers, hâves, exsangues, le nez pincé, les joues creuses, lestempes serrées, demeuraient quand même sur le pont pour y humer legrand air. Pour la plupart, ils étaient furieux contre lemalencontreux steamship qui se comportait comme une véritablebouée, et contre la Société des Affréteurs, dont lesprospectus portaient que le mal de mer « était inconnu à bord».

Vers neuf heures du matin, un objet fut signalé à trois ouquatre milles par la hanche de bâbord. Était-ce une épave, unecarcasse de baleine ou une carcasse de navire ? On ne pouvaitle distinguer encore. Un groupe de passagers valides, réunis sur leroufle de l’avant, observait ce débris qui flottait à trois centsmilles de la côte la plus rapprochée.

Cependant, le Great Eastern avait laissé porter versl’objet signalé. Les lorgnettes manœuvraient avec ensemble. Lesappréciations allaient grand train, et entre ces Américains et cesAnglais, pour lesquels tout prétexte à gageure est bon, les enjeuxcommençaient à monter. Parmi ces parieurs enragés, je remarquai unhomme de haute taille, dont la physionomie me frappa par des signesnon équivoques d’une profonde duplicité. Cet individu avait unsentiment de haine générale stéréotypé sur ses traits, auquel ne sefussent mépris ni les physionomistes ni les physiologistes, lefront plissé par une ride verticale, le regard à la fois audacieuxet inattentif, l’œil sec, les sourcils très rapprochés, les épauleshautes, la tête au vent, enfin tous les indices d’une rareimpudence jointe à une rare fourberie. Quel était cet homme ?Je l’ignorais, mais il me déplut singulièrement. Il parlait haut etde ce ton qui semble contenir une insulte. Quelques acolytes,dignes de lui, riaient à ses plaisanteries de mauvais goût. Cepersonnage prétendait reconnaître dans l’épave une carcasse debaleine, et il appuyait son dire de paris importants qui trouvaientimmédiatement des teneurs.

Ces paris qui se montèrent à plusieurs centaines de dollars, illes perdit tous. En effet, cette épave était une coque de navire.Le steamship s’en approchait rapidement. On pouvait déjà voir lecuivre vert-de-grisé de sa carène. C’était un trois-mâts, rasé desa mâture, et couché sur le flanc. Il devait jauger cinq ou sixcents tonneaux. À ses porte-haubans pendaient des carènesbrisées.

Ce navire avait-il été abandonné par son équipage ? C’étaitla question ou, pour employer l’expression anglaise, la « greatattraction » du moment. Cependant, personne ne se montrait surcette coque. Peut-être les naufragés s’étaient-ils réfugiés àl’intérieur ? Armé de ma lunette, je voyais depuis quelquesinstants un objet remuer sur l’avant du navire; mais je reconnusbientôt que c’était un reste de foc que le vent agitait.

À la distance d’un demi-mille, tous les détails de cette coquedevinrent visibles. Elle était neuve et dans un parfait état deconservation. Son chargement, qui avait glissé sous le vent,l’obligeait à conserver la bande sur tribord. Évidemment, cebâtiment, engagé dans un moment critique, avait dû sacrifier samâture.

Le Great Eastern s’en approcha. Il en fit le tour. Ilsignala sa présence par de nombreux coups de sifflet. L’air enétait déchiré. Mais l’épave demeura muette et inanimée. Dans toutcet espace de mer circonscrit par l’horizon, rien en vue. Pas uneembarcation aux flancs du bâtiment naufragé.

L’équipage avait eu sans doute le temps de s’enfuir. Maisavait-il pu gagner la terre distante de trois cents milles ?De frêles canots pouvaient-ils résister aux lames qui balançaientsi effroyablement le Great Eastern ? À quelle dated’ailleurs remontait cette catastrophe ? Par ces ventsrégnants, ne fallait-il pas chercher plus loin, dans l’ouest, lethéâtre du naufrage ?

Cette coque ne dérivait-elle pas depuis longtemps déjà sous ladouble influence des courants et des brises ? Toutes cesquestions devaient rester sans réponse.

Lorsque le steamship rangea l’arrière du navire naufragé, je lusdistinctement sur son tableau le nom de Lérida; mais ladésignation de son port d’attache n’était pas indiquée. À sa forme,à ses façons relevées, à l’élancement particulier de son étrave,les matelots du bord le déclaraient de construction américaine.

Un bâtiment de commerce, un vaisseau de guerre, n’eût pointhésité à amariner cette coque, qui renfermait sans doute unecargaison de prix. On sait que dans ces cas de sauvetage, lesordonnances maritimes attribuent aux sauveteurs le tiers de lavaleur. Mais le Great Eastern, chargé d’un servicerégulier, ne pouvait prendre cette épave à sa remorque pendant desmilliers de milles. Revenir sur ses pas pour la conduire au port leplus voisin était également impossible. Il fallut doncl’abandonner, au grand regret des matelots, et bientôt ce débris nefut plus qu’un point de l’espace qui disparut à l’horizon. Legroupe des passagers se dispersa. Les uns regagnèrent leurs salons,les autres leurs cabines, et la trompette du lunch ne parvint mêmepas à réveiller tous ces endormis, abattus par le mal de mer.

Vers midi, le capitaine Anderson fit installer les deuxmisaines-goélettes et la misaine d’artimon. Le navire, mieuxappuyé, roula moins. Les matelots essayèrent aussi d’établir labrigantine enroulée sur son gui, d’après un nouveau système. Maisle système était « trop nouveau », sans doute, car on ne putl’utiliser, et cette brigantine ne servit pas de tout levoyage.

Chapitre 10

 

Malgré les mouvements désordonnés du navire, la vie du bords’organisait. Avec l’Anglo-Saxon, rien de plus simple. Ce paquebot,c’est son quartier, sa rue, sa maison qui se déplacent, et il estchez lui. Le Français au contraire a toujours l’air de voyager,quand il voyage.

Lorsque le temps le permettait, la foule affluait sur lesboulevards. Tous ces promeneurs, qui tenaient leur perpendiculairemalgré les inclinaisons du roulis, avaient l’air d’hommes ivres,chez lesquels l’ivresse eût provoqué au même moment les mêmesallures. Quand les passagères ne montaient pas sur le pont, ellesrestaient soit dans leur salon particulier, soit dans le grandsalon. On entendait alors les tapageuses harmonies quis’échappaient des pianos. Il faut dire que ces instruments, « trèshouleux », comme la mer, n’eussent pas permis au talent d’un Lisztde s’exercer purement. Les basses manquaient quand ils se portaientsur bâbord, et les hautes, quand ils penchaient sur tribord. De làdes trous dans l’harmonie ou des vides dans la mélodie, dont cesoreilles saxonnes ne se préoccupaient guère. Entre tous cesvirtuoses, je remarquai une grande femme osseuse qui devait êtrebien bonne musicienne ! En effet, pour faciliter la lecture deson morceau, elle avait marqué toutes les notes d’un numéro ettoutes les touches du piano d’un numéro correspondant. La noteétait-elle cotée vingt-sept, elle frappait la touche vingt-sept.Était-ce la note cinquante-trois, elle attaquait la notecinquante-trois. Et cela, sans se soucier du bruit qui se faisaitautour d’elle, ni des autres pianos résonnant dans les salonsvoisins, ni des maussades enfants qui venaient à coups de poingécraser des accords sur ces octaves inoccupées !

Pendant ce concert, les assistants prenaient au hasard leslivres épars çà et là sur les tables. Un d’eux y rencontrait-il unpassage intéressant, il le lisait à voix haute, et ses auditeurs,écoutant avec complaisance, le saluaient d’un murmure flatteur.Quelques journaux traînaient sur les canapés, de ces journauxanglais ou américains qui ont toujours l’air vieux, bien qu’ils nesoient jamais coupés. C’est une opération incommode que de déployerces immenses feuillets qui couvriraient une superficie de plusieursmètres carrés. Mais la mode étant de ne pas couper, on ne coupepas. Un jour, j’eus la patience de lire le New York Heralddans ces conditions, et de le lire jusqu’au bout. Mais que l’onjuge si je fus payé de ma peine en relevant cet entrefilet sous larubrique « personal » : « M. X… prie la jolie Miss Z…, qu’il arencontrée hier dans l’omnibus de la 25e rue, de venir le trouverdemain dans la chambre 17 de l’hôtel Saint-Nicolas. Il désireraitcauser mariage avec elle. » Qu’a fait la jolie Miss Z… ? Je neveux même pas le savoir.

Je passai tout cet après-dîner dans le grand salon, observant etcausant. La conversation ne pouvait manquer d’être intéressante,car mon ami Dean Pitferge était venu s’asseoir auprès de moi.

« Êtes-vous remis de votre chute ? lui demandai-je.

– Parfaitement, me répondit-il. Mais cela ne marche pas.

– Qu’est-ce qui ne marche pas ? Vous ?

– Non, notre steamship. Les chaudières de l’hélice fonctionnentmal. Nous ne pouvons obtenir assez de pression.

– Vous êtes donc très désireux d’arriver à New York ?

– Nullement ! Je parle en mécanicien, voilà tout. Je metrouve fort bien ici, et je regretterai sincèrement de quittercette collection d’originaux que le hasard a réunis… pour monplaisir.

– Des originaux ! m’écriai-je, en regardant les passagersqui affluaient dans le salon. Mais tous ces gens-là seressemblent !

– Bah ! fit le docteur, on voit que vous ne les connaissezguère. L’espèce est la même, j’en conviens, mais dans cette espèceque de variétés ! Considérez, là-bas, ce groupe d’hommes sansgêne, les jambes étendues sur les divans, le chapeau vissé sur latête. Ce sont des Yankees, de purs Yankees des petits États duMaine, du Vermont ou du Connecticut, des produits de laNouvelle-Angleterre, hommes d’intelligence et d’action, un peu tropinfluencés par les révérends, mais qui ont le tort de ne pas mettreleur main devant leur bouche quand ils éternuent. Ah ! chermonsieur, ce sont là de vrais Saxons, des natures âpres au gain ethabiles donc ! Enfermez deux Yankees dans une chambre, au boutd’une heure, chacun d’eux aura gagné dix dollars àl’autre !

– Je ne vous demanderai pas comment, répondis-je en riant audocteur. Mais parmi eux je vois un petit homme, le nez au vent, unevraie girouette. Il est vêtu d’une longue redingote et d’unpantalon noir un peu court. Quel est ce monsieur ?

– C’est un ministre protestant, un homme considerabledu Massachusetts. Il va rejoindre sa femme, une ex-institutricetrès avantageusement compromise dans un procès célèbre.

– Et cet autre, grand et lugubre, qui paraît absorbé dans sescalculs ?

– Cet homme calcule, en effet, dit le docteur. Il calculetoujours et toujours.

– Des problèmes ?

– Non, sa fortune. C’est un homme considerable. À touteheure il sait à un centime près ce qu’il possède. Il est riche. Unquartier de New York est bâti sur ses terrains. Il y a un quartd’heure, il avait un million six cent vingt-cinq mille trois centsoixante-sept dollars et demi; mais maintenant, il n’a plus qu’unmillion six cent vingt-cinq mille trois cent soixante-sept dollarset quart.

– Pourquoi cette différence dans sa fortune ?

– Parce qu’il vient de fumer un cigare de trente sols. » Ledocteur Dean Pitferge avait des reparties si inattendues que je lepoussai encore. Il m’amusait. Je lui désignai un autre groupe casédans une autre partie du salon. « Ceux-là, me dit-il, ce sont lesgens du Far West. Le plus grand, qui ressemble à un maître clerc,c’est un homme considerable, le gouverneur de la Banque deChicago. Il a toujours sous le bras un album représentant lesprincipales vues de sa ville bien-aimée. Il en est fier, et avecraison : une ville fondée en 1836 dans un désert, et qui compteaujourd’hui quatre cent mille âmes, y compris la sienne ! Prèsde lui, vous voyez un couple californien. La jeune femme estdélicate et charmante. Le mari, fort décrassé, est un ancien garçonde charrue qui, un beau jour, a labouré des pépites. Cepersonnage…

– Est un homme considerable, dis-je.

– Sans doute, répondit le docteur, car son actif se chiffre parmillions.

– Et ce grand individu, qui remue toujours la tête du haut enbas, comme un nègre d’horloge ?

– Ce personnage, répondit le docteur, c’est le célèbre Cokburnde Rochester, le statisticien universel, qui a tout pesé, toutmesuré, tout dosé, tout compté. Interrogez ce maniaque inoffensif.Il vous dira ce qu’un homme de cinquante ans a mangé de pain danssa vie, le nombre de mètres cubes d’air qu’il a respirés. Il vousdira combien de volumes in-quarto rempliraient les parolesd’un avocat de Temple Bar, et combien de milles fait journellementun facteur, rien qu’en portant des lettres d’amour. Il vous dira lechiffre des veuves qui passent en une heure sur le pont de Londres,et quelle serait la hauteur d’une pyramide bâtie avec lessandwiches consommés en un an par les citoyens de l’Union. Il vousdira… »

Le docteur, lancé à toute vitesse, eût longtemps continué sur ceton, mais d’autres passagers défilaient devant nos yeux etprovoquaient de nouvelles remarques de l’intarissable docteur. Quede types divers dans cette foule de passagers ! Pas un flâneurpourtant, car on ne se déplace pas d’un continent à l’autre sans unmotif sérieux. La plupart allaient sans doute chercher fortune surcette terre américaine, oubliant qu’à vingt ans un Yankee a fait saposition, et qu’à vingt-cinq il est déjà trop vieux pour entrer enlutte.

Parmi ces aventuriers, ces inventeurs, ces coureurs de chance,Dean Pitferge m’en montra quelques-uns qui ne laissaient pas d’êtreintéressants. Celui-ci, un savant chimiste, un rival du docteurLiebig, prétendait avoir trouvé le moyen de condenser tous leséléments nutritifs d’un bœuf dans une tablette de viande grandecomme une pièce de cinq francs, et il allait battre monnaie sur lesruminants des Pampas. Celui-là, inventeur du moteur portatif – uncheval-vapeur dans un boîtier de montre –, courait exploiter sonbrevet dans la Nouvelle-Angleterre. Cet autre, un Français de larue Chapon, emportait trente mille bébés de carton qui disaient «papa » avec un accent américain très réussi, et il ne doutait pasque sa fortune ne fût faite.

Et, sans compter ces originaux, que d’autres encore dont on nepouvait soupçonner les secrets ! Peut-être, parmi eux, quelquecaissier fuyait-il sa caisse vide, et quelque « détective », sefaisant son ami, n’attendait-il que l’arrivée du GreatEastern à New York pour lui mettre la main au collet ?Peut-être aussi eût-on reconnu dans cette foule quelques-uns de ceslanceurs d’affaires interlopes qui trouvent toujours desactionnaires crédules, même quand ces affaires s’appellentCompagnie océanienne pour l’éclairage au gaz de laPolynésie, ou Société générale des charbonsincombustibles.

Mais, en ce moment, mon attention fut distraite par l’entréed’un jeune ménage qui semblait être sous l’impression d’un précoceennui.

« Ce sont des Péruviens, mon cher monsieur, me dit le docteur,un couple marié depuis un an, qui a promené sa lune de miel surtous les horizons du monde. Ils ont quitté Lima le soir des noces.Ils se sont adorés au Japon, aimés en Australie, supportés enFrance, disputés en Angleterre, et ils se sépareront sans doute enAmérique !

– Et, dis-je, quel est cet homme de grande taille et de figureun peu hautaine qui entre en ce moment ? À sa moustache noire,je le prendrais pour un officier.

– C’est un mormon, me répondit le docteur, un elder, Mr Hatch,un des grands prédicateurs de la Cité des Saints. Quel beau typed’homme ! Voyez cet œil fier, cette physionomie digne, cettetenue si différente de celle du Yankee. Mr Hatch revient del’Allemagne et de l’Angleterre, où il a prêché le mormonisme avecsuccès, car cette secte compte, en Europe, un grand nombred’adhérents, auxquels elle permet de se conformer aux lois de leurpays.

– En effet, dis-je, je pense bien qu’en Europe la polygamie leurest interdite.

– Sans doute, mon cher monsieur, mais ne croyez pas que lapolygamie soit obligatoire pour les mormons. Brigham Young possèdeun harem, parce que cela lui convient; mais tous ses adeptes nel’imitent pas sur les bords du Lac Salé.

– Vraiment ! Et Mr Hatch ?

– Mr Hatch n’a qu’une femme, et il trouve que c’est assez.D’ailleurs, il se propose de nous expliquer son système dans uneconférence qu’il fera un soir ou l’autre.

– Le salon sera plein, dis-je.

– Oui, répondit Pitferge, si le jeu ne lui enlève pas tropd’auditeurs. Vous savez que l’on joue dans le roufle de l’avant. Ily a là un Anglais de figure mauvaise et désagréable, qui me paraîtmener ce monde de joueurs. C’est un méchant homme dont laréputation est détestable. L’avez-vous remarqué ? »

Quelques détails ajoutés par le docteur me firent reconnaîtrel’individu qui, le matin même, s’était signalé par ses parisinsensés à propos de l’épave. Mon diagnostic ne m’avait pas trompé.Dean Pitferge m’apprit qu’il se nommait Harry Drake. C’était lefils d’un négociant de Calcutta, un joueur, un débauché, unduelliste, à peu près ruiné, et qui allait probablement en Amériquetenter une vie d’aventures.

« Ces gens-là, ajouta le docteur, trouvent toujours desflatteurs qui les prônent, et celui-ci a déjà son cercle de gredinsdont il forme le point central. Parmi eux, j’ai remarqué un petithomme court, figure ronde, nez busqué, grosses lèvres, lunettesd’or, qui doit être un juif allemand mâtiné de bordelais. Il se ditdocteur, en route pour Québec, mais je vous le donne pour unfarceur de bas étage et un admirateur du Drake. »

En ce moment, Dean Pitferge, qui sautait facilement d’un sujet àun autre, me poussa le coude. Je regardai la porte du salon. Unjeune homme de vingt-deux ans et une jeune fille de dix-sept ansentraient en se donnant le bras.

« Deux nouveaux mariés ? demandai-je.

– Non, me répondit le docteur d’un ton à demi attendri, deuxvieux fiancés qui n’attendent que leur arrivée à New York pour semarier. Ils viennent de faire leur tour d’Europe – avecl’autorisation de la famille, s’entend –, et ils savent maintenantqu’ils sont faits l’un pour l’autre. Braves jeunes gens !c’est plaisir de les regarder ! Je les vois souvent penchéssur l’écoutille de la machine, et là, ils comptent les tours deroues, qui ne marchent pas assez vite à leur gré ! Ah !monsieur, si nos chaudières étaient chauffées à blanc comme cesdeux jeunes cœurs, voilà qui ferait monter la pression ! »

Chapitre 11

 

Ce jour-là, à midi et demi, à la porte du grand salon, untimonier afficha la note suivante :

Lat. 51° 15’ N. Long. 18° 13’ W. Dist. : Fastnet, 323miles.

Ce qui signifiait qu’à midi nous étions à 323 milles du feu deFastnet, le dernier qui nous fût apparu sur la côte d’Irlande, etpar 51° 15’ de latitude nord et 18° 13’ de longitude à l’ouest duméridien de Greenwich. C’était son point que le capitaine faisaitainsi connaître et que chaque jour les passagers lurent à la mêmeplace. Ainsi, en consultant cette note et en reportant cesrelèvements sur une carte, on pouvait suivre la route du GreatEastern. Jusqu’ici, ce steamship n’avait fait que 323 millesen trente-six heures. C’était insuffisant, et un paquebot qui serespecte ne doit pas franchir en vingt-quatre heures moins de 300milles.

Après avoir quitté le docteur, je passai le reste de la journéeavec Fabian. Nous nous étions réfugiés à l’arrière, ce que Pitfergeappelait « aller se promener dans les champs ». Là, isolés etappuyés sur le couronnement, nous regardions cette mer immense. Depénétrantes senteurs, distillées dans l’embrun des lames,s’élevaient jusqu’à nous. Les petits arcs-en-ciel, produits par lesrayons réfractés, se jouaient à travers l’écume. L’hélicebouillonnait à quarante pieds sous nos yeux, et, quand elleémergeait, ses branches battaient les flots avec plus de furie, enfaisant étinceler son cuivre. La mer semblait être une vasteagglomération d’émeraudes liquéfiées. Le cotonneux sillage s’enallait à perte de vue, confondant dans une même voie lactée lesbouillonnements de l’hélice et des aubes. Cette blancheur, surlaquelle couraient des dessins plus accentués, m’apparaissait commeune immense voilette au point d’Angleterre jetée sur un fond bleu.Lorsque les mauves, aux ailes blanches festonnées de noir, volaientau-dessus, leur plumage chatoyait et s’éclairait de refletsrapides.

Fabian regardait toute cette magie de flots sans parler. Quevoyait-il dans ce liquide miroir qui se prête aux plus étrangescaprices de l’imagination ? Passait-il, à ses yeux, quelquefugitive image qui lui jetait un adieu suprême ? Apercevait-ilquelque ombre noyée dans ces remous ? Il me parut encore plustriste que d’habitude, et je n’osai pas lui demander la cause de satristesse Après cette longue séparation qui nous avait éloignésl’un de l’autre, c’était à lui de se confier à moi, à moid’attendre ses confidences. Il m’avait dit de sa vie passée cequ’il voulait que j’en apprisse, son existence de garnison dans lesIndes, ses chasses, ses aventures; mais sur les émotions qui luigonflaient le cœur, sur la cause des soupirs qui soulevaient sapoitrine, il se taisait. Sans doute, Fabian n’était pas de ceux quicherchent à soulager leurs douleurs en les racontant, et il nedevait qu’en souffrir davantage.

Nous restions donc ainsi penchés sur la mer, et, lorsque je meretournais, j’apercevais les grandes roues émergeant tour à toursous l’action du roulis.

À un certain moment, Fabian me dit :

« Ce sillage est vraiment magnifique, on croirait que lesondulations se plaisent à y tracer des lettres ! Voyez !des l, des e ! Est-ce que je metrompe ? Non ! ce sont bien ces lettres ! Toujoursles mêmes ! »

L’imagination surexcitée de Fabian voyait dans ce remous cequ’elle voulait y voir. Mais ces lettres, que pouvaient-ellessignifier ? Quel souvenir évoquaient-elles dans le cœur deFabian ? Celui-ci avait repris sa contemplation silencieuse.Puis, brusquement, il me dit :

« Venez ! venez ! cet abîme m’attire !

– Qu’avez-vous, Fabian ? lui demandai-je en lui prenant lesdeux mains, qu’avez-vous, mon ami ?

– J’ai là, dit-il en pressant sa poitrine, j’ai un mal qui metuera !

– Un mal ? lui dis-je, un mal sans espoir deguérison ?

– Sans espoir. »

Et sur ce mot Fabian descendit au salon et rentra dans sacabine.

Chapitre 12

 

Le lendemain samedi, 30 mars, le temps était beau. Brise faible,mer calme. Les feux, activement poussés, avaient fait monter lapression. L’hélice donnait trente-six tours à la minute. La vitessedu Great Eastern dépassait alors douze nœuds.

Le vent avait halé le sud. Le second fit établir les deuxmisaines-goélettes et la misaine d’artimon. Le steamship, mieuxappuyé, n’éprouvait plus aucun roulis. Par ce beau ciel toutensoleillé, les roufles s’animèrent; les dames parurent entoilettes fraîches; les unes se promenaient, les autres s’assirent– j’allais dire sur les pelouses à l’ombre des arbres –; lesenfants reprirent leurs jeux interrompus depuis deux jours, et defringants attelages de bébés circulèrent au grand galop. Avecquelques troupiers en uniforme, les mains dans les poches et le nezau vent, on se serait cru sur une promenade française.

À midi moins un quart, le capitaine Anderson et deux officiersmontèrent sur les passerelles. Le temps étant très favorable auxobservations, ils venaient prendre la hauteur du soleil. Chacund’eux tenait à la main un sextant à lunette, et, de temps en temps,ils visaient l’horizon du sud, vers lequel les miroirs inclinés deleur instrument devaient ramener l’astre du jour.

« Midi », dit bientôt le capitaine.

Aussitôt, un timonier piqua l’heure à la cloche de lapasserelle, et toutes les montres du bord se réglèrent sur cesoleil dont le passage au méridien venait d’être relevé.

Une demi-heure après, on affichait l’observation suivante :

Lat. 51° 10’ N.

Long. 24° 13’ W.

Course : 227 miles. Distance : 550.

Nous avions donc fait deux cent vingt-sept milles depuis laveille, à midi. Il était en ce moment une heure quarante-neufminutes à Greenwich, et le Great Eastern se trouvait àcinq cent cinquante milles de Fastnet.

Je ne vis pas Fabian de toute cette journée. Plusieurs fois,inquiet de son absence, je m’approchai de sa cabine, et jem’assurai qu’il ne l’avait pas quittée.

Cette foule qui encombrait le pont devait lui déplaire.Évidemment, il fuyait ce tumulte et recherchait l’isolement. Maisje rencontrai le capitaine Corsican, et, pendant une heure, nousnous promenâmes sur les dunettes. Il fut souvent question deFabian. Je ne pus m’empêcher de raconter au capitaine ce quis’était passé la veille entre le capitaine Mac Elwin et moi.

« Oui, me répondit Corsican avec une émotion qu’il ne cherchaitpoint à déguiser, voilà deux ans, Fabian avait le droit de secroire le plus heureux des hommes, et maintenant il en est le plusmalheureux ! »

Archibald Corsican m’apprit, en quelques mots, que Fabian avaitconnu à Bombay une jeune fille charmante, miss Hodges. Il l’aimait,il en était aimé. Rien ne semblait s’opposer à ce qu’un mariageunît miss Hodges et le capitaine Mac Elwin, quand la jeune fille,du consentement de son père, fut recherchée par le fils d’unnégociant de Calcutta. C’était une affaire, oui, « une affaire »arrêtée de longue date. Hodges, homme positif, dur, peu accessibleaux sentiments, se trouvait alors dans une situation délicatevis-à-vis de son correspondant de Calcutta. Ce mariage pouvaitarranger bien des choses, et il sacrifia le bonheur de sa fille auxintérêts de sa fortune. La pauvre enfant ne put résister. On mit samain dans la main d’un homme qu’elle n’aimait pas, qu’elle nepouvait pas aimer, et qui vraisemblablement ne l’aimait paslui-même. Pure affaire, mauvaise affaire et déplorable action. Lemari emmena sa femme le lendemain du mariage, et depuis lorsFabian, fou de douleur, malade à en mourir, n’avait jamais revucelle qu’il aimait toujours. Ce récit achevé, je compris qu’eneffet le mal dont souffrait Fabian était grave.

« Comment se nommait cette jeune fille ? demandai-je aucapitaine Archibald.

– Ellen Hodges », me répondit-il. Ellen ! Ce nomm’expliquait les lettres que Fabian avait cru voir hier dans lesillage du navire.

« Et comment s’appelle le mari de cette pauvre femme ?dis-je au capitaine.

– Harry Drake.

– Drake ! m’écriai-je, mais cet homme est à bord !

– Lui ! Ici ! répéta Corsican, m’arrêtant de la mainet me regardant en face.

– Oui, répétai-je, à bord.

– Fasse le ciel, dit gravement le capitaine, que Fabian et luine se rencontrent pas ! Heureusement, ils ne se connaissent nil’un ni l’autre, ou, du moins, Fabian ne connaît pas Harry Drake.Mais ce nom prononcé devant lui suffirait à provoquer uneexplosion ! »

Je racontai alors au capitaine Corsican ce que je savais sur lecompte de Harry Drake, c’est-à-dire ce que m’en avait appris ledocteur Dean Pitferge. Je lui dépeignis, tel qu’il était, cetaventurier, insolent et tapageur, déjà ruiné par le jeu et lesdébauches, et prêt à tout faire pour ressaisir la fortune. En cemoment, Harry Drake passa près de nous. Je le montrai au capitaine.Les yeux de Corsican s’animèrent soudain. Il eut un geste de colèreque j’arrêtai.

« Oui, me dit-il, c’est bien là une physionomie de coquin. Maisoù va-t-il ?

– En Amérique, dit-on, pour demander au hasard ce qu’il ne veutpas demander au travail.

– Pauvre Ellen ! murmura le capitaine. Où est-elle en cemoment ?

– Peut-être ce misérable l’a-t-il abandonnée ?

– Pourquoi ne serait-elle pas à bord ? » dit Corsican en meregardant.

Cette idée traversa mon esprit pour la première fois, mais je larepoussai. Non. Ellen n’était pas, ne pouvait pas être à bord. Ellen’eût pas échappé au regard inquisiteur du docteur Pitferge.Non ! Elle n’accompagnait pas Drake pendant cettetraversée !

« Puissiez-vous dire vrai, monsieur, me répondit le capitaineCorsican, car la vue de cette pauvre victime, réduite à tant demisère, porterait un coup terrible à Fabian. Je ne sais ce quiarriverait. Fabian est homme à tuer Drake comme un chien. En toutcas, puisque vous êtes l’ami de Fabian, comme je le suis moi-même,je vous demanderai une preuve de cette amitié. Ne le perdons jamaisde vue, et, le cas échéant, que l’un de nous soit toujours prêt àse jeter entre son rival et lui. Vous le comprenez, une rencontrepar les armes ne peut avoir lieu entre ces deux hommes. Ici,hélas ! ni même ailleurs, une femme ne peut épouser lemeurtrier de son mari, si indigne qu’ait été ce mari. »

Je compris le raisonnement du capitaine Corsican. Fabian nepouvait pas être son propre justicier. C’était prévoir de bien loinles événements à venir ! Et cependant, ce peut-être, cecontingent des choses humaines, pourquoi n’en pas tenircompte ? Mais un pressentiment m’agitait. Serait-il possibleque, dans cette existence commune du bord, dans ce coudoiement dechaque jour, la personnalité bruyante de Drake échappât àFabian ? Un incident, un détail, un nom prononcé, un rien, neles mettrait-il pas fatalement l’un en présence de l’autre ?Ah ! que j’aurais voulu hâter la marche de ce steamship quiles portait tous deux ! Avant de quitter le capitaineCorsican, je lui promis de veiller sur notre ami et d’observerDrake, qu’il s’engagea de son côté à ne pas perdre de vue. Puis, ilme serra la main, et nous nous séparâmes.

Vers le soir, le vent du sud-ouest condensa quelques brumes surl’océan. L’obscurité était grande. Les salons, brillammentéclairés, contrastaient avec ces ténèbres profondes. On entendaitles valses et les romances retentir tour à tour. Desapplaudissements frénétiques les accueillaient invariablement, etles hourras eux-mêmes ne manquèrent pas quand ce farceur de T…,s’étant mis au piano, y « siffla » des chansons avec l’aplomb d’uncabotin.

Chapitre 13

 

Le lendemain, 31 mars, était un dimanche. Comment se passeraitce jour à bord ? Serait-ce le dimanche anglais ou américain,qui ferme les « taps » et les « bars » pendant l’heure des offices;qui retient le couteau du boucher sur la tête de sa victime; quiarrête la pelle du boulanger sur le seuil du four; qui suspend lesaffaires; qui éteint le foyer des usines et condense la fumée desfabriques; qui ferme les boutiques, ouvre les églises et enraye lemouvement des trains sur les railroads, contrairement à ce qui sefait en France ? Oui, il en devait être ainsi, ou à peuprès.

Et, d’abord, pour l’observance dominicale, bien que le temps fûtmagnifique et le vent favorable, le capitaine ne fit point hisserles voiles. On y aurait gagné quelques nœuds, mais c’eût été «improper ». Je m’estimai fort heureux que l’on permit aux roues età l’hélice d’opérer leurs révolutions quotidiennes. Et quand jedemandai la raison de cette tolérance à un farouche puritain dubord :

« Monsieur, me répondit-il gravement, il faut respecter ce quivient directement de Dieu. Le vent est dans sa main, la vapeur estdans la main des hommes ! »

Je voulus bien me contenter de cette raison, et j’observai cequi se passait à bord.

Tout l’équipage était en grande tenue et vêtu avec une extrêmepropreté. On ne m’eût pas étonné en me disant que les chauffeurstravaillaient en habit noir. Les officiers et les ingénieursportaient leur plus bel uniforme à boutons d’or. Les souliersreluisaient d’un éclat britannique et rivalisaient avec l’intenseirradiation des casquettes cirées. Tous ces braves gens semblaientchaussés et coiffés d’étoiles. Le capitaine et son second donnaientl’exemple, et gantés de frais, boutonnés militairement, luisants etparfumés, ils se promenaient sur les passerelles en attendantl’heure de l’office.

La mer était magnifique et resplendissait sous les premiersrayons du printemps. Aucune voile en vue. Le Great Easternoccupait seul le centre mathématique de cet immense horizon. À dixheures, la cloche du bord tinta lentement et à intervallesréguliers. Le sonneur, un timonier en grande tenue, obtenait decette cloche une sorte de sonorité religieuse, et non plus ceséclats métalliques dont elle accompagnait le sifflet deschaudières, quand le steamship naviguait au milieu des brumes. Oncherchait involontairement du regard le clocher du village qui vousappelait à la messe.

En ce moment, de nombreux groupes apparurent aux portes descapots de l’avant et de l’arrière. Hommes, femmes, enfantss’étaient soigneusement habillés pour la circonstance. Lesboulevards furent bientôt remplis. Les promeneurs échangeaiententre eux des saluts discrets. Chacun tenait à la main son livre deprières, et tous attendaient que les derniers tintements eussentannoncé le commencement de l’office. En ce moment, je vis passer unmonceau de bibles, entassées sur le plateau qui servaitordinairement aux sandwiches. Ces bibles furent distribuées sur lestables du temple.

Le temple, c’était la grande salle à manger, formée par leroufle de l’arrière, et qui, extérieurement, rappelait, par salongueur et sa régularité, l’hôtel du ministère des Finances, surla rue de Rivoli. J’entrai. Les fidèles « attablés » étaient déjànombreux. Un profond silence régnait dans l’assistance. Lesofficiers occupaient le chevet du temple. Au milieu d’eux, lecapitaine Anderson trônait comme un pasteur. Mon ami Dean Pitferges’était placé près de moi. Ses petits yeux ardents couraient surtoute cette assemblée. Il était là, j’ose le croire, plutôt encurieux qu’en fidèle.

À dix heures et demie, le capitaine se leva et commençal’office. Il lut en anglais un chapitre de l’Ancien Testament, ledixième de l’Exode. Après chaque verset, les assistants murmuraientle verset suivant. On entendait distinctement le soprano aigu desenfants et le mezzo-soprano des femmes se détachant sur le barytondes hommes. Ce dialogue biblique dura une demi-heure environ. Cettecérémonie, très simple et très digne à la fois, s’accomplissaitavec une gravité toute puritaine, et le capitaine Anderson, le «maître après Dieu », faisant les fonctions de ministre à bord, aumilieu de cet immense océan, et parlant à cette foule suspendue surun abîme, avait droit au respect même des plus indifférents. Sil’office s’était borné à cette lecture, c’eût été bien; mais aucapitaine succéda un orateur, qui ne pouvait manquer d’apporter lapassion et la violence là où devaient régner la tolérance et lerecueillement.

C’était le révérend dont il a été question, ce petit hommeremuant, cet intrigant Yankee, un de ces ministres dont l’influenceest si grande dans les États de la Nouvelle-Angleterre. Son sermonétait tout préparé, et l’occasion étant bonne, il voulaitl’utiliser. L’aimable Yorick n’en eût-il pas fait autant ? Jeregardai le docteur Pitferge. Le docteur Pitferge ne sourcilla pas,et sembla disposé à essuyer le feu du prédicateur.

Celui-ci boutonna gravement sa redingote noire, posa son chapeaude soie sur la table, tira son mouchoir avec lequel il touchalégèrement ses lèvres, et enveloppant l’assemblée d’un regardcirculaire :

« Au commencement, dit-il, Dieu créa l’Amérique en six jours etse reposa le septième. »

Là-dessus, moi, je gagnai la porte.

Chapitre 14

 

Pendant le lunch, Dean Pitferge m’apprit que le révérend avaitadmirablement développé son texte. Les monitors, les béliers deguerre, les forts cuirassés, les torpilles sous-marines, tous cesengins avaient manœuvré dans son discours. Lui-même, il s’étaitfait grand de toute la grandeur de l’Amérique. S’il plaît àl’Amérique d’être prônée ainsi, je n’ai rien à dire.

En rentrant au grand salon, je lus la note suivante :

 

Lat. 50° 8’ N.

Long. 30° 44’ W.

Course : 255 miles.

 

Toujours le même résultat. Nous n’avions encore fait que onzecents milles, en comprenant les trois cent dix milles qui séparentFastnet de Liverpool. Environ le tiers du voyage. Pendant toute lajournée, officiers, matelots, passagers et passagères continuèrentde se reposer « comme le Seigneur après la création de l’Amérique». Pas un piano ne résonna dans les salons silencieux. Les échecsne quittèrent pas leur boîte, ni les cartes leur étui. Le salon dejeu demeura désert. J’eus l’occasion, ce jour-là, de présenter ledocteur Pitferge au capitaine Corsican. Mon original amusa beaucouple capitaine en lui racontant la chronique secrète du GreatEastern. Il tint à lui prouver que c’était un navire condamné,ensorcelé, auquel il arriverait fatalement malheur. La légende du «mécanicien soudé » plut beaucoup à Corsican, qui, en sa qualitéd’Écossais, était grand amateur du merveilleux, mais il ne put,cependant, retenir un sourire d’incrédulité.

« Je vois, répondit le docteur Pitferge, que le capitaine necroit pas beaucoup à mes légendes ?

– Beaucoup !… c’est beaucoup dire ! répliquaCorsican.

– Me croirez-vous davantage, capitaine, demanda le docteur d’unton plus sérieux, si je vous atteste que ce navire est hantépendant la nuit ?

– Hanté ! s’écria le capitaine. Comment ! Voici lesrevenants qui s’en mêlent ? Et vous y croyez.

– Je crois, répondit Pitferge, je crois ce que racontent despersonnes dignes de foi. Or, je tiens des officiers de quart et dequelques matelots, unanimes sur ce point, que pendant les nuitsprofondes, une ombre, une forme vague, se promène sur le navire.Comment y vient-elle ? On ne sait. Commentdisparaît-elle ? On ne le sait pas davantage.

– Par saint Dunstan ! s’écria le capitaine Corsican, nousla guetterons ensemble.

– Cette nuit ? demanda le docteur.

– Cette nuit, si vous voulez. Et vous, monsieur, ajouta lecapitaine, en se retournant vers moi, nous tiendrez-vouscompagnie ?

– Non, dis-je, je ne veux point troubler l’incognito de cefantôme. D’ailleurs, j’aime mieux penser que notre docteurplaisante.

– Je ne plaisante point, répondit l’entêté Pitferge.

– Voyons, docteur, dis-je. Est-ce que vous croyez sérieusementaux morts qui reviennent sur le pont des navires ?

– Je crois bien aux morts qui ressuscitent, répondit le docteur,et cela est d’autant plus étonnant que je suis médecin.

– Médecin ! fit le capitaine Corsican, en se reculant commesi ce mot l’eût inquiété.

– Rassurez-vous, capitaine, répondit le docteur, souriant d’unair aimable, je n’exerce pas en voyage ! »

Chapitre 15

 

Le lendemain, premier jour d’avril, l’océan avait un aspectprintanier. Il verdissait comme une prairie sous les premiersrayons du soleil. Ce lever d’avril sur l’Atlantique fut superbe.Les lames se déroulaient voluptueusement, et quelques marsouinsbondissaient comme des clowns dans le laiteux sillage dunavire.

Lorsque je rencontrai le capitaine Corsican, il m’apprit que lerevenant annoncé par le docteur n’avait point jugé à proposd’apparaître. La nuit, sans doute, n’avait pas été assez sombrepour lui. L’idée me vint alors que c’était une mystification dePitferge, autorisée par ce premier jour d’avril, car en Amérique eten Angleterre comme en France, cette coutume est fort suivie.Mystificateurs et mystifiés ne manquèrent pas. Les uns riaient, lesautres se fâchaient. Je crois même que quelques coups de poingfurent échangés, mais, entre Saxons, ces coups de poing nefinissent jamais par des coups d’épée. On sait, en effet, qu’enAngleterre le duel entraîne des peines très sévères. Officiers etsoldats n’ont pas même la permission de se battre, sous quelqueprétexte que ce soit. Le meurtrier est condamné aux peinesafflictives et infamantes les plus graves, et je me rappelle que ledocteur me cita le nom d’un officier qui est au bagne depuis dixans pour avoir blessé mortellement son adversaire dans unerencontre très loyale, cependant. On comprend donc qu’en présencede cette loi excessive, le duel ait complètement disparu des mœursbritanniques.

Par ce beau soleil, l’observation de midi fut très bonne. Elledonna en latitude 48° 47’, en longitude 36° 48’, et comme parcoursdeux cent cinquante milles seulement. Le moins rapide destransatlantiques aurait eu le droit de nous offrir une remorque.Cela contrariait fort le capitaine Anderson. L’ingénieur attribuaitle manque de pression à l’insuffisante ventilation des nouveauxfoyers. Moi, je pensais que ce défaut de marche provenait surtoutdes roues dont le diamètre avait été imprudemment diminué.

Cependant, ce jour-là, vers deux heures, une amélioration seproduisit dans la vitesse du steamship. Ce fut l’attitude des deuxjeunes fiancés qui me révéla ce changement. Appuyés près desbastingages de tribord, ils murmuraient quelques joyeuses paroleset battaient des mains. Ils regardaient en souriant les tuyauxd’échappement qui s’élevaient le long des cheminées du GreatEastern, et dont l’orifice se couronnait d’une légère vapeurblanche. La pression avait monté dans les chaudières de l’hélice,et le puissant agent forçait ses soupapes qu’un poids de vingt etune livres par pouce carré ne pouvait plus maintenir. Ce n’étaitencore qu’une faible expiration, une vague haleine, un souffle,mais nos jeunes gens la buvaient du regard. Non ! Denis Papinne fut pas plus heureux quand il vit la vapeur soulever à demi lecouvercle de sa célèbre marmite !

« Elles fument ! Elles fument ! s’écria la jeune miss,tandis qu’une légère vapeur s’échappait aussi de ses lèvresentrouvertes.

– Allons voir la machine ! » répondit le jeune homme enpressant sous son bras le bras de sa fiancée.

Dean Pitferge m’avait rejoint. Nous suivîmes l’amoureux couplejusque sur le grand roufle.

« Que c’est beau ! la jeunesse, me répétait-il.

– Oui, disais-je, la jeunesse à deux ! » Bientôt, nousaussi nous étions penchés sur l’écoutille de la machine à hélice.Là, au fond de ce vaste puits, à soixante pieds sous nos yeux, nousapercevions les quatre longs pistons horizontaux qui seprécipitaient l’un vers l’autre, en s’humectant à chaque mouvementd’une goutte d’huile lubrifiante. Cependant, le jeune homme avaittiré sa montre, et la jeune fille, penchée sur son épaule, suivaitla trotteuse qui mesurait les secondes. Tandis qu’elle laregardait, son fiancé comptait les tours d’hélice. « Uneminute ! dit-elle.

– Trente-sept tours ! répondit le jeune homme.

– Trente-sept tours et demi, fit observer le docteur, qui avaitcontrôlé l’opération.

– Et demi ! s’écria la jeune miss. Vous l’entendez,Edward ! Merci, monsieur », ajouta-t-elle en adressant audigne Pitferge son plus aimable sourire.

Chapitre 16

 

En rentrant dans le grand salon, je vis ce programme affiché àla porte :

 

THIS NIGHT

 

FIRST PART

Ocean Time Mr Mac Alpine

Song : Beautiful isle of the sea Mr Ewing

Reading Mr Affleet

Piano solo : Chant du berger. Mrs Alloway

Scotch song Doctor T

 

Intermission of ten minutes

 

PART SECOND

Piano solo Mr Paul V

Burlesque : Lady of Lyon Doctor T

Entertainment Sir James Anderson

Song : Happy moment Mr Norville

Song : You remember Mr Ewing

 

FINALE

God save the Queen

 

C’était, on le voit, un concert complet, avec première partie,entracte, seconde partie et finale. Cependant, paraît-il, quelquechose manquait à ce programme, car j’entendis murmurer derrière moi:

« Bon ! Pas de Mendelssohn ! »

Je me retournai. C’était un simple steward qui protestait ainsicontre l’omission de sa musique favorite.

Je remontai sur le pont, et je me mis à la recherche de MacElwin. Corsican venait de m’apprendre que Fabian avait quitté sacabine, et je voulais, sans l’importuner toutefois, le tirer de sonisolement. Je le rencontrai sur l’avant du steamship. Nous causâmespendant quelque temps, mais il ne fit aucune allusion à sa viepassée. À de certains moments, il restait muet et pensif, absorbéen lui-même, ne m’entendant plus, et pressant sa poitrine commepour y comprimer un spasme douloureux. Pendant que nous nouspromenions ensemble, Harry Drake nous croisa à plusieurs reprises.Toujours le même homme, bruyant et gesticulant, gênant comme seraitun moulin en mouvement dans une salle de danse ! Metrompai-je ? Je ne saurais le dire, car mon esprit étaitprévenu, mais il me sembla que Harry Drake observait Fabian avecune certaine insistance. Fabian dut s’en apercevoir, car il me dit:

« Quel est cet homme ?

– Je ne sais, répondis-je.

– Il me déplaît ! » ajouta Fabian. Mettez deux navires enpleine mer, sans vent, sans courant, et ils finiront par s’accoster: Jetez deux planètes immobiles dans l’espace, et elles tomberontl’une sur l’autre. Placez deux ennemis au milieu d’une foule, etils se rencontreront inévitablement. C’est fatal. Une question detemps, voilà tout.

Le soir arrivé, le concert eut lieu selon le programme. Le grandsalon, rempli d’auditeurs, était brillamment éclairé.

À travers les écoutilles entrouvertes passaient les largesfigures basanées et les grosses mains noires des matelots. On eûtdit des masques engagés dans les volutes du plafond.L’entrebâillement des portes fourmillait de stewards. La plupartdes spectateurs, hommes et femmes, étaient assis, en abord, sur lesdivans latéraux, et, au milieu, sur les fauteuils, les pliants etles chaises. Tous faisaient face au piano fortement boulonné entreles deux portes qui s’ouvraient sur le salon des dames. De temps entemps, un mouvement de roulis agitait l’assistance; les chaises etles pliants glissaient; une sorte de houle donnait une mêmeondulation à toutes ces têtes; on se cramponnait les uns auxautres, silencieusement, sans plaisanter. Mais, en somme, pas dechute à craindre, grâce au tassement.

On débuta par l’Ocean Time. L’Ocean Time étaitun journal quotidien, politique, commercial et littéraire, quecertains passagers avaient fondé pour les besoins du bord.Américains et Anglais prisent fort ce genre de passe-temps. Ilsrédigent leur feuille pendant la journée. Disons que si lesrédacteurs ne sont pas difficiles sur la qualité des articles, leslecteurs ne le sont pas davantage. On se contente de peu, et mêmede « pas assez ».

Ce numéro du 1er avril contenait un premier GreatEastern assez pâteux sur la politique générale, des faitsdivers qui n’auraient pas déridé un Français, des cours de boursepeu drôles, des télégrammes fort naïfs, et quelques pâles nouvellesà la main. Après tout, ces sortes de plaisanteries ne charmentguère que ceux qui les font. L’honorable Mac Alpine, un Américaindogmatique, lut avec conviction ces élucubrations peu plaisantes,au grand applaudissement des spectateurs, et il termina sa lecturepar les nouvelles suivantes :

– On annonce que le président Johnson a abdiqué en faveur dugénéral Grant.

– On donne comme certain que le pape Pie IX a désigné le princeimpérial pour son successeur.

– On dit que Fernand Cortez vient d’attaquer en contrefaçonl’empereur Napoléon III pour sa conquête du Mexique.

Quand l’Ocean Time eut été suffisamment applaudi,l’honorable Mr Ewing, un ténor fort joli garçon, soupira laBelle île de la mer, avec toute la rudesse d’un gosieranglais.

Le « reading », la lecture, me parut avoir un attraitcontestable. Ce fut tout simplement un digne Texien qui lut deux outrois pages d’un livre dont il avait commencé la lecture à voixbasse, et qu’il continua à voix haute. Il fut très applaudi.

Le Chant du berger pour piano solo, par Mrs Alloway,une Anglaise qui jouait « en blond mineur », eût dit ThéophileGautier, et une farce écossaise du docteur T… terminèrent lapremière partie du programme.

Après dix minutes d’un entracte pendant lequel aucun auditeur neconsentit à quitter sa place, la seconde partie du concertcommença. Le Français Paul V… fit entendre deux charmantes valses,inédites, qui furent applaudies bruyamment. Le docteur du bord, unjeune homme brun, fort suffisant, récita une scène burlesque, sortede parodie de la Dame de Lyon, drame très à la mode enAngleterre.

Au « burlesque » succéda « l’entertainment ». Que préparait sousce nom sir James Anderson ? Était-ce une conférence ou unsermon ? Ni l’un, ni l’autre. Sir James Anderson se leva,toujours souriant, tira un jeu de cartes de sa poche, retroussa sesmanchettes blanches et fit des tours dont sa grâce rachetait lanaïveté. Hourras et applaudissements.

Après le Happy moment de Mr Norville et le Youremember de Mr Ewing, le programme annonçait le God savethe Queen. Mais, quelques Américains prièrent Paul V…, en saqualité de Français, de leur jouer le chant national de la France.Aussitôt, mon docile compatriote de commencer l’inévitablePartant pour la Syrie. Réclamations énergiques d’un groupede nordistes qui voulaient entendre la Marseillaise. Et,sans se faire prier, l’obéissant pianiste, avec une condescendancequi dénotait plus de facilité musicale que de convictionspolitiques, attaqua vigoureusement le chant de Rouget de Lisle. Cefut le grand succès du concert. Puis, l’assemblée, debout, entonnalentement ce cantique national qui « prie Dieu de conserver lareine ».

En somme, cette soirée valait ce que valent les soiréesd’amateurs, c’est-à-dire qu’elle eut surtout du succès pour lesauteurs et leurs amis. Fabian ne s’y montra pas.

Chapitre 17

 

Pendant la nuit du lundi au mardi, la mer fut très houleuse. Lescloisons recommencèrent leurs gémissements et les colis reprirentleur course à travers les salons. Lorsque je montai sur le pont,vers sept heures du matin, la pluie tombait. Le vent vint àfraîchir. L’officier de quart fit serrer les voiles. Le steamship,n’étant plus appuyé, roula prodigieusement. Pendant cette journéedu 2 avril, le pont resta désert. Les salons eux-mêmes étaientabandonnés. Les passagers s’étaient réfugiés dans les cabines, etles deux tiers des convives manquèrent au lunch et au dîner. Lewhist fut impossible, car les tables fuyaient sous la main desjoueurs. Les échecs étaient impraticables. Quelques intrépides,étendus sur les canapés, lisaient ou dormaient. Autant valaitbraver la pluie sur le pont. Là, les matelots vêtus de suroîts etde casaques cirées se promenaient philosophiquement. Le second,juché sur la passerelle, bien enveloppé de son caoutchouc, faisaitle quart. Sous cette averse, au milieu de ces rafales, ses petitsyeux brillaient de plaisir. Il aimait cela, cet homme, et lesteamship roulait à son gré !

Les eaux du ciel et de la mer se confondaient dans la brume àquelques encablures du navire. L’atmosphère était grise. Quelquesoiseaux passaient en criant à travers cet humide brouillard. À dixheures, par tribord devant, on signala un trois-mâts barque quicourait vent arrière; mais sa nationalité ne put être reconnue.

Vers onze heures, le vent mollit et tourna de deux quarts. Labrise hala le nord-ouest. La pluie cessa presque subitement. L’azurdu ciel se montra à travers quelques trouées de nuages. Le soleilapparut dans une éclaircie et permit de faire une observation plusou moins parfaite. La notice porta les chiffres suivants :

Lat. 46° 29’ N. Long. 42° 25’ W. Distance : 256miles.

Ainsi donc, bien que la pression eût monté dans les chaudières,la vitesse du navire ne s’était pas accrue. Mais il fallait enaccuser le vent d’ouest, qui, prenant le steamship debout, devaitconsidérablement retarder sa marche.

À deux heures, le brouillard s’épaissit de nouveau. La briseretombait et fraîchissait à la fois. L’opacité des brumes était siintense que les officiers postés sur les passerelles ne voyaientplus les hommes à l’avant du navire. Ces vapeurs accumulées sur lesflots constituent le plus grand danger de la navigation; ellescausent des abordages impossibles à éviter, et l’abordage en merest plus à craindre encore que l’incendie.

Aussi, au milieu des brumes, officiers et matelots veillaientavec le plus grand soin, surveillance qui ne fut pas inutile, car,subitement, vers trois heures, un trois-mâts apparut à moins dedeux cents mètres du Great Eastern, ses voiles, masquéespar une saute de vent, ne gouvernant plus. Le GreatEastern évolua à temps et l’évita, grâce à la promptitude aveclaquelle les hommes de quart l’avaient signalé au timonier. Cessignaux, fort bien réglés, se faisaient au moyen d’une clochedisposée sur la dunette de l’avant. Un coup signifiait : naviredevant. Deux coups : navire par tribord. Trois coups : navire parbâbord. Et aussitôt l’homme de barre gouvernait de manière à éviterl’abordage.

Le vent fraîchit jusqu’au soir. Cependant le roulis diminua,parce que la mer, déjà couverte au large par les hauts-fonds deTerre-Neuve, ne pouvait se faire. Aussi, un nouvel « entertainment» de sir James Anderson fut-il annoncé pour ce jour-là. À l’heuredite, les salons se remplirent. Mais cette fois il ne s’agissaitplus de tours de cartes. James Anderson raconta l’histoire de cecâble transatlantique qu’il avait posé lui-même. Il montra desépreuves photographiques représentant les divers engins inventéspour l’immersion. Il fit circuler le modèle des épissures quiservirent au rajustement des morceaux de câble. Enfin, il méritatrès justement les trois hourras qui accueillirent sa conférence,et dont une grande part revint au promoteur de cette entreprise,l’honorable Cyrus Field, présent à cette soirée.

Chapitre 18

 

Le lendemain, 3 avril, dès les premières heures du jour,l’horizon offrait cette teinte particulière que les Anglaisappellent « blink ». C’était une réverbération blanchâtre quiannonçait des glaces peu éloignées. En effet, le GreatEastern naviguait alors dans ces parages où flottent lespremiers icebergs, détachés de la banquise, qui sortent du détroitde Davis. Une surveillance spéciale fut organisée pour éviter lesrudes attouchements de ces énormes blocs.

Il ventait alors une très forte brise de l’ouest. Des lambeauxde nuages, véritables haillons de vapeurs, balayaient la surface dela mer. À travers leurs trous, on distinguait l’azur du ciel. Unsourd clapotis sortait des vagues échevelées par le vent, et lesgouttes d’eau pulvérisées s’en allaient en écume.

Ni Fabian, ni le capitaine Corsican, ni le docteur Pitfergen’étaient encore montés sur le pont. Je me dirigeai vers l’avant dunavire. Là, le rapprochement des parois formait un angleconfortable, une sorte de retraite, dans laquelle un ermite se fûtvolontiers retiré du monde. Je m’accotai dans ce coin, assis surune claire-voie, mes pieds reposant sur une énorme poulie. Le vent,prenant le navire debout et butant contre l’étrave, passaitpar-dessus ma tête sans l’effleurer. La place était bonne pour yrêver. De là, mes regards embrassaient toute l’immensité du navire.Je pouvais suivre ses longues lignes légèrement torturées qui serelevaient vers l’arrière. Au premier plan, un gabier, accrochédans les haubans de misaine, se tenait d’une main et travaillait del’autre avec une adresse remarquable. Au-dessous, sur le roufle, sepromenait le matelot de quart, allant et venant, les jambesécartées, et jetant un regard clair à travers ses paupièreséraillées par les embruns. En arrière, sur les passerelles,j’entrevoyais un officier qui, le dos rond, la tête encapuchonnée,résistait aux assauts du vent. De la mer je ne distinguais rien, sice n’est une petite ligne d’horizon bleuâtre, tracée en arrière destambours. Emporté par ses puissantes machines, le steamship,tranchant les flots de son étrave aiguë, frissonnait comme lesflancs d’une chaudière dont les feux sont activement poussés.Quelques tourbillons de vapeur, arrachés par cette brise qui lescondensait avec une extrême rapidité, se tordaient à l’extrémitédes tuyaux d’échappement. Mais le colossal navire, debout au ventet porté sur trois lames, ressentait à peine les agitations decette mer, sur laquelle, moins indifférent aux ondulations, untransatlantique eût été secoué par les coups de tangage.

À midi et demi, le point affiché ne donna en latitude que 44°53’ nord; et en longitude 47° 6’ ouest. Deux cent vingt-sept millesseulement depuis vingt-quatre heures ! Les jeunes fiancésdevaient maudire ces roues qui ne tournaient pas, cette hélice dontles mouvements languissaient, et cette insuffisante vapeur quin’agissait pas au gré de leurs désirs !

Vers trois heures, le ciel, nettoyé par le vent, resplendit. Leslignes de l’horizon, formées d’un trait net, semblèrent s’élargirautour de ce point central que le Great Eastern occupait.La brise mollit, mais la mer se souleva longtemps en larges lames,étrangement vertes et festonnées d’écume. Si peu de vent necomportait pas tant de houle. Ces ondulations étaientdisproportionnées. On peut dire que l’Atlantique boudaitencore.

À trois heures trente-cinq minutes, un trois-mâts fut signalésur bâbord. Il envoya son numéro. C’était un Américain,l’Illinois, faisant route pour l’Angleterre.

En ce moment, le lieutenant H… m’apprit que nous passions sur laqueue du banc de Newfoundland, nom que les Anglais donnent auxhauts-fonds de Terre-Neuve. Ce sont les riches parages où se faitla pêche de ces morues, dont trois suffiraient à alimenterl’Angleterre et l’Amérique, si tous leurs œufs éclosaient.

La journée se passa sans incident. Le pont fut fréquenté par sespromeneurs accoutumés. Jusqu’ici, aucun hasard n’avait mis enprésence Fabian et Harry Drake, que le capitaine Archibald et moinous ne perdions pas de vue. Le soir réunit au grand salon sesdociles habitués. Toujours mêmes exercices, lectures et chants,provoquant les mêmes bravos prodigués par les mêmes mains aux mêmesvirtuoses, que je finissais par trouver moins médiocres. Unediscussion assez vive éclata, par extraordinaire, entre un nordisteet un Texien. Celui-ci demandait « un empereur » pour les États duSud. Fort heureusement, cette discussion politique, qui menaçait dedégénérer en querelle, fut interrompue par l’arrivée d’une dépêcheimaginaire adressée à l’Ocean Time et conçue en ces termes: « Le capitaine Semmes, ministre de la Guerre, a fait payer par leSud les ravages de l’Alabama ! »

Chapitre 19

 

En quittant le salon vivement éclairé, je remontai sur le pontavec le capitaine Corsican. La nuit était profonde. Pas uneconstellation au firmament. Autour du navire, une ombreimpénétrable. Les fenêtres des roufles brillaient comme des gueulesde fours. À peine voyait-on les hommes de quart qui arpentaientpesamment les dunettes. Mais on respirait le grand air, et lecapitaine humait ses fraîches molécules à pleins poumons.

« J’étouffais dans ce salon, me dit-il. Ici, au moins, je nageen pleine atmosphère ! Voilà une absorption vivifiante. Il mefaut mes cent mètres cubes d’air par vingt-quatre heures ou je suisà demi asphyxié.

– Respirez, capitaine, respirez à votre aise, lui répondis-je.Il y a de l’air ici pour tout le monde, et la brise ne vous chicanepas votre contingent. C’est une bonne chose que l’oxygène, et ilfaut bien avouer que nos Parisiens ou nos Londoniens ne leconnaissent que de réputation.

– Oui ! répliqua le capitaine, ils lui préfèrent l’acidecarbonique. Chacun son goût. Pour mon compte, je le déteste, mêmedans le vin de Champagne ! »

Tout en causant, nous longions le boulevard de tribord, abritésdu vent par la haute paroi des roufles. De gros tourbillons defumée, constellés d’étincelles, s’échappaient des cheminées noires.Le ronflement des machines accompagnait le sifflement de la brisedans les haubans de fer qui résonnaient comme les cordes d’uneharpe. À ce brouhaha se mêlait de quart d’heure en quart d’heure lecri des matelots de bordée : « All’s well ! All’swell ! » Tout va bien ! Tout va bien !

En effet, aucune précaution n’avait été négligée pour assurer lasécurité du navire au milieu de ces parages fréquentés par lesglaces. Le capitaine faisait puiser un seau d’eau, chaquedemi-heure, afin d’en reconnaître la température, et si cettetempérature fût tombée à un degré inférieur, il n’eût pas hésité àchanger sa route. Il savait, en effet, que, quinze jours avant, lePereire s’était vu bloqué par les icebergs sous cettelatitude, danger qu’il fallait éviter. Du reste, son ordre de nuitprescrivit une surveillance rigoureuse. Lui-même ne se coucha pas.Deux officiers restèrent à ses côtés sur la passerelle, l’un auxsignaux des roues, l’autre aux signaux de l’hélice. De plus, unlieutenant et deux hommes firent le quart sur la dunette del’avant, tandis qu’un quartier-maître et un matelot se tenaient àl’étrave du steamship. Les passagers pouvaient êtretranquilles.

Après avoir observé ces dispositions, le capitaine Corsican etmoi nous revînmes vers l’arrière. L’idée nous prit de passer encorequelque temps sur le grand roufle, avant de regagner nos cabines,comme feraient de paisibles citadins sur la grande place de leurville.

L’endroit nous parut désert. Bientôt, cependant, nos yeux étantfaits à cette obscurité, nous aperçûmes un homme accoudé sur legarde-fou, dans une complète immobilité. Corsican, après l’avoirregardé attentivement, me dit :

« C’est Fabian ! »

C’était Fabian, en effet. Nous le reconnûmes; mais perdu dansune muette contemplation, il ne nous vit pas. Ses regardssemblaient fixés sur un angle du roufle, et je les voyais brillerdans l’ombre. Que regardait-il ainsi ? Comment pouvait-ilpercer cette obscurité profonde ? Je pensais que mieux valaitle laisser à ses réflexions. Mais le capitaine Corsicans’approchant :

« Fabian ? » dit-il.

Fabian ne répondit pas. Il n’avait pas entendu. Corsicanl’appela de nouveau. Fabian tressaillit, tourna la tête un instantet prononça ce seul mot :

– Chut ! Puis, de la main, il désigna une ombre qui semouvait lentement à l’extrémité du roufle. C’était cette forme àpeine visible que regardait Fabian. Puis, souriant tristement :

« La dame noire ! » murmura-t-il.

Un tressaillement m’agita. Le capitaine Corsican m’avait pris lebras et je sentis qu’il tressaillait aussi. La même pensée nousavait frappés tous deux. Cette ombre, c’était l’apparition annoncéepar le docteur Pitferge.

Fabian était retombé dans sa rêveuse contemplation. Moi, lapoitrine oppressée, l’œil trouble, je regardais cette formehumaine, à peine estompée dans l’ombre, qui bientôt se profila plusnettement à nos regards. Elle s’avançait, hésitait, allait,s’arrêtait, reprenait sa marche, semblant plutôt glisser quemarcher. Une âme errante ! À dix pas de nous, elle demeuraimmobile. Je pus distinguer alors la forme d’une femme élancée,drapée étroitement dans une sorte de burnous brun, le visagecouvert d’un voile épais.

« Une folle ! une folle ! n’est-ce pas ? »murmura Fabian.

Et c’était une folle, en effet. Mais Fabian ne nous interrogeaitpas. Il se parlait à lui-même.

Cependant, cette pauvre créature s’approcha plus près encore. Jecrus voir ses yeux briller à travers son voile, quand ils sefixèrent sur Fabian. Elle vint jusqu’à lui. Fabian se redressa,électrisé. La femme voilée lui mit la main sur le cœur comme pouren compter les battements… Puis, s’échappant, elle disparut parl’arrière du roufle.

Fabian retomba, presque agenouillé, les mains tendues.

« Elle ! » murmura-t-il.

Puis, secouant la tête :

« Quelle hallucination ! » ajouta-t-il.

Le capitaine Corsican lui prit alors la main :

– Viens, Fabian, viens, dit-il, et il entraîna son malheureuxami.

Chapitre 20

 

Corsican et moi, nous ne pouvions plus douter. C’était Ellen, lafiancée de Fabian, la femme de Harry Drake. La fatalité les avaitréunis tous trois sur le même navire. Fabian ne l’avait pasreconnue, bien qu’il se fût écrié : « Elle ! elle ! » Etcomment aurait-il pu la reconnaître ? Mais il ne s’était pastrompé en disant : « Une folle ! » Ellen était folle, et sansdoute, la douleur, le désespoir, son amour tué dans son cœur, lecontact de l’homme indigne qui l’avait arrachée à Fabian, la ruine,la misère, la honte avaient brisé son âme ! Voilà ce dont jeparlais le lendemain matin avec Corsican. Nous n’avions d’ailleursaucun doute sur l’identité de cette jeune femme. C’était Ellen queHarry Drake entraînait avec lui vers ce continent américain, etqu’il associait encore à sa vie d’aventures. Le regard du capitaines’allumait d’un feu sombre en songeant à ce misérable. Moi, jesentais mon cœur bondir. Que pouvions-nous contre lui, le mari, lemaître ? Rien. Mais le point le plus important, c’étaitd’empêcher une nouvelle rencontre entre Fabian et Ellen, car Fabianfinirait par reconnaître sa fiancée, ce qui amènerait lacatastrophe que nous voulions éviter. Toutefois, on pouvait espérerque ces deux pauvres êtres ne se reverraient pas. La malheureuseEllen ne paraissait jamais pendant le jour, ni dans les salons nisur le pont du navire. La nuit seulement, trompant son geôlier,sans doute, elle venait se baigner dans cet air humide et demanderà la brise un apaisement passager ! Dans quatre jours, au plustard, le Great Eastern aurait atteint les passes de NewYork. Nous pouvions donc croire que le hasard ne déjouerait pasnotre surveillance, et que Fabian ne serait pas instruit de laprésence d’Ellen pendant cette traversée de l’Atlantique !Mais nous comptions sans les événements.

La direction du steamship avait été un peu modifiée pendant lanuit. Trois fois, le navire, trouvant l’eau à vingt-sept degrésFahrenheit, c’est-à-dire de trois à quatre degrés centigradesau-dessous de zéro, était descendu vers le sud. On ne pouvaitmettre en doute la présence de glaces très rapprochées. En effet,ce matin-là, le ciel présentait un éclat particulier; l’atmosphèreétait blanche; tout le nord s’éclairait d’une intenseréverbération, évidemment produite par le pouvoir réfléchissant desicebergs. Une brise piquante traversait l’air, et vers dix heuresune petite neige très fine vint subitement poudrer à blanc lesteamship. Puis un banc de brumes se leva, au milieu duquel noussignalions notre présence par de nombreux coups de sifflets, bruitassourdissant qui effaroucha des volées de mouettes posées sur lesvergues du navire.

À dix heures et demie, le brouillard s’étant levé, un steamer àhélice parut à l’horizon sur tribord. L’extrémité blanche de sacheminée indiquait qu’il appartenait à la compagnie Inman faisantle transport des émigrants de Liverpool sur New York. Ce bâtimentnous envoya son numéro. C’était le City of Limerik, dequinze cent trente tonneaux de jauge, et de deux cent cinquante-sixchevaux de force. Il avait quitté New York samedi et, parconséquent, il se trouvait en retard.

Avant le lunch, quelques passagers organisèrent une poule qui nepouvait manquer de plaire à ces amateurs de jeux et de paris. Lerésultat de cette poule ne devait pas être connu avant quatrejours. C’était ce qu’on appelle la « poule du pilote ». Lorsqu’unnavire arrive sur les atterrages, personne n’ignore qu’un pilotemonte à son bord. On divise donc les vingt-quatre heures du jour etde la nuit en quarante-huit demi-heures ou quatre-vingt-seizequarts d’heure, suivant le nombre des passagers. Chaque joueur metun enjeu d’un dollar, et le sort lui attribue l’une de cesdemi-heures ou l’un de ces quarts d’heure. Le gagnant desquarante-huit ou quatre-vingt-seize dollars est celui pendant lequart d’heure duquel le pilote met le pied sur le navire. On levoit, le jeu est peu compliqué. Ce ne sont plus des courses dechevaux; ce sont des courses de quarts d’heure.

Ce fut un Canadien, l’honorable Mac Alpine, qui prit ladirection de l’affaire. Il réunit facilement quatre-vingt-seizeparieurs, parmi lesquels quelques parieuses, et non les moins âpresau jeu. Je suivis le courant et j’engageai mon dollar. Le sort medésigna le soixante-quatrième quart d’heure. C’était un mauvaisnuméro dont je n’avais aucune chance de me défaire avec profit. Eneffet, ces divisions du temps sont comptées d’un midi au midisuivant. Il y a donc des quarts d’heure de jour et des quartsd’heure de nuit. Ces derniers n’ont aucune valeur aléatoire, car ilest rare que les navires s’aventurent sur les atterrages au milieude l’obscurité et, par conséquent, les chances de recevoir unpilote à bord pendant la nuit sont très diminuées. Je me consolaiaisément.

En redescendant au salon, je vis qu’une lecture avait étéaffichée pour le soir. Le missionnaire de l’Utah annonçait uneconférence sur le mormonisme. Bonne occasion de s’initier auxmystères de la Cité des Saints. D’ailleurs, cet elder, Mr Hatch,devait être un orateur, et un orateur convaincu. L’exécution nepouvait donc manquer d’être digne de l’œuvre. Les passagersaccueillirent favorablement l’annonce de cette conférence.

Le point affiché avait donné les chiffres suivants :

Lat. 42° 32’ N.

Long. 51° 59’ W.

Course : 254 miles.

Vers trois heures de l’après-midi, les timoniers signalèrentl’approche d’un grand steamer à quatre mâts. Ce navire modifialégèrement sa route afin de se rapprocher du GreatEastern, dans l’intention de lui donner son numéro. De soncôté, le capitaine laissa porter un peu, et bientôt le steamer luienvoya son nom. C’était l’Atlanta, un de ces grandsbâtiments qui font le service de Londres à New York en touchant àBrest. Il nous salua au passage, et nous lui rendîmes son salut.Peu de temps après, comme il courait à contre-bord, il avaitdisparu.

En ce moment, Dean Pitferge m’apprit, non sans déplaisir, que laconférence de Mr Hatch était interdite. Les puritaines du bordn’avaient pas permis à leurs maris de s’initier aux mystères dumormonisme !

Chapitre 21

 

À quatre heures, le ciel qui avait été voilé jusqu’alors, sedégagea. La mer s’était apaisée. Le navire ne roulait plus. Onaurait pu se croire en terre ferme. Cette immobilité du GreatEastern donna aux passagers l’idée d’organiser des courses. Leturf d’Epsom n’eût pas offert une piste meilleure, et quant auxchevaux, à défaut de Gladiator ou de la Touque,ils devaient être remplacés par des Écossais pur sang qui lesvalaient bien. La nouvelle ne tarda pas à se répandre. Aussitôt lessportsmen d’accourir, les spectateurs de quitter les salons et lescabines. Un Anglais, l’honorable Mac Karthy, fut nommé commissaire,et les coureurs se présentèrent sans retard. C’étaient unedemi-douzaine de matelots, sortes de centaures, à la fois chevauxet jockeys, tout prêts à disputer le grand prix du GreatEastern.

Les deux boulevards formaient le champ de course. Les coureursdevaient faire trois fois le tour du navire, et franchir ainsi unparcours de treize cents mètres environ. C’était suffisant.Bientôt, les tribunes, je veux dire les dunettes, furent envahiespar la foule des curieux, armés de lorgnettes, et dont quelques-unsavaient arboré « le voile vert », pour se protéger sans doutecontre la poussière de l’Atlantique. Les équipages manquaient, j’enconviens, mais non la place pour les ranger en files. Les dames, engrande toilette, se pressaient principalement sur les roufles del’arrière. Le coup d’œil était charmant.

Fabian, le capitaine Corsican, le docteur Dean Pitferge et moi,nous nous étions postés sur la dunette de l’avant. C’était là cequ’on pouvait appeler l’enceinte du pesage. Là s’étaient réunis lesvéritables gentlemen-riders. Devant nous se dressait le poteau dedépart et d’arrivée. Les paris ne tardèrent pas à s’engager avec unentrain britannique. Des sommes considérables furent risquées, rienque sur la mine des coureurs, dont les hauts faits, cependant,n’étaient pas encore inscrits au « stud-book ». Je ne vis pas sansinquiétude Harry Drake se mêler de ces préparatifs avec son aplombaccoutumé, discutant, disputant, tranchant d’un ton qui n’admettaitpas de réplique. Très heureusement, Fabian, bien qu’il eût engagéquelques livres dans la course, me parut assez indifférent à toutce tapage. Il se tenait à l’écart, le front toujours soucieux, lapensée toujours au loin.

Parmi les coureurs qui se présentèrent, deux avaient plusparticulièrement attiré l’attention publique. L’un, un Écossais deDundee, nommé Wilmore, petit homme maigre, dératé, désossé, lapoitrine large, l’œil ardent, passait pour être un des favoris.L’autre, grand diable bien découplé, un Irlandais du nom d’O’Kelly,long comme un cheval de course, balançait aux yeux des connaisseursles chances de Wilmore. On le demandait à un contre trois, et pourmon compte, partageant l’engouement général, j’allais risquer surlui quelques dollars, quand le docteur me dit :

« Prenez le petit, croyez-moi. Le grand est disqualifié.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire, répondit sérieusement le docteur, que ce n’estpas un pur-sang. Il peut avoir une certaine vitesse initiale, maisil n’a pas de fond. Le petit, au contraire, l’Écossais, a de larace. Voyez, son corps maintenu bien droit sur ses jambes, et sonpoitrail bien ouvert, sans raideur. C’est un sujet qui a dûs’entraîner plus d’une fois dans la course sur place, c’est-à-direen sautant d’un pied sur l’autre de manière à produire au moinsdeux cents mouvements par minute. Pariez pour lui, vous dis-je,vous n’aurez pas à le regretter.»

Je suivis le conseil de mon savant docteur, et je pariai pourWilmore. Quant aux quatre autres coureurs, ils n’étaient même pasen discussion.

Les places furent tirées. Le sort favorisa l’Irlandais, qui eutla corde. Les six coureurs se placèrent en ligne sur la limite dupoteau. Pas de faux départ à craindre, ce qui simplifiait le mandatdu commissaire.

Le signal fut donné. Un hourra accueillit le départ. Lesconnaisseurs reconnurent immédiatement que Wilmore et O’Kellyétaient des coureurs de profession. Sans se préoccuper de leursrivaux qui les devançaient en s’essoufflant, ils allaient, le corpsun peu penché, la tête bien droite, l’avant-bras collé au sternum,les poignets légèrement portés en avant et accompagnant chaquemouvement du pied opposé par un mouvement alternatif. Ils étaientpieds nus. Leur talon, ne touchant jamais le sol, leur laissaitl’élasticité nécessaire pour conserver la force acquise. En un mot,tous les mouvements de leur personne se rapportaient et secomplétaient.

Au second tour, O’Kelly et Wilmore, toujours sur la même ligne,avaient distancé leurs adversaires époumonés. Ils démontraient avecévidence la vérité de cet axiome que me répétait le docteur :

« Ce n’est pas avec les jambes que l’on court, c’est avec lapoitrine ! Du jarret, c’est bien, mais des poumons, c’estmieux ! »

À l’avant-dernier tournant, les cris des spectateurs saluèrentde nouveau leurs favoris. Les excitations, les hourras, les bravoséclataient de toutes parts.

« Le petit gagnera, me dit Pitferge. Voyez, il ne souffle pas.Son rival est haletant. »

En effet, Wilmore avait la figure calme et pâle. O’Kelly fumaitcomme un feu de paille mouillée. Il était « au fouet », pouremployer une expression de l’argot des sportsmen. Mais tous deux semaintenaient en ligne. Enfin, ils dépassèrent le grand roufle; ilsdépassèrent l’écoutille de la machine; ils dépassèrent le poteaud’arrivée…

« Hourra ! Hourra ! pour Wilmore ! crièrent lesuns.

– Hourra pour O’Kelly, répondaient les autres.

– Wilmore a gagné.

– Non, ils sont “ensemble” ». La vérité est que Wilmore avaitgagné, mais d’une demi-tête à peine. C’est ce que décidal’honorable Mac Karthy. Cependant la discussion se prolongea etl’on en vint aux grosses paroles. Les partisans de l’Irlandais, etparticulièrement Harry Drake, soutenaient qu’il y avait un «deadhead », que c’était une course morte, qu’il y avait lieu de larecommencer. Mais, à ce moment, entraîné par un mouvementinvolontaire, Fabian, s’étant approché de Harry Drake, lui ditfroidement :

« Vous avez tort, monsieur. Le vainqueur est le matelotécossais ! »

Drake s’avança vivement sur Fabian.

« Vous dites ? lui demanda-t-il d’un ton menaçant.

– Je dis que vous avez tort, répondit tranquillement Fabian.

– Sans doute, riposta Drake, parce que vous avez parié pourWilmore ?

– J’ai parié comme vous pour O’Kelly, répondit Fabian. J’aiperdu et je paye.

– Monsieur, s’écria Drake, prétendez-vous m’apprendre ?…»

Mais il n’acheva pas sa phrase. Le capitaine Corsican s’étaitinterposé entre Fabian et lui avec l’intention avouée de prendre laquerelle pour son compte. Il traita Drake avec une dureté et unmépris très significatifs. Mais, évidemment, Drake ne voulait pasavoir affaire à lui. Aussi, lorsque Corsican eut achevé, Drake secroisant les bras et s’adressant à Fabian :

« Monsieur, dit-il avec un mauvais sourire, monsieur a doncbesoin de ses amis pour le défendre ? »

Fabian pâlit. Il se précipita sur Harry Drake. Mais je leretins. D’autre part, des compagnons de ce coquin l’entraînèrent,non sans qu’il eût jeté sur son adversaire un haineux regard.

Le capitaine Corsican et moi, nous descendîmes avec Fabian, quise contenta de dire d’une voix calme : « À la première occasion, jesouffletterai ce grossier personnage. »

Chapitre 22

 

Pendant la nuit du vendredi au samedi, le Great Easterntraversa le courant du Gulf Stream, dont les eaux, plus foncées etplus chaudes, tranchaient sur les couches ambiantes. La surface dece courant pressé entre les flots de l’Atlantique est mêmelégèrement convexe. C’est donc un fleuve véritable qui coule entredeux rives liquides, et l’un des plus considérables du globe, caril réduit au rang de ruisseau l’Amazone ou le Mississippi. L’eaupuisée pendant la nuit était remontée de vingt-sept degrésFahrenheit à cinquante et un degrés, ce qui donne en centigradesdouze degrés.

Cette journée du 5 avril débuta par un magnifique lever desoleil. Les longues lames de fond resplendissaient. Une chaudebrise du sud-ouest passait dans le gréement. C’étaient les premiersbeaux jours. Ce soleil, qui eût reverdi les campagnes du continent,fit éclore ici de fraîches toilettes. La végétation retardequelquefois, la mode jamais. Bientôt les boulevards comptèrent denombreux groupes de promeneurs. Tels les Champs-Élysées, undimanche, par un beau soleil de mai.

Pendant cette matinée, je ne vis pas le capitaine Corsican.Désirant avoir des nouvelles de Fabian, je me rendis à la cabineque celui-ci occupait en abord du grand salon. Je frappai à laporte de cette cabine, mais je n’obtins pas de réponse. Je poussaila porte. Fabian n’y était pas.

Je remontai alors sur le pont. Parmi les passants je neremarquai ni mes amis ni mon docteur. Il me vint alors à la penséede chercher en quel endroit du steamship était confinée lamalheureuse Ellen. Quelle cabine occupait-elle ? Où HarryDrake l’avait-il reléguée ? À quelles mains était confiéecette infortunée que son mari abandonnait pendant des joursentiers ? Sans doute aux soins intéressés de quelque femme dechambre du bord, à quelque indifférente garde-malade ? Jevoulus savoir ce qui en était, non par un vain motif de curiosité,mais dans l’intérêt d’Ellen et de Fabian, ne fût-ce que pourprévenir une rencontre toujours à craindre.

Je commençai ma recherche par les cabines du grand salon desdames et je parcourus les couloirs des deux étages qui desserventcette portion du navire. Cette inspection était assez facile, parceque le nom des passagers, inscrit sur une pancarte, se lisait à laporte de chaque cabine, ce qui simplifiait le service des stewards.Je ne trouvai pas le nom de Harry Drake, ce qui me surprit peu, carcet homme avait dû préférer la situation des cabines disposées, àl’arrière du Great Eastern, sur des salons moinsfréquentés. Il n’existait, d’ailleurs, au point de vue du confort,aucune différence entre les aménagements de l’avant et ceux del’arrière, car la Société des Affréteurs n’avait admisqu’une seule classe de passagers.

Je me dirigeai donc vers les salles à manger, et je suivisattentivement les couloirs latéraux qui circulaient entre le doublerang des cabines. Toutes ces chambres étaient occupées, toutesportaient le nom d’un passager, et le nom de Harry Drake manquaitencore. Cette fois, l’absence de ce nom m’étonna, car je croyaisavoir visité notre ville flottante tout entière, et je neconnaissais pas d’autre « quartier » plus reculé que celui-ci.J’interrogeai donc un steward qui m’apprit ce que j’ignorais, c’estqu’une centaine de cabines existaient encore en arrière des «dining rooms ».

« Comment y descend-on ? demandai-je.

– Par un escalier qui aboutit au pont, sur le côté du grandroufle.

– Bien, mon ami. Et savez-vous quelle cabine occupe M. HarryDrake ?

– Je l’ignore, monsieur », me répondit le steward. Je remontaialors sur le pont, et, suivant le roufle, j’arrivai à la porte quifermait l’escalier indiqué. Cet escalier conduisait, non plus à devastes salons, mais à un simple carré demi-obscur, autour duquelétait disposée une double rangée de cabines. Harry Drake, voulantisoler Ellen, n’avait pu choisir un endroit plus propice à sondessein. La plupart de ces cabines étaient inoccupées. Je parcourusle carré et les couloirs latéraux porte à porte. Quelques nomsétaient inscrits sur les pancartes, deux ou trois au plus, mais noncelui de Harry Drake. Cependant, j’avais fait une minutieuseinspection de ce compartiment, et, fort désappointé, j’allais meretirer, quand un murmure vague, presque insaisissable, frappa monoreille. Ce murmure se produisait au fond du couloir de gauche. Jeme dirigeai de ce côté. Les sons, à peine perceptibles,s’accentuèrent davantage. Je reconnus une sorte de chant plaintif,ou plutôt une mélopée traînante, dont les paroles ne parvenaientpas jusqu’à moi.

J’écoutai. C’était une femme qui chantait ainsi; mais dans cettevoix inconsciente on sentait une douleur profonde. Cette voixdevait être celle de la pauvre folle. Mes pressentiments nepouvaient me tromper. Je m’approchai doucement de la cabine quiportait le numéro 775. C’était la dernière de ce couloir obscur, etelle devait être éclairée par un des hublots inférieurs évidés dansla coque du Great Eastern. Sur la porte de cette cabine,aucun nom. En effet, Harry Drake n’avait pas intérêt à faireconnaître l’endroit où il confinait Ellen.

La voix de l’infortunée arrivait alors distinctement jusqu’àmoi. Son chant n’était qu’une suite de phrases fréquemmentinterrompues, quelque chose de suave et de triste à la fois. On eûtdit des stances étrangement coupées, telles que les réciterait unepersonne endormie du sommeil magnétique.

Non ! bien que je n’eusse aucun moyen de reconnaître sonidentité, je ne doutais pas que ce fût Ellen qui chantât ainsi.

Pendant quelques minutes, j’écoutai, et j’allais me retirer,quand j’entendis marcher dans le carré central… Était-ce HarryDrake ? Dans l’intérêt d’Ellen et de Fabian, je ne voulais pasêtre surpris à cette place. Heureusement, le couloir, contournantla double rangée de cabines, me permettait de remonter sur le pontsans être aperçu. Cependant, je tenais à savoir quelle était lapersonne dont j’entendais le pas. La demi-obscurité me protégeait,et en me plaçant dans l’angle du couloir je pouvais voir sans êtrevu. Cependant, le bruit avait cessé. Bizarre coïncidence, avec luis’était tu le chant d’Ellen. J’attendis. Bientôt le chantrecommença, et le plancher gémit de nouveau sous la pression d’unpas lent. Je penchai la tête, et au fond du couloir, dans une vagueclarté qui filtrait à travers l’imposte des cabines, je reconnusFabian.

C’était mon malheureux ami ! Quel instinct le conduisait ence lieu ? Avait-il donc, et avant moi, découvert la retraitede la jeune femme ? Je ne savais que penser. Fabian s’avançaitlentement, longeant les cloisons, écoutant, suivant comme un filcette voix qui l’attirait, malgré lui peut-être, et sans qu’il eneût conscience. Et pourtant il me semblait que le chants’affaiblissait à son approche, et que ce fil si ténu allait serompre… Fabian arriva près de la cabine et s’arrêta.

Comme son cœur devait battre à ces tristes accents ? Commetout son être devait frémir ! Il était impossible que danscette voix il ne retrouvât pas quelque ressouvenir du passé. Etcependant, ignorant la présence de Harry Drake à bord, commentaurait-il même soupçonné la présence d’Ellen ? Non !C’était impossible, et il n’était attiré que parce que ces accentsmaladifs répondaient, sans qu’il s’en doutât, à l’immense douleurqu’il portait en lui.

Fabian écoutait toujours. Qu’allait-il faire ?Appellerait-il la folle ? Et si Ellen apparaissaitsoudain ? Tout était possible, et tout était danger dans cettesituation ! Cependant, Fabian se rapprocha encore de la portede la cabine. Le chant, qui diminuait peu à peu, mourut soudain;puis un cri déchirant se fit entendre.

Ellen, par une communication magnétique, avait-elle senti siprès d’elle celui qu’elle aimait ? L’attitude de Fabian étaiteffrayante. Il était comme ramassé sur lui-même. Allait-il doncbriser cette porte ? Je le crus et je me précipitai verslui.

Il me reconnut. Je l’entraînai. Il se laissait faire. Puis,d’une voix sourde :

« Savez-vous quelle est cette infortunée ? medemanda-t-il.

– Non, Fabian, non.

– C’est la folle ! dit-il. On dirait une voix de l’autremonde. Mais cette folie n’est pas sans remède. Je sens qu’un peu dedévouement, un peu d’amour guérirait cette pauvre femme ?

– Venez, Fabian, dis-je, venez ! » Nous étions remontés surle pont. Fabian, sans ajouter une parole, me quitta presqueaussitôt; mais je ne le perdis pas de vue avant qu’il n’eût regagnésa cabine.

Chapitre 23

 

Quelques instants plus tard, je rencontrai le capitaineCorsican. Je lui racontai la scène à laquelle je venais d’assister.Il comprit, comme moi, que cette grave situation se compliquait.Pourrions-nous en prévenir les dangers ? Ah ! quej’aurais voulu hâter la marche de ce Great Eastern, etmettre un océan tout entier entre Harry Drake et Fabian !

En nous quittant, le capitaine Corsican et moi, nous convînmesde surveiller plus sévèrement que jamais les acteurs de ce drame,dont le dénouement pouvait à chaque instant éclater malgrénous !

Ce jour-là, on attendait l’Australasian, paquebot de lacompagnie Cunard, jaugeant deux mille sept cent soixante tonneaux,qui dessert la ligne de Liverpool à New York. Il avait dû quitterl’Amérique le mercredi matin, et il ne pouvait tarder à paraître.On le guettait au passage, mais il ne passa pas.

Vers onze heures, des passagers anglais organisèrent unesouscription en faveur des blessés du bord, dont quelques-unsn’avaient pas encore pu quitter le poste des malades, entre autresle maître d’équipage, menacé d’une claudication incurable. Cetteliste se couvrit de signatures, non sans avoir soulevé quelquesdifficultés de détails qui amenèrent un échange de parolesmalsonnantes. À midi, le soleil permit d’obtenir une observationtrès exacte :

Long. 58° 37’ O. Lat. 41° 42’ 11” N. Course : 257miles.

Nous avions la latitude à une seconde près. Les jeunes fiancés,qui vinrent consulter la notice, firent une moue de déconvenue.Décidément, ils avaient à se plaindre de la vapeur.

Avant le lunch, le capitaine Anderson voulut distraire sespassagers des ennuis d’une traversée si longue. Il organisa doncdes exercices de gymnastique qu’il dirigea en personne. Unecinquantaine de désœuvrés, armés comme lui d’un bâton, imitèrenttous ses mouvements avec une exactitude simiesque. Ces gymnastesimprovisés « travaillaient » méthodiquement, sans desserrer leslèvres, comme des « riflemens » à la parade.

Un nouvel « entertainment » fut annoncé pour le soir. Je n’yassistai point. Ces mêmes plaisanteries incessamment renouvelées mefatiguaient. Un second journal, rival de l’Ocean Time,avait été fondé. Ce soir-là, paraît-il, les deux feuillesfusionnèrent.

Pour moi, je passai sur le pont les premières heures de la nuit.La mer se soulevait et annonçait du mauvais temps, bien que le cielfût encore admirable. Aussi le roulis commençait-il à s’accentuer.Couché sur un des bancs du roufle, j’admirais ces constellationsqui s’écartelaient au firmament. Les étoiles fourmillaient auzénith, et bien que l’œil nu n’en puisse apercevoir que cinq millesur toute l’étendue de la sphère céleste, ce soir-là il eût cru lescompter par millions. Je voyais traîner à l’horizon la queue dePégase dans toute sa magnificence zodiacale, comme la robe étoiléed’une reine de féerie. Les Pléiades montaient vers les hauteurs duciel, en même temps que ces Gémeaux qui, malgré leur nom, ne selèvent pas l’un après l’autre, comme les héros de la fable. LeTaureau me regardait de son gros œil ardent. Au sommet de la voûtebrillait Véga, notre future étoile polaire, et non loins’arrondissait cette rivière de diamants qui forme la Couronneboréale. Toutes ces constellations immobiles semblaient, cependant,se déplacer au roulis du navire, et pendant son oscillation jevoyais le grand mât décrire un arc de cercle, nettement dessiné,depuis la Grande Ourse jusqu’à Altaïr de l’Aigle, tandis que lalune, déjà basse, trempait à l’horizon l’extrémité de soncroissant.

Chapitre 24

 

La nuit fut mauvaise. Le steamship, effroyablement battu par letravers, roula sans désemparer. Les meubles se déplacèrent avecfracas, et la faïencerie des toilettes recommença son vacarme. Levent avait évidemment beaucoup fraîchi. Le Great Easternnaviguait d’ailleurs dans ces parages féconds en sinistres, où lamer est toujours mauvaise.

À six heures du matin, je me traînai jusqu’à l’escalier du grandroufle. Me cramponnant aux rampes, et profitant d’une oscillationsur deux, je parvins à gravir les marches, et j’arrivai sur lepont. De là, je me halai non sans peine jusqu’à la dunette del’avant. L’endroit était désert, si toutefois on peut qualifierainsi un endroit où se trouve le docteur Dean Pitferge. Ce dignehomme, solidement appuyé, courbait le dos au vent, et sa jambedroite entourait un des montants du garde-fou. Il me fit signe dele rejoindre – signe de tête, cela va sans dire –, car il nepouvait disposer de ses bras qui le maintenaient contre lesviolences de la tempête. Après quelques mouvements de reptation, metordant comme un annélide, j’arrivai sur le roufle, et là, jem’arc-boutai à la façon du docteur.

« Allons ! me cria-t-il, cela continue ! Hein !Ce Great Eastern ! Juste au moment d’arriver, uncyclone, un vrai cyclone, spécialement commandé pour lui !»

Le docteur ne prononçait que des phrases entrecoupées. Le ventlui mangeait la moitié de ses paroles. Mais je l’avais compris. Lemot cyclone porte sa définition avec lui.

On sait ce que sont ces tempêtes tournantes, nommées ouragansdans l’océan Indien et dans l’Atlantique, tornades sur la côteafricaine, simouns dans le désert, typhons dans les mers de laChine, tempêtes dont la puissance formidable met en péril les plusgros navires.

Or, le Great Eastern était pris dans un cyclone.Comment ce géant allait-il lui tenir tête ?

« Il lui arrivera malheur, me répétait Dean Pitferge, Voyezcomme il met le nez dans la plume ! »

Cette métaphore maritime s’appropriait excellemment à lasituation du steamship. Son étrave disparaissait sous les montagnesd’eau qui l’attaquaient par bâbord devant. Au loin, plus de vuepossible. Tous les symptômes d’un ouragan ! Vers sept heures,la tempête se déclara. La mer devint monstrueuse. Ces petitesondulations intermédiaires, qui marquent le dénivellement desgrandes lames, disparurent sous l’écrasement du vent. L’océan segonflait en longues vagues dont la cime déferlait avec unéchevellement indescriptible. Avec chaque minute, la hauteur deslames s’accroissait, et le Great Eastern, les recevant parle travers, roulait épouvantablement.

« Il n’y a que deux partis à prendre, me dit le docteur avecl’aplomb d’un marin. Ou recevoir la lame debout; en capeyant souspetite vapeur, ou prendre la fuite et ne pas s’obstiner contrecette mer démontée ! Mais le capitaine Anderson ne fera nil’une ni l’autre de ces deux manœuvres.

– Pourquoi ? demandai-je.

– Parce que !… répondit le docteur, parce qu’il faut qu’ilarrive quelque chose ! »

En me retournant, j’aperçus le capitaine, le second et lepremier ingénieur, encapuchonnés dans leurs suroîts et cramponnésaux garde-fous des passerelles. L’embrun des lames les enveloppaitde la tête aux pieds. Le capitaine souriait selon sa coutume. Lesecond riait et montrait ses dents blanches en voyant son navirerouler à faire croire que les mâts et les cheminées allaient veniren bas !

Cependant, cette obstination, cet entêtement du capitaine àlutter contre la mer m’étonnaient. À sept heures et demie, l’aspectde l’Atlantique était effrayant. À l’avant, les lames couvraient lenavire en grand. Je regardais ce sublime spectacle, ce combat ducolosse contre les flots. Je comprenais jusqu’à un certain pointcette opiniâtreté du « maître après Dieu » qui ne voulait pascéder. Mais j’oubliais que la puissance de la mer est infinie, etque rien ne peut lui résister de ce qui est fait de la main del’homme ! Et, en effet, si puissant qu’il fût, le géant devaitbientôt fuir devant la tempête.

Tout à coup, vers huit heures, un choc se produisit. C’était unformidable paquet de mer qui venait de frapper le navire par bâborddevant.

« Ça, me dit le docteur, ce n’est pas une gifle, c’est un coupde poing sur la figure. »

En effet, le « coup de poing » nous avait meurtris. Des morceauxd’épaves apparaissaient sur la crête des lames. Était-ce une partiede notre chair qui s’en allait ainsi, ou les débris d’un corpsétranger ? Sur un signe du capitaine, le GreatEastern évolua d’un quart pour éviter ces fragments quimenaçaient de s’engager dans ses aubes. En regardant avec plusd’attention, je vis que le coup de mer venait d’emporter les pavoisde bâbord, qui, cependant, s’élevaient à cinquante pieds au-dessusde la surface des flots. Les jambettes étaient brisées, lesferrures arrachées; quelques débris de virures tremblaient encoredans leur encastrement. Le Great Eastern avait tressailliau choc, mais il continuait sa route avec une imperturbable audace.Il fallait enlever au plus tôt les débris qui encombraient l’avant,et pour cela fuir devant la mer devenait indispensable. Mais lesteamship s’opiniâtra à tenir tête. Toute la fougue de soncapitaine l’animait. Il ne voulait pas céder. Il ne céderait pas.Un officier et quelques hommes furent envoyés sur l’avant pourdéblayer le pont.

« Attention, me dit le docteur, le malheur n’est pas loin !»

Les marins s’avancèrent vers l’avant. Nous nous étions accotésau second mât. Nous regardions à travers les embruns qui, nousprenant d’écharpe, jetaient à chaque lame une averse sur le pont.Soudain, un autre coup de mer, plus violent que le premier, passapar la brèche ouverte dans les bastingages, arracha une énormeplaque de fonte qui recouvrait la bitte de l’avant, démolit lemassif capot situé au-dessus du poste de l’équipage, et, battant deplein fouet les parois de tribord, il les déchira, il les emportacomme les morceaux d’une toile tendue au vent.

Les hommes avaient été renversés. L’un d’eux, un officier, àdemi noyé, secoua ses favoris roux et se releva. Puis, voyant undes matelots étendu, sans connaissance, sur la patte d’une ancre,il se précipita vers lui, le chargea sur ses épaules et l’emporta.En ce moment, les gens de l’équipage s’échappaient à travers lecapot brisé. Il y avait trois pieds d’eau dans l’entrepont. Denouveaux débris couvraient la mer, et entre autres quelquesmilliers de ces poupées que mon compatriote de la rue Chaponcomptait acclimater en Amérique ! Tous ces petits corps,arrachés de leur caisse par le coup de mer, sautaient sur le dosdes lames, et cette scène eût certainement prêté à rire en de moinsgraves conjonctures. Cependant, l’inondation nous gagnait. Desmasses liquides se précipitaient par les ouvertures, etl’envahissement de la mer fut tel, que, suivant le rapport del’ingénieur, le Great Eastern embarqua alors plus de deuxmille tonnes d’eau – de quoi couler par le fond une frégate depremier rang.

« Bon ! » fit le docteur, dont le chapeau s’envola dans unerafale.

Se maintenir dans cette situation devenait impossible. Tenirtête plus longtemps, c’eût été l’œuvre d’un fou. Il fallait prendrel’allure de fuite. Le steamship présentant l’étrave à la mer avecson avant défoncé, c’était un homme qui s’entêterait à nager entredeux eaux, la bouche ouverte.

Le capitaine Anderson le comprit enfin. Je le vis courirlui-même à la petite roue de la passerelle, qui commandait lesévolutions du gouvernail. Aussitôt la vapeur se précipita dans lescylindres de l’arrière; la barre fut mise au vent, et le colosse,évoluant comme un canot, porta le cap au nord et s’enfuit devant latempête.

À ce moment, le capitaine, ordinairement si calme, si maître delui, s’écria avec colère :

« Mon navire est déshonoré ! »

Chapitre 25

 

À peine le Great Eastern eut-il viré de bord, à peineeut-il présenté l’arrière à la lame, qu’il ne ressentit plus aucunroulis. C’était l’immobilité absolue succédant à l’agitation. Ledéjeuner était servi. La plupart des passagers, rassurés par latranquillité du navire, descendirent aux « dining rooms » et purentprendre leur repas sans ressentir ni une secousse ni un choc. Pasune assiette ne glissa à terre, pas un verre ne répandit soncontenu sur les nappes. Et cependant, les tables de roulisn’avaient même pas été dressées. Mais, trois quarts d’heure plustard, les meubles recommençaient leur branle, les suspensions sebalançaient dans l’air, les porcelaines s’entrechoquaient sur laplanche des offices. Le Great Eastern venait de reprendrevers l’ouest sa marche un instant interrompue.

Je remontai sur le pont avec le docteur Pitferge. Il rencontral’homme aux poupées.

« Monsieur, lui dit-il, tout votre petit monde a été bienéprouvé. Voilà des bébés qui ne bavarderont pas dans les États del’Union.

– Bah ! répondit l’industriel parisien, la pacotille étaitassurée, et mon secret ne s’est pas noyé avec elle. Nous enreferons, de ces bébés-là. »

Mon compatriote n’était point homme à désespérer, on le voit. Ilnous salua d’un air aimable, et nous allâmes vers l’arrière dusteamship. Là, un timonier nous apprit que les chaînes dugouvernail avaient été engagées pendant l’intervalle qui avaitséparé les deux coups de mer.

« Si cet accident s’était produit au moment de l’évolution, medit Pitferge, je ne sais trop ce qui serait arrivé, car la mer seprécipitait à torrents dans le navire. Déjà les pompes à vapeur ontcommencé à épuiser l’eau. Mais tout n’est pas fini.

– Et ce malheureux matelot ? demandai-je au docteur.

– Il est grièvement blessé à la tête. Pauvre garçon ! C’estun jeune pêcheur, marié, père de deux enfants, qui fait son premiervoyage d’outre-mer. Le médecin du bord en répond, et c’est ce quime fait craindre pour lui. Enfin, nous verrons bien. Le bruit s’estaussi répandu que plusieurs hommes avaient été emportés, mais, fortheureusement, il n’en est rien.

– Enfin, dis-je, nous avons repris notre route ?

– Oui, répondit le docteur, la route à l’ouest, contre vents etmarées. On le sent bien; ajouta-t-il en saisissant un taquet pourne pas rouler sur le pont. Savez-vous, mon cher monsieur, ce que jeferais du Great Eastern s’il m’appartenait ?Non ? Eh bien, j’en ferais un bateau de luxe à dix millefrancs la place. Il n’y aurait que des millionnaires à bord, desgens qui ne seraient pas pressés. On mettrait un mois ou sixsemaines à faire la traversée de l’Angleterre à l’Amérique. Jamaisde lame par le travers. Toujours vent debout ou vent arrière. Maisaussi jamais de roulis ni de tangage. Mes passagers seraientassurés contre le mal de mer, et je leur paierais cent livres parnausée.

– Voilà une idée pratique, répondis-je.

– Oui ! répliqua Dean Pitferge, il y aurait là de l’argentà gagner… ou à perdre ! »

Cependant, le steamship continuait sa route à petite vitesse,battant cinq ou six tours de roue au plus, de manière à semaintenir. La houle était effrayante, mais l’étrave coupaitnormalement les lames, et le Great Eastern n’embarquaitaucun paquet de mer. Ce n’était plus une montagne de métal marchantcontre une montagne d’eau, mais un rocher sédentaire, recevant avecindifférence le clapotis des vagues. D’ailleurs, une pluietorrentielle vint à tomber, ce qui nous obligea de chercher unrefuge sous le capot du grand salon. Cette averse eut pour effetd’apaiser le vent et la mer. Le ciel s’éclaircit dans l’ouest etles derniers gros nuages se fondirent à l’horizon opposé. À dixheures, l’ouragan nous jetait son dernier souffle.

À midi, le point put être fait avec une certaine exactitude; ildonnait :

Lat. 41° 50’ N. Long. 61° 57’ W. Course : 193miles.

Cette diminution considérable dans le chemin parcouru ne devaitêtre attribuée qu’à la tempête qui, pendant la nuit et la matinée,avait incessamment battu le navire, tempête si terrible qu’un despassagers – véritable habitant de cet Atlantique qu’il traversaitpour la quarante-quatrième fois – n’en avait jamais vu de telle.L’ingénieur avoua même que, lors de cet ouragan pendant lequel leGreat Eastern resta trois jours dans le creux des lames,le navire n’avait pas été atteint avec cette violence. Mais, ilfaut le répéter, cet admirable steamship, s’il marche médiocrement,s’il roule trop, présente contre les fureurs de la mer une complètesécurité. Il résiste comme un bloc plein, et cette rigidité, il ladoit à la parfaite homogénéité de sa construction, à sa doublecoque et au rivage merveilleux de son bordé. Sa résistance à l’arcest absolue.

Mais, répétons-le aussi, quelle que soit sa puissance, il nefaut pas l’opposer sans raison à une mer démontée. Si grand qu’ilsoit, si fort qu’on le suppose, un navire n’est pas « déshonoré »parce qu’il fuit devant la tempête. Un commandant ne doit jamaisoublier que la vie d’un homme vaut plus qu’une satisfactiond’amour-propre. En tout cas, s’obstiner est dangereux, s’entêterest blâmable, et un exemple récent, une déplorable catastrophesurvenue à l’un des paquebots transocéaniens, prouve qu’uncapitaine ne doit pas lutter outre mesure contre la mer, même quandil sent sur ses talons le navire d’une compagnie rivale.

Chapitre 26

 

Les pompes, cependant, continuaient d’épuiser ce lac qui s’étaitformé à l’intérieur du Great Eastern, comme un lagon aumilieu d’une île. Puissantes et rapidement manœuvrées par lavapeur, elles restituèrent à l’Atlantique ce qui lui appartenait.La pluie avait cessé; le vent fraîchissait de nouveau; le ciel,balayé par la tempête, était pur. Lorsque la nuit se fit, je restaipendant quelques heures à me promener sur le pont. Les salonsjetaient de grands épanouissements de lumière par leurs écoutillesentrouvertes. À l’arrière, jusqu’aux limites du regard,s’allongeait un remous phosphorescent, rayé ça et là par la crêtelumineuse des lames. Les toiles, réfléchies dans ces nappeslactescentes, apparaissaient et disparaissaient comme elles font aumilieu de nuages chassés par une forte brise. Tout autour et toutau loin s’étendait la sombre nuit.

À l’avant grondait le tonnerre des roues, et au-dessous de moij’entendais le cliquetis des chaînes du gouvernail.

En revenant vers le capot du grand salon, je fus assez surprisd’y voir une foule compacte de spectateurs. Les applaudissementséclataient. Malgré les désastres de la journée, l’« entertainment »accoutumé déroulait les surprises de son programme. Du matelot sigrièvement blessé, mourant peut-être, il n’était plus question. Lafête paraissait animée. Les passagers accueillaient avec de grandesdémonstrations les débuts d’une troupe de « minstrels » sur lesplanches du Great Eastern. On sait ce que sont cesminstrels, des chanteurs ambulants, noirs ou noircis suivant leurorigine, qui courent les villes anglaises en y donnant des concertsgrotesques. Les chanteurs, cette fois, n’étaient autres que desmatelots ou des stewards frottés de cirage. Ils avaient revêtu desloques de rebut, ornées de boutons en biscuit de mer; ils portaientdes lorgnettes faites de deux bouteilles accouplées, et desguimbardes composées de boyaux tendus sur une vessie. Cesgaillards, assez drôles en somme, chantaient des refrainsburlesques et improvisaient des discours mêlés de coq-à-l’âne et decalembours. On les applaudissait à outrance, et ils redoublaientleurs contorsions et grimaces. Enfin, pour terminer, un danseur,agile comme un singe, exécuta une double gigue qui enleval’assemblée.

Cependant, si intéressant que fût ce programme des minstrels, iln’avait pas rallié tous les passagers. D’autres hantaient en grandnombre la salle de l’avant et se pressaient autour des tables. Là,on jouait gros jeu. Les gagnants défendaient le gain acquis pendantla traversée; les perdants, que le temps pressait, cherchaient àmaîtriser le sort par des coups d’audace. Un tumulte violentsortait de cette salle. On entendit la voix du banquier criant lescoups, les imprécations des perdants, le tintement de l’or, lefroissement des dollars-papier. Puis il se faisait un profondsilence; quelque coup hardi suspendait le tumulte, et, le résultatconnu, les exclamations redoublaient.

Je fréquentais peu ces habitués de la « smoking room ». J’aihorreur du jeu. C’est un plaisir toujours grossier, souventmalsain. L’homme atteint de la maladie du jeu n’a pas que ce mal;il n’est guère possible que d’autres ne lui fassent pas cortège.C’est un vice qui ne va jamais seul. Il faut dire aussi que lasociété des joueurs, toujours et partout mêlée, ne me plaît pas. Làdominait Harry Drake au milieu de ses fidèles. Là préludaient àcette vie de hasards quelques aventuriers qui allaient chercherfortune en Amérique. J’évitais le contact de ces gens bruyants. Cesoir-là, je passai donc devant la porte du roufle sans y entrer,quand une violente explosion de cris et d’injures m’arrêta.J’écoutai, et, après un moment de silence, je crus, à mon profondétonnement, distinguer la voix de Fabian. Que faisait-il en celieu ? Allait-il y chercher son ennemi ? La catastrophe,jusqu’alors évitée, était-elle près d’éclater ?

Je poussai vivement la porte. En ce moment, le tumulte était aucomble. Au milieu de la foule des joueurs, je vis Fabian. Il étaitdebout et faisait face à Drake, debout comme lui. Je me précipitaivers Fabian. Sans doute Harry Drake venait de l’insultergrossièrement, car la main de Fabian se leva sur lui, et si elle nel’atteignit pas au visage, c’est que Corsican, apparaissantsoudain, l’arrêta d’un geste rapide.

Mais Fabian, s’adressant à son adversaire, lui dit de sa voixfroidement railleuse :

« Tenez-vous ce soufflet pour reçu ?

– Oui, répondit Drake, et voici ma carte ! » Ainsi,l’inévitable fatalité avait, malgré nous, mis ces deux mortelsennemis en présence. Il était trop tard pour les séparer. Leschoses ne pouvaient plus que suivre leur cours. Le capitaineCorsican me regarda et je surpris dans ses yeux plus de tristesseencore que d’émotion. Cependant, Fabian avait relevé la carte queDrake venait de jeter sur la table. Il la tenait du bout des doigtscomme un objet qu’on ne sait par où prendre. Corsican était pâle.Mon cœur battait. Cette carte, Fabian la regarda enfin. Il lut lenom qu’elle portait. Ce fut comme un rugissement qui s’échappa desa poitrine.

« Harry Drake ! s’écria-t-il. Vous ! vous !vous !

– Moi-même, capitaine Mac Elwin », répondit tranquillement lerival de Fabian.

Nous ne nous étions pas trompés. Si Fabian avait ignoréjusque-là le nom de Drake, celui-ci n’était que trop informé de laprésence de Fabian sur le Great Eastern !

Chapitre 27

 

Le lendemain, dès l’aube, je courus à la recherche du capitaineCorsican. Je le rencontrai dans le grand salon. Il avait passé lanuit près de Fabian. Fabian était encore sous le coup de l’émotionterrible que lui avait causée le nom du mari d’Ellen. Une secrèteintuition lui avait-elle donné à penser que Drake n’était pas seulà bord ? La présence d’Ellen lui était-elle révélée par laprésence de cet homme ? Devinait-il enfin que cette pauvrefolle, c’était la jeune fille qu’il chérissait depuis de longuesannées ? Corsican ne put me l’apprendre, car Fabian n’avaitpas prononcé un seul mot pendant toute cette nuit.

Corsican ressentait pour Fabian une sorte de passionfraternelle. Cette nature intrépide l’avait dès l’enfanceirrésistiblement séduit. Il était désespéré.

« Je suis intervenu trop tard, me dit-il. Avant que la main deFabian ne se fût levée sur lui, j’aurais dû souffleter cemisérable.

– Violence inutile, répondis-je. Harry Drake ne vous aurait passuivi sur le terrain où vous vouliez l’entraîner : C’est à Fabianqu’il en avait, et une catastrophe était devenue inévitable.

– Vous avez raison, me dit le capitaine. Ce coquin en est arrivéà ses fins. Il connaissait Fabian, tout son passé, tout son amour.Peut-être Ellen, privée de raison, a-t-elle livré ses secrètespensées ? Ou plutôt Drake n’a-t-il pas appris de la loyalejeune femme, avant son mariage même, tout ce qu’il ignorait de savie de jeune fille ? Poussé par ses méchants instincts, setrouvant en contact avec Fabian, il a cherché cette affaire en s’yréservant le rôle de l’offensé. Ce gueux doit être un duellisteredoutable.

– Oui, répondis-je, il compte déjà trois ou quatre malheureusesrencontres de ce genre.

– Mon cher monsieur, répondit Corsican, ce n’est pas le duel enlui-même que je redoute pour Fabian. Le capitaine Mac Elwin est deceux qu’aucun danger ne trouble. Mais ce sont les suites de cetterencontre qu’il faut craindre. Que Fabian tue cet homme, si vilqu’il soit, et c’est un infranchissable abîme entre Ellen et lui.Dieu sait pourtant si, dans l’état où elle est, la malheureusefemme aurait besoin d’un soutien comme Fabian !

– En vérité, dis-je, en dépit de tout ce qui peut en résulter,nous ne pouvons souhaiter qu’une chose et pour Ellen et pourFabian, c’est que cet Harry Drake succombe. La justice est de notrecôté.

– Certes, répondit le capitaine, mais il est permis de tremblerpour les autres, et je suis navré de n’avoir pu, fût-ce au prix dema vie, éviter cette rencontre à Fabian.

– Capitaine, répondis-je en prenant la main de cet ami dévoué,nous n’avons pas encore reçu la visite des témoins de Drake. Aussi,bien que toutes les circonstances vous donnent raison, je ne puisdésespérer encore.

– Connaissez-vous un moyen d’empêcher cette affaire ?

– Aucun jusqu’ici. Toutefois, ce duel, s’il doit avoir lieu, nepeut, il me semble, avoir lieu qu’en Amérique, et, avant que noussoyons arrivés, le hasard qui a créé cette situation pourrapeut-être la dénouer. »

Le capitaine Corsican secoua la tête en homme qui n’admet pasl’efficacité du hasard dans les choses humaines. En ce moment,Fabian monta l’escalier du capot qui aboutissait au pont. Je ne levis qu’un instant. La pâleur de son front me frappa. La plaiesaignante s’était ravivée en lui. Il faisait mal à voir. Nous lesuivîmes. Il errait sans but, évoquant cette pauvre âme à demiéchappée de sa mortelle enveloppe, et cherchant à nous éviter.

L’amitié peut quelquefois être importune. Aussi Corsican et moi,nous pensâmes que mieux valait respecter cette douleur enn’intervenant pas. Mais soudain Fabian se rapprocha, puis, venant ànous :

« C’était elle ! la folle ? dit-il. C’était Ellen,n’est-ce pas ? Pauvre Ellen ! »

Il doutait encore, et il s’en alla sans attendre une réponse quenous n’aurions pas eu le courage de lui faire.

Chapitre 28

 

À midi, je n’avais pas encore appris que Drake eût envoyé sestémoins à Fabian. Cependant, ces préliminaires auraient déjà dûêtre remplis, si Drake eût été décidé à demander sur-le-champ uneréparation par les armes. Ce retard pouvait-il nous donner unespoir ? Je savais bien que les races saxonnes entendentautrement que nous la question du point d’honneur, et que le duel apresque entièrement disparu des mœurs anglaises. Ainsi que je l’aidit, non seulement la loi est sévère pour les duellistes et on nepeut la tourner comme en France, mais l’opinion publique surtout sedéclare contre eux. Toutefois, en cette circonstance, le cas étaitparticulier. L’affaire avait été évidemment cherchée, voulue.L’offensé avait pour ainsi dire provoqué l’offenseur, et mesraisonnements aboutissaient toujours à cette conclusion qu’unerencontre était inévitable entre Fabian et Harry Drake.

En ce moment, le pont fut envahi par la foule des promeneurs.C’étaient les fidèles endimanchés qui revenaient du temple.Officiers, matelots et passagers regagnaient leurs postes, leurscabines.

À midi et demi, le point affiché donna par observation lesrésultats suivants :

Lat. 40° 33’ N. Long. 66° 21’ W. Course : 214miles.

Le Great Eastern ne se trouvait plus qu’à 348 milles dela pointe de Sandy Hook, langue sablonneuse qui forme l’entrée despasses de New York. Il ne pouvait tarder à flotter sur les eauxaméricaines.

Pendant le lunch, je ne vis pas Fabian à sa place accoutumée,mais Drake occupait la sienne. Quoique bruyant, ce misérable meparut inquiet. Demandait-il à l’excitation du vin l’oubli de sesremords ? Je ne sais, mais il se livrait à de fréquenteslibations en compagnie de ses compagnons habituels. Plusieurs foisil me regarda « en dessous » n’osant et ne voulant me fixer, malgréson effronterie. Cherchait-il Fabian dans la foule desconvives ? je ne pouvais le dire. Un fait à noter, c’est qu’ilabandonna brusquement la table avant la fin du repas. Je me levaiaussitôt pour l’observer, mais il se dirigea vers sa cabine et s’yenferma. Je montai sur le pont. La mer était admirable, le cielpur. Pas un nuage à l’un, pas une écume à l’autre. Ces deux miroirsse renvoyaient mutuellement leurs nuances azurées. Le docteurPitferge, que je rencontrai, me donna de mauvaises nouvelles dumatelot blessé. L’état du malade empirait, et, malgré l’assurancedu médecin, il était difficile qu’il en revînt.

À quatre heures, quelques minutes avant le dîner, un navire futsignalé par bâbord. Le second me dit que ce devait être le Cityof Paris, de deux mille sept cent cinquante tonneaux, l’un desplus beaux steamers de la compagnie Inman; mais il se trompait; cepaquebot, s’étant rapproché, envoya son nom : Saxonia, deSteam National Company. Pendant quelques instants, lesdeux bâtiments coururent à contre-bord, à moins de trois encabluresl’un de l’autre. Le pont du Saxonia était couvert depassagers qui nous saluèrent d’un triple hourra.

À cinq heures, nouveau navire à l’horizon, mais trop éloignépour que sa nationalité pût être reconnue. C’était sans doute leCity of Paris. Grande attraction que ces rencontres debâtiments, ces hôtes de l’Atlantique, qui se saluent aupassage ! On comprend, en effet, qu’il n’y ait pasd’indifférence possible de navire à navire. Le commun danger del’élément affronté est un lien, même entre inconnus.

À six heures, troisième navire, Philadelphia, de laligne Inman, affecté au transport des émigrants de Liverpool à NewYork. Décidément, nous parcourions des mers fréquentées, et laterre ne pouvait être loin. J’aurais déjà voulu y toucher.

On attendait aussi l’Europe, paquebot à roues de troismille deux cents tonneaux de jauge et de mille trois cents chevauxde force. Ce steamer appartient à la Compagnie Transatlantique etfait le service des passagers entre le Havre et New York, mais ilne fut pas signalé. Il avait sans doute passé plus au nord.

La nuit se fit vers sept heures et demie. Le croissant de lalune se dégagea des rayons du soleil couchant et resta quelquetemps suspendu au-dessus de l’horizon. Une lecture religieuse,faite par le capitaine Anderson dans le grand salon et entrecoupéede cantiques, se prolongea jusqu’à neuf heures du soir.

La journée se termina sans que ni le capitaine Corsican ni moi,nous eussions encore reçu la visite des témoins de Harry Drake.

Chapitre 29

 

Le lendemain, lundi 8 avril, ce fut une admirable journée. Lesoleil était radieux dès son lever. Sur le pont je rencontrai ledocteur qui se baignait dans les effluves lumineux. Il vint àmoi.

« Eh bien ! me dit-il, il est mort, notre pauvre blessé,mort dans la nuit. Les médecins en répondaient !… Oh !les médecins ! Ils ne doutent de rien ! Voilà lequatrième compagnon qui nous quitte depuis Liverpool, le quatrièmeà porter au passif du Great Eastern, et le voyage n’estpas achevé !

– Pauvre diable ! dis-je, au moment d’arriver au port,presque en vue des côtes américaines. Que deviendront sa femme etses petits enfants ?

– Que voulez-vous, mon cher monsieur, me répondit le docteur,c’est la loi, la grande loi ! Il faut bien mourir ! Ilfaut bien se retirer devant ceux qui viennent ! On ne meurt,c’est mon opinion du moins, que parce qu’on occupe une place àlaquelle un autre a droit ! Et savez-vous combien de gensseront morts pendant la durée de mon existence, si je vis soixanteans ?

– Je ne m’en doute pas, docteur.

– Le calcul est bien simple, reprit Dean Pitferge. Si je visjusqu’à soixante ans, j’aurai vécu vingt et un mille neuf centsjours, soit trente et un millions cinq cent trente-six milleminutes, enfin soit un milliard huit cent quatre-vingt-deuxmillions cent soixante mille secondes. En chiffres ronds, deuxmilliards de secondes. Or, pendant ce temps, il sera précisémentmort deux milliards d’individus qui gênaient leurs successeurs, etje partirai, à mon tour, quand je serai devenu gênant. Toute laquestion est de ne gêner que le plus tard possible. »

Le docteur continua pendant quelque temps cette thèse, tendant àme prouver, chose facile, que nous sommes tous mortels. Je ne cruspas devoir discuter et le laissai dire. En nous promenant, luiparlant, moi écoutant, je vis les charpentiers du bord quis’occupaient à réparer les pavois défoncés à l’avant par le doublecoup de mer. Si le capitaine Anderson ne voulait pas entrer à NewYork avec des avaries, les charpentiers devaient se hâter, car leGreat Eastern marchait rapidement sur ces eaux calmes, etjamais, je crois, sa vitesse n’avait été si considérable. Je lecompris à l’enjouement des deux fiancés, qui, penchés sur labalustrade, ne comptaient plus les tours de roues. Les longspistons se développaient avec entrain, et les énormes cylindres,oscillant sur leurs tourillons, ressemblaient à une sonnerie degrosses cloches lancées à toute volée. Les roues fournissaientalors onze tours par minute, et le steamship marchait à raison detreize milles à l’heure.

À midi, les officiers se dispensèrent de faire le point. Ilsconnaissaient leur situation par l’estime, et la terre devait êtresignalée avant peu.

Tandis que je me promenais après le lunch, le capitaine Corsicanvint à moi. Il avait quelque nouvelle à me communiquer. Je lecompris en voyant sa physionomie soucieuse.

« Fabian, me dit-il, a reçu les témoins de Drake. Il me pried’être son témoin, et vous demande de vouloir bien l’assister danscette affaire. Il peut compter sur vous ?

– Oui, capitaine. Ainsi tout espoir d’éloigner ou d’empêchercette rencontre s’évanouit ?

– Tout espoir.

– Mais, dites-moi, comment cette querelle a-t-elle prisnaissance ?

– Une discussion de jeu, un prétexte, pas autre chose. En fait,si Fabian ne connaissait pas ce Drake, ce Drake le connaissait. Lenom de Fabian est un remords pour lui, et il veut tuer ce nom avecl’homme qui le porte.

– Quels sont les témoins de Harry Drake ? demandai-je.

– L’un, me répondit Corsican, est ce farceur…

– Le docteur T… ?

– Précisément. L’autre est un Yankee que je ne connais pas.

– Quand doivent-ils venir vous trouver ?

– Je les attends ici.» En effet, j’aperçus bientôt les deuxtémoins de Harry Drake qui se dirigeaient vers nous. Le docteur T…se rengorgeait. Il se croyait grandi de vingt coudées, sans douteparce qu’il représentait un coquin. Son compagnon, un autrecommensal de Drake, était un de ces marchands éclectiques qui onttoujours à vendre quoi que ce soit que vous leur proposiezd’acheter. Le docteur T… prit la parole, après avoir saluéemphatiquement, salut auquel le capitaine Corsican répondit àpeine.

« Messieurs, dit le docteur T… d’un ton solennel, notre amiDrake, un gentleman dont tout le monde a pu apprécier le mérite etles manières, nous a envoyés vers vous pour traiter d’une affairedélicate. C’est-à-dire que le capitaine Fabian Mac Elwin, auquelnous nous étions d’abord adressés, vous a désignés tous les deuxcomme ses représentants dans cette affaire. Je pense donc que nousnous entendrons, comme il convient à des gens bien élevés, touchantles points délicats de notre mission. »

Nous ne répondions pas et nous laissions le personnage pataugerdans sa « délicatesse ».

« Messieurs, reprit-il, il n’est pas discutable que les torts nesoient du côté du capitaine Mac Elwin. Ce monsieur a, sans raisonet même sans prétexte, suspecté l’honorabilité de Harry Drake dansune question de jeu; puis, avant toute provocation, il lui a faitla plus grave insulte qu’un gentleman puisse recevoir »

Toute cette phraséologie mielleuse impatienta le capitaineCorsican, qui se mordait la moustache. Il ne put y tenir pluslongtemps.

« Au fait, monsieur, dit-il rudement au docteur T…, dont ilcoupa la parole. Pas tant de mots. L’affaire est très simple. Lecapitaine Mac Elwin a levé la main sur M. Drake. Votre ami tient lesoufflet pour reçu. Il est offensé. Il exige une réparation. Il ale choix des armes. Après ?

– Le capitaine Mac Elwin accepte ?… demanda le docteur,démonté par le ton de Corsican.

– Tout.

– Notre ami Harry Drake choisit l’épée.

– Bien. Où la rencontre aura-t-elle lieu ? À NewYork ?

– Non, ici, à bord.

– À bord, soit, si vous y tenez. Quand ? Demainmatin ?

– Ce soir, à six heures, à l’arrière du grand roufle qui, à cemoment, sera désert.

Cela dit, le capitaine Corsican, me prenant le bras, tourna ledos au docteur T…

Chapitre 30

 

Éloigner le dénouement de cette affaire n’était plus possible.Quelques heures seulement nous séparaient du moment où les deuxadversaires se rencontreraient. D’où venait cetteprécipitation ? Pourquoi Harry Drake n’attendait-il pas pourse battre que son adversaire et lui fussent débarqués ? Cenavire, affrété par une compagnie française, lui semblait-il unterrain plus propice à cette rencontre qui devait être un duel àmort. Ou plutôt Drake avait-il donc un intérêt caché à sedébarrasser de Fabian, avant que celui-ci mît le pied sur lecontinent américain et soupçonnât la présence d’Ellen à bord, quelui, Drake, devait croire ignorée de tous ? Oui ! cedevait être cela.

« Peu importe, après tout, dit le capitaine Corsican, il vautmieux en finir.

– Prierai-je le docteur Pitferge d’assister au duel en qualitéde médecin ?

– Oui, vous ferez bien. » Corsican me quitta pour rejoindreFabian. La cloche de la passerelle tintait à ce moment. Je demandaiau timonier ce que signifiait ce tintement inaccoutumé. Cet hommem’apprit qu’on sonnait l’enterrement du matelot mort dans la nuit.En effet, cette triste cérémonie allait s’accomplir. Le temps, sibeau jusqu’alors, tendait à se modifier. De gros nuages montaientlourdement dans le sud.

À l’appel de la cloche, les passagers se portèrent en foule surtribord. Les passerelles, les tambours, les bastingages, leshaubans, les embarcations suspendues à leurs portemanteaux segarnirent de spectateurs. Officiers, matelots, chauffeurs, quin’étaient pas de service, vinrent se ranger sur le pont.

À deux heures, un groupe de marins apparut à l’extrémité dugrand roufle. Ce groupe quittait le poste des malades, et il passadevant la machine du gouvernail. Le corps du matelot, cousu dans unmorceau de toile et fixé sur une planche avec un boulet aux pieds,était porté par quatre hommes. Le pavillon britannique enveloppaitle cadavre. Les porteurs, suivis de tous les camarades du mort,s’avancèrent lentement au milieu des assistants qui se découvraientsur leur passage.

Arrivés à l’arrière de la roue de tribord, le cortège s’arrêta,et le corps fut déposé sur le palier qui terminait l’escalier à lahauteur du navire, devant la coupée du navire.

En avant de la haie de spectateurs étagés sur le tambour setenaient en grand costume le capitaine Anderson et ses principauxofficiers. Le capitaine avait à la main un livre de prières. Il ôtason chapeau, et, pendant quelques minutes, au milieu de ce profondsilence que n’interrompait pas même la brise, il lut d’une voixgrave la prière des morts. Dans cette atmosphère alourdie,orageuse, sans un bruit, sans un souffle, ses moindres paroles sefaisaient entendre distinctement. Quelques passagers répondaient àvoix basse.

Sur un signe du capitaine, le corps, enlevé par les porteurs,glissa jusqu’à la mer. Un instant, il surnagea, se redressa, puisil disparut au milieu d’un cercle d’écume.

En ce moment, la voix du matelot de vigie cria : « Terre !»

Chapitre 31

 

Cette terre, annoncée à l’instant où la mer se refermait sur lecorps du pauvre matelot, était jaune et basse. Cette ligne de dunespeu élevées, c’était Long Island, l’île longue, grand banc desable, revivifié par la végétation, qui couvre la côte américainedepuis la pointe Montauk jusqu’à Brooklyn, l’annexe de New York. Denombreuses goélettes de cabotage rangeaient cette île couverte devillas et de maisons de plaisance. C’était la campagne préférée desNew Yorkais.

Chaque passager salua de la main cette terre si désirée, aprèsune traversée trop longue qui n’avait pas été exempte d’incidentspénibles. Toutes les lorgnettes étaient braquées sur ce premieréchantillon du continent américain, et chacun de le voir avec desyeux différents, à travers ses regrets ou ses désirs. Les Yankeessaluaient en lui la mère patrie. Les sudistes regardaient avec uncertain dédain ces terres du Nord, le dédain du vaincu pour levainqueur. Les Canadiens l’observaient en hommes qui n’ont qu’unpas à faire pour se dire citoyens de l’Union. Les Californiens,dépassant toutes ces plaines du Far West et franchissant lesmontagnes Rocheuses, mettaient déjà le pied sur leurs inépuisablesplacers. Les mormons, le front hautain, la lèvre méprisante,examinaient à peine ces rivages, et regardaient plus loin, dans sondésert inaccessible, leur Lac Salé et leur Cité des Saints. Quantaux jeunes fiancés, ce continent, c’était pour eux la Terrepromise.

Le ciel, cependant, se noircissait de plus en plus. Toutl’horizon du sud était plein. La grosse bande de nuagess’approchait du zénith. La pesanteur de l’air s’accroissait. Unechaleur suffocante pénétrait l’atmosphère comme si le soleil dejuillet l’eût frappée d’aplomb. Est-ce que nous n’en avions pasfini avec les incidents de cette interminable traversée ?

« Voulez-vous que je vous étonne ? me dit le docteurPitferge qui m’avait rejoint sur les passavants.

– Étonnez-moi, docteur.

– Eh bien, nous aurons de l’orage, peut-être une tempête avantla fin de la journée.

– De l’orage au mois d’avril ! m’écriai-je.

– Le Great Eastern se moque bien des saisons, repritDean Pitferge, haussant les épaules. C’est un orage fait pour lui.Voyez ces nuages de mauvaise mine qui envahissent le ciel. Ilsressemblent aux animaux des temps géologiques, et avant peu ilss’entre-dévoreront.

– J’avoue, dis-je, que l’horizon est menaçant. Son aspect estorageux, et, trois mois plus tard, je serais de votre avis, moncher docteur, mais aujourd’hui, non.

– Je vous répète, répondit Dean Pitferge, en s’animant, quel’orage aura éclaté avant quelques heures. Je sens cela, comme un «storm-glass ». Voyez ces vapeurs qui se massent dans les hauteursdu ciel. Observez ces cirrus, ces « queues de chat » qui se fondenten une seule nuée, et ces anneaux épais qui serrent l’horizon.Bientôt il y aura condensation rapide des vapeurs, et parconséquent production d’électricité. D’ailleurs, le baromètre esttombé subitement à sept cent vingt et un millimètres, et les ventsrégnants sont les vents du sud-ouest, les seuls qui provoquent desorages pendant l’hiver.

– Vos observations peuvent être justes, docteur, répondis-je, enhomme qui ne veut pas se rendre. Mais pourtant qui a jamais eu àsubir des orages à cette époque et sous cette latitude ?

– On en cite, monsieur, on en cite dans les annuaires. Leshivers doux sont souvent marqués par des orages. Vous n’aviez qu’àvivre en 1172 ou seulement en 1824, et vous auriez entendu letonnerre retentir en février dans le premier cas, et en décembredans le second. En 1837, au mois de janvier, la foudre tomba prèsde Drammen en Norvège, et fit des dégâts considérables et, l’annéedernière, sur la Manche, au mois de février, des bateaux de pêchedu Tréport ont été frappés de la foudre. Si j’avais le temps deconsulter les statistiques, je vous confondrais.

– Enfin, docteur, puisque vous le voulez… Nous verrons bien.Vous n’avez pas peur du tonnerre, au moins ?

– Moi ! répondit le docteur. Le tonnerre, c’est mon ami.Mieux même, c’est mon médecin.

– Votre médecin ?

– Sans doute. Tel que vous me voyez, j’ai été foudroyé dans monlit, le 13 juillet 1867, à Kew, près de Londres, et la foudre m’aguéri d’une paralysie du bras droit, qui résistait à tous lesefforts de la médecine !

– Vous voulez rire ?

– Point. C’est un traitement économique, un traitement parl’électricité. Mon cher monsieur, il y a d’autres faits trèsauthentiques qui prouvent que le tonnerre en remontre aux docteursles plus habiles, et son intervention est vraiment merveilleusedans les cas désespérés.

– N’importe, dis-je, j’aurais peu de confiance en votre médecin,et je ne l’appellerais pas volontiers en consultation !

– Parce que vous ne l’avez pas vu à l’œuvre. Tenez, un exempleme revient à la mémoire. En 1817, dans le Connecticut, un paysanqui souffrait d’un asthme réputé incurable fut foudroyé dans sonchamp et radicalement guéri. Un coup de foudre pectorale,celui-là ! »

En vérité, le docteur eût été capable de mettre le tonnerre enpilules. « Riez, ignorant, me dit-il, riez ! Vous neconnaissez décidément rien, soit au temps, soit à lamédecine ! »

Chapitre 32

 

Dean Pitferge me quitta. Je restai sur le pont, regardant monterl’orage. Fabian était encore renfermé dans sa cabine. Corsicanétait avec lui. Fabian, sans doute, prenait quelques dispositionsen cas de malheur. L’idée me revint alors qu’il avait une sœur àNew York, et je frémis à la pensée que nous aurions peut-être à luirapporter la mort de son frère qu’elle attendait. J’aurais vouluvoir Fabian, mais je pensai qu’il valait mieux ne troubler ni luini le capitaine Corsican.

À quatre heures, nous eûmes connaissance d’une terre allongéedevant la côte de Long Island. C’était l’îlot de Fire Island. Aumilieu s’élevait un phare qui éclairait cette terre. En ce moment,les passagers avaient envahi les roufles et les passerelles. Tousles regards se dirigeaient vers la côte qui nous restait environ àsix milles dans le nord. On attendait le moment où l’arrivée dupilote réglerait la grande affaire de la poule. On comprend que lespossesseurs de quarts d’heure de nuit – j’étais du nombre – avaientabandonné toute prétention, et que les quarts d’heure de jour, saufceux qui étaient compris entre quatre et six heures, n’avaient plusaucune chance. Avant la nuit, le pilote serait à bord etl’opération terminée. Tout l’intérêt se concentrait donc sur lessept ou huit personnes auxquelles le sort avait attribué lesprochains quarts d’heure, et elles en profitaient pour vendre,acheter, revendre leurs chances avec une véritable furie. On seserait cru au Royal Exchange de Londres.

À quatre heures seize minutes, on signala par tribord une petitegoélette qui portait vers le steamship. Pas de doute possible :c’était le pilote. Il devait être à bord dans quatorze ou quinzeminutes au plus. La lutte s’établissait donc sur le second et letroisième quarts comptés entre quatre et cinq heures du soir.Aussitôt les demandes et les offres se firent avec une vivaciténouvelle. Puis, des paris insensés de s’engager sur la personnemême du pilote, et dont je rapporte fidèlement la teneur :

« Dix dollars que le pilote est marié.

– Vingt dollars qu’il est veuf.

– Trente dollars qu’il porte des moustaches.

– Cinquante dollars que ses favoris sont roux.

– Soixante dollars qu’il a une verrue au nez !

– Cent dollars qu’il mettra d’abord le pied droit sur lepont.

– Il fumera.

– Il aura une pipe à la bouche.

– Non, un cigare !

– Non ! Oui ! Non ! » Et vingt autres gageuresaussi absurdes qui trouvaient des parieurs plus absurdes pour lestenir. Pendant ce temps, la petite goélette, ses voiles au plusprès, tribord amures, s’approchait sensiblement du steamship. Ondistinguait ses formes gracieuses, assez relevées de l’avant, et savoûte allongée qui lui donnait l’aspect d’un yacht de plaisance.Charmantes et solides embarcations que ces bateaux-pilotes decinquante à soixante tonneaux, bien construits pour tenir la mer,ayant du pied dans l’eau et s’élevant à la lame comme une mauve. Onferait le tour du monde sur ces yachts-là, et les caravelles deMagellan ne les valaient pas. Cette goélette, gracieusementinclinée, portait tout dessus, malgré la brise qui commençait àfraîchir. Ses flèches et ses voiles d’étai se découpaient en blancsur le fond noir du ciel. La mer écumait sous son étrave. Arrivée àdeux encablures du Great Eastern, elle masqua subitementet lança son canot à la mer. Le capitaine Anderson fit stopper, et,pour la première fois depuis quatorze jours, les roues et l’hélices’arrêtèrent. Un homme descendit dans le canot de la goélette.Quatre matelots nagèrent vers le steamship. Une échelle de cordefut jetée sur les flancs du colosse près duquel accosta la coquillede noix du pilote. Celui-ci saisit l’échelle, grimpa agilement etsauta sur le pont.

Les cris de joie des gagnants, les exclamations des perdantsl’accueillirent, et la poule fut réglée sur les données suivantes:

Le pilote était marié.

Il n’avait pas de verrue.

Il portait des moustaches blondes.

Il avait sauté à pieds joints.

Enfin, il était quatre heures trente-six minutes au moment où ilmettait le pied sur le pont du Great Eastern.

Le possesseur du vingt-troisième quart d’heure gagnait doncquatre-vingt-seize dollars. C’était le capitaine Corsican, qui nesongeait guère à ce gain inattendu. Bientôt il parut sur le pont,et quand on lui présenta l’enjeu de la poule, il pria le capitaineAnderson de le garder pour la veuve du jeune matelot simalheureusement tué par le coup de mer. Le commandant lui donna unepoignée de main sans mot dire.

Un instant après, un marin vint trouver Corsican, et le saluantavec une certaine brusquerie :

« Monsieur, lui dit-il, les camarades m’envoient vous dire quevous êtes un brave homme. Ils vous remercient tous au nom du pauvreWilson, qui ne peut vous remercier lui-même. »

Le capitaine Corsican, ému, serra la main du matelot.

Quant au pilote, un homme de petite taille, l’air peu marin, ilportait une casquette de toile cirée, un pantalon noir, uneredingote brune à doublure rouge et un parapluie. C’étaitmaintenant le maître à bord.

En sautant sur le pont, avant de monter sur la passerelle, ilavait jeté une liasse de journaux sur lesquels les passagers seprécipitèrent avidement. C’étaient les nouvelles de l’Europe et del’Amérique. C’était le lien politique et civil qui se renouaitentre le Great Eastern et les deux continents.

Chapitre 33

 

L’orage était formé. La lutte des éléments allait commencer. Uneépaisse voûte de nuages de teinte uniforme s’arrondissait au-dessusde nous. L’atmosphère assombrie offrait un aspect cotonneux. Lanature voulait évidemment justifier les pressentiments du docteurPitferge. Le steamship ralentissait peu à peu sa marche. Les rouesne donnaient plus que trois ou quatre tours à la minute. Par lessoupapes entrouvertes s’échappaient des tourbillons de vapeurblanche. Les chaînes des ancres étaient parées. À la corned’artimon flottait le pavillon britannique. Le capitaine Andersonavait pris toutes ses dispositions pour le mouillage. Du haut dutambour de tribord, le pilote, d’un signe de la main, faisaitévoluer le steamship dans les étroites passes. Mais le refluxrenvoyait déjà, et la barre qui coupe l’embouchure de l’Hudson nepouvait plus être franchie par le Great Eastern. Forceétait d’attendre la pleine mer du lendemain. Un jourencore !

À cinq heures moins le quart, sur un ordre du pilote, les ancresfurent envoyées par le fond. Les chaînes coururent à travers lesécubiers avec un fracas comparable à celui du tonnerre. Je crusmême, un instant, que l’orage commençait. Lorsque les pattes eurentmordu le sable, le steamship évita sous la poussée du jusant etdemeura immobile. Pas une seule ondulation ne dénivelait la mer. LeGreat Eastern n’était plus qu’un îlot.

En ce moment, la trompette du steward retentit pour la dernièrefois. Elle appelait les passagers au dîner d’adieu. La Sociétédes Affréteurs allait prodiguer le champagne à ses hôtes. Pasun n’eût voulu manquer à l’appel. Un quart d’heure après, lessalons regorgeaient de convives, et le pont était désert.

Sept personnes, toutefois, devaient laisser leur placeinoccupée, les deux adversaires dont la vie allait se jouer dans unduel, et les quatre témoins et le docteur qui les assistaient.L’heure de cette rencontre était bien choisie. Le lieu du combatégalement. Personne sur le pont. Les passagers étaient descendusaux « dining rooms », les matelots dans leur poste, les officiers àleur cantine particulière. Plus un seul timonier à l’arrière, lesteamship étant immobile sur ses ancres.

À cinq heures dix minutes, le docteur et moi, nous fûmesrejoints par Fabian et le capitaine Corsican. Je n’avais pas vuFabian depuis la scène du jeu. Il me parut triste, mais extrêmementcalme. Cette rencontre ne le préoccupait pas. Ses pensées étaientailleurs, et ses regards inquiets cherchaient toujours Ellen. Il secontenta de me tendre la main sans prononcer une parole.

« Harry Drake n’est pas encore arrivé ? me demanda lecapitaine Corsican.

– Pas encore, répondis-je.

– Allons à l’arrière. C’est là le lieu du rendez-vous. » Fabian,le capitaine Corsican et moi, nous suivîmes le grand roufle. Leciel s’obscurcissait. De sourds grondements roulaient à l’horizon.C’était comme une basse continue sur laquelle se détachaientvivement les hourras et les « hips » qui s’échappaient des salons.Quelques éclairs éloignés scarifiaient l’épaisse voûte de nuages.L’électricité, violemment tendue, saturait l’atmosphère.

À cinq heures vingt minutes, Harry Drake et ses deux témoinsarrivèrent. Ces messieurs nous saluèrent, et leur salut futstrictement rendu. Drake ne prononça pas un seul mot. Sa figuremarquait cependant une animation mal contenue. Il jeta sur Fabianun regard de haine. Fabian, appuyé contre le caillebotis, ne le vitmême pas. Il était perdu dans une contemplation profonde, et ilsemblait ne pas songer encore au rôle qu’il avait à jouer dans cedrame.

Cependant, le capitaine Corsican s’adressant au Yankee, l’un destémoins de Drake, lui demanda les épées. Celui-ci les présenta.C’étaient des épées de combat, dont la coquille pleine protègeentièrement la main qui les tient. Corsican les prit, les fitplier, les mesura et en laissa choisir une au Yankee. Harry Drake,pendant ces préparatifs, avait jeté son chapeau, ôté son habit,dégrafé sa chemise, retourné ses manchettes. Puis il saisit l’épée.Je vis alors qu’il était gaucher. Avantage incontestable pour lui,habitué à tirer avec des droitiers.

Fabian n’avait pas encore quitté sa place. On eût cru que cespréparatifs ne le regardaient pas. Le capitaine Corsican s’avança,le toucha de la main, et lui présenta l’épée. Fabian regarda ce ferqui étincelait, et il sembla que toute sa mémoire lui revenait ence moment.

Il prit l’épée d’une main ferme :

« C’est juste, murmura-t-il. Je me souviens ! »

Puis il se plaça devant Harry Drake, qui tomba aussitôt engarde. Dans cet espace restreint, rompre était presque impossible.Celui des deux adversaires qui se fût acculé aux pavois eût étéfort mal pris. Il fallait pour ainsi dire se battre sur place.

« Allez, messieurs », dit le capitaine Corsican.

Les épées s’engagèrent aussitôt. Dès les premiers froissementsdu fer, quelques rapides « une, deux », portés de part et d’autre,certains dégagements et des ripostes du « tac au tac » meprouvèrent que Fabian et Drake devaient être à peu près d’égaleforce. J’augurai bien de Fabian; il était froid, maître de lui,sans colère, presque indifférent au combat, moins ému certainementque ses propres témoins. Harry Drake, au contraire, le regardaitd’un œil injecté; ses dents apparaissaient sous sa lèvre à demirelevée; sa tête était ramassée dans ses épaules, et sa physionomieoffrait les symptômes d’une haine violente, qui ne lui laissait pastout son sang-froid. Il était venu là pour tuer, et il voulaittuer.

Après un premier engagement qui dura quelques minutes, les épéess’abaissèrent. Aucun des adversaires n’avait été touché. Une simpleéraflure se dessinait sur la manche de Fabian. Drake et lui sereposaient, et Drake essuyait la sueur qui inondait son visage.

L’orage se déchaînait alors dans toute sa fureur. Les roulementsdu tonnerre ne discontinuaient pas, et de violents fracas s’endétachaient par instants. L’électricité se développait avec uneintensité telle que les épées s’empanachaient d’une aigrettelumineuse, comme des paratonnerres au milieu de nuages orageux.

Après quelques moments de repos, le capitaine Corsican donna denouveau le signal de reprise. Fabian et Harry Drake retombèrent engarde.

Cette reprise fut beaucoup plus animée que la première, Fabianse défendant avec un calme étonnant, Drake attaquant avec rage.Plusieurs fois, après un coup furieux, j’attendis une riposte deFabian qui ne fut même pas essayée.

Tout d’un coup, sur un dégagement en tierce, Drake se fendit. Jecrus que Fabian était touché en pleine poitrine. Mais il avaitrompu, et sur ce coup porté trop bas, parant quinte, il avaitfrappé l’épée de Harry d’un coup sec. Celui-ci se releva en secouvrant par un rapide demi-cercle, tandis que les éclairsdéchiraient la nue au-dessus de nos têtes.

Fabian l’avait belle pour riposter. Mais non. Il attendit,laissant à son adversaire le temps de se remettre. Je l’avoue,cette magnanimité ne fut pas de mon goût. Harry Drake n’était pasde ceux qu’il est bon de ménager.

Tout d’un coup, et sans que rien pût m’expliquer cet étrangeabandon de lui-même, Fabian laissa tomber son épée. Avait-il doncété touché mortellement sans que nous l’eussions soupçonné ?Tout mon sang me reflua au cœur.

Cependant, le regard de Fabian avait pris une animationsingulière.

« Défendez-vous donc », s’écria Drake, rugissant, ramassé surses jarrets comme un tigre, et prêt à se précipiter sur sonadversaire.

Je crus que c’en était fait de Fabian désarmé. Corsican allaitse jeter entre lui et son ennemi pour empêcher celui-ci de frapperun homme sans défense… Mais Harry Drake, stupéfié, restait à sontour immobile.

Je me retournai. Pâle comme une morte, les mains étendues, Ellens’avançait vers les combattants. Fabian, les bras ouverts, fascinépar cette apparition, ne bougeait pas.

« Vous ! Vous ! s’écria Harry Drake s’adressant àEllen. Vous ici ! »

Son épée haute frémissait, avec sa pointe en feu. On eût dit leglaive de l’archange Michel dans les mains du démon.

Tout à coup, un éblouissant éclair, une illumination violenteenveloppa l’arrière du steamship tout entier. Je fus presquerenversé et comme suffoqué. L’éclair et le tonnerre n’avaient faitqu’un coup. Une odeur de soufre se dégageait. Par un effortsuprême, je repris néanmoins mes sens. J’étais tombé sur un genou.Je me relevai. Je regardai. Ellen s’appuyait sur Fabian. HarryDrake, pétrifié, était resté dans la même position, mais son visageétait noir !

Le malheureux, provoquant l’éclair de sa pointe, avait-il doncété foudroyé ?

Ellen quitta Fabian, s’approcha de Harry Drake, le regard pleind’une céleste compassion. Elle lui posa la main sur l’épaule… Celéger contact suffit pour rompre l’équilibre. Le corps de Draketomba comme une masse inerte.

Ellen se courba sur ce cadavre, pendant que nous reculions,épouvantés. Le misérable Harry était mort.

« Foudroyé ! dit le docteur en me saisissant le bras,foudroyé ! Ah ! vous ne vouliez pas croire àl’intervention de la foudre ? »

Harry Drake avait-il été en effet foudroyé, comme l’affirmaitDean Pitferge; ou plutôt, ainsi que le soutint plus tard le médecindu bord, un vaisseau s’était-il rompu dans la poitrine dumalheureux ? je n’en sais rien. Toujours est-il que nousn’avions plus sous les yeux qu’un cadavre.

Chapitre 34

 

Le lendemain, mardi 9 avril, à onze heures du matin, leGreat Eastern levait l’ancre, et appareillait pour entrerdans l’Hudson. Le pilote manœuvrait avec une incomparable sûreté decoup d’œil. L’orage s’était dissipé pendant la nuit. Les derniersnuages disparaissaient au-dessous de l’horizon. La mer s’animaitsous l’évolution d’une flottille de goélettes qui ralliaient lacôte.

Vers onze heures et demie, la Santé arriva. C’était unpetit bateau à vapeur portant la commission sanitaire de New York.Muni d’un balancier qui s’élevait et s’abaissait au-dessus du pont,il marchait avec une extrême rapidité, et me donnait un aperçu deces petits tenders américains, tous construits sur le même modèle,dont une vingtaine nous fit bientôt cortège.

Bientôt nous eûmes dépassé le Light-Boat, feu flottant quimarque les passes de l’Hudson. La pointe de Sandy Hook, languesablonneuse terminée par un phare, fut rangée de près, et là,quelques groupes de spectateurs nous lancèrent une bordée dehourras.

Lorsque le Great Eastern eut contourné la baieintérieure formée par la pointe de Sandy Hook, au milieu d’uneflottille de pêcheurs, j’aperçus les verdoyantes hauteurs du NewJersey; les énormes forts de la baie, puis la ligne basse de lagrande ville allongée entre l’Hudson et la rivière de l’Est, commeLyon entre le Rhône et la Saône.

À une heure, après avoir longé les quais de New York, leGreat Eastern mouillait dans l’Hudson, et les ancres secrochaient dans les câbles télégraphiques du fleuve, qu’il fallutbriser au départ.

Alors commença le débarquement de tous ces compagnons de voyage,ces compatriotes d’une traversée, que je ne devais plus revoir, lesCaliforniens, les sudistes, les mormons, le jeune couple…J’attendais Fabian, j’attendais Corsican.

J’avais dû raconter au capitaine Anderson les incidents du duelqui s’était passé à son bord. Les médecins firent leur rapport. Lajustice n’ayant rien à voir dans la mort de Harry Drake, des ordresavaient été donnés pour que les derniers devoirs lui fussent rendusà terre.

En ce moment, le statisticien Cokburn, qui ne m’avait pas parléde tout le voyage, s’approcha de moi et me dit :

– Savez-vous, monsieur, combien les roues ont fait de tourspendant la traversée ?

– Non, monsieur.

– Cent mille sept cent vingt-trois, monsieur.

– Ah ! vraiment, monsieur ! Et l’hélice, s’il vousplaît ?

– Six cent huit mille cent trente tours, monsieur.

– Bien obligé, monsieur. Et le statisticien Cokburn me quittasans me saluer d’un adieu quelconque. Fabian et Corsican merejoignirent en ce moment. Fabian me pressa la main aveceffusion.

« Ellen, me dit-il, Ellen guérira ! Sa raison lui estrevenue un instant ! Ah ! Dieu est juste, il la luirendra tout entière ! »

Fabian, parlant ainsi, souriait à l’avenir. Quant au capitaineCorsican, il m’embrassa sans cérémonie, mais d’une rude façon :

« Au revoir, au revoir », me cria-t-il, lorsqu’il eut pris placesur le tender où se trouvaient déjà Fabian et Ellen sous la gardede Mrs. R…, la sœur du capitaine Mac Elwin, venue au-devant de sonfrère.

Puis le tender déborda, emmenant ce premier convoi de passagersau « pier » de la douane.

Je le regardai s’éloigner. En voyant Ellen entre Fabian et sasœur, je ne doutai pas que les soins, le dévouement, l’amour neparvinssent à ramener cette pauvre âme égarée par la douleur.

En ce moment, je me sentis saisi par le bras. Je reconnusl’étreinte du docteur Dean Pitferge.

« Eh bien, me dit-il, que devenez-vous ?

– Ma foi, docteur, puisque le Great Eastern reste centquatre-vingt-douze heures à New York et que je dois reprendrepassage à bord, j’ai cent quatre-vingt-douze heures à dépenser enAmérique. Cela ne fait que huit jours, mais huit jours bienemployés; c’est assez peut-être pour voir New York, l’Hudson, lavallée de la Mohawk, le lac Érié, le Niagara, et tout ce payschanté par Cooper.

– Ah ! vous allez au Niagara ? s’écria Dean Pitferge.Ma foi, je ne serais pas fâché de le revoir, et si ma propositionne vous paraît pas indiscrète ?…

Le digne docteur m’amusait par ses lubies. Il m’intéressait.C’était un guide tout trouvé et un guide fort instruit.

– Topez là », lui dis-je. Un quart d’heure après, nous nousembarquions sur le tender, et à trois heures, après avoir remontéle Broadway, nous étions installés dans deux chambres du FifthAvenue Hotel.

Chapitre 35

 

Huit jours à passer en Amérique ! Le Great Easterndevait partir le 16 avril, et c’était le 9, à trois heures du soir,que j’avais mis le pied sur la terre de l’Union. Huit jours !Il y a des touristes enragés, des « voyageurs express », auxquelsce temps eût probablement suffi à visiter l’Amérique toutentière ! Je n’avais pas cette prétention. Pas même celle devisiter New York sérieusement et de faire, après cet examenextra-rapide, un livre sur les mœurs et le caractère desAméricains. Mais dans sa constitution, dans son aspect physique,New York est vite vu. Ce n’est guère plus varié qu’un échiquier.Des rues qui se coupent à angle droit, nommées « avenues » quandelles sont longitudinales, et « streets » quand elles sonttransversales; des numéros d’ordre sur ces diverses voies decommunication, disposition très pratique, mais très monotone; lesomnibus américains desservant toutes les avenues. Qui a vu unquartier de New York connaît toute la grande cité, sauf peut-êtrecet imbroglio de rues et de ruelles enchevêtrées dans sa pointesud, où s’est massée la population commerçante. New York est unelangue de terre, et toute son activité se retrouve sur le bout decette « langue ». De chaque côté se développent l’Hudson et laRivière de l’Est, deux véritables bras de mer sillonnés de navires,et dont les ferry-boats relient la ville à droite avec Brooklyn, àgauche avec les rives du New Jersey. Une seule artère coupe debiais la symétrique agglomération des quartiers de New York et yporte la vie. C’est le vieux Broadway, le Strand de Londres, leboulevard Montmartre à Paris; à peu près impraticable dans sapartie basse où la foule afflue, et presque désert dans sa partiehaute; une rue où les bicoques et les palais de marbre secoudoient; un véritable fleuve de fiacres, d’omnibus, de cabs, dehaquets, de fardiers, avec des trottoirs pour rivages et au-dessusduquel il a fallu jeter des ponts pour livrer passage aux piétons.Broadway, c’est New York, et c’est là que le docteur Pitferge etmoi nous nous promenâmes jusqu’au soir.

Après avoir dîné au Fifth Avenue Hotel, où l’on nousservit solennellement des ragoûts lilliputiens sur des plats depoupées, j’allai finir la journée au théâtre Barnum. On y jouait undrame qui attirait la foule : New York’s Streets. Auquatrième acte, il y avait un incendie et une vraie pompe à vapeur,manœuvrée par de vrais pompiers. De là « great attraction ».

Le lendemain matin, je laissai le docteur courir à ses affaires.Nous devions nous retrouver à l’hôtel, à deux heures. J’allai,Liberty Street, 51, à la poste, prendre les lettres quim’attendaient, puis à Rowling Green, 2, au bas de Broadway, chez leconsul de France, M. le baron Gauldrée Boilleau, qui m’accueillitfort bien, puis à la maison Hoffmann, où j’avais à toucher unetraite, et enfin au numéro 25 de la 36e rue, chez Mrs R…, la sœurde Fabian, dont j’avais l’adresse. Il me tardait de savoir desnouvelles d’Ellen et de mes deux amis. Là, j’appris que, sur leconseil des médecins, Mrs R…, Fabian et Corsican avaient quitté NewYork, emmenant la jeune femme, que l’air et la tranquillité de lacampagne devaient influencer favorablement. Un mot de Corsican meprévenait de ce départ subit. Le brave capitaine était venu auFifth Avenue Hotel, sans m’y rencontrer. Où ses amis etlui allaient-ils en quittant New York ? Un peu devant eux. Aupremier beau site qui frapperait Ellen, ils comptaient s’arrêtertant que le charme durerait. Lui, Corsican, me tiendrait aucourant, et il espérait que je ne partirais pas sans les avoirembrassés tous une dernière fois. Oui, certes, et ne fût-ce quepour quelques heures, j’aurais été heureux de retrouver Ellen,Fabian et le capitaine Corsican ! Mais, c’est là le revers desvoyages, pressé comme je l’étais, eux partis, moi partant, chacunde son côté, il ne fallait pas compter se revoir.

À deux heures, j’étais de retour à l’hôtel. Je trouvai ledocteur dans le « bar room », encombré comme une bourse ou commeune halle, véritable salle publique où se mêlent les passants etles voyageurs, et dans laquelle tout venant trouve, gratis, del’eau glacée, du biscuit et du chester.

« Eh bien, docteur, dis-je, quand partons-nous ?

– Ce soir à six heures.

– Nous prenons le railroad de l’Hudson ?

– Non, le Saint-John, un steamer merveilleux, un autremonde, un Great Eastern de rivière, un de ces admirablesengins de locomotion qui sautent volontiers. J’aurais préféré vousmontrer l’Hudson pendant le jour, mais le Saint-John nemarche que la nuit. Demain, à cinq heures du matin, nous serons àAlbany. À six heures, nous prendrons le New York Central Railroad,et le soir nous souperons à Niagara Falls. »

Je n’avais pas à discuter le programme du docteur. Je l’acceptailes yeux fermés. L’ascenseur de l’hôtel, mû sur sa vis verticale,nous hissa jusqu’à nos chambres et nous redescendit, quelquesminutes après, avec notre sac de touriste. Un fiacre à vingt francsla course nous conduisit en un quart d’heure au « pier » del’Hudson, devant lequel le Saint-John se panachait déjà degros tourbillons de fumée.

Chapitre 36

 

Le Saint-John et son pareil, le Dean-Richmond,étaient les plus beaux steamboats du fleuve. Ce sont plutôt desédifices que des bateaux. Ils ont deux ou trois étages deterrasses, de galeries, de vérandas, de promenoirs. On diraitl’habitation flottante d’un planteur. Le tout est dominé par unevingtaine de poteaux pavoisés, reliés entre eux avec des armaturesde fer, qui consolident l’ensemble de la construction. Les deuxénormes tambours sont peints à fresque comme les tympans del’église Saint-Marc à Venise. En arrière de chaque roue s’élève lacheminée des deux chaudières qui se trouvent placées extérieurementet non dans les flancs du steamboat. Bonne précaution en casd’explosion. Au centre, entre les tambours, se meut le mécanismed’une extrême simplicité : un cylindre unique, un piston manœuvrantun long balancier qui s’élève et s’abaisse comme le marteaumonstrueux d’une forge, et une seule bielle communiquant lemouvement à l’arbre de ces roues massives.

Une foule de passagers encombrait déjà le pont duSaint-John. Dean Pitferge et moi, nous allâmes retenir unecabine qui s’ouvrait sur un immense salon, sorte de galerie deDiane, dont la voûte arrondie reposait sur une succession decolonnes corinthiennes. Partout le confort et le luxe, des tapis,des divans, des canapés, des objets d’art, des peintures, desglaces, et le gaz fabriqué dans un petit gazomètre du bord.

En ce moment, la colossale machine tressaillit et se mit enmarche. Je montai sur les terrasses supérieures. À l’avants’élevait une maison brillamment peinte. C’était la chambre destimoniers. Quatre hommes vigoureux se tenaient aux rayons de ladouble roue du gouvernail. Après une promenade de quelques minutes,je redescendis sur le pont, entre les chaudières déjà rouges, d’oùs’échappaient de petites flammes bleues, sous la poussée de l’airque les ventilateurs y engouffraient. De l’Hudson je ne pouvaisrien voir. La nuit venait, et avec la nuit un brouillard « à couperau couteau ». Le Saint-John hennissait dans l’ombre, commeun formidable mastodonte. À peine entrevoyait-on les quelqueslumières des villes étalées sur les rives et les fanaux des bateauxà vapeur qui remontaient les eaux sombres à grands coups desifflet.

À huit heures, je rentrai au salon. Le docteur m’emmena souperdans un magnifique restaurant installé sur l’entrepont et servi parune armée de domestiques noirs. Dean Pitferge m’apprit que lenombre des voyageurs à bord dépassait quatre mille, parmi lesquelson comptait quinze cents émigrants parqués sous la partie basse dusteamboat. Le souper terminé, nous allâmes nous coucher dans notreconfortable cabine.

À onze heures, je fus réveillé par une sorte de choc. LeSaint-John s’était arrêté. Le capitaine, ne pouvant plusmanœuvrer au milieu de ces épaisses ténèbres, avait fait stopper.L’énorme bateau, mouillé dans le chenal, s’endormit tranquillementsur ses ancres.

À quatre heures du matin, le Saint-John reprit samarche. Je me levai et j’allai m’abriter sous la véranda del’avant. La pluie avait cessé; la brume se levait; les eaux dufleuve apparurent, puis ses rives; la rive droite, mouvementée,revêtue d’arbres verts et d’arbrisseaux qui lui donnaientl’apparence d’un long cimetière; à l’arrière-plan, de hautescollines fermant l’horizon par une ligne gracieuse; au contraire,sur la rive gauche, des terrains plats et marécageux; dans le litdu fleuve, entre les îles, des goélettes appareillant sous lapremière brise et des steamboats remontant le courant rapide del’Hudson.

Le docteur Pitferge était venu me rejoindre sous la véranda.

« Bonjour, mon compagnon, me dit-il, après avoir humé un grandcoup d’air. Savez-vous que, grâce à ce maudit brouillard, nousn’arriverons pas à Albany assez tôt pour prendre le premiertrain ! Cela va modifier mon programme.

– Tant pis, docteur, car il faut être économe de notretemps.

– Bon ! nous en serons quittes pour atteindre Niagara Fallsdans la nuit, au lieu d’y arriver le soir. »

Cela ne faisait pas mon affaire, mais il fallut se résigner. Eneffet, le Saint-John ne fut pas amarré au quai d’Albanyavant huit heures. Le train du matin était parti. Donc, nécessitéd’attendre le train d’une heure quarante. De là toute facilité pourvisiter cette curieuse cité qui forme le centre législatif del’État de New York, la basse ville, commerciale et populeuse,établie sur la rive droite de l’Hudson, la haute ville avec sesmaisons de brique, ses établissements publics, son très remarquablemuséum de fossiles. On eût dit un des grands quartiers de New Yorktransporté au flanc de cette colline sur laquelle il se développeen amphithéâtre.

À une heure, après avoir déjeuné, nous étions à la gare, unegare libre, sans barrière, sans gardiens. Le train stationnait toutsimplement au milieu de la rue comme un omnibus sur une place. Onmonte quand on veut dans ces longs wagons, supportés à l’avant et àl’arrière par un système pivotant à quatre roues. Ces wagonscommuniquent entre eux par des passerelles qui permettent auvoyageur de se promener d’une extrémité du convoi à l’autre. Àl’heure dite, sans que nous eussions vu ni un chef ni un employé,sans un coup de cloche, sans un avertissement, la fringantelocomotive, parée comme une châsse – un bijou d’orfèvrerie à posersur une étagère –, se mit en mouvement, et nous voilà entraînésavec une vitesse de douze lieues à l’heure. Mais au lieu d’êtreemboîtés, comme on l’est dans les wagons des chemins de ferfrançais, nous étions libres d’aller, de venir, d’acheter desjournaux et des livres « non estampillés ». L’estampille ne meparaît pas, je dois l’avouer, avoir pénétré dans les mœursaméricaines; aucune censure n’a imaginé, dans ce singulier pays,qu’il fallût surveiller avec plus de soin la lecture des gens assisdans un wagon que celle des gens qui lisent au coin de leur feu,assis dans leur fauteuil. Nous pouvions faire tout cela, sansattendre les stations et les gares. Les buvettes ambulantes, lesbibliothèques, tout marche avec les voyageurs. Pendant ce temps, letrain traversait des champs sans barrières, des forêts nouvellementdéfrichées, au risque de heurter des troncs abattus, des villesnouvelles aux larges rues sillonnées de rails, mais auxquelles lesmaisons manquaient encore, des cités parées des plus poétiques nomsde l’histoire ancienne : Rome, Syracuse, Palmyre ! Et ce futainsi que défila devant nos yeux toute cette vallée de la Mohawk,ce pays de Fenimore qui appartient au romancier américain, comme lepays de Rob Roy à Walter Scott. À l’horizon étincela un instant lelac Ontario, où Cooper a placé les scènes de son chef-d’œuvre. Toutce théâtre de la grande épopée de Bas-de-Cuir, contrée sauvageautrefois, est maintenant une campagne civilisée. Le docteur ne sesentait pas de joie. Il persistait à m’appeler Oeil-de-Faucon, etne voulait plus répondre qu’au nom de Chingakook !

À onze heures du soir, nous changions de train à Rochester, etnous passions les rapides de la Tennessee qui fuyaient en cascadessous nos wagons. À deux heures du matin, après avoir côtoyé leNiagara, sans le voir, pendant quelques lieues, nous arrivions auvillage de Niagara Falls, et le docteur m’entraînait à unmagnifique hôtel, superbement nommé Cataract House.

Chapitre 37

 

Le Niagara n’est pas un fleuve, pas même une rivière : c’est unsimple déversoir, une saignée naturelle, un canal long detrente-six milles, qui verse les eaux du lac Supérieur, duMichigan, de l’Huron et de l’Érié dans l’Ontario. La différence deniveau entre ces deux derniers lacs est de trois cent quarantepieds anglais; cette différence, uniformément répartie sur tout leparcours, eût à peine créé un « rapide »; mais les chutes seules enabsorbent la moitié. De là leur formidable puissance.

Cette rigole niagarienne sépare les États-Unis du Canada. Sarive droite est américaine, sa rive gauche est anglaise. D’un côté,des policemen; de l’autre, pas même leur ombre.

Le matin du 12 avril, dès l’aube, le docteur et moi nousdescendions les larges rues de Niagara Falls. C’est le nom de cevillage, créé sur le bord des chutes à trois cents milles d’Albany,sorte de petite « ville d’eaux », bâtie en bon air, dans un sitecharmant, pourvue d’hôtels somptueux et de villas confortables, queles Yankees et les Canadiens fréquentent pendant la belle saison.Le temps était magnifique; le soleil brillait sur un ciel froid. Desourds et lointains mugissements se faisaient entendre.J’apercevais à l’horizon quelques vapeurs qui ne devaient pas êtredes nuages.

« Est-ce la chute ? demandai-je au docteur.

– Patience ! » me répondit Pitferge.

En quelques minutes, nous étions arrivés sur les rives duNiagara. Les eaux de la rivière coulaient paisiblement; ellesétaient claires et sans profondeur; de nombreuses pointes de rochesgrisâtres émergeaient çà et là. Les ronflements de la cataractes’accentuaient, mais on ne l’apercevait pas encore. Un pont debois, supporté sur des arches de fer, réunissait cette rive gaucheà une île jetée au milieu du courant. Le docteur m’entraîna sur cepont. En amont, la rivière s’étendait à perte de vue; en aval,c’est-à-dire sur notre droite, on sentait les premièresdénivellations d’un rapide; puis, à un demi-mille du pont, leterrain manquait subitement; des nuages de poussière d’eau setenaient suspendus dans l’air. C’était là la « chute américaine »que nous ne pouvions voir. Au-delà se dessinait un paysagetranquille, quelques collines, des villas, des maisons, des arbresdépouillés, c’est-à-dire la rive canadienne.

« Ne regardez pas ! ne regardez pas ! me criait ledocteur Pitferge. Réservez-vous ! Fermez les yeux ! Neles ouvrez que lorsque je vous le dirai ! »

Je n’écoutais guère mon original. Je regardais. Le pont franchi,nous prenions pied sur l’île. C’était Goat Island, l’île de lachèvre, un morceau de terre de soixante-dix acres, couvertd’arbres, coupé d’allées superbes où peuvent circuler les voitures,jeté comme un bouquet entre les chutes américaine et canadienne,que sépare une distance de trois cents yards. Nous courions sousces grands arbres; nous gravissions les pentes; nous dévalions lesrampes. Le tonnerre des eaux redoublait; des nuages de vapeurhumide roulaient dans l’air.

« Regardez ! » s’écria le docteur.

Au sortir du massif, le Niagara venait d’apparaître dans toutesa splendeur. En cet endroit, il faisait un coude brusque, et,s’arrondissant pour former la chute canadienne, le « Horseshoe Fall», le Fer à cheval, il tombait d’une hauteur de cent cinquante-huitpieds sur une largeur de deux milles.

La nature, en cet endroit, l’un des plus beaux du monde, a toutcombiné pour émerveiller les yeux. Ce retour du Niagara surlui-même favorise singulièrement les effets de lumière et d’ombre.Le soleil, en frappant ces eaux sous tous les angles, diversifiecapricieusement leurs couleurs, et qui n’a pas vu cet effet nel’admettra pas sans conteste. En effet, près de Goat Island,l’écume est blanche; c’est une neige immaculée, une coulée d’argentfondu qui se précipite dans le vide. Au centre de la cataracte, leseaux sont d’un vert de mer admirable, qui indique combien la couched’eau est épaisse; aussi un navire, le Détroit, tirantvingt pieds d’eau et lancé dans le courant, a-t-il pu descendre lachute « sans toucher ». Vers la rive canadienne, au contraire, lestourbillons, comme métallisés sous les rayons lumineux,resplendissent, et c’est de l’or en fusion qui tombe dans l’abîme.Au-dessous, la rivière est invisible. Les vapeurs y tourbillonnent.J’entrevois, cependant, d’énormes glaces accumulées par les froidsde l’hiver; elles affectent des formes de monstres qui, la gueuleouverte, absorbent par heure les cent millions de tonnes que leurverse cet inépuisable Niagara. À un demi-mille en aval de lacataracte, la rivière est redevenue paisible, et présente unesurface solide que les premières brises d’avril n’ont pu fondreencore.

« Et maintenant, au milieu du torrent ! » me dit ledocteur.

Qu’entendait-il par ces paroles ? Je ne savais que penser,quand il me montra une tour construite sur un bout de roc, àquelque cent pieds de la rive, au bord même du précipice. Cemonument « audacieux », élevé en 1833 par un certain Judge Porter,est nommé « Terrapin Tower ».

Nous descendîmes les rampes latérales de Goat Island. Arrivé àla hauteur du cours supérieur du Niagara, je vis un pont, ou plutôtquelques planches jetées sur des têtes de rocs, qui unissaient latour au rivage. Ce pont longeait l’abîme à quelques pas seulement.Le torrent mugissait au-dessous. Nous nous étions hasardés sur cesplanches, et en quelques instants nous avions atteint le blocprincipal qui supporte Terrapin Tower. Cette tour ronde, haute dequarante-cinq pieds, est construite en pierre. Au sommet sedéveloppe un balcon circulaire, autour d’un faîtage recouvert d’unstuc rougeâtre. L’escalier tournant est en bois. Des milliers denoms sont gravés sur ses marches. Une fois arrivé au haut de cettetour, on s’accroche au balcon et on regarde.

La tour est en pleine cataracte. De son sommet le regard plongedans l’abîme. Il s’enfonce jusque dans la gueule de ces monstres deglace qui avalent le torrent. On sent frémir le roc qui supporte latour. Autour se creusent des dénivellations effrayantes, comme sile lit du fleuve cédait. On ne s’entend plus parler. De cesgonflements d’eau sortent des tonnerres. Les lignes liquides fumentet sifflent comme des flèches. L’écume saute jusqu’au sommet dumonument. L’eau pulvérisée se déroule dans l’air en formant unsplendide arc-en-ciel.

Par un simple effet d’optique, la tour semble se déplacer avecune vitesse effrayante – mais à reculons de la chute, fortheureusement –, car, avec l’illusion contraire, le vertige seraitinsoutenable, et nul ne pourrait considérer ce gouffre.

Haletants, brisés, nous étions rentrés un instant sur le paliersupérieur de la tour. C’est alors que le docteur crut devoir medire :

« Cette Terrapin Tower, mon cher monsieur, tombera quelque jourdans l’abîme, et peut-être plus tôt qu’on ne suppose.

– Ah ! vraiment !

– Ce n’est pas douteux. La grande chute canadienne reculeinsensiblement, mais elle recule. La tour, quand elle futconstruite, en 1833, était beaucoup plus éloignée de la cataracte.Les géologues prétendent que la chute, il y a trente-cinq milleans, se trouvait située à Queenstown, à sept milles en aval de laposition qu’elle occupe maintenant. D’après M. Bakewell, ellereculerait d’un mètre par année, et, suivant sir Charles Lyell,d’un pied seulement. Il arrivera donc un moment où le roc quisupporte la tour, rongé par les eaux, glissera sur les pentes de lacataracte. Eh bien, cher monsieur, rappelez-vous ceci : le jour oùtombera la Terrapin Tower, il y aura dedans quelques excentriquesqui descendront le Niagara avec elle. »

Je regardai le docteur comme pour lui demander s’il serait aunombre de ces originaux. Mais il me fit signe de le suivre, et nousvînmes de nouveau contempler le « Horseshoe Fall » et le paysageenvironnant. On distinguait alors, un peu en raccourci, la chuteaméricaine, séparée par la pointe de l’île, où s’est formée aussiune petite cataracte centrale, large de cent pieds. Cette chuteaméricaine, également admirable, est droite, non sinueuse, et sahauteur a cent soixante-quatre pieds d’aplomb. Mais, pour lacontempler dans tout son développement, il faut se placer en facede la rivière canadienne.

Pendant toute la journée, nous errâmes sur les rives du Niagara,irrésistiblement ramenés à cette tour où les mugissements des eaux,l’embrun des vapeurs, le jeu des rayons solaires, l’enivrement etles senteurs de la cataracte vous maintiennent dans une perpétuelleextase. Puis nous revenions à Goat Island pour saisir la grandechute sous tous les points de vue, sans nous jamais fatiguer de lavoir. Le docteur aurait voulu me conduire à la « Grotte des Vents »creusée derrière la chute centrale, à laquelle on arrive par unescalier établi à la pointe de l’île; mais l’accès en était alorsinterdit à cause des fréquents éboulements qui se produisaientdepuis quelque temps dans ces roches friables.

À cinq heures, nous étions rentrés à Cataract-House, et après undîner rapide, servi à l’américaine, nous revînmes à Goat Island. Ledocteur voulut en faire le tour et revoir les « Trois Sœurs »,charmants îlots épars à la tête de l’île. Puis, le soir venu, il meramena au roc branlant de Terrapin Tower.

Le soleil s’était couché derrière les collines assombries. Lesdernières lueurs du jour avaient disparu. La lune, demi-pleine,brillait d’un pur éclat. L’ombre de la tour s’allongeait surl’abîme. En amont, les eaux tranquilles glissaient sous la brumelégère. La rive canadienne, déjà plongée dans les ténèbres,contrastait avec les masses plus éclairées de Goat Island et duvillage de Niagara Falls. Sous nos yeux, le gouffre, agrandi par lapénombre, semblait un abîme infini dans lequel mugissait laformidable cataracte. Quelle impression ! Quel artiste, par laplume ou le pinceau, pourra jamais la rendre ! Pendantquelques instants, une lumière mouvante parut à l’horizon. C’étaitle fanal d’un train qui passait sur ce pont du Niagara, suspendu àdeux milles de nous. Jusqu’à minuit, nous restâmes ainsi, muets,immobiles, au sommet de cette tour, irrésistiblement penchés sur cetorrent qui nous fascinait. Enfin, à un moment où les rayons de lalune frappèrent sous un certain angle la poussière liquide,j’entrevis une bande laiteuse, un ruban diaphane qui tremblotaitdans l’ombre. C’était un arc-en-ciel lunaire, une pâle irradiationde l’astre des nuits, dont la douce lueur se décomposait entraversant les embruns de la cataracte.

Chapitre 38

 

Le lendemain, 13 avril, le programme du docteur indiquait unevisite à la rive canadienne. Une simple promenade. Il suffisait desuivre les hauteurs qui forment la droite du Niagara pendantl’espace de deux milles pour atteindre le pont suspendu. Nousétions partis à sept heures du matin. Du sentier sinueux longeantla rive droite, on apercevait les eaux tranquilles de la rivièrequi ne se ressentait déjà plus des troubles de sa chute.

À sept heures et demie, nous arrivions à Suspension Bridge.C’est l’unique pont auquel aboutissent le Great Western et le NewYork Central Railroad, le seul qui donne entrée au Canada sur lesconfins de l’État de New York. Ce pont suspendu est formé de deuxtabliers; sur le tablier supérieur passent les trains; sur letablier inférieur, situé à vingt-trois pieds au-dessous, passentles voitures et les piétons. L’imagination se refuse à suivre dansson travail l’audacieux ingénieur, John A. Roebling, de Trendon(New Jersey), qui a osé construire ce viaduc dans de tellesconditions : un pont « suspendu » qui livre passage à des trains, àdeux cent cinquante pieds au-dessus du Niagara, transformé denouveau en rapide ! Suspension Bridge est long de huit centspieds, large de vingt-quatre. Des étais de fer, frappés sur lesrives, le maintiennent contre le balancement. Les câbles qui lesupportent, formés de quatre mille fils, ont dix pouces de diamètreet peuvent résister à un poids de douze mille quatre cents tonnes.Or, le pont ne pèse que huit cents tonnes. Inauguré en 1855, il acoûté cinq cent mille dollars. Au moment où nous atteignions lemilieu de Suspension Bridge, un train passa au-dessus de notretête, et nous sentîmes le tablier fléchir d’un mètre sous nospieds !

C’est un peu au-dessous de ce pont que Blondin a franchi leNiagara sur une corde tendue d’une rive à l’autre, et non au-dessusdes chutes. L’entreprise n’en était pas moins périlleuse. Mais siBlondin nous étonne par son audace, que penser de l’ami qui, montésur son dos, l’accompagnait pendant cette promenadeaérienne ?

« C’était peut-être un gourmand, dit le docteur, Blondin faisaitles omelettes à merveille sur sa corde raide. »

Nous étions sur la terre canadienne, et nous remontions la rivegauche du Niagara, afin de voir les chutes sous un nouvel aspect.Une demi-heure après, nous entrions dans un hôtel anglais, où ledocteur fit servir un déjeuner convenable. Pendant ce temps, jeparcourus le livre des voyageurs où figurent quelques milliers denoms. Parmi les plus célèbres, je remarquai les suivants : RobertPeel, lady Franklin, comte de Paris, duc de Chartres, prince deJoinville, Louis-Napoléon (1846), prince et princesse Napoléon,Barnum (avec son adresse), Maurice Sand (1865), Agassiz (1854),Almonte, prince de Hohenlohe, Rothschild, Bertin (Paris), ladyElgin, Burkardt (1832), etc.

« Et maintenant, sous les chutes », me dit le docteur, lorsquele déjeuner fut terminé.

Je suivis Dean Pitferge. Un nègre nous conduisit à un vestiaire,où l’on nous donna un pantalon imperméable, un waterproof et unchapeau ciré. Ainsi vêtus, notre guide nous conduisit par unsentier glissant, sillonné d’écoulements ferrugineux, encombré depierres noires aux vives arêtes, jusqu’au niveau inférieur duNiagara. Puis, au milieu des vapeurs d’eau pulvérisée, nouspassâmes derrière la grande chute. La cataracte tombait devant nouscomme le rideau d’un théâtre devant les acteurs. Mais quel théâtre,et comme les couches d’air violemment déplacées s’y projetaient encourants impétueux ! Trempés, aveuglés, assourdis, nous nepouvions ni nous voir ni nous entendre dans cette caverne aussihermétiquement close par les nappes liquides de la cataracte que sila nature l’eût fermée d’un mur de granit !

À neuf heures, nous étions rentrés à l’hôtel où l’on nousdépouilla de nos habits ruisselants. Revenu sur la rive, je poussaiun cri de surprise et de joie :

« Le capitaine Corsican ! »

Le capitaine m’avait entendu. Il vint à moi.

« Vous ici ! s’écria-t-il. Quelle joie de vousrevoir !

– Et Fabian ? et Ellen ? demandai-je, en serrant lesmains de Corsican.

– Ils sont là. Ils vont aussi bien que possible. Fabian pleind’espoir, presque souriant. Notre pauvre Ellen reprenant peu à peusa raison.

– Mais pourquoi vous rencontrai-je ici, au Niagara ?

– Le Niagara, me répondit Corsican, mais c’est le rendez-vousd’été des Anglais et des Américains. On vient respirer ici, onvient se guérir devant ce sublime spectacle des chutes. Notre Ellena paru frappée à la vue de ce beau site; et nous sommes restés surles bords du Niagara. Voyez cette villa, Clifton House, au milieudes arbres, à mi-colline. C’est là que nous demeurons en famille,avec Mrs R…, la sœur de Fabian, qui s’est dévouée à notre pauvreamie.

– Ellen, demandai-je, Ellen a-t-elle reconnu Fabian ?

– Non, pas encore, me répondit le capitaine. Vous savez,cependant, qu’au moment où Harry Drake tombait frappé de mort,Ellen eut comme un instant de lucidité. Sa raison s’était fait jourà travers les ténèbres qui l’enveloppent. Mais cette lucidité abientôt disparu. Toutefois, depuis que nous l’avons transportée aumilieu de cet air pur, dans ce milieu paisible, le docteur aconstaté une amélioration sensible dans l’état d’Ellen. Elle estcalme, son sommeil est tranquille, et on voit dans ses yeux commeun effort pour ressaisir quelque chose, soit du passé, soit duprésent.

– Ah ! cher ami ! m’écriai-je, vous la guérirez. Oùest Fabian, où est sa fiancée ?

– Regardez », me dit Corsican, et il étendit le bras vers larive du Niagara.

Dans la direction indiquée par le capitaine, je vis Fabian quine nous avait pas encore aperçus. Il était debout sur un roc, etdevant lui, à quelques pas, se trouvait Ellen, assise, immobile.Fabian ne la perdait pas des yeux. Cet endroit de la rive gaucheest connu sous le nom de « Table Rock ». C’est une sorte depromontoire rocheux, jeté sur la rivière qui mugit à deux centspieds au-dessous. Autrefois il présentait un surplomb plusconsidérable; mais les chutes successives d’énormes morceaux derocs l’ont réduit maintenant à une surface de quelques mètres.

Ellen regardait et semblait plongée dans une muette extase. Decet endroit, l’aspect des chutes est « most sublime », disent lesguides, et ils ont raison. C’est une vue d’ensemble des deuxcataractes : à droite, la chute canadienne, dont la crête,couronnée de vapeurs, ferme l’horizon de ce côté, comme un horizonde mer; en face, la chute américaine, et, au-dessus, l’élégantmassif de Niagara Falls à demi perdu dans les arbres; à gauche,toute la perspective de la rivière qui fuit entre ses hautes rives;au-dessous, le torrent luttant contre les glaçons culbutés.

Je ne voulais pas distraire Fabian. Corsican, le docteur et moi,nous nous étions approchés de Table Rock. Ellen conservaitl’immobilité d’une statue. Quelle impression cette scènelaissait-elle à son esprit ? Sa raison renaissait-elle peu àpeu sous l’influence de ce spectacle grandiose ? Soudain, jevis Fabian faire un pas vers elle. Ellen s’était levée brusquement;elle s’avançait près de l’abîme; ses bras se tendaient vers legouffre; mais, s’arrêtant tout à coup, elle passa rapidement lamain sur son front, comme si elle eût voulu en chasser une image.Fabian, pâle comme un mort, mais ferme, s’était d’un bond placéentre Ellen et le vide. Elle avait secoué sa blonde chevelure. Soncorps charmant avait tressailli. Voyait-elle Fabian ? Non. Oneût dit une morte revenant à la vie, et cherchant à ressaisirl’existence autour d’elle !

Le capitaine Corsican et moi, nous n’osions faire un pas, etpourtant, si près de ce gouffre, nous redoutions quelque malheur.Mais le docteur Pitferge nous retint :

« Laissez, dit-il, laissez faire Fabian. »

J’entendis des sanglots qui gonflaient la poitrine de la jeunefemme. Des paroles inarticulées sortaient de ses lèvres. Ellesemblait vouloir parler et ne pas le pouvoir. Enfin, ces motss’échappèrent :

« Dieu ! mon Dieu ! Dieu tout-puissant ! Oùsuis-je ? où suis-je ? »

Elle eut alors conscience que quelqu’un était près d’elle, et,se retournant à demi, elle nous apparut, transfigurée. Un regardnouveau vivait dans ses yeux. Fabian, tremblant, était deboutdevant elle, muet, les bras ouverts. « Fabian ! Fabian !» s’écria-t-elle enfin. Fabian la reçut dans ses bras où elle tombainanimée. Il poussa un cri déchirant. Il croyait Ellen morte. Maisle docteur intervint :

« Rassurez-vous, dit-il à Fabian, cette crise, au contraire, lasauvera ! »

Elle fut transportée à Clifton House, et placée sur son lit, où,son évanouissement dissipé, elle s’endormit d’un paisiblesommeil.

Fabian, encouragé par le docteur et plein d’espoir – Ellenl’avait reconnu ! –, revint vers nous :

« Nous la sauverons, me dit-il, nous la sauverons ! Chaquejour j’assiste à la résurrection de cette âme. Aujourd’hui, demainpeut-être, mon Ellen me sera rendue ! Ah ! Ciel clément,sois béni ! Nous resterons en ce lieu, tant qu’il le faudrapour elle ! N’est-ce pas, Archibald ? »

Le capitaine serra avec effusion Fabian sur sa poitrine. Fabians’était retourné vers moi, vers le docteur. Il nous prodiguait sestendresses. Il nous enveloppait de son espoir. Et jamais espoir nefut plus fondé. La guérison d’Ellen était prochaine…

Mais il nous fallait partir. Une heure à peine nous restait pourregagner Niagara Falls. Au moment où nous allions nous séparer deces chers amis, Ellen dormait encore. Fabian nous embrassa, lecapitaine Corsican, très ému, après avoir promis qu’un télégrammeme donnerait des nouvelles d’Ellen, nous fit ses derniers adieux,et à midi nous avions quitté Clifton House.

Chapitre 39

 

Quelques instants après, nous descendions une rampe trèsallongée de la côte canadienne. Cette rampe nous conduisit au bordde la rivière, presque entièrement obstruée de glaces. Là, un canotnous attendait pour nous passer « en Amérique ». Un voyageur yavait déjà pris place. C’était un ingénieur du Kentucky, quidéclina ses nom et qualités au docteur. Nous embarquâmes sansperdre de temps, et soit en repoussant les glaçons, soit en lesdivisant, le canot gagna le milieu de la rivière où le couranttenait la passe plus libre. De là, un dernier regard fut donné àcette admirable cataracte du Niagara. Notre compagnon l’observaitd’un œil attentif.

« Est-ce beau ! monsieur, lui dis-je, est-ceadmirable !

– Oui, me répondit-il, mais quelle force mécanique inutilisée,et quel moulin on ferait tourner avec une pareille chute !»

Jamais je n’éprouvai envie plus féroce de jeter un ingénieur àl’eau !

Sur l’autre rive, un petit chemin de fer presque vertical, mûpar un filet détourné de la chute américaine, nous hissa enquelques secondes sur la hauteur. À une heure et demie, nousprenions l’express, qui nous déposait à Buffalo à deux heures unquart. Après avoir visité cette jeune grande ville, après avoirgoûté l’eau du lac Érié, nous reprenions le New York centralrailway, à six heures du soir. Le lendemain, en quittant lesconfortables couchettes d’un « sleeping car », nous arrivions àAlbany, et le railroad de l’Hudson, qui court à fleur d’eau le longde la rive gauche du fleuve, nous jetait à New York quelques heuresplus tard. Le lendemain, 15 avril, en compagnie de mon infatigabledocteur, je parcourus la ville, la Rivière de l’Est, Brooklyn. Lesoir venu, je fis mes adieux à ce brave Dean Pitferge, et, en lequittant, je sentis que je laissais un ami.

Le mardi, 16 avril, c’était le jour fixé pour le départ duGreat Eastern, je me rendis à onze heures autrente-septième « pier », où le tender devait attendre lesvoyageurs. Il était déjà encombré de passagers et de colis.J’embarquai. Au moment où le tender allait se détacher du quai, jefus saisi par le bras. Je me retournai. C’était encore le docteurPitferge.

« Vous ! m’écriai-je. Vous revenez en Europe ?

– Oui, mon cher monsieur.

– Par le Great Eastern ?

– Sans doute, me répondit en souriant l’aimable original; j’airéfléchi et je pars. Songez donc, ce sera peut-être le derniervoyage du Great Eastern, celui dont il ne reviendrapas ! »

La cloche allait sonner pour le départ, quand un des stewards duFifth Avenue Hotel, accourant en toute hâte, me remit untélégramme daté de Niagara Falls : « Ellen est réveillée; sa raisontout entière lui est revenue, me disait le capitaine Corsican, etle docteur répond d’elle ! » Je communiquai cette bonnenouvelle à Dean Pitferge.

« Répond d’elle ! répond d’elle ! répliqua engrommelant mon compagnon de voyage, moi aussi j’en réponds !Mais qu’est-ce que cela prouve ? Qui répondrait de moi, devous, de nous tous, mon cher ami, aurait peut-être bientort !… »

Douze jours après, nous arrivions à Brest, et le lendemain àParis. La traversée du retour s’était faite sans accident, au granddéplaisir de Dean Pitferge, qui attendait toujours « son naufrage» !

Et quand je fus assis devant ma table, si je n’avais pas eu cesnotes de chaque jour, oui, ce Great Eastern, cette villeflottante que j’avais habitée pendant un mois, cette rencontred’Ellen et de Fabian, cet incomparable Niagara, j’aurais cru quej’avais tout rêvé ! Ah ! que c’est beau, les voyages, «même quand on en revient », quoi qu’en dise le docteur !

Pendant huit mois, je n’entendis plus parler de mon original.Mais, un jour, la poste me remit une lettre couverte de timbresmulticolores et qui commençait par ces mots :

« À bord du Coringuy, récifs d’Auckland. Enfin, nousavons fait naufrage… »

Et qui finissait par ceux-ci :

« Jamais je ne me suis mieux porté !

« Très cordialement vôtre,

« DEAN PITFERGE. »

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Tags: Jules Verne