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Voyage au centre de la Terre

Voyage au centre de la Terre

de Jules Verne

Chapitre 1

 

Le 24 mai 1863, un dimanche, mon oncle, le professeur Lidenbrock, revint précipitamment vers sa petite maison située au numéro 19 de Königstrasse, l’une des plus anciennes rues du vieux quartier de Hambourg.

La bonne Marthe dut se croire fort en retard, car le dîner commençait à peine à chanter sur le fourneau de la cuisine.

« Bon, me dis-je, s’il a faim, mon oncle, qui est le plus impatient des hommes, va pousser des cris de détresse.

– Déjà M. Lidenbrock ! s’écria la bonne Marthe stupéfaite,en entrebâillant la porte de la salle à manger.

– Oui, Marthe ; mais le dîner a le droit de ne point être cuit, car il n’est pas deux heures. La demie vient à peine de sonner à Saint-Michel.

– Alors pourquoi M. Lidenbrock rentre-t-il ?

– Il nous le dira vraisemblablement.

– Le voilà ! je me sauve, monsieur Axel, vous lui ferez entendre raison. » Et la bonne Marthe regagna son la boratoire culinaire.

Je restai seul. Mais de faire entendre raison au plus irascible des professeurs, c’est ce que mon caractère un peu indécis ne me permettait pas. Aussi je me préparais à regagner prudemment ma petite chambre du haut, quand la porte de la rue cria sur ses gonds ; de grands pieds firent craquer l’escalier de bois, et le maître de la maison, traversant la salle à manger, se précipita aussitôt dans son cabinet de travail.

Mais, pendant ce rapide passage, il avait jeté dans un coin sa canne à tête de casse-noisettes, sur la table son large chapeau à poils rebroussés, et à son neveu ces paroles retentissantes :

« Axel, suis-moi ! »

Je n’avais pas eu le temps de bouger que le professeur me criaitdéjà avec un vif accent d’impatience :

« Eh bien ! tu n’es pas encore ici ? »

Je m’élançai dans le cabinet de mon redoutable maître.

Otto Lidenbrock n’était pas un méchant homme, j’en conviensvolontiers ; mais, à moins de changements improbables, ilmourra dans la peau d’un terrible original.

Il était professeur au Johannaeum, et faisait un cours deminéralogie pendant lequel il se mettait régulièrement en colèreune fois ou deux. Non point qu’il se préoccupât d’avoir des élèvesassidus à ses leçons, ni du degré d’attention qu’ils luiaccordaient, ni du succès qu’ils pouvaient obtenir par lasuite ; ces détails ne l’inquiétaient guère. Il professait «subjectivement », suivant une expression de la philosophieallemande, pour lui et non pour les autres. C’était un savantégoïste, un puits de science dont la poulie grinçait quand on envoulait tirer quelque chose : en un mot, un avare.

Il y a quelques professeurs de ce genre en Allemagne.

Mon oncle, malheureusement, ne jouissait pas d’une extrêmefacilité de prononciation, sinon dans l’intimité, au moins quand ilparlait en public, et c’est un défaut regrettable chez un orateur.En effet, dans ses démonstrations au Johannaeum, souvent leprofesseur s’arrêtait court ; il luttait contre un motrécalcitrant qui ne voulait pas glisser entre ses lèvres, un de cesmots qui résistent, se gonflent et finissent par sortir sous laforme peu scientifique d’un juron. De là, grande colère.

Or, il y a en minéralogie bien des dénominations semi-grecques,semi-latines, difficiles à prononcer, de ces rudes appellations quiécorcheraient les lèvres d’un poète. Je ne veux pas dire du mal decette science. Loin de moi. Mais lorsqu’on se trouve en présencedes cristallisations rhomboédriques, des résines rétinasphaltes,des ghélénites, des fangasites, des molybdates de plomb, destungstates de manganèse et des titaniates de zircone, il est permisà la langue la plus adroite de fourcher.

Donc, dans la ville, on connaissait cette pardonnable infirmitéde mon oncle, et on en abusait, et on l’attendait aux passagesdangereux, et il se mettait en fureur, et l’on riait, ce qui n’estpas de bon goût, même pour des Allemands. Et s’il y avait toujoursgrande affluence d’auditeurs aux cours de Lidenbrock, combien lessuivaient assidûment qui venaient surtout pour se dérider auxbelles colères du professeur !

Quoi qu’il en soit, mon oncle, je ne saurais trop le dire, étaitun véritable savant. Bien qu’il cassât parfois ses échantillons àles essayer trop brusquement, il joignait au génie du géologuel’œil du minéralogiste. Avec son marteau, sa pointe d’acier, sonaiguille aimantée, son chalumeau et son flacon d’acide nitrique,c’était un homme très fort. À la cassure, à l’aspect, à la dureté,à la fusibilité, au son, à l’odeur, au goût d’un minéralquelconque, il le classait sans hésiter parmi les six cents espècesque la science compte aujourd’hui.

Aussi le nom de Lidenbrock retentissait avec honneur dans lesgymnases et les associations nationales. MM. Humphry Davy, deHumboldt, les capitaines Franklin et Sabine, ne manquèrent pas delui rendre visite à leur passage à Hambourg. MM. Becquerel,Ebelmen, Brewster, Dumas, Milne-Edwards, Sainte-Claire-Deville,aimaient à le consulter sur des questions les plus palpitantes dela chimie. Cette science lui devait d’assez belles découvertes, et,en 1853, il avait paru à Leipzig un Traité de Cristallographietranscendante, par le professeur Otto Lidenbrock, grandin-folio avec planches, qui cependant ne fit pas ses frais.

Ajoutez à cela que mon oncle était conservateur du muséeminéralogique de M. Struve, ambassadeur de Russie, précieusecollection d’une renommée européenne.

Voilà donc le personnage qui m’interpellait avec tantd’impatience. Représentez-vous un homme grand, maigre, d’une santéde fer, et d’un blond juvénile qui lui ôtait dix bonnes années desa cinquantaine. Ses gros yeux roulaient sans cesse derrière deslunettes considérables ; son nez, long et mince, ressemblait àune lame affilée ; les méchants prétendaient même qu’il étaitaimanté et qu’il attirait la limaille de fer. Pure calomnie : iln’attirait que le tabac, mais en grande abondance, pour ne pointmentir.

Quand j’aurai ajouté que mon oncle faisait des enjambéesmathématiques d’une demi-toise, et si je dis qu’en marchant iltenait ses poings solidement fermés, signe d’un tempéramentimpétueux, on le connaîtra assez pour ne pas se montrer friand desa compagnie.

Il demeurait dans sa petite maison de Königstrasse, unehabitation moitié bois, moitié brique, à pignon dentelé ; elledonnait sur l’un de ces canaux sinueux qui se croisent au milieu duplus ancien quartier de Hambourg que l’incendie de 1842 aheureusement respecté.

La vieille maison penchait un peu, il est vrai, et tendait leventre aux passants ; elle portait son toit incliné surl’oreille, comme la casquette d’un étudiant de la Tugendbund ;l’aplomb de ses lignes laissait à désirer ; mais, en somme,elle se tenait bien, grâce à un vieil orme vigoureusement encastrédans la façade, qui poussait au printemps ses bourgeons en fleurs àtravers les vitraux des fenêtres.

Mon oncle ne laissait pas d’être riche pour un professeurallemand. La maison lui appartenait en toute propriété, contenantet contenu. Le contenu, c’était sa filleule Graüben, jeuneVirlandaise de dix-sept ans, la bonne Marthe et moi. En ma doublequalité de neveu et d’orphelin, je devins son aide-préparateur dansses expériences.

J’avouerai que je mordis avec appétit aux sciencesgéologiques ; j’avais du sang de minéralogiste dans lesveines, et je ne m’ennuyais jamais en compagnie de mes précieuxcailloux.

En somme, on pouvait vivre heureux dans cette maisonnette deKönigstrasse, malgré les impatiences de son propriétaire, car, touten s’y prenant d’une façon un peu brutale, celui-ci ne m’en aimaitpas moins. Mais cet homme-là ne savait pas attendre, et il étaitplus pressé que nature.

Quand, en avril, il avait planté dans les pots de faïence de sonsalon des pieds de réséda ou de volubilis, chaque matin il allaitrégulièrement les tirer par les feuilles afin de hâter leurcroissance.

Avec un pareil original, il n’y avait qu’à obéir. Je meprécipitai donc dans son cabinet.

Chapitre 2

 

Ce cabinet était un véritable musée. Tous les échantillons durègne minéral s’y trouvaient étiquetés avec l’ordre le plusparfait, suivant les trois grandes divisions des minérauxinflammables, métalliques et lithoïdes.

Comme je les connaissais, ces bibelots de la scienceminéralogique ! Que de fois, au lieu de muser avec des garçonsde mon âge, je m’étais plu à épousseter ces graphites, cesanthracites, ces houilles, ces lignites, ces tourbes ! Et lesbitumes, les résines, les sels organiques qu’il fallait préserverdu moindre atome de poussière ! Et ces métaux, depuis le ferjusqu’à l’or, dont la valeur relative disparaissait devantl’égalité absolue des spécimens scientifiques ! Et toutes cespierres qui eussent suffi à reconstruire la maison de Königstrasse,même avec une belle chambre de plus, dont je me serais si bienarrangé !

Mais, en entrant dans le cabinet, je ne songeais guère à cesmerveilles. Mon oncle seul occupait ma pensée. Il était enfoui dansson large fauteuil garni de velours d’Utrecht, et tenait entre lesmains un livre qu’il considérait avec la plus profondeadmiration.

« Quel livre ! quel livre ! » s’écriait-il.

Cette exclamation me rappela que le professeur Lidenbrock étaitaussi bibliomane à ses moments perdus ; mais un bouquinn’avait de prix à ses yeux qu’à la condition d’être introuvable, outout au moins illisible.

« Eh bien ! me dit-il, tu ne vois donc pas ? Maisc’est un trésor inestimable que j’ai rencontré ce matin en furetantdans la boutique du juif Hevelius.

– Magnifique ! » répondis-je avec un enthousiasme decommande.

En effet, à quoi bon ce fracas pour un vieil in-quarto dont ledos et les plats semblaient faits d’un veau grossier, un bouquinjaunâtre auquel pendait un signet décoloré ?

Cependant les interjections admiratives du professeur nediscontinuaient pas.

« Vois, disait-il, en se faisant à lui-même demandes etréponses ; est-ce assez beau ? Oui, c’estadmirable ! Et quelle reliure ! Ce livre s’ouvre-t-ilfacilement ? Oui, car il reste ouvert à n’importe quellepage ! Mais se ferme-t-il bien ? Oui, car la couvertureet les feuilles forment un tout bien uni, sans se séparer nibâiller en aucun endroit. Et ce dos qui n’offre pas une seulebrisure après sept cents ans d’existence ! Ah ! voilà unereliure dont Bozerian, Closs ou Purgold eussent été fiers !»

En parlant ainsi, mon oncle ouvrait et fermait successivement levieux bouquin, Je ne pouvais faire moins que de l’interroger surson contenu, bien que cela ne m’intéressât aucunement.

« Et quel est donc le titre de ce merveilleux volume ?demandai-je avec un empressement trop enthousiaste pour n’être pasfeint.

– Cet ouvrage ! répondit mon oncle en s’animant, c’estl’Heims-Kringla de Snorre Turleson, le fameux auteurislandais du XIIe siècle ! C’est la Chronique des princesnorvégiens qui régnèrent en Islande !

– Vraiment ! m’écriai-je de mon mieux, et, sans doute,c’est une traduction en langue allemande ?

– Bon ! riposta vivement le professeur, unetraduction ! Et qu’en ferais-je de ta traduction ! Qui sesoucie de ta traduction ? Ceci est l’ouvrage original enlangue islandaise, ce magnifique idiome, riche et simple à la fois,qui autorise les combinaisons grammaticales les plus variées et denombreuses modifications de mots !

– Comme l’allemand, insinuai-je avec assez de bonheur.

– Oui, répondit mon oncle en haussant les épaules, sans compterque la langue islandaise admet les trois genres comme le grec etdécline les noms propres comme le latin !

– Ah ! fis-je un peu ébranlé dans mon indifférence, et lescaractères de ce livre sont-ils beaux ?

– Des caractères ! Qui te parle de caractères, malheureuxAxel ! Il s’agit bien de caractères ! Ah ! tu prendscela pour un imprimé ! Mais, ignorant, c’est un manuscrit, etun manuscrit runique !…

– Runique ?

– Oui ! Vas-tu me demander maintenant de t’expliquer cemot ?

– Je m’en garderai bien », répliquai-je avec l’accent d’un hommeblessé dans son amour-propre. Mais mon oncle continua de plus belleet m’instruisit, malgré moi, de choses que je ne tenais guère àsavoir.

« Les runes, reprit-il, étaient des caractères d’écriture usitésautrefois en Islande, et, suivant la tradition, ils furent inventéspar Odin lui-même ! Mais regarde donc, admire donc, impie, cestypes qui sont sortis de l’imagination d’un dieu ! »

Ma foi, faute de réplique, j’allais me prosterner, genre deréponse qui doit plaire aux dieux comme aux rois, car elle al’avantage de ne jamais les embarrasser, quand un incident vintdétourner le cours de la conversation.

Ce fut l’apparition d’un parchemin crasseux qui glissa dubouquin et tomba à terre.

Mon oncle se précipita sur ce brimborion avec une avidité facileà comprendra. Un vieux document, enfermé depuis un temps immémorialdans un vieux livre, ne pouvait manquer d’avoir un haut prix à sesyeux.

« Qu’est-ce que cela ? » s’écria-t-il.

Et, en même temps, il déployait soigneusement sur sa table unmorceau de parchemin long de cinq pouces, large de trois, et surlequel s’allongeaient, en lignes transversales, des caractères degrimoire.

En voici le fac-similé exact. Je tiens à faire connaître cessignes bizarres, car ils amenèrent le professeur Lidenbrock et sonneveu à entreprendre la plus étrange expédition du dix-neuvièmesiècle :

[Image d’un cryptogramme]

Le professeur considéra pendant quelques instants cette série decaractères ; puis il dit en relevant ses lunettes :

« C’est du runique ; ces types sont absolument identiques àceux du manuscrit de Snorre Turleson ! Mais… qu’est-ce quecela peut signifier ? »

Comme le runique me paraissait être une invention de savantspour mystifier le pauvre monde, je ne fus pas fâché de voir que mononcle n’y comprenait rien. Du moins, cela me sembla ainsi aumouvement de ses doigts qui commençaient à s’agiterterriblement.

« C’est pourtant du vieil islandais ! » murmurait-il entreses dents.

Et le professeur Lidenbrock devait bien s’y connaître, car ilpassait pour être un véritable polyglotte. Non pas qu’il parlâtcouramment les deux mille langues et les quatre mille idiomesemployés à la surface du globe, mais enfin il en savait sa bonnepart.

Il allait donc, en présence de cette difficulté, se livrer àtoute l’impétuosité de son caractère, et je prévoyais une scèneviolente, quand deux heures sonnèrent au petit cartel de lacheminée.

Aussitôt la bonne Marthe ouvrit la porte du cabinet en disant:

« La soupe est servie.

– Au diable la soupe, s’écria mon oncle, et celle qui l’a faite,et ceux qui la mangeront ! »

Marthe s’enfuit. Je volai sur ses pas, et, sans savoir comment,je me trouvai assis à ma place habituelle dans la salle àmanger.

J’attendis quelques instants. Le professeur ne vint pas. C’étaitla première fois, à ma connaissance, qu’il manquait à la solennitédu dîner. Et quel dîner, cependant ! Une soupe au persil, uneomelette au jambon relevée d’oseille à la muscade, une longe deveau à la compote de prunes, et, pour dessert, des crevettes ausucre, le tout arrosé d’un joli vin de la Moselle.

Voilà ce qu’un vieux papier allait coûter à mon oncle. Ma foi,en qualité de neveu dévoué, je me crûs obligé de manger pour lui,en même temps que pour moi. Ce que je fis en conscience.

« Je n’ai jamais vu chose pareille ! disait la bonneMarthe.

M. Lidenbrock qui n’est pas à table !

– C’est à ne pas le croire.

– Cela présage quelque événement grave ! » reprenait lavieille servante en hochant la tête.

Dans mon opinion, cela ne présageait rien, sinon une scèneépouvantable quand mon oncle trouverait son dîner dévoré.

J’en étais à ma dernière crevette, lorsqu’une voix retentissantem’arracha aux voluptés du dessert. Je ne fis qu’un bond de la salledans le cabinet.

Chapitre 3

 

« C’est évidemment du runique, disait le professeur en fronçantle sourcil. Mais il y a un secret, et je le découvrirai, sinon…»

Un geste violent acheva sa pensée.

« Mets-toi là, ajouta-t-il en m’indiquant la table du poing, etécris. »

En un instant je fus prêt.

« Maintenant, je vais te dicter chaque lettre de notre alphabetqui correspond à l’un de ces caractères islandais. Nous verrons ceque cela donnera. Mais, par saint Michel ! garde-toi bien dete tromper ! »

La dictée commença. Je m’appliquai de mon mieux ; chaquelettre fut appelée l’une après l’autre, et forma l’incompréhensiblesuccession des mots suivants :

mm.rnlls esreuel seecJde

sgtssmf unteief niedrke

kt, samn atrateS Saodrrn

emtnael nuaect rrilSa

Atvaar .nscrc ieaabs

ccdrmi eeutul frantu

dt, iac oseibo KediiY

Quand ce travail fut terminé, mon oncle prit vivement la feuillesur laquelle je venais d’écrire, et il l’examina longtemps avecattention.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? » répétait-ilmachinalement.

Sur l’honneur, je n’aurais pas pu le lui apprendre. D’ailleursil ne m’interrogea pas à cet égard, et il continua de se parler àlui-même :

« C’est ce que nous appelons un cryptogramme, disait-il, danslequel le sens est caché sous des lettres brouillées à dessein, etqui, convenablement disposées, formeraient une phraseintelligible ! Quand je pense qu’il y a là peut-êtrel’explication ou l’indication d’une grande découverte ! »

Pour mon compte, je pensais qu’il n’y avait absolument rien,mais je gardai prudemment mon opinion. Le professeur prit alors lelivre et le parchemin, et les compara tous les deux.

« Ces deux écritures ne sont pas de la même main, dit-il ;le cryptogramme est postérieur au livre, et j’en vois tout d’abordune preuve irréfragable. En effet, la première lettre est unedouble M qu’on chercherait vainement dans le livre de Turleson, carelle ne fut ajoutée à l’alphabet islandais qu’au quatorzièmesiècle. Ainsi donc, il y a au moins deux cents ans entre lemanuscrit et le document. »

Cela, j’en conviens, me parut assez logique.

« Je suis donc conduit à penser, reprit mon oncle, que l’un despossesseurs de ce livre aura tracé ces caractères mystérieux. Maisqui diable était ce possesseur ? N’aurait-il point mis son nomà quelque endroit de ce manuscrit ? »

Mon oncle releva ses lunettes, prit une forte loupe, et passasoigneusement en revue les premières pages du livre. Au verso de laseconde, celle du faux titre, il découvrit une sorte de macule, quifaisait à l’œil l’effet d’une tache d’encre. Cependant, en yregardant de près, on distinguait quelques caractères à demieffacés. Mon oncle comprit que là était le point intéressant ;il s’acharna donc sur la macule et, sa grosse loupe aidant, ilfinit par reconnaître les signes que voici, caractères runiquesqu’il lut sans hésiter :

[Image d’un cryptogramme]

« Arne Saknussemm ! s’écria-t-il d’un ton triomphant, maisc’est un nom cela, et un nom islandais encore, celui d’un savant duseizième siècle, d’un alchimiste célèbre ! »

Je regardai mon oncle avec une certaine admiration.

« Ces alchimistes, reprit-il, Avicenne, Bacon, Lulle, Paracelse,étaient les véritables, les seuls savants de leur époque. Ils ontfait des découvertes dont nous avons le droit d’être étonnés.Pourquoi, ce Saknussemm n’aurait-il pas enfoui sous cetincompréhensible cryptogramme quelque surprenante invention ?Cela doit être ainsi. Cela est. »

L’imagination du professeur s’enflammait à cette hypothèse.

« Sans doute, osai-je répondre, mais quel intérêt pouvait avoirce savant à cacher ainsi quelque merveilleuse découverte ?

– Pourquoi ? pourquoi ? Eh ! le sais-je ?Galilée n’en a-t-il pas agi ainsi pour Saturne ? D’ailleurs,nous verrons bien ; j’aurai le secret de ce document, et je neprendrai ni nourriture ni sommeil avant de l’avoir deviné. »

« Oh ! » pensai-je.

« Ni toi, non plus, Axel », reprit-il.

« Diable ! me dis-je, il est heureux que j’aie dîné pourdeux ! »

« Et d’abord, fit mon oncle, il faut trouver la langue de ce «chiffre. » Cela ne doit pas être difficile. »

À ces mots, je relevai vivement la tête. Mon oncle reprit sonsoliloque :

« Rien n’est plus aisé. Il y a dans ce document cent trente-deuxlettres qui donnent soixante-dix-neuf consonnes contrecinquante-trois voyelles. Or, c’est à peu près suivant cetteproportion que sont formés les mots des langues méridionales,tandis que les idiomes du nord sont infiniment plus riches enconsonnes. Il s’agit donc d’une langue du midi. »

Ces conclusions étaient fort justes.

« Mais quelle est cette langue ? »

C’est là que j’attendais mon savant, chez lequel cependant jedécouvrais un profond analyste. « Ce Saknussemm, reprit-il, étaitun homme instruit ; or, dès qu’il n’écrivait pas dans salangue maternelle, il devait choisir de préférence la languecourante entre les esprits cultivés du seizième siècle, je veuxdire le latin. Si je me trompe, je pourrai essayer de l’espagnol,du français, de l’italien, du grec, de l’hébreu. Mais les savantsdu seizième siècle écrivaient généralement en latin. J’ai donc ledroit de dire à priori : ceci est du latin. »

Je sautai sur ma chaise. Mes souvenirs de latiniste serévoltaient contre la prétention que cette suite de mots baroquespût appartenir à la douce langue de Virgile.

« Oui ! du latin, reprit mon oncle, mais du latin brouillé.»

« À la bonne heure ! pensai-je. Si tu le débrouilles, tuseras fin, mon oncle. »

« Examinons bien, dit-il, en reprenant la feuille sur laquellej’avais écrit. Voilà une série de cent trente-deux lettres qui seprésentent sous un désordre apparent. Il y a des mots où lesconsonnes se rencontrent seules comme le premier « m.rnlls »,d’autres où les voyelles, au contraire, abondent, le cinquième, parexemple, « unteief », ou l’avant-dernier « oseibo. » Or, cettedisposition n’a évidemment pas été combinée ; elle est donnéemathématiquement par la raison inconnue qui a présidé à lasuccession de ces lettres. Il me paraît certain que la phraseprimitive a été écrite régulièrement, puis retournée suivant uneloi qu’il faut découvrir. Celui qui posséderait la clef de ce «chiffre » le lirait couramment. Mais quelle est cette clef ?Axel, as-tu cette clef ? »

À cette question je ne répondis rien, et pour cause. Mes regardss’étaient arrêtés sur un charmant portrait suspendu au mur, leportrait de Graüben. La pupille de mon oncle se trouvait alors àAltona, chez une de ses parentes, et son, absence me rendait forttriste, car, je puis l’avouer maintenant, la jolie Virlandaise etle neveu du professeur s’aimaient avec toute la patience et toutela tranquillité allemandes. Nous nous étions fiancés à l’insu demon oncle, trop géologue pour comprendre de pareils sentiments.Graüben était une charmante jeune fille blonde aux yeux bleus, d’uncaractère un peu grave, d’un esprit un peu sérieux ; mais ellene m’en aimait pas moins ; pour mon compte, je l’adorais, sitoutefois ce verbe existe dans la langue tudesque ! L’image dema petite Virlandaise me rejeta donc, en un instant, du monde desréalités dans celui des chimères, dans celui des souvenirs.

Je revis la fidèle compagne de mes travaux et de mes plaisirs.Elle m’aidait à ranger chaque jour les précieuses pierres de mononcle ; elle les étiquetait avec moi. C’était une très forteminéralogiste que mademoiselle Graüben ! Elle aimait àapprofondir les questions ardues de la science. Que de doucesheures nous avions passées à étudier ensemble, et combien j’enviaisouvent le sort de ces pierres insensibles qu’elle maniait de sescharmantes mains !

Puis, l’instant de la récréation venue, nous sortions tous lesdeux, nous prenions par les allées touffues de l’Alster, et nousnous rendions de compagnie au vieux moulin goudronné qui fait sibon effet à l’extrémité du lac ; chemin faisant, on causait ense tenant par la main. Je lui racontais des choses dont elle riaitde son mieux. On arrivait ainsi jusqu’au bord de l’Elbe, et, aprèsavoir dit bonsoir aux cygnes qui nagent parmi les grands nénupharsblancs, nous revenions au quai par la barque à vapeur.

Or, j’en étais là de mon rêve, quand mon oncle, frappant latable du poing, me ramena violemment à la réalité.

« Voyons, dit-il, la première idée qui doit se présenter àl’esprit pour brouiller les lettres d’une phrase, c’est, il mesemble, d’écrire les mots verticalement au lieu de les tracerhorizontalement.

– Tiens ! pensai-je.

– Il faut voir ce que cela produit. Axel, jette une phrasequelconque sur ce bout de papier ; mais, au lieu de disposerles lettres à la suite les unes des autres, mets-les successivementpar colonnes verticales, de manière à les grouper en nombre de cinqou six. »

Je compris ce dont il s’agissait, et immédiatement j’écrivis dehaut en bas :

J m n e , b

e e , t G e

t’ b m i r n

a i a t a !

i e p e ü

« Bon, dit le professeur, sans avoir lu. Maintenant, dispose cesmots sur une ligne horizontale.»

J’obéis, et j’obtins la phrase suivante :

Jmne,b ee,tGe t’bmirn aiata ! iepeü

« Parfait ! fit mon oncle en m’arrachant le papier desmains, voilà qui a déjà la physionomie du vieux document : lesvoyelles sont groupées ainsi que les consonnes dans le mêmedésordre ; il y a même des majuscules au milieu des mots,ainsi que des virgules, tout comme dans le parchemin deSaknussemm ! »

Je ne puis m’empêcher de trouver ces remarques fortingénieuses.

« Or, reprit mon oncle en s’adressant directement à moi, pourlire la phrase que tu viens d’écrire, et que je ne connais pas, ilme suffira de prendre successivement la première lettre de chaquemot, puis la seconde, puis la troisième, ainsi de suite. »

Et mon oncle, à son grand étonnement, et surtout au mien, lut:

Je t’aime bien, ma petite Graüben !

« Hein ! » fit le professeur.

Oui, sans m’en douter, en amoureux maladroit, j’avais tracécette phrase compromettante !

« Ah ! tu aimes Graüben ! reprit mon oncle d’unvéritable ton de tuteur !

– Oui… Non… balbutiai-je !

– Ah ! tu aimes Graüben, reprit-il machinalement. Eh bien,appliquons mon procédé au document en question ! »

Mon oncle, retombé dans son absorbante contemplation, oubliaitdéjà mes imprudentes paroles. Je dis imprudentes, car la tête dusavant ne pouvait comprendre les choses du cœur. Mais,heureusement, la grande affaire du document l’emporta.

Au moment de faire son expérience capitale, les yeux duprofesseur Lidenbrock lancèrent des éclairs à travers ses lunettes.Ses doigts tremblèrent, lorsqu’il reprit le vieux parchemin ;il était sérieusement ému. Enfin il toussa fortement, et d’une voixgrave, appelant successivement la première lettre, puis la secondede chaque mot, il me dicta la série suivante :

messunkaSenrA.icefdoK.segnittamurtn

ecertserrette, rotaivsadua, ednecsedsadne

lacartniiiluJsiratracSarbmutabiledmek

meretarcsilucoYsleffenSnl

En finissant, je l’avouerai, j’étais émotionné, ces lettres,nommées une à une, ne m’avaient présenté aucun sens àl’esprit ; j’attendais donc que le professeur laissât sedérouler pompeusement entre ses lèvres une phrase d’une magnifiquelatinité.

Mais, qui aurait pu le prévoir ! Un violent coup de poingébranla la table. L’encre rejaillit, la plume me sauta desmains.

« Ce n’est pas cela ! s’écria mon oncle, cela n’a pas lesens commun ! »

Puis, traversant le cabinet comme un boulet, descendantl’escalier comme une avalanche, il se précipita dans Königstrasse,et s’enfuit à toutes jambes.

Chapitre 4

 

« Il est parti ? s’écria Marthe en accourant au bruit de laporte de la rue qui, violemment refermée, venait d’ébranler lamaison tout entière.

– Oui ! répondis-je, complètement parti !

– Eh bien ! et son dîner ?fit la vieille servante.

– Il ne dînera pas !

– Et son souper ?

– Il ne soupera pas !

– Comment ? dit Marthe en joignant les mains.

– Non, bonne Marthe, il ne mangera plus, ni personne dans lamaison ! Mon oncle Lidenbrock nous met tous à la diètejusqu’au moment où il aura déchiffré un vieux grimoire qui estabsolument indéchiffrable !

– Jésus ! nous n’avons donc plus qu’à mourir de faim !» Je n’osai pas avouer qu’avec un homme aussi absolu que mon oncle,c’était un sort inévitable. La vieille servante, sérieusementalarmée, retourna dans sa cuisine en gémissant. Quand je fus seul,l’idée me vint d’aller tout conter à Graüben. Mais comment quitterla maison ? Le professeur pouvait rentrer d’un instant àl’autre. Et s’il m’appelait ? Et s’il voulait recommencer cetravail logogryphique, qu’on eût vainement proposé au vieilOedipe ! Et si je ne répondais pas à son appel,qu’adviendrait-il ?

Le plus sage était de rester. Justement, un minéralogiste deBesançon venait de nous adresser une collection de géodessiliceuses qu’il fallait classer. Je me mis au travail. Je triai,j’étiquetai, je disposai dans leur vitrine toutes ces pierrescreuses au-dedans desquelles s’agitaient de petits cristaux.

Mais cette occupation ne m’absorbait pas ; l’affaire duvieux document ne laissait point de me préoccuper étrangement. Matête bouillonnait, et je me sentais pris d’une vague inquiétude.J’avais le pressentiment d’une catastrophe prochaine.

Au bout d’une heure, mes géodes étaient étagées avec ordre. Jeme laissai aller alors dans le grand fauteuil d’Utrecht, les brasballants et la tête renversée. J’allumai ma pipe à long tuyaucourbe, dont le fourneau sculpté représentait une naïadenonchalamment étendue ; puis, je m’amusai à suivre les progrèsde la carbonisation, qui de ma naïade faisait peu à peu unenégresse accomplie. De temps en temps, j’écoutais si quelque pasretentissait dans l’escalier. Mais non. Où pouvait être mon oncleen ce moment ? Je me le figurais courant sous les beaux arbresde la route d’Altona, gesticulant, tirant au mur avec sa canne,d’un bras violent battant les herbes, décapitant les chardons ettroublant dans leur repos les cigognes solitaires.

Rentrerait-il triomphant ou découragé ? Qui aurait raisonl’un de l’autre, du secret ou de lui ? Je m’interrogeaisainsi, et, machinalement, je pris entre mes doigts la feuille depapier sur laquelle s’allongeait l’incompréhensible série deslettres tracées par moi. Je me répétais :

« Qu’est-ce que cela signifie ? »

Je cherchai à grouper ces lettres de manière à former des mots.Impossible ! Qu’on les réunit par deux, trois, ou cinq, ousix, cela ne donnait absolument rien d’intelligible. Il y avaitbien les quatorzième, quinzième et seizième lettres qui faisaientle mot anglais « ice », et la quatre-vingt-quatrième, laquatre-vingt-cinquième et la quatre-vingt-sixième formaient le mot« sir ». Enfin, dans le corps du document, et à la deuxième et à latroisième ligne, je remarquai aussi les mots latins « rota », «mutabile », « ira », « nec », « atra ».

« Diable, pensai-je, ces derniers mots sembleraient donnerraison à mon oncle sur la langue du document ! Et même, à laquatrième ligne, j’aperçois encore le mot « luco » qui se traduitpar « bois sacré ». Il est vrai qu’à la troisième, on lit le mot «tabiled » de tournure parfaitement hébraïque, et à la dernière, lesvocables « mer », « arc », « mère », qui sont purement français.»

Il y avait là de quoi perdre la tête ! Quatre idiomesdifférents dans cette phrase absurde ! Quel rapport pouvait-ilexister entre les mots « glace, monsieur, colère, cruel, boissacré, changeant, mère, arc ou mer ? » Le premier et ledernier seuls se rapprochaient facilement ; rien d’étonnantque, dans un document écrit en Islande, il fût question d’une « merde glace ». Mais de là à comprendre le reste du cryptogramme,c’était autre chose.

Je me débattais donc contre une insoluble difficulté ; moncerveau s’échauffait, mes yeux clignaient sur la feuille depapier ; les cent trente-deux lettres semblaient voltigerautour de moi, comme ces larmes d’argent qui glissent dans l’airautour de notre tête, lorsque le sang s’y est violemment porté.

J’étais en proie à une sorte d’hallucination ;j’étouffais ; il me fallait de l’air. Machinalement, jem’éventai avec la feuille de papier, dont le verso et le recto seprésentèrent successivement à mes regards.

Quelle fut ma surprise, quand, dans l’une de ces voltes rapides,au moment où le verso se tournait vers moi, je crus voir apparaîtredes mots parfaitement lisibles, des mots latins, entre autres «craterem » et « terrestre » !

Soudain une lueur se fit dans mon esprit ; ces seulsindices me firent entrevoir la vérité ; j’avais découvert laloi du chiffre. Pour lire ce document, il n’était pas mêmenécessaire de le lire à travers la feuille retournée ! Non.Tel il était, tel il m’avait été dicté, tel il pouvait être épelécouramment. Toutes les ingénieuses combinaisons du professeur seréalisaient ; il avait eu raison pour la disposition deslettres, raison pour la langue du document ! Il s’en étaitfallu de « rien » qu’il pût lire d’un bout à l’autre cette phraselatine, et ce « rien », le hasard venait de me le donner !

On comprend si je fus ému ! Mes yeux se troublèrent. Je nepouvais m’en servir. J’avais étalé la feuille de papier sur latable. Il me suffisait d’y jeter un regard pour devenir possesseurdu secret.

Enfin je parvins à calmer mon agitation. Je m’imposai la loi defaire deux fois le tour de la chambre pour apaiser mes nerfs, et jerevins m’engouffrer dans le vaste fauteuil.

« Lisons », m’écriai-je, après avoir refait dans mes poumons uneample provision d’air.

Je me penchai sur la table ; je posai mon doigtsuccessivement sur chaque lettre, et, sans m’arrêter, sans hésiter,un instant, je prononçai à haute voix la phrase tout entière.

Mais quelle stupéfaction, quelle terreur m’envahit ! Jerestai d’abord comme frappé d’un coup subit. Quoi ! ce que jevenais d’apprendre s’était accompli ! Un homme avait eu assezd’audace pour pénétrer !…

« Ah ! m’écriai-je en bondissant, mais non ! maisnon ! mon oncle ne le saura pas ! Il ne manquerait plusqu’il vint à connaître un semblable voyage ! Il voudrait engoûter aussi ! Rien ne pourrait l’arrêter ! Un géologuesi déterminé ! Il partirait quand même, malgré tout, en dépitde tout ! Et il m’emmènerait avec lui, et nous n’enreviendrions pas ! Jamais ! jamais ! »

J’étais dans une surexcitation difficile à peindre.

« Non ! non ! ce ne sera pas, dis-je avec énergie, et,puisque je peux empêcher qu’une pareille idée vienne à l’esprit demon tyran, je le ferai. À tourner et à retourner ce document, ilpourrait par hasard en découvrir la clef ! Détruisons-le.»

Il y avait un reste de feu dans la cheminée. Je saisis nonseulement la feuille de papier, mais le parchemin deSaknussem ; d’une main fébrile j’allais précipiter le tout surles charbons et anéantir ce dangereux secret, quand la porte ducabinet s’ouvrit. Mon oncle parut.

Chapitre 5

 

Je n’eus que le temps de replacer sur la table le malencontreuxdocument.

Le professeur Lidenbrock paraissait profondément absorbé. Sapensée dominante ne lui laissait pas un instant de répit ; ilavait évidemment scruté, analysé l’affaire, mis en œuvre toutes lesressources de son imagination pendant sa promenade, et il revenaitappliquer quelque combinaison nouvelle.

En effet, il s’assit dans son fauteuil, et, la plume à la main,il commença à établir des formules qui ressemblaient à un calculalgébrique.

Je suivais du regard sa main frémissante ; je ne perdaispas un seul de ses mouvements. Quelque résultat inespéré allait-ildonc inopinément se produire ? Je tremblais, et sans raison,puisque la vraie combinaison, la « seule », étant déjà trouvée,toute autre recherche devenait forcément vaine.

Pendant trois longues heures, mon oncle travailla sans parler,sans lever la tête, effaçant, reprenant, raturant, recommençantmille fois.

Je savais bien que, s’il parvenait à arranger des lettressuivant toutes les positions relatives qu’elles pouvaient occuper,la phrase se trouverait faite. Mais je savais aussi que vingtlettres seulement peuvent former deux quintillions, quatre centtrente-deux quatrillions, neuf cent deux trillions, huit milliards,cent soixante-seize millions, six cent quarante mille combinaisons.Or, il y avait cent trente-deux lettres dans la phrase, et ces centtrente-deux lettres donnaient un nombre de phrases différentescomposé de cent trente-trois chiffres au moins, nombre presqueimpossible à énumérer et qui échappe à toute appréciation.

J’étais rassuré sur ce moyen héroïque de résoudre leproblème.

Cependant le temps s’écoulait ; la nuit se fit ; lesbruits de la rue s’apaisèrent ; mon oncle, toujours courbé sursa tâche, ne vit rien, pas même la bonne Marthe qui entrouvrit laporte ; il n’entendit rien, pas même la voix de cette digneservante, disant :

« Monsieur soupera-t-il ce soir ? »

Aussi Marthe dut-elle s’en aller sans réponse. Pour moi, aprèsavoir résisté pendant quelque temps, je fus pris d’un invinciblesommeil, et je m’endormis sur un bout du canapé, tandis que mononcle Lidenbrock calculait et raturait toujours.

Quand je me réveillai, le lendemain, l’infatigable piocheurétait encore au travail. Ses yeux rouges, son teint blafard, sescheveux entremêlés sous sa main fiévreuse, ses pommettesempourprées indiquaient assez sa lutte terrible avec l’impossible,et, dans quelles fatigues de l’esprit, dans quelle contention ducerveau, les heures durent s’écouler pour lui.

Vraiment, il me fit pitié. Malgré les reproches que je croyaisêtre en droit de lui faire, une certaine émotion me gagnait. Lepauvre homme était tellement possédé de son idée, qu’il oubliait dese mettre en colère ; toutes ses forces vives se concentraientsur un seul point, et, comme elles ne s’échappaient pas par leurexutoire ordinaire, on pouvait craindre que leur tension ne le fîtéclater d’un instant à l’autre.

Je pouvais d’un geste desserrer cet étau de fer qui lui serraitle crâne, d’un mot seulement ! Et je n’en fis rien.

Cependant j’avais bon cœur. Pourquoi restai-je muet en pareillecirconstance ? Dans l’intérêt même de mon oncle.

« Non, non, répétai-je, non, je ne parlerai pas ! Ilvoudrait y aller, je le connais ; rien ne saurait l’arrêter.C’est une imagination volcanique, et, pour faire ce que d’autresgéologues n’ont point fait, il risquerait sa vie. Je metairai ; je garderai ce secret dont le hasard m’a rendumaître ! Le découvrir, ce serait tuer le professeurLidenbrock ! Qu’il le devine, s’il le peut. Je ne veux pas mereprocher un jour de l’avoir conduit à sa perte ! »

Ceci bien résolu, je me croisai les bras, et j’attendis. Maisj’avais compté sans un incident qui se produisit à quelques heuresde là.

Lorsque la bonne Marthe voulut sortir de la maison pour serendre au marché, elle trouva la porte close ; la grosse clefmanquait à la serrure. Qui l’avait ôtée ? Mon oncleévidemment, quand il rentra la veille après son excursionprécipitée.

Était-ce à dessein ? Était-ce par mégarde ? Voulait-ilnous soumettre aux rigueurs de la faim ? Cela m’eût paru unpeu fort. Quoi ! Marthe et moi, nous serions victimes d’unesituation qui ne nous regardait pas le moins du monde ? Sansdoute, et je me souvins d’un précédent de nature à nous effrayer.En effet, il y a quelques années, à l’époque où mon oncletravaillait à sa grande classification minéralogique, il demeuraquarante-huit heures sans manger, et toute sa maison dut seconformer à cette diète scientifique. Pour mon compte, j’y gagnaides crampes d’estomac fort peu récréatives chez un garçon d’unnaturel assez vorace.

Or, il me parut que le déjeuner allait faire défaut comme lesouper de la veille. Cependant je résolus d’être héroïque et de nepas céder devant les exigences de la faim. Marthe prenait cela trèsau sérieux et se désolait, la bonne femme. Quant à moi,l’impossibilité de quitter la maison me préoccupait davantage etpour cause. On me comprend bien.

Mon oncle travaillait toujours ; son imagination se perdaitdans le monde idéal des combinaisons ; il vivait loin de laterre, et véritablement en dehors des besoins terrestres.

Vers midi, la faim m’aiguillonna sérieusement ; Marthe,très innocemment, avait dévoré la veille les provisions dugarde-manger ; il ne restait plus rien à la maison, Cependantje tins bon. J’y mettais une sorte de point d’honneur.

Deux heures sonnèrent. Cela devenait ridicule, intolérable même.J’ouvrais des yeux démesurés. Je commençai à me dire quej’exagérais l’importance du document ; que mon oncle n’yajouterait pas foi ; qu’il verrait là une simplemystification ; qu’au pis aller on le retiendrait malgré lui,s’il voulait tenter l’aventure ; qu’enfin il pouvait découvritlui-même la clef du « chiffre », et que j’en serais alors pour mesfrais d’abstinence.

Ces raisons, que j’eusse rejetées la veille avec indignation, meparurent excellentes ; je trouvai même parfaitement absurded’avoir attendu si longtemps, et mon parti fut pris de toutdire.

Je cherchais donc une entrée en matière, pas trop brusque, quandle professeur se leva, mit son chapeau et se prépara à sortir.

Quoi, quitter la maison, et nous enfermer encore !Jamais.

« Mon oncle ! » dis-je.

Il ne parut pas m’entendre.

« Mon oncle Lidenbrock ! répétai-je en élevant la voix.

– Hein ? fit-il comme un homme subitement réveillé.

– Eh bien ! cette clef ?

– Quelle clef ? La clef de la porte ?

– Mais non, m’écriai-je, la clef du document ! » Leprofesseur me regarda par-dessus ses lunettes ; il remarquasans doute quelque chose d’insolite dans ma physionomie, car il mesaisit vivement le bras, et, sans pouvoir parler, il m’interrogeadu regard. Cependant jamais demande ne fut formulée d’une façonplus nette.

Je remuai la tête de haut en bas.

Il secoua la sienne avec une sorte de pitié, comme s’il avaitaffaire à un fou.

Je fis un geste plus affirmatif.

Ses yeux brillèrent d’un vif éclat ; sa main devintmenaçante.

Cette conversation muette dans ces circonstances eût intéresséle spectateur le plus indifférent. Et vraiment j’en arrivais à neplus oser parler, tant je craignais que mon oncle ne m’étouffâtdans les premiers embrassements de sa joie. Mais il devint sipressant qu’il fallut répondre.

« Oui, cette clef !… le hasard !…

– Que dis-tu ? s’écria-t-il avec une indescriptibleémotion.

– Tenez, dis-je en lui présentant la feuille de papier surlaquelle j’avais écrit, lisez.

– Mais cela ne signifie rien ! répondit-il en froissant lafeuille.

– Rien, en commençant à lire par le commencement, mais par lafin… »

Je n’avais pas achevé ma phrase que le professeur poussait uncri, mieux qu’un cri, un véritable rugissement ! Unerévélation venait de se faire, dans son esprit. Il étaittransfiguré.

« Ah ! ingénieux Saknussemm ! s’écria-t-il, tu avaisdonc d’abord écrit ta phrase à l’envers ? »

Et se précipitant sur la feuille de papier, l’œil trouble, lavoix émue, il lut le document tout entier, en remontant de ladernière lettre à la première.

Il était conçu en ces termes :

In Sneffels Yoculis craterem kem delibat umbra ScartarisJulii intra calendas descende, audas viator, et terrestre centrumattinges. Kod feci. Arne Saknussem.

Ce qui, de ce mauvais latin, peut être traduit ainsi :

Descends dans le cratère du Yocul de Sneffels que l’ombre duScartaris vient caresser avant les calendes de Juillet, voyageuraudacieux, et tu parviendras au centre de la Terre. Ce que j’aifait. Arne Saknussemm.

Mon oncle, à cette lecture, bondit comme s’il eût inopinémenttouché une bouteille de Leyde. Il était magnifique d’audace, dejoie et de conviction. Il allait et venait ; il prenait satête à deux mains ; il déplaçait les sièges ; il empilaitses livres ; il jonglait, c’est à ne pas le croire, avec sesprécieuses géodes ; il lançait un coup de poing par-ci, unetape par-là. Enfin ses nerfs se calmèrent et, comme un homme épuisépar une trop grande dépense de fluide, il retomba dans sonfauteuil.

« Quelle heure est-il donc ? demanda-t-il après quelquesinstants de silence.

– Trois heures, répondis-je.

– Tiens ! mon dîner a passé vite. Je meurs de faim. Àtable. Puis ensuite…

– Ensuite ?

– Tu feras ma malle.

– Hein ! m’écriai-je.

– Et la tienne ! » répondit l’impitoyable professeur enentrant dans la salle à manger.

Chapitre 6

 

À ces paroles, un frisson me passa par tout le corps. Cependantje me contins. Je résolus même de faire bonne figure. Des argumentsscientifiques pouvaient seuls arrêter le professeurLidenbrock ; or, il y en avait, et de bons, contre lapossibilité d’un pareil voyage. Aller au centre de la terre !Quelle folie ! Je réservai ma dialectique pour le momentopportun, et je m’occupai du repas.

Inutile de rapporter les imprécations de mon oncle devant latable desservie. Tout s’expliqua. La liberté fut rendue à la bonneMarthe. Elle courut au marché et fit si bien, qu’une heure après mafaim était calmée, et je revenais au sentiment de la situation.

Pendant le repas, mon oncle fut presque gai ; il luiéchappait de ces plaisanteries de savant qui ne sont jamais biendangereuses. Après le dessert, il me fit signe de le suivre dansson cabinet.

J’obéis. Il s’assit à un bout de sa table de travail, et moi àl’autre.

« Axel, dit-il d’une voix assez douce, tu es un garçon trèsingénieux ; tu m’as rendu là un fier service, quand, de guerrelasse, j’allais abandonner cette combinaison. Où me serais-jeégaré ? Nul ne peut le savoir ! Je n’oublierai jamaiscela, mon garçon, et de la gloire que nous allons acquérir tu aurasta part. »

« Allons ! pensai-je, il est de bonne humeur ; lemoment est venu de discuter cette gloire. »

« Avant tout, reprit mon oncle, je te recommande le secret leplus absolu, tu m’entends ? Je ne manque pas d’envieux dans lemonde des savants, et beaucoup voudraient entreprendre ce voyage,qui ne s’en douteront qu’à notre retour.

– Croyez-vous, dis-je, que le nombre de ces audacieux fût sigrand ?

– Certes ! qui hésiterait à conquérir une tellerenommée ? Si ce document était connu, une armée entière degéologues se précipiterait sur les traces d’ArneSaknussemm !

– Voilà ce dont je ne suis pas persuadé, mon oncle, car rien neprouve l’authenticité de ce document.

– Comment ! Et le livre dans lequel nous l’avonsdécouvert !

– Bon ! j’accorde que ce Saknussemm ait écrit ces lignes,mais s’ensuit-il qu’il ait réellement accompli ce voyage, et cevieux parchemin ne peut-il renfermer une mystification ? »

Ce dernier mot, un peu hasardé, je regrettai presque de l’avoirprononcé ; le professeur fronça son épais sourcil, et jecraignais d’avoir compromis les suites de cette conversation.Heureusement il n’en fut rien. Mon sévère interlocuteur ébaucha unesorte de sourire sur ses lèvres et répondit :

« C’est ce que nous verrons.

– Ah ! fis-je un peu vexé ; mais permettez-moid’épuiser la série des objections relatives à ce document.

– Parle, mon garçon, ne te gêne pas. Je te laisse toute libertéd’exprimer ton opinion. Tu n’es plus mon neveu, mais mon collègue.Ainsi, va.

– Eh bien, je vous demanderai d’abord ce que sont ce Yocul, ceSneffels et ce Scartaris, dont je n’ai jamais entenduparler ?

– Rien n’est plus facile. J’ai précisément reçu, il y a quelquetemps, une carte de mon ami Augustus Peterman de Leipzig ;elle ne pouvait arriver plus à propos. Prends le troisième atlasdans la seconde travée de la grande bibliothèque, série Z, planche4. »

Je me levai, et, grâce à ces indications précises, je trouvairapidement l’atlas demandé. Mon oncle l’ouvrit et dit :

« Voici une des meilleures cartes de l’Islande, celle deHanderson, et je crois qu’elle va nous donner la solution de toutestes difficultés. »

Je me penchai sur la carte. « Vois cette île composée devolcans, dit le professeur, et remarque qu’ils portent tous le nomde Yocul. Ce mot veut dire « glacier » en islandais, et, sous lalatitude élevée de l’Islande, la plupart des éruptions se font jourà travers les couches de glace. De là cette dénomination de Yoculappliquée à tous les monts ignivomes de l’île.

– Bien, répondis-je ; mais qu’est-ce que le Sneffels ?» J’espérais qu’à cette demande il n’y aurait pas de réponse. Je metrompais. Mon oncle reprit : « Suis-moi sur la côte occidentale del’Islande. Aperçois-tu Reykjawik, sa capitale ? Oui. Bien.Remonte les fjords innombrables de ces rivages rongés par la mer,et arrête-toi un peu au-dessous du soixante-cinquième degré delatitude. Que vois-tu là ?

– Une sorte de presqu’île semblable à un os décharné, quetermine une énorme rotule.

– La comparaison est juste, mon garçon ; maintenant,n’aperçois-tu rien sur cette rotule ?

– Si, un mont qui semble avoir poussé en mer.

– Bon ! c’est le Sneffels.

– Le Sneffels ?

– Lui-même, une montagne haute de cinq mille pieds, l’une desplus remarquables de l’île, et à coup sûr la plus célèbre du mondeentier, si son cratère aboutit au centre du globe.

– Mais c’est impossible ! m’écriai-je en haussant lesépaules et révolté contre une pareille supposition.

– Impossible ! répondit le professeur Lidenbrock d’un tonsévère. Et pourquoi cela ?

– Parce que ce cratère est évidemment obstrué par les laves, lesroches brûlantes, et qu’alors…

– Et si c’est un cratère éteint ?

– Éteint ?

– Oui. Le nombre des volcans en activité à la surface du globen’est actuellement que de trois cents environ ; mais il existeune bien plus grande quantité de volcans éteints. Or le Sneffelscompte parmi ces derniers, et, depuis les temps historiques, il n’aeu qu’une seule éruption, celle de 1219 ; à partir de cetteépoque, ses rumeurs se sont apaisées peu à peu, et il n’est plus aunombre des volcans actifs. »

À ces affirmations positives je n’avais absolument rien àrépondre ; je me rejetai donc sur les autres obscurités querenfermait le document.

« Que signifie ce mot Scartaris, demandai-je, et que viennentfaire là les calendes de juillet ? »

Mon oncle prit quelques moments de réflexion. J’eus un instantd’espoir, mais un seul, car bientôt il me répondit en ces termes:

« Ce que tu appelles obscurité est pour moi lumière. Cela prouveles soins ingénieux avec lesquels Saknussemm a voulu préciser sadécouverte. Le Sneffels est formé de plusieurs cratères ; il yavait donc nécessité d’indiquer celui d’entre eux qui mène aucentre du globe. Qu’a fait le savant Islandais ? Il a remarquéqu’aux approches des calendes de juillet, c’est-à-dire vers lesderniers jours du mois de juin, un des pics de la montagne, leScartaris, projetait son ombre jusqu’à l’ouverture du cratère enquestion, et il a consigné le fait dans son document. Pouvait-ilimaginer une indication plus exacte, et une fois arrivés au sommetdu Sneffels, nous sera-t-il possible d’hésiter sur le chemin àprendre ? »

Décidément mon oncle avait réponse à tout. Je vis bien qu’ilétait inattaquable sur les mots du vieux parchemin. Je cessai doncde le presser à ce sujet, et, comme il fallait le convaincre avanttout, je passais aux objections scientifiques, bien autrementgraves, à mon avis.

« Allons, dis-je, je suis forcé d’en convenir, la phrase deSaknussemm est claire et ne peut laisser aucun doute à l’esprit.J’accorde même que le document a un air de parfaite authenticité.Ce savant est allé au fond du Sneffels ; il a vu l’ombre duScartaris caresser les bords du cratère avant les calendes dejuillet ; il a même entendu raconter dans les récitslégendaires de son temps que ce cratère aboutissait au centre de laterre ; mais quant à y être parvenu lui-même, quant à avoirfait le voyage et à en être revenu, s’il l’a entrepris, non, centfois non !

– Et la raison ? dit mon oncle d’un ton singulièrementmoqueur.

– C’est que toutes les théories de la science démontrent qu’unepareille entreprise est impraticable !

– Toutes les théories disent cela ? répondit le professeuron prenant un air bonhomme. Ah ! les vilaines théories !comme elles vont nous gêner, ces pauvres théories ! »

Je vis qu’il se moquait de moi, mais je continuai néanmoins:

« Oui ! il est parfaitement reconnu que la chaleur augmenteenviron d’un degré par soixante-dix pieds de profondeur au-dessousde la surface du globe ; or, en admettant cetteproportionnalité constante, le rayon terrestre étant de quinzecents lieues, il existe au centre une température de deux millionsde degrés. Les matières de l’intérieur de la terre se trouvent doncà l’état de gaz incandescent, car les métaux, l’or, le platine, lesroches les plus dures, ne résistent pas à une pareille chaleur.J’ai donc le droit de demander s’il est possible de pénétrer dansun semblable milieu !

– Ainsi, Axel, c’est la chaleur qui t’embarrasse ?

– Sans doute. Si nous arrivions à une profondeur de dix lieuesseulement, nous serions parvenus à la limite de l’écorce terrestre,car déjà la température est supérieure à treize cents degrés.

– Et tu as peur d’entrer en fusion ?

– Je vous laisse la question à décider, répondis-je avechumeur.

– Voici ce que je décide, répondit le professeur Lidenbrock enprenant ses grands airs ; c’est que ni toi ni personne ne saitd’une façon certaine ce qui se passe à l’intérieur du globe,attendu qu’on connaît à peine la douze millième partie de sonrayon ; c’est que la science est éminemment perfectible et quechaque théorie est incessamment détruite par une théorie nouvelle.N’a-t-on pas cru jusqu’à Fourier que la température des espacesplanétaires allait toujours diminuant, et ne sait-on pasaujourd’hui que les plus grands froids des régions éthérées nedépassent pas quarante ou cinquante degrés au-dessous dezéro ? Pourquoi n’en serait-il pas ainsi de la chaleurinterne ? Pourquoi, à une certaine profondeur,n’atteindrait-elle pas une limite infranchissable, au lieu des’élever jusqu’au degré de fusion des minéraux les plusréfractaires ? »

Mon oncle plaçant la question sur le terrain des hypothèses, jen’eus rien à répondre.

« Eh bien, je te dirai que de véritables savants, Poisson entreautres, ont prouvé que, si une chaleur de deux millions de degrésexistait à l’intérieur du globe, les gaz incandescents provenantdes matières fondues acquerraient une élasticité telle que l’écorceterrestre ne pourrait y résister et éclaterait comme les paroisd’une chaudière sous l’effort de la vapeur.

– C’est l’avis de Poisson, mon oncle, voilà tout.

– D’accord, mais c’est aussi l’avis d’autres géologuesdistingués, que l’intérieur du globe n’est formé ni de gaz nid’eau, ni des plus lourdes pierres que nous connaissions, car, dansce cas, la terre aurait un poids deux fois moindre.

– Oh ! avec les chiffres on prouve tout ce qu’onveut !

– Et avec les faits, mon garçon, en est-il de même ?N’est-il pas constant que le nombre des volcans a considérablementdiminué depuis les premiers jours du monde, et, si chaleur centraleil y a, ne peut-on en conclure qu’elle tend às’affaiblir ?

– Mon oncle, si vous entrez dans le champ des suppositions, jen’ai plus à discuter.

– Et moi j’ai à dire qu’à mon opinion se joignent les opinionsde gens fort compétents. Te souviens-tu d’une visite que me fit lecélèbre chimiste anglais Humphry Davy en 1825 ?

– Aucunement, car je ne suis venu au monde que dix-neuf ansaprès.

– Eh bien, Humphry Davy vint me voir à son passage à Hambourg.Nous discutâmes longtemps, entre autres questions, l’hypothèse dela liquidité du noyau intérieur de la terre. Nous étions tous deuxd’accord que cette liquidité ne pouvait exister, par une raison àlaquelle la science n’a jamais trouvé de réponse.

– Et laquelle ? dis-je un peu étonné.

– C’est que cette masse liquide serait sujette comme l’Océan, àl’attraction de la lune, et conséquemment, deux fois par jour, ilse produirait des marées intérieures qui, soulevant l’écorceterrestre, donneraient lieu à des tremblements de terrepériodiques !

– Mais il est pourtant évident que la surface du globe a étésoumise à la combustion, et il est permis de supposer que la croûteextérieure s’est refroidie d’abord, tandis que la chaleur seréfugiait au centre.

– Erreur, répondit mon oncle ; la terre a été échauffée parla combustion de sa surface, et non autrement. Sa surface étaitcomposée d’une grande quantité de métaux, tels que le potassium, lesodium, qui ont la propriété de s’enflammer au seul contact del’air et de l’eau ; ces métaux prirent feu quand les vapeursatmosphériques se précipitèrent en pluie sur le sol, et peu à peu,lorsque les eaux pénétrèrent dans les fissures de l’écorceterrestre, elles déterminèrent de nouveaux incendies avecexplosions et éruptions. De là les volcans si nombreux aux premiersjours du monde.

– Mais voilà une ingénieuse hypothèse ! m’écriai-je un peumalgré moi.

– Et qu’Humphry Davy me rendit sensible, ici même, par uneexpérience bien simple. Il composa une boule métallique faiteprincipalement des métaux dont je viens de parler, et qui figuraitparfaitement notre globe ; lorsqu’on faisait tomber une finerosée à sa surface, celle-ci se boursouflait, s’oxydait et formaitune petite montagne ; un cratère s’ouvrait à son sommet ;l’éruption avait lieu et communiquait à toute la boule une chaleurtelle qu’il devenait impossible de la tenir à la main. »

Vraiment, je commençais à être ébranlé par les arguments duprofesseur ; il les faisait valoir d’ailleurs avec sa passionet son enthousiasme habituels.

« Tu le vois, Axel, ajouta-t-il, l’état du noyau central asoulevé des hypothèses diverses entre les géologues ; rien demoins prouvé que ce fait d’une chaleur interne ; suivant moi,elle n’existe pas ; elle ne saurait exister ; nous leverrons, d’ailleurs, et, comme Arne Saknussemm, nous saurons à quoinous en tenir sur cette grande question.

– Eh bien ! oui, répondis-je en me sentant gagner à cetenthousiasme ; oui, nous le verrons, si on y voittoutefois.

– Et pourquoi pas ? Ne pouvons-nous compter sur desphénomènes électriques pour nous éclairer, et même surl’atmosphère, que sa pression peut rendre lumineuse en s’approchantdu centre ?

– Oui, dis-je, oui ! cela est possible, après tout.

– Cela est certain, répondit triomphalement mon oncle ;mais silence, entends-tu ! silence sur tout ceci, et quepersonne n’ait idée de découvrir avant nous le centre de la terre.»

Chapitre 7

 

Ainsi se termina cette mémorable séance. Cet entretien me donnala fièvre. Je sortis du cabinet de mon oncle comme étourdi, et iln’y avait pas assez d’air dans les rues de Hambourg pour meremettre. Je gagnai donc les bords de l’Elbe, du côté du bac àvapeur qui met la ville en communication avec le chemin de fer deHambourg.

Étais-je convaincu de ce que je venais d’apprendre ?N’avais-je pas subi la domination du professeur Lidenbrock ?Devais-je prendre au sérieux sa résolution d’aller au centre dumassif terrestre ? Venais-je d’entendre les spéculationsinsensées d’un fou ou les déductions scientifiques d’un grandgénie ? En tout cela, où s’arrêtait la vérité, où commençaitl’erreur ?

Je flottais entre mille hypothèses contradictoires, sans pouvoirm’accrocher à aucune.

Cependant je me rappelais avoir été convaincu, quoique monenthousiasme commençât à se modérer ; mais j’aurais voulupartir immédiatement et ne pas prendre le temps de la réflexion.Oui, le courage ne m’eût pas manqué pour boucler ma valise en cemoment.

Il faut pourtant l’avouer, une heure après, cette surexcitationtomba ; mes nerfs se détendirent, et des profonds abîmes de laterre je remontai à sa surface.

« C’est absurde ! m’écriai-je ; cela n’a pas le senscommun ! Ce n’est pas une proposition sérieuse à faire à ungarçon sensé. Rien de tout cela n’existe. J’ai mal dormi, j’ai faitun mauvais rêve. »

Cependant j’avais suivi les bords de l’Elbe et tourné la ville.Après avoir remonté le port, j’étais arrivé à la route d’Altona. Unpressentiment me conduisait, pressentiment justifié, car j’aperçusbientôt ma petite Graüben qui, de son pied leste, revenaitbravement à Hambourg.

« Graüben ! » lui criai-je de loin.

La jeune fille s’arrêta, un peu troublée, j’imagine, des’entendre appeler ainsi sur une grande route. En dix pas je fusprès d’elle.

« Axel ! fit-elle surprise. Ah ! tu es venu à marencontre ! C’est bien cela, monsieur. »

Mais, en me regardant, Graüben ne put se méprendre à mon airinquiet, bouleversé.

« Qu’as-tu donc ? dit-elle en me tendant la main.

– Ce que j’ai, Graüben ! » m’écriai-je. En deux secondes eten trois phrases ma jolie Virlandaise était au courant de lasituation. Pendant quelques instants elle garda le silence. Soncœur palpitait-il à l’égal du mien ? Je l’ignore, mais sa mainne tremblait pas dans la mienne. Nous fîmes une centaine de passans parler. « Axel ! me dit-elle enfin.

– Ma chère Graüben !

– Ce sera là un beau voyage. »

Je bondis à ces mots.

« Oui, Axel, un voyage digne du neveu d’un savant. Il est bienqu’un homme se soit distingué par quelque grandeentreprise !

– Quoi ! Graüben, tu ne me détournes pas de tenter unepareille expédition ?

– Non, cher Axel, et ton oncle et toi, je vous accompagneraisvolontiers, si une pauvre fille ne devait être un embarras pourvous.

– Dis-tu vrai ?

– Je dis vrai. » Ah ! femmes, jeunes filles, cœurs fémininstoujours incompréhensibles ! Quand vous n’êtes pas les plustimides des êtres, vous en êtes les plus braves ! La raisonn’a que faire auprès de vous. Quoi ! cette enfantm’encourageait à prendre part à cette expédition ! Elle n’eûtpas craint de tenter l’aventure. Elle m’y poussait, moi qu’elleaimait cependant ! J’étais déconcerté et, pourquoi ne pas ledire, honteux. « Graüben, repris-je, nous verrons si demain tuparleras de cette manière.

– Demain, cher Axel, je parlerai comme aujourd’hui. » Graüben etmoi, nous tenant par la main, mais gardant un profond silence, nouscontinuâmes notre chemin, j’étais brisé par les émotions de lajournée. « Après tout, pensai-je, les calendes de juillet sontencore loin et, d’ici là, bien des événements se passeront quiguériront mon oncle de sa manie de voyager sous terre. » La nuitétait venue quand nous arrivâmes à la maison de Königstrasse. Jem’attendais à trouver la demeure tranquille, mon oncle couchésuivant son habitude et la bonne Marthe donnant à la salle à mangerle dernier coup de plumeau du soir.

Mais j’avais compté sans l’impatience du professeur. Je letrouvai criant, s’agitant au milieu d’une troupe de porteurs quidéchargeaient certaines marchandises dans l’allée ; la vieilleservante ne savait où donner de la tête.

« Mais viens donc, Axel ; hâte-toi donc, malheureux !s’écria mon oncle du plus loin qu’il m’aperçut, et ta malle quin’est pas faite, et mes papiers qui ne sont pas en ordre, et monsac de voyage dont je ne trouve pas la clef, et mes guêtres quin’arrivent pas ! »

Je demeurai stupéfait. La voix me manquait pour parler. C’est àpeine si mes lèvres purent articuler ces mots :

« Nous partons donc ?

– Oui, malheureux garçon, qui vas te promener au lieu d’êtrelà !

– Nous partons ? répétai-je d’une voix affaiblie.

– Oui, après-demain matin, à la première heure. » Je ne pus enentendre davantage, et je m’enfuis dans ma petite chambre. Il n’yavait plus à en douter ; mon oncle venait d’employer sonaprès-midi à se procurer une partie des objets et ustensilesnécessaires à son voyage ; l’allée était encombrée d’échellesde cordes, de cordes à nœuds, de torches, de gourdes, de cramponsde fer, de pics, de bâtons ferrés, de pioches, de quoi charger dixhommes au moins. Je passai une nuit affreuse. Le lendemain jem’entendis appeler de bonne heure. J’étais décidé à ne pas ouvrirma porte. Mais le moyen de résister à la douce voix qui prononçaitces mots : « Mon cher Axel ? »

Je sortis de ma chambre. Je pensai que mon air défait, mapâleur, mes yeux rougis par l’insomnie allaient produire leur effetsur Graüben et changer ses idées.

« Ah ! mon cher Axel, me dit-elle, je vois que tu te portesmieux et que la nuit t’a calmé.

– Calmé ! » m’écriai-je. Je me précipitai vers mon miroir.Eh bien, j’avais moins mauvaise mine que je ne le supposais.C’était à n’y pas croire. « Axel, me dit Graüben, j’ai longtempscausé avec mon tuteur. C’est un hardi savant, un homme de grandcourage, et tu te souviendras que son sang coule dans tes veines.Il m’a raconté ses projets, ses espérances, pourquoi et comment ilespère atteindre son but. Il y parviendra, je n’en doute pas.Ah ! cher Axel, c’est beau de se dévouer ainsi à lascience ! Quelle gloire attend M. Lidenbrock et rejaillira surson compagnon ! Au retour, Axel, tu seras un homme, son égal,libre de parler, libre d’agir, libre enfin de… » La jeune fille,rougissante, n’acheva pas. Ses paroles me ranimaient. Cependant jene voulais pas croire encore à notre départ. J’entraînai Graübenvers le cabinet du professeur.

« Mon oncle, dis-je, il est donc bien décidé que nouspartons ?

– Comment ! tu en doutes ?

– Non, dis-je afin de ne pas le contrarier. Seulement, je vousdemanderai ce qui nous presse.

– Mais le temps ! le temps qui fuit avec une irréparablevitesse !

– Cependant nous ne sommes qu’au 26 mai, et jusqu’à la fin dejuin…

– Eh ! crois-tu donc, ignorant, qu’on se rende sifacilement en Islande ? Si tu ne m’avais pas quitté comme unfou, je t’aurais emmené au Bureau-office de Copenhague, chezLiffender et Co. Là, tu aurais vu que de Copenhague à Reykjawik iln’y a qu’un service.

– Eh bien ?

– Eh bien ! si nous attendions au 22 juin, nous arriverionstrop tard pour voir l’ombre du Scartaris caresser le cratère duSneffels ! Il faut donc gagner Copenhague au plus vite pour ychercher un moyen de transport. Va faire ta malle ! »

Il n’y avait pas un mot à répondre. Je remontai dans ma chambre.Graüben me suivit. Ce fut elle qui se chargea de mettre en ordre,dans une petite valise, les objets nécessaires à mon voyage. Ellen’était pas plus émue que s’il se fût agi d’une promenade à Lubeckou à Heligoland. Ses petites mains allaient et venaient sansprécipitation. Elle causait avec calme. Elle me donnait les raisonsles plus sensées en faveur de notre expédition. Elle m’enchantait,et je me sentais une grosse colère contre elle. Quelquefois jevoulais m’emporter, mais elle n’y prenait garde et continuaitméthodiquement sa tranquille besogne.

Enfin la dernière courroie de la valise fut bouclée. Jedescendis au rez-de-chaussée.

Pendant cette journée les fournisseurs d’instruments dephysique, d’armes, d’appareils électriques s’étaient multipliés. Labonne Marthe en perdait la tête.

« Est-ce que monsieur est fou ? » me dit-elle.

Je fis un signe affirmatif.

« Et il vous emmène avec lui ? »

Même affirmation.

« Où cela ? » dit-elle.

J’indiquai du doigt le centre de la terre.

« À la cave ? s’écria la vieille servante.

– Non, dis-je enfin, plus bas ! » Le soir arriva. Jen’avais plus conscience du temps écoulé. « À demain matin, dit mononcle, nous partons à six heures précises. » À dix heures je tombaisur mon lit comme une masse inerte.

Pendant la nuit mes terreurs me reprirent.

Je la passai à rêver de gouffres ! J’étais en proie audélire. Je me sentais étreint par la main vigoureuse du professeur,entraîné, abîmé, enlisé ! Je tombais au fond d’insondablesprécipices avec cette vitesse croissante des corps abandonnés dansl’espace. Ma vie n’était plus qu’une chute interminable.

Je me réveillai à cinq heures, brisé de fatigue et d’émotion. Jedescendis à la salle à manger. Mon oncle était à table. Ildévorait. Je le regardai avec un sentiment d’horreur. Mais Graübenétait là. Je ne dis rien. Je ne pus manger.

À cinq heures et demie, un roulement se fit entendre dans larue. Une large voiture arrivait pour nous conduire au chemin de ferd’Altona. Elle fut bientôt encombrée des colis de mon oncle.

« Et ta malle ? me dit-il.

– Elle est prête, répondis-je en défaillant.

– Dépêche-toi donc de la descendre, ou tu vas nous faire manquerle train ! »

Lutter contre ma destinée me parut alors impossible. Je remontaidans ma chambre, et, laissant glisser ma valise sur les marches del’escalier, je m’élançai à sa suite.

En ce moment mon oncle remettait solennellement entre les mainsde Graüben « les rênes » de sa maison. Ma jolie Virlandaiseconservait son calme habituel. Elle embrassa son tuteur, mais ellene put retenir une larme en effleurant ma joue de ses douceslèvres.

« Graüben ! m’écriai-je.

– Va, mon cher Axel, va, me dit-elle, tu quittes ta fiancée,mais tu trouveras ta femme au retour. »

Je serrai Graüben dans mes bras, et pris place dans la voiture.Marthe et la jeune fille, du seuil de la porte, nous adressèrent undernier adieu ; puis les deux chevaux, excités par lesifflement de leur conducteur, s’élancèrent au galop sur la routed’Altona.

Chapitre 8

 

Altona, véritable banlieue de Hambourg, est tête de ligne duchemin de fer de Kiel qui devait nous conduire au rivage des Belt.En moins de vingt minutes, nous entrions sur le territoire duHolstein.

À six heures et demie la voiture s’arrêta devant la gare ;les nombreux colis de mon oncle, ses volumineux articles de voyagefurent déchargés, transportés, pesés, étiquetés, rechargés dans lewagon de bagages, et à sept heures nous étions assis l’un vis-à-visde l’autre dans le même compartiment. La vapeur siffla, lalocomotive se mit en mouvement. Nous étions partis.

Étais-je résigné ? Pas encore. Cependant l’air frais dumatin, les détails de la route rapidement renouvelés par la vitessedu train me distrayaient de ma grande préoccupation.

Quant à la pensée du professeur, elle devançait évidemment ceconvoi trop lent au gré de son impatience. Nous étions seuls dansle wagon, mais sans parler. Mon oncle revisitait ses poches et sonsac de voyage avec une minutieuse attention. Je vis bien que rienne lui manquait des pièces nécessaires à l’exécution de sesprojets.

Entre autres, une feuille de papier, pliée avec soin, portaitl’en-tête de la chancellerie danoise, avec la signature de M.Christiensen, consul à Hambourg et l’ami du professeur. Cela devaitnous donner toute facilité d’obtenir à Copenhague desrecommandations pour le gouverneur de l’Islande.

J’aperçus aussi le fameux document précieusement enfoui dans laplus secrète poche du portefeuille. Je le maudis du fond du cœur,et je me remis à examiner le pays. C’était une vaste suite deplaines peu curieuses, monotones, limoneuses et assez fécondes :une campagne très favorable à l’établissement d’un railway etpropice à ces lignes droites si chères aux compagnies de chemins defer.

Mais cette monotonie n’eut pas le temps de ma fatiguer, car,trois heures après notre départ, le train s’arrêtait à Kiel, à deuxpas de la mer.

Nos bagages étant enregistrés pour Copenhague, il n’y eut pas às’en occuper. Cependant le professeur les suivit d’un œil inquietpendant leur transport au bateau à vapeur. Là ils disparurent àfond de cale.

Mon oncle, dans sa précipitation, avait si bien calculé lesheures de correspondance du chemin de fer et du bateau, qu’il nousrestait une journée entière à perdre. Le steamerl’Ellenora ne partait pas avant la nuit. De là une fièvrede neuf heures, pendant laquelle l’irascible voyageur envoya à tousles diables l’administration des bateaux et des railways et lesgouvernements qui toléraient de pareils abus. Je dus faire chorusavec lui quand il entreprit le capitaine de l’Ellenora àce sujet. Il voulait l’obliger à chauffer sans perdre un instant.L’autre l’envoya promener.

À Kiel, comme ailleurs, il faut bien qu’une journée se passe. Àforce de nous promener sur les rivages verdoyants de la baie aufond de laquelle s’élève la petite ville, de parcourir les boistouffus qui lui donnent l’apparence d’un nid dans un faisceau debranches, d’admirer les villas pourvues chacune de leur petitemaison de bain froid, enfin de courir et de maugréer, nousatteignîmes dix heures du soir.

Les tourbillons de la fumée de l’Ellenora sedéveloppaient dans le ciel ; le pont tremblotait sous lesfrissonnements de la chaudière ; nous étions à bord etpropriétaires de deux couchettes étagées dans l’unique chambre dubateau.

À dix heures un quart les amarres furent larguées, et le steamerfila rapidement sur les sombres eaux du Grand Belt.

La nuit était noire ; il y avait belle brise et fortemer ; quelques feux de la côte apparurent dans lesténèbres ; plus tard, je ne sais, un phare à éclats étincelaau-dessus des flots ; ce fut tout ce qui resta dans monsouvenir de cette première traversée.

À sept heures du matin nous débarquions à Korsor, petite villesituée sur la côte occidentale du Seeland. Là nous sautions dubateau dans un nouveau chemin de fer qui nous emportait à traversun pays non moins plat que les campagnes du Holstein.

C’était encore trois heures de voyage avant d’atteindre lacapitale du Danemark. Mon oncle n’avait pas fermé l’œil de la nuit.Dans son impatience, je crois qu’il poussait le wagon avec sespieds.

Enfin il aperçut une échappée de mer.

« Le Sund ! » s’écria-t-il.

Il y avait sur notre gauche une vaste construction quiressemblait à un hôpital.

« C’est une maison de fous, dit un de nos compagnons de voyage.»

« Bon, pensai-je, voilà un établissement où nous devrions finirnos jours ! Et, si grand qu’il fût, cet hôpital serait encoretrop petit pour contenir toute la folie du professeurLidenbrock ! »

Enfin, à dix heures du matin, nous prenions pied àCopenhague ; les bagages furent chargés sur une voiture etconduits avec nous à l’hôtel du Phœnix dans Bred-Gade. Ce futl’affaire d’une demi-heure, car la gare est située en dehors de laville. Puis mon oncle, faisant une toilette sommaire, m’entraîna àsa suite. Le portier de l’hôtel parlait l’allemand etl’anglais ; mais le professeur, en sa qualité de polyglotte,l’interrogea en bon danois, et ce fut en bon danois que cepersonnage lui indiqua la situation du Muséum des Antiquités duNord.

Le directeur de ce curieux établissement, où sont entassées desmerveilles qui permettraient de reconstruire l’histoire du paysavec ses vieilles armes de pierre, ses hanaps et ses bijoux, étaitun savant, l’ami du consul de Hambourg, M. le professeurThomson.

Mon oncle avait pour lui une chaude lettre de recommandation. Engénéral, un savant en reçoit assez mal un autre. Mais ici ce futtout autrement. M. Thomson, en homme serviable, fit un cordialaccueil au professeur Lidenbrock, et même à son neveu. Dire quenotre secret fut gardé vis-à-vis de l’excellent directeur duMuséum, c’est à peine nécessaire. Nous voulions tout bonnementvisiter l’Islande en amateurs désintéressés.

M. Thomson se mit entièrement à notre disposition, et nouscourûmes les quais afin de chercher un navire en partance.

J’espérais que les moyens de transport manqueraientabsolument ; mais il n’en fut rien. Une petite goélettedanoise, la Valkyrie, devait mettre à la voile le 2 juinpour Reykjawik. Le capitaine, M. Bjarne, se trouvait à bord ;son futur passager, dans sa joie, lui serra les mains à les briser.Ce brave homme fut un peu étonné d’une pareille étreinte. Iltrouvait tout simple d’aller en Islande, puisque c’était sonmétier. Mon oncle trouvait cela sublime. Le digne capitaine profitade cet enthousiasme pour nous faire payer double le passage sur sonbâtiment. Mais nous n’y regardions pas de si près.

« Soyez à bord mardi, à sept heures du matin », dit M. Bjarneaprès avoir empoché un nombre respectable de species-dollars. Nousremerciâmes alors M. Thomson de ses bons soins, et nous revînmes àl’hôtel du Phœnix.

« Cela va bien ! cela va très bien, répétait mon oncle.Quel heureux hasard d’avoir trouvé ce bâtiment prêt à partir !Maintenant déjeunons, et allons visiter la ville. »

Nous nous rendîmes à Kongens-Nye-Torw, place irrégulière où setrouve un poste avec deux innocents canons braqués qui ne font peurà personne. Tout près, au n° 5, il y avait une « restauration »française, tenue par un cuisinier nommé Vincent ; nous ydéjeunâmes suffisamment pour le prix modéré de quatre markschacun.[1]

Puis je pris un plaisir d’enfant à parcourir la ville ; mononcle se laissait promener ; d’ailleurs il ne vit rien, nil’insignifiant palais du roi, ni le joli pont du dix-septièmesiècle qui enjambe le canal devant le Muséum, ni cet immensecénotaphe de Torwaldsen, orné de peintures murales horribles et quicontient à l’intérieur les œuvres de ce statuaire, ni, dans unassez beau parc, le château bonbonnière de Rosenborg, nil’admirable édifice renaissance de la Bourse, ni son clocher faitavec les queues entrelacées de quatre dragons de bronze, ni lesgrands moulins des remparts, dont les vastes ailes s’enflaientcomme les voiles d’un vaisseau au vent de la mer.

Quelles délicieuses promenades nous eussions faites, ma jolieVirlandaise et moi, du côté du port où les deux-ponts et lesfrégates dormaient paisiblement sous leur toiture rouge, sur lesbords verdoyants du détroit, à travers ces ombrages touffus au seindesquels se cache la citadelle, dont les canons allongent leurgueule noirâtre entre les branches des sureaux et dessaules !

Mais, hélas ! elle était loin, ma pauvre Graüben, etpouvais-je espérer de la revoir jamais ?

Cependant, si mon oncle ne remarqua rien de ces sitesenchanteurs, il fut vivement frappé par la vue d’un certain clochersitué dans l’île d’Amak, qui forme le quartier sud-ouest deCopenhague.

Je reçus l’ordre de diriger nos pas de ce côté ; je montaidans une petite embarcation à vapeur qui faisait le service descanaux, et, en quelques instants, elle accosta le quai deDock-Yard.

Après avoir traversé quelques rues étroites où des galériens,vêtus de pantalons mi-partie jaunes et gris, travaillaient sous lebâton des argousins, nous arrivâmes devant Vor-Frelsers-Kirk. Cetteéglise n’offrait rien de remarquable. Mais voici pourquoi sonclocher assez élevé avait attiré l’attention du professeur : àpartir de la plate-forme, un escalier extérieur circulait autour desa flèche, et ses spirales se déroulaient en plein ciel.

« Montons, dit mon oncle.

– Mais, le vertige ? répliquai-je.

– Raison de plus, il faut s’y habituer.

– Cependant…

– Viens, te dis-je, ne perdons pas de temps. » Il fallut obéir.Un gardien, qui demeurait de l’autre côté de la rue, nous remit uneclef, et l’ascension commença. Mon oncle me précédait d’un pasalerte. Je le suivais non sans terreur, car la tête me tournaitavec une déplorable facilité. Je n’avais ni l’aplomb des aigles nil’insensibilité de leurs nerfs. Tant que nous fûmes emprisonnésdans la vis intérieure, tout alla bien ; mais après centcinquante marches l’air vint me frapper au visage, nous étionsparvenus à la plate-forme du clocher. Là commençait l’escalieraérien, gardé par une frêle rampe, et dont les marches, de plus enplus étroites, semblaient monter vers l’infini. « Je ne pourraijamais ! m’écriai-je.

– Serais-tu poltron, par hasard ? Monte ! » réponditimpitoyablement le professeur.

Force fut de le suivre en me cramponnant. Le grand airm’étourdissait ; je sentais le clocher osciller sous lesrafales ; mes jambes se dérobaient ; je grimpai bientôtsur les genoux, puis sur le ventre ; je fermais lesyeux ; j’éprouvais le mal de l’espace.

Enfin, mon oncle me tirant par le collet, j’arrivai près de laboule.

« Regarde, me dit-il, et regarde bien ! il faut prendredes leçons d’abîme ! »

J’ouvris les yeux. J’aperçus les maisons aplaties et commeécrasées par une chute, au milieu du brouillard des fumées.Au-dessus de ma tête passaient des nuages échevelés, et, par unrenversement d’optique, ils me paraissaient immobiles, tandis quele clocher, la boule, moi, nous étions entraînés avec unefantastique vitesse. Au loin, d’un côté s’étendait la campagneverdoyante ; de l’autre étincelait la mer sous un faisceau derayons. Le Sund se déroulait à la pointe d’Elseneur, avec quelquesvoiles blanches, véritables ailes de goéland, et dans la brume del’est ondulaient les côtes à peine estompées de la Suède. Toutecette immensité tourbillonnait à mes regards.

Néanmoins il fallut me lever, me tenir droit et regarder. Mapremière leçon de vertige dura une heure. Quand enfin il me futpermis de redescendre et de toucher du pied le pavé solide desrues, j’étais courbaturé.

« Nous recommencerons demain », dit mon professeur.

Et en effet, pendant cinq jours, je repris cet exercicevertigineux, et, bon gré mal gré, je fis des progrès sensibles dansl’art « des hautes contemplations ».

Chapitre 9

 

Le jour du départ arriva. La veille, le complaisant M. Thomsonnous avait apporté des lettres de recommandations pressantes pourle comte Trampe, gouverneur de l’Islande, M. Pietursson, lecoadjuteur de l’évêque, et M. Finsen, maire de Reykjawik. Enretour, mon oncle lui octroya les plus chaleureuses poignées demain.

Le 2, à six heures du matin, nos précieux bagages étaient rendusà bord de la Valkyrie. Le capitaine nous conduisit à descabines assez étroites et disposées sous une espèce de rouffle.

« Avons-nous bon vent ? demanda mon oncle.

– Excellent, répondit le capitaine Bjarne ; un vent desud-est. Nous allons sortir du Sund grand largue et toutes voilesdehors. »

Quelques instants plus tard, la goélette, sous sa misaine, sabrigantine, son hunier et son perroquet, appareilla et donna àpleine toile dans le détroit. Une heure après la capitale duDanemark semblait s’enfoncer dans les flots éloignés et laValkyrie rasait la côte d’Elseneur. Dans la dispositionnerveuse où je me trouvais, je m’attendais à voir l’ombre d’Hamleterrant sur la terrasse légendaire.

« Sublime insensé ! disais-je, tu nous approuverais sansdoute ! tu nous suivrais peut-être pour venir au centre duglobe chercher une solution à ton doute éternel ! »

Mais rien ne parut sur les antiques murailles ; le châteauest, d’ailleurs, beaucoup plus jeune que l’héroïque prince deDanemark. Il sert maintenant de loge somptueuse au portier de cedétroit du Sund où passent chaque année quinze mille navires detoutes les nations.

Le château de Krongborg disparut bientôt dans la brume, ainsique la tour d’Helsinborg, élevée sur la rive suédoise, et lagoélette s’inclina légèrement sous les brises du Cattégat.

La Valkyrie était fine voilière, mais avec un navire àvoiles on ne sait jamais trop sur quoi compter. Elle transportait àReykjawik du charbon, des ustensiles de ménage, de la poterie, desvêtements de laine et une cargaison de blé ; cinq hommesd’équipage, tous Danois, suffisaient à la manœuvrer.

« Quelle sera la durée de la traversée ? demanda mon oncleau capitaine.

– Une dizaine de jours, répondit ce dernier, si nous nerencontrons pas trop de grains de nord-ouest par le travers desFeroë.

– Mais, enfin, vous n’êtes pas sujet à éprouver des retardsconsidérables ?

– Non, monsieur Lidenbrock ; soyez tranquille, nousarriverons. »

Vers le soir la goélette doubla le cap Skagen à la pointe norddu Danemark, traversa pendant la nuit le Skager-Rak, rangeal’extrémité de la Norvège par le travers du cap Lindness et donnadans la mer du Nord.

Deux jours après, nous avions connaissance des côtes d’Écosse àla hauteur de Peterheade, et la Valkyrie se dirigea versles Feroë en passant entre les Orcades et les Seethland.<

Bientôt notre goélette fut battue par les vagues del’Atlantique ; elle dut louvoyer contre le vent du nord etn’atteignit pas sans peine les Feroë. Le 3, le capitaine reconnutMyganness, la plus orientale de ces îles, et, à partir de cemoment, il marcha droit au cap Portland, situé sur la côteméridionale de l’Islande.

La traversée n’offrit aucun incident remarquable. Je supportaiassez bien les épreuves de la mer ; mon oncle, à son granddépit, et à sa honte plus grande encore, ne cessa pas d’êtremalade.

Il ne put donc entreprendre le capitaine Bjarne sur la questiondu Sneffels, sur les moyens de communication, sur les facilités detransport ; il dut remettra ses explications à son arrivée etpassa tout son temps étendu dans sa cabine, dont les cloisonscraquaient par les grands coups de tangage. Il faut l’avouer, ilméritait un peu son sort.

Le 11, nous relevâmes le cap Portland ; le temps, clairalors, permit d’apercevoir le Myrdals Yocul, qui le domine. Le capse compose d’un gros morne à pentes roides, et planté tout seul surla plage.

La Valkyrie se tint à une distance raisonnable descôtes, en les prolongeant vers l’ouest, au milieu de nombreuxtroupeaux de baleines et de requins. Bientôt apparut un immenserocher percé à jour, au travers duquel la mer écumeuse donnait avecfurie. Les îlots de Westman semblèrent sortir de l’Océan, comme unesemée de rocs sur la plaine liquide. À partir de ce moment, lagoélette prit du champ pour tourner à bonne distance le capReykjaness, qui ferme l’angle occidental de l’Islande.

La mer, très forte, empêchait mon oncle de monter sur le pontpour admirer ces côtes déchiquetées et battues par les vents dusud-ouest.

Quarante-huit heures après, en sortant d’une tempête qui forçala goélette de fuir à sec de toile, on releva dans l’est la balisede la pointe de Skagen, dont les roches dangereuses se prolongent àune grande distance sous les flots. Un pilote islandais vint àbord, et, trois heures plus tard, la Valkyrie mouillaitdevant Reykjawik, dans la baie de Faxa.

Le professeur sortit enfin de sa cabine, un peu pâle, un peudéfait, mais toujours enthousiaste, et avec un regard desatisfaction dans les yeux.

La population de la ville, singulièrement intéressée parl’arrivée d’un navire dans lequel chacun a quelque chose à prendre,se groupait sur le quai.

Mon oncle avait hâte d’abandonner sa prison flottante, pour nepas dire son hôpital. Mais avant de quitter le pont de la goélette,il m’entraîna à l’avant, et là, du doigt, il me montra, à la partieseptentrionale de la baie, une haute montagne à deux pointes, undouble cône couvert de neiges éternelles.

« Le Sneffels ! s’écria-t-il, le Sneffels ! »

Puis, après m’avoir recommandé du geste un silence absolu, ildescendit dans le canot qui l’attendait. Je le suivis, et bientôtnous foulions du pied le sol de l’Islande.

Tout d’abord apparut un homme de bonne figure et revêtu d’uncostume de général. Ce n’était cependant qu’un simple magistrat, legouverneur de l’île, M. le baron Trampe en personne. Le professeurreconnut à qui il avait affaire. Il remit au gouverneur ses lettresde Copenhague, et il s’établit en danois une courte conversation àlaquelle je demeurai absolument étranger, et pour cause. Mais de cepremier entretien il résulta ceci : que le baron Trampe se mettaitentièrement à la disposition du professeur Lidenbrock.

Mon oncle reçut un accueil fort aimable du maire,

M. Finson, non moins militaire par le costume que le gouverneur,mais aussi pacifique par tempérament et par état. Quant aucoadjuteur, M. Pictursson, il faisait actuellement une tournéeépiscopale dans le Bailliage du Nord ; nous devions renoncerprovisoirement à lui être présentés. Mais un charmant homme, etdont le concours nous devint fort précieux, ce fut M. Fridriksson,professeur de sciences naturelles à l’école de Reykjawik. Ce savantmodeste ne parlait que l’islandais et le latin ; il vintm’offrir ses services dans la langue d’Horace, et je sentis quenous étions faits pour nous comprendre. Ce fut, en effet, le seulpersonnage avec lequel je pus m’entretenir pendant mon séjour enIslande.

Sur trois chambres dont se composait sa maison, cet excellenthomme en mit deux à notre disposition, et bientôt nous y fûmesinstallés avec nos bagages, dont la quantité étonna un peu leshabitants de Reykjawik.

« Eh bien, Axel, me dit mon oncle, cela va, et le plus difficileest fait.

– Comment, le plus difficile ? m’écriai-je.

– Sans doute, nous n’avons plus qu’à descendre !

– Si vous le prenez ainsi, vous avez raison ; mais enfin,après avoir descendu, il faudra remonter, j’imagine ?

– Oh ! cela ne m’inquiète guère ! Voyons ! il n’ya pas de temps à perdre. Je vais me rendre à la bibliothèque.Peut-être s’y trouve-t-il quelque manuscrit de Saknussemm, et jeserais bien aise de le consulter.

– Alors, pendant ce temps, je vais visiter la ville. Est-ce quevous n’en ferez pas autant ?

– Oh ! cela m’intéresse médiocrement. Ce qui est curieuxdans cette terre d’Islande n’est pas dessus, mais dessous. » Jesortis et j’errai au hasard.

S’égarer dans les deux rues de Reykjawik n’eût pas été chosefacile. Je ne fus donc pas obligé de demander mon chemin, ce qui,dans la langue des gestes, expose à beaucoup de mécomptes.

La ville s’allonge sur un sol assez bas et marécageux, entredeux collines. Une immense coulée de laves la couvre d’un côté etdescend en rampes assez douces vers la mer. De l’autre s’étendcette vaste baie de Faxa, bornée au nord par l’énorme glacier duSneffels, et dans laquelle la Valkyrie se trouvait seule àl’ancre en ce moment. Ordinairement les gardes-pêche anglais etfrançais s’y tiennent mouillés au large ; mais ils étaientalors en service sur les côtes orientales de l’île.

La plus longue des deux rues de Reykjawik est parallèle aurivage ; là demeurent les marchands et les négociants, dansdes cabanes de bois faites de poutres rouges horizontalementdisposées ; l’autre rue, située plus à l’ouest, court vers unpetit lac, entre les maisons de l’évêque et des autres personnagesétrangers au commerce.

J’eus bientôt arpenté ces voies mornes et tristes ;j’entrevoyais parfois un bout de gazon décoloré, comme un vieuxtapis de laine râpé par l’usage, ou bien quelque apparence deverger, dont les rares légumes, pommes de terre, choux et laitues,eussent figuré à l’aise sur une table lilliputienne ; quelquesgiroflées maladives essayaient aussi de prendre un petit air desoleil.

Vers le milieu de la rue non commerçante, je trouvai lecimetière public enclos d’un mur en terre, et dans lequel la placene manquait pas. Puis, en quelques enjambées, j’arrivai à la maisondu gouverneur, une masure comparée à l’hôtel de ville de Hambourg,un palais auprès des huttes de la population islandaise.

Entre le petit lac et la ville s’élevait l’église, bâtie dans legoût protestant et construite en pierres calcinées dont les volcansfont eux-mêmes les frais d’extraction ; par les grands ventsd’ouest, son toit de tuiles rouges devait évidemment se disperserdans les airs au grand dommage des fidèles.

Sur une éminence voisine, j’aperçus l’École nationale, où, commeje l’appris plus tard de notre hôte, on professait l’hébreu,l’anglais, le français et le danois, quatre langues dont, à mahonte, je ne connaissais pas le premier mot. J’aurais été ledernier des quarante élèves que comptait ce petit collège, etindigne de coucher avec eux dans ces armoires à deux compartimentsoù de plus délicats étoufferaient dès la première nuit.

En trois heures j’eus visité non seulement la villa, mais sesenvirons. L’aspect général en était singulièrement triste. Pasd’arbres, pas de végétation, pour ainsi dire. Partout les arêtesvives des roches volcaniques. Les huttes des Islandais sont faitesde terre et de tourbe, et leurs murs inclinés en dedans ;elles ressemblent à des toits posés sur le sol. Seulement ces toitssont des prairies relativement fécondes. Grâce à la chaleur del’habitation, l’herbe y pousse avec assez de perfection, et on lafauche soigneusement à l’époque de la fenaison, sans quoi lesanimaux domestiques viendraient paître sur ces demeuresverdoyantes.

Pendant mon excursion, je rencontrai peu d’habitants ; enrevenant de la rue commerçante, je vis la plus grande partie de lapopulation occupée à sécher, saler et charger des morues, principalarticle d’exportation. Les hommes paraissaient robustes, maislourds, des espèces d’Allemands blonds, à l’œil pensif, qui sesentent un peu en dehors de l’humanité, pauvres exilés relégués surcette terre de glace, dont la nature aurait bien dû faire desEsquimaux, puisqu’elle les condamnait à vivre sur la limite ducercle polaire ! J’essayais en vain de surprendre un souriresur leur visage ; ils riaient quelquefois par une sorte decontraction involontaire des muscles, mais ils ne souriaientjamais.

Leur costume consistait en une grossière vareuse de laine noireconnue dans tous les pays scandinaves sous le nom de « vadmel », unchapeau à vastes bords, un pantalon à liséré rouge et un morceau decuir replié en manière de chaussure.

Les femmes, à figure triste et résignée, d’un type assezagréable, mais sans expression, étaient vêtues d’un corsage etd’une jupe de « vadmel » sombre : filles, elles portaient sur leurscheveux tressés en guirlandes un petit bonnet de tricot brun ;mariées, elles entouraient leur tête d’un mouchoir de couleur,surmonté d’un cimier de toile blanche.

Après une bonne promenade, lorsque je rentrai dans la maison deM. Fridriksson, mon oncle s’y trouvait déjà en compagnie de sonhôte.

Chapitre 10

 

Le dîner était prêt ; il fut dévoré avec avidité par leprofesseur Lidenbrock, dont la diète forcée du bord avait changél’estomac en un gouffre profond. Ce repas, plus danoisqu’islandais, n’eut rien de remarquable en lui-même ; maisnotre hôte, plus islandais que danois, me rappela les héros del’antique hospitalité. Il me parut évident que nous étions chez luiplus que lui-même.

La conversation se fit en langue indigène, que mon oncleentremêlait d’allemand et M. Fridriksson de latin, afin que jepusse la comprendre. Elle roula sur des questions scientifiques,comme il convient à des savants ; mais le professeurLidenbrock se tint sur la plus excessive réserve, et ses yeux merecommandaient, à chaque phrase, un silence absolu touchant nosprojets à venir.

Tout d’abord, M. Fridriksson s’enquit auprès de mon oncle durésultat de ses recherches à la bibliothèque.

« Votre bibliothèque ! s´écria ce dernier, elle ne secompose que de livres dépareillés sur des rayons presquedéserts.

– Comment ! répondit M. Fridriksson, nous possédons huitmille volumes dont beaucoup sont précieux et rares, des ouvrages envieille langue scandinave, et toutes les nouveautés dont Copenhaguenous approvisionne chaque année.

– Où prenez-vous ces huit mille volumes ? Pour moncompte…

– Oh ! monsieur Lidenbrock, ils courent le pays ; on ale goût de l’étude dans notre vieille île de glace ! Pas unfermier, pas un pêcheur qui ne sache lire et qui ne lise. Nouspensons que des livres, au lieu de moisir derrière une grille defer, loin des regards curieux, sont destinés à s’user sous les yeuxdes lecteurs. Aussi ces volumes passent-ils de main en main,feuilletés, lus et relus, et souvent ils ne reviennent à leur rayonqu’après un an ou deux d’absence.

– En attendant, répondit mon oncle avec un certain dépit, lesétrangers…

– Que voulez-vous ! les étrangers ont chez eux leursbibliothèques, et, avant tout, il faut que nos paysanss’instruisent. Je vous le répète, l’amour de l’étude est dans lesang islandais. Aussi, en 1816, nous avons fondé une Sociétélittéraire qui va bien ; des savants étrangers s’honorent d’enfaire partie ; elle publie des livres destinés à l’éducationde nos compatriotes et rend de véritables services au pays. Si vousvoulez être un de nos membres correspondants, monsieur Lidenbrock,vous nous ferez le plus grand plaisir. »

Mon oncle, qui appartenait déjà à une centaine de sociétésscientifiques, accepta avec une bonne grâce dont fut touché M.Fridriksson. « Maintenant, reprit celui-ci, veuillez m’indiquer leslivres que vous espériez trouver à notre bibliothèque, et jepourrai peut-être vous renseigner à leur égard. » Je regardai mononcle. Il hésita à répondre. Cela touchait directement à sesprojets. Cependant, après avoir réfléchi, il se décida àparler.

« Monsieur Fridriksson, dit-il, je voulais savoir si, parmi lesouvrages anciens, vous possédiez ceux d’Arne Saknussemm ?

– Arne Saknussemm ! répondit le professeur deReykjawik ; vous voulez parler de ce savant du seizièmesiècle, à la fois grand naturaliste, grand alchimiste et grandvoyageur ?

– Précisément.

– Une des gloires de la littérature et de la scienceislandaises ?

– Comme vous dites.

– Un homme illustre entre tous ?

– Je vous l’accorde.

– Et dont l’audace égalait le génie ?

– Je vois que vous le connaissez bien. »

Mon oncle nageait dans la joie à entendre parler ainsi de sonhéros. Il dévorait des yeux M. Fridriksson. « Eh bien !demanda-t-il, ses ouvrages ?

– Ah ! ses ouvrages, nous ne les avons pas !

– Quoi ! en Islande ?

– Ils n’existent ni en Islande ni ailleurs.

– Et pourquoi ?

– Parce que Arne Saknussemm fut persécuté pour cause d’hérésie,et qu’en 1573 ses ouvrages furent brûlés à Copenhague par la maindu bourreau.

– Très bien ! Parfait ! s’écria mon oncle, au grandscandale du professeur de sciences naturelles.

– Hein ? fit ce dernier.

– Oui ! tout s’explique, tout s’enchaîne, tout est clair,et je comprends pourquoi Saknussemm, mis à l’index et forcé decacher les découvertes de son génie, a dû enfouir dans unincompréhensible cryptogramme le secret…

– Quel secret ? demanda vivement M. Fridriksson.

– Un secret qui… dont…, répondit mon oncle en balbutiant.

– Est-ce que vous auriez quelque document particulier ?reprit notre hôte.

– Non. Je faisais une pure supposition.

– Bien, répondit M. Fridriksson, qui eut la bonté de ne pasinsister en voyant le trouble de son interlocuteur. J’espère,ajouta-t-il, que vous ne quitterez pas notre île sans avoir puisé àses richesses minéralogiques ?

– Certes, répondit mon oncle ; mais j’arrive un peutard ; des savants ont déjà passé par ici ?

– Oui, monsieur Lidenbrock ; les travaux de MM. Olafsen etPovelsen exécutés par ordre du roi, les études de Troïl, la missionscientifique de MM. Gaimard et Robert, à bord de la corvettefrançaise La Recherche[2] etdernièrement, les observations des savants embarqués sur la frégateLa Reine-Hortense ont puissamment contribué à lareconnaissance de l’Islande. Mais, croyez-moi, il y a encore àfaire.

– Vous pensez ? demanda mon oncle d’un air bonhomme, enessayant de modérer l’éclair de ses yeux.

– Oui. Que de montagnes, de glaciers, de volcans à étudier, quisont peu connus ! Et tenez, sans aller plus loin, voyez cemont qui s’élève à l’horizon. C’est le Sneffels.

– Ah ! fit mon oncle, le Sneffels.

– Oui, l’un des volcans les plus curieux et dont on visiterarement le cratère.

– Éteint ?

– Oh ! éteint depuis cinq cents ans.

– Eh bien ! répondit mon oncle, qui se croisaitfrénétiquement les jambes pour ne pas sauter en l’air, j’ai enviede commencer mes études géologiques par ce Seffel… Fessel… commentdites-vous ?

– Sneffels, reprit l’excellent M. Fridriksson. » Cette partie dela conversation avait eu lieu en latin ; j’avais tout compris,et je gardais à peine mon sérieux à voir mon oncle contenir sasatisfaction qui débordait de toutes parts ; il prenait unpetit air innocent qui ressemblait à la grimace d’un vieuxdiable.

« Oui, fit-il, vos paroles me décident ; nous essayerons degravir ce Sneffels, peut-être même d’étudier son cratère !

– Je regrette bien, répondit M. Fridriksson, que mes occupationsne me permettent pas de m’absenter ; je vous aurais accompagnéavec plaisir et profit.

– Oh ! non, oh ! non, répondit vivement mononcle ; nous ne voulons déranger personne, monsieurFridriksson ; je vous remercie de tout mon cœur. La présenced’un savant tel que vous eût été très utile, mais les devoirs devotre profession… »

J’aime à penser que notre hôte, dans l’innocence de son âmeislandaise, ne comprit pas les grosses malices de mon oncle.

« Je vous approuve fort, monsieur Lidenbrock, dit-il, decommencer par ce volcan ; vous ferez là une ample moissond’observations curieuses. Mais, dites-moi, comment comptez-vousgagner la presqu’île de Sneffels !

– Par mer, en traversant la baie. C’est la route la plusrapide.

– Sans doute ; mais elle est impossible à prendre.

– Pourquoi ?

– Parce que nous n’avons pas un seul canot à Reykjawik.

– Diable !

– Il faudra aller par terre, en suivant la côte. Ce sera pluslong, mais plus intéressant.

– Bon. Je verrai à me procurer un guide.

– J’en ai précisément un à vous offrir.

– Un homme sûr, intelligent ?

– Oui, un habitant de la presqu’île. C’est un chasseur d’eider,fort habile, et dont vous serez content. Il parle parfaitement ledanois.

– Et quand pourrai-je le voir ?

– Demain, si cela vous plaît.

– Pourquoi pas aujourd’hui ?

– C’est qu’il n’arrive que demain.

– À demain donc », répondit mon oncle avec un soupir.

Cette importante conversation se termina quelques instants plustard par de chaleureux remerciements du professeur allemand auprofesseur islandais. Pendant ce dîner, mon oncle venaitd’apprendre des choses importantes, entre autres l’histoire deSaknussemm, la raison de son document mystérieux, comme quoi sonhôte ne l’accompagnerait pas dans son expédition, et que dès lelendemain un guide serait à ses ordres.

Chapitre 11

 

Le soir, je fis une courte promenade sur les rivages deReykjawik, et je revins de bonne heure me coucher dans mon lit degrosses planches, où je dormis d’un profond sommeil.

Quand je me réveillai, j’entendis mon oncle parler abondammentdans la salle voisine. Je me levai aussitôt et je me hâtai d’allerle rejoindre.

Il causait en danois avec un homme de haute taille,vigoureusement découplé. Ce grand gaillard devait être d’une forcepeu commune. Ses yeux, percés dans une tête très grosse et asseznaïve, me parurent intelligents. Ils étaient d’un bleu rêveur. Delongs cheveux, qui eussent passé pour roux, même en Angleterre,tombaient sur ses athlétiques épaules. Cet indigène avait lesmouvements souples, mais il remuait peu les bras, en homme quiignorait ou dédaignait la langue des gestes. Tout en lui révélaitun tempérament d’un calme parfait, non pas indolent, maistranquille. On sentait qu’il ne demandait rien à personne, qu’iltravaillait à sa convenance, et que, dans ce monde, sa philosophiene pouvait être ni étonnée ni troublée.

Je surpris les nuances de ce caractère, à la manière dontl’Islandais écouta le verbiage passionné de son interlocuteur. Ildemeurait les bras croisés, immobile au milieu des gestesmultipliés de mon oncle ; pour nier, sa tête tournait degauche à droite ; elle s’inclinait pour affirmer, et cela sipeu, que ses longs cheveux bougeaient à peine ; c’étaitl’économie du mouvement poussée jusqu’à l’avarice.

Certes, à voir cet homme, je n’aurais jamais deviné saprofession de chasseur ; celui-là ne devait pas effrayer legibier, à coup sûr, mais comment pouvait-il l’atteindre ?

Tout s’expliqua quand M. Fridriksson m’apprit que ce tranquillepersonnage n’était qu’un « chasseur d’eider », oiseau dont le duvetconstitue la plus grande richesse de l’île. En effet, ce duvets’appelle l’édredon, et il ne faut pas une grande dépense demouvement pour le recueillir.

Aux premiers jours de l’été, la femelle de l’eider, sorte dejoli canard, va bâtir son nid parmi les rochers des fjords[3] dont la côte est toute frangée ; cenid bâti, elle le tapisse avec de fines plumes qu’elle s’arrache duventre. Aussitôt le chasseur, ou mieux le négociant, arrive, prendle nid, et la femelle de recommencer son travail ; cela dureainsi tant qu’il lui reste quelque duvet. Quand elle s’estentièrement dépouillée, c’est au mâle de se déplumer à son tour.Seulement, comme la dépouille dure et grossière de ce dernier n’aaucune valeur commerciale, le chasseur ne prend pas la peine de luivoler le lit de sa couvée ; le nid s’achève donc ; lafemelle pond ses œufs ; les petits éclosent, et, l’annéesuivante, la récolte de l’édredon recommence.

Or, comme l’eider ne choisit pas les rocs escarpés pour y bâtirson nid, mais plutôt des roches faciles et horizontales qui vont seperdre en mer, le chasseur islandais pouvait exercer son métiersans grande agitation. C’était un fermier qui n’avait ni à semer nià couper sa moisson, mais à la récolter seulement.

Ce personnage grave, flegmatique et silencieux, se nommait HansBjelke ; il venait à la recommandation de M. Fridriksson.C’était notre futur guide. Ses manières contrastaientsingulièrement avec celles de mon oncle.

Cependant ils s’entendirent facilement. Ni l’un ni l’autre neregardaient au prix ; l’un prêt à accepter ce qu’on luioffrait, l’autre prêt à donner ce qui lui serait demandé. Jamaismarché ne fut plus facile à conclure.

Or, des conventions il résulta que Hans s’engageait à nousconduire au village de Stapi, situé sur la côte méridionale de lapresqu’île du Sneffels, au pied même du volcan. Il fallait compterpar terre vingt-deux milles environ, voyage à faire en deux jours,suivant l’opinion de mon oncle.

Mais quand il apprit qu’il s’agissait de milles danois devingt-quatre mille pieds, il dut rabattre de son calcul et compter,vu l’insuffisance des chemins, sur sept ou huit jours demarche.

Quatre chevaux devaient être mis à sa disposition, deux pour leporter, lui et moi, deux autres destinés à nos bagages. Hans,suivant son habitude, irait à pied. Il connaissait parfaitementcette partie de la côte, et il promit de prendre par le pluscourt.

Son engagement avec mon oncle n’expirait pas à notre arrivée àStapi ; il demeurait à son service pendant tout le tempsnécessaire à nos excursions scientifiques au prix de trois rixdalespar semaine.[4] Seulement, il fut expressément convenuque cette somme serait comptée au guide chaque samedi soir,condition sine qua non de son engagement.

Le départ fut fixé au 16 juin. Mon oncle voulut remettre auchasseur les arrhes du marché, mais celui-ci refusa d’un seulmot.

« Efter, fit-il.

– Après », me dit le professeur pour mon édification. Hans, letraité conclu, se retira tout d’une pièce. « Un fameux homme,s’écria mon oncle, mais il ne s’attend guère au merveilleux rôleque l’avenir lui réserve de jouer.

– Il nous accompagne donc jusqu’au…

– Oui, Axel, jusqu’au centre de la terre. » Quarante-huit heuresrestaient encore à passer ; à mon grand regret, je dus lesemployer à nos préparatifs ; toute notre intelligence futemployée à disposer chaque objet de la façon la plus avantageuse,les instruments d’un côté, les armes d’un autre, les outils dans cepaquet, les vivres dans celui-là. En tout quatre groupes.

Les instruments comprenaient :

1° Un thermomètre centigrade de Eigel, gradué jusqu’à centcinquante degrés, ce qui me paraissait trop ou pas assez. Trop, sila chaleur ambiante devait monter là, auquel cas nous aurions cuit.Pas assez, s’il s’agissait de mesurer la température de sources outoute autre matière en fusion ;

2° Un manomètre à air comprimé, disposé de manière à indiquerdes pressions supérieures à celles de l’atmosphère au niveau del’Océan. En effet, le baromètre ordinaire n’eût pas suffi, lapression atmosphérique devant augmenter proportionnellement à notredescente au-dessous de la surface de la terre ;

3° Un chronomètre de Boissonnas jeune de Genève, parfaitementréglé au méridien de Hambourg ;

4° Deux boussoles d’inclinaison et de déclinaison ;

5° Une lunette de nuit ;

6° Deux appareils de Ruhmkorff, qui, au moyen d’un courantélectrique, donnaient une lumière très portative, sûre et peuencombrante.5

Les armes consistaient en deux carabines de Purdley More et Co,et de deux revolvers Colt. Pourquoi des armes ? Nous n’avionsni sauvages ni bêtes féroces à redouter, je suppose. Mais mon oncleparaissait tenir à son arsenal comme à ses instruments, surtout àune notable quantité de fulmicoton inaltérable à l’humidité, etdont la force expansive est fort supérieure à celle de la poudreordinaire.

L’appareil de M. Ruhmkorff consiste en une pile de Bunzen, miseen activité au moyen du bichromate de potasse qui ne donne aucuneodeur. Une bobine d’induction met l’électricité produite par lapile en communication avec une lanterne d’une dispositionparticulière ; dans cette lanterne se trouve un serpentin deverre où le vide a été fait, et dans lequel reste seulement unrésidu de gaz carbonique ou d’azote. Quand l’appareil fonctionne,ce gaz devient lumineux en produisant une lumière blanchâtre etcontinue. La pile et la bobine sont placées dans un sac de cuir quele voyageur porte en bandoulière. La lanterne, placéeextérieurement, éclaire très suffisamment dans les profondesobscurités ; elle permet de s’aventurer, sans craindre aucuneexplosion, au milieu des gaz les plus inflammables, et ne s’éteintpas même au sein des plus profonds cours d’eau.

M. Ruhmkorff est un savant et habile physicien. Sa grandedécouverte, c’est sa bobine d’induction qui permet de produire del’électricité à haute tension. Il a obtenu, en 1864, le prixquinquennal de 50, 000 fr. que la France réservait à la plusingénieuse application de l’électricité.

Les outils comprenaient deux pics, deux pioches, une échelle desoie, trois bâtons ferrés, une hache, un marteau, une douzaine decoins et pitons de fer, et de longues cordes à nœuds. Cela nelaissait pas de faire un fort colis, car l’échelle mesurait troiscents pieds de longueur.

Enfin, il y avait les provisions ; le paquet n’était pasgros, mais rassurant, car je savais qu’en viande concentrée et enbiscuits secs il contenait pour six mois de vivres. Le genièvre enformait toute la partie liquide, et l’eau manquaittotalement ; mais nous avions des gourdes, et mon onclecomptait sur les sources pour les remplir ; les objections quej’avais pu faire sur leur qualité, leur température, et même leurabsence, étaient restées sans succès.

Pour compléter la nomenclature exacte de nos articles de voyage,je noterai une pharmacie portative contenant des ciseaux à lamesmousses, des attelles pour fracture, une pièce de ruban en filécru, des bandes et compresses, du sparadrap, une palette poursaignée, toutes choses effrayantes ; de plus, une série deflacons contenant de la dextrine, de l’alcool vulnéraire, del’acétate de plomb liquide, de l’éther, du vinaigre et del’ammoniaque, toutes drogues d’un emploi peu rassurant ; enfinles matières nécessaires aux appareils de Ruhmkorff.

Mon oncle n’avait eu garde d’oublier la provision de tabac, depoudre de chasse et d’amadou, non plus qu’une ceinture de cuirqu’il portait autour des reins et où se trouvait une suffisantequantité de monnaie d’or, d’argent et de papier. De bonneschaussures, rendues imperméables par un enduit de goudron et degomme élastique, se trouvaient au nombre de six paires dans legroupe des outils.

« Ainsi vêtus, chaussés, équipés, il n’y a aucune raison pour nepas aller loin », me dit mon oncle.

La journée du 14 fut employée tout entière à disposer cesdifférents objets. Le soir, nous dînâmes chez le baron Trampe, encompagnie du maire de Reykjawik et du docteur Hyaltalin, le grandmédecin du pays. M. Fridriksson n’était pas au nombre desconvives ; j’appris plus tard que le gouverneur et lui setrouvaient en désaccord sur une question d’administration et ne sevoyaient pas. Je n’eus donc pas l’occasion de comprendre un mot dece qui se dit pendant ce dîner semi-officiel. Je remarquaiseulement que mon oncle parla tout le temps.

Le lendemain 15, les préparatifs furent achevés. Notre hôte fitun sensible plaisir au professeur en lui remettant une carte del’Islande, incomparablement plus parfaite que celle d’Henderson, lacarte de M. Olaf Nikolas Olsen, réduite au 1/480 000, et publiéepar la Société littéraire islandaise, d’après les travauxgéodésiques de M. Scheel Frisac, et le levé topographique de M.Bjorn Gumlaugsonn. C’était un précieux document pour unminéralogiste.

La dernière soirée se passa dans une intime causerie avec M.Fridriksson, pour lequel je me sentais pris d’une vivesympathie ; puis, à la conversation succéda un sommeil assezagité, de ma part du moins.

À cinq heures du matin, le hennissement de quatre chevaux quipiaffaient sous ma fenêtre me réveilla. Je m’habillai à la hâte etje descendis dans la rue. Là, Hans achevait de charger nos bagagessans se remuer, pour ainsi dire. Cependant il opérait avec uneadresse peu commune.

Mon oncle faisait plus de bruit que de besogne, et le guideparaissait se soucier fort peu de ses recommandations.

Tout fut terminé à six heures, M, Fridriksson nous serra lesmains. Mon oncle le remercia en islandais de sa bienveillantehospitalité, et avec beaucoup de cœur. Quant à moi, j’ébauchai dansmon meilleur latin quelque salut cordial ; puis nous nousmîmes en selle, et M. Fridriksson me lança avec son dernier adieuce vers que Virgile semblait avoir fait pour nous, voyageursincertains de la route :

Et quacumque viam dederit fortuna sequamur.

Chapitre 12

 

Nous étions partis par un temps couvert, mais fixe. Pas defatigantes chaleurs à redouter, ni pluies désastreuses. Un temps detouristes.

Le plaisir de courir à cheval à travers un pays inconnu merendait de facile composition sur le début de l’entreprise. J’étaistout entier au bonheur de l’excursionniste fait de désirs et deliberté. Je commençais à prendre mon parti de l’affaire.

« D’ailleurs, me disais-je, qu’est-ce que je risque ? devoyager au milieu du pays le plus curieux ! de gravir unemontagne fort remarquable ! au pis-aller de descendre au fondd’un cratère éteint ? Il est bien évident que ce Saknussemmn’a pas fait autre chose. Quant à l’existence d’une galerie quiaboutisse au centre du globe, pure imagination ! pureimpossibilité ! Donc, ce qu’il y a de bon à prendre de cetteexpédition, prenons-le, et sans marchander ! »

Ce raisonnement à peine achevé, nous avions quittéReykjawik.

Hans marchait en tête, d’un pas rapide, égal et continu. Lesdeux chevaux chargés de nos bagages le suivaient, sans qu’il fûtnécessaire de les diriger. Mon oncle et moi, nous venions ensuite,et vraiment sans faire trop mauvaise figure sur nos bêtes petites,mais vigoureuses.

L’Islande est une des grandes îles de l’Europe. Elle mesurequatorze cents milles de surface, et ne compte que soixante millehabitants. Les géographes l’ont divisée en quatre quartiers, etnous avions à traverser presque obliquement celui qui porte le nomde Pays du quart du Sud-Ouest, « Sudvestr Fjordùngr. »

Hans, en laissant Reykjawik, avait immédiatement suivi les bordsde la mer. Nous traversions de maigres pâturages qui se donnaientbien du mal pour être verts ; le jaune réussissait mieux. Lessommets rugueux des masses trachytiques s’estompaient à l’horizondans les brumes de l’est ; par moments quelques plaques deneige, concentrant la lumière diffuse, resplendissaient sur leversant des cimes éloignées ; certains pics, plus hardimentdressés, trouaient les nuages gris et réapparaissaient au-dessusdes vapeurs mouvantes, semblables à des écueils émergés en pleinciel.

Souvent ces chaînes de rocs arides faisaient une pointe vers lamer et mordaient sur le pâturage ; mais il restait toujoursune place suffisante pour passer. Nos chevaux, d’ailleurs,choisissaient d’instinct les endroits propices sans jamais ralentirleur marche. Mon oncle n’avait pas même la consolation d’exciter samonture de la voix ou du fouet ; il ne lui était pas permisd’être impatient. Je ne pouvais m’empêcher de sourire en le voyantsi grand sur son petit cheval, et, comme ses longues jambesrasaient le sol, il ressemblait à un centaure à six pieds.

« Bonne bête ! bonne bête ! disait-il. Tu verras,Axel, que pas un animal ne l’emporte en intelligence sur le chevalislandais ; neiges, tempêtes, chemins impraticables, rochers,glaciers, rien ne l’arrête. Il est brave, il est sobre, il est sûr.Jamais un faux pas, jamais une réaction. Qu’il se présente quelquerivière, quelque fjord à traverser, et il s’en présentera, tu leverras sans hésiter se jeter à l’eau, comme un amphibie, et gagnerle bord opposé ! Mais ne le brusquons pas, laissons-le agir,et nous ferons, l’un portant l’autre, nos dix lieues par jour.

– Nous, sans doute, répondis-je, mais le guide ?

– Oh ! il ne m’inquiète guère. Ces gens-là, cela marchesans s’en apercevoir ; celui-ci se remue si peu qu’il ne doitpas se fatiguer. D’ailleurs, au besoin, je lui céderai ma monture.Les crampes me prendraient bientôt, si je ne me donnais pas quelquemouvement. Les bras vont bien, mais il faut songer aux jambes.»

Cependant nous avancions d’un pas rapide ; le pays étaitdéjà à peu près désert. Ça et là une ferme isolée, quelqueboër[5] solitaire, fait de bois, de terre, demorceaux de lave, apparaissait comme un mendiant au bord d’unchemin creux. Ces huttes délabrées avaient l’air d’implorer lacharité des passants, et, pour un peu, on leur eût fait l’aumône.Dans ce pays, les routes, les sentiers même manquaient absolument,et la végétation, si lente qu’elle fût, avait vite fait d’effacerle pas des rares voyageurs.

Pourtant cette partie de la province, située à deux pas de sacapitale, comptait parmi les portions habitées et cultivées del’Islande. Qu’étaient alors les contrées plus désertes que cedésert ? Un demi-mille franchi, nous n’avions encore rencontréni un fermier sur la porte de sa chaumière, ni un berger sauvagepaissant un troupeau moins sauvage que lui ; seulementquelques vaches et des moutons abandonnés à eux-mêmes. Que seraientdonc les régions convulsionnées, bouleversées par les phénomèneséruptifs, nées des explosions volcaniques et des commotionssouterraines ?

Nous étions destinés à les connaître plus tard ; mais, enconsultant la carte d’Olsen, je vis qu’on les évitait en longeantla sinueuse lisière du rivage ; en effet, le grand mouvementplutonique s’est concentré surtout à l’intérieur de l’île ; làles couches horizontales de roches superposées, appelées trapps enlangue scandinave, les bandes trachytiques, les éruptions debasalte, de tufs et de tous les conglomérats volcaniques, lescoulées de lave et de porphyre en fusion, ont fait un pays d’unesurnaturelle horreur. Je ne me doutais guère alors du spectacle quinous attendait à la presqu’île du Sneffels, où ces dégâts d’unenature fougueuse forment un formidable chaos.

Deux heures après avoir quitté Reykjawik, nous arrivions aubourg de Gufunes, appelé « Aoalkirkja » ou Église principale. Iln’offrait rien de remarquable. Quelques maisons seulement. À peinede quoi faire un hameau de l’Allemagne.

Hans s’y arrêta une demi-heure ; il partagea notre frugaldéjeuner, répondit par oui et par non aux questions de mon onclesur la nature de la route, et lorsqu’on lui demanda en quel endroitil comptait passer la nuit :

« Gardär » dit-il seulement.

Je consultai la carte pour savoir ce qu’était Gardär. Je vis unebourgade de ce nom sur les bords du Hvaljörd, à quatre milles deReykjawik. Je la montrai à mon oncle.

« Quatre milles seulement ! dit-il. Quatre milles survingt-deux ! Voilà une jolie promenade. »

Il voulut faire une observation au guide, qui, sans luirépondre, reprit la tête des chevaux et se remit en marche.

Trois heures plus tard, toujours en foulant le gazon décolorédes pâturages, il fallut contourner le Kollafjord, détour plusfacile et moins long qu’une traversée de ce golfe ; bientôtnous entrions dans un « pingstaœr », lieu de juridiction communale,nommé Ejulberg, et dont le clocher eût sonné midi, si les églisesislandaises avaient été assez riches pour posséder unehorloge ; mais elles ressemblent fort à leurs paroissiens, quin’ont pas de montres, et qui s’en passent.

Là les chevaux furent rafraîchis ; puis, prenant par unrivage resserré entre une chaîne de collines et la mer, ils nousportèrent d’une traite à l’» aoalkirkja » de Brantär, et un milleplus loin à Saurböer « Annexia », église annexe, située sur la riveméridionale du Hvalfjord.

Il était alors quatre heures du soir ; nous avions franchiquatre milles.[6]

Le fjord était large en cet endroit d’un demi-mille aumoins ; les vagues déferlaient avec bruit sur les rocsaigus ; ce golfe s’évasait entre des murailles de rochers,sorte d’escarpe à pic haute de trois mille pieds et remarquable parses couches brunes que séparaient des lits de tuf d’une nuancerougeâtre. Quelle que fût l’intelligence de nos chevaux, jen’augurais pas bien de la traversée d’un véritable bras de meropérée sur le dos d’un quadrupède.

« S’ils sont intelligents, dis-je, ils n’essayeront point depasser. En tout cas, je me charge d’être intelligent pour eux.»

Mais mon oncle ne voulait pas attendre ; il piqua des deuxvers le rivage. Sa monture vint flairer la dernière ondulation desvagues et s’arrêta. Mon oncle, qui avait son instinct à lui, lapressa d’avancer. Nouveau refus de l’animal, qui secoua la tête.Alors jurons et coups de fouet, mais ruades de la bête, quicommença à désarçonner son cavalier. Enfin le petit cheval, ployantses jarrets, se retira des jambes du professeur et le laissa toutdroit planté sur deux pierres du rivage, comme le colosse deRhodes.

« Ah ! maudit animal ! s’écria le cavalier, subitementtransformé en piéton et honteux comme un officier de cavalerie quipasserait fantassin.

– Färja, fit le guide en lui touchant l’épaule.

– Quoi ! un bac ?

– Der, répondit Hans en montrant un bateau.

– Oui, m’écriai-je, il y a un bac.

– Il fallait donc le dire ! Eh bien, en route !

– Tidvatten, reprit le guide.

– Que dit-il ?

– Il dit marée, répondit mon oncle en me traduisant le motdanois.

– Sans doute, il faut attendre la marée ?

– Förbida ? demanda mon oncle.

– Ja », répondit Hans. Mon oncle frappa du pied, tandis que leschevaux se dirigeaient vers le bac. Je compris parfaitement lanécessité d’attendre un certain instant de la marée pourentreprendre la traversée du fjord, celui où la mer, arrivée à saplus grande hauteur, est étale. Alors le flux et le reflux n’ontaucune action sensible, et le bac ne risque pas d’être entraîné,soit au fond du golfe, soit en plein Océan.

L’instant favorable n’arriva qu’à six heures du soir ; mononcle, moi, le guide, deux passeurs et les quatre chevaux, nousavions pris place dans une sorte de barque plate assez fragile.Habitué que j’étais aux bacs à vapeur de l’Elbe, je trouvai lesrames des bateliers un triste engin mécanique. Il fallut plus d’uneheure pour traverser le fjord ; mais enfin le passage se fitsans accident.

Une demi-heure après, nous atteignions l’» aoalkirkja » deGardär.

Chapitre 13

 

Il aurait dû faire nuit, mais sous le soixante-cinquièmeparallèle, la clarté diurne des régions polaires ne devait pasm’étonner ; en Islande, pendant les mois de juin et juillet,le soleil ne se couche pas.

Néanmoins la température s’était abaissée ; j’avais froid,et surtout faim. Bienvenu fut le « böer » qui s’ouvrithospitalièrement pour nous recevoir.

C’était la maison d’un paysan, mais, en fait d’hospitalité, ellevalait celle d’un roi. À notre arrivée, le maître vint nous tendrela main, et, sans plus de cérémonie, il nous fit signe de lesuivre.

Le suivre, en effet, car l’accompagner eût été impossible. Unpassage long, étroit, obscur, donnait accès dans cette habitationconstruite en poutres à peine équarries et permettait d’arriver àchacune des chambres ; celles-ci étaient au nombre de quatre :la cuisine, l’atelier de tissage, la « badstofa », chambre àcoucher de la famille, et, la meilleure entre toutes, la chambredes étrangers. Mon oncle, à la taille duquel on n’avait pas songéen bâtissant la maison, ne manqua pas de donner trois ou quatrefois de la tête contre les saillies du plafond.

On nous introduisit dans notre chambre, sorte de grande salleavec un sol de terre battue et éclairée d’une fenêtre dont lesvitres étaient faites de membranes de mouton assez peutransparentes. La literie se composait de fourrage sec jeté dansdeux cadres de bois peints en rouge et ornés de sentencesislandaises. Je ne m’attendais pas à ce confortable ;seulement, il régnait dans cette maison une forte odeur de poissonsec, de viande macérée et de lait aigre dont mon odorat se trouvaitassez mal.

Lorsque nous eûmes mis de côté notre harnachement de voyageurs,la voix de l’hôte se fit entendre, qui nous conviait à passer dansla cuisine, seule pièce où l’on fit du feu, même par les plusgrands froids.

Mon oncle se hâta d’obéir à cette amicale injonction. Je lesuivis.

La cheminée de la cuisine était d’un modèle antique ; aumilieu de la chambre, une pierre pour tout foyer ; au toit, untrou par lequel s’échappait la fumée. Cette cuisine servait ausside salle à manger.

À notre entrée, l’hôte, comme s’il ne nous avait pas encore vus,nous salua du mot « saellvertu », qui signifie « soyez heureux »,et il vint nous baiser sur la joue.

Sa femme, après lui, prononça les mêmes paroles, accompagnées dumême cérémonial ; puis les deux époux, plaçant la main droitesur leur cœur, s’inclinèrent profondément.

Je me hâte de dire que l’Islandaise était mère de dix-neufenfants, tous, grands et petits, grouillant pêle-mêle au milieu desvolutes de fumée dont le foyer remplissait la chambre. À chaqueinstant j’apercevais une petite tête blonde et un peu mélancoliquesortir de ce brouillard. On eût dit une guirlande d’angesinsuffisamment débarbouillés.

Mon oncle et moi, nous fîmes très bon accueil à cette « couvée», et bientôt il y eut trois ou quatre de ces marmots sur nosépaules, autant sur nos genoux et le reste entre nos jambes. Ceuxqui parlaient répétaient « saellvertu » dans tous les tonsimaginables. Ceux qui ne parlaient pas n’en criaient que mieux.

Ce concert fut interrompu par l’annonce du repas. En ce momentrentra le chasseur, qui venait de pourvoir à la nourriture deschevaux, c’est-à-dire qu’il les avait économiquement lâchés àtravers champs ; les pauvres bêtes devaient se contenter debrouter la mousse rare des rochers, quelques fucus peunourrissants, et le lendemain elles ne manqueraient pas de venird’elles-mêmes reprendre le travail de la veille.

« Saellvertu », fit Hans en entrant.

Puis tranquillement, automatiquement, sans qu’un baiser fût plusaccentué que l’autre, il embrassa l’hôte, l’hôtesse et leursdix-neuf enfants.

La cérémonie terminée, on se mit à table, au nombre devingt-quatre, et par conséquent les uns sur les autres, dans levéritable sens de l’expression. Les plus favorisés n’avaient quedeux marmots sur les genoux.

Cependant le silence se fit dans ce petit monde à l’arrivée dela soupe, et la taciturnité naturelle, même aux gamins islandais,reprit son empire. L’hôte nous servit une soupe au lichen et pointdésagréable, puis une énorme portion de poisson sec nageant dans dubeurre aigri depuis vingt ans, et par conséquent bien préférable aubeurre frais, d’après les idées gastronomiques de l’Islande. Il yavait avec cela du « skyr », sorte de lait caillé, accompagné debiscuit et relevé par du jus de baies de genièvre ; enfin,pour boisson, du petit lait mêlé d’eau, nommé « blanda » dans lepays. Si cette singulière nourriture était bonne ou non, c’est cedont je ne pus juger. J’avais faim, et, au dessert, j’avalaijusqu’à la dernière bouchée une épaisse bouillie de sarrasin.

Le repas terminé, les enfants disparurent ; les grandespersonnes entourèrent le foyer où brûlaient de la tourbe, desbruyères, du fumier de vache et des os de poissons desséchés. Puis,après cette « prise de chaleur », les divers groupes regagnèrentleurs chambres respectives. L’hôtesse offrit de nous retirer,suivant la coutume, nos bas et nos pantalons ; mais, sur unrefus des plus gracieux de notre part, elle n’insista pas, et jepus enfin me blottir dans ma couche de fourrage.

Le lendemain, à cinq heures, nous faisions nos adieux au paysanislandais ; mon oncle eut beaucoup de peine à lui faireaccepter une rémunération convenable, et Hans donna le signal dudépart.

À cent pas de Gardär, le terrain commença à changerd’aspect ; le sol devint marécageux et moins favorable à lamarche. Sur la droite, la série des montagnes se prolongeaitindéfiniment comme un immense système de fortifications naturelles,dont nous suivions la contrescarpe : souvent des ruisseaux seprésentaient à franchir qu’il fallait nécessairement passer à guéet sans trop mouiller les bagages.

Le désert se faisait de plus en plus profond ; quelquefois,cependant, une ombre humaine semblait fuir au loin ; si lesdétours de la route nous rapprochaient inopinément de l’un de cesspectres, j’éprouvais un dégoût soudain à la vue d’une têtegonflée, à peau luisante, dépourvue de cheveux, et de plaiesrepoussantes que trahissaient les déchirures de misérableshaillons.

La malheureuse créature ne venait pas tendre sa maindéformée ; elle se sauvait, au contraire, mais pas si vite queHans ne l’eût saluée du « saellvertu » habituel.

« Spetelsk », disait-il.

– Un lépreux ! » répétait mon oncle. Et ce mot seulproduisait son effet répulsif. Cette horrible affection de la lèpreest assez commune en Islande ; elle n’est pas contagieuse,mais héréditaire ; aussi le mariage est-il interdit à cesmisérables. Ces apparitions n’étaient pas de nature à égayer lepaysage qui devenait profondément triste ; les dernièrestouffes d’herbes venaient mourir sous nos pieds. Pas un arbre, sice n’est quelques bouquets de bouleaux nains semblables à desbroussailles. Pas un animal, sinon quelques chevaux, de ceux queleur maître ne pouvait nourrir, et qui erraient sur les mornesplaines. Parfois un faucon planait dans les nuages gris ets’enfuyait à tire-d’aile vers les contrées du sud ; je melaissais aller à la mélancolie de cette nature sauvage, et messouvenirs me ramenaient à mon pays natal. Il fallut bientôttraverser plusieurs petits fjords sans importance, et enfin unvéritable golfe ; la marée, étale alors, nous permit de passersans attendre et de gagner le hameau d’Alftanes, situé un mille audelà. Le soir, après avoir coupé à gué deux rivières riches entruites et en brochets, l’Alfa et l’Heta, nous fûmes obligés depasser la nuit dans une masure abandonnée, digne d’être hantée partous les lutins de la mythologie scandinave ; à coup sûr legénie du froid y avait élu domicile, et il fît des siennes pendanttoute la nuit.

La journée suivante ne présenta aucun incident particulier.Toujours même sol marécageux, même uniformité, même physionomietriste. Le soir, nous avions franchi la moitié de la distance àparcourir, et nous couchions à « l’annexia » de Krösolbt.

Le 19 juin, pendant un mille environ, un terrain de laves’étendit sous nos pieds ; cette disposition du sol estappelée « hraun » dans le pays : la lave ridée à la surfaceaffectait des formes de câbles tantôt allongés, tantôt roulés sureux-mêmes ; une immense coulée descendait des montagnesvoisines, volcans actuellement éteints, mais dont ces débrisattestaient la violence passée. Cependant quelques fumées de sourcechaudes rampaient ça et là.

Le temps nous manquait pour observer ces phénomènes ; ilfallait marcher ; bientôt le sol marécageux reparut sous lepied de nos montures ; de petits lacs l’entrecoupaient. Notredirection était alors à l’ouest ; nous avions en effet tournéla grande baie de Faxa, et la double cime blanche du Sneffels sedressait dans les nuages à moins de cinq milles.

Les chevaux marchaient bien ; les difficultés du sol ne lesarrêtaient pas ; pour mon compte, je commençais à devenir trèsfatigué ; mon oncle demeurait ferme et droit comme au premierjour ; je ne pouvais m’empêcher de l’admirer à l’égal duchasseur, qui regardait cette expédition comme une simplepromenade.

Le samedi 20 juin, à six heures du soir, nous atteignions Büdir,bourgade située sur le bord de la mer, et le guide réclamait sapaye convenue. Mon oncle régla avec lui. Ce fut la famille même deHans, c’est-à-dire ses oncles et cousins germains, qui nous offritl’hospitalité ; nous fûmes bien reçus, et sans abuser desbontés de ces braves gens, je me serais volontiers refait chez euxdes fatigues du voyage. Mais mon oncle, qui n’avait rien à refaire,ne l’entendait pas ainsi, et le lendemain il fallut enfourcher denouveau nos bonnes bêtes.

Le sol se ressentait du voisinage de la montagne dont lesracines de granit sortaient de terre, comme celles d’un vieuxchêne. Nous contournions l’immense base du volcan. Le professeur nele perdait pas des yeux ; il gesticulait, il semblait leprendre au défi et dire : « Voilà donc le géant que je vaisdompter ! » Enfin, après vingt-quatre heures de marche, leschevaux s’arrêtèrent d’eux-mêmes à la porte du presbytère deStapi.

Chapitre 14

 

Stapi est une bourgade formée d’une trentaine de huttes, etbâtie en pleine lave sous les rayons du soleil réfléchis par levolcan. Elle s’étend au fond d’un petit fjord encaissé dans unemuraille du plus étrange effet.

On sait que le basalte est une roche brune d’origine ignée. Elleaffecte des formes régulières qui surprennent par leur disposition.Ici la nature procède géométriquement et travaille à la manièrehumaine, comme si elle eût manié l’équerre, le compas et le fil àplomb. Si partout ailleurs elle fait de l’art avec ses grandesmasses jetées sans ordre, ses cônes à peine ébauchés, ses pyramidesimparfaites, avec la bizarre succession de ses lignes, ici, voulantdonner l’exemple de la régularité, et précédant les architectes despremiers âges, elle a créé un ordre sévère, que ni les splendeursde Babylone ni les merveilles de la Grèce n’ont jamais dépassé.

J’avais bien entendu parler de la Chaussée dos Géants enIrlande, et de la Grotte de Fingal dans l’une des Hébrides, mais lespectacle d’une substruction basaltique ne s’était pas encoreoffert à mes regards.

Or, à Stapi, ce phénomène apparaissait dans toute sa beauté.

La muraille du fjord, comme toute la côte de la presqu’île, secomposait d’une suite de colonnes verticales, hautes de trentepieds. Ces fûts droits et d’une proportion pure supportaient unearchivolte, faite de colonnes horizontales dont le surplombementformait demi-voûte au-dessus de la mer. À de certains intervalles,et sous cet impluvium naturel, l’œil surprenait des ouverturesogivales d’un dessin admirable, à travers lesquelles les flots dularge venaient se précipiter en écumant. Quelques tronçons debasalte, arrachés par les fureurs de l’Océan, s’allongeaient sur lesol comme les débris d’un temple antique, ruines éternellementjeunes, sur lesquelles passaient les siècles sans les entamer.

Telle était la dernière étape de notre voyage terrestre. Hansnous y avait conduits avec intelligence, et je me rassurais un peuen songeant qu’il devait nous accompagner encore.

En arrivant à la porte de la maison du recteur, simple cabanebasse, ni plus belle, ni plus confortable que ses voisines, je visun homme en train de ferrer un cheval, le marteau à la main, et letablier de cuir aux reins.

« Saelvertu, lui dit le chasseur.

– God dag, répondit le maréchal-ferrant en parfait danois.

– Kyrkoherde, fit Hans en se retournant vers mon oncle.

– Le recteur ! répéta ce dernier. Il paraît, Axel, que cebrave homme est le recteur. »

Pendant ce temps, le guide mettait le « kyrkoherde » au courantde la situation ; celui-ci, suspendant son travail, poussa unesorte de cri en usage sans doute entre chevaux et maquignons, etaussitôt une grande mégère sortit de la cabane. Si elle ne mesuraitpas six pieds de haut, il ne s’en fallait guère.

Je craignais qu’elle ne vînt offrir aux voyageurs le baiserislandais ; mais il n’en fut rien, et même elle mit assez peude bonne grâce à nous introduire dans sa maison.

La chambre des étrangers me parut être la plus mauvaise dupresbytère, étroite, sale et infecte. Il fallut s’encontenter ; le recteur ne semblait pas pratiquer l’hospitalitéantique. Loin de là. Avant la fin du jour, je vis que nous avionsaffaire à un forgeron, à un pêcheur, à un chasseur, à uncharpentier, et pas du tout à un ministre du Seigneur. Nous étionsen semaine, il est vrai. Peut-être se rattrapait-il ledimanche.

Je ne veux pas dire du mal de ces pauvres prêtres qui, aprèstout, sont fort misérables ; ils reçoivent du gouvernementdanois un traitement ridicule et perçoivent le quart de la dîme deleur paroisse, ce qui ne fait pas une somme de soixante markscourants[7] . De là, nécessité de travailler pourvivre ; mais à pêcher, à chasser, à ferrer des chevaux, onfinit par prendre les manières, le ton et les mœurs des chasseurs,des pêcheurs et autres gens un peu rudes ; le soir même jem’aperçus que notre hôte ne comptait pas la sobriété au nombre deses vertus.

Mon oncle comprit vite à quel genre d’homme il avaitaffaire ; au lieu d’un brave et digne savant, il trouvait unpaysan lourd et grossier ; il résolut donc de commencer auplus tôt sa grande expédition et de quitter cette cure peuhospitalière. Il ne regardait pas à ses fatigues et résolut d’allerpasser quelques jours dans la montagne.

Les préparatifs de départ furent donc faits dès le lendemain denotre arrivée à Stapi. Hans loua les services de trois Islandaispour remplacer les chevaux dans le transport des bagages ;mais, une fois arrivés au fond du cratère, ces indigènes devaientrebrousser chemin et nous abandonner à nous-mêmes. Ce point futparfaitement arrêté.

À cette occasion, mon oncle dut apprendre au chasseur que sonintention était de poursuivre la reconnaissance du volcan jusqu’àses dernières limites.

Hans se contenta d’incliner la tête. Aller là ou ailleurs,s’enfoncer dans les entrailles de son île ou la parcourir, il n’yvoyait aucune différence ; quant à moi, distrait jusqu’alorspar les incidents du voyage, j’avais un peu oublié l’avenir, maismaintenant je sentais l’émotion me reprendre de plus belle. Qu’yfaire ? Si j’avais pu tenter de résister au professeurLidenbrock, c’était à Hambourg et non au pied du Sneffels.

Une idée, entre toutes, me tracassait fort, idée effrayante etfaite pour ébranler des nerfs moins sensibles que les miens.

« Voyons, me disais-je, nous allons gravir le Sneffels. Bien.Nous allons visiter son cratère. Bon. D’autres l’ont fait qui n’ensont pas morts. Mais ce n’est pas tout. S’il se présente un cheminpour descendre dans les entrailles du sol, si ce malencontreuxSaknussemm a dit vrai, nous allons nous perdre au milieu desgaleries souterraines du volcan. Or, rien n’affirme que le Sneffelssoit éteint ? Qui prouve qu’une éruption ne se préparepas ? De ce que le monstre dort depuis 1229, s’ensuit-il qu’ilne puisse se réveiller ? Et, s’il se réveille, qu’est-ce quenous deviendrons ? »

Cela demandait la peine d’y réfléchir, et j’y réfléchissais. Jene pouvais dormir sans rêver d’éruption ; or, le rôle descorie me paraissait assez brutal à jouer.

Enfin je n’y tins plus ; je résolus de soumettre le cas àmon oncle le plus adroitement possible, et sous la forme d’unehypothèse parfaitement irréalisable.

J’allai le trouver. Je lui fis part de mes craintes, et je mereculai pour le laisser éclater à son aise.

« J’y pensais », répondit-il simplement.

Que signifiaient ces paroles ! Allait-il donc entendre lavoix de la raison ? Songeait-il à suspendre ses projets ?C’eût été trop beau pour être possible.

Après quelques instants de silence, pendant lesquels je n’osaisl’interroger, il reprit en disant :

« J’y pensais. Depuis notre arrivée à Stapi, je me suispréoccupé de la grave question que tu viens de me soumettre, car ilne faut pas agir en imprudents.

– Non, répondis-je avec force.

– Il y a six cents ans que le Sneffels est muet ; mais ilpeut parler. Or les éruptions sont toujours précédées par desphénomènes parfaitement connus ; j’ai donc interrogé leshabitants du pays, j’ai étudié le sol, et je puis te le dire, Axel,il n’y aura pas d’éruption. »

À cette affirmation je restai stupéfait, et je ne pusrépliquer.

« Tu doutes de mes paroles ? dit mon oncle, eh bien !suis-moi. »

J’obéis machinalement. En sortant du presbytère, le professeurprit un chemin direct qui, par une ouverture de la muraillebasaltique, s’éloignait de la mer. Bientôt nous étions en rasecampagne, si l’on peut donner ce nom à un amoncellement immense dedéjections volcaniques ; le pays paraissait comme écrasé sousune pluie de pierres énormes, de trapp, de basalte, de granit et detoutes les roches pyroxéniques.

Je voyais ça et là des fumerolles monter dans les airs ;ces vapeurs blanches nommées « reykir » en langue islandaise,venaient des sources thermales, et elles indiquaient, par leurviolence, l’activité volcanique du sol. Cela me paraissaitjustifier mes craintes. Aussi je tombai de mon haut quand mon oncleme dit :

« Tu vois toutes ces fumées, Axel ; eh bien, elles prouventque nous n’avons rien à redouter des fureurs du volcan !

– Par exemple ! m’écriai-je.

– Retiens bien ceci, reprit le professeur : aux approches d’uneéruption, ces fumerolles redoublent d’activité pour disparaîtrecomplètement pendant la durée du phénomène, car les fluidesélastiques, n’ayant plus la tension nécessaire, prennent le chemindes cratères au lieu de s’échapper à travers les fissures du globe.Si donc ces vapeurs se maintiennent dans leur état habituel, sileur énergie ne s’accroît pas, si tu ajoutes à cette observationque le vent, la pluie ne sont pas remplacés par un air lourd etcalme, tu peux affirmer qu’il n’y aura pas d’éruptionprochaine.

– Mais…

– Assez. Quand la science a prononcé, il n’y a plus qu’à setaire ».

Je revins à la cure l’oreille basse ; mon oncle m’avaitbattu avec des arguments scientifiques. Cependant j’avais encore unespoir, c’est qu’une fois arrivés au fond du cratère, il seraitimpossible, faute de galerie, de descendre plus profondément, etcela en dépit de tous les Saknussemm du monde.

Je passai la nuit suivante en plein cauchemar au milieu d’unvolcan et des profondeurs de la terre, je me sentis lancé dans lesespaces planétaires sous la forme de roche éruptive.

Le lendemain, 23 juin, Hans nous attendait avec ses compagnonschargés des vivres, des outils et des instruments. Deux bâtonsferrés, deux fusils, deux cartouchières, étaient réservés à mononcle et à moi. Hans, en homme de précaution, avait ajouté à nosbagages une outre pleine qui, jointe à nos gourdes, nous assuraitde l’eau pour huit jours.

Il était neuf heures du matin. Le recteur et sa haute mégèreattendaient devant leur porte. Ils voulaient sans doute nousadresser l’adieu suprême de l’hôte au voyageur. Mais cet adieu pritla forme inattendue d’une note formidable, où l’on comptait jusqu’àl’air de la maison pastorale, air infect, j’ose le dire. Ce dignecouple nous rançonnait comme un aubergiste suisse et portait à unbeau prix son hospitalité surfaite.

Mon oncle paya sans marchander. Un homme qui partait pour lecentre de la terre ne regardait pas à quelques rixdales.

Ce point réglé, Hans donna le signal du départ, et quelquesinstants après nous avions quitté Stapi.

Chapitre 15

 

Le Sneffels est haut de cinq mille pieds ; il termine, parson double cône, une bande trachytique qui se détache du systèmeorographique de l’île. De notre point de départ on ne pouvait voirses deux pics se profiler sur le fond grisâtre du ciel.J’apercevais seulement une énorme calotte de neige abaissée sur lefront du géant.

Nous marchions en file, précédés du chasseur ; celui-ciremontait d’étroits sentiers où deux personnes n’auraient pas pualler de front. Toute conversation devenait donc à peu prèsimpossible.

Au delà de la muraille basaltique du fjord de Stapi, se présentad’abord un sol de tourbe herbacée et fibreuse, résidu de l’antiquevégétation des marécages de la presqu’île ; la masse de cecombustible encore inexploité suffirait à chauffer pendant unsiècle toute la population de l’Islande ; cette vastetourbière, mesurée du fond de certains ravins, avait souventsoixante-dix pieds de haut et présentait des couches successives dedétritus carbonisés, séparées par des feuillets de tuf ponceux.

En véritable neveu du professeur Lidenbrock et malgré mespréoccupations, j’observais avec intérêt les curiositésminéralogiques étalées dans ce vaste cabinet d’histoirenaturelle ; en même temps je refaisais dans mon esprit toutel’histoire géologique de l’Islande.

Cette île, si curieuse, est évidemment sortie du fond des eaux àune époque relativement moderne ; peut-être mêmes’élève-t-elle encore par un mouvement insensible. S’il en estainsi, on ne peut attribuer son origine qu’à l’action des feuxsouterrains. Donc, dans ce cas, la théorie de Humphry Davy, ledocument de Saknussemm, les prétentions de mon oncle, tout s’enallait en fumée. Cette hypothèse me conduisit à examinerattentivement la nature du sol, et je me rendis bientôt compte dela succession des phénomènes qui présidèrent à sa formation.

L’Islande, absolument privée de terrain sédimentaire, se composeuniquement de tuf volcanique, c’est-à-dire d’un agglomérat depierres et de roches d’une texture poreuse. Avant l’existence desvolcans, elle était faite d’un massif trappéen, lentement soulevéau-dessus des flots par la poussée des forces centrales. Les feuxintérieurs n’avaient pas encore fait irruption au dehors.

Mais, plus tard, une large fente se creusa diagonalement dusud-ouest au nord-ouest de l’île, par laquelle s’épancha peu à peutoute la pâte trachytique. Le phénomène s’accomplissait alors sansviolence ; l’issue était énorme, et les matières fondues,rejetées des entrailles du globe, s’étendirent tranquillement envastes nappes ou en masses mamelonnées. À cette époque apparurentles fedspaths, les syénites et les porphyres.

Mais, grâce à cet épanchement, l’épaisseur de l’île s’accrutconsidérablement, et, par suite, sa force de résistance. On conçoitquelle quantité de fluides élastiques s’emmagasina dans son sein,lorsqu’elle n’offrit plus aucune issue, après le refroidissement dela croûte trachytique. Il arriva donc un moment où la puissancemécanique de ces gaz fut telle qu’ils soulevèrent la lourde écorceet se creusèrent de hautes cheminées. De là le volcan fait dusoulèvement de la croûte, puis le cratère subitement troué ausommet du volcan.

Alors aux phénomènes éruptifs succédèrent les phénomènesvolcaniques ; par les ouvertures nouvellement forméess’échappèrent d’abord les déjections basaltiques, dont la plaineque nous traversions en ce moment offrait à nos regards les plusmerveilleux spécimens. Nous marchions sur ces roches pesantes d’ungris foncé que le refroidissement avait moulées en prismes à basehexagone. Au loin se voyaient un grand nombre de cônes aplatis, quifurent jadis autant de bouches ignivomes.

Puis, l’éruption basaltique épuisée, le volcan, dont la forces’accrut de celle des cratères éteints, donna passage aux laves età ces tufs de cendres et de scories dont j’apercevais les longuescoulées éparpillées sur ses flancs comme une chevelureopulente.

Telle fut la succession des phénomènes qui constituèrentl’Islande ; tous provenaient de l’action des feux intérieurs,et supposer que la masse interne ne demeurait pas dans un étatpermanent d’incandescente liquidité, c’était folie. Folie surtoutde prétendre atteindre le centre du globe !

Je me rassurais donc sur l’issue de notre entreprise, tout enmarchant à l’assaut du Sneffels.

La route devenait de plus en plus difficile ; le solmontait ; les éclats de roches s’ébranlaient, et il fallait laplus scrupuleuse attention pour éviter des chutes dangereuses.

Hans s’avançait tranquillement comme sur un terrain uni ;parfois il disparaissait derrière les grands blocs, et nous leperdions de vue momentanément ; alors un sifflement aigu,échappé de ses lèvres, indiquait la direction à suivre. Souventaussi il s’arrêtait, ramassait quelques débris de rocs, lesdisposait d’une façon reconnaissable et formait ainsi des amersdestinés à indiquer la route du retour. Précaution bonne en soi,mais que les événements futurs rendirent inutile.

Trois fatigantes heures de marche nous avaient amenés seulementà la base de la montagne. Là, Hans fit signe de s’arrêter, et undéjeuner sommaire fut partagé entre tous. Mon oncle mangeait lesmorceaux doubles pour aller plus vite. Seulement, cette halte deréfection étant aussi une halte de repos, il dut attendre le bonplaisir du guide, qui donna le signal du départ une heure après.Les trois Islandais, aussi taciturnes que leur camarade lechasseur, ne prononcèrent pas un seul mot et mangèrentsobrement.

Nous commencions maintenant à gravir les pentes du Sneffels. Sonneigeux sommet, par une illusion d’optique fréquente dans lesmontagnes, me paraissait fort rapproché, et cependant, que delongues heures avant de l’atteindre ! Quelle fatiguesurtout ! Les pierres qu’aucun ciment de terre, aucune herbene liaient entre elles, s’éboulaient sous nos pieds et allaient seperdre dans la plaine avec la rapidité d’une avalanche.

En de certains endroits, les flancs du mont faisaient avecl’horizon un angle de trente-six degrés au moins ; il étaitimpossible de les gravir, et ces raidillons pierreux devaient êtretournés non sans difficulté. Nous nous prêtions alors un mutuelsecours à l’aide de nos bâtons.

Je dois dire que mon oncle se tenait près de moi le pluspossible ; il ne me perdait pas de vue, et en mainte occasion,son bras me fournit un solide appui. Pour son compte, il avait sansdoute le sentiment inné de l’équilibre, car il ne bronchait pas.Les Islandais, quoique chargés grimpaient avec une agilité demontagnards.

À voir la hauteur de la cime du Sneffels, il me semblaitimpossible qu’on pût l’atteindre de ce côté, si l’angled’inclinaison des pentes ne se fermait pas. Heureusement, après uneheure de fatigues et de tours de force, au milieu du vaste tapis deneige développé sur la croupe du volcan, une sorte d’escalier seprésenta inopinément, qui simplifia notre ascension. Il était formépar l’un de ces torrents de pierres rejetées par les éruptions, etdont le nom islandais est « stinâ ». Si ce torrent n’eût pas étéarrêté dans sa chute par la disposition des flancs de la montagne,il serait allé se précipiter dans la mer et former des îlesnouvelles.

Tel il était, tel il nous servit fort ; la raideur despentes s’accroissait, mais ces marches de pierres permettaient deles gravir aisément, et si rapidement même, qu’étant resté unmoment en arrière pendant que mes compagnons continuaient leurascension, je les aperçus déjà réduits, par l’éloignement, à uneapparence microscopique.

À sept heures du soir nous avions monté les deux mille marchesde l’escalier, et nous dominions une extumescence de la montagne,sorte d’assise sur laquelle s’appuyait le cône proprement dit ducratère.

La mer s’étendait à une profondeur de trois mille deux centspieds ; nous avions dépassé la limite des neiges perpétuelles,assez peu élevée en Islande par suite de l’humidité constante duclimat. Il faisait un froid violent ; le vent soufflait avecforce. J’étais épuisé. Le professeur vit bien que mes jambes merefusaient tout service, et, malgré son impatience, il se décida às’arrêter. Il fit donc signe au chasseur, qui secoua la tête endisant :

« Ofvanför.

– Il paraît qu’il faut aller plus haut », dit mon oncle. Puis ildemanda à Hans le motif de sa réponse. « Mistour, répondit leguide.

– Ja, mistour, répéta l’un des Islandais d’un ton effrayé.

– Que signifie ce mot ? demandai-je avec inquiétude.

– Vois », dit mon oncle. Je portai mes regards vers laplaine ; une immense colonne de pierre ponce pulvérisée, desable et de poussière s’élevait en tournoyant comme unetrombe ; le vent la rabattait sur le flanc du Sneffels, auquelnous étions accrochés ; ce rideau opaque étendu devant lesoleil produisait une grande ombre jetée sur la montagne. Si cettetrombe s’inclinait, elle devait inévitablement nous enlacer dansses tourbillons. Ce phénomène, assez fréquent lorsque le ventsouffle des glaciers, prend le nom de « mistour » en langueislandaise.

« Hastigt, hastigt », s’écria notre guide.

Sans savoir le danois, je compris qu’il nous fallait suivre Hansau plus vite. Celui-ci commença à tourner le cône du cratère, maisen biaisant, de manière à faciliter la marche. Bientôt, la trombes’abattit sur la montagne, qui tressaillit à son choc ; lespierres saisies dans les remous du vent volèrent en pluie commedans une éruption. Nous étions, heureusement, sur le versant opposéet à l’abri de tout danger ; sans la précaution du guide, noscorps déchiquetés, réduits en poussière, fussent retombés au loincomme le produit de quelque météore inconnu.

Cependant Hans ne jugea pas prudent de passer la nuit sur lesflancs du cône. Nous continuâmes notre ascension en zigzag ;les quinze cents pieds qui restaient à franchir prirent près decinq heures ; les détours, les biais et contremarchesmesuraient trois lieues au moins. Je n’en pouvais plus ; jesuccombais au froid et à la faim. L’air, un peu raréfié, nesuffisait pas au jeu de mes poumons.

Enfin, à onze heures du soir, en pleine obscurité, le sommet duSneffels fut atteint, et, avant d’aller m’abriter à l’intérieur ducratère, j’eus le temps d’apercevoir « le soleil de minuit » auplus bas de sa carrière, projetant ses pâles rayons sur l’îleendormie à mes pieds.

Chapitre 16

 

Le souper fut rapidement dévoré et la petite troupe se casa deson mieux. La couche était dure, l’abri peu solide, la situationfort pénible, à cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer.Cependant mon sommeil fut particulièrement paisible pendant cettenuit, l’une des meilleures que j’eusse passées depuis longtemps. Jene rêvai même pas.

Le lendemain on se réveilla à demi gelé par un air très vif, auxrayons d’un beau soleil. Je quittai ma couche de granit et j’allaijouir du magnifique spectacle qui se développait à mes regards.

J’occupais le sommet de l’un des deux pics du Sneffels, celui dusud. De là ma vue s’étendait sur la plus grande partie del’île ; l’optique, commune à toutes les grandes hauteurs, enrelevait les rivages, tandis que les parties centrales paraissaients’enfoncer. On eût dit qu’une de ces cartes en relief d’Helbesmers’étalait sous mes pieds ; je voyais les vallées profondes secroiser en tous sens, les précipices se creuser comme des puits,les lacs se changer en étangs, les rivières se faire ruisseaux. Surma droite se succédaient les glaciers sans nombre et les picsmultipliés, dont quelques-uns s’empanachaient de fumées légères.Les ondulations de ces montagnes infinies, que leurs couches deneige semblaient rendre écumantes, rappelaient à mon souvenir lasurface d’une mer agitée. Si je me retournais vers l’ouest, l’Océans’y développait dans sa majestueuse étendue, comme une continuationde ces sommets moutonneux. Où finissait la terre, où commençaientles flots, mon œil le distinguait à peine.

Je me plongeais ainsi dans cette prestigieuse extase que donnentles hautes cimes, et cette fois, sans vertige, car je m’accoutumaisenfin à ces sublimes contemplations. Mes regards éblouis sebaignaient dans la transparente irradiation des rayons solaires,j’oubliais qui j’étais, où j’étais, pour vivre de la vie des elfesou des sylphes, imaginaires habitants de la mythologiescandinave ; je m’enivrais de la volupté des hauteurs, sanssonger aux abîmes dans lesquels ma destinée allait me plonger avantpeu. Mais je fus ramené au sentiment de la réalité par l’arrivée duprofesseur et de Hans, qui me rejoignirent au sommet du pic.

Mon oncle, se tournant vers l’ouest, m’indiqua de la main unelégère vapeur, une brume, une apparence de terre qui dominait laligne des flots.

« Le Groënland, dit-il.

– Le Groënland ? m’écriai-je.

– Oui ; nous n’en sommes pas à trente-cinq lieues, et,pendant les dégels, les ours blancs arrivent jusqu’à l’Islande,portés sur les glaçons du nord. Mais cela importe peu. Nous sommesau sommet du Sneffels ; voici deux pics, l’un au sud, l’autreau nord. Hans va nous dire de quel nom les Islandais appellentcelui qui nous porte en ce moment. »

La demande formulée, le chasseur répondit :

« Scartaris. »

Mon oncle me jeta un coup d’œil triomphant.

« Au cratère ! » dit-il.

Le cratère du Sneffels représentait un cône renversé dontl’orifice pouvait avoir une demi-lieue de diamètre. Sa profondeur,je l’estimais à deux mille pieds environ. Que l’on juge de l’étatd’un pareil récipient, lorsqu’il s’emplissait de tonnerres et deflammes. Le fond de l’entonnoir ne devait pas mesurer plus de cinqcents pieds de tour, de telle sorte que ses pentes assez doucespermettaient d’arriver facilement à sa partie inférieure.Involontairement, je comparais ce cratère à un énorme tromblonévasé, et la comparaison m’épouvantait.

« Descendre dans un tromblon, pensai-je, quand il est peut-êtrechargé et qu’il peut partir au moindre choc, c’est œuvre de fous.»

Mais je n’avais pas à reculer. Hans, d’un air indifférent,reprit la tête de la troupe. Je le suivis sans mot dire.

Afin de faciliter la descente, Hans décrivait à l’intérieur ducône des ellipses très allongées ; il fallait marcher aumilieu des roches éruptives, dont quelques-unes, ébranlées dansleurs alvéoles, se précipitaient en rebondissant jusqu’au fond del’abîme. Leur chute déterminait des réverbérations d’échos d’uneétrange sonorité.

Certaines parties du cône formaient des glaciers intérieurs.Hans ne s’avançait alors qu’avec une extrême précaution, sondant lesol de son bâton ferré pour y découvrir les crevasses. À decertains passages douteux, il devint nécessaire de nous lier parune longue corde, afin que celui auquel le pied viendrait à manquerinopinément se trouvât soutenu par ses compagnons. Cette solidaritéétait chose prudente, mais elle n’excluait pas tout danger.

Cependant, et malgré les difficultés de la descente sur despentes que le guide ne connaissait pas, la route se fit sansaccident, sauf la chute d’un ballot de cordes qui s’échappa desmains d’un Islandais et alla par le plus court jusqu’au fond del’abîme.

À midi nous étions arrivés. Je relevai la tête, et j’aperçusl’orifice supérieur du cône, dans lequel s’encadrait un morceau deciel d’une circonférence singulièrement réduite, mais presqueparfaite. Sur un point seulement se détachait le pic du Scartaris,qui s’enfonçait dans l’immensité.

Au fond du cratère s’ouvraient trois cheminées par lesquelles,au temps des éruptions du Sneffels, le foyer central chassait seslaves et ses vapeurs. Chacune de ces cheminées avait environ centpieds de diamètre. Elles étaient là béantes sous nos pas. Je n’euspas la force d’y plonger mes regards. Le professeur Lidenbrock,lui, avait fait un examen rapide de leur disposition ; ilétait haletant ; il courait de l’une à l’autre, gesticulant etlançant des paroles incompréhensibles. Hans et ses compagnons,assis sur des morceaux de lave, le regardaient faire ; ils leprenaient évidemment pour un fou.

Tout à coup mon oncle poussa un cri ; je crus qu’il venaitde perdre pied et de tomber dans l’un des trois gouffres. Mais non.Je l’aperçus, les bras étendus, les jambes écartées, debout devantun roc de granit posé au centre du cratère, comme un énormepiédestal fait pour la statue d’un Pluton. Il était dans la posed’un homme stupéfait, mais dont la stupéfaction fit bientôt place àune joie insensée.

« Axel ! Axel ! s’écria-t-il, viens !viens ! »

J’accourus. Ni Hans ni les Islandais ne bougèrent.

« Regarde », me dit le professeur.

Et, partageant sa stupéfaction, sinon sa joie, je lus sur laface occidentale du bloc, en caractères runiques à demi-rongés parle temps, ce nom mille fois maudit :

« Arne Saknussemm ! s’écria mon oncle, douteras-tuencore ? »

Je ne répondis pas, et je revins consterné à mon banc de lave.L’évidence m’écrasait.

Combien de temps demeurai-je ainsi plongé dans mes réflexions,je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’en relevant la tête jevis mon oncle et Hans seuls au fond du cratère. Les Islandaisavaient été congédiés, et maintenant ils redescendaient les pentesextérieures du Sneffels pour regagner Stapi.

Hans dormait tranquillement au pied d’un roc, dans une coulée delave où il s’était fait un lit improvisé ; mon oncle tournaitau fond du cratère, comme une bête sauvage dans la fosse d’untrappeur. Je n’eus ni l’envie ni la force de me lever, et, prenantexemple sur le guide, je me laissai aller à un douloureuxassoupissement, croyant entendre des bruits ou sentir desfrissonnements dans les flancs de la montagne.

Ainsi se passa cette première nuit au fond du cratère.

Le lendemain, un ciel gris, nuageux, lourd, s’abaissa sur lesommet du cône. Je ne m’en aperçus pas tant à l’obscurité dugouffre qu’à la colère dont mon oncle fut pris.

J’en compris la raison, et un reste d’espoir me revint au cœur.Voici pourquoi.

Des trois routes ouvertes sous nos pas, une seule avait étésuivie par Saknussemm. Au dire du savant islandais, on devait lareconnaître à cette particularité signalée dans le cryptogramme,que l’ombre du Scartaris venait en caresser les bords pendant lesderniers jours du mois de juin.

On pouvait, en effet, considérer ce pic aigu comme le style d’unimmense cadran solaire, dont l’ombre à un jour donné marquait lechemin du centre du globe.

Or, si le soleil venait à manquer, pas d’ombre. Conséquemment,pas d’indication. Nous étions au 25 juin. Que le ciel demeurâtcouvert pendant six jours, et il faudrait remettre l’observation àune autre année.

Je renonce à peindre l’impuissante colère du professeurLidenbrock. La journée se passa, et aucune ombre ne vint s’allongersur le fond du cratère. Hans ne bougea pas de sa place ; ildevait pourtant se demander ce que nous attendions, s’il sedemandait quelque chose ! Mon oncle ne m’adressa pas une seulefois la parole. Ses regards, invariablement tournés vers le ciel,se perdaient dans sa teinte grise et brumeuse.

Le 26, rien encore, une pluie mêlée de neige tomba pendant toutela journée. Hans construisit une hutte avec des morceaux de lave.Je pris un certain plaisir à suivre de l’œil les milliers decascades improvisées sur les flancs du cône, et dont chaque pierreaccroissait l’assourdissant murmure.

Mon oncle ne se contenait plus. Il y avait de quoi irriter unhomme plus patient, car c’était véritablement échouer au port.

Mais aux grandes douleurs le ciel mêle incessamment les grandesjoies, et il réservait au professeur Lidenbrock une satisfactionégale à ses désespérants ennuis.

Le lendemain le ciel fut encore couvert, mais le dimanche, 28juin, l’antépénultième jour du mois, avec le changement de lunevint le changement de temps. Le soleil versa ses rayons à flotsdans le cratère. Chaque monticule, chaque roc, chaque pierre,chaque aspérité eut part à sa bienfaisante effluve et projetainstantanément son ombre sur le sol. Entre toutes, celle duScartaris se dessina comme une vive arête et se mit à tournerinsensiblement vers l’astre radieux.

Mon oncle tournait avec elle.

À midi, dans sa période la plus courte, elle vint lécherdoucement le bord de la cheminée centrale.

« C’est là ! s’écria le professeur, c’est là ! Aucentre du globe ! » ajouta-t-il en danois.

Je regardai Hans.

« Forüt ! fit tranquillement le guide.

– En avant ! » répondit mon oncle.

Il était une heure et treize minutes du soir.

Chapitre 17

 

Le véritable voyage commençait. Jusqu’alors les fatiguesl’avaient emporté sur les difficultés ; maintenant celles-ciallaient véritablement naître sous nos pas.

Je n’avais point encore plongé mon regard dans ce puitsinsondable où j’allais m’engouffrer. Le moment était venu. Jepouvais encore ou prendre mon parti de l’entreprise ou refuser dela tenter. Mais j’eus honte de reculer devant le chasseur. Hansacceptait si tranquillement l’aventure, avec une telleindifférence, une si parfaite insouciance de tout danger, que jerougis à l’idée d’être moins brave que lui. Seul, j’aurais entaméla série des grands arguments ; mais, en présence du guide, jeme tus ; un de mes souvenirs s’envola vers ma jolieVirlandaise, et je m’approchai de la cheminée centrale.

J’ai dit qu’elle mesurait cent pieds de diamètre, ou trois centspieds de tour. Je me penchai au-dessus d’un roc qui surplombait, etje regardai. Mes cheveux se hérissèrent. Le sentiment du vides’empara de mon être. Je sentis le centre de gravité se déplacer enmoi et le vertige monter à ma tête comme une ivresse. Rien de pluscapiteux que cette attraction de l’abîme. J’allais tomber. Une mainme retint. Celle de Hans. Décidément, je n’avais pas pris assez de« leçons de gouffre » à la Frelsers-Kirk de Copenhague.

Cependant, si peu que j’eusse hasardé mes regards dans ce puits,je m’étais rendu compte de sa conformation. Ses parois, presque àpic, présentaient cependant de nombreuses saillies qui devaientfaciliter la descente ; mais si l’escalier ne manquait pas, larampe faisait défaut. Une corde attachée à l’orifice aurait suffipour nous soutenir, mais comment la détacher, lorsqu’on seraitparvenu à son extrémité inférieure ?

Mon oncle employa un moyen fort simple pour obvier à cettedifficulté. Il déroula une corde de la grosseur du pouce et longuede quatre cents pieds ; il en laissa filer d’abord la moitié,puis il l’enroula autour d’un bloc de lave qui faisait saillie etrejeta l’autre moitié dans la cheminée. Chacun de nous pouvaitalors descendre en réunissant dans sa main les deux moitiés de lacorde qui ne pouvait se défiler ; une fois descendus de deuxcents pieds, rien ne nous serait plus aisé que de la ramener enlâchant un bout et en halant sur l’autre. Puis, on recommenceraitcet exercice ad infinitum.

« Maintenant, dit mon oncle après avoir achevé ces préparatifs,occupons-nous des bagages ; ils vont être divisés en troispaquets, et chacun de nous en attachera un sur son dos ;j’entends parler seulement des objets fragiles. »

L’audacieux professeur ne nous comprenait évidemment pas danscette dernière catégorie.

« Hans, reprit-il, va se charger des outils et d’une partie desvivres ; toi, Axel, d’un second tiers des vivres et desarmes ; moi, du reste des vivres et des instrumentsdélicats.

– Mais, dis-je, et les vêtements, et cette masse de cordes etd’échelles, qui se chargera de les descendre ?

– Ils descendront tout seuls.

– Comment cela ? demandai-je.

– Tu vas le voir. »

Mon oncle employait volontiers les grands moyens et sanshésiter. Sur son ordre, Hans réunit en un seul colis les objets nonfragiles, et ce paquet, solidement cordé, fut tout bonnementprécipité dans le gouffre.

J’entendis ce mugissement sonore produit par le déplacement descouches d’air. Mon oncle, penché sur l’abîme, suivait d’un œilsatisfait la descente de ses bagages, et ne se releva qu’après lesavoir perdus de vue.

« Bon, fit-il. À nous maintenant. »

Je demande à tout homme de bonne foi s’il était possibled’entendre sans frissonner de telles paroles !

Le professeur attacha sur son dos le paquet desinstruments ; Hans prit celui des outils, moi celui des armes.La descente commença dans l’ordre suivant : Hans, mon oncle et moi.Elle se fit dans un profond silence, troublé seulement par la chutedes débris de roc qui se précipitaient dans l’abîme.

Je me laissai couler, pour ainsi dire, serrant frénétiquement ladouble corde d’une main, de l’autre m’arc-boutant au moyen de monbâton ferré. Une idée unique me dominait : je craignais que lepoint d’appui ne vint à manquer. Cette corde me paraissait bienfragile pour supporter le poids de trois personnes. Je m’en servaisle moins possible, opérant des miracles d’équilibre sur lessaillies de lave que mon pied cherchait à saisir comme unemain.

Lorsqu’une de ces marches glissantes venait à s’ébranler sous lepas de Hans, il disait de sa voix tranquille :

« Gif akt !

– Attention ! » répétait mon oncle.

Après une demi-heure, nous étions arrivés sur la surface d’unroc fortement engagé dans la paroi de la cheminée.

Hans tira la corde par l’un de ses bouts ; l’autre s’élevadans l’air ; après avoir dépassé le rocher supérieur, ilretomba en raclant les morceaux de pierres et de laves, sorte depluie, ou mieux, de grêle fort dangereuse.

En me penchant au-dessus de notre étroit plateau, je remarquaique le fond du trou était encore invisible.

La manœuvre de la corde recommença, et une demi-heure après nousavions gagné une nouvelle profondeur de deux cents pieds.

Je ne sais si le plus enragé géologue eût essayé d’étudier,pendant cette descente, la nature des terrains qui l’environnaient.Pour mon compte, je ne m’en inquiétai guère ; qu’ils fussentpliocènes, miocènes, éocènes, crétacés, jurassiques, triasiques,perniens, carbonifères, dévoniens, siluriens ou primitifs, cela mepréoccupa peu. Mais le professeur, sans doute, fit ses observationsou prit ses notes, car, à l’une des haltes, il me dit :

« Plus je vais, plus j’ai confiance ; la disposition de cesterrains volcaniques donne absolument raison à la théorie de Davy.Nous sommes en plein sol primordial, sol dans lequel s’est produitl’opération chimique des métaux enflammés au contact de l’air et del’eau ; je repousse absolument le système d’une chaleurcentrale ; d’ailleurs, nous verrons bien. »

Toujours la même conclusion. On comprend que je ne m’amusai pasà discuter. Mon silence fut pris pour un assentiment, et ladescente recommença.

Au bout de trois heures, je n’entrevoyais pas encore le fond dela cheminée. Lorsque je relevais la tête, j’apercevais son orificequi décroissait sensiblement. Ses parois, par suite de leur légèreinclinaison, tendaient à se rapprocher, l’obscurité se faisait peuà peu.

Cependant nous descendions toujours ; il me semblait queles pierres détachées des parois s’engloutissaient avec unerépercussion plus mate et qu’elles devaient rencontrer promptementle fond de l’abîme.

Comme j’avais eu soin de noter exactement nos manœuvres decorde, je pus me rendre un compte exact de la profondeur atteinteet du temps écoulé.

Nous avions alors répété quatorze fois cette manœuvre qui duraitune demi-heure. C’était donc sept heures, plus quatorze quartsd’heure de repos ou trois heures et demie. En tout, dix heures etdemie. Nous étions partis à une heure, il devait être onze heuresen ce moment.

Quant à la profondeur à laquelle nous étions parvenus, cesquatorze manœuvres d’une corde de deux cents pieds donnaient deuxmille huit cents pieds.

En ce moment la voix de Hans se fit entendre :

« Halt ! » dit-il.

Je m’arrêtai court au moment où j’allais heurter de mes pieds latête de mon oncle.

« Nous sommes arrivés, dit celui-ci.

– Où ? demandai-je en me laissant glisser près de lui.

– Au fond de la cheminée perpendiculaire.

– Il n’y a donc pas d’autre issue ?

– Si, une sorte de couloir que j’entrevois et qui oblique versla droite. Nous verrons cela demain. Soupons d’abord et nousdormirons après. »

L’obscurité n’était pas encore complète. On ouvrit le sac auxprovisions, on mangea et l’on se coucha de son mieux sur un lit depierres et de débris de lave.

Et quand, étendu sur le dos, j’ouvris les yeux, j’aperçus unpoint brillant à l’extrémité de ce tube long de trois mille pieds,qui se transformait en une gigantesque lunette.

C’était une étoile dépouillée de toute scintillation et qui,d’après mes calculs, devait être ß (sigma) de la Petite Ourse.

Puis je m’endormis d’un profond sommeil.

Chapitre 18

 

À huit heures du matin, un rayon du jour vint nous réveiller.Les mille facettes de lave des parois le recueillaient à sonpassage et l’éparpillaient comme une pluie d’étincelles.

Cette lueur était assez forte pour permettre de distinguer lesobjets environnants.

« Eh bien ! Axel, qu’en dis-tu ? s’écria mon oncle ense frottant les mains. As-tu jamais passé une nuit plus paisibledans notre maison de Königstrasse ? Plus de bruit decharrettes, plus de cris de marchands, plus de vociférations debateliers !

– Sans doute, nous sommes fort tranquilles au fond de ce puits,mais ce calme même a quelque chose d’effrayant.

– Allons donc, s’écria mon oncle, si tu t’effrayes déjà, quesera-ce plus tard ? Nous ne sommes pas encore entrés d’unpouce dans les entrailles de la terre ?

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que nous avons atteint seulement le sol del’île ! Ce long tube vertical, qui aboutit au cratère duSneffels, s’arrête à peu près au niveau de la mer.

– En êtes-vous certain ?

– Très certain. Consulte le baromètre. »

En effet, le mercure, après avoir peu à peu remonté dansl’instrument à mesure que notre descente s’effectuait, s’étaitarrêté à vingt-neuf pouces.

« Tu le vois, reprit le professeur, nous n’avons encore que lapression d’une atmosphère, et il me tarde que le manomètre vienneremplacer ce baromètre. »

Cet instrument allait, en effet, nous devenir inutile, du momentque le poids de l’air dépasserait sa pression calculée au niveau del’Océan.

« Mais, dis-je, n’est-il pas à craindre que cette pressiontoujours croissante ne soit fort pénible ?

– Non. Nous descendrons lentement, et nos poumons s’habituerontà respirer une atmosphère plus comprimée. Les aéronautes finissentpar manquer d’air en s’élevant dans les couches supérieures ;nous, nous en aurons trop peut-être. Mais j’aime mieux cela. Neperdons pas un instant. Où est le paquet qui nous a précédés dansl’intérieur de la montagne ? »

Je me souvins alors que nous l’avions vainement cherché laveille au soir. Mon oncle interrogea Hans, qui, après avoir regardéattentivement avec ses yeux de chasseur, répondit :

« Der huppe !

– Là-haut. » En effet, ce paquet était accroché à une saillie deroc, à une centaine de pieds au-dessus de notre tête. Aussitôtl’agile Islandais grimpa comme un chat et, en quelques minutes, lepaquet nous rejoignit. « Maintenant, dit mon oncle,déjeunons ; mais déjeunons comme des gens qui peuvent avoirune longue course à faire. »

Le biscuit et la viande sèche furent arrosés de quelques gorgéesd’eau mêlée de genièvre.

Le déjeuner terminé, mon oncle tira de sa poche un carnetdestiné aux observations ; il prit successivement ses diversinstruments et nota les données suivantes :

Lundi 1er juillet.

Chronomètre : 8 h. 17 m. du matin.

Baromètre : 29 p. 7 l.

Thermomètre : 6°.

Direction : E.-S.-E.

Cette dernière observation s’appliquait à la galerie obscure etfut donnée par la boussole.

« Maintenant, Axel, s’écria le professeur d’une voixenthousiaste, nous allons nous enfoncer véritablement dans lesentrailles du globe. Voici donc le moment précis auquel notrevoyage commence. »

Cela dit, mon oncle prit d’une main l’appareil de Ruhmkorffsuspendu à son cou ; de l’autre, il mit en communication lecourant électrique avec le serpentin de la lanterne, et une assezvive lumière dissipa les ténèbres de la galerie.

Hans portait le second appareil, qui fut également mis enactivité. Cette ingénieuse application de l’électricité nouspermettait d’aller longtemps en créant un jour artificiel, même aumilieu des gaz les plus inflammables.

« En route ! » fit mon oncle.

Chacun reprit son ballot. Hans se chargea de pousser devant luile paquet des cordages et des habits, et, moi troisième, nousentrâmes dans la galerie.

Au moment de m’engouffrer dans ce couloir obscur, je relevai latête, et j’aperçus une dernière fois, par le champ de l’immensetube, ce ciel de l’Islande « que je ne devais plus jamais revoir.»

La lave, à la dernière éruption de 1229, s’était frayé unpassage à travers ce tunnel. Elle tapissait l’intérieur d’un enduitépais et brillant ; la lumière électrique s’y réfléchissait encentuplant son intensité.

Toute la difficulté de la route consistait à ne pas glisser troprapidement sur une pente inclinée à quarante-cinq degrésenviron ; heureusement, certaines érosions, quelquesboursouflures tenaient lieu de marches, et nous n’avions qu’àdescendre en laissant filer nos bagages retenus par une longuecorde.

Mais ce qui se faisait marche sous nos pieds devenaitstalactites sur les autres parois ; la lave, poreuse en decertains endroits, présentait de petites ampoules arrondies ;des cristaux de quartz opaque, ornés de limpides gouttes de verreet suspendus à la voûte comme des lustres, semblaient s’allumer ànotre passage. On eût dit que les génies du gouffre illuminaientleur palais pour recevoir les hôtes de la terre.

« C’est magnifique ! m’écriai-je involontairement. Quelspectacle, mon oncle ! Admirez-vous ces nuances de la lave quivont du rouge brun au jaune éclatant par dégradationsinsensibles ? Et ces cristaux qui nous apparaissent comme desglobes lumineux ?

– Ah ! tu y viens, Axel ! répondit mon oncle.Ah ! tu trouves cela splendide, mon garçon ! Tu en verrasbien d’autres, je l’espère. Marchons ! marchons ! »

Il aurait dit plus justement « glissons », car nous nouslaissions aller sans fatigue sur des pentes inclinées. C’était lefacilis descensus Averni de Virgile. La boussole, que jeconsultais fréquemment, indiquait la direction du sud-est avec uneimperturbable rigueur. Cette coulée de lave n’obliquait ni d’uncôté ni de l’autre. Ella avait l’inflexibilité de la lignedroite.

Cependant la chaleur n’augmentait pas d’une façonsensible ; cela donnait raison aux théories de Davy, et plusd’une fois je consultai le thermomètre avec étonnement. Deux heuresaprès le départ, il ne marquait encore que 10°, c’est-à-dire unaccroissement de 4°. Cela m’autorisait à penser que notre descenteétait plus horizontale que verticale. Quant à connaître exactementla profondeur atteinte, rien de plus facile. Le professeur mesuraitexactement les angles de déviation et d’inclinaison de la route,mais il gardait pour lui le résultat de ses observations.

Le soir, vers huit heures, il donna le signal d’arrêt. Hansaussitôt s’assit ; les lampes furent accrochées à une sailliede lave. Nous étions dans une sorte de caverne où l’air ne manquaitpas. Au contraire. Certains souffles arrivaient jusqu’à nous.Quelle cause les produisait ? À quelle agitation atmosphériqueattribuer leur origine ? C’est une question que je ne cherchaipas à résoudre en ce moment ; la faim et la fatigue merendaient incapable de raisonner. Une descente de sept heuresconsécutives ne se fait pas sans une grande dépense de forces.J’étais épuisé. Le mot halte me fit donc plaisir à entendre. Hansétala quelques provisions sur un bloc de lave, et chacun mangeaavec appétit. Cependant une chose m’inquiétait ; notre réserved’eau était à demi consommée.

Mon oncle comptait la refaire aux sources souterraines, maisjusqu’alors celles-ci manquaient absolument. Je ne pus m’empêcherd’attirer son attention sur ce sujet.

« Cette absence de sources te surprend ? dit-il.

– Sans doute, et même elle m’inquiète. Nous n’avons plus d’eauque pour cinq jours.

– Sois tranquille, Axel, je te réponds que nous trouverons del’eau, et plus que nous n’en voudrons.

– Quand cela ?

– Quand nous aurons quitté cette enveloppe de lave. Commentveux-tu que des sources jaillissent à travers ces parois ?

– Mais peut-être cette coulée se prolonge-t-elle à de grandesprofondeurs ? Il me semble que nous n’avons pas encore faitbeaucoup de chemin verticalement ?

– Qui te fait supposer cela ?

– C’est que si nous étions très avancés dans l’intérieur del’écorce terrestre, la chaleur serait plus forte.

– D’après ton système, répondit mon oncle. Qu’indique lethermomètre ?

– Quinze degrés à peine, ce qui ne fait qu’un accroissement deneuf degrés depuis notre départ.

– Eh bien, conclus.

– Voici ma conclusion. D’après les observations les plusexactes, l’augmentation de la température à l’intérieur du globeest d’un degré par cent pieds. Mais certaines conditions delocalité peuvent modifier ce chiffre. Ainsi, à Yakoust en Sibérie,on a remarqué que l’accroissement d’un degré avait lieu partrente-six pieds. Cette différence dépend évidemment de laconductibilité des roches. J’ajouterai aussi que, dans le voisinaged’un volcan éteint, et à travers le gneiss, on a remarqué quel’élévation de la température était d’un degré seulement pour centvingt-cinq pieds. Prenons donc cette dernière hypothèse, qui est laplus favorable, et calculons.

– Calcule, mon garçon.

– Rien n’est plus facile, dis-je en disposant des chiffres surmon carnet. Neuf fois cent vingt-cinq pieds donnant onze centvingt-cinq pieds de profondeur.

– Rien de plus exact.

– Eh bien ?

– Eh bien, d’après mes observations, nous sommes arrivés à dixmille pieds au-dessous du niveau de la mer.

– Est-il possible ?

– Oui, ou les chiffres ne sont plus les chiffres ! » Lescalculs du professeur étaient exacts ; nous avions déjàdépassé de six mille pieds les plus grandes profondeurs atteintespar l’homme, telles que les mines de Kitz-Bahl dans le Tyrol, etcelles de Wuttemberg en Bohème. La température, qui aurait dû êtrede quatre-vingt-un degrés en cet endroit, était de quinze à peine.Cela donnait singulièrement à réfléchir.

Chapitre 19

 

Le lendemain, mardi 30 juin, à six heures, la descente futreprise.

Nous suivions toujours la galerie de lave, véritable rampenaturelle, douce comme ces plans inclinés qui remplacent encorel’escalier dans les vieilles maisons. Ce fut ainsi jusqu’à mididix-sept minutes, instant précis où nous rejoignîmes Hans, quivenait de s’arrêter.

« Ah ! s’écria mon oncle, nous sommes parvenus àl’extrémité de la cheminée. »

Je regardai autour de moi ; nous étions au centre d’uncarrefour, auquel deux routes venaient aboutir, toutes deux sombreset étroites. Laquelle convenait-il de prendre ? Il y avait làune difficulté.

Cependant mon oncle ne voulut paraître hésiter ni devant moi nidevant le guide ; il désigna le tunnel de l’est, et bientôtnous y étions enfoncés tous les trois.

D’ailleurs toute hésitation devant ce double chemin se seraitprolongée indéfiniment, car nul indice ne pouvait déterminer lechoix de l’un ou de l’autre ; il fallait s’en remettreabsolument au hasard.

La pente de cette nouvelle galerie était peu sensible, et sasection fort inégale. Parfois une succession d’arceaux se déroulaitdevant nos pas comme les contre-nefs d’une cathédrale gothique. Lesartistes du Moyen Âge auraient pu étudier là toutes les formes decette architecture religieuse qui a l’ogive pour générateur. Unmille plus loin, notre tête se courbait sous les cintres surbaissésdu style roman, et de gros piliers engagés dans le massif pliaientsous la retombée des voûtes. À de certains endroits, cettedisposition faisait place à de basses substructions quiressemblaient aux ouvrages des castors, et nous nous glissions enrampant à travers d’étroits boyaux.

La chaleur se maintenait à un degré supportable.Involontairement je songeais à son intensité, quand les lavesvomies par le Sneffels se précipitaient par cette route sitranquille aujourd’hui. Je m’imaginais les torrents de feu brisésaux angles de la galerie et l’accumulation des vapeurs surchaufféesdans cet étroit milieu !

« Pourvu, pensai-je, que le vieux volcan ne vienne pas à sereprendre d’une fantaisie tardive ! »

Ces réflexions, je ne les communiquai point à l’oncleLidenbrock ; il ne les eût pas comprises. Son unique penséeétait d’aller en avant. Il marchait, il glissait, il dégringolaitmême, avec une conviction qu’après tout il valait mieuxadmirer.

À six heures du soir, après une promenade peu fatigante, nousavions gagné deux lieues dans le sud, mais à peine un quart demille en profondeur.

Mon oncle donna le signal du repos. On mangea sans trop causer,et l’on s’endormit sans trop réfléchir.

Nos dispositions pour la nuit étaient fort simples : unecouverture de voyage dans laquelle on se roulait, composait toutela literie. Nous n’avions à redouter ni froid, ni visite importune.Les voyageurs qui s’enfoncent au milieu des déserts de l’Afrique,au sein des forêts du nouveau monde, sont forcés de se veiller lesuns les autres pendant les heures du sommeil. Mais ici, solitudeabsolue et sécurité complète. Sauvages ou bêtes féroces, aucune deces races malfaisantes n’était à craindre.

On se réveilla le lendemain frais et dispos. La route futreprise. Nous suivions un chemin de lave comme la veille.Impossible de reconnaître la nature des terrains qu’il traversait.Le tunnel, au lieu de s’enfoncer dans les entrailles du globe,tendait à devenir absolument horizontal. Je crus remarquer mêmequ’il remontait vers la surface de la terre. Cette dispositiondevint si manifeste vers dix heures du matin, et par suite sifatigante, que je fus forcé de modérer notre marche.

« Eh bien, Axel ? dit impatiemment le professeur.

– Eh bien, je n’en peux plus, répondis-je.

– Quoi ! après trois heures de promenade sur une route sifacile !

– Facile, je ne dis pas non, mais fatigante à coup sûr.

– Comment ! quand nous n’avons qu’à descendre !

– À monter, ne vous en déplaise !

– À monter ! fit mon oncle en haussant les épaules.

– Sans doute. Depuis une demi-heure, les pentes se sontmodifiées, et à les suivre ainsi, nous reviendrons certainement àla terre d’Islande. »

Le professeur remua la tête en homme qui ne veut pas êtreconvaincu. J’essayai de reprendre la conversation. Il ne merépondit pas et donna le signal du départ. Je vis bien que sonsilence n’était que de la mauvaise humeur concentrée.

Cependant j’avais repris mon fardeau avec courage, et je suivaisrapidement Hans, que précédait mon oncle. Je tenais à ne pas êtredistancé ; ma grande préoccupation était de ne point perdremes compagnons de vue. Je frémissais à la pensée de m’égarer dansles profondeurs de ce labyrinthe.

D’ailleurs, la route ascendante devenait plus pénible, je m’enconsolais en songeant qu’elle me rapprochait de la surface de laterre. C’était un espoir. Chaque pas le confirmait, et je meréjouissais à cette idée de revoir ma petite Graüben.

À midi un changement d’aspect se produisit dans les parois de lagalerie. Je m’en aperçus à l’affaiblissement de la lumièreélectrique réfléchie par les murailles. Au revêtement de lavesuccédait la roche vive ; le massif se composait de couchesinclinées et souvent disposées verticalement. Nous étions en pleineépoque de transition, en pleine période silurienne.9

« C’est évident, m’écriai-je, les sédiments des eaux ont formé,à la seconde époque de la terre, ces schistes, ces calcaires et cesgrès ! Nous tournons le dos au massif granitique ! Nousressemblons à des gens de Hambourg, qui prendraient le chemin deHanovre pour aller à Lubeck. »

J’aurais dû garder pour moi mes observations. Mais montempérament de géologue l’emporta sur la prudence, et l’oncleLidenbrock entendit mes exclamations.

« Qu’as-tu donc ? dit-il.

9 Ainsi nommée parce que les terrains de cette période sont fortétendus en Angleterre, dans les contrées habitées autrefois par lapeuplade celtique des Silures.

– Voyez ! répondis-je en lui montrant la succession variéedes grès, des calcaires et les premiers indices des terrainsardoisés.

– Eh bien ?

– Nous voici arrivés à cette période pendant laquelle ont apparules premières plantes et les premiers animaux !

– Ah ! tu penses ?

– Mais regardez, examinez, observez ! » Je forçai leprofesseur à promener sa lampe sur les parois de la galerie. Jem’attendais à quelque exclamation de sa part. Mais, loin de là, ilne dit pas un mot, et continua sa route. M’avait-il compris ounon ? Ne voulait-il pas convenir, par amour-propre d’oncle etde savant, qu’il s’était trompé en choisissant le tunnel de l’est,ou tenait-il à reconnaître ce passage jusqu’à son extrémité ?Il était évident que nous avions quitté la route des laves, et quece chemin ne pouvait conduire au foyer du Sneffels. Cependant je medemandai si je n’accordais pas une trop grande importance à cettemodification des terrains. Ne me trompais-je pas moi-même ?Traversions-nous réellement ces couches de roches superposées aumassif granitique ? « Si j’ai raison, pensai-je, je doistrouver quelque débris de plante primitive, et il faudra bien merendre à l’évidence. Cherchons. » Je n’avais pas fait cent pas quedes preuves incontestables s’offrirent à mes yeux. Cela devaitêtre, car, à l’époque silurienne, les mers renfermaient plus dequinze cents espèces végétales ou animales. Mes pieds, habitués ausol dur des laves, foulèrent tout à coup une poussière faite dedébris de plantes et de coquille. Sur les parois se voyaientdistinctement des empreintes de fucus et de lycopodes ; leprofesseur Lidenbrock ne pouvait s’y tromper ; mais il fermaitles yeux, j’imagine, et continuait son chemin d’un pasinvariable.

C’était de l’entêtement poussé hors de toutes limites. Je n’ytins plus. Je ramassai une coquille parfaitement conservée, quiavait appartenu à un animal à peu près semblable au cloporteactuel ; puis, je rejoignis mon oncle et je lui dis :

« Voyez !

– Eh bien, répondit-il tranquillement, c’est la coquille d’uncrustacé de l’ordre disparu des trilobites. Pas autre chose.

– Mais n’en concluez-vous pas ?…

– Ce que tu conclus toi-même ? Si. Parfaitement. Nous avonsabandonné la couche de granit et la route des laves. Il estpossible que je me sois trompé ; mais je ne serai certain demon erreur qu’au moment où j’aurai atteint l’extrémité de cettegalerie.

– Vous avez raison d’agir ainsi, mon oncle, et je vousapprouverais fort si nous n’avions à craindre un danger de plus enplus menaçant.

– Et lequel ?

– Le manque d’eau.

– Eh bien ! nous nous rationnerons, Axel.

Chapitre 20

 

En effet, il fallut se rationner. Notre provision ne pouvaitdurer plus de trois jours. C’est ce que je reconnus le soir aumoment du souper. Et, fâcheuse expectative, nous avions peud’espoir de rencontrer quelque source vive dans ces terrains del’époque de transition.

Pendant toute la journée du lendemain la galerie déroula devantnos pas ses interminables arceaux. Nous marchions presque sans motdire. Le mutisme de Hans nous gagnait.

La route ne montait pas, du moins d’une façon sensible. Parfoismême elle semblait s’incliner. Mais cette tendance, peu marquéed’ailleurs, ne devait pas rassurer le professeur, car la nature descouches ne se modifiait pas, et la période de transitions’affirmait davantage.

La lumière électrique faisait splendidement étinceler lesschistes, le calcaire et les vieux grès rouges des parois ; onaurait pu se croire dans une tranchée ouverte au milieu duDevonshire, qui donna son nom à ce genre de terrains. Des spécimensde marbres magnifiques revêtaient les murailles, les uns, d’un grisagate avec des veines blanches capricieusement accusées, lesautres, de couleur incarnat ou d’un jaune taché de plaques rouges,plus loin, des échantillons de ces griottes à couleurs sombres,dans lesquels le calcaire se relevait en nuances vives.

La plupart de ces marbres offraient des empreintes d’animauxprimitifs ; mais, depuis la veille, la création avait fait unprogrès évident. Au lieu des trilobites rudimentaires, j’apercevaisdes débris d’un ordre plus parfait ; entre autres, despoissons Ganoïdes et ces Sauropteris dans lesquels l’œil dupaléontologiste a su découvrir les premières formes du reptile. Lesmers dévoniennes étaient habitées par un grand nombre d’animaux decette espèce, et elles les déposèrent par milliers sur les rochesde nouvelle formation.

Il devenait évident que nous remontions l’échelle de la vieanimale dont l’homme occupe le sommet. Mais le professeurLidenbrock ne paraissait pas y prendre garde.

Il attendait deux choses : ou qu’un puits vertical vînt às’ouvrir sous ses pieds et lui permettre de reprendre sadescente ; ou qu’un obstacle l’empêchât de continuer cetteroute. Mais le soir arriva sans que cette espérance se fûtréalisée.

Le vendredi, après une nuit pendant laquelle je commençai àressentir les tourments de la soif, notre petite troupe s’enfonçade nouveau dans les détours de la galerie.

Après dix heures de marche, je remarquai que la réverbération denos lampes sur les parois diminuait singulièrement. Le marbre, leschiste, le calcaire, les grès des murailles, faisaient place à unrevêtement sombre et sans éclat. À un moment où le tunnel devenaitfort étroit, je m’appuyai sur sa paroi.

Quand je retirai ma main, elle était entièrement noire. Jeregardai de plus près. Nous étions en pleine houillère.

« Une mine de charbon ! m’écriai-je.

– Une mine sans mineurs, répondit mon oncle.

– Eh ! qui sait ?

– Moi, je sais, répliqua le professeur d’un ton bref, et je suiscertain que cette galerie percée à travers ces couches de houillen’a pas été faite de la main des hommes. Mais que ce soit ou nonl’ouvrage de la nature, cela m’importe peu. L’heure du souper estvenue. Soupons. »

Hans, prépara quelques aliments. Je mangeai à peine, et je busles quelques gouttes d’eau qui formaient ma ration. La gourde duguide à demi pleine, voilà tout ce qui restait pour désaltérertrois hommes.

Après leur repas, mes deux compagnons s’étendirent sur leurscouvertures et trouvèrent dans le sommeil un remède à leursfatigues. Pour moi, je ne pus dormir, et je comptai les heuresjusqu’au matin.

Le samedi, à six heures, on repartit. Vingt minutes plus tard,nous arrivions à une vaste excavation ; je reconnus alors quela main de l’homme ne pouvait pas avoir creusé cettehouillère ; les voûtes en eussent été étançonnées, etvéritablement elles ne se tenaient que par un miracled’équilibre.

Cette espèce de caverne comptait cent pieds de largeur sur centcinquante de hauteur. Le terrain avait été violemment écarté parune commotion souterraine. Le massif terrestre, cédant à quelquepuissante poussée, s’était disloqué, laissant ce large vide où deshabitants de la terre pénétraient pour la première fois.

Toute l’histoire de la période houillère était écrite sur cessombres parois, et un géologue en pouvait suivre facilement lesphases diverses. Les lits de charbon étaient séparés par desstrates de grès ou d’argile compacts, et comme écrasés par lescouches supérieures.

À cet âge du monde qui précéda l’époque secondaire, la terre serecouvrit d’immenses végétations dues à la double action d’unechaleur tropicale et d’une humidité persistante. Une atmosphère devapeurs enveloppait le globe de toutes parts, lui dérobant encoreles rayons du soleil.

De là cette conclusion que les hautes températures neprovenaient pas de ce foyer nouveau. Peut-être même l’astre du journ’était-il pas prêt à jouer son rôle éclatant. Les « climats »n’existaient pas encore, et une chaleur torride se répandait à lasurface entière du globe, égale à l’équateur et aux pôles. D’oùvenait-elle ? De l’intérieur du globe.

En dépit des théories du professeur Lidenbrock, un feu violentcouvait dans les entrailles du sphéroïde ; son action sefaisait sentir jusqu’aux dernières couches de l’écorceterrestre ; les plantes, privées des bienfaisantes effluves dusoleil, ne donnaient ni fleurs ni parfums, mais leurs racinespuisaient une vie forte dans les terrains brûlants des premiersjours.

Il y avait peu d’arbres, des plantes herbacées seulement,d’immenses gazons, des fougères, des lycopodes, des sigillaires,des astérophylites, familles rares dont les espèces se comptaientalors par milliers.

Or c’est précisément à cette exubérante végétation que lahouille doit son origine. L’écorce élastique du globe obéissait auxmouvements de la masse liquide qu’elle recouvrait. De là desfissures, des affaissements nombreux. Les plantes, entraînées sousles eaux, formèrent peu à peu des amas considérables.

Alors intervint l’action de la chimie naturelle ; au fonddes mers, les masses végétales se firent tourbe d’abord ;puis, grâce à l’influence des gaz, et sous le feu de lafermentation, elles subirent une minéralisation complète.

Ainsi se formèrent ces immenses couches de charbon qu’uneconsommation excessive doit, pourtant, épuiser en moins de troissiècles, si les peuples industriels n’y prennent garde.

Ces réflexions me revenaient à l’esprit pendant que jeconsidérais les richesses houillères accumulées dans cette portiondu massif terrestre. Celles-ci, sans doute, ne seront jamais misesà découvert. L’exploitation de ces mines reculées demanderait dessacrifices trop considérables. À quoi bon, d’ailleurs, quand lahouille est répandue pour ainsi dire à la surface de la terre dansun grand nombre de contrées ? Aussi, telles je voyais cescouches intactes, telles elles seraient encore lorsque sonnerait ladernière heure du monde.

Cependant nous marchions, et seul de mes compagnons j’oubliaisla longueur de la route pour me perdre au milieu de considérationsgéologiques. La température restait sensiblement ce qu’elle étaitpendant notre passage au milieu des laves et des schistes.Seulement, mon odorat était affecté par une odeur fort prononcée deprotocarbure d’hydrogène. Je reconnus immédiatement, dans cettegalerie, la présence d’une notable quantité de ce fluide dangereuxauquel les mineurs ont donné le nom de grisou, et dont l’explosiona si souvent causé d’épouvantables catastrophes.

Heureusement nous étions éclairés par les ingénieux appareils deRuhmkorff. Si, par malheur, nous avions imprudemment exploré cettegalerie la torche à la main, une explosion terrible eût fini levoyage en supprimant les voyageurs.

Cette excursion dans la houillère dura jusqu’au soir. Mon onclecontenait à peine l’impatience que lui causait l’horizontalité dela route. Les ténèbres, toujours profondes à vingt pas, empêchaientd’estimer la longueur de la galerie, et je commençai à la croireinterminable, quand soudain, à six heures, un mur se présentainopinément à nous. À droite, à gauche, en haut, en bas, il n’yavait aucun passage. Nous étions arrivés au fond d’une impasse.

« Eh bien ! tant mieux ! s’écria mon oncle, je sais aumoins à quoi m’en tenir. Nous ne sommes pas sur la route deSaknussemm, et il ne reste plus qu’à revenir en arrière. Prenonsune nuit de repos, et avant trois jours nous aurons regagné lepoint où les deux galeries se bifurquent.

– Oui, dis-je, si nous en avons la force !

– Et pourquoi non ?

– Parce que, demain, l’eau manquera tout à fait.

– Et le courage manquera-t-il aussi ? » dit le professeuren me regardant d’un œil sévère. Je n’osai lui répondre.

Chapitre 21

 

Le lendemain, le départ eut lieu de grand matin. Il fallait sehâter. Nous étions à cinq jours de marche du carrefour.

Je ne m’appesantirai pas sur les souffrances de notre retour.Mon oncle les supporta avec la colère d’un homme qui ne se sent pasle plus fort ; Hans avec la résignation de sa naturepacifique ; moi, je l’avoue, me plaignant et medésespérant ; je ne pouvais avoir de cœur contre cettemauvaise fortune.

Ainsi que je l’avais prévu, l’eau fit tout à fait défaut à lafin du premier jour de marche. Notre provision liquide se réduisitalors à du genièvre, mais cette infernale liqueur brûlait legosier, et je ne pouvais même en supporter la vue. Je trouvais latempérature étouffante. La fatigue me paralysait. Plus d’une fois,je faillis tomber sans mouvement. On faisait halte alors ; mononcle ou l’Islandais me réconfortaient de leur mieux. Mais jevoyais déjà que le premier réagissait péniblement contre l’extrêmefatigue et les tortures nées de la privation d’eau.

Enfin, le mardi, 8 juillet, en nous traînant sur les genoux, surles mains, nous arrivâmes à demi morts au point de jonction desdeux galeries. Là je demeurai comme une masse inerte, étendu sur lesol de lave. Il était dix heures du matin.

Hans et mon oncle, accotés à la paroi, essayèrent de grignoterquelques morceaux de biscuit. De longs gémissements s’échappaientde mes lèvres tuméfiées. Je tombai dans un profondassoupissement.

Au bout de quelque temps, mon oncle s’approcha de moi et mesouleva entre ses bras :

« Pauvre enfant ! » murmura-t-il avec un véritable accentde pitié.

Je fus touché de ces paroles, n’étant pas habitué aux tendressesdu farouche professeur. Je saisis ses mains frémissantes dans lesmiennes. Il se laissa faire en me regardant. Ses yeux étaienthumides.

Je le vis alors prendre la gourde suspendue à son côté. À magrande stupéfaction, il l’approcha de mes lèvres :

« Bois », fit-il.

Avais-je bien entendu ? Mon oncle était-il fou ? Je leregardais d’un air hébété. Je ne voulais pas le comprendre.

« Bois », reprit-il.

Et relevant sa gourde, il la vida tout entière entre meslèvres.

Oh ! jouissance infinie ! une gorgée d’eau vinthumecter ma bouche en feu, une seule, mais elle suffit à rappeleren moi la vie qui s’échappait.

Je remerciai mon oncle en joignant les mains.

« Oui, fit-il, une gorgée d’eau ! la dernière !entends-tu bien ? la dernière ! Je l’avais précieusementgardée au fond de ma gourde. Vingt fois, cent fois, j’ai dûrésister à mon effrayant désir de la boire ! Mais non, Axel,je la réservais pour toi.

– Mon oncle ! murmurai-je pendant que de grosses larmesmouillaient mes yeux.

– Oui, pauvre enfant, je savais qu’à ton arrivée à ce carrefour,tu tomberais à demi mort, et j’ai conservé mes dernières gouttesd’eau pour te ranimer.

– Merci ! merci ! » m’écriai-je. Si peu que ma soiffut apaisée, j’avais cependant retrouvé quelque force. Les musclesde mon gosier, contractés jusqu’alors, se détendaient etl’inflammation de mes lèvres s’était adoucie. Je pouvais parler. «Voyons, dis-je, nous n’avons maintenant qu’un parti àprendre ; l’eau nous manque ; il faut revenir sur nospas. » Pendant que je parlais ainsi, mon oncle évitait de meregarder ; il baissait la tête ; ses yeux fuyaient lesmiens. « Il faut revenir, m’écriai-je, et reprendre le chemin duSneffels. Que Dieu nous donne la force de remonter jusqu’au sommetdu cratère !

– Revenir ! fit mon oncle, comme s’il répondait plutôt àlui qu’à moi-même.

– Oui, revenir, et sans perdre un instant. »

Il y eut ici un moment de silence assez long.

« Ainsi donc, Axel, reprit le professeur d’un ton bizarre, cesquelques gouttes d’eau ne t’ont pas rendu le courage etl’énergie ?

– Le courage !

– Je te vois abattu comme avant, et faisant encore entendre desparoles de désespoir ! » À quel homme avais-je affaire etquels projets son esprit audacieux formait-il encore ? «Quoi ! vous ne voulez pas ?…

– Renoncer à cette expédition, au moment où tout annonce qu’ellepeut réussir ! Jamais !

– Alors il faut se résigner à périr ?

– Non, Axel, non ! pars. Je ne veux pas ta mort ! QueHans t’accompagne. Laisse-moi seul !

– Vous abandonner !

– Laisse-moi, te dis-je ! J’ai commencé ce voyage ; jel’accomplirai jusqu’au bout, ou je n’en reviendrai pas. Va-t’en,Axel, va-t’en ! »

Mon oncle parlait avec une extrême surexcitation. Sa voix, uninstant attendrie, redevenait dure et menaçante. Il luttait avecune sombre énergie contre l’impossible ! Je ne voulais pasl’abandonner au fond de cet abîme, et, d’un autre côté, l’instinctde la conservation me poussait à le fuir.

Le guide suivait cette scène avec son indifférence accoutumée.Il comprenait cependant ce qui se passait entre ses deuxcompagnons. Nos gestes indiquaient assez la voie différente oùchacun de nous essayait d’entraîner l’autre ; mais Hanssemblait s’intéresser peu à la question dans laquelle son existencese trouvait en jeu, prêt à partir si l’on donnait le signal dudépart, prêt à rester à la moindre volonté de son maître.

Que ne pouvais-je en cet instant me faire entendre de lui !Mes paroles, mes gémissements, mon accent, auraient eu raison decette froide nature. Ces dangers que le guide ne paraissait passoupçonner, je les lui eusse fait comprendre et toucher du doigt. Ànous deux nous aurions peut-être convaincu l’entêté professeur. Aubesoin, nous l’aurions contraint à regagner les hauteurs duSneffels !

Je m’approchai de Hans. Je mis ma main sur la sienne. Il nebougea pas. Je lui montrai la route du cratère. Il demeuraimmobile. Ma figure haletante disait toutes mes souffrances.L’Islandais remua doucement la tête, et désignant tranquillementmon oncle :

« Master, fit-il.

– Le maître, m’écriai-je ! insensé ! non, il n’est pasle maître de ta vie ! il faut fuir ! il fautl’entraîner ! m’entends-tu ! me comprends-tu ? »

J’avais saisi Hans par le bras. Je voulais l’obliger à se lever.Je luttais avec lui. Mon oncle intervint.

« Du calme, Axel, dit-il. Tu n’obtiendras rien de cet impassibleserviteur. Ainsi, écoute ce que j’ai à te proposer. »

Je me croisai les bras, en regardant mon oncle bien en face.

« Le manque d’eau, dit-il, met seul obstacle à l’accomplissementde mes projets. Dans cette galerie de l’est, faite de laves, deschistes, de houilles, nous n’avons pas rencontré une seulemolécule liquide. Il est possible que nous soyons plus heureux ensuivant le tunnel de l’ouest. »

Je secouai la tête avec un air de profonde incrédulité. «Écoute-moi jusqu’au bout, reprit le professeur en forçant la voix.Pendant que tu gisais, là sans mouvement, j’ai été reconnaître laconformation de cette galerie. Elle s’enfonce directement dans lesentrailles du globe, et, en peu d’heures, elle nous conduira aumassif granitique. Là nous devons rencontrer des sourcesabondantes. La nature de la roche le veut ainsi, et l’instinct estd’accord avec la logique pour appuyer ma conviction. Or, voici ceque j’ai à te proposer. Quand Colomb a demandé trois jours à seséquipages pour trouver les terres nouvelles, ses équipages,malades, épouvantés, ont cependant fait droit à sa demande, et il adécouvert le nouveau monde. Moi, le Colomb de ces régionssouterraines, je ne te demande qu’un jour encore. Si, ce tempsécoulé, je n’ai pas rencontré l’eau qui nous manque, je te le jure,nous reviendrons à la surface de la terre. »

En dépit de mon irritation, je fus ému de ces paroles et de laviolence que se faisait mon oncle pour tenir un pareil langage.

« Eh bien ! m’écriai-je, qu’il soit fait comme vous ledésirez, et que Dieu récompense votre énergie surhumaine. Vousn’avez plus que quelques heures à tenter le sort. En route !»

Chapitre 22

 

La descente recommença cette fois par la nouvelle galerie. Hansmarchait en avant, selon son habitude. Nous n’avions pas fait centpas, que le professeur, promenant sa lampe le long des murailles,s’écriait :

« Voilà les terrains primitifs ! nous sommes dans la bonnevoie ! marchons ! marchons ! »

Lorsque la terre se refroidit peu à peu aux premiers jours dumonde, la diminution de son volume produisit dans l’écorce desdislocations, des ruptures, des retraits, des fendilles. Le couloiractuel était une fissure de ce genre, par laquelle s’épanchaitautrefois le granit éruptif. Ses mille détours formaient uninextricable labyrinthe à travers le sol primordial.

À mesure que nous descendions, la succession des couchescomposant le terrain primitif apparaissait avec plus de netteté. Lascience géologique considère ce terrain primitif comme la base del’écorce minérale, et elle a reconnu qu’il se compose de troiscouches différentes, les schistes, les gneiss, les micaschistes,reposant sur cette roche inébranlable qu’on appelle le granit.

Or, jamais minéralogistes ne s’étaient rencontrés dans descirconstances aussi merveilleuses pour étudier la nature sur place.Ce que la sonde, machine inintelligente et brutale, ne pouvaitrapporter à la surface du globe de sa texture interne, nous allionsl’étudier de nos yeux, le toucher de nos mains.

À travers l’étage des schistes, colorés de belles nuancesvertes, serpentaient des filons métalliques de cuivre, de manganèseavec quelques traces de platine et d’or. Je songeais à cesrichesses enfouies dans les entrailles du globe et dont l’aviditéhumaine n’aura jamais la jouissance ! Ces trésors, lesbouleversements des premiers jours les ont enterrés à de tellesprofondeurs, que ni la pioche, ni le pic ne sauront les arracher àleur tombeau.

Aux schistes succédèrent les gneiss, d’une structurestratiforme, remarquables par la régularité et le parallélisme deleurs feuillets, puis, les micaschistes disposés en grandeslamelles rehaussées à l’œil par les scintillations du micablanc.

La lumière des appareils, répercutée par les petites facettes dela masse rocheuse, croisait ses jets de feu sous tous les angles,et je m’imaginais voyager à travers un diamant creux, dans lequelles rayons se brisaient en mille éblouissements.

Vers six heures du soir, cette fête de la lumière vint àdiminuer sensiblement, presque à cesser ; les parois prirentune teinte cristallisée, mais sombre ; le mica se mélangeaplus intimement au feldspath et au quartz, pour former la roche parexcellence, la pierre dure entre toutes, celle qui supporte, sansen être écrasée, les quatre étages de terrain du globe. Nous étionsmurés dans l’immense prison de granit.

Il était huit heures du soir. L’eau manquait toujours. Jesouffrais horriblement. Mon oncle marchait en avant. Il ne voulaitpas s’arrêter. Il tendait l’oreille pour surprendre les murmures dequelque source. Mais rien !

Cependant mes jambes refusaient de me porter. Je résistais à mestortures pour ne pas obliger mon oncle à faire halte. C’eût étépour lui le coup du désespoir, car la journée finissait, ladernière qui lui appartînt.

Enfin mes forces m’abandonnèrent. Je poussai un cri et jetombai.

« À moi ! je meurs ! »

Mon oncle revint sur ses pas. Il me considéra en croisant sesbras ; puis ces paroles sourdes sortirent de ses lèvres :

« Tout est fini ! »

Un effrayant geste de colère frappa une dernière fois mesregards, et je fermai les yeux.

Lorsque je les rouvris, j’aperçus mes deux compagnons immobileset roulés dans leur couverture. Dormaient-ils ? Pour moncompte, je ne pouvais trouver un instant de sommeil. Je souffraistrop, et surtout de la pensée que mon mal devait être sans remède.Les dernières paroles de mon oncle retentissaient dans mon oreille.« Tout était fini ! » car dans un pareil état de faiblesse ilne fallait même pas songer à regagner la surface du globe. Il yavait une lieue et demie d’écorce terrestre !

Il me semblait que cette masse pesait de tout son poids sur mesépaules. Je me sentais écrasé et je m’épuisais en efforts violentspour me retourner sur ma couche de granit.

Quelques heures se passèrent. Un silence profond régnait autourde nous, un silence de tombeau. Rien n’arrivait à travers cesmurailles dont la plus mince mesurait cinq milles d’épaisseur.

Cependant, au milieu de mon assoupissement, je crus entendre unbruit. L’obscurité se faisait dans le tunnel. Je regardai plusattentivement, et il me sembla voir l’Islandais qui disparaissait,la lampe à la main.

Pourquoi ce départ ? Hans nous abandonnait-il ? Mononcle dormait. Je voulus crier. Ma voix ne put trouver passageentre mes lèvres desséchées. L’obscurité était devenue profonde, etles derniers bruits venaient de s’éteindre.

« Hans nous abandonne ! m’écriai-je. Hans !Hans ! »

Ces mots, je les criais en moi-même. Ils n’allaient pas plusloin. Cependant, après le premier instant de terreur, j’eus hontede mes soupçons contre un homme dont la conduite n’avait rien eujusque-là de suspect. Son départ ne pouvait être une fuite. Au lieude remonter la galerie, il la descendait. De mauvais desseinsl’eussent entraîné en haut, non en bas. Ce raisonnement me calma unpeu, et je revins à un autre d’ordre d’idées. Hans, cet hommepaisible, un motif grave avait pu seul l’arracher à son repos.Allait-il donc à la découverte ? Avait-il entendu pendant lanuit silencieuse quelque murmure dont la perception n’était pasarrivée jusqu’à moi ?

Chapitre 23

 

Pendant une heure j’imaginai dans mon cerveau en délire toutesles raisons qui avaient pu faire agir le tranquille chasseur. Lesidées les plus absurdes s’enchevêtrèrent dans ma tête. Je crus quej’allais devenir fou !

Mais enfin un bruit de pas se produisit dans les profondeurs dugouffre. Hans remontait. La lumière incertaine commençait à glissersur les parois, puis elle déboucha par l’orifice du couloir. Hansparut.

Il s’approcha de mon oncle, lui mit la main sur l’épaule etl’éveilla doucement. Mon oncle se leva.

« Qu’est-ce donc ? fit-il.

– Vatten », répondit le chasseur. Il faut croire que sousl’inspiration des violentes douleurs, chacun devient polyglotte. Jene savais pas un seul mot de danois, et cependant je comprisd’instinct le mot de notre guide.

« De l’eau ! de l’eau ! m’écriai-je en battant desmains, en gesticulant comme un insensé.

– De l’eau ! répétait mon oncle. Hvar ? demanda-t-il àl’Islandais.

– Nedat », répondit Hans.

Où ? En bas ! Je comprenais tout. J’avais saisi lesmains du chasseur, et je les pressais, tandis qu’il me regardaitavec calme.

Les préparatifs du départ ne furent pas longs, et bientôt nousdescendions un couloir dont la pente atteignait deux pieds partoise. Une heure plus tard, nous avions fait mille toises environet descendu deux mille pieds.

En ce moment, nous entendions distinctement un son inaccoutumécourir dans les flancs de la muraille granitique, une sorte demugissement sourd, comme un tonnerre éloigné. Pendant cettepremière demi-heure de marche, ne rencontrant point la sourceannoncée, je sentais les angoisses me reprendre ; mais alorsmon oncle m’apprit l’origine des bruits qui se produisaient.

« Hans ne s’est pas trompé, dit-il, ce que tu entends là, c’estle mugissement d’un torrent.

– Un torrent ? m’écriai-je.

– Il n’y a pas à en douter. Un fleuve souterrain circule autourde nous ! »

Nous hâtâmes le pas, surexcités par l’espérance. Je ne sentaisplus ma fatigue. Ce bruit d’une eau murmurante me rafraîchissaitdéjà. Le torrent, après s’être longtemps soutenu au-dessus de notretête, courait maintenant dans la paroi de gauche, mugissant etbondissant. Je passais fréquemment ma main sur le roc, espérant ytrouver des traces de suintement ou d’humidité. Mais en vain.

Une demi-heure s’écoula encore. Une demi-lieue fut encorefranchie.

Il devint alors évident que le chasseur, pendant son absence,n’avait pu prolonger ses recherches au-delà. Guidé par un instinctparticulier aux montagnards, aux hydroscopes, il « sentit » cetorrent à travers le roc, mais certainement il n’avait point vu leprécieux liquide ; il ne s’y était pas désaltéré.

Bientôt même il fut constant que, si notre marche continuait,nous nous éloignerions du torrent dont le murmure tendait àdiminuer.

On rebroussa chemin. Hans s’arrêta à l’endroit précis où letorrent semblait être le plus rapproché.

Je m’assis près de la muraille, tandis que les eaux couraient àdeux pieds de moi avec une violence extrême. Mais un mur de granitnous en séparait encore.

Sans réfléchir, sans me demander si quelque moyen n’existait pasde se procurer cette eau, je me laissai aller à un premier momentde désespoir.

Hans me regarda et je crus voir un sourire apparaître sur seslèvres.

Il se leva et prit la lampe. Je le suivis. Il se dirigea vers lamuraille. Je le regardai faire. Il colla son oreille sur la pierresèche, et la promena lentement en écoutant avec le plus grand soin.Je compris qu’il cherchait le point précis où le torrent se faisaitentendre plus bruyamment. Ce point, il le rencontra dans la paroilatérale de gauche, à trois pieds au-dessus du sol.

Combien j’étais ému ! Je n’osais deviner ce que voulaitfaire le chasseur ! Mais il fallut bien le comprendre etl’applaudir, et le presser de mes caresses, quand je le vis saisirson pic pour attaquer la roche elle-même.

« Sauvés ! m’écriai-je.

– Oui, répétait mon oncle avec frénésie, Hans a raison !Ah ! le brave chasseur ! Nous n’aurions pas trouvécela ! »

Je le crois bien ! Un pareil moyen, quelque simple qu’ilfût, ne nous serait pas venu à l’esprit. Rien de plus dangereux quede donner un coup de pioche dans cette charpente du globe. Et siquelque éboulement allait se produire qui nous écraserait ! Etsi le torrent, se faisant jour à travers le roc, allait nousenvahir ! Ces dangers n’avaient rien de chimérique ; maisalors les craintes d’éboulement ou d’inondation ne pouvaient nousarrêter, et notre soif était si intense que, pour l’apaiser, nouseussions creusé au lit même de l’Océan.

Hans se mit à ce travail, que ni mon oncle ni moi nousn’eussions accompli. L’impatience emportant notre main, la rocheeût volé en éclats sous ses coups précipités. Le guide, aucontraire, calme et modéré, usa peu à peu le rocher par une sériede petits coups répétés, creusant une ouverture large d’undemi-pied. J’entendais le bruit du torrent s’accroître, et jecroyais déjà sentir l’eau bienfaisante rejaillir sur meslèvres.

Bientôt le pic s’enfonça de deux pieds dans la muraille degranit ; le travail durait depuis plus d’une heure. Je metordais d’impatience ! Mon oncle voulait employer les grandsmoyens. J’eus de la peine à l’arrêter, et déjà il saisissait sonpic, quand soudain un sifflement se fit entendre. Un jet d’eaus’élança de la muraille et vint se briser sur la paroi opposée.

Hans, à demi renversé par le choc, ne put retenir un cri dedouleur. Je compris pourquoi lorsque, plongeant mes mains dans lejet liquide, je poussai à mon tour une violente exclamation. Lasource était bouillante.

« De l’eau à cent degrés ! m’écriai-je.

– Eh bien, elle refroidira », répondit mon oncle.

Le couloir s’emplissait de vapeurs, tandis qu’un ruisseau seformait et allait se perdre dans les sinuosités souterraines ;bientôt nous y puisions notre première gorgée.

Ah ! quelle jouissance ! Quelle incomparablevolupté ! Qu’était cette eau ? D’où venait-elle ?Peu importait. C’était de l’eau, et, quoique chaude encore, elleramenait au cœur la vie prête à s’échapper. Je buvais sansm’arrêter, sans goûter même.

Ce ne fut qu’après une minute de délectation que je m’écriai:

« Mais c’est de l’eau ferrugineuse !

– Excellente pour l’estomac, répliqua mon oncle, et d’une hauteminéralisation ! Voilà un voyage qui vaudra celui de Spa ou deTœplitz !

– Ah ! que c’est bon !

– Je le crois bien, une eau puisée à deux lieues sousterre ! Elle a un goût d’encre qui n’a rien de désagréable.Une fameuse ressource que Hans nous a procurée là ! Aussi jepropose de donner son nom à ce ruisseau salutaire.

– Bien ! » m’écriai-je.

Et le nom de « Hans-bach » fut aussitôt adopté.

Hans n’en fut pas plus fier. Après s’être modérément rafraîchi,il s’accota dans un coin avec son calme accoutumé. « Maintenant,dis-je, il ne faudrait pas laisser perdre cette eau.

– À quoi bon ? répondit mon oncle, je soupçonne la sourced’être intarissable.

– Qu’importe ! remplissons l’outre et les gourdes, puisnous essayerons de boucher l’ouverture. »

Mon conseil fut suivi. Hans, au moyen d’éclats de granit etd’étoupe, essaya d’obstruer l’entaille faite à la paroi. Ce ne futpas chose facile. On se brûlait les mains sans y parvenir ; lapression était trop considérable, et nos efforts demeurèrentinfructueux.

« Il est évident, dis-je, que les nappes supérieures de ce coursd’eau sont situées à une grande hauteur, à en juger par la force dujet.

– Cela n’est pas douteux, répliqua mon oncle, il y a là milleatmosphères de pression, si cette colonne d’eau a trente-deux millepieds de hauteur. Mais il me vient une idée.

– Laquelle ?

– Pourquoi nous entêter à boucher cette ouverture ?

– Mais, parce que… »

J’aurais été embarrassé de trouver une bonne raison.

« Quand nos gourdes seront vides, sommes-nous assurés de trouverà les remplir ?

– Non, évidemment.

– Eh bien, laissons couler cette eau ! Elle descendranaturellement et guidera ceux qu’elle rafraîchira enroute !

– Voilà qui est bien imaginé ! m’écriai-je, et avec ceruisseau pour compagnon, il n’y a plus aucune raison pour ne pasréussir, dans nos projets.

– Ah ! tu y viens, mon garçon, dit le professeur enriant.

– Je fais mieux que d’y venir, j’y suis.

– Un instant ! Commençons par prendre quelques heures derepos. »

J’oubliais vraiment qu’il fit nuit. Le chronomètre se chargea deme l’apprendre. Bientôt chacun de nous, suffisamment restauré etrafraîchi, s’endormit d’un profond sommeil.

Chapitre 24

 

Le lendemain nous avions déjà oublié nos douleurs passées. Jem’étonnai tout d’abord de n’avoir plus soif, et j’en demandai laraison. Le ruisseau qui coulait à mes pieds en murmurant se chargeade me répondre.

On déjeuna et l’on but de cette excellente eau ferrugineuse. Jeme sentais tout ragaillardi et décidé à aller loin. Pourquoi unhomme convaincu comme mon oncle ne réussirait-il pas, avec un guideindustrieux comme Hans, et un neveu « déterminé » comme moi ?Voilà les belles idées qui se glissaient dans mon cerveau ! Onm’eût proposé de remonter à la cime du Sneffels que j’aurais refuséavec indignation.

Mais il n’était heureusement question que de descendre.

« Partons ! » m’écriai-je en éveillant par mes accentsenthousiastes les vieux échos du globe.

La marche fut reprise le jeudi à huit heures du matin. Lecouloir de granit, se contournant en sinueux détours, présentaitdes coudes inattendus, et affectait l’imbroglio d’unlabyrinthe ; mais, en somme, sa direction principale étaittoujours le sud-est. Mon oncle ne cessait de consulter avec le plusgrand soin sa boussole, pour se rendre compte du cheminparcouru.

La galerie s’enfonçait presque horizontalement, avec deux poucesde pente par toise, tout au plus. Le ruisseau courait sansprécipitation en murmurant sous nos pieds. Je le comparais àquelque génie familier qui nous guidait à travers la terre, et dela main je caressais la tiède naïade dont les chants accompagnaientnos pas. Ma bonne humeur prenait volontiers une tournuremythologique.

Quant à mon oncle, il pestait contre l’horizontalité de laroute, lui, « l’homme des verticales ». Son chemin s’allongeaitindéfiniment, et au lieu de glisser le long du rayon terrestre,suivant son expression, il s’en allait par l’hypothénuse. Mais nousn’avions pas le choix, et tant que l’on gagnait vers le centre, sipeu que ce fût, il ne fallait pas se plaindre.

D’ailleurs, de temps à autre, les pentes s’abaissaient ; lanaïade se mettait à dégringoler en mugissant, et nous descendionsplus profondément avec elle.

En somme, ce jour-là et le lendemain, on fit beaucoup de cheminhorizontal, et relativement peu de chemin vertical.

Le vendredi soir, 10 juillet, d’après l’estime, nous devionsêtre à trente lieues au sud-est de Reykjawik et à une profondeur dedeux lieues et demie.

Sous nos pieds s’ouvrit alors un puits assez effrayant. Mononcle ne put s’empêcher de battre des mains en calculant la roideurde ses pentes.

« Voilà qui nous mènera loin, s’écria-t-il, et facilement, carles saillies du roc font un véritable escalier ! »

Les cordes furent disposées par Hans de manière à prévenir toutaccident. La descente commença. Je n’ose l’appeler périlleuse, carj’étais déjà familiarisé avec ce genre d’exercice.

Ce puits était une fente étroite pratiquée dans le massif, dugenre de celles qu’on appelle « faille » ; la contraction dela charpente terrestre, à l’époque de son refroidissement, l’avaitévidemment produite. Si elle servit autrefois de passage auxmatières éruptives vomies par le Sneffels, je ne m’expliquais pascomment celles-ci n’y laissèrent aucune trace. Nous descendions unesorte de vis tournante qu’on eût cru faite de la main deshommes.

De quart d’heure en quart d’heure, il fallait s’arrêter pourprendre un repos nécessaire et rendre à nos jarrets leurélasticité. On s’asseyait alors sur quelque saillie, les jambespendantes, on causait en mangeant, et l’on se désaltérait auruisseau.

Il va sans dire que, dans cette faille, le Hans-bach s’étaitfait cascade au détriment de son volume ; mais il suffisait etau delà à étancher notre soif ; d’ailleurs, avec lesdéclivités moins accusées, il ne pouvait manquer de reprendre soncours paisible. En ce moment il me rappelait mon digne oncle, sesimpatiences et ses colères, tandis que, par les pentes adoucies,c’était le calme du chasseur islandais.

Le 11 et le 12 juillet, nous suivîmes les spirales de cettefaille, pénétrant encore de deux lieues dans l’écorce terrestre, cequi faisait près de cinq lieues au-dessous du niveau de la mer.Mais, le 13, vers midi, la faille prit, dans la direction dusud-est, une inclinaison beaucoup plus douce, environ quarante-cinqdegrés.

Le chemin devint alors aisé et d’une parfaite monotonie. Ilétait difficile qu’il en fût autrement. Le voyage ne pouvait êtrevarié par les incidents du paysage.

Enfin, le mercredi 15, nous étions à sept lieues sous terre et àcinquante lieues environ du Sneffels. Bien que nous fussions un peufatigués, nos santés se maintenaient dans un état rassurant, et lapharmacie de voyage était encore intacte.

Mon oncle tenait heure par heure les indications de la boussole,du chronomètre, du manomètre et du thermomètre, celles-là mêmequ’il a publiées dans le récit scientifique de son voyage. Ilpouvait donc se rendre facilement compte de sa situation. Lorsqu’ilm’apprit que nous étions à une distance horizontale de cinquantelieues, je ne pus retenir une exclamation.

« Qu’as-tu donc ? demanda-t-il.

– Rien, seulement je fais une réflexion.

– Laquelle, mon garçon ?

– C’est que, si vos calculs sont exacts, nous ne sommes plussous l’Islande.

– Crois-tu ?

– Il est facile de nous en assurer. »

Je pris mes mesures au compas sur la carte.

« Je ne me trompais pas, dis-je ; nous avons dépassé le capPortland, et ces cinquante lieues dans le sud-est nous mettent enpleine mer.

– Sous la pleine mer, répliqua mon oncle en se frottant lesmains.

– Ainsi, m’écriai-je, l’Océan s’étend au-dessus de notretête !

– Bah ! Axel, rien de plus naturel ! N’y a-t-il pas àNewcastle des mines de charbon qui s’avancent sous les flots ?»

Le professeur pouvait trouver cette situation fort simple ;mais la pensée de me promener sous la masse des eaux ne laissa pasde me préoccuper. Et cependant, que les plaines et les montagnes del’Islande fussent suspendues sur notre tête, ou les flots del’Atlantique, cela différait peu, en somme, du moment que lacharpente granitique était solide. Du reste, je m’habituaipromptement à cette idée, car le couloir, tantôt droit, tantôtsinueux, capricieux dans ses pentes comme dans ses détours, maistoujours courant au sud-est, et toujours s’enfonçant davantage,nous conduisit rapidement à de grandes profondeurs.

Quatre jours plus tard, le samedi 18 juillet, le soir, nousarrivâmes à une espèce de grotte assez vaste ; mon oncle remità Hans ses trois rixdales hebdomadaires, et il fut décidé que lelendemain serait un jour de repos.

Chapitre 25

 

Je me réveillai donc, le dimanche matin, sans cettepréoccupation habituelle d’un départ immédiat. Et, quoique ce fûtau plus profond des abîmes, cela ne laissait pas d’être agréable.D’ailleurs, nous étions faits à cette existence de troglodytes. Jene pensais guère au soleil, aux étoiles, à la lune, aux arbres, auxmaisons, aux villes, à toutes ces superfluités terrestres dontl’être sublunaire s’est fait une nécessité. En notre qualité defossiles, nous faisions fi de ces inutiles merveilles.

La grotte formait une vaste salle. Sur son sol granitiquecoulait doucement le ruisseau fidèle. À une pareille distance de sasource, son eau n’avait plus que la température ambiante et selaissait boire sans difficulté.

Après le déjeuner, le professeur voulut consacrer quelquesheures à mettre en ordre ses notes quotidiennes.

« D’abord, dit-il, je vais faire des calculs, afin de releverexactement notre situation ; je veux pouvoir, au retour,tracer une carte de notre voyage, une sorte de section verticale duglobe, qui donnera le profil de l’expédition.

– Ce sera fort curieux, mon oncle ; mais vos observationsauront-elles un degré suffisant de précision ?

– Oui. J’ai noté avec soin les angles et les pentes. Je suis sûrde ne point me tromper. Voyons d’abord où nous sommes. Prends laboussole et observe la direction qu’elle indique. »

Je regardai l’instrument, et, après un examen attentif, jerépondis :

« Est-quart-sud-est.

– Bien ! fit le professeur en notant l’observation et enétablissant quelques calculs rapides. J’en conclus que nous avonsfait quatre-vingt-cinq lieues depuis notre point de départ.

– Ainsi, nous voyageons sous l’Atlantique ?

– Parfaitement.

– Et, dans ce moment, une tempête s’y déchaîne peut-être, et desnavires sont secoués sur notre tête par les flots etl’ouragan ?

– Cela se peut.

– Et les baleines viennent frapper de leur queue les muraillesde notre prison ?

– Sois tranquille, Axel, elles ne parviendront pas à l’ébranler.Mais revenons à nos calculs. Nous sommes dans le sud-est, àquatre-vingt-cinq lieues de la base du Sneffels, et, d’après mesnotes précédentes, j’estime à seize lieues la profondeuratteinte.

– Seize lieues ! m’écriai-je.

– Sans doute.

– Mais c’est l’extrême limite assignée par la science àl’épaisseur de l’écorce terrestre.

– Je ne dis pas non.

– Et ici, suivant la loi de l’accroissement de la température,une chaleur de quinze cents degrés devrait exister.

– Devrait, mon garçon.

– Et tout ce granit ne pourrait se maintenir à l’état solide etserait en pleine fusion.

– Tu vois qu’il n’en est rien et que les faits, suivant leurhabitude, viennent démentir les théories.

– Je suis forcé d’en convenir, mais enfin cela m’étonne.

– Qu’indique le thermomètre ?

– Vingt-sept degrés six dixièmes.

– Il s’en manque donc de quatorze cent soixante-quatorze degrésquatre dixièmes que les savants n’aient raison. Donc,l’accroissement proportionnel de la température est une erreur.Donc, Humphry Davy ne se trompait pas. Donc, je n’ai pas eu tort del’écouter. Qu’as-tu à répondre ?

– Rien.»

À la vérité, j’aurais eu beaucoup de choses à dire. Jen’admettais la théorie de Davy en aucune façon, je tenais toujourspour la chaleur centrale, bien que je n’en ressentisse point leseffets. J’aimais mieux admettre, en vérité, que cette cheminée d’unvolcan éteint, recouverte par les laves d’un enduit réfractaire, nepermettait pas à la température de se propager à travers sesparois.

Mais, sans m’arrêter à chercher des arguments nouveaux, je mebornai à prendre la situation telle qu’elle était.

« Mon oncle, repris-je, je tiens pour exact tous vos calculs,mais permettez-moi d’en tirer une conséquence rigoureuse.

– Va, mon garçon, à ton aise.

– Au point où nous sommes, sous la latitude de l’Islande, lerayon terrestre est de quinze cent quatre-vingt-trois lieues à peuprès ?

– Quinze cent quatre-vingt-trois lieues et un tiers.

– Mettons seize cents lieues en chiffres ronds. Sur un voyage deseize cents lieues, nous en avons fait douze ?

– Comme tu dis.

– Et cela au prix de quatre-vingt-cinq lieues dediagonale ?

– Parfaitement.

– En vingt jours environ ?

– En vingt jours.

– Or seize lieues font le centième du rayon terrestre. Àcontinuer ainsi, nous mettrons donc deux mille jours, ou près decinq ans et demi à descendre ! »

Le professeur ne répondit pas. « Sans compter que, si uneverticale de seize lieues s’achète par une horizontale dequatre-vingts, cela fera huit mille lieues dans le sud-est, et il yaura longtemps que nous serons sortis par un point de lacirconférence avant d’en atteindre le centre !

– Au diable tes calculs ! répliqua mon oncle avec unmouvement de colère. Au diable tes hypothèses ! Sur quoireposent-elles ? Qui te dit que ce couloir ne va pasdirectement à notre but ? D’ailleurs j’ai pour moi unprécédent. Ce que je fais là un autre l’a fait, et où il a réussije réussirai à mon tour.

– Je l’espère ; mais, enfin, il m’est bien permis…

– Il t’est permis de te taire, Axel, quand tu voudrasdéraisonner de la sorte. »

Je vis bien que le terrible professeur menaçait de reparaîtresous la peau de l’oncle, et je me tins pour averti.

« Maintenant, reprit-il, consulte le manomètre.Qu’indique-t-il ?

– Une pression considérable.

– Bien. Tu vois qu’en descendant doucement, en nous habituantpeu à peu à la densité de cette atmosphère, nous n’en souffronsaucunement.

– Aucunement, sauf quelques douleurs d’oreilles.

– Ce n’est rien, et tu feras disparaître ce malaise en mettantl’air extérieur en communication rapide avec l’air contenu dans tespoumons.

– Parfaitement, répondis-je, bien décidé à ne plus contrariermon oncle. Il y a même un plaisir véritable à se sentir plongé danscette atmosphère plus dense. Avez-vous remarqué avec quelleintensité le son s’y propage ?

– Sans doute. Un sourd finirait par y entendre à merveille.

– Mais cette densité augmentera sans aucun doute ?

– Oui, suivant une loi assez peu déterminée. Il est vrai quel’intensité de la pesanteur diminuera à mesure que nousdescendrons. Tu sais que c’est à la surface même de la terre queson action se fait le plus vivement sentir, et qu’au centre duglobe les objets ne pèsent plus.

– Je le sais ; mais dites-moi, cet air ne finira-t-il paspar acquérir la densité de l’eau ?

– Sans doute, sous une pression de sept cent dixatmosphères.

– Et plus bas ?

– Plus bas, cette densité s’accroîtra encore.

– Comment descendrons-nous alors ?

– Eh bien, nous mettrons des cailloux dans nos poches.

– Ma foi, mon oncle, vous avez réponse à tout. » Je n’osai pasaller plus avant dans le champ des hypothèses, car je me seraisencore heurté à quelque impossibilité qui eût fait bondir leprofesseur. Il était évident, cependant, que l’air, sous unepression qui pouvait atteindre des milliers d’atmosphères, finiraitpar passer à l’état solide, et alors, en admettant que nos corpseussent résisté, il faudrait s’arrêter, en dépit de tous lesraisonnements du monde. Mais je ne fis pas valoir cet argument. Mononcle m’aurait encore riposté par son éternel Saknussemm, précédentsans valeur, car, en tenant pour avéré le voyage du savantIslandais, il y avait une chose bien simple à répondre : Au XVIesiècle, ni le baromètre ni le manomètre n’étaient inventés :comment donc Saknussemm avait-il pu déterminer son arrivée aucentre du globe ? Mais je gardai cette objection pour moi, etj’attendis les événements. Le reste de la journée se passa encalculs et en conversation. Je fus toujours de l’avis du professeurLidenbrock, et j’enviai la parfaite indifférence de Hans, qui,

sans chercher les effets et les causes, s’en allait aveuglémentoù le menait la destinée.

Chapitre 26

 

Il faut l’avouer, les choses jusqu’ici se passaient bien, etj’aurais eu mauvaise grâce à me plaindre. Si la « moyenne » desdifficultés ne s’accroissait pas, nous ne pouvions manquerd’atteindre notre but. Et quelle gloire alors ! J’en étaisarrivé à faire ces raisonnements à la Lidenbrock. Sérieusement.Cela tenait-il au milieu étrange dans lequel je vivais ?Peut-être.

Pendant quelques jours, des pentes plus rapides, quelques-unesmême d’une effrayante verticalité, nous engagèrent profondémentdans le massif interne. Par certaines journées, on gagnait unelieue et demie à deux lieues vers le centre. Descentes périlleuses,pendant lesquelles l’adresse de Hans et son merveilleux sang-froidnous furent très utiles. Cet impassible Islandais se dévouait avecun incompréhensible sans-façon, et, grâce à lui, plus d’un mauvaispas fut franchi dont nous ne serions pas sortis seuls.

Par exemple, son mutisme s’augmentait de jour en jour. Je croismême qu’il nous gagnait. Les objets extérieurs ont une actionréelle sur le cerveau. Qui s’enferme entre quatre murs finit parperdre la faculté d’associer les idées et les mots. Que deprisonniers cellulaires devenus imbéciles, sinon fous, par ledéfaut d’exercice des facultés pensantes.

Pendant les deux semaines qui suivirent notre dernièreconversation, il ne se produisit aucun incident digne d’êtrerapporté. Je ne retrouve dans ma mémoire, et pour cause, qu’un seulévénement d’une extrême gravité. Il m’eût été difficile d’enoublier le moindre détail.

Le 7 août, nos descentes successives nous avaient amenés à uneprofondeur de trente lieues, c’est-à-dire qu’il y avait sur notretête trente lieues de rocs, d’océan, de continents et de villes.Nous devions être alors à deux cents lieues de l’Islande.

Ce jour-là le tunnel suivait un plan peu incliné.

Je marchais en avant. Mon oncle portait l’un des deux appareilsde Ruhmkorff, et moi l’autre. J’examinais les couches degranit.

Tout à coup, en me retournant, je m’aperçus que j’étaisseul.

« Bon, pensai-je, j’ai marché trop vite, ou bien Hans et mononcle se sont arrêtés en route. Allons, il faut les rejoindre.Heureusement le chemin ne monte pas sensiblement. »

Je revins sur mes pas. Je marchai pendant un quart d’heure. Jeregardai. Personne. J’appelai. Point de réponse. Ma voix se perditau milieu des caverneux échos qu’elle éveilla soudain.

Je commençai à me sentir inquiet. Un frisson me parcourut toutle corps.

« Un peu de calme, dis-je à haute voix. Je suis sûr de retrouvermes compagnons. Il n’y a pas deux routes ! Or, j’étais enavant, retournons en arrière. »

Je remontai pendant une demi-heure. J’écoutai si quelque appelne m’était pas adressé, et dans cette atmosphère si dense, ilpouvait m’arriver de loin. Un silence extraordinaire régnait dansl’immense galerie.

Je m’arrêtai. Je ne pouvais croire à mon isolement. Je voulaisbien être égaré, non perdu. Égaré, on se retrouve.

« Voyons, répétai-je, puisqu’il n’y a qu’une route, puisqu’ilsla suivent, je dois les rejoindre. Il suffira de remonter encore. Àmoins que, ne me voyant pas, et oubliant que je les devançais, ilsn’aient eu la pensée de revenir en arrière. Eh bien ! mêmedans ce cas, en me hâtant, je les retrouverai. C’est évident !»

Je répétai ces derniers mots comme un homme qui n’est pasconvaincu. D’ailleurs, pour associer ces idées si simples, et lesréunir sous forme de raisonnement, je dus employer un temps fortlong.

Un doute me prit alors. Étais-je bien en avant ? Certes.Hans me suivait, précédant mon oncle. Il s’était même arrêtépendant quelques instants pour rattacher ses bagages sur sonépaule. Ce détail me revenait à l’esprit. C’est à ce moment mêmeque j’avais dû continuer ma route.

« D’ailleurs, pensai-je, j’ai un moyen sûr de ne pas m’égarer,un fil pour me guider dans ce labyrinthe, et qui ne saurait casser,mon fidèle ruisseau. Je n’ai qu’à remonter son cours, et jeretrouverai forcément les traces de mes compagnons. »

Ce raisonnement me ranima, et je résolus de me remettre enmarche sans perdre un instant.

Combien je bénis alors la prévoyance de mon oncle, lorsqu’ilempêcha le chasseur de boucher l’entaille faite à la paroi degranit ! Ainsi cette bienfaisante source, après nous avoirdésaltéré pendant la route, allait me guider à travers lessinuosités de l’écorce terrestre.

Avant de remonter, je pensai qu’une ablution me ferait quelquebien.

Je me baissai donc pour plonger mon front dans l’eau duHans-bach !

Que l’on juge de ma stupéfaction !

Je foulais un granit sec et raboteux ! Le ruisseau necoulait plus à mes pieds !

Chapitre 27

 

Je ne puis peindre mon désespoir. Nul mot de la langue humainene rendrait mes sentiments. J’étais enterré vif, avec laperspective de mourir dans les tortures de la faim et de lasoif.

Machinalement je promenai mes mains brûlantes sur le sol. Que ceroc me sembla desséché !

Mais comment avais-je abandonné le cours du ruisseau ? Car,enfin, il n’était plus là ! Je compris alors la raison de cesilence étrange, quand j’écoutai pour la dernière fois si quelqueappel de mes compagnons ne parviendrait pas à mon oreille. Ainsi,au moment où mon premier pas s’engagea dans la route imprudente, jene remarquai point cette absence du ruisseau. Il est évident qu’àce moment, une bifurcation de la galerie s’ouvrit devant moi,tandis que le Hans-bach obéissant aux caprices d’une autre pente,s’en allait avec mes compagnons vers des profondeursinconnues !

Comment revenir. De traces, il n’y en avait pas. Mon pied nelaissait aucune empreinte sur ce granit. Je me brisais la tête àchercher la solution de cet insoluble problème. Ma situation serésumait en un seul mot : perdu !

Oui ! perdu à une profondeur qui me semblaitincommensurable ! Ces trente lieues d’écorce terrestrepesaient sur mes épaules d’un poids épouvantable ! Je mesentais écrasé.

J’essayai de ramener mes idées aux choses de la terre. C’est àpeine si je pus y parvenir. Hambourg, la maison de Königstrasse, mapauvre Graüben, tout ce monde sous lequel je m’égarais, passarapidement devant mon souvenir effaré. Je revis dans une vivehallucination les incidents du voyage, la traversée, l’Islande, M.Fridriksson, le Sneffels ! Je me dis que si, dans ma position,je conservais encore l’ombre d’une espérance, ce serait signe defolie, et qu’il valait mieux désespérer !

En effet, quelle puissance humaine pouvait me ramener à lasurface du globe et disjoindre ces voûtes énormes quis’arc-boutaient au-dessus de ma tête ? Qui pouvait me remettresur la route du retour et me réunir à mes compagnons ?

« Oh ! mon oncle ! » m’écriai-je avec l’accent dudésespoir.

Ce fut le seul mot de reproche qui me vint aux lèvres, car jecompris ce que le malheureux homme devait souffrir en me cherchantà son tour.

Quand je me vis ainsi en dehors de tout secours humain,incapable de rien tenter pour mon salut, je songeai aux secours duCiel. Les souvenirs de mon enfance, ceux de ma mère que je n’avaisconnue qu’au temps des baisers, revinrent à ma mémoire. Je recourusà la prière, quelque peu de droits que j’eusse d’être entendu duDieu auquel je m’adressais si tard, et je l’implorai avecferveur.

Ce retour vers la Providence me rendit un peu de calme, et jepus concentrer sur ma situation toutes les forces de monintelligence.

J’avais pour trois jours de vivres, et ma gourde était pleine.Cependant je ne pouvais rester seul plus longtemps. Mais fallait-ilmonter ou descendre ?

Monter évidemment ! monter toujours !

Je devais arriver ainsi au point où j’avais abandonné la source,à la funeste bifurcation. Là, une fois le ruisseau sous les pieds,je pourrais toujours regagner le sommet du Sneffels.

Comment n’y avais-je pas songé plus tôt ! Il y avaitévidemment là une chance de salut. Le plus pressé était donc deretrouver le cours du Hans-bach.

Je me levai et, m’appuyant sur mon bâton ferré, je remontai lagalerie. La pente en était assez raide. Je marchais avec espoir etsans embarras, comme un homme qui n’a pas le choix du chemin àsuivre.

Pendant une demi-heure, aucun obstacle n’arrêta mes pas.J’essayais de reconnaître ma route à la forme du tunnel, à lasaillie de certaines roches, à la disposition des anfractuosités.Mais aucun signe particulier ne frappait mon esprit, et je reconnusbientôt que cette galerie ne pouvait me ramener à la bifurcation.Elle était sans issue. Je me heurtai contre un mur impénétrable, etje tombai sur le roc.

De quelle épouvante ? de quel désespoir je fus saisi alors,je ne saurais le dire. Je demeurai anéanti. Ma dernière espérancevenait de se briser contre cette muraille de granit.

Perdu dans ce labyrinthe dont les sinuosités se croisaient entous sens, je n’avais plus à tenter une fuite impossible. Ilfallait mourir de la plus effroyable des morts ! Et, choseétrange, il me vint à la pensée que, si mon corps fossilisé seretrouvait un jour, sa rencontre à trente lieues dans lesentrailles de terre soulèverait de graves questionsscientifiques !

Je voulus parler à voix haute, mais de rauques accents passèrentseuls entre mes lèvres desséchées. Je haletais.

Au milieu de ces angoisses, une nouvelle terreur vint s’emparerde mon esprit. Ma lampe s’était faussée en tombant. Je n’avaisaucun moyen de la réparer. Sa lumière pâlissait et allait memanquer !

Je regardai le courant lumineux s’amoindrir dans le serpentin del’appareil. Une procession d’ombres mouvantes se déroula sur lesparois assombries. Je n’osais plus abaisser ma paupière, craignantde perdre le moindre atome de cette clarté fugitive ! À chaqueinstant il me semblait qu’elle allait s’évanouir et que « le noir »m’envahissait.

Enfin, une dernière lueur trembla dans la lampe. Je la suivis,je l’aspirai du regard, je concentrai sur elle toute la puissancede mes yeux, comme sur la dernière sensation de lumière qu’il leurfût donné d’éprouver, et je demeurai plongé dans les ténèbresimmenses.

Quel cri terrible m’échappa ! Sur terre au milieu des plusprofondes nuits, la lumière n’abandonne jamais entièrement sesdroits ! Elle est diffuse, elle est subtile ; mais, sipeu qu’il en reste, la rétine de l’œil finit par lapercevoir ! Ici, rien. L’ombre absolue faisait de moi unaveugle dans toute l’acception du mot.

Alors ma tête se perdit. Je me relevai, les bras en avant,essayant les tâtonnements les plus douloureux ; je me pris àfuir, précipitant mes pas au hasard dans cet inextricablelabyrinthe, descendant toujours, courant à travers la croûteterrestre, comme un habitant des failles souterraines, appelant,criant, hurlant, bientôt meurtri aux saillies des rocs, tombant etme relevant ensanglanté, cherchant à boire ce sang qui m’inondaitle visage, et attendant toujours que quelque muraille imprévue vintoffrir à ma tête un obstacle pour s’y briser !

Où me conduisit cette course insensée ? Je l’ignoreraitoujours. Après plusieurs heures, sans doute à bout de forces, jetombai comme une masse inerte le long de la paroi, et je perdistout sentiment d’existence !

Chapitre 28

 

Quand je revins à la vie, mon visage était mouillé, mais mouilléde larmes. Combien dura cet état d’insensibilité, je ne saurais ledire. Je n’avais plus aucun moyen de me rendre compte du temps.Jamais solitude ne fut semblable à la mienne, jamais abandon sicomplet !

Après ma chute, j’avais perdu beaucoup de sang. Je m’en sentaisinondé ! Ah ! combien je regrettai de n’être pas mort «et que ce fût encore à faire ! » Je ne voulais plus penser. Jechassai toute idée et, vaincu par la douleur, je me roulai près dela paroi opposée.

Déjà je sentais l’évanouissement me reprendre, et, avec lui,l’anéantissement suprême, quand un bruit violent vint frapper monoreille. Il ressemblait au roulement prolongé du tonnerre, etj’entendis les ondes sonores se perdre peu a peu dans leslointaines profondeurs du gouffre.

D’où provenait ce bruit ? De quelque phénomène sans doute,qui s’accomplissait au sein du massif terrestre. L’explosion d’ungaz, ou la chute de quelque puissante assise du globe.

J’écoutai encore. Je voulus savoir si ce bruit serenouvellerait. Un quart d’heure se passa. Le silence régnait dansla galerie. Je n’entendais même plus les battements de moncœur.

Tout à coup mon oreille, appliquée par hasard sur la muraille,crut surprendre des paroles vagues, insaisissables, lointaines. Jetressaillis.

« C’est une hallucination ! » pensais-je.

Mais non. En écoutant avec plus d’attention, j’entendisréellement un murmure de voix. Mais de comprendre ce qui se disait,c’est ce que ma faiblesse ne me permit pas. Cependant on parlait.J’en étais certain.

J’eus un instant la crainte que ces paroles ne fussent lesmiennes, rapportées par un écho. Peut-être avais-je crié à moninsu ? Je fermai fortement les lèvres et j’appliquai denouveau mon oreille à la paroi.

« Oui, certes, on parle ! on parle ! »

En me portant même à quelques pieds plus loin, le long de lamuraille, j’entendis plus distinctement. Je parvins à saisir desmots incertains, bizarres, incompréhensibles. Ils m’arrivaientcomme des paroles prononcées à voix basse, murmurées, pour ainsidire. Le mot « förlorad » était plusieurs fois répété, et avec unaccent de douleur.

Que signifiait-il ? Qui le prononçait ? Mon oncle ouHans, évidemment. Mais si je les entendais, ils pouvaient doncm’entendre.

« À moi ! criai-je de toutes mes forces, à moi ! »

J’écoutai, j’épiai dans l’ombre une réponse, un cri, un soupir.Rien ne se fit entendre. Quelques minutes se passèrent. Tout unmonde d’idées avait éclos dans mon esprit. Je pensai que ma voixaffaiblie ne pouvait arriver jusqu’à mes compagnons.

« Car ce sont eux, répétai-je. Quels autres hommes seraientenfouis à trente lieues sous terre ? »

Je me remis à écouter. En promenant mon oreille sur la paroi, jetrouvai un point mathématique où les voix paraissaient atteindreleur maximum d’intensité. Le mot « förlorad » revint encore à monoreille ; puis ce roulement de tonnerre qui m’avait tiré de matorpeur.

« Non, dis-je, non. Ce n’est point à travers le massif que cesvoix se font entendre. La paroi est faite de granit, et elle nepermettrait pas à la plus forte détonation de la traverser !Ce bruit arrive par la galerie même ! Il faut qu’il y ait làun effet d’acoustique tout particulier ! »

J’écoutai de nouveau, et cette fois, oui ! cettefois ! j’entendis mon nom distinctement jeté à traversl’espace !

C’était mon oncle qui le prononçait ? Il causait avec leguide, et le mot « förlorad » était un mot danois !

Alors je compris tout. Pour me faire entendre il fallaitprécisément parler le long de cette muraille qui servirait àconduire ma voix comme le fil de fer conduit l’électricité.

Mais je n’avais pas de temps à perdre. Que mes compagnons sefussent éloignés de quelques pas et le phénomène d’acoustique eûtété détruit. Je m’approchai donc de la muraille, et je prononçaices mots, aussi distinctement que possible :

« Mon oncle Lidenbrock ! »

J’attendis dans la plus vive anxiété. Le son n’a pas unerapidité extrême. La densité des couches d’air n’accroît même passa vitesse ; elle n’augmente que son intensité. Quelquessecondes, des siècles, se passèrent, et enfin ces parolesarrivèrent à mon oreille.

« Axel, Axel ! est-ce toi ? »

« Oui ! oui ! » répondis-je.

« Mon enfant, où es-tu ? »

« Perdu, dans la plus profonde obscurité ! »

« Mais ta lampe ? »

« Éteinte. »

« Et le ruisseau ? »

« Disparu. »

« Axel, mon pauvre Axel, reprends courage ! »

« Attendez un peu, je suis épuisé ! Je n’ai plus la forcede répondre. Mais parlez-moi ! »

« Courage, reprit mon oncle. Ne parle pas, écoute-moi. Noust’avons cherché en remontant et en descendant la galerie.Impossible de te trouver. Ah ! je t’ai bien pleuré, monenfant ! Enfin, te supposant toujours sur le chemin duHans-bach, nous sommes redescendus en tirant des coups de fusil.Maintenant, si nos voix peuvent se réunir, pur effetd’acoustique ! nos mains ne peuvent se toucher ! Mais nete désespère pas, Axel ! C’est déjà quelque chose des’entendre ! »

Pendant ce temps j’avais réfléchi. Un certain espoir, vagueencore, me revenait au cœur. Tout d’abord, une chose m’importait àconnaître. J’approchai donc mes lèvres de la muraille, et je dis:

« Mon oncle ? »

« Mon enfant ? » me fut-il répondu après quelquesinstants.

« Il faut d’abord savoir quelle distance nous sépare. »

« Cela est facile. »

« Vous avez votre chronomètre ? »

« Oui. »

« Eh bien, prenez-le. Prononcez mon nom en notant exactement laseconde où vous parlerez. Je le répéterai, et vous observerezégalement le moment précis auquel vous arrivera ma réponse. »

« Bien, et la moitié du temps compris entre ma demande et taréponse indiquera celui que ma voix emploie pour arriver jusqu’àtoi. »

« C’est cela, mon oncle »

« Es-tu prêt ? »

« Oui. »

« Eh bien, fais attention, je vais prononcer ton nom. »

J’appliquai mon oreille sur la paroi, et dès que le mot « Axel »me parvint, je répondis immédiatement « Axel », puisj’attendis.

« Quarante secondes, dit alors mon oncle. Il s’est écouléquarante secondes entre les deux mots ; le son met donc vingtsecondes à monter. Or, à mille vingt pieds par seconde, cela faitvingt mille quatre cents pieds, ou une lieue et demie et unhuitième. »

« Une lieue et demie ! » murmurai-je.

« Eh bien, cela se franchit, Axel ! »

« Mais faut-il monter ou descendre ? »

« Descendre, et voici pourquoi. Nous sommes arrivés à un vasteespace, auquel aboutissent un grand nombre de galeries. Celle quetu as suivie ne peut manquer de t’y conduire, car il semble quetoutes ces fentes, ces fractures du globe rayonnent autour del’immense caverne que nous occupons. Relève-toi donc et reprends taroute ; marche, traîne-toi, s’il le faut, glisse sur lespentes rapides, et tu trouveras nos bras pour te recevoir au boutdu chemin. En route, mon enfant, en route ! »

Ces paroles me ranimèrent.

« Adieu, mon oncle, m’écriai-je ; je pars. Nos voix nepourront plus communiquer entre elles, du moment que j’aurai quittécette place ! Adieu donc ! »

« Au revoir, Axel ! au revoir ! »

Telles furent les dernières paroles que j’entendis.

Cette surprenante conversation faite au travers de la masseterrestre, échangée à plus d’une lieue de distance, se termina surces paroles d’espoir ! Je fis une prière de reconnaissance àDieu, car il m’avait conduit parmi ces immensités sombres au seulpoint peut-être où la voix de mes compagnons pouvait meparvenir.

Cet effet d’acoustique très étonnant s’expliquait facilement parles seules lois physiques ; il provenait de la forme ducouloir et de la conductibilité de la roche. Il y a bien desexemples de cette propagation de sons non perceptibles aux espacesintermédiaires. Je me souviens qu’en maint endroit ce phénomène futobservé, entre autres, dans la galerie intérieure du dôme deSaint-Paul à Londres, et surtout au milieu de curieuses cavernes deSicile, ces latomies situées près de Syracuse, dont la plusmerveilleuse en ce genre est connue sous le nom d’Oreille deDenys.

Ces souvenirs me revinrent à l’esprit, et je vis clairement que,puisque la voix de mon oncle arrivait jusqu’à moi, aucun obstaclen’existait entre nous. En suivant le chemin du son, je devaislogiquement arriver comme lui, si les forces ne me trahissaient pasen route.

Je me levai donc. Je me traînai plutôt que je ne marchai. Lapente était assez rapide. Je me laissai glisser.

Bientôt la vitesse de ma descente s’accrut dans une effrayanteproportion, et menaçait de ressembler à une chute. Je n’avais plusla force de m’arrêter.

Tout à coup le terrain manqua sous mes pieds. Je me sentisrouler en rebondissant sur les aspérités d’une galerie verticale,un véritable puits. Ma tête porta sur un roc aigu, et je perdisconnaissance.

Chapitre 29

 

Lorsque je revins à moi, j’étais dans une demi-obscurité, étendusur d’épaisses couvertures. Mon oncle veillait, épiant sur monvisage un reste d’existence. À mon premier soupir il me prit lamain ; à mon premier regard il poussa un cri de joie.

« Il vit ! il vit ! s’écria-t-il.

– Oui, répondis-je d’une voix faible.

– Mon enfant, fit mon oncle en me serrant sur sa poitrine, tevoila sauvé ! »

Je fus vivement touché de l’accent dont furent prononcées cesparoles, et plus encore des soins qui les accompagnèrent. Mais ilfallait de telles épreuves pour provoquer chez le professeur unpareil épanchement.

En ce moment Hans arriva. Il vit ma main dans celle de mononcle ; j’ose affirmer que ses yeux exprimèrent un vifcontentement.

« God dag, dit-il.

– Bonjour, Hans, bonjour, murmurai-je. Et maintenant, mon oncle,apprenez-moi où nous sommes en ce moment ?

– Demain, Axel, demain ; aujourd’hui tu es encore tropfaible ; j’ai entouré ta tête de compresses qu’il ne faut pasdéranger ; dors donc, mon garçon, et demain tu saurastout.

– Mais au moins, repris-je, quelle heure, quel jourest-il ?

– Onze heures du soir ; c’est aujourd’hui dimanche, 9 août,et je ne te permets plus de m’interroger avant le 10 du présentmois. »

En vérité, j’étais bien faible, et mes yeux se fermèrentinvolontairement. Il me fallait une nuit de repos ; je melaissai donc assoupir sur cette pensée que mon isolement avait duréquatre longs jours.

Le lendemain, à mon réveil, je regardai autour de moi. Macouchette, faite de toutes les couvertures de voyage, se trouvaitinstallée dans une grotte charmante, ornée de magnifiquesstalagmites, dont le sol était recouvert d’un sable fin. Il yrégnait une demi-obscurité. Aucune torche, aucune lampe n’étaitallumée, et cependant certaines clartés inexplicables venaient dudehors en pénétrant par une étroite ouverture de la grotte.J’entendais aussi un murmure vague et indéfini, semblable à celuides flots qui se brisent sur une grève, et parfois les sifflementsde la brise.

Je me demandai si j’étais bien éveillé, si je rêvais encore, simon cerveau, fêlé dans ma chute, ne percevait pas des bruitspurement imaginaires. Cependant ni mes yeux ni mes oreilles nepouvaient se tromper à ce point.

« C’est un rayon du jour, pensai-je, qui se glisse par cettefente de rochers ! Voilà bien le murmure des vagues !Voilà le sifflement de la brise ! Est-ce que je me trompe, ousommes-nous revenus à la surface de la terre ? Mon onclea-t-il donc renoncé à son expédition, ou l’aurait-il heureusementterminée ? »

Je me posais ces insolubles questions, quand le professeurentra.

« Bonjour, Axel ! fit-il joyeusement. Je gageraisvolontiers que tu te portes bien !

– Mais oui, dis-je en me redressant sur les couvertures.

– Cela devait être, car tu as tranquillement dormi. Hans et moi,nous t’avons veillé tour à tour, et nous avons vu ta guérison fairedes progrès sensibles.

– En effet, je me sens ragaillardi, et la preuve, c’est que jeferai honneur au déjeuner que vous voudrez bien meservir !

– Tu mangeras, mon garçon ! La fièvre t’a quitté. Hans afrotté tes plaies avec je ne sais quel onguent dont les Islandaisont le secret, et elles se sont cicatrisées à merveille. C’est unfier homme que notre chasseur ! »

Tout en parlant, mon oncle apprêtait quelques aliments que jedévorai, malgré ses recommandations. Pendant ce temps, jel’accablai de questions auxquelles il s’empressa de répondre.

J’appris alors que ma chute providentielle m’avait précisémentamené à l’extrémité d’une galerie presque perpendiculaire ;comme j’étais arrivé au milieu d’un torrent de pierres, dont lamoins grosse eût suffi à m’écraser, il fallait en conclure qu’unepartie du massif avait glissé avec moi. Cet effrayant véhicule metransporta ainsi jusque dans les bras de mon oncle, où je tombaisanglant, inanimé.

« Véritablement, me dit-il, il est étonnant que tu ne te soispas tué mille fois. Mais, pour Dieu ! ne nous séparons plus,car nous risquerions de ne jamais nous revoir. »

« Ne nous séparons plus ! » Le voyage n’était donc pasfini ? J’ouvrais de grands yeux étonnés, ce qui provoquaimmédiatement cette question :

« Qu’as-tu donc, Axel ?

– Une demande à vous adresser. Vous dites que me voilà sain etsauf ?

– Sans doute.

– J’ai tous mes membres intacts ?

– Certainement.

– Et ma tête ?

– Ta tête, sauf quelques contusions, est parfaitement à sa placesur tes épaules.

– Eh bien, j’ai peur que mon cerveau ne soit dérangé.

– Dérangé ?

– Oui. Nous ne sommes pas revenus à la surface duglobe ?

– Non, certes !

– Alors il faut que je sois fou, car j’aperçois la lumière dujour, j’entends le bruit du vent qui souffle et de la mer qui sebrise !

– Ah ! n’est-ce que cela ?

– M’expliquerez-vous ?

– Je ne t’expliquerai rien, car c’est inexplicable ; maistu verras et tu comprendras que la science géologique n’a pasencore dit son dernier mot.

– Sortons donc ! m’écriai-je en me levant brusquement.

– Non, Axel, non ! le grand air pourrait te faire dumal.

– Le grand air ?

– Oui, le vent est assez violent. Je ne veux pas que tut’exposes ainsi.

– Mais je vous assure que jeme porte à merveille.

– Un peu de patience, mon garçon. Une rechute nous mettrait dansl’embarras, et il ne faut pas perdre de temps, car la traverséepeut être longue.

– La traversée ?

– Oui, repose-toi encore aujourd’hui, et nous nous embarqueronsdemain.

– Nous embarquer ! »

Ce dernier mot me fit bondir.

Quoi ! nous embarquer ! Avions-nous donc un fleuve, unlac, une mer à notre disposition ? Un bâtiment était-ilmouillé dans quelque port intérieur ?

Ma curiosité fut excitée au plus haut point. Mon oncle essayavainement de me retenir. Quand il vit que mon impatience me feraitplus de mal que la satisfaction de mes désirs, il céda.

Je m’habillai rapidement. Par surcroît de précaution, jem’enveloppai dans une des couvertures et je sortis de lagrotte.

Chapitre 30

 

D’abord je ne vis rien. Mes yeux, déshabitués de la lumière, sefermèrent brusquement. Lorsque je pus les rouvrir, je demeuraiencore plus stupéfait qu’émerveillé.

« La mer ! m’écriai-je.

– Oui, répondit mon oncle, la mer Lidenbrock, et, j’aime à lecroire, aucun navigateur ne me disputera l’honneur de l’avoirdécouverte et le droit de la nommer de mon nom ! »

Une vaste nappe d’eau, le commencement d’un lac ou d’un océan,s’étendait au delà des limites de la vue. Le rivage, largementéchancré, offrait aux dernières ondulations des vagues un sablefin, doré et parsemé de ces petits coquillages où vécurent lespremiers êtres de la création. Les flots s’y brisaient avec cemurmure sonore particulier aux milieux clos et immenses ; unelégère écume s’envolait au souffle d’un vent modéré, et quelquesembruns m’arrivaient au visage. Sur cette grève légèrementinclinée, à cent toises environ de la lisière des vagues, venaientmourir les contreforts de rochers énormes qui montaient ens’évasant à une incommensurable hauteur. Quelques-uns, déchirant lerivage de leur arête aiguë, formaient des caps et des promontoiresrongés par la dent du ressac. Plus loin, l’œil suivait leur massenettement profilée sur les fonds brumeux de l’horizon.

C’était un océan véritable, avec le contour capricieux desrivages terrestres, mais désert et d’un aspect effroyablementsauvage.

Si mes regards pouvaient se promener au loin sur cette mer,c’est qu’une lumière « spéciale » en éclairait les moindresdétails. Non pas la lumière du soleil avec ses faisceaux éclatantset l’irradiation splendide de ses rayons, ni la lueur pâle et vaguede l’astre des nuits, qui n’est qu’une réflexion sans chaleur. Non.Le pouvoir éclairant de cette lumière, sa diffusion tremblante, sablancheur claire et sèche, le peu d’élévation de sa température,son éclat supérieur en réalité à celui de la lune, accusaientévidemment une origine purement électrique. C’était comme uneaurore boréale, un phénomène cosmique continu, qui remplissaitcette caverne capable de contenir un océan.

La voûte suspendue au-dessus de ma tête, le ciel, si l’on veut,semblait fait de grands nuages, vapeurs mobiles et changeantes,qui, par l’effet de la condensation, devaient, à de certains jours,se résoudre en pluies torrentielles. J’aurais cru que, sous unepression aussi forte de l’atmosphère, l’évaporation de l’eau nepouvait se produire, et cependant, par une raison physique quim’échappait, il y avait de larges nuées étendues dans l’air. Maisalors « il faisait beau ». Les nappes électriques produisaientd’étonnants jeux de lumière sur les nuages très élevés ; desombres vives se dessinaient à leurs volutes inférieures, etsouvent, entre deux couches disjointes, un rayon se glissaitjusqu’à nous avec une remarquable intensité. Mais, en somme, cen’était pas le soleil, puisque la chaleur manquait à sa lumière.L’effet en était triste et souverainement mélancolique. Au lieud’un firmament brillant d’étoiles, je sentais par-dessus ces nuagesune voûte de granit qui m’écrasait de tout son poids, et cet espacen’eût pas suffi, tout immense qu’il fût, à la promenade du moinsambitieux des satellites.

Je me souvins alors de cette théorie d’un capitaine anglais quiassimilait la terre à une vaste sphère creuse, à l’intérieur delaquelle l’air se maintenait lumineux par suite de sa pression,tandis que deux astres, Pluton et Proserpine, y traçaient leursmystérieuses orbites. Aurait-il dit vrai ?

Nous étions réellement emprisonnés dans une énorme excavation.Sa largeur, on ne pouvait la juger, puisque le rivage allaits’élargissant à perte de vue, ni sa longueur, car le regard étaitbientôt arrêté par une ligne d’horizon un peu indécise. Quant à sahauteur, elle devait dépasser plusieurs lieues. Où cette voûtes’appuyait-elle sur ses contreforts de granit ? L’œil nepouvait l’apercevoir ; mais il y avait tel nuage suspendu dansl’atmosphère, dont l’élévation devait être estimée à deux milletoises, altitude supérieure à celle des vapeurs terrestres, et duesans doute à la densité considérable de l’air.

Le mot « caverne » ne rend évidemment pas ma pensée pour peindrecet immense milieu. Mais les mots de la langue humaine ne peuventsuffire à qui se hasarde dans les abîmes du globe. Je ne savaispas, d’ailleurs, par quel fait géologique expliquer l’existenced’une pareille excavation. Le refroidissement du globe avait-ildonc pu la produire ? Je connaissais bien, par les récits desvoyageurs, certaines cavernes célèbres, mais aucune ne présentaitde telles dimensions.

Si la grotte de Guachara, en Colombie, visitée par M. deHumboldt, n’avait pas livré le secret de sa profondeur au savantqui la reconnut sur un espace de deux mille cinq cents pieds, ellene s’étendait vraisemblablement pas beaucoup au delà. L’immensecaverne du Mammouth, dans le Kentucky, offrait bien des proportionsgigantesques, puisque sa voûte s’élevait à cinq cents piedsau-dessus d’un lac insondable, et que des voyageurs la parcoururentpendant plus de dix lieues sans en rencontrer la fin. Maisqu’étaient ces cavités auprès de celle que j’admirais alors, avecson ciel de vapeurs, ses irradiations électriques et une vaste merrenfermée dans ses flancs ? Mon imagination se sentaitimpuissante devant cette immensité.

Toutes ces merveilles, je les contemplais en silence. Lesparoles me manquaient pour rendre mes sensations. Je croyaisassister, dans quelque planète lointaine, Uranus ou Neptune, à desphénomènes dont ma nature « terrestrielle » n’avait pas conscience.À des sensations nouvelles il fallait des mots nouveaux, et monimagination ne me les fournissait pas. Je regardais, je pensais,j’admirais avec une stupéfaction mêlée d’une certaine quantitéd’effroi.

L’imprévu de ce spectacle avait rappelé sur mon visage lescouleurs de la santé ; j’étais en train de me traiter parl’étonnement et d’opérer ma guérison au moyen de cette nouvellethérapeutique ; d’ailleurs la vivacité d’un air très dense meranimait, en fournissant plus d’oxygène à mes poumons.

On concevra sans peine qu’après un emprisonnement dequarante-sept jours dans une étroite galerie, c’était unejouissance infinie que d’aspirer cette brise chargée d’humidesémanations salines.

Aussi n’eus-je point à me repentir d’avoir quitté ma grotteobscure. Mon oncle, déjà fait à ces merveilles, ne s’étonnaitplus.

« Te sens-tu la force de te promener un peu ? medemanda-t-il.

– Oui, certes, répondis-je, et rien ne me sera plusagréable.

– Eh bien, prends mon bras, Axel, et suivons les sinuosités durivage. »

J’acceptai avec empressement, et nous commençâmes à côtoyer cetocéan nouveau. Sur la gauche, des rochers abrupts, grimpés les unssur les autres, formaient un entassement titanesque d’un prodigieuxeffet. Sur leurs flancs se déroulaient d’innombrables cascades, quis’en allaient en nappes limpides et retentissantes. Quelqueslégères vapeurs, sautant d’un roc à l’autre, marquaient la placedes sources chaudes, et des ruisseaux coulaient doucement vers lebassin commun, en cherchant dans les pentes l’occasion de murmurerplus agréablement.

Parmi ces ruisseaux, je reconnus notre fidèle compagnon deroute, le Hans-bach, qui venait se perdre tranquillement dans lamer, comme s’il n’eût jamais fait autre chose depuis lecommencement du monde.

« Il nous manquera désormais, dis-je avec un soupir.

– Bah ! répondit le professeur, lui ou un autre,qu’importe ? » Je trouvai la réponse un peu ingrate.

Mais en ce moment mon attention fut attirée par un spectacleinattendu. À cinq cents pas, au détour d’un haut promontoire, uneforêt haute, touffue, épaisse, apparut à nos yeux. Elle était faited’arbres de moyenne grandeur, taillés en parasols réguliers, àcontours nets et géométriques ; les courants de l’atmosphèrene semblaient pas avoir prise sur leur feuillage, et, au milieu dessouffles, ils demeuraient immobiles comme un massif de cèdrespétrifiés.

Je hâtais le pas. Je ne pouvais mettre un nom à ces essencessingulières. Ne faisaient-elles point partie des deux cent milleespèces végétales connues jusqu’alors, et fallait-il leur accorderune place spéciale dans la flore des végétations lacustres ?Non. Quand nous arrivâmes sous leur ombrage, ma surprise ne futplus que de l’admiration.

En effet, je me trouvais en présence de produits de la terre,mais taillés sur un patron gigantesque. Mon oncle les appelaimmédiatement de leur nom.

« Ce n’est qu’une forêt de champignons », dit-il.

Et il ne se trompait pas. Que l’on juge du développement acquispar ces plantes chères aux milieux chauds et humides. Je savais quele « lycoperdon giganteum » atteint, suivant Bulliard, huit à neufpieds de circonférence ; mais il s’agissait ici de champignonsblancs, hauts de trente à quarante pieds, avec une calotte d’undiamètre égal. Ils étaient là par milliers ; la lumière neparvenait pas à percer leur épais ombrage, et une obscuritécomplète régnait sous ces dômes juxtaposés comme les toits rondsd’une cité africaine.

Cependant je voulus pénétrer plus avant. Un froid morteldescendait de ces voûtes charnues. Pendant une demi-heure, nouserrâmes dans ces humides ténèbres, et ce fut avec un véritablesentiment de bien-être que je retrouvai les bords de la mer.

Mais la végétation de cette contrée souterraine ne s’en tenaitpas à ces champignons. Plus loin s’élevaient par groupes un grandnombre d’autres arbres au feuillage décoloré. Ils étaient faciles àreconnaître ; c’étaient les humbles arbustes de la terre, avecdes dimensions phénoménales, des lycopodes hauts de cent pieds, dessigillaires géantes, des fougères arborescentes, grandes comme lessapins des hautes latitudes, des lépidodendrons à tigescylindriques bifurquées, terminées par de longues feuilles ethérissées de poils rudes comme de monstrueuses plantes grasses.

« Étonnant, magnifique, splendide ! s’écria mon oncle.Voilà toute la flore de la seconde époque du monde, de l’époque detransition. Voilà ces humbles plantes de nos jardins qui sefaisaient arbres aux premiers siècles du globe ! Regarde,Axel, admire ! Jamais botaniste ne s’est trouvé à pareillefête !

– Vous avez raison, mon oncle. La Providence semble avoir vouluconserver dans cette serre immense ces plantes antédiluviennes quela sagacité des savants a reconstruites avec tant de bonheur.

– Tu dis bien, mon garçon, c’est une serre ; mais tu diraismieux encore en ajoutant que c’est peut-être une ménagerie.

– Une ménagerie !

– Oui, sans doute. Vois cette poussière que nous foulons auxpieds, ces ossements épars sur le sol.

– Des ossements ! m’écriai-je. Oui, des ossements d’animauxantédiluviens ! »

Je m’étais précipité sur ces débris séculaires faits d’unesubstance minérale indestructible[8] . Jemettais sans hésiter un nom à ces os gigantesques qui ressemblaientà des troncs d’arbres desséchés.

« Voilà la mâchoire inférieure du mastodonte, disais-je ;voilà les molaires du dinotherium ; voilà un fémur qui ne peutavoir appartenu qu’au plus grand de ces animaux, au mégatherium.Oui, c’est bien une ménagerie, car ces ossements n’ont certainementpas été transportés jusqu’ici par un cataclysme. Les animauxauxquels ils appartiennent ont vécu sur les rivages de cette mersouterraine, à l’ombre de ces plantes arborescentes. Tenez,j’aperçois des squelettes entiers. Et cependant…

– Cependant ? dit mon oncle.

– Je ne comprends pas la présence de pareils quadrupèdes danscette caverne de granit.

– Pourquoi ?

– Parce que la vie animale n’a existé sur la terre qu’auxpériodes secondaires, lorsque le terrain sédimentaire a été formépar les alluvions, et a remplacé les roches incandescentes del’époque primitive.

– Eh bien ! Axel, il y a une réponse bien simple à faire àton objection, c’est que ce terrain-ci est un terrainsédimentaire.

– Comment ! à une pareille profondeur au-dessous de lasurface de la terre ?

– Sans doute, et ce fait peut s’expliquer géologiquement. À unecertaine époque, la terre n’était formée que d’une écorceélastique, soumise à des mouvements alternatifs de haut et de bas,en vertu des lois de l’attraction. Il est probable que desaffaissements du sol se sont produits, et qu’une partie desterrains sédimentaires a été entraînée au fond des gouffressubitement ouverts.

– Cela doit être. Mais, si des animaux antédiluviens ont vécudans ces régions souterraines, qui nous dit que l’un de cesmonstres n’erre pas encore au milieu de ces forêts sombres ouderrière ces rocs escarpés ? »

À cette idée j’interrogeai, non sans effroi, les divers pointsde l’horizon ; mais aucun être vivant n’apparaissait sur cesrivages déserts.

J’étais un peu fatigué. J’allai m’asseoir alors à l’extrémitéd’un promontoire au pied duquel les flots venaient se briser avecfracas. De là mon regard embrassait toute cette baie formée par uneéchancrure de la côte. Au fond, un petit port s’y trouvait ménagéentre les roches pyramidales. Ses eaux calmes dormaient à l’abri duvent. Un brick et deux ou trois goélettes auraient pu y mouiller àl’aise. Je m’attendais presque à voir quelque navire sortant toutesvoiles dehors et prenant le large sous la brise du sud.

Mais cette illusion se dissipa rapidement. Nous étions bien lesseules créatures vivantes de ce monde souterrain. Par certainesaccalmies du vent, un silence plus profond que les silences dudésert, descendait sur les rocs arides et pesait à la surface del’océan. Je cherchais alors à percer les brumes lointaines, àdéchirer ce rideau jeté sur le fond mystérieux de l’horizon.Quelles demandes se pressaient sur mes lèvres ? Où finissaitcette mer ? Où conduisait-elle ? Pourrions-nous jamais enreconnaître les rivages opposés ?

Mon oncle n’en doutait pas, pour son compte. Moi, je le désiraiset je le craignais à la fois.

Après une heure passée dans la contemplation de ce merveilleuxspectacle, nous reprîmes le chemin de la grève pour regagner lagrotte, et ce fut sous l’empire des plus étranges pensées que jem’endormis d’un profond sommeil.

Chapitre 31

 

Le lendemain je me réveillai complètement guéri. Je pensai qu’unbain me serait très salutaire, et j’allai me plonger pendantquelques minutes dans les eaux de cette Méditerranée. Ce nom, àcoup sûr, elle le méritait entre tous.

Je revins déjeuner avec un bel appétit. Hans s’entendait àcuisiner notre petit menu ; il avait de l’eau et du feu à sadisposition, de sorte qu’il put varier un peu notre ordinaire. Audessert, il nous servit quelques tasses de café, et jamais cedélicieux breuvage ne me parut plus agréable à déguster.

« Maintenant, dit mon oncle, voici l’heure de la marée, et il nefaut pas manquer l’occasion d’étudier ce phénomène.

– Comment, la marée ! m’écriai-je.

– Sans doute.

– L’influence de la lune et du soleil se fait sentirjusqu’ici ?

– Pourquoi pas ? Les corps ne sont-ils pas soumis dans leurensemble à l’attraction universelle ? Cette masse d’eau nepeut donc échapper à cette loi générale ? Aussi, malgré lapression atmosphérique qui s’exerce à sa surface, tu vas la voir sesoulever comme l’Atlantique lui-même. »

En ce moment nous foulions le sable du rivage et les vaguesgagnaient peu à peu sur la grève.

« Voilà bien le flot qui commence, m’écriai-je.

– Oui, Axel, et d’après ces relais d’écume, tu peux voir que lamer s’élève d’une dizaine de pieds environ.

– C’est merveilleux !

– Non, c’est naturel.

– Vous avez beau dire, tout cela me paraît extraordinaire, etc’est à peine si j’en crois mes yeux. Qui eût jamais imaginé danscette écorce terrestre un océan véritable, avec ses flux et sesreflux, avec ses brises, avec ses tempêtes !

– Pourquoi pas ? Y a-t-il une raison physique qui s’yoppose ?

– Je n’en vois pas, du moment qu’il faut abandonner le systèmede la chaleur centrale.

– Donc, jusqu’ici la théorie de Davy se trouvejustifiée ?

– Évidemment, et dès lors rien ne contredit l’existence de mersou de contrées à l’intérieur du globe.

– Sans doute, mais inhabitées.

– Bon ! pourquoi ces eaux ne donneraient-elles pas asile àquelques poissons d’une espèce inconnue ?

– En tout cas, nous n’en avons pas aperçu un seul jusqu’ici.

– Eh bien, nous pouvons fabriquer des lignes et voir sil’hameçon aura autant de succès ici-bas que dans les océanssublunaires.

– Nous essayerons, Axel, car il faut pénétrer tous les secretsde ces régions nouvelles.

– Mais où sommes-nous, mon oncle ? car je ne vous ai pointencore posé cette question à laquelle vos instruments ont dûrépondre.

– Horizontalement, à trois cent cinquante lieues del’Islande.

– Tout autant ?

– Je suis sûr de ne pas me tromper de cinq cents toises.

– Et la boussole indique toujours le sud-est ?

– Oui, avec une déclinaison occidentale de dix-neuf degrés etquarante-deux minutes, comme sur terre, absolument. Pour soninclinaison, il se passe un fait curieux que j’ai observé avec leplus grand soin.

– Et lequel ?

– C’est que l’aiguille, au lieu de s’incliner vers le pôle,comme elle le fait dans l’hémisphère boréal, se relève aucontraire.

– Il faut donc en conclure que le point d’attraction magnétiquese trouve compris entre la surface du globe et l’endroit où noussommes parvenus ?

– Précisément, et il est probable que, si nous arrivions sousles régions polaires, vers ce soixante-dixième degré où James Rossa découvert le pôle magnétique, nous verrions l’aiguille se dresserverticalement. Donc, ce mystérieux centre d’attraction ne se trouvepas situé à une grande profondeur.

– En effet, et voilà un fait que la science n’a passoupçonné.

– La science, mon garçon, est faite d’erreurs, mais d’erreursqu’il est bon de commettre, car elles mènent peu à peu à lavérité.

– Et à quelle profondeur sommes-nous ?

– À une profondeur de trente-cinq lieues.

– Ainsi, dis-je en considérant la carte, la partiemontagneuse del’Écosse est au-dessus de nous, et, là, les monts Grampians élèventà une prodigieuse hauteur leur cime couverte de neige.

– Oui, répondit le professeur en riant. C’est un peu lourd àporter, mais la voûte est solide ; le grand architecte del’univers l’a construite on bons matériaux, et jamais l’homme n’eûtpu lui donner une pareille portée ! Que sont les arches desponts et les arceaux des cathédrales auprès de cette nef d’un rayonde trois lieues, sous laquelle un océan et des tempêtes peuvent sedévelopper à leur aise ?

– Oh ! Je ne crains pas que le ciel me tombe sur la tête.Maintenant, mon oncle, quels sont vos projets ? Necomptez-vous pas retourner à la surface du globe ?

– Retourner ! Par exemple ! Continuer notre voyage, aucontraire, puisque tout a si bien marché jusqu’ici.

– Cependant je ne vois pas comment nous pénétrerons sous cetteplaine liquide.

– Oh ! je ne prétends point m’y précipiter la tête lapremière. Mais si les océans ne sont, à proprement parler, que deslacs, puisqu’ils sont entourés de terre, à plus forte raison cettemer intérieure se trouve-t-elle circonscrite par le massifgranitique.

– Cela n’est pas douteux.

– Eh bien ! sur les rivages opposés, je suis certain detrouver de nouvelles issues.

– Quelle longueur supposez-vous donc à cet océan ?

– Trente ou quarante lieues.

– Ah ! fis-je, tout en imaginant que cette estime pouvaitbien être inexacte.

– Ainsi nous n’avons pas de temps à perdre, et dès demain nousprendrons la mer. » Involontairement je cherchai des yeux le navirequi devait nous transporter.

« Ah ! dis-je, nous nous embarquerons. Bien ! Et surquel bâtiment prendrons-nous passage ?

– Ce ne sera pas sur un bâtiment, mon garçon, mais sur un bon etsolide radeau.

– Un radeau ! m’écriai-je. Un radeau est aussi impossible àconstruire qu’un navire, et je ne vois pas trop…

– Tu ne vois pas, Axel, mais, si tu écoutais, tu pourraisentendre !

– Entendre !

– Oui, certains coups de marteau qui t’apprendraient que Hansest déjà à l’œuvre.

– Il construit un radeau ?

– Oui.

– Comment ! il a déjà fait tomber dès arbres sous sahache ?

– Oh ! les arbres étaient tout abattus. Viens, et tu leverras à l’ouvrage. »

Après un quart d’heure de marche, de l’autre côté du promontoirequi formait le petit port naturel, j’aperçus Hans au travail.Quelques pas encore, et je fus près de lui. À ma grande surprise,un radeau à demi terminé s’étendait sur le sable ; il étaitfait de poutres d’un bois particulier, et un grand nombre demadriers, de courbes, de couples de toute espèce, jonchaientlittéralement le sol. Il y avait là de quoi construire une marineentière.

« Mon oncle, m’écriai-je, quel est ce bois ?

– C’est du pin, du sapin, du bouleau, toutes les espèces desconifères du Nord, minéralisées sous l’action des eaux de lamer.

– Est-il possible ?

– C’est ce qu’on appelle du « surtarbrandur » ou boisfossile.

– Mais alors, comme les lignites, il doit avoir la dureté de lapierre, et il ne pourra flotter ?

– Quelquefois cela arrive ; il y a de ces bois qui sontdevenus de véritables anthracites ; mais d’autres, tels queceux-ci, n’ont encore subi qu’un commencement de transformationfossile. Regarde plutôt », ajouta mon oncle en jetant à la mer unede ces précieuses épaves.

Le morceau de bois, après avoir disparu, revint à la surface desflots et oscilla au gré de leurs ondulations. « Es-tuconvaincu ? dit mon oncle.

– Convaincu surtout que cela n’est pas croyable ! » Lelendemain soir, grâce à l’habileté du guide, le radeau étaitterminé ; il avait dix pieds de long sur cinq de large ;les poutres de surtarbrandur, reliées entre elles par de fortescordes, offraient une surface solide, et une fois lancée, cetteembarcation improvisée flotta tranquillement sur les eaux de la merLidenbrock.

Chapitre 32

 

Le 13 août, on se réveilla de bon matin. Il s’agissaitd’inaugurer un nouveau genre de locomotion rapide et peufatigant.

Un mât fait de deux bâtons jumelés, une vergue formée d’untroisième, une voile empruntée à nos couvertures, composaient toutle gréement du radeau.

Les cordes ne manquaient pas. Le tout était solide.

À six heures, le professeur donna le signal d’embarquer. Lesvivres, les bagages, les instruments, les armes et une notablequantité d’eau douce se trouvaient en place.

Hans avait installé un gouvernail qui lui permettait de dirigerson appareil flottant. Il se mit à la barre. Je détachai l’amarrequi nous retenait au rivage. La voile fut orientée, et nousdébordâmes rapidement.

Au moment de quitter le petit port, mon oncle, qui tenait à sanomenclature géographique, voulut lui donner un nom, le mien, entreautres.

« Ma foi, dis-je, j’en ai un autre à vous proposer.

– Lequel ?

– Le nom de Graüben. Port-Graüben, cela fera très bien sur lacarte.

– Va pour Port-Graüben. »

Et voilà comment le souvenir de ma chère Virlandaise se rattachaà notre heureuse expédition.

La brise soufflait du nord-est. Nous filions vent arrière avecune extrême rapidité. Les couches très denses de l’atmosphèreavaient une poussée considérable et agissaient sur la voile commeun puissant ventilateur.

Au bout d’une heure, mon oncle avait pu se rendre compte denotre vitesse.

« Si nous continuons à marcher ainsi, dit-il, nous ferons aumoins trente lieues par vingt-quatre heures et nous ne tarderonspas à reconnaître les rivages opposés. »

Je ne répondis pas, et j’allai prendre place à l’avant duradeau. Déjà la côte septentrionale s’abaissait à l’horizon. Lesdeux bras du rivage s’ouvraient largement comme pour faciliternotre départ. Devant mes yeux s’étendait une mer immense. De grandsnuages promenaient rapidement à sa surface leur ombre grisâtre, quisemblait peser sur cette eau morne. Les rayons argentés de lalumière électrique, réfléchis ça et là par quelque gouttelette,faisaient éclore des points lumineux sur les côtés del’embarcation. Bientôt toute terre fut perdue de vue, tout point derepère disparut, et, sans le sillage écumeux du radeau, j’aurais pucroire qu’il demeurait dans une parfaite immobilité.

Vers midi, des algues immenses vinrent onduler à la surface desflots. Je connaissais la puissance végétative de ces plantes, quirampent à une profondeur de plus de douze mille pieds au fond desmers, se reproduisent sous une pression de près de quatre centsatmosphères et forment souvent des bancs assez considérables pourentraver la marche des navires ; mais jamais, je crois, alguesne furent plus gigantesques que celles de la mer Lidenbrock.

Notre radeau longea des fucus longs de trois et quatre millepieds, immenses serpents qui se développaient hors de la portée dela vue ; je m’amusais à suivre du regard leurs rubans infinis,croyant toujours en atteindre l’extrémité, et pendant des heuresentières ma patience était trompée, sinon mon étonnement.

Quelle force naturelle pouvait produire de telles plantes, etquel devait être l’aspect de la terre aux premiers siècles de saformation, quand, sous l’action de la chaleur et de l’humidité, lerègne végétal se développait seul à sa surface !

Le soir arriva, et, ainsi que je l’avais remarqué la veille,l’état lumineux de l’air ne subit aucune diminution. C’était unphénomène constant sur la durée duquel on pouvait compter.

Après le souper je m’étendis au pied du mât, et je ne tardai pasà m’endormir au milieu d’indolentes rêveries.

Hans, immobile au gouvernail, laissait courir le radeau, qui,d’ailleurs, poussé vent arrière, ne demandait même pas à êtredirigé.

Depuis notre départ de Port-Graüben, le professeur Lidenbrockm’avait chargé de tenir le « journal du bord », de noter lesmoindres observations, de consigner les phénomènes intéressants, ladirection du vent, la vitesse acquise, le chemin parcouru, en unmot, tous les incidents de cette étrange navigation.

Je me bornerai donc à reproduire ici ces notes quotidiennes,écrites pour ainsi dire sous la dictée des événements, afin dedonner un récit plus exact de notre traversée.

Vendredi 14 août. – Brise égale du N.-O. Le radeaumarche avec rapidité et en ligne droite. La côte reste à trentelieues sous le vent. Rien à l’horizon. L’intensité de la lumière nevarie pas. Beau temps, c’est-à-dire que les nuages sont fortélevés, peu épais et baignés dans une atmosphère blanche, commeserait de l’argent en fusion. Thermomètre : +32° C.

À midi Hans prépare un hameçon à l’extrémité d’une corde. Ill’amorce avec un petit morceau de viande et le jette à la mer.Pendant deux heures il ne prend rien. Ces eaux sont doncinhabitées ? Non. Une secousse se produit. Hans tire sa ligneet ramène un poisson qui se débat vigoureusement.

« Un poisson ! s’écrie mon oncle.

– C’est un esturgeon ! m’écriai-je à mon tour, un esturgeonde petite taille ! »

Le professeur regarde attentivement l’animal et ne partage pasmon opinion. Ce poisson a la tête plate, arrondie et la partieantérieure du corps couverte de plaques osseuses ; sa boucheest privée de dents ; des nageoires pectorales assezdéveloppées sont ajustées à son corps dépourvu de queue. Cet animalappartient bien à un ordre où les naturalistes ont classél’esturgeon, mais il en diffère par des côtés assez essentiels.

Mon oncle ne s’y trompe pas, car, après un assez court examen,il dit :

« Ce poisson appartient à une famille éteinte depuis des siècleset dont on retrouve des traces fossiles dans le terraindévonien.

– Comment ! dis-je, nous aurions pu prendre vivant un deces habitants des mers primitives ?

– Oui, répond le professeur en continuant ses observations, ettu vois que ces poissons fossiles n’ont aucune identité avec lesespèces actuelles. Or, tenir un de ces êtres vivant c’est unvéritable bonheur de naturaliste.

– Mais à quelle famille appartient-il ?

– À l’ordre des Ganoïdes, famille des Céphalaspides, genre…

– Eh bien ?

– Genre des Pterychtis, j’en jurerais ! Mais celui-ci offreune particularité qui, dit-on, se rencontre chez les poissons deseaux souterraines.

– Laquelle ?

– Il est aveugle !

– Aveugle !

– Non seulement aveugle, mais l’organe de la vue lui manqueabsolument. »

Je regarde. Rien n’est plus vrai. Mais ce peut être un casparticulier. La ligne est donc amorcée de nouveau et rejetée à lamer. Cet océan, à coup sûr, est fort poissonneux, car en deuxheures nous prenons une grande quantité de Pterychtis, ainsi quedes poissons appartenant à une famille également éteinte, lesDipterides, mais dont mon oncle ne peut reconnaître le genre. Toussont dépourvus de l’organe de la vue. Cette pêche inespéréerenouvelle avantageusement nos provisions.

Ainsi donc, cela paraît constant, cette mer ne renferme que desespèces fossiles, dans lesquelles les poissons comme les reptilessont d’autant plus parfaits que leur création est plusancienne.

Peut-être rencontrerons-nous quelques-uns de ces sauriens que lascience a su refaire avec un bout d’ossement ou decartilage ?

Je prends la lunette et j’examine la mer. Elle est déserte. Sansdoute nous sommes encore trop rapprochés des côtes.

Je regarde dans les airs. Pourquoi quelques-uns de ces oiseauxreconstruits par l’immortel Cuvier ne battraient-ils pas de leursailes ces lourdes couches atmosphériques ? Les poissons leurfourniraient une suffisante nourriture. J’observe l’espace, maisles airs sont inhabités comme les rivages.

Cependant mon imagination m’emporte dans les merveilleuseshypothèses de la paléontologie. Je rêve tout éveillé. Je crois voirà la surface des eaux ces énormes Chersites, ces tortuesantédiluviennes, semblables à des îlots flottants. Il me semble quesur les grèves assombries passent les grands mammifères despremiers jours, le Leptotherium, trouvé dans les cavernes duBrésil, le Mericotherium, venu des régions glacées de la Sibérie.Plus loin, le pachyderme Lophiodon, ce tapir gigantesque, se cachederrière les rocs, prêt à disputer sa proie à l’Anoplotherium,animal étrange, qui tient du rhinocéros, du cheval, del’hippopotame et du chameau, comme si le Créateur, pressé auxpremières heures du monde, eût réuni plusieurs animaux en un seul.Le Mastodonte géant fait tournoyer sa trompe et broie sous sesdéfenses les rochers du rivage, tandis que le Megatherium,arc-bouté sur ses énormes pattes, fouille la terre en éveillant parses rugissements l’écho des granits sonores. Plus haut, leProtopithèque, le premier singe apparu à la surface du globe,gravit les cimes ardues. Plus haut encore, le Ptérodactyle, à lamain ailée, glisse comme une large chauve-souris sur l’aircomprimé. Enfin, dans les dernières couches, des oiseaux immenses,plus puissants que le casoar, plus grands que l’autruche, déploientleurs vastes ailes et vont donner de la tête contre la paroi de lavoûte granitique.

Tout ce monde fossile renaît dans mon imagination. Je me reporteaux époques bibliques de la création, bien avant la naissance del’homme, lorsque la terre incomplète ne pouvait lui suffire encore.Mon rêve alors devance l’apparition des êtres animés. Lesmammifères disparaissent, puis les oiseaux, puis les reptiles del’époque secondaire, et enfin les poissons, les crustacés, lesmollusques, les articulés. Les zoophytes de la période detransition retournent au néant à leur tour. Toute la vie de laterre se résume en moi, et mon cœur est seul à battre dans ce mondedépeuplé. Il n’y plus de saisons ; il n’y a plus declimats ; la chaleur propre du globe s’accroît sans cesse etneutralise celle de l’astre radieux. La végétation s’exagère. Jepasse comme une ombre au milieu des fougères arborescentes, foulantde mon pas incertain les marnes irisées et les grès bigarrés dusol ; je m’appuie au tronc des conifères immenses ; je mecouche à l’ombre des Sphenophylles, des Asterophylles et desLycopodes hauts de cent pieds.

Les siècles s’écoulent comme des jours ! Je remonte lasérie des transformations terrestres. Les plantesdisparaissent ; les roches granitiques perdent leurdureté ; l’état liquide va remplacer l’état solide sousl’action d’une chaleur plus intense ; les eaux courent à lasurface du globe ; elles bouillonnent, elles sevolatilisent ; les vapeurs enveloppent la terre, qui peu à peune forme plus qu’une masse gazeuse, portée au rouge blanc, grossecomme le soleil et brillante comme lui !

Au centre de cette nébuleuse, quatorze cent mille fois plusconsidérable que ce globe qu’elle va former un jour, je suisentraîné dans les espaces planétaires ! Mon corps sesubtilise, se sublime à son tour et se mélange comme un atomeimpondérable à ces immenses vapeurs qui tracent dans l’infini leurorbite enflammée !

Quel rêve ! Où m’emporte-t-il ? Ma main fiévreuse enjette sur le papier les étranges détails. J’ai tout oublié, et leprofesseur, et le guide, et le radeau ! Une hallucinations’est emparée de mon esprit…

« Qu’as-tu ? » dit mon oncle.

Mes yeux tout ouverts se fixent sur lui sans le voir.

« Prends garde, Axel, tu vas tomber à la mer ! »

En même temps, je me sens saisir vigoureusement par la main deHans. Sans lui, sous l’empire de mon rêve, je me précipitais dansles flots.

« Est-ce qu’il devient fou ? s’écrie le professeur.

– Qu’y a-t-il ? dis-je enfin, en revenant à moi.

– Es-tu malade ?

– Non, j’ai eu un moment d’hallucination, mais il est passé.Tout va bien, d’ailleurs ?

– Oui ! bonne brise, belle mer ! nous filonsrapidement, et si mon estime ne m’a pas trompé, nous ne pouvonstarder à atterrir. »

À ces paroles, je me lève, je consulte l’horizon ; mais laligne d’eau se confond toujours avec la ligne des nuages.

Chapitre 33

 

Samedi 15 août. – La mer conserve sa monotoneuniformité. Nulle terre n’est en vue. L’horizon paraîtexcessivement reculé.

J’ai la tête encore alourdie par la violence de mon rêve. Mononcle n’a pas rêvé, lui, mais il est de mauvaise humeur. Ilparcourt tous les points de l’espace avec sa lunette et se croiseles bras d’un air dépité.

Je remarque que le professeur Lidenbrock tend à redevenirl’homme impatient du passé, et je consigne le fait sur mon journal.Il a fallu mes dangers et mes souffrances pour tirer de lui quelqueétincelle d’humanité ; mais, depuis ma guérison, la nature arepris le dessus. Et cependant, pourquoi s’emporter ? Levoyage ne s’accomplit-il pas dans les circonstances les plusfavorables ? Est-ce que le radeau ne file pas avec unemerveilleuse rapidité ?

« Vous semblez inquiet, mon oncle ? dis-je, en le voyantsouvent porter la lunette à ses yeux.

– Inquiet ? Non.

– Impatient, alors ?

– On le serait à moins !

– Cependant nous marchons avec vitesse…

– Que m’importe ? Ce n’est pas la vitesse qui est troppetite, c’est la mer qui est trop grande ! »

Je me souviens alors que le professeur, avant notre départ,estimait à une trentaine de lieues la longueur de ce souterrain. Ornous avons parcouru un chemin trois fois plus long, et les rivagesdu sud n’apparaissent pas encore.

« Nous ne descendons pas ! reprend le professeur. Tout celaest du temps perdu, et, en somme, je ne suis pas venu si loin pourfaire une partie de bateau sur un étang ! »

Il appelle cette traversée une partie de bateau, et cette mer unétang !

« Mais, dis-je, puisque nous avons suivi la route indiquée parSaknussemm…

– C’est la question. Avons-nous suivi cette route ?Saknussemm a-t-il rencontré cette étendue d’eau ? L’a-t-iltraversée ? Ce ruisseau que nous avons pris pour guide ne nousa-t-il pas complètement égarés ?

– En tout cas, nous ne pouvons regretter d’être venus jusqu’ici.Ce spectacle est magnifique, et…

– Il ne s’agit pas de voir. Je me suis proposé un but, et jeveux l’atteindre ! Ainsi ne me parle pas d’admirer !»

Je me le tiens pour dit, et je laisse le professeur se rongerles lèvres d’impatience. À six heures du soir, Hans réclame sapaye, et ses trois rixdales lui sont comptés.

Dimanche 16 août. – Rien de nouveau. Même temps. Levent a une légère tendance à fraîchir. En me réveillant, monpremier soin est de constater l’intensité de la lumière. Je crainstoujours que le phénomène électrique ne vienne à s’obscurcir, puisà s’éteindre. Il n’en est rien. L’ombre du radeau est nettementdessinée à la surface des flots.

Vraiment cette mer est infinie ! Elle doit avoir la largeurde la Méditerranée, ou même de l’Atlantique. Pourquoipas ?

Mon oncle sonde à plusieurs reprises. Il attache un des pluslourds pics à l’extrémité d’une corde qu’il laisse filer de deuxcents brasses. Pas de fond. Nous avons beaucoup de peine à ramenernotre sonde.

Quand le pic est remonté à bord, Hans me fait remarquer à sasurface des empreintes fortement accusées. On dirait que ce morceaude fer a été vigoureusement serré entre deux corps durs.

Je regarde le chasseur.

« Tänder ! » dit-il.

Je ne comprends pas. Je me tourne vers mon oncle, qui estentièrement absorbé dans ses réflexions. Je ne me soucie pas de ledéranger. Je reviens vers l’Islandais. Celui-ci, ouvrant etrefermant plusieurs fois la bouche, me fait comprendre sapensée.

« Des dents ! » dis-je avec stupéfaction en considérantplus attentivement la barre de fer.

Oui ! ce sont bien des dents dont l’empreinte s’estincrustée dans le métal ! Les mâchoires qu’elles garnissentdoivent posséder une force prodigieuse ! Est-ce un monstre desespèces perdues qui s’agite sous la couche profonde des eaux, plusvorace que le squale, plus redoutable que la baleine ! Je nepuis détacher mes regards de cette barre à demi rongée ! Monrêve de la nuit dernière va-t-il devenir une réalité ?

Ces pensées m’agitent pendant tout le jour, et mon imaginationse calme à peine dans un sommeil de quelques heures.

Lundi 17 août. – Je cherche à me rappeler les instinctsparticuliers à ces animaux antédiluviens de l’époque secondaire,qui, succédant aux mollusques, aux crustacés et aux poissons,précédèrent l’apparition des mammifères sur le globe. Le mondeappartenait alors aux reptiles. Ces monstres régnaient en maîtresdans les mers jurassiques[9] . La natureleur avait accordé la plus complète organisation. Quellegigantesque structure ! quelle force prodigieuse ! Lessauriens actuels, alligators ou crocodiles, les plus gros et lesplus redoutables, ne sont que des réductions affaiblies de leurspères des premiers âges !

Je frissonne à l’évocation que je fais de ces monstres. Nul œilhumain ne les a vus vivants. Ils apparurent sur la terre millesiècles avant l’homme, mais leurs ossements fossiles, retrouvésdans ce calcaire argileux que les Anglais nomment le lias, ontpermis de les reconstruire anatomiquement et de connaître leurcolossale conformation.

J’ai vu au Muséum de Hambourg le squelette de l’un de cessauriens qui mesurait trente pieds de longueur. Suis-je doncdestiné, moi, habitant de la terre, à me trouver face à face avecces représentants d’une famille antédiluvienne ? Non !c’est impossible. Cependant la marque des dents puissantes estgravée sur la barre de fer, et à leur empreinte je reconnaisqu’elles sont coniques comme celles du crocodile.

Mes yeux se fixent avec effroi sur la mer. Je crains de voirs’élancer l’un de ces habitants des cavernes sous-marines.

Je suppose que le professeur Lidenbrock partage mes idées, sinonmes craintes, car, après avoir examiné le pic, il parcourt l’océandu regard.

« Au diable, dis-je en moi-même, cette idée qu’il a eue desonder ! Il a troublé quelque animal marin dans sa retraite,et si nous ne sommes pas attaqués en route !… »

Je jette un coup d’œil sur les armes, et je m’assure qu’ellessont en bon état. Mon oncle me voit faire et m’approuve dugeste.

Déjà de larges agitations produites à la surface des flotsindiquent le trouble des couches reculées. Le danger est proche. Ilfaut veiller.

Mardi 18 août. – Le soir arrive, ou plutôt le moment oùle sommeil alourdit nos paupières, car la nuit manque à cet océan,et l’implacable lumière fatigue obstinément nos yeux, comme si nousnaviguions sous le soleil des mers arctiques. Hans est à la barre.Pendant son quart je m’endors.

Deux heures après, une secousse épouvantable me réveille. Leradeau a été soulevé hors des flots avec une indescriptiblepuissance et rejeté à vingt toises de là.

« Qu’y a-t-il ? s’écria mon oncle. Avons-nous touché ?»

Hans montre du doigt, à une distance de deux cents toises, unemasse noirâtre qui s’élève et s’abaisse tour à tour. Je regarde etje m’écrie :

« C’est un marsouin colossal !

– Oui, réplique mon oncle, et voilà maintenant un lézard de merd’une grosseur peu commune.

– Et plus loin un crocodile monstrueux ! Voyez sa largemâchoire et les rangées de dents dont elle est armée. Ah ! ildisparaît !

– Une baleine ! une baleine ! s’écrie alors leprofesseur. J’aperçois ses nageoires énormes ! Vois l’air etl’eau qu’elle chasse par ses évents ! »

En effet, deux colonnes liquides s’élèvent à une hauteurconsidérable au-dessus de la mer. Nous restons surpris, stupéfaits,épouvantés, en présence de ce troupeau de monstres marins. Ils ontdes dimensions surnaturelles, et le moindre d’entre eux briseraitle radeau d’un coup de dent. Hans veut mettre la barre au vent,afin de fuir ce voisinage dangereux ; mais il aperçoit surl’autre bord d’autres ennemis non moins redoutables : une tortuelarge de quarante pieds, et un serpent long de trente, qui darde satête énorme au-dessus des flots.

Impossible de fuir. Ces reptiles s’approchent ; ilstournent autour du radeau avec une rapidité que des convois lancésà grande vitesse ne sauraient égaler ; ils tracent autour delui des cercles concentriques. J’ai pris ma carabine. Mais queleffet peut produire une balle sur les écailles dont le corps de cesanimaux est recouvert ?

Nous sommes muets d’effroi. Les voici qui s’approchent !D’un côté le crocodile, de l’autre le serpent. Le reste du troupeaumarin a disparu. Je vais faire feu. Hans m’arrête d’un signe. Lesdeux monstres passent à cinquante toises du radeau, se précipitentl’un sur l’autre, et leur fureur les empêche de nousapercevoir.

Le combat s’engage à cent toises du radeau. Nous voyonsdistinctement les deux monstres aux prises.

Mais il me semble que maintenant les autres animaux viennentprendre part à la lutte, le marsouin, la baleine, le lézard, latortue. À chaque instant je les entrevois. Je les montre àl’Islandais. Celui-ci remue la tête négativement.

« Tva, dit-il.

– Quoi ! deux ! Il prétend que deux animauxseulement…

– Il a raison, s’écrie mon oncle, dont la lunette n’a pas quittéles yeux.

– Par exemple !

– Oui ! le premier de ces monstres a le museau d’unmarsouin, la tête d’un lézard, les dents d’un crocodile, et voilàce qui nous a trompés. C’est le plus redoutable des reptilesantédiluviens, l’ichthyosaurus !

– Et l’autre ?

– L’autre, c’est un serpent caché dans la carapace d’une tortue,le terrible ennemi du premier, le plesiosaurus ! »

Hans a dit vrai. Deux monstres seulement troublent ainsi lasurface de la mer, et j’ai devant les yeux deux reptiles des océansprimitifs. J’aperçois l’œil sanglant de l’ichthyosaurus, gros commela tête d’un homme. La nature l’a doué d’un appareil d’optiqued’une extrême puissance et capable de résister à la pression descouches d’eau dans les profondeurs qu’il habite. On l’a justementnommé la baleine des Sauriens, car il en a la rapidité et lataille. Celui-ci ne mesure pas moins de cent pieds, et je peuxjuger de sa grandeur quand il dresse au-dessus des flots lesnageoires verticales de sa queue. Sa mâchoire est énorme, etd’après les naturalistes, elle ne compte pas moins de centquatre-vingt-deux dents.

Le plesiosaurus, serpent à tronc cylindrique, à queue courte, ales pattes disposées en forme de rame. Son corps est entièrementrevêtu d’une carapace, et son cou, flexible comme celui du cygne,se dresse à trente pieds au-dessus des flots.

Ces animaux s’attaquent avec une indescriptible furie. Ilssoulèvent des montagnes liquides qui s’étendent jusqu’au radeau.Vingt fois nous sommes sur le point de chavirer. Des sifflementsd’une prodigieuse intensité se font entendre. Les deux bêtes sontenlacées. Je ne puis les distinguer l’une de l’autre ! Il fauttout craindre de la rage du vainqueur.

Une heure, deux heures se passent. La lutte continue avec lemême acharnement. Les combattants se rapprochent du radeau et s’enéloignent tour à tour. Nous restons immobiles, prêts à fairefeu.

Soudain l’ichthyosaurus et le plesiosaurus disparaissent encreusant un véritable maëlstrom. Le combat va-t-il se terminer dansles profondeurs de la mer ?

Tout à coup une tête énorme s’élance au dehors, la tête duplesiosaurus. Le monstre est blessé à mort. Je n’aperçois plus sonimmense carapace. Seulement, son long cou se dresse, s’abat, serelève, se recourbe, cingle les flots comme un fouet gigantesque etse tord comme un ver coupé. L’eau rejaillit à une distanceconsidérable. Elle nous aveugle. Mais bientôt l’agonie du reptiletouche à sa fin, ses mouvements diminuent, ses contorsionss’apaisent, et ce long tronçon de serpent s’étend comme une masseinerte sur les flots calmés.

Quant à l’ichthyosaurus, a-t-il donc regagné sa cavernesous-marine, ou va-t-il reparaître à la surface de lamer ?

Chapitre 34

 

Mercredi 19 août. – Heureusement le vent, qui souffleavec force, nous a permis de fuir rapidement le théâtre du combat.Hans est toujours au gouvernail. Mon oncle, tiré de ses absorbantesidées par les incidents de ce combat, retombe dans son impatientecontemplation de la mer.

Le voyage reprend sa monotone uniformité, que je ne tiens pas àrompre au prix des dangers d’hier.

Jeudi 20 août. – Brise N.-N.-E. assez inégale.Température chaude. Nous marchons avec une vitesse de trois lieueset demie à l’heure.

Vers midi un bruit très éloigné se fait entendre. Je consigneici le fait sans pouvoir en donner l’explication. C’est unmugissement continu.

« Il y a au loin, dit le professeur, quelque rocher, ou quelqueîlot sur lequel la mer se brise. »

Hans se hisse au sommet du mât, mais ne signale aucun écueil.L’océan est uni jusqu’à sa ligne d’horizon.

Trois heures se passent. Les mugissements semblent provenird’une chute d’eau éloignée.

Je le fais remarquer à mon oncle, qui secoue la tête. J’aipourtant la conviction que je ne me trompe pas. Courons-nous donc àquelque cataracte qui nous précipitera dans l’abîme ? Quecette manière de descendre plaise au professeur, parce qu’elle serapproche de la verticale, c’est possible, mais à moi…

En tout cas, il doit y avoir à quelques lieues au vent unphénomène bruyant, car maintenant les mugissements se font entendreavec une grande violence. Viennent-ils du ciel ou del’océan ?

Je porte mes regards vers les vapeurs suspendues dansl’atmosphère, et je cherche à sonder leur profondeur. Le ciel esttranquille. Les nuages, emportés au plus haut de la voûte, semblentimmobiles et se perdent dans l’intense irradiation de la lumière.Il faut donc chercher ailleurs la cause de ce phénomène.

J’interroge alors l’horizon pur et dégagé de toute brume. Sonaspect n’a pas changé. Mais si ce bruit vient d’une chute, d’unecataracte, si tout cet océan se précipite dans un bassin inférieur,si ces mugissements sont produits par une masse d’eau qui tombe, lecourant doit s’activer, et sa vitesse croissante peut me donner lamesure du péril dont nous sommes menacés. Je consulte le courant.Il est nul. Une bouteille vide que je jette à la mer reste sous levent.

Vers quatre heures, Hans se lève, se cramponne au mât et monte àson extrémité. De là son regard parcourt l’arc de cercle quel’océan décrit devant le radeau et s’arrête à un point. Sa figuren’exprime aucune surprise, mais son poil est devenu fixe.

« Il a vu quelque chose, dit mon oncle.

– Je le crois. »

Hans redescend, puis il étend son bras vers le sud en disant : «Der nere !

– Là-bas ? » répond mon oncle.

Et saisissant sa lunette, il regarde attentivement pendant uneminute, qui me paraît un siècle. « Oui, oui !s’écrie-t-il.

– Que voyez-vous ?

– Une gerbe immense qui s’élève au-dessus des flots.

– Encore quelque animal marin ?

– Alors mettons le cap plus à l’ouest, car nous savons à quoinous en tenir sur le danger de rencontrer ces monstresantédiluviens !

– Laissons aller », répond mon oncle. Je me retourne vers Hans.Hans maintient sa barre avec une inflexible rigueur. Cependant, side la distance qui nous sépare de cet animal, et qu’il faut estimerà douze lieues au moins, on peut apercevoir la colonne d’eauchassée par ses évents, il doit être d’une taille surnaturelle.Fuir serait se conformer aux lois de la plus vulgaire prudence.Mais nous ne sommes pas venus ici pour être prudents. On va donc enavant. Plus nous approchons, plus la gerbe grandit. Quel monstrepeut s’emplir d’une pareille quantité d’eau et l’expulser ainsisans interruption ? À huit heures du soir nous ne sommes pas àdeux lieues de lui. Son corps noirâtre, énorme, monstrueux, s’étenddans la mer comme un îlot. Est-ce illusion ? est-ceeffroi ? Sa longueur me paraît dépasser mille toises !Quel est donc ce cétacé que n’ont prévu ni les Cuvier ni lesBlumembach ? Il est immobile et comme endormi ; la mersemble ne pouvoir le soulever, et ce sont les vagues qui ondulentsur ses flancs. La colonne d’eau, projetée à une hauteur de cinqcents pieds retombe avec un bruit assourdissant. Nous courons eninsensés vers cette masse puissante que cent baleines nenourriraient pas pour un jour.

La terreur me prend. Je ne veux pas aller plus loin ! Jecouperai, s’il le faut, la drisse de la voile ! Je me révoltecontre le professeur, qui ne me répond pas.

Tout à coup Hans se lève, et montrant du doigt le point menaçant:

« Holme ! dit-il.

– Une île ! s’écrie mon oncle.

– Une île ! dis-je à mon tour en haussant les épaules.

– Évidemment, répond le professeur en poussant un vaste éclat derire.

– Mais cette colonne d’eau ?

– Geyser, fait Hans.

– Eh ! sans doute, geyser ! riposte mon oncle, ungeyser pareil à ceux de l’Islande[10] !»

Je ne veux pas, d’abord, m’être trompé si grossièrement. Avoirpris un îlot pour un monstre marin ! Mais l’évidence se fait,et il faut enfin convenir de mon erreur. Il n’y a là qu’unphénomène naturel.

À mesure que nous approchons, les dimensions de la gerbe liquidedeviennent grandioses. L’îlot représente à s’y méprendre un cétacéimmense dont la tête domine les flots à une hauteur de dix toises.Le geyser, mot que les Islandais prononcent « geysir » et quisignifie « fureur », s’élève majestueusement à son extrémité. Desourdes détonations éclatent par instants, et l’énorme jet, pris decolères plus violentes, secoue son panache de vapeurs en bondissantjusqu’à la première couche de nuages. Il est seul. Ni fumerolles,ni sources chaudes ne l’entourent, et toute la puissance volcaniquese résume en lui. Les rayons de la lumière électrique viennent semêler à cette gerbe éblouissante, dont chaque goutte se nuance detoutes les couleurs du prisme.

« Accostons », dit le professeur.

Mais il faut éviter avec soin cette trombe d’eau qui couleraitle radeau en un instant. Hans, manœuvrant adroitement, nous amène àl’extrémité de l’îlot.

Je saute sur le roc. Mon oncle me suit lestement, tandis que lechasseur demeure à son poste, comme un homme au-dessus de cesétonnements.

Nous marchons sur un granit mêlé de tuf siliceux ; le solfrissonne sous nos pieds comme les flancs d’une chaudière où setord de la vapeur surchauffée ; il est brûlant. Nous arrivonsen vue d’un petit bassin central d’où s’élève le geyser. Je plongedans l’eau qui coule en bouillonnant un thermomètre à déversement,et il marque une chaleur de cent soixante-trois degrés.

Ainsi donc cette eau sort d’un foyer ardent. Cela contreditsingulièrement les théories du professeur Lidenbrock. Je ne puism’empêcher d’en faire la remarque.

« Eh bien, réplique-t-il, qu’est-ce que cela prouve, contre madoctrine ?

– Rien », dis-je d’un ton sec, en voyant que je me heurte à unentêtement absolu.

Néanmoins, je suis forcé d’avouer que nous sommes singulièrementfavorisés jusqu’ici, et que, pour une raison qui m’échappe, cevoyage s’accomplit dans des conditions particulières detempérature ; mais il me paraît évident, certain, que nousarriverons un jour ou l’autre à ces régions où la chaleur centraleatteint les plus hautes limites et dépasse toutes les graduationsdes thermomètres.

Nous verrons bien. C’est le mot du professeur, qui, après avoirbaptisé cet îlot volcanique du nom de son neveu, donne le signal del’embarquement.

Je reste pendant quelques minutes encore à contempler le geyser.Je remarque que son jet est irrégulier dans ses accès, qu’ildiminue parfois d’intensité, puis reprend avec une nouvellevigueur, ce que j’attribue aux variations de pression des vapeursaccumulées dans son réservoir.

Enfin nous partons en contournant les roches très accores dusud. Hans a profité de cette halte pour remettre le radeau enétat.

Mais avant de déborder je fais quelques observations pourcalculer la distance parcourue, et je les note sur mon journal.Nous avons franchi deux cent soixante-dix lieues de mer depuisPort-Graüben, et nous sommes à six cent vingt lieues de l’Islande,sous l’Angleterre.

Chapitre 35

 

Vendredi 21 août. – Le lendemain le magnifique geyser adisparu. Le vent a fraîchi, et nous a rapidement éloignés de l’îlotAxel. Les mugissements se sont éteints peu à peu.

Le temps, s’il est permis de s’exprimer ainsi, va changer avantpeu. L’atmosphère se charge de vapeurs, qui emportent avec ellesl’électricité formée par l’évaporation des eaux salines, les nuagess’abaissent sensiblement et prennent une teinte uniformémentolivâtre ; les rayons électriques peuvent à peine percer cetopaque rideau baissé sur le théâtre où va se jouer le drame destempêtes.

Je me sens particulièrement impressionné, comme l’est sur terretoute créature à l’approche d’un cataclysme. Les « cumulus[11] » entassés dans le sud présentent unaspect sinistre ; ils ont cette apparence « impitoyable » quej’ai souvent remarquée au début des orages. L’air est lourd, la merest calme.

Au loin les nuages ressemblent à de grosses balles de cotonamoncelées dans un pittoresque désordre ; peu à peu ils segonflent et perdent en nombre ce qu’ils gagnent en grandeur ;leur pesanteur est telle qu’ils ne peuvent se détacher del’horizon ; mais, au souffle des courants élevés, ils sefondent peu à peu, s’assombrissent et présentent bientôt une coucheunique d’un aspect redoutable ; parfois une pelote de vapeurs,encore éclairée, rebondit sur ce tapis grisâtre et va se perdrebientôt dans la masse opaque.

Évidemment l’atmosphère est saturée de fluide, j’en suis toutimprégné, mes cheveux se dressent sur ma tête comme aux abordsd’une machine électrique. Il me semble que, si mes compagnons metouchaient en ce moment, ils recevraient une commotionviolente.

À dix heures du matin, les symptômes de l’orage sont plusdécisifs ; on dirait que le vent mollit pour mieux reprendrehaleine ; la nue ressemble à une outre immense dans laquelles’accumulent les ouragans.

Je ne veux pas croire aux menaces du ciel, et cependant je nepuis m’empêcher de dire :

« Voilà du mauvais temps qui se prépare. »

Le professeur ne répond pas. Il est d’une humeur massacrante, àvoir l’océan se prolonger indéfiniment devant ses yeux. Il hausseles épaules à mes paroles.

« Nous aurons de l’orage, dis-je en étendant la main versl’horizon, ces nuages s’abaissent sur la mer comme pourl’écraser ! »

Silence général. Le vent se tait. La nature a l’air d’une morteet ne respire plus. Sur le mât, où je vois déjà poindre un légerfeu Saint-Elme, la voile détendue tombe en plis lourds. Le radeauest immobile au milieu d’une mer épaisse et sans ondulations. Mais,si nous ne marchons plus, à quoi bon conserver cette toile, quipeut nous mettre en perdition au premier choc de latempête ?

« Amenons-la, dis-je, abattons notre mât ! cela seraprudent.

– Non, par le diable ! s’écrie mon oncle, cent foisnon ! Que le vent nous saisisse ! que l’orage nousemporte ! mais que j’aperçoive enfin les rochers d’un rivage,quand notre radeau devrait s’y briser en mille pièces ! »

Ces paroles ne sont pas achevées que l’horizon du sud changesubitement d’aspect. Les vapeurs accumulées se résolvent en eau, etl’air, violemment appelé pour combler les vides produits par lacondensation, se fait ouragan. Il vient des extrémités les plusreculées de la caverne. L’obscurité redouble. C’est à peine si jepuis prendre quelques notes incomplètes.

Le radeau se soulève, il bondit. Mon oncle est jeté de son haut.Je me traîne jusqu’à lui. Il s’est fortement cramponné à un bout decâble et paraît considérer avec plaisir ce spectacle des élémentsdéchaînés.

Hans ne bouge pas. Ses longs cheveux, repoussés par l’ouragan etramenés sur sa face immobile, lui donnent une étrange physionomie,car chacune de leurs extrémités est hérissée de petites aigretteslumineuses. Son masque effrayant est celui d’un homme antédiluvien,contemporain des ichthyosaures et des megatheriums.

Cependant le mât résiste. La voile se tend comme une bulle prêteà crever. Le radeau file avec un emportement que je ne puisestimer, mais moins vite encore que ces gouttes d’eau déplacéessous lui, dont la rapidité fait des lignes droites et nettes.

« La voile ! la voile ! dis-je, en faisant signe del’abaisser.

– Non ! répond mon oncle.

– Nej », fait Hans en remuant doucement la tête.

Cependant la pluie forme une cataracte mugissante devant cethorizon vers lequel nous courons en insensés. Mais avant qu’ellen’arrive jusqu’à nous le voile de nuage se déchire, la mer entre enébullition et l’électricité, produite par une vaste action chimiquequi s’opère dans les couches supérieures, est mise en jeu. Auxéclats du tonnerre se mêlent les jets étincelants de lafoudre ; des éclairs sans nombre s’entre-croisent au milieudes détonations ; la masse des vapeurs devientincandescente ; les grêlons qui frappent le métal de nosoutils ou de nos armes se font lumineux ; les vagues soulevéessemblent être autant de mamelons ignivomes sous lesquels couve unfeu intérieur, et dont chaque crête est empanachée d’uneflamme.

Mes yeux sont éblouis par l’intensité de la lumière, mesoreilles brisées par le fracas de la foudre ; il faut meretenir au mât, qui plie comme un roseau sous la violence del’ouragan ! ! !

 

[Ici mes notes de voyage devinrent très incomplètes. Je n’aiplus retrouvé que quelques observations fugitives et prisesmachinalement pour ainsi dire. Mais, dans leur brièveté, dans leurobscurité même, elles sont empreintes de l’émotion qui me dominait,et mieux que ma mémoire elles donnent le sentiment de lasituation.]

 

Dimanche 23 août. – Où sommes-nous ? Emportés avecune incomparable rapidité.

La nuit a été épouvantable. L’orage ne se calme pas. Nous vivonsdans un milieu de bruit, une détonation incessante. Nos oreillessaignent. On ne peut échanger une parole.

Les éclairs ne discontinuent pas. Je vois des zigzagsrétrogrades qui, après un jet rapide, reviennent de bas ou haut etvont frapper la voûte de granit. Si elle allait s’écrouler !D’autres éclairs se bifurquent ou prennent la forme de globes defeu qui éclatent comme des bombes. Le bruit général ne paraît pass’en accroître ; il a dépassé la limite d’intensité que peutpercevoir l’oreille humaine, et, quand toutes les poudrières dumonde viendraient à sauter ensemble, « nous ne saurions en entendredavantage ».

Il y a émission continue de lumière à la surface desnuages ; la matière électrique se dégage incessamment de leursmolécules ; évidemment les principes gazeux de l’air sontaltérés ; des colonnes d’eau innombrables s’élancent dansl’atmosphère et retombent en écumant.

Où allons-nous ?… Mon oncle est couché tout de son long àl’extrémité du radeau. La chaleur redouble. Je regarde lethermomètre ; il indique… [Le chiffre est effacé.]

Lundi 24 août. – Cela ne finira pas ! Pourquoil’état de cette atmosphère si dense, une fois modifié, ne serait-ilpas définitif ?

Nous sommes brisés de fatigue. Hans comme à l’ordinaire. Leradeau court invariablement vers le sud-est. Nous avons fait plusde deux cents lieues depuis l’îlot Axel.

À midi la violence de l’ouragan redouble. Il faut liersolidement tout les objets composant la cargaison. Chacun de nouss’attache également. Les flots passent par-dessus notre tête.

Impossible de s’adresser une seule parole depuis trois jours.Nous ouvrons la bouche, nous remuons nos lèvres ; il ne seproduit aucun son appréciable. Même en se parlant à l’oreille on nepeut s’entendre.

Mon oncle s’est approché de moi. Il a articulé quelques paroles.Je crois qu’il m’a dit : « Nous sommes perdus. » Je n’en suis pascertain.

Je prends le parti de lui écrire ces mots : « Amenons notrevoile. »

Il me fait signe qu’il y consent.

Sa tête n’a pas eu le temps de se relever de bas en haut qu’undisque de feu apparaît au bord du radeau. Le mât et la voile sontpartis tout d’un bloc, et je les ai vus s’enlever à une prodigieusehauteur, semblables au ptérodactyle, cet oiseau fantastique despremiers siècles.

Nous sommes glacés d’effroi. La boule mi-partie blanche,mi-partie azurée, de la grosseur d’une bombe de dix pouces, sepromène lentement, en tournant avec une surprenante vitesse sous lalanière de l’ouragan. Elle vient ici, là, monte sur un des bâtis duradeau, saute sur le sac aux provisions, redescend légèrement,bondit, effleure la caisse à poudre. Horreur ! Nous allonssauter ! Non ! Le disque éblouissant s’écarte ; ils’approche de Hans, qui le regarde fixement ; de mon oncle,qui se précipite à genoux pour l’éviter ; de moi, pâle etfrissonnant sous l’éclat de la lumière et de la chaleur ; ilpirouette près de mon pied, que j’essaie de retirer. Je ne puis yparvenir.

Une odeur de gaz nitreux remplit l’atmosphère ; ellepénètre le gosier, les poumons. On étouffe.

Pourquoi ne puis-je retirer mon pied ? Il est donc rivé auradeau ? Ah ! la chute de ce globe électrique a aimantétout le fer du bord ; les instruments, les outils, les armess’agitent en se heurtant avec un cliquetis aigu ; les clous dema chaussure adhèrent violemment à une plaque de fer incrustée dansle bois. Je ne puis retirer mon pied !

Enfin, par un violent effort, je l’arrache au moment où la bouleallait le saisir dans son mouvement giratoire et m’entraînermoi-même, si…

Ah ! quelle lumière intense ! le globe éclate !nous sommes couverts par des jets de flammes !

Puis tout s’éteint. J’ai eu le temps de voir mon oncle étendusur le radeau, Hans toujours à sa barre et « crachant du feu » sousl’influence de l’électricité qui le pénètre !

Où allons-nous ? où allons-nous ?…

Mardi 25 août. – Je sors d’un évanouissement prolongé.L’orage continue ; les éclairs se déchaînent comme une couvéede serpents lâchée dans l’atmosphère.

Sommes-nous toujours sur la mer ? Oui, et emportés avec unevitesse incalculable. Nous avons passé sous l’Angleterre, sous laManche, sous la France, sous l’Europe entière,peut-être !…

Un bruit nouveau se fait entendre ! Évidemment, la mer quise brise sur des rochers !… Mais alors…

Chapitre 36

 

Ici se termine ce que j’ai appelé « le journal du bord », siheureusement sauvé du naufrage. Je reprends mon récit commedevant.

Ce qui se passa au choc du radeau contre les écueils de la côte,je ne saurais le dire. Je me sentis précipité dans les flots, et sij’échappai à la mort, si mon corps ne fut pas déchiré sur les rocsaigus, c’est que le bras vigoureux de Hans me retira del’abîme.

Le courageux Islandais me transporta hors de la portée desvagues, sur un sable brûlant où je me trouvai côte à côte avec mononcle.

Puis il revint vers ces rochers auxquels se heurtaient les lamesfurieuses, afin de sauver quelques épaves du naufrage. Je nepouvais parler ; j’étais brisé d’émotions et defatigues ; il me fallut une grande heure pour me remettre.

Cependant une pluie diluvienne continuait à tomber, mais avec ceredoublement qui annonce la fin des orages. Quelques rocssuperposés nous offrirent un abri contre les torrents du ciel. Hansprépara des aliments auxquels je ne pus toucher, et chacun de nous,épuisé par les veilles de trois nuits, tomba dans un douloureuxsommeil.

Le lendemain le temps était magnifique. Le ciel et la mers’étaient apaisés d’un commun accord. Toute trace de tempête avaitdisparu. Ce furent les paroles joyeuses du professeur qui saluèrentmon réveil. Il était d’une gaieté terrible.

« Eh bien, mon garçon, s’écria-t-il, as-tu bien dormi ?»

N’eût-on pas dit que nous étions dans la maison de Königstrasse,que je descendais tranquillement pour déjeuner et que mon mariageavec la pauvre Graüben allait s’accomplir ce jour même ?

Hélas ! pour peu que la tempête eût jeté le radeau dansl’est, nous avions passé sous l’Allemagne, sous ma chère ville deHambourg, sous cette rue où demeurait tout ce que j’aimais aumonde. Alors quarante lieues m’en séparaient à peine ! Maisquarante lieues verticales d’un mur de granit, et en réalité, plusde mille lieues à franchir !

Toutes ces douloureuses réflexions traversèrent rapidement monesprit avant que je ne répondisse à la question de mon oncle.

« Ah ça ! répéta-t-il, tu ne veux pas me dire si tu as biendormi ?

– Très bien, répondis-je ; je suis encore brisé, mais celane sera rien.

– Absolument rien, un peu de fatigue, et voilà tout.

– Mais vous me paraissez bien gai, ce matin, mon oncle.

– Enchanté, mon garçon ! enchanté ! Nous sommesarrivés !

– Au terme de notre expédition ?

– Non, mais au bout de cette mer qui n’en finissait pas. Nousallons reprendre maintenant la voie de terre et nous enfoncervéritablement dans les entrailles du globe.

– Mon oncle, permettez-moi une question.

– Je te la permets, Axel.

– Et le retour ?

– Le retour ! Ah ! tu penses à revenir quand on n’estmême pas arrivé ?

– Non, je veux seulement demander comment il s’effectuera.

– De la manière la plus simple du monde. Une fois arrivés aucentre du sphéroïde, ou nous trouverons une route nouvelle pourremonter à sa surface, ou nous reviendrons tout bourgeoisement parle chemin déjà parcouru. J’aime à penser qu’il ne se fermera pasderrière nous.

– Alors il faudra remettre le radeau en bon état.

– Nécessairement.

– Mais les provisions, en reste-t-il assez pour accomplir toutesces grandes choses ?

– Oui, certes. Hans est un garçon habile, et je suis sûr qu’il asauvé la plus grande partie de la cargaison. Allons nous enassurer, d’ailleurs. »

Nous quittâmes cette grotte ouverte à toutes les brises. J’avaisun espoir qui était en même temps une crainte ; il me semblaitimpossible que le terrible abordage du radeau n’eût pas anéantitout ce qu’il portait. Je me trompais. À mon arrivée sur le rivage,j’aperçus Hans au milieu d’une foule d’objets rangés avec ordre.Mon oncle lui serra la main avec un vif sentiment dereconnaissance. Cet homme, d’un dévouement surhumain dont on netrouverait peut-être pas d’autre exemple, avait travaillé pendantque nous dormions et sauvé les objets les plus précieux au péril desa vie.

Ce n’est pas que nous n’eussions fait des pertes assezsensibles, nos armes, par exemple ; mais enfin on pouvait s’enpasser. La provision de poudre était demeurée intacte, après avoirfailli sauter pendant la tempête.

« Eh bien, s’écria le professeur, puisque les fusils manquent,nous en serons quittes pour ne pas chasser.

– Bon ; mais les instruments ?

– Voici le manomètre, le plus utile de tous, et pour lequelj’aurais donné les autres ! Avec lui, je puis calculer laprofondeur et savoir quand nous aurons atteint le centre. Sans lui,nous risquerions d’aller au delà et de ressortir par lesantipodes ! »

Cette gaîté était féroce.

« Mais la boussole ? demandai-je.

– La voici, sur ce rocher, en parfait état, ainsi que lechronomètre et les thermomètres. Ah ! le chasseur est un hommeprécieux ! »

Il fallait bien le reconnaître, en fait d’instruments, rien nemanquait.. Quant aux outils et aux engins, j’aperçus, épars sur lesable, échelles, cordes, pics, pioches, etc.

Cependant il y avait encore la question des vivres à élucider. «Et les provisions ? dis-je.

– Voyons les provisions », répondit mon oncle. Les caisses quiles contenaient étaient alignées sur la grève dans un parfait étatde conservation ; la mer les avait respectées pour la plupart,et somme toute, en biscuits, viande salée, genièvre et poissonssecs, on pouvait compter encore sur quatre mois de vivres.

« Quatre mois ! s’écria le professeur. Nous avons le tempsd’aller et de revenir, et avec ce qui restera je veux donner ungrand dîner à tous mes collègues du Johannaeum ! »

J’aurais dû être habitué, depuis longtemps, au tempérament demon oncle, et pourtant cet homme-là m’étonnait toujours.

« Maintenant, dit-il, nous allons refaire notre provision d’eauavec la pluie que l’orage a versée dans tous ces bassins degranit ; par conséquent, nous n’avons pas à craindre d’êtrepris par la soif. Quant au radeau, je vais recommander à Hans de leréparer de son mieux, quoiqu’il ne doive plus nous servir,j’imagine !

– Comment cela ? m’écriai-je.

– Une idée à moi, mon garçon ! Je crois que nous nesortirons pas par où nous sommes entrés. »

Je regardai le professeur avec une certaine défiance. Je medemandai s’il n’était pas devenu fou. Et cependant « il ne savaitpas si bien dire. »

« Allons déjeuner », reprit-il. Je le suivis sur un cap élevé,après qu’il eut donné ses instructions au chasseur. Là, de laviande sèche, du biscuit et du thé composèrent un repas excellent,et, je dois l’avouer, un des meilleurs que j’eusse fait de ma vie.Le besoin, le grand air, le calme après les agitations, toutcontribuait à me mettre en appétit. Pendant le déjeuner, je posai àmon oncle la question de savoir où nous étions en ce moment. «Cela, dis-je, me paraît difficile à calculer.

– À calculer exactement, oui, répondit-il ; c’est mêmeimpossible, puisque, pendant ces trois jours de tempête, je n’ai putenir note de la vitesse et de la direction du radeau ; maiscependant nous pouvons relever notre situation à l’estime.

– En effet, la dernière observation a été faite à l’îlot dugeyser…

– À l’îlot Axel, mon garçon. Ne décline pas cet honneur d’avoirbaptisé de ton nom la première île découverte au centre du massifterrestre.

– Soit ! À l’îlot Axel, nous avions franchi environ deuxcent soixante-dix lieues de mer et nous nous trouvions à plus desix cents lieues de l’Islande.

– Bien ! partons de ce point alors et comptons quatre joursd’orage, pendant lesquels notre vitesse n’a pas dû être inférieureà quatre-vingts lieues par vingt-quatre heures.

– Je le crois. Ce serait donc trois cents lieues à ajouter.

– Oui, et la mer Lidenbrock aurait à peu près six cents lieuesd’un rivage à l’autre ! Sais-tu bien, Axel, qu’elle peutlutter de grandeur avec la Méditerranée ?

– Oui, surtout si nous ne l’avons traversée que dans salargeur !

– Ce qui est fort possible !

– Et, chose curieuse, ajoutai-je, si nos calculs sont exacts,nous avons maintenant cette Méditerranée sur notre tête.

– Vraiment !

– Vraiment, car nous sommes à neuf cents lieues deReykjawik !

– Voilà un joli bout de chemin, mon garçon ; mais, que noussoyons plutôt sous la Méditerranée que sous la Turquie ou sousl’Atlantique, cela ne peut s’affirmer que si notre direction n’apas dévié.

– Non, le vent paraissait constant ; je pense donc que cerivage doit être situé au sud-est de Port-Graüben.

– Bon, il est facile de s’en assurer en consultant la boussole.Allons consulter la boussole ! »

Le professeur se dirigea vers le rocher sur lequel Hans avaitdéposé les instruments. Il était gai, allègre, il se frottait lesmains, il prenait des poses ! Un vrai jeune homme ! Je lesuivis, assez curieux de savoir si je ne me trompais pas dans monestime.

Arrivé au rocher, mon oncle prit le compas, le posahorizontalement et observa l’aiguille, qui, après avoir oscillé,s’arrêta dans une position fixe sous l’influence magnétique.

Mon oncle regarda, puis il se frotta les yeux et regarda denouveau. Enfin il se retourna de mon côté, stupéfait.

« Qu’y a-t-il ? » demandai-je.

Il me fit signe d’examiner l’instrument. Une exclamation desurprise m’échappa. La fleur de l’aiguille marquait le nord là oùnous supposions le midi ! Elle se tournait vers la grève aulieu de montrer la pleine mer !

Je remuai la boussole, je l’examinai ; elle était enparfait état. Quelque position que l’on fît prendre àl’aiguille ; celle-ci reprenait obstinément cette directioninattendue.

Ainsi donc, il ne fallait plus en douter, pendant la tempête unesaute de vent s’était produite dont nous ne nous étions pas aperçuset avait ramené le radeau vers les rivages que mon oncle croyaitlaisser derrière lui.

Chapitre 37

 

Il me serait impossible de peindre la succession des sentimentsqui agitèrent le professeur Lidenbrock, la stupéfaction,l’incrédulité et enfin la colère. Jamais je ne vis un homme sidécontenancé d’abord, si irrité ensuite. Les fatigues de latraversée, les dangers courus, tout était à recommencer ! Nousavions reculé au lieu de marcher en avant !

Mais mon oncle reprit rapidement le dessus.

« Ah ! la fatalité me joue de pareils tours !s’écria-t-il. Les éléments conspirent contre moi ! L’air, lefeu et l’eau combinent leurs efforts pour s’opposer à monpassage ! Eh bien ! l’on saura ce que peut ma volonté. Jene céderai pas, je ne reculerai pas d’une ligne, et nous verronsqui l’emportera de l’homme ou de la nature ! »

Debout sur le rocher, irrité, menaçant, Otto Lidenbrock, pareilau farouche Ajax, semblait défier les dieux. Mais je jugeai àpropos d’intervenir et de mettre un frein à cette fougueinsensée.

« Écoutez-moi, lui dis-je d’un ton ferme. Il y a une limite àtoute ambition ici-bas ; il ne faut pas lutter contrel’impossible ; nous sommes mal équipés pour un voyage surmer ; cinq cents lieues ne se font pas sur un mauvaisassemblage de poutres avec une couverture pour voile, un bâton enguise de mât, et contre les vents déchaînés. Nous ne pouvonsgouverner, nous sommes le jouet des tempêtes, et c’est agir en fousque de tenter une seconde fois cette impossible traversée !»

De ces raisons toutes irréfutables je pus dérouler la sériependant dix minutes sans être interrompu, mais cela vint uniquementde l’inattention du professeur, qui n’entendit pas un mot de monargumentation.

« Au radeau ! s’écria-t-il.

Telle fut sa réponse. J’eus beau faire, supplier, m’emporter, jeme heurtai à une volonté plus dure que le granit.

Hans achevait en ce moment de réparer le radeau. On eût dit quecet être bizarre devinait les projets de mon oncle. Avec quelquesmorceaux de surtarbrandur il avait consolidé l’embarcation. Unevoile s’y élevait déjà et le vent jouait dans ses plisflottants.

Le professeur dit quelques mots au guide, et aussitôt celui-cid’embarquer les bagages et de tout disposer pour le départ.L’atmosphère était assez pure et le vent du nord-ouest tenaitbon.

Que pouvais-je faire ? Résister seul contre deux ?Impossible. Si encore Hans se fût joint à moi. Mais non ! Ilsemblait que l’Islandais eût mis de côté toute volonté personnelleet fait vœu d’abnégation. Je ne pouvais rien obtenir d’un serviteuraussi inféodé à son maître. Il fallait marcher en avant.

J’allais donc prendre sur le radeau ma place accoutumée, quandmon oncle m’arrêta de la main.

« Nous ne partirons que demain », dit-il.

Je fis le geste d’un homme résigné à tout.

« Je ne dois rien négliger, reprit-il, et puisque la fatalitém’a poussé sur cette partie de la côte, je ne la quitterai pas sansl’avoir reconnue. »

Cette remarque sera comprise quand on saura que nous étionsrevenus au rivage du nord, mais non pas à l’endroit même de notrepremier départ. Port-Graüben devait être situé plus à l’ouest. Riende plus raisonnable dès lors que d’examiner avec soin les environsde ce nouvel atterrissage.

« Allons à la découverte ! » dis-je.

Et, laissant Hans à ses occupations, nous voilà partis. L’espacecompris entre les relais de la mer et le pied des contreforts étaitfort large. On pouvait marcher une demi-heure avant d’arriver à laparoi de rochers. Nos pieds écrasaient d’innombrables coquillagesde toutes formes et de toutes grandeurs, où vécurent les animauxdes premières époques. J’apercevais aussi d’énormes carapaces dontle diamètre dépassait souvent quinze pieds. Elles avaient appartenuà ces gigantesques glyptodons de la période pliocène dont la tortuemoderne n’ont plus qu’une petite réduction. En outre le sol étaitsemé d’une grande quantité de débris pierreux, sortes de galetsarrondis par la lame et rangés en lignes successives. Je fus doncconduit à faire cette remarque, que la mer devait autrefois occupercet espace. Sur les rocs épars et maintenant hors de ses atteintes,les flots avaient laissé des traces évidentes de leur passage.

Ceci pouvait expliquer jusqu’à un certain point l’existence decet océan, à quarante lieues au-dessous de la surface du globe.Mais, suivant moi, cette masse d’eau devait se perdre peu à peudans les entrailles de la terre, et elle provenait évidemment deseaux de l’Océan qui se firent jour à travers quelque fissure.Cependant, il fallait admettre que cette fissure était actuellementbouchée, car toute cette caverne, ou mieux, cet immense réservoir,se fût rempli dans un temps assez court. Peut-être même cette eau,ayant eu à lutter contre des feux souterrains, s’était vaporisée enpartie. De là l’explication des nuages suspendus sur notre tête etle dégagement de cette électricité qui créait des tempêtes àl’intérieur du massif terrestre.

Cette théorie des phénomènes dont nous avions été témoins meparaissait satisfaisante, car, pour grandes que soient lesmerveilles de la nature, elles sont toujours explicables par desraisons physiques.

Nous marchions donc sur une sorte de terrain sédimentaire formépar les eaux, comme tous les terrains de cette période, silargement distribués à la surface du globe. Le professeur examinaitattentivement chaque interstice de roche. Qu’une ouverturequelconque existât, et il devenait important pour lui d’en fairesonder la profondeur.

Pendant un mille, nous avions côtoyé les rivages de la merLidenbrock, quand le sol changea subitement d’aspect. Il paraissaitbouleversé, convulsionné par un exhaussement violent des couchesinférieures. En maint endroit, des enfoncements ou des soulèvementsattestaient une dislocation puissante du massif terrestre.

Nous avancions difficilement sur ces cassures de granit,mélangées de silex, de quartz et de dépôts alluvionnaires,lorsqu’un champ, plus qu’un champ, une plaine d’ossements apparut ànos regards. On eût dit un cimetière immense, où les générations devingt siècles confondaient leur éternelle poussière. De hautesextumescences de débris s’étageaient au loin. Elles ondulaientjusqu’aux limites de l’horizon et s’y perdaient dans une brumefondante. Là, sur trois milles carrés, peut-être, s’accumulaittoute la vie de l’histoire animale, à peine écrite dans lesterrains trop récents du monde habité.

Cependant une impatiente curiosité nous entraînait. Nos piedsécrasaient avec un bruit sec les restes de ces animauxantéhistoriques, et ces fossiles dont les muséums des grandes citésse disputent les rares et intéressants débris. L’existence de milleCuvier n’aurait pas suffi à recomposer les squelettes des êtresorganiques couchés dans ce magnifique ossuaire.

J’étais stupéfait. Mon oncle avait levé ses grands bras versl’épaisse voûte qui nous servait de ciel. Sa bouche ouvertedémesurément, ses yeux fulgurants sous la lentille de ses lunettes,sa tête remuant de haut en bas, de gauche à droite, toute saposture enfin dénotait un étonnement sans borne. Il se trouvaitdevant une inappréciable collection de Leptotherium, deMericotherium, de Lophodions, d’Anoplotherium, de Megatherium, deMastodontes, de Protopithèques, de Ptérodactyles, de tous lesmonstres antédiluviens entassés là pour sa satisfactionpersonnelle. Qu’on se figure un bibliomane passionné transportétout à coup dans cette fameuse bibliothèque d’Alexandrie brûlée parOmar et qu’un miracle aurait fait renaître de ses cendres !Tel était mon oncle le professeur Lidenbrock.

Mais ce fut un bien autre émerveillement, quand, courant àtravers cette poussière volcanique, il saisit un crâne dénudé, ets’écria d’une voix frémissante :

« Axel ! Axel ! une tête humaine !

– Une tête humaine ! mon oncle, répondis-je, non moinsstupéfait.

– Oui, neveu ! Ah ! M. Milne-Edwards ! Ah !M. de Quatrefages ! que n’êtes-vous là où je suis, moi, OttoLidenbrock ! »

Chapitre 38

 

Pour comprendre cette évocation faite par mon oncle à cesillustres savants français, il faut savoir qu’un fait d’une hauteimportance en paléontologie s’était produit quelque temps avantnotre départ.

Le 28 mars 1863, des terrassiers fouillant sous la direction deM. Boucher de Perthes les carrières de Moulin-Quignon, prèsAbbeville, dans le département de la Somme, en France, trouvèrentune mâchoire humaine à quatorze pieds au-dessous de la superficiedu sol. C’était le premier fossile de cette espèce ramené à lalumière du grand jour. Près de lui se rencontrèrent des haches depierre et des silex taillés, colorés et revêtus par le temps d’unepatine uniforme.

Le bruit de cette découverte fut grand, non seulement en France,mais en Angleterre et en Allemagne. Plusieurs savants de l’Institutfrançais, entre autres MM. Milne-Edwards et de Quatrefages, prirentl’affaire à cœur, démontrèrent l’incontestable authenticité del’ossement en question, et se firent les plus ardents défenseurs dece « procès de la mâchoire », suivant l’expression anglaise.

Aux géologues du Royaume-Uni qui tinrent le fait pour certain,MM. Falconer, Busk, Carpenter, etc., se joignirent des savants del’Allemagne, et parmi eux, au premier rang, le plus fougueux, leplus enthousiaste, mon oncle Lidenbrock.

L’authenticité d’un fossile humain de l’époque quaternairesemblait donc incontestablement démontrée et admise.

Ce système, il est vrai, avait eu un adversaire acharné dans M.Élie de Beaumont. Ce savant de si haute autorité soutenait que leterrain de Moulin-Quignon n’appartenait pas au « diluvium », mais àune couche moins ancienne, et, d’accord en cela avec Cuvier, iln’admettait pas que l’espèce humaine eût été contemporaine desanimaux de l’époque quaternaire. Mon oncle Lidenbrock, de concertavec la grande majorité des géologues, avait tenu bon, disputé,discuté, et M. Élie de Beaumont était resté à peu près seul de sonparti.

Nous connaissions tous ces détails de l’affaire, mais nousignorions que, depuis notre départ, la question avait fait desprogrès nouveaux. D’autres mâchoires identiques, quoiqueappartenant à des individus de types divers et de nationsdifférentes, furent trouvées dans les terres meubles et grises decertaines grottes, en France, en Suisse, en Belgique, ainsi que desarmes, des ustensiles, des outils, des ossements d’enfants,d’adolescents, d’hommes, de vieillards. L’existence de l’hommequaternaire s’affirmait donc chaque jour davantage.

Et ce n’était pas tout. Des débris nouveaux exhumés du terraintertiaire pliocène avaient permis à des savants plus audacieuxencore d’assigner une haute antiquité à la race humaine. Cesdébris, il est vrai, n’étaient point des ossements de l’homme, maisseulement des objets de son industrie, des tibias, des fémursd’animaux fossiles, striés régulièrement, sculptés pour ainsi dire,et qui portaient la marque d’un travail humain.

Ainsi, d’un bond, l’homme remontait l’échelle des temps d’ungrand nombre de siècles ; il précédait le mastodonde ; ildevenait le contemporain de « l’elephas meridionalis » ; ilavait cent mille ans d’existence, puisque c’est la date assignéepar les géologues les plus renommés à la formation du terrainpliocène !

Tel était alors l’état de la science paléontologique, et ce quenous en connaissions suffisait à expliquer notre attitude devantcet ossuaire de la mer Lidenbrock. On comprendra donc lesstupéfactions et les joies de mon oncle, surtout quand, vingt pasplus loin, il se trouva en présence, on peut dire face à face, avecun des spécimens de l’homme quaternaire.

C’était un corps humain absolument reconnaissable. Un sol d’unenature particulière, comme celui du cimetière Saint-Michel, àBordeaux, l’avait-il ainsi conservé pendant des siècles ? Jene saurais le dire. Mais ce cadavre, la peau tendue et parcheminée,les membres encore moelleux, – à la vue du moins, – les dentsintactes, la chevelure abondante, les ongles des doigts et desorteils d’une grandeur effrayante, se montrait à nos yeux tel qu’ilavait vécu.

J’étais muet devant cette apparition d’un autre âge. Mon oncle,si loquace, si impétueusement discoureur d’habitude, se taisaitaussi. Nous avions soulevé ce corps. Nous l’avions redressé. Ilnous regardait avec ses orbites caves. Nous palpions son torsesonore.

Après quelques instants de silence, l’oncle fut vaincu par leprofesseur. Otto Lidenbrock, emporté par son tempérament, oubliales circonstances de notre voyage, le milieu où nous étions,l’immense caverne qui nous contenait. Sans doute il se crut auJohannaeum, professant devant ses élèves, car il prit un tondoctoral, et s’adressant à un auditoire imaginaire :

« Messieurs, dit-il, j’ai l’honneur de vous présenter un hommede l’époque quaternaire. De grands savants ont nié son existence,d’autres non moins grands l’ont affirmée. Les saint Thomas de lapaléontologie, s’ils étaient là, le toucheraient du doigt, etseraient bien forcés de reconnaître leur erreur. Je sais bien quela science doit se mettre en garde contre les découvertes de cegenre ! Je n’ignore pas quelle exploitation des hommesfossiles ont faite les Barnum et autres charlatans de même farine.Je connais l’histoire de la rotule d’Ajax, du prétendu corpsd’Oreste retrouvé par les Spartiates, et du corps d’Astérius, longde dix coudées, dont parle Pausanias. J’ai lu les rapports sur lesquelette de Trapani découvert au XIVe siècle, et dans lequel onvoulait reconnaître Polyphème, et l’histoire du géant déterrépendant le XVIe siècle aux environs de Palerme. Vous n’ignorez pasplus que moi, Messieurs, l’analyse faite auprès de Lucerne, en1577, de ces grands ossements que le célèbre médecin Félix Platerdéclarait appartenir à un géant de dix-neuf pieds ! J’aidévoré les traités de Cassanion, et tous ces mémoires, brochures,discours et contre-discours publiés à propos du squelette du roides Cimbres, Teutobochus, l’envahisseur de la Gaule, exhumé d’unesablonnière du Dauphiné en 1613 ! Au XVIIIe siècle, j’auraiscombattu avec Pierre Campet l’existence des préadamites deScheuchzer ! J’ai eu entre les mains l’écrit nomméGigans… »

Ici reparut l’infirmité naturelle de mon oncle, qui en public nepouvait pas prononcer les mots difficiles.

« L’écrit nommé Gigans… » reprit-il.

Il ne pouvait aller plus loin.

« Gigantéo… »

Impossible ! Le mot malencontreux ne voulait passortir ! On aurait bien ri au Johannaeum !

« Gigantostéologie », acheva de dire le professeurLidenbrock, entre deux jurons.

Puis, continuant de plus belle, et s’animant :

« Oui, messieurs, je sais toutes ces choses ! Je sais aussique Cuvier et Blumenbach ont reconnu dans ces ossements de simplesos de mammouth et autres animaux de l’époque quaternaire. Mais icile doute seul serait une injure à la science ! Le cadavre estlà ! Vous pouvez le voir, le toucher ! Ce n’est pas unsquelette, c’est un corps intact, conservé dans un but uniquementanthropologique ! »

Je voulus bien ne pas contredire cette assertion.

« Si je pouvais le laver dans une solution d’acide sulfurique,dit encore mon oncle, j’en ferais disparaître toutes les partiesterreuses et ces coquillages resplendissants qui sont incrustés enlui. Mais le précieux dissolvant me manque. Cependant, tel il est,tel ce corps nous racontera sa propre histoire. »

Ici, le professeur prit le cadavre fossile et le manœuvra avecla dextérité d’un montreur de curiosités.

« Vous le voyez, reprit-il, il n’a pas six pieds de long, etnous sommes loin des prétendus géants. Quant à la race à laquelleil appartient, elle est incontestablement caucasique. C’est la raceblanche, c’est la nôtre ! Le crâne de ce fossile estrégulièrement ovoïde, sans développement des pommettes, sansprojection de la mâchoire. Il ne présente aucun caractère de ceprognathisme qui modifie l’angle facial[12] .Mesurez cet angle, il est presque de quatre-vingt-dix degrés. Maisj’irai plus loin encore dans le chemin des déductions, et j’oseraidire que cet échantillon humain appartient à la famille japétique,répandue depuis les Indes jusqu’aux limites de l’Europeoccidentale. Ne souriez pas, messieurs ! »

Personne ne souriait, mais le professeur avait une tellehabitude de voir les visages s’épanouir pendant ses savantesdissertations !

« Oui, reprit-il avec une animation nouvelle, c’est là un hommefossile, et contemporain des mastodontes dont les ossementsemplissent cet amphithéâtre. Mais de vous dire par quelle route ilest arrivé là, comment ces couches où il était enfoui ont glisséjusque dans cette énorme cavité du globe, c’est ce que je ne mepermettrai pas. Sans doute, à l’époque quaternaire, des troublesconsidérables se manifestaient encore dans l’écorceterrestre ; le refroidissement continu du globe produisait descassures, des fentes, des failles, où dévalait vraisemblablementune partie du terrain supérieur. Je ne me prononce pas, mais enfinl’homme est là, entouré des ouvrages de sa main, de ces haches, deces silex taillés qui ont constitué l’âge de pierre, et à moinsqu’il n’y soit venu comme moi en touriste, en pionnier de lascience, je ne puis mettre en doute l’authenticité de son antiqueorigine. »

Le professeur se tut, et j’éclatai en applaudissements unanimes.D’ailleurs mon oncle avait raison, et de plus savants que son neveueussent été fort empêchés de le combattre.

Autre indice. Ce corps fossilisé n’était pas le seul del’immense ossuaire. D’autres corps se rencontraient à chaque pasque nous faisions dans cette poussière, et mon oncle pouvaitchoisir le plus merveilleux de ces échantillons pour convaincre lesincrédules.

En vérité, c’était un étonnant spectacle que celui de cesgénérations d’hommes et d’animaux confondus dans ce cimetière. Maisune question grave se présentait, que nous n’osions résoudre. Cesêtres animés avaient-ils glissé par une convulsion du sol vers lesrivages de la mer Lidenbrock, alors qu’ils étaient déjà réduits enpoussière ? Ou plutôt vécurent-ils ici, dans ce mondesouterrain, sous ce ciel factice, naissant et mourant comme leshabitants de la terre ? Jusqu’ici, les monstres marins, lespoissons seuls, nous étaient apparus vivants ! Quelque hommede l’abîme errait-il encore sur ces grèves désertes ?

Chapitre 39

 

Pendant une demi-heure encore, nos pieds foulèrent ces couchesd’ossements. Nous allions en avant, poussés par une ardentecuriosité. Quelles autres merveilles renfermait cette caverne,quels trésors pour la science ? Mon regard s’attendait àtoutes les surprises, mon imagination à tous les étonnements.

Les rivages de la mer avaient depuis longtemps disparu derrièreles collines de l’ossuaire. L’imprudent professeur, s’inquiétantpeu de s’égarer, m’entraînait au loin. Nous avancionssilencieusement, baignés dans les ondes électriques. Par unphénomène que je ne puis expliquer, et grâce à sa diffusion,complète alors, la lumière éclairait uniformément les diversesfaces des objets. Son foyer n’existait plus en un point déterminéde l’espace et elle ne produisait aucun effet d’ombre. On aurait puse croire en plein midi et on plein été, au milieu des régionséquatoriales, sous les rayons verticaux du soleil. Toute vapeuravait disparu. Les rochers, les montagnes lointaines, quelquesmasses confuses de forêts éloignées, prenaient un étrange aspectsous l’égale distribution du fluide lumineux. Nous ressemblions àce fantastique personnage d’Hoffmann qui a perdu son ombre.

Après une marche d’un mille, apparut la lisière d’une forêtimmense, mais non plus un de ces bois de champignons quiavoisinaient Port-Graüben.

C’était la végétation de l’époque tertiaire dans toute samagnificence. De grands palmiers, d’espèces aujourd’hui disparues,de superbes palmacites, des pins, des ifs, des cyprès, des thuyas,représentaient la famille des conifères, et se reliaient entre euxpar un réseau de lianes inextricables. Un tapis de mousses etd’hépatiques revêtait moelleusement le sol. Quelques ruisseauxmurmuraient sous ces ombrages, peu dignes de ce nom, puisqu’ils neproduiraient pas d’ombre. Sur leurs bords croissaient des fougèresarborescentes semblables à celles des serres chaudes du globehabité. Seulement, la couleur manquait à ces arbres, à cesarbustes, à ces plantes, privés de la vivifiante chaleur du soleil.Tout se confondait dans une teinte uniforme, brunâtre et commepassée. Les feuilles étaient dépourvues de leur verdeur, et lesfleurs elles-mêmes, si nombreuses à cette époque tertiaire qui lesvit naître, alors sans couleurs et sans parfums, semblaient faitesd’un papier décoloré sous l’action de l’atmosphère.

Mon oncle Lidenbrock s’aventura sous ces gigantesques taillis.Je le suivis, non sans une certaine appréhension. Puisque la natureavait fait là les frais d’une alimentation végétale, pourquoi lesredoutables mammifères ne s’y rencontreraient-ils pas ?J’apercevais dans ces larges clairières que laissaient les arbresabattus et rongés par le temps, des légumineuses, des acérinés, desrubiacées, et mille arbrisseaux comestibles, chers aux ruminants detoutes les périodes. Puis apparaissaient, confondus et entremêlés,les arbres des contrées si différentes de la surface du globe, lechêne croissant près du palmier, l’eucalyptus australien s’appuyantau sapin de la Norvège, le bouleau du Nord confondant ses branchesavec les branches du kauris zélandais. C’était à confondre laraison des classificateurs les plus ingénieux de la botaniqueterrestre.

Soudain je m’arrêtai. De la main, je retins mon oncle.

La lumière diffuse permettait d’apercevoir les moindres objetsdans la profondeur des taillis. J’avais cru voir… Non !réellement, de mes yeux, je voyais des formes immenses s’agitersous les arbres ! En effet, c’étaient des animauxgigantesques, tout un troupeau de mastodontes, non plus fossiles,mais vivants, et semblables à ceux dont les restes furentdécouverts en 1801 dans les marais de l’Ohio ! J’apercevaisces grands éléphants dont les trompes grouillaient sous les arbrescomme une légion de serpents. J’entendais le bruit de leurs longuesdéfenses dont l’ivoire taraudait les vieux troncs. Les branchescraquaient, et les feuilles arrachées par masses considérabless’engouffraient dans la vaste gueule de ces monstres.

Ce rêve, où j’avais vu renaître tout ce monde des tempsantéhistoriques, des époques ternaire et quaternaire, se réalisaitdonc enfin ! Et nous étions là, seuls, dans les entrailles duglobe, à la merci de ses farouches habitants !

Mon oncle regardait.

« Allons, dit-il tout d’un coup en me saisissant le bras, enavant, en avant !

– Non ! m’écriai-je, non ! Nous sommes sansarmes ! Que ferions-nous au milieu de ce troupeau dequadrupèdes géants ? Venez, mon oncle, venez ! Nullecréature humaine ne peut braver impunément la colère de cesmonstres.

– Nulle créature humaine ! répondit mon oncle, en baissantla voix. Tu te trompes, Axel ! Regarde, regarde, là-bas !Il me semble que j’aperçois un être vivant ! un être semblableà nous ! un homme ! »

Je regardai, haussant les épaules, et décidé à pousserl’incrédulité jusqu’à ses dernières limites. Mais, quoique j’eneus, il fallut bien me rendre à l’évidence.

En effet, à moins d’un quart de mille, appuyé au tronc d’unkauris énorme, un être humain, un Protée de ces contréessouterraines, un nouveau fils de Neptune, gardait cet innombrabletroupeau de mastodontes !

Immanis pecoris custos, immanior ipse !

Oui ! immanior ipse ! Ce n’était plus l’êtrefossile dont nous avions relevé le cadavre dans l’ossuaire, c’étaitun géant capable de commander à ces monstres. Sa taille dépassaitdouze pieds. Sa tête grosse comme la tête d’un buffle,disparaissait dans les broussailles d’une chevelure inculte. On eûtdit une véritable crinière, semblable à celle de l’éléphant despremiers âges. Il brandissait de la main une branche énorme, dignehoulette de ce berger antédiluvien.

Nous étions restés immobiles, stupéfaits. Mais nous pouvionsêtre aperçus. Il fallait fuir.

« Venez, venez », m’écriai-je, en entraînant mon oncle, qui pourla première fois se laissa faire !

Un quart d’heure plus tard, nous étions hors de la vue de ceredoutable ennemi.

Et maintenant que j’y songe tranquillement, maintenant que lecalme s’est refait dans mon esprit, que des mois se sont écoulésdepuis cette étrange et surnaturelle rencontre, que penser, quecroire ? Non ! c’est impossible ! Nos sens ont étéabusés, nos yeux n’ont pas vu ce qu’ils voyaient ! Nullecréature humaine n’existe dans ce monde subterrestre ! Nullegénération d’hommes n’habite ces cavernes inférieures du globe,sans se soucier des habitants de sa surface, sans communicationavec eux ! C’est insensé, profondément insensé !

J’aime mieux admettre l’existence de quelque animal dont lastructure se rapproche de la structure humaine, de quelque singedes premières époques géologiques, de quelque protopithèque, dequelque mésopithèque semblable à celui que découvrit M. Lartet dansle gîte ossifère de Sansan ! Mais celui-ci dépassait par sataille toutes les mesures données par la paléontologie !N’importe ! Un singe, oui, un singe, si invraisemblable qu’ilsoit ! Mais un homme, un homme vivant, et avec lui toute unegénération enfouie dans les entrailles de la terre !Jamais !

Cependant nous avions quitté la forêt claire et lumineuse, muetsd’étonnement, accablés sous une stupéfaction qui touchait àl’abrutissement. Nous courions malgré nous. C’était une vraiefuite, semblable à ces entraînements effroyables que l’on subitdans certains cauchemars. Instinctivement, nous revenions vers lamer Lidenbrock, et je ne sais dans quelles divagations mon espritse fût emporté, sans une préoccupation qui me ramena à desobservations plus pratiques.

Bien que je fusse certain de fouler un sol entièrement vierge denos pas, j’apercevais souvent des agrégations de rochers dont laforme rappelait ceux de Port-Graüben. C’était parfois à s’yméprendre. Des ruisseaux et des cascades tombaient par centainesdes saillies de rocs, je croyais revoir la couche de surtarbrandur,notre fidèle Hans-bach et la grotte où j’étais revenu à la vie.Puis, quelques pas plus loin, la disposition des contre-forts,l’apparition d’un ruisseau, le profil surprenant d’un rochervenaient me rejeter dans le doute.

Je fis part à mon oncle de mon indécision. Il hésita comme moi.Il ne pouvait s’y reconnaître au milieu de ce panoramauniforme.

« Évidemment, lui dis-je, nous n’avons pas abordé à notre pointde départ, mais la tempête nous a ramenés un peu au-dessous, et ensuivant le rivage, nous retrouverons Port-Graüben.

– Dans ce cas, répondit mon oncle, il est inutile de continuercette exploration, et le mieux est de retourner au radeau. Mais nete trompes-tu pas, Axel ?

– Il est difficile de se prononcer, car tous ces rochers seressemblent. Il me semble pourtant reconnaître le promontoire aupied duquel Hans a construit son embarcation. Nous devons être prèsdu petit port, si même ce n’est pas ici, ajoutai-je, en examinantune crique que je crus reconnaître.

– Mais non, Axel, nous retrouverions au moins nos proprestraces, et je ne vois rien…

– Mais je vois, moi ! m’écriai-je, en m’élançant vers unobjet qui brillait sur le sable.

– Qu’est-ce donc ?

– Ceci », répondis-je.

Et je montrai à mon oncle un poignard que je venais deramasser.

– Tiens ! dit-il, tu avais donc emporté cette arme avectoi ?

– Moi ? Aucunement ! Mais vous…

– Non, pas que je sache, répondit le professeur. Je n’ai jamaiseu cet objet en ma possession.

– Voilà qui est particulier !

– Mais non, c’est bien simple, Axel. Les Islandais ont souventdes armes de ce genre, et Hans, à qui celle-ci appartient, l’auraperdue… »

Je secouai la tête. Hans n’avait jamais eu ce poignard en sapossession.

« Est-ce donc l’arme de quelque guerrier antédiluvien,m’écriai-je, d’un homme vivant, d’un contemporain de ce gigantesqueberger ? Mais non ! Ce n’est pas un outil de l’âge depierre ! Pas même de l’âge de bronze ! Cette lame estd’acier… »

Mon oncle m’arrêta net dans cette route où m’entraînait unedivagation nouvelle, et de son ton froid il me dit :

« Calme-toi, Axel, et reviens à la raison. Ce poignard est unearme du XVIe siècle, une véritable dague, de celles que lesgentilshommes portaient à leur ceinture pour donner le coup degrâce. Elle est d’origine espagnole. Elle n’appartient ni à toi, nià moi, ni au chasseur, ni même aux êtres humains qui viventpeut-être dans les entrailles du globe !

– Oserez-vous dire ?…

– Vois, elle ne s’est pas ébréchée ainsi à s’enfoncer dans lagorge des gens ; sa lame est couverte d’une couche de rouillequi ne date ni d’un jour, ni d’un an, ni d’un siècle ! »

Le professeur s’animait, suivant son habitude, en se laissantemporter par son imagination.

« Axel, reprit-il, nous sommes sur la voie de la grandedécouverte ! Cette lame est restée abandonnée sur le sabledepuis cent, deux cents, trois cents ans, et s’est ébréchée sur lesrocs de cette mer souterraine !

– Mais elle n’est pas venue seule ! m’écriai-je ; ellen’a pas été se tordre d’elle-même ! quelqu’un nous aprécédés !…

– Oui, un homme.

– Et cet homme ?

– Cet homme a gravé son nom avec ce poignard ! Cet homme avoulu encore une fois marquer de sa main la route du centre !Cherchons, cherchons ! »

Et, prodigieusement intéressés, nous voilà longeant la hautemuraille, interrogeant les moindres fissures qui pouvaient sechanger en galerie.

Nous arrivâmes ainsi à un endroit où le rivage se resserrait. Lamer venait presque baigner le pied des contre-forts, laissant unpassage large d’une toise au plus. Entre deux avancées de roc, onapercevait l’entrée d’un tunnel obscur.

Là, sur une plaque de granit, apparaissaient deux lettresmystérieuses à demi rongées, les deux initiales du hardi etfantastique voyageur :

[Image d’un cryptogramme]

« A. S. ! s’écria mon oncle. Arne Saknussemm !Toujours Arne Saknussemm ! »

Chapitre 40

 

Depuis le commencement du voyage, j’avais passé par bien desétonnements ; je devais me croire à l’abri des surprises etblasé sur tout émerveillement. Cependant, à la vue de ces deuxlettres gravées là depuis trois cents ans, je demeurai dans unébahissement voisin de la stupidité. Non seulement la signature dusavant alchimiste se lisait sur le roc, mais encore le stylet quil’avait tracée était entre mes mains. À moins d’être d’une insignemauvaise foi, je ne pouvais plus mettre en doute l’existence duvoyageur et la réalité de son voyage.

Pendant que ces réflexions tourbillonnaient dans ma tête, leprofesseur Lidenbrock se laissait aller à un accès un peudithyrambique à l’endroit d’Arne Saknussemm.

« Merveilleux génie ! s’écriait-il, tu n’as rien oublié dece qui pouvait ouvrir à d’autres mortels les routes de l’écorceterrestre, et tes semblables peuvent retrouver les traces que tespieds ont laissées, il y trois siècles, au fond de ces souterrainsobscurs ! À d’autres regards que les tiens, tu as réservé lacontemplation de ces merveilles ! Ton nom gravé d’étapes enétapes conduit droit à son but le voyageur assez audacieux pour tesuivre, et, au centre même de notre planète, il se trouvera encoreinscrit de ta propre main. Eh bien ! moi aussi, j’irai signerde mon nom cette dernière page de granit ! Mais que, dèsmaintenant, ce cap vu par toi près de cette mer découverte par toi,soit à jamais appelé le cap Saknussemm ! »

Voilà ce que j’entendis, ou à peu près, et je me sentis gagnépar l’enthousiasme que respiraient ces paroles. Un feu intérieur seranima dans ma poitrine ! J’oubliai tout, et les dangers duvoyage, et les périls du retour. Ce qu’un autre avait fait, jevoulais le faire aussi, et rien de ce qui était humain ne meparaissait impossible !

« En avant, en avant ! » m’écriai-je.

Je m’élançais déjà vers la sombre galerie, quand le professeurm’arrêta, et lui, l’homme des emportements, il me conseilla lapatience et le sang-froid.

« Retournons d’abord vers Hans, dit-il, et ramenons le radeau àcette place. »

J’obéis à cet ordre, non sans peine, et je me glissai rapidementau milieu des roches du rivage.

« Savez-vous, mon oncle, dis-je en marchant, que nous avons étésingulièrement servis par les circonstances jusqu’ici !

– Ah ! tu trouves, Axel ?

– Sans doute, et il n’est pas jusqu’à la tempête qui ne nous aitremis dans le droit chemin. Béni soit l’orage ! Il nous aramenés à cette côte d’où le beau temps nous eût éloignés !Supposez un instant que nous eussions touché de notre proue (laproue d’un radeau !) les rivages méridionaux de la merLidenbrock, que serions-nous devenus ? Le nom de Saknussemmn’aurait pas apparu à nos yeux, et maintenant nous serionsabandonnés sur une plage sans issue.

– Oui, Axel, il y a quelque chose de providentiel à ce que,voguant vers le sud, nous soyons précisément revenus au nord et aucap Saknussemm. Je dois dire que c’est plus qu’étonnant, et il y alà un fait dont l’explication m’échappe absolument.

– Eh ! qu’importe ! il n’y a pas à expliquer lesfaits, mais à en profiter !

– Sans doute, mon garçon, mais…

– Mais nous allons reprendre la route du nord, passer sous lescontrées septentrionales de l’Europe, la Suède, la Russie, laSibérie, que sais-je ! au lieu de nous enfoncer sous lesdéserts de l’Afrique ou les flots de l’Océan, et je ne veux pas ensavoir davantage !

– Oui, Axel, tu as raison, et tout est pour le mieux, puisquenous abandonnons cette mer horizontale qui ne pouvait mener à rien.Nous allons descendre, encore descendre, et toujoursdescendre ! Sais-tu bien que, pour arriver au centre du globe,il n’y a plus que quinze cents lieues à franchir !

– Bah ! m’écriai-je, ce n’est vraiment pas la peine d’enparler ! En route ! en route ! »

Ces discours insensés duraient encore quand nous rejoignîmes lechasseur. Tout était préparé pour un départ immédiat. Pas un colisqui ne fût embarqué. Nous prîmes place sur le radeau, et la voilehissée, Hans se dirigea en suivant la côte vers le capSaknussemm.

Le vent n’était pas favorable à un genre d’embarcation qui nepouvait tenir le plus près. Aussi, en maint endroit, il fallutavancer à l’aide des bâtons ferrés. Souvent les rochers, allongés àfleur d’eau, nous forcèrent de faire des détours assez longs.Enfin, après trois heures de navigation, c’est-à-dire vers sixheures du soir, on atteignait un endroit propice audébarquement.

Je sautai à terre, suivi de mon oncle et de l’Islandais. Cettetraversée ne m’avait pas calmé. Au contraire, je proposai même debrûler « nos vaisseaux », afin de nous couper toute retraite. Maismon oncle s’y opposa. Je le trouvai singulièrement tiède.

« Au moins, dis-je, partons sans perdre un instant.

– Oui, mon garçon ; mais auparavant, examinons cettenouvelle galerie, afin de savoir s’il faut préparer nos échelles.»

Mon oncle mit son appareil de Ruhmkorff en activité ; leradeau, attaché au rivage, fut laissé seul ; d’ailleurs,l’ouverture de la galerie n’était pas à vingt pas de là, et notrepetite troupe, moi en tête, s’y rendit sans retard.

L’orifice, à peu près circulaire, présentait un diamètre de cinqpieds environ ; le sombre tunnel était taillé dans le roc vifet soigneusement alésé par les matières éruptives auxquelles ildonnait autrefois passage ; sa partie inférieure affleurait lesol, de telle façon que l’on put y pénétrer sans aucunedifficulté.

Nous suivions un plan presque horizontal, quand, au bout de sixpas, notre marche fut interrompue par l’interposition d’un blocénorme.

« Maudit roc ! » m’écriai-je avec colère, en me voyantsubitement arrêté par un obstacle infranchissable.

Nous eûmes beau chercher à droite et à gauche, en bas et enhaut, il n’existait aucun passage, aucune bifurcation. J’éprouvaiun vif désappointement, et je ne voulais pas admettre la réalité del’obstacle. Je me baissai. Je regardai au-dessous du bloc. Nulinterstice. Au-dessus. Même barrière de granit. Hans porta lalumière de la lampe sur tous les points de la paroi ; maiscelle-ci n’offrait aucune solution de continuité. Il fallaitrenoncer à tout espoir de passer.

Je m’étais assis sur le sol ; mon oncle arpentait lecouloir à grands pas.

« Mais alors Saknussemm ? m’écriai-je.

– Oui, fit mon oncle, a-t-il donc été arrêté par cette porte depierre ?

– Non ! non ! repris-je avec vivacité. Ce quartier deroc, par suite d’une secousse quelconque, ou l’un de ces phénomènesmagnétiques qui agitent l’écorce terrestre, a brusquement fermé cepassage. Bien des années se sont écoulées entre le retour deSaknussemm et la chute de ce bloc. N’est-il pas évident que cettegalerie a été autrefois le chemin des laves, et qu’alors lesmatières éruptives y circulaient librement. Voyez, il y a desfissures récentes qui sillonnent ce plafond de granit ; il estfait de morceaux rapportés, de pierres énormes, comme si la main dequelque géant eût travaillé à cette substruction ; mais, unjour, la poussée a été plus forte, et ce bloc, semblable à une clefde voûte qui manque, a glissé jusqu’au sol en obstruant toutpassage. Voilà un obstacle accidentel que Saknussemm n’a pasrencontré, et si nous ne le renversons pas, nous sommes indignesd’arriver au centre du monde ! »

Voilà comment je parlais ! L’âme du professeur avait passétout entière en moi. Le génie des découvertes m’inspirait.J’oubliais le passé, je dédaignais l’avenir. Rien n’existait pluspour moi à la surface de ce sphéroïde au sein duquel je m’étaisengouffré, ni les villes, ni les campagnes, ni Hambourg, niKönigstrasse, ni ma pauvre Graüben, qui devait me croire à jamaisperdu dans les entrailles de la terre.

« Eh bien ! reprit mon oncle, à coups de pioche, à coups depic, faisons notre route et renversons ces murailles !

– C’est trop dur pour le pic, m’écriai-je.

– Alors la pioche !

– C’est trop long pour la pioche !

– Mais !…

– Eh bien ! la poudre ! la mine ! minons, etfaisons sauter l’obstacle !

– La poudre !

– Oui ! il ne s’agit que d’un bout de roc àbriser !

– Hans, à l’ouvrage ! » s’écria mon oncle. L’Islandaisretourna au radeau, et revint bientôt avec un pic dont il se servitpour creuser un fourneau de mine. Ce n’était pas un mince travail.Il s’agissait de faire un trou assez considérable pour contenircinquante livres de fulmicoton, dont la puissance expansive estquatre fois plus grande que celle de la poudre à canon. J’étaisdans une prodigieuse surexcitation d’esprit. Pendant que Hanstravaillait, j’aidai activement mon oncle à préparer une longuemèche faite avec de la poudre mouillée et renfermée dans un boyaude toile. « Nous passerons ! disais-je.

– Nous passerons », répétait mon oncle.

À minuit, notre travail de mineurs fut entièrementterminé ; la charge de fulmicoton se trouvait enfouie dans lefourneau, et la mèche, se déroulant à travers la galerie, venaitaboutir au dehors.

Une étincelle suffisait maintenant pour mettre ce formidableengin en activité.

« À demain », dit le professeur.

Il fallut bien me résigner et attendre encore pendant sixgrandes heures !

Chapitre 41

 

Le lendemain, jeudi, 27 août, fut une date célèbre de ce voyagesubterrestre. Elle ne me revient pas à l’esprit sans quel’épouvante ne fasse encore battre mon cœur. À partir de ce moment,notre raison, notre jugement, notre ingéniosité, n’ont plus voix auchapitre, et nous allons devenir le jouet des phénomènes de laterre.

À six heures, nous étions sur pied. Le moment approchait de nousfrayer par la poudre un passage à travers l’écorce de granit.

Je sollicitai l’honneur de mettre le feu à la mine. Cela fait,je devais rejoindre mes compagnons sur le radeau qui n’avait pointété déchargé ; puis nous prendrions du large, afin de pareraux dangers de l’explosion, dont les effets pouvaient ne pas seconcentrer à l’intérieur du massif.

La mèche devait brûler pendant dix minutes, selon nos calculs,avant de porter le feu à la chambre des poudres. J’avais donc letemps nécessaire pour regagner le radeau.

Je me préparai à remplir mon rôle, non sans une certaineémotion.

Après un repas rapide, mon oncle et le chasseur s’embarquèrent,tandis que je restais sur le rivage. J’étais muni d’une lanterneallumée qui devait me servir à mettre le feu à la mèche.

« Va, mon garçon, me dit mon oncle, et reviens immédiatementnous rejoindre.

– Soyez tranquille, mon oncle, je ne m’amuserai point en route.» Aussitôt je me dirigeai vers l’orifice de la galerie. J’ouvris malanterne, et je saisis l’extrémité de la mèche.

Le professeur tenait son chronomètre à la main.

« Es-tu prêt ? me cria-t-il.

– Je suis prêt.

– Eh bien ! feu, mon garçon ! »

Je plongeai rapidement dans la flamme la mèche, qui pétilla àson contact, et, tout en courant, je revins au rivage.

« Embarque, fit mon oncle, et débordons. »

Hans, d’une vigoureuse poussée, nous rejeta en mer. Le radeaus’éloigna d’une vingtaine de toises.

C’était un moment palpitant. Le professeur suivait de l’œill’aiguille du chronomètre.

« Encore cinq minutes, disait-il. Encore quatre ! Encoretrois ! »

Mon pouls battait des demi-secondes.

« Encore deux ! Une !… Croulez, montagnes degranit ! »

Que se passa-t-il alors ? Le bruit de la détonation, jecrois que je ne l’entendis pas. Mais la forme des rochers semodifia subitement à mes regards ; ils s’ouvrirent comme unrideau. J’aperçus un insondable abîme qui se creusait en pleinrivage. La mer, prise de vertige, ne fut plus qu’une vague énorme,sur le dos de laquelle le radeau s’éleva perpendiculairement.

Nous fûmes renversés tous les trois. En moins d’une seconde, lalumière fit place à la plus profonde obscurité. Puis je sentisl’appui solide manquer, non à mes pieds, mais au radeau. Je crusqu’il coulait à pic. Il n’en était rien.

J’aurais voulu adresser la parole à mon oncle ; mais lemugissement des eaux l’eût empêché de m’entendre.

Malgré les ténèbres, le bruit, la surprise, l’émotion, jecompris ce qui venait de se passer.

Au delà du roc qui venait de sauter, il existait un abîme.L’explosion avait déterminé une sorte de tremblement de terre dansce sol coupé de fissures, le gouffre s’était ouvert, et la mer,changée en torrent, nous y entraînait avec elle.

Je me sentis perdu.

Une heure, deux heures, que sais-je ! se passèrent ainsi.Nous nous serrions les coudes, nous nous tenions les mains afin den’être pas précipités hors du radeau. Des chocs d’une extrêmeviolence se produisaient, quand il heurtait la muraille. Cependantces heurts étaient rares, d’où je conclus que la galeries’élargissait considérablement. C’était, à n’en pas douter, lechemin de Saknussemm ; mais, au lieu de le descendre seul,nous avions, par notre imprudence, entraîné toute une mer avecnous.

Ces idées, on le comprend, se présentèrent à mon esprit sous uneforme vague et obscure. Je les associais difficilement pendantcette course vertigineuse quiressemblait à une chute. À en jugerpar l’air qui me fouettait le visage, elle devait surpasser celledes trains les plus rapides. Allumer une torche dans ces conditionsétait donc impossible, et notre dernier appareil électrique avaitété brisé au moment de l’explosion.

Je fus donc fort surpris de voir une lumière briller tout à coupprès de moi. La figure calme de Hans s’éclaira. L’adroit chasseurétait parvenu à allumer la lanterne, et, bien que sa flammevacillât à s’éteindre, elle jeta quelques lueurs dansl’épouvantable obscurité.

La galerie était large. J’avais eu raison de la juger telle.Notre insuffisante lumière ne nous permettait pas d’apercevoir sesdeux murailles à la fois. La pente des eaux qui nous emportaientdépassait celle des plus insurmontables rapides de l’Amérique. Leursurface semblait faite d’un faisceau de flèches liquides décochéesavec une extrême puissance. Je ne puis rendre mon impression parune comparaison plus juste. Le radeau, pris par certains remous,filait parfois en tournoyant. Lorsqu’il s’approchait des parois dela galerie, j’y projetais la lumière de la lanterne, et je pouvaisjuger de sa vitesse à voir les saillies du roc se changer en traitscontinus, de telle sorte que nous étions enserrés dans un réseau delignes mouvantes. J’estimai que notre vitesse devait atteindretrente lieues à l’heure.

Mon oncle et moi, nous regardions d’un œil hagard, accotés autronçon du mât, qui, au moment de la catastrophe, s’était rompunet. Nous tournions le dos à l’air, afin de ne pas être étoufféspar la rapidité d’un mouvement que nulle puissance humaine nepouvait enrayer.

Cependant les heures s’écoulèrent. La situation ne changeaitpas, mais un incident vint la compliquer.

En cherchant à mettre un peu d’ordre dans la cargaison, je visque la plus grande partie des objets embarqués avaient disparu aumoment de l’explosion, lorsque la mer nous assaillit siviolemment ! Je voulus savoir exactement à quoi m’en tenir surnos ressources, et, la lanterne à la main, je commençai mesrecherches. De nos instruments, il ne restait plus que la boussoleet le chronomètre. Les échelles et les cordes se réduisaient à unbout de câble enroulé autour du tronçon de mât. Pas une pioche, pasun pic, pas un marteau, et, malheur irréparable, nous n’avions pasde vivres pour un jour !

Je fouillai les interstices du radeau, les moindres coins forméspar les poutres et la jointure des planches ! Rien ! Nosprovisions consistaient uniquement en un morceau de viande sèche etquelques biscuits.

Je regardais d’un air stupide ! Je ne voulais pascomprendre ! Et cependant de quel danger mepréoccupais-je ? Quand les vivres eussent été suffisants pourdes mois, pour des années, comment sortir des abîmes où nousentraînait cet irrésistible torrent ? À quoi bon craindre lestortures de la faim, quand la mort s’offrait déjà sous tantd’autres formes ? Mourir d’inanition, est-ce que nous enaurions le temps ?

Pourtant, par une inexplicable bizarrerie de l’imagination,j’oubliai le péril immédiat pour les menaces de l’avenir quim’apparurent dans toute leur horreur. D’ailleurs, peut-êtrepourrions-nous échapper aux fureurs du torrent et revenir à lasurface du globe. Comment ? Je l’ignore. Où ?Qu’importe ! Une chance sur mille est toujours une chance,tandis que la mort par la faim ne nous laissait d’espoir dansaucune proportion, si petite qu’elle fût.

La pensée me vint de tout dire à mon oncle, de lui montrer àquel dénûment nous étions réduits, et de faire l’exact calcul dutemps qui nous restait à vivre. Mais j’eus le courage de me taire.Je voulais lui laisser tout son sang-froid.

En ce moment, la lumière de la lanterne baissa peu à peu ets’éteignit entièrement. La mèche avait brûlé jusqu’au bout.L’obscurité redevint absolue. Il ne fallait plus songer à dissiperces impénétrables ténèbres. Il restait encore une torche, mais ellen’aurait pu se maintenir allumée. Alors, comme un enfant, je fermailes yeux pour ne pas voir toute cette obscurité.

Après un laps de temps assez long, la vitesse de notre courseredoubla. Je m’en aperçus à la réverbération de l’air sur monvisage. La pente des eaux devenait excessive. Je croisvéritablement que nous ne glissions plus. Nous tombions. J’avais enmoi l’impression d’une chute presque verticale. La main de mononcle et celle de Hans, cramponnées à mes bras, me retenaient avecvigueur.

Tout à coup, après un temps inappréciable, je ressentis comme unchoc ; le radeau n’avait pas heurté un corps dur, mais ils’était subitement arrêté dans sa chute. Une trombe d’eau, uneimmense colonne liquide s’abattit à sa surface. Je fus suffoqué. Jeme noyais…

Cependant, cette inondation soudaine ne dura pas. En quelquessecondes je me trouvai à l’air libre que j’aspirai à pleinspoumons. Mon oncle et Hans me serraient le bras à le briser, et leradeau nous portait encore tous les trois.

Chapitre 42

 

Je suppose qu’il devait être alors dix heures du soir. Lepremier de mes sens qui fonctionna après ce dernier assaut fut lesens de l’ouïe. J’entendis presque aussitôt, car ce fut acted’audition véritable, j’entendis le silence se faire dans lagalerie et succéder à ces mugissements qui, depuis de longuesheures, remplissaient mes oreilles. Enfin ces paroles de mon onclem’arrivèrent comme un murmure :

« Nous montons !

– Que voulez-vous dire ? m’écriai-je.

– Oui, nous montons ! nous montons ! »

J’étendis le bras ; je touchai la muraille ; ma mainfut mise en sang. Nous remontions avec une extrême rapidité.

« La torche ! la torche ! » s’écria le professeur.

Hans, non sans difficultés, parvint à l’allumer, et la flamme,se maintenant de bas en haut, malgré le mouvement ascensionnel,jeta assez de clarté pour éclairer toute la scène.

« C’est bien ce que je pensais, dit mon oncle. Nous sommes dansun puits étroit, qui n’a pas quatre toises de diamètre. L’eau,arrivée au fond du gouffre, reprend son niveau et nous remonte avecelle.

– Où ?

– Je l’ignore, mais il faut se tenir prêts à tout événement.Nous montons avec une vitesse que j’évalue à deux toises parsecondes, soit cent vingt toises par minute, ou plus de troislieues et demie à l’heure. De ce train-là, on fait du chemin.

– Oui, si rien ne nous arrête, si ce puits a une issue !Mais s’il est bouché, si l’air se comprime peu à peu sous lapression de la colonne d’eau, si nous allons êtreécrasés !

– Axel, répondit le professeur avec un grand calme, la situationest presque désespérée, mais il y a quelques chances de salut, etce sont celles-là que j’examine. Si à chaque instant nous pouvonspérir, à chaque instant aussi nous pouvons être sauvés. Soyons doncon mesure de profiter des moindres circonstances.

– Mais que faire ?

– Réparer nos forces en mangeant. »

À ces mots, je regardai mon oncle d’un œil hagard. Ce que jen’avais pas voulu avouer, il fallait enfin le dire : «Manger ? répétai-je.

– Oui, sans retard. »

Le professeur ajouta quelques mots en danois. Hans secoua latête. « Quoi ! s’écria mon oncle, nos provisions sontperdues ?

– Oui, voilà ce qui reste de vivres ! un morceau de viandesèche pour nous trois ! » Mon oncle me regardait sans vouloircomprendre mes paroles. « Eh bien ! dis-je, croyez-vous encoreque nous puissions être sauvés ? » Ma demande n’obtint aucuneréponse.

Une heure se passa. Je commençais à éprouver une faim violente.Mes compagnons souffraient aussi, et pas un de nous n’osait toucherà ce misérable reste d’aliments.

Cependant nous montions toujours avec une extrême rapidité.Parfois l’air nous coupait la respiration comme aux aéronautes dontl’ascension est trop rapide. Mais si ceux-ci éprouvent un froidproportionnel à mesure qu’ils s’élèvent dans les couchesatmosphériques, nous subissions un effet absolument contraire. Lachaleur s’accroissait d’une inquiétante façon et devaitcertainement atteindre quarante degrés.

Que signifiait un pareil changement ? Jusqu’alors les faitsavaient donné raison aux théories de Davy et de Lidenbrock ;jusqu’alors des conditions particulières de roches réfractaires,d’électricité, de magnétisme avaient modifié les lois générales dela nature, en nous faisant une température modérée, car la théoriedu feu central restait, à mes yeux, la seule vraie, la seuleexplicable. Allions-nous donc revenir à un milieu où ces phénomèness’accomplissaient dans toute leur rigueur et dans lequel la chaleurréduisait les roches à un complet état de fusion ? Je lecraignais, et je dis au professeur :

« Si nous ne sommes pas noyés ou brisés, si nous ne mourons pasde faim, il nous reste toujours la chance d’être brûlés vifs. »

Il se contenta de hausser les épaules et retomba dans sesréflexions.

Une heure s’écoula, et, sauf un léger accroissement dans latempérature, aucun incident ne modifia la situation. Enfin mononcle rompit le silence.

« Voyons, dit-il, il faut prendre un parti.

– Prendre un parti ? répliquai-je.

– Oui. Il faut réparer nos forces. Si nous essayons, enménageant ce reste de nourriture, de prolonger notre existence dequelques heures, nous serons faibles jusqu’à la fin.

– Oui, jusqu’à la fin, qui ne se fera pas attendre.

– Eh bien ! qu’une chance de salut se présente, qu’unmoment d’action soit nécessaire, où trouverons-nous la forced’agir, si nous nous laissons affaiblir par l’inanition ?

– Eh ! mon oncle, ce morceau de viande dévoré, que nousrestera-t-il ?

– Rien, Axel, rien. Mais te nourrira-t-il davantage à le mangerdes yeux ? Tu fais là les raisonnements d’homme sans volonté,d’un être sans énergie !

– Ne désespérez-vous donc pas ? m’écriai-je avecirritation.

– Non ! répliqua fermement le professeur.

– Quoi ! vous croyez encore à quelque chance desalut ?

– Oui ! certes oui ! et tant que son cœur bat, tantque sa chair palpite, je n’admets pas qu’un être doué de volontélaisse en lui place au désespoir. »

Quelles paroles ! L’homme qui les prononçait en depareilles circonstances était certainement d’une trempe peucommune.

« Enfin, dis-je, que prétendez-vous faire ?

– Manger ce qui reste de nourriture jusqu’à la dernière mietteet réparer nos forces perdues. Ce repas sera notre dernier,soit ! mais au moins, au lieu d’être épuisés, nous seronsredevenus des hommes.

– Eh bien ! dévorons ! » m’écriai-je. Mon oncle pritle morceau de viande et les quelques biscuits échappés aunaufrage ; il fit trois portions égales et les distribua. Celafaisait environ une livre d’aliment pour chacun. Le professeurmangea avidement, avec une sorte d’emportement fébrile ; moi,sans plaisir, malgré ma faim, et presque avec dégoût ; Hans,tranquillement, modérément, mâchant sans bruit de petites bouchéeset les savourant avec le calme d’un homme que les soucis del’avenir ne pouvaient inquiéter. Il avait, en furetant bien,retrouvé une gourde à demi pleine de genièvre ; il nousl’offrit, et cette bienfaisante liqueur eut la force de me ranimerun peu. « Förträfflig ! dit Hans en buvant à son tour.

– Excellente ! » riposta mon oncle. J’avais repris quelqueespoir. Mais notre dernier repas venait d’être achevé. Il étaitalors cinq heures du matin. L’homme est ainsi fait, que sa santéest un effet purement négatif ; une fois le besoin de mangersatisfait, on se figure difficilement les horreurs de lafaim ; il faut les éprouver, pour les comprendre. Aussi, ausortir d’un long jeûne, quelques bouchées de biscuit et de viandetriomphèrent de nos douleurs passées. Cependant, après ce repas,chacun se laissa aller à ses réflexions. À quoi songeait Hans, cethomme de l’extrême occident, que dominait la résignation fatalistedes Orientaux ? Pour mon compte, mes pensées n’étaient faitesque de souvenirs, et ceux-ci me ramenaient à la surface de ce globeque je n’aurais jamais dû quitter. La maison de Königstrasse, mapauvre Graüben, la bonne Marthe, passèrent comme des visions devantmes yeux, et, dans les grondements lugubres qui couraient à traversle massif, je croyais surprendre le bruit des cités de laterre.

Pour mon oncle, « toujours à son affaire », la torche à la main,il examinait avec attention la nature des terrains ; ilcherchait à reconnaître sa situation par l’observation des couchessuperposées. Ce calcul, ou mieux cette estime, ne pouvait être quefort approximative ; mais un savant est toujours un savant,quand il parvient à conserver son sang-froid, et certes, leprofesseur Lidenbrock possédait cette qualité à un degré peuordinaire.

Je l’entendais murmurer des mots de la science géologique ;je les comprenais, et je m’intéressais malgré moi à cette étudesuprême.

« Granit éruptif, disait-il. Nous sommes encore à l’époqueprimitive ; mais nous montons ! nous montons ! Quisait ? »

Qui sait ? Il espérait toujours. De sa main il tâtait laparoi verticale, et, quelques instants plus tard, il reprenaitainsi :

« Voilà les gneiss ! voilà les micaschistes !Bon ! à bientôt les terrains de l’époque de transition, etalors… »

Que voulait dire le professeur ? Pouvait-il mesurerl’épaisseur de l’écorce terrestre suspendue sur notre tête ?Possédait-il un moyen quelconque de faire ce calcul ? Non. Lemanomètre lui manquait, et nulle estime ne pouvait le suppléer.

Cependant la température s’accroissait dans une forte proportionet je me sentais baigné au milieu d’une atmosphère brûlante. Je nepouvais la comparer qu’à la chaleur renvoyée par les fourneauxd’une fonderie à l’heure des coulées. Peu à peu, Hans, mon oncle etmoi, nous avions dû quitter nos vestes et nos gilets ; lemoindre vêtement devenait une cause de malaise, pour ne pas dire desouffrances.

« Montons-nous donc vers un foyer incandescent ?m’écriai-je, à un moment où la chaleur redoublait.

– Non, répondit mon oncle, c’est impossible ! c’estimpossible !

– Cependant, dis-je en tâtant la paroi, cette muraille estbrûlante ! » Au moment où je prononçai ces paroles, ma mainayant effleuré l’eau, je dus la retirer au plus vite. « L’eau estbrûlante ! » m’écriai-je. Le professeur, cette fois, nerépondit que par un geste de colère.

Alors une invincible épouvante s’empara de mon cerveau et ne lequitta plus. J’avais le sentiment d’une catastrophe prochaine, ettelle que la plus audacieuse imagination n’aurait pu la concevoir.Une idée, d’abord vague, incertaine, se changeait en certitude dansmon esprit. Je la repoussai, mais elle revint avec obstination. Jen’osais la formuler. Cependant quelques observations involontairesdéterminèrent ma conviction. À la lueur douteuse de la torche, jeremarquai des mouvements désordonnés dans les couchesgranitiques ; un phénomène allait évidemment se produire, danslequel l’électricité jouait un rôle ; puis cette chaleurexcessive, cette eau bouillonnante !… Je voulus observer laboussole.

Elle était affolée !

Chapitre 43

 

Oui, affolée ! L’aiguille sautait d’un pôle à l’autre avecde brusques secousses, parcourait tous les points du cadran, ettournait, comme si elle eût été prise de vertige.

Je savais bien que, d’après les théories les plus acceptées,l’écorce minérale du globe, n’est jamais dans un état de reposabsolu ; les modifications amenées par la décomposition desmatières internes, l’agitation provenant des grands courantsliquides, l’action du magnétisme, tendent à l’ébranlerincessamment, alors même que les êtres disséminés à sa surface nesoupçonnent pas son agitation. Ce phénomène ne m’aurait donc pasautrement effrayé, ou du moins il n’eût pas fait naître dans monesprit une idée terrible.

Mais d’autres faits, certains détails sui generis, nepurent me tromper plus longtemps. Les détonations se multipliaientavec une effrayante intensité. Je ne pouvais les comparer qu’aubruit que feraient un grand nombre de chariots entraînés rapidementsur le pavé. C’était un tonnerre continu.

Puis, la boussole affolée, secouée par les phénomènesélectriques, me confirmait dans mon opinion. L’écorce minéralemenaçait de se rompre, les massifs granitiques de se rejoindre, lafissure de se combler, le vide de se remplir, et nous, pauvresatomes, nous allions être écrasés dans cette formidableétreinte.

« Mon oncle, mon oncle ! m’écriai-je, nous sommesperdus !

– Quelle est celle nouvelle terreur ? me répondit-il avecun calme surprenant. Qu’as-tu donc ?

– Ce que j’ai ! Observez ces murailles qui s’agitent, cemassif qui se disloque, cette chaleur torride, cette eau quibouillonne, ces vapeurs qui s’épaississent, cette aiguille folle,tous les indices d’un tremblement de terre ! »

Mon oncle secoua doucement la tête.

« Un tremblement de terre ? fit-il.

– Oui !

– Mon garçon, je crois que tu te trompes !

– Quoi ! vous ne reconnaissez pas ces symptômes ?…

– D’un tremblement de terre ? non ! J’attends mieuxque cela !

– Que voulez-vous dire ?

– Une éruption, Axel.

– Une éruption ! dis-je. Nous sommes dans la cheminée d’unvolcan en activité !

– Je le pense, dit le professeur en souriant, et c’est ce quipeut nous arriver de plus heureux ! »

De plus heureux ! Mon oncle était-il donc devenu fou ?Que signifiaient ces paroles ? Pourquoi ce calme et cesourire ?

« Comment ! m’écriai-je, nous sommes pris dans uneéruption ! la fatalité nous a jetés sur le chemin des lavesincandescentes, des roches en feu, des eaux bouillonnantes, detoutes les matières éruptives ! nous allons être repoussés,expulsés, rejetés, vomis, lancés dans les airs avec les quartiersde rocs, les pluies de cendres et de scories, dans un tourbillon deflammes, et c’est ce qui peut nous arriver de plusheureux !

– Oui, répondit le professeur en me regardant par-dessus seslunettes, car c’est la seule chance que nous ayons de revenir à lasurface de la terre ! »

Je passe rapidement sur les mille idées qui se croisèrent dansmon cerveau. Mon oncle avait raison, absolument raison, et jamaisil ne me parut ni plus audacieux ni plus convaincu qu’en ce moment,où il attendait et supputait avec calme les chances d’uneéruption.

Cependant nous montions toujours ; la nuit se passa dans cemouvement ascensionnel ; les fracas environnantsredoublaient ; j’étais presque suffoqué, je croyais toucher àma dernière heure, et, pourtant, l’imagination est si bizarre, queje me livrai à une recherche véritablement enfantine. Mais jesubissais mes pensées, je ne les dominais pas !

Il était évident que nous étions rejetés par une pousséeéruptive ; sous le radeau, il y avait des eaux bouillonnantes,et sous ces eaux toute une pâte de lave, un agrégat de roches qui,au sommet du cratère, se disperseraient en tous les sens. Nousétions donc dans la cheminée d’un volcan. Pas de doute à cetégard.

Mais cette fois, au lieu du Sneffels, volcan éteint, ils’agissait d’un volcan en pleine activité. Je me demandai doncquelle pouvait être cette montagne et dans quelle partie du mondenous allions être expulsés.

Dans les régions septentrionales, cela ne faisait aucun doute.Avant ses affolements, la boussole n’avait jamais varié à cetégard. Depuis le cap Saknussemm, nous avions été entraînésdirectement au nord pendant des centaines de lieues. Or,étions-nous revenus sous l’Islande ? Devions-nous être rejetéspar le cratère de l’Hécla ou par ceux des sept autres montsignivomes de l’île ? Dans un rayon de 500 lieues, à l’ouest,je ne voyais sous ce parallèle que les volcans mal connus de lacôte nord-ouest de l’Amérique. Dans l’est un seul existait sous lequatre-vingtième degré de latitude, l’Esk, dans l’île de JeanMayen, non loin du Spitzberg ! Certes, les cratères nemanquaient pas, et ils se trouvaient assez spacieux pour vomir unearmée tout entière ! Mais lequel nous servirait d’issue, c’estce que je cherchais à deviner.

Vers le matin, le mouvement d’ascension s’accéléra. Si lachaleur s’accrut, au lieu de diminuer, aux approches de la surfacedu globe, c’est qu’elle était toute locale et due à une influencevolcanique. Notre genre de locomotion ne pouvait plus me laisseraucun doute dans l’esprit. Une force énorme, une force de plusieurscentaines d’atmosphères, produite par les vapeurs accumulées dansle sein de la terre, nous poussait irrésistiblement. Mais à quelsdangers innombrables elle nous exposait !

Bientôt des reflets fauves pénétrèrent dans la galerie verticalequi s’élargissait ; j’apercevais à droite et à gauche descouloirs profonds semblables à d’immenses tunnels d’oùs’échappaient des vapeurs épaisses ; des langues de flammes enléchaient les parois en pétillant.

« Voyez ! voyez, mon oncle ! m’écriai-je.

– Eh bien ! ce sont des flammes sulfureuses. Rien de plusnaturel dans une éruption.

– Mais si elles nous enveloppent ?

– Elles ne nous envelopperont pas.

– Mais si nous étouffons ?

– Nous n’étoufferons pas. La galerie s’élargit et, s’il le faut,nous abandonnerons le radeau pour nous abriter dans quelquecrevasse.

– Et l’eau ! l’eau montante ?

– Il n’y a plus d’eau, Axel, mais une sorte de pâte lavique quinous soulève avec elle jusqu’à l’orifice du cratère. »

La colonne liquide avait effectivement disparu pour faire placeà des matières éruptives assez denses, quoique bouillonnantes. Latempérature devenait insoutenable, et un thermomètre exposé danscette atmosphère eût marqué plus de soixante-dix degrés ! Lasueur m’inondait. Sans la rapidité de l’ascension, nous aurions étécertainement étouffés.

Cependant le professeur ne donna pas suite à sa propositiond’abandonner le radeau, et il fit bien. Ces quelques poutres maljointes offraient une surface solide, un point d’appui qui nous eûtmanqué partout ailleurs.

Vers huit heures du matin, un nouvel incident se produisit pourla première fois. Le mouvement ascensionnel cessa tout à coup. Leradeau demeura absolument immobile.

« Qu’est-ce donc ? demandais-je, ébranlé par cet arrêtsubit comme par un choc.

– Une halte, répondit mon oncle.

– Est-ce l’éruption qui se calme ?

– J’espère bien que non. » Je me levai. J’essayai de voir autourde moi. Peut-être le radeau, arrêté par une saillie de roc,opposait-il une résistance momentanée à la masse éruptive. Dans cecas, il fallait se hâter de le dégager au plus vite.

Il n’en était rien. La colonne de cendres, de scories et dedébris pierreux avait elle-même cessé de monter.

« Est-ce que l’éruption s’arrêterait ? m’écriai-je.

– Ah ! fit mon oncle les dents serrées, tu le crains, mongarçon ; mais rassure-toi, ce moment de calme ne saurait seprolonger ; voilà déjà cinq minutes qu’il dure, et avant peunous reprendrons notre ascension vers l’orifice du cratère. »

Le professeur, en parlant ainsi, ne cessait de consulter sonchronomètre, et il devait avoir encore raison dans ses pronostics.Bientôt le radeau fut repris d’un mouvement rapide et désordonnéqui dura deux minutes à peu près, et il s’arrêta de nouveau.

« Bon, fit mon oncle en observant l’heure, dans dix minutes ilse remettra en route.

– Dix minutes ?

– Oui. Nous avons affaire à un volcan dont l’éruption estintermittente. Il nous laisse respirer avec lui. »

Rien n’était plus vrai. À la minute assignée, nous fûmes lancésde nouveau avec une extrême rapidité. Il fallait se cramponner auxpoutres pour ne pas être rejeté hors du radeau. Puis la poussées’arrêta.

Depuis, j’ai réfléchi à ce singulier phénomène sans en trouverune explication satisfaisante. Toutefois il me paraît évident quenous n’occupions pas la cheminée principale du volcan, mais bien unconduit accessoire, où se faisait sentir un effet decontrecoup.

Combien de fois se reproduisit cette manœuvre, je ne saurais ledire. Tout ce que je puis affirmer, c’est qu’à chaque reprise dumouvement, nous étions lancés avec une force croissante et commeemportés par un véritable projectile. Pendant les instants dehalte, on étouffait ; pendant les moments de projection, l’airbrûlant me coupait la respiration. Je pensai un instant à cettevolupté de me retrouver subitement dans les régions hyperboréennespar un froid de trente degrés au-dessous de zéro. Mon imaginationsurexcitée se promenait sur les plaines de neige des contréesarctiques, et j’aspirais au moment où je me roulerais sur les tapisglacés du pôle ! Peu à peu, d’ailleurs, ma tête, brisée parces secousses réitérées, se perdit. Sans les bras de Hans, plusd’une fois je me serais brisé le crâne contre la paroi degranit.

Je n’ai donc conservé aucun souvenir précis de ce qui se passapendant les heures suivantes. J’ai le sentiment confus dedétonations continues, de l’agitation du massif, d’un mouvementgiratoire dont fut pris le radeau. Il ondula sur des flots delaves, au milieu d’une pluie de cendres. Les flammes ronflantesl’enveloppèrent. Un ouragan qu’on eût dit chassé d’un ventilateurimmense activait les feux souterrains. Une dernière fois, la figurede Hans m’apparut dans un reflet d’incendie, et je n’eus plusd’autre sentiment que cette épouvante sinistre des condamnésattachés à la bouche d’un canon, au moment où le coup part etdisperse leurs membres dans les airs.

Chapitre 44

 

Quand je rouvris les yeux, je me sentis serré à la ceinture parla main vigoureuse du guide. De l’autre main il soutenait mononcle. Je n’étais pas blessé grièvement, mais brisé plutôt par unecourbature générale. Je me vis couché sur le versant d’unemontagne, à deux pas d’un gouffre dans lequel le moindre mouvementm’eût précipité. Hans m’avait sauvé de la mort, pendant que jeroulais sur les flancs du cratère.

« Où sommes-nous ? » demanda mon oncle, qui me parut fortirrité d’être revenu sur terre.

Le chasseur leva les épaules en signe d’ignorance.

« En Islande ? dis-je.

– Nej, répondis Hans.

– Comment ! non ! s’écria le professeur.

– Hans se trompe », dis-je en me soulevant. Après les surprisesinnombrables de ce voyage, une stupéfaction nous était encoreréservée. Je m’attendais à voir un cône couvert de neigeséternelles, au milieu des arides déserts des regionsseptentrionales, sous les pâles rayons d’un ciel polaire, au delàdes latitudes les plus élevées, et, contrairement à toutes cesprévisions, mon oncle, l’Islandais et moi, nous étions étendus àmi-flanc d’une montagne calcinée par les ardeurs du soleil qui nousdévorait de ses feux.

Je ne voulais pas en croire mes regards ; mais la réellecuisson dont mon corps était l’objet ne permettait aucun doute.Nous étions sortis à demi nus du cratère, et l’astre radieux,auquel nous n’avions rien demandé depuis deux mois, se montrait ànotre égard prodigue de lumière et de chaleur et nous versait àflots une splendide irradiation.

Quand mes yeux furent accoutumés à cet éclat dont ils avaientperdu l’habitude, je les employai à rectifier les erreurs de monimagination. Pour le moins, je voulais être au Spitzberg, et jen’étais pas d’humeur à en démordre aisément.

Le professeur avait le premier pris la parole et dit :

« En effet, voilà qui ne ressemble pas à l’Islande.

– Mais l’île de Jean Mayen ? répondis-je.

– Pas davantage, mon garçon. Ceci n’est point un volcan du nordavec ses collines de granit et sa calotte de neige.

– Cependant…

– Regarde, Axel, regarde ! » Au-dessus de notre tête, àcinq cents pieds au plus, s’ouvrait le cratère d’un volcan parlequel s’échappait, de quart d’heure en quart d’heure, avec unetrès forte détonation, une haute colonne de flammes, mêlée depierres ponces, de cendres et de laves. Je sentais les convulsionsde la montagne qui respirait à la façon des baleines, et rejetaitde temps à autre le feu et l’air par ses énormes évents.Au-dessous, et par une pente assez roide, les nappes de matièreséruptives s’étendaient à une profondeur de sept à huit cents pieds,ce qui ne donnait pas au volcan une hauteur de cent toises. Sa basedisparaissait dans une véritable corbeille d’arbres verts,

parmi lesquels je distinguai des oliviers, des figuiers et desvignes chargées de grappes vermeilles.

Ce n’était point l’aspect des régions arctiques, il fallait bienen convenir.

Lorsque le regard franchissait cette verdoyante enceinte, ilarrivait rapidement à se perdre dans les eaux d’une mer admirableou d’un lac, qui faisait de cette terre enchantée une île large dequelques lieues, à peine. Au levant, se voyait un petit portprécédé de quelques maisons, et dans lequel des navires d’une formeparticulière se balançaient aux ondulations des flots bleus. Audelà, des groupes d’îlots sortaient de la plaine liquide, et sinombreux, qu’ils ressemblaient à une vaste fourmilière. Vers lecouchant, des côtes éloignées s’arrondissaient à l’horizon ;sur les unes se profilaient des montagnes bleues d’une harmonieuseconformation ; sur les autres, plus lointaines, apparaissaitun cône prodigieusement élevé au sommet duquel s’agitait un panachede fumée. Dans le nord, une immense étendue d’eau étincelait sousles rayons solaires, laissant poindre çà et là l’extrémité d’unemâture ou la convexité d’une voile gonflée au vent.

L’imprévu d’un pareil spectacle en centuplait encore lesmerveilleuses beautés.

« Où sommes-nous ? où sommes-nous ? » répétais-je àmi-voix.

Hans fermait les yeux avec indifférence, et mon oncle regardaitsans comprendre.

« Quelle que soit cette montagne, dit-il enfin, il y fait un peuchaud ; les explosions ne discontinuent pas, et ce ne seraitvraiment pas la peine d’être sortis d’une éruption pour recevoir unmorceau de roc sur la tête. Descendons, et nous saurons à quoi nousen tenir. D’ailleurs je meurs de faim et de soif. »

Décidément le professeur n’était point un esprit contemplatif.Pour mon compte, oubliant le besoin et les fatigues, je seraisresté à cette place pendant de longues heures encore, mais ilfallut suivre mes compagnons.

Le talus du volcan offrait des pentes très raides ; nousglissions dans de véritables fondrières de cendres, évitant lesruisseaux de lave qui s’allongeaient comme des serpents de feu.Tout en descendant, je causais avec volubilité, car mon imaginationétait trop remplie pour ne point s’en aller en paroles.

« Nous sommes en Asie, m’écriai-je, sur les côtes de l’Inde,dans les îles Malaises, en pleine Océanie ! Nous avonstraversé la moitié du globe pour aboutir aux antipodes del’Europe.

– Mais la boussole ? répondit mon oncle.

– Oui ! la boussole ! disais-je d’un air embarrassé. Àl’en croire, nous avons toujours marché au nord.

– Elle a donc menti ?

– Oh !menti !

– À moins que ceci ne soit le pôle nord !

– Le pôle ! non ; mais… »

Il y avait là un fait inexplicable. Je ne savaisqu’imaginer.

Cependant nous nous rapprochions de cette verdure qui faisaitplaisir à voir. La faim me tourmentait et la soif aussi.Heureusement, après deux heures de marche, une jolie campagnes’offrit à nos regards, entièrement couverte d’oliviers, degrenadiers et de vignes qui avaient l’air d’appartenir à tout lemonde. D’ailleurs, dans notre dénuement, nous n’étions point gens ày regarder de si près. Quelle jouissance ce fut de presser cesfruits savoureux sur nos lèvres et de mordre à pleines grappes dansces vignes vermeilles ! Non loin, dans l’herbe, à l’ombredélicieuse des arbres, je découvris une source d’eau fraîche, oùnotre figure et nos mains se plongèrent voluptueusement.

Pendant que chacun s’abandonnait ainsi à toutes les douceurs durepos, un enfant apparut entre deux touffes d’oliviers.

« Ah ! m’écriai-je, un habitant de cette heureusecontrée ! »

C’était une espèce de petit pauvre, très misérablement vêtu,assez souffreteux, et que notre aspect parut effrayerbeaucoup ; en effet, demi-nus, avec nos barbes incultes, nousavions fort mauvaise mine, et, à moins que ce pays ne fût un paysde voleurs, nous étions faits de manière à effrayer seshabitants.

Au moment où le gamin allait prendre la fuite, Hans courut aprèslui et le ramena, malgré ses cris et ses coups de pied.

Mon oncle commença par le rassurer de son mieux et lui dit enbon allemand :

« Quel est le nom de cette montagne, mon petit ami ? »

L’enfant ne répondit pas.

« Bon, fit mon oncle, nous ne sommes point en Allemagne. »

Et il refit la même demande en anglais.

L’enfant ne répondit pas davantage. J’étais très intrigué.

« Est-il donc muet ? » s’écria le professeur, qui, trèsfier de son polyglottisme, recommença la même demande enfrançais.

Même silence de l’enfant.

« Alors essayons de l’italien », reprit mon oncle, et il dit encette langue :

« Dove noi siamo ?

– Oui ! où sommes-nous ? » répétai-je avecimpatience.

L’enfant de ne point répondre.

« Ah çà ! parleras-tu ? s’écria mon oncle, que lacolère commençait à gagner, et qui secoua l’enfant par lesoreilles.

Come si noma questa isola ?

– Stromboli », répondit le petit pâtre, qui s’échappades mains de Hans et gagna la plaine à travers les oliviers.

Nous ne pensions guère à lui ! Le Stromboli ! Queleffet produisit sur mon imagination ce nom inattendu ! Nousétions en pleine Méditerranée, au milieu de l’archipel éolien demythologique mémoire, dans l’ancienne Strongyle, ou Éole tenait àla chaîne les vents et les tempêtes. Et ces montagnes bleues quis’arrondissaient au levant, c’étaient les montagnes de laCalabre ! Et ce volcan dressé à l’horizon du sud, l’Etna, lefarouche Etna lui-même.

« Stromboli ! Stromboli ! » répétai-je. Mon onclem’accompagnait de ses gestes et de ses paroles. Nous avions l’airde chanter un chœur ! Ah ! quel voyage ! quelmerveilleux voyage ! Entrés par un volcan, nous étions sortispar un autre, et cet autre était situé à plus de douze cents lieuesdu Sneffels, de cet aride pays de l’Islande jeté aux confins dumonde ! Les hasards de cette expédition nous avaienttransportés au sein des plus harmonieuses contrées de laterre ! Nous avions abandonné la région des neiges éternellespour celle de la verdure infinie et laissé au-dessus de nos têtesle brouillard grisâtre des zones glacées pour revenir au ciel azuréde la Sicile !

Après un délicieux repas composé de fruits et d’eau fraîche,nous nous remîmes en route pour gagner le port de Stromboli. Direcomment nous étions arrivés dans l’île ne nous parut pas prudent :l’esprit superstitieux des Italiens n’eût pas manqué de voir ennous des démons vomis du sein des enfers ; il fallut donc serésigner à passer pour d’humbles naufragés. C’était moins glorieux,mais plus sûr.

Chemin faisant, j’entendais mon oncle murmurer :

« Mais la boussole ! la boussole, qui marquait lenord ! Comment expliquer ce fait ?

– Ma foi ! dis-je avec un grand air de dédain, il ne fautpas l’expliquer, c’est plus facile !

– Par exemple ! un professeur au Johannaeum qui netrouverait pas la raison d’un phénomène cosmique, ce serait unehonte ! »

En parlant ainsi, mon oncle, demi-nu, sa bourse de cuir autourdes reins et dressant ses lunettes sur son nez, redevint leterrible professeur de minéralogie.

Une heure après avoir quitté le bois d’oliviers, nous arrivionsau port de San-Vicenzo, où Hans réclamait le prix de sa treizièmesemaine de service, qui lui fut compté avec de chaleureusespoignées de main.

En cet instant, s’il ne partagea pas notre émotion biennaturelle, il se laissa aller du moins à un mouvement d’expansionextraordinaire.

Du bout de ses doigts il pressa légèrement nos deux mains et semit à sourire.

Chapitre 45

 

Voici la conclusion d’un récit auquel refuseront d’ajouter foiles gens les plus habitués à ne s’étonner de rien. Mais je suiscuirassé d’avance contre l’incrédulité humaine.

Nous fûmes reçus par les pêcheurs stromboliotes avec les égardsdus à des naufragés. Ils nous donnèrent des vêtements et desvivres. Après quarante-huit heures d’attente, le 31 août, un petitsperonare nous conduisit à Messine, où quelques jours de repos nousremirent de toutes nos fatigues.

Le vendredi 4 septembre, nous nous embarquions à bord duVolturne, l’un des paquebots-postes des messageriesimpériales de France, et, trois jours plus tard, nous prenionsterre à Marseille, n’ayant plus qu’une seule préoccupation dansl’esprit, celle de notre maudite boussole. Ce fait inexplicable nelaissait pas de me tracasser très sérieusement. Le 9 septembre ausoir, nous arrivions à Hambourg.

Quelle fut la stupéfaction de Marthe, quelle fut la joie deGraüben, je renonce à le décrire.

« Maintenant que tu es un héros, me dit ma chère fiancée, tun’auras plus besoin de me quitter, Axel ! »

Je la regardai. Elle pleurait en souriant.

Je laisse à penser si le retour du professeur Lidenbrock fitsensation à Hambourg. Grâce aux indiscrétions de Marthe, lanouvelle de son départ pour le centre de la terre s’était répanduedans le monde entier. On ne voulut pas y croire, et, en lerevoyant, on n’y crut pas davantage.

Cependant le présence de Hans, et diverses informations venuesd’Islande modifièrent peu à peu l’opinion publique.

Alors mon oncle devint un grand homme, et moi, le neveu d’ungrand homme, ce qui est déjà quelque chose. Hambourg donna une fêteen notre honneur. Une séance publique eut lieu au Johannaeum, où leprofesseur fit le récit de son expédition et n’omit que les faitsrelatifs à la boussole. Le jour même, il déposa aux archives de laville le document de Saknussemm, et il exprima son vif regret de ceque les circonstances, plus fortes que sa volonté, ne lui eussentpas permis de suivre jusqu’au centre de la terre les traces duvoyageur islandais. Il fut modeste dans sa gloire, et sa réputations’en accrut.

Tant d’honneur devait nécessairement lui susciter des envieux.Il en eut, et, comme ses théories, appuyées sur des faits certains,contredisaient les systèmes de la science sur la question du feucentral, il soutint par la plume et par la parole de remarquablesdiscussions avec les savants de tous pays.

Pour mon compte, je ne puis admettre sa théorie durefroidissement : en dépit de ce que j’ai vu, je crois et jecroirai toujours à la chaleur centrale ; mais j’avoue quecertaines circonstances encore mal définies peuvent modifier cetteloi sous l’action de phénomènes naturels.

Au moment où ces questions étaient palpitantes, mon oncleéprouva un vrai chagrin. Hans, malgré ses instances, avait quittéHambourg ; l’homme auquel nous devions tout ne voulut pas nouslaisser lui payer notre dette. Il fut pris de la nostalgie del’Islande.

« Färval », dit-il un jour, et sur ce simple mot d’adieu, ilpartit pour Reykjawik, où il arriva heureusement.

Nous étions singulièrement attachés à notre brave chasseurd’eider ; son absence ne le fera jamais oublier de ceuxauxquels il a sauvé la vie, et certainement je ne mourrai pas sansl’avoir revu une dernière fois.

Pour conclure, je dois ajouter que ce Voyage au centre de laterre fit une énorme sensation dans le monde. Il fut impriméet traduit dans toutes les langues ; les journaux les plusaccrédités s’en arrachèrent les principaux épisodes, qui furentcommentés, discutés, attaqués, soutenus avec une égale convictiondans le camp des croyants et des incrédules. Chose rare ! mononcle jouissait de son vivant de toute la gloire qu’il avaitacquise, et il n’y eut pas jusqu’à M. Barnum qui ne lui proposât de« l’exhiber » à un très haut prix dans les États de l’Union.

Mais un ennui, disons même un tourment, se glissait au milieu decette gloire. Un fait demeurait inexplicable, celui de la boussole.Or, pour un savant pareil phénomène inexpliqué devient un supplicede l’intelligence. Eh bien ! le ciel réservait à mon oncled’être complètement heureux.

Un jour, en rangeant une collection de minéraux dans soncabinet, j’aperçus cette fameuse boussole et je me mis àl’observer.

Depuis six mois elle était là, dans son coin, sans se douter destracas qu’elle causait.

Tout à coup, quelle fut ma stupéfaction ! Je poussai uncri. Le professeur accourut.

« Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.

– Cette boussole !…

– Eh bien ?

– Mais son aiguille indique le sud et non le nord !

– Que dis-tu ?

– Voyez ! ses pôles sont changés.

– Changés ! »

Mon oncle regarda, compara, et fit trembler la maison par unbond superbe.

Quelle lumière éclairait à la fois son esprit et lemien !

« Ainsi donc, s’écria-t-il, dès qu’il retrouva la parole,

après notre arrivée au cap Saknussemm, l’aiguille de cettedamnée boussole marquait le sud au lieu du nord ?

– Évidemment.

– Notre erreur s’explique alors. Mais quel phénomène a puproduire ce renversement des pôles ?

– Rien de plus simple.

– Explique-toi, mon garçon.

– Pendant l’orage, sur la mer Lidenbrock, cette boule de feu quiaimantait le fer du radeau avait tout simplement désorienté notreboussole !

– Ah ! s’écria le professeur, en éclatant de rire, c’étaitdonc un tour de l’électricité ? »

À partir de ce jour, mon oncle fut le plus heureux des savants,et moi le plus heureux des hommes, car ma jolie Virlandaise,abdiquant sa position de pupille, prit rang dans la maison deKönigstrasse en la double qualité de nièce et d’épouse. Inutiled’ajouter que son oncle fut l’illustre professeur Otto Lidenbrock,membre correspondant de toutes les sociétés scientifiques,géographiques et minéralogiques des cinq parties du monde.

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Tags: Jules Verne