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Voyage avec un âne dans les Cévennes

Voyage avec un âne dans les Cévennes

de Robert Louis Stevenson

DÉDICACE

Mon cher Sidney Colvin,

Le voyage que raconte ce petit livre me fut très agréable et avantageux. Après un début singulier, j’ai eu meilleure chance à la fin. Mais nous sommes tous des voyageurs dans ce que John Bunyan nomme le désert de ce monde – tous, aussi, des voyageurs avec un âne et ce que nous trouvons de meilleur en route c’est un loyal ami. Bienheureux le voyageur qui en trouve plusieurs ! Nous courons le monde, en fait, pour les rencontrer. Ils sont le but et la récompense de la vie. Ils nous gardent dignes de nous-mêmes et, lorsque nous sommes seuls, nous sommes simplement plus près de l’absent.

Tout livre est, dans sa signification secrète,une lettre ouverte aux amis de l’auteur. Eux seuls en pénètrent l’esprit ; ils découvrent des messages particuliers, des assurances d’affection et des témoignages de gratitude insérés à leur intention à toutes les pages. Le public n’est qu’un patron généreux qui acquitte les frais de poste. Pourtant, quoique la lettre soit adressée à tout le monde, c’est pour nous une vieille et aimable coutume d’en faire expressément hommage à une seule personne. De quoi un homme pourrait-il être fier, sinon de ses amis ? Et, dès lors, mon cher Sidney Colvin, c’est avec orgueil que je me déclare, ici, vôtre affectueusement,

R.L. S.

VELAY

Il y a beaucoup d’êtres puissants et rienn’est plus puissant que l’homme. Il surpasse, par ses ruses, lemonde rural.

SOPHOCLE.

Qui a jamais perdu les fers d’un ânesauvage ?

JOB.

I – LE BOURRIQUET, LA CHARGE ET LEBÂT

Dans une petite localité, nommée Le Monastier,sise en une agréable vallée de la montagne, à quinze milles du Puy,j’ai passé environ un mois de journées délicieuses. Le Monastierest fameux par la fabrication des dentelles, par l’ivrognerie, parla liberté des propos et les dissensions politiques sans égales. Ily a dans cette bourgade des tenants des quatre partis qui divisentla France : légitimistes, orléanistes, impérialistes etrépublicains. Et tous se haïssent, détestent, dénigrent etcalomnient réciproquement. Sauf, quand il s’agit de traiter ou uneaffaire ou de se donner les uns aux autres des démentis dans lesdisputes de cabaret, on y ignore jusqu’à la politesse de la parole.C’est une vraie Pologne montagnarde. Au milieu de cette Babylone,je me suis vu comme un point de ralliement. Chacun avait à cœurd’être aimable et utile pour un étranger. Cela n’était pas dûsimplement à l’hospitalité naturelle des montagnards, ni même àl’étonnement qu’on y avait de voir vivre de son plein gré auMonastier un homme qui aurait pu tout aussi bien habiter enn’importe quel autre endroit du vaste monde ; cela tenait pourune grande part, à mon projet d’excursionner vers le Sud, à traversles Cévennes. Un touriste de mon genre était jusqu’alors choseinouïe dans cette région. On m’y considérait avec une piétédédaigneuse comme un individu qui aurait décidé un voyage dans lalune. Toutefois, non sans un intérêt déférent comme enversquelqu’un en partance vers le Pôle inclément. Chacun était disposéà m’aider dans mes préparatifs. Une foule de sympathisantsm’appuyait au moment critique d’un marché. Je ne faisais plus unpas qui ne fût illustré par une tournée de chopines et célébré parun dîner ou un déjeuner.

On était déjà à la veille d’octobre que jen’étais pas encore prêt à partir. Pourtant aux altitudes oùconduisait ma route, il n’y avait pas lieu d’escompter un étéindien. J’avais résolu, sinon de camper dehors, du moins d’avoir àma disposition les moyens de le faire. Rien n’est, en effet, plusfastidieux pour un type débonnaire, que la nécessité d’atteindre unrefuge dès que vient la brune. Au surplus, l’hospitalité d’uneauberge de village n’est point toujours une infailliblerecommandation à qui chemine péniblement à pied. Une tente, surtoutpour un touriste solitaire, ne laisse point d’être ennuyeuse àdresser, ennuyeuse encore à démonter et même, durant la marche,elle fournit un évident aspect particulier au bagage. Un sac decouchage, par contre, est toujours prêt : il suffit de s’yinsinuer. Il sert à double fin : de lit pendant la nuit, devalise pendant le jour et il ne dénonce pas à tout passant curieuxvos intentions de coucher dehors. C’est là un point important. Siun campement n’est pas secret, ce n’est qu’un endroit de reposillusoire. On devient un homme public. Le paysan sociable visitevotre chevet après un souper hâtif et vous voilà dans l’obligationde dormir un œil ouvert et de vous lever avant l’aube. Je medécidai pour un sac de couchage et, après maintes recherches au Puyet pas mal de dépenses culinaires pour moi-même et mes conseillers,un sac « à viande » fut dessiné, bâti et apporté chez moien triomphe.

L’enfant de mon invention avait quasiment sixpieds carrés, outre deux flanquets triangulaires pour servird’oreiller, la nuit, et de couvercle et de poche, le jour, à cesac. Je l’appelle « sac », mais ce ne fut jamais un sacque par euphémisme. C’était seulement une sorte de long rouleau ousaucisson en bâche verte imperméable à l’extérieur et en fourrurede mouton bleue à l’intérieur. Commode comme valise, sec et chaudcomme lit. Chambre à coucher spacieuse pour une seule personne et,à la rigueur, pouvant servir pour deux. Je pouvais m’y enfoncerjusqu’au cou. Car, ma tête je la confiais à une casquette en poilde lapin, munie d’un rebord à rabattre sur les oreilles et d’uncordon à passer sous le nez en manière de respirateur. En cas depluie sérieuse, je me proposais de me fabriquer moi-même une menuetente, ou plutôt un tendelet, au moyen de mon waterproof, de troispierres et d’une branche inclinée.

On comprendra sans peine que je ne pouvaisporter cet énorme attirail sur mes propres épaules – simplementhumaines. Restait à choisir une bête de somme. Or, un cheval est,d’entre les animaux, comme une jolie femme, capricieux, peureux,difficile sur la nourriture et de santé fragile. Il est de tropgrande valeur et trop indocile pour être abandonné à lui-même, ensorte que vous voilà rivé à votre monture comme à un compagnon dechaîne sur une galère. Un chemin difficultueux affole le cheval,bref c’est un allié exigeant et incertain qui ajoute centcomplications aux embarras du voyageur. Ce qu’il me fallait c’étaitun être peu coûteux, point encombrant, endurci, d’un tempéramentcalme et placide. Toutes ces conditions requises désignaient unbaudet.

Habitait au Monastier un vieillardd’intelligence plutôt médiocre selon certains, que poursuivait lamarmaille des rues et connu à la ronde sous le nom de Père Adam.Or, Père Adam avait une carriole et, pour la tirer, une chétiveânesse, pas beaucoup plus grosse qu’un chien, de la couleur d’unesouris, avec un regard plein de bonté et une mâchoire inférieurebien dessinée. Il y avait autour de la coquine, quelque chose desimple, de racé, une élégance puritaine, qui frappa aussitôt monimagination. Notre première rencontre eut lieu sur la place dumarché, au Monastier. Afin de prouver son excellente humeur, lesenfants à tour de rôle s’installèrent sur son dos pour unepromenade et, l’un après l’autre, tête première, pirouettèrent enl’air, jusqu’à ce que le manque de confiance commençât de régner aucœur de cette jeunesse et que l’épreuve cessât faute deconcurrents. J’étais déjà soutenu par une députation de mes amis,mais comme si cela ne suffisait pas, tous les acheteurs et vendeursm’entourèrent et m’aidèrent au marchandage. L’ânesse et moi et PèreAdam devînmes le centre d’un vrai brouhaha pendant presque unedemi-heure. Enfin, la bête me fut cédée à raison de soixante-cinqfrancs et d’un verre d’eau-de-vie. Le sac avait déjà coûtéquatre-vingts francs et deux verres de bière, de sorte queModestine (ainsi la baptisai-je sur-le-champ) était, tout comptefait, l’article le meilleur marché. En vérité, il en devait êtreainsi, car l’ânesse n’était qu’un accessoire de ma literie ou unbois de lit automatique sur quatre pieds.

J’eus une dernière entrevue avec le Père Adamdans une salle de billard, à l’heure ensorcelante de l’aurore,lorsque je lui administrai l’eau-de-vie. Il se déclara fort ému parla séparation et affirma qu’il avait souvent acheté du pain blancpour son bourriquet, alors qu’il s’était contenté de pain bis pourlui-même. Mais ceci, à s’en référer aux meilleures autorités,devait être un écart d’imagination. Il était réputé en ville pourmaltraiter brutalement le baudet. Pourtant il est certain qu’ilversa une larme et que la larme traça un sillon propre jusqu’au basd’une joue.

Sur le conseil d’un fallacieux bourrelier del’endroit, une sellette en cuir me fut fabriquée, munie decourroies afin d’attacher mon paquetage et, pensif, j’achevai monéquipement et disposai mon trousseau. En manière d’armes et debatterie de cuisine, je pris un revolver, une petite lampe à alcoolet une poêle, une lanterne et quelques chandelles d’un sou, uncouteau de poche et une large gourde en peau. Le principalchargement consistait en deux assortiments complets de vêtements derechange – outre mes habits de voyage en velours campagnard, monpaletot de marin et un chandail en tricot – quelques livres, macouverture de voyage qui, elle aussi en forme de sac, me faisaitdouble enveloppe pour les nuits froides. La réserve permanenteétait représentée par des plaquettes de chocolat et des boîtes desaucisses boulonnaises. Tout cela, à l’exception de ce que jeportais sur moi, fut facilement entassé dans le sac en peau demouton et, par une heureuse inspiration, j’y ajoutai mon havresacvide, plutôt par commodité de portage que dans la pensée qu’ilpourrait m’être nécessaire au cours de mon voyage. Pour les besoinsles plus pressants, je pris un gigot froid de mouton, une bouteillede beaujolais et une provision importante de pain bis et blanc,comme Père Adam, pour moi-même et le baudet ; toutefois, dansmon projet, la destination de ces derniers objets étaitinverse.

Les gens du Monastier, de toutes nuancesd’opinion politique, s’accordèrent pour me prédire maintesmésaventures grotesques et me menacer de mort subite dans desconditions extravagantes. Sur froid, loups, voleurs et par-dessustout les mauvais tours de la nuit était quotidiennement etéloquemment appelée mon attention. Pourtant, dans cesvaticinations, on négligeait l’évident, le véritable danger. Commechrétien c’est de mon bagage que j’ai eu à souffrir en chemin.Avant de raconter mes malchances personnelles, que l’on me permettede dire en peu de mots la leçon de mon expérience. Si le paquetageest bien attaché par des courroies aux extrémités et pend à pleinelongueur, – pas replié en deux, bon Dieu ! – à travers laselle de bât, le voyageur n’a rien à craindre. La selle de bâtpourra certes n’être point ajustée, telle est l’imperfection denotre vie éphémère ; elle pourra assurément glisser et tendreà se renverser, mais il y a des pierres de chaque côté d’une routeet on apprend bientôt l’art de corriger n’importe quel penchant audéséquilibre au moyen d’un caillou bien placé.

Le jour de mon départ, j’étais debout un peuaprès cinq heures. Vers six heures, nous commençâmes à charger lebaudet et dix minutes plus tard mes espérances gisaient dans lapoussière. Le bât ne prétendait pas tenir sur le dos de Modestine,même une demi-minute. Je le renvoyai à son fabricant avec lequelj’eus une prise de bec tellement injurieuse que le trottoir de larue était garni, de nous à vous, d’une foule de badauds quiregardaient et écoutaient. Le bât changea de mains avec beaucoup devivacité. Peut-être serait-il plus exact de dire que nous nous lejetâmes réciproquement à la tête. En tout cas, étions-nous fortéchauffés et inamicaux et parlions-nous avec une excessiveliberté.

J’obtins une banale selle de bât – unebarde comme on dit – qui convenait à Modestine et une foisde plus je la chargeai de mon attirail. Le sac replié, mon paletotmarin (car il faisait chaud et j’allais marcher en vareuse) unelongue miche de pain noir et un panier sans couvercle quirenfermait le pain blanc, le gigot de mouton et les bouteillesfurent accrochés ensemble par une série de nœuds fort perfectionnéset j’en examinai le résultat avec une vaine satisfaction. Dans unmonstrueux chargement de ce genre, le fardeau entier portait surl’encolure du baudet et rien en dessous ne faisant contrepoids, surun bât aux sangles neuves qui n’avait jamais servi à l’équipementde l’animal, accroché au surplus par des courroies neuves aussiqu’on pouvait s’attendre à voir s’élargir et se distendre pendantla route, même le touriste le plus insoucieux aurait pressenti unecatastrophe imminente. Ce système perfectionné de nœuds, ausurplus, était l’œuvre de trop nombreux sympathisants pour êtreréalisé fort habilement. Il est vrai qu’ils avaient serré lescordes énergiquement. Pas moins de trois à la fois, un pied surl’arrière-train de Modestine, ils tirèrent là-dessus grinçant desdents. Or, j’appris par la suite qu’une seule personne entendue,sans le moindre déploiement de force, pouvait faire plus efficacebesogne qu’une demi-douzaine de domestiques enthousiastes et entranspiration. Mais je n’étais alors qu’un novice. Même après lamésaventure du bât, rien ne pouvait troubler ma confiance et jefranchis le seuil de l’écurie comme un bœuf se dirige àl’abattoir.

II – L’ÂNIER INEXPÉRIMENTÉ

La cloche du Monastier sonnait juste neufheures, lorsque j’en eus terminé avec ces ennuis préliminaires etdescendis la colline à travers les prés communaux. Aussi longtempsque je demeurai en vue des fenêtres, un secret amour-propre et lapeur de quelque défaite ridicule me retinrent de sourdes menéescontre Modestine. Elle avançait d’un pas trébuchant sur ses quatrepetits sabots, avec une sobre délicatesse d’allure. De temps entemps, elle secouait les oreilles ou la queue et elle paraissait simenue sous la charge qu’elle m’inspirait des craintes. Noustraversâmes le gué sans difficultés. Il n’y avait aucun doute à cesujet, elle était la docilité même. Puis, une fois sur l’autrebord, où la route commence son ascension à travers les bois depins, je pris dans la main droite l’impie bâton du commandement et,avec une vigueur tremblante, j’en fis application au baudet.Modestine activa sa marche pendant peut-être trois enjambées, puisretomba dans son premier menuet. Un autre coup eut le même résultatet aussi le troisième. Je suis digne du nom d’Anglais et c’estviolenter ma conscience que de porter rudement la main sur unepersonne du sexe. Je cessai donc et j’examinai la bête de la têteaux pieds : les pauvres genoux de l’ânesse tremblaient et sarespiration était pénible. De toute évidence, elle ne pouvaitmarcher plus vite sur une colline. Dieu m’interdit, pensai-je, debrutaliser cette innocente créature. Qu’elle aille de son pas etque je la suive patiemment !

Ce qu’était cette allure, aucune phrase neserait capable de la décrire. C’était quelque chose de beaucoupplus lent qu’une marche, lorsque la marche est plus lente qu’unepromenade. Elle me retenait chaque pied en suspens pendant un tempsincroyablement long. En cinq minutes, elle épuisait le courage etprovoquait une irritation dans tous les muscles de la jambe. Etpourtant, il me fallait me garder tout à proximité de l’âne etmesurer mon avance exactement sur la sienne. Si, en effet, jeralentissais de quelques mètres à l’arrière ou si je la devançaisde quelques mètres, Modestine s’arrêtait aussitôt et se mettait àbrouter. L’idée que ce manège pouvait durer ainsi jusqu’à Alais mebrisait quasiment le cœur. De tous les voyages imaginables,celui-ci promettait d’être fastidieux. Je m’efforçais de me répéterqu’il faisait une journée délicieuse. Je m’efforçais d’exorciser,en fumant, mes fâcheux présages. Mais la vision me restait sanscesse présente de longues, longues routes au sommet des monts ou aucreux des vallées, où deux êtres se mouvaient d’une façoninfinitésimale, pied à pied, un mètre à la minute et, comme lesfantômes ensorcelés d’un cauchemar, sans se rapprocher jamais duterme.

Sur ces entrefaites, voici que monta derrièrenous un gros paysan, âgé peut-être d’une quarantaine d’années, demine ironique et bourrue et vêtu de la veste verdâtre de lacontrée. Il nous surprit cheminant côte à côte et s’arrêta pourregarder notre pitoyable avance.

– Votre baudet, dit-il, est trèsvieux ?

Je lui répondis que je ne le pensais pas.

– Alors, supposa-t-il, il vient de fortloin ?

Je lui répondis que nous venions seulement dequitter le Monastier.

– Et vous marchez commeça ! s’écria-t-il. Et rejetant la tête en arrière ilpartit d’un long et cordial éclat de rire. Je le regardai, déjàprêt à demi à me sentir offensé, tant qu’il eût satisfait à sonhilarité. Et alors : « Vous n’avez pas à avoir aucunepitié pour ces animaux », fit-il. Et arrachant une verge à unbuisson, il se mit à en fouetter Modestine sur l’arrière-train, enpoussant un cri. La malheureuse redressa les oreilles et partitsans façons à une vive allure qu’elle garda sans ralentir, sanstémoigner du moindre symptôme de détresse, aussi longtemps que lepaysan resta près de nous. Son premier essoufflement et sontremblement n’avaient été, j’ai regret de le dire, que comédie.

Mon « deus ex machina », avant de mequitter me donna un excellent, quoique inhumain conseil. Il me letendit, en même temps que la baguette qui, déclara-t-il, seraitplus finement sentie que mon bâton. Finalement, il m’apprit levéritable cri ou le mot maçonnique des âniers :« Prout ! » Tout le temps, il me regarda d’un airsardonique et comique, gênant à supporter, et il se moqua de mamanière de mener un baudet, comme j’aurais pu me moquer de sonorthographe ou de sa veste verdâtre. Mais ce n’était pas mon tourpour l’instant.

J’étais fier de mon savoir neuf et pensais quej’avais appris à perfection l’art de conduire. Et, certes,Modestine accomplit des prodiges durant le reste de l’avant-midi etj’avais large espace où respirer et loisir de regarder. C’étaitdimanche. Les champs de la montagne étaient tous déserts dans laclarté du soleil et, tandis qu’au bas de la côte, nous traversionsSaint-Martin-de-Fugères, l’église débordait de fidèles jusque surle seuil. Il y avait des gens agenouillés au-dehors sur les marcheset le bruit du plain-chant du prêtre m’arriva de l’intérieurobscur. Cela me donna aussitôt une impression de famille, car jesuis, pour ainsi dire, un compatriote du dimanche et toutes lesobservances du dimanche, comme l’accent écossais, agitent en moides sentiments complexes : reconnaissance et le contraire. Iln’y a qu’un voyageur, qui surgit là comme un évadé d’une autreplanète, à pouvoir goûter exactement la paix et la beauté de lagrande fête ascétique. La vue de la contrée au repos lui fait dubien à l’âme. Il y a quelque chose de meilleur que la musique dansle vaste silence insolite, et qui dispose à d’agréables penséescomme le bruit d’une mince rivière ou la chaleur du clairsoleil.

Dans cet agréable état d’esprit, je descendisla colline, jusqu’à l’endroit où est situé Goudet, à la pointeverdoyante d’une vallée, en face du Château de Beaufort sur unebutte rocheuse et du cours d’eau, limpide comme cristal, qui meurtdans un étang les séparant. D’au-dessus et d’en dessous, on peutl’entendre qui sinue parmi les pierres, aimable jouvenceau defleuve qu’il semble absurde d’appeler la Loire. De toutes parts,Goudet est encerclé par des montagnes ; des sentesrocailleuses, praticables au mieux par des ânes, rattachent lalocalité au reste de la France. Et hommes et femmes y boivent etsacrent dans leur coin de verdure où, du seuil de leurs demeures,lèvent les yeux, l’hiver, vers les pics ceints de neiges, dans unisolement qu’on jurerait pareil à celui des Cyclopes homériques.Mais, il n’en est rien. Le facteur atteint Goudet avec son sacpostal. La jeunesse ambitieuse de Goudet est à moins d’unedemi-journée de marche du chemin de fer du Puy. Et là, à l’auberge,vous pouvez trouver le portrait gravé du neveu de l’hôtelier :Régis Senac, « professeur d’escrime et champion des deuxAmériques », une distinction qu’il a conquise, là-bas, avec lasomme de cinq cents dollars, au Tammany Hall, New York, le10 avril 1876.

Je dépêchai mon repas de midi et bientôt enavant de nouveau ! Hélas ! tandis que nous grimpionsl’interminable colline sur l’autre versant :« prout » semblait avoir perdu sa vertu. Je« proutais » comme un lion, je « proutais »doucereusement comme un pigeon qui roucoule, mais Modestine n’étaitni attendrie ni intimidée. Elle s’en tenait, opiniâtre, à sonallure. Rien, sinon un coup ne l’aurait fait bouger et encore pourune seconde. Je devais la talonner en lui cinglant les côtes, sanscesse. Un arrêt d’un moment dans cette ignoble besogne et ellerécidivait à son allure particulière. Je crois que je n’ai jamaisentendu parler de personne en aussi abjecte situation. Je voulaisatteindre le lac du Bouchet, où j’avais l’intention de camper,avant le coucher du soleil, et, pour n’en conserver que l’espoir,il me fallait immédiatement maltraiter cet animal résigné. Le bruitdes coups que je lui administrais m’écœurait. Une fois, tandis queje la regardais, elle me parut ressembler vaguement à une dame dema connaissance qui m’avait autrefois accablé de ses bontés. Etcela ajouta au dégoût de ma cruauté.

Pour comble de malchance, nous rencontrâmes unautre baudet, vagabondant à son gré sur le bord de la route. Or,cet autre baudet se trouvait par hasard un Monsieur. Lui etModestine se rencontrèrent en manifestant leur plaisir et je dusséparer leur couple et rabattre leur jeune ardeur par une nouvelleet fiévreuse bastonnade. Si l’autre bourriquet avait eu sous lapeau un cœur de mâle, il serait tombé sur moi à coup de dents et desabots et c’eût été du moins une sorte de consolation, – il étaittout à fait indigne de la tendresse de Modestine. Mais cet incidentm’attrista comme tout ce qui me rappelait le sexe de mon âne.

Il faisait une chaleur d’étuve en remontant lavallée, sans un souffle de vent, un soleil ardent sur mes épauleset il me fallait jouer si constamment du bâton que la sueur coulaitdans mes yeux. Toutes les cinq minutes, aussi, le paquetage, lepanier, le paletot marin inclinaient fâcheusement, d’un côté ou del’autre et j’étais contraint d’arrêter Modestine, à l’instantprécis où j’avais obtenu d’elle une cadence acceptable de deuxmilles à l’heure, pour tirailler, pousser, épauler ou réajuster lechargement. Et, à la fin, dans le village d’Ussel, le bât et lefourniment au complet, firent un tour de conversion et sevautrèrent dans la poussière, sous le ventre de l’ânesse. Elle, aucomble de la joie, aussitôt se redressa et parut sourire et ungroupe d’un homme, de deux femmes, et deux enfants survint et,debout autour de moi, en demi-cercle, l’encouragèrent par leurexemple.

J’avais un mal du diable à remettre l’attirailen place et à la minute où j’y avais réussi sans hésiter, ildégringolait et retombait de l’autre côté. On juge si j’étaisfurieux ! Pourtant nulle main ne s’offrait pour me prêterassistance. L’homme à dire vrai, observa que je devrais avoir unpaquetage d’autre forme. Je lui conseillai, s’il ne connaissaitrien de mieux sur la question dans mon état, de tenir au moins salangue. Et le drôle au bon naturel en convint en me souriant.J’étais dans la plus pitoyable situation. Il fallut tout simplementme contenter du paquetage pour Modestine et assumer les autresarticles, comme ma part de portage : un bâton, une bouteillede deux pintes, une vareuse de pilote aux poches lourdementchargées, deux livres de pain bis, un panier sans couvercle emplide viandes et de récipients. Je crois que je peux dire que je nesuis point dépourvu de grandeur d’âme, car je ne reculai pas devantcet infamant fardeau. Je le disposai, Dieu sait comme, de façon àle rendre à moitié portatif, et je me mis à diriger Modestine àtravers le village. Elle tentait, selon son invariable habitude, eneffet, de pénétrer dans toute maison ou courette, tout le long duchemin. Et, encombré comme je l’étais, sans nulle main pourm’aider, aucune phrase ne saurait donner une idée de mesdifficultés. Un ecclésiastique et six ou sept autres examinaientune église en voie de réparation et ses acolytes et lui se mirent àrire à gorge déployée dès qu’ils me virent en cet état. Je mesouvins d’avoir ri moi-même lorsque j’avais vu de braves gens enlutte avec l’adversité sous les espèces d’un bourriquet et cesouvenir me remplit de remords. C’était dans mes jours insoucieuxd’autrefois, avant que m’advînt cet ennui-ci. Dieu sait du moinsque je n’en ai jamais plus ri depuis, pensais-je. Oh ! quellecruauté pourtant dans pareille exhibition pour ceux qui s’ytrouvent engagés !

À peine hors du village, Modestine, possédéedu démon, jeta son dévolu sur un chemin de traverse et refusapositivement de le quitter. Je laissai choir tous mes ballots et,j’ai honte de l’avouer, cognai par deux fois la coupable, en pleinefigure. C’était pitoyable de la voir lever la tête, les yeux closcomme si elle attendait une autre correction. Je me rapprochai enhurlant, mais j’agis plus sagement que cela et je m’assis carrémentsur le bord de la route, afin d’envisager ma situation sousl’influence lénifiante du tabac et d’une goutte de brandy.Modestine, pendant ce temps-là, croquait quelques morceaux de painbis d’un air d’hypocrite contrition. Il était clair que je devaisoffrir un sacrifice aux dieux du naufrage. Je jetai au loin laboîte vide destinée à contenir du lait ; je jetai au loin monpain blanc et, dédaignant de supporter une perte générale, jegardai le pain noir pour Modestine. Enfin je lançai au loin legigot froid de mouton et le fouet à œufs, bien que ce dernier mefût cher. Ainsi trouvai-je place pour chaque chose dans le panieret même je fourrai sur le haut ma vareuse de batelier. Ce panier,au moyen d’un bout de ficelle, je le suspendis en bandoulière et,bien que la corde me sciât l’épaule, et que le surtout pendîtpresque à ras du sol, c’est d’un cœur plus allègre que je repris maroute.

J’avais désormais un bras libre pour rosserModestine et je la châtiai sans ménagement. Si je voulais atteindrele bord du lac avant l’obscurité, elle devait mettre ses jambesgrêles à vive cadence. Déjà le soleil avait sombré dans unbrouillard précurseur du vent et, quoiqu’il demeurât quelquestraînées d’or au loin vers l’est, sur les monts et les obscurs boisde sapins, l’atmosphère entière était grise et froide autour denotre sente à l’horizon. Une multitude de chemins de traversecampagnards conduisaient ici et là parmi les champs. C’était unlabyrinthe sans la moindre issue. Je pouvais apercevoir madestination en levant la tête ou plutôt le pic qui dominait monbut. Quant à choisir, comme je m’en flattai, les routes finissaienttoujours par s’éloigner de ce but, par sinuer en arrière vers lavallée ou par ramper au nord à la base des montagnes. Le jourdéclinant, la couleur se dégradant, la région rocailleuse, sansintimité et nue que je traversais, me jetèrent dans une sorte dedécouragement. Je vous prie de le croire, le gourdin ne demeuraitpoint inactif. J’estime que chaque pas convenable que faisaitModestine doit m’avoir coûté au moins deux coups bien appliqués. Onn’entendait d’autre bruit dans les alentours que celui de mabastonnade infatigable.

Tout à coup, au fort de mes épreuves, lechargement, une fois de plus, mordit la poussière et, comme parenchantement, toutes les cordes se rompirent avec ensemble et laroute fut jonchée de mes précieux trésors. Le paquetage était àrefaire depuis le début et, comme il s’agissait pour moi d’inventerun nouveau et meilleur système, je suis persuadé d’y avoir perduune demi-heure. Il commençait à faire sérieusement noir, lorsquej’atteignis un désert d’herbage et de pierrailles. Ça avait l’airde ressembler à une route qui aurait conduit partout à la fois. Jeme sentais tomber dans un état voisin du désespoir, lorsquej’aperçus deux êtres qui avançaient dans ma direction au milieu desgalets. Ils marchaient l’un derrière l’autre comme des mendiants,mais leur allure était extraordinaire. Le fils était en tête :un type de haute taille, mal bâti, l’air sombre, pareil à unÉcossais. La mère suivait, toute dans ses atours du dimanche, avecà son bonnet une guimpe élégamment brodée, et, perché là-dessus, unchapeau de feutre neuf. Elle proférait, tandis qu’elle exagéraitses enjambées, cotillons retroussés, une kyrielle de juronsobscènes et blasphématoires.

J’interpellai le fils et lui demandai de memettre dans la bonne voie. Il m’indiqua vaguement l’ouest et lenord-ouest, marmonna une explication inintelligible et, sansralentir un instant son allure, poursuivit sa route, cependantqu’il coupait directement ma sente en arrivant. La mère suivit sansmême lever la tête. Je les appelai et les appelai encore, mais ilscontinuèrent à escalader le flanc du coteau et firent la sourdeoreille à mes clameurs de détresse. À la fin, abandonnant Modestineà elle-même, je fus contraint de leur courir après, tout en leshélant pendant ce temps. Ils s’arrêtèrent, tandis que jem’approchais, la mère sacrant toujours et je pus voir que c’étaitune femme à l’air respectable de matrone, pas laide du tout. Lefils, une fois de plus, me répondit d’une façon bourrue etinintelligible et se disposa à repartir. Mais alors, je saisis aucollet la mère qui était la plus rapprochée de moi et m’excusant decette violence, je déclarai que je n’en démordrai point, tantqu’ils ne m’eussent indiqué la bonne route. Ils ne furent ni l’unni l’autre offensés, plutôt radoucis qu’autrement et me dirent queje n’avais qu’à les suivre. Et puis la mère me demanda qu’est-ceque je pouvais bien avoir à faire à pareille heure près du lac. Jelui répondis, à la façon écossaise, en m’informant si elle-mêmeallait loin. Elle me dit, après un nouveau juron, qu’elle en avaitpour une heure et demie de route devant elle. Et puis, sans autreau revoir, le couple continua de grimper au flanc de la montagnedans l’obscurité croissante.

Je retournai chercher Modestine, la fisdémarrer bon train en avant et, après une pénible ascension devingt minutes, j’atteignis le bord d’un plateau. Le spectacle, enconsidérant mon trajet de ce jour, était ensemble sauvage etattristant. Le mont Mézenc et les pics derrière Saint-Julien sedétachaient en masses coupantes sur une lumière froide à l’est, etle banc intermédiaire de coteaux avait sombré entier dans un vastemarécage d’ombre, sauf, çà et là, le tracé en noir d’un pain desucre boisé et, çà et là, un emplacement blanchâtre irrégulier quireprésentait une ferme et ses cultures et, çà et là, un creuxobscur à l’endroit où la Loire, la Gazeille ou la Laussonneerraient dans une gorge.

Bientôt nous fûmes sur une grand-route ettroublante fut ma surprise d’apercevoir un village de quelqueimportance tout proche. Car, on m’avait raconté que le voisinage dulac n’avait d’autres habitants que des truites. La route poudroyaitdans le crépuscule d’enfants rentrant au logis du bétail ramené deschamps. Et un couple de femmes installées à califourchon sur leurcheval, chapeau, coiffe et tout, me dépassa à un trot martelé.Elles revenaient du canton où elles avaient été à l’église et aumarché. Je demandai à l’un des gamins où je me trouvais. AuBouchet-Saint-Nicolas me dit-il. Là, à un mille environ au sud dema destination et sur l’autre versant d’un respectable sommetm’avaient conduit ces routes inextricables et la paysannerietrompeuse. Mon épaule était entamée et me faisait beaucoupsouffrir, mon bras me lancinait comme une rage de dents, d’uncontinuel battement. J’envoyai à tous les diables le lac et monintention d’y camper et m’enquis d’une auberge.

III – J’AI UN AIGUILLON

L’auberge du Bouchet-Saint-Nicolas était desmoins prétentieuses que j’aie jamais visitées, mais j’en visbeaucoup plus de ce genre durant mon voyage. Elle était, en effet,typique de ces montagnes françaises. Qu’on imagine une maisoncampagnarde à deux étages avec un banc devant la porte, la cuisineet l’étable contiguës, de sorte que Modestine et moi pouvions nousentendre dîner réciproquement. Ameublement des plus sommaires, solde terre battue, un dortoir unique pour les voyageurs et sans autrecommodité que des lits. Dans la cuisine, cuisson et manger vont depair et la famille y dort la nuit. Quiconque a la fantaisie defaire sa toilette doit y procéder en public à la table commune. Lanourriture est parfois frugale : du poisson sec et uneomelette ont constitué en plus d’un cas mon menu. Le vin y est desplus médiocres, l’eau-de-vie abominable. Et la visite d’une énormetruie grognant sous la table et se frottant à vos jambes n’est pasun impossible accompagnement du repas.

Mais les gens de l’auberge, neuf fois sur dix,se montrent cordiaux et empressés. Aussitôt que vous avez passé leseuil, vous cessez d’être un étranger et, quoique ces paysanssoient rudes et peu expansifs sur la grand-route, ils témoignentd’une notion de gentil savoir-vivre, dès que vous partagez leurfoyer. Au Bouchet, par exemple, j’ai débouché ma bouteille debeaujolais et j’ai invité l’hôte à se joindre à moi. Il n’en voulutprendre qu’un rien.

– Je suis amateur de vin comme ça,voyez-vous, dit-il et je suis capable de ne point vous en laisser àsuffisance.

Dans ces auberges de peu, le voyageur s’attendà manger à la pointe de son couteau. À moins qu’il n’en réclame un,nul autre ne lui sera fourni. Avec un verre, un chanteau de pain,une fourchette de fer, la table est complètement dressée. Moncouteau fut copieusement admiré par le propriétaire du Bouchet etle ressort le remplit d’étonnement.

– Je n’en ai jamais vu de semblable,fit-il. Je parierais, ajouta-t-il, en le soupesant dans sa paume,qu’il ne coûte pas moins de cinq francs.

Quand je lui eus assuré qu’il en avait coûtévingt, il esquissa une moue.

C’était un doux vieillard, gentil, sensible,aimable, étonnamment ignorant. Sa femme, qui n’était pas demanières si plaisantes, savait lire, encore que je ne suppose pasqu’elle le fit jamais. Elle témoignait d’une certaine intelligenceet parlait d’un ton tranchant comme quelqu’un qui porte lesculottes.

– Mon homme ne connaît rien, dit-elle,avec un mouvement de tête agacé. Il est comme les bêtes !

Et le vieux Monsieur donna acquiescement dubonnet. Il n’y avait point mépris de la part de l’épouse, ni hontechez le mari. Les faits étaient admis loyalement et ne tiraient pasautrement à conséquence.

Je fus minutieusement contre-questionné ausujet de mon voyage et la dame comprit en un instant. Elle esquissace que j’écrirai dans mon livre à mon retour : « Si lesgens moissonnent ou non en tel ou tel endroit ; s’il y a desforêts ; des traits de mœurs, ce que par exemple, moi-même etle maître de la maison nous vous disons ; les beautés de lanature et tout ça. » Et elle m’interrogea du regard.

– C’est précisément ça, répondis-je.

– Vous voyez, ajouta-t-elle pour sonmari, j’ai compris.

Ils furent tous deux fort intrigués parl’histoire de mes mésaventures.

– Au matin, m’annonça le mari, je vousfabriquerai quelque chose de meilleur que votre bâton. Des bêtescomme ça, ça ne sent rien ; le proverbe le dit : durcomme un âne. Vous pourriez assommer votre baudet avec ungourdin et pourtant n’en point venir à bout.

Quelque chose de meilleur ! J’ignorais cequ’il m’offrait.

Le dortoir était meublé de deux lits. J’enobtins un et je dois convenir que je fus un peu ahuri de trouver unjeune homme et sa femme et leur gosse en train de monter dansl’autre. C’était ma première expérience de l’espèce et si je suistoujours d’un sentimentalisme également innocent et distrait, jeprie Dieu que ce soit d’ailleurs la dernière. J’ai gardé mes yeuxpour moi et n’ai rien su de la jeune femme, sinon qu’elle avait debeaux bras et ne semblait pas embarrassée le moins du monde par maprésence.

En vérité, la situation était plus ennuyeusepour moi que pour le couple. À deux, on peut conserver une mutuellecontenance, c’est au gentleman seul à rougir. Mais rien ne servaitd’attribuer mes sentiments au mari et je pensai me concilier satolérance par un verre de brandy de mon flacon. Il me dit être untonnelier d’Alais allant chercher du travail à Saint-Étienne etqui, à la morte saison, cédait au fatal appel de marchandd’allumettes. Quant à moi, il avait vite deviné que j’étais uncommis-voyageur en spiritueux.

J’étais debout à l’aube (lundi, 23 septembre)et dépêchai ma toilette d’une manière honteuse, afin de laisserchamp libre à Madame la femme du tonnelier. J’avalai un bol de laitet sortis explorer les environs du Bouchet. Il faisait un froidmortel, un matin gris, venteux, hivernal. Des nuées de brouillardfilaient rapides et basses, le vent cornait sur le plateau dénudéet l’unique tache de couleur c’était, là-bas, derrière le montMézenc et les montagnes à l’est, un endroit où le ciel gardaitencore l’orangé de l’aurore.

Il était cinq heures du matin à quatre millepieds au-dessus du niveau des eaux de la mer ; il me fallutenfoncer les mains dans les poches et trotter. Des gens segroupaient au-dehors pour les labours de la campagne, par deux etpar trois et tous se retournaient pour regarder l’étranger. Je lesavais vu revenir le soir précédent, je les voyais repartir à leurschamps. Et c’était en résumé la vie entière du Bouchet.

Quand je fus de retour à l’auberge pour undéjeuner sommaire, la tenancière, dans la cuisine, peignait lescheveux de sa fille. Je lui fis mes compliments sur leurbeauté.

– Oh ! non, fit la mère, ils ne sontpas aussi beaux qu’ils devraient être. Regardez, ils sont tropminces !

Ainsi la sagesse paysanne se console descirconstances physiques qui lui sont contraires et, par un étonnantprocessus démocratique, les insuffisances de l’ensemble décident dutype de beauté.

– Et où, dis-je, est monsieur ?

– Le patron est au grenier,répondit-elle. Il vous fabrique un aiguillon.

Béni soit l’homme qui inventa lesaiguillons ! Béni soit l’aubergiste du Bouchet-Saint-Nicolasqui m’en montra le maniement ! Cette simple gaule, pointued’un huitième de pouce, était en vérité un sceptre, lorsqu’il me laremit entre les mains. À partir de ce moment-là, Modestine devintmon esclave. Une piqûre et elle passait outre aux seuils d’étableles plus engageants. Une piqûre et elle partait d’un joli petittrottinement qui dévorait les kilomètres. Ce n’était point, à toutprendre, une vitesse remarquable et il nous fallait quatre heurespour couvrir dix milles au mieux. Mais quel changement angéliquedepuis la veille ! Plus de manipulation du brutalgourdin ! Plus de fouettage d’un bras endolori ! Plusd’exercice de lutte, mais une escrime discrète etaristocratique ! Et qu’importait, si de temps à autre, unegoutte de sang apparaissait, telle une cale, sur la croupe couleurde souris de Modestine ? J’eusse préféré autrement, certes,mais les exploits d’hier avaient purgé mon cœur de toute humanité.Le petit démon pervers, qu’on n’avait pu mater par la bonté, devaitobéir quand même à la piqûre.

Il faisait un froid amer et glacial et, à partune cavalcade de dames à califourchon et un couple de facteursruraux, la route fut d’une solitude mortelle sur tout le parcoursjusqu’à Pradelles. Je ne me souviens à peine que d’un incident. Unfringant poulain, portant une clochette au poitrail, s’élança versnous d’une ruée à fond de train, à travers toute l’étendue després, comme un être sur le point d’accomplir de grands exploits,puis, soudain, changeant d’idée dans son jeune cœur de recrue, virade bord et s’éloigna au galop ainsi qu’il était venu, sa clochettetintinnabulant dans le vent. Pendant longtemps ensuite, je vis sanoble attitude, tandis qu’il s’était arrêté et j’entendis le son dugrelot. Lorsque j’eus atteint la grand-route, la chanson des filstélégraphiques semblait continuer la même musique.

Pradelles est situé au flanc d’un coteaudominant l’Allier, entouré d’opulentes prairies. On fauchait leregain de toutes parts, ce qui conférait au voisinage, ce matind’automne orageux, une odeur insolite de fenaison. Sur la riveopposée de l’Allier, le site continuant de s’élever pendant desmilles à l’horizon, un paysage d’arrière-saison halé et jauni,marqué des taches noires des bois de pins et des routes blanchessinuant parmi les monts au-dessus de l’ensemble, les nuagesépandaient une ombre uniformément purpurine, triste et en quelquesorte menaçante, exagérant hauteurs et distances et donnant plus derelief encore aux sinuosités de la grand-route. La perspectiveétait assez désolée mais stimulante pour un touriste. Car, je metrouvais maintenant à la lisière du Velay et tout ce quej’apercevais était situé dans une autre région – le Gévaudansauvage, montagneux, inculte, de fraîche date déboisé par craintedes loups.

Les loups, hélas ! comme les bandits,semblent reculer devant la marche des voyageurs. On peut trôler àtravers toute notre confortable Europe et n’y point connaître uneaventure digne de ce nom. Mais ici, y fut-on jamais ailleurs, on setrouvait sur les frontières de l’espoir. C’était, en effet, le paysde la toujours mémorable Bête, le Napoléon Bonaparte des loups.Quelle destinée que la sienne ! Elle vécut dix mois àquartiers libres dans le Gévaudan et le Vivarais, dévorant femmeset enfants « et bergerettes célèbres pour leur beauté ».Elle poursuivit des cavaliers en armes. On la vit, en plein midi,chassant une chaise de poste et un piqueur au long du pavé du Roy,et chaise et piqueur fuyaient devant elle au grand galop. Elle tintl’affiche comme un malfaiteur public et sa tête fut mise à prix dixmille francs. Et pourtant, lorsqu’elle fut tuée et expédiée àVersailles, hé bien ! ce n’était qu’un loup banal et pas desplus gros, « quoique je puisse aller de pôle en pôle »,chantait Alexandre Pope. Le petit caporal ébranla l’Europe ;si tous les loups avaient ressemblé à ce loup-ci, ils eussentchangé l’histoire de l’humanité. Élie Berthet a fait de lui lehéros d’un roman que j’ai lu et que je n’ai nullement envie derelire.

Je dépêchai mon goûter et résistai au désir del’aubergiste qui m’incitait vivement à visiter Notre-Dame dePradelles « qui accomplissait beaucoup de miracles, bienqu’elle fût en bois » et, moins de trois quarts d’heure après,j’aiguillonnais Modestine en bas de la descente escarpée qui mène àLangogne-sur-Allier. Des deux côtés de la route, dans de vasteschamps poussiéreux, des fermiers s’activaient en vue du prochainprintemps. Tous les cinquante mètres, un attelage de bœufs lourds,aux fanons pendants, tirait patiemment une charrue. Je vis un deces puissants et placides serviteurs de la glèbe prendre un subitintérêt à Modestine et à moi-même. Le sillon qu’il creusait menaità un angle de la route. Sa tête était solidement attachée au jougcomme celle des cariatides sous une pesante corniche, mais il rivasur nous ses grands yeux honnêtes et nous accompagna d’un regardpensif jusqu’au moment où son maître le contraignit à retourner lacharrue et commença de remonter le champ. De tous ces socs decharrue qui ouvraient le sol, des pas de bovins, de tout laboureurqui, ici ou là, brisait à la houe les mottes de terre desséchées,le vent portait au loin une poussière légère comparable à uneépaisse fumée. C’était un tableau rural vivant, affairé, délicatet, tandis que je continuais à descendre, les hautes terres duGévaudan ne cessaient de monter devant moi dans le ciel.

J’avais traversé la Loire le jour précédent,maintenant, j’allais traverser l’Allier, tellement sont rapprochésles deux confluents près de leur source. Juste au pont de Langogne,alors que la pluie longtemps promise se mettait à tomber, une jeunefille d’entre sept ou huit, me posa la question rituelle :« D’où est-ce que vous v’nez ? » Elle lefit d’un air si hautain que je partis de rire aux éclats, ce qui lapiqua au vif. C’était évidemment une personne qui escomptait durespect et elle demeura figée à me regarder dans une colèresilencieuse, tandis que je traversais le pont et pénétrais dans leComté du Gévaudan.

LE HAUT GÉVAUDAN

Le chemin était fort fatigant parmi lapoussière et les éclats de pierres ; il n’y avait pas danstoute la contrée une seule auberge ni une boutique de victuaillesoù se restaurer un peu.

Voyage du Pèlerin.

I – CAMPEMENT DANS L’OBSCURITÉ

Le jour suivant (mardi 24 septembre) il étaitdeux heures de l’après-midi, avant que j’eusse terminé mon journalet rafistolé ma musette, car j’étais résolu à porter désormais monhavresac, et à ne plus m’encombrer de paniers. Une demi-heure plustard, je partais pour le Cheylard-l’Évêque, localité sise à l’oréede la forêt de Mercoisre. On peut, m’avait-on dit, y parvenir enune heure et demie et j’estimais à peine présomptueux de supposerqu’un homme embarrassé d’un bourriquet pouvait couvrir le mêmetrajet en quatre heures.

Durant tout le chemin sur la longue montéedepuis Langogne, il plut et grêla alternativement. Le vent continuade fraîchir ferme, quoique peu à peu. Des nuages qui sebousculaient en abondance – certains remorquant des rideauxd’ondées à fil droit, d’autres tassés et lumineux qui semblaientannoncer de la neige – accoururent du nord et me suivirent le longde la route. Je fus bientôt hors du bassin cultivé de l’Allier etloin des bœufs au labour, et des aspects de même ordre de larégion. Des landes, des fonds vaseux à bruyères, des étendues deroches et de sapins, des bois de bouleaux nuancés par l’or del’automne, çà et là, quelques minables chaumières et des champsmornes, telles étaient les caractéristiques du pays. Coteau etvallée suivaient vallée et coteau. De petits sentiers de chèvres,herbus et pierreux, sinuaient et s’entremêlaient, se divisaient entrois ou quatre, mouraient au lointain de creuses marécageuses etrecommençaient d’essaimer, sporadiques, aux flancs des collines ouaux lisières d’un bois.

Il n’y avait pas de route directe jusqu’àCheylard et ce n’est pas mince affaire de s’ouvrir un passage danscette contrée rocailleuse à travers ce dédale intermittent depistes. Il pouvait être quatre heures environ, lorsque j’atteignisSognerousse et poursuivis mon chemin, tout heureux d’un point dedépart certain. Deux heures plus tard, au soir tombant rapidement,dans une accalmie du vent, je débouchai d’un bois de sapins oùj’avais longtemps erré pour trouver, non point le village que jecherchais, mais une autre creuse marécageuse entre des hauteursescarpées et glissantes. Pendant quelque temps, tout à l’heure,j’avais entendu devant moi tinter les clochettes d’un troupeau et,maintenant, tandis que je sortais des lisières du bois, j’aperçus àproximité une douzaine de vaches et peut-être encore plus d’êtresnoirs que je présumais être des enfants, quoique le brouillard eûtexagéré leurs silhouettes au point de les rendre presqueméconnaissables. Tous se suivaient les uns les autres en silence,tournaient en rond, tantôt se tenant les mains, tantôt brisant lachaîne et cessant les révérences. Une danse enfantine incite à despensées fort plaisantes et pures. Toutefois, à la nuit tombante surles marais, c’était un spectacle étrange et fantastique. Même moi,qui suis un lecteur assidu d’Herbert Spencer, je sentis comme unsilence s’appesantir un moment sur mon âme. Aussitôt, j’accéléraide l’aiguillon la marche de Modestine et la guidai au large, commeun bateau sans gouvernail. Dans une sente, elle avançait résolue deson plein gré, poussée, eût-on dit, par un vent favorable, mais unefois sur l’herbe et parmi la bruyère, voilà la bête devenue folle.La tendance des voyageurs égarés à tourner tout rond, dans uncercle, s’était développée en elle jusqu’à la rendre démente.

Elle requit toute la capacité de gouverne queje conservais en moi pour la diriger à peu près en ligne droitedans un simple champ.

Tandis que je louvoyais ainsi désespérément àtravers la tourbière, enfants et bétail avaient commencé às’égailler, si bien qu’il ne restait plus qu’un couple de fillettesen arrière. D’elles je tentai de connaître la direction de maroute. Le paysan, en général, est peu disposé à renseigner unchemineau. Un vieux diable se retira tout bonnement dans sa demeuredont il barricada la porte à mon approche et j’eus beau frapper etappeler jusqu’à l’enrouement, il fit celui qui n’entend pas. Unautre m’ayant donné une indication que par la suite je reconnusinexacte, me regarda complaisamment m’engager dans la mauvaisedirection, sans esquisser un geste. Il se souciait comme d’uneguigne, si j’errais, la nuit entière, par les montagnes. Quant àces deux jeunes filles, c’était une paire de péronnelles effrontéeset sournoises, qui ne pensaient qu’à mal. L’une tira la languedevant moi, l’autre me dit de suivre les vaches et toutes deux semirent à rire tout bas et à se pousser du coude. La Bête duGévaudan a dévoré environ une centaine d’enfants de ce canton. Ellecommençait à me devenir sympathique.

Laissant les fillettes, je poursuivis àtravers la tourbière et parvins à un autre bois et à une route bientracée. Il faisait de plus en plus sombre. Modestine soudaincommençant à flairer quelque malice, pressa le pas d’elle-même et,dès ce moment, ne me causa plus aucun ennui. C’est le premier signed’intelligence que j’eus l’occasion de remarquer chez elle. Au mêmemoment le vent s’agita presque en tempête et une autre averse depluie s’abattit accourant du nord. De l’autre côté du bois,j’aperçus dans les ténèbres quelques fenêtres rougeoyantes. C’étaitle hameau de Fouzilhic, trois maisons à flanc de coteau, près d’unbois de bouleaux. Là, je trouvai un charmant vieillard quim’accompagna un bout de chemin sous la pluie, afin de me mettre enbonne voie sur la route de Cheylard. Il ne prétendit pas entendreparler de récompense, mais il agita les mains au-dessus de sa têteen geste de dénégation et, avec une volubilité criarde dans unpatois immodéré, il refusa.

Tout semblait bien enfin. Mes penséescommençaient à s’aiguiller vers le dîner et un coin du feu et moncœur se calmait agréablement dans ma poitrine. Et j’étais,hélas ! à deux doigts de nouvelles et plus grandes misères.Brusquement, d’un seul coup, la nuit survint. Je m’étais trouvé, àl’étranger, dans maintes nuits obscures, mais jamais dans une nuitplus obscure. Une lueur de roche, une lueur de sentier aux endroitsoù il était bien frayé, une vague densité floconneuse ou nuit dansla nuit, produite par un arbre – voilà tout ce que je pouvaisdiscerner. Le ciel au-dessus de ma tête n’était que ténèbres, mêmeles nuages continuaient leur course, invisibles à l’œil humain. Jene pouvais distinguer ma main, à longueur de bras, du chemin, nimon aiguillon, à même distance, des prairies ou du ciel.

Bientôt la route que je suivais se divisa, àla façon campagnarde, en trois ou quatre tronçons dans une étenduede pré rocailleux. Depuis que Modestine avait montré un tel capricepour les chemins battus, j’essayais d’orienter son instinct danscet ordre d’idée. Mais l’instinct d’un âne est ce qu’on peutattendre de son nom. En trente secondes, elle grimpait en tournantet tournant autour de quelques roches rondes, comme tel bourriquetperdu qu’il vous eut souhaité voir. J’eusse campé depuis longtempssi j’avais été convenablement pourvu ; comme il s’agissaitd’une fort courte étape, je n’avais emporté ni vin ni pain pour moiet un peu plus d’une livre pour ma pauvre amie. Que l’on ajoute àcela que Modestine et moi étions généreusement trempés par lesondées. Maintenant, si j’avais trouvé de l’eau j’eusse campéaussitôt malgré tout. L’eau pourtant faisant totalement défaut,sinon sous les espèces de la pluie, je résolus de retourner àFouzilhic et d’y quérir un guide me conduisant plus avant sur maroute – « un peu plus loin, prête-moi la main qui medirige ».

Chose facile à décider, difficile à réaliser.Dans ces ténèbres mugissantes, et denses, je n’étais plus certainde rien, sinon de la direction du vent. Je lui fis face. La route adisparu et j’avance à travers le pays tantôt arrêté par desmarécages, tantôt par des murailles inaccessibles à Modestine,jusqu’à ce que je revienne de nouveau devant quelques fenêtresrougeoyantes. Elles étaient, cette fois, différemment orientées. Cen’était plus Fouzilhic, mais Fouzilhac, un hameau peu distant del’autre dans l’espace, mais à des mondes plus loin quant à l’espritde ses habitants. J’attachai Modestine à une grille et marchai àtâtons, trébuchant parmi les cailloux, plongeant à mi-jambes dansdes fondrières jusqu’au moment d’atteindre l’entrée du village.Dans la première maison éclairée habitait une femme qui ne voulutpas ouvrir. Elle ne pouvait rien faire, me cria-t-elle à travers laporte, étant seule et infirme, mais si je voulais m’adresser à lamaison voisine il y avait là un homme qui pourrait m’aider s’ilavait du cœur.

Vinrent en force à la porte voisine un homme,deux femmes et une jeune fille, porteurs d’une paire de lanternespour examiner le trimardeur. L’homme n’avait pas mauvaise mine maisun sourire fuyant. Il s’adossa contre le chambranle de la porte etm’écouta expliquer mon cas. Tout ce que je réclamais c’était unguide pour me conduire à Cheylard.

– C’est que, voyez-vous, il faitnoir, dit-il.

Je répondis que c’était précisément pourquoije réclamais assistance.

– Je comprends ça, fit-il, semblant mal àl’aise, mais, c’est de la peine.

Je voulais bien payer, fis-je. Il secoua latête. J’offris jusqu’à dix francs, mais il continua de secouer latête.

– Faites votre prix, alors, dis-je.

– Ce n’est pas ça, avoua-t-ilenfin et comme à regret. Mais je ne franchirai pas le seuil –je ne passerai pas la porte.

Je m’échauffai un peu et lui demandai ce qu’ilme proposait de faire.

– Où allez-vous après Cheylard ?interrogea-t-il en manière de réponse.

– Cela ne vous regarde pas, répliquai-je,car je n’entendais point satisfaire à sa curiosité de brute :« Ça ne change rien à ma situation présente. »

– C’est vrai ça, convint-il enriant. Oui, c’est vrai ! Et d’oùvenez-vous ?

Meilleur que moi se serait senti offensé.

– Ah ! dis-je, je ne vais répondre àaucune de vos questions. Aussi pouvez-vous vous épargner l’ennui deme les poser. Je suis déjà assez en retard. Je désire assistance.Si vous ne voulez pas me conduire vous-même, aidez-moi du moins àtrouver quelqu’un d’autre qui y consente.

– Voyons donc ! s’écria-t-ilsoudain, n’est-ce point vous qui avez traversé la prairie, alorsqu’il faisait encore jour ?

– Oui, oui ! fit la jeune fille queje n’avais pas jusqu’alors reconnue. C’était Monsieur. Je lui aidit de suivre le troupeau.

– Quant à vous, Mademoiselle, fis-je,vous êtes une farceuse.

– Et, ajouta l’homme, que diableavez-vous fait pour être encore ici ?

Que diable, en effet ! Mais j’étaislà.

– L’important, dis-je, est d’en finir. Etune fois de plus, je proposai qu’il m’aidât à trouver un guide.

– C’est que, reprit-il denouveau, c’est que… il fait noir.

– Fort bien, dis-je. Prenez unede vos lanternes.

– Non, s’écria-t-il, hésitant à découvrirsa pensée et une fois de plus s’abritant derrière une de sesdernières phrases : je ne franchirai pas le seuil.

Je le regardai. Je lus sur son visage uneréelle frayeur qui luttait avec une honte réelle. Il souriaitpiteusement et mouillait ses lèvres avec la langue, comme unécolier pris en faute. Je retraçai un tableau sommaire de masituation et m’enquis de ce que j’allais faire.

– Je ne sais pas, dit-il. Je ne passeraipas le seuil.

Voilà la Bête du Gévaudan, pasd’erreur !

– Monsieur, dis-je de mon ton le pluscassant, vous êtes un pleutre !

Là-dessus, je tournai le dos au groupefamilial qui se hâta de se retirer à l’intérieur de sesfortifications. Et la fameuse porte se referma, pas assez vitepourtant pour que je n’entendisse point un éclat de rire. Filiabarbara, pater barbarior. Mettons cela au pluriel : lesBêtes du Gévaudan !

Les lanternes m’avaient en quelque sorteébloui et je traçais, en plein désarroi, des sillons parmi pierreset tas d’ordures. Toutes les autres maisons du hameau étaientobscures et silencieuses et bien que je frappasse à une porte, iciet là, mes coups demeuraient sans réponse. Mauvaise affaire !Je quittai Fouzilhac, vomissant des imprécations. La pluie avaitcessé et le vent, encore violent, commençait de sécher mon chandailet mon pantalon. « Fort bien, pensais-je, avec ou sans eau, ils’agit de camper. » Mais, en premier lieu, il fallaitretourner jusqu’à Modestine. Je suis certain d’avoir mis au moinsvingt minutes à chercher ma gentille dame, à tâtons, dansl’obscurité. Et n’eût été la maudite fondrière dans laquelle jepataugeai une fois de plus qui fournissait une indication, j’eusseencore été occupé à chercher ma bête à l’aurore !

Mon autre souci fut de gagner l’abri d’unbois, car le vent était aussi glacial qu’impétueux. Comment danscette région parfaitement boisée, ai-je pu mettre un si long tempsà en trouver un, voilà un nouveau mystère des aventures de cettejournée. Toutefois, j’en ferais serment, je mis près d’une heure àle découvrir.

Enfin des arbres noirs commencèrentd’apparaître à ma gauche et, soudain, au travers de la route,creusèrent devant moi une caverne de ténèbres sans solution decontinuité. J’écris une caverne sans exagération : passer souscette voûte de feuillage, c’était comme de pénétrer dans un donjon.Je tâtonnai aux alentours, jusqu’à ce que ma main rencontrât uneforte branche à laquelle j’attachai Modestine – bourriquet hagard,ruisselant, effaré. Puis je mis bas mon paquetage, l’étendis contrela paroi bordant la route et dénouai les courroies. Je savais à peuprès où se trouvait la lanterne, mais où étaient les bougies ?Je farfouillai et refarfouillai parmi les objets bouleversés et,tandis que je procédais ainsi à l’aveuglette, tout à coup mesdoigts touchèrent la lampe à alcool. Le salut ! Elle me seraitutile ensuite d’ailleurs. Le vent mugissait sans répit dans lesarbres. Je pouvais entendre les rameaux s’agiter et les feuillagesfaire un bruit de baratte sur un demi-mille de forêt. Pourtant lascène de mon campement n’était pas seulement aussi noire que de lapoix, elle constituait un admirable refuge. À la seconde allumettecraquée, la mèche s’enflamma. La lumière était ensemble livide etintermittente, mais elle me séparait de l’univers et doublait lesténèbres de la nuit commençante.

Je liai Modestine d’une manière pour elle plusconfortable, et lui cassai la moitié du pain noir pour son souper,réservant l’autre moitié pour le lendemain. Puis je rassemblai ceque je désirais à ma portée, enlevai mes chaussures et mes guêtresmouillées que j’enveloppai dans mon imperméable, disposai monhavresac comme oreiller sous le flanquet de mon sac de couchage,insinuai mes jambes à l’intérieur de ce dernier et m’emmaillotailà-dedans comme un bambino. J’ouvris alors une boîte desaucisses boulonnaises et cassai une tablette de chocolat. C’étaitlà tout ce que j’avais à me mettre sous la dent. Voici qui peutsembler désagréable, pourtant je mangeai chocolat et saucisseensemble, morceau après morceau, en manière de pain et de viande.Tout ce que j’avais pour faire descendre cette rebutante mixture,c’était de l’eau-de-vie pure : un breuvage en soi écœurant.Mais je n’avais pas le choix et j’avais faim. J’ai dîné de bonappétit et fumé une des meilleures cigarettes de ma vie. Je plaçaiensuite une pierre dans mon chapeau de paille, rabattis le rebordde ma casquette en fourrure sur mon cou et mes yeux, déposai monrevolver à portée de la main et me blottis profondément au chaud dema peau de mouton.

Je me demandais d’abord si j’allais trouver lesommeil, car je sentais mon cœur battre plus vite qu’à l’habitude,comme mû par une accélération agréable à quoi mon esprit demeuraitétranger. Or, aussitôt que mes paupières se fermèrent, cette glusubtile s’insinua entre elles et elles ne se rouvrirent plus. Levent dans les arbres me berçait d’une chanson dormoire. Parfois, ilse faisait entendre pendant plusieurs minutes en un sifflement égalet continu, sans croître ni diminuer ; puis, de nouveau, ils’enflait et explosait avec fracas comme un énorme concasseur etles arbres m’aspergeaient des grosses gouttes de pluie del’après-midi. Des nuits et des nuits, j’ai prêté l’oreille, dans machambre particulière de la campagne, à ce troublant concert du ventparmi les arbres ; mais soit différence d’essences ou illusionfictive produite par le sol, ou parce que je m’étais moi-même plusextériorisé et au fort de l’ouragan, le fait reste que le ventchante sur une gamme différente dans les bois du Gévaudan. Je necessais d’écouter et d’écouter toujours avec toute mon attentionet, sur ces entrefaites, le sommeil prenait peu à peu possession demon corps et domptait mes pensées et mes perceptions. Toutefois mondernier effort de veille fut encore pour prêter l’oreille etdiscriminer et mon dernier état de conscience fut pour m’étonner decette clameur étrange qui m’obsédait.

Deux fois, au cours de ces heures ténébreuses– d’abord lorsqu’une pierre me dérangea sous mon sac, ensuitelorsque la pauvre Modestine si patiente, devenant furieuse, frappale sol du sabot et piétina sur la route – je repris un courtinstant conscience et j’aperçus quelques étoiles au-dessus de matête, puis, pareille à une dentelle, l’extrémité d’un feuillage surle ciel. Quand je m’éveillai pour la troisième fois (mercredi 25septembre) le monde était baigné d’une lumière bleue annonciatricede l’aurore. Je vis les feuilles agitées par le vent et le rubandéroulé de la route, enfin, tournant la tête, Modestine attachée àun bouleau et, debout au travers de la sente, dans une attituded’ineffable résignation. Je refermai les yeux et me mis à réfléchiraux incidents de la nuit. J’étais surpris de trouver comme elleavait été aisée et agréable, même par un temps épouvantable. Lapierre qui m’avait gêné aurait pu ne point être là ; j’auraispu n’être point contraint de camper à l’aveuglette dans la nuitépaisse, mais je n’avais éprouvé d’autre désagrément que de heurterdu pied la lanterne ou le tome second des Pasteurs dudésert de Peyrat entre le contenu bouleversé de mon sac decouchage. Hé ! que dis-je ? je n’avais ressenti nulleimpression de froid et je m’étais éveillé avec une netteté et unelégèreté de sensations extraordinaires.

Là-dessus, je me secouai, enfilai une fois deplus mes chaussures et mes guêtres puis, rompant ce qui restait depain pour Modestine, je fis un tour d’horizon, afin de savoir dansquelle partie de l’univers je venais de m’éveiller. Ulysse, échouéen Ithaque et l’esprit en proie à la déesse, ne s’était point plusagréablement fourvoyé. J’avais cherché une aventure durant ma vieentière, une simple aventure sans passion, telle qu’il en arrivetous les jours et à d’héroïques voyageurs et me trouver ainsi, unbeau matin, par hasard, à la corne d’un bois du Gévaudan, ignorantdu nord comme du sud, aussi étranger à ce qui m’entourait que lepremier homme sur la terre, continent perdu – c’était trouverréalisée une part de mes rêves quotidiens. J’étais à l’orée d’unboqueteau de bouleaux entremêlés de quelques hêtres. À l’arrière,il jouxtait à un bois de sapins et, par-devant, il se clairsemaitet aboutissait naturellement dans une vallée peu profonde etherbeuse. Tout autour s’exagéraient des sommets de montagnes,certaines proches, d’autres distantes, suivant que la perspectivese fermait ou s’ouvrait, aucune d’elles d’apparence plus haute quel’ensemble. Le vent entremêlait confusément les arbres. Les tachesd’or de l’automne sur les bouleaux remuaient en frissonnant.Au-dessus de moi, le ciel s’emplissait de bandes et de lambeaux debrouillard voletant, s’évanouissant, réapparaissant et tournantautour d’une ligne médiane, pareils à des saltimbanques, cependantque le vent les pourchassait dans l’espace. Il faisait un tempsorageux et un froid de famine. Je croquai quelques barres dechocolat, avalai une pleine gorgée de brandy, et fumai unecigarette avant que le froid ait pu m’engourdir les doigts. Etpendant le temps que j’avais accompli tout cela, refait monpaquetage et que je l’avais assujetti sur le bât, le jour, sur lapointe des pieds, était arrivé au seuil de l’est. Nous n’avions pasavancé de beaucoup d’enjambées sur le sentier que le soleil, encoreinvisible pour moi, épanouit sa gloire d’or sur les monts ennuagésqui dressaient, à l’est, leurs contreforts sur l’horizon.

Nous avions le vent en poupe et il nouspoussait, mordant aux talons. Je boutonnai ma veste et me mis enmarche dans une excellente disposition d’esprit envers tout lemonde, lorsque, brusquement, à un débouché, une fois de plus sedressa Fouzilhic devant moi. Non seulement Fouzilhic, mais encorele vieux monsieur qui m’avait accompagné si loin le soir précédent.Il se précipita hors de sa demeure en me voyant, les mains levéesau ciel, tout ému :

– Mon pauvre garçon ! s’écria-t-il,qu’est-ce que cela signifie ?

Je lui racontai ce qui était arrivé. Il battitdes mains comme des claquets de moulin à penser comme il m’avait àla légère abandonné, mais lorsqu’il apprit l’histoire de l’individude Fouzilhac, colère et humiliation envahirent son âme.

– Cette fois-ci, du moins, dit-il, il n’yaura plus d’erreur.

Et il m’accompagna en boitillant, car il étaitfort rhumatisant, pendant un demi-kilomètre à peu près, jusqu’à ceque je fusse en vue de Cheylard, la destination que j’avais sivainement cherchée.

II – CHEYLARD ET LUC

À parler franc, Cheylard ne méritait qu’àpeine toute cette recherche. Quelques issues accidentées devillage, sans rues définies, mais une suite de placettes oùs’entassaient des bûches et des fagots, une couple de croix avecdes inscriptions, une chapelle à Notre-Dame-de-toutes-Grâces aufaîte d’une butte, tout cela sis au bord d’une rivière murmurantedes montagnes, dans un renfoncement de vallée aride. Qu’est-ce quetu allais voir là ? pensai-je en moi-même. Mais la localitéavait sa vie originale. J’y trouvai un écriteau commémorant leslibéralités de Cheylard, au cours de l’année précédente, suspenducomme une bannière dans la minuscule et branlante église. Ilapparaissait que, en 1877, les habitants avaient souscritquarante-huit francs et dix centimes pour « l’œuvre de laPropagation de la Foi ». Un peu de cet argent, je ne pouvaism’empêcher de l’espérer, serait destiné à mon pays natal. Cheylardamasse péniblement des petits sous pour les âmes d’Édimbourg encoreplongées dans les ténèbres, tandis que Balquhidder et Dumrossnessdéplorent que Rome les ignore. Ainsi, pour la plus grandejubilation des anges, nous lançons des Évangélistes l’un contrel’autre, semblables à des écoliers qui se chamaillent dans laneige.

L’auberge était encore singulièrementdépourvue de prétentions. Tout l’ameublement d’une famille decondition aisée se trouvait dans la cuisine : les lits, leberceau, les vêtements, l’égouttoir aux assiettes, la maie à farineet la photographie du desservant de la paroisse. Il y avait là cinqenfants. L’un d’eux était occupé à ses prières du matin, au pied del’escalier, peu après mon arrivée et un sixième naîtrait avant peu.Je fus aimablement accueilli par ces braves gens. Ils furent fortintéressés par mes mésaventures. Le bois dans lequel j’avais dormileur appartenait. L’homme de Fouzilhac leur semblait un monstred’iniquité et ils me conseillèrent chaudement de lui intenter uneaction en justice « parce que vous auriez pu périr ». Labonne femme fut tout effrayée de me voir boire d’un coup une pintede lait non écrémé.

– Vous pourriez vous faire mal, medit-elle. Laissez-moi au moins vous le faire bouillir.

Après avoir commencé ma matinée par cet exquisbreuvage, comme elle avait à s’occuper d’une foule de choses, on mepermit, que dis-je ? on me requit de me préparer moi-même unbol de chocolat. Mes souliers et mes guêtres furent suspendus àsécher et, voyant que je m’efforçais d’écrire mon journal sur lesgenoux, la plus âgée des filles rabattit à mon usage une table àcharnières dans un coin de la cheminée. C’est là que j’écrivis, busmon chocolat et, finalement, mangeai une omelette avant que departir. La table était recouverte d’une généreuse couche depoussière, car, m’expliqua-t-on, on ne s’en servait qu’en hiver.J’avais, en levant la tête, une vue nette jusqu’au ciel parl’ouverture, à travers les amas noirâtres de la suie et la fuméebleue. Et chaque fois qu’on jetait une poignée de brindilles sur lefeu, mes jambes rôtissaient à la flamme.

Le mari avait débuté dans la vie commemuletier et lorsque j’en vins au chargement de Modestine, il semontra plein d’expérience prévoyante. « Vous devriez modifierce paquetage, dit-il ; il devrait être en deux parties etalors vous pourriez avoir double poids. »

Je lui expliquai que je ne désirais nullementaugmenter le poids et que pour nul baudet jusqu’alors mis au monde,je ne voudrais couper en deux mon sac de couchage.

– Cela, pourtant, la fatigue, ditl’aubergiste, cela la fatigue fort pendant la marche. Regardez.

Hélas ! les deux jambes d’avant deModestine n’avaient plus que chair à vif à l’intérieur et du sanglui coulait sous la queue. On m’avait affirmé au moment du départ,et j’étais assez disposé à y croire, qu’avant peu de jours, j’enviendrais à aimer Modestine comme un chien. Trois jours s’étaientécoulés, nous avions partagé quelques mésaventures et mon cœurétait toujours aussi froid que glace à l’endroit de ma bête desomme. Elle était assez gentille à voir, mais aussi avait-elledonné preuve d’une foncière stupidité, rachetée, à dire vrai, parsa patience, mais aggravée par des accès de légèreté sentimentaledéplacés et navrants. Et j’avoue que cette découverte constituaitun autre grief contre elle. À quoi diable pouvait bien servir uneânesse, si elle ne pouvait porter un sac de couchage et de menusaccessoires ? Je vis le dénouement de la fable arriverrapidement lorsqu’il me faudrait porter Modestine. Ésope était unhomme qui connaissait le monde. Je vous assure que je me suis remisen route, le cœur lourd de soucis, pour ma courte étape de lajournée.

Ce n’était pas seulement de graves pensées ausujet de Modestine qui m’accablèrent en chemin, c’était une affaireautrement pénible à supporter. En premier lieu, le vent soufflaavec une telle violence que je fus contraint de retenir d’une mainle paquetage depuis Cheylard jusqu’à Luc. En second lieu, monchemin traversait une des contrées les plus misérables du monde.C’était en quelque sorte en dessous même des Highlands d’Écosse, enpire. Froide, aride, ignoble, pauvre en bois, pauvre en bruyère,pauvre en vie. Une route et quelques clôtures rompaient l’immensitéuniforme et le tracé de la route était jalonné par des bornesdressées afin de servir de repère en temps de neige.

Comment on peut avoir envie de visiter Luc ouLe Cheylard, voilà plus que mon esprit fort inventif ne saitimaginer. Quant à moi, je voyage non pour aller quelque part, maispour marcher. Je voyage pour le plaisir de voyager. L’important estde bouger, d’éprouver de plus près les nécessités et les embarrasde la vie, de quitter le lit douillet de la civilisation, de sentirsous mes pieds le granit terrestre et les silex épars avec leurscoupants. Hélas ! tandis que nous avançons dans l’existence etsommes plus préoccupés de nos petits égoïsmes, même un jour decongé est une chose qui requiert de la peine. Toutefois, un ballotà maintenir sur un bât contre un coup de vent venu du nord glacialn’est point une activité de qualité, mais elle n’en contribue pasmoins à occuper et à former le caractère. Et lorsque le présentmontre tant d’exigences, qui peut se soucier du futur ?

Je débouchai enfin au-dessus de l’Allier. Ilserait difficile d’imaginer perspective moins attrayante à cetteépoque de l’année. Des coteaux en pente élevaient un cirque ferméalternant ici bois et champs, et, là, dressant des pics tour à tourchauves ou chevelus de pins. L’atmosphère était d’un bout à l’autrenoire et cendreuse et cette couleur aboutissait à un point dans lesruines du château de Luc qui s’éleva insolent sous mes pieds,portant à son pinacle une immense statue blanche de Notre-Dame.Elle pesait, je l’appris avec intérêt, cinquante quintaux, etdevait être consacrée le 6 octobre. À travers ce site désolécoulait l’Allier et un affluent de volume quasi égal qui descendaitle rejoindre à travers une large vallée nue du Vivarais.

Le temps s’était un peu éclairci et les nuagesgroupés en escadrons, mais le vent farouche les bousculait encore àtravers le ciel et distribuait sur la scène d’immenseséclaboussures disloquées d’ombre et de lumière.

Luc lui-même se compose d’une double rangéeéparse d’habitations resserrées entre une montagne et une rivière.Il n’offre aux regards ni beauté ni le moindre trait notable, sinonl’antique château qui le surplombe avec ses cinquante quintaux deMadone tout battant neufs. Mais l’auberge était propre etspacieuse. La cuisine avec ses beaux lits compartimentés tendus derideaux en toile nette ; l’immense cheminée de pierre, sonmanteau de quatre mètres de longueur, tout garni de lanternes et destatuettes religieuses, son appareil de coffres et ses deuxhorloges à tic-tac, formait le véritable modèle de ce que devraitêtre une cuisine – une cuisine de mélodrame à souhait pour banditset gentilshommes travestis. Et la scène n’était pas déshonorée parl’hôtelière, une vieille femme, ombre silencieuse et digne, vêtueet coiffée de noir comme une nonne. Même le dortoir commun avaitson caractère original avec ses tables longues et ses bancs de boisblanc, où cinquante convives auraient pu dîner, disposés comme pourune fête de la moisson, et ses trois lits compartimentés le long dela muraille. Dans l’un d’eux, couché sur la paille et recouvert parune paire de nappes, j’ai fait pénitence une nuit entière, le corpsen chair de poule et claquant des dents. Et j’ai soupiré, de tempsà autre, lorsque je m’éveillais, après mon sac en peau de mouton etl’orée de quelque grand bois sous le vent.

NOTRE-DAME DES NEIGES

J’aperçois la maison, l’austère communauté– et que suis-je pour que je sois ici ?

MATHEW ARNOLD.

I – PÈRE APOLLINAIRE

Le lendemain matin (jeudi 26 septembre) jepris la route avec un nouvel arrangement. Le sac ne fut plus pliéen deux, mais suspendu de toute sa longueur à la selle, saucissonvert de six pieds long avec une touffe de laine bleue qui dépassaità l’une ou l’autre des extrémités. C’était plus pittoresque, celaménageait la bourrique et, ainsi que je m’en aperçus bientôt,assurait la stabilité, qu’il ventât ou non. Mais ce ne fut pas sansappréhension que je m’y résolus. Quoique j’eusse fait emplette àcet effet d’une corde neuve et tout disposé aussi solidement quej’en étais capable, j’étais pourtant méfiant et inquiet que lesflanquets ne s’aillent détacher et éparpiller mes biens le long dela ligne de marche.

Ma route remontait la vallée chauve de larivière longeant les confins de Vivarais et Gévaudan. Les monts duGévaudan sur la droite étaient encore plus nus, si l’on peut dire,que ceux du Vivarais sur la gauche. Les premiers avaient unprivilège de taillis rabougris qui croissaient épais dans lesgorges et mouraient par buissons isolés sur les versants et lescimes. De sombres rectangles de sapins étaient plaqués çà et là surles deux côtés. Une voie ferrée courait parallèle à la rivière.Unique tronçon de chemin de fer du Gévaudan quoiqu’il y aitplusieurs projets sur pied et que des études topographiques aientété entreprises et même, m’a-t-on assuré, qu’eût été déterminél’emplacement d’une gare prête à être construite à Mende. Une annéeou deux encore et ce sera un autre monde. Le désert est assiégé.Désormais quelques Languedociens peuvent traduire enpatois le sonnet de Wordsworth : « Montagnes etvallons et torrents, entendez-vous ce coup desifflet ? »

Dans une localité nommée La Bastide on meconseilla d’abandonner le cours de la rivière et de suivre uneroute qui grimpait sur la gauche parmi les monts du Vivarais,l’Ardèche moderne. Car j’étais maintenant parvenu au petit cheminmenant à mon étrange destination : le couvent des Trappistesde Notre-Dame des Neiges. Le soleil parut comme je quittais lecouvert d’un bois de pins et je découvris tout à coup un joli sitesauvage au sud. De hautes montagnes rocheuses, aussi bleues que dusaphir fermaient l’horizon. Entre elles s’étageaient rangées surrangées, des montagnes couvertes de bruyères et rocailleuses, lesoleil étincelant sur les veines du roc, le taillis envahissant lesravins, aussi âpre qu’au jour de la création. Il n’y avait pointapparence de la main de l’homme dans le paysage entier et, envérité, pas trace de son passage, sauf là où une génération aprèsune génération, avait cheminé dans d’étroits sentiers tortueuxpénétrant sous les bouleaux et en sortant, en haut et en bas desversants qu’ils sillonnaient. Les brouillards, qui m’avaient cernéjusqu’alors, s’étaient maintenant résorbés en nuages et ilsfuyaient en vitesse et brillaient avec éclat au soleil.

Je respirai longuement. Il était délicieuxd’arriver, après si longtemps sur un théâtre de quelque charme pourle cœur humain. J’avoue aimer une forme précise là où mes regardsse posent et si les paysages se vendaient comme les images de monenfance, un penny en noir, et quatre sous en couleur, je donneraisbien quatre sous chaque jour de ma vie.

Mais si l’aspect des choses s’était mieuxdéveloppé au sud, c’était toujours désolation et inclémence à deuxpas de moi. Une croix à trépied au faîte de chaque mont indiquaitle voisinage d’un établissement religieux. À un quart de milleau-delà, la perspective sur le sud s’élargissait et devenait plusaccentuée de pas en pas ; une blanche statue de la Vierge aucoin d’une jeune plantation dirigeait le voyageur vers Notre-Damedes Neiges. Ici, j’obliquai donc sur la gauche et poursuivis maroute, poussant devant moi mon baudet séculier et au craquement demes souliers et de mes guêtres laïques, vers l’asile dusilence.

Je n’avais pas progressé bien loin que le ventm’apportait le tintement d’une cloche et je ne sais comment je nesaurais qu’à peine dire pourquoi, mon cœur, à ce bruit, se serradans ma poitrine. J’ai rarement éprouvé plus d’angoisse sincèrequ’en approchant ce monastère de Notre-Dame des Neiges. Est-ced’avoir reçu une éducation protestante ? Et soudain, à untournant, une crainte m’envahit de la tête aux pieds – craintesuperstitieuse, crainte d’esclave. Bien que ne cessant d’avancer,je continuais pourtant avec lenteur, comme un homme qui auraitfranchi, sans y prêter attention, une frontière et s’égarerait aupays de la mort. Là, en effet sur une étroite route nouvellementouverte, entre les pins adolescents, il y avait un moine médiévalse démenant avec une brouettée d’herbe. Tous les dimanches de monenfance, j’avais l’habitude de feuilleter Les Ermites deMarco Sadeler, estampes passionnantes, emplies de bois et de champset de paysages moyenâgeux aussi larges qu’un comté pourl’imagination qui y vagabondait ! Et c’était là sans doute undes héros de Sadeler. Il était enrobé de blanc comme un fantôme etle capuchon, retombé sur son dos dans son effort à pousser labrouette, découvrait un crâne aussi chauve et jaune qu’une tête demort. Il aurait pu avoir été enterré quelque temps voici mille anset toutes les parcelles de vie de son être réduites en poussière etbrisées au contact de la herse d’un cultivateur.

J’avais en outre l’esprit troublé parl’étiquette. Devais-je adresser la parole à quelqu’un qui avaitfait vœu de silence ? Évidemment non ! Toutefois,m’approchant, j’ôtai ma casquette devant lui avec une déférencesuperstitieuse, issue du fond des siècles. Il me fit un léger saluten retour et cordial s’adressa à moi. Est-ce que je me rendais aucouvent ? Qui étais-je ? Un Anglais ? Ah ! unIrlandais, alors ?

– Non, dis-je, un Écossais.

Un Écossais ? Ah ! il n’avait jamaisvu d’Écossais auparavant. Et il m’examina de haut en bas, sa bonnegrosse figure honnête avivée d’intérêt, comme un gamin pourraitregarder un lion ou un caïman. De lui j’appris avec déplaisir queje ne pourrais être reçu à Notre-Dame des Neiges. Peut-être ypourrais-je faire un repas, mais c’était tout. Et alors, commenotre conversation continuait, et qu’il découvrait que je n’étaispas un colporteur, mais un homme de lettres qui dessinait despaysages et se proposait d’écrire un livre, il modifia sa manièrede voir quant à ma réception (car j’ai peur qu’on ait égard auxpersonnes de qualité même dans un couvent de trappistes). Il me ditque je devais demander le Père Prieur, et lui exposer mon cas sansréserve. Sur nouvelles réflexions, il décida de descendre lui-mêmeavec moi. Il pensait qu’il pourrait s’arranger au mieux en mafaveur. Pourrait-il dire que j’étais un géographe ? Non. Jepensais, dans l’intérêt de la vérité, qu’il ne le pouvait vraimentpas.

– Très bien ! alors (aveccontrariété) un auteur ?

Il apparut qu’il avait été au séminaire enmême temps que six Irlandais, tous prêtres depuis longtemps, quirecevaient des journaux et le tenaient au courant de la situationdes affaires ecclésiastiques en Angleterre. Il s’informa avecempressement du Dr Posey pour la conversion de qui le brave hommeavait continué, depuis toujours, de prier soir et matin.

– Je pensais qu’il était très près de lavérité, dit-il. Et il y parviendra finalement. Il y a beaucoupd’efficacité dans la prière.

Il faut être un protestant obstiné, unmécréant pour pouvoir prendre autre chose que du plaisir à cettehistoire d’espérance ingénue. Tandis qu’il était si près du sujet,le bon père me demanda si j’étais chrétien et quand il reconnut queje ne l’étais pas ou du moins pas à sa façon, il glissa là-dessusavec une grande bonne volonté.

La route que nous suivions et que ce pèreathlétique avait construite de ses mains en l’espace d’un an arrivaà un coude et nous découvrit quelques bâtiments blancs, un peu plusloin à l’arrière du bois. Au même instant, la cloche une fois deplus sonna au lointain. Nous étions tout près du couvent. PèreApollinaire (ainsi se nommait mon compagnon) m’arrêta :

– Je ne dois plus vous parler à partird’ici, dit-il. Demandez le frère portier et tout ira bien. Maisessayez de me revoir quand vous sortirez de nouveau dans le bois,où j’ai permission de vous parler. Je suis enchanté d’avoir faitvotre connaissance.

Et alors, levant soudain les bras, agitant lesdoigts et criant par deux fois : « Je ne dois plusparler, je ne dois plus parler ! », il s’enfuit devantmoi et disparut sous le porche du monastère.

J’avoue que cette excentricité un peuspectrale contribua un instant à raviver mes craintes. Mais là oùun seul était si bon et si naïf, pourquoi tous ne seraient-ilspoint pareils ? J’assumai un cœur courageux et me dirigeaivers la porte aussi vite que Modestine, qui semblait avoir del’antipathie pour les couvents, me le permit. Depuis que je laconnaissais, c’était la première porte qu’elle ne montrait pas unehâte inconvenante à franchir. J’assignai l’endroit dans les formes,quoique avec un battement de cœur. Père Michel, le père hospitalieret une paire de frères en robe de bure vinrent au guichet etconfabulèrent avec moi un moment. Je pense que mon sac était lagrande curiosité : il avait déjà séduit l’âme du pauvreApollinaire qui m’avait chargé, sous serment, de le montrer au PèrePrieur. Mais que ce fut ma diplomatie ou mon sac ou la certituderapidement répandue dans cette partie de la communauté affectée auservice des étrangers, qu’après tout je n’étais pas un colporteur,je n’éprouvai nulle difficulté à être admis. Modestine fut emmenéepar un frère lai aux écuries et moi-même et mon paquetage fûmesreçus à Notre-Dame des Neiges.

II – LES MOINES

Le Père Michel, un homme souriant, aimable, auvisage rosé, de trente-cinq ans peut-être, me conduisit à l’officeet me donna un verre de liqueur, afin de me soutenir jusqu’audîner. Nous fîmes un bout de conversation ou plutôt devrais-jedire, il écouta mon bavardage avec assez d’indulgence, d’un airtoutefois absent, comme un esprit en présence d’une créatured’argile. Et, en vérité, lorsque je me rappelle avoir parlé surtoutde mon appétit et qu’il devait y avoir, à ce moment-là, plus dedix-huit heures depuis que Père Michel n’avait fait que rompre dupain, je suis bien obligé de comprendre qu’il devait trouverquelque saveur terrestre à mes propos. Mais sa politesse, bienqu’éthérée, était positivement exquise et j’avais au secret de moncœur vif désir de connaître le passé du Père Michel.

Le cordial administré, je fus laissé seul pourun peu de temps, dans le jardin du couvent. Ce n’était rien d’autreque la cour principale, partagée en allées sablées et enplates-bandes aux dahlias multicolores, avec, au centre, unefontaine et une noire statue de la Madone. Les constructionss’élevaient autour de ce carré, tristes, n’ayant point encore reçula patine des ans et des intempéries. Rien de saillant en dehorsd’une tourelle et deux pignons coiffés d’ardoises. Des frères enblanc, des frères en brun, passaient, silencieux, dans les alléessablées et quand j’y vins la première fois, trois moinesencapuchonnés étaient agenouillés sur la terrasse en train deprier. Une colline chauve domine le couvent d’un côté et le bois ledomine de l’autre. Il se développe exposé au vent. La neige ytombe, par à-coups, d’octobre à mai, et parfois y stagne durant sixsemaines. Mais les bâtiments s’élèveraient-ils au paradis, dans uneatmosphère analogue à celle des cieux, qu’ils n’en offriraient pasmoins même aspect éventé et rebutant de toutes parts. Quant à moi,dans ce jour farouche de septembre, avant qu’on m’appelât à table,je me sentais là transi jusqu’aux moelles.

Lorsque j’eus bien dîné et de bon appétit,Frère Ambroise, un Français expansif (car tous ceux qui sontchargés des étrangers ont licence de parler) me conduisit dans unecellule dans cette partie du monastère située à l’écart pourmessieurs les retraitants. Elle était proprement blanchie à lachaux, et meublée du strict nécessaire : un crucifix, un bustedu dernier Pape, L’Imitation en français, un recueil deméditations pieuses, et La Vie d’Élisabeth Seton,missionnaire, semblait-il, de l’Amérique du Nord et de laNouvelle-Angleterre en particulier. Pour autant que je sache, il ya un beau champ d’évangélisation encore dans ces contrées-là. Maispensez à Cotton Mather. J’eusse aimé lui faire lire ce petitouvrage dans le ciel où j’espère bien qu’il habite. Pourtantpeut-être le connaît-il déjà et même beaucoup davantage. Et sansdoute que Mme Seton et lui sont les meilleurs amiset unissent avec jubilation leurs voix dans une psalmodie sansfin.

Pour terminer l’inventaire de la cellule,au-dessus de la table était suspendu un résumé du règlement pourmessieurs les retraitants : quels exercices ilspouvaient suivre, quand ils devaient réciter leur chapelet etméditer, quand ils devaient se lever et se coucher. En bas, il yavait un N. B. important : Le temps libre est employé àl’examen de conscience, à la confession, à faire de bonnesrésolutions, etc. À prendre de bonnes résolutions,certes ! On pourrait parler aussi avantageusement de fairepousser des cheveux sur la tête.

J’avais à peine exploré mon gîte que le frèreAmbroise réapparut. Un pensionnaire anglais, paraît-il, désiraits’entretenir avec moi. Je protestai de mon empressement et lereligieux poussa dans la pièce un petit Irlandais frais etguilleret d’une cinquantaine d’années, diacre de l’église. Il étaitvêtu d’habits strictement canoniques et portait sur la tête ce que,à défaut de connaissance technique, je ne peux qu’appeler unképi ecclésiastique. Il avait vécu sept ans comme aumônierdans un couvent de nonnes en Belgique et, depuis lors, cinq ans àNotre-Dame des Neiges. Il n’avait jamais lu un journal anglais, neparlait qu’imparfaitement le français et, l’eut-il parlé comme unautochtone, il n’avait pas grande chance de conversation là où ilhabitait. En outre, c’était un homme fort sociable, friand denouvelles et d’esprit ingénu comme un enfant. S’il me plaisaitd’avoir un guide pour la visite du monastère, il était non moinscharmé de voir mon visage britannique et d’entendre parleranglais.

Il me fit les honneurs de sa celluleparticulière, où il passait son temps parmi les bréviaires, lesbibles en hébreu et les romans de Waverley. De là, il me mena dansla clôture, à la salle capitulaire, me fit traverser le vestiaireoù les robes des frères et de vastes chapeaux de paille étaientsuspendus, chacun avec le nom d’un religieux sur une pancarte – desnoms pleins de suavité et d’originalité, tels que Basile, Hilarion,Raphaël ou Pacifique. Enfin, il me conduisit à la bibliothèque oùse trouvaient les œuvres complètes de Veuillot et de Chateaubriandet les Odes et Ballades, s’il vous plaît, et même Molière,pour ne rien dire d’innombrables pères et d’une grande variétéd’historiens locaux et généraux. De là, mon bon Irlandais m’emmenafaire la tournée des ateliers où des frères boulangent, fabriquentdes roues de chariot, et font de la photographie. Là, l’un d’euxpréside à une collection de curiosités et un autre à une galerie delapins. Car, dans une communauté de trappistes, chaque moine a uneoccupation de son choix, en dehors de ses fonctions religieuses etdes besognes générales de l’établissement. Chacun doit chanter auchœur, s’il a de la voix et de l’oreille, se joindre aux faneurss’il sait balancer la faux. Mais pendant ses loisirs, quoiqu’ilsoit loin d’être oisif, il peut s’occuper selon ses goûts. Ainsi,me dit-on, un frère était engagé dans la littérature, tandis que lePère Apollinaire s’affaire à la construction des routes et quel’Abbé s’emploie à la reliure des livres. Il n’y avait paslongtemps que cet abbé avait été intronisé et, à cette occasion,par faveur spéciale, sa mère avait été autorisée à pénétrer dans lachapelle et à assister à la cérémonie de consécration. Un jourd’orgueil pour elle d’avoir un fils abbé mitré ! Il faitplaisir de penser qu’on lui a permis l’accès du cloître.

Dans ces allées et venues çà et là nouscroisions, chemin faisant, beaucoup de pères et de frères.D’ordinaire ils n’accordaient pas plus d’attention à notre passagequ’à la fuite d’un nuage. Mais parfois l’excellent diacre sepermettait de leur poser une question et il lui était satisfait parun geste particulier des mains, comparable à celui des pattes d’unchien qui nage, ou opposé refus par les signes habituels de lanégation. Dans l’un et l’autre cas, paupières baissées et avec uncertain air de contrition, comme de quelqu’un qui côtoierait defort près le diable en personne.

Les moines, par autorisation extraordinaire deleur Abbé prenaient encore deux repas par jour. Mais c’était déjàl’époque de leur grand jeûne qui commence environ septembre et seprolonge jusqu’à Pâques. Pendant ce temps, ils ne mangent qu’unefois toutes les vingt-quatre heures et cela, à deux heures del’après-midi, douze heures après avoir commencé la fatigue et laveille quotidiennes. Leurs mets sont peu abondants, et même deceux-là, ils ne prennent qu’avec parcimonie et, bien qu’à chacunsoit attribué un petit carafon de vin, beaucoup s’abstiennent decette douceur. Sans doute la plupart des hommes de toute évidencese nourrissent trop ; nos repas servent non seulement à noussustenter, mais à nous procurer une heureuse et normale diversionaux labeurs de la vie. Pourtant, bien que l’excès soitpréjudiciable à la santé, j’aurais cru suffisant ce régime desTrappistes. Et je suis étonné, lorsque j’y repense, de la fraîcheurde visage et de la gaieté d’humeur de tous ceux que j’ai vus. Desgens de meilleure compagnie et mieux portants, je peux à peinel’imaginer. Et, en fait, sur ce plateau sinistre, et avecl’incessant travail des moines, la vie est d’une durée incertaineet la mort visiteuse fréquente à Notre-Dame des Neiges. C’est ceque, du moins, l’on m’affirmait. Pourtant s’ils meurent sansregret, ils doivent en même temps vivre sans maladie, car toussemblent de chair ferme et hauts en couleur. L’unique signe morbideque je pouvais remarquer, un anormal éclat du regard, tendantplutôt à accroître l’impression générale de longévité et devigueur.

Ceux auxquels j’ai parlé étaient de caractèresingulièrement doux avec ce que je ne puis nommer qu’un saincontentement d’âme dans la physionomie et les propos. Il y a unavis, à la direction des visiteurs, invitant ceux-ci à ne se pointformaliser des rares paroles de ceux qui les servent, puisque c’estle propre des moines de parler peu. On aurait pu se dispenser decet avis. Pour chacun, les hospitaliers étaient tout débordantsd’innocents bavardages et, dans ma pratique de la communauté, ilétait plus facile d’aborder une conversation que de la rompre. Àl’exception du Père Michel, qui était un homme du monde, ilstémoignaient tous d’un bel intérêt sans feinte pour n’importe quelsujet : politique, voyage, mon sac de couchage. Et non sanséprouver une certaine jouissance à entendre le son de leur proprevoix.

Quant à ceux auxquels le silence est imposé,je ne puis qu’admirer comment ils supportent leur solennel et froidisolement. Et pourtant, mis à part le point de vue de lamortification, il me semble voir une sorte de politique, nonseulement dans l’exclusion des femmes, mais même dans ce vœu desilence. J’ai quelque pratique des défunts phalanstères decaractère artistique, pour ne pas dire bachique. J’ai vu plusieursde ces associations se former sans peine et plus aisément encoredisparaître. Sous une règle cistercienne, peut-être auraient-ellespu durer plus longtemps. Dans le voisinage des femmes il n’y aguère que les groupements « toucher et parer » quipeuvent être institués parmi des hommes sans défense. L’électrodepositive est sûre de l’emporter. Les rêves de l’enfance, les plansde l’adolescence sont abandonnés après une rencontre de dix minuteset les arts et sciences et la gaillardise masculine professionnellecèdent aussitôt à deux yeux doux et à une voix caressante. Enoutre, après cela, la langue est le plus grand commun diviseur.

J’ai presque honte de poursuivre cettecritique profane d’une règle religieuse. Toutefois, il y a encoreun autre point au sujet duquel l’ordre des Trappistes appelle montémoignage comme étant un modèle de sagesse. Vers deux heures dumatin, le battant frappe sur la cloche et ainsi de suite, heure parheure, voire parfois par quart d’heure, jusqu’à huit heures momentdu repos. Ainsi, d’une façon minutieuse, le jour est partagé entrediverses occupations. L’homme qui prend soin des lapins, parexemple, se précipite de son clapier à la chapelle, à la salle duchapitre ou au réfectoire tout le long de la journée. À touteheure, il a un office à chanter, une tâche à remplir. Depuis deuxheures lorsqu’il se lève dans l’obscurité, jusqu’à huit heureslorsqu’il retourne recevoir le don consolant du sommeil, il restedebout absorbé par de multiples et changeantes besognes. Je connaisbien des personnes, voire plusieurs milliers par an, qui n’ont pascette chance-là dans l’emploi du temps de leur vie. En combien demaisons l’appel de la cloche d’un monastère morcelant les jours enportions faciles à entreprendre, n’apporterait-il pas latranquillité d’esprit et l’activité réconfortante du corps !Nous parlons de fatigues, mais la fatigue réelle n’est-ce pointd’être un sot hébété et de laisser la vie mal gérée selon notremanière étroite et folle.

De ce point de vue, sans doute pouvons-nousmieux comprendre l’existence des moines. Un long noviciat et toutespreuves de constance spirituelle et de vigueur physique sont requisavant qu’on soit agréé dans l’ordre. Mais je ne vois pas quebeaucoup de postulants s’en trouvent découragés. Dans le studiophotographique qui figure si bizarrement parmi les bâtiments horsde la clôture, mon regard fut accroché par le portrait d’un jeunehomme en uniforme de fantassin de deuxième classe. C’était un desmoines qui avait effectué son temps de service, fait des marches etdes exercices et monté la garde pendant les années exigées dans unegarnison algérienne. Voilà un homme qui avait considéré assurémentles deux aspects de la vie avant de prendre une décision. Pourtant,aussitôt libéré du service militaire, il était revenu achever sonnoviciat.

Cette règle austère inscrit un homme pour lescieux comme de droit. Lorsque le Trappiste est malade, il ne quittepas son habit. Il repose au lit mortuaire comme il a prié ettravaillé dans son existence de frugalité et de silence. Et lorsquela Libératrice arrive, au même moment, voire avant qu’on l’aitemporté dans sa robe pour coucher le peu qu’il reste de lui dans lachapelle parmi le plain-chant sans fin, les carillons de clochesjoyeuses, comme s’il s’agissait d’épousailles, s’envolent de latour aux ardoises et publient dans le voisinage qu’une âme estretournée à Dieu.

À la nuit, sous la conduite de mon braveIrlandais, je pris place dans la tribune pour entendre complies etle Salve Regina par quoi les Cisterciens terminent chacunede leurs journées. Il n’y avait là aucun de ces éléments quifrappent le protestant comme puérils ou spectaculaires dans laliturgie du catholicisme romain. Une rigoureuse simplicité,sublimisée par le romanesque environnant parlait directement aucœur. Je me remémore la chapelle blanchie au lait de chaux, lessilhouettes encapuchonnées dans le chœur, les lumièresalternativement cachées ou révélées, le rude chant viril, lesilence qui s’ensuivait, le spectacle des cagoules inclinées par laprière et puis le battement au déclic tranchant de la cloche quicessait afin de montrer que le dernier office était terminé et quel’heure de dormir était venue. Et lorsque je m’en souviens, je nesuis pas surpris de m’être évadé dans le cortile intérieur, enquelque sorte comme saisi de vertige et d’être demeuré là, debout,pareil à un insensé, sous le vent de la nuit stellaire.

Mais j’étais fatigué et lorsque j’eus reposémes esprits avec les mémoires d’Élisabeth Seton – un morneouvrage ! – le froid et le croassement du vent parmi les pins(car ma chambre se trouvait de ce côté du couvent qui jouxte aubois) me disposèrent promptement au sommeil. Je fus réveillé auminuit ténébreux, à ce qu’il semblait, bien qu’il fût réellementdeux heures du matin, par les premiers coups de la cloche. Tous lesfrères alors se précipitaient à la chapelle. Les morts vivants, àcette minute insolite, commençaient déjà les travaux sansconsolation de leur journée. Les morts-vivants ! Quelle imageà vous glacer ! Et les paroles d’une chanson de France merevinrent en mémoire qui disaient le meilleur de notre vieparadoxale :

Que t’as de belles filles,

Giroflée,

Girofla !

Que t’as de belles filles,

L’Amour les comptera !

Et je rendis grâces à Dieu d’être libred’errer, libre d’espérer, libre d’aimer !

III – LES PENSIONNAIRES

Mais il y eut un autre aspect de mon séjour àNotre-Dame des Neiges. À cette saison tardive, les pensionnaires yétaient peu nombreux. Pourtant, je n’étais pas seul dans la partiepublique du monastère. Elle est située près de la porte d’entrée etcomprend une petite salle à manger au rez-de-chaussée et, àl’étage, un couloir entier de cellules pareilles à la mienne. J’aisottement oublié le prix de pension pour un retraitantrégulier ; c’était entre trois et cinq francs par jour environet, il me semble bien, plus près du premier prix. Des visiteurs deraccroc comme moi pouvaient donner ce qu’ils voulaient en offrandespontanée ; toutefois on ne leur réclamait rien. Je doismentionner que, lorsque je fus sur le point de partir, Père Michelrefusa vingt francs comme une somme excessive. Je lui exposai laraison qui me poussait à lui offrir autant, même alors, par uncurieux point d’honneur, il ne prétendit pas recevoir lui-même cetargent.

– Je n’ai pas le droit de refuser pour lecouvent, expliqua-t-il, mais je préférerais que vous le remettiez àl’un des frères.

J’avais dîné seul, parce que tard arrivé,toutefois, au souper, je trouvai deux autres hôtes. L’un était undesservant d’une paroisse rurale qui avait marché la matinéeentière depuis sa cure sise près de Mende pour goûter quatre joursde retraite et de prière. C’était un véritable grenadier avec leteint fleuri et les rides circulaires d’un paysan. Et, tandis qu’ilse lamentait d’avoir été entravé dans sa marche par sa robe,j’avais de lui un portrait imaginaire plein de vie, faisant delarges enjambées, bien d’aplomb, de forte structure, la soutaneretroussée, à travers les mornes collines du Gévaudan. L’autreétait un type court, grisonnant, trapu, de quarante-cinq àcinquante ans, vêtu de tweed et d’un chandail et le rubanrouge d’une décoration à la boutonnière. Ce dernier était unpersonnage difficile à classer. C’était un vieux militaire quiavait fait sa carrière dans l’armée et s’était élevé au grade decommandant. Il gardait quelque chose des façons de décision brusquedes camps. D’autre part, aussitôt que sa démission avait étéagréée, il était venu à Notre-Dame des Neiges comme pensionnaireet, après une brève expérience de la règle du couvent, avait résolud’y rester comme novice. Déjà la vie nouvelle commençait demodifier sa physionomie. Déjà il avait acquis un peu de l’airsouriant et paisible des frères. Cependant ce n’était ni unofficier, ni un Trappiste : il participait de l’un et del’autre état. Et certes, c’était là un homme à un tournantintéressant de l’existence. Hors du tumulte des canons et desclairons, il était en train de passer dans ce calme pays limitropheà la tombe où des hommes dorment chaque nuit dans leurs habits decimetière et, comme des fantômes, communiquent par signes.

Au souper, nous parlâmes politique. Je me faisun devoir lorsque je suis en France, de prêcher la bonne volonté etla tolérance politiques et d’insister sur l’exemple de la Pologne,à peu près comme certains alarmistes en Angleterre citent l’exemplede Carthage. Le prêtre et le commandant m’assurèrent de leursympathie au sujet de tout ce que je disais et poussèrent unprofond soupir sur l’âpreté des mœurs politiquescontemporaines.

– Il est vrai, dis-je, qu’on peutdifficilement discuter avec quelqu’un qui ne professe pasabsolument les mêmes opinions, sans qu’il se mette immédiatement encolère contre vous.

Tous deux déclarèrent qu’un tel état d’espritétait anti-chrétien.

Tandis que nous devisions de la sorte, commentma langue fourcha-t-elle sur un unique mot à la louange dumodérantisme de Gambetta. Le visage du vieux militaire s’empourpraaussitôt d’un afflux sanguin. Des paumes de ses deux mains, ilheurta la table comme un gamin rageur.

– Comment, monsieur !s’écria-t-il. Comment ? Gambetta modéré ! Oseriez-vousjustifier ces mots ?

Mais le prêtre n’avait pas oublié l’espritgénéral de notre conversation. Et soudain, à la pointe de sacolère, le vieux soldat rencontra un regard d’avertissement arrêtésur sa figure. L’absurdité de sa conduite lui apparut dans unéclair et la tempête prit fin, sans qu’il ajoutât un mot deplus.

Ce ne fut qu’au matin, après notre café(vendredi 27 septembre) que le couple découvrit que j’étais unhérétique. Je suppose que je l’avais induit en erreur par quelquesphrases admiratives sur la vie monastique autour de nous. Ce ne futque par une question à bout portant que la vérité se fit jour.J’avais été accueilli avec tolérance à la fois par le candide PèreApollinaire et l’astucieux Père Michel, et le bon Irlandais,lorsqu’il avait appris ma débilité religieuse, m’avait simplementfrappé sur l’épaule, en disant : « Vous devez devenir uncatholique et aller au ciel ! » Mais je me trouvaismaintenant au milieu d’une secte d’orthodoxes différente. Ces deuxhommes étaient amers, intransigeants et étroits comme les piresÉcossais. Et au vrai, j’en jurerais, ils étaient pluspuritains.

Le prêtre renâcla tout haut comme un cheval decombat.

– Et vous prétendez mourir dans cetteespèce de croyance ? interrogea-t-il. Il n’est point decaractères assez gras employés par les imprimeurs mortels pourtraduire son accent.

Humblement, j’observai que je n’avais pointdessein d’en changer.

Mais il ne pouvait se contenter d’une aussimonstrueuse attitude.

– Non ! non ! s’écria-t-il,vous devez vous convertir. Vous êtes venu ici. Dieu vous a conduitici et vous devez profiter de l’occasion.

Je fis une dérobade polie. J’en appelai à mesaffections familiales, quoique je m’adressasse à un prêtre et à unsoldat, deux classes de citoyens par hasard dégagés de ces aimablesliens de la vie du foyer.

– Vos père et mère ? s’exclama leprêtre, vous les convertirez à leur tour, lorsque vous rentrerezchez vous !

Il me semble voir la tête de mon père !Je préférerais plutôt m’emparer du lion de Gétulie dans son antreque de m’embarquer dans pareille entreprise contre la théologie desmiens.

Désormais la chasse était ouverte. Prêtre etsoldat formaient une meute acharnée à ma conversion. Et l’œuvre dela Propagation de la Foi, pour laquelle les gens de Cheylardavaient souscrit quarante-sept francs dix centimes pendant l’année1877, continuait vaillamment contre moi son offensive. C’était unprosélytisme baroque, mais des plus impressionnants. Ils nepensèrent jamais à me convaincre par une argumentation où j’eussepu tenter quelque défense. Ils tenaient pour certain que j’étaisensemble honteux et effrayé de ma position. Ils me pressaientuniquement sur la question d’opportunité. « Maintenant,disaient-ils, maintenant que Dieu m’avait conduit à Notre-Dame desNeiges, – c’était l’heure prédestinée. »

– Ne soyez pas retenu par l’amour-propre,observa le prêtre afin de m’encourager.

Pour quelqu’un qui professe des sentiments detous points égaux à l’endroit de tous les genres de religion, etqui n’a jamais été capable, même une minute, de peser sérieusementle mérite de cette croyance-ci ou de celle-là sur le plan éterneldes êtres, bien qu’il puisse y avoir beaucoup à louer ou à blâmersur le plan temporel et séculier, la situation ainsi créée étaittout ensemble déplaisante et pénible. Je commis une seconde fautede tact en m’efforçant de plaider que tout revenant, en fin decompte, à la même chose, nous tendions tous à nous rapprocher, pardes voies différentes, du même Ami et Père – sans le préciser. Celacomme il semble à des esprits laïques, serait l’unique Évangile quiméritât ce nom. Mais des hommes divers pensent de manièredifférente. Cet élan révolutionnaire fit brandir au prêtre toutesles terreurs de la loi. Il se lança dans des détails bouleversantssur l’enfer. Les damnés, dit-il – sur la foi d’un petit livre qu’ilavait lu il n’y avait pas une semaine et que pour ajouterconviction à sa conviction il avait eu tout à fait l’intentiond’emporter avec lui dans sa poche – les damnés se trouvaientconserver la même attitude durant toute l’éternité au milieud’épouvantables tortures. Et, tandis qu’il discourait ainsi, saphysionomie croissait en noblesse en même temps qu’enenthousiasme.

Comme décision, tous deux concluaient que jedevais chercher à voir le Prieur, puisque le père Abbé étaitabsent, et exposer mon cas devant lui sans tarder.

– C’est mon conseil comme ancienmilitaire, observa le commandant et celui de monsieur,comme prêtre.

– Oui, ajouta le curé en faisantun signe de tête sentencieux, comme ancien militaire et commeprêtre.

À ce moment, tandis que je n’étais pas sansembarras comment répondre, entra un des moines : un petit typebrun aussi vif qu’une anguille, avec un accent italien, qui se mêlaaussitôt à la discussion, mais avec une humeur plus conciliante etplus persuasive, ainsi qu’il convenait à l’un de ces aimablesreligieux. On n’avait qu’à le regarder, dit-il. La règle était trèsdure. Il aurait joliment aimé demeurer dans son pays, l’Italie – onsavait combien ce pays était beau, la belle Italie ; maisalors, il n’y avait point de Trappistes en Italie et il avait uneâme à sauver et il était ici.

J’ai peur qu’il y ait, au fond de tous cessentiments ce dont un critique de l’Inde m’avait gratifié :« Un hédonisme qui se meurt. » Car cette explication desmotifs d’agir du frère me choquait un peu. J’eusse préféré penserqu’il avait choisi cette existence pour l’intérêt qu’elle offraitet non point en vue de desseins ultérieurs. Cela montre combienj’étais loin de sympathiser avec ces bons Trappistes, même lorsqueje faisais de mon mieux pour y parvenir. Mais au curé l’argumentparut décisif.

– Écoutez ça ! s’écria-t-il. Et j’aivu un marquis ici, un marquis, un marquis – il répéta le mot sacrétrois fois de suite – et d’autres personnages haut placés dans lasociété. Et des généraux ! Et ici, à votre côté, est cemonsieur qui a été tant d’années sous les armes – décoré, un ancienguerrier. Et le voici, prêt à se vouer à Dieu.

J’étais, pendant cette harangue, sicomplètement embarrassé que je prétextai avoir froid aux pieds etm’évadai de la salle. C’était par une matinée de vent farouche avecun ciel nettoyé et de longues et puissantes soleillées. J’erraijusqu’au dîner dans une région sauvage en direction de l’est,cruellement frappé et mordu par l’ouragan, mais récompensé par despoints de vue pittoresques.

Au dîner, l’Œuvre de la Propagation de la Foirecommença et, à cette occasion, encore plus déplaisante pour moi.Le prêtre me posa plusieurs questions sur la méprisable croyance demes ancêtres et reçut mes répliques avec une sorte de ricanementecclésiastique.

– Votre secte, dit-il, une fois, car jepense que vous voudrez bien admettre que ce serait lui faire tropd’honneur que de l’appeler une religion…

– Comme il vous plaira, Monsieur,répondis-je. Vous avez la parole.

À la fin, il se fâcha de ma résistance etquoiqu’il fut sur son propre terrain et qui plus est, à ce sujet,un vieillard et ainsi avait droit à l’indulgence, je ne pusm’empêcher de protester contre son manque de courtoisie. Il futtristement décontenancé.

– Je vous assure, fit-il, que je n’ainulle envie de rire au fond du cœur. Aucun autre sentiment ne mepousse que l’intérêt que je porte à votre âme.

Et là finit ma conversion. Le bravehomme ! Ce n’était pas un phraseur dangereux mais un curé decampagne, plein de zèle et de foi. Puisse-t-il parcourir longtempsle Gévaudan, sa soutane retroussée – un homme solide à la marche etsolide au réconfort de ses paroissiens, à l’heure de la mort !J’oserai dire qu’il traverserait vaillamment une tourmente de neigepour aller où son ministère l’appellerait. Ce n’est pas toujours lecroyant le plus débordant de foi qui fait l’apôtre le plushabile !

ENCORE LE HAUT GÉVAUDAN

Le lit était fait, la chambreprête.

Pour leur veillée ponctuelle, les étoilesétaient allumées,

L’air était calme, l’eaucoulait ;

Il n’était besoin de servante ni dedomestique

Quand nous nous levâmes, baudet etmoi,

Au vert caravansérail du bonDieu.

Pièce ancienne.

I – À TRAVERS LE GOULET

Le vent tomba pendant le dîner et le cielresta clair. Aussi, fût-ce sous les meilleurs auspices que jechargeai Modestine devant la porte du couvent. Mon ami Irlandaism’accompagna assez loin sur la route. Tandis que nous traversionsle bois, on rencontra le Père Apollinaire poussant sa brouette. Etil planta là son bêchage pour m’escorter peut-être une centaine demètres, retenant ma main entre les siennes. Je quittai d’abord l’unpuis l’autre, avec un regret nullement feint, pourtant avec la joiedu voyageur qui secoue la poussière d’une étape avant de s’élancervers une autre. Puis Modestine et moi remontâmes le cours del’Allier (ce qui nous ramena dans le Gévaudan) vers sa source dansla forêt de Mercoire. Ce n’était plus qu’un ruisseau sansimportance bien avant de cesser de le suivre. De là, une collinefranchie, notre route nous fit traverser un plateau dénudé jusqu’aumoment d’atteindre Chasseradès, au soleil couchant.

La compagnie réunie, ce soir-là, dans lacuisine de l’auberge se composait de tous les ouvriers employés auxétudes topographiques pour l’une des voies ferrées projetées. Ilsétaient intelligents et de conversation agréable et nous décidâmesde l’avenir de la France au-dessus d’un vin chaud jusqu’à ce quel’heure tardive marquée par l’horloge nous chassa coucher. Il yavait quatre lits dans la petite chambre à l’étage et nous étionssix à y dormir. Mais j’eus un lit pour moi seul et je persuadai mescompagnons de laisser la fenêtre ouverte.

– Hé, bourgeois, il est cinqheures ! Tel fut le cri qui m’éveilla au matin (samedi 28septembre). La chambre était remplie d’une buée transparente qui melaissa obscurément entrevoir les trois autres lits et les cinqbonnets de nuit différents sur les oreillers. Mais par-delà lafenêtre l’aurore empourprait d’une large bande rouge le sommet desmontagnes et le jour allait inonder le plateau. L’heure étaitsuggestive et il y avait là promesse de temps calme qui futparfaitement tenue. J’étais bientôt en chemin avec Modestine. Laroute continua pendant un moment sur le plateau et descenditensuite à travers un village abrupt dans la vallée du Chassezac.Son cours glissait parmi de verdoyantes prairies, dérobé au mondepar ses berges escarpées. Le genêt était en fleur et, de çà de là,un hameau envoyait au ciel sa fumée.

À la fin, la sente traversa le Chassezac surun pont et abandonnant ce ravin profond se dirigea vers la crête duGoulet.

Elle s’ouvrait passage à travers Lestampes pardes plateaux, des bois de hêtres et de bouleaux et, à chaquedétour, me découvrait des spectacles d’un nouvel agrément. Mêmedans le ravin de Chassezac, mon oreille avait été frappée par unbruit semblable à celui d’un gros bourdon sonnant à la distance deplusieurs milles, mais à mesure que je continuai de monter et de merapprocher, il paraissait changer de ton. Je constatai enfin qu’ilétait provoqué par un berger qui menait paître son troupeau au sond’une trompe. L’étroite rue de Lestampes, d’un bout à l’autre,débordait de moutons – des moutons noirs et blancs, bêlant avecensemble comme chantent les oiseaux au printemps, et chacuns’accompagnant de la clochette pastorale suspendue à son cou. Celafaisait un impressionnant concert tout à l’aigu. Un peu plus haut,je passai près de deux hommes perchés dans un arbre, armés d’uneserpe à émonder. L’un d’eux fredonnait une chanson debourrée. Un peu plus loin encore et tandis que jepénétrais déjà sous les bouleaux, le chant des coqs me parvintjoyeusement et, en même temps, se prolongea la voix d’une flûte quimodulait un air discret et plaintif dans l’un des villages deshauteurs. Je me représentai un maître d’école rustique, aux jouesde pomme d’api, grisonnant, qui jouait du chalumeau dans son boutde jardin au soleil du clair automne. Ces diverses musiques d’uncharme singulier m’emplissaient le cœur d’une expectative insolite.Il me semblait qu’une fois franchi le contrefort que j’escaladais,j’allais descendre dans le paradis terrestre. Et je ne fus pointdéçu, puisque j’étais désormais entraîné à la pluie, à l’ouragan, àla désolation de l’endroit. Ici s’achevait la première partie demon voyage. Et c’était comme une harmonieuse introduction à l’autreet bien plus belle encore.

Il y a des degrés dans la chance comme dansles pénalités, outre la peine capitale. Et les esprits bénéfiquesm’entraînèrent alors dans une aventure que je relate au bénéficedes futurs conducteurs de bourricots. La route faisait de si ampleszigzags au flanc de la montagne que j’empruntai un raccourci tracéà la carte et à la boussole et m’engageai à travers des boisrabougris, afin de rattraper le chemin un peu plus haut. Ce futl’occasion d’un sérieux conflit avec Modestine. Elle ne voulaitrien savoir de mon raccourci. Elle se retourna vis-à-vis de moi,marcha à reculons, rua, et, elle que je m’imaginai muette, se mit àbraire très fort d’une voix enrouée, comme un coq annonçant lanaissance de l’aurore. Je piquai de l’aiguillon d’une main, et, del’autre, tant la montée était roide, il me fallait maintenir lebât. Une demi-douzaine de fois ma bête fut à deux doigts de medégringoler sur la tête ; une demi-douzaine de fois, par purefaiblesse d’âme, je fus sur le point d’abandonner mon dessein et dereconduire Modestine au bas de la pente afin de suivre la route.Mais j’envisageai la chose comme une gageure et m’obstinai malgrétout. Je fus surpris, alors que j’atteignais de nouveau lachaussée, par la sensation de gouttes de pluie qui tombaient surmes mains et, à plusieurs reprises, je levai des yeux étonnés versle ciel sans nuages. C’était simplement la sueur qui me coulait dufront.

Au sommet du Goulet il n’y avait plus de routetracée – uniquement des bornes dressées de place en place, afin deguider les bouviers. Le sol moussu était, sous le pied, élastiqueet odorant. Je n’avais pour m’accompagner que quelques alouettes etje ne rencontrai qu’un chariot à bœufs entre Lestampes et Bleymard.Devant moi s’ouvrit une vallée peu profonde et, à l’arrière, lachaîne des monts de la Lozère, partiellement boisés, aux flancsassez accidentés dans l’ensemble toutefois d’une configurationsèche et triste. À peine apparence de culture. Pourtant, auxenvirons de Bleymard, la grand-route de Villefort à Mendetraversait une série de prairies plantées de peupliers élancés etde partout toutes sonores des clochettes des ouailles et destroupeaux.

II – UNE NUIT DANS LA PINERAIE

De Bleymard, l’après-midi, bien qu’il fût tarddéjà, je partis à l’assaut d’un coin de la Lozère. Un chemin decharroi pierreux, mal délimité, guida ma marche. Je rencontrai aumoins une demi-douzaine de chariots attelés de bœufs quidescendaient des bois, chargés chacun d’un pin entier pour lechauffage d’hiver. À la cime des arbres, qui ne s’élevaient pasbien haut sur ce versant glacé, je pris à droite une piste sous lespins jusqu’à un vallon de sol herbeux où un ruisselet qui sedéversait comme une gouttière entre quelques pierres me fit officede fontaine. « Dans une retraite ombragée et plus retirée… quene hantaient plus ni nymphes, ni faunes. » Bien que jeunesencore, les arbres s’étaient développés fort touffus autour de laclairière. Il n’y avait point d’échappée, sauf vers le nord-est surla crête de lointaines collines ou droit là-haut, vers le ciel. Lecampement se trouvait au rados et secret comme une chambre. Sur letemps que j’avais fait mes préparatifs et donné à manger àModestine, le jour déjà commençait de décliner. Je me bouclaijusqu’aux genoux dans mon sac et fis un copieux repas. Aussitôt lecoucher du soleil, j’enfonçai ma casquette jusqu’à mes yeux ettombai endormi.

La nuit est un temps de mortelle monotoniesous un toit ; en plein air, par contre, elle s’écoule, légèreparmi les astres et la rosée et les parfums. Les heures y sontmarquées par les changements sur le visage de la nature. Ce quiressemble à une mort momentanée aux gens qu’étouffent murs etrideaux n’est qu’un sommeil sans pesanteur et vivant pour qui dorten plein champ. La nuit entière il peut entendre la nature respirerà souffles profonds et libres. Même, lorsqu’elle se repose, elleremue et sourit et il y a une heure émouvante ignorée par ceux quihabitent les maisons : lorsqu’une impression de réveil passeau large sur l’hémisphère endormi et qu’au-dehors tout le reste dumonde se lève. C’est alors que le coq chante pour la première fois.Il n’annonce point l’aurore en ce moment, mais comme un guetteurvigilant, il accélère le cours de la nuit. Le bétail s’éveille dansles prés ; les moutons déjeunent dans la rosée au versant descollines et se meuvent parmi les fougères, vers un nouveaupâturage. Et les chemineaux qui se sont couchés avec les poulesouvrent leurs yeux embrumés et contemplent la magnificence de lanuit.

Par quelle suggestion informulée, par queldélicat contact de la nature, tous ces dormeurs sont-ils rappelés,vers la même heure, à la vie ? Est-ce que les étoiles versentsur eux une influence ? ou participons-nous d’un frisson de laterre maternelle sous nos corps au repos ? Même les bergers oules vieilles gens de la campagne qui sont les plus profondémentinitiés à ces mystères n’essaient pas de conjecturer lasignification ou le dessein de cette résurrection nocturne. Versdeux heures du matin, déclarent-ils, les êtres bougent de place. Etils n’en savent pas plus et ne cherchent pas plus avant. Du moinsest-ce un agréable hasard. Nous ne sommes troublés dans notresommeil, comme le voluptueux Montaigne « qu’afin de le pouvoirmieux savourer et plus à fond ». Nous avons un instant pourlever les yeux vers les étoiles. Et c’est, pour certainesintelligences, une réelle jouissance de penser que nous partageonscette impulsion avec toutes les créatures qui sont dehors dansnotre voisinage, que nous nous sommes évadés de l’embastillement dela civilisation et que nous sommes devenus de véritables et bravescréatures et des ouailles du troupeau de la nature.

Lorsque cette heure arriva pour moi dans lapineraie, j’ouvris les yeux, mourant de soif. Mon gobelet setrouvait sous ma main, à demi plein d’eau. Je le vidai d’un traitet me sentant bien éveillé après cette froide aspersion interne, jem’installai sur mon séant afin de rouler une cigarette. Les étoilesétaient claires, vives et pareilles à des joyaux, nullementglacées. Une faible buée d’argent embrumait la voie lactée. Autourde moi les cimes noires des pins se dressaient immobiles. Par lablancheur du bât, je pouvais apercevoir Modestine, tournant ettournant sans cesse, à longueur de son attache. Je pouvaisl’entendre tondre d’une langue persévérante le gazon. Pas d’autrebruit, sinon le tranquille, l’intraduisible murmure du ruisseau surles pierres. J’étais paresseusement étendu à fumer et àm’émerveiller de la couleur du ciel, comme nous nommons le vide del’espace. Il s’y découvrait un gris rougeâtre derrière les pinsjusqu’à l’endroit où apparaissait un vernis d’un noir bleuté entreles étoiles. Comme pour ressembler mieux à un colporteur, jeportais une bague d’argent, je pouvais la voir briller doucement,lorsque je levais ou abaissais ma cigarette et, à chaque bouffée defumée, l’intérieur de ma main s’éclairait et je devenais, pendantune seconde, la plus intense lumière du site.

Une brise molle, ressemblant davantage à unefraîcheur mouvante qu’à une poussée de vent balayait de haut enbas, par instants, la clairière. En sorte que dans ma vaste chambrel’air se renouvelait la nuit entière. Je pensai avec dégoût àl’auberge de Chasseradès et aux bonnets de coton rassemblés, avecdégoût aux équipées nocturnes des employés et des étudiants, auxthéâtres surchauffés, aux passe-partout et aux chambres closes. Jen’avais pas souvent éprouvé plus sereine possession de moi-même, nisenti plus d’indépendance à l’endroit des contingences matérielles.Le monde extérieur de qui nous nous défendons dans nos demeuressemblait somme toute un endroit délicieusement habitable. Chaquenuit, un lit y était préparé, eût-on dit, pour attendre l’hommedans les champs où Dieu tient maison ouverte. Je songeais quej’avais redécouvert une de ces vérités qui sont révélées auxsauvages et qui se dérobent aux économistes. Du moins, avais-jedécouvert pour moi une volupté nouvelle. Et pourtant, alors mêmeque je m’exaltais dans ma solitude, je pris conscience d’un manquesingulier. Je souhaitais une compagne qui s’allongerait près de moiau clair des étoiles, silencieuse et immobile, mais dont la main necesserait de toucher la mienne. Car il existe une camaraderie plusreposante même que la solitude et qui, bien comprise, est lasolitude portée à son point de perfection. Et vivre à la belleétoile avec la femme que l’on aime est de toutes les vies la plustotale et la plus libre.

Tandis que j’étais ainsi partagé entrecontentement et désir, un faible bruit se glissa jusqu’à moi àtravers les sapins. Je crus d’abord à un chant de coq ou à unaboiement de chien dans quelque ferme lointaine. Puis, rapidementet graduellement le bruit se précisa à mes oreilles jusqu’au momentoù je pris conscience qu’un passant marchait tout contre sur lagrand-route de la vallée et chantait à gorge déployée, cheminfaisant. Il y avait plus de bonne volonté que de grâce dansl’exécution de l’inconnu, mais il chantait à plein cœur et le sonde sa voix se répercutait au flanc des montagnes et agitait l’airdans les gorges feuillues. J’ai écouté passer des gens pendant lanuit dans des villes endormies ; certains chantaient, un, dequi je me souviens, jouait, à grand souffle, de la cornemuse. J’aiécouté le grincement d’un chariot ou d’une voiture s’élever tout àcoup après des heures de silence et passer durant quelques minutes,dans le domaine restreint de mon ouïe, alors que j’étais couché. Duromanesque gît autour de ce qui est loin durant les heures deténèbres et nous essayons, dans une sorte de fièvre, d’en devinerla signification. Ici le romanesque était double : d’une part,ce gai passant, allumé intérieurement par le vin, qui lançait, auciel, sa voix et son refrain dans la nuit ; puis, d’autrepart, moi-même sanglé dans mon sac et solitaire sous le couvert despins, qui envoyait ma fumée entre quatre et cinq mille pieds auxétoiles.

Quand je m’éveillai de nouveau (dimanche 29septembre) beaucoup d’étoiles avaient disparu. Seules les pluséclatantes compagnes de la nuit brûlaient toujours visiblesau-dessus de ma tête. Au loin, vers l’est, j’aperçus une mincebrume lumineuse sur l’horizon, comme il en avait été pour la voielactée, lorsque je m’étais éveillé la fois d’avant. Le jour étaitproche. J’allumai ma lanterne et, à sa lueur larvée, je me chaussaiet boutonnai mes houseaux, puis je cassai un peu de pain pourModestine, emplis ma gourde à la fontaine et allumai ma lampe àalcool pour me faire bouillir un peu de chocolat. Le brouillardbleuâtre s’étendait dans le vallon où j’avais si agréablementdormi. Bientôt, une large bande orange, nuancée d’or, enveloppa lefaîte des monts du Vivarais. Une grave joie posséda mon âme devantcette graduelle et aimable venue du jour. J’entendis le ruisseletavec plaisir. Je cherchai autour de moi quelque chose de beau etd’imprévu. Mais les pins sombres immobiles, la clairière déserte,l’ânesse qui broutait restèrent sans métamorphose. Rien n’étaitchangé sinon la lumière et, en vérité, elle épandait tout un flotde vie et de paix animée et me plongeait dans une étrangejubilation.

Je bus mon chocolat à l’eau. S’il n’était pasonctueux, il était chaud et je vaguai, çà et là, en haut et en bas,autour de la clairière. Tandis que je lambinais ainsi, une brusquesaute de vent, aussi prolongée qu’un gros soupir, se ruadirectement du poste du matin. Elle était glaciale et me fitéternuer. Les arbres proches agitaient leurs panaches obscurs à sonpassage et je pouvais discerner les minces aiguilles lointaines aulong de l’arête de la montagne se balancer longuement çà et làcontre l’est doré. Dix minutes après la lumière du soleil inondaitau galop le flanc des collines, éparpillant ombres et lumières. Lejour était tout à fait venu.

Je me hâtai de préparer mon paquetage etd’aborder la roide montée qui s’étendait devant moi ; mais uneidée me trottait par la tête. Ce n’était pas uniquement unefantaisie, pourtant une fantaisie est quelquefois importune.J’avais été très hospitalièrement reçu et ponctuellement servi dansmon vert caravansérail. La chambre était aérée, l’eau excellente etl’aurore m’avait appelé à l’heure voulue. Je ne parle pas de ladécoration de l’inimitable plafond, non plus que de la vue quej’avais de mes fenêtres. Mais j’avais le sentiment d’être enquelque manière le débiteur de quelqu’un pour toute cette généreuseréception. Aussi me plut-il, en façon de demi-plaisanterie,d’abandonner en partant quelques pièces de monnaie sur le sol,jusqu’à ce qu’il y en eût de quoi payer mon logement de la nuit.J’espère que cet argent n’est point tombé entre les mains dequelque vulgaire et riche roulier.

LE PAYS DES CAMISARDS

Nous marchions dans le sillage desguerriers d’autrefois,

Pourtant la contrée entière étaitverdoyante ;

Et trouvions amour et paix

Où avaient sévi fer et feu.

Ils passent et sourient les fils del’épée.

Ils ne brandissent plus leglaive.

Oh ! qu’il a de profondes racines leblé

Qui pousse sur un champ debataille !

W.P. BANNATYNE.

I – À TRAVERS LA LOZÈRE

La piste que j’avais suivie dans la soiréedisparut bientôt et je continuai, au-delà d’une montée de gazonpelé, de me diriger d’après une suite de bornes de pierrespareilles à celles qui m’avaient guidé à travers le Goulet. Ilfaisait chaud déjà. J’accrochai ma veste au ballot et marchai engilet de tricot. Modestine, elle-même tout excitée, partit dans untrottinement cahotant qui faisait valser l’avoine dans les pochesde mon paletot. C’était bien la première fois que cela arrivait. Laperspective à l’arrière sur le Gévaudan septentrional s’élargissaità chaque pas. À peine un arbre, à peine une maisonapparaissaient-ils dans les landes d’un plateau sauvage quis’étendait au nord, à l’est, à l’ouest, bleu et or dansl’atmosphère lumineuse du matin. Une multitude de petits oiseauxvoletaient et gazouillaient autour de la sente. Ils se perchaientsur les fûts de pierre ; ils picoraient et se pavanaient dansle gazon et je les vis virevolter par bandes dans l’air bleu etmontrer, de temps à autre, des ailes qui brillaient avec éclat,translucides, entre le soleil et moi.

Presque du premier instant de mon ascension,un ample bruit atténué comme une houle lointaine avait empli mesoreilles. Parfois, j’étais tenté de croire au voisinage d’unecascade et parfois à l’impression toute subjective de la profondequiétude du plateau. Mais, comme je continuais d’avancer le bruits’accrut et devint semblable au sifflement d’une énorme fontaine àthé. Au même instant des souffles d’air glacial, partis directementdu sommet, commencèrent de m’atteindre. À la fin, je compris. Ilventait fort sur l’autre versant de la Lozère et chaque pas que jefaisais me rapprochait de l’ouragan.

Quoiqu’il eût été longuement désiré, ce futtout à fait incidemment enfin que mes yeux aperçurent l’horizonpar-delà le sommet. Un pas qui ne semblait d’aucune façon plusdécisif que d’autres pas qui l’avaient précédé et « comme lerude Cortez lorsque, de son regard d’aigle, il contemplait lePacifique », je pris possession en mon nom propre d’unenouvelle partie du monde. Car voilà qu’au lieu du rude contrefortherbeux que j’avais si longtemps escaladé, une perspectives’ouvrait dans l’étendue brumeuse du ciel et un paysd’inextricables montagnes bleues s’étendait à mes pieds.

Les monts de Lozère se développent quasiment àl’est et à l’ouest coupant le Gévaudan en deux parties inégales.Son point le plus culminant, ce pic de Finiels sur lequel j’étaisdebout, dépasse de cinq mille six cents pieds le niveau des eaux dela mer, et, par temps clair, commande une vue sur tout le basLanguedoc jusqu’à la Méditerranée. J’ai parlé à des gens qui, ouprétendaient ou croyaient avoir aperçu, du Pic de Finiels, deblanches voiles appareillant vers Montpellier et Cette. Derrières’étendait la région septentrionale des hauts-plateaux que ma routem’avait fait traverser, peuplés par une race triste et sans bois,sans beaucoup de noblesse dans les contours des monts, simplementcélèbres dans le passé par de petits loups féroces. Mais, devantmoi, à demi voilé par une brume ensoleillée, s’étalait un nouveauGévaudan, plantureux, pittoresque, illustré par des événementspathétiques. Pour m’exprimer d’une façon plus compréhensive,j’étais dans les Cévennes au Monastier et au cours de tout monvoyage, mais il y a un sens strict et local de cette appellationauquel seulement cette région hérissée et âpre à mes pieds aquelque droit et les paysans emploient le terme dans ce sens-là. Cesont les Cévennes par excellence : les Cévennes desCévennes.

Dans ce labyrinthe inextricable de montagnes,une guerre de bandits, une guerre de bêtes féroces, fit ragependant deux années entre le Grand Roi avec toutes ses troupes etses maréchaux, d’une part, et quelques milliers de montagnardsprotestants, d’autre part. Il y a cent quatre-vingts ans, lesCamisards tenaient un poste là même, sur les monts Lozère où jesuis. Ils avaient une organisation, des arsenaux, une hiérarchiemilitaire et religieuse. Leurs affaires faisaient « le sujetde toutes les conversations des cafés » de Londres.L’Angleterre envoyait des flottes les soutenir. Leurs meneursprophétisaient et massacraient. Derrière des bannières et destambours, au chant de vieux psaumes français, leurs bandesaffrontaient parfois la lumière du jour, marchaient à l’assaut decités ceintes de remparts et mettaient en fuite les généraux duroi. Et parfois, de nuit, ou masquées, elles occupaient deschâteaux-forts et tiraient vengeance de la trahison de leurs alliésou exerçaient de cruelles représailles sur leurs ennemis. Là étaitétabli, il y a cent quatre-vingts ans, le chevaleresque Roland,« le comte et seigneur Roland, généralissime des protestantsde France », sévère, taciturne, autoritaire, ex-dragon, trouéde petite vérole, qu’une femme suivait par amour dans ses allées etvenues vagabondes. Il y avait Cavalier, un garçon boulanger doué dugénie de la guerre, nommé brigadier des Camisards à seize ans, pourmourir, à cinquante-cinq, gouverneur anglais de Jersey. Il y avaitencore Castanet, un chef partisan, sous sa volumineuse perruque etpassionné de controverse théologique. Étranges généraux qui seretiraient à l’écart pour tenir conseil avec le Dieu des armées etrefuser ou accepter le combat, posaient des sentinelles oudormaient dans un bivouac sans gardiens, selon que l’Espritinspirait leur cœur. Et il y avait pour les suivre, ainsi qued’autres meneurs, des ribambelles et des kyrielles de prophètes etde disciples, hardis, patients, infatigables, braves à courir dansles montagnes, charmant leur rude existence avec des psaumes,prompts au combat, prompts à la prière, écoutant pieusement lesoracles d’enfants à demi fous et qui déposaient mystiquement ungrain de blé parmi les balles d’étain avec lesquelles ilschargeaient leurs mousquets.

J’avais voyagé jusqu’à ce moment dans unemorne région et dans un sillage où il n’y avait rien de plusremarquable que la Bête du Gévaudan, Bonaparte des loups,dévoratrice d’enfants. Maintenant, j’allais aborder un chapitreromantique – ou plus justement une note romantique en bas de page –de l’histoire universelle. Que restait-il de toute cette poussièreet de tous ces héroïsmes surannés ? On m’avait assuré que leProtestantisme survivait toujours dans ce quartier général de larésistance huguenote. Bien mieux, même un prêtre me l’avait affirmédans le parloir d’un couvent. Il me restait toutefois à connaîtres’il s’agissait d’une survivance ou d’une tradition féconde etvivace. En outre, si dans les Cévennes septentrionales, les gensétaient stricts en opinions religieuses et plus remplis de zèle quede charité, qu’avais-je à attendre de ces champs de persécutions etde représailles ? – dans cette contrée où la tyrannie del’Église avait provoqué la révolte des Camisards et la terreur desCamisards jeté la paysannerie catholique dans une rébellion légaledu côté opposé, en sorte que Camisards et Florentins se tenaientcachés dans les montagnes pour sauver leur vie, les uns et lesautres.

Juste au faîte du mont où j’avais fait haltepour inspecter l’horizon devant moi, la série de bornes en pierrecessa brusquement et seulement un peu en dessous, une sorte depiste apparut qui dévalait en spirale une pente à se rompre le cou,tournant comme tire-bouchon. Elle conduisait dans une vallée entredes collines déclives, aux éteules de roc comme un champ de blémoissonné et, vers la base, recouvertes d’un tapis de présverdoyants. Je me hâtais de suivre la sente : la natureescarpée du versant, les continuels et brusques lacets de la lignede descente et le vieil espoir invincible de trouver quelque chosede nouveau dans une région nouvelle, tout conspirait à me donnerdes ailes. Encore un peu plus bas et un ruisseau commença,réunissant lui-même plusieurs sources et menant bientôt joyeuxtapage parmi les montagnes. Parfois, il voulait traverser la pistedans un semblant de cascade, avec un radier, où Modestine serafraîchissait les sabots.

La descente entière fut pour moi comme unrêve, tant elle s’accomplit rapidement. J’avais à peine quitté lesommet que déjà la vallée s’était refermée autour de ma sente et lesoleil tombait d’aplomb sur moi, qui marchais dans une atmosphèrestagnante de bas-fonds. Le sentier devint une route. Elle descenditet remonta en molles ondulations. Je dépassai une cabane, puis uneautre cabane, mais tout semblait à l’abandon. Je n’aperçus pas unecréature humaine ni n’entendis aucun bruit, sauf celui duruisselet. Je me trouvais pourtant, depuis la veille, dans uneautre région. Le squelette pierreux du monde était icivigoureusement en relief exposé au soleil et aux intempéries. Lespentes étaient escarpées et variables. Des chênes s’accrochaientaux montagnes, solides, feuillus et touchés par l’automne decouleurs vives et lumineuses. Ici ou là, quelque ruisseau cascadaità droite ou à gauche jusqu’au bas d’un ravin aux roches rondes,blanches comme neige et chaotiques. Au fond, la rivière (carc’était vite devenue une rivière collectant les eaux de tous côtés,tandis qu’elle suivait son cours) ici un moment écumant dans desrapides désespérés, là formant des étangs du vert marin le plusdélicieux taché de brun liquide. Aussi loin que j’étais allé, jen’avais jamais vu une rivière d’une nuance à ce point délicate etchangeante. Le cristal n’était pas plus transparent ; lesprairies n’étaient pas à demi aussi vertes et, à chaque étangrencontré, je sentais une envie frémissante de me débarrasser deces vêtements aux tissus chauds et poussiéreux et de baigner moncorps nu dans l’air et l’eau de la montagne. Tout le temps que jevivrai, je n’oublierai jamais que c’était un dimanche. La quiétudeétait un perpétuel « souvenez-vous » et j’entendais enimagination les cloches des églises sonner à toutes volées surl’Europe entière et la psalmodie de milliers d’églises.

À la fin, un bruit humain frappa mon oreille –un cri bizarrement modulé, entre l’émotion et la moquerie, et monregard traversant la vallée aperçut un gamin assis dans un pré, lesmains encerclant les genoux, rapetissé par l’éloignement jusqu’àune infimité comique. Le petit drôle m’avait repéré alors que jedescendais la route, de bois de chênes à bois de chênes remorquantModestine et il m’adressait les compliments de la nouvelle régionpar ce trémulant bonjour à l’aigu. Et comme tous bruits sontagréables et naturels à distance suffisante, celui-ci également quime parvenait à travers l’air très pur de la montagne etfranchissait toute la verte vallée, retentissait délicieux à monoreille et semblait un être rustique comme les chênes et larivière.

Peu après le ruisseau que je longeais se jetadans le Tarn, à Pont-de-Montvert, de sanglante mémoire.

II – PONT-DE-MONTVERT

Une des premières choses rencontrées àPont-de-Montvert, si je me souviens bien, fut le temple protestant.Mais ce n’était que le présage d’autres nouveautés. Une subtileatmosphère distingue une ville d’Angleterre d’une ville de Franceou même d’Écosse. À Carlisle, vous pouvez vous apercevoir que vousêtes dans une certaine région. À Dumfries, à trente milles plusloin, vous êtes non moins certain d’être dans une autre encore. Ilme serait difficile d’exprimer par quelles particularitésPont-de-Montvert se distingue du Monastier ou de Langogne, voire deBleymard. Mais la différence existait et parlait éloquemment auxyeux. La localité, avec ses maisons, ses sentiers, son lit derivière éblouissant porte un cachet méridional indéfinissable.

Tout était agitation dominicale dans les rueset dans les cafés comme tout avait été paix dominicale dans lamontagne. Il devait y avoir au moins une vingtaine de personnespour déjeuner vers onze heures avant midi. Quand je me fus restauréet assis pour mettre à jour mon journal, je suppose que plusieursencore survinrent, l’un après l’autre, ou par groupes de deux outrois. En traversant les monts Lozère, non seulement j’étais arrivéparmi des visages bien entendu nouveaux, mais j’évoluais sur leterritoire d’une race différente. Ces gens, tandis qu’ilsdépêchaient en vitesse leurs viandes dans un inextricable jeud’épée de leurs couteaux, me questionnaient et me répondaient avecun degré d’intelligence qui dépassait tout ce que j’avaisjusqu’alors rencontré, excepté parmi les ouvriers de la voie ferréeà Chasseradès. Ils avaient des visages disant la franchise. Ilsétaient vifs ensemble de propos et de manières. Ils n’entraient passeulement dans l’esprit total de mon excursion, mais plus d’unl’assura, s’il avait été assez fortuné, il eût aimé partir pourentreprendre pareil tour.

Même physiquement la transformation étaitplaisante. Je n’avais plus vu une jolie femme depuis que j’avaisquitté le Monastier, et là, une seulement. Maintenant, des troisqui étaient assises en ma compagnie au dîner, une n’était certespoint belle, – une pauvre créature timide d’une quarantained’années, tout à fait troublée par ce brouhaha de tabled’hôte et dont je fus le chevalier servant et que je servisjusqu’au vin y compris et que je poussais à boire, m’efforçantgénéralement de l’encourager. Avec un résultat d’ailleursexactement contraire. Mais les deux autres, toutes deux mariées,étaient toutes deux plus distinguées que la moyenne des femmes. EtClarisse ? Que dire de Clarisse ? Elle servait à tableavec une lourdeur impassible et nonchalante qui avait quelque chosede bovin. Ses immenses yeux grisâtres étaient noyés de langueuramoureuse. Ses traits, quoique un peu empâtés, étaient d’un dessinoriginal et fin. Ses lèvres avaient une courbe de dédain. Sesnarines dénonçaient une fierté cérémonieuse. Ses joues descendaienten contours bizarres et typiques. Elle avait une physionomiecapable de profonde émotion et, avec de l’entraînement, offrait lapromesse de sentiments délicats. Il semblait déplorable de voir unaussi excellent modèle abandonné aux admirations locales et à desfaçons de penser locales. La beauté devrait au moins impressionnerbelle audience, alors, en un instant, elle se dégage du poids quil’accable, elle prend conscience d’elle-même, elle adopte uneélégance, apprend un maintien et un port de tête et, en rien detemps, patet dea. Avant de partir, j’assurai Clarisse demon admiration sincère. Elle but mes paroles comme du lait, sansgêne ni surprise, en me regardant tout bonnement et fixement de sesyeux immenses. Et je confesse que le résultat en fut pour moi unpeu de confusion. Si Clarisse savait lire l’anglais, je n’oseraisajouter que son corps ne valait point son visage. Questionsecondaire que cela ! Mais sans doute serait-il mieux encore,à mesure qu’elle avancerait en âge.

Pont-de-Montvert ou Greenhill Bridge, commenous dirions chez nous, est une localité fameuse dans l’histoiredes Camisards. C’est ici que commença la guerre ; ici que cesCovenantaires du Midi égorgèrent leur archevêque Sharp. Lapersécution, d’une part, le fébrile enthousiasme, d’autre part,sont presque aussi difficiles à comprendre en nos tranquilles tempsmodernes et selon nos croyances et nos incrédulités modernes. Enoutre, les protestants étaient individuellement et collectivementdes esprits sincères, dans le zèle ou la douleur. Tous étaientprophètes et prophétesses. Des enfants à la mamelle auraientexhorté leurs parents aux bonnes œuvres. « Un gosse de quinzemois à Quissac, parla à haute et intelligible voix, des brasmaternels, secoué de frissons et de sanglots. » Le maréchal deVillars avait vu une ville où toutes les femmes semblaient« possédées du diable », avaient des crises d’épilepsieet rendaient des oracles en public, dans les rues. Une prophétessedu Vivarais avait été pendue à Montpellier, parce que du sang luicoulait des yeux et du nez et qu’elle déclara qu’elle versait deslarmes de sang sur les malheurs des protestants. Et il n’y avaitpas que des femmes et des enfants. De dangereux sectateurs deStalwart, accoutumés à brandir la faucille et à manier la cognée,étaient de même agités de bizarres accès et prophétisaient aumilieu des soupirs et de ruisseaux de larmes. Une persécution d’uneviolence inouïe avait duré près d’une vingtaine d’années et c’étaitlà le résultat de son action sur les martyrs : pendaison,bûcher, écartèlement sur la roue avaient été inutiles. Les dragonsavaient laissé les empreintes des sabots de leurs chevaux sur toutela contrée ; il y avait des hommes ramant aux galères et desfemmes internées dans les prisons ecclésiastiques, et pas unepensée n’était changée au cœur d’un Protestant révolté.

Or, le chef et le principal acteur de lapersécution – après Lamoignon de Baville – était François deLanglade du Chayla (prononcez Cheila) archiprêtre des Cévennes etInspecteur des Missions dans la même région. Il possédait unemaison, où il habitait parfois, à Pont-de-Montvert. C’était unpersonnage consciencieux qui semble avoir été prédestiné par lanature à devenir un forban. Il avait maintenant cinquante-cinq ans,âge auquel un homme connaît toutes les modérations dont il estcapable. Missionnaire dans sa jeunesse, il avait souffert lemartyre en Chine, y avait été laissé pour mort, secouru et ramenéseulement à la vie par la charité d’un paria. Il est permis desupposer ce paria doté de seconde vue et n’ayant pas agi de lasorte par malice de propos délibéré. Une telle expérience,pourrait-on croire, aurait dû guérir un individu de l’envie depersécuter autrui. Mais l’esprit humain est de naturesingulièrement complexe. Après avoir été un martyr chrétien, duChayla devint un persécuteur chrétien. L’Œuvre de la Propagation dela Foi y allait rondement entre ses mains. Sa maison dePont-de-Montvert lui servait de prison. Il y brûlait les mains deses détenus avec des charbons ardents, y arrachait les poils deleur barbe, afin de les convaincre qu’ils étaient dans l’erreur. Etpourtant n’avait-il pas lui-même éprouvé et démontré l’inefficacitéde ces arguments physiques chez les Bouddhistes chinois ?

Non seulement la vie était rendue intolérableen Languedoc, mais la fuite y était rigoureusement interdite. Uncertain Massip, un muletier bien renseigné sur la topographie etles sentiers de la montagne, avait déjà mené plusieurs convois defugitifs en sécurité à Genève. Lors d’un nouvel exode, composéprincipalement de femmes déguisées en hommes, du Chayla, dans uneheure pour lui néfaste, appréhenda le conducteur. Le dimanchesuivant, il y eut conventicule de protestants dans les forêtsd’Altifage sur le mont Boudès. Là se rendit incognito un certainSéguier, Esprit Séguier comme l’appelaient ses compagnons – unfoulon géant, au visage émacié, édenté, mais rempli du souffleprophétique. Il déclara au nom de Dieu que le temps de lasoumission était révolu, qu’on devait courir aux armes pour ladélivrance des frères brimés et l’anéantissement des prêtres.

La nuit suivante, 24 juillet 1702, une rumeurinquiéta l’Inspecteur des Missions, alors qu’il se reposait dans sademeurance-prison de Pont-de-Montvert : les voix d’une fouled’individus qui, chantant des psalmodies à travers la ville, serapprochaient de plus en plus. Il était dix heures du soir. DuChayla avait sa petite cour autour de lui : prêtres, soldatset domestiques, au nombre de douze ou quinze. Or, maintenant, commeil redoutait l’insolence d’une manifestation jusque sous sesfenêtres, il dépêcha ses hommes d’armes avec ordre de lui rendrecompte de ce qui se passait. Mais les chanteurs de psaumes étaientdéjà à la porte : cinquante costauds, conduits par Séguierl’inspiré, et respirant le carnage. À leurs sommations,l’archiprêtre répondit en bon vieux persécuteur : il ordonna àsa garnison de faire feu sur la populace. Un Camisard (car seloncertains, c’est de cette tenue nocturne qu’ils ont tiré leur nom)tomba sous la décharge de mousqueterie. Ses camarades se ruèrentcontre la porte, armés de haches et de poutres, parcoururent lerez-de-chaussée de la maison, libérèrent les prisonniers ettrouvant l’un d’eux dans la vigne, une sorte de Fille deScavenger de l’époque et de l’endroit, redoublèrent de fureurcontre du Chayla et par des assauts répétés tentèrent d’emporterl’étage. Lui, de son côté avait donné l’absolution à ses partisanset ils avaient courageusement défendu l’escalier.

– Enfants de Dieu, arrêtez, s’écria leprophète. Brûlons la maison avec le prêtre et les acolytes deBaal !

L’incendie se propagea rapidement. Par unelucarne du grenier, du Chayla et ses hommes, au moyen de draps delit noués bout à bout, descendirent dans le jardin. Quelques-unss’échappèrent en traversant la rivière à la nage, sous les ballesdes insurgés. Mais l’archiprêtre tomba, se cassa une jambe et neput que ramper jusqu’à une haie. Quelles furent ses réflexions àl’approche de ce second martyre ? Pauvre homme courageux,affolé, haineux qui, selon son point de vue, avait faitcourageusement son devoir dans les Cévennes et en Chine ! Dumoins trouva-t-il quelques paroles pour sa défense. Car lorsque latoiture de son habitation s’écroula à l’intérieur et que l’incendieravivant de hautes flammes découvrit sa retraite, tandis que sesadversaires furieux accouraient l’en tirer pour le mener sur laplace de la ville, et l’appelant damné, il répliqua : Si jesuis damné, pourquoi vous damneriez-vous aussi à votretour ?

C’était là du moins un excellent argument.Hélas ! au cours de son inspectorat, il en avait fournid’autres beaucoup plus violents qui plaidaient contre lui dans unsens opposé. Et ceux-là il allait maintenant les entendre. Un à un,les Camisards, Séguier en tête, s’approchèrent de lui et lefrappèrent de coups de poignards. – Voilà, disaient-ils, pour monpère écartelé sur la roue ! Voilà pour mon frère expédié auxgalères ! Ceci pour ma mère ou ma sœur emprisonnée dans tescouvents maudits ! Chacun portait son coup et l’expliquait.Puis tous s’agenouillèrent et chantèrent des psaumes autour ducadavre jusqu’à l’aube. À l’aube, toujours psalmodiant, ils sedirigèrent vers Frugères, plus haut sur le Tarn, achever leur œuvrede vengeance, laissant en ruine l’hôtel-prison et sur la placepublique un cadavre percé de cinquante-deux blessures.

Ce fut une sauvage équipée nocturne, avecaccompagnement perpétuel de psaumes. Il semble que le chant d’unpsaume garde toujours dans cette ville sur le Tarn, un accent demenace. Toutefois l’aventure ne s’achève point, même en ce quiconcerne Pont-de-Montvert, par le départ des Camisards. La carrièrede Séguier fut brève et sanguinaire. Deux prêtres encore et unefamille entière de Ladevèze, du père aux domestiques, tombèrententre ses mains ou furent appréhendés par son ordre. Pourtant, ilne fut que quelques jours en liberté et maintenu en respect, toutce temps-là, par la troupe. Capturé enfin par un célèbre soldat defortune, le capitaine Poul, il comparut impassible devant sesjuges.

– Votre nom ? demandèrent-ils.

– Pierre Séguier.

– Pourquoi êtes-vous appeléEsprit ?

– Parce que l’Esprit du Seigneur habiteen moi.

– Votre domicile ?

– En dernier lieu au désert et, bientôt,au ciel.

– N’avez-vous point remords de voscrimes ?

– Je n’en ai commis aucun. Mon âmeressemble à un jardin plein de gloriettes et de fontaines.

À Pont-de-Montvert, le 12 août, on lui tranchala main droite et il fut brûlé vif. Et son âme ressemblait à unjardin ! Ainsi peut-être était aussi l’âme de du Chayla, lemartyr du Christ. Et peut-être que si vous pouviez lire en moi-mêmeet si je pouvais lire dans votre conscience, notre mutuelsang-froid serait-il moins surprenant.

La maison de du Chayla est toujours debout,sous une toiture neuve, à proximité de l’un des ponts de la ville.Et les curieux peuvent visiter le jardin en terrasse dans lequell’archiprêtre se laissa choir.

III – DANS LA VALLÉE DU TARN

Une route neuve conduit de Pont-de-Montvert àFlorac, par la vallée du Tarn. Son assise de sable doux sedéveloppe environ à mi-chemin entre le faîte des monts et larivière au fond de la vallée. Et j’entrais pour en sortir,alternativement, sous des golfes d’ombres et des promontoiresensoleillés par l’après-midi. C’était une passe analogue à celle deKilliecrankie, un ravin profond en entonnoir dans les montagnes,avec le Tarn menant un grondement merveilleusement sauvage, là-bas,en dessous, et des hauteurs escarpées dans la lumière du soleil,là-haut, au-dessus. Une étroite bordure de frênes cerclait la cimedes monts comme du lierre sur des ruines. Sur les versantsinférieurs et au-delà de chaque gorge, des châtaigniers, pargroupes de quatre, montaient jusqu’au ciel sous leur feuillageépandu. Certains étaient implantés chacun sur une terrasseindividuelle pas plus large qu’un lit ; d’autres, confiants enleurs racines, trouvaient moyen de croître, de se développer, derester debout et touffus sur les pentes ardues de la vallée.D’autres, sur les bords de la rivière, restaient rangés en batailleet puissants comme les cèdres du Liban. Pourtant là même où ilscroissaient en masse serrée, ils ne faisaient point penser à unbois, mais à une troupe d’athlètes. Et le dôme de chacun de cesarbres s’étalait, isolé et vaste d’entre les dômes de sescompagnons, comme s’il avait été lui-même une petite éminence. Ilsdégageaient un parfum d’une douceur légère qui errait dans l’air del’après-midi. L’automne avait posé ses teintes d’or et deflétrissure sur leur verdure et le soleil, brillant au travers,atténuait leur rude feuillage, en sorte que chaque épaisseurprenait du relief contre son voisin, non dans l’ombre, mais dans lalumière. Un humble dessinateur d’esquisses lâchait, ici, désespéré,son crayon.

Je voudrais pouvoir donner une idée dudéveloppement de ces arbres majestueux, comme ils étalaient leurramure ainsi que le chêne, traînaient leurs branchages jusqu’au solainsi que le saule ; comment ils dressaient des fûts decolonnes, pareils aux piliers d’une église ou comment, ainsi que del’olivier, du tronc le plus délabré, sortaient de jeunes et tendrespousses qui infusaient une vie nouvelle aux débris de la vieancienne. Ainsi participaient-ils de la nature de plusieursessences différentes. Et il n’était pas jusqu’à leur bouquetépineux du faîte dessiné de plus près sur le ciel qui ne leurconférât une certaine ressemblance avec le palmier, impressionnantepour l’imagination. Mais leur individualité, quoique forméed’éléments si divers, n’en était que plus riche et plus originale.Et baisser les yeux au niveau de ces masses abondantes defeuillages ou voir un clan de ces bouquets d’antiques châtaigniersindomptables, « pareils à des éléphants attroupés » surl’éperon d’une montagne, c’est s’élever aux plus sublimesméditations sur les puissances cachées de la nature.

Entre la musarde humeur de Modestine et labeauté de ce spectacle notre progression fut lente, tout cetaprès-midi. Enfin, observant que le soleil, bien qu’encore loin deson coucher, commençait déjà d’abandonner l’étroite vallée du Tarn,je me mis à songer à un endroit où camper. Ce n’était point choseaisée à trouver. Les terrasses étaient trop étriquées et le sol, làoù il n’y avait point de plates-formes, était trop déclive pour s’ypouvoir étendre. J’aurais pu glisser pendant la nuit et m’éveiller,vers le matin, les pieds ou la tête dans la rivière.

Après peut-être un mille, j’aperçus à environsoixante pieds au-dessus de la route, un petit plateau assez largepour contenir mon sac et protégé, comme par un sûr parapet, par levieux tronc d’un énorme châtaignier. Là, avec des peines infinies,à coups de pied et d’aiguillon, je hissai la reluctante Modestineet me hâtai de la débarrasser de son fardeau. Il n’y avait placeque pour moi sur ce plateau et il me fallut remonter presque aussihaut encore, avant de trouver un endroit propice pour ma bourrique.C’était un amas de pierres croulantes, sur un gradin artificiel,qui n’avait certes pas cinq pieds carrés en tout. J’attachai làModestine et lui ayant donné avoine et pain et empilé un tas defeuilles de châtaigniers dont elle était gourmande, je descendisune fois de plus à mon propre campement.

La position était désagréablement exposée à lavue. Quelques chariots passèrent sur la route voisine et aussilongtemps qu’il fit clair, je me dérobai pour tout le monde, ainsiqu’un Camisard traqué, derrière la forteresse qu’était pour moi letronc du vieux châtaignier. Car j’avais une véritable peur d’êtredécouvert et visité par des gais lurons pendant la nuit. Je vispourtant qu’il me faudrait m’éveiller de bonne heure. Cesplantations de châtaigniers en effet, avaient été le théâtre del’activité locale pas plus tard que la veille. La pente étaitjonchée de branchages élagués et, çà et là, un gros tas de feuillesétait ramassé contre un tronc, car même les feuilles sontavantageuses. Les paysans les utilisent, l’hiver, en manière defourrage pour leurs bêtes. Je pris mon repas tout craintif ettremblant, à demi replié sur moi-même, afin de n’être point aperçude la route. Et j’irai jusqu’à dire que j’y étais aussi inquiet quesi j’avais été un éclaireur de la clique de Josué sur les hauteursde la Lozère ou de celle de Salomon dans le Tarn, aux intervallesdes chœurs psalmodiés et du sang répandu. Voire, au vrai, peut-êtreplus encore, car les Camisards témoignaient d’une inébranlableconfiance en Dieu. Et ce récit me revenait en mémoire : lecomte du Gévaudan chevauchant avec une troupe de dragons et unnotaire à l’arçon de sa selle, pour renforcer le serment defidélité dans tous les hameaux de la région, pénétra dans un vallondes bois. Et il trouva Cavalier et ses partisans en joyeuse frairieassis sur l’herbette, leurs chapeaux enguirlandés de couronnes debuis, tandis qu’une quinzaine de femmes lavaient leur linge à larivière. Telle était une fête rustique en 1703. À cette date,Antoine Watteau aurait pu peindre des scènes de ce genre.

Ce fut un campement bien différent de celui dela nuit précédente dans la pineraie froide et silencieuse. Ilfaisait chaud, même étouffant dans la vallée. Le coassement clairdes grenouilles, comme la musique et le trémolo d’un sifflet àroulette, s’éleva des bords de la rivière dès avant le soleilcouché. Dans l’obscurité croissante de légers froissementscommencèrent d’agiter les feuilles tombées. De temps à autre desbruits menus de crissements ou de forage m’arrivaient aux oreilles.Et, de temps à autre, il me semblait apercevoir le passage rapided’une forme indistincte entre les châtaigniers. Une multitude degrandes fourmis s’attroupaient sur le sol ; des chauves-sourisme frôlaient et des moustiques faisaient leur musique au-dessus dema tête. Les longs rameaux aux bouquets de feuillage sesuspendaient contre le ciel ainsi que des guirlandes et ceux qui setrouvaient immédiatement au-dessus ou autour de moi ressemblaient àun treillis qui aurait été détérioré et à demi renversé par unouragan.

Le sommeil pendant un long temps déserta mespaupières et, au moment précis où je commençais à le sentir voleterpaisiblement au-dessus de mes membres et s’installer pesamment dansmon cerveau, un bruit à mon chevet me retint soudain bien éveilléde nouveau et, je l’avoue sans feintes, me fit battre le cœur. Cebruit, on eût dit de quelqu’un qui grattait avec l’ongle d’undoigt. Il partait d’en dessous de mon havresac qui me servaitd’oreiller ; il se reproduisit trois fois avant que j’eusse eule temps de me lever et de le retourner. Impossible d’y rien voir,impossible de rien entendre de plus que certains de ces mystérieuxfrôlements proches ou lointains avec l’accompagnement sempiterneldu ruisselet et des grenouilles. J’appris le lendemain que leschâtaigneraies sont infestées de rats ; froufroutage,grignotements et grattage, tout cela était probablement leur fait.Mais pour le moment l’énigme demeurait insoluble et il me fallutm’accommoder pour dormir, du mieux possible, d’une étonnanteperplexité quant à mon voisinage.

Je fus éveillé dans la grisaille du matin(lundi 30 septembre) par un bruit de pas peu distant sur lespierres. Ouvrant les yeux, j’aperçus un paysan qui cheminait àproximité sous les châtaigniers dans une sente que je n’avais pasremarquée jusqu’alors. Il ne tourna la tête ni à gauche, ni àdroite et disparut, en quelques enjambées, dans le feuillage. C’enétait une chance ! Mais de toute évidence, il était plus quetemps de déguerpir. Les ruraux étaient dehors, à peine moinsredoutables pour moi dans ma situation indéfinissable, que lessoldats du capitaine Poul pour un Camisard intrépide. Je fis mangerModestine avec toute la diligence dont je fus capable. Mais tandisque je retournais à mon sac, je vis un homme et un gamin dévaler leversant de la montagne dans une direction qui croisait la mienne.Ils me saluèrent de paroles inintelligibles et je leur répondis pardes mots inarticulés mais cordiaux et m’empressai de mettre mesguêtres.

Le couple, qui semblait être père et fils,remonta jusqu’à la plate-forme et se tint à mon côté, sans soufflermot pendant quelque temps. Le lit était ouvert et je vis, non sansregret, mon revolver gisant bien en vue sur la laine bleue. À lafin, après m’avoir examiné des pieds à la tête, comme le silenceétait devenu comiquement embarrassant, l’homme, d’une voix qui meparut plutôt revêche, demanda :

– Vous avez dormi ici ?

– Oui, dis-je, comme vousvoyez !

– Pourquoi ? interrogea-t-il.

– Ma foi, répondis-je, sans gêne, j’étaisfatigué.

Il s’enquit ensuite de l’endroit où j’allaiset de ce que j’avais eu pour dîner. Puis, sans la moindretransition : C’est bien ! ajouta-t-il,allons nous-en ! Et son fils et lui, sans un mot deplus, s’en retournèrent jusqu’au prochain et unique châtaignierqu’ils se mirent à émonder. L’affaire s’était passée plussimplement que je ne l’avais espéré. C’était un homme grave,respectable et sa voix inamicale n’impliquait point qu’il crûtparler à un coupable, mais certainement à un inférieur.

Je fus bientôt en route, grignotant une barrede chocolat et sérieusement occupé d’un cas de conscience.Devais-je payer mon logement de cette nuit-ci ? J’avais maldormi. Le lit était plein de puces sous les espèces de fourmis. Iln’y avait point d’eau dans la chambre. L’aurore elle-même avaitnégligé de m’appeler au matin. J’aurai pu avoir manqué un train,s’il y en avait eu un à prendre dans le voisinage. Bref, j’étaispeu satisfait de l’hospitalité et j’avais résolu de ne point payer,sauf si je faisais rencontre d’un mendiant.

La vallée même semblait plus agréable au matinet bientôt la route descendit au niveau de la rivière. Alors, en unendroit où se groupaient plusieurs châtaigniers droits etflorissants qui formaient îlot sur une terrasse, je fis ma toilettedans l’eau du Tarn. Elle était merveilleusement pure, froide àdonner le frisson. Les bulles de savon s’évanouissaient comme parenchantement, dans le courant rapide et les roches rondes toutesblanches y offraient un modèle de propreté. Me baigner dans une desrivières de Dieu en plein air, me paraît une sorte de cérémonieintime ou l’acte d’un culte demi païen. Barboter parmi les cuvettesdans une chambre peut sans doute nettoyer le corps, maisl’imagination n’a point de part à pareil lessivage. Je poursuivismon chemin d’un cœur allègre et pacifié et chantonnant en moi-mêmedes psaumes rythmant ma marche.

Soudain surgit une vieille femme qui, àbrûle-pourpoint, sollicita l’aumône.

– Bon, pensai-je, voici venir le garçonet l’addition !

Et je réglai sur-le-champ mon logement de lanuit. Prenez ça comme il vous plaira, mais ce fut là le premier etle dernier mendiant rencontré de toute mon excursion.

Quelques pas plus loin, je fus rejoint par unvieillard en bonnet de coton sombre, aux yeux clairs, au teinthalé, au léger sourire émouvant. Une petite fille le suivait,conduisant deux brebis et un bouc, mais qui resta dans notresillage, tandis que le bonhomme marchait à mon côté, et parlait dela matinée et de la vallée. Il n’était pas beaucoup plus de sixheures et, pour des gens en bonne santé qui ont dormi leur content,c’est là une heure d’expansion et de franc et confiantbavardage.

– Connaissez-vous leSeigneur ? me dit enfin le brave homme.

Je lui demandai de quel seigneur il voulaitparler. Mais il répéta seulement sa question avec plus d’emphaseet, dans les yeux, un regard significatif d’espoir etd’intérêt.

– Ah ! fis-je, pointant un doigtvers le ciel, je vous comprends maintenant. Oui, oui, je leconnais. C’est la meilleure de mes connaissances.

Le vieillard m’assura qu’il en était heureux.« Tenez, ajouta-t-il, frappant sa poitrine, cela me fait dubien là. Il y en a peu qui connaissent le Seigneur dans cesvallées, continua-t-il, pas beaucoup, un peu tout de même. Beaucoupd’appelés, cria-t-il, peu d’élus.

– Mon père, dis-je, il n’est point facilede préciser qui connaît le Seigneur et ce n’est point en tout casnotre affaire. Protestants et Catholiques, voire ceux quiidolâtrent des pierres, peuvent le connaître et être connus de lui,car il est le créateur de toutes choses. »

Je ne me savais pas si bon prédicateur.

Le vieillard m’affirma qu’il pensait comme moiet renouvela l’assurance du plaisir qu’il éprouvait de marencontre. « Nous sommes si peu, dit-il. On nous appelle desMoraves ici ; mais, plus bas, dans le département du Gard, oùil y a également bon nombre de croyants on les appelle desDerbistes, du nom d’un pasteur anglais. »

Je commençai à comprendre que je faisaisfigure, dans une réalité suspecte, de membre de quelque secte demoi inconnue. Mais j’étais plus heureux du plaisir éprouvé par moncompagnon qu’embarrassé par ma situation équivoque. Je ne sauraistrouver déloyal, en effet, d’avouer ne saisir aucune différenceparticulièrement dans ces matières transcendantes en qui nous avonstous la certitude que si d’aucuns peuvent se tromper, nous nesommes nous-mêmes pas assurés d’avoir raison. On parle beaucoup devérité, mais ce vieillard en bonnet de coton brun se montrait siingénu, doux et fraternel que je me sentais presque disposémoi-même à professer son prosélytisme. C’était, comme par hasard,un frère de Plymouth. Ce que le terme peut signifier au point devue dogmatique, je n’en avais pas la moindre idée, – ni le temps dem’en informer. Toutefois, je sais bien que nous sommes tousembarqués sur la mer démontée du monde, tous enfants d’un même pèreet qui s’efforcent sur beaucoup de points essentiels, d’agir demême et de se ressembler. Et quoique ce fut, en un sens, par unesorte de malentendu qu’il me serrât si souvent les mains et semontrât si enclin à entendre mes propos, c’était là l’erreur d’unesorte de quêteur de vérité. Car la charité débute les yeuxbandés ; ce n’est qu’à la suite d’une série de méprises de cegenre, qu’elle s’établit enfin sur un principe raisonnablementfondé d’amour et de patience et une confiance absolue en notreprochain tout entier. Si j’avais trompé ce brave homme, j’eussevolontiers continué à en tromper d’autres de la même manière. Et sijamais, en fin de compte, hors de nos voies individuelles etdésolées, nous devons nous rassembler tous dans une demeurecommune, j’ai l’espoir auquel je m’accroche avec ferveur, que monfrère montagnard de Plymouth s’empressera de m’y serrer les mainsune fois de plus.

Ainsi discourant comme Chrétien et Fidèle,chemin faisant, lui et moi parvînmes à un petit hameau à proximitédu Tarn. Ce n’était qu’une humble localité du nom de La Vernède,comprenant moins d’une douzaine de maisons et une chapelleprotestante sur une butte. Ici habitait le vieillard et ici, àl’auberge, je commandai mon déjeuner. L’auberge était tenue par unaimable jeune homme casseur de pierres sur la route, et par sasœur, jeune fille jolie et avenante. L’instituteur du villages’amena pour bavarder avec l’étranger. Toutes ces personnes étaientdes Protestants, – fait qui me plut au-delà de ce que j’en eusseattendu. Et ce qui me fit encore davantage plaisir, c’est que toussemblaient des gens simples et honnêtes. Le Frère de Plymouthm’entoura d’une sorte de sollicitude affectueuse et, par trois foisau moins, il revint s’assurer que j’étais satisfait de mon menu. Samanière d’agir me toucha profondément et, maintenant encore, sonsouvenir m’émeut. Il craignait d’être importun, mais il ne quittaitpas volontiers ma compagnie une minute et il semblait ne jamais selasser de me serrer les mains.

Lorsque tous les autres furent partis à leurtravail, je m’assis pendant près d’une demi-heure à deviser avec lajeune patronne de l’établissement. Elle parla gentiment du produitde sa récolte de châtaignes et des beautés du Tarn et des antiquesattaches de famille qui se brisent sans cependant cesser desubsister quand les jeunes gens s’éloignent de leur chez soi.C’était, j’en suis certain, une excellente nature, d’une franchisecampagnarde qui cachait beaucoup de délicatesse ; qui l’aimerasera, sans doute, un jeune homme heureux.

La vallée en dessous de La Vernède me plaisaitde plus en plus, au fur et à mesure que j’avançais. Tantôt lesmontagnes nues et couvertes d’éboulis se rapprochaient de part etd’autre et emprisonnaient la rivière entre des falaises. Tantôt, lavallée s’élargissait et verdoyait comme une prairie. La route meconduisit au-delà du vieux château-fort de Miral, situé sur unéperon, au-delà d’un couvent crénelé depuis longtemps détruit etconverti en église et presbytère ; au-delà aussi d’un groupede toits noirs, le village de Cocurès assis parmi les vignobles, etles prés et les vergers riches de pommes rouges. Là, au long de lachaussée, des gens gaulaient des noix aux arbres d’un côté de laroute et en remplissaient sacs et paniers. Les montagnes, quoiquela vallée demeurât spacieuse, étaient toujours hautes et dénudéesaux dentelures âpres, avec, çà et là, des aiguilles qui pointaient.Et le Tarn murmurait toujours parmi les pierres sa chansonmontagnarde. Je m’étais attendu, d’après des touristes à l’humeurpittoresque, à trouver une région horrifique selon le cœur deByron. À mes regards d’Écossais, elle semblait riante et généreuse,tandis que la température donnait à mon corps d’Écossais, unesensation d’arrière-été. Pourtant les châtaigniers étaient déjàdépouillés par l’automne et les peupliers qui commençaient ici às’y mêler, étaient devenus d’or pâli aux approches de l’hiver.

Il y avait dans le site un aspect souriantmalgré sa rudesse qui m’expliquait l’esprit de ces Covenantaires duMidi. Ceux qui, en Écosse, se réfugièrent dans les montagnes pourla paix de leur conscience, étaient tous d’humeur mélancolique ettroublée, car une fois qu’ils avaient reçu assistance de Dieu, ilsavaient au moins deux fois été en lutte avec le diable. Mais lesCamisards n’avaient que de claires visions auxiliatrices. Ilstrempaient davantage dans le sang, à la fois comme vainqueurs ouvaincus ; pourtant je ne vois dans leurs archives nullepossession diabolique. Ils continuaient de vivre la consciencetranquille dans ces rudes temps et malgré les circonstances. L’âmede Séguier, ne l’oublions pas, ressemblait à un jardin. Ils sesavaient à la droite de Dieu, avec une certitude sans égale chezles Écossais. Car les Écossais, bien que assurés de leur cause,n’avaient jamais confiance en eux-mêmes.

« Nous courions, raconte un vieuxCamisard, lorsque nous entendions le chant des psaumes, nouscourions comme si nous avions des ailes. Nous ressentions, àl’intime de nous, une ardeur exaltante, un désir qui noussoulevait. Des mots ne peuvent traduire nos sentiments. C’estquelque chose qu’il faut avoir ressenti pour le comprendre. Aussiharassés que nous pouvions être, nous ne pensions plus à notrefatigue et nous devenions enthousiastes dès que le chant despsaumes arrivait à nos oreilles. »

La vallée du Tarn et les gens rencontrés à LaVernède m’expliquèrent non seulement ce texte, mais les vingtannées de souffrance que ceux-là qui étaient si obstinés etsanguinaires dès qu’ils s’étaient engagés au combat, endurèrentavec une douceur d’enfants et une constance de paysans et desaints.

IV – FLORAC

Sur un affluent du Tarn est situé Florac,siège d’une sous-préfecture, qui possède un vieux château-fort etdes boulevards de platanes, maints quartiers anciens et une sourcevive qui jaillit de la falaise. Cette ville est renommée, en outre,par ses jolies femmes et comme l’une des deux capitales, – l’autreétant Alais, – du pays des Camisards.

Le propriétaire de l’auberge me conduisitaprès le déjeuner, à un café voisin où je devins, ou plutôt monvoyage devint le thème de la conversation de l’après-midi. Tout lemonde avait quelques suggestions à faire au sujet de la direction àprendre. On alla chercher, à la sous-préfecture même, la carte del’arrondissement et elle fut bien maculée de traces de pouces parmiles tasses de café et les petits verres de liqueur. La plupart deces conseillers bénévoles étaient protestants. Cependant, jeremarquai que Catholiques et Protestants avaient les rapports lesplus aisés du monde. Je ne fus pas peu surpris de voir commepersistait là, vivace, le souvenir des guerres de religion. Parminos montagnes du Sud-Ouest, près de Mauchline, Camnock etCarsphairn, dans des fermes isolées ou des cures, de gravesPresbytériens se remémorent toujours les temps de la grandepersécution et les tombes des martyrs locaux ne cessent d’êtrepieusement entretenues. Mais dans les villes, chez ceux qu’on nommeles classes supérieures, j’ai peur que ces antiques exploits nesoient devenus des contes oiseux. Si l’on rencontre une sociétémêlée aux Armes Royales à Wigton, il n’y est point parlé de la mêmefaçon des Covenantaires. Que dis-je ? À Muirkirk de Glenluce,j’ai rencontré la femme d’un bedeau qui n’avait jamais entenduparler du prophète Peden. Mais ces Cévenols-ci étaient fiers deleurs ancêtres, dans un sentiment tout différent. La guerre étaitleur topique préféré. Ses hauts faits leurs lettres patentes denoblesse. Et là où un homme et une famille n’avaient eu que cetteseule aventure, une aventure héroïque, on pouvait s’attendre à unecertaine prolixité de renseignements et l’excuser. On me dit que lacontrée abondait en légendes jusqu’alors non recueillies. Par cesgens, j’entendis parler de descendants de Cavalier – non dedescendants en ligne directe, mais de neveux ou de cousins – quiétaient toujours des personnages considérés sur le théâtre desexploits du gamin-général. Un fermier avait vu les os d’ancienscombattants exhumés au soleil d’un après-midi du XIXesiècle, dans un champ où les ancêtres avaient combattu et où leursarrière-petits-fils creusaient un fossé.

Plus tard, dans la journée, un des pasteursprotestants eut l’amabilité de me rendre visite ; un hommejeune, intelligent et distingué avec qui je passai quelques heuresd’agréable conversation. Florac, me dit-il, est mi-partieprotestant, mi-partie catholique. La différence de religion s’ydouble, d’ordinaire, d’une divergence politique. Qu’on juge de masurprise, arrivant comme je le faisais, d’une Pologne auxcaquetages de purgatoire comme cette bourgade du Monastier, lorsquej’appris que la population entière vivait en relations trèspacifiques, qu’il y avait même échange de bons services entre desfamilles ainsi doublement séparées. Camisards noirs et Camisardsblancs, miliciens et miquelets et dragons, prophète protestant etcadet catholique de la Croix Blanche, tous avaient sabré et fait lecoup de feu, brûlé, pillé et assassiné, le cœur ivre de passion etde courroux et là-même, cent soixante-dix ans après, le Protestantétait toujours protestant, le Catholique toujours catholique, dansune mutuelle tolérance et douce amitié de vie. Mais le genre humaincomme cette indomptable nature dont il est issu lui a conféré sesqualités particulières. Les années et les saisons portent diversesmoissons, le soleil réapparaît après la pluie et l’humanité survitaux animosités séculaires comme un individu se dégage des passionsquotidiennes. Nous jugeons nos devanciers d’un point de vue plusthéologique et la poussière s’étant un peu dissipée après plusieurssiècles, nous pouvons voir les antagonistes parés de vertushumaines et se combattant avec un semblant de raison.

Je n’ai jamais cru qu’il fût facile d’êtreéquitable et j’ai trouvé, de jour en jour, que c’était même plusdifficile que je ne pensais. J’avoue avoir rencontré cesProtestants avec plaisir et avec l’impression d’être comme enfamille. J’avais coutume de parler leur langage, dans une autre etplus profonde acception du terme que ce qui en fait la distinctionentre le français et l’anglais, car la véritable Babel consiste enune divergence morale. Par là m’était possible une sociabilité pluslibre avec les Protestants et plus exacte à leur endroit qu’enversles Catholiques. Père Apollinaire pouvait faire équipe avec monfrère montagnard de Plymouth, comme deux vieillards innocents etdévots. Pourtant, je me demande si j’étais aussi près de sentir lesmérites du Trappiste ou, si, catholique, j’eusse apprécié sichaleureusement le dissident de La Vernède. Avec le premier j’étaisdans un état de pure indulgence, tandis qu’avec l’autre, malgré unmalentendu et tout en gardant certaines réserves, il était toujourspossible de soutenir une conversation et d’échanger de loyalespensées. Dans ce monde imparfait, nous accueillons avec joie dessympathies même partielles. Et ne rencontrerions-nous qu’un seulhomme auquel ouvrir notre cœur franchement, avec qui pouvoirmarcher dans l’affection et la simplicité sans feinte, nous n’avonspas lieu de nous plaindre ni du monde, ni de Dieu.

V – DANS LA VALLÉE DE LA MIMENTE

Le mardi, 1er octobre, nousquittâmes Florac, bourrique fatiguée et conducteur de bourriquefatigué. Un petit chemin en amont du Tarnon, un pont couvert enbois, nous firent pénétrer dans la vallée de la Mimente. D’âpresmontagnes de roche rougeâtre dominaient le cours d’eau. D’immenseschênes et des châtaigniers croissaient sur les versants ou sur lesterrasses pierreuses. Çà et là, un champ rouge de millet ouquelques pommiers surchargés de pommes écarlates, puis la routelongea de fort près deux hameaux obscurs, l’un d’eux nanti d’unancien château-fort, haut perché, à réjouir le cœur dutouriste.

Ici encore il fut malaisé de découvrir unemplacement où camper. Même sous les chênes et les châtaigniers, lesol n’était pas seulement déclive, mais encombré de cailloux épars.Là où il n’y avait point de couvert, les montagnes dévalaientjusqu’au cours d’eau dans un précipice rougeâtre tapissé debruyères. Le soleil avait quitté les pics les plus hauts devant moiet la vallée s’emplissait du mugissement des cornes des bergers quiramenaient les troupeaux à l’étable pendant que j’examinais unecrique de prairies à quelque distance sous la route, dans un replide la rivière. J’y descendis et attachant provisoirement Modestineà un arbre, je me mis à inspecter le voisinage. Une ombrecrépusculaire d’un gris cendré emplissait le ravin. À peu dedistance les objets devenaient indistincts et s’enchevêtraienttrompeusement les uns aux autres. Et l’obscurité montait rapidementcomme une buée. Je m’approchais d’un chêne immense qui croissaitdans la prairie à l’extrême bord de la rivière, lorsque, à mondéplaisir, des voix d’enfants me parvinrent aux oreilles etj’aperçus une habitation, au tournant, sur la rive opposée. Je fuspresque tenté de recharger et de repartir ; toutefoisl’obscurité croissante m’engagea à rester. Je n’avais qu’à me tenircoi jusqu’à la venue de la nuit et à me fier à l’aurore pourm’appeler de bonne heure, le matin. Pourtant il était pénibled’être gêné par des voisins dans une si vaste hôtellerie.

Un creux sous le chêne me servit de lit. Avantque j’eusse donné à manger à Modestine et disposé mon sac, troisétoiles brillaient déjà avec éclat et les autres commençaientd’apparaître aux profondeurs du ciel. Je descendis emplir mon bidonà la rivière qui semblait très sombre parmi les rochers ; jedînai de bon appétit dans l’obscurité, car j’hésitais à allumer unelanterne si près d’une maison. La lune, dont j’avais vu le pâlecroissant durant tout l’après-midi, éclairait faiblement le faîtedes monts, mais aucun rayon ne descendait au creux du ravin oùj’étais étendu. Le chêne se dressait devant moi comme une colonned’obscurité et, au-dessus de ma tête, de bienveillantes étoilesétaient accrochées au fronton de la nue. Personne ne connaît lesétoiles qui n’a dormi, selon l’heureuse expression française, àla belle étoile. Il peut bien savoir tous leurs noms etdistances et leurs grandeurs et demeurer pourtant dans l’ignorancede ce qui seul importe à l’humanité, leur bénéfique et sereineinfluence sur les âmes. Les étoiles sont la plus grande source depoésie et, à juste titre d’ailleurs, car elles sont elles-mêmes lesplus classiques des poètes. Ces mondes même lointains, brillantscomme des flambeaux ou agglomérés comme une poussière de diamants,là-haut, ont été les mêmes pour Roland ou pour Cavalier, lorsquepour emprunter une expression de ce dernier, « ils n’avaientd’autre tente que les cieux et d’autre lit que la terrematernelle ».

Toute la nuit, un vent violent souffla dans lavallée et je sentis sur moi tomber les glands du chêne. Pourtantcette première nuit d’octobre, l’atmosphère était aussi douce qu’aumois de mai et je dormis ayant repoussé ma fourrure.

Je fus fort troublé par les jappements d’unchien, animal que je redoute plus qu’un loup. Un chien estinfiniment plus brave et, en outre, le sentiment du devoirl’encourage. Si l’on tue un loup, on ne rencontre qu’approbation etlouange ; si l’on tue un chien, les droits sacro-saints de lapropriété et les affections domestiques élèvent à la ronde contrevous une clameur réprobatrice en vue d’une réparation. À la find’une journée éreintante le bruit cruellement répété de l’aboiementd’un chien cause une vive contrariété ; à un trimardeur de monespèce, voilà qui représente le monde confortable et sédentairesous son aspect le plus odieux. Il y a quelque chose du clergymanet de l’homme de loi dans cet animal domestique. S’il n’était paspunissable à coups de pierre, l’homme le plus hardi renoncerait àvoyager à pied. J’ai beaucoup d’égards pour les chiens dans lecercle de famille, mais sur la route ou dormant sub divo,je les déteste ensemble et les redoute.

Je fus éveillé le lendemain matin (mardi1er octobre) par le même cabot – car je le reconnus àson aboiement – descendant à fond de train sur la berge et qui, mevoyant me lever, battit en retraite en grande hâte. Les étoilesn’étaient pas encore tout à fait éteintes. Le ciel était de cegris-bleu atténué et enchanteur du prime matin. Une lumière encorepure commençait de s’épandre et les arbres sur les cimes sesilhouettaient à traits secs sur l’horizon. Le vent avait tourné aunord et ne m’atteignait plus dans le ravin ; mais, tandis queje continuais mes préparatifs, il poussa vivement un nuage blancau-delà du sommet de la montagne et, levant les yeux je fus surprisde voir le nuage teinté d’or. Dans ces régions élevées del’atmosphère, le soleil brillait déjà comme à midi. Si seulementles nuages voguaient assez haut, pareil phénomène se produiraitdurant toute la nuit, car la lumière du jour ne cesse jamais dansles champs de l’espace.

Comme j’entreprenais de remonter la vallée, unouragan surgi de l’Orient, s’y abattit quoique les nuages au-dessusde ma tête continuassent leur course dans une direction presqueopposée. Quelques enjambées plus loin, et j’aperçus un versantentier de la montagne doré par le soleil ; et un peu au-delàencore, entre deux pics, un disque de lumière éblouissante apparutflottant dans le ciel et je me trouvai une fois de plus, face àface, avec l’immense bûcher de joie qui occupe le centre de notresystème planétaire.

Je ne rencontrai qu’un être humain, cettematinée-là : un sombre voyageur d’allure militaire qui portaitune carnassière attachée à un ceinturon. Il me fit une remarque quivaut, me semble-t-il, d’être rapportée. Comme je lui demandais, eneffet, s’il était protestant ou catholique :

– Oh ! fit-il, je n’ai point hontede ma religion. Je suis catholique.

Il n’avait point honte de sa religion !La phrase est un document de naïve statistique ; c’est façonde s’exprimer, en effet, de quelqu’un de la minorité. Je pensais ensouriant à Baville et à ses dragons, et qu’on peut bien fouler unereligion sous les rudes sabots des chevaux pendant un siècle et nela laisser que plus vivante après cette épreuve. L’Irlande esttoujours catholique ; les Cévennes sont toujours protestantes.Une pleine corbeillée de lois et de décrets, non plus que lessabots et gueules des canons d’un régiment de cavalerie ne peuventmodifier d’un iota la liberté de penser d’un laboureur.D’apparence, les gens de la campagne n’ont pas beaucoup d’idées,mais telles qu’ils les ont, elles sont hardiment implantées etprospèrent d’une façon florissante par la persécution. Quiconque avécu, pendant longtemps, dans la sueur des midis laborieux et sousles étoiles de la nuit, un hôte des monts et des forêts, un vieuxcampagnard honnête est, en fin de compte, en étroite communion avecles forces de l’univers et en amitié féconde avec son Dieu toutproche. Comme mon Frère montagnard de Plymouth, il connaît leSeigneur. Sa religion n’est point fondée sur un choix d’arguments,elle est la poésie de l’expérience humaine, la philosophie del’histoire de sa vie. Au cours des ans, Dieu est apparu à cet hommesimple comme une puissance considérable, semblable à un grandsoleil qui brille ; il est devenu le substratum et l’essencede ses moindres réflexions. On peut changer d’autorité credo etdogmes ou décréter une religion nouvelle au son des trompettes, sil’on veut ; mais voici un homme qui garde ses idéespersonnelles et y adhère d’une manière opiniâtre, dans le bien etle mal. Il est catholique, protestant ou Frère de Plymouth, dans lemême sens irrévocable qu’un homme n’est pas une femme ou une femmen’est pas un homme. Car il ne saurait changer sa croyance, à moinsd’extirper tous les souvenirs de son passé et d’une manière stricteet artificielle, modifier son état d’esprit.

VI – LE CŒUR DE LA CONTRÉE

Je me rapprochais maintenant de Cassagnas, unbrelan de toits noirs au versant de la montagne dans cette sauvagevallée, parmi les plantations de châtaigniers, les yeux levés dansl’air clair vers d’innombrables pics rocheux. La route qui longe laMimente est assez récente et les montagnards ne sont pas encorerevenus de leur surprise d’avoir vu le premier véhicule arriver àCassagnas. Toutefois, bien que situé ainsi à l’écart du cours desaffaires humaines, ce hameau avait déjà fait figure dans l’histoirede France. Tout près de là, dans des cavernes de la montagne, setrouvait un des cinq arsenaux de Camisards. Ils y emmagasinaientdes vêtements, et des vivres et des armes en cas de besoin ;ils y forgeaient des baïonnettes et des sabres et fabriquaienteux-mêmes leur poudre à fusil, au moyen de charbon de saule et desalpêtre bouillis dans des marmites. Dans ces mêmes cavernes aumilieu de cette industrie d’une grande diversité, malades etblessés étaient montés pour guérir. Là, ils étaient visités pardeux chirurgiens, Chabrier et Tavan, et ravitaillés en secret parles femmes du voisinage.

Des cinq légions dans lesquelles serépartissaient les Camisards la plus ancienne et la plus obscureavait ses entrepôts près de Cassagnas. C’était la bande d’EspritSéguier, des hommes qui avaient uni leurs voix à la sienne pourchanter le Psaume 68 la nuit qu’ils marchaient contre l’archiprêtredes Cévennes. Séguier, promu au ciel, eut pour successeur SalomonCouderc, que Cavalier, dans ses mémoires, appelle chapelain généralde toute l’armée des Camisards. C’était un prophète, un grandsondeur de consciences, qui admettait les gens aux sacrements oules éconduisait après avoir scruté attentivement chacun dans lesyeux. Et il connaissait par cœur la plupart des Écritures sacrées.Ce fut certes heureux pour lui, puisque, dans un coup de main enaoût 1703, il perdit sa mule, ses archives et sa Bible. On s’étonneseulement que ces gens-là ne furent pas plus souvent pris parsurprise, car cette légion de Cassagnas avait des théoriesguerrières vraiment patriarcales. Elle bivouaquait sans postes desentinelles, laissant ce soin aux anges du Dieu pour lequel ellecombattait. Ceci témoigne non seulement de la foi de ces lutteursmais de la région dépourvue de routes où ils trouvaient asile.M. de Caladon faisant une promenade, par une bellejournée, tomba à l’improviste au milieu d’eux comme il aurait putomber au milieu « d’un troupeau de moutons en plaine ».Certains dormaient, certains éveillés psalmodiaient. Un traîtren’avait besoin de nulle recommandation pour s’insinuer dans leursrangs ; il lui suffisait de « savoir chanter despsaumes » et même le prophète Salomon « le tenait enparticulière amitié ». Ainsi vivait, parmi ses inextricablessentiers montagnards, la troupe rustique. Et l’histoire ne peut luiattribuer que peu d’exploits, en dehors des sacrements et desextases.

Des gens de cette forte et rude espèce neseront, comme je viens de le dire, qu’inébranlables dans leurreligion. Leur apostasie se réduit à de simples manifestations deconformisme extérieur, comme celle de Naaman dans la danseuse deRimmon. Quand Louis XVI, aux termes d’un édit « convaincu del’inutilité d’un siècle de persécutions et, plutôt par nécessitéque par sympathie » leur accorda enfin la grâce royale detolérance, Cassagnas était toujours protestant et il en est encoreainsi aujourd’hui jusqu’au dernier de ses habitants. À vrai dire,il y a une famille qui n’est pas protestante, non plus quecatholique du reste. C’est celle d’un curé catholique en rébellionqui s’est marié avec une institutrice. Et sa conduite, fait ànoter, est désapprouvée par les protestants du village.

– Singulière idée pour un homme, disaitl’un d’eux, de se dégager de ses vœux !

Les villageois que je rencontrai semblaientintelligents selon l’acception provinciale. Ils étaient tous demœurs honnêtes et dignes. Comme protestant moi-même, on meregardait d’un bon œil et mes connaissances historiques me valurenttout d’abord de la considération. Car, nous avions à table d’hôte,une conversation qui ressemblait fort à de la controversereligieuse, un gendarme et un commerçant avec lesquels je prenaismon repas étant tous deux étrangers à la localité et catholiques.La jeunesse de l’établissement faisait cercle autour de nous etsoutenait mon point de vue. Toute la discussion était empreinte detolérance. Elle surprenait un homme élevé au milieu des subtilitésacerbes et pointilleuses de l’Écosse. Le commerçant à la vérités’échauffa un peu et fut beaucoup moins satisfait que les autres demon érudition historique. Quant au gendarme, il était très coulantsur toutes choses.

– On a toujours tort d’abjurer,conclut-il. Et cette remarque fut unanimement approuvée.

Telle n’était point l’opinion du prêtre et dumilitaire de Notre-Dame des Neiges. Mais cette race-ci estdifférente et peut-être que la même sincérité qui la poussait à larésistance la rendait-elle capable maintenant d’admettre avecbienveillance des convictions opposées. Car le courage respecte lecourage. Mais là où une croyance a été foulée aux pieds, on peuts’attendre à trouver une population aux idées moyennes etmesquines. L’œuvre véritable de Bruce et de Wallace fut la réuniondes deux nations, non que l’hostilité cessât immédiatement ;aux frontières des escarmouches continuèrent. Mais, au momentopportun, elles purent faire leur jonction dans un mutuelrespect.

Le commerçant s’intéressa beaucoup à monvoyage. Il pensait dangereux de dormir en rase campagne.

– Il y a des loups, dit-il. Et puis, onsait que vous êtes anglais. Les Anglais ont toujours bourse biengarnie. Il pourrait fort bien venir à l’idée de quelqu’un de vousfaire un mauvais parti pendant la nuit.

Je lui répondis que je n’avais point peur detels accidents et que, en tout cas, j’estimais peu sage des’attarder à ces craintes et d’attacher de l’importance à de menusrisques dans l’organisation de la vie. La vie en soi était au moinsaussi dangereuse qu’un loup et qu’il n’y avait pas lieu de prêterattention à chaque circonstance additionnelle de l’existence. Ilpourrait se produire, dis-je, une rupture dans votre organisme tousles jours de la semaine. Et c’en serait fini de vous, même si vousétiez enfermé dans votre chambre à triple tour de clef.

– Cependant, objecta-t-il,coucher dehors !

– Dieu, fis-je, est partout.

– Cependant, coucherdehors ! répéta-t-il. Et sa voix était éloquente defrayeur secrète.

Ce fut l’unique personne, au cours de monvoyage, à trouver quelque hardiesse dans un acte aussi simplequoique beaucoup le jugeassent gratuit. Une seule, par contre,témoigna d’en aimer beaucoup l’idée et ce fut mon frère de Plymouthqui s’exclama, lorsque je lui eus dit préférer dormir sous lesétoiles que dans un cabaret bruyant et clos :« Maintenant, je vois que vous connaissez leSeigneur ! »

En me quittant, le commerçant me demanda unede mes cartes, car il déclarait que je pourrais lui fournir àl’avenir un sujet de conversation. Il désirait me voir prendre notede sa requête et des raisons qu’il en donnait. Et voilà son souhaitainsi accompli.

Un peu après deux heures, je traversai laMimente et pris, vers le Sud, une sente raboteuse qui grimpait auflanc d’une montagne couverte d’un éboulis de pierres et de touffesde bruyères. Au faîte, selon la coutume du pays, la sentedisparaissait. Je laissai mon ânesse brouter la bruyère et partisseul à la recherche d’une route.

Je me trouvais maintenant à la séparation dedeux vastes versants : derrière moi toutes les rivièrescoulaient vers la Garonne et l’océan Atlantique, devant mois’étendait le bassin du Rhône. D’ici, comme des monts Lozère, onpouvait voir, par temps clair, miroiter le golfe du Lion. Etpeut-être que d’ici les soldats de Salomon avaient guetté leshuniers de Sir Cloudesley Shovel et le secours longtemps promis del’Angleterre. On pouvait considérer cette crête comme située aucœur du pays des Camisards. Quatre de leurs cinq légions étaientcantonnées aux alentours, visibles les unes aux autres :Salomon et Joani au Nord, Castanet et Roland au Sud et lorsqueJulien eut achevé sa mémorable campagne, la dévastation des HautesCévennes, qui dura pendant octobre et novembre 1703 – quatre centsoixante villages et hameaux furent par le feu et le fercomplètement anéantis – quelqu’un debout sur ce point culminantaurait contemplé une terre silencieuse, sans foyers et sanshabitants. Les années et l’activité de l’homme ont maintenantrelevé ces ruines. Cassagnas une fois de plus a réparé ses toits etenvoie vers le ciel ses fumées domestiques. Et dans leschâtaigneraies, dans les combes basses et touffues, les fermiers, àl’aise, s’en retournent, après le travail quotidien, vers leursenfants et vers leur âtre flambant. C’était néanmoins le site sansdoute le plus sauvage de toute mon excursion. Pic sur pic, chaînesur chaîne, surgissaient vers le sud pénétrés et comme sculptés parles torrents de l’hiver et revêtus, de la base au sommet, d’uneépaisseur feuillue de châtaigniers d’où émergeait, çà et là, unecouronne abrupte de roches. Le soleil, qui était encore loin de sondéclin, environnait d’une brume dorée le faîte des monts, cependantque la vallée était déjà plongée dans une ombre immobile etprofonde.

Un très vieux berger clopinant entre une pairede cannes et portant une casquette noire de soie« liberty », comme en deuil, eût-on dit, de sa mortprochaine – m’indiqua le chemin de Saint-Germain-de-Calberte. Il yavait quelque chose de solennel dans l’isolement de cet êtreinfirme et caduc. Où il habitait, comment il s’était hissé surcette cime haute ou comment il se proposait d’en descendre, c’étaitlà plus que je ne pouvais imaginer. Non loin de cet endroit, sur madroite, se dressait le fameux Plan de Font Morte où Poul, avec soncimeterre arménien, trucidait les Camisards de Séguier. Celui-ci mesemblait être une manière de Rip Van Winkle de cette guerre quiavait perdu ses Camisards fuyant devant Poul et qui errait depuislors dans les montagnes. Ce pourrait lui être grande nouvelled’apprendre que Cavalier s’était rendu sans condition ou que Rolandavait succombé en combattant, adossé à un olivier. Et tandis quemon imagination vagabondait de la sorte, j’entendis le vieillard mehéler d’une voix chevrotante, et je le vis me faire signe, enagitant une de ses cannes, de rebrousser chemin. J’étais déjà àbonne distance de lui, mais abandonnant Modestine une fois de plus,je revins sur mes pas. Hélas ! il s’agissait d’une affairebien banale. Le vieux Monsieur avait omis de demander au colporteurce qu’il vendait et il souhaitait réparer cet oubli.

Je lui répondis sèchement :Rien !

– Rien ? s’écria-t-il.

Je répétai : Rien, et tournai les talons.Il est bizarre de penser que peut-être suis-je ainsi devenu aussimystérieux pour ce bonhomme qu’il l’avait été lui-même pourmoi.

La route passait sous les châtaigniers et,bien que j’aperçusse quelques hameaux au-dessous de mes pieds dansla vallée et plusieurs habitations isolées de fermiers, la marchefut très solitaire tout l’après-midi et le soir s’amena promptementsous les arbres. Tout soudain j’entendis une voix de femme chanternon loin de là une vieille ballade mélancolique etinterminable.

Il semblait s’agir d’amour et d’un belamoureux, son aimable galant. Et je souhaitai pouvoirreprendre le refrain et lui faire écho, tout en poursuivant,invisible, ma route sous bois, unissant, comme la Pippa du poème,mes pensées aux siennes. Qu’aurais-je eu à lui dire ? Peu dechoses ; tout ce que le cœur requiert pourtant ; commentle monde donne et reprend, comment il ne rapproche les cœurs quis’aiment que pour les séparer de nouveau par de lointains paysétrangers ! Mais l’amour est le suprême talisman qui fait del’univers un jardin et « l’espérance commune à tous leshommes » annule les contingences de la vie, atteint de sa maintremblante par delà le tombeau et la mort. Aisé à dire, certes.Puis aussi, grâce à Dieu, doux et réconfortant à croire.

Nous parvînmes enfin sur une large chausséeblanche au silencieux tapis de poussière. La nuit était venue. Lalune s’était réverbérée pendant un bon moment sur la montagne d’enface, lorsque, à un tournant, mon baudet et moi nous trouvâmes danssa pleine clarté. J’avais vidé mon eau-de-vie à Florac, car cettepotion m’était devenue insupportable. Je l’avais remplacée par unvolnay généreux au bouquet parfumé. Et maintenant, sur la route jebus à la majesté sacrée de la lune. Ce ne fut qu’une couple degorgées ; pourtant, dès cet instant, je devins inconscient demes membres et mon sang circula avec une volupté insolite.Modestine elle-même, inspirée par ce rayonnement d’astre nocturne,remuait ses menus sabots comme à plus vive cadence.

La route montait et descendait rapidementparmi les masses de châtaigniers. Nos pas soulevaient une poussièrechaude qui flottait au loin. Nos deux ombres, – la mienne déforméepar le havresac, la sienne comiquement chevauchée par le paquetage– tantôt s’étalaient nettement dessinées devant nous, tantôt, à untournant, s’éloignaient à une distance fantomatique et couraientcomme des nuages le long des montagnes. De temps en temps, un venttiède bruissait dans le vallon et faisait sur tous les arbres sebalancer les bouquets de feuillages et de fruits. L’oreilles’emplissait d’une musique murmurante et les ombres valsaient enmesure.

Le moment d’après, la brise avait cesséd’errer et, dans la vallée entière, rien ne remuait plus que nospieds voyageurs ; sur le versant opposé, l’ossaturemonstrueuse et les ravins de la montagne se devinaient vaguement auclair de lune. Et là-bas, très haut, dans quelque maison perdue,brillait une fenêtre éclairée, unique tache carrée, rougeâtre dansl’immense champ d’ombre morne de la nuit.

À un certain point, comme je marchais encontrebas par des détours rapides, la lune disparut derrière lesmonts et je poursuivis mon chemin dans une totale obscurité jusqu’àce qu’un autre tournant me fît déboucher, à l’improviste, dansSaint-Germain-de-Calberte. Le village était endormi et silencieuxet enseveli dans la nuit opaque. Seule, par une unique porteouverte, une lueur de lampe s’évadait jusqu’à la route afin de memontrer que j’étais arrivé parmi les habitations des hommes. Lesdeux dernières commères de la soirée, bavardant encore près du murd’un jardin, m’indiquèrent l’auberge. L’hôtelière mettait coucherses poussins, le feu déjà était éteint qu’il fallut, non sansgrommelage, rallumer. Une demi-heure plus tard, l’âne et moiaurions dû aller, sans souper, au perchoir.

VII – LA DERNIÈRE JOURNÉE

Quand je m’éveillai (jeudi 2 octobre),entendant grande fanfare de coqs et caquetage de poulessatisfaites, je me mis à la fenêtre de la chambre propre où j’avaispassé la nuit. Je contemplai une matinée ensoleillée dans unevallée profonde aux plantations de châtaigniers. Il était encore debonne heure et le chant des coqs et les lumières obliques et lesombres allongées m’incitèrent à sortir explorer les alentours.

Saint-Germain-de-Calberte est une grandeparoisse d’environ neuf lieues de circonférence. À l’époque desguerres de religion et juste avant la dévastation, elle étaithabitée par deux cent soixante-quinze familles dont neuf seulementétaient catholiques. Il fallut au curé dix-sept journées du mois deseptembre pour aller à cheval, de maison en maison, faire unrecensement. Mais la localité elle-même, quoique chef-lieu decanton, est à peine plus importante qu’un hameau. Elle s’étage enterrasses sur une pente escarpée au milieu de vigoureuxchâtaigniers. La chapelle protestante s’élève un peu plus bas, surun éperon. Il y a, au centre du village, une vieille et curieuseéglise catholique.

C’est en ce lieu que le pauvre du Chayla,martyr du Christ, avait sa bibliothèque et tenait école demissionnaires. Ici, il avait édifié son tombeau, pensant reposer ausein d’une population reconnaissante d’avoir été rachetée del’erreur et c’est ici qu’au lendemain de sa mort on apporta, pourl’inhumer, le corps percé de cinquante-deux blessures. Revêtu deses habits sacerdotaux, il fut exposé en grand apparat dansl’église. Le curé, empruntant son texte au livre second de Samuel,chapitre vingtième, verset douzième, « Et Amasias baignaitdans son sang sur le grand chemin » prêcha un sermonpathétique. Il exhorta ses frères à mourir, chacun à son postecomme leur infortuné pasteur. Au mitan de cette éloquence, le bruitcourt qu’Esprit Séguier approche et voilà que toute l’assistancesaute en selle et détale qui à l’est, qui à l’ouest et le curélui-même s’enfuit jusqu’à Alais.

Étrange était la situation de cette petitemétropole catholique – un diminutif de Rome – dans pareil milieusauvage et hostile. D’une part, la légion de Salomon la surveillaitde Cassagnas, d’autre part, elle était coupée de tout secours parla légion de Roland, à Mialet. Le curé Louvrelenil, bien que prisde panique aux funérailles de l’archiprêtre et qu’il eût prestementdécampé vers Alais, restait fidèle à sa chaire isolée. De là, ilfulminait contre les crimes des Protestants. Salomon assiégea levillage pendant une heure et demie, puis battit en retraite. Onpouvait entendre les miliciens postés en sentinelles devant laporte du curé chanter dans l’obscurité des psaumes protestants etbavarder en amis avec les insurgés. Au matin, bien que pas un coupde feu n’eût été tiré, il n’y avait plus une once de poudre dansleurs poires à munitions. Qu’était-elle devenue ? Tout lemonde prêtait la main aux Camisards en compensation. Gardiens peusûrs pour un prêtre isolé !

L’imagination se figure à grand-peine queSaint-Germain-de-Calberte ait pu être autrefois la scène de cesagitations incessantes. Tout y est maintenant si paisible. Lespulsations de la vie humaine battent maintenant d’un rythme sidiscret et si lent dans ce hameau de la montagne ! Des gaminsm’escortèrent un bon moment à distance, comme eût-on dit, deschasseurs timorés de lions. Des gens se retournèrent pour meregarder une deuxième fois ou sortirent de chez eux pendant que jepassais devant leur demeure. Mon arrivée était, eût-on cru, lepremier événement survenu depuis le temps des Camisards. Il n’yavait rien de désobligeant ni d’effronté dans cette curiosité.C’était tout bonnement une surprise qui les étonnait et leurfaisait plaisir, comme à des bœufs ou à des enfants. Elle m’étaitpourtant fastidieuse et me fit bientôt déserter la rue.

Je me réfugiai sur les terrasses qui formentcomme un vert tapis de gazon et tentai vainement d’imiter au crayonles inimitables attitudes des châtaigniers qui dressaient hautleurs dômes de verdure. Par instants soufflait un vent léger et leschâtaignes dégringolaient dans l’herbe autour de moi avec un bruitassourdi. Ce bruit était comparable à celui d’une chute de grosgrêlons, mais celui-ci portait en lui l’impression cordiale ethumaine d’une récolte proche et de fermiers heureux du résultat. Enlevant les yeux, je pouvais voir les fruits bruns dans leurs boguesépineuses à demi ouvertes déjà et entre les troncs le regardembrassait un cirque de montagnes dorées par le soleil et vertes defeuillage.

Je n’ai pas souvent éprouvé tant d’intimesatisfaction en présence d’un site. Je me mouvais dans uneatmosphère délicieuse et me sentais allègre et tranquille etheureux. Peut-être n’était-ce point l’endroit seul qui me rendaitl’esprit ainsi dispos. Peut-être quelqu’un dans un autre payspensait-il à moi. Ou peut-être une de mes pensées avait-elle surgispontanément et s’était-elle évanouie à mon insu, qui me faisait dubien. Car certaines pensées – et assurément les plus belles –s’effacent avant qu’il nous soit possible d’en déterminer lestraits exacts, comme si un dieu, cheminant par nos grand-routesvertes, ne faisait qu’entrouvrir la porte de la maison, lancer uncoup d’œil souriant à l’intérieur et s’éloigner pour toujours.Est-ce Apollon ? Ou Mercure ? Ou l’Amour aux ailesrepliées ? Qui peut le dire ? Mais nous vaquons plusallègres à nos besognes et sentons paix et joie en nos cœurs.

Je dînai en compagnie de deux catholiques. Ilstombèrent d’accord pour condamner un jeune catholique qui, ayantépousé une protestante, avait adhéré à la religion de sa femme. Unprotestant de naissance, ils pouvaient le comprendre et l’estimer.En fait, ils semblaient partager l’état d’esprit d’une vieillecatholique qui m’assurait le même jour qu’il n’y avait pas dedifférence entre les deux croyances, excepté que « ce quiétait mal était plus mal pour les catholiques » qui avaientplus de lumière et de conseils. Or, cette désertion d’un homme lesremplissait d’un vrai mépris.

– Fâcheuse idée pour un hommed’abjurer ! disait l’un.

Cela pouvait être fortuit, mais on voit commecette phrase me poursuivait. Quant à moi, je crois qu’elle est laphilosophie courante de ces gens-là. Il m’est difficile d’enimaginer une meilleure. Ce n’est point bien haut degré de confiancechez un homme d’abdiquer sa foi et d’abandonner sa famillespirituelle pour l’amour du ciel. Mais il y a grande chance,dis-je, il y a espoir aussi, qu’en dépit de cette conversion auxyeux des hommes, il n’y ait point modification de l’épaisseur d’uncheveu au regard de Dieu. Honneur à ceux qui agissent ainsi, carl’arrachement est pénible ! Mais que ce soit par force oufaiblesse sous le coup de l’inspiration ou de la folie, c’estl’indice de quelque étroitesse d’esprit chez ceux qui peuvents’intéresser assez à de semblables et infimes nuances d’âme ou quipeuvent délaisser une amitié pour un bénéfice spirituel toutproblématique. Et je pense que je ne voudrais pas abandonner monvieux credo pour un autre, en ne faisant que changer des mots pourd’autres mots, mais pour un courageux examen le comprendre enesprit et en vérité afin de reconnaître comme mauvais ce qui estmauvais pour moi comme pour les meilleurs sectateurs des autresconfessions religieuses.

Le phylloxéra dévastait le pays. Au lieu devin, on but, au dîner, un jus de raisin plus économique, laParisienne, comme on le nommait. Elle se fabrique en mettantune grappe entière dans un bocal rempli d’eau. L’un après l’autre,les grains fermentent et éclatent. La quantité bue pendant le jourest remplacée par son volume, d’eau durant la nuit. Ainsi avec uneautre cruche puisée au puits et toujours une autre grappe quiexplose et abandonne sa force, une caisse de Parisienne peutsuffire à une famille jusqu’au printemps. C’est comme on peut leconjecturer une maigre boisson, mais fort agréable au goût.

Quoi qu’il en soit, après le dîner et le café,il était passé trois heures à mon départ deSaint-Germain-de-Calberte. Je descendis au bord du Gardon deMialet, large lit de torrent à sec et je traversai Saint-Étienne dela Vallée française, ou Val Francesque comme on a coutume del’appeler ici, puis, vers le soir, je commençais de gravir le montSaint-Pierre. Longue et pénible ascension ! Sur mes derrières,un chariot vide rentrant à Saint-Jean-du-Gard me suivait de près etme rejoignit non loin du sommet. Le conducteur, comme tout le restedu monde, était convaincu que j’étais un colporteur mais àl’encontre des autres, il était sûr de ce que je vendais. Il avaitremarqué la laine bleue qui dépassait à l’un ou l’autre bout de monpaquetage. Il en avait conclu, malgré mes efforts pour modifier sonopinion, que je faisais commerce de ces colliers de laine bleuepareils à ceux qui ornent l’encolure des chevaux de trait enFrance.

J’avais pressé Modestine, au-delà même de sesforces, car j’étais extrêmement désireux de jouir de la vue surl’autre versant avant la tombée du jour. Pourtant il faisait nuit,lorsque j’atteignis la cime. La lune voguait haute et claire dansl’espace et il n’y avait plus que quelques stries grisâtres decrépuscule attardées au couchant. Une vallée béante, comblée deténèbres, approfondissait à mes pieds un gouffre creusé dans lanature. Mais le profil des monts se découpait franchement sur leciel, notamment le mont Aigoal, forteresse de Castanet. EtCastanet, non seulement comme chef actif et entreprenant, mériteune mention parmi les Camisards : à ses lauriers se mêle unetouffe de roses. Il montra, en effet, comment même dans unetragédie publique, l’amour arrive à ses fins. Au plus fort de laguerre, il épousa, dans sa citadelle des montagnes, une jeune etjolie fille, appelée Mariette. Il y eut de grandes réjouissances etle marié, en l’honneur de l’heureux événement, libéra soixante-dixprisonniers. Sept mois plus tard, Mariette, la princesse desCévennes comme on la nommait par dérision, tomba aux mains desautorités, ce qui équivalait pour elle à la mort. Mais Castanetétait un homme résolu et il aimait sa femme. Il fonça surValleraugue et en emmena une dame comme otage. Pour la première etdernière fois au cours de cette guerre, il y eut échange deprisonniers. Leur fille, gage de quelque nuit étoilée sur le montAigoal, a laissé des descendants jusqu’à aujourd’hui.

Modestine et moi – ce fut notre dernier repasensemble – nous cassâmes la croûte sur le faîte du Saint-Pierre,moi assis sur un tas de cailloux, elle debout à mon côté au clairde lune et, comme une personne distinguée, recevant le pain de mesmains. La pauvre bête mangeait mieux ainsi, car elle avait pour moiune sorte d’affection que j’allais bientôt trahir.

Long trajet que la descente àSaint-Jean-du-Gard ! Nous n’y rencontrâmes personne, sauf uncharretier, visible de loin au reflet de la lune sur sa lanterneéteinte. Avant dix heures, nous étions arrivés et en train desouper. Nous avions parcouru quinze milles et gravi une montagneescarpée en un peu plus de six heures.

VIII – ADIEU, MODESTINE !

À l’examen, le matin du 4 octobre, Modestinefut déclarée hors d’état de poursuivre le voyage. Elle auraitbesoin d’au moins deux jours de repos, d’après le garçon d’écurie.Or, j’étais maintenant pressé d’arriver à Alais pour mon courrier.Comme je me trouvais à présent dans une région civilisée avecservice d’omnibus, je décidai de vendre mon amie et de partir parla diligence de l’après-midi. Notre trotte de la veille, autémoignage du charreton qui nous avait suivis pendant toute lamontée du Saint-Pierre, donnait une idée avantageuse des capacitésde ma bourrique. Des acquéreurs éventuels escomptèrent une occasionsans précédent. Avant dix heures, j’avais une offre de vingt-cinqfrancs et avant midi, après un engagement téméraire, je la vendis,le bât et tout l’attirail, pour trente-cinq francs. Le gainpécuniaire n’était pas évident, mais j’avais, par ce marché, acquisma liberté.

Saint-Jean-du-Gard est une localité importanteet en majeure partie protestante. Le maire, un protestant, medemanda de l’aider, en une petite circonstance caractéristique deshabitudes de l’endroit. Les jeunes femmes des Cévennes profitentd’une similitude de religion et de la différence de parler pour seplacer en grand nombre comme gouvernantes en Angleterre. Il y enavait une, originaire de Mialet, qui se débattait avec lescirculaires de deux agences rivales de Londres. Je lui rendis tousles services en mon pouvoir et donnai, en plus, quelques conseilsqui me parurent d’excellente opportunité.

Une chose en outre à noter. Le phylloxéraavait ravagé les vignobles des environs et, dans le prime matin,sous quelques châtaigniers en bordure de la rivière, j’aperçus ungroupe d’individus actionnant un pressoir à pommes. Je ne parvenaispas à comprendre où ils en voulaient venir et demandai à l’un destypes de me l’expliquer.

– Faire du cidre, répondit-il. Oui,c’est comme ça. Comme dans le Nord.

Il y avait dans son ton une pointesarcastique. Le pays allait à la diable.

Ce ne fut qu’après être bien installé auprèsdu conducteur et roulant à travers un vallon rocailleux auxoliviers rabougris que j’eus conscience qu’il me manquait quelquechose. J’avais perdu Modestine. Jusqu’à cet instant, j’avais cru ladétester ; mais à présent qu’elle était partie« Ah ! quel changement pour moi ! »

Pendant douze jours nous avions étéd’inséparables compagnons ; nous avions parcouru sur leshauteurs plus de cent vingt kilomètres, traversé plusieurs chaînesde montagnes considérables, fait ensemble notre petit bonhomme dechemin avec nos six jambes par plus d’une route rocailleuse et plusd’une piste marécageuse. Après le premier jour, quoique je fussesouvent choqué et hautain dans mes façons, j’avais cessé dem’énerver. Pour elle, la pauvre âme, elle en était venue à meconsidérer comme une providence. Elle aimait manger dans ma main.Elle était patiente, élégante de formes et couleur d’une sourisidéale, inimitablement menue. Ses défauts étaient ceux de sa raceet de son sexe ; ses qualités lui étaient propres. Adieu, etsi jamais…

Le père Adam pleura quand il me la vendit.Quand je l’eus vendue à mon tour, je fus tenté de faire de même. Etcomme je me trouvais seul avec le conducteur du coche et quatre oucinq braves jeunes gens, je n’hésitai pas à céder à monémotion.

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