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Voyage du Prince Fan – Federin dans la romancie

Voyage du Prince Fan – Federin dans la romancie

de Guillaume Hyacinthe Bougeant

ÉPÎTRE

A Madame C B.

Non, madame, je ne connois point de méchanceté pareille à celle que vous m’avez faite. Il faut que le public en soit juge ; je ne puis souffrir les romans, vous le sçavez. Je vois que vous les aimez, et je vous en fais la guerre. Vous me demandez pourquoi : je vous dis mes raisons ; et comme si vous étiez disposée à vous laisser persuader, finement vous m’engagez à les mettre par écrit.

Mais quoi ! Faire une dissertation raisonnée, une controverse de casuiste ou de philosophe pédant ? Non, dis-je en homme d’esprit ; il faut donner à mes raisons un tour agréable, les envelopper sous quelque idée riante, sous quelque fiction qui amuse ; et pour cela j’imagine le voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin. Le voilà fait : c’est un roman ; et c’est moi qui l’ai fait. O ciel ! C’est-à-dire, que vous avez trouvé le moyen de me fairefaire un roman, à moi l’ennemi déclaré des romans, et cela dans letems que je vous reproche de les aimer. Avouëz-le, madame :c’est-là ce qu’on appelle une trahison, une noirceur.

Mais je serai vengé. Vous n’aimez pas les loüanges ; privilege bien singulier pour une femme. Vous abhorrez une epître dédicatoire, vous me l’avez dit. Eh bien, vousaurez l’un et l’autre. Car je le déclare ici à tout le public.C’est à vous, et à vous toute seule, c’est à Madame C B que jedédie cet ouvrage ; et comme jamais dédicace ne va sanséloges, il ne tient qu’à moi de vous en accabler ; c’est unebelle occasion de satisfaire l’envie que j’en ai depuis long-tems.Non, je crois vous entendre me demander grace, et je n’ai pas lecourage de vous refuser. Pour rendre ma vengeance complette, ilsuffiroit de vous nommer ; mais je m’en garderai bien, parceque vous ne manqueriez pas de me rendre la pareille ; et àdire le vrai, je ne vous hais pas assez pour acheter à mes propresdépens le plaisir de me venger. Gardez-moi donc le secret, je vousprie, comme je vous le garderai ; et je vous promets de plusque si ce petit ouvrage répond à mes intentions, en vous inspirantvous et à ceux qui le liront un juste dégoût de la lecture desromans, je vous pardonnerai de me l’avoir fait écrire. J’ail’honneur d’être, madame, votre très-humble et très-obéïssantserviteur.

Chapitre 1

 

Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédindans la romancie. Départ du Prince Fan-Férédin pour laromancie.

Je pourrois, suivant un usage assez reçû,commencer cette histoire par le détail de ma naissance, et de tousles soins que la Reine Fan-Férédine ma mere prit de monéducation ; c’étoit la plus sage et la plus vertueuseprincesse du monde ; et sans vanité, j’ai quelquefois oüidire, que par la sagesse de ses instructions elle avoit sçû merendre en moins de rien un des princes les plus accomplis que l’oneût encore vûs. Je suis même persuadé que ce récit, orné de bellesmaximes sur l’éducation des jeunes princes, figureroit assez biendans cet ouvrage ; mais comme mon dessein est moins de parlerde moi-même, que de raconter les choses admirables que j’ai vuës,j’ai crû devoir omettre ce détail, et toute autre circonstanceinutile à mon sujet.

La Reine Fan-Férédine aimoit assez peu lesromans ; mais ayant lû par hasard dans je ne sçai quelouvrage, composé par un auteur d’un caractere respectable, que rienn’est plus propre que cette lecture pour former le cœur et l’espritdes jeunes personnes, elle se crût obligée en conscience de mefaire lire le plus que je pourrois de romans, pour m’inspirer debonne heure l’amour de la vertu et de l’honneur, l’horreur du vice,la fuite des passions, et le goût du vrai, du grand, du solide, etde tout ce qu’il y a de plus estimable. En effet, comme je suis né,dit-on, avec d’assez heureuses dispositions, je ressentis bien-tôtles fruits d’une si loüable éducation. Agité de mille mouvemensinconnus, le cœur plein de beaux sentimens, et l’esprit rempli degrandes idées, je commençai à me dégoûter de tout ce quim’environnoit. Quelle différence, disois-je, de ce que je vois etde tout ce que j’entends, avec ce que je lis dans les romans !Je vois ici tout le monde s’occuper d’objets d’intérêt, de fortune,d’établissement, ou de plaisirs frivoles. Nulle avanturesinguliere : nulle entreprise héroïque. Un amant, si on l’encroyoit, iroit d’abord au dénouëment, sans s’embarrasser d’aucunpréliminaire. Quel procédé ! Pourquoi faut-il que je sois nédans un climat où les beaux sentimens sont si peu connus ?Mais pourquoi, ajoûtois-je, me condamner moi-même à passertristement mes jours dans un pays où l’on ne sçait point estimerles vertus héroïques ? J’y regne, il est vrai, mais quellesatisfaction pour un grand cœur de regner sur des sujets presquebarbares ? Abandonnons-les à leur grossiereté, et allonschercher quelque glorieux établissement dans ce pays merveilleuxdes romans, où le peuple même n’est composé que de héros.

Telles furent les pensées qui me vinrent àl’esprit, et je ne tardai pas à les mettre en exécution. Aprèsm’être muni secretement de tout ce que je crûs nécessaire pour monvoyage, je partis pendant une belle nuit au clair de la lune, pourtenter, en parcourant le monde, la découverte que je méditois. Jetraversai beaucoup de plaines, je passai beaucoup demontagnes ; je rencontrai dans mon chemin des châteaux et desvilles sans nombre ; mais ne trouvant par-tout que des payssemblables à ceux que je connoissois déja, et des peuples quin’avoient rien de singulier, je commençai enfin à m’ennuyer de lalongueur de mes recherches. J’avois beau m’informer et demander desnouvelles du pays des romans ; les uns me répondoient qu’ilsne le connoissoient pas même de nom : les autres me disoientqu’à la vérité ils en avoient entendu parler, mais qu’ilsignoroient dans quel lieu du monde il étoit situé. La seule chosequi soûtenoit mon courage dans la longueur et la difficulté del’entreprise, c’est la réflexion que je faisois, qu’après tout ilfalloit bien que la romancie fût quelque part, et que ce ne pouvoitpas être une chimere. Car enfin, disois-je, si ce pays n’existoitpas réellement, il faudroit donc traiter de visions ridicules et defables puériles tout ce qu’on lit dans les romans. Quelleapparence ! Eh ! Que faudroit-il donc penser de tant depersonnes si raisonnables d’ailleurs qui ont tant de goût pour ceslectures, et de tant de gens d’esprit qui employent leurs talens àcomposer de pareils ouvrages ? Cependant malgré cesréflexions, j’avoue que je fus quelquefois sur le point de merepentir de mon entreprise, et qu’il s’en fallût peu que je neprisse la résolution de retourner sur mes pas. Mais non, me dis-je,encore une fois à moi-même : après en avoir tant fait, ilseroit honteux de reculer. Que sçais-je si je ne touche pas auterme tant desiré ? J’y touchois en effet sans le sçavoir, etvoici comment la chose arriva par un accident bizare, qui par-toutailleurs m’auroit coûté la vie.

Après avoir monté pendant plusieurs heures lesgrandes montagnes de la Troximanie, j’arrivai enfin avec beaucoupde peine jusqu’à leur cime, conduisant mon cheval par la bride. Là,je sentis tout-à-coup que la terre me manquoit sous lespieds ; en effet mon cheval roula d’un côté de la montagne, etje culbutai de l’autre, sans sçavoir ce que je devins depuis cemoment jusqu’à celui où je me trouvai au fond d’un affreuxprécipice, environné de toutes parts de rochers effroyables. Il estvisible que quelque bon génie me soutint dans ma chûte pourm’empêcher d’y périr ; et je m’en serois apperçû dès-lors sij’avois eû toutes les connoissances que j’ai acquises depuis. Maisla pensée ne m’en vint point, et j’attribuai à un heureux hasard cequi étoit l’effet d’une protection particuliere de quelque fée, dequelque génie favorable, ou de quelqu’une de ces petites divinitésqui voltigent dans le pays des romans en plus grand nombre que lespapillons ne volent au printems dans nos campagnes. On n’auracependant pas de peine à comprendre que dans la situation où je metrouvai, après avoir levé les yeux au ciel pour contempler lahauteur énorme d’où j’étois tombé, et avoir envisagé toutel’horreur des lieux qui m’environnoient, je dûs m’abandonner auxplus tristes réflexions. « pauvre Fan-Férédin, que vas-tudevenir dans cette horrible solitude… par où sortiras-tu de cesantres profonds… tu vas périr… » O que je dis de chosestouchantes, et que je me plaignis éloquemment du destin, de lafortune, de mon étoile, et de tout ce qui me vint à l’esprit !Mais on va voir combien j’avois tort de me plaindre ; et parle droit que j’ai acquis dans le pays des romans de faire desréflexions morales, je voudrois que les hommes apprissent une bonnefois par mon exemple, à respecter les décrets suprêmes qui reglentleur sort, et à ne se jamais plaindre des événemens qui leursemblent les plus contraires à leurs desirs. Cependant la nuit quiapprochoit, redoubloit mon inquiétude, et je me hâtai de profiterdu peu de jour et de forces qui me restoient pour sortir, s’ilétoit possible, de l’abîme où j’étois. En vain aurois-je essayé degagner les hauteurs : elles étoient trop escarpées. Il ne merestoit qu’à chercher dans les fonds une issuë pour me conduire àquelque endroit habité, ou du moins habitable. Nul vestige desentier ne s’offrit à ma vûë. Sans doute j’étois le premier hommequi fût descendu dans ce précipice. Je fûs ainsi réduit à me faireune route à moi-même, et en effet je fis si bien, en grimpant etsautant de rocher en rocher, tantôt m’accrochant aux brossailles,tantôt me laissant couler sur le dos ou sur le ventre, qu’aprèsavoir fait quelque chemin de cette maniere, j’arrivai à un endroitplus découvert et plus spatieux.

Le premier objet qui me frappa la vûë, fût uneespece de cimetiere, un charnier, ou un tas d’ossemens d’une especesinguliere. C’étoient des cornes de toutes les figures, de grandsongles crochus, des peaux seches de dragons ailés, et de longs becsd’oiseaux de toute espece. Je me rappellai aussi-tôt ce que j’avoislû dans les romans, des griffons, des centaures, des hippogriffes,des dragons volans, des harpies, des satyres, et d’autres animauxsemblables, et je commençai à me flatter que je n’étois pas loin dupays que je cherchois. Ce qui me confirma dans cette idée, c’estqu’un moment après je vis sortir de l’ouverture d’un antre uncentaure, qui venant droit à l’endroit que j’observois, y jetta unegrande carcasse d’hippogriffe qu’il avoit apportée sur son dos,après quoi il se retira, et s’enfonça dans l’antre d’où il étoitsorti. Quoique je connusse parfaitement les centaures, par leslectures que j’avois faites, et que d’ailleurs je ne manque pointde courage, j’avoue que cette premiere vûë me causa quelqueémotion ; je me cachai même derriere un rocher pour observerle centaure jusqu’à ce qu’il se fût retiré ; mais alorsreprenant mes esprits, et m’armant de résolution : qu’ai-je àcraindre, dis-je en moi-même, de ce centaure ? J’ai lû danstous les romans que les centaures sont les meilleures gens dumonde. Loin d’être ennemis des hommes, ils sont toûjours disposés àleur rendre service, et à leur apprendre mille secrets curieux,témoin le centaure Chiron. Peut-être celui-ci me portera-t-il aupays des romans ; du moins il ne refusera pas de me tirer deces horribles lieux. Je marchai aussi-tôt vers l’antre, etm’arrêtant à l’entrée, je l’appellai à haute voix en cestermes : « charitable centaure, si votre cœur peut êtretouché par la pitié, soyez sensible au malheur d’un prince quiimplore votre générosité. C’est le Prince Fan-Férédin qui vousappelle ». Mais j’eus beau appeller et élever ma voix,personne ne parut.

Plein d’inquiétude et d’une frayeur secrete,j’entrai dans la caverne, et je vis que c’étoit un cheminsoûterrain qui s’enfonçoit beaucoup sous la montagne. Quel partiprendre ? Je n’en trouvai pas d’autre que de suivre lecentaure, jugeant qu’il n’étoit pas possible que je ne lerencontrasse, ou que je ne me fisse bien-tôt entendre à lui. Maisavouerai-je ici ma foiblesse, ou ne l’avouerai-je pas ?Faut-il parler ou me taire ? Voilà une de ces situationsdifficiles, où j’ai souvent vû dans les romans les héros quiracontent leurs avantures, et dont on ne connoît bien l’embarrasque lorsqu’on l’éprouve soi-même. Après tout, comme j’ai remarquéque tout bien considéré, ces messieurs prennent toûjours le partid’avouer de bonne grace, j’avoue donc aussi qu’à peine j’eus faitcent pas dans ce profond souterrain, en suivant toûjours le rocherqui servoit de mur, que saisi d’horreur de me voir dans un lieu siaffreux sans sçavoir par quelle issuë j’en pourrois sortir, je melaissai tomber de foiblesse, et presque sans connoissance. Il m’enresta cependant assez pour me souvenir que dans une situation à peuprès semblable, le célebre Cleveland avoit eu l’esprit des’endormir ; et trouvant l’expédient assez bon, je ne balançaipas à l’imiter. Mais après un tel aveu, il est bien juste que je medédommage par quelque trait qui fasse honneur à mon courage. Je merelevai donc bien-tôt après, et considérant qu’il falloit merésoudre à périr dans ces profondes ténebres des entrailles de laterre, ou trouver le moyen d’en sortir, je résolus de continuer maroute jusqu’où elle me pourroit conduire. Qu’on se représente unhomme marchant sans lumiere dans un boyau étroit de la terre à deuxlieuës peut-être de profondeur, obligé souvent de ramper, de sereplier, de se glisser comme un serpent dans des passages serrés,sans pouvoir avancer qu’en tâtant de la main, et qu’en sondant dupied le terrain.

Telle étoit ma situation, et on aura sansdoute de la peine à en imaginer une plus affreuse. Le souvenir decette avanture me fait encore tant d’horreur, que j’en abrége lerécit. Mais ce que je ne puis m’empêcher de dire, c’est que je n’aijamais mieux reconnu qu’alors la vérité de ce que j’ai vû dans tousles romans, qu’on n’est jamais plus près d’obtenir le bien qu’ondésire, qu’au moment que l’on en paroît le plus éloigné : carvoici ce qui m’arriva. Après avoir marché long-tems de la façon queje viens de raconter, je crus que je commençois à appercevoirquelque foible lumiere. J’eus peine d’abord à me le persuader, etje l’attribuai à un effet de mon imagination inquiéte et troublée.Cependant j’apperçus bien-tôt que cette lumiere augmentoitsensiblement, et je n’en pûs plus douter, lorsque je vis que jecommençois à distinguer les objets. ô quelle joye je ressentis dansce moment ! Tout mon corps en tressaillit, et je ne connoispoint de termes capables de l’exprimer. Je ne comprends pas encorecomment ce passage subit d’une extrême tristesse à un si grandexcès de joye, ne me causa pas une révolution dangereuse. Quoiqu’ilen soit, voyant que le jour augmentoit toûjours, et jugeant que lasortie que je cherchois ne devoit pas être éloignée, je doublai lepas, ou plûtôt je courus avec empressement pour y arriver. Je latrouvai en effet, et je vis… le dirai-je ? Oüi, je vis leschoses les plus étonnantes, les plus admirables, les pluscharmantes qu’on puisse voir. Je vis en un mot le pays des romans.C’est ce que je vais raconter dans le chapitre suivant.

Chapitre 2

 

Entrée du Prince Fan-Férédin dans laromancie. Description et histoire naturelle du pays.

La plûpart des voyageurs aiment à vanter labeauté des pays qu’ils ont parcourus, et comme la simple vérité neleur fourniroit pas assez de merveilleux, ils sont obligés d’avoirrecours à la fiction. Pour moi loin de vouloir exaggérer, jevoudrois aucontraire pouvoir dissimuler une partie des merveillesque j’ai vuës, dans la crainte où je suis qu’on ne se défie de lasincérité de ma relation. Mais faisant réflexion qu’il n’est paspermis de supprimer la vérité pour éviter le soupçon de mensonge,je prends généreusement le parti qui convient à tout historiensincere, qui est de raconter les faits dans la plus exacte vérité,sans aucun intérêt de parti, sans exaggération, et sansdéguisement. Je prévois que les esprits forts s’obstineront dansleur incrédulité ; mais leur incrédulité même leur tiendralieu de punition, tandis que les esprits raisonnables auront lasatisfaction d’apprendre mille choses curieuses qu’ils ignoroient.Je reprends donc la suite de mon récit.

A peine fus-je arrivé à la sortie du cheminsouterrain, que jettant les yeux sur la vaste campagne quis’offroit à mes regards, je fus frappé d’un étonnement que je nepuis mieux comparer qu’à l’admiration où seroit un aveugle né quiouvriroit les yeux pour la premiere fois : cette comparaisonest d’autant plus juste, que tous les objets me parurent nouveaux,et tels que je n’avois rien vû de semblable. C’étoient à la véritédes bois, des rivieres, des fontaines ; je distinguois desprairies, des collines, des vergers ; mais toutes ces chosessont si différentes de tout ce que dans ce pays-ci nous appellonsdu même nom, qu’on peut dire avec vérité que nous n’en avons que lenom et l’ombre. La premiere réflexion qui me vint à l’esprit, futde songer qu’il y avoit sous la terre beaucoup de pays que nous neconnoissions pas, ce qui me parut une observation importante pourla géographie et la physique ; mais il est vrai qu’entraînépar la curiosité et l’admiration des objets qui s’offroient à mesyeux, je ne m’arrêtai pas long tems à ces réflexionsphilosophiques.

J’entrai dans la campagne sans trop sçavoir oùje tournerois mes pas, me sentant également attiré de tous côtéspar des beautés nouvelles, et pouvant à peine me donner le loisird’en considérer aucune en particulier. Je me déterminai enfin àsuivre une charmante riviere qui serpentoit dans la plaine. Cetteriviere étoit bordée d’un gazon le plus beau, le plus riant, leplus tendre qu’on puisse imaginer, et ce gazon étoit embelli demille fleurs de différente espece. Elle arrosoit une prairie d’unebeauté admirable, dont l’herbe et les fleurs parfumoient l’aird’une odeur exquise, et si en serpentant elle sembloit quelquefoisretourner sur ses pas, c’est sans doute parce qu’elle avoit unregret sensible de quitter un si beau lieu. La prairie étoit ornéedans toute son étenduë de bosquets délicieux, placés dans de justesdistances pour plaire aux yeux, et comme si la nature aimoit aussiquelquefois à imiter l’art, comme l’art se plaît toûjours à imiterla nature, j’apperçus dans quelques endroits des especes dedesseins réguliers formés de gazon, de fleurs et d’arbrisseaux quifaisoient des parterres charmans ; mais la riviere elle-mêmesembloit épuiser toute mon admiration. L’eau en étoit plus claireet plus transparente que le crystal. Pour peu qu’on voulût prêterl’oreille, on entendoit ses ondes gémir tendrement, et ses eauxmurmurer doucement ; et ce doux murmure se joignant au chantmélodieux des cygnes, qui sont là fort communs, faisoit une musiqueextrêmement touchante. Au lieu de sable on voyoit briller au fondde la riviere des nacres de perle, et mille pierresprécieuses ; et on distinguoit sans peine dans le sein del’onde un nombre infini de poissons dorés, argentés, azurés,pourpre, qui pour rendre le spectacle plus aimable, se plaisoient àfaire ensemble mille agréables jeux. C’est pourtant dommage, dis-jetout bas, qu’on ne puisse point passer d’un bord à l’autre pourjoüir également des deux côtés de la riviere. Le croira-t-on ?Sans doute ; car j’ai bien d’autres merveilles à raconter. àpeine donc eus-je prononcé tout bas ces paroles, que j’apperçus àmes pieds un petit batteau fort propre. Je connoissois trop par meslectures l’usage de ces batteaux, pour hésiter d’y entrer. J’ydescendis en effet, et dans le moment je fus porté à l’autre bordde la riviere. Que les incrédules osent après cela faire valoir demauvaises subtilités contre des faits si avérés. Voici dequoiachever de les confondre, c’est que considérant un certain endroitde la riviere, et trouvant qu’il eût été à propos d’y faire unpont, je fus tout étonné d’en voir un tout fait dans le momentmême ; de sorte qu’on n’a jamais rien vû de si commode.

Cependant je continuai ma route, et je puisdire, sans exagération, qu’à chaque pas je rencontrai de nouveauxsujets d’admiration. J’apperçus entr’autres un endroit dans laprairie qui me parut un peu plus cultivé. J’eus la curiosité d’enapprocher, et je trouvai une fontaine. L’eau m’en parût si pure etsi belle, que ne doutant pas qu’elle ne fût excellente, j’en voulusgoûter ; mais que ne sentis-je pas dans le moment au dedans demoi-même ! Quelle ardeur, quels transports, quels mouvemensinconnus, quels feux ! Ces feux avoient à la vérité quelquechose de doux, et il me semble que j’y trouvois du plaisir ;mais ils étoient en même-tems si vifs et si inquiets, que ne mepossédant plus moi-même, et tombant alternativement de la plus viveagitation dans une profonde rêverie, je marchois au travers de laprairie sans sçavoir précisément où j’allois. Je rencontrai ainsiune seconde fontaine, et je ne sçais quel mouvement me porta àboire aussi de son eau. Mais à peine en eus-je avalé quelquesgouttes, que je me trouvai tout changé. Il me sembla que mon cœurétoit enveloppé d’une vapeur noire, et que mon esprit se couvroitd’un nuage sombre. Je sentis des transports furieux, et desmouvemens confus de haine et d’aversion pour tous les objets qui seprésentoient. Ce changement m’ouvrit les yeux. Je me rappellai ceque j’avois lû des fontaines de l’amour et de la haine, et je nedoutai plus que ce ne fussent celles dont je venois de boire. Alorsme souvenant que j’avois aussi lû que le lac d’indifférence nedevoit pas être éloigné des deux fontaines, je me hâtai de lechercher, et l’ayant rencontré (car dans ce pays-là on rencontretoûjours tout ce qu’on cherche) j’en bus seulement quelques gouttesdans le creux de ma main, et dans l’instant rendu à moi-même, jesentis un calme doux et tranquille succéder au trouble qui m’avoitagité.

Je ne dis rien des plantes singulieres quej’observai. On sçait assez que le pays en est tout couvert. Cen’est que dans la romancie qu’on trouve la fameuse herbe moly, etle célébre lotos. Les plantes mêmes que nous connoissons, et quicroissent aussi dans ce pays-là, y ont une vertu si admirable qu’onne peut pas dire que ce soient les mêmes plantes ; et je nepuis à cette occasion m’empêcher d’admirer la simplicité del’infortuné chevalier de la Manche, qui crût pouvoir avec lesherbes de son pays composer un baume semblable à celui deFierabras. Car il est vrai que nous avons des plantes de mêmenom ; mais il s’en faut beaucoup qu’elles ayent la mêmevertu ; c’est par cette raison que les philtres amoureux, lesbreuvages enchantés, les charmes, et tous les sorts que nosmagiciens entreprennent de composer avec des herbes magiques neréussissent point, parce que nous n’avons que des plantes sansforce et sans vertu ; et je m’imagine que c’est encore ce quifait que nous ne voyons plus de ces baguettes merveilleuses, de cesbagues surprenantes, de ces talismans, de ces poudres, et milleautres curiosités pareilles, qui operent tant d’effets prodigieux,parce que nous n’avons pas dans ce pays-ci la véritable matieredont elles doivent être composées.

Mais ce que je ne dois pas oublier, c’est labonté admirable du climat. Je n’avois jamais compris dans lalecture des romans comment les princes et les princesses, les héroset leurs héroïnes, leurs domestiques mêmes et toute leur suitepassoient toute leur vie, sans jamais parler de boire ni de manger.Car enfin, disois-je, on a beau être amoureux, passionné, avide degloire, et héros depuis les pieds jusqu’à la tête : encorefaut-il quelquefois subvenir à un besoin aussi pressant que celuide la faim. Mais il est vrai que j’ai bien changé d’idée, depuisque j’ai respiré l’air de la romancie. C’est premierement l’air leplus pur, le plus serein, le plus sain et le plus invariable qu’onpuisse respirer. Aussi n’a-t-on jamais oüi dire qu’aucun héros aitété incommodé de la pluye, du vent, de la neige, ou qu’il ait étéenrhumé du serein de la nuit, lorsqu’au clair de la lune il seplaint de ses amoureux tourmens. Mais cet air a sur-tout unepropriété singuliere, c’est de tenir lieu de nourriture à tous ceuxqui le respirent, en sorte qu’on peut dans ce pays-là entreprendrele plus long voyage à travers les déserts les plus inhabités, sansse mettre en peine de faire aucune provision pour soi ni pour seschevaux mêmes.

Voici encore une chose qui me frappaextrêmement. Nos rochers dans tous ces pays-ci sont d’une dureté etd’une insensibilité si grande, qu’on leur diroit pendant une annéeentiere les choses du monde les plus touchantes, qu’ils ne lesécouteroient seulement pas. Mais ils sont bien différens dans laromancie. J’en rencontrai dans mon chemin un amas assezconsidérable, et comme ma curiosité me portoit à tout observer, jem’en approchai pour les considérer de plus près. Je voulus même entâter quelques-uns de la main ; mais quel fut mon étonnementde les trouver si tendres, qu’ils cédoient à l’effort de ma maincomme du gazon ou de la laine. J’avoue que ce phénomene me parût siétrange, que j’en jettai un cri d’étonnement, et je ne l’auroisjamais compris si on ne me l’avoit expliqué depuis. C’est qu’ilétoit venu la veille un amant des plus malheureux et des pluséloquens du pays conter à ces rochers ses tourmens ; et sonrécit étoit si touchant, ses accens douloureux si pitoyables, queles rochers n’avoient pû y résister malgré toute leur dureténaturelle. Les uns s’étoient fendus de haut en bas, les autress’étoient laissés fondre comme de la cire, et les plus durss’étoient attendris et amollis au point que je viens de dire. Siles rochers de la romancie sont si sensibles, il est aisé de jugerquelle doit être en ce pays-là la complaisance des echos pour ceuxqui ont à leur parler. Il n’y a rien de si aimable ni de si docile.Ils répetent tout ce que l’ont veut. Si vous chantez, ilschantent ; si vous vous plaignez, ils se plaignent avec vous.Ils n’attendent pas même pour répondre que vous ayez achevé deparler, et plûtôt que de laisser un pauvre amoureux parler seul,ils s’entretiendront avec lui une journée entiere. C’est une desgrandes ressources qu’on ait dans ce pays-là, quand on n’a personneà qui l’on puisse confier ses peines secretes. Il n’y a qu’à allertrouver un echo, sur-tout si c’est un echo femelle, et en voilàpour aussi long-tems qu’on veut.

Chapitre 3

 

Suite du chapitre précédent.

Les arbres de la romancie sont en général àpeu près faits comme les nôtres ; mais il y a pourtant surcela des remarques importantes à faire. Car outre que leurfeüillage est toûjours d’un beau verd, leur ombrage délicieux,leurs fruits beaucoup meilleurs que les nôtres, c’est dans laromancie seule qu’on trouve de ces arbres si précieux et si rares,dont les uns portent des rameaux d’or, et les autres des pommesd’or. Mais il est vrai que s’il est rare de les rencontrer, il estencore plus difficile d’en approcher et d’en cueillir les fruits,parce qu’ils sont tous gardés par des dragons ou des geantsterribles, dont la vûe seule porte la frayeur dans les ames lesplus intrépides. En vain se flateroit-on de pouvoir tromper leurvigilance ; ils ont toûjours les yeux ouverts, et neconnoissent pas les douceurs du sommeil. D’un autre côtéentreprendre de les forcer, c’est s’exposer à une mortcertaine ; de sorte qu’il faut renoncer à l’espoir de cueillirjamais des fruits si précieux, à moins qu’on ne soit favorisé dequelque protection particuliere : alors il n’y a rien de siaisé. Une petite herbe qu’on porte sur soi, un miroir qu’on montreau dragon ou au geant, une baguette dont on les touche, un brevagequ’on leur présente, le moindre petit charme les assoupit ;après quoi il est facile de leur couper la tête, et de se mettreainsi en possession de tous les trésors dont ils sont les gardiens.Je dois pourtant avertir que ce que j’en dis ici n’est que sur lerapport d’autrui ; car comme ces arbres sont fort rares, jen’en ai point trouvé sur ma route, et je n’ai eu d’ailleurs aucunintérêt d’en aller chercher. Mais une chose que j’ai vûe, et qu’ondoit regarder comme certaine, c’est le goût que les arbres ont dansce pays-là pour la musique. Voici un fait qui m’est arrivé, et quime causa dans le tems beaucoup de surprise.

Un jour que je m’étois abandonné au sommeildans un charmant bocage de jeunes maronniers, je fus fort étonné àmon réveil de me trouver exposé aux ardeurs du soleil, etentierement à découvert, sans que je pûsse imaginer ce qu’étoientdevenus les arbres qui m’avoient prêté leur ombre il n’y avoitqu’un moment. Mais en regardant de tous cotés, je les apperçus déjaun peu loin qui marchoient comme en cadence vers une petite plaine,où un excellent joueur de luth les attiroit à lui, par le sonharmonieux de son instrument. Quelques rochers s’étoient mis deleur compagnie avec tout ce qu’il y avoit de lions, de tigres etd’ours dans ce canton. C’est un des spectacles qui m’ayent fait leplus de plaisir dans tout le cours de mon voyage.

Pour ce qui est de ce que j’avois entenduraconter à un historien célebre, que les arbres avoient entr’euxune langue fort intelligible pour s’entretenir ensemble, lorsqu’unvent doux et leger agitoit l’extrémité de leurs branches, j’ai eûbeau m’y rendre attentif dans les diverses forêts que j’aivûes ; il faut ou que cette observation m’ait échappé, ouplûtôt que le fait ne soit pas vrai, d’autant plus que cethistorien n’est pas toûjours exact dans ses récits. Il n’en est pasainsi de ceux qui ont assuré que les arbres servoient de demeure àdes divinités champêtres ; car c’est un fait avéré, dont j’aiété souvent témoin. Rien même n’est plus commun sur le soir,lorsque la lune commence à éclairer les ombres de la nuit, que devoir sur tout les chênes s’entrouvrir, pour laisser sortir de leursein les dryades qui y passent la journée, et se rouvrir le matin àla pointe du jour, pour les recevoir après qu’elles ont dansé dansles champs avec les nayades. Comme il est aisé de distinguer lesarbres habités de ceux qui ne le sont pas, ils sont extrêmementrespectés, et nul mortel n’a la hardiesse d’y toucher. Si quelquetéméraire osoit y porter la coignée, on en verroit aussi-tôt lesang couler en abondance ; mais son impiété seroit bien-tôtpunie. Les faunes ont aussi leurs arbres comme les dryades, et il ya des marques pour les distinguer. Mais cela ne laisse pas dedonner quelquefois occasion à des jeux fort plaisants. Au retour dubal un jeune faune va s’emparer de l’arbre d’une dryade. La dryadearrive et frape à son arbre pour le faire ouvrir. Qui va là ?La place est prise. Il faut composer. La dryade s’en défend,s’échappe, et court se saisir à son tour du logement d’une autredryade. Celle-ci survient et fait du bruit, pendant lequel le faunesortant doucement, vient par derriere pour la surprendre. Mais elles’en apperçoit et s’enfuit. Le faune court après ; pendantqu’il court, la premiere dryade regagne son arbre. Celle qui estpoursuivie en gagne un autre si elle peut ; mais enfin il y atoûjours une derniere arrivée qui paye pour les autres, et le jeufinit ainsi. C’est à ce petit divertissement que nous sommesredevables du jeu qu’on appelle aux quatre coins. Au reste, cen’est que pour quelques momens qu’il peut être permis à cesdivinités de se déloger ainsi. Car elles sont toutes obligées parles loix de leur condition naturelle, de vivre et de mourir avecleurs arbres, sans pouvoir s’en séparer autrement que par la mort.Il ne faut pourtant pas croire qu’elles meurent réellement ;leur mort ne consiste qu’à passer sous quelque autre forme, lorsquel’arbre périt enfin de vieillesse, ou par quelque accident. Ondistingue ainsi les vieilles divinités des plus jeunes, et onreconnoît même à la disposition de l’arbre celles de la divinitéqui l’habite, c’est-à-dire, si elle est heureuse ou non. On me fitremarquer entr’autres un tremble, qui étoit habité par un faune desplus sages et des plus vertueux de son espéce. Il avoit même,disoit-on, des qualités assez aimables ; mais après avoirlong-tems vêcu dans l’indifférence, il avoit eû le malheur d’aimer,et pendant plusieurs années il n’avoit ressenti que les tourmens del’amour, sans en éprouver jamais les plaisirs. Le chagrin et ledésespoir avoient enfin surmonté son courage et sa raison. Illanguissoit sans espérance de vivre long-tems, ou plûtôt si quelquechose pouvoit encore lui plaire, c’étoit l’espoir de mourirbientôt, et on s’en appercevoit à la pâleur de ses feüilles, à lasécheresse de ses branches et de sa cime, qui commençoit déja à sedépoüiller de verdure.

En continuant de marcher, je rencontraiquelques ruisseaux de lait et de miel. Ils sont assez communs dansce pays-là ; et comme j’en avois souvent entendu parler, jen’en fus pas beaucoup étonné ; mais j’ignorois quelle pouvoitêtre la source de ces ruisseaux charmans, et j’eus le plaisir de lavoir de mes yeux. C’est que dans la romancie les vaches et leschevres sont si abondantes en lait, qu’elles en rendentcontinuellement d’elles-mêmes, sans qu’on se donne la peine de lestraire ; de sorte que dès qu’il y en a seulement une douzaineensemble, elles forment en moins de rien un ruisseau de lait assezconsidérable. Les ruisseaux de miel sont formés à-peu-près de lamême maniere. Les abeilles s’attachent à un arbre pour y faire leurmiel, et elles en font une si prodigieuse quantité, que les goutesqui en tombent sans cesse, forment un ruisseau. Cela me donnaoccasion de considérer de plus près les troupeaux qui paissoientdans la prairie. Je puis assûrer qu’ils en valoient bien la peine,et on le croira aisément, puisque je vis en effet dans ce pays-làtous les animaux qu’on ne voit pas ici. Les troupeaux étoientséparés selon leurs espéces differentes en différens parcs.

Je considérai d’abord un haras de chevaux, etj’en remarquai de trois sortes. La premiere étoit de chevaux assezsemblables aux nôtres, mais d’une beauté incomparable. Ils étoienttous si vifs et si ardens, que leur haleine paroissoit enflammée,et ce qui m’étonna le plus, c’est qu’ils sont d’une agilité sisurprenante, qu’ils courent sur un champ couvert d’épis, sans enrompre un seul. Aussi ne sont-ils pas engendrés selon les loixordinaires de la nature. Ils n’ont d’autre pere que le zéphyre, etpour en perpétuer la race, il ne faut qu’exposer les cavalleslorsque ce vent souffle, et elles sont aussi-tôt pleines. Il seroitsans doute bien à souhaiter que nous eussions dans ce pays-ci depareils haras ; mais on n’en a encore jamais vû que dans laLybie. J’y remarquai sur tout une jument d’une beauté admirable. Onl’appelloit la jument sonnante, parce qu’il lui pendoit aux crinsde la tête et du col, une infinité de petites sonnettes d’or, quiau jugement des fins connoisseurs en harmonie, faisoient une fortbelle musique. La seconde espéce est des Pégases, c’est-à-dire, deces chevaux aîlés qui volent dans les airs aussi légerement que noshirondelles. On sçait qu’il n’en a paru qu’un seul dans notrehemisphere du tems de Bellerophon ; mais ils sont fort communsdans la romancie. La troisiéme espece est de ces belles licornesblanches, qui portent une longue corne au milieu du front. Ellessont fort estimées dans le pays quoiqu’elles n’y soient pasrares.

Près du parc aux chevaux j’en vis un degriffons et d’hippogriffes. Ces animaux sont terribles enapparence, et on ne peut considérer sans quelque frayeur leursgriffes effroyables, leur bec crochu, leurs grandes aîles, et leurqueuë de lion ; mais ils sont en effet les plus dociles detous les animaux, et fort aisés à apprivoiser. Quand on en a unefois apprivoisé quelqu’un, on en fait tout ce qu’on veut. Ils sontd’une commodité admirable pour atteler aux voitures, et fairebeaucoup de chemin en peu de tems. Pour ce qui est des centaures,on voulut autrefois les faire parquer aussi comme les chevaux etles griffons, parce qu’ils tiennent en effet beaucoup ducheval ; mais ils n’y voulurent jamais consentir, prétendantqu’ils ne tenoient pas moins de l’homme ; et comme en effet ilest assez difficile de décider si ce sont des hommes ou deschevaux, l’affaire est demeurée indécise ; et cependant onleur a laissé la liberté de courir la campagne selon leurfantaisie, et de vivre à leur maniere. Le parc des hircocerfs etdes chimeres me parut un des plus curieux à voir, et m’amusa fortlong-tems. Tous ces monstres étoient resserrés chacun dans une logefaite en forme de cage, qui laissoit voir toute leur taille et leurfigure, ce qui faisoit une espéce de ménagerie fort divertissanted’une part, par l’assortiment bizarre de divers animaux unisensemble, et terrible de l’autre par la figure monstrueuse etmenaçante de ces bêtes farouches.

Aux deux côtés de cette ménagerie on avoitpratiqué deux grands canaux, mais bien différens l’un del’autre ; car l’un étoit plein d’un feu clair et vif, qu’onavoit soin d’entretenir continuellement, c’étoit pour loger etnourrir un troupeau de salamandres. L’autre étoit rempli d’unebelle eau claire et transparente. C’étoit la demeure de deux outrois bandes de sirenes qu’on y avoit logées comme dans une maisonde force, pour les punir des débauches effroyables, où ellesavoient engagé par les charmes de leur voix enchanteresse, quantitéde heros vertueux. Outre la retraite à laquelle elles étoientcondamnées pour plusieurs années, elles avoient défense de chanter,si ce n’étoit quelques morceaux de l’opéra d’H parce qu’on jugeoitqu’il n’y avoit pas de danger d’en être attendri ; mais ellesen trouvoient le chant si sauvage, qu’elles aimoient mieux setaire, de sorte qu’elles étoient en effet muettes comme despoissons. Outre ces deux canaux, il y avoit encore un puits fortprofond, qui servoit de demeure à des basilics. Mais je me gardaibien de me présenter à l’ouverture du puits, pour ne pas m’exposerà être tué par le regard meurtrier de ces monstres.

Je passai de là à un quartier où j’appercevoisdes moutons. Je n’ai jamais rien vû de si aimable. Mais j’ai surtout un plaisir singulier à me rappeller le charmant tableau quis’offrit à mes yeux. On sçait comment sont faits parmi nous lesbergers et les bergeres ; rien de plus abject ni de plusdégoutant ; et n’en ayant jamais vû d’autres, je m’étoispersuadé que tout ce que je lisois de ceux d’autrefois, sur tout deceux qui habitoient les bords du Lignon, n’étoit que jeu d’espritet pure fiction. C’est moi qui me faisois illusion à moi-même.

Non, rien n’est si galant ni si aimable queles bergers de la romancie. Leur habillement est toûjoursextrêmement propre ; simple, mais de bon gout : peuchargé de parures, mais élégant et bien assorti à la taille et à lafigure. Toutes leurs houlettes sont ornées de rubans, dont lacouleur n’est jamais choisie au hazard ; car elle doit marquertoûjours les sentimens et les dispositions de leur cœur ; etje n’en ai vû aucune qui ne fût en même tems chargée de chiffresingénieux et tout-à-fait galants. Si les bergeres ignorent l’usagedu rouge, du blanc, des mouches et de tous les attraits empruntés,c’est que l’éclat et la vivacité naturelle de leur teint surpassetout ce que l’art peut prêter d’agrémens. Toute la parure de leurtête consiste en quelques fleurs nouvelles, qui mêlées avec lesboucles de leurs cheveux, font un effet plus charmant mille foisque ne feroient les perles et les diamans. Mais ce qui acheve deles rendre les plus aimables personnes du monde, ce sont ces gracestouchantes et naturelles dont elles sont toutes pourvûes. Qu’ellessoient vives ou d’une humeur plus tranquille, qu’elles chantent,qu’elles dansent, qu’elles sourient, qu’elles soient tristes,qu’elles dorment ou qu’elles veillent, elles font tout cela avectant de grace et de gentillesse, qu’il n’y a point de cœur siinsensible qui n’en soit émû. L’aimable candeur et l’innocentesimplicité sont des vertus qui ne les quittent jamais. Ellesignorent jusqu’au nom de la dissimulation, de la perfidie, del’infidélité, et de ces artifices dangereux, que la jalousie ou lacoquetterie mettent en usage. Le berger qui vit parmi elles est leplus heureux des hommes ; s’il aime, il est sûr d’êtreaimé ; sa tendresse est payée de tendresse, et sa constance defidélité. Le berger sans amour et qui chérit son indifférence, n’apoint à craindre d’être séduit par les amorces trompeuses d’unecoquette perfide ou volage. amour et simplesse, c’est leur devise,et l’age d’or recommence tous les jours pour eux. Ce qu’il y a deplus admirable, c’est qu’avec cette innocente simplicité qui faitleur caractere, et les bergers et les bergeres, semblables à ceuxdu Lignon, joignent tous les raffinemens les plus recherchés del’amour le plus délicat, et des cœurs les plus sensibles ;mais il est inoüi qu’ils en fassent jamais d’usage qu’au profit del’amour même. Assis à l’ombre des verds boccages, ou sur les bordsd’un clair ruisseau, on les voit toûjours agréablement occupés àchanter leurs amours, et à faire retentir les échos des vallons duson de leurs chalumeaux, et de leurs pipeaux champêtres. Lesoiseaux ne manquent jamais d’y mêler leur tendre ramage, en mêmetems que les ruisseaux y joignent leur doux murmure. Les troupeauxse ressentent de la fécilité de leurs maîtres, et l’on voittoûjours dans leurs prairies bondir les moutons et les agneaux,sans que les loups osent leur donner la moindre allarme. Au reste,ils ne songent jamais, ces heureux bergers, aux nœuds de l’hymen.Ils mettent toute leur satisfaction à recevoir quelques tendresmarques d’amitié de leurs vertueuses et chastes bergeres, etjusques à la mort ils préferent constamment l’espérance de posséderaux fades douceurs de la possession même. J’avouë, que touché d’unspectacle si riant et si gracieux, je fus tenté de prendre sur lechamp une pannetiere et une houlette, et de fixer toutes mescourses dans un si beau lieu, pour y couler le reste de mes joursdans la paix et l’innocence, et goûter à jamais les douceurs d’unrepos tranquille. Je ne suis pas même le premier à qui cette penséesoit venuë à l’esprit, à la simple lecture des biens parfaits quel’innocente simplicité fait trouver au bord des fontaines, dans lesprés, dans les bois et les forêts ; mais faisant réflexion queje serois toûjours le maître de choisir quand je voudrois ce genrede vie, et que j’avois encore un grand pays à parcourir, jecontinuai ma route.

Je remarquai en chemin quelques taureaux sanscornes, parce qu’on les leur avoit arrachées pour en faire descornes d’abondance. Je vis d’autres taureaux qui avoient des corneset des pieds d’airain, des vaches d’une beauté admirable quidescendoient de la fameuse Io : plusieurs chévres Amalthées,des cerberes ou grands chiens à trois têtes, des chats bottés, dessinges verds ; et sur-tout je vis d’un peu loin dans un petitlac une hydre effroyable qui avoit sept têtes, dont chacune ouvroitune gueule terrible armée de dents venimeuses et tranchantes. Commeje n’avois ni la massuë d’Hercule, ni aucune épée enchantée, jen’eus garde de m’en approcher. Je me hâtai même de m’en éloigner,et cela me donna occasion de rencontrer enfin des habitans dupays.

Chapitre 4

 

Des habitans de la romancie.

J’etois surpris de n’avoir encore rencontréque des bêtes, excepté les bergers dont je viens de parler. Jesçavois bien en général que les romanciens sont grandsvoyageurs ; mais je ne pouvois pourtant pas m’imaginer que lepays fût absolument désert. Enfin regardant au loin de tous côtés,j’apperçus un endroit qui me parut fort peuplé. C’étoit en effet unlieu de promenade, où un nombre considérable d’habitans des deuxsexes, avoit coûtume de se rendre pour prendre le frais. Je m’yacheminai, et j’eus le plaisir en chemin de vérifier par moi-mêmece que j’avois toûjours eû quelque peine à croire, que les fleursnaissent sous les pas des belles. Car je remarquai sur la terreplusieurs traces de fleurs encore fraîches, qui aboutissoient aulieu de la promenade, et qui n’avoient sûrement pas d’autreorigine. Le lieu même où les belles se promenoient, en étoit toutcouvert ; et dans la romancie on ne connoît point d’autresecret pour avoir en toute saison des jardins et des parterres desplus belles fleurs. Je trouvai tout le monde partagé en diversescompagnies de quatre, de trois ou de deux, tant hommes que femmes,et plusieurs qui se promenoient seuls un peu à l’écart. Comme je neconnoissois personne, je crus devoir faire comme ces derniers, afind’éxaminer la contenance et les façons des romanciens avant qued’en aborder quelqu’un.

La premiere observation que je fis, c’est queje n’appercevois ni enfans, ni vieillards. Il n’y en a point eneffet dans toute la romancie, et on en voit assez la raison. Toutela nation par conséquent est composée d’une jeunesse brillante,saine, vigoureuse, fraîche, la plus belle du monde ; et quandje dis la plus belle, cette proposition est si exactement vraye,qu’on ne peut, sans une injustice criante, faire sur cela lamoindre comparaison. Les françois, par exemple, passent pour uneassez belle nation. Cependant si on l’examine de près, on ytrouvera beaucoup de gens malfaits. Rien n’est même si commun qued’y voir des personnes entierement contrefaites ; on y voitd’ailleurs des visages si peu agréables, des yeux si petits, desnez si longs, des bouches si grandes, des mentons si plaisans. Orvoilà ce qui ne se voit jamais dans la romancie. Il est pourtantvrai qu’on y conserve de tout tems une petite race extrêmementcontrefaite d’hommes et de femmes pour servir de contraste dansl’occasion, suivant le besoin des ecrivains. Mais outre qu’elle esten très-petit nombre, c’est une race aussi étrangere à la romancie,que les négres le sont à l’Europe ; et à cela près il estinoüi d’y rencontrer une personne qui n’ait pas la tailleparfaitement belle. Un nés tant soit peu long, des yeux tant soitpeu petits, y seroient regardés comme un monstre. Tous, tant hommesque femmes, et sur-tout celles-ci, ont tous les traits du visageextrêmement réguliers. C’est-là que la blancheur du front effacecelle de l’albâtre, que les arcs des sourcils disputent deperfection avec l’iris, c’est-là que l’ébene et la neige, les lyset les roses, le corail et les perles, l’or et l’argent, tantôtfondus ensemble, tantôt séparément, concourent à former les plusbelles têtes et les plus beaux visages qu’on puisse imaginer.Toutes les dames y ont sur-tout les yeux d’une beauté admirable.J’en connois pourtant quelque part dans ce pays-ci d’aussi beaux,mais ils sont rares ; car ce sont des astres brillans, dontl’éclat ébloüit, des soleils d’où partent mille traits de flammequi embrasent tous les cœurs. à leur aspect on voit fondre lafroide indifférence comme la glace exposée aux ardeurs du soleil.L’amour y fait sa demeure pour lancer plus sûrement ses traits.Aussi n’y a-t-il aucun coup perdu : eh ! Quel cœurpourroit y résister ? On ne peut pas s’en défendre : tôtou tard il faut se rendre, et céder de bonne grace à de si puissansvainqueurs. Mais ce qui acheve de faire des habitans de la romancieles plus belles personnes qu’on puisse voir, c’est qu’avec tous cestraits de beauté ils ont tous un air fin, une physionomie noble,quelque chose de majestueux et de gracieux tout ensemble, de fieret de doux, d’ouvert et de réservé, quelque chose de charmant, jene sçais quoi d’engageant, un tour de visage si attrayant, uncertain agrément dans les manieres, une certaine grace dans lediscours, un sourire si doux, des charmes qu’on ne sçauroit dire,mille choses qu’on ne sçauroit exprimer, en un mot mille je nesçais quoi qui vous enchantent je ne sçais comment. Ce n’estpourtant pas encore tout. Car comme si la nature se plaisoit àépuiser tous ses dons pour former les habitans de la romancie auxdépens de tout le reste du genre humain, on les voit joindre à tantd’avantages naturels toutes les perfections de corps et d’espritqu’on peut desirer. Ils dansent tous admirablement bien ; ilschantent à ravir ; ils jouent des instrumens dans la grandeperfection ; ils sont d’une adresse infinie à tous lesexercices du corps : s’il y a une joûte, ils remportenttoûjours le prix, et s’il y a un combat, ils en sortent toûjoursvainqueurs : que l’on juge après cela s’il n’y a pas sanscomparaison beaucoup plus d’avantage de naître citoyen romancien,que de naître aujourd’hui prince ou duc, et autrefois citoyenromain.

J’avouë que ce ne fut pas sans une extrêmeconfusion que je me vis d’abord au milieu d’un peuple si bien fait.Car quoique je ne sois pas difforme, je me rendois pourtant lajustice de penser qu’auprès de personnes si bien faites, je devoisparoître un homme fort disgracié de la nature. Cette pensée mefrappa même tellement, que dans la crainte d’être un objet derisée, je me retirai dans un lieu écarté pour me dérober aux yeuxdes passans. Là, comme je déplorois le désagrément de ma situation,mes réflexions me porterent naturellement à tirer de ma poche unpetit miroir pour m’y regarder. Mais quel fut mon étonnement de mevoir changé au point que je ne me reconnoissois plusmoi-même ! Mes cheveux qui étoient presque roux, étoient duplus beau blond ; mon front s’étoit agrandi, mes yeux devenusvifs et brillans, s’étoient avancés à fleur de tête, mon nés tropélevé s’étoit rabaissé à une juste proportion ; ma bouche tropgrande s’étoit rappetissée ; mon menton trop plat, s’étoitarrondi, toute ma phisionomie étoit charmante. Je compris tout d’uncoup que c’étoit à l’air du pays que j’étois redevable d’un siheureux changement ; mais j’eus la foiblesse…l’avouerai-je ? Mes lecteurs me le pardonneront-ils ? …n’importe ; il faut l’avouer : il sied mal à un ecrivainromancien de n’être pas sincere, et j’ai promis de l’être. J’avoüedonc que je fus transporté de joye de me voir si beau et si bienfait. Beauté, frivole avantage, méritez-vous l’estime deshommes ? Non sans doute ; mais alors ces réfléxions ne mevinrent point à l’esprit. Je ne pouvois me lasser de me regarder etde m’admirer moi-même ; j’étudiois dans mon miroir millepetites minauderies agréables, je sautois d’aise, et me flattant defaire incessamment quelque conquête importante, je me hatai dejoindre les compagnies d’hommes et de femmes que j’avois laissées.Je me joignis successivement à plusieurs, avec toute la liberté queje sçavois que les loix du pays permettoient de prendre, et jerestai assez long-tems dans ce lieu pour me mettre au fait de leursmœurs, de leur esprit, de leurs manieres, et de tout leurcaractere. Tout ce détail est si curieux, que les lecteurs serontsans doute bien aises de l’apprendre.

On ne voit nulle part briller autant d’espritque dans les conversations romanciennes ; mais c’est moinsl’esprit qu’on y admire que les sentimens, ou plûtôt la façon deles exprimer ; car comme l’amour est le sujet de tous leursentretiens, et qu’ils aiment beaucoup à parler, ils trouvent pourexprimer une chose que nous dirions en quatre mots des tours silongs et si variés, qu’un jour entier ne leur suffisant jamais, ilssont toûjours obligés d’en remettre une partie au lendemain. Ilsont sur-tout le talent de découper et d’anatomiser pour ainsi diresi bien toutes les pensées de l’esprit, et tous les sentimens ducœur qu’on seroit tenté de les comparer à des dentelles, ou à unréseau d’une finesse extrême. Que les goûts des hommes sontdifférens ! Ce que par un effet de notre barbarie, noustraitons ici de verbiage et de galimatias, voilà ce qui brille etce qu’on estime le plus dans les conversations romanciennes,entr’autres ces belles tirades de menuës réfléxions sur tout ce quise passe au dedans d’un cœur amoureux, inquiet, incertain,soupçonneux, jaloux ou satisfait. Tout cela exprimé longuement avecle pour et le contre, le oüi et le non, le vuide et le plein, leclair et l’obscur, fait un discours qui enchante. Ce sont millepetits riens, dont chacun ne dit que très-peu de chose ; maistous ces petits riens, toutes ces petites choses mises bout à boutfont un effet merveilleux. Il est vrai qu’il faut sçavoir la languedu pays, comme je dirai bien-tôt, sans quoi il vous échappebeaucoup de beautés et de traits d’esprit ; mais aussi quandon la possede une fois, on goûte une satisfaction infinie ;c’est du moins mon avis, sauf au lecteur de penser autrement, s’ille juge à propos ; car il ne faut pas, dit-on, disputer desgoûts.

Je passerai légerement sur la nourriture desromanciens : elle est fort simple, comme j’ai ditailleurs ; et en effet quand on aime, et encore plus quand onest aimé, qu’a-t-on besoin de boire et de manger ? Je ne dirairien non plus de leur habillement. Il est pour l’ordinaire asseznégligé, par la raison que dans la romancie, l’habillementrecherché n’ajoûte jamais rien aux charmes d’une personne : cesont toûjours au contraire ses graces naturelles qui relevent sonajustement. Mais quelques princesses ont dans ce pays-là unprivilege assez singulier, c’est de pouvoir s’habiller en hommes,et de courir ainsi le monde pendant des années entieres avec descavaliers et des soldats, dans les cabarets et les lieux les plusdangereux, sans choquer la bienséance. Ces sortes de déguisemensétoient même autrefois estimés, et sur-tout, si la demoiselle sousun habit de cavalier venoit à rencontrer un amant sous un habit dedemoiselle ; cela faisoit un événement si singulier, sinouveau et si ingénieusement imaginé, qu’on ne manquoit jamais d’yapplaudir ; mais ce que les lecteurs seront sans doute bienaises de connoître, c’est le caractere du peuple romancien. Il y aeu de la méchanceté à celui qui le premier a représenté le dieud’amour comme un enfant ; car il semble qu’il ait vouluinsinuer par-là, que l’amour n’est que puérilité, et que les amantsressemblent à des enfans. Mais à qui le persuadera-t-on, lorsqu’ilest si bien prouvé par le témoignage des plus graves auteurs, quede toutes les passions, l’amour est la plus belle et la plushéroïque, jusques-là que depuis long-tems, tous les héros duthéâtre, et même ceux de l’opera, semblent ne connoître aucuneautre passion que pour la forme ; mais on en jugera encoremieux par le caractere des habitans de la romancie, qui sont lesplus parfaits des amants. En voici les principaux traits que jevais rapporter, pour en ébaucher seulement le portrait.

Ils ont le talent de s’occuper fortsérieusement pendant tout un jour, et un mois entier s’il le faut,de la plus petite bagatelle. Ils pleurent volontiers pour lamoindre chose ; un regard indifférent, un mot équivoque lesfait fondre en larmes : c’est qu’ils sont en effet extrêmementdélicats et sensibles. La plûpart sont en même-tems si inquiets,qu’ils ne sçavent pas eux-mêmes ce qu’ils desirent, ni ce qui leurmanque. Ils voudroient et ils ne voudroient pas : on a beauleur assûrer vingt fois une chose ; doivent-ils croire cequ’on leur dit, ou s’en défier ? Doivent-ils s’affliger ou seréjoüir ? Sont-ils satisfaits ou non ? Voilà ce qu’ils nesçavent jamais. Jaloux à l’excès, si quelqu’un par hazard a dit unmot à leur princesse, ou si par malheur elle a jetté un regard surquelqu’un, toute leur tendresse se change en fureur. Adieu toutesles assûrances et tous les sermens passés. Adieu les lettres, lesbillets, les bracelets, les portraits, tout est oublié de part etd’autre, déchiré, mis en pieces ; on ne veut plus se voir, onne veut pas même en entendre parler… à moins pourtant qu’il ne s’enprésente quelque occasion ; et par le plus grand bonheur dumonde, il ne manque jamais de s’en présenter quelqu’une. Commentfaire alors ? Il faut s’éclaircir ; et l’éclaircissementfait, il faut bien se raccommoder : à tout raccommodement il ya toûjours de petits frais ; la princesse les prend sur soncompte ; et voilà la paix faite jusqu’à nouvelle avanture.Mais ce qu’il y a de plus dangereux en cette matiere, c’est lorsquel’un des deux s’obstine malicieusement à cacher à l’autre le sujetde son mécontentement secret, comme la trop crédule et troptaciturne Fanny fit il y a quelque-tems, à son trop mélancolique etsombre amant ; car cela donne toûjours lieu aux plus tragiquesavantures. Il est vrai que sans cela le triste héros auroit eû dela peine à parvenir à son cinquiéme volume ; mais n’est-ce pasaussi acheter trop cher l’avantage de faire un volume deplus ? Je pourrois ajoûter encore ici quelques autres traitsdu caractere des romanciens ; qu’ils sont naturellementréveurs et distraits ; qu’ils aiment beaucoup à jurer, et queles sermens ne leur coûtent rien. Qu’ils les oublient pourtantassez aisément lorsqu’ils ont obtenu ce qu’ils désirent, etd’autres traits semblables ; mais comme j’ai beaucoup de plusbelles choses à dire, je ne m’étendrai pas davantage sur cesujet : aussi bien faut-il que je raconte la merveilleuserencontre que je fis dans la forêt des avantures.

Chapitre 5

 

Rencontre et réveil du Prince Zazaraph,grand paladin de la Dondindandie, avec le dictionnaire de la langueromancienne.

Quoiqu’il ne fût pas difficile de reconnoîtreà mes manieres et à mon langage que j’étois nouveau venu dans lepays, cependant tous ceux à qui je me joignis et avec qui jem’entretins, trop occupés apparemment de leurs affairesparticulieres, ne songerent presque point à me faire offre d’aucunservice, quoique d’ailleurs ils me fissent beaucoup de politesse.Enfin un beau jeune homme que ma présence importunoit peut-être,m’adressant la parole, me demanda si j’avois passé par la forêt desavantures. Non, lui dis-je, car je ne la connois seulement pas. Ehbien, reprit-il, vous perdrez ici tout votre tems jusqu’à ce quevous y ayez passé. Comme vous êtes nouvellement arrivé, il estjuste de vous instruire. Cette forêt est appellée la forêt desavantures, parce qu’on n’y passe jamais sans en rencontrerquelqu’une ; et comme ce pays-ci est le pays des avantures, ilfaut que tous les nouveaux venus, dès qu’ils arrivent, passent parla forêt, pour se faire ensuite naturaliser dans la romancie. Ellen’est pas bien loin d’ici, et en suivant ce petit sentier à maindroite, vous la rencontrerez.

Je remerciai le mieux qu’il me fut possiblecelui qui me donnoit un avis si important, et m’étant mis enchemin, j’arrivai bien-tôt à la forêt. J’entendis en y entrant unfort grand bruit au-dessus de ma tête, et plus désagréable encoreque celui que fait une troupe de pies effarées, qui voltigent de lacime d’un arbre à l’autre pour se donner mutuellement l’allarme.J’apperçus aussi-tôt quelle étoit l’espece d’oiseaux qui faisoit cebruit : c’étoient des harpies. On sçait que si ces femmesoiseaux sont grandes causeuses, elles ne sont pas moins gloutonnes,jusques-là qu’elles se jettent avec fureur sur une table, etenlevent toutes les viandes dont elle est chargée. Quoique je neportasse aucunes provisions, je me mis à tout événement sur mesgardes l’épée à la main. Je sçavois bien que c’étoit le moyen deles écarter ; mais je n’en reçus aucune insulte, et j’en fusquitte pour essuier l’infection épouvantable dont elles empestentl’air tout autour d’elles. Assez près delà je trouvai desperroquets sans nombre, et qui parloient toutes les langues avecune facilité admirable, des oiseaux bleus, des merles blancs, descorbeaux couleur de feu, des phenix, et quantité d’autres oiseauxrares qu’on ne voit jamais dans ce pays-ci ; mais ce spectaclem’arrêta peu, parce qu’un objet imprévû attira mes regards.

J’apperçus un cavalier étendu sous un grandarbre et qui paroissoit dormir d’un profond sommeil. Je m’enapprochai aussi-tôt, et après avoir contemplé quelque tems lestraits de son visage, qui avoient quelque chose de noble etd’aimable, et sa taille qui étoit fort belle, je déliberai si je nele reveillerois point, pour lui demander les éclaircissemens dontj’avois besoin ; mais je jugeai qu’il seroit plus honnêted’attendre son reveil. J’attendis en effet assez long-tems ;enfin suivant les mouvemens de mon impatience, je m’en approchai,je lui pris la main, je l’appellai, je le secouai même, mais ce futinutilement. Je ne sçavois que penser d’un sommeil siextraordinaire, et m’imaginant que l’infortuné cavalier pouvoitêtre tombé en létargie, je lui appliquai au nés et aux tempes uneeau divine que je portois sur moi ; mais j’eus le chagrin devoir échoüer mon remede. Enfin je m’avisai de songer que dans laromancie les plantes avoient des vertus étonnantes. J’en cüeillissur le champ quelques-unes qui me parurent des plus singulieres, etpour en essayer l’effet, j’en frottai le visage du cavalierendormi : les premieres ne réussirent pas ; mais en ayantcüeilli d’une autre espece, à peine la lui eus-je fait sentir,qu’il se réveilla dans l’instant avec un grand éternuëment, qui fitretentir la forêt et mit en fuite tous les oiseaux duvoisinage.

Généreux Prince Fan-Férédin, me dit-il, enm’appellant par mon nom, ce qui m’étonna beaucoup, que ne vousdois-je pas pour le service que vous venez de me rendre. Vousm’avez réveillé, et dans trois jours je possederai l’adorableanémone. Il faut, ajoûta-t-il, que je vous raconte mon histoire,afin que vous connoissiez toute l’obligation que je vous ai.

Je m’appelle le Prince Zazaraph. Il y a prèsde dix ans que par la mort de mon pere, dont j’étois l’uniquehéritier, je devins grand paladin de la Dondindandie. J’eus lebonheur de me faire aimer des dondindandinois mes sujets, que jegouvernois plutôt en pere qu’en souverain ; car il est vraique tous les jours de mon regne étoient marqués par quelque nouveaubienfait. Ils me presserent d’épouser quelque princesse, pour fixerdans ma maison la succession de mes etats. J’y consentis, mais jevoulois une princesse parfaite, et je n’en trouvai point, quoiqued’ailleurs les dondindandinoises passent pour être la plûpart trèsbelles. L’une avoit de beaux yeux, de beaux sourcils, le nés bienfait, le teint de lys et de roses, la bouche belle, le sourirecharmant, mais on pouvoit croire absolument qu’elle avoit le mentontant soit peu trop long. L’autre avoit dans le port, dans lataille, dans les traits du visage, tout ce qu’il y a de pluscapable de charmer. Elle avoit même les mains belles, mais il meparut qu’elle n’avoit pas les doigts assez ronds. Enfin une autresembloit réünir en sa personne avec tous les traits de la beauté,tout ce que les graces ont de plus touchant, et tout ce quel’esprit a d’agrémens. J’en étois déja si épris, qu’on ne douta pasqu’elle ne dût bien-tôt fixer mon choix : je le crus moi-mêmependant quelque tems, et je me félicitois d’avoir rencontré uneprincesse si aimable et si parfaite ; mais par le plus grandbonheur du monde, je remarquai un jour qu’elle n’avoit pas lesoreilles assez petites. Il fallut m’en détacher, et désespérant detrouver ce que je cherchois, je consultai un sage fort renommé pourles connoissances qu’il avoit acquises par ses longues études.

Non, me dit-il, n’espérés pas trouver danstous vos etats, ni dans les royaumes voisins aucune beautéparfaite. On n’en voit de telles que dans la romancie, et siquelque chose peut dans ce pays-là rendre un choix difficile, c’estque toutes les princesses y sont si parfaitement belles, qu’on nesçait à laquelle donner la préférence. C’est votre cœur qui vousdéterminera. Partez donc, et amenez nous au plutôt une princessedigne de vous et de votre couronne. Quant à la route qu’il falloittenir pour trouver la romancie, il m’assura qu’il n’y en avoitpoint de fixe et de réglée, qu’il suffisoit de se mettre en chemin,et qu’en continuant toûjours à marcher, on y arrivoit enfin, lesuns par mer, les autres par terre, quelques-uns même par la lune etles astres.

J’entrepris donc le voyage, et après avoirparcouru beaucoup de pays, je suis enfin heureusement arrivé depuisplusieurs années dans la romancie, sans que je puisse direcomment ; et tout ce que j’en ai pû apprendre depuis quej’habite le pays, c’est qu’on y entre, dit-on, par la ported’amour, et qu’on en sort par celle de mariage. Mais ce qui mit lecomble à mon bonheur, c’est qu’à peine arrivé, je rencontrai dansla Princesse Anémone tout ce qu’on peut imaginer de beauté, decharmes, d’appas, d’attraits, d’agrémens, de perfections, etbeaucoup au delà. Après tous les préliminaires qui sont absolumentnécessaires en ce pays-ci, j’eus le bonheur de lui plaire et d’enêtre aimé. Il ne s’agissoit plus que de nous unir par des nœudséternels ; mais cette cérémonie éxige ici des formalités d’unelongueur infinie, et je n’ai pû obtenir dispense d’aucune. Ilseroit trop long de vous les raconter, et pour peu que vousséjourniez dans le pays, vous les connoîtrez assez, parce qu’ellesse ressemblent toutes. Enfin je viens dessuyer la derniere épreuve.Il étoit écrit dans la suite de mes avantures, qu’un rival jalouxde mon bonheur trouveroit moyen par le secours d’un enchanteur, dem’endormir d’un profond sommeil, et qu’il en profiteroit pourenlever la belle Anemone : que je continuerois de dormirpendant un an, sans pouvoir être réveillé que par le PrinceFan-Férédin, à qui il étoit réservé de me désenchanter : quetrois jours après mon réveil la belle Anemone délivrée de sonodieux ravisseur, qui devoit périr, reparoîtroit à mes yeux plusbelle et plus aimable que jamais, sans avoir rien perdu entre desmains si suspectes de tout ce qui peut me la rendre chere ;que je ne laisserois pourtant pas d’avoir quelques soupçons, queles soupçons seroient suivis d’une broüillerie, la broüillerie d’unéclaircissement, et l’éclaircissement d’un raccommodement, aprèslequel aucun obstacle ne s’opposeroit plus à mon bonheur. Je suisdonc sûr de revoir dans trois jours ma belle princesse. Nouspartirons aussi-tôt pour la Dondindandie, et c’est à vous princeque j’ai de si grandes obligations.

Je fus extrêmement satisfait du récit duPrince Zazaraph, et d’avoir trouvé quelqu’un qui pût me donner lesinstructions dont j’avois nécessairement besoin dans un paysinconnu. Après lui avoir témoigné combien j’étois charmé d’avoir euoccasion de lui rendre service, et lui avoir expliqué comment ledesir de voir de belles choses m’avoit amené dans la romancie, jelui laissai entrevoir l’embarras où j’étois, de trouver quelqu’unqui voulût bien prendre la peine de me servir de guide, et dem’éclaircir sur ce que je pouvois ignorer dans un pays, dont jen’avois nulle autre connoissance que celle que donnent les livres.Croyez-vous, me dit-il obligeamment, qu’après le service que vousvenez de me rendre, je puisse laisser prendre ce soin à tout autrequ’à moi ? Non, non, ajoûta-t-il en m’embrassant avec un airde tendresse dont je fus touché, je ne vous quitte point.Aussi-bien n’ai-je rien de mieux à faire pendant les trois joursqu’il faut que j’attende la belle Anemone, et trois jours voussuffiront pour connoître toute la romancie, sans vous donner mêmela peine de la parcourir toute entiere, parce qu’on ne voit presquepartout que la même chose. J’acceptai sans hésiter des offres siobligeantes, et nous nous entretînmes ainsi quelque tems dans laforêt.

Pendant cet entretien il n’eut pas de peine às’appercevoir que je ne sçavois pas la langue du pays, et je luiavoüai ingénument que dans les entretiens que je venois d’avoiravec plusieurs romanciens, ils avoient dit beaucoup de choses queje n’avois pas entenduës. Cela ne doit pas vous étonner, me dit-il,car quoique dans la romancie on parle toutes les langues, arabe,grec, indien, chinois, et toutes les langues modernes, il estpourtant vrai qu’il y a une façon particuliere de les parler, qu’onn’apprend qu’ici : par exemple, comment nommeriez-vous unepersonne dont vous seriez amoureux et aimé ? Vousl’appelleriez tout simplement votre maîtresse. Eh bien,ajoûta-t-il, on n’entend pas ce mot-là ici : il faut dire,l’objet que j’adore, la beauté dont je porte les fers, lasouveraine de mon ame, la dame de mes pensées, l’unique but oùtendent mes desirs, la divinité que je sers, la lumiere de mavie ; celle par qui je vis, et pour qui je respire. En voilà,comme vous voyez, à choisir. Il est vrai, repris-je, mais commentferai-je pour apprendre cette langue que je n’ai jamaisparlée ? N’en soyez point en peine, repliqua-t-il ; c’estune langue extrêmement bornée, et avec le secours d’un petitdictionnaire que j’ai fait pour mon usage particulier, je veux enune heure de tems vous faire parler un romancien plus pur que Cyruset Cleopatre.

En effet après nous être assis au pied d’ungros cedre odoriférant, le Prince Zazaraph me montra un petitlivret proprement relié et gros comme un almanach de poche, toutécrit de sa main, et dans lequel il prétendoit avoir rassemblétoutes les phrases et tous les mots de la langue romancienne avecles régles qu’il faut observer pour la bien parler. Il me le fitparcourir avec attention, et en moins de rien je fus au fait detoute la langue. Je pourrois donner ici ce dictionnaire toutentier, mais j’ai cru qu’il suffiroit d’en rapporter quelquesrégles principales et les phrases les plus remarquables pour endonner seulement l’idée : car aussi bien il seroit inutiled’entreprendre de parler le romancien dans ce pays-ci. Il faut pourcela aller dans le pays même. Il y a sur-tout deux réglesessentielles. La premiere, de ne rien exprimer simplement, maistoûjours avec exagération, figure, métaphore ou allégorie. Suivantcette régle, il faut bien se garder de dire j’aime. Cela nesignifie rien ; il faut dire, je brûle d’amour, un feu secretme dévore, je languis nuit et jour, une douce langueur me consume,et beaucoup d’autres expressions semblables. Une personne estbelle, c’est-à-dire, qu’elle efface tout ce que la nature a fait deplus beau, que c’est le chef-d’œuvre des dieux, qu’il n’est paspossible de la voir sans l’aimer, c’est la déesse de la beauté, lamere des graces : elle charme tous les yeux ; elleenchaîne tous les cœurs, on la prend pour Venus même, et l’amours’y méprend. La seconde régle consiste à ne jamais dire un mot sansune ou plusieurs épithétes. Il seroit par exemple ridicule de direl’amour, l’indifférence, des regrets, il faut dire : l’amourtendre et passionné, la froide et tranquille indifférence, lesregrets mortels et cuisans, les soûpirs ardens, la douleur amere etprofonde, la beauté ravissante, la douce espérance, le fier dédain,les mépris outrageans ; et plus il y a de ces épithétes dansune phrase, plus elle est belle et vraiment romancienne.

Pour ce qui est des mots qui composent lalangue, ils sont en très-petit nombre, et c’est ce qui facilitel’intelligence du romancien. Les voici presque tous. l’amour, et lahaine, transports, desirs et soupirs, allarmes, espoir etplaisirs ; fierté, beauté, cruauté, ingratitude, perfidie,jalousie, je meurs, je languis, bonheur, joüissance, désespoir, lecœur et les sentimens ; les charmes, les attraits et lesappas, enchantement et ravissement, douleurs et regrets, la vie etla mort, felicité, disgrace, destin, fortune, barbarie ; lessoins, la tendresse, les larmes, les vœux, les sermens, le gazon etla verdure, la nuit et le jour, les ruisseaux et les prairies,image, rêverie et songes ; voilà à peu près tous les mots dela langue romancienne ; il n’y a plus qu’à y ajoûter, commej’ai dit, diverses épithétes, comme, doux, tendre, charmant,admirable, délicieux, horrible, furieux, effroyable, mortel,sensible, douloureux, profond, vif, ardent, sincere, perfide,heureux, tranquille ; et sur-tout ces expressions qui sont lesplus commodes de toutes, que je ne puis exprimer, qu’on ne sçauroitimaginer, qu’il est difficile de se représenter, qui surpasse touteexpression, au-dessus de tout ce qu’on peut dire, au de-là de toutce qu’on peut penser ; avec ce petit recueil, on aura de quoicomposer un livre in-folio en langue romancienne. Il y a pourtantune observation à faire, c’est qu’il faut tâcher de n’allier auxmots que des épithétes convenables ; car si quelqu’un parexemple, s’avisoit de dire une chere et délicieuse tristesse, celaferoit une expression ridicule et mal assortie.

Chapitre 6

 

De la haute et basse Romancie.

Les diverses réflexions que nous fîmes sur lalangue romancienne, donnerent occasion au Prince Zazaraph dem’apprendre un point de géographie que j’ignorois ; c’estqu’il y avoit une haute et basse Romancie.

Nous sommes ici, me dit-il, dans la hauteRomancie, et elle est aisée à distinguer de la basse par toutes lesmerveilles dont elle est remplie, et que vous avez dû remarquer envenant ici ; au lieu que la basse Romancie est assez semblableà tous les pays du monde. Car par exemple dans la basse Romancieune prairie est une prairie, et un ruisseau n’est qu’unruisseau : mais dans la haute Romancie une prairie estessentiellement émaillée de fleurs, ou du moins couverte d’un beaugazon, et un ruisseau ne manque jamais de rouler des eaux d’argentou de crystal sur de petits cailloux pour leur faire faire un douxmurmure qui endorme les amans, ou qui réveille les oiseaux. Mais,ajoûta-t-il, vous serez peut-être bien aise d’apprendre l’originede cette distinction. Il est vrai, lui dis-je, car tout ce que jevois et ce que j’entends, ne fait qu’exciter de plus en plus macuriosité. Je le conçois aisément, reprit-il, et je crains même quevous ne me fassiez secretement un crime de vous arrêter silong-tems dans cette forêt où vous ne voyez rien de nouveau, aulieu de vous mener à quelque habitation. Levons-nous donc, et nouscontinuerons en marchant notre conversation.

Autrefois, continua-t-il, la Romancie étoit unpays fort borné. Aussi n’y recevoit-on que peu d’habitans, encoreétoient-ils tous choisis entre les princes et les héros les pluscélébres. On se souvient du nom et des avantures de ces premiershabitans de la Romancie, entr’autres d’Artus et des chevaliers dela table ronde, Palmerin d’Olive, et Palmerin d’Angleterre,Primalem de Grece, Perceforêt, Amadis, Roland, Merlusine, etplusieurs autres dont je ne me rappelle pas les noms. Rien n’est sibrillant que leur histoire. On les voyoit se signaler par milleexploits inoüis pêle mêle avec les génies, les fées, lesenchanteurs, les géans, les endryagues, les monstres, toûjourscombattans, jamais vaincus. Aussi le ciel et la terre s’intéressantà leurs succès, leur prodiguoient continuellement les plus grandsmiracles. Ce qui faisoit de la Romancie le plus beau pays du monde.Mais un si grand éclat ne manqua pas d’attirer beaucoup d’étrangersdans le pays, entr’autres Pharamond, Cléopatre, Cassandre, Cyrus,Polexandre, grands personnages à la vérité, mais qui n’étant paspour ainsi dire nés héros comme les premiers, et ne l’étant que parimitation, demeurerent beaucoup au-dessous de leurs modéles.Cependant comme ils avoient une valeur et une vertu vraimentextraordinaire, on leur donna place dans la haute Romancie. Maisles choses dégénérerent bien autrement dans la suite ; car onreçût dans la Romancie jusqu’aux plus vils sujets, des avanturiers,des valets, des gueux de profession, des femmes de mauvaise vie. Cen’est pas que plusieurs zélateurs romanciens n’ayent fait leursefforts pour rétablir toute la gloire et le sublime merveilleux destems passés ; de-là sont venus les héros et les princes desfées, ceux des mille et une nuit, des contes chinois, et beaucoupd’autres semblables ; mais on voit dans leur histoire lesmerveilles mêlées avec tant de choses puériles, communes etvulgaires, qu’on ne sçait dans quelle classe il faut les ranger.Enfin pour éviter la confusion, on a pris le parti de diviser laRomancie en haute et basse. La premiere est demeurée aux princes etaux héros célébres : la seconde a été abandonnée à tous lessujets du second ordre, voyageurs, avanturiers, hommes et femmes demédiocre vertu. Il faut même l’avoüer à la honte du genre humain.La haute Romancie est depuis long-tems presque déserte, comme vousavez pû vous en appercevoir dans ce que vous en avez vû, au lieuque la basse Romancie se peuple tous les jours de plus en plus.Aussi les fées et les génies se voyant abandonnés, et presque sanspratique, ont pris la plûpart le parti de s’en aller, les uns dansles espaces imaginaires, les autres dans le pays des songes. C’estce qui fait que vous ne voyez plus la Romancie ornée comme elleétoit autrefois d’une infinité de châteaux de crystal, de toursd’argent, de forteresses d’airain, ni de palais enchantés.

Que je suis fâché, lui dis-je enl’interrompant, de ne pouvoir pas être témoin d’un si beauspectacle ! Il me seroit fort aisé, reprit-il, de vous fairevoir deux châteaux de cette espéce assez près d’ici, si nous étionsvous et moi assez las de notre liberté, pour consentir à la perdre.à une lieuë d’ici sur la main droite, il y en a un qui est habitépar la fée Camalouca. Rien de si brillant ni de si magnifique queles appartemens, les galeries, les salles qui composent cepalais ; mais rien de si dangereux que d’en approcher. à troiscens pas tout à l’entour, la fée a formé une espéce de tourbilloninvisible, qui entraîne en tournoyant tous ceux qui ont le malheurou la fatale curiosité d’y entrer. Emportés ainsi jusqu’à la courdu château, ils sont à l’instant engouffrés dans de grands vases decrystal pleins d’eau, et au moment qu’ils y entrent, la fée leursouffle sur le dos une grosse bulle d’air qui s’y attache, et quipar sa légéreté les tient suspendus dans l’eau, où ils ne font quetourner, monter et descendre sans cesse. On les voit au travers ducrystal, et cet assemblage de diverses figures fait un assortimentbizarre, dont la méchante fée se divertit : car on y voit pêlemêle des dames et des seigneurs, des pontifes et des prêtresses,des animaux de toute espéce, des monstres grotesques, et millefigures différentes, qui se broüillent et se mêlentcontinuellement. C’est sur ce modele qu’on fait en Europe de ceslongues phioles pleines d’eau, que l’on remplit de petitsmarmouzets d’émail. L’autre palais qui est à main gauche, est lademeure de la fée Curiaca, c’est bien le plus dangereux caracterequ’il y ait dans toute la Romancie. Comme elle a beaucoupd’agrémens, rien ne lui est si aisé que de captiver les cœurs detous ceux qui la voyent, et elle s’en fait un plaisir malin. Elleles mene ensuite promener dans ses jardins, sur le bord d’unefontaine ou d’un canal, et là lorsqu’ils s’y attendent le moins,elle les métamorphose en oiseaux, qu’elle contraint par un effet deson pouvoir magique, à tenir continuellement leur long bec dansl’eau, les laissant des années entiéres dans cette ridiculeattitude. C’est là tout le fruit qu’on retire des soins qu’on lui arendus ; et c’est aussi ce qui a fondé le proverbe de tenirquelqu’un le bec dans l’eau. Mes lecteurs sont des personnes detrop bon goût pour ne pas sentir que ces récits sont extrêmementagréables, et il est par conséquent inutile de les avertir qu’ilsme firent beaucoup de plaisir ; je souhaite qu’ils en trouventautant dans la lecture du chapitre suivant.

Chapitre 7

 

De mille choses curieuses, et de lamaladie des bâillemens.

Nous vîmes venir à nous par la route que noustenions, un cavalier monté sur une espece de Griffon noir, l’airtriste, rêveur et distrait ; mais dès qu’il nous eût apperçus,il détourna sa monture, et prenant un chemin de traverse, il sedéroba bien-tôt à nos yeux.

Quel est, dis-je au Prince Zazaraph, cettefigure de misantrope ? Je n’en connoissois pas de cette especedans la Romancie. Il s’y en trouve pourtant plusieurs, merépondit-il, témoin le pauvre Cardenio, qui se faisoit tantcraindre des bergers dans les montagnes de Sierra Morena. Celui-cise nomme Sonotraspio. Que je le plains ! Prévenu contre lesdangers d’une passion amoureuse, il vivoit en philosopheindifférent, riant même de la foiblesse des amans. Mais l’amour luigardoit un trait que sa philosophie ne put parer. Il aima enfin, etil aima Tigrine, dont le cœur étoit engagé à un autre, et qui luifit bien-tôt comprendre qu’il n’avoit rien à espérer. Il le compriten effet si bien, que pour étouffer dans sa naissance un malheureuxamour, il voulut prendre le seul parti qui lui restoit, qui étoitde s’éloigner de l’objet qui l’avoit captivé. Mais non, lui ditTigrine, vos soins me font plaisir, vos services me sont utiles, sivous m’aimez j’éxige que vous ne me fuyez pas. à un ordre si absoluelle ajoûta quelques faveurs légeres, qui acheverent de faireperdre à l’amant infortuné tout espoir de liberté. Il ne lui étoitpas possible de voir Tigrine sans l’aimer : il ne lui étoitpas permis de l’éviter : il n’en avoit pourtant rien àespérer ; quelle situation ! Il s’y résolut pourtant avecun courage qui marquoit autant la fermeté de son ame, que l’excèsde sa passion. Il se flatta d’arracher du moins quelquefois à lacruelle de ces légeres faveurs, qu’elle lui avoit déja accordées.Il y réussit en effet, au-delà même de ses espérances, etbornant-là tous ses désirs et tout son bonheur, il traînoit sachaîne avec quelque sorte de satisfaction ; mais ce bonheurapparent et si leger dura peu. Tandis que Sonotraspio toûjoursmodeste et respectueux, s’efforce de se persuader qu’il est encoretrop heureux, un injuste caprice persuade à Tigrine qu’elle en faittrop. C’en est fait, lui dit-elle, n’espérez plus rien de moi,votre passion m’importune, vos soins me sont devenus indifférens.Fuyez-moi, j’y consens, et même je vous le conseille. Dieux !Quel fût l’étonnement de Sonotraspio ! Un coup subit detonnerre cause moins de consternation à des femmes timides, qu’unorage imprévû surprend dans une vaste campagne. Il doutaquelque-tems : il crût avoir mal entendu ; mais son doutene fut pas long. Tigrine s’expliqua, et le fit avec toute la duretéimaginable. Alors pénétré de douleur, et le désespoir peint dansses yeux, vous me permettez donc de vous fuir, lui dit-il ; ilen est bien tems cruelle, après que… ses sanglots ne lui permirentpas d’achever, et Tigrine même s’éloigna pour ne pas l’entendre. Niles larmes, ni les prieres les plus tendres ne pûrent la fléchir,ni lui persuader même d’accorder à un malheureux, du moins pour unederniere fois, quelque marque de bonté. Elle n’en parut aucontraire que plus fiere et plus dédaigneuse. Enfin l’infortunéSonotraspio outré de dépit et de douleur, s’est abandonné à tout ceque le désespoir peut inspirer à un amant injustement maltraité. Envain il s’efforce de se rappeller les sages leçons de laphilosophie. Occupé continuellement de son malheur, on le voit pourse distraire, chercher tantôt la solitude, tantôt la dissipation,en courant comme un insensé toute la Romancie. Il déteste le jouroù il vit Tigrine pour la premiere fois ; il s’efforce del’oublier ; il voudroit la haïr ; mais rien ne luiréussit : la blessure est trop profonde, et il y a lieu decraindre qu’il n’en guérisse jamais. En vérité, dis-je alors auPrince Zazaraph, le pauvre Sonotraspio me fait pitié, je voudroisque Tigrine ou ne lui eût jamais rien accordé, ou ne lui eût pasrefusé pour une derniere fois, quelques faveurs légeres ;mais, ajoûtai-je, il ne faudroit pas beaucoup d’exemples semblablespour décréditer la Romancie. Vous avez bien raison, me dit-il, caron seroit tenté de regarder tous ses habitans comme des fous ;mais c’est un effet de l’injustice et de l’ignorance deshommes ; car il est vrai qu’à ne consulter que la raison etles maximes de la sagesse, il faut taxer de folie et d’égarementpitoyable, toute la suite des beaux sentimens et des procédésréciproques de deux amans ; mais si d’une part on s’enrapporte à nos annalistes, dont l’autorité est d’un poids d’autantplus grand, qu’il y en a plusieurs qui ont un caractererespectable ; et si de l’autre on en juge par la façon toutesublime dont ils sçavent embellir les passions, qui par elles-mêmesparoissent les moins sensées, on aura des héros de la Romancie uneidée beaucoup plus avantageuse.

Ici j’interrompis le grand paladin. Quevois-je, lui dis-je ! Après le tragique, n’est-ce pas ducomique qui se présente ici à nous ? Qu’est-ce, je vous prie,que ces bandes de hannetons, de sauterelles, ou de grosses fourmisque je vois traverser la forêt, comme une petite armée quidéfile ? Quelle espece d’insectes est-ce là ?

Insectes, répondit le Prince Zazaraph enriant. De grace traitez plus honnêtement une espece qui n’est rienmoins qu’une espece humaine. N’avez-vous jamais oüi parler desliliputiens ? Les voilà. Ces pauvres petits avortons de lanature humaine s’étoient établis dans la Romancie, et sembloientd’abord y faire fortune ; mais il faut sans doute que l’air dupays leur soit contraire : ils n’ont jamais pû s’y multiplier,et désesperés de voir leur race s’éteindre, ils ont enfin pris leparti d’aller s’établir ailleurs. Prenons garde en passant,ajoûta-t-il, d’en écraser quelques-uns sous nos pieds ; carc’est-là tout le danger que l’on court à les rencontrer. Mais iln’en est pas de même des brobdingnagiens. Ces géants monstrueux parun contraste bizarre s’établirent dans la Romancie en même-tems queles liliputiens ; et comme eux ils ont été obligés de chercherune autre demeure, le pays entier ne pouvant suffire à leursubsistance ; mais malheur à tout ce qui s’est trouvé sur leurpassage. On ne sçauroit exprimer le ravage que ces colosseseffroyables ont fait dans toute leur route, écrasant les châteauxsous leurs pieds, comme nous écrasons une motte de terre, etbrisant tous les arbres des forêts, comme des elephans briseroientdes épics de froment en traversant les campagnes. On ne sçait pastrop quel motif avoit engagé les uns et les autres à s’établir dansla Romancie ; n’ayant d’autre mérite pour se distinguer,sinon, les uns une petitesse qui faisoit rire, et les autres unegrandeur gigantesque qui faisoit horreur. Aussi les voit-on partirsans qu’on s’empresse de les retenir, et tout ce que l’on en dit,c’est que ce n’étoit pas la peine de faire un si grand voyage, pourapprendre ce qu’on sçavoit déja ; qu’il n’y a point dans lemonde de grandeur absoluë, et que la taille grande ou petite estune chose indifférente à la nature humaine.

A propos de cela, dis-je au Prince Zazaraph,n’ai-je pas oüi dire que les bêtes parlent dans cepays-ci ?

Rien n’est plus vrai, me dit-il, et c’étoitmême autrefois une chose assez commune du tems d’Esope, de Phedre,et d’un françois appellé La Fontaine, qui avoient le secret de lesfaire parler, aussi-bien et quelquefois mieux que les hommes mêmes.Mais il semble que dégoûtées de cet usage, elles ayent pour ainsidire perdu la parole, sur-tout depuis qu’un autre françois nommé LM s’est avisé de leur faire parler un langage peu naturel et forcé,qu’on a quelquefois de la peine à entendre. Il ne laisse pourtantpas de se trouver encore parmi elles quelques babillardes quiparlent autant et plus qu’on ne voudroit ; et tout récemment,une taupe vient de se rendre ridicule par son babil extravagant,quoique quelques-uns ayent prétendu qu’elle n’a fait qu’en copierune autre.

Tandis que le Prince Zazaraphe m’entretenoitainsi, il me prit une envie de bailler si prodigieuse, qu’il mefallut malgré mes efforts, céder au mouvement naturel. Ah ah !Dit-il en riant, vous voilà déja pris de la maladie du pays, c’estde bonne heure ; mais de grace ne vous contraignez point, carpersonne ici ne vous en sçaura mauvais gré. C’est dans la Romancieun mal inévitable pour peu qu’on y fasse de séjour, à peu prèscomme le mal de mer pour ceux qui font un premier voyage sur cetélément. Comme le Prince Zazaraph achevoit de parler, il se mitlui-même à bailler si démésurément, que je ne pûs m’empêcher d’enrire à mon tour. Je vois bien, lui dis-je, que cette maladie est eneffet assez commune dans la Romancie. Mais je ne comprens pascomment on peut y être sujet dans un pays si rempli demerveilles ; c’est aussi, me répondit-il, ce qui embarasse lesphysiciens dans l’explication de ce phénomene, d’autant plus qu’ona observé que dans les endroits où il y a le plus de merveilles,entassées les unes sur les autres, par exemple dans la provinceperuvienne, c’est-là précisément que l’on bâille le plus. Lesmédecins de leur côté n’ont encore pû trouver d’autre remede à cemal, que de changer d’air. Il faut pourtant que je vous fasse voirauparavant un de nos bois d’amour : car c’est à peu près cequi vous reste à voir de particulier dans le canton où noussommes.

Chapitre 8

 

Des bois d’amour.

Comme nous étions donc déja hors de la forêt,nous tournâmes nos pas vers un bois charmant qui étoit dans laplaine. C’étoit un de ces bois d’amour dont le prince venoit deparler, et on en trouve dans tous les quartiers de la Romanciebeaucoup de semblables qu’on a plantés pour la commodité des amans,comme on voit dans une terre bien entretenuë des remises dedistance en distance pour servir d’asile et de retraite au gibier.Ces bois sont presque tous plantés de lauriers odoriférans, demyrthes, d’orangers, de grenadiers et de jeunes palmiers, quientrelassent amoureusement leurs branches pour former d’agréablesberceaux. Ils sont admirablement bien percés de diverses allées,qui forment des étoiles, des pates d’oye, des labyrinthes, et dansles massifs on a ménagé divers compartimens, dont le terrain estcouvert d’un beau gazon semé de violettes et d’autres fleurschampêtres : les palissades sont de rosiers, de jasmin, dechevrefeüille, ou d’autres arbrisseaux fleuris, et chacun a son jetd’eau, sa fontaine, ou sa petite cascade. Il ne faut pas demandersi dans ces bosquets délicieux les tendres zéphirs rafraîchissentles amans par la douce haleine de leurs soupirs ; ni si lesoiseaux font retentir le bocage des doux sons d’un amoureuxramage ; tout vit, tout respire, tout est animé, tout aimedans ces bois d’amour ; et comment pourroit-on s’en défendre,lorsqu’on y voit les amours perchés sur les arbres comme desperroquets, s’occuper sans cesse à lancer mille traits enflammésqui embrasent l’air même. O que les conversations y sont tendres,vives et passionnées, qu’on y pousse de soupirs, qu’on y forme dedesirs ! Qu’on y goûte de plaisirs ! Ne croyez pourtantpas, me dit le Prince Zazaraph, qu’il soit indifférent de sepromener dans les divers quartiers du bois. Chaque bosquet a sadestination particuliere ; ensorte qu’on distingue le bosquetdes amans heureux, et celui des mécontens ; le bosquet dessoupçons jaloux, celui des broüilleries, celui des raccommodemens,et plusieurs autres semblables. Il y a quelque tems que deshabitans peu instruits des loix et des anciens usages, voulurentétablir aussi dans les bois d’amour des bosquets dejoüissance ; mais on s’opposa avec zéle à une innovation sidangereuse, et il fut prouvé par le témoignage des annalesromanciennes, qu’il n’y avoit rien de si contraire aux intérêts dela Romancie, par la raison que la joüissance éteint le desir et lapassion qui sont ici les nerfs du bon gouvernement. Mais que fontlà bas, lui dis-je, ces personnes que je vois les unes debout, lesautres assis sous ce grand orme ? Ce sont, me répondit-il, desgens qui attendent leur compagnie pour entrer dans le bois. Cetorme a été planté tout exprès pour être le lieu du rendez-vous. Lespremiers venus y attendent les autres ; et comme il y en a telquelquefois qui attend en vain, c’est ce qui a fondé le proverbe,attendez-moi sous l’orme. Au reste, ajoûta-t-il, nous pouvons, sinous voulons, nous approcher des bosquets, voir tout ce qui s’ypasse, et entendre tout ce qui s’y dit : comment, repris-je,on fait ici les choses si peu secretement ? Sans doute,repliqua-t-il ; eh ! Comment les auteurs qui composentles annales romanciennes pourroient-ils autrement sçavoir si endétail tous les entretiens les plus particuliers de deux amansjusqu’à la derniere syllabe ? Vous avez raison, lui dis-je, etvous m’expliquez-là une chose que je n’avois jamais comprise. Maisavec tout cela je ne comprends pas encore comment des ecrivains,par exemple, celui de Cyrus ou de Cléopatre, peuvent écrire de silongues suites de discours sans en perdre un seul mot. C’est, merépondit le Prince Zazaraph, que vous ne sçavez pas comment cela sefait.

Mais, continua-t-il, entrons dans ce bosquet,qui est celui des déclarations ; vous pourrez par celui-làseul juger des autres, et vous allez comprendre ce mystere.Voyez-vous, continua-t-il, ces quatre grands tableaux d’écriturequi sont attachées à l’entrée du bosquet ? Ce sont quatremodéles différens de déclaration d’amour, contenant les demandes etles réponses et s’il n’y en a que quatre, c’est qu’on n’a pasencore pû en inventer un cinquiéme ; car pour le dire enpassant, nos annalistes écrivent ordinairement assez bien ;mais ils ont rarement de cette imagination qu’on appelle invention,et qui fait trouver quelque chose qu’un autre n’a pas dite avanteux. C’est ce qui fait qu’ils ne font que se copier tous les unsles autres. Or pour revenir à nos tableaux, tous les amans quientrent dans ce bosquet pour se déclarer leur amour, ne manquentpas de prendre l’un de ces quatre modéles, qu’ils récitent tout desuite. L’annaliste n’a ainsi qu’à observer lequel des quatremodéles on employe, et il sçait tout d’un coup toute la suite de laconversation. Il en est de même de tous les autres bosquets jusqu’àcelui des soupirs, dont le nombre est réglé, afin que l’annalisten’aille pas faire une bévuë ridicule contre la vérité del’histoire, en faisant soupirer quatre fois une princesse qui n’enaura soupiré que trois. Si cela est, repris-je, il est inutiled’écouter ce que disent tous les couples d’amans que je voisrépandus dans ce bois. Vous dites vrai, me répondit-il ; carsi vous vous donnez seulement la peine de lire les tableaux quisont suspendus en très-petit nombre à l’entrée de chaque bosquet,vous sçaurez tout ce qui y a jamais été dit, et tout ce qui s’ydira d’ici à mille ans ; et il faut avoüer que si cela ne faitpas l’éloge de l’esprit des annalistes romanciens, c’est du moinspour eux et pour nous quelque chose de très-commode : car on apar ce moyen toute l’histoire de la Romancie en un très-petitabrégé.

Malgré cela il me prit envie d’écoûter unmoment ce qui se disoit dans les bosquets voisins, et j’y entraiavec le prince Zazaraph. Mais je remarquai en effet que tout ce quis’y disoit, n’étoit que des répétitions de ce que j’avois déja lûdans tous les romans ; et les baillemens me reprirent avectant de force, que je crus que je ne finirois jamais. Le PrinceZazaraph eut peur que je n’en fusse à la fin incommodé, et pourprévenir le danger, il me proposa de changer d’air. Aussi bien,ajoûta-t-il, n’avez-vous plus rien à voir ici de particulier, ettout ce que vous ignorez encore touchant la Romancie se trouvantpar tout ailleurs dans tous les autres quartiers comme danscelui-ci, vous vous y instruirez également de tout ce qui peutmériter votre curiosité, sauf à moi à vous faire remarquer lesdifférences, quand elles en vaudront la peine. J’acceptai sur lechamp la proposition, et pour faire notre voyage, nous montâmestous deux chacun sur une grande sauterelle sellée et bridée. Cesmontures, plus douces, mais moins vîtes que les hipogriffes, nefont guéres que quatre ou cinq lieuës par saut, de sorte qu’ellesne font faire que deux ou trois cens lieuës par jour ; maisc’est assez lorsqu’on n’est pas pressé. Il faut à cette occasionque je raconte comment on voyage dans la Romancie.

Chapitre 9

 

Des voitures et des voyages.

Il y a un pays dans le monde qu’on dit être detous les pays le plus commode pour voyager, parce qu’on y trouvepartout de grands chemins frayés et de bonnes auberges ; maisil paroît bien que ceux qui le croyent ainsi, n’ont jamais voyagédans la Romancie.

Je ne parle pourtant pas de la commoditéadmirable des anciennes voitures, lorsqu’un batteau enchanté venoitvous prendre au bord de la mer, orné de flâmes rouges, et d’unpavillon couleur de feu, pour vous faire faire en moins de deuxheures plus de la moitié du tour du monde ; ou lorsqu’onn’avoit qu’à monter sur la croupe d’un Centaure, ou sur le dos d’unGriffon qui vous transportoit en un instant au-delà de la merCaspienne, dans les grottes du mont Caucase, pour délivrer uneprincesse que le géant Coxigrus avoit enlevée, et vouloit forcer àsouffrir ses horribles caresses. Comme les héros d’aujourd’hui nesont pas tout-à-fait de la même trempe que ceux d’autrefois, il afallu changer l’ancienne méthode, et ne les faire plus voyager queterre à terre, ou dans un bon vaisseau ; encore les vaisseauxne connoissent-ils plus l’ocean. Néanmoins on n’a pas laissé deconserver de l’ancienne méthode de voyager, tous les avantages ettous les agrémens qu’il a été possible. Il faut seulement avant quede se mettre en campagne, se faire donner des lettres romanciennesen bonne forme.

Par exemple ; deux hommes partent dePeking pour aller à Ispahan, ou de Paris pour aller à Madrid ;l’un en partant a pris de bonnes lettres romanciennes ;l’autre malheureusement n’a pris que des lettres de change.Qu’arrive-t-il ? Celui-ci fera tout simplement son voyage, etferoit peut-être tout le tour du monde, sans qu’il lui arrivât lamoindre avanture. Il lui faudra manger toûjours à l’auberge à sesdépens, encore trop heureux quelquefois d’en trouver. Il seramoüillé, fatigué, embourbé, malade, prêt à mourir sanssecours : il ne trouvera que des compagnies de gens ridicules,ou ennuyeux ; pas une belle ne deviendra amoureuse de lui, pasla moindre rencontre singuliere qu’il puisse raconter à son retour.En un mot il reviendra tel qu’il étoit parti. Au lieu qu’un princefils du calife Scha-Schild-Ro-Cam-Full, un chevalier de roseblanche, ou un marquis de roche noire, une fois muni de bonneslettres romanciennes, rencontre à chaque pas les choses du mondeles plus singulieres. Partout où il loge il fait tourner la tête àtoutes les dames et princesses du canton ; c’est un vrai tisond’amour, qui va causant partout un embrasement général. De pluye etde mauvais tems, il n’en est jamais question. Sa chaise romptpourtant quelquefois, et quelquefois il s’égare dans un boiséloigné du grand chemin ; mais le guide qui l’égare sçait bience qu’il fait ; c’est toûjours le plus à propos du monde pourdélivrer à son choix, soit un cavalier attaqué par des assassins,soit une jeune personne qui se trouve dans une chasse, prête à êtredéchirée par un vilain sanglier. Il est aussi-tôt conduit auchâteau qui n’est pas loin, et de tout cela que d’avanturesnouvelles ! Au reste quoiqu’il ait soin de cacher sonvéritable nom, en sorte que des gens mal-avisés pourroient leprendre pour un avanturier ; par la vertu de ses lettresromanciennes il est partout accueilli, caressé, choyé comme unedivinité. Les princes mêmes le veulent voir. Il ne leur a pas ditquatre mots qu’il entre dans leur intime confidence, et il ne sepasse plus rien d’important où il n’ait part. En un mot je trouvecette façon de voyager si agréable et si sûre, que je ne comprendspas comment on peut se résoudre à sortir de chez soi, n’eût-on quecinq ou six lieuës à faire, sans se munir de lettresromanciennes.

On peut même prendre encore une autreprécaution très-avantageuse, qui est d’emporter avec soi sur la foides voyageurs, une bonne liste des princes et des seigneurs chezqui on pourra loger à leur exemple, dans les divers pays qu’onvoudra parcourir. Car il y a dans la Romancie plusieurs de ceslistes imprimées pour la commodité des voyageurs ; et j’endonnerai volontiers ici un échantillon d’après un célébre voyageur.Le voici. Si, par exemple, vous allez en Espagne, vous serezinfailliblement bien reçû. à Madrid chez le Comte De Ribaguora.C’est un grand d’Espagne, âgé de quarante-cinq ans, qui a de fortbelles manieres, et qui reçoit bonne compagnie chez lui. Il aimebeaucoup les chevaux, les chiens, et les françois. Ou chez le DucDe Los Grabos. Il a été ci-devant gouverneur du Pérou, où il aamassé des biens immenses dont il aime à se faire honneur. Il acela de commode, que dès qu’il voit un etranger de bonne mine quis’appelle le Chevalier De Roquefort, ou le Comte De Belle-Forêt, ilse prend tellement d’amitié pour lui, qu’il ne peut plus s’enpasser. à Tolede, chez le Marquis De Tordesillas. La marquise estextrêmement aimable, et ses deux filles sont les deux plus bellespersonnes d’Espagne. Elles sont l’objet des tendres vœux de tout cequ’il y a de plus brillant dans la noblesse espagnole ; maisun jeune etranger inconnu qui sçait se présenter à elles de bonnegrace, ne manque point de captiver le cœur de l’une des deux, surtout de Dogna Diana, qui est la plus aimable. Cependant comme ilfaudra que l’intrigue finisse, parce que le jeune voyageur auraaffaire ailleurs, Dogna Diana mourra de la peste, ou de quelqueautre façon plus honnête si on peut l’imaginer.à Sarragosse, chez DFelix Cartijo. C’est un gentilhomme à qui il est arrivé beaucoupd’avantures, qu’il racontera tout de suite pour servir d’épisode àl’histoire du voyage ; et comme il ne manque jamais d’arriverencore chez lui d’autres personnes qui racontent aussi les leurs,cela fournit insensiblement la matiere d’un volume de justegrosseur. Ce petit échantillon suffit pour donner quelque idée deslistes dont je viens de parler, et il seroit inutile de l’étendred’avantage. Mais une chose dont il faut avertir les voyageurs, eten général tous les héros romanciens, c’est qu’ils doivent avoirune mémoire heureuse, pour se souvenir fidélement de tous ceux avecqui ils ont eû dès le commencement quelque liaison particuliere, ouqui leur ont commencé le récit de leurs avantures sans pouvoirl’achever. Car ce seroit une chose extrêmement indécente d’oublierces gens-là, et de n’en plus faire mention. Un voyageur auroit beaudire qu’il les a laissés à la Chine, ou dans le fond de laTartarie, il faut ou qu’il aille les retrouver, ou qu’ils viennentle chercher, fût-ce des extrêmités du Japon. En un mot il faudroitles faire tomber des nuës plutôt que d’y manquer. Les turcs enparticulier sont fort religieux sur cet article, et j’en connois unqui pour rejoindre son homme, fit tout exprès le voyage d’Amasie enHollande. J’ai aussi été moi-même si scrupuleux sur cela, qu’ayantperdu, comme on a vû, mon cheval la veille de mon entrée dans laRomancie, je n’ai pas manqué de le retrouver à la sortie du pays,comme on verra dans la suite. Il y a pourtant un moyen de sedébarasser de bonne heure de ces importuns qui interviennent dansune histoire, et dont on ne sçait plus que faire ; c’est deles tuer tout aussitôt, ou de les faire mourir de maladie. Mais àdire le vrai, l’expédient est odieux, et on a sçû mauvais gré à undes derniers voyageurs, d’avoir fait inhumainement mourir tant demonde.

Mais à propos de mémoire, je m’apperçois queje parle tout seul, et j’oublie que j’ai un compagnon qui auroit dûpartager avec moi le récit que je viens de faire. J’en demandepardon à mes lecteurs, et je vais réparer ma faute dans le chapitresuivant. Il est pourtant bon d’avertir que nous autres ecrivainsromanciens, ne connoissons aucune de ces belles régles que Lucienet tant d’autres ont données pour écrire l’histoire, par la raisonque nous avons un privilege particulier pour écrire tout ce quinous vient à l’esprit, sans nous mettre en peine de ce qu’onappelle ordre, plan, méthode, précision, vrai-semblance, ni de cequi doit suivre ou de ce qui doit précéder ; d’autant plus quenous avons toûjours à notre disposition la date des faits pourl’avancer, ou la reculer comme il nous plaît. C’est ce qui me faitadmirer la précaution qu’a prise un de nos modernes annalistes, demettre à la tête de son histoire une préface raisonnée, pourjustifier fort sérieusement les faits qu’il y rapporte, comme si onne sçavoit pas qu’en qualité d’annaliste romancien il a droit dedire les choses les moins vrai-semblables, sans qu’on ait celui des’en formaliser.

Chapitre 10

 

Des trente-six formalités préliminairesqui doivent précéder les propositions de mariage.

Tandis que le grand paladin de la Dondindandieet moi nous voyagions par les airs, bien montés sur nos grandessauterelles, il me demanda si mon dessein n’étoit pas de choisirquelque belle princesse de la Romancie pour en faire mon épouse.Sans doute, lui dis-je, et ça été en partie le motif qui m’a faitentreprendre ce voyage. Je m’en suis douté, me répondit-il,d’autant plus qu’il vous sera difficile de voir toutes les beautésdont ce pays-ci est peuplé, sans que votre cœur se déclare pourquelqu’une. Mais disposez-vous à la patience, et ne perdez point detems. Car la traitte est longue depuis le jour qu’on commence àaimer, jusqu’à celui où l’on s’épouse. Il est vrai, lui dis-je, queces longueurs m’ont quelquefois impatienté dans les avantures deThéagene, de Cyrus, de Cléopatre, et de plusieurs autres. Mais nepuis-je pas abréger les formalités… eh si, me répondit-il, voussiéroit-il de ne faire qu’un petit chapitre des mille et une nuit,ou des contes chinois. Non, prince, ajoûta-t-il, les gens de notrecondition sur tout doivent faire les choses dans les grandesrégles, et passer par tous les degrés de la milice amoureuse. Ilest pourtant permis quelquefois de leur en abréger le tems.

Mais puisque nous sommes sur ce chapitre, ilest à propos de vous mettre d’avance au fait des loix principalesqu’il faut observer en cette matiere. C’est ce qu’on appelle lesformalités préliminaires. Il y en a qui en comptent jusqu’àtrente-six et plus, mais je vais vous les expliquer sans m’arrêterà les compter. Vous comprenez bien, continua-t-il, qu’il fautcommencer par devenir amoureux. Or cela est fort plaisant ;car on l’est quelquefois une année entiere sans le sçavoir, et il yen a tel qui ne s’en doute seulement pas. S’il a arrêté ses regardssur une personne, c’est sans dessein : s’il l’a trouvéeextrêmement aimable, ses sentimens se sont bornés à l’estime et àl’admiration ; tout au plus il croit n’avoir pour elle que del’amitié. Il est vrai qu’il desire de la voir souvent, qu’il a desattentions particulieres pour elle, qu’il n’est pas fâchéd’appercevoir qu’elle en a aussi pour lui ; mais à son avistout cela ne signifie rien, ce n’est qu’un commerce de politesse,une liaison, une inclination ordinaire où l’amour n’entre pourrien ; mais, dit-il enfin, que m’est-il donc arrivé depuisquelque-tems ? Je m’apperçois que je ne dors que d’un sommeilinquiet, il me semble que je deviens distrait et mélancolique. Jeperds mon enjouëment ordinaire. Ce qui me plaisoit commence àm’ennuyer : ce que j’aimois le plus, me paroît insipide. Vousêtes peut-être malade, lui dit quelqu’un qui ne connoît pas lesusages du pays romancien ; non, répond-il, c’est toute autrechose. Il a bien raison ; car ce sont là précisément lespremieres formalités de l’amoureuse poursuite. Il en est d’abordtout étonné ; moi amoureux, dit-il, moi qui n’ai jamais rienaimé ! Moi qui ai bravé tous les traits de l’amour ! Moiqui jusqu’à présent ai vû impunément toutes les belles ! Maisil a beau vouloir se le cacher à lui-même. Ses soûpirs letrahissent ; l’inquiétude, la crainte, l’espérance, lestransports se mettent de la partie. Il faut l’avoüer de bonnegrace, et il l’avouë enfin. Il me semble pourtant, dis-je alors auPrince Zazaraph, que j’ai vû beaucoup de héros ne pas attendre silong-tems à connoître leur état, et à la premiere vûë d’uneprincesse devenir tout à coup éperdûment amoureux. Cela est vrai,reprit-il, et c’est même la maniere la plus romancienne ; maisaprès tout ils n’y gagnent rien ; car il faut toûjours, àmoins qu’ils n’en obtiennent une dispense particuliere, qu’ilsattendent tout au moins un an, avant que de pouvoir faire connoîtrele feu sécret dont ils sont consumés.

Au reste, ajoûta-t-il, il ne faut pas oublierune autre formalité essentielle : c’est qu’il faut que labeauté qui a triomphé de l’indifférence du héros, ait un nomdistingué. Car si malheureusement elle s’appelloit Beatrix, Lizetteou Colombine, ce seroit pour défigurer tout un roman ; au lieuque quand elle s’appelle Rosalinde, Julie, Hyacinthe, Florimonde,ces beaux noms toûjours accompagnés d’épithetes convenables, fontun effet merveilleux. Encore une formalité qui embellit infinimentl’histoire ; c’est lorsque le héros amoureux, loin de pouvoirse flatter de posséder jamais l’objet qu’il adore, ne peutseulement pas, vû la disproportion de sa condition, oser faire sadéclaration aux beaux yeux qui ont enchaîné sa liberté. Car il estvrai qu’il est en effet d’une très-haute naissance, et le légitimehéritier d’un grand royaume, comme il sera vérifié en tems etlieu : il est certain d’ailleurs que la princesse l’adore dansle fond du cœur, et qu’elle maudit sécretement le rang éminent quilui ôte l’espérance d’être jamais l’épouse d’un cavalier siparfait ; mais d’une part le cavalier ignore sa naissance, etla princesse qui l’ignore aussi ne peut l’écouter avec bienséance,quand même il auroit l’audace de s’expliquer. Or cela fait unesituation admirable, qui fournit la matiere des plus beauxsentimens : aussi nos annalistes l’ont-ils tournée etretournée en cent façons différentes.

Vous voyez donc, ajoûta le grand paladin, queles formalités sont plus longues que vous ne pensez ; mais cen’est pourtant encore là que le commencement ; la grandedifficulté consiste à déclarer sa passion. Car commentferez-vous ? Irez-vous dire grossierement à une belle personneque vous la trouvez charmante, adorable : que vous l’aimez del’amour le plus tendre et le plus respectueux, et que vous vouscroyriez le plus heureux des hommes de pouvoir la posséder le restede vos jours. Gardez-vous en bien, ce seroit pour la faire mourirde chagrin, et elle ne vous le pardonneroit jamais de sa vie. Ilfaut pourtant bien le lui faire entendre ; mais il faut s’yprendre avec tant de précaution et si doucement, qu’elle ne s’enapperçoive presque pas. Il faut qu’elle le devine, ou tout au plusqu’elle s’en doute un peu. Le langage des yeux est admirable pourcela, lorsqu’on en sçait faire usage et prendre son tems : parexemple, la belle est à sa fenêtre ou sur un balcon, où elle prendle frais : rodez à l’entour sans faire semblant de rien, etquand vous êtes à portée, tirez-lui une révérence respectueuse,accompagnée d’un regard moitié vif, et moitié mourant. Vous verrezque vous n’aurez pas fait cela dix ou douze fois, qu’elle sedoutera de quelque chose : car il ne faut pas croire que lesbelles soient si peu intelligentes. La plûpart comprennent fortbien ce qu’on leur dit, souvent même ce qu’on ne leur dit pas, etil y en a qui de cent œillades qu’on leur adresse, ne perdent pasune seule syllabe.

Mais, repris-je à mon tour, à ce premier moyenne pourroit-on pas en ajoûter un second, qui est celui dessérénades pendant la nuit sous les fenêtres du but de sesdesirs ? Comment, dites-vous, me répondit le prince ensouriant, du but de ses desirs ! Fort bien, vous commencez àvous former au beau stile. Continuez de grace. Je lui dis donc queje croyois qu’un concert de voix et d’instrumens sous les fenêtresde la beauté dont on porte la chaîne, me paroissoit un assez bonexpédient pour lui insinuer mélodieusement les tendres sentimensqu’on a pour elle. Il est vrai, repartit-il ; mais l’expédientn’est guéres de mon goût, parce qu’il est sujet à tropd’inconvéniens. Car premierement, il fait connoître à tout lequartier qu’il y a de l’amour en campagne, ce qui redouble lavigilance des peres et des meres, des duegnes et des espions.Secondement, il ne faut pour troubler toute la fête, qu’un jalouxbrutal qui vient au milieu de la musique vous allonger desestocades terribles sans que souvent vous sçachiez seulement dequelle part elles vous sont adressées. Je sçais bien que voustuerez votre homme ; car c’est la regle. Mais cela même causeun grand embarras. L’affaire éclate. Le mort appartient toûjours àdes gens puissans et accrédités. C’est pour l’ordinaire un filsunique. Il faut se cacher et prendre la fuite. Pendant une longueabsence il peut arriver bien des malheurs. En un mot je trembletoutes les fois que je vois un amant donner la nuit des sérénades àsa belle. Car le moindre malheur qu’il ait à craindre, c’est den’en sortir qu’avec une blessure dangereuse. Avoüez aussi,repris-je, que quand on a un grand coup d’épée au travers du corps,et qu’on se voit en danger de mourir, c’est une grande douceurlorsqu’on peut parvenir à sçavoir que la belle pour qui on s’estexposé au danger paroît touchée d’un si grand malheur.

Vous avez raison, repliqua le PrinceZazaraph : il n’y a pas de baume au monde qui ait une vertu siprompte ; et si le cas arrive, je réponds que le blessé serabientôt sur pied. Mais encore une fois ce moyen me paroît trophasardeux, et il y en a de plus simples. Une lettre, par exemple,quatre lignes bien tournées sont d’un secours merveilleux. Onglisse adroitement le billet dans la poche de la belle Julie, ou onle laisse tomber à ses pieds, comme par mégarde, pour exciter sacuriosité ; ou si on ne peut pas autrement, on le lui faitdonner par une personne affidée. Ce pas une fois fait, il fautcompter que l’affaire est en bon train. L’amant ne laisse pas des’inquiéter et de se tourmenter sur le succès de son billet.L’a-t-elle lû, l’a-t-elle rejetté ? Quel sentiment a-t-ellefait paroître en le lisant ? C’est qu’il n’a pas encored’expérience : car il est vrai en général qu’il y a des bellestrop réservées, qui font quelque difficulté de recevoir et de lireun billet ; mais la réserve en cette occasion seroittout-à-fait déplacée ; et il seroit même ridicule de ne pasfaire au billet une réponse favorable, qui donne de grandesespérances à l’amant ; car c’est-là une des formalités lesplus indispensables dans les préliminaires dont nous parlons, et jen’y ai jamais vû manquer.

C’est alors enfin, continua le prince, quel’on commence à respirer. C’est alors que l’amour commence àparoître le dieu le plus aimable et le plus charmant de l’Olympe.Qu’on lui fait alors des remercîmens, de vœux et d’offrandes !Mais il faut qu’il continuë son ouvrage. Ce n’est pas assez que lacharmante Clorine, ou l’adorable Florise ait laissé entendrequ’elle n’est pas insensible ; il faut que le comte ou lemarquis amoureux en ait l’assurance de sa propre bouche. Maispourra-t-il bien soutenir un tel excès de joye ? Non, il sepâmera. Que dis-je ? Il en mourroit, s’il lui étoit permis demourir si-tôt ; mais comme la chose seroit contre les bonnesrégles, il faut qu’il se contente de tomber aux pieds de satoute-belle sans voix et si transporté, quetout ce qu’il peutfaire, c’est de coller ses lévres sur la belle main de la lumierede sa vie.

Ah ! Prince Fan-Férédin, ajoûta le grandpaladin, quel dommage qu’un moment si doux ne soit qu’unmoment ! Mais on a eu beau faire jusqu’à présent pour trouverle moyen de le prolonger. Tous les astrologues du monde y ontrenoncé, et ce qu’il y a de plus triste, c’est que ce moment estunique, et qu’on n’en peut pas trouver un second qui lui ressembleparfaitement. Aussi en vérité un amant raisonnable devroit s’entenir-là ; et cela seroit bien honnête à lui ; mais y ena-t-il des amans raisonnables ? Il leur manque toûjoursquelque chose. Après un premier entretien, on en veut avoir unsecond ; après le second on en veut un troisiéme, et enl’attendant, les heures paroissent des années. Heureux qui peutobtenir un portrait. Mais au défaut du portrait on obtient du moinstout ce qu’on peut, et ne fut-ce qu’un ruban, ou un chiffon, on estle plus heureux homme du monde ; on n’avoit encore jusqu’alorsressenti que tourmens, langueurs, martyre, craintes, défiances,allarmes, larmes et désespoirs ; et voilà qu’on voit enfinarriver la bande joyeuse des transports, des douceurs, un calme,une satisfaction, des fleuves de joye où l’on nâge comme en pleineeau, des délices inexprimables. Qu’on ne s’avise point alorsd’aller offrir à un amant le thrône de Perse, ou l’empire deTrébizonde, à condition d’abandonner la souveraine de son ame, ceseroit tems perdu. Il ne changeroit pas son sort pour la plusbrillante fortune. Il préfére un si doux esclavage à la plus bellecouronne de l’univers.

Chapitre 11

 

Des grandes épreuves ; etressemblance singuliere qui fera soupçonner aux lecteurs ledénouëment de cette histoire.

Je ne puis assez admirer, dis-je au PrinceZazaraph, le talent que vous avez de rapprocher les choses, et deles abréger. Car ce que vous venez de me dire en si peu de paroles,non-seulement je l’ai vû dans plus de vingt romans différens, maisil y occupe des volumes entiers. Ce n’est pas que j’aye le talentd’abréger, me répondit-il, mais c’est que d’une part la plûpart desromans sont tous faits sur le même modéle, et que de l’autre leursauteurs ont le talent d’allonger tellement les événemens et lesrécits, qu’ils font un volume de ce qui ne fourniroit que quatrepages à un ecrivain qui n’entend pas comme eux l’art de la diffuseprolixité.

Remarquez pourtant, ajoûta-t-il, que je nevous ai encore parlé que des formalités préliminaires, et qu’avantque d’arriver à la conclusion du mariage, il reste bien du chemin àfaire. Car comme dans un labyrinthe on sçait fort bien par où l’onentre, et que l’on ignore par où l’on en sortira : ainsi ceuxqui s’embarquent sur la mer orageuse de l’amour, sçavent bien d’oùils sont partis, mais ils ne sçavent point par où, comment, niquand ils arriveront au port. Deux jeunes personnes s’aiment commedeux tourterelles. Elles semblent faites l’une pour l’autre. Ellesmourront si on les sépare : destin barbare ! Faut-il…mais non, ce n’est point au destin qu’il faut s’en prendre, c’estaux loix établies de tout tems dans la Romancie par les premiersfondateurs de la nation : loix séveres, qui défendent souspeine de bannissement perpétuel de procéder à l’union conjugale dedeux personnes qui s’adorent, avant que d’avoir passé par lesgrandes épreuves prescrites dans l’ordonnance.

Sans doute, dis-je alors au princedondindandinois, j’aurai vû dans les romans ce que vous appellezles grandes épreuves ; mais je serai bien aise de lesconnoître plus distinctement, et d’apprendre de vous surquoi estfondée cette loy ; et si elle est indispensable.

Si vous avez lû, me dit-il, les avantures dupieux Enée, vous avez dû remarquer que sans la haine que Junon luiportoit, toute son histoire finissoit au premier livre ; caril arrivoit heureusement en Italie, il épousoit la princesselatine, et voilà l’eneïde finie. Mais son historien ayanthabilement imaginé de lui donner Junon pour ennemie, cette déesseimplacable lui suscite dans son voyage mille traverses, qui fontune longue suite d’événemens extraordinaires, et qui donnentmatiere à une grande histoire. Or voilà sur quel modéle nosannalistes ont établi la loy des grandes épreuves. Au défaut duNeptune, d’Ulysse et de la Junon d’Enée, ils ont trouvé des fées etdes enchanteurs ennemis, dont la haine puissante et lespersécutions continuelles donnent lieu aux héros de signaler leurcourage par mille exploits inoüis ; et comme il n’y a nivaleur, ni forces humaines qui puissent résister à de si terriblesépreuves, ils ont soin de leur donner en même-tems la protection dequelque bonne fée, ou de quelque génie puissant, comme Ulysse etEnée avoient l’un la protection de Minerve, l’autre celle dudestin. De-là il est aisé de juger que cette loy dans la Romanciedoit être indispensable, et elle l’est en effet si bien, que lesfils de rois, et les plus grands princes sont ceux qu’elle épargnele moins.

Que faut-il donc penser, repartis-je, de laplûpart des héros modernes pour qui on ne voit plus agir ni lesdivinités ni les génies, soit amis, soit ennemis ?

Ce sont, me dit-il, des héros bourgeois, quin’ont ni la noblesse ni l’élévation qui est inséparable de l’idéed’un héros romancien. Mais ils ne laissent pas d’être sujets commeles autres, à la loy des épreuves. Un amant, par exemple, croittoucher au moment qui doit le rendre heureux. Les parens de part etd’autre consentent au mariage ; point du tout. Il survient unprétendant plus riche et plus puissant, qui met de son côté unepartie des parens ; quel parti prendre ? Il faut ou sebattre ou enlever la belle. S’il se bat, il tuëra sûrement sonhomme. Mais que deviendra-t-il ? Voilà matiere d’avanturespour plusieurs années. S’il enleve sa princesse ; il fautqu’il la consigne chez quelque parente qui veüille bien la cacher,et qu’il ait bien soin de se cacher lui-même pour se dérober auxrecherches. Tout cela est bien long ; mais voici le tragique.Un soir que la belle enlevée prend le frais sur le bord de la meravec sa parente, il vient une tartane d’Alger qu’elle prend pour unbâtiment du pays, et qui faisant brusquement descente à terre,enleve les deux belles chrétiennes pour les mener vendre à leurdey. Quelle épreuve pour un amant ! Il ne sçait en quel paysdu monde on a transporté le cher objet de ses pensées, ni queltraitement on lui fait. Quelle situation ! Ce sera bien pis,si tandis que le corsaire fait voile en Afrique, il est attaqué, etpris par un vaisseau chrétien, dont le commandant est précisémentle rival de l’amant infortuné. Voilà de quoi mourir mille fois derage et de douleur, sans qu’heureusement tous les romanciens ont lavie extrêmement dure. Mais supposons que la charmante Isabellearrive à Alger ; elle est présentée au dey qui en devientamoureux, jusqu’à oublier toutes les autres beautés de son sérail.Elle aura beau rebuter sa passion, et faire la plus belle défensedu monde : le dey ennuyé de ses larmes, et las de sarésistance, veut enfin user de tout son pouvoir. Le jour en estmarqué, et il le fera tout comme il le dit.

Ah ! Prince, m’écriai-je alors, que cetteépreuve est terrible ! J’en fremis.

Non, non, repliqua-t-il, rassûrez-vous :dans la Romancie on trouve remede à tout. L’amant a si bien faitpar ses recherches, qu’il a découvert le lieu où sa chere ame estcaptive, et il ne manque jamais d’y arriver à point nommé la veilledu jour fatal. Déguisé en garçon jardinier, il entre dans le jardindu sérail ; il trouve moyen de faire un signal ; ilglisse un billet ; Isabelle transportée de joye, se prépare àprofiter de la nuit pour s’évader avec lui. Une échelle de soye,des draps attachés à la fenêtre, une corde avec un panier, quesçais-je ? On trouve dans ces occasions mille expédiens, quine manquent jamais de réussir. O ! Que le dey fera lelendemain un beau bruit dans son sérail ! Que de têtesd’eunuques tomberont sous le cimeterre du furieux Achmet !Mais les deux amans le laissant exhaler toute sa fureur à loisir,auront trouvé au port un petit bâtiment qui les attendoit, et ilssont déja bien loin. Au reste, ne croyez pas que ces avanturessoient bien singulieres ; car pour peu que vous ayez lû lesannales romanciennes, vous devez avoir vû qu’il n’y a rien de sicommun. En voulez-vous d’une autre espéce, ajoûta-t-il ?L’amoureux cavalier a la nuit dans le jardin de sa belle unrendez-vous secret ; mais en tout honneur, dans un bosquetsombre, où de la lumiere seroit dangereuse. La petite porte dujardin est demeurée entr’ouverte. Or le frere ou le pere de laprincesse voulant par hazard entrer par la petite porte, et latrouvant ouverte, se doute de quelque chose. On devine aisémenttout le reste : grand bruit ; on attaque, on se défend,on apporte des flambeaux, le cavalier ne se bat qu’enretraite ; mais il a beau faire, il faut de nécessité, etc’est encore là une régle capitale, que le frere ou le pere decelle qu’il adore, s’enferre lui-même dans l’épée de l’infortunécavalier. Or jugez combien il faut d’années pour raccommoder unepareille avanture. Il faut en attendant aller servir en Flandre ouen Hongrie. Autre inconvenient ; car en Flandre il est crûmort dans une bataille, et la désolée Leonore après s’être arrachétous les cheveux de la tête pendant six mois, prend enfin quelqueparti funeste à son amant. En Hongrie on est fait prisonnier etenvoyé esclave en Turquie pour y travailler au jardin, ou àentretenir la propreté des appartemens.

Je vous avouë prince, dis-je, au grandpaladin, que de toutes les épreuves, cette derniere est celle quej’aimerois le mieux : car j’ai remarqué que de tous ceux quipartent de la Romancie pour aller être esclaves en Turquie, àTripoli ou à Alger, il n’y en a aucun qui ne fasse fortune.

Cela est vrai, repliqua-t-il ; maisremarquez aussi qu’avant que de partir, il n’y en a pas un qui neprenne la précaution de sçavoir bien danser, d’avoir une bellevoix, de joüer des instrumens dans la perfection, et d’être aimableet bien-fait. C’est par-là que tout leur réussit. On fait voirl’esclave étranger à la sultane favorite pour la réjoüir. Orl’esclave est un homme si admirable, et toutes ces sultanes ont lecœur si tendre, qu’en moins de rien voilà une intrigue toute faite,et un pauvre sultan fort peu respecté. La condition leur plairoitassez, si elle pouvoit durer ; mais il n’y a pas moyen :les loix de la Romancie sont extrêmement séveres sur cechapitre ; il faut que le sultan, averti ou non, entre dans lesérail et menace de tout tuer. Quel tintamare ! Ce ne serapourtant que du bruit. On l’a entendu venir : la sultanecraignant pour sa vie, trouve le moyen de s’enfuir avec soncharmant Bezibezu (c’est le nom de l’esclave), et ils sont déjabien loin. En quatre jours la belle maroquine arrive à Marseille ouà Barcelone ; et le lendemain elle est présentée au baptême.La seule chose qui me déplaît dans cette avanture, c’est que lesloix veulent encore que le coffre de pierreries que la belle maurea emporté avec elle soit jetté à la mer, ce qui la réduit àl’aumône.

Ces épreuves, repris-je à mon tour, meparoissent très-peu agréables ; mais j’en ai vû d’autres quine le sont guéres davantage. Que dites-vous, par exemple,ajoûtai-je, d’un pauvre amant, qui lorsqu’il est à la veilled’épouser tout ce qu’il aime, voit sa princesse enlevée par desinconnus, et transportée dans un lieu inconnu, sans qu’après millerecherches il puisse en apprendre la moindre nouvelle ? Vousm’avoüerez que voilà une des situations les plus favorables pourles sentimens tragiques et les beaux désespoirs.

Ah ! Cher prince, s’écria le PrinceZazaraph, quel souvenir me rappellez-vous ? Je l’ai essuyéecette cruelle épreuve, et vous pouvez demander à tous les echos denos forêts tout ce qu’elle m’a coûté de regrets douloureux, desanglots pathétiques, et d’hélas touchants. Oüi, je me serois donnémille fois la mort, si on n’avoit eu la précaution, comme c’estl’ordinaire en ces occasions, de m’ôter épée, poignard, pistolets,et tout instrument qui tuë. C’est pour éviter les funestes effetsd’un pareil désespoir, qu’au dernier enlévement de ma princessej’ai été condamné à dormir d’un si long sommeil, parce qu’on n’apas crû que je pûsse soûtenir sans mourir une seconde épreuve decette nature. Vous auriez du moins pû, lui dis-je, dans un sitriste accident vous munir d’un portrait de votre princesse, ou dumoins de quelques petits meubles qui auroient été à son usage. Celaest d’une ressource infinie ; car j’ai connu un cavalierappellé le Marquis De Rosemont, qui ayant ainsi trouvé le moyend’avoir jusqu’aux chemises, aux bas et aux cotillons de sa défunteDonna Diana, passoit une bonne partie du tems à se les mettre surle corps, à les contempler et à les baiser l’un après l’autre avecune douceur inexprimable. Il est vrai, me répondit le prince, aussine trouvai-je alors de consolation qu’à contempler et à baisermille fois par jour le portrait de l’adorable Anemone. Le princetira en même tems le portrait, et me le montra.

Dieux ! Quel fût mon étonnement ?Ami lecteur, je ne vous ai pas trop préparé à cet incident ;mais il est vrai qu’alors je ne m’y attendois pas non plusmoi-même ; ainsi votre surprise ne sera pas plus grande que lamienne. Je crûs reconnoître dans le portrait ma sœur, l’infanteFan-Férédine. Il est vrai qu’elle me paroissoit extraordinairementembellie ; mais enfin c’étoient ses traits et toute saphysionomie : de sorte que je n’aurois pas balancé un moment àcroire que c’étoit elle-même, si je n’en avois vû clairementl’impossibilité. Car j’étois bien sûr qu’en partant pour laRomancie, j’avois laissé ma sœur l’infante à la cour deFan-Férédia, auprès de la Reine Fan-Férédine ma mere. Ma sœur nes’étoit jamais d’ailleurs appellée la Princesse Anemone ;ainsi je crûs devoir regarder cette ressemblance comme un effettout simple du hazard. Je ne pus cependant m’empêcher de dire augrand paladin la pensée qui m’étoit venuë à l’esprit à la vûë duportrait.

Cela est admirable, me répondit-il ; cardans ce même moment vous observant aussi moi-même de plus près,j’ai crû appercevoir en vous des traits de ressemblancetrès-frappants avec le frere de ma princesse : de sorte que sielle ressemble à votre sœur, je puis vous assûrer que vousressemblez aussi beaucoup à son frere, à cela près, que vous êtesbeaucoup mieux fait, et que vous avez l’air plus noble et plusaimable.

Oh ! Pour le coup, lui dis-je, je suisdonc tenté de croire qu’il y a ici de l’enchantement, ou quelquemystere caché ; car je trouve aussi qu’en vous regardant decertain côté, vous ressemblez si bien à un jeune homme de maconnoissance, qui est amoureux de ma sœur, que je vous prendroisvolontiers pour lui, si vous n’étiez incomparablement plus beau,mieux fait de votre personne, et outre cela grand paladin, au lieuqu’il n’est qu’un simple cavalier. Mais, lui ajoûtai-je eninterrompant cet entretien, il me semble que j’apperçois une especede ville ou de grande habitation, à deux ou trois lieuës d’ici.Oüi, me dit-il, et c’est où nous allons descendre : vous yverrez des choses assez curieuses.

Chapitre 12

 

Des ouvriers, métiers et manufactures dela Romancie.

Nous arrivâmes donc à l’entrée d’une grande etmagnifique avenuë qui étoit plantée d’orangers, de grenadiers et demyrthes, entremêlés de buissons charmans d’arbrisseaux fleuris. Lànous descendîmes de nos sauterelles que nous congédiâmes, et nousavançâmes en suivant l’avenuë jusqu’à l’habitation. Le lieu où nousallons entrer, me dit le Prince Zazaraph, n’est pas proprement uneville, puisqu’il n’y a que des ouvriers et des boutiques ;mais vous aurez sans doute de la satisfaction à en parcourir lesdivers quartiers, et c’est un objet digne de la curiosité desnouveaux venus. Eh ! De quelle espece sont-ils, lui dis-je,ces ouvriers ? Vous l’allez voir par vous-même, merépondit-il ; mais je veux cependant bien vous en donnerauparavant une idée générale.

Comme tous ceux qui habitent la Romancie setrouvent toûjours pourvûs de tout ce qui est nécessaire pour leursubsistance, sans qu’ils se donnent seulement la peine d’y penser,vous devez juger que les ouvriers de ce pays-ci ne s’amusent pas àfaire des étoffes, de la toile, des meubles, du pain, ou de lafarine. Leur occupation est beaucoup plus douce ; et il y en adifférentes especes, les enfileurs, les souffleurs, les brodeurs,les ravaudeurs, les enlumineurs, les faiseurs de lanternesmagiques, les montreurs de curiosité, et quelques autresencore.

Vous me dites là, lui dis-je, des noms demétiers dont je ne conçois pas bien l’usage en ce pays-ci. Je vaisvous l’expliquer, me répartit-il.

Nous appellons ici enfileurs des ouvriers quiy sont assez communs depuis un tems. Ces gens-là assemblent dedivers endroits une vingtaine ou une trentaine de petits riens,qu’ils ont l’adresse d’enfiler et de coudre ensemble, et voilà leurouvrage fait. Les souffleurs au contraire ne prennent qu’un de cespetits riens ; mais ils ont l’art de l’enfler, et de l’étendreen le soufflant, à peu près comme les enfans font des bouteilles desavon, en sorte que d’une matiere qui d’elle-même n’est presquerien, ils en font un gros ouvrage. Ces ouvrages comme on voit nepeuvent pas être fort solides ; mais ils ne laissent pasd’amuser des esprits oisifs. Les femmes sur tout et les enfansaiment à voir voltiger en l’air ces petites bouteilles enflées.Mais il est vrai que ce n’est qu’un éclat d’un moment, et qu’on nes’en ressouvient pas le lendemain.

L’ouvrage des brodeurs est d’une autre espece.Ils font venir de quelque pays etranger quelques morceaux rares etcurieux, dont ils ornent le fond d’une broderie de dessein courant,qui ne laisse presque plus distinguer le fond de la broderie même.Les ravaudeurs sont moins ingénieux. Tout leur art consiste àdonner quelque air de nouveauté à des choses déja vieilles etusées ; c’est pourtant aujourd’hui l’espece d’ouvriers qui esten plus grand nombre.

Les vrais peintres sont ici fort rares ;mais en récompense nous avons des enlumineurs admirables, qui sontemployés à enluminer des couleurs les plus brillantes, soit lesportraits, soit les figures, ou les tableaux d’imagination. Il nefaut pas demander à ces gens-là des portraits ressemblans, ni destableaux dans le vrai ; ce n’est pas leur métier. Maispersonne n’entend comme eux, l’art de charger un tableau de rougeet de blanc, à peu près comme les poupées d’Allemagne ; et laseule chose qu’on puisse leur reprocher, c’est que tous leursportraits se ressemblent.

Les lanterniers ou faiseurs de lanternesmagiques, sont encore des ouvriers fort estimés. On les a ainsinommés, parce que les ouvrages qu’ils font ressemblent à desespeces de lanternes magiques, où l’on voit les choses du monde lesplus incroyables, des tours d’airain, des colonnes de diamant, desrivieres de feu, des chariots attelés d’oiseaux ou de poissons, desgéants monstrueux.

Les montreurs de curiosité font une especed’ouvrage assez amusant. C’est un amas de diverses choses curieusesqu’ils font venir de loin. C’est pour cela qu’on leur a donné cenom. Quand la matiere sur laquelle ils travaillent est trop ingratepar elle-même, ils trouvent l’art d’augmenter et d’orner leurtableau de divers objets plus intéressans qu’ils présentent l’unaprès l’autre, comme le plan de Londres, la cour de Portugal, legouvernement de Venise, les temples de Rome, à peu près comme unmontreur de curiosité vous fait voir dans sa boëte la ville deConstantinople, l’impératrice de Russie, la cour de Peking, le portd’Amsterdam. Voilà, me dit le Prince Zazaraph, à peu près lesdifférentes especes d’ouvriers qui travaillent en ce pays-ci ;mais entrons dans leur habitation pour les voir de plus près, carje suis sûr que cette vuë vous amusera.

Effectivement je fus charmé de la propreté etde l’ordre admirable que je vis dans la distribution des boutiques.Les différentes especes d’ouvriers sont partagées en différentesruës, et chaque ruë est formée par de petites boutiques rangées desdeux côtés, les unes auprès des autres, à peu près comme on lepratique dans les foires célébres de l’Europe : cela fait unspectacle fort agréable, et si l’on veut, un lieu de promenade fortamusant. J’admirai sur tout la variété et la singularité desenseignes ; j’en ai même retenu quelques-unes, comme à labarbe bleuë, au chat amoureux, aux bottes de sept lieuës, auportrait qui parle, à la bonne petite souris, au serpentin vert, àl’infortuné napolitain, et quelques autres dans le même goût. Tousles ouvriers sont d’ailleurs extrêmement polis et prévenans, pourattirer chez eux les curieux et les marchands ; et il n’y arien qu’ils ne mettent en usage pour faire valoir leur marchandise.à les en croire, leur ouvrage est toûjours admirable, singulier,curieux. C’est, dit l’un, le fruit d’un long et pénible travail.C’est, dit l’autre, un reste précieux d’un tel ouvrier qui a laisséen mourant une si grande réputation. C’est, dit un autre, uneimitation d’un ouvrage chinois ou indien, ouvrage extrêmementrecherché. Pour moi, dit un marchand plus désintéressé enapparence, je n’avois nulle envie de communiquer mon ouvrage ;mais mes amis et des personnes de bon goût l’ayant vû, m’onttellement pressé d’en faire part au public, que je n’ai pû résisterà leurs sollicitations. Ils accompagnent en même tems ces discoursde manieres si honnêtes et si polies, qu’on ne peut guéres sedéfendre de leur acheter quelque chose, au hazard de payer cher demauvaise marchandise, comme il arrive le plus souvent.

Le hazard nous ayant d’abord adressés auquartier des enfileurs, j’eus la curiosité de parcourir avec lePrince Zazaraph quelques-unes des boutiques ; car il faudroitune année entiere pour les parcourir toutes. J’admiraivéritablement l’adresse avec laquelle je vis ces ouvriers enfilerensemble mille petites babioles. Un petit fil très-mince leursuffit pour cela, et l’habileté consiste à faire durer ce filjusqu’à la fin sans le rompre : car s’il faut le renoüer, ouen ajoûter un autre, l’ouvrage n’a plus le même prix ; laboutique qui me parut la plus achalandée, avoit pour enseigne, auxmille et une nuits. L’ouvrier, dit-on, est un des plus célébres duquartier. Comme son enseigne a eu succès, quelques-autres ouvriersn’ont pas manqué de l’imiter, dans l’espérance de réüssirégalement. L’un a pris les mille et un jours ; l’autre a prisles mille et une heures : un autre, les mille et un quartsd’heure. Leur fil en effet est à peu près le même. Mais il fautqu’ils n’ayent pas été aussi heureux que le premier dans le choixdes babioles.

J’y remarquai encore quelques enseignes desplus distinguées, comme aux soirées bretonnes, aux veillées deThessalie, aux contes chinois, etc.. Mais ces ouvriers, dit-on, ontplus de fécondité que de force d’imagination. Trop foibles pourentreprendre un ouvrage d’un seul sujet, ils n’ont de ressource quedans la multitude, à peu près comme un homme qui n’ayant pointassez d’étoffe pour faire un habit, le compose de diverses piécesrapportées ; bigarrure qui ne peut jamais faire à l’ouvrierqu’un honneur médiocre. Le quartier des souffleurs est presquedésert depuis long-tems, parce qu’il se trouve peu d’ouvriers quiayent l’haleine assez forte pour fournir à ce travail. Il sembleque Cyrus soit leur enseigne favorite, du moins plusieurs se lasont appropriée, et chacun l’a retournée à sa façon. Quelques-unsmême de ces messieurs trouvant que ce prince étoit un sujet propreà achalander leur boutique, l’ont obligé, sans trop consulter soninclination, à courir le monde comme un avanturier, pour leurapporter de tous les pays étrangers des matériaux curieux, propresà être mis en œuvre. Il n’est pas bien décidé s’il en est revenuplus homme de bien ; mais on ne peut pas douter qu’après de silongues courses il n’eut besoin de se mettre quelque tems enretraite ; et il a heureusement trouvé un nouveau maître,homme d’esprit et charitable, qui a retiré le pauvre prince chezlui, uniquement pour lui faire prendre du repos.

Il y a quelque tems, me dit le princeZazaraph, qu’il parut dans ces quartiers-ci un de ces génies rareset sublimes, tels que la nature en produit à peine un dans chaquesiécle. Il conçut que le travail que vous voyez faire à cesouvriers pourroit être de quelque secours pour former le cœur etl’esprit des jeunes princes, s’il étoit bien fait et manié avec artet avec sagesse. Il entreprit d’en donner un modéle. Son enseigneétoit au Prince D’Ithaque, et ce lieu que vous voyez qu’il sembleque l’on ait voulu consacrer par respect pour sa mémoire, étoit lelieu où il travailloit. Il est vrai qu’il fit un chef-d’œuvre qu’onne pouvoit se lasser de voir, et où il trouva l’art de mêlerensemble tout ce qu’il y a de plus riant et de plus gracieux, avectout ce que la sagesse et la religion ont de plus parfait et deplus sublime. C’est cet ouvrage qui devroit aujourd’hui servir demodéle à tous les ouvriers, et quelques-uns en effet se sontefforcés de l’imiter ; mais on est réduit à loüer leursefforts, et toûjours forcé de plaindre leur foiblesse.

Le prince me fit pourtant remarquer dans lemême quartier quelques boutiques qui étoient assez accréditées. Jeme souviens sur-tout de deux. La premiere avoit pour enseigne lePrince Sethos ; et à juger de ce prince par son portrait,c’étoit un homme d’esprit, à qui on ne pouvoit reprocher qu’unetrop forte application à l’étude de l’antiquité. La seconde étoitoccupée par une ouvriere d’un esprit fin et solide qui s’étoit faitdepuis peu de tems beaucoup de réputation. Elle avoit pour enseignela cour de Philippe Auguste, et l’empressement du public à acheterses ouvrages, ayant déja épuisé sa boutique, elle en travailloit denouveaux qu’on attendoit avec impatience. Je ne trouvai rien dansla ruë des brodeurs qui me frappât beaucoup. Ces ouvriers, me ditle Prince Zazaraph, n’ayant point assez de talent pour créereux-mêmes quelque chose de neuf, gagnent leur vie à enjoliver deschoses déja connuës, et qui paroissent trop simples parelles-mêmes. Ainsi ils travaillent sur un fond étranger, et ils ontl’art de le charger tellement de leur broderie, qu’on ne distingueplus le fond de ce qui n’en est que l’ornement ; mais il estassez rare que leur ouvrage fasse fortune. Voilà une boutique qui apour enseigne Dom Carlos, et dont l’ouvrier est estimé ; maisen voilà un autre, qui n’a pas à beaucoup près si bien réüssi dansle dessein d’amuser, quoique son enseigne promette des amusemens h.Mais quoi ! Dis-je au prince, ne vois-je pas-là cet ouvrierdes pays étrangers, qu’on nomme le p. L. Eh ! Que fait-ilici ? Ce qu’il y fait, me répondit-il ; il y figuretrès-bien parmi nos brodeurs, et c’est aujourd’hui un des plusaccrédités. Il est vrai qu’il sembloit d’abord vouloir s’établirdans le pays d’Historie ; et en effet il y a levéboutique ; mais il a mieux trouvé son compte à faire defréquentes excursions dans la Romancie ; il y esteffectivement si souvent, qu’on ne sçait jamais de quel pays sontses ouvrages, et je crois qu’on en peut dire, avec vérité, quec’est marchandise mêlée. Mais j’oubliois, ajoûta-t-il, de vousfaire remarquer une de nos plus belles boutiques. La voici,continua-t-il, en me la montrant ; elle a, comme vous voyez,pour enseigne la Princesse De Cleves ; et l’ouvrier joüit àjuste titre d’une grande réputation pour n’avoir jamais perdu devûë dans un travail extrêmement délicat les régles du devoir et dela plus austere bienséance.

De-là nous passâmes au quartier desravaudeurs. Ce sont, comme j’ai déja dit, les ouvriers les moinsestimés de la Romancie. Quel mérite y a-t-il en effet, à r’habillerpar exemple à la françoise un ouvrage fait par un anglois ou unespagnol ; ou à réduire à un prétendu goût moderne desouvrages faits dans le goût antique ? Aussi est-il assez rareque de tels ouvrages fassent quelque réputation à leurs auteurs.Mais ce n’est pourtant pas pour cette raison que leur quartier estpresque désert ; c’est que faute de police dans la Romanciepour fixer chacun dans les bornes de son mêtier, tous les ouvriersse mêlent d’être ravaudeurs, ensorte qu’il n’y en a presque pas unseul qui dans la marchandise qu’il vous donne pour toute neuve, n’ymêle quelques vieux morceaux qu’il a r’habillés et retournés à safaçon ; c’est ce qui fait que les ravaudeurs en titre n’ontpresque point de pratique, et c’est précisément le cas où setrouvent aussi les enlumineurs. Trop de monde se mêle de leurmêtier, jusqu’aux ouvriers même du pays d’Historie.

Les lanterniers, ou faiseurs de lanternesmagiques, nous amuserent quelque temps. Ces ouvriers ontl’imagination extrêmement féconde : il ne leur manque que del’avoir réglée par le bon sens et la vrai-semblance ; car iln’y a point d’invention si bizarre, dont ils ne s’avisent et qu’ilsn’exécutent, ou ne paroissent exécuter avec une facilitésurprenante. Demandez-leur des chariots volans, des palaisd’argent, des armes qui rendent invulnérable, des secrets poursçavoir tout ce qui se fait, et tout ce qui se dit à mille lieuës àla ronde, des charmes pour se faire aimer, des statuës quis’animent, des ponts, des vaisseaux, des jardins impromptus, desgéans, des bêtes qui parlent, des montagnes d’or, d’argent et depierreries ; rien ne leur coûte ; de sorte qu’en un clind’œil leur boutique est pleine de merveilles. Il est vrai quelorsqu’on considere leurs ouvrages de plus près, il est aisé des’appercevoir que ce ne sont que des colifichets qui n’ont rien desolide ni d’estimable ; et je ne pûs m’empêcher de témoignerau Prince Zazaraph que je ne comprenois pas comment ces ouvrierspouvoient trouver le débit de pareilles marchandises. Mais il medétrompa. Si les marchands d’Europe, me dit-il, qui étalent desboutiques de poupées, de sifflets, de petits moulinets, de petitessonnettes, de marmousets, et de mille autres especes de semblablescolifichets que l’on achete pour les enfans, gagnent leur vie à cenégoce, pourquoi ne voulez-vous pas que ceux-ci fassent aussiquelque fortune ? Car vous voyez que leurs boutiques et leursmarchandises se ressemblent parfaitement. Il faut même observer quela plûpart des personnes qui s’occupent d’ouvrages de Romancie,sont des esprits oisifs et paresseux, qui veulent être amusés commedes enfans, parce qu’ils n’ont pas la force de s’occuper eux-mêmesde leurs propres pensées, ni même de donner une applicationsuffisante aux pensées d’autrui. Proposez-leur quelque chose àméditer, un raisonnement à approfondir, seulement une réflexion àfaire, vous les accablez, vous les ennuyez, comme des enfans à quion propose une leçon à étudier ; au lieu qu’une suite de joliscolifichets qu’on leur fait passer successivement sous les yeux,les divertit et les amuse sans les fatiguer. Voilà ce qui fait legrand débit de cette marchandise ; à peine les ouvrierspeuvent-ils en fournir assez ; et dès qu’il paroît quelquenouvelle lanterne magique, ou colifichet nouveau, on se l’arrachedes mains. Il faut pourtant avoüer une chose ; c’est que dumoment que la premiere curiosité est satisfaite, il arrive de cesouvrages comme des colifichets d’enfans qui sont défaits, oudémontés ; on les laisse traîner dans un appartement, sans quepersonne songe à les conserver, et leur sort ordinaire est d’êtreenfin jettés dehors pêle mêle avec les ordures.

Nous voici, ajoûta le Prince Zazaraph, arrivésau quartier des montreurs de curiosité. Leurs boutiques sont assezbelles, comme vous voyez, et même fort riches. Il est vrai aussiqu’ils ne manquent pas de pratique, mais avec tout cela, ils sontpeu considérés, parce qu’ils ne travaillent qu’en subalternes selonque d’autres ouvriers leur commandent, tantôt un plan de ville,tantôt un portrait, une description, une bataille, un tournois, ouquelque événement singulier pour remplir les vuides de leursouvrages ou pour les grossir.

Mais tandis que nous considerions les diversescuriosités dont les boutiques de ce quartier sont garnies, nousfûmes détournés par une troupe comique de bouffons et de baladinsde toute espece, qui vinrent dans la grande place joüer une espécede comédie. Ce spectacle me divertit, et je trouvai de l’espritdans l’invention, dans la conduite et l’exécution de la piece. Uncertain ragotin y faisoit un des principaux rôles avec un nommé larancune, et il ne parut jamais sur le théâtre sans faire beaucouprire les spectateurs, autant par son air ridicule et comique, quepar les traits de plaisanterie qui lui échappoient. Toute la pieceen général me parût l’ouvrage d’un homme d’esprit, et on me dit quec’étoit aussi ce que cet auteur avoit fait de meilleur. Cespectacle fût suivi d’une petite piece intitulée le diable boiteux,qui eût aussi beaucoup d’applaudissement. Elle étoit en un acte,apparemment qu’elle n’en demandoit pas davantage ; car j’aioüi dire que l’auteur ne l’avoit pas embellie en voulantl’allonger. On promit pour le lendemain une autre piece du mêmeauteur, qui a pour titre, Gilblas De Santillane, mais j’entendisdire à ceux qui étoient auprès de moi, que quoiqu’il y eut del’esprit et d’assez bonnes choses dans cette piece, elle ne valoitpas la premiere. Enfin je vis paroître ensuite une mascarademaussade, composée de gens déguisés en gueux et en avanturiers quej’entendis nommer, Lazarille De Tormes, Dom Guzman D’Alfarache,l’avanturier Buscon, et d’autres noms semblables ; mais lePrince Zazaraph m’avertit qu’il ne restoit ordinairement à cedernier spectacle que de la populace et des gens de mauvais goût.Je remarquai en effet, que tous les honnêtes gens se retiroient, etj’en fis autant avec mon fidéle interpréte. Ce ne fût cependant passans difficulté ; car pendant que nous nous retirions, ilsurvint une si grande multitude d’autres masques, qu’on nomme labande bleuë, et qui ont à leur tête un Gargantua, un Robert LeDiable, Pierre De Provence, Richard Sans Peur, et d’autres héros demême étoffe, que nous eumes de la peine à percer la foule pour noussauver d’une si mauvaise compagnie.

Allons-nous-en au port, me dit le prince, nousy verrons sûrement arriver quelques vaisseaux, et ce spectacle esttoûjours assez curieux : j’ai aussi-bien un grand interêt dene m’en pas éloigner, puisque j’attends, comme vous sçavez, laPrincesse Anemone qui doit arriver incessamment.

Je veux vous y accompagner, répondis-je auprince, et je sens qu’il n’est plus en mon pouvoir de me séparer devous ; mais de grace expliquez-moi auparavant ce que c’est quece bâtiment singulier que j’apperçois dans cette place publique.C’est, me répondit-il, un bâtiment où l’on garde les archives de laRomancie ; assez mauvais ouvrage, comme vous voyez. Le portailqui est aussi grand que le corps même du bâtiment, n’est qu’unassemblage bizarre où l’on ne voit ni méthode, ni principes, et quichoque le bon sens : aussi a-t-il révolté tous les espritssensez. Le corps du bâtiment ne vaut guéres mieux ; c’est unamas de pierres entassées les unes sur les autres sans goût, sansordre ni liaison ; mais on ne devoit après tout rien attendrede mieux de la part de l’entrepreneur. C’est un homme qui sedonnoit auparavant dans le pays d’Historie pour un grand ouvrier,jusques-là qu’il faisoit la leçon à tous les autres, et qu’ils’étoit érigé en censeur général ; mais la forfanterie luiayant mal réussi, il s’est jetté de désespoir dans la Romancie, oùil n’a pû trouver d’autre moyen de subsister, que de s’y donnerpour architecte. C’est sur ce pied-là qu’il a été employé àconstruire le bâtiment dont nous parlons ; mais vous voyez parl’exécution, que le prétendu architecte n’est qu’un médiocremaçon.

O dieux ! M’écriai-je dans cemoment ; quelle affreuse vapeur ! Grand paladin, quellepeste est-ceci ? Ah ! Dit-il, fuyons au plus vîte, etsauvons-nous de l’infection. Nous courumes en effet, et quand nousnous fûmes assez éloignés : j’avois oublié, me dit le prince,qu’il faut éviter le chemin par où nous venons de passer, à moinsqu’on ne veüille s’exposer à être empesté : c’est,ajoûta-t-il, un jeune lanternier magique qui nous cause cetteinfection. On le nomme Tancrebsaï. Fils d’un pere célébre par debeaux ouvrages, il n’a pas rougi d’embrasser le métier delanternier ; et comme il est jeune et sans expérience, envoulant faire une nouvelle composition pour peindre sa lanternemagique, il a fait une drogue si puante, qu’on a été obligé defermer son laboratoire ; et après lui avoir fait faire laquarantaine, on lui a défendu de travailler dans ce genre. Mais,dit-il ensuite, nous voici tout près du port, et je crois voir déjaquelques vaisseaux qui arrivent ; approchons-nous pour lesconsidérer de plus près, et être témoins du débarquement.

Chapitre 13

 

Arrivée d’une grande flotte. Jugement desnouveaux débarqués.

A peine fûmes-nous arrivés, que nous vîmes leport se remplir d’un grand nombre de vaisseaux qui s’empressoientd’y entrer. Les uns étoient munis de passeports, les autres n’enavoient pas, parce que sans doute ils étoient de contrebande ;mais on n’y regardoit pas de fort près, et je les vis entrer pêlemêle sans qu’on fit presque d’attention à cette différence, pourvûque d’ailleurs ils ne portassent rien de pernicieux. Il y en avoitde petits, de grands et de toutes les tailles. Ils étoient tousdistingués par leurs pavillons comme les vaisseaux d’Europe, etsur-tout par leurs devises et leurs noms différens. J’aurois de lapeine à me les rappeller tous : c’étoient les quatrefacardins, fleur d’epine, les contes mogols, les contes tartares,Madame Barnevelt, la constance des promptes amours, Aurore etPhébus, et plusieurs autres, ce qui faisoit un spectacle fortvarié.

Hélas, me dit le Prince Zazaraph, jen’apperçois pas encore là ma chere Anemone ; mais un douxpressentiment me fait toûjours espérer qu’elle arriveraincessamment ; et ce retardement me laisse du moins le loisirde vous donner des éclaircissemens sur tout ce que vous voyez.

Cette belle flotte, lui dis-je, me ravitd’admiration ; et je doute que celle des grecs qui venoientarracher Hélene d’entre les bras de l’amoureux Paris, fût plusbelle. Mais je ne sçais que penser d’un autre spectacle que je voisqui se prépare à l’entrée du port. Que prétend faire cette gravematrone que je vois affecter un air de magistrat et s’asséoir dansune espece de tribunal, accompagnée d’hommes et de femmes quisemblent lui tenir lieu d’assesseurs ou de conseillers ?

C’est en effet, me répondit-il, un vraitribunal, et peut-être le plus éclairé et le plus équitable de tousles tribunaux. Voici quelle est sa fonction. Nous avons ici desarmateurs qui entreprennent des voyages de long cours pour fairecourir le monde à nos héros et à nos héroïnes. Ils choisissent ceuxqui leur conviennent, et on les laisse diriger leur course comme illeur plaît. Les uns la font longue, les autres la font pluscourte : l’un va à l’orient et l’autre à l’occident. Mais ilfaut revenir enfin, et rendre compte du voyage : or ce compteest toûjours très-rigoureux. Le juge que vous voyez estincorruptible, et son conseil composé d’hommes et de femmes esttrès-éclairé. Il n’est cependant pas impossible de lui en imposerpour un tems, mais il revient bien-tôt de son erreur, et il réformelui-même son jugement. Je suis charmé, repris-je, que du moins dansla Romancie on rende justice aux femmes en les admettant au conseilpublic ; car c’est une honte qu’elles en soient excluës danstous les autres pays du monde. Mais expliquez-moi de grace en quoiconsistent les jugemens de ce tribunal. Ils consistent, merépondit-il, en ce que tous les armateurs sont obligés à leurretour de se présenter à la présidente du conseil pour lui rendrecompte de tout ce qui leur est arrivé. Elle les écoute, et aprèsleur rapport, elle les punit ou les récompense selon la bonne ou lamauvaise conduite qu’ils ont tenuë dans le cours du voyage. S’ilsont conduit et gouverné leur monde avec art et avec sagesse, onleur donne dans la Romancie un des premiers rangs ; si aucontraire ils ont fait faire à leurs passagers un voyagedésagréable, ennuyeux, trop dangereux ; s’ils les ont faitéchoüer, s’ils les ont traités avec trop de rigueur, en un mots’ils leur ont donné de justes sujets de plainte, le juge les puniten les condamnant les uns à la prison, les autres au bannissement,ou à quelque peine plus rigoureuse.

Cette procédure me parut assez curieuse pourmériter que je la visse par moi-même, et je priai le PrinceZazaraph de s’approcher avec moi du tribunal, pour être témoin detout ce qui se passeroit au débarquement des nouveaux venus. Onaura peut-être de la peine à le croire ; mais il est vrai quedans le grand nombre de vaisseaux qui arriverent au port, à peinese trouva-t-il un armateur qui méritât quelque récompense. Les unsn’avoient fait que suivre la route déja tracée par ceux qui lesavoient précédés, sans oser en tenter une nouvelle. Les autresavoient causé une confusion effroyable dans leur équipage, par latrop grande quantité de monde qu’ils avoient prise sur leurvaisseau. D’autres n’avoient mené leurs passagers que dans des paysincultes et arides, où ils avoient beaucoup souffert de la disetteet de l’ennuy. Quelques-uns avoient mis à bout la patience et lecourage de leurs gens, par une trop longue suite de fâcheusesavantures ; quelques autres ne les avoient occupés que dechoses pueriles et extravagantes, de sorte qu’après avoir entenduleur relation, le conseil loin de leur donner aucune récompense,délibéra s’ils ne méritoient pas plûtôt d’être punis, pour avoirinutilement tant perdu de tems, et en avoir tant fait perdre auxautres. Mais il fut conclu à la pluralité des voix, que le peu deconsidération et l’oubli dans lequel ils seroient condamnés à vivrele reste de leurs jours, leur tiendroit lieu de punition.

Un armateur nommé L D F essuya dans cetteoccasion un assez grand procès. Son héroïne dont le nom m’estéchappé, se plaignit amérement au conseil, que sans aucun égard auxbienséances de son sexe, il l’avoit fait courir pendant un temsinfini toûjours habillée en homme, sans lui avoir voulu permettrede prendre des habits de femme, qu’au moment qu’elle arrivoit auport ; ajoûtant que son armateur sans nécessité et par pureméchanceté, avoit abusé de ce déguisement ridicule, tantôt pourl’obliger à se battre contre des cavaliers, tantôt pour la mettredans des situations tout-à-fait indécentes, et pour la conduiredans les lieux les plus suspects, où elle avoit vû mille fois sonhonneur en péril. La plainte de l’héroïne parut d’abord si juste etsi bien fondée, qu’elle révolta tous les esprits contrel’armateur ; et il alloit être condamné tout d’une voix,lorsqu’un des plus anciens conseillers prit sa défense. Ilreprésenta au conseil qu’à considérer les choses en elles-mêmes, ilétoit vrai que L D F méritoit punition, pour avoir fait faire à unehonnête héroïne un voyage si dangereux et si peu décent ; maisque ces déguisemens, tout dangereux et tout indécens qu’ilsétoient, ayant toûjours été tolérés dans la Romancie, comme ilétoit aisé de le prouver par les plus anciennes annales, on devoitmoins s’en prendre à l’armateur, qu’à ceux qui lui avoient donné desi mauvais exemples ; qu’ainsi son avis étoit qu’on secontentât pour cette fois d’admonester sérieusement l’armateur dene plus suivre une pratique si peu conforme aux loix de labienséance, et que cependant pour mettre en sûreté l’honneur desprincesses romanciennes, il falloit faire un nouveau réglement, quiabrogeât l’ancienne tolérance, et défendre à tous les armateurs dedonner dans la suite à leurs héroïnes d’autres habits que ceux deleur sexe, à moins qu’ils ne s’y trouvassent forcés par quelquenécessité indispensable. Cet avis parut si raisonnable que tout lemonde s’y rendit, de sorte que l’armateur en fut quitte pour lapeur. Un de ses confreres ne fût pas si heureux. à peine arrivé deson premier voyage, il en avoit entrepris tout de suite un second,et puis un troisiéme, de sorte qu’il avoit jusques-là échappé auxpoursuites de ses accusateurs et à la sentence du conseil. Mais onle tenoit enfin alors à la fin de son troisiéme voyage, et il futobligé de comparoître. On voulut d’abord incidenter sur ce qu’ils’étoit ingéré dans l’employ d’armateur, qui convenoit mal à saprofession ; mais il se justifia du mieux qu’il put, enalléguant l’exemple de quelques armateurs célébres, qui avoientauparavant exercé à peu près la même profession que lui. Il n’enfût pas de même des autres chefs d’accusation. un homme de qualitéappellé le Marquis De parla le premier, et entre autres griefs ilaccusa l’armateur. 1 de l’avoir trompé en ce qu’il l’avoit obligéde s’embarquer pour courir les risques d’une seconde navigation,après lui avoir promis de le laisser vivre en paix dans la solitudedès la fin de son premier voyage. 2 de l’avoir honteusementdégradé, en ne lui donnant dans le second voyage qu’un employ depédagogue ennuyeux, après lui avoir fait joüer dans le premier lerôle d’un homme de qualité. 3 de l’avoir accablé dans l’un et dansl’autre voyage des malheurs les plus funestes, et dont le détailfaisoit frémir. à ces trois chefs d’accusation l’homme de qualité,en ajoûta quelques autres moins considérables, ausquels on fit peud’attention. Mais l’armateur n’ayant pû répondre aux premiers, ilfût jugé atteint et convaincu de malversation ; et on remit àprononcer sa sentence après qu’on auroit entendu ses autresaccusateurs.

Ce fut une femme qui se présenta ensuite. Onla nommoit Manon Lescot. Quelle femme ! Je n’ai jamais rien vûde si éveillé ; et je n’aurois pas crû qu’un homme ducaractere de pût se charger de la conduite d’une telle princesse.Je ne me souviens pas bien du détail de ses plaintes ; maiselles se réduisoient en général à accuser son armateur de l’avoirtirée de l’obscurité où elle vivoit, et à laquelle elle s’étoitjustement condamnée elle-même, afin de cacher le dérangement de saconduite, pour la produire sur la scêne au grand jour, et lui fairecourir le monde comme une effrontée qui brave toutes les loix de lapudeur et de la bienséance.

Cette seconde plainte fut suivie d’unetroisiéme pour le moins aussi vive, mais beaucoup plus intéressantepar la scene touchante dont elle fut l’occasion. Les deuxcomplaignans étoient le fameux Cleveland et la triste Fanny. Tousdeux faisoient le couple le plus mélancolique qu’on ait peut-êtrejamais vû. La tristesse étoit peinte sur leur visage : à peinepouvoient-ils lever les yeux. De profonds soupirs précédoient,accompagnoient et suivoient toutes leurs paroles ; et à direle vrai, il étoit difficile d’entendre le récit de toutes lesinfortunes que leur armateur leur avoit fait essuyer dans le coursde leur voyage, sans prendre part au juste ressentiment qu’ilsfaisoient éclater contre lui. Barbare, s’écrioit Cleveland, quet’ai-je fait pour m’accabler ainsi des plus cruels malheurs, sansm’avoir donné dans tout le cours de ma vie presqu’un seul moment derelache ? N’étoit-ce pas assez de la triste situation où meréduisoit une naissance malheureuse ? Etois-tu peu satisfaitde m’avoir donné une éducation si sauvage dans une affreusecaverne ? Devois-tu m’en tirer pour me rendre le jouet de lafortune, et rassembler sur ma tête tous les malheurs, toutes lescontradictions, toutes les traverses de la vie humaine. Oüi,mesdames et messieurs, ajoûtoit-il, en s’adressant aux juges, quel’on compte tous les meurtres, toutes les morts funestes, lesnoirceurs, les trahisons, les dangers effroyables, et tous lesévénemens tragiques dont il a noirci le cours de mes avantures, etvous aurez de la peine à comprendre comment je puis survivre à tantd’infortunes, et comment on en peut soutenir même le récit. Encoresi dans les malheurs où il m’a plongé il avoit du moins suivi lesrégles ordinaires. Mais où a-t’on jamais entendu parler d’unetempête pareille à celle qu’il nous fit essuyer en passantd’Angleterre en France ? Qui a jamais vû une amante commeMadame Lalain, joindre ensemble tant de qualités contraires, lamalice avec la bonté du cœur, l’extravagance avec la raison, lapassion la plus violente avec la modération de la simpleamitié ? Que veut dire cette passion ridicule, qu’il me faitconcevoir dans un âge déja mûr, et dans le tems que j’ai le cœurdévoré de mille chagrins ? De quel droit me fait-il parlercomme un homme qui n’a que des principes vagues de religion, sansaucun culte déterminé ? Ah ! Combien d’autres sujets deplainte ne pourrois-je pas ajoûter ici ? Mais, non, je veuxbien les lui pardonner, je consens à oublier même la cruelleépreuve où il a mis ma constance, en faisant brûler à mes yeux, etdévorer par des barbares ma chere fille et l’infortunée MadameRiding. Je ne m’attache qu’à un dernier outrage qui met le comble àtous ses mauvais traitemens. Il a rendu ma femme, ma chere Fanny…dieux ! Peut-on le croire : puis-je le dire ? Oüi,il a rendu ma femme infidele. En achevant ces mots, le malheureuxClevelant outré de douleur et ne pouvant plus se soutenir, futobligé de s’asseoir. Toute l’assemblée attendrie de ses justesplaintes, le regardoit avec compassion, lorsque Fanny se levantavec vivacité, attira sur elle l’attention des juges et desspectateurs. Le crime d’infidélité que son époux venoit de luireprocher la piquoit jusqu’au vif. Ingrat, lui dit-elle avec un airde colere et de fierté, soutenu de cette assurance modeste quel’innocence inspire, fais éclater tes plaintes contre notrearmateur, je partagerai avec toi l’accusation, puisque j’ai partagétes malheurs. Mais ne sois pas assez osé pour l’accuser aux dépensde ma vertu. Il a pû rendre Fanny malheureuse, mais il ne l’ajamais renduë infidéle. C’est toi, ingrat, qui n’a pas rougi de mepréférer une odieuse rivale, et le ciel sans doute l’a permis pourme punir de t’avoir trop aimé. Eh ! Quoi, madame, s’écriaCleveland, avec beaucoup d’émotion, osez-vous nier que vous m’ayezabandonné pour suivre le perfide Gélin ? Il est vrai,repliqua-t-elle, j’ai voulu te laisser renouveller en liberté tesanciennes amours avec Madame Lallain ; mais sçachez que siGélin m’a aidée dans ma fuite ; sa passion pour moi n’a jamaiseu lieu de s’applaudir du service qu’il m’a rendu. Moi, MadameLallain ! S’écria Cléveland avec étonnement : moi,Gélin ! Repartit Fanny avec indignation. Quelle fable !Dit l’un ; quelle imagination ! Dit l’autre. On vous atrompé, madame : vous êtes dans l’erreur, monsieur : leciel m’en est témoin : je jure par les dieux : ah !Je ne vous aimois que trop : hélas ! Je sens bien moi queje vous aime encore : quoi, seroit-il possible ? Rienn’est plus vrai : vous m’avez donc toûjours aimé ? Vousm’avez donc toûjours été fidéle ? Faisons la paix :embrassons-nous. Ah ! Ma chere Fanny :ah ! Cher Cléveland… ils s’embrasserent en effet avecmille transports de tendresse. Les petits enfans se mirent de lapartie, ce qui fit un spectacle pour le moins aussi touchant que lascêne d’Inés De Castro. Et voilà comme après une explication d’unmoment finit la longue broüillerie de ces deux tendres époux. Maisl’armateur n’en parut pas moins coupable. On ne comprenoit pascomment il avoit eu la dureté de les livrer au désespoir pendantdes années entieres, par la cruelle persuasion où il les avoit misl’un et l’autre, qu’ils se trahissoient mutuellement, sans vouloirleur accorder un éclaircissement d’un moment. Il eut beau alléguerpour sa défense qu’il avoit eu besoin de cet expédient pourprolonger son voyage, auquel des vûës de profit l’engageoient àdonner plus d’étenduë. Il ne, fut point écouté, et le conseil, oüile rapport, et toutes les défenses de part et d’autre, condamnaledit D P à un bannissement perpétuel de toutes les terres de laRomancie, avec défense d’y rentrer jamais. L’arrêt fut exécuté surle champ ; et on dit que le pauvre exilé veut se réfugier dansle pays d’Historie, où il a quelques connoissances, et où il esperefaire plus de fortune. à peine cette affaire étoit finie, qu’onannonça dans l’assemblée l’arrivée des princesses malabares.

Ce nom excita la curiosité. On s’empressa deleur faire place ; mais dès qu’elles eurent commencé à vouloirs’expliquer, tout le monde se regarda avec étonnement pour demanderce qu’elles vouloient dire. C’étoit un langage allégorique,métaphorique, énigmatique où personne ne comprenoit rien. Ellesdéguisoient jusqu’à leur nom sous de puériles anagrammes. Ellesparloient l’une après l’autre sans ordre et sans méthode, affectantun ton de philosophe, et une emphase d’enthousiaste pour débiterdes extravagances. On ne laissa pas d’appercevoir au travers de cesobscurités insensées plusieurs impiétés scandaleuses, et desmaximes d’irreligion, qui révolterent toute l’assemblée contre cesprincesses ridicules. Il s’éleva un cri général pour les fairechasser. Elles furent bannies à perpétuité, et le vaisseau qui lesavoit conduites, fut brûlé publiquement. Heureusement pourl’armateur il s’étoit tenu caché depuis son arrivée ; car onl’eût sans doute condamné à un châtiment exemplaire ; mais iltrouva moyen de se dérober aux recherches, et d’éviter ainsi lapunition qu’il méritoit.

Chapitre 14

 

Arrivée de la Princesse Anemone. LePrince Fan-Férédin devient amoureux de la Princesse Rosebelle.

Pendant que tout le monde étoit occupé duspectacle de ces scênes différentes, le grand paladin Zazaraphdistrait par son amour et son impatience, jettoit continuellementles yeux vers l’entrée du port. Il étoit bien sûr que la PrincesseAnemone ne pouvoit pas manquer d’arriver incessamment ; et eneffet il découvrit enfin le vaisseau qui l’amenoit. La voilà,s’écria-t-il, transporté de joye : c’est la Princesse Anemoneelle-même. Je reconnois le vaisseau qui la porte, et les douxmouvemens que je sens dans mon ame ne m’en laissent pas douter. LePrince Zazaraph courut aussi-tôt pour recevoir la princesse à ladescente du vaisseau, et je l’accompagnai.

Mais comment raconter tout ce qui se passadans cette entrevûë ? Ce seroit le sujet d’un volume entier,et pour qu’on ait lû de romans, on le comprendra mieux que je nepourrois le représenter : transports, vives impatiences,regards tendres, joye inexprimable, satisfaction inconcevable,témoignages d’affection réciproque, les larmes mêmes, tout cela futmis en œuvre et placé à propos. Il fallut ensuite raconter tout cequi s’étoit passé durant une si longue absence. Le grand paladin nefut pas long dans son récit, n’ayant autre chose à dire, sinonqu’il avoit dormi pendant toute l’année par la vertu d’unenchantement.

Mais l’histoire de la Princesse Anemone futbeaucoup plus longue. Le Prince Gulifax étoit entré chez elle unsoir à main armée, et l’avoit enlevée lorsqu’elle commençoit à sedeshabiller pour se mettre au lit, sans lui donner seulement leloisir de prendre ses cornettes de nuit. Elle eut beau pleurer,crier et charger d’injures le ravisseur. Il fallut partir ets’embarquer. Que ne fit-elle pas dans le vaisseau, lorsqu’elle sevit éloignée de son cher prince dondindandinois, et sous lapuissance du perfide Gulifax qui avoit l’insolence de lui parlerd’amour ? Elle s’évanoüit plus de vingt fois : vingt foiselle se seroit précipitée dans la mer, si on ne l’en avoitempêchée. Mais il ne lui resta enfin d’autre ressource que seslarmes et ses sanglots, foible défense contre un corsairebrutal ; aussi la Princesse Anemone passa-t-elle légerementsur ce chapitre pour continuer la suite de son histoire, et ellefit bien ; car je remarquai qu’à certains endroits de sonrécit le Prince Zazaraph témoignoit quelqu’inquiétude. Elle racontadonc ensuite que les dieux, protecteurs de l’innocence opprimée,l’avoient délivrée miraculeusement de la tyrannie de son cruelravisseur. Un prince plein de valeur et de générosité, avoitattaqué et pris le vaisseau de Gulifax qui avoit péri dans lecombat ; mais comme son libérateur la ramenoit, une tempêteeffroyable avoit englouti le vaisseau dans les ondes. Elle s’étoitsauvée sur une planche, et elle avoit été jettée à terre plus qu’àdemi morte. Des pêcheurs après lui avoir fait reprendre sesesprits, l’avoient présentée à leur prince, qui en étoit devenuamoureux ; mais toûjours intraitable sur ce chapitre, quoiquele prince fût beau et bien fait, elle n’avoit seulement pas voulul’écouter. Ici pourtant je remarquai que le Prince Zazaraph fitencore une grimace ; et ce fut bien pis, lorsqu’elle ajoûtaqu’elle avoit ensuite passé successivement sous la puissance detrois ou quatre autres princes. Le paladin Zazaraph ne put plus ytenir.

Il étoit écrit dans l’ordre de ses avantures,qu’il devoit au retour de la belle Anemone se broüiller avec elle,et la chose ne manqua pas d’arriver. Son inquiétude sur lespérilleuses épreuves où la vertu de la princesse avoit été mise,lui fit faire étourdiment quelques questions imprudentes ; laprincesse rougit, pâlit, versa des larmes, et parut offensée à unpoint, qu’on crut qu’elle ne lui pardonneroit jamais ; maiscomme il étoit aussi écrit que le raccommodement suivroit de près,quelques sermens équivoques d’une part, et de l’autre mille pardonsdemandés avec larmes, accommoderent l’affaire ; et la vertu dela princesse fut reconnuë pour être à l’épreuve de toutes lesavantures et hors de tout soupçon. Il ne resta plus qu’à achever leroman par un mariage solemnel ; mais il falloit pour celasortir de la Romancie, où il n’est pas permis de se marier, et leprince Zazaraph s’y disposa.

Au reste j’avouë que je fis peu d’attention audétail des avantures de la Princesse Anemone. J’eus, pendantqu’elle racontoit son histoire, l’esprit et le cœur occupés d’unobjet plus intéressant. Au bruit de son arrivée la PrincesseRosebelle, sœur du grand paladin, et qui étoit liée d’une étroiteamitié avec Anemone, accourut pour la voir et l’embrasser.C’étoit-là le moment fatal que l’amour avoit destiné pour me rangersous ses loix. Voir la Princesse Rosebelle, l’admirer, l’aimer,l’adorer, ce fut pour moi une même chose, et tout cela fut fait enun moment. Aussi me persuadai-je qu’il n’avoit jamais rien paru desi aimable sur la terre. C’étoit un petit composé de perfections leplus complet qu’on puisse imaginer, et où l’on voyoit la jeunesse,la beauté, les graces, l’esprit, l’enjoüement, la vivacité sedisputer l’avantage.

Pendant tout le récit de la Princesse Anemone,je ne pus faire autre chose que de faire parler mes yeux, et ilsfurent entendus. Je crus même appercevoir aussi dans ceux deRosebelle quelque disposition favorable ; mais dès que labelle Anemone et le Prince Zazaraph eurent achevé leuréclaircissement, et que j’eus la liberté de parler, je ne fus plusmaître de mes transports ; et oubliant toutes les loix de laRomancie, dont le prince m’avoit entretenu, je me jettai toutéperdu aux pieds de la charmante Rosebelle, pour lui déclarer lapassion dont je brûlois pour elle. J’ai sçû depuis que Rosebelle nefut pas fâchée dans le fond de l’ame d’une si brusquedéclaration ; mais elle ne laissa pas de faire toutes lespetites cérémonies accoûtumées. Pour ce qui est des spectateurs,après un moment de surprise que mon action leur causa, ils semirent tous à soûrire en se regardant les uns les autres, et commela Princesse Rosebelle ne me répondoit rien, son frere prit laparole.

Ah ! Prince, me dit-il, en m’obligeant àme relever, que vous êtes vif ! Eh ! Que deviendra laRomancie, si l’on y souffre de pareilles vivacités ?

Eh ! Que deviendrai-je moi-même,repartis-je avec transport, si l’adorable Rosebelle n’est pasfavorable à mes vœux ; et si vous, prince, qui pouvez disposerd’elle, vous refusez de me rendre heureux ! Je sçais tous leségards que méritent les loix de la Romancie et ces formalitéspréliminaires dont vous m’avez instruit ; mais enfin, nepuis-je pas en obtenir la dispense, ou du moins les abreger ?Car je sens bien que la violence de mon amour ne me permettra pasd’en soûtenir la longueur sans mourir.

Je vous ai déja dit, prince, me répondit legrand paladin, que c’est une chose inoüie que depuis la fondationde la nation romancienne aucun héros ait été dispensé desformalités, et des épreuves ordonnées par les loix ; mais ilest vrai qu’il n’est pas impossible d’obtenir du conseil public quele tems en soit abregé. Je me flatte même d’obtenir cette gracepour vous, en considération des grands exemples de constance que laPrincesse Anemone et moi venons de donner à la Romancie dans lesrudes et longues épreuves que nous avons essuyées. C’est d’ailleursune occasion si favorable de m’acquitter envers vous du service quevous m’avez rendu, et de nous unir étroitement ensemble, que jen’attends que le consentement de la princesse ma sœur pour ytravailler efficacement.

A ces mots, une aimable rougeur qui couvrit levisage de la princesse, la fit paroître encore plus belle à mesyeux. Je tremblois en attendant sa réponse. Mon frere, dit-elle,c’est à vous à disposer de moi, et puisqu’il faut l’avoüer, je neserai pas fâchée que ce soit en faveur du Prince Fan-Férédin.Dieux ! Quels furent mes transports ! Je ne me possedaiplus. Je ne sçais ce que je devins, je pleurai de joye, je moüillaide mes larmes la belle main de Rosebelle ; je voulois parler,et je ne faisois que bégayer ; mon amour m’étouffoit, et jecrois que je fis en un quart-d’heure la valeur de plus de quinzedes formalités préliminaires dont j’ai parlé.

Aussi cela fut-il compté pour quelque chose,lorsque le grand paladin demanda que le tems des formalités et desépreuves fût abregé pour moi. Il eut pourtant quelque peine àl’obtenir ; mais il avoit acquis dans la Romancie un si grandcrédit et une réputation si éclatante, qu’on ne put pas le refuser.On lui accorda même la grace toute entiere, en n’exigeant de moique trois jours pour accomplir toutes les formalités et toutes lesépreuves ; après quoi on devoit me permettre de partir avec legrand paladin et nos princesses, pour aller dans la Dondindandieachever notre union. Ici on s’imaginera peut-être que trois joursne purent pas me suffire pour faire des choses qui fournissentsouvent la matiere de plusieurs volumes ; mais je puis assûrerque j’eus encore du tems de reste, tant il est vrai que nos auteursromanciens, ont un talent admirable pour enfler et allonger leursouvrages.

Comme j’étois déja fort avancé pour lesformalités, j’achevai toutes les autres dès le premier jour, et lesdeux jours suivans je fis toutes mes épreuves.

Je commençai par me battre contre un rival, etje le tuai. Cela fut fait en une heure ; il est vrai que jereçûs une grande blessure, mais avec un peu de baume de Romancie,je me retrouvai sur pied au bout d’une demie heure, et en état deme signaler le même jour dans un grand combat naval qui se donnaprès du port, je ne me souviens pas trop pourquoi. J’y fis desprodiges de valeur. Je sautai dans un vaisseau ennemi avec uneintrépidité digne d’un meilleur sort ; mais n’ayant point étésuivi, je fus pris, et déja l’on me menoit en captivité, tandis queles ennemis faisoient leur descente à terre, lorsque dans mondésespoir je m’avisai de mettre le feu au vaisseau. Il fut consuméen un moment, et m’étant jetté à la mer, je fus assez heureux pourgagner la terre, et m’y défendre contre ceux des ennemis que j’ytrouvai. J’en fis un horrible carnage, après quoi je retournai pourme rendre auprès de ma chere Rosebelle. Hélas ! Je ne latrouvai plus : les ennemis en se retirant l’avoient enlevéeavec beaucoup d’autres captifs.

Quel désespoir ! Il étoit déja presquenuit, je m’embarquai aussi-tôt dans une simple chaloupe de pêcheursavec un petit nombre de gens déterminés, et à la faveur desténébres, j’arrivai sans être reconnu jusqu’à la flotte ennemie. Jene doutai point que ma princesse ne dût être dans le vaisseauamiral, et ce vaisseau se faisoit remarquer entre les autres parses fanaux : je m’en approchai doucement. Aussi-tôt prenant unhabit de matelot ennemi, j’y montai sans obstacle, et me donnantpour un homme de l’équipage, je m’informai adroitement ce qu’étoitdevenuë la Princesse Rosebelle. Je sçus qu’elle étoit dans unechambre où le capitaine venoit de la laisser en proye à sesmortelles douleurs. J’y entrai, et je me fis reconnoître à elle enlui faisant signe en même tems de me suivre sur le pont, sousprétexte de prendre l’air un moment. Elle me suivit, et à peine yfut-elle, que la prenant entre mes bras, je me précipitai avec elledans la mer.

Ici on va croire que nous devions périr l’unet l’autre ; point du tout : je profitai d’un stratagêmeadmirable que j’avois appris dans Cleveland. J’avois ordonné à mesgens de tenir dans la mer le long du vaisseau un grand filet bientendu, et de le tirer à eux dès qu’ils m’entendroient tomber. Jefus obéï à point nommé : à peine fûmes-nous deux minutes dansl’eau. Mes gens nous retirerent Rosebelle et moi, et nous en fûmesquittes pour rendre un peu d’eau sallée que nous avions bûë.Cependant notre chute avoit été entenduë dans le vaisseau ;mais on ne put pas s’imaginer ce que c’étoit, ou du moins on ne lesçut que lorsque nous étions déja bien éloignés.

Nous n’arrivâmes au port qu’à la pointe dujour, et je me flattois d’y être reçû avec des acclamationspubliques ; mais quel fut mon étonnement, lorsque je me vischargé de chaînes et conduit en prison. J’étois accuséd’intelligence avec les ennemis, et le fondement de cetteaccusation étoit la hardiesse avec laquelle j’avois sauté dans unde leurs vaisseaux, et je m’étois mêlé parmi eux sans recevoiraucune blessure ; et c’est, ajoûtoit-on, pour prix de satrahison qu’on lui a rendu la Princesse Rosebelle. Si j’avois eu letems de m’abandonner aux regrets et aux douleurs, il s’enprésentoit là une belle occasion ; mais je n’avois pas demomens à perdre ; je me dépêchai d’accomplir en abregé tout lecérémoniel douloureux qui convient en ces occasions, et à peinearrivé à la prison, les juges mieux informés me rendirent laliberté en me comblant même d’éloges et de remercimens. Il merestoit encore près d’un jour entier, et par conséquent la moitiéde l’ouvrage à faire. Je n’en eus que trop.

Il se fit un magnifique tournois auquel je fusinvité. J’étois bien sûr d’y remporter le prix, conformément auxloix de la Romancie, et je n’y manquai pas. C’étoit un braceletfort riche que le vainqueur devoit donner suivant la régle à ladame de ses pensées. Or comme les princesses avoient jugé à proposce jour-là d’assister en masque au tournois, je fis la plus lourdebévûë qu’on puisse imaginer. J’allai présenter mon bracelet à laPrincesse Rigriche, que je pris pour l’objet adorable de mes vœux.Il ne faut pas demander si la Princesse Rigriche fut satisfaite demon présent. Elle en devint toute fiere, elle se redressa, serengorgea, et fit toutes les petites façons les plus agréablesqu’elle put inventer sur le champ. Après quoi se démasquant suivantl’usage, elle me fit voir un visage si laid, que croyant bonnementqu’elle avoit deux masques, j’attendois qu’elle ôtât le second, etj’allois même l’en prier, lorsque je reconnus ma méprise par unbruit qui se fit assez près de moi. La Princesse Rosebelle étoittombée évanoüie, et on la remportoit chez elle sans connoissance etsans sentiment.

Cruelle situation ! Je prévis toutes lessuites de cette funeste avanture. Que va penser, disois-je, machere Rosebelle ! Hélas ! Je ne vois que trop ce qu’ellea déja pensé. Que dira son frere ? Que vais-je devenir ?Toutes ces réfléxions que je fis dans un moment me saisirent sivivement, que je tombai à mon tour sans connoissance, accablé de madouleur. On s’empressa de me secourir, et comme le tems étoitprécieux, je repris bientôt mes sens : j’ouvris les yeux, etque vis-je ? La Princesse Rigriche qui me tenoit entre sesbras, m’appellant, mon cher prince, avec l’action d’une personnequi s’intéressoit vivement à ma conservation, et qui me regardoitsans doute comme son amant. J’avoüë que j’en frémis ; et danstoutes mes épreuves, je crois que c’est le moment où j’ai le plussouffert. Je la quittai brusquement pour courir chez la PrincesseRosebelle. Nouvelle avanture. Le grand paladin Zazaraph vientau-devant de moi, et prétend que je dois lui faire raison du méprisque j’ai marqué pour sa sœur. Moi du mépris pour la PrincesseRosebelle ! Lui dis-je, tout transporté. Ah ! Je l’adore.Les dieux sont témoins… mais j’eus beau dire ; l’affaire,disoit-il, avoit éclaté, l’affront étoit trop sensible. En un mot,il avoit déja tiré l’épée, et il menaçoit de me deshonorer si je neme mettois en défense. Que faire ?

Une de ces ressources singulieres qui ne setrouvent que dans la Romancie, me tira d’embarras. Il étoit défendupar les loix aux princes de vuider leurs querelles un jour solemnelde tournois. Les magistrats nous envoyerent ordonner, sous peine dedégradation, de remettre notre combat à un autre jour. C’étoit toutce que je souhaitois, dans l’espérance que j’avois de désabuserRosebelle, et d’en obtenir le pardon de ma méprise. En effet,l’étant allé trouver, je me justifiai si-bien, et je le fis avectoutes les marques d’une passion si tendre et si véritable, que jem’apperçus qu’elle étoit bien aise de me trouver innocent. Laréconciliation fut bien-tôt faite. Le grand paladin y entra pour sapart, et je croyois toutes mes épreuves achevées, lorsque laPrincesse Rigriche vint y ajoûter une scêne fort embarrassante.

C’étoit une grosse petite personne aussi vivequ’on en ait jamais vû. J’étois sans doute le premier amant qui eûtrendu hommage à ses attraits, et peut-être n’espéroit-elle pas entrouver un second. Elle saisissoit, comme on dit, l’occasion auxcheveux. Quoiqu’il en soit, la colere et la jalousie peintes dansles yeux, et outrée de la façon dont je l’avois quittée pour courirchez la Princesse Rosebelle, elle vint elle-même m’y chercher,comme une conquête qui lui appartenoit, ou comme un esclave échappéde sa chaîne. Elle débuta par des reproches fort vifs, auxquels jene sçus que répondre. Ses reproches s’attendrirent insensiblement,jusqu’à m’appeller petit volage, et à me faire espérer un pardonfacile ; augmentation d’embarras de ma part, et tout ce que jepus faire, fut de marmoter entre mes dents un mauvais complimentqu’elle n’entendit pas. Cependant Rosebelle soûrioit d’un airmalin, et le Prince Zazaraph gardoit moins de mesures. Rigriches’en apperçut, et voyant que je ne marquois de mon côté aucunedisposition à réparer ma faute, elle fit bien-tôt succeder auxdouceurs des injures si atroces, que je n’eus d’autre parti àprendre que de lui céder la place. Elle se retira à son tour, lecœur gonflé de dépit ; et comme je n’y sçavois point deremede, nous oubliâmes sans peine cette scene comique, pour nousdisposer à partir tous ensemble le lendemain. Je témoignai sur celaquelque inquiétude, parce que je n’avois point d’équippage ;mais le prince m’assura que je ne devois pas m’en mettre en peine,parce que c’étoit l’usage de la Romancie, de fournir gratuitementaux princes qui y avoient habité, tout ce qui leur étoit nécessaireen ces occasions, et que j’aurois lieu d’être satisfait. En effet,nous étant levés le lendemain avec l’aurore, nous trouvâmes deséquipages tout prêts, et tels que la Romancie seule en peutfournir.

CONCLUSION

Catastrophe lamentable.

O que les choses humaines sont sujetes àd’étranges vicissitudes ! Nous étions le grand paladin et moideux grands princes, fameux héros, montés sur deux superbespalefrois. Des brides d’or, des selles et des housses ornées deperles et de diamans relevoient la magnificence de notre train. Lesharnois de notre équipage n’étoient guéres moins riches. L’or,l’argent et les pierreries y brilloient de toutes parts, etrépondoient à la richesse de nos livrées. Tous nos officiers sefaisoient sur tout remarquer par leur bonne mine, et se seroientmême fait admirer, si l’avantage que nous donnoit notre air nobleet gracieux n’avoit attiré sur nous tous les regards. Nousmarchions ensemble aux deux côtés d’une magnifique calêche, dont larichesse effaçoit tout ce qu’on peut imaginer de plus beau. Quatrecolonnes d’or autour desquelles on voyoit ramper une vigned’émeraude, dont les grappes étoient de rubis et de saphirs,soutenoient l’impériale, et l’impériale elle-même étoit si belle,qu’elle faisoit honte au firmament. Dans le fond d’un si beau charbrilloient nos deux princesses pour le moins autant que deux desplus beaux astres du ciel ; l’éclat de leur beauté relevé parun air de satisfaction qui animoit leurs beaux yeux, ébloüissoittout le monde. On n’avoit jamais vû en hommes et en femmes unassemblage si complet de perfections, grandes et petites. Lesacclamations des peuples nous acompagnoient par tout. Noustrouvions tous les chemins semés de fleurs, l’air parfumé d’odeursexquises, et de distance en distance des chœurs de musique quichantoient nos exploits et la beauté de nos princesses. Enfin aprèsavoir déja fait un chemin assez considérable, je me croyois sur lepoint d’arriver au terme, lorsqu’un instant fatal me ravit un siparfait bonheur ; mais pour bien entendre ce cruel événement,il faut reprendre la chose de plus haut, et prévenir les lecteursque je vais changer de ton.

Il y a dans le fond du Languedoc ungentilhomme nommé M De La Brosse, qui retiré dans sa terre, jointaux amusemens de la campagne celui de la lecture qu’il aimepassionnément. Quoiqu’il sçache préférer les bons livres auxmauvais, il ne laisse pas de lire quelquefois des romans, moins parl’estime qu’il en fait, que parce qu’il aime à lire tous leslivres. Ce gentilhomme a une sœur qui vient d’épouser un autregentilhomme du voisinage appellé M Des Mottes ; et pour faireune double alliance, M De La Brosse a épousé en même tems la sœurde M Des Mottes. Tandis que ce double mariage se négocioit, etlorsqu’il étoit déja à la veille de le conclure, M De La Brosseayant la tête remplie d’une longue suite de romans qu’il avoit lûsrécemment, rêva dans un long et profond sommeil toute l’histoirequ’on vient de lire. Après s’être métamorphosé en PrinceFan-Férédin, il fit de M Des Mottes un grand paladin Zazaraph. Ilchangea sa sœur en Princesse Anemone, sa maîtresse en PrincesseRosebelle, et composa tout le beau tissu d’avantures qu’il vient deraconter. Or ce gentilhomme, ci-devant Prince Fan-Férédin ;c’est moi-même ne vous en déplaise, et jugez par conséquent quelfut mon étonnement à mon réveil de me retrouver M De La Brosse. Jedemeurai si frappé de la perte que j’avois faite, que pendant toutela journée je ne pus parler d’autre chose ; et M Des Mottesm’étant venu voir le matin : ah Prince Zazaraph, lui dis-je,que nous avons perdu tous deux ! Comment se porte la PrincesseRosebelle ? Avez vous vû la Princesse Anemone ? Que ditesvous de la folie de Rigriche ? ô les beaux diamans ! Quej’ai de regret à ce bracelet ! Arriverons nous bien-tôt dansla Dondindandie ?

Il est aisé de penser que de tels proposétonnerent étrangement M Des Mottes, et je vis le moment qu’ilalloit croire que la tête m’avoit tourné, lorsqu’un grand éclat derire que je fis le rassura. Il se mit à rire lui-même en medemandant l’explication de ce que je venois de lui dire. Non, luirépondis-je, c’est une longue histoire que je ne veux raconter quedevant un auditoire complet. Nous devons dîner aujourd’hui tousensemble ; après le dîner je vous régalerai du récit de mesavantures, et même des vôtres que vous ignorez. Je tins parole, etmon histoire ou mon songe leur fit à tous un si grand plaisir, quedepuis ce tems-là, pour conserver du moins quelques débris de notreancienne fortune, nous nous appellons encore souvent en plaisantantles Princes Fan-Férédin et Zazaraph, et les Princesses Anemone etRosebelle. On a de plus exigé de moi que je mîsse mon histoire parécrit. Ami lecteur vous venez de la lire. Je souhaite qu’elle vousait fait plaisir.

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