Categories: Romans

Yvette

Yvette

de Guy de Maupassant

Yvette

I

En sortant du Café Riche, Jean de Servigny dit à Léon Saval :

– Si tu veux, nous irons à pied. Le temps est trop beau pour prendre un fiacre.

Et son ami répondit :

– Je ne demande pas mieux.

Jean reprit :

– Il est à peine onze heures, nous arriverons beaucoup avant minuit, allons donc doucement.

Une cohue agitée grouillait sur le boulevard,cette foule des nuits d’été qui remue, boit, murmure et coule comme un fleuve, pleine de bien-être et de joie. De place en place, un café jetait une grande clarté sur le tas de buveurs assis sur le trottoir devant les petites tables couvertes de bouteilles et de verres, encombrant le passage de leur foule pressée. Et sur la chaussée, les fiacres aux yeux rouges, bleus ou verts, passaientbrusquement dans la lueur vive de la devanture illuminée, montrantune seconde la silhouette maigre et trottinante du cheval, leprofil élevé du cocher, et le coffre sombre de la voiture. Ceux del’Urbaine faisaient des taches claires et rapides avec leurspanneaux jaunes frappés par la lumière.

Les deux amis marchaient d’un pas lent, uncigare à la bouche, en habit, le pardessus sur le bras, une fleur àla boutonnière et le chapeau un peu sur le côté comme on le portequelquefois, par nonchalance, quand on a bien dîné et quand labrise est tiède.

Ils étaient liés depuis le collège par uneaffection étroite, dévouée, solide.

Jean de Servigny, petit, svelte, un peuchauve, un peu frêle, très élégant, la moustache frisée, les yeuxclairs, la lèvre fine, était un de ces hommes de nuit qui semblentnés et grandis sur le boulevard, infatigable bien qu’il eûttoujours l’air exténué, vigoureux bien que pâle, un de ces mincesParisiens en qui le gymnase, l’escrime, les douches et l’étuve ontmis une force nerveuse et factice. Il était connu par ses nocesautant que par son esprit, par sa fortune, par ses relations, parcette sociabilité, cette amabilité, cette galanterie mondaine,spéciales à certains hommes.

Vrai Parisien, d’ailleurs, léger, sceptique,changeant, entraînable, énergique et irrésolu, capable de tout etde rien, égoïste par principe et généreux par élans, il mangeaitses rentes avec modération et s’amusait avec hygiène. Indifférentet passionné, il se laissait aller et se reprenait sans cesse,combattu par des instincts contraires et cédant à tous pour obéir,en définitive, à sa raison de viveur dégourdi dont la logique degirouette consistait à suivre le vent et à tirer profit descirconstances sans prendre la peine de les faire naître.

Son compagnon Léon Saval, riche aussi, étaitun de ces superbes colosses qui font se retourner les femmes dansles rues. Il donnait l’idée d’un monument fait homme, d’un type dela race, comme ces objets modèles qu’on envoie aux expositions.Trop beau, trop grand, trop large, trop fort, il péchait un peu parexcès de tout, par excès de qualités. Il avait fait d’innombrablespassions.

Il demanda, comme ils arrivaient devant leVaudeville :

– As-tu prévenu cette dame que tu allaisme présenter chez elle ?

Servigny se mit à rire.

– Prévenir la marquise Obardi !Fais-tu prévenir un cocher d’omnibus que tu monteras dans savoiture au coin du boulevard ?

Saval, alors, un peu perplexe,demanda :

– Qu’est-ce donc au juste que cettepersonne ?

Et son ami répondit :

– Une parvenue, une rastaquouère, unedrôlesse charmante, sortie on ne sait d’où, apparue un jour, on nesait comment, dans le monde des aventuriers, et sachant y fairefigure. Que nous importe d’ailleurs. On dit que son vrai nom, sonnom de fille, car elle est restée fille à tous les titres, sauf autitre innocence, est Octavie Bardin, d’où Obardi, en conservant lapremière lettre du prénom et en supprimant la dernière du nom.C’est d’ailleurs une aimable femme, dont tu seras inévitablementl’amant, toi, de par ton physique. On n’introduit pas Hercule chezMessaline, sans qu’il se produise quelque chose. J’ajoute cependantque si l’entrée est libre en cette demeure, comme dans les bazars,on n’est pas strictement forcé d’acheter ce qui se débite dans lamaison. On y tient l’amour et les cartes, mais on ne vous contraintni à l’un ni aux autres. La sortie aussi est libre.

Elle s’installa dans le quartier de l’Étoile,quartier suspect, voici trois ans, et ouvrit ses salons à cetteécume des continents qui vient exercer à Paris ses talents divers,redoutables et criminels.

J’allai chez elle ! Comment ? Je nele sais plus. J’y allai, comme nous allons tous là-dedans, parcequ’on y joue, parce que les femmes sont faciles et les hommesmalhonnêtes. J’aime ce monde de flibustiers à décorations variées,tous étrangers, tous nobles, tous titrés, tous inconnus à leursambassades, à l’exception des espions. Tous parlent de l’honneur àpropos de bottes, citent leurs ancêtres à propos de rien, racontentleur vie à propos de tout, hâbleurs, menteurs, filous, dangereuxcomme leurs cartes, trompeurs comme leurs noms, braves parce qu’ille faut, à la façon des assassins qui ne peuvent dépouiller lesgens qu’à la condition d’exposer leur vie. C’est l’aristocratie dubagne, enfin.

Je les adore. Ils sont intéressants àpénétrer, intéressants à connaître, amusants à entendre, souventspirituels, jamais banals comme des fonctionnaires français. Leursfemmes sont toujours jolies, avec une petite saveur de coquinerieétrangère, avec le mystère de leur existence passée, passéepeut-être à moitié dans une maison de correction. Elles ont engénéral des yeux superbes et des cheveux incomparables, le vraiphysique de l’emploi, une grâce qui grise, une séduction qui pousseaux folies, un charme malsain, irrésistible ! Ce sont desconquérantes à la façon des routiers d’autrefois, des rapaces, devraies femelles d’oiseaux de proie. Je les adore aussi.

La marquise Obardi est le type de cesdrôlesses élégantes. Mûre et toujours belle, charmeuse et féline,on la sent vicieuse jusque dans les moelles. On s’amuse beaucoupchez elle, on y joue, on y danse, on y soupe… on y fait enfin toutce qui constitue les plaisirs de la vie mondaine.

Léon Saval demanda : « As-tu été oues-tu son amant ? »

Servigny répondit : « Je ne l’ai pasété, je ne le suis pas et je ne le serai point. Moi, je vaissurtout dans la maison pour la fille.

– Ah ! Elle a une fille ?

– Si elle a une fille ! Unemerveille, mon cher. C’est aujourd’hui la principale attraction decette caverne. Grande, magnifique, mûre à point, dix-huit ans,aussi blonde que sa mère est brune, toujours joyeuse, toujoursprête pour les fêtes, toujours riant à pleine bouche et dansant àcorps perdu. Qui l’aura ? ou qui l’a eue ? On ne saitpas. Nous sommes dix qui attendons, qui espérons.

Une fille comme ça, entre les mains d’unefemme comme la marquise, c’est une fortune. Et elles jouent serré,les deux gaillardes. On n’y comprend rien. Elles attendentpeut-être une occasion… meilleure… que moi. Mais, moi, je teréponds bien que je la saisirai… l’occasion, si je larencontre.

Cette fille, Yvette, me déconcerte absolument,d’ailleurs. C’est un mystère. Si elle n’est pas le monstre d’astuceet de perversité le plus complet que j’aie jamais vu, elle estcertes le phénomène d’innocence le plus merveilleux qu’on puissetrouver. Elle vit dans ce milieu infâme avec une aisance tranquilleet triomphante, admirablement scélérate ou naïve.

Merveilleux rejeton d’aventurière, poussé surle fumier de ce monde-là, comme une plante magnifique nourrie depourritures, ou bien fille de quelque homme de haute race, dequelque grand artiste ou de quelque grand seigneur, de quelqueprince ou de quelque roi tombé, un soir, dans le lit de la mère, onne peut comprendre ce qu’elle est ni ce qu’elle pense. Mais tu vasla voir.

Saval se mit à rire et dit :

– Tu en es amoureux.

– Non. Je suis sur les rangs, ce quin’est pas la même chose. Je te présenterai d’ailleurs mescoprétendants les plus sérieux. Mais j’ai des chances marquées.J’ai de l’avance, on me montre quelque faveur.

Saval répéta :

– Tu es amoureux.

– Non. Elle me trouble, me séduit etm’inquiète, m’attire et m’effraye. Je me méfie d’elle comme d’unpiège, et j’ai envie d’elle comme on a envie d’un sorbet quand on asoif. Je subis son charme et je ne l’approche qu’avecl’appréhension qu’on aurait d’un homme soupçonné d’être un adroitvoleur. Près d’elle j’éprouve un entraînement irraisonné vers sacandeur possible et une méfiance très raisonnable contre sa rouerienon moins probable. Je me sens en contact avec un être anormal, endehors des règles naturelles, exquis ou détestable. Je ne saispas.

Saval prononça pour la troisièmefois :

– Je te dis que tu es amoureux. Tu parlesd’elle avec une emphase de poète et un lyrisme de troubadour.Allons, descends en toi, tâte ton cœur et avoue.

Servigny fit quelques pas sans rien répondre,puis reprit :

– C’est possible, après tout. Dans tousles cas, elle me préoccupe beaucoup. Oui, je suis peut-êtreamoureux. J’y songe trop. Je pense à elle en m’endormant et aussien me réveillant… c’est assez grave. Son image me suit, mepoursuit, m’accompagne sans cesse, toujours devant moi, autour demoi, en moi. Est-ce de l’amour, cette obsession physique ? Safigure est entrée si profondément dans mon regard que je la voissitôt que je ferme les yeux. J’ai un battement de cœur chaque foisque je l’aperçois, je ne le nie point. Donc je l’aime, maisdrôlement. Je la désire avec violence, et l’idée d’en faire mafemme me semblerait une folie, une stupidité, une monstruosité.J’ai un peu peur d’elle aussi, une peur d’oiseau sur qui plane unépervier. Et je suis jaloux d’elle encore, jaloux de tout ce quej’ignore dans ce cœur incompréhensible. Et je me demandetoujours : « Est-ce une gamine charmante ou uneabominable coquine ? » Elle dit des choses à faire frémirune armée ; mais les perroquets aussi. Elle est parfoisimprudente ou impudique à me faire croire à sa candeur immaculée,et parfois naïve, d’une naïveté invraisemblable, à me faire douterqu’elle ait jamais été chaste. Elle me provoque, m’excite comme unecourtisane et se garde en même temps comme une vierge. Elle paraîtm’aimer et se moque de moi ; elle s’affiche en public comme sielle était ma maîtresse et me traite dans l’intimité comme sij’étais son frère ou son valet.

Parfois je m’imagine qu’elle a autant d’amantsque sa mère. Parfois je me figure qu’elle ne soupçonne rien de lavie, mais rien, entends-tu ?

C’est d’ailleurs une liseuse de romansenragée. Je suis, en attendant mieux, son fournisseur de livres.Elle m’appelle son « bibliothécaire ».

Chaque semaine, la Librairie Nouvelle luiadresse, de ma part, tout ce qui a paru, et je crois qu’elle littout, pêle-mêle.

Ça doit faire dans sa tête une étrangesalade.

Cette bouillie de lecture est peut-être pourquelque chose dans les allures singulières de cette fille. Quand oncontemple l’existence à travers quinze mille romans, on doit lavoir sous un drôle de jour et se faire, sur les choses, des idéesassez baroques.

Quant à moi, j’attends. Il est certain, d’uncôté, que je n’ai jamais eu pour aucune femme le béguin que j’aipour celle-là.

Il est encore certain que je ne l’épouseraipas.

Donc, si elle a eu des amants, j’augmenterail’addition. Si elle n’en a pas eu, je prends le numéro un, comme autramway.

Le cas est simple. Elle ne se mariera pas,assurément. Qui donc épouserait la fille de la marquise Obardi,d’Octavie Bardin ? Personne, pour mille raisons.

Où trouverait-on un mari ? Dans lemonde ? Jamais. La maison de la mère est une maison publiquedont la fille attire la clientèle. On n’épouse pas dans cesconditions-là.

Dans la bourgeoisie ? Encore moins. Etd’ailleurs la marquise n’est pas femme à faire de mauvaisesopérations ; elle ne donnerait définitivement Yvette qu’à unhomme de grande position, qu’elle ne découvrira pas.

Dans le peuple, alors ? Encore moins.Donc, pas d’issue. Cette demoiselle-là n’est ni du monde, ni de labourgeoisie, ni du peuple, elle ne peut entrer par une union dansaucune de ces classes de la société.

Elle appartient par sa mère, par sa naissance,par son éducation, par son hérédité, par ses manières, par seshabitudes, à la prostitution dorée.

Elle ne peut lui échapper, à moins de se fairereligieuse, ce qui n’est guère probable, étant donnés ses manièreset ses goûts. Elle n’a donc qu’une profession possible :l’amour. Elle y viendra, à moins qu’elle ne l’exerce déjà. Elle nesaurait fuir sa destinée. De jeune fille elle deviendra fille, toutsimplement. Et je voudrais bien être le pivot de cettetransformation.

J’attends. Les amateurs sont nombreux. Tuverras là un Français, M. de Belvigne ; un Russe,appelé le prince Kravalow, et un Italien, le chevalier Valreali,qui ont posé nettement leurs candidatures et qui manœuvrent enconséquence. Nous comptons, en outre, autour d’elle, beaucoup demaraudeurs de moindre importance.

La marquise guette. Mais je crois qu’elle ades vues sur moi. Elle me sait fort riche et elle possède moins lesautres.

Son salon est d’ailleurs le plus étonnant queje connaisse dans ce genre d’expositions. On y rencontre même deshommes fort bien, puisque nous y allons, et nous ne sommes pas lesseuls. Quant aux femmes, elle a trouvé, ou plutôt elle a trié cequ’il y a de mieux dans la hotte aux pilleuses de bourses. Où lesa-t-elle découvertes, on l’ignore. C’est un monde à côté de celuides vraies drôlesses, à côté de la bohème, à côté de tout. Elle aeu d’ailleurs une inspiration de génie, c’est de choisirspécialement les aventurières en possession d’enfants, de fillesprincipalement. De sorte qu’un imbécile se croirait là chez deshonnêtes femmes !

Ils avaient atteint l’avenue desChamps-Élysées. Une brise légère passait doucement dans lesfeuilles, glissait par moments sur les visages, comme les soufflesdoux d’un éventail géant balancé quelque part dans le ciel. Desombres muettes erraient sous les arbres ; d’autres, sur lesbancs, faisaient une tache sombre. Et ces ombres parlaient trèsbas, comme si elles se fussent confié des secrets importants ouhonteux.

Servigny reprit :

– Tu ne te figures pas la collection detitres de fantaisie qu’on rencontre dans ce repaire.

À ce propos, tu sais que je vais te présentersous le nom de comte Saval ; Saval tout court serait mal vu,très mal vu.

Son ami s’écria :

– Ah ! mais non, par exemple. Je neveux pas qu’on me suppose, même un soir, même chez ces gens-là, leridicule de vouloir m’affubler d’un titre. Ah ! mais non.

Servigny se mit à rire.

– Tu es stupide. Moi, là-dedans, on m’abaptisé le duc de Servigny. Je ne sais ni comment, ni pourquoi.Toujours est-il que je suis et que je demeure M. le duc deServigny, sans me plaindre et sans protester. Ça ne me gêne pas.Sans cela, je serais affreusement méprisé.

Mais Saval ne se laissait pointconvaincre.

– Toi, tu es noble, ça peut aller. Pourmoi, non, je resterai le seul roturier du salon. Tant pis, ou tantmieux. Ce sera mon signe de distinction… et… ma supériorité.

Servigny s’entêtait.

– Je t’assure que ce n’est pas possible,mais pas possible, entends-tu ? Cela paraîtrait presquemonstrueux. Tu ferais l’effet d’un chiffonnier dans une réuniond’empereurs. Laisse-moi faire, je te présenterai comme le vice-roidu Haut-Mississipi et personne ne s’étonnera. Quand on prend desgrandeurs, on n’en saurait trop prendre.

– Non, encore une fois, je ne veuxpas.

– Soit. Mais, en vérité, je suis bien sotde vouloir te convaincre. Je te défie d’entrer là-dedans sans qu’onte décore d’un titre comme on donne aux dames un bouquet deviolettes au seuil de certains magasins.

Ils tournèrent à droite dans la rue de Berri,montèrent au premier étage d’un bel hôtel moderne, et laissèrentaux mains de quatre domestiques en culotte courte leurs pardessuset leurs cannes. Une odeur chaude de fête, une odeur de fleurs, deparfums, de femmes, alourdissait l’air ; et un grand murmureconfus et continu venait des pièces voisines qu’on sentait pleinesde monde.

Une sorte de maître des cérémonies, haut,droit, ventru, sérieux, la face encadrée de favoris blancs,s’approcha du nouveau venu en demandant avec un court et fiersalut :

– Qui dois-je annoncer ?

Servigny répondit : Monsieur Saval.

Alors, d’une voix sonore, l’homme, ouvrant laporte, cria dans la foule des invités :

– Monsieur le duc de Servigny.

– Monsieur le baron Saval.

Le premier salon était peuplé de femmes. Cequ’on apercevait d’abord, c’était un étalage de seins nus,au-dessus d’un flot d’étoffes éclatantes.

La maîtresse de maison, debout, causant avectrois amies, se retourna et s’en vint d’un pas majestueux, avec unegrâce dans la démarche et un sourire sur les lèvres.

Son front étroit, très bas, était couvertd’une masse de cheveux d’un noir luisant, pressés comme une toison,mangeant même un peu des tempes.

Elle était grande, un peu trop forte, un peutrop grasse, un peu mûre, mais très belle, d’une beauté lourde,chaude, puissante. Sous ce casque de cheveux, qui faisait rêver,qui faisait sourire, qui la rendait mystérieusement désirable,s’ouvraient des yeux énormes, noirs aussi. Le nez était un peumince, la bouche grande, infiniment séduisante, faite pour parleret pour conquérir.

Son charme le plus vif était d’ailleurs danssa voix. Elle sortait de cette bouche comme l’eau sort d’unesource, si naturelle, si légère, si bien timbrée, si claire, qu’onéprouvait une jouissance physique à l’entendre. C’était une joiepour l’oreille d’écouter les paroles souples couler de là avec unegrâce de ruisseau qui s’échappe, et c’était une joie pour le regardde voir s’ouvrir, pour leur donner passage, ces belles lèvres unpeu trop rouges.

Elle tendit une main à Servigny, qui la baisa,et laissant tomber son éventail au bout d’une chaînette d’ortravaillé, elle donna l’autre à Saval, en lui disant :

– Soyez le bienvenu, baron, tous les amisdu duc sont chez eux ici.

Puis, elle fixa son regard brillant sur lecolosse qu’on lui présentait. Elle avait sur la lèvre supérieure unpetit duvet noir, un soupçon de moustache, plus sombre quand elleparlait. Elle sentait bon, une odeur forte, grisante, quelqueparfum d’Amérique ou des Indes.

D’autres personnes entraient, marquis, comtesou princes.

Elle dit à Servigny, avec une gracieuseté demère :

– Vous trouverez ma fille dans l’autresalon. Amusez-vous, messieurs, la maison vous appartient.

Et elle les quitta pour aller aux derniersvenus, en jetant à Saval ce coup d’œil souriant et fuyant qu’ontles femmes pour faire comprendre qu’on leur a plu.

Servigny saisit le bras de son ami.

– Je vais te piloter, dit-il. Ici, dansle salon où nous sommes, les femmes, c’est le temple de la chair,fraîche ou non. Objets d’occasion valant le neuf, et même mieux,cotés cher, à prendre à bail. À gauche, le jeu. C’est le temple del’Argent. Tu connais ça. Au fond, on danse, c’est le temple del’Innocence, le sanctuaire, le marché aux jeunes filles. C’est làqu’on expose, sous tous les rapports, les produits de ces dames. Onconsentirait même à des unions légitimes ! C’est l’avenir,l’espérance… de nos nuits. Et c’est aussi ce qu’il y a de pluscurieux dans ce musée des maladies morales, ces fillettes dontl’âme est disloquée comme les membres des petits clowns issus desaltimbanques. Allons les voir.

Il saluait à droite, à gauche, galant, uncompliment aux lèvres, couvrant d’un regard vif d’amateur chaquefemme décolletée qu’il connaissait.

Un orchestre, au fond du second salon, jouaitune valse ; et ils s’arrêtèrent sur la porte pour regarder.Une quinzaine de couples tournaient ; les hommes graves, lesdanseuses avec un sourire figé sur les lèvres. Elles montraientbeaucoup de peau, comme leurs mères ; et le corsage dequelques-unes n’étant soutenu que par un mince ruban quicontournait la naissance du bras, on croyait apercevoir, parmoments, une tache sombre sous les aisselles.

Soudain, du fond de l’appartement, une grandefille s’élança, traversant tout, heurtant les danseurs, et relevantde sa main gauche la queue démesurée de sa robe. Elle courait àpetits pas rapides comme courent les femmes dans les foules, etelle cria :

– Ah ! voilà Muscade. Bonjour,Muscade !

Elle avait sur les traits un épanouissement devie, une illumination de bonheur. Sa chair blanche, dorée, unechair de rousse, semblait rayonner. Et l’amas de ses cheveux,tordus sur sa tête, des cheveux cuits au feu, des cheveuxflambants, pesait sur son front, chargeait son cou flexible encoreun peu mince.

Elle paraissait faite pour se mouvoir comme samère était faite pour parler, tant ses gestes étaient naturels,nobles et simples. Il semblait qu’on éprouvait une joie morale etun bien-être physique à la voir marcher, remuer, pencher la tête,lever le bras.

Elle répétait :

– Ah ! Muscade, bonjour,Muscade.

Servigny lui secoua la main violemment, commeà un homme, et il lui présenta :

– Mam’zelle Yvette, mon ami le baronSaval.

Elle salua l’inconnu, puis ledévisagea :

– Bonjour, monsieur. Êtes-vous tous lesjours aussi grand que ça ?

Servigny répondit de ce ton gouailleur qu’ilavait avec elle, pour cacher ses méfiances et sesincertitudes :

– Non, mam’zelle. Il a pris ses plusfortes dimensions pour plaire à votre maman qui aime lesmasses.

Et la jeune fille prononça avec un sérieuxcomique :

– Très bien alors ! Mais quand vousviendrez pour moi, vous diminuerez un peu, s’il vous plaît ;je préfère les entre-deux. Tenez, Muscade est bien dans mesproportions.

Et elle tendit au dernier venu sa petite maingrande ouverte.

Puis, elle demanda :

– Est-ce que vous dansez, Muscade ?voyons, un tour de valse.

Sans répondre, d’un mouvement rapide, emporté,Servigny lui enlaça la taille, et ils disparurent aussitôt avec unefurie de tourbillon.

Ils allaient plus vite que tous, tournaient,tournaient, couraient en pivotant éperdument, liés à ne plus fairequ’un, et le corps droit, les jambes presque immobiles, comme siune mécanique invisible, cachée sous leurs pieds, les eût faitvoltiger ainsi.

Ils paraissaient infatigables. Les autresdanseurs s’arrêtaient peu à peu. Ils restèrent seuls, valsantindéfiniment. Ils avaient l’air de ne plus savoir où ils étaient,ni ce qu’ils faisaient, d’être partis bien loin du bal, dansl’extase. Et les musiciens de l’orchestre allaient toujours, lesregards fixés sur ce couple forcené ; et tout le monde lecontemplait, et quand il s’arrêta enfin, on applaudit.

Elle était un peu rouge, à présent, avec desyeux étranges, des yeux ardents et timides, moins hardis que tout àl’heure, des yeux troublés, si bleus avec une pupille si noirequ’ils ne semblaient point naturels.

Servigny paraissait gris. Il s’appuya contreune porte pour reprendre son aplomb.

Elle lui dit :

– Pas de tête, mon pauvre Muscade, jesuis plus solide que vous.

Il souriait d’un rire nerveux et il ladévorait du regard avec des convoitises bestiales dans l’œil etdans le pli des lèvres.

Elle demeurait devant lui, laissant en plein,sous la vue du jeune homme, sa gorge découverte que soulevait sonsouffle.

Elle reprit :

– Dans certains moments, vous avez l’aird’un chat qui va sauter sur les gens. Voyons, donnez-moi votrebras, et allons retrouver votre ami.

Sans dire un mot, il offrit son bras, et ilstraversèrent le grand salon.

Saval n’était plus seul. La marquise Obardil’avait rejoint. Elle lui parlait de choses mondaines, de chosesbanales avec cette voix ensorcelante qui grisait. Et, le regardantau fond de la pensée, elle semblait lui dire d’autres paroles quecelles prononcées par sa bouche. Quand elle aperçut Servigny, sonvisage aussitôt prit une expression souriante et, se tournant verslui :

– Vous savez, mon cher duc, que je viensde louer une villa à Bougival pour y passer deux mois. Je compteque vous viendrez m’y voir. Amenez votre ami. Tenez, je m’yinstalle lundi, voulez-vous venir dîner tous les deux samediprochain ? Je vous garderai toute la journée du lendemain.

Servigny tourna brusquement la tête versYvette. Elle souriait, tranquille, sereine, et elle dit avec uneassurance qui n’autorisait aucune hésitation :

– Mais certainement que Muscade viendradîner samedi. Ce n’est pas la peine de le lui demander. Nous feronsun tas de bêtises, à la campagne.

Il crut voir une promesse naître dans sonsourire et saisir une intention dans sa voix.

Alors la marquise releva ses grands yeux noirssur Saval :

– Et vous aussi, baron ?

Et son sourire à elle n’était point douteux.Il s’inclina :

– Je serai trop heureux, madame.

Yvette murmura, avec une malice naïve ouperfide :

– Nous allons scandaliser tout le monde,là-bas, n’est-ce pas, Muscade ? et faire rager monrégiment.

Et d’un coup d’œil elle désignait quelqueshommes qui les observaient de loin.

Servigny lui répondit :

– Tant que vous voudrez, mam’zelle.

En lui parlant, il ne prononçait jamaismademoiselle, par suite d’une camaraderie familière.

Et Saval demanda :

– Pourquoi donc mademoiselle Yvetteappelle-t-elle toujours mon ami Servigny« Muscade » ?

La jeune fille prit un air candide :

– C’est parce qu’il vous glisse toujoursdans la main, monsieur. On croit le tenir, on ne l’a jamais.

La marquise prononça d’un ton nonchalant,suivant visiblement une autre pensée et sans quitter les yeux deSaval :

– Ces enfants sont-ils drôles !

Yvette se fâcha :

– Je ne suis pas drôle ; je suisfranche ! Muscade me plaît, et il me lâche toujours, c’estembêtant, cela.

Servigny fit un grand salut.

– Je ne vous quitte plus, mam’zelle, nijour ni nuit.

Elle eut un geste de terreur :

– Ah ! mais non ! parexemple ! Dans le jour, je veux bien, mais la nuit, vous megêneriez.

Il demanda avec impertinence :

– Pourquoi ça ?

Elle répondit avec une audacetranquille :

– Parce que vous ne devez pas être aussibien en déshabillé.

La marquise, sans paraître émue,s’écria :

– Mais ils disent des énormités. On n’estpas innocent à ce point.

Et Servigny, d’un ton railleur,ajouta :

– C’est aussi mon avis, marquise.

Yvette fixa les yeux sur lui, et d’un tonhautain, blessé :

– Vous, vous venez de commettre unegrossièreté, ça vous arrive trop souvent depuis quelque temps.

Et s’étant retournée, elle appela :

– Chevalier, venez me défendre, onm’insulte.

Un homme maigre, brun, lent dans ses allures,s’approcha :

– Quel est le coupable ? dit-il avecun sourire contraint.

Elle désigna Servigny d’un coup detête :

– C’est lui ; mais je l’aime tout demême plus que vous tous, parce qu’il est moins ennuyeux.

Le chevalier Valreali s’inclina :

– On fait ce qu’on peut. Nous avonspeut-être moins de qualités, mais non moins de dévouement.

Un homme s’en venait, ventru, de haute taille,à favoris gris, parlant fort :

– Mademoiselle Yvette, je suis votreserviteur.

Elle s’écria :

– Ah ! monsieur de Belvigne.

Puis, se tournant vers Saval, elleprésenta :

– Mon prétendant en titre, grand, gros,riche et bête. C’est comme ça que je les aime. Un vraitambour-major… de table d’hôte. Tiens, mais vous êtes encore plusgrand que lui. Comment est-ce que je vous baptiserai ?…Bon ! je vous appellerai M. de Rhodes fils, à causedu colosse qui était certainement votre père. Mais vous devez avoirdes choses intéressantes à vous dire, vous deux, par-dessus la têtedes autres, bonsoir.

Et elle s’en alla vers l’orchestre, vivement,pour prier les musiciens de jouer un quadrille.

Mme Obardi semblait distraite.Elle dit à Servigny d’une voix lente, pour parler :

– Vous la taquinez toujours, vous luidonnerez mauvais caractère, et un tas de vilains défauts.

Il répliqua :

– Vous n’avez donc pas terminé sonéducation ?

Elle eut l’air de ne pas comprendre et ellecontinuait à sourire avec bienveillance.

Mais elle aperçut, venant vers elle, unmonsieur solennel et constellé de croix, et elle courut àlui :

– Ah ! prince, prince, quelbonheur !

Servigny reprit le bras de Saval, etl’entraînant :

– Voilà le dernier prétendant sérieux, leprince Kravalow. N’est-ce pas qu’elle est superbe ?

Et Saval répondit :

– Moi, je les trouve superbes toutes lesdeux. La mère me suffirait parfaitement.

Servigny le salua :

– À ta disposition, mon cher.

Les danseurs les bousculaient, se mettant enplace pour le quadrille, deux par deux et sur deux lignes, face àface.

– Maintenant, allons donc voir un peu lesGrecs, dit Servigny.

Et ils entrèrent dans le salon de jeu.

Autour de chaque table un cercle d’hommesdebout regardait. On parlait peu, et parfois un petit bruit d’orjeté sur le tapis ou ramassé brusquement, mêlait un léger murmuremétallique au murmure des joueurs, comme si la voix de l’argent eûtdit son mot au milieu des voix humaines.

Tous ces hommes étaient décorés d’ordresdivers, de rubans bizarres et ils avaient une même allure sévèreavec des visages différents. On les distinguait surtout à labarbe.

L’Américain roide avec son fer à cheval,l’Anglais hautain avec son éventail de poils ouvert sur lapoitrine, l’Espagnol avec sa toison noire lui montant jusqu’auxyeux, le Romain avec cette énorme moustache dont Victor-Emmanuel adoté l’Italie, l’Autrichien avec ses favoris et son menton rasé, ungénéral russe dont la lèvre semblait armée de deux lances de poilsroulés, et des Français à la moustache galante révélaient lafantaisie de tous les barbiers du monde.

– Tu ne joues pas ? demandaServigny.

– Non, et toi ?

– Jamais ici. Veux-tu partir, nousreviendrons un jour plus calme. Il y a trop de monde aujourd’hui,on ne peut rien faire.

– Allons !

Et ils disparurent sous une portière quiconduisait au vestibule.

Dès qu’ils furent dans la rue, Servignyprononça :

– Eh bien ! qu’en dis-tu ?

– C’est intéressant, en effet. Maisj’aime mieux le côté femmes que le côté hommes.

– Parbleu. Ces femmes-là sont ce qu’il ya de mieux pour nous dans la race. Ne trouves-tu pas qu’on sentl’amour chez elles, comme on sent les parfums chez un coiffeur. Envérité, ce sont les seules maisons où on s’amuse vraiment pour sonargent. Et quelles praticiennes, mon cher ! Quellesartistes ! As-tu quelquefois mangé des gâteaux deboulanger ? Ça a l’air bon, et ça ne vaut rien. L’homme quiles a pétris ne sait faire que du pain. Eh bien ! l’amourd’une femme du monde ordinaire me rappelle toujours ces friandisesde mitron, tandis que l’amour qu’on trouve chez les marquisesObardi, vois-tu, c’est du nanan. Oh ! elles savent faire lesgâteaux, ces pâtissières-là ! On paie cinq sous chez elles cequi coûte deux sous ailleurs, et voilà tout.

Saval demanda :

– Quel est le maître de céans, en cemoment ?

Servigny haussa les épaules avec un gested’ignorant.

– Je n’en sais rien. Le dernier connuétait un pair d’Angleterre, parti depuis trois mois. Aujourd’hui,elle doit vivre sur le commun, sur le jeu peut-être et sur lesjoueurs, car elle a des caprices. Mais, dis-moi, il est bienentendu que nous allons dîner samedi chez elle, à Bougival,n’est-ce pas ? À la campagne, on est plus libre et je finiraibien par savoir ce qu’Yvette a dans la tête !

Saval répondit :

– Moi, je ne demande pas mieux, je n’airien à faire ce jour-là.

En redescendant les Champs-Élysées sous lechamp de feu des étoiles, ils dérangèrent un couple étendu sur unbanc et Servigny murmura :

– Quelle bêtise et quelle choseconsidérable en même temps. Comme c’est banal, amusant, toujourspareil et toujours varié, l’amour ! Et le gueux qui paye vingtsous cette fille ne lui demande pas autre chose que ce que jepayerais dix mille francs à une Obardi quelconque, pas plus jeuneet pas moins bête que cette rouleuse, peut-être ? Quelleniaiserie !

Il ne dit rien pendant quelques minutes, puisil prononça de nouveau :

– C’est égal, ce serait une rude chanced’être le premier amant d’Yvette. Oh ! pour cela je donnerais…je donnerais…

Il ne trouva pas ce qu’il donnerait. Et Savallui dit bonsoir, comme ils arrivaient au coin de la rue Royale.

II

On avait mis le couvert sur la véranda quidominait la rivière. La villa Printemps, louée par la marquiseObardi, se trouvait à mi-hauteur du coteau, juste à la courbe de laSeine qui venait tourner devant le mur du jardin, coulant versMarly.

En face de la demeure, l’île de Croissyformait un horizon de grands arbres, une masse de verdure, et onvoyait un long bout du large fleuve jusqu’au café flottant de laGrenouillère, caché sous les feuillages.

Le soir tombait, un de ces soirs calmes dubord de l’eau, colorés et doux, un de ces soirs tranquilles quidonnent la sensation du bonheur. Aucun souffle d’air ne remuait lesbranches, aucun frisson de vent ne passait sur la surface unie etclaire de la Seine. Il ne faisait pas trop chaud cependant, ilfaisait tiède ; il faisait bon vivre. La fraîcheurbienfaisante des berges de la Seine montait vers le cielserein.

Le soleil s’en allait derrière les arbres,vers d’autres contrées, et on aspirait, semblait-il, le bien-êtrede la terre endormie déjà, on aspirait, dans la paix de l’espace,la vie nonchalante du monde.

Quand on sortit du salon pour s’asseoir àtable, chacun s’extasia. Une gaieté attendrie envahit lescœurs ; on sentait qu’on serait si bien à dîner là, dans cettecampagne, avec cette grande rivière et cette fin de jour pourdécors, en respirant cet air limpide et savoureux.

La marquise avait pris le bras de Saval,Yvette celui de Servigny.

Ils étaient seuls tous les quatre.

Les deux femmes semblaient tout autres qu’àParis, Yvette surtout.

Elle ne parlait plus guère, paraissaitalanguie, grave.

Saval, ne la reconnaissant plus, luidemanda :

– Qu’avez-vous donc, mademoiselle ?je vous trouve changée depuis l’autre semaine. Vous êtes devenueune personne toute raisonnable.

Elle répondit :

– C’est la campagne qui m’a fait ça. Jene suis plus la même. Je me sens toute drôle. Moi, d’ailleurs, jene me ressemble jamais deux jours de suite. Aujourd’hui, j’aurail’air d’une folle, et demain d’une élégie ; je change comme letemps, je ne sais pas pourquoi. Voyez-vous, je suis capable detout, suivant les moments. Il y a des jours où je tuerais des gens,pas des bêtes, jamais je ne tuerais des bêtes, mais des gens, oui,et puis d’autres jours où je pleure pour un rien. Il me passe dansla tête un tas d’idées différentes. Ça dépend aussi comment on selève. Chaque matin, en m’éveillant, je pourrais dire ce que jeserai jusqu’au soir. Ce sont peut-être nos rêves qui nous disposentcomme ça. Ça dépend aussi du livre que je viens de lire.

Elle était vêtue d’une toilette complète deflanelle blanche qui l’enveloppait délicatement dans la mollesseflottante de l’étoffe. Son corsage large, à grands plis, indiquait,sans la montrer, sans la serrer, sa poitrine libre, ferme et déjàmûre. Et son cou fin sortait d’une mousse de grosses dentelles, sepenchant par mouvements adoucis, plus blond que sa robe, un bijoude chair, qui portait le lourd paquet de ses cheveux d’or.

Servigny la regardait longuement. Ilprononça :

– Vous êtes adorable, ce soir, mam’zelle.Je voudrais vous voir toujours ainsi.

Elle lui dit, avec un peu de sa maliceordinaire :

– Ne me faites pas de déclaration,Muscade. Je la prendrais au sérieux aujourd’hui, et ça pourraitvous coûter cher !

La marquise paraissait heureuse, trèsheureuse. Tout en noir, noblement drapée dans une robe sévère quidessinait ses lignes pleines et fortes, un peu de rouge au corsage,une guirlande d’œillets rouges tombant de la ceinture, comme unechaîne, et remontant s’attacher sur la hanche, une rose rouge dansses cheveux sombres, elle portait dans toute sa personne, danscette toilette simple où ces fleurs semblaient saigner, dans sonregard qui pesait, ce soir-là, sur les gens, dans sa voix lente,dans ses gestes rares, quelque chose d’ardent.

Saval aussi semblait sérieux, absorbé. Detemps en temps, il prenait dans sa main, d’un geste familier, sabarbe brune qu’il portait taillée en pointe, à la Henri III, et ilparaissait songer à des choses profondes.

Personne ne dit rien pendant quelquesminutes.

Puis, comme on passait une truite, Servignydéclara :

– Le silence a quelquefois du bon. On estsouvent plus près les uns des autres quand on se tait que quand onparle ; n’est-ce pas, marquise ?

Elle se retourna un peu vers lui, etrépondit :

– Ça, c’est vrai. C’est si doux de penserensemble à des choses agréables.

Et elle leva son regard chaud versSaval ; et ils restèrent quelques secondes à se contempler,l’œil dans l’œil.

Un petit mouvement presque invisible eut lieusous la table.

Servigny reprit :

– Mam’zelle Yvette, vous allez me fairecroire que vous êtes amoureuse si vous continuez à être aussi sageque ça. Or, de qui pouvez-vous être amoureuse ? cherchonsensemble, si vous voulez. Je laisse de côté l’armée des soupirantsvulgaires, je ne prends que les principaux : du princeKravalow ?

À ce nom, Yvette se réveilla :

– Mon pauvre Muscade, ysongez-vous ! Mais le prince a l’air d’un Russe de musée decire, qui aurait obtenu des médailles dans des concours decoiffure.

– Bon. Supprimons le prince ; vousavez donc distingué le vicomte Pierre de Belvigne.

Cette fois, elle se mit à rire etdemanda :

– Me voyez-vous pendue au cou de Raisiné(elle le baptisait, selon les jours, Raisiné, Malvoisie,Argenteuil, car elle donnait des surnoms à tout le monde) et luimurmurer dans le nez :

– Mon cher petit Pierre, ou mon divinPedro, mon adoré Piétri, mon mignon Pierrot, donne ta bonne grossetête de toutou à ta chère petite femme qui veutl’embrasser ?

Servigny annonça :

– Enlevez le Deux. Reste le chevalierValreali, que la marquise semble favoriser.

Yvette retrouva toute sa joie :

– Larme-à-l’Œil ? mais il estpleureur à la Madeleine. Il suit les enterrements de premièreclasse. Je me crois morte toutes les fois qu’il me regarde.

– Et de trois. Alors vous avez eu le coupde foudre pour le baron Saval, ici présent.

– Pour M. de Rhodes fils, non,il est trop fort. Il me semblerait que j’aime l’arc de triomphe del’Étoile.

– Alors, mam’zelle, il est indubitableque vous êtes amoureuse de moi, car je suis le seul de vosadorateurs dont nous n’ayons point encore parlé. Je m’étaisréservé, par modestie, et par prudence. Il me reste à vousremercier.

Elle répondit, avec une grâcejoyeuse :

– De vous, Muscade ? Ah ! maisnon. Je vous aime bien… Mais, je ne vous aime pas… attendez, je neveux pas vous décourager. Je ne vous aime pas… encore. Vous avezdes chances… peut-être… Persévérez, Muscade, soyez dévoué,empressé, soumis, plein de soins, de prévenances, docile à mesmoindres caprices, prêt à tout pour me plaire… et nous verrons…plus tard.

– Mais mam’zelle, tout ce que vousréclamez là, j’aimerais mieux vous le fournir après qu’avant, si çane vous faisait rien.

Elle demanda d’un air ingénu desoubrette :

– Après quoi ?… Muscade.

– Après que vous m’aurez montré que vousm’aimez, parbleu !

– Eh bien ! faites comme si je vousaimais, et croyez-le si vous voulez…

– Mais, c’est que…

– Silence, Muscade, en voilà assez sur cesujet.

Il fit le salut militaire et se tut.

Le soleil s’était enfoncé derrière l’île, maistout le ciel demeurait flamboyant comme un brasier, et l’eau calmedu fleuve semblait changée en sang. Les reflets de l’horizonrendaient rouges les maisons, les objets, les gens. Et la roseécarlate dans les cheveux de la marquise avait l’air d’une gouttede pourpre tombée des nuages sur sa tête.

Yvette regardant au loin, sa mère posa, commepar mégarde, sa main nue sur la main de Saval ; mais la jeunefille alors ayant fait un mouvement, la main de la marquises’envola d’un geste rapide et vint rajuster quelque chose dans lesreplis de son corsage.

Servigny, qui les regardait,prononça :

– Si vous voulez, mam’zelle, nous ironsfaire un tour dans l’île après dîner ?

Elle fut joyeuse de cette idée :

– Oh ! oui ; ce seracharmant ; nous irons tout seuls, n’est-ce pas,Muscade ?

– Oui, tout seuls, mam’zelle.

Puis on se tut de nouveau.

Le large silence de l’horizon, le somnolentrepos du soir engourdissaient les cœurs, les corps, les voix. Ilest des heures tranquilles, des heures recueillies où il devientpresque impossible de parler.

Les valets servaient sans bruit. L’incendie dufirmament s’éteignait et la nuit lente déployait ses ombres sur laterre. Saval demanda :

– Avez-vous l’intention de demeurerlongtemps dans ce pays ?

Et la marquise répondit en appuyant sur chaqueparole :

– Oui. Tant que j’y serai heureuse.

Comme on n’y voyait plus, on apporta leslampes. Elles jetèrent sur la table une étrange lumière pâle sousla grande obscurité de l’espace ; et aussitôt une pluie demouches tomba sur la nappe. C’étaient de toutes petites mouches quise brûlaient en passant sur les cheminées de verre, puis, les aileset les pattes grillées, poudraient le linge, les plats, les coupes,d’une sorte de poussière grise et sautillante.

On les avalait dans le vin, on les mangeaitdans les sauces, on les voyait remuer sur le pain. Et toujours onavait le visage et les mains chatouillés par la foule innombrableet volante de ces insectes menus.

Il fallait jeter sans cesse les boissons,couvrir les assiettes, manger en cachant les mets avec desprécautions infinies.

Ce jeu amusait Yvette, Servigny prenant soind’abriter ce qu’elle portait à sa bouche, de garantir son verre,d’étendre sur sa tête, comme un toit, sa serviette déployée. Maisla marquise, dégoûtée, devint nerveuse, et la fin du dîner futcourte.

Yvette, qui n’avait point oublié laproposition de Servigny, lui dit :

– Nous allons dans l’île, maintenant.

Sa mère recommanda d’un tonlanguissant :

– Surtout, ne soyez pas longtemps. Nousallons, d’ailleurs, vous conduire jusqu’au passeur.

Et on partit, toujours deux par deux, la jeunefille et son ami allant devant, sur le chemin de halage. Ilsentendaient, derrière eux, la marquise et Saval qui parlaient bas,très bas, très vite. Tout était noir, d’un noir épais, d’un noird’encre. Mais le ciel fourmillant de grains de feu, semblait lessemer dans la rivière, car l’eau sombre était sablée d’astres.

Les grenouilles maintenant coassaient,poussant, tout le long des berges, leurs notes roulantes etmonotones.

Et d’innombrables rossignols jetaient leurchant léger dans l’air calme.

Yvette, tout à coup, demanda :

– Tiens ! mais on ne marche plus,derrière nous. Où sont-ils ?

Et elle appela :

– Maman !

Aucune voix ne répondit. La jeune fillereprit :

– Ils ne peuvent pourtant pas être loin,je les entendais tout de suite.

Servigny murmura :

– Ils ont dû retourner. Votre mère avaitfroid, peut-être.

Et il l’entraîna.

Devant eux, une lumière brillait. C’étaitl’auberge de Martinet, restaurateur et pêcheur. À l’appel despromeneurs, un homme sortit de la maison et ils montèrent dans ungros bateau amarré au milieu des herbes de la rive.

Le passeur prit ses avirons, et la lourdebarque, avançant, réveillait les étoiles endormies sur l’eau, leurfaisait danser une danse éperdue qui se calmait peu à peu derrièreeux.

Ils touchèrent l’autre rivage et descendirentsous les grands arbres.

Une fraîcheur de terre humide flottait sousles branches hautes et touffues, qui paraissaient porter autant derossignols que de feuilles.

Un piano lointain se mit à jouer une valsepopulaire.

Servigny avait pris le bras d’Yvette, et, toutdoucement, il glissa la main derrière sa taille et la serra d’unepression douce.

– À quoi pensez-vous ? dit-il.

– Moi ? à rien. Je suis trèsheureuse !

– Alors vous ne m’aimez point ?

– Mais oui, Muscade, je vous aime, jevous aime beaucoup ; seulement, laissez-moi tranquille avecça. Il fait trop beau pour écouter vos balivernes.

Il la serrait contre lui, bien qu’elleessayât, par petites secousses, de se dégager, et, à travers laflanelle moelleuse et douce au toucher, il sentait la tiédeur de sachair. Il balbutia :

– Yvette ?

– Eh bien, quoi ?

– C’est que je vous aime, moi.

– Vous n’êtes pas sérieux, Muscade.

– Mais oui : voilà longtemps que jevous aime.

Elle tentait toujours de se séparer de lui,s’efforçant de retirer son bras écrasé entre leurs deux poitrines.Et ils marchaient avec peine, gênés par ce lien et par cesmouvements, zigzaguant comme des gens gris.

Il ne savait plus que lui dire, sentant bienqu’on ne parle pas à une jeune fille comme à une femme, troublé,cherchant ce qu’il devait faire, se demandant si elle consentait ousi elle ne comprenait pas, et se courbaturant l’esprit pour trouverles paroles tendres, justes, décisives qu’il fallait.

Il répétait de seconde en seconde :

– Yvette ! Dites, Yvette !

Puis, brusquement, à tout hasard, il lui jetaun baiser sur la joue. Elle fit un petit mouvement d’écart, et,d’un air fâché :

– Oh ! que vous êtes ridicule.Allez-vous me laisser tranquille ?

Le ton de sa voix ne révélait point ce qu’ellepensait, ce qu’elle voulait ; et, ne la voyant pas tropirritée, il appliqua ses lèvres à la naissance du cou, sur lepremier duvet doré des cheveux, à cet endroit charmant qu’ilconvoitait depuis si longtemps.

Alors elle se débattit avec de grands sursautspour s’échapper. Mais il la tenait vigoureusement, et lui jetantson autre main sur l’épaule il lui fit de force tourner la têtevers lui, et lui vola sur la bouche une caresse affolante etprofonde.

Elle glissa entre ses bras par une rapideondulation de tout le corps, plongea le long de sa poitrine, et,sortie vivement de son étreinte, elle disparut dans l’ombre avec ungrand froissement de jupes, pareil au bruit d’un oiseau quis’envole.

Il demeura d’abord immobile, surpris par cettesouplesse et par cette disparition, puis n’entendant plus rien, ilappela à mi-voix :

– Yvette !

Elle ne répondit pas. Il se mit à marcher,fouillant les ténèbres de l’œil, cherchant dans les buissons latache blanche que devait faire sa robe. Tout était noir. Il cria denouveau plus fort :

– Mam’zelle Yvette !

Les rossignols se turent.

Il hâtait le pas, vaguement inquiet, haussanttoujours le ton :

– Mam’zelle Yvette ! Mam’zelleYvette !

Rien ; il s’arrêta, écouta. Toute l’îleétait silencieuse ; à peine un frémissement de feuilles sur satête. Seules, les grenouilles continuaient leurs coassementssonores sur les rives.

Alors il erra de taillis en taillis,descendant aux berges droites et broussailleuses du bras rapide,puis retournant aux berges plates et nues du bras mort. Il s’avançajusqu’en face de Bougival, revint à l’établissement de laGrenouillère, fouilla tous les massifs, répétanttoujours :

– Mam’zelle Yvette, où êtes-vous ?Répondez ! C’était une farce ! Voyons, répondez ! Neme faites pas chercher comme ça !

Une horloge lointaine se mit à sonner. Ilcompta les coups : minuit. Il parcourait l’île depuis deuxheures. Alors il pensa qu’elle était peut-être rentrée, et ilrevint très anxieux, faisant le tour par le pont.

Un domestique, endormi sur un fauteuil,attendait dans le vestibule.

Servigny, l’ayant réveillé, luidemanda :

– Y a-t-il longtemps queMlle Yvette est revenue ? Je l’ai quittée aubout du pays parce que j’avais une visite à faire.

Et le valet répondit :

– Oh ! oui, monsieur le duc.Mademoiselle est rentrée avant dix heures.

Il gagna sa chambre et se mit au lit.

Il demeurait les yeux ouverts, sans pouvoirdormir. Ce baiser volé l’avait agité. Et il songeait. Quevoulait-elle ? que pensait-elle ? que savait-elle ?Comme elle était jolie, enfiévrante !

Ses désirs, fatigués par la vie qu’il menait,par toutes les femmes obtenues, par toutes les amours explorées, seréveillaient devant cette enfant singulière, si fraîche, irritanteet inexplicable.

Il entendit sonner une heure, puis deuxheures. Il ne dormirait pas, décidément. Il avait chaud, il suait,il sentait son cœur rapide battre à ses tempes, et il se leva pourouvrir la fenêtre.

Un souffle frais entra, qu’il but d’une longueaspiration. L’ombre épaisse était muette, toute noire, immobile.Mais soudain, il aperçut devant lui, dans les ténèbres du jardin,un point luisant ; on eût dit un petit charbon rouge. Ilpensa : – Tiens, un cigare. – Ça ne peut être que Saval, et ill’appela doucement :

– Léon !

Une voix répondit :

– C’est toi, Jean ?

– Oui. Attends-moi, je descends.

Il s’habilla, sortit, et, rejoignant son amiqui fumait, à cheval sur une chaise de fer :

– Qu’est-ce que tu fais là, à cetteheure ?

Saval répondit :

– Moi, je me repose !

Et il se mit à rire.

Servigny lui serra la main :

– Tous mes compliments, mon cher. Et moije… je m’embête.

– Ça veut dire que…

– Ça veut dire que… Yvette et sa mère nese ressemblent pas.

– Que s’est-il passé ? Dis-moiça !

Servigny raconta ses tentatives et leurinsuccès, puis il reprit :

– Décidément, cette petite me trouble.Figure-toi que je n’ai pas pu m’endormir. Que c’est drôle, unefillette. Ça a l’air simple comme tout et on ne sait rien d’elle.Une femme qui a vécu, qui a aimé, qui connaît la vie, on la pénètretrès vite. Quand il s’agit d’une vierge, au contraire, on ne devineplus rien. Au fond, je commence à croire qu’elle se moque demoi.

Saval se balançait sur son siège. Il prononçatrès lentement :

– Prends garde, mon cher, elle te mène aumariage. Rappelle-toi d’illustres exemples. C’est par le mêmeprocédé que Mlle de Montijo, qui était aumoins de bonne race, devint impératrice. Ne joue pas lesNapoléon.

Servigny murmura :

– Quant à ça, ne crains rien, je ne suisni un naïf, ni un empereur. Il faut être l’un ou l’autre pour fairede ces coups de tête. Mais dis-moi, as-tu sommeil, toi ?

– Non, pas du tout.

– Veux-tu faire un tour au bord del’eau ?

– Volontiers.

Ils ouvrirent la grille et se mirent àdescendre le long de la rivière, vers Marly.

C’était l’heure fraîche qui précède le jour,l’heure du grand sommeil, du grand repos, du calme profond. Lesbruits légers de la nuit eux-mêmes s’étaient tus. Les rossignols nechantaient plus ; les grenouilles avaient fini leurvacarme ; seule, une bête inconnue, un oiseau peut-être,faisait quelque part une sorte de grincement de scie, faible,monotone, régulier comme un travail de mécanique.

Servigny, qui avait par moments de la poésieet aussi de la philosophie, dit tout à coup :

– Voilà. Cette fille me trouble tout àfait. En arithmétique, un et un font deux. En amour, un et undevraient faire un, et ça fait deux tout de même. As-tu jamaissenti cela, toi ? Ce besoin d’absorber une femme en soi ou dedisparaître en elle ? Je ne parle pas du besoin bestiald’étreinte, mais de ce tourment moral et mental de ne faire qu’unavec un être, d’ouvrir à lui toute son âme, tout son cœur et depénétrer toute sa pensée jusqu’au fond. Et jamais on ne sait riende lui, jamais on ne découvre toutes les fluctuations de sesvolontés, de ses désirs, de ses opinions. Jamais on ne devine, mêmeun peu, tout l’inconnu, tout le mystère d’une âme qu’on sent siproche, d’une âme cachée derrière deux yeux qui vous regardent,clairs comme de l’eau, transparents comme si rien de secret n’étaitdessous, d’une âme qui vous parle par une bouche aimée, qui sembleà vous, tant on la désire ; d’une âme qui vous jette une àune, par des mots, ses pensées, et qui reste cependant plus loin devous que ces étoiles ne sont loin l’une de l’autre, plusimpénétrable que ces astres ! C’est drôle, tout ça !

Saval répondit :

– Je n’en demande pas tant. Je ne regardepas derrière les yeux. Je me préoccupe peu du contenu, maisbeaucoup du contenant.

Et Servigny murmura :

– C’est que Yvette est une singulièrepersonne. Comment va-t-elle me recevoir ce matin ?

Comme ils arrivaient à la Machine de Marly,ils s’aperçurent que le ciel pâlissait.

Des coqs commençaient à chanter dans lespoulaillers ; et leur voix arrivait, un peu voilée parl’épaisseur des murs. Un oiseau pépiait dans un parc, à gauche,répétant sans cesse une petite ritournelle d’une simplicité naïveet comique.

– Il serait temps de rentrer, déclaraSaval.

Ils revinrent. Et comme Servigny pénétraitdans sa chambre, il aperçut l’horizon tout rose par sa fenêtredemeurée ouverte.

Alors il ferma sa persienne, tira et croisases lourds rideaux, se coucha et s’endormit enfin.

Il rêva d’Yvette tout le long de sonsommeil.

Un bruit singulier le réveilla. Il s’assit enson lit, écouta, n’entendit plus rien. Puis, ce fut tout à coupcontre ses auvents un crépitement pareil à celui de la grêle quitombe.

Il sauta du lit, courut à sa fenêtre, l’ouvritet aperçut Yvette, debout dans l’allée et qui lui jetait à pleinemain des poignées de sable dans la figure.

Elle était habillée de rose, coiffée d’unchapeau de paille à larges bords surmonté d’une plume à lamousquetaire, et elle riait d’une façon sournoise etmaligne :

– Eh bien ! Muscade, vousdormez ? Qu’est-ce que vous avez bien pu faire cette nuit pourvous réveiller si tard ? Est-ce que vous avez couru lesaventures, mon pauvre Muscade ?

Il demeurait ébloui par la clarté violente dujour entrée brusquement dans son œil, encore engourdi de fatigue,et surpris de la tranquillité railleuse de la jeune fille.

Il répondit :

– Me v’là, me v’là, mam’zelle. Le tempsde mettre le nez dans l’eau et je descends.

Elle cria :

– Dépêchez-vous, il est dix heures. Etpuis j’ai un grand projet à vous communiquer, un complot que nousallons faire. Vous savez qu’on déjeune à onze heures.

Il la trouva assise sur un banc, avec un livresur les genoux, un roman quelconque. Elle lui prit le brasfamilièrement, amicalement, d’une façon franche et gaie comme sirien ne s’était passé la veille, et l’entraînant au bout dujardin :

– Voilà mon projet. Nous allons désobéirà maman, et vous me mènerez tantôt à la Grenouillère. Je veux voirça, moi. Maman dit que les honnêtes femmes ne peuvent pas allerdans cet endroit-là. Moi, ça m’est bien égal, qu’on puisse y allerou pas aller. Vous m’y conduirez n’est-ce pas, Muscade ? etnous ferons beaucoup de tapage avec les canotiers.

Elle sentait bon, sans qu’il pût déterminerquelle odeur vague et légère voltigeait autour d’elle. Ce n’étaitpas un des lourds parfums de sa mère, mais un souffle discret où ilcroyait saisir un soupçon de poudre d’iris, peut-être aussi un peude verveine.

D’où venait cette senteur insaisissable ?de la robe, des cheveux ou de la peau ? Il se demandait cela,et, comme elle lui parlait de très près, il recevait en pleinvisage son haleine fraîche qui lui semblait aussi délicieuse àrespirer. Alors il pensa que ce fuyant parfum qu’il cherchait àreconnaître n’existait peut-être qu’évoqué par ses yeux charmés etn’était qu’une sorte d’émanation trompeuse de cette grâce jeune etséduisante.

Elle disait :

– C’est entendu, n’est-ce pas,Muscade ?… Comme il fera très chaud après déjeuner, maman nevoudra pas sortir. Elle est très molle quand il fait chaud. Nous lalaisserons avec votre ami et vous m’emmènerez. Nous serons censésmonter dans la forêt. Si vous saviez comme ça m’amusera de voir laGrenouillère !

Ils arrivaient devant la grille, en face de laSeine. Un flot de soleil tombait sur la rivière endormie etluisante. Une légère brume de chaleur s’en élevait, une fumée d’eauévaporée qui mettait sur la surface du fleuve une petite vapeurmiroitante.

De temps en temps, un canot passait, yolerapide ou lourd bachot, et on entendait au loin des sifflets courtsou prolongés, ceux des trains qui versent, chaque dimanche, lepeuple de Paris dans la campagne des environs, et ceux des bateauxà vapeur qui préviennent de leur approche pour passer l’écluse deMarly.

Mais une petite cloche sonna.

On annonçait le déjeuner. Ils rentrèrent.

Le repas fut silencieux. Un pesant midi dejuillet écrasait la terre, oppressait les êtres. La chaleursemblait épaisse, paralysait les esprits et les corps. Les parolesengourdies ne sortaient point des lèvres, et les mouvementssemblaient pénibles comme si l’air fût devenu résistant, plusdifficile à traverser.

Seule, Yvette, bien que muette, paraissaitanimée, nerveuse d’impatience.

Dès qu’on eût fini le dessert elledemanda :

– Si nous allions nous promener dans laforêt. Il ferait joliment bon sous les arbres.

La marquise, qui avait l’air exténué,murmura :

– Es-tu folle ? Est-ce qu’on peutsortir par un temps pareil ?

Et la jeune fille, rusée, reprit :

– Eh bien ! nous allons te laisserle baron, pour te tenir compagnie. Muscade et moi, nous grimperonsla côte et nous nous assoirons sur l’herbe pour lire.

Et se tournant vers Servigny :

– Hein ? C’est entendu ?

Il répondit :

– À votre service, mam’zelle.

Elle courut prendre son chapeau.

La marquise haussa les épaules ensoupirant :

– Elle est folle, vraiment.

Puis elle tendit avec une paresse, une fatiguedans son geste amoureux et las, sa belle main pâle au baron qui labaisa lentement.

Yvette et Servigny partirent. Ils suivirentd’abord la rive, passèrent le pont, entrèrent dans l’île, puiss’assirent sur la berge, du côté du bras rapide, sous les saules,car il était trop tôt encore pour aller à la Grenouillère.

La jeune fille aussitôt tira un livre de sapoche et dit en riant :

– Muscade, vous allez me faire lalecture.

Et elle lui tendit le volume.

Il eut un mouvement de fuite.

– Moi, mam’zelle ? mais je ne saispas lire !

Elle reprit avec gravité :

– Allons, pas d’excuses, pas de raisons.Vous me faites encore l’effet d’un joli soupirant, vous ? Toutpour rien, n’est-ce pas ? C’est votre devise ?

Il reçut le livre, l’ouvrit, resta surpris.C’était un traité d’entomologie. Une histoire des fourmis par unauteur anglais. Et comme il demeurait immobile, croyant qu’elle semoquait de lui, elle s’impatienta :

– Voyons, lisez, dit-elle.

Il demanda :

– Est-ce une gageure ou bien une simpletoquade ?

– Non, mon cher, j’ai vu ce livre-là chezun libraire. On m’a dit que c’était ce qu’il y avait de mieux surles fourmis, et j’ai pensé que ce serait amusant d’apprendre la viede ces petites bêtes en les regardant courir dans l’herbe,lisez.

Elle s’étendit tout du long, sur le ventre,les coudes appuyés sur le sol et la tête entre les mains, les yeuxfixés dans le gazon.

Il lut :

« Sans doute les singes anthropoïdessont, de tous les animaux, ceux qui se rapprochent le plus del’homme par leur structure anatomique ; mais si nousconsidérons les mœurs des fourmis, leur organisation en sociétés,leurs vastes communautés, les maisons et les routes qu’ellesconstruisent, leur habitude de domestiquer des animaux, et mêmeparfois de faire des esclaves, nous sommes forcés d’admettrequ’elles ont droit à réclamer une place près de l’homme dansl’échelle de l’intelligence… »

Et il continua d’une voix monotone, s’arrêtantde temps en temps pour demander :

– Ce n’est pas assez ?

Elle faisait « non » de latête ; et ayant cueilli, à la pointe d’un brin d’herbearraché, une fourmi errante, elle s’amusait à la faire aller d’unbout à l’autre de cette tige, qu’elle renversait dès que la bêteatteignait une des extrémités. Elle écoutait avec une attentionconcentrée et muette tous les détails surprenants sur la vie de cesfrêles animaux, sur leurs installations souterraines, sur lamanière dont elles élèvent, enferment et nourrissent des puceronspour boire la liqueur sucrée qu’ils sécrètent, comme nous élevonsdes vaches en nos étables, sur leur coutume de domestiquer despetits insectes aveugles qui nettoient les fourmilières, et d’alleren guerre pour ramener des esclaves qui prendront soin desvainqueurs, avec tant de sollicitude que ceux-ci perdront mêmel’habitude de manger tout seuls.

Et peu à peu, comme si une tendressematernelle s’était éveillée en son cœur pour la bestiole si petioteet si intelligente, Yvette la faisait grimper sur son doigt, laregardant d’un œil ému, avec une envie de l’embrasser.

Et comme Servigny lisait la façon dont ellesvivent en communauté, dont elles jouent entre elles en des luttesamicales de force et d’adresse, la jeune fille enthousiasmée voulutbaiser l’insecte qui lui échappa et se mit à courir sur sa figure.Alors elle poussa un cri perçant comme si elle eût été menacée d’undanger terrible, et, avec des gestes affolés, elle se frappait lajoue pour rejeter la bête. Servigny, pris d’un fou rire, lacueillit près des cheveux et mit à la place où il l’avait prise unlong baiser sans qu’Yvette éloignât son front.

Puis elle déclara en se levant :

– J’aime mieux ça qu’un roman. Allons àla Grenouillère, maintenant.

Ils arrivèrent à la partie de l’île plantée enparc et ombragée d’arbres immenses. Des couples erraient sous leshauts feuillages, le long de la Seine, où glissaient les canots.C’étaient des filles avec des jeunes gens, des ouvrières avec leursamants qui allaient en manches de chemise, la redingote sur lebras, le haut chapeau en arrière, d’un air pochard et fatigué, desbourgeois avec leurs familles, les femmes endimanchées et lesenfants trottinant comme une couvée de poussins autour de leursparents.

Une rumeur lointaine et continue de voixhumaines, une clameur sourde et grondante annonçait l’établissementcher aux canotiers.

Ils l’aperçurent tout à coup. Un immensebateau, coiffé d’un toit, amarré contre la berge, portait un peuplede femelles et de mâles attablés et buvant, ou bien debout, criant,chantant, gueulant, dansant, cabriolant au bruit d’un pianogeignard, faux et vibrant comme un chaudron.

De grandes filles en cheveux roux, étalant,par devant et par derrière, la double provocation de leur gorge etde leur croupe, circulaient, l’œil accrochant, la lèvre rouge, auxtrois quarts grises, des mots obscènes à la bouche.

D’autres dansaient éperdument en face degaillards à moitié nus, vêtus d’une culotte de toile et d’unmaillot de coton, et coiffés d’une toque de couleur, comme desjockeys.

Et tout cela exhalait une odeur de sueur et depoudre de riz, des émanations de parfumerie et d’aisselles.

Les buveurs, autour des tables,engloutissaient des liquides blancs, rouges, jaunes, verts, etcriaient, vociféraient sans raison, cédant à un besoin violent defaire du tapage, à un besoin de brutes d’avoir les oreilles et lecerveau pleins de vacarme.

De seconde en seconde un nageur, debout sur letoit, sautait à l’eau, jetant une pluie d’éclaboussures sur lesconsommateurs les plus proches, qui poussaient des hurlements desauvages.

Et sur le fleuve une flotte d’embarcationspassait. Les yoles longues et minces filaient, enlevées à grandscoups d’aviron par les rameurs aux bras nus, dont les musclesroulaient sous la peau brûlée. Les canotières en robe de flanellebleue ou de flanelle rouge, une ombrelle, rouge ou bleue aussi,ouverte sur la tête, éclatante sous l’ardent soleil, serenversaient dans leur fauteuil à l’arrière des barques, etsemblaient courir sur l’eau, dans une pose immobile etendormie.

Des bateaux plus lourds s’en venaientlentement, chargés de monde. Un collégien en goguette, voulantfaire le beau, ramait avec des mouvements d’ailes de moulin, et seheurtait à tous les canots, dont tous les canotiers l’engueulaient,puis il disparaissait éperdu, après avoir failli noyer deuxnageurs, poursuivi par les vociférations de la foule entassée dansle grand café flottant.

Yvette, radieuse, passait au bras de Servignyau milieu de cette foule bruyante et mêlée, semblait heureuse deces coudoiements suspects, dévisageait les filles d’un œiltranquille et bienveillant.

– Regardez celle-là, Muscade, quels jolischeveux elle a ! Elles ont l’air de s’amuser beaucoup.

Comme la pianiste, un canotier vêtu de rougeet coiffé d’une sorte de colossal chapeau parasol en paille,attaquait une valse, Yvette saisit brusquement son compagnon parles reins et l’enleva avec cette furie qu’elle mettait à danser.Ils allèrent si longtemps et si frénétiquement que tout le mondeles regardait. Les consommateurs, debout sur les tables, battaientune sorte de mesure avec leurs pieds ; d’autres heurtaient lesverres ; et le musicien semblait devenir enragé, tapait lestouches d’ivoire avec des bondissements de la main, des gestes fousde tout le corps, en balançant éperdument sa tête abritée de sonimmense couvre-chef.

Tout d’un coup il s’arrêta, et, se laissantglisser par terre, s’affaissa tout du long sur le sol, ensevelisous sa coiffure comme s’il était mort de fatigue. Un grand rireéclata dans le café et tout le monde applaudit.

Quatre amis se précipitèrent comme on faitdans les accidents, et, ramassant leur camarade, l’emportèrent parles quatre membres, après avoir posé sur son ventre l’espèce detoit dont il se coiffait.

Un farceur les suivant entonna le DeProfundis, et une procession se forma derrière le faux mort,se déroulant par les chemins de l’île, entraînant à la suite lesconsommateurs, les promeneurs, tous les gens qu’on rencontrait.

Yvette s’élança, ravie, riant de tout soncœur, causant avec tout le monde, affolée par le mouvement et lebruit. Des jeunes gens la regardaient au fond des yeux, sepressaient contre elle, très allumés, semblaient la flairer, ladévêtir du regard ; et Servigny commençait à craindre quel’aventure ne tournât mal à la fin.

La procession allait toujours, accélérant sonallure, car les quatre porteurs avaient pris le pas de course,suivis par la foule hurlante. Mais, tout à coup, ils se dirigèrentvers la berge, s’arrêtèrent net en arrivant au bord, balancèrent uninstant leur camarade, puis, le lâchant tous les quatre en mêmetemps, le lancèrent dans la rivière.

Un immense cri de joie jaillit de toutes lesbouches, tandis que le pianiste, étourdi, barbotait, jurait,toussait, crachait de l’eau, et, embourbé dans la vase, s’efforçaitde remonter au rivage.

Son chapeau, qui s’en allait au courant, futrapporté par une barque.

Yvette dansait de plaisir en battant des mainset répétant :

– Oh ! Muscade, comme je m’amuse,comme je m’amuse !

Servigny l’observait, redevenu sérieux, un peugêné, un peu froissé de la voir si bien à son aise dans ce milieucanaille. Une sorte d’instinct se révoltait en lui, cet instinct ducomme il faut qu’un homme bien né garde toujours, même quand ils’abandonne, cet instinct qui l’écarte des familiarités trop vileset des contacts trop salissants.

Il se disait, s’étonnant :

– Bigre, tu as de la race, toi !

Et il avait envie de la tutoyer vraiment,comme il la tutoyait dans sa pensée, comme on tutoie, la premièrefois qu’on les voit, les femmes qui sont à tous. Il ne ladistinguait plus guère des créatures à cheveux roux qui lesfrôlaient et qui criaient, de leurs voix enrouées, des motsobscènes. Ils couraient dans cette foule ; ces mots grossiers,courts et sonores, semblaient voltiger au-dessus, nés là-dedanscomme des mouches sur un fumier. Ils ne semblaient ni choquer, nisurprendre personne. Yvette ne paraissait point les remarquer.

– Muscade, je veux me baigner, dit-elle,nous allons faire une pleine eau.

Il répondit :

– À vot’service.

Et ils allèrent au bureau des bains pour seprocurer des costumes. Elle fut déshabillée la première et ellel’attendit, debout, sur la rive, souriante sous tous les regards.Puis ils s’en allèrent côte à côte, dans l’eau tiède.

Elle nageait avec bonheur, avec ivresse, toutecaressée par l’onde, frémissant d’un plaisir sensuel, soulevée àchaque brasse comme si elle allait s’élancer hors du fleuve. Il lasuivait avec peine, essoufflé, mécontent de se sentir médiocre.Mais elle ralentit son allure, puis se tournant brusquement, ellefit la planche, les bras croisés, les yeux ouverts dans le bleu duciel. Il regardait, allongée ainsi à la surface de la rivière, laligne onduleuse de son corps, les seins fermes, collés contrel’étoffe légère, montrant leur forme ronde et leurs sommetssaillants, le ventre doucement soulevé, la cuisse un peu noyée, lemollet nu, miroitant à travers l’eau, et le pied mignon quiémergeait.

Il la voyait tout entière, comme si elle sefût montrée exprès, pour le tenter, pour s’offrir ou pour se jouerencore de lui. Et il se mit à la désirer avec une ardeur passionnéeet un énervement exaspéré. Tout à coup elle se retourna, leregarda, se mit à rire.

– Vous avez une bonne tête, dit-elle.

Il fut piqué, irrité de cette raillerie, saisipar une colère méchante d’amoureux bafoué ; alors, cédantbrusquement à un obscur besoin de représailles, à un désir de sevenger, de la blesser :

– Ça vous irait, cette vie-là ?

Elle demanda avec son grand airnaïf :

– Quoi donc ?

– Allons, ne vous fichez pas de moi. Voussavez bien ce que je veux dire !

– Non, parole d’honneur.

– Voyons, finissons cette comédie.Voulez-vous ou ne voulez-vous pas ?

– Je ne vous comprends point.

– Vous n’êtes pas si bête que ça.D’ailleurs, je vous l’ai dit hier soir.

– Quoi donc ? j’ai oublié.

– Que je vous aime.

– Vous ?

– Moi.

– Quelle blague !

– Je vous jure.

– Et bien, prouvez-le.

– Je ne demande que ça !

– Quoi, ça ?

– À le prouver.

– Eh bien, faites.

– Vous n’en disiez pas autant hiersoir !

– Vous ne m’avez rien proposé.

– C’te bêtise !

– Et puis d’abord, ce n’est pas à moiqu’il faut vous adresser.

– Elle est bien bonne ! À quidonc ?

– Mais à maman, bien entendu.

Il poussa un éclat de rire.

– À votre mère ? non, c’est tropfort !

Elle était devenue soudain très sérieuse, et,le regardant au fond des yeux :

– Écoutez, Muscade, si vous m’aimezvraiment assez pour m’épouser, parlez à maman d’abord, moi je vousrépondrai après.

Il crut qu’elle se moquait encore de lui, et,rageant tout à fait :

– Mam’zelle, vous me prenez pour unautre.

Elle le regardait toujours, de son œil doux etclair.

Elle hésita, puis elle dit :

– Je ne vous comprends toujourspas !

Alors, il prononça vivement, avec quelquechose de brusque et de mauvais dans la voix :

– Voyons, Yvette, finissons cette comédieridicule qui dure depuis trop longtemps. Vous jouez à la petitefille niaise, et ce rôle ne vous va point, croyez-moi. Vous savezbien qu’il ne peut s’agir de mariage entre nous… mais d’amour. Jevous ai dit que je vous aimais – c’est la vérité –, je le répète,je vous aime. Ne faites plus semblant de ne pas comprendre et ne metraitez pas comme un sot.

Ils étaient debout dans l’eau, face à face, sesoutenant seulement par de petits mouvements des mains. Elledemeura quelques secondes encore immobile, comme si elle ne pouvaitse décider à pénétrer le sens de ses paroles, puis elle rougit toutà coup, elle rougit jusqu’aux cheveux. Toute sa figure s’empourprabrusquement depuis son cou jusqu’à ses oreilles qui devinrentpresque violettes, et, sans répondre un mot, elle se sauva vers laterre, nageant de toute sa force, par grandes brasses précipitées.Il ne la pouvait rejoindre et il soufflait de fatigue en lasuivant.

Il la vit sortir de l’eau, ramasser sonpeignoir et gagner sa cabine sans s’être retournée.

Il fut longtemps à s’habiller, très perplexesur ce qu’il avait à faire, cherchant ce qu’il allait lui dire, sedemandant s’il devait s’excuser ou persévérer.

Quand il fut prêt, elle était partie, partietoute seule. Il rentra lentement, anxieux et troublé.

La marquise se promenait au bras de Saval dansl’allée ronde, autour du gazon.

En voyant Servigny, elle prononça, de cet airnonchalant qu’elle gardait depuis la veille :

– Qu’est-ce que j’avais dit, qu’il nefallait point sortir par une chaleur pareille. Voilà Yvette avec uncoup de soleil. Elle est partie se coucher. Elle était comme uncoquelicot, la pauvre enfant, et elle a une migraine atroce. Vousvous serez promenés en plein soleil, vous aurez fait des folies.Que sais-je, moi ? Vous êtes aussi peu raisonnablequ’elle.

La jeune fille ne descendit point pour dîner.Comme on voulait lui porter à manger, elle répondit à travers laporte qu’elle n’avait pas faim, car elle s’était enfermée, et ellepria qu’on la laissât tranquille. Les deux jeunes gens partirentpar le train de dix heures, en promettant de revenir le jeudisuivant, et la marquise s’assit devant sa fenêtre ouverte pourrêver, écoutant au loin l’orchestre du bal des canotiers jeter samusique sautillante dans le grand silence solennel de la nuit.

Entraînée pour l’amour et par l’amour, commeon l’est pour le cheval ou l’aviron, elle avait de subitestendresses qui l’envahissaient comme une maladie. Ces passions lasaisissaient brusquement, la pénétraient tout entière,l’affolaient, l’énervaient ou l’accablaient, selon qu’elles avaientun caractère exalté, violent, dramatique ou sentimental.

Elle était une de ces femmes créées pour aimeret pour être aimées. Partie de très bas, arrivée par l’amour dontelle avait fait une profession presque sans le savoir, agissant parinstinct, par adresse innée, elle acceptait l’argent comme lesbaisers, naturellement, sans distinguer, employant son flairremarquable d’une façon irraisonnée et simple, comme font lesanimaux, que rendent subtils les nécessités de l’existence.Beaucoup d’hommes avaient passé dans ses bras sans qu’elle éprouvâtpour eux aucune tendresse, sans qu’elle ressentît non plus aucundégoût de leurs étreintes.

Elle subissait les enlacements quelconquesavec une indifférence tranquille, comme on mange, en voyage, detoutes les cuisines, car il faut bien vivre. Mais, de temps entemps, son cœur ou sa chair s’allumait, et elle tombait alors dansune grande passion qui durait quelques semaines ou quelques mois,selon les qualités physiques ou morales de son amant.

C’étaient les moments délicieux de sa vie.Elle aimait de toute son âme, de tout son corps, avec emportement,avec extase. Elle se jetait dans l’amour comme on se jette dans unfleuve pour se noyer, et se laissait emporter, prête à mourir s’ille fallait, enivrée, affolée, infiniment heureuse. Elle s’imaginaitchaque fois n’avoir jamais ressenti pareille chose auparavant, etelle se serait fort étonnée si on lui eût rappelé de combiend’hommes différents elle avait rêvé éperdument pendant des nuitsentières, en regardant les étoiles.

Saval l’avait captivée, capturée corps et âme.Elle songeait à lui, bercée par son image et par son souvenir, dansl’exaltation calme du bonheur accompli, du bonheur présent etcertain.

Un bruit derrière elle la fit se retourner.Yvette venait d’entrer, encore vêtue comme dans le jour, mais pâlemaintenant et les yeux luisants comme on les a après de grandesfatigues.

Elle s’appuya au bord de la fenêtre ouverte,en face de sa mère.

– J’ai à te parler, dit-elle.

La marquise, étonnée, la regardait. Ellel’aimait en mère égoïste, fière de sa beauté, comme on l’est d’unefortune, trop belle encore elle-même pour devenir jalouse, tropindifférente pour faire les projets qu’on lui prêtait, trop subtilecependant pour ne pas avoir la conscience de cette valeur.

Elle répondit :

– Je t’écoute, mon enfant, qu’ya-t-il ?

Yvette la pénétrait du regard comme pour lireau fond de son âme, comme pour saisir toutes les sensationsqu’allaient éveiller ses paroles.

– Voilà. Il s’est passé tantôt quelquechose d’extraordinaire.

– Quoi donc ?

– M. de Servigny m’a dit qu’ilm’aimait.

La marquise, inquiète, attendait. Comme Yvettene parlait plus, elle demanda :

– Comment t’a-t-il dit cela ?Explique-toi !

Alors la jeune fille, s’asseyant aux pieds desa mère dans une pose câline qui lui était familière, et pressantses mains, ajouta :

– Il m’a demandée en mariage.

Mme Obardi fit un gestebrusque de stupéfaction, et s’écria :

– Servigny ? mais tu esfolle !

Yvette n’avait point détourné les yeux duvisage de sa mère, épiant sa pensée et sa surprise. Elle demandad’une voix grave :

– Pourquoi suis-je folle ? PourquoiM. de Servigny ne m’épouserait-il pas ?

La marquise, embarrassée, balbutia :

– Tu t’es trompée, ce n’est pas possible.Tu as mal entendu ou mal compris. M. de Servigny est tropriche pour toi… et trop… trop… parisien pour se marier.

Yvette s’était levée lentement. Elleajouta :

– Mais s’il m’aime comme il le dit,maman ?

Sa mère reprit avec un peud’impatience :

– Je te croyais assez grande et assezinstruite de la vie pour ne pas te faire de ces idées-là. Servignyest un viveur et un égoïste. Il n’épousera qu’une femme de sonmonde et de sa fortune. S’il t’a demandée en mariage… c’est qu’ilveut… c’est qu’il veut…

La marquise, incapable de dire ses soupçons,se tut une seconde, puis reprit :

– Tiens, laisse-moi tranquille, et va tecoucher.

Et la jeune fille, comme si elle savaitmaintenant ce qu’elle désirait, répondit d’une voixdocile :

– Oui, maman.

Elle baisa sa mère au front et s’éloigna d’unpas très calme.

Comme elle allait franchir la porte, lamarquise la rappela :

– Et ton coup de soleil ?dit-elle.

– Je n’avais rien. C’était ça qui m’avaitrendue toute chose.

Et la marquise ajouta :

– Nous en reparlerons. Mais, surtout, nereste plus seule avec lui d’ici quelque temps, et sois bien sûrequ’il ne t’épousera pas, entends-tu, et qu’il veut seulement te…compromettre.

Elle n’avait point trouvé mieux pour exprimersa pensée. Et Yvette rentra chez elle.

Mme Obardi se mit àsonger.

Vivant depuis des années dans une quiétudeamoureuse et opulente, elle avait écarté avec soin de son esprittoutes les réflexions qui pouvaient la préoccuper, l’inquiéter oul’attrister. Jamais elle n’avait voulu se demander ce quedeviendrait Yvette ; il serait toujours assez tôt d’y songerquand les difficultés arriveraient. Elle sentait bien, avec sonflair de courtisane, que sa fille ne pourrait épouser un hommeriche et du vrai monde que par un hasard tout à fait improbable,par une de ces surprises de l’amour qui placent des aventurièressur les trônes. Elle n’y comptait point, d’ailleurs, trop occupéed’elle-même pour combiner des projets qui ne la concernaient pasdirectement.

Yvette ferait comme sa mère, sans doute. Elleserait une femme d’amour. Pourquoi pas ? Mais jamais lamarquise n’avait osé se demander quand, ni comment celaarriverait.

Et voilà que sa fille, tout d’un coup, sanspréparation, lui posait une de ces questions auxquelles on nepouvait pas répondre, la forçait à prendre une attitude dans uneaffaire si difficile, si délicate, si dangereuse à tous égards etsi troublante pour sa conscience, pour la conscience qu’on doitmontrer quand il s’agit de son enfant et de ces choses.

Elle avait trop d’astuce naturelle, astucesommeillante, mais jamais endormie, pour s’être trompée une minutesur les intentions de Servigny, car elle connaissait les hommes,par expérience, et surtout les hommes de cette race-là. Aussi, dèsles premiers mots prononcés par Yvette, s’était-elle écriée presquemalgré elle :

– Servigny, t’épouser ? Mais tu esfolle !

Comment avait-il employé ce vieux moyen, lui,ce malin, ce roué, cet homme à fêtes et à femmes. Qu’allait-ilfaire à présent ? Et elle, la petite, comment la prévenir plusclairement, la défendre même ? car elle pouvait se laisseraller à de grosses bêtises.

Aurait-on jamais cru que cette grande filleétait demeurée aussi naïve, aussi peu instruite et peurusée ?

Et la marquise, fort perplexe et fatiguée déjàde réfléchir, cherchait ce qu’il fallait faire, sans trouver rien,car la situation lui semblait vraiment embarrassante.

Et, lasse de ces tracas, elle pensa :

– Bah ! je les surveillerai de près,j’agirai suivant les circonstances. S’il le faut même, je parleraià Servigny, qui est fin et qui me comprendra à demi-mot.

Elle ne se demanda pas ce qu’elle lui dirait,ni ce qu’il répondrait, ni quel genre de convention pourraits’établir entre eux, mais heureuse d’être soulagée de ce souci sansavoir eu à prendre de résolution, elle se remit à songer au beauSaval, et, les yeux perdus dans la nuit, tournés vers la droite,vers cette lueur brumeuse qui plane sur Paris, elle envoya de sesdeux mains des baisers vers la grande ville, des baisers rapidesqu’elle jetait dans l’ombre, l’un sur l’autre, sans compter ;et tout bas, comme si elle lui eût parlé encore, ellemurmurait :

– Je t’aime, je t’aime !

III

Yvette aussi ne dormait point. Comme sa mère,elle s’accouda à la fenêtre ouverte, et des larmes, ses premièreslarmes tristes, lui emplirent les yeux.

Jusque-là elle avait vécu, elle avait grandidans cette confiance étourdie et sereine de la jeunesse heureuse.Pourquoi aurait-elle songé, réfléchi, cherché ? Pourquoin’aurait-elle pas été une jeune fille comme toutes les jeunesfilles ? Pourquoi un doute, pourquoi une crainte, pourquoi dessoupçons pénibles lui seraient-ils venus ?

Elle semblait instruite de tout parce qu’elleavait l’air de parler de tout, parce qu’elle avait pris le ton,l’allure, les mots osés des gens qui vivaient autour d’elle. Maiselle n’en savait guère plus qu’une fillette élevée en un couvent,ses audaces de parole venant de sa mémoire, de cette facultéd’imitation et d’assimilation qu’ont les femmes, et non d’unepensée instruite et devenue hardie.

Elle parlait de l’amour comme le fils d’unpeintre ou d’un musicien parlerait peinture ou musique à dix oudouze ans. Elle savait ou plutôt elle soupçonnait bien quel genrede mystère cachait ce mot – trop de plaisanteries avaient étéchuchotées devant elle pour que son innocence n’eût pas été un peuéclairée – mais comment aurait-elle pu conclure de là que toutesles familles ne ressemblaient pas à la sienne ?

On baisait la main de sa mère avec un respectapparent ; tous leurs amis portaient des titres ; tousétaient ou paraissaient riches ; tous nommaient familièrementdes princes de lignée royale. Deux fils de rois étaient même venusplusieurs fois, le soir, chez la marquise ! Commentaurait-elle su ?

Et puis elle était naturellement naïve. Ellene cherchait pas, elle ne flairait point les gens comme faisait samère. Elle vivait tranquille, trop joyeuse de vivre pours’inquiéter de ce qui aurait peut-être paru suspect à des êtresplus calmes, plus réfléchis, plus enfermés, moins expansifs etmoins triomphants.

Mais voilà que tout d’un coup, Servigny, parquelques mots dont elle avait senti la brutalité sans lacomprendre, venait d’éveiller en elle une inquiétude subite,irraisonnée d’abord, puis une appréhension harcelante.

Elle était rentrée, elle s’était sauvée à lafaçon d’une bête blessée, blessée en effet profondément par cesparoles qu’elle se répétait sans cesse pour en pénétrer tout lesens, pour en deviner toute la portée : « Vous savez bienqu’il ne peut pas s’agir de mariage entre nous… maisd’amour. »

Qu’avait-il voulu dire ? Et pourquoicette injure ? Elle ignorait donc quelque chose, quelquesecret, quelque honte ? Elle était seule à l’ignorer sansdoute ? Mais quoi ? Elle demeurait effarée, atterrée,comme lorsqu’on découvre une infamie cachée, la trahison d’un êtreaimé, un de ces désastres du cœur qui vous affolent.

Et elle avait songé, réfléchi, cherché,pleuré, mordue de craintes et de soupçons. Puis son âme jeune etjoyeuse se rassérénant, elle s’était mise à arranger une aventure,à combiner une situation anormale et dramatique faite de tous lessouvenirs des romans poétiques qu’elle avait lus. Elle se rappelaitdes péripéties émouvantes, des histoires sombres et attendrissantesqu’elle mêlait, dont elle faisait sa propre histoire, dont elleembellissait le mystère entrevu, enveloppant sa vie.

Elle ne se désolait déjà plus, elle rêvait,elle soulevait des voiles, elle se figurait des complicationsinvraisemblables, mille choses singulières, terribles, séduisantesquand même par leur étrangeté.

Serait-elle, par hasard, la fille naturelled’un prince ? Sa pauvre mère, séduite et délaissée, faitemarquise par un roi, par le roi Victor-Emmanuel peut-être, avait dûfuir devant la colère de sa famille ?

N’était-elle pas plutôt une enfant abandonnéepar ses parents, par des parents très nobles et très illustres,fruit d’un amour coupable, recueillie par la marquise, qui l’avaitadoptée et élevée ?

D’autres suppositions encore lui traversaientl’esprit. Elle les acceptait ou les rejetait au gré de safantaisie. Elle s’attendrissait sur elle-même, heureuse au fond ettriste aussi, satisfaite surtout de devenir une sorte d’héroïne delivre qui aurait à se montrer, à se poser, à prendre une attitudenoble et digne d’elle. Et elle pensait au rôle qu’il lui faudraitjouer, selon les événements devinés. Elle le voyait vaguement, cerôle, pareil à celui d’un personnage de M. Scribe ou deMme Sand. Il serait fait de dévouement, de fierté,d’abnégation, de grandeur d’âme, de tendresse et de belles paroles.Sa nature mobile se réjouissait presque de cette attitudenouvelle.

Elle était demeurée jusqu’au soir à méditersur ce qu’elle allait faire, cherchant comment elle s’y prendraitpour arracher la vérité à la marquise.

Et quand fut venue la nuit, favorable auxsituations tragiques, elle avait enfin combiné une ruse simple etsubtile pour obtenir ce qu’elle voulait ; c’était de direbrusquement à sa mère que Servigny l’avait demandée en mariage.

À cette nouvelle, Mme Obardi,surprise, laisserait certainement échapper un mot, un cri quijetterait une lumière dans l’esprit de sa fille.

Et Yvette avait aussitôt accompli sonprojet.

Elle s’attendait à une explosion d’étonnement,à une expansion d’amour, à une confidence pleine de gestes et delarmes.

Mais, voilà que sa mère, sans paraîtrestupéfaite ou désolée, n’avait semblé qu’ennuyée ; et, au tongêné, mécontent et troublé qu’elle avait pris pour lui répondre, lajeune fille, chez qui s’éveillaient subitement toute l’astuce, lafinesse et la rouerie féminines, comprenant qu’il ne fallait pasinsister, que le mystère était d’autre nature, qu’il lui seraitplus pénible à apprendre, et qu’elle le devait deviner toute seule,était rentrée dans sa chambre, le cœur serré, l’âme en détresse,accablée maintenant sous l’appréhension d’un vrai malheur, sanssavoir au juste où ni pourquoi lui venait cette émotion. Et ellepleurait, accoudée à sa fenêtre.

Elle pleura longtemps, sans songer à rienmaintenant, sans chercher à rien découvrir de plus ; et peu àpeu, la lassitude l’accablant, elle ferma les yeux. Elles’assoupissait alors quelques minutes, de ce sommeil fatigant desgens éreintés qui n’ont point l’énergie de se dévêtir et de gagnerleur lit, de ce sommeil lourd et coupé par des réveils brusques,quand la tête glisse entre les mains.

Elle ne se coucha qu’aux premières lueurs dujour, lorsque le froid du matin, la glaçant, la contraignit àquitter la fenêtre.

Elle garda le lendemain et le jour suivant uneattitude réservée et mélancolique. Un travail incessant et rapidese faisait en elle, un travail de réflexion ; elle apprenait àépier, à deviner, à raisonner. Une lueur, vague encore, luisemblait éclairer d’une nouvelle manière les hommes et les chosesautour d’elle ; et une suspicion lui venait contre tous,contre tout ce qu’elle avait cru, contre sa mère. Toutes lessuppositions, elle les fit en ces deux jours. Elle envisagea toutesles possibilités, se jetant dans les résolutions les plus extrêmesavec la brusquerie de sa nature changeante et sans mesure. Lemercredi, elle arrêta un plan, toute une règle de tenue et unsystème d’espionnage. Elle se leva le jeudi matin avec larésolution d’être plus rouée qu’un policier, et armée en guerrecontre tout le monde.

Elle se résolut même à prendre pour devisesces deux mots : « Moi seule », et elle cherchapendant plus d’une heure de quelle manière il les fallait disposerpour qu’ils fissent bon effet, gravés autour de son chiffre, surson papier à lettres.

Saval et Servigny arrivèrent à dix heures. Lajeune fille tendit sa main avec réserve, sans embarras, et, d’unton familier, bien que grave :

– Bonjour, Muscade, ça va bien ?

– Bonjour, mam’zelle, pas mal, etvous ?

Il la guettait.

– Quelle comédie va-t-elle mejouer ? se disait-il.

La marquise ayant pris le bras de Saval, ilprit celui d’Yvette et ils se mirent à tourner autour du gazon,paraissant et disparaissant à tout moment derrière les massifs etles bouquets d’arbres.

Yvette allait d’un air sage et réfléchi,regardant le sable de l’allée, paraissant à peine écouter ce quedisait son compagnon et n’y répondant guère.

Tout à coup, elle demanda :

– Êtes-vous vraiment mon ami,Muscade ?

– Parbleu, mam’zelle.

– Mais là, vraiment, vraiment, bienvraiment de vraiment ?

– Tout entier votre ami, mam’zelle, corpset âme.

– Jusqu’à ne pas mentir une fois, unefois seulement ?

– Même deux fois, s’il le faut.

– Jusqu’à me dire toute la vérité, lasale vérité tout entière ?

– Oui, mam’zelle.

– Eh bien, qu’est-ce que vous pensez, aufond, tout au fond, du prince Kravalow ?

– Ah ! diable !

– Vous voyez bien que vous vous préparezdéjà à mentir !

– Non pas, mais je cherche mes mots, desmots bien justes. Mon Dieu, le prince Kravalow est un Russe… unvrai Russe, qui parle russe, qui est né en Russie, qui a eupeut-être un passeport pour venir en France, et qui n’a de faux queson nom et que son titre.

Elle le regardait au fond des yeux.

– Vous voulez dire que c’est ?…

Il hésita, puis, se décidant :

– Un aventurier, mam’zelle.

– Merci. Et le chevalier Valreali ne vautpas mieux, n’est-ce pas ?

– Vous l’avez dit.

– Et M. de Belvigne ?

– Celui-là, c’est autre chose. C’est unhomme du monde… de province, honorable… jusqu’à un certain point…mais seulement un peu brûlé… pour avoir trop rôti le balai…

– Et vous ?

Il répondit sans hésiter :

– Moi, je suis ce qu’on appelle unfêtard, un garçon de bonne famille, qui avait de l’intelligence etqui l’a gâchée à faire des mots, qui avait de la santé et qui l’aperdue à faire la noce, qui avait de la valeur, peut-être, et quil’a semée à ne rien faire. Il me reste en tout et pour tout de lafortune, une certaine pratique de la vie, une absence de préjugésassez complète, un large mépris pour les hommes, y compris lesfemmes, un sentiment très profond de l’inutilité de mes actes etune vaste tolérance pour la canaillerie générale. J’ai cependant,par moments, encore de la franchise, comme vous le voyez, et jesuis même capable d’affection, comme vous le pourriez voir. Avecces défauts et ces qualités, je me mets à vos ordres, mam’zelle,moralement et physiquement, pour que vous disposiez de moi à votregré, voilà.

Elle ne riait pas ; elle écoutait,scrutant les mots et les intentions.

Elle reprit :

– Qu’est-ce que vous pensez de lacomtesse de Lammy ?

Il prononça avec vivacité :

– Vous me permettrez de ne pas donner monavis sur les femmes.

– Sur aucune ?

– Sur aucune.

– Alors, c’est que vous les jugez fortmal… toutes. Voyons, cherchez, vous ne faites pas uneexception ?

Il ricana de cet air insolent qu’il gardaitpresque constamment ; et avec cette audace brutale dont il sefaisait une force, une arme :

– On excepte toujours les personnesprésentes.

Elle rougit un peu, mais demanda avec un grandcalme :

– Eh bien, qu’est-ce que vous pensez demoi ?

– Vous le voulez ? soit. Je penseque vous êtes une personne de grand sens, de grande pratique, ou,si vous aimez mieux, de grand sens pratique, qui sait fort bienembrouiller son jeu, s’amuser des gens, cacher ses vues, tendre sesfils, et qui attend, sans se presser… l’événement.

Elle demanda :

– C’est tout ?

– C’est tout.

Alors elle dit, avec une sérieusegravité :

– Je vous ferai changer cette opinion-là,Muscade.

Puis elle se rapprocha de sa mère, quimarchait à tout petits pas, la tête baissée, de cette allurealanguie qu’on prend lorsqu’on cause tout bas, en se promenant, dechoses très intimes et très douces. Elle dessinait, tout enavançant, des figures sur le sable, des lettres peut-être, avec lapointe de son ombrelle, et elle parlait sans regarder Saval, elleparlait longuement, lentement, appuyée à son bras, serrée contrelui. Yvette, tout à coup, fixa les yeux sur elle, et un soupçon, sivague qu’elle ne le formula pas, plutôt même une sensation qu’undoute, lui passa dans la pensée comme passe sur la terre l’ombred’un nuage que chasse le vent.

La cloche sonna le déjeuner.

Il fut silencieux et presque morne.

Il y avait, comme on dit, de l’orage dansl’air. De grosses nuées immobiles semblaient embusquées au fond del’horizon, muettes et lourdes, mais chargées de tempête.

Dès qu’on eut prit le café sur la terrasse, lamarquise demanda :

– Eh bien ! mignonne, vas-tu faireune promenade aujourd’hui avec ton ami Servigny ? C’est unvrai temps pour prendre le frais sous les arbres.

Yvette lui jeta un regard rapide, vitedétourné :

– Non, maman, aujourd’hui je ne sorspas.

La marquise parut contrariée, elleinsista :

– Va donc faire un tour, mon enfant,c’est excellent pour toi.

Alors, Yvette prononça d’une voixbrusque :

– Non, maman, aujourd’hui je reste à lamaison, et tu sais bien pourquoi, puisque je te l’ai dit l’autresoir.

Mme Obardi n’y songeait plus,toute préoccupée du désir de demeurer seule avec Saval. Ellerougit, se troubla, et, inquiète pour elle-même, ne sachant commentelle pourrait se trouver libre une heure ou deux, ellebalbutia :

– C’est vrai, je n’y pensais point, tu asraison. Je ne sais pas où j’avais la tête.

Et Yvette, prenant un ouvrage de broderiequ’elle appelait le « salut public », et dont elleoccupait ses mains cinq ou six fois l’an, aux jours de calme plat,s’assit sur une chaise basse auprès de sa mère, tandis que les deuxjeunes gens, à cheval sur des pliants, fumaient des cigares.

Les heures passaient dans une causerieparesseuse et sans cesse mourante. La marquise, énervée, jetait àSaval des regards éperdus, cherchait un prétexte, un moyend’éloigner sa fille. Elle comprit enfin qu’elle ne réussiraitpoint, et ne sachant de quelle ruse user, elle dit àServigny :

– Vous savez, mon cher duc, que je vousgarde tous deux ce soir. Nous irons déjeuner demain au restaurantFournaise, à Chatou.

Il comprit, sourit, et s’inclinant :

– Je suis à vos ordres, marquise.

Et la journée s’écoula lentement, péniblement,sous les menaces de l’orage.

L’heure du dîner vint peu à peu. Le cielpesant s’emplissait de nuages lents et lourds. Aucun frisson d’airne passait sur la peau.

Le repas du soir aussi fut silencieux. Unegêne, un embarras, une sorte de crainte vague semblaient rendremuets les deux hommes et les deux femmes.

Quand le couvert fut enlevé, ils demeurèrentsur la terrasse, ne parlant qu’à de longs intervalles. La nuittombait, une nuit étouffante. Tout à coup, l’horizon fut déchirépar un immense crochet de feu, qui illumina d’une flammeéblouissante et blafarde les quatre visages déjà ensevelis dansl’ombre. Puis un bruit lointain, un bruit sourd et faible, pareilau roulement d’une voiture sur un pont, passa sur la terre ;et il sembla que la chaleur de l’atmosphère augmentait, que l’airdevenait brusquement encore plus accablant, le silence du soir plusprofond.

Yvette se leva :

– Je vais me coucher, dit-elle, l’orageme fait mal.

Elle tendit son front à la marquise, offrit samain aux deux jeunes hommes, et s’en alla.

Comme elle avait sa chambre juste au-dessus dela terrasse, les feuilles d’un grand marronnier planté devant laporte s’éclairèrent bientôt d’une clarté verte, et Servigny restaitles yeux fixés sur cette lueur pâle dans le feuillage, où ilcroyait parfois voir passer une ombre. Mais soudain, la lumières’éteignit. Mme Obardi poussa un grandsoupir :

– Ma fille est couchée, dit-elle.

Servigny se leva :

– Je vais en faire autant, marquise, sivous le permettez.

Il baisa la main qu’elle lui tendait etdisparut à son tour.

Et elle demeura seule avec Saval, dans lanuit.

Aussitôt, elle fut dans ses bras, l’enlaçant,l’étreignant. Puis, bien qu’il tentât de l’en empêcher, elles’agenouilla devant lui en murmurant : « Je veux teregarder à la lueur des éclairs. »

Mais Yvette, sa bougie soufflée, était revenuesur son balcon, nu-pieds, glissant comme une ombre, et elleécoutait, rongée par un soupçon douloureux et confus.

Elle ne pouvait voir, se trouvant au-dessusd’eux, sur le toit même de la terrasse.

Elle n’entendait rien qu’un murmure devoix ; et son cœur battait si fort qu’il emplissait de bruitses oreilles. Une fenêtre se ferma sur sa tête. Donc, Servignyvenait de remonter. Sa mère était seule avec l’autre.

Un second éclair, fendant le ciel en deux, fitsurgir pendant une seconde tout ce paysage qu’elle connaissait,dans une clarté violente et sinistre ; et elle aperçut lagrande rivière, couleur de plomb fondu, comme on rêve des fleuvesen des pays fantastiques. Aussitôt une voix, au-dessous d’elle,prononça : « Je t’aime ! »

Et elle n’entendit plus rien. Un étrangefrisson lui avait passé sur le corps, et son esprit flottait dansun trouble affreux.

Un silence pesant, infini, qui semblait lesilence éternel, planait sur le monde. Elle ne pouvait plusrespirer, la poitrine oppressée par quelque chose d’inconnu etd’horrible. Un autre éclair enflamma l’espace, illumina un instantl’horizon, puis un autre presque aussitôt le suivit, puis d’autresencore.

Et la voix qu’elle avait entendue déjà,s’élevant plus forte, répétait : « Oh ! comme jet’aime ! comme je t’aime ! » et Yvette lareconnaissait bien, cette voix-là, celle de sa mère.

Une large goutte d’eau tiède lui tomba sur lefront, et une petite agitation presque imperceptible courut dansles feuilles, le frémissement de la pluie qui commence.

Puis, une rumeur accourut venue de loin, unerumeur confuse, pareille au bruit du vent dans les branches ;c’était l’averse lourde s’abattant en nappe sur la terre, sur lefleuve, sur les arbres. En quelques instants, l’eau ruissela autourd’elle, la couvrant, l’éclaboussant, la pénétrant comme un bain.Elle ne remuait point, songeant seulement à ce qu’on faisait sur laterrasse.

Elle les entendit qui se levaient et quimontaient dans leurs chambres. Des portes se fermèrent àl’intérieur de la maison ; et la jeune fille, obéissant à undésir de savoir irrésistible, qui l’affolait et la torturait, sejeta dans l’escalier, ouvrit doucement la porte du dehors, ettraversant le gazon sous la tombée furieuse de la pluie, courut secacher dans un massif pour regarder les fenêtres.

Une seule était éclairée, celle de sa mère.Et, tout à coup, deux ombres apparurent dans le carré lumineux,deux ombres côte à côte. Puis, se rapprochant, elles n’en firentplus qu’une ; et un nouvel éclair projetant sur la façade unrapide et éblouissant jet de feu, elle les vit qui s’embrassaient,les bras serrés autour du cou.

Alors, éperdue, sans réfléchir, sans savoir cequ’elle faisait, elle cria de toute sa force, d’une voixsuraiguë : « Maman ! » comme on crie pouravertir les gens d’un danger de mort.

Son appel désespéré se perdit dans leclapotement de l’eau, mais le couple enlacé se sépara, inquiet. Etune des ombres disparut, tandis que l’autre cherchait à distinguerquelque chose à travers les ténèbres du jardin.

Alors, craignant d’être surprise, derencontrer sa mère en cet instant, Yvette s’élança vers la maison,remonta précipitamment l’escalier en laissant derrière elle unetraînée d’eau qui coulait de marche en marche, et elle s’enfermadans sa chambre, résolue à n’ouvrir sa porte à personne.

Et sans ôter sa robe ruisselante et collée àsa chair, elle tomba sur les genoux en joignant les mains,implorant dans sa détresse quelque protection surhumaine, lesecours mystérieux du ciel, l’aide inconnue qu’on réclame auxheures de larmes et de désespoir.

Les grands éclairs jetaient d’instant eninstant leurs reflets livides dans sa chambre, et elle se voyaitbrusquement dans la glace de son armoire, avec ses cheveux dérouléset trempés, tellement étrange qu’elle ne se reconnaissait pas.

Elle demeura là longtemps, si longtemps quel’orage s’éloigna sans qu’elle s’en aperçût. La pluie cessa detomber, une lueur envahit le ciel encore obscurci de nuages, et unefraîcheur tiède, savoureuse, délicieuse, une fraîcheur d’herbes etde feuilles mouillées entrait par la fenêtre ouverte.

Yvette se releva, ôta ses vêtements flasqueset froids, sans songer même à ce qu’elle faisait, et se mit au lit.Puis elle demeura les yeux fixés sur le jour qui naissait. Puiselle pleura encore, puis elle songea.

Sa mère ! un amant ! quellehonte ! Mais elle avait lu tant de livres où des femmes, mêmedes mères, s’abandonnaient ainsi, pour renaître à l’honneur auxpages du dénouement, qu’elle ne s’étonnait pas outre mesure de setrouver enveloppée dans un drame pareil à tous les drames de seslectures. La violence de son premier chagrin, l’effarement cruel dela surprise, s’atténuaient un peu déjà dans le souvenir confus desituations analogues. Sa pensée avait rôdé en des aventures sitragiques, poétiquement amenées par les romanciers, que l’horribledécouverte lui apparaissait peu à peu comme la continuationnaturelle de quelque feuilleton commencé la veille.

Elle se dit :

– Je sauverai ma mère.

Et, presque rassérénée par cette résolutiond’héroïne, elle se senti forte, grandie, prête tout à coup pour ledévouement et pour la lutte. Et elle réfléchit aux moyens qu’il luifaudrait employer. Un seul lui parut bon, qui était en rapport avecsa nature romanesque. Et elle prépara, comme un acteur prépare lascène qu’il va jouer, l’entretien qu’elle aurait avec lamarquise.

Le soleil s’était levé. Les serviteurscirculaient dans la maison. La femme de chambre vint avec lechocolat. Yvette fit poser le plateau sur la table etprononça :

– Vous direz à ma mère que je suissouffrante, que je vais rester au lit jusqu’au départ de cesmessieurs, que je n’ai pas pu dormir de la nuit, et que je priequ’on ne me dérange pas, parce que je veux essayer de mereposer.

La domestique, surprise, regardait la robetrempée et tombée comme une loque sur le tapis.

– Mademoiselle est donc sortie ?dit-elle.

– Oui, j’ai été me promener sous la pluiepour me rafraîchir.

Et la bonne ramassa les jupes, les bas, lesbottines sales ; puis elle s’en alla portant sur un bras, avecdes précautions dégoûtées, ces vêtements trempés comme des hardesde noyé.

Et Yvette attendit, sachant bien que sa mèreallait venir.

La marquise entra, ayant sauté du lit auxpremiers mots de la femme de chambre, car un doute lui était restédepuis ce cri : « Maman », entendu dans l’ombre.

– Qu’est-ce que tu as ?dit-elle.

Yvette la regarda, bégaya :

– J’ai… j’ai…

Puis, saisie par une émotion subite etterrible, elle se mit à suffoquer.

La marquise, étonnée, demanda denouveau :

– Qu’est-ce que tu as donc ?

Alors, oubliant tous ses projets et sesphrases préparées, la jeune fille cacha sa figure dans ses deuxmains en balbutiant :

– Oh ! maman, oh !maman !

Mme Obardi demeura deboutdevant le lit, trop émue pour bien comprendre, mais devinantpresque tout, avec cet instinct subtil d’où venait sa force.

Comme Yvette ne pouvait parler, étranglée parles larmes, sa mère, énervée à la fin et sentant approcher uneexplication redoutable, demanda brusquement :

– Voyons, me diras-tu ce qui teprend ?

Yvette put à peine prononcer :

– Oh ! cette nuit… j’ai vu… tafenêtre.

La marquise, très pâle, articula :

– Eh bien ! quoi ?

Sa fille répéta, toujours ensanglotant :

– Oh ! maman, oh !maman !

Mme Obardi, dont la crainte etl’embarras se changeaient en colère, haussa les épaules et seretourna pour s’en aller.

– Je crois vraiment que tu es folle.Quand ce sera fini, tu me le feras dire.

Mais la jeune fille, tout à coup, dégagea deses mains son visage ruisselant de pleurs.

– Non !… écoute… il faut que je teparle… écoute… Tu vas me promettre… nous allons partir toutes lesdeux, bien loin, dans une campagne, et nous vivrons comme despaysannes : et personne ne saura ce que nous seronsdevenues ! Dis, veux-tu, maman, je t’en prie, je t’en supplie,veux-tu ?

La marquise, interdite, demeurait au milieu dela chambre. Elle avait aux veines du sang de peuple, du sangirascible. Puis une honte, une pudeur de mère se mêlant à un vaguesentiment de peur et à une exaspération de femme passionnée dontl’amour est menacé, elle frémissait, prête à demander pardon ou àse jeter dans quelque violence.

– Je ne te comprends pas, dit-elle.

Yvette reprit :

– Je t’ai vue… maman… cette nuit… Il nefaut plus… si tu savais… nous allons partir toutes les deux… jet’aimerai tant que tu oublieras…

Mme Obardi prononça d’une voixtremblante :

– Écoute, ma fille, il y a des choses quetu ne comprends pas encore. Eh bien… n’oublie point… n’oubliepoint… que je te défends… de me parler jamais… de… de… de ceschoses.

Mais la jeune fille, prenant brusquement lerôle de sauveur qu’elle s’était imposé, prononça :

– Non, maman, je ne suis plus une enfant,et j’ai le droit de savoir. Eh bien, je sais que nous recevons desgens mal famés, des aventuriers, je sais aussi qu’on ne nousrespecte pas à cause de cela. Je sais autre chose encore. Eh bien,il ne faut plus, entends-tu ? je ne veux pas. Nous allonspartir ; tu vendras tes bijoux ; nous travaillerons s’ille faut, et nous vivrons comme des honnêtes femmes, quelque part,bien loin. Et si je trouve à me marier, tant mieux.

Sa mère la regardait de son œil noir, irrité.Elle répondit :

– Tu es folle. Tu vas me faire le plaisirde te lever et de venir déjeuner avec tout le monde.

– Non, maman. Il y a quelqu’un ici que jene reverrai pas, tu me comprends. Je veux qu’il sorte, ou bienc’est moi qui sortirai. Tu choisiras entre lui et moi.

Elle s’était assise dans son lit et ellehaussait la voix, parlant comme on parle sur la scène, entrantenfin dans le drame qu’elle avait rêvé, oubliant presque sonchagrin pour ne se souvenir que de sa mission.

La marquise, stupéfaite, répéta encore unefois :

– Mais tu es folle… ne trouvant rienautre chose à dire.

Yvette reprit avec une énergiethéâtrale :

– Non, maman, cet homme quittera lamaison, ou c’est moi qui m’en irai, car je ne faiblirai pas.

– Et où iras-tu ?… Queferas-tu ?…

– Je ne sais pas, peu m’importe… Je veuxque nous soyons des honnêtes femmes.

Ce mot qui revenait, « honnêtesfemmes », soulevait la marquise d’une fureur de fille et ellecria :

– Tais-toi ! je ne te permets pas deme parler comme ça. Je vaux autant qu’une autre, entends-tu ?Je suis une courtisane, c’est vrai, et j’en suis fière ; leshonnêtes femmes ne me valent pas.

Yvette, atterrée, la regardait ; ellebalbutia :

– Oh, maman !

Mais la marquise, s’exaltant,s’excitant :

– Eh bien ! oui, je suis unecourtisane. Après ? Si je n’étais pas une courtisane, moi, tuserais aujourd’hui une cuisinière, toi, comme j’étais autrefois, ettu ferais des journées de trente sous, et tu laverais la vaisselle,et ta maîtresse t’enverrait à la boucherie, entends-tu ? etelle te ficherait à la porte si tu flânais, tandis que tu flânestoute la journée parce que je suis une courtisane. Voilà. Quand onn’est rien qu’une bonne, une pauvre fille avec cinquante francsd’économies, il faut savoir se tirer d’affaire, si on ne veut pascrever dans la peau d’une meurt-de-faim ; et il n’y a pas deuxmoyens pour nous, il n’y en a pas deux, entends-tu ? quand onest servante ! Nous ne pouvons pas faire fortune, nous, avecdes places, ni avec des tripotages de bourse. Nous n’avons rien quenotre corps, rien que notre corps.

Elle se frappait la poitrine, comme unpénitent qui se confesse, et, rouge, exaltée, avançant vers lelit :

– Tant pis ! quand on est bellefille, faut vivre de ça, ou bien souffrir de misère toute sa vie…toute sa vie… pas de choix.

Puis revenant brusquement à sonidée :

– Avec ça qu’elles s’en privent, leshonnêtes femmes. C’est elles qui sont des gueuses,entends-tu ? parce que rien ne les force. Elles ont del’argent, de quoi vivre et s’amuser, et elles prennent des hommespar vice. C’est elles qui sont des gueuses.

Elle était debout près de la couche d’Yvetteéperdue, qui avait envie de crier « au secours », de sesauver, et qui pleurait tout haut comme les enfants qu’on bat.

La marquise se tut, regarda sa fille, et lavoyant affolée de désespoir, elle se sentit elle-même pénétrée dedouleur, de remords, d’attendrissement, de pitié, et s’abattant surle lit en ouvrant les bras, elle se mit aussi à sangloter, et ellebalbutia :

– Ma pauvre petite, ma pauvre petite, situ savais comme tu me fais mal.

Et elles pleurèrent toutes deux, trèslongtemps.

Puis la marquise, chez qui le chagrin netenait pas, se releva doucement. Et elle dit tout bas :

– Allons, mignonne, c’est comme ça, queveux-tu ? On n’y peut rien changer maintenant. Il faut prendrela vie comme elle vient.

Yvette continuait de pleurer. Le coup avaitété trop rude et trop inattendu pour qu’elle pût réfléchir et seremettre.

Sa mère reprit :

– Voyons, lève-toi, et viens déjeuner,pour qu’on ne s’aperçoive de rien.

La jeune fille faisait « non » de latête, sans pouvoir parler ; enfin, elle prononça d’une voixlente, pleine de sanglots :

– Non, maman, tu sais ce que je t’ai dit,je ne changerai pas d’avis. Je ne sortirai pas de ma chambre avantqu’ils soient partis. Je ne veux plus voir personne de ces gens-là,jamais, jamais. S’ils reviennent, je… je… tu ne me reverrasplus.

La marquise avait essuyé ses yeux, et,fatiguée d’émotion, elle murmura :

– Voyons, réfléchis, soisraisonnable.

Puis, après une minute de silence :

– Oui, il vaut mieux que tu te reposes cematin. Je viendrai te voir dans l’après-midi.

Et ayant embrassé sa fille sur le front, ellesortit pour s’habiller, calmée déjà.

Yvette, dès que sa mère eut disparu, se leva,et courut pousser le verrou pour être seule, bien seule, puis ellese mit à réfléchir.

La femme de chambre frappa vers onze heures etdemanda à travers la porte :

– Madame la marquise fait demander siMademoiselle n’a besoin de rien, et ce qu’elle veut pour sondéjeuner ?

Yvette répondit :

– Je n’ai pas faim. Je prie seulementqu’on ne me dérange pas.

Et elle demeura au lit comme si elle eût étéfort malade.

Vers trois heures, on frappa de nouveau. Elledemanda :

– Qui est là ?

Ce fut la voix de sa mère.

– C’est moi, mignonne, je viens voircomment tu vas.

Elle hésita. Que ferait-elle ? Elleouvrit, puis se recoucha.

La marquise s’approcha, et parlant à mi-voixcomme auprès d’une convalescente :

– Eh bien, te trouves-tu mieux ? Tune veux pas manger un œuf ?

– Non, merci, rien du tout.

Mme Obardi s’était assise prèsdu lit. Elles demeurèrent sans rien dire, puis, enfin, comme safille restait immobile, les mains inertes sur les draps.

– Ne vas-tu pas te lever ?

Yvette répondit :

– Oui, tout à l’heure.

Puis d’un ton grave et lent :

– J’ai beaucoup réfléchi, maman, etvoici… voici ma résolution. Le passé est le passé, n’en parlonsplus. Mais l’avenir sera différent… ou bien… ou bien je sais ce quime resterait à faire. Maintenant, que ce soit fini là-dessus.

La marquise, qui croyait terminéel’explication, sentit un peu d’impatience la gagner. C’était tropmaintenant. Cette grande bécasse de fille aurait dû savoir depuislongtemps. Mais elle ne répondit rien et répéta :

– Te lèves-tu ?

– Oui, je suis prête.

Alors sa mère lui servit de femme de chambre,lui apportant ses bas, son corset, ses jupes ; puis ellel’embrassa.

– Veux-tu faire un tour avantdîner ?

– Oui, maman.

Et elles allèrent se promener le long del’eau, sans guère parler que de choses très banales.

IV

Le lendemain, dès le matin, Yvette s’en allatoute seule s’asseoir à la place où Servigny lui avait lul’histoire des fourmis. Elle se dit :

– Je ne m’en irai pas de là avant d’avoirpris une résolution.

Devant elle, à ses pieds, l’eau coulait, l’eaurapide du bras vif, pleine de remous, de larges bouillons quipassaient dans une fuite muette avec des tournoiementsprofonds.

Elle avait déjà envisagé toutes les faces dela situation et tous les moyens d’en sortir.

Que ferait-elle si sa mère ne tenait passcrupuleusement la condition qu’elle avait posée, ne renonçait pasà sa vie, à son monde, à tout, pour aller se cacher avec elle dansun pays lointain ?

Elle pouvait partir seule… fuir. Maisoù ? Comment ? De quoi vivrait-elle ?

En travaillant ? À quoi ? À quis’adresserait-elle pour trouver de l’ouvrage ? Et puisl’existence morne et humble des ouvrières, des filles du peuple,lui semblait un peu honteuse, indigne d’elle. Elle songea à sefaire institutrice, comme les jeunes personnes des romans, et àêtre aimée, puis épousée par le fils de la maison. Mais il auraitfallu qu’elle fût de grande race, qu’elle pût, quand le pèreexaspéré lui reprocherait d’avoir volé l’amour de son fils, dired’une voix fière :

– Je m’appelle Yvette Obardi.

Elle ne le pouvait pas. Et puis c’eût été mêmeencore là un moyen banal, usé.

Le couvent ne valait guère mieux. Elle ne sesentait d’ailleurs aucune vocation pour la vie religieuse, n’ayantqu’une piété intermittente et fugace. Personne ne pouvait la sauveren l’épousant, étant ce qu’elle était ! Aucun secours n’étaitacceptable d’un homme, aucune issue possible, aucune ressourcedéfinitive !

Et puis, elle voulait quelque chosed’énergique, de vraiment grand, de vraiment fort, qui serviraitd’exemple ; et elle se résolut à la mort.

Elle s’y décida tout d’un coup,tranquillement, comme s’il s’agissait d’un voyage, sans réfléchir,sans voir la mort, sans comprendre que c’est la fin sansrecommencement, le départ sans retour, l’adieu éternel à la terre,à la vie.

Elle fut disposée immédiatement à cettedétermination extrême, avec la légèreté des âmes exaltées etjeunes.

Et elle songea au moyen qu’elle emploierait.Mais tous lui apparaissaient d’une exécution pénible et hasardeuse,et demandaient en outre une action violente qui lui répugnait.

Elle renonça bien vite au poignard et aurevolver qui peuvent blesser seulement, estropier ou défigurer, etqui exigent une main exercée et sûre – à la corde qui est commune,suicide de pauvre, ridicule et laid – à l’eau parce qu’elle savaitnager. Restait donc le poison, mais lequel ? Presque tous fontsouffrir et provoquent des vomissements. Elle ne voulait nisouffrir, ni vomir. Alors elle songea au chloroforme, ayant lu dansun fait divers comment avait fait une jeune femme pour s’asphyxierpar ce procédé.

Et elle éprouva aussitôt une sorte de joie desa résolution, un orgueil intime, une sensation de fierté. Onverrait ce qu’elle était, ce qu’elle valait.

Elle rentra dans Bougival, et elle se renditchez le pharmacien, à qui elle demanda un peu de chloroforme pourune dent dont elle souffrait. L’homme, qui la connaissait, luidonna une toute petite bouteille de narcotique.

Alors elle partit à pied pour Croissy, où ellese procura une seconde fiole de poison. Elle en obtint unetroisième à Chatou, une quatrième à Rueil, et elle rentra en retardpour déjeuner. Comme elle avait grand-faim après cette course, ellemangea beaucoup, avec ce plaisir des gens que l’exercice acreusés.

Sa mère, heureuse de la voir affamée ainsi, sesentant tranquille enfin, lui dit, comme elles se levaient detable :

– Tous nos amis viendront passer lajournée de dimanche. J’ai invité le prince, le chevalier etM. de Belvigne.

Yvette pâlit un peu, mais ne réponditrien.

Elle sortit presque aussitôt, gagna la gare etprit un billet pour Paris.

Et pendant tout l’après-midi, elle alla depharmacie en pharmacie, achetant dans chacune quelques gouttes dechloroforme.

Elle revint le soir, les poches pleines depetites bouteilles.

Elle recommença le lendemain ce manège, etétant entrée par hasard chez un droguiste, elle put obtenir, d’unseul coup, un quart de litre.

Elle ne sortit pas le samedi ; c’était unjour couvert et tiède ; elle le passa tout entier sur laterrasse, étendue sur une chaise longue en osier.

Elle ne pensait presque à rien, très résolueet très tranquille.

Elle mit, le lendemain, une toilette bleue quilui allait fort bien, voulant être belle.

En se regardant dans sa glace elle se dit toutd’un coup : « Demain, je serai morte. » Et unsingulier frisson lui passa le long du corps. – Morte ! Je neparlerai plus, je ne penserai plus, personne ne me verra plus. Etmoi je ne verrai plus rien de tout cela !

Elle contemplait attentivement son visagecomme si elle ne l’avait jamais aperçu, examinant surtout ses yeux,découvrant mille choses en elle, un caractère secret de saphysionomie qu’elle ne connaissait pas, s’étonnant de se voir,comme si elle avait en face d’elle une personne étrangère, unenouvelle amie.

Elle se disait :

– C’est moi, c’est moi que voilà danscette glace. Comme c’est étrange de se regarder soi-même. Sans lemiroir cependant, nous ne nous connaîtrions jamais. Tous les autressauraient comment nous sommes, et nous ne le saurions point,nous.

Elle prit ses grands cheveux tressés en natteset les ramena sur sa poitrine, suivant de l’œil tous ses gestes,toutes ses poses, tous ses mouvements.

– Comme je suis jolie !pensa-t-elle. Demain, je serai morte, là, sur mon lit.

Elle regarda son lit, et il lui sembla qu’ellese voyait étendue, blanche comme ses draps.

– Morte. Dans huit jours, cette figure,ces yeux, ces joues ne seront plus qu’une pourriture noire, dansune boîte, au fond de la terre.

Une horrible angoisse lui serra le cœur.

Le clair soleil tombait à flots sur lacampagne et l’air doux du matin entrait par la fenêtre.

Elle s’assit, pensant à cela :« Morte. » C’était comme si le monde allait disparaîtrepour elle ; mais non, puisque rien ne serait changé dans cemonde, pas même sa chambre. Oui, sa chambre resterait toutepareille avec le même lit, les mêmes chaises, la même toilette,mais elle serait partie pour toujours, elle, et personne ne seraittriste, que sa mère peut-être.

On dirait : « Comme elle étaitjolie ! cette petite Yvette », voilà tout. Et comme elleregardait sa main appuyée sur le bras de son fauteuil, elle songeade nouveau à cette pourriture, à cette bouillie noire et puante queferait sa chair. Et de nouveau un grand frisson d’horreur luicourut dans tout le corps, et elle ne comprenait pas bien commentelle pourrait disparaître sans que la terre tout entières’anéantît, tant il lui semblait qu’elle faisait partie de tout, dela campagne, de l’air, du soleil, de la vie.

Des rires éclatèrent dans le jardin, un grandbruit de voix, des appels, cette gaieté bruyante des parties decampagne qui commencent, et elle reconnut l’organe sonore deM. de Belvigne, qui chantait :

Je suis sous ta fenêtre,

Ah ! daigne enfin paraître.

Elle se leva sans réfléchir et vint regarder.Tous applaudirent. Ils étaient là tous les cinq, avec deux autresmessieurs qu’elle ne connaissait pas.

Elle se recula brusquement, déchirée par lapensée que ces hommes venaient s’amuser chez sa mère, chez unecourtisane.

La cloche sonna le déjeuner.

– Je vais leur montrer comment on meurt,se dit-elle.

Et elle descendit d’un pas ferme, avec quelquechose de la résolution des martyres chrétiennes entrant dans lecirque où les lions les attendaient.

Elle serra les mains en souriant d’une manièreaffable, mais un peu hautaine. Servigny lui demanda :

– Êtes-vous moins grognon, aujourd’hui,mam’zelle ?

Elle répondit d’un ton sévère etsingulier :

– Aujourd’hui, je veux faire des folies.Je suis dans mon humeur de Paris. Prenez garde.

Puis, se tournant versM. de Belvigne :

– C’est vous qui serez mon patito, monpetit Malvoisie. Je vous emmène tous, après le déjeuner, à la fêtede Marly.

C’était la fête, en effet, à Marly. On luiprésenta les deux nouveaux venus, le comte de Tamine et le marquisde Briquetot.

Pendant le repas, elle ne parla guère, tendantsa volonté pour être gaie dans l’après-midi, pour qu’on ne devinâtrien, pour qu’on s’étonnât davantage, pour qu’on dît :« Qui l’aurait pensé ? Elle semblait si heureuse, sicontente ! Que se passe-t-il dans cestêtes-là ? »

Elle s’efforçait de ne point songer au soir, àl’heure choisie, alors qu’ils seraient tous sur la terrasse.

Elle but du vin le plus qu’elle put, pour semonter, et deux petits verres de fine champagne, et elle étaitrouge en sortant de table, un peu étourdie, ayant chaud dans lecorps et chaud dans l’esprit, lui semblait-il, devenue hardiemaintenant et résolue à tout.

– En route ! cria-t-elle.

Elle prit le bras de M. de Belvigneet régla la marche des autres :

– Allons, vous allez former monbataillon ! Servigny, je vous nomme sergent ; vous voustiendrez en dehors, sur la droite. Puis vous ferez marcher en têtela garde étrangère, les deux Exotiques, le prince et le chevalier,puis, derrière, les deux recrues qui prennent les armesaujourd’hui. Allons !

Ils partirent. Et Servigny se mit à imiter leclairon, tandis que les deux nouveaux venus faisaient semblant dejouer du tambour. M. de Belvigne, un peu confus, disaittout bas :

– Mademoiselle Yvette, voyons, soyezraisonnable, vous allez vous compromettre.

Elle répondit :

– C’est vous que je compromets, Raisiné.Quant à moi, je m’en fiche un peu. Demain, il n’y paraîtra plus.Tant pis pour vous, il ne faut pas sortir avec des filles commemoi.

Ils traversèrent Bougival, à la stupéfactiondes promeneurs. Tous se retournaient ; les habitants venaientsur leurs portes ; les voyageurs du petit chemin de fer qui vade Rueil à Marly les huèrent ; les hommes, debout sur lesplates-formes, criaient :

– À l’eau !… à l’eau !…

Yvette marchait d’un pas militaire, tenant parle bras Belvigne comme on mène un prisonnier. Elle ne riait point,gardant sur le visage une gravité pâle, une sorte d’immobilitésinistre. Servigny interrompait son clairon pour hurler descommandements. Le prince et le chevalier s’amusaient beaucoup,trouvaient ça très drôle et de haut goût. Les deux jeunes gensjouaient du tambour d’une façon ininterrompue.

Quand ils arrivèrent sur le lieu de la fête,ils soulevèrent une émotion. Des filles applaudirent ; desjeunes gens ricanaient ; un gros monsieur, qui donnait le brasà sa femme, déclara, avec une envie dans la voix :

– En voilà qui ne s’embêtent pas.

Elle aperçut des chevaux de bois et forçaBelvigne à monter à sa droite tandis que son détachement escaladaitpar derrière les bêtes tournantes. Quand le divertissement futterminé, elle refusa de descendre, contraignant son escorte àdemeurer cinq fois de suite sur le dos de ces montures d’enfants, àla grande joie du public qui criait des plaisanteries.M. de Belvigne, livide, avait mal au cœur endescendant.

Puis elle se mit à vagabonder à travers lesbaraques. Elle força tous ces hommes à se faire peser au milieud’un cercle de spectateurs. Elle leur fit acheter des jouetsridicules qu’ils durent porter dans leurs bras. Le prince et lechevalier commençaient à trouver la plaisanterie trop forte. Seuls,Servigny et les deux tambours ne se décourageaient point.

Ils arrivèrent enfin au bout du pays. Alorselle contempla ses suivants d’une façon singulière, d’un œilsournois et méchant ; et une étrange fantaisie lui passant parla tête, elle les fit ranger sur la berge droite qui domine lefleuve.

– Que celui qui m’aime le plus se jette àl’eau, dit-elle.

Personne ne sauta. Un attroupement se formaderrière eux. Des femmes, en tablier blanc, regardaient avecstupeur. Deux troupiers, en culotte rouge, riaient d’un airbête.

Elle répéta :

– Donc, il n’y a pas un de vous capablede se jeter à l’eau sur un désir de moi ?

Servigny murmura :

– Ma foi, tant pis.

Et il s’élança, debout, dans la rivière.

Sa chute jeta des éclaboussures jusqu’auxpieds d’Yvette. Un murmure d’étonnement et de gaieté s’éleva dansla foule.

Alors la jeune fille ramassa par terre unpetit morceau de bois, et, le lançant dans le courant :

– Apporte ! cria-t-elle.

Le jeune homme se mit à nager, et saisissantdans sa bouche, à la façon d’un chien, la planche qui flottait, illa rapporta, puis, remontant la berge, il mit un genou par terrepour la présenter.

Yvette la prit.

– T’es beau, dit-elle.

Et, d’une tape amicale, elle caressa sescheveux.

Une grosse dame, indignée, déclara :

– Si c’est possible !

Une autre dit :

– Peut-on s’amuser comme ça !

Un homme prononça :

– C’est pas moi qui me serait baigné pourune donzelle !

Elle reprit le bras de Belvigne, en lui jetantdans la figure :

– Vous n’êtes qu’un oison, mon ami ;vous ne savez pas ce que vous avez raté.

Ils revinrent. Elle jetait aux passants desregards irrités.

– Comme tous ces gens ont l’air bête,dit-elle.

Puis, levant les yeux sur le visage de soncompagnon :

– Vous aussi, d’ailleurs.

M. de Belvigne salua. S’étantretournée, elle vit que le prince et le chevalier avaient disparu.Servigny, morne et ruisselant, ne jouait plus du clairon etmarchait, d’un air triste, à côté des deux jeunes gens fatigués,qui ne jouaient plus du tambour.

Elle se mit à rire sèchement :

– Vous en avez assez, paraît-il. Voilàpourtant ce que vous appelez vous amuser, n’est-ce pas ? Vousêtes venus pour ça ; je vous en ai donné pour votreargent.

Puis elle marcha sans plus rien dire, et, toutd’un coup, Belvigne s’aperçut qu’elle pleurait. Effaré, ildemanda :

– Qu’avez-vous ?

Elle murmura :

– Laissez-moi, cela ne vous regardepas.

Mais il insistait, comme un sot :

– Oh ! mademoiselle, voyons,qu’est-ce que vous avez ? Vous a-t-on fait de lapeine ?

Elle répéta, avec impatience :

– Taisez-vous donc !

Puis, brusquement, ne résistant plus à latristesse désespérée qui lui noyait le cœur, elle se mit àsangloter si violemment qu’elle ne pouvait plus avancer.

Elle couvrait sa figure sous ses deux mains ethaletait avec des râles dans la gorge, étranglée, étouffée par laviolence de son désespoir.

Belvigne demeurait debout, à côté d’elle, toutà fait éperdu, répétant :

– Je n’y comprends rien.

Mais Servigny s’avança brusquement.

– Rentrons, mam’zelle, qu’on ne vous voiepas pleurer dans la rue. Pourquoi faites-vous des folies comme ça,puisque ça vous attriste ?

Et, lui prenant le coude, il l’entraîna. Mais,dès qu’ils arrivèrent à la grille de la villa, elle se mit àcourir, traversa le jardin, monta l’escalier et s’enferma chezelle.

Elle ne reparut qu’à l’heure du dîner, trèspâle, très grave. Tout le monde était gai cependant. Servigny avaitacheté chez un marchand du pays des vêtements d’ouvrier, unpantalon de velours, une chemise à fleurs, un tricot, une blouse,et il parlait à la façon des gens du peuple.

Yvette avait hâte qu’on eût fini, sentant soncourage défaillir. Dès que le café fut pris, elle remonta chezelle.

Elle entendait sous sa fenêtre les voixjoyeuses. Le chevalier faisait des plaisanteries lestes, des jeuxde mots d’étranger, grossiers et maladroits.

Elle écoutait, désespérée. Servigny, un peugris, imitait l’ouvrier pochard, appelait la marquise la patronne.Et, tout d’un coup, il dit à Saval :

– Hé ! patron !

Ce fut un rire général.

Alors, Yvette se décida. Elle prit d’abord unefeuille de son papier à lettres et écrivit :

« Bougival, ce dimanche, neuf heures dusoir.

« Je meurs pour ne point devenir unefille entretenue.

« YVETTE. »

Puis en post-scriptum :

« Adieu, chère maman, pardon. »

Elle cacheta l’enveloppe, adressée àMme la marquise Obardi.

Puis elle roula sa chaise longue auprès de lafenêtre, attira une petite table à portée de sa main et plaçadessus la grande bouteille de chloroforme à côté d’une poignée deouate.

Un immense rosier couvert de fleurs qui, partide la terrasse, montait jusqu’à sa fenêtre, exhalait dans la nuitun parfum doux et faible passant par souffles légers ; et elledemeura quelques instants à le respirer. La lune, à son premierquartier, flottait dans le ciel noir, un peu rongée à gauche, etvoilée parfois par de petites brumes.

Yvette pensait : « Je vaismourir ! je vais mourir ! » Et son cœur gonflé desanglots, crevant de peine, l’étouffait. Elle sentait en elle unbesoin de demander grâce à quelqu’un, d’être sauvée, d’êtreaimée.

La voix de Servigny s’éleva. Il racontait unehistoire graveleuse que des éclats de rire interrompaient à toutinstant. La marquise elle-même avait des gaietés plus fortes queles autres. Elle répétait sans cesse :

– Il n’y a que lui pour dire de ceschoses-là ! ah ! ah ! ah !

Yvette prit la bouteille, la déboucha et versaun peu de liquide sur le coton. Une odeur puissante, sucrée,étrange, se répandit ; et comme elle approchait de ses lèvresle morceau de ouate, elle avala brusquement cette saveur forte etirritante qui la fit tousser.

Alors, fermant la bouche, elle se mit àl’aspirer. Elle buvait à longs traits cette vapeur mortelle,fermant les yeux et s’efforçant d’éteindre en elle toute penséepour ne plus réfléchir, pour ne plus savoir.

Il lui sembla d’abord que sa poitrines’élargissait, s’agrandissait, et que son âme tout à l’heurepesante, alourdie de chagrin, devenait légère, légère comme si lepoids qui l’accablait se fût soulevé, allégé, envolé.

Quelque chose de vif et d’agréable lapénétrait jusqu’au bout des membres, jusqu’au bout des pieds et desmains, entrait dans sa chair, une sorte d’ivresse vague, de fièvredouce.

Elle s’aperçut que le coton était sec, et elles’étonna de n’être pas encore morte. Ses sens lui semblaientaiguisés, plus subtils, plus alertes.

Elle entendait jusqu’aux moindres parolesprononcées sur la terrasse. Le prince Kravalow racontait comment ilavait tué en duel un général autrichien.

Puis, très loin, dans la campagne, elleécoutait les bruits dans la nuit, les aboiements interrompus d’unchien, le cri court des crapauds, le frémissement imperceptible desfeuilles.

Elle reprit la bouteille, et imprégna denouveau le petit morceau de ouate, puis elle se remit à respirer.Pendant quelques instants, elle ne ressentit plus rien ; puisce lent et charmant bien-être qui l’avait envahie déjà, laressaisit.

Deux fois elle versa du chloroforme dans lecoton, avide maintenant de cette sensation physique et de cettesensation morale, de cette torpeur rêvante où s’égarait sonâme.

Il lui semblait qu’elle n’avait plus d’os,plus de chair, plus de jambes, plus de bras. On lui avait ôté toutcela, doucement, sans qu’elle s’en aperçût. Le chloroforme avaitvidé son corps, ne lui laissant que sa pensée plus éveillée, plusvivante, plus large, plus libre qu’elle ne l’avait jamaissentie.

Elle se rappelait mille choses oubliées, despetits détails de son enfance, des riens qui lui faisaient plaisir.Son esprit, doué tout à coup d’une agilité inconnue, sautait auxidées les plus diverses, parcourait mille aventures, vagabondaitdans le passé, et s’égarait dans les événements espérés del’avenir. Et sa pensée active et nonchalante avait un charmesensuel, elle éprouvait, à songer ainsi, un plaisir divin.

Elle entendait toujours les voix, mais elle nedistinguait plus les paroles, qui prenaient pour elle d’autressens. Elle s’enfonçait, elle s’égarait dans une espèce de féerieétrange et variée.

Elle était sur un grand bateau qui passait lelong d’un beau pays tout couvert de fleurs. Elle voyait des genssur la rive, et ces gens parlaient très fort, puis elle se trouvaità terre, sans se demander comment ; et Servigny, habillé enprince, venait la chercher pour la conduire à un combat detaureaux.

Les rues étaient pleines de passants quicausaient, et elle écoutait ces conversations qui ne l’étonnaientpoint, comme si elle eût connu les personnes, car à travers sonivresse rêvante elle entendait toujours rire et causer les amis desa mère sur la terrasse.

Puis tout devint vague.

Puis elle se réveilla, délicieusementengourdie, et elle eut quelque peine à se souvenir.

Donc, elle n’était pas morte encore.

Mais elle se sentait si reposée, dans un telbien-être physique, dans une telle douceur d’esprit qu’elle ne sehâtait point d’en finir ! Elle eût voulu faire durer toujourscet état d’assoupissement exquis.

Elle respirait lentement et regardait la lune,en face d’elle, sur les arbres. Quelque chose était changé dans sonesprit. Elle ne pensait plus comme tout à l’heure. Le chloroforme,en amollissant son corps et son âme, avait calmé sa peine, etendormi sa volonté de mourir.

Pourquoi ne vivrait-elle pas ? Pourquoine serait-elle pas aimée ? Pourquoi n’aurait-elle pas une vieheureuse ? Tout lui paraissait possible maintenant, et facileet certain. Tout était doux, tout était bon, tout était charmantdans la vie. Mais comme elle voulait songer toujours, elle versaencore cette eau de rêve sur le coton, et se remit à respirer, enécartant parfois le poison de sa narine, pour n’en pas absorbertrop, pour ne pas mourir.

Elle regardait la lune et voyait une figurededans, une figure de femme. Elle recommençait à battre la campagnedans la griserie imagée de l’opium. Cette figure se balançait aumilieu du ciel ; puis elle chantait ; elle chantait, avecune voix bien connue, l’Alleluia d’amour.

C’était la marquise qui venait de rentrer pourse mettre au piano.

Yvette avait des ailes maintenant. Ellevolait, la nuit, par une belle nuit claire, au-dessus des bois etdes fleuves. Elle volait avec délices, ouvrant les ailes, battantdes ailes, portée par le vent comme on serait porté par descaresses. Elle se roulait dans l’air qui lui baisait la peau, etelle filait si vite, si vite qu’elle n’avait le temps de rien voirau-dessous d’elle, et elle se trouvait assise au bord d’un étang,une ligne à la main ; elle pêchait.

Quelque chose tirait sur le fil qu’ellesortait de l’eau, en amenant un magnifique collier de perles, dontelle avait eu envie quelque temps auparavant. Elle ne s’étonnaitnullement de cette trouvaille, et elle regardait Servigny, venu àcôté d’elle sans qu’elle sût comment, pêchant aussi et faisantsortir de la rivière un cheval de bois.

Puis elle eut de nouveau la sensation qu’ellese réveillait et elle entendit qu’on l’appelait en bas.

Sa mère avait dit :

– Éteins donc la bougie.

Puis la voix de Servigny s’éleva claire etcomique :

– Éteignez donc vot’bougie, mam’zelleYvette.

Et tous reprirent en chœur :

– Mam’zelle Yvette, éteignez donc votrebougie.

Elle versa de nouveau du chloroforme dans lecoton, mais, comme elle ne voulait pas mourir, elle le tint assezloin de son visage pour respirer de l’air frais, tout en répandanten sa chambre l’odeur asphyxiante du narcotique, car elle compritqu’on allait monter ; et, prenant une posture bien abandonnée,une posture de morte, elle attendit.

La marquise disait :

– Je suis un peu inquiète ! Cettepetite folle s’est endormie en laissant sa lumière sur sa table. Jevais envoyer Clémence pour l’éteindre et pour fermer la fenêtre deson balcon qui est restée grande ouverte.

Et bientôt la femme de chambre heurta la porteen appelant :

– Mademoiselle, mademoiselle !

Après un silence, elle reprit :

– Mademoiselle, Mme lamarquise vous prie d’éteindre votre bougie et de fermer votrefenêtre.

Clémence attendit encore un peu, puis frappaplus fort en criant :

– Mademoiselle, mademoiselle !

Comme Yvette ne répondait pas, la domestiques’en alla et dit à la marquise :

– Mademoiselle est endormie sansdoute ; son verrou est poussé et je ne peux pas laréveiller.

Mme Obardi murmura :

– Elle ne va pourtant pas rester commeça ?

Tous alors, sur le conseil de Servigny, seréunirent sous la fenêtre de la jeune fille, et hurlèrent enchœur : – Hip ! – hip ! – hurra ! – mam’zelleYvette !

Leur clameur s’éleva dans la nuit calme,s’envola sous la lune dans l’air transparent, s’en alla sur le paysdormant ; et ils l’entendirent s’éloigner ainsi que fait lebruit d’un train qui fuit.

Comme Yvette ne répondit pas, la marquiseprononça :

– Pourvu qu’il ne lui soit rienarrivé ; je commence à avoir peur.

Alors, Servigny, cueillant les roses rouges dugros rosier poussé le long du mur et les boutons pas encore éclos,se mit à les lancer dans la chambre par la fenêtre.

Au premier qu’elle reçut, Yvette tressauta,faillit crier. D’autres tombaient sur sa robe, d’autres dans sescheveux, d’autres, passant par-dessus sa tête, allaient jusqu’aulit, le couvraient d’une pluie de fleurs.

La marquise cria encore une fois, d’une voixétranglée :

– Voyons, Yvette, réponds-nous.

Alors, Servigny déclara :

– Vraiment, ça n’est pas naturel, je vaisgrimper par le balcon.

Mais le chevalier s’indigna.

– Permettez, permettez, c’est là unegrosse faveur, je réclame ; c’est un trop bon moyen… et untrop bon moment pour obtenir un rendez-vous !

Tous les autres, qui croyaient à une farce dela jeune fille, s’écriaient :

– Nous protestons. C’est un coup monté.Montera pas, montera pas.

Mais la marquise, émue, répétait :

– Il faut pourtant qu’on aille voir.

Le prince déclara, avec un gestedramatique :

– Elle favorise le duc, nous sommestrahis.

– Jouons à pile ou face qui montera,demanda le chevalier.

Et il tira de sa poche une pièce d’or de centfrancs.

Il commença avec le prince :

– Pile, dit-il.

Ce fut face.

Le prince jeta la pièce à son tour, en disantà Saval :

– Prononcez, monsieur.

Saval prononça :

– Face.

Ce fut pile.

Le prince ensuite posa la même question à tousles autres. Tous perdirent.

Servigny, qui restait seul en face de lui,déclara de son air insolent :

– Parbleu, il triche !

Le Russe mit la main sur son cœur et tendit lapièce d’or à son rival, en disant :

– Jouez vous-même, mon cher duc.

Servigny la prit et la lança encriant :

– Face !

Ce fut pile.

Il salua et indiquant de la main le pilier dubalcon :

– Montez, mon prince.

Mais le prince regardait autour de lui d’unair inquiet.

– Que cherchez-vous ? demanda lechevalier.

– Mais… je… je voudrais bien… uneéchelle.

Un rire général éclata. Et Saval,s’avançant :

– Nous allons vous aider.

Il l’enleva dans ses bras d’hercule, enrecommandant :

– Accrochez-vous au balcon.

Le prince aussitôt s’accrocha, et Savall’ayant lâché, il demeura suspendu, agitant ses pieds dans le vide.Alors, Servigny saisissant ces jambes affolées qui cherchaient unpoint d’appui, tira dessus de toute sa force ; les mainslâchèrent et le prince tomba comme un bloc sur le ventre deM. de Belvigne qui s’avançait pour le soutenir.

– À qui le tour ? demandaServigny.

Mais personne ne se présenta.

– Voyons, Belvigne, de l’audace.

– Merci, mon cher, je tiens à mes os.

– Voyons, chevalier, vous devez avoirl’habitude des escalades. Je vous cède la place, mon cher duc.

– Heu !… heu !… c’est que jen’y tiens plus tant que ça.

Et Servigny, l’œil en éveil, tournait autourdu pilier.

Puis, d’un saut, s’accrochant au balcon, ils’enleva par les poignets, fit un rétablissement comme un gymnasteet franchit la balustrade.

Tous les spectateurs, le nez en l’air,applaudissaient. Mais il reparut aussitôt en criant :

– Venez vite ! Venez vite !Yvette est sans connaissance !

La marquise poussa un grand cri et s’élançadans l’escalier.

La jeune fille, les yeux fermés, faisait lamorte. Sa mère entra, affolée, et se jeta sur elle.

– Dites, qu’est-ce qu’elle a ?qu’est-ce qu’elle a ?

Servigny ramassait la bouteille de chloroformetombée sur le parquet :

– Elle s’est asphyxiée, dit-il.

Et il colla son oreille sur le cœur, puis ilajouta :

– Mais elle n’est pas morte ; nousla ranimerons. Avez-vous ici de l’ammoniaque ?

La femme de chambre, éperdue,répétait :

– De quoi… de quoi… monsieur ?

– De l’eau sédative.

– Oui, monsieur.

– Apportez tout de suite, et laissez laporte ouverte pour établir un courant d’air.

La marquise, tombée sur les genoux,sanglotait.

– Yvette ! Yvette ! ma fille,ma petite fille, ma fille, écoute, réponds-moi, Yvette, mon enfant.Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’ellea ?

Et les hommes effarés remuaient sans rienfaire, apportaient de l’eau, des serviettes, des verres, duvinaigre.

Quelqu’un dit : « Il faut ladéshabiller ! »

Et la marquise, qui perdait la tête, essaya dedévêtir sa fille ; mais elle ne savait plus ce qu’ellefaisait. Ses mains tremblaient, s’embrouillaient, se perdaient etelle gémissait : « Je… je… je ne peux pas, je ne peuxpas… »

La femme de chambre était rentrée apportantune bouteille de pharmacien que Servigny déboucha et dont il versala moitié sur un mouchoir. Puis il le colla sous le nez d’Yvette,qui eut une suffocation.

– Bon, elle respire, dit-il. Ça ne serarien.

Et il lui lava les tempes, les joues, le couavec le liquide à la rude senteur.

Puis il fit signe à la femme de chambre dedélacer la jeune fille, et quand elle n’eut plus qu’une jupe sur sachemise, il l’enleva dans ses bras, et la porta jusqu’au lit enfrémissant, remué par l’odeur de ce corps presque nu, par lecontact de cette chair, par la moiteur des seins à peine cachésqu’il faisait fléchir sous sa bouche.

Lorsqu’elle fut couchée, il se releva fortpâle. « Elle va revenir à elle, dit-il, ce n’est rien. »Car il l’avait entendue respirer d’une façon continue et régulière.Mais, apercevant tous les hommes, les yeux fixés sur Yvette étendueen son lit, une irritation jalouse le fit tressaillir, ets’avançant vers eux :

– Messieurs, nous sommes beaucoup tropdans cette chambre ; veuillez nous laisser seuls,M. Saval et moi, avec la marquise.

Il parlait d’un ton sec et plein d’autorité.Les autres s’en allèrent aussitôt.

Mme Obardi avait saisi sonamant à pleins bras, et, la tête levée vers lui, elle luicriait :

– Sauvez-la… Oh !sauvez-la !…

Mais Servigny, s’étant retourné, vit unelettre sur la table. Il la saisit d’un mouvement rapide et lutl’adresse. Il comprit et pensa : « Peut-être ne faut-ilpas que la marquise ait connaissance de cela. » Et, déchirantl’enveloppe, il parcourut d’un regard les deux lignes qu’ellecontenait :

« Je meurs pour ne pas devenir une filleentretenue. »

« YVETTE. »

« Adieu, ma chère maman.Pardon. »

– Diable, pensa-t-il, ça demanderéflexion.

Et il cacha la lettre dans sa poche.

Puis il se rapprocha du lit, et aussitôt lapensée lui vint que la jeune fille avait repris connaissance, maisqu’elle n’osait pas le montrer par honte, par humiliation, parcrainte des questions.

La marquise était tombée à genoux, maintenant,et elle pleurait, la tête sur le pied du lit. Tout à coup elleprononça : « Un médecin, il faut un médecin. »

Mais Servigny, qui venait de parler bas avecSaval, lui dit : « Non, c’est fini. Tenez, allez vous-enune minute, rien qu’une minute, et je vous promets qu’elle vousembrassera quand vous reviendrez. » Et le baron, soulevantMme Obardi par le bras, l’entraîna.

Alors, Servigny, s’asseyant près de la couche,prit la main d’Yvette et prononça : « Mam’zelle,écoutez-moi… »

Elle ne répondit pas. Elle se sentait si bien,si doucement, si chaudement couchée, qu’elle aurait voulu ne plusjamais remuer, ne plus jamais parler, et vivre comme ça toujours.Un bien-être infini l’avait envahie, un bien-être tel qu’elle n’enavait jamais senti de pareil.

L’air tiède de la nuit entrant par souffleslégers, par souffles de velours, lui passait de temps en temps surla face d’une façon exquise, imperceptible. C’était une caresse,quelque chose comme un baiser du vent, comme l’haleine lente etrafraîchissante d’un éventail qui aurait été fait de toutes lesfeuilles des bois et de toutes les ombres de la nuit, de la brumedes rivières, et de toutes les fleurs aussi, car les roses jetéesd’en bas dans sa chambre et sur son lit, et les roses grimpées aubalcon, mêlaient leur senteur languissante à la saveur saine de labrise nocturne.

Elle buvait cet air si bon, les yeux fermés,le cœur reposé dans l’ivresse encore persistante de l’opium, ellen’avait plus du tout le désir de mourir, mais une envie forte,impérieuse, de vivre, d’être heureuse, n’importe comment, d’êtreaimée, oui, aimée.

Servigny répéta :

– Mam’zelle Yvette, écoutez-moi.

Et elle se décida à ouvrir les yeux. Ilreprit, la voyant ranimée :

– Voyons, voyons, qu’est-ce que c’est quedes folies pareilles ?

Elle murmura :

– Mon pauvre Muscade, j’avais tant dechagrin.

Il lui serrait la mainpaternellement :

– C’est ça qui vous avançait àgrand-chose, ah oui ! Voyons, vous allez me promettre de nepas recommencer ?

Elle ne répondit pas, mais elle fit un petitmouvement de tête qu’accentuait un sourire plutôt sensible quevisible.

Il tira de sa poche la lettre trouvée sur latable :

– Est-ce qu’il faut montrer cela à votremère ?

Elle fit « non » d’un signe dufront.

Il ne savait plus que dire, car la situationlui paraissait sans issue. Il murmura :

– Ma chère petite, il faut prendre sonparti des choses les plus pénibles. Je comprends bien votredouleur, et je vous promets…

Elle balbutia :

– Vous êtes bon…

Ils se turent. Il la regardait. Elle avaitdans l’œil quelque chose d’attendri, de défaillant ; et, toutd’un coup, elle souleva les deux bras, comme si elle eût voulul’attirer. Il se pencha sur elle, sentant qu’elle l’appelait ;et leurs lèvres s’unirent.

Longtemps ils restèrent ainsi, les yeuxfermés. Mais lui, comprenant qu’il allait perdre la tête, sereleva. Elle lui souriait maintenant d’un vrai sourire detendresse ; et, de ses deux mains accrochées aux épaules, ellele retenait.

– Je vais chercher votre mère,dit-il.

Elle murmura :

– Encore une seconde. Je suis sibien.

Puis, après un silence, elle prononça toutbas, si bas qu’il entendit à peine :

– Vous m’aimerez bien, dites ?

Il s’agenouilla près du lit, et baisant lepoignet qu’elle lui avait laissé :

– Je vous adore.

Mais on marchait près de la porte. Il sereleva d’un bond et cria de sa voix ordinaire qui semblait toujoursun peu ironique :

– Vous pouvez entrer. C’est faitmaintenant.

La marquise s’élança sur sa fille, les deuxbras ouverts, et l’étreignit frénétiquement, couvrant de larmes sonvisage, tandis que Servigny, l’âme radieuse, la chair émue,s’avançait sur le balcon pour respirer le grand air frais de lanuit, en fredonnant :

Souvent femme varie,

Bien fol est qui s’y fie.

 

29 août – 9 septembre 1884

Le Retour

 

La mer fouette la côte de sa vague courte etmonotone. De petits nuages blancs passent vite à travers le grandciel bleu, emportés par le vent rapide, comme des oiseaux ; etle village, dans le pli du vallon qui descend vers l’océan, sechauffe au soleil.

Tout à l’entrée, la maison desMartin-Lévesque, seule, au bord de la route. C’est une petitedemeure de pêcheur, aux murs d’argile, au toit de chaume empanachéd’iris bleus. Un jardin large comme un mouchoir, où poussent desoignons, quelques choux, du persil, du cerfeuil, se carre devant laporte. Une haie le clôt le long du chemin.

L’homme est à la pêche, et la femme, devant laloge, répare les mailles d’un grand filet brun, tendu sur le murainsi qu’une immense toile d’araignée. Une fillette de quatorzeans, à l’entrée du jardin, assise sur une chaise de paille penchéeen arrière et appuyée du dos à la barrière, raccommode du linge, dulinge de pauvre, rapiécé, reprisé déjà. Une autre gamine, plusjeune d’un an, berce dans ses bras un enfant tout petit, encoresans gestes et sans parole ; et deux mioches de deux et troisans, le derrière dans la terre, nez à nez, jardinent de leurs mainsmaladroites et se jettent des poignées de poussière dans lafigure.

Personne ne parle. Seul le moutard qu’onessaie d’endormir pleure d’une façon continue, avec une petite voixaigre et frêle. Un chat dort sur la fenêtre ; et des girofléesépanouies font, au pied du mur, un beau bourrelet de fleursblanches sur qui bourdonne un peuple de mouches.

La fillette qui coud près de l’entrée appelletout à coup :

– M’man !

La mère répond :

– Qué qu’t’as ?

– Le r’voilà.

Elles sont inquiètes depuis le matin, parcequ’un homme rôde autour de la maison : un vieux homme qui al’air d’un pauvre. Elles l’ont aperçu comme elles allaient conduirele père à son bateau, pour l’embarquer. Il était assis sur lefossé, en face de leur porte. Puis, quand elles sont revenues de laplage, elles l’ont retrouvé là, qui regardait la maison.

Il semblait malade et très misérable. Iln’avait pas bougé pendant plus d’une heure ; puis, voyantqu’on le considérait comme un malfaiteur, il s’était levé et étaitparti en traînant la jambe.

Mais bientôt elles l’avaient vu revenir de sonpas lent et fatigué ; et il s’était encore assis, un peu plusloin cette fois, comme pour les guetter.

La mère et les fillettes avaient peur. La mèresurtout se tracassait parce qu’elle était d’un naturel craintif, etque son homme, Lévesque, ne devait revenir de la mer qu’à la nuittombante.

Son mari s’appelait Lévesque ; elle, onla nommait Martin, et on les avait baptisés les Martin-Lévesque.Voici pourquoi : elle avait épousé en premières noces unmatelot du nom de Martin, qui allait tous les étés à Terre-Neuve, àla pêche de la morue.

Après deux années de mariage, elle avait delui une petite fille et elle était encore grosse de six mois quandle bâtiment qui portait son mari, les Deux-Sœurs, untrois-mâts-barque de Dieppe, disparut.

On n’en eut jamais aucune nouvelle ;aucun des marins qui le montaient ne revint ; on le considéradonc comme perdu corps et biens.

La Martin attendit son homme pendant dix ans,élevant à grand-peine ses deux enfants ; puis, comme elleétait vaillante et bonne femme, un pêcheur du pays, Lévesque, veufavec un garçon, la demanda en mariage. Elle l’épousa et eut encorede lui deux enfants en trois ans.

Ils vivaient péniblement, laborieusement. Lepain était cher et la viande presque inconnue dans la demeure. Ons’endettait parfois chez le boulanger, en hiver, pendant les moisde bourrasques. Les petits se portaient bien, cependant. Ondisait :

– C’est des braves gens, lesMartin-Lévesque. La Martin est dure à la peine, et Lévesque n’a passon pareil pour la pêche.

La fillette assise à la barrièrereprit :

– On dirait qui nous connaît. C’estp’t-être ben quéque pauvre d’Épreville ou d’Auzebosc.

Mais la mère ne s’y trompait pas. Non, non, çan’était pas quelqu’un du pays, pour sûr !

Comme il ne remuait pas plus qu’un pieu, etqu’il fixait ses yeux avec obstination sur le logis desMartin-Lévesque, la Martin devint furieuse et, la peur la rendantbrave, elle saisit une pelle et sortit devant la porte.

– Qué que vous faites là ?cria-t-elle au vagabond.

Il répondit d’une voix enrouée.

– J’prends la fraîche, donc ! J’vousfais-ti tort ?

Elle reprit :

– Pourqué qu’vous êtes quasiment enespionance devant ma maison ?

L’homme répliqua :

– Je n’fais d’mal à personne. C’est-ipoint permis d’s’asseoir sur la route ?

Ne trouvant rien à répondre, elle rentra chezelle.

La journée s’écoula lentement. Vers midi,l’homme disparut. Mais il repassa vers cinq heures. On ne le vitplus dans la soirée.

Lévesque rentra à la nuit tombée. On lui ditla chose. Il conclut :

– C’est quéque fouineur ou quéquemalicieux.

Et il se coucha sans inquiétude, tandis que sacompagne songeait à ce rôdeur qui l’avait regardée avec des yeux sidrôles.

Quand le jour vint, il faisait grand vent, etle matelot, voyant qu’il ne pourrait prendre la mer, aida sa femmeà raccommoder ses filets.

Vers neuf heures, la fille aînée, une Martin,qui était allée chercher du pain, rentra en courant, la mineeffarée, et cria :

– M’man, le r’voilà !

La mère eut une émotion, et, toute pâle, dit àson homme :

– Va li parler, Lévesque, pour qu’il nenous guette point comme ça, parce que, mé, ça me tourne lessens.

Et Lévesque, un grand matelot au teint debrique, à la barbe drue et rouge, à l’œil bleu percé d’un pointnoir, au cou fort, enveloppé toujours de laine, par crainte du ventet de la pluie au large, sortit tranquillement et s’approcha durôdeur.

Et ils se mirent à parler.

La mère et les enfants les regardaient deloin, anxieux et frémissants.

Tout à coup l’inconnu se leva et s’en vint,avec Lévesque, vers la maison.

La Martin, effarée, se reculait. Son homme luidit :

– Donne li un p’tieu de pain et un verrede cidre. I n’a rien mâqué depuis avant-hier.

Et ils entrèrent tous deux dans le logis,suivis de la femme et des enfants. Le rôdeur s’assit et se mit àmanger, la tête baissée sous tous les regards.

La mère, debout, le dévisageait ; lesdeux grandes filles, les Martin, adossées à la porte, l’une portantle dernier enfant, plantaient sur lui leurs yeux avides, et lesdeux mioches, assis dans les cendres de la cheminée, avaient cesséde jouer avec la marmite noire, comme pour contempler aussi cetétranger.

Lévesque, ayant pris une chaise, luidemanda :

– Alors vous v’nez de loin ?

– J’viens d’Cette.

– À pied, comme ça ?…

– Oui, à pied. Quand on n’a pas lesmoyens, faut ben.

– Ousque vous allez donc ?

– J’allais t’ici.

– Vous y connaissez quelqu’un ?

– Ça se peut ben.

Ils se turent. Il mangeait lentement, bienqu’il fût affamé, et il buvait une gorgée de cidre après chaquebouchée de pain. Il avait un visage usé, ridé, creux partout, etsemblait avoir beaucoup souffert.

Lévesque lui demanda brusquement :

– Comment que vous vous nommez ?

Il répondit sans lever le nez :

– Je me nomme Martin.

Un étrange frisson secoua la mère. Elle fit unpas, comme pour voir de plus près le vagabond, et demeura en facede lui, les bras pendants, la bouche ouverte. Personne ne disaitplus rien. Lévesque enfin reprit :

– Êtes-vous d’ici ?

Il répondit :

– J’suis d’ici.

Et comme il levait enfin la tête, les yeux dela femme et les siens se rencontrèrent et demeurèrent fixes, mêlés,comme si les regards se fussent accrochés.

Et elle prononça tout à coup, d’une voixchangée, basse, tremblante :

– C’est-y té, mon homme ?

Il articula lentement :

– Oui, c’est mé.

Il ne remua pas, continuant à mâcher sonpain.

Lévesque, plus surpris qu’ému,balbutia :

– C’est té, Martin ?

L’autre dit simplement :

– Oui, c’est mé.

Et le second mari demanda :

– D’où que tu d’viens donc ?

Le premier raconta :

– D’la côte d’Afrique. J’ons sombré surun banc. J’nous sommes ensauvés à trois, Picard, Vatinel et mé. Etpi j’avons été pris par des sauvages qui nous ont tenus douze ans.Picard et Vatinel sont morts. C’est un voyageur anglais qui m’apris-t-en passant et qui m’a reconduit à Cette. Et me v’là.

La Martin s’était mise à pleurer, la figuredans son tablier.

Lévesque prononça :

– Qué que j’allons fé, àc’t’heure ?

Martin demanda :

– C’est té qu’es s’n homme ?

Lévesque répondit :

– Oui, c’est mé !

Ils se regardèrent et se turent.

Alors, Martin, considérant les enfants encercle autour de lui, désigna d’un coup de tête les deuxfillettes.

– C’est-i les miennes ?

Lévesque dit :

– C’est les tiennes.

Il ne se leva point ; il ne les embrassapoint ; il constata seulement :

– Bon Dieu, qu’a sont grandes !

Lévesque répéta :

– Qué que j’allons fé ?

Martin, perplexe, ne savait guère plus. Enfinil se décida :

– Moi, j’f’rai à ton désir. Je n’veux past’faire tort. C’est contrariant tout de même, vu la maison. J’aideux éfants, tu n’as trois, chacun les siens. La mère, c’est-ti àté, c’est-ti à mé ? J’suis consentant à ce qui teplaira ; mais la maison, c’est à mé, vu qu’mon père me l’alaissée, que j’y sieus né, et qu’elle a des papiers chez lenotaire.

La Martin pleurait toujours, par petitssanglots cachés dans la toile bleue du tablier. Les deux grandesfillettes s’étaient rapprochées et regardèrent leur père avecinquiétude.

Il avait fini de manger. Il dit à sontour :

– Qué que j’allons fé ?

Lévesque eut une idée :

– Faut aller chez l’curé, i’décidera.

Martin se leva, et comme il s’avançait vers safemme, elle se jeta sur sa poitrine en sanglotant :

– Mon homme ! te v’là ! Martin,mon pauvre Martin, te v’là !

Et elle le tenait à pleins bras, traverséebrusquement par un souffle d’autrefois, par une grande secousse desouvenirs qui lui rappelaient ses vingt ans et ses premièresétreintes.

Martin, ému lui-même, l’embrassait sur sonbonnet. Les deux enfants, dans la cheminée, se mirent à hurlerensemble en entendant pleurer leur mère, et le dernier-né, dans lesbras de la seconde des Martin, clama d’une voix aiguë comme unfifre faux.

Lévesque, debout, attendait :

– Allons, dit-il, faut se mettre enrègle.

Martin lâcha sa femme, et, comme il regardaitses deux filles, la mère leur dit :

– Baisez vot’pé, au moins.

Elles s’approchèrent en même temps, l’œil sec,étonnées, un peu craintives. Et il les embrassa l’une aprèsl’autre, sur les deux joues, d’un gros bécot paysan. En voyantapprocher cet inconnu, le petit enfant poussa des cris si perçants,qu’il faillit être pris de convulsions.

Puis les deux hommes sortirent ensemble.

Comme ils passaient devant le Café duCommerce, Lévesque demanda :

– Si je prenions toujours unegoutte ?

– Moi, j’veux ben, déclara Martin.

Ils entrèrent, s’assirent dans la pièce encorevide et Lévesque cria :

– Eh ! Chicot, deux fil-en-six, dela bonne, c’est Martin qu’est r’venu, Martin, celui à ma femme, tusais ben, Martin des Deux-Sœurs, qu’était perdu.

Et le cabaretier, trois verres d’une main, uncarafon de l’autre, s’approcha, ventru, sanguin, bouffi de graisse,et demanda d’un air tranquille :

– Tiens ! te v’là donc,Martin ?

Martin répondit :

– Mé v’là.

 

28 juillet 1884

L’abandonné.

 

– Vraiment, je te crois folle, ma chèreamie, d’aller te promener dans la campagne par un pareil temps. Tuas, depuis deux mois, de singulières idées. Tu m’amènes, bon gré,mal gré, au bord de la mer, alors que jamais, depuis quarante-cinqans que nous sommes mariés, tu n’avais eu pareille fantaisie. Tuchoisis d’autorité Fécamp, une triste ville, et te voilà prised’une telle rage de locomotion, toi qui ne remuais jamais, que tuveux te promener à travers champs par le jour le plus chaud del’année. Dis à d’Apreval de t’accompagner, puisqu’il se prête àtous tes caprices. Quant à moi, je rentre faire la sieste.

Mme de Cadour se tournavers son ancien ami :

– Venez-vous avec moi,d’Apreval ?

Il s’inclina, en souriant, avec une galanteriedu temps passé :

– Où vous irez, j’irai, dit-il.

– Eh bien, allez attraper une insolation,déclara M. de Cadour. Et il rentra dans l’hôtel des Bainspour s’étendre une heure ou deux sur son lit.

Dès qu’ils furent seuls, la vieille femme etson vieux compagnon se mirent en route. Elle dit, très bas, en luiserrant la main : « Enfin ! enfin ! »

Il murmura :

– Vous êtes folle. Je vous assure quevous êtes folle. Songez à ce que vous risquez. Si cet homme…

Elle eut un sursaut :

– Oh ! Henri, ne dites pas Cethomme, en parlant de lui.

Il reprit d’un ton brusque :

– Eh bien ! si notre fils se doutede quelque chose, s’il nous soupçonne, il vous tient, il noustient. Vous vous êtes bien passée de le voir depuis quarante ans.Qu’avez-vous aujourd’hui ?

Ils avaient suivi la longue rue qui va de lamer à la ville. Ils tournèrent à droite pour monter la côted’Étretat. La route blanche se déroulait sous une pluie brûlante desoleil.

Ils allaient lentement sous l’ardente chaleur,à petits pas. Elle avait passé son bras sous celui de son ami, etelle regardait droit devant elle d’un regard fixe, hanté !

Elle prononça :

– Ainsi, vous ne l’avez jamais revu nonplus ?

– Non, jamais !

– Est-ce possible ?

– Ma chère amie, ne recommençons pointcette éternelle discussion. J’ai une femme et des enfants, commevous avez un mari, nous avons donc l’un et l’autre tout à craindrede l’opinion.

Elle ne répondit point. Elle songeait à sajeunesse lointaine, aux choses passées, si tristes.

On l’avait mariée, comme on marie les jeunesfilles. Elle ne connaissait guère son fiancé, un diplomate, et ellevécut avec lui, plus tard, de la vie de toutes les femmes dumonde.

Mais voilà qu’un jeune homme,M. d’Apreval, marié comme elle, l’aima d’une passionprofonde ; et pendant une longue absence deM. de Cadour, parti aux Indes en mission politique, ellesuccomba.

Aurait-elle pu résister ? serefuser ? Aurait-elle eu la force, le courage de ne pas céder,car elle l’aimait aussi ? Non, vraiment, non ! C’eût ététrop dur ! elle aurait trop souffert ! Comme la vie estméchante et rusée ! Peut-on éviter certaines atteintes dusort, peut-on fuir la destinée fatale ? Quand on est femme,seule, abandonnée, sans tendresse, sans enfants, peut-on fuirtoujours une passion qui se lève sur vous, comme on fuirait lalumière du soleil, pour vivre, jusqu’à sa mort, dans lanuit ?

Comme elle se rappelait tous les détailsmaintenant, ses baisers, ses sourires, son arrêt sur la porte pourla regarder en entrant chez elle. Quels jours heureux, ses seulsbeaux jours, si vite finis !

Puis elle s’aperçut qu’elle étaitenceinte ! quelles angoisses !

Oh ! ce voyage, dans le Midi, ce longvoyage, ces souffrances, ces terreurs incessantes, cette vie cachéedans ce petit chalet solitaire, sur le bord de la Méditerranée, aufond d’un jardin dont elle n’osait pas sortir !

Comme elle se les rappelait, les longs joursqu’elle passait étendue sous un oranger, les yeux levés vers lesfruits rouges, tout ronds, dans le feuillage vert ! Comme elleaurait voulu sortir, aller jusqu’à la mer, dont le souffle fraislui venait par-dessus le mur, dont elle entendait les courtesvagues sur la plage, dont elle rêvait la grande surface bleue,luisante de soleil avec des voiles blanches et une montagne àl’horizon. Mais elle n’osait point franchir la porte. Si on l’avaitreconnue, déformée ainsi, montrant sa honte dans sa lourdeceinture !

Et les jours d’attente, les derniers jourstorturants ! les alertes ! les souffrancesmenaçantes ! puis l’effroyable nuit ! Que de misères elleavait endurées.

Quelle nuit, celle-là ! Comme elle avaitgémi, crié ! Elle voyait encore la face pâle de son amant, quilui baisait la main à chaque minute, la figure glabre du médecin,le bonnet blanc de la garde.

Et quelle secousse elle avait sentie en soncœur en entendant ce frêle gémissement d’enfant, ce miaulement, cepremier effort d’une voix d’homme !

Et le lendemain ! le lendemain ! leseul jour de sa vie où elle eût vu et embrassé son fils, carjamais, depuis, elle ne l’avait seulement aperçu !

Et, depuis lors, quelle longue existence videoù flottait toujours, toujours, la pensée de cet enfant ! Ellene l’avait pas revu, pas une seule fois, ce petit être sortid’elle, son fils ! On l’avait pris, emporté, caché. Ellesavait seulement qu’il avait été élevé par des paysans normands,qu’il était devenu lui-même un paysan, et qu’il était marié, bienmarié et bien doté par son père, dont il ignorait le nom.

Que de fois, depuis quarante ans, elle avaitvoulu partir pour le voir, pour l’embrasser ! Elle ne sefigurait pas qu’il eût grandi ! Elle songeait toujours à cettelarve humaine qu’elle avait tenue un jour dans ses bras et serréecontre son flanc meurtri.

Que de fois elle avait dit à son amant :« Je n’y tiens plus, je veux le voir, je vaispartir. »

Toujours il l’avait retenue, arrêtée. Elle nesaurait pas se contenir, se maîtriser ; l’autre devinerait,l’exploiterait. Elle serait perdue.

– Comment est-il ? disait-elle.

– Je ne sais pas. Je ne l’ai point revunon plus.

– Est-ce possible ? avoir un fils etne le point connaître. Avoir peur de lui, l’avoir rejeté comme unehonte. – C’était horrible.

Ils allaient sur la longue route, accablés parla flamme du soleil, montant toujours l’interminable côte.

Elle reprit :

– Ne dirait-on pas un châtiment ? Jen’ai jamais eu d’autre enfant. Non, je ne pouvais plus résister àce désir de le voir, qui me hante depuis quarante ans. Vous necomprenez pas cela, vous, les hommes. Songez que je suis tout prèsde la mort. Et je ne l’aurai pas revu !… pas revu, est-cepossible ? Comment ai-je pu attendre si longtemps ? J’aipensé à lui toute ma vie. Quelle affreuse existence cela m’a fait.Je ne me suis pas réveillée une fois, pas une fois, entendez-vous,sans que ma première pensée n’ait été pour lui, pour mon enfant.Comment est-il ? Oh ! comme je me sens coupable vis-à-visde lui ! Doit-on craindre le monde en ce cas-là ?J’aurais dû tout quitter et le suivre, l’élever, l’aimer. J’auraisété plus heureuse, certes. Je n’ai pas osé. J’ai été lâche. Commej’ai souffert ! Oh ! ces pauvres êtres abandonnés, commeils doivent haïr leurs mères !

Elle s’arrêta brusquement, étranglée par lessanglots. Tout le vallon était désert et muet sous la lumièreaccablante du jour. Seules, les sauterelles jetaient leur cri secet continu dans l’herbe jaune et rare des deux côtés de laroute.

– Asseyez-vous un peu, dit-il.

Elle se laissa conduire jusqu’au bord du fosséet s’affaissa, la figure dans ses mains. Ses cheveux blancs, tordusen spirales des deux côtés de son visage, se déroulaient, et ellepleurait, déchirée par une douleur profonde.

Il restait debout en face d’elle, inquiet, nesachant que lui dire. Il murmura : « Allons… ducourage. »

Elle se releva : « J’enaurai. » Et, s’essuyant les yeux, elle se remit en marche d’unpas saccadé de vieille.

La route s’enfonçait, un peu plus loin, sousun bouquet d’arbres qui cachait quelques maisons. Ils distinguaientmaintenant le choc vibrant et régulier d’un marteau de forge surune enclume.

Et bientôt ils virent, sur la droite, unecharrette arrêtée devant une sorte de maison basse, et, sous unhangar, deux hommes qui ferraient un cheval.

M. d’Apreval s’approcha.

– La ferme de Pierre Bénédict ?cria-t-il.

Un des hommes répondit :

– Prenez l’chemin de gauche, tout contrele p’tit café, et pi suivez tout drait, c’est la troisième après lacelle à Poret. Y a une sapinette près d’la barrière. Y a pas à setromper.

Ils tournèrent à gauche. Elle allait toutdoucement maintenant, les jambes défaillantes, le cœur battant avectant de violence qu’elle suffoquait.

À chaque pas, elle murmurait, comme pour uneprière : « Mon Dieu ! oh ! monDieu ! » Et une émotion terrible lui serrait la gorge, lafaisait vaciller sur ses pieds comme si on lui eût coupé lesjarrets.

M. d’Apreval, nerveux, un peu pâle, luidit brusquement :

– Si vous ne savez pas vous maîtriserdavantage, vous allez vous trahir tout de suite. Tâchez donc devous dominer.

Elle balbutia :

– Est-ce que je le puis ? Monenfant ! Quand je songe que je vais voir mon enfant !

Ils suivirent un de ces petits chemins decampagne encaissés entre les cours des fermes, ensevelis sous undouble rang de hêtres alignés sur les fossés.

Et, tout d’un coup, ils se trouvèrent devantune barrière de bois qu’abritait un jeune sapin.

– C’est ici, dit-il.

Elle s’arrêta net, et regarda.

La cour, plantée de pommiers, était grande,s’étendant jusqu’à la petite maison d’habitation, couverte enchaume. En face, l’écurie, la grange, l’étable, le poulailler. Sousun toit d’ardoises, les voitures, charrette, tombereau, cabriolet.Quatre veaux broutaient l’herbe bien verte sous l’abri des arbres.Les poules noires erraient dans tous les coins de l’enclos.

Aucun bruit. La porte de la maison étaitouverte. Mais on ne voyait personne.

Ils entrèrent. Aussitôt un chien noir sortitd’un baril roulé au pied d’un grand poirier et se mit à japper avecfureur.

Contre le mur de la maison, en arrivant,quatre ruches posées sur des planches alignaient leurs dômes depaille.

M. d’Apreval, devant le logis,cria : « Y a-t-il du monde ? » Une enfantparut ; une petite fille de dix ans environ, vêtue d’unechemise et d’une jupe de laine, les jambes nues et sales, l’airtimide et sournois. Elle restait debout dans l’encadrement de laporte comme pour en défendre l’entrée.

– Qué qu’vous voulez ? dit-elle.

– Ton père est-il là ?

– Non.

– Où est-il ?

– J’sais point.

– Et ta maman ?

– All’est aux vaques.

– Va-t-elle revenir bientôt ?

– J’sais point.

Et, brusquement, la vieille femme, comme sielle eût craint qu’on l’entraînât de force, prononça d’une voixprécipitée :

– Je ne m’en irai pas sans l’avoirvu.

– Nous allons l’attendre, ma chèreamie.

Comme ils se retournaient, ils aperçurent unepaysanne qui s’en venait vers la maison, portant deux seaux defer-blanc qui semblaient lourds et que le soleil frappait parmoments d’une flamme éclatante et blanche.

Elle boitait de la jambe droite, et, lapoitrine roulée dans un tricot brun, terni, lavé par les pluies,roussi par les étés, elle avait l’air d’une pauvre servante,misérable et sale.

– V’là maman, dit l’enfant.

Quand elle fut près de sa demeure, elleregarda les étrangers d’un air mauvais et soupçonneux ; puiselle entra chez elle comme si elle ne les avait pas vus.

Elle semblait vieille, avec une figure creuse,jaune, dure ; cette figure de bois des campagnardes.

M. d’Apreval la rappela :

– Dites, madame, nous sommes entrés pourvous demander de nous vendre deux verres de lait.

Elle grommela, en reparaissant sur sa porte,après avoir posé ses seaux.

– Je n’vends point de lait.

– C’est que nous avons bien soif. Madameest vieille et très fatiguée. N’y a-t-il pas moyen d’avoir quelquechose à boire ?

La paysanne les considérait d’un œil inquietet sournois.

Enfin, elle se décida.

– Pisque vous êtes là, je vas tout demême vous en donner, dit-elle.

Et elle disparut dans son logis.

Puis l’enfant sortit, portant deux chaisesqu’elle posa sous un pommier et la mère s’en vint à son tour avecdeux bols de lait mousseux qu’elle mit aux mains des visiteurs.

Puis elle demeura debout devant eux comme pourles surveiller et deviner leurs desseins.

– Vous êtes de Fécamp ?dit-elle.

M. d’Apreval répondit :

– Oui, nous sommes à Fécamp pour l’été.Puis, après un silence, il reprit :

– Est-ce que vous pourriez nous vendredes poulets toutes les semaines ?

La paysanne hésita, puis répondit :

– Mais, tout de même. C’est-il des jeunesque vous voulez ?

– Oui, des jeunes.

– Combien que vous payez ça, aumarché ?

D’Apreval, qui l’ignorait, se tourna vers sonamie :

– Combien donc payez-vous les volailles,ma chère, les jeunes volailles ?

Elle balbutia, les yeux pleins delarmes :

– Quatre francs et quatre francscinquante.

La fermière la regarda de coin, étonnée, puiselle demanda :

– Est-elle malade, c’te dame,pisqu’all’pleure ?

Il ne savait que répondre, etbégaya :

– Non… non… mais elle… elle a perdu samontre en route, une belle montre, et ça lui a fait de la peine. Siquelqu’un la trouve, vous nous préviendrez.

La mère Bénédict ne répondit rien, jugeant çalouche.

Et soudain, elle prononça :

– V’là m’n’homme !

Elle seule l’avait vu entrer, car elle faisaitface à la barrière. D’Apreval eut un sursaut,Mme de Cadour faillit tomber en se tournantéperdument sur sa chaise.

Un homme était là, à dix pas, tirant une vacheau bout d’une corde, courbé en deux, soufflant.

Il prononça, sans s’occuper desvisiteurs :

– Maudit ! qué rosse !

Et il passa, allant vers l’étable où ildisparut.

Les larmes de la vieille femme s’étaienttaries brusquement, et elle demeurait effarée, sans paroles, sanspensée : « Son fils, c’était là sonfils ! »

D’Apreval, que la même idée avait blessé,articula d’une voix troublée :

– C’est bien M. Bénédict ?

La fermière, méfiante, demanda :

– Qué qui vous a dit son nom ?

Il reprit :

– C’est le forgeron au coin de lagrand-route.

Puis tous se turent, ayant les yeux fixés surla porte de l’étable. Elle faisait une sorte de trou noir dans lemur du bâtiment. On ne voyait rien dedans mais on entendait desbruits vagues, des mouvements, des pas amortis par la paille seméeà terre.

Il reparut sur le seuil, s’essuyant le front,et il revint vers la maison d’un grand pas lent qui le soulevait àchaque enjambée.

Il passa encore devant ces étrangers sansparaître les remarquer, et il dit à sa femme :

– Va me tirer une cruche d’cidre, j’aisef.

– Puis il entra dans sa demeure. Lafermière s’en alla vers le cellier, laissant seuls lesParisiens.

Et Mme de Cadour,éperdue, bégaya :

– Allons-nous-en, Henry,allons-nous-en.

D’Apreval lui prit le bras, la souleva, et lasoutenant de toute sa force, car il sentait bien qu’elle allaittomber, il l’entraîna, après avoir jeté cinq francs sur une deschaises.

Dès qu’ils eurent franchi la barrière, elle semit à sangloter, toute secouée par la douleur etbalbutiant :

– Oh ! oh ! voilà ce que vousen avez fait ?…

Il était fort pâle. Il répondit d’un tonsec :

– J’ai fait ce que j’ai pu. Sa ferme vautquatre-vingt mille francs. C’est une dot que n’ont pas tous lesenfants de bourgeois.

Et ils revinrent tout doucement, sans ajouterun mot. Elle pleurait toujours. Les larmes coulaient de ses yeux etroulaient sur ses joues, sans cesse.

Elles s’arrêtèrent enfin, et ils rentrèrentdans Fécamp.

M. de Cadour les attendait pourdîner. Il se mit à rire et cria, en les apercevant :

– Très bien, ma femme a attrapé uneinsolation. J’en suis ravi. Vraiment, je crois qu’elle perd latête, depuis quelque temps !

Ils ne répondirent ni l’un ni l’autre ;et comme le mari demandait, en se frottant les mains :

– Avez-vous fait une jolie promenade, aumoins ?

D’Apreval répondit :

– Charmante, mon cher, tout à faitcharmante.

 

15 août 1884

Les idées du colonel

 

– Ma foi, dit le colonel Laporte, je suisvieux, j’ai la goutte, les jambes raides comme des poteaux debarrière, et cependant, si une femme, une jolie femme, m’ordonnaitde passer par le trou d’une aiguille, je crois que j’y sauteraiscomme un clown dans un cerceau. Je mourrai ainsi, c’est dans lesang. Je suis un vieux galantin, moi, un vieux de la vieille école.La vue d’une femme, d’une jolie femme, me remue jusque dans mesbottes. Voilà.

D’ailleurs nous sommes tous un peu pareils, enFrance, messieurs. Nous restons des chevaliers quand même, leschevaliers de l’amour et du hasard, puisqu’on a supprimé Dieu, dontnous étions vraiment les gardes du corps.

Mais la femme, voyez-vous, on ne l’enlèverapas de nos cœurs. Elle y est, elle y reste. Nous l’aimons, nousl’aimerons, nous ferons pour elle toutes les folies, tant qu’il yaura une France sur la carte d’Europe. Et même si on escamote laFrance, il restera toujours des Français.

Moi, devant les yeux d’une femme, d’une joliefemme, je me sens capable de tout. Sacristi ! quand je sensentrer en moi son regard, son sacré nom de regard, qui vous met dufeu dans les veines, j’ai envie de je ne sais quoi, de me battre,de lutter, de casser des meubles, de montrer que je suis le plusfort, le plus brave, le plus hardi et le plus dévoué deshommes.

Mais je ne suis pas le seul, nonvraiment ; toute l’armée française est comme moi, je vous lejure. Depuis le pioupiou jusqu’aux généraux nous allons de l’avant,et jusqu’au bout, quand il s’agit d’une femme, d’une jolie femme.Rappelez-vous ce que Jeanne d’Arc nous a fait faire autrefois.Tenez, je vous parie que, si une femme, une jolie femme, avait prisle commandement de l’armée, la veille de Sedan, quand le Maréchalde Mac-Mahon fut blessé, nous aurions traversé les lignesprussiennes, sacrebleu ! et bu la goutte dans leurscanons.

Ce n’est pas un Trochu qu’il fallait à Paris,mais une sainte Geneviève.

Je me rappelle justement une petite anecdotede la guerre qui prouve bien que nous sommes capables de tout,devant une femme.

J’étais alors capitaine, simple capitaine, etje commandais un détachement d’éclaireurs qui battait en retraiteau milieu d’un pays envahi par les Prussiens. Nous étions cernés,pourchassés, éreintés, abrutis, mourant d’épuisement et defaim.

Or, il nous fallait, avant le lendemain,gagner Bar-sur-Tain, sans quoi nous étions flambés, coupés etmassacrés. Comment avions-nous échappé jusque-là ? je n’ensais rien. Nous avions donc douze lieues à faire pendant la nuit,douze lieues par la neige et sous la neige, le ventre vide. Moi jepensais : « C’est fini, jamais mes pauvres diablesd’hommes n’arriveront. »

Depuis la veille, on n’avait rien mangé. Toutle jour, nous restâmes cachés dans une grange, serrés les unscontre les autres pour avoir moins froid, incapables de parler oude remuer, dormant par secousses et par saccades, comme on dortquand on est rendu de fatigue.

À cinq heures, il faisait nuit, cette nuitblafarde des neiges. Je secouai mes gens. Beaucoup ne voulaientplus se lever, incapables de remuer ou de se tenir debout,ankylosés par le froid et le reste.

Devant nous, la plaine, une grande vache deplaine toute nue, où il pleuvait de la neige. Ça tombait, çatombait, comme un rideau, ces flocons blancs, qui cachaient toutsous un lourd manteau gelé, épais et mort, un matelas en laine deglace. On aurait dit la fin du monde.

– Allons, en route, les enfants.

Ils regardaient ça, cette poussière blanchequi descendait de là-haut, et ils semblaient penser :

– En voilà assez, autant mouririci !

Alors je tirai mon revolver :

– Le premier qui flanche, je lebrûle.

Et les voilà qui se mettent en marche, toutlentement, comme des gens dont les jambes sont usées.

J’en envoyai quatre, pour nous éclairer, àtrois cents mètres en avant ; puis le reste suivit, pêle-mêle,en bloc, au hasard des fatigues et de la longueur des pas. Jeplaçai les plus solides par derrière, avec ordre d’accélérer lestraînards à coups de baïonnette… dans le dos.

La neige semblait nous ensevelir toutvivants ; elle poudrait les képis et les capotes sans fondredessus, faisait de nous des fantômes, des espèces de spectres desoldats morts, bien fatigués.

Je me disais : « Jamais nous nesortirons de là, à moins d’un miracle. »

Parfois on s’arrêtait quelques minutes, àcause de ceux qui ne pouvaient pas suivre. Alors on n’entendaitplus que ce glissement vague de la neige, cette rumeur presqueinsaisissable que font le froissement et l’emmêlement de tous cesflocons qui tombent.

Quelques hommes se secouaient, d’autres nebougeaient point.

Puis je donnais l’ordre de repartir. Lesfusils remontaient sur les épaules, et, d’une allure exténuée, onse remettait en marche.

Soudain les éclaireurs se replièrent. Quelquechose les inquiétait. Ils avaient entendu parler devant nous.J’envoyai six hommes et un sergent. Et j’attendis.

Tout à coup, un cri aigu, un cri de femme,traversa le silence pesant des neiges, et au bout de quelquesminutes, on m’amena deux prisonniers, un vieillard et une jeunefille.

Je les interrogeai à voix basse. Ils fuyaientdevant les Prussiens qui avaient occupé leur maison dans la soirée,et qui étaient soûls. Le père avait eu peur pour sa fille, et sansmême prévenir leurs serviteurs, ils s’étaient sauvés tous deux dansla nuit.

Je reconnus tout de suite que c’étaient desbourgeois, même mieux que des bourgeois.

– Vous allez nous accompagner, leurdis-je.

On repartit. Comme le vieux connaissait lepays, il nous guida.

La neige cessa de tomber ; les étoilesparurent, et le froid devint terrible.

La jeune fille, qui tenait le bras de sonpère, marchait d’un pas saccadé, d’un pas de détresse. Elle murmuraplusieurs fois : « Je ne sens plus mes pieds », et,moi, je souffrais plus qu’elle de voir cette pauvre petite femme setraîner ainsi dans la neige.

Tout d’un coup, elle s’arrêta :

– Père, dit-elle, je suis si fatiguée queje n’irai pas plus loin.

Le vieux voulut la porter ; mais il nepouvait seulement pas la soulever ; et elle s’affaissa parterre en poussant un grand soupir.

On faisait cercle autour d’eux. Quant à moi,je piétinais sur place, ne sachant que faire, et ne pouvant merésoudre vraiment à abandonner ainsi cet homme et cette enfant.

Tout à coup, un de mes soldats, un Parisien,qu’on avait surnommé « Pratique », prononça :

– Allons, les camaraux, faut porter cettedemoiselle-là, ou bien nous n’sommes pus Français, nom d’unchien !

Je crois, ma foi, que je jurai de plaisir.

– Nom d’un nom, c’est gentil, ça, lesenfants. Et je veux en prendre ma part.

On voyait vaguement, dans l’ombre, sur lagauche, les arbres d’un petit bois. Quelques hommes se détachèrentet revinrent bientôt avec un faisceau de branches liées enlitière.

– Qui est-ce qui prête sa capote ?cria Pratique ; c’est pour une belle fille, les frérots.

Et dix capotes vinrent tomber autour dusoldat. En une seconde, la jeune fille fut couchée dans ces chaudsvêtements, et enlevée sur six épaules. Je m’étais placé en tête, àdroite, et content, ma foi, d’avoir ma charge.

On repartit comme si on eût bu un coup de vin,plus gaillardement et plus vivement. J’entendis même desplaisanteries. Il suffit d’une femme, voyez-vous, pour électriserles Français.

Les soldats avaient presque reformé les rangs,ranimés, réchauffés. Un vieux franc-tireur qui suivait la litière,attendant son tour pour remplacer le premier camarade quiflancherait, murmura vers son voisin, assez haut pour que jel’entendisse :

– Je n’suis pu jeune, moi ; eh bien,cré croquin, le sexe, il y a tout de même que ça pour vous flanquerdu cœur au ventre !

Jusqu’à trois heures du matin, on avançapresque sans repos. Puis, tout à coup, les éclaireurs se replièrentencore, et bientôt tout le détachement, couché dans la neige, nefaisait plus qu’une ombre vague sur le sol.

Je donnai des ordres à voix basse, etj’entendis derrière moi le crépitement sec et métallique desbatteries qu’on armait.

Car là-bas, au milieu de la plaine, quelquechose d’étrange remuait. On eût dit une bête énorme qui courait,s’allongeait comme un serpent ou se ramassait en boule, prenait debrusques élans, tantôt à droite, tantôt à gauche, s’arrêtait, puisrepartait.

Tout à coup, cette forme errante serapprocha ; et je vis venir, au grand trot, l’un derrièrel’autre, douze ulhans perdus qui cherchaient leur route.

Ils étaient si près, maintenant, quej’entendais parfaitement le souffle rauque des chevaux, le son deferraille des armes, et le craquement des selles.

Je criai :

– Feu !

Et cinquante coups de fusils crevèrent lesilence de la nuit. Quatre ou cinq détonations partirent encore,puis une dernière toute seule ; et, quand l’aveuglement de lapoudre enflammée se fut dissipé, on vit que les douze hommes, avecneuf chevaux, étaient tombés. Trois bêtes s’enfuyaient d’un galopfurieux, et l’une traînait derrière elle, pendu par le pied àl’étrier et bondissant éperdument, le cadavre de son cavalier.

Un soldat, derrière moi, riait, d’un rireterrible. Un autre dit :

– V’là des veuves !

Il était marié, peut-être. Un troisièmeajouta :

– Faut pas grand temps !

Une tête était sortie de la litière :

– Qu’est-ce qu’on fait, dit-elle, on sebat ?

Je répondis :

– Ce n’est rien, mademoiselle ; nousvenons d’expédier une douzaine de Prussiens !

Elle murmura :

– Pauvres gens !

Mais comme elle avait froid, elle redisparutsous les capotes.

On repartit. On marcha longtemps. Enfin, leciel pâlit. La neige devenait claire, lumineuse, luisante ; etune teinte rose s’étendait à l’orient.

Une voix lointaine cria :

– Qui vive ?

Tout le détachement fit halte ; et jem’avançai pour nous faire reconnaître.

Nous arrivions aux lignes françaises.

Comme mes hommes défilaient devant le poste,un commandant à cheval, que je venais de mettre au courant, demandad’une voix sonore en voyant passer la litière :

– Qu’est-ce que vous avezlà-dedans ?

Aussitôt une petite figure blonde apparut,dépeignée et souriante, qui répondit :

– C’est moi, monsieur.

Un rire s’éleva parmi les hommes, et une joiecourut dans les cœurs.

Alors Pratique, qui marchait à côté dubrancard, agita son képi en vociférant :

– Vive la France !

Et, je ne sais pas pourquoi, je me sentis toutremué, tant je trouvais ça gentil et galant.

Il me semblait que nous venions de sauver lepays, de faire quelque chose que d’autres hommes n’auraient pasfait, quelque chose de simple et de vraiment patriotique.

Cette petite figure-là, voyez-vous, je nel’oublierai jamais ; et, si j’avais à donner mon avis sur lasuppression des tambours et des clairons, je proposerais de lesremplacer dans chaque régiment par une jolie fille. Ça vaudraitencore mieux que de jouer la Marseillaise. Nom d’un nom,comme ça donnerait du vif au troupier, d’avoir une madone comme ça,une madone vivante, à côté du colonel.

Il se tut quelques secondes, puis reprit d’unair convaincu, en hochant la tête :

– C’est égal, nous aimons bien lesfemmes, nous autres Français !

 

9 juin 1884

Promenade

 

Quand le père Leras, teneur de livres chezMM. Labuze et Cie sortit du magasin, il demeura quelquesinstants ébloui par l’éclat du soleil couchant. Il avait travaillétout le jour sous la lumière jaune du bec de gaz, au fond del’arrière-boutique, sur la cour étroite et profonde comme un puits.La petite pièce où depuis quarante ans il passait ses journéesétait si sombre que, même dans le fort de l’été c’est à peine si onpouvait se dispenser de l’éclairer de onze heures à troisheures.

Il y faisait toujours humide et froid ;et les émanations de cette sorte de fosse, où s’ouvrait la fenêtre,entraient dans la pièce obscure, l’emplissaient d’une odeur moisieet d’une puanteur d’égout.

M. Leras, depuis quarante ans, arrivait,chaque matin, à huit heures, dans cette prison ; et il ydemeurait jusqu’à sept heures du soir, courbé sur ses livres,écrivant avec une application de bon employé.

Il gagnait maintenant trois mille francs paran, ayant débuté à quinze cents francs. Il était demeurécélibataire, ses moyens ne lui permettant pas de prendre femme. Etn’ayant jamais joui de rien, il ne désirait pas grand-chose. Detemps en temps, cependant, las de sa besogne monotone et continue,il formulait un vœu platonique : « Cristi, si j’avaiscinq mille livres de rentes, je me la coulerais douce. »

Il ne se l’était jamais coulée douce,d’ailleurs, n’ayant jamais eu que ses appointements mensuels.

Sa vie s’était passée sans événements, sansémotions et presque sans espérances. La faculté des rêves, quechacun porte en soi, ne s’était jamais développée dans lamédiocrité de ses ambitions.

Il était entré à vingt et un ans chezMM. Labuze et Cie. Et il n’en était plus sorti.

En 1856, il avait perdu son père, puis sa mèreen 1859. Et depuis lors, rien qu’un déménagement en 1868, sonpropriétaire ayant voulu l’augmenter.

Tous les jours son réveil-matin, à six heuresprécises, le faisait sauter du lit, par un effroyable bruit dechaîne qu’on déroule.

Deux fois, cependant, cette mécanique s’étaitdétraquée, en 1866 et en 1874, sans qu’il eût jamais su pourquoi.Il s’habillait, faisait son lit, balayait sa chambre, époussetaitson fauteuil et le dessus de sa commode. Toutes ces besognes luidemandaient une heure et demie.

Puis il sortait, achetait un croissant à laboulangerie Lahure, dont il avait connu onze patrons différentssans qu’elle perdît son nom, et il se mettait en route en mangeantce petit pain.

Son existence tout entière s’était doncaccomplie dans l’étroit bureau sombre tapissé du même papier. Il yétait entré jeune, comme aide de M. Brument et avec le désirde le remplacer.

Il l’avait remplacé et n’attendait plusrien.

Toute cette moisson de souvenirs que font lesautres hommes dans le courant de leur vie, les événements imprévus,les amours douces ou tragiques, les voyages aventureux, tous leshasards d’une existence libre lui étaient demeurés étrangers.

Les jours, les semaines, les mois, lessaisons, les années s’étaient ressemblés. À la même heure, chaquejour, il se levait, partait, arrivait au bureau, déjeunait, s’enallait, dînait et se couchait, sans que rien eût jamais interrompula régulière monotonie des mêmes actes, des mêmes faits et desmêmes pensées.

Autrefois il regardait sa moustache blonde etses cheveux bouclés dans la petite glace ronde laissée par sonprédécesseur. Il contemplait maintenant, chaque soir, avant departir, sa moustache blanche et son front chauve dans la mêmeglace. Quarante ans s’étaient écoulés, longs et rapides, videscomme un jour de tristesse et pareils comme les heures d’unemauvaise nuit ! Quarante ans dont il ne restait rien, pas mêmeun souvenir, pas même un malheur, depuis la mort de ses parents.Rien.

Ce jour-là, M. Leras demeura ébloui, surla porte de la rue, par l’éclat du soleil couchant ; et, aulieu de rentrer chez lui, il eut l’idée de faire un petit touravant dîner, ce qui lui arrivait quatre ou cinq fois par an.

Il gagna les boulevards où coulait un flot demonde sous les arbres reverdis. C’était un soir de printemps, un deces premiers soirs chauds et mous qui troublent les cœurs d’uneivresse de vie.

M. Leras allait de son pas sautillant devieux ; il allait avec une gaieté dans l’œil, heureux de lajoie universelle et de la tiédeur de l’air.

Il gagna les Champs-Élysées et continua demarcher, ranimé par les effluves de jeunesse qui passaient dans lesbrises.

Le ciel entier flambait ; et l’Arc deTriomphe découpait sa masse noire sur le fond éclatant del’horizon, comme un géant debout dans un incendie. Quand il futarrivé auprès du monstrueux monument, le vieux teneur de livressentit qu’il avait faim, et il entra chez un marchand de vins pourdîner.

On lui servit devant la boutique, sur letrottoir, un pied de mouton-poulette, une salade et desasperges ; et M. Leras fit le meilleur dîner qu’il eûtfait depuis longtemps. Il arrosa son fromage de Brie d’unedemi-bouteille de bordeaux fin ; puis il but une tasse decafé, ce qui lui arrivait rarement, et ensuite un petit verre define champagne.

Quand il eut payé, il se sentit tout gaillard,tout guilleret, un peu troublé même. Et il se dit :« Voilà une bonne soirée. Je vais continuer ma promenadejusqu’à l’entrée du bois de Boulogne. Ça me fera dubien. »

Il repartit. Un vieil air, que chantaitautrefois une de ses voisines, lui revenait obstinément dans latête :

Quand le bois reverdit,

Mon amoureux me dit :

Viens respirer, ma belle,

Sous la tonnelle.

Il le fredonnait sans fin, le recommençaittoujours. La nuit était descendue sur Paris, une nuit sans vent,une nuit d’étuve. M. Leras suivait l’avenue du bois deBoulogne et regardait passer les fiacres. Ils arrivaient avec leursyeux brillants, l’un derrière l’autre, laissant voir une seconde uncouple enlacé, la femme en robe claire et l’homme vêtu de noir.

C’était une longue procession d’amoureux,promenés sous le ciel étoilé et brûlant. Il en venait toujours,toujours. Ils passaient, passaient, allongés dans les voitures,muets, serrés l’un contre l’autre, perdus dans l’hallucination,dans l’émotion du désir, dans le frémissement de l’étreinteprochaine. L’ombre chaude semblait pleine de baisers quivoletaient, flottaient. Une sensation de tendresse alanguissaitl’air, le faisait plus étouffant. Tous ces gens enlacés, tous cesgens grisés de la même attente, de la même pensée, faisaient courirune fièvre autour d’eux. Toutes ces voitures, pleines de caresses,jetaient sur leur passage comme une émanation subtile ettroublante.

M. Leras, un peu las à la fin de marcher,s’assit sur un banc pour regarder défiler ces fiacres chargésd’amour. Et, presque aussitôt, une femme arriva près de lui et pritplace à son côté.

– Bonjour, mon petit homme, dit-elle.

Il ne répondit point. Elle reprit :

– Laisse-toi aimer, mon chéri ; tuverras que je suis bien gentille.

Il prononça :

– Vous vous trompez, madame.

Elle passa un bras sous le sien :

– Allons, ne fais pas la bête,écoute…

Il s’était levé, et il s’éloigna, le cœurserré.

Cent pas plus loin, une autre femmel’abordait :

– Voulez-vous vous asseoir un moment prèsde moi, mon joli garçon ?

Il lui dit :

– Pourquoi faites-vous cemétier-là ?

Elle se planta devant lui, et la voix changée,rauque, méchante :

– Nom de Dieu, ce n’est toujours pas pourmon plaisir.

Il insista d’une voix douce :

– Alors, qu’est-ce qui vouspousse ?

Elle grogna :

– Faut bien qu’on vive, c’te malice.

Et elle s’en alla en chantonnant.

M. Leras demeurait effaré. D’autresfemmes passaient près de lui, l’appelaient, l’invitaient.

Il lui semblait que quelque chose de noirs’étendait sur sa tête, quelque chose de navrant.

Et il s’assit de nouveau sur un banc. Lesvoitures couraient toujours.

– J’aurais mieux fait de ne pas venirici, pensa-t-il, me voilà tout chose, tout dérangé.

Il se mit à penser à tout cet amour, vénal oupassionné, à tous ces baisers, payés ou libres, qui défilaientdevant lui.

L’amour ! il ne le connaissait guère. Iln’avait eu dans sa vie que deux ou trois femmes, par hasard, parsurprise, ses moyens ne lui permettant aucun extra. Et il songeaità cette vie qu’il avait menée, si différente de la vie de tous, àcette vie si sombre, si morne, si plate, si vide.

Il y a des êtres qui n’ont vraiment pas dechance. Et tout d’un coup, comme si un voile épais se fût déchiré,il aperçut la misère, l’infinie, la monotone misère de sonexistence : la misère passée, la misère présente, la misèrefuture ; les derniers jours pareils aux premiers, sans riendevant lui, rien derrière lui, rien autour de lui, rien dans lecœur, rien nulle part.

Le défilé des voitures allait toujours.Toujours il voyait paraître et disparaître, dans le rapide passagedu fiacre découvert, les deux êtres silencieux et enlacés. Il luisemblait que l’humanité tout entière défilait devant lui, grise dejoie, de plaisir, de bonheur. Et il était seul à la regarder, seul,tout à fait seul. Il serait encore seul demain, seul toujours, seulcomme personne n’est seul.

Il se leva, fit quelques pas, et brusquementfatigué, comme s’il venait d’accomplir un long voyage à pied, il serassit sur le banc suivant.

Qu’attendait-il ? Qu’espérait-il ?Rien. Il pensait qu’il doit être bon, quand on est vieux, detrouver, en rentrant au logis, des petits enfants qui babillent.Vieillir est doux quand on est entouré de ces êtres qui vousdoivent la vie, qui vous aiment, vous caressent, vous disent cesmots charmants et niais qui réchauffent le cœur et consolent detout.

Et, songeant à sa chambre vide, à sa petitechambre propre et triste, où jamais personne n’entrait que lui, unesensation de détresse lui étreignit l’âme. Elle lui apparut, cettechambre, plus lamentable encore que son petit bureau.

Personne n’y venait ; personne n’yparlait jamais. Elle était morte, muette, sans écho de voixhumaine. On dirait que les murs gardent quelque chose des gens quivivent dedans, quelque chose de leur allure, de leur figure, deleurs paroles. Les maisons habitées par des familles heureuses sontplus gaies que les demeures des misérables. Sa chambre était videde souvenirs, comme sa vie. Et la pensée de rentrer dans cettepièce tout seul, de se coucher dans son lit, de refaire tous sesmouvements et toutes ses besognes de chaque soir l’épouvanta. Et,comme pour s’éloigner davantage de ce logis sinistre et du momentoù il faudrait y revenir, il se leva, et, rencontrant soudain lapremière allée du Bois, il entra dans un taillis pour s’asseoir surl’herbe…

Il entendait autour de lui, au-dessus de lui,partout, une rumeur confuse, immense, continue, faite de bruitsinnombrables et différents, une rumeur sourde, proche, lointaine,une vague et énorme palpitation de vie : le souffle de Paris,respirant comme un être colossal.

Le soleil déjà haut versait un flot de lumièresur le bois de Boulogne. Quelques voitures commençaient àcirculer ; et les cavaliers arrivaient gaiement.

Un couple allait au pas dans une alléedéserte. Tout à coup, la jeune femme, levant les yeux, aperçut dansles branches quelque chose de brun ; elle leva la main,étonnée, inquiète :

– Regardez… qu’est-ce quec’est ?

Puis, poussant un cri, elle se laissa tomberdans les bras de son compagnon, qui dut la déposer à terre.

Les gardes, appelés bientôt, décrochèrent unvieux homme pendu au moyen de ses bretelles.

On constata que le décès remontait à la veilleau soir. Les papiers trouvés sur lui révélèrent qu’il était teneurde livres chez MM. Labuze et Cie et qu’il se nommaitLeras.

On attribua la mort à un suicide dont on neput soupçonner les causes. Peut-être un accès subit defolie ?

 

27 mai 1884

Mohammed-Fripouille

 

– Nous allons prendre le café sur letoit ? demanda le capitaine.

Je répondis :

– Mais oui, certainement.

Il se leva. Il faisait déjà sombre dans lasalle éclairée seulement par la cour intérieure, selon la mode desmaisons mauresques. Devant les hautes fenêtres à ogive, des lianestombaient de la grande terrasse où l’on passait les soirées chaudesde l’été. Il ne restait sur la table que des fruits, des fruitsénormes d’Afrique, des raisins gros comme des prunes, des figuesmolles à la chair violette, des poires jaunes, des bananesallongées et grasses, et des dattes de Tougourt dans un panierd’alfa.

Le moricaud qui servait ouvrit la porte et jemontai l’escalier aux murs d’azur qui recevait d’en haut la lumièredouce du jour mourant.

Et bientôt je poussai un profond soupir debonheur en arrivant sur la terrasse. Elle dominait Alger, le port,la rade et les côtes lointaines.

La maison achetée par le capitaine était uneancienne demeure arabe, située au centre de la vieille ville, aumilieu de ces ruelles en labyrinthe où grouille l’étrangepopulation des côtes d’Afrique.

Au-dessous de nous, les toits plats et carrésdescendaient comme des marches de géants jusqu’aux toits obliquesde la ville européenne. Derrière ceux-ci, on apercevait les mâtsdes navires à l’ancre, puis la mer, la pleine mer, bleue et calmesous le ciel calme et bleu.

Nous nous étendîmes sur des nattes, la têtesoutenue par des coussins, et, tout en buvant lentement le cafésavoureux de là-bas, je regardais paraître les premières étoilesdans l’azur assombri. On les apercevait un peu, si loin, si pâles,à peine allumées encore.

Une chaleur légère, une chaleur ailée, nouscaressait la peau. Et parfois des souffles plus chauds, pesants, oùpassait une odeur vague, l’odeur de l’Afrique, semblaient l’haleineproche du désert, venue par-dessus les cimes de l’Atlas. Lecapitaine, couché sur le dos, prononça :

– Quel pays, mon cher ! comme la viey est douce ! comme le repos y a quelque chose de particulier,de délicieux ! Comme ces nuits-là sont faites pourrêver !

Moi, je regardais toujours naître les étoiles,avec une curiosité molle et vive cependant, avec un bonheurassoupi.

Je murmurai :

– Vous devriez bien me raconter quelquechose de votre vie dans le Sud.

Le capitaine Marret était un des plus vieuxAfricains de l’armée, un officier de fortune, ancien spahi, arrivéà coups de sabre.

Grâce à lui, à ses relations, à ses amitiés,j’avais pu accomplir un superbe voyage au désert ; et jevenais, ce soir-là, le remercier, avant de retourner en France.

Il dit :

– Quel genre d’histoirevoulez-vous ? Il m’est arrivé tant d’aventures pendant mesdouze années de sable, que je n’en sais plus une seule.

Et je repris :

– Parlez-moi des femmes arabes.

Il ne répondit pas. Il demeurait étendu, lesbras repliés et les mains sous sa tête, et je sentais par momentsl’odeur de son cigare, dont la fumée montait droit dans le ciel parcette nuit sans brise.

Et, tout d’un coup, il se mit à rire.

– Ah ! oui, je vais vous raconterune drôle d’affaire qui date de mes premiers temps d’Algérie.

Nous avions alors dans l’armée d’Afrique destypes extraordinaires, comme on n’en voit plus et comme on n’enfait plus, des types qui vous auraient amusé, vous, à vous fairepasser toute votre vie dans ce pays.

J’étais simple spahi, un petit spahi de vingtans, tout blond, et crâne, souple et vigoureux, mon cher, un vraisoldat d’Algérie. On m’avait attaché au commandement militaire deBoghar. Vous connaissez Boghar, qu’on appelle le balcon duSud ; vous avez vu du sommet du fort le commencement de cepays de feu, rongé, nu, tourmenté, pierreux et rouge. C’est bien làl’antichambre du désert, la frontière brûlante et superbe del’immense région des solitudes jaunes.

Donc, nous étions à Boghar une quarantaine despahis, une compagnie de joyeux, plus un escadron dechasseurs d’Afrique, quand on apprit que la tribu des Ouled-Berghiavait assassiné un voyageur anglais venu on ne sait comment dans cepays, car les Anglais ont le diable au corps.

Il fallait faire justice de ce crime commissur un Européen ; mais le commandant supérieur hésitait àenvoyer une colonne, trouvant vraiment qu’un Anglais ne valait pastant de mouvement.

Or, comme il causait de cette affaire avec lecapitaine et le lieutenant, un maréchal des logis des spahis, quiattendait pour le rapport, proposa, tout à coup, d’aller châtier latribu si on lui donnait six hommes seulement.

Vous savez que dans le Sud on est plus libreque dans les garnisons des villes, et il existe, entre l’officieret le soldat, une sorte de camaraderie qu’on ne retrouve pasailleurs.

Le capitaine se mit à rire :

– Toi, mon brave ?

– Oui, mon cap’taine, et, si vous ledésirez, je vous ramènerai toute la tribu prisonnière.

Le commandant, qui était un fantaisiste, leprit au mot :

– Tu partiras demain matin avec sixhommes de ton choix et, si tu n’accomplis pas ta promesse, gare àtoi !

Le sous-officier souriait dans samoustache.

– Ne craignez rien, mon commandant. Mesprisonniers seront ici mercredi midi, au plus tard.

Ce maréchal des logis, Mohammed-Fripouille,comme on l’appelait, était un homme vraiment surprenant, un Turc,un vrai Turc, entré au service de la France après une vie trèsballottée, et pas très claire, sans doute. Il avait voyagé enbeaucoup de lieux, en Grèce, en Asie Mineure, en Égypte, enPalestine, et il avait dû laisser pas mal de forfaits sur sa route.C’était un vrai bachi-bouzouk, hardi, noceur, féroce et gai, d’unegaieté calme d’Oriental. Il était gros, très gros, mais souplecomme un singe, et il montait à cheval d’une façon merveilleuse.Ses moustaches, invraisemblablement épaisses et longues,éveillaient toujours en moi une idée confuse de croissant de luneet de cimeterre. Il haïssait les Arabes d’une haine exaspérée, etil les traitait avec une cruauté sournoise épouvantable, inventantsans cesse des ruses nouvelles, des perfidies calculées etterribles.

Il était, en outre, d’une force incroyable etd’une audace invraisemblable.

Le commandant lui dit :

– Choisis tes hommes, mon gaillard.

Mohammed me prit. Il avait confiance en moi,ce brave, et je lui demeurai dévoué corps et âme pour ce choix, quime fit autant de plaisir que la croix d’honneur, plus tard.

Donc nous partîmes le lendemain matin, dèsl’aurore, tous les sept, rien que nous sept. Mes camarades étaientde ces bandits, de ces forbans qui, après avoir maraudé etvagabondé dans tous les pays possibles, finissent par prendre duservice dans une légion étrangère quelconque. Notre armée d’Afriqueétait alors pleine de ces crapules, excellents soldats, mais peuscrupuleux.

Mohammed avait donné à porter à chacun de nousune dizaine de bouts de corde, longs d’un mètre environ. J’étaischargé, en outre, comme étant le plus jeune et le moins lourd,d’une grande corde entière, de cent mètres. Comme on lui demandaitce qu’il voulait faire avec toute cette ficelle, il répondit de sonair sournois et placide :

– C’est pour la pêche à l’Arabe.

Et il clignait de l’œil avec malice, mouvementqu’il avait appris d’un vieux chasseur d’Afrique parisien.

Il marchait en tête de notre troupe, coifféd’un turban rouge qu’il portait toujours en campagne, et ilsouriait d’un air ravi dans son énorme moustache.

Il était vraiment beau, ce large Turc, avecson ventre puissant, ses épaules de colosse et son air tranquille.Il montait un cheval blanc, de taille moyenne, mais robuste ;et le cavalier semblait dix fois trop gros pour sa monture.

Nous nous étions engagés dans un petit vallonpierreux, nu, tout jaune qui tombe dans la vallée du Chélif, etnous causions de notre expédition. Mes compagnons avaient tous lesaccents possibles, car on trouvait parmi eux un Espagnol, deuxGrecs, un Américain et trois Français. Quant à Mohammed-Fripouille,il grasseyait d’une façon invraisemblable.

Le soleil, le terrible soleil, le soleil duSud, qu’on ne connaît point de l’autre côté de la Méditerranée,nous tombait sur les épaules, et nous avancions au pas, comme onfait toujours là-bas.

Tout le jour, on marcha sans rencontrer unarbre, ni un Arabe.

Vers une heure de l’après-midi, nous avionsmangé, auprès d’une petite source qui coulait entre les pierres, lepain et le mouton sec emportés dans notre sac, puis, au bout devingt minutes de repos, on s’était remis en route.

Vers six heures du soir, enfin, après un longdétour que nous avait fait faire notre chef, nous découvrîmes,derrière un mamelon, une tribu campée. Les tentes brunes, basses,faisaient des taches sombres sur la terre jaune, semblaient de groschampignons du désert poussés au pied de ce monticule rouge calcinépar le soleil.

C’étaient nos gens. Un peu plus loin, au bordd’une plaine d’alfa d’un vert sombre, les chevaux attachéspâturaient.

Mohammed ordonna : « Augalop ! » et nous arrivâmes comme un ouragan au milieu ducampement. Les femmes, affolées, couvertes de haillons blancs quipendaient et flottaient autour d’elles, rentraient vivement dansleurs tanières de toile, rampant et se courbant, et criant commedes bêtes chassées. Les hommes, au contraire, sortaient de tous lescôtés pour songer à se défendre.

Nous allions droit sur la tente la plus haute,celle de l’agha.

Nous gardions le sabre au fourreau, àl’exemple de Mohammed, qui galopait d’une façon singulière. Ildemeurait absolument immobile, assis tout droit sur son petitcheval qui se démenait sous lui comme un furieux pour porter cettemasse. Et la tranquillité du cavalier aux longues moustachescontrastait étrangement avec la vivacité de l’animal.

Le chef indigène sortit de sa tente comme nousarrivions devant. C’était un grand homme maigre, noir, avec un œilluisant, le front en saillie, le sourcil en arc de cercle. Il cria,en arabe :

– Que voulez-vous ?

Mohammed, arrêtant net son cheval, luirépondit, dans sa langue :

– C’est toi qui as tué le voyageuranglais ?

L’agha prononça, d’une voix forte :

– Je n’ai pas d’interrogatoire à subir detoi.

C’était autour de nous comme une tempêtegrondante. Les Arabes accouraient de tous les côtés, nouspressaient, nous enfermaient, vociféraient.

Ils avaient l’air d’oiseaux de proie férocesavec leur grand nez recourbé, leur face maigre aux os saillants,leurs larges vêtements agités par leurs gestes.

Mohammed souriait, son turban de travers,l’œil excité, et je voyais comme des frissons de plaisir sur sesjoues un peu tombantes, charnues et ridées.

Il reprit, d’une voix tonnante qui domina lesclameurs :

– La mort à celui qui a donné lamort !

Et il tendit son revolver vers la face brunede l’agha. Je vis un peu de fumée sortir du canon ; puis uneécume rose de cervelle et de sang jaillit du front du chef. Iltomba, foudroyé, sur le dos, en ouvrant les bras, qui soulevèrent,comme des ailes, les pans flottants de son burnous.

Certes, je crus mon dernier jour venu, tant letumulte fut terrible autour de nous.

Mohammed avait tiré son sabre. Nous dégainâmescomme lui. Il cria, en écartant d’un moulinet ceux qui le serraientle plus :

– La vie sauve à ceux qui sesoumettront ! La mort aux autres !

Et, saisissant de sa poigne d’hercule le plusproche, il le coucha sur sa selle, lui lia les mains, en hurlantvers nous :

– Faites comme moi et sabrez ceux quirésisteront.

En cinq minutes, nous eûmes capturé unevingtaine d’Arabes dont nous attachions solidement les poignets.Puis on poursuivit les fuyards ; car ç’avait été une dérouteautour de nous à la vue des sabres nus. On ramena encore unetrentaine d’hommes environ.

Par toute la plaine, on apercevait des chosesblanches qui couraient. Les femmes traînaient leurs enfants etpoussaient des clameurs aiguës. Les chiens jaunes, pareils à deschacals, tournaient autour de nous en aboyant, et nous montraientleurs crocs pâles.

Mohammed, qui semblait fou de joie, sauta decheval d’un bond, et, saisissant la corde que j’avaisapportée :

– Attention, les enfants, dit-il, deuxhommes à terre.

Alors il fit une chose terrible etdrôle : un chapelet de prisonniers, ou plutôt un chapelet dependus. Il avait attaché solidement les deux poings du premiercaptif, puis il fit un nœud coulant autour de son cou avec la mêmecorde qui serrait de nouveau les bras du suivant, puis s’enroulaitensuite à sa gorge. Nos cinquante prisonniers se trouvèrent bientôtliés de telle sorte que le moindre mouvement de l’un pour s’enfuirl’eût étranglé, ainsi que ses deux voisins. Tout geste qu’ilsfaisaient tirait sur le nœud coulant du col, et il leur fallaitmarcher d’un pas égal sans s’écarter d’un rien l’un de l’autre souspeine de tomber aussitôt comme un lièvre pris au collet.

Quand cette étrange besogne fut finie,Mohammed se mit à rire, de son rire silencieux qui lui secouait leventre sans qu’aucun bruit sortît de sa bouche.

– Ça, c’est la chaîne arabe, dit-il.

Nous-mêmes, nous commencions à nous tordredevant la figure effarée et piteuse des prisonniers.

– Maintenant, cria notre chef, un pieu àchaque bout, les enfants, attachez-moi ça.

On fixa en effet un pieu à chaque bout de ceruban de captifs blancs pareils à des fantômes, et qui demeuraientimmobiles, comme s’ils eussent été changés en pierres.

– Et dînons, prononça le Turc.

On alluma du feu et on fit cuire un mouton quenous dépeçâmes de nos mains. Puis on mangea des dattes trouvéesdans les tentes ; on but du lait obtenu de la même façon et onramassa quelques bijoux d’argent oubliés par les fugitifs.

Nous achevions tranquillement notre repasquand j’aperçus, sur la colline d’en face, un singulierrassemblement. C’étaient les femmes qui s’étaient sauvées tout àl’heure, rien que les femmes. Et elles venaient vers nous encourant. Je les montrai à Mohammed-Fripouille.

Il sourit.

– C’est le dessert ! dit-il.

Ah ! oui, le dessert !

Elles arrivaient, galopant comme desforcenées, et bientôt nous fûmes criblés de pierres qu’elles nouslançaient sans arrêter leur course, et nous vîmes qu’elles étaientarmées de couteaux, de pieux de tente et de vieillesvaisselles.

Mohammed cria : « Àcheval ! » Il était temps. L’attaque fut terrible. Ellesvenaient délivrer les prisonniers et cherchaient à couper la corde.Le Turc, comprenant le danger, devint furieux et hurla :« Sabrez ! – sabrez ! – sabrez ! » Etcomme nous demeurions immobiles, troublés devant cette charge d’unnouveau genre, hésitant à tuer des femmes, il s’élança sur latroupe envahissante.

Il chargea, tout seul, ce bataillon defemelles en loques, et il se mit à sabrer, le gueux, à sabrer commeun forcené, avec une telle rage, un tel emportement, qu’on voyaittomber un corps blanc chaque fois que s’abattait son bras.

Il était tellement terrible que les femmes,épouvantées, s’enfuirent aussi vite qu’elles étaient arrivées,laissant sur la place une douzaine de mortes et de blessées dont lesang rouge tachait les vêtements pâles.

Et Mohammed, le visage bouleversé, revint versnous, répétant :

– Filons, filons, mes fils ; ellesvont revenir.

Et nous battîmes en retraite, conduisant d’unpas lent nos prisonniers paralysés par la peur de lastrangulation.

Le lendemain, midi sonnait comme nousarrivions à Boghar avec notre chaîne de pendus. Il n’en était mortque six en route. Mais il avait fallu bien souvent desserrer lesnœuds d’un bout à l’autre du convoi, car toute secousse étranglaitd’un seul coup une dizaine de captifs.

Le capitaine se tut. Je ne répondis rien. Jesongeais à l’étrange pays où l’on pouvait voir de pareilleschoses ; et je regardais dans le ciel noir le troupeauinnombrable et luisant des étoiles.

 

20 septembre 1884

Le garde

 

On racontait des aventures et des accidents dechasse, après dîner.

Un vieil ami de nous tous, M. Boniface,grand tueur de bêtes et grand buveur de vin, un homme robuste etgai, plein d’esprit, de sens et de philosophie, d’une philosophieironique et résignée, se manifestant par des drôleries mordantes etjamais par des tristesses, dit tout à coup :

– J’en sais une, moi, une histoire dechasse, ou plutôt un drame de chasse assez singulier. Il neressemble pas du tout à ce qu’on connaît dans le genre ; aussije ne l’ai jamais raconté, pensant qu’il n’amuserait personne.

Il n’était pas sympathique, vous mecomprenez ? Je veux dire qu’il n’a pas cette espèce d’intérêtqui passionne, ou qui charme, ou qui émeut agréablement.

Enfin, voici la chose.

J’avais alors trente-cinq ans environ, et jechassais comme un furieux.

En ce temps-là, je possédais une terre trèsisolée dans les environs de Jumièges, entourée de forêts et trèsbonne pour le lièvre et le lapin. J’y allais passer tout seulquatre ou cinq jours par an seulement, l’installation ne mepermettant pas d’amener un ami.

J’avais placé là, comme garde, un anciengendarme en retraite, un brave homme, violent, sévère sur laconsigne, terrible aux braconniers, et ne craignant rien. Ilhabitait tout seul, loin du village, une petite maison ou plutôtune masure composée de deux pièces en bas, cuisine et cellier, etde deux chambres au premier. Une d’elles, une sorte de case justeassez grande pour un lit, une armoire et une chaise, m’étaitréservée.

Le père Cavalier occupait l’autre. En disantqu’il était seul en ce logis, je me suis mal exprimé. Il avait prisavec lui son neveu, une sorte de chenapan de quatorze ans quiallait aux provisions au village éloigné de trois kilomètres, etaidait le vieux dans les besognes quotidiennes.

Ce garnement, maigre, long, un peu crochu,avait des cheveux jaunes et si légers qu’ils semblaient un duvet depoule plumée, si rares qu’il avait l’air chauve. Il possédait enoutre des pieds énormes et des mains géantes, des mains decolosse.

Il louchait un peu et ne regardait jamaispersonne. Dans la race humaine, il me faisait l’effet de ce quesont les bêtes puantes chez les animaux. C’était un putois ou unrenard, ce galopin-là.

Il couchait dans une sorte de trou au haut dupetit escalier qui menait aux deux chambres.

Mais, pendant mes courts séjours auPavillon – j’appelais cette masure le Pavillon –Marius cédait sa niche à une vieille femme d’Écorcheville, nomméeCéleste, qui venait me faire la cuisine, les ratas du père Cavalierétant par trop insuffisants.

Vous connaissez donc les personnages et lelocal. Voici maintenant l’aventure :

C’était en 1854, le 15 octobre, – je merappelle cette date et je ne l’oublierai jamais.

Je partis de Rouen à cheval, suivi de monchien Bock, un grand braque du Poitou, large de poitrine et fort degueule, qui buissonnait dans les ronces comme un épagneul dePont-Audemer.

Je portais en croupe mon sac de voyage, et monfusil en bandoulière. C’était un jour froid, un jour de grand venttriste, avec des nuages sombres courant dans le ciel.

En montrant la côte de Canteleu, je regardaisla vaste vallée de la Seine que le fleuve traversait jusqu’àl’horizon avec des replis de serpent. Rouen, à gauche, dressaitdans le ciel tous ses clochers et, à droite, la vue s’arrêtait surles côtes lointaines couvertes de bois. Puis je traversai la forêtde Roumare, allant tantôt au pas, tantôt au trot, et j’arrivai verscinq heures devant le Pavillon, où le père Cavalier et Célestem’attendaient.

Depuis dix ans, à la même époque, je meprésentais de la même façon, et les mêmes bouches me saluaient avecles mêmes paroles.

– Bonjour, notre monsieur. La santéest-elle satisfaisante ?

Cavalier n’avait guère changé. Il résistait autemps comme un vieil arbre ; mais Céleste, depuis quatre anssurtout, était devenue méconnaissable.

Elle s’était à peu près cassée en deux et,bien que toujours active, elle marchait le haut du corps tellementpenché en avant qu’il formait presque un angle droit avec lesjambes.

La vieille femme, très dévouée, paraissaittoujours émue en me revoyant, et elle me disait, à chaquedépart :

– Faut penser que c’est p’t-être ladernière fois, notre cher monsieur.

Et l’adieu désolé, craintif, de cette pauvreservante, cette résignation désespérée devant l’inévitable mortsûrement prochaine pour elle, me remuait le cœur chaque année,d’une étrange façon.

Je descendis donc de cheval, et pendant queCavalier, dont j’avais serré la main, menait ma bête au petitbâtiment qui servait d’écurie, j’entrai, suivi de Céleste, dans lacuisine, qui servait aussi de salle à manger.

Puis le garde nous rejoignit. Je vis, dupremier coup, qu’il n’avait pas sa figure ordinaire. Il semblaitpréoccupé, mal à l’aise, inquiet.

Je lui dis :

– Eh bien, Cavalier. Tout marche-t-ilselon votre désir ?

Il murmura :

– Y a du oui et y a du non. Y a bien dequoi qui ne me va guère.

Je demandai :

– Qu’est-ce que c’est donc, monbrave ? Contez-moi ça.

Mais il hochait la tête :

– Non, pas encore, monsieur. Je ne veuxpoint vous éluger comme ça à l’arrivée, avec mes tracasseries.

J’insistai ; mais il refusa absolument deme mettre au courant avant le dîner. À sa tête, cependant, jecomprenais que c’était grave.

Ne sachant plus quoi lui dire, jeprononçai :

– Et ce gibier ? Enavons-nous ?

– Oh ! pour du gibier, oui, y en a,y en a ! Vous en trouverez à volonté. Grâce à Dieu, j’ai eul’œil.

Il disait cela avec tant de gravité, avec unegravité si désolée qu’elle devenait comique. Ses grosses moustachesgrises avaient l’air prêtes à tomber de ses lèvres.

Tout à coup, je m’avisai que je n’avais pasencore vu son neveu.

– Et Marius, où est-il donc ?Pourquoi ne se montre-t-il pas ?

Le garde eut une sorte de sursaut et, meregardant brusquement en face :

– Eh bien, monsieur, j’aime mieux vousdire la chose tout de suite ; oui, j’aime mieux ; c’estrapport à lui que j’en ai sur le cœur.

– Ah ! ah ! Eh bien, où est-ildonc ?

– Il est dans l’écurie, monsieur,j’attendais le moment pour qu’il paraisse.

– Qu’est-ce qu’il a donc fait ?

– Voilà la chose, monsieur…

Le garde hésitait cependant, la voix changée,tremblante, la figure creusée soudain par des rides profondes, desrides de vieux.

Il reprit lentement :

– Voilà. J’ai bien vu, cet hiver, qu’oncolletait dans le bois des Roseraies, mais je ne pouvais pas pincerl’homme. J’y passai des nuits, monsieur, encore des nuits. Rien.Et, pendant ce temps-là, on se mit à colleter du côtéd’Écorcheville. J’en maigrissais de dépit. Mais, quant à prendre lemaraudeur, impossible ! On aurait dit qu’il était prévenu demes marches, le gueux, et de mes projets.

Mais v’là qu’un jour, en brossant la culotte àMarius, sa culotte des dimanches, je trouvai quarante sous dans sapoche. Où’s qu’il avait eu ça, le gars ?

J’y réfléchis bien huit jours, et je vis qu’ilsortait ; il sortait juste quand je rentrais au repos, oui,monsieur.

Alors, je le guettai, mais sans doutance de lachose, oh ! oui, sans doutance. Et, comme je venais de mecoucher devant lui, un matin, je me relevai incontinent, et je lesuivis. Pour suivre, il n’y en a pas un comme moi, monsieur.

Et v’là que je le pris, oui, Marius, quicolletait sur vos terres, monsieur, lui, mon neveu, moi, votregarde !

Le sang ne m’en a fait qu’un tour et j’aifailli le tuer sur place, tant j’ai tapé. Ah ! oui, j’ai tapé,allez ! et je lui ai promis que quand vous seriez là, il enaurait encore une en votre présence, de correction, de ma main,pour l’exemple.

Voilà ; j’en ai maigri de chagrin. Voussavez ce que c’est quand on est contrarié comme ça. Mais qu’est-ceque vous auriez fait, dites ? Il n’a plus ni père ni mère, cegars, il n’a plus que moi de son sang, je l’ai gardé, je ne pouvaispoint le chasser, n’est-ce pas ?

Mais je lui ai dit que s’il recommence, c’estfini, fini, plus de pitié. Voilà. Est-ce que j’ai bien fait,monsieur ?

Je répondis en lui tendant la main :

– Vous avez bien fait, Cavalier ;vous êtes un brave homme.

Il se leva.

– Merci bien, monsieur. Maintenant jevais le quérir. Il faut la correction, pour exemple.

Je savais qu’il était inutile d’essayer dedissuader le vieux d’un projet. Je le laissai donc agir à saguise.

Il alla chercher le galopin et le ramena en letenant par l’oreille.

J’étais assis sur une chaise de paille, avecle visage grave d’un juge.

Marius me parut grandi, encore plus laid quel’autre année, avec son air mauvais, sournois.

Et ses grandes mains semblaientmonstrueuses.

Son oncle le poussa devant moi, et, de sa voixmilitaire :

– Demande pardon au propriétaire.

Le gars ne dit point un mot.

Alors, l’ayant saisi sous les bras, l’anciengendarme le souleva de terre, et il se mit à le fesser avec unetelle violence que je me levai pour arrêter les coups.

L’enfant maintenant hurlait :

– Grâce ! – grâce ! –grâce ! – je promets…

Cavalier le reposa sur le sol, et le forçant,par une pesée sur les épaules, à se mettre à genoux :

– Demande pardon, dit-il.

Le garnement murmurait, les yeuxbaissés :

– Je demande pardon.

Alors son oncle le releva et le congédia d’unegifle qui faillit encore le culbuter.

Il se sauva et je ne le revis pas de lasoirée.

Mais Cavalier paraissait atterré.

– C’est une mauvaise nature, dit-il.

Et, pendant tout le dîner, ilrépétait :

– Oh ! ça me fait deuil, monsieur,vous ne savez pas comme ça me fait deuil.

J’essayai de le consoler, mais en vain.

Et je me couchai de bonne heure pour me mettreen chasse au point du jour.

Mon chien dormait déjà sur le plancher, aupied de mon lit, quand je soufflai ma chandelle.

Je fus réveillé vers le milieu de la nuit parles aboiements furieux de Bock. Et je m’aperçus aussitôt que machambre était pleine de fumée. Je sautai de ma couche, j’allumai malumière, je courus à la porte et je l’ouvris. Un tourbillon deflammes entra. La maison brûlait.

Je refermai bien vite le battant de groschêne, et, ayant passé ma culotte, je descendis d’abord par lafenêtre mon chien, au moyen d’une corde faite avec mes drapsroulés, puis, ayant jeté dehors mes vêtements, ma carnassière etmon fusil, je m’échappai à mon tour par le même moyen.

Et je me mis à crier de toutes mesforces :

– Cavalier ! – Cavalier ! –Cavalier !

Mais le garde ne se réveillait point. Il avaitun dur sommeil de vieux gendarme.

Cependant, par les fenêtres d’en bas, jevoyais que tout le rez-de-chaussée n’était plus qu’une fournaiseardente ; et je m’aperçus qu’on l’avait empli de paille pourfavoriser l’incendie.

Donc on avait mis le feu !

Je recommençai à crier avec fureur :

– Cavalier !

Alors la pensée me vint que la fuméel’asphyxiait. J’eus une inspiration et, glissant deux cartouchesdans mon fusil, je tirai un coup en plein dans sa fenêtre.

Les six carreaux jaillirent dans la chambre enpoussière de verre. Cette fois, le vieux avait entendu, et ilapparut effaré, en chemise, affolé surtout par cette lueur quiéclairait violemment tout le devant de sa demeure.

Je lui criai :

– Votre maison brûle. Sautez par lafenêtre, vite, vite !

Les flammes, sortant brusquement par lesouvertures d’en bas, léchaient le mur, arrivaient à lui, allaientl’enfermer. Il sauta et tomba sur ses pieds, comme un chat.

Il était temps. Le toit de chaume craqua parle milieu, au-dessus de l’escalier qui formait, en quelque sorte,une cheminée au feu d’en bas ; et une immense gerbe rouges’éleva dans l’air, s’élargissant comme un panache de jet d’eau etsemant une pluie d’étincelles autour de la chaumière.

Et, en quelques secondes, elle ne fut plusqu’un paquet de flammes.

Cavalier, atterré, demanda :

– Comment que ça a pris ?

Je répondis :

– On a mis le feu dans la cuisine.

Il murmura :

– Qui qu’a pu mettre le feu ?

Et moi, devinant tout à coup, jeprononçai :

– Marius !

Et le vieux comprit. Il balbutia :

– Oh ! Jésus-Marie ! C’est pourça qu’il n’est pas rentré.

Mais une pensée horrible me traversa l’esprit.Je criai :

– Et Céleste ? Céleste ?

Il ne répondit pas, lui, mais la maisons’écroula devant nous, ne formant déjà plus qu’un épais brasier,éclatant, aveuglant, sanglant, un bûcher formidable, où la pauvrefemme ne devait plus être elle-même qu’un charbon rouge, un charbonde chair humaine.

Nous n’avions point entendu un seul cri.

Mais, comme le feu gagnait le hangar voisin,je songeai, tout à coup, à mon cheval, et Cavalier courut ledélivrer.

À peine eut-il ouvert la porte de l’écuriequ’un corps souple et rapide, lui passant entre les jambes, leprécipita sur le nez. C’était Marius, fuyant de toutes sesforces.

L’homme, en une seconde, se releva. Il voulutcourir pour rattraper le misérable ; mais, comprenant qu’iln’y parviendrait point, et affolé par une irrésistible fureur,cédant à un de ces mouvements irréfléchis, instantanés, qu’on nesaurait ni prévoir ni retenir, il saisit mon fusil resté par terre,tout près de lui, épaula et, avant que j’eusse pu faire unmouvement, il tira sans savoir même si l’arme était chargée.

Une des cartouches que j’avais mises dedanspour annoncer le feu n’était point partie ; et la chargeatteignant le fuyard en plein dos le jeta sur la face, couvert desang. Il se mit aussitôt à gratter la terre de ses mains et de sesgenoux comme s’il eût voulu encore courir à quatre pattes, à lafaçon des lièvres blessés à mort qui voient venir le chasseur.

Je m’élançai. L’enfant râlait déjà. Il expiraavant que fût éteinte la maison, sans avoir prononcé un mot.

Cavalier, toujours en chemise, les jambesnues, restait debout près de nous, immobile, hébété.

Quand les gens du village arrivèrent, onemporta mon garde, pareil à un fou.

Je parus au procès comme témoin, et je raconteles faits par le détail, sans rien changer. Cavalier fut acquitté.Mais il disparut, le jour même, abandonnant le pays.

Je ne l’ai jamais revu.

Voilà, messieurs, mon histoire de chasse.

 

8 octobre 1884

Berthe

 

Mon vieil ami (on a parfois des amis beaucoupplus âgés que soi), mon vieil ami le docteur Bonnet m’avait souventinvité à passer quelque temps chez lui, à Riom. Je ne connaissaispoint l’Auvergne et je me décidai à aller voir vers le milieu del’été de 1876.

J’arrivai par le train du matin, et lapremière figure aperçue sur le quai de la gare fut celle dudocteur. Il était habillé en gris et coiffé d’un chapeau noir,rond, de feutre mou, à larges bords, dont le fond, très haut,allait se rétrécissant en forme de tuyau de cheminée, un vraichapeau auvergnat qui sentait le charbonnier. Ainsi vêtu, ledocteur avait l’air d’un vieux jeune homme, avec son corps fluetsous son veston clair et sa grosse tête à cheveux blancs.

Il m’embrassa avec cette joie visible qu’ontles gens de province en voyant arriver des amis longtemps désirés,et, étendant la main autour de lui, il s’écria, plein defierté : « Voici l’Auvergne ! » Je ne voyaisqu’une ligne de montagnes devant moi, dont les sommets, pareils àdes cônes tronqués, devaient être d’anciens volcans.

Puis, levant le doigt vers le nom de lastation écrit au front de la gare, il prononça :

– Riom, patrie des magistrats, orgueil dela magistrature, qui devrait être bien plutôt la patrie desmédecins.

Je demandai :

– Pourquoi ?

Il répondit, en riant :

– Pourquoi ? Retournez ce nom etvous avez mori, mourir… Voilà jeune homme,pourquoi je me suis installé dans ce pays.

Et, ravi de sa plaisanterie, il m’entraîna ense frottant les mains.

Dès que j’eus avalé une tasse de café au lait,il fallut visiter la vieille cité. J’admirai la maison dupharmacien, et les autres maisons célèbres, toutes noires, maisjolies comme des bibelots, avec leurs façades de pierre sculptée.J’admirai la statue de la Vierge, patronne des bouchers, etj’entendis même, à ce sujet, le récit d’une aventure amusante queje conterai un autre jour, puis le docteur Bonnet me dit :

– Maintenant je vous demande cinq minutespour aller voir une malade, et je vous conduirai sur la colline deChatel-Guyon, afin de vous montrer, avant le déjeuner, l’aspectgénéral de la ville et toute la chaîne du Puy-de-Dôme. Vous pouvezm’attendre sur le trottoir, je ne fais que monter et descendre.

Il me quitta en face d’un de ces vieux hôtelsde province, sombres, clos, muets, lugubres. Celui-là me parutd’ailleurs avoir une physionomie particulièrement sinistre, et j’endécouvris bientôt la cause. Toutes les grandes fenêtres du premierétage étaient fermées jusqu’à la moitié par des contrevents de boisplein. Le dessus seul s’ouvrait, comme si on eût voulu empêcher lesgens enfermés en ce vaste coffre de pierre de regarder dans larue.

Quand le docteur redescendit, je lui fis partde ma remarque. Il répondit :

– Vous ne vous êtes pas trompé, le pauvreêtre gardé là-dedans ne doit jamais voir ce qui se passe au-dehors.C’est une folle, ou plutôt une idiote, ou plutôt encore une simple,ce que vous appelleriez, vous autres Normands, uneniente.

Ah ! tenez, c’en est une lugubrehistoire, et, en même temps, un singulier cas pathologique.Voulez-vous que je vous conte cela ?

J’acceptai. Il reprit :

– Voilà. Il y a vingt ans maintenant, lespropriétaires de cet hôtel, mes clients, eurent un enfant, unefille, pareille à toutes les filles.

Mais je m’aperçus bientôt que, si le corps dupetit être se développait admirablement, son intelligence demeuraitinerte.

Elle marcha de très bonne heure, mais ellerefusa absolument de parler. Je la crus sourde d’abord ; puisje constatai qu’elle entendait parfaitement, mais qu’elle necomprenait pas. Les bruits violents la faisaient tressaillir,l’effrayaient sans qu’elle se rendît compte de leurs causes.

Elle grandit ; elle était superbe, etmuette, muette par défaut d’intelligence. J’essayai de tous lesmoyens pour amener dans cette tête une lueur de pensée ; rienne réussit. J’avais cru remarquer qu’elle reconnaissait sanourrice ; une fois sevrée, elle ne reconnut pas sa mère. Ellene sut jamais dire ce mot, le premier que les enfants prononcent etle dernier que murmurent les soldats mourant sur les champs debataille : « Maman ! » Elle essayait parfoisdes bégaiements, des vagissements, rien de plus.

Quand il faisait beau, elle riait tout letemps en poussant des cris légers qu’on pouvait comparer à desgazouillements d’oiseau ; quand il pleuvait, elle pleurait etgémissait d’une façon lugubre, effrayante, pareille à la plaintedes chiens qui hurlent à la mort.

Elle aimait se rouler dans l’herbe à la façondes jeunes bêtes, et courir comme une folle, et elle battait desmains chaque matin si elle voyait le soleil entrer dans sa chambre.Quand on ouvrait sa fenêtre, elle battait des mains en s’agitantdans son lit, pour qu’on l’habillât tout de suite.

Elle ne paraissait faire d’ailleurs aucunedistinction entre les gens, entre sa mère et sa bonne, entre sonpère et moi, entre le cocher et la cuisinière.

J’aimais ses parents, si malheureux, et jevenais presque tous les jours les voir. Je dînais aussi souventchez eux, ce qui me permit de remarquer que Berthe (on l’avaitnommée Berthe) semblait reconnaître les plats et préférer les unsaux autres.

Elle avait alors douze ans. Elle était forméecomme une fille de dix-huit, et plus grande que moi.

L’idée me vint donc de développer sagourmandise et d’essayer, par ce moyen, de faire entrer des nuancesdans son esprit, de la forcer, par les dissemblances des goûts, parles gammes des saveurs, sinon à des raisonnements, du moins à desdistinctions instinctives, mais qui constitueraient déjà une sortede travail matériel de la pensée.

On devrait ensuite, en faisant appel à sespassions, et en choisissant avec soin celles qui pourraient nousservir, obtenir une sorte de choc en retour du corps surl’intelligence, et augmenter peu à peu le fonctionnement insensiblede son cerveau.

Je plaçai donc un jour, en face d’elle, deuxassiettes, l’une de soupe, l’autre de crème à la vanille, trèssucrée. Et je lui fis goûter de l’une et de l’autrealternativement. Puis je la laissai libre de choisir. Elle mangeal’assiette de crème.

En peu de temps je la rendis très gourmande,si gourmande qu’elle semblait n’avoir plus en tête que l’idée ouplutôt que le désir de manger. Elle reconnaissait parfaitement lesplats, tendait la main vers ceux qui lui plaisaient et s’enemparait avidement. Elle pleurait quand on les lui ôtait.

Je songeai alors à lui apprendre à venir dansla salle à manger au tintement de la cloche. Ce fut long ; j’yparvins cependant. Il s’établit assurément, en son vagueentendement, une corrélation entre le son et le goût, soit unrapport entre deux sens, un appel de l’un à l’autre, et, parconséquent, une sorte d’enchaînement d’idées – si on peut appeleridée cette espèce de trait d’union instinctif entre deux fonctionsorganiques.

Je poussai encore plus loin mon expérience etje lui appris – avec quelle peine ! – à reconnaître l’heuredes repas sur le cadran de la pendule.

Il me fut impossible, pendant longtemps,d’appeler son attention sur les aiguilles, mais j’arrivai à luifaire remarquer la sonnerie. Le moyen employé fut simple : jesupprimai la cloche, et tout le monde se levait pour aller à tablequand le petit marteau de cuivre annonçait midi.

Je m’efforçai en vain, par exemple, de luiapprendre à compter les coups. Elle se précipitait vers la portechaque fois qu’elle entendait le timbre ; mais alors, peu àpeu, elle dut se rendre compte que toutes les sonneries n’avaientpas la même valeur au point de vue des repas ; et son œil,guidé par son oreille, se fixa souvent sur le cadran.

L’ayant remarqué, j’eus soin chaque jour, àmidi et à six heures, d’aller poser mon doigt sur le chiffre douze,et sur le chiffre six, aussitôt qu’arrivait le moment attendu parelle ; et je m’aperçus bientôt qu’elle suivait attentivementla marche des petites branches de cuivre que j’avais fait souventtourner en sa présence.

Elle avait compris ! je devrais plutôtdire : elle avait saisi. J’étais parvenu à faire entrer enelle la connaissance, ou mieux la sensation de l’heure, ainsi qu’ony arrive pour des carpes, qui n’ont cependant pas la ressource despendules, en leur donnant à manger, chaque jour, juste au mêmemoment.

Une fois ce résultat acquis, tous lesinstruments d’horlogerie existants dans la maison occupèrent sonattention d’une façon exclusive. Elle passait son temps à lesregarder, à les écouter, à attendre les heures. Il arriva même unechose assez drôle. La sonnerie d’un joli cartel Louis XVI suspenduà la tête de son lit s’étant détraquée, elle s’en aperçut. Elleattendait depuis vingt minutes, l’œil sur l’aiguille, que le timbreannonçât dix heures. Mais, quand l’aiguille eut passé le chiffre,elle demeura stupéfaite de ne rien entendre, tellement stupéfaitequ’elle s’assit, remuée sans doute par une de ces émotionsviolentes qui nous secouent en face des grandes catastrophes. Etelle eut l’étrange patience de demeurer devant la petite mécaniquejusqu’à onze heures, pour voir ce qui allait arriver. Ellen’entendit encore rien, naturellement ; alors, saisie tout àcoup soit de la colère folle de l’être trompé, déçu, soit del’épouvante de l’être effaré devant un mystère redoutable, soit del’impatience furieuse de l’être passionné qui rencontre unobstacle, elle saisit la pincette de la cheminée et frappa lecartel avec tant de force qu’elle le mit en pièces en uneseconde.

Donc son cerveau fonctionnait, calculait,d’une façon obscure il est vrai, et dans une limite trèsrestreinte, car je ne pus parvenir à lui faire distinguer lespersonnes comme elle distinguait les heures. Il fallait, pourobtenir d’elle un mouvement d’intelligence, faire appel à sespassions, dans le sens matériel du mot.

Nous en eûmes bientôt une autre preuve,hélas ! terrible.

Elle était devenue superbe ; c’étaitvraiment un type de la race, une sorte de Vénus admirable etstupide.

Elle avait seize ans maintenant et j’airarement vu pareille perfection de formes, pareille souplesse etpareille régularité de traits. J’ai dit une Vénus, oui, une Vénus,blonde, grasse, vigoureuse, avec des grands yeux clairs et vides,bleus comme la fleur du lin, et une large bouche aux lèvres rondes,une bouche de gourmande, de sensuelle, une bouche à baisers.

Or, un matin, son père entra chez moi avec unefigure singulière et, s’étant assis, sans même répondre à monbonjour :

– J’ai à vous parler d’une chose fortgrave, dit-il… Est-ce qu’on… est-ce qu’on pourrait marierBerthe ?

J’eus un sursaut d’étonnement, et jem’écriai :

– Marier Berthe ?… mais c’estimpossible !

Il reprit :

– Oui… je sais… mais réfléchissez…docteur… c’est que… peut-être… nous avons espéré… si elle avait desenfants… ce serait pour elle une grande secousse, un grand bonheuret… qui sait si son esprit ne s’éveillerait pas dans lamaternité ?…

Je demeurai fort perplexe. C’était juste. Ilse pourrait que cette chose si nouvelle, que cet admirable instinctdes mères qui palpite au cœur des bêtes comme au cœur des femmes,qui fait se jeter la poule en face de la gueule du chien pourdéfendre ses petits, amenât une révolution, un bouleversement danscette tête inerte, et mît en marche le mécanisme immobile de sapensée.

Je me rappelai d’ailleurs tout de suite unexemple personnel. J’avais possédé, quelques années auparavant, unepetite chienne de chasse si sotte que je n’en pouvais rien obtenir.Elle eut des petits et devint, du jour au lendemain, non pasintelligente, mais presque pareille à beaucoup de chiens peudéveloppés.

À peine eus-je entrevu cette possibilité, quele désir grandit en moi de marier Berthe, non pas tant par amitiépour elle et pour ses pauvres parents que par curiositéscientifique. Qu’arriverait-il ? C’était là un singulierproblème !

Je répondis donc au père :

– Vous avez peut-être raison… on peutessayer… Essayer… mais… mais… vous ne trouverez jamais un homme quiconsente à cela.

Il prononça, à mi-voix :

– J’ai quelqu’un.

Je fus stupéfait. Je balbutiai :

– Quelqu’un de propre ?… quelqu’un…de… votre monde ?…

Il répondit :

– Oui… parfaitement.

– Ah ! Et… puis-je vous demander sonnom ?

– Je venais pour vous le dire et pourvous consulter. C’est M. Gaston du Boys de Lucelles !

Je faillis m’écrier : « Lemisérable ! » mais je me tus, et, après un silencej’articulai :

– Oui, très bien. Je ne vois aucuninconvénient.

Le pauvre homme me serra les mains :

– Nous la marierons le mois prochain,dit-il.

M. Gaston du Boys de Lucelles était ungarnement de bonne famille qui, ayant mangé l’héritage paternel, etfait des dettes par mille moyens indélicats, cherchait un nouveaumoyen quelconque pour se procurer de l’argent.

Il avait trouvé celui-là.

Beau garçon, d’ailleurs, bien portant, maisviveur, de la race odieuse des viveurs de province, il me parutnous promettre un mari suffisant dont on se débarrasserait ensuiteavec une pension.

Il vint dans la maison faire sa cour et fairela roue devant cette belle fille idiote, qui semblait lui plaired’ailleurs. Il apportait des fleurs, lui baisait les mains,s’asseyait à ses pieds et la regardait avec des yeux tendres ;mais elle ne prenait garde à aucune de ses attentions, et ne ledistinguait nullement des autres personnes vivant autourd’elle.

Le mariage eut lieu.

Vous comprenez à quel point était allumée macuriosité.

Je vins le lendemain voir Berthe, pour épier,sur son visage, si quelque chose avait tressailli en elle. Mais jela trouvai semblable à ce qu’elle était tous les jours, uniquementpréoccupée de la pendule et du dîner. Lui, au contraire, semblaitfort épris et cherchait à exciter la gaieté et l’affection de safemme par les petits jeux et les agaceries qu’on emploie avec lesjeunes chats.

Il n’avait rien trouvé de mieux.

Je me mis alors à faire des visites fréquentesaux nouveaux époux, et je m’aperçus bientôt que la jeune femmereconnaissait son mari et jetait sur lui les regards avides qu’ellen’avait eus, jusqu’ici, que pour les plats sucrés.

Elle suivait ses mouvements, distinguait sonpas dans l’escalier ou dans les chambres voisines, battait desmains quand il entrait, et son visage transfiguré s’éclairait d’uneflamme de bonheur profond et de désir.

Elle l’aimait de tout son corps, de toute sonâme, de toute sa pauvre âme infirme, de tout son cœur, de tout sonpauvre cœur de bête reconnaissante.

C’était vraiment une image admirable et naïvede la passion simple, de la passion charnelle et pudique cependant,telle que la nature l’avait mise dans les êtres avant que l’hommel’eut compliquée et défigurée par toutes les nuances dusentiment.

Mais lui se fatigua bien vite de cette bellecréature ardente et muette. Il ne passait plus près d’elle quequelques heures dans le jour, trouvant suffisant de lui donner sesnuits.

Et elle commença à souffrir.

Elle l’attendait, du matin au soir, les yeuxfixés sur la pendule, ne se préoccupant même plus des repas, car ilmangeait toujours dehors, à Clermont, à Chatel-Guyon, à Royat,n’importe où, pour ne pas rentrer.

Elle maigrit.

Toute autre pensée, tout autre désir, touteautre attente, tout autre espoir confus disparurent de son esprit,et les heures où elle ne le voyait point devenaient pour elle desheures de supplice atroce. Bientôt il découcha. Il passait sessoirées au casino de Royat avec des femmes, ne rentrait qu’auxpremières lueurs du jour.

Elle refusait de se mettre au lit avant qu’ilfût revenu. Elle restait immobile sur une chaise, les yeuxindéfiniment fixes sur les petites aiguilles de cuivre quitournaient, tournaient de leur marche lente et régulière, autour ducadran de faïence où les heures étaient écrites.

Elle entendait au loin le trot de son cheval,et se dressait d’un bond puis, quand il entrait dans la chambre,elle levait, avec un geste de fantôme, son doigt vers la pendule,comme pour lui dire : « Regarde comme il esttard ! » Et lui commençait à prendre peur devant cetteidiote amoureuse et jalouse ; il s’irritait comme font lesbrutes. Il la frappa, un soir.

On me vint chercher. Elle se débattait, enhurlant, dans une horrible crise de douleur, de colère, de passion,que sais-je ? Peut-on deviner ce qui se passe dans cescerveaux rudimentaires ?

Je la calmai avec des piqûres demorphine ; et je défendis qu’elle revît cet homme, car jecompris que le mariage la conduirait infailliblement à la mort.

Alors elle devint folle ! Oui, mon cher,cette idiote est devenue folle. Elle pense à lui toujours, et ellel’attend. Elle l’attend toute la journée et toute la nuit, éveilléeou endormie, en ce moment, sans cesse. Comme je la voyais maigrir,maigrir, et comme son regard obstiné ne quittait plus jamais lecadran des horloges, j’ai fait enlever de la maison tous cesappareils à mesurer le temps. Je lui ai ôté ainsi la possibilité decompter les heures, et de chercher sans fin, en d’obscuresréminiscences, à quel moment il revenait, autrefois. J’espère, à lalongue, tuer en elle le souvenir, éteindre cette lueur de penséeque j’avais allumée avec tant de peine.

Et j’ai essayé, l’autre jour, une expérience.Je lui ai offert ma montre. Elle l’a prise, l’a considérée quelquetemps ; puis elle s’est mise à crier d’une façon épouvantable,comme si la vue de ce petit instrument avait soudain réveillé samémoire qui commençait à s’assoupir.

Elle est maigre, aujourd’hui, maigre à fairepitié, avec des yeux caves et brillants. Et elle marche sans cesse,comme les bêtes en cage.

J’ai fait griller les fenêtres, poser de hautscontrevents et fixer les sièges aux parquets pour l’empêcher deregarder dans la rue s’il revient !

Oh ! les pauvres parents ! Quellevie ils auront passée !

Nous étions arrivés sur la colline ; ledocteur se retourna et me dit : « Regardez Riomd’ici. »

La ville, sombre, avait l’aspect des vieillescités. Par derrière, à perte de vue, s’étendait une plaine verte,boisée, peuplée de villages et de villes, et noyée dans une finevapeur bleue qui rendait charmant l’horizon. À ma droite, au loin,de grandes montagnes s’allongeaient avec une suite de sommets rondsou coupés net comme d’un revers d’épée.

Le docteur se mit à énumérer les pays et lescimes, me contant l’histoire de chacune et de chacun.

Mais je n’écoutais pas, je ne pensais qu’à lafolle, je ne voyais qu’elle. Elle paraissait planer, comme unesprit lugubre, sur toute cette vaste contrée.

Et je demandai brusquement :

– Qu’est-il devenu, lui, lemari ?

Mon ami un peu surpris, après avoir hésité,répondit :

– Il vit à Royat avec la pension qu’onlui fait. Il est heureux, il noce.

Comme nous rentrions à petits pas, attristéstous deux et silencieux, une charrette anglaise passa rapidement,venue derrière nous, au grand trot d’un pur sang.

Le docteur me saisit le bras.

– Le voici, dit-il.

Je ne vis qu’un chapeau de feutre gris,incliné sur une oreille, au-dessus de deux larges épaules, fuyantdans un nuage de poussière.

20 octobre 1884

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