Croc-Blanc

Chapitre 9Les Faiseurs de feu

Le louveteau tomba sur eux à l’improviste. Ce fut sa faute. Ilavait manqué de prudence et marché sans voir. Encore lourd desommeil (il avait chassé toute la nuit et venait à peine de seréveiller), il avait quitté la caverne et, en trottant, étaitdescendu vers le torrent pour y boire. À vrai dire, le sentier luiétait familier et jamais nul accident ne lui était arrivé.

Il avait dépassé le sapin renversé, traversé la clairière etcourait parmi les arbres. Au même instant, il vit et flaira. Devantlui, assises par terre en silence, étaient cinq choses vivantestelles qu’il n’en avait jamais rencontrées de semblables. C’étaitsa première vision de l’humanité.

À son aspect, et cela le surprit, les cinq hommes ne bondirentpas sur leurs pieds, ne montrèrent pas leurs dents, ni negrondèrent. Ils ne firent pas un mouvement, mais demeurèrentsilencieux et fatidiques.

Le louveteau ne bougea pas davantage. Tout l’instinct de sanature sauvage l’eût cependant poussé à fuir si un autre instinctne s’était élevé en lui, impératif et soudain. Un étonnementinconnu s’emparait de son esprit. Il se sentait amoindri tout àcoup par une notion nouvelle de sa petitesse et de sa débilité. Unpouvoir supérieur très loin, très haut au-dessus de lui,s’apesantissait sur son être et le maîtrisait.

Le louveteau n’avait jamais vu d’homme, et pourtant l’instinctde l’homme était en lui. Dans l’homme il reconnaissait obscurémentl’animal qui avait combattu et vaincu tous les autres animaux duWild. Ce n’étaient pas seulement ses yeux qui regardaient, maisceux de tous ses ancêtres. Leurs prunelles avaient, durant desgénérations, encerclé dans l’ombre et la neige d’innombrablescampements humains, épié de loin sur l’horizon, ou de plus prèsdans l’épaisseur des taillis, l’étrange bête à deux pattes quiétait le seigneur et maître de toutes les choses vivantes.

Cet héritage moral et surnaturel, fait de crainte et de luttesaccumulées pendant des siècles, étreignait le louveteau trop jeuneencore pour s’en dégager. Loup adulte, il eût pris rapidement lafuite. Tel qu’il était, il se coucha paralysé d’effroi, acceptantdéjà la soumission que sa race avait consentie le premier jour oùun loup vint s’asseoir au feu de l’homme pour s’y chauffer.

Un des Indiens finit par se lever, marcha dans sa direction ets’arrêta au-dessus de lui. Le louveteau se colla davantage encorecontre le sol. Concrétisé en chair et en sang, c’était l’Inconnuqui se penchait sur lui pour le saisir. Sa fourrure eut unhérissement inconscient, ses lèvres se rétractèrent et il découvritses petits crocs. Comme une condamnation, la main qui lesurplombait hésita et l’homme dit en riant :

« Wabam wabisca ip pit tah ! (Regardez les crocsblancs !) »

Les autres Indiens se mirent à rire lourdement et excitèrentl’homme à saisir le louveteau. Tandis que la main s abaissait plusbas, plus bas, une violente lutte intérieure se livrait chezcelui-ci entre les divers instincts qui le partageaient. Il nesavait s’il devait seulement gronder, ou combattre. Finalement, ilgronda jusqu’au moment où la main le toucha, puis engagea labataille. Ses dents brillèrent et mordirent. L’instant d’après ilreçut, sur un des côtés de la tête, un coup qui le fit basculer.Alors tout instinct de lutte l’abandonna. Il se prit à gémir commeun enfant et l’instinct de la soumission l’emporta sur tous lesautres. S’étant relevé, il s’assit sur son derrière en piaulant.Mais l’Indien qu’il avait mordu était en colère et le louveteaureçut un second coup sur l’autre côté de la tête. Il piaula encoreplus fort.

Les quatre autres Indiens s’esclaffaient de plus en plus, sibien que leur camarade se mit à rire lui aussi. Ils entourèrenttous le louveteau et se moquèrent de lui tandis qu’il geignait deterreur et de peine.

Tout à coup, bête et Indiens dressèrent l’oreille. Le louveteausavait ce qu’annonçait le bruit qui se faisait entendre et, cessantde gémir, il jeta un long cri où il y avait plus de joie maintenantque d’effroi. Puis il se tut, et attendit l’arrivée de sa mèrelibératrice, indomptable et terrible, qui savait si bien combattre,tuait tout ce qui lui résistait et n’avait jamais peur.

Elle arrivait, courant et grondant. Elle avait perçu la plaintede son petit et se précipitait pour le secourir. Elle bondit aumilieu du groupe, magnifique, transfigurée dans sa furieuse etinquiète maternité. Son irritation protectrice était un réconfortpour le louveteau qui sauta vers elle avec un petit cri joyeux,tandis que les animaux-hommes se reculaient en hâte de plusieurspas. La louve s’arrêta près de son petit qui se pressait contreelle et fit face aux Indiens. Un sourd grondement sortit de songosier. La menace contractait sa face et son nez, qui se plissait,se relevait presque jusqu’à ses yeux en une prodigieuse et mauvaisegrimace de colère.

Il y eut alors un cri que lança l’un des hommes.

« Kiche ! » voilà ce qu’il cria avec une exclamation desurprise.

À cette voix, le louveteau sentit vaciller sa mère.

« Kiche ! » cria l’homme à nouveau, durement cette fois etd’un ton de commandement.

Et le louveteau vit alors sa mère, la louve impavide, se plierjusqu’à ce que son ventre touchât le sol, en geignant et en remuantla queue avec tous les signes coutumiers de soumission et de paix.Il n’y comprenait rien et était stupéfait. La terreur de l’homme lereprenait. Son instinct ne l’avait pas trompé et sa mère lesubissait comme lui. Elle aussi rendait hommage àl’animal-homme.

L’Indien qui avait parlé vint vers elle. Il posa sa main sur satête et elle ne fit que s’en aplatir davantage. Elle ne grondait nine tentait de mordre. Les autres Indiens s’étaient pareillementrapprochés et, rangés autour de la louve, ils la palpaient etcaressaient sans aviver chez elle la moindre velléité de résistanceou de révolte.

Les cinq hommes étaient fort excités et leurs bouches menaientgrand bruit. Mais comme ce bruit n’avait rien de menaçant, lelouveteau se décida à venir se coucher près de sa mère, sehérissant encore de temps à autre mais faisant de son mieux pour sesoumettre.

– Ce qui se passe n’a rien de surprenant, dit un des Indiens. Lepère de Kiche était un loup, mais sa mère était une chienne. Monfrère, à qui elle appartenait, l’avait laissée attachée dans lesbois, trois nuits durant, au moment de la saison des amours. Alorsc’est un loup qui la couvrit.

– Un an s’est écoulé, Castor-Gris, depuis que Kiche s’estéchappée.

– Tu comptes bien, Langue-de-Saumon. C’était à l’époque de lafamine que nous avons subie, alors que nous n’avions plus de viandeà donner aux chiens.

– Elle a vécu avec les loups, dit un troisième Indien.

– Cela paraît juste, Trois-Aigles, répartit Castor-Gris entouchant de sa main le louveteau, et en voici la preuve.

Au contact de la main, le louveteau esquissa un grognement. Lamain se retira et lui administra une calotte. Sur quoi, ilrecouvrit ses crocs et s’accroupit avec soumission. La main revintalors et le frotta amicalement derrière les oreilles et tout lelong de son dos.

– Ceci prouve cela, reprit Castor-Gris. Il est clair que sa mèreest Kiche. Mais, une fois de plus, son père est un loup. C’estpourquoi il y a en lui peu du chien et beaucoup du loup. Ses crocssont blancs, et Croc-Blanc doit être son nom. J’ai parlé. C’est monchien. Kiche n’était-elle pas la chienne de mon frère ? Et monfrère n’est-il pas mort ?

Pendant un instant, les animaux-hommes continuèrent à faire dubruit avec leurs bouches. Durant ce colloque le louveteau, quivenait de recevoir un nom dans le monde, demeurait tranquille etattendait. Puis, prenant un couteau dans un petit sac qui pendaitsur son estomac, Castor-Gris alla vers un buisson et y coupa unbâton. Croc-Blanc l’observait. Aux deux bouts du bâton, l’Indienfixa une lanière. Avec l’une, il attacha Kiche par le cou et, ayantconduit la louve près d’un petit sapin, y noua l’autre lanière.

Croc-Blanc suivit sa mère et se coucha près d’elle. Il vitLangue-de-Saumon avancer la main vers lui, et la peur le reprit. Deson côté, Kiche regardait avec anxiété. Mais l’Indien, élargissantses doigts et les recourbant, le roula sens dessus dessous etcommença à lui frotter le ventre d’une manière délicieuse. Lelouveteau, les quatre pattes en l’air, gauche et cocasse, selaissait tripoter sans essayer de résister. Comment d’ailleursl’aurait-il pu dans la position où il se trouvait ? Sil’animal-homme avait l’intention de le maltraiter, il lui étaitlivré sans défense et était incapable de fuir.

Il se résigna donc et se contenta de gronder doucement. C’étaitplus fort que lui. Mais Langue-de-Saumon n’eut point l’air de s’enapercevoir et ne lui donna aucun coup sur la tête. Il continua, aucontraire, à le frictionner de haut en bas, et le louveteau sentitcroître le plaisir qu’il en éprouvait. Lorsque la main caressantepassa sur ses flancs, il cessa tout à fait de gronder. Puis, quandles doigts remontèrent à ses oreilles, les pressant moelleusementvers leur base, son bonheur ne connut plus de bornes. Quand enfin,après une dernière et savante friction, l’Indien le laissatranquille et s’en alla, toute crainte s’était évanouie dansl’esprit du louveteau. Sans doute d’autres peurs l’attendaient dansl’avenir. Mais, de ce jour, confiance et camaraderie étaientétablies avec l’homme dans la société duquel il allait vivre.

Au bout de quelque temps, Croc-Blanc entendit s’approcher desbruits insolites. Prompt à observer et à classer, il les reconnutaussitôt comme étant produits par l’animal-homme. Quelques instantsplus tard, en effet, toute la tribu indienne surgissait du sentier.Il y avait beaucoup d’hommes, de femmes et d’enfants, quarantetêtes au total, tous lourdement chargés de bagages du camp, deprovisions de bouche et d’ustensiles.

Il y avait aussi beaucoup de chiens et ceux-ci, à l’exceptiondes tout petits, n’étaient pas moins chargés que les gens. Des sacsétaient liés sur leur dos et chaque bête portait un poids de vingtà trente livres. Auparavant, Croc-Blanc n’avait jamais vu dechiens, mais cette première vision lui suffit pour comprendre quec’était là un animal appartenant à sa propre espèce, avec quelquechose de différent. Quant aux chiens, ce fut surtout la différencequ’ils sentirent en apercevant le louveteau et sa mère.

Il y eut une ruée effroyable. Croc-Blanc se hérissa, hurla etmordit au hasard dans le flot qui, gueules ouvertes, déferlait surlui. Il tomba et roula sous les chiens, éprouvant la morsurecruelle de leurs dents, et lui-même mordant et déchirant pattes etventres au-dessus de sa tête. Il entendait, dans la mêlée, leshurlements de Kiche qui combattait pour lui, les cris desanimaux-hommes et le bruit de leurs gourdins dont ils frappaientles chiens qui gémissaient de douleur sous les coups.

Tout ceci fut seulement l’histoire de quelques secondes. Lelouveteau, remis sur pied, vit les Indiens qui le défendaientrepousser les chiens en arrière à l’aide de bâtons et de pierres,et le sauver de l’agression féroce de ses frères, qui pourtantn’étaient pas tout à fait ses frères. Et, quoiqu’il n’y eût pointplace en son cerveau pour la conception d’un sentiment aussiabstrait que celui de la justice, il sentit à sa façon la justicedes animaux-hommes. Il connut qu’ils dictaient des lois et lesimposaient.

Étrange était aussi la façon dont ils procédaient pour dicterleurs lois. Dissemblables de tous les animaux que le louveteauavait rencontrés jusque-là, ils ne mordaient ni ne griffaient. Ilsimposaient leur force vivante par l’intermédiaire des chosesmortes. Celles-ci leur servaient de morsures. Bâtons et pierres,dirigés par ces bizarres créatures, sautaient à travers les airs, àl’instar des choses vivantes, et s’en allaient frapper leschiens.

Il y avait là, pour son esprit, un pouvoir extraordinaire etinexplicable qui dépassait les bornes de la nature et était d’undieu. Croc-Blanc, cela va de soi, ignorait tout de la divinité.Tout au plus pouvait-il soupçonner que des choses existaientau-delà de celles dont il avait la notion. Mais l’étonnement et lacrainte qu’il ressentait en face des animaux-hommes était assezexactement comparable à l’étonnement et à la crainte qu’auraitéprouvés un homme se trouvant, sur le faîte de quelque montagne,devant un être divin qui tiendrait des foudres dans chaque main etles lancerait sur le monde terrifié.

Le dernier chien ayant été refoulé en arrière, le charivari pritfin. Le louveteau se mit à lécher ses meurtrissures. Puis il méditasur son premier contact avec la troupe cruelle de ses prétendusfrères et sur son introduction parmi eux. Il n’avait jamais songéque l’espèce à laquelle il appartenait pût contenir d’autresspécimens que le vieux loup borgne, sa mère et lui-même. Dans sapensée ils constituaient à eux trois une race à part. Et tout àcoup il découvrait que beaucoup d’autres créatures s’apparentaientà sa propre espèce. Il lui parut obscurément injuste que le premiermouvement de ces frères de race eût été de bondir sur lui et detenter de l’anéantir.

Il était non moins chagrin de voir sa mère attachée avec unbâton, même en pensant que c’était la sagesse supérieure desanimaux-hommes qui l’avait voulu. Cela sentait l’esclavage. Àl’esclavage il n’avait pas été habitué. La liberté de rôder, decourir, de se coucher par terre, là où il lui plaisait, avait étéson lot jusqu’à ce jour, et maintenant il était captif. Lesmouvements de sa mère étaient réduits à la longueur du bâton auquelelle était liée. Et à ce même bâton il était comme lié lui-même,car il n’avait pas encore eu l’idée qu’il pouvait se séparer de samère.

Il n’aima pas cette contrainte. Il n’aima pas non plus quand lesanimaux-hommes, s’étant levés, se remirent en marche. Unanimal-homme, malingre d’aspect, prit dans sa main la lanière dubâton qui attachait Kiche et emmena la louve derrière lui. DerrièreKiche suivait Croc-Blanc, grandement perturbé et tourmenté par lanouvelle aventure qui s’abattait sur lui.

Le cortège descendit la vallée, continuant bien au-delà des pluslongues courses du louveteau, jusqu’au point où le torrent sejetait dans le fleuve Mackenzie. À cet endroit, des piroguesétaient juchées en l’air sur des perches, et des claiess’étendaient, destinées à faire sécher le poisson.

On s’arrêta et on campa. La supériorité des animaux-hommess’affirmait de plus en plus. Plus encore que leur domination surles chiens aux dents aiguës, ce spectacle marquait leur puissance.Grâce au pouvoir qu’ils avaient d’imprimer du mouvement aux chosesimmobiles, il leur était loisible de changer la vraie face dumonde.

La plantation et le dressage des perches destinées à monter lecamp attira l’attention du louveteau. Cette opération était peu dechose, accomplie par les mêmes créatures qui lançaient à distancedes bâtons et des pierres. Mais quand il vit les perches se réuniret se couvrir de toiles et de peau pour former des tentes,Croc-Blanc fut stupéfait. Ces tentes, d’une colossale etimpressionnante grandeur, s’élevaient partout autour de lui, detous côtés, grandissant à vue d’œil comme de monstrueuses formes devie. Elles emplissaient le champ presque entier de sa vision et,menaçantes, le dominaient lui-même. Lorsque la brise les agitait ende grands mouvements, il se couchait sur le sol, effaré etcraintif, sans toutefois les perdre des yeux, prêt à bondir et àfuir au loin s’il lui arrivait de les voir se précipiter sur satête.

Après un moment, son effroi des tentes prit fin. Il vit quefemmes et enfants y pénétraient et en sortaient sans aucun mal, queles chiens aussi tentaient d’y entrer, mais en étaient chassésrudement de la voix ou au moyen de pierres volantes. BientôtCroc-Blanc, quittant les côtés de Kiche, rampait à son tour avecprécaution vers la tente la plus proche. Il était poussé par sacuriosité sans cesse en éveil, par le besoin d’apprendre et deconnaître, par sa propre expérience. Les derniers pouces à franchirvers le mur de toile et de peau le furent avec un redoublement deprudence et une avance imperceptible. Les événements de la journéeavaient préparé le louveteau au contact de l’Inconnu, à sesmanifestations les plus merveilleuses et les plus inattendues.Enfin son nez toucha l’enveloppe de la tente. Il attendit ;rien n’arriva. Il flaira l’étrange matière saturée de l’odeur del’homme et, prenant l’enveloppe dans ses dents, donna une petitesecousse. Rien n’arriva encore, sinon qu’une partie de la tente semit à remuer. Il secoua plus hardiment. Le mouvement s’accentua. Ilétait ravi. Il secoua toujours plus fort et récidiva jusqu’à ce quela tente entière fût en mouvement. Alors le cri perçant d’un Indiense fit entendre et effraya le louveteau, qui revint en toute hâtevers sa mère. Mais jamais plus depuis il n’eut peur des énormestentes.

Cette émotion passée, Croc-Blanc s’écarta à nouveau de Kichequi, liée à un pieu, ne pouvait le suivre.

Il ne tarda pas à rencontrer un jeune chien, un peu plus grandet plus âgé que lui, qui venait à sa rencontre à pas comptés etdissimulait des intentions belliqueuses. Le nom du jeune chien, quele louveteau connut par la suite en l’entendant appeler, étaitLip-Lip. Il était déjà redoutable et, par ses luttes avec lesautres petits chiens, avait acquis l’expérience de la bataille.

Lip-Lip appartenait à la race des chiens-loups qui avait le plusde parenté avec Croc-Blanc ; il était jeune et semblait peudangereux. Aussi le louveteau se préparait-il à le recevoir en ami.Mais, quand il vit que la marche de l’étranger se raidissait et queses lèvres retroussées découvraient ses dents, il se raidit luiaussi et répondit en montrant sa mâchoire. Ils se mirent à tourneren rond l’un autour de l’autre, hérissés et grondant. Ce manègedura plusieurs minutes et Croc-Blanc commençait à s’en amuser commed’un jeu quand tout à coup, avec une surprenante vivacité, Lip-Lipsauta sur lui, lui jeta une morsure rapide et sauta derechef enarrière.

La morsure avait atteint le louveteau à son épaule déjà blesséepar le lynx et qui, dans le voisinage de l’os, était intérieurementdemeurée douloureuse. La surprise et le coup lui arrachèrent ungémissement ; mais, l’instant d’après, en un bond de colère,il s’élança sur Lip-Lip et le mordit furieusement. Lip-Lip, nousl’avons dit, était déjà rompu au combat. Trois fois, quatre fois,une demi-douzaine de fois, ses petits crocs pointus s’acharnèrentsur Croc-Blanc qui, tout décontenancé, finit par lâcher pied et parse sauver, honteux et dolent, près de sa mère en lui demandantprotection.

Ce fut sa première bataille avec Lip-Lip. Elle ne devait pasêtre la dernière car, de ce jour, ils se trouvèrent en quelquesorte ennemis-nés, étant chacun d’une nature en oppositionperpétuelle avec celle de l’autre.

Kiche lécha doucement son petit et tenta de s’opposer à ce qu’ils’éloignât d’elle désormais. Mais la curiosité de Croc-Blanc allaittoujours croissant. Oublieux de sa mésaventure, il se remitincontinent en route afin de poursuivre son enquête. Il tomba surun des animaux-hommes, sur Castor-Gris, qui était assis sur sestalons, occupé avec des morceaux de bois et des brins de mousserépandus devant lui sur le sol. Le louveteau s’approcha et regarda,Castor-Gris fit des bruits de bouche que Croc-Blanc interpréta nonhostiles, et il vint encore plus près.

Femmes et enfants apportaient de nouveaux bouts de bois etd’autres branches à l’Indien. C’était évidemment là l’affaire dumoment. Le louveteau s’approcha jusqu’à toucher le genou deCastor-Gris, oubliant, telle était sa curiosité, que celui-ci étaitun terrible animal-homme. Soudain il vit, entre les mains deCastor-Gris, comme un brouillard qui s’élevait des morceaux de boiset de la mousse. Puis une chose vivante apparut, qui brillait etqui tournoyait, et était de la même couleur que le soleil dans leciel.

Croc-Blanc ne connaissait rien du feu. La lueur qui enjaillissait l’attira comme la lumière du jour l’avait, dans sapremière enfance, conduit vers l’entrée de la caverne, et il rampavers la flamme. Il entendit Castor-Gris éclater de rire au-dessusde sa tête. Le son du rire, non plus, n’était pas hostile. Alors ilvint toucher la flamme avec son nez et, en même temps, sortit sapetite langue pour la lécher.

Pendant une seconde, il demeura paralysé. L’Inconnu, qui l’avaitguetté parmi les bouts de bois et la mousse, l’avait férocementsaisi par le nez. Puis il sauta en arrière avec une explosion deglapissements affolés « Ki-yis ! Ki-yis ! Ki-yis !»

En l’entendant, Kiche se mit à bondir au bout de son bâton, engrondant, furieuse parce qu’elle ne pouvait venir au secours dulouveteau. Mais Castor-Gris riait à gorge déployée, tapant sescuisses avec ses mains et contant l’histoire à tout le campementjusqu’ ce que chacun éclatât, comme lui, d’un rire inextinguible.Quant à Croc-Blanc, assis sur son derrière, il criait de plus enplus éperdu « Ki-yis ! Ki-yis ! » et seul, abandonné detous, faisait au milieu des animaux-hommes une pitoyable petitefigure.

C’était le pire mal qu’il ait encore connu. Son nez et sa langueavaient été tous deux mis à vif par la chose vivante, couleur desoleil, qui avait grandi entre les mains de Castor-Gris. Il cria,cria interminablement, et chaque explosion nouvelle de seshurlements était accueillie par un redoublement d’éclats de riredes animaux-hommes. Il tenta d’adoucir avec sa langue la brûlure deson nez mais, se juxtaposant, les deux souffrances ne firent qu’enproduire une plus grande, et il cria plus désespérément quejamais.

À la fin, la honte le prit. Il connut ce qu’était le rire et cequ’il signifiait. Il ne nous est pas donné de nous expliquercomment certains animaux comprennent la nature du rire humain etconnaissent que nous rions d’eux. Ce qui est certain, c’est que lelouveteau eut la claire notion que les animaux-hommes se moquaientde lui et qu’il en eut honte.

Il se sauva, non par suite de la douleur que ses brûlures luifaisaient éprouver, mais parce qu’il fut vexé, dans sonamour-propre, de se voir un objet de raillerie. Et il s’en fut versKiche, toujours furieuse au bout de son bâton comme une bêteenragée, vers Kiche, la seule créature au monde qui ne riait pas delui.

Le crépuscule tomba et la nuit vint. Croc-Blanc demeurait couchéprès de sa mère. Son nez et sa langue étaient endoloris. Mais unautre et plus grand sujet de trouble le tourmentait. Il regrettaitla tanière où il était né, il aspirait à la quiétude enveloppantede la caverne, sur la falaise, au-dessus du torrent. La vie étaitdevenue trop peuplée. Ici, il y avait trop d’animaux-hommes,hommes, femmes et enfants qui faisaient tous des bruits irritants,et il y avait des chiens toujours aboyant et mordant, quiéclataient en hurlements à tout propos et engendraient de laconfusion.

La tranquille solitude de sa première existence était finie.Ici, l’air même palpitait de vie, en un incessant murmure etbourdonnement dont l’intensité variait brusquement d’un instant àl’autre, et dont les notes diverses lui portaient sur les nerfs etirritaient ses sens. Il en était crispé, inquiet et immensémentlas, avec la crainte perpétuelle de quelque imminentecatastrophe.

Il regardait se mouvoir et aller et venir dans le camp lesanimaux-hommes. Il les regardait avec le respect distant que metl’homme entre lui et les dieux qu’il invente. Dans son obscurecompréhension ils étaient, comme les dieux pour l’homme, desurprenantes créatures, des êtres de puissance disposant à leur gréde toutes les forces de l’Inconnu. Seigneurs et maîtres de tout cequi vit et de tout ce qui ne vit pas, forçant à obéir tout ce quise meut et imprimant le mouvement à ce qui ne se meut pas, ilsfaisaient jaillir de la mousse et du bois mort la flamme couleur desoleil, la flamme qui vivait et qui mordait.

Ils étaient des faiseurs de feu ! Ils étaient desdieux !

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