Le Bal du comte d’Orgel

Le Bal du comte d’Orgel

de Raymond Radiguet

Les mouvements d’un cœur comme celui de la comtesse d’Orgel sont-ils surannés ? Un tel mélange du devoir et de la mollesse semblera peut-être, de nos jours, incroyable,même chez une personne de race et une créole. Ne serait-ce pas plutôt que l’attention se détourne de la pureté, sous prétexte qu’elle offre moins de saveur que le désordre ?

Mais les manœuvres inconscientes d’une âme pure sont encore plus singulières que les combinaisons du vice.C’est ce que nous répondrons aux femmes, qui, les unes, trouveront Mme d’Orgel trop honnête, et les autres trop facile.

La comtesse d’Orgel appartenait par sa naissance à l’illustre maison des Grimoard de la Verberie. Cette maison brilla pendant de nombreux siècles d’un lustre incomparable.Ce n’est pourtant pas que les ancêtres de Mme d’Orgel se fussent donné le moindre mal. Toutes les circonstances glorieuses auxquelles les autres familles doivent leur noblesse, cette maison tire son orgueil d’y être restée étrangère. Une pareille attitude ne va point à la longue sans danger. Les Grimoard étaient au premier rang de ceux qui inspirèrent à Louis XIII la résolution d’affaiblir la noblesse féodale. Leur chef supporta mal cette injure, et c’est avec bruit qu’il quitta la France. Les Grimoard s’installèrent à la Martinique.

Le marquis de la Verberie retrouve sur lesindigènes de l’île la puissance de ses aïeux sur les paysans del’Orléanais. Il dirige des plantations de cannes à sucre. Ensatisfaisant son besoin d’autorité, il accroît sa fortune.

Nous commençons alors à assister à unsingulier changement de caractère dans cette famille. Sous unsoleil délicieux, il semble que fonde peu à peu l’orgueil qui laparalysait. Les Grimoard, comme un arbre sans élagueur, étendentdes branches qui recouvrent presque toute l’île. En débarquant, onva leur rendre ses devoirs. Qu’un nouveau venu se découvre uneparenté avec eux, sa fortune est faite. Aussi, le premier soin deGaspard Tascher de la Pagerie arrivant dans l’île, sera-t-ild’établir son cousinage, tout lointain qu’il soit. Le mariage d’unGrimoard avec une demoiselle Tascher noue ces liens un peu lâches.Cependant les années passent. Malgré les Grimoard, les Tascher dela Pagerie ne jouissent pas d’une grande considération. Ladéfaveur, le scandale même atteignent à leur comble, lorsque lajeune Marie-Joseph Tascher s’embarque pour la France et que l’onpublie les bans de son mariage avec un Beauharnais, dont le pèrepossède des plantations à Saint-Domingue.

Les Grimoard furent les seuls à ne point tenirrigueur à Joséphine après le divorce. C’est elle qui leur annoncela Révolution. Ils accueillent cette nouvelle avec plaisir. LesGrimoard n’avaient jamais pensé que la famille qui les avaitdépouillés de leurs droits pût encore tenir longtemps sur le trône.Peut-être crurent-ils d’abord la Révolution menée par lesseigneurs, et pour eux. Mais quand ils sauront la tournure deschoses de France, ils blâmeront ceux à qui on coupe la tête den’avoir pas suivi leur exemple, de n’être pas partis au bon moment,c’est-à-dire sous Louis XIII.

De leur île, comme des voisins malveillantsderrière leur judas, ils observent le vieux continent. CetteRévolution les égaye. Quoi de plus drôle, par exemple, que cemariage de la petite cousine avec un général Bonaparte&|160;! Maisoù la plaisanterie leur semblera excessive, ce sera lors de laproclamation de l’Empire. Ils y voient l’apothéose de laRévolution. Le bouquet de ce feu d’artifice retombe en une pluie decroix, de titres, de fortunes. Cette immense mascarade, où l’onchange de nom comme on met un faux-nez, les blesse. On assiste dansla Martinique à un branle-bas curieux. L’île charmante se dépeupleen un clin d’œil. Joséphine, qui se constitue une famille, essayed’attacher à la Cour ses parents les plus vagues, quelquefois lesplus humbles, mais dont les noms ne datent pas d’hier. C’est auxGrimoard qu’elle a pensé d’abord. Les Grimoard ne répondent pas. Cene sera qu’une fois Joséphine répudiée que l’on renouera avec elle.Le marquis lui écrira même une lettre fort morale, lui disant qu’iln’avait jamais pu prendre la chose au sérieux. Il lui offre sontoit. Sa haine pour l’Empire éclate. Jusque-là, il se retenait, àcause de leur parenté.

Il pourra surprendre qu’en suivant cettefamille le long des siècles, nous ayons feint de ne voir qu’unpersonnage, toujours le même. C’est que nous nous soucions peu,ici, des Grimoard, mais de celle en qui ils vivent. Il fautcomprendre que Mlle&|160;Grimoard de la Verberie, néepour le hamac sous des cieux indulgents, se trouve dépourvue desarmes qui manquent le moins aux femmes de Paris et d’ailleurs,quelle que soit leur origine.

Mahaut, à sa naissance, avait été reçue sansgrand enthousiasme. La marquise Grimoard de la Verberie n’avaitjamais vu de nouveau-né. Quand on présenta Mahaut à sa mère, cettefemme qui avait subi avec courage les douleurs de l’enfantements’évanouit, croyant avoir fait un monstre. Quelque chose lui restade ce premier choc, et Mahaut, petite, fut entourée de suspicion.Comme elle ne parla qu’assez tard, sa mère la croyait muette.

Mme&|160;Grimoard attendait unautre enfant avec impatience, espérant un garçon. Elle le paraitd’avance de toutes les vertus refusées à sa fille. Elle étaitgrosse lorsqu’un affreux cataclysme détruisit Saint-Pierre. Lamarquise fut sauvée par miracle, mais on craignit un moment pour saraison, et pour l’enfant qu’elle allait mettre au monde. Cette îlene lui inspira désormais que l’horreur&|160;; elle refusa d’yrester. Les médecins représentèrent à son mari combien il seraitcriminel de la contrarier. C’est ainsi que les Grimoard que rienn’avait pu convaincre, même la promesse d’un royaume, débarquèrenten France au mois de juillet 1902. Par hasard le domaine de laVerberie était à vendre. Ce fut avec la conviction de venger sesancêtres que le marquis réintégra leur domaine. Il se croyait sonpropre ancêtre et rappelé par Louis XIII suppliant&|160;; il passatoute sa vie en procès avec des paysans dont il pensait être encorele seigneur.

Mme&|160;Grimoard mit au jour unenfant mort. Par un accident féminin, dont le cataclysme fut cause,elle devint hors d’état de prétendre à la maternité. Son désespoirs’accrut du fait que le mort-né était un garçon. La marquise ygagna une prostration maladive, qui fit d’elle une créole desimages, passant sa vie sur une chaise longue.

Son cœur de mère ne pouvant plus espérer defils, ne semble-t-il pas que son amour pour Mahaut aurait dûs’accroître&|160;? Mais cette petite fille, si pleine de vie, siturbulente, lui semblait presque une offense à ses espoirsbrisés.

Mahaut grandissait à la Verberie comme uneliane sauvage. Sa beauté, son esprit ne naquirent pas en un jour,mais plus sûrement. C’était chez la vieille négresse Marie, quel’on se prêtait chez les Grimoard comme un objet de famille, queMahaut trouvait de la vraie tendresse&|160;; une tendressesubalterne, c’est-à-dire celle qui ressemble le plus à del’amour.

Après la séparation, il fallut bien éleverMahaut à la Verberie même. Ce fut aux mains d’une vieille fillesans fortune, et d’une excellente famille de province, que passaMlle&|160;Grimoard. Sa mère somnolait toute lajournée&|160;; le seul soin que prit d’elle son père fut de luiapprendre que personne n’était digne d’une Grimoard. Mais lafraîcheur de ses premières enfances, elle la retrouva en épousant,à dix-huit ans, le comte Anne d’Orgel, un assez beau nom de cheznous. Elle s’éprit follement de son mari qui, en retour, lui entémoigna une grande reconnaissance et l’amitié la plus vive, quelui-même prenait pour de l’amour. La négresse Marie fut la seule àne pas voir cette alliance d’un bon œil. Son reproche était fondésur la différence d’âge. Elle trouvait le comte d’Orgel trop vieux.Marie entra néanmoins à l’hôtel d’Orgel pour ne pas être séparée dela comtesse. Elle n’avait, disait-on, rien à faire. Mais parce queson emploi n’était pas défini, les domestiques se déchargeaient surelle de mille petites besognes. À la fin de ses journées, lanégresse tombait de fatigue.

Le comte Anne d’Orgel était jeune&|160;; ilvenait d’avoir trente ans. On ne savait de quoi sa gloire, ou dumoins son extraordinaire position était faite. Son nom n’y entraitpas pour grand-chose, tant, même chez ceux qu’hypnotise un nom, letalent prime tout. Mais, il faut le reconnaître, ses qualitésn’étaient que celles de sa race, et son talent mondain. Son père,qu’on admirait en se moquant, venait de mourir. Anne, aidé deMahaut, redonna un lustre à l’hôtel d’Orgel, où naguère l’ons’était bien ennuyé. Ce furent les Orgel qui, si l’on peut dire,ouvrirent le bal au lendemain de la guerre. Le feu comte d’Orgeleût trouvé sans doute que son fils faisait trop de place, dans sesinvitations, au mérite personnel et à la fortune. Cet éclectisme,sévère malgré tout, ne fut pas la moindre raison du succès desOrgel. Il contribua d’autre part à les faire blâmer par ceux deleurs parents qui dépérissaient d’ennui à ne recevoir que deségaux. Aussi les fêtes de l’hôtel d’Orgel étaient à ces parents uneoccasion unique de distraction et de médisance.

Parmi les hôtes dont la présence eût déroutéle feu comte d’Orgel, on doit mettre au premier plan Paul Robin, unjeune diplomate. Il considérait comme une chance d’être reçu danscertaines maisons&|160;; et la plus grande chance, à ses yeux,était d’aller chez les Orgel. Il classait les gens en deuxgroupes&|160;: d’un côté ceux qui étaient des fêtes de la rue del’Université, et, de l’autre, ceux qui n’en étaient point. Ceclassement allait jusqu’à le retenir dans ses admirations&|160;: ilen usait ainsi envers son meilleur ami, François de Séryeuse,auquel il reprochait secrètement de ne tirer aucun avantage de saparticule. Paul Robin, assez naïf, jugeait les autres d’aprèslui-même. Il ne pouvait concevoir que les Orgel ne représentassentà François rien d’exceptionnel, et qu’il ne cherchât d’aucune façonà forcer les circonstances. Paul Robin, d’ailleurs, était heureuxde cette supériorité fictive et n’essayait pas d’y mettre fin.

On ne pouvait rêver deux êtres plus loin l’unde l’autre que ces deux amis. Cependant ils croyaient s’être liés àcause de leurs ressemblances. C’est-à-dire que leur amitié lespoussait à se ressembler, dans la limite du possible.

L’idée fixe de Paul Robin étaitd’«&|160;arriver&|160;». Alors que d’autres ont le travers decroire qu’on les attendra toujours, Paul trépignait en pensantqu’il allait manquer le train. Il croyait aux«&|160;personnages&|160;» et que l’on peut jouer un rôle.

Débarrassé de toute cette niaise littérature,invention du XIXe siècle, quel n’eût pas été soncharme&|160;!

Mais ceux qui ne sentent pas les qualitésprofondes et se laissent prendre aux masques, n’osent s’aventurerpar crainte de sables mouvants. Paul croyait s’être réussi unefigure&|160;; en réalité, il s’était contenté de ne pas combattreses défauts. Cette mauvaise herbe l’avait peu à peu envahi et iltrouvait plus commode de faire penser qu’il agissait par politiquealors que ce n’était que faiblesse. Prudent jusqu’à la lâcheté, ilfréquentait divers milieux&|160;; il pensait qu’il faut avoir unpied partout. À ce jeu, on risque de perdre l’équilibre. Paul sejugeait discret, il n’était que cachottier. Ainsi divisait-il savie en cases&|160;: il croyait que lui seul pouvait passer de l’uneà l’autre. Il ne savait point encore que l’univers est petit et quel’on se retrouve partout. «&|160;Je dîne chez des gens&|160;»,répondait-il à François de Séryeuse l’interrogeant sur l’emploi desa soirée. Ces «&|160;gens&|160;» signifiaient pour lui «&|160;mesgens&|160;». Ils lui appartenaient. Il en avait le monopole. Uneheure après, il retrouvait Séryeuse à son dîner. Mais malgré lestours que lui jouait la cachotterie, il ne s’en pouvaitdéfaire.

Par contre, Séryeuse était l’insouciance même.Il avait vingt ans. Malgré son âge et son oisiveté, il était bienvu par des aînés de mérite. Assez fou sous bien des rapports, ilavait eu la sagesse de ne pas brûler les étapes. Le dire précoce,rien n’eût été plus inexact. Tout âge porte ses fruits, il fautsavoir les cueillir. Mais les jeunes gens sont si impatientsd’atteindre les moins accessibles, et d’être des hommes, qu’ilsnégligent ceux qui s’offrent.

En un mot, François avait exactement son âge.Et, de toutes les saisons, le printemps, s’il est la plus seyante,est aussi la plus difficile à porter.

La seule personne en compagnie de laquelle ilse vieillît était Paul Robin. Ils exerçaient l’un sur l’autre uneassez mauvaise influence.

Le samedi 7 février 1920, nos deux amisétaient au cirque Médrano. D’excellents clowns y attiraient lepublic des théâtres.

Le spectacle était commencé. Paul, moinsattentif aux entrées des clowns qu’à celles des spectateurs,cherchait des visages de connaissance. Soudain, il sursauta.

En face d’eux entrait un couple. L’homme fit,avec son gant, un léger bonjour à Paul.

–&|160;C’est bien le comte d’Orgel&|160;?demanda François.

–&|160;Oui, répondit Paul assez fier.

–&|160;Avec qui est-il&|160;? Est-ce safemme&|160;?

–&|160;Oui, c’est Mahaut d’Orgel.

Dès l’entracte, Paul fila comme un malfaiteur,profitant de la cohue, à la recherche des Orgel, qu’il souhaitaitvoir, mais seul.

Séryeuse, après avoir fait le tour du couloir,poussa la porte des Fratellini. On se rendait dans leur loge commedans celle d’une danseuse.

Il y avait là des épaves grandioses, desobjets dépouillés de leur signification première, et qui, chez cesclowns, en prenaient une bien plus haute.

Pour rien au monde, M.&|160;etMme&|160;d’Orgel ne se fussent dispensés, étant aucirque, de cette visite aux clowns. Pour Anne d’Orgel, c’était semontrer simple.

Voyant entrer Séryeuse, le comte mitimmédiatement ce nom sur son visage. Il reconnaissait chacun, nel’eût-il aperçu qu’une fois, et d’un bout d’une salle de spectacleà l’autre&|160;; ne se trompant ou n’écorchant un nom que lorsqu’ille voulait.

Il devait à son père l’habitude d’adresser laparole à des inconnus. Le feu comte d’Orgel s’attirait fréquemmentdes réponses désagréables de personnes qui n’acceptent pas ce rôlede bête curieuse.

Mais ici, l’exiguïté de la loge ne pouvaitpermettre à ceux qui s’y trouvaient de s’ignorer. Anne joua uneminute avec Séryeuse en lui adressant quelques phrases sans luimontrer qu’il le connaissait de vue. Il comprit que François étaitgêné de n’avoir pas été reconnu et que la partie se jouât inégale.Alors se tournant vers sa femme&|160;:«&|160;M.&|160;de&|160;Séryeuse, dit-il, ne semble pas nousconnaître aussi bien que nous le connaissons.&|160;» Mahaut n’avaitjamais entendu ce nom, mais elle était habituée aux manèges de sonmari.

–&|160;J’ai souvent, ajouta ce dernier ensouriant à Séryeuse, prié Robin «&|160;d’organiser quelquechose&|160;». Je le soupçonne de faire mal les commissions.

Venant de voir François avec Paul, dont ilconnaissait le travers, il mentait comme l’affabilité saitmentir.

Tous les trois raillèrent les cachotteries deRobin. On décida de le mystifier. Il fut entendu entre Anne d’Orgelet François que l’on feindrait de se connaître de longue date.

Cette innocente farce supprima lespréliminaires de l’amitié. Anne d’Orgel voulut faire visiter àFrançois, qui la connaissait, l’écurie du cirque, comme si c’eûtété la sienne.

De temps en temps, quand il sentait qu’elle nepouvait le surprendre, François jetait un coup d’œil surMme&|160;d’Orgel. Il la trouvait belle, méprisante etdistraite. Distraite, en effet&|160;; presque rien n’arrivait à ladistraire de son amour pour le comte. Son parler avait quelquechose de rude. Cette voix d’une grâce sévère apparaissait rauque,masculine, aux naïfs. Plus que les traits, la voix décèle la race.La même naïveté eût fait prendre celle d’Anne pour une voixefféminée. Il avait une voix de famille et de fausset conservé authéâtre.

Vivre un conte de fées n’étonne pas. Sonsouvenir seul nous en fait découvrir le merveilleux. Françoisappréciait mal ce qu’avait de romanesque sa rencontre avec lesOrgel. Ce tour qu’ils voulaient jouer à Paul les liait. Ils sesentaient complices. Ils étaient leurs propres dupes, car ayantdécidé de faire croire à Robin qu’ils se connaissaient de longuedate, ils le croyaient eux-mêmes.

Une sonnette avait annoncé la fin del’entracte. François pensait avec mélancolie qu’il devait seséparer des Orgel, et rejoindre Paul. Anne proposa de déplacerquelqu’un pour «&|160;rester ensemble&|160;». La farce n’en seraitque meilleure.

Paul détestait les retards, et tout ce quipeut vous faire remarquer sans bénéfice. Il songeait plus àl’opinion des autres qu’à la sienne. Déjà mécontent d’avoir manquéles Orgel, et de n’avoir su se dépêtrer de moindres personnagesrencontrés sur son chemin, il grognait contre François à cause deson retard. Quand il vit le trio, il n’en crut pas ses yeux.

Anne agissait toujours comme s’il eût étéconnu de la terre entière, mais, à rebours du vieux comte, lefaisait avec assez de bonne grâce pour obtenir bien des résultats.Cette assurance, ou cette inconscience, lui réussirent une fois deplus. Il n’eut qu’à dire un mot pour que l’ouvreuse déplaçât deuxspectateurs.

Le dialogue entre Anne d’Orgel et Séryeusefaisait supposer à Paul, peu apte à brûler les étapes, qu’ils seconnaissaient depuis longtemps. Rageur, se sentant joué, ils’efforçait de cacher sa surprise.

La faculté d’enthousiasme d’Anne d’Orgel étaitsans bornes. Il paraissait venir au cirque pour la première fois,mais n’en renonçait pas moins à feindre de connaître les numéros.Le nain passait-il sur le rebord de la piste, il lui faisait lesmêmes petits signes que, tout à l’heure, à Paul.

Car s’il parlait souvent d’une façon vague dece que l’on appelle les grands de la terre, c’était avec lamodestie qui sied lorsqu’on parle de soi. Il lui arrivait dedépeindre en deux mots irrespectueux une souveraine, et des’étendre une heure, minutieusement, passionnément, comme on décritdes mœurs d’insectes, sur les gens d’une autre caste, c’est-à-dire,selon lui, des inférieurs. Du reste en face de cette race étrangèreil perdait la tête, et ne pensait qu’à éblouir. Cette timiditéloquace le poussait alors aux pires maladresses, à des folies dephalène autour d’une lampe.

Pendant la guerre, il lui avait été donnéd’approcher des hommes de classes différentes. À cause de cela, laguerre l’avait amusé.

Cet amusement lui retira le bénéfice de sonhéroïsme&|160;: il fut suspect. Les généraux n’aimaient pas unblanc-bec qui parlait sans trêve, n’avait pas la moindre idée durespect hiérarchique, prétendait renseigner sur l’état d’esprit del’Allemagne, son moral, et ne cachait pas qu’il correspondait, parla Suisse, avec ses cousins autrichiens. Bien qu’il eût plusieursfois mérité la Croix de la Légion d’honneur, elle ne lui fut jamaisofferte.

Son père était pour beaucoup la cause de cetteinjustice&|160;: il était, lui, formidable. Il ne voulut jamaisquitter son château de Colomer, en Champagne. «&|160;Je ne croispas aux obus&|160;», criait-il à son cocher auquel il commandaitd’atteler pour la promenade quotidienne. Aux sentinelles luidemandant le mot d’ordre il répondait&|160;: «&|160;Je suisM.&|160;d’Orgel.&|160;»

Incapable de reconnaître les grades, il disait«&|160;Monsieur l’Officier&|160;» à tout soldat pourvu de galon,qu’il fût sergent ou colonel. On se vengea par mille farces. Sousprétexte que la Patrie avait besoin de pigeons voyageurs, lesofficiers, ses hôtes, réquisitionnèrent les pigeons du colombierqui, le soir même, relevaient le menu de la popote. M.&|160;d’Orgell’apprit. À partir de ce jour, il répéta&|160;: «&|160;Je ne saisce que vaut Monsieur Joffre, mais ses gens sont desescrocs.&|160;»

Peu après la disparition des pigeons, sousprétexte que leur tourelle gênait le tir, et que M.&|160;d’Orgel ypouvait faire des signaux, ordre fut donné d’abattre le colombier.Le vieillard en était plus fier que de son château. C’était un deces colombiers dont la possession fut un privilège féodal.

Aussi, lors du recul de nos troupes,M.&|160;d’Orgel regretta-t-il fort peu de voir la place prise parles Allemands. Leurs officiers le traitèrent avec respect. Un nomnoble leur en impose, mais plus que tout autre celui des Orgel qui,dans leurs dictionnaires, occupe deux ou trois colonnes.L’Allemagne soigne la gloire de nos Émigrés, et les Orgel, au débutde la Révolution, étaient partis pour l’Allemagne et l’Autriche oùils firent souche.

Lorsque les Allemands abandonnèrent Colomer,M.&|160;d’Orgel regagna Paris, afin de ne plus revoir nos chefs.L’éloge qu’il fit de l’Allemagne compromit d’avance la croix de sonfils. «&|160;Les Prussiens ont été parfaits&|160;», répétait-il. Etil louait leurs bonnes manières.

–&|160;D’ailleurs, concluait-il, notre ennemihéréditaire, c’est la France.

Comme Anne se battait et que sa sœur soignait,aux lignes, les blessés, le comte d’Orgel mourut un soir d’alerte,d’un arrêt du cœur, dans la cave de son hôtel de la rue del’Université, entouré de ses gens&|160;: il leur expliquait que nosaviateurs lançaient de fausses bombes, par ordre du Gouvernement,pour faire évacuer Paris.

–&|160;Vous venez avec nous au dancing deRobinson, dit Anne d’Orgel à François, en sortant du cirqueMédrano. Sa femme le regarda avec surprise.

François sursauta. Il était à cent lieues depenser qu’il pourrait se séparer des Orgel, où qu’ilsallassent.

L’auto des Orgel était dépourvue destrapontin. On n’y pouvait en se serrant tenir que trois. Paul, quiaimait mieux s’enrhumer que manquer une fête, monta vite à côté duchauffeur. Ce geste voulait passer pour un défi à l’adresse deFrançois et signifiait que Paul était assez lié avec les Orgel pourprendre la plus mauvaise place. François s’assit entre euxdeux.

–&|160;Êtes-vous déjà allé à Robinson&|160;?demanda Mahaut. François de Séryeuse entendait souvent parler de cevillage par de vieilles personnes, amies de sa famille, lesForbach. Mme&|160;de&|160;Séryeuse depuis son veuvage,c’est-à-dire peu après la naissance de François, avait abandonné larue Notre-Dame-des-Champs, et vivait toute l’année à Champigny.C’était chez les Forbach que François s’habillait et dormaitlorsqu’il dînait en ville. Bien que les Forbach lui parlassent duRobinson de leur jeunesse, François, pour n’y être jamais allé,imaginait un lieu champêtre où de très vieilles gens se promènentsur des ânes, dînent en haut des arbres.

L’année qui suivit l’armistice, la mode fut dedanser en banlieue. Toute mode est délicieuse qui répond à unenécessité, non à une bizarrerie. La sévérité de la police réduisaità cette extrémité ceux qui ne savent se coucher tôt. Les parties decampagne se faisaient la nuit. On soupait sur l’herbe oupresque.

C’était vraiment avec un bandeau sur les yeuxque François faisait ce voyage. Il eût été bien embarrassé de direquel chemin ils prenaient. La voiture s’arrêtant&|160;:

–&|160;Sommes-nous arrivés&|160;?demanda-t-il. Or, on n’était qu’à la porte d’Orléans. Un cortèged’automobiles attendait de repartir&|160;; la foule lui faisait unehaie d’honneur. Depuis qu’on dansait à Robinson, les rôdeurs debarrières et les braves gens de Montrouge venaient à cette porteadmirer le beau monde. Les badauds qui composaient cette haieeffrontée collaient leur nez contre les vitres des véhicules, pourmieux en voir les propriétaires. Les femmes feignaient de trouverce supplice charmant. La lenteur de l’employé d’octroi leprolongeait trop. D’être ainsi inspectées, convoitées, commederrière une vitrine, des peureuses retrouvaient la petite syncopedu Grand Guignol. Cette populace, c’était la révolutioninoffensive. Une parvenue sent son collier à son cou&|160;; mais ilfallait ces regards pour que les élégantes sentissent leurs perlesauxquelles un poids nouveau ajoutait de la valeur. À côtéd’imprudentes, des timides remontaient frileusement leurs cols dezibeline. D’ailleurs, on pensait plus à la révolution dans lesvoitures que dehors. Le peuple était trop friand d’un spectaclegratuit, donné chaque soir. Et ce soir-là il y avait foule. Lepublic des cinémas de Montrouge, après le programme du samedi,s’était offert un supplément facultatif. Il lui semblait que lesfilms luxueux continuassent.

Il y avait dans la foule bien peu de hainecontre ces heureux du jour. Paul se retournait inquiet, souriant,vers ses amis. Comme au bout de quelques minutes les voitures nerepartaient pas, Anne d’Orgel se pencha.

–&|160;Hortense&|160;! dit-il à Mahaut, nousne pouvons laisser Hortense ainsi&|160;! C’est sa voiture qui esten panne.

Sous un bec de gaz, en robe du soir, undiadème sur la tête, la princesse d’Austerlitz dirigeait lestravaux de son mécanicien, riait, apostrophait la foule. Elle étaitaccompagnée d’une dame de la colonie américaine, Mrs. Wayne, quijouissait d’une grande réputation de beauté. Cette réputation debeauté, comme presque toutes les réputations mondaines, étaitsurfaite. La plus élémentaire clairvoyance découvrait que Mrs.Wayne n’agissait pas comme une femme qui possède un avantagecertain.

La princesse d’Austerlitz était magnifique,elle, sous ce bec de gaz, dont l’éclairage lui convenait mieux quecelui des lustres. Elle évoluait entourée de voyous, autant àl’aise que si elle eût toujours vécu en leur compagnie.

Pour n’avoir pas à prononcer un nom aussiclinquant que le sien, tout le monde l’appelait Hortense, ce quipouvait laisser entendre qu’elle était l’amie de tout le monde.D’ailleurs elle l’était, sauf des gens qui ne voulaient point. Carelle était la bonté même. Mais, des moralistes l’eussent peut-êtredéploré pour la Bonté. À cause de la liberté de ses mœurs,certaines maisons lui étaient hostiles. Arrière-petite-fille d’unmaréchal de l’Empire, elle avait épousé le descendant d’un autremaréchal. De tous ceux qui connaissaient sa femme, le princed’Austerlitz était le seul qui ne fût pas intime avec elle.D’ailleurs, elle ne dérangeait pas ce prince, que la jeunessecroyait mort, tant il faisait peu de bruit&|160;: il consacrait savie à l’amélioration de la race chevaline. Hortense tenait-elle deson ancêtre le maréchal Radout, commis-boucher dans son âge tendre,cette carnation trop riche, cette chevelure crêpelée, dont on sedemande si elles ne résultent pas du voisinage des viandescrues&|160;? Bonne femme, bonne fille, elle prévenait en sa faveurles gens du commun qui la trouvaient belle femme. Bonne fille, etmême bonne arrière-petite-fille, puisque, loin de renier sesorigines, elle rendait hommage au maréchal jusque dans ses amours.Elle n’avait le goût que de la santé des Halles, et on luireprochait d’avoir des appétits malsains&|160;!

La jeune génération lui en montrait moinsrigueur que la sienne, et les Orgel, dont on ne pouvait pourtantmettre la moralité en doute, ne la tenaient pas à l’écart. C’estainsi que François qui ne connaissait pas les Orgel, connaissaitHortense.

Les trois hommes baisant la main deMme&|160;d’Austerlitz, les spectateurs rirent.

François déjà s’incorporait à ce point auxOrgel qu’il ne comprit nullement la cause des rires. Outre le gestedu baise-main la voix du comte d’Orgel mettait ainsi la foule engaieté.

Une chose dont Mme&|160;d’Orgel nese rendait pas compte, c’était que la sympathie aveugle de la fouleallait davantage à Hortense d’Austerlitz et à Hester Wayne qu’àelle-même, parce que la princesse et l’Américaine, habillées pourle soir, étaient en cheveux, et pour les femmes du peuplel’attribut de la dame, c’est avant tout le chapeau.

Seul, au second rang, un colosse se permettaitde ne pas montrer de sympathie pour la princesse. «&|160;Ah&|160;!si j’avais des grenades&|160;!&|160;» avait-il d’abord grogné. Maisles murmures lui enseignèrent que s’il tenait à sa peau il nefallait pas insister. Il changea de mauvaise humeur, s’en prit aumécanicien, le traita de «&|160;gourde&|160;». Aussi bien, chaquefois que le malheureux, suant, croyait réussir, le cric, mal calé,laissait retomber la voiture. La princesse cria à la mauvaisetête&|160;:

–&|160;Dis donc, espèce de fainéant, si tunous aidais au lieu de crâner&|160;!

Il en est de certaines situations, de certainsmots, comme au jeu de pile ou face.

–&|160;Ça se gâte, pensa Paul.

Au contraire, cette phrase valut une ovation àla princesse.

Sans doute l’ovation en imposa-t-elle aucolosse, car, en maugréant – ce qui était un comble, et montraitbien qu’il se rendait à un devoir –, l’homme traversa la foule, seglissa sous l’auto, et la mit séance tenante en état derepartir.

«&|160;Donnez donc un verre de porto àMonsieur&|160;», dit Hortense au mécanicien. On sortit du coffreune bouteille et des gobelets. Alors, trinquant avec le sauveteur,la princesse acheva ses conquêtes.

–&|160;Allons, hop, en route&|160;!cria-t-elle.

Et c’est, participant un peu au soleil de laprincesse d’Austerlitz, que les Orgel avec Séryeuse, et Paulémerveillé, partirent pour Robinson.

Ainsi se font les coups d’État.

Gérard, ancien croupier, était un des deux outrois hommes qui, pendant la guerre, organisèrent lesdivertissements des Parisiens. Il fut un des premiers à installerles dancings clandestins. Traqué par la police, et la redoutantdavantage pour des affaires antérieures que pour son insoumissionprésente aux ordonnances, il changeait de local tous les quinzejours.

Une fois fait le tour de Paris, ce fut luienfin qui remplaça le dancing en chambre par la petite maison debanlieue. La plus célèbre fut celle de Neuilly. Pendant plusieursmois, les couples élégants polirent le carrelage de cette maison decrime, se reposant entre deux danses sur des chaises de fer.

Gérard, grisé par le succès, voulut alorsétendre son entreprise. Il loua, un prix absurde, l’immense châteaude Robinson, construit vers la fin du siècle dernier, sur lesordres d’une folle, la fille du célèbre parfumeur Duc, celui-làmême dont les prospectus, les étiquettes, jouant sur les mots,s’ornent d’une couronne ducale.

Cette couronne apparaissait aussi à la grilleet au fronton du manoir où Mlle&|160;Duc consacra sa vieà l’attente d’un tzigane infidèle.

À quelques kilomètres de la porte d’Orléans,des hommes munis de lampes de poche indiquaient le chemin duchâteau aux automobilistes.

De temps en temps, Paul se retournait vers lesOrgel et François, et leur souriait. Ce sourire pouvaits’interpréter de façons diverses. C’était soit&|160;: «&|160;Maisnon, je vous assure, je suis très bien, il ne fait pas froid dutout&|160;», soit le sourire qui pardonne. Il sentait vaguementqu’on s’était joué de lui… Peut-être son sourire ne reflétait-ilque le plaisir d’un enfant qui fait une promenade.

Toujours à la suite de la voiture Austerlitz,l’auto des Orgel pénétra dans la cour d’honneur. Avant même des’arrêter devant le perron, ils virent à travers un vitrage, etdans ce que Gérard appelait la Salle des Gardes, une table immenseautour de laquelle étaient assis nombre d’hommes en frac. Deuxfemmes seulement, chacune à un bout de la table.

Venant du cirque, les Orgel, Paul et François,étaient en costume de jour. Paul recula un peu&|160;: heureusementla fierté d’affronter cette brillante assistance avec les Orgel etla princesse d’Austerlitz, contrebalançait chez lui l’ennui den’être point convenable. Mais quelle ne fut pas sa stupeur quand,au bruit des klaxons, hommes et femmes s’envolèrent, faisantdisparaître la table comme un décor de féerie. L’un d’eux ouvrit laporte à deux battants et s’empressa au-devant de la Princesse.C’était Gérard, et, on le devine, cette table nombreuse le reste dupersonnel. Chacun à l’arrivée des clients avait regagné son poste.Gérard, qui depuis quelques jours se voyait abandonné par la chancedans un dancing vide, voulait au moins se concilier son personnelet le gavait des vivres de la veille, destinés aux clients quin’étaient pas venus. Un «&|160;collègue&|160;» racolait en route,avec un système de lampes, les automobiles novices.

La musique joua. François de Séryeuse futheureux de ce bruit qui lui permettait de se taire.

Il se tourna vers Mme&|160;d’Orgel,sans penser qu’il lui souriait.

–&|160;Mirza&|160;! voilà Mirza&|160;! s’écriaMme&|160;d’Austerlitz.

En effet, paraissait, avec quelques amis, lePersan, cousin du Shah, que l’on appelait ainsi.«&|160;Mirza&|160;» n’était pas son nom mais son titre. Tout lemonde avait adopté ce raccourci, surnom amical.

On ne pouvait rêver de Persan plus Persan queMirza. Mais le faste des ancêtres reparaissait chez lui sousd’autres formes. Il n’avait pas de harem&|160;; son unique femme,même, était morte. Il collectionnait les automobiles. Toujours lepremier à vouloir le neuf, il les achetait encore imparfaites, etavant qu’elles fussent mises au point. Il lui arriva de rester enpanne, sur la route de Dieppe, avec la plus grosse voiture dumonde, qu’on ne pouvait réparer qu’à New York.

Il était enragé de politique, comme tous sescompatriotes.

À Paris, Mirza apparaissait sous un jourfrivole. On attribuait à ce prince le sens du plaisir. La raison enétait simple&|160;: si un endroit était triste, Mirza rebroussaitchemin. Chasseur infatigable, il ne s’entêtait jamais&|160;; et sonacharnement à poursuivre le bonheur, le plaisir, prouvait assezqu’il ne les tenait point.

Mirza portait beaucoup d’amitié à François deSéryeuse. Celui-ci le lui rendait. Il soupçonnait ce prince devaloir mieux qu’une aimable réputation.

Mirza était devenu un tel fétiche, on luiattribuait si bien le pouvoir d’animer une fête, que chacun seforçait à montrer de l’entrain dès qu’il paraissait. François deSéryeuse, ce soir-là, vit en Mirza un fâcheux. Son arrivée secouala bande. Personne n’avait encore songé à danser. On dansa.François de Séryeuse n’était pas un danseur. Il se désolait de nepouvoir étreindre Mme&|160;d’Orgel.

Un couple qui danse révèle son degréd’entente. L’harmonie des gestes du comte et de la comtesse d’Orgelprouvait un accord que donne seul l’amour ou l’habitude.

Pouvait-on accuser Anne de ne devoir qu’àl’habitude son entente avec Mahaut&|160;? Non, la comtesse avaitassez d’amour pour tous deux. Son amour était si fort qu’ildéteignait sur Anne et faisait croire à la réciprocité. François nedevinait rien de cela. Il avait en face de lui un couple tendrementuni. Cette union lui faisait plaisir. Il éprouvait un sentimentbien distinct de ceux dont il avait l’habitude. Chez lui lajalousie précédait l’amour. Cette fois son esprit n’accomplissaitpas sa besogne. François ne cherchait pas dans ce ménage unefissure par où s’introduire. Il avait autant de plaisir à voirMme&|160;d’Orgel danser avec son mari que si lui-mêmeeût dansé avec elle. Il les enviait, bouche bée, ne répondant pas àHester Wayne, ne l’entendant même pas, se disant que s’il pouvaitprétendre à un bonheur où Mme&|160;d’Orgel jouât unrôle, ce serait dans l’accord d’Anne et de Mahaut, et non dans leurmésentente.

Le comte d’Orgel ne s’asseyait plus. Pour sereposer de la danse, il préparait des mélanges, qui tenaient plusde la sorcellerie que de l’art du barman. Tout le monde goûta aupremier, mais personne ne se laissa prendre au second, pas mêmel’auteur. Seule Mme&|160;d’Orgel en but parce qu’ilétait préparé par Anne, et Séryeuse, pour suivreMme&|160;d’Orgel.

Mrs. Wayne, qui voulait d’abord faire danserFrançois, avait abandonné la danse, pour s’asseoir près de lui. Ilaurait préféré être seul. Devant le lourd badinage de cetteAméricaine, il se jugeait bien novice. C’est qu’elle parlait dechoses que François avait oubliées, tandis qu’elle les savait de laveille. Elle faisait des «&|160;mots&|160;» qu’il prenait pour desfautes de français. S’efforçant de lui plaire, de briller, elles’accrochait à une image, à une pensée, qui ne valaient guère qu’ons’y attardât. Reprenant le mot «&|160;sorcellerie&|160;» prononcépar quelqu’un, après les mélanges d’Anne d’Orgel, elle parla dephiltres, et crut lui exprimer d’une façon délicate qu’il étaitloin de lui déplaire, en lui chuchotant la recette illustre de cephiltre qui lia pour jamais Tristan et Iseult, ainsi que celled’autres cocktails, de tous temps et tous pays, destinés à inspirerl’amour.

François de Séryeuse se réveilla. Queracontait-elle&|160;? Il pensa qu’il avait bu seul avecMme&|160;d’Orgel un breuvage qu’elle aurait dû boireavec Anne et dont celui qui l’avait fait n’avait pas bu.

Il se crut deviné par Hester Wayne. Il enmontra du trouble. Devant ce trouble, l’Américaine pensa queFrançois de Séryeuse était encore plus niais qu’elle n’avaitimaginé, mais qu’il valait la peine qu’on le déniaisât.

–&|160;Dans toutes ces boissons, dit-elle,continuant son épais marivaudage, il faut de la poudre demandragore. Moi je peux me faire aimer de qui je veux, car j’aiun mandragore. Il faudra venir le voir, il n’y en a quecinq au monde.

Elle avait acheté cette racine à forme humaineen 1913, pour quelques sous, dans un bazar de Constantinople. Ellecroyait acheter une statuette nègre.

–&|160;Il faudra que je fasse votre buste,dit-elle après un silence.

–&|160;Vous sculptez&|160;? demandadistraitement François.

–&|160;Pas spécialement&|160;; mais, petite,j’ai appris tous les arts.

À quoi s’intéressait donc ce Séryeuse&|160;?Elle se demanda si elle ne s’était pas montrée trop fine. Elleessaya de se mettre (croyait-elle) à son niveau. Elle se multipliapour le distraire et l’amuser, en l’instruisant de sa flamme.François était presque malhonnête, il cachait à peine son ennui.Alors, éperdue, Hester Wayne, comme une femme dans le bureau d’undirecteur de music-hall, et qui voulant se faire engager à toutprix montre tous ses talents, demanda un crayon au maître d’hôtel,et prouva comment, avec deux huit tracés côte à côte, on obtientdeux cœurs renversés. L’orchestre cessait.Mme&|160;d’Orgel, étourdie, fatiguée, s’assit n’importeoù. Pour François ce ne fut pas n’importe où, car c’était à côté delui. Elle vit, dessinés sur la nappe, ces deux cœurs s’enlaçanttête-bêche. Sans y prendre garde, elle leva des yeuxinterrogateurs.

L’Américaine feignait la mine honteuse desflagrants délits. François de Séryeuse la détesta de pouvoir donnerà croire à Mme&|160;d’Orgel qu’ils étaientcomplices.

–&|160;Mrs. Wayne me montrait un de ses tours,dit François, répondant à la muette interrogation de Mahaut.

La sécheresse, l’insolence de François nedéplurent point à Mme&|160;d’Orgel. Quand elle sut queces cœurs étaient formés de chiffres, elle trouva l’idée charmanteet s’empressa de corriger la brusquerie de François auprès d’HesterWayne.

Elle pensa&|160;: «&|160;Cette danse m’abrouillé l’esprit. Où faut-il que j’aie la tête pour avoir cru quece jeune homme dessinait des cœurs sur les nappes&|160;!&|160;»

Comme elle disait à Mrs. Wayne des parolesaimables, François se montra aimable aussi pour plaire à Mahaut, etHester Wayne pensa qu’elle l’avait enfin conquis.

François de Séryeuse sentait la fatigue luimodeler le visage. Hester regardait, clignait des yeuxartistes.

–&|160;Vous avez beaucoup plus de caractère,ainsi. C’est fatigué que je sculpterai votre buste.

Pensait-elle faire succéder ses séances depose à d’autres séances&|160;? François de Séryeuse entenditinnocemment la phrase&|160;: pas une seconde la pensée nel’effleura que Mrs. Wayne pouvait disposer, pour le fatiguer,d’autres moyens que sa conversation. Il oubliait que cetteAméricaine était femme, et fort belle.

Mahaut sortit la glace qu’elle consultait, nonpar coquetterie, mais comme une montre, pour savoir s’il étaitl’heure du départ. Sans doute déchiffra-t-elle une heure tardivesur son visage, car elle se leva.

–&|160;Vous devez être serrés, dit Hester àMme&|160;d’Orgel. Hortense et moi pourrions prendrequelqu’un.

Elle dit cela avec un ton léger, mais sonregard vers François prouvait assez qu’il ne lui était nullementindifférent que ce fût Paul ou François qui montât avec elle et laprincesse d’Austerlitz.

Paul fit un rapide calcul mental. Fallait-illaisser son ami seul avec les Orgel ou avec Mrs. Wayne, dont ilcroyait que François s’était occupé davantage que desOrgel&|160;?

Paul était de ces joueurs malchanceux qui,voyant quelqu’un gagner, se décident trop tard à le suivre, etmisent avec lui lorsqu’il commence à perdre. Il s’égarait dans desmartingales, il brouillait tout.

Il en voulait à François du tour de Médrano.Il crut se venger et contrecarrer ses projets en prenant sa placedans la voiture d’Hortense.

Il le sauvait.

Dans l’auto, Anne d’Orgel dit à sonhôte&|160;:

–&|160;Enfin, de quoi avez-vous bien pu parleravec Hester Wayne&|160;?

Cette question, pour qui connaissait Anne,prouvait qu’il portait déjà de l’intérêt à François. C’étaitl’esprit le plus délicieux, mais le plus autoritaire, le plusexclusif, que le comte d’Orgel. Il «&|160;adoptait&|160;» les gens,plus qu’il ne se liait avec eux. En retour, il exigeait beaucoup.Il entendait un peu diriger. Il exerçait un contrôle.

François fut étonné de cette question. Mais ilne fut pas fâché qu’Anne d’Orgel lui fournît l’occasion de sejustifier devant sa femme. Comme il s’en voulait d’avoir pu luidéplaire en rudoyant Hester Wayne, il se justifia en cestermes&|160;:

–&|160;C’est bien simple. J’étais le seul à nepas danser et je lui suis très reconnaissant de m’avoir tenucompagnie.

–&|160;C’est juste, dit Anne à sa femme, surun ton de reproche qui s’adressait à tous deux. Ce pauvre&|160;!Nous l’entraînons à Robinson, et il ne danse pas&|160;!

François ne répondit rien. Il n’avait pasdansé, mais il avait bu le philtre.

Anne d’Orgel cherchait à réparer sanégligence. Il pensa que seule une prompte invitation pourrait yréussir.

–&|160;Pourquoi ne viendriez-vous pas déjeunerbientôt, dit-il, comme s’il connaissait François de longue date.Après-demain, par exemple&|160;?

Le surlendemain François de Séryeuse n’étaitpas libre.

–&|160;Demain alors&|160;!Mme&|160;d’Orgel n’avait pas ouvert la bouche.L’empressement d’Anne, si peu dans son caractère à elle, luisemblait légitime. On le devait à Séryeuse après leur distraction.François avait dit à Mme&|160;de&|160;Séryeuse qu’ilserait de retour à Champigny pour déjeuner. Mais il lui parutimpossible de ne pas répondre à la marque de confiance que luidonnait le comte d’Orgel en l’invitant comme un intime. Il accepta.Il ignorait le programme des Orgel. Leur vie mondaine ne commençaitque l’après-midi&|160;; ils déjeunaient toujours chez eux, laplupart du temps seuls. Aussi, n’étaient priées à déjeuner que lespersonnes envers lesquelles ils n’avaient pas de devoirs et quel’on voyait pour le plaisir. Mais ces invités entraient rarementdans l’hôtel aux autres heures du jour. Ces invitations à déjeunerétaient donc à la fois une preuve d’amitié et d’un peu de dédain.Mais François ignorait les rouages complexes de cette machinemondaine, et leur invitation lui causa plus de plaisir qu’uneinvitation du soir, à laquelle il n’eût pu prétendre. Il acceptaavec une joie visible. Cette joie plut au comte d’Orgel. Il avaitl’enthousiasme facile. Une nature riche ne marchande pas, necherche pas à dissimuler. Le comte d’Orgel aimait à retrouver saprodigalité chez les autres&|160;; c’était pour lui le meilleursigne de noblesse. Il n’acceptait jamais la moindre invitation, lemoindre cadeau, sans le signe extérieur du plaisir, le propre d’unenature noble étant de ne pas imaginer que tout lui est dû, ou dumoins de cacher qu’elle le croit. C’est un Robin qui s’efforce dedissimuler le plaisir que lui font les choses, par crainte deparaître naïf, ou flatté. Aussi ce mouvement de François luigagna-t-il le cœur du comte, plus que n’importe quel calcul.

Ils se quittèrent à cinq heures, quaid’Anjou.

–&|160;Comme tu es rentré tard, ditMme&|160;Forbach à François quand celui-ci, à neufheures, entra dans la salle à manger où ils prenaient leurpetit-déjeuner en commun. Je t’ai entendu, ajouta-t-elle. Il devaitêtre au moins une heure du matin.

Mme&|160;Forbach possédaitl’innocente coquetterie des vieilles gens qui prétendent avoir lesommeil léger. Elle et son fils Adolphe habitaient depuis trenteans le rez-de-chaussée de cette vieille maison de l’îleSaint-Louis. Mme&|160;Forbach avait soixante-quinze ans.Elle était aveugle. Son fils Adolphe avait toujours eu l’apparenced’un vieillard. Il était hydrocéphale.

François de Séryeuse apportait sa jeunessedans cette maison, dont il n’avait jamais remarqué le tragique,tant ces deux êtres eux-mêmes ne le ressentaient point. Il écoutaitsans surprise cette aveugle lui dire&|160;: «&|160;Comme tu asmauvaise mine&|160;!&|160;» car la vie de François apparaissaitincroyable à une femme qui toute la sienne s’était couchée à neufheures.

Dès que François atteignit un âge l’autorisantà quelque liberté, Mme&|160;de&|160;Séryeuse imaginacette combinaison&|160;: lui donner une chambre chez les Forbach.Elle leur versait une mensualité pour le logement et les repas deson fils. Mme&|160;Forbach d’abord s’était récriée, latrouvant excessive. Mme&|160;de&|160;Séryeuse avait tenubon. Elle était heureuse de saisir ce prétexte pour aider un peuces vieux amis des Séryeuse, et encore plus pour pouvoir exercer uncontrôle sur son fils. Celui-ci d’ailleurs ne se plaignaitnullement de la combinaison. Au contraire, elle lui apportait unéquilibre.

Mme&|160;Forbach avait été mariéeen 1850 au hobereau prussien von Forbach, un alcoolique,collectionneur de virgules. Cette collection consistait à pointerle nombre de virgules contenues dans une édition de Dante. Le totaln’était jamais le même. Il recommençait sans relâche. Il fut aussiun des premiers à collectionner des timbres, ce qui à l’époquesemblait fou.

Au bout de quinze ans, un monstre vintconsoler la pauvre femme de ce mariage. Non seulement elle refusade croire à la monstruosité de son fils, mais encore elle disait decet hydrocéphale&|160;: «&|160;Il a le front de VictorHugo.&|160;»

Lors de sa grossesse,Mme&|160;Forbach s’était retirée à Robinson chez desamis. L’heure de la délivrance approchant, on avait mandé unesage-femme. Celle-ci ne put arriver. On appela le médecin duvillage. Mme&|160;Forbach déclara qu’elle aimait mieuxaccoucher comme les bêtes, que recevoir l’assistance d’un homme.«&|160;Mais un docteur n’est pas un homme&|160;», lui disait-on.Elle criait de plus belle. Il fallut bien qu’elle se rendît.Quelques années après, Mme&|160;Forbach, ayant appris lamort du médecin de Robinson, avoua que cette mort la soulageait.Seules les saintes avouent ces pensées-là.

Souvent, en face d’elle, François regrettaitses plaisirs. Mais ce matin, il était si joyeux de sa rencontre, ilressentait un tel besoin d’en parler, même de façon indirecte,qu’il raconta son équipée à Robinson. Il se dit aussitôt que si onl’interrogeait, il serait bien embarrassé pour dépeindre cevillage. Mais Robinson éveillait en Mme&|160;Forbach unefoule de souvenirs. Loin d’interroger, elle parla.

François de Séryeuse connaissait cessouvenirs. Chez les Forbach la conversation se réduisait à fortpeu. C’était toujours la même. Mais elle reposait François desracontars de la ville. À force de les avoir entendus, ces souvenirsétaient presque siens. Adolphe Forbach, lui, était sûr d’avoir étéde ces parties de campagne antérieures à sa naissance.

On finissait par se croire non en face d’unemère et d’un fils, mais d’un vieux ménage.

Ce ménage avait bien organisé sa vieinfirme&|160;; l’économie de son bonheur émerveillait François. Iltirait un enseignement profond de ces deux êtres qui n’avaientbesoin de rien&|160;! À quoi eussent servi ses yeux, àMme&|160;Forbach&|160;? Elle vivait de souvenirs. Toutce à quoi elle tenait, elle le connaissait par cœur. ParfoisFrançois assis à côté d’elle feuilletait un album plein dephotographies de M.&|160;de&|160;Séryeuse. Sa mère les lui cachait.Car il était officier de marine&|160;; il était mort en mer etMme&|160;de&|160;Séryeuse évitait à son fils tout ce quieût pu lui donner le goût d’une carrière maudite.Mme&|160;Forbach réprouvait un peuMme&|160;de&|160;Séryeuse de cacher à son fils desreliques. C’est qu’elle ignorait l’inquiétude des mères&|160;; mêmece qu’elles craignent lui aurait été un bonheur auquel elle nepouvait prétendre, puisque son malheureux Adolphe ne pouvait faireseul un pas dans la vie.

François était ému lorsque, tournant lesfeuilles de l’album, Mme&|160;Forbach, fermée à cesimages mais qui portait chacune gravée dans son cœur, lui disaitcomme une voyante&|160;: voici ton père à quatre ans, à dix-huit.Voici son dernier portrait sur son bateau&|160;; il nous l’avaitenvoyé.

«&|160;Comme je me serais entendu aveclui&|160;», soupirait-il. Ce soupir ne visait pas sa mère&|160;:car pour qu’il y ait entente ou mésentente, il faut despréoccupations communes. Or, tandis que la vie deMme&|160;de&|160;Séryeuse étaitd’«&|160;intérieur&|160;», dans tous les sens du mot, celle de sonfils était extérieure, épanouissait ses pétales. La froideur deMme&|160;de&|160;Séryeuse n’était qu’une grande réserve,et peut-être une impossibilité à dévoiler ses sentiments. On lacroyait insensible, et son fils lui-même la trouvait distante.Mme&|160;de&|160;Séryeuse adorait son fils, mais veuve àvingt ans, dans sa crainte de donner à François une éducationféminine, elle avait refoulé ses élans. Une ménagère ne peut voirdu pain émietté&|160;: les caresses semblaient àMme&|160;de&|160;Séryeuse gaspillage du cœur et capablesd’appauvrir les grands sentiments.

François n’avait en rien souffert de cettefausse froideur, tant qu’il n’avait pas soupçonné qu’une mère pûtêtre différente. Mais lorsque des amis lui vinrent, le monde luidonna le spectacle de sa fausse chaleur. François compara ces excèsà la tenue de Mme&|160;de&|160;Séryeuse, et s’attrista.Aussi cette mère et ce fils, qui ne savaient rien l’un de l’autre,se lamentaient séparément. Face à face ils étaient glacés.Mme&|160;de&|160;Séryeuse, qui pensait toujours à laconduite qu’aurait tenue son mari, s’interdisait les larmes.«&|160;N’est-il pas normal qu’un fils de vingt ans s’éloigne de samère&|160;?&|160;» se disait-elle. Manquerais-je de courage&|160;?Et le chagrin filial de François, par cette loi même que formulaitMme&|160;de&|160;Séryeuse, se consolait dehors.

Une chose troublait François deSéryeuse&|160;: c’était la façon dont parlait de son pèreMme&|160;Forbach&|160;; car elle l’avait connu dans saplus tendre enfance, si bien qu’elle parlait à François, traité engrand garçon, d’un enfant qui était son père. De même, des intimesdes Forbach, M.&|160;de&|160;la Pallière, le commandant Vigoureuxdisaient&|160;: «&|160;J’ai beaucoup connu Monsieur votrepère&|160;» et lui en parlaient, comme ils parlaient de lui-même,c’est-à-dire d’un homme plein d’espérances.

François de Séryeuse, auprès de ce vieuxcercle, jouissait d’un assez grand prestige&|160;: il leréconciliait avec la jeunesse. Il écoutait ces vieillards&|160;;pour cette complaisance, on lui prédisait un bel avenir. Ce n’étaitpoint, disaient les amis de Mme&|160;Forbach, une têtebrûlée, une de ces cervelles folles, qui composent la jeunessed’aujourd’hui. De plus, on s’émerveillait de sa modestie, car,interrogé sur ses études, il ne répondait pas, détournait laconversation, la ramenait aux souvenirs. Personne chez les Forbachn’eût admis que ce jeune homme qui écoutait si bien fût unparesseux.

En dehors de ces visites, l’existence desForbach était consacrée au «&|160;rachat des petits Chinois&|160;».Du moins elle l’avait été jusqu’en 1914. L’enfance de Françoiss’émerveilla de cette œuvre mystérieuse. Il savait simplement queles petits Chinois se rachètent avec des timbres-poste. Il était detradition dans la famille de François, chez ses tantes, sescousines, de ramasser le plus de timbres possible pour Adolphe.Celui-ci, comme son père pour les virgules, tenait un compte exactdes timbres qu’on lui apportait. Dès qu’il en avait réuni un nombresuffisant, il les envoyait à l’œuvre.

Naturellement, Adolphe n’avait pas épargné lacollection de von Forbach. Et c’est ainsi que dans cette œuvreégalitaire, parmi les «&|160;République Française&|160;» sansvaleur, prirent place les timbres de l’île Maurice, dont un seuleût suffi pour acheter tous les petits Chinois.

La guerre de 1914 changea les occupationsd’Adolphe Forbach. Ce ne fut plus des timbres que l’on porta auxForbach, mais des journaux. Adolphe et sa mère taillaient dans lesfausses nouvelles des plastrons destinés à préserver du froid.Mme&|160;Forbach tricota même des gants, des chandails,des chaussettes, des passe-montagnes.

Les Forbach déjeunaient une fois par an chezMme&|160;de&|160;Séryeuse, le jour de l’anniversaire dela bataille de Champigny. François venait le matin les chercherdans une automobile de louage. Pour rien au monde ils n’eussentmanqué cette cérémonie.

Mme&|160;Forbach et Adolphe, quifaisaient partie de la Ligue des Patriotes, applaudissaient lesdiscours, sur les lieux mêmes où était tombé Forbach, mais del’autre côté, car, au moment où éclata la guerre de 70, il était enPrusse pour recueillir une petite succession. Les fleurs qu’Adolphejetait sur le monument de Champigny étaient donc à la fois cellesdu fils Forbach et d’un membre de la Ligue des Patriotes.

À peine assis, le comte d’Orgel se lança dansun de ces monologues qu’il appelait une conversation. Essayant de«&|160;situer&|160;» son hôte, il introduisit dans ce monologuenombre de noms propres, pour permettre à François de marquer s’illes connaissait. Le résultat de cet interrogatoire détournésatisfit le comte d’Orgel. Il se rendit hommage. Il avait eu raisonde se montrer aimable envers Séryeuse.

François, d’habitude, goûtait assez lesbavards, non pour ce qu’ils disent, mais parce qu’ils permettent dese taire. Cette fois il s’irrita de ne pouvoir placer un mot, et dela façon, quoique flatteuse, dont Anne lui coupait la parole. Dèsqu’il ouvrait la bouche, Anne s’exclamait, riait aux éclats, latête renversée, d’un rire aux notes inhumaines, suraigu. «&|160;Jene me serais jamais soupçonné tant d’esprit&|160;», pensaitFrançois. Non content de rire, d’applaudir aux paroles de Séryeuse,pourtant bien anodines, Anne le proclamait sublime, merveilleux,admirable, et répétait ses phrases à sa femme. Cette dernièresingularité n’était pas ce qui dérangeait le moins Séryeuse. CarAnne d’Orgel répétait la phrase de François, mot à mot, comme s’ileût traduit une langue étrangère, et Mme&|160;d’Orgel,dans son amour conjugal, paraissait n’entendre que lorsque c’étaitAnne qui parlait. Celui-ci n’agissait de la sorte que pourconserver le dé de la conversation. Buvait-il, mangeait-il, ilagitait sa main libre pour empêcher qu’on s’en emparât, et imposersilence. Ce geste était devenu un tic, et il le faisait même quandil n’y avait rien à craindre, comme ce jour-là, où sa femme, qui neparlait jamais, et François, qui parlait peu, n’étaient point d’uneconcurrence redoutable.

François de Séryeuse trouva le comte d’Orgelplus que la veille identique au portrait tracé de lui par ceux quine l’aimaient pas. Dans sa surprise il rapetissa toute sa soirée etsa nuit à mesure d’homme, et même d’homme du monde. Il en niait lemerveilleux, ne voulant plus voir dans cette espèce d’entente qu’untour joué à Paul Robin. Aussi quand ils passèrent au salon,François cherchait un moyen correct de prendre congé le plus vitepossible.

Un feu de bois brûlait dans le salon. La vuede cette cheminée éveilla chez Séryeuse des souvenirs de campagne.Les flammes fondaient la glace qu’il sentait le prendre.

Il parla. Il parla simplement. Cettesimplicité choqua d’abord le comte d’Orgel, comme une exclusion. Iln’avait jamais pensé que quelqu’un pût dire&|160;: «&|160;J’aime lefeu.&|160;» La figure de Mme&|160;d’Orgel, par contre,se mit à vivre. Elle était assise sur la banquette de cuir quisurmontait le garde-feu. Les paroles de François la rafraîchirentcomme un envoi de fleurs sauvages. Elle ouvrit les narines, respiraprofondément. Elle desserra les lèvres. Tous deux parlèrent de lacampagne.

François, pour jouir davantage du feu, avaitapproché son fauteuil, posé sa tasse de café sur la banquette oùétait assise Mme&|160;d’Orgel. Anne, accroupi par terre,face à cette haute cheminée, comme devant une scène d’Opéra, setaisait aussi docilement que s’il n’eût jamais fait autrechose.

Que se passait-il&|160;? Pour la première foisde sa vie, Anne d’Orgel était spectateur. Il goûtait leur dialogue,non pas pour ce qu’il exprimait, mais plutôt pour sa musique. Carla campagne restait lettre morte pour le comte.

Il fallait à la nature une protection royalepour qu’il lui trouvât du charme. Il ressemblait à ses ancêtrespour qui, hors Versailles et deux ou trois lieux de ce genre, lanature est une forêt vierge, où un homme bien «&|160;ne se hasardepas&|160;».

En outre, pour la première fois, Anne d’Orgelvoyait sa femme hors de son soleil, de ses préoccupations. Il luien trouva plus de saveur, comme si elle eût été la femme d’unautre.

–&|160;Quel dommage, Anne, que vous n’ayez pasles mêmes goûts que moi, dit Mme&|160;d’Orgel, animéepar ce dialogue.

Aussitôt elle se calma et sa phrase luiapparut comme dite à la légère, une bévue sans signification. Orces mots, qu’elle n’avait jamais prononcés, ni même pensés, étaientpourtant significatifs. La différence entre Anne et Mahaut étaitprofonde. C’était celle qui au cours des siècles opposa lesGrimoard aux Orgel comme le jour à la nuit – cet antagonisme de lanoblesse de cour et de la noblesse féodale. La chance avaittoujours souri aux Orgel. Ainsi, quoique de petite noblesse, ilsétaient parvenus, sans qu’ils y aidassent, à bénéficier de leurhomonymie avec les Orgel dès longtemps éteints, dont le nom seretrouve souvent dans Villehardouin à côté de celui de Montmorency.Ils réalisaient le type parfait du courtisan. Leur nom était enpremière place.

On pouvait donc être fort surpris desextraordinaires mensonges du comte d’Orgel, destinés à souligner sagloire certaine. Mais pour lui mensonge n’était pas mensonge&|160;;il ne s’agissait que de frapper l’imagination. Mentir c’étaitparler en images, grossir certaines finesses aux yeux des gensqu’il jugeait moins fins que lui, moins aptes aux nuances. Un Pauls’étonne de ces impostures naïves. Le comte d’Orgel ne négligeaitmême point le mélodrame. La cave de son hôtel lui semblait un décorparticulièrement propice, comme si dans ses ténèbres on pût moinsbien distinguer le faux… Un jour une bombe lancée par les Allemandsy avait frappé son père, un autre on y avait au début de laRévolution caché Louis XVII.

Mahaut et François s’étaient tus. Anne, commeun enfant qui ne veut pas se séparer d’un jouet nouveau,prolongeait son silence. Le silence est un élément dangereux.Mme&|160;d’Orgel attendait que son mari se décidât à lerompre, pensant qu’il ne lui appartenait point à elle de lefaire.

Le téléphone sonna.

Anne se leva et décrocha le récepteur. C’étaitPaul Robin.

–&|160;Il y a là quelqu’un qui veut vousparler, dit Anne, au bout de quelques répliques, en tirant Françoispar la manche.

«&|160;Toi&|160;! c’est toi&|160;!&|160;»,balbutia Paul, dès qu’il entendit la voix de Séryeuse. Encore avecles Orgel&|160;! se dit-il. Que signifie cette farce&|160;? J’enaurai le cœur net.

Il oublia qu’il n’était jamais libre, quechacune de ses heures, de ses demi-heures était soi-disant priseet, détruisant cet échafaudage, il dit à François, d’une voixalerte&|160;: «&|160;Peux-tu dîner avec moi&|160;? Je voudrais teparler. J’aimerais te voir.&|160;»

François de Séryeuse n’avait rien d’autre àfaire que de retourner à Champigny. Une fois de plus, il remit sesdevoirs filiaux.

«&|160;Surtout ne raccroche pas, j’ai à parlerà Monsieur d’Orgel.&|160;»

Les Muscadins, pour ne pas s’abîmer le galbe,omettaient de prononcer les r. Notre époque, dont la peur duridicule frise le grotesque, est possédée d’un travers analogue.Paul Robin cultivait cette pudeur absurde, essentiellement moderne,qui consiste à ne pas vouloir paraître dupe de certains motssérieux et de certaines formules de respect. Pour n’en pas prendrela responsabilité, on les prononce comme entre guillemets.

Ainsi Paul n’employait jamais un lieu commun,sans le corser d’un petit rire, ou le précéder d’une respiration.Il prouvait par là qu’il n’était pas crédule.

Ne pas vouloir être dupe, c’était la maladiede Paul Robin. C’est la maladie du siècle. Elle peut parfoispousser jusqu’à duper les autres.

Tout organe se développe ou s’atrophie enraison de son activité. À force de se méfier de son cœur, il n’enpossédait plus beaucoup. Il croyait s’aguerrir, se bronzer, il sedétruisait. Se trompant complètement sur le but à atteindre, cesuicide lent était ce qu’il goûtait le plus en lui-même. Il croyaitque ce serait mieux vivre. Mais on n’a encore trouvé qu’un seulmoyen d’empêcher son cœur de battre, c’est la mort.

Ce fut donc flanqué de guillemets que Paulprononça son «&|160;Monsieur d’Orgel&|160;».

Anne reprit l’appareil. La curiosité de Paulne pouvait attendre l’heure du dîner. Il prétendait avoir une choseurgente à confier aux Orgel. Pouvait-il venir tout desuite&|160;?

Il n’était guère dans la nature de Pauld’avoir des secrets à confier, et qui ne peuvent pas attendre.

–&|160;Ce pauvre Paul, notre innocenteplaisanterie d’hier soir l’a troublé, dit Anne, en raccrochant lerécepteur. On dirait qu’il croit que nous conspirons contrelui.

Le téléphone avait rompu le charme. Françoisde Séryeuse pensa&|160;: «&|160;Le système de Paul a du bon. Jecommence à comprendre ses cases et la contrariété que peut êtrepour lui la rencontre d’un ami. Mais il devrait bien appliquer sonsystème aux autres.&|160;»

En effet, Paul avait agi comme ces voisines deprovince qui, sous un prétexte futile, arrivent quand elles pensentsurprendre un secret et jouissent du trouble qu’ellesproduisent.

Y avait-il donc à surprendre quelque chosechez les Orgel&|160;? Mahaut le donna à penser.

–&|160;Je sors, dit-elle.

Anne fut stupéfait de cette décisionintempestive.

–&|160;Mais vous savez bien que l’auto n’estpas là&|160;!

–&|160;J’ai envie de marcher. D’ailleursj’avais complètement oublié tante Anna. Elle m’en voudrait.

Anne d’Orgel fit le visage stupide descomédiens qui expriment l’étonnement. Cet étonnement était sincère,mais il l’exagérait. Il ouvrit de gros yeux, comme on lève les brasau ciel. Sa contenance signifiait si clairement&|160;: «&|160;Mafemme est folle, je ne sais pas ce qu’elle a, ni pourquoi ellement&|160;», que François de Séryeuse en fut mal à l’aise.

Anne d’Orgel cherchait encore à la retenirlorsque Mahaut, tout d’un coup, regarda la porte, comme un chienflairant un danger, alors que son maître dans son attitude ne voitque caprice. Elle tendait la main à François.

Au coin de la rue, Paul se retourna versMme&|160;d’Orgel qui venait de le croiser sans levoir.

N’était-il pas en l’occurrence l’envoyé de cetribunal auquel chacun doit rendre compte de ses actes&|160;?

Il pénétra dans le salon avec une figure decirconstance. Mais ni Anne, ni François, pas plus que lui,n’auraient pu dire laquelle.

Il avait gardé son pardessus comme uncommissaire de police. L’absence de Mme&|160;d’Orgel letracassait. Il se disait que sa présence lui aurait sans douteexpliqué ce qu’il voulait savoir, et qu’elle était peut-être partiepour qu’il ne le sût point.

–&|160;Je ne fais qu’entrer et sortir,dit-il.

–&|160;Mais cela ne valait pas que vous vousdérangiez, dit Anne un peu narquois, après un mensonge quelconquedébité par Paul.

–&|160;Où comptez-vous dîner&|160;?ajouta-t-il en s’adressant aux deux amis. Ils lui nommèrent uncabaret où ils dînaient souvent.

–&|160;Nous restons chez nous, dit Anne, maispeut-être pourrions-nous vous rejoindre après dîner.

Le comte cédait encore à ce dangereux systèmedes toquades, qui pousse à se voir trop et hors de propos.

Paul et François partirent ensemble, mais sequittèrent vite, ayant chacun une occupation.

Le soir François arriva le premier aurendez-vous. Le chasseur lui fit part d’un coup de téléphone&|160;:le comte d’Orgel regrettait de ne pouvoir venir après dîner, etdemandait à M.&|160;de&|160;Séryeuse de lui téléphoner le lendemainmatin. En effet, une fois Mme&|160;d’Orgel revenue de sapromenade sans but, et devant son bonheur à la perspective d’unesoirée en tête à tête avec Anne, celui-ci n’avait pas même oséavouer son projet et profita d’un moment où elle était absente dusalon pour téléphoner la décommande.

Toute la soirée Anne d’Orgel fut dans levague. Mahaut était distraite. Pour être heureuse de cetête-à-tête, il fallait qu’elle pensât à l’être. Ils se parlèrentpeu. Cependant Mme&|160;d’Orgel ne s’effraya pas del’état particulier où elle se trouvait car elle estimait natureld’être à l’unisson avec Anne. Or la distraction d’Anne venait de ceque seul avec sa femme, il glissait vers la mélancolie. Ce n’étaitpas la faute de son cœur, mais Anne d’Orgel n’était à l’aise quedans une atmosphère factice, dans des pièces violemment éclairées,pleines de monde.

Paul et François ne se turent pas une minute.Chacun abandonnait une partie de sa personnalité, s’efforçait deressembler à l’autre. C’était à qui cacherait son cœur. Ilsprenaient le masque des personnages des mauvais romans duXVIIIe siècle dont les Liaisons dangereusessont le chef-d’œuvre. Chacun de ces complices dupait l’autre en senoircissant de crimes qu’il n’avait pas commis.

Paul n’osait interroger au sujet des Orgel. Ilattendait qu’on lui parlât d’eux. Pour provoquer des confidences ilcommença par en faire et raconta son retour entre la princessed’Austerlitz et l’Américaine&|160;:

–&|160;Elle n’a jamais voulu nous dire ce quetu avais fait ou raconté au juste, mais elle ne t’emporte pas enparadis. Selon elle les Français sont tous les mêmes, ils nepensent qu’à une chose. Bref, Hortense et moi, nous l’avons calméede notre mieux.

François sourit. Il se retint de dire qu’ileût compris davantage qu’Hester Wayne se fût plainte du contraire.Mais il ne tira pas vanité de son impolitesse, d’autant plus qu’ilsoupçonnait Paul de s’être employé seul à calmer l’Américaine.

Égayé par cet épisode, Séryeuse se décidaenfin à ne plus torturer le curieux, et lui raconta comment ilavait fait la connaissance d’Orgel, chez des clowns. Paul respira.C’était peu de chose. Les bonnes grâces d’Hester Wayne levengeaient largement. Il trouvait malgré tout son ami très fortd’avoir «&|160;décroché&|160;» une invitation pour le jourmême.

Paul accompagna jusqu’à la Bastille Françoisqui prenait le dernier train pour Champigny. On appelle ce train letrain des théâtres. Il ne s’emplit qu’à la dernièreminute, et de singuliers voyageurs. Ce sont des acteurs et desactrices, pour la plupart demeurant à La Varenne, et plus ou moinsmal dégrimés selon la distance qui sépare leur théâtre de la gare.Il ne faudrait pas juger par ce train de la prospérité des théâtresà Paris, car on y rencontre plus de comédiens que despectateurs.

François de Séryeuse était en avance. Il montadans un compartiment occupé par une famille de braves gens, quivenaient du spectacle. Elle sentait la naphtaline. Le petit garçon,très fier qu’on lui eût confié la garde des billets, pour imiter ungeste paternel, les laissait dépasser au revers de sa manche. Lechef de la famille tenait d’une main et caressait de l’autre commeun animal, un chapeau claque d’une forme ancienne. Il faisait avecce chapeau mille pitreries pour tenir les enfants éveillés. Ilaccompagnait ces farces d’un boniment débité avec l’accent desclowns, qui les faisait rire aux larmes. Ensuite, le frappant de samain droite, il présentait une galette noire.

–&|160;Tu n’as pas perdu les billets,Toto&|160;? s’inquiétait-il de temps en temps. Ce ne serait pas lapeine d’avoir pris des premières&|160;!

La dame et sa grande fille, honteuses du bravehomme à cause de la présence de François, se plongeaient dans leprogramme du spectacle dont elles venaient et, lorsque les enfantstrépignaient de joie, secouaient leur tête enveloppée d’unemantille. Elles souriaient, du sourire qui désavoue. François étaitgêné par la complicité féminine de la mère et de la fille. Alorsque l’homme était heureux, que ce jour était pour lui un jour defête, l’exceptionnel de ce même jour faisait souffrir les deuxfemmes. Elles pensaient qu’elles pourraient vivre ainsi chaquejour. Au moins leur plaisir eût-il été de faire croire, à uninconnu comme François, qu’elles étaient habituées à ces robes, authéâtre, aux premières classes. Mais l’attitude de leur bêted’homme était un aveu.

François ne détestait rien tant que cettehonte qu’éprouvent certaines femmes des classes médiocres pourl’homme à qui elles doivent tout.

La mère et la fille, furieuses, ne secontentaient plus maintenant de sourire, elles tenaient tête. Alorsque l’homme s’extasiait en bloc sur l’intérêt de la pièce,l’excellence des acteurs, du dîner au restaurant, le moelleux descoussins du wagon, elles opposaient de l’humeur à sonenthousiasme&|160;: «&|160;Le wagon était sale, un acteur ne savaitpas son rôle…&|160;» Des connaisseuses doivent se plaindre,pensaient-elles. Et c’est, hélas&|160;! ce que de bas en haut pensetout le monde.

Le manège de ces femmes venait de ce qu’ellessentaient que François était d’une classe supérieure. Elles nepouvaient deviner qu’il préférât à leur sottise la simplicité deleur trouble-fête. Le trouble-fête ne comprenait rien à cettescène. Il se consolait avec les enfants que n’avait point encoredéformés le sentiment de l’inégalité. Aussi étaient-ils heureuxcomme des rois. Alors que le père en caressant ce chapeau haut deforme, qui l’amusait plus qu’il ne le flattait, était heureux depenser que son travail lui permettrait bientôt une autre sortie,leur robe gênait mère et fille, qui, l’une, pensait au tablierqu’elle mettrait le lendemain, l’autre à sa blouse de vendeuse.

La famille descendit à Nogent-sur-Marne. Cettescène avait blessé François&|160;: dans les dispositions de cœur oùil se trouvait ce soir-là, elle fut décisive.

Mme&|160;de&|160;Séryeuse n’avaitjusqu’ici joué dans la vie de son fils que le rôle qu’y joueforcément une mère. François n’était nullement mauvais fils&|160;;mais leur caractère poussait ces deux êtres, nous l’avons dit, à nese rien confier qui eût de la valeur. La scène du train, par unzigzag dont les âmes les moins compliquées sont coutumières, menaFrançois à penser à Mme&|160;de&|160;Séryeuse. Cettehonte de la fille et de la mère le poussa à examiner les sentimentsqu’il tirait, lui, de sa famille.

François de Séryeuse était fier. Fier de sonnom. L’était-il par piété envers ses ancêtres, ou par purorgueil&|160;? C’est ce qu’il aurait voulu savoir. La noblesse desSéryeuse était de peu d’éclat.Mme&|160;de&|160;Séryeuse, elle, était une grande dame,qui à cause de la simplicité de sa vie, se croyait une bourgeoise.Le contraire arrive plus souvent. Sans doute, elle avait été élevéedans l’orgueil de son nom, mais dans cette fierté elle ne voyaitqu’une dette filiale, qui, pensait-elle, devait être celle de tous,et aussi bien des plus humbles. Mais là, déjà, ne raisonnait-ellepas noblement&|160;?

Mariée de fort bonne heure, le métier de marinde M.&|160;de&|160;Séryeuse l’avait habituée au veuvage avant lamort de son mari. Tant par une sauvagerie naturelle, que parrespect pour celui-ci, elle montrait, alors déjà, peud’empressement envers les familles nobles qui l’eussent accueilliecomme leur enfant. Puis son chagrin l’enfonça dans cette paresse.Elle s’en tint au commerce des parents de M.&|160;de&|160;Séryeuse.Cette famille composée surtout de vieilles filles, de femmes âgées,jugeait de tout assez petitement. En leur unique compagnie,Mme&|160;de&|160;Séryeuse finit par prendre les préjugésde l’ancienne bourgeoisie contre l’aristocratie, sans se douter quec’était les siens qu’elle condamnait. Cela ne l’empêchait pasd’ailleurs d’agir sans cesse d’une façon qui prouvait sa naissance.Ces manières surprenaient sa belle-famille. On les mettait sur lecompte d’un caractère singulier, d’un manque d’expérience.

Ainsi, pour l’éducation de François, lablâmait-on un peu. On comprenait mal qu’elle laissât dansl’oisiveté un garçon de vingt ans, qu’elle ne s’inquiétât pas delui ouvrir une carrière. D’ailleurs, ce n’était point, comme lessœurs, les cousines de M.&|160;de&|160;Séryeuse le pensaient,par fierté, ou parce que sa fortune, sans être énorme,permettait à son fils de ne rien faire. SimplementMme&|160;de&|160;Séryeuse n’avait pas contre la paressele préjugé des petites gens. Elle se disait qu’il ne faut rienbrusquer. Elle se rendait même, malgré son aversion pour le monde,à la nécessité pour un jeune homme d’une vie un peu frivole.

François soupçonnait peut-être mal la noblessede sa mère. Aussi était-il porté dans la vie qu’il menait, às’exagérer son mérite personnel, ne se doutant pas que s’il étaitaccueilli dans des maisons où l’on ne recevait pas tout le monde,c’était à cause d’un air de famille, dont les autres, d’ailleurs,ne se rendaient pas compte. Dans cette toquade d’un Orgel, parexemple, il y avait bien de ce plaisir de trouver de la nouveautédans l’habitude.

François de Séryeuse, bouleversé par la scènedu train, s’interrogeait. À aucun moment, se demanda-t-il, neressemblé-je à ces femmes du train&|160;? Car ce cœur généreuxaurait voulu se contraindre à avouer qu’il ne plaçait pas sa mèreassez haut. Il se reprocha de ne pas la mêler à sa vie, comme s’ileût eu honte d’elle. C’était par honte, en effet, mais à rebours,uniquement parce qu’il n’avait encore rencontré personne qui luiparût digne de sa mère.

Enfin tout cet interrogatoire, déclenché parla scène du wagon, aboutit à cet aveu qu’il souhaitait faireconnaître à sa mère, Mme&|160;d’Orgel.

Ainsi un jeune homme auquel la pudeur, lerespect commandent de cacher ses maîtresses à sa mères’adresse-t-il à cette mère, le jour où il songe à unealliance.

Au réveil, la première pensée de François futpour sa mère. Il ne lui était jamais arrivé de souhaiter la voir sivite.

Mme&|160;de&|160;Séryeuse étaitsortie et devait rentrer pour déjeuner. François essaya de sedistraire. Il lut, écrivit, fuma, mais tous ces actes, il ne lesaccomplissait que pour se donner une contenance. Il attendait.

Il ne faisait rien d’autre… Tout à coup ilsursauta. Qui donc venait de lui dire qu’il n’avait pas encorepensé à Mme&|160;d’Orgel&|160;? qu’il faisait semblantd’attendre sa mère&|160;? Deux questions aussi absurdes, aussidépourvues de sens ne pouvaient selon lui venir que du dehors.«&|160;Et pourquoi y penserais-je&|160;? se répondit-il aigrement,et pourquoi cette attente serait-elle une fausseattente&|160;?&|160;» Il se promit même de ne téléphoner que lelendemain chez les Orgel.

Il s’émerveilla d’agir si librement, sanspenser que l’anormal, c’était qu’il eût à se prouver qu’il étaitlibre.

À force d’attendre, François avait oubliéqu’il attendait, et encore plus qui il attendait. CarMme&|160;de&|160;Séryeuse vint elle-même lui dire dedescendre, que le déjeuner était servi.

François jeta sur sa mère un regard nouveau.Il n’avait jamais remarqué sa jeunesse.Mme&|160;de&|160;Séryeuse avait trente-sept ans. Sonvisage paraissait encore répondre à moins. Mais de même qu’on neremarquait pas sa jeunesse, sa beauté ne frappait pas. Peut-êtrelui manquait-il d’être de son époque&|160;?

Elle ressemblait aux femmes du XVIesiècle, qui fut le siècle par excellence de la beauté française, etdont les portraits aujourd’hui nous attristent&|160;; nous nousformons un idéal si différent de la beauté des femmes, que nous nenous retournerions peut-être pas, dans la boutique d’un joaillier,sur celle pour qui se consuma Nemours.

Aujourd’hui nous ne jugeons plus féminin quece qui est fragile. Le robuste contour du visage deMme&|160;de&|160;Séryeuse le faisait trouver sans grâce.Cette beauté laissait froids les hommes. Un seul l’avaitappréciée&|160;; il était mort.Mme&|160;de&|160;Séryeuse se conservait à lui comme sielle eût dû le retrouver, pure même de ces regards de convoitiseque la femme la plus honnête n’évite pas.

Mme&|160;de&|160;Séryeuse nes’aperçut point du regard de son fils. Toutefois elle était gênée.Elle l’était comme les personnes que l’on n’a pas habituées àcertaines prévenances. Change-t-on, ils se demandent ce que celasignifie. François devint presque tendre. Cette tendresse fitcroire à la mère que son fils cherchait un pardon. Qu’a-t-ilfait&|160;? se demanda-t-elle aussitôt. D’habitude, Françoisrestait à peine dans le salon, le déjeuner fini. Il s’y attarda. Ilne pouvait, sans en approfondir la raison, se rassasier d’une imagenouvelle.

À la fin Mme&|160;de&|160;Séryeuse,troublée, se leva&|160;:

–&|160;Tu n’as rien de spécial à medire&|160;?

–&|160;Mais non, maman, dit François,surpris.

–&|160;Bien, parce que j’ai à faire.

Et elle disparut.

François erra dans la maison comme une âme enpeine. Il s’était promis de passer la journée à Champigny, auprèsde sa mère. Elle se dérobait. Après avoir flâné dans la maison,puis dans le jardin, il remonta dans sa chambre, choisit un livrequ’il n’ouvrit pas, et s’étendit.

Il se retournait, comme un malade qui ne peuttrouver le calme. De quelle potion avait-il besoin&|160;? Dans safièvre, il lui semblait que seule une main fraîche l’apaiserait. Ilne croyait pas en vouloir une entre toutes.

Il pensait aimer dans le vague, alors qu’il neressentait du vague qu’à cause d’un choc bien net. Mais il avaitpeur de donner son vrai nom à ce choc. Il ne s’était pourtant guèreexercé à tant de délicatesse, à une telle pudeur envers soi-même.Il ne faisait pas, d’habitude, tant de façons pour s’avouer qu’ildésirait. Lui qui n’avait jamais refréné ses sens, et à plus forteraison ses pensées, il s’en interdisait, aujourd’hui, certaines. Ilsemblait enfin comprendre que plus que nos manières, dont le publicest juge, importe la politesse du cœur et de l’âme, dont chacun denous a seul le contrôle. Pourquoi ne serait-on pas envers soi debonne compagnie&|160;? Il avait honte d’avoir jusqu’ici montrémoins d’estime à soi-même, de politesse qu’aux autres, et de s’êtreavoué certains sentiments dont il n’eût fait confidence à personne.Mais dans sa nouvelle manie de pureté, il allait trop loin… jusqu’àl’hypocrisie.

François, aimant déjàMme&|160;d’Orgel, craignait de lui déplaire. Et c’étaitpour ne pas lui déplaire qu’il ne pensait pas à Mahaut&|160;; caril ne trouvait encore aucune de ses pensées digne d’elle.

L’amour venait de s’installer en lui à uneprofondeur où lui-même ne pouvait descendre. François de Séryeuse,comme beaucoup d’êtres très jeunes, était ainsi machiné qu’il nepercevait que ses sensations les plus vives, c’est-à-dire les plusgrossières. Un désir mauvais l’eût bien autrement remué que lanaissance de cet amour.

C’est lorsqu’un mal entre en nous, que nousnous croyons en danger. Dès qu’il sera installé, nous pourronsfaire bon ménage avec lui, voire même ne pas soupçonner saprésence. François ne pouvait se mentir plus longtemps, ni boucherses oreilles à la rumeur qui montait. Il ne savait même pas s’ilaimait Mme&|160;d’Orgel, et de quoi au juste il pouvaitl’accuser, mais certes la responsable c’était elle, et personned’autre.

Il souhaitait ne plus rester en place, ne plusêtre seul. Il était envahi de tendresse. Il se souvint de la gêneinstinctive de Mme&|160;de&|160;Séryeuse, mais ilvoulait une présence. Il se rappela une amie qu’il n’avait pas vuedepuis longtemps et que peut-être cet abandon affectait. Il pensala voir. Pourtant, il résista. Ce fut par superstition qu’il ne serendit point chez cette amie. Il lui sembla que ce serait trahir lacomtesse d’Orgel, et que cela lui porterait malheur.

Il goûta chez les Orgel le lendemain. Ilsentit alors que son amitié pour Anne était intacte. Cette amitiéétait plutôt la turbulence d’un cœur naïf. Il s’était dit tout lelong du chemin&|160;: «&|160;J’aime Mahaut&|160;» et s’attendait àéprouver en face d’elle quelque chose d’extraordinaire. Mais il sesentait calme. «&|160;Me serais-je trompé, pensa-t-il, n’aurais-jeque de l’amitié pour Anne, rien pour sa femme&|160;?&|160;»

On peut dire que les idées de François surl’amour étaient toutes faites. Mais parce que c’est lui qui lesavait faites, il les croyait sur mesure. Il ne savait pas qu’il nese les était coupées que sur des sentiments sans vigueur.

Ainsi François, jugeant de son amour d’aprèsdes précédents, jugeait mal. Pourquoi d’abord cette attraction versAnne&|160;? Ne doit-on pas être jaloux&|160;? Il savait queMme&|160;d’Orgel aimait Anne, et, loin de le considérercomme un rival heureux, trouvait en lui un ami&|160;; il ne levoyait pas d’un mauvais œil à côté de Mme&|160;d’Orgel.François essayait bien de combattre ces extravagances, mais dèsqu’il croyait les avoir dissipées, elles se reformaient.

Pour Anne d’Orgel, rien que de fort explicabledans sa toquade. François lui devint vite un ami comme un autre. Ilne considéra pas ce qu’avait d’anormal que Séryeuse prît si viterang parmi ses anciens amis.

Il n’analysait pas le motif de cettepréférence. La raison en était d’ailleurs incroyable. Il eût hausséles épaules, comme quiconque, si on la lui avait révélée. Orgelpréférait François à tous parce que François aimait sa femme.

Nous sommes attirés par qui nous flatte, dequelque façon que ce soit. Or François admirait le comte. Sonadmiration allait avant tout à l’homme capable d’être aimé d’uneMahaut. En retour, Orgel éprouvait sans le savoir, pour François,un peu de cette reconnaissance que l’on éprouve envers qui nousporte envie.

Non seulement l’amour de François était laraison mystérieuse de la préférence du comte d’Orgel, mais encorecet amour décida son amour pour sa femme. Il commençait de l’aimercomme s’il avait fallu une convoitise pour lui en apprendre leprix.

Mme&|160;d’Orgel voyait, elle, d’unassez bon œil cet ami d’Anne. Pouvait-elle s’inquiéter de lapréférence qu’elle accordait à François&|160;? N’était-il point deson devoir conjugal de partager les préférences de sonépoux&|160;?

Comment se méfier de ce qui vousrapproche&|160;?

Très vite, l’hôtel d’Orgel ne put se passer deFrançois de Séryeuse. En donnant beaucoup de son temps à sesnouveaux amis, celui-ci ne sacrifiait rien. François ne négligeaitpour eux que des personnes qu’il fréquentait par désœuvrement.

Les Orgel ne donnaient plus de dîners queFrançois n’y vînt.

La première fois que Séryeuse dîna chez lesOrgel, il eut pour voisine la sœur d’Anne,Mlle&|160;d’Orgel, dont il ne soupçonnait pasl’existence. En face de son empressement, celle-ci pensait avecamertume&|160;: On voit bien qu’il est nouveau venu dans lamaison…

François croyait connaître tout des Orgel. Ilne fut pas peu surpris de l’existence de cette sœur. Il vit unesimple coïncidence dans le fait que Mlle&|160;d’Orgeln’avait paru à aucun déjeuner. Or le hasard n’y était pourrien.

Le comte d’Orgel la cachait pour des motifscomplexes, dont le plus simple était qu’il la savait d’un méritemince.

Elle n’avait d’autre qualité à ses yeux qued’être sa sœur.

Mlle&|160;d’Orgel était l’aînée. Àla voir, François comprit ce qui pouvait faire trouver Anneridicule. Elle était comme la maquette disgracieuse d’un ouvrageparfait. Son mécanisme plus grossier expliquait les horlogeriessubtiles de son frère.

D’ailleurs, si elle ne tenait aucune placedans l’hôtel d’Orgel, il n’en était pas de même partout. Lespersonnes à qui les caricatures parlent mieux qu’un dessin, luitrouvaient meilleur air qu’au comte. Elle émiettait ses après-midien visites à des personnes fort vieilles ou fort ennuyeuses, queles Orgel négligeaient. Ces gens qui trouvaient subversives lesfêtes de la rue de l’Université, parce qu’on ne s’y ennuyait pas, yaccouraient du reste sur un signe.

Lorsque dans un salon on entendait prononcerle nom de Mlle&|160;d’Orgel, on pouvait être sûr quec’était pour en dire du bien. Elle était de ces personnes effacéesdont les amis sont seuls à parler. Et encore pouvait-on suspectercette bonne grâce qui n’était souvent qu’un déguisement desrancunes envers son frère et sa belle-sœur.

«&|160;Et puis c’est une sainte&|160;»,ajoutaient, à la fin, ceux qui faisaient son éloge. Cela signifiaitque la nature l’avait peu comblée.

Le comte d’Orgel naissait à un sentimentnouveau.

Il avait toujours évité l’amour comme unechose trop exclusive. Pour aimer il faut du loisir, et lesfrivolités l’accaparaient.

Mais la passion s’insinua en lui si habilementqu’il y put à peine prendre garde. Cette nouveauté datait du jouroù Mahaut assise sur la banquette du garde-feu parlait avecFrançois de Séryeuse. Ce jour-là son mari l’avait convoitée commesi elle n’eût pas été sa femme.

François, lui, eût certes souhaité moins defêtes, et plus d’intimité. Mais il mettait une émulation d’enfantsage à jouir de ce qu’on lui offrait. Il allait jusqu’à s’appliquerà être un convive agréable. Lui qui eût voulu pouvoir rester sansmot dire, bouche bée devant Mahaut, il se torturait l’esprit pourparler à ses voisines.

Les personnes dont François redoutait le plusle voisinage à table étaient les garçons de son âge, fades jeunesgens du monde, dont il se croyait méprisé, alors qu’ils l’enviaientà cause de l’affection d’Anne, affection à laquelle ils n’osaientprétendre. Car pour eux qui le connaissaient depuis toujours, Anned’Orgel restait l’aîné. Il les traitait d’ailleurs un peu encollégiens, et François, parce que Orgel ne l’avait pas connuenfant, ne lui représentait pas le même âge qu’eux. Si Françoisavait deviné l’envie qu’il leur inspirait, il les eût sans doutetrouvés plus aimables.

Dans ces soirées, François n’aspirait qu’à sefaire oublier de tous, comme il oubliait tout le monde, àl’exception de Mahaut. Mais Anne d’Orgel ne l’entendait pas ainsi.Son amitié le poussait à mettre François en vedette. François ensouffrait, non qu’il fût modeste, ou timide, mais il s’imaginaitque chacun allait lire derrière son visage.

Car ce qu’il y cachait, il souhaitait quepersonne, pas même Mahaut, ne le découvrît. Il lui semblait quecette découverte ne pourrait que détruire son bonheur. Françoisétait heureux, comme on ne peut l’être qu’à cet âge&|160;: sansrien posséder.

François, qui ne parlait jamais de ses amis àMme&|160;de&|160;Séryeuse, faisait exception pour lesOrgel. Sa mère était touchée qu’il semblât la tenir moins à l’écartde sa vie.

François ne se cachait plus à sa mère, parcequ’il n’avait à rougir de rien. Sans doute cette puretéprovenait-elle surtout des circonstances, mais il y trouvaitprofit. François avait jusqu’alors soupçonné la pureté d’être fade.Il jugeait maintenant que seul un palais sans délicatesse enpouvait méconnaître le goût. Mais ce goût, François ne letrouvait-il pas dans le moins pur de son cœur&|160;?

François parlait à sa mère d’une façon siconvaincue du comte et de la comtesse d’Orgel, que, sans êtreconnus d’elle, ils étaient les seuls amis de son fils dontMme&|160;de&|160;Séryeuse ne se méfiât point. Pourtant,François négligeait ce qui l’avait tant préoccupé&|160;: réunir samère et les Orgel. Le bonheur qu’il ressentait était si neuf qu’iln’osait aucun geste de peur d’en détruire l’équilibre.

Un jour qu’il lui racontait un dîner de laveille, Mme&|160;de&|160;Séryeuse lui dit&|160;:

–&|160;Que doivent penser de toi cesamis&|160;? Tu dois passer pour n’avoir ni feu ni lieu. Pourquoi neles inviterais-tu pas&|160;?

Il regarda sa mère avec surprise. Était-cebien elle qui parlait&|160;? Lui qui n’avait jamais osé provoquercette invitation, maintenant que c’était elle qui la lui proposait,il cherchait des obstacles.

–&|160;On dirait que cela te dérange, ditMme&|160;de&|160;Séryeuse.

–&|160;Comment peux-tu le penser&|160;?s’écria François, en l’embrassant.Mme&|160;de&|160;Séryeuse, confuse, repoussa doucementson fils.

Mme&|160;d’Orgel montra un vraiplaisir quand elle sut que Mme&|160;de&|160;Séryeusedésirait les connaître. Il lui plaisait de donner du sérieux àcette amitié.

Anne, lui, poussa ses cris habituels. Sur cesentrefaites, sa sœur parut. François estima convenable del’inviter. Mais avant que la malheureuse eût pu répondre, Annes’interposa&|160;: «&|160;Samedi, vous déjeunez chez tanteAnna&|160;», dit-il.

François avait déjà entendu le nom de cettetante le jour où Mme&|160;d’Orgel le laissa en tête àtête avec le comte après le coup de téléphone de Paul Robin. Anned’Orgel avait eu alors ce regard stupide qui signifiait qu’ellementait. François se demanda même si cette tante n’était point unmythe. Elle existait cependant. Mais les Orgel la négligeaient, etil leur semblait qu’ils l’en dédommageassent en se servant d’ellecomme alibi.

Quand le comte et la comtesse d’Orgelentrèrent dans le salon de Champigny, François fut aussi stupéfaitque s’il ne les eût pas attendus. La présence de ses amis danscette pièce qu’il connaissait depuis si longtemps le surprenaitcomme une apparition. Sa stupeur démonta un peu Anne d’Orgel. Maisce qui l’intimida le plus, ce fut de se trouver en présence decette jeune femme. Anne d’Orgel adorait conquérir de vieilles gens.En route pour Champigny il préparait sa conquête. Tant de jeunessele dérouta.

François ressentit du trouble devantl’empressement fort naturel d’Anne. C’était la première fois qu’ilvoyait un homme auprès de sa mère.

Ce jour-là,Mme&|160;de&|160;Séryeuse était étonnante.

En l’admirant, François oubliait peu à peuqu’elle était sa mère. Elle se prêtait à cet oubli, car elleparlait sur un ton vif que François ne lui avait jamais connu.

Chose incroyable, à ce contact,Mme&|160;d’Orgel se sentait rajeunir. Elle, toujours sidéférente, devait se contraindre pour ne point voir enMme&|160;de&|160;Séryeuse une compagne d’enfance quel’on retrouve.

Après le déjeuner,Mme&|160;de&|160;Séryeuse et Mme&|160;d’Orgelcausaient ensemble&|160;; et comme François contemplait ce tableau,le comte d’Orgel, pour se distraire de son silence, regarda ceuxqui étaient accrochés aux murs. Mais son œil s’égarait dans levague. Mme&|160;de&|160;Séryeuse, qui ne prenait pas cemanège pour de l’impatience, crut que quelque chose intriguait sonhôte dont l’œil semblait posé sur une miniature, qu’en réalité ilne voyait pas.

–&|160;Vous regardez ce portrait&|160;?

Anne se leva pour le voir.

–&|160;Il ne ressemble guère aux imageshabituelles de l’Impératrice Joséphine. Pourtant c’est elle, àquinze ans. Il fut exécuté par un Français de la Martinique etenvoyé à Beauharnais pour lui faire connaître sa fiancée.

Au mot de Martinique,Mme&|160;d’Orgel avait levé la tête comme un chien quientend son nom. Elle se dirigea vers la miniature.

–&|160;Elle était, ditMme&|160;de&|160;Séryeuse, la tante à la mode deBretagne de mon arrière-grand-mère, qui jeune fille était uneSanois comme la mère de Joséphine.

–&|160;Mais alors, s’écria Anne en se tournantvers François et Mahaut&|160;: vous êtes cousins&|160;! Ils’amusait comme un fou de sa découverte.

Un silence de stupeur suivit cetteaffirmation. François ne savait pas grand-chose de la famille deMahaut. Comme Mahaut ne répondait pas, Anne insista&|160;:

–&|160;Enfin je ne me trompe pas, vous êtesalliés à la fois aux Tascher et aux Desverge de Sanois&|160;?

–&|160;Oui, dit Mme&|160;d’Orgel,comme si c’était un aveu pénible.

Pourquoi ce trouble&|160;? La pensée qu’elleétait liée à François par des liens, même ténus, la gênait. Elleremit à plus tard l’explication de son malaise. Elle ne pensa qu’àce que son attitude avait de peu cordial enversMme&|160;de&|160;Séryeuse et François.

François était lui-même si troublé qu’il neremarqua pas l’accueil fait par Mme&|160;d’Orgel à cecousinage.

Anne d’Orgel n’était pas encore revenu de cecoup de théâtre&|160;:

–&|160;Voici qui aurait fait plaisir à monpère, dit-il à François. Il me reprochait mes amis, ilrépétait&|160;: «&|160;De mon temps, on n’avait pas d’amis, onn’avait que des parents.&|160;» Ce n’est qu’aujourd’hui qu’il vouseût agréé, ajouta-t-il en riant.

Anne se croyait affranchi de l’esprit defamille, et pensait citer ce mot de M.&|160;d’Orgel sous forme deplaisanterie. Mais la joie qu’il avait de sa découverte prouvaitassez qu’il était bien le fils du feu comte d’Orgel.

–&|160;Comme vous allez vite, ditMme&|160;de&|160;Séryeuse. Êtes-vous sûr que ce n’estpas un peu usurper un titre, que de nous proclamer cousins deMme&|160;d’Orgel parce que nos ancêtres lefurent&|160;?

Le bon sens deMme&|160;de&|160;Séryeuse plut à Mahaut. Elle avaitraison. De la part d’Anne, quel excès&|160;! Mais ensuite, dans sonenthousiasme et son étourderie habituels, il prononça une phrasequi vint à la rescousse&|160;:

–&|160;D’ailleurs vous êtes parente avec toutela Martinique&|160;! Mme&|160;de&|160;Séryeuse n’avaitaucune habitude d’Anne, de ses images, de ses folies. Si«&|160;toute la Martinique&|160;» signifiait aux yeux d’Anne lestrois ou quatre familles avec lesquelles les Grimoard avaient pucontracter des alliances, ces mots pourMme&|160;de&|160;Séryeuse embrassaient toute l’île. Elletrouva le comte bien cavalier, et crut qu’il voyait peut-être enelle une descendante des nègres. Pour la première fois elle eutl’orgueil de sa race. Elle dit à Mahaut&|160;:

–&|160;M.&|160;d’Orgel a raison&|160;:l’alliance de votre famille avec les Sanois n’a rien d’imprévu.C’était un des deux ou trois partis possibles…

Mahaut, sa cousine&|160;!

François se demandait s’il devait s’en réjouirou s’en attrister. Il pensait à ses cousines germaines, si fades,avec lesquelles il avait passé son enfance, et qui l’avaient tantennuyé. Il se disait avec mélancolie que Mahaut aurait pu tenirleur place, qu’il aurait pu être élevé avec elle.

Car il ne doutait pas une minute de la forcede ces liens&|160;; ce qui pouvait paraître comique chez Séryeuse,mais combien plus fou chez le comte d’Orgel. Comment celui-ci, quicousinait avec tout le Faubourg, et n’y attachait d’importancequ’en bloc, donnait-il tout à coup une si haute signification à cefaible lien&|160;? C’est que, pour lui, François avait toujours unpeu échappé à l’ordre. Il n’était pas complètement dans la ronde.Cette amusette, aux yeux du comte, l’y faisait entrer.

Quatre coups sonnèrent à la pendule. Anned’Orgel demanda si François allait à Paris. François, qui n’y avaitrien à faire, à la perspective d’un voyage en auto auprès deMme&|160;d’Orgel, inventa un rendez-vous.

«&|160;Je crois que mon fils voudrait vousmontrer les bords de la Marne, ditMme&|160;de&|160;Séryeuse. Aussi, faudra-t-il revenirbientôt.&|160;»

Les Orgel lui firent promettre de venird’abord déjeuner chez eux.

François regarda sa mère avecreconnaissance.

–&|160;Rentreras-tu dîner&|160;?demanda-t-elle. François qui n’allait à Paris que pour accompagnerles Orgel, mais n’y voulait voir personne, afin qu’aucun visage nes’interposât entre son bonheur et lui, répondit qu’il reviendrait.Mais Anne pria Mme&|160;de&|160;Séryeuse de lui laisserson fils. François le souhaitait, mais n’osait y croire, car lesOrgel invitaient rarement à la dernière minute. La reconnaissancede François le fit se féliciter de ressentir un amour qui nepouvait recevoir aucune réponse, car il mesura le dégoût de tromperun ami comme Anne d’Orgel. Peut-être aurait-il eu moins de beauxscrupules s’il lui eût été donné de suivre, dans la voiture, lespensées qui vinrent à Mme&|160;d’Orgel sans qu’elle-mêmeles pût mettre en ordre. Il en est des êtres comme des mers&|160;;chez les uns l’inquiétude est l’état normal&|160;; d’autres sontune Méditerranée, qui ne s’agite que pour un temps et retombe en labonace. Ce n’était pas sans malaise que Mahaut trouvait tant decharme à l’immixtion d’un tiers dans leur ménage&|160;; ce malaisedatait presque du premier contact. La visite chezMme&|160;de&|160;Séryeuse avait rassuré Mahaut. Untrompe-l’œil prolongea ce malentendu&|160;; elle se reposaitmaintenant sur ce cousinage sous le couvert duquel ses ancêtresavaient perpétré des mariages sans amour, sans inquiétude. Françoisne lui faisait plus peur. En un mot, sans qu’elle le soupçonnât,Mme&|160;d’Orgel éprouvait pour ce lointain cousin lesentiment de ses aïeules pour leur mari. Mais, en cette minute,elle aima son mari comme un amant.

Nous l’avons dit, Mahaut était de ces femmesqui ne sauraient faire de l’agitation leur pain quotidien.Peut-être même la principale raison de la vertu de ses aïeulesrésidait-elle dans leur crainte de l’amour qui ôte le calme.

Lorsque, descendant pour le dîner,Mlle&|160;d’Orgel parut dans le salon, Anne cria d’unbout de la pièce à l’autre&|160;:

–&|160;Une grande nouvelle&|160;! Devinezquoi… Mahaut et Séryeuse sont cousins. Mlle&|160;d’Orgelregarda son frère, puis, tirant son face-à-main, les deux jeunesgens sur la sellette. «&|160;Que mon frère est singulier…&|160;»,se dit-elle, sans ajouter un sens bien défini à cette remarque.

Anne d’Orgel ne parla de rien d’autre à table.Il ne fit grâce d’aucun détail et en profita même pour dresser lagénéalogie complète des Grimoard de la Verberie.Mme&|160;d’Orgel portait sur son front la rougeur duprix d’excellence à la lecture du palmarès. François admirait lesconnaissances prodigieuses d’Anne d’Orgel, que Champigny avait misen verve, et qui, ce soir-là, se dépassa à propos des Grimoard.

Cependant la nouvelle se répandit vite jusqu’àl’office.

–&|160;À la longue, M.&|160;le Comte a dûtrouver cela plus commode, dit sentencieusement un valet depied.

L’office n’est pas loin du salon. Cedomestique précédait la médisance&|160;; il formula ce qu’on allaitchuchoter, et même dire tout haut.

Au moment de partir, François porta la main deMme&|160;d’Orgel à ses lèvres. Anne les empoigna tousdeux&|160;: «&|160;Voulez-vous bien dire au revoir autrement àvotre cousine, et me faire le plaisir de l’embrasser.&|160;»

Mme&|160;d’Orgel se recula. Ni elleni Séryeuse n’avaient plus envie de s’embrasser que d’entrer vifsdans le feu, mais chacun pensa qu’il fallait n’en rien révéler àl’autre. C’est pourquoi ils s’exécutèrent en riant. François posaun gros baiser sur les joues de Mahaut, dont la figure prit uneexpression méchante. Elle en voulait à son mari de cettecontrainte, et à Séryeuse du rire qu’il avait eu. Car si ellesavait ce que signifiait son propre rire, elle ne soupçonnait pasle sens de celui de François.

Le lendemain de ce jour Séryeuse souhaita voirPaul Robin. Il alla le chercher aux Affaires étrangères. Il luiraconta l’épisode de Champigny.

Paul crut reconnaître un mensonge fabriqué parAnne d’Orgel. La fable lui paraissait maladroite, comme ce qui estvrai. Le monde chuchotant, Paul hésitait encore. Il n’hésita plus.Son opinion fut faite.

Et il pensa comme le valet de pied.

–&|160;Est-ce extraordinaire&|160;! s’écriaitFrançois.

–&|160;Mais non, mais non, dit Paul. – Ilsemblait répondre à un dramaturge qui lui eût soumis un scénario. –Non, non, c’est très curieux, très bien amené. Le portrait deJoséphine, la Martinique, l’ensemble me plaît beaucoup.

François de Séryeuse regarda Paul avecstupeur. Il ne se douta point, cependant, que le diplomate croyaitapplaudir une fable. «&|160;Quel singulier tour d’esprit que lesien&|160;! pensa-t-il. Robin juge la vie comme unroman.&|160;»

Il ne croyait pas tomber si juste. Françoisétait allé voir un ami pour lui confier un peu de sa joie. Il eutune impression de grande solitude. En effet il était seul, seulavec son amour, que tout le monde croyait couronné.

Anne voulait donner un dîner en l’honneur deMme&|160;de&|160;Séryeuse. François objecta qu’ellen’aimait pas sortir le soir. On décida un déjeuner.

Après ce repas, François et sa mère quittèrentensemble les Orgel. Mme&|160;de&|160;Séryeuse était unpeu étourdie par tant de monde. Après qu’ils eurent fait quelquespas en silence&|160;:

–&|160;Quelle personne charmante, dit-elle,que Mme&|160;d’Orgel. Je n’en souhaiterais pas d’autrepour bru.

«&|160;Et moi, pas d’autre pour femme&|160;»,pensa-t-il tristement. Mais il ne répondit rien. Il voyait dans lesparoles de sa mère la certitude de son destin, la preuve que soncœur ne se trompait pas.

Le baiser sur la joue était à François unmauvais souvenir.

De son côté, Mme&|160;d’Orgel ypensait encore. Mais par un stratagème du cœur, elle croyaitsimplement en vouloir à son mari de ce baiser absurde.

Un soir qu’ils se rendaient au théâtre, et queFrançois, à son habitude, était assis dans l’auto entre ses amis,mal installé et cherchant à se faire un peu de place, il glissa sonbras sous celui de Mme&|160;d’Orgel. Il s’épouvanta dece geste qui était plus un geste de son bras que de lui-même. Iln’osa le retirer. Mme&|160;d’Orgel comprit que c’étaitun geste machinal. Ne voulant pas le souligner, elle n’osa non plusretirer son bras. François de Séryeuse devina la délicatesse deMahaut et qu’il n’y fallait voir aucun encouragement. Ils restèrentimmobiles, dans un malaise affreux.

François, pensant un jour à cette scène, fitun calcul indigne de son amour. Bien qu’il n’eût pas mal entendu lesilence de Mahaut, il pensa en profiter, et à tirer bénéfice d’unesituation qui leur avait été si pénible. Le souvenir du baiser lepoussait à prendre une revanche. Mais le soir où son bras se glissade nouveau, Mme&|160;d’Orgel sentit bien qu’il seglissait exprès. Elle ne pensa pas une seconde se trouver en facede l’amour, ou simplement du désir. Ce geste lui apparut comme uneinsulte à l’amitié. «&|160;Je me suis méprise. Il ne mérite pasnotre confiance.&|160;» Toutefois elle n’osa retirer son bras, depeur d’attirer le regard d’Anne. Pour une faute de goût deFrançois, devait-elle risquer une brouille&|160;? Elle espéraitencore qu’il remuerait&|160;; au contraire, il insistait, enhardipar ce silence.

François vit son profil. Alors il eut leslarmes aux yeux. Il aurait voulu se jeter aux genoux des Orgel,leur demander pardon. C’était la honte qui l’empêchait maintenantde retirer son bras.

Un phare illumina l’intérieur de la voiture.Le comte d’Orgel vit le bras de son ami passé sous celui de safemme. Il ne dit rien. François de Séryeuse quitta les Orgel, quaid’Anjou.

Jusqu’à la rue de l’Université, le comte et lacomtesse d’Orgel restèrent silencieux. Anne était bouleversé par sadécouverte. Il ne savait que croire. Enfin,Mme&|160;d’Orgel pensa que si elle ne racontait rien,elle n’oserait plus jamais regarder Anne. Elle avoua donc sa gêne,que Séryeuse avait dans la voiture passé son bras sous le sien, etqu’elle l’avait laissé, par crainte de complications. Elledemandait à Anne ce qu’elle devait faire pour que François comprîtle déplaisir qu’elle avait eu de ce geste.

Anne d’Orgel respira. Ainsi Mahaut ne luicachait rien, elle était innocente. Elle lui faisait l’aveu de cequ’il avait vu, sans savoir qu’il l’avait vu.

Il jouissait de son soulagement, en silence.Ce silence inquiéta Mme&|160;d’Orgel. Son mari allait-ilsignifier à François de ne plus remettre les pieds chez eux&|160;?N’avait-elle pas eu tort de parler&|160;? Elle était prête àdéfendre le coupable, à lui trouver des excuses. Elle levatimidement les yeux vers Anne. Elle s’attendait à un visage decolère. Que signifiait cette joie&|160;?

–&|160;Et… c’est la première fois&|160;?demanda-t-il.

–&|160;Comment pouvez-vous en douter&|160;; etpourquoi aurais-je retardé de vous le dire&|160;? Je ne m’attendaispas à de pareils soupçons, répondit-elle, offensée, non tant desdoutes de son mari, que de la joie peinte sur son visage.

Ainsi, venait-elle de mentir sans même serendre compte. Un simple enchaînement de paroles lui fit escamoterle premier geste de François, la moitié de la vérité. Elle eutenvie de se reprendre, de dire&|160;: «&|160;Non, je me trompe. Unefois déjà, François a passé son bras sous le mien et je supposequ’il le passait par maladresse.&|160;»

Mais elle se tut. Après ce nouvel aveu sonmari n’eût-il pas été en droit de douter d’elle&|160;?

Mahaut attendait toujours un conseil. Mais ladétente qu’Anne ressentait de la franchise de sa femme lui cacha lereste. Il ne pensait même plus à l’audace de François.

–&|160;C’est un enfantillage, dit-il. Voyezcomme j’y attache peu d’importance. Faites comme moi… Si Françoisrecommençait, alors nous aviserions.

Cette légèreté déplut àMme&|160;d’Orgel. Puisque son mari lui refusait sonconcours elle décida, s’il y avait lieu, d’organiser seule sadéfense.

Anne d’Orgel put se figurer qu’il avaitsagement agi, car Mahaut n’eut pas de nouveau sujet de plainte.

En effet, Séryeuse se promit de ne jamaisrenouveler son geste. Il ne doutait pas que Mahaut eût toutraconté. Il fut reconnaissant qu’on ne lui en touchât pas mot,qu’on parût l’ignorer. Cette générosité l’accabla davantage. Il sereprésenta mieux son imprudence.

Se rendant compte qu’il avait démérité deMahaut, il s’appliqua. Il n’en parut que plus aimable. Aucunemanœuvre ne l’eût mieux servi.

Il faisait beau. Ils allaient souvent dînerhors Paris. François poussait Anne à ces escapades. Et celui-cisupportait la campagne car il s’apercevait qu’au moindre semblantde verdure sa femme s’épanouissait.

Dans ces rapports entre trois personnages onsentira que tout se déroule sur un mode élevé dont on a peul’habitude. Le danger banal n’en était que plus grand, car euxmoins que personne ne pouvaient le reconnaître, noblementtravesti.

Que de fois, revenant de Saint-Cloud ou de sesenvirons, et traversant le bois de Boulogne,Mme&|160;d’Orgel et François de Séryeuse, sans savoirque leurs pensées s’enlaçaient, croyaient chacun faire un longvoyage avec l’autre et traverser ensemble des forêts profondes.

Souvent, à ces escapades, s’associait leprince persan que l’on appelait Mirza. Il s’ingéniait à distraireune petite nièce, une veuve de quinze ans, que son éducationeuropéenne avait affranchie des coutumes orientales. Ce prince etcette jeune princesse étaient les seuls êtres avec lesquels Mahautet François se sentissent à l’aise à la campagne.

L’amour accorde tout le monde. Certes Mirzan’aimait pas sa nièce comme François Mahaut, mais de la manièredont Séryeuse croyait aimer&|160;: Mirza aimait purement. En facede ce visage enfantin et qui avait déjà pleuré un époux, Mirza nepouvait retenir une tendresse, que Paris, toujours à l’affût dumal, n’avait pas tardé à juger excessive de la part d’un oncle.

C’était leur blancheur mal comprise quirapprochait sans qu’ils s’en doutassent Mirza, la jeune Persane,les Orgel et François. Ils allaient, pourrait-on dire, la cacherhors de Paris.

Nous avons montré à Robinson Mirza tel que lepeignait le monde. Nous en fîmes donc une peinture inexacte. Parexemple, cette vertu que tous lui concédaient, le sens du plaisir,c’était le sens de la poésie. Mirza d’ailleurs entendait mal sapropre poésie. Il se voyait pratique et d’une précision toutaméricaine. Mais outre que la poésie tient plus de la précision quedu vague, la manie de ce prince le poussait aux plus charmanteserreurs. Il ne pouvait partir pour Versailles, pour Saint-Germain,sans déplier d’immenses cartes de la région parisienne, barioléescomme des cachemires. Sous prétexte de trouver la route la pluscourte, il se perdait.

Sa race surgissait au moment où l’on s’yattendait le moins. Un soir que la petite bande parcourait uneallée du bois de Boulogne, Mirza sursaute, tire son revolver, faitarrêter son auto, et, retenant sa respiration, se poste derrière unarbre. Il venait d’apercevoir deux biches.

On lui eût fait en vain observer qu’on nechasse pas les biches du bois de Boulogne.

Par bonheur son arme était trop perfectionnéepour être utile. Il remonta en voiture, fâché contre cette arme. Ilaurait voulu offrir les deux biches à sa nièce et àMme&|160;d’Orgel. Ce qui amusa le plus les Orgel etSéryeuse, ce fut la bouderie de la petite Persane. Elle regrettaitde n’avoir pu revenir au Ritz avec la chasse de son oncle.

Depuis queMme&|160;de&|160;Séryeuse avait dit, au sujet deMahaut&|160;: «&|160;Je ne souhaiterais pas d’autre bru&|160;»,François éprouvait quelque gêne en face de sa mère. Il craignaitqu’elle ne devinât son amour. Aussi évitait-il de réunir les deuxfemmes. Il redoutait que sa mère lui démontrât qu’aimer Mahaut,fût-ce en silence, c’était une trahison.

C’est par respect pour ma mère, se disait-il,que je ne la mêlerai plus à une situation qui, pour être chaste,n’en est pas moins fausse.

Mais comme l’amour rend craintif, il eut peurque les Orgel lui reprochassent l’ombre où il laissait depuisquelques semaines Mme&|160;de&|160;Séryeuse.

Chaque fois que ses amis venaient à Champigny,le temps manquait pour qu’ils visitassent les bords de la Marne. Ilbrûlait du désir de voir Mahaut dans ce décor de son enfance. Lemois de mai était propice à son dessein. François calcula que siles Orgel déjeunaient chez sa mère, la visite au bord de la Marneserait partie remise. Comme d’autre part il craignait que ses amisne voulussent point venir si ce n’était pourMme&|160;de&|160;Séryeuse, il inventa que sa mère seraitcontente de les voir et de fixer le jour. La veille de cerendez-vous postiche, il dormit chez les Forbach afin que les Orgelvinssent le prendre en auto. Une fois en route, François leurdit&|160;:

–&|160;Figurez-vous que la concierge vient deme remettre un pneumatique arrivé hier soir. Ma mère me dit qu’elledoit partir pour Évreux, chez un oncle malade. Elle espérait sansdoute que je vous préviendrais à temps. Elle s’excuse beaucoup.

Anne d’Orgel trouva singulier que François neles prévînt qu’une fois partis. François s’empressad’ajouter&|160;:

–&|160;Allons tout de même à Champigny. Jevous montrerai la Marne. Anne d’Orgel accepta. Il croyait flatterle goût de Mahaut.

François risquait peu à ce mensonge.Mme&|160;de&|160;Séryeuse ne se promenait jamais le longde la Marne. Quand elle faisait atteler, c’était à Cœuilly, àChennevières qu’elle allait, loin de la Marne.

Mme&|160;d’Orgel n’était guèresatisfaite de la tournure que prenaient les choses. La veille elles’était dit que la sagesse exigeait qu’ils espaçassent lesescapades. Elle en revenait chaque fois doucement enfiévrée, etdans un vague qu’elle jugeait dangereux. Si son mari lui faisaitquelque caresse, elle se sentait toute triste. Elle ne voulaittrouver à cela que des motifs simples. Elle se disait qu’elle étaitcomme ces gens qui aiment les fleurs, et que leur parfum entête. Ilsuffit de ne pas s’endormir auprès d’elles. Car Mahaut voulait sepersuader que ce vague lui était pénible. Et sa comparaison avec leparfum des fleurs était fausse, car son vague n’était pas migraine,mais griserie.

Ils avaient déjeuné sous une tonnelle au bordde la rivière. La table était desservie. Assise dans un fauteuil,Mme&|160;d’Orgel, de méchante humeur, tournait le dos àla Marne, à l’île d’Amour, à son mari et à François. Elle n’avaitd’autre vue que la route…

Un bruit de grelots et le petit trot d’uncheval firent sursauter Séryeuse. Son oreille ne pouvait s’ytromper&|160;; c’était la voiture de sa mère.

En une seconde, il mesura la laideur de saconduite envers elle et les Orgel.

Où pouvait allerMme&|160;de&|160;Séryeuse sur cette route&|160;? Ellen’allait nulle part et aucune ingéniosité ne pourrait expliquer cetitinéraire exceptionnel. Il fallait le mettre sur le compte de ceshasards assez nombreux pour que les hommes aient fini par yreconnaître la main d’une déesse&|160;: la fatalité. Simplement,ou, si l’on veut, fatalement, Mme&|160;de&|160;Séryeuse,ne pouvant tenir en place, avait fait atteler et donné l’ordred’une promenade dont elle n’avait pas l’habitude.

Voilà pourquoi son fils entendait passer savoiture sur la route.

–&|160;Je suis perdu, se dit-il. En effet, siAnne et François ne pouvaient voirMme&|160;de&|160;Séryeuse, ni en être vus, elle nepouvait échapper à Mahaut.

La victoria passait. Il ferma les yeux, commequand on se noie. Jamais Mme&|160;de&|160;Séryeusen’avait paru si jeune. Mahaut ne la connaissait qu’en toilettesombre. Avec cette robe de campagne, ce chapeau de paille, cetteombrelle, on pouvait imaginer une sœur cadette de François.

Devant l’apparition, Mahaut crut rêver. Ellepoussa un cri. La victoria avait disparu. Anne d’Orgel seretourna.

–&|160;Qu’avez-vous&|160;? demanda-t-il.

François était si pâle que Mahaut, par unréflexe étrange, modifia sur-le-champ sa réponse.

–&|160;Rien, dit-elle, je me suis piqué ledoigt.

Anne la gronda doucement&|160;:

–&|160;Vous nous faites de ces peurs&|160;!…Voyez, François est blanc comme un linge.

… François reprenait ses esprits. Il nepouvait supposer que Mahaut fût complice&|160;: «&|160;Elle n’a pasvu ma mère, grâce à cette piqûre.&|160;»

Mais son soulagement, loin de les atténuer,augmenta ses remords. Il imaginait ce qui aurait pu arriver&|160;;il voyait les Orgel le chassant comme on chasse un tricheur d’uncercle.

Mme&|160;d’Orgel se taisait. Ellese demandait la raison de sa réponse. Elle la rapprocha de l’autremensonge. Mais elle agissait sur les ordres d’une Mahaut inconnue,et ne pouvait ni ne voulait y rien comprendre. Elle arrêta net soninterrogatoire. Depuis quelques semaines elle avait contracté cettehabitude.

La pâleur de François répondait pour Anne àune inquiétude excessive. Cette inquiétude l’agaça. Il se reprit àtemps&|160;: «&|160;Tomberais-je dans le ridicule d’êtrejaloux&|160;?&|160;»

Ainsi subirent-ils une alerte et chacun manquasurprendre un peu de la vérité. Mais tout rentra bientôt dansl’ordre, c’est-à-dire dans les ténèbres.

Mme&|160;d’Orgel, honteuse d’avoirconfusément cru leur ami coupable, et aussi gênée de son mensongeenvers François qu’envers Anne, s’appliqua à racheter, pourelle-même, l’inexplicable de sa conduite. Elle se montra plusaffectueuse que d’habitude. Les avantages de cette alerteretombèrent aussi sur Mme&|160;de&|160;Séryeuse.François ne l’écarta plus des Orgel.

Paris se dépeuplait. L’été était avancé.François de Séryeuse ne songeait guère à partir, et, chose moinscroyable, Mme&|160;d’Orgel non plus. Anne s’en étonnait,qui savait leur goût commun pour la campagne. Le comte, qui n’étaitjamais pressé de s’y rendre, éprouvait ainsi la satisfactionsecrète des enfants auxquels on oublie de faire réciter leursleçons. Les Orgel avaient préparé leur été de telle sorte, qu’enpassant juillet à la ville, c’était la véritable campagne qu’ilssautaient, c’est-à-dire, pour Anne, la mauvaise période. En août,tandis que Mlle&|160;d’Orgel séjournerait en Bavière,Anne et Mahaut iraient chez les Orgel d’Autriche. Ces derniers neconnaissaient pas encore la jeune femme. Ce séjour ne lui souriaitguère&|160;; non plus de se rendre ensuite à Venise.

Pourtant, ses devoirs de vacances ne lafâchaient pas tant qu’ils eussent fait l’année précédente.

Anne d’Orgel était content de sa femme. Iln’avait osé espérer qu’elle accueillerait aussi bien son programme.Il la jugeait en progrès. «&|160;Avant, se disait-il, elle nejouissait bien de son bonheur que lorsque nous étions seuls. Lemonde ne la dérange plus.&|160;»

Une excuse que se donnait Mahaut pour rester àParis était qu’elle passait presque toutes ses journées dans lejardin. Souvent, après le déjeuner qu’on y servait, Anne disait àFrançois et à Mahaut&|160;: «&|160;Si vous permettez, je vouslaisse.&|160;» Et il avouait&|160;: «&|160;Je vous admire, mais jedéteste le plein air. Dans ce jardin, il fait trop chaud ou tropfroid.&|160;»

–&|160;Que c’est aimable à vous de me tenircompagnie&|160;! Ce n’est pourtant guère amusant, disaitMme&|160;d’Orgel à François, comme si elle eût été unevieille dame.

François souriait, restait, et se taisait.Mme&|160;d’Orgel cousait. Quelquefois, devant la torpeurheureuse de François, elle était tout à coup prise de crainte. Ellel’appelait. Elle agissait comme les enfants que le spectacle ducalme effraye, qui pensent que si l’on ne bouge pas, ou que si l’onferme les yeux, c’est qu’on est mort. Mais elle ne voulait pasconvenir de son enfantillage et avait toujours une bonne raison.«&|160;Passez-moi cette pelote. – Voyez-vous mesciseaux&|160;?&|160;» Souvent, lorsque François lui passait l’objetdemandé, leurs mains se frôlaient maladroitement. Elle nes’alarmait pas après ces longues journées. Elle se disait&|160;:«&|160;En face de lui je n’éprouve rien.&|160;» N’est-ce pas là uneparfaite définition du bonheur&|160;? Il en est du bonheur comme dela santé&|160;: on ne le constate pas. Parfois, cet état debien-être où baignait Mme&|160;d’Orgel, cette douceexaltation la poussaient à des gestes qui remplissaient François degratitude. Ainsi, après une de ces soirées, proposa-t-elle del’accompagner à Champigny.

–&|160;Mais vous n’y pensez pas, dit Anne,nous n’avons pas donné d’ordres à Pascal. Il est sûrementcouché.

–&|160;Anne, vous savez conduire, je sens queje ne vais pas fermer l’œil, une promenade me détendrait.

Anne d’Orgel souscrivit avec assez de tiédeurà ce caprice. Aussitôt Mme&|160;d’Orgel se représenta cequ’il contenait de folie. Elle rebroussa chemin avec une rapiditéextraordinaire&|160;: «&|160;Vous avez raison, j’étais dans lalune.&|160;»

Elle en eut de l’humeur contre elle-même.«&|160;Qu’est-ce que ces caprices&|160;? Il est temps que nouspartions. Je m’énerve ici, et tous les soirs, je me retrouve dansun état singulier. Est-il convenable à une personne de mon âge devivre dans cette paresse, assise sous les arbres&|160;?&|160;»

Elle n’ajoutait pas&|160;: «&|160;AvecFrançois&|160;».

–&|160;Au fait, dit-elle à Anne, quefaisons-nous à Paris&|160;? Nous sommes ridicules, il n’y a pluspersonne. Ce mot rappela François à la réalité. Mais comme ilvivait dans le rêve, il crut entendre une malice.

Il est au-dessus de notre force de supporterles blessures de vanité. Elles nous tournent la tête. La vanité deFrançois, plus que son cœur, fut piquée au vif. D’autre part, cettevanité n’était pas assez vive pour qu’il admît ce qui étaitvrai&|160;: que ce «&|160;personne&|160;» l’exceptait, et qu’en leprononçant Mahaut confondait François avec elle-même. Il n’y voyaitque dédain, cruauté.

Il se réveilla barbouillé de mélancolie.«&|160;Je ne peux lui en vouloir. Que suis-je pour elle&|160;? Jedevrais lui avoir une profonde reconnaissance de ce qu’ellem’accorde.&|160;»

«&|160;Il n’y a plus personne à Paris&|160;»,se répétait-il. Et son injustice le reprenait&|160;: «&|160;Tout àl’heure, je leur annoncerai mon propre départ.&|160;» Il imitaitces enfants qui croient se venger, et ne punissentqu’eux-mêmes.

En retrouvant sa tête, il ne changea point dedécision. Il ne s’agissait plus d’obéir à un mesquin mouvementd’orgueil, mais la phrase de Mahaut lui rappelait qu’en effet illeur fallait se séparer. Il pensa que rien ne l’empêcherait deretrouver les Orgel à Venise.

On pourra trouver François bien inconséquent.C’est la meilleure preuve qu’il était né pour l’amour. Dès qu’il sefut accroché à cette idée de Venise, toute tristesse disparut. Ledépart ne lui faisait plus peur, il en était même impatient. Lapensée d’une séparation était masquée par celle de retrouver Mahautà Venise. Et vivre loin d’elle pendant un mois ne lui apparaissaitplus que comme une de ces formalités qui précèdent les joies duvoyage et les font ressentir&|160;: prendre un billet ou attendreun passeport.

L’après-midi, seul au jardin avec Mahaut,François, tout à sa nouvelle folie, était déçu qu’elle ne luiparlât plus de ce départ auquel la veille elle avait aspiré siviolemment. Ne pensant qu’à Venise, et oubliant le choc qu’il avaitressenti de la phrase de Mahaut, il cherchait à la lui rappeler,comme on cherche à rappeler une promesse. Enfin, il se décida, etlui demanda quand elle partait pour l’Autriche. Mahaut tressaillit.C’est qu’elle avait oublié sa résolution. «&|160;Mais,balbutia-t-elle, je ne sais pas au juste.&|160;»

Rien ne nous enhardit plus que le trouble desautres.

–&|160;Moi, dit François, je pars dans deuxjours, pour le pays basque. Ma place est retenue depuis unehuitaine.

Il ajoutait ce mensonge par un mécanismepuéril et pour que Mahaut ne pût supposer qu’il partait à cause desa phrase.

–&|160;Vous partez seul&|160;?

–&|160;Mais oui.

Mme&|160;d’Orgel, stupéfaite, crutqu’il partait avec une femme et ne voulait pas la nommer. Elle sedemanda qui ce pouvait bien être. Aussitôt&|160;: «&|160;Je ne laconnais certainement pas&|160;», se dit-elle presque avec hauteur.Elle songeait encore&|160;: «&|160;C’est drôle, voilà notremeilleur ami. Que savons-nous de son existence&|160;?&|160;»

Elle sentait une morsure qu’elle prenait pourde la curiosité.

On s’étonnera de voirMme&|160;d’Orgel, si fine, incapable de démêler des filssi gros. Mais à force de cajoler certaines illusions de son cœur,elle en avait fait ses esclaves&|160;: elles ne l’en servirent quemieux.

Le mensonge devenait le premier mouvement deMahaut. Comme elle se sentait triste, elle se montra gaie. Annevint les rejoindre au jardin. Il proposa une partie de campagne.François eut le brusque désir de renoncer à son départ. La faussegaieté de Mahaut donnait à penser qu’elle avait déjà oublié cedépart, qu’il pouvait peut-être le mettre sur le compte d’uneparole en l’air. Ce fut alors qu’elle l’annonça elle-même à Anne etqu’ainsi elle empêcha François de rebrousser chemin.

–&|160;Après tout, réfléchit-il, ce départ estpour le mieux. Sinon j’aurais lâchement attendu le leur.Mme&|160;de&|160;Séryeuse eut le même soupçon queMahaut&|160;: Il ne va pas seul dans un endroit triste.

François espérait un peu que les Orgell’accompagneraient à la gare. Mahaut y pensait, mais n’osaitparaître indiscrète. L’amitié du comte d’Orgel était, elle, exemptede complications, de détours.

–&|160;Nous vous conduirons, dit-il.

Mahaut se félicita de voir que Françoisacceptait aussitôt.

–&|160;Je le soupçonnais de cachotterie, sedit-elle&|160;; c’était absurde.

Le jour de son départ, François prit congé desa mère dès le matin. Il avait ainsi une longue journée à passerchez les Orgel. Mahaut et François parlèrent peu. François lui eutde la reconnaissance de ne pas casser, comme elle faisait souvent,par des paroles insignifiantes, un silence qu’il préférait à tout.Mais Anne d’Orgel voyait dans le silence la mélancolie inévitabledes départs. Cherchant à égayer un peu, il dérangea.

Les départs nous autorisent à une certainetendresse. L’homme qui, ailleurs que sur un quai, agiterait sonmouchoir ne pourrait être qu’un fou. Mme&|160;d’Orgel,sans la moindre honte, tout naturellement, déploya son amitié.François lui répondait, ne pouvait se lasser de penser que ceserait dans un endroit nouveau, à Venise, qu’il reverrait cevisage.

Le train allait partir. Depuis quelquesinstants, François tenait la main de son amie dans la sienne, sansqu’elle pût songer à la retirer, puisque Anne était là. Le comted’Orgel s’apprêtait à dire en souriant&|160;: «&|160;Quoi, vousn’embrassez pas votre cousine&|160;?&|160;» lorsqu’ilss’embrassèrent. François aurait voulu que ses bras ne serouvrissent point. Que ce baiser sur les joues ressemblait peu àl’autre&|160;! Qu’il était peu de commande, et combien Anne enétait exclu&|160;! Le comte d’Orgel, d’ailleurs, venait de tournerimperceptiblement la tête.

Le mari et la femme sortirent de la gare ensilence. «&|160;On est tout désemparé, dit Anne, quand on a dîné sitôt. On ne sait que faire.&|160;»

Mahaut eut de la reconnaissance à son mari delui donner une explication si simple, si formelle, du vague où ellese trouvait.

–&|160;Nous coucherons-nous comme lespoules&|160;?

–&|160;Allons où vous voudrez.

Ils allèrent à Médrano.

Mme&|160;d’Orgel, au roulement detambour qui accompagnait un tour périlleux, se sentit faible. Ellese défendit pourtant de quitter sa place avant l’entracte.

–&|160;Vous marchez vite, disait Anne dans lescouloirs&|160;; j’ai peine à vous suivre.

Mahaut allongeait le pas comme font, dans larue, les femmes sur qui des hommes se méprennent en leur chuchotantdes choses qu’elles ne sauraient entendre. Elle, c’étaient dessouvenirs qui la sollicitaient.

François, seul, ne s’ennuya pas. Il n’avaitmême pas besoin de peupler sa solitude et son oisiveté de ces milledistractions auxquelles même les paresseux se croient tenus. Àpeine les premiers rayons du soleil venaient-ils frapper à sesvolets, qu’il se disait&|160;: «&|160;Encore une journéefinie.&|160;» Le soir n’allait-il pas paraître&|160;? Mais cettefuite des jours ne l’emplissait d’aucune tristesse. François deSéryeuse se laissait porter par la sérénité des lieux, comme lenageur qui fait la planche. Tout ne s’attachait-il pas à lui donnerdes leçons de calme&|160;?

Un soir, de son balcon de bois, François vitune forêt de pins brûler. Il descendit comme un fou sur la plage.Le pêcheur qu’il interrogea avait l’air si étonné que François euthonte. N’était-ce pas le pêcheur qui voyait juste&|160;? Françoisl’imita, et regarda cet incendie comme un coucher de soleil.

François n’avait pas écrit àMme&|160;d’Orgel depuis son arrivée. Il semblait vouloirmaintenir le silence du jour de son départ. Mais son amour lefaisait vivre dans un monde où tant de valeurs étaient à l’envers,qu’il écrivit, pour ne pas être suspect. Non qu’il crût que lesOrgel accuseraient ce silence d’être inamical, mais par crainte aucontraire qu’il ne révélât son amour.

Mme&|160;d’Orgel lui répondit vite.Elle lui dit qu’ils étaient à Vienne et qu’avant de partir ilsavaient vu Mme&|160;de&|160;Séryeuse. Ce fut Anne quieut l’idée d’inviter la mère de François, pour lui montrer qu’ilsne la fréquentaient pas seulement par amitié pour son fils. Cettedélicatesse alla au cœur de Mme&|160;de&|160;Séryeuse.Dans ses lettres à François elle lui parlait des Orgel. Ellel’exhortait à garder leur amitié, et d’une telle sorte que Françoisse crut deviné par sa mère. Mais, loin de ressentir l’amertumequ’il n’aurait pas manqué d’avoir à Paris, il lui futreconnaissant. Il parla aussi de Mahaut, et assez souvent pour queMme&|160;de&|160;Séryeuse devinât les sentiments qu’illui portait. Elle lui recommanda encore plus de ne manquer enaucune circonstance aux devoirs de l’amitié.

De loin, personne n’est reconnaissable, parceque plus ressemblant. Si la séparation peut créer des barrières,elle en supprime d’autres.

Ainsi Mme&|160;de&|160;Séryeuse etson fils, qui, face à face, restaient chacun chez soi,échangeaient-ils des lettres fort tendres qui donnaient à chacun del’espoir.

À quel mécanisme de l’âme doit-on attribuercet écart entre l’écriture et la parole, ou plus exactement entrel’absence et la présence&|160;? Il semble pourtant que dans laséparation il devrait être plus facile de se déguiser. C’est justele contraire. Mme&|160;d’Orgel ne soupçonnaitcertainement pas le ton de ses lettres. Souvent elles rendaientFrançois plus heureux que si Mahaut eût été là. Certes, ellesn’allaient pas jusqu’à lui donner le moindre espoir, mais il ycirculait un air de franchise, de confiance, dont François sedisait, pour se l’expliquer, qu’il ne peut régner à Paris. Françoisloin d’elle, Mahaut ne se surveillait plus et d’autant moins,qu’inconsciemment heureuse de ce commerce épistolaire qui luidonnait plus de plaisir qu’une présence, elle croyait devoir cebonheur à celui qui était là, au comte d’Orgel. Aussi Annen’avait-il jamais eu tant à se louer de sa femme.

Il l’aimait d’autant mieux qu’il la sentaitplaire à tous les Viennois, appelés par leurs cousins pour fêterles Orgel de France.

Anne écrivait peu. Parfois dans les lettres deMahaut à François, en marge, une ligne. François y voyait lalégalisation de la gentillesse de Mahaut.

Pendant la séparation, tout paraissait àFrançois facile et heureux. Mais il cherchait de l’acquis dans cequi n’était que provisoire et dû aux circonstances.

Sur ces entrefaites, un incident devillégiature vint confirmer Mahaut dans l’erreur où elle était quetout son cœur appartenait à Anne.

Ils habitaient encore les environs de Vienne.L’Internationale est scellée depuis longtemps, mais pas où l’oncroit. C’étaient des cousins aimés, Paris, la France, que l’onrecevait. Les maîtres doivent-ils se brouiller pour une querelleentre domestiques&|160;? Les Orgel d’Autriche jugeaient ainsi laguerre.

On peut dire que l’on assiste au retour d’âgede l’Europe. À un moment aussi tragique de la vie de ce continent,la frivolité apparaît impardonnable aux yeux d’un Paul Robin. Il setrompe. C’est en ces époques troublées que la légèreté, ledévergondage même se comprennent le mieux. On jouit avec véhémencede ce qui appartiendra demain à d’autres.

La nature d’Anne s’émerveilla de cettelégèreté. Anne était un gibier facile, marqué d’avance. Depuisl’apparition de François, il avait dissimulé un peu sa naturefrivole, mais, François absent, il la retrouvait avec d’autant plusde délices qu’à Vienne ce costume était de mode.

Jadis, le comte n’avait pas hésité à faire àsa femme de petites infidélités. Qu’elle n’en sût rien suffisait aurepos de sa conscience. Il n’obéissait pas à des désirsimpérieux&|160;: de ces petites trahisons, il n’avait pas tirégrand plaisir. C’était par devoir, pourrait-on dire, si ce motn’était par trop vif, qu’Anne avait trompé Mahaut. Pour lui, celafaisait partie de son métier élégant. Il n’en avait obtenu d’autresplaisirs que de la vanité.

Une Viennoise d’une beauté célèbre se trouvaitdans le château des cousins d’Anne d’Orgel. Anne fut loin de luidéplaire. Elle le lui marqua. Cet hommage le flatta. Il l’en auraitbien remerciée, ainsi qu’elle s’y attendait. Mais la vie dechâteau, qui avait facilité les préliminaires, rendait difficile laconclusion. Anne d’Orgel respectait trop sa femme pour commettreune infidélité près d’elle. C’est ainsi qu’une chose qui, à Paris,eût été moins qu’un caprice, juste une jouissance d’amour-propre,préoccupa le comte d’Orgel.

La Viennoise, mécontente, se fit envoyer unedépêche. Une affaire la rappelait d’urgence dans sa propriété duTyrol. Mme&|160;d’Orgel ne la regretta pas. Elle n’avaitrien soupçonné de l’intrigue, mais sans doute était-ce la raisond’une antipathie qu’elle jugeait sans motif.

Que l’amour est d’une étude délicate&|160;!Mahaut, qui croyait n’avoir pas à se rapprocher d’Anne, s’enrapprochait bel et bien&|160;: mais ces deux pas en avant, ne lesfaisait-elle pas par mesure, et parce que Anne en faisait deux enarrière&|160;?

François de Séryeuse, dans la solitude,croyait juger de tout avec noblesse et clairvoyance. En voulantréviser ses amitiés, ses jugements, il se livrait à un jeudangereux. Mahaut elle-même n’échappa point à cette enquête.François dut s’avouer qu’il l’aimait comme on aime une femme, etnon comme un ange ou une sœur. À Paris, sa béatitude venait d’uneéquivoque. Seul à seul avec la vérité, et loin du respect que donnela présence, il se désespéra. Il se promenait sur la plage&|160;: –«&|160;Si j’aime Mahaut tout court, je désire tromper Anne.&|160;»L’attitude de Mahaut lui apparaissait comme la seule sauvegarde deson amitié pour Anne. Il profita de ce qui le désespérait pour nepas se considérer comme un mauvais ami. Il se répéta qu’il aimaitAnne en marge de son amour pour Mahaut, que même sans Mahaut il eûtété attiré vers Anne. «&|160;Il m’enchante et m’amuse. Ilreprésente, avec ses qualités et ses travers, une longue race dontla descendance de jour en jour se rapproche des autres hommes. Maisn’est-ce pas le charme qu’il exerce sur moi qui m’a rendu injusteenvers Paul Robin&|160;? N’aurais-je pas un ridicule parti pris denoblesse&|160;? Ne serait-ce pas un ensorcellement, de par l’objetde mon amour, qui me fait déprécier ce qui n’a pas denaissance&|160;? Et là encore quelle idée absurde&|160;! Comment unhomme pourrait-il être sans naissance&|160;? Celle de Paul n’estpas la même que celle d’Anne, voilà tout.&|160;»

François croyait que la solitude le nettoyait.Jugeant avec moins de passion, il se croyait plus juste. À proposde Paul, par exemple, il sentait les concessions que l’on doitfaire à la société et que l’on ne peut beaucoup exiger d’elle. Ilse reprochait d’en avoir voulu à Paul de sa méfiance lorsqu’il luiavait raconté l’épisode de Joséphine.

François entretenait une correspondance avecPaul, retenu aux Affaires étrangères. À dire vrai, ce ne furent passes scrupules qui le poussèrent à lui écrire. Il voulait unpasseport pour l’Italie. Paul, de son côté, avait presque duremords envers François. Il semblait regretter que les liens deleur amitié se fussent un peu défaits. N’en était-il pasresponsable&|160;? N’avait-il pas jugé d’une manière offensante etrapide l’amitié de François pour les Orgel&|160;? Il allait prendreses vacances et proposa de venir passer une semaine ou deux auprèsde Séryeuse.

Dès l’arrivée de son ami, François vit bienqu’il avait perdu cette insouciance, dont il jouait d’habitude. Ilen apprit la cause avec surprise. Paul, depuis le soir de Robinson,était l’amant d’Hester Wayne. Ç’avait été par paresse, vanité,qu’il avait laissé aller cette aventure à laquelle son cœur neprenait aucune part. Pour Hester, qu’il n’aimait pas, Paul avaitabîmé un amour. Il n’avouait pas encore le reste, que cet amour nele flattait pas, se trouvant hors du «&|160;monde&|160;», et qu’ilavait vu dans sa liaison avec Hester Wayne quelque chose deflatteur.

Mais Hester Wayne, ayant pris son aventure ausérieux, la cacha. Cela ne faisait point l’affaire de Paul. Deplus, rendue jalouse par l’amour, et sentant bien chez Paul unegêne, elle ne tarda pas à deviner sa véritable liaison. Elle putapprendre le nom de sa maîtresse. C’était une petite bourgeoisequi, par amour pour Paul, avait rompu avec son mari. Hester secroyait aimée. Paul s’ennuyait dans sa compagnie. Elle crut quel’ennui qu’il montrait venait de cette autre liaison, et qu’il nesavait comment la rompre. Sans rien lui dire, elle se chargea del’ouvrage.

La maîtresse de Paul n’avait jamais soupçonnéqu’il la trompât. Il lui devint un objet d’horreur. Elle rompittragiquement. Paul, atterré par ce travail d’Hester Wayne, lui ditqu’il la haïssait, qu’il ne l’avait jamais aimée, et ne voulut plusla revoir.

Il avait fait deux malheureuses et souffrait.Il se sentait seul, dépouillé, ne pensant plus qu’à reconquérircelle qu’il aimait. Il parlait avec dégoût de lui-même, préparaitun programme de pureté. Ce fut dans cette détresse morale, quipousse les plus fermés à s’ouvrir, que Paul avait couru àFrançois.

Gagné par les confidences de Paul, François seconfia à son tour. Il lui dit qu’il aimaitMme&|160;d’Orgel, d’un amour sans espoir, et que sonamitié pour Anne le poussait même à ne point souhaiter qu’il en fûtautrement. Les deux amis s’approuvaient, et il était curieux devoir nos complices, qui si souvent avaient cherché à s’éblouir parle récit de méfaits imaginaires, se piquer d’émulation dans dessentiments qu’ils tenaient jadis pour risibles&|160;: la fidélité,le respect de soi-même et d’autrui, ce mélange qui n’est insipideque pour ceux qui n’ont pas de goût, le devoir.

Chez le nouveau Paul, cependant, François, àchaque pas, retrouvait l’ancien, le vrai.

Paul avait apporté à François son passeportpour Venise. Quand il apprit que Séryeuse devait y retrouver lesOrgel, il ne laissa son ami en paix jusqu’à ce qu’il lui proposâtde venir. François s’amusait de la dissimulation&|160;: après luiavoir confié ses chagrins les plus secrets, Paul cherchaitmaintenant à masquer cet aveu. On eût dit que Venise était lapropriété des Orgel et de François.

Mahaut continuait d’écrire à François. Elle nelui parlait guère de l’Italie.

Par une de ces inspirations communes, quipeuvent figurer l’entente, ni Anne ni Mahaut ne semblaient plustenir à Venise. Chacun attendait que l’autre s’en ouvrît. Ce futd’un accord tacite et presque sans souffler mot, qu’ils changèrentde route. N’y avait-il déjà plus que les kilomètres qui pussentséparer Mahaut de François&|160;? Elle se disait qu’elle préféraitvivre un peu seule avec Anne&|160;; qu’à Venise on retrouve Paris.De son côté, Anne d’Orgel, enthousiasmé par l’Autriche, ne pensaitqu’à revenir par l’Allemagne. Ces pays, à cause précisément de leurdétresse financière, apparaissaient à son incroyable légèreté commedes pays de cocagne. C’était avec l’excitation d’un enfant qu’ilportait dans un sac les liasses de papier-monnaie nécessaires auxmenus achats.

Ils étaient déjà en Allemagne quandMme&|160;d’Orgel écrivit à François que lescirconstances les empêchaient de se rendre en Italie. Françoisavait eu le temps d’envisager cette hypothèse. Son chagrin futmoins vif que le plaisir qu’il s’était promis du voyage, qu’il enavait même tiré avant la lettre.

La carte de Mahaut était si embarrassée, sibonne, elle cherchait tant à excuser leur faux bond, qu’elle payapresque François de son chagrin. «&|160;Après tout, se dit-il, ilsreviennent plus vite à Paris. Que cherché-je&|160;? Être prèsd’elle, et seul. Tout le monde est à Venise. Je serai donc, àParis, plus heureux que là-bas.&|160;»

Sa nature penchait si fort vers le bonheurque, dans un contretemps, il trouvait une source de joie.

Paul partit seul pour Venise. La premièrepersonne qu’il y rencontra, ce fut Hester Wayne. Il se réconciliaavec elle.

Les Orgel ne devaient pas revenir si vite quele croyait François. Savoir qu’il resterait deux mois sans Mahaut,il ne l’eût pas supporté en quittant Paris. Mais l’espérance lemena sans peine jusqu’aux derniers jours de septembre. Mahaut luiécrivit d’Allemagne qu’ils rentraient chez eux. François fit sesmalles.

Jamais son plaisir de revoir sa mère n’avaitété plus réel. Mme&|160;de&|160;Séryeuse se détacha,surprise de son étreinte.

«&|160;Tu n’as pas bonne mine&|160;»,dit-elle.

Ces mots reformèrent la glace autour d’eux. Ilen fut désespéré. Il pensait à Mahaut.

En ira-t-il de même&|160;? sedemandait-il.

Les Orgel étaient revenus depuis deux jours.François qui, pendant le voyage, ne pouvait tenir en place à l’idéequ’il reverrait Mahaut, avait maintenant peur.

–&|160;Tu t’échappes déjà, lui dit sa mère,après le déjeuner.

–&|160;Les Orgel sont à Paris, dit-il, avecune gravité extraordinaire, et comme s’il devait apparaître à samère aussi naturel qu’à lui qu’il se précipitât chez eux.

–&|160;Comme tu es pressé, dit-elle. Et elleajouta&|160;: «&|160;Que d’amour&|160;!&|160;»

Elle se tut, s’arrêta net. Au regard de sonfils elle venait de comprendre que ce lieu commun, ces motsprononcés à la légère, répondaient à une vérité.

«&|160;Voilà ce qui arrive, pensait Françoisamèrement. Je me suis laissé aller dans mes lettres. On ne devraitjamais rien dire.&|160;»

Ainsi, de part et d’autre, le froid reprit.François courait le risque, en ne prévenant pas, de ne trouverpersonne à l’hôtel d’Orgel&|160;; mais si Mahaut était absente, ilpréférait le savoir le plus tard possible&|160;; car s’il avaitsupporté de passer deux mois loin d’elle, maintenant qu’il lasentait proche, il n’eût pu soutenir, sans défaillance, l’idéequ’il ne la verrait peut-être pas le jour même.

Du dehors, l’hôtel d’Orgel lui sembla triste.Il avait l’air mal sorti de son sommeil d’été.

Mahaut était seule. Au nom de Séryeuse elle seleva, fit quelques pas vers lui, comme en peut faire quelqu’unfrappé par une balle. François lui baisa la main, comme s’ill’avait vue la veille. «&|160;Je pouvais l’embrasser&|160;»,pensa-t-il. C’est sous cette forme qu’il se traduisit&|160;:«&|160;Anne n’est pas là.&|160;» En effet, ce fut son absence quile dérangea. Anne d’Orgel présent, il eût embrassé Mahaut.

Anne était à une partie de chasse et ne devaitrevenir que le lendemain. Elle ne l’avait pas suivi, fatiguée duvoyage.

François regardait à peine Mahaut. Ilinspectait le salon. Il cherchait une cause matérielle à sonmalaise. Il s’était fait une telle fête de cette minute&|160;!Avait-il changé&|160;? Aimait-il encore&|160;? Il ne retrouvaitplus la chaleur de cette pièce.

–&|160;C’est dommage qu’il pleuve, et que nousne puissions être dans le jardin, pensa-t-il à haute voix.

–&|160;Oui. C’est dommage, dit Mahaut, avec unsourire contraint.

Tous deux enfermés seuls, ce qui ne leur étaitjamais arrivé, ils ne savaient quoi se dire. Il semblait à chacunqu’il fallait jouer un rôle et qu’ils avaient négligé del’apprendre. L’insouciance ne s’improvise pas. À ce moment,Séryeuse comprit ce que son amour avait d’impossible.

Mahaut et lui, face à face, loin d’être àl’aise, pensaient au comte d’Orgel. L’absence les gênait de celuidont la présence gêne d’habitude les amants.

La nuit tombait. Eux-mêmes étaient déjà siobscurcis qu’ils n’y prirent pas garde. Un domestique entra. Ilportait le goûter. Alors Mme&|160;d’Orgel se réveilla,s’aperçut qu’il faisait noir.

Sur un ton de reproche et comme si cedomestique eût été responsable de la nuit, elle ordonnad’allumer.

D’une table basse François retira un album.«&|160;Regardez-le, dit Mahaut, cela vous distraira.&|160;» Ce motétait humble. Elle se sentait impuissante à distraire.

L’album contenait les photographies de l’été,point encore mises en ordre. La plupart des visages étaientinconnus de François. «&|160;Qui est cette personne&|160;? Elle estbien belle&|160;», demanda-t-il en voyant la Viennoise. «&|160;Maisqu’a-t-elle donc pour que lui aussi la trouve belle&|160;?&|160;»pensa Mahaut.

Elle sentit de la jalousie. Elle crut quec’était parce que ce portrait lui réveillait des souvenirsdésagréables (car son système de mensonges inconscients venait delui révéler soudain les raisons de son antipathie, et de luidévoiler le manège de cette femme auprès d’Anne). Elle se calmaaussitôt, ce qui n’aurait point dû être.

L’album délivra François d’une moitié de sonmalaise. N’était-ce pas qu’Anne s’y trouvait partout au premierplan&|160;?

François revit les Orgel comme avant lesvacances. Il eut certes plus de détente à revoir Anne que Mahaut.Le comte avait rapporté des fume-cigarettes, des porte-minesd’Autriche et d’Allemagne. «&|160;Grâce au change, je les ai payésun sou&|160;!&|160;» Cette façon de faire valoir ses cadeaux eûtassez étonné Paul.

François retomba dans une fausse quiétude.Mais s’il continuait à se laisser vivre à la merci de la minuteprésente, Mme&|160;d’Orgel fut, elle, bien vitedécidée.

Oui, elle était décidée, mais à quoi&|160;?C’est ce qu’elle ne se précisait encore.

Qu’était-ce donc qui avait pu la changer ainsibrusquement&|160;?

Les mots ont une grande puissance.Mme&|160;d’Orgel s’était crue libre d’attribuer à saprédilection pour François le sens qu’elle voulait. Ainsiavait-elle moins combattu un sentiment que la crainte de lui donnerson véritable nom.

Ayant jusqu’ici mené de front le devoir etl’amour, elle avait pu imaginer, dans sa pureté, que les sentimentsinterdits sont sans douceur. Elle avait donc mal interprété le sienenvers François, car il lui était doux. Aujourd’hui ce sentiment,couvé, nourri, grandi dans l’ombre, venait se fairereconnaître.

Mahaut dut s’avouer qu’elle aimaitFrançois.

Dès qu’elle se fut prononcé le mot terrible,tout lui sembla clair. L’équivoque des derniers mois se dissipa.Mais après trop de clair-obscur, ce grand jour l’aveuglait. Bienentendu, elle ne pensait pas à regagner ses brumes&|160;; elle eûtvoulu agir sur l’heure, mais ne savait comment et à qui demanderconseil. Tour à tour, cette abandonnée regardait Anne etFrançois.

Pendant cette période atroce, Anne entretintFrançois d’un bal costumé qu’il projetait et dont il avait déjàparlé à sa femme.

–&|160;Il me semble que ce n’est guère lemoment, balbutia Mahaut.

–&|160;Vous êtes modeste, reprit-il. Sansdoute, on ne donne pas de fête en octobre, mais si nous en donnonsune, on en donnera. C’est ce bal qui ouvrira la saison.

Mme&|160;d’Orgel vivait dans unetorture constante. Elle se sentait trop loin de son mari pour enespérer du secours. Elle eût trouvé bien plus naturel de s’adresserà François. Sa pudeur ne s’y pouvait résoudre. Comment lui dire cequ’elle attendait de lui, sans avouer ce qu’il ne devait jamaissavoir&|160;?

Sa personne tout entière reflétait le cruelcombat dont elle était le théâtre. Elle n’avait plus sa bonne mine,et François, lui, était loin de se douter qu’il causait cettepâleur. Son amour grandissait encore. «&|160;Elle n’a pas l’airheureuse, pensait-il, pourquoi donc&|160;? Elle aime Anne. Sansdoute il ne l’aime pas comme elle le voudrait.&|160;» Et, de sonamour et de son amitié combinés, résultait un état si étrange,qu’il résolut d’user de toute son influence sur Anne pour lepousser à aimer mieux. Car il sentait encore que si Anne rendaitMahaut malheureuse, il ne pourrait avoir d’amitié pour lui.

Un soir que Mme&|160;d’Orgelsemblait encore plus mal que d’habitude, François, bouleversé,s’ouvrit de ses craintes au comte d’Orgel, après qu’elle se futretirée dans sa chambre.

–&|160;Mahaut n’a pas l’air bien portante.

–&|160;Ah&|160;! n’est-ce pas&|160;? fitaussitôt Anne, soulagé. Vous en avez aussi fait la remarque. Elleme navre. Je ne sais quoi faire. Elle affirme qu’elle n’a rien. Jene sais plus comment m’y prendre. On croirait que ma présencel’énerve. D’autre part, comme je suis inquiet, je n’ose la laisserseule.

François se trouva en face d’un homme sidifférent de celui auquel il s’attendait, qu’il s’en voulut d’avoirsoupçonné Anne d’aimer mal sa femme.

–&|160;Aussi, continua le comte d’Orgel,Mahaut est terriblement jeune&|160;; elle aurait besoin de plusd’activité. La saison est morne. Sans doute, à la rentrée,sera-t-elle moins triste. Mais c’est qu’elle ne me facilite pas labesogne. Pour la distraire j’ai eu l’idée de ce bal, vous voyezcomment elle l’accueille. Je veux la mener chez un médecin qu’on merecommande, et qui soigne ce qui n’a pas de nom&|160;: ellerefuse.

«&|160;Je ne sais pas quoi faire&|160;»,reprit Anne d’Orgel, tandis que François de son côté se lamentaitde tant d’impuissance.

Le soir même, comme Mahaut répondait auxquestions inquiètes du comte&|160;: «&|160;Mais non, je n’ai rien,je vous assure&|160;», Anne s’écria&|160;: «&|160;Je ne suis passeul à remarquer votre transformation. François en a été frappésans que je lui en parle.&|160;»

Mme&|160;d’Orgel se vit perdue.Elle n’avait que trop tardé. Le danger ne lui était jamais apparusi proche. Elle se décida. Le lendemain matin, elle écrivit àMme&|160;de&|160;Séryeuse.

Ce qui est trop simple à dire, on n’arrive pasà l’énoncer clairement. Elle lui demandait de la sauver. Elles’aperçut tout à coup qu’elle n’avait pas avoué son amour. Elledéchira sa lettre, se remit à la tâche, composant un aveu, aussiappliqué, aussi embarrassé que possible.

Mme&|160;de&|160;Séryeuse, quin’avait jamais passé par de pareilles transes, trouva la lettreconfuse. L’honnêteté, la vertu peuvent mettre dans un étatd’incompréhension féroce. La mère de François, assez heureuse pourn’avoir aimé que son époux, ne croyait à la solidité des sentimentsque conjugaux. Il fallait être un monstre, pour avoir un autre queson mari dans le cœur. Mais que signifiait cela&|160;? Une femmequi avouait son crime, pour ne pas se perdre.Mme&|160;de&|160;Séryeuse put enfin comprendre que lavie n’est pas si simple, que la vertu n’a pas un seul visage. Ellerelisait la lettre, en croyait mal ses yeux, bien qu’elle serépétât&|160;: «&|160;Je l’avais prévu.&|160;»

Mme&|160;de&|160;Séryeuse fitappeler la négresse Marie, porteuse de la lettre. Elle attendaitdans l’antichambre&|160;: «&|160;Savez-vous siMme&|160;la comtesse sera chez elle à la fin del’après-midi&|160;?&|160;» Sur une réponse affirmative, «&|160;Mavisite est donc attendue, pensaMme&|160;de&|160;Séryeuse. C’est plus grave que je necroyais.&|160;» Plus grave signifiait pour elle que François étaitcoupable. Car elle allait voir Mme&|160;d’Orgel non parpitié, mais en mère qui, au reçu d’une lettre du proviseur, souventinsignifiante, accourt au collège, persuadée que son fils a malagi.

Mme&|160;d’Orgel, depuis la lettre,se sentait moins lourde. L’application qu’elle y avait mise luiavait un peu masqué le tragique des circonstances. Ce serait fou dedire qu’elle était calme, mais elle avait du contentement d’avoiragi. Elle ne se sentait plus dans l’état maladif des joursprécédents. Peut-être ce soulagement venait-il plus de l’aveu deson amour que du reste. Enfin, quelqu’un partageait ce lourdsecret&|160;! Ce n’était pas sa honte qui se trouvait satisfaite,mais son amour. Sans doute, ne se sentait-elle pas atterrée de sadécision, parce que ce n’était pas encore une décisionvéritable.

Dans le train,Mme&|160;de&|160;Séryeuse relisait&|160;: «&|160;Madame,La hâte avec laquelle je vous fais remettre cette lettre vousprépare déjà à ce que je viens vous dire.

Pourtant, combien vous êtes loin de la vérité,comme il y a peu de jours, moi-même je l’étais&|160;! Quand voussaurez le danger que je cours, peut-être me jugerez-vous impudentede vous demander de l’aide.

Au début de l’amitié de mon mari pour votrefils, je ne tardai pas à m’apercevoir de la préférence que je luiaccordais sur tous nos amis&|160;; je ne m’alarmai pas biensérieusement et ne crus m’en apercevoir que par excès de scrupules.Déjà, sans le savoir, j’agissais mal. L’incident de Champigny aidaencore ma conscience à se mettre en repos, et je m’accrochaidémesurément à l’idée que François était plus qu’un ami, un cousin,et que mes sentiments, alors, n’avaient rien que de légitime.

J’étais aveugle&|160;; je ne le suis plus. Ilme faut donner à mes sentiments pour votre fils le nom que, à mahonte, ils exigent. Mais une mère s’alarme vite. Aussi faut-il queje m’empresse de vous dire que votre fils est innocent, qu’il n’arien tenté contre mon repos. C’est toute seule que je suis venue àdes sentiments interdits, dont il ne sait rien. D’ailleurs, si jen’étais pas la seule coupable, vous comprenez bien, madame, que cen’est pas à vous que j’aurais le front de demander du secours. Maisvous seule pouvez obtenir de lui ce que je ne puis, moi,demander&|160;: S’il a de l’amitié pour mon mari, pour nous – neplus nous voir&|160;; car je ne puis plus me sauver, qu’en mesauvant de sa présence. Vous trouverez ce qui est le plus propre àle convaincre. Ce sera peut-être lui dire tout. Je n’en ai paspeur, je sais qu’il ne tirera aucune vanité de ma détresse.Heureusement il n’en coûtera à son cœur que la peine, légère à côtéd’autres dont je fais la connaissance, que l’on éprouve às’éloigner d’amis véritables. Je n’ai pas su rester cela. Mon cœura trahi cette amitié. Il faut donc que François ne me voieplus.

Ne dites pas que je n’ai pas le droit d’agirainsi, de vouloir le séparer de mon mari, et que je manque aupremier de mes devoirs en n’avouant pas tout d’abord àM.&|160;d’Orgel. Plusieurs fois ces derniers jours j’ai tenté del’avertir. Mais il semblait si loin de la vérité que je n’eus pasce courage. Il ne veut pas m’entendre. N’allez pas croire que jel’accuse&|160;; au contraire, je veux me charger davantage. Si monmari est coupable, c’est d’avoir trop de confiance en moi.

Hélas&|160;! je ne puis compter sur rien. Lareligion ne peut plus me secourir. J’ai assez aimé mon mari pour lesuivre dans son incroyance. Ma mère pouvait-elle supposer que jelui ressemblasse si mal&|160;? Comment m’eût-elle mise en gardecontre des dangers qui, pour elle, ne pouvaient êtrequ’imaginaires&|160;? Je n’avais jamais cru ne pas suffire seule àdéfendre mon honneur. Si je me plains, c’est de la confiance qu’onm’a accordée, dont je vois aujourd’hui que j’étais indigne.

Persuadez François, madame, je vous ensupplie&|160;! Vous et votre fils, êtes les deux personnes dontj’attends tout…&|160;»

–&|160;Elle me cache la vérité, pensaitMme&|160;de&|160;Séryeuse. Une lettre pareille ne vientpas toute seule. Elle me ménage.

Ce fut dans sa chambre que Mahaut reçutMme&|160;de&|160;Séryeuse. Elle avait fait dire qu’ellen’était là pour personne, sauf pour elle. Les deux femmes parlèrentd’abord de choses indifférentes.

Mme&|160;d’Orgel ne savait commentaborder un tel sujet. Devant ce silence,Mme&|160;de&|160;Séryeuse se dit&|160;: «&|160;Il fautque ce soit plus grave encore que j’imagine.&|160;» Et, persuadéede ses torts, elle commença, timide, comme si c’était elle qui eûtété en faute&|160;:

–&|160;Je n’ose vous apporter mes excuses ausujet de mon fils…

–&|160;Oh&|160;! madame&|160;! Quellebonté&|160;! s’écria Mahaut. Et, mue par son cœur, elle prit lesmains de la mère. Sur ce terrain glissant, comme des patineusesnovices, ces deux femmes pures rivalisèrent de maladresse.«&|160;Non, non, disait Mahaut, je vous affirme que François estétranger à ce drame.&|160;»

Mme&|160;de&|160;Séryeuse,convaincue que c’étaient là les derniers scrupules de Mahaut,s’écria qu’elle savait à quoi s’en tenir sur les sentiments deFrançois.

–&|160;Que vous a-t-il dit&|160;? demandaMme&|160;d’Orgel.

–&|160;Mais je le sais enfin&|160;! répliquaMme&|160;de&|160;Séryeuse.

–&|160;Mais quoi&|160;?

–&|160;Qu’il vous aime.

Mme&|160;d’Orgel poussa un cri.Mme&|160;de&|160;Séryeuse eut vraiment le spectacled’une détresse humaine. Tout le courage de Mahaut venait-il d’uneespèce de certitude que François ne l’aimait pas&|160;? Une joiefolle éclaira une seconde son visage, avant queMme&|160;de&|160;Séryeuse pût voir cet être déraciné,secoué par la douleur. François arrivant en cet instant, elle étaità lui. Rien n’aurait pu l’empêcher de tomber dans ses bras, pasmême la présence de sa mère.

Mme&|160;de&|160;Séryeuse comprittout. Effrayée, elle chercha vite à se reprendre.

–&|160;Je vous en conjure, s’écria Mahaut, nem’arrachez pas ma seule joie, ce qui me fera supporter mon devoir.Je ne savais pas qu’il m’aimât. Heureusement mon sort nem’appartient plus. Je vous demande donc encore davantage de mecacher François. S’il m’aime, inventez ce que vous voudrez, mais nelui dites pas ce qui est vrai&|160;; nous serions perdus.

À parler de son amour, et à la mère de celuiqu’elle aimait, Mme&|160;d’Orgel se complaisait presque.Après ses premiers transports&|160;:

–&|160;Il doit venir, ce soir, à notre dîner,dit-elle d’une voix plus assurée. Comment l’en empêcher&|160;? Jene pourrai le revoir sans m’évanouir.

Au fond, Mme&|160;de&|160;Séryeusepréférait agir sans retard. Encore sous l’influence de cette scène,elle convaincrait mieux François. Elle le trouverait sans doute àsept heures chez les Forbach.

–&|160;Il ne viendra pas, dit-elle. Je vous lepromets.

Ce qui, dans cette scène, n’eût pas le moinsstupéfait Séryeuse, eût été l’attitude de sa mère, qu’il croyaitfroide. Le spectacle de cette passion réveillait chez elle la femmeendormie. Elle avait les larmes aux yeux. Elle embrassa Mahaut.Toutes deux sentirent leurs joues brûlantes et mouillées. Quelquechose de presque théâtral grisaitMme&|160;de&|160;Séryeuse.

–&|160;C’est une sainte, se disait-elle, enface du calme que donnait à Mahaut la certitude d’être aimée.

Mme&|160;de&|160;Séryeuse s’étaitprécipitée chez les Forbach, comme quelqu’un qui court jusqu’aumoment où il se cogne contre un mur. Car devant leur stupéfactionpuis devant celle de François, elle fut dégrisée. L’inconséquencede sa conduite lui apparut enfin. «&|160;Qu’ai-je à me mêler desaffaires de mon fils&|160;? se demandait-elle. Pourquoi courircomme une folle&|160;?&|160;»

Plus que quiconque elle devait détester des’être laissé prendre à sortir de soi.

–&|160;Mais, qu’y a-t-il, maman&|160;?interrogea François quand elle entra dans la chambre où ils’habillait.

Devant son filsMme&|160;de&|160;Séryeuse retrouva toute sa froideur et,partant, un nouvel ordre de maladresses.

–&|160;Je te remercie. Tu me mets dans dessituations agréables&|160;!

Et cette femme, en qui on ne pouvaitreconnaître celle qui une heure auparavant pleurait avec Mahautd’Orgel, tira la lettre de son sac, la tendit à François, avec unvisage de glace. Plus rien ne lui semblait respectable d’uneaventure trouble où elle se reprochait d’avoir accepté un rôle. Sespromesses à Mahaut lui apparurent sans valeur.

François lisait cette lettre, ne voyait plusce qu’il lisait. Il tenait dans sa main cette preuve improbable deson bonheur. Il ne pouvait douter que ce fût l’écriture deMme&|160;d’Orgel.

Mme&|160;de&|160;Séryeusecontinuait ses reproches. La révélation de son bonheur rendaitFrançois imperméable. Les paroles de sa mère glissaient sur luisans l’atteindre, sans même qu’il les entendît.

Mme&|160;de&|160;Séryeuse envoulait à Mahaut de n’avoir pas arrêté son élan, se retournaitcontre elle, en venant à la soupçonner de mensonge. Dans soninjustice elle l’accusa même de s’être servie d’elle pour fairesavoir à François qu’il était aimé. François n’était pas loin de cepoint de vue, dans son ivresse. Le bonheur lui masquant tout, il nevit pas une seconde dans quel dessein Mme&|160;d’Orgelavait écrit cette lettre. Il s’extasiait presque sur l’ingéniositéque donne l’amour.

Après avoir lu et relu cette lettre, Françoisla rangea le plus naturellement du monde dans son portefeuille.

–&|160;Et tu l’as vue&|160;? dit François.Qu’avez-vous dit&|160;?

–&|160;Je dois avouer, terminaMme&|160;de&|160;Séryeuse, que je n’ai pas la grandeurd’âme de cette personne. À l’entendre tu es innocent, elle est laseule coupable. Moi, je considère que tu l’es au moins autantqu’elle. Tu comprends bien que tu n’as pas l’embarras du choix.Vous ne devez plus vous revoir. À toi de trouver un prétexteconvenable envers M.&|160;d’Orgel, car je n’ai, moi, guèrel’habitude de ces sortes d’histoires.

«&|160;Ah&|160;! soupiraitMme&|160;de&|160;Séryeuse, avec cette prodigieuseinjustice des mères, pourquoi fallait-il te brouiller avec tesseuls amis bien&|160;!&|160;»

Comme il continuait de s’habiller,Mme&|160;de&|160;Séryeuse demanda timidement&|160;:

–&|160;Mais tu comptes dîner chez lesOrgel&|160;?

–&|160;Mon absence à ce dîner seraitincompréhensible aux yeux d’Anne d’Orgel. J’irai.

Mme&|160;de&|160;Séryeuse setaisait. Elle baissait la tête devant son fils. Elle n’avait jamaisvu en lui qu’un enfant. Elle se trouvait en face d’un homme.

Il était tard pour rentrer à Champigny. Elleresta dîner chez les Forbach. Avec eux, l’inattention étaitpermise. Pourtant celle de Mme&|160;de&|160;Séryeuseétait si voyante qu’elle n’échappa ni à l’aveugle, ni au faibled’esprit. Elle n’était pas rassurée sur sa besogne auprès deMme&|160;d’Orgel et auprès de son fils. Et surtout elles’en voulait de cette flamme de jeunesse, vite éteinte, que lemalheur de Mahaut avait fait jaillir en elle. Enfin elle secondamnait parce que M.&|160;de&|160;Séryeuse n’eût point acceptéun tel rôle, et à plus forte raison qu’elle le jouât.

Pendant que sa femme, dans l’état qu’ondevine, s’habillait, Anne, toujours prêt le premier, recevait unevisite assez singulière&|160;: celle du prince Naroumof, que toutle monde croyait mort. Les journaux, prodigues de sang, avaientannoncé l’assassinat de ce prince, un des familiers du tzarNicolas.

Le prince Naroumof débarquait à Paris comme sic’eût été la première fois. Il n’y connaissait plus personne. Ilvenait chez Anne parce que la semaine précédente, à Vienne, on luiavait parlé du séjour des Orgel. Les amis chez qui Naroumofhabitait en Autriche étaient devenus presque aussi pauvres que lui.C’est d’eux qu’il tenait ce costume de chasse et ce chapeau, un peurisibles, avec lesquels il se présenta devant Anne.

En proie à une véritable surprise, le comted’Orgel se taisait. Car il n’était habile à exprimer que ce qu’iln’éprouvait pas. Cette surprise passée, il sut la feindre. Au récitdes malheurs de Naroumof, il lui proposa spontanément de le logerchez eux. Mais la bonté et la légèreté du comte d’Orgel secombinaient si bien qu’on ne pouvait les désunir&|160;; une chosele tracassait&|160;: le prince n’allait-il pas dérangerl’ordonnance d’une soirée consacrée à la mise au point dubal&|160;? Certes on ne pouvait rêver de plus grande«&|160;attraction&|160;» que ce prince arrivant en droite ligned’un pays de mystère. Mais c’était son économie de maître de maisonqui poussait Anne d’Orgel à déplorer que Naroumof débarquât sanscrier gare. Dès ce moment, il décida de ne pas trop le mettre envedette et de le réserver pour un dîner politique. Pour un peu ill’eût fait attendre dans les coulisses et tenir compagnie à sasœur, qui devait dîner seule.

La comtesse d’Orgel parut. Elle craignait dene pouvoir tenir son rang, tant elle était faible. Le prince etelle se sentirent aussitôt attirés l’un vers l’autre. L’air un peuégaré qu’avait Mahaut ce soir-là ne dépaysait pas Naroumof. Ellel’intimidait moins que ne l’eût fait un article de Paris. De soncôté Mme&|160;d’Orgel se sentait compatissante, car elleavait mal.

Anne ordonna d’ajouter un couvert. Mahautpensa que cet ordre était inutile. Elle comptait sur un coup detéléphone de François s’excusant de ne pouvoir venir.

Les premiers invités arrivaient. Anne d’Orgeljugeait bon d’expliquer à chacun, dès l’entrée, la présence de cetouriste. Il racontait l’histoire du prince Naroumof et brodaittellement autour de la vérité que dès la deuxième version le hérosdut démentir son barde.

«&|160;C’est inexact. Je n’arrive pas endroite ligne de Moscou dans ce costume. Je ne l’ai que depuis troisjours.&|160;»

Le premier arrivé avait été Paul Robin. Annes’était contenté de le présenter à Naroumof. Là, le comte d’Orgelagissait avec Paul comme ces gardiens de châteaux qui évitent deguider un seul visiteur et qui pour se mettre en marche attendentqu’il en arrive d’autres. Il le laissa sans pitié en face dumystère, qui dura peu&|160;: Mirza et sa nièce l’en vinrent tirer.Eux valaient que l’on fît jouer les grandes eaux.

Naroumof, à demi content du premier préambuled’Anne d’Orgel, détourna la conversation. Il dit à Mirza qu’ill’avait fort regretté en Perse, quand, au début de la guerre, ilétait allé rendre visite au Shah. Mirza s’excusa d’avoir étéabsent.

Paul Robin assistait émerveillé à leur tournoide politesse. Naroumof ne consentit point à ne pas avoir le derniermot. Il remercia Mirza de l’avoir laissé passer sur ses terres.Mirza fut d’autant plus étonné que les terres dont parlait Naroumofétant une province de la Perse, il eût éprouvé quelque difficulté àen défendre l’accès. Naroumof oubliait l’épouvantable scène qu’ilavait faite, en apprenant que Mirza n’était pas au seuil de saprovince pour le recevoir.

Le malheur avait changé le prince Naroumof. Ilétait devenu bon. Il avait perdu de son orgueil.

François était toujours des premiers àarriver. Personne ne manquait plus que la princesse d’Austerlitz etlui. Mme&|160;d’Orgel était sûre, maintenant, qu’il neviendrait pas. Une angoisse lui apprit qu’elle avait cru jusqu’à ladernière minute qu’il viendrait. Elle trouva certes naturel qu’ilse fût incliné devant son ordre mais souffrait qu’il nel’enfreignît point.

François, lisant et relisant la lettre, avaittraîné en chemin. Au moment où il sonnait à la porte de l’hôteld’Orgel, Hortense d’Austerlitz descendait de voiture. Ill’attendit&|160;:

–&|160;Vous me rassurez, dit-elle. Je mecroyais en retard. Mahaut ne vit François que lorsqu’il fut à deuxpas d’elle. Elle recula, et jugea aussitôt à son aisance queMme&|160;de&|160;Séryeuse ne l’avait point encore vu.Elle déclencha aussitôt un de ces mécanismes, communs aux femmesqui aiment et ne veulent pas aimer et qui pourtant contredisentleur vertu. N’avait-elle pas tout tenté afin que François sedécommandât&|160;? Elle n’avait pas à se reprocher saprésence&|160;: elle souhaita donc jouir de ce délai, de cettesoirée unique.

Dès le début du dîner, Naroumof s’efforçad’être jovial. Pourtant sa présence glaçait. Nul sourire n’effacece qu’imprime la souffrance sur un visage. Ce ne sont pas desrides&|160;; le regard est pareil. Un homme qui a souffert n’a pasforcément vieilli. La transformation est plus profonde.

Au milieu des habits, des robes, Naroumofétait seul. Il attribua sa solitude à son costume. Il n’avait pluscette belle confiance qui jadis l’aurait assuré que cela gênait lesconvives de n’être pas vêtus comme lui. L’éclat de la lumière, desvoix le troublait. Il entendait mal ses voisines, se faisaitrépéter leurs paroles.

Cette conversation chatoyante le refoulait, nevoulait pas de lui. Il n’en pouvait suivre le fil, il la trouvaitdécousue. Sa rapidité le déconcertait, comme le jeu du furetquelqu’un malhabile de ses doigts.

Mme&|160;d’Orgel comprit le troublede Naroumof. Elle-même ne se sentait guère assise. Ils finirent pars’isoler. Naroumof lui raconta la Russie.Mme&|160;d’Orgel défaillait. La Russie n’était pas lacause de son trouble mais un prétexte pour ne pas avoir à lecacher. Naroumof, la voyant ainsi, pensa&|160;: «&|160;C’est unepersonne de cœur.&|160;»

Mahaut s’était proposé du bonheur à voirFrançois. Sa vue ne lui causait que du mal. Elle l’évitait commeune torture inutile. Pourtant, elle n’était pas assez maîtressed’elle-même pour ne pas tourner les regards vers lui, de temps àautre, et c’était afin de le surveiller.

Il avait comme voisine la jeune Persane. Sajoie le rendait aimable. Le hasard ou plutôt les convenancesagissaient avec à-propos en plaçant le prince russe à côté deMme&|160;d’Orgel, François à côté de la petite veuve. Demême que Mahaut n’eût pu que souffrir d’un voisin futile, Françoisne pouvait trouver mieux que cette princesse qui avait l’âge durire et qui avait déjà pleuré beaucoup. Ce rire trouait le cœur deMme&|160;d’Orgel&|160;: «&|160;Cette enfant estravissante&|160;», pensa-t-elle, en regardant François.

Bien que le supposant encore dans l’ignorance,elle ne lui en voulait pas moins de sa gaieté&|160;: s’il l’aimait,était-il possible que son cœur n’eût pas été averti de la gravitéde cet instant&|160;? Elle en vint à douter de ce que lui avait ditMme&|160;de&|160;Séryeuse. Mais aussitôt mille détailsqu’elle repoussait jadis et auxquels son esprit n’opposait plus derésistance lui prouvèrent que son amour était partagé. Cependant,induite en erreur par l’exemple d’Anne, et attribuant à l’amour unair d’urbanité, elle reprochait à François son manque depressentiment, alors que c’était elle qui en manquait, la gaieté deFrançois venant de la révélation du cœur de Mahaut.

Mme&|160;d’Orgel apprenait lajalousie. Est-ce bien un sentiment légitime, le jour même où unefemme décide de sacrifier son amour à l’honneur&|160;?

–&|160;Comme vous devez les détester, cesbolchevistes&|160;! dit Hester Wayne au prince Naroumof.

Anne d’Orgel fut agacé de cette absurdeapostrophe. Il avait déployé une souplesse d’acrobate pour éviterla Russie, et rendait hommage à sa femme. Il lui attribuait sespuérils calculs&|160;; il l’admirait d’avoir si bien tourné ladifficulté, en s’isolant avec Naroumof. Elle le traitait avecrespect, et du même coup empêchait que la conversation sinistredevînt générale.

Or voici que l’Américaine détruisait, d’unephrase, ce chef-d’œuvre.

Le prince Naroumof hésitait, s’exprimait avecune peine qui renforçait des paroles assez banales.

–&|160;Peut-on rendre les hommes responsablesd’un tremblement de terre&|160;? Ce qui doit arriver arrive. Jecrois que la France est trop disposée à juger la Révolution russed’après la sienne. Mais outre que dans un pays aussi étendu que lenôtre les choses se passent forcément d’une autre manière, le motRévolution m’a toujours semblé impropre pour définir ce qui arrivechez nous. C’est un cataclysme, ce que vous voudrez, mais pour moije me refuse à accuser les malheureux qui m’ont fait tant demal.

–&|160;Pour vous prouver que tout ce que voussavez sur la Russie, continua Naroumof, n’est peut-être pas exact,pensez que l’on m’a dit assassiné. Or on n’a jamais touché à un demes cheveux. Il est vrai, ajouta-t-il sombrement, qu’en me laissantla vie, ils m’ont ôté mes raisons de vivre.

Il en coûte cher de modifier ses opinions. Encette minute le prince put entrevoir que si sa vie devait démentirl’opinion courante, il était déloyal qu’il vécût.

–&|160;Naroumof a raison, dit la princessed’Austerlitz, en se penchant vers Paul Robin. Pourquoi toujourscharger le peuple, l’accuser de tous les crimes&|160;? Sans doute,là comme ailleurs, il y a de mauvaises têtes, mais on y trouveaussi de braves cœurs, et plus peut-être que n’importe où.

Hortense d’Austerlitz était, comme on dit,«&|160;payée&|160;», ou, plus exactement, payait pour lesavoir.

–&|160;Je fais partie d’une œuvre,reprit-elle, qui me met en contact avec le peuple. Eh bien&|160;!je vous assure que si nous avons la révolution, elle ne viendra pasde lui.

Paul l’écoutait, éberlué, comme un oracle.Hortense d’Austerlitz se revêtait d’une autorité immense, depuisles acclamations de la porte d’Orléans. Il ne savait où donner dela tête. Ses préjugés se trouvaient détruits&|160;: une Austerlitzqui exalte le peuple&|160;! Un familier du tzar qui ne jette pasl’anathème aux bolcheviks&|160;!

Le courage l’étonnait toujours, car à ses yeuxle courage n’était que de l’imprudence. Et, pour montrer del’imprudence, il faut être sûr de soi. Ce Russe devait être unpersonnage pour oser ne pas condamner ses assassins.

Le comte d’Orgel n’avait aucun partipris&|160;; il ne détestait rien de ce qui ajoute du lustre à uneréception. À la phrase d’Hester Wayne, il avait frémi. Ensuite ils’enthousiasma&|160;: Voilà un réfugié russe moins ennuyeux que lesautres, se dit-il.

Et chacun pensa comme Anne.

On ne se rendait pas compte que Naroumof, parsa mesure même, atteignait au tragique. Mme&|160;d’Orgels’indignait de l’accueil fait à ce drame. Elle souffrait encoreplus de voir que Naroumof n’avait aucune prise sur François, et quecelui-ci continuait, en compagnie de sa voisine, à s’isoler de laconversation des grandes personnes. En dehors deMme&|160;d’Orgel, seul Mirza voyait en Naroumof autrechose que vivacité d’esprit. Il lui posait des questionsprécises.

–&|160;Vous êtes étonnant, Naroumof, ditHortense d’Austerlitz, vous n’avez pas changé. Je vous trouve mêmerajeuni.

–&|160;Je n’ai pas changé, dit le prince, maisj’ai tout perdu. J’ai tout perdu, répétait-il d’une voix douce. Queme reste-t-il&|160;? Et il ajouta en riant très haut&|160;: il mereste le charme slave.

–&|160;Et le charme slave est venu à Parispour tout oublier, dit Anne, avec la voix des compères de revue.Fêtons-le, mais ne l’ennuyons pas en l’entretenant du cauchemarbolchevik.

Ce mot atroce tombait d’autant mieux queNaroumof avait insensiblement conduit jusqu’à la fin du dîner. Onse levait de table.

Anne annonçait d’un ton péremptoire unchangement de spectacle, un autre tableau. Et ce ne fut qu’encommençant à parler du bal costumé que tout ce monde prit des minesde conférence politique.

François trouvait lourd le rôle que le comted’Orgel lui faisait jouer dans l’élaboration de cette fête. Anne,ne croyant pas lui pouvoir donner une preuve d’amitié plus forteque de le mettre toujours en vedette, le consultait à propos derien. Paul, vexé du silence qui l’entourait, ne se doutait pas dubonheur avec lequel François lui aurait cédé sa place.

Tout le monde était d’accord sur ce point,qu’un bal costumé dégénère en carnaval si on ne lui impose pas unedirective. Il fallait un sujet d’ensemble. C’était sur ce sujet quel’on s’entendait moins bien. On sentait l’orage dans l’air. Si l’onne m’écoute pas, pourquoi m’avoir appelé, pensait chacun, prêt àdonner sa démission.

Anne d’Orgel se démenait comme un diable, pourménager ces susceptibles. Mahaut le désespérait. «&|160;Je ne suispas secondé&|160;», pensait-il. En effetMme&|160;d’Orgel, à l’écart des disputes, continuait des’entretenir avec Naroumof.

Le prince, malgré son désir de se mettre dansla ronde, était un peu étourdi. Il fouillait dans sa mémoire,cherchait à se rappeler des spectacles frivoles, mais des souvenirsmoins anciens le replongeaient dans le noir.

François combattait son énervement, safatigue, décidé, coûte que coûte, à tenir sa place dans cetteconférence. Il agissait de la sorte pour donner le change au comted’Orgel. Mahaut le voyait avec tristesse descendre à ces futilités.Elle montrait un visage dur. François l’observait&|160;:Quoi&|160;! Cette fausse morte était bien la femme qui l’aimait,qui ne pouvait plus combattre son cœur, qui avait appeléMme&|160;de&|160;Séryeuse au secours&|160;? Il portaitsa main à sa poche, touchait la lettre. Il résistait à l’envie dela prendre, de la relire. Il tremblait que les mots en fussenteffacés, ou qu’ils eussent changé.

Hester Wayne, un carnet sur ses genoux,dessinait des costumes informes. Hortense d’Austerlitz enimprovisait sur elle-même. Elle mettait le salon à sac, se coiffaitd’un abat-jour, essayait mille mascarades qui réveillèrent en Annela passion la plus profonde des hommes de sa classe, à travers lessiècles&|160;: celle du déguisement.

Le comte d’Orgel pria François del’accompagner pour l’aider à descendre des étoffes. Car pour Anneles dessins restaient lettre morte. Il était comme ses ancêtresignorants, qui gagnaient des batailles, mais n’auraient sudéchiffrer une carte. Tandis qu’il ouvrait des tiroirs, il dit àFrançois&|160;:

–&|160;Je ne sais pas ce qu’a Mahaut. Ce soir,c’est le comble.

François se détourna. Pour la première fois,il ne vit plus en Anne cette espèce de supériorité qu’il luiaccordait d’office. Il le jugea. Il le trouvait puéril. Il leregardait se charger d’écharpes, de turbans.

Ils redescendirent, et jetèrent les oripeauxsur le tapis. Les invités se les arrachaient. Ils voyaient dans cesloques la possibilité de devenir ce qu’ils eussent voulu être.François les méprisa. Il ne désirait être rien d’autre quelui-même.

Mme&|160;d’Orgel, malgré lesprières, s’effaçait. Elle tenait compagnie à Naroumof. Il avaitconnu ce salon sous le règne du feu comte. Il se répétait&|160;:«&|160;La guerre a rendu tout le monde fou.&|160;»

Au milieu de cette bacchanale improvisée, Anned’Orgel perdait la tête. Son visage montrait la fièvre des enfantsexcités par le jeu. Il disparaissait, reparaissait, plus ou moinsapplaudi dans des transformations assez peu variées. Hester Wayneprenait des poses, se drapait, en nommant des statues célèbres.Comme personne ne riait, parce que ce n’était pas drôle, elle putcroire qu’on l’admirait.

Nombre de maris, par un manège habile, fussentmoins bien parvenus qu’Anne d’Orgel, par son manque d’à-propos, àmettre des distances entre leur femme et le danger. Ce manqued’à-propos allait tirer son bouquet. Car Anne, qui s’était encoreéclipsé, reparut coiffé du feutre tyrolien de Naroumof. Ilesquissait un pas de danse russe. Cette confusion de folklores, cechapeau vert à plume de coq, excitèrent le rire. Seul le princesemblait mal goûter ce numéro.

–&|160;Je m’excuse, dit-il. Ce chapeau est àmoi. Il m’a été donné par des amis autrichiens, qui ne pouvaientrien m’offrir d’autre.

Un froid horrible paralysa les rieurs. Dans letohu-bohu on avait presque oublié la présence de Naroumof. Ilprenait maintenant figure de juge, rappelait l’inconscience àl’ordre, réveillait le respect dû au malheur. La folie collectiveapparaissait. Chacun accusait les autres de l’y avoir entraîné, envoulait encore plus à ceux qui avaient gardé de la mesure.

Mme&|160;d’Orgel fut atterrée. Sonmari ne se contentait pas de prêter une oreille distraite àNaroumof&|160;; il oubliait, dans une griserie enfantine, lesmoindres délicatesses du cœur. Elle était d’autant plus atteintequ’il se diminuait juste au moment où elle avait besoin de legrandir. Qu’Anne se diminuât devant Séryeuse, il était au-dessus deses forces de le supporter. Que pourrait-elle répondre, si Françoislui reprochait de sacrifier son amour à un homme aussipuéril&|160;? Il était dur de voir celui dont la seule présence eûtdû convaincre François de son crime prendre l’aspect d’unclown.

Mme&|160;d’Orgel raisonnait juste.Depuis la chambre aux étoffes, Anne se livrait à François comme ledépeignaient ses ennemis&|160;; mais François souffrait, sachant ceque cette apparence futile cachait de noble et de beau. S’iln’avait encore aimé Anne, il n’aurait eu qu’à se réjouir de cettebesogne dont il suivait le résultat dans les yeux de la comtessed’Orgel.

Le drame se complaît souvent autour des objetsles moins significatifs. De quelle signification puissante il aimealors à revêtir un chapeau&|160;! La comtesse lut en François commeelle comprit qu’il lisait en elle. Elle fit alors un de ces gestesd’autant plus héroïques que leur grandeur ne frappe personne, tantnous préjugeons et tant il nous est difficile d’admettre qu’unfeutre tyrolien peut devenir le centre d’une tragédie.

Elle calcula qu’il ne lui restait plus qu’uneressource. Sa répulsion même à l’employer lui prouva qu’elle seraitefficace. Il s’agissait de s’associer au geste d’Anne, de devenirsa complice&|160;; en un mot, de répondre silencieusement àFrançois qu’elle n’avait pas trouvé odieux le rôle de son mari.

Aux paroles sèches de Naroumof, elle se leva,se dirigea vers Anne. Elle marchait à la mort.

–&|160;Non, Anne, comme ceci, dit-elle, encabossant le chapeau.

La gêne n’eut plus de bornes. Anne d’Orgelavait du moins l’excuse de son étourderie, de l’excitation. Maisl’acte de la comtesse d’Orgel prouvait une froide volonté desurenchérir, insupportable après les phrases de Naroumof.

Elle avait calculé juste.

«&|160;Voilà comment il ladéforme&|160;!&|160;» se dit François.

Si quelque chose eût été capable d’affaiblirl’amour de Séryeuse, Mahaut eût pleinement récolté le fruit de sonsacrifice. Mais elle ne pouvait plus procurer à François que cettetristesse qui augmente l’amour.

De tous, le prince Naroumof fut le plusétonné. Il retint un mouvement de colère. Puis&|160;: «&|160;Maisnon, se dit-il, la chose ne peut pas venir d’elle.&|160;» Il avaittrop apprécié la comtesse, et son vieil orgueil ne voulait pass’être mépris.

Ainsi, le seul qui la connût mal tombaitjuste. Les souffrances avaient affiné Naroumof&|160;; et il étaitun Russe&|160;: deux raisons pour mieux comprendre les bizarreriesdu cœur. Lui seul était proche de la vérité. Il«&|160;brûla&|160;»&|160;: il devina queMme&|160;d’Orgel avait une raison secrète&|160;:«&|160;Elle est trop fine pour n’avoir pas eu honte de son mari, sedit-il&|160;; elle est venue prendre sa part de blâme.&|160;»

Où Naroumof se trompa, ce fut en y voyant ungeste d’amour conjugal.

Ainsi, loin de l’exaspérer, ce geste poussaNaroumof à se dominer. À l’apparition d’Anne d’Orgel il avait étéle seul à ne pas rire. Il fut maintenant seul à s’esclaffer.

–&|160;Bravo&|160;! s’écria-t-il.

Cette volte-face stupéfia.

Anne, qui avait eu des doutes sur le tact deson entrée, retrouva son assurance. Et le bravo du prince sentaitsi peu l’ironie que tout le monde respira.

Mahaut s’assit. «&|160;On ne peut mépriserplus galamment&|160;», pensa-t-elle. Il était au-dessus de sesforces d’imaginer comment François pouvait la juger.

Chacun, comme en cachette, abandonnait sesoripeaux.

–&|160;Eh bien, nous n’avons guère travailléau bal, dit Anne. D’ailleurs, c’est ma faute.

–&|160;Vous partez déjà&|160;? dit à Mirza età sa nièce Mahaut, qui n’aspirait qu’au départ général. Elle eûtvoulu crier&|160;: «&|160;Allez-vous-en&|160;!&|160;» Elle sentaitses forces fondre. «&|160;Pourvu que je ne m’évanouisse pas avantle départ du dernier&|160;!&|160;» Ce dernier, ne serait-ce pasFrançois&|160;? Mahaut redoutait de lui offrir le spectacle de safaiblesse.

Mais le prince Naroumof était leur hôte. Ellene pourrait lui fausser compagnie immédiatement après la réception,et elle sentait la faiblesse la gagner avec une rapidité folle.

«&|160;Pourvu que François parte vite, serépétait Mme&|160;d’Orgel, qu’il ne sache rien ce soir,qu’il passe encore une nuit calme.&|160;»

Soudain, dans son vertige, la folie de saprière à Mme&|160;de&|160;Séryeuse lui apparut. Si samère ne lui dit pas la vérité, que dira-t-elle&|160;? Aucune raisonne lui paraissait assez convaincante pour les séparer, hors leuramour, et encore se prenait-elle à douter de cette raison.«&|160;Si Mme&|160;de&|160;Séryeuse invente, François lesentira, voudra savoir, accourra.&|160;»

Mme&|160;d’Orgel divaguait. Elle setenait à peine debout devant Hester Wayne.

À ce moment, du salon voisin, où s’attardaitle comte qui accompagnait Mirza, elle entendit le rire de laPersane. Hester Wayne la retint par la taille. Elle tombait. Onl’étendit.

Par un réflexe, qui prouvait que, quoi qu’ilen pensât, il le considérait encore comme plus autorisé que lui àintervenir, Séryeuse courut au comte d’Orgel&|160;:

–&|160;Mahaut se trouve mal.

–&|160;Allons bon&|160;! dit Anne d’Orgel.

Il rentra, suivi des autres. MaisMme&|160;d’Orgel était déjà remise et se raidissaitcontre une nouvelle défaillance.

–&|160;François nous fait de ces peurs,s’écria Anne. Il vous voyait évanouie&|160;!

Tous reconnurent dans cet épisode l’apothéosed’une soirée si lourde. Hester Wayne détestait Mahaut depuis qu’onchuchotait sur François de Séryeuse et sur elle.

–&|160;Il est volage, il en a assez de Mahautqui est folle de lui. Il faisait la cour à la nièce de Mirza,murmura-t-elle, dans sa médisance simplette, à Paul Robin,émerveillé par les succès de François.

–&|160;François voudrait rester un peu avecvous, dit naïvement Anne d’Orgel à sa femme, devant les dernierspartants, stupéfaits de cette complaisance.

–&|160;Non, non, s’écriaMme&|160;d’Orgel. Laissez-moi. Et comme ce cri pouvaitsurprendre, elle ajouta en lui tendant la main&|160;: «&|160;Vousêtes trop bon, François, mais je vous assure, je n’ai besoin que desommeil.&|160;»

–&|160;Je prendrai de vos nouvelles demainmatin, dit Séryeuse.

Mahaut le regarda avidement disparaître dansl’autre pièce, accompagné par Anne.

Paul Robin attendait son ami à l’angle de larue froide. Comme François ne lui parla que du bal, il regretta den’être pas revenu dans la voiture d’Hester Wayne.

À son supplice d’entendre la porte serefermer, vint s’ajouter pour Mahaut la certitude qu’elle nepourrait, comme elle s’était flattée de le faire, se passer d’Anne.Après la scène du chapeau, pensait-elle, François reviendra. Etcomme elle sentait le mortel danger de le revoir, il fallait doncque ce fût Anne qui le reçût…

–&|160;J’aurai à vous parler ce soir, luidit-elle, quand il revint.

–&|160;J’installe Naroumof et je monte chezvous.

Tandis qu’elle se déshabillait,Mme&|160;d’Orgel se trouvait dans cet état où lespensées ne viennent plus au monde, mais seulement des images sanslien. Elle suivait François de Séryeuse dans la rue, arrêtait unevoiture avec lui, marchait avec lui sur la pointe des pieds dansl’antichambre de l’île Saint-Louis. François lui avait plusieursfois parlé de Mme&|160;Forbach comme d’une sainte. À lafaveur de ces souvenirs, Mahaut s’efforça de penser à son devoir,mais les images prenaient toujours le dessus, et elle voyait, à laplace du devoir, ces Forbach, ce couple infirme.

Il semblait incroyable au comte d’Orgel qu’unefemme eût à parler à son mari. Sans qu’il soupçonnât ce quepourrait être leur conversation, il n’était guère empressé.

Il tourniquait dans la chambre deNaroumof.

–&|160;Vous n’avez besoin de rien&|160;? Vousavez bien tout ce qu’il vous faut&|160;?

Il descendit dans le salon. Il ramassa lescostumes, laissés sur les fauteuils, alla replacer le chapeau deNaroumof dans le vestibule, puis remonta, rangea les étoffes une àune. Il espérait ainsi arriver trop tard, et que Mahaut fûtendormie.

Par une de ces ironies dont le sort aime ànous accabler, Mme&|160;d’Orgel n’avait jamais attenduAnne avec autant de hâte. Elle souffrait de cette impatience qu’iln’est naturel d’éprouver qu’en face du bonheur. Ce moment tragiquedes aveux, elle ne pouvait l’attendre, elle eût voulu allerau-devant de lui. Sans doute, n’avait-elle plus aucune confiance enelle-même et voulait-elle qu’on la forçât&|160;; mais n’y avait-ilpas aussi dans sa hâte un peu de ce besoin instinctif de punir uneinconscience dont la scène du chapeau n’avait été qu’une image d’unsou&|160;?

Anne d’Orgel entra. Il s’assit auprès du litde sa femme.

D’abord, il voulut lui donner, sous une formeenjouée, une véritable leçon.

–&|160;Eh bien&|160;! qu’est-ce quecela&|160;? s’évanouir devant du monde&|160;? C’est d’un effetdésastreux, ne pouviez-vous prendre sur vous&|160;?

–&|160;Non. Je suis à bout de forces, je nepeux plus continuer seule.

Un jour d’aveux bien innocents, le jour oùFrançois lui avait serré le bras, on se rappelle que Mahaut avaitmenti, sans prendre part à son mensonge, et pour ainsi direentraînée par le courant du langage. Fut-ce par un phénomène dumême genre qu’elle dévida d’un seul trait, et sur le ton dureproche, ce qu’elle eût dû s’arracher mot par mot, en souhaitantde mourir en route&|160;?

On pourrait simplement conclure, devant cettescène, qu’un courroux inexplicable poussaitMme&|160;d’Orgel à de gênantes méchancetés. Ce futpresque de cette façon que l’entendit Anne. Devant la placidité deMahaut il se disait que les gens en colère ont souvent cet aircalme. Le calme, hélas&|160;! venait de plus loin. Ayant eu letemps de s’habituer à l’idée qu’elle aimait François, elle serendait mal compte de ce qu’une révélation pareille pouvaitproduire. Ce fut ce qui lui permit de parler net. À cause de cettenetteté, de cette sécheresse, le comte d’Orgel ne comprit pas. Elles’en aperçut, s’affola. On est malhabile en face d’un incrédule.Devant l’incompréhension de son mari, la comtesse, qui s’étaitpromis de s’accuser seule, éclata. Et parce qu’elle renforçait sonaveu de griefs qu’Anne jugea chimériques, l’aveu, comme le reste,apparut faux à son mari.

Que se passait-il chez Anne d’Orgel&|160;?Croyait-il Mahaut, et ses sentiments étaient-ils paralysés par unedouleur trop forte&|160;? En tout cas, il ne sentait rien. Il luisembla que tout lui était égal, qu’il n’aimait pas Mahaut.

Elle se tordait les mains, suppliait.

–&|160;N’ayez pas cette figure incrédule.Ah&|160;! si vous sentiez quelle cruauté est la vôtre enm’obligeant à vous convaincre d’une chose dont j’ai un teldésespoir.

Elle s’exténuait, s’enrouait à se charger, àappuyer sur les détails qui peuvent faire le plus de mal.Désespérant d’être entendue de son cœur, elle tenta de blesser plusdirectement l’orgueil du comte. Elle lui dit qu’il avait eu enversNaroumof une conduite inqualifiable, et lui dévoila sa faussecomplicité.

Si Anne d’Orgel s’était tu jusque-là,admettant, au besoin, sa maladresse dans les choses du cœur, ilprétendait remplir incomparablement son métier mondain. Mahaut visadonc juste. Mais ce fut aussi à cause de cette prétention qu’ildécida de rester raisonnable, mesuré, coûte que coûte, quoi que pûtdire Mahaut, et pour ne pas lui ressembler.

–&|160;Tenez, dit-il, vous êtes malade,nerveuse, méchante. Vous ne savez de quoi vous parlez. Je connaisNaroumof&|160;; il aurait été incapable de me cacher son humeurs’il en avait eu. Nous nous sommes séparés le mieux du monde.

Il continua&|160;:

–&|160;Vous êtes une enfant, et, voyez-vous,toutes ces idées-là viennent de ce que vous n’avez pas été élevée,scanda-t-il presque avec morgue. Pardonnez-moi, Mahaut&|160;; jetrouve risible que vous vous mêliez de m’apprendre ce que je saismieux que personne. Vos reproches à propos de Naroumofm’enseignent, si je ne le savais déjà, que toutes vos peurs sontaussi vaines, aussi sottes… Vous avez la fièvre, vous regretterezcette scène au réveil.

Il se leva. Mahaut se dressa à moitié hors dulit et le retint par sa manche avec une force qu’elle ne sesoupçonnait point.

–&|160;Quoi&|160;! vous partez&|160;? vousallez partir&|160;? Décidé à ne pas sortir de lui-même, Anned’Orgel se rassit, en soupirant. Mahaut admit alors que peut-être,derrière cette façade, il y avait en Anne un homme qui souffrait.Et une réponse qui lui avait été dictée par la rébellion, elle lafit d’un ton humble&|160;:

–&|160;Eh bien, ces idées sont si peu vainesque j’ai écrit à Mme&|160;de&|160;Séryeuse. Elle estvenue. Elle sait tout. Elle n’a pas estimé que c’étaient desenfantillages.

–&|160;Vous avez fait cela&|160;! bégaya-t-il.On sentait si bien l’indignation, la colère dans cette voix, queMme&|160;d’Orgel eut enfin peur. Elle fut sur le pointde se justifier. On sait qu’il était dans le caractère du comted’Orgel de ne percevoir la réalité que de ce qui se passait enpublic. Ne comprit-il qu’à ce moment, et à cause de la lettre àMme&|160;de&|160;Séryeuse, que Mahaut ne lui avait pointmenti, qu’elle aimait François&|160;? Anne, que cette scène avaitlaissé froid, admit qu’il allait peut-être avoir mal. Il eut peurmoins de la souffrance que des gestes qu’elle lui ferait accomplir.Il pressentit que peut-être il ne considérerait pas toujours cetaveu comme il persistait de le faire&|160;: une inconvenance quitirait sa gravité d’avoir été publiée. Contrairement aux autreshommes qui se laissent aller à ce qu’ils éprouvent, et songentensuite aux moyens d’empêcher le scandale, le comte allaitprofessionnellement au plus pressé, c’est-à-dire qu’il exploitaitson choc, son hébétude, et, commençant par la fin, gardait pour lasuite et pour le moment où il serait seul les angoisses du cœur.Enfin, il semblait comprendre&|160;! Mahaut voyait bien que saphrase avait porté. Attendant et souhaitant une tempête, elle fermales yeux. Mais Anne regrettait déjà d’avoir pu, par des motsprononcés plus fort que les autres, sortir de son cérémonial.Mahaut tremblante l’entendit donc qui disait d’une voix trèsdouce&|160;:

–&|160;C’est absurde… Il faut que nouscherchions un moyen de tout réparer.

Il y avait entre ces deux êtres une grandedistance. Elle rendait impossible à Mahaut de saisir le mécanismequi amenait cette douceur. Elle se coucha doucement sur sonoreiller, comme dans ces rêves qui se terminent par une chute. Cessortes de chutes réveillent. Elle se réveilla, se redressa. Elleregardait son mari, mais le comte d’Orgel ne vit pas qu’il avaitdevant lui une autre personne.

Mahaut regardait Anne, assise dans un autremonde. De sa planète, le comte, lui, n’avait rien vu de latransformation qui s’était produite, et qu’au lieu de s’adresser àune frénétique il parlait maintenant à une statue.

–&|160;Allons&|160;! Mahaut, calmons-nous.Nous ne vivons pas ici dans les Îles. Le mal est fait, réparons-le.François viendra au bal. Et peut-être serait-il bon queMme&|160;de&|160;Séryeuse vînt aussi.

Puis, l’embrassant sur les cheveux, et prenantcongé d’elle&|160;:

–&|160;François doit faire partie denotre entrée. Vous lui choisirez son costume.

Debout dans le chambranle de la porte, Anneétait beau. N’accomplissait-il pas un devoir d’une frivolitégrandiose, lorsque, sortant à reculons, il employa sans se rendrecompte, avec un signe de tête royal, la phrase deshypnotiseurs&|160;:

–&|160;Et maintenant, Mahaut, dormez&|160;! Jele veux.

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