Le Chandelier enterré

Stefan Zweig

LE CHANDELIER ENTERRÉ

Légende

C’était par une belle journée de juin 455 ; le combat qui venait d’opposer, au Circus Maximus de Rome, deux gigantesques Hércules à une meute de sangliers hyrcaniens s’était terminé dans le sang, lorsque vers la troisième heure de l’après-midi une agitation croissante commença à s’emparer des milliers de spectateurs. Tous les voisins de la loge richement décorée de tapis et de statues, où l’empereur Maxime était assis au milieu des officiers du palais, avaient été surpris d’y voir entrer un messager couvert de poussière et qui venait apparemment de mettre pied à terre après une furieuse galopade. À peine eut-il transmis ses nouvelles au monarque que, contre tous les usages, celui-ci se leva au moment le plus pathétique du jeu ; toute la cour le suivit avec la même hâte insolite, et bientôt les sièges réservés aux sénateurs et aux autres dignitaires se vidèrent à leur tour. Un départ aussi précipité ne pouvait pas se produire sans raison grave. En vain d’éclatantes fanfares annoncèrent-elles un nouveau combat de bêtes et un lion numide à crinière noire s’élança-t-il par la grille ouverte avec un sourd rugissement au-devant du glaive court des gladiateurs – une vague d’inquiétude surgissant dans l’écume blême des visages soucieux et interrogateurs, souleva irrésistiblement l’assistance anxieuse et y déferla en tous sens. On se levait, on se montrait les places vides des notables, on se questionnait, on faisait du tapage, on sifflait ; puis une nouvelle bouleversante, venue on ne sait d’où, se répandit soudain parmi les spectateurs : les Vandales, ces pirates redoutés de la Méditerranée, avaient débarqué à Portus avec une flotte considérable et marchaient déjà sur la ville insouciante. Les Vandales ! Ce mot d’abord chuchoté devint tout à coup une clameur retentissante poussée par des centaines et des milliers de poitrines, et parcourut les gradins de pierre du cirque : Les Barbares ! Les Barbares ! » Déjà la multitude, comme emportée par une bourrasque, se ruait vers la sortie. Ce fut la panique. Les gardes quittèrent leur poste et fuirent avec tout le monde ; on sautait par-dessus les sièges ; on se frayait un chemin à coups de poing et d’épée, on piétinait les femmes et les enfants qui poussaient des cris aigus. Devant les issues, se produisaient des remous d’où partaient des hurlements et des plaintes. En un instant le vaste ovale de marbre, où la minute d’avant quatre-vingt mille personnes formaient un bloc sombre et bruyant, fut complètement évacué. Silencieuses et désertes sous le soleil ardent, les arènes ressemblaient maintenant à une carrière abandonnée. Seul sur la piste – car les combattants avaient fui aussitôt avec les autres – le lion oublié, secouant sa crinière noire, rugissait d’un air de défi au milieu de cette solitude imprévue.

C’étaient bien les Vandales. Des messagers se succédant sans cesse répandaient à présent dans la ville des nouvelles de plus en plus alarmantes. Ces hommes vifs et énergiques montés sur des centaines de voiliers et de galères venaient de débarquer. Déjà les cavaliers numides et berbères accouraient avec leurs capes blanches sur la Via Portuensis de toute la vitesse de leurs étalons aux longs cous, précédant le gros de l’armée ; demain, après-demain la troupe des pillards serait aux portes de Rome, et rien n’était prêt pour la défense. Les mercenaires impériaux combattaient au loin, du côté de Ravenne ; les fortifications étaient en ruine depuis le passage d’Alaric Personne ne songeait à résister. Les riches et les hauts personnages faisaient apprêter en grande hâte mules et chariots pour sauver avec leur vie tout au moins une partie de leurs biens. Mais il était déjà trop tard. Le peuple ne souffrit pas que les grands le pressurent dans la prospérité pour l’abandonner dans l’adversité. Et quand Maxime, l’empereur, voulut s’enfuir du palais avec sa suite, il fut accueilli par une grêle d’injures et de pierres. Puis la populace irritée tomba sur ce poltron et massacra en pleine rue son pitoyable empereur, à coups de hache et de massue. On ferma les portes comme chaque soir ; mais la ville n’en fut que davantage prisonnière de la peur. Une affreuse appréhension pesait comme un brouillard lourd et malsain sur les maisons silencieuses et sans lumière, tandis que l’obscurité enveloppait d’un manteau étouffant la cité menacée qui frissonnait de terreur. Cependant, comme à l’ordinaire, les étoiles scintillaient au ciel, éternellement impassibles, et comme la veille, la lune tendait sa corne d’argent sur la voûte azurée. Rome, le cœur palpitant, veillait et attendait les Barbares comme le condamné qui, la tête posée sur le billot, s’apprête à recevoir le coup inévitable déjà suspendu au-dessus de sa tête.

Pendant ce temps, les Vandales s’avançaient lentement depuis le port, sûrement, méthodiquement, comme des triomphateurs sur la voie romaine déserte. Ces Germains aux longues tresses blondes marchaient en bon ordre, par centuries, au pas, en guerriers bien disciplinés. Devant eux, les auxiliaires du désert, les Numides à la peau brune et aux cheveux noirs comme de la poix, faisaient caracoler et virevolter impétueusement de magnifiques pur sang qu’ils montaient sans étriers. Genseric, le roi des Vandales, chevauchait au milieu de l’expédition. Du haut de sa selle, il souriait d’un air insouciant et satisfait à la vue de son peuple en marche. Le vieux guerrier expérimenté savait depuis longtemps par ses espions qu’il n’y avait pas de résistance sérieuse à craindre de la part des Romains et que cette fois il n’allait pas au-devant d’une bataille décisive, mais d’un butin facile. En effet aucun ennemi n’apparaissait. Seulement, devant la Porta Portuensis, à l’endroit où la route bien nivelée entre dans la ville, le pape Léon, paré de tous ses insignes et entouré de la troupe resplendissante de son clergé, se porta à la rencontre du roi. C’était ce même pontife, qui quelques années auparavant, avait obtenu du terrible Attila qu’il épargnât Rome ; car le païen à sa prière avait accédé avec une incompréhensible bonne grâce. Genseric descendit aussitôt de cheval en apercevant le majestueux vieillard à barbe blanche et s’avança vers lui, poliment, en boitant (son pied droit était trop court). Mais il ne baisa point la main ornée de l’anneau de saint Pierre ni ne plia dévotement le genou ; car c’était un Arien, hérétique, et il ne regardait le pape que comme l’usurpateur du christianisme. Il écouta avec un froid dédain la harangue en latin dans laquelle le saint père le conjurait de ménager la Cité sainte. Il fit répondre par son interprète qu’on se rassurât : on n’avait rien d’inhumain à redouter de lui ; il était lui-même un soldat et un chrétien. Il ne brûlerait ni ne détruirait Rome, bien que cette ville despotique en eût rasé des milliers d’autres. Dans sa magnanimité, il épargnerait même les biens de l’Église et les femmes, et il se contenterait de piller « sine ferro et ignei », selon le droit du vainqueur et du plus fort. Mais il invitait les autorités – et Genseric prononça ces mots d’un ton menaçant, tandis que son écuyer l’aidait déjà à se remettre en selle – à lui ouvrir les portes sans délai.

Les choses se passèrent comme Genseric l’avait exigé. Aucune lance ne fut brandie, les épées restèrent au fourreau. Une heure plus tard, Rome entière appartenait aux Vandales. Mais la troupe victorieuse des pirates ne se répandit pas à travers la ville sans défense comme une horde indisciplinée. Domptés par la main de fer du roi, ces grands et robustes guerriers aux cheveux de lin entrèrent en rangs serrés par la Via Triumphalis, en se contentant de jeter de temps à autre des yeux curieux sur ces milliers de statues aux yeux blancs dont les lèvres muettes semblaient leur promettre un riche butin. Aussitôt après, Genseric en personne se rendit au Palatinum, la demeure abandonnée de l’empereur. Mais ce ne fut pas pour y recevoir les hommages intéressés des sénateurs tremblants de crainte, ni pour y faire préparer un festin : c’est à peine s’il accorda un regard aux présents par lesquels la riche bourgeoisie espérait l’amadouer. Penché sur une carte, le rude soldat élabora immédiatement un plan qui lui permettrait de piller la ville rapidement et de fond en comble. Chaque district fut confié à une centurie et chaque centurion rendu responsable de la conduite de ses hommes. On assista alors non pas à une mise à sac furieuse et désordonnée, mais à une razzia calculée et organisée. Tout d’abord, sur l’ordre de Genseric, les portes furent fermées et gardées par des factionnaires, afin que pas une agrafe, pas une pièce, que rien dans l’immense cité ne lui échappât. Puis ses soldats réquisitionnèrent les embarcations, les véhicules, les bêtes de somme et des milliers d’esclaves pour transporter au plus vite, dans leur repaire d’Afrique, tout ce que Rome contenait de richesses. C’est alors seulement que le pillage commença, calme, systématique et conduit avec un grand sens pratique. Pendant treize jours, les Barbares dépouillèrent et morcelèrent la ville, commodément, savamment, comme un boucher dépèce un bœuf. Chaque centurie commandée par un prince vandale et accompagnée d’un scribe, allait de maison en maison, de temple en temple, et sortait tout ce qui s’y trouvait de précieux et de transportable : les vases d’or et d’argent, les colliers, pièces de monnaie, bijoux, les chaînes d’ambre du Nord, les fourrures de Transylvanie, la malachite du Pont et les épées forgées de Perse. On força des artisans à détacher avec précaution la mosaïque des murs des temples et à desceller les dalles de porphyre des péristyles. Tout fut exécuté avec prudence, adresse et précision. Des ouvriers descendirent les cintres de bronze des arcs de triomphe avec des cabestans pour ne pas les abîmer, on fit démonter tuile après tuile par des esclaves le toit doré du temple de Jupiter Capitolin, après avoir pillé l’intérieur de l’édifice. Genseric fit seulement scier ou briser à coups de marteau les colonnes d’airain, trop monumentales pour pouvoir être transportées rapidement, afin d’en prendre tout au moins le métal. Quand ils eurent vidé de fond en comble les demeures des vivants, les Vandales violèrent celles des morts, les tumuli. Leurs mains sacrilèges plongèrent dans les sarcophages de pierre et arrachèrent les peignes de diamant de la chevelure des princesses défuntes, et les bracelets d’or de leurs squelettes décharnés ; ils volèrent aux cadavres leurs miroirs métalliques et leurs chevalières ; leurs doigts avides s’emparèrent même de l’obole qu’on mettait dans la bouche des morts pour qu’ils pussent payer le nocher les transportant dans le royaume de Pluton. Le produit général des diverses rapines fut ensuite rassemblé en tas séparés à un endroit déterminé. La victoire aux ailes d’or y voisinait avec la châsse sertie de pierreries qui contenait les ossements d’un saint et les dés à jouer d’une grande dame. Des lingots d’or et d’argent s’empilaient près de tissus de pourpre, de la verrerie fine s’amoncelait à côté de métaux grossiers. Le scribe notait chaque chose en lettres runiques pleines de raideur sur un grand parchemin pour donner à cette spoliation une certaine apparence de légalité. Genseric en personne accompagné de sa suite circulait en boitant au milieu de ce chaos, touchait chaque objet de son bâton, examinait les bijoux, souriait et appréciait. Il regardait partir avec satisfaction les chariots, puis les embarcations, remplis jusqu’au bord. Pas une maison ne brûla, pas une goutte de sang ne fut versée. Régulièrement, sans heurt, comme des bennes qui montent et qui descendent dans une mine, deux files de voitures, l’une chargée, l’autre vide, voyagèrent pendant treize jours de là ville à la mer et de la mer à la ville. Bientôt les bœufs et les mulets haletèrent sous la charge : jamais de mémoire d’homme, avant ce sac des Vandales, on n’avait raflé pareil butin en si peu de temps.

Treize jours durant, on n’entendit plus le son de la voix humaine dans cette cité surpeuplée. Personne ne parlait haut, hormis les Vandales. Personne ne riait. Dans les maisons les lyres étaient muettes et on ne chantait plus dans les temples. On ne percevait que les coups de marteau qui déplaçaient ce qu’on avait toujours cru immuable, le fracas des blocs de pierre qui s’écroulaient, le grincement des chariots surchargés et le sourd mugissement des bêtes de trait harassées de fatigue, que les conducteurs fouettaient sans arrêt. Parfois les chiens, auxquels les hommes tremblant pour leur propre vie oubliaient de donner à manger, se mettaient à hurler ; parfois les notes graves d’une tuba retentissaient sur les remparts quand on relevait la garde. Mais les Romains calfeutrés chez eux retenaient leur souffle. La cité victorieuse de l’univers semblait avoir cessé de vivre, et quand le vent de la nuit s’engouffrait dans les ruelles désertes, on eût dit le gémissement étouffé d’un blessé qui sent son sang s’échapper jusqu’à la dernière goutte.

En ce treizième soir du pillage de Rome par les Vandales, sur la rive gauche du Tibre, à l’endroit où le fleuve jaune se replie paresseusement comme un serpent bien repu, la communauté juive s’était réunie dans la maison de Moïse Abthalion. Ce n’était pas un des grands de la communauté ni un connaisseur de la Loi, mais un vieil et rude artisan, et s’ils avaient choisi sa maison pour s’y rencontrer, c’est parce que son atelier au sol de terre battue était plus spacieux que leurs demeures exiguës et incommodes. Depuis treize jours, ils s’assemblaient ainsi quotidiennement, enveloppés dans leurs suaires blancs, avec des mines sombres, accablées, et ils priaient à l’ombre des volets clos parmi les rouleaux accrochés, les étoffes teintes et les cuveaux profonds, avec une obstination sourde et quasi machinale. Ils n’avaient pas encore eu jusque-là à souffrir des Vandales. Deux ou trois fois, des escouades, accompagnées de leurs chefs et de leurs scribes, s’étaient engagées dans l’étroite et laide rue aux Juifs, où à la suite de multiples inondations, l’humidité s’était installée entre les pierres des maisons et suintait à travers les murs des larmes froides. Un coup d’œil méprisant avait suffi à ces pillards pour reconnaître qu’on ne pourrait rien tirer de cette misère. Là, pas de brillants péristyles dallés de marbre, pas de tricliniums aux dorures éclatantes, ni statues ni vases de bronze. Ils étaient donc passés avec indifférence, et nulle razzia, nulle imposition n’était à craindre. Pourtant les cœurs des Juifs de Rome étaient affligés : un pressentiment alarmant les oppressait. Un malheur qui fondait sur la ville, sur le pays qu’ils habitaient – ils savaient cela depuis des générations – finissait toujours par rejaillir sur eux. Dans la prospérité, les peuples les oubliaient et ne s’occupaient pas d’eux. Les princes bâtissaient, faisaient des embellissements et vivaient dans le luxe, cependant que la plèbe prenait un plaisir grossier aux chasses et aux jeux. Mais quand une calamité survenait, on les en rendait responsables. Gare à eux si l’ennemi était victorieux, si une ville était mise à sac, si la peste ou quelque autre mal désolait une contrée ! Tous les maux de l’univers retombaient inévitablement sur eux, ils le savaient, et ils savaient aussi depuis longtemps qu’ils devaient accepter leur destin sans murmurer, car toujours et partout ils étaient peu nombreux, toujours et partout faibles et impuissants. Leur seule arme était la prière.

Les Juifs de Rome priaient donc chaque soir jusqu’à une heure avancée de la nuit, en ces temps sombres et périlleux du sac : que pouvait faire d’autre le Juste dans un monde inique et cruel, où la force triomphe éternellement, sinon se détourner du monde et se tourner vers Dieu ? C’était la même chose depuis des années et des années. Blonds ou bruns, tous avides de butin, les Barbares déferlaient tantôt du sud, tantôt de l’est et de l’ouest, et à peine une bande avait-elle passé qu’une autre lui succédait. Les impies se battaient dans tout l’univers et ne laissaient pas les hommes pieux en paix. Ils avaient pris Jeruscholajim, Babylone et Alexandrie ; maintenant c’était le tour de Rome. Où l’on voulait se reposer, régnait le tumulte, où l’on cherchait la tranquillité, on rencontrait la guerre : on ne pouvait éviter son destin. Ce n’était que dans la prière qu’on trouvait protection, quiétude et consolation en ce monde bouleversé. Car merveilleuse est la prière. Elle calme la peur, par sa promesse ; elle apaise l’âme terrifiée par la force de ses litanies ; elle élève vers Dieu la tristesse du cœur sur ses ailes bourdonnantes. C’est pourquoi il est bon de prier dans le malheur, et meilleur encore de prier ensemble, car toute douleur partagée s’allège et le bien plaît davantage à Dieu lorsqu’il est fait en commun.

Ainsi les Juifs de Rome étaient-ils rassemblés, et un pieux murmure s’échappait de leurs barbes, léger et continu comme sous les fenêtres le clapotis du Tibre, qui battait obstinément et sans violence les planches des lavoirs, ses flots caressant mollement les rives. Nul ne regardait son voisin et pourtant ils balançaient en cadence leurs vieilles épaules branlantes, tout en chantant et en marmonnant les mêmes psaumes qu’ils avaient déjà répétés des centaines et des milliers de fois, et que leurs pères et leurs grands-pères avaient ressassés avant eux. Leurs lèvres savaient à peine ce qu’elles disaient, leurs sens ce qu’ils ressentaient, ce bruit doux et plaintif semblait provenir d’un rêve confus.

Soudain ils tressaillirent ; les échines ployées se redressèrent toutes à la fois. Dehors le marteau venait de s’abattre avec fracas. Et les Juifs expatriés avaient déjà à cette époque une peur innée de tout ce qui était imprévu. Que pouvait-on attendre de bon d’une porte qui s’ouvrait la nuit ? Le murmure s’arrêta net, comme tranché par des ciseaux ; dans le silence, on perçut plus distinctement le gargouillis monotone et incessant de l’eau. Tous tendaient l’oreille, la gorge serrée. Le marteau retomba encore une fois, une main impatiente secoua la porte de la rue. « ’y vais », dit Abthalion comme s’il se parlait à lui-même, et il sortit sans bruit. Un violent courant d’air inclina fortement la flamme du cierge collé sur la table ; elle se mit tout à coup à frissonner très fort, comme le cœur de tous ces hommes.

Ils ne reprirent haleine qu’en reconnaissant le nouvel arrivant. C’était Hyrcanos ben Hillel, le trésorier des deniers impériaux, l’orgueil de la communauté, le seul Juif qui eût accès au palais. Il avait été autorisé par faveur spéciale de la Cour à demeurer de l’autre côté de Trastevere et à porter d’élégants vêtements de couleur ; mais en ce moment, son manteau était déchiré et son visage souillé.

Tous l’entourèrent, impatients de l’entendre, car ils devinaient qu’il apportait une nouvelle – et pourtant bouleversés d’avance par le malheur que son émotion laissait pressentir.

Hyrcanos ben Hillel respira profondément. On sentait que les mots étaient arrêtés dans son gosier et ne voulaient pas sortir. Enfin il gémit :

– C’en est fait ! ils l’ont pris, ils l’ont trouvé !

– Trouvé qui ? Trouvé quoi ? Ils haletaient bruyamment.

– Le chandelier ! La menorah ! À l’arrivée des Barbares, je l’avais dissimulé dans la cuisine sous la desserte. J’avais laissé exprès les autres objets sacrés dans le trésor : la table des pains de proposition, les trompettes d’argent, la verge d’Aaron et les encensoirs ; trop de domestiques en effet connaissaient nos richesses, pour que je pusse les cacher toutes. Il n’y avait qu’une seule chose que je désirais sauver parmi les pieux ustensiles du temple : le chandelier de Moïse, le candélabre de la maison de Schelomo, la menorah. Déjà, ils avaient tout ramassé, déjà ils avaient vidé la pièce et cessé leurs recherches ; déjà mon cœur se sentait rassuré à la pensée que nous conserverions au moins un de nos objets de sainteté. Mais un des esclaves (que son âme se dessèche !) m’avait vu le cacher et me trahit auprès des brigands pour racheter sa liberté. Il leur indiqua l’endroit ; ils le déterrèrent. Ils possèdent à présent tout ce qui se trouvait autrefois dans le Saint des Saints, dans la maison de Schelomo, l’autel et les vases, les tablettes sacerdotales et la menorah ! Aujourd’hui même, cette nuit, les Vandales emporteront le chandelier vers leurs navires.

Ils restèrent un moment sans voix. Puis des cris incohérents jaillirent de leurs lèvres blêmes :

– Le chandelier !… Encore !… Malheur !… La menorah !… Le flambeau de Dieu !… Malheur… Malheur !… Le candélabre de l’autel divin !… La menorah !

Les Juifs se cognaient les uns aux autres, titubant comme des ivrognes ; ils se frappaient la poitrine à coups de poing, se tenaient les hanches en geignant comme sous le coup d’une douleur physique. Ces vieillards pondérés vociféraient comme des gens subitement éblouis, aveuglés.

« Silence », commanda soudain une voix impérieuse. Tout le monde se tut aussitôt. Car celui qui avait lancé cet ordre était le chef de la communauté, le plus vieux, le plus sage d’entre eux, un docteur de l’Écriture, rabbi Eliezer, celui qu’ils appelaient « Kab ve Nake », c’est-à-dire le « Pur et Serein ». Il avait près de quatre-vingts ans et une barbe de neige encadrait son visage. Des pensées douloureuses avaient creusé sur son front de cruels sillons, mais sous ses sourcils touffus son œil était resté doux et limpide comme une étoile. Il leva la main – elle était étroite, jaune et ridée, comme les nombreux parchemins qu’elle avait écrits dans sa vie – et balaya l’espace d’un geste horizontal semblant vouloir chasser le bruit comme on chasse une fumée pernicieuse, et faire place nette pour des paroles sensées.

– Silence ! répéta-t-il. Les enfants crient dans le danger, les hommes réfléchissent. Asseyez-vous et délibérons. L’esprit est plus dispos lorsque le corps repose.

Confus, ils s’installèrent sur des bancs et des escabeaux. Rabbi Eliezer parla doucement, sans regarder personne ; on eût dit qu’il raisonnait avec lui-même :

« C’est un malheur, un très grand malheur ! Il y a longtemps qu’on nous les avait pris, les objets sacrés, et personne ne les a jamais vus dans le trésor impérial, excepté Hyrcanos ben Hillel. Toutefois nous les savions cachés là, tout près de nous, depuis Titus. L’exil nous semblait moins amer à la pensée que nos reliques, qui avaient tant voyagé à travers les siècles, qui avaient été à Babel et à Jeruscholajim et étaient toujours rentrées au bercail, se reposaient à présent, prisonnières certes, mais dans la même ville que nous. Nous n’avions pas le droit de déposer du pain sur l’autel, et pourtant nous pensions à lui toutes les fois que nous rompions notre pain. Il nous était interdit d’allumer le chandelier et cependant chaque fois que nous faisions de la lumière, nos pensées allaient à la menorah condamnée à l’obscurité et à l’isolement dans une maison étrangère. Les objets sacrés n’étaient plus en notre possession, mais nous les savions en lieu sûr et bien cachés. Et voilà qu’aujourd’hui le chandelier sacré va se remettre en route, non comme nous le croyions, pour regagner sa patrie, mais on l’emporte au loin, et qui peut savoir où… Cependant, ne nous lamentons pas. Les gémissements n’avancent à rien. Examinons ce qu’il faut faire. »

Les hommes l’écoutaient sans mot dire, le front penché. La main du vieillard n’avait cessé d’errer dans sa barbe, de haut en bas. Toujours comme en se parlant à lui-même, il continua :

« Le chandelier est en or pur et j’ai souvent cherché pourquoi Dieu avait voulu que notre présent fût aussi coûteux. Pourquoi a-t-il exigé de Moïse qu’il pesât si lourd, qu’il eût sept branches et fût décoré de fleurs et de guirlandes ciselées ? Je me suis parfois demandé si cela n’était pas un danger pour lui, car le mal vient éternellement de la richesse et les trésors attirent les voleurs. Mais je constate une fois de plus combien nos pensées sont frivoles, car tout ce que l’Éternel ordonne a une signification qui dépasse notre savoir et notre raison. Je comprends, à présent ! C’est seulement parce que nos reliques ont de la valeur qu’elles se sont conservées à travers les siècles. Si elles avaient été d’un métal vulgaire, les pillards les eussent brisées sans scrupule et en auraient fait des glaives ou des chaînes. Ils ne les ont gardées qu’en raison de leur prix, sans soupçonner leur sainteté. Un brigand les vole à un autre, personne n’ose les détruire et chacune de leurs pérégrinations les ramène à Dieu.

« Réfléchissons donc un peu. Les Barbares se soucient-ils de la sainteté des objets ? Ils ne voient qu’une chose dans notre chandelier : c’est qu’il est en or. En excitant leur cupidité, en leur proposant le double, le triple de son poids d’or, on réussirait peut-être à le racheter. Nous ne pouvons combattre, nous autres Juifs, toute notre force réside dans le sacrifice. Nous ferons demander à nos frères, disséminés à travers le monde, qu’ils nous aident à le délivrer. Nous doublerons, nous triplerons cette année l’offrande que nous versons au temple, nous donnerons les vêtements de notre corps et l’anneau de notre doigt. Il faut racheter le candélabre sacré, dussions-nous le payer sept fois son pesant d’or.

Un soupir l’interrompit. Hyrcanos leva tristement les yeux.

– C’est inutile. J’ai déjà essayé, fit-il avec calme. Ce fut même ma première pensée. Je me suis adressé à leurs trésoriers et à leurs scribes, mais ils m’ont reçu grossièrement, avec brutalité. J’ai été trouver le roi Genseric et lui ai offert les plus fortes rançons. Il m’a écouté avec humeur et en frappant du pied. Alors j’ai perdu la tête et lui ai fait l’éloge du chandelier ; je lui ai appris qu’il avait appartenu au temple de Schelomo, que Titus l’avait ramené de Jeruscholajim et qu’il était à ses yeux le plus bel ornement de son triomphe. Le Barbare comprit alors toute la valeur de cette prise et me déclara avec un rire insolent : « Je n’ai pas besoin de ton or. J’ai ramassé ici un tel butin que je pourrais faire paver mes écuries de ce métal et sertir de pierreries les fers de mes chevaux. Mais s’il s’agit vraiment du chandelier de Schelomo, je le garde ! S’il a précédé Titus dans Rome le jour de son triomphe, je le ferai porter devant moi pour célébrer le mien sur cette cité. S’il a servi ton Dieu, il servira désormais le vrai Dieu ! Va-t’en !… » Et il me renvoya.

– Tu aurais dû rester !

– Crois-tu que je sois parti ? Je me suis prosterné devant lui, j’ai embrassé ses genoux. Mais son cœur est plus dur que son épée. Il m’a repoussé du pied comme un caillou. Puis ses esclaves m’ont roué de coups et jeté dehors. C’est miracle que je vive encore !

Tous comprirent alors pourquoi les vêtements d’Hyrcanos ben Hillel étaient déchirés. Ils remarquèrent aussi qu’il avait à la tempe une balafre sanglante. Ils restaient assis sans parler. On entendait le grincement des chariots qui passaient sans arrêt dans la nuit, et les appels graves des cors vandales qui se répondaient étrangement d’un bout à l’autre de la ville. Puis tout bruit cessa. Alors la même pensée leur vint : le sac est terminé, le chandelier est perdu !

Rabbi Eliezer leva les yeux avec effort : – C’est cette nuit, dis-tu, qu’ils l’emportent ?

– Oui, cette nuit même ils le transporteront en chariot jusqu’à leurs vaisseaux par la Via Portuensis, et en ce moment, pendant que nous discutons, il est sans doute en route. Ces cors sonnent le rassemblement de l’arrière-garde. Demain matin on l’embarquera.

Rabbi Eliezer pencha un peu plus la tête sur la table. On eût dit qu’il s’était endormi en écoutant. Il avait l’air absent et ne remarquait pas que tous les regards étaient anxieusement tournés vers lui. Soudain il releva le front, et dit tranquillement : « Cette nuit, n’est-ce pas… Bien. Alors nous devons l’accompagner.

On s’étonna. Mais le vieillard répéta d’un ton calme et ferme : « Nous l’accompagnerons ! C’est notre devoir. Rappelez-vous les commandements de la Loi. Quand l’arche se déplaçait, nous la suivions ; nous n’avions le droit de nous reposer que lorsqu’elle s’arrêtait. Quand les objets de sainteté voyagent, nous devons les suivre !

– Mais comment traverser la mer ? Nous n’avons pas de navire !

– Eh bien, nous n’irons que jusqu’à la mer. C’est l’affaire d’une nuit.

Alors Hyrcanos se leva : « Comme toujours, la raison parle par la bouche de rabbi Eliezer. Nous l’accompagnerons. C’est une partie de notre route éternelle. Quand l’arche, quand le chandelier voyage, le peuple, la communauté tout entière doit l’escorter.

Une petite voix timide s’éleva dans un coin de la salle. C’était Simche, le menuisier contrefait, qui gémissait avec effroi : « Mais s’ils s’emparent de nous ? Ils en ont déjà emmené des centaines en esclavage. Ils nous battront ! Ils nous tueront ! Ils vendront nos enfants, et nous n’en serons pas plus avancés pour cela !

– Tais-toi, lui répliqua-t-on. Dompte ta peur ! Si l’un de nous est pris, tant pis pour lui ! S’il meurt, il sera mort pour la menorah. Nous partirons tous, il le faut !

– Oui, tous, tous ! criaient-ils ensemble.

Cependant le rabbi Eliezer leur fit signe de se taire. Il ferma encore une fois les yeux ; c’était son habitude quand il voulait réfléchir. Puis il trancha :

– Simche a raison. Ne lui faites pas honte de sa faiblesse et de sa pusillanimité. Il a raison, nous n’avons pas le droit de risquer notre vie et de courir stupidement la nuit au-devant des brigands. Car rien n’est plus sacré que l’existence, et Dieu défend qu’une seule soit exposée inutilement. Il voit juste, Simche : ils pourraient faire enlever les jeunes gens pour en faire des esclaves chez eux. C’est pourquoi ni les hommes mûrs ni les enfants ne sortiront ce soir. Quant à nous, il n’en est pas de même. Nous sommes vieux ; un vieillard est à charge à tout le monde et le plus souvent à lui-même. Nous ne pourrions ramer sur les galères, nous qui aurions à peine la force de creuser notre propre tombe, et la mort elle-même, quand elle nous prend, fait une piètre acquisition. C’est à nous de suivre le chandelier. Que tous ceux qui ont plus de soixante-dix ans s’assemblent et se préparent à partir.

Tous les hommes aux barbes grises s’avancèrent. Ils furent d’abord dix, puis onze quand rabbi Eliezer, le Pur et Serein, se joignit à eux : ces derniers survivants d’une époque disparue, graves et solennels, évoquaient dans l’esprit de leurs cadets l’image des patriarches. Le rabbi les quitta et encore une fois reprit sa place au milieu des autres :

– Nous, les anciens, nous allons partir. Ne vous souciez pas de ce qu’il adviendra de nos personnes. Toutefois il est nécessaire qu’un enfant nous accompagne, un jeune, pour qu’il porte témoignage aux générations prochaines, et aux suivantes. Nous mourrons bientôt, notre lampe est presque éteinte, et dans peu de temps notre bouche sera muette. Il faut qu’il y ait quelqu’un qui voie de ses yeux le flambeau de la table de l’Éternel, et qui nous survive de longues années pour que se transmette de tribu en tribu et d’âge en âge la certitude que notre objet de sainteté n’est pas perdu à tout jamais, mais qu’il continue son éternel voyage. Bien qu’il ne soit pas capable de saisir le sens des choses, un enfant, un mineur, nous accompagnera, pour apporter plus tard son témoignage.

Tous se taisaient. Chacun pensait avec angoisse à son propre fils et l’imaginait dehors, dans la nuit, au milieu du danger. Mais déjà Abthalion, le maître teinturier, s’était levé.

– Je vais chercher Benjamin, mon petit-fils. Il a sept ans, autant d’années que le chandelier a de branches, et cela me paraît être une heureuse coïncidence. Pendant ce temps faites vos préparatifs, mangez ce que vous trouverez chez moi. Je vais ramener l’enfant.

Les vieillards s’assirent autour de la table ronde, les plus jeunes leur servirent du vin et des aliments. Mais avant que le pain fût rompu, le rabbi commença la prière que de tout temps, les anciens disaient trois fois par jour. Et les vieux répétèrent de leur voix grêle et cassée ce verset nostalgique : – Dieu de Bonté, consens, dans Ta Miséricorde, à rétablir Ta Souveraineté à Sion et le service de l’holocauste à Jeruscholajim ! »

L’oraison terminée, les anciens se préparèrent à partir. Avec calme, posément, comme s’ils accomplissaient un acte de piété, ils retirèrent leur linceul et l’empaquetèrent avec leur châle de prière et leurs théfilines. Les plus jeunes leur apportèrent des fruits et du pain pour le voyage, sans oublier de solides bâtons pour soutenir leur marche. Puis chacun des vieillards écrivit sur une feuille de parchemin ce qu’il adviendrait de son bien au cas où il ne reviendrait pas ; les autres servirent de témoins.

Pendant ce temps, le maître teinturier Abthalion avait monté l’escalier de bois. Tout d’abord il s’était déchaussé ; mais comme c’était un homme gros et lourd, les marches disjointes gémirent sous ses pas. Il ouvrit avec précaution la porte de son logement où dormaient entassés (car ils étaient pauvres) sa femme, sa bru, ses filles et ses petits-enfants. Un pâle rayon de lune, bleu et vaporeux, filtrait par une fente de la lucarne fermée, et bien que le grand-père marchât sur la pointe des pieds, il s’aperçut que sa femme et sa belle-fille avaient les yeux grands ouverts et le regardaient depuis leur lit avec effroi.

– Qu’y a-t-il ? demanda une voix inquiète.

Abthalion ne répondit pas et se dirigea à tâtons vers l’angle gauche de la chambre où se trouvait le grabat de son petit-fils, Benjamin. Il se pencha avec tendresse au-dessus de la paillasse. Le petit garçon dormait profondément, les poings crispés sur la poitrine, comme s’il était en colère ; il devait faire un rêve farouche et passionné. Abthalion passa doucement la main dans ses cheveux emmêlés pour le réveiller. L’enfant ne reprit pas conscience tout de suite ; mais ses sens devaient avoir vaguement ressenti cette caresse à travers son sommeil car ses poings se détendirent, il ouvrit les lèvres, sourit aux anges et s’étira avec volupté. Le cœur d’Abthalion se serra à la pensée qu’il fallait arracher cet innocent à la douceur de son repos. Il empoigna pourtant le dormeur et le secoua avec énergie. L’enfant s’éveilla et promena autour de lui un regard éperdu ; il n’avait que sept ans, mais c’était un petit Juif, né à l’étranger et habitué à sursauter chaque fois qu’il se produisait quelque chose d’inattendu. De même que son père tressaillait quand le marteau de la porte s’abattait, de même qu’ils tremblaient tous, les sages, les anciens, quand on lisait un nouvel édit dans leur rue, lorsque l’empereur mourait et qu’un autre lui succédait. Car tout ce qui était nouveau était dangereux pour le ghetto du Trastevere où Benjamin avait passé ses premières années. Il n’avait pas encore appris l’Écriture, mais il savait déjà qu’il devait avoir peur de tout et de tous ici-bas.

Le petit le considéra d’un regard fixe, et Abthalion posa vivement la main sur la bouche de l’enfant pour l’empêcher de crier. Mais il se rassura dès qu’il eut reconnu son grand-père. Celui-ci se pencha sur lui et murmura dans son oreille : « Prends tes habits et tes chaussures, et viens ! Ne fais pas de bruit pour qu’on ne t’entende pas. » Benjamin se leva aussitôt. Il flairait un mystère et il était fier que son grand-père le fît entrer dans son secret. Sans l’interroger de la parole ni du regard, il chercha ses vêtements et ses sandales à tâtons.

Déjà ils se faufilaient vers la porte, lorsque la mère se souleva sur son oreiller et demanda d’une voix éplorée : « Où emmènes-tu le petit ?

– Silence, répondit Abthalion. Les femmes ne posent pas de questions ! »

Il ferma la porte. Toutes les femmes devaient être réveillées dans la chambre, à présent. On entendait un bruit confus de conversations et de sanglots derrière la mince cloison de planches, et quand les onze vieillards franchirent le seuil pour se mettre en route, toute la rue connaissait leur périlleuse entreprise, comme si l’étrange nouvelle avait transpiré à travers les murs ; des soupirs et des lamentations s’échappaient de toutes les maisons. Mais les anciens n’y firent pas attention et ne se détournèrent pas. Ils marchaient d’un pas tranquille et décidé. Il était près de minuit.

À leur grand étonnement, les portes de la ville n’étaient ni fermées ni gardées : personne ne les interrogea ni ne s’opposa à leur sortie. Les cors de tout à l’heure sonnaient le rassemblement des dernières sentinelles vandales ; d’autre part, les Romains peureusement verrouillés chez eux n’osaient pas croire encore que l’épreuve fût terminée. Aussi la route qui conduisait au port était-elle déserte. Pas un chariot, pas une voiture, pas un homme, pas une ombre ! Rien que les bornes milliaires qui luisaient à la clarté vaporeuse de la lune. Sans encombres, les pèlerins franchirent dans la nuit les portes ouvertes.

– Nous sommes en retard, dit Hyrcanos ben Hillel. Les chariots des pillards nous précèdent certainement de beaucoup, peut-être roulaient-ils déjà avant que les cors eussent sonné. Il faut nous hâter. »

Ils pressèrent le pas. Au premier rang s’avançait Abthalion, un bâton à la main ; il avait à sa droite le rabbi Eliezer. Entre le septuagénaire et l’octogénaire, le bambin de sept ans, inquiet et encore mal réveillé, trottinait de toute la vitesse de ses petites jambes. Derrière eux, trois par trois, venaient les autres vieillards, leur paquet dans la main gauche, leur gourdin dans la droite ; ils marchaient la tête penchée comme derrière un cercueil invisible. La lourde nuit campanienne les environnait ; nul souffle d’air ne venait dissiper la brume marécageuse qui s’étendait, épaisse et visqueuse, sur la plaine et qui sentait la terre moisie. Une lune verdâtre, maladive, brillait dans le ciel bas et étouffant. Il avait quelque chose de sinistre, ce voyage à l’aventure dans l’obscurité, parmi les tertres circulaires qui se dressaient immobiles au bord du chemin comme des animaux morts, et les maisons saccagées qui, avec leurs fenêtres délabrées, avaient l’air d’aveugles spectateurs de l’étrange cortège. Mais le danger ne s’était pas montré jusqu’à présent, la route était déserte et, comme une rivière gelée à travers le brouillard, projetait une lueur blanchâtre. On ne voyait plus trace des pillards ; si, pourtant, une seule fois, sur la gauche, une villa romaine en flammes attesta leur passage dévastateur. Le faîte en était déjà effondré, mais la braise encore incandescente donnait une coloration rougeâtre aux volutes de fumée qui montaient de l’intérieur. À cette vue les vieillards eurent tous la même pensée : il leur sembla que c’était la colonne de feu qui guidait le tabernacle lorsque leurs ancêtres marchaient derrière l’arche d’alliance, comme eux cette nuit à la poursuite de leur chère menorah.

Entre son grand-père Abthalion et le rabbi Eliezer, les deux vieux, qu’il s’essoufflait à suivre, l’enfant s’efforçait d’allonger ses enjambées pour ne pas rester en arrière. Il se taisait pour imiter les autres, mais une angoisse infinie emplissait son âme et son petit cœur sautait à chaque pas douloureusement dans sa poitrine. Il avait peur, démesurément peur, parce qu’il ignorait pourquoi ces vieillards l’avaient enlevé à son lit, parce qu’il ne savait pas où ils l’emmenaient, et parce qu’il n’avait jamais vu la campagne dans l’obscurité ni le vaste firmament au-dessus d’elle. Il ne connaissait de la nuit que ce qu’on en apercevait de la rue aux Juifs. Là, elle était juste un rectangle noir, grand comme la main, et à peine si trois ou quatre étoiles tenaient dans le petit coin de ciel que laissaient voir entre les toits d’étroites lucarnes. On n’avait rien à craindre d’elle, car elle était pleine de bruits familiers. Jusqu’au sommeil on entendait la prière des hommes, la toux des malades, le bruit des pas, le miaulement des chats, le ronflement de l’âtre ; sa mère dormait à droite, sa sœur à gauche, on était protégé, entouré de chaleur et de vie, on n’était pas seul. Mais ici l’immensité de la nuit le menaçait ; l’enfant se sentait plus petit que jamais, sous cette coupole voilée et nuageuse. S’il n’avait été sous la sauvegarde de ces hommes, il eût pleuré ou cherché à fuir cette chose énorme qui de toutes parts, l’enveloppait de son silence écrasant. Mais heureusement, à côté de la peur il y avait place dans ce cœur d’oiseau pour un orgueil vibrant, passionné ; car l’enfant était fier que les anciens – en présence de qui leurs cadets tremblaient et sa mère elle-même n’osait parler – que ces hommes sages et vénérables l’eussent choisi, lui, le plus jeune, parmi tous les autres. Il ignorait pourquoi et où ils l’emmenaient, mais si puéril que fût son esprit, un pressentiment l’avertissait qu’il devait y avoir quelque chose de grandiose dans cette marche à travers la nuit. C’est pourquoi il désirait de toutes ses forces se montrer digne de leur choix ; il forçait sans arrêt ses petites jambes grêles à faire de grandes foulées et comprimait bravement les pulsations de son cœur lorsqu’il lui battait trop violemment dans la gorge. Mais le chemin était trop long. L’enfant était fatigué depuis longtemps, et sans cesse la peur le reprenait, chaque fois qu’à la clarté vaporeuse de la lune les ombres de ses compagnons s’allongeaient subitement sur la route pour s’évanouir ensuite ; le manuellement continu de leurs pas sur les pierres sonores et bien nivelées ne cessait pas non plus de l’inquiéter. Tout à coup quelque chose de noir voleta autour de son front, une chauve-souris, qui s’enfuit en zigzaguant dans la nuit. Alors Benjamin poussa un cri et se cramponna à la main de l’aïeul : – Grand-père, grand-père ! Où allons-nous ? »

Le vieillard ne tourna pas la tête. Il grommela seulement, d’une voix rude et irritée : » Tais-toi et marche ! Ne demande rien ! » L’enfant baissa la tête comme si on l’avait battu. Il avait honte de n’avoir pu contenir sa peur. « Je n’aurais pas dû questionner », songea-t-il avec dépit.

Mais rabbi Eliezer, le Pur et Serein, jeta un regard sévère sur Abthalion et lui dit par-dessus le bambin qui tremblait :

– Insensé, comment ce petit ne nous interrogerait-il pas ? Comment ne s’étonnerait-il pas, lui qu’on a arraché de son lit pour l’emmener à travers ces ténèbres inconnues ? Et pourquoi ne connaîtrait-il pas la raison de notre expédition ? Ne partage-t-il pas notre destin, de par l’héritage du sang ? Ne supportera-t-il pas encore plus longtemps que nous-mêmes notre peine infinie ? Il y aura bel âge que nos yeux seront éteints et il vivra encore pour témoigner à une autre génération qu’il est le dernier à avoir vu à Rome le chandelier de l’autel de l’Éternel. Pourquoi veux-tu le laisser dans l’ignorance, lui dont nous désirons faire un initié et le messager de cette nuit ?

Confus, Abthalion se taisait. Rabbi Eliezer se pencha affectueusement sur l’enfant et lui dit en caressant ses cheveux en signe d’encouragement :

– Demande, mon fils, demande sans crainte ! autant qu’il te plaira ! Je te répondrai. Mieux vaut pour l’homme questionner qu’ignorer ! Seul celui qui a beaucoup questionné peut comprendre beaucoup de choses. Et n’est juste que celui qui comprend beaucoup de choses.

Le cœur de Benjamin palpitait d’orgueil en entendant ce sage, vénéré de tous, lui parler si gravement. De reconnaissance, il eût volontiers baisé la main du rabbi ; seulement sa crainte était trop grande, et aucune parole ne sortit de ses lèvres frémissantes. Mais rabbi Eliezer qui avait étudié tant de livres durant sa vie était à même de lire dans le silence des âmes. Il savait que l’enfant était impatient d’apprendre où ils se rendaient et ce qui lui arrivait. Il prit doucement la menotte légère du garçonnet qui palpitait comme un papillon, et la retint dans sa main froide :

– Je vais te révéler où nous allons, pour que rien ne te soit caché. Car nous ne faisons aucun mal et bien que la voie que nous suivions aujourd’hui soit ignorée de tous, Dieu abaisse ses regards sur nous et connaît nos pensées. Il sait ce que nous entreprenons, mais lui seul sait comment tout ceci finira…

Tout en parlant à Benjamin, rabbi Eliezer marchait à la même cadence, ainsi que ses compagnons qui cependant se rapprochaient d’eux, pour écouter ce que ce sage disait à cet innocent :

– C’est un chemin fort ancien que nous parcourons là, mon enfant ; nos pères et nos aïeux l’ont déjà parcouru avant nous. Car nous fûmes un peuple voyageur pendant d’innombrables années, et nous le sommes redevenus. D’ailleurs notre destin veut peut-être même, qui sait, que nous le soyons éternellement. À l’opposé des autres peuples, le sol sur lequel nous dormons n’est pas notre sol, le froment que nous mangeons, les fruits que nous récoltons n’ont point poussé dans nos plaines et nos vergers. Nous errons de pays en pays, et nos corps reposent en terre étrangère. Mais nous avons beau être dispersés du nord au midi comme l’ivraie dans un champ, nous sommes quand même demeurés parmi les autres peuples, grâce à notre Dieu et à notre croyance en lui, un peuple unique et particulier. Quelque chose d’invisible nous rapproche, nous unit, et cette chose c’est notre Dieu. Je sais, mon enfant, que tu as de la peine à comprendre cela, car les sens ne perçoivent que ce qui est visible et seule la matière l’est. C’est pourquoi les autres nations ont donné une forme à la divinité et l’ont façonnée dans le bois, la pierre et l’airain. Mais nous, les seuls, nous nous sommes attachés à l’invisible et cherchons un esprit qui soit au-dessus du nôtre. Tous nos efforts ont tendu à ne pas nous soumettre au matériel ; nous avons été des chercheurs et avons persisté dans notre attachement à l’immatériel. Et celui qui se consacre à l’immatériel est plus fort que celui qui est esclave de la matière, car celle-ci est périssable, tandis que celui-là demeure. Et l’esprit finit toujours par triompher sur la force. C’est uniquement, enfant, parce que nous nous sommes dévoués à l’Éternel, à l’Invisible, que nous avons résisté au temps, et c’est parce que nous lui avons gardé notre foi qu’il nous est resté fidèle. – La signification de tout cela, je le sais, échappe à un enfant comme toi, car nous-mêmes, bien souvent, dans notre détresse, nous n’arrivons pas à saisir pourquoi Dieu et la Justice, en qui nous croyons, ne se manifestent pas ici-bas. Aussi ne t’afflige pas si tu ne comprends pas et sois cependant attentif…

– J’écoute, souffla timidement l’enfant émerveillé.

– … Cette foi en l’immatériel accompagna nos pères et nos ancêtres à travers le monde, et pour s’attester à eux-mêmes qu’ils croyaient en un Dieu invisible, qui ne se montre jamais et qu’aucune image ne saurait représenter, nos aïeux créèrent un symbole. Car notre esprit est étroit et ne peut concevoir l’infini ; seule une infime partie de la divinité arrive parfois jusqu’à nous, seul un pâle reflet de sa lumière éclaire l’humanité. Aussi, pour que notre cœur ne se détourne jamais de notre devoir qui est de servir l’invisible, c’est-à-dire la Justice et la Grâce, nous avons fabriqué des objets dont l’entretien demandait des soins incessants : un chandelier appelé la menorah dont les cierges brûlaient éternellement, un autel sur lequel on exposait des pains constamment renouvelés. Ces objets sacrés – retiens bien ceci – n’étaient pas des représentations de l’Être divin comme les autres peuples furent assez impies pour en exécuter, mais des témoignages de l’assiduité de notre foi. Ils nous suivaient partout où nous allions dans le monde. Enfermés dans l’arche d’alliance, nous les mettions à l’abri sous le tabernacle, que nos pères, sans asile comme nous-mêmes, portaient sur leurs épaules. Nous n’avions le droit de nous arrêter que si l’arche faisait halte ; quand elle avançait, nous la suivions. Pendant des milliers d’années, qu’elle fût au repos ou en marche, le peuple juif est resté nuit et jour groupé autour de ces reliques et tant que nous veillerons sur ce symbole de sainteté, nous demeurerons un peuple, même dans l’exil.

– Écoute-moi bien. L’arche renfermait l’autel sur lequel nous déposions les pains de proposition, les fruits du sol ; des vases d’où l’encens s’échappait pour monter jusqu’à Dieu ; les tables de la Loi dans lesquelles l’Éternel a fait alliance avec nous. Mais le plus apparent de tous ces objets était un chandelier dont la flamme éclairait sans relâche l’autel du Saint des Saints ; car le Tout-Puissant aime la lumière qu’il a créée, et ce candélabre a été fait pour le remercier de l’avoir donnée à nos yeux, à notre esprit. Il était en or pur et artistement travaillé ; sept branches s’élançaient de son large fût et il était rehaussé de guirlandes ciselées. Quand les sept cierges brûlaient dans leurs douilles, la lumière sortait de sept fleurs et nos cœurs se sanctifiaient à cette vue. Lorsque cette lumière s’allume le jour du sabbat, notre âme devient le temple du recueillement. C’est pourquoi aucun autre symbole au monde ne nous est aussi cher que la forme de ce chandelier, et dans toutes les maisons de la terre où demeure un Juif qui continue à croire aux saintes choses, la menorah élève en effigie ses sept bras comme pour une prière.

– Pourquoi sept ? s’enquit l’enfant d’une voix timide.

– … Demande, mon enfant, demande hardiment. À force de questionner, on finit par savoir. Le nombre sept est un chiffre mystérieux et sublime entre tous, car Dieu a créé l’univers et l’homme en sept jours ; et le plus grand des miracles, c’est qu’il soit au monde, qu’il sente, qu’il reconnaisse et aime son créateur. En nous donnant la lumière, Dieu a appris aux sens à voir, et à l’esprit à connaître : le candélabre lève vers le Ciel ses sept bras pour glorifier la lumière, celle du dedans comme celle du dehors. Car Dieu nous a aussi dispensé la clarté intérieure au moyen de l’Écriture : l’une nous est révélée par la vue, la seconde par la connaissance. Ce que la flamme est aux sens, l’Écriture l’est à l’âme ; elle renferme tout : les actions de Dieu et celles de nos pères, les règles de conduite, ce qui est permis et ce qui est défendu, l’esprit créateur et la loi organisatrice. En nous prodiguant sa lumière, l’Éternel nous a accordé de percevoir deux fois le monde, physiquement et spirituellement, et il nous est même possible de concevoir sa propre nature grâce à son rayonnement. Saisis-tu, mon enfant ?…

– Non, répondit le petit dans un souffle.

– … Eh bien, retiens seulement ceci, tu comprendras le reste par la suite : les emblèmes les plus sacrés que nous emmenions en voyage et les seuls témoignages qui nous restaient de nos origines étaient l’Écriture et le chandelier, la thora et la menorah…

– La thora et la menorah, répéta l’enfant avec respect. Et il joignit les mains pour mieux graver les mots dans sa mémoire.

– … Écoute encore ! Il vint un temps – déjà lointain – où nous fûmes las de la vie nomade. L’homme en effet a envie de la terre comme celle-ci a soif de lui. Et quand après de longues pérégrinations à l’étranger, nous arrivâmes dans le pays que Moïse nous avait promis, à bon droit nous en prîmes possession. Nous labourâmes et nous ensemençâmes, nous plantâmes la vigne et élevâmes du bétail, nos champs devenus fertiles, nous les entourâmes de clôtures et de haies, ravis de ne plus être les hôtes éternels des autres peuples, ceux qu’on tolère ou qu’on rebute. Et déjà nous pensions que nos migrations étaient désormais terminées, déjà nous nous enhardissions jusqu’à dire que cette contrée était à nous, comme si la terre appartenait jamais à l’homme, auquel tout n’est que prêté. Mais il oublie toujours qu’avoir n’est pas tenir, que posséder n’est pas garder : il bâtit sa maison là où il sent le sol sous ses pieds et il cherche à se cramponner à la glèbe comme les racines des arbres. Nous construisîmes pour la première fois des maisons et des villes, et puisque chacun de nous avait une demeure, comment la gratitude ne nous aurait-elle pas incités à en élever une à notre Dieu tutélaire, plus haute et plus magnifique que toutes les autres : un temple ! C’est pendant ces années bénies de quiétude que régna sur notre pays un roi riche et sage nommé Schelomo…

– Loué soit son nom ! interrompit Abthalion à voix basse. – Loué soit son nom ! répétèrent tout en marchant les autres vieillards.

– … Qui bâtit un édifice sur le mont Moriah, là où jadis notre ancêtre Jacob avait vu en songe l’échelle mystique et s’était éveillé en disant : « Ce lieu est sacré et le sera pour tous les peuples de la terre. » C’est là que Schelomo édifia notre temple ; les plus beaux matériaux, la pierre, le cèdre et l’airain ciselé furent employés à sa construction. Et quand nos pères levaient les yeux vers ses murs, leurs cœurs se rassuraient ; il leur semblait que Dieu consentît à demeurer éternellement parmi eux et leur promît un avenir de paix. Comme nous dans nos foyers, le tabernacle reposait dans le saint lieu et avec lui l’arche tant de fois déplacée. Jour et nuit la menorah éclairait l’autel de ses sept flammes ; tout ce qui nous était sacré était caché dans le Saint des Saints. Bien qu’invisible comme il le fut et le sera toujours, Dieu séjournait paisiblement dans le pays de nos aïeux, dans le temple de Jeruscholajim.

– Puisse mon œil le revoir, murmurèrent les marcheurs sur le ton de la prière.

– … Mais écoute encore, enfant. Tout ce que l’homme possède ne lui est que prêté, et le bonheur est une roue qui tourne. Notre paix n’était pas éternelle comme nous le pensions, car un peuple farouche venu de l’est s’empara de notre cité, comme ces pillards que tu as vus viennent de pénétrer dans la Rome de notre exil. Ils firent main basse sur tout ce qu’ils purent, ils emportèrent tout ce qui était transportable, détruisirent tout ce qui était destructible : ils ne laissèrent que l’invisible, la parole et la présence de Dieu. C’est ainsi qu’ils arrachèrent la menorah de la sainte table et s’en emparèrent, non pas parce qu’elle était sacrée – car les serviteurs du Malin ne le comprirent pas – mais parce qu’elle était en or et que toujours les voleurs aiment ce métal. Et de même qu’ils emmenèrent les habitants, ils transportèrent le chandelier, l’autel et tous les vases à Babylone…

– Babylone ? interrompit timidement l’enfant.

– … Demande sans hésitation, mon fils, demande, et puisse Dieu te répondre toujours. Babylone, c’était une ville, grande et puissante comme celle où nous demeurons actuellement et si éloignée de notre pays que la position des étoiles au-dessus de nos têtes était tout autre. Et pour que tu mesures le trajet que parcoururent alors les vases sacrés, compte toi-même avec moi : tu vois, il y a seulement trois heures que nous marchons et nos membres sont déjà courbatus et perclus de fatigue. Babylone était trois mille fois plus loin. Tu juges peut-être à présent du chemin parcouru par le chandelier ! Cependant retiens bien ceci : devant la volonté de Dieu, la distance ne compte pas. Et quand l’Éternel s’aperçut que nous continuions d’observer sa parole dans l’exil – et le sens de nos éternelles persécutions ici-bas, c’est peut-être que l’éloignement nous fait révérer davantage les saintes choses et que l’excès de notre misère rend nos cœurs plus humbles – quand Dieu, dis-je, vit que nous avions supporté l’épreuve, il éveilla le cœur d’un roi de ce peuple étranger. Celui-ci reconnut ses torts et laissa nos pères rentrer dans la terre promise ; il leur redonna le chandelier du temple et tous les objets sacrés. Ils retournèrent de Chaldée à Jeruscholajim à travers les bois, les montagnes et les déserts. Nous revînmes donc sains et saufs de l’autre bout du monde dans le pays où nous avions toujours été et où nous serons toujours en pensée. Nous reconstruisîmes le temple sur le mont Moriah, les sept flammes de la menorah éclairèrent de nouveau l’autel de Dieu, et la joie se ralluma dans nos cœurs. Mais retiens bien ceci, afin de comprendre la signification de notre marche d’aujourd’hui : aucune œuvre au monde, si ancienne soit-elle et quel que soit le chemin qu’elle ait parcouru dans le temps et l’espace, n’est aussi vénérable pour nous que ce chandelier à sept branches ; il est le gage le plus précieux que nous possédions de notre unité et de notre pureté. Et chaque fois que notre destinée s’assombrit, sa lumière s’éteint.

Rabbi Eliezer s’interrompit. Sa voix semblait épuisée. Le petit garçon releva vivement la tête ; telle une petite flamme ardente, la crainte que le récit ne fût déjà terminé se lisait dans son regard. Le vieillard remarqua en souriant l’inquiétude de l’enfant. Il lui caressa doucement les cheveux et le rassura :

– Comme tes yeux brillent, mon fils ! Mais ne crains rien ! Notre destinée n’a pas de fin, et je pourrais continuer de parler ainsi pendant des années que tu ne connaîtrais pas la centième partie de la route qui nous est tracée. Apprends cependant, puisque tu m’écoutes si bien et si volontiers, ce qui se passa dans notre pays ! Nous pensions encore une fois que le temple était reconstruit pour toujours. Mais de nouveaux ennemis arrivèrent par mer. Ils venaient de ce pays-ci, conduits par un empereur, un guerrier nommé Titus…

– Maudit soit son nom, murmurèrent les marcheurs.

– … qui abattit nos murailles et rasa notre temple. L’impie viola le Saint des Saints et enleva le chandelier de l’autel. Ivre de rage, il déroba les merveilles que Schelomo avait destinées à la gloire de l’Éternel et, en même temps qu’il emmenait notre roi en captivité, il les emporta triomphalement dans son pays où son peuple insensé l’acclama tout en liesse, comme si ses soldats avaient vaincu Dieu et le traînaient enchaîné derrière eux. Et le réprouvé trouva son sacrilège si admirable, notre abaissement si précieux, qu’il édifia une porte immense pour commémorer sa victoire et fit graver dans le marbre l’image de ce qu’il avait volé à Dieu…

L’enfant leva son visage attentif : – Est-ce cet arc de triomphe avec tous ces hommes de pierre, qui se dresse devant une grande place et sous lequel mon père m’a défendu de passer ?

– … C’est cela même, mon fils. Passe toujours devant sans le regarder, car il nous rappelle les jours les plus douloureux de notre histoire. Aucun Juif n’a le droit de franchir cette porte sur laquelle on a gravé par dérision ce que nous révérons et révérerons toujours. Souviens-toi chaque fois…

Le vieil homme s’interrompit au milieu de sa phrase. Hyrcanos ben Hillel avait bondi derrière lui et lui avait posé la main sur la bouche. Tous s’effrayèrent de sa hardiesse. Mais sans rien dire, Hyrcanos tendit le bras en avant. On distinguait vaguement au loin, à la clarté incertaine de la lune voilée par la brume, une masse sombre, assez semblable à une grosse chenille qui rampait devant eux sur la route blanche ; à présent que les vieillards étaient arrêtés, retenant leur souffle, on entendait dans la nuit un grincement de véhicules lourdement chargés. Au-dessus de ce sombre convoi qui avançait avec lenteur, on voyait luire quelque chose qui scintillait comme des brins d’herbe dans la rosée du matin : c’étaient les lances de l’arrière-garde numide qui surveillait les chariots remplis de butin.

Mais ces gardiens aux yeux perçants devaient déjà avoir aperçu les suiveurs, car ils tournèrent bride aussitôt, et un détachement fonça au galop dans leur direction, la lance, en arrêt, en poussant des cris aigus. Les Numides se tenaient presque debout sur leurs montures et leurs burnous blancs flottant derrière eux donnaient l’impression que leurs cavales avaient des ailes. Instinctivement, les onze vieillards se serrèrent les uns contre les autres et mirent l’enfant au milieu d’eux. Les cavaliers accouraient en hurlant, à bride abattue et emportés dans un même élan ; ils freinèrent si brusquement leurs chevaux qu’ils se cabrèrent à trois pas des Juifs terrifiés. Les ayant examinés de près, ils reconnurent à la clarté lunaire que ce n’étaient pas des soldats qui les poursuivaient pour leur disputer ce qu’ils emportaient, mais d’inoffensifs vieillards à barbes blanches, qui cheminaient paisiblement dans la nuit, en tenant un petit paquet dans une main, un bâton dans l’autre ; comme il était d’usage dans leur pays que de pieux pèlerins aillent ainsi d’un lieu à un autre, ils sourirent avec bienveillance aux vieux hommes, et leurs dents éblouissantes illuminèrent leurs visages sombres et farouches. Puis l’un d’eux émit un sifflement bref et strident ; ils firent demi-tour et repartirent vers leur butin, légers, aériens comme un vol d’oiseaux tandis que les anciens, immobiles de frayeur, n’avaient pas encore bien compris qu’on les avait épargnés et qu’ils étaient sauvés.

Rabbi Eliezer, le Pur et Serein, fut le premier à se ressaisir. Il tapota affectueusement les joues de l’enfant.

– Tu es un brave, s’écria-t-il en se penchant vers lui. Je tenais ta main dans la mienne, elle n’a pas tremblé ! Veux-tu que je continue mon récit ? Car tu ne sais pas encore où nous allons, ni pourquoi nous sommes debout cette nuit.

– Raconte, murmura le jeune garçon avec un accent de prière dans la voix.

– Je te disais, tu t’en souviens, que Titus, le maudit, avait emmené nos objets sacrés à Rome et avait eu la vanité de les montrer en spectacle à toute la ville. Plus tard, les empereurs romains qui lui succédèrent déposèrent notre menorah avec les autres reliques de Schelomo dans un édifice qu’ils appelaient Temple de la Paix – mot insensé ! comme si la paix pouvait durer et avoir un asile en notre monde belliqueux. Mais l’Éternel ne permit pas que les objets qui avaient orné sa propre demeure, à Sion, séjournent dans un temple étranger ; une nuit, il envoya un incendie qui consuma le monument, avec les statues et les richesses qu’il contenait : seul notre chandelier échappa aux flammes dévorantes, et ce fut une nouvelle preuve que ni le feu, ni l’exil, ni la main criminelle des hommes ne pouvaient rien sur lui. Dieu les avertissait par là qu’ils devaient remettre les objets sacrés dans le saint lieu, où on les révère uniquement pour leur sainteté et non à cause de leur valeur. Mais les fous comprennent-ils les avertissements du Ciel, les cœurs endurcis des hommes obéissent-ils à la raison ?…

Rabbi Eliezer soupira et continua :

– … Ils prirent donc notre candélabre sacré et le reléguèrent une seconde fois dans une autre maison de l’empereur ; et comme il dormit là pendant des années, au fond d’une pièce bien close, ils pensaient le garder éternellement. Mais un brigand trouve toujours un autre brigand qui l’attaque, et ce qui s’acquiert par la violence est repris par la violence. Carthage a attaqué Rome, comme Rome avait assailli Jeruscholajim. On l’a dépouillée comme on nous avait spoliés, ses sanctuaires ont été outragés comme autrefois les nôtres. Pourtant les pillards que tu aperçois là-bas dans la nuit nous ont ravi aussi notre bien, notre chandelier sacré, et leurs chariots qui sont devant nous emportent ce que nos cœurs chérissaient le plus. Demain ils l’embarqueront, ils l’emporteront sous d’autres cieux, loin de nos regards désolés ; sa lumière ne nous éclairera plus jamais, nous qui sommes vieux ! Nous suivons aujourd’hui la menorah qui est emportée au loin, comme on accompagne dans son dernier voyage la dépouille d’un être cher pour lui témoigner son affection. Nous perdons ce que nous possédions de plus sacré : comprends-tu à présent la tristesse de notre marche ?

L’enfant avançait en silence, la tête baissée. Il semblait réfléchir.

– … Mais retiens bien ceci : nous t’avons pris comme témoin pour que plus tard, quand nous serons en terre, tu certifies que nous sommes restés fidèles à l’objet sacré et que tu apprennes aux autres à le demeurer. Pour que tu les aides à conserver nos croyances. Il reviendra toujours, le chandelier, de ses voyages dans les ténèbres, et le jour glorieux arrivera où à nouveau il illuminera de ses sept flammes l’autel de Dieu. Nous t’avons réveillé pour que ton cœur s’éveille et pour que plus tard tu fasses le récit de cette nuit à nos descendants. Souviens-toi, et dis-leur pour les consoler que tu as vu de tes yeux la menorah, qui a voyagé pendant des milliers d’années, qui se conserve comme notre peuple dans son exil, et qui ne disparaîtra pas, j’en ai la ferme conviction, tant que nous-mêmes ne disparaîtrons pas.

L’enfant se taisait toujours. Et Rabbi Eliezer le Pur et Serein, sentait une résistance dans ce mutisme. Alors il se pencha vers lui et demanda : – M’as-tu compris ? »

Le front de l’enfant restait buté. – Non, s’obstina-t-il, je ne comprends pas ! Car s’il nous est tellement cher et si sacré, ce chandelier, pourquoi souffrons-nous qu’on nous l’enlève ? »

Le vieillard soupira. « Tu as raison, mon fils ! Pourquoi souffrons-nous qu’on nous l’enlève ? Pourquoi ne nous défendons-nous pas ? Eh bien, plus tard tu comprendras qu’en ce monde le droit appartient aux plus forts et non pas aux justes. La force impose toujours sa volonté et la piété est impuissante ici-bas. Dieu ne nous a appris qu’à supporter l’injustice et non à faire respecter notre droit par la violence ! »

Rabbi Eliezer avait prononcé ces paroles la tête basse et sans interrompre sa marche. Soudain le petit garçon arracha sa main de la sienne et s’arrêta. Hardiment, impérieusement presque, il demanda en frémissant au vieil homme :

– Et Dieu ? Pourquoi tolère-t-il ce vol ? Pourquoi ne nous secourt-il pas ? Tu l’as appelé le Juste et le Tout-Puissant. Pourquoi est-il avec les bandits et non avec les justes ?

Tous étaient effrayés. Ils s’arrêtèrent et leur cœur cessa de battre. La question téméraire de l’enfant avait retenti dans les ténèbres désolées comme une fanfare éclatante, comme si ce bambin venait de déclarer la guerre à Dieu. Et furieux – il rougissait de son sang – Abthalion apostropha rudement son petit-fils :

– Tais-toi et ne blasphème pas ! Mais rabbi Eliezer lui coupa la parole :

– Tais-toi d’abord, toi ! Pourquoi grondes-tu cet innocent ? Il n’a fait que demander, dans la naïveté de son cœur, ce que nous nous demandons jour et nuit, toi, moi, nous tous et les plus sages de notre peuple, depuis l’origine des temps. Cet enfant n’a fait que poser notre vieille question juive : pourquoi Dieu nous traite-t-il avec tant de rigueur parmi les peuples, nous, justement nous, qui le servons mieux que les autres ? Pourquoi nous jette-t-il sous les pieds des autres peuples pour qu’ils nous piétinent, nous qui l’avons reconnu et glorifié les premiers dans son être insaisissable ? Pourquoi détruit-il ce que nous construisons, pourquoi brise-t-il nos espérances, pourquoi nous chasse-t-il de tous nos asiles ? Pourquoi attise-t-il contre nous la haine de tous les peuples à tour de rôle ? Pourquoi nous éprouve-t-il si durement, nous seuls, nous qu’il a tout d’abord élus et initiés les premiers à son secret ? Non, je ne mentirai pas devant un enfant, et si sa demande est un blasphème, je blasphème moi-même tous les jours de ma vie. Voyez, je le confesse devant vous tous : je ne puis m’en défendre, je dispute sans cesse avec Dieu, et à quatre-vingts ans, je me pose encore à tout moment la question de ce candide enfant : pourquoi Dieu nous plonge-t-il dans une détresse aussi profonde ; pourquoi souffre-t-il qu’on nous opprime et vient-il même en aide aux bandits dans leurs brigandages ? J’ai beau ensuite, dans mon repentir, me frapper la poitrine à coups redoublés, je ne puis étouffer ce cri d’anxiété. Je ne serais ni un Juif ni un homme si cette question ne me tourmentait pas à tout moment, et la mort seule la fera cesser sur mes lèvres.

Les autres vieillards frissonnèrent. Jamais ils n’avaient vu Kab ve Nake, le Pur et Serein, le juste, dans un pareil état ; son accusation contre Dieu devait jaillir d’un repli caché de son âme qu’ils ignoraient jusqu’ici ; de le voir ainsi trembler de tous ses membres dans l’excès de sa douleur et éviter en rougissant le regard étonné de l’enfant les déconcertait. Cependant rabbi Eliezer avait déjà retrouvé son calme et se penchait de nouveau sur Benjamin, en lui adressant ces paroles apaisantes :

– Pardonne-moi de leur avoir parlé à eux et à quelqu’un qui se trouve au-dessus de nous tous, au lieu de te répondre. Tu m’as demandé dans la simplicité de ton cœur : pourquoi Dieu a-t-il permis qu’on commette un pareil crime contre nous et contre lui-même ? Et moi, je te dis dans la simplicité de mon esprit, aussi sincèrement que je le puis : – je n’en sais rien. Car nous ne connaissons pas les desseins de l’Éternel et nous ne devinons pas ses pensées. Mais chaque fois que je dispute avec lui dans l’exaspération de ma douleur ou dans l’excès de notre commune misère, j’essaye de me consoler en me disant qu’il y a sans doute dans la souffrance une signification qui nous échappe, et que chacun de nous expie peut-être une faute. Nul ne peut savoir qui l’a commise. Schelomo le Sage a-t-il été mal avisé en bâtissant un temple à Jeruscholajim, comme si Dieu était un homme et désirait se fixer à un seul endroit et parmi un seul peuple ? A-t-il péché en construisant à l’Éternel une demeure trop somptueuse, comme si l’or valait mieux que la piété, et le marbre mieux que la constance dans la foi ? Avons-nous, le peuple juif, agi contre la volonté divine en voulant avoir une patrie et un foyer à l’instar des autres peuples, en disant voilà notre pays, notre temple et notre Dieu, comme on dit ma main et mes cheveux ? Peut-être a-t-il détruit le temple et nous a-t-il exilés pour que notre esprit ne s’attache pas à la matière, pour que nous lui restions fidèles d’une manière plus profonde, à lui l’Invisible et l’Insaisissable… Peut-être notre véritable destin est-il d’être éternellement en chemin, sans cesse regrettant et désirant avec nostalgie, toujours assoiffés de repos et toujours errants. N’est sacrée en effet que la route dont on ne connaît pas le but et qu’on s’obstine néanmoins à suivre, telle notre marche en ce moment à travers l’obscurité et les dangers, sans savoir ce qui nous attend.

L’enfant écoutait toujours. Mais rabbi Eliezer avait fini.

– Ne m’interroge plus à présent. Tes questions dépassent mon savoir. Attends et prends patience. Dieu te répondra peut-être un jour dans ton propre cœur.

Le vieillard se tut, et les autres aussi. Ils restaient tous là sans parler, sur la route, et la nuit les enveloppait de son silence. Ils avaient l’air d’être seuls dans les ténèbres du monde, en dehors du temps.

Soudain l’un d’eux tendit le bras en frémissant. Une angoisse subite venait de le secouer et il faisait signe aux autres de prêter l’oreille. En effet, un murmure traversa l’espace et arriva jusqu’à eux. Ce ne fut d’abord que la note légère d’une harpe, un son grave qui allait en s’amplifiant ; mais bientôt le bruit se rapprochant rappela celui du vent ou de la mer, et une bourrasque brutale agita l’air étouffant : les arbres du chemin écartèrent leurs branches comme pour les retenir dans le vide, les buissons chuchotèrent confusément et la poussière se souleva sur la route. On eût dit que les étoiles vacillaient soudain ; les vieillards, remués par les propos d’Eliezer sur leur destinée, et pressentant l’approche de Dieu, se demandaient en tremblant s’il n’allait pas tout à coup leur donner la réponse qu’ils désiraient ; car il est écrit que Dieu est présent dans le vent de l’orage et qu’il commence à parler au milieu d’un doux murmure. Tous se prosternèrent le front contre terre, l’oreille tendue vers le ciel ; sans le vouloir ils s’étaient pris mutuellement la main pour se soutenir en face du surnaturel, et chacun sentait battre le pouls de son voisin à petits coups précipités.

Mais rien n’arriva. La bourrasque tomba aussi brusquement qu’elle avait éclaté et le frissonnement de l’herbe cessa peu à peu. Nulle voix ne s’éleva, aucun bruit ne rompit le silence. Et quand ils détachèrent l’un après l’autre leurs regards du sol, ils virent qu’une douce lueur opaline trouait l’obscurité à l’est. Ils reconnurent que ce vent était simplement celui qui souffle tous les jours avant l’aube ; le miracle quotidien venait en effet de se produire : l’aurore succédait sur la terre aux ténèbres. Tandis qu’ils restaient là, encore anxieux, la clarté rose s’intensifiait dans le lointain et les pâles contours du paysage déchiraient déjà les sombres voiles qui l’enveloppaient. Ils comprirent alors que la nuit, leur nuit de marche, était terminée.

– Le jour se lève, murmura Abthalion, déçu ; disons la prière !

Les onze vieillards se rapprochèrent. L’enfant, trop jeune encore pour la dire, demeura à l’écart et les regarda avec émotion. Les anciens prirent dans leur paquet leur châle de prière et s’en couvrirent la tête et les épaules. Ils attachèrent les théfilines autour de leur front et de leur bras gauche, celui du cœur. Puis ils se tournèrent vers l’orient, dans la direction de Jeruscholajim et rendirent grâce au Créateur en récitant les dix-huit louanges de sa perfection. Ils psalmodiaient à voix basse et balançaient leurs corps en avant et en arrière, selon le rythme des paroles. Le petit garçon ne comprenait pas tous les mots, mais il voyait la ferveur avec laquelle les onze vieillards se balançaient en psalmodiant, comme tout à l’heure les buissons dans le vent de Dieu. Après avoir prononcé un solennel Amen, ils s’inclinèrent, replièrent leur écharpe, puis se préparèrent à repartir. Ils semblaient vieillis, ces vieux hommes, dans la lumière grandissante du matin, les rides de leur front et de leur bouche paraissaient plus creuses et le cerne de leurs yeux plus sombre. Pareils à des ressuscités, ils parcoururent avec effort aux côtés de l’enfant la dernière partie du chemin, la plus pénible.

Le soleil brûlant de la Campanie était déjà haut quand onze vieillards, accompagnés d’un enfant, arrivèrent à Portus où le Tibre déverse tristement ses eaux ternes et jaunâtres dans la mer. Seuls quelques vaisseaux vandales stationnaient encore dans la rade ; ils quittaient le rivage l’un après l’autre, leurs voiles triomphalement déployées et leurs larges flancs alourdis de butin. Bientôt il n’y en eut plus qu’un seul à l’ancre ; il engloutissait avec voracité le contenu des derniers chariots du pillage de Rome. Ceux-ci venaient dociles se faire décharger à tour de rôle, et chaque fois les esclaves escaladaient la passerelle de planches qui accédait au bateau, en portant sur leur tête ou sur leurs brunes épaules de pesants fardeaux : caisses et coffres remplis d’or, amphores pansues pleines de vin. Mais quelle que fût leur célérité, le service n’était pas encore assez rapide au gré du patron du navire et les gardiens vandales stimulaient leur activité à coups de fouet. Enfin le dernier chariot s’arrêta devant le bateau ; c’était celui que les onze vieillards et l’enfant avaient suivi toute la nuit et qui contenait le chandelier du temple. Son chargement était encore recouvert de paille et de bâches, mais les vieillards fixaient sur lui des yeux ardents, et un frémissement d’impatience les secouait à l’idée qu’ils allaient voir la menorah. Le moment décisif était arrivé, c’était maintenant ou jamais que le miracle devait se produire.

Pourtant, les regards de l’enfant ne suivaient pas ceux de ses compagnons. Fasciné, il contemplait la mer qu’il n’avait jamais vue ; il admirait ce miroir sans fin, d’un bleu lumineux, qui s’incurvait jusqu’au trait mince où les flots touchaient le ciel ; cet espace gigantesque lui paraissait encore plus immense que la coupole étoilée de la nuit. Il regardait avec ravissement les vagues jouer ensemble, se poursuivre, se heurter, sauter l’une par-dessus l’autre, puis s’enfuir en écumant avec un petit rire impertinent, pour se reformer sans cesse ; ce mouvement joyeux lui faisait découvrir une gaieté qu’il n’avait jamais soupçonnée dans la ruelle étroite et sombre de son pauvre quartier. Sa maigre poitrine d’enfant se dilatait violemment et il l’eût voulue plus large encore pour se griser d’air et d’espace, pour laisser son cœur craintif de Juif s’imprégner pleinement de cette joie. Un désir irrésistible le poussait à s’avancer, ravi, tout près de l’eau et à étendre ses petits bras pour presser contre lui un peu de cet infini ; transporté à la vue de ces merveilles et de cette lumière, il éprouvait un bonheur qu’il n’avait jamais ressenti. Comme tout ici était serein, comme on se sentait libre et délivré d’inquiétude ! Les mouettes montaient et descendaient comme de blancs projectiles, et le vent enflait mollement les voiles soyeuses des beaux navires. Soudain, tandis que le jeune garçon penchait la tête en arrière en fermant les yeux, pour humer plus profondément l’air frais et salin, la phrase qu’il avait entendue cette nuit lui revint à l’esprit : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » Et pour la première fois, le nom de Dieu que ses parents et les anciens avaient prononcé la veille lui sembla plein de signification et de réalité.

Un cri le fit sursauter. C’étaient les onze vieillards qui venaient de le pousser d’une seule bouche, et aussitôt l’enfant se réfugia vers eux. On venait d’enlever les bâches du dernier chariot, et au moment où les esclaves berbères se baissaient pour en retirer une statue en argent d’Héra, pesant plusieurs quintaux, l’un d’eux avait repoussé brutalement du pied le chandelier qui le gênait : celui-ci était tombé et avait roulé sur le sol dans la fange de l’attelage. Devant cette profanation du saint emblème que Moïse avait contemplé, qu’Aaron avait béni et qui avait orné la table de l’Éternel dans le temple de Schelomo, un hurlement unanime de frayeur avait jailli du gosier des anciens. Les esclaves noirs levèrent la tête, curieux. Ils ne comprenaient pas pourquoi ces stupides vieillards jetaient des cris aussi perçants et se tenaient les uns les autres par le bras, formant une chaîne vivante et douloureuse : on ne leur avait pourtant rien fait de mal. Mais le fouet du gardien cinglait déjà leur chair nue, et ils replongèrent docilement leurs bras dans la paille du chariot, pour en sortir une stèle éblouissante dans sa nudité de porphyre, puis une énorme statue dont une corde entourait le cou et les jambes et qu’ils hissèrent à bord comme de la viande de boucherie. Le véhicule se vidait de plus en plus vite. Seule la menorah, l’éternelle, gisait toujours au pied du chariot, à demi cachée par une roue. Et les vieillards qui se soutenaient mutuellement frémissaient d’un commun espoir. Peut-être que dans leur hâte les brigands l’oublieraient ! Peut-être qu’ils ne la verraient pas ! Le miracle de la délivrance allait peut-être se produire au dernier moment !

Mais un des esclaves avisa le flambeau, se baissa, l’empoigna et le mit sur son dos. Ainsi exposé au soleil, il scintillait, il étincelait, il flamboyait et paraissait plus brillant que le jour ; pour la première fois de leur vie, les anciens voyaient l’objet sacré que leur peuple avait perdu. Hélas ! c’était à l’instant même où ils contemplaient l’emblème chéri, qu’il les quittait à nouveau. Le Noir calait avec ses mains le chandelier d’or sur ses larges épaules, tout en se hâtant vers la traversine branlante ; encore cinq pas, encore quatre, et la menorah disparaîtrait pour toujours ! Comme attirés par une force mystérieuse, les vieillards coururent jusqu’à la passerelle sans se lâcher ; leurs yeux étaient noyés de larmes et des mots incohérents, accompagnés de salive, coulaient de leur bouche. Ils avançaient en titubant comme des hommes ivres, le regard éperdu, la lèvre avide, pour déposer au moins un pieux baiser sur la relique. Seul parmi eux le rabbi Eliezer demeurait serein au milieu de la douleur. Et sa main serrait celle du petit garçon avec tant de force qu’il faillit crier.

– Regarde ! Regarde ! tu seras le dernier à avoir vu notre chandelier ! Tu témoigneras qu’on nous l’a pris, qu’on nous l’a volé !

L’enfant ne comprenait pas ces paroles. Mais il ressentait jusqu’au fond du cœur la souffrance des autres et il devinait qu’une injustice se commettait là. La colère, une colère enfantine s’empara de lui. Sans savoir ce qu’il faisait, il se libéra et s’élança à la poursuite du Noir qui s’engageait précisément sur la passerelle en chancelant sous sa pesante charge. Non, il ne fallait pas que cet étranger emportât le chandelier ! Sans réfléchir, l’enfant se rua sur le colosse pour lui arracher sa proie.

L’esclave, lourdement chargé, vacilla sous ce choc inattendu. Ce n’était qu’un enfant qui s’accrochait à lui, certes, mais comme il avait déjà de la peine à garder son équilibre sur cette planche étroite et oscillante, il bascula dans le vide et tomba en entraînant l’enfant avec lui. En même temps le candélabre lui échappa et s’abattit de tout son poids sur le bras droit du jeune assaillant qui éprouva une douleur atroce : il lui sembla que sa chair et ses os étaient broyés et il se mit à jeter des cris déchirants. Mais ils furent couverts par le vacarme général. Tout le monde hurlait en même temps : les vieillards d’épouvante, à la vue de ce nouveau sacrilège, la menorah sacrée roulant à terre une seconde fois ; les Vandales, de colère, du haut de leur navire. Le gardien accourut et chassa à coups de fouet la troupe des vieillards qui hurlaient. Furieux, le Noir s’était relevé et avait repoussé du pied l’enfant gémissant ; il rechargea le candélabre sur ses épaules et le porta précipitamment à bord, comme un voleur.

Les onze anciens ne faisaient pas attention à Benjamin. Personne ne remarqua qu’il se tordait sur le sol en geignant, car ils ne regardaient pas à terre. Ils n’avaient d’yeux que pour le chandelier, qui en ce moment remontait la passerelle sur le dos de l’esclave, en tendant vers le ciel ses sept coupes comme pour un sacrifice. Ils frémirent en voyant des étrangers s’en emparer d’une main indifférente et le jeter avec le reste du butin. Puis un coup de sifflet strident retentit, la chaîne de l’ancre cliqueta et, dans la cale invisible où les galériens étaient rivés à leurs bancs, quarante rames se levèrent pour battre l’eau d’un mouvement ferme et régulier. Le vaisseau démarra brusquement. Un flot d’écume blanche balaya le pont de la nef et elle s’éloigna en glissant sur l’eau avec un bruit léger ; déjà sa coque brune montait et descendait sur les vagues comme un être vivant. Le galion, les voiles ballonnées par le vent, sortait en ligne droite de la rade en direction du large.

Les onze vieillards regardaient disparaître le vaisseau. Ils s’étaient repris par la main et tremblaient de nouveau. Ils avaient tous espéré, en secret, sans se le communiquer, qu’un miracle fût encore et toujours possible. Mais le bâtiment, entraîné et poussé par la brise, continuait à fendre fonde ; plus sa silhouette diminuait au loin, plus l’espérance s’affaiblissait en leurs cœurs et se perdait dans l’océan de leur tristesse. Déjà le bateau n’apparaissait guère plus grand que les ailes d’une mouette ; et enfin – les larmes assombrissaient leur vue – ils n’aperçurent plus que l’immensité bleue. Plus d’espoir ! Le chandelier, perdu à jamais, recommençait ses lointains, ses éternels voyages !

C’est alors seulement que, détournant leurs yeux de la mer, ils se souvinrent du petit garçon qui, le bras fracassé, étendu à l’endroit où le candélabre l’avait renversé dans sa chute brutale, se lamentait misérablement. Ils relevèrent le blessé et le couchèrent sur une civière de fortune. Tous avaient honte que cet enfant eût fait ce qu’aucun d’eux, les hommes, n’avait osé, et Abthalion appréhendait l’heure où il ramènerait son petit-fils estropié à sa femme et à sa fille. Mais Rabbi Eliezer, le Pur et Serein, les consola : « Ne vous lamentez pas et ne le plaignez pas ! Rappelez-vous l’Écriture. Dieu fit mourir l’homme qui avait soutenu l’arche de sa main, parce qu’il ne veut pas que nous touchions aux choses saintes. Mais il a épargné cet enfant et n’a frappé que le bras. Peut-être y a-t-il dans cette souffrance une bénédiction et une prédestination. »

Puis se courbant avec tendresse sur l’enfant qui geignait : « Ne lutte pas contre ton mal, mais prends-le en toi. Cette douleur elle aussi est un héritage. Ce n’est que dans la souffrance que notre peuple vit, c’est dans sa misère qu’il puise sa force créatrice. Il t’est arrivé quelque chose d’inouï : tu as touché l’objet sacré, et si ton corps a été atteint, ta vie est sauve. Peut-être cette souffrance a-t-elle fait de toi un élu et y a-t-il un sens caché dans ta destinée. »

Le jeune garçon leva vers lui un regard ferme et plein de foi. L’orgueil que le vieillard suscitait en son âme était plus fort que sa cuisante douleur. Et ses lèvres ne laissèrent plus échapper la moindre plainte tandis qu’ils le transportaient, le bras fracassé, jusqu’au seuil du logis paternel.

Des années tourmentées ont passé sur Rome depuis cette nuit tragique ; plus d’événements se sont déroulés dans l’espace d’une vie humaine que n’en voient d’ordinaire sept générations. Quatre empereurs se sont depuis lors succédé : Avitus Majorien, Libius Severus et Anthème, celui-ci chassant ou assassinant celui-là. D’autres peuplades germaniques prirent la ville et la pillèrent. On investit et l’on destitua de nouveaux empereurs (toujours dans l’intervalle d’une vie humaine), puis vinrent les derniers Césars, Licère, Julius Nepos et Romulus Augustule, qui durent faire place à Odoacre et Théodoric, de rudes guerriers nordiques. Mais bien que soumis à une discipline de fer, cet empire des Goths, qu’ils voulaient éternel, s’écroulait lui aussi et disparaissait au cours de la même génération, cependant qu’au nord les peuples déferlaient et qu’au-delà des mers, à Byzance, une autre Rome s’édifiait. On eût dit que depuis le départ de la menorah en cette nuit où les Vandales avaient disparu par la Porta Portuensis, il ne dût plus y avoir de paix ni de repos pour la cité millénaire des bords du Tibre.

La mort avait emporté depuis longtemps les onze vieillards qui, une dernière fois, avaient suivi le chandelier, et leurs enfants étaient sous terre, leurs petits-enfants avaient déjà des cheveux blancs. Un seul témoin de la nuit fatale vivait encore : Benjamin, le petit-fils d’Abthalion. L’enfant était devenu un adolescent, l’adolescent un homme, et enfin un vieillard. Sept de ses fils l’avaient précédé dans la tombe et un de ses petits-fils avait trouvé la mort quand la populace avait incendié la synagogue, sous le règne de Théodoric. Lui seul, avec son bras abîmé, était encore en vie ; comme l’arbre robuste qui se dresse solitaire dans la forêt parmi les troncs abattus par la tempête, l’aïeul résistait au temps et voyait mourir les empereurs et s’effondrer les empires. La mort le respectait, et son nom était grand et presque sacré parmi les Juifs de la terre. Ils l’appelaient Benjamin Marnefesch, à cause de son bras brisé, ce qui signifiait : l’homme que Dieu a rudement éprouvé, et ils le révéraient plus que tout autre. Car il était le dernier qui eût vu de ses propres yeux le chandelier de Moïse, le candélabre du temple de Schélomo, la menorah qui, privée de sa lumière, languissait dans les ténèbres du trésor des Vandales. Chaque fois que des marchands de Livourne, de Gênes, de Salerne, de Mayence et de Trêves arrivaient à Rome, leur première visite était pour celui qui avait vu la sainte relique de Moïse et de Schélomo. Ils se prosternaient devant le vieillard comme devant une image pieuse, ils considéraient avec effroi son bras paralysé et effleuraient du doigt la main qui avait touché le flambeau de Dieu. Bien que tous sussent ce qui était arrivé cette nuit-là à Benjamin Marnefesch – car à cette époque la parole parcourait aussi sûrement le monde qu’aujourd’hui l’écriture –, ils ne manquaient jamais de lui demander le récit de son voyage. Et lui avec une inlassable patience leur contait l’embarquement du chandelier ; une lueur brillait dans sa barbe touffue lorsqu’il leur répétait ce que lui avait alors prédit le rabbi Eliezer, le Pur et Serein, dont le corps reposait depuis longtemps dans la terre. Il les exhortait à ne pas perdre courage, car les pérégrinations du saint emblème n’étaient pas terminées ; le chandelier retournerait à Jeruscholajim et leur propre exil prendrait fin ; de nouveau les Juifs se rassembleraient autour de la menorah retrouvée. Ils se séparaient alors de lui, réconfortés, et priaient pour qu’il demeurât de longues années encore au milieu de son peuple pour le consoler, lui le dernier témoin à avoir vu l’objet sacré du Temple.

Et Benjamin l’Éprouvé, l’enfant de cette nuit lointaine, avait atteint soixante-dix ans, puis quatre-vingts, quatre-vingt-cinq et enfin quatre-vingt-sept ans. Ses épaules se courbaient peu à peu sous le poids de l’âge, sa vue se troublait et il se sentait las parfois dès le milieu du jour. Mais aucun Juif de Rome ne voulait croire que la mort eût prise sur lui, car son existence était pour eux le gage d’un grand événement. Il leur était impossible de s’imaginer que ces yeux qui avaient vu le flambeau de l’Éternel pussent s’éteindre avant d’avoir assisté au retour de la menorah, et ils considéraient sa présence comme un signe de la volonté divine. Il était de toutes les fêtes, on prononçait son nom dans toutes les cérémonies religieuses. Quand il passait, les plus âgés s’inclinaient pieusement devant lui, chacun récitait le verset de la bénédiction sur son passage et lorsqu’on se rassemblait pour pleurer ou pour se réjouir, la place d’honneur lui était réservée.

Ainsi les Juifs de Rome, ayant placé Benjamin Marnefesch comme d’habitude à la place due au plus ancien et au plus digne de la communauté, s’étaient réunis, comme le veut l’usage en ce jour du neuvième Ab, de sinistre mémoire, qui est l’anniversaire de la destruction du temple et de la dispersion, comme une poignée de sel, de leurs pères à travers le monde. Ils ne se tenaient pas dans la synagogue, récemment profanée par la populace hostile ; ils avaient préféré en ce triste jour être auprès de leurs morts, en dehors de la ville, sur ce coin de terre étrangère où étaient enterrés leurs pères, pour se plaindre les uns aux autres de l’exil dont ils souffraient. Ils étaient là assis entre les tombes, quelques-uns sur des pierres à demi brisées. Ils se sentaient proches de leurs ancêtres, héritiers des mêmes peines, et ils lisaient sur les dalles leurs noms et leurs louanges. Plusieurs d’entre elles portaient, gravés au-dessus du nom, des signes symboliques : deux mains croisées, insignes de la prêtrise, la cruche aux ablutions des lévites, un lion, l’étoile de David. Le chandelier à sept branches était représenté en effigie sur l’une des dalles verticales, pour attester que celui qui dormait là du sommeil éternel avait été un sage, une lumière dans Israël. C’était devant cette pierre que Benjamin Marnefesch se tenait au milieu des siens, la tête couverte de cendres et les vêtements déchirés comme les autres Juifs, tous penchés comme des saules sur le flot noir de leurs souffrances.

L’après-midi était avancé, le soleil s’enfonçait obliquement derrière les pins et les cyprès. Des papillons multicolores voltigeaient autour des Juifs accroupis comme autour de troncs d’arbres vermoulus, les libellules aux ailes irisées se posaient sans crainte sur leurs épaules inclinées et les scarabées couraient sur leurs pieds dans l’herbe grasse. Une brise parfumée agitait les feuillages aux ors éclatants, un crépuscule d’une douceur exquise se préparait ; mais les Juifs tout en levant les yeux restaient plongés dans leur tristesse, car sans cesse leurs cœurs se rappelaient la déchéance de leur peuple dans une plainte commune. Ils ne mangeaient pas, ils ne buvaient pas ; ils n’accordaient pas un regard à la clarté du jour. Ils ne faisaient que se réciter les Lamentations sur la destruction du temple et la ruine de Jérusalem ; car bien que chaque mot de ce cantique douloureux les eût pénétrés depuis longtemps comme un fer rouge jusqu’au fond de l’âme, les fidèles se les répétaient sans répit pour aviver leurs souffrances et les sentir à tout moment leur briser le cœur. Ils ne voulaient éprouver que de la douleur en ce sombre jour, et ils augmentaient leur tristesse et l’affliction de leur propre exil en se remémorant les chagrins et les peines des morts. Ils se redisaient les uns aux autres le lourd destin de leur peuple et les tourments du passé. Ils n’étaient point du reste les seuls Juifs à s’abîmer ainsi dans la douleur. Dans toutes les villes et les communautés de la terre, les autres Juifs étaient comme ceux de Rome, accroupis ou assis auprès des tombes des leurs, les cheveux couverts de cendres et les vêtements en lambeaux ; d’un bout à l’autre du monde, à la même heure, ils priaient et récitaient les mêmes Lamentations de Jérémie : l’histoire de la chute de Sion, la fille de Dieu, devenue la risée des peuples. Ces plaintes douloureuses que leur arrachait leur commun exil étaient, ils le savaient, leur seul lien sur la terre.

Tandis qu’ainsi réunis, ils priaient, gémissaient et se déchiraient le cœur avec le souvenir de leur souffrance, ils ne s’apercevaient pas que le soleil se dorait davantage et que les troncs noirs des pins et des cyprès, comme éclairés par une lumière intérieure, commençaient à s’embraser. Ils ne remarquaient pas que le neuvième Ab, le jour du grand deuil, s’achevait lentement et que l’heure de la dernière prière approchait. Soudain la porte rouillée du cimetière grinça. Ils avaient bien entendu que quelqu’un était entré, mais ils ne se dérangèrent pas, et l’étranger attendit en silence que l’oraison fût terminée. C’est alors seulement que le chef de la communauté leva les yeux vers l’arrivant et le salua :

– Béni soit celui qui vient vers nous ! Paix à toi, Juif !

– Bénis soient ceux qui sont ici ! répondit l’inconnu. Puis le chef demanda :

– D’où viens-tu et de quelle communauté es-tu ?

– Celle à laquelle j’appartenais n’existe plus. Je me suis enfui de Carthage sur un vaisseau. De grandes choses sont arrivées. L’empereur Justinien a envoyé de Byzance une armée contre les Vandales, et Bélisaire, son général, a forcé Carthage, le repaire des pirates. Le roi vandale est prisonnier, son royaume anéanti. Bélisaire s’est emparé de tout ce que les pillards ont volé depuis des années et des années et l’emporte à Byzance. La guerre est finie. » Les Juifs le regardaient avec indifférence, sans rien dire, sans bouger. Que leur importaient Carthage et Byzance ?… Edom et Amalek, les ennemis de toujours ! Ces peuples païens se livraient éternellement et stupidement à la guerre. Tantôt c’était l’un qui triomphait, tantôt l’autre, et jamais la justice. Que leur importait tout cela ! Leurs cœurs ne se souciaient point de Carthage, ni de Rome ou de Byzance. Il n’y avait qu’une ville qui comptât pour eux : Jeruscholajim !

Seul Benjamin Marnefesch, le rudement éprouvé, releva vivement la tête :

– Et le chandelier ?

– Il est indemne. Mais Bélisaire l’a pris et j’ai entendu dire qu’il le transportait à Byzance avec le reste du butin.

Tous alors sursautèrent. Ils comprenaient maintenant la question de Benjamin : le candélabre sacré allait recommencer ses pérégrinations. La nouvelle fit l’effet d’une torche enflammée dans la nuit de leur tristesse. Ils se relevèrent brusquement, enjambèrent les tombes, entourèrent l’étranger en pleurant et sanglotant :

– Hélas ! À Byzance !… Il va de nouveau voyager ! retraverser la mer !… Ils recommenceront à le traîner en triomphe comme l’a fait Titus le maudit !… toujours emporté en terre étrangère… et quand le reverra-t-on à Jeruscholajim !… Le malheur nous poursuit ! »

On venait de leur plonger un fer rouge dans une blessure ancienne. L’inquiétude et l’angoisse assombrissaient leurs regards : le déplacement des objets sacrés ne signifiait-il pas pour eux l’obligation de se déplacer également, de s’exiler encore, d’aller de nouveau à la recherche d’une autre patrie, qui n’était jamais la leur ? Il en était ainsi depuis la destruction du temple, et toujours leur existence s’en trouvait bouleversée. La nouvelle douleur venait brutalement s’ajouter à celle du passé. Tout le monde sanglotait, gémissait, criait, au point que les petits oiseaux paisibles, perchés sur les pierres antiques, s’envolèrent effarouchés devant ces hommes turbulents.

Seul Benjamin, l’aïeul, était resté assis sur la pierre moussue et gardait le silence pendant que les autres s’agitaient et se désolaient. Il avait joint les mains sans le savoir et il souriait comme dans un rêve à l’image de la menorah gravée sur la pierre tombale, juste devant lui. Un reflet de sa jeunesse illumina tout à coup le visage ravagé du vieillard, ses rides s’effacèrent, sa bouche prit une expression plus douce ; ainsi attentif et penché sur lui-même, son sourire semblait gagner tout son corps.

Finalement l’un d’eux le remarqua et eut honte de ne s’être pas contenu. Il cessa de gesticuler et, frappé de respect, toucha légèrement le bras de son voisin. L’un après l’autre, tous se turent en regardant le vieillard dont le bonheur faisait à leur souffrance l’effet d’un baume apaisant. Tout devint calme comme chez les morts dont les tombes se dressaient autour d’eux dans le crépuscule.

Ce silence absolu avertit Benjamin qu’on l’observait. Il se souleva péniblement, car il était bien faible, du bloc de pierre où il était assis ; debout, il leur parut tout à coup doué d’une vigueur nouvelle, avec sa barbe d’argent touffue et ses cheveux bouclés qui retombaient en flammèches blanches autour de sa petite calotte de soie. Ils n’avaient jamais autant senti qu’en ce moment que Marnefesch, le rudement Éprouvé, était un envoyé du Ciel. Il se mit à parler, et il y avait dans ses paroles le pieux accent de la prière.

– Je sais à présent dans quel dessein Dieu m’a laissé vivre aussi longtemps. Je me suis toujours demandé pourquoi mes mains rompaient encore le pain, pourquoi la mort m’épargnait, moi, vieillard fatigué et inutile, qui n’aspire plus qu’au repos. Déjà je me décourageais de voir l’excès des maux qui accablaient notre peuple, et ma confiance se lassait. Je comprends maintenant le devoir qui m’incombe encore en cette vie. J’ai vu le commencement, la fin m’appelle aujourd’hui.

Les autres écoutaient avec respect ses paroles obscures. Enfin le chef de la communauté lui demanda doucement :

– Que vas-tu faire ?

– Je crois que Dieu m’a conservé la vie et la vue afin que je voie encore une fois le chandelier. Il faut que j’aille à Byzance. Peut-être le vieillard réussira-t-il où l’enfant a échoué ? Peut-être délivrerai-je la menorah ?

Tous tremblaient d’émotion et d’inquiétude. Certes il leur semblait invraisemblable que ce vieillard fragile pût reprendre le chandelier sacré au plus puissant empereur de la terre, et pourtant il était si séduisant de croire à ce miracle ! Mais quelqu’un s’enquit avec sollicitude :

– Comment pourras-tu supporter un si grand voyage ? Songe qu’il te faudra passer trois semaines en mer, en plein hiver ! Je crains que tu ne sois pas assez fort pour endurer une pareille épreuve !

– On est toujours assez fort quand il s’agit d’une cause sacrée ! Lorsque jadis les anciens m’emmenèrent avec eux, ils pensaient aussi que le chemin serait trop fatigant pour l’enfant que j’étais, et pourtant je l’ai parcouru jusqu’au bout. Toutefois, à cause de mon bras estropié, il est nécessaire que quelqu’un de robuste m’accompagne pour m’assister en cours de route, quelqu’un de jeune dont le témoignage servira aux générations futures comme le mien a pu vous servir.

Il fouilla des yeux l’assistance, examina un à un les jeunes gens, comme s’il voulait les éprouver. Chacun d’eux frémissait sous ce regard scrutateur qui les pénétrait jusqu’au fond du cœur. Tous désiraient être choisis pour cette mission, pourtant ils étaient trop timides pour se proposer. Tous attendaient, l’âme bouleversée. Mais le vieillard embarrassé baissa la tête et murmura :

– Non, je ne veux pas choisir. Ce n’est pas à moi de décider. Tirez au sort. Dieu m’indiquera celui qu’il faut.

Les jeunes hommes se groupèrent, cueillirent des brins d’herbe dans le gazon touffu des tombes, en firent des morceaux d’inégale grandeur et se les partagèrent. Le sort tomba sur Joachim ben Gamaliel, un grand et robuste garçon de vingt ans, forgeron de son état, mais qui n’était pas aimé parce qu’il ignorait l’Écriture et qu’il était d’un naturel violent. Du sang souillait ses mains ; il avait tué un Syrien à Smyrne dans une querelle et il était venu se réfugier à Rome pour ne pas être capturé. Dépités, les autres s’étonnaient en silence que le sort eût désigné cet emporté et ce brutal plutôt qu’un homme pieux et soumis. Mais l’ancien n’eut qu’un regard distrait pour Joachim, l’élu qui sortait du rang, et lui ordonna :

– Prépare tout ce qu’il faut. Nous partons demain soir.

La communauté de Rome passa le lendemain du neuvième Ab dans une agitation fébrile. Tous les Juifs délaissèrent leurs propres affaires, chacun recueillait et apportait de l’argent, ceux qui étaient pauvres empruntaient sur gage, et les femmes donnaient leurs boucles et leurs bijoux. Car en eux la croyance grandissait de plus en plus, que Benjamin était prédestiné à tirer la menorah de sa nouvelle prison et à inciter l’empereur, comme autrefois Cyrus, à leur permettre de rentrer dans leur patrie, avec leurs objets sacrés. Ils passèrent le jour et la nuit à écrire à toutes les communautés de l’Orient, à Smyrne, en Crète et à Salonique, à Tarsos, à Nicée et à Trébizonde pour leur demander d’envoyer des délégués au pays de l’empereur Justinien et de réunir des fonds afin que s’accomplisse la sainte délivrance. Ils invitaient leurs frères de Byzance et de Galata à aplanir la voie à Benjamin Marnefesch, le rudement Éprouvé, qui était appelé à accomplir de grandes choses. Pendant ce temps, les femmes apprêtaient des manteaux et des coussins pour le voyage de l’ancien, aussi des aliments afin qu’aucun contact impur ne souillât les lèvres de ce juste sur le bateau. Et bien qu’il fût interdit aux Juifs de Rome d’aller à cheval ou en voiture, ils arrêtèrent un véhicule en dehors des portes pour que le vieillard ne fût pas fatigué avant de s’embarquer.

Mais à leur grand étonnement, Benjamin refusa d’y prendre place. Il s’obstina à vouloir faire la route de Portus à pied, comme il l’avait parcourue, enfant délicat, plus de quatre-vingts ans auparavant. Il leur paraissait plus que téméraire de la part d’un vieillard débile de vouloir marcher jusqu’à la mer. Mais en le regardant, ils furent stupéfaits : car sa mission l’avait comme transformé. On eût dit que ses membres avaient retrouvé pendant la nuit leur vigueur, et son sang une chaleur nouvelle. Sa voix d’ordinaire lasse et grêle était devenue forte et hautaine, tandis qu’il repoussait leurs prévenances presque avec colère ; et avec respect, ils lui obéirent.

Toute la nuit les Juifs de Rome escortèrent Benjamin Marnefesch, l’élu de la communauté, le long de la route que leurs aïeux avaient faite autrefois pour accompagner le chandelier de Dieu. Ils avaient emporté secrètement une civière pour porter le vieillard au cas où ses forces viendraient à faiblir avant l’arrivée. Mais celui-ci marchait gaillardement, et précédant tout le monde. Il ne parlait à personne, son esprit tout entier appartenait au passé. À chaque tournant, à chaque pierre du chemin qu’il n’avait plus parcouru depuis la fameuse nuit, l’heure solennelle de son enfance se montrait à lui avec une netteté de plus en plus grande. Tout lui rappelait ce qui s’était passé alors, il entendait la voix des morts dans le vent tiède de la nuit, les paroles de chacun lui étaient présentes à l’oreille. Ici, à droite, une colonne de feu s’était échappée d’une maison en flammes ; là, devant cette borne milliaire ils s’étaient arrêtés, le cœur défaillant, quand les cavaliers numides avaient fondu sur eux. Il se remémorait chaque question qu’il avait posée, chaque réponse de rabbi Eliezer. Et quand il arriva à l’endroit où les vieillards avaient dit la prière du matin sur le bord de la route, il prit son thaless et ses théfilines ; puis se tournant vers l’orient, il récita la même prière que récitaient ses pères et ses aïeux et que répéteraient instinctivement, mystérieusement conservée dans le sang et transmise de génération en génération, ses enfants, ses petits-enfants et leurs descendants les plus lointains.

Derrière lui ses compagnons s’étonnaient, ne comprenant rien à ses étranges façons. On était en effet plus près de l’automne que lors de la première expédition ; le jour était encore loin et nulle lueur matinale n’apparaissait dans le ciel. Comment un juste pouvait-il se permettre de dire la prière du matin avant l’aube ? C’était contraire à tous les usages, en violente opposition avec la tradition et l’Écriture. Malgré tout, ils restaient respectueusement groupés autour de lui. Car rien de ce que faisait cet élu ne pouvait être mal. Tout lui était permis en cet instant, ils en avaient la certitude, et s’il remerciait Dieu d’avoir créé la lumière avant qu’elle fût là, c’est que cela était bien.

L’oraison terminée, le vieillard replia son écharpe et se remit vaillamment en marche, comme si ces ferventes paroles l’avaient délassé. Quand ils arrivèrent enfin au port, il regarda un long moment la mer qui s’étendait à perte de vue ; l’enfant d’autrefois, disparu depuis longtemps en lui, l’enfant qui contemplait pour la première fois les flots et l’espace, revivait dans son âme. C’était la même mer qu’il y avait quatre-vingts ans : profonde et impénétrable comme les pensées de Dieu, songea-t-il pieusement. Ses yeux, comme jadis, brillaient de la clarté du ciel. Il bénit tous ses compagnons qu’il quittait pour toujours ; puis il monta avec Joachim sur le bateau. Et comme autrefois leurs pères et leurs grands-pères, les Juifs de Rome regardèrent avec une profonde émotion le galion se soulever et s’éloigner du rivage, les voiles déployées. Ils savaient qu’ils ne reverraient plus l’Éprouvé, et quand la voilure disparut dans le lointain, ils se sentirent malheureux et désemparés.

Cependant, ferme et puissant, le vaisseau fendait les flots. Les vagues écumaient avec violence et de sombres nuages accouraient de l’ouest. Les matelots redoutaient un grain et son cortège de dangers. Mais bien que secoué par les vents et déporté deux fois de sa route, le bateau surmonta toutes les difficultés et aborda sain et sauf à Byzance, trois jours après que Bélisaire eut ramené d’Afrique son butin.

Depuis que Rome avait perdu son sceptre, Byzance était devenue le cœur de l’empire et la maîtresse de l’univers. Elle fourmillait ce matin-là de monde, car cette cité qui préférait les fêtes et les plaisirs à Dieu et à la justice, promettait d’offrir, au cirque, un spectacle d’une magnificence inaccoutumée : Bélisaire, le vainqueur des Vandales, devait y présenter à l’empereur, au « basileus », son armée victorieuse et le butin qu’il avait rapporté de Carthage. Une foule énorme se pressait dans les rues pavoisées, cependant qu’une masse noire grondait et mugissait comme une mer houleuse dans l’enceinte gigantesque de l’hippodrome. L’assistance était impatiente. La tribune impériale, entourée de colonnes et luxueusement décorée, la « Kathisma », que l’immense surface ovale enfermait comme un œuf dans sa coquille, était vide. Le basileus n’avait pas encore paru devant son peuple, à l’entrée du tunnel qui reliait la superbe tribune au palais impérial.

Enfin des fanfares éclatantes annoncèrent cet instant solennel. D’abord, les soldats de la garde se mirent en rang et formèrent avec leurs tuniques écarlates et leurs épées étincelantes un fond rutilant ; ensuite arrivèrent les hauts dignitaires de la cour dans leurs vêtements de soie bruissante, suivis des prêtres et des eunuques. Finalement Justinien, le basileus, « l’Autocratos », la tête ceinte d’une couronne d’or, avec Théodora toute resplendissante de ses bijoux firent leur apparition, portés sur des litières recouvertes d’un dais. À peine eurent-ils pris place dans la loge impériale qu’une explosion d’allégresse souleva les gradins. On ne se souvenait plus que, quelques années auparavant, dans ce même lieu, la foule avait assailli ce même empereur assis dans cette même tribune et que, par représailles, trente mille personnes y avaient été égorgées ; toujours le succès efface les fautes aux yeux de la foule éternellement oublieuse. Enivrée par tout ce luxe et par l’ardeur de son propre enthousiasme, elle criait, elle hurlait sa joie dans mille langues diverses, à en faire trembler les murs de pierre. C’était toute une ville, une nation entière qui vibrait à la vue de ce fils de paysan macédonien et de cette femme gracieuse qui naguère – les vieux s’en souvenaient encore – ici-même, offrait la nuit son corps nu de danseuse à qui voulait l’acheter. Cela aussi on l’avait oublié, comme toutes les infamies après la victoire, comme toutes les violences après le triomphe.

Mais là-haut sur les terrasses, dominant le flot noir de la populace bruyante qui applaudissait le vainqueur avec une platitude écœurante, un autre peuple se dressait, silencieux et immobile : la foule des statues de la Grèce, brillantes et nues, qu’on avait enlevées à leurs temples paisibles de Palmyre et de Cos, de Corinthe et d’Athènes, qu’on avait arrachées, pierres polies et luisantes dans l’éternelle blancheur du marbre, à leurs arcs de triomphe et à leurs colonnes. Inaccessibles aux passions fragiles des hommes, plongées dans la rêverie infinie de leur beauté, elles se tenaient là, muettes et impassibles, indifférentes et insensibles aux choses humaines. Dédaignant les jeux sanglants qui se déroulaient à leurs pieds, elles contemplaient l’immensité bleue de la mer dont les vagues limpides se brisaient contre la rive du Bosphore.

Soudain de nouvelles fanfares stridentes et toutes proches annoncèrent que le cortège du général était aux portes de l’Hippodrome. Elles s’ouvrirent ; le grondement déjà faiblissant de la multitude se changea aussitôt en un tonnerre d’acclamations à la vue des cohortes d’airain de Bélisaire qui avaient fondé l’empire, vaincu tous les ennemis, et qui lui permettaient de s’amuser aux spectacles en toute sécurité ! L’enthousiasme s’accrut encore en voyant le butin, les trésors de Carthage qui formaient derrière les vainqueurs un défilé interminable. Venaient d’abord d’imposants chars de triomphe, jadis volés par les Vandales ; ensuite, portés sur des tréteaux élevés, des trônes, des autels de dieux inconnus enrichis de joyaux, des statues resplendissantes, créées au nom de la beauté par des artistes ignorés ; puis des coffres remplis jusqu’au bord d’or et de coupes, de vases et d’étoffes de soie. Tout ce que cette race de pirates avait pillé aux quatre coins de l’univers lui avait été repris et appartenait maintenant à l’empereur, à l’empire ! Le peuple exultait en présence de ces merveilles, s’imaginant dans sa crédule ivresse que toutes ces richesses, toutes ces magnificences lui appartenaient, dorénavant à tout jamais.

La foule ne remarqua pas alors certains objets qui faisaient bien pâle figure au milieu de tant de splendeurs : une table étroite plaquée d’or, deux trompettes d’argent et un chandelier à sept branches. Nul cri d’enthousiasme ne s’éleva au passage de leurs porteurs. Mais à ce moment-là un vieillard gémit et étreignit dans sa main gauche le bras de son voisin : c’était Benjamin, qui revoyait quatre-vingts ans plus tard ce qu’avait vu l’enfant, le candélabre sacré de la maison de Schelomo, le chandelier que sa menotte avait voulu empoigner et qui lui avait brisé le bras pour toujours. Vision sublime : c’était bien lui ! L’éternel flambeau continuait à travers les siècles sa marche irrésistible et faisait un nouveau pas vers la patrie ! La grâce de cette rencontre fit au vieillard l’effet d’une tempête intérieure : il ne put réfréner davantage l’excès de sa joie et il s’écria avec chaleur : – Il est à nous ! À nous ! pour l’éternité ! »

Mais personne, pas même ses voisins, n’entendit ce cri isolé. À ce moment-là, une seule et unique exclamation de joie s’échappait de la foule. Bélisaire, le vainqueur, était entré dans l’arène. Il s’avançait bien loin derrière les chars de triomphe et le butin innombrable, dans la simple tenue de ses soldats, mais le peuple avait reconnu son héros et criait son nom si fort, et rien que son nom, que Justinien se mordit les lèvres de jalousie quand son général s’inclina devant lui.

Puis le silence se fit soudain, aussi intense, aussi vibrant que l’avait été le bruit. Gélimer, le roi des Vandales, vêtu par dérision d’un manteau de pourpre, suivait son vainqueur et venait de s’arrêter devant l’empereur. Les esclaves le dépouillèrent de son manteau et le vaincu se jeta à terre. Pendant une minute, cent mille personnes retinrent leur souffle. Tous dévoraient des yeux la main du basileus. Ferait-il grâce ou non ? Son doigt allait-il se lever ou s’abaisser ? Il l’éleva finalement : le vaincu avait la vie sauve, et l’enthousiasme s’exhala dans un tonnerre d’applaudissements. Seul dans la foule Benjamin, bouleversé, n’avait pas prêté attention à ce qui se passait. Il ne voyait que la menorah, qui s’éloignait dans l’arène sur les bras des porteurs. Il n’avait d’yeux que pour elle ; et lorsque l’objet sacré disparut avec le cortège, il lui sembla que sa vue s’obscurcissait.

« Emmène-moi ! – murmura-t-il à Joachim qui protesta doucement, car l’éclat de ce spectacle unique le fascinait. Mais la main dure et osseuse du vieillard se cramponnait à son bras. – Emmène-moi ! Emmène-moi ! – Il marchait à tâtons, traversant la ville comme un aveugle, en donnant la main à son compagnon ; il continuait d’apercevoir le chandelier avec les yeux de l’âme, et impatient d’arriver, il pressait Joachim de le conduire au plus vite à la communauté juive. Voyant que le commencement et la fin se rejoignaient, la peur l’avait pris tout à coup de mourir avant de pouvoir sauver la menorah.

Depuis des heures et des heures, la communauté attendait avec impatience son hôte illustre dans la maison de prière, à Pera. De même que les Juifs de Rome étaient tenus de résider sur l’autre rive du Tibre, on ne permettait à ceux de Byzance que d’habiter le faubourg de Pera, de l’autre côté de la Corne d’Or. Là comme ailleurs la relégation était leur lot, mais aussi le secret de leur survivance.

La salle exiguë et étouffante regorgeait de monde. Car les Juifs de Byzance n’étaient pas les seuls à attendre ; les communautés de Nicée, Trébizonde, Odessa, de Smyrne et de Thrace, les plus éloignées comme les plus proches avaient envoyé des délégués pour prendre part au conseil et aux événements. Toutes les communautés des villes de la côte savaient depuis longtemps que Bélisaire avait forcé le repaire des Vandales et que l’immortel chandelier faisait partie du butin ramené ; et il n’y avait pas un Juif dans l’empire byzantin qui n’eût appris cette nouvelle avec émotion. Car bien qu’éparpillé comme de la vannure sur l’aire du monde et séparé par la diversité des langues, le peuple dispersé mais solidaire prenait toujours part à ce qui arrivait d’heureux ou de malheureux à ses emblèmes sacrés. Ces cœurs souvent si ingrats et si durs les uns envers les autres, palpitaient fraternellement au moindre danger extérieur. L’injustice et les persécutions n’ont d’ailleurs cessé de forger ce lien de fer qui maintient aujourd’hui encore le tronc brisé de leur unité, et l’empêche de pourrir et de s’écrouler ; plus les coups du sort ont été rudes envers chacun, plus l’union de leurs âmes s’est resserrée. Cette fois encore, la nouvelle que la menorah, le flambeau du peuple, avait été délivrée de sa prison et, comme jadis depuis Babylone et Rome, recommençait ses pérégrinations intéressait les Juifs autant que leur propre destin. Chez eux, dans la rue, ils discutaient avec véhémence, commentaient l’Écriture en compagnie de leurs docteurs et de leurs sages, pour pénétrer le sens de ce voyage. Que signifiait-il ? Fallait-il espérer, fallait-il craindre ? Présageait-il de nouvelles persécutions ou bien leur fin ? Allaient-ils redevenir les proscrits, les pèlerins sans pèlerinage, les éternels vagabonds d’hier, maintenant que la menorah s’était remise en route ? Ou bien sa délivrance était-elle le signal de la leur, le départ et le retour, la fin tant espérée de leur malheureux exode ? Leurs âmes brûlaient d’impatience. Des messagers couraient de tous côtés pour en apprendre davantage sur le voyage du chandelier et sur sa destination ; grande fut leur tristesse quand ils surent que, comme jadis à Rome, la plus chère des reliques du temple allait défiler dans le cortège triomphal devant l’empereur Justinien.

Déjà cette nouvelle avait remué tous les cœurs. Mais l’émotion brûlante s’était comme embrasée quand la communauté romaine leur fit savoir que Benjamin Marnefesch, le rudement Éprouvé, le dernier à avoir vu dans son enfance le chandelier, faisait route pour Byzance. Ils ne se possédaient plus. Car tous les Juifs connaissaient de longue date, aussi loin qu’ils fussent dispersés, l’exploit merveilleux de cet enfant de sept ans qui, lors du sac de Rome par les Vandales, avait cherché à arracher aux pirates le chandelier, qui alors, en tombant, lui avait brisé le bras. Toutes les mères parlaient à leurs enfants, tous les maîtres à leurs élèves de Benjamin Marnefesch, celui que Dieu avait frappé. Sa prouesse était devenue depuis longtemps une pieuse légende pareille à celles qu’on lisait et qu’on apprenait dans l’Écriture. On la racontait à la veillée comme les légendes du passé, comme les hauts faits joyeux ou tristes, de Ruth et de Samson, d’Aman ou d’Esther, des mères et des ancêtres vénérés du peuple juif. Et voici que cette nouvelle merveilleuse, incroyable, éclatait : l’enfant de jadis vivait encore ! Mieux, cet enfant, aujourd’hui un vieillard, faisait route vers eux, traversait les mers pour revoir le chandelier. Sûrement, c’était là un présage ! Ce ne pouvait être en vain que Dieu avait prolongé l’existence de ce sage au-delà des limites ordinaires de la vie. Peut-être était-il prédestiné à rapatrier l’objet sacré et eux-mêmes avec lui. Plus ils délibéraient entre eux, plus leurs doutes s’effaçaient ; la croyance en la venue du Sauveur, du Rédempteur, toujours prête à se réveiller dans ce peuple exilé et qui, au moindre souffle tiède, bourgeonne et se déplie, s’épanouissait déjà et fécondait leurs cœurs. Dans les villes et les villages leurs voisins regardaient les Juifs avec étonnement, tant ils avaient changé en une nuit. Ces hommes d’habitude si humbles et si craintifs, toujours sous l’appréhension d’un coup ou d’une injure, marchaient allègrement et dansaient comme des illuminés. Les avares d’ordinaire à l’affût de la moindre miette, se livraient à de folles dépenses, les timides à la parole rare se levaient et annonçaient avec éloquence la venue de temps meilleurs ; les femmes enceintes avaient des visions et se traînaient sur le marché pour se hâter de les révéler aux autres, et les enfants portaient des couronnes et des drapeaux multicolores. Les plus convaincus commençaient même à vendre leurs biens, pour avoir des mulets et des chariots sous la main et ne pas perdre de temps en préparatifs, le jour où retentirait le signal du retour. Ne devaient-ils pas se mettre en route quand le chandelier voyageait par le monde ? Le messager qui avait naguère accompagné l’objet sacré n’était-il pas en chemin ? Un présage, un miracle comme celui-ci s’était-il jamais manifesté de leurs jours ?

Toutes les communautés averties à temps avaient chacune désigné un des leurs pour assister à l’arrivée de la menorah à Byzance et donner son avis. Les hommes ainsi choisis frémissaient de joie et bénissaient l’Éternel. Boutiquiers modestes et humbles artisans pour la plupart, dont l’existence obscure et médiocre s’écoulait au milieu de difficultés et de dangers quotidiens, ils étaient ravis à la pensée de participer à un événement aussi merveilleux et de voir l’homme dont Dieu avait manifestement prolongé la vie pour qu’il accomplît l’acte libérateur. Ils achetèrent ou empruntèrent de somptueux habits, comme s’ils étaient conviés à une grande fête ; ils jeûnèrent, se baignèrent et prièrent tous les jours précédant leur départ, pour recevoir leur mission purs de corps et d’esprit. Et lorsqu’ils se mirent en route, la communauté de leur ville ou de leur village les escorta pendant une journée. Dans toutes les localités qu’ils traversèrent pour aller à Byzance, ils logèrent chez de pieuses personnes qui recueillirent de l’argent pour le rachat du chandelier. Ces petits émissaires d’un peuple faible et misérable marchaient d’un air fier et mystérieux, comme s’ils eussent été les ambassadeurs d’un puissant monarque ; quand ils se rencontraient et poursuivaient ensemble leur voyage, ils s’entretenaient avec émotion de ce qui allait arriver et, à mesure qu’ils parlaient, leur enthousiasme grandissait. Plus ils s’exaltaient les uns les autres, plus ils se persuadaient qu’ils allaient assister à un miracle et au changement de destinée de leur peuple, annoncé depuis si longtemps.

Essaim grouillant et turbulent, tous étaient là dans la synagogue de Pera, bavardant et se querellant, questionnant et donnant des conseils. Soudain, le jeune garçon que dans leur impatience ils avaient envoyé aux nouvelles, arriva hors d’haleine, agitant une étoffe au-dessus de sa tête pour montrer que l’hôte tant désiré, parti en bateau de Byzance, avait débarqué. Ceux qui étaient encore assis se dressèrent d’un bond, ceux qui venaient de crier et de se disputer se turent ; l’un d’eux, un ancien, s’évanouit sous la violence de l’émotion. Personne, pas même le chef, n’osait aller au-devant de Benjamin. Ils étaient là debout, plongés dans l’attente et retenant leur souffle, et quand, accompagné de Joachim, ils virent Marnefesch, avec sa majestueuse barbe blanche et son regard noir et étincelant, s’approcher du temple, ils crurent avoir devant eux une figure de patriarche, Samuel conduit par l’enfant, le seigneur et maître du miracle en personne. Alors, leur enthousiasme éclata. On les entendit clamer : « Bénie soit ta venue parmi nous ! Béni soit ton nom ! » Ils se précipitèrent autour de lui. Ils baisaient ses vêtements, et des larmes coulaient le long de leurs joues desséchées ; ils se poussaient et se bousculaient pour toucher d’un doigt pieux le bras sacré que le divin chandelier avait brisé. Le chef de la communauté dut lui faire un rempart de son corps, sinon ces gens surexcités l’eussent étouffé dans leur exaltation.

Benjamin fut vivement surpris de la violence de leur ferveur. Qu’attendaient-ils, qu’espéraient-ils de lui ? Il fut effrayé par l’immensité de l’espoir qu’ils mettaient en lui. Il les repoussa avec une douce fermeté.

– Ne me regardez pas ainsi ! Ne m’élevez pas, pour que je ne m’élève pas moi-même ! N’attendez de moi aucun prodige ! Contentez-vous d’espérer patiemment ! Car c’est pécher que d’exiger un miracle comme une chose due.

Tous baissèrent la tête, confus que Benjamin eût deviné leur pensée secrète. Et ils rougirent de leur impétuosité. Doucement, ils s’écartèrent pour que le chef pût le conduire vers le siège confortable qu’on lui avait préparé et qui dominait ostensiblement les autres. Mais Benjamin de nouveau leur dit :

– Non, ne m’élevez pas ! Je ne veux pas être assis plus haut que vous ! Car je ne vous suis pas supérieur ! Peut-être même suis-je l’un des plus humbles d’entre vous. Je ne suis qu’un vieil homme à qui Dieu a laissé peu de force. Je ne suis venu que pour vous voir et pour vous conseiller. Mais n’espérez pas de moi un miracle !

Ils se plièrent à son désir, et il prit place parmi eux, impassible au milieu de l’effervescence générale. C’est alors seulement que le chef de la communauté se leva pour le saluer :

– La paix soit avec toi ! Bénie soit ta venue, béni soit ton départ ! Nos âmes sont ravies de te voir !

Il régnait un silence solennel. Puis le chef continua d’une voix posée :

– Nos frères de Rome nous avaient annoncé ton arrivée et nous avons fait tout ce que nous avons pu. Nous avons ramassé de l’argent de tous les côtés pour tâcher de délivrer la menorah. D’autre part nous avions préparé un présent pour nous concilier la faveur de l’empereur, nous nous disposions à lui offrir ce que nous avions de plus précieux, une pierre de la maison de Schélomo que nos pères ont sauvée de sa ruine. Car il est possédé en ce moment par le désir d’édifier un temple qui dépasse tous les autres en splendeur et il accumule à cette intention ce qu’il y a de plus magnifique et de plus sacré dans le monde. Tout cela, nous l’avons fait de gaieté de cœur. Mais nous avons tremblé en apprenant ce que nos frères de Rome attendaient de nous : te ménager une audience auprès de Justinien pour le prier de nous restituer le saint chandelier. Grande fut notre frayeur, car le souverain de ce pays ne nous aime pas. Il est d’ailleurs intolérant envers tous ceux qui ne partagent pas ses croyances, qu’il s’agisse de païens, de Juifs, ou même de chrétiens d’une autre obédience. Il ne tardera sans doute même pas à nous chasser. Et comme jamais il n’a laissé aucun des nôtres paraître devant lui, j’étais donc venu le cœur navré pour te dire : ce que nos frères de Rome demandent est impossible. L’empereur ne reçoit pas les Juifs !

Un long et terrible silence succéda aux paroles du chef. Tous baissaient la tête, consternés. Où était le miracle qu’ils attendaient ? Comment un changement pourrait-il se produire dans leur destinée, si l’empereur refusait de voir et d’entendre l’envoyé de Dieu ? Mais le chef reprit d’une voix plus forte :

– Heureusement, faisons une fois de plus cette admirable et réconfortante constatation : rien n’est impossible avec l’aide de Dieu. Au moment où j’entrais ici l’âme ulcérée, un membre de la communauté, l’orfèvre Zacharie, homme pieux et juste, vint à moi et m’annonça que le vœu de nos frères de Rome était exaucé. Pendant que nous perdions notre temps en discussions et en efforts stériles, il agissait en silence et ce qui paraissait irréalisable aux plus sages d’entre nous s’est réalisé en secret. Parle, Zacharie !

Quelqu’un se leva à l’un des derniers rangs : c’était un petit homme chétif et contrefait, confus d’être le point de mire de tous les regards. Il baissait la tête pour cacher sa rougeur, en artisan solitaire et silencieux qui redoutait de parler en public. Il toussota à plusieurs reprises, mais sa voix demeura frêle comme celle d’un enfant.

– Ne me glorifiez pas, rabbi, murmura-t-il, mon mérite n’est pas grand. Dieu m’a facilité la chose. Le trésorier de l’empereur est animé de bons sentiments à mon égard ; depuis trente ans je travaille pour lui tous les jours, et quand le peuple se révolta contre l’empereur, voici quelques années, pillant et incendiant les maisons des courtisans, je le cachai chez moi pendant trois jours, lui, sa femme et son enfant, jusqu’à ce que tout danger eût disparu. Quoique je n’eusse jamais fait appel à lui, je savais que je pouvais lui demander n’importe quoi. Aussi, lorsque j’appris que Benjamin était en route, j’allai le trouver et il consentit à annoncer à Justinien qu’une importante et mystérieuse ambassade traversait la mer pour venir lui rendre visite. Dieu donna à ses paroles le pouvoir de convaincre l’empereur, qui accepta de recevoir la délégation. Demain, les portes de la Chalké, la fameuse salle des audiences du palais, s’ouvriront devant Benjamin et le chef de notre communauté.

Zacharie se tut et se rassit modestement. Tous se taisaient et frémissaient. Un Juif approcher l’inaccessible ! Cela n’était-il pas un prodige ? Leurs cœurs palpitaient, ils écarquillaient les yeux, et l’ange de la grâce planait au-dessus de ce silence respectueux. Mais Benjamin poussa un douloureux gémissement :

– Mon Dieu, ô mon Dieu ! Qu’exigez-vous de moi ! Mon cœur est timide et j’ignore la langue du pays ! Comment paraîtrai-je devant l’empereur ? Et pourquoi moi justement ? J’étais seulement destiné à être le témoin, à voir le chandelier, et non pas à le reprendre, à le reconquérir ! Ne me désignez pas ! Qu’un autre aille à ma place ! Je suis trop vieux, trop faible !

Tous tremblèrent. Un miracle se préparait et celui qui était choisi pour l’accomplir se dérobait. Mais tandis qu’ils cherchaient le moyen de vaincre ses hésitations, Zacharie se leva de nouveau sans bruit, et d’une tout autre voix, devenue ferme et décidée, il dit :

– Non, il faut que ce soit toi ! Ma peine ne fut pas bien grande, certes ; cependant je ne l’eusse pas prise pour quelqu’un d’autre ! Car si l’un de nous rend jamais le repos au chandelier, ce sera toi, j’en suis persuadé !

Benjamin le regarda fixement : « Comment peux-tu le savoir ? » Mais Zacharie répéta d’un ton calme et obstiné :

– J’en ai la certitude depuis longtemps. Toi seul rendras le repos au chandelier.

Le cœur du vieillard fut ébranlé par tant d’assurance. Il regarda attentivement l’orfèvre qui lui souriait d’un air persuasif. Il lui sembla qu’il avait déjà vu autrefois ce regard. De son côté, Zacharie paraissait s’apercevoir qu’on le reconnaissait, car son sourire s’accentua et s’adressant à Benjamin par-dessus les autres, comme pour lui faire une confidence :

– Te rappelles-tu, lors de cette fameuse nuit, un certain Hyrcanos ben Hillel qui fit route avec les vieillards de la communauté ? » Benjamin sourit à son tour : – Comment ne me souviendrais : je pas de lui ? J’ai retenu les moindres paroles, les moindres faits de cette nuit bienheureuse.

– Eh bien ! je suis son arrière-petit-fils, poursuivit Zacharie. Orfèvres nous sommes et nous le restons tous dans notre famille. Les empereurs et les rois qui ont besoin d’un fondeur ou d’un trésorier le choisissent toujours parmi nous. À Rome, tu le sais, Hyrcanos ben Hillel gardait la menorah captive en même temps que les trésors de l’empire ; et depuis lors, où que nous vivions, nous attendons l’heure où le chandelier réapparaîtra dans un autre trésor. Mon grand-père a raconté à mon père, qui me l’a rapporté, que la nuit où ton bras fut brisé, le rabbi Eliezer avait dit de toi une chose que le petit enfant que tu étais ne pouvait comprendre : sa prouesse et sa souffrance doivent avoir une signification. Si quelqu’un délivre jamais le chandelier, ce sera lui !

Tous frémissaient. Benjamin inclina la tête. Saisi par l’émotion, il déclara : « Personne ne fut aussi bienveillant pour moi cette nuit-là que le rabbi Eliezer, et sa parole m’est sacrée. Pardonnez à la pusillanimité de mon cœur. Je fus brave autrefois ; seuls l’âge et le temps m’ont rendu hésitant. Mais encore une fois, je vous en supplie, n’attendez pas de moi un miracle ! Vous voulez que je me rende chez celui qui détient le chandelier : j’irai. Malheur à celui qui se dérobe à une pieuse démarche ! Dieu m’a donné peu d’éloquence ; cependant avec son aide je trouverai peut-être les mots nécessaires ! »

La voix du vieillard avait faibli, et sa tête restait courbée comme sous le poids de sa mission. Doucement, il ajouta : « Pardonnez-moi, il faut à présent que je vous quitte. Je suis vieux, le voyage et cette journée m’ont épuisé. Permettez que j’aille me reposer. »

Tous s’écartèrent avec déférence. Seul son guide, l’impétueux Joachim, ne put contenir son impatience. Il lui demanda, en le conduisant vers la couche qu’on lui avait préparée :

– Mais que vas-tu dire demain à l’empereur ?

Le vieillard ne leva pas les yeux ; il murmura comme s’il se parlait à lui-même :

– Je n’en sais rien. Je ne veux pas y penser. Il n’y a plus de force en moi. Tout me sera donné, et Dieu y pourvoira.

Cette nuit-là les Juifs de Pera restèrent encore longtemps réunis. Personne n’avait sommeil ; ils discutaient et péroraient sans fin, bien éveillés et les yeux ardents. Jamais encore ils ne s’étaient sentis aussi près du merveilleux. Se pouvait-il réellement que leur dispersion et les cruels tourments de l’exil prennent fin ? Qu’ils cessent d’être toujours pourchassés, persécutés et de craindre éternellement pour le lendemain, pour l’heure qui vient ? Était-il possible que ce vieillard qui avait siégé en personne parmi eux fût véritablement l’envoyé du Seigneur, un de ces porteurs de la Parole comme il en naissait jadis au sein de leur peuple et qui savaient inciter le cœur des rois à la justice ? Bonheur inespéré ! joie ineffable ! ils allaient enfin pouvoir rapatrier les objets sacrés, reconstruire le temple et vivre dans son ombre… Toute cette folle nuit, ils discoururent avec exaltation sur ce sujet et leur conviction s’affermissait de plus en plus. Ils avaient déjà oublié les recommandations du vieillard, leur disant de n’attendre de lui aucun prodige, car ces hommes n’avaient appris dans leurs livres saints qu’à croire aux miracles de Dieu. Comment d’ailleurs eussent-ils pu vivre, ces proscrits, ces éternels opprimés, sans l’attente incessante de la délivrance ? Plus la nuit s’avançait, plus le jour prochain leur semblait long à venir ; ils n’étaient plus maîtres de leurs nerfs. À tout moment ils regardaient le sablier qui se vidait avec une lenteur désespérante. Les uns allaient sans cesse à la fenêtre, les autres sortaient continuellement dans la rue pour voir si l’aube ne blanchissait pas au loin sur la mer sombre et si le ciel n’allait pas bientôt s’embraser comme leurs cœurs brûlants.

Le chef avait beaucoup de peine à calmer sa communauté, d’ordinaire si docile. Ils voulaient tous se rendre le jour même à Byzance, accompagner Benjamin et attendre devant le palais pendant qu’il parlerait à l’empereur, au maître du monde, afin de prendre une part plus active et plus intime au miracle. Le chef fut obligé de se montrer sévère et de leur rappeler le risque qu’il y avait à se rendre en cortège ou seulement en nombre inusité devant la résidence impériale, car le peuple était hostile aux Juifs, et il était toujours dangereux pour eux d’attirer l’attention ; il dut même user de menaces pour qu’invisibles et cachés, ils restassent à prier l’Invisible dans la synagogue de Pera, pendant que Benjamin serait introduit auprès du grand monarque. Ils passèrent tout le jour en oraisons et en jeûnes. Ils priaient avec autant de force et de ferveur que si le cœur de chacun d’eux eût renfermé toute la nostalgie des Juifs de la terre, et leur esprit demeurait fermé à toute pensée autre que celle-ci : puisse l’Éprouvé accomplir le miracle et faire disparaître la malédiction de l’exil qui pèse sur le peuple.

Il était près de midi, l’heure fixée pour l’audience, lorsque Benjamin en compagnie du chef de la communauté franchit la vaste place rectangulaire qui s’étendait devant le palais de Justinien. Derrière eux, le jeune et robuste Joachim marchait avec effort, portant sur ses épaules un lourd et mystérieux fardeau. Graves et calmes, les deux vieillards s’avançaient à pas lents dans leurs vêtements simples et sombres vers la porte de bronze de la Chalké par laquelle on accédait à la somptueuse salle du trône de l’empereur de Byzance. Mais ils durent faire antichambre bien au-delà de l’heure fixée ; c’était une tactique habituelle à la cour byzantine de faire patienter longuement ambassadeurs et suppliants dans le vestibule, pour qu’ils se persuadent bien de l’extraordinaire faveur qui leur était accordée de contempler le visage du plus puissant prince de l’univers. Sans se soucier d’eux, durant une heure, puis deux, puis trois, on laissa déambuler les deux vieillards sur le marbre froid, sans leur offrir un siège ni même un tabouret. Devant eux, autour d’eux les dignitaires et les gras eunuques, les gardes et les esclaves vêtus de couleurs éclatantes s’affairaient inutilement ; personne ne faisait attention à nos visiteurs, personne ne leur adressait un mot ni un regard. Les mosaïques multicolores des murs semblaient les toiser froidement, cependant qu’au-dessus d’eux les dorures étincelantes de la coupole, supportées par de fines colonnes, confondaient leurs rayons avec ceux du soleil. Mais Benjamin et le chef de la communauté patientaient en silence. Les vieillards savent attendre. Ils avaient vu trop d’années s’écouler pour attacher de l’importance à une heure de plus ou de moins. Seul le bouillant Joachim regardait curieusement tous ceux qui passaient et comptait sans arrêt les cubes des mosaïques pour abréger l’insupportable longueur du temps.

Enfin, lorsque le soleil commençait à décliner, le praepositus sacri cubiculi vint à eux et les instruisit dans le cérémonial rigoureux imposé à ceux qui avaient l’honneur d’être présentés à la face de l’empereur. Dès que la porte s’ouvrirait, leur dit-il, ils feraient vingt pas la tête baissée et s’arrêteraient à l’endroit où une veine blanche traversait les dalles de marbre multicolores ; ils ne s’approcheraient pas davantage, afin que leur haleine ne se mêlât pas à celle de Justinien. Avant de se permettre de lever les yeux vers l’autocratos, ils se jetteraient trois fois sur le sol, les bras et les jambes allongés. Ils pourraient alors s’avancer vers le trône de porphyre et baiser la longue traîne pourpre du basileus.

– Je me refuse à cela, murmura Joachim avec colère, nous ne devons nous prosterner à terre que devant Dieu, et pas devant une créature humaine.

– Tais-toi, répondit sévèrement Benjamin. Pourquoi ne baiserions-nous pas la terre ? N’est-elle pas aussi l’œuvre de l’Éternel ? Et quand bien même il serait défendu de se prosterner devant un homme, il est permis de pécher pour le bien d’une cause sacrée !

À ce moment la porte d’ivoire de la salle d’audience s’ouvrit. Une ambassade caucasienne, venue pour rendre hommage à l’empereur, sortit. La porte se referma derrière eux sans bruit. Cependant ces étrangers en bonnets de fourrure et habits de velours s’arrêtèrent, troublés ; la consternation se peignait sur leurs visages : Justinien avait dû les traiter durement ou du moins avec hauteur, parce qu’ils ne lui offraient que l’alliance de leur nation, au lieu de sa soumission complète. Joachim examinait avec curiosité ces gens au costume bizarre, lorsque le praepositus lui enjoignit de charger son fardeau sur ses épaules et engagea ses compagnons à se conformer scrupuleusement à ses recommandations. Puis, de sa canne d’or, il heurta d’un coup léger la porte en ivoire qui s’ouvrit sans bruit de l’intérieur ; les trois hommes, auxquels sur un signe du praepositus s’était joint un interprète, pénétrèrent dans le consistorium, la vaste salle du trône de l’empereur de Byzance.

Ils virent deux haies immobiles de soldats vêtus de rouge, s’étendant jusqu’au centre de l’immense pièce ; chaque soldat portait l’épée au côté, une longue lance dans la main droite et sur l’épaule la redoutable hache à deux tranchants ; un casque doré orné d’une longue crinière couvrait leur chef. Tous de même taille, de même corpulence, ils formaient deux rangs compacts, d’un alignement impeccable, à la façon des pierres d’un mur ; derrière eux, dans la même attitude pétrifiée, se tenaient les officiers des cohortes avec leurs bannières. Les trois Juifs et l’interprète s’avancèrent entre ces deux rangées de statues, aux yeux fixes comme les corps, et dont aucune ne les regardait. Ils marchèrent sans bruit dans un silence complet vers le fond de la pièce où sans doute – car ils n’avaient pas encore le droit de redresser la tête – Justinien les attendait. Le praepositus qui les précédait s’arrêta soudain, la canne haute ; mais lorsque, comme ils étaient autorisés à le faire, ils levèrent les yeux vers le trône de l’empereur, ils ne virent rien, ni trône ni empereur : une large tenture de soie tendue en travers de la vaste salle leur masquait la vue. Interdits, ils s’arrêtèrent tous trois devant cet obstacle coloré.

Le maître des cérémonies brandit encore une fois sa canne. Tirés par d’invisibles cordons, les rideaux s’écartèrent en froufroutant et le basileus apparut dans le fond, assis sur un trône serti de pierreries, placé au sommet de trois marches de porphyre et surmonté par une coupole d’or. Cet homme gros et fort gardait une immobilité si parfaite qu’il semblait plus son portrait que lui-même ; son front disparaissait dans le rayonnement de sa couronne d’or qui brillait comme une auréole. Autour de lui, formant un large cercle, ses gardes en tuniques blanches, casqués d’or, une chaîne d’or autour du cou, et devant eux les sénateurs et les dignitaires, dans leurs amples vêtements de soie pourpre, semblaient aussi être des statues. On eût dit que leur souffle s’était arrêté, que leur regard s’était figé ; le but de cette immobilité étudiée était visiblement de glacer d’effroi le cœur de ceux qui paraissaient pour la première fois devant le maître de l’univers.

Effrayés en effet, le chef et Joachim baissèrent les yeux comme des gens subitement éblouis par le soleil de midi. Seul le vieux Benjamin regardait Justinien avec sérénité. Il avait vu dix empereurs et maîtres de Rome se succéder au cours de sa longue existence ; il savait donc qu’en dépit de leur couronne et de leurs insignes magnifiques, les monarques étaient eux aussi de simples mortels qui mangeaient et buvaient, aimaient et expiraient comme les autres hommes. Son âme demeurait ferme et il ne tremblait pas. Tranquillement il tenait les yeux levés pour lire dans ceux du souverain qu’il était chargé d’implorer.

Soudain il reçut un coup impérieux dans le dos : c’était la canne du praepositus qui lui rappelait le cérémonial prescrit. Si pénible que fût cette gymnastique à ses membres fatigués, il se jeta à plat ventre sur le marbre glacé, les bras et les jambes allongés, et appuya trois fois son front contre le sol ; sa barbe broussailleuse fit un bruit étrange en balayant la pierre froide. Puis il se redressa avec l’aide de Joachim, s’approcha des marches du trône en pliant l’échiné et baisa l’ourlet du manteau de pourpre impérial.

Justinien ne bougea pas. Sa pupille immobile avait l’air d’une émeraude, sa paupière était fixe, ses sourcils ne remuaient pas. Son œil dur regardait au loin, par-dessus la tête du vieillard. Que lui importait à lui, l’empereur, ce qui se passait à ses pieds, ce vermisseau qui rampait au bas de sa robe !

Cependant sur un signe du maître des cérémonies, les trois visiteurs s’étaient reculés et mis en rang ; seul l’interprète s’avança d’un pas en sa qualité de porte-parole. Le praepositus leva encore une fois sa canne. Alors le truchement commença à parler. Ces Juifs, dit-il, étaient chargés par leurs coreligionnaires de Rome de féliciter et de remercier le maître du monde d’avoir vengé Rome et purgé la terre et la mer des odieux pirates qui les infestaient. D’autre part, ayant appris que l’empereur toujours sage voulait construire en l’honneur de la Sainte Sagesse un temple, Haghia Sophia, qui dépassât tous les autres en splendeur, les Juifs de l’univers – qui appartenait à l’empereur – avaient résolu malgré leur pauvreté de contribuer à la grandeur de cet édifice. Modeste était leur don, mesuré à la magnificence de l’empereur, mais c’était depuis toujours la chose la plus vénérable et la plus sacrée qu’ils possédassent. Lorsque leurs aïeux avaient émigré de Jérusalem, ils avaient sauvé une pierre du Temple. Ils la lui offraient pour que ce fragment de la sainte maison de Schélomo fît corps avec la sainte maison de Justinien et attirât sur celle-ci la bénédiction du Giel.

Sur un signe du praepositus, Joachim apporta la lourde pierre et la déposa à côté des présents que les ambassadeurs caucasiens avaient mis en tas à gauche du trône, fourrures, ivoires des Indes et cachemires brodés. Mais les yeux de Justinien ne se tournèrent ni vers l’interprète ni vers l’offrande. Il regardait dans le vide par-dessus tout ce qui l’entourait, d’un air absent et ennuyé ; il se contenta de remuer nonchalamment les lèvres pour dire sur un ton dédaigneux et maussade :

– Demande-leur ce qu’ils désirent !

L’interprète expliqua dans son langage fleuri que parmi le butin magnifique rapporté par Bélisaire se trouvait un objet de peu de valeur, mais particulièrement cher au peuple juif : c’était un chandelier à sept branches que les païens avaient emporté au-delà des mers et qui avait été ravi autrefois au temple de Schélomo. Ils suppliaient l’empereur de bien vouloir leur remettre ce chandelier ; ils le lui payeraient le double, le décuple de son poids d’or. Il n’y aurait pas sur terre une maison, une cabane habitée par un Juif où on ne prierait chaque jour pour rendre grâce au plus généreux des empereurs et pour la durée de son règne.

L’œil du basileus demeura fixe. Il répondit avec humeur : « Je ne veux pas des prières des infidèles. Demande-leur quelles sont les vertus de l’objet et ce qu’ils comptent en faire.

Le truchement traduisit ces paroles en regardant Benjamin qui frissonnait et sentait ses membres se glacer sous le froid regard de Justinien. Le vieillard devinait de la résistance et il craignait de ne pouvoir la vaincre ; il tendit une main implorante et murmura :

– Seigneur, songe que cette relique est le dernier de ses objets sacrés qui reste à notre peuple ! On a détruit notre ville, rasé nos murailles, démoli notre temple ! Rien de ce que nous aimions et révérions ne s’est conservé, seul ce chandelier a résisté aux assauts du temps. Il a des milliers d’années, il est ce qu’il y a de plus vieux au monde ; il voyage à l’étranger depuis des siècles, et notre peuple n’aura pas de repos tant que dureront ses pérégrinations. Seigneur, aie pitié de nous ! Ce chandelier est tout notre bien ! Rends-le-nous ! Souviens-toi que Dieu t’a tiré de l’obscurité pour t’élever au trône et qu’il t’a fait riche parmi les hommes ! : Celui à qui il donne doit donner à son tour, c’est Sa loi ! Qu’est-ce pour toi, Seigneur, que ce candélabre errant ? Écoute ma prière et rends-lui la paix !

Le truchement répéta ce discours, avec force enjolivures de cour. L’empereur l’écouta, l’air indifférent. Mais quand il apprit que Benjamin avait fait allusion à l’obscurité de son extraction, son visage s’assombrit. Justinien n’aimait pas qu’on lui rappelât, lui l’image de Dieu sur terre, qu’il était issu d’humbles paysans d’un village de Thrace. Il fronça les sourcils et ouvrit la bouche pour émettre un refus.

Avec cette perspicacité que donne l’inquiétude, Benjamin avait deviné la réponse qu’allait faire l’empereur et il entendait déjà le terrible, l’irrévocable « non-résonner » dans son cœur. La peur le prit. Elle le poussa en avant comme une main invisible, et oubliant le règlement qui interdisait de franchir la veinure blanche du marbre, il s’approcha – à la stupeur générale – tout près du trône. Puis, levant le bras dans un geste inconscient pour conjurer l’empereur, il dit :

– Seigneur, il y va de ta ville, de ton empire ! Ne te flatte pas d’empêcher ce que personne n’a pu empêcher jusqu’ici ! Babylone, Rome et Carthage étaient grandes, elles aussi, et pourtant les temples qui ont renfermé le chandelier se sont écroulés, les murailles qui l’emprisonnaient se sont abattues ! Lui seul demeurait intact quand tout s’effondrait autour de lui. Il brise le bras de qui veut s’en emparer, ceux qui troublent sa quiétude perdent eux-mêmes le repos ! Malheur à qui détient le bien d’autrui ! Car Dieu ne donnera pas la paix aux hommes tant que son saint emblème ne sera pas rentré dans le saint lieu. Tu m’as entendu, Seigneur, remets-nous le chandelier !

Tout le monde était interdit. Personne n’avait compris ces violentes paroles. Et les dignitaires n’avaient vu qu’une chose avec effroi, c’est que le visiteur s’était permis ce que personne n’avait jamais encore osé : s’avancer vers l’empereur et couper la parole avec véhémence à ce tout-puissant de la terre. Ils regardaient en frémissant le vieillard qui restait là, bouleversé par l’excès de sa douleur ; des larmes roulaient dans sa barbe et ses yeux étincelaient de colère. Le chef de la communauté, apeuré, s’était écarté bien loin derrière lui, l’interprète avait reculé. Seul Benjamin demeurait tout près de l’empereur, face à face avec le basileus.

Justinien était sorti de son immobilité. Il jeta un regard peu rassurant sur le véhément vieillard, puis se tourna avec impatience vers l’interprète pour qu’on lui traduisît ses paroles. Ce dernier les atténua prudemment en demandant tout d’abord que l’Empereur, dans sa mansuétude, veuille bien pardonner au vieillard son inconvenance. Le souci sincère que lui causait le bien de l’empire lui avait fait perdre la tête : la malédiction divine était sur cet objet. Il portait malheur à tous ceux qui l’avaient en leur possession, et les cités où il se trouvait tombaient aux mains de l’ennemi. Le vieil homme avait cru de son devoir d’avertir l’empereur et de l’engager à libérer le chandelier de cette malédiction en le rendant à sa ville d’origine, Jeruscholajim.

Justinien écoutait, le front plissé : l’insolence de ce vieux Juif insensé qui avait osé élever la voix et le poing en sa présence l’irritait. Mais en même temps une certaine inquiétude s’éveillait en lui. Car ce fils de paysan était superstitieux et comme tous les favoris de la fortune, il redoutait fort les sortilèges et les présages. Il garda le silence un moment et réfléchit. Puis il ordonna sur un ton sec :

– Soit ! Qu’on recherche l’objet dans le butin et qu’on l’envoie à Jeruscholajim !

Le vieillard frémit lorsque l’interprète lui traduisit ces mots. La bienheureuse réponse traversa son âme et l’illumina comme un éclair. Le but de sa vie était atteint. L’Éternel n’avait pas voulu qu’il mourût avant cette minute. Sans trop savoir ce qu’il faisait, il éleva en tremblant son bras valide, comme s’il tentait, dans sa reconnaissance, de l’élever jusqu’à Dieu.

Mais le ravissement qui éclairait le visage de Benjamin n’échappa pas au regard perçant de Justinien. Une joie mauvaise l’envahit. Il ne fallait pas que ce Juif insolent allât se glorifier auprès de son peuple d’avoir influencé l’empereur. Il sourit méchamment :

– Ne te réjouis pas trop tôt ! Car ce n’est pas à vous, Juifs, que le chandelier appartiendra, et il ne servira pas votre faux culte !

Et s’adressant à l’évêque Euphémius assis à sa droite, il dit :

– Quand à la nouvelle lune tu te rendras à Jeruscholajim pour y bénir l’église que Théodora a fait construire, tu emporteras le chandelier. Mais il n’éclairera pas l’autel, on le placera au-dessous sans l’allumer, pour que chacun voie combien notre croyance est supérieure à la leur et combien la vérité est au-dessus de l’erreur. Il sera cependant dans la véritable Église et non chez ceux qui n’ont pas reconnu le Sauveur lorsqu’il est venu chez eux.

Le vieillard tressaillit. Sans comprendre les paroles étrangères, il avait deviné, au méchant sourire qui se dessinait sur les lèvres de l’empereur, que celui-ci venait d’ordonner quelque chose contre eux. Il voulut se jeter encore une fois à ses pieds pour essayer de le faire changer d’avis. Mais déjà Justinien avait fait signe au praepositus. Celui-ci leva sa canne et les rideaux se refermèrent en bruissant : l’empereur et son trône avaient disparu, l’audience était terminée.

Benjamin était là, comme étourdi, devant la tenture fermée. Le maître des cérémonies lui toucha l’épaule : il fallait quitter les lieux. Le regard sombre, appuyé sur Joachim, le vieillard sortit en chancelant. Pour la seconde fois, il le sentait, Dieu l’avait repoussé au moment où sa main allait saisir l’objet sacré. Ce n’était pas encore l’heure. Le chandelier appartenait toujours aux tyrans.

À quelques pas du palais impérial, Benjamin Marnefesch, l’homme par deux fois rudement éprouvé, vacilla soudain. Le chef et Joachim durent employer toute leur force pour soutenir le vieillard titubant. Ils le portèrent dans une maison voisine et retendirent. Son visage avait perdu toute couleur et ses yeux s’étaient clos. Ils le crurent à l’agonie : ses mains exsangues pendaient mollement, et le chef inquiet, en tâtant son cœur, ne perçut que de faibles et timides battements. La prière qu’il venait d’adresser à l’empereur semblait avoir épuisé ses dernières forces et pendant plusieurs heures, il demeura dans un état de complète insensibilité. Le soir commençait à tomber lorsqu’à la stupéfaction des deux hommes le moribond se redressa soudain et les fixa d’un œil égaré, comme s’il revenait de l’autre monde. Mais ensuite, les reconnaissant, il leur ordonna – à leur nouvel étonnement – de le conduire sans délai à la synagogue de Pera pour qu’il fît ses adieux à la communauté. En vain l’engagèrent-ils à se ménager et à se reposer encore, le vieillard s’entêta dans sa résolution ; il fallut le transporter sur une civière et l’emmener en bateau à Pera. Durant le voyage il ne desserra pas les lèvres et son regard était celui d’un somnambule.

Les Juifs de Pera connaissaient depuis longtemps l’arrêt de l’empereur. Mais ils avaient escompté trop fermement un miracle pour pouvoir se réjouir de cette décision. C’était un succès vraiment trop mince, comparé à ce qu’ils avaient espéré. La menorah n’allait-elle pas être une fois de plus enfermée dans les murs d’un temple étranger ? Et eux ne continueraient-ils pas à errer et à languir au loin ? En vérité ce n’était pas le sort du chandelier qui les rendait inquiets, mais le leur ! Ils étaient là navrés, déçus et pleins d’une sourde colère. Ah ! les présages mentaient toujours et bien fous ceux qui s’y fiaient ! Si, vus de leur exil, les prodiges glorifiés dans l’Écriture resplendissaient comme de flamboyants nuages éclairant l’horizon, ils ne s’accomplissaient plus jamais de leurs jours. Dieu oubliait son peuple, il abandonnait l’élu de jadis, indifférent à sa détresse et à son affliction. Il ne suscitait plus de prophètes pour parler en son nom ; il était insensé de croire à des présages et d’attendre un miracle, un changement de fortune ! Ils ne priaient plus, ils ne jeûnaient plus, les Juifs de la synagogue de Pera ! Chacun boudait dans son coin et mangeait avec dépit son pain frotté d’oignon. L’espérance n’enflammait plus leurs regards, n’éclairait plus leur front : ils étaient redevenus les petits hommes pitoyables de toujours, de pauvres Juifs accablés, et leurs pensées qui tout à l’heure encore montaient avec force vers Dieu, reprenaient leur cours mesquin et terre à terre comme leur existence. Ils faisaient leurs comptes, geignaient, se plaignaient les uns aux autres d’avoir entrepris ce long voyage inutile et dispendieux, et regrettaient les bons vêtements qu’ils avaient usés en chemin, le temps perdu et les affaires manquées. Ils redoutaient d’affronter en rentrant les railleries des incrédules et les querelles de leurs femmes impatientes. Et comme les hommes se retournent toujours avec colère contre ceux qui, ayant exalté leur imagination, les déçoivent ensuite et les rejettent dans leur médiocrité, une sombre rancune s’accumulait en eux contre leurs frères de Rome et contre Benjamin, ce faux messager : c’était certes un homme rudement éprouvé, mais haï de Dieu et qui portait malheur. Aussi, quand à la tombée de la nuit Marnefesch parvint à la synagogue, ils lui manifestèrent clairement leur ressentiment. Ils ne se levèrent plus avec crainte à son approche comme la veille et ne le saluèrent pas ; au contraire ils détournèrent ostensiblement les yeux : que leur importait ce vieux Juif de Rome ! Il était aussi impuissant qu’eux et Dieu ne se souciait pas plus de lui que de leur triste destin à tous.

Benjamin s’aperçut aussitôt de la malveillance sourde de ce mutisme et il sentit leur rancœur contenue. Il remarqua avec douleur qu’ils baissaient la tête pour éviter de le regarder, et leur déception le bouleversa comme s’il en était réellement responsable. Il pria le chef de leur annoncer qu’il avait une communication à leur faire ; celui-ci obéit. Les Juifs dans leur coin relevèrent la tête à contrecœur : qu’avait-il encore à dire cet étranger, ce faux prophète ? Cependant ils furent pris de pitié en voyant le vieillard se lever de son siège en s’appuyant sur son bâton. Il ne se redressa pas entièrement, mais resta, lui, le plus vieux de tous, courbé comme un pénitent devant l’assemblée silencieuse.

– Frères, dit-il avec effort, je suis revenu pour prendre congé de vous. Et aussi pour m’incliner devant vous, car j’ai affligé vos cœurs sans le vouloir. C’est malgré moi, vous le savez, que j’ai été trouver l’empereur ; mais comment vous aurais-je résisté puisque vous l’exigiez ? Lorsque j’étais enfant, les vieillards m’ont arraché à mon sommeil et emmené avec eux sans me consulter ; ils n’ont cessé de me répéter que j’étais sur terre pour délivrer le chandelier. Croyez-moi, mes frères, il est terrible d’être celui que Dieu appelle toujours et n’exauce jamais, auquel il fait des promesses qu’il ne réalise point. Mieux vaut pour celui-là rester dans l’ombre sans que personne fasse attention à lui : pardonnez-moi, oubliez-moi et ne vous souciez plus de mon sort. Ne prononcez plus le nom de celui qui n’était pas l’élu. Attendez patiemment la venue du juste qui délivrera le peuple et le chandelier.

Le vieillard s’inclina trois fois devant la communauté, comme un coupable qui confesse sa faute. Trois fois il se frappa la poitrine de sa faible main gauche – la droite pendait inerte et sans vie –, puis il se redressa et gagna la porte. Personne ne se leva, personne ne lui répondit. Seul Joachim, se souvenant que son devoir était de l’aider, le rattrapa sur le seuil. Mais Benjamin le repoussa avec fermeté :

– Retourne à Rome. Si l’on s’enquiert de moi, dis que Marnefesch n’est plus et qu’il n’était pas l’élu. Qu’ils oublient mon nom et qu’ils ne récitent point de prière en mon souvenir. Je veux rester mort après ma mort et je désire disparaître de la mémoire des hommes. Quant à toi, va en paix et ne t’occupe plus de moi !

Docile, Joachim resta sur le seuil. Il regarda avec inquiétude le vieillard s’éloigner dans l’étroite ruelle et s’étonna de le voir, marchant d’un pas mal assuré, prendre la direction des collines. Mais il n’osa pas le suivre et se contenta de l’accompagner des yeux jusqu’à ce que sa silhouette penchée se fût complètement perdue dans l’ombre.

Cette nuit-là, dans sa quatre-vingt-huitième année, Benjamin qui avait été calme et résigné durant toute sa longue vie, récrimina contre Dieu pour la première fois. Le cœur tourmenté, il se traînait au hasard à travers les rues étroites et tortueuses de Pera, sans savoir où il allait : il ne cherchait qu’à échapper à la honte cuisante d’avoir bercé son peuple d’un espoir excessif. Il aurait voulu se terrer dans un coin et mourir comme une bête, ignoré de tous. – Ce n’est pas ma faute, se murmurait-il sans cesse à lui-même, pourquoi attendaient-ils de moi un miracle ? Pourquoi m’ont-ils choisi ? Pourquoi m’ont-ils tenté ? » Mais il ne parvenait pas à se consoler et craignait constamment d’être suivi. Ses pieds étaient depuis longtemps brisés de fatigue et ses genoux débiles tremblaient. La sueur perlait sur son front ridé et coulait en gouttes amères et salées sur ses lèvres et dans sa barbe. Son cœur angoissé battait avec violence dans sa poitrine. Mais le vieillard s’aidant de son bâton grimpait inlassablement, comme aux abois, le chemin abrupt qui conduisait au milieu des champs, loin du dédale des maisons. Il n’avait plus qu’un désir : ne plus voir les hommes, n’être plus vu d’eux ! Fuir les lieux qu’ils habitaient, disparaître, être oublié à tout jamais ! Être enfin débarrassé de l’éternelle hantise de la délivrance du chandelier !

Titubant tel un homme ivre, Benjamin atteignit enfin les hauteurs qui dominaient la ville. Là, en pleine campagne, appuyé à un pin qui – mais il l’ignorait – ombrageait une tombe, il s’arrêta, le cœur battant, et respira. La nuit était claire comme le sont en automne les nuits méditerranéennes ; la mer luisait, tel un gigantesque poisson d’argent, et l’arc tout proche de la Corne d’Or se recourbait comme un serpent. De l’autre côté de la baie, Byzance avec ses dômes et ses tours étincelantes dormait dans la blanche clarté de la lune. Parfois une lumière bougeait encore dans le port ; mais il était plus de minuit et le silence indiquait que toute activité humaine avait cessé. La brise chantonnait doucement dans les vignes, et à tout moment des feuilles jaunies se détachaient des ceps vendangés, tournoyaient lentement et se déposaient sans bruit sur le sol. Il devait y avoir, à proximité, des pressoirs et des granges, car de temps en temps une odeur aigre et forte arrivait jusqu’à lui. Les narines frémissantes, le vieillard harassé respirait les exhalaisons moites et putrides de l’automne, qui montaient de la terre ! Ah ! se confondre avec la terre ! tomber comme ces feuilles tourbillonnantes, pouvoir mourir ! Ne plus revenir, ne plus se tracasser ni se tourmenter, être enfin délivré du fardeau de soi-même ! Au milieu de ce silence et de cette solitude il fut pris d’un violent désir de repos éternel et il éleva sa voix vers le Ciel dans une plaintive prière : « Dieu, je veux mourir ! Pourquoi suis-je encore de ce monde, inutile à moi-même, la risée et la honte des miens ! Pourquoi m’épargnes-tu ? Tu sais bien que ce n’est pas mon désir ! J’avais engendré sept fils, forts et aimant la vie, et je les ai enterrés tous les sept. Tu m’avais donné un petit-fils jeune et pur, encore ignorant de l’amour, des femmes et des joies de l’existence : les païens l’ont massacré ; il ne voulait pas mourir, lui, certes non : il a lutté quatre jours contre la mort. Pourtant tu me l’as pris, lui qui désirait vivre et moi, qui aspire à la tombe, tu me repousses ! Dieu, qu’espères-tu d’un homme qui ne veut rien et souhaite le trépas ? J’ai déçu ceux qui croyaient en moi et les présages ont menti. Dieu, c’en est assez ! Je suis désespéré, rappelle-moi ! J’ai vécu quatre-vingt-sept ans, j’ai attendu en vain quatre-vingt et sept années que s’accomplît la signification de ma longue existence et qu’une prouesse fût le fruit de ma fidélité envers toi. À présent je suis las. Dieu, je n’en puis plus, reprends-moi cette vie que tu m’as donnée. »

De sa voix forte, le vieillard priait, et ses yeux imploraient le ciel illuminé d’étoiles et tout ruisselant de leur éclat : Dieu allait peut-être enfin lui répondre ? Il attendit avec patience ; puis sa main qu’il avait tendue dans un geste inconscient retomba doucement et la fatigue, une immense fatigue s’empara de tout son être. Ses tempes se mirent à battre avec bruit, en même temps il ressentit un tiraillement et un tremblement dans la jambe et dans le genou ; soudain il sombra dans une douce langueur et se laissa glisser sur le sol, lourd et léger à la fois, comme s’il avait perdu tout son sang. Sa faiblesse l’enchantait : « C’est la mort, songeait-il avec reconnaissance, Dieu m’a exaucé. » Il posa sa tête dans un geste pieux et calme, sur la terre qui sentait l’automne. « J’aurais dû mettre mon suaire », pensa-t-il confusément. Mais il était trop las, et il se contenta de ramener son manteau sur lui. Puis il ferma les yeux et attendit avec confiance la mort tant désirée.

Mais elle ne vint pas trouver le rudement Éprouvé, cette nuit-là. Ce fut un doux sommeil, peuplé de visions et de songes, qui s’empara de son corps épuisé.

Voici ce que rêva Benjamin en cette nuit de sa dernière épreuve. Il longeait encore les ruelles obscures et mornes de Pera, seulement elles étaient plus noires que tout à l’heure, et le ciel qu’on apercevait au-dessus des toits et des coteaux était sombre et nuageux. Soudain il tressaillit et son cœur se mit à sauter dans sa poitrine, car il avait entendu résonner des pas derrière lui ; comme tout à l’heure, il eut peur d’être suivi et s’efforça d’accélérer sa marche. Mais ces pas retentissaient à présent tout autour de lui dans les ténèbres opaques de la campagne déserte. Il n’arrivait pas à reconnaître quels étaient ces gens qui marchaient à sa droite, à sa gauche, devant lui, derrière lui ; mais il se rendait compte que ce devait être une grande foule en marche. Il distinguait le pas lourd des hommes, celui plus léger des femmes dans le tintement de leurs boucles et le trottinement menu des enfants. C’était tout un peuple qui défilait dans cette nuit de bronze, sans lune, un peuple affligé, en détresse. Car de sourds gémissements et des appels montaient sans cesse de ces rangs invisibles ; il avait l’impression qu’ils marchaient depuis un temps immémorial, qu’ils étaient las de leur exode forcé et de l’incertitude de leur route. « Quel est ce peuple égaré, s’entendit-il se demander, pourquoi est-il seul à ne pas jouir des grâces du ciel, à ne pas connaître le repos ? » Si le rêveur ne devinait pas quels étaient ces fugitifs, il éprouvait néanmoins pour eux une compassion fraternelle ; plus encore que les plaintes, c’étaient cette attente et cette désespérance planant, invisibles, qui l’accablaient. Et malgré lui il murmurait : « On ne peut marcher ainsi éternellement dans la nuit sans savoir où l’on va ! Un peuple ne peut vivre sans foyer et sans but, errer sans cesse au milieu des dangers ! Il faudrait le guider, lui montrer une direction, sinon il se découragera et périra, ce peuple égaré et traqué. Quelqu’un devrait éclairer sa route et le ramener chez lui ! Ces hommes ont besoin d’une lumière, il faut leur en trouver une ! »

Ses yeux lui cuisaient tant il ressentait de pitié pour ce peuple abattu qui passait, gémissant et découragé, dans la nuit silencieuse et hostile. Cependant, tandis qu’il scrutait désespérément l’horizon, il crut voir briller à une distance incalculable une timide lueur, un semblant de lumière, une bluette qui tremblotait dans l’ombre. « Il faut la suivre, murmura-t-il, même si c’est un feu follet. La clarté jaillira peut-être de cette étincelle. Approchons-nous d’elle ! » Et oubliant dans son rêve qu’il était vieux et usé, Benjamin se mit à courir avec une vélocité juvénile, pour s’en emparer. Il fendait rapidement la masse sombre des marcheurs qui s’écartaient de lui avec méfiance : « Ne voyez-vous donc pas là-bas cette lumière ! » leur criait-il pour les réconforter. Mais ils gardaient le front courbé et le cœur désolé, tout en continuant leur défilé morne et triste. Les malheureux n’apercevaient pas la lumière, au loin ; leurs yeux étaient peut-être déjà obscurcis par les larmes et leurs cœurs paralysés par l’éternelle détresse dans laquelle ils étaient plongés. Lui, au contraire, il la distinguait de plus en plus nettement, cette lumière : elle était faite de sept petites étincelles, planant les unes à côté des autres ; et à présent qu’il s’en approchait, son cœur battant violemment, il se rendait compte qu’elles devaient provenir d’un chandelier à sept branches. Ce dernier lui non plus – il ne le voyait pas encore – n’était pas fixe : comme la foule en marche il avançait lui aussi dans les ténèbres, mystérieusement emporté par un mauvais vent ; c’était pour cela que ses flammes ne montaient pas droites, n’éclairaient pas et vacillaient sans cesse. « Il faut l’attraper, l’immobiliser, ce chandelier, se disait Benjamin en poursuivant son rêve ; quelle lumière rayonnante il projetterait s’il pouvait s’arrêter ! Et comme ce peuple éprouvé prospérerait et grandirait s’il avait un asile, une patrie ! » Il fonçait tête baissée, il avait des ailes et gagnait du terrain sur le chandelier. Il apercevait déjà son fût doré, ses sept tiges et ses sept coupes d’où montaient les sept flammeroles, inclinées par le vent qui chassait sans répit le candélabre par-delà les montagnes et les mers. « Arrête-toi ! Arrête-toi ! » gémissait le rêveur. « Le peuple se meurt ! Il a besoin du réconfort de ta lumière, il ne peut errer ainsi éternellement dans les ténèbres. » Cependant le chandelier continuait de fuir en faisant scintiller méchamment ses flammes. Alors la colère s’empara du poursuivant ; il rassembla ses dernières forces – son cœur battait à rompre – et fit un bond vers le fugitif pour l’empoigner. Déjà il touchait le froid métal, il tenait presque le fût pesant… quand un violent coup de tonnerre le jeta à terre, le bras fracassé, pantelant. Et dans le cri qu’il poussa, il entendit la voix innombrable du peuple hurler cette plainte : perdu ! À tout jamais perdu !

Mais subitement la tempête cessa ; le chandelier s’éleva dans l’air, immobile et aussi droit que s’il reposait sur un socle de bronze. Ses sept flammes rabattues jusqu’alors par la vitesse du vent se redressèrent et se mirent à étinceler. Elles brillaient d’un éclat de plus en plus vif, et leur clarté dorée se mit à percer les ténèbres. Troublé par sa chute et bouleversé, Benjamin tourna ses regards vers les hommes qui tout à l’heure marchaient derrière lui dans la nuit ; l’ombre n’enveloppait plus la terre chaotique et il n’y avait plus de peuple voyageur. Il vit une calme et fertile contrée méridionale baignée par la mer, où les palmiers et les cèdres se balançaient sous la caresse de la brise ; la vigne et les blonds épis y mûrissaient, les brebis y paissaient et la gazelle la traversait de son pied agile. Ses habitants se livraient à de paisibles travaux, puisaient l’eau à la fontaine, conduisaient la charrue, trayaient les bestiaux, ensemençaient les champs et ourlaient leurs demeures de pampres et de fleurs multicolores. Des enfants passaient en chantant, des pâtres jouaient du chalumeau au milieu des troupeaux. Et la nuit, les étoiles scintillaient dans la paix au-dessus des maisons endormies. « Quel est ce pays ? » se demandait avec étonnement le rêveur. – Et ce peuple, est-ce le même qui tout à l’heure s’avançait dans les ténèbres ? A-t-il enfin trouvé le repos, est-il enfin chez lui ? » Mais voici que le chandelier montait plus haut : sa lumière éclairait maintenant comme un soleil les horizons de cette paisible contrée. Les montagnes découvraient leurs cimes éclatantes, une cité blanche et lumineuse se dressait sur le sommet d’une colline et on apercevait, dominant les énormes remparts, un gigantesque édifice en pierres de taille. Le cœur du dormeur frissonna : « Ce doit être Jeruscholajim et le temple », pensa-t-il haletant. Mais déjà le candélabre s’élançait vers la ville. Comme les eaux, les murs s’ouvrirent pour le laisser passer, et lorsqu’il fut dans le Saint Lieu, le temple prit la luminosité de l’albâtre. « Il est rentré, songea Benjamin en frémissant. Quelqu’un a réalisé le rêve de ma longue vie, quelqu’un a délivré la menorah. Il faut que j’aille la contempler de mes propres yeux, moi, le témoin choisi par mes aînés. Je veux la voir reposer dans le tabernacle de l’Éternel ! » Alors son désir l’y transporta, comme sur un nuage, et son vœu fut exaucé : les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes et il entra dans le Saint des Saints. Mais l’éclat du chandelier était insoutenable. Ses sept flammes répandaient une clarté incandescente qui lui fit si mal aux yeux qu’il poussa un cri dans son rêve, et s’éveilla.

Si Benjamin ne dormait plus, sa douleur pourtant persistait, au point que le choc brûlant de la lumière lui fit brusquement refermer les paupières. Mais la pulsation pourpre et brûlante persistait en dessous. Mettant alors une main pour protéger ses yeux, il s’aperçut que c’était le soleil qui lui cuisait le visage et qu’il avait dormi tout le reste de la nuit à l’endroit où il avait cru mourir. Un rayon qui filtrait à travers les branches l’avait à présent réveillé. Tout désorienté, il se releva avec effort en s’agrippant au tronc de l’arbre et regarda devant lui : la mer immense et azurée, telle qu’il l’avait vue pour la première fois à l’heure de son enfance, et Byzance tout éblouissante de blancheur et de marbre s’étendaient à ses pieds. Le monde s’offrait à lui dans la couleur et l’éclat d’un matin méridional. En vérité, Dieu ne voulait pas qu’il mourût ! Résigné, le vieillard courba la tête et se mit à prier.

Quand il eut achevé son invocation à celui qui donne la vie et mesure toute chose selon sa volonté et ses décrets, il sentit qu’on le touchait légèrement dans le dos. Zacharie était derrière lui. Benjamin eut aussitôt l’intuition qu’il était là depuis longtemps et qu’il avait veillé sur son sommeil. Avant que le vieillard fût revenu de son étonnement – comment Zacharie en effet avait-il retrouvé sa trace et le lieu de sa halte ? –, l’orfèvre lui dit doucement :

– Je te cherchais depuis l’aurore. Lorsque ceux de Pera m’apprirent que tu avais pris le chemin des collines, je n’eus point de cesse avant de t’avoir retrouvé. Tout le monde était très inquiet à ton sujet. Mais moi, je ne craignais rien. Car je sais que Dieu a encore besoin de toi. Viens chez moi ! J’ai une mission à te confier.

– Quelle mission ? » coupa Benjamin. Et il s’entêta : « Je n’en veux plus, Dieu m’a trop souvent éprouvé. » Mais il était encore sous l’influence réconfortante de son rêve et il crut reconnaître dans le regard souriant de son ami un doux reflet de la lumière bienfaisante qui éclairait le paisible pays qu’il venait d’entrevoir. Il ne refusa pas et ils descendirent jusqu’à la mer ; là ils prirent un bateau et bientôt ils furent devant la cour du Palais. Des factionnaires montaient une garde sévère aux portes de la résidence impériale, mais ceux-ci – à la surprise de Benjamin – les laissèrent entrer sans difficulté. – Mon atelier est attenant au trésor, lui expliqua Zacharie, c’est là que je travaille pour l’empereur, invisible et à l’abri du danger. Entre, et que ta venue sous mon toit soit bénie ! Ne crains pas qu’on nous dérange : nous sommes et nous resterons seuls ! »

Les deux hommes traversèrent sans bruit l’atelier où, dans la pénombre, on voyait luire des objets artistement ciselés : l’orfèvre ouvrit une petite porte dissimulée qui conduisait, en bas de quelques marches, à un appartement retiré qui lui servait de logement et de cabinet particulier. Les fenêtres en étaient fermées et grillées, les murs disparaissaient dans une complète obscurité ; une lampe coiffée d’un abat-jour traçait sur la table un petit cercle d’or.

– Assieds-toi, ami, dit Zacharie à son hôte, tu dois être fatigué et avoir faim !

Il rangea son travail, apporta sur la table du pain, du vin et quelques coupes élégamment sculptées qu’il remplit de dattes, de noix et d’amandes. Puis il releva légèrement l’abat-jour. Le cercle lumineux s’agrandit, envahit toute la table et éclaira les mains osseuses et ridées de Benjamin qu’il avait jointes avec lassitude.

L’orfèvre l’encouragea d’un : « Mange, ami ! » Qu’elle paraissait tendre et familière à l’Éprouvé, cette voix étrangère ; elle lui faisait l’effet d’une brise venue d’un pays lointain. Il prit avec plaisir quelques fruits, rompit lentement son pain, et but à petites gorgées discrètes le vin aux reflets pourpres. Il lui était doux de pouvoir se recueillir et attendre dans le silence la nouvelle de Zacharie. Il appréciait l’obscurité de la pièce au-dessus du cercle de la lampe, et il aimait cet homme comme s’il le connaissait depuis son enfance. Parfois il risquait un regard timide vers l’orfèvre qui, caché par la pénombre, se tenait en face de lui dans une attitude pleine d’affectueuse sollicitude.

Pourtant, comme s’il avait senti ce désir d’une plus grande intimité, Zacharie enleva complètement l’abat-jour. La lumière jusqu’alors concentrée sur la table se répandit dans toute la pièce. Pour la première fois, Benjamin put examiner de près cet ami qu’il n’avait fait jusqu’ici qu’entrevoir, ce visage délicat, maladif, fatigué, couvert de rides sans nombre qu’on eût cru creusées par le burin, et où se reflétaient une muette souffrance et une patience calme et laborieuse. Lorsque Zacharie leva les paupières et le regarda à son tour, Benjamin vit s’allumer dans ses yeux une douce lueur : Zacharie lui sourit.

Ce sourire chaleureux donna du courage au vieillard.

– Comme tu es différent des autres à mon égard ! Ils m’en veulent de ne pas avoir accompli de miracle ; je les avais pourtant conjurés de n’en pas attendre de moi. Toi seul, qui m’as facilité l’accès auprès de Justinien, tu me fais bonne figure. Et malgré tout ils ont raison de se moquer de moi ! Pourquoi ai-je réveillé leurs espoirs, pourquoi suis-je venu ? Pourquoi suis-je encore en vie ? Pour voir le chandelier continuer ses voyages et nous fuir !

Mais Zacharie continuait à lui sourire d’un air doux et énergique, très apaisant :

– Ne te révolte pas. Peut-être était-il encore trop tôt et notre moyen n’était-il pas celui qui convenait. À quoi bon d’ailleurs disposer du chandelier, tant que notre temple sera en ruine et que durera notre exil ? Dieu veut peut-être que la destinée de la menorah demeure encore secrète et ne soit pas révélée au peuple.

Benjamin se sentit réconforté. Ces paroles réchauffaient son âme. Il courba la tête et dit comme s’il se parlait à lui-même :

– Excuse mon découragement. Mais ma vie approche de son terme. J’ai patienté quatre-vingt-huit ans et mon cœur est las d’attendre, Depuis la première fois que j’ai tenté de sauver la menorah, dans mon enfance, j’ai vécu uniquement pour la revoir, assister à sa délivrance et à son retour, et j’ai vu les années s’écouler avec résignation. À présent, me voici un vieillard : comment pourrais-je espérer plus longtemps ?

– Tu n’attendras plus. Tout sera réalisé sous peu. Benjamin leva les yeux. L’espoir faisait battre son cœur. Le sourire de Zacharie s’accentua.

– Ne t’ai-je pas dit que je voulais te charger d’une mission ?

– Quelle mission ?

– Celle que tu désirais.

Benjamin frissonna. Ses mains, qui l’instant d’avant reposaient avec lassitude sur la table, se mirent à trembler comme une feuille agitée par le vent.

– Tu veux… tu veux… que j’aille trouver l’empereur une nouvelle fois !

– Non… pas cela ! Justinien ne revient jamais sur ce qu’il a dit. Il ne nous rendra pas la menorah.

– À quoi bon rester sur terre, alors ? À quoi bon vivre ? Pourquoi demeurer ici-bas à me lamenter, une charge pour tout le monde, si notre relique sacrée est partie et perdue à tout jamais !

Mais Zacharie conservait son sourire, qui éclairait de plus en plus sa bouche et ses yeux.

– Le chandelier ne nous a pas encore quittés !

– Comment peux-tu le savoir, comment peux-tu dire cela ?

– Je le sais. Aie confiance en moi !

– Tu l’as vu ?

– Sans doute. Il était encore à la trésorerie il y a deux heures.

– Mais maintenant ? Ils l’ont emporté ?

– Non ! Pas encore !

– Et en ce moment, où est-il ?

Zacharie ne répondit pas tout de suite. Ses lèvres entrouvertes tremblèrent à deux reprises, mais n’émirent aucun son. Enfin il se pencha davantage au-dessus de la table et lui chuchota à l’oreille, comme on révèle un secret :

– Ici ! Chez moi ! Près de nous !

Benjamin sursauta comme s’il avait reçu un choc au cœur.

– Chez toi ?

– Dans cette maison.

– Ici ? Dans cette maison ?

– Ici même. Dans cette pièce. C’est pour cela que j’ai été te chercher.

Benjamin frémit. Le calme de Zacharie l’étourdissait. Il joignit les mains sans s’en rendre compte, et murmura d’une voix à peine perceptible :

– Chez toi ? Comment est-ce possible ?

– Si étrange que cela puisse te paraître, il n’y a là rien de mystérieux. Depuis trente ans je suis ici orfèvre et tous les objets du trésor doivent passer par mon atelier et par mes mains. Cette fois encore, on va me confier tout le butin que Bélisaire a repris aux Vandales pour que j’en détermine la valeur et le poids ; j’ai demandé de commencer par le chandelier. Les esclaves de la trésorerie l’ont apporté hier. J’ai la permission de le garder sept jours.

– Et ensuite ?

– Ensuite un navire l’emportera.

Benjamin pâlit de nouveau. Pourquoi l’avoir fait venir ? Pour constater une fois de plus la proximité de la menorah sacrée et assister à son départ ? Mais Zacharie lui sourit d’une manière significative.

– J’ai aussi le droit de prendre un moulage de toutes les richesses du trésor impérial. Souvent, lorsqu’il n’existe qu’un exemplaire d’un objet, on m’en commande une copie, car on se fie à mon talent. C’est ainsi d’ailleurs que j’ai exécuté la couronne de Justinien sur le modèle de celle de Constantin et le diadème de Théodora d’après celui que porta Cléopâtre. J’ai donc demandé l’autorisation de copier le candélabre avant son embarquement pour la nouvelle église, là-bas, et je vais me mettre à l’ouvrage dès aujourd’hui. Les creusets sont déjà chauds, l’or est prêt. Dans sept jours, j’aurai fait un nouveau chandelier qui sera si semblable au nôtre que personne ne pourra les distinguer l’un de l’autre ; leur poids, leur ciselure, leur grainure même seront identiques. Leur unique différence, c’est que l’un sera sacré et l’autre une œuvre profane. Nous serons désormais seuls, toi et moi, à savoir lequel nous conserverons et lequel prendra le chemin de l’exil.

Les lèvres de Benjamin cessèrent de trembler. Son sang circula tout à coup plus chaud dans ses veines, sa poitrine se dilata, ses yeux s’allumèrent. Le sourire de son compagnon se refléta dans sa vieille figure ridée. Il comprenait. Cet homme allait accomplir aujourd’hui ce qu’il avait tenté hier. Il allait reprendre le chandelier, mais en restituant l’or et en n’arrachant en somme aux mains des infidèles que la sainteté de l’objet. L’exploit de Zacharie qui avait été jusque-là le but de son existence ne le rendit point jaloux. Il dit humblement :

– Dieu soit loué ! Je puis mourir à présent. Tu as trouvé la voie que j’ai vainement cherchée. Dieu m’avait élu ; toi, il t’a béni !

Zacharie l’arrêta :

– Non. Si quelqu’un doit rapatrier le chandelier, ce sera toi et personne d’autre.

– Pas moi ! Car je suis un vieillard, je puis mourir en route, et il retombera entre des mains étrangères.

Mais Zacharie, l’air convaincu, sourit avec assurance.

– Tu ne mourras pas. Car tu le sais : ta vie ne prendra pas fin tant que son but ne sera pas atteint.

Benjamin se rappela que la veille, il avait voulu mourir et que Dieu était resté sourd à sa prière. Peut-être avait-il vraiment une mission à remplir ? Il ne refusa pas davantage et déclara simplement :

– Je ne puis aller contre la volonté de Dieu. S’il m’a réellement élu, comment pourrais-je me dérober ? Va et mets-toi au travail !

L’atelier de Zacharie demeura fermé à tout le monde pendant sept jours. Sept jours durant il ne mit pas le pied dehors, et ne répondit pas aux coups frappés à sa porte. L’éternel flambeau se dressait devant lui sur un socle, calme et majestueux comme au temps où il ornait l’autel de Dieu, cependant que palpitaient silencieusement les flammes du four, où se liquéfiaient des débris de bagues, de colliers et de médailles d’or. Benjamin durant ces sept jours ne prononça pas une parole ; il observait le métal en fusion qui nageait dans le creuset et qui, devenu tout à fait liquide, s’écoula dans un moule tout prêt à le recevoir, où il le vit se solidifier en refroidissant. Plus tard, Zacharie d’un coup de spatule prudent brisa le moule et fit apparaître la silhouette du nouveau chandelier. Le fût s’élançait, robuste et droit, de la base du support ; sept tiges incurvées en jaillissaient telles les branches d’un arbre ; on distinguait nettement à leur extrémité les coupes destinées à recevoir les cierges. Maniant limes et burins d’une main infatigable, l’orfèvre se mit alors à graver sur sa surface encore unie les guirlandes qui décoraient la menorah sacrée : le candélabre naissant ressemblait de plus en plus au flambeau millénaire, l’imitation au modèle sacré. Finalement le septième jour, ils eurent l’air l’un à côté de l’autre de deux frères jumeaux, tant étaient identiques leur dimension, leur poids, leur teinte, leur cachet. Cependant Zacharie les comparait à tout moment d’un œil expert ; il ne cessait de ciseler et de bosseler l’ouvrage bien-aimé, de recourir à son burin le plus fin, à sa lime la plus mordante. Enfin il s’arrêta. On ne pouvait plus découvrir la moindre différence entre les deux objets ; ils se ressemblaient de façon si parfaite que Zacharie, de crainte de s’y tromper lui-même, reprit une dernière fois son burin et fit une marque imperceptible au centre d’un fleuron pour distinguer son chandelier de celui du peuple et du temple.

Ceci fait, il recula, ôta son tablier de cuir et se lava les mains. Pour la première fois depuis sept jours, il adressa la parole à Benjamin :

– Ma tâche est terminée. La tienne commence. Tu vas emporter notre chandelier et en faire ce que bon te semblera.

Mais à son étonnement, Benjamin refusa :

– Tu as travaillé pendant sept jours. Durant ces sept jours, j’ai médité et interrogé mon cœur. Je redoute que notre plan ne comporte une tromperie. Car tu as pris une chose et tu en rends une autre à ceux qui se sont fiés à toi. Non, il ne faut pas que nous leur restituions le faux et que nous gardions le vrai, que nous nous procurions par des voies détournées ce que l’on nous a refusé en face. Dieu n’aime pas la tricherie et s’il m’a brisé le bras lorsque, enfant, j’ai tendu la main vers le chandelier de nos ancêtres, je sais qu’il ne hait pas moins la duperie et qu’il dessèche l’âme des trompeurs.

Zacharie réfléchit :

– Mais si le trésorier choisissait lui-même le faux, entre les deux ? Benjamin leva la tête :

– Le trésorier sait que l’un est ancien et l’autre neuf. S’il nous réclame le vrai, nous devons le lui remettre. Cependant si Dieu veut qu’il ne précise pas et qu’il n’ait pas de préférence pour l’un ou pour l’autre, puisque tous deux ont le même poids d’or, nous n’aurons, je pense, rien fait de mal en gardant le vrai. S’il pouvait choisir le tien, nous considérerions cela comme un signe divin. Mais ce n’est pas à nous de décider.

Zacharie envoya donc son esclave chez le trésorier. Celui-ci vint ; c’était un homme corpulent et jovial, aux petits yeux ronds et vifs, aux pommettes rouges. À peine entré dans le vestibule, il examina en connaisseur deux coupes d’argent ciselées terminées depuis peu, les fit délicatement tinter du doigt et en admira l’élégante décoration. Puis il prit l’une après l’autre les camées qui se trouvaient sur l’établi et les regarda avec curiosité à la lumière. Il examina en détail tous les travaux de l’orfèvre, achevés ou non, avec tant de plaisir, de passion, que Zacharie dut le prier de venir voir les chandeliers, le millénaire et le nouveau-né, qui se dressaient l’un à côté de l’autre sur leur socle, majestueux, éclatants.

Le trésorier s’approcha avec intérêt des candélabres. On sentait que son cœur d’expert était impatient de découvrir un défaut, une imperceptible dissemblance qui lui permît de distinguer la copie de l’original. Il les tourna et les retourna soigneusement sur toutes les faces, pour bien les exposer à la lumière. Il les soupesa, en gratta l’or, il se recula, se rapprocha, vérifia avec une attention croissante l’irréprochable égalité de leurs proportions. Puis, l’œil armé d’une loupe puissante, il en étudia les moindres stries, les moindres rainures. Il ne put cependant déceler la plus petite différence entre eux. Fatigué, il abandonna cet examen inutile et frappa sur l’épaule de Zacharie en lui disant :

– Tu es un maître, Zacharie. Tu es toi-même un trésor pour notre trésorerie. Tu as la main tellement sûre que personne ne pourra plus jamais distinguer l’ancien chandelier du nouveau. Bravo, mon cher ami !

Déjà il s’éloignait avec indifférence pour revenir aux camées et en choisir un pour lui. L’orfèvre dut le rappeler.

– Lequel désires-tu donc, des deux chandeliers ?

Le trésorier lui répondit avec insouciance, sans se retourner :

– Donne-moi celui que tu voudras ! Peu m’importe à moi ! Benjamin sortit alors du coin où il s’était réfugié, craintif et anxieux.

– Seigneur nous te prions de choisir toi-même l’un des deux !

Le trésorier regarda avec étonnement le vieil étranger. Que venait faire ce singulier personnage et pourquoi l’implorait-il avec des yeux aussi ardents, aussi angoissés ? Mais bienveillant comme il l’était, et trop poli pour ne pas consentir à la prière d’un vieillard, il fit demi-tour, il prit avec enjouement une petite pièce de monnaie et la lança en l’air. Elle retomba, décrivit un cercle sur le sol, pivota trois fois sur elle-même, se coucha, se retourna et s’arrêta enfin à sa gauche. Le trésorier désigna en souriant le flambeau qui se trouvait du même côté : ce sera donc celui-ci ! Puis il alla appeler ses esclaves pour qu’ils le transportent à la trésorerie. L’orfèvre accompagna son protecteur jusqu’au seuil avec force politesses et remerciements.

Benjamin était resté à sa place. Il caressait le chandelier d’une main tremblante. C’était la menorah sacrée ! Le trésorier avait choisi l’autre pour l’empereur.

Quand Zacharie revint, il aperçut Benjamin toujours immobile devant le candélabre et le dévorant des yeux. Le vieillard s’étant enfin retourné, l’orfèvre crut voir briller dans ses prunelles un reflet doré ; la quiétude que verse dans le cœur une franche résolution, s’était emparée de l’Éprouvé, qui dit doucement :

– Dieu te rende grâce, mon frère ! À présent, procure-moi un cercueil !

– Un cercueil ?

– Ne t’étonne pas. J’ai beaucoup réfléchi pendant ces sept jours et ces sept nuits au moyen de rendre la paix au chandelier. Comme toi je me suis d’abord dit : si nous le sauvons, il appartiendra au peuple qui veillera sur lui comme sur son bien le plus sacré. Mais où est-il, notre peuple, où réside-t-il ? Partout, nous ne sommes que tolérés, quand on ne nous expulse pas ; nous ne possédons pas d’asile où le candélabre serait en sécurité. Dès que nous avons une maison, on nous en chasse ; dès que nous construisons un temple, on nous le détruit : tant que la violence prévaudra parmi les hommes, le chandelier ne connaîtra pas de repos sur terre. C’est sous terre qu’est la paix. C’est là que les morts se délassent de leurs voyages ; là l’or n’attire pas les voleurs et n’excite pas la cupidité. Que la menorah y trouve enfin le repos après ses longues pérégrinations !

– Tu veux enterrer le chandelier pour toujours ? demanda Zacharie surpris.

– Est-il dans le pouvoir de l’homme de concevoir l’éternité ? Comment fixerais-je un terme à quelque chose, quand j’ignore celui de ma propre existence ? Je puis donner le repos à la menorah, mais Dieu seul connaît la durée de ce repos. Je puis accomplir l’acte, mais non en prévoir les suites, ni mesurer les siècles, ni l’éternité. C’est à Dieu, à Lui seul de déterminer le sort du chandelier. Je l’ensevelis faute de connaître un autre moyen de le protéger efficacement, mais qui peut savoir pour combien de temps ? Peut-être le Tout-Puissant le laissera-t-il à jamais dans les ténèbres, et notre peuple dispersé comme les grains de sable continuera-t-il d’errer désespérément à travers le monde. Peut-être au contraire – et mon cœur en a la ferme conviction –, sa volonté sera-t-elle que notre peuple retourne dans sa patrie. Dieu saura bien alors – sois-en sûr ! – choisir quelqu’un qui « par hasard » prendra une bêche et déterrera la menorah, comme il m’a choisi pour l’enfouir. Ne t’inquiète pas de sa décision, laisse faire Dieu et le temps ! Qu’on croie le chandelier perdu, peu importe ! L’or ne se désagrège pas comme le corps humain dans le sein de la terre, pas plus que notre peuple dans la nuit des âges. Tous les deux dureront, le peuple comme le chandelier. Soyons persuadés qu’il ressuscitera un jour, celui que nous allons enterrer et qu’il éclairera encore le peuple ayant retrouvé son pays. Car tant que nous ne cesserons pas de croire, nous résisterons aux épreuves !

Les deux hommes détournèrent les yeux, semblant regarder dans le lointain.

Puis Benjamin répéta encore une fois : – Maintenant, procure-moi un cercueil.

Le menuisier apporta l’objet demandé. C’était, selon le désir exprimé par Benjamin, une bière du type courant, pour qu’en route elle n’éveillât pas de curiosité particulière. Car il était assez fréquent qu’un pèlerin emporte avec lui le corps d’un parent ou d’un aïeul en terre sainte. Dans cette boîte en sapin le chandelier serait en sécurité, car seuls les morts parmi les choses de ce monde échappent à la convoitise des hommes.

Tous deux déposèrent pieusement la menorah dans le coffre funèbre. Ils enveloppèrent avec soin ses bras dorés dans des écharpes de soie et dans de lourd brocarts semblables à ceux dont on entourait la Thora, la fille de Dieu ; ils remplirent les vides avec de l’étoupe et de la laine pour empêcher que le métal ne résonnât contre le bois pendant le transport et ne trahît leur secret. En couchant ainsi la menorah d’une main précautionneuse et tremblante dans le berceau des morts, ils ne pouvaient s’empêcher de frissonner à la pensée que si Dieu n’était pas favorable à la destinée de leur peuple, ils seraient les derniers à avoir tenu dans leurs mains et contemplé le chandelier sacré de Moïse. Avant de refermer la bière, ils prirent une solide feuille de parchemin sur laquelle ils écrivirent que Benjamin Marnefesch, dit le rudement Éprouvé, de la race d’Abthalion, et Zacharie, du sang d’Hillel, certifiaient avoir mis de leurs propres mains la menorah sacrée dans ce cercueil en la huitième année du règne de Justinien, à Byzance, afin que si quelqu’un déterrait un jour ce chandelier, il sût qu’il s’agissait du véritable flambeau du peuple. Ils roulèrent le parchemin et l’introduisirent dans un étui de plomb que l’orfèvre souda hermétiquement, pour que l’humidité et la moisissure ne détériorent pas l’écriture, et il l’attacha au fût du candélabre avec une chaînette d’or, pour que l’on trouve ensemble le chandelier et ce témoignage. Ceci fait ils fermèrent et clouèrent la boîte. Ils n’échangèrent plus une parole jusqu’au bateau qui allait emmener Benjamin et le cercueil à Jaffa. Là, alors que la voile claquait déjà au vent, Zacharie prit congé de son ami l’Éprouvé et lui dit en l’étreignant :

– Dieu te soutienne et te protège ! Qu’il guide tes pas et bénisse ton entreprise. Nous étions jusqu’à cette heure les derniers, tous deux, à connaître la route du chandelier. Désormais tu seras le seul.

Benjamin s’inclina avec piété :

– Je ne le serai que peu de temps. Ensuite il n’y aura plus que Dieu pour savoir où repose sa menorah.

Comme c’était l’usage chaque fois qu’un navire abordait à Jaffa, une multitude de curieux s’étaient réunis sur le rivage pour saluer et regarder de près les arrivants. Il y avait aussi parmi eux quelques Juifs qui n’eurent pas de peine à reconnaître Benjamin comme étant de leur race. Lorsqu’ils remarquèrent que derrière ce vieillard à barbe blanche, des matelots transportaient une bière, sans hésiter, d’un accord tacite, ils se pressèrent autour du cercueil et le suivirent en cortège. Accompagner les morts une partie de leur dernier voyage, aider pieusement à l’inhumation d’un des leurs, même d’un inconnu, était selon leur croyance un acte charitable et agréable à Dieu. Dès que les autres Juifs de la ville eurent connaissance de ce cercueil apporté de la mer par l’un des leurs, aucun d’eux n’essaya de se dérober à ce devoir sacré. Abandonnant leurs occupations, ils accoururent sans bruit de toutes les rues et ruelles, de toutes les maisons, et l’escorte grossit sans cesse jusqu’à l’auberge où Benjamin devait passer la nuit. Là, après qu’on eut déposé la bière à côté de son lit – conformément à l’étrange caprice du vieillard – ils rompirent le silence. Ils saluèrent leur coreligionnaire par des bénédictions et ils lui demandèrent d’où il venait et où il se rendait. Benjamin répondit laconiquement. Il craignait qu’ils ne fussent déjà au courant de ce qui s’était passé au palais de Byzance et que quelqu’un le reconnût. Or il ne voulait pas une seconde fois éveiller parmi ses frères de brûlants espoirs. En même temps il voulait éviter de mentir à l’ombre du chandelier : il leur demanda donc la permission de se taire. Il avait pour mission d’ensevelir le cercueil et il lui était défendu d’en dire davantage. Il coupa court aux questions indiscrètes en s’enquérant des lieux saints où il pourrait l’enterrer. Les Juifs de Jaffa sourirent avec un muet orgueil : ce pays tout entier était sacré et la terre y était sainte par définition. Cependant ils lui indiquèrent les endroits, grottes et champs, reconnaissables à des amoncellements de pierres non taillées, où reposaient les ancêtres et les patriarches, les mères de la tribu, les héros et les rois du peuple, et ils lui vantèrent les vertus de ces saints lieux. Aucun juste ne manquait de les visiter pour y puiser de douces consolations. Ils s’offrirent obligeamment à le guider, car ce vieillard leur imposait le respect et leurs âmes pressentaient un mystère ; s’il y consentait, ils inhumeraient avec lui ce mort inconnu en joignant leurs prières aux siennes. Mais Benjamin refusa leur concours, pour préserver son secret, et les congédia avec force remerciements. Il pria simplement l’aubergiste de mettre à sa disposition, pour le lendemain et moyennant une forte rétribution, une mule ainsi qu’un esclave connaissant les routes et assez vigoureux pour creuser une tombe à la place qu’il lui indiquerait. L’hôte lui promit qu’au lever du soleil son propre serviteur serait prêt à l’accompagner où il le désirerait.

L’Éprouvé vécut dans l’auberge de Jaffa sa dernière nuit d’angoisse et de tourment. La confiance abandonna encore une fois son âme ; sa décision lui pesait douloureusement. Il ne cessait de se demander s’il avait en vérité le droit de cacher à ses frères le retour et la délivrance du chandelier, et de leur dissimuler quel objet sacré il allait enterrer dans cette tombe. Car si les ossements, si les tombeaux des ancêtres dispensaient aux affligés de douces consolations, quel ne serait pas le ravissement de ce peuple opprimé, proscrit et dispersé aux quatre vents, s’il soupçonnait que le chandelier, cet emblème de son unité, n’était pas perdu, mais qu’il était au contraire délivré et attendait en sécurité, enfoui dans le sein de la terre natale, le jour du retour définitif à Jérusalem ! « Ai-je le droit, gémissait-il dans son insomnie, de garder pour moi seul ce secret, d’emporter dans la mort ce qui verserait la joie et l’espérance au cœur de tout un peuple ? Je sais que par milliers, ils ont soif de réconfort : quel terrible destin pour eux de toujours vivre dans l’attente et dans l’incertitude, de mettre éternellement leur foi dans l’Écriture sans jamais apercevoir une éclaircie ! Et pourtant mon silence est nécessaire pour qu’ils conservent le chandelier ! Dieu aide-moi dans ma détresse ! Quelle conduite dois-je adopter vis-à-vis de mes frères ? Dois-je renvoyer le serviteur de mon hôte une fois que la tombe sera recouverte, en le chargeant d’annoncer, pour leur consolation à tous, qu’elle renferme un gage sacré ? Ou bien faut-il que je persiste dans mon silence pour que personne en dehors de Toi ne connaisse l’emplacement de la sépulture ? Dieu, décide pour moi ! Une fois déjà tu m’as guidé, guide-moi encore ! Fais que je n’aie pas à prendre de décision. »

Mais la nuit demeurait muette et le sommeil fuyait l’Éprouvé. Il resta étendu jusqu’au point du jour sans pouvoir clore ses paupières brûlantes ; plus il s’interrogeait, plus il s’empêtrait dans un inextricable réseau de difficultés angoissantes. Déjà l’orient s’embrasait, sans que la clarté jaillît dans le cœur du vieillard. À ce moment le patron de l’auberge entra dans sa chambre, le front soucieux.

– Pardonne-moi, lui dit-il, mais je ne peux t’envoyer le guide que je devais te procurer. Il est tombé en syncope pendant la nuit ; l’écume lui sortait de la bouche. En ce moment il est couché en proie au délire. J’ai bien un autre esclave à ta disposition, mais je dois t’avouer qu’il ne connaît pas le pays et qu’en outre il est muet : Dieu lui a fermé la bouche depuis sa naissance. Cependant si tu veux t’en contenter, tu peux l’avoir.

Benjamin ne regarda pas son hôte. Mais il leva les yeux vers le ciel avec gratitude. Dieu lui avait répondu. Il lui envoyait un muet pour que fût gardé le silence. Un muet qui ne connaissait pas la région, afin que la sépulture demeurât éternellement secrète. Son âme était apaisée et il remercia l’aubergiste :

– Dis à l’homme de venir. Et ne t’inquiète pas, je trouverai mon chemin !

Benjamin marcha toute la journée à travers la solitude, à côté de son silencieux compagnon portant la bêche sur l’épaule. La mule les suivait de son pas tranquille et régulier, la bière attachée en travers sur le dos. Parfois ils passaient devant de pauvres cabanes poussiéreuses qui se dressaient au bord de la route, mais le vieillard ne s’y arrêtait pas. Quand il rencontrait des voyageurs, il leur adressait le salut de la paix, en évitant toute conversation. Il avait hâte d’accomplir sa mission, d’enterrer le chandelier : où ? il l’ignorait encore, mais une crainte mystérieuse lui interdisait de choisir lui-même l’endroit. « Dieu me fera bien signe une seconde fois, pensait-il avec recueillement. J’attendrai que sa volonté se manifeste à nouveau. » Les deux hommes avançaient toujours dans la campagne qui s’obscurcissait peu à peu, et déjà la nuit étendait ses ailes derrière les collines. Le ciel était chargé de lourds nuages qui fuyaient çà et là, comme affolés, et voilaient la lune qui, on le devinait au léger halo dominant les coteaux, se trouvait à son apogée. On était à une heure ou deux du gîte le plus voisin. Mais Benjamin marchait toujours, sans faiblir, en compagnie du muet portant la bêche sur l’épaule et de la mule qui trottait d’un pas tranquille.

Soudain elle ralentit et s’arrêta. L’esclave la prit par la bride pour la forcer à avancer. L’animal entêté, les pattes de devant arc-boutées au sol, le tira en arrière en grinçant les dents avec colère. Il refusait d’aller plus loin. Furieux, le muet saisit sa bêche pour en porter un coup avec le manche dans les flancs de la bête rétive, mais le vieillard le retint par le bras en lui ordonnant de patienter et de la laisser se reposer un instant. Cet arrêt était peut-être le signe espéré.

Benjamin regarda autour de lui. Il se trouvait dans un vallon sombre et désert. Ni maison ni cabane en vue : ils devaient s’être écartés de la route de Jeruscholajim. Voilà bien l’endroit le plus favorable à l’accomplissement secret de notre besogne, pensa-t-il. Il sonda le sol avec son bâton : il était gras, ferme et pas rocailleux du tout. On aurait vite fait d’y creuser une fosse, et les collines d’alentour la protégeraient contre les tempêtes de sable qui effacent rapidement toute trace. Il ne s’agissait plus maintenant que de trouver une place convenable. Il regarda longuement autour de lui, à gauche puis à droite, avant de prendre sa décision. Il aperçut alors au milieu des champs, à trois ou quatre jets de pierre de la route, un arbre ombreux, étrangement semblable par la forme et la taille à celui de la colline de Pera, sous lequel il s’était endormi et où lui était apparu qu’il avait pour mission de s’assurer du chandelier. Il se souvint de son rêve, et la confiance renaquit dans son cœur. Il commanda aussitôt au muet de détacher la bière du dos de la mule ; à peine ce dernier eut-il obéi que l’animal décrispa ses membres et courut vers le vieillard qui sentit sur sa main le souffle chaud de ses naseaux. C’était bien la bonne place, sa conviction s’affermissait de plus en plus ; il fit signe à l’esclave qui se mit courageusement à l’ouvrage. La bêche semblait rendre des sons argentins : docile, le muet creusait la terre avec énergie. Il atteignit bientôt la profondeur requise. Une chose encore restait à faire : descendre le chandelier dans la fosse. Lentement, sans rien soupçonner, le serviteur prit dans ses larges et robustes bras le pesant cercueil et le fit glisser avec précaution dans le trou. Précieuse amande d’or enfermée dans sa coquille de bois, et que la glèbe éternellement vivante et féconde recouvrirait bientôt de verdure, la menorah allait pouvoir dormir du sommeil éternel.

Benjamin s’inclina, rempli de respect : « Je suis le dernier témoin, se disait-il en tremblant sous le poids écrasant de cette pensée, des aventures de notre chandelier ; à présent, personne en ce monde hormis moi n’est au courant de ce secret, personne sauf moi ne sait où il se trouve. » À ce moment la lune se montra. Les nuages qui voilaient son éclat depuis le soir se dissipèrent un instant et un puissant flot de lumière blanche inonda le sol : on eût dit qu’au-dessus d’eux brillait une immense prunelle, mais ce n’était pas un œil humain, ombragé de cils, doux et mobile ; il était rond, froid comme la glace, éternel et indestructible. Il plongea jusqu’au fond de la tombe béante et l’illumina ; les quatre bords de la cavité apparurent avec netteté, et les parois lisses du cercueil étincelèrent sous le flot blanc comme du métal poli. Ce regard venu des profondeurs de l’infini ne brilla qu’un instant, une seconde ; puis les nuages recouvrirent la luné vagabonde. Mais Benjamin savait qu’un autre œil que le sien avait vu la tombe du chandelier.

Sur un signe, l’esclave se mit à combler la fosse ; le travail terminé et le sol redevenu égal, il lui ordonna de s’en retourner avec la mule. Le muet fit des gestes désespérés, en s’efforçant d’expliquer au vieillard qu’il ne devait pas demeurer seul au milieu des ténèbres dans un pays inconnu, qu’il avait à redouter les voleurs et les animaux féroces. Il eût voulu l’accompagner tout au moins jusqu’à l’étape la plus proche. Mais le vieillard lui enjoignit d’un ton ferme et avec impatience de se conformer à ses ordres et, comme il hésitait encore, il le chassa en l’invectivant. Il avait hâte de voir enfin disparaître l’homme avec sa bête au tournant du chemin et d’être seul sous l’inconcevable immensité de la voûte des cieux, au cœur de la nuit gigantesque.

Une fois encore, il s’approcha de la tombe et, courbant la tête, il récita la prière des morts : « Grand et saint est le nom de l’Éternel en ce monde et dans les autres, maintenant et à l’heure de la résurrection… » Il aurait bien voulu, conformément au pieux usage, déposer une pierre ou une marque quelconque sur la terre fraîchement remuée. Mais il se retint à cause du secret, et il partit à travers la campagne sans se retourner une seule fois, sans savoir où il allait. Il n’avait plus de but, à présent que le chandelier était enterré. Son anxiété l’avait quitté et son âme ne tremblait plus. Il avait accompli sa tâche. C’était maintenant à Dieu de décider si la menorah resterait cachée, et le peuple dispersé sur toute la terre jusqu’à la fin des temps, ou si le chandelier devait surgir de sa sépulture inconnue, et le peuple rentrer enfin dans sa patrie.

Le vieillard marchait dans la nuit que les nuages et les étoiles assombrissaient et illuminaient alternativement. Sa joie augmentait à chaque pas ; il était ravi d’être débarrassé du fardeau qui avait pesé sur sa-longue existence, et une sensation de légèreté inconnue se répandait dans ses membres. Ses vieilles articulations s’étaient assouplies comme sous l’action d’un onguent doux et chaud, et son allure était aussi aisée que s’il eût glissé sur l’eau. Il volait plus qu’il ne marchait, en redressant la tête ; il sentait comme un vent léger lui soulever les épaules, et il lui semblait – mais ne rêvait-il pas tout éveillé ? – qu’il pouvait lever et agiter son bras paralysé. Son sang coulait plus limpide, il montait en lui en bouillonnant comme la sève d’un arbre et lui sifflait dans les oreilles. Et soudain il entendit un hymne puissant. Il ne savait plus si c’étaient les morts qui chantaient sous terre un chœur fraternel en l’honneur du rapatrié, ou si cette vibrante musique descendait des étoiles qui brillaient d’un éclat de plus en plus vif. Il ne le savait pas et continuait d’avancer comme s’il avait des ailes, toujours plus loin à travers la nuit frémissante.

Le lendemain matin, des gens qui se rendaient au marché de Ramleh découvrirent un vieillard dans un champ à proximité de la route. Il était mort. L’inconnu était étendu sur le dos, la tête nue. Il avait les bras largement écartés comme s’il voulait embrasser l’infini et tendait les mains comme quelqu’un qui va recevoir un immense présent. Son visage était paisible et radieux et ses yeux grands ouverts. Quand un des marchands se pencha sur le mort pour les lui fermer pieusement, il vit qu’ils étaient pleins de lumière et que le ciel tout entier se reflétait dans ses prunelles rondes et calmes.

Mais sous sa barbe on remarquait que les lèvres de l’inconnu étaient violemment pincées : et l’on eût dit qu’elles voulaient empêcher, au-delà de la mort, un secret de sortir.

Quelques semaines plus tard, le faux chandelier fut lui aussi emporté en terre sainte et placé sous l’autel de l’église de Jeruscholajim, selon les ordres de Justinien. Mais il n’y resta pas longtemps. Car les Perses ayant pris la ville le brisèrent et le morcelèrent afin d’en faire des colliers pour leurs femmes et une chaîne pour leur roi. Le temps et l’esprit de destruction anéantissent immanquablement l’œuvre des hommes : la copie qu’avait façonnée l’orfèvre disparut donc sans laisser de trace.

Quant à l’éternel chandelier, protégé par le mystère, il demeure ignoré et intact dans son tombeau. Le temps a poursuivi au-dessus de lui sa course inexorable, des peuples et des peuples ont envahi au cours des siècles le sol où il repose, des races étrangères innombrables ont combattu près de lui sans troubler son sommeil ; il a échappé au banditisme et à la cupidité des hommes. Parfois de nos jours le voyageur foule d’un pas rapide la terre qui l’abrite, parfois des passants font la sieste à midi au bord de la route, tout près de lui ; mais personne ne soupçonne sa présence, la curiosité humaine n’a pas encore violé sa retraite. Il demeure le secret de Dieu et dort dans les ténèbres des âges ; qui sait s’il y dormira toujours, invisible et perdu pour son peuple qui continue sans repos d’errer d’exil en exil, ou si l’on finira par le découvrir le jour où ce peuple se retrouvera lui-même, et s’il resplendira de nouveau dans le temple de la paix ?

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