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4 livres (ou plutôt œuvres littéraires) à emporter en croisière autour du Monde

Rêvons un peu et imaginons être embarqués dans les plus belles croisières tour du monde .. Quels livres emmener ? Ou plutôt quelles oeuvres littéraires ?

Attention, ce n’est pas la question de l’île déserte mais de la croisière donc du mouvement. Faut-il quelque chose pour se désennuyer ou pour « voir » le voyage différemment ou à l’inverse afin que la croisière fasse découvrir une oeuvre que l’on connaît d’un autre point de vue ?

Une croisière autour du monde. L’horizon toujours changeant, les jours qui s’étirent, les nuits sans contrainte. Le temps suspendu, ou distendu, comme une bulle où l’on respire autrement. Dans cette parenthèse flottante, que lire ? Que choisir comme compagnons de mer, pour combler l’ennui ou l’attiser, pour creuser le voyage ou s’en détourner ?

Finalement nous avons choisi 4 livres intransigeants, inclassables, inépuisables. 4 livres qui ne s’aiment pas entre eux, et c’est bien pour ça qu’on les emmène: Proust, Casanova, Bret Easton Ellis, Albert Cohen. Ensemble, ils sont une arche où le monde entier trouve place.

Nous avons choisi 4 livres/oeuvres pour larguer les amarres autour du monde : Proust, Casanova, Ellis, Albert Cohen.

À la recherche du temps perdu : le voyage intérieur absolu

Proust n’est pas un auteur qu’on lit pour passer le temps. On le lit pour le ralentir. Et quoi de mieux qu’un tour du monde lent, sans obligation ni retour précis, pour s’y perdre enfin ? À la recherche du temps perdu, ce n’est pas un roman, c’est une chambre d’écho. On y entre avec un bruit du monde et on en ressort avec une musique intérieure.

Sur un bateau, sans réseau, sans sollicitations, on peut enfin lire Proust comme il faut : lentement, dans le silence, avec du temps. Et tout prend forme. Ce n’est plus un monument écrasant, c’est une architecture vivante, une cathédrale construite avec les souvenirs. Les paysages défilent, les ports succèdent aux océans, et dans les pages de Proust, c’est un autre voyage qui se superpose : celui des souvenirs qui reviennent sans prévenir, des détails qui explosent soudain.

Lire Proust en mer, c’est rendre visible la mémoire. C’est entendre ce que le monde dit quand il se tait. Et c’est aussi accepter de se perdre dans une phrase de six pages sans vouloir en sortir. Car ce n’est pas le récit qui compte, c’est le tissu de sensations, les mouvements de l’âme. Un tour du monde, c’est l’occasion rêvée pour se retirer du présent immédiat. Et qui mieux que Proust pour accompagner ce retrait, ce recentrage ? Il nous rappelle que rien n’est plus vaste que l’intérieur d’un souvenir.

Les Mémoires de Casanova : l’anti-Proust, et pourtant…

À Proust le repli, à Casanova l’élan. À Proust le fauteuil, à Casanova la chambre d’auberge. Le premier fouille son âme, le second saute dans les âmes des autres. Et pourtant, ils se parlent. Car les deux cherchent : la vérité d’un instant, la sensation juste, la beauté du réel.

Les Mémoires de Casanova, ce sont mille vies dans une. Une cavalcade d’histoires, de séjours, de prisons, de conquêtes, de déguisements, d’escroqueries parfois. Sur une croisière, c’est le parfait antidote à l’immobilité. On se dit : si le bateau ne bouge pas, moi, je voyage avec lui. Casanova a traversé l’Europe et les classes sociales, il a parlé aux rois et aux prostituées, il a fui, menti, aimé, et surtout écrit tout ça dans un français d’une limpidité désarmante.

Casanova n’est pas qu’un séducteur. C’est un témoin. Un homme libre dans un siècle encore corseté. Lire ses mémoires, c’est prendre le large depuis son transat. C’est se rappeler que la vie n’attend pas qu’on la médite. Elle exige d’être mordue.

Et sur un paquebot de luxe, à observer les passagers empesés qui s’ennuient dans des dîners à thème, c’est un régal de croiser l’œil malicieux de Casanova. Il les aurait tous retournés. Il nous rappelle que vivre, c’est aussi transgresser. Et qu’un grand livre peut être à la fois érudit, joyeux et obscène.

American Psycho : la dissonance salvatrice

C’est le choix qui fait grincer. Pourquoi emmener American Psycho sur une croisière ? Parce que rien n’est plus intéressant que l’incongru. Ellis, dans ce roman, fait imploser l’illusion du confort, de la réussite, de la modernité heureuse. Et sur un bateau qui file entre les hémisphères, croisant des millionnaires en pantoufles de cuir et des influenceuses en quête de selfie exotique, c’est une lecture qui vient poser la question que tout le monde évite : que cache ce décor ?

Patrick Bateman, le narrateur, est un monstre. Mais un monstre dont le masque est familier : costume Armani, abonnements à toutes les bonnes revues, dîner dans les bons restos. Ellis ne raconte pas une histoire, il dissèque une époque. Le roman est long, répétitif, envoûtant. Les descriptions deviennent des litanies. Les crimes, insoutenables, surgissent sans prévenir. Et tout est normal. Ou présenté comme tel.

Sur une croisière, ce roman devient une expérience. Il permet de voir autrement ce qui nous entoure. De repérer les visages figés, les conversations creuses, les rituels absurdes. Et surtout, de sentir que l’horreur n’est jamais très loin du luxe. Que l’inhumanité commence souvent avec le conformisme poli.

Lire American Psycho en mer, c’est introduire un virus dans la carte postale. C’est refuser d’être dupe. Et c’est se rappeler que la littérature ne sert pas à nous caresser dans le sens du poil, mais à nous réveiller. Brutalement, s’il le faut.

Solal et Belle du Seigneur : le double visage d’Albert Cohen

On triche un peu en prenant deux livres d’un même auteur, mais on les pense ensemble. Solal, c’est le roman de l’arrachement. Belle du Seigneur, celui de la chute. Cohen y creuse un même personnage, Solal, prototype d’un homme brillant, séducteur, mais hanté par ses origines, son identité, son imposture.

Lire ces deux livres à la suite, c’est comprendre la mécanique d’un effondrement. Dans Solal, on admire l’intelligence, la ruse, la volonté de conquête. Dans Belle du Seigneur, on assiste au lent sabotage d’un amour devenu théâtre. L’amour fou y est montré pour ce qu’il est souvent : une invention, une mise en scène, une tyrannie douce qui étouffe les deux.

Pourquoi emporter Cohen en mer ? Parce que son écriture est lyrique, ample, parfois ridicule, mais jamais tiède. Il ose tout : les longues digressions, les dialogues absurdes, les envolées lyriques, les descriptions à n’en plus finir. Et surtout, il ose montrer l’amour comme un piège. Pas par cynisme, mais par lucidité. Il montre que le besoin d’être adoré peut être plus fort que le désir d’aimer.

Sur un paquebot, on croise des couples qui s’aiment trop fort ou pas du tout, des solitudes maquillées, des passions d’une semaine. Cohen les aurait tous croqués. Il aurait vu le ridicule et le sublime dans une même scène. Lire Belle du Seigneur sur un pont en regardant l’horizon, c’est mesurer à quel point nous sommes tous des enfants perdus qui jouent à l’amour avec des armes de théâtre.

Un équipage littéraire au long cours

Ces quatre auteurs n’ont rien en commun. Et c’est précisément pourquoi ils forment l’équipage parfait pour un tour du monde. Proust pour se retrouver, Casanova pour s’égarer, Ellis pour douter, Cohen pour pleurer.

Ils incarnent quatre façons d’habiter le monde : par le souvenir, par le corps, par la dissection, par l’illusion. À eux quatre, ils couvrent tout le spectre : du temps qui fuit à la chair qui se donne, du masque social à l’effondrement amoureux.

Et surtout, ils résistent à la digestion. Ce ne sont pas des livres qu’on consomme. Ce sont des compagnons qu’on relit, qu’on déteste parfois, qu’on abandonne puis retrouve. Exactement comme le voyage : imprévisible, lent, et parfois dérangeant.

Une croisière autour du monde est une manière de se retirer du tumulte. Mais ce retrait n’a de sens que si on y injecte de l’intensité. Ces livres sont là pour ça. Pour nous empêcher de flotter mollement. Pour faire surgir le vertige là où tout semblait lisse.

Car au fond, c’est ça la littérature : pas un passe-temps. Un rappel que le monde est plus vaste que nos vies domestiquées. Même sur l’eau. Même en maillot de bain.

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