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Acté

Acté

d’ Alexandre Dumas

Chapitre 1

 

Le 7 du mois de mai, que les Grecs appellent thargélion, l’an 57 du Christ et 810 de la fondation de Rome, une jeune fille de quinze à seize ans, grande, belle et rapide comme la Diane chasseresse, sortait de Corinthe par la porte occidentale, et descendait vers la plage : arrivée à une petite prairie,bordée d’un côté par un bois d’oliviers, et de l’autre par un ruisseau ombragé d’orangers et de lauriers-roses, elle s’arrêta et se mit à chercher des fleurs. Un instant elle balança entre les violettes et les glaïeuls que lui offrait l’ombrage des arbres de Minerve, et les narcisses et les nymphéas qui s’élevaient sur les bords du petit fleuve ou flottaient à sa surface ; mais bientôt elle se décida pour ceux-ci, et, bondissant comme un jeune faon, elle courut vers le ruisseau.

Arrivée sur ses rives, elle s’arrêta ; la rapidité de sa course avait dénoué ses longs cheveux ; elle se mit à genoux au bord de l’eau, se regarda dans le courant, et sourit en se voyant si belle. C’était en effet une des plus ravissantes vierges de l’Achaïe, aux yeux noirs et voluptueux, aunez ionien et aux lèvres de corail ; son corps, qui avait à la fois la fermeté du marbre et la souplesse du roseau, semblait une statue de Phidias animée par Prométhée ; ses pieds seuls,visiblement trop petits pour porter le poids de sa taille,paraissaient disproportionnés avec elle, et eussent été un défaut,si l’on pouvait songer à reprocher à une jeune fille une semblableimperfection : si bien que la nymphe Pyrène, qui lui prêtaitle miroir de ses larmes, toute femme qu’elle était, ne put serefuser à reproduire son image dans toute sa grâce et dans toute sapureté. Après un instant de contemplation muette, la jeune fillesépara ses cheveux en trois parties, fit deux nattes de ceux quidescendaient le long des tempes, les réunit sur le sommet de latête, les fixa par une couronne de laurier-rose et de fleursd’oranger qu’elle tressa à l’instant même ; et laissantflotter ceux qui, retombaient par derrière, comme la crinière ducasque de Pallas, elle se pencha sur l’eau pour étancher la soifqui l’avait attirée vers cette partie de la prairie, mais qui,toute pressante qu’elle était, avait cependant cédé à un besoinplus pressant encore, celui de s’assurer qu’elle était toujours laplus belle des filles de Corinthe. Alors la réalité et l’image serapprochèrent insensiblement l’une de l’autre ; on eût ditdeux sœurs, une nymphe et une naïade, qu’un doux embrassementallait unir : leurs lèvres se touchèrent dans un bain humide,l’eau frémit, et une légère brise, passant dans les airs comme unsouffle de volupté, fit pleuvoir sur le fleuve une neige rose etodorante que le courant emporta vers la mer.

En se relevant, la jeune fille porta les yeuxsur le golfe, et resta un instant immobile de curiosité : unegalère à deux rangs de rames, à la carène dorée et aux voiles depourpre, s’avançait vers la plage, poussée par le vent qui venaitde Délos ; quoiqu’elle fût encore éloignée d’un quart demille, on entendait les matelots qui chantaient un chœur àNeptune : La jeune fille reconnut le mode phrygien, qui étaitconsacré aux hymnes religieux ; seulement, au lieu des voixrudes des mariniers de Calydon ou de Céphalonie, les notes quiarrivaient jusqu’à elle, quoique dispersées et affaiblies par labrise, étaient savantes et douces à l’égal de celles que chantaientles prêtresses d’Apollon. Attirée par cette mélodie, la jeuneCorinthienne se leva, brisa quelques branches d’oranger et delaurier-rose destinées à faire une seconde couronne qu’ellecomptait déposer à son retour dans le temple de Flore, à laquellele mois de mai était consacré ; puis d’un pas lent, curieux etcraintif à la fois, elle s’avança vers le bord de la mer, tressantles branches odorantes qu’elle avait rompues au bord duruisseau.

Cependant la birème s’était rapprochée, etmaintenant la jeune fille pouvait non seulement entendre les voix,mais encore distinguer la figure des musiciens : le chant secomposait d’une invocation à Neptune, chantée par un seul coryphéeavec une reprise en chœur, d’une mesure si douce et si balancée,qu’elle imitait le mouvement régulier des matelots se courbant surleurs rames et des rames retombant à la mer. Celui qui chantaitseul, et qui paraissait le maître du bâtiment, se tenait debout àla proue et s’accompagnait d’une cythare à trois cordes, pareille àcelle que les statuaires mettent aux mains d’Euterpe, la muse del’harmonie : à ses pieds était couché, couvert d’une longuerobe asiatique, un esclave dont le vêtement appartenait égalementaux deux sexes ; de sorte que la jeune fille ne put distinguersi c’était un homme ou une femme, et, à côté de leurs bancs, lesrameurs mélodieux étaient debout et battaient des mains en mesure,remerciant Neptune du vent favorable qui leur faisait ce repos.

Ce spectacle, qui deux siècles auparavantaurait à peine attiré l’attention d’un enfant cherchant descoquillages parmi les sables de la mer, excita au plus haut degrél’étonnement de la jeune fille. Corinthe n’était plus à cette heurece qu’elle avait été du temps de Sylla : la rivale et la sœurd’Athènes. Prise d’assaut l’an de Rome 608 par le consul Mummius,elle avait vu ses citoyens passés au fil de l’épée, ses femmes etses enfants vendus comme esclaves, ses maisons brûlées, sesmurailles détruites, ses statues envoyées à Rome, et ses tableaux,de l’un desquels Attale avait offert un million de sesterces,servir de tapis à ces soldats romains que Polybe trouva jouant auxdés sur le chef-d’œuvre d’Aristide. Rebâtie quatre-vingts ans aprèspar Jules César, qui releva ses murailles et y envoya une colonieromaine, elle s’était reprise à la vie, mais était loin encored’avoir retrouvé son ancienne splendeur. Cependant le proconsulromain, pour lui rendre quelque importance, avait annoncé, pour le10 du mois de mai et les jours suivants, des jeux néméens,isthmiques et floraux, où il devait couronner le plus fort athlète,le plus adroit cocher et le plus habile chanteur. Il en résultaitque depuis quelques jours une foule d’étrangers de toutes nationsse dirigeaient vers la capitale de l’Achaïe, attirés soit par lacuriosité, soit par le désir de remporter les prix : ce quirendait momentanément à la ville, faible encore du sang et desrichesses perdus, l’éclat et le bruit de ses anciens jours. Les unsétaient arrivés sur des chars, les autres sur des chevaux ;d’autres, enfin, sur des bâtiments qu’ils avaient loués ou faitconstruire ; mais aucun de ces derniers n’était entré dans leport sur un aussi riche navire que celui qui, en ce moment touchaitla plage que se disputèrent autrefois dans leur amour pour elleApollon et Neptune.

À peine eut-on tiré la birème sur le sable,que les matelots appuyèrent à sa proue un escalier en bois decitronnier incrusté d’argent et d’airain, et que le chanteur,jetant sa cythare sur ses épaules, descendit, s’appuyant surl’esclave que nous avons vu couché à ses pieds. Le premier était unbeau jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, aux cheveuxblonds, aux yeux bleus, à la barbe dorée : il était vêtu d’unetunique de pourpre, d’une clamyde bleue étoilée d’or, et portaitautour du cou, nouée par devant, une écharpe dont les boutsflottants retombaient jusqu’à sa ceinture. Le second paraissaitplus jeune de dix années à peu près. C’était un enfant touchant àpeine à l’adolescence, à la démarche lente, et à l’air triste etsouffrant ; cependant la fraîcheur de ses joues eût fait honteau teint d’une femme, la peau rosée et transparente aurait pu ledisputer en finesse avec celle des plus voluptueuses filles de lamolle Athènes, et sa main blanche et potelée semblait, par sa formeet par sa faiblesse, bien plus destinée à tourner un fuseau ou àtirer une aiguille, qu’à porter l’épée ou le javelot, attributs del’homme et du guerrier. Il était, comme nous l’avons dit, vêtud’une robe blanche, brodée de palmes d’or, qui descendaitau-dessous du genou ; ses cheveux flottants tombaient sur sesépaules découvertes, et, soutenu par une chaîne d’or, un petitmiroir entouré de perles pendait à son cou.

Au moment où il allait toucher la terre, soncompagnon l’arrêta vivement ; l’adolescent tressaillit.

– Qu’y a-t-il maître ? dit-il d’une voixdouce et craintive.

– Il y a que tu allais toucher le rivage dupied gauche, et que par cette imprudence tu nous exposais à perdretout le fruit de mes calculs, grâce auxquels nous sommes arrivés lejour des nones, qui est de bon augure.

– Tu as raison, maître, ditl’adolescent ; et il toucha la plage du pied droit ; soncompagnon en fit autant.

– Étranger, dit, s’adressant au plus âgé desdeux voyageurs, la jeune fille qui avait entendu ces parolesprononcées dans le dialecte ionien, la terre de la Grèce, dequelque pied qu’on la touche, est propice à quiconque l’aborde avecdes intentions amies : c’est la terre des amours, de la poésieet des combats ; elle a des couronnes pour les amants, pourles poètes et pour les guerriers. Qui que tu sois, étranger,accepte celle-ci en attendant celle que tu viens chercher, sansdoute.

Le jeune homme prit vivement et mit sur satête la couronne que lui présentait la Corinthienne.

– Les dieux nous sont propices, s’écria-t-il.Regarde, Sporus, l’oranger, ce pommier des Hespérides, dont lesfruits d’or ont donné la victoire à Hippomène, en ralentissant lacourse d’Atalante, et le laurier-rose, l’arbre cher à Apollon.Comment t’appelles-tu, prophétesse de bonheur ?

– Je me nomme Acté, répondit en rougissant lajeune fille.

– Acté ! s’écria le plus âgé des deuxvoyageurs. Entends-tu, Sporus ? Nouveau présage : Acté,c’est-à-dire la rive. Ainsi la terre de Corinthe m’attendait pourme couronner.

– Qu’y-a-t-il là d’étonnant ? n’es-tu pasprédestiné, Lucius, répondit l’enfant.

– Si je ne me trompe, demanda timidement lajeune fille, tu viens pour disputer un des prix offerts auxvainqueurs par le proconsul romain.

– Tu as reçu le talent de la divination enmême temps que le don de la beauté, dit Lucius.

– Et sans doute tu as quelque parent dans laville ?

– Toute ma famille est à Rome.

– Quelque ami, peut-être ?

– Mon seul ami est celui que tu vois, et,comme moi, il est étranger à Corinthe.

– Quelque connaissance, alors ?

– Aucune.

– Notre maison est grande, et mon père esthospitalier, continua la jeune fille ; Lucius daignera-t-ilnous donner la préférence ? nous prierons Castor et Pollux delui être favorables.

– Ne serais-tu pas leur sœur Hélène, jeunefille ? interrompit Lucius en souriant. On dit qu’elle aimaità se baigner dans une fontaine qui ne doit pas être bien loind’ici. Cette fontaine avait sans doute le don de prolonger la vieet de conserver la beauté. C’est un secret que Vénus aura révélé àPâris, et que Pâris t’aura confié. S’il en est ainsi, conduis-moi àcette fontaine, belle Acté : car, maintenant que je t’ai vue,je voudrais vivre éternellement, afin de te voir toujours.

– Hélas ! je ne suis point une déesse,répondit Acté, et la source d’Hélène n’a point ce merveilleuxprivilège ; au reste, tu ne t’es pas trompé sur sa situation,la voilà à quelques pas de nous, qui se précipite à la mer du hautd’un rocher.

– Alors, ce temple qui s’élève près d’elle estcelui de Neptune ?

– Oui, et cette allée bordée de pins mène austade. Autrefois, dit-on, en face de chaque arbre s’élevait unestatue ; mais Mummius les a enlevées, et elles ont à toutjamais quitté ma patrie pour la tienne. Veux-tu prendre cetteallée, Lucius, continua en souriant la jeune fille, elle conduit àla maison de mon père.

– Que penses-tu de cette offre, Sporus ?dit le jeune homme, changeant de dialecte et parlant la languelatine.

– Que ta fortune ne t’a pas donné le droit dedouter de ta constance.

– Eh bien ! fions-nous donc à elle cettefois encore, car jamais elle ne s’est présentée sous une forme plusentraînante et plus enchanteresse.

Alors, changeant d’idiome et revenant audialecte ionien, qu’il parlait avec la plus grandepureté :

« Conduis-nous, jeune fille, dit Lucius,car nous sommes prêts à te suivre ; et toi, Sporus, recommandeà Lybicus de veiller sur Phoebé.

Acté marcha la première, tandis que l’enfant,pour obéir à l’ordre de son maître, remontait sur le navire. Arrivéau stade, elle s’arrêta :

– Vois, dit-elle à Lucius, voici le gymnase.Il est tout prêt et sablé, car c’est après-demain que les jeuxcommencent, et ils commencent par la lutte. À droite, de l’autrecôté du ruisseau, à l’extrémité de cette allée de pins, voicil’hippodrome ; le second jour, comme tu le sais, sera consacréà la course des chars. Puis enfin, à moitié chemin de la collinedans la direction de la citadelle, voici le théâtre où se disputerale prix du chant : quelle est celle des trois couronnes quecompte disputer Lucius ?

– Toutes trois, Acté.

– Tu es ambitieux, jeune homme.

– Le nombre trois plaît aux dieux, dit Sporusqui venait de rejoindre son compagnon, et les voyageurs, guidés parleur belle hôtesse, continuèrent leur chemin.

En arrivant près de la ville, Luciuss’arrêta :

– Qu’est-ce que cette fontaine, dit-il, etquels sont ces bas-reliefs brisés ? Ils me paraissent du plusbeau temps de la Grèce.

– Cette fontaine est celle de Pyrène, ditActé ; sa fille fut tuée par Diane à cet endroit même, et ladéesse, voyant la douleur de la mère, la changea en fontaine sur lecorps même de l’enfant qu’elle pleurait. Quant aux bas reliefs, ilssont de Lysippe, élève de Phidias.

– Regarde donc, Sporus, s’écria avecenthousiasme le jeune homme à la lyre ; regarde, quelmodèle ! quelle expression ! c’est le combat d’Ulyssecontre les amants de Pénélope, n’est-ce pas ? Vois donc commecet homme blessé meurt bien, comme il se tord, comme ilsouffre ; le trait l’a atteint au dessous du cœur :quelques lignes plus haut, il n’y avait point d’agonie. Oh !le sculpteur était un habile homme, et qui savait son métier. Jeferai transporter ce marbre à Rome ou à Naples, je veux l’avoirdans mon atrium. Je n’ai jamais vu d’homme vivant mourir avec plusde douleur.

– C’est un des restes de notre anciennesplendeur, dit Acté. La ville en est jalouse et fière, et, commeune mère qui a perdu ses plus beaux enfants, elle tient à ceux quilui restent. Je doute, Lucius, que tu sois assez riche pour acheterce débris.

– Acheter ! répondit Lucius avec uneexpression indéfinissable de dédain ; à quoi bon acheter,lorsque je puis prendre ? Si je veux ce marbre, je l’aurai,quand bien même Corinthe tout entière dirait non.

Sporus serra la main de son maître.

– À moins cependant, continua celui-ci, que labelle Acté ne me dise qu’elle désire que ce marbre demeure dans sapatrie.

– Je comprends aussi peu ton pouvoir que lemien, Lucius, mais je ne t’en remercie pas moins. Laisse-nous nosdébris, Romain, et n’achève pas l’ouvrage de tes pères. Ilsvenaient en vainqueurs, eux : tu viens en ami, toi ; cequi fut de leur part une barbarie serait de la tienne unsacrilège.

– Rassure-toi, jeune fille, dit Lucius :car je commence à m’apercevoir qu’il y a à Corinthe des choses plusprécieuses à prendre que le bas-relief de Lysippe, qui, à toutconsidérer, n’est que du marbre. Lorsque Pâris vint à Lacédémone,ce ne fut point la statue de Minerve ou de Diane qu’il enleva, maisbien Hélène, la plus belle des Spartiates.

Acté baissa les yeux sous le regard ardent deLucius, et, continuant son chemin, elle entra dans la ville :les deux Romains la suivirent.

Corinthe avait repris l’activité de sesanciens jours. L’annonce des jeux qui devaient y être célébrésavait attiré des concurrents, non seulement de toutes les partiesde la Grèce, mais encore de la Sicile, de l’Égypte et de l’Asie.Chaque maison avait son hôte, et les nouveaux arrivants auraient eugrande peine à trouver un gîte, si Mercure, le dieu des voyageurs,n’eût conduit au devant d’eux l’hospitalière jeune fille. Ilstraversèrent, toujours guidés par elle, le marché de la ville, oùétaient étalés pêle-mêle le papyrus et le lin d’Égypte, l’ivoire dela Libye, les cuirs de Cyrène, l’encens et la myrrhe de la Syrie,les tapis de Carthage, les dattes de la Phénicie, la pourpre deTyr, les esclaves de la Phrygie, les chevaux de Sélinonte, lesépées des Celtibères, et le corail et l’escarboucle des Gaulois.Puis, continuant leur chemin, ils traversèrent la place oùs’élevait autrefois une statue de Minerve, chef-d’œuvre de Phidias,et que, par vénération pour l’ancien maître, on n’avait pointremplacée ; prirent une des rues qui venaient y aboutir, et,quelques pas plus loin, s’arrêtèrent devant un vieillard debout surle seuil de sa maison.

– Mon père, dit Acté, voici un hôte queJupiter vous envoie ; je l’ai rencontré au moment où ildébarquait, et je lui ai offert l’hospitalité.

– Sois le bienvenu, jeune homme à la barbed’or, répondit Amyclès : et, poussant d’une main la porte desa maison, il tendit l’autre à Lucius.

Chapitre 2

 

Le lendemain du jour où la porte d’Amyclèss’était ouverte pour Lucius, le jeune Romain, Acté et son père,réunis dans le triclinium, autour d’une table près d’être servie,se préparaient à tirer aux dés la royauté du festin. Le vieillardet la jeune fille avaient voulu la décerner à l’étranger ;mais leur hôte, soit superstition, soit respect, avait refusé lacouronne : on apporta en conséquence les tali, et l’on remitle cornet au vieillard, qui fit le coup d’Hercule. Acté jeta lesdés à son tour, et leur combinaison produisit le coup duchar ; enfin elle passa le cornet au jeune Romain, qui le pritavec une inquiétude visible, le secoua longtemps, le renversa entremblant sur la table, et poussa un cri de joie en regardant lerésultat produit : il avait amené le coup de Vénus, quil’emporte sur tous les autres.

– Vois, Sporus, s’écria-t-il en idiome latin,vois, décidément les dieux sont pour nous, et Jupiter n’oublie pasqu’il est le chef de ma race : le coup d’Hercule, le coup duchar et le coup de Vénus, y a-t-il plus heureuse combinaison pourun homme qui vient disputer les prix de la lutte, de la course etdu chant, et à la rigueur le dernier ne me promet-il pas un doubletriomphe ?

– Tu es né dans un jour heureux, réponditl’enfant, et le soleil t’a touché avant que tu touchasses laterre : cette fois comme toujours tu triompheras de tous tesconcurrents.

– Hélas ! il y eu une époque, répondit ensoupirant le vieillard, adoptant la langue que parlait l’étranger,où la Grèce t’aurait offert des adversaires dignes de te disputerla victoire : mais nous ne sommes plus au temps où Milon leCrotoniate fut couronné six fois aux jeux pythiens, et oùl’Athénien Alcibiade envoyait sept chars aux jeux olympiques, etremportait quatre prix. La Grèce avec sa liberté a perdu ses artset sa force, et Rome, à compter de Cicéron, nous a envoyé tous sesenfants pour nous enlever toutes nos palmes. Que Jupiter, dont tute vantes de descendre, te protège donc, jeune homme ! caraprès l’honneur de voir remporter la victoire par un de mesconcitoyens, le plus grand plaisir que je puisse éprouver est de lavoir favoriser mon hôte : apporte donc les couronnes defleurs, ma fille, en attendant les couronnes de laurier.

Acté sortit et rentra presque aussitôt avecune couronne de myrte et de safran pour Lucius, une couronne d’acheet de lierre pour son père, et une couronne de lis et de roses pourelle : outre celles-là, un jeune esclave en apporta d’autresplus grandes, que les convives se passèrent autour du cou. AlorsActé s’assit sur le lit de droite, Lucius se coucha à la placeconsulaire, et le vieillard, debout au milieu de sa fille et de sonhôte, fit une libation de vin et une prière aux dieux, puis il secoucha à son tour, en disant au jeune Romain :

– Tu le vois, mon fils, nous sommes dans lesconditions prescrites, puisque le nombre des convives, si l’on encroit un de nos poètes, ne doit pas être au-dessous de celui desGrâces, et ne doit pas dépasser celui des Muses. Esclaves, servezla première table.

On apporta un plateau tout garni ; lesserviteurs se tinrent prêts à obéir au premier geste, Sporus secoucha aux pieds de son maître, lui offrant ses longs cheveux pouressuyer ses mains, et le scissor commença ses fonctions.

Au commencement du second service, et lorsquel’appétit des convives commença de s’apaiser, le vieillard fixa lesyeux sur son hôte, et, après avoir regardé quelque temps, avecl’expression bienveillante de la vieillesse, la belle figure deLucius, à qui ses cheveux blonds et sa barbe dorée donnaient uneexpression étrange :

– Tu viens de Rome ? lui dit-il.

– Oui, mon père, répondit le jeune homme.

– Directement ?

– Je me suis embarqué au port d’Ostie.

– Les dieux veillaient toujours sur le divinempereur et sur sa mère ?

– Toujours.

– Et César préparait-il quelque expéditionguerrière ?

– Aucun peuple n’est révolté dans ce moment.César, maître du monde, lui a donné la paix pendant laquellefleurissent les arts : il a fermé le temple de Janus, puis ila pris sa lyre pour rendre grâce aux dieux.

– Et ne craint-il pas que pendant qu’il chanted’autres ne règnent ?

– Ah ! fit Lucius en fronçant le sourcil,en Grèce aussi l’on dit donc que César est un enfant ?

– Non ; mais on craint qu’il ne tardeencore longtemps à devenir un homme.

– Je croyais qu’il avait pris la robe virileaux funérailles de Britannicus ?

– Britannicus était depuis longtemps condamnépar Agrippine.

– Oui, mais c’est César qui l’a tué, je vousen réponds, moi ; n’est-ce pas Sporus ?

L’enfant leva la tête et sourit.

– Il a assassiné son frère ! s’écriaActé.

– Il a rendu au fils la mort que la mère avaitvoulu lui donner. Ne sais-tu donc pas, jeune fille, alorsdemande-le à ton père qui paraît savant en ces sortes de choses,que Messaline envoya un soldat pour tuer Néron dans son berceau, etque le soldat allait frapper, lorsque deux serpents sont sortis dulit de l’enfant et ont mis en fuite le centurion ?… Non, non,rassure-toi, mon père, Néron n’est point un imbécile commeClaudius, un fou comme Caligula, un lâche comme Tibère, ni unhistrion comme Auguste.

– Mon fils, dit le vieillard effrayé, fais-tuattention que tu insultes des dieux ?

– Plaisants dieux, par Hercule ! s’écriaLucius ; plaisant dieu qu’Octave qui avait peur du chaud, peurdu froid, peur du tonnerre ; qui vint d’Apollonie et seprésenta aux vieilles légions de César en boitant commeVulcain ; plaisant dieu dont la main était si faible qu’ellene pouvait parfois supporter le poids de sa plume ; qui a vécusans oser être une fois empereur, et qui est mort en demandant s’ilavait bien joué son rôle ! Plaisant dieu que Tibère, avec sonOlympe de Caprée, dont il n’osait pas sortir, et où il se tenaitcomme un pirate sur un vaisseau à l’ancre, ayant à sa droiteTrasylle qui dirigeait son âme, et à sa gauche Chariclès quigouvernait son corps ; qui, possédant le monde, sur lequel ilpouvait étendre ses ailes comme un aigle, se retira dans le creuxd’un rocher comme un hibou ! Plaisant dieu que Caligula, à quiun breuvage avait tourné la tête, et qui se crut aussi grand queXercès parce qu’il avait jeté un pont de Pouzzoles à Baïa, et aussipuissant que Jupiter parce qu’il imitait le bruit de la foudre enfaisant rouler un char de bronze sur un pont d’airain ; qui sedisait le fiancé de la lune, et que Chérea et Sabinus ont envoyé devingt coups d’épée consommer son mariage au ciel ! Plaisantdieu que Claude qu’on a trouvé derrière une tapisserie quand on lecherchait sur un trône ; esclave et jouet de ses quatreépouses, qui signait le contrat de mariage de Messaline, sa femme,avec Silius son affranchi ! Plaisant dieu dont les genouxployaient à chaque pas, dont la bouche écumait à chaque parole, quibégayait de la langue et qui tremblait de la tête ! Plaisantdieu qui vécut méprisé sans savoir se faire craindre, et qui mourutpour avoir mangé des champignons cueillis par Halotus, épluchés parAgrippine, et assaisonnés par Locuste ! Ah, les plaisantsdieux encore une fois, et quelle noble figure ils doivent fairedans l’Olympe, près d’Hercule, le porte-massue, près de Castor, leconducteur de chars, et près d’Apollon, le maître de lalyre !

Quelques instants de silence succédèrent àcette brusque et sacrilège sortie. Amyclès et Acté regardaient leurhôte avec étonnement, et la conversation interrompue n’avait pointencore repris son cours, lorsqu’un esclave entra, annonçant unmessager de la part de Cneus Lentulus, le proconsul : levieillard demanda si le messager s’adressait à lui ou à son hôte.L’esclave répondit qu’il l’ignorait ; le licteur futintroduit.

Il venait pour l’étranger : le proconsulavait appris l’arrivée d’un navire dans le port, il savait que lemaître de ce navire avait intention de disputer les prix, et il luifaisait donner l’ordre de venir inscrire son nom au palaispréfectoral, et déclarer à laquelle des trois couronnes ilaspirait. Le vieillard et Acté se levèrent pour recevoir les ordresdu proconsul ; Lucius les écouta couché.

Lorsque le licteur eut fini, Lucius tira de sapoitrine des tablettes d’ivoire enduites de cire, écrivit sur unedes feuilles quelques lignes avec un stylet, appuya le chaton de sabague au-dessous, et remit la réponse au licteur, en lui donnantl’ordre de la porter à Lentulus. Le licteur étonné hésita ;Lucius fit un geste impératif ; le soldat s’inclina et sortit.Alors Lucius fit claquer ses doigts pour appeler son esclave,tendit sa coupe que l’échanson remplit de vin, en but une partie àla prospérité de son hôte et de sa fille, et donna le reste àSporus.

– Jeune homme, dit le vieillard, eninterrompant le silence, tu te dis Romain, et cependant j’ai peineà le croire : si tu avais vécu dans la ville impériale, tuaurais appris à mieux obéir aux ordres des représentants deCésar : le proconsul est ici maître aussi absolu et aussirespecté que Claudius Néron l’est à Rome.

– As-tu oublié que les dieux au commencementdu repas m’ont fait momentanément l’égal de l’empereur, enm’élisant roi du festin ? Et quand as-tu vu un roi descendrede son trône pour se rendre aux ordres d’un proconsul ?

– Tu as donc refusé ? dit Acté aveceffroi.

– Non, mais j’ai écrit à Lentulus que, s’ilétait curieux de savoir mon nom, et dans quel but j’étais venu àCorinthe, il n’avait qu’à venir le demander lui même.

– Et tu crois qu’il viendra ? s’écria levieillard.

– Sans doute, répondit Lucius.

– Ici, dans ma maison ?

– Écoute, dit Lucius.

– Qu’y a-t-il ?

– Le voilà qui frappe à la porte : jereconnais le bruit des faisceaux. Fais ouvrir, mon père, etlaisse-nous seuls.

Le vieillard et sa fille se levèrent étonnéset allèrent eux-mêmes à la porte ; Lucius resta couché.

Il ne s’était point trompé : c’étaitLentulus lui-même ; son front humide de sueur indiquait quellepromptitude il avait mise à se rendre à l’invitation del’étranger : il demanda d’une voix rapide et altérée où étaitle noble Lucius, et, dès qu’on lui eut indiqué la chambre, il mitbas sa toge et entra dans le triclinium, qui se referma sur lui etdont les licteurs gardèrent aussitôt la porte.

Nul ne sut ce qui se passa dans cetteentrevue. Au bout d’un quart-d’heure seulement le consul sortit, etLucius vint rejoindre Amyclès et Acté sous le péristyle où ils sepromenaient ; sa figure était calme et souriante.

– Mon père, lui dit-il, la soirée est belle,ne voudrais-tu pas accompagner ton hôte jusqu’à la citadelle, d’oùl’on dit qu’on embrasse une vue magnifique ? puis je suiscurieux de savoir si l’on a exécuté les ordres de César, qui,lorsqu’il a su que des jeux devaient être célébrés à Corinthe, arenvoyé l’ancienne statue de Vénus, afin qu’elle fût propice auxRomains qui viendraient vous disputer les couronnes.

– Hélas ! mon fils, répondit Amyclès, jesuis maintenant trop vieux pour servir de guide dans lamontagne ; mais voici Acté, qui est légère comme une nymphe,et qui t’accompagnera.

– Merci, mon père, je n’avais point demandécette faveur de peur que Vénus ne fût jalouse, et ne se vengeât surmoi de la beauté de ta fille : mais tu me l’offres, j’aurai lecourage de l’accepter.

Acté sourit en rougissant, et, sur un signe deson père, elle courut chercher un voile et revint aussi chastementdrapée qu’une matrone romaine.

– Ma sœur a-t-elle fait quelque vœu, ditLucius, ou bien, sans que je le sache, serait-elle prêtresse deMinerve, de Diane ou de Vesta ?

– Non, mon fils, dit le vieillard en prenantle Romain par le bras et en le tirant à l’écart ; maisCorinthe est la ville des courtisanes, tu le sais : en mémoirede ce que leur intercession a sauvé la ville de l’invasion deXercès, nous les avons fait peindre dans un tableau, comme lesAthéniens les portraits de leurs capitaines après la bataille deMarathon ; depuis lors, nous craignons tellement d’en manquer,que nous en faisons acheter à Byzance, dans les îles de l’Archipelet jusqu’en Sicile. On les reconnaît à leur visage et à leur seindécouvert. Rassure-toi, Acté n’est point une prêtresse de Minerve,de Diane ni de Vesta ; mais elle craint d’être prise pour uneadoratrice de Vénus. Puis, haussant la voix : Allez, mesenfants, va ma fille, continua le vieillard, et, du haut de lacolline, rappelle à notre hôte, en lui montrant les lieux qui lesgardent, tous les vieux souvenirs de la Grèce : le seul bienqui reste à l’esclave et que ne peuvent lui arracher ses maîtres,c’est la mémoire du temps où il était libre.

Lucius et Acté se mirent en route, et en peud’instants le Romain et la jeune fille eurent atteint la porte dunord, et s’engagèrent dans le chemin qui conduit à la citadelle.Quoiqu’à vol d’oiseau elle parût à cinq cents pas à peine de laville, il se repliait en tant de manières, qu’ils furent près d’uneheure à le parcourir. Deux fois sur la route Acté s’arrêta :la première, pour montrer à Lucius le tombeau des enfants deMédée ; la seconde, pour lui faire remarquer la place oùBellérophon reçut des mains de Minerve le cheval Pégase ;enfin ils arrivèrent à la citadelle, et, à l’entrée d’un temple quiy attenait, Lucius reconnut la statue de Vénus couverte d’armesbrillantes, ayant à sa droite celle de l’Amour, et à sa gauchecelle du Soleil, le premier dieu qu’on ait adoré à Corinthe :Lucius se prosterna et fit sa prière.

Cet acte de religion accompli, les deux jeunesgens prirent un sentier qui traversait le bois sacré et conduisaitau sommet de la colline. La soirée était superbe, le ciel pur et lamer tranquille. La Corinthienne marchait devant, pareille à Vénusconduisant Énée sur la route de Carthage ; et Lucius, quivenait derrière elle, s’avançait au travers d’un air embaumé desparfums de sa chevelure ; de temps en temps elle seretournait, et comme, en sortant de la ville, elle avait rabattuson voile sur ses épaules, le Romain dévorait de ses yeux ardentscette tête charmante à laquelle la marche donnait une animationnouvelle, et ce sein qu’il voyait haleter à travers la légèretunique qui le recouvrait. À mesure qu’ils montaient, le panoramaprenait de l’étendue. Enfin à l’endroit le plus élevé de lacolline, Acté s’arrêta sous un mûrier, et, s’appuyant contre luipour reprendre haleine :

– Nous sommes arrivés, dit-elle àLucius ; que dites-vous de cette vue ? ne vaut-elle pascelle de Naples ?

Le Romain s’approcha d’elle sans lui répondre,passa, pour s’appuyer, son bras dans une des branches de l’arbre,et au lieu de regarder le paysage, fixa sur Acté des yeux sibrillants d’amour, que la jeune fille, se sentant rougir, se hâtade parler pour cacher son trouble.

– Voyez du côté de l’orient, dit-elle ;malgré le crépuscule qui commence à s’étendre, voici la citadelled’Athènes, pareille à un point blanc, et le promontoire de Sunium,qui se découpe sur l’azur des flots comme le fer d’une lance ;plus près de nous, au milieu de la mer Saronique, cette île quevous voyez, et qui a la forme d’un fer de cheval, c’est Salamine,où combattit Eschyle et où fut battu Xercès ; au-dessous, versle midi, dans la direction de Corinthe, et à deux cents stadesd’ici à peu près, vous pouvez apercevoir Némée et la forêt danslaquelle Hercule tua le lion dont il porta toujours la dépouillecomme un trophée de sa victoire ; plus loin, au pied de cettechaîne de montagnes qui borne l’horizon, est Épidaure, chère àEsculape ; et, derrière elle, Argos, la patrie du roi desrois ; à l’occident, noyées dans les flots d’or du soleilcouchant, au bout des riches plaines de Sycione, au-delà de cetteligne bleue que forme la mer, comme des vapeurs flottantes sur leciel, apercevez-vous Samos et Ithaque ? Et maintenant tournezle dos à Corinthe et regardez vers le nord : voici, à notredroite, le Cythéron où fut exposé Oedipe ; à notre gaucheLeuctres où Épaminondas battit les Lacédémoniens ; et, en facede nous, Platée où Aristide et Pausanias, vainquirent lesPerses ; puis, au milieu, et à l’extrémité de cette chaîne demontagnes qui court de Attique en Étolie, l’Hélicon, couvert depins, de myrtes et de lauriers, et le Parnasse avec ses deuxsommets tout blancs de neige, entre lesquels coule la fontaineCastalie, qui a reçu des Muses le don de donner l’esprit portique àceux qui boivent de ses eaux.

– Oui, dit Lucius, ton pays est la terre desgrands souvenirs : il est malheureux que tous ses enfants neles conservent pas avec une religion pareille à la tienne, jeunefille ; mais console-toi, si la Grèce n’est plus reine par laforce, elle l’est toujours par la beauté, et cette royauté-là estla plus douce et la plus puissante.

Acté porta la main à son voile ; maisLucius arrêta sa main. La Corinthienne tressaillit, et cependantn’eut point le courage de la retirer : quelque chose comme unnuage passa devant ses yeux, et, sentant ses genoux faiblir, elles’appuya contre le tronc du mûrier.

On en était à cette heure charmante qui n’estdéjà plus le jour et point encore la nuit : le crépuscule,étendu sur toute la partie orientale de l’horizon, couvraitl’Archipel et l’Attique ; tandis que du côté opposé, la merIonienne, roulant des vagues de feu, et le ciel des nuages d’or,semblaient n’être séparés l’un de l’autre que par le soleil qui,semblable à un grand bouclier rougi à la forge, commençaitd’éteindre dans l’eau son extrémité inférieure. On entendait encorebourdonner la ville comme une ruche : mais tous les bruits dela plaine et de la montagne mouraient les uns après lesautres ; de temps en temps seulement le chant aigu d’un pâtreretentissait du côté de Cythéron, ou le cri d’un matelot tirant sabarque sur la plage montait de la mer Saronique ou du golfe deCrissa. Les insectes de la nuit commençaient à chanter sousl’herbe, et les lucioles, répandues par milliers dans l’air tièdedu soir, brillaient comme les étincelles d’un foyer invisible. Onsentait que la nature, fatiguée de ses travaux du jour, se laissaitaller peu à peu au sommeil, et que dans quelques instants tout setairait pour ne pas troubler son voluptueux repos.

Les jeunes gens eux-mêmes, cédant à cetteimpression religieuse, gardaient le silence, lorsqu’on entendit ducôté du port de Léchée un cri si étrange, qu’Acté frissonna. LeRomain, de son côté, tourna vivement la tête, et ses yeux seportèrent directement sur sa birème qu’on apercevait sur la plage,pareille à un coquillage d’or. Par un sentiment de crainteinstinctif, la jeune fille se releva et fil un mouvement pourreprendre le chemin de la ville ; mais Lucius l’arrêta :elle céda sans rien dire, et, comme vaincue par une puissancesupérieure, s’appuya de nouveau contre l’arbre ou plutôt contre lebras que Lucius avait passé, sans qu’elle s’en aperçût, autour desa taille, et, laissant tomber sa tête en arrière, elle regarda leciel les yeux à demi fermés et la bouche à demi close. Lucius lacontemplait amoureusement dans cette pose charmante, et,quoiqu’elle sentît les yeux du Romain l’envelopper de leurs rayonsardents, elle n’avait pas la force de s’y soustraire, lorsqu’unsecond cri, plus rapproché et plus terrible, traversa cet air douxet calme, et vint réveiller Acté de son extase.

– Fuyons, Lucius, s’écria-t-elle avec effroi,fuyons ! il y a quelque bête féroce qui erre dans lamontagne ; fuyons. Nous n’avons que le bois sacré à traverser,et nous sommes au temple de Vénus ou à la citadelle. Viens, Lucius,viens.

Lucius sourit.

– Acté craint-elle quelque chose, dit-il,lorsqu’elle est près de moi ? Quant à moi, je sens que pourActé je braverais tous les monstres qu’ont vaincus Thésée, Herculeet Cadmus.

– Mais sais-tu quel est ce bruit ? dit lajeune fille tremblante.

– Oui ; répondit en souriant Lucius, oui,c’est le rauquement du tigre.

– Jupiter ! s’écria Acté en se jetantdans les bras du Romain ; Jupiter, protège-nous !

En effet, un troisième cri, plus rapproché etplus menaçant que les deux premiers, venait de traverserl’espace ; Lucius y répondit par un cri à peu près pareil.Presqu’au même moment une tigresse bondissante sortit du boissacré, s’arrêta, se dressant sur ses pattes de derrière commeindécise du chemin ; Lucius fit entendre un sifflementparticulier, la tigresse s’élança, franchissant myrtes,chênes-verts et lauriers-roses, comme un chien fait de la bruyère,et se dirigea vers lui, rugissante de joie. Tout à coup le Romainsentit peser à son bras la jeune Corinthienne : elle étaitrenversée, évanouie et mourante de terreur.

Lorsqu’Acté revint à elle, elle était dans lesbras de Lucius, et la tigresse, couchée à leurs pieds, étendaitcâlinement sur les genoux de son maître sa tête terrible dont lesyeux brillaient comme des escarboucles. À cette vue, la jeune fillese rejeta dans les bras de son amant, moitié par terreur, moitiépar honte, tout en étendant la main vers sa ceinture dénouée, jetéeà quelques pieds d’elle. Lucius vit cette dernière tentative de lapudeur, et, détachant le collier d’or massif qui entourait le coude la tigresse, et auquel pendait encore un anneau de la chaînequ’elle avait brisée, il l’agrafa autour de la taille mince etflexible de sa jeune amie ; puis, ramassant la ceinture qu’ilavait furtivement dénouée, il attacha un bout du ruban au cou de latigresse, et remit l’autre entre les doigts tremblantsd’Acté ; alors, se levant tous deux, ils redescendirentsilencieusement vers la ville, Acté s’appuyant d’une main surl’épaule de Lucius, et de l’autre conduisant, enchaînée et docile,la tigresse qui lui avait fait si grande peur.

À l’entrée de la ville, ils rencontrèrentl’esclave nubien chargé de veiller sur Phoebé ; il l’avaitsuivie dans la campagne, et l’avait perdue de vue au moment oùl’animal, ayant retrouvé la trace de son maître, s’était élancé ducôté de la citadelle. En apercevant Lucius, il se mit à genoux,baissant la tête et attendant le châtiment qu’il croyait avoirmérité ; mais Lucius était trop heureux en ce moment pour êtrecruel : d’ailleurs Acté le regardait en joignant lesmains.

– Relève-toi, Lybicus, dit le Romain :pour cette fois je te pardonne ; mais désormais veille mieuxsur Phoebé : tu es cause que cette belle nymphe a eu si grandepeur qu’elle a pensé en mourir. Allons, mon Ariane, remettez votretigresse à son gardien ; je vous en attellerai une couple à unchar d’or et d’ivoire, et je vous ferai passer au milieu d’unpeuple qui vous adorera comme une déesse… C’est bien, Phoebé, c’estbien. Adieu…

Mais la tigresse ne voulut point s’en allerainsi : elle s’arrêta devant Lucius, se dressa contre lui, et,posant ses deux pattes de devant sur ses épaules, elle le caressade sa langue en poussant de petits rugissements d’amour.

– Oui, oui, dit Lucius à demi-voix ; oui,vous êtes une noble bête ; et quand nous serons de retour àRome, je vous donnerai à dévorer une belle esclave chrétienne avecses deux enfants. Allez, Phoebé, allez.

La tigresse obéit comme si elle comprenaitcette sanglante promesse, et elle suivit Lybicus, mais non sans seretourner vingt fois encore du côté de son maître ; et ce nefut que lorsqu’il eut disparu avec Acté, pâle et tremblante,derrière la porte de la ville, qu’elle se décida à regagner sansopposition la cage dorée qu’elle habitait à bord du navire.

Sous le vestibule de son hôte, Lucius trouval’esclave cubiculaire : il l’attendait pour le conduire à sachambre. Le jeune Romain serra la main d’Acté, et suivit l’esclavequi le précédait avec une lampe. Quant à la belle Corinthienne,elle alla, selon son habitude, baiser le front du vieillard qui, lavoyant si pâle et si agitée, lui demanda quelle crainte latourmentait.

Alors elle lui raconta la terreur que luiavait faite Phoebé, et comment ce terrible animal obéissait aumoindre signe de Lucius.

Le vieillard resta un instant pensif ;puis avec inquiétude :

– Quel est donc cet l’homme, dit-il, qui joueavec les tigres, qui commande aux proconsuls, et qui blasphème lesdieux !

Acté approcha ses lèvres froides et pâles dufront de son père ; mais à peine osa-t-elle les poser sur lescheveux blancs du vieillard : elle se retira dans sa chambre,et, tout éperdue, ne sachant si ce qui s’était passé était un songeou une réalité, elle porta les mains sur elle-même pour s’assurerqu’elle était bien éveillée. Alors elle sentit sous ses doigts lecercle d’or qui avait remplacé sa ceinture virginale, et,s’approchant de la lampe, elle lut sur le collier ces mots quirépondaient si directement à sa pensée : J’appartiens àLucius.

Chapitre 3

 

La nuit se passa en sacrifices : lestemples furent ornés de festons comme pour les grandes fêtes de lapatrie ; et aussitôt les cérémonies sacrées achevées,quoiqu’il fût à peine une heure du matin, la foule se précipitavers le gymnase, tant était grand l’empressement de revoir les jeuxqui rappelaient les vieux et beaux jours de la Grèce.

Amyclès était l’un des huit juges élus :en cette qualité, il avait sa place réservée en face de celle duproconsul romain : il n’arriva donc qu’au moment où les jeuxallaient commencer. Il trouva à la porte Sporus qui venait yrejoindre son maître, et à qui les gardes refusaient l’entrée,parce qu’à son teint blanc, à ses mains délicates, à sa démarcheindolente, ils le prenaient pour une femme. Or, une ancienne loiremise en vigueur condamnait à être précipitée d’un rocher toutefemme qui assisterait aux exercices de la course et de la lutte, oùles athlètes combattaient nus. Le vieillard répondit de Sporus, etl’enfant, arrêté un instant, put rejoindre son maître.

Le gymnase était pareil à une ruche :outre les premiers arrivés, assis sur les gradins et pressés lesuns contre les autres, tout espace était rempli. Les vomitoiressemblaient fermés d’une muraille de têtes ; le couronnement del’édifice était surmonté de tout un rang de spectateurs debout, sesoutenant les uns aux autres, et dont le seul point d’appui était,de dix pieds en dix pieds, les poutres dorées auxquelles se tendaitle velarium : et cependant beaucoup bourdonnaient encore commedes abeilles aux portes de cet immense vaisseau, dans lequel venaitnon seulement de disparaître la population de Corinthe, mais encoreles députés du monde entier qui accouraient à ces fêtes. Quant auxfemmes, on les voyait de loin aux portes et sur les murailles de laville, où elles attendaient que fût proclamé le nom duvainqueur.

À peine Amyclès fut-il assis, que, le nombredes juges se trouvant complet, le proconsul se leva et annonça, aunom de César Néron, empereur de Rome et maître du monde, que lesjeux étaient ouverts. De grands cris et de grands applaudissementsaccueillirent ses paroles, et tous les yeux se tournèrent vers leportique où attendaient les lutteurs. Sept jeunes gens en sortirentet s’avancèrent vers la tribune du proconsul. Deux des lutteursseulement étaient de Corinthe ; et parmi les cinq autres il yavait un Thébain, un Syracusain, un Sybarite et deux Romains.

Les deux Corinthiens étaient deux frèresjumeaux ; ils s’avancèrent les bras entrelacés, vêtus d’unetunique pareille, et si semblables l’un à l’autre de taille, detournure et de visage, que tout le cirque battit des mains àl’aspect de ces deux Ménechmes. Le Thébain était un jeune bergerqui, gardant ses troupeaux près du mont Cythéron, en avait vudescendre un ours, s’était jeté au-devant de lui, et, sans armescontre ce terrible antagoniste, s’était pris corps à corps avec luiet l’avait étouffé dans la lutte. En souvenir de cette victoire, ils’était couvert les épaules de la peau de l’animal vaincu, dont latête, lui servant de casque, encadrait de ses dents blanches sonvisage bruni par le soleil. Le Syracusain avait donné de sa forceune preuve non moins extraordinaire. Un jour que ses compatriotesfaisaient un sacrifice à Jupiter, le taureau, mal frappé par lesacrificateur, s’élança au milieu de la foule, tout couronné defleurs, tout paré de ses bandelettes, et il avait déjà écrasé sousses pieds plusieurs personnes, lorsque le Syracusain le saisit parles cornes, et, levant l’une et baissant l’autre, le fit tomber surle flanc et le maintint sous lui, comme un athlète vaincu, jusqu’aumoment où un soldat lui enfonça son épée dans la gorge. Enfin, lejeune Sybarite, qui avait lui-même ignoré longtemps sa force, enavait reçu la révélation d’une manière non moins fortuite. Couchéavec ses amis sur des lits de pourpre, autour d’une tablesomptueuse, il avait tout à coup entendu des cris : un char,emporté par deux chevaux fougueux, allait se briser au premierangle de la rue ; dans ce char était sa maîtresse : ils’élança par la fenêtre, saisit le char par derrière ; leschevaux arrêtés tout à coup se cabrèrent, l’un des deux tombarenversé, et le jeune homme reçut dans ses bras sa maîtresseévanouie, mais sans blessure. Quant aux deux Romains, l’un était unathlète de profession, connu par de grands triomphes ; l’autreétait Lucius.

Les juges mirent sept bulletins dans une urne.Deux de ces bulletins étaient marqués d’un A, deux d’un B, deuxd’un C, enfin le dernier d’un D. Le sort devait donc former troiscouples, et laisser un septième athlète pour combattre avec lesvainqueurs. Le proconsul mêla lui-même les bulletins, puis les septcombattants s’avancèrent, en prirent chacun un, le déposèrent entreles mains du président des jeux ; celui-ci les ouvrit les unsaprès les autres et les appareilla. Le hasard voulut que les deuxCorinthiens eussent chacun un A, le Thébain et le Syracusain chacunun B, le Sybarite et l’athlète les deux C, et Lucius le D.

Les athlètes, ignorant encore dans quel ordrele sort les avait désignés pour combattre, se déshabillèrent, àl’exception de Lucius qui, devant entrer en lice le dernier, restaenveloppé de son manteau. Le proconsul appela les deux A ;aussitôt les deux frères s’élancèrent du portique et se trouvèrenten face l’un de l’autre, la surprise leur arracha un cri auquell’assemblée répondit par un murmure d’étonnement ; puis ilsrestèrent un instant immobiles et hésitants. Mais ce moment n’eutque la durée d’un éclair, car ils se jetèrent aussitôt dans lesbras l’un de l’autre ; l’amphithéâtre éclata tout entier dansun unanime applaudissement, et, au bruit de cet hommage rendu àl’amour fraternel, les deux beaux jeunes gens se reculèrent ensouriant pour laisser le champ libre à leurs rivaux, et, pareils àCastor et Pollux, appuyés au bras l’un de l’autre, d’acteurs qu’ilscroyaient être, ils devinrent spectateurs.

Ceux qui devaient figurer les seconds setrouvèrent alors être les premiers ; le Thébain et leSyracusain s’avancèrent donc à leur tour ; le vainqueur d’ourset le dompteur de taureaux se mesurèrent des yeux, puiss’élancèrent l’un sur l’autre. Un instant, leurs deux corps réuniset emboîtés eurent l’aspect d’un tronc noueux et informe,capricieusement modelé par la nature, qui tout à coup rouladéraciné comme par un coup de foudre. Pendant quelques secondes onne put, au milieu de la poussière, rien distinguer, tant leschances paraissaient égales pour tous deux, et si rapidement chacundes athlètes se retrouvait tantôt dessus, tantôt dessous ;enfin le Thébain finit par maintenir son genou sur la poitrine duSyracusain, et lui entourant la gorge de ses deux mains comme d’unanneau de fer, il le serra avec une telle violence que celui-ci futobligé de lever la main, en signe qu’il s’avouait vaincu. Desapplaudissements unanimes, qui prouvaient avec quel enthousiasmeles Grecs assistaient à ce spectacle, saluèrent le dénouement de cepremier combat : et ce fut à leur bruit trois fois renaissantque le vainqueur vint se placer sous la loge du proconsul, et queson antagoniste, humilié, rentra sous le portique, d’où sortitaussitôt la dernière couple de combattants, qui se composait duSybarite et de l’athlète.

Ce fut une chose curieuse à voir, lorsqu’ilseurent dépouillé leurs vêtements, et tandis que les esclaves lesfrottaient d’huile, que ces deux hommes d’une nature opposée etoffrant les deux plus beaux types de l’antiquité, celui del’Hercule et celui de l’Antinoüs : l’athlète avec ses cheveuxcourts et ses membres bruns et musculeux, le Sybarite avec seslongs anneaux ondoyants et son corps blanc et arrondi. Les Grecs,ces grands adorateurs de la beauté physique, ces religieuxsectateurs de la forme, ces maîtres en toute perfection, laissèrentéchapper un murmure d’admiration qui fit en même temps relever latête aux deux adversaires. Leurs regards pleins d’orgueil secroisèrent comme deux éclairs, et, sans attendre ni l’un ni l’autreque cette opération préparatoire fût complètement achevée, ilss’arrachèrent aux mains de leurs esclaves et s’avancèrent au devantl’un de l’autre.

Arrivés à la distance de trois ou quatre pas,ils se regardèrent avec une nouvelle attention, et chacun sansdoute reconnut dans son adversaire un rival digne de lui, car lesyeux de l’un prirent l’expression de la défiance, et les yeux del’autre celle de la ruse. Enfin, d’un mouvement spontané et pareil,ils se saisirent chacun par les bras, appuyèrent leurs fronts l’uncontre l’autre, et, pareils à deux taureaux qui luttent, tentèrentle premier essai de leur force en essayant de se faire reculer.Mais tous deux restèrent debout et immobiles à leur place, pareilsà des statues dont la vie ne serait indiquée que par le gonflementprogressif des muscles qui semblaient prêts de se briser. Après uneminute d’immobilité, tous deux se rejetèrent en arrière, secouantleurs têtes inondées de sueur, et respirant avec bruit, comme desplongeurs qui reviennent à la surface de l’eau.

Ce moment d’intervalle fut court ; lesdeux ennemis en vinrent de nouveau aux mains, et cette fois ils sesaisirent à bras le corps ; mais, soit ignorance de ce genrede combat, soit conviction de sa force, le Sybarite donnal’avantage à son adversaire en se laissant saisir sous lesbras ; l’athlète l’enleva aussitôt, et lui fit perdre terre.Cependant, ployant sous le poids, il fit en chancelant trois pas enarrière, et, dans ce mouvement, le Sybarite étant parvenu à toucherle sol du pied, il reprit toutes ses forces, et l’athlète, déjàébranlé, tomba dessous ; mais à peine eut-on le temps de luivoir toucher le sol, qu’avec une force et une agilité surnaturellesil se retrouva debout, de sorte que le Sybarite ne se releva que lesecond.

Il n’y avait ni vainqueur ni vaincu ;aussi les deux adversaires recommencèrent-ils la lutte avec unnouvel acharnement et au milieu d’un silence profond. On eût ditque les trente mille spectateurs étaient de pierre comme les degréssur lesquels ils étaient assis. De temps en temps seulement,lorsque la fortune favorisait l’un des lutteurs, on entendait unmurmure sourd et rapide s’échapper des poitrines, et un légermouvement faisait onduler toute cette foule, comme des épis surlesquels glisse un souffle d’air. Enfin, une seconde fois leslutteurs perdirent pied et roulèrent dans l’arène ; mais cettefois ce fut l’athlète qui se trouva dessus : et cependant cen’eût été qu’un faible avantage, s’il n’eût joint à sa force tousles principes d’adresse de son art. Grâce à eux, il maintint leSybarite dans la position dont lui-même s’était si promptementtiré. Comme un serpent qui étouffe et broie sa proie avant de ladévorer, il entrelaça ses jambes et ses bras aux jambes et aux brasde son adversaire avec une telle habileté, qu’il parvint àsuspendre tous ses mouvements ; et alors, lui appuyant lefront contre le front, il le contraignit de toucher la terre duderrière de la tête : ce qui équivalait pour les juges àl’aveu de la défaite. De grands cris retentirent, de grandsapplaudissements se firent entendre ; mais, quoique vaincu,certes, le Sybarite put en prendre sa part. Sa défaite avait touchéde si près à la victoire, que nul n’eut l’idée de lui en faire unehonte ; aussi se retira-t-il lentement sous le portique, sansrougeur et sans embarras, ayant perdu la couronne, et voilàtout.

Restaient donc deux vainqueurs, et Lucius quin’avait pas lutté et devait lutter contre tous deux. Les yeux setournèrent vers le Romain qui, calme et impassible pendant lescombats précédents, les avait suivis du regard, appuyé contre unecolonne et enveloppé de son manteau. C’est alors seulement qu’onremarqua sa figure douce et efféminée, ses longs cheveux blonds, etla légère barbe dorée qui lui couvrait à peine le bas du visage.Chacun sourit en voyant ce faible adversaire qui venait avec tantd’imprudence disputer la palme au vigoureux Thébain et à l’habileathlète. Lucius s’aperçut de ce sentiment général au murmure quicourait par toute l’assemblée ; et, sans s’en inquiéter nidaigner y répondre, il fit quelques pas en avant et laissa tomberson manteau. Alors on vit, supportant cette tête apollonienne, uncou vigoureux et des épaules puissantes ; et, chose plusbizarre encore, tout ce corps blanc, dont la peau eût fait honte àune jeune fille de Circassie, moucheté de taches brunes pareilles àcelles qui couvrent la fourrure fauve de la panthère. Le Thébainregarda insoucieusement ce nouvel ennemi ; mais l’athlète,visiblement étonné, recula de quelques pas. En ce moment Sporusparut et versa sur les épaules de son maître un flacon d’huileparfumée qu’il lui étendit par tout le corps à l’aide d’un morceaude pourpre.

C’était au Thébain à lutter le premier ;il fit donc un pas vers Lucius, exprimant son impatience de ce queses préparatifs duraient si longtemps ; mais Lucius étendit lamain, de l’air du commandement pour indiquer qu’il n’était pasprêt, et la voix du proconsul fit entendre aussitôt ce mot :Attends. Cependant le jeune Romain était couvert d’huile, et il nelui restait plus qu’à se rouler dans la poussière du cirque, ainsique c’était l’habitude de le faire ; mais, au lieu de cela, ilmit un genou en terre, et Sporus lui vida sur les épaules un sacrempli de sable recueilli sur les rives du Chrysorrhoas et quiétait mêlé de paillettes d’or. Cette dernière préparation achevée,Lucius se releva et ouvrit les deux bras, en signe qu’il était prêtà lutter.

Le Thébain s’avança plein de confiance, etLucius l’attendit avec tranquillité ; mais à peine les mainsrudes de son adversaire eurent-elles effleuré son épaule, qu’unéclair terrible passa dans ses yeux, et qu’il jeta un cri pareil àun rugissement. En même temps, il se laissa tomber sur un genou, etenveloppa de ses bras robustes les flancs du berger, au-dessous descôtes et au-dessus des hanches ; puis, nouant en quelque sorteses mains derrière le dos de son adversaire, il lui pressa leventre contre sa poitrine, et tout à coup il se releva tenant lecolosse entre ses bras. Cette action fut si rapide et siadroitement exécutée, que le Thébain n’eut ni le temps ni la forcede s’y opposer, et se trouva enlevé du sol, dépassant de la tête latête de son adversaire, et battant l’air de ses bras qui netrouvaient rien à saisir. Alors les Grecs virent se renouveler lalutte d’Hercule et d’Antée : le Thébain appuya ses mains auxépaules de Lucius, et, se raidissant de toute la force de ses bras,il essaya de rompre la chaîne terrible qui l’étouffait, mais tousses efforts furent inutiles ; en vain enveloppa-t-il à sontour les reins de son adversaire de ses deux jambes comme d’undouble serpent, cette fois ce fut Laocoon qui maîtrisa lereptile : plus les efforts du Thébain redoublaient, plusLucius semblait serrer le lien dont il l’avait garrotté ; et,immobile à la même place, sans un seul mouvement apparent, la têteentre les pectoraux de son ennemi, comme pour écouter sarespiration étouffée, pressant toujours davantage, comme si saforce croissante devait atteindre à un degré surhumain, il restaainsi plusieurs minutes, pendant lesquelles on vit le Thébaindonner les signes visibles et successifs de l’agonie. D’abord unesueur mortelle coula de son front sur son corps, lavant lapoussière qui le couvrait ; puis son visage devint pourpre, sapoitrine râla, ses jambes se détachèrent du corps de sonadversaire, ses bras et sa tête se renversèrent en arrière, enfinun flot de sang jaillit impétueusement de son nez et de sa bouche.Alors Lucius ouvrit les bras, et le Thébain évanoui tomba comme unemasse à ses pieds.

Aucun cri de joie, aucun applaudissementn’accueillit cette victoire ; la foule, oppressée, restamuette et silencieuse. Cependant il n’y avait rien à dire :tout s’était passé dans les règles de la lutte, aucun coup n’avaitété porté, et Lucius avait franchement et loyalement vaincu sonadversaire. Mais, pour ne point se manifester par des acclamations,l’intérêt que les assistants prenaient à ce spectacle n’en étaitpas moins grand. Aussi, lorsque les esclaves eurent enlevé levaincu toujours évanoui, les regards qui l’avaient suivi sereportèrent aussitôt sur l’athlète qui, par la force et l’habiletéqu’il avait montrées dans le combat précédent, promettait à Luciusun adversaire redoutable. Mais l’attente générale fut étrangementtrompée, car au moment où Lucius se préparait pour une secondelutte, l’athlète s’avança vers lui d’un air respectueux, et,mettant un genou en terre, il leva la main en signe qu’il s’avouaitvaincu. Lucius parut regarder cette action et voir cet hommage sansaucun étonnement ; car, sans tendre la main à l’athlète, sansle relever, il jeta circulairement les yeux autour de lui, commepour demander à cette foule étonnée s’il était dans ses rangs unhomme qui osât lui contester sa victoire. Mais nul ne fit un geste,nul ne prononça une parole, et ce fut au milieu du plus profondsilence que Lucius s’avança vers l’estrade du proconsul, qui luitendit la couronne. En ce moment seulement, quelquesapplaudissements éclatèrent ; mais il fut facile dereconnaître, dans ceux qui donnaient cette marque d’approbation,les matelots du bâtiment qui avait transporté Lucius.

Et cependant le sentiment qui dominait cettefoule n’était point défavorable au jeune Romain : c’étaitcomme une terreur superstitieuse qui s’était répandue sur cetteassemblée. Cette force surnaturelle, réunie à tant de jeunesse,rappelait les prodiges des âges héroïques ; les noms deThésée, de Pirithoüs, se trouvaient sur toutes les lèvres ;et, sans que nul eût communiqué sa pensée, chacun était prêt àcroire à la présence d’un demi-dieu. Enfin, cet hommage public, cetaveu anticipé de sa défaite, cet abaissement de l’esclave devant lemaître, achevaient de donner quelque consistance à cette pensée.Aussi, lorsque le vainqueur sortit du cirque, s’appuyant d’un côtésur le bras d’Amyclès, et de l’autre laissant tomber sa main surl’épaule de Sporus, toute cette foule le suivit jusqu’à la porte deson hôte, curieuse, pressée, mais en même temps si muette et sicraintive, qu’on eût, certes dit, bien plutôt un convoi funérairequ’une pompe triomphale.

Arrivé aux portes de la ville les jeunesfilles et les femmes qui n’avaient pu assister au combatattendaient le vainqueur, des branches de laurier à la main. Luciuschercha des yeux Acté au milieu de ses compagnes ; mais, soithonte, soit crainte, Acté était absente, et il la cherchavainement. Alors il doubla le pas, espérant que la jeuneCorinthienne l’attendait au seuil de la porte qu’elle lui avaitouverte la veille ; il traversa cette place qu’il avaittraversée avec elle, prit la rue par laquelle elle l’avaitguidé ; mais aucune couronne, aucun feston n’ornaient la portehospitalière. Lucius en franchit rapidement le seuil, et s’élançadans le vestibule, laissant bien loin derrière lui levieillard ; le vestibule était vide, mais par la porte quidonnait sur le parterre, il aperçut la jeune fille à genoux devantune statue de Diane, blanche et immobile comme le marbre qu’elletenait embrassé ; alors il s’avança doucement derrière elle,et lui posa sur la tête la couronne qu’il venait de remporter. Actéjeta un cri, se retourna vivement vers Lucius, et les yeux ardentset fiers du jeune Romain lui annoncèrent, mieux encore que lacouronne qui roula à ses pieds, que son hôte avait remporté lapremière des trois palmes qu’il venait disputer à la Grèce.

Chapitre 4

 

Le lendemain, dès le matin, Corinthe toutentière sembla revêtir ses habits de fête. Les courses de chars,sans être les jeux les plus antiques, étaient les plussolennels ; ils se célébraient en présence des images desdieux ; et, réunies pendant la nuit dans le temple de Jupiterqui s’élevait près de la porte de Léchée, c’est-à-dire vers lapartie orientale de la ville, les statues sacrées devaienttraverser la cité dans toute sa longueur, pour aller gagner lecirque qui s’élevait sur le versant opposé, et en vue du port deCrissa. À dix heures du matin, c’est-à-dire vers la quatrième heuredu jour, selon la division romaine, le cortège se mit en route. Leproconsul Lentulus marchait le premier, monté sur un char etportant le costume de triomphateur ; puis, derrière lui,venait une troupe de jeunes gens de quatorze ou quinze ans, tousfils de chevaliers, montés sur de magnifiques chevaux ornés dehousses d’écarlate et d’or ; puis, derrière les jeunes gens,les concurrents au prix de la journée ; et en tête, commevainqueur de la veille, vêtu d’une tunique verte, Lucius, sur unchar d’or et d’ivoire, menant avec des rênes de pourpre unmagnifique quadrige blanc. Sur sa tête, où l’on cherchait en vainla couronne de la lutte, brillait un cercle radiant pareil à celuidont les peintres ceignent le front du soleil ; et, pourajouter encore à sa ressemblance avec ce dieu, sa barbe était seméede poudre d’or. Derrière lui marchait un jeune Grec de laThessalie, fier et beau comme Achille, vêtu d’une tunique jaune, etconduisant un char de bronze attelé de quatre chevaux noirs. Lesdeux derniers étaient, l’un un Athénien qui prétendait descendred’Alcibiade, et l’autre un Syrien, au teint brûlé par le soleil. Lepremier s’avançait couvert d’une tunique bleue, et laissant flotterau vent ses longs cheveux noirs et parfumés ; le second étaitvêtu d’une espèce de robe blanche nouée à la taille par uneceinture perse, et, comme les fils d’lsmaël, il avait la têteceinte d’un turban blanc, aussi éclatant que la neige qui brille ausommet du Sinaï.

Puis venaient, précédant les statues desdieux, une troupe de harpistes et de joueurs de flûte, déguisés ensatyres et en silènes, auxquels étaient mêlés les ministressubalternes du culte des douze grands dieux, portant des coffres etdes vases remplis de parfums, et des cassolettes d’or et d’argentoù fumaient les aromates les plus précieux ; enfin, dans deslitières fermées et terminant la marche, étaient placées, couchéesou debout, les images divines, traînées par de magnifiques chevaux,et escortées par des chevaliers et des patriciens. Ce cortège, quiavait à traverser la ville dans presque toute sa largeur, défilaitentre un double rang, de maisons couvertes de tableaux, décorées destatues, ou tendues de tapisseries. Arrivé devant la ported’Amyclès, Lucius se retourna pour chercher Acté ; et, sous undes pans du voile de pourpre étendu devant la façade de la maison,il aperçut, rougissante et craintive, la tête de la jeune filleornée de la couronne que la veille il avait laissé rouler à sespieds. Acté, surprise, laissa retomber la tapisserie ; mais, àtravers le voile qui la cachait, elle entendit la voix du jeuneRomain qui disait :

– Viens au-devant de mon retour, ô ma bellehôtesse ! et je changerai ta couronne d’olivier en unecouronne d’or.

Vers le milieu du jour, le cortège atteignitl’entrée du cirque. C’était un immense bâtiment de deux mille piedsde long sur huit cents de large. Divisée par une muraille haute desix pieds, qui s’étendait dans toute sa longueur, moins, à chaqueextrémité, le passage pour quatre chars, cette spina étaitcouronnée, dans toute son étendue, d’autels, de temples, depiédestaux vides qui, pour cette solennité seulement, attendaientles statues des dieux. L’un des bouts du cirque était occupé parles carceres ou écuries, l’autre par les gradins ; à chaqueextrémité de la muraille se trouvaient trois bornes placées entriangle, qu’il fallait doubler sept fois pour accomplir la coursevoulue.

Les cochers, comme ou l’a vu, avaient pris leslivrées des différentes factions qui, à cette heure, divisaientRome, et, comme de grands paris avait été établis d’avance, lesparieurs avaient adopté les couleurs de ceux des agitatores qui,par leur bonne mine, la race de leurs chevaux, ou leurs triomphespassés, leur avaient inspiré le plus de confiance. Presque tous lesgradins du cirque étaient donc couverts de spectateurs qui, àl’enthousiasme qu’inspiraient habituellement ces sortes de jeux,joignaient encore l’intérêt personnel qu’ils prenaient à leursclients. Les femmes elles-mêmes avaient adopté les divers partis,et on les reconnaissait à leurs ceintures et à leurs voilesassortis aux couleurs que portaient les quatre coureurs. Aussi,lorsqu’on entendit s’approcher le cortège, un mouvement étrange, etqui sembla agiter d’un frisson électrique la multitude, fit-ellebouillonner toute cette mer humaine, dont les têtes semblaient desvagues animées et bruyantes ; et dès que les portes furentouvertes, le peu d’intervalle qui restait libre fut-il comblé parles flots de nouveaux spectateurs qui vinrent comme un flux battreles murs du colosse de pierre. Aussi à peine le quart des curieuxqui accompagnaient le cortège put-il entrer, et l’on vit toutecette foule, repoussée par la garde du proconsul, cherchant tousles points élevés qui lui permettaient de dominer le cirque,s’attacher aux branches des arbres, se suspendre aux créneaux desremparts, et couronner de ses fleurons vivants les terrasses desmaisons les plus rapprochées.

À peine chacun avait-il pris sa place, que laporte principale s’ouvrit, et que Lentulus, apparaissant à l’entréedu cirque, fit tout à coup succéder le silence profond de lacuriosité à l’agitation bruyante de l’attente. Soit confiance dansLucius, déjà vainqueur la veille, soit flatterie pour le divinempereur Claudius Néron, qui protégeait à Rome la faction verte àlaquelle il se faisait honneur d’appartenir, le proconsul, au lieude la robe de pourpre, portait une tunique de cette couleur. Il fitlentement le tour du cirque, conduisant après lui les images desdieux, toujours précédées des musiciens qui ne cessèrent de jouerque lorsqu’elles furent couchées sur leurs pulcinaria ou dresséessur leurs piédestaux. Alors Lentulus donna le signal en jetant aumilieu du cirque une pièce de laine blanche. Aussitôt un héraut,monté à nu sur un cheval sans frein, et vêtu en Mercure, s’élançadans l’arène, et, sans descendre de cheval, enlevant la nappe avecune des ailes de son caducée, il fit au galop le tour de la grilleintérieure, en l’agitant comme un étendard ; puis, arrivé auxcarcères, il lança caducée et nappe par-dessus les murs derrièrelesquels, attendaient les équipages. À ce signal, les portes descarcères s’ouvrirent, et les quatre concurrents parurent.

Au même instant leurs noms furent jetés dansune corbeille, car le sort devait désigner les rangs, afin que lesplus éloignés de la spina n’eussent à se plaindre que du hasard quileur assignait un plus grand cercle à parcourir. L’ordre danslequel les noms seraient tirés devait assigner à chacun le rangqu’il occuperait.

Le proconsul mêla les noms écrits sur unpapier roulé, les tira et les ouvrit les uns après lesautres : le premier qu’il proclama fut celui du Syrien auturban blanc ; il quitta aussitôt sa place et alla se rangerprès de la muraille, de manière à ce que l’essieu de son char setrouvât parallèle à une ligne tirée à la craie sur le sable. Lesecond fut celui de l’Athénien à la tunique bleue ; il alla seranger près de son concurrent. Le troisième fut celui du Thessalienau vêtement jaune. Enfin, le dernier fut celui de Lucius, à qui lafortune avait désigné la place la plus désavantageuse, comme sielle eût été jalouse déjà de sa victoire de la veille. Les deuxderniers nommés allèrent se placer aussitôt près de leursadversaires. Alors de jeunes esclaves passèrent entre les chars,tressant les crins des chevaux avec des rubans de la couleur de lalivrée de leur maître, et faisaient, pour affermir leur courage,flotter de petits étendards devant les yeux de ces nobles animaux,tandis que des aligneurs, tendant une chaîne attachée à deuxanneaux, amenaient les quatre quadriges sur une ligne exactementparallèle.

Il y eut alors un instant d’attentetumultueuse ; les paris redoublèrent, des enjeux nouveauxfurent proposés et acceptés, de confuses paroles secroisèrent ; puis tout à coup on entendit la trompette, et, aumême instant, tout se tut ; les spectateurs debout s’assirent,et cette mer, tout à l’heure si tumultueuse et si agitée, aplanitsa surface, et prit l’aspect d’une prairie en pente émaillée demille couleurs. Au dernier son de l’instrument, la chaîne tomba, etles quatre chars partirent, emportés de toute la vitesse deschevaux.

Deux tours s’accomplirent pendant lesquels lesadversaires gardèrent, à peu de chose près, leurs rangsrespectifs ; cependant, les qualités des chevaux commencèrentà se faire jour aux yeux des spectateurs exercés. Le Syrienretenait avec peine ses coursiers à la tête forte et aux membresgrêles, habitués aux courses vagabondes du désert, et que, desauvages qu’ils étaient, il avait, à force de patience et d’art,assouplis et façonnés au joug ; et l’on sentait que, lorsqu’illeur donnerait toute liberté, ils l’emporteraient aussi rapides quele simoun, qu’ils avaient souvent devancé dans ces vastes plainesde sables qui s’étendent du pied des monts de Juda aux rives du lacAsphalle. L’Athénien avait fait venir les siens de Thrace ;mais, voluptueux et fier comme le héros dont il se vantait dedescendre, il avait laissé à ses esclaves le soin de leuréducation, et l’on sentait que son attelage, guidé par une main etexcité par une voix qui leur étaient inconnues, le seconderait maldans un moment dangereux. Le Thessalien, au contraire, semblaitêtre l’âme de ses coursiers d’Élide, qu’il avait nourris de sa mainet exercés cent fois aux lieux même où Achille dressait les siens,entre le Pénéus et l’Énipée. Quant à Lucius, certes, il avaitretrouvé la race de ces chevaux de la Mysie dont parle Virgile, etdont les mères étaient fécondées par le vent ; car, quoiqu’ileût le plus grand espace à parcourir, sans aucun effort, sans lesretenir ni les presser, en les abandonnant à un galop qui semblaitêtre leur allure ordinaire, il maintenait son rang, et avait mêmeplutôt gagné que perdu.

Au troisième tour, les avantages réels oùfictifs étaient plus clairement dessinés : l’Athénien avaitgagné sur le Thessalien, le plus avancé de ses concurrents, lalongueur de deux lances ; le Syrien, retenant de toutes sesforces ses chevaux arabes, s’était laissé dépasser, sûr dereprendre ses avantages ; enfin, Lucius, tranquille et calmecomme le dieu dont il semblait être la statue, paraissait assisterà une lutte étrangère, et dans laquelle il n’aurait eu aucunintérêt particulier, tant sa figure était souriante et son gestedessiné selon les règles les plus exactes de l’élégancemimique.

Au quatrième tour, un incident détournal’attention des trois concurrents pour la fixer plus spécialementsur Lucius : son fouet, qui était fait d’une lanière de peaude rhinocéros, incrustée d’or, s’échappa de sa main et tomba ;aussitôt Lucius arrêta tranquillement son quadrige, s’élança dansl’arène, ramassa le fouet qu’on aurait pu croire jusqu’alors uninstrument inutile, et, remontant sur son char, se trouva dépasséde trente pas à peu près par ses adversaires. Si court qu’eût étécet instant, il avait porté un coup terrible aux intérêts et auxespérances de la faction verte ; mais leur crainte disparutaussi rapidement que la lueur d’un éclair : Lucius se penchavers ses chevaux, et, sans se servir du fouet, sans les animer dugeste, il se contenta de faire entendre un sifflementparticulier ; aussitôt ils partirent comme s’ils avaient lesailes de Pégase, et, avant que le quatrième tour fût achevé, Luciusavait, au milieu des cris et des applaudissements, repris sa placeaccoutumée.

Au cinquième tour, l’Athénien n’était plusmaître de ses chevaux emportés de toute la vitesse de leurcourse ; il avait laissé loin derrière lui ses rivaux :mais cet avantage factice ne trompait personne, et ne pouvait letromper lui-même : aussi le voyait-on, à chaque instant, seretourner avec inquiétude, et, prenant toutes les ressources de saposition même, au lieu d’essayer de retenir ses chevaux déjàfatigués, il les excitait encore de son fouet à triple lanière, lesappelant par leurs noms, et espérant que, avant qu’ils ne fussentfatigués, il aurait gagné assez de terrain pour ne pouvoir êtrerejoint par les retardataires ; il sentait si bien, au reste,le peu de puissance qu’il efforçait sur son attelage, que,quoiqu’il pût se rapprocher de la spina, et par conséquent diminuerl’espace à parcourir, il ne l’essaya point, de peur de se briser àla borne, et se maintint à la même distance que le sort lui avaitassignée au moment du départ.

Deux tours seulement restaient à faire, et, àl’agitation des spectateurs et des combattants, on sentait que l’onapprochait du dénouement. Les parieurs bleus, que représentaitl’Athénien, paraissaient visiblement inquiets de leur victoiremomentanée, et lui criaient de modérer ses chevaux, mais cesanimaux, prenant ces cris pour des signes d’excitation,redoublaient de vitesse, et, ruisselant de sueur, ils indiquaientqu’ils ne tarderaient pas à épuiser le reste de leurs forces.

Ce fut dans ce moment que le Syrien lâcha lesrênes de ses coursiers, et que les fils du désert abandonnés àeux-mêmes commencèrent à s’emparer de l’espace. Le Thessalien restaun instant étonné de la rapidité qui les entraînait, mais aussitôt,faisant entendre sa voix à ses fidèles compagnons, il s’élança àson tour comme emporté par un tourbillon. Quant à Lucius, il secontenta de faire entendre le sifflement avec lequel il avait déjàexcité les siens, et, sans qu’ils parussent déployer encore touteleur force, il se maintint à son rang.

Cependant l’Athénien avait vu, comme unetempête fondre sur lui les deux rivaux que le sort avait placés àsa droite et à sa gauche ; il comprit qu’il était perdu s’illaissait, entre la spina et lui, l’espace d’un char : il serapprocha en conséquence de la muraille assez à temps pour empêcherle Syrien de la côtoyer ; celui-ci, alors appuya ses chevaux àdroite, essayant de passer entre l’Athénien et le Thessalien ;mais l’espace était trop étroit. D’un coup d’œil rapide il vit quele char du Thessalien était plus léger et moins solide que le sien,et, prenant à l’instant son parti, il se dirigea obliquement surlui, et, poussant roue contre roue, il brisa l’essieu et renversachar et cocher sur l’arène.

Si habilement exécutée qu’eût été cettemanœuvre, si rapide qu’eût été le choc, et la chute qu’il avaitoccasionnée, le Syrien n’en avait pas moins été momentanémentretardé ; mais il reprit aussitôt son avantage, et l’Athénienvit arriver presqu’en même temps que lui, au sixième tour, les deuxrivaux qu’il avait si longtemps laissés en arrière. Avant d’avoiraccompli la sixième partie de cette dernière révolution, il étaitrejoint et presque aussitôt dépassé. La question se trouva doncdès-lors pendante entre le cocher blanc et le cocher vert, entrel’Arabe et le Romain.

Alors on vit un spectacle magnifique : lacourse de ces huit chevaux était si rapide et si égale, qu’on eûtpu croire qu’ils étaient attelés de front ; un nuage lesenveloppait comme un orage, et comme on entend le bruissement dutonnerre, comme on voit l’éclair sillonner la nue, de même onentendait le bruissement des roues, de même il semblait, au milieudu tourbillon, distinguer la flamme que soufflaient les chevaux Lecirque tout entier était debout, les parieurs agitaient les voileset les manteaux verts et blancs, et ceux mêmes qui avaient perduayant adopté les couleurs bleue et jaune du Thessalien et du filsd’Athènes, oubliant leur défaite récente, excitaient les deuxadversaires par leurs cris et leurs applaudissements. Enfin, ilparut que le Syrien allait l’emporter, car ses chevaux dépassèrentd’une tête ceux de son adversaire, mais au même moment, et commes’il n’eût attendu que ce signal, Lucius, d’un seul coup de fouet,traça une ligne sanglante sur les croupes de son quadrige ;les nobles animaux hennirent d’étonnement et de douleur ;puis, d’un même élan, s’élançant comme l’aigle, comme la flèche,comme la foudre, ils dépassèrent le Syrien vaincu, accomplirent lacarrière, exigée, et, le laissant plus de cinquante pas en arrière,vinrent s’arrêter au but, ayant fourni la course voulue,c’est-à-dire sept fois le tour de l’arène.

Aussitôt de grands cris retentirent avec uneadmiration qui allait jusqu’à la frénésie. Ce jeune Romain inconnu,vainqueur à la lutte de la veille, vainqueur à la coursed’aujourd’hui, c’était Thésée, c’était Castor, c’était Apollonpeut-être qui une fois encore redescendait sur la terre ; maisà coup sûr c’était un favori des dieux ; et lui, pendant cetemps, comme accoutumé à de pareils triomphes, s’élança légèrementde son char sur la spina, monta quelques degrés qui le conduisirentà un piédestal, où il s’exposa aux regards des spectateurs, tandisqu’un héraut proclamait son nom et sa victoire, et que le proconsulLentulus, descendant de son siège, venait lui mettre dans la mainune palme d’Idurnée, et lui ceignait la tête d’une couronne àfeuilles d’or et d’argent, entrelacées de bandelettes de pourpre.Quant au prix monnayé qu’on lui apportait en espèces d’or dans unvase d’airain, Lucius le remit au proconsul pour qu’il fûtdistribué de sa part aux vieillards pauvres et aux orphelins.

Puis aussitôt il fit un signe à Sporus, quiaccourut rapidement à lui, tenant en ses mains une colombe qu’ilavait prise le matin dans la volière d’Acté. Lucius passa autour ducou de l’oiseau de Vénus une bandelette de pourpre à laquelleétaient liées deux feuilles de la couronne d’or et lâcha lemessager de victoire qui prit rapidement son vol vers la partie dela ville où s’élevait la maison d’Amyclès.

Chapitre 5

 

Les deux victoires successives de Lucius, etles circonstances bizarres qui les avaient accompagnées, avaientproduit, comme nous l’avons dit, une impression profonde surl’esprit des spectateurs : la Grèce avait été autrefois laterre aimée des dieux ; Apollon, exilé du ciel, s’était faitberger et avait gardé les troupeaux d’Admète, roi deThessalie ; Vénus, née au sein des flots, et poussée par lesTritons vers la plage la plus voisine, avait abordé près de Hélos,et, libre de se choisir les lieux de son culte, avait préféréGnide, Paphos, Idalie et Cythère, à tous les autres pays du monde.Enfin, les Arcadiens, disputant aux Crétois l’honneur d’être lescompatriotes du roi des dieux, faisaient naître Jupiter sur le montLycée, et cette prétention, fût-elle fausse, il était certain dumoins que, lorsqu’il lui fallut choisir un empire, enfant ausouvenir pieux, il posa son trône au sommet de l’Olympe. Hé bien,tous ces souvenirs des âges fabuleux s’étaient représentés, grâce àLucius, à l’imagination poétique de ce peuple que les Romainsavaient déshérité de son avenir, mais n’avaient pu dépouiller deson passé : aussi les concurrents qui s’étaient présentés pourlui disputer le prix du chant se retirèrent-ils en voyant lemauvais destin de ceux qui lui avaient disputé la palme de la lutteet de la course. On se rappelait le sort de Marsyas luttant avecApollon, et des Piérides défiant les Muses. Lucius resta donc seuldes cinq concurrents qui s’étaient fait inscrire : mais iln’en fut pas moins décidé par le proconsul que la fête aurait lieuau jour et à l’heure dits.

Le sujet choisi par Lucius intéressaitvivement les Corinthiens : c’était un poème sur Médée, quel’on attribuait à l’empereur César Néron lui-même ; on saitque cette magicienne, conduite à Corinthe par Jason qui l’avaitenlevée, et abandonnée par lui dans cette ville, avait déposé aupied des autels ses deux fils, les mettant sous la garde des dieux,tandis qu’elle empoisonnait sa rivale avec une tunique semblable àcelle de Nessus. Mais les Corinthiens, épouvantés du crime de lamère, avaient arraché les enfants du temple, et les avaient écrasésà coups de pierres. Ce sacrilège ne resta point impuni ; lesdieux vengèrent leur majesté outragée, et une maladie épidémiquevint frapper alors tous les enfants des Corinthiens. Cependant,comme plus de quinze siècles s’étaient écoulés depuis cette époque,les descendants des meurtriers niaient le crime de leurs pères.Mais une fête instituée tous les ans le jour du massacre des deuxvictimes, l’habitude de faire porter aux enfants une robe noire, etde leur raser la tête jusqu’à l’âge de cinq ans, en signed’expiation, était une preuve évidente que la terrible véritél’avait emporté sur toutes les dénégations ; il est doncfacile de comprendre combien cette circonstance ajoutait à lacuriosité des assistants.

Aussi comme la multitude qui avait afflué àCorinthe ne pouvait se placer tout entière dans ce théâtre qui,beaucoup plus petit que le stade et l’hippodrome, ne contenait quevingt mille spectateurs, on avait distribué aux plus nobles desCorinthiens et aux plus considérables des étrangers, de petitestablettes d’ivoire sur lesquelles étaient gravés des numéros quicorrespondaient à d’autres chiffres creusés sur les gradins. Desdésignateurs, placés de précinctions en précinctions, étaientchargés de faire asseoir tout le monde, et de veiller à ce que nuln’usurpât les places désignées ; aussi, malgré la foule qui sepressait au dehors, tout se passa-t-il avec la plus granderégularité.

Pour amortir le soleil du mois de mai, lethéâtre était couvert d’un immense velarium : c’était un voileazuré, composé d’un tissu de soie parsemé d’étoiles d’or, et aucentre duquel, dans un cercle radieux, on voyait Néron en costumede triomphateur et monté sur un char traîné par quatre chevaux.Malgré l’ombre dont cette espèce de tente couvrait le théâtre, lachaleur était si grande que beaucoup de jeunes gens tenaient à lamain de grands éventails de plume de paon, avec lesquels ilsrafraîchissaient les femmes plutôt couchées qu’assises sur descoussins de pourpre, ou des tapis de Perse, que des esclavesavaient placés d’avance sur les gradins qui leur étaient réservés.Parmi ces femmes, on voyait Acté qui, n’osant porter les couronnesque lui avait vouées le vainqueur, s’était coiffée entremêlant àses cheveux les deux feuilles d’or apportées par la colombe.Seulement, au lieu d’une cour de jeunes gens folâtrant auprèsd’elle, comme autour de la plupart des femmes présentes auspectacle, elle avait son père, dont la belle figure grave, mais enmême temps souriante, indiquait l’intérêt qu’il prenait auxtriomphes de son hôte, ainsi que la fierté qu’il en avaitressentie. C’était lui qui, confiant dans la fortune de Lucius,avait déterminé sa fille à venir, certain que cette fois encore ilsassisteraient à une victoire.

L’heure annoncée pour le spectacle approchaitet chacun était dans l’attente la plus vive et la plus curieuse,lorsqu’un bruissement pareil à celui du tonnerre retentit, etqu’une légère pluie tomba sur les spectateurs et rafraîchitl’atmosphère qu’elle embauma. Tous les assistants battirent desmains, car ce tonnerre, produit par deux hommes qui roulaientderrière la scène des cailloux dans un vase d’airain, étant celuide Claudius Pulcher, annonçait que le spectacle allaitcommencer ; quant à cette pluie, ce n’était autre chose qu’unerosée de parfums, composée d’une infusion de safran de Cilicie, quis’échappait par jets des statues qui couronnaient le pourtour duthéâtre. Un moment après la toile s’abaissa, et Lucius parut lalyre à la main, ayant à sa gauche l’histrion Pâris chargé de faireles gestes pendant qu’il chantait, et derrière lui le chœur,conduit par le chorège, dirigé par un joueur de flûte et réglé parun mime.

Aux premières notes que laissa tomber le jeuneRomain il fut facile de reconnaître un chanteur habile etexercé ; car, au lieu d’entamer à l’instant même son sujet, ille fit précéder d’une espèce de gamme contenant deux octaves et unequinte, c’est-à-dire la plus grande étendue de voix humaine quel’on eût entendue depuis Timothée ; puis ce prélude achevéavec autant de facilité que de justesse, il entra dans sonsujet.

C’était, comme nous l’avons dit, les aventuresde Médée, la femme à la ravissante beauté, la magicienne auxterribles enchantements. En maître habile dans l’art scénique,l’empereur Claudius César Néron avait pris la fable au moment oùJason, monté sur son beau navire Argo, aborde aux rives de laColchide, et rencontre Médée, la fille du roi Aetès, cueillant desfleurs sur la rive. À ce premier chant, Acté tressaillit :c’est ainsi qu’elle avait vu arriver Lucius ; elle aussicueillait des fleurs lorsque la birème aux flancs d’or toucha laplage de Corinthe, et elle reconnut dans les demandes de Jason, etdans les réponses de Médée, les propres paroles échangées entreelle et le jeune Romain.

En ce moment, et comme si pour de si douxsentiments il fallait une harmonie particulière, Sporus, profitantd’une interruption faite par le chœur, s’avança, tenant une lyremontée sur le mode ionien, c’est-à-dire à onze cordes : cetinstrument était pareil à celui dont Thimotée fit retentir les sonsaux oreilles des Lacédémoniens, et que les éphores jugèrent sidangereusement efféminé, qu’ils déclarèrent que le chanteur avaitblessé la majesté de l’ancienne musique, et tenté de corrompre lesjeunes Spartiates. Il est vrai que les Lacédémoniens avaient renduce décret vers le temps de la bataille d’Aegos-Potamos, qui lesrendit maîtres d’Athènes.

Or, quatre siècles s’étaient écoulés depuiscette époque ; Sparte était au niveau de l’herbe, Athènesétait l’esclave de Rome, la Grèce était réduite au rang deprovince ; la prédiction d’Euripide s’était accomplie, et, aulieu de faire retrancher par l’exécuteur des décrets publics quatrecordes à la lyre corruptrice, Lucius fut applaudi avec unenthousiasme qui tenait de la fureur ! Quand à Acté, elleécoutait sans voix et sans haleine ; car il lui semblait quec’était sa propre histoire que son amant avait commencé deraconter.

En effet, comme Jason, Lucius venait enleverun prix merveilleux, et déjà deux tentatives couronnées de succèsavaient annoncé que, comme Jason, il serait vainqueur ; mais,pour célébrer la victoire, il fallait une autre lyre que celle surlaquelle il avait chanté l’amour. Aussi du moment où, après avoirrencontré Médée au temple d’Hécate, il a obtenu de sa bellemaîtresse l’aide de son art magique, et les trois talismans quidoivent l’aider à surmonter les obstacles terribles qui s’opposentà la conquête de la toison, c’est sur une lyre lydienne, lyre auxtons tantôt graves et tantôt perçants, qu’il entreprend saconquête : c’est alors qu’Acté frémit de tout son corps :car elle ne peut dans son esprit séparer Jason de Lucius :elle suit le héros, frotté des sucs magiques qui le rendentinvulnérable, dans la première enceinte où se présentent à lui deuxtaureaux vulcaniens, à la taille colossale, aux pieds et aux cornesd’airain, et à la bouche qui vomit le feu ; mais à peine Jasonles a-t-il touchés du fouet enchanté, qu’ils se laissenttranquillement attacher à une charrue de diamant, et que l’héroïquelaboureur défriche les quatre arpents consacrés à Mars. De là, ilpasse dans la seconde enceinte, et Acté l’y suit : à peine yest-il, qu’un serpent gigantesque dresse sa tête au milieu d’unbois d’oliviers et de lauriers-roses qui lui sert de retraite, ets’avance en sifflant contre le héros. Alors une lutte terriblecommence, mais Jason est invulnérable, le serpent brise ses dentsen vaines morsures, il s’épuise inutilement à le presser dans sesreplis, tandis qu’au contraire chaque coup de l’épée de Jason luifait de profondes blessures : bientôt c’est le monstre quirecule, et Jason qui attaque : c’est le reptile qui fuit, etl’homme qui le presse ; il entre dans une caverne étroite etobscure : Jason, rampant comme lui, y entre derrière lui, puisressort bientôt tenant à la main la tête de son adversaire ;alors il revient au champ qu’il a labouré, et, dans les profondesrides que le soc de sa charrue a tracées au fond de la terre, ilsème les dents du monstre. Aussitôt du sillon magique surgitvivante et belliqueuse une race d’hommes armés qui se précipitentsur lui. Mais Jason n’a qu’à jeter au milieu d’eux le caillou quelui a donné Médée, pour que ces hommes tournent leurs armes les unscontre les autres et, occupés de s’entretuer le laissent pénétrerjusqu’à la troisième enceinte, au milieu de laquelle s’élèvel’arbre au tronc d’argent, au feuillage d’émeraude, et aux fruitsde rubis, aux branches duquel pend la toison d’or, dépouille dubélier Phryxus. Mais un dernier ennemi reste plus terrible et plusdifficile à vaincre qu’aucun de ceux qu’a déjà combattusJason : c’est un dragon gigantesque, aux ailes démesurées,couvert d’écailles de diamant, qui le rendent aussi invulnérableque celui qui l’attaque : aussi avec ce dernier antagonisteles armes sont- elles différentes ; c’est une coupe d’orpleine de lait que Jason pose à terre, et où le monstre vient boireun breuvage soporifique qui amène un sommeil profond, pendantlequel l’aventureux fils d’Éson enlève la toison d’or. Alors Luciusreprend la lyre ionienne, car Médée attend le vainqueur, et il fautque Jason trouve des paroles d’amour assez puissantes pourdéterminer sa maîtresse à quitter père et patrie, et à le suivresur les flots. La lutte est longue et douloureuse, mais enfinl’amour l’emporte : Médée, tremblante et demi-nue, quitte sonvieux père pendant son sommeil ; mais, arrivée aux portes dupalais, une dernière fois elle veut revoir encore celui qui lui adonné le jour : elle retourne, le pied timide, la respirationsuspendue, elle entre dans la chambre du vieillard, s’approche dulit, se penche sur son front, pose un baiser d’adieu éternel surses cheveux blancs, jette un cri sanglotant que le vieillard prendpour la voix d’un songe, et revient se jeter dans les bras de sonamant, qui l’attend au port et qui l’emporte évanouie dans cevaisseau merveilleux construit par Minerve elle-même sur leschantiers d’Iolchos, et sous la quille duquel les flots se courbentobéissants ; si bien qu’en revenant à elle, Médée voit lesrives paternelles décroître à l’horizon, et quitte l’Asie pourl’Europe, le père pour l’époux, le passé pour l’avenir.

Cette seconde partie du poème avait étéchantée avec tant de passion et d’entraînement par Lucius, quetoutes les femmes écoutaient avec une émotion puissante : Actésurtout, comme Médée, prise du frisson ardent de l’amour, l’œilfixe, la bouche sans voix, la poitrine sans haleine, croyaitécouter sa propre histoire, assister à sa vie dont un art magiquelui représentait le passé et l’avenir. Aussi au moment où Médéepose ses lèvres sur les cheveux blancs d’Aetès et laisse échapperde son cœur brisé le dernier sanglot de l’amour filial à l’agonie,Acté se serra contre Amyclès, et, pâlissante et éperdue, elleappuya sa tête sur l’épaule du vieillard. Quand à Lucius, sontriomphe était complet : à la première interruption du poème,il avait été applaudi avec fureur ; cette fois c’étaient descris et des trépignements, et lui seul put faire taire, enreprenant la troisième partie de son drame, les clameursd’enthousiasme que lui-même avait excitées.

Cette fois encore il changea de lyre, car cen’était plus l’amour virginal ou voluptueux qu’il avait àpeindre ; ce n’était plus le triomphe de l’amant et duguerrier, c’étaient l’ingratitude de l’homme, les transports jalouxde la femme : c’était l’amour furieux, délirant,frénétique ; l’amour vengeur et homicide, et alors le modedorien seul pouvait exprimer toutes ses souffrances et toutes sesfureurs.

Médée vogue sur le vaisseau magique, elleaborde en Phéacie, touche à Iolchos pour payer une dette filiale aupère de Jason, en le rajeunissant ; puis elle aborde àCorinthe, où son amant l’abandonne pour épouser Creuse, fille duroi d’Épire. C’est alors que la femme jalouse remplace la maîtressedévouée. Elle enduit une robe d’un poison dévorant, et l’envoie àla fiancée qui s’en enveloppe sans défiance ; puis, pendantqu’elle expire au milieu des tortures et aux yeux de Jasoninfidèle, frénétique et désespérée, pour que la mère ne conserveaucun souvenir de l’amante, elle égorge elle-même ses deux fils etdisparaît sur un char traîné par des dragons volants.

À cet endroit du poème, qui flattait l’orgueildes Corinthiens en rejetant, comme l’avait déjà fait Euripide,l’assassinat des enfants sur leur mère, les applaudissements et lesbravos firent place à des cris et à des trépignements, au milieudesquels éclatait la voix bruyante des castagnettes, instrumentsdestinés à exprimer au théâtre le dernier degré d’enthousiasme.Alors ce ne fut plus seulement la couronne d’olivier préparée parle proconsul qui fut décernée au chanteur merveilleux, ce fut unepluie de fleurs et de guirlandes que les femmes arrachaient de leurtête, et jetaient frénétiquement sur le théâtre. Un instant on eûtpu craindre que Lucius ne fût étouffé sous les couronnes, commel’avait été Tarpeïa sous les boucliers sabins ; d’autant plusqu’immobile et en apparence insensible à ce triomphe inouï, ilcherchait des yeux, au milieu de ces femmes, celle-là surtout auxyeux de laquelle il était jaloux de triompher. Enfin, il l’aperçutà demi morte aux bras du vieillard, et, seule au milieu de cesbelles Corinthiennes, ayant encore sur la tête sa parure de fleurs.Alors il la regarda avec des yeux si tendres, il étendit vers elledes bras si suppliants, qu’Acté porta sa main à sa couronne, ladétacha de son front, mais manquant de force pour l’envoyer jusqu’àson amant, la laissa tomber au milieu de l’orchestre, et se jeta enpleurant dans les bras de son père.

Le lendemain, au point du jour, la birème d’orflottait sur les eaux bleues du golfe de Corinthe, légère etmagique comme le navire Argo ; comme lui elle emportait uneautre Médée, infidèle à son père et à son pays : c’était Actésoutenue par Lucius, et qui, pâle et debout sur le couronnement dela poupe, regardait, à travers un voile, s’abaisser graduellementles montagnes du Cythéron, à la base desquelles s’appuie Corinthe.Immobile, l’œil fixe et la bouche entrouverte, elle resta ainsitant qu’elle put voir la ville couronnant la colline, et lacitadelle dominant la ville. Puis, lorsque la ville, la première,eut disparu derrière les vagues, lorsque la citadelle, point blancperdu dans l’espace, balancé quelque temps encore au sommet desflots, se fut effacé comme un alcyon qui plonge dans la mer, unsoupir, où s’épuisèrent toutes les forces de son âme, s’échappa desa poitrine, ses genoux faiblirent, et elle tomba évanouie auxpieds de Lucius.

Chapitre 6

 

Lorsque la jeune fugitive rouvrit les yeux,elle se trouva dans la chambre principale du navire ; Luciusétait assis près de son lit et soutenait sa tête pâle et échevelée,tandis que, dans un coin, tranquille et douce comme une gazelle,dormait la tigresse roulée sur un tapis de pourpre brodé d’or. Ilétait nuit, et à travers l’ouverture du plafond on pouvaitapercevoir le beau ciel bleu de l’Ionie tout parsemé d’étoiles. Labirème flottait si doucement, qu’on eût dit un immense berceau quela mer complaisante balançait comme fait une nourrice de la couchede son enfant ; enfin, toute la nature assoupie était si calmeet si pure, qu’Acté fut tentée de croire un instant qu’elle avaitfait un rêve, et qu’elle reposait encore sous le voile virginal deses jeunes années ; mais Lucius, attentif à son moindremouvement, s’étant aperçu de son réveil, fit claquer ses doigts, etaussitôt une jeune et belle esclave entra, tenant à la main unebaguette de cire brûlante, avec laquelle elle alluma la lampe d’orsoutenue par le candélabre de bronze qui s’élevait au pied du lit.Du moment où la jeune fille était entrée, l’œil d’Acté s’était fixésur elle et l’avait suivie avec une attention croissante :c’est que cette esclave qu’elle voyait pour la première fois ne luiétait cependant pas inconnue ; ses traits éveillaient mêmedans sa mémoire des souvenirs récents, et pourtant il lui étaitimpossible d’appliquer un nom à ce jeune et mélancoliquevisage ; tant de pensées différentes se heurtaient dans latête de la pauvre enfant, que, ne pouvant en porter le poids, elleferma les yeux et laissa retomber son front sur le coussin de sonlit. Lucius alors, pensant qu’elle voulait dormir, fit signe àl’esclave de veiller sur son sommeil, et sortit de la chambre.L’esclave, restée seule avec Acté, la regarda un instant avec uneexpression de tristesse indéfinissable, puis enfin, se couchant surle tapis de pourpre où était étendue Phoebé, elle se fit un coussinde l’épaule de la tigresse, qui, dérangée dans son sommeil, ouvrità moitié un œil étincelant et féroce, mais qui, reconnaissant uneamie, au lieu de la punir de tant d’audace, effleura deux ou troisfois sa main délicate du bout de sa langue sanguinolente, et serecoucha avec nonchalance, poussant un soupir qui ressemblait à unrugissement.

En ce moment une harmonie délicieuse s’élevades flancs du navire : c’était ce même chœur qu’Acté avaitdéjà entendu lorsque la birème aborda au port de Corinthe ;mais cette fois la solitude et le silence de la nuit lui donnaientplus de charmes et plus de mystère encore : bientôt aux voixréunies succéda une seule voix. Lucius chantait une prière àNeptune, et Acté reconnut ces sons vibrants qui la veille authéâtre avaient été réveiller les cordes les plus secrètes de sonâme : c’étaient des accents si sonores et si mélodieux, qu’oneût pu croire que les syrènes du cap Palinure étaient venues audevant du vaisseau du nouvel Ulysse. Acté, soumise tout entière àla puissance de cette musique enchantée, rouvrit ses paupièreslassées, et l’œil fixé sur les étoiles du ciel, elle oublia peu àpeu ses remords et ses douceurs pour ne plus penser qu’à son amour.Depuis longtemps déjà les dernières vibrations de la lyre et lesdernières cadences de la voix s’étaient éteintes lentement, etcomme emportées sur les ailes des génies de l’air, qu’Acté, toutentière à cette mélodie, écoutait encore ; enfin, elle baissales yeux, et pour la seconde fois son regard rencontra celui de lajeune fille. Comme sa maîtresse, l’esclave semblait être sousl’empire d’un charme ; enfin, les regards des deux femmes secroisèrent, et plus que jamais Acté fut convaincue que ce n’étaitpas la première fois que cet œil triste laissait tomber sur elleson rayon lumineux et rapide. Acté fit un signe de la main,l’esclave se leva : toutes deux restèrent un instant sansparler ; enfin, Acté rompit la première le silence.

– Quel est ton nom, jeune fille ? luidit-elle.

– Sabina, répondit l’esclave, et ce seul motfit tressaillir celle qui l’interrogeait ; car, ainsi que levisage, cette voix ne lui était pas étrangère ; cependant lenom qu’elle avait prononcé n’éveillait en elle aucun souvenir.

– Quelle est ta patrie ? continuaActé.

– Je l’ai quittée si jeune que je n’en aipas.

– Quel est ton maître ?

– Hier j’étais à Lucius, aujourd’hui je suis àActé.

– Tu lui appartiens depuislongtemps ?

– Depuis que je me connais.

– Et sans doute tu lui es dévouée ?

– Comme la fille à son père.

– Alors, viens t’asseoir près de moi, etparlons de lui.

Sabina obéit, mais avec une répugnancevisible ; Acté, attribuant cette hésitation à la crainte, luiprit la main pour la rassurer : la main de l’esclave étaitfroide comme le marbre ; cependant, cédant au mouvementd’attraction de sa maîtresse, elle se laissa plutôt tomber qu’ellene s’assit dans le fauteuil que celle-ci lui avait désigné.

– Ne t’ai-je point déjà vue ? continuaActé.

– Je ne crois pas, balbutia l’esclave.

– Au stade, au cirque, au théâtre ?

– Je n’ai point quitté la birème.

– Et tu n’as pas assisté aux triomphes deLucius. J’y suis habituée.

Un nouveau silence succéda à ces demandes et àces réponses échangées d’une part avec une curiosité croissante, del’autre avec une répugnance marquée. Ce sentiment était si visible,qu’Acté ne put s’y tromper.

– Écoute Sabina, lui dit-elle, je vois combienil t’en coûte de changer de maître : je dirai à Lucius que tune veux pas le quitter.

– N’en fais rien, s’écria l’esclavetremblante, quand Lucius ordonne, il faut lui obéir.

– Sa colère est donc bien à craindre ?continua Acté en souriant.

– Terrible ! répondit l’esclave avec unetelle expression de crainte, qu’Acté frissonna malgré elle.

– Et cependant, reprit-elle, ceux quil’entourent paraissent l’aimer : ce jeune Sporus !

– Sporus ! murmura l’esclave.

En ce moment Acté s’arrêta ; sessouvenirs lui revinrent ; c’était à Sporus que ressemblaitSabina, et cette ressemblance était si parfaite, qu’étonnée de nel’avoir pas découverte plus tôt, elle saisit les deux mains de lajeune fille, et, la regardant en face :

– Connais-tu Sporus ? lui dit-elle.

– C’est mon frère, balbutia l’enfant…

– Et où est-il ?

– Il est resté à Corinthe.

En ce moment la porte se rouvrit : lejeune Romain parut, et Acté, qui tenait encore les deux mains deSabina entre les siennes, sentit un frisson courir dans les veinesde sa nouvelle esclave : Lucius fixa son œil bleu et perçantsur le groupe étrange qui s’offrait à sa vue, puis, après uninstant de silence :

– Ma bien-aimée Acté, lui dit-il, ne veux-tupas profiter de l’aurore qui se lève pour venir respirer l’air purdu matin ?

Il y avait au fond de cette voix, toute calmeet douce qu’elle était à sa surface, quelque chose de vibrant et demétallique, si on peut le dire, qu’Acté remarqua pour la premièrefois : aussi un sentiment instinctif qui ressemblait à laterreur pénétra-t-il si profondément dans son âme, qu’elle pritcette question pour un commandement, et qu’au lieu de répondre elleobéit ; mais ses forces ne secondèrent pas sa volonté, et elleserait tombée, si Lucius ne se fût élancé vers elle, et ne l’eûtsoutenue. Elle se sentit enlever alors entre les bras de son amant,avec la même facilité qu’un aigle eût fait d’une colombe, et,tremblante, sans se rendre compte du motif de son effroi, elle selaissa emporter, muette et fermant les yeux, comme si cette courseeût dû aboutir à un précipice.

En arrivant sur le pont du bâtiment, elle sesentit renaître, tant la brise était pure et parfumée :d’ailleurs elle n’était plus dans les bras de Lucius ; aussiprit-elle le courage de rouvrir les yeux ; en effet, elleétait couchée sur le couronnement de la poupe, dans un filet àmailles d’or, arrêté d’un côté au mât et de l’autre à une petitecolonne sculptée qui semblait destinée à servir de support :Lucius, adossé au mât, était debout à coté d’elle.

Pendant la nuit, le vaisseau, favorisé par levent, était sorti du golfe de Corinthe, et, doublant le cap d’Elisavait passé entre Hiacynthe et Céphalonie : le soleil semblaitse lever derrière ces deux îles, et ses premiers rayonsilluminaient la crête des montagnes qui les séparent en deuxparties, si bien que le versant occidental était encore plongé dansl’ombre. Acté ignorait complètement où elle était de sorte que, seretournant vers Lucius :

– Est-ce encore la Grèce ? dit-elle.

– Oui, dit Lucius, et ce parfum qui vient ànous comme un dernier adieu, c’est celui des roses de Same et desorangers de Hiacynthe : il n’y a pas d’hiver pour ces deuxsœurs jumelles, qui s’épanouissent au soleil comme des corbeillesde fleurs. Ma belle Acté veut-elle que je lui fasse bâtir un palaisdans chacune de ces îles ?

– Lucius, dit Acté, tu m’effraies parfois enme faisant des promesses qu’un Dieu seul pourrait tenir : quies-tu donc, et que me caches-tu ! es-tu Jupiter Tonnant ?et crains-tu, en m’apparaissant dans ta splendeur, que ta foudre neme dévore comme elle a fait de Sémelé ?

– Tu te trompes, répondit Lucius ensouriant ; je ne suis rien qu’un pauvre chanteur, à qui unoncle a laissé toute sa fortune, à la condition que je porteraisson nom ; ma seule puissance est dans mon amour, Acté, mais jesens que, soutenu par lui, j’entreprendrais les douze travauxd’Hercule.

– Tu m’aimes donc ? demanda la jeunefille.

– Oui, mon âme ! dit Lucius.

Et le Romain prononça ces paroles avec unaccent si puissant et si vrai, que sa maîtresse tendit les deuxmains au ciel comme pour le remercier de son bonheur : car,dans ce moment, elle avait oublié tout : et regrets et remordss’effaçaient de son âme, comme à ses yeux sa patrie quidisparaissait à l’horizon.

Ils voguèrent ainsi pendant six jours, sous unciel bleu, sur une mer bleue ; le septième, ils aperçurent,vers la proue du vaisseau, la ville de Lecri, bâtie par les soldatsd’Ajax. Alors, doublant le promontoire d’Hercule, ils entrèrentdans le détroit de Sicile, laissant à leur gauche Messine,l’ancienne Zanclé, au port recourbé comme une faux ; à leurdroite Rhégium, à qui Denis le Tyran fit demander une femme, et quilui offrit la fille du bourreau ; puis, naviguant directemententre la bouillante Charybde et l’aboyante Scylla, ils saluèrentd’un dernier adieu les flots d’Ionie, et entrèrent dans la merTyrrhénienne, éclairée par le volcan de Strongyle, phare éternel dela Méditerranée. Cinq jours encore ils voguèrent, tantôt à lavoile, tantôt à la rame, voyant s’élever successivement devant euxHelea, près de laquelle on distinguait encore les ruines du tombeaude Palinure ; Poestum et ses trois temples, Caprée et sesdouze palais. Puis enfin ils entrèrent dans le golfe magnifique aufond duquel s’élevait Neapolis, cette belle fille grecque, esclaveaffranchie par Rome, nonchalamment couchée au pied de son Vésuvefumant, ayant à sa droite Herculanum, Pompéi et Stabbia qui, vingtans plus tard devaient disparaître dans leur tombe de lave ;et à sa gauche, Putéoli et son pont gigantesque, Baïa tant craintepar Properce, et Baules, que devait bientôt rendre célèbre leparricide de Néron.

À peine Lucius fut-il en vue de la ville,qu’il fit changer les voiles blanches de sa birème contre desvoiles de pourpre, et orner son mat d’une branche de laurier :sans doute, ce signal était convenu et annonçait la victoire, car,à peine fut-il arboré, qu’un grand mouvement parut s’effectuer surle rivage, et que le peuple se précipita au devant du vaisseauolympique ; il entra dans la rade au bruit des instruments,aux chants des matelots, et aux applaudissements de la multitude.Un char attelé de quatre chevaux blancs attendait Lucius ; ily monta, revêtu d’une robe de pourpre, drapé d’une chlamyde bleueétoilée d’or, portant au front la couronne olympique qui étaitd’olivier, et à la main la couronne pythique qui était de laurier.Puis on fit une brèche aux murs de la ville, et le triomphateur yentra comme un conquérant.

Pendant toute la route, ce furent de pareillesfêtes et de semblables honneurs. À Fondi, un vieillard desoixante-cinq ans, dont la famille était aussi ancienne que Rome,et qui, après la guerre d’Afrique, avait obtenu l’ovation et troissacerdoces, lui avait fait préparer des jeux splendides et venaitlui-même au devant de lui pour les lui offrir. Cette démarche de lapart d’un homme si considérable parut faire grande sensation parmila suite de Lucius, qui s’augmentait de moment en moment :c’est qu’on racontait d’étranges choses sur ce vieillard. Un de sesaïeux faisait un sacrifice, lorsqu’un aigle s’abattit sur lavictime, lui arracha les entrailles et les emporta sur un chêne. Illui fut prédit alors qu’un de ses descendants serait empereur, etce descendant, disait-on, c’était Galba ; car un jour qu’ilétait venu, avec plusieurs jeunes garçons de son âge, saluerOctave, celui-ci, frappé d’une espèce de double vue momentanée, luiavait passé la main sur la joue en disant :

– Et toi aussi, mon enfant, tu essaieras denotre puissance.

Livie l’aimait au point qu’elle lui laissa enmourant cinquante millions de sesterces ; mais comme la sommeétait en chiffres, Tibère la réduisit à cinq cent mille ; etpeut-être la haine du vieil empereur, qui savait la prédiction del’oracle, ne se serait-elle pas bornée là, si Thrasylle, sonastrologue, ne lui avait dit que c’était dans sa vieillesseseulement que Galba devait régner.

– Qu’il vive donc ! avait-il répondualors, car cela ne m’importe pas.

En effet, Tibère était mort ; Caligula etClaude avaient occupé le trône ; César Néron étaitempereur ; Galba avait soixante-cinq ans, et rien n’annonçaitqu’il touchât à la suprême puissance. Cependant, comme lessuccesseurs de Tibère, plus rapprochés du moment de la prédiction,pouvaient ne pas avoir la même insouciance que lui, Galba portaithabituellement, même pendant son sommeil, un poignard suspendu aucou par une chaîne, et ne sortait jamais sans emporter avec lui unmillion de sesterces en or, pour le cas où il lui faudrait fuir deslicteurs ou gagner des assassins.

Le vainqueur passa deux jours chez Galba, aumilieu des fêtes et des triomphes ; et là Acté fut témoind’une précaution qu’elle n’avait jamais vu prendre à Lucius, etdont elle ne pouvait se rendre compte : des soldats, quiétaient venus au devant du triomphateur pour lui servir d’escorte,veillaient la nuit dans les appartements qui entouraient sachambre, et, avant de se coucher, son amant prenait le soin étrangede mettre son épée sous le chevet de son lit. Acté n’osaitl’interroger ; mais elle sentait instinctivement que quelquepéril le menaçait : aussi le priait-elle instamment chaquematin de partir ; enfin, le troisième jour, il quitta Fondi,et, continuant sa route triomphale à travers les villes dont ilébréchait les murailles, il parvint enfin, avec un cortège quiressemblait plutôt à l’armée d’un satrape qu’à la suite d’un simplevainqueur, à la montagne d’Albano. Arrivée au sommet, Acté jeta uncri de surprise et d’admiration : elle venait, au bout de lavoie Appia, de découvrir Rome dans toute son étendue et toute sasplendeur.

C’est qu’en effet Rome se présentait auxregards de la jeune Grecque sous son plus magnifique aspect. Lavoie Appienne était surnommée la reine des routes, comme étant laplus belle et la plus importante, car, partant de la merTyrrhénienne, elle franchissait les Apennins, traversait laCalabre, et allait aboutir à la mer Adriatique. Depuis Albanojusqu’à Rome, elle servait de promenade publique, et, selonl’habitude des anciens qui ne voyaient dans la mort qu’un repos, etqui cherchaient pour leurs cendres les endroits les pluspittoresques et les plus fréquentés, elle était bordée de chaquecôté de magnifiques tombeaux, parmi lesquels, pour son antiquité,on réputait celui d’Ascagne ; pour son souvenir héroïque, onhonorait celui des Horaces, et pour sa magnificence impériale, oncitait celui de Cécilia Métella.

Or, ce jour-là, toute cette magnifique routeétait couverte de curieux venant au devant de Lucius : les unsmontant de brillants équipages attelés de mules d’Espagne, auxharnais de pourpre ; les autres couchés dans des litières queportaient huit esclaves vêtus de magnifiques penulae etqu’accompagnaient des coureurs aux robes retroussées : ceux-ciprécédés de cavaliers numides qui soulevaient la poussière etécartaient la foule sur leur passage : ceux-là lançaientdevant eux une troupe de chiens molosses aux colliers à clousd’argent. À peine les premiers eurent-ils aperçu le vainqueur, queleurs cris, répétés de bouche en bouche, volèrent vers les murs dela ville. Au même instant, et sur l’ordre d’un cavalier qui partitau galop, les promeneurs se rangèrent aux deux côtés de la voiequi, large de trente-six pieds, offrit un passage facile auquadrige triomphant qui continua de s’avancer vers la ville. Unmille à peu près avant la porte, un escadron de cavaliers, composéde cinq cents hommes, attendait le cortège et se mit à sa tête. Ilsn’avaient pas fait cinquante pas, qu’Acté s’aperçut que les chevauxétaient ferrés en argent, et que les fers, mal assurés, sedétachaient et roulaient sur le pavé, de sorte que le peuple, pourles ramasser, se précipitait avidement sous les pieds de cesanimaux, au risque d’être écrasé par eux. Arrivé aux portes de laville, le char victorieux y entra au milieu des acclamationsfrénétiques de la multitude. Acté ne comprenait rien à cetteivresse, et cependant se laissait entraîner par elle. Elleentendait mêler le nom de César à celui de Lucius. Elle passaitsous des arcs de triomphe, au milieu de rues jonchées de fleurs etembaumées d’encens. À chaque carrefour, des sacrificateursimmolaient des victimes aux autels des Lares de la patrie. Elletraversait les plus magnifiques quartiers de la ville ; legrand cirque dont on avait abattu trois arcades, le Velabre et leForum ; enfin, joignant la voie Sacrée, le cortège commença degravir le Capitole et ne s’arrêta qu’en face du temple deJupiter.

Alors Lucius descendit de son char et montales escaliers qui conduisaient au temple. Les Flaminesl’attendaient aux portes, et l’accompagnèrent jusqu’au pied de lastatue. Arrivé là, il déposa les trophées de sa victoire sur lesgenoux du dieu, et, prenant un stylet, il écrivit, sur une plaqued’or massif que lui présenta le grand-prêtre, l’inscriptionsuivante :

Lucius-Domitius-Claudius Néron,vainqueur à la lutte, à la course et au chant, a consacré ces troiscouronnes à Jupiter, très bon et très grand.

Au milieu des acclamations qui s’élevèrentaussitôt de tous côtés, un cri de terreur se fit entendre :Acté venait de reconnaître que le pauvre chanteur qu’elle avaitsuivi comme amant n’était autre que César lui-même.

Chapitre 7

 

Cependant, au milieu de l’ivresse de sontriomphe, l’empereur n’avait point oublié Acté. La jeune Grecquen’était point encore revenue de la surprise mêlée d’épouvante quelui avaient causée le nom et le titre de son amant, lorsqu’elle vits’approcher d’elle deux esclaves liburniens qui, de la part deNéron, l’invitèrent respectueusement à les suivre. Acté obéitmachinalement, ignorant où on la conduisait, ne pensant pas même àle demander, tant elle était abîmée dans cette idée terriblequ’elle était la maîtresse de cet homme dont elle n’avait jamaisentendu prononcer le nom qu’avec terreur. Au bas du Capitole, entrele Tabularium et le temple de la Concorde, elle trouva une litièremagnifique portée par six esclaves égyptiens la poitrine ornée deplaques d’argent poli en forme de croissant, les bras et les jambesentourés d’anneaux du même métal, et, assise près de la litière,Sabina, qu’elle avait perdue un instant de vue au milieu dutriomphe, et qu’elle retrouvait là justement comme pour complétertous ses souvenirs. Acté monta dans la litière, s’y coucha sur descoussins de soie et s’avança vers le Palatin, accompagnée parSabina qui, la suivant à pied, marchait à côté d’elle et dirigeaitsur sa maîtresse l’ombre d’un grand éventail en plumes de paon,fixé au bout d’un roseau des Indes. Pendant trois cents pas à peuprès, la litière suivit sur la voie Sacrée le même chemin qu’Actéavait parcouru à la suite de César ; puis bientôt, prenant àdroite, elle passa entre le temple de Phoebé et celui deJupiter-Stator, monta quelques degrés qui conduisaient au Palatin,puis, arrivée sur le magnifique plateau qui couronne la montagne,elle la côtoya un instant du côté qui dominait la rue Suburanne etla Via-Nova ; enfin, arrivée en face de la fontaine Juturne,elle s’arrêta sur le seuil d’une petite maison isolée, et aussitôtles deux Liburniens apportèrent à chaque côté de la litière unmarche-pied couvert d’un tapis de pourpre ; afin que celle quel’empereur venait de leur donner pour maîtresse ne prît pas même lapeine d’indiquer d’un signe le côté par lequel elle désirait dedescendre.

Acté était attendue, car la porte s’ouvrit àson approche, et, lorsqu’elle l’eut franchie, se referma derrièreelle sans qu’elle vît la personne chargée des fonctions de ianitor.Sabina l’accompagnait seule, et, sans doute pensant qu’après uneroute longue et fatigante le premier désir de sa maîtresse devaitêtre celui de se mettre au bain, elle la conduisit à l’apodyterium,chambre que l’on appelait ainsi d’un verbe grec qui signifiedépouiller ; mais, arrivée là, Acté, tout émue et toutepréoccupée encore de cette fatalité étrange qui l’avait entraînée àla suite du maître du monde, s’assit sur le banc qui régnait àl’entour de la salle, en faisant à Sabina signe d’attendre uninstant. À peine était-elle plongée dans ses rêveries, que, commesi le maître invisible et puissant qu’elle s’était choisi avaitcraint qu’elle ne s’y abandonnât, une musique douce et sonore sefit entendre, sans qu’on pût préciser l’endroit d’où ellepartait : en effet, les musiciens étaient disposés de manièreque toute la chambre fût ceinte d’harmonie. Sans doute Néron, quiavait remarqué l’influence que prenaient sur la jeune Grecque cessons mystérieux, dont plusieurs fois dans la traversée il avait étéà même de suivre les effets, avait ordonné d’avance cettedistraction à des souvenirs dont il désirait de combattre lapuissance. Si telle avait été sa pensée, il ne fut point trompédans son attente ; car à peine la jeune fille eut-elle entenduces accords, qu’elle releva doucement la tête, que les pleurs quicoulaient sur ses joues s’arrêtèrent, et qu’une dernière larme,s’échappant de ses yeux, trembla un instant au bout de ses longscils comme une goutte de rosée aux pistils d’une fleur, et, commela rosée aux rayons du soleil, sembla bientôt se sécher au feu duregard qu’elle avait obscurci ; en même temps, une vive teintede pourpre reparut sur ses lèvres pâlies et entrouvertes comme pourun sourire ou pour un baiser.

Alors Sabina s’approcha de sa maîtresse, qui,au lieu de se défendre davantage, l’aida elle-même à détacher sesvêtements qui, les uns après les autres, tombèrent à ses pieds, lalaissant nue et rougissante, comme la Vénus pudique : c’étaitune beauté si parfaite et si virginale qui venait de se dévoiler,que l’esclave elle-même sembla rester en extase devant elle, etque, lorsqu’Acté, pour s’avancer vers la seconde chambre, posa lamain sur son épaule nue, elle la sentit frémir par tout le corps etvit les joues pâles de Sabina se couvrir à l’instant de rougeur,comme si une flamme l’eût touchée. À cette vue, Acté s’arrêta,craignant d’avoir fait mal à sa jeune suivante ; maiscelle-ci, devinant le motif de son hésitation, lui saisit aussitôtla main qu’elle avait soulevée, et, l’appuyant de nouveau sur sonépaule, elle entra avec elle dans le tepidarium.

C’était une vaste chambre carrée, au milieu delaquelle s’étendait un bassin d’eau tiède pareil à un lac ; dejeunes esclaves, la tête couronnée du roseaux, de narcisses et denymphéas, se jouaient à sa surface comme une troupe de naïades, età peine eurent-elles aperçu Acté, qu’elles poussèrent vers le bordle plus proche d’elle une conque d’ivoire incrustée de corail et denacre. C’était une suite d’enchantements si rapides, qu’Acté s’ylaissait aller comme à un songe. Elle s’assit donc sur cette barquefragile, et, en un instant, comme Vénus entourée de sa cour marine,elle se trouva au milieu de l’eau.

Alors cette délicieuse musique qui l’avaitdéjà charmée se fit entendre de nouveau ; bientôt les voix desnaïadesse mêlèrent à ces accents : elles disaient la fabled’Hylas allant puiser de l’eau sur les rivages de la Troade, et,comme les nymphes du fleuve Ascanius appelaient le favori d’Herculedu geste et de la voix, elles tendaient les bras à Acté, etl’invitaient, en chantant, à descendre au milieu d’elles. Les jeuxde l’onde étaient familiers à la jeune Grecque ; mille foisavec ses compagnes elle avait traversé à la nage le golfe deCorinthe ; aussi s’élança-t-elle sans hésitation au milieu decette mer tiède et parfumée, où ses esclaves la reçurent comme leurreine.

C’étaient toutes des jeunes filles choisiesparmi les plus belles ; les unes avaient été enlevées auCaucase, les autres à la Gaule ; celles-ci venaient de l’Inde,celles-là d’Espagne ; et cependant, au milieu de cette trouped’élite choisie par l’amour pour la volupté, Acté semblait unedéesse. Au bout d’un instant, lorsqu’elle eut glissé sur la surfacede l’eau comme une syrène, lorsqu’elle eut plongé comme une naïade,lorsqu’elle se fut roulée dans ce lac factice, avec la souplesse etla grâce d’un serpent, elle s’aperçut que Sabina manquait à sa courmarine, et, la cherchant des yeux, elle l’aperçut assise et secachant la tête dans sa rica. Familière et rieuse comme un enfant,elle l’appela : Sabina tressaillit et souleva le manteau quilui voilait le visage ; alors, avec des rires d’une expressionétrange et qu’Acté ne put comprendre, d’une voix folle etrailleuse, ces femmes appelèrent toutes ensembles Sabina, sortant àmoitié de l’eau pour l’inviter du geste à venir les joindre. Uninstant la jeune esclave parut prête à obéir à cet appel ;quelque chose de bizarre se passait dans son âme : ses yeuxétaient ardents, sa figure brûlante ; et cependant des larmescoulaient de ses paupières et se séchaient sur ses joues ;mais, au lieu de céder à ce qui était visiblement son désir, Sabinas’élança vers la porte, comme pour se soustraire à cettevoluptueuse magie ; ce mouvement ne fut pas si rapide,cependant, qu’Acté n’eût le temps de sortir de l’eau et de luibarrer le passage au milieu des rires de toutes les esclaves ;alors Sabina parut près de s’évanouir ; ses genouxtremblèrent, une sueur froide coula de son front, enfin, elle pâlitsi visiblement, qu’Acté, craignant qu’elle ne tombât, étendit lesbras vers elle et la reçut sur sa poitrine nue ; mais aussitôtelle la repoussa en jetant un léger cri de douleur. Dans leparoxysme étrange dont l’esclave était agitée, sa bouche avaittouché l’épaule de sa maîtresse et y avait imprimé une ardentemorsure ; puis aussitôt, épouvantée de ce qu’elle avait fait,elle s’était élancée hors de la chambre.

Au cri poussé par Acté, les esclaves étaientaccourues et s’étaient groupées autour de leur maîtresse ;mais celle-ci, tremblant que Sabina ne fût punie, avait été lapremière à renfermer sa douleur, et essuyait, en s’efforçant desourire, une ou deux gouttes de sang qui roulaient sur sa poitrine,pareilles à du corail liquide : l’accident était du reste tropléger pour causer à Acté une autre impression que celle del’étonnement ; aussi s’avança-t-elle vers la chambre voisineoù devait se compléter le bain, et qu’on appelait le caldarium.

C’était une petite salle circulaire, entouréede gradins et garnie tout à l’entour de niches étroites contenantchacune un siège ; un réservoir d’eau bouillante occupait lemilieu de la chambre et formait une vapeur aussi épaisse que cellequi, le matin, court à la surface d’un lac ; seulement, cebrouillard enflammé était échauffé encore par un fourneauextérieur, dont les flammes circulaient dans des tuyaux quienveloppaient le caldarium de leurs bras rougis, et couraient lelong des parois extérieures, comme le lierre contre unemuraille.

Lorsqu’Acté, qui n’avait point encorel’habitude de ces bains connus et pratiqués à Rome seulement, entradans cette chambre, elle fut tellement saisie par les flots de lavapeur qui roulaient comme des nuages, qu’haletante et sans voix,elle étendit les bras et voulut appeler au secours ; mais ellene put que jeter des cris inarticulés et éclater en sanglots ;elle tenta alors de s’élancer vers la porte ; mais retenuedans les bras de ses esclaves, elle se renversa en arrière enfaisant signe qu’elle étouffait. Aussitôt une de ses femmes tiraune chaîne, et un bouclier d’or qui fermait le plafond s’ouvritcomme une soupape et laissa pénétrer un courant d’air extérieur aumilieu de cette atmosphère qui allait cesser d’êtrerespirable : ce fut la vie ; Acté sentit sa poitrine sedilater, une faiblesse douce et pleine de langueur s’emparad’elle ; elle se laissa conduire vers un des sièges ets’assit, commençant déjà à supporter avec plus de force cettetempérature incandescente, qui semblait, au lieu du sang, fairecourir dans les veines une flamme liquide ; enfin, la vapeurdevint de nouveau si épaisse et si brûlante, que l’on fut obligéd’avoir recours une seconde fois au bouclier d’or, et avec l’airextérieur descendit sur les baigneuses un tel sentiment debien-être, que la jeune Grecque commença à comprendre le fanatismedes dames romaines pour ce genre de bain qui, jusqu’alors, luiavait été inconnu, et qu’elle avait commencé par regarder comme unsupplice. Au bout d’un instant la vapeur avait repris de nouveauson intensité ; mais cette fois, au lieu de lui ouvrir unpassage, on la laissa se condenser au point qu’Acté se sentit denouveau près de défaillir ; alors deux de ses femmess’approchèrent avec un manteau de laine écarlate dont elles luienveloppèrent entièrement le corps, et, la soulevant dans leursbras à moitié évanouie, elles la transportèrent sur un lit de reposplacé dans une chambre chauffée à une température ordinaire.

Là commença pour Acté une nouvelle opérationaussi étrange, mais déjà moins imprévue et moins douloureuse quecelle du caldarium ! Ce fut le massage, cette voluptueusehabitude que les Orientaux ont empruntée aux Romains et conservéejusqu’à nos jours. Deux nouvelles esclaves, habiles à cet exercice,commencèrent à la presser et à la pétrir jusqu’à ce que ses membresfussent devenus souples et flexibles ; alors elles lui firentcraquer les unes après les autres toutes les articulations, sansdouleur et sans effort ; après quoi, prenant dans de petitesampoules de corne de rhinocéros de l’huile et des essencesparfumées, elles lui en frottèrent tout le corps, puis ellesl’essuyèrent d’abord avec une laine fine, ensuite avec lamousseline la plus douce d’Égypte, et enfin avec des peaux decygnes dont on avait arraché les plumes, et auxquelles on n’avaitlaissé que le duvet.

Pendant tout le temps qu’avait duré cecomplément de sa toilette, Acté était restée les yeux àdemi-fermés, plongée dans une extase langoureuse, sans voix et sanspensées, en proie à une somnolence douce et bizarre, qui luilaissait seulement la force de sentir une plénitude d’existenceinconnue jusqu’alors. Non seulement sa poitrine s’était dilatée,mais encore à chaque aspiration il lui semblait que la vie affluaiten elle par tous les pores. C’était une impression physique si,puissante et si absolue, que non seulement elle put effacer lessouvenirs passés, mais encore combattre les douleursprésentes : dans une pareille situation, il était impossiblede croire au malheur, et la vie se présentait à l’esprit de lajeune fille comme une suite d’émotions douces et charmantes,échelonnées sans formes palpables dans un horizon vague etmerveilleux !

Au milieu de ce demi-sommeil magnétique, decette rêverie sans pensées, Acté entendit s’ouvrir une porte de lachambre au fond de laquelle elle était couchée ; mais comme,dans l’état bizarre où elle se trouvait, tout mouvement luisemblait une fatigue, elle ne se retourna même point, pensant quec’était quelqu’une de ses esclaves qui entrait ; elle demeuradonc les yeux à demi-ouverts, écoutant venir vers son lit des paslents et mesurés, dont chacun, chose étrange, paraissait, à mesurequ’ils s’approchaient, retentir en elle-même ; alors elle fitavec effort un mouvement de tête, et dirigeant son regard du côtédu bruit, elle vit s’avancer, majestueuse et lente, une femmeentièrement revêtue du costume des matrones romaines, et couverted’une longue stole qui descendait de sa tête jusqu’à sestalons : arrivée près du lit, cette espèce d’apparitions’arrêta, et la jeune fille sentit se fixer sur elle un regardprofond et investigateur, auquel, comme à celui d’une devineresse,il lui eût semblé impossible de rien cacher. La femme inconnue laregarda ainsi un instant en silence, puis d’une voix basse, maissonore cependant, et dont chaque parole pénétrait, comme la lameglacée d’un poignard, jusqu’au cœur de celle à qui elles’adressait :

– Tu es, lui dit- elle, la jeune Corinthiennequi as quitté ta patrie et ton père pour suivre l’empereur,n’est-ce pas ?

Toute la vie d’Acté, bonheur et désespoir,passé et avenir, était renfermée dans ces quelques paroles, desorte qu’elle se sentit inonder tout à coup comme d’un flux desouvenirs ; son existence de jeune fille cueillant des fleurssur les rives de la fontaine Pyrène ; le désespoir de sonvieux père lorsque le lendemain des jeux il l’avait appelée envain ; son arrivée à Rome où s’était révélé à elle le terriblesecret que lui avait caché jusque-là son impérial amant ; toutcela reparut vivant derrière le voile enchanté que soulevait lebras glacé de cette femme. Acté jeta un cri, et couvrant sa figureavec ses deux mains :

– Oh ! oui, oui, s’écria-t-elle avec dessanglots, oui, je suis cette malheureuse !…

Un moment de silence succéda à cette demandeet à cette réponse, moment pendant lequel Acté n’osa point rouvrirles yeux, car elle devinait que le regard dominateur de cette femmecontinuait de peser sur elle : enfin, elle sentit quel’inconnue lui prenait la main dont elle s’était voilé le visage,et croyant deviner dans son étreinte, toute froide et indécisequ’elle était, plus de pitié que de menace, elle se hasarda àsoulever sa paupière mouillée de larmes. La femme inconnue laregardait toujours.

– Écoute, continua-t-elle avec ce même accentsonore, mais cependant plus doux, le destin a d’étrangesmystères ; il remet parfois aux mains d’un enfant le bonheurou l’adversité d’un empire : au lieu d’être envoyée par lacolère des dieux, peut-être es-tu choisie par leur clémence.

– Oh ! s’écria Acté, je suis coupable,mais coupable d’amour et voilà tout ; je n’ai pas dans le cœurun sentiment mauvais ! et ne pouvant plus être heureuse, jevoudrais du moins voir tout le monde heureux !… Mais je suisbien isolée, bien faible et bien impuissante. Indique-moi ce que jepuis faire et je le ferai !…

– D’abord, connais-tu celui auquel tu asconfié ta destinée ?

– Depuis ce matin seulement je sais que Luciuset Néron ne sont qu’un même homme, et que mon amant est l’empereur.Fille de la Grèce antique, j’ai été séduite par la beauté, parl’adresse, par la mélodie. J’ai suivi le vainqueur des jeux ;j’ignorais que ce fût le maître du monde !…

– Et maintenant, reprit l’étrangère avec unregard plus fixe et une voix plus vibrante encore, tu sais quec’est Néron ; mais sais-tu ce que c’est que Néron ?

– J’ai été habituée à le regarder comme undieu, répondit Acté.

– Eh bien, continua l’inconnue en s’asseyant,je vais te dire ce qu’il est, car c’est bien le moins que lamaîtresse connaisse l’amant, et l’esclave le maître.

– Que vais-je entendre ? murmura la jeunefille.

– Lucius était né loin du trône : il s’enrapprocha par une alliance, il y monta par un crime.

– Ce ne fut pas lui qui le commit, s’écriaActé.

– Ce fut lui qui en profita, réponditfroidement l’inconnue. D’ailleurs, la tempête qui avait abattul’arbre avait respecté le rejeton. Mais le fils alla bientôtrejoindre le père : Britannicus se coucha près de Claude, etcette fois-ci, ce fut bien Néron qui fut le meurtrier.

– Oh ! qui peut dire cela ? s’écriaActé ; qui peut porter cette terrible accusation ?

– Tu doutes, jeune fille ? continua lafemme inconnue, sans que son accent changeât d’expression, veux-tusavoir comment la chose se fit ? Je vais te le dire. Un jourque, dans une chambre voisine de celle où se tenait la courd’Agrippine, Néron jouait avec de jeunes enfants, et que parmiceux-ci jouait aussi Britannicus, il lui ordonna d’entrer dans lachambre du repas et de chanter des vers aux convives, croyantintimider l’enfant et lui attirer les rires et les huées de sescourtisans. Britannicus reçut l’ordre et y obéit : il entravêtu de blanc dans la salle du triclinium, et, s’avançant pâle ettriste au milieu de l’orgie, d’uns voix émue et les larmes dans lesyeux, il chanta ces vers qu’Ennius, notre vieux poète, met dans labouche d’Astyanax :

– « O mon père ! ô ma patrie ! ômaison de Priam ! palais superbe ! temple aux gondsretentissants ! aux lambris resplendissants d’or etd’ivoire !… je vous ai vus tomber sous une main barbare, jevous ai vus devenir la proie des flammes ! » et soudain lerire s’arrêta pour faire place aux larmes, et, si effrontée que fûtl’orgie, elle se tut devant l’innocence et la douleur. Alors toutfut dit pour Britannicus. Il y avait dans les prisons de Rome uneempoisonneuse célèbre et renommée pour ses crimes ; Néron fitvenir le tribun Pollio Julius qui était chargé de la garder, car ilhésitait encore, lui empereur, à parler à cette femme. Le lendemainPollio Julius lui apporta le poison, qui fut versé dans la coupe deBritannicus par ses instituteurs eux- mêmes ; mais, soitcrainte, soit pitié, les meurtriers avaient reculé devant lecrime : le breuvage ne fut pas mortel : alors Néronl’empereur, entends-tu bien ! Néron le dieu, comme tul’appelais tout à l’heure, fit venir les empoisonneurs dans sonpalais, dans sa chambre, devant l’autel des dieux protecteurs dufoyer, et là, là, il fit composer le poison. On l’essaya sur unbouc qui vécut encore cinq heures, pendant lesquelles on fit cuireet réduire la potion, puis on la fit avaler à un sanglier quiexpira à l’instant même !… Alors Néron passa dans le bain, separfuma, et mit une robe blanche ; puis il vint s’asseoir, lesourire sur les lèvres, à la table voisine de celle où dînaitBritannicus.

– Mais, interrompit Acté d’une voixtremblante, mais si Britannicus fut réellement empoisonné, commentse fait-il que l’esclave dégustateur n’éprouva point les effets dupoison ? Britannicus, dit-on, était atteint d’épilepsie depuisson enfance, et peut-être qu’un de ces accès…

– Oui, oui, voilà ce que dit Néron !… etc’est en ceci qu’éclata son infernale prudence.

– Oui, toutes les boissons, tous les mets quetouchait Britannicus étaient dégustés auparavant ; mais on luiprésenta un breuvage si chaud que l’esclave put bien le goûter,mais que l’enfant ne put le boire ; alors on versa de l’eaufroide dans le verre, et c’est dans cette eau froide qu’était lepoison. Oh ! poison rapide et habilement préparé, carBritannicus, sans jeter un cri, sans pousser une plainte, ferma lesyeux et se renversa en arrière. Quelques imprudentss’enfuirent !… mais les plus adroits demeurèrent, tremblantset pâles, et devinant tout. Quant à Néron, qui chantait à cemoment, il se pencha sur son lit, et, regardantBritannicus :

– Ce n’est rien, dit-il, dans un instant lavue et le sentiment lui reviendront. Et il continua de chanter. Etcependant, il avait pourvu d’avance aux apprêts funéraires, unbûcher était dressé dans le Champ-de-Mars ; et, la même nuit,le cadavre, tout marbré de taches violettes, y fut porté. Mais,comme si les dieux refusaient d’être complices du fratricide, troisfois la pluie qui tombait par torrents éteignit le bûcher !Alors Néron fit couvrir le corps de poix et de résine ; unequatrième tentative fut faite, et cette fois le feu, en consumantle cadavre, sembla porter au ciel, sur une colonne ardente,l’esprit irrité de Britannicus !

– Mais Burrhus ! mais Sénèque !…s’écria Acté.

– Burrhus ! Sénèque ! reprit avecamertume la femme inconnue ; on leur mit de l’argent plein lesmains, de l’or plein la bouche, et ils se turent !…

– Hélas ! hélas ! murmura Acté.

– De ce jour, continua celle à qui tous cessecrets terribles semblaient être familiers, de ce jour Néron futle noble fils des Aenobarbus, le digne descendant de cette race àla barbe de cuivre, au visage de fer et au cœur de plomb : dece jour, il répudia Octavie, à qui il devait l’empire, l’exila dansla Campanie, où il la fit garder à vue, et, livré entièrement auxcochers, aux histrions et aux courtisanes, il commença cette vie dedébauches et d’orgies qui depuis deux ans épouvante Rome. Car celuique tu aimes, jeune fille, ton beau vainqueur olympique, celui quetout le monde appelle son empereur, celui que les courtisansadorent comme un dieu, lorsque la nuit est venue, sort de sonpalais déguisé en esclave, et, la tête coiffée d’un bonnetd’affranchi, court, soit au pont Milvius, soit dans quelque tavernede la Suburrane, et là, au milieu des libertins et des prostituées,des portefaix, des bateleurs, au son des cymbales d’un prêtre deCybèle ou de la flûte d’une courtisane, le divin César chante sesexploits guerriers et amoureux ; puis, à la tête de cettetroupe chaude de vin et de luxure, parcourt les rues de la ville,insultant les femmes, frappant les passants, pillant les maisons,jusqu’à ce qu’il rentre enfin au palais d’or, rapportant parfoissur son visage les traces honteuses qu’y a laissées le bâton infâmede quelque vengeur inconnu.

– Impossible ! impossible ! s’écriaActé, tu le calomnies !

– Tu te trompes, jeune fille, je dis à peinela vérité.

– Mais comment ne te punit-il pas de révélerde pareils secrets ?

– Cela pourra bien m’arriver un jour, et jem’y attends.

– Pourquoi alors t’exposes-tu ainsi à savengeance ?…

– Parce que je suis peut-être la seule qui nepuisse pas la fuir.

– Mais qui donc es-tu ?

– Sa mère !

– Agrippine ! s’écria Acté, s’élançanthors du lit et tombant à genoux, Agrippine ! la fille deGermanicus !… sœur, veuve et mère d’empereurs !…Agrippine debout devant moi, pauvre fille de la Grèce !…Oh ! que me veux- tu ?… Parle, commande, et je t’obéirai…À moins cependant que tu ne m’ordonnes de cesser de l’aimer !car, malgré tout ce que tu m’as dit, je l’aime toujours…. Maisalors je puis, sinon t’obéir encore, du moins mourir.

– Au contraire, enfant, reprit Agrippine,continue d’aimer César de cet amour immense et dévoué que tu avaispour Lucius, car c’est dans cet amour qu’est tout mon espoir, caril ne faut rien moins que la pureté de l’une pour combattre lacorruption de l’autre.

– De l’autre ! s’écria la jeune filleavec terreur. César en aime-t-il donc une autre ?

– Tu ignores cela, enfant ?

– Eh ! savais-je quelque chose !…Quand j’ai suivi Lucius, me suis-je informée de César ? Que mefaisait l’empereur, à moi ? C’était un simple artiste quej’aimais, à qui j’offrais ma vie, croyant qu’il pouvait me donnerla sienne ! Mais quelle est donc cette femme ?…

– Une fille qui a renié son père, une épousequi a trahi son époux !… une femme fatalement belle, à qui lesdieux ont tout donné, excepté un cœur : Sabina Poppaea.

– Oh ! oui, oui, j’ai entendu prononcerce nom. J’ai entendu raconter cette histoire, quand j’ignoraisqu’elle deviendrait la mienne. Mon père, ne sachant pas que j’étaislà, la disait tout bas à un autre vieillard, et ils en rougissaienttous deux ! Cette femme n’avait-elle pas quitté Crispinus, sonépoux, pour suivre Othon, son amant ?…. Et son amant, à lasuite d’un dîner, ne la vendit-il pas à César pour le gouvernementde la Lusitanie ?

– C’est cela ! c’est cela ! s’écriaAgrippine.

– Et il l’aime !… il l’aime encore !murmura douloureusement Acté.

– Oui, reprit Agrippine, avec l’accent de lahaine oui, il l’aime encore, oui, il l’aime toujours, car il y alà-dessous quelque mystère, quelque philtre, quelque hippomanemaudit, comme celui qui fut donné par Césonie àCaligula !…

– Justes dieux ! s’écria Acté, suis-jeassez punie ? suis-je assez malheureuse !…

– Moins malheureuse et moins punie que moi,reprit Agrippine, car tu étais libre de ne pas le prendre pouramant, et moi, les dieux me l’ont imposé pour fils. Eh bien !comprends-tu maintenant ce qui te reste à faire ?

– À m’éloigner de lui, à ne plus lerevoir.

– Garde-t’en bien, enfant. On dit qu’ilt’aime.

– Le dit-on ? est-ce vrai ? lecroyez-vous ?

– Oui.

– Oh ! soyez bénie !

– Eh bien ! il faut donner une volonté,un but, un résultat à cet amour ; il faut éloigner de lui cegénie infernal qui le perd, et tu sauveras Rome, l’empereur, etpeut-être moi-même.

– Toi-même. Crois-tu donc qu’iloserait… ?

– Néron ose tout !…

– Mais je suis insuffisante à un tel projet,moi !…

– Tu es peut-être la seule femme assez purepour l’accomplir.

– Oh ! non, non ! mieux vaut que jeparte !… que je ne le revoie jamais !

– Le divin empereur fait demander Acté, ditd’une voix douce un jeune esclave qui venait d’ouvrir la porte.

– Sporus ! s’écria Acté avecétonnement.

– Sporus ! murmura Agrippine en secouvrant la tête de sa stole.

– César attend, reprit l’esclave après unmoment de silence.

– Va donc ! dit Agrippine.

– Je te suis, dit Acté.

Chapitre 8

 

Acté prit un voile et un manteau, et suivitSporus. Après quelques détours dans le palais, que celle quil’habitait n’avait pas encore eu le temps de parcourir, sonconducteur ouvrit une porte avec une clef d’or, qu’il remit ensuiteà la jeune Grecque, afin qu’elle pût revenir seule ; et ils setrouvèrent dans les jardins de la maison dorée.

Acté se crut hors de la ville, tant l’horizonétait étendu et magnifique. À travers les arbres, elle apercevaitune pièce d’eau grande comme un lac ; et, de l’autre côté dece lac, au-dessus d’arbres touffus, dans un lointain bleuâtre,argentée par la lumière de la lune, la colonnade d’un palais. L’airétait pur, pas un nuage ne tachait l’azur limpide du ciel ; lelac semblait un vaste miroir, et les derniers bruits de Rome prèsde s’endormir s’éteignaient dans l’espace. Sporus et la jeunefille, vêtus de blanc tous deux, et marchant en silence au milieude ce paysage splendide, semblaient deux ombres errantes dans lesChamps-Élysées. Aux bords du lac et sur les vastes pelouses quibordaient les forêts, paissaient, comme dans les solitudes del’Afrique des troupeaux de gazelles sauvages ; tandis que surdes ruines factices, qui leur rappelaient celles de leur antiquepatrie, de longs oiseaux blancs, aux ailes de flamme, se tenaientgravement debout et immobiles comme des sentinelles, et, comme dessentinelles, faisaient entendre de temps en temps et à intervalleségaux un cri rauque et monotone. Arrivé au bord du lac, Sporusdescendit dans une barque et fit signe à Acté de le suivre ;puis, déployant une petite voile de pourpre, ils commencèrent àglisser, comme par magie, sur cette eau à la surface de laquellevenaient étinceler les écailles d’or des poissons les plus rares dela mer des Indes. Cette navigation nocturne rappela à Acté sonvoyage sur la mer d’Ionie ; et, les yeux fixés sur l’esclave,elle s’étonnait de nouveau de cette merveilleuse ressemblance entrele frère et la sœur, qui l’avait déjà frappée dans Sabina, et quila frappait de nouveau dans Sporus. Quant au jeune homme, ses yeuxbaissés et timides semblaient fuir ceux de son anciennehôtesse ; et, pilote silencieux, il dirigeait la barque sanslaisser échapper une seule parole. Enfin Acté rompit la première lesilence, et d’une voix qui, quelque douce qu’elle fût, fittressaillir celui auquel elle s’adressait :

– Sabina m’avait dit que tu étais resté àCorinthe, Sporus, lui dit-elle ; Sabina m’avait donctrompée ?

– Sabina t’avait dit la vérité, maîtresse,répondit l’esclave ; mais je n’ai pu demeurer longtempséloigné de Lucius. Un vaisseau faisait voile pour la Calabre, jem’y suis embarqué ; et comme, au lieu de tourner par ledétroit de Messine, il a abordé directement à Brindes, j’ai suivila voie Appienne, et, quoique parti deux jours après l’empereur, jesuis arrivé en même temps que lui à Rome.

– Et Sabina a sans doute été bien heureuse dete revoir ; car vous devez vous aimer beaucoup ?

– Oui, sans doute, dit Sporus, car nonseulement nous sommes frère et sœur, mais encore jumeaux.

– Eh bien ! dis à Sabina que je veux luiparler et qu’elle vienne me trouver demain matin.

– Sabina n’est plus à Rome, réponditSporus.

– Et pourquoi l’a-t-elle quittée ?

– Telle était la volonté du divin César.

– Et où est-elle allée ?

– Je l’ignore.

Il y avait dans la voix de l’esclave, touterespectueuse qu’elle était, un accent d’hésitation et de gêne quiempêcha Acté de lui faire de nouvelles questions ; d’ailleurs,au même moment, la barque touchait le bord du lac, et Sporus, aprèsl’avoir tirée sur le rivage, et voyant Acté descendue à terre,s’était remis en marche. La jeune Grecque le suivit de nouveau,silencieuse, mais pressant le pas, car elle entrait en ce momentsous un bois de pins et de sycomores, dont les branches touffuesrendaient la nuit si épaisse, que, quoiqu’elle sût parfaitementqu’elle n’avait aucune aide à attendre de son conducteur, unmouvement instinctif de crainte la rapprochait de lui. En effet,depuis quelques instants, un bruit plaintif, qui semblait sortirdes entrailles de la terre, était, à de courts intervalles, parvenujusqu’à elle, enfin cri distinct et humainement articulé se fitentendre : la jeune fille tressaillit, et, mettant la mainavec effroi sur l’épaule de Sporus :

– Qu’est ceci ? dit-elle.

– Rien, répondit l’esclave.

– Mais cependant il m’a semblé entendre…continua Acté.

– Un gémissement. Oui, nous passons près desprisons.

– Et ces prisonniers, quelssont-ils ?

– Ce sont des chrétiens réservés aucirque.

Acté continua sa route en pressant lepas ; car, en passant devant un soupirail, elle venaiteffectivement de reconnaître les notes les plus plaintives et lesplus douloureuses de la voix humaine, et, quoique ces chrétiens luieussent été présentés, toutes les fois qu’elle en entendait parler,comme une secte coupable et impie, se livrant à toutes sortes dedébauches et de crimes, elle éprouvait cette douleur sympathiqueque l’on ressent, fussent-ils coupables, pour ceux qui doiventmourir d’une mort affreuse. Elle se hâta donc de sortir du boisfatal, et, arrivée sur sa lisière, elle vit le palais illuminé,elle entendit le bruit des instruments, et, la lumière et lamélodie succédant aux ténèbres et aux plaintes, elle entra d’unpied plus sûr, et cependant moins rapide, sous le vestibule.

Là, Acté s’arrêta un instant, éblouie. Jamais,dans ses songes, l’imagination féerique d’un enfant n’aurait purêver une telle magnificence. Ce vestibule, tout resplendissant debronze, d’ivoire et d’or, était si vaste, qu’une triple rangée decolonnes l’entourait, composant des portiques de mille pas delongueur, et si élevés, qu’au milieu était placée une statue hautede cent vingt pieds, sculptée par Zénodore, et représentant ledivin empereur debout et dans l’attitude d’un dieu. Acté passa enfrissonnant près de cette statue. Qu’était-ce donc que le pouvoireffroyable de cet homme qui se faisait sculpter des images troisfois plus hautes que celles du Jupiter Olympien ; qui avaitpour ses promenades des jardins et des étangs qui ressemblaient àdes forêts et des lacs ; et pour ses délassements et sesplaisirs des captifs qu’on jetait aux tigres et aux lions ?Dans ce palais, toutes les lois de la vie humaine étaientinterverties ; un geste, un signe, un coup d’œil de cet homme,et tout était dit : un individu, une famille, un peupledisparaissaient de la surface de la terre, et cela sans qu’unsouffle s’opposât à l’exécution de cette volonté, sans qu’onentendît une autre plainte que les cris de ceux qui mouraient, sansque rien fût ébranlé dans l’ordre de la nature, sans que le soleilse voilât, sans que la foudre annonçât qu’il y eût un ciel audessus des hommes, des dieux au dessus des empereurs !

Ce fut donc avec un sentiment de crainteprofonde et terrible qu’Acté monta l’escalier qui conduisait àl’appartement de Lucius ; et cette impression avait pris untel degré de force, qu’arrivée à la porte, et au moment où Sporusallait en tourner la clé, elle l’arrêta, lui posant une main surl’épaule et appuyant l’autre sur son propre cœur, dont lesbattements l’étouffaient. Enfin, après un instant d’hésitation,elle fit signe à Sporus d’ouvrir la porte ; l’esclave obéit,et au bout de l’appartement elle aperçut Lucius vêtu d’une simpletunique blanche, couronné d’une branche d’olivier, et à demi couchésur un lit de repos. Alors tout souvenir triste s’effaça de samémoire. Elle avait cru que quelque changement avait dû se fairedans cet homme depuis qu’elle le savait maître du monde : maisd’un seul regard elle avait reconnu Lucius, le beau jeune homme àla barbe d’or qu’elle avait guidé à la maison de son père ;elle avait retrouvé son vainqueur olympique : César avaitdisparu. Elle voulut courir à lui ; mais à moitié chemin laforce lui manqua : elle tomba sur un genou, en tendant lesmains vers son amant et murmurant à peine :

– Lucius… toujours Lucius… n’est-cepas ?…

– Oui, oui, ma belle Corinthienne, soistranquille ! répondit César d’une voix douce et en lui faisantsigne de venir à lui : Lucius toujours ! N’est-ce passous ce nom que tu m’as aimé, aimé pour moi, et non pour mon empireet pour ma couronne, comme toutes celles qui m’entourent ?…Viens, mon Acté, lève-toi ! le monde à mes pieds, mais toidans mes bras !

– Oh ! je le savais bien, moi !s’écria Acté en se jetant au cou de son amant ; je le savaisbien qu’il n’était pas vrai que mon Lucius fût méchant !…

– Méchant ! dit Lucius… Et qui t’a déjàdit cela ?…

– Non, non, interrompit Acté, pardon !Mais on croit parfois que le lion, qui est noble et courageux commetoi, et qui est roi parmi les animaux comme toi empereur parmi leshommes, on croit parfois que le lion est cruel, parce qu’ignorantsa force il tue avec une caresse. O mon lion, prends garde à tagazelle !…

– Ne crains rien, Acté, répondit en souriantCésar : le lion ne se souvient de ses ongles et de ses dentsque pour ceux qui veulent lutter contre lui… Tiens, tu vois, il secouche à tes pieds comme un agneau.

– Aussi n’est-ce pas Lucius que je crains.Oh ! pour moi, Lucius, c’est mon hôte et mon amant, c’estcelui qui m’a enlevée à ma patrie et à mon père, et qui doit merendre en amour ce qu’il m’a ravi en pureté ; mais celui queje crains…

Elle hésita : Lucius lui fit un signed’encouragement.

« C’est César, qui a exilé Octavie… c’estNéron, le futur mari de Poppée !…

– Tu as vu ma mère ! s’écria Lucius serelevant d’un bond et regardant Acté en face ; tu as vu mamère !

– Oui, murmura en tremblant la jeunefille.

– Oui, continua Néron avec amertume ; etc’est elle qui t’a dit que j’étais cruel, n’est-ce pas ? quej’étouffais en embrassant, n’est-ce pas ? que je n’avais deJupiter que la foudre qui dévore ? C’est elle qui t’a parlé decette Octavie qu’elle protège et que je hais ; qu’elle m’amise malgré moi entre les bras et que j’en ai repoussée avec tantde peine !.. dont l’amour stérile n’a jamais eu pour moi quedes caresses patientes et forcées !… Ah ! l’on se trompe,et l’on a tort, si l’on croit obtenir quelque chose de moi en mefatiguant de prières ou de menaces. J’avais bien voulu oubliercette femme, la dernière d’une race maudite ! Qu’on ne m’enfasse donc pas souvenir !..

Lucius avait à peine achevé ces paroles, qu’ilfut effrayé de l’impression qu’elles avaient produite. Acté, leslèvres pâles, la tête en arrière, les yeux pleins de larmes, étaitrenversée sur le dossier du lit, tremblante sous une colère dontelle entendait la première explosion. En effet, cette voix sidouce, qui d’abord avait été toucher les fibres les plus secrètesde son cœur, avait pris en un instant une expression terrible etfatale, et ces yeux, dans lesquels elle n’avait jusqu’alors lu quel’amour, lançaient ces éclairs terribles devant lesquels Rome sevoilait le visage.

– O mon père ! mon père ! s’écriaActé en sanglots ; ô mon père, pardonne moi !…

– Oui, car Agrippine t’aura dit que tu seraisassez punie de ton amour par mon amour ; elle t’aura découvertquelle espèce de bête féroce tu aimais ; elle t’aura racontéla mort de Britannicus ! celle de Julius Montanus ! quesais-je encore ? mais elle se sera bien gardée de te dire quel’un voulait me prendre le trône, et que l’autre m’avait frappéd’un bâton au visage. Je le conçois : c’est une vie si pureque celle de ma mère !

– Lucius ! Lucius ! s’écria Acté,tais-toi ; au nom des dieux, tais-toi.

– Oh ! continua Néron, elle t’a mise demoitié dans nos secrets de famille. Hé bien ! écoute le reste.Cette femme, qui me reproche la mort d’un enfant et d’un misérable,fut exilée pour ses désordres par Caligula, son frère, qui n’étaitpas un maître sévère en fait de mœurs, cependant ! Rappelée del’exil lorsque Claude monta sur le trône, elle devint la femme deCrispus Passienus, patricien, d’illustre famille, qui eutl’imprudence de lui léguer ses immenses richesses, et qu’elle fitassassiner, voyant qu’il tardait à mourir. Alors commença la lutteentre elle et Messaline. Messaline succomba. Claude fut le prix dela victoire. Agrippine devint la maîtresse de son oncle ; cefut alors qu’elle conçut le projet de régner sous mon nom. Octavie,la fille de l’empereur, était fiancée à Silanus. Elle arrachaSilanus du pied des autels ; elle trouva de faux témoins quil’accusèrent d’inceste. Silanus se tua, et Octavie fut veuve. On lapoussa dans mes bras toute pleurante, et il me fallut la prendre,le cœur plein d’un autre amour ! Bientôt une femme essaya delui enlever son imbécile amant. Les témoins qui avaient accuséSilanus d’inceste accusèrent Lollia Paulina de magie, et LolliaPaulina, qui passait pour la plus belle femme de son temps, queCaligula avait épousée à la manière de Romulus et d’Auguste, etmontrée aux Romains portant dans une seule parure pour quarantemillions de sesterces, d’émeraudes et de perles, mourut lentementdans les tortures. Alors rien ne la sépara plus du trône. La nièceépousa l’oncle. Je fus adopté par Claude, et le sénat décerna àAgrippine le titre d’Auguste. Attends, ce n’est pas tout, continuaNéron écartant les mains d’Acté qui essayait de se boucher lesoreilles afin de ne pas entendre ce fils qui accusait sa mère. Ilarriva un jour que Claude condamna à mort une femme adultère. Cejugement fit trembler Agrippine et Pallas. Le lendemain l’empereurdînait au Capitole avec des prêtres. Son dégustateur, Halotus, luiservit un plat de champignons préparés par Locuste ; et commela dose n’était pas assez forte, et que l’empereur, renversé sur lelit du festin, se débattait contre l’agonie, Xénophon, son médecin,sous prétexte de lui faire rejeter le mets fatal, lui introduisitdans la gorge une plume empoisonnée, et, pour la troisième fois,Agrippine se trouva veuve. Elle avait passé sous silence toutecette première partie de son histoire, n’est-ce pas ? et ellel’avait commencée au moment où elle me mit sur le trône, croyantrégner en mon nom, croyant être le corps et moi l’ombre, la réalitéet moi le fantôme ; et cela effectivement dura instantainsi ; elle eut une garde prétorienne, elle présida le sénat,elle rendit des arrêts, fit condamner à mort l’affranchi Narcisse,empoisonner le proconsul Julius Silanus. Puis un jour qu’en voyanttant de supplices, je me plaignais de ce qu’elle ne me laissaitrien à faire, elle me dit que j’en faisais trop encore pour unétranger, pour un enfant adoptif, et qu’heureusement elle et lesdieux avaient conservé les jours de Britannicus !… Je te lejure, quand elle me dit cela, je ne pensais pas plus à cet enfantque je ne pensais aujourd’hui à Octavie ; et cette menace, etnon le poison que je lui donnai, fut le véritable coup dont ilmourut !… Aussi mon crime ne fut pas d’avoir été meurtrier,mais de vouloir être empereur !… Ce fut alors, prendspatience, j’ai fini, ce fut alors, écoute bien cela, jeune fillechaste et pure jusqu’au milieu de ton amour ! ce fut alorsqu’elle essaya de reprendre sur moi, comme maîtresse, l’ascendantqu’elle avait perdu sur moi, comme mère.

– Oh ! tais-toi ! s’écria Actéépouvantée.

– Ah ! tu me parlais d’Octavie et dePoppée, et tu ne te doutais pas que tu avais une troisièmerivale.

– Tais-toi, tais-toi !…

– Et ce ne fut pas dans le silence de la nuit,dans l’ombre solitaire et mystérieuse d’une chambre écartée qu’ellevint à moi avec cette intention ; non, ce fut dans un repas,au milieu d’une orgie, en face de ma cour : Sénèque y était,Burrhus y était, Pâris et Phaon y étaient ; ils y étaienttous. Elle s’avança couronnée de fleurs et à demi nue, au milieudes chants et des lumières. Et ce fut alors qu’effrayés de cesprojets et de sa beauté – car elle est belle ! – ses ennemispoussèrent Poppée entre elle et moi. Eh bien ! que dis-tu dema mère, Acté ?

– Infamie ! infamie ! murmura lajeune fille en couvrant de ses mains son visage rouge de honte.

– Oui, n’est-ce pas une singulière race que lanôtre ? Aussi, ne nous jugeant pas dignes d’être hommes, onnous fait dieux ! Mon oncle étouffa son tuteur avec unoreiller, et son beau-père dans un bain. Mon père, au milieu duForum, creva avec une baguette l’œil d’un chevalier ; sur lavoie Appienne, il écrasa sous les roues de son char un jeune Romainqui ne se rangeait pas assez vite ; et à table, un jour, prèsdu jeune César qu’il avait accompagné en Orient, il poignarda, avecle couteau qui lui servait à découper, son affranchi qui refusaitde boire. Ma mère, je t’ai dit ce qu’elle avait fait : elle atué Passiénus, elle a tué Silanus, elle a tué Lollia Paulina, ellea tué Claude, et moi, moi le dernier, moi avec qui s’éteindra lenom, si j’étais empereur juste au lieu d’être fils pieux, moi, jetuerais ma mère !…

Acté poussa un cri terrible et tomba à genoux,les bras étendus vers César.

– Eh bien ! que fais-tu ? continuaNéron en souriant avec une expression étrange, tu prends au sérieuxce qui n’est qu’une plaisanterie ; quelques vers qui me sontrestés dans l’esprit depuis la dernière fois que j’ai chantéOreste, et qui se seront mêlés à ma prose. Allons donc,rassure-toi, folle enfant que tu es ; d’ailleurs es-tu venuepour prier et pour craindre ? T’ai-je envoyé chercher pour quetu te meurtrisses les genoux, et que tu te tordes les bras. Voyons,relevons-nous : est-ce que je suis César ? est-ce que jesuis Néron ? est-ce qu’Agrippine est ma mère ? Tu as rêvétout cela, ma belle Corinthienne : je suis Lucius, l’athlète,le conducteur de char, le chanteur à la lyre dorée, à la voixtendre, et voilà tout.

– Oh ! répondit Acté en appuyant sa têtesur l’épaule de Lucius, oh ! le fait est qu’il y a des momentsoù je croirais que je suis sous l’empire d’un songe, et que je vaisme réveiller dans la maison de mon père, si je ne sentais au fonddu cœur la réalité de mon amour. O Lucius ! Lucius ! nete joue pas ainsi de moi ; ne vois-tu pas que je suissuspendue par un fil au-dessus des gouffres de l’enfer ;prends pitié de ma faiblesse ; ne me rends pas folle.

– Et d’où viennent ces craintes et cesangoisses ? Ma belle Hélène a-t-elle à se plaindre de sonPâris ! Le palais qu’elle habite n’est-il point assezmagnifique ? nous lui en ferons bâtir un autre dont lescolonnes seront d’argent et les chapiteaux d’or ? Les esclavesqui la servent lui ont-ils manqué de respect ? elle a sur euxdroit de vie et de mort. Que veut-elle ? quedésire-t-elle ? et tout ce qu’un homme, tout ce qu’unempereur, tout ce qu’un dieu peut accorder, qu’elle le demande,elle l’obtiendra !

– Oui, je sais que tu es tout-puissant ;je crois que tu m’aimes, j’espère que tout ce que je te demanderai,tu me le donneras : tout, excepté ce repos de l’âme, cetteconviction intime que Lucius est à moi comme je suis à Lucius. Il ya maintenant tout un côté de ta personne, toute une partie de tavie, qui m’échappe, qui s’enveloppe d’ombre, et qui se perd dans lanuit. C’est Rome, c’est l’empire, c’est le monde qui teréclame ! et tu n’es à moi que par le point où je te touche.Tu as des secrets ; tu as des haines que je ne puis partager,des amours que je ne dois pas connaître. Au milieu de nosépanchements les plus tendres, de nos entretiens les plus doux, denos heures les plus intimes, une porte s’ouvrira, comme cette portes’ouvre en ce moment, et un affranchi à la figure impassible tefera un signe mystérieux, auquel je ne pourrai, auquel je ne devrairien comprendre. Tiens, voilà mon apprentissage qui commence.

– Que veux-tu ! Anicétus, dit Néron.

– Celle que le divin César a fait demander estlà, qui l’attend.

– Dis-lui que j’y vais, reprit l’empereur.

L’affranchi sortit.

– Tu vois bien ? répondit Acté en leregardant tristement.

– Explique-toi, dit Néron.

– Une femme est là !

– Sans doute.

– Et je t’ai senti tressaillir quand on l’aannoncée.

– Ne tressaille-t-on que d’amour ?

– Cette femme, Lucius !…

– Parle…j’attends.

– Cette femme

– Eh bien ! cette femme…

– Cette femme s’appelle Poppée ?

– Tu te trompes, répondit Néron, cette femmes’appelle Locuste.

Chapitre 9

 

Néron se leva et suivit l’affranchi ;après quelques détours dans des corridors secrets qui n’étaientconnus que de l’empereur et de ses plus fidèles esclaves, ilsentrèrent dans une petite chambre sans fenêtres dans laquelle lejour et l’air pénétraient par le haut. Encore cette ouvertureétait-elle moins faite pour éclairer l’appartement que pour enlaisser échapper la vapeur, qui, dans certains moments, s’exhalaitdes réchauds de bronze, refroidis à cette heure, mais sur lesquelsle charbon préparé n’attendait que l’étincelle et le souffle, cesdeux grands moteurs de toute vie et de toute lumière. Autour de lachambre étaient rangés des instruments de grès et de verre auxformes allongées et étranges, qui semblaient modelés par quelqueouvrier capricieux, sur de vagues souvenirs d’oiseaux bizarres oude poissons inconnus ; des vases de différentes tailles, etfermés soigneusement de couvercles sur lesquels l’œil étonnécherchait à lire des caractères de convention qui n’appartenaient àaucune langue, étaient rangés sur des tablettes circulaires, etceignaient le laboratoire magique comme ces bandelettesmystérieuses qui serrent la taille des momies, et au-dessus d’euxpendaient à des clous d’or des plantes sèches, ou vertes encore,selon qu’elles devaient être employées en feuilles fraîches ou enpoussière ; la plupart de ces plantes avaient été cueilliesaux époques recommandées par les mages, c’est-à-dire aucommencement de la canicule, à cette époque précise et rapide del’année où le magicien ne pouvait être vu ni de la lune ni dusoleil. Il y avait dans ces vases les préparations les plus rareset les plus précieuses : les uns contenaient des pommades quirendaient invincible et qui étaient composées à grands frais et àgrand-peine, avec la tête et la queue d’un serpent ailé, des poilsarrachés au front d’un tigre, de la moelle de lion, et de l’écumed’un cheval vainqueur ; les autres renfermaient, amulettepuissante pour l’accomplissement de tous les vœux, du sang debasilic, qu’on appelait aussi sang de Saturne ; enfin, il y enavait qu’on n’eût pu payer en les échangeant contre leur poids endiamants, et dans lesquels étaient scellées quelques parcelles dece parfum, si rare que Julius César seul, disait-on, avait pu s’enprocurer, et que l’on trouvait dans l’or apyré, c’est-à-dire quin’a point encore été mis à l’épreuve du feu. Il y avait parmi cesplantes des couronnes d’hénocrysos, cette fleur qui donne la faveuret la gloire, et des touffes de verveines déracinées de la maingauche, et dont on avait fait sécher séparément, à l’ombre, lesfeuilles, la tige et les racines ; celle-ci était pour la joieet le plaisir, car en arrosant le triclinium avec de l’eau danslaquelle on en avait fait infuser quelques feuilles, il n’y avaitpas de convive si morose, de philosophe si sévère, qui ne se livrâtbientôt à la plus folle gaieté.

Une femme vêtue de noir, la robe relevée d’uncôté et à la hauteur du genou par une escarboucle, la main gauchearmée d’une baguette de coudrier arbre qui servait à découvrir lestrésors, attendait Néron dans cette chambre ; elle étaitassise et plongée dans une si profonde rêverie, que l’entrée del’empereur ne put la tirer de sa préoccupation ; Nérons’approcha d’elle, et, à mesure qu’il s’approchait, sa figureprenait une singulière expression de crainte, de répugnance et demépris. Arrivé près d’elle, il fit un signe à Anicétus, et celui-citoucha de la main l’épaule de la femme, qui releva lentement latête, et la secoua pour écarter ses cheveux, qui, retombant libres,sans peignes et sans bandelettes, lui couvraient comme un voile ledevant du visage chaque fois qu’elle baissait le front ; alorson put voir la figure de la magicienne : c’était celle d’unefemme de trente-cinq à trente- sept ans, qui avait été belle, maisqui était flétrie avant l’âge par l’insomnie, par la débauche etpar le remords peut-être.

Ce fut elle qui adressa la première la paroleà Néron, sans se lever, et sans faire d’autre mouvement que celuides lèvres.

– Que me veux-tu encore ? luidit-elle.

– D’abord, lui dit Néron, te souviens-tu dupassé ?

– Demande à Thésée s’il se souvient del’enfer.

– Tu sais où je t’ai prise, dans une prisoninfecte, où tu agonisais lentement, au milieu de la boue où tuétais couchée, et des reptiles qui passaient sur tes mains et surton visage.

– Il faisait si froid que je ne les sentaispas.

– Tu sais où je t’ai laissée, dans une maisonque je t’ai fait bâtir et que je t’ai ornée comme pour unemaîtresse ; on appelait ton industrie un crime, je l’aiappelée un art ; on poursuivait tes complices, je t’ai donnédes élèves.

– Et moi, je t’ai rendu en échange la moitiéde la puissance de Jupiter… J’ai mis à tes ordres – la Mort – cettefille aveugle et sourde du Sommeil et de la Nuit.

– C’est bien je vois que tu terappelles ; je t’ai envoyé chercher.

– Qui donc doit mourir ?…

– Oh ! pour cela, il faut que tu ledevines, car je ne puis te le dire. C’est un ennemi trop puissantet trop dangereux pour que je confie son nom à la statue même duSilence ; seulement, prends garde : car il ne faut pasque le poison tarde, comme pour Claude, ou échoue à un premieressai comme sur Britannicus ; il faut qu’il tue à l’instant,sans laisser le temps à celui où à celle qu’il frappera d’articulerune parole ou de faire un geste ; enfin, il me faut un poisonpareil à celui que nous préparâmes dans ce lieu même, et dont nousfîmes l’essai sur un sanglier.

– Oh ! dit Locuste, s’il ne s’agit que depréparer ce poison et un plus terrible encore, rien de plusfacile ; mais lorsque je te donnai celui dont tu me parles, jesavais pour qui je me mettais à l’œuvre : c’était pour unenfant sans défiance, et je pouvais répondre du résultat ;mais il y a des gens sur lesquels le poison, comme sur Mithridate,n’a plus aucune puissance : car ils ont peu à peu habitué leurestomac à supporter les sucs les plus vénéneux et les poudres lesplus mortelles : si par malheur mon art allait se heurter àl’une de ces organisations de fer, le poison manquerait son effet,et tu dirais que je t’ai trompé.

– Et, continua Néron, je te replongerais dansce cachot, et je te redonnerais pour gardien ton ancien geôlier,Pollio Julius : voilà ce que je ferais, réfléchis donc.

– Dis-moi le nom de la victime, et je terépondrai.

– Une seconde fois, je ne puis ni ne veux tele dire, n’as-tu pas des combinaisons pour trouver l’inconnu ?des sortilèges qui te font apparaître des fantômes voilés que tuinterroges et qui te répondent ? Cherche et interroge :je ne veux rien te dire, mais je ne t’empêche pas de deviner.

– Je ne puis rien faire ici.

– Tu n’es pas prisonnière.

– Dans deux heures je reviendrai.

– Je préfère te suivre.

– Même au mont Esquilin ?

– Partout.

– Et tu viendras seul ?

– Seul, s’il le faut.

– Viens donc.

Néron fit signe à Anicétus de se retirer, etsuivit Locuste hors de la maison dorée, ayant pour toute armeapparente son épée ; il est vrai que quelques uns ont ditqu’il portait nuit et jour sur la peau une cuirasse d’écailles quilui défendait toute la poitrine, et qui était si habilement faite,qu’elle se pliait à tous les mouvements du corps, quoiqu’elle fût àl’épreuve des armes les mieux trempées et du bras le plusvigoureux.

Ils suivirent les rues sombres de Rome, sansesclave qui les éclairât, jusqu’au Vélabre, où était située lamaison de Locuste. La magicienne frappa trois coups, et une vieillefemme, qui l’aidait parfois dans ses enchantements, vint ouvrir etse rangea en souriant pour laisser passer le beau jeune homme quivenait sans doute commander quelque philtre : Locuste poussala porte de son laboratoire, et, y entrant la première, elle fitsigne à César de la suivre.

Alors un singulier mélange d’objets hideux etopposés s’offrit aux yeux de l’empereur : des momieségyptiennes et des squelettes étrusques étaient dressés le long desmurs ; des crocodiles et des poissons aux formes bizarrespendaient au plafond, soutenus par des fils de ferinvisibles : des figures de cire de différentes grandeurs et àdiverses ressemblances étaient posées sur des piédestaux, avec desaiguilles ou des poignards dans le cœur. Au milieu de tous cesappareils différents voletait sans bruit un hibou effrayé, qui,chaque fois qu’il se posait, faisait luire ses yeux comme deuxcharbons ardents, et claquer son bec en signe de terreur ;dans un coin de la chambre, une brebis noire bêlait tristementcomme si elle eût deviné le sort qui l’attendait. Bientôt, aumilieu de ces bruits divers, Néron distingua des plaintes ; ilregarda alors avec attention autour de lui, et, vers le milieu del’appartement, il aperçut à fleur de terre un objet dont il ne putd’abord distinguer la forme : c’était une tête humaine, maissans corps, quoique ses yeux parussent vivants ; autour de soncou était enroulé un serpent, dont la langue noire et mouvante sedirigeait de temps en temps avec inquiétude du côté de l’empereur,et se replongeait bientôt dans une jatte de lait ; autour decette tête on avait placé, comme autour de Tantale, des mets et desfruits, de sorte qu’il semblait que c’était un supplice, unsacrilège, ou une dérision. Au reste, au bout d’un instant,l’empereur n’eut plus de doutes : c’était bien cette tête quise plaignait.

Cependant Locuste commençait son opérationmagique. Après avoir arrosé toute la maison avec de l’eau du lacAverne, elle alluma un feu composé de branches de sycomore et decyprès arrachés sur des tombeaux, y jeta des plumes de chouettetrempées dans du sang de crapaud, et y ajouta des herbes cueilliesà Iolchos et en Ibérie. Alors elle s’accroupit devant ce feu enmurmurant des paroles inintelligibles ; puis, lorsqu’ilcommença de s’éteindre, elle regarda autour d’elle comme pourchercher quelque chose que ses yeux ne rencontrèrent pointd’abord : alors elle fit entendre un sifflement particulier,qui fit dresser la tête au serpent ; au bout d’un instant ellesiffla une seconde fois, et le reptile se déroula lentement ;enfin, un troisième coup de sifflet se fit entendre, et, commeforcé d’obéir à cet appel, l’animal obéissant, mais craintif, rampalentement vers elle. Alors elle le saisit par le cou et luiapprocha la tête de la flamme : aussitôt tout son corps seroula autour du bras de la magicienne, et à son tour il poussa dessifflements de douleur ; mais elle l’approcha toujoursdavantage du foyer, jusqu’à ce que sa gueule se blanchît d’uneespèce d’écume : trois ou quatre gouttes de cette bavetombèrent sur les cendres, c’était probablement tout ce que voulaitLocuste, car elle lâcha aussitôt le reptile, qui s’enfuit avecrapidité, rampa comme un lierre autour de la jambe d’un squelette,et se réfugia dans les cavités de la poitrine, où, pendant quelquetemps encore, on put lui voir agiter les restes de sa souffrance àtravers les ossements qui l’entouraient comme une cage.

Alors Locuste recueillit ces cendres et cesbraises ardentes dans une serviette d’amiante, prit la brebis noirepar une corde qui lui pendait au cou, et, ayant achevé sans doutece qu’elle avait à faire chez elle, elle se retourna vers Néron,qui avait regardé toutes ces choses avec l’impassibilité d’unestatue, et lui demanda s’il était toujours dans l’intention del’accompagner au mont Esquilin. Néron lui répondit par un signe detête : Locuste sortit, et l’empereur marcha derrièreelle ; au moment où il refermait la porte, il entendit unevoix qui demandait pitié avec un accent si douloureux, qu’il en futému et voulut arrêter Locuste ; mais celle-ci répondit que lemoindre retard lui ferait manquer sa conjuration, et que, sil’empereur ne l’accompagnait à l’instant même, elle serait forcéed’aller seule, ou de remettre l’entreprise au lendemain. Néronrepoussa la porte et se hâta de la suivre ; au reste, comme iln’était pas étranger aux mystères de la divination, il avait à peuprès reconnu la préparation dont il s’agissait. Cette tête étaitcelle d’un enfant enterré jusqu’au cou, que Locuste laissait mourirde faim à la vue de mets placés hors de sa portée, afin de faireaprès sa mort, avec la moelle de ses os et son cœur desséché par lacolère, un de ces philtres amoureux ou de ces breuvages amatoiresque les riches libertins de Rome ou les maîtresses des empereurspayaient quelquefois d’un prix avec lequel ils eussent acheté uneprovince.

Néron et Locuste, pareils à deux ombres,suivirent quelque temps les rues tortueuses du Vélabre ; puisils s’engagèrent silencieux et rapides derrière la muraille dugrand cirque, et gagnèrent le pied du mont Esquilin ; en cemoment la lune, à son premier quartier, se leva derrière sa cime,et sur l’azur argenté du ciel se détachèrent les croix nombreusesauxquelles étaient cloués les corps des voleurs, des meurtriers etdes chrétiens, confondus ensemble dans un même supplice. L’empereurcrut d’abord que c’était à quelques-uns de ces cadavres quel’empoisonneuse avait affaire ; mais elle passa au milieud’eux sans s’arrêter, et, faisant signe à Néron de l’attendre, ellealla s’agenouiller sur un petit tertre, et se mit, comme une hyène,à fouiller la terre d’une fosse avec ses ongles : alors dansl’excavation qu’elle venait de creuser elle versa les cendresbrûlantes qu’elle avait emportées de chez elle, et au milieudesquelles un souffle de la brise fit en passant briller quelquesétincelles ; puis, prenant la brebis noire amenée dans ce but,elle lui ouvrit avec les dents l’artère du cou, et éteignit le feuavec son sang. En ce moment la lune se voila, comme pour ne pasassister à de pareils sacrilèges ; mais malgré l’obscurité quise répandit aussitôt sur la montagne, Néron vit se dresser devantla devineresse une ombre avec laquelle elle s’entretint pendantquelques instants ; il se rappela alors que c’était vers cetendroit qu’avait été enterrée, après avoir été étranglée pour sesassassinats, la magicienne Canidie, dont parlent Horace et Ovide,et il n’eut plus de doute que ce ne fût son fantôme maudit queLocuste interrogeait en ce moment. Au bout d’un instant l’ombresembla rentrer en terre, la lune se dégagea du nuage quil’obscurcissait, et Néron vit revenir à lui Locuste pâle ettremblante.

– Eh bien ? dit l’empereur.

– Tout mon art serait inutile, murmuraLocuste.

– N’as-tu plus de poisons mortels ?

– Si fait, mais elle a des antidotessouverains.

– Tu connais donc celle que j’aicondamnée ? reprit Néron.

– C’est ta mère, répondit Locuste.

– C’est bon, dit froidement l’empereur ;alors je trouverai quelqu’autre moyen.

Et tous deux alors descendirent de la montagnemaudite, et se perdirent dans les rues sombres et désertes quiconduisent au Vélabre et au Palatin.

Le lendemain, Acté reçut de son amant unelettre qui l’invitait à partir pour Baïa et à y attendrel’empereur, qui allait y célébrer avec Agrippine les fêtes deMinerve.

Chapitre 10

 

Huit jours s’étaient écoulés depuis la scèneque nous avons racontée dans notre précédent chapitre. Il était dixheures du soir. La lune, qui venait de paraître à l’horizon,s’élevait lentement derrière le Vésuve, et projetait ses rayons surtoute la côte de Naples. À sa lumière pure et brillanteresplendissait le golfe de Pouzzoles, que traversait de sa lignesombre le pont insensé que fit, pour accomplir la prédiction del’astrologue Thrasylle, jeter de l’une à l’autre de ses rives letroisième César, Caïus Caligula. Sur ses bords et dans toutel’étendue du croissant immense qu’il forme depuis la pointe dePausilippe jusqu’à celle du cap Misène, on voyait disparaître lesunes après les autres, comme des étoiles qui s’éteignent au ciel,les lumières des villes, des villages et des palais dispersés, sursa plage et se mirant dans ces ondes rivales des eaux bleues de laCyrénaïque. Pendant quelques temps encore, au milieu du silence, onvit glisser, une flamme à sa proue, quelque barque attardée,regagnant, à l’aide de sa voile triangulaire ou de sa double rame,le port d’Oenarie, de Procita ou de Baïes. Puis la dernière de cesbarques disparut à son tour, et le golfe se serait dès lors trouvéentièrement désert et silencieux, sans quelques bâtiments flottantsur l’eau et enchaînés à la rive, en face des jardins d’Hortensius,entre la villa de Julius César et le palais de Bauli.

Une heure se passa ainsi, pendant laquelle lanuit devint plus calme et plus sereine encore de l’absence de toutbruit et de toute vapeur terrestre. Aucun nuage ne tachait le ciel,pur comme la mer ; aucun flot ne ridait la mer quiréfléchissait le ciel. La lune, continuant sa course au milieu d’unazur limpide, semblait s’être arrêtée un instant au-dessus dugolfe, comme au dessus d’un miroir. Les dernières lumières dePouzzoles s’étaient éteintes, et seul, le phare du cap de Misèneflamboyait encore à l’extrémité de son promontoire, comme unetorche à la main d’un géant. C’était une de ces nuits voluptueusesoù Naples, la belle fille de la Grèce, livre aux vents sa chevelured’orangers, et aux flots son sein de marbre. De temps en tempspassait dans l’air un de ces soupirs mystérieux que la terreendormie pousse vers le ciel, et à l’horizon oriental, la fuméeblanche du Vésuve montait au milieu d’une atmosphère si calme,qu’elle semblait une colonne d’albâtre, débris gigantesque dequelque Babel disparue. Tout à coup, au milieu de ce silence et decette obscurité, les matelots couchés dans les barques du rivagevirent, à travers les arbres qui voilaient à moitié le palais deBauli, étinceler des torches ardentes. Ils entendirent des voixjoyeuses qui s’approchaient de leur côté ; et bientôt, d’unbois d’orangers et de lauriers-roses qui bordait la rive, ilsvirent déboucher se dirigeant vers eux, le cortège qui éclataitainsi en bruit et en lumières. Aussitôt celui qui paraissait lecommandant du plus grand des vaisseaux, qui était une trirèmemagnifiquement dorée et toute couronnée de fleurs, fit étendre, surle pont qui joignait son navire à la plage, un tapis de pourpre,et, s’élançant à terre, il attendit dans l’attitude du respect etde la crainte. En effet, celui qui, marchant à la tête de cecortège, s’avançait vers les vaisseaux, était César Néron lui-même.Il s’approchait, accompagné d’Agrippine, et pour cette fois, choseétrange et rare depuis la mort de Britannicus, la mère s’appuyaitau bras du fils, et, tous deux, le visage souriant et échangeantdes paroles amies, paraissaient être dans la plus parfaiteintelligence. Arrivé près de la trirème, le cortège s’arrêta ;et, en face de toute la cour, Néron, les yeux mouillés de larmes,pressa sa mère contre son cœur, couvrant de baisers son visage etson cou, comme s’il avait peine à se séparer d’elle ; puisenfin, la laissant pour ainsi dire échapper de ses bras, et seretournant vers le commandant du vaisseau :

– Anicétus, lui dit-il, sur ta tête, je terecommande ma mère !

Agrippine traversa le pont et monta sur latrirème, qui s’éloigna lentement de la rive, mettant le cap entreBaïes et Pouzzoles ; mais pour cela Néron n’abandonna point laplace ; quelque temps encore il demeura debout et saluant samère de la voix et du geste, à l’endroit où il avait pris congéd’elle, tandis qu’Agrippine, de son côté, lui renvoyait ses adieux.Enfin le bâtiment commençant à se trouver hors de la portée de savoix, Néron retourna vers Bauli, et Agrippine descendit dans lachambre qui lui avait été préparée.

À peine était-elle couchée sur le lit depourpre préparé pour elle, qu’une tapisserie se souleva, et qu’unejeune fille, pâle et tremblante, vint se jeter à ses pieds ens’écriant :

– O ma mère ! ma mère !sauve-moi !

Agrippine tressaillit d’abord de surprise etde crainte ; puis, reconnaissant la belle Grecque :

– Acté ! dit-elle avec étonnement, en luitendant la main, toi ici ! dans mon navire ! et medemandant protection… Et de qui faut-il que je te sauve, toi qui esassez puissante pour me rendre l’amitié de mon fils ?

– Oh ! de lui, de moi, de mon amour… decette cour qui m’épouvante, de ce monde si étrange et si nouveaupour moi.

– En effet, répondit Agrippine, tu as disparuau milieu du dîner ; Néron t’a demandée, t’a fait chercher,pourquoi donc as-tu fui ainsi ?

– Pourquoi ? tu le demandes ?était-il possible à une femme… pardon !… de rester au milieud’une pareille orgie, qui eût fait rougir nos prêtresses de Vénuselles-mêmes ! O ma mère !… n’as-tu pas entendu ceschants ? n’as-tu pas vu ces courtisanes nues… ces bateleursdont chaque geste était une honte, moins encore pour eux que pourceux qui les regardaient ? Oh ! je n’ai pu supporter unpareil spectacle, j’ai fui dans les jardins. Mais là, c’était autrechose… ces jardins étaient peuplés comme les bois antiques ;chaque fontaine était habitée par quelque nymphe impudique ;chaque buisson cachait quelque satyre débauché… et, le croirais tu,ma mère ? parmi ces hommes et ces femmes, j’ai reconnu desmatrones et des chevaliers… alors j’ai fui les jardins commej’avais fui la table… Une porte était ouverte qui donnait sur lamer, je me suis élancée sur le rivage… j’ai vu la trirème, je l’aireconnue ; j’ai crié que j’étais de ta suite et que je venaist’attendre ; alors on m’a reçue ; et, au milieu de cesmatelots, de ces soldats, de ces hommes grossiers, j’ai respiréplus à l’aise et plus tranquille, qu’à cette table de Néronqu’entourait cependant toute la noblesse de Rome.

– Pauvre enfant ! et qu’attends-tu demoi ?

– Un asile dans ta maison du lac Lucrin, uneplace parmi tes esclaves, un voile assez épais pour couvrir larougeur de mon front.

– Ne veux-tu donc plus revoirl’empereur ?

– O ma mère !…

– Veux-tu donc le laisser errant au hasard,comme un vaisseau perdu, sur cette mer de débauches ?

– O ma mère ! si je l’aimais moins,peut-être pourrais-je demeurer près de lui ; mais commentveux-tu que je voie là, devant moi, d’autres femmes aimées comme jesuis aimée, ou plutôt comme j’ai cru l’être. C’estimpossible ; je ne puis pas avoir tant donné pour n’obtenirque si peu. Au milieu de ce monde perdu, je me perdrais ;parmi ces femmes, je deviendrais ce que sont ces femmes ;j’aurais aussi un poignard à ma ceinture, du poison dans quelquebague, puis un jour…

– Qu’y a-t-il, Acerronie ? interrompitAgrippine en s’adressant à une jeune esclave qui entrait en cemoment.

– Puis-je parler, maîtresse ? réponditcelle-ci d’une voix altérée.

– Parle.

– Où crois-tu aller ?

– Mais à ma villa du lac Lucrin, ce mesemble.

– Oui, nous avons commencé par nous diriger dece côté mais au bout d’un instant le vaisseau a changé de route, etnous voguons vers la pleine mer.

– Vers la pleine mer ! s’écriaAgrippine.

– Regarde, dit l’esclave en tirant un rideauqui couvrait une fenêtre regarde, le phare du cap devrait être bienloin derrière nous, et le voici à notre droite ; au lieu denous approcher de Pouzzoles, nous nous en éloignons à toutesvoiles.

– En effet, s’écria Agrippine, que signifiecela ? Gallus ! Gallus !… Un jeune chevalier romainparut à la porte.

– Gallus, reprit Agrippine, dites à Anicétusque je veux lui parler : Gallus sortit suivi d’Acerronie.Justes dieux ! voilà le phare qui s’éteint comme parenchantement, continua-t-elle… Acté, Acté, il se prépare quelquechose d’infâme sans doute. Oh ! l’on m’avait prévenue de nepas venir à Bauli, mais je n’ai rien voulu croire… insensée !Eh bien ! Gallus ?

– Anicétus ne peut se rendre à tesordres ; il fait mettre les chaloupes à la mer.

– Je vais donc aller le trouver moi-même…Ah !… quel est ce bruit au- dessus de nous ? ParJupiter ! nous sommes condamnées, et voilà le vaisseau qui sebrise ! ! !

En effet, Agrippine avait à peine prononcé cesparoles en se jetant dans les bras d’Acté, que le plancher quis’étendait au-dessus de leur tête s’abîma avec un bruit affreux.Les deux femmes se crurent perdues ; mais, par un hasardétrange, le dais qui couvrait le lit était si profondément et sisolidement scellé dans les bordages, qu’il soutint le poids duplafond, dont l’extrémité opposée venait d’écraser dans sa chute lejeune chevalier romain qui se trouvait debout à l’entrée de lachambre. Quant à Agrippine et à Acté, elles se trouvèrent dansl’angle vide qu’avait formé le plancher toujours maintenu par ledais. Au même moment, de grands cris retentirent sur tout lebâtiment ; un bruit sourd se fit entendre dans les profondeursdu vaisseau, et les deux femmes le sentirent aussitôt trembler etgémir sous leurs pieds. En effet, plusieurs planches de la quillevenaient de s’ouvrir, et la mer, envahissant la carène par labrèche béante, battait déjà la porte de la chambre. Agrippine en uninstant devina tout. La mort avait été placée à la fois sur sa têteet sous ses pieds. Elle regarda autour d’elle, vit le plafond prèsde l’écraser, l’eau près de l’engloutir : la fenêtre parlaquelle elle avait regardé lorsque s’était éteint le phare deMisène était ouverte : c’était la seule voie de salut :elle entraîna Acté vers cette fenêtre en faisant signe de se taireavec ce geste prompt et impératif qui indique qu’il y va de la vie,et toutes deux, sans regarder derrière elles, sans hésitation, sansretard, se précipitèrent en se tenant embrassées. Au même instantil leur sembla qu’elles étaient attirées par une puissanceinfernale dans les abîmes les plus profonds de la mer ; levaisseau s’engloutissait en tournoyant, et elles descendaient aveclui dans le tourbillon qu’il creusait ; elles s’enfoncèrentainsi pendant quelques secondes qui leur parurent un siècle :enfin le mouvement d’attraction s’arrêta : elles sentirentqu’elles cessaient de descendre, puis bientôt qu’elles remontaient,puis enfin, à demi évanouies, elles revinrent à la surface del’eau. En ce moment elles virent comme à travers un voile unetroisième tête qui reparaissait auprès des barques ; ellesentendirent comme dans un songe une voix qui criait : Je suisAgrippine, je suis la mère de César, sauvez-moi ! Acté à sontour voulait crier pour appeler à l’aide ; mais elle se sentitde nouveau entraîner par Agrippine, et sa voix inarticulée ne jetaqu’un son confus. Lorsqu’elles reparurent, elles étaient presquehors de portée de la vue, et cependant Agrippine lui montra d’unemain, tandis qu’elle nageait de l’autre, une rame qui se levait etqui brisait en retombant la tête d’Acerronie, assez insensée pouravoir cru se sauver en criant aux meurtriers d’Agrippine qu’elleétait la mère de César.

Les deux fugitives alors continuèrent defendre l’eau en silence, se dirigeant vers la côte, tandisqu’Anicétus, croyant sa mission de mort accomplie, ramait du côtéde Bauli, où l’attendait l’empereur. Le ciel était toujours pur etla mer était redevenue calme ; cependant la distance était sigrande de l’endroit où Agrippine et Acté s’étaient précipitées àl’eau, jusqu’à la côte où elles espéraient atteindre, qu’aprèsavoir nagé pendant plus d’une demi- heure, elles se trouvaientencore à une demi-lieue de la terre. Pour surcroît de détresse,Agrippine, dans sa chute, s’était blessée à l’épaule ; ellesentait son bras droit s’engourdir, de sorte qu’elle n’avaitéchappé à un premier danger que pour retomber dans un second plusterrible et plus certain encore. Acté s’aperçut bientôt qu’elle nenageait plus qu’avec peine, et quoique pas une plainte ne sortît desa bouche, elle devina, à l’oppression de sa poitrine, qu’elleavait besoin de secours. Passant aussitôt du côté opposé, elle luiprit le bras, lui donna son cou pour point d’appui, et continua des’avancer, soutenant Agrippine fatiguée, qui la suppliait en vainde se sauver seule, et de la laisser mourir.

Pendant ce temps, Néron était rentré dans lepalais de Bauli, et, reprenant à table la place qu’il avait quittéeun instant, il avait fait venir de nouvelles courtisanes, denouveaux bateleurs, avait ordonné que le festin continuât, et sefaisant apporter sa lyre, il chantait le siège de Troie. Cependant,de temps en temps, il tressaillait, et tout à coup un frisson luipassait dans les veines, une sueur froide glaçait son front ;car tantôt il croyait entendre le dernier cri de sa mère, tantôt illui semblait que le génie de la mort, traversant cette atmosphèrechaude et embaumée, lui effleurait le front du bout de l’aile.Enfin, après deux heures de cette veille fiévreuse, un esclaveentra, s’avança vers Néron, et lui dit à l’oreille un mot quepersonne n’entendit, mais qui le fit pâlir ; aussitôt,laissant tomber sa lyre et arrachant sa couronne, il s’élança horsde la salle du festin, sans dire à personne le sujet de cettesubite terreur, et laissant ses convives libres de se retirer ou decontinuer l’orgie. Mais le trouble de l’empereur avait été tropvisible, et sa sortie trop brusque, pour que les courtisansn’eussent pas deviné qu’il venait de se passer quelque chose deterrible ; aussi chacun s’empressa d’imiter l’exemple dumaître, et quelques minutes après son départ, cette salle tout àl’heure si pleine, si bruyante et si animée, était vide etsilencieuse comme un tombeau profané.

Néron s’était retiré dans sa chambre et avaitfait appeler Anicétus. Celui-ci, en abordant au port, avait renducompte de sa mission à l’empereur, et l’empereur, sûr de safidélité, n’avait conçu aucun doute sur la véracité de son récit.Son étonnement fut donc grand, quand, le voyant entrer Nérons’élança sur lui on s’écriant :

– Que me disais-tu donc qu’elle étaitmorte ? Il y a en bas un messager qui vient de sapart !

– Alors, il faut qu’il arrive de l’enfer,répondit Anicétus ; car j’ai vu le plafond s’écrouler et levaisseau s’engloutir, car j’ai entendu une voix crier : Jesuis Agrippine, la mère de César ; et j’ai vu se lever etretomber la rame qui a brisé la tête de celle qui appelait siimprudemment à son secours !…

– Eh bien ! tu t’es trompé : c’estAcerronie qui est morte, et c’est ma mère qui est sauvée.

– Qui dit cela ?

– L’affranchi Agérinus.

– L’as-tu vu ?

– Non, pas encore.

– Que va faire le divin empereur ?

– Puis-je compter sur toi ?

– Ma vie est à César.

– Eh bien ! entre dans ce cabinet, et,lorsque j’appellerai au secours, entre vivement, arrête Agérinus,et dis que tu lui as vu lever sur moi le poignard.

– Tes désirs sont des ordres, réponditAnicétus en s’inclinant et en entrant dans le cabinet.

Néron resta seul, prit un miroir, et, voyantque son visage était défait, il en effaça la pâleur avec durouge ; puis, assemblant les ondes de ses cheveux et les plisde sa toge, comme s’il allait monter sur un théâtre, il se couchadans une pose étudiée, pour attendre le messager d’Agrippine.

Il venait dire à Néron que sa mère étaitsauvée ; il lui raconta donc le double accident de la trirème,que César écouta comme s’il l’ignorait ; puis il ajouta quel’auguste Agrippine avait été recueillie par une barque au momentoù, perdant toutes ses forces, elle n’avait plus d’espoir que dansl’assistance des dieux… Cette barque l’avait conduite du golfe dePouzzoles dans le lac Lucrin, par le canal qu’avait fait creuserClaudius ; puis des bords du lac Lucrin elle s’était faitporter en litière à sa villa, d’où, aussitôt arrivée, elle envoyaitdire à son fils que les dieux l’avaient prise sous leur garde, leconjurant, quelque désir qu’il eût de la voir, de différer savisite, car elle avait besoin de repos pour le moment. Néronl’écouta jusqu’au bout jouant la terreur, la surprise et la joie,selon ce que disait le narrateur ; puis, lorsqu’il eut su cequ’il voulait savoir, c’est-à-dire le lieu où s’était retirée samère, accomplissant aussitôt le projet qu’il avait formé à la hâte,il jeta une épée nue entre les jambes du messager en appelant dusecours : aussitôt Anicétus s’élança de son cabinet, saisitl’envoyé d’Agrippine, et, ramassant le glaive qui se trouvait à sespieds avant qu’il eut eu le temps de nier l’attentat qu’on luiimputait, il le remit aux mains du chef des prétoriens, accouruavec sa garde à la voix de l’empereur, et s’élança dans lescorridors du palais en criant que Néron venait de manquer d’êtreassassiné par ordre de sa mère.

Pendant que ces choses se passaient à Bauli,Agrippine, comme nous l’avons dit, avait été sauvée par une barquede pêcheur qui rentrait tardivement au port ; mais, au momentde joindre cette barque, ignorant si la colère de Néron n’allaitpas la poursuivre à sa villa du lac Lucrin, et ne voulant pasentraîner dans sa perte la jeune fille à qui elle devait la vie,elle avait demandé à Acté si elle se sentait assez de forces pourgagner le rivage que l’on commençait à apercevoir à la ligne sombrede ses collines qui semblaient, comme une découpure, séparer leciel de la mer ; Acté, devinant le motif qui faisait agir lamère de l’empereur, avait insisté pour la suivre ; maiscelle-ci lui avait ordonné positivement de la quitter, luipromettant de la rappeler près d’elle si elle n’avait rien àcraindre ; Acté avait obéi, et Agrippine, inaperçuejusqu’alors, poussant un cri de détresse, avait appelé à elle labarque paresseuse, tandis qu’Acté s’éloignait invisible, blanche etlégère à surface du golfe, et pareille à un cygne qui cache sa têtedans l’eau.

Cependant, à mesure qu’Agrippine s’avançaitvers la plage, la plage semblait s’éveiller à ses yeux et à sesoreilles : elle voyait des lumières insensées courir le longdu bord, et le vent apportait des clameurs dont son inquiétudecherchait à deviner le sens : c’est qu’Anicétus, en rentrantau port de Bauli, avait répandu le bruit du naufrage et de la mortde la mère de l’empereur, et qu’aussitôt ses esclaves, ses clientset ses amis, s’étaient répandus sur le rivage, dans l’espoirqu’elle regagnerait le bord vivante, ou que du moins la merpousserait son cadavre à la rive : aussi, dès qu’au travers del’obscurité une voile blanche fut aperçue, toute la foule seprécipita vers le point où elle allait aborder, et dès qu’on eutreconnu que la barque portait Agrippine, toutes ces clameursfunèbres se changèrent en cris de joie : de sorte que la mèrede César, condamnée d’un côté du golfe, mettait pied à terre del’autre avec toutes les acclamations d’un retour et tous leshonneurs d’un triomphe, et ce fut portée dans les bras de sesserviteurs et escortée de toute une population émue par cetévénement et réveillée au milieu de son sommeil, qu’elle rentradans sa villa impériale, dont les portes se refermèrent à l’instantderrière elle ; mais tous les habitants de la rive, depuisPouzzoles jusqu’à Baïa, n’en restèrent pas moins debout, et lacuriosité de ceux qui arrivaient, se mêlant à l’agitation de ceuxqui avaient accompagné Agrippine depuis la mer, de nouveaux cris dejoie et d’amour retentirent, demandant à voir celle à qui le sénat,sur un ordre de l’empereur, avait déféré le titre d’Auguste.

Cependant Agrippine, retirée au plus profondde ses appartements, loin de se rendre à ces transports, enéprouvait une terreur plus grande, toute popularité étant un crimeà la cour de Néron ; à plus forte raison quand cettepopularité s’attachait à une tête proscrite. À peine rentrée danssa chambre, elle avait fait venir son affranchi Agérinus, le seulhomme sur lequel elle crût pouvoir compter ; elle l’avaitchargé d’aller porter à Néron le message que nous l’avons vuaccomplir : puis, ce premier soin rempli, elle avait songé àses blessures, et, après y avoir fait mettre le premier appareil,éloignant toutes ses femmes, elle s’était couchée, la têteenveloppée du manteau qui couvrait son lit, tout entière à desréflexions terribles, écoutant les clameurs du dehors, qui demoment en moment devenaient plus bruyantes ; tout à coup cesmille voix se turent, les clameurs s’éteignirent comme parenchantement, les lueurs des torches qui venaient trembler auxfenêtres comme le reflet d’un incendie s’effacèrent ; la nuitreprit son obscurité, et le silence son mystère. Agrippine sentitun tremblement mortel courir par tout son corps et une sueur froidelui monter au front, car elle devinait que ce n’était pas sanscause que cette foule s’était tue, et que ces lumières s’étaientéteintes. En effet, au bout d’un instant, le bruit d’une troupearmée qui entrait dans une cour extérieure se fit entendre, puisdes pas de plus en plus distincts s’approchèrent retentissant decorridor en corridor et de chambre en chambre. Agrippine écoutaitce bruit menaçant, appuyée sur son coude, haletante, mais immobile,car, n’ayant pas l’espoir de la fuite, elle n’en avait pas mêmel’intention : enfin la porte de sa chambre s’ouvrit. Alors,rappelant à elle tout son courage, elle se retourna, pâle, maisrésolue, et elle aperçut sur le seuil l’affranchi Anicétus, etderrière lui le tétrarque Herculeus, et Olaritus, centurion demarine ; à l’aspect d’Anicétus qu’elle savait le confident, etparfois l’exécuteur de Néron, elle comprit que c’en était fait, et,renonçant à toute plainte comme à toute supplication :

– Si tu viens en messager, dit-elle, annonce àmon fils mon rétablissement ; si tu viens en bourreau, faiston office.

Pour toute réponse, Anicétus tira son épée,s’approcha du lit, et, pour toute prière, Agrippine, levant avecune impudeur sublime le drap qui la couvrait, ne dit au meurtrierque ces deux mots :

– Feri ventrem !

Le meurtrier obéit, et la mère mourut sansautre paroles que cette malédiction à ses entrailles pour avoirporté un pareil fils.

Cependant Acté, en quittant Agrippine, avaitcontinué de s’avancer vers la rive ; mais, comme elle enapprochait, elle avait vu luire les torches et avait entendu descris : ignorant ce que voulaient dire ces clameurs et ceslumières, et se sentant encore quelque force, elle avait résolu dene prendre terre que de l’autre côté de Pouzzoles. En conséquence,et pour être encore plus cachée aux regards elle avait suivi lepont de Caligula, nageant dans la ligne sombre qu’il projetait surla mer, et s’attachant de temps en temps au pilotis sur lequel ilétait bâti, afin de prendre quelque repos ; arrivée à troiscents pas de son extrémité à peu près, elle avait vu luire lecasque d’une sentinelle, et avait de nouveau repris le large,quoique sa poitrine haletante et ses bras lassés lui indiquassentle besoin instant qu’elle avait d’atteindre promptement la plage.Elle l’aperçut enfin, et telle qu’elle la désirait, basse, obscureet solitaire, tandis qu’arrivaient encore jusqu’à elle la lumièredes torches et les cris de joie qui venaient de Baïa ; aureste, cette lumière et ces cris commençaient à cesser d’êtredistincts, cette plage elle-même, qu’un instant auparavant elleavait vue, disparaissait maintenant dans le nuage qui couvrait sesyeux, et au travers duquel passaient des éclairs sanglants ;un bruissement tintait à ses oreilles, incessamment augmenté, commesi des monstres marins l’eussent accompagné en battant la mer deleurs nageoires ; elle voulut crier, sa bouche se remplitd’eau, et une vague passa par dessus sa tête. Acté se sentit perduesi elle ne rappelait toutes ses forces ; par un mouvementconvulsif, elle sortit la moitié du corps de l’élément quil’oppressait, et dans ce mouvement, tout rapide qu’il fut, elle eutle temps de remplir sa poitrine d’air ; la terre d’ailleursqu’elle avait entrevue lui semblait sensiblement rapprochée ;elle continua donc de nager, mais bientôt tous les symptômes del’engourdissement vinrent de nouveau s’emparer d’elle, et despensées confuses et inouïes commencèrent à se heurter dans sonesprit : en quelques minutes, et confusément, elle revit toutce qui lui était cher, et sa vie entière repassa devant sesyeux ; elle croyait distinguer un vieillard lui tendant lesbras et l’appelant de la rive, tandis qu’une force inconnueparalysait ses membres et semblait l’attirer dans les profondeursdu golfe. Puis c’était l’orgie qui brillait de toutes ses lueurs,et ses chants qui résonnaient à ses oreilles. Néron, assis, tenaitsa lyre ; ses favoris applaudissaient aux chants obscènes, etdes courtisanes entraient, dont les danses lascives effrayaient lapudeur de la jeune fille. Alors elle voulait fuir comme elle avaitfait, mais ses pieds étaient enchaînés avec des guirlandes defleurs ; pourtant, au fond du corridor qui conduisait à lasalle du festin, elle revoyait ce vieillard qui l’appelait dugeste. Ce vieillard avait autour du front comme un rayon brillantqui illuminait son visage au milieu de l’ombre. Il lui faisaitsigne de venir à lui, et elle comprenait qu’elle était sauvée sielle y venait. Enfin, toutes ces lumières s’éteignirent, tout cebruit se tut, elle sentit qu’elle s’enfonçait de nouveau, et jetaun cri. Un autre cri parut lui répondre, mais aussitôt l’eau passapar dessus sa tête, comme un linceul, et tout devint incertain enelle, jusqu’au sentiment de l’existence ; il lui parut qu’onl’emportait pendant son sommeil, et qu’on la faisait rouler aupenchant d’une montagne, jusqu’à ce qu’arrivée au bas, elle seheurtât à une pierre, ce fut une douleur sourde comme celle qu’onéprouve pendant un évanouissement, puis elle ne sentit plus rienqu’une impression glacée, qui monta lentement vers le cœur, et qui,lorsqu’il l’eut atteint, lui enleva tout, jusqu’à la conscience dela vie.

Lorsqu’elle revint à elle, le jour n’avaitpoint encore paru ; elle était sur la plage, enveloppée dansun large manteau et un homme à genoux soutenait sa tête ruisselanteet échevelée ; elle leva les yeux vers celui qui lui portaitdu secours, et, chose étrange, elle crut reconnaître le vieillardde son agonie. C’était la même figure douce, vénérable et calme, desorte qu’il lui semblait qu’elle continuait son rêve.

– O mon père, murmura-t-elle, tu m’as appeléeà toi, et je suis venue – me voilà – tu m’as sauvé la vie ;comment te nommes-tu, que je bénisse ton nom ?

– Je me nomme Paul, dit le vieillard.

– Et qui es-tu ? continua la jeunefille.

– Apôtre du Christ, répondit-il.

– Je ne te comprends pas, reprit doucementActé, mais n’importe, j’ai confiance en toi comme dans unpère : conduis-moi où tu voudras, je suis prête à tesuivre.

Le vieillard se leva et marcha devantelle.

Chapitre 11

 

Néron passa le reste de la nuit dansl’insomnie et dans la crainte : il tremblait qu’Anicétus neput rejoindre sa mère, car il pensait qu’elle n’avait fait ques’arrêter un instant à sa villa, et que ce qu’elle lui avait dit desa souffrance et de sa faiblesse n’était qu’un moyen de gagner dutemps, et de partir librement pour Rome : il la voyait déjàentrer résolue et hautaine dans sa capitale, invoquant le peuple,armant les esclaves, soulevant l’armée, et se faisant ouvrir lesportes du sénat, pour demander justice de son naufrage, de sesblessures et de ses amis assassinés. À chaque bruit, il tremblaitcomme un enfant ; car, malgré ses mauvais traitements enverselle, il n’avait pas cessé un instant de craindre sa mère : ilsavait de quoi elle était capable, et ce qu’elle pouvait fairecontre lui par ce qu’elle avait fait pour lui : ce ne fut qu’àsept heures du matin qu’un esclave d’Anicétus arriva au palais deBauli, et ayant demandé d’être introduit près de l’empereur,s’agenouilla devant lui, et lui remit son propre anneau qu’il avaitdonné à l’assassin en signe de toute-puissance, et qu’il luirenvoyait selon leur convention sanglante, comme preuve que lemeurtre était accompli : alors Néron se leva plein de joie,s’écriant qu’il ne régnait que de cette heure et qu’il devaitl’empire à Anicétus.

Cependant il jugea qu’il était important deprendre les devants sur la renommée, et de donner le change à lamort de sa mère. Il fit écrire à l’instant à Rome qu’on avaitsurpris dans sa chambre, et armé d’un poignard pour l’assassiner,Agérinus, l’affranchi et le confident d’Agrippine, et qu’alors,apprenant que son complot avait échoué, et craignant la vengeancedu sénat, elle s’était punie elle-même du crime quelleméditait : il ajoutait que depuis longtemps elle avait forméle dessein de lui enlever l’empire, et qu’elle s’était vantée que,l’empereur mort, elle ferait jurer au peuple, aux prétoriens et ausénat, obéissance à une femme ; il disait que les exils despersonnes les plus distinguées étaient son ouvrage, et comme preuveil rappelait Valerius Capito et Licinius Gabolus, anciens préteurs,ainsi que Calpurnia, femme du premier rang, et Junia Calvina, sœurde Silanus, l’ancien fiancé d’Octavie. Il parlait aussi de sonnaufrage comme d’une vengeance des dieux, calomniant le ciel etmentant à la terre : au reste ce fut Sénèque qui écrivit cetteépître, car, pour Néron, il tremblait tellement, qu’il ne put quela signer.

Mais, ce premier moment passé, il songea, encomédien habile, à jouer la douleur comme un rôle : il essuyale rouge dont ses joues étaient encore couvertes, dénoua sescheveux qui retombèrent épars sur ses épaules, et, substituant unhabit de couleur sombre à la tunique blanche du festin, ildescendit et se montra aux prétoriens, aux courtisans, et même àses esclaves, comme accablé du coup qui venait de le frapper.

Alors il parla d’aller lui-même voir unedernière fois sa mère ; il se fit amener une barque àl’endroit où, la veille, il avait pris congé d’elle avec de sitendres démonstrations : il traversa le golfe où il avaitessayé de l’engloutir, il aborda au rivage qui l’avait vue aborder,blessée et mourante ; puis il s’avança vers la villa où venaitde s’achever la scène de ce grand drame : quelques courtisans,Burrhus, Sénèque et Sporus, l’accompagnaient en silence, essayantde lire sur son visage l’expression qu’ils devaient donner auleur ; il avait adopté celle d’une profonde tristesse, et,tous en entrant à sa suite dans la cour où les soldats avaient faitleur première halte, semblaient comme lui avoir perdu une mère.

Néron monta l’escalier d’un pas grave et lent,comme il convient au fils pieux qui s’approche du cadavre de cellequi lui a donné la vie. Puis, arrivé au corridor qui conduisait àla chambre, il fit un signe de la main pour que ceux quil’accompagnaient s’arrêtassent, ne gardant avec lui que Sporus,comme s’il eût craint de s’abandonner à la douleur devant deshommes ; arrivé à la porte, il s’arrêta un instant, s’appuyacontre le mur, et se couvrit le visage de son manteau comme pourcacher ses larmes, mais en effet pour essuyer la sueur qui luicoulait sur le front ; puis, après un moment d’hésitation, ilouvrit la porte d’un mouvement rapide et résolu, et entra dans lachambre.

Agrippine était toujours sur son lit. Sansdoute le meurtrier avait effacé les traces de l’agonie, car on eûtdit qu’elle dormait : le manteau était rejeté sur elle, etlaissait à découvert seulement la tête, une partie de la poitrineet les bras, auxquels la pâleur de la mort donnait l’apparencefroide et bleuâtre d’un marbre ; Néron s’arrêta au pied dulit, toujours suivi par Sporus, dont les yeux, plus impassiblesencore que ceux de son maître, semblaient regarder avec uneindifférente curiosité une statue renversée de sa base ; aubout d’un instant la figure du parricide s’éclaira ; tous sesdoutes étaient évanouis, toutes ses craintes étaient passées :le trône, le monde, l’avenir lui appartenaient enfin à luiseul ; il allait régner libre et sans entraves, Agrippineétait bien morte : puis à ce sentiment succéda une impressionétrange : ses yeux, fixés sur le bras qui l’avait serré contreson cœur, et sur le sein qui l’avait nourri, s’allumèrent d’undésir secret ; il porta la main au manteau qui couvrait samère, et le leva lentement de manière à découvrir entièrement lecadavre, qui resta nu. Alors il le parcourut d’un regard cynique,puis avec un regret infâme et incestueux :

– Sporus, dit-il, je ne savais pas qu’elle fûtsi belle.

Cependant le jour était venu et avait rendu legolfe à sa vie accoutumée ; chacun avait repris ses travauxhabituels. Le bruit de la mort d’Agrippine s’était répandu, et uneinquiétude sourde régnait sur toute cette plage, qui n’en était pasmoins couverte, comme d’habitude, de marchands, de pêcheurs et dedésœuvrés ; on parlait tout haut du péril auquel avait échappél’empereur ; on rendait grâce aux dieux quand on croyaitpouvoir être entendu, puis on passait sans tourner la tête à côtéd’un bûcher qu’un affranchi nommé Munster, aidé de quelquesesclaves, dressait le long du chemin de Misène, près de la villa dudictateur Julius César ; mais tout ce bruit, cette inquiétude,cette rumeur, n’arrivaient pas jusqu’à la retraite où Paul avaitconduit Acté. C’était une petite maison isolée qui s’élevait sur lapointe du promontoire qui regarde Nisida, et qui était habitée parune famille de pêcheurs. Quoique le vieillard parut étranger danscette famille, il y exerçait une autorité visible ; cependantl’obéissance qu’on paraissait avoir pour ses moindres désirsn’était point servile, mais respectueuse : c’était celle desenfants pour le père, des serviteurs pour le patriarche, desdisciples pour l’apôtre.

Le premier besoin d’Acté était celui durepos ; pleine de confiance dans son protecteur, et sentantqu’à compter de ce jour quelqu’un veillait sur elle, elle avaitcédé aux instances du vieillard et s’était endormie. Quant à lui,il s’était assis près d’elle, comme un père au chevet de sonenfant, et, le regard fixé au ciel, il s’était peu à peu absorbédans une contemplation profonde, de sorte que, lorsque la jeunefille rouvrit les yeux, elle n’eut pas besoin de chercher sonprotecteur ; et quoique son cœur fût brisé par les millesouvenirs qui lui revenaient au réveil, elle lui sourit tristementen lui tendant la main :

– Tu souffres ? dit le vieillard.

– J’aime, répondit la jeune fille.

Il se fit un silence d’un instant, puis Paulreprit :

– Que désires-tu ?

– Une retraite où je puisse penser à lui etpleurer.

– Te sens-tu la force de me suivre ?

– Partons, dit Acté, en faisant un mouvementpour se lever.

– Impossible en ce moment, ma fille ; situ es fugitive, moi je suis proscrit ; nous ne pouvons voyagerque pendant les ténèbres. Es-tu décidée à partir ce soir ?

– Oui, mon père.

– Une marche longue et fatiguante ne t’effraiepas, toi si frêle et si délicate ?

– Les jeunes filles de mon pays sont habituéesà suivre les biches à la course dans les forêts les plus épaisseset sur les montagnes les plus élevées.

– Timothée, dit le vieillard en se retournant,appelle Silas.

Le pêcheur prit le manteau brun de Paul, lefixa au bout d’un bâton, sortit à la porte de sa cabane, et enfonçale bâton dans la terre.

Ce signal ne tarda point à être aperçu, car,au bout d’un instant, un homme descendit de la montagne de Nisidasur la plage, monta dans une petite barque, et, la détachant dubord, il commença de franchir à force de rames l’espace qui séparel’île du promontoire : la traversée ne fut pas longue ;au bout d’un quart-d’heure à peu près, il toucha la rive à cent pasde la maison où il était attendu, et cinq minutes après il parutsur le seuil de la porte. Cette apparition fit tressaillirActé ; elle n’avait rien vu de ce qui s’était passé :elle regardait Bauli.

Le nouvel arrivé, qu’à son teint cuivré, auturban qui ceignait sa tête, et à la finesse de ses formes, onreconnaissait pour un enfant de l’Arabie, s’avançarespectueusement, et salua Paul dans une langue inconnue. Paulalors lui dit dans cette même langue quelques paroles où labienveillance de l’ami se joignait à l’autorité du maître :Silas, pour toute réponse, fixa plus solidement ses sandales à sespieds, serra ses reins avec une corde, prit un bâton de voyage,s’agenouilla devant Paul, qui lui donna sa bénédiction, etsortit.

Acté regardait Paul avec étonnement. Quelétait ce vieillard au commandement doux et ferme à la fois, quiétait obéi comme un roi et respecté comme un père ? Le peuqu’elle était restée à la cour de Néron lui avait montré laservilité sous toutes les formes, mais la servilité basse etcraintive, fille de la terreur, et non l’empressement, fils durespect. Y avait-il deux empereurs dans le monde, et celui qui secachait était-il plus puissant sans trésors, sans esclaves et sansarmée, que l’autre avec les richesses de la terre, ses cent vingtmillions de sujets, et deux cent mille soldats. Ces idées s’étaientsuccédées dans la tête d’Acté avec une si grande rapidité, et s’yétaient fixées avec une telle conviction, qu’elle se retourna versPaul, et que, joignant les mains avec la même crainte et avec lemême respect qu’elle avait vu manifester à tout ce qui approchaitce saint vieillard :

– O seigneur ! lui dit-elle, qui es-tudonc, pour que chacun t’obéisse sans paraître tecraindre ?

– Je te l’ai dit, ma fille, je m’appelle Paul,et je suis apôtre.

– Mais qu’est ce qu’un apôtre ? réponditActé : est-ce un orateur comme Démosthènes ? est-ce unphilosophe comme Sénèque ? Chez nous l’éloquence estreprésentée avec des chaînes d’or qui lui sortent de la bouche.Enchaînes-tu les hommes avec ta parole ?

– Je porte la parole qui délie et non cellequi enchaîne, répondit Paul en souriant ; et, loin de dire auxhommes qu’ils sont esclaves, je suis venu dire aux esclaves qu’ilsétaient libres.

– Voilà que je ne te comprends plus, etcependant tu parles ma langue maternelle comme si tu étaisGrec.

– J’ai resté six mois à Athènes et un an etdemi Corinthe.

– À Corinthe, murmura la jeune fille encachant sa tête entre ses mains, et y a-t-il longtemps decela ?

– Il y a cinq ans.

– Et que faisais-tu à Corinthe ?

– Pendant la semaine, je travaillais à fairedes tentes pour les soldats, les matelots et les voyageurs, car jene voulais pas être à charge à l’hôte généreux qui m’avaitreçu ; puis, les jours de sabbat, je prêchais dans lasynagogue, recommandant la modestie aux femmes, la tolérance auxhommes, et à tous les vertus évangéliques.

– Oui, oui, je me rappelle maintenant avoirentendu parler de toi, dit Acté ; ne logeais-tu pas près de tasynagogue des Juifs, dans la maison d’un noble vieillard nomméTitus Justus ?

– Tu le connaissais ? s’écria Paul avecune joie visible.

– C’était l’ami de mon père, réponditActé ; oui, oui, je me rappelle maintenant : les Juifs tedénoncèrent, ils te menèrent à Gallion, qui était proconsuld’Achaie et frère de Sénèque ; mon père me conduisit à laporte comme tu passais, et me dit : « Regarde, ma fille, voilàun juste. »

– Et comment s’appelait ton père ?comment t’appelles-tu ?

– Mon père s’appelait Amyclès, et je m’appelleActé.

– Oui, oui, je me rappelle à mon tour, ce nomne m’est pas inconnu. Mais comment as-tu quitté ton père ?Pourquoi as-tu abandonné ta patrie ? D’où vient que je t’aitrouvée seule et mourante sur une plage ? Dis-moi tout cela,mon enfant, ma fille, et, si tu n’as plus de patrie, je t’enoffrirai une ; si tu n’as plus de père, je t’en rendraiun.

– Oh ! jamais, jamais ! je n’oseraite raconter !…

– Cette confession est donc bienterrible ?

– Oh ! je mourrais de honte à la moitiédu récit.

– Eh bien ! donc, c’est à moi dem’humilier pour que tu t’élèves, je vais te dire qui je suis, pourque tu me dises qui tu es ; je vais te confesser mes crimespour que tu m’avoues tes fautes.

– Vos crimes !…

– Oui, mes crimes ; je les ai expiés,grâce au Ciel, et le Seigneur m’a pardonné, je l’espère !…Écoute-moi, mon enfant, car je vais te dire des choses dont tu n’asaucune idée, que tu comprendras un jour, et que tu adoreras, quandtu les auras comprises.

« Je suis né à Tarse en Cilicie ; ledévouement de ma ville natale à Auguste avait valu à ses habitantsle titre de citoyens romains, de sorte que mes parents déjà richesjouissaient, outre leurs richesses, des avantages attachés au rangque leur avait accordé l’empereur : c’est là que j’étudiai leslettres grecques, qui florissaient chez nous à l’égal d’Athènes.Puis mon père, qui était juif et de la secte pharisienne, m’envoyaétudier à Jérusalem, sous Gamaliel, savant et sévère docteur dansla loi de Moïse. Alors je ne m’appelais pas Paul, mais Saül.

« Il y avait vers ce temps à Jérusalem unjeune homme plus âgé que moi de deux ans : on le nommaitJésus, c’est-à-dire sauveur, et l’on racontait de merveilleuseschoses sur sa naissance. Un ange était apparu à sa mère, l’avaitsaluée au nom de Dieu, et lui avait annoncé qu’elle était élueentre toutes les femmes pour enfanter le Messie ; quelquetemps après, cette jeune fille avait épousé un vieillard nomméJoseph, qui, s’étant aperçu qu’elle était enceinte, et ne voulantpas la déshonorer, avait résolu de la renvoyer secrètement à safamille. Mais lorsqu’il était dans cette pensée, le même ange duSeigneur qui avait apparu à Marie lui apparut à son tour et luidit : Joseph, fils de David, ne craignez pas de prendre avecvous Marie, votre femme, car ce qui est né dans elle a été formépar le Saint-Esprit. Vers ce même temps on publia un édit de CésarAuguste pour faire le dénombrement de tous les habitants de toutela terre : ce fut le premier dénombrement qui se fit parCyrénus, gouverneur de Syrie, et comme tous allaient se faireenregistrer chacun dans sa ville, Joseph partit aussi de la villede Nazareth, qui est en Galilée, et vint en Judée, à la ville deDavid, appelée Bethléem, pour se faire enregistrer avec Marie, sonépouse ; mais pendant qu’ils étaient là, il arriva que letemps auquel elle devait accoucher s’accomplit : elle enfantason fils premier-né, et l’ayant emmailloté, elle le coucha dans unecrèche, parce qu’il n’y avait point de place pour eux dansl’hôtellerie. Or, il y avait dans les environs des bergers quipassaient la nuit dans les champs veillant tour à tour à la gardede leur troupeau : tout à coup un ange du Seigneur se présentaà eux ; une lumière divine les environna, ce qui les remplitd’une extrême crainte : alors l’ange leur dit :

« – Ne craignez rien, car je viens vousapporter une nouvelle qui sera pour tout le peuple le sujet d’unegrande joie : c’est qu’aujourd’hui, dans la ville de David, ilvous est né un sauveur qui est le Christ.

« C’est que Dieu avait regardé la terre, et ilavait pensé que les temps préparés par sa sagesse étaient venus. Lemonde entier, ou du moins tout ce que la science païenneconnaissait du monde, obéissait à un seul pouvoir. Tyr et Sidons’étaient écroulés à la parole du prophète ; Carthage étaitrasée au niveau de ses sables, la Grèce conquise, les Gaulesvaincues, Alexandrie brûlée ; un seul homme commandait à centprovinces par la voix de ses proconsuls, et partout on sentait lapointe du glaive dont la poignée était à Rome. Cependant, malgré sapuissance apparente, l’édifice païen craquait sur sa based’argile : un malaise inconnu et universel annonçait que levieux monde était malade au cœur, qu’une crise était imminente, etque des choses nouvelles et inconnues allaient éclater : c’estqu’il n’y avait plus de justice parce qu’il y avait trop depouvoir ; c’est qu’il n’y avait plus d’hommes, parce qu’il yavait trop d’esclaves ; c’est qu’il n’y avait plus dereligion, parce qu’il y avait trop de dieux. Or, comme je te l’aidit, au moment où j’arrivai à Jérusalem, un homme m’y avaitprécédé, qui disait aux puissants : Ne faites que ce qui vousa été ordonné, et rien au-delà. Aux riches : Que celui qui adeux vêtements en donne un à celui qui n’en a point. Auxmaîtres : Il n’y a ni premier ni dernier, le royaume de laterre est aux forts, mais le royaume des cieux est aux faibles. Età tous : Les dieux que vous adorez sont de faux dieux, il n’ya qu’un Dieu unique et tout-puissant qui a crée le monde, et ceDieu est mon père, car c’est moi qui suis le Messie qui vous a étépromis par les Écritures.

« Aveugle et sourd que j’étais alors, jefermai les yeux et les oreilles, ou plutôt l’envie m’aveugla ;puis vint la haine, qui me perdit. Voici à quelle occasion jedevins le persécuteur ardent de l’homme-Dieu, dont je suisaujourd’hui l’indigne mais fidèle apôtre.

« Un jour que nous avions pêché, Pierre etmoi, toute la journée inutilement, sur l’ancien lac de Génésareth,aujourd’hui appelé de Tibériade, Jésus vint au bord du lac, poussépar la foule du peuple qui voulait entendre sa parole : labarque de Pierre se trouvant la plus proche du rivage, ou Pierreétant meilleur que moi, Jésus monta sur sa barque, et s’y étantassis, il continua d’enseigner la foule qui l’écoutait durivage ; puis, lorsqu’il eut cessé de parler, il dit àPierre :

« – Avancez en pleine eau et jetez vos filetspour pêcher.

« Pierre lui répondit :

« – Maître, nous avons travaillé toute la nuitsans rien prendre, comment donc serions-nous plus heureuxmaintenant ?

« – Faites ce que je vous dis, continuaJésus.

« Et Pierre ayant jeté son filet, il prit unesi grande quantité de poissons, que peu s’en fallut que son filetne rompît, et alors il en remplit tellement sa barque, qu’ellefaillit en couler à fond. Aussitôt Pierre, Jacques et Jean, fils deÉbedée, qui étaient dans la barque avec lui, se jetèrent à sesgenoux, reconnaissant qu’il y avait là un miracle ; mais Jésusleur dit :

« – Rassurez-vous, votre tâche est finie commepêcheurs de poissons ; votre emploi désormais sera de prendreles hommes ; et, descendant au rivage, il les emmena aprèslui.

« Resté seul je me dis : pourquoi neprendrais-je pas aussi des poissons là où les autres en ontpris ; j’allai où ils avaient été, je jetai dix fois mesfilets à la même place où ils avaient jeté les leurs, et je retiraidix fois mes filets vides. Alors au lieu de me dire : Cethomme est vraiment ce qu’il dit être, c’est-à-dire l’envoyé deDieu, je me dis : Cet homme est sans doute un magicien quiconnaît des charmes, et je me sentis prendre le cœur d’une grandeenvie contre lui.

« Mais comme vers ces temps il quittaJérusalem pour aller prêcher par toute la Judée, ce sentiments’effaça peu à peu, et j’avais oublié celui qui me l’avait inspiré,lorsqu’un jour que nous vendions comme d’habitude dans le temple,nous entendîmes dire que Jésus revenait, plus glorifié qu’iln’avait jamais été : il avait guéri un paralytique dans ledésert, il avait rendu la vue à un aveugle à Jéricho, et il avaitressuscité un jeune homme à Naïm. Aussi, partout où il passait lespeuples étendaient leurs manteaux sur son chemin, et ses disciplesl’accompagnaient, transportés de joie, portant des palmes et louantle Seigneur à haute voix pour toutes les merveilles qu’ils avaientvues.

« Ce fut au milieu de ce cortège qu’ils’avança vers le temple ; mais voyant qu’il était encombré devendeurs et d’acheteurs, il commença à nous chasser tous endisant :

« – Il est écrit que ma maison est une maisonde prières, et vous en avez fait une caverne de voleurs.

« Nous voulûmes résister d’abord, mais nousvîmes bientôt que ce serait inutile, et qu’il n’y avait aucun moyende rien faire contre cet homme, parce que tout le peuple étaitcomme suspendu à ses lèvres en admiration de ce qu’il disait. Alorsmon ancienne inimitié contre Jésus se réveilla, augmentée de macolère nouvelle ; mon envie devint de la haine.

« Quelques temps après j’appris que, le soirmême de la Pâques qu’il avait faite avec ses disciples, Jésus avaitété arrêté, selon l’ordre du grand-prêtre, par une troupe de gensarmés que guidait Judas, son disciple ; puis, qu’il avait étéconduit à Pilate, qui, ayant connu qu’il était de Nazareth, l’avaitrenvoyé à Hérode, dans la juridiction duquel était la Galilée. MaisHérode, n’ayant rien trouvé contre lui, si ce n’est qu’il se disaitroi des Juifs, le renvoya à Pilate, qui, ayant fait venir lesprinces des prêtres, les sénateurs et le peuple, leurdit :

« – Vous m’avez présenté cet homme commeportant le peuple à la révolte, mais ni Hérode ni moi de l’avonstrouvé coupable des crimes dont vous l’accusez : donc, commeil n’a rien fait qui mérite la peine de mort, je vais le fairechâtier et le renvoyer.

« Mais tout le peuple se mit àcrier :

« – C’est aujourd’hui la fête de Pâques, etvous devez nous délivrer un criminel : faites mourir celui-ci,et nous donnez Barrabas.

« – Et moi, interrompit le vieillard d’unevoix étouffée, moi j’étais parmi le peuple, et je criais avec luide toute la force de ma haine :

« – Faites mourir celui-ci et nous donnezBarrabas.

« Pilate parla de nouveau à la foule demandantla vie de Jésus ; mais la foule répondit :

« – Crucifiez-le, crucifiez-le.

« – Et moi, continua le vieillard en sefrappant la poitrine, j’étais une des voix de cette foule, et jecriais de toute la force de ma voix :

« – Crucifiez-le, crucifiez-le.

« Si bien que Pilate ordonna que Barrabasserait mis en liberté, et abandonna Jésus à la volonté de sesbourreaux !…

« Hélas ! hélas ! dit le vieillarden se prosternant la face contre terre, hélas ! Seigneur,pardonnez-moi ; Seigneur, je vous suivis au Calvaire ;Seigneur, je vous vis clouer les pieds et les mains ;Seigneur, je vous vis percer le côté ; Seigneur, je vous visboire le fiel ; Seigneur, je vis le ciel se couvrir deténèbres, je vis le soleil s’obscurcir, je vis le voile du templese déchirer par le milieu ; Seigneur, je vous entendis jeterun grand cri en disant : Mon père, je remets mon âme entre vosmains ; Seigneur, à votre voix je sentis trembler la terrejusqu’en ses fondements !… Ou plutôt je ne vis rien, jen’entendis rien, car, je vous l’ai dit, Seigneur, j’étais aveugle,j’étais sourd… Seigneur, Seigneur, pardonnez-moi ; c’est mafaute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute.

Et le vieillard demeura quelque temps le frontdans la poudre, priant et gémissant tout bas, tandis qu’Acté leregardait, muette et les mains jointes, surprise de ce remords etde cette humilité chez un homme qu’elle croyait sipuissant !…

Enfin il se releva et dit :

– Ce n’est pas tout encore, ô ma fille. Mahaine pour les disciples succéda à ma haine pour le prophète. Lesapôtres, occupés du ministère de la parole, avaient choisi septdiacres pour la distribution des aumônes : le peuple sesouleva contre un de ses diacres, nommé Etienne, et le força decomparaître au conseil, où de faux témoins l’accusèrent d’avoirproféré des blasphèmes contre Dieu, Moïse et sa loi. Etienne futcondamné ; aussitôt ses ennemis se jetèrent sur lui, letraînèrent hors de Jérusalem, pour le lapider selon la loi contreles blasphémateurs. J’étais parmi ceux qui avaient demandé la mortdu premier martyr : je ne jetai point de pierres contre lui,mais je gardai les manteaux de ceux qui lui en jetaient. Sans doutej’eus part aux prières du saint condamné, lorsqu’il s’écria, danscette imprécation sublime, inconnue jusqu’à Jésus-Christ :Seigneur, Seigneur ne leur imputez pas ce péché, car ils ne saventce qu’ils font !

« Cependant si le moment de la grâce n’étaitpoint arrivé il approchait du moins à grands pas. Les chefs de lasynagogue, voyant mon ardeur à poursuivre la jeune Église,m’envoyèrent en Syrie pour rechercher les nouveaux chrétiens et lesramener à Jérusalem. Je suivis les bords du Jourdain depuis larivière Jaher jusqu’à Capharnaüm. Je revis les rives du lac deGénésareth, où avait eu lieu la pêche miraculeuse ; enfinj’atteignis à la chaîne d’Hermon, toujours persévérant dans mavengeance, lorsqu’en arrivant au haut d’une montagne de laquelle ondécouvre la plaine de Damas et les vingt-sept rivières quil’arrosent, tout à coup je fus environné et frappé d’une lumière duciel : alors je tombai comme tombe un homme mort, etj’entendis une voix qui me disait : Saül ! Saül !pourquoi me persécutez vous ?

« – Seigneur, dis-je en tremblant, quiêtes-vous, et que me voulez-vous ?

« – Je suis, répondit la voix, Jésus, que vouspersécutez, et je veux vous employer à propager ma parole, vous quijusqu’ici avez essayé de l’étouffer.

« – Seigneur, continuai-je plus tremblant etplus effrayé encore qu’auparavant, Seigneur, que faut-il que jefasse ?

« – Levez-vous et entrez dans la ville, etl’on vous dira là ce que vous avez à faire.

« Et les gens qui m’accompagnaient étaientpresque aussi épouvantés que moi, car une voix puissante frappaitleurs oreilles, et ils ne voyaient personne ; enfin,n’entendant plus rien, je me levai et j’ouvris les yeux : maisil me sembla qu’à cette lumière éclatante avait succédé la nuit laplus obscure. J’étais aveugle : j’étendis donc les bras et jedis :

« – Conduisez-moi, car je n’y vois plus.

« Alors un de mes serviteurs me prit par lamain et me conduisit à Damas, où je restai trois jours sans voir,sans boire et sans manger.

« Puis, le troisième jour, il me sembla qu’unhomme s’avançait vers moi, que je ne connaissais pas, et quecependant je savais s’appeler Ananie ; au même instant jesentis qu’on m’imposait les mains, et une voix me dit :

« – Saül, mon frère, le Seigneur Jésus, quivous est apparu dans le chemin par où vous veniez, m’a envoyé afinque vous recouvriez la vue, et que vous soyez rempli duSaint-Esprit. Aussitôt il me tomba des yeux comme des écailles, etje vis. Alors, tombant à genoux, je demandai le baptême.

« Depuis lors, aussi ardent dans ma foi quej’avais été acharné dans ma haine, j’ai traversé la Judée depuisSidon jusqu’à Arad, et du mont Seir au torrent de Besor ; j’aiparcouru l’Asie, la Bithynie, la Macédoine ; j’ai vu Athèneset Corinthe, j’ai touché à Malte, j’ai abordé à Syracuse, et de là,côtoyant la Sicile, j’entrai dans le port de Pouzzoles, où je suisdepuis quinze jours, attendant des lettres de Rome, qui me sontarrivées hier ; ces lettres sont écrites par mes frères quim’appellent près d’eux. Le jour du triomphe est arrivé, et Dieunous prépare la route ; car, tandis qu’il envoie l’espéranceau peuple, il envoie la folie aux empereurs, afin de saper le vieuxmonde par sa base et par son sommet. Ce n’est pas le hasard, maisla Providence qui a distribué la terreur à Tibère, l’imbécillité àClaude, et la folie à Néron. De pareils empereurs font douter desdieux qu’ils adorent : aussi, dieux et empereurs tomberont-ilsensemble, les uns méprisés et les autres maudits.

– O mon père ! s’écria Acté… arrêtez…ayez pitié de moi !…

– Eh ! qu’as-tu affaire à ces hommes desang ? répondit Paul étonné.

– Mon père, continua la jeune fille en secachant la tête dans ses mains, tu m’as raconté ton histoire et tume demandes la mienne ; la mienne est courte, terrible etcriminelle : je suis la maîtresse de César !

– Je ne vois là qu’une faute, mon enfant,répondit Paul en s’approchant d’elle avec intérêt et curiosité.

– Mais je l’aime, s’écria Acté ; jel’aime plus que jamais je n’aimerai ni homme sur la terre ni dieuxdans le ciel.

– Hélas ! hélas ! murmura levieillard, voilà où est le crime

Et, s’agenouillant dans un coin de la cabane,il se mit à prier.

Chapitre 12

 

Lorsque la nuit fut venue, Paul ceignit à sontour ses reins, assura ses sandales, prit son bâton, et se retournavers Acté : elle était prête, et résolue à fuir. Oùallait-elle ? peu lui importait ! elle s’éloignait deNéron ; et, dans ce moment, l’horreur et la crainte qu’elleavait éprouvées la veille, la poussaient encore à accomplir ceprojet ; mais elle sentait elle-même que si elle tardait d’unjour, que si elle revoyait cet homme qui avait pris sur son cœurune si puissante influence, tout était fini ; qu’elle n’auraitplus de courage et de forces que pour l’aimer, malgré tout etcontre tout, et que sa vie inconnue irait encore se perdre danscette vie puissante et agitée, comme un ruisseau dansl’Océan ; car, pour elle, chose étrange, son amant étaittoujours Lucius, et jamais Néron : le vainqueur des jeuxolympiques était un autre homme que l’empereur, et son existence separtageait en deux phases bien distinctes : l’une qui étaitson amour pour Lucius, et dont elle sentait toute la réalité ;l’autre, qui était l’amour de Néron pour elle, et qui lui semblaitun rêve.

En sortant de la cabane, ses yeux se portèrentsur le golfe, témoin la veille de la terrible catastrophe que nousavons racontée : l’eau était calme, l’air était pur, la luneéclairait le ciel, et le phare de Misène la terre ; de sortequ’on voyait l’autre côté du golfe aussi bien que dans un jourd’occident. Acté aperçut la masse sombre des arbres quienvironnaient Bauli, et, pensant que c’était là qu’était Lucius,elle s’arrêta en soupirant. Paul attendit un instant ; puis,faisant quelques pas vers elle, il lui dit d’une voixcompatissante :

– Ne viens-tu pas, ma fille ?

– O mon père ! dit Acté, n’osant avouerau vieillard les sentiments qui la retenaient, hier, j’ai quittéNéron avec Agrippine sa mère ; le bâtiment que nous montions afait naufrage, nous nous sommes sauvées en nageant toutes deux, etje l’ai perdue au moment qu’une barque la recueillait. Je voudraisbien ne pas abandonner cette plage sans savoir ce qu’elle estdevenue.

Paul étendit la main dans la direction de lavilla de Julius César, et montrant à Acté une grande lueur quis’élevait entre ce bâtiment et le chemin de Misène :

– Vois-tu cette flamme ? lui dit-il.

– Je la vois, répondit Acté.

– Eh bien ! continua le vieillard, cetteflamme est celle de son bûcher.

Et, comme s’il eût compris que ce peu de motsrépondaient à toutes les pensées de la jeune femme, il se remit enroute. En effet, Acté le suivit aussitôt sans prononcer une parole,sans pousser un soupir.

Ils côtoyèrent la mer pendant quelque temps,traversèrent Pouzzoles ; puis ils prirent le chemin de Naples.Arrivés à une demi-lieue de la ville, ils la laissèrent à droite,et allèrent par un sentier rejoindre la route de Capoue. Vers uneheure du matin, ils aperçurent Atella, et bientôt, sur la route, unhomme debout qui semblait les attendre : c’était Silas,l’envoyé de Paul. Le vieillard échangea avec lui quelquesmots ; Silas prit à travers champs, Paul et Acté le suivirent,et ils arrivèrent à une petite maison isolée, où ils étaientattendus, car au premier coup que frappa Silas la portes’ouvrit.

Toute la famille, y compris les serviteurs,était rassemblée dans un atrium élégant, et paraissait attendre.Aussi, à peine le vieillard eut-il paru sur le seuil, que chacuns’agenouilla. Paul étendit les mains sur eux et les bénit ;puis, la maîtresse de la maison le conduisit au triclinium, etavant le souper, qui était servi et qui attendait, elle voulutelle-même laver les pieds du voyageur. Quant à Acté, étrangère àcette religion nouvelle, tout entière aux mille pensées qui luibrisaient le cœur, elle demanda à se retirer. Aussitôt, une bellejeune fille de quinze ou seize ans, voilée comme une vestale,marcha devant elle et la conduisit à sa propre chambre, où, uninstant après, elle revint lui apportant sa part du repas de lafamille.

Tout était un sujet d’étonnement pourActé ; elle n’avait jamais entendu parler des chrétiens chezson père que comme d’une secte d’idéologues insensés qui venaitaugmenter le nombre de toutes ces petites écoles systématiques oùse discutaient le dogme de Pythagore, la morale de Socrate, laphilosophie d’Épicure ou les théories de Platon ; et, à lacour de César, que comme d’une race impie livrée aux plus affreusessuperstitions et aux plus infâmes débauches, bonne à jeter aupeuple, lorsque le peuple demandait une expiation ; bonne àjeter aux lions, lorsque les grands demandaient une fête. Il n’yavait qu’un jour qu’elle avait été secourue par Paul ; il n’yavait qu’un jour qu’elle voyait des chrétiens, et cependant ce peud’heures avait suffi pour détruire toute cette fausse opinion quela philosophie grecque et la haine impériale avaient pu lui donner.Ce qu’elle avait surtout compris dans la secte nouvelle, c’était ledévouement, car le dévouement est presque toujours, quelles quesoient sa croyance et sa foi, la vertu dominante de la femme quiaime ; de sorte qu’elle s’était laissé prendre d’une sympathieinstinctive à cette religion qui commandait aux puissants laprotection envers les faibles, aux riches la charité envers lespauvres, et aux martyrs la prière pour leurs bourreaux.

Le soir, à la même heure qu’elle était partiela veille, elle se remit en chemin. Cette fois, la route fut pluslongue les voyageurs laissèrent à leur droite Capoue, qu’une fauted’Annibal a illustrée à l’égal d’une victoire ; puis ilss’arrêtèrent sur les rives du Volturne. À peine y étaient-ils,qu’une barque sortit d’une petite anse, conduite par un batelier,et s’approcha d’eux. Arrivés sur le bord, Paul et l’inconnuéchangèrent un signe de reconnaissance : le vieillard et Actédescendirent dans la barque.

Déposé sur l’autre rive, Paul tendit une piècede monnaie au batelier ; mais celui-ci, tombant à genoux,baisa en silence le bas du manteau de l’apôtre, et resta humilié etpriant dans cette posture encore longtemps après que celui auquelil venait de donner cette marque de respect se fut éloigné de lui.Vers les trois heures, un homme, assis sur une de ces pierres queles Romains plaçaient aux revers des routes pour aider lesvoyageurs à remonter sur leurs chevaux, se leva à leurapproche : c’était leur silencieux et vigilant courrier, quiles attendait comme la veille pour les guider vers leur asile dusoir. Cette fois, ce n’était plus une maison élégante, comme cellede la veille, qui les attendait : c’était une pauvrechaumière ; ce n’était pas un souper splendide, servi dans untriclinium de marbre, c’était la moitié d’un pain trempé de larmes,c’était le nécessaire du pauvre, offert avec le même respect que lesuperflu du riche.

Un homme les reçut : il avait au front lestigmate des esclaves, un collier de fer au cou, deux cercles defer aux jambes ; c’était le berger d’une riche villa ; ilmenait paître des milliers des brebis appartenant à un maître duret avare, et il n’avait pas une peau de mouton à jeter sur sesépaules ; il avait placé sur une table un pain, près de cepain un de ces vases de grès, à la matière commune, mais à la formecharmante ; puis il avait étendu dans un coin de la chambre unlit de fougères et de roseaux ; et en faisant cela sans doutecet homme avait fait plus aux yeux du Seigneur que n’aurait pufaire le riche avec la plus splendide hospitalité.

Paul s’assit à table, et Acté près delui ; puis leur hôte, ayant fait ce qu’il avait pu pour eux,entra dans une chambre à côté, et bientôt ils entendirent à traversla porte mal fermée des plaintes et des sanglots. Acté posa sa mainsur le bras de Paul :

– N’entendez-vous pas, mon père ? luidit-elle.

– Oui, ma fille, répondit le vieillard, onpleure ici des larmes amères, mais celui qui afflige peutconsoler.

Un instant après leur hôte rentra, et allas’asseoir, sans dire un mot, dans un coin de la chambre ;puis, appuyant ses coudes sur ses genoux, il laissa tomber sa têteentre ses mains.

Acté, le voyant si triste et si accablé, allas’agenouiller près de lui :

– Esclave, lui dit-elle tout bas, pourquoi net’adresses-tu pas à cet homme ? peut-être aurait-il quelqueremède à ton affliction, quelque consolation à ta douleur.

– Merci, lui répondit l’esclave, mais notreaffliction et notre douleur ne sont pas de celles qu’on guérit avecdes paroles.

– Homme de peu de foi, dit Paul en se levant,pourquoi doutes-tu ? ne sais tu pas les miracles duChrist ?

– Oui, mais le Christ est mort, s’écrial’esclave en secouant la tête ; les Juifs lui ont mis les brasen croix, et il est maintenant au ciel, à la droite de son père.Béni soit son nom !

– Ne sais-tu pas, reprit Paul, qu’il a léguéson pouvoir à ses apôtres ?

– Mon enfant, mon pauvre enfant ! dit lepère, éclatant en sanglots, et sans répondre au vieillard.

Un gémissement sourd, qui se fit entendre dansla chambre à côté, s’éveilla comme un écho à cette explosion dedouleur.

– O mon père ! dit Acté en revenant versPaul, si vous pouvez quelque chose pour ces malheureux, faites ceque vous pouvez, je vous en supplie ; car quoique j’ignore lacause de leur désespoir, il me déchire l’âme ; demandez-luidonc ce qu’il a, peut-être vous répondra-t-il, à vous.

– Ce qu’il a, je le sais, dit levieillard : il manque de foi.

– Et comment voulez-vous que je croie, ditl’affligé ? Comment voulez- vous que j’espère ? Toute mavie jusqu’aujourd’hui n’a été qu’une douleur : esclave et filsd’esclave, je n’ai jamais eu une heure de joie ; enfant, jen’étais pas même libre au sein de ma mère ; jeune homme, ilm’a fallu travailler incessamment sous la verge et sous lefouet ; père et époux, on me retient chaque jour la moitié dupain qui serait nécessaire à ma femme et à mon enfant ! à monenfant qui, atteint jusque dans le ventre de sa mère par les coupsdont ils l’ont accablée pendant sa grossesse, est venu au mondemaudit, estropié, muet ! mon enfant, que nous aimions, toutfrappé de la colère céleste qu’il était, et que nous espérions voiréchapper à son sort par son malheur même ! Eh bien ! non,c’était trop de bonheur ! son maître l’a vendu hier à un deces hommes qui font trafic de chair ; qui estiment ce que peutrapporter chaque infirmité ; qui s’enrichissent à fairemendier pour eux sur la place de Rome des malheureux dont chaquesoir ils rouvrent les plaies ou brisent les membres ; etdemain, demain ! on nous l’arrache pour le livrer à cettetorture ; lui, pauvre innocent, qui n’aura pas même une voixpour se plaindre, pour nous appeler à son secours et pour maudireses bourreaux !…

– Et si Dieu guérissait ton enfant ? ditle vieillard.

– Oh ! alors, on nous le laisserait,s’écria le père, car ce qu’ils vendent et achètent, ces misérables,c’est sa misère et son infortune, ses jambes brisées, sa languemuette ; s’il marchait et s’il parlait, ce serait un enfantcomme tous les enfants, et il n’aurait de valeur que lorsqu’ildeviendrait un homme.

– Ouvre cette porte, dit Paul.

L’esclave se leva, l’œil fixe et le visageétonné, plein de doute et d’espoir à la fois, et s’approchant de laporte, il obéit à l’ordre que venait de lui donner le vieillard. Leregard d’Acté, tout voilé de larmes qu’il était, put alors pénétrerdans la seconde chambre ; il y avait, comme dans la première,un lit de paille ; sur cette paille, un enfant de quatre oucinq ans était assis, souriant avec insouciance, et jouant avecquelques fleurs, tandis que, près de lui, la face contre terre,raidie et immobile, une femme était couchée, les mains enfoncéesdans ses cheveux, et pareille à une statue du Désespoir.

La figure de l’apôtre prit à ce spectacle uneexpression sublime de confiance et de foi : ses yeux selevèrent vers le ciel, fixes et ardents, comme s’ils pénétraientjusqu’au trône du Saint des saints ; un rayon de lumière sejoua autour de ses cheveux blancs comme une auréole, et, sansquitter sa place, sans faire un pas, il étendit lentement etgravement la main vers l’enfant, et dit ces seulesparoles :

– Au nom du Dieu vivant qui a créé le ciel etla terre, lève-toi et parle !

Et l’enfant se leva et dit :

– Seigneur ! Seigneur ! que votresaint nom soit béni !

La mère bondit en jetant un cri, le père tombaà genoux : l’enfant était sauvé.

Et Paul ferma la porte sur eux endisant :

– Voilà une famille d’esclaves dont le bonheurferait envie à une famille d’empereur.

La nuit suivante, ils continuèrent leur route,et ils arrivèrent à Fondi ; ainsi, pendant tout ce voyagenocturne et mystérieux, Acté revoyait, les uns après les autres,les lieux qu’elle avait parcourus avec Néron lors de sontriomphe ; c’était à Fondi qu’ils avaient été si splendidementreçus par Galba, ce vieillard à qui les oracles promettaient lacouronne ; sa vue avait rappelé cette prédiction à l’empereur,qui l’avait oubliée, grâce à l’obscurité dans laquelle le futurCésar affectait de vivre, de sorte qu’à peine arrivé à Rome, sonpremier soin avait été de l’éloigner de l’Italie ; enconséquence, Galba avait reçu le commandement de l’Espagne, et ilétait parti aussitôt, plus empressé peut-être encore de s’éloignerde l’empereur, que l’empereur n’était empressé lui-même àl’éloigner de l’empire.

Avant de partir, il avait affranchi sesesclaves les plus fidèles, et ce fut chez l’un de ces affranchis,converti à la foi chrétienne, que Silas prépara le gîte duvieillard et de la jeune fille. Cet esclave avait été jardinier duverger de Galba, et il avait reçu en don, le jour de sonaffranchissement, la petite maison qu’il habitait dans les jardinsde son maître : des fenêtres de cette humble cabane, Actévoyait, à la clarté de la lune, la magnifique villa où elle avaitlogé avec Lucius. L’un de ces deux voyages était pour elle unrêve ; que de choses étranges elle avait apprises ! qued’illusions elle avait touchées du doigt, et qui s’étaientenvolées ! que de douleurs, qu’elle croyait alors ne pouvoirpas même exister, et qui s’étaient réalisées depuis cetteépoque ! Comme tout avait changé pour elle ; comme cesjardins fleuris où elle croyait marcher encore s’étaient séchés etflétris ; comme dans sa vie aride et solitaire son amour seulétait resté vivant, toujours nouveau, toujours le même, toujoursdebout et inébranlable comme une pyramide au milieu dudésert !

Trois jours, ou plutôt trois nuits encore, ilscontinuèrent leur route ; se cachant lorsque la lumièreparaissait, et reprenant leur voyage dès que l’ombre descendait duciel, toujours précédés par Silas, et s’arrêtant toujours chez denouveaux adeptes, car déjà la foi commençait à compter, surtoutparmi les esclaves et le peuple, un grand nombre denéophytes : enfin le troisième soir ils partirent de Velletri,cette ancienne capitale des Volsques qui avait donné la mort àCoriolan et le jour à Auguste ; et, comme la lune s’élevaitsur l’horizon, ils arrivèrent au sommet de la montagne d’Albano.Cette fois Silas ne les avait pas quittés ; seulement ilmarchait devant eux à la distance de trois à quatre cents pas.Mais, parvenu au tombeau d’Ascagne, il s’arrêta, attendant qu’ilsle rejoignissent, et, étendant la main vers l’horizon, oùbrillaient une multitude de lumières, et d’où venait un grandmurmure, il ne dit que ce mot qui annonçait au vieillard et à lajeune fille qu’ils touchaient au terme de leur voyage :

– Rome !…

Paul se jeta à genoux, remerciant le Seigneurde l’avoir conduit, après tant de dangers, au terme de son voyageet au but qui lui était promis. Quant à Acté, elle s’appuya contrele sépulcre pour ne pas tomber, tant il y avait de souvenirs douxet cruels dans le nom de cette ville, à cette place d’où ellel’avait aperçue pour la première fois.

– O mon père ! dit la jeune fille, jet’ai suivi sans te demander où nous allions ; mais si j’avaissu que ce fût à Rome… oh ! je crois que je n’en aurais pas eule courage.

– Ce n’est point à Rome que nous allons,répondit le vieillard en se relevant : puis aussitôt, comme ungroupe de cavaliers s’approchait, suivant la voie Appienne, Silasquitta la route et prit à droite au travers de la plaine :Paul et Acté le suivirent.

Ils commencèrent alors à s’avancer entre lavoie Latine et la voie Appienne, évitant même de suivre aucune desroutes qui partaient de la première, et conduisaient l’une à Marinaprès du lac d’Albano, et l’autre au temple de Neptune, prèsd’Antium. Au bout de deux heures de chemin, et après avoir laissé àdroite le temple de la Fortune féminine, et à gauche celui deMercure, ils entrèrent dans la vallée d’Égérie, suivirent quelquetemps les bords du petit fleuve Almon, puis, prenant à droite, ets’avançant au milieu de quartiers de rochers qui semblaient avoirété détachés de la montagne par quelque tremblement de terre, ilsse trouvèrent tout à coup à l’entrée d’une caverne.

Silas y entra aussitôt, en invitant d’une voixbasse les voyageurs à le suivre ; mais Acté tressaillit malgréelle à l’aspect inattendu de cette ouverture sombre qui semblait lagueule d’un monstre prêt à la dévorer. Paul sentit son bras seposer sur le sien comme pour l’arrêter ; il comprit saterreur.

– Ne crains rien, ma fille, lui dit-il, leSeigneur est avec nous.

Acté poussa un soupir, jeta un dernier regardsur ce ciel tout parsemé d’étoiles qu’elle allait perdre de vue,puis s’enfonça avec le vieillard sous la voûte qui s’offrait àelle.

Au bout de quelques pas hasardés dans uneobscurité si complète que la voix seule de Silas servait de guide àceux qui le suivaient, il s’arrêta au pied d’un des piliers massifsqui soutenaient la voûte, et, frappant deux cailloux l’un contrel’autre, il en fit jaillir quelques étincelles qui enflammèrent unlinge souffré puis, tirant une torche cachée dans l’excavation d’unrocher :

– Il n’y a plus de danger à cette heure,dit-il, et tous les soldats de Néron seraient à notre poursuitequ’ils ne nous rejoindraient pas maintenant.

Acté jeta les yeux autour d’elle, et d’abordses regards ne distinguèrent rien : la torche, encorevacillante à cause de l’air extérieur dont les courants secroisaient sous ces voûtes, ne jetait que des lueurs rapides etmourantes comme de pâles éclairs, de sorte que les objets frappésmomentanément de lumière rentraient dans l’obscurité, sans qu’oneût le temps de distinguer leur forme et leur couleur ; peu àpeu cependant les yeux s’habituèrent à cette réverbération, laflamme de la torche devint moins mouvante, un plus grand cercles’éclaira, et les voyageurs purent distinguer jusqu’au plafondsombre de ces immenses voûtes : enfin, aucun air ne pénétrantplus jusqu’à eux, la clarté devint plus fixe et plus étendue ;tantôt ils marchaient resserrés comme entre deux murailles, tantôtils entraient dans un immense carrefour de pierres, aux cavitésprofondes, dans lesquelles allait mourir la clarté de la torche quiilluminait d’un reflet décroissant les angles des piliers blancs etimmobiles comme des spectres. Il y avait dans cette marchenocturne ; dans le bruit des pas qui, si léger qu’il fût,était répété par un écho funèbre, dans ce manque d’air, auquel lapoitrine n’était point encore habituée, quelque chose de triste etde saisissant qui oppressait le cœur d’Acté comme une douleur. Toutà coup elle s’arrêta en frissonnant, appuyant une de ses mains surle bras de Paul, et lui montrant de l’autre une rangée de cercueilsqui garnissaient une des parois de la muraille ; en mêmetemps, et à l’extrémité de ces sombres avenues, ils virent passerdes femmes vêtues de blanc, pareilles à des fantômes, portant destorches, et qui toutes se dirigeaient vers un centre commun.Bientôt ils entendirent, en avançant toujours, une harmonie pure,qui semblait un chœur d’anges, et qui flottait mélodieusement sousces arcades sonores. De place en place, des lampes fixées auxpiliers commençaient d’indiquer la route ; les cercueilsdevenaient plus fréquents, les ombres plus nombreuses, les chantsplus distincts ; c’est qu’ils approchaient de la villesouterraine, et ses alentours commençaient à se peupler de morts etde vivants. De temps à autre, on trouvait semés sur la terre desbleuets et des roses qui s’étaient détachés de quelque couronne, etqui se fanaient tristement loin de l’air et du soleil. Actéramassait ces pauvres fleurs, filles du jour et de la lumière commeelle, étonnées de se trouver comme elle ensevelies vivantes dans untombeau, et elle les réunissait l’une à l’autre et en faisait unbouquet pâle et inodore, comme des débris d’un bonheur passé on sefait une espérance pour l’avenir. Enfin, au détour d’une des milleroutes de ce labyrinthe, ils découvrirent un large emplacementtaillé sur le modèle d’une basilique souterraine, éclairée par deslampes et des torches, et rempli d’une population tout entièred’hommes, de femmes et d’enfants. Une troupe de jeunes fillescouvertes de longs voiles blancs faisaient retentir les voûtes deces cantiques qu’Acté avait entendus ; un prêtre s’avançait àtravers la foule inclinée, et s’apprêtait à célébrer les mystères,lorsqu’en approchant de l’autel il s’arrêta tout à coup, et, seretournant vers son auditoire étonné :

– Il y a ici, s’écria-t-il avec uneinspiration respectueuse, un plus digne que moi de vous répéter laparole de Dieu, car il l’a entendue de la bouche de son fils. Paul,approche-toi et bénis tes frères.

Et tout le peuple à qui l’apôtre était promisdepuis longtemps, tomba à genoux ; Acté, toute païenne qu’elleétait, fit comme le peuple, et le futur martyr monta à l’autel. Ilsétaient dans les Catacombes !…

Chapitre 13

 

C’était une ville tout entière sous une autreville.

La terre, les peuples et les hommes ont uneexistence pareille : la terre a ses cataclysmes, les peuplesleurs révolutions, l’homme ses maladies ; tous ont uneenfance, une virilité et une vieillesse ; leur âge diffèredans sa durée, et voilà tout ; l’une compte par mille ans, lesautres par siècles, les derniers par jours.

Dans cette période qui leur est accordée, il ya pour chacun des époques de transition pendant lesquelless’accomplissent des choses inouïes, qui, tout en se rattachant aupassé et en préparant l’avenir, se révèlent à l’investigation de lascience sous le titre d’accidents de la nature, tandis qu’ellesbrillent à l’œil de la foi comme des préparations de la Providence.Or, Rome était arrivée à une de ces époques mystérieuses, et ellecommençait à éprouver de ces frémissements étranges quiaccompagnent la naissance ou la chute des empires : ellesentait tressaillir en elle l’enfant inconnu qu’elle devait mettreau jour, et qui déjà s’agitait sourdement dans ses vastesentrailles ; un malaise mortel la tourmentait, et, comme unfiévreux qui ne peut trouver ni sommeil ni repos, elle consumaitles dernières années de sa vie païenne, tantôt en accès de délire,tantôt en intervalles d’abattement : c’est que, comme nousl’avons dit, au dessous de la civilisation superficielle etextérieure qui s’agitait à la surface de la terre, s’était glisséun principe nouveau, souterrain et invisible, portant avec lui ladestruction et la reconstruction, la mort et la vie, les ténèbreset la lumière. Aussi tous les jours s’accomplissaient au dessusd’elle, au dessous d’elle, autour d’elle, de ces événementsinexplicables à son aveuglement, et que ses poètes racontent commedes prodiges. C’étaient des bruits souterrains et bizarres que l’onattribuait aux divinités de l’enfer ; c’étaient desdisparitions subites d’hommes, de femmes, de familles toutentières ; c’étaient des apparitions de gens que l’on croyaitmorts, et qui sortaient tout à coup du royaume des ombres pourmenacer et pour prédire. C’est que le feu souterrain qui échauffaitcet immense creuset y faisait bouillonner, comme de l’or et duplomb, toutes les passions bonnes et mauvaises ; seulementl’or se précipitait et le plomb restait à la surface. LesCatacombes étaient le récipient mystérieux où s’amassait goutte àgoutte le trésor de l’avenir.

C’étaient, comme on le sait, de vastescarrières abandonnées : Rome tout entière, avec ses maisons,ses palais, ses théâtres, ses bains, ses cirques, ses aqueducs, enétait sortie pierre à pierre ; c’étaient les flancs quiavaient enfanté la ville de Romulus et de Scipion ; mais, àcompter d’Octave, et du jour où le marbre avait succédé à lapierre, les échos de ces vastes galeries avaient cessé de retentirdes pas des travailleurs. Le travertin était devenu trop vulgaire,et les empereurs avaient fait demander à Babylone son porphyre, àThèbes son granit, et à Corinthe son airain : les cavernesimmenses qui s’étendaient au dessous de Rome étaient donc restéesabandonnées, désertes et oubliées, lorsque, lentement et avecmystère, le christianisme naissant les repeupla : d’abordelles furent un temple, puis un asile, puis une cité.

À l’époque où Acté et le vieillard ydescendirent, ce n’était encore qu’un asile : tout ce quiétait esclave, tout ce qui était malheureux, tout ce qui étaitproscrit, était sûr d’y trouver un refuge, des consolations et unetombe ; aussi des familles tout entières s’y étaient abritéesdans l’ombre, et déjà les adeptes de la foi nouvelle se comptaientpar milliers ; mais au milieu de la foule immense qui couvraitla surface de Rome, nul n’avait pensé à remarquer cetteinfiltration souterraine, qui n’était pas assez considérable pourapparaître à la superficie de la société et faire baisser le niveaude la population.

Qu’on ne croie pas cependant que la vie despremiers chrétiens ne fût occupée qu’à se soustraire auxpersécutions qui commençaient à naître ; elle se rattachaitpar la sympathie, par la piété, par le courage, à tous lesévénements qui menaçaient les frères qu’une nécessité quelconqueavait retenus dans les murailles de la ville païenne.

Souvent, lorsqu’un danger apparaissait, lenéophyte de la cité supérieure sentait monter jusqu’à lui une aideinattendue ; une trappe invisible s’ouvrait sous ses pieds etse refermait sur sa tête ; la porte de son cachot tournaitmystérieusement sur ses gonds, et le geôlier fuyait avec lavictime ; ou bien lorsque la colère était si prompte que,semblable à la foudre, elle avait frappé en même temps que l’éclairavait paru ; lorsque le néophyte était devenu martyr, soitqu’il eût été étranglé dans la prison de Tullus, soit que sa têtefût tombée sur la place publique, soit qu’il eût été précipité duhaut de la roche Tarpéienne, soit enfin qu’il eût été mis en croixsur le mont Esquilin ; profitant des ténèbres de la nuit,quelques vieillards prudents, quelques jeunes gens aventureux, etparfois même quelques femmes timides, gravissant par des sentiersdétournés la montagne maudite où l’on jetait les cadavres descondamnés, afin qu’ils y fussent dévorés par les bêtes féroces etles oiseaux de proie, allaient enlever les corps mutilés, et lesapportaient religieusement dans les Catacombes, où d’objets dehaine et d’exécration qu’ils avaient été pour leurs persécuteurs,ils devenaient un objet d’adoration, de respect pour leurs frères,qui s’exhortaient l’un l’autre à vivre et à mourir, comme l’élu quiles avait précédés au ciel avait vécu et était mort sur laterre.

Souvent il arrivait aussi que la mort, lassede frapper au soleil, venait choisir quelque victime dans lesCatacombes ; dans ce cas, ce n’était pas une mère, un fils,une épouse, qui perdait un père ou un mari : c’était unefamille tout entière qui pleurait un enfant ; alors on lecouchait dans son linceul ; si c’était une jeune fille, on lacouronnait de roses : si c’était un homme ou un vieillard, onlui mettait une palme à la main, le prêtre disait sur lui lesprières des morts ; puis on l’étendait doucement dans la tombede pierre, creusée d’avance, et où il allait dormir dans l’attentede la résurrection éternelle : c’étaient là les cercueilsqu’Acté avait vus en entrant pour la première fois sous ces voûtesinconnues ; alors ils lui avaient inspiré une terreur profondequi bientôt se changea en mélancolie : la jeune fille, encorepaïenne par le cœur, mais déjà chrétienne par l’âme, s’arrêtaitquelquefois des heures entières devant ces tombes, où une mère, uneépouse, ou une fille désolées, avaient gravé, à la pointe ducouteau, le nom de la personne aimée, et quelque symbole religieux,quelque inscription sainte, qui exprimaient leur douleur ou leurespérance. Sur presque tous, c’était une croix, emblème derésignation pour les hommes, auxquels elle racontait lessouffrances d’un Dieu ; puis encore le chandelier aux septbranches qui brûlait dans le temple de Jérusalem, ou bien lacolombe de l’arche, douce messagère de miséricorde, qui rapporte àla terre la branche d’olivier qu’elle a été cueillir dans lesjardins du ciel.

Mais d’autres fois aussi, ses souvenirs debonheur revenaient plus vifs et plus puissants dans le cœurd’Acté : alors elle épiait les rayons du jour et elle écoutaitles bruits de la terre ; alors elle allait s’asseoir seule etisolée, adossée à quelque pilier massif, et, les mains croisées, lefront appuyé sur les genoux, couverte d’un long voile, elle eûtsemblé, à ceux qui passaient près d’elle, une statue assise sur untombeau, si parfois on n’eût pas entendu un soupir sortir de sabouche, si l’on n’eût pas vu courir par tout son corps unfrémissement de douleur. Alors, Paul, qui seul savait ce qui sepassait dans cette âme, Paul, qui avait vu le Christ pardonner à laMadeleine, s’en remettait au temps et à Dieu de fermer cetteblessure, et, la voyant ainsi muette et immobile, disait aux pluspures des jeunes vierges :

– Priez pour cette femme, afin que le Seigneurlui pardonne et qu’elle soit un jour une des vôtres, et qu’à sontour elle prie avec vous ; les jeunes filles obéissaient, et,soit que leurs prières montassent au ciel, soit que les pleursadoucissent l’amertume de la douleur, on voyait bientôt la jeuneGrecque rejoindre ses jeunes compagnes, le sourire sur les lèvreset les larmes dans les yeux.

Cependant, tandis que les chrétiens cachésdans les Catacombes vivaient de cette vie de charité, deprosélytisme et d’attente, les événements se pressaient au-dessusde leur tête : le monde païen tout entier chancelait comme unhomme ivre, et Néron, prince du festin et roi de l’orgie, segorgeait de plaisirs, de vin et de sang. La mort d’Agrippine avaitbrisé le dernier frein qui pouvait le retenir encore par cettecrainte d’enfant que le jeune homme garde pour sa mère ; maisdu moment où la flamme du bûcher s’était éteinte, toute pudeur,toute conscience, tout remords avaient paru s’éteindre avec elle.Il avait voulu rester à Bauli ; car, aux sentiments généreuxdisparus avait succédé la crainte, et Néron, quelque mépris qu’ileût des hommes, quelque impiété qu’il professât pour les dieux, nepouvait penser qu’un pareil crime ne soulèverait pas contre lui lahaine des uns et la colère des autres ; il demeurait donc loinde Naples et de Rome, attendant les nouvelles que luirapporteraient ses courriers ; mais il avait douté à tort dela bassesse du sénat, et bientôt une députation des patriciens etdes chevaliers vint le féliciter d’avoir échappé à ce péril nouveauet imprévu, et lui annoncer que non seulement Rome, mais toutes lesvilles de l’empire, encombraient les temples de leurs envoyés ettémoignaient leur joie par des sacrifices. Quant aux dieux, s’ilfaut en croire Tacite, qui pourrait bien leur avoir prêté un peu deson rigorisme et de sa sévérité, ils furent moins faciles : àdéfaut du remords, ils envoyèrent l’insomnie au parricide, etpendant cette insomnie il entendait le retentissement d’unetrompette sur le sommet des coteaux voisins, et des crislamentables, inconnus et sans cause, arrivaient jusqu’à lui, venantdu côté du tombeau de sa mère. En conséquence, il était repartipour Naples.

Là il avait retrouvé Poppée, et avec elle lahaine contre Octavie, cette malheureuse sœur de Britannicus, pauvreenfant qui, arrachée à celui qu’elle aimait avec une pureté devierge, avait été poussée par Agrippine dans les bras deNéron ; pauvre épouse dont le deuil avait commencé le jour desnoces, qui n’entra dans la maison conjugale que pour y voir mourir,empoisonnés, son père et son frère, que pour y lutter vainementcontre une maîtresse plus puissante, et qui, loin de Rome, restaità vingt ans exilée dans l’île de Pandataire : déjà séparée dela vie par le pressentiment de la mort, et n’ayant pour toute courque des centurions et des soldats, cour terrible, aux regardsincessamment tournés vers Rome, et qui n’attendait qu’un ordre, ungeste, un signe, pour que chaque flatteur devint un bourreau. Hébien ! c’était cette vie, toute isolée, malheureuse et ignoréequ’elle était, qui tourmentait encore Poppée au milieu de sessplendeurs adultères et de son pouvoir sans bornes : car labeauté, la jeunesse et les malheurs d’Octavie l’avaient faitepopulaire : les Romains la plaignaient instinctivement, et parce sentiment naturel à l’homme qui s’apitoie devant la faiblessequi souffre ; mais cet intérêt lui-même pouvait contribuer àla perdre, et jamais à la sauver, car il était plus tendre quefort, et pareil à celui qu’on éprouve pour une gazelle blessée oupour une fleur brisée sur sa tige.

Aussi Néron, malgré son indifférence pourOctavie et les instances de Poppée, hésitait-il à frapper. Il y ade ces crimes si inutiles, que l’homme le plus cruel hésite à lescommettre, car ce que le coupable couronné craint, ce n’est pas leremords, mais c’est le manque d’excuse. La courtisane comprit doncce qui retenait l’empereur, car, sachant que ce n’était ni l’amourni la pitié, elle se mit en quête de la véritable cause, et netarda point à la deviner ; aussi un jour une sédition éclata,le nom d’Octavie fut prononcé avec des cris qui demandaient sonretour ; les statues de Poppée furent renversées et traînéesdans la boue ; puis vint une troupe d’hommes armés de fouets,qui dispersa les rebelles et replaça les effigies de Poppée surleurs piédestaux : ce soulèvement avait duré une heure, etcoûté un million ; ce n’était pas payer trop cher la têted’une rivale.

Car cette démonstration c’était tout ce qu’ilfallait à Poppée. Poppée était à Rome, elle accourut àNaples : elle fuyait les assassins payés par Octavie,disait-elle ; elle était ravissante de frayeur, elle se jetaaux genoux de Néron. Néron envoya l’ordre à Octavie de se donner lamort.

En vain la pauvre exilée offrit-elle de seréduire aux titres de veuve et de sœur ; en vaininvoqua-t-elle le nom des Germanicus, leurs aïeux communs, celuid’Agrippine qui, tant qu’elle avait vécu elle-même, avait veillésur ses jours ; tout fut inutile, et comme elle hésitait àobéir, et qu’elle n’osait se frapper elle-même, on lui lia lesbras, on lui ouvrit les quatre veines, puis on lui coupa toutes lesautres artères, car le sang, glacé par la peur, tardait à couler,et, comme il ne venait pas encore, on l’étouffa à la vapeur d’unbain bouillant. Enfin, pour qu’elle ne doutât pas du meurtre, depeur qu’elle n’eût l’idée qu’on avait substitué une victimevulgaire à la victime impériale, on sépara la tête du corps, et onla porta à Poppée qui la posa sur ses genoux, lui rouvrit lespaupières, et qui croyant peut-être voir une menace dans ce regardatone et glacé, lui enfonça dans les yeux les épingles d’or quiretenaient sa chevelure.

Enfin Néron revint à Rome, et sa folie et sadissolution furent portées à leur comble : il y eut des jeuxoù des sénateurs combattirent à la place des gladiateurs, descombats de chant, où l’on punit de mort ceux qui n’applaudissaientpas ; un incendie qui brûla la moitié de Rome, et que Néronregarda en battant des mains et en chantant sur une lyre :enfin, Poppée comprit qu’il était temps de retenir celui qu’elleavait excité ; que des plaisirs si inouïs et si monstrueuxnuisaient à son influence toute basée sur les plaisirs. Sous leprétexte de sa grossesse, elle refusa d’aller au théâtre un jourque Néron devait y chanter : ce refus blessa l’artiste, ilparla en empereur, Poppée résista en favorite, et Néron,impatienté, la tua d’un coup de pied.

Alors Néron prononça son éloge à la tribune,et, ne pouvant la louer sur ses vertus, il la loua sur sabeauté : puis il commanda lui-même les obsèques, ne voulantpas que le corps fût brûlé, mais embaumé à la manière des roisd’Orient ; et Pline le naturaliste assure que l’Arabie en unan ne produit pas autant d’encens et de myrrhe qu’en consommal’empereur pour les divines funérailles de celle qui ferrait sesmules avec de l’or, et épuisait tous les jours pour ses bains lelait de 500 ânesses.

Les larmes des mauvais rois retombent sur lespeuples en pluie de sang ; Néron accusa les chrétiens de sespropres crimes, et une nouvelle persécution commença, plus terribleencore que les précédentes.

Alors le zèle des catéchumènes redoubla avecle danger : chaque jour c’étaient de nouvelles veuves et denouveaux orphelins à consoler ; chaque nuit c’étaient denouveaux corps à soustraire aux bêtes féroces et aux oiseaux deproie. Enfin, Néron s’aperçut qu’on lui volait ses cadavres :il mit une garde autour du mont Esquilin, et une nuit que quelqueschrétiens, conduits par Paul, venaient, comme d’habitude, remplirleur mission sainte, une troupe de soldats cachés dans un ravin dela montagne tomba sur eux à l’improviste et les fit prisonniers, àl’exception d’un seul : celui-là, c’était Silas.

Il courut aux Catacombes, et arriva comme lesfidèles se rassemblaient pour la prière. Il leur annonça lanouvelle fatale, et tous tombèrent à genoux pour implorer leSeigneur. Acté seule resta debout, car le Dieu des chrétiensn’était pas encore son Dieu. Quelques-uns crièrent à l’impiété et àl’ingratitude ; mais Acté étendit le bras sur la foule pourréclamer le silence, et, lorsqu’elle fut obéie :

– Demain, dit-elle, j’irai à Rome, et jetâcherai de le sauver.

– Et moi, dit Silas, j’y retourne ce soir pourmourir avec lui, si tu ne réussis pas.

Chapitre 14

 

Le lendemain matin, Acté, selon sa promesse,sortit des Catacombes et prit le chemin de Rome ; elle étaitseule et à pied, vêtue d’une longue stole qui tombait de son cou àses pieds, et couverte d’un voile qui lui cachait le visage ;dans sa ceinture, elle avait passé un poignard court et aigu, carelle craignait d’être insultée par quelque chevalier ivre ouquelque soldat brutal : puis, si elle ne réussissait pas dansson entreprise, si elle n’obtenait pas la grâce de Paul, qu’ellevenait solliciter, elle demanderait à le voir et lui donneraitcette arme, afin qu’il échappât à un supplice terrible et honteux.C’était donc encore, comme on le voit, la jeune fille de l’Achaïe,née pour être prêtresse de Diane et de Minerve, nourrie dans lesidées et dans les exemples païens, se rappelant toujours Annibalbuvant le poison, Caton s’ouvrant les entrailles, et Brutus sejetant sur son épée ; elle ignorait que la religion nouvelledéfendait le suicide et glorifiait le martyre, et que ce qui étaitune honte aux yeux des gentils était une apothéose aux regards desfidèles.

Arrivée à quelques pas de la porte Métroni,au-delà de laquelle se poursuivait dans Rome même la valléed’Égérie, qu’elle avait suivie depuis les Catacombes, elle sentitses genoux faiblir et son cœur battre avec tant de violence,qu’elle fut contrainte, pour ne pas tomber, de s’appuyer contre unarbre ; elle allait revoir celui qu’elle n’avait pas revudepuis la terrible soirée des fêtes de Minerve. Retrouverait-elleLucius ou Néron, le vainqueur des jeux olympiques ou l’empereur, unamant ou un juge ? Quant à elle, elle sentait que cette espèced’engourdissement dans lequel était tombé son cœur, pendant ce longséjour dans les Catacombes, tenait au froid, au silence et auxténèbres de cette demeure, et qu’il se reprenait à la vie enretrouvant le jour et la lumière, et s’épanouissait de nouveau àl’amour comme une fleur au soleil.

Au reste, comme nous l’avons dit, tout ce quis’était passé à la surface de la terre avait eu un écho dans lesCatacombes, mais écho fugitif, éloigné, trompeur ; Acté avaitdonc appris l’assassinat d’Octavie et la mort de Poppée ; maistous ces détails infâmes que les historiens nous ont transmisétaient encore enfermés dans un cercle de bourreaux et decourtisans, au- delà duquel n’avaient transpiré que de sourdesrumeurs et des récits tronqués : la mort seule des roisarrache le voile qui couvre leur vie, et ce n’est que lorsque Dieua fait de leur majesté un cadavre impuissant, que la vérité, exiléede leur palais, revient s’asseoir sur leur tombe. Tout ce qu’Actésavait, c’est que l’empereur n’avait plus ni femme ni maîtresse, etqu’une espérance sourde lui disait qu’il avait peut-être gardé dansun coin de son cœur le souvenir de cet amour qui, à elle, étaittoute son âme.

Elle se remit donc promptement et franchit laporte de la ville : c’était par une belle et chaude matinée dejuillet, le XV des Calendes, jour désigné parmi les jours heureux.C’était à la deuxième heure du matin, qui correspond chez nous à laseptième heure, désignée parmi les heures heureuses aussi. Soit quecette coïncidence de dates propices conduisît chacun àl’accomplissement de ses affaires ou de ses plaisirs, soit qu’unefête promise attirât la foule, soit qu’un spectacle inattendu fûtvenu tirer le peuple de ses occupations journalières et matinales,les rues étaient encombrées de promeneurs qui presque tous sedirigeaient vers le Forum.

Acté les suivit. C’était le chemin du Palatin,et c’était au Palatin qu’elle comptait trouver Néron. Tout entièreau sentiment que lui inspirait cette prochaine entrevue, ellemarchait sans voir et sans entendre, côtoyant la longue rue quis’étendait entre le Coello et l’Aventin, et qui était tapisséed’étoffes précieuses et jonchée de fleurs comme dans les solennitéspubliques ; en arrivant à l’angle du Palatin, elle vit lesdieux de la patrie revêtus de leurs vêtements de fête, et le frontceint de leurs couronnes de gazon, de chêne et de laurier ;elle prit alors à droite, et bientôt se trouva sur la voie Sacrée,où elle avait passé en triomphe lors de sa première entrée à Rome.La foule devenait de plus en plus nombreuse et pressée, elle sedirigeait vers le Capitole où semblait se préparer quelquesplendide solennité ; mais qu’importait à Acté ce qui sepassait au Capitole, c’était Lucius qu’elle cherchait. Luciushabitait la maison dorée ; aussi, arrivée à la hauteur dutemple de Rémus et de Romulus, elle prit à gauche, passa rapidemententre les temples de Phoebé et de Jupiter Stator, monta l’escalierqui conduisait au Palatin, et se trouva sous le vestibule de lamaison dorée.

Là commença pour elle la première révélationde la scène étrange qui allait se passer sous ses yeux. Un litmagnifique était dressé en face de la porte de l’atrium, il étaitrecouvert de pourpre tyrienne brochée d’or, élevé sur un piédestald’ivoire incrusté d’écaille, et drapé d’étoffes attaliques, quil’abritaient comme une tente. Acté frémit de tout son corps, unesueur froide s’amassa sur son front, un nuage passa devant sesyeux ; ce lit, exposé aux regards de la multitude, c’était unlit nuptial ; cependant elle voulut douter ; elles’approcha d’un esclave et lui demanda quel était ce lit, etl’esclave répondit que c’était celui de Néron qui se mariait àcette heure au temple de Jupiter Capitolin.

Alors il se fit dans l’âme de la jeune filleun terrible et soudain retour vers la passion insensée qui l’avaitperdue : elle oublia tout, les Catacombes qui lui avaientdonné un asile, les chrétiens qui avaient mis leur espoir en elle,et le danger de Paul qui l’avait sauvée et qu’elle était venue poursauver à son tour : elle porta la main à ce poignard qu’elleavait pris comme une défense à la pudeur ou une ressource contre lahonte, et, bondissante et le cœur plein de jalousie, elle descenditl’escalier, et s’élança vers le Capitole pour voir la nouvellerivale qui, au moment où elle allait le reprendre peut-être, luienlevait le cœur de son amant. La foule était immense, et cependantavec cette puissance que donne une passion réelle, elle s’y ouvritun passage, car il était facile de voir, quoique sa rica lui cachâtentièrement le visage, que cette femme au pas ferme et rapidemarchait vers un but important et ne permettait pas qu’on l’arrêtâtdans sa route. Elle suivit ainsi la voie Sacrée, jusqu’au point oùelle bifurquait sous l’arc de Scipion, et, prenant le chemin leplus court, c’est-à-dire celui qui passait entre les prisonspubliques et le temple de la Concorde, elle entra d’un pas fermedans le temple de Jupiter Capitolin. Alors, au pied de la statue dudieu, entourés des dix témoins exigés par la loi, et qui étaientchoisis parmi les plus nobles patriciens, assis chacun sur un siègerecouvert de la toison d’une brebis qui avait servi de victime,elle vit les fiancés, la tête voilée, de sorte que d’abord elle neput reconnaître quelle était cette femme ; mais au mêmeinstant le grand pontife, assisté du flamine de Jupiter, aprèsavoir fait une libation de lait et de vin miellé, s’avança versl’empereur et lui dit :

– Lucius Domitius Claudius Néron, je te donneSabina ; sois son époux, son ami, son tuteur et sonpère ; je te fais maître de tous ses biens et je les confie àta bonne foi.

En même temps il mit la main de la femme danscelle de l’époux, et releva son voile pour que chacun pût saluer lanouvelle impératrice. Alors, Acté, qui avait douté tant qu’ellen’avait entendu que le nom, fut forcé de croire enfin, lorsqu’ellevit le visage. C’était bien la jeune fille du vaisseau et du bain,c’était bien Sabina, la sœur de Sporus. À la face des dieux et deshommes, l’empereur épousait une esclave !…

Alors Acté se rendit compte du sentimentétrange qu’elle avait toujours ressenti pour cet êtremystérieux : c’était une répulsion pressentimentale, c’étaitune de ces haines instinctives, comme les femmes en ont pour lesfemmes qui doivent être leurs rivales un jour. Néron épousait cettejeune fille qu’il lui avait donnée, qui l’avait servie, qui avaitété son esclave – qui déjà peut-être alors partageait avec ellel’amour de son amant – sur laquelle elle avait eu droit de vie etde mort, et qu’elle n’avait pas étouffée entre ses mains comme unserpent qui devait un jour lui dévorer le cœur. Oh ! celaétait impossible : elle reporta une seconde fois sur elle sesyeux pleins de doute ; mais le prêtre ne s’était pas trompé,c’était bien Sabina, Sabina en costume de mariée, revêtue de latunique blanche unie, et ornée de bandelettes, la taille serrée parla ceinture de laine de brebis dont la rupture était réservée à sonépoux, les cheveux traversés par le javelot d’or qui rappelaitl’enlèvement des Sabines, et les épaules couvertes du voile couleurde flamme, ornement nuptial que la fiancée ne porte qu’un jour, etqui fut de tous temps choisi comme un heureux présage, parce qu’ilest la parure habituelle de la femme du flamine, à qui les loisinterdisent le divorce.

En ce moment les mariés se relevèrent etsortirent du temple : ils étaient attendus à la porte par deschevaliers romains portant les quatre divinités protectrices desmariages : et par quatre femmes de la première noblesse deRome portant chacune une torche en bois de pin. Tigellin lesattendait sur le seuil avec la dot de la nouvelle épouse. Néron lareçut, mit sur la tête de Sabina la couronne, et sur ses épaules lemanteau des impératrices, puis il monta avec elle dans une litièresplendide et découverte, l’embrassant aux yeux de tous et auxapplaudissements du peuple, parmi lesquels on distinguait les voixcourtisanesques des Grecs qui, dans leur langage fait pour laflatterie, osaient émettre des vœux pour la fécondité de cetteétrange union.

Acté les suivit, croyant qu’ils allaientrentrer à la maison dorée ; mais, en arrivant au bas duCapitole, ils tournèrent par le Vicus Tuscus, traversèrent leVélabre, gagnèrent le quartier d’Argilète, et entrèrent dans leChamp-de-Mars par la porte triomphale. C’est ainsi qu’aux fêtessigillaires de Rome, Néron voulait montrer au peuple sa nouvelleimpératrice. Aussi la conduisit-il au forum Olitorium, au théâtrede Pompée, aux portiques d’Octavie. Acté les suivit partout, sansles perdre un instant des yeux, aux marchés, aux temples, auxpromenades. Un dîner magnifique était offert à la colline desJardins. Elle se tint debout contre un arbre pendant tout le tempsque dura le dîner. Ils revinrent par le forum de César, où le sénatles attendait pour les complimenter. Elle écouta la harangue,appuyée à la statue du dictateur ; tout le jour se passaainsi, car ce ne fut que vers le soir qu’ils reprirent le chemin dupalais ; et tout le jour Acté demeura debout, sans prendre denourriture, sans penser ni à la fatigue ni à la faim, soutenue parle feu de la jalousie qui brûlait son cœur, et qui courait partoutes ses veines. Ils rentrèrent enfin à la maison dorée, Acté yentra avec eux : c’était chose facile, toutes les portes enétaient ouvertes, car Néron, au contraire de Tibère, ne craignaitpas le peuple. Il y a plus, ses prodigalités, ses jeux, sesspectacles, sa cruauté même, qui ne frappait que des têtes élevéesou des ennemis des croyances païennes, l’avaient fait aimer de lafoule, et aujourd’hui encore c’est peut-être, à Rome, l’empereurdont le nom est resté le plus populaire.

Acté connaissait l’intérieur du palais pourl’avoir parcouru avec Lucius ; son vêtement et son voile blanclui donnaient l’apparence d’une des jeunes compagnes deSabina ; nul ne fit donc attention à elle, et tandis quel’empereur et l’impératrice passaient dans le triclinium pour yfaire la coena, elle se glissa dans la chambre nuptiale, où le litavait été reporté, et se cacha derrière un de ses rideaux.

Elle resta là deux heures, immobile, muette,sans que son souffle fit vaciller l’étoffe flottante qui pendaitdevant elle ; pourquoi était-elle venue, elle n’en savaitrien ; mais pendant ces deux heures, sa main ne quitta pas lemanche de son poignard. Enfin, elle entendit un léger bruit, despas de femmes s’approchaient dans le corridor, la porte s’ouvrit,et Sabina, conduite par une matrone romaine, d’une des premières etdes plus anciennes familles, nommée Calvia Crispinella, et qui luiservait de mère, comme Tigellin lui avait servi de père, entra dansla chambre, avec son vêtement de noces, excepté la ceinture delaine, que Néron avait rompue pendant le repas pour que Calvia pûtôter la toilette de la mariée ; elle commença par dénouer lesfausses nattes tressées sur le haut de sa tête en forme de tour, etses cheveux retombèrent sur ses épaules ; puis elle lui ôta leflammeum ; enfin, elle détacha la robe, de sorte que la jeunefille resta avec une simple tunique, et, chose étrange, à mesureque ces différents ornements étaient enlevés, une métamorphoseinouïe semblait s’opérer aux regards d’Acté : Sabinadisparaissait pour faire place à Sporus, tel qu’Acté l’avait vudescendre du navire et marcher auprès de Lucius, avec sa tuniqueflottante, ses bras nus, ses longs cheveux. Était-ce un rêve, uneréalité ? Le frère et la sœur ne faisaient-ils qu’un ?Acté devenait-elle insensée ? Les fonctions de Calvia étaientachevées, elle s’inclina devant son étrange impératrice. L’êtreandrogyne, quel qu’il fût, la remercia, et la jeune Grecquereconnut la voix de Sporus aussi bien que celle de Sabina ;enfin Calvia sortit. La nouvelle mariée resta seule, regarda detous les côtés, et croyant n’être vue ni entendue de personne, ellelaissa tomber ses mains avec abattement et poussa un soupir, tandisque deux larmes coulaient de ses yeux ; puis, avec unsentiment de dégoût profond, elle s’approcha du lit ; mais aumoment où elle mettait le pied sur la première marche, elle reculaépouvantée en jetant un grand cri : elle avait aperçu,encadrée dans les rideaux de pourpre, la figure pâle de la jeuneCorinthienne, qui, se voyant découverte, et sentant que sa rivaleallait lui échapper, bondit jusqu’à elle comme une tigresse ;mais l’être qu’elle poursuivait était trop faible pour fuir ou pourse défendre ; il tomba à genoux, étendant les bras vers elle,et tremblant sous la lame du poignard qui brillait dans samain ; puis un rayon d’espoir passa tout à coup dans sesyeux :

– Est-ce toi Acté ? est-ce toi ? luidit-il.

– Oui, oui, c’est moi, répondit la jeunefille… C’est moi, c’est Acté. Mais toi, qui es-tu ? Es-tuSabina ? es-tu Sporus ? es-tu un homme ? es-tu unefemme ?.. Réponds, parle mais parle donc !

– Hélas ! hélas ! s’écria l’eunuqueen tombant évanoui aux pieds d’Acté, hélas ! je ne suis nil’un ni l’autre.

Acté, stupéfaite, laissa échapper sonpoignard.

En ce moment la porte s’ouvrit, et plusieurshommes entrèrent précipitamment. C’étaient des esclaves quivenaient apporter autour du lit les statues des dieux protecteursdu mariage. Ils virent Sporus évanoui, une femme échevelée, pâle etles yeux hagards, penchée sur lui, et un poignard à terre :ils devinèrent tout, s’emparèrent d’Acté, et la conduisirent dansles prisons du palais, près desquelles elle était passée pendantcette douce nuit où Lucius l’avait fait demander, et d’où elleavait entendu sortir de si plaintifs gémissements.

Elle y retrouva Paul et Silas.

– Je t’attendais, dit Paul à Acté.

– O mon père ! s’écria la jeuneCorinthienne, j’étais venue à Rome pour te sauver.

– Et, ne pouvant me sauver, tu veux mouriravec moi.

– Oh ! non, non, dit la jeune fille avechonte, non, je t’ai oublié ; non, je suis indigne que tum’appelles ta fille. Je suis une malheureuse insensée qui ne mériteni pitié ni pardon.

– Tu l’aimes donc toujours ?

– Non, je ne l’aime plus, mon père, car il estimpossible que je l’aime encore : seulement, comme je te l’aidit, je suis folle ; oh ! qui me tirera de mafolie ! Il n’y a pas d’homme sur la terre, il n’y a pas deDieu au ciel assez puissant pour cela.

– Rappelle-toi l’enfant de l’esclave :celui qui guérit le corps peut guérir l’âme.

– Oui, mais l’enfant de l’esclave avaitl’innocence à défaut de la foi ; moi, je n’ai pas encore lafoi, et je n’ai plus l’innocence.

– Et pourtant, répondit l’apôtre, tout n’estpas perdu, s’il te reste le repentir ?

– Hélas ! hélas ! murmura Acté avecl’accent du doute.

– Eh bien ! approche ici, dit Paul ens’asseyant dans un angle du cachot ; viens, je veux te parlerde ton père.

Acté tomba à genoux, la tête sur l’épaule duvieillard, et toute la nuit l’apôtre l’exhorta. Acté ne luirépondit que par des sanglots ; mais le matin elle était prêteà recevoir le baptême.

Presque tous les captifs enfermés avec Paul etSilas étaient des chrétiens des Catacombes ; depuis deux ansqu’Acté habitait parmi eux, ils avaient eu le temps d’apprécier lesvertus de celle dont ils ignoraient les fautes ; or, desprières avaient été adressées toute la nuit à Dieu pour qu’illaissât tomber un rayon de foi sur la pauvre païenne : ce futdonc une déclaration solennelle que celle de l’apôtre, lorsqu’ilannonça à haute voix que le Seigneur allait compter une servante deplus.

Paul n’avait point laissé ignorer à Actél’étendue des sacrifices qu’allait lui imposer son nouveautitre : le premier était celui de son amour, et le secondpeut-être celui de sa vie ; tous les jours on venait chercherau hasard dans cette prison quelque victime pour les expiations oules fêtes ; beaucoup alors se présentaient ayant hâte dumartyre, et l’on prenait aveuglément et sans choix : toutcorps qui pouvait souffrir et assurer de sa souffrance étant bon àmettre en croix ou à jeter à l’amphithéâtre ; une abjurationen pareille circonstance n’était donc pas seulement une cérémoniereligieuse : c’était un dévouement mortel.

Acté pensait donc que le danger lui-mêmerachèterait son peu de science dans la foi nouvelle : elleavait vu assez des deux religions pour maudire l’une et bénirl’autre ; tous les exemples criminels lui étaient venus desgentils, tous les spectacles de vertu lui avaient été donnés pardes chrétiens ; puis, encore plus que tout cela, la certitudequ’elle ne pouvait vivre avec Néron lui faisait-elle désirer demourir avec Paul.

Ce fut donc avec une ardeur qui, aux yeux duSeigneur lui tint sans doute lieu de foi, qu’au milieu du cercledes prisonniers à genoux elle s’agenouilla elle-même sous le rayonde jour qui descendait par un soupirail, à travers les barreauxduquel elle entrevoyait le ciel. Paul était debout derrière elle,les mains élevées et priant, et Silas, incliné, tenait l’eau saintedans laquelle trempait le buis béni. En ce moment, et comme Actéachevait l’acte des apôtres, ce credo antique qui, de nos joursencore et sans altération, est resté le symbole de la foi, la portes’ouvrit avec un grand fracas : des soldats parurent, conduitspar Anicétus, qui, frappé par le spectacle étrange qui s’offrait àsa vue, car tous étaient demeurés à genoux et priant, s’arrêtaimmobile et silencieux sur le seuil :

– Que veux-tu ? lui dit Paul interrogeantle premier celui qui venait tantôt comme juge, tantôt commebourreau.

– Je veux cette jeune fille, répondit Anicétusen montrant Acté.

– Elle ne te suivra pas, reprit Paul, car tun’as aucun droit sur elle.

– Cette jeune fille appartient à César !s’écria Anicétus.

– Tu te trompes, répondit Paul en prononçantles paroles consacrées et en versant l’eau sainte sur la tête de lanéophyte, cette jeune fille appartient à Dieu !…

Acté jeta un cri et s’évanouit, car ellesentit que Paul avait dit vrai, et que ces paroles qu’il avaitprononcées venaient à tout jamais la séparer de Néron.

– Alors c’est donc toi que je conduirai àl’empereur à sa place, dit Anicétus en faisant signe aux soldats des’emparer de Paul.

– Fais comme tu voudras, dit l’apôtre, je suisprêt à te suivre ; je sais que le temps est venu d’allerrendre compte au ciel de ma mission sur la terre.

Paul, conduit devant César, fut condamné àêtre mis en croix ; mais il appela de ce jugement commecitoyen romain, et ses droits ayant été reconnus comme habitant deTarse en Cilicie, il eut le jour même la tête tranchée sur leForum.

César assista à cette exécution, et comme lepeuple, qui avait compté sur un supplice plus long, faisaitentendre quelques murmures, l’empereur lui promit pour lesprochaines ides de mars un présent de gladiateurs.

C’était pour célébrer le troisièmeanniversaire de la mort du dictateur Julius César.

Chapitre 15

 

Néron avait touché juste : cette promessecalma à l’instant les murmures ; parmi tous les spectaclesdont ses édiles, ses préteurs et ses Césars le gorgeaient, ceuxdont le peuple était plus avide étaient les chasses d’animaux etles présents de gladiateurs. Autrefois ces deux spectacles étaientdistincts ; mais Pompée avait eu l’idée de les réunir enfaisant combattre pour la première fois, pendant son secondconsulat, à l’occasion de la dédicace du temple de Vénusvictorieuse, vingt éléphants sauvages contre des Gétules armés dejavelots : il est vrai que longtemps auparavant, si l’on encroit Tite-Live, on avait tué pour un seul jour cent quarante-deuxéléphants dans le cirque ; mais ces éléphants, pris dans unebataille contre les Carthaginois, et que Rome pauvre et prudentealors ne voulait ni nourrir ni donner aux alliés, avaient étéégorgés à coups de javelots et de flèches par les spectateurs desgradins : quatre-vingts ans plus tard, l’an 523 de Rome,Scipion Nasica et P. Lentulus avaient fait descendre dans le cirquesoixante- trois panthères d’Afrique, et l’on croyait les Romainsblasés sur ce genre de fête, lorsque Segurus, transportant lespectacle sur un autre élément, avait rempli d’eau l’amphithéâtre,et dans cette mer factice, lâcha quinze hippopotames et vingt-troiscrocodiles ; Sylla, préteur, avait donné une chasse de centlions à crinière : le grand Pompée une de trois centquinze ; et Julius César une de quatre cents ; enfinAuguste, qui avait gardé d’Octave un arrière-goût de sang, avaitfait tuer dans les fêtes qu’il avait données tant en son nom qu’encelui de son petit-fils, environ trois mille cinq cents lions,tigres et panthères ; et il n’y eut pas jusqu’à un certain P.Servilius, de la vie duquel on n’a retenu que ce souvenir, quidonna une fête où l’on tua trois cents ours et autant de panthèreset de lions amenés des déserts de l’Afrique : plus tard celuxe n’eut plus de frein, et Titus fit dans une seule chasseégorger jusqu’à cinq mille bêtes féroces de toute espèce.

Mais de tous, celui qui jusqu’alors avaitdonné les fêtes les plus riches et les plus variées étaitNéron : outre les impôts d’argent imposés aux provincesconquises, il avait taxé le Nil et le désert, et l’eau et le sablelui fournissaient leur dîme de lions, de tigres, de panthères et decrocodiles : quant aux gladiateurs, les prisonniers de guerreet les chrétiens les avaient avantageusement et économiquementremplacés : ils manquaient bien de l’adresse que donnait auxpremiers l’étude de leur art, mais ils avaient pour eux le courageet l’exaltation, qui ajoutaient une poésie et une forme nouvelle àleur agonie : c’était tout ce qu’il fallait pour réchauffer lacuriosité.

Rome tout entière se précipita donc dans lecirque : cette fois on avait puisé à pleines mains dans ledésert et dans les prisons : il y avait assez de bêtes féroceset de victimes pour que la fête durât tout le jour et toute lanuit : d’ailleurs l’empereur avait promis d’éclairer le cirqued’une manière nouvelle : aussi fut-il reçu par d’unanimesacclamations : cette fois il était vêtu en Apollon, etportait, comme le dieu pythien, un arc et des flèches : cardans les intervalles des combats il devait donner des preuves deson adresse ; quelques arbres avaient été déracinés de laforêt d’Albano, transportés à Rome et replantés dans le cirque,avec leurs branches et leurs feuilles, et sur ces arbres des paonset des faisans apprivoisés, étalant leur plumage d’azur et d’or,offraient un but aux flèches de l’empereur : il arrivait aussique parfois César prenait en pitié quelque bestiaire blessé, ou enhaine quelque animal qui faisait mal son métier de bourreau :alors il prenait ou son arc ou ses javelots, et de sa place, de sontrône, il donnait la mort à l’autre bout du cirque, pareil àJupiter Foudroyant.

À peine l’empereur fut-il placé que lesgladiateurs arrivèrent sur des chars : ceux qui devaientcommencer les combats étaient comme d’habitude achetés à desmaîtres ; mais comme la solennité était grande, quelquesjeunes patriciens s’étaient mêlés aux gladiateurs de professionpour faire leur cour à l’empereur ; on disait même que parmiceux-ci deux nobles, que l’on savait ruinés par leurs débauches,s’étaient loués, l’un pour la somme de deux cent cinquante, l’autrepour celle de trois cent mille sesterces.

Au moment où Néron entra, les gladiateursétaient dans l’arène, attendant le signal et s’exerçant entre eux,comme si les combats qu’ils allaient se livrer étaient un simplejeu d’escrime. Mais à peine le mot l’empereur !l’empereur ! eut-il retenti dans le cirque, et eut-on vuCésar-Apollon s’asseoir sur son trône, en face des vestales, queles maîtres des jeux entrèrent dans le cirque, tenant en main desarmes émoulues qu’ils présentèrent aux combattants, et que ceux-ciéchangèrent contre les armes émoussées avec lesquelles ilss’exerçaient : puis ils défilèrent devant Néron, élevant leursépées vers lui, afin qu’il s’assurât qu’elles étaient acérées ettranchantes, ce qu’il pouvait faire en se baissant : sa logen’était élevée que de neuf à dix pieds au-dessus de l’arène.

On présenta la liste des combattants à Césarafin qu’il désignât lui-même l’ordre dans lequel ils devaientcombattre : il décida que le rétiaire et le mirmilloncommenceraient ; après eux devaient venir deux dimachères,puis deux andabates : alors pour clore cette première séancequi devait finir à midi, deux chrétiens, un homme et une femme,seraient donnés à dévorer aux bêtes féroces. Le peuple parut assezsatisfait de ce premier programme, et au milieu des cris de viveNéron ! gloire à César ! fortune à l’empereur ! lesdeux premiers gladiateurs entrèrent dans le cirque, chacun par uneporte située en face l’une de l’autre.

C’étaient, comme l’avait décidé César, unmirmillon et un rétiaire. Le premier qu’on appelait aussi sécutor,parce qu’il lui arrivait plus souvent de poursuivre l’autre qued’en être poursuivi, était vêtu d’une tunique vert-clair à bandestransversales d’argent, serrée autour du corps par une ceinture decuivre ciselée, dans laquelle brillaient des incrustations decorail : sa jambe droite était défendue par une bottine debronze, un casque à visière pareil à celui des chevaliers du XIVesiècle, surmonté d’un cimier représentant une tête d’urus auxlongues cornes, lui cachait tout le visage ; il portait aubras gauche un grand bouclier rond, et à la main droite un javelotet une massue plombée : c’était l’armure et le costume desGaulois.

Le rétiaire tenait de la main droite le filetauquel il devait son nom, et qui était à peu près pareil à celuique, de nos jours, les pêcheurs désignent sous celui d’épervier, etde la gauche, défendue par un petit bouclier nommé parme, un longtrident au manche d’érable et à la triple pointe d’acier : satunique était de drap bleu, ses cothurnes de cuir bleu, sa bottinede bronze doré ; son visage, au contraire de celui de sonennemi, était découvert, et sa tête n’avait d’autre protectionqu’un long bonnet de laine bleue, auquel pendait un réseaud’or.

Les deux adversaires s’approchèrent l’un del’autre, non pas en ligne droite, mais circulairement : lerétiaire tenant son filet préparé, le mirmillon balançant sonjavelot. Lorsque le rétiaire se crut à portée, il fit un bondrapide en avant, en même temps qu’il lança son filet en ledéveloppant ; mais aucun de ses mouvements n’avait échappé aumirmillon, qui fit un bond pareil en arrière ; le filet tombaà ses pieds. Au même moment, et avant que le rétiaire eût eu letemps de se couvrir de son bouclier, le javelot partit de la maindu mirmillon ; mais son ennemi vit venir l’arme, et se baissa,pas si rapidement cependant que le trait qui devait l’atteindre àla poitrine n’emportât son élégante coiffure.

Alors le rétiaire, quoique armé de sontrident, se mit à fuir, traînant après lui son filet, car il nepouvait se servir de son arme que pour tuer son ennemi prisonnierdans les mailles : le mirmillon s’élança aussitôt à sapoursuite, mais sa course, retardée par sa lourde massue et par ladifficulté de voir à travers les petits trous qui formaient lavisière de son casque, donna le temps au rétiaire de préparer denouveau son filet et de se retrouver en garde : aussitôt lachose faite, il se remit en position, et le mirmillon endéfense.

Pendant sa course, le sécutor avait ramasséson javelot, et pendu comme un trophée à sa ceinture le bonnet deson adversaire : chaque combattant se retrouva donc avec sesarmes ; cette fois ce fut le mirmillon qui commença : sonjavelot, lancé une seconde fois de toute la force de son bras, allafrapper en plein dans le bouclier du rétiaire, traversa la plaquede bronze qui le recouvrait, puis les sept lanières de cuirrepliées les unes sur les autres, et alla effleurer sapoitrine : le peuple le crut blessé à mort, et de tous côtéss’élança le cri : « Il en tient ! il en tient !»

Mais aussitôt, le rétiaire écartant de sapoitrine son bouclier, où était resté pendu le javelot, montraqu’il était à peine blessé ; alors l’air retentit de cris dejoie, car ce que craignaient avant tout les spectateurs, c’étaientles combats trop courts ; aussi regardait-on avec mépris,quoique la chose ne fût pas défendue, les gladiateurs quifrappaient à la tête.

Le mirmillon se mit à fuir, car sa massue,arme terrible lorsqu’il poursuivait le rétiaire désarmé de sonfilet, lui devenait à peu près inutile du moment où celui-ci leportait sur son épaule ; car, en s’approchant assez près deson adversaire pour le frapper, il lui donnait toute facilité del’envelopper de ses mailles mortelles. Alors commença le spectacled’une fuite dans toutes les règles, car la fuite était aussi unart ; mais, dans l’une comme dans l’autre course, le mirmillonse trouvait empêché par son casque ; bientôt le rétiaire setrouva si près de lui, que des cris partirent pour avertir leGaulois ; celui- ci vit qu’il était perdu s’il ne sedébarrassait promptement de son casque qui lui était devenuinutile ; il ouvrit, en courant toujours, l’agrafe de fer quile maintenait fermé, et l’arrachant de sa tête, il le jeta loin delui. Alors on reconnut avec étonnement dans le mirmillon un jeunehomme d’une des plus nobles familles de Rome, nommé Festus, quiavait pris ce casque à visière bien plus pour se déguiser que pourse défendre ; cette découverte redoubla l’intérêt que lesspectateurs prenaient au combat.

Dès lors ce fut le jeune patricien qui gagnadu terrain sur l’autre, qui, à son tour, se trouvait embarrassé deson bouclier percé du javelot, qu’il n’avait pas voulu arracher depeur de rendre une arme à son ennemi ; excité par les cris desspectateurs et par la fuite continue de son adversaire, il jetaloin de lui le bouclier et le trait, et se retrouva libre de sesmouvements ; mais alors, soit que le mirmillon vit dans cetteaction une imprudence qui égalisait de nouveau le combat, soitqu’il fût las de fuir, il s’arrêta tout à coup, faisant tourner samassue autour de sa tête ; le rétiaire, de son côté, préparason arme ; mais, avant qu’il fût à portée de son ennemi, lamassue, lancée en sifflant comme la poutre d’une catapulte, allafrapper le rétiaire au milieu de la poitrine ; celui-cichancela un instant, puis tomba, abattu et couvert lui- même desmailles de son propre filet. Festus alors s’élança sur le bouclier,en arracha le javelot, et d’un seul bond se retrouvant près de sonennemi, lui posa le fer de son arme sur la gorge, et interrogea lepeuple pour savoir s’il devait le tuer ou lui faire grâce. Toutesles mains alors s’élevèrent, les unes rapprochées, les autresisolées, en renversant le pouce ; mais comme il étaitimpossible au milieu de cette foule de distinguer la majorité, lecri : Aux vestales ! aux vestales ! se fitentendre : c’était l’appel en cas de doute. Festus se retournadonc vers le podium ; les douze vestales se levèrent :huit avaient le pouce renversé : la majorité était pour lamort ; en conséquence, le rétiaire prit lui-même la pointe dufer, l’appuya sur sa gorge, cria une dernière fois : César estDieu ! et sentit, sans pousser une plainte, le javelot deFestus lui ouvrir l’artère du cou et pénétrer jusqu’à sapoitrine.

Le peuple alors battit des mains au vainqueuret au vaincu, car l’un avait tué avec adresse et l’autre était mortavec grâce. Festus fit le tour de l’amphithéâtre pour recevoir lesapplaudissements, et sortit par une porte tandis que l’on emportaitpar l’autre le corps de son ennemi.

Aussitôt un esclave entra avec un râteau,retourna le sable pour effacer la trace du sang, et deux nouveauxcombattants parurent dans la lice : c’étaient deuxdimachères.

Les dimachères étaient les raffinés du sièclede Néron sans casque, sans cuirasse, sans bouclier, sans ocréa, ilscombattaient, une épée de chaque main, comme faisaient noscavaliers de la Fronde dans leurs duels à la dague et aupoignard ; aussi ces combats étaient-ils regardés comme letriomphe de l’art, et quelquefois les champions n’étaient autresque les maîtres d’escrime eux-mêmes. Cette fois, c’était unprofesseur et son élève ; l’écolier avait si bien profité desleçons, qu’il venait attaquer le maître avec ses propresfeintes ; quelques mauvais traitements qu’il en avait reçusavaient depuis longtemps fait germer une haine vivace au plusprofond de son cœur ; mais il l’avait dissimulée à tous lesyeux ; et dans l’intention de se venger un jour, il avaitcontinué ses exercices journaliers, et fini par surprendre tous lessecrets de la profession. Ce fut donc pour des spectateurs aussiartistes une chose curieuse à voir que ces deux hommes qui, pour lapremière fois, allaient substituer à leurs jeux fictifs un combatréel, et changer leurs armes émoussées contre des lames acérées ettranchantes. Aussi leur apparition fut-elle saluée par une triplesalve d’applaudissements, qui cessèrent, aussitôt que le maître desjeux eut donné le signal sur un geste de l’empereur, pour faireplace au plus profond silence.

Les adversaires s’avancèrent l’un contrel’autre, animés de cette haine profonde qu’inspire touterivalité ; mais cependant cette haine, qui jaillissait enéclairs de leurs yeux, donnait une nouvelle circonspection àl’attaque et à la défense, car c’était non seulement leurs viesqu’ils jouaient, mais encore la réputation que l’un possédaitdepuis longtemps, et que l’autre venait d’acquérir.

Enfin leurs épées se touchèrent ; deuxserpents qui jouent, deux éclairs qui se croisent, sont plusfaciles à suivre dans leur flamboyante rapidité que ne l’était lemouvement de l’épée qu’ils tenaient de la main droite et aveclaquelle ils s’attaquaient, tandis que de la gauche ils paraientcomme avec un bouclier. Passant successivement de l’attaque à ladéfense, et avec une régularité merveilleuse, l’élève fit d’abordreculer le maître jusqu’au pied du trône où était l’empereur, et lemaître à son tour fit reculer l’élève jusqu’au podium, oùsiégeaient les vestales ; puis ils revinrent au milieu ducirque, sains et saufs tous deux, quoique vingt fois la pointe dechaque épée se fût approchée assez près de la poitrine pourdéchirer la tunique sous laquelle elle cherchait le cœur ;enfin le plus jeune des deux fit un bond en arrière ; lesspectateurs crièrent : il en tient ! Mais aussitôt,quoique le sang coulât par le bas de sa tunique, le long d’une deses cuisses, il revint au combat, plus acharné qu’auparavant, et aubout de deux passes, ce fut le maître à son tour qui indiqua, parun mouvement imperceptible à des yeux moins exercés que ceux qui leregardaient, que la froide sensation du fer venait de passer dansses veines ; mais cette fois aucun cri ne se fitentendre : l’extrême curiosité est muette ; onn’entendait, à quelques coups habilement portés ou parés, que cefrémissement sourd qui indique à l’acteur que si le public nel’applaudit pas, ce n’est pas faute de l’apprécier, mais aucontraire pour ne pas l’interrompre dans son jeu. Aussi chacun descombattants redoublait-il d’ardeur, et les épées continuèrent-ellesde voltiger avec la même vélocité, si bien que cette singulièrelutte menaçait de n’avoir pas d’autre fin que l’épuisement desforces, lorsque le maître, en reculant devant l’élève, glissa ettomba tout à coup : son pied avait porté sur la terre fraîchede sang ; l’élève, profitant de cet avantage que lui donnaitle hasard, se précipita sur lui ; mais au grand étonnement desspectateurs, on ne les vit se relever ni l’un ni l’autre ; lepeuple tout entier se leva en joignant les deux mains et encriant : Grâce ! liberté ! mais aucun des deuxcombattants ne répondit. Le maître des jeux entra alors dans lecirque, apportant de la part de l’empereur les palmes de victoireet les baguettes de liberté ; mais il était trop tard, leschampions étaient déjà, sinon victorieux, du moins libres :ils s’étaient enferrés l’un l’autre, et tués tous deux.

Aux dimachères devaient succéder, comme nousl’avons dit, les andabates ; sans doute on les avait inscritsimmédiatement après les dimachères pour réjouir le peuple par uncontraste ; car à ces nouveaux gladiateurs l’art et l’adresseétaient complètement inutiles ; ils allaient la têteentièrement enfermée dans un casque qui n’avait d’ouverture qu’à laplace de la bouche pour les laisser respirer ; et en face desoreilles pour qu’ils pussent entendre ; ils combattaient doncen aveugles. Le peuple se réjouissait fort, au reste, à ce terriblecolin-maillard où chaque coup portait, les adversaires n’ayantaucune armure défensive qui pût ni le repousser ni l’amortir.

Au moment où les nouvelles victimes, car cesmalheureux ne méritaient pas le nom de combattants, étaientintroduites dans l’arène, au milieu des éclats de rire de lamultitude, Anicétus s’approcha de l’empereur et lui remit deslettres. Néron les lut avec une grande inquiétude, et à la dernièreune altération profonde se peignit sur son visage. Il resta uninstant pensif, puis, se levant tout à coup, il s’élança hors ducirque en faisant signe de continuer les jeux malgré sonabsence ; cette circonstance, qui n’était pas nouvelle, carsouvent des affaires pressantes appelaient inopinément, au milieud’une fête, les Césars au forum, au sénat ou au palatin, loind’avoir un résultat fâcheux pour les plaisirs des spectateurs, leurdonnait au contraire une nouvelle liberté, car n’étant plus empêchépar la présence de l’empereur, le peuple devenait alorsvéritablement roi : les jeux comme l’avait ordonné Néron,continuèrent donc d’avoir leur cours, quoique César ne fût plus làpour y présider.

Les deux champions se mirent donc en marchepour se rejoindre, traversant le cirque dans sa largeur ; àmesure qu’ils s’approchaient l’un de l’autre, on les voyait,substituant le sens de l’ouïe à celui de la vue, essayer d’écouterle danger qu’ils ne pouvaient voir ; mais on comprend combienune pareille appréciation était trompeuse : aussi étaient-ilsencore loin l’un de l’autre qu’ils agitaient déjà leurs épées, quine frappaient encore que l’air ; enfin excités par cescris : En avant, en avant ! à droite ! àgauche ! ils s’avancèrent avec plus de hardiesse ; mais,se dépassant sans se toucher, ils finirent par se tourner le dos encontinuant de se menacer. Aussitôt les éclats de rire et les huéesdes spectateurs devinrent tels qu’ils s’aperçurent de ce qu’ilsvenaient de faire ; et, se retournant d’un même mouvement, ilsse retrouvèrent en face l’un de l’autre et à portée : leursépées se touchèrent, et en même temps, frappant d’une manièredifférente, l’un reçut un coup de pointe dans la cuisse droite,l’autre un coup d’estoc sur le bras gauche. Chaque blessé fit unmouvement, et les deux adversaires se trouvèrent de nouveauséparés, et ne sachant plus comment se rejoindre. Alors, l’un desdeux se coucha à terre pour écouter le bruit des pas, et surprendreson ennemi, puis, comme il s’approchait, pareil à un serpent cachéqui darde sa langue, le gladiateur couché atteignit son adversaireune seconde fois ; celui-ci se sentant dangereusement blessé,fit un pas rapide en avant, heurta du pied le corps de son ennemi,et alla tomber à deux ou trois palmes de lui, mais, se relevantaussitôt, il décrivit avec son épée un cercle horizontal si rapideet si vigoureux que l’arme, rencontrant le cou de son adversaire àl’endroit où cessait de le protéger le casque, lui enleva la têtede dessus les épaules aussi habilement qu’eût pu le faire lebourreau ; le tronc resta un instant debout, tandis que latête, enfermée dans son enveloppe de fer, roulait loin de lui,puis, faisant quelques pas stupides et insensés, comme s’ilcherchait après elle, il tomba sur le sable qu’il inonda de sang.Aux cris du peuple, le gladiateur qui était resté debout jugea quele coup qu’il venait de porter était mortel, mais il ne continuapas moins de se tenir en défense contre l’agonie de son adversaire.Alors un des maîtres entra et lui ouvrit son casque, encriant :

– Tu es libre et vainqueur.

Il sortit alors par la porte qu’on appelaitsana vivaria, parce que c’était par elle que quittaient le cirqueles combattants échappés à la mort, tandis qu’on emportait lecadavre dans le spoliaire, espèce de caverne située sous les degrésde l’amphithéâtre, où des médecins attendaient les blessés, et oùdeux hommes se promenaient, l’un habillé en Mercure et l’autre enPluton : Mercure, afin de voir s’il était demeuré dans lescorps, en apparence insensibles, quelque reste de vitalité, lestouchait avec un caducée rougi à la forge, tandis que Plutonassommait avec un maillet ceux que les médecins jugeaientincapables de guérison.

À peine les andabates furent-ils sortis, qu’ungrand tumulte régna dans le cirque ; aux gladiateurs allaientsuccéder les bestiaires, et ceux-là étaient des chrétiens, de sorteque toute la haine était pour les hommes et toute la sympathie pourles animaux. Cependant, quelle que fut l’impatience de la foule,force lui fut d’attendre que les esclaves eussent passé les râteauxsur le sable du cirque, mais cette opération fut hâtée par les crisfurieux qui s’élevaient de tous les points de l’amphithéâtre ;enfin les esclaves se retirèrent, l’arène resta un instant vide, etla multitude dans l’attente ; enfin une porte s’ouvrit, ettous les regards se tournèrent vers les nouvelles victimes quiallaient entrer.

Ce fut d’abord une femme, vêtue d’une robeblanche et couverte d’un voile blanc. On la conduisit vers un desarbres, et on l’y attacha par le milieu du corps ; alors undes esclaves lui arracha son voile, et les spectateurs purent voirune figure d’une beauté parfaite, pâle, mais résignée : unlong murmure se fit entendre. Malgré son titre de chrétienne, lajeune fille avait, dès la première vue, ému l’âme de cette foule siimpressionnable et si changeante. Pendant que tous les yeux étaientfixés sur elle, une porte parallèle s’ouvrit, et un jeune hommeentra : c’était l’habitude d’exposer ainsi aux bêtes unchrétien et une chrétienne, en donnant à l’homme tous les moyens dedéfense, afin que le désir de retarder non seulement sa mort, maisencore celle de sa compagne, que l’on choisissait toujours sœur,maîtresse ou mère, donnant au fils, à l’amant ou au frère unnouveau courage, prolongeât un combat que les chrétiens refusaientpresque toujours pour le martyre, quoiqu’ils sussent que, s’ilstriomphaient des trois premiers animaux qu’on lâchait contre eux,ils étaient sauvés.

En effet, quoique cet homme, dont au premieraspect il était facile de reconnaître la vigueur et la souplesse,fût suivi de deux esclaves dont l’un portait une épée et deuxjavelots, et dont l’autre conduisait un coursier numide, il neparut pas disposé à donner au peuple le spectacle de la lutte qu’ilattendait. Il s’avança lentement dans le cirque, promena autour delui un regard calme et assuré, puis, faisant signe de la main quele cheval et les armes étaient inutiles, il regarda le ciel, tombaà genoux et se mit à prier. Alors le peuple, trompé dans sonattente, commença de menacer et de rugir : c’était un combatet non un martyre qu’il était venu voir, et les cris : « À lacroix ! à la croix ! » se firent entendre, car, supplicepour supplice, il préférait au moins celui dont l’agonie était laplus longue. Alors un rayon de joie ineffable apparut dans les yeuxdu jeune homme, et il étendit les bras en signe d’actions degrâces, heureux qu’il était de mourir de la même mort dont leSauveur avait fait une apothéose : en ce moment il entendit unsi profond soupir qu’il se retourna.

– Silas ! Silas !… murmura la jeunefille.

– Acté ! s’écria le jeune homme en serelevant et en se précipitant vers elle.

– Silas, ayez pitié de moi, dit Acté ;lorsque je vous ai reconnu, un espoir est entré dans mon cœur. Vousêtes brave et fort, Silas, habitué à lutter avec les habitants desforêts et les hôtes du désert, peut-être si vous eussiez combattunous eussiez-vous sauvés tous deux.

– Et le martyre ! interrompit Silas enmontrant le ciel.

– Et la douleur ! dit Acté en laissanttomber sa tête sur sa poitrine. Hélas ! je ne suis pas commetoi née dans une ville sainte ; je n’ai point entendu laparole de vie de la bouche de celui pour qui nous allonsmourir : je suis une jeune fille de Corinthe, élevée dans lareligion de mes ancêtres ; ma foi et ma croyance sontnouvelles, et le mot de martyre ne m’est connu que depuishier ; peut-être aurais-je encore du courage pourmoi-même ; mais, Silas, s’il me faut vous voir mourir devantmoi de cette mort lente et cruelle, peut-être n’en aurais-je paspour vous.

– C’est bien, je combattrai, réponditSilas : car je suis toujours sûr de retrouver plus tard lajoie que vous m’enlevez aujourd’hui. Alors, faisant un signe decommandement aux esclaves : Mon cheval, mon épée et mesjavelots ! dit-il à haute voix et avec un gested’empereur.

Et la multitude se mit à battre des mains, carelle comprit à cette voix et à ce geste qu’elle allait voir une deces luttes herculéennes comme il lui en fallait pour ranimer sessensations blasées par les combats ordinaires.

Silas s’approcha d’abord du cheval ;c’était comme lui un fils de l’Arabie ; ces deux compatriotesse reconnurent ; l’homme dit au cheval quelques paroles dansune langue étrangère, et, comme si le noble animal les eûtcomprises, il répondit en hennissant. Alors Silas arracha du dos etde la bouche de son compagnon la selle et la bride que les Romainslui avaient imposés en signe d’esclavage, et l’enfant du désertbondit en liberté autour de celui qui venait de la lui rendre.

Pendant ce temps Silas se débarrassait à sontour de ce que son costume avait de gênant, et, roulant son manteaurouge autour de son bras gauche, il resta avec sa tunique et sonturban. Alors il ceignit son épée, prit ses javelots, appela soncheval qui obéit, docile comme une gazelle et, s’élançant sur sondos, il fit, en se courbant sur le cou, et sans autre secours pourle diriger que celui de ses genoux et de sa voix, trois fois letour de l’arbre où était enchaînée Acté, pareil à Persée prêt àdéfendre Andromède : l’orgueil de l’Arabe venait de reprendrele dessus sur l’humilité du chrétien.

En ce moment une porte à deux battantss’ouvrit au dessous du podium, et un taureau de Cordoue, excité pardes esclaves, entra en mugissant dans le cirque ; mais à peiney eut-il fait dix pas, qu’épouvanté du grand jour, de la vue desspectateurs et des cris de la multitude, il plia sur ses jarrets dedevant, abaissa sa tête jusque sur la terre, et, dirigeant surSilas ses yeux stupides et féroces, il commença à se lancer, avecles pieds de devant, du sable sous le ventre, à écorcher le solavec ses cornes, et à souffler la fumée par ses naseaux. En cemoment un des maîtres lui jeta un mannequin bourré de paille etressemblant à un homme, le taureau s’élança aussitôt dessus et lefoula aux pieds ; mais au moment où il était le plus acharnécontre lui, un javelot partit en sifflant de la main de Silas, etalla s’enfoncer dans son épaule : le taureau poussa unrugissement de douleur, puis, abandonnant aussitôt l’ennemi fictifpour l’adversaire réel, il s’avança sur le Syrien, rapide, la têtebasse et, traînant sur le sable un sillon de sang. Mais celui-ci lelaissa tranquillement s’approcher, puis, lorsqu’il ne fut plus qu’àquelques pas de lui, il fit faire, avec l’aide de la voix et desgenoux, un bond de côté à sa légère monture, et tandis que letaureau passait, emporté par sa course, le second javelot allacacher dans les flancs ses six pouces de fer : l’animals’arrêta frémissant sur ses quatre pieds, comme s’il allait tomber,puis, se retournant presque aussitôt, il se rua sur le cheval et lecavalier ; mais le cheval et le cavalier commencèrent à fuirdevant lui, comme emportés par un tourbillon.

Ils firent ainsi trois fois le tour del’amphithéâtre, le taureau s’affaiblissant à chaque fois et perdantdu terrain sur le cheval et sur le cavalier ; enfin, autroisième tour il tomba sur ses genoux ; mais presque aussitôtse relevant, il poussa un mugissement terrible, et, comme s’il eûtperdu l’espoir d’atteindre Silas, il regarda circulairement autourde lui, pour voir s’il ne trouverait pas quelque autre victime oùépuiser sa colère : c’est alors qu’il aperçut Acté. Il sembladouter un instant que ce fût un être animé, tant son immobilité etsa pâleur lui donnaient l’aspect d’une statue, mais bientôt,tendant le cou et les narines, il aspira l’air qui venait de soncôté. Aussitôt, rassemblant toutes ses forces, il piqua droit surelle : la jeune fille le vit venir, et poussa un cri deterreur ; mais Silas veillait sur elle : ce fut lui à sontour qui s’élança vers le taureau, et le taureau qui sembla lefuir ; mais en quelques élans de son fidèle numide, il l’eûtbientôt rejoint : alors il sauta du dos de son cheval surcelui du taureau, et, tandis que du bras gauche il le saisissaitpar une corne et lui tordait le cou, de l’autre il lui plongeaitson épée dans la gorge jusqu’à la poignée ; le taureau égorgétomba expirant à une demi-lance d’Acté, mais Acté avait fermé lesyeux, attendant la mort, et les applaudissements seuls du cirquelui apprirent la première victoire de Silas.

Trois esclaves entrèrent alors dans le cirque,deux conduisaient chacun un cheval qu’ils attelèrent au taureauafin de le traîner hors de l’amphithéâtre ; le troisièmetenait une coupe et une amphore ; il emplit la coupe et laprésenta au jeune Syrien ; celui-ci y trempa ses lèvres àpeine, et demanda d’autres armes : on lui apporta un arc, desflèches et un épieu ; puis tout le monde se hâta de sortir,car au-dessous du trône que l’empereur avait laissé vide, unegrille se soulevait, et un lion de l’Atlas, sortant de sa loge,entrait majestueusement dans le cirque.

C’était bien le roi de la création, car, aurugissement dont il salua le jour, tous les spectateurs frémirent,et le coursier lui-même, se défiant pour la première fois de lalégèreté de ses pieds, répondit par un hennissement de terreur.Silas seul, habitué à cette voix puissante pour l’avoir plus d’unefois entendue retentir dans les déserts qui s’étendent du lacAsphalte aux sources de Moïse, se prépara à la défense ou àl’attaque en s’abritant derrière l’arbre le plus voisin de celui oùétait attachée Acté, et en apprêtant sur son arc la meilleure et laplus acérée de ses flèches ; pendant ce temps-là, son noble etpuissant ennemi s’avançait avec lenteur et confiance, ne sachantpas ce qu’on attendait de lui, ridant les plis de sa large face, etbalayant le sable de sa queue. Alors les maîtres lui lancèrent pourl’exciter des traits émoussés avec des banderoles de différentescouleurs ; mais lui, impassible et grave, continuait des’avancer sans s’inquiéter de ces agaceries, lorsque tout à coup,au milieu des baguettes inoffensives, une flèche acérée etsifflante passa comme un éclair, et vint s’enfoncer dans une de sesépaules. Alors il s’arrêta tout à coup avec plus d’étonnement quede douleur, et comme ne pouvant comprendre qu’un être humain fûtassez hardi pour l’attaquer : il doutait encore de sablessure ; mais bientôt ses yeux devinrent sanglants, sagueule s’ouvrit, un rugissement grave et prolongé, pareil aubruissement du tonnerre, s’échappa comme d’une caverne de laprofondeur de sa poitrine ; il saisit la flèche fixée dans laplaie, et la brisa entre ses dents ; puis, jetant autour delui un regard qui, malgré la grille qui les protégeait, fit reculerles spectateurs eux-mêmes, il chercha un objet où faire tomber saroyale colère : en ce moment il aperçut le coursier,frémissant comme s’il sortait de l’eau glacée, quoiqu’il fûtcouvert de sueur et d’écume ; et, cessant de rugir, pourpousser un cri court, aigu et réitéré, il fit un bond qui lerapprocha de vingt pas de la première victime qu’il avaitchoisie.

Alors commença une seconde course plusmerveilleuse encore que la première ; car là il n’y avait plusmême la science de l’homme pour gâter l’instinct des animaux ;la force et la vitesse se trouvèrent aux prises dans toute leursauvage énergie, et les yeux de deux cent mille spectateurs sedétournèrent un instant des deux chrétiens pour suivre autour del’amphithéâtre cette chasse fantastique d’autant plus agréable à lafoule qu’elle était moins attendue : un second élan avaitrapproché le lion du cheval, qui, acculé au fond du cirque, n’osantfuir ni à droite ni à gauche, s’élança par dessus la tête de sonennemi, qui se mit à le poursuivre par bonds inégaux, hérissant sacrinière, et poussant de temps en temps des rauquements aigusauxquels le fugitif répondait par des hennissementsd’épouvante ; trois fois on vit passer comme une ombre, commeune apparition, comme un coursier infernal échappé du char dePluton, l’enfant rapide de la Numidie, et chaque fois, sans que lelion parût faire effort pour le suivre, on le vit se rapprocher decelui qu’il poursuivait jusqu’à ce qu’enfin, rétrécissant toujoursle cercle, il se trouvât courir parallèlement avec lui ; enfinle cheval, voyant qu’il ne pouvait plus échapper à son ennemi, sedressa tout debout le long de la grille, battant convulsivementl’air de ses pieds de devant ; alors le lion s’approchalentement, comme fait un vainqueur sûr de sa victoire, s’arrêtantde temps en temps pour rugir, secouer sa crinière et déchireralternativement le sable de l’arène avec chacune de ses griffes.Quant au malheureux coursier, fasciné comme le sont, dit-on, lesdaims et les gazelles à la vue du serpent, il tomba, se débattant,et se roula sur le sable dans l’agonie de la terreur : en cemoment, une seconde flèche partit de l’arc de Silas, et allas’enfoncer profondément entre les côtes du lion : l’hommevenait au secours du coursier et rappelait à lui la colère qu’ilavait détournée un instant de lui.

Le lion se retourna, car il commençait decomprendre qu’il y avait dans le cirque un ennemi plus terrible quecelui qu’il venait d’abattre en le regardant ; ce fut alorsqu’il aperçut Silas qui venait de tirer de sa ceinture unetroisième flèche et la posait sur la corde de son arc ; ils’arrêta un instant en face de l’homme, cet autre roi de lacréation. Cet instant suffit au Syrien pour envoyer à son ennemi untroisième messager de douleur, qui traversa la peau mouvante de saface et alla s’enfoncer dans son cou ; puis ce qui se passaalors fut rapide comme une vision : le lion s’élança surl’homme, l’homme le reçut sur son épieu. Puis l’homme et le lionroulèrent ensemble ; on vit voler des lambeaux de chair, etles spectateurs les plus proches se sentirent mouiller d’une pluiede sang. Acté jeta un cri d’adieu à son frère : elle n’avaitplus de défenseur, mais aussi elle n’avait plus d’ennemi : lelion n’avait survécu à l’homme que le temps nécessaire à savengeance, l’agonie du bourreau avait commencé comme celle de lavictime finissait : quant au cheval, il était mort sans que lelion l’eût touché.

Les esclaves rentrèrent, et emportèrent, aumilieu des cris, des applaudissements frénétiques de la multitude,le cadavre de l’homme et des animaux.

Alors tous les yeux se reportèrent sur Acté,que la mort de Silas laissait sans défense. Tant qu’elle avait vuson frère vivant, elle avait espéré pour elle. Mais en le voyanttomber elle avait compris que tout était fini, et elle avait essayéde murmurer, pour lui qui était mort et pour elle qui allaitmourir, des prières qui s’éteignaient en sons inarticulés, sur seslèvres pâles et muettes : au reste, contre l’habitude, il yavait sympathie pour elle dans cette foule, qui la reconnaissait àses traits pour une Grecque ; tandis qu’elle l’avait prised’abord pour une juive. Les femmes, et les jeunes gens, qui surtoutcommençaient à murmurer, et quelques spectateurs, se levaient pourdemander sa grâce, lorsque les cris : « Assis !assis ! » se firent entendre des gradins supérieurs : unegrille s’était levée, et une tigresse se glissait dans l’arène.

À peine sortie de sa loge, elle se coucha àterre, regardant autour d’elle avec férocité, mais sans inquiétudeet sans étonnement ; puis elle aspira l’air, et se mit àramper comme un serpent vers l’endroit où le cheval s’étaitabattu : arrivée là, elle se dressa comme il avait fait contrela grille, flairant et mordant les barreaux qu’il avait touchés,puis elle rugit doucement, interrogeant le fer, et le sable etl’air, sur la proie absente : alors des émanations de sangtiède encore et de chair palpitante parvinrent jusqu’à elle, carles esclaves, cette fois, n’avaient pas pris la peine de retournerle sable : elle marcha droit à l’arbre contre lequel s’étaitlivré le combat de Silas et du lion, ne se détournant à droite et àgauche que pour ramasser des lambeaux de chair qu’avait fait volerautour de lui le noble animal qui l’avait précédée dans le cirque,enfin elle arriva à une flaque de sang que le sable n’avait pointencore absorbée, et elle se mit à boire comme un chien altéré,rugissant et s’animant à mesure qu’elle buvait : puis,lorsqu’elle eut fini, elle regarda de nouveau autour d’elle avecdes yeux étincelants, et ce fut alors seulement qu’elle aperçutActé, qui, attachée à l’arbre et les yeux fermés, attendait la mortsans oser la voir venir.

Alors la tigresse se coucha à plat ventre,rampant d’une manière oblique vers sa victime, mais sans la perdrede vue ; puis arrivée à dix pas d’elle, elle se releva,aspira, le cou tendu et les naseaux ouverts, l’air qui venait deson côté ; alors d’un seul bond franchissant l’espace qui laséparait encore de la jeune chrétienne, elle retomba à ses pieds,et lorsque l’amphithéâtre tout entier, s’attendant à la voir mettreen pièces, jetait un cri de terreur dans lequel éclatait toutl’intérêt qu’avait inspiré la jeune fille à ces spectateurs quiétaient venus pour battre des mains à sa mort, la tigresse secoucha, douce et câline comme une gazelle, poussant de petits crisde joie, et léchant les pieds de son ancienne maîtresse : àces caresses inattendues Acté surprise rouvrit les yeux et reconnutPhoebé, la favorite de Néron.

Aussitôt les cris de Grâce ! grâce !retentirent de tous côtés, car la multitude avait pris lareconnaissance de la tigresse et de la jeune fille pour unprodige ; d’ailleurs Acté avait subi les trois épreuvesvoulues, et puisqu’elle était sauvée, elle était libre : alorsl’esprit changeant des spectateurs passa, par une de cestransitions si naturelles à la foule, de l’extrême cruauté àl’extrême clémence. Les jeunes chevaliers jetèrent leurs chaînesd’or, les femmes leurs couronnes de fleurs. Tous se levèrent surles gradins, appelant les esclaves pour qu’ils vinssent détacher lavictime. À ces cris, Lybicus, le noir gardien de Phoebé, entra etcoupa avec un poignard les liens de la jeune fille, qui tombaaussitôt sur ses genoux : car ces liens étaient le seul appuiqui soutenait debout son corps brisé par la terreur ; maisLybicus la releva, et, soutenant sa marche, il la conduisit,accompagnée de Phoebé qui la suivait comme un chien, vers la porteappelée sana vivaria, parce que c’était par cette porte, comme nousl’avons dit déjà, que sortaient les gladiateurs, les bestiaires etles condamnés qui échappaient au carnage : à l’autre seuil unefoule immense l’attendait, car les hérauts, descendant dans lecirque, venaient d’annoncer la suspension des jeux qui ne devaientreprendre qu’à cinq heures du soir ; à son aspect elle éclataen applaudissements et voulut l’emporter en triomphe, mais Actésuppliante joignit les mains, et le peuple s’ouvrit devant elle,lui laissant le passage libre : alors elle gagna le temple deDiane, s’assit derrière une colonne de la cella ; elle y restapleurante et désespérée, car elle regrettait maintenant de n’êtrepas morte en se voyant seule au monde, sans père, sans amant, sansprotecteur et sans ami : car son père était perdu pour elle,son amant l’avait oubliée, Paul et Silas étaient morts martyrs.

Lorsque la nuit fut venue, elle se rappelaqu’il lui restait une famille, et elle reprit seule et silencieusele chemin des Catacombes.

Le soir, à l’heure dite, l’amphithéâtre serouvrit de nouveau : l’empereur reprit sa place sur le trônequi était resté vide pendant une partie de la journée, et les fêtesrecommencèrent ; puis, lorsque l’ombre fut descendue, Néron sesouvint de la promesse qu’il avait faite au peuple de lui donnerune chasse aux flambeaux : on attacha à douze poteaux de ferdouze chrétiens enduits de soufre et de résine, et l’on y mit lefeu ; puis l’on fit descendre dans le cirque de nouveaux lionset de nouveaux gladiateurs.

Le lendemain, un bruit se répandit dans Rome,c’est que les lettres qu’avait reçues César pendant le spectacle,et qui avaient paru lui faire une si profonde impression,annonçaient la révolte des légions de l’Espagne et des Gaulescommandées par Galba et par Vindex.

Chapitre 16

 

Trois mois après les événements que nousvenons de raconter, à la fin d’un jour pluvieux et au commencementd’une nuit d’orage, cinq hommes sortis de la porte Nomentanes’avançaient à cheval sur la voie qui porte le même nom :celui qui marchait le premier, et que par conséquent on pouvaitconsidérer comme le chef de la petite troupe, était pieds nus,portait une tunique bleue, et par dessus cette tunique un grandmanteau de couleur sombre ; quant à sa figure, soit pour lagarantir de la pluie qui fouettait avec violence, soit pour lasoustraire aux regards des curieux, elle était entièrement couverted’un voile ; car, quoique, comme nous l’avons dit, la nuit fûtaffreuse, quoique les éclairs sillonnassent l’ombre, quoique letonnerre retentit sans interruption, la terre semblait tellementoccupée de ses révolutions, qu’elle avait oublié celles du ciel. Eneffet, de grands cris populaires s’élevaient de la cité impériale,pareils aux rumeurs de l’Océan pendant une tempête, et tandis quesur la route on rencontrait de cent pas en cent pas, soit desindividus isolés, soit des groupes dans le genre de celui que nousvenons de décrire ; tandis qu’aux deux côtés des voies Alariaet Nomentane, on voyait s’élever les nombreuses tentes des soldatsprétoriens qui avaient abandonné leurs casernes situées dansl’enceinte de Rome, et étaient venus chercher hors des murs de laville un campement plus libre et plus difficile à surprendre.C’était, comme nous l’avons dit, une de ces nuits terribles oùtoutes les choses de la création prennent une voix pour seplaindre, tandis que les hommes se servent de la leur pourblasphémer. Au reste l’on eût dit, à la terreur du chef de lacavalcade sur laquelle nous avons attiré l’attention de noslecteurs, qu’il était le but vers lequel se dirigeait la doublecolère des hommes et des dieux. En effet, au moment où il sortit deRome, un souffle étrange avait passé dans l’air, et au même instantque les arbres en frémissaient, la terre avait tressailli et leschevaux s’étaient abattus en hennissant, tandis que les maisonséparses dans la campagne oscillaient visiblement sur leur base.Cette commotion n’avait duré que quelques secondes, mais elle avaitcouru de l’extrémité des Apennins à la base des Alpes, si bien quetoute l’Italie en avait tremblé. Un instant après, en traversant lepont jeté sur le Tibre, un des cavaliers fit remarquer à sescompagnons que l’eau, au lien de descendre à la mer, remontait enbouillonnant vers sa source, ce qui ne s’était vu encore que lejour où Julius César avait été assassiné. Enfin, en arrivant ausommet d’une colline d’où l’on découvre Rome tout entière, et surla crête de laquelle un cyprès aussi ancien que la ville s’élevait,vénérable et respecté, un coup de tonnerre s’était fait entendre,le ciel avait semblé s’ouvrir, et la foudre, enveloppant lesvoyageurs d’une nuée sulfureuse, avait été briser l’arbre séculairequ’avaient jusqu’alors respecté le temps et les révolutions.

À chacun de ces présages sinistres, l’hommevoilé avait poussé un gémissement sourd, et avait, malgré lesreprésentations d’un de ses compagnons, mis son cheval à une allureun peu plus vive ; de sorte que la petite troupe suivait alorsau trot au milieu de la voie ; à une demi-lieue de la ville àpeu près, elle rencontra une troupe de paysans qui, malgré le tempsaffreux qu’il faisait, venaient joyeusement à Rome. Ils étaientparés de leurs habits de fête et avaient sur la tête des bonnetsd’affranchis, pour indiquer que de ce jour le peuple était libre.L’homme voilé voulut quitter le pavé et prendre à traversterre ; son compagnon saisit son cheval par la bride, et leforça de continuer sa route. Lorsqu’ils arrivèrent près despaysans, un d’eux leva son bâton pour leur faire signed’arrêter ; les cavaliers obéirent.

– Vous venez de Rome ? dit le paysan.

– Oui, répondit le compagnon de l’hommevoilé.

– Que disait-on d’Oenobarbus ?

L’homme voilé tressaillit.

– Qu’il s’était sauvé, répondit un descavaliers.

– Et de quel côté ?

– Du côté de Naples : il a été vu,dit-on, sur la voie Appienne.

– Merci, dirent les paysans ; et ilscontinuèrent leur route vers Rome, en criant : « ViveGalba ! et mort à Néron ! »

Ces cris en éveillèrent d’autres dans laplaine, et, des deux côtés du camp, les voix des prétoriens sefirent entendre, chargeant César d’affreuses imprécations.

La petite cavalcade continua son chemin ;un quart de lieue plus loin elle rencontra une troupe desoldats.

– Qui êtes-vous ? dit un des hastati, enbarrant le chemin avec sa lance.

– Des partisans de Galba, qui cherchent Néron,répondit un des cavaliers.

– Alors, meilleure chance que nous, dit ledécurion, car nous l’avons manqué.

– Comment cela ?

– Oui, l’on nous avait dit qu’il devait passersur cette route, et, voyant un homme qui courait au galop, nousavons cru que c’était lui.

– Et ?…dit d’une voix tremblante l’hommevoilé.

– Et nous l’avons tué, répondit ledécurion ; ce n’est qu’en regardant le cadavre que nous noussommes aperçus que nous nous étions trompés. Soyez plus heureux quenous, et que Jupiter vous protège !

L’homme voilé voulut de nouveau remettre soncheval au galop, mais ses compagnons l’arrêtèrent. Il continua doncde suivre la route ; mais au bout de cinq cents pas à peu prèsson cheval butta contre un cadavre, et fit un écart si violent quele voile qui lui couvrait le visage s’écarta. En ce moment passaitun soldat prétorien qui revenait en congé.

– Salut, César ! dit le soldat. Il avaitreconnu Néron à la lueur d’un éclair.

En effet, c’était Néron lui-même, qui venaitde se heurter au cadavre de celui qu’on avait pris pour lui ;Néron, pour qui à cette heure tout était un motif d’épouvante,jusqu’à cette marque de respect que lui donnait un vétéran ;Néron, qui, tombé du faite de la puissance, par un de ces retoursde fortune inouïs dont l’histoire de cette époque offre plusieursexemples, se voyait à son tour fugitif et proscrit, fuyant la mortqu’il n’avait le courage ni de se donner, ni de recevoir.

Jetons maintenant les yeux en arrière, etvoyons par quelle suite d’événements le maître du monde avait étéréduit à cette extrémité.

En même temps que l’empereur entrait aucirque, où il était salué par les cris de Vive Néronl’Olympique ! vive Néron Hercule ! vive NéronApollon ! vive Auguste, vainqueur de tous ses rivaux !gloire à cette voix divine ! heureux ceux à qui il a été donnéd’entendre ses accents célestes ! un courrier venant desGaules franchissait au galop de son cheval ruisselant de sueur laporte Flaminienne, traversait le Champ-de-Mars, passait sous l’arcde Claude, longeait le Capitole, entrait au cirque, et remettait àla garde qui veillait à la loge de l’empereur les lettres qu’ilapportait de si loin et en si grande hâte. Ce sont ces lettres qui,comme nous l’avons dit, avaient forcé César de quitter lecirque ; et, en effet, elles étaient d’une importance quiexpliquait la disparition subite de César.

Elles annonçaient la révolte des Gaules.

Il y a des époques dans l’histoire du monde oùl’on voit un empire qui semblait endormi d’un sommeil de mort,tressaillir tout à coup comme si, pour la première fois, le géniede la liberté descendait du ciel pour illuminer ses songes ;alors, quelle que soit son étendue, la commotion électrique qui l’afait frissonner s’étend du nord au midi, de l’orient à l’occident,et court à des distances inouïes réveiller des peuples qui n’ontaucune communication entre eux, mais qui, tous arrivés au mêmedegré de servitude, éprouvent le même besoind’affranchissement : alors, comme si quelque éclair leur avaitporté le mot d’ordre de la tempête, on entend les mêmes cris venirde vingt points opposés ; tous demandant la même chose dansdes langues différentes, c’est-à-dire que ce qui est ne soit plus.L’avenir sera-t-il meilleur que le présent ? Nul ne le sait,et peu importe, mais le présent est si lourd, qu’il faut d’abords’en débarrasser, puis l’on transigera avec l’avenir.

L’empire romain, jusqu’à ses limites les plusreculées, en était arrivé à cette période. Dans la Germanieinférieure, Fonteïus Capiton ; dans les Gaules, Vindex ;en Espagne, Galba ; en Lusitanie, Othon ; en Afrique,Claudius Macer, et en Syrie, Vespasien, formaient avec leurslégions un demi-cercle menaçant, qui n’attendait qu’un signe pourse resserrer sur la capitale. Seul, Virginius, dans la Germaniesupérieure, était décidé, quelque chose qui arrivât, à resterfidèle, non pas à Néron, mais à la patrie : il ne fallait doncqu’une étincelle pour allumer un incendie. Ce fut Julius Vindex quila fit jaillir.

Ce préteur, originaire d’Aquitaine, issu derace royale, homme de cœur et de tête, comprit que l’heure où lafamille des Césars devait s’éteindre était arrivée. Sans ambitionpour lui-même, il jette les yeux autour de lui, afin de trouverl’homme élu d’avance par la sympathie générale. À sa droite, et del’autre côté des Pyrénées, était Sulpicius Galba, que ses victoiresen Afrique et en Germanie avaient fait à la fois puissant sur lepeuple et sur l’armée. Sulpicius Galba haïssait l’empereur, dont lacrainte l’avait arraché de sa villa de Fondi pour l’envoyer enEspagne comme exilé plutôt que comme préteur. Sulpicius Galba étaitdésigné d’avance et depuis longtemps par les traditions populaireset par les oracles divins comme devant porter la couronne. C’étaitl’homme qui convenait en tout point pour mettre à la tête d’unerévolte. Vindex lui envoya secrètement des lettres qui contenaienttout le plan de l’entreprise, qui lui promettaient, à défaut duconcours des légions, l’appui de cent mille Gaulois, et qui lesuppliaient, s’il ne voulait pas concourir à la chute de Néron, dene point se refuser du moins à la dignité suprême qu’il n’avaitpoint cherchée, mais qui venait s’offrir à lui.

Quant à Galba, son caractère ombrageux etirrésolu ne se démentit point en cette circonstance : il reçutles lettres, les brûla pour en détruire jusqu’à la moindre trace,mais les conserva toutes entières dans sa mémoire.

Vindex sentit que Galba voulait être poussé,il n’avait pas accepté l’alliance, mais il n’avait pas trahi celuiqui la lui offrait : le silence était un consentement.

Le moment était favorable : deux fois paran les Gaulois se réunissaient en assemblée générale, la séance setenait à Clermont, Vindex entra dans la chambre desdélibérations.

Au milieu de la civilisation, du luxe et de lacorruption romaine, Vindex était resté le Gaulois des anciensjours ; il joignait à la résolution froide et arrêtée des gensdu Nord, la parole hardie et colorée des hommes du Midi.

– Vous délibérez sur les affaires de la Gaule,dit-il, vous cherchez autour de vous la cause de nos maux : lacause est à Rome, le coupable, c’est Oenobarbus ; c’est luiqui les uns après les autres a anéanti tous nos droits, qui aréduit nos plus riches provinces à la misère, qui a vêtu nos plusnobles maisons de deuil ; et le voilà maintenant, parce qu’ilest le dernier de sa race, parce que seul resté de la famille desCésars, il ne craint ni rival ni vengeurs, le voilà qui lâche labride à ses fureurs comme il le fait à ses coursiers, et qu’il selaisse emporter à ses passions, écrasant la tête de Rome et lesmembres des provinces sous les roues de son char. Je l’ai vu,continua-t-il, oui, je l’ai vu moi-même, cet athlète et ce chanteurimpérial et couronné, ivre à la fois et indigne de la gloire d’ungladiateur et d’un histrion. Pourquoi donc le décorer des titres deCésar, de prince et d’Auguste, de ces titres qu’avaient mérité ledivin Auguste par ses vertus, le divin Tibère par son génie, ledivin Claude par ses bienfaits ; lui, cet infâme Oenobarbus,c’est Oedipe, c’est Oreste qu’il faut rappeler, puisqu’il se faitgloire de porter les noms d’inceste et de parricide. Jadis nosancêtres, guidés par le seul besoin du changement et par l’appât dugain, ont emporté Rome d’assaut.

Cette fois c’est un motif plus noble et plusdigne qui nous guidera sur la trace de nos ancêtres ; cettefois, dans le plateau de la balance, au lieu de l’épée de notrevieux Brenn, nous jetterons la liberté du monde, et cette fois cene sera pas le malheur, mais la félicité que nous apporterons auxvaincus.

Vindex était brave, on savait que les parolesqui sortaient de sa bouche n’étaient point de vaines paroles.Aussi, de grands cris, de vifs applaudissements et de bruyantesacclamations accueillirent-ils son discours ; chaque chef deGaulois tira son épée, jura sur elle d’être de retour dans un mois,avec une suite proportionnée à sa fortune et à son rang, et seretira dans sa ville. Cette fois le masque était arraché du visage,et le fourreau jeté loin de l’épée. Vindex écrivit une seconde foisà Galba.

Dès son arrivée en Espagne, Galba s’était faitune étude de la popularité. Jamais il ne s’était prêté auxviolences des procurateurs, et, ne pouvant empêcher leursexactions, il plaignait tout haut leurs victimes. Jamais il nedisait de mal de Néron, mais il laissait librement circuler desvers satyriques et des épigrammes outrageantes contre l’empereur.Tout ce qui l’entourait avait deviné ses projets, mais jamais il neles avait confiés à personne. Le jour où il reçut le message deVindex, il donna un grand dîner à ses amis, et le soir, après leuravoir annoncé la révolte des Gaules, il leur communiqua la dépêche,sans l’accompagner d’aucun commentaire, les laissant libres par sonsilence d’approuver ou de désapprouver l’offre qui lui était faite.Ses amis restaient muets et irrésolus de cette lecture ; maisl’un d’eux, nommé T. Venius, plus déterminé que les autres, setourna de son côté, et, le regardant en face :

– Galba, lui dit-il, pourquoi délibérer pourchercher si nous serons fidèles à Néron, c’est déjà lui êtreinfidèles ; il faut ou accepter l’amitié de Vindex, comme siNéron était déjà notre ennemi, ou l’accuser sur-le-champ, ou luifaire la guerre, et pourquoi ? Parce qu’il veut que lesRomains vous aient pour empereur plutôt que Néron pour tyran.

– Nous nous rassemblerons si vous le voulezbien, répondit Galba, comme s’il n’avait point entendu la question,le cinq du mois prochain, à Carthage-la-Neuve, afin de donner laliberté à quelques esclaves.

Les amis de Galba acceptèrent le rendez-vous,et à tout hasard ils répandirent le bruit que cette convocationavait pour but de décider des destins de l’empire.

Au jour dit, tout ce que l’Espagne comptaitd’illustre en étrangers et en indigènes était rassemblé aurendez-vous : chacun y venait dans un même but, animé d’unmême désir, poursuivant une même vengeance. Galba monta sur sontribunal, et aussitôt, d’un élan unanime, toutes les voix leproclamèrent empereur.

Chapitre 17

 

Voilà ce que contenaient les lettres que Néronavait reçues, et telles étaient les nouvelles qu’il avaitapprises ; en même temps on lui dit que des proclamations deVindex ont été distribuées, et que quelques-unes déjà sontparvenues à Rome ; bientôt une de ces proclamations tombeentre ses mains. Les titres d’incestueux, de parricide et de tyran,lui étaient prodigués, et cependant ce n’est point tout cela quil’irrite et le blesse, il y est appelé Oenobarbus et traité demauvais chanteur : ce sont des outrages dont il faut que lesénat le venge, et il écrit au sénat. Pour repousser le reproched’inhabileté dans son art, venger le nom de ses aïeux, il faitpromettre un million de sesterces à celui qui tuera Vindex, etretombe dans son insouciance et dans son apathie.

Pendant ce temps la révolte faisait desprogrès en Espagne et dans les Gaules ; Galba s’était créé unegarde de l’ordre équestre, et avait établi une espèce de sénat.Quant à Vindex, à celui qui lui avait appris que sa tête était àprix, il avait répondu qu’il la laisserait prendre à celui qui luiapporterait celle de Néron.

Mais parmi tous ces généraux, tous cespréfets, tous ces préteurs, dévots à la nouvelle fortune, un seulétait resté fidèle, non par amour de Néron, mais parce que, voyantdans Vindex un étranger, et que, connaissant Galba pour un espritfaible et irrésolu, il craignit que Rome, si malheureuse qu’ellefût, n’eût encore à souffrir du changement : il marcha doncvers les Gaules avec ses légions, pour sauver à l’empire la honted’obéir à un de ses anciens vainqueurs.

Les chefs Gaulois avaient tenu leurs serments,commandant aux trois peuples les plus illustres et les pluspuissants de la Gaule, les Séquanais, les Eduens et les Arverniens,ils s’étaient réunis autour de Vindex : à leur tour lesViennois étaient venus les rejoindre, mais ceux-là n’étaient pasunis comme les autres par l’amour de la patrie, ou le désir de leurliberté : ils venaient par haine des Lyonnais, qui étaientrestés fidèles à Néron. Virginius, de son côté, avait autour de luiles légions de Germanie, les auxiliaires belges et la cavaleriebatave ; les deux armées s’avancèrent au devant l’une del’autre. Et ce dernier étant arrivé devant Besançon, qui tenaitpour Galba, en forma le siège ; mais à peine les dispositionsobsidionales étaient-elles prises, qu’une autre armée apparut àl’horizon : c’était celle de Vindex.

Les Gaulois continuèrent de s’avancer vers lesRomains qui les attendaient, et, se trouvant bientôt à troisportées de trait de ceux-ci, ils s’arrêtèrent pour faire leursdispositions de bataille ; mais en ce moment un héraut sortitdes rangs de Vindex, et marcha vers Virginius : unquart-d’heure après, la garde des deux chefs s’avança entre lesdeux armées, une tente fut dressée : chacun se rangea du côtéde son parti, Vindex et Virginius entrèrent dans cette tente.

Nul n’assista à cette entrevue, cependantl’avis des historiens est que Vindex ayant développé sa politique àson ennemi, et lui ayant donné la preuve qu’il agissait, non paspour lui, mais pour Galba, Virginius, qui vit dans cette révolutionle bonheur de la patrie, se réunit à celui qu’il était venucombattre : les deux chefs allaient donc se séparer, mais pourse réunir bientôt et marcher de concert contre Rome, lorsque degrands cris se firent entendre à l’aile droite de l’armée. Unecenturie étant sortie de Besançon pour communiquer avec lesGaulois, et ces derniers ayant fait un mouvement pour la joindre,les soldats de Virginius se crurent attaqués, et n’écoutant qu’unpremier mouvement, marchèrent eux-mêmes au devant d’eux :c’était là la cause des cris que les deux chefs avaiententendus ; ils se précipitèrent chacun de son côté, suppliantleurs soldats de s’arrêter : mais leurs prières furentcouvertes par les clameurs que poussaient les Gaulois, en appuyantleurs boucliers à leurs lèvres ; leurs signes furent pris pourdes gestes d’encouragement : un de ces vertiges étranges quiprennent parfois une armée, comme un homme, s’était emparé de toutecette multitude : et alors on vit un spectacle atroce, lessoldats sans ordre de chef, sans place de bataille, poussés par uninstinct de mort, soutenus par cette vieille haine des vaincuscontre les vainqueurs, et des peuples conquérants contre lespeuples conquis, se ruèrent l’un sur l’autre, se prirent corps àcorps, comme des lions et des tigres dans un cirque. En deux heuresde ce combat, les Gaulois avaient perdu vingt mille hommes, et leslégions germaines et bataves seize mille : c’était le tempsphysique qu’il avait fallu pour tuer. Enfin les Gauloisreculèrent ; mais la nuit étant venue, les deux arméesrestèrent en présence : cependant cette première défaite avaitabattu le courage des rebelles ; ils profitèrent de la nuitpour se retirer : sur l’emplacement où les légions germainescroyaient les retrouver le lendemain matin, il ne restait plusqu’une tente, et sous cette tente le corps de Vindex, qui,désespéré que le hasard eût fait perdre à la liberté de si hautesespérances, s’était jeté sur son épée, qu’il croyait inutile, ets’était traversé le cœur. Les premiers qui entrèrent sous sa tentefrappèrent le cadavre, et dirent qu’ils l’avaient tué ; maisau moment de la distribution de la récompense que Virginius leuravait accordée pour cette action, l’un d’eux ayant eu à se plaindredu partage dénonça tout, et l’on sut la vérité.

Vers le même temps, des événements non moinsfavorables à l’empereur se passaient en Espagne ; un desescadrons qui s’étaient révoltés, se repentant d’avoir rompu leserment de fidélité, avait voulu abandonner la cause de Galba, etn’était qu’à grand-peine rentré sous ses ordres, de sorte quecelui- ci, le jour même où Vindex s’était tué, avait manqué d’êtreassassiné dans une rue étroite, en se rendant au bain, par desesclaves que lui avait autrefois donnés un affranchi de Néron. Ilétait donc encore tout ému du double danger lorsqu’il apprit ladéfaite des Gaulois et la mort de Vindex : alors il crut toutperdu, et, au lieu de s’en remettre à la fortune audacieuse, ilécouta les conseils de son caractère timide, et se retira à Clunie,ville fortifiée dont il s’occupa aussitôt d’augmenter encore ladéfense : mais presque aussitôt des présages auxquels il n’yavait point à se tromper vinrent rendre à Galba le courage perdu.Au premier coup de pioche qu’il donna pour tracer une nouvelleligne autour de la ville, un soldat trouva un anneau d’un travailantique et précieux, dont la pierre représentait une victoire et untrophée. Ce premier retour du destin lui donna un sommeil pluscalme qu’il ne l’espérait, et pendant ce sommeil, il vit en songeune petite statue de la Fortune, haute d’une coudée, et à laquelleil rendait un culte particulier dans sa villa de Fondi, lui ayantvoué un sacrifice par mois et une veille annuelle. Elle semblaouvrir sa porte, et lui dit que, fatiguée d’attendre au seuil, ellesuivrait enfin un autre, s’il ne se pressait de la recevoir. Puis,comme il se leva ébranlé par ces deux augures, on lui annonça qu’unvaisseau chargé d’armes, sans passagers, matelots ni pilotes,venait d’aborder à Dertosa, ville située sur l’Èbre, dès lors ilconsidéra sa cause comme juste et gagnée, car il était visiblequ’elle plaisait aux dieux.

Quant à Néron, il avait d’abord regardé cesnouvelles comme de peu d’importance, et s’en était même réjoui, caril voyait sous le prétexte du droit de guerre un moyen de lever unnouvel impôt : il s’était donc contenté comme nous l’avons ditd’envoyer au sénat les proclamations de Vindex, en demandantjustice de l’homme qui le traitait de mauvais joueur de cythare.Puis il avait pour le soir convoqué chez lui les principauxcitoyens. Ceux-ci s’étaient empressés de s’y rendre, pensant quecette réunion avait pour but de tenir conseil ; mais Néron secontenta de leur montrer un à un, et en discourant sur l’emploi etle mérite de chaque pièce, des instruments de musique hydrauliqued’une nouvelle espèce, et tout ce qu’il dit de la révolte gauloisefut qu’il ferait porter tous ces instruments au théâtre, si Vindexne l’en empêchait.

Le lendemain, de nouvelles lettres étantarrivées, qui annonçaient que le nombre des Gaulois révoltéss’élevait à cent mille, Néron pensa qu’il fallait enfin fairequelques préparatifs de guerre. Alors il les commanda étranges etinsensés. Il fit amener des voitures au théâtre et au palais, lesfit charger d’instruments de musique au lieu d’instruments deguerre, cita les tribus urbaines pour recevoir les sermentsmilitaires ; mais, voyant qu’aucun de ceux en état de porterles armes ne répondait, il exigea des maîtres un certain nombred’esclaves, et alla lui-même dans les maisons choisir les plusforts et les plus robustes, prenant jusqu’aux économes et auxsecrétaires : enfin il rassembla quatre cents courtisanes,auxquelles il fit couper les cheveux ; il les arma de la hacheet du bouclier des amazones, et les destina à remplacer près de luila garde césarienne. Puis, sortant de la salle à manger, après sondîner, appuyé sur les épaules de Sporus et de Phaon, il dit à ceuxqui attendaient pour le voir, et qui paraissaient inquiets, qu’ilsse rassurassent, attendu que dès qu’il aurait touché le sol de laprovince, et se serait montré sans armes aux yeux des Gaulois, iln’aurait besoin que de verser quelques larmes, qu’aussitôt lesséditieux se repentiraient, et que dès le lendemain on le verraitjoyeux parmi les joyeux entonner une hymne de victoire, qu’ilallait composer sur le champ.

Quelques jours après, un nouveau courrierarriva des Gaules : celui-ci au moins apportait des nouvellesfavorables : c’était la rencontre des légions romaines et desGaulois, la défaite des rebelles et la mort de Vindex. Néron jetade grands cris de joie, courant comme un fou dans les appartementset dans les jardins de la maison dorée, ordonnant des fêtes et desréjouissances, annonçant qu’il chanterait le soir au théâtre, etfaisant inviter les principaux de la ville à un grand souper pourle lendemain.

Effectivement, le soir Néron se rendit auGymnase, mais une étrange fermentation régnait dans Rome : enpassant levant l’une de ses statues, il vit qu’on l’avait couvertel’un sac. Or, c’était dans un sac que l’on enfermait lesparricides, puis on les jetait dans le Tibre avec un singe, un chatet une vipère. Un peu plus loin une colonne portait ces mots écritssur sa base : Néron a tant chanté, qu’il a réveillé les coqs.Un riche patricien propriétaire qui se trouvait sur la route del’empereur, se disputait ou feignait de se disputer si haut avecses esclaves, que Néron s’informa de ce qui se passait ; onvint alors lui dire que les esclaves de cet homme méritant unecorrection, il réclamait un Vindex.

Le spectacle commença par une atellane oùjouait l’acteur Eatus ; le rôle dont il était chargécommençait par ces mots : Salut à mon père, salut à ma mère.Au moment de les prononcer, il se tourna vers Néron, et imita, endisant salut à mon père, l’action de boire, et en disant salut à mamère, l’action de nager. Cette sortie fut accueillie par d’unanimesapplaudissements, car chacun y avait reconnu une allusion à la mortde Claude et à celle d’Agrippine ; quant à Néron, il se mit àrire et applaudit comme les autres, soit qu’il fût insensible àtoute espèce de honte, soit de crainte que la vue de sa colèren’excitât davantage la raillerie, ou n’indisposât le public contrelui-même.

Lorsque son tour fut arrivé, il quitta sa logeet entra sur le théâtre ; pendant le temps qu’il s’habillaitpour paraître, une étrange nouvelle se répandit dans la salle etcircula parmi les spectateurs. Les lauriers de Livie étaientséchés, et toutes les poules étaient mortes. Voici comment ceslauriers avaient été plantés et comment les poules étaient devenuessacrées :

Dans le temps où Livie Drusille, qui par sonmariage avec Octave reçut le nom d’Augusta, était promise à César,un jour qu’elle était assise dans sa villa de Veies, un aigle duhaut des airs laissa tomber sur ses genoux une poule blanche, quinon seulement était sans blessure, mais ne paraissait même paseffrayée. Livie, étonnée, regardait et caressait l’oiseau,lorsqu’elle s’aperçut que la poule tenait au bec une branche delaurier. Alors elle consulta les aruspices, qui ordonnèrent deplanter le laurier pour en obtenir des rejetons, et de nourrir lapoule pour en avoir de la race. Livie obéit. Une maison deplaisance des Césars, située sur la voie Flaminia, près du Tibre, àneuf milles de Rome, fut choisie pour cette expérience, qui réussitau-delà de tout espoir. Il naquit une si grande quantité depoussins, que la terre prit le nom d’ad Gallinas, et il poussa desi nombreux rejetons que le laurier fut bientôt le centre d’uneforêt. Or, la forêt était desséchée jusqu’à ses racines, et tousles poussins étaient morts jusqu’au dernier.

Alors l’empereur parut sur le théâtre, mais ileut beau s’avancer humblement vers l’orchestre selon son habitude,et adresser une respectueuse allocution aux spectateurs, en leurdisant qu’il ferait tout ce qu’il pourrait faire, mais quel’événement dépendait de la fortune, pas un applaudissement ne sefit entendre pour le soutenir. Il n’en commença pas moins, maisintimidé et tremblant. Tout son rôle fut écouté au milieu dusilence et sans un seul encouragement ; puis, arrivé à cevers :

– Ma femme, ma mère et mon père demandent mamort !

Pour la première fois les applaudissements etles cris éclatèrent ; mais cette fois il n’y avait pas à setromper à leur expression. Néron en comprit le vrai sens, et quittarapidement le théâtre ; mais en descendant l’escalier sespieds s’embarrassèrent dans sa robe trop longue, de sorte qu’iltomba et se blessa au visage : on le ramassa évanoui.

Rentré au palatin et revenu à lui, ils’enferma dans son cabinet, plein de terreur et de colère. Alors iltira ses tablettes, et y traça des projets étranges qui n’avaientbesoin que d’une signature pour devenir des ordres mortels. Cesprojets étaient d’abandonner les Gaules au pillage des armées,d’empoisonner tout le sénat en l’invitant à un festin, de brûler laville, et de lâcher en même temps toutes les bêtes féroces, afinque ce peuple ingrat qui ne l’avait applaudi que pour lui présagersa mort ne pût pas se défendre des ravages du feu ; puis,rassuré sur sa puissance par la conviction du mal qu’il pouvaitfaire encore, il se jeta sur son lit, et comme les dieux voulaientlui envoyer de nouveaux présages, ils permirent qu’ils’endormît.

Alors, lui qui ne rêvait jamais rêva qu’ilétait perdu pendant une tempête sur une mer furieuse, et qu’on luiarrachait des mains le gouvernail du navire qu’il dirigeait ;puis, par une de ce ces transitions incohérentes, il se trouva toutà coup près du théâtre de Pompée, et les quatorze statues exécutéespar Coponius et représentant les nations descendirent de leursbases, et, tandis que celle qui se trouvait devant lui barrait lepassage, les autres formaient un cercle et se rapprochaientgraduellement jusqu’à ce qu’il se trouvât enfermé entre leurs brasde marbre. À grand peine il avait échappé à ces fantômes de pierre,et courait, pâle, haletant et sans voix, dans le Champ-de-Mars,lorsqu’en passant devant le mausolée d’Auguste, les portes dutombeau s’ouvrirent d’elles-mêmes, et une voix en sortit quil’appela trois fois. Ce dernier songe brisa son sommeil, et il seréveilla tremblant, les cheveux hérissés et le front ruisselant desueur. Alors il appela, donna l’ordre qu’on lui amenât Sporus, etle jeune homme demeura dans sa chambre le reste de la nuit.

Avec le jour l’excès des terreurs nocturness’évanouit ; mais il lui resta une crainte vague qui lefaisait tressaillir à chaque instant. Alors il fit conduire devantlui le courrier qui avait apporté la dépêche qui annonçait la mortde Vindex. C’était un cavalier batave qui était venu de la Germanieavec Virginius, et avait assisté à la bataille. Néron lui fitrépéter plusieurs fois tous les détails du combat, et surtout ceuxde la mort de Vindex ; enfin il ne fut tranquille que lorsquele soldat lui jura par Jupiter qu’il avait vu de ses yeux lecadavre percé de coups, et prêt pour la tombe. Alors il lui fitcompter une somme de cent mille sesterces, et lui fit don de sonpropre anneau d’or.

L’heure du dîner arriva : les convivesimpériaux se rassemblèrent au Palatin ; avant le repas, Néron,comme d’habitude, les fit passer dans la salle de bain, et ensortant du bain des esclaves leur offrirent des toges blanches etdes couronnes de fleurs. Néron les attendait dans le triclinium,vêtu de blanc comme eux, et la tête couronnée, et l’on se couchasur les lits au son d’une musique délicieuse.

Ce dîner était servi non seulement avec toutela recherche, mais encore avec tout le luxe des repasromains : chaque convive avait un esclave couché à ses piedspour prévenir ses moindres caprices, un parasite mangeait à unepetite table isolée et qui lui était entièrement abandonnée commeune victime, tandis qu’au fond sur une espèce de théâtre, desdanseuses gaditanes semblaient, par leur grâce et leur légèreté,ces divinités printanières qui accompagnent au mois de mai Flore etÉphyre visitant leur royaume.

À mesure que ce dîner s’avança et que lesconvives s’échauffèrent, le spectacle changea de caractère, et devoluptueux devint lascif. Enfin, des funambules succédèrent auxdanseuses, et alors commencèrent ces jeux inouïs que la régencerenouvela, dit-on, et qui avait été inventés pour réveiller lessens alanguis du vieux Tibère. En même temps Néron prit unecithare, et se mit à réciter des vers où Vindex était comblé deridicule ; il accompagnait ces chants de gestesbouffons ; et gestes et chants étaient frénétiquementapplaudis des convives, lorsqu’un nouveau messager arriva, porteurde lettres d’Espagne. Ces lettres annonçaient à la fois et larévolte et la proclamation de Galba.

Néron relut plusieurs fois ces lettres,pâlissant davantage à chaque fois ; alors saisissant deuxvases qu’il aimait beaucoup, et qu’il appelait homériques parce queleurs sujets représentaient des poèmes tirés de l’Iliade, il lesbrisa comme s’ils eussent été de quelque matière commune ;puis aussitôt, se laissant tomber, il déchira ses vêtements, sefrappa violemment la tête contre les lits du festin, disant qu’ilsouffrait des malheurs inouïs et inconnus puisqu’il perdaitl’empire de son vivant ; à ces cris sa nourrice Euglogé entra,le prit entre ses bras comme un enfant, et tâcha de leconsoler ; mais, comme un enfant, sa douleur s’augmenta desconsolations qu’on lui donnait ; bientôt la colère luisuccéda. Il se fit apporter un roseau et du papyrus pour écrire auchef des prétoriens ; puis, lorsque l’ordre fut signé, ilchercha sa bague pour le cacheter ; mais, comme nous l’avonsdéjà dit, il l’avait donnée le matin même au cavalier batave ;il demanda alors ce sceau à Sporus qui lui présenta le sien ;il l’appuya sur la cire sans le regarder, mais en le levant ils’aperçut que cet anneau représentait la descente de Proserpine auxenfers. Ce dernier présage, et dans un tel moment, lui parut leplus terrible de tous, et soit qu’il pensât que Sporus lui eûtprésenté cette bague avec intention, soit que dans la folie qui lepossédait il ne reconnut pas ses amis les plus chers, lorsqueSporus s’approcha de lui pour s’informer de la cause de ce nouvelaccès, il le frappa du poing au milieu du visage, et le jeune hommeensanglanté et évanoui alla rouler au milieu des débris durepas.

Aussitôt l’empereur, sans prendre congé de sesconvives, remonta dans sa chambre, et ordonna qu’on lui fît venirLocuste.

Chapitre 18

 

Cette fois c’était pour lui-même quel’empereur en appelait à la science de sa vieille amie. Ilspassèrent ensemble la nuit entière, et devant lui la magiciennecomposa un poison subtil, qu’elle avait combiné trois joursauparavant, et dont elle avait fait l’essai la veille. Néron lerenferma dans une boîte d’or, et le cacha dans un meuble que luiavait donné Sporus, et dont il n’y avait que lui et l’eunuque quiconnussent le secret.

Cependant le bruit de la révolte de Galbas’était répandu avec une rapidité effroyable. Cette fois ce n’étaitplus une menace lointaine, une entreprise désespérée comme celle deVindex. C’était l’attaque puissante et directe d’un patricien dontla race, toujours populaire à Rome, était à la fois illustre etancienne, et qui prenait sur ses statues le titre de petit-fils deQuintus Catulus Capitolinus ; c’est-à-dire du magistrat quiavait passé pour le premier de son temps par son courage et savertu.

À ces bonnes dispositions pour Galba sejoignaient de nouveaux griefs contre Néron ; préoccupé de sesjeux et de ses courses et de ses chants, les ordres ordinairesqu’il devait donner en sa qualité de préfet de l’annone, avaientété négligés, de sorte que la flotte, qui devait apporter le blé deSicile et d’Alexandrie, était partie seulement à l’époque où elleaurait dû revenir ; il en résultait qu’en peu de jours lacherté du grain était devenue excessive, puisque la famine luiavait succédé, et que Rome, mourante de faim comme un seul homme,et les yeux tournés vers le midi, courait tout entière aux bords duTibre à chaque vaisseau qui remontait du port d’Ostie ; or, lematin du jour où Néron avait passé la nuit avec Locuste, et lelendemain de celui où les nouvelles de la révolte de Galba étaientarrivées, le peuple mécontent et affamé était rassemblé au Forum,lorsque l’on signala un bâtiment. Tout le monde courut au portOelius, croyant ce bâtiment l’avant-garde de la flotte nourricière,et chacun se précipita à bord avec des cris de joie. Le bâtimentrapportait du sable d’Alexandrie pour les lutteurs de lacour ; les murmures et les imprécations éclatèrenthautement.

Parmi les mécontents, un homme se faisaitremarquer : c’était un affranchi de Galba, nommé Icelus. Laveille au soir il avait été arrêté ; mais, pendant la nuit,une centaine d’hommes armés s’étaient portés à la prison, etl’avaient délivré. Il reparaissait donc au milieu du peuple, fortde sa persécution momentanée, et, profitant de cet avantage, ilappelait les assistants à une révolte ouverte ; mais ceux-cibalançaient encore, par ce reste d’obéissance à ce qui existe, donton ne se rend pas compte, mais que les esprits vulgaires brisent sidifficilement ; lorsqu’un jeune homme, le visage caché sousson pallium, passa près de lui, et lui tendit un feuillet déchiréd’une tablette. Icelus prit la plaque d’ivoire enduite de cirequ’on lui présentait, et vit avec joie que le hasard venait à sonsecours, en lui livrant une preuve contre Néron : cettetablette contenait le projet qu’avait arrêté l’empereur pendant lanuit qu’il avait passée avec Sporus, de brûler une seconde foiscette Rome qui se lassait d’applaudir à ses chants, et de lâcherles bêtes féroces pendant l’incendie, afin que les Romains nepussent pas éteindre le feu. Icelus lut à haute voix les lignesécrites sur la tablette, et cependant on hésitait à le croire, tantune pareille vengeance paraissait insensée. Quelques personnes mêmecriaient que sans doute l’ordre que venait de lire Icelus était unordre supposé, lorsque Nymphidius Sabinus prit la tablette desmains de l’affranchi, et déclara qu’il reconnaissait parfaitement,non seulement l’écriture de l’empereur, mais encore sa manière deraturer, d’effacer et d’intercaler. À ceci, il n’y avait rien àrépondre, Nymphidius Sabinus, comme préfet du prétoire, ayant eusouvent l’occasion de recevoir des lettres autographes deNéron.

En ce moment plusieurs sénateurs passèrent endésordre et sans manteau ; ils se rendaient au Capitole où ilsétaient convoqués ; le chef du sénat ayant vu le matin mêmeune tablette pareille à celle que l’inconnu avait remise à Icelus,et sur laquelle était écrit le projet détaillé d’inviter tous lessénateurs à un grand repas et de les empoisonner tous ensemble etd’un seul coup, le peuple se mit à leur suite, et revint inonder leForum, nombreux et pressé comme des vagues, et semblable à un fluxqui recouvre le port ; puis, en attendant ce que le sénatallait décider, il s’attaqua aux statues de Néron, n’osant encores’en prendre à lui-même. Du haut de la terrasse du Palatinl’empereur vit les outrages auxquels ses effigies étaientsoumises ; alors il s’habilla de noir pour descendre vers lepeuple et se présenter à lui en suppliant ; mais au moment oùil allait sortir, les cris de la foule avaient pris une telleexpression de menace et de rage, qu’il rentra précipitamment, sefit ouvrir une porte de derrière, et se sauva dans les jardins deServilius. Une fois à l’abri dans cette retraite que personne queses confidents les plus intimes ne savait avoir été choisie parlui, il envoya Phaon au chef des prétoriens.

Mais l’agent de Galba avait précédé au campl’agent de César. Nymphidius Sabinus venait de promettre au nom dunouvel empereur sept mille cinq cents drachmes par tête, et àchaque soldat des armées qui seraient dans les provinces douze centcinquante drachmes : le chef des prétoriens répondit donc àPhaon que tout ce qu’il pouvait faire, c’était de donner pour lamême somme la préférence à Néron. Phaon rapporta cette réponse àl’empereur ; mais la somme demandée s’élevait à deux centquatre-vingt-cinq millions cent soixante-deux mille trois centsfrancs de notre monnaie, et le trésor était épuisé par desprodigalités insensées, de sorte que l’empereur ne possédait pas lavingtième partie de cette somme. Cependant Néron ne désespéraitpoint : la nuit approchait, et, avec l’aide de ses anciensamis, dont, grâce aux ténèbres, il pouvait aller implorerl’assistance sans être vu, il parviendrait peut-être à rassemblercette somme.

La nuit s’abaissa sur la ville pleine detumulte et de lueurs : partout où il y avait un forum, uneplace, un carrefour, il y avait des groupes éclairés par destorches. Au milieu de toute cette foule animée de tant desentiments divers, les nouvelles les plus étranges et les pluscontradictoires circulaient comme si un aigle les secouait de sesailes, et toutes obtenaient créance, si insensées et siincohérentes qu’elles fussent. Alors il s’élevait dans les airs desclartés et des rumeurs qu’on eût prises de loin pour des éruptionsde volcans et des rugissements de bêtes féroces. Au milieu de toutce tumulte, les prétoriens quittèrent leurs casernes et allèrentcamper hors de Rome ; partout où ils passèrent le silence serétablit, car on ne savait encore pour qui ils étaient ; maisà peine la foule les avait elle perdus de vue qu’elle se remettaità secouer ses torches et à hurler, désordonnée et menaçante.

Cependant, malgré l’agitation de la ville,Néron se hasarda à descendre, déguisé sous les habits d’un homme dupeuple, des jardins de Servilius, où, comme nous l’avons dit, ils’était retiré pendant toute la journée. Cette démarche hasardéelui était inspirée par l’espoir de trouver une aide, sinon dans lesbras, du moins dans la bourse de ses anciens compagnons dedébauche ; mais il eut beau se traîner de maison en maison,s’agenouiller en suppliant à toutes les portes et implorer comme unmendiant cette aumône qui seule pouvait racheter sa vie ; maisil eut beau appeler et gémir, les cœurs restèrent insensibles etles portes fermées. Alors, comme cette multitude lassée des délaisdu sénat commençait de se faire entendre, Néron comprit qu’il n’yavait pas un instant à perdre. Au lieu de retourner aux jardins deServilius, il se dirigea vers le Palatin pour y prendre de l’or etquelques bijoux précieux. Arrivé à la fontaine de Jupiter, il seglissa derrière le temple de Vesta, parvint jusqu’à l’ombre queprojetaient les murs du palais de Tibère et de Caligula ;gagna la porte qui s’était ouverte pour son arrivée de Corinthe,traversa ces jardins magnifiques qu’il allait être forcéd’abandonner pour les grèves désertes de la proscription, puis,rentrant dans la maison dorée, il gagna sa chambre par descorridors secrets et obscurs : en y entrant il jeta un cri desurprise.

Pendant son absence, les gardes du Palatinavaient pris la fuite, emportant avec eux tout ce qui s’étaittrouvé à leur portée : couvertures attaliques, vases d’argent,meubles précieux. Néron courut au petit coffre où il avait renferméle poison de Locuste, et ouvrit le tiroir ; mais la boîte d’oravait disparu, et avec elle la dernière ressource contre la honted’une mort publique et infâme. Alors se sentant faible contre ledanger, délaissé ou trahi par tout le monde, celui qui la veilleencore était le maître de la terre, se jeta la face contre leplancher, et se roula, appelant à son aide avec des cris insensés.Trois personnes accoururent : c’étaient Sporus, Epaphrodite,son secrétaire, et Phaon, son affranchi.

À leur vue, Néron se releva sur un genou etles regarda avec anxiété ; puis, voyant à leurs visagestristes et abattus qu’il n’y avait plus d’espoir, il ordonna àEpaphrodite d’aller chercher le gladiateur Spiculus, ou tout autrequi voulût le tuer. Puis il commanda à Sporus et à Phaon quirestaient avec lui, d’entonner les lamentations que les femmeslouées pour pleurer chantaient en accompagnant lesfunérailles ; ils n’avaient pas fini, qu’Epaphrodite rentra.Ni Spiculus, ni personne, n’avait voulu venir. Alors Néron, quiavait rassemblé toutes ses forces, voyant que ce dernier moyen demourir d’une mort prompte lui échappait, laissa tomber les bras ens’écriant : Hélas ! hélas !… je n’ai donc ni ami niennemi ; alors il voulut sortir du Palatin, courir vers leTibre et s’y précipiter. Mais Phaon l’arrêta en lui offrant samaison de campagne, située à quatre milles à peu près de Rome,entre les voies Salaria et Nomentane. Néron, se rattachant à cettedernière espérance, accepte. Cinq chevaux sont préparés ;Néron monte sur l’un d’eux, se voile le visage, et, suivi deSporus, qui ne le quitte pas plus que son ombre, tandis que Phaonreste au Palatin pour lui faire parvenir des nouvelles, il traversela ville tout entière, sort par la porte Nomentane, et suit la voiesur laquelle nous l’avons retrouvé, au moment où le salut du soldatqui l’avait reconnu avait mis le comble à sa terreur.

Cependant la petite troupe était arrivée à lahauteur de la villa de Phaon, située où est aujourd’hui laSerpentara. Cette campagne, cachée derrière le mont Sacré, pouvaitoffrir à Néron une retraite momentanée, assez isolée pour qu’il eûtau moins le temps de se décider à mourir, si toute chance de salutlui échappait. Epaphrodite, qui connaissait le chemin, prit alorsla tête de la cavalcade, et, se jetant à gauche, s’engagea dans latraverse ; Néron le suivit, puis les deux affranchis et Sporusformèrent l’arrière-garde. Arrivés à moitié chemin, ils entendirentquelque bruit sur la route, quoiqu’ils ne pussent voir quellesétaient les personnes qui le causaient : cette obscurité lesservit eux-mêmes. Néron et Epaphrodite se jetèrent dans lacampagne, tandis que Sporus et les deux affranchis continuèrent decôtoyer le mont Sacré. Ce bruit était causé par une patrouille denuit envoyée à la recherche de l’empereur, et commandée par uncenturion. Elle arrêta les trois voyageurs ; mais, nereconnaissant pas Néron parmi eux, le centurion les laissacontinuer leur route, après avoir échangé quelques mots avecSporus.

Cependant l’empereur et Epaphrodite avaientété forcés de mettre pied à terre, tant la plaine était semée deroches et de terrains éboulés par la dernière commotion qui s’étaitfait sentir au moment où la petite troupe avait quitté Rome. Ilss’avancèrent alors au travers des joncs et des épines, quimettaient en sang les pieds nus de Néron, et déchiraient sonmanteau. Enfin ils aperçurent une masse noire dans l’ombre. Unchien de garde aboya, les suivant le long du mur intérieur, tandisqu’eux côtoyaient la paroi extérieure. Enfin ils arrivèrent àl’entrée d’une carrière attenante à la villa, et dont Phaon avaitfait tirer du sable. L’ouverture en était basse et étroite. Néron,pressé par la peur, se mit à plat ventre, et se glissa dansl’intérieur. Alors, de l’entrée, Epaphrodite lui dit qu’il allaitfaire le tour des murs, pénétrer dans la villa, et s’informer sil’empereur pouvait l’y suivre sans danger. Mais à peine Epaphroditefut-il éloigné, que Néron, se trouvant seul dans cette carrière,fut saisi d’une terreur extrême ; il lui semblait être dans unsépulcre dont la porte aurait été fermée sur lui tout vivant ;il se hâta donc d’en sortir afin de revoir le ciel et de respirerl’air. Arrivé au bord, il aperçut, à quelques pas de lui une mare.Quoique l’eau en fût stagnante, il avait une soif telle qu’il neput résister à l’envie d’en boire. Alors, mettant son manteau sousses pieds pour se garantir quelque peu des cailloux et desronces ; il se traîna jusqu’à cette eau, en puisa quelquesgouttes dans le creux de sa main, puis, regardant le ciel, et d’unton de reproche :

– Voilà donc, dit-il, le dernierrafraîchissement de Néron.

Il était depuis quelques instants assis morneet pensif au bord de cette mare, occupé d’arracher les épines etles ronces qui étaient restées dans son manteau, lorsqu’ils’entendit appeler. Cette voix rompant le silence de la nuit, bienqu’elle eût une expression bienveillante, le fit tressaillir :il se retourna et aperçut à l’entrée de la carrière Epaphrodite,une torche à la main. Son secrétaire lui avait tenu parole, et,après être entré par la porte principale de la villa, et avoirindiqué aux affranchis la place où les attendait l’empereur, ilsavaient d’un commun effort percé un vieux mur, et préparé uneouverture qui lui permettait de passer de la carrière dans lavilla. Néron s’empressa de suivre son guide avec tant de hâte qu’iloublia son manteau au bord de la mare. Alors il rentra dans lacaverne, et de la caverne dans une petite chambre d’esclave n’ayantpour tous meubles qu’un matelas et une vieille couverture, etéclairée par une mauvaise lampe de terre, qui faisait dans ce bougesépulcral et infect plus de fumée que de lumière.

Néron s’assit sur le matelas, le dos appuyé aumur ; il avait faim et soif. Il demanda à boire et à manger.On lui apporta un peu de pain bis et un verre d’eau. Mais aprèsavoir goûté le pain, il le jeta loin de lui : puis il renditl’eau en demandant qu’on la lui fît tiédir. Resté seul, il laissatomber sa tête sur ses genoux, et demeura quelques instantsimmobile et muet comme une statue de la Douleur : bientôt laporte s’ouvrit. Croyant que c’était l’eau qu’on lui rapportait,Néron releva la tête, et vit devant lui Sporus, tenant une lettre àla main.

Il y avait sur la figure pâle de l’eunuque,habituée à exprimer l’abattement ou la tristesse, une expression siétrange de joie cruelle, que Néron le regarda un instant, nereconnaissant plus l’esclave docile de tous ses caprices dans lejeune homme qui s’approchait de lui. Arrivé à deux pas du lit, iltendit les bras et lui présenta le parchemin. Néron, quoiqu’il necomprit rien au sourire de Sporus, se douta qu’il contenait quelquefatale nouvelle.

– De qui est cette lettre ? dit-il sansfaire aucun mouvement pour la prendre.

– De Phaon, répondit le jeune homme.

– Et qu’annonce-t-elle ? continua Néronen pâlissant.

– Que le sénat t’a déclaré ennemi de l’État,et qu’on te cherche pour te conduire au supplice.

– Au supplice ! s’écria Néron en sesoutenant sur un genou, au supplice ! moi ! moi, ClaudiusCésar !…

– Tu n’es plus Claudius César, réponditfroidement l’eunuque ; tu es Domitius Oenobarbus, voilà tout,déclaré traître à la patrie et condamné à mort !

– Et quel est le supplice des traîtres à lapatrie ? dit Néron.

– On les dépouille de leurs vêtements, on leurserre le cou entre les branches d’une fourche, on les promène auxforums, aux marchés et au Champ-de-Mars, puis on les frappe deverges jusqu’à ce qu’ils meurent.

– Oh ! s’écria Néron en se dressant toutdebout, je puis fuir encore, j’ai encore le temps de fuir, degagner la forêt de Larice et les marais de Minturnes ; quelquevaisseau me recueillera, et je me cacherai en Sicile ou enÉgypte.

– Fuir ! dit Sporus, toujours pâle etfroid comme un simulacre de marbre, fuir, et par où ?

– Par ici, s’écria Néron ouvrant la porte dela chambre et s’élançant vers la carrière ; puisque je suisentré je puis sortir.

– Oui, mais depuis que tu es entré, ditSporus, l’ouverture est rebouchée, et, si bon athlète que tu sois,je doute que tu puisses repousser seul le rocher qui la ferme.

– Par Jupiter ! c’est vrai ! s’écriaNéron, épuisant vainement ses forces pour essayer de soulever lapierre. Qui a fermé cette caverne ? qui a fait rouler cerocher ?

– Moi et les affranchis, répondit Sporus.

– Et pourquoi avez-vous fait cela ?pourquoi m’avez-vous enfermé comme Cacus dans son antre ?

– Pour que tu y meures comme lui, dit Sporusavec une expression de haine à laquelle on n’aurait jamais cru savoix douce capable d’atteindre.

– Mourir ! mourir ! dit Néron, sefrappant la tête comme une bête fauve enfermée et qui cherche uneissue : mourir ! Tout le monde veut donc que jemeure ? tout le monde m’abandonne donc ?

– Oui, répondit Sporus, tout le monde veut quetu meures, mais tout le monde ne t’abandonne pas, puisque me voilà,puisque je viens mourir avec toi.

– Oui, oui, murmura Néron, se laissant denouveau tomber sur le matelas ; oui, c’est de la fidélité.

– Tu te trompes, César, dit Sporus, croisantles bras et regardant Néron qui mordait les coussins de son lit, tute trompes, ce n’est pas de la fidélité, c’est mieux que cela,c’est de la vengeance.

– De la vengeance ! s’écria Néron, seretournant vivement, de la vengeance ! Et que t’ai-je doncfait, Sporus.

– Jupiter ! il le demande ! ditl’eunuque levant les deux bras au ciel ; ce que tu m’asfait !…

– Oui, oui… murmura Néron effrayé et sereculant contre le mur.

– Ce que tu m’as fait ? répondit Sporusavançant d’un pas vers lui et laissant retomber ses mains comme siles forces lui eussent manqué ; d’un enfant qui était né pourdevenir un homme, pour avoir sa part des sentiments de la terre etdes joies du ciel, tu as fait un pauvre être qui n’appartenait plusà rien, qui n’avait plus de droit à rien, qui n’avait plus d’espoiren rien. Tous les plaisirs et tous les bonheurs, je les ai vupasser devant moi, comme Tantale voit les fruits et l’eau sanspouvoir les atteindre, enchaîné que j’étais à mon impuissance et àma nullité ; et ce n’est pas tout, car si j’avais pu souffriret pleurer sous des habits de deuil, en silence et dans lasolitude, je te pardonnerais peut-être ; mais il m’a fallurevêtir la pourpre comme les puissants, sourire comme les heureux,vivre au milieu du monde comme ceux qui existent, moi, pauvrefantôme, pauvre spectre, pauvre ombre.

– Mais que voulais-tu de plus, dit Nérontremblant ; j’ai partagé avec toi mon or, mes plaisirs et mapuissance ; tu as été de toutes mes fêtes, tu as eu comme moides courtisans et des flatteurs, et, quand je n’ai plus su que tedonner, je t’ai donné mon nom.

– Et voilà justement ce qui fait que je tehais, César. Si tu m’avais fait empoisonner comme Britannicus, situ m’avais fait assassiner comme Agrippine, si tu m’avais faitouvrir les veines comme à Sénèque, j’aurais pu te pardonner aumoment de ma mort. Mais tu ne m’as traité ni comme un homme, nicomme une femme ; tu m’as traité comme un jouet frivole donttu pouvais faire tout ce que bon te semblait ; comme unestatue de marbre, aveugle, muette et sans cœur. Ces faveurs dont tuparles, c’étaient des humiliations dorées, et voilà tout ; etplus tu me couvrais de honte, et plus tu m’élevais au-dessus destêtes, chacun pouvait mesurer mon infamie. Et ce n’est pastout : avant-hier, quand je t’ai donné cet anneau, quand tupouvais me répondre par un coup de poignard, ce qui aurait faitcroire au moins à tous ces hommes et à toutes ces femmes quiétaient là que je valais la peine d’être tué, tu m’as frappé dupoing, comme un parasite, comme un esclave, comme unchien !…

– Oui, oui, dit Néron, oui, j’ai eu tort.Pardonne-moi, mon bon Sporus !

– Et cependant, continua Sporus, comme s’iln’avait pas entendu l’interruption de Néron, cet être sans nom,sans sexe, sans amis et sans cœur ; cet être, quel qu’il fût,s’il ne pouvait faire le bien, pouvait au moins faire le mal ;il pouvait, la nuit, entrer dans ta chambre, te voler tes tablettesqui condamnaient à mort le sénat et le peuple, et les éparpiller,comme l’eût fait un vent d’orage, sur le Forum ou au Capitole, demanière à ce que tu n’eusses plus de grâce à attendre ni du peupleni du sénat. Il pouvait t’enlever la boîte où était renfermé lepoison de Locuste, afin de te livrer seul, sans défense et sansarmes, à ceux qui te cherchent pour te faire subir une mortinfâme.

– Tu te trompes ! s’écria Néron en tirantun poignard de dessous le coussin de son lit ; tu te trompes,il me reste ce fer.

– Oui, dit Sporus, mais tu n’oseras pas t’enservir ni contre les autres, ni contre toi. Et cet exemple seradonné au monde, grâce à un eunuque, d’un empereur expirant sous lesverges et le fouet, après avoir été promené nu et la fourche aucou, par le forum et les marchés.

– Mais je suis bien caché ici, ils ne metrouveront pas, dit Néron.

– Oui, oui, il eût été possible que tu leuréchappasses encore, si je n’eusses rencontré un centurion et si jene lui eusse dit où tu étais. À cette heure il frappe à la porte dela villa ; César, il va venir, il vient…

– Oh ! je ne l’attendrai pas, dit Néron,mettant la pointe du poignard sur son cœur ; je me frapperai…je me tuerai.

– Tu n’oseras pas, dit Sporus.

– Et cependant, murmura en grec Néron, commecherchant avec la pointe de la lame une place où se tuer, maishésitant toujours à enfoncer le fer, cependant cela ne sied pas àNéron de ne pas savoir mourir… Oui, oui, j’ai vécu honteusement etje meurs avec honte. O univers, univers, quel grand artiste tu vasperdre en me perdant…

Tout à coup il s’arrêta, le coup tendu, lescheveux hérissés, le front couvert de sueur, écoutant un bruitnouveau qui venait de se faire entendre, et balbutia ce versd’Homère :

C’est le bruit des chevaux à lacourse rapide.

En ce moment, Epaphrodite se précipita dans lachambre. Néron ne s’était pas trompé, ce bruit était bien celui descavaliers qui le poursuivaient, et qui, guidés par lesrenseignements de Sporus, étaient venus droit à la villa. Il n’yavait donc pas un instant à perdre si l’empereur ne voulait pastomber entre les mains de ses bourreaux. Alors Néron parut prendreune résolution décisive ; il tira Epaphrodite à part, et luifit jurer, par le Styx, de ne laisser sa tête au pouvoir depersonne, et de brûler au plus tôt son corps tout entier ;puis, tirant son poignard de sa ceinture où il l’avait remis, il enposa la pointe contre son cou. En ce moment le bruit se fitentendre plus rapproché, des voix retentirent avec un accent demenace. Epaphrodite vit que l’heure suprême était venue ; ilsaisit la main de Néron, et, appuyant le poignard contre sa gorge,il y enfonça la lame tout entière ; puis, suivi de Sporus, ilse précipita dans la carrière, refermant la porte de la chambrederrière eux.

Néron poussa un cri terrible en arrachant eten jetant loin de lui l’arme mortelle, chancela un instant les yeuxfixes et la poitrine haletante, tomba sur un genou, puis surl’autre essaya de se soutenir encore sur un bras, tandis que lesang jaillissait de sa gorge à travers les doigts de son autremain, avec laquelle il cherchait à fermer sa blessure ; enfinil regarda une dernière fois autour de lui avec une expression dedésespoir mortel, et, se voyant seul, il se laissa aller étendu surla terre en poussant un gémissement. En ce moment la portes’ouvrit, et le centurion parut. En voyant l’empereur sansmouvement, il s’élança vers lui, et voulut étancher le sang avecson manteau ; mais Néron, rappelant un reste de force, lerepoussa, puis :

– Est-ce là la foi que vous m’aviez jurée, luidit-il d’un ton de reproche ; et il rendit le derniersoupir ; seulement, chose étrange ! ses yeux restèrentfixes et ouverts.

Alors tout fut dit. Les soldats qui avaientaccompagné le centurion entrèrent pour s’assurer que l’empereuravait cessé de vivre, et n’ayant plus de doute à cet égard, ilsretournèrent à Rome pour y annoncer sa mort, de sorte que lecadavre de celui qui la veille encore était le maître du mondedemeura seul étendu dans une boue sanglante, sans un esclave pourlui rendre le dernier devoir.

Un jour entier s’écoula ainsi ; le soirune femme entra, pâle, lente et grave. Elle avait obtenu d’Icelus,cet affranchi de Galba que nous avons vu exciter le peuple, et quiétait devenu tout-puissant à Rome où l’on attendait son maître, lapermission de rendre le dernier devoir à Néron. Elle le déshabilla,lava le sang dont son corps était souillé, l’enveloppa d’un manteaublanc brodé d’or qu’il portait la dernière fois qu’elle l’avait vuet qu’il lui avait donné, puis le ramena à Rome dans un chariotcouvert qu’elle avait fait conduire avec elle. Là elle lui fit desfunérailles modestes et qui ne dépassèrent pas celles d’un simplecitoyen, puis elle déposa le cadavre dans le monument de Domitien,que du Champ-de-Mars on apercevait sur la colline des Jardins, etoù d’avance Néron s’était fait préparer une tombe de porphyresurmontée d’un autel de marbre de Luna, et entourée d’unebalustrade de marbre de Thasos.

Enfin ces derniers devoirs accomplis, elleresta un jour entier immobile et muette comme la statue de laDouleur, agenouillée et priant à la tête de cette tombe.

Puis, lorsque le soir fut venu, elle descenditlentement la colline des Jardins, reprit sans regarder derrièreelle le chemin de la vallée Égérie, et rentra pour la dernière foisdans les Catacombes.

Quant à Epaphrodite et à Sporus, on lesretrouva morts et couchés l’un près de l’autre dans la carrière.Entre eux était la boîte d’or : ils avaient partagé en frères,et le poison préparé pour Néron avait suffi à tous deux.

Chapitre 19

 

C’est ainsi que mourut Néron dans latrente-deuxième année de son âge, et le jour même où il avait faitautrefois périr Octavie. Cependant, ce trépas étrange et ignoré,ces funérailles accomplies par une femme, sans que le corps, ainsique c’était la coutume, eût été exposé, laissèrent de grands doutesau peuple romain, le plus superstitieux de tous les peuples.Beaucoup dirent que l’empereur avait gagné le port d’Ostie, d’où unvaisseau l’avait transporté en Syrie, de sorte que l’on s’attendaità le voir reparaître de jour en jour ; et, tandis qu’une maininconnue pendant quinze ans encore orna religieusement sa tombe desfleurs du printemps et de l’été, il y en eut qui, tantôtapportaient à la tribune aux harangues des images de Néronreprésenté en robe prétexte ; tantôt qui venaient y lire desproclamations comme s’il vivait et comme s’il devait revenirpuissant et armé pour le malheur de ses ennemis. Enfin, vingt ansaprès sa mort, et dans la jeunesse de Suétone qui raconte ce fait,un homme d’une condition obscure, qui se vantait d’être Néron,parut chez les Parthes, et fut longtemps soutenu par ce peuple quiavait particulièrement honoré la mémoire du dernier César. Ce n’estpas tout : ces traditions passèrent des païens aux chrétiens,et, appuyé sur quelques passages de saint Paul lui-même, saintJérôme présenta Néron comme l’Ante-Christ, ou du moins comme sonprécurseur. Sulpice Sévère fait dire à saint Martin dans sesdialogues, qu’avant la fin du monde Néron et l’Ante-Christ doiventparaître, le premier dans l’Occident où il rétablira le culte desidoles ; le second dans l’Orient où il relèvera le temple etla ville de Jérusalem pour y fixer le siège de son empire, jusqu’àce qu’enfin l’Ante- Christ se fasse reconnaître pour le Messie,déclare la guerre à Néron et le fasse périr. Enfin, saint Augustinassure, dans sa Cité de Dieu, que, de son temps, c’est-à-dire aucommencement du cinquième siècle, beaucoup encore ne voulaient pascroire que Néron fût mort, mais soutenaient au contraire qu’ilétait plein de vie et de colère, caché dans un lieu inaccessible,et conservant toute sa vigueur et sa cruauté pour reparaître denouveau quelque jour et remonter sur le trône de l’empire.

Aujourd’hui encore, parmi toute cette longuesuite d’empereurs qui tour à tour sont venus ajouter un monumentaux monuments de Rome, le plus populaire est Néron. Il y a encorela maison de Néron, les bains de Néron, la tour de Néron. À Bauli,un vigneron m’a montré sans hésiter la place où était située lavilla de Néron. Au milieu du golfe de Baïa, mes matelots se sontarrêtés juste à l’endroit où s’était ouverte la trirème préparéepar Néron, et, de retour à Rome, un paysan m’a conduit, en suivantla même voie Nomentane qu’avait suivie Néron dans sa fuite, droit àla Serpentara ; et, dans quelques ruines éparses au milieu decette magnifique plaine de Rome toute jonchée de ruines, m’a forcéde reconnaître la place de la villa où s’était poignardél’empereur. Enfin, il n’y a pas jusqu’au voiturin que j’avais prisà Florence qui ne m’ait dit, dans son ignorante dévotion ausouvenir du dernier César, en me montrant une ruine placée à droitede la Stora à Rome :

– Voici le tombeau de Néron.

Explique qui pourra maintenant l’oubli danslequel sont tombés, aux mêmes lieux, les noms de Titus et deMarc-Aurèle.

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