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Albertine Disparue

Albertine Disparue

de Marcel Proust

Chapitre 1Le chagrin et l’oubli

Mademoiselle Albertine est partie ! Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! Il y a un instant, en train de m’analyser, j’avais cru que cette séparation sans s’être revus était justement ce que je désirais, et comparant la médiocrité des plaisirs que me donnait Albertine à la richesse des désirs qu’elle me privait de réaliser, je m’étais trouvé subtil, j’avais conclu que je ne voulais plus la voir, que je ne l’aimais plus. Mais ces mots : « Mademoiselle Albertine est partie » venaient de produire dans mon cœur une souffrance telle que je ne pourrais pas y résister plus longtemps. Ainsi ce que j’avais cru n’être rien pour moi, c’était tout simplement toute ma vie. Comme on s’ignore&|160;! Il fallait faire cesser immédiatement ma souffrance. Tendre pour moi-même comme ma mère pour ma grand’mère mourante, je me disais, avec cette même bonne volonté qu’on a de ne pas laisser souffrir ce qu’on aime :« Aie une seconde de patience, on va te trouver un remède,sois tranquille, on ne va pas te laisser souffrir comme cela » Ce fut dans cet ordre d’idées que mon instinct de conservation chercha pour les mettre sur ma blessure ouverte les premiers calmants : « Tout cela n’a aucune importance parce que je vais la faire revenir tout de suite. Je vais examiner les moyens, mais de toute façon elle sera ici ce soir. Par conséquent inutile de se tracasser.&|160;» «&|160;Tout cela n’a aucune importance&|160;», je ne m’étais pas contenté de me le dire,j’avais tâché d’en donner l’impression à Françoise en ne laissant pas paraître devant elle ma souffrance, parce que, même au momentoù je l’éprouvais avec une telle violence, mon amour n’oubliait pas qu’il lui importait de sembler un amour heureux, un amour partagé,surtout aux yeux de Françoise qui, n’aimant pas Albertine, avait toujours douté de sa sincérité. Oui, tout à l’heure, avantl’arrivée de Françoise, j’avais cru que je n’aimais plus Albertine,j’avais cru ne rien laisser de côté&|160;; en exact analyste,j’avais cru bien connaître le fond de mon cœur. Mais notreintelligence, si grande soit-elle, ne peut apercevoir les élémentsqui le composent et qui restent insoupçonnés tant que, de l’étatvolatil où ils subsistent la plupart du temps, un phénomène capablede les isoler ne leur a pas fait subir un commencement desolidification. Je m’étais trompé en croyant voir clair dans moncœur. Mais cette connaissance que ne m’avaient pas donnée les plusfines perceptions de l’esprit venait de m’être apportée, dure,éclatante, étrange, comme un sel cristallisé par la brusqueréaction de la douleur. J’avais une telle habitude d’avoirAlbertine auprès de moi, et je voyais soudain un nouveau visage del’Habitude. Jusqu’ici je l’avais considérée surtout comme unpouvoir annihilateur qui supprime l’originalité et jusqu’à laconscience des perceptions&|160;; maintenant je la voyais comme unedivinité redoutable, si rivée à nous, son visage insignifiant siincrusté dans notre cœur que si elle se détache, ou si elle sedétourne de nous, cette déité que nous ne distinguions presque pasnous inflige des souffrances plus terribles qu’aucune et qu’alorselle est aussi cruelle que la mort.

Le plus pressé était de lire la lettre d’Albertine puisque jevoulais aviser aux moyens de la faire revenir. Je les sentais en mapossession, parce que, comme l’avenir est ce qui n’existe que dansnotre pensée, il nous semble encore modifiable par l’interventionin extremis de notre volonté. Mais, en même temps, je merappelais que j’avais vu agir sur lui d’autres forces que la mienneet contre lesquelles, plus de temps m’eût-il été donné, je n’auraisrien pu. À quoi sert que l’heure n’ait pas sonné encore si nous nepouvons rien sur ce qui s’y produira&|160;? Quand Albertine était àla maison, j’étais bien décidé à garder l’initiative de notreséparation. Et puis elle était partie. J’ouvris la lettred’Albertine. Elle était ainsi conçue&|160;:

&|160;

«&|160;Mon ami,

»&|160;Pardonnez-moi de ne pas avoir osé vous dire de vive voixles quelques mots qui vont suivre, mais je suis si lâche, j’aitoujours eu si peur devant vous, que, même en me forçant, je n’aipas eu le courage de le faire. Voici ce que j’aurais dû vous dire.Entre nous, la vie est devenue impossible, vous avez d’ailleurs vupar votre algarade de l’autre soir qu’il y avait quelque chose dechangé dans nos rapports. Ce qui a pu s’arranger cette nuit-làdeviendrait irréparable dans quelques jours. Il vaut donc mieux,puisque nous avons eu la chance de nous réconcilier, nous quitterbons amis. C’est pourquoi, mon chéri, je vous envoie ce mot, et jevous prie d’être assez bon pour me pardonner si je vous fais un peude chagrin, en pensant à l’immense que j’aurai. Mon cher grand, jene veux pas devenir votre ennemie, il me sera déjà assez dur devous devenir peu à peu, et bien vite, indifférente&|160;; aussi madécision étant irrévocable, avant de vous faire remettre cettelettre par Françoise, je lui aurai demandé mes malles. Adieu, jevous laisse le meilleur de moi-même.

»&|160;Albertine.

«&|160;Tout cela ne signifie rien, me dis-je, c’est mêmemeilleur que je ne pensais, car comme elle ne pense rien de toutcela, elle ne l’a évidemment écrit que pour frapper un grand coup,afin que je prenne peur et ne sois plus insupportable avec elle. Ilfaut aviser au plus pressé&|160;: qu’Albertine soit rentrée cesoir. Il est triste de penser que les Bontemps sont des gens véreuxqui se servent de leur nièce pour m’extorquer de l’argent. Maisqu’importe&|160;? Dussé-je, pour qu’Albertine soit ici ce soir,donner la moitié de ma fortune à Mme Bontemps, il nousrestera assez, à Albertine et à moi, pour vivreagréablement.&|160;» Et en même temps, je calculais si j’avais letemps d’aller ce matin commander le yacht et la Rolls Royce qu’elledésirait, ne songeant même plus, toute hésitation ayant disparu,que j’avais pu trouver peu sage de les lui donner. «&|160;Même sil’adhésion de Mme Bontemps ne suffit pas, si Albertinene veut pas obéir à sa tante et pose comme condition de son retourqu’elle aura désormais sa pleine indépendance, eh bien&|160;!quelque chagrin que cela me fasse, je la lui laisserai&|160;; ellesortira seule, comme elle voudra. Il faut savoir consentir dessacrifices, si douloureux qu’ils soient, pour la chose à laquelleon tient le plus et qui, malgré ce que je croyais ce matin d’aprèsmes raisonnements exacts et absurdes, est qu’Albertine viveici.&|160;» Puis-je dire, du reste, que lui laisser cette libertém’eût été tout à fait douloureux&|160;? Je mentirais. Souvent déjàj’avais senti que la souffrance de la laisser libre de faire le malloin de moi était peut-être moindre encore que ce genre detristesse qu’il m’arrivait d’éprouver à la sentir s’ennuyer, avecmoi, chez moi. Sans doute, au moment même où elle m’eût demandé àpartir quelque part, la laisser faire, avec l’idée qu’il y avaitdes orgies organisées, m’eût été atroce. Mais lui dire&|160;:prenez notre bateau, ou le train, partez pour un mois, dans telpays que je ne connais pas, où je ne saurai rien de ce que vousferez, cela m’avait souvent plu par l’idée que par comparaison,loin de moi, elle me préférerait, et serait heureuse au retour.«&|160;Ce retour, elle-même le désire sûrement&|160;; elle n’exigenullement cette liberté à laquelle d’ailleurs, en lui offrantchaque jour des plaisirs nouveaux, j’arriverais aisément à obtenir,jour par jour, quelque limitation. Non, ce qu’Albertine a voulu,c’est que je ne sois plus insupportable avec elle, et surtout –comme autrefois Odette avec Swann – que je me décide à l’épouser.Une fois épousée, son indépendance, elle n’y tiendra pas&|160;;nous resterons tous les deux ici, si heureux.&|160;» Sans doutec’était renoncer à Venise. Mais que les villes les plus désiréescomme Venise (à plus forte raison les maîtresses de maison les plusagréables, comme la duchesse de Guermantes, les distractions commele théâtre) deviennent pâles, indifférentes, mortes, quand noussommes liés à un autre cœur par un lien si douloureux qu’il nousempêche de nous éloigner. «&|160;Albertine a, d’ailleurs,parfaitement raison dans cette question de mariage. Maman elle-mêmetrouvait tous ces retards ridicules. L’épouser, c’est ce quej’aurais dû faire depuis longtemps, c’est ce qu’il faudra que jefasse, c’est cela qui lui a fait écrire sa lettre dont elle nepense pas un mot&|160;; c’est seulement pour faire réussir celaqu’elle a renoncé pour quelques heures à ce qu’elle doit désirerautant que je désire qu’elle le fasse&|160;: revenir ici. Oui,c’est cela qu’elle a voulu, c’est cela l’intention de sonacte&|160;», me disait ma raison compatissante&|160;; mais jesentais qu’en me le disant ma raison se plaçait toujours dans lamême hypothèse qu’elle avait adoptée depuis le début. Or je sentaisbien que c’était l’autre hypothèse qui n’avait jamais cessé d’êtrevérifiée. Sans doute cette deuxième hypothèse n’aurait jamais étéassez hardie pour formuler expressément qu’Albertine eût pu êtreliée avec Mlle Vinteuil et son amie. Et pourtant, quandj’avais été submergé par l’envahissement de cette nouvelleterrible, au moment où nous entrions en gare d’Incarville, c’étaitla seconde hypothèse qui s’était déjà trouvée vérifiée. Celle-cin’avait ensuite jamais conçu qu’Albertine pût me quitterd’elle-même, de cette façon, sans me prévenir et me donner le tempsde l’en empêcher. Mais tout de même, si après le nouveau bondimmense que la vie venait de me faire faire, la réalité quis’imposait à moi m’était aussi nouvelle que celle en face de quoinous mettent la découverte d’un physicien, les enquêtes d’un juged’instruction ou les trouvailles d’un historien sur les dessousd’un crime ou d’une révolution, cette réalité en dépassant leschétives prévisions de ma deuxième hypothèse pourtant lesaccomplissait. Cette deuxième hypothèse n’était pas celle del’intelligence, et la peur panique que j’avais eue le soir oùAlbertine ne m’avait pas embrassé, la nuit où j’avais entendu lebruit de la fenêtre, cette peur n’était pas raisonnée. Mais – et lasuite le montrera davantage, comme bien des épisodes ont pu déjàl’indiquer – de ce que l’intelligence n’est pas l’instrument leplus subtil, le plus puissant, le plus approprié pour saisir levrai, ce n’est qu’une raison de plus pour commencer parl’intelligence et non par un intuitivisme de l’inconscient, par unefoi aux pressentiments toute faite. C’est la vie qui peu à peu, caspar cas, nous permet de remarquer que ce qui est le plus importantpour notre cœur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris parle raisonnement mais par des puissances autres. Et alors, c’estl’intelligence elle-même qui, se rendant compte de leursupériorité, abdique par raisonnement devant elles et accepte dedevenir leur collaboratrice et leur servante. C’est la foiexpérimentale. Le malheur imprévu avec lequel je me trouvais auxprises, il me semblait l’avoir lui aussi (comme l’amitiéd’Albertine avec deux Lesbiennes) déjà connu pour l’avoir lu danstant de signes où (malgré les affirmations contraires de ma raison,s’appuyant sur les dires d’Albertine elle-même) j’avais discerné lalassitude, l’horreur qu’elle avait de vivre ainsi en esclave,signes tracés comme avec de l’encre invisible à l’envers desprunelles tristes et soumises d’Albertine, sur ses jouesbrusquement enflammées par une inexplicable rougeur, dans le bruitde la fenêtre qui s’était brusquement ouverte. Sans doute jen’avais pas osé les interpréter jusqu’au bout et formerexpressément l’idée de son départ subit. Je n’avais pensé, d’uneâme équilibrée par la présence d’Albertine, qu’à un départ arrangépar moi à une date indéterminée, c’est-à-dire situé dans un tempsinexistant&|160;; par conséquent j’avais eu seulement l’illusion depenser à un départ, comme les gens se figurent qu’ils ne craignentpas la mort quand ils y pensent alors qu’ils sont bien portants, etne font en réalité qu’introduire une idée purement négative au seind’une bonne santé que l’approche de la mort précisément altérerait.D’ailleurs l’idée du départ d’Albertine voulu par elle-même eût pume venir mille fois à l’esprit, le plus clairement, le plusnettement du monde, que je n’aurais pas soupçonné davantage ce queserait relativement à moi, c’est-à-dire en réalité, ce départ,quelle chose originale, atroce, inconnue, quel mal entièrementnouveau. À ce départ, si je l’eusse prévu, j’aurais pu songer sanstrêve pendant des années, sans que, mises bout à bout, toutes cespensées eussent eu le plus faible rapport, non seulementd’intensité mais de ressemblance, avec l’inimaginable enfer dontFrançoise m’avait levé le voile en me disant&|160;:«&|160;Mademoiselle Albertine est partie.&|160;» Pour sereprésenter une situation inconnue l’imagination emprunte deséléments connus et à cause de cela ne se la représente pas. Mais lasensibilité, même la plus physique, reçoit, comme le sillon de lafoudre, la signature originale et longtemps indélébile del’événement nouveau. Et j’osais à peine me dire que, si j’avaisprévu ce départ, j’aurais peut-être été incapable de me lereprésenter dans son horreur, et même, Albertine me l’annonçant,moi la menaçant, la suppliant, de l’empêcher&|160;! Que le désir deVenise était loin de moi maintenant&|160;! Comme autrefois àCombray celui de connaître Madame de Guermantes, quand venaitl’heure où je ne tenais plus qu’à une seule chose, avoir maman dansma chambre. Et c’était bien, en effet, toutes les inquiétudeséprouvées depuis mon enfance, qui, à l’appel de l’angoissenouvelle, avaient accouru la renforcer, s’amalgamer à elle en unemasse homogène qui m’étouffait. Certes, ce coup physique au cœurque donne une telle séparation et qui, par cette terrible puissanced’enregistrement qu’a le corps, fait de la douleur quelque chose decontemporain à toutes les époques de notre vie où nous avonssouffert, certes, ce coup au cœur sur lequel spécule peut-être unpeu – tant on se soucie peu de la douleur des autres – la femme quidésire donner au regret son maximum d’intensité, soit que,n’esquissant qu’un faux départ, elle veuille seulement demander desconditions meilleures, soit que, partant pour toujours – pourtoujours&|160;! – elle désire frapper, ou pour se venger, ou pourcontinuer d’être aimée, ou dans l’intérêt de la qualité du souvenirqu’elle laissera, briser violemment ce réseau de lassitudes,d’indifférences, qu’elle avait senti se tisser, – certes, ce coupau cœur, on s’était promis de l’éviter, on s’était dit qu’on sequitterait bien. Mais il est vraiment rare qu’on se quitte bien,car, si on était bien, on ne se quitterait pas&|160;! Et puis lafemme avec qui on se montre le plus indifférent sent tout de mêmeobscurément qu’en se fatiguant d’elle, en vertu d’une mêmehabitude, on s’est attaché de plus en plus à elle, et elle songeque l’un des éléments essentiels pour se quitter bien est de partiren prévenant l’autre. Or elle a peur en prévenant d’empêcher. Toutefemme sent que, si son pouvoir sur un homme est grand, le seulmoyen de s’en aller, c’est de fuir. Fugitive parce que reine, c’estainsi. Certes, il y a un intervalle inouï entre cette lassitudequ’elle inspirait il y a un instant et, parce qu’elle est partie,ce furieux besoin de la ravoir. Mais à cela, en dehors de cellesdonnées au cours de cet ouvrage et d’autres qui le seront plusloin, il y a des raisons. D’abord le départ a lieu souvent dans lemoment où l’indifférence – réelle ou crue – est la plus grande, aupoint extrême de l’oscillation du pendule. La femme se dit&|160;:«&|160;Non, cela ne peut plus durer ainsi&|160;», justement parceque l’homme ne parle que de la quitter, ou y pense&|160;; et c’estelle qui quitte. Alors, le pendule revenant à son autre pointextrême, l’intervalle est le plus grand. En une seconde il revientà ce point&|160;; encore une fois, en dehors de toutes les raisonsdonnées, c’est si naturel&|160;! Le cœur bat&|160;; et d’ailleursla femme qui est partie n’est plus la même que celle qui était là.Sa vie auprès de nous, trop connue, voit tout d’un coup s’ajouter àelle les vies auxquelles elle va inévitablement se mêler, et c’estpeut-être pour se mêler à elles qu’elle nous a quittés. De sorteque cette richesse nouvelle de la vie de la femme en alléerétroagit sur la femme qui était auprès de nous et peut-êtrepréméditait son départ. À la série des faits psychologiques quenous pouvons déduire et qui font partie de sa vie avec nous, denotre lassitude trop marquée pour elle, de notre jalousie aussi (etqui fait que les hommes qui ont été quittés par plusieurs femmesl’ont été presque toujours de la même manière à cause de leurcaractère et de réactions toujours identiques qu’on peutcalculer&|160;; chacun a sa manière propre d’être trahi, comme il asa manière de s’enrhumer), à cette série pas trop mystérieuse pournous correspondait sans doute une série de faits que nous avonsignorés. Elle devait depuis quelque temps entretenir des relationsécrites, ou verbales, ou par messagers, avec tel homme, ou tellefemme, attendre tel signe que nous avons peut-être donné nous-mêmessans le savoir en disant&|160;: «&|160;M. X. est venu hier pour mevoir&|160;», si elle avait convenu avec M. X. que la veille du jouroù elle devrait rejoindre M. X., celui-ci viendrait me voir. Qued’hypothèses possibles&|160;! Possibles seulement. Je construisaissi bien la vérité, mais dans le possible seulement, qu’ayant unjour ouvert, et par erreur, une lettre adressée à ma maîtresse,cette lettre écrite en style convenu et qui disait&|160;:«&|160;Attends toujours signe pour aller chez le marquis deSaint-Loup, prévenez demain par coup de téléphone&|160;», jereconstituai une sorte de fuite projetée&|160;; le nom du marquisde Saint-Loup n’était là que pour signifier autre chose, car mamaîtresse ne connaissait pas suffisamment Saint-Loup, mais m’avaitentendu parler de lui, et, d’ailleurs, la signature était uneespèce de surnom, sans aucune forme de langage. Or la lettren’était pas adressée à ma maîtresse, mais à une personne de lamaison qui portait un nom différent et qu’on avait mal lu. Lalettre n’était pas en signes convenus mais en mauvais françaisparce qu’elle était d’une Américaine, effectivement amie deSaint-Loup comme celui-ci me l’apprit. Et la façon étrange dontcette Américaine formait certaines lettres avait donné l’aspectd’un surnom à un nom parfaitement réel mais étranger. Je m’étaisdonc ce jour-là trompé du tout au tout dans mes soupçons. Maisl’armature intellectuelle qui chez moi avait relié ces faits, tousfaux, était elle-même la forme si juste, si inflexible de la véritéque quand trois mois plus tard ma maîtresse, qui alors songeait àpasser toute sa vie avec moi, m’avait quitté, ç’avait été d’unefaçon absolument identique à celle que j’avais imaginée la premièrefois. Une lettre vint ayant les mêmes particularités que j’avaisfaussement attribuées à la première lettre, mais cette fois-ciayant bien le sens d’un signal.

Ce malheur était le plus grand de toute ma vie. Et malgré tout,la souffrance qu’il me causait était peut-être dépassée encore parla curiosité de connaître les causes de ce malheur qu’Albertineavait désiré, retrouvé. Mais les sources des grands événements sontcomme celles des fleuves, nous avons beau parcourir la surface dela terre, nous ne les retrouvons pas. Albertine avait-elle ainsiprémédité depuis longtemps sa fuite&|160;? j’ai dit (et alors celam’avait paru seulement du maniérisme et de la mauvaise humeur, ceque Françoise appelait faire la «&|160;tête&|160;») que, du jour oùelle avait cessé de m’embrasser, elle avait eu un air de porter lediable en terre, toute droite, figée, avec une voix triste dans lesplus simples choses, lente en ses mouvements, ne souriant plusjamais. Je ne peux pas dire qu’aucun fait prouvât aucune connivenceavec le dehors. Françoise me raconta bien ensuite qu’étant entréel’avant-veille du départ dans sa chambre elle n’y avait trouvépersonne, les rideaux fermés, mais sentant à l’odeur de l’air et aubruit que la fenêtre était ouverte. Et, en effet, elle avait trouvéAlbertine sur le balcon. Mais on ne voit pas avec qui elle eût pu,de là, correspondre, et, d’ailleurs, les rideaux fermés sur lafenêtre ouverte s’expliquaient sans doute parce qu’elle savait queje craignais les courants d’air et que, même si les rideaux m’enprotégeaient peu, ils eussent empêché Françoise de voir du couloirque les volets étaient ouverts aussi tôt. Non, je ne vois riensinon un petit fait qui prouve seulement que la veille elle savaitqu’elle allait partir. La veille, en effet, elle prit dans machambre sans que je m’en aperçusse une grande quantité de papier etde toile d’emballage qui s’y trouvait, et à l’aide desquels elleemballa ses innombrables peignoirs et sauts de lit toute la nuitafin de partir le matin&|160;; c’est le seul fait, ce fut tout. Jene peux pas attacher d’importance à ce qu’elle me rendit presque deforce ce soir-là mille francs qu’elle me devait, cela n’a rien despécial, car elle était d’un scrupule extrême dans les chosesd’argent. Oui, elle prit les papiers d’emballage la veille, mais cen’était pas de la veille seulement qu’elle savait qu’ellepartirait&|160;! Car ce n’est pas le chagrin qui la fit partir,mais la résolution prise de partir, de renoncer à la vie qu’elleavait rêvée qui lui donna cet air chagrin. Chagrin, presquesolennellement froid avec moi, sauf le dernier soir, où, après êtrerestée chez moi plus tard qu’elle ne voulait, dit-elle – remarquequi m’étonnait venant d’elle qui voulait toujours prolonger, – elleme dit de la porte&|160;: «&|160;Adieu, petit, adieu, petit.&|160;»Mais je n’y pris pas garde au moment. Françoise m’a dit que lelendemain matin, quand elle lui dit qu’elle partait (mais, dureste, c’est explicable aussi par la fatigue, car elle ne s’étaitpas déshabillée et avait passé toute la nuit à emballer, sauf lesaffaires qu’elle avait à demander à Françoise et qui n’étaient pasdans sa chambre et son cabinet de toilette), elle était encoretellement triste, tellement plus droite, tellement plus figée queles jours précédents que Françoise crut quand elle lui dit&|160;:«&|160;Adieu, Françoise&|160;» qu’elle allait tomber. Quand onapprend ces choses-là, on comprend que la femme qui vous plaisaittellement moins maintenant que toutes celles qu’on rencontre sifacilement dans les plus simples promenades, à qui on en voulait deles sacrifier pour elle, soit au contraire celle qu’on préféreraitmille fois. Car la question ne se pose plus entre un certainplaisir – devenu par l’usage, et peut-être par la médiocrité del’objet, presque nul – et d’autres plaisirs, ceux-là tentants,ravissants, mais entre ces plaisirs-là et quelque chose de bienplus fort qu’eux, la pitié pour la douleur.

En me promettant à moi-même qu’Albertine serait ici ce soir,j’avais couru au plus pressé et pansé d’une croyance nouvellel’arrachement de celle avec laquelle j’avais vécu jusqu’ici. Maissi rapidement qu’eût agi mon instinct de conservation, j’étais,quand Françoise m’avait parlé, resté une seconde sans secours, etj’avais beau savoir maintenant qu’Albertine serait là ce soir, ladouleur que j’avais ressentie pendant l’instant où je ne m’étaispas encore appris à moi-même ce retour (l’instant qui avait suiviles mots&|160;: «&|160;Mademoiselle Albertine a demandé ses malles,Mademoiselle Albertine est partie&|160;»), cette douleur renaissaitd’elle-même en moi pareille à ce qu’elle avait été, c’est-à-direcomme si j’avais ignoré encore le prochain retour d’Albertine.D’ailleurs il fallait qu’elle revînt, mais d’elle-même. Dans toutesles hypothèses, avoir l’air de faire faire une démarche, de laprier de revenir irait à l’encontre du but. Certes je n’avais plusla force de renoncer à elle comme je l’avais eue pour Gilberte.Plus même que revoir Albertine, ce que je voulais c’était mettrefin à l’angoisse physique que mon cœur plus mal portant que jadisne pouvait plus tolérer. Puis à force de m’habituer à ne pasvouloir, qu’il s’agît de travail ou d’autre chose, j’étais devenuplus lâche. Mais surtout cette angoisse était incomparablement plusforte pour bien des raisons dont la plus importante n’étaitpeut-être pas que je n’avais jamais goûté de plaisir sensuel avecMme de Guermantes et avec Gilberte, mais que, ne lesvoyant pas chaque jour, à toute heure, n’en ayant pas lapossibilité et par conséquent pas le besoin, il y avait en moins,dans mon amour pour elles, la force immense de l’Habitude.Peut-être, maintenant que mon cœur, incapable de vouloir et desupporter de son plein gré la souffrance, ne trouvait qu’une seulesolution possible, le retour à tout prix d’Albertine, peut-être lasolution opposée (le renoncement volontaire, la résignationprogressive) m’eût-elle paru une solution de roman, invraisemblabledans la vie, si je n’avais moi-même autrefois opté pour celle-làquand il s’était agi de Gilberte. Je savais donc que cette autresolution pouvait être acceptée aussi, et par un seul homme, carj’étais resté à peu près le même. Seulement le temps avait joué sonrôle, le temps qui m’avait vieilli, le temps aussi qui avait misAlbertine perpétuellement auprès de moi quand nous menions notrevie commune. Mais du moins, sans renoncer à elle, ce qui me restaitde ce que j’avais éprouvé pour Gilberte, c’était la fierté de nepas vouloir être à Albertine un jouet dégoûtant en lui faisantdemander de revenir, je voulais qu’elle revînt sans que j’eussel’air d’y tenir. Je me levai pour ne pas perdre de temps, mais lasouffrance m’arrêta&|160;: c’était la première fois que je melevais depuis qu’Albertine était partie. Pourtant il fallait vitem’habiller afin d’aller m’informer chez son concierge.

La souffrance, prolongement d’un choc moral imposé, aspire àchanger de forme&|160;; on espère la volatiliser en faisant desprojets, en demandant des renseignements&|160;; on veut qu’ellepasse par ses innombrables métamorphoses, cela demande moins decourage que de garder sa souffrance franche&|160;; ce lit paraît siétroit, si dur, si froid où l’on se couche avec sa douleur. Je meremis donc sur mes jambes&|160;; je n’avançais dans la chambrequ’avec une prudence infinie, je me plaçais de façon à ne pasapercevoir la chaise d’Albertine, le pianola sur les pédales duquelelle appuyait ses mules d’or, un seul des objets dont elle avaitusé et qui tous, dans le langage particulier que leur avaientenseigné mes souvenirs, semblaient vouloir me donner unetraduction, une version différente, m’annoncer une seconde fois lanouvelle de son départ. Mais sans les regarder, je les voyais, mesforces m’abandonnèrent, je tombai assis dans un de ces fauteuils desatin bleu dont, une heure plus tôt, dans le clair-obscur de lachambre anesthésiée par un rayon de jour, le glacis m’avait faitfaire des rêves passionnément caressés alors, si loin de moimaintenant. Hélas&|160;! je ne m’y étais jamais assis, avant cetteminute, que quand Albertine était encore là. Aussi je ne pus yrester, je me levai&|160;; et ainsi à chaque instant il y avaitquelqu’un des innombrables et humbles «&|160;moi&|160;» qui nouscomposent qui était ignorant encore du départ d’Albertine et à quiil fallait le notifier&|160;; il fallait – ce qui était plus cruelque s’ils avaient été des étrangers et n’avaient pas emprunté masensibilité pour souffrir – annoncer le malheur qui venaitd’arriver à tous ces êtres, à tous ces «&|160;moi&|160;» qui ne lesavaient pas encore&|160;; il fallait que chacun d’eux à son tourentendît pour la première fois ces mots&|160;: «&|160;Albertine ademandé ses malles&|160;» – ces malles en forme de cercueil quej’avais vu charger à Balbec à côté de celles de ma mère, –«&|160;Albertine est partie&|160;». À chacun j’avais à apprendremon chagrin, le chagrin qui n’est nullement une conclusionpessimiste librement tirée d’un ensemble de circonstances funestes,mais la reviviscence intermittente et involontaire d’une impressionspécifique, venue du dehors, et que nous n’avons pas choisie. Il yavait quelques-uns de ces «&|160;moi&|160;» que je n’avais pasrevus depuis assez longtemps. Par exemple (je n’avais pas songé quec’était le jour du coiffeur), le «&|160;moi&|160;» que j’étaisquand je me faisais couper les cheveux. J’avais oublié ce«&|160;moi&|160;» – là, son arrivée fit éclater mes sanglots, commeà un enterrement, celle d’un vieux serviteur retraité qui a connucelle qui vient de mourir. Puis je me rappelai tout d’un coup quedepuis huit jours j’avais par moments été pris de peurs paniquesque je ne m’étais pas avouées. À ces moments-là je discutaispourtant en me disant&|160;: «&|160;Inutile, n’est-ce pas,d’envisager l’hypothèse où elle partirait brusquement. C’estabsurde. Si je la confiais à un homme sensé et intelligent (et jel’aurais fait pour me tranquilliser si la jalousie ne m’eût empêchéde faire des confidences), il me dirait sûrement&|160;: «&|160;Maisvous êtes fou. C’est impossible.&|160;» Et, en effet, ces derniersjours nous n’avions pas eu une seule querelle. On part pour unmotif. On le dit. On vous donne le droit de répondre. On ne partpas comme cela. Non, c’est un enfantillage. C’est la seulehypothèse absurde.&|160;» Et pourtant, tous les jours, en laretrouvant là le matin quand je sonnais, j’avais poussé un immensesoupir de soulagement. Et quand Françoise m’avait remis la lettred’Albertine, j’avais tout de suite été sûr qu’il s’agissait de lachose qui ne pouvait pas être, de ce départ en quelque sorte perçuplusieurs jours d’avance, malgré les raisons logiques d’êtrerassuré. Je me l’étais dit presque avec une satisfaction deperspicacité dans mon désespoir, comme un assassin qui sait nepouvoir être découvert, mais qui a peur et qui tout d’un coup voitle nom de sa victime écrit en tête d’un dossier chez le juged’instruction qui l’a fait mander. Tout mon espoir étaitqu’Albertine fût partie en Touraine, chez sa tante où, en somme,elle était assez surveillée et ne pourrait faire grand’chosejusqu’à ce que je l’en ramenasse. Ma pire crainte avait été qu’ellefût restée à Paris, partie à Amsterdam ou pour Montjouvain,c’est-à-dire qu’elle se fût échappée pour se consacrer à quelqueintrigue dont les préliminaires m’avaient échappé. Mais, enréalité, en me disant Paris, Amsterdam, Montjouvain, c’est-à-direplusieurs lieux, je pensais à des lieux qui n’étaient quepossibles. Aussi, quand la concierge d’Albertine répondit qu’elleétait partie en Touraine, cette résidence que je croyais désirer mesembla la plus affreuse de toutes, parce que celle-là était réelleet que pour la première fois, torturé par la certitude du présentet l’incertitude de l’avenir, je me représentais Albertinecommençant une vie qu’elle avait voulue séparée de moi, peut-êtrepour longtemps, peut-être pour toujours, et où elle réaliserait cetinconnu qui autrefois m’avait si souvent troublé, alors quepourtant j’avais le bonheur de posséder, de caresser ce qui enétait le dehors, ce doux visage impénétrable et capté. C’était cetinconnu qui faisait le fond de mon amour. Devant la ported’Albertine, je trouvai une petite file pauvre qui me regardaitavec de grands yeux et qui avait l’air si bon que je lui demandaisi elle ne voulait pas venir chez moi, comme j’eusse fait d’unchien au regard fidèle. Elle en eut l’air content. À la maison, jela berçai quelque temps sur mes genoux, mais bientôt sa présence,en me faisant trop sentir l’absence d’Albertine, me futinsupportable. Et je la priai de s’en aller, après lui avoir remisun billet de cinq cents francs. Et pourtant, bientôt après, lapensée d’avoir quelque autre petite fille près de moi, de ne jamaisêtre seul, sans le secours d’une présence innocente, fut le seulrêve qui me permît de supporter l’idée que peut-être Albertineresterait quelque temps sans revenir. Pour Albertine elle-même,elle n’existait guère en moi que sous la forme de son nom, qui,sauf quelques rares répits au réveil, venait s’inscrire dans moncerveau et ne cessait plus de le faire. Si j’avais pensé tout haut,je l’aurais répété sans cesse et mon verbiage eût été aussimonotone, aussi limité que si j’eusse été changé en oiseau, en unoiseau pareil à celui de la fable dont le chant redisait sans finle nom de celle qu’homme, il avait aimée. On se le dit et, comme onle tait, il semble qu’on l’écrive en soi, qu’il laisse sa tracedans le cerveau et que celui-ci doive finir par être, comme un muroù quelqu’un s’est amusé à crayonner, entièrement recouvert par lenom, mille fois récrit, de celle qu’on aime. On le récrit tout letemps dans sa pensée tant qu’on est heureux, plus encore quand onest malheureux. Et de redire ce nom, qui ne nous donne rien de plusque ce qu’on sait déjà, on éprouve le besoin sans cesse renaissant,mais à la longue, une fatigue. Au plaisir charnel je ne pensaismême pas en ce moment&|160;; je ne voyais même pas devant ma penséel’image de cette Albertine, cause pourtant d’un tel bouleversementdans mon être, je n’apercevais pas son corps, et si j’avais vouluisoler l’idée qui était liée – car il y en a bien toujoursquelqu’une – à ma souffrance, ç’aurait été alternativement, d’unepart le doute sur les dispositions dans lesquelles elle étaitpartie, avec ou sans esprit de retour, d’autre part les moyens dela ramener. Peut-être y a-t-il un symbole et une vérité dans laplace infime tenue dans notre anxiété par celle à qui nous larapportons. C’est qu’en effet sa personne même y est pour peu dechose&|160;; pour presque tout le processus d’émotions, d’angoissesque tels hasards nous ont fait jadis éprouver à propos d’elle etque l’habitude a attachées à elle. Ce qui le prouve bien c’est,plus encore que l’ennui qu’on éprouve dans le bonheur, combien voirou ne pas voir cette même personne, être estimé ou non d’elle,l’avoir ou non à notre disposition, nous paraîtra quelque chosed’indifférent quand nous n’aurons plus à nous poser le problème (sioiseux que nous ne nous le poserons même plus) que relativement àla personne elle-même – le processus d’émotions et d’angoissesétant oublié, au moins en tant que se rattachant à elle, car il apu se développer à nouveau mais transféré à une autre. Avant cela,quand il était encore attaché à elle, nous croyions que notrebonheur dépendait de sa personne&|160;: il dépendait seulement dela terminaison de notre anxiété. Notre inconscient était donc plusclairvoyant que nous-même à ce moment-là en faisant si petite lafigure de la femme aimée, figure que nous avions même peut-êtreoubliée, que nous pouvions connaître mal et croire médiocre, dansl’effroyable drame où de la retrouver pour ne plus l’attendrepourrait dépendre jusqu’à notre vie elle-même. Proportionsminuscules de la figure de la femme, effet logique et nécessaire dela façon dont l’amour se développe, claire allégorie de la naturesubjective de cet amour.

L’esprit dans lequel Albertine était partie était semblable sansdoute à celui des peuples qui font préparer par une démonstrationde leur armée l’œuvre de leur diplomatie. Elle n’avait dû partirque pour obtenir de moi de meilleures conditions, plus de liberté,de luxe. Dans ce cas celui qui l’eût emporté de nous deux, c’eûtété moi, si j’eusse eu la force d’attendre, d’attendre le momentoù, voyant qu’elle n’obtenait rien, elle fût revenue d’elle-même.Mais si aux cartes, à la guerre, où il importe seulement de gagner,on peut résister au bluff, les conditions ne sont point les mêmesque font l’amour et la jalousie, sans parler de la souffrance. Sipour attendre, pour «&|160;durer&|160;», je laissais Albertinerester loin de moi plusieurs jours, plusieurs semaines peut-être,je ruinais ce qui avait été mon but pendant plus d’une année&|160;:ne pas la laisser libre une heure. Toutes mes précautions setrouvaient devenues inutiles si je lui laissais le temps, lafacilité de me tromper tant qu’elle voudrait, et si à la fin ellese rendait je ne pourrais plus oublier le temps où elle aurait étéseule, et, même l’emportant à la fin, tout de même dans le passé,c’est-à-dire irréparablement, je serais le vaincu.

Quant aux moyens de ramener Albertine, ils avaient d’autant plusde chance de réussir que l’hypothèse où elle ne serait partie quedans l’espoir d’être rappelée avec de meilleures conditionsparaîtrait plus plausible. Et sans doute pour les gens qui necroyaient pas à la sincérité d’Albertine, certainement pourFrançoise par exemple, cette hypothèse l’était. Mais pour maraison, à qui la seule explication de certaines mauvaises humeurs,de certaines attitudes avait paru, avant que je sache rien, leprojet formé par elle d’un départ définitif, il était difficile decroire que, maintenant que ce départ s’était produit, il n’étaitqu’une simulation. Je dis pour ma raison, non pour moi. L’hypothèsede la simulation me devenait d’autant plus nécessaire qu’elle étaitplus improbable et gagnait en force ce qu’elle perdait envraisemblance. Quand on se voit au bord de l’abîme et qu’il sembleque Dieu vous ait abandonné, on n’hésite plus à attendre de lui unmiracle.

Je reconnais que dans tout cela je fus le plus apathique quoiquele plus douloureux des policiers. Mais la fuite d’Albertine nem’avait pas rendu les qualités que l’habitude de la fairesurveiller par d’autres m’avait enlevées. Je ne pensais qu’à unechose&|160;: charger un autre de cette recherche. Cet autre futSaint-Loup, qui consentit. L’anxiété de tant de jours remise à unautre me donna de la joie et je me trémoussai, sûr du succès, lesmains redevenues brusquement sèches comme autrefois et n’ayant pluscette sueur dont Françoise m’avait mouillé en me disant&|160;:«&|160;Mademoiselle Albertine est partie.&|160;»

On se souvient que quand je résolus de vivre avec Albertine etmême de l’épouser, c’était pour la garder, savoir ce qu’ellefaisait, l’empêcher de reprendre ses habitudes avec MlleVinteuil. Ç’avait été, dans le déchirement atroce de sa révélationà Balbec, quand elle m’avait dit comme une chose toute naturelle etque je réussis, bien que ce fût le plus grand chagrin que j’eusseencore éprouvé dans ma vie, à sembler trouver toute naturelle, lachose que dans mes pires suppositions je n’aurais jamais été assezaudacieux pour imaginer. (C’est étonnant comme la jalousie, quipasse son temps à faire des petites suppositions dans le faux, apeu d’imagination quand il s’agit de découvrir le vrai.) Or cetamour né surtout d’un besoin d’empêcher Albertine de faire le mal,cet amour avait gardé dans la suite la trace de son origine. Êtreavec elle m’importait peu pour peu que je pusse empêcher«&|160;l’être de fuite&|160;» d’aller ici ou là. Pour l’en empêcherje m’en étais remis aux yeux, à la compagnie de ceux qui allaientavec elle et pour peu qu’ils me fissent le soir un bon petitrapport bien rassurant mes inquiétudes s’évanouissaient en bonnehumeur.

M’étant donné à moi-même l’affirmation que, quoi que je dussefaire, Albertine serait de retour à la maison le soir même, j’avaissuspendu la douleur que Françoise m’avait causée en me disantqu’Albertine était partie (parce qu’alors mon être pris de courtavait cru un instant que ce départ était définitif). Mais après uneinterruption, quand d’un élan de sa vie indépendante la souffranceinitiale revenait spontanément en moi, elle était toujours aussiatroce parce que antérieure à la promesse consolatrice que jem’étais faite de ramener le soir même Albertine. Cette phrase quil’eût calmée, ma souffrance l’ignorait. Pour mettre en œuvre lesmoyens d’amener ce retour, une fois encore, non pas qu’une telleattitude m’eût jamais très bien réussi, mais parce que je l’avaistoujours prise depuis que j’aimais Albertine, j’étais condamné àfaire comme si je ne l’aimais pas, ne souffrais pas de son départ,j’étais condamné à continuer de lui mentir. Je pourrais êtred’autant plus énergique dans les moyens de la faire revenir quepersonnellement j’aurais l’air d’avoir renoncé à elle. Je meproposais d’écrire à Albertine une lettre d’adieux où jeconsidérerais son départ comme définitif, tandis que j’enverraisSaint-Loup exercer sur Mme Bontemps, et comme à moninsu, la pression la plus brutale pour qu’Albertine revînt au plusvite. Sans doute j’avais expérimenté avec Gilberte le danger deslettres d’une indifférence qui, feinte d’abord, finit par devenirvraie. Et cette expérience aurait dû m’empêcher d’écrire àAlbertine des lettres du même caractère que celles que j’avaisécrites à Gilberte. Mais ce qu’on appelle expérience n’est que larévélation à nos propres yeux d’un trait de notre caractère quinaturellement reparaît, et reparaît d’autant plus fortement quenous l’avons déjà mis en lumière pour nous-même une fois, de sorteque le mouvement spontané qui nous avait guidé la première fois setrouve renforcé par toutes les suggestions du souvenir. Le plagiathumain auquel il est le plus difficile d’échapper, pour lesindividus (et même pour les peuples qui persévèrent dans leursfautes et vont les aggravant), c’est le plagiat de soi-même.

Saint-Loup que je savais à Paris avait été mandé par moi àl’instant même&|160;; il accourut rapide et efficace comme il étaitjadis à Doncières et consentit à partir aussitôt pour la Touraine.Je lui soumis la combinaison suivante. Il devait descendre àChâtellerault, se faire indiquer la maison de MmeBontemps, attendre qu’Albertine fût sortie, car elle aurait pu lereconnaître. «&|160;Mais la jeune fille dont tu parles me connaîtdonc&|160;?&|160;» me dit-il. Je lui dis que je ne le croyais pas.Le projet de cette démarche me remplit d’une joie infinie. Elleétait pourtant en contradiction absolue avec ce que je m’étaispromis au début&|160;: m’arranger à ne pas avoir l’air de fairechercher Albertine&|160;; et cela en aurait l’air inévitablement,mais elle avait sur «&|160;ce qu’il aurait fallu&|160;» l’avantageinestimable qu’elle me permettait de me dire que quelqu’un envoyépar moi allait voir Albertine, sans doute la ramener. Et si j’avaissu voir clair dans mon cœur au début, c’est cette solution, cachéedans l’ombre et que je trouvais déplorable, que j’aurais pu prévoirqui prendrait le pas sur les solutions de patience et que j’étaisdécidé à vouloir, par manque de volonté. Comme Saint-Loup avaitdéjà l’air un peu surpris qu’une jeune fille eût habité chez moitout un hiver sans que je lui en eusse rien dit, comme d’autre partil m’avait souvent reparlé de la jeune fille de Balbec et que je nelui avais jamais répondu&|160;: «&|160;Mais elle habite ici&|160;»,il eût pu être froissé de mon manque de confiance. Il est vrai quepeut-être Mme Bontemps lui parlerait de Balbec. Maisj’étais trop impatient de son départ, de son arrivée, pour vouloir,pour pouvoir penser aux conséquences possibles de ce voyage. Quantà ce qu’il reconnût Albertine (qu’il avait d’ailleurssystématiquement évité de regarder quand il l’avait rencontrée àDoncières), elle avait, au dire de tous, tellement changé et grossique ce n’était guère probable. Il me demanda si je n’avais pas unportrait d’Albertine. Je répondis d’abord que non, pour qu’il n’eûtpas, d’après ma photographie, faite à peu près du temps de Balbec,le loisir de reconnaître Albertine, que pourtant il n’avaitqu’entrevue dans le wagon. Mais je réfléchis que sur la dernièreelle serait déjà aussi différente de l’Albertine de Balbec quel’était maintenant l’Albertine vivante, et qu’il ne lareconnaîtrait pas plus sur la photographie que dans la réalité.Pendant que je la lui cherchais, il me passait doucement la mainsur le front, en manière de me consoler. J’étais ému de la peineque la douleur qu’il devinait en moi lui causait. D’abord il avaitbeau s’être séparé de Rachel, ce qu’il avait éprouvé alors n’étaitpas encore si lointain qu’il n’eût une sympathie, une pitiéparticulière pour ce genre de souffrances, comme on se sent plusvoisin de quelqu’un qui a la même maladie que vous. Puis il avaittant d’affection pour moi que la pensée de mes souffrances luiétait insupportable. Aussi en concevait-il pour celle qui me lescausait un mélange de rancune et d’admiration. Il se figurait quej’étais un être si supérieur qu’il pensait que, pour que je fussesoumis à une autre créature, il fallait que celle-là fût tout àfait extraordinaire. Je pensais bien qu’il trouverait laphotographie d’Albertine jolie, mais comme, tout de même, je nem’imaginais pas qu’elle produirait sur lui l’impression d’Hélènesur les vieillards troyens, tout en cherchant je disaismodestement&|160;: «&|160;Oh&|160;! tu sais, ne te fais pasd’idées, d’abord la photo est mauvaise, et puis elle n’est pasétonnante, ce n’est pas une beauté, elle est surtout bien gentille.– Oh&|160;! si, elle doit être merveilleuse&|160;», dit-il avec unenthousiasme naïf et sincère en cherchant à se représenter l’êtrequi pouvait me jeter dans un désespoir et une agitation pareils.«&|160;Je lui en veux de te faire mal, mais aussi c’était bien àsupposer qu’un être artiste jusqu’au bout des ongles comme toi, toiqui aimes en tout la beauté et d’un tel amour, tu étais prédestinéà souffrir plus qu’un autre quand tu la rencontrerais dans unefemme.&|160;» Enfin je venais de trouver la photographie.«&|160;Elle est sûrement merveilleuse&|160;», continuait à direRobert, qui n’avait pas vu que je lui tendais la photographie.Soudain il l’aperçut, il la tint un instant dans ses mains. Safigure exprimait une stupéfaction qui allait jusqu’à la stupidité.«&|160;C’est ça la jeune fille que tu aimes&|160;?&|160;» finit-ilpar me dire d’un ton où l’étonnement était maté par la crainte deme fâcher. Il ne fit aucune observation, il avait pris l’airraisonnable, prudent, forcément un peu dédaigneux qu’on a devant unmalade – eût-il été jusque-là un homme remarquable et votre ami –mais qui n’est plus rien de tout cela car, frappé de foliefurieuse, il vous parle d’un être céleste qui lui est apparu etcontinue à le voir à l’endroit où vous, homme sain, vousn’apercevez qu’un édredon. Je compris tout de suite l’étonnement deRobert, et que c’était celui où m’avait jeté la vue de samaîtresse, avec la seule différence que j’avais trouvé en elle unefemme que je connaissais déjà, tandis que lui croyait n’avoirjamais vu Albertine. Mais sans doute la différence entre ce quenous voyions l’un et l’autre d’une même personne était aussigrande. Le temps était loin où j’avais bien petitement commencé àBalbec par ajouter aux sensations visuelles quand je regardaisAlbertine, des sensations de saveur, d’odeur, de toucher. Depuis,des sensations plus profondes, plus douces, plus indéfinissabless’y étaient ajoutées, puis des sensations douloureuses. BrefAlbertine n’était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé,que le centre générateur d’une immense construction qui passait parle plan de mon cœur. Robert, pour qui était invisible toute cettestratification de sensations, ne saisissait qu’un résidu qu’ellem’empêchait au contraire d’apercevoir. Ce qui avait décontenancéRobert quand il avait aperçu la photographie d’Albertine était nonle saisissement des vieillards troyens voyant passer Hélène etdisant&|160;: «&|160;Notre mal ne vaut pas un seul de sesregards&|160;», mais celui exactement inverse et qui faitdire&|160;: «&|160;Comment, c’est pour ça qu’il a pu se faire tantde bile, tant de chagrin, faire tant de folies&|160;!&|160;» Ilfaut bien avouer que ce genre de réaction à la vue de la personnequi a causé les souffrances, bouleversé la vie, quelquefois amenéla mort de quelqu’un que nous aimons, est infiniment plus fréquentque celui des vieillards troyens et, pour tout dire, habituel. Cen’est pas seulement parce que l’amour est individuel, ni parce que,quand nous ne le ressentons pas, le trouver évitable et philosophersur la folie des autres nous est naturel. Non, c’est que, quand ilest arrivé au degré où il cause de tels maux, la construction dessensations interposées entre le visage de la femme et les yeux del’amant – l’énorme œuf douloureux qui l’engaine et le dissimuleautant qu’une couche de neige une fontaine – est déjà poussée assezloin pour que le point où s’arrêtent les regards de l’amant, pointoù il rencontre son plaisir et ses souffrances, soit aussi loin dupoint où les autres le voient qu’est loin le soleil véritable del’endroit où sa lumière condensée nous le fait apercevoir dans leciel. Et de plus, pendant ce temps, sous la chrysalide de douleurset de tendresses qui rend invisibles à l’amant les piresmétamorphoses de l’être aimé, le visage a eu le temps de vieilliret de changer. De sorte que si le visage que l’amant a vu lapremière fois est fort loin de celui qu’il voit depuis qu’il aimeet souffre, il est, en sens inverse, tout aussi loin de celui quepeut voir maintenant le spectateur indifférent. (Qu’aurait-ce étési, au lieu de la photographie de celle qui était une jeune fille,Robert avait vu la photographie d’une vieille maîtresse&|160;?) Etmême, nous n’avons pas besoin de voir pour la première fois cellequi a causé tant de ravages pour avoir cet étonnement. Souvent nousla connaissions comme mon grand-oncle connaissait Odette. Alors ladifférence d’optique s’étend non seulement à l’aspect physique,mais au caractère, à l’importance individuelle. Il y a beaucoup dechances pour que la femme qui fait souffrir celui qui l’aime aittoujours été bonne fille avec quelqu’un qui ne se souciait pasd’elle, comme Odette, si cruelle pour Swann, avait été laprévenante «&|160;dame en rose&|160;» de mon grand-oncle, ou bienque l’être dont chaque décision est supputée d’avance, avec autantde crainte que celle d’une Divinité, par celui qui l’aime,apparaisse comme une personne sans conséquence, trop heureuse defaire tout ce qu’on veut, aux yeux de celui qui ne l’aime pas,comme la maîtresse de Saint-Loup pour moi qui ne voyais en elle quecette «&|160;Rachel Quand du Seigneur&|160;» qu’on m’avait tant defois proposée. Je me rappelais, la première fois que je l’avais vueavec Saint-Loup, ma stupéfaction à la pensée qu’on pût être torturéde ne pas savoir ce qu’une telle femme avait fait, de ne pas savoirce qu’elle avait pu dire tout bas à quelqu’un, pourquoi elle avaiteu un désir de rupture. Or je sentais que tout ce passé, maisd’Albertine, vers lequel chaque fibre de mon cœur, de ma vie, sedirigeait avec une souffrance, vibratile et maladroite, devaitparaître tout aussi insignifiant à Saint-Loup qu’il me ledeviendrait peut-être un jour à moi-même. Je sentais que jepasserais peut-être peu à peu, touchant l’insignifiance ou lagravité du passé d’Albertine, de l’état d’esprit que j’avais en cemoment à celui qu’avait Saint-Loup, car je ne me faisais pasd’illusions sur ce que Saint-Loup pouvait penser, sur ce que toutautre que l’amant peut penser. Et je n’en souffrais pas trop.Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. Je merappelais cette tragique explication de tant de nous qu’est unportrait génial et pas ressemblant comme celui d’Odette par Elstiret qui est moins le portrait d’une amante que du déformant amour.Il n’y manquait – ce que tant de portraits ont – que d’être à lafois d’un grand peintre et d’un amant (et encore disait-onqu’Elstir l’avait été d’Odette). Cette dissemblance, toute la vied’un amant – d’un amant dont personne ne comprend les folies –toute la vie d’un Swann la prouve. Mais que l’amant se double d’unpeintre comme Elstir et alors le mot de l’énigme est proféré, vousavez enfin sous les yeux ces lèvres que le vulgaire n’a jamaisaperçues dans cette femme, ce nez que personne ne lui a connu,cette allure insoupçonnée. Le portrait dit&|160;: «&|160;Ce quej’ai aimé, ce qui m’a fait souffrir, ce que j’ai sans cesse vu,c’est ceci.&|160;» Par une gymnastique inverse, moi qui avaisessayé par la pensée d’ajouter à Rachel tout ce que Saint-Loup luiavait ajouté de lui-même, j’essayais d’ôter mon apport cardiaque etmental dans la composition d’Albertine et de me la représentertelle qu’elle devait apparaître à Saint-Loup, comme à moi Rachel.Ces différences-là, quand même nous les verrions nous-même, quelleimportance y ajouterions-nous&|160;? Quand autrefois à BalbecAlbertine m’attendait sous les arcades d’Incarville et sautait dansma voiture, non seulement elle n’avait pas encore«&|160;épaissi&|160;», mais à la suite d’excès d’exercice elleavait trop fondu&|160;; maigre, enlaidie par un vilain chapeau quine laissait dépasser qu’un petit bout de vilain nez et voir de côtédes joues blanches comme des vers blancs, je retrouvais bien peud’elle, assez cependant pour qu’au saut qu’elle faisait dans mavoiture je susse que c’était elle, qu’elle avait été exacte aurendez-vous et n’était pas allée ailleurs&|160;; et celasuffit&|160;; ce qu’on aime est trop dans le passé, consiste tropdans le temps perdu ensemble pour qu’on ait besoin de toute lafemme&|160;; on veut seulement être sûr que c’est elle, ne pas setromper sur l’identité, autrement importante que la beauté pourceux qui aiment&|160;; les joues peuvent se creuser, le corpss’amaigrir, même pour ceux qui ont été d’abord le plus orgueilleuxaux yeux des autres, de leur domination sur une beauté, ce petitbout de museau, ce signe où se résume la personnalité permanented’une femme, cet extrait algébrique, cette constance, cela suffitpour qu’un homme attendu dans le plus grand monde, et quil’aimerait, ne puisse disposer d’une seule de ses soirées parcequ’il passe son temps à peigner et à dépeigner, jusqu’à l’heure des’endormir, la femme qu’il aime, ou simplement à rester auprèsd’elle, pour être avec elle, ou pour qu’elle soit avec lui, ouseulement pour qu’elle ne soit pas avec d’autres.

«&|160;Tu es sûr, me dit Robert, que je peux offrir comme cela àcette femme trente mille francs pour le comité électoral de sonmari&|160;? Elle est malhonnête à ce point-là&|160;? Si tu ne tetrompes pas, trois mille francs suffiraient. – Non, je t’en prie,n’économise pas pour une chose qui me tient tant à cœur. Tu doisdire ceci, où il y a du reste une part de vérité&|160;: «&|160;Monami avait demandé ces trente mille francs à un parent pour lecomité de l’oncle de sa fiancée. C’est à cause de cette raison defiançailles qu’on les lui avait donnés. Et il m’avait prié de vousles porter pour qu’Albertine n’en sût rien. Et puis voiciqu’Albertine le quitte. Il ne sait plus que faire. Il est obligé derendre les trente mille francs s’il n’épouse pas Albertine. Et s’ill’épouse, il faudrait qu’au moins pour la forme elle revîntimmédiatement, parce que cela ferait trop mauvais effet si la fuguese prolongeait.&|160;» Tu crois que c’est inventé exprès&|160;? –Mais non&|160;», me répondit Saint-Loup par bonté, par discrétionet puis parce qu’il savait que les circonstances sont souvent plusbizarres qu’on ne croit. Après tout, il n’y avait aucuneimpossibilité à ce que dans cette histoire des trente mille francsil y eût, comme je le lui disais, une grande part de vérité.C’était possible, mais ce n’était pas vrai et cette part de véritéétait justement un mensonge. Mais nous nous mentions, Robert etmoi, comme dans tous les entretiens où un ami désire sincèrementaider son ami en proie à un désespoir d’amour. L’ami conseil,appui, consolateur, peut plaindre la détresse de l’autre, non laressentir, et meilleur il est pour lui, plus il ment. Et l’autrelui avoue ce qui est nécessaire pour être aidé, mais, justementpeut-être pour être aidé, cache bien des choses. Et l’heureux esttout de même celui qui prend de la peine, qui fait un voyage, quiremplit une mission, mais qui n’a pas de souffrance intérieure.J’étais en ce moment celui qu’avait été Robert à Doncières quand ils’était cru quitté par Rachel. «&|160;Enfin, comme tuvoudras&|160;; si j’ai une avanie, je l’accepte d’avance pour toi.Et puis cela a beau me paraître un peu drôle, ce marché si peuvoilé, je sais bien que dans notre monde il y a des duchesses, etmême des plus bigotes, qui feraient pour trente mille francs deschoses plus difficiles que de dire à leur nièce de ne pas rester enTouraine. Enfin je suis doublement content de te rendre service,puisqu’il faut cela pour que tu consentes à me voir. Si je memarie, ajouta-t-il, est-ce que nous ne nous verrons pas davantage,est-ce que tu ne feras pas un peu de ma maison la tienne&|160;?…&|160;» Il s’arrêta, ayant tout à coup pensé, supposai-je alors,que si moi aussi je me mariais Albertine ne pourrait pas être poursa femme une relation intime. Et je me rappelai ce que lesCambremer m’avaient dit de son mariage probable avec la fille duprince de Guermantes. L’indicateur consulté, il vit qu’il nepourrait partir que le soir. Françoise me demanda&|160;:«&|160;Faut-il ôter du cabinet de travail le lit de MlleAlbertine&|160;? – Au contraire, dis-je, il faut le faire.&|160;»J’espérais qu’elle reviendrait d’un jour à l’autre et je ne voulaismême pas que Françoise pût supposer qu’il y avait doute. Il fallaitque le départ d’Albertine eût l’air d’une chose convenue entrenous, qui n’impliquait nullement qu’elle m’aimât moins. MaisFrançoise me regarda avec un air sinon d’incrédulité, du moins dedoute. Elle aussi avait ses deux hypothèses. Ses narines sedilataient, elle flairait la brouille, elle devait la sentir depuislongtemps. Et si elle n’en était pas absolument sûre, c’estpeut-être seulement parce que, comme moi, elle se défiait de croireentièrement ce qui lui aurait fait trop de plaisir. Maintenant lepoids de l’affaire ne reposait plus sur mon esprit surmené mais surSaint-Loup. Une allégresse me soulevait parce que j’avais pris unedécision, parce que je me disais&|160;: «&|160;J’ai répondu du tacau tac, j’ai agi.&|160;» Saint-Loup devait être à peine dans letrain que je me croisai dans mon antichambre avec Bloch que jen’avais pas entendu sonner, de sorte que force me fut de lerecevoir un instant. Il m’avait dernièrement rencontré avecAlbertine (qu’il connaissait de Balbec) un jour où elle était demauvaise humeur. «&|160;J’ai dîné avec M. Bontemps, me dit-il, etcomme j’ai une certaine influence sur lui, je lui ai dit que jem’étais attristé que sa nièce ne fût pas plus gentille avec toi,qu’il fallait qu’il lui adressât des prières en ce sens.&|160;»J’étouffais de colère, ces prières et ces plaintes détruisaienttout l’effet de la démarche de Saint-Loup et me mettaientdirectement en cause auprès d’Albertine que j’avais l’aird’implorer. Pour comble de malheur Françoise restée dansl’antichambre entendit tout cela. Je fis tous les reprochespossibles à Bloch, lui disant que je ne l’avais nullement chargéd’une telle commission et que, du reste, le fait était faux. Blochà partir de ce moment-là ne cessa plus de sourire, moins, je crois,de joie que de gêne de m’avoir contrarié. Il s’étonnait en riant desoulever une telle colère. Peut-être le disait-il pour ôter à mesyeux de l’importance à son indiscrète démarche, peut-être parcequ’il était d’un caractère lâche et vivant gaiement etparesseusement dans les mensonges, comme les méduses à fleur d’eau,peut-être parce que, même eût-il été d’une autre race d’hommes, lesautres, ne pouvant se placer au même point de vue que nous, necomprennent pas l’importance du mal que les paroles dites au hasardpeuvent nous faire. Je venais de le mettre à la porte, ne trouvantaucun remède à apporter à ce qu’il avait fait, quand on sonna denouveau et Françoise me remit une convocation chez le chef de laSûreté. Les parents de la petite fille que j’avais amenée une heurechez moi avaient voulu déposer contre moi une plainte endétournement de mineure. Il y a des moments de la vie où une sortede beauté naît de la multiplicité des ennuis qui nous assaillent,entrecroisés comme des leitmotive wagnériens, de la notion aussi,émergente alors, que les événements ne sont pas situés dansl’ensemble des reflets peints dans le pauvre petit miroir que portedevant elle l’intelligence et qu’elle appelle l’avenir, qu’ils sonten dehors et surgissent aussi brusquement que quelqu’un qui vientconstater un flagrant délit. Déjà, laissé à lui-même, un événementse modifie, soit que l’échec nous l’amplifie ou que la satisfactionle réduise. Mais il est rarement seul. Les sentiments excités parchacun se contrarient, et c’est dans une certaine mesure, comme jel’éprouvai en allant chez le chef de la Sûreté, un révulsif aumoins momentané et assez agissant des tristesses sentimentales quela peur. Je trouvai à la Sûreté les parents qui m’insultèrent en medisant&|160;: «&|160;Nous ne mangeons pas de ce pain-là&|160;», merendirent les cinq cents francs que je ne voulais pas reprendre, etle chef de la Sûreté qui, se proposant comme inimitable exemple lafacilité des présidents d’assises à «&|160;reparties&|160;»,prélevait un mot de chaque phrase que je disais, mot qui luiservait à en faire une spirituelle et accablante réponse. De moninnocence dans le fait il ne fut même pas question, car c’est laseule hypothèse que personne ne voulut admettre un instant.Néanmoins les difficultés de l’inculpation firent que je m’en tiraiavec un savon extrêmement violent, tant que les parents furent là.Mais dès qu’ils furent partis, le chef de la Sûreté, qui aimait lespetites filles, changea de ton et me réprimanda comme uncompère&|160;: «&|160;Une autre fois, il faut être plus adroit.Dame, on ne fait pas des levages aussi brusquement que ça, ou çarate. D’ailleurs vous trouverez partout des petites filles mieuxque celle-là et pour bien moins cher. La somme était follementexagérée.&|160;» Je sentais tellement qu’il ne me comprendrait passi j’essayais de lui expliquer la vérité que je profitai sans motdire de la permission qu’il me donna de me retirer. Tous lespassants, jusqu’à ce que je fusse rentré, me parurent desinspecteurs chargés d’épier mes faits et gestes. Mais celeitmotiv-là, de même que celui de la colère contre Bloch,s’éteignirent pour ne plus laisser place qu’à celui du départd’Albertine. Or celui-là reprenait, mais sur un mode presque joyeuxdepuis que Saint-Loup était parti. Depuis qu’il s’était chargéd’aller voir Mme Bontemps, mes souffrances avaient étédispersées. Je croyais que c’était pour avoir agi, je le croyais debonne foi, car on ne sait jamais ce qui se cache dans notre âme. Aufond, ce qui me rendait heureux, ce n’était pas de m’être déchargéde mes indécisions sur Saint-Loup, comme je le croyais. Je ne metrompais pas du reste absolument&|160;; le spécifique pour guérirun événement malheureux (les trois quarts des événements le sont)c’est une décision&|160;; car elle a pour effet, par un brusquerenversement de nos pensées, d’interrompre le flux de celles quiviennent de l’événement passé et en prolongent la vibration, de lebriser par un flux inverse de pensées inverses, venu du dehors, del’avenir. Mais ces pensées nouvelles nous sont surtoutbienfaisantes (et c’était le cas pour celles qui m’assiégeaient ence moment) quand du fond de cet avenir c’est une espérance qu’ellesnous apportent. Ce qui au fond me rendait si heureux, c’était lacertitude secrète que, la mission de Saint-Loup ne pouvant échouer,Albertine ne pouvait manquer de revenir. Je le compris&|160;; carn’ayant pas reçu dès le premier jour de réponse de Saint-Loup, jerecommençai à souffrir. Ma décision, ma remise à lui de mes pleinspouvoirs, n’étaient donc pas la cause de ma joie qui sans cela eûtduré, mais le «&|160;la réussite est sûre&|160;» que j’avais penséquand je disais «&|160;Advienne que pourra&|160;». Et la pensée,éveillée par son retard, qu’en effet autre chose que la réussitepouvait advenir, m’était si odieuse que j’avais perdu ma gaîté.C’est en réalité notre prévision, notre espérance d’événementsheureux qui nous gonfle d’une joie que nous attribuons à d’autrescauses et qui cesse pour nous laisser retomber dans le chagrin sinous ne sommes plus si assurés que ce que nous désirons seréalisera. C’est toujours cette invisible croyance qui soutientl’édifice de notre monde sensitif, et privé de quoi il chancelle.Nous avons vu qu’elle faisait pour nous la valeur ou la nullité desêtres, l’ivresse ou l’ennui de les voir. Elle fait de même lapossibilité de supporter un chagrin qui nous semble médiocresimplement parce que nous sommes persuadés qu’il va y être mis fin,ou son brusque agrandissement jusqu’à ce qu’une présence vailleautant, parfois même plus que notre vie. Une chose, du reste,acheva de rendre ma douleur au cœur aussi aiguë qu’elle avait étéla première minute et qu’il faut bien avouer qu’elle n’était plus.Ce fut de relire une phrase de la lettre d’Albertine. Nous avonsbeau aimer les êtres, la souffrance de les perdre, quand dansl’isolement nous ne sommes plus qu’en face d’elle, à qui notreesprit donne dans une certaine mesure la forme qu’il veut, cettesouffrance est supportable et différente de celle moins humaine,moins nôtre, aussi imprévue et bizarre qu’un accident dans le mondemoral et dans la région du cœur, – qui a pour cause moinsdirectement les êtres eux-mêmes que la façon dont nous avons apprisque nous ne les verrions plus. Albertine, je pouvais penser à elleen pleurant doucement, en acceptant de ne pas plus la voir ce soirqu’hier&|160;; mais relire «&|160;ma décision estirrévocable&|160;», c’était autre chose, c’était comme prendre unmédicament dangereux, qui m’eût donné une crise cardiaque àlaquelle on peut ne pas survivre. Il y a dans les choses, dans lesévénements, dans les lettres de rupture, un péril particulier quiamplifie et dénature la douleur même que les êtres peuvent nouscauser. Mais cette souffrance dura peu. J’étais malgré tout si sûrdu succès, de l’habileté de Saint-Loup, le retour d’Albertine meparaissait une chose si certaine que je me demandais si j’avais euraison de le souhaiter. Pourtant je m’en réjouissais.Malheureusement pour moi qui croyais l’affaire de la Sûreté finie,Françoise vint m’annoncer qu’un inspecteur était venu s’informer sije n’avais pas l’habitude d’avoir des jeunes filles chez moi&|160;;que le concierge, croyant qu’on parlait d’Albertine, avait réponduque si, et que depuis ce moment la maison semblait surveillée. Dèslors il me serait à jamais impossible de faire venir une petitefille dans mes chagrins pour me consoler, sans risquer d’avoir lahonte devant elle qu’un inspecteur surgît et qu’elle me prît pourun malfaiteur. Et du même coup je compris combien on vit plus pourcertains rêves qu’on ne croit, car cette impossibilité de bercerjamais une petite fille me parut ôter à la vie toute valeur, maisde plus je compris combien il est compréhensible que les gensaisément refusent la fortune et risquent la mort, alors qu’on sefigure que l’intérêt et la peur de mourir mènent le monde. Car sij’avais pensé que même une petite fille inconnue pût avoir, parl’arrivée d’un homme de la police, une idée honteuse de moi,combien j’aurais mieux aimé me tuer. Il n’y avait même pas decomparaison possible entre les deux souffrances. Or dans la vie lesgens ne réfléchissent jamais que ceux à qui ils offrent del’argent, qu’ils menacent de mort, peuvent avoir une maîtresse, oumême simplement un camarade, à l’estime de qui ils tiennent, mêmesi ce n’est pas à la leur propre. Mais tout à coup, par uneconfusion dont je ne m’avisai pas (je ne songeai pas, en effet,qu’Albertine, étant majeure, pouvait habiter chez moi et même êtrema maîtresse), il me sembla que le détournement de mineures pouvaits’appliquer aussi à Albertine. Alors la vie me parut barrée de tousles côtés. Et en pensant que je n’avais pas vécu chastement avecelle, je trouvai, dans la punition qui m’était infligée pour avoirforcé une petite fille inconnue à accepter de l’argent, cetterelation qui existe presque toujours dans les châtiments humains etqui fait qu’il n’y a presque jamais ni condamnation juste, nierreur judiciaire, mais une espèce d’harmonie entre l’idée fausseque se fait le juge d’un acte innocent et les faits coupables qu’ila ignorés. Mais alors, en pensant que le retour d’Albertine pouvaitamener pour moi une condamnation infamante qui me dégraderait à sesyeux et peut-être lui ferait à elle-même un tort qu’elle ne mepardonnerait pas, je cessai de souhaiter ce retour, il m’épouvanta.J’aurais voulu lui télégraphier de ne pas revenir. Et aussitôt,noyant tout le reste, le désir passionné qu’elle revînt m’envahit.C’est qu’ayant envisagé un instant la possibilité de lui dire de nepas revenir et de vivre sans elle, tout d’un coup je me sentis aucontraire prêt à sacrifier tous les voyages, tous les plaisirs,tous les travaux, pour qu’Albertine revînt&|160;! Ah&|160;! combienmon amour pour Albertine, dont j’avais cru que je pourrais prévoirle destin d’après celui que j’avais eu pour Gilberte, s’étaitdéveloppé en parfait contraste avec ce dernier&|160;! Combienrester sans la voir m’était impossible&|160;! Et pour chaque acte,même le plus minime, mais qui baignait auparavant dans l’atmosphèreheureuse qu’était la présence d’Albertine, il me fallait chaquefois, à nouveaux frais, avec la même douleur, recommencerl’apprentissage de la séparation. Puis la concurrence des autresformes de la vie rejeta dans l’ombre cette nouvelle douleur, etpendant ces jours-là, qui furent les premiers du printemps, j’eusmême, en attendant que Saint-Loup pût voir Mme Bontemps,à imaginer Venise et de belles femmes inconnues, quelques momentsde calme agréable. Dès que je m’en aperçus, je sentis en moi uneterreur panique. Ce calme que je venais de goûter, c’était lapremière apparition de cette grande force intermittente, qui allaitlutter en moi contre la douleur, contre l’amour, et finirait par enavoir raison. Ce dont je venais d’avoir l’avant-goût et d’apprendrele présage, c’était pour un instant seulement ce qui plus tardserait chez moi un état permanent, une vie où je ne pourrais plussouffrir pour Albertine, où je ne l’aimerais plus. Et mon amour quivenait de reconnaître le seul ennemi par lequel il pût être vaincu,l’Oubli, se mit à frémir, comme un lion qui dans la cage où on l’aenfermé a aperçu tout d’un coup le serpent python qui ledévorera.

Je pensais tout le temps à Albertine, et jamais Françoise enentrant dans ma chambre ne me disait assez vite&|160;: «&|160;Iln’y a pas de lettres&|160;», pour abréger l’angoisse. Mais de tempsen temps je parvenais, en faisant passer tel ou tel courant d’idéesau travers de mon chagrin, à renouveler, à aérer un peul’atmosphère viciée de mon cœur&|160;; mais le soir, si jeparvenais à m’endormir, alors c’était comme si le souvenird’Albertine avait été le médicament qui m’avait procuré le sommeil,et dont l’influence, en cessant m’éveillerait. Je pensais tout letemps à Albertine en dormant. C’était un sommeil spécial à elle,qu’elle me donnait et où, du reste, je n’aurais plus été librecomme pendant la veille de penser à autre chose. Le sommeil, sonsouvenir, c’étaient les deux substances mêlées qu’on nous faitprendre à la fois pour dormir. Réveillé, du reste, ma souffranceallait en augmentant chaque jour au lieu de diminuer, non quel’oubli n’accomplît son œuvre, mais, là même, il favorisaitl’idéalisation de l’image regrettée et par là l’assimilation de masouffrance initiale à d’autres souffrances analogues qui larenforçaient. Encore cette image était-elle supportable. Mais sitout d’un coup je pensais à sa chambre, à sa chambre où le litrestait vide, à son piano, à son automobile, je perdais touteforce, je fermais les yeux, j’inclinais ma tête sur l’épaule commeceux qui vont défaillir. Le bruit des portes me faisait presqueaussi mal parce que ce n’était pas elle qui les ouvrait.

Quand il put y avoir un télégramme de Saint-Loup, je n’osai pasdemander&|160;: «&|160;Est-ce qu’il y a un télégramme&|160;?&|160;»Il en vint un enfin, mais qui ne faisait que tout reculer, medisant&|160;: «&|160;Ces dames sont parties pour troisjours.&|160;» Sans doute, si j’avais supporté les quatre joursqu’il y avait déjà depuis qu’elle était partie, c’était parce queje me disais&|160;: «&|160;Ce n’est qu’une affaire de temps, avantla fin de la semaine elle sera là.&|160;» Mais cette raisonn’empêchait pas que pour mon cœur, pour mon corps, l’acte àaccomplir était le même&|160;: vivre sans elle, rentrer chez moisans la trouver, passer devant la porte de sa chambre – l’ouvrir,je n’avais pas encore le courage – en sachant qu’elle n’y étaitpas, me coucher sans lui avoir dit bonsoir, voilà les choses quemon cœur avait dû accomplir dans leur terrible intégralité et toutde même que si je n’avais pas dû revoir Albertine. Or qu’il l’eûtaccompli déjà quatre fois prouvait qu’il était maintenant capablede continuer à l’accomplir. Et bientôt peut-être la raison quim’aidait à continuer ainsi à vivre – le prochain retour d’Albertine– je cesserais d’en avoir besoin (je pourrais me dire&|160;:«&|160;Elle ne reviendra jamais&|160;», et vivre tout de même commej’avais déjà fait pendant quatre jours) comme un blessé qui arepris l’habitude de la marche et peut se passer de ses béquilles.Sans doute le soir en rentrant je trouvais encore, m’ôtant larespiration, m’étouffant du vide de la solitude, les souvenirs,juxtaposés en une interminable série, de tous les soirs oùAlbertine m’attendait&|160;; mais déjà je trouvais ainsi lesouvenir de la veille, de l’avant-veille et des deux soirsprécédents, c’est-à-dire le souvenir des quatre soirs écoulésdepuis le départ d’Albertine, pendant lesquels j’étais resté sanselle, seul, où cependant j’avais vécu, quatre soirs déjà, faisantune bande de souvenirs bien mince à côté de l’autre, mais quechaque jour qui s’écoulerait allait peut-être étoffer. Je ne dirairien de la lettre de déclaration que je reçus à ce moment-là d’unenièce de Mme de Guermantes, qui passait pour la plusjolie jeune fille de Paris, ni de la démarche que fit auprès de moile duc de Guermantes de la part des parents résignés pour lebonheur de leur fille à l’inégalité du parti, à une semblablemésalliance. De tels incidents qui pourraient être sensibles àl’amour-propre sont trop douloureux quand on aime. On aurait ledésir et on n’aurait pas l’indélicatesse de les faire connaître àcelle qui porte sur nous un jugement moins favorable, qui ne seraitdu reste pas modifié si elle apprenait qu’on peut être l’objet d’untout différent. Ce que m’écrivait la nièce du duc n’eût puqu’impatienter Albertine. Comme depuis le moment où j’étais éveilléet où je reprenais mon chagrin à l’endroit où j’en étais restéavant de m’endormir, comme un livre un instant fermé et qui ne mequitterait plus jusqu’au soir, ce ne pouvait jamais être qu’à unepensée concernant Albertine que venait se raccorder pour moi toutesensation, qu’elle me vînt du dehors ou du dedans. Onsonnait&|160;: c’est une lettre d’elle, c’est elle-mêmepeut-être&|160;! Si je me sentais bien portant, pas tropmalheureux, je n’étais plus jaloux, je n’avais plus de griefscontre elle, j’aurais voulu vite la revoir, l’embrasser, passergaiement toute ma vie avec elle. Lui télégraphier&|160;:«&|160;Venez vite&|160;» me semblait devenu une chose toute simplecomme si mon humeur nouvelle avait changé non pas seulement mesdispositions, mais les choses hors de moi, les avait rendues plusfaciles. Si j’étais d’humeur sombre, toutes mes colères contre ellerenaissaient, je n’avais plus envie de l’embrasser, je sentaisl’impossibilité d’être jamais heureux par elle, je ne voulais plusque lui faire du mal et l’empêcher d’appartenir aux autres. Mais deces deux humeurs opposées le résultat était identique, il fallaitqu’elle revînt au plus tôt. Et pourtant, quelque joie que pût medonner au moment même ce retour, je sentais que bientôt les mêmesdifficultés se présenteraient et que la recherche du bonheur dansla satisfaction du désir moral était quelque chose d’aussi naïf quel’entreprise d’atteindre l’horizon en marchant devant soi. Plus ledésir avance, plus la possession véritable s’éloigne. De sorte quesi le bonheur, ou du moins l’absence de souffrances, peut êtretrouvé, ce n’est pas la satisfaction, mais la réductionprogressive, l’extinction finale du désir qu’il faut chercher. Oncherche à voir ce qu’on aime, on devrait chercher à ne pas le voir,l’oubli seul finit par amener l’extinction du désir. Et j’imagineque si un écrivain émettait des vérités de ce genre, il dédieraitle livre qui les contiendrait à une femme, dont il se plairaitainsi à se rapprocher, lui disant&|160;: ce livre est le tien. Etainsi, disant des vérités dans son livre, il mentirait dans sadédicace, car il ne tiendra à ce que le livre soit à cette femmeque comme à cette pierre qui vient d’elle et qui ne lui sera chèrequ’autant qu’il aimera la femme. Les liens entre un être et nousn’existent que dans notre pensée. La mémoire en s’affaiblissant lesrelâche, et malgré l’illusion dont nous voudrions être dupes, etdont par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, pardevoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L’homme estl’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’ensoi, et, en disant le contraire, ment. Et j’aurais eu si peur, sion avait été capable de le faire, qu’on m’ôtât ce besoin d’elle,cet amour d’elle, que je me persuadais qu’il était précieux pour mavie. Pouvoir entendre prononcer sans charme et sans souffrance lesnoms des stations par où le train passait pour aller en Tourainem’eût semblé une diminution de moi-même (simplement au fond parceque cela eût prouvé qu’Albertine me devenait indifférente)&|160;;il était bien, me disais-je, qu’en me demandant sans cesse cequ’elle pouvait faire, penser, vouloir, à chaque instant, si ellecomptait, si elle allait revenir, je tinsse ouverte cette porte decommunication que l’amour avait pratiquée en moi, et sentisse lavie d’une autre submerger par des écluses ouvertes le réservoir quin’aurait pas voulu redevenir stagnant.

Bientôt, le silence de Saint-Loup se prolongeant, une anxiétésecondaire – l’attente d’un nouveau télégramme, d’un téléphonage deSaint-Loup – masqua la première, l’inquiétude du résultat, savoirsi Albertine reviendrait. Épier chaque bruit dans l’attente dutélégramme me devenait si intolérable qu’il me semblait que, quelqu’il fût, l’arrivée de ce télégramme, qui était la seule chose àlaquelle je pensais maintenant, mettrait fin à mes souffrances.Mais quand j’eus reçu enfin un télégramme de Robert où il me disaitqu’il avait vu Mme Bontemps, mais, malgré toutes sesprécautions, avait été vu par Albertine, que cela avait fait toutmanquer, j’éclatai de fureur et de désespoir, car c’était là ce quej’avais voulu avant tout éviter. Connu d’Albertine, le voyage deSaint-Loup me donnait un air de tenir à elle qui ne pouvait quel’empêcher de revenir et dont l’horreur d’ailleurs était tout ceque j’avais gardé de la fierté que mon amour avait au temps deGilberte et qu’il avait perdue. Je maudissais Robert. Puis me disque si ce moyen avait échoué, j’en prendrais un autre. Puisquel’homme peut agir sur le monde extérieur, comment, en faisant jouerla ruse, l’intelligence, l’intérêt, l’affection, n’arriverais-jepas à supprimer cette chose atroce&|160;: l’absenced’Albertine&|160;? On croit que selon son désir on changera autourde soi les choses, on le croit parce que, hors de là, on ne voitaucune solution favorable. On ne pense pas à celle qui se produitle plus souvent et qui est favorable aussi&|160;: nous n’arrivonspas à changer les choses selon notre désir, mais peu à peu notredésir change. La situation que nous espérions changer parce qu’ellenous était insupportable nous devient indifférente. Nous n’avonspas pu surmonter l’obstacle, comme nous le voulions absolument,mais la vie nous l’a fait tourner, dépasser, et c’est à peine alorssi en nous retournant vers le lointain du passé nous pouvonsl’apercevoir, tant il est devenu imperceptible. J’entendis àl’étage au-dessus du nôtre des airs joués par une voisine.J’appliquais leurs paroles que je connaissais à Albertine et à moiet je fus rempli d’un sentiment si profond que je me mis à pleurer.C’était&|160;:

&|160;

Hélas, l’oiseau qui fuit ce qu’il croitl’esclavage,

D’un vol désespéré revient battre au vitrage

&|160;

et la mort de Manon&|160;:

&|160;

Manon, réponds-moi donc, seul amour de mon âme,

Je n’ai su qu’aujourd’hui la bonté de ton cœur.

&|160;

Puisque Manon revenait à Des Grieux, il me semblait que j’étaispour Albertine le seul amour de sa vie. Hélas, il est probable quesi elle avait entendu en ce moment le même air, ce n’eût pas étémoi qu’elle eût chéri sous le nom de Des Grieux, et si elle enavait eu seulement l’idée, mon souvenir l’eût empêchée des’attendrir en écoutant cette musique qui rentrait pourtant bien,quoique mieux écrite et plus fine, dans le genre de celle qu’elleaimait. Pour moi je n’eus pas le courage de m’abandonner à ladouceur, de penser qu’Albertine m’appelait «&|160;seul amour de monâme&|160;» et avait reconnu qu’elle s’était méprise sur ce qu’elle«&|160;avait cru l’esclavage&|160;». Je savais qu’on ne peut lireun roman sans donner à l’héroïne les traits de celle qu’on aime.Mais le dénouement a beau en être heureux, notre amour n’a pas faitun pas de plus et, quand nous avons fermé le livre, celle que nousaimons et qui est enfin venue à nous dans le roman ne nous aime pasdavantage dans la vie. Furieux, je télégraphiai à Saint-Loup derevenir au plus vite à Paris, pour éviter au moins l’apparence demettre une insistance aggravante dans une démarche que j’auraistant voulu cacher. Mais avant même qu’il fût revenu selon mesinstructions, c’est d’Albertine elle-même que je reçus cettelettre&|160;:

«&|160;Mon ami, vous avez envoyé votre ami Saint-Loup à matante, ce qui était insensé. Mon cher ami, si vous aviez besoin demoi pourquoi ne pas m’avoir écrit directement&|160;? J’aurais ététrop heureuse de revenir&|160;; ne recommencez plus ces démarchesabsurdes.&|160;» «&|160;J’aurais été trop heureuse derevenir&|160;!&|160;» Si elle disait cela, c’est donc qu’elleregrettait d’être partie, qu’elle ne cherchait qu’un prétexte pourrevenir. Donc je n’avais qu’à faire ce qu’elle me disait, à luiécrire que j’avais besoin d’elle, et elle reviendrait. J’allaisdonc la revoir, elle, l’Albertine de Balbec (car, depuis sondépart, elle l’était redevenue pour moi&|160;; comme un coquillageauquel on ne fait plus attention quand on l’a toujours sur sacommode, une fois qu’on s’en est séparé pour le donner, ou l’ayantperdu, et qu’on pense à lui, ce qu’on ne faisait plus, elle merappelait toute la beauté joyeuse des montagnes bleues de la mer).Et ce n’est pas seulement elle qui était devenue un êtred’imagination, c’est-à-dire désirable, mais la vie avec elle quiétait devenue une vie imaginaire, c’est-à-dire affranchie de toutesdifficultés, de sorte que je me disais&|160;: «&|160;Comme nousallons être heureux&|160;!&|160;» Mais du moment que j’avaisl’assurance de ce retour, il ne fallait pas avoir l’air de lehâter, mais au contraire effacer le mauvais effet de la démarche deSaint-Loup que je pourrais toujours plus tard désavouer en disantqu’il avait agi de lui-même, parce qu’il avait toujours étépartisan de ce mariage. Cependant, je relisais sa lettre et j’étaistout de même déçu du peu qu’il y a d’une personne dans une lettre.Sans doute les caractères tracés expriment notre pensée, ce quefont aussi nos traits&|160;: c’est toujours en présence d’unepensée que nous nous trouvons. Mais tout de même, dans la personne,la pensée ne nous apparaît qu’après s’être diffusée dans cettecorolle du visage épanouie comme un nymphéa. Cela la modifie toutde même beaucoup. Et c’est peut-être une des causes de nosperpétuelles déceptions en amour que ces perpétuelles déviationsqui font qu’à l’attente de l’être idéal que nous aimons, chaquerendez-vous nous apporte, en réponse, une personne de chair quitient déjà si peu de notre rêve. Et puis quand nous réclamonsquelque chose de cette personne, nous recevons d’elle une lettre oùmême de la personne il reste très peu, comme, dans les lettres del’algèbre, il ne reste plus la détermination des chiffres del’arithmétique, lesquels déjà ne contiennent plus les qualités desfruits ou des fleurs additionnés. Et pourtant, l’amour, l’êtreaimé, ses lettres, sont peut-être tout de même des traductions (siinsatisfaisant qu’il soit de passer de l’un à l’autre) de la mêmeréalité, puisque la lettre ne nous semble insuffisante qu’en lalisant, mais que nous suons mort et passion tant qu’elle n’arrivepas, et qu’elle suffit à calmer notre angoisse, sinon à remplir,avec ses petits signes noirs, notre désir qui sait qu’il n’y a làtout de même que l’équivalence d’une parole, d’un sourire, d’unbaiser, non ces choses mêmes.

J’écrivis à Albertine&|160;:

&|160;

«&|160;Mon amie, j’allais justement vous écrire, et je vousremercie de me dire que, si j’avais eu besoin de vous, vous seriezaccourue&|160;; c’est bien de votre part de comprendre d’une façonaussi élevée le dévouement à un ancien ami, et mon estime pour vousne peut qu’en être accrue. Mais non, je ne vous l’avais pas demandéet ne vous le demanderai pas&|160;; nous revoir, au moins d’icibien longtemps, ne vous serait peut-être pas pénible, jeune filleinsensible. À moi que vous avez cru parfois si indifférent, cela leserait beaucoup. La vie nous a séparés. Vous avez pris une décisionque je crois très sage et que vous avez prise au moment voulu, avecun pressentiment merveilleux, car vous êtes partie le jour où jevenais de recevoir l’assentiment de ma mère à demander votre main.Je vous l’aurais dit à mon réveil, quand j’ai eu sa lettre (en mêmetemps que la vôtre). Peut-être auriez-vous eu peur de me faire dela peine en partant là-dessus. Et nous aurions peut-être lié nosvies par ce qui aurait été pour nous, qui sait&|160;? le piremalheur. Si cela avait dû être, soyez bénie pour votre sagesse.Nous en perdrions tout le fruit en nous revoyant. Ce n’est pas quece ne serait pas pour moi une tentation. Mais je n’ai pas grandmérite à y résister. Vous savez l’être inconstant que je suis etcomme j’oublie vite. Vous me l’avez dit souvent, je suis surtout unhomme d’habitudes. Celles que je commence à prendre sans vous nesont pas encore bien fortes. Évidemment, en ce moment, celles quej’avais avec vous et que votre départ a troublées sont encore lesplus fortes. Elles ne le seront plus bien longtemps. Même, à causede cela, j’avais pensé à profiter de ces quelques derniers jours oùnous voir ne serait pas encore pour moi ce que ce sera dans unequinzaine, plus tôt peut-être (pardonnez-moi ma franchise)&|160;:un dérangement, – j’avais pensé à en profiter, avant l’oubli final,pour régler avec vous de petites questions matérielles où vousauriez pu, bonne et charmante amie, rendre service à celui quis’est cru cinq minutes votre fiancé. Comme je ne doutais pas del’approbation de ma mère, comme, d’autre part, je désirais que nousayons chacun toute cette liberté dont vous m’aviez trop gentimentet abondamment fait un sacrifice qui se pouvait admettre pour unevie en commun de quelques semaines, mais qui serait devenu aussiodieux à vous qu’à moi maintenant que nous devions passer toutenotre vie ensemble (cela me fait presque de la peine, en vousécrivant, de penser que cela a failli être, qu’il s’en est fallu dequelques secondes), j’avais pensé à organiser notre existence de lafaçon la plus indépendante possible, et pour commencer j’avaisvoulu que vous eussiez ce yacht où vous auriez pu voyager pendantque, trop souffrant, je vous eusse attendue au port (j’avais écrità Elstir pour lui demander conseil, comme vous aimez son goût), etpour la terre j’avais voulu que vous eussiez votre automobile àvous, rien qu’à vous, dans laquelle vous sortiriez, vous voyageriezà votre fantaisie. Le yacht était déjà presque prêt, il s’appelle,selon votre désir exprimé à Balbec, le Cygne. Et merappelant que vous préfériez à toutes les autres les voituresRolls, j’en avais commandé une. Or maintenant que nous ne nousverrons plus jamais, comme je n’espère pas vous faire accepter lebateau ni la voiture (pour moi ils ne pourraient servir à rien),j’avais pensé – comme je les avais commandés à un intermédiaire,mais en donnant votre nom – que vous pourriez peut-être en lesdécommandant, vous, m’éviter le yacht et cette voiture devenusinutiles. Mais pour cela, et pour bien d’autres choses, il auraitfallu causer. Or je trouve que tant que je suis susceptible de vousréaimer, ce qui ne durera plus longtemps, il serait fou, pour unbateau à voiles et une Rolls Royce, de nous voir et de jouer lebonheur de votre vie puisque vous estimez qu’il est de vivre loinde moi. Non, je préfère garder la Rolls et même le yacht. Et commeje ne me servirai pas d’eux et qu’ils ont chance de restertoujours, l’un au port, désarmé, l’autre à l’écurie, je feraigraver sur le… (mon Dieu, je n’ose pas mettre un nom de pièceinexact et commettre une hérésie qui vous choquerait) du yacht cesvers de Mallarmé que vous aimiez&|160;:

&|160;

Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui

Magnifique mais qui sans espoir se délivre

Pour n’avoir pas chanté la région où vivre

Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.

&|160;

»&|160;Vous vous rappelez – c’est le poème qui commencepar&|160;: Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui…Hélas, «&|160;aujourd’hui&|160;» n’est plus ni vierge, ni beau.Mais ceux qui comme moi savent qu’ils en feront bien vite un«&|160;demain&|160;» supportable ne sont guèresupportables. Quant à la Rolls, elle eût mérité plutôt cesautres vers du même poète que vous disiez ne pouvoircomprendre&|160;:

&|160;

Dis si je ne suis pas joyeux

Tonnerre et rubis aux moyeux

De voir en l’air que ce feu troue

Avec des royaumes épars

Comme mourir pourpre la roue

Du seul vespéral de mes chars.

&|160;

»&|160;Adieu pour toujours, ma petite Albertine, et merci encorede la bonne promenade que nous fîmes ensemble la veille de notreséparation. J’en garde un bien bon souvenir.&|160;»

«&|160;P.-S. – Je ne réponds pas à ce que vous me dites deprétendues propositions que Saint-Loup (que je ne crois d’ailleursnullement en Touraine) aurait faites à votre tante. C’est duSherlock Holmes. Quelle idée vous faites-vous demoi&|160;?&|160;»

&|160;

Sans doute, de même que j’avais dit autrefois à Albertine&|160;:«&|160;Je ne vous aime pas&|160;», pour qu’elle m’aimât&|160;;«&|160;J’oublie quand je ne vois pas les gens&|160;», pour qu’elleme vît très souvent&|160;; «&|160;J’ai décidé de vousquitter&|160;», pour prévenir toute idée de séparation, maintenantc’était parce que je voulais absolument qu’elle revînt dans leshuit jours que je lui disais&|160;: «&|160;Adieu pourtoujours&|160;»&|160;; c’est parce que je voulais la revoir que jelui disais&|160;: «&|160;Je trouverais dangereux de vousvoir&|160;»&|160;; c’est parce que vivre séparé d’elle me semblaitpire que la mort que je lui écrivais&|160;: «&|160;Vous avez euraison, nous serions malheureux ensemble.&|160;» Hélas, cettelettre feinte, en l’écrivant pour avoir l’air de ne pas tenir àelle et aussi pour la douceur de dire certaines choses qui nepouvaient émouvoir que moi et non elle, j’aurais dû d’abord prévoirqu’il était possible qu’elle eût pour effet une réponse négative,c’est-à-dire consacrant ce que je disais&|160;; qu’il était mêmeprobable que ce serait, car Albertine eût-elle été moinsintelligente qu’elle n’était, elle n’eût pas douté un instant quece que je disais était faux. Sans s’arrêter, en effet, auxintentions que j’énonçais dans cette lettre, le seul fait que jel’écrivisse, n’eût-il même pas succédé à la démarche de Saint-Loup,suffisait pour lui prouver que je désirais qu’elle revînt et pourlui conseiller de me laisser m’enferrer dans l’hameçon de plus enplus. Puis, après avoir prévu la possibilité d’une réponsenégative, j’aurais dû toujours prévoir que brusquement cetteréponse me rendrait dans sa plus extrême vivacité mon amour pourAlbertine. Et j’aurais dû, toujours avant d’envoyer ma lettre, medemander si, au cas où Albertine répondrait sur le même ton et nevoudrait pas revenir, je serais assez maître de ma douleur pour meforcer à rester silencieux, à ne pas lui télégraphier&|160;:«&|160;Revenez&|160;» ou à ne pas lui envoyer quelque autreémissaire, ce qui, après lui avoir écrit que nous ne nousreverrions pas, était lui montrer avec la dernière évidence que jene pouvais me passer d’elle, et aboutirait à ce qu’elle refusâtplus énergiquement encore, à ce que, ne pouvant plus supporter monangoisse, je partisse chez elle, qui sait&|160;? peut-être à ce queje n’y fusse pas reçu. Et sans doute c’eût été, après trois énormesmaladresses, la pire de toutes, après laquelle il n’y avait plusqu’à me tuer devant sa maison. Mais la manière désastreuse dont estconstruit l’univers psycho-pathologique veut que l’acte maladroit,l’acte qu’il faudrait avant tout éviter, soit justement l’actecalmant, l’acte qui, ouvrant pour nous, jusqu’à ce que nous ensachions le résultat, de nouvelles perspectives d’espérance, nousdébarrasse momentanément de la douleur intolérable que le refus afait naître en nous. De sorte que, quand la douleur est trop forte,nous nous précipitons dans la maladresse qui consiste à écrire, àfaire prier par quelqu’un, à aller voir, à prouver qu’on ne peut sepasser de celle qu’on aime. Mais je ne prévis rien de tout cela. Lerésultat de cette lettre me paraissait être au contraire de fairerevenir Albertine au plus vite. Aussi en pensant à ce résultat,avais-je eu une grande douceur à l’écrire. Mais en même temps jen’avais cessé en écrivant de pleurer&|160;; d’abord un peu de lamême manière que le jour où j’avais joué la fausse séparation,parce que, ces mots me représentant l’idée qu’ils m’exprimaientquoiqu’ils tendissent à un but contraire (prononcés mensongèrementpour ne pas, par fierté, avouer que j’aimais), ils portaient en euxleur tristesse, mais aussi parce que je sentais que cette idéeavait de la vérité.

Le résultat de cette lettre me paraissant certain, je regrettaide l’avoir envoyée. Car en me représentant le retour, en somme siaisé, d’Albertine, brusquement toutes les raisons qui rendaientnotre mariage une chose mauvaise pour moi revinrent avec toute leurforce. J’espérai qu’elle refuserait de revenir. J’étais en train decalculer que ma liberté, tout l’avenir de ma vie étaient suspendusà son refus&|160;; que j’avais fait une folie d’écrire&|160;; quej’aurais dû reprendre ma lettre hélas partie, quand Françoise en medonnant aussi le journal qu’elle venait de monter me la rapporta.Elle ne savait pas avec combien de timbres elle devaitl’affranchir. Mais aussitôt je changeai d’avis&|160;; je souhaitaisqu’Albertine ne revînt pas, mais je voulais que cette décision vîntd’elle pour mettre fin à mon anxiété, et je résolus de rendre lalettre à Françoise. J’ouvris le journal, il annonçait unereprésentation de la Berma. Alors je me souvins des deux façonsdifférentes dont j’avais écouté Phèdre, et ce futmaintenant d’une troisième que je pensai à la scène de ladéclaration. Il me semblait que ce que je m’étais si souvent récitéà moi-même, et que j’avais écouté au théâtre, c’était l’énoncé deslois que je devais expérimenter dans ma vie. Il y a dans notre âmedes choses auxquelles nous ne savons pas combien nous tenons. Oubien si nous vivons sans elles, c’est parce que nous remettons dejour en jour, par peur d’échouer, ou de souffrir, d’entrer en leurpossession. C’est ce qui m’était arrivé pour Gilberte quand j’avaiscru renoncer à elle. Qu’avant le moment où nous sommes tout à faitdétachés de ces choses – moment bien postérieur à celui où nousnous en croyons détachés – la jeune fille que nous aimons, parexemple, se fiance, nous sommes fous, nous ne pouvons plussupporter la vie qui nous paraissait si mélancoliquement calme. Oubien si la chose est en notre possession, nous croyons qu’elle nousest à charge, que nous nous en déferions volontiers. C’est ce quim’était arrivé pour Albertine. Mais que par un départ l’êtreindifférent nous soit retiré, et nous ne pouvons plus vivre. Orl’«&|160;argument&|160;» de Phèdre ne réunissait-il pasles deux cas&|160;? Hippolyte va partir. Phèdre qui jusque-là apris soin de s’offrir à son inimitié, par scrupule, dit-elle, ouplutôt lui fait dire le poète, parce qu’elle ne voit pas à quoielle arriverait et qu’elle ne se sent pas aimée, Phèdre n’y tientplus. Elle vient lui avouer son amour, et c’est la scène que jem’étais si souvent récitée&|160;: «&|160;On dit qu’un promptdépart vous éloigne de nous.&|160;» Sans doute cette raison dudépart d’Hippolyte est accessoire, peut-on penser, à côté de cellede la mort de Thésée. Et de même quand, quelques vers plus loin,Phèdre fait un instant semblant d’avoir été mal comprise&|160;:«&|160;Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire&|160;»,on peut croire que c’est parce qu’Hippolyte a repoussé sadéclaration&|160;: «&|160;Madame, oubliez-vous que Thésée estmon père, et qu’il est votre époux&|160;?&|160;» Mais iln’aurait pas eu cette indignation, que, devant le bonheur atteint,Phèdre aurait pu avoir le même sentiment qu’il valait peu de chose.Mais dès qu’elle voit qu’il n’est pas atteint, qu’Hippolyte croitavoir mal compris et s’excuse, alors, comme moi voulant rendre àFrançoise ma lettre, elle veut que le refus vienne de lui, elleveut pousser jusqu’au bout sa chance&|160;: «&|160;Ah&|160;!cruel, tu m’as trop entendue.&|160;» Et il n’y a pas jusqu’auxduretés qu’on m’avait racontées de Swann envers Odette, ou de moi àl’égard d’Albertine, duretés qui substituèrent à l’amour antérieurun nouvel amour, fait de pitié, d’attendrissement, de besoind’effusion et qui ne faisait que varier le premier, qui ne setrouvent aussi dans cette scène&|160;: «&|160;Tu me haïssaisplus, je ne t’aimais pas moins. Tes malheurs te prêtaient encor denouveaux charmes.&|160;» La preuve que le «&|160;soin de sagloire&|160;» n’est pas ce à quoi tient le plus Phèdre, c’estqu’elle pardonnerait à Hippolyte et s’arracherait aux conseilsd’Oenone si elle n’apprenait à ce moment qu’Hippolyte aime Aricie.Tant la jalousie, qui en amour équivaut à la perte de tout bonheur,est plus sensible que la perte de la réputation. C’est alorsqu’elle laisse Oenone (qui n’est que le nom de la pire partied’elle-même) calomnier Hippolyte sans se charger «&|160;du soin dele défendre&|160;» et envoie ainsi celui qui ne veut pas d’elle àun destin dont les calamités ne la consolent d’ailleurs nullementelle-même, puisque sa mort volontaire suit de près la mortd’Hippolyte. C’est du moins ainsi, en réduisant la part de tous lesscrupules «&|160;jansénistes&|160;», comme eût dit Bergotte, queRacine a donnés à Phèdre pour la faire paraître moins coupable, quem’apparaissait cette scène, sorte de prophétie des épisodesamoureux de ma propre existence. Ces réflexions n’avaientd’ailleurs rien changé à ma détermination, et je rendis ma lettre àFrançoise pour qu’elle la mît enfin à la poste, afin de réaliserauprès d’Albertine cette tentative qui me paraissait indispensabledepuis que j’avais appris qu’elle ne s’était pas effectuée. Et sansdoute, nous avons tort de croire que l’accomplissement de notredésir soit peu de chose, puisque dès que nous croyons qu’il peut nepas se réaliser nous y tenons de nouveau, et ne trouvons qu’il nevalait pas la peine de le poursuivre que quand nous sommes biensûrs de ne le manquer pas. Et pourtant on a raison aussi. Car sicet accomplissement, si le bonheur ne paraissent petits que par lacertitude, cependant ils sont quelque chose d’instable d’où nepeuvent sortir que des chagrins. Et les chagrins seront d’autantplus forts que le désir aura été plus complètement accompli, plusimpossibles à supporter que le bonheur aura été, contre la loi denature, quelque temps prolongé, qu’il aura reçu la consécration del’habitude. Dans un autre sens aussi, les deux tendances, dansl’espèce celle qui me faisait tenir à ce que ma lettre partît, et,quand je la croyais partie, à la regretter, ont l’une et l’autre enelles leur vérité. Pour la première, il est trop compréhensible quenous courions après notre bonheur – ou notre malheur – et qu’enmême temps nous souhaitions de placer devant nous, par cette actionnouvelle qui va commencer à dérouler ses conséquences, une attentequi ne nous laisse pas dans le désespoir absolu, en un mot que nouscherchions à faire passer par d’autres formes que nous nousimaginons devoir nous être moins cruelles le mal dont noussouffrons. Mais l’autre tendance n’est pas moins importante, car,née de la croyance au succès de notre entreprise, elle est toutsimplement le commencement anticipé de la désillusion que nouséprouverions bientôt en présence de la satisfaction du désir, leregret d’avoir fixé pour nous, aux dépens des autres qui setrouvent exclues, cette forme du bonheur. J’avais donné la lettre àFrançoise en lui demandant d’aller vite la mettre à la poste. Dèsque ma lettre fut partie je conçus de nouveau le retour d’Albertinecomme imminent. Il ne laissait pas de mettre dans ma pensée degracieuses images qui neutralisaient bien un peu par leur douceurles dangers que je voyais à ce retour. La douceur, perdue depuis silongtemps, de l’avoir auprès de moi m’enivrait.

Le temps passe, et peu à peu tout ce qu’on disait par mensongedevient vrai, je l’avais trop expérimenté avec Gilberte&|160;;l’indifférence que j’avais feinte quand je ne cessais de sangloteravait fini par se réaliser&|160;; peu à peu la vie, comme je ledisais à Gilberte en une formule mensongère et quirétrospectivement était devenue vraie, la vie nous avait séparés.Je me le rappelais, je me disais&|160;: «&|160;Si Albertine laissepasser quelques mois, mes mensonges deviendront une vérité. Etmaintenant que le plus dur est passé, ne serait-il pas à souhaiterqu’elle laissât passer ce mois&|160;? Si elle revient, jerenoncerai à la vie véritable que, certes, je ne suis pas en étatde goûter encore, mais qui progressivement pourra commencer àprésenter pour moi des charmes tandis que le souvenir d’Albertineira en s’affaiblissant.&|160;»

J’ai dit que l’oubli commençait à faire son œuvre. Mais un deseffets de l’oubli était précisément – en faisant que beaucoup desaspects déplaisants d’Albertine, des heures ennuyeuses que jepassais avec elle, ne se représentaient plus à ma mémoire,cessaient donc d’être des motifs à désirer qu’elle ne fût plus làcomme je le souhaitais quand elle y était encore – de me donnerd’elle une image sommaire, embellie de tout ce que j’avais éprouvéd’amour pour d’autres. Sous cette forme particulière, l’oubli, quipourtant travaillait à m’habituer à la séparation, me faisait, enme montrant Albertine plus douce, souhaiter davantage sonretour.

Depuis qu’elle était partie, bien souvent, quand il me semblaitqu’on ne pouvait pas voir que j’avais pleuré, je sonnais Françoiseet je lui disais&|160;: «&|160;Il faudra voir si MademoiselleAlbertine n’a rien oublié. Pensez à faire sa chambre, pour qu’ellesoit bien en état quand elle viendra.&|160;» Ou simplement&|160;:«&|160;Justement l’autre jour Mademoiselle Albertine me disait,tenez justement la veille de son départ… &|160;» Je voulaisdiminuer chez Françoise le détestable plaisir que lui causait ledépart d’Albertine en lui faisant entrevoir qu’il serait court. Jevoulais aussi montrer à Françoise que je ne craignais pas de parlerde ce départ, le montrer – comme font certains généraux quiappellent des reculs forcés une retraite stratégique et conforme àun plan préparé – comme voulu, comme constituant un épisode dont jecachais momentanément la vraie signification, nullement comme lafin de mon amitié avec Albertine. En la nommant sans cesse, jevoulais enfin faire rentrer, comme un peu d’air, quelque chosed’elle dans cette chambre où son départ avait fait le vide et où jene respirais plus. Puis on cherche à diminuer les proportions de sadouleur en la faisant entrer dans le langage parlé entre lacommande d’un costume et des ordres pour le dîner.

En faisant la chambre d’Albertine, Françoise, curieuse, ouvritle tiroir d’une petite table en bois de rose où mon amie mettaitles objets intimes qu’elle ne gardait pas pour dormir.«&|160;Oh&|160;! Monsieur, Mademoiselle Albertine a oublié deprendre ses bagues, elles sont restées dans le tiroir.&|160;» Monpremier mouvement fut de dire&|160;: «&|160;Il faut les luirenvoyer.&|160;» Mais cela avait l’air de ne pas être certainqu’elle reviendrait. «&|160;Bien, répondis-je après un instant desilence, cela ne vaut guère la peine de les lui renvoyer pour lepeu de temps qu’elle doit être absente. Donnez-les-moi, jeverrai.&|160;» Françoise me les remit avec une certaine méfiance.Elle détestait Albertine, mais, me jugeant d’après elle-même, ellese figurait qu’on ne pouvait me remettre une lettre écrite par monamie sans craindre que je l’ouvrisse. Je pris les bagues.«&|160;Que Monsieur y fasse attention de ne pas les perdre, ditFrançoise, on peut dire qu’elles sont belles&|160;! Je ne sais pasqui les lui a données, si c’est Monsieur ou un autre, mais je voisbien que c’est quelqu’un de riche et qui a du goût&|160;! – Cen’est pas moi, répondis-je à Françoise, et d’ailleurs ce n’est pasde la même personne que viennent les deux, l’une lui a été donnéepar sa tante et elle a acheté l’autre. – Pas de la mêmepersonne&|160;! s’écria Françoise, Monsieur veut rire, elles sontpareilles, sauf le rubis qu’on a ajouté sur l’une, il y a le mêmeaigle sur les deux, les mêmes initiales à l’intérieur… &|160;» Jene sais pas si Françoise sentait le mal qu’elle me faisait, maiselle commença à ébaucher un sourire qui ne quitta plus ses lèvres.«&|160;Comment, le même aigle&|160;? Vous êtes folle. Sur celle quin’a pas de rubis il y a bien un aigle, mais sur l’autre c’est uneespèce de tête d’homme qui est ciselée. – Une tête d’homme&|160;?où Monsieur a vu ça&|160;? Rien qu’avec mes lorgnons j’ai tout desuite vu que c’était une des ailes de l’aigle&|160;; que Monsieurprenne sa loupe, il verra l’autre aile sur l’autre côté, la tête etle bec au milieu. On voit chaque plume. Ah&|160;! c’est un beautravail.&|160;» L’anxieux besoin de savoir si Albertine m’avaitmenti me fit oublier que j’aurais dû garder quelque dignité enversFrançoise et lui refuser le plaisir méchant qu’elle avait, sinon àme torturer, du moins à nuire à mon amie. Je haletais tandis queFrançoise allait chercher ma loupe, je la pris, je demandai àFrançoise de me montrer l’aigle sur la bague au rubis, elle n’eutpas de peine à me faire reconnaître les ailes, stylisées de la mêmefaçon que dans l’autre bague, le relief de chaque plume, la tête.Elle me fit remarquer aussi des inscriptions semblables,auxquelles, il est vrai, d’autres étaient jointes dans la bague aurubis. Et à l’intérieur des deux le chiffre d’Albertine.«&|160;Mais cela m’étonne que Monsieur ait eu besoin de tout celapour voir que c’était la même bague, me dit Françoise. Même sansles regarder de près on sent bien la même façon, la même manière deplisser l’or, la même forme. Rien qu’à les apercevoir j’aurais juréqu’elles venaient du même endroit. Ça se reconnaît comme la cuisined’une bonne cuisinière.&|160;» Et en effet, à sa curiosité dedomestique attisée par la haine et habituée à noter des détailsavec une effrayante précision, s’était joint, pour l’aider danscette expertise, ce goût qu’elle avait, ce même goût en effetqu’elle montrait dans la cuisine et qu’avivait peut-être, comme jem’en étais aperçu, en partant pour Balbec dans sa manière des’habiller, sa coquetterie de femme qui a été jolie, qui a regardéles bijoux et les toilettes des autres. Je me serais trompé deboîte de médicament et, au lieu de prendre quelques cachets devéronal un jour où je sentais que j’avais bu trop de tasses de thé,j’aurais pris autant de cachets de caféine, que mon cœur n’eût paspu battre plus violemment. Je demandai à Françoise de sortir de lachambre. J’aurais voulu voir Albertine immédiatement. À l’horreurde son mensonge, à la jalousie pour l’inconnu, s’ajoutait ladouleur qu’elle se fût laissé ainsi faire des cadeaux. Je lui enfaisais plus, il est vrai, mais une femme que nous entretenons nenous semble pas une femme entretenue tant que nous ne savons pasqu’elle l’est par d’autres. Et pourtant, puisque je n’avais cesséde dépenser pour elle tant d’argent, je l’avais prise malgré cettebassesse morale&|160;; cette bassesse je l’avais maintenue en elle,je l’avais peut-être accrue, peut-être créée. Puis, comme nousavons le don d’inventer des contes pour bercer notre douleur, commenous arrivons, quand nous mourons de faim, à nous persuader qu’uninconnu. va nous laisser une fortune de cent millions, j’imaginaiAlbertine dans mes bras, m’expliquant d’un mot que c’était à causede la ressemblance de la fabrication qu’elle avait acheté l’autrebague, que c’était elle qui y avait fait mettre ses initiales. Maiscette explication était encore fragile, elle n’avait pas encore eule temps d’enfoncer dans mon esprit ses racines bienfaisantes, etma douleur ne pouvait être si vite apaisée. Et je songeais que tantd’hommes qui disent aux autres que leur maîtresse est bien gentillesouffrent de pareilles tortures. C’est ainsi qu’ils mentent auxautres et à eux-mêmes. Ils ne mentent pas tout à fait&|160;; ilsont avec cette femme des heures vraiment douces&|160;; mais songezà tout ce que cette gentillesse qu’elles ont pour eux devant leursamis et qui leur permet de se glorifier, et à tout ce que cettegentillesse qu’elles ont seules avec leurs amants et qui lui permetde les bénir, recouvrent d’heures inconnues où l’amant a souffert,douté, fait partout d’inutiles recherches pour savoir la vérité.C’est à de telles souffrances qu’est liée la douceur d’aimer, des’enchanter des propos les plus insignifiants d’une femme qu’onsait insignifiants, mais qu’on parfume de son odeur. En ce moment,je ne pouvais plus me délecter à respirer par le souvenir celled’Albertine. Atterré, les deux bagues à la main, je regardais cetaigle impitoyable dont le bec me tenaillait le cœur, dont les ailesaux plumes en relief avaient emporté la confiance que je gardaisdans mon amie, et sous les serres duquel mon esprit meurtri nepouvait pas échapper un instant aux questions posées sans cesserelativement à cet inconnu dont l’aigle symbolisait sans doute lenom sans pourtant me le laisser lire, qu’elle avait aimé sans douteautrefois, et qu’elle avait revu sans doute il n’y avait paslongtemps, puisque c’est le jour si doux, si familial, de lapromenade ensemble au Bois, que j’avais vu, pour la première fois,la seconde bague, celle où l’aigle avait l’air de tremper son becdans la nappe de sang clair du rubis.

Du reste si, du matin au soir, je ne cessais de souffrir dudépart d’Albertine, cela ne signifie pas que je ne pensais qu’àelle. D’une part, son charme ayant depuis longtemps gagné de procheen proche des objets qui finissaient par en être très éloignés,mais n’étaient pas moins électrisés par la même émotion qu’elle medonnait, si quelque chose me faisait penser à Incarville ou auxVerdurin, ou à un nouveau rôle de Léa, un flux de souffrance venaitme frapper. D’autre part, moi-même, ce que j’appelais penser àAlbertine c’était penser aux moyens de la faire revenir, de larejoindre, de savoir ce qu’elle faisait. De sorte que si, pendantces heures de martyre incessant, un graphique avait pu représenterles images qui accompagnaient mes souffrances, on eût aperçu cellesde la gare d’Orsay, des billets de banque offerts à MmeBontemps, de Saint-Loup penché sur le pupitre incliné d’un bureaude télégraphe où il remplissait une formule de dépêche pour moi,jamais l’image d’Albertine. De même que dans tout le cours de notrevie notre égoïsme voit tout le temps devant lui les buts précieuxpour notre moi, mais ne regarde jamais ce Je lui-même quine cesse de les considérer, de même le désir qui dirige nos actesdescend vers eux, mais ne remonte pas à soi, soit que, troputilitaire, il se précipite dans l’action et dédaigne laconnaissance, soit que nous recherchions l’avenir pour corriger lesdéceptions du présent, soit que la paresse de l’esprit le pousse àglisser sur la pente aisée de l’imagination plutôt qu’à remonter lapente abrupte de l’introspection. En réalité, dans ces heures decrise où nous jouerions toute notre vie, au fur et à mesure quel’être dont elle dépend révèle mieux l’immensité de la place qu’iloccupe pour nous, en ne laissant rien dans le monde qui ne soitbouleversé par lui, proportionnellement l’image de cet être décroîtjusqu’à ne plus être perceptible. En toutes choses nous trouvonsl’effet de sa présence par l’émotion que nous ressentons&|160;;lui-même, la cause, nous ne le trouvons nulle part. Je fus pendantces jours-là si incapable de me représenter Albertine que j’auraispresque pu croire que je ne l’aimais pas, comme ma mère, dans lesmoments de désespoir où elle fut incapable de se représenter jamaisma grand’mère (sauf une fois dans la rencontre fortuite d’un rêvedont elle sentait tellement le prix, quoique endormie, qu’elles’efforçait, avec ce qui lui restait de forces dans le sommeil, dele faire durer), aurait pu s’accuser et s’accusait en effet de nepas regretter sa mère, dont la mort la tuait mais dont les traitsse dérobaient à son souvenir.

Pourquoi eussé-je cru qu’Albertine n’aimait pas lesfemmes&|160;? Parce qu’elle avait dit, surtout les derniers temps,ne pas les aimer&|160;: mais notre vie ne reposait-elle pas sur unperpétuel mensonge&|160;? Jamais elle ne m’avait dit unefois&|160;: «&|160;Pourquoi est-ce que je ne peux pas sortirlibrement&|160;? pourquoi demandez-vous aux autres ce que jefais&|160;?&|160;» Mais c’était, en effet, une vie trop singulièrepour qu’elle ne me l’eût pas demandé si elle n’avait pas comprispourquoi. Et à mon silence sur les causes de sa claustration,n’était-il pas compréhensible que correspondît de sa part un mêmeet constant silence sur ses perpétuels désirs, ses souvenirsinnombrables, ses innombrables désirs et espérances&|160;?Françoise avait l’air de savoir que je mentais quand je faisaisallusion au prochain retour d’Albertine. Et sa croyance semblaitfondée sur un peu plus que sur cette vérité qui guidait d’habitudenotre domestique, que les maîtres n’aiment pas à être humiliésvis-à-vis de leurs serviteurs et ne leur font connaître de laréalité que ce qui ne s’écarte pas trop d’une action flatteuse,propre à entretenir le respect. Cette fois-ci la croyance deFrançoise avait l’air fondée sur autre chose, comme si elle eûtelle-même déjà entretenu la méfiance dans l’esprit d’Albertine,surexcité sa colère, bref l’eût poussée au point où elle aurait puprédire comme inévitable son départ. Si c’était vrai, ma versiond’un départ momentané, connu et approuvé par moi, n’avait purencontrer qu’incrédulité chez Françoise. Mais l’idée qu’elle sefaisait de la nature intéressée d’Albertine, l’exaspération aveclaquelle, dans sa haine, elle grossissait le «&|160;profit&|160;»qu’Albertine était censée tirer de moi, pouvaient dans une certainemesure faire échec à sa certitude. Aussi quand devant elle jefaisais allusion, comme à une chose toute naturelle, au retourprochain d’Albertine, Françoise regardait-elle ma figure pour voirsi je n’inventais pas, de la même façon que, quand le mettred’hôtel pour l’ennuyer lui lisait, en changeant les mots, unenouvelle politique qu’elle hésitait à croire, par exemple lafermeture des églises et la déportation des curés, même du bout dela cuisine et sans pouvoir lire, elle fixait instinctivement etavidement le journal, comme si elle eût pu voir si c’était vraimentécrit.

Quand Françoise vit qu’après avoir écrit une longue lettre j’ymettais l’adresse de Mme Bontemps, cet effroi jusque-làsi vague qu’Albertine revînt grandit chez elle. Il se doubla d’unevéritable consternation quand, un matin, elle dut me remettre dansmon courrier une lettre sur l’enveloppe de laquelle elle avaitreconnu l’écriture d’Albertine. Elle se demandait si le départd’Albertine n’avait pas été une simple comédie, supposition qui ladésolait doublement, comme assurant définitivement pour l’avenir lavie d’Albertine à la maison et comme constituant pour moi,c’est-à-dire, en tant que j’étais le maître de Françoise, pourelle-même l’humiliation d’avoir été joué par Albertine. Quelqueimpatience que j’eusse de lire la lettre de celle-ci, je ne pusn’empêcher de considérer un instant les yeux de Françoise d’où tousles espoirs s’étaient enfuis, en induisant de ce présagel’imminence du retour d’Albertine, comme un amateur de sportsd’hiver conclut avec joie que les froids sont proches en voyant ledépart des hirondelles. Enfin Françoise partit, et quand je me fusassuré qu’elle avait refermé la porte, j’ouvris sans bruit, pourn’avoir pas l’air anxieux, la lettre que voici&|160;:

«&|160;Mon ami, merci de toutes les bonnes choses que vous medites, je suis à vos ordres pour décommander la Rolls si vouscroyez que j’y puisse quelque chose, et je le crois. Vous n’avezqu’à m’écrire le nom de votre intermédiaire. Vous vous laisseriezmonter le coup par ces gens qui ne cherchent qu’une chose, c’est àvendre&|160;; et que feriez-vous d’une auto, vous qui ne sortezjamais&|160;? Je suis très touchée que vous ayez gardé un bonsouvenir de notre dernière promenade. Croyez que de mon côté jen’oublierai pas cette promenade deux fois crépusculaire (puisque lanuit venait et que nous allions nous quitter) et qu’elle nes’effacera de mon esprit qu’avec la nuit complète.&|160;»

Je sentis que cette dernière phrase n’était qu’une phrase etqu’Albertine n’aurait pas pu garder, pour jusqu’à sa mort, un sidoux souvenir de cette promenade où elle n’avait certainement euaucun plaisir puisqu’elle était impatiente de me quitter. Maisj’admirai aussi comme la cycliste, la golfeuse de Balbec, quin’avait rien lu qu’Esther avant de me connaître, étaitdouée et combien j’avais eu raison de trouver qu’elle s’était chezmoi enrichie de qualités nouvelles qui la faisaient différente etplus complète. Et ainsi, la phrase que je lui avait dite àBalbec&|160;: «&|160;Je crois que mon amitié vous serait précieuse,que je suis justement la personne qui pourrait vous apporter ce quivous manque&|160;» – je lui avais mis comme dédicace sur unephotographie&|160;: «&|160;avec la certitude d’êtreprovidentiel&|160;», – cette phrase, que je disais sans y croire etuniquement pour lui faire trouver bénéfice à me voir et passer surl’ennui qu’elle y pouvait trouver, cette phrase se trouvait, elleaussi, avoir été vraie. De même, en somme, quand je lui avais ditque je ne voulais pas la voir par peur de l’aimer, j’avais dit celaparce qu’au contraire je savais que dans la fréquentation constantemon amour s’amortissait et que la séparation l’exaltait, mais enréalité la fréquentation constante avait fait naître un besoind’elle infiniment plus fort que l’amour des premiers temps deBalbec.

La lettre d’Albertine n’avançait en rien les choses. Elle ne meparlait que d’écrire à l’intermédiaire. Il fallait sortir de cettesituation, brusquer les choses, et j’eus l’idée suivante. Je fisimmédiatement porter à Andrée une lettre où je lui disaisqu’Albertine était chez sa tante, que je me sentais bien seul,qu’elle me ferait un immense plaisir en venant s’installer chez moipour quelques jours et que, comme je ne voulais faire aucunecachotterie, je la priais d’en avertir Albertine. Et en même tempsj’écrivis à Albertine comme si je n’avais pas encore reçu salettre&|160;: «&|160;Mon amie, pardonnez-moi ce que vouscomprendrez si bien, je déteste tant les cachotteries que j’aivoulu que vous fussiez avertie par elle et par moi. J’ai, à vousavoir eue si doucement chez moi, pris la mauvaise habitude de nepas être seul. Puisque nous avons décidé que vous ne reviendriezpas, j’ai pensé que la personne qui vous remplacerait le mieux,parce que c’est celle qui me changerait le moins, qui vousrappellerait le plus, c’était Andrée, et je lui ai demandé devenir. Pour que tout cela n’eût pas l’air trop brusque, je ne luiai parlé que de quelques jours, mais entre nous je pense bien quecette fois-ci c’est une chose de toujours. Ne croyez-vous pas quej’aie raison&|160;? Vous savez que votre petit groupe de jeunesfilles de Balbec a toujours été la cellule sociale qui a exercé surmoi le plus grand prestige, auquel j’ai été le plus heureux d’êtreun jour agrégé. Sans doute c’est ce prestige qui se fait encoresentir. Puisque la fatalité de nos caractères et la malchance de lavie a voulu que ma petite Albertine ne pût pas être ma femme, jecrois que j’aurai tout de même une femme – moins charmante qu’elle,mais à qui des conformités plus grandes de nature permettrontpeut-être d’être plus heureuse avec moi – dans Andrée.&|160;» Maisaprès avoir fait partir cette lettre, le soupçon me vint tout àcoup que, quand Albertine m’avait écrit&|160;: «&|160;J’aurais ététrop heureuse de revenir si vous me l’aviez écritdirectement&|160;», elle ne me l’avait dit que parce que je ne luiavais pas écrit directement et que, si je l’avais fait, elle neserait pas revenue tout de même, qu’elle serait contente de voirAndrée chez moi, puis ma femme, pourvu qu’elle, Albertine, fûtlibre, parce qu’elle pouvait maintenant, depuis déjà huit jours,détruisant les précautions de chaque heure que j’avais prisespendant plus de six mois à Paris, se livrer à ses vices et faire ceque minute par minute j’avais empêché. Je me disais queprobablement elle usait mal, là-bas, de sa liberté, et sans doutecette idée que je formais me semblait triste mais restait générale,ne me montrant rien de particulier, et, par le nombre indéfini desamantes possibles qu’elle me faisait supposer, ne me laissaitm’arrêter à aucune, entraînait mon esprit dans une sorte demouvement perpétuel non exempt de douleur, mais d’une douleur qui,par le défaut d’une image concrète, était supportable. Pourtantcette douleur cessa de le demeurer et devint atroce quandSaint-Loup arriva. Avant de dire pourquoi les paroles qu’il me ditme rendirent si malheureux, je dois relater un incident que jeplace immédiatement avant sa visite et dont le souvenir me troublaensuite tellement qu’il affaiblit, sinon l’impression pénible queme produisit ma conversation avec Saint-Loup, du moins la portéepratique de cette conversation. Cet incident consista en ceci.Brûlant d’impatience de voir Saint-Loup, je l’attendais (ce que jen’aurais pu faire si ma mère avait été là, car c’est ce qu’elledétestait le plus au monde après «&|160;parler par lafenêtre&|160;») quand j’entendis les paroles suivantes&|160;:«&|160;Comment&|160;! vous ne savez pas faire renvoyer quelqu’unqui vous déplaît&|160;? Ce n’est pas difficile. Vous n’avez, parexemple, qu’à cacher les choses qu’il faut qu’il apporte. Alors, aumoment où ses patrons sont pressés, l’appellent, il ne trouve rien,il perd la tête. Ma tante vous dira, furieuse après lui&|160;:«&|160;Mais qu’est-ce qu’il fait&|160;?&|160;» Quand il arrivera,en retard, tout le monde sera en fureur et il n’aura pas ce qu’ilfaut. Au bout de quatre ou cinq fois vous pouvez être sûr qu’ilsera renvoyé, surtout si vous avez soin de salir en cachette cequ’il doit apporter de propre, et mille autres trucs commecela.&|160;» Je restais muet de stupéfaction car ces parolesmachiavéliques et cruelles étaient prononcées par la voix deSaint-Loup. Or je l’avais toujours considéré comme un être si bon,si pitoyable aux malheureux, que cela me faisait le même effet ques’il avait récité un rôle de Satan&|160;: ce ne pouvait être en sonnom qu’il parlait. «&|160;Mais il faut bien que chacun gagne savie&|160;», dit son interlocuteur que j’aperçus alors et qui étaitun des valets de pied de la duchesse de Guermantes.«&|160;Qu’est-ce que ça vous fiche du moment que vous serezbien&|160;? répondit méchamment Saint-Loup. Vous aurez en plus leplaisir d’avoir un souffre-douleur. Vous pouvez très bien renverserdes encriers sur sa livrée au moment où il viendra servir un granddîner, enfin ne pas lui laisser une minute de repos jusqu’à cequ’il finisse par préférer s’en aller. Du reste, moi je pousserai àla roue, je dirai à ma tante que j’admire votre patience de serviravec un lourdaud pareil et aussi mal tenu.&|160;» Je me montrai,Saint-Loup vint à moi, mais ma confiance en lui était ébranléedepuis que je venais de l’entendre tellement différent de ce que jeconnaissais. Et je me demandai si quelqu’un qui était capabled’agir aussi cruellement envers un malheureux n’avait pas joué lerôle d’un traître vis-à-vis de moi, dans sa mission auprès deMme Bontemps. Cette réflexion servit surtout à ne pas mefaire considérer son insuccès comme une preuve que je ne pouvaispas réussir, une fois qu’il m’eut quitté. Mais pendant qu’il futauprès de moi, c’était pourtant au Saint-Loup d’autrefois, etsurtout à l’ami qui venait de quitter Mme Bontemps, queje pensais. Il me dit d’abord&|160;: «&|160;Tu trouves que j’auraisdû te téléphoner davantage, mais on disait toujours que tu n’étaispas libre.&|160;» Mais où ma souffrance devint insupportable, cefut quand il me dit&|160;: «&|160;Pour commencer par où ma dernièredépêche t’a laissé, après avoir passé par une espèce de hangar,j’entrai dans la maison, et au bout d’un long couloir on me fitentrer dans un salon.&|160;» À ces mots de hangar, de couloir, desalon, et avant même qu’ils eussent fini d’être prononcés, mon cœurfut bouleversé avec plus de rapidité que par un courant électrique,car la force qui fait le plus de fois le tour de la terre en uneseconde, ce n’est pas l’électricité, c’est la douleur. Comme je lesrépétai, renouvelant le choc à plaisir, ces mots de hangar, decouloir, de salon, quand Saint-Loup fut parti&|160;! Dans un hangaron peut se coucher avec une amie. Et dans ce salon, qui sait cequ’Albertine faisait quand sa tante n’était pas là&|160;? Etquoi&|160;? Je m’étais donc représenté la maison où elle habitaitcomme ne pouvant posséder ni hangar, ni salon&|160;? Non, je ne mel’étais pas représentée du tout, sinon comme un lieu vague. J’avaissouffert une première fois quand s’était individualiségéographiquement le lieu où était Albertine. Quand j’avais apprisqu’au lieu d’être dans deux ou trois endroits possibles, elle étaiten Touraine, ces mots de sa concierge avaient marqué dans mon cœurcomme sur une carte la place où il fallait enfin souffrir. Mais unefois habitué à cette idée qu’elle était dans une maison deTouraine, je n’avais pas vu la maison. Jamais ne m’était venue àl’imagination cette affreuse idée de salon, de hangar, de couloir,qui me semblaient face à moi sur la rétine de Saint-Loup qui lesavait vues, ces pièces dans lesquelles Albertine allait, passait,vivait, ces pièces-là en particulier et non une infinité de piècespossibles qui s’étaient détruites l’une l’autre. Avec les mots dehangar, de couloir, de salon, ma folie m’apparut d’avoir laisséAlbertine huit jours dans ce lieu maudit dont l’existence(et non la simple possibilité) venait de m’être révélée.Hélas&|160;! quand Saint-Loup me dit aussi que dans ce salon ilavait entendu chanter à tue-tête d’une chambre voisine et quec’était Albertine qui chantait, je compris avec désespoir que,débarrassée enfin de moi, elle était heureuse&|160;! Elle avaitreconquis sa liberté. Et moi qui pensais qu’elle allait venirprendre la place d’Andrée. Ma douleur se changea en colère contreSaint-Loup. «&|160;C’est tout ce que je t’avais demandé d’éviter,qu’elle sût que tu venais. – Si tu crois que c’était facile&|160;!On m’avait assuré qu’elle n’était pas là. Oh&|160;! je sais bienque tu n’es pas content de moi, je l’ai bien senti dans tesdépêches. Mais tu n’es pas juste, j’ai fait ce que j’ai pu.&|160;»Lâchée de nouveau, ayant quitté la cage d’où chez moi je restaisdes jours entiers sans la faire venir dans ma chambre, Albertineavait repris pour moi toute sa valeur, elle était redevenue celleque tout le monde suivait, l’oiseau merveilleux des premiers jours.«&|160;Enfin résumons-nous. Pour la question d’argent, je ne saisque te dire, j’ai parlé à une femme qui m’a paru si délicate que jecraignais de la froisser. Or elle n’a pas fait ouf quand j’ai parléde l’argent. Même, un peu plus tard, elle m’a dit qu’elle étaittouchée de voir que nous nous comprenions si bien. Pourtant tout cequ’elle a dit ensuite était si délicat, si élevé, qu’il me semblaitimpossible qu’elle eût dit pour l’argent que je lui offrais&|160;:«&|160;Nous nous comprenons si bien&|160;», car au fond j’agissaisen mufle. – Mais peut-être n’a-t-elle pas compris, elle n’apeut-être pas entendu, tu aurais dû le lui répéter, car c’est celasûrement qui aurait fait tout réussir. – Mais comment veux-tuqu’elle n’ait pas entendu&|160;? Je le lui ai dit comme je te parlelà, elle n’est ni sourde, ni folle. – Et elle n’a fait aucuneréflexion&|160;? – Aucune. – Tu aurais dû lui redire une fois. –Comment voulais-tu que je lui redise&|160;? Dès qu’en entrant j’aivu l’air qu’elle avait, je me suis dit que tu t’étais trompé, quetu me faisais faire une immense gaffe, et c’était terriblementdifficile de lui offrir cet argent ainsi. Je l’ai fait pourtantpour t’obéir, persuadé qu’elle allait me faire mettre dehors. –Mais elle ne l’a pas fait. Donc ou elle n’avait pas entendu, et ilfallait recommencer, ou vous pouviez continuer sur ce sujet. – Tudis&|160;: «&|160;Elle n’avait pas entendu&|160;» parce que tu esici, mais je te répète, si tu avais assisté à notre conversation,il n’y avait aucun bruit, je l’ai dit brutalement, il n’est paspossible qu’elle n’ait pas compris. – Mais enfin elle est bienpersuadée que j’ai toujours voulu épouser sa nièce&|160;? – Non,ça, si tu veux mon avis, elle ne croyait pas que tu eusses du toutl’intention d’épouser. Elle m’a dit que tu avais dit toi-même à sanièce que tu voulais la quitter. Je ne sais même pas si maintenantelle est bien persuadée que tu veuilles épouser.&|160;» Ceci merassurait un peu en me montrant que j’étais moins humilié, doncplus capable d’être encore aimé, plus libre de faire une démarchedécisive. Pourtant j’étais tourmenté. «&|160;Je suis ennuyé parceque je vois que tu n’es pas content. – Si, je suis touché,reconnaissant de ta gentillesse, mais il me semble que tu auraispu… – J’ai fait de mon mieux. Un autre n’eût pu faire davantage nimême autant. Essaie d’un autre. – Mais non, justement, si j’avaissu, je ne t’aurais pas envoyé, mais ta démarche avortée m’empêched’en faire une autre.&|160;» Je lui faisais des reproches&|160;: ilavait cherché à me rendre service et n’avait pas réussi. Saint-Loupen s’en allant avait croisé des jeunes filles qui entraient.J’avais déjà fait souvent la supposition qu’Albertine connaissaitdes jeunes filles dans le pays&|160;; mais c’est la première foisque j’en ressentais la torture. Il faut vraiment croire que lanature a donné à notre esprit de sécréter un contre-poison naturelqui annihile les suppositions que nous faisons à la fois sans trêveet sans danger. Mais rien ne m’immunisait contre ces jeunes fillesque Saint-Loup avait rencontrées. Tous ces détails, n’était-ce pasjustement ce que j’avais cherché à obtenir de chacun surAlbertine&|160;? n’était-ce pas moi qui, pour les connaître plusprécisément, avais demandé à Saint-Loup, rappelé par son colonel,de passer coûte que coûte chez moi&|160;? n’était-ce donc pas moiqui les avais souhaités, moi, ou plutôt ma douleur affamée, avidede croître et de se nourrir d’eux&|160;? Enfin Saint-Loup m’avaitdit avoir eu la bonne surprise de rencontrer tout près de là, seulefigure de connaissance et qui lui avait rappelé le passé, uneancienne amie de Rachel, une jolie actrice qui villégiaturait dansle voisinage. Et le nom de cette actrice suffit pour que je medise&|160;: «&|160;C’est peut-être avec celle-là&|160;»&|160;; celasuffisait pour que je visse, dans les bras mêmes d’une femme que jene connaissais pas, Albertine souriante et rouge de plaisir. Et, aufond, pourquoi cela n’eût-il pas été&|160;? M’étais-je fait fautede penser à des femmes depuis que je connaissais Albertine&|160;?Le soir où j’avais été pour la première fois chez la princesse deGuermantes, quand j’étais rentré, n’était-ce pas beaucoup moins enpensant à cette dernière qu’à la jeune fille dont Saint-Loupm’avait parlé et qui allait dans les maisons de passe, et à lafemme de chambre de Mme Putbus&|160;? N’est-ce pas pourcette dernière que j’étais retourné à Balbec et, plus récemment,avais bien eu envie d’aller à Venise&|160;? pourquoi Albertinen’eût-elle pas eu envie d’aller en Touraine&|160;? Seulement, aufond, je m’en apercevais maintenant, je ne l’aurais pas quittée, jene serais pas allé à Venise. Même au fond de moi-même, tout en medisant&|160;: «&|160;Je la quitterai bientôt&|160;», je savais queje ne la quitterais plus, tout aussi bien que je savais que je neme mettrais plus à travailler, ni à vivre d’une façon hygiénique,ni à rien faire de ce que chaque jour je me promettais pour lelendemain. Seulement, quoi que je crusse au fond, j’avais trouvéplus habile de la laisser vivre sous la menace d’une perpétuelleséparation. Et sans doute, grâce à ma détestable habileté, jel’avais trop bien convaincue. En tous cas maintenant cela nepouvait plus durer ainsi, je ne pouvais pas la laisser en Touraineavec ces jeunes filles, avec cette actrice&|160;; je ne pouvaissupporter la pensée de cette vie qui m’échappait. J’écrirais etj’attendrais sa réponse à ma lettre&|160;: si elle faisait le mal,hélas&|160;! un jour de plus ou de moins ne faisait rien (etpeut-être je me disais cela parce que, n’ayant plus l’habitude deme faire rendre compte de chacune de ses minutes, dont une seule oùelle eût été libre m’eût jadis affolé, ma jalousie n’avait plus lamême division du temps). Mais aussitôt sa réponse reçue, si elle nerevenait pas j’irais la chercher&|160;; de gré ou de force jel’arracherais à ses amies. D’ailleurs ne valait-il pas mieux quej’y allasse moi-même, maintenant que j’avais découvert laméchanceté, jusqu’ici insoupçonnée de moi, de Saint-Loup&|160;? quisait s’il n’avait pas organisé tout un complot pour me séparerd’Albertine&|160;?

Et cependant, comme j’aurais menti maintenant si je lui avaisécrit, comme je le lui disais à Paris, que je souhaitais qu’il nelui arrivât aucun accident&|160;! Ah&|160;! s’il lui en étaitarrivé un, ma vie, au lieu d’être à jamais empoisonnée par cettejalousie incessante, eût aussitôt retrouvé sinon le bonheur, dumoins le calme par la suppression de la souffrance.

La suppression de la souffrance&|160;? Ai-je pu vraiment lecroire&|160;? croire que la mort ne fait que biffer ce qui existeet laisser le reste en état&|160;; qu’elle enlève la douleur dansle cœur de celui pour qui l’existence de l’autre n’est plus qu’unecause de douleurs&|160;; qu’elle enlève la douleur et n’y met rienà la place&|160;? La suppression de la douleur&|160;! Parcourantles faits divers des journaux, je regrettais de ne pas avoir lecourage de former le même souhait que Swann. Si Albertine avait puêtre victime d’un accident, vivante, j’aurais eu un prétexte pourcourir auprès d’elle, morte j’aurais retrouvé, comme disait Swann,la liberté de vivre. Je le croyais&|160;? Il l’avait cru, cet hommesi fin et qui croyait se bien connaître. Comme on sait peu ce qu’ona dans le cœur. Comme, un peu plus tard, s’il avait été encorevivant, j’aurais pu lui apprendre que son souhait, autant quecriminel, était absurde, que la mort de celle qu’il aimait ne l’eûtdélivré de rien.

Je laissai toute fierté vis-à-vis d’Albertine, je lui envoyai untélégramme désespéré lui demandant de revenir à n’importe quellesconditions, qu’elle ferait tout ce qu’elle voudrait, que jedemandais seulement à l’embrasser une minute trois fois par semaineavant qu’elle se couche. Et elle eût dit une fois seulement, quej’eusse accepté une fois. Elle ne revint jamais. Mon télégrammevenait de partir que j’en reçus un. Il était de MmeBontemps. Le monde n’est pas créé une fois pour toutes pour chacunde nous. Il s’y ajoute au cours de la vie des choses que nous nesoupçonnions pas. Ah&|160;! ce ne fut pas la suppression de lasouffrance que produisirent. en moi les deux premières lignes dutélégramme&|160;: «&|160;Mon pauvre ami, notre petite Albertinen’est plus, pardonnez-moi de vous dire cette chose affreuse, vousqui l’aimiez tant. Elle a été jetée par son cheval contre un arbrependant une promenade. Tous nos efforts n’ont pu la ranimer. Que nesuis-je morte à sa place.&|160;» Non, pas la suppression de lasouffrance, mais une souffrance inconnue, celle d’apprendre qu’ellene reviendrait pas. Mais ne m’étais-je pas dit plusieurs foisqu’elle ne reviendrait peut-être pas&|160;? Je me l’étais dit, eneffet, mais je m’apercevais maintenant que pas un instant je nel’avais cru. Comme j’avais besoin de sa présence, de ses baiserspour supporter le mal que me faisaient mes soupçons, j’avais prisdepuis Balbec l’habitude d’être toujours avec elle. Même quand elleétait sortie, quand j’étais seul, je l’embrassais encore. J’avaiscontinué depuis qu’elle était en Touraine. J’avais moins besoin desa fidélité que de son retour. Et si ma raison pouvait impunémentle mettre quelquefois en doute, mon imagination ne cessait pas uninstant de me le représenter. Instinctivement je passai ma main surmon cou, sur mes lèvres qui se voyaient embrassés par elle depuisqu’elle était partie, et qui ne le seraient jamais plus&|160;; jepassai ma main sur eux, comme maman m’avait caressé à la mort de magrand’mère en me disant&|160;: «&|160;Mon pauvre petit, tagrand’mère qui t’aimait tant ne t’embrassera plus.&|160;» Toute mavie à venir se trouvait arrachée de mon cœur. Ma vie à venir&|160;?Je n’avais donc pas pensé quelquefois à la vivre sansAlbertine&|160;? Mais non&|160;! Depuis longtemps je lui avais doncvoué toutes les minutes de ma vie jusqu’à ma mort&|160;? Mais biensûr&|160;! Cet avenir indissoluble d’elle je n’avais pas sul’apercevoir, mais maintenant qu’il venait d’être descellé, jesentais la place qu’il tenait dans mon cœur béant. Françoise qui nesavait encore rien entra dans ma chambre&|160;; d’un air furieux,je lui criai&|160;: «&|160;Qu’est-ce qu’il y a&|160;?&|160;» Alors(il y a quelquefois des mots qui mettent une réalité différente àla même place que celle qui est près de nous, ils nous étourdissenttout autant qu’un vertige) elle me dit&|160;: «&|160;Monsieur n’apas besoin d’avoir l’air fâché. Il va être au contraire biencontent. Ce sont deux lettres de mademoiselle Albertine.&|160;» Jesentis, après, que j’avais dû avoir les yeux de quelqu’un dontl’esprit perd l’équilibre. Je ne fus même pas heureux, niincrédule. J’étais comme quelqu’un qui voit la même place de sachambre occupée par un canapé et par une grotte&|160;: rien ne luiparaissant plus réel, il tombe par terre. Les deux lettresd’Albertine avaient dû être écrites à quelques heures de distance,peut-être en même temps, et peu de temps avant la promenade où elleétait morte. La première disait&|160;: «&|160;Mon ami, je vousremercie de la preuve de confiance que vous me donnez en me disantvotre intention de faire venir Andrée chez vous. Je sais qu’elleacceptera avec joie et je crois que ce sera très heureux pour elle.Douée comme elle est, elle saura profiter de la compagnie d’unhomme tel que vous et de l’admirable influence que vous savezprendre sur un être. Je crois que vous avez eu là une idée d’oùpeut naître autant de bien pour elle que pour vous. Aussi, si ellefaisait l’ombre d’une difficulté (ce que je ne crois pas),télégraphiez-moi, je me charge d’agir sur elle.&|160;» La secondeétait datée d’un jour plus tard. En réalité, elle avait dû lesécrire à peu d’instants l’une de l’autre, peut-être ensemble, etantidater la première. Car tout le temps j’avais imaginé dansl’absurde ses intentions qui n’avaient été que de revenir auprès demoi et que quelqu’un de désintéressé dans la chose, un homme sansimagination, le négociateur d’un traité de paix, le marchand quiexamine une transaction, eussent mieux jugées que moi. Elle necontenait que ces mots&|160;: «&|160;Serait-il trop tard que jerevienne chez vous&|160;? Si vous n’avez pas encore écrit à Andrée,consentiriez-vous à me reprendre&|160;? Je m’inclinerai devantvotre décision, je vous supplie de ne pas tarder à me la faireconnaître, vous pensez avec quelle impatience je l’attends. Sic’était que je revienne, je prendrais le train immédiatement. Detout cœur à vous, Albertine.&|160;»

Pour que la mort d’Albertine eût pu supprimer mes souffrances,il eût fallu que le choc l’eût tuée non seulement en Touraine, maisen moi. Jamais elle n’y avait été plus vivante. Pour entrer ennous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier aucadre du temps&|160;; ne nous apparaissant que par minutessuccessives, il n’a jamais pu nous livrer de lui qu’un seul aspectà la fois, nous débiter de lui qu’une seule photographie. Grandefaiblesse sans doute pour un être de consister en une simplecollection de moments&|160;; grande force aussi&|160;; il relève dela mémoire, et la mémoire d’un moment n’est pas instruite de toutce qui s’est passé depuis&|160;; ce moment qu’elle a enregistrédure encore, vit encore, et avec lui l’être qui s’y profilait. Etpuis cet émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il lamultiplie. Pour me consoler ce n’est pas une, ce sontd’innombrables Albertine que j’aurais dû oublier. Quand j’étaisarrivé à supporter le chagrin d’avoir perdu celle-ci, c’était àrecommencer avec une autre, avec cent autres.

Alors ma vie fut entièrement changée. Ce qui en avait fait, etnon à cause d’Albertine, parallèlement à elle, quand j’étais seul,la douceur, c’était justement, à l’appel de moments identiques, laperpétuelle renaissance de moments anciens. Par le bruit de lapluie m’était rendue l’odeur des lilas de Combray&|160;; par lamobilité du soleil sur le balcon, les pigeons desChamps-Élysées&|160;; par l’assourdissement des bruits dans lachaleur de la matinée, la fraîcheur des cerises&|160;; le désir dela Bretagne ou de Venise par le bruit du vent et le retour dePâques. L’été venait, les jours étaient longs, il faisait chaud.C’était le temps où de grand matin élèves et professeurs vont dansles jardins publics préparer les derniers concours sous les arbres,pour recueillir la seule goutte de fraîcheur que laisse tomber unciel moins enflammé que dans l’ardeur du jour, mais déjà aussistérilement pur. De ma chambre obscure, avec un pouvoir d’évocationégal à celui d’autrefois mais qui ne me donnait plus que de lasouffrance, je sentais que dehors, dans la pesanteur de l’air, lesoleil déclinant mettait sur la verticalité des maisons, deséglises, un fauve badigeon. Et si Françoise en revenant dérangeaitsans le vouloir les plis des grands rideaux, j’étouffais un cri àla déchirure que venait de faire en moi ce rayon de soleil ancienqui m’avait fait paraître belle la façade neuve de Bricquevillel’Orgueilleuse, quand Albertine m’avait dit&|160;: «&|160;Elle estrestaurée.&|160;» Ne sachant comment expliquer mon soupir àFrançoise, je lui disais&|160;: «&|160;Ah&|160;! j’ai soif.&|160;»Elle sortait, rentrait, mais je me détournais violemment, sous ladécharge douloureuse d’un des mille souvenirs invisibles qui à toutmoment éclataient autour de moi dans l’ombre&|160;: je venais devoir qu’elle avait apporté du cidre et des cerises qu’un garçon deferme nous avait apportés dans la voiture, à Balbec, espèces souslesquelles j’aurais communié le plus parfaitement, jadis, avecl’arc-en-ciel des salles à manger obscures par les jours brûlants.Alors je pensai pour la première fois à la ferme des Écorres, et jeme dis que certains jours où Albertine me disait à Balbec ne pasêtre libre, être obligée de sortir avec sa tante, elle étaitpeut-être avec telle de ses amies dans une ferme où elle savait queje n’avais pas mes habitudes, et que pendant qu’à tout hasard jel’attendais à Marie-Antoinette où on m’avait dit&|160;: «&|160;Nousne l’avons pas vue aujourd’hui&|160;», elle usait avec son amie desmêmes mots qu’avec moi quand nous sortions tous les deux&|160;:«&|160;Il n’aura pas l’idée de nous chercher ici et comme cela nousne serons plus dérangées.&|160;» Je disais à Françoise de refermerles rideaux pour ne plus voir ce rayon de soleil. Mais ilcontinuait à filtrer, aussi corrosif, dans ma mémoire. «&|160;Ellene me plaît pas, elle est restaurée, mais nous irons demain àSaint-Martin le Vêtu, après-demain à… &|160;» Demain, après-demain,c’était un avenir de vie commune, peut-être pour toujours, quicommençait, mon cœur s’élança vers lui, mais il n’est plus là,Albertine est morte.

Je demandais l’heure à Françoise. Six heures. Enfin, Dieu merci,allait disparaître cette lourde chaleur dont autrefois je meplaignais avec Albertine, et que nous aimions tant. La journéeprenait fin. Mais qu’est-ce que j’y gagnais&|160;? La fraîcheur dusoir se levait, c’était le coucher du soleil&|160;; dans mamémoire, au bout d’une route que nous prenions ensemble pourrentrer, j’apercevais, plus loin que le dernier village, comme unestation distante, inaccessible pour le soir même où nous nousarrêterions à Balbec, toujours ensemble. Ensemble alors, maintenantil fallait s’arrêter court devant ce même abîme, elle était morte.Ce n’était plus assez de fermer les rideaux, je tâchais de boucherles yeux et les oreilles de ma mémoire, pour ne pas voir cettebande orangée du couchant, pour ne pas entendre ces invisiblesoiseaux qui se répondaient d’un arbre à l’autre de chaque côté demoi, qu’embrassait alors si tendrement celle qui maintenant étaitmorte. Je tâchais d’éviter ces sensations que donnent l’humiditédes feuilles dans le soir, la montée et la descente des routes àdos d’âne. Mais déjà ces sensations m’avaient ressaisi, ramenéassez loin du moment actuel, afin qu’eût tout le recul, tout l’élannécessaire pour me frapper de nouveau, l’idée qu’Albertine étaitmorte. Ah&|160;! jamais je n’entrerais plus dans une forêt, je neme promènerais plus entre des arbres. Mais les grandes plaines meseraient-elles moins cruelles&|160;? Que de fois j’avais traversépour aller chercher Albertine, que de fois j’avais repris au retouravec elle la grande plaine de Cricqueville, tantôt par des tempsbrumeux où l’inondation du brouillard nous donnait l’illusiond’être entourés d’un lac immense, tantôt par des soirs limpides oùle clair de lune, dématérialisant la terre, la faisant paraître àdeux pas céleste, comme elle n’est, pendant le jour, que dans leslointains, enfermait les champs, les bois, avec le firmament auquelil les avait assimilés, dans l’agate arborisée d’un seul azur.

Françoise devait être heureuse de la mort d’Albertine, et ilfaut lui rendre la justice que par une sorte de convenance et detact elle ne simulait pas la tristesse. Mais les lois non écritesde son antique code et sa tradition de paysanne médiévale quipleure comme aux chansons de geste étaient plus anciennes que sahaine d’Albertine et même d’Eulalie. Aussi une de ces finsd’après-midi-là, comme je ne cachais pas assez rapidement masouffrance, elle aperçut mes larmes, servie par son instinctd’ancienne petite paysanne qui autrefois lui faisait capturer etfaire souffrir les animaux, n’éprouver que de la gaîté à étranglerles poulets et à faire cuire vivants les homards et, quand j’étaismalade, à observer, comme les blessures qu’elle eût infligées à unechouette, ma mauvaise mine, qu’elle annonçait ensuite sur un tonfunèbre et comme un présage de malheur. Mais son«&|160;coutumier&|160;» de Combray ne lui permettait pas de prendrelégèrement les larmes, le chagrin, choses qu’elle jugeait aussifunestes que d’ôter sa flanelle ou de manger à contre-cœur.«&|160;Oh&|160;! non, Monsieur, il ne faut pas pleurer comme cela,cela vous ferait mal&|160;!&|160;» Et en voulant arrêter mes larmeselle avait l’air aussi inquiet que si c’eût été des flots de sang.Malheureusement je pris un air froid qui coupa court aux effusionsqu’elle espérait et qui, du reste, eussent peut-être été sincères.Peut-être en était-il pour elle d’Albertine comme d’Eulalie, etmaintenant que mon amie ne pouvait plus tirer de moi aucun profit,Françoise avait-elle cessé de la haïr. Elle tint à me montrerpourtant qu’elle se rendait bien compte que je pleurais et que,suivant seulement le funeste exemple des miens, je ne voulais pas«&|160;faire voir&|160;». «&|160;Il ne faut pas pleurer,Monsieur&|160;», me dit-elle d’un ton cette fois plus calme, etplutôt pour me montrer sa clairvoyance que pour me témoigner sapitié. Et elle ajouta&|160;: «&|160;Ça devait arriver, elle étaittrop heureuse, la pauvre, elle n’a pas su connaître sonbonheur.&|160;»

Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés del’été&|160;! Un pâle fantôme de la maison d’en face continuaitindéfiniment à aquareller sur le ciel sa blancheur persistante.Enfin il faisait nuit dans l’appartement, je me cognais aux meublesde l’antichambre, mais dans la porte de l’escalier, au milieu dunoir que je croyais total, la partie vitrée était translucide etbleue, d’un bleu de fleur, d’un bleu d’aile d’insecte, d’un bleuqui m’eût semblé beau si je n’avais senti qu’il était un dernierreflet, coupant comme un acier, un coup suprême que dans sa cruautéinfatigable me portait encore le jour. L’obscurité complètefinissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d’une étoilevue à côté de l’arbre de la cour pour me rappeler nos départs envoiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés parle clair de lune. Et même dans les rues, il m’arrivait d’isoler surle dos d’un banc, de recueillir la pureté naturelle d’un rayon delune au milieu des lumières artificielles de Paris – de Paris surlequel il faisait régner, en faisant rentrer un instant, pour monimagination, la ville dans la nature, avec le silence infini deschamps évoqués le souvenir douloureux des promenades que j’y avaisfaites avec Albertine. Ah&|160;! quand la nuit finirait-elle&|160;?Mais à la première fraîcheur de l’aube je frissonnais, car celle-ciavait ramené en moi la douceur de cet été où, de Balbec àIncarville, d’Incarville à Balbec, nous nous étions tant de foisreconduits l’un l’autre jusqu’au petit jour. Je n’avais plus qu’unespoir pour l’avenir – espoir bien plus déchirant qu’une crainte, –c’était d’oublier Albertine. Je savais que je l’oublierais un jour,j’avais bien oublié Gilberte, Mme de Guermantes, j’avaisbien oublié ma grand’mère. Et c’est notre plus juste et plus cruelchâtiment de l’oubli si total, paisible comme ceux des cimetières,par quoi nous nous sommes détachés de ceux que nous n’aimons plus,que nous entrevoyions ce même oubli comme inévitable à l’égard deceux que nous aimons encore. À vrai dire nous savons qu’il est unétat non douloureux, un état d’indifférence. Mais ne pouvant penserà la fois à ce que j’étais et à ce que je serais, je pensais avecdésespoir à tout ce tégument de caresses, de baisers, de sommeilsamis, dont il faudrait bientôt me laisser dépouiller pour jamais.L’élan de ces souvenirs si tendres, venant se briser contre l’idéequ’Albertine était morte, m’oppressait par l’entrechoc de flux sicontrariés que je ne pouvais rester immobile&|160;; je me levais,mais tout d’un coup je m’arrêtais, terrassé&|160;; le même petitjour que je voyais, au moment où je venais de quitter Albertine,encore radieux et chaud de ses baisers, venait tirer au-dessus desrideaux sa lame maintenant sinistre, dont la blancheur froide,implacable et compacte entrait, me donnant comme un coup decouteau.

Bientôt les bruits de la rue allaient commencer, permettant delire à l’échelle qualitative de leurs sonorités le degré de lachaleur sans cesse accrue où ils retentiraient. Mais dans cettechaleur qui quelques heures plus tard s’imbiberait de l’odeur descerises, ce que je trouvais (comme dans un remède que leremplacement d’une des parties composantes par une autre suffitpour rendre, d’un euphorique et d’un excitatif qu’il était, undéprimant), ce n’était plus le désir des femmes mais l’angoisse dudépart d’Albertine. D’ailleurs le souvenir de tous mes désirs étaitaussi imprégné d’elle, et de souffrance, que le souvenir desplaisirs. Cette Venise où j’avais cru que sa présence me seraitimportune (sans doute parce que je sentais confusément qu’elle m’yserait nécessaire), maintenant qu’Albertine n’était plus, j’aimaismieux n’y pas aller. Albertine m’avait semblé un obstacle interposéentre moi et toutes choses, parce qu’elle était pour moi leurcontenant et que c’est d’elle, comme d’un vase, que je pouvais lesrecevoir. Maintenant que ce vase était détruit, je ne me sentaisplus le courage de les saisir&|160;; il n’y en avait plus une seuledont je ne me détournasse, abattu, préférant n’y pas goûter. Desorte que ma séparation d’avec elle n’ouvrait nullement pour moi lechamp des plaisirs possibles que j’avais cru m’être fermé par saprésence. D’ailleurs l’obstacle que sa présence avait peut-êtreété, en effet, pour moi à voyager, à jouir de la vie, m’avaitseulement, comme il arrive toujours, masqué les autres obstacles,qui reparaissaient intacts maintenant que celui-là avait disparu.C’est de cette façon qu’autrefois, quand quelque visite aimablem’empêchait de travailler, si le lendemain je restais seul je netravaillais pas davantage. Qu’une maladie, un duel, un chevalemporté, nous fassent voir la mort de près, nous aurions jouirichement de la vie, de la volupté, de pays inconnus dont nousallons être privés. Et une fois le danger passé, ce que nousretrouverons c’est la même vie morne où rien de tout celan’existait pour nous.

Sans doute ces nuits si courtes durent peu. L’hiver finirait parrevenir, où je n’aurais plus à craindre le souvenir des promenadesavec elle jusqu’à l’aube trop tôt levée. Mais les premières geléesne me rapporteraient-elles elles pas, conservé dans leur glace, legerme de mes premiers désirs, quand à minuit je la faisaischercher, que le temps me semblait si long jusqu’à son coup desonnette que je pourrais maintenant attendre éternellement envain&|160;? Ne me rapporteraient-elles pas le germe de mespremières inquiétudes, quand deux fois je crus qu’elle ne viendraitpas&|160;? Dans ce temps-là je ne la voyais que rarement&|160;;mais même ces intervalles qu’il y avait alors entre ses visites quila faisaient surgir, au bout de plusieurs semaines, du sein d’unevie inconnue que je n’essayais pas de posséder, assuraient moncalme en empêchant les velléités sans cesse interrompues de majalousie de se conglomérer, de faire bloc dans mon cœur. Autant ilseussent pu être apaisants dans ce temps-là, autant,rétrospectivement, ils étaient empreints de souffrance depuis quece qu’elle avait pu faire d’inconnu pendant leur durée avait cesséde m’être indifférent, et surtout maintenant qu’aucune visited’elle ne viendrait plus jamais&|160;; de sorte que ces soirs dejanvier où elle venait, et qui par là m’avaient été si doux, mesouffleraient maintenant dans leur bise aigre une inquiétude que jene connaissais pas alors, et me rapporteraient, mais devenupernicieux, le premier germe de mon amour. Et en pensant que jeverrais recommencer ce temps froid qui, depuis Gilberte et mes jeuxaux Champs-Élysées, m’avait toujours paru si triste&|160;; quand jepensais que reviendraient des soirs pareils à ce soir de neige oùj’avais vainement, toute une partie de la nuit, attendu Albertine,alors, comme un malade se plaçant bien au point de vue du corpspour sa poitrine, moi, moralement, à ces moments-là, ce que jeredoutais encore le plus pour mon chagrin, pour mon cœur, c’étaitle retour des grands froids, et je me disais que ce qu’il y auraitde plus dur à passer ce serait peut-être l’hiver. Lié qu’il était àtoutes les saisons, pour que je perdisse le souvenir d’Albertine ilaurait fallu que je les oubliasse toutes, quitte à recommencer àles connaître, comme un vieillard frappé d’hémiplégie et quirapprend à lire&|160;; il aurait fallu que je renonçasse à toutl’univers. Seule, me disais-je, une véritable mort de moi-mêmeserait capable (mais elle est impossible) de me consoler de lasienne. Je ne songeais pas que la mort de soi-même n’est niimpossible, ni extraordinaire&|160;; elle se consomme à notre insu,au besoin contre notre gré, chaque jour, et je souffrirais de larépétition de toutes sortes de journées que non seulement lanature, mais des circonstances factices, un ordre plusconventionnel introduisent dans une saison. Bientôt reviendrait ladate où j’étais allé à Balbec l’autre été et où mon amour, quin’était pas encore inséparable de la jalousie et qui nes’inquiétait pas de ce qu’Albertine faisait toute la journée,devait subir tant d’évolutions avant de devenir cet amour desderniers temps, si particulier, que cette année finale, où avaitcommencé de changer et où s’était terminée la destinée d’Albertine,m’apparaissait remplie, diverse, vaste comme un siècle. Puis ceserait le souvenir de jours plus tardifs, mais dans des annéesantérieures, les dimanches de mauvais temps, où pourtant tout lemonde était sorti, dans le vide de l’après-midi, où le bruit duvent et de la pluie m’eût invité jadis à rester à faire le«&|160;philosophe sous les toits&|160;»&|160;; avec quelle anxiétéje verrais approcher l’heure où Albertine, si peu attendue, étaitvenue me voir, m’avait caressé pour la première fois,s’interrompant pour Françoise qui avait apporté la lampe, en cetemps deux fois mort où c’était Albertine qui était curieuse demoi, où ma tendresse pour elle pouvait légitimement avoir tantd’espérance. Même, à une saison plus avancée, ces soirs glorieux oùles offices, les pensionnats, entr’ouverts comme des chapelles,baignés d’une poussière dorée, laissent la rue se couronner de cesdemi-déesses qui, causant non loin de nous avec leurs pareilles,nous donnent la fièvre de pénétrer dans leur existencemythologique, ne me rappelaient plus que la tendresse d’Albertinequi, à côté de moi, m’était un empêchement à m’approcherd’elles.

D’ailleurs au souvenir des heures même purement naturelless’ajouterait forcément le paysage moral qui en fait quelque chosed’unique. Quand j’entendrais plus tard le cornet à bouquin duchevrier, par un premier beau temps, presque italien, le même jourmélangerait tour à tour à sa lumière l’anxiété de savoir Albertineau Trocadéro, peut-être avec Léa et les deux jeunes filles, puis ladouceur familiale et domestique, presque commune, d’une épouse quime semblait alors embarrassante et que Françoise allait me ramener.Ce message téléphonique de Françoise qui m’avait transmis l’hommageobéissant d’Albertine revenant avec elle, j’avais cru qu’ilm’enorgueillissait. Je m’étais trompé. S’il m’avait enivré, c’estparce qu’il m’avait fait sentir que celle que j’aimais était bien àmoi, ne vivait bien que pour moi, et même à distance, sans quej’eusse besoin de m’occuper d’elle, me considérait comme son épouxet son maître, revenant sur un signe de moi. Et ainsi ce messagetéléphonique avait été une parcelle de douceur, venant de loin,émise de ce quartier du Trocadéro où il se trouvait y avoir pourmoi des sources de bonheur dirigeant vers moi d’apaisantesmolécules, des baumes calmants me rendant enfin une si douceliberté d’esprit que je n’avais plus eu – me livrant sans larestriction d’un seul souci à la musique de Wagner – qu’à attendrel’arrivée certaine d’Albertine, sans fièvre, avec un manque entierd’impatience où je n’avais pas su reconnaître le bonheur. Et cebonheur qu’elle revînt, qu’elle m’obéît et m’appartînt, la cause enétait dans l’amour, non dans l’orgueil. Il m’eût été bien égalmaintenant d’avoir à mes ordres cinquante femmes revenant, sur unsigne de moi, non pas du Trocadéro mais des Indes. Mais ce jour-là,en sentant Albertine qui, tandis que j’étais seul dans ma chambre àfaire de la musique, venait docilement vers moi, j’avais respiré,disséminée comme un poudroiement dans le soleil, une de cessubstances qui, comme d’autres sont salutaires au corps, font dubien à l’âme. Puis ç’avait été, une demi-heure après, l’arrivéed’Albertine, puis la promenade avec Albertine arrivée, promenadeque j’avais crue ennuyeuse parce qu’elle était pour moi accompagnéede certitude, mais, à cause de cette certitude même, qui avait, àpartir du moment où Françoise m’avait téléphoné qu’elle laramenait, coulé un calme d’or dans les heures qui avaient suivi, enavaient fait comme une deuxième journée bien différente de lapremière, parce qu’elle avait un tout autre dessous moral, undessous moral qui en faisait une journée originale, qui venaits’ajouter à la variété de celles que j’avais connues jusque-là,journée que je n’eusse jamais pu imaginer – comme nous ne pourrionsimaginer le repos d’un jour d’été si de tels jours n’existaient pasdans la série de ceux que nous avons vécus, – journée dont je nepouvais pas dire absolument que je me la rappelais, car à ce calmes’ajoutait maintenant une souffrance que je n’avais pas ressentiealors. Mais bien plus tard, quand je traversai peu à peu, en sensinverse, les temps par lesquels j’avais passé avant d’aimer tantAlbertine, quand mon cœur cicatrisé put se séparer sans souffranced’Albertine morte, alors je pus me rappeler enfin sans souffrancece jour où Albertine avait été faire des courses avec Françoise aulieu de rester au Trocadéro&|160;; je me rappelai avec plaisir cejour comme appartenant à une saison morale que je n’avais pasconnue jusqu’alors&|160;; je me le rappelai enfin exactement sansplus y ajouter de souffrance et au contraire comme on se rappellecertains jours d’été qu’on a trouvés trop chauds quand on les avécus, et dont, après coup surtout, on extrait le titre sansalliage d’or fin et d’indestructible azur.

De sorte que ces quelques années n’imposaient pas seulement ausouvenir d’Albertine, qui les rendait si douloureuses, la couleursuccessive, les modalités différentes de leurs saisons ou de leursheures, des fins d’après-midi de juin aux soirs d’hiver, des clairsde lune sur la mer à l’aube en rentrant à la maison, de la neige deParis aux feuilles mortes de Saint-Cloud, mais encore de l’idéeparticulière que je me faisais successivement d’Albertine, del’aspect physique sous lequel je me la représentais à chacun de cesmoments, de la fréquence plus ou moins grande avec laquelle je lavoyais cette saison-là, laquelle s’en trouvait comme plus disperséeou plus compacte, des anxiétés qu’elle avait pu m’y causer parl’attente, du désir que j’avais à tel moment pour elle, d’espoirsformés, puis perdus&|160;; tout cela modifiait le caractère de matristesse rétrospective tout autant que les impressions de lumièreou de parfums qui lui étaient associées, et complétait chacune desannées solaires que j’avais vécues – et qui, rien qu’avec leursprintemps, leurs arbres, leurs brises, étaient déjà si tristes àcause du souvenir inséparable d’elle – en la doublant d’une sorted’année sentimentale où les heures n’étaient pas définies par laposition du soleil, mais par l’attente d’un rendez-vous&|160;; oùla longueur des jours, où les progrès de la température, étaientmesurés par l’essor de mes espérances, le progrès de notreintimité, la transformation progressive de son visage, les voyagesqu’elle avait faits, la fréquence et le style des lettres qu’ellem’avait adressées pendant une absence, sa précipitation plus oumoins grande à me voir au retour. Et enfin, ces changements detemps, ces jours différents, s’ils me rendaient chacun une autreAlbertine, ce n’était pas seulement par l’évocation des momentssemblables. Mais l’on se rappelle que toujours, avant même quej’aimasse, chacune avait fait de moi un homme différent, ayantd’autres désirs parce qu’il avait d’autres perceptions et qui, den’avoir rêvé que tempêtes et falaises la veille, si le jourindiscret du printemps avait glissé une odeur de roses dans laclôture mal jointe de son sommeil entrebâillé, s’éveillait enpartance pour l’Italie. Même dans mon amour l’état changeant de monatmosphère morale, la pression modifiée de mes croyancesn’avaient-ils pas, tel jour, diminué la visibilité de mon propreamour, ne l’avaient-ils pas, tel jour, indéfiniment étendue, teljour embellie jusqu’au sourire, tel jour contractée jusqu’àl’orage&|160;? On n’est que par ce qu’on possède, on ne possède quece qui vous est réellement présent, et tant de nos souvenirs, denos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin denous-même, où nous les perdons de vue&|160;! Alors nous ne pouvonsplus les faire entrer en ligne de compte dans ce total qui estnotre être. Mais ils ont des chemins secrets pour rentrer en nous.Et certains soirs m’étant endormi sans presque plus regretterAlbertine – on ne peut regretter que ce qu’on se rappelle – auréveil je trouvais toute une flotte de souvenirs qui étaient venuscroiser en moi dans ma plus claire conscience, et que jedistinguais à merveille. Alors je pleurais ce que je voyais si bienet qui, la veille, n’était pour moi que néant. Puis, brusquement,le nom d’Albertine, sa mort avaient changé de sens&|160;; sestrahisons avaient soudain repris toute leur importance.

Comment m’avait-elle paru morte, quand maintenant pour penser àelle je n’avais à ma disposition que les mêmes images dont quandelle était vivante je revoyais l’une ou l’autre&|160;: rapide etpenchée sur la roue mythologique de sa bicyclette, sanglée lesjours de pluie sous la tunique guerrière de caoutchouc qui faisaitbomber ses seins, la tête enturbannée et coiffée de serpents, ellesemait la terreur dans les rues de Balbec&|160;; les soirs où nousavions emporté du champagne dans les bois de Chantepie, la voixprovocante et changée, elle avait au visage cette chaleur blêmerougissant seulement aux pommettes que, la distinguant mal dansl’obscurité de la voiture, j’approchais du clair de lune pour lamieux voir et que j’essayais maintenant en vain de me rappeler, derevoir dans une obscurité qui ne finirait plus. Petite statuettedans la promenade vers l’île, calme figure grosse à gros grainsprès du pianola, elle était ainsi tour à tour pluvieuse et rapide,provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la musique.Chacune était ainsi attachée à un moment, à la date duquel je metrouvais replacé quand je la revoyais. Et les moments du passé nesont pas immobiles&|160;; ils gardent dans notre mémoire lemouvement qui les entraînait vers l’avenir – vers un avenir devenului-même le passé, – nous y entraînant nous-même. Jamais je n’avaiscaressé l’Albertine encaoutchoutée des jours de pluie, je voulaislui demander d’ôter cette armure, ce serait connaître avec ellel’amour des camps, la fraternité du voyage. Mais ce n’était pluspossible, elle était morte. Jamais non plus, par peur de ladépraver, je n’avais fait semblant de comprendre, les soirs où ellesemblait m’offrir des plaisirs que sans cela elle n’eût peut-êtrepas demandés à d’autres, et qui excitaient maintenant en moi undésir furieux. Je ne les aurais pas éprouvés semblables auprèsd’une autre, mais celle qui me les aurait donnés, je pouvais courirle monde sans la rencontrer puisque Albertine était morte. Ilsemblait que je dusse choisir entre deux faits, décider quel étaitle vrai, tant celui de la mort d’Albertine – venu pour moi d’uneréalité que je n’avais pas connue&|160;: sa vie en Touraine – étaiten contradiction avec toutes mes pensées relatives à Albertine, mesdésirs, mes regrets, mon attendrissement, ma fureur, ma jalousie.Une telle richesse de souvenirs empruntés au répertoire de sa vie,une telle profusion de sentiments évoquant, impliquant sa vie,semblaient rendre incroyable qu’Albertine fût morte. Une telleprofusion de sentiments, car ma mémoire, en conservant matendresse, lui laissait toute sa variété. Ce n’était pas Albertineseule qui n’était qu’une succession de moments, c’était aussimoi-même. Mon amour pour elle n’avait pas été simple&|160;: à lacuriosité de l’inconnu s’était ajouté un désir sensuel, et à unsentiment d’une douceur presque familiale, tantôt l’indifférence,tantôt une fureur jalouse. Je n’étais pas un seul homme, mais ledéfilé heure par heure d’une armée composite où il y avait, selonle moment, des passionnés, des indifférents, des jaloux – desjaloux dont pas un n’était jaloux de la même femme. Et sans doutece serait de là qu’un jour viendrait la guérison que je nesouhaiterais pas. Dans une foule, ces éléments peuvent, un par un,sans qu’on s’en aperçoive, être remplacés par d’autres, qued’autres encore éliminent ou renforcent, si bien qu’à la fin unchangement s’est accompli qui ne se pourrait concevoir si l’onétait un. La complexité de mon amour, de ma personne, multipliait,diversifiait mes souffrances. Pourtant elles pouvaient se rangertoujours sous les deux groupes dont l’alternance avait fait toutela vie de mon amour pour Albertine, tour à tour livré à laconfiance et au soupçon jaloux.

Si j’avais peine à penser qu’Albertine, si vivante en moi(portant comme je faisais le double harnais du présent et dupassé), était morte, peut-être était-il aussi contradictoire que cesoupçon de fautes, dont Albertine, aujourd’hui dépouillée de lachair qui en avait joui, de l’âme qui avait pu les désirer, n’étaitplus capable, ni responsable, excitât en moi une telle souffrance,que j’aurais seulement bénie si j’avais pu y voir le gage de laréalité morale d’une personne matériellement inexistante, au lieudu reflet, destiné à s’éteindre lui-même, d’impressions qu’ellem’avait autrefois causées. Une femme qui ne pouvait plus éprouverde plaisirs avec d’autres n’aurait plus dû exciter ma jalousie, siseulement ma tendresse avait pu se mettre à jour. Mais c’est ce quiétait impossible puisqu’elle ne pouvait trouver son objet,Albertine, que dans des souvenirs où celle-ci était vivante.Puisque, rien qu’en pensant à elle, je la ressuscitais, sestrahisons ne pouvaient jamais être celles d’une morte&|160;;l’instant où elle les avait commises devenant l’instant actuel, nonpas seulement pour Albertine, mais pour celui de mes«&|160;moi&|160;» subitement évoqué qui la contemplait. De sortequ’aucun anachronisme ne pouvait jamais séparer le coupleindissoluble où, à chaque coupable nouvelle, s’appariait aussitôtun jaloux lamentable et toujours contemporain. Je l’avais, lesderniers mois, tenue enfermée dans ma maison. Mais dans monimagination maintenant, Albertine était libre, elle usait mal decette liberté, elle se prostituait aux unes, aux autres. Jadis jesongeais sans cesse à l’avenir incertain qui était déployé devantnous, j’essayais d’y lire. Et maintenant ce qui était en avant demoi, comme un double de l’avenir – aussi préoccupant qu’un avenirpuisqu’il était aussi incertain, aussi difficile à déchiffrer,aussi mystérieux&|160;; plus cruel encore parce que je n’avais pascomme pour l’avenir la possibilité ou l’illusion d’agir sur lui, etaussi parce qu’il se déroulerait aussi long que ma vie elle-même,sans que ma compagne fût là pour calmer les souffrances qu’il mecausait, – ce n’était plus l’Avenir d’Albertine, c’était son Passé.Son Passé&|160;? C’est mal dire puisque pour la jalousie il n’estni passé ni avenir et que ce qu’elle imagine est toujours lePrésent.

Les changements de l’atmosphère en provoquent d’autres dansl’homme intérieur, réveillent des «&|160;moi&|160;» oubliés,contrarient l’assoupissement de l’habitude, redonnent de la force àtels souvenirs, à telles souffrances. Combien plus encore pour moisi ce temps nouveau qu’il faisait me rappelait celui par lequelAlbertine, à Balbec, sous la pluie menaçante, par exemple, étaitallée faire, Dieu sait pourquoi, de grandes promenades, dans lemaillot collant de son caoutchouc. Si elle avait vécu, sans douteaujourd’hui, par ce temps si semblable, partirait-elle faire enTouraine une excursion analogue. Puisqu’elle ne le pouvait plus, jen’aurais pas dû souffrir de cette idée&|160;; mais, comme auxamputés, le moindre changement de temps renouvelait mes douleursdans le membre qui n’existait plus.

Tout d’un coup c’était un souvenir que je n’avais pas revudepuis bien longtemps – car il était resté dissous dans la fluideet invisible étendue de ma mémoire – qui se cristallisait. Ainsi ily avait plusieurs années, comme on parlait de son peignoir dedouche, Albertine avait rougi. À cette époque-là je n’étais pasjaloux d’elle. Mais depuis, j’avais voulu lui demander si ellepouvait se rappeler cette conversation et me dire pourquoi elleavait rougi. Cela m’avait d’autant plus préoccupé qu’on m’avait ditque les deux jeunes filles amies de Léa allaient dans cetétablissement balnéaire de l’hôtel et, disait-on, pas seulementpour prendre des douches. Mais, par peur de fâcher Albertine ouattendant une époque meilleure, j’avais toujours remis de lui enparler, puis je n’y avais plus pensé. Et tout d’un coup, quelquetemps après la mort d’Albertine, j’aperçus ce souvenir, empreint dece caractère à la fois irritant et solennel qu’ont les énigmeslaissées à jamais insolubles par la mort du seul être qui eût pules éclaircir. Ne pourrais-je pas du moins tâcher de savoir siAlbertine n’avait jamais rien fait de mal dans cet établissement dedouches&|160;? En envoyant quelqu’un à Balbec j’y arriveraispeut-être. Elle vivante, je n’eusse sans doute pu rien apprendre.Mais les langues se délient étrangement et racontent facilement unefaute quand on n’a plus à craindre la rancune de la coupable. Commela constitution de l’imagination, restée rudimentaire, simpliste(n’ayant pas passé par les innombrables transformations quiremédient aux modèles primitifs des inventions humaines, à peinereconnaissables, qu’il s’agisse de baromètre, de ballon, detéléphone, etc., dans leurs perfectionnements ultérieurs), ne nouspermet de voir que fort peu de choses à la fois, le souvenir del’établissement de douches occupait tout le champ de ma visionintérieure.

Parfois je me heurtais dans les rues obscures du sommeil à un deces mauvais rêves, qui ne sont pas bien graves pour une premièreraison, c’est que la tristesse qu’ils engendrent ne se prolongeguère qu’une heure après le réveil, pareille à ces malaises quecause une manière d’endormir artificielle. Pour une autre raisonaussi, c’est qu’on ne les rencontre que très rarement, à peine tousles deux ou trois ans. Encore reste-t-il incertain qu’on les aitdéjà rencontrés et qu’ils n’aient pas plutôt cet aspect de ne pasêtre vus pour la première fois que projette sur eux une illusion,une subdivision (car dédoublement ne serait pas assez dire).

Sans doute, puisque j’avais des doutes sur la vie, sur la mortd’Albertine, j’aurais dû depuis bien longtemps me livrer à desenquêtes, mais la même fatigue, la même lâcheté qui m’avaient faitme soumettre à Albertine quand elle était là, m’empêchaient de rienentreprendre depuis que je ne la voyais plus. Et pourtant de lafaiblesse traînée pendant des années un éclair d’énergie surgitparfois. Je me décidai à cette enquête, au moins toute naturelle.On eût dit qu’il n’y eût rien eu d’autre dans toute la vied’Albertine. Je me demandais qui je pourrais bien envoyer tenterune enquête sur place, à Balbec. Aimé me parut bien choisi. Outrequ’il connaissait admirablement les lieux, il appartenait à cettecatégorie de gens du peuple soucieux de leur intérêt, fidèles àceux qu’ils servent, indifférents à toute espèce de morale et dont– parce que, si nous les payons bien, dans leur obéissance à notrevolonté ils suppriment tout ce qui l’entraverait d’une manière oude l’autre, se montrant aussi incapables d’indiscrétion, demollesse ou d’improbité que dépourvus de scrupules – nousdisons&|160;: «&|160;Ce sont de braves gens.&|160;» En ceux-là nouspouvons avoir une confiance absolue. Quand Aimé fut parti, jepensai combien il eût mieux valu que ce qu’il allait essayerd’apprendre là-bas, je pusse le demander maintenant à Albertineelle-même. Et aussitôt l’idée de cette question que j’aurais voulu,qu’il me semblait que j’allais lui poser, ayant amené Albertine àmon côté – non grâce à un effort de résurrection mais comme par lehasard d’une de ces rencontres qui, comme cela se passe dans lesphotographies qui ne sont pas «&|160;posées&|160;», dans lesinstantanés, laissent toujours la personne plus vivante – en mêmetemps que j’imaginais notre conversation j’en sentaisl’impossibilité&|160;; je venais d’aborder par une nouvelle facecette idée qu’Albertine était morte, Albertine qui m’inspiraitcette tendresse qu’on a pour les absentes dont la vue ne vient pasrectifier l’image embellie, inspirant aussi la tristesse que cetteabsence fût éternelle et que la pauvre petite fût privée à jamaisde la douceur de la vie. Et aussitôt, par un brusque déplacement,de la torture de la jalousie je passais au désespoir de laséparation.

Ce qui remplissait mon cœur maintenant était, au lieu de haineuxsoupçons, le souvenir attendri des heures de tendresse confiantepassées avec la sœur que sa mort m’avait réellement fait perdre,puisque mon chagrin se rapportait, non à ce qu’Albertine avait étépour moi, mais à ce que mon cœur désireux de participer auxémotions les plus générales de l’amour m’avait peu à peu persuadéqu’elle était&|160;; alors je me rendais compte que cette vie quim’avait tant ennuyé – du moins je le croyais – avait été aucontraire délicieuse&|160;; aux moindres moments passés à parleravec elle de choses même insignifiantes, je sentais maintenantqu’était ajoutée, amalgamée une volupté qui alors n’avait, il estvrai, pas été perçue par moi, mais qui était déjà cause que cesmoments-là je les avais toujours si persévéramment recherchés àl’exclusion de tout le reste&|160;; les moindres incidents que jeme rappelais, un mouvement qu’elle avait fait en voiture auprès demoi, ou pour s’asseoir en face de moi dans sa chambre, propageaientdans mon âme un remous de douceur et de tristesse qui de proche enproche la gagnait tout entière.

Cette chambre où nous dînions ne m’avait jamais paru jolie, jedisais seulement qu’elle l’était à Albertine pour que mon amie fûtcontente d’y vivre. Maintenant les rideaux, les sièges, les livresavaient cessé de m’être indifférents. L’art n’est pas seul à mettredu charme et du mystère dans les choses les plusinsignifiantes&|160;; ce même pouvoir de les mettre en rapportintime avec nous est dévolu aussi à la douleur. Au moment même jen’avais prêté aucune attention à ce dîner que nous avions faitensemble au retour du Bois, avant que j’allasse chez les Verdurin,et vers la beauté, la grave douceur duquel je tournais maintenantdes yeux pleins de larmes. Une impression de l’amour est hors deproportion avec les autres impressions de la vie, mais ce n’est pasperdue au milieu d’elles qu’on peut s’en rendre compte. Ce n’estpas d’en bas, dans le tumulte de la rue et la cohue des maisonsavoisinantes, c’est quand on s’est éloigné que des pentes d’uncoteau voisin, à une distance où toute la ville a disparu, ou neforme plus au ras de terre qu’un amas confus, qu’on peut, dans lerecueillement de la solitude et du soir, évaluer, unique,persistante et pure, la hauteur d’une cathédrale. Je tâchaisd’embrasser l’image d’Albertine à travers mes larmes en pensant àtoutes les choses sérieuses et justes qu’elle avait dites cesoir-là.

Un matin je crus voir la forme oblongue d’une colline dans lebrouillard, sentir la chaleur d’une tasse de chocolat, pendant quem’étreignait horriblement le cœur ce souvenir de l’après-midi oùAlbertine était venue me voir et où je l’avais embrassée pour lapremière fois&|160;: c’est que je venais d’entendre le hoquet ducalorifère à eau qu’on venait de rallumer. Et je jetai avec colèreune invitation que Françoise apporta de MmeVerdurin&|160;; combien l’impression que j’avais eue, en allantdîner pour la première fois à la Raspelière, que la mort ne frappepas tous les êtres au même âge s’imposait à moi avec plus de forcemaintenant qu’Albertine était morte, si jeune, et que Brichotcontinuait à dîner chez Mme Verdurin qui recevaittoujours et recevrait peut-être pendant beaucoup d’années encore.Aussitôt ce nom de Brichot me rappela la fin de cette même soiréeoù il m’avait reconduit, où j’avais vu d’en bas la lumière de lalampe d’Albertine. J’y avais déjà repensé d’autres fois, mais jen’avais pas abordé le souvenir par le même côté. Alors, en pensantau vide que je trouverais maintenant en rentrant chez moi, que jene verrais plus d’en bas la chambre d’Albertine d’où la lumières’était éteinte à jamais, je compris combien ce soir où, enquittant Brichot, j’avais cru éprouver de l’ennui, du regret de nepouvoir aller me promener et faire l’amour ailleurs, je compriscombien je m’étais trompé, et que c’était seulement parce que letrésor dont les reflets venaient d’en haut jusqu’à moi, je m’encroyais la possession entièrement assurée, que j’avais négligé d’encalculer la valeur, ce qui faisait qu’il me paraissait forcémentinférieur à des plaisirs, si petits qu’ils fussent, mais que,cherchant à les imaginer, j’évaluais. Je compris combien cettelumière qui me semblait venir d’une prison contenait pour moi deplénitude, de vie et de douceur, et qui n’était que la réalisationde ce qui m’avait un instant enivré, puis paru à jamaisimpossible&|160;: je comprenais que cette vie que j’avais menée àParis dans un chez-moi qui était son chez-elle, c’était justementla réalisation de cette paix profonde que j’avais rêvée le soir oùAlbertine avait couché sous le même toit que moi, à Balbec. Laconversation que j’avais eue avec Albertine en rentrant du Boisavant cette dernière soirée Verdurin, je ne me fusse pas consoléqu’elle n’eût pas eu lieu, cette conversation qui avait un peu mêléAlbertine à la vie de mon intelligence et en certaines parcellesnous avait faits identiques l’un à l’autre. Car sans doute sonintelligence, sa gentillesse pour moi, si j’y revenais avecattendrissement, ce n’est pas qu’elles eussent été plus grandes quecelles d’autres personnes que j’avais connues. Mme deCambremer ne m’avait-elle pas dit à Balbec&|160;:«&|160;Comment&|160;! vous pourriez passer vos journées avec Elstirqui est un homme de génie et vous les passez avec votrecousine&|160;!&|160;» L’intelligence d’Albertine me plaisait parceque, par association, elle éveillait en moi ce que j’appelais sadouceur, comme nous appelons douceur d’un fruit une certainesensation qui n’est que dans notre palais. Et de fait, quand jepensais à l’intelligence d’Albertine, mes lèvres s’avançaientinstinctivement et goûtaient un souvenir dont j’aimais mieux que laréalité me fût extérieure et consistât dans la supérioritéobjective d’un être. Il est certain que j’avais connu des personnesd’intelligence plus grande. Mais l’infini de l’amour, ou sonégoïsme, fait que les êtres que nous aimons sont ceux dont laphysionomie intellectuelle et morale est pour nous le moinsobjectivement définie, nous les retouchons sans cesse au gré de nosdésirs et de nos craintes, nous ne les séparons pas de nous, ils nesont qu’un lieu immense et vague où s’extériorisent nos tendresses.Nous n’avons pas de notre propre corps, où affluent perpétuellementtant de malaises et de plaisirs, une silhouette aussi nette quecelle d’un arbre, ou d’une maison, ou d’un passant. Et ç’avaitpeut-être été mon tort de ne pas chercher davantage à connaîtreAlbertine en elle-même. De même qu’au point de vue de son charme,je n’avais longtemps considéré que les positions différentesqu’elle occupait dans mon souvenir dans le plan des années, et quej’avais été surpris de voir qu’elle s’était spontanément enrichiede modifications qui ne tenaient pas qu’à la différence desperspectives, de même j’aurais dû chercher à comprendre soncaractère comme celui d’une personne quelconque et peut-être,m’expliquant alors pourquoi elle s’obstinait à me cacher sonsecret, j’aurais évité de prolonger entre nous, avec cetacharnement étrange, ce conflit qui avait amené la mortd’Albertine. Et j’avais alors, avec une grande pitié d’elle, lahonte de lui survivre. Il me semblait, en effet, dans les heures oùje souffrais le moins, que je bénéficiais en quelque sorte de samort, car une femme est d’une plus grande utilité pour notre vie sielle y est, au lieu d’un élément de bonheur, un instrument dechagrin, et il n’y en a pas une seule dont la possession soit aussiprécieuse que celle des vérités qu’elle nous découvre en nousfaisant souffrir. Dans ces moments-là, rapprochant la mort de magrand’mère et celle d’Albertine, il me semblait que ma vie étaitsouillée d’un double assassinat que seule la lâcheté du mondepouvait me pardonner. J’avais rêvé d’être compris d’Albertine, dene pas être méconnu par elle, croyant que c’était pour le grandbonheur d’être compris, de ne pas être méconnu, alors que tantd’autres eussent mieux pu le faire. On désire être compris parcequ’on désire être aimé, et on désire être aimé parce qu’on aime. Lacompréhension des autres est indifférente et leur amour importun.Ma joie d’avoir possédé un peu de l’intelligence d’Albertine et deson cœur ne venait pas de leur valeur intrinsèque, mais de ce quecette possession était un degré de plus dans la possession totaled’Albertine, possession qui avait été mon but et ma chimère depuisle premier jour où je l’avais vue. Quand nous parlons de la«&|160;gentillesse&|160;» d’une femme nous ne faisons peut-être queprojeter hors de nous le plaisir que nous éprouvons à la voir,comme les enfants quand ils disent&|160;: «&|160;Mon cher petitlit, mon cher petit oreiller, mes chères petites aubépines.&|160;»Ce qui explique, par ailleurs, que les hommes ne disent jamaisd’une femme qui ne les trompe pas&|160;: «&|160;Elle est sigentille&|160;» et le disent si souvent d’une femme par qui ilssont trompés. Mme de Cambremer trouvait avec raison quele charme spirituel d’Elstir était plus grand. Mais nous ne pouvonspas juger de la même façon celui d’une personne qui est, commetoutes les autres, extérieure à nous, peinte à l’horizon de notrepensée, et celui d’une personne qui, par suite d’une erreur delocalisation consécutive à certains accidents mais tenace, s’estlogée dans notre propre corps au point que de nous demanderrétrospectivement si elle n’a pas regardé une femme un certain jourdans le couloir d’un petit chemin de fer maritime nous faitéprouver les mêmes souffrances qu’un chirurgien qui chercherait uneballe dans notre cœur. Un simple croissant, mais que nous mangeons,nous fait éprouver plus de plaisir que tous les ortolans, lapereauxet bartavelles qui furent servis à Louis XV, et la pointe del’herbe qui à quelques centimètres frémit devant notre œil, tandisque nous sommes couchés sur la montagne, peut nous cacher lavertigineuse aiguille d’un sommet si celui-ci est distant deplusieurs lieues.

D’ailleurs notre tort n’est pas de priser l’intelligence, lagentillesse d’une femme que nous aimons, si petites que soientcelles-ci. Notre tort est de rester indifférent à la gentillesse, àl’intelligence des autres. Le mensonge ne recommence à nous causerl’indignation, et la bonté la reconnaissance qu’ils devraienttoujours exciter en nous, que s’ils viennent d’une femme que nousaimons, et le désir physique a ce merveilleux pouvoir de rendre sonprix à l’intelligence et des bases solides à la vie morale. Jamaisje ne retrouverais cette chose divine&|160;: un être avec qui jepusse causer de tout, à qui je pusse me confier. Me confier&|160;?Mais d’autres êtres ne me montraient-ils pas plus de confiancequ’Albertine&|160;? Avec d’autres n’avais-je pas des causeries plusétendues&|160;? C’est que la confiance, la conversation, chosesmédiocres, qu’importe qu’elles soient plus ou moins imparfaites, sis’y mêle seulement l’amour, qui seul est divin. Je revoyaisAlbertine s’asseyant à son pianola, rose sous ses cheveuxnoirs&|160;; je sentais, sur mes lèvres qu’elle essayait d’écarter,sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière etsainte dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que, mêmequand Albertine la faisait seulement glisser à la surface de moncou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en quelquesorte faites par l’intérieur de sa chair, extériorisé comme uneétoffe qui montrerait sa doublure, prenaient, même dans lesattouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d’unepénétration.

Tous ces instants si doux que rien ne me rendrait jamais, je nepeux même pas dire que ce que me faisait éprouver leur perte fût dudésespoir. Pour être désespérée, cette vie qui ne pourra plus êtreque malheureuse, il faut encore y tenir. J’étais désespéré à Balbecquand j’avais vu se lever le jour et que j’avais compris que plusun seul ne pourrait être heureux pour moi. J’étais resté aussiégoïste depuis lors, mais le «&|160;moi&|160;» auquel j’étaisattaché maintenant, le «&|160;moi&|160;» qui constituait ces vivesréserves qui mettait en jeu l’instinct de conservation, ce«&|160;moi&|160;» n’était plus dans la vie&|160;; quand je pensaisà mes forces, à ma puissance vitale, à ce que j’avais de meilleur,je pensais à certain trésor que j’avais possédé (que j’avais étéseul à posséder puisque les autres ne pouvaient connaîtreexactement le sentiment, caché en moi, qu’il m’avait inspiré) etque personne ne pouvait plus m’enlever puisque je ne le possédaisplus.

Et, à vrai dire, je ne l’avais jamais possédé que parce quej’avais voulu me figurer que je le possédais. Je n’avais pas commisseulement l’imprudence, en regardant Albertine et en la logeantdans mon cœur, de le faire vivre au-dedans de moi, ni cette autreimprudence de mêler un amour familial au plaisir des sens. J’avaisvoulu aussi me persuader que nos rapports étaient l’amour, que nouspratiquions mutuellement les rapports appelés amour, parce qu’elleme donnait docilement les baisers que je lui donnais, et, pouravoir pris l’habitude de le croire, je n’avais pas perdu seulementune femme que j’aimais mais une femme qui m’aimait, ma sœur, monenfant, ma tendre maîtresse. Et, en somme, j’avais eu un bonheur etun malheur que Swann n’avait pas connus, car justement, tout letemps qu’il avait aimé Odette et en avait été si jaloux, il l’avaità peine vue, pouvant si difficilement, à certains jours où elle ledécommandait au dernier moment, aller chez elle. Mais après ill’avait eue à lui, devenue sa femme, et jusqu’à ce qu’il mourût.Moi, au contraire, tandis que j’étais si jaloux d’Albertine, plusheureux que Swann je l’avais eue chez moi. J’avais réalisé envérité ce que Swann avait rêvé si souvent et qu’il n’avait réalisématériellement que quand cela lui était indifférent. Mais enfinAlbertine, je ne l’avais pas gardée comme il avait gardé Odette.Elle s’était enfuie, elle était morte. Car jamais rien ne se répèteexactement et les existences les plus analogues et que, grâce à laparenté des caractères et à la similitude des circonstances, onpeut choisir pour les présenter comme symétriques l’une à l’autrerestent en bien des points opposées.

En perdant la vie je n’aurais pas perdu grand’chose&|160;; jen’aurais plus perdu qu’une forme vide, le cadre vide d’unchef-d’œuvre. Indifférent à ce que je pouvais désormais y faireentrer, mais heureux et fier de penser à ce qu’il avait contenu, jem’appuyais au souvenir de ces heures si douces, et ce soutien moralme communiquait un bien-être que l’approche même de la mortn’aurait pas rompu.

Comme elle accourait vite me voir, à Balbec, quand je la faisaischercher, se retardant seulement à verser de l’odeur dans sescheveux pour me plaire&|160;! Ces images de Balbec et de Paris, quej’aimais ainsi à revoir, c’étaient les pages encore si récentes, etsi vite tournées, de sa courte vie. Tout cela, qui n’était pour moique souvenir, avait été pour elle action, action précipités, commecelle d’une tragédie, vers une mort rapide. Les êtres ont undéveloppement en nous, mais un autre hors de nous (je l’avais biensenti dans ces soirs où je remarquais en Albertine unenrichissement de qualités qui ne tenait pas qu’à ma mémoire) etqui ne laissent pas d’avoir des réactions l’un sur l’autre. J’avaiseu beau, en cherchant à connaître Albertine, puis à la possédertout entière, n’obéir qu’au besoin de réduire par l’expérience àdes éléments mesquinement semblables à ceux de notre«&|160;moi&|160;» le mystère de tout être, je ne l’avais pu sansinfluer à mon tour sur la vie d’Albertine. Peut-être ma fortune,les perspectives d’un brillant mariage l’avaient attirée&|160;; majalousie l’avait retenue&|160;; sa bonté, ou son intelligence, oule sentiment de sa culpabilité, ou les adresses de sa ruse, luiavaient fait accepter, et m’avaient amené à rendre de plus en plusdure une captivité forgée simplement par le développement internede mon travail mental, mais qui n’en avait pas moins eu sur la vied’Albertine des contre-coups destinés eux-mêmes à poser, par chocen retour, des problèmes nouveaux et de plus en plus douloureux àma psychologie, puisque de ma prison elle s’était évadée pour allerse tuer sur un cheval que sans moi elle n’eût pas possédé, en melaissant, même morte, des soupçons dont la vérification, si elledevait venir, me serait peut-être plus cruelle que la découverte, àBalbec, qu’Albertine avait connu Mlle Vinteuil, puisqueAlbertine ne serait plus là pour m’apaiser. Si bien que cettelongue plainte de l’âme qui croit vivre enfermée en elle-même n’estun monologue qu’en apparence, puisque les échos de la réalité lafont dévier et que telle vie est comme un essai de psychologiesubjective spontanément poursuivi, mais qui fournit à quelquedistance son «&|160;action&|160;» au roman purement réaliste d’uneautre réalité, d’une autre existence, dont à leur tour lespéripéties viennent infléchir la courbe et changer la direction del’essai psychologique. Comme l’engrenage avait été serré, commel’évolution de notre amour avait été rapide et, malgré quelquesretardements, interruptions et hésitations du début, comme danscertaines nouvelles de Balzac ou quelques ballades de Schumann, ledénouement précipité&|160;! C’est dans le cours de cette dernièreannée, longue pour moi comme un siècle – tant Albertine avaitchangé de positions par rapport à ma pensée depuis Balbec jusqu’àson départ de Paris, et aussi, indépendamment de moi et souvent àmon insu, changé en elle-même – qu’il fallait placer toute cettebonne vie de tendresse qui avait si peu duré et qui pourtantm’apparaissait avec une plénitude, presque une immensité, à jamaisimpossible et pourtant qui m’était indispensable. Indispensablesans avoir peut-être été en soi et tout d’abord quelque chose denécessaire, puisque je n’aurais pas connu Albertine si je n’avaispas lu dans un traité d’archéologie la description de l’église deBalbec&|160;; si Swann, en me disant que cette église était presquepersane, n’avait pas orienté mes désirs vers le normandbyzantin&|160;; si une société de palaces, en construisant à Balbecun hôtel hygiénique et confortable, n’avait pas décidé mes parentsà exaucer mon souhait et à m’envoyer à Balbec. Certes, en ce Balbecdepuis si longtemps désiré, je n’avais pas trouvé l’église persaneque je rêvais ni les brouillards éternels. Le beau train d’uneheure trente-cinq lui-même n’avait pas répondu à ce que je m’enfigurais. Mais, en échange de ce que l’imagination laisse attendreet que nous nous donnons inutilement tant de peine pour essayer dedécouvrir, la vie nous donne quelque chose que nous étions bienloin d’imaginer. Qui m’eût dit à Combray, quand j’attendais lebonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces anxiétésguériraient, puis renaîtraient un jour, non pour ma mère, mais pourune jeune fille qui ne serait d’abord, sur l’horizon de la mer,qu’une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de venirregarder, mais une fleur pensante et dans l’esprit de qui jesouhaitais si puérilement de tenir une grande place, que jesouffrirais qu’elle ignorât que je connaissais Mme deVilleparisis. Oui, c’est le bonsoir, le baiser d’une telleétrangère pour lequel, au bout de quelques années, je devaissouffrir autant qu’enfant quand ma mère ne devait pas venir mevoir. Or cette Albertine si nécessaire, de l’amour de qui mon âmeétait maintenant presque uniquement composée, si Swann ne m’avaitpas parlé de Balbec je ne l’aurais jamais connue. Sa vie eûtpeut-être été plus longue, la mienne aurait été dépourvue de ce quien faisait maintenant le martyre. Et ainsi il me semblait que, parma tendresse uniquement égoïste, j’avais laissé mourir Albertinecomme j’avais assassiné ma grand’mère. Même plus tard, même l’ayantdéjà connue à Balbec, j’aurais pu ne pas l’aimer comme je fisensuite. Quand je renonçai à Gilberte et savais que je pourraisaimer un jour une autre femme, j’osais à peine avoir un doute si entous cas pour le passé je n’eusse pu aimer que Gilberte. Or pourAlbertine je n’avais même plus de doute, j’étais sûr que ç’auraitpu ne pas être elle que j’eusse aimée, que c’eût pu être une autre.Il eût suffi pour cela que Mlle de Stermaria, le soir oùje devais dîner avec elle dans l’île du Bois, ne se fût pasdécommandée. Il était encore temps alors, et c’eût été pourMlle de Stermaria que se fût exercée cette activité del’imagination qui nous fait extraire d’une femme une telle notionde l’individuel qu’elle nous paraît unique en soi et pour nousprédestinée et nécessaire. Tout au plus, en me plaçant à un pointde vue presque physiologique, pouvais-je dire que j’aurais pu avoirce même amour exclusif pour une autre femme, mais non pour touteautre femme. Car Albertine, grosse et brune, ne ressemblait pas àGilberte, élancée et rousse, mais pourtant elles avaient la mêmeétoffe de santé, et dans les mêmes joues sensuelles toutes les deuxun regard dont on saisissait difficilement la signification.C’étaient de ces femmes que n’auraient pas regardées des hommes quide leur côté auraient fait des folies pour d’autres qui «&|160;neme disaient rien&|160;». Je pouvais presque croire que lapersonnalité sensuelle et volontaire de Gilberte avait émigré dansle corps d’Albertine, un peu différent, il est vrai, maisprésentant, maintenant que j’y réfléchissais après coup, desanalogies profondes. Un homme a presque toujours la même manière des’enrhumer, de tomber malade, c’est-à-dire qu’il lui faut pour celaun certain concours de circonstances&|160;; il est naturel quequand il devient amoureux ce soit à propos d’un certain genre defemmes, genre d’ailleurs très étendu. Les premiers regardsd’Albertine qui m’avaient fait rêver n’étaient pas absolumentdifférents des premiers regards de Gilberte. Je pouvais presquecroire que l’obscure personnalité, la sensualité, la naturevolontaire et rusée de Gilberte étaient revenues me tenter,incarnées cette fois dans le corps d’Albertine, tout autre et nonpourtant sans analogies. Pour Albertine, grâce à une vie toutedifférente ensemble et où n’avait pu se glisser, dans un bloc depensées où une douloureuse préoccupation maintenait une cohésionpermanente, aucune fissure de distraction et d’oubli, son corpsvivant n’avait point, comme celui de Gilberte, cessé un jour d’êtrecelui où je trouvais ce que je reconnaissais après coup être pourmoi (et qui n’eût pas été pour d’autres) les attraits féminins.Mais elle était morte. Je l’oublierais. Qui sait si alors les mêmesqualités de sang riche, de rêverie inquiète ne reviendraient pas unjour jeter le trouble en moi, mais incarnées cette fois en quelleforme féminine, je ne pouvais le prévoir. À l’aide de Gilbertej’aurais pu aussi peu me figurer Albertine, et que je l’aimerais,que le souvenir de la sonate de Vinteuil ne m’eût permis de mefigurer son septuor. Bien plus, même les premières fois où j’avaisvu Albertine, j’avais pu croire que c’était d’autres quej’aimerais. D’ailleurs, elle eût même pu me paraître, si je l’avaisconnue une année plus tôt, aussi terne qu’un ciel gris où l’auroren’est pas levée. Si j’avais changé à son égard, elle-même avaitchangé aussi, et la jeune fille qui était venue vers mon lit lejour où j’avais écrit à Mlle de Stermaria n’était plusla même que j’avais connue à Balbec, soit simple explosion de lafemme qui apparaît au moment de la puberté, soit par suite decirconstances que je n’ai jamais pu connaître. En tous cas, même sicelle que j’aimerais un jour devait dans une certaine mesure luiressembler, c’est-à-dire si mon choix d’une femme n’était pasentièrement libre, cela faisait tout de même que, dirigé d’unefaçon peut-être nécessaire, il l’était sur quelque chose de plusvaste qu’un individu, sur un genre de femmes, et cela ôtait toutenécessité à mon amour pour Albertine. La femme dont nous avons levisage devant nous plus constamment que la lumière elle-même,puisque, même les yeux fermés, nous ne cessons pas un instant dechérir ses beaux yeux, son beau nez, d’arranger tous les moyenspour les revoir, cette femme unique, nous savons bien que c’eût étéune autre qui l’eût été pour nous si nous avions été dans une autreville que celle où nous l’avons rencontrée, si nous nous étionspromenés dans d’autres quartiers, si nous avions fréquenté un autresalon. Unique, croyons-nous&|160;? elle est innombrable. Etpourtant elle est compacte, indestructible devant nos yeux quil’aiment, irremplaçable pendant très longtemps par une autre. C’estque cette femme n’a fait que susciter par des sortes d’appelsmagiques mille éléments de tendresse existant en nous à l’étatfragmentaire et qu’elle a assemblés, unis, effaçant toute cassureentre eux, c’est nous-même qui en lui donnant ses traits avonsfourni toute la matière solide de la personne aimée. De là vientque, même si nous ne sommes qu’un entre mille pour elle etpeut-être le dernier de tous, pour nous elle est la seule et cellevers qui tend toute notre vie. Certes même, j’avais bien senti quecet amour n’était pas nécessaire, non seulement parce qu’il eût puse former avec Mlle de Stermaria, mais même sans cela,en le connaissant lui-même, en le retrouvant trop pareil à ce qu’ilavait été pour d’autres, et aussi en le sentant plus vastequ’Albertine, l’enveloppant, ne la connaissant pas, comme une maréeautour d’un mince brisant. Mais peu à peu, à force de vivre avecAlbertine, les chaînes que j’avais forgées moi-même, je ne pouvaisplus m’en dégager&|160;; l’habitude d’associer la personned’Albertine au sentiment qu’elle n’avait pas inspiré me faisaitpourtant croire qu’il était spécial à elle, comme l’habitude donneà la simple association d’idées entre deux phénomènes, à ce queprétend une certaine école philosophique, la force, la nécessitéillusoires d’une loi de causalité. J’avais cru que mes relations,ma fortune, me dispenseraient de souffrir, et peut-être tropefficacement puisque cela me semblait me dispenser de sentir,d’aimer, d’imaginer&|160;; j’enviais une pauvre fille de campagne àqui l’absence de relations, même de télégraphe, donne de longs moisde rêve après un chagrin qu’elle ne peut artificiellement endormir.Or je me rendais compte maintenant que si, pour Mme deGuermantes comblée de tout ce qui pouvait rendre infinie ladistance entre elle et moi, j’avais vu cette distance brusquementsupprimée par l’opinion que les avantages sociaux ne sont quematière inerte et transformable, d’une façon semblable, quoiqueinverse, mes relations, ma fortune, tous les moyens matériels donttant ma situation que la civilisation de mon époque me faisaientprofiter, n’avaient fait que reculer l’échéance de la lutte corps àcorps avec la volonté contraire, inflexible d’Albertine, surlaquelle aucune pression n’avait agi. Sans doute j’avais puéchanger des dépêches, des communications téléphoniques avecSaint-Loup, être en rapports constants avec le bureau de Tours,mais leur attente n’avait-elle pas été inutile, leur résultatnul&|160;? Et les filles de la campagne, sans avantages sociaux,sans relations, ou les humains avant les perfectionnements de lacivilisation ne souffrent-ils pas moins, parce qu’on désire moins,parce qu’on regrette moins ce qu’on a toujours su inaccessible etqui est resté à cause de cela comme irréel&|160;? On désire plus lapersonne qui va se donner&|160;; l’espérance anticipe lapossession&|160;; mais le regret aussi est un amplificateur dudésir. Le refus de Mlle de Stermaria de venir dîner àl’île du Bois est ce qui avait empêché que ce fût elle quej’aimasse. Cela eût pu suffire aussi à me la faire aimer, siensuite je l’avais revue à temps. Aussitôt que j’avais su qu’ellene viendrait pas, envisageant l’hypothèse invraisemblable – et quis’était réalisée – que peut-être quelqu’un était jaloux d’elle etl’éloignait des autres, que je ne la reverrais jamais, j’avais tantsouffert que j’aurais tout donné pour la voir, et c’est une desplus grandes angoisses que j’eusse connues, que l’arrivée deSaint-Loup avait apaisée. Or à partir d’un certain âge nos amours,nos maîtresses sont filles de notre angoisse&|160;; notre passé, etles lésions physiques où il s’est inscrit, déterminent notreavenir. Pour Albertine en particulier, qu’il ne fût pas nécessaireque ce fût elle que j’aimasse était, même sans ces amours voisines,inscrit dans l’histoire de mon amour pour elle, c’est-à-dire pourelle et ses amies. Car ce n’était même pas un amour comme celuipour Gilberte, mais créé par division entre plusieurs jeunesfilles. Que ce fût à cause d’elle et parce qu’elles me paraissaientquelque chose d’analogue à elle que je me fusse plu avec ses amies,il était possible. Toujours est-il que pendant bien longtempsl’hésitation entre toutes fut possible, mon choix se promenant del’une à l’autre, et quand je croyais préférer celle-ci, ilsuffisait que celle-là me laissât attendre, refusât de me voir pourque j’eusse pour elle un commencement d’amour. Bien des fois àcette époque lorsque Andrée devait venir me voir à Balbec, si, unpeu avant la visite d’Andrée, Albertine me manquait de parole, moncœur ne cessait plus de battre, je croyais ne jamais la revoir etc’était elle que j’aimais. Et quand Andrée venait, c’étaitsérieusement que je lui disais (comme je le lui dis à Paris aprèsque j’eus appris qu’Albertine avait connu MlleVinteuil), ce qu’elle pouvait croire dit exprès, sans sincérité, cequi aurait été dit en effet, et dans les mêmes termes, si j’avaisété heureux la veille avec Albertine&|160;: «&|160;Hélas, si vousétiez venue plus tôt, maintenant j’en aime une autre.&|160;» Encoredans ce cas d’Andrée, remplacée par Albertine quand j’avais apprisque celle-ci avait connu Mlle Vinteuil, l’amour avaitété alternatif et par conséquent, en somme, il n’y en avait euqu’un à la fois. Mais il s’était produit tel cas auparavant où jem’étais à demi brouillé avec deux des jeunes filles. Celle quiferait les premiers pas me rendrait le calme, c’est l’autre quej’aimerais si elle restait brouillée, ce qui ne veut pas dire quece n’est pas avec la première que je me lierais définitivement, carelle me consolerait – bien qu’inefficacement – de la dureté de laseconde, de la seconde que je finirais par oublier si elle nerevenait plus. Or il arrivait que, persuadé que l’une ou l’autre aumoins allait revenir à moi, aucune des deux pendant quelque tempsne le faisait. Mon angoisse était donc double, et double mon amour,me réservant de cesser d’aimer celle qui reviendrait, maissouffrant jusque-là par toutes les deux. C’est le lot d’un certainâge, qui peut venir très tôt, qu’on soit rendu moins amoureux parun être que par un abandon où de cet être on finit par ne plussavoir qu’une chose, sa figure étant obscurcie, son âmeinexistante, votre préférence toute récente et inexpliquée&|160;:c’est qu’on aurait besoin pour ne plus souffrir qu’il vous fîtdire&|160;: «&|160;Me recevriez-vous&|160;?&|160;» Ma séparationd’avec Albertine, le jour où Françoise m’avait dit&|160;:«&|160;Mademoiselle Albertine est partie&|160;», était comme uneallégorie de tant d’autres séparations. Car bien souvent pour quenous découvrions que nous sommes amoureux, peut-être même pour quenous le devenions, il faut qu’arrive le jour de la séparation. Dansce cas, où c’est une attente vaine, un mot de refus qui fixe unchoix, l’imagination fouettée par la souffrance va si vite dans sontravail, fabrique avec une rapidité si folle un amour à peinecommencé et qui restait informe, destiné à rester à l’étatd’ébauche depuis des mois, que par instants l’intelligence, qui n’apu rattraper le cœur, s’étonne, s’écrie&|160;: «&|160;Mais tu esfou, dans quelles pensées nouvelles vis-tu sidouloureusement&|160;? Tout cela n’est pas la vie réelle.&|160;»Et, en effet, à ce moment-là, si on n’était pas relancé parl’infidèle, de bonnes distractions qui nous calmeraientphysiquement le cœur suffiraient pour faire avorter l’amour. Entous cas, si cette vie avec Albertine n’était pas, dans sonessence, nécessaire, elle m’était devenue indispensable. J’avaistremblé quand j’avais aimé Mme de Guermantes parce queje me disais qu’avec ses trop grands moyens de séduction, nonseulement de beauté mais de situation, de richesse, elle seraittrop libre d’être à trop de gens, que j’aurais trop peu de prisesur elle. Albertine étant pauvre, obscure, devait être désireuse dem’épouser. Et pourtant je n’avais pu la posséder pour moi seul. Quece soient les conditions sociales, les prévisions de la sagesse, envérité, on n’a pas de prises sur la vie d’un autre être. Pourquoine m’avait-elle pas dit&|160;: «&|160;J’ai ces goûts&|160;»&|160;?J’aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire. Dans unroman que j’avais lu il y avait une femme qu’aucune objurgation del’homme qui l’aimait ne pouvait décider à parler. En le lisantj’avais trouvé cette situation absurde&|160;; j’aurais, moi, medisais-je, forcé la femme à parler d’abord, ensuite nous nousserions entendus&|160;; à quoi bon ces malheurs inutiles&|160;?Mais je voyais maintenant que nous ne sommes pas libres de ne pasnous les forger et que nous avons beau connaître notre volonté, lesautres êtres ne lui obéissent pas.

Et pourtant ces douloureuses, ces inéluctables vérités qui nousdominaient et pour lesquelles nous étions aveugles, vérité de nossentiments, vérité de notre destin, combien de fois sans le savoir,sans le vouloir, nous les avions dites en des paroles, crues sansdoute mensongères par nous mais auxquelles l’événement avait donnéaprès coup leur valeur prophétique. Je me rappelais bien des motsque l’un et l’autre nous avions prononcés sans savoir alors lavérité qu’ils contenaient, même que nous avions dits en croyantnous jouer la comédie et dont la fausseté était bien mince, bienpeu intéressante, toute confinée dans notre pitoyable insincérité,auprès de ce qu’ils contenaient à notre insu. Mensonges, erreurs endeçà de la réalité profonde que nous n’apercevions pas, vérité audelà, vérité de nos caractères dont les lois essentielles nouséchappent et demandent le temps pour se révéler, vérité de nosdestins aussi. J’avais cru mentir quand je lui avais dit, àBalbec&|160;: «&|160;Plus je vous verrai, plus je vousaimerai&|160;» (et pourtant c’était cette intimité de tous lesinstants qui, par le moyen de la jalousie, m’avait tant attaché àelle), «&|160;je sens que je pourrais être utile à votreesprit&|160;»&|160;; à Paris&|160;: «&|160;Tâchez d’être prudente.Pensez, s’il vous arrivait un accident je ne m’en consoleraispas&|160;», et elle&|160;: «&|160;Mais il peut m’arriver unaccident&|160;»&|160;; à Paris, le soir où j’avais fait semblant devouloir la quitter&|160;: «&|160;Laissez-moi vous regarder encorepuisque bientôt je ne vous verrai plus, et que ce sera pourjamais.&|160;» Et elle, quand ce même soir elle avait regardéautour d’elle&|160;: «&|160;Dire que je ne verrai plus cettechambre, ces livres, ce pianola, toute cette maison, je ne peux pasle croire, et pourtant c’est vrai.&|160;» Dans ses dernièreslettres enfin, quand elle avait écrit – probablement en se disant«&|160;Je fais du chiqué&|160;»&|160;: – «&|160;Je vous laisse lemeilleur de moi-même&|160;» (et n’était-ce pas en effet maintenantà la fidélité, aux forces, fragiles hélas aussi, de ma mémoirequ’étaient confiées son intelligence, sa bonté, sa beauté&|160;?)et&|160;: «&|160;cet instant, deux fois crépusculaire puisque lejour tombait et que nous allions nous quitter, ne s’effacera de monesprit que quand il sera envahi par la nuit complète&|160;», cettephrase écrite la veille du jour où, en effet, son esprit avait étéenvahi par la nuit complète et où peut-être bien, dans cesdernières lueurs si rapides mais que l’anxiété du moment divisejusqu’à l’infini, elle avait peut-être bien revu notre dernièrepromenade, et dans cet instant où tout nous abandonne et où on secrée une foi, comme les athées deviennent chrétiens sur le champ debataille, elle avait peut-être appelé au secours l’ami si souventmaudit mais si respecté par elle, qui lui-même – car toutes lesreligions se ressemblent – avait la cruauté de souhaiter qu’elleeût eu aussi le temps de se reconnaître, de lui donner sa dernièrepensée, de se confesser enfin à lui, de mourir en lui. Mais à quoibon, puisque si même, alors, elle avait eu le temps de sereconnaître, nous n’avions compris l’un et l’autre où était notrebonheur, ce que nous aurions dû faire, que quand ce bonheur, queparce que ce bonheur n’était plus possible, que nous ne pouvionsplus le réaliser. Tant que les choses sont possibles on lesdiffère, et elles ne peuvent prendre cette puissance d’attraits etcette apparente aisance de réalisation que quand, projetées dans levide idéal de l’imagination, elles sont soustraites à la submersionalourdissante, enlaidissante du milieu vital. L’idée qu’on mourraest plus cruelle que mourir, mais moins que l’idée qu’un autre estmort&|160;; que, redevenue plane après avoir englouti un être,s’étend, sans même un remous à cette place-là, une réalité d’où cetêtre est exclu, où n’existe plus aucun vouloir, aucuneconnaissance, et de laquelle il est aussi difficile de remonter àl’idée que cet être a vécu, qu’il est difficile, du souvenir encoretout récent de sa vie, de penser qu’il est assimilable aux imagessans consistance, aux souvenirs laissés par les personnages d’unroman qu’on a lu.

Du moins j’étais heureux qu’avant de mourir elle m’eût écritcette lettre, et surtout envoyé la dernière dépêche qui me prouvaitqu’elle fût revenue si elle eût vécu. Il me semblait que c’étaitnon seulement plus doux, mais plus beau aussi, que l’événement eûtété incomplet sans ce télégramme, eût eu moins figure d’art et dedestin. En réalité il l’eût eue tout autant s’il eût étéautre&|160;; car tout événement est comme un moule d’une formeparticulière, et, quel qu’il soit, il impose, à la série des faitsqu’il est venu interrompre et semble conclure, un dessin que nouscroyons le seul possible parce que nous ne connaissons pas celuiqui eût pu lui être substitué. Je me répétais&|160;:«&|160;Pourquoi ne m’avait-elle pas dit&|160;: «&|160;J’ai cesgoûts&|160;»&|160;? J’aurais cédé, je lui aurais permis de lessatisfaire, en ce moment je l’embrasserais encore.&|160;» Quelletristesse d’avoir à me rappeler qu’elle m’avait ainsi menti en mejurant, trois jours avant de me quitter, qu’elle n’avait jamais euavec l’amie de Mlle Vinteuil ces relations qu’au momentoù Albertine me le jurait sa rougeur avait confessées. Pauvrepetite, elle avait eu du moins l’honnêteté de ne pas vouloir jurerque le plaisir de revoir Mlle Vinteuil n’entrait pourrien dans son désir d’aller ce jour-là chez les Verdurin. Pourquoin’était-elle pas allée jusqu’au bout de son aveu, et avait-elleinventé alors ce roman inimaginable&|160;? Peut-être, du reste,était-ce un peu ma faute si elle n’avait jamais, malgré toutes mesprières qui venaient se briser à sa dénégation, voulu medire&|160;: «&|160;J’ai ces goûts.&|160;» C’était peut-être un peuma faute parce que à Balbec, le jour où après la visite deMme de Cambremer j’avais eu ma première explication avecAlbertine et où j’étais si loin de croire qu’elle pût avoir en touscas autre chose qu’une amitié trop passionnée avec Andrée, j’avaisexprimé avec trop de violence mon dégoût pour ce genre de mœurs, jeles avais condamnées d’une façon trop catégorique. Je ne pouvais merappeler si Albertine avait rougi quand j’avais naïvement proclamémon horreur de cela, je ne pouvais me le rappeler, car ce n’estsouvent que longtemps après que nous voudrions bien savoir quelleattitude eut une personne à un moment où nous n’y fîmes nullementattention et qui, plus tard, quand nous repensons à notreconversation, éclaircirait une difficulté poignante. Mais dansnotre mémoire il y a une lacune, il n’y a pas trace de cela. Etbien souvent nous n’avons pas fait assez attention, au moment même,aux choses qui pouvaient déjà nous paraître importantes, nousn’avons pas bien entendu une phrase, nous n’avons pas noté ungeste, ou bien nous les avons oubliés. Et quand plus tard, avidesde découvrir une vérité, nous remontons de déduction en déduction,feuilletant notre mémoire comme un recueil de témoignages, quandnous arrivons à cette phrase, à ce geste, impossible de nousrappeler, nous recommençons vingt fois le même trajet, maisinutilement&|160;: le chemin ne va pas plus loin. Avait-ellerougi&|160;? Je ne sais si elle avait rougi, mais elle n’avait paspu ne pas entendre, et le souvenir de ces paroles l’avait plus tardarrêtée quand peut-être elle avait été sur le point de se confesserà moi. Et maintenant elle n’était plus nulle part, j’aurais puparcourir la terre d’un pôle à l’autre sans rencontrer Albertine.La réalité, qui s’était refermée sur elle, était redevenue unie,avait effacé jusqu’à la trace de l’être qui avait coulé à fond.Elle n’était plus qu’un nom, comme cette Mme de Charlusdont disaient avec indifférence&|160;: «&|160;Elle étaitdélicieuse&|160;» ceux qui l’avaient connue. Mais je ne pouvais pasconcevoir plus d’un instant l’existence de cette réalité dontAlbertine n’avait pas conscience, car en moi mon amie existaittrop, en moi où tous les sentiments, toutes les pensées serapportaient à sa vie. Peut-être, si elle l’avait su, eût-elle ététouchée de voir que son ami ne l’oubliait pas, maintenant que savie à elle était finie, et elle eût été sensible à des choses quiauparavant l’eussent laissée indifférente. Mais comme on voudraits’abstenir d’infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craintque celle qu’on aime ne s’en abstienne pas, j’étais effrayé depenser que, si les morts vivent quelque part, ma grand’mèreconnaissait aussi bien mon oubli qu’Albertine mon souvenir. Et toutcompte fait, même pour une même morte, est-on sûr que la joie qu’onaurait d’apprendre qu’elle sait certaines choses balanceraitl’effroi de penser qu’elle les sait toutes&|160;? et, sisanglant que soit le sacrifice, ne renoncerions-nous pasquelquefois à garder après leur mort comme amis ceux que nous avonsaimés de peur de les avoir aussi pour juges&|160;?

Mes curiosités jalouses de ce qu’avait pu faire Albertineétaient infinies. J’achetai combien de femmes qui ne m’apprirentrien. Si ces curiosités étaient si vivaces, c’est que l’être nemeurt pas tout de suite pour nous, il reste baigné d’une espèced’aura de vie qui n’a rien d’une immortalité véritablemais qui fait qu’il continue à occuper nos pensées de la mêmemanière que quand il vivait. Il est comme en voyage. C’est unesurvie très païenne. Inversement, quand on a cessé d’aimer, lescuriosités que l’être excite meurent avant que lui-même soit mort.Ainsi je n’eusse plus fait un pas pour savoir avec qui Gilberte sepromenait un certain soir dans les Champs-Élysées. Or je sentaisbien que ces curiosités étaient absolument pareilles, sans valeuren elles-mêmes, sans possibilité de durer, mais je continuais àtout sacrifier à la cruelle satisfaction de ces curiositéspassagères, bien que je susse d’avance que ma séparation forcéed’avec Albertine, du fait de sa mort, me conduirait à la mêmeindifférence qu’avait fait ma séparation volontaire d’avecGilberte.

Si elle avait pu savoir ce qui allait arriver, elle seraitrestée auprès de moi. Mais cela revenait à dire qu’une fois qu’ellese fût vue morte elle eût mieux aimé, auprès de moi, rester en vie.Par la contradiction même qu’elle impliquait, une telle suppositionétait absurde. Mais cela n’était pas inoffensif, car en imaginantcombien Albertine, si elle pouvait savoir, si elle pouvaitrétrospectivement comprendre, serait heureuse de revenir auprès demoi, je l’y voyais, je voulais l’embrasser&|160;; et hélas c’étaitimpossible, elle ne reviendrait jamais, elle était morte. Monimagination la cherchait dans le ciel, par les soirs où nousl’avions regardé encore ensemble, au delà de ce clair de lunequ’elle aimait, je tâchais de hisser jusqu’à elle ma tendresse pourqu’elle lui fût une consolation de ne plus vivre, et cet amour pourun être devenu si lointain était comme une religion, mes penséesmontaient vers elle comme des prières. Le désir est bien fort, ilengendre la croyance, j’avais cru qu’Albertine ne partirait pasparce que je le désirais. Parce que je le désirais je crus qu’ellen’était pas morte&|160;; je me mis à lire des livres sur les tablestournantes, je commençai à croire possible l’immortalité de l’âme.Mais elle ne me suffisait pas. Il fallait qu’après ma mort je laretrouvasse avec son corps, comme si l’éternité ressemblait à lavie. Que dis-je à la vie&|160;! J’étais plus exigeant encore.J’aurais voulu ne pas être à tout jamais privé par la mort desplaisirs que pourtant elle n’est pas seule à nous ôter. Car sanselle ils auraient fini par s’émousser, ils avaient déjà commencé del’être par l’action de l’habitude ancienne, des nouvellescuriosités. Puis, dans la vie, Albertine, même physiquement, eûtpeu à peu changé, jour par jour je me serais adapté à cechangement. Mais mon souvenir, n’évoquant d’elle que des moments,demandait de la revoir telle qu’elle n’aurait déjà plus été si elleavait vécu&|160;; ce qu’il voulait c’était un miracle qui satisfîtaux limites naturelles et arbitraires de la mémoire, qui ne peutsortir du passé. Avec la naïveté des théologiens antiques, jel’imaginais m’accordant les explications, non pas même qu’elle eûtpu me donner mais, par une contradiction dernière, celles qu’ellem’avait toujours refusées pendant sa vie. Et ainsi, sa mort étantune espèce de rêve, mon amour lui semblerait un bonheurinespéré&|160;; je ne retenais de la mort que la commodité etl’optimisme d’un dénouement qui simplifie, qui arrange tout.Quelquefois ce n’était pas si loin, ce n’était pas dans un autremonde que j’imaginais notre réunion. De même qu’autrefois, quand jene connaissais Gilberte que pour jouer avec elle auxChamps-Élysées, le soir à la maison je me figurais que j’allaisrecevoir une lettre d’elle où elle m’avouerait son amour, qu’elleallait entrer, une même force de désir, ne s’embarrassant pas plusdes lois physiques qui le contrariaient que, la première fois, ausujet de Gilberte – où, en somme, il n’avait pas eu tort puisqu’ilavait eu le dernier mot – me faisait penser maintenant que j’allaisrecevoir un mot d’Albertine, m’apprenant qu’elle avait bien eu unaccident de cheval, mais que pour des raisons romanesques (etcomme, en somme, il est quelquefois arrivé pour des personnagesqu’on a crus longtemps morts) elle n’avait pas voulu que j’apprissequ’elle avait guéri et, maintenant repentante, demandait à venirvivre pour toujours avec moi. Et, me faisant très bien comprendrece que peuvent être certaines folies douces de personnes qui parailleurs semblent raisonnables, je sentais coexister en moi lacertitude qu’elle était morte et l’espoir incessant de la voirentrer.

Je n’avais pas encore reçu de nouvelles d’Aimé qui pourtantdevait être arrivé à Balbec. Sans doute mon enquête portait sur unpoint secondaire et bien arbitrairement choisi. Si la vied’Albertine avait été vraiment coupable, elle avait dû contenirbien des choses autrement importantes, auxquelles le hasard nem’avait pas permis de toucher, comme il l’avait fait pour cetteconversation sur le peignoir grâce à la rougeur d’Albertine.C’était tout à fait arbitrairement que j’avais fait un sort à cettejournée-là, que plusieurs années après je tâchais de reconstituer.Si Albertine avait aimé les femmes, il y avait des milliersd’autres journées de sa vie dont je ne connaissais pas l’emploi etqui pouvaient être aussi intéressantes pour moi à connaître&|160;;j’aurais pu envoyer Aimé dans bien d’autres endroits de Balbec,dans bien d’autres villes que Balbec. Mais précisément cesjournées-là, parce que je n’en savais pas l’emploi, elles ne sereprésentaient pas à mon imagination. Elles n’avaient pasd’existence. Les choses, les êtres ne commençaient à exister pourmoi que quand ils prenaient dans mon imagination une existenceindividuelle. S’il y en avait des milliers d’autres pareils, ilsdevenaient pour moi représentatifs du reste. Si j’avais le désirdepuis longtemps de savoir, en fait de soupçons à l’égardd’Albertine, ce qu’il en était pour la douche, c’est de la mêmemanière que, en fait de désirs de femmes, et quoique je susse qu’ily avait un grand nombre de jeunes filles et de femmes de chambrequi pouvaient les valoir et dont le hasard aurait tout aussi bienpu me faire entendre parler, je voulais connaître – puisque c’étaitcelles-là dont Saint-Loup m’avait parlé, celles-là qui existaientindividuellement pour moi – la jeune fille qui allait dans lesmaisons de passe et la femme de chambre de Mme Putbus.Les difficultés que ma santé, mon indécision, ma«&|160;procrastination&|160;», comme disait Saint-Loup, mettaient àréaliser n’importe quoi, m’avaient fait remettre de jour en jour,de mois en mois, d’année en année, l’éclaircissement de certainssoupçons comme l’accomplissement de certains désirs. Mais je lesgardais dans ma mémoire en me promettant de ne pas oublier d’enconnaître la réalité, parce que seuls ils m’obsédaient (puisque lesautres n’avaient pas de forme à mes yeux, n’existaient pas), etaussi parce que le hasard même qui les avait choisis au milieu dela réalité m’était un garant que c’était bien en eux, avec un peude réalité, de la vie véritable et convoitée, que j’entrerais encontact.

Et puis, un seul petit fait, s’il est certain, ne peut-on, commele savant qui expérimente, dégager la vérité pour tous les ordresde faits semblables&|160;? Un seul petit fait, s’il est bienchoisi, ne suffit-il pas à l’expérimentateur pour décider d’une loigénérale qui fera connaître la vérité sur des milliers de faitsanalogues&|160;?

Albertine avait beau n’exister dans ma mémoire qu’à l’état oùelle m’était successivement apparue au cours de la vie,c’est-à-dire subdivisée suivant une série de fractions de temps, mapensée, rétablissant en elle l’unité, en refaisait un être, etc’est sur cet être que je voulais porter un jugement général,savoir si elle m’avait menti, si elle aimait les femmes, si c’estpour en fréquenter librement qu’elle m’avait quitté. Ce que diraitla doucheuse pourrait peut-être trancher à jamais mes doutes surles mœurs d’Albertine.

Mes doutes&|160;! Hélas, j’avais cru qu’il me seraitindifférent, même agréable de ne plus voir Albertine, jusqu’à ceque son départ m’eût révélé mon erreur. De même sa mort m’avaitappris combien je me trompais en croyant souhaiter quelquefois samort et supposer qu’elle serait ma délivrance. Ce fut de même que,quand je reçus la lettre d’Aimé, je compris que, si je n’avais pasjusque-là souffert trop cruellement de mes doutes sur la vertud’Albertine, c’est qu’en réalité ce n’était nullement des doutes.Mon bonheur, ma vie avaient besoin qu’Albertine fût vertueuse, ilsavaient posé une fois pour toutes qu’elle l’était. Muni de cettecroyance préservatrice, je pouvais sans danger laisser mon espritjouer tristement avec des suppositions auxquelles il donnait uneforme mais n’ajoutait pas foi. Je me disais&|160;: «&|160;Elle aimepeut-être les femmes&|160;», comme on se dit&|160;: «&|160;Je peuxmourir ce soir&|160;»&|160;; on se le dit, mais on ne le croit pas,on fait des projets pour le lendemain. C’est ce qui explique que,me croyant, à tort, incertain si Albertine aimait ou non lesfemmes, et par conséquent qu’un fait coupable à l’actif d’Albertinene m’apporterait rien que je n’eusse souvent envisagé, j’aie puéprouver devant les images, insignifiantes pour d’autres, quem’évoquait la lettre d’Aimé, une souffrance inattendue, la pluscruelle que j’eusse ressentie encore, et qui forma avec ces images,avec l’image hélas, d’Albertine elle-même, une sorte de précipitécomme on dit en chimie, où tout était indivisible et dont le textede la lettre d’Aimé, que je sépare d’une façon touteconventionnelle, ne peut donner aucunement l’idée, puisque chacundes mots qui la composent était aussitôt transformé, coloré àjamais par la souffrance qu’il venait d’exciter.

&|160;

«&|160;Monsieur,

»&|160;Monsieur voudra bien me pardonner si je n’ai pas plus tôtécrit à Monsieur. La personne que Monsieur m’avait chargé de voirs’était absentée pour deux jours et, désireux de répondre à laconfiance que Monsieur avait mise en moi, je ne voulais pas revenirles mains vides. Je viens de causer enfin avec cette personne quise rappelle très bien (Mlle A.).&|160;» Aimé, qui avaitun certain commencement de culture, voulait mettre&|160;:«&|160;Mlle A.&|160;» en italique ou entre guillemets.Mais quand il voulait mettre des guillemets il traçait uneparenthèse, et quand il voulait mettre quelque chose entreparenthèses il le mettait entre guillemets. C’est ainsi queFrançoise disait que quelqu’un restait dans ma rue pourdire qu’il y demeurait, et qu’on pouvait demeurer deuxminutes pour rester, les fautes des gens du peuple consistantseulement très souvent à interchanger – comme a fait d’ailleurs lalangue française – des termes qui au cours des siècles ont prisréciproquement la place l’un de l’autre. «&|160;D’après elle lachose que supposait Monsieur est absolument certaine. D’abordc’était elle qui soignait (Mlle A.) chaque fois quecelle-ci venait aux bains. (Mlle A.) venait très souventprendre sa douche avec une grande femme plus âgée qu’elle, toujourshabillée en gris, et que la doucheuse sans savoir son nomconnaissait pour l’avoir vue souvent rechercher des jeunes filles.Mais elle ne faisait plus attention aux autres depuis qu’elleconnaissait (Mlle A.). Elle et (Mlle A.)s’enfermaient toujours dans la cabine, restaient très longtemps, etla dame en gris donnait au moins dix francs de pourboire à lapersonne avec qui j’ai causé. Comme m’a dit cette personne, vouspensez bien que si elles n’avaient fait qu’enfiler des perles,elles ne m’auraient pas donné dix francs de pourboire.(Mlle A.) venait aussi quelquefois avec une femme trèsnoire de peau, qui avait un face-à-main. Mais (Mlle A.)venait le plus souvent avec des jeunes filles plus jeunes qu’elle,surtout une très rousse. Sauf la dame en gris, les personnes que(Mlle A.) avait l’habitude d’amener n’étaient pas deBalbec et devaient même souvent venir d’assez loin. Ellesn’entraient jamais ensemble, mais (Mlle A.) entrait, endisant de laisser la porte de la cabine ouverte – qu’elle attendaitune amie, et la personne avec qui j’ai parlé savait ce que celavoulait dire. Cette personne n’a pu me donner d’autres détails nese rappelant pas très bien, «&|160;ce qui est facile à comprendreaprès si longtemps&|160;». Du reste, cette personne ne cherchaitpas à savoir, parce qu’elle est très discrète et que c’était sonintérêt car (Mlle A.) lui faisait gagner gros. Elle aété très sincèrement touchée d’apprendre qu’elle était morte. Ilest vrai que si jeune c’est un grand malheur pour elle et pour lessiens. J’attends les ordres de Monsieur pour savoir si je peuxquitter Balbec où je ne crois pas que j’apprendrai rien davantage.Je remercie encore Monsieur du petit voyage que Monsieur m’a ainsiprocuré et qui m’a été très agréable d’autant plus que le temps eston ne peut plus favorable. La saison s’annonce bien pour cetteannée. On espère que Monsieur viendra faire cet été une petiteapparition.

»&|160;Je ne vois plus rien d’intéressant à dire àMonsieur&|160;», etc…

&|160;

Pour comprendre à quelle profondeur ces mots entraient en moi,il faut se rappeler que les questions que je me posais à l’égardd’Albertine n’étaient pas des questions accessoires, indifférentes,des questions de détails, les seules en réalité que nous nousposions à l’égard de tous les êtres qui ne sont pas nous, ce quinous permet de cheminer, revêtus d’une pensée imperméable, aumilieu de la souffrance, du mensonge, du vice et de la mort. Non,pour Albertine, c’était des questions d’essence&|160;: En son fondqu’était-elle&|160;? À quoi pensait-elle&|160;?Qu’aimait-elle&|160;? Me mentait-elle&|160;? Ma vie avec ellea-t-elle été aussi lamentable que celle de Swann avec Odette&|160;?Aussi ce qu’atteignait la réponse d’Aimé, bien qu’elle ne fût pasune réponse générale, mais particulière – et justement à cause decela – c’était bien Albertine, en moi, les profondeurs.

Enfin je voyais devant moi, dans cette arrivée d’Albertine à ladouche par la petite rue avec la dame en gris, un fragment de cepassé qui ne me semblait pas moins mystérieux, moins effroyable queje ne le redoutais quand je l’imaginais enfermé dans le souvenir,dans le regard d’Albertine. Sans doute, tout autre que moi eût putrouver insignifiants ces détails auxquels l’impossibilité oùj’étais, maintenant qu’Albertine était morte, de les faire réfuterpar elle conférait l’équivalent d’une sorte de probabilité. Il estmême probable que pour Albertine, même s’ils avaient été vrais, sespropres fautes, si elle les avait avouées, que sa conscience leseût trouvées innocentes ou blâmables, que sa sensualité les eûttrouvées délicieuses ou assez fades, eussent été dépourvues decette inexprimable impression d’horreur dont je ne les séparaispas. Moi-même, à l’aide de mon amour des femmes et quoiqu’elles nedussent pas avoir été pour Albertine la même chose, je pouvais unpeu imaginer ce qu’elle éprouvait. Et certes c’était déjà uncommencement de souffrance que de me la représenter désirant commej’avais si souvent désiré, me mentant comme je lui avais si souventmenti, préoccupée par telle ou telle jeune fille, faisant des fraispour elle, comme moi pour Mlle de Stermaria, pour tantd’autres ou pour les paysannes que je rencontrais dans la campagne.Oui, tous mes désirs m’aidaient à comprendre dans une certainemesure les siens&|160;; c’était déjà une grande souffrance où tousles désirs, plus ils avaient été vifs, étaient changés en tourmentsd’autant plus cruels&|160;; comme si dans cette algèbre de lasensibilité ils reparaissaient avec le même coefficient mais avecle signe moins au lieu du signe plus. Pour Albertine, autant que jepouvais en juger par moi-même, ses fautes, quelque volonté qu’elleeût de me les cacher – ce qui me faisait supposer qu’elle sejugeait coupable ou avait peur de me chagriner – ses fautes, parcequ’elle les avait préparées à sa guise dans la claire lumière del’imagination où se joue le désir, lui paraissaient tout de mêmedes choses de même nature que le reste de la vie, des plaisirs pourelle qu’elle n’avait pas eu le courage de se refuser, des peinespour moi qu’elle avait cherché à éviter de me faire en me lescachant, mais des plaisirs et des peines qui pouvaient figurer aumilieu des autres plaisirs et peines de la vie. Mais moi, c’est dudehors, sans que je fusse prévenu, sans que je pusse moi-même lesélaborer, c’est de la lettre d’Aimé que m’étaient venues les imagesd’Albertine arrivant à la douche et préparant son pourboire.

Sans doute c’est parce que dans cette arrivée silencieuse etdélibérée d’Albertine avec la femme en gris je lisais lerendez-vous qu’elles avaient pris, cette convention de venir fairel’amour dans un cabinet de douches, qui impliquait une expériencede la corruption, l’organisation bien dissimulée de toute unedouble existence, c’est parce que ces images m’apportaient laterrible nouvelle de la culpabilité d’Albertine qu’elles m’avaientimmédiatement causé une douleur physique dont elles ne sesépareraient plus. Mais aussitôt la douleur avait réagi surelles&|160;: un fait objectif, tel qu’une image, est différentselon l’état intérieur avec lequel on l’aborde. Et la douleur estun aussi puissant modificateur de la réalité qu’est l’ivresse.Combinée avec ces images, la souffrance en avait fait aussitôtquelque chose d’absolument différent de ce que peuvent être pourtoute autre personne une dame en gris, un pourboire, une douche, larue où avait lieu l’arrivée délibérée d’Albertine avec la dame engris. Toutes ces images – échappée sur une vie de mensonges et defautes telle que je ne l’avais jamais conçue – ma souffrance lesavait immédiatement altérées en leur matière même, je ne les voyaispas dans la lumière qui éclaire les spectacles de la terre, c’étaitle fragment d’un autre monde, d’une planète inconnue et maudite,une vue de l’Enfer. L’Enfer c’était tout ce Balbec, tous ces paysavoisinants d’où, d’après la lettre d’Aimé, elle faisait venirsouvent les filles plus jeunes qu’elle amenait à la douche. Cemystère que j’avais jadis imaginé dans le pays de Balbec et qui s’yétait dissipé quand j’y avais vécu, que j’avais ensuite espéréressaisir en connaissant Albertine parce que, quand je la voyaispasser sur la plage, quand j’étais assez fou pour désirer qu’ellene fût pas vertueuse, je pensais qu’elle devait l’incarner, commemaintenant tout ce qui touchait à Balbec s’en imprégnaitaffreusement&|160;! Les noms de ces stations, Toutainville,Evreville, Incarville, devenus si familiers, si tranquillisants,quand je les entendais le soir en revenant de chez les Verdurin,maintenant que je pensais qu’Albertine avait habité l’une, s’étaitpromenée jusqu’à l’autre, avait pu souvent aller à bicyclette à latroisième, excitaient en moi une anxiété plus cruelle que lapremière fois, où je les voyais avec tant de trouble avantd’arriver à Balbec que je ne connaissais pas encore. C’est un despouvoirs de la jalousie de nous découvrir combien la réalité desfaits extérieurs et les sentiments de l’âme sont quelque chosed’inconnu qui prête à mille suppositions. Nous croyons savoirexactement ce que sont les choses et ce que pensent les gens, pourla simple raison que nous ne nous en soucions pas. Mais dés quenous avons le désir de savoir, comme a le jaloux, alors c’est unvertigineux kaléidoscope où nous ne distinguons plus rien.Albertine m’avait-elle trompé&|160;? avec qui&|160;? dans quellemaison&|160;? quel jour&|160;? celui où elle m’avait dit tellechose&|160;? où je me rappelais que j’avais dans la journée ditceci ou cela&|160;? je n’en savais rien. Je ne savais pas davantagequels étaient ses sentiments pour moi, s’ils étaient inspirés parl’intérêt, par la tendresse. Et tout d’un coup je me rappelais telincident insignifiant, par exemple qu’Albertine avait voulu aller àSaint-Martin-le-Vêtu, disant que ce nom l’intéressait, et peut-êtresimplement parce qu’elle avait fait la connaissance de quelquepaysanne qui était là-bas. Mais ce n’était rien qu’Aimé m’eûtappris tout cela par la doucheuse, puisque Albertine devaitéternellement ignorer qu’il me l’avait appris, le besoin de savoirayant toujours été surpassé, dans mon amour pour Albertine, par lebesoin de lui montrer que je savais&|160;; car cela faisait tomberentre nous la séparation d’illusions différentes, tout en n’ayantjamais eu pour résultat de me faire aimer d’elle davantage, aucontraire. Or voici que, depuis qu’elle était morte, le second deces besoins était amalgamé à l’effet du premier&|160;: je tâchaisde me représenter l’entretien où je lui aurais fait part de ce quej’avais appris, aussi vivement que l’entretien où je lui auraisdemandé ce que je ne savais pas&|160;; c’est-à-dire la voir près demoi, l’entendre me répondant avec bonté, voir ses joues redevenirgrosses, ses yeux perdre leur malice et prendre de la tristesse,c’est-à-dire l’aimer encore et oublier la fureur de ma jalousiedans le désespoir de mon isolement. Le douloureux mystère de cetteimpossibilité de jamais lui faire savoir ce que j’avais appris etd’établir nos rapports sur la vérité de ce que je venais seulementde découvrir (et que je n’avais peut-être pu découvrir que parcequ’elle était morte) substituait sa tristesse au mystère plusdouloureux de sa conduite. Quoi&|160;? Avoir tant désiréqu’Albertine sût que j’avais appris l’histoire de la salle dedouches, Albertine qui n’était plus rien&|160;! C’était là encoreune des conséquences de cette impossibilité où nous sommes, quandnous avons à raisonner sur la mort, de nous représenter autre choseque la vie. Albertine n’était plus rien. Mais pour moi c’était lapersonne qui m’avait caché qu’elle eût des rendez-vous avec desfemmes à Balbec, qui s’imaginait avoir réussi à me le faireignorer. Quand nous raisonnons sur ce qui se passe après notrepropre mort, n’est-ce pas encore nous vivant que par erreur nousprojetons à ce moment-là&|160;? Et est-il beaucoup plus ridicule,en somme, de regretter qu’une femme qui n’est plus rien ignore quenous ayons appris ce qu’elle faisait il y a six ans que de désirerque de nous-même, qui serons mort, le public parle encore avecfaveur dans un siècle&|160;? S’il y a plus de fondement réel dansle second cas que dans le premier, les regrets de ma jalousierétrospective n’en procédaient pas moins de la même erreurd’optique que chez les autres hommes le désir de la gloireposthume. Pourtant cette impression de ce qu’il y avait desolennellement définitif dans ma séparation d’avec Albertine, sielle s’était substituée un moment à l’idée de ses fautes, nefaisait qu’aggraver celles-ci en leur conférant un caractèreirrémédiable.

Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée oùj’étais seul et où, dans quelque sens que j’allasse, je ne larencontrerais jamais. Heureusement je trouvai fort à propos dans mamémoire – comme il y a toujours toutes espèces de choses, les unesdangereuses, les autres salutaires dans ce fouillis où lessouvenirs ne s’éclairent qu’un à un – je découvris, comme unouvrier l’objet qui pourra servir à ce qu’il veut faire, une parolede ma grand’mère. Elle m’avait dit à propos d’une histoireinvraisemblable que la doucheuse avait racontée à Mme deVilleparisis&|160;: «&|160;C’est une femme qui doit avoir lamaladie du mensonge.&|160;» Ce souvenir me fut d’un grand secours.Quelle portée pouvait avoir ce qu’avait dit la doucheuse àAimé&|160;? D’autant plus qu’en somme elle n’avait rien vu. On peutvenir prendre des douches avec des amies sans penser à mal pourcela. Peut-être pour se vanter la doucheuse exagérait-elle lepourboire. J’avais bien entendu Françoise soutenir une fois que matante Léonie avait dit devant elle qu’elle avait «&|160;un millionà manger par mois&|160;», ce qui était de la folie&|160;; une autrefois qu’elle avait vu ma tante Léonie donner à Eulalie quatrebillets de mille francs, alors qu’un billet de cinquante francsplié en quatre me paraissait déjà peu vraisemblable. Et ainsi jecherchais – et je réussis peu à peu – à me défaire de ladouloureuse certitude que je m’étais donné tant de mal à acquérir,ballotté que j’étais toujours entre le désir de savoir et la peurde souffrir. Alors ma tendresse put renaître, mais, aussitôt aveccette tendresse, une tristesse d’être séparé d’Albertine, durantlaquelle j’étais peut-être encore plus malheureux qu’aux heuresrécentes où c’était par la jalousie que j’étais torturé. Mais cettedernière renaquit soudain en pensant à Balbec, à cause de l’imagesoudain revue (et qui jusque-là ne m’avait jamais fait souffrir etme paraissait même une des plus inoffensives de ma mémoire) de lasalle à manger de Balbec le soir, avec, de l’autre côté du vitrage,toute cette population entassée dans l’ombre comme devant levitrage lumineux d’un aquarium, en faisant se frôler (je n’y avaisjamais pensé) dans sa conglomération les pêcheurs et les filles dupeuple contre les petites bourgeoises jalouses de ce luxe, nouveauà Balbec, ce luxe que sinon la fortune, du moins l’avarice et latradition interdisaient à leurs parents, petites bourgeoises parmilesquelles il y avait sûrement presque chaque soir Albertine, queje ne connaissais pas encore et qui sans doute levait là quelquefillette qu’elle rejoignait quelques minutes plus tard dans lanuit, sur le sable, ou bien dans une cabine abandonnée, au pied dela falaise. Puis c’était ma tristesse qui renaissait, je venaisd’entendre, comme une condamnation à l’exil, le bruit del’ascenseur qui, au lieu de s’arrêter à mon étage, montaitau-dessus. Pourtant la seule personne dont j’eusse pu souhaiter lavisite ne viendrait plus jamais, elle était morte. Et malgré cela,quand l’ascenseur s’arrêtait à mon étage mon cœur battait, uninstant je me disais&|160;: «&|160;Si tout de même cela n’étaitqu’un rêve&|160;! C’est peut-être elle, elle va sonner, ellerevient, Françoise va entrer me dire avec plus d’effroi que decolère – car elle est plus superstitieuse encore que vindicative etcraindrait moins la vivante que ce qu’elle croira peut-être unrevenant&|160;: – «&|160;Monsieur ne devinera jamais qui estlà.&|160;» J’essayais de ne penser à rien, de prendre un journal.Mais la lecture m’était insupportable de ces articles écrits pardes gens qui n’éprouvent pas de réelle douleur. D’une chansoninsignifiante l’un disait&|160;: «&|160;C’est àpleurer&|160;» tandis que moi-je l’aurais écoutée avectant d’allégresse si Albertine avait vécu. Un autre, grand écrivaincependant, parce qu’il avait été acclamé à sa descente d’un train,disait qu’il avait reçu là des témoignages inoubliables,alors que moi, si maintenant je les avais reçus, je n’y aurais mêmepas pensé un instant. Et un troisième assurait que sans la fâcheusepolitique la vie de Paris serait «&|160;tout à faitdélicieuse&|160;», alors que je savais bien que, même sanspolitique, cette vie ne pouvait m’être qu’atroce et m’eût semblédélicieuse, même avec la politique, si j’eusse retrouvé Albertine.Le chroniqueur cynégétique disait (on était au mois de mai)&|160;:«&|160;Cette époque est vraiment douloureuse, disons mieux,sinistre, pour le vrai chasseur, car il n’y a rien, absolument rienà tirer&|160;», et le chroniqueur du «&|160;Salon&|160;»&|160;:«&|160;Devant cette manière d’organiser une exposition on se sentpris d’un immense découragement, d’une tristesse infinie… &|160;»Si la force de ce que je sentais me faisait paraître mensongères etpâles les expressions de ceux qui n’avaient pas de vrais bonheursou malheurs, en revanche les lignes les plus insignifiantes qui, desi loin que ce fût, pouvaient se rattacher ou à la Normandie, ou àla Touraine, ou aux établissements hydrothérapiques, ou à la Berma,ou à la princesse de Guermantes, ou à l’amour, ou à l’absence, ou àl’infidélité, remettaient brusquement devant moi, sans que j’eusseeu le temps de me détourner, l’image d’Albertine, et je meremettais à pleurer. D’ailleurs, d’habitude, ces journaux je nepouvais même pas les lire, car le simple geste d’en ouvrir un merappelait à la fois que j’en accomplissais de semblables quandAlbertine vivait, et qu’elle ne vivait plus&|160;; je les laissaisretomber sans avoir la force de les déplier jusqu’au bout. Chaqueimpression évoquait une impression identique mais blessée parcequ’en avait été retranchée l’existence d’Albertine, de sorte que jen’avais jamais le courage de vivre jusqu’au bout ces minutesmutilées. Même, quand peu à peu Albertine cessa d’être présente àma pensée et toute-puissante sur mon cœur, je souffrais tout d’uncoup s’il me fallait, comme au temps où elle était là, entrer danssa chambre, chercher de la lumière, m’asseoir près du pianola.Divisée en petits dieux familiers, elle habita longtemps la flammede la bougie, le bouton de la porte, le dossier d’une chaise, etd’autres domaines plus immatériels, comme une nuit d’insomnie oul’émoi que me donnait la première visite d’une femme qui m’avaitplu. Malgré cela, le peu de phrases que mes yeux lisaient dans unejournée ou que ma pensée se rappelait avoir lues excitaient souventen moi une jalousie cruelle. Pour cela elles avaient moins besoinde me fournir un argument valable de l’immoralité des femmes que deme rendre une impression ancienne liée à l’existence d’Albertine.Transporté alors dans un moment oublié dont l’habitude d’y pensern’avait pas pour moi émoussé la force, et où Albertine vivaitencore, ses fautes prenaient quelque chose de plus voisin, de plusangoissant, de plus atroce. Alors je me redemandais s’il étaitcertain que les révélations de la doucheuse fussent fausses. Unebonne manière de savoir la vérité serait d’envoyer Aimé enTouraine, passer quelques jours dans le voisinage de la villa deMme Bontemps. Si Albertine aimait les plaisirs qu’unefemme prend avec les femmes, si c’est pour n’être pas pluslongtemps privée d’eux qu’elle m’avait quitté, elle avait dû,aussitôt libre, essayer de s’y livrer et y réussir, dans un paysqu’elle connaissait et où elle n’aurait pas choisi de se retirer sielle n’avait pas pensé y trouver plus de facilités que chez moi.Sans doute, il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que la mortd’Albertine eût si peu changé mes préoccupations. Quand notremaîtresse est vivante, une grande partie des pensées qui forment ceque nous appelons notre amour nous viennent pendant les heures oùelle n’est pas à côté de nous. Ainsi l’on prend l’habitude d’avoirpour objet de sa rêverie un être absent, et qui, même s’il ne lereste que quelques heures, pendant ces heures-là n’est qu’unsouvenir. Aussi la mort ne change-t-elle pas grand-chose. QuandAimé revint, je lui demandai de partir pour Châtellerault, et ainsinon seulement par mes pensées, mes tristesses, l’émoi que medonnait un nom relié, de si loin que ce fût, à un certain être,mais encore par toutes mes actions, par les enquêtes auxquelles jeprocédais, par l’emploi que je faisais de mon argent, tout entierdestiné à connaître les actions d’Albertine, je peux dire que toutecette année-là ma vie resta remplie par un amour, par une véritableliaison. Et celle qui en était l’objet était une morte. On ditquelquefois qu’il peut subsister quelque chose d’un être après samort si cet être était un artiste et mettait un peu de soi dans sonœuvre. C’est peut-être de la même manière qu’une sorte de boutureprélevée sur un être, et greffée au cœur d’un autre, continue à ypoursuivre sa vie, même quand l’être d’où elle avait été détachée apéri. Aimé alla loger à côté de la villa de MmeBontemps&|160;; il fit la connaissance d’une femme de chambre, d’unloueur de voitures chez qui Albertine allait souvent en prendre unepour la journée. Les gens n’avaient rien remarqué. Dans une secondelettre, Aimé me disait avoir appris d’une petite blanchisseuse dela ville qu’Albertine avait une manière particulière de lui serrerle bras quand celle-ci lui rapportait le linge. «&|160;Mais,disait-elle, cette demoiselle ne lui avait jamais fait autrechose.&|160;» J’envoyai à Aimé l’argent qui payait son voyage, quipayait le mal qu’il venait de me faire par sa lettre, et cependantje m’efforçais de le guérir en me disant que c’était là unefamiliarité qui ne prouvait aucun désir vicieux quand je reçus untélégramme d’Aimé&|160;: «&|160;Ai appris les choses les plusintéressantes. Ai plein de nouvelles pour prouver. Lettresuit.&|160;» Le lendemain vint une lettre dont l’enveloppe suffit àme faire frémir&|160;; j’avais reconnu qu’elle était d’Aimé, carchaque personne même la plus humble, a sous sa dépendance cespetits êtres familiers, à la fois vivants et couchés dans uneespèce d’engourdissement sur le papier, les caractères de sonécriture que lui seul possède. «&|160;D’abord la petiteblanchisseuse n’a rien voulu me dire, elle assurait queMlle Albertine n’avait jamais fait que lui pincer lebras. Mais pour la faire parler je l’ai emmenée dîner, je l’ai faitboire. Alors elle m’a raconté que Mlle Albertine larencontrait souvent au bord de la Loire, quand elle allait sebaigner&|160;; que Mlle Albertine, qui avait l’habitudede se lever de grand matin pour aller se baigner, avait l’habitudede la retrouver au bord de l’eau, à un endroit où les arbres sontsi épais que personne ne peut vous voir, et d’ailleurs il n’y apersonne qui peut vous voir à cette heure-là. Puis la blanchisseuseamenait ses petites amies et elles se baignaient et après, comme ilfaisait très chaud déjà là-bas et que ça tapait dur même sous lesarbres, elles restaient dans l’herbe à se sécher, à jouer, à secaresser. La petite blanchisseuse m’a avoué qu’elle aimait beaucoupà s’amuser avec ses petites amies, et que voyant MlleAlbertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir,elle le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec salangue le long du cou et des bras, même sur la plante des pieds queMlle Albertine lui tendait. La blanchisseuse sedéshabillait aussi, et elles jouaient à se pousser dansl’eau&|160;; là elle ne n’a rien dit de plus, mais, tout dévoué àvos ordres et voulant faire n’importe quoi pour vous faire plaisir,j’ai emmené coucher avec moi la petite blanchisseuse. Elle m’ademandé si je voulais qu’elle me fit ce qu’elle faisait àMlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de bain.Et elle m’a dit&|160;: «&|160;Si vous aviez vu comme ellefrétillait, cette demoiselle, elle me disait&|160;: (ah&|160;! tume mets aux anges) et elle était si énervée qu’elle ne pouvaits’empêcher de me mordre.&|160;» J’ai vu encore la trace sur le brasde la petite blanchisseuse. Et je comprends le plaisir deMlle Albertine car cette petite-là est vraiment trèshabile.&|160;»

J’avais bien souffert à Balbec quand Albertine m’avait dit sonamitié pour Mlle Vinteuil. Mais Albertine était là pourme consoler. Puis quand, pour avoir trop cherché à connaître lesactions d’Albertine, j’avais réussi à la faire partir de chez moi,quand Françoise m’avait annoncé qu’elle n’était plus là, et que jem’étais trouvé seul, j’avais souffert davantage. Mais du moinsl’Albertine que j’avais aimée restait dans mon cœur. Maintenant, àsa place – pour me punir d’avoir poussé plus loin une curiosité àlaquelle, contrairement à ce que j’avais supposé, la mort n’avaitpas mis fin – ce que je trouvais c’était une jeune filledifférente, multipliant les mensonges et les tromperies là oùl’autre m’avait si doucement rassuré en me jurant n’avoir jamaisconnu ces plaisirs que, dans l’ivresse de sa liberté reconquise,elle était partie goûter jusqu’à la pâmoison, jusqu’à mordre cettepetite blanchisseuse qu’elle retrouvait au soleil levant, sur lebord de la Loire, et à qui elle disait&|160;: «&|160;Tu me mets auxanges.&|160;» Une Albertine différente, non pas seulement dans lesens où nous entendons le mot différent quand il s’agit des autres.Si les autres sont différents de ce que nous avons cru, cettedifférence ne nous atteignant pas profondément, et le pendule del’intuition ne pouvant projeter hors de lui qu’une oscillationégale à celle qu’il a exécutée dans le sens intérieur, ce n’est quedans les régions superficielles d’eux-mêmes que nous situons cesdifférences. Autrefois, quand j’apprenais qu’une femme aimait lesfemmes, elle ne me paraissait pas pour cela une femme autre, d’uneessence particulière. Mais s’il s’agit d’une femme qu’on aime, pourse débarrasser de la douleur qu’on éprouve à l’idée que cela peutêtre on cherche à savoir non seulement ce qu’elle a fait, mais cequ’elle ressentait en le faisant, quelle idée elle avait de cequ’elle faisait&|160;; alors descendant de plus en plus avant, parla profondeur de la douleur, on atteint au mystère, à l’essence. Jesouffrais jusqu’au fond de moi-même, jusque dans mon corps, dansmon cœur – bien plus que ne m’eût fait souffrir la peur de perdrela vie – de cette curiosité à laquelle collaboraient toutes lesforces de mon intelligence et de mon inconscient&|160;; et ainsic’est dans les profondeurs mêmes d’Albertine que je projetaismaintenant tout ce que j’apprenais d’elle. Et la douleur qu’avaitainsi fait pénétrer en moi, à une telle profondeur, la réalité duvice d’Albertine me rendit bien plus tard un dernier office. Commele mal que j’avais fait à ma grand’mère, le mal que m’avait faitAlbertine fut un dernier lien entre elle et moi et qui survécutmême au souvenir, car, avec la conservation d’énergie que possèdetout ce qui est physique, la souffrance n’a même pas besoin desleçons de la mémoire. Ainsi un homme qui a oublié les belles nuitspassées au clair de lune dans les bois souffre encore desrhumatismes qu’il y a pris. Ces goûts niés par elle et qu’elleavait, ces goûts dont la découverte était venue à moi, non dans unfroid raisonnement mais dans la brûlante souffrance ressentie à lalecture de ces mots&|160;: «&|160;Tu me mets aux anges&|160;»,souffrance qui leur donnait une particularité qualitative, cesgoûts ne s’ajoutaient pas seulement à l’image d’Albertine commes’ajoute au bernard-l’ermite la coquille nouvelle qu’il traîneaprès lui, mais bien plutôt comme un sel qui entre en contact avecun autre sel, en change la couleur, bien plus, la nature. Quand lapetite blanchisseuse avait dû dire à ses petites amies&|160;:«&|160;Imaginez-vous, je ne l’aurais pas cru, eh bien, lademoiselle c’en est une aussi&|160;», pour moi ce n’était passeulement un vice d’abord insoupçonné d’elles qu’elles ajoutaient àla personne d’Albertine, mais la découverte qu’elle était une autrepersonne, une personne comme elles, parlant la même langue, ce qui,en la faisant compatriote d’autres, me la rendait encore plusétrangère à moi, prouvait que ce que j’avais eu d’elle, ce que jeportais dans mon cœur, ce n’était qu’un tout petit peu d’elle, etque le reste qui prenait tant d’extension de ne pas être seulementcette chose si mystérieusement importante, un désir individuel,mais de lui être commune avec d’autres, elle me l’avait toujourscaché, elle m’en avait tenu à l’écart, comme une femme qui m’eûtcaché qu’elle était d’un pays ennemi et espionne, et qui même eûtagi plus traîtreusement encore qu’une espionne, car celle-ci netrompe que sur sa nationalité, tandis qu’Albertine c’était sur sonhumanité la plus profonde, sur ce qu’elle n’appartenait pas àl’humanité commune, mais à une race étrange qui s’y mêle, s’y cacheet ne s’y fond jamais. J’avais justement vu deux peintures d’Elstiroù dans un paysage touffu il y a des femmes nues. Dans l’uned’elles, l’une des jeunes filles lève le pied comme Albertinedevait faire quand elle l’offrait à la blanchisseuse. De l’autrepied elle pousse à l’eau l’autre jeune fille qui gaiement résiste,la cuisse levée, son pied trempant à peine dans l’eau bleue. Je merappelais maintenant que la levée de la cuisse y faisait le mêmeméandre de cou de cygne avec l’angle du genou, que faisait la chutede la cuisse d’Albertine quand elle était à côté de moi sur le lit,et j’avais voulu souvent lui dire qu’elle me rappelait cespeintures. Mais je ne l’avais pas fait pour ne pas éveiller en ellel’image de corps nus de femmes. Maintenant je la voyais à côté dela blanchisseuse et de ses amies, recomposer le groupe que j’avaistant aimé quand j’étais assis au milieu des amies d’Albertine àBalbec. Et si j’avais été un amateur sensible à la seule beautéj’aurais reconnu qu’Albertine le recomposait mille fois plus beau,maintenant que les éléments en étaient les statues nues de déessescomme celles que les grands sculpteurs éparpillaient à Versaillessous les bosquets ou donnaient dans les bassins à laver et à poliraux caresses du flot. Maintenant je la voyais à côté de lablanchisseuse, jeunes filles au bord de l’eau, dans leur doublenudité de marbres féminins, au milieu d’une touffe de végétationset trempant dans l’eau comme des bas-reliefs nautiques. Mesouvenant de ce qu’Albertine était sur mon lit, je croyais voir sacuisse recourbée, je la voyais, c’était un col de cygne, ilcherchait la bouche de l’autre jeune fille. Alors je ne voyais mêmeplus une cuisse, mais le col hardi d’un cygne, comme celui qui dansune étude frémissante cherche la bouche d’une Léda qu’on voit danstoute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu’il n’ya qu’un cygne et qu’elle semble plus seule, de même qu’on découvreau téléphone les inflexions d’une voix qu’on ne distingue pas tantqu’elle n’est pas dissociée d’un visage où l’on objective sonexpression. Dans cette étude, le plaisir, au lieu d’aller vers laface qui l’inspire et qui est absente, remplacée par un cygneinerte, se concentre dans celle qui le ressent. Par instant lacommunication était interrompue entre mon cœur et ma mémoire. Cequ’Albertine avait fait avec la blanchisseuse ne m’était plussignifié que par des abréviations quasi algébriques qui ne mereprésentaient plus rien&|160;; mais cent fois par heure le courantinterrompu était rétabli, et mon cœur était brûlé sans pitié par unfeu d’enfer, tandis que je voyais Albertine ressuscitée par majalousie, vraiment vivante, se raidir sous les caresses de lapetite blanchisseuse à qui elle disait&|160;: «&|160;Tu me mets auxanges.&|160;» Comme elle était vivante au moment où elle commettaitses fautes, c’est-à-dire au moment où moi-même je me trouvais, ilne me suffisait pas de connaître cette faute, j’aurais vouluqu’elle sût que je la connaissais. Aussi, si dans ces moments-là jeregrettais de penser que je ne la reverrais jamais, ce regretportait la marque de ma jalousie et, tout différent du regretdéchirant des moments où je l’aimais, n’était que le regret de nepas pouvoir lui dire&|160;: «&|160;Tu croyais que je ne sauraisjamais ce que tu as fait après m’avoir quitté, eh bien je saistout, la blanchisseuse au bord de la Loire, tu lui disais&|160;:«&|160;Tu me mets aux anges&|160;», j’ai vu la morsure.&|160;» Sansdoute je me disais&|160;: «&|160;Pourquoi me tourmenter&|160;?Celle qui a eu du plaisir avec la blanchisseuse n’est plus rien,donc n’était pas une personne dont les actions gardent de lavaleur. Elle ne se dit pas que je sais. Mais elle ne se dit pas nonplus que je ne sais pas puisqu’elle ne se dit rien.&|160;» Mais ceraisonnement me persuadait moins que la vue de son plaisir qui meramenait au moment où elle l’avait éprouvé. Ce que nous sentonsexiste seul pour nous, et nous le projetons dans le passé, dansl’avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives dela mort. Si mon regret qu’elle fût morte subissait dans cesmoments-là l’influence de ma jalousie et prenait cette forme siparticulière, cette influence s’étendait à mes rêves d’occultisme,d’immortalité qui n’étaient qu’un effort pour tâcher de réaliser ceque je désirais. Aussi, à ces moments-là, si j’avais pu réussir àl’évoquer en faisant tourner une table comme autrefois Bergottecroyait que c’était possible, ou à la rencontrer dans l’autre viecomme le pensait l’abbé X., je ne l’aurais souhaité que pour luirépéter&|160;: «&|160;Je sais pour la blanchisseuse. Tu luidisais&|160;: tu me mets aux anges&|160;; j’ai vu lamorsure.&|160;» Ce qui vint à mon secours contre cette image de lablanchisseuse, ce fut – certes quand elle eut un peu duré – cetteimage elle-même parce que nous ne connaissons vraiment que ce quiest nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité unchangement de ton qui nous frappe, ce à quoi l’habitude n’a pasencore substitué ses pâles fac-similés. Mais ce fut surtout cefractionnement d’Albertine en de nombreux fragments, en denombreuses Albertines, qui était son seul mode d’existence en moi.Des moments revinrent où elle n’avait été que bonne, ouintelligente, ou sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports.Et ce fractionnement, n’était-il pas, au fond, juste qu’il mecalmât&|160;? Car s’il n’était pas en lui-même quelque chose deréel, s’il tenait à la forme successive des heures où elle m’étaitapparue, forme qui restait celle de ma mémoire comme la courburedes projections de ma lanterne magique tenait à la courbure desverres colorés, ne représentait-il pas à sa manière une vérité,bien objective celle-là, à savoir que chacun de nous n’est pas un,mais contient de nombreuses personnes qui n’ont pas toutes la mêmevaleur morale, et que, si l’Albertine vicieuse avait existé, celan’empêchait pas qu’il y en eût eu d’autres, celle qui aimait àcauser avec moi de Saint-Simon dans sa chambre&|160;; celle qui, lesoir où je lui avais dit qu’il fallait nous séparer, avait dit sitristement&|160;: «&|160;Ce pianola, cette chambre, penser que jene reverrai jamais tout cela&|160;» et, quand elle avait vul’émotion que mon mensonge avait fini par me communiquer, s’étaitécriée avec une pitié si sincère&|160;: «&|160;Oh&|160;! non, toutplutôt que de vous faire de la peine, c’est entendu, je nechercherai pas à vous revoir.&|160;» Alors je ne fus plusseul&|160;; je sentis disparaître cette cloison qui nous séparait.Du moment que cette Albertine bonne était revenue, j’avais retrouvéla seule personne à qui je pusse demander l’antidote dessouffrances qu’Albertine me causait. Certes je désirais toujourslui parler de l’histoire de la blanchisseuse, mais ce n’était plusen manière de cruel triomphe et pour lui montrer méchamment ce queje savais. Comme je l’aurais fait si Albertine avait été vivante,je lui demandai tendrement si l’histoire de la blanchisseuse étaitvraie. Elle me jura que non, qu’Aimé n’était pas très véridique etque, voulant paraître avoir bien gagné l’argent que je lui avaisdonné, il n’avait pas voulu revenir bredouille et avait fait direce qu’il avait voulu à la blanchisseuse. Sans doute Albertinen’avait cessé de me mentir. Pourtant, dans le flux et le reflux deses contradictions je sentais qu’il y avait eu une certaineprogression à moi due. Qu’elle ne m’eût même pas fait, au début,des confidences (peut-être, il est vrai, involontaires dans unephrase qui échappe) je n’en eusse pas juré. Je ne me rappelaisplus. Et puis elle avait de si bizarres façons d’appeler certaineschoses que cela pouvait signifier cela ou non, mais le sentimentqu’elle avait eu de ma jalousie l’avait ensuite portée à rétracteravec horreur ce qu’elle avait d’abord complaisamment avoué.D’ailleurs, Albertine n’avait même pas besoin de me dire cela. Pourêtre persuadé de son innocence il me suffisait de l’embrasser, etje le pouvais maintenant qu’était tombée la cloison qui nousséparait, pareille à celle impalpable et résistante qui après unebrouille s’élève entre deux amoureux et contre laquelle sebriseraient les baisers. Non, elle n’avait besoin de rien me dire.Quoi qu’elle eût fait, quoi qu’elle eût voulu, la pauvre petite, ily avait des sentiments en lesquels, par-dessus ce qui nousdivisait, nous pouvions nous unir. Si l’histoire était vraie, et siAlbertine m’avait caché ses goûts, c’était pour ne pas me faire dechagrin. J’eus la douceur de l’entendre dire à cette Albertine-là.D’ailleurs en avais-je jamais connu une autre&|160;? Les deux plusgrandes causes d’erreur dans nos rapports avec un autre êtresont&|160;: avoir soi-même bon cœur, ou bien, cet autre être,l’aimer. On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule.Cela suffit&|160;; alors, dans les longues heures d’espérance ou detristesse on fabrique une personne, on compose un caractère. Etquand plus tard on fréquente la personne aimée on ne peut pas plus,devant quelque cruelle réalité qu’on soit placé, ôter ce caractèrebon, cette nature de femme nous aimant, à l’être qui a tel regard,telle épaule que nous ne pouvons, quand elle vieillit, ôter sonpremier visage à une personne que nous connaissons depuis sajeunesse. J’évoquai le beau regard bon et pitoyable de cetteAlbertine-là, ses grosses joues, son cou aux larges grains. C’étaitl’image d’une morte, mais, comme cette morte vivait, il me fut aiséde faire immédiatement ce que j’eusse fait infailliblement si elleavait été auprès de moi de son vivant (ce que je ferais si jedevais jamais la retrouver dans une autre vie), je luipardonnai.

Les instants que j’avais vécus auprès de cette Albertine-làm’étaient si précieux que j’eusse voulu n’en avoir laissé échapperaucun. Or parfois, comme on rattrape les bribes d’une fortunedissipée, j’en retrouvais qui avaient semblé perdus&|160;: ennouant un foulard derrière mon cou au lieu de devant, je merappelai une promenade à laquelle je n’avais jamais repensé et où,pour que l’air froid ne pût venir sur ma gorge, Albertine mel’avait arrangé de cette manière après m’avoir embrassé. Cettepromenade si simple, restituée à ma mémoire par un geste si humble,me fit le plaisir de ces objets intimes ayant appartenu à une mortechérie, que nous rapporte la vieille femme de chambre et qui onttant de prix pour nous&|160;; mon chagrin s’en trouvait enrichi, etd’autant plus que, ce foulard, je n’y avais jamais repensé.

Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris sonvol&|160;; des hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi.Je me rendais compte que ce grand amour prolongé pour Albertineétait comme l’ombre du sentiment que j’avais eu pour elle, enreproduisait les diverses parties et obéissait aux mêmes lois quela réalité sentimentale qu’il reflétait au-delà de la mort. Car jesentais bien que si je pouvais entre mes pensées pour Albertinemettre quelque intervalle, d’autre part, si j’en avais mis trop, jene l’aurais plus aimée&|160;; elle me fût par cette coupure devenueindifférente, comme me l’était maintenant ma grand’mère. Trop detemps passé sans penser à elle eût rompu dans mon souvenir lacontinuité, qui est le principe même de la vie, qui pourtant peutse ressaisir après un certain intervalle de temps. N’en avait-ilpas été ainsi de mon amour pour Albertine quand elle vivait, lequelavait pu se renouer après un assez long intervalle dans lequelj’étais resté sans penser à elle&|160;? Or mon souvenir devaitobéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longsintervalles, car il ne faisait, comme une aurore boréale, querefléter après la mort d’Albertine le sentiment que j’avais eu pourelle, il était comme l’ombre de mon amour.

D’autres fois mon chagrin prenait tant de formes que parfois jene le reconnaissais plus&|160;; je souhaitais d’avoir un grandamour, je voulais chercher une personne qui vivrait auprès de moi,cela me semblait le signe que je n’aimais plus Albertine quandc’était celui que je l’aimais toujours&|160;; car le besoind’éprouver un grand amour n’était, tout autant que le désird’embrasser les grosses joues d’Albertine, qu’une partie de monregret. C’est quand je l’aurais oubliée que je pourrais trouverplus sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le regretd’Albertine, parce que c’était lui qui faisait naître en moi lebesoin d’une sœur, le rendait inassouvissable. Et au fur et àmesure que mon regret d’Albertine s’affaiblirait, le besoin d’unesœur, lequel n’était qu’une forme inconsciente de ce regret,deviendrait moins impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de monamour ne suivirent pas dans leur décroissance une marche égalementrapide. Il y avait des heures où j’étais décidé à me marier, tantle premier subissait une profonde éclipse, le second au contrairegardant une grande force. Et, en revanche, plus tard mes souvenirsjaloux s’étant éteints, tout d’un coup parfois une tendresse meremontait au cœur pour Albertine, et alors, pensant à mes amourspour d’autres femmes, je me disais qu’elle les aurait compris,partagées – et son vice devenait comme une cause d’amour. Parfoisma jalousie renaissait dans des moments où je ne me souvenais plusd’Albertine, bien que ce fût d’elle alors que j’étais jaloux. Jecroyais l’être d’Andrée à propos de qui on m’apprit à ce moment-làune aventure qu’elle avait. Mais Andrée n’était pour moi qu’unprête-nom, qu’un chemin de raccord, qu’une prise de courant qui nereliait indirectement à Albertine. C’est ainsi qu’en rêve on donneun autre visage, un autre nom, à une personne sur l’identitéprofonde de laquelle on ne se trompe pas pourtant. En somme, malgréles flux et les reflux qui contrariaient dans ces cas particulierscette loi générale, les sentiments que m’avait laissés Albertineeurent plus de peine à mourir que le souvenir de leur causepremière. Non seulement les sentiments, mais les sensations.Différent en cela de Swann qui, lorsqu’il avait commencé à ne plusaimer Odette, n’avait même plus pu recréer en lui la sensation deson amour, je me sentais encore revivant un passé qui n’était plusque l’histoire d’un autre&|160;; mon «&|160;moi&|160;» en quelquesorte mi-partie, tandis que son extrémité supérieure était déjàdure et refroidie, brûlait encore à sa base chaque fois qu’uneétincelle y refaisait passer l’ancien courant, même quand depuislongtemps mon esprit avait cessé de concevoir Albertine. Et aucuneimage d’elle n’accompagnant les palpitations cruelles, les larmesqu’apportait à mes yeux un vent froid soufflant, comme à Balbec,sur les pommiers déjà roses, j’en arrivais à me demander si larenaissance de ma douleur n’était pas due à des causes toutespathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d’unsouvenir et la dernière période d’un amour n’était pas plutôt ledébut d’une maladie de cœur.

Il y a, dans certaines affections, des accidents secondaires quele malade est trop porté à confondre avec la maladie elle-même.Quand ils cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de laguérison qu’il n’avait cru. Telle avait été la souffrance causée –la complication amenée – par les lettres d’Aimé relativement àl’établissement de douches et à la petite blanchisseuses. Mais unmédecin de l’âme qui m’eût visité eût trouvé que, pour le reste,mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j’étaisun homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongésdans le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours unecontradiction entre le souvenir vivant d’Albertine et laconnaissance que j’avais de sa mort. Mais cette contradiction étaiten quelque sorte l’inverse de ce qu’elle était autrefois. L’idéequ’Albertine était morte, cette idée qui, les premiers temps,venait battre si furieusement en moi l’idée qu’elle était vivante,que j’étais obligé de me sauver devant elle comme les enfants àl’arrivée de la vague, cette idée de sa mort, à la faveur même deces assauts incessants, avait fini par conquérir en moi la placequ’y occupait récemment encore l’idée de sa vie. Sans que je m’enrendisse compte, c’était maintenant cette idée de la mortd’Albertine – non plus le souvenir présent de sa vie – qui faisaitpour la plus grande partie le fond de mes inconscientes songeries,de sorte que, si je les interrompais tout à coup pour réfléchir surmoi-même, ce qui me causait de l’étonnement, ce n’était pas, commeles premiers jours, qu’Albertine si vivante en moi pût n’existerplus sur la terre, pût être morte, mais qu’Albertine, quin’existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée sivivante en moi. Maçonné par la contiguïté des souvenirs qui sesuivent l’un l’autre, le noir tunnel sous lequel ma penséerêvassait depuis trop longtemps pour qu’elle prît même plus garde àlui s’interrompait brusquement d’un intervalle de soleil, laissantvoir au loin un univers souriant et bleu où Albertine n’était plusqu’un souvenir indifférent et plein de charme. Est-ce celle-là, medisais-je, qui est la vraie, ou bien l’être qui, dans l’obscuritéoù je roulais depuis si longtemps, me semblait la seuleréalité&|160;? Le personnage que j’avais été il y a si peu de tempsencore et qui ne vivait que dans la perpétuelle attente du momentoù Albertine viendrait lui dire bonsoir et l’embrasser, une sortede multiplication de moi-même me faisait paraître ce personnagecomme n’étant plus qu’une faible partie, à demi dépouillée, de moi,et comme une fleur qui s’entr’ouvre j’éprouvais la fraîcheurrajeunissante d’une exfoliation. Au reste, ces brèves illuminationsne me faisaient peut-être que mieux prendre conscience de mon amourpour Albertine, comme il arrive pour toutes les idées tropconstantes, qui ont besoin d’une opposition pour s’affirmer. Ceuxqui ont vécu pendant la guerre de 1870, par exemple, disent quel’idée de la guerre avait fini par leur sembler naturelle, nonparce qu’ils ne pensaient pas assez à la guerre mais parce qu’ils ypensaient toujours. Et pour comprendre combien c’est un faitétrange et considérable que la guerre, il fallait, quelque choseles arrachant à leur obsession permanente, qu’ils oubliassent uninstant que la guerre régnait, se retrouvassent pareils à ce qu’ilsétaient quand on était en paix, jusqu’à ce que tout à coup sur leblanc momentané se détachât, enfin distincte, la réalitémonstrueuse que depuis longtemps ils avaient cessé de voir, nevoyant pas autre chose qu’elle.

Si encore ce retrait en moi des différents souvenirs d’Albertines’était au moins fait, non pas par échelons, mais simultanément,également, de front, sur toute la ligne de ma mémoire, lessouvenirs de ses trahisons s’éloignant en même temps que ceux de sadouceur, l’oubli m’eût apporté de l’apaisement. Il n’en était pasainsi. Comme sur une plage où la marée descend irrégulièrement,j’étais assailli par la morsure de tel de mes soupçons quand déjàl’image de sa douce présence était retirée trop loin de moi pourpouvoir m’apporter son remède. Pour les trahisons j’en avaissouffert, parce que, en quelque année lointaine qu’elles eussent eulieu, pour moi elles n’étaient pas anciennes&|160;; mais j’ensouffris moins quand elles le devinrent, c’est-à-dire quand je meles représentai moins vivement, car l’éloignement d’une chose estproportionné plutôt à la puissance visuelle de la mémoire quiregarde, qu’à la distance réelle des jours écoulés, comme lesouvenir d’un rêve de la dernière nuit, qui peut nous paraître pluslointain dans son imprécision et son effacement qu’un événement quidate de plusieurs années. Mais bien que l’idée de la mortd’Albertine fit des progrès en moi, le reflux de la sensationqu’elle était vivante, s’il ne les arrêtait pas, les contrecarraitcependant et empêchait qu’ils fussent réguliers. Et je me rendscompte maintenant que, pendant cette période-là (sans doute à causede cet oubli des heures où elle avait été cloîtrée chez moi et qui,à force d’effacer chez moi la souffrance de fautes qui mesemblaient presque indifférentes parce que je savais qu’elle ne lescommettait pas, étaient devenues comme autant de preuvesd’innocence), j’eus le martyre de vivre habituellement avec uneidée tout aussi nouvelle que celle qu’Albertine était morte(jusque-là je partais toujours de l’idée qu’elle était vivante),avec une idée que j’aurais crue tout aussi impossible à supporteret qui, sans que je m’en aperçusse, formant peu à peu le fond de maconscience, s’y substituait à l’idée qu’Albertine étaitinnocente&|160;: c’était l’idée qu’elle était coupable. Quand jecroyais douter d’elle, je croyais au contraire en elle&|160;; demême je pris pour point de départ de mes autres idées la certitude– souvent démentie comme l’avait été l’idée contraire – lacertitude de sa culpabilité tout en m’imaginant que je doutaisencore. Je dus souffrir beaucoup pendant cette période-là, mais jeme rends compte qu’il fallait que ce fût ainsi. On ne guérit d’unesouffrance qu’à condition de l’éprouver pleinement. En protégeantAlbertine de tout contact, en me forgeant l’illusion qu’elle étaitinnocente, aussi bien que plus tard en prenant pour base de mesraisonnements la pensée qu’elle vivait, je ne faisais que retarderl’heure de la guérison, parce que je retardais les longues heuresqui devaient se dérouler préalablement à la fin des souffrancesnécessaires. Or sur ces idées de la culpabilité d’Albertine,l’habitude, quand elle s’exercerait, le ferait suivant les mêmeslois que j’avais déjà éprouvées au cours de ma vie. De même que lenom de Guermantes avait perdu la signification et le charme d’uneroute bordée de fleurs aux grappes violettes et rougeâtres et duvitrail de Gilbert le Mauvais, la présence d’Albertine, celle desvallonnements bleus de la mer, les noms de Swann, du lift, de laprincesse de Guermantes et de tant d’autres, tout ce qu’ils avaientsignifié pour moi, ce charme et cette signification laissant en moiun simple mot qu’ils trouvaient assez grand pour vivre tout seul,comme quelqu’un qui vient mettre en train un serviteur le mettra aucourant et après quelques semaines se retire, de même la puissancedouloureuse de la culpabilité d’Albertine serait renvoyée hors demoi par l’habitude. D’ailleurs d’ici là, comme au cours d’uneattaque faite de deux côtés à la fois, dans cette action del’habitude deux alliés se prêteraient réciproquement main forte.C’est parce que cette idée de la culpabilité d’Albertinedeviendrait pour moi une idée plus probable, plus habituelle,qu’elle deviendrait moins douloureuse. Mais, d’autre part, parcequ’elle serait moins douloureuse, les objections faites à lacertitude de cette culpabilité et qui n’étaient inspirées à monintelligence que par mon désir de ne pas trop souffrir tomberaientune à une, et, chaque action précipitant l’autre, je passeraisassez rapidement de la certitude de l’innocence d’Albertine à lacertitude de sa culpabilité. Il fallait que je vécusse avec l’idéede la mort d’Albertine, avec l’idée de ses fautes, pour que cesidées me devinssent habituelles, c’est-à-dire pour que je pusseoublier ces idées et enfin oublier Albertine elle-même.

Je n’en étais pas encore là. Tantôt c’était ma mémoire rendueplus claire par une excitation intellectuelle – telle une lecture –qui renouvelait mon chagrin, d’autres fois c’était au contraire monchagrin qui était soulevé, par exemple par l’angoisse d’un tempsorageux qui portait plus haut, plus près de la lumière, quelquesouvenir de notre amour.

D’ailleurs ces reprises de mon amour pour Albertine mortepouvaient se produire après un intervalle d’indifférence seméd’autres curiosités, comme après le long intervalle qui avaitcommencé après le baiser refusé de Balbec et pendant lequel jem’étais bien plus soucié de Mme de Guermantes, d’Andrée,de Mlle de Stermaria&|160;; il avait repris quandj’avais recommencé à la voir souvent. Or, même maintenant, despréoccupations différentes pouvaient réaliser une séparation –d’avec une morte, cette fois – où elle me devenait plusindifférente. Et même plus tard, quand je l’aimai moins, cela restapourtant pour moi un de ces désirs dont on se fatigue vite, maisqui reprennent quand on les a laissés reposer quelque temps. Jepoursuivais une vivante, puis une autre, puis je revenais à mamorte. Souvent c’était dans les parties les plus obscures demoi-même, quand je ne pouvais plus me former aucune idée netted’Albertine, qu’un nom venait par hasard exciter chez moi desréactions douloureuses que je ne croyais plus possibles, comme cesmourants chez qui le cerveau ne pense plus et dont on fait secontracter un membre en y enfonçant une aiguille. Et, pendant delongues périodes, ces excitations se trouvaient m’arriver sirarement que j’en venais à rechercher moi-même les occasions d’unchagrin, d’une crise de jalousie, pour tâcher de me rattacher aupassé, de mieux me souvenir d’elle. Comme le regret d’une femmen’est qu’un amour reviviscent et reste soumis aux mêmes lois quelui, la puissance de mon regret était accrue par les mêmes causesqui du vivant d’Albertine eussent augmenté mon amour pour elle etau premier rang desquelles avaient toujours figuré la jalousie etla douleur. Mais le plus souvent ces occasions – car une maladie,une guerre, peuvent durer bien au delà de ce que la sagesse la plusprévoyante avait supputé – naissaient à mon insu et me causaientdes chocs si violents que je songeais bien plus à me protégercontre la souffrance qu’à leur demander un souvenir.

D’ailleurs un mot n’avait même pas besoin, comme Chaumont, de serapporter à un soupçon (même une syllabe commune à deux nomsdifférents suffisait à ma mémoire – comme à un électricien qui secontente du moindre corps bon conducteur – pour rétablir le contactentre Albertine et mon cœur) pour qu’il réveillât ce soupçon, pourêtre le mot de passe, le magique sésame entr’ouvrant la porte d’unpassé dont on ne tenait plus compte parce que, ayant assez de levoir, à la lettre on ne le possédait plus&|160;; on avait étédiminué de lui, on avait cru de par cette ablation sa proprepersonnalité changée en sa forme, comme une figure qui perdraitavec un angle un côté&|160;; certaines phrases, par exemple, où ily avait le nom d’une rue, d’une route où Albertine avait pu setrouver suffisaient pour incarner une jalousie virtuelle,inexistante, à la recherche d’un corps, d’une demeure, de quelquefixation matérielle, de quelque réalisation particulière. Souventc’était tout simplement pendant mon sommeil que, par ces«&|160;reprises&|160;», ces «&|160;da capo&|160;» du rêve quitournent d’un seul coup plusieurs pages de la mémoire, plusieursfeuillets du calendrier me ramenaient, me faisaient rétrograder àune impression douloureuse mais ancienne, qui depuis longtempsavait cédé la place à d’autres et qui redevenait présente.D’habitude, elle s’accompagnait de toute une mise en scènemaladroite mais saisissante, qui, me faisant illusion, mettait sousmes yeux, faisait entendre à mes oreilles ce qui désormais dataitde cette nuit-là. D’ailleurs, dans l’histoire d’un amour et de sesluttes contre l’oubli, le rêve ne tient-il pas une place plusgrande même que la veille, lui qui ne tient pas compte desdivisions infinitésimales du temps, supprime les transitions,oppose les grands contrastes, défait en un instant le travail deconsolation si lentement tissé pendant le jour et nous ménage, lanuit, une rencontre avec celle que nous aurions fini par oublier àcondition toutefois de ne pas la revoir&|160;? Car, quoi qu’ondise, nous pouvons avoir parfaitement en rêve l’impression que cequi se passe est réel. Cela ne serait impossible que pour desraisons tirées de notre expérience qui à ce moment-là nous estcachée. De sorte que cette vie invraisemblable nous semble vraie.Parfois, par un défaut d’éclairage intérieur lequel, vicieux,faisait manquer la pièce, mes souvenirs bien mis en scène medonnant l’illusion de la vie, je croyais vraiment avoir donnérendez-vous à Albertine, la retrouver&|160;; mais alors je mesentais incapable de marcher vers elle, de proférer les mots que jevoulais lui dire, de rallumer pour la voir le flambeau qui s’étaitéteint – impossibilités qui étaient simplement, dans mon rêve,l’immobilité, le mutisme, la cécité du dormeur – comme brusquementon voit dans la projection manquée d’une lanterne magique unegrande ombre, qui devrait être cachée, effacer la silhouette despersonnages, et qui est celle de la lanterne elle-même, ou celle del’opérateur. D’autres fois Albertine se trouvait dans mon rêve, etvoulait de nouveau me quitter sans que sa résolution parvînt àm’émouvoir. C’est que de ma mémoire avait pu filtrer dansl’obscurité de mon sommeil un rayon avertisseur, et ce qui, logé enAlbertine, ôtait à ses actes futurs, au départ qu’elle annonçait,toute importance, c’était l’idée qu’elle était morte. Souvent cesouvenir qu’Albertine était morte se combinait sans la détruireavec la sensation qu’elle était vivante. Je causais avecelle&|160;; pendant que je parlais ma grand’mère allait et venaitdans le fond de la chambre. Une partie de son menton était tombéeen miettes, comme un marbre rongé, mais je ne trouvais à cela riend’extraordinaire. Je disais à Albertine que j’aurais des questionsà lui poser relativement à l’établissement de douches de Balbec età une certaine blanchisseuse de Touraine, mais je remettais cela àplus tard puisque nous avions tout le temps et que rien ne pressaitplus. Elle me promettait qu’elle ne faisait rien de mal et qu’elleavait seulement, la veille, embrassé sur les lèvres MlleVinteuil. «&|160;Comment&|160;? elle est ici&|160;? – Oui, il estmême temps que je vous quitte, car je dois aller la voir tout àl’heure.&|160;» Et comme, depuis qu’Albertine était morte, je ne latenais plus prisonnière chez moi comme dans les derniers temps desa vie, sa visite à Mlle Vinteuil m’inquiétait. Je nevoulais pas le laisser voir. Albertine me disait qu’elle n’avaitfait que l’embrasser, mais elle devait recommencer à mentir commeau temps où elle niait tout. Tout à l’heure elle ne se contenteraitprobablement pas d’embrasser Mlle Vinteuil. Sans doute,à un certain peint de vue j’avais tort de m’en inquiéter ainsi,puisque, à ce qu’on dit, les morts ne peuvent rien sentir, rienfaire. On le dit, mais cela n’empêchait pas que ma grand’mère quiétait morte continuait pourtant à vivre depuis plusieurs années, eten ce moment allait et venait dans la chambre. Et sans doute, unefois que j’étais réveillé, cette idée d’une morte qui continue àvivre aurait dû me devenir aussi impossible à comprendre qu’elle mel’est à l’expliquer. Mais je l’avais déjà formée tant de fois, aucours de ces périodes passagères de folie que sont nos rêves quej’avais fini par me familiariser avec elle&|160;; la mémoire desrêves peut devenir durable s’ils se répètent assez souvent. Etlongtemps après, mon rêve fini, je restais tourmenté de ce baiserqu’Albertine m’avait dit avoir donné en des paroles que je croyaisentendre encore. Et, en effet, elles avaient dû passer bien près demes oreilles puisque c’est moi-même qui les avais prononcées.

Toute la journée, je continuais à causer avec Albertine, jel’interrogeais, je lui pardonnais, je réparais l’oubli des chosesque j’avais toujours voulu lui dire pendant sa vie. Et tout d’uncoup j’étais effrayé de penser qu’à l’être évoqué par la mémoire, àqui s’adressaient tous ces propos, aucune réalité ne correspondîtplus, que fussent détruites les différentes parties du visageauxquelles la poussée continue de la volonté de vivre, aujourd’huianéantie, avait seule donné l’unité d’une personne. D’autres fois,sans que j’eusse rêvé, dès mon réveil je sentais que le vent avaittourné en moi&|160;; il soufflait froid et continu d’une autredirection venue du fond du passé, me rapportant la sonneried’heures lointaines, des sifflements de départ que je n’entendaispas d’habitude. Un jour j’essayai de prendre un livre, un roman deBergotte que j’avais particulièrement aimé. Les personnagessympathiques m’y plaisaient beaucoup, et bien vite repris par lecharme du livre, je me mis à souhaiter comme un plaisir personnelque la femme méchante fût punie&|160;; mes yeux se mouillèrentquand le bonheur des fiancés fut assuré. «&|160;Mais alors,m’écriai-je avec désespoir, de ce que j’attache tant d’importance àce qu’a pu faire Albertine je ne peux pas conclure que sapersonnalité est quelque chose de réel qui ne peut être aboli, queje la retrouverai un jour pareil au ciel, si j’appelle de tant devœux, attends avec tant d’impatience, accueille avec tant de larmesle succès d’une personne qui n’a jamais existé que dansl’imagination de Bergotte, que je n’ai jamais vue, dont je suislibre de me figurer à mon gré le visage&|160;!&|160;» D’ailleurs,dans ce roman il y avait des jeunes filles séduisantes, descorrespondances amoureuses, des allées désertes où l’on serencontre, cela me rappelait qu’on peut aimer clandestinement, celaréveillait ma jalousie, comme si Albertine avait encore pu sepromener dans des allées désertes. Et il y était aussi questiond’un homme qui revoit après cinquante ans une femme qu’il a aiméejeune, ne la reconnaît pas, s’ennuie auprès d’elle. Et cela merappelait que l’amour ne dure pas toujours et me bouleversait commesi j’étais destiné à être séparé d’Albertine et à la retrouver avecindifférence dans mes vieux jours. Si j’apercevais une carte deFrance mes yeux effrayés s’arrangeaient à ne pas rencontrer laTouraine pour que je ne fusse pas jaloux, et, pour que je ne fussepas malheureux, la Normandie où étaient marqués au moins Balbec etDoncières, entre lesquels je situais tous ces chemins que nousavions couverts tant de fois ensemble. Au milieu d’autres noms devilles ou de villages de France, noms qui n’étaient que visibles ouaudibles, le nom de Tours, par exemple, semblait composédifféremment, non plus d’images immatérielles, mais de substancesvénéneuses qui agissaient de façon immédiate sur mon cœur dontelles accéléraient et rendaient douloureux les battements. Et sicette force s’étendait jusqu’à certains noms, devenus par elle sidifférents des autres, comment en restant plus près de moi, en mebornant à Albertine elle-même, pouvais-je m’étonner, qu’émanantd’une fille probablement pareille à toute autre, cette forceirrésistible sur moi, et pour la production de laquelle n’importequelle autre femme eût pu servir, eût été le résultat d’unenchevêtrement et de la mise en contact de rêves, de désirs,d’habitudes, de tendresses, avec l’interférence requise desouffrances et de plaisirs alternés&|160;? Et cela continuait aprèssa mort, la mémoire suffisant à entretenir la vie réelle, qui estmentale. Je me rappelais Albertine descendant de wagon et me disantqu’elle avait envie d’aller à Saint-Martin-le-Vêtu, et je larevoyais aussi avant avec son polo abaissé sur ses joues&|160;; jeretrouvais des possibilités de bonheur vers lesquelles jem’élançais me disant&|160;: «&|160;Nous aurions pu aller ensemblejusqu’à Incarville, jusqu’à Doncières.&|160;» Il n’y avait pas unestation près de Balbec où je ne la revisse, de sorte que cetteterre, comme un pays mythologique conservé, me rendait vivantes etcruelles les légendes les plus anciennes, les plus charmantes, lesplus effacées par ce qui avait suivi de mon amour. Ah&|160;! quellesouffrance s’il me fallait jamais coucher à nouveau dans ce lit deBalbec, autour du cadre de cuivre duquel, comme autour d’un pivotimmuable, d’une barres fixe, s’était déplacée, avait évolué ma vie,appuyant successivement à lui de gaies conversations avec magrand’mère, l’horreur de sa mort, les douces caresses d’Albertine,la découverte de son vice, et maintenant une vie nouvelle où,apercevant les bibliothèques vitrées où se reflétait la mer, jesavais qu’Albertine n’entrerait jamais plus&|160;! N’était-il pas,cet hôtel de Balbec, comme cet unique décor de maison des théâtresde province, où l’on joue depuis des années les pièces les plusdifférentes, qui a servi pour une comédie, pour une premièretragédie, pour une deuxième, pour une pièce purement poétique, cethôtel qui remontait déjà assez loin dans mon passé&|160;? Le faitque cette seule partie restât toujours la même, avec ses murs, sesbibliothèques, sa glace, au cours de nouvelles époques de ma vie,me faisait mieux sentir que, dans le total, c’était le reste,c’était moi-même qui avais changé, et me donnait ainsi cetteimpression que les mystères de la vie, de l’amour, de la mort,auxquels les enfants croient dans leur optimisme ne pas participer,ne sont pas des parties réservées, mais qu’on s’aperçoit avec unedouloureuse fierté qu’ils ont fait corps au cours des années avecvotre propre vie.

J’essayais parfois de prendre les journaux. Mais la lecture desjournaux m’en était odieuse, et de plus elle n’était pasinoffensive. En effet, en nous de chaque idée, comme d’un carrefourdans une forêt, partent tant de routes différentes, qu’au moment oùje m’y attendais le moins je me trouvais devant un nouveausouvenir. Le titre de la mélodie de Fauré, le Secret,m’avait mené au «&|160;secret du Roi&|160;» du duc de Broglie, lenom de Broglie à celui de Chaumont, ou bien le mot deVendredi-Saint m’avait fait penser au Golgotha, le Golgotha àl’étymologie de ce mot qui paraît l’équivalent de Calvusmons, Chaumont. Mais, par quelque chemin que je fusse arrivé àChaumont, à ce moment j’étais frappé d’un choc si cruel que dèslors je ne pensais plus qu’à me garer contre la douleur. Quelquesinstants après le choc, l’intelligence qui, comme le bruit dutonnerre, ne voyage pas aussi vite m’en apportait la raison.Chaumont m’avait fait penser aux Buttes-Chaumont où MmeBontemps m’avait dit qu’Andrée allait souvent avec Albertine,tandis qu’Albertine m’avait dit n’avoir jamais vu lesButtes-Chaumont. À partir d’un certain âge nos souvenirs sonttellement entre-croisés les uns avec les autres que la chose àlaquelle on pense, le livre qu’on lit n’a presque plusd’importance. On a mis de soi-même partout, tout est fécond, toutest dangereux, et on peut faire d’aussi précieuses découvertes quedans les Pensées de Pascal dans une réclame pour unsavon.

Sans doute, un fait comme celui des Buttes-Chaumont, qui àl’époque m’avait paru futile, était en lui-même, contre Albertine,bien moins grave, moins décisif que l’histoire de la doucheuse oude la blanchisseuse. Mais d’abord un souvenir qui vientfortuitement à nous trouve en nous une puissance intacted’imaginer, c’est-à-dire, dans ce cas, de souffrir, que nous avonsusée en partie, quand c’est nous au contraire qui avonsvolontairement appliqué notre esprit à recréer un souvenir. Maisces derniers (les souvenirs concernant la doucheuse et lablanchisseuse), toujours présents quoique obscurcis dans mamémoire, comme ces meubles placés dans la pénombre d’une galerie etauxquels, sans les distinguer, on évite pourtant de se cogner, jem’étais habitué à eux. Au contraire il y avait longtemps que jen’avais pensé aux Buttes-Chaumont, ou, par exemple, au regardd’Albertine dans la glace du casino de Balbec, ou au retardinexpliqué d’Albertine le soir où je l’avais tant attendue après lasoirée Guermantes, à toutes ces parties de sa vie qui restaienthors de mon cœur et que j’aurais voulu connaître pour qu’ellespussent s’assimiler, s’annexer à lui, y rejoindre les souvenirsplus doux qu’y formaient une Albertine intérieure et vraimentpossédée. Soulevant un coin du voile lourd de l’habitude(l’habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre vie nouscache à peu près tout l’univers, et, dans une nuit profonde, sousleur étiquette inchangée, substitue aux poisons les plus dangereuxou les plus enivrants de la vie quelque chose d’anodin qui neprocure pas de délices), un tel souvenir me revenait comme aupremier jour, avec cette fraîche et perçante nouveauté d’une saisonreparaissante, d’un changement dans la routine de nos heures, qui,dans le domaine des plaisirs aussi, si nous montons en voiture parun premier beau jour de printemps, ou sortons de chez nous au leverdu soleil, nous font remarquer nos actions insignifiantes avec uneexaltation lucide qui fait prévaloir cette intense minute sur letotal des jours antérieurs. Je me retrouvais au sortir de la soiréechez la princesse de Guermantes, attendant l’arrivée d’Albertine.Les jours anciens recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés,sont eux-mêmes ensevelis sous ceux qui les suivent. Mais chaquejour ancien est resté déposé en nous comme, dans une bibliothèqueimmense où il y a de plus vieux livres, un exemplaire que sansdoute personne n’ira jamais demander. Pourtant que ce jour ancien,traversant la translucidité des époques suivantes, remonte à lasurface et s’étende en nous qu’il couvre tout entier, alors,pendant un moment, les noms reprennent leur ancienne signification,les êtres leur ancien visage, nous notre âme d’alors, et noussentons, avec une souffrance vague mais devenue supportable et quine durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles etqui nous angoissaient tant alors. Notre «&|160;moi&|160;» est faitde la superposition de nos états successifs. Mais cettesuperposition n’est pas immuable comme la stratification d’unemontagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à lasurface des couches anciennes. Je me retrouvais après la soiréechez la princesse de Guermantes, attendant l’arrivée d’Albertine.Qu’avait-elle fait cette nuit-là&|160;? M’avait-elle trompé&|160;?Avec qui&|160;? Les révélations d’Aimé, même si je les acceptais,ne diminuaient en rien pour moi l’intérêt anxieux, désolé, de cettequestion inattendue, comme si chaque Albertine différente, chaquesouvenir nouveau, posait un problème de jalousie particulier auquelles solutions des autres ne pouvaient pas s’appliquer. Mais jen’aurais pas voulu savoir seulement avec quelle femme elle avaitpassé cette nuit-là, mais quel plaisir particulier cela luireprésentait, ce qui se passait à ce moment-là en elle.Quelquefois, à Balbec, Françoise était allée la chercher, m’avaitdit l’avoir trouvée penchée à sa fenêtre, l’air inquiet, chercheur,comme si elle attendait quelqu’un. Mettons que j’apprisse que lajeune fille attendue était Andrée, quel était l’état d’esprit danslequel Albertine l’attendait, cet état d’esprit caché derrière leregard inquiet et chercheur&|160;? Ce goût, quelle importanceavait-il pour Albertine&|160;? quelle place tenait-il dans sespréoccupations&|160;? Hélas, en me rappelant mes propres agitationschaque fois que j’avais remarqué une jeune fille qui me plaisait,quelquefois seulement quand j’avais entendu parler d’elle sansl’avoir vue, mon souci de me faire beau, d’être avantagé, messueurs froides, je n’avais pour me torturer qu’à imaginer ce mêmevoluptueux émoi chez Albertine. Et déjà c’était assez pour metorturer, pour me dire qu’à côté de cela des conversationssérieuses avec moi sur Stendhal et Victor Hugo avaient dû bien peupeser pour elle, pour sentir son cœur attiré vers d’autres êtres,se détacher du mien, s’incarner ailleurs. Mais l’importance mêmeque ce désir devait avoir pour elle et les réserves qui seformaient autour de lui ne pouvaient pas me révéler ce que,qualitativement, il était, bien plus, comment elle le qualifiaitquand elle s’en parlait à elle-même. Dans la souffrance physique aumoins nous n’avons pas à choisir nous-même notre douleur. Lamaladie la détermine et nous l’impose. Mais dans la jalousie ilnous faut essayer en quelque sorte des souffrances de tout genre etde toute grandeur, avant de nous arrêter à celle qui nous paraîtpouvoir convenir. Et quelle difficulté plus grande quand il s’agitd’une souffrance comme de sentir celle qu’on aimait éprouvant duplaisir avec des êtres différents de nous, qui lui donnent dessensations que nous ne sommes pas capables de lui donner, ou qui dumoins, par leur configuration, leur aspect, leurs façons, luireprésentent tout autre chose que nous. Ah&|160;! qu’Albertinen’avait-elle aimé Saint-Loup&|160;! comme il me semble que j’eussemoins souffert&|160;! Certes nous ignorons la sensibilitéparticulière de chaque être, mais d’habitude nous ne savons mêmepas que nous l’ignorons, car cette sensibilité des autres nous estindifférente. Pour ce qui concernait Albertine, mon malheur ou monbonheur eût dépendu de ce qu’était cette sensibilité&|160;; jesavais bien qu’elle m’était inconnue, et qu’elle me fût inconnuem’était déjà une douleur. Les désirs, les plaisirs inconnus queressentait Albertine, une fois j’eus l’illusion de les voir quand,quelque temps après la mort d’Albertine, Andrée vint chez moi.

Pour la première fois elle me semblait belle, je me disais queces cheveux presque crépus, ces yeux sombres et cernés, c’étaitsans doute ce qu’Albertine avait tant aimé, la matérialisationdevant moi de ce qu’elle portait dans sa rêverie amoureuse, de cequ’elle voyait par les regards anticipateurs du désir le jour oùelle avait voulu si précipitamment revenir de Balbec.

Comme une sombre fleur inconnue qui m’était par delà le tombeaurapportée des profondeurs d’un être où je n’avais pas su ladécouvrir, il me semblait, exhumation inespérée d’une reliqueinestimable, voir devant moi le désir incarné d’Albertine qu’Andréeétait pour moi, comme Vénus était le désir de Jupiter. Andréeregrettait Albertine, mais je sentis tout de suite qu’elle ne luimanquait pas. Éloignée de force de son amie par la mort, ellesemblait avoir pris aisément son parti d’une séparation définitive,que je n’eusse pas osé lui demander quand Albertine était vivante,tant j’aurais craint de ne pas arriver à obtenir le consentementd’Andrée. Elle semblait au contraire accepter sans difficulté cerenoncement, mais précisément au moment où il ne pouvait plus meprofiter. Andrée m’abandonnait Albertine, mais morte, et ayantperdu pour moi non seulement sa vie mais, rétrospectivement, un peude sa réalité, puisque je voyais qu’elle n’était pas indispensable,unique pour Andrée qui avait pu la remplacer par d’autres.

Du vivant d’Albertine, je n’eusse pas osé demander à Andrée desconfidences sur le caractère de leur amitié entre elles et avecl’amie de Mlle Vinteuil, n’étant pas certain, sur lafin, qu’Andrée ne répétât pas à Albertine tout ce que je luidisais. Maintenant un tel interrogatoire, même s’il devait êtresans résultat, serait au moins sans danger. Je parlai à Andrée, nonsur un ton interrogatif mais comme si je l’avais su de tout temps,peut-être par Albertine, du goût qu’elle-même Andrée avait pour lesfemmes et de ses propres relations avec Mlle Vinteuil.Elle avoua tout cela sans aucune difficulté, en souriant. De cetaveu je pouvais tirer de cruelles conséquences&|160;; d’abord parcequ’Andrée, si affectueuse et coquette avec bien des jeunes gens àBalbec, n’aurait donné lieu pour personne à la suppositiond’habitudes qu’elle ne niait nullement, de sorte que, par voied’analogie, en découvrant cette Andrée nouvelle je pouvais penserqu’Albertine les eût confessées avec la même facilité à tout autrequ’à moi, qu’elle sentait jaloux. Mais, d’autre part, Andrée ayantété la meilleure amie d’Albertine, et celle pour laquelle celle-ciétait probablement revenue exprès de Balbec, maintenant qu’Andréeavait ces goûts, la conclusion qui devait s’imposer à mon espritétait qu’Albertine et Andrée avaient toujours eu des relationsensemble. Certes, comme en présence d’une personne étrangère onn’ose pas toujours prendre connaissance du présent qu’elle vousremet et dont on ne défera l’enveloppe que quand ce donataire seraparti, tant qu’Andrée fut là je ne rentrai pas en moi-même pour yexaminer la douleur qu’elle m’apportait, et que je sentais biencauser déjà à mes serviteurs physiques, les nerfs, le cœur, degrands troubles dont par bonne éducation je feignais de ne pasm’apercevoir, parlant au contraire le plus gracieusement du mondeavec la jeune fille que j’avais pour hôte sans détourner mesregards vers ces incidents intérieurs. Il me fut particulièrementpénible d’entendre Andrée me dire en parlant d’Albertine&|160;:«&|160;Ah&|160;! oui, elle aimait bien qu’on allât se promener dansla vallée de Chevreuse.&|160;» À l’univers vague et inexistant oùse passaient les promenades d’Albertine et d’Andrée, il me semblaitque celle-ci venait, par une création postérieure et diabolique,d’ajouter une vallée maudite. Je sentais qu’Andrée allait me diretout ce qu’elle faisait avec Albertine, et, tout en essayant parpolitesse, par habileté, par amour-propre, peut-être parreconnaissance, de me montrer de plus en plus affectueux, tandisque l’espace que j’avais pu concéder encore à l’innocenced’Albertine se rétrécissait de plus en plus, il me semblaitm’apercevoir que, malgré mes efforts, je gardais l’aspect figé d’unanimal autour duquel un cercle progressivement resserré estlentement décrit par l’oiseau fascinateur, qui ne se presse pasparce qu’il est sûr d’atteindre quand il le voudra la victime quine lui échappera plus. Je la regardais pourtant, et avec ce quireste d’enjouement, de naturel et d’assurance aux personnes quiveulent faire semblant de ne pas craindre qu’on les hypnotise enles fixant, je dis à Andrée cette phrase incidente&|160;: «&|160;Jene vous en avais jamais parlé de peur de vous fâcher, mais,maintenant qu’il nous est doux de parler d’elle, je puis bien vousdire que je savais depuis bien longtemps les relations de ce genreque vous aviez avec Albertine. D’ailleurs, cela vous fera plaisirquoique vous le sachiez déjà&|160;: Albertine vous adorait.&|160;»Je dis à Andrée que c’eût été une grande curiosité pour moi si elleavait voulu me laisser la voir, même simplement en se bornant à descaresses qui ne la gênassent pas trop devant moi, faire cela aveccelles des amies d’Albertine qui avaient ces goûts, et je nommaiRosemonde, Berthe, toutes les amies d’Albertine, pour savoir.«&|160;Outre que pour rien au monde je ne ferais ce que vous ditesdevant vous, me répondit Andrée, je ne crois pas qu’aucune decelles que vous dites ait ces goûts.&|160;» Me rapprochant malgrémoi du monstre qui m’attirait, je répondis&|160;:«&|160;Comment&|160;! vous n’allez pas me faire croire que de toutevotre bande il n’y avait qu’Albertine avec qui vous fissiezcela&|160;! – Mais je ne l’ai jamais fait avec Albertine. – Voyons,ma petite Andrée, pourquoi nier des choses que je sais depuis aumoins trois ans&|160;; je n’y trouve rien de mal, au contraire.Justement, à propos du soir où elle voulait tant aller le lendemainavec vous chez Mme Verdurin, vous vous souvenezpeut-être… &|160;» Avant que j’eusse continué ma phrase, je visdans les yeux d’Andrée, qu’il faisait pointus comme ces pierresqu’à cause de cela les joailliers ont de la peine à employer,passer un regard préoccupé, comme ces têtes de privilégiés quisoulèvent un coin du rideau avant qu’une pièce soit commencée etqui se sauvent aussitôt pour ne pas être aperçus. Ce regard inquietdisparut, tout était rentré dans l’ordre, mais je sentais que toutce que je verrais maintenant ne serait plus qu’arrangé facticementpour moi. À ce moment je m’aperçus dans la glace&|160;; je fusfrappé d’une certaine ressemblance entre moi et Andrée. Si jen’avais pas cessé depuis longtemps de me raser et que je n’eusse euqu’une ombre de moustache, cette ressemblance eût été presquecomplète. C’était peut-être en regardant, à Balbec, ma moustachequi repoussait à peine qu’Albertine avait subitement eu ce désirimpatient, furieux, de revenir à Paris. «&|160;Mais je ne peuxpourtant pas dire ce qui n’est pas vrai pour la simple raison quevous ne le trouveriez pas mal. Je vous jure que je n’ai jamais rienfait avec Albertine, et j’ai la conviction qu’elle détestait ceschoses-là. Les gens qui vous ont dit cela vous ont menti, peut-êtredans un but intéressé&|160;», me dit-elle d’un air interrogateur etméfiant. «&|160;Enfin soit, puisque vous ne voulez pas me ledire&|160;», répondis-je. Je préférais avoir l’air de ne pasvouloir donner une preuve que je ne possédais pas. Pourtant jeprononçai vaguement et à tout hasard le nom des Buttes-Chaumont.«&|160;J’ai pu aller aux Buttes-Chaumont avec Albertine, maisest-ce un endroit qui a quelque chose de particulièrementmal&|160;?&|160;» Je lui demandai si elle ne pourrait pas en parlerà Gisèle qui, à une certaine époque, avait intimement connuAlbertine. Mais Andrée me déclara, qu’après une infamie que venaitde lui faire dernièrement Gisèle, lui demander un service était laseule chose qu’elle refuserait toujours de faire pour moi.«&|160;Si vous la voyez, ajouta-t-elle, ne lui dites pas ce que jevous ai dit d’elle, inutile de m’en faire une ennemie. Elle sait ceque je pense d’elle, mais j’ai toujours mieux aimé éviter avec elleles brouilles violentes qui n’amènent que des raccommodements. Etpuis elle est dangereuse. Mais vous comprenez que, quand on a lu lalettre que j’ai eue il y a huit jours sous les yeux et où ellementait avec une telle perfidie, rien, même les plus belles actionsdu monde, ne peuvent effacer le souvenir de cela.&|160;» En somme,si Andrée ayant ces goûts au point de ne s’en cacher nullement, etAlbertine ayant eu pour elle la grande affection que trèscertainement elle avait, malgré cela Andrée n’avait jamais eu derelations charnelles avec Albertine et avait toujours ignoréqu’Albertine eût de tels goûts, c’est qu’Albertine ne les avaitpas, et n’avait eu avec personne les relations que plus qu’avecaucune autre elle aurait eues avec Andrée. Aussi quand Andrée futpartie, je m’aperçus que son affirmation si nette m’avait apportédu calme. Mais peut-être était-elle dictée par le devoir, auquelAndrée se croyait obligée envers la morte dont le souvenir existaitencore en elle, de ne pas laisser croire ce qu’Albertine lui avaitsans doute, pendant sa vie, demandé de nier.

Les romanciers prétendent souvent, dans une introduction, qu’envoyageant dans un pays ils ont rencontré quelqu’un qui leur araconté la vie d’une personne. Ils laissent alors la parole à cetami de rencontre, et le récit qu’il leur fait, c’est précisémentleur roman. Ainsi la vie de Fabrice del Dongo fut racontée àStendhal par un chanoine de Padoue. Combien nous voudrions, quandnous aimons, c’est-à-dire quand l’existence d’une autre personnenous semble mystérieuse, trouver un tel narrateur informé&|160;! Etcertes il existe. Nous-même, ne racontons-nous pas souvent, sansaucune passion, la vie de telle ou telle femme à un de nos amis, ouà un étranger, qui ne connaissaient rien de ses amours et nousécoutent avec curiosité&|160;? L’homme que j’étais quand je parlaisà Bloch de la princesse de Guermantes, de Mme Swann, cetêtre-là existait qui eût pu me parler d’Albertine, cet être-làexiste toujours… mais nous ne le rencontrons jamais. Il me semblaitque, si j’avais pu trouver des femmes qui l’eussent connue, j’eusseappris tout ce que j’ignorais. Pourtant, à des étrangers il eût dûsembler que personne autant que moi ne pouvait connaître sa vie.Même ne connaissais-je pas sa meilleure amie, Andrée&|160;? C’estainsi que l’on croit que l’ami d’un ministre doit savoir la véritésur certaines affaires ou ne pourra pas être impliqué dans unprocès. Seul, à l’user, l’ami a appris que, chaque fois qu’ilparlait politique au ministre, celui-ci restait dans desgénéralités et lui disait tout au plus ce qu’il y avait dans lesjournaux, ou que, s’il a eu quelque ennui, ses démarchesmultipliées auprès du ministre ont abouti chaque fois à un«&|160;ce n’est pas en mon pouvoir&|160;» sur lequel l’ami estlui-même sans pouvoir. Je me disais&|160;: «&|160;Si j’avais puconnaître tels témoins&|160;!&|160;» desquels, si je les avaisconnus, je n’aurais probablement pas pu obtenir plus que d’Andrée,dépositaire elle-même d’un secret qu’elle ne voulait pas livrer.Différant en cela encore de Swann qui, quand il ne fut plus jaloux,cessa d’être curieux de ce qu’Odette avait pu faire avecForcheville, même, après ma jalousie passée, connaître lablanchisseuse d’Albertine, des personnes de son quartier, yreconstituer sa vie, ses intrigues, cela seul avait du charme pourmoi. Et comme le désir vient toujours d’un prestige préalable,comme il était advenu pour Gilberte, pour la duchesse deGuermantes, ce furent, dans ces quartiers où avait autrefois vécuAlbertine, les femmes de son milieu que je recherchai et dontseules j’eusse pu désirer la présence. Même sans rien pouvoir enapprendre, c’étaient les seules femmes vers lesquelles je mesentais attiré, étant celles qu’Albertine avait connues ou qu’elleaurait pu connaître, femmes de son milieu ou des milieux où elle seplaisait, en un mot celles qui avaient pour moi le prestige de luiressembler ou d’être de celles qui lui eussent plu. Me rappelantainsi soit Albertine elle-même, soit le type pour lequel elle avaitsans doute une préférence, ces femmes éveillaient en moi unsentiment cruel de jalousie ou de regret, qui plus tard, quand monchagrin s’apaisa, se mua en une curiosité non exempte de charme. Etparmi ces dernières, surtout les filles du peuple, à cause de cettevie si différente de celle que je connaissais, et qui est la leur.Sans doute, c’est seulement par la pensée qu’on possède des choses,et on ne possède pas un tableau parce qu’on l’a dans sa salle àmanger si on ne sait pas le comprendre, ni un pays parce qu’on yréside sans même le regarder. Mais enfin j’avais autrefoisl’illusion de ressaisir Balbec quand, à Paris, Albertine venait mevoir et que je la tenais dans mes bras. De même je prenais uncontact, bien étroit et furtif d’ailleurs, avec la vie d’Albertine,l’atmosphère des ateliers, une conversation de comptoir, l’âme destaudis, quand j’embrassais une ouvrière. Andrée, ces autres femmes,tout cela par rapport à Albertine – comme Albertine avait étéelle-même par rapport à Balbec – étaient de ces substituts deplaisirs se remplaçant l’un l’autre en dégradations successives,qui nous permettent de nous passer de celui que nous ne pouvonsplus atteindre, voyage à Balbec ou amour d’Albertine (comme le faitd’aller au Louvre voir un Titien qui y fut jadis console de nepouvoir aller à Venise), de ces plaisirs qui, séparés les uns desautres par des nuances indiscernables, font de notre vie comme unesuite de zones concentriques, contiguës, harmoniques et dégradées,autour d’un désir premier qui a donné le ton, éliminé ce qui ne sefond pas avec lui et répandu la teinte maîtresse (comme celam’était arrivé aussi, par exemple, pour la duchesse de Guermanteset pour Gilberte). Andrée, ces femmes, étaient pour le désir, queje savais ne plus pouvoir exaucer, d’avoir auprès de moi Albertinece qu’un soir, avant que je connusse Albertine autrement que devue, avait été l’ensoleillement tortueux et frais d’une grappe deraisin.

Associées maintenant au souvenir de mon amour, lesparticularités physiques et sociales d’Albertine, malgré lesquellesje l’avais aimée, orientaient au contraire mon désir vers ce qu’ileût autrefois le moins naturellement choisi&|160;: des brunes de lapetite bourgeoisie. Certes, ce qui commençait partiellement àrenaître en moi, c’était cet immense désir que mon amour pourAlbertine n’avait pu assouvir, cet immense désir de connaître lavie que j’éprouvais autrefois sur les routes de Balbec, dans lesrues de Paris, ce désir qui m’avait fait tant souffrir quand,supposant qu’il existait aussi au cœur d’Albertine, j’avais voulula priver des moyens de le contenter avec d’autres que moi.Maintenant que je pouvais supporter l’idée de son désir, commecette idée était aussitôt éveillée par le mien ces deux immensesappétits coïncidaient, j’aurais voulu que nous pussions nous ylivrer ensemble, je me disais&|160;: «&|160;cette fille lui auraitplu&|160;», et par ce brusque détour pensant à elle et à sa mort,je me sentais trop triste pour pouvoir poursuivre plus loin mondésir. Comme autrefois le côté de Méséglise et celui de Guermantesavaient établi les assises de mon goût pour la campagne etm’eussent empêché de trouver un charme profond dans un pays où iln’y aurait pas eu de vieille église, de bleuets, de boutons d’or,c’est de même en les rattachant en moi à un passé plein de charmeque mon amour pour Albertine me faisait exclusivement rechercher uncertain genre de femmes&|160;; je recommençais, comme avant del’aimer, à avoir besoin d’harmoniques d’elle qui fussentinterchangeables avec mon souvenir devenu peu à peu moins exclusif.Je n’aurais pu me plaire maintenant auprès d’une blonde et fièreduchesse, parce qu’elle n’eût éveillé en moi aucune des émotionsqui partaient d’Albertine, de mon désir d’elle, de la jalousie quej’avais eue de ses amours, de mes souffrances, de sa mort. Car nossensations pour être fortes ont besoin de déclencher en nousquelque chose de différent d’elles, un sentiment qui ne pourra pastrouver dans le plaisir de satisfaction mais qui s’ajoute au désir,l’enfle, le fait s’accrocher désespérément au plaisir. Au fur et àmesure que l’amour qu’avait éprouvé Albertine pour certaines femmesne me faisait plus souffrir, il rattachait ces femmes à mon passé,leur donnait quelque chose de plus réel, comme aux boutons d’or,aux aubépines le souvenir de Combray donnait plus de réalité qu’auxfleurs nouvelles. Même d’Andrée, je ne me disais plus avecrage&|160;: «&|160;Albertine l’aimait&|160;», mais au contraire,pour m’expliquer à moi-même mon désir, d’un air attendri&|160;:«&|160;Albertine l’aimait bien&|160;». Je comprenais maintenant lesveufs qu’on croit consolés et qui prouvent au contraire qu’ils sontinconsolables, parce qu’ils se remarient avec leur belle-sœur.Ainsi mon amour finissant semblait rendre possible pour moi denouvelles amours, et Albertine, comme ces femmes longtemps aiméespour elles-mêmes qui plus tard, sentant le goût de leur amants’affaiblir, conservent leur pouvoir en se contentant du rôled’entremetteuses, parait pour moi, comme la Pompadour pour LouisXV, de nouvelles fillettes. Même autrefois, mon temps était divisépar périodes où je désirais telle femme, ou telle autre. Quand lesplaisirs violents donnés par l’une étaient apaisés, je souhaitaiscelle qui donnait une tendresse presque pure, jusqu’à ce que lebesoin de caresses plus savantes ramenât le désir de la première.Maintenant ces alternances avaient pris fin, ou du moins l’une despériodes se prolongeait indéfiniment. Ce que j’aurais voulu, c’estque la nouvelle venue vînt habiter chez moi et me donnât le soiravant de me quitter un baiser familial de sœur. De sorte quej’aurais pu croire – si je n’avais fait l’expérience de la présenceinsupportable d’une autre – que je regrettais plus un baiser quecertaines lèvres, un plaisir qu’un amour, une habitude qu’unepersonne. J’aurais voulu aussi que les nouvelles venues pussent mejouer du Vinteuil comme Albertine, causer comme elle avec moid’Elstir. Tout cela était impossible. Leur amour ne vaudrait pas lesien, pensais-je, soit qu’un amour auquel s’annexaient tous cesépisodes, des visites aux musées, des soirées au concert, toute unevie compliquée qui permet des correspondances, des conversations,un flirt préliminaire aux relations elles-mêmes, une amitié graveaprès, possédât plus de ressources qu’un amour pour une femme quine sait que se donner, comme un orchestre plus qu’un piano&|160;;soit que, plus profondément, mon besoin du même genre de tendresseque me donnait Albertine, la tendresse d’une fille assez cultivéeet qui fût en même temps une sœur, ne fût – comme le besoin defemmes du même milieu qu’Albertine – qu’une reviviscence dusouvenir d’Albertine, du souvenir de mon amour pour elle. Et unefois de plus j’éprouvais d’abord que le souvenir n’est pasinventif, qu’il est impuissant à désirer rien d’autre, même rien demieux que ce que nous avons possédé&|160;; ensuite qu’il estspirituel, de sorte que la réalité ne peut lui fournir l’état qu’ilcherche&|160;; enfin que, s’appliquant à une personne morte, larenaissance qu’il incarne est moins celle du besoin d’aimer, auquelil fait croire, que celle du besoin de l’absente. De sorte que laressemblance avec Albertine, de la femme que j’avais choisie, laressemblance même, si j’arrivais à l’obtenir, de sa tendresse aveccelle d’Albertine, ne me faisaient que mieux sentir l’absence de ceque j’avais, sans le savoir, cherché, de ce qui était indispensablepour que renaquît mon bonheur, c’est-à-dire Albertine elle-même, letemps que nous avions vécu ensemble, le passé à la recherche duquelj’étais sans le savoir. Certes, par les jours clairs, Parism’apparaissait innombrablement fleuri de toutes les fillettes, nonque je désirais, mais qui plongeaient leurs racines dansl’obscurité du désir et des soirées inconnues d’Albertine. C’étaittelle de celles dont elle m’avait dit tout au début, quand elle nese méfiait pas de moi&|160;: «&|160;Elle est ravissante, cettepetite, comme elle a de jolis cheveux&|160;!&|160;» Toutes lescuriosités que j’avais eues autrefois de sa vie, quand je ne laconnaissais encore que de vue, et, d’autre part, tous mes désirs dela vie se confondaient en cette seule curiosité, voir Albertineavec d’autres femmes, peut-être parce que ainsi, elles parties, jeserais resté seul avec elle, le dernier et le maître. Et en voyantses hésitations, son incertitude en se demandant s’il valait lapeine de passer la soirée avec telle ou telle, sa satiété quandl’autre était partie, peut-être sa déception, j’eusse éclairé,j’eusse ramené à de justes proportions la jalousie que m’inspiraitAlbertine, parce que, la voyant ainsi les éprouver, j’aurais prisla mesure et découvert la limite de ses plaisirs. De combien deplaisirs, de quelle douce vie elle nous a privés, me disais-je, parcette farouche obstination à nier son goût&|160;! Et comme une foisde plus je cherchais quelle avait pu être la raison de cetteobstination, tout d’un coup le souvenir me revint d’une phrase queje lui avais dite à Balbec le jour où elle m’avait donné un crayon.Comme je lui reprochais de ne pas m’avoir laissé l’embrasser, jelui avais dit que je trouvais cela aussi naturel que je trouvaisignoble qu’une femme eût des relations avec une autre femme. Hélas,peut-être Albertine s’était-elle toujours rappelé cette phraseimprudente.

Je ramenais avec moi les filles qui m’eussent le moins plu, jelissais des bandeaux à la vierge, j’admirais un petit nez bienmodelé, une pâleur espagnole. Certes autrefois, même pour une femmeque je ne faisais qu’apercevoir sur une route de Balbec, dans unerue de Paris, j’avais senti ce que mon désir avait d’individuel, etque c’était le fausser que de chercher à l’assouvir avec un autreobjet. Mais la vie, en me découvrant peu à peu la permanence de nosbesoins, m’avait appris que faute d’un être il faut se contenterd’un autre, – et je sentais que ce que j’avais demandé à Albertine,une autre, Mlle de Stermaria, eût pu me le donner. Maisç’avait été Albertine&|160;; et entre la satisfaction de mesbesoins de tendresse et les particularités de son corps unentrelacement de souvenirs s’était fait tellement inextricable queje ne pouvais plus arracher à un désir de tendresse toute cettebroderie des souvenirs du corps d’Albertine. Elle seule pouvait medonner ce bonheur. L’idée de son unicité n’était plus un apriori métaphysique puisé dans ce qu’Albertine avaitd’individuel, comme jadis pour les passantes, mais un aposteriori constitué par l’imbrication contingente etindissoluble de mes souvenirs. Je ne pouvais plus désirer unetendresse sans avoir besoin d’elle, sans souffrir de son absence.Aussi la ressemblance même de la femme choisie, de la tendressedemandée, avec le bonheur que j’avais connu, ne me faisait quemieux sentir tout ce qui leur manquait pour qu’il pût renaître. Cemême vide que je sentais dans ma chambre depuis qu’Albertine étaitpartie, et que j’avais cru combler en serrant des femmes contremoi, je le retrouvais en elles. Elles ne m’avaient jamais parlé,elles, de la musique de Vinteuil, des Mémoires de Saint-Simon,elles n’avaient pas mis un parfum trop fort pour venir me voir,elles n’avaient pas joué à mêler leurs cils aux miens, touteschoses importantes parce qu’elles permettent, semble-t-il, de rêverautour de l’acte sexuel lui-même et de se donner l’illusion del’amour, mais en réalité parce qu’elles faisaient partie dusouvenir d’Albertine et que c’était elle que j’aurais voulutrouver. Ce que ces femmes avaient d’Albertine me faisait mieuxressentir ce que d’elle il leur manquait, et qui était tout, et quine serait plus jamais puisque Albertine était morte. Et ainsi monamour pour Albertine, qui m’avait attiré vers ces femmes, me lesrendait indifférentes, et peut-être mon regret d’Albertine et lapersistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur duréemes prévisions les plus pessimistes, n’auraient sans doute jamaischangé beaucoup, si leur existence, isolée du reste de ma vie,avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions etréactions d’une psychologie applicable à des états immobiles, etn’avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes semeuvent dans le temps comme les corps dans l’espace. Comme il y aune géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans le temps,où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus exactsparce qu’on n’y tiendrait pas compte du temps et d’une des formesqu’il revêt, l’oubli&|160;; l’oubli dont je commençais à sentir laforce et qui est un si puissant instrument d’adaptation à laréalité parce qu’il détruit peu à peu en nous le passé survivantqui est en constante contradiction avec elle. Et j’aurais vraimentbien pu deviner plus tôt qu’un jour je n’aimerais plus Albertine.Quand j’avais compris, par la différence qu’il y avait entre ce quel’importance de sa personne et de ses actions était pour moi etpour les autres, que mon amour était moins un amour pour elle qu’unamour en moi, j’aurais pu déduire diverses conséquences de cecaractère subjectif de mon amour, et, qu’étant un état mental, ilpouvait notamment survivre assez longtemps à la personne, maisaussi que n’ayant avec cette personne aucun lien véritable, n’ayantaucun soutien en dehors de soi, il devrait, comme tout état mental,même les plus durables, se trouver un jour hors d’usage, être«&|160;remplacé&|160;», et que ce jour-là tout ce qui semblaitm’attacher si doucement, indissolublement, au souvenir d’Albertinen’existerait plus pour moi. C’est le malheur des êtres de n’êtrepour nous que des planches de collections fort usables dans notrepensée. Justement à cause de cela on fonde sur eux des projets quiont l’ardeur de la pensée&|160;; mais la pensée se fatigue, lesouvenir se détruit, le jour viendrait où je donnerais volontiers àla première venue la chambre d’Albertine, comme j’avais sans aucunchagrin donné à Albertine la bille d’agate ou d’autres présents deGilberte.

Chapitre 2Mademoiselle de Forcheville

Ce n’était pas que je n’aimasse encore Albertine, nais déjà pasde la même façon que les derniers temps. Non, c’était à la façondes temps plus anciens où tout ce qui se rattachait à elle, lieuxet gens, me faisait éprouver une curiosité où il y avait plus decharme que de souffrance. Et, en effet, je sentais bien maintenantqu’avant de l’oublier tout à fait, avant d’atteindre àl’indifférence initiale, il me faudrait, comme un voyageur quirevient par la même route au point d’où il est parti, traverser ensens inverse tous les sentiments par lesquels j’avais passé avantd’arriver à mon grand amour. Mais ces fragments, ces moments dupassé ne sont pas immobiles, ils ont gardé la force terrible,l’ignorance heureuse de l’espérance qui s’élançait alors vers untemps devenu aujourd’hui le passé, mais qu’une hallucination nousfait un instant prendre rétrospectivement pour l’avenir. Je lisaisune lettre d’Albertine où elle m’avait annoncé sa visite pour lesoir et j’avais une seconde la joie de l’attente. Dans ces retourspar la même ligne d’un pays où l’on ne retournera jamais, où l’onreconnaît le nom, l’aspect de toutes les stations par où on a déjàpassé à l’aller, il arrive que, tandis qu’on est arrêté à l’uned’elles, en gare, on a un instant l’illusion qu’on repart, maisdans la direction du lieu d’où l’on vient, comme l’on avait fait lapremière fois. Tout de suite l’illusion cesse, mais une seconde ons’était senti de nouveau emporté&|160;: telle est la cruauté dusouvenir.

Parfois la lecture d’un roman un peu triste me ramenaitbrusquement en arrière, car certains romans sont comme de grandsdeuils momentanés, abolissent l’habitude, nous remettent en contactavec la réalité de la vie, mais pour quelques heures seulement,comme un cauchemar, puisque les forces de l’habitude, l’oubliqu’elles produisent, la gaîté qu’elles ramènent par l’impuissancedu cerveau à lutter contre elles et à recréer le vrai, l’emportentinfiniment sur la suggestion presque hypnotique d’un beau livrequi, comme toutes les suggestions, a des effets très courts.

Et pourtant, s’il ne peut pas, avant de revenir à l’indifférenced’où on était parti, se dispenser de couvrir en sens inverse lesdistances qu’on avait franchies pour arriver à l’amour, le trajet,la ligne qu’on suit, ne sont pas forcément les mêmes. Ils ont decommun de ne pas être directs parce que l’oubli pas plus quel’amour ne progresse régulièrement. Mais ils n’empruntent pasforcément les mêmes voies. Et dans celle que je suivis au retour,il y eut, au milieu d’un voyage confus, trois arrêts, dont je mesouviens à cause de la lumière qu’il y avait autour de moi alorsque j’étais déjà bien près de l’arrivée, étapes que je me rappelleparticulièrement, sans doute parce que j’y aperçus des choses quine faisaient pas partie de mon amour d’Albertine, ou du moins quine s’y rattachaient que dans la mesure où ce qui était déjà dansnotre âme avant un grand amour s’associe à lui, soit en lenourrissant, soit en le combattant, soit en faisant avec lui, pournotre intelligence qui analyse, contraste d’image.

La première de ces étapes commença au début de l’hiver, un beaudimanche de Toussaint où j’étais sorti. Tout en approchant du Bois,je me rappelais avec tristesse le retour d’Albertine venant mechercher du Trocadéro, car c’était la même journée, mais sansAlbertine. Avec tristesse et pourtant non sans plaisir tout demême, car la reprise en mineur, sur un ton désolé, du même motifqui avait empli ma journée d’autrefois, l’absence même de cetéléphonage de Françoise, de cette arrivée d’Albertine, qui n’étaitpas quelque chose de négatif mais la suppression dans la réalité dece que je me rappelais et qui donnait à la journée quelque chose dedouloureux, en faisait quelque chose de plus beau qu’une journéeunie et simple parce que ce qui n’y était plus, ce qui en avait étéarraché, y restait imprimé comme en creux.

Au Bois, je fredonnais des phrases de la sonate de Vinteuil. Jene souffrais plus beaucoup de penser qu’Albertine me l’avait jouée,car presque tous mes souvenirs d’elle étaient entrés dans ce secondétat chimique où ils ne causent plus d’anxieuse oppression au cœur,mais de la douceur. Par moment, dans les passages qu’elle jouait leplus souvent, où elle avait l’habitude de faire telle réflexion quime paraissait alors charmante, de suggérer telle réminiscence, jeme disais&|160;: «&|160;Pauvre petite&|160;», mais sans tristesse,en ajoutant seulement au passage musical une valeur de plus, unevaleur en quelque sorte historique et de curiosité, comme celle quele tableau de Charles&|160;Ier par Van Dyck, déjà sibeau par lui-même, acquiert encore du fait qu’il est entré dans lescollections nationales, par la volonté de Mme du Barryd’impressionner le Roi. Quand la petite phrase, avant dedisparaître tout à fait, se défit en ses divers éléments, où elleflotta encore un instant éparpillée, ce ne fut pas pour moi, commepour Swann, une messagère d’Albertine qui disparaissait. Ce n’étaitpas tout à fait les mêmes associations d’idées chez moi que chezSwann que la petite phrase avait éveillées. J’avais été surtoutsensible à l’élaboration, aux essais, aux reprises, au«&|160;devenir&|160;» d’une phrase qui se faisait durant la sonatecomme cet amour s’était fait durant ma vie. Et maintenant, sachantcombien chaque jour un élément de plus de mon amour s’en allait, lecôté jalousie, puis tel autre, revenant, en somme, peu à peu dansun vague souvenir à la faible amorce du début, c’était mon amourqu’il me semblait, en la petite phrase éparpillée, voir sedésagréger devant moi.

Comme je suivais les allées séparées d’un sous-bois, tenduesd’une gaze chaque jour amincie, le souvenir d’une promenade oùAlbertine était à côté de moi dans la voiture, où elle étaitrentrée avec moi, où je sentais qu’elle enveloppait ma vie, flottermaintenant autour de moi, dans la brume incertaine des branchesassombries au milieu desquelles le soleil couchant faisait briller,comme suspendue dans le vide, l’horizontalité clairsemée desfeuillages d’or, D’ailleurs, je tressaillais de moment en moment,comme tous ceux pour lesquels une idée fixe donne à toute femmearrêtée au coin d’une allée la ressemblance, l’identité possibleavec celle à qui on pense. «&|160;C’est peut-êtreelle&|160;!&|160;» On se retourne, la voiture continue à avancer eton ne revient pas en arrière. Ces feuillages, je ne me contentaispas de les voir avec les yeux de la mémoire, ils m’intéressaient,me touchaient comme ces pages purement descriptives au milieudesquelles un artiste, pour les rendre plus complètes, introduitune fiction, tout un roman&|160;; et cette nature prenait ainsi leseul charme de mélancolie qui pouvait aller jusqu’à mon cœur. Laraison de ce charme me parut être que j’aimais toujours autantAlbertine, tandis que la raison véritable était au contraire quel’oubli continuait à faire en moi des progrès que le souvenird’Albertine ne m’était plus cruel, c’est-à-dire avait changé&|160;;mais nous avons beau voir clair dans nos impressions, comme je crusalors voir clair dans la raison de ma mélancolie, nous ne savonspas remonter jusqu’à leur signification plus éloignée. Comme cesmalaises dont le médecin écoute son malade lui raconter l’histoireet à l’aide desquels il remonte à une cause plus profonde, ignoréedu patient, de même nos impressions, nos idées, n’ont qu’une valeurde symptômes. Ma jalousie étant tenue à l’écart par l’impression decharme et de douce tristesse que je ressentais, mes sens seréveillaient. Une fois de plus, comme lorsque j’avais cessé de voirGilberte, l’amour de la femme s’élevait de moi, débarrassé de touteassociation exclusive avec une certaine femme déjà aimée, etflottait comme ces essences qu’ont libérées des destructionsantérieures et qui errent en suspens dans l’air printanier, nedemandant qu’à s’unir à une nouvelle créature. Nulle part il negerme autant de fleurs, s’appelassent-elles «&|160;ne m’oubliezpas&|160;», que dans un cimetière. Je regardais les jeunes filesdont était innombrablement fleuri ce beau jour, comme j’eusse faitjadis de la voiture de Mme de Villeparisis ou de celleoù j’étais, par un même dimanche, venu avec Albertine. Aussitôt, auregard que je venais de poser sur telle ou telle d’entre elless’appariait immédiatement le regard curieux, furtif, entreprenant,reflétant d’insaisissables pensées, que leur eût à la dérobée jetéAlbertine et qui, géminant le mien d’une aile mystérieuse, rapideet bleuâtre, faisait passer dans ces allées, jusque-là sinaturelles, le frisson d’un inconnu dont mon propre désir n’eût passuffi à les renouveler s’il fût demeuré seul, car lui, pour moi,n’avait rien d’étranger.

D’ailleurs, à Balbec, quand j’avais désiré connaître Albertinela première fois, n’était-ce pas parce qu’elle m’avait sembléreprésentative de ces jeunes filles dont la vue m’avait si souventarrêté dans les rues, sur les routes, et que pour moi elle pouvaitrésumer leur vie&|160;? Et n’était-il pas naturel que maintenantl’étoile finissante de mon amour, dans lequel elles s’étaientcondensées, se dispersât de nouveau en cette poussière disséminéede nébuleuses&|160;? Toutes me semblaient des Albertine – l’imageque je portais en moi me la faisant retrouver partout – et même, audétour d’une allée, l’une d’elles qui remontait dans une automobileme la rappela tellement, était si exactement de la même corpulence,que je me demandai un instant si ce n’était pas elle que je venaisde voir, si on ne m’avait pas trompé en me faisant le récit de samort. Je la revoyais ainsi dans un angle d’allée, peut-être àBalbec, remontant en voiture de la même manière, alors qu’elleavait tant de confiance dans la vie. Et l’acte de cette jeune fillede remonter en automobile, je ne le constatais pas seulement avecmes yeux, comme la superficielle apparence qui se déroule sisouvent au cours d’une promenade&|160;: devenu une sorte d’actedurable, il me semblait s’étendre aussi dans le passé par ce côtéqui venait de lui être surajouté et qui s’appuyait sivoluptueusement, si tristement contre mon cœur. Mais déjà la jeunefille avait disparu.

Un peu plus loin je vis un groupe de trois jeunes filles un peuplus âgées, peut-être des jeunes femmes, dont l’allure élégante eténergique correspondait si bien à ce qui m’avait séduit le premierjour où j’avais aperçu Albertine et ses amies que j’emboîtai le pasà ces trois nouvelles jeunes filles et, au moment où elles prirentune voiture, j’en cherchai désespérément une autre dans tous lessens. Je la trouvai, mais trop tard. Je ne les rejoignis pas. Maisquelques jours plus tard, comme je rentrais, j’aperçus, sortant desous la voûte de notre maison, les trois jeunes filles que j’avaissuivies au Bois. C’était tout à fait, les deux brunes surtout, etun peu plus âgées seulement, de ces jeunes filles du monde quisouvent, vues de ma fenêtre, ou croisées dans la rue, m’avaientfait faire mille projets, aimer la vie, et que je n’avais puconnaître. La blonde avait un air un peu plus délicat, presquesouffrant, qui me plaisait moins. Ce fut pourtant elle qui futcause que je ne me contentai pas de les considérer un instant,mais, qu’ayant pris racine, je les contemplai avec ces regards qui,par leur fixité impossible à distraire, leur application comme à unproblème, semblent avoir conscience qu’il s’agit d’aller bien audelà de ce qu’on voit. Je les aurais sans doute laissé disparaîtrecomme tant d’autres si, au moment où elles passèrent devant moi, lablonde – était-ce parce que je les contemplais avec cetteattention&|160;? – ne m’eût lancé furtivement un premier regard,puis, m’ayant dépassé et retournant la tête vers moi, un second quiacheva de m’enflammer. Cependant, comme elle cessa de s’occuper demoi et se remit à causer avec ses amies, mon ardeur eût sans doutefini par tomber si elle n’avait été centuplée par le fait suivant.Ayant demandé au concierge qui elles étaient&|160;: «&|160;Ellesont demandé Mme la Duchesse, me dit-il. Je crois qu’iln’y en a qu’une qui la connaisse et que les autres l’avaientseulement accompagnée jusqu’à la porte. Voici le nom, je ne saispas si j’ai bien écrit.&|160;» Et je lus&|160;: MlleDéporcheville, que je rétablis aisément&|160;: d’Éporcheville,c’est-à-dire le nom ou à peu près, autant que je me souvenais, dela jeune fille d’excellente famille et apparentée vaguement auxGuermantes dont Robert m’avait parlé pour l’avoir rencontrée dansune maison de passe et avec laquelle il avait eu des relations. Jecomprenais maintenant la signification de son regard, pourquoi elles’était retournée et cachée de ses compagnes. Que de fois j’avaispensé à elle, me l’imaginant d’après le nom que m’avait dit Robert.Et voici que je venais de la voir, nullement différente de sesamies, sauf par ce regard dissimulé qui ménageait entre moi et elleune entrée secrète dans des parties de sa vie qui, évidemment,étaient cachées à ses amies, et qui me la faisaient paraître plusaccessible – presque à demi mienne – plus douce que ne sontd’habitude les jeunes filles de l’aristocratie. Dans l’esprit decelle-ci, entre elle et moi il y avait d’avance de commun lesheures que nous aurions pu passer ensemble si elle avait la libertéde me donner un rendez-vous. N’était-ce pas ce que son regard avaitvoulu m’exprimer avec une éloquence qui ne fut claire que pourmoi&|160;? Mon cœur battait de toutes ses forces, je n’aurais paspu dire exactement comment était faite Mlled’Éporcheville, je revoyais vaguement un blond visage aperçu decôté, mais j’étais amoureux fou d’elle. Tout d’un coup je m’avisaique je raisonnais comme si, entre les trois, Mlled’Éporcheville était précisément la blonde qui s’était retournée etm’avait regardée deux fois. Or le concierge ne me l’avait pas dit.Je revins à sa loge, l’interrogeai à nouveau, il me dit qu’il nepouvait me renseigner là-dessus, mais qu’il allait le demander à safemme qui les avait déjà vues une autre fois. Elle était en trainde faire l’escalier de service. Qui n’a eu, au cours de sa vie, deces incertitudes plus ou moins semblables à celles-là, etdélicieuses&|160;? Un ami charitable à qui on a décrit une jeunefille qu’on a vue au bal en conclut qu’elle devait être une de sesamies et vous invite avec elle. Mais, entre tant d’autres et sur unsimple portrait parlé, n’y-aura-t-il pas eu d’erreur commise&|160;?La jeune fille que vous allez voir tout à l’heure ne sera-t-ellepas une autre que celle que vous désirez&|160;? Ou au contrairen’allez-vous pas voir vous tendre la main en souriant précisémentcelle que vous souhaitiez qu’elle fût&|160;? Ce dernier cas, assezfréquent, sans être justifié toujours par un raisonnement aussiprobant que celui qui concernait Mlle d’Éporcheville,résulte d’une sorte d’intuition et aussi de ce souffle de chancequi parfois nous favorise. Alors, en la voyant, nous nousdisons&|160;: «&|160;C’était bien elle.&|160;» Je me rappelle que,dans la petite bande de jeunes filles se promenant au bord de lamer, j’avais deviné juste celle qui s’appelait Albertine Simonet.Ce souvenir me causa une douleur aiguë mais brève, et tandis que leconcierge cherchait sa femme, je songeais surtout – pensant àMlle d’Éporcheville et comme dans ces minutes d’attenteoù un nom, un renseignement qu’on a, on ne sait pourquoi, adapté àun visage se trouve un instant libre et flotte, prêt, s’il adhère àun nouveau visage, à rendre rétrospectivement le premier sur lequelil vous avait renseigné inconnu, innocent, insaisissable – que laconcierge allait peut-être m’apprendre que Mlled’Éporcheville était au contraire une des deux brunes. Dans ce cass’évanouissait l’être à l’existence duquel je croyais, que j’aimaisdéjà, que je ne songeais plus qu’à posséder, cette blonde etsournoise Mlle d’Éporcheville que la fatale réponseallait alors dissocier en deux éléments distincts, que j’avaisarbitrairement unis à la façon d’un romancier qui fond ensembledivers éléments empruntés à la réalité pour créer un personnageimaginaire, et qui, pris chacun à part – le nom ne corroborant pasl’intention du regard – perdaient toute signification. Dans ce casmes arguments se trouvaient détruits, mais combien ils setrouvèrent au contraire fortifiés quand le concierge revint me direque Mlle d’Éporcheville était bien la blonde.

Dès lors je ne pouvais plus croire à une homonymie. Le hasardeût été trop grand que sur ces trois jeunes filles l’une s’appelâtMlle d’Éporcheville, que ce fût justement (ce qui étaitla première vérification typique de ma supposition) celle quim’avait regardé de cette façon, presque en me souriant, et que cene fût pas celle qui allait dans les maisons de passe.

Alors commença une journée d’une folle agitation. Avant même departir acheter tout ce que je croyais propre à me parer pourproduire une meilleure impression quand j’irais voir Mmede Guermantes le surlendemain, jour où la jeune fille devait,m’avait dit le concierge, revenir voir la duchesse, chez qui jetrouverais ainsi une jeune fille facile et prendrais rendez-vousavec elle (car je trouverais bien le moyen de l’entretenir uninstant dans un coin du salon), j’allai pour plus de sûretétélégraphier à Robert pour lui demander le nom exact et ladescription de la jeune fille, espérant avoir sa réponse avant lesurlendemain (je ne pensais pas une seconde à autre chose, même pasà Albertine), décidé, quoi qu’il pût m’arriver d’ici là, dussé-jem’y faire descendre en chaise à porteur si j’étais malade, à faireune visite prolongée à la duchesse. Si je télégraphiais àSaint-Loup, ce n’est pas qu’il me restât des doutes sur l’identitéde la personne, et que la jeune fille vue et celle dont il m’avaitparlé fussent encore distinctes pour moi. Je ne doutais pasqu’elles n’en fissent qu’une seule. Mais dans mon impatienced’attendre le surlendemain, il m’était doux, c’était déjà pour moicomme un pouvoir secret sur elle, de recevoir une dépêche laconcernant, pleine de détails. Au télégraphe, tout en rédigeant madépêche avec l’animation de l’homme qu’échauffe l’espérance, jeremarquai combien j’étais moins désarmé maintenant que dans monenfance, et vis-à-vis de Mlle d’Éporcheville que deGilberte. À partir du moment où j’avais pris seulement la peined’écrire ma dépêche, l’employé n’avait plus qu’à la prendre, lesréseaux les plus rapides de communication électrique à latransmettre à l’étendue de la France et de la Méditerranée, et toutle passé noceur de Robert allait être appliqué à identifier lapersonne que je venais de rencontrer, se trouver au service duroman que je venais d’ébaucher et auquel je n’avais même plusbesoin de penser, car la réponse allait se charger de le conclureavant que vingt-quatre heures fussent accomplies. Tandisqu’autrefois, ramené des Champs-Élysées par Françoise, nourrissantseul à la maison d’impuissants désirs, ne pouvant user des moyenspratiques de la civilisation, j’aimais comme un sauvage ou même,car je n’avais pas la liberté de bouger, comme une fleur. À partirde ce moment mon temps se passa dans la fièvre&|160;; une absencede quarante-huit heures que mon père me demanda de faire avec luiet qui m’eût fait manquer la visite chez la duchesse me mit dansune rage et un désespoir tels que ma mère s’interposa et obtint demon père de me laisser à Paris. Mais pendant plusieurs heures macolère ne put s’apaiser, tandis que mon désir de Mlled’Éporcheville avait été centuplé par l’obstacle qu’on avait misentre nous, par la crainte que j’avais eue un instant que cesheures, auxquelles je souriais d’avance sans trêve, de ma visitechez Mme de Guermantes, comme à un bien certain que nulne pourrait m’enlever, n’eussent pas lieu. Certains philosophesdisent que le monde extérieur n’existe pas et que c’est ennous-même que nous développons notre vie. Quoi qu’il en soit,l’amour, même en ses plus humbles commencements, est un exemplefrappant du peu qu’est la réalité pour nous. M’eût-il falludessiner de mémoire un portrait de Mlle d’Éporcheville,donner sa description, son signalement, cela m’eût été impossible.Je l’avais aperçue de profil, bougeante, elle m’avait semblé jolie,simple, grande et blonde, je n’aurais pas pu en dire davantage.Mais toutes les réactions du désir, de l’anxiété, du coup mortelfrappé par la peur de ne pas la voir si mon père m’emmenait, toutcela, associé à une image qu’en somme je ne connaissais pas et dontil suffisait que je la susse agréable, constituait déjà un amour.Enfin le lendemain matin, après une nuit d’insomnie heureuse, jereçus la dépêche de Saint-Loup&|160;: «&|160;de l’Orgeville,de particule, orge la graminée, comme du seigle,ville comme une ville, petite, brune, boulotte, est en cemoment en Suisse.&|160;» Ce n’était pas elle&|160;!

Un instant avant que Françoise m’apportât la dépêche, ma mèreétait entrée dans ma chambre avec le courrier, l’avait posé sur monlit avec négligence, en ayant l’air de penser à autre chose. Et seretirant aussitôt pour me laisser seul, elle avait souri enpartant. Et moi, connaissant les ruses de ma chère maman et sachantqu’on pouvait toujours lire dans son visage sans crainte de setromper, si l’on prenait comme clef le désir de faire plaisir auxautres, je souris et pensai&|160;: «&|160;Il y a quelque chosed’intéressant pour moi dans le courrier, et maman a affecté cet airindifférent et distrait pour que ma surprise soit complète et pourne pas faire comme les gens qui vous ôtent la moitié de votreplaisir en vous l’annonçant. Et elle n’est pas restée là parcequ’elle a craint que par amour-propre je dissimule le plaisir quej’aurais et ainsi le ressente moins vivement.&|160;» Cependant, enallant vers la porte pour sortir elle avait rencontré Françoise quientrait chez moi, la dépêche à la main. Dès qu’elle me l’eutdonnée, ma mère avait forcé Françoise à rebrousser chemin etl’avait entraînée dehors, effarouchée, offensée et surprise. CarFrançoise considérait que sa charge comportait le privilège depénétrer à toute heure dans ma chambre et d’y rester s’il luiplaisait. Mais déjà, sur son visage, l’étonnement et la colèreavaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d’une pitiétranscendante et d’une ironie philosophique, liqueur visqueuse quesécrétait, pour guérir sa blessure, son amour-propre lésé. Pour nepas se sentir méprisée, elle nous méprisait. Aussi bienpensait-elle que nous étions des maîtres, c’est-à-dire des êtrescapricieux, qui ne brillent pas par l’intelligence et qui trouventleur plaisir à imposer par la peur à des personnes spirituelles, àdes domestiques, pour bien montrer qu’ils sont les maîtres, desdevoirs absurdes comme de faire bouillir l’eau en temps d’épidémie,de balayer ma chambre avec un linge mouillé, et d’en sortir aumoment où on avait justement l’intention d’y rester. Maman avaitposé le courrier tout près de moi, pour qu’il ne pût pasm’échapper. Mais je sentis que ce n’était que des journaux. Sansdoute y avait-il quelque article d’un écrivain que j’aimais et qui,écrivant rarement, serait pour moi une surprise. J’allai à lafenêtre, j’écartai les rideaux. Au-dessus du jour blême et brumeux,le ciel était tout rose comme, à cette heure, dans les cuisines,les fourneaux qu’on allume, et cette vue me remplit d’espérance etdu désir de passer la nuit et de m’éveiller à la petite stationcampagnarde où j’avais vu la laitière aux joues roses.

Pendant ce temps-là j’entendais Françoise qui, indignée qu’onl’eût chassée de ma chambre où elle considérait qu’elle avait sesgrandes entrées, grommelait&|160;: «&|160;Si c’est pas malheureux,un enfant qu’on a vu naître. Je ne l’ai pas vu quand sa mère lefaisait, bien sûr. Mais quand je l’ai connu, pour bien dire, il n’yavait pas cinq ans qu’il était naquis&|160;!&|160;»

J’ouvris le Figaro. Quel ennui&|160;! Justement lepremier article avait le même titre que celui que j’avais envoyé etqui n’avait pas paru, mais pas seulement le même titre,&|160;…voici quelques mots absolument pareils. Cela, c’était trop fort.J’enverrais une protestation. Mais ce n’étaient pas que quelquesmots, c’était tout, c’était ma signature. C’était mon article quiavait enfin paru&|160;! Mais ma pensée qui, déjà à cette époque,avait commencé à vieillir et à se fatiguer un peu, continua uninstant encore à raisonner comme si elle n’avait pas compris quec’était mon article, comme ces vieillards qui sont obligés determiner jusqu’au bout un mouvement commencé, même s’il est devenuinutile, même si un obstacle imprévu devant lequel il faudrait seretirer immédiatement, le rend dangereux. Puis je considérai lepain spirituel qu’est un journal encore chaud et humide de lapresse récente dans le brouillard du matin où on le distribue, dèsl’aurore, aux bonnes qui l’apportent à leur maître avec le café aulait, pain miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dixmille, qui reste le même pour chacun tout en pénétrant innombrable,à la fois dans toutes les maisons.

Ce que je tenais en main, ce n’est pas un certain exemplaire dujournal, c’est l’un quelconque des dix mille&|160;; ce n’est passeulement ce qui a été écrit pour moi, c’est ce qui a été écritpour moi et pour tous. Pour apprécier exactement le phénomène quise produit en ce moment dans les autres maisons, il faut que jelise cet article non en auteur, mais comme un des autres lecteursdu journal. Car ce que je tenais en main n’était pas seulement ceque j’avais écrit, mais était le symbole de l’incarnation dans tantd’esprits. Aussi pour le lire, fallait-il que je cessasse un momentd’en être l’auteur, que je fusse l’un quelconque des lecteurs duFigaro. Mais d’abord une première inquiétude. Le lecteurnon prévenu verrait-il cet article&|160;? Je déplie distraitementle journal comme ferait ce lecteur non prévenu, ayant même sur mafigure l’air d’ignorer ce qu’il y a ce matin dans mon journal etd’avoir hâte de regarder les nouvelles mondaines et la politique.Mais mon article est si long que mon regard, qui l’évite (pourrester dans la vérité et ne pas mettre la chance de mon côté, commequelqu’un qui attend compte trop lentement exprès), en accroche unmorceau au passage. Mais beaucoup de ceux qui aperçoivent lepremier article et même qui le lisent ne regardent pas lasignature&|160;; moi-même je serais bien incapable de dire de quiétait le premier article de la veille. Et je me promets maintenantde les lire toujours et le nom de leur auteur, mais comme un amantjaloux qui ne trompe pas sa maîtresse pour croire à sa fidélité, jesonge tristement que mon attention future ne forcera pas en retourcelle des autres. Et puis il y a ceux qui vont partir pour lachasse, ceux qui sont sortis brusquement de chez eux. Enfin,quelques-uns tout de même le liront. Je fais comme ceux-là, jecommence. J’ai beau savoir que bien des gens qui liront cet articlele trouveront détestable, au moment où je lis ce que je vois danschaque mot me semble être sur le papier, je ne peux pas croire quechaque personne en ouvrant les yeux ne verra pas directement lesimages que je vois, croyant que la pensée de l’auteur estdirectement perçue par le lecteur, tandis que c’est une autrepensée qui se fabrique dans son esprit, avec la même naïveté queceux qui croient que c’est la parole même qu’on a prononcée quichemine telle quelle le long des fils du téléphone&|160;; au momentmême où je veux être un lecteur, mon esprit refait en auteur letravail de ceux qui liront mon article. Si M. de Guermantes necomprenait pas telle phrase que Bloch aimerait, en revanche ilpourrait s’amuser de telle réflexion que Bloch dédaignerait. Ainsipour chaque partie que le lecteur précédent semblait délaisser, unnouvel amateur se présentant, l’ensemble de l’article se trouvaitélevé aux nues par une foule et s’imposait ainsi à ma propredéfiance de moi-même qui n’avais plus besoin de le détruire. C’estqu’en réalité, il en est de la valeur d’un article, si remarquablequ’il puisse être, comme de ces phrases des comptes rendus de laChambre où les mots «&|160;Nous verrons bien&|160;», prononcés parle ministre, ne prennent toute leur importance qu’encadrésainsi&|160;: Le Président du Conseil, Ministre de l’Intérieur etdes Cultes&|160;: «&|160;Nous verrons bien.&|160;» (Vivesexclamations à l’extrême-gauche. Très bien&|160;! sur quelquesbancs à gauche et au centre&|160;) – la plus grande partie deleur beauté réside dans l’esprit des lecteurs. Et c’est la tareoriginelle de ce genre de littérature, dont ne sont pas exceptésles célèbres Lundis, que leur valeur réside dansl’impression qu’elle produit sur les lecteurs. C’est une Vénuscollective, dont on n’a qu’un membre mutilé si l’on s’en tient à lapensée de l’auteur, car elle ne se réalise complète que dansl’esprit de ses lecteurs. En eux elle s’achève. Et comme une foule,fût-elle une élite, n’est pas artiste, ce cachet dernier qu’ellelui donne garde toujours quelque chose d’un peu commun. AinsiSainte-Beuve, le lundi, pouvait se représenter Mme deBoigne dans son lit à huit colonnes lisant son article duConstitutionnel, appréciant telle jolie pensée danslaquelle il s’était longtemps complu et qui ne serait peut-êtrejamais sortie de lui s’il n’avait jugé à propos d’en bourrer sonfeuilleton pour que le coup en portât plus loin. Sans doute lechancelier, le lisant de son côté, en parlerait à sa vieille amiedans la visite qu’il lui ferait un peu plus tard. Et en l’emmenantce soir dans sa voiture, le duc de Noailles en pantalon gris luidirait ce qu’on en avait pensé dans la société, si un mot deMme d’Herbouville ne le lui avait déjà appris.

Je voyais ainsi à cette même heure, pour tant de gens, mapensée, ou même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient lacomprendre, la répétition de mon nom et comme une évocationembellie de ma personne, briller sur eux, en une aurore qui meremplissait de plus de force et de joie triomphante que l’auroreinnombrable qui en même temps se montrait rose à toutes lesfenêtres.

Je voyais Bloch, M. de Guermantes, Legrandin, tirer chacun à sontour de chaque phrase les images qu’il y enferme&|160;; au momentmême où j’essaie d’être un lecteur quelconque, je lis en auteur,mais pas en auteur seulement. Pour que l’être impossible quej’essaie d’être réunisse tous les contraires qui peuvent m’être leplus favorables, si je lis en auteur je me juge en lecteur, sansaucune des exigences que peut avoir pour un écrit celui qui yconfronte l’idéal qu’il a voulu y exprimer. Ces phrases de monarticle, lorsque je les écrivis, étaient si pâles auprès de mapensée, si compliquées et opaques auprès de ma vision harmonieuseet transparente, si pleines de lacunes que je n’étais pas arrivé àremplir, que leur lecture était pour moi une souffrance, ellesn’avaient fait qu’accentuer en moi le sentiment de mon impuissanceet de mon manque incurable de talent. Mais maintenant, enm’efforçant d’être lecteur, si je me déchargeais sur les autres dudevoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à fairetable rase de ce que j’avais voulu faire en lisant ce que j’avaisfait. Je lisais l’article en m’efforçant de me persuader qu’ilétait d’un autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions,toutes mes épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir del’échec qu’elles représentaient pour mes visées, me charmaient parleur éclat, leur ampleur, leur profondeur. Et quand je sentais unedéfaillance trop grande, me réfugiant dans l’âme du lecteurquelconque émerveillé, je me disais&|160;: «&|160;Bah&|160;!comment un lecteur peut-il s’apercevoir de cela&|160;? Il manquequelque chose là, c’est possible. Mais, sapristi, s’ils ne sont pascontents&|160;! Il y a assez de jolies choses comme cela, plusqu’ils n’en ont d’habitude.&|160;» Et m’appuyant sur ces dix milleapprobations qui me soutenaient, je puisais autant de sentiment dema force et d’espoir de talent dans la lecture que je faisais à cemoment que j’y avais puisé de défiance quand ce que j’avais écritne s’adressait qu’à moi.

À peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi, quin’avais pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai dela recommencer immédiatement, car il n’y a rien comme un vieilarticle de soi dont on puisse dire que «&|160;quand on l’a lu onpeut le relire&|160;». Je me promis d’en faire acheter d’autresexemplaires par Françoise, pour donner à des amis, lui dirais-je,en réalité pour toucher du doigt le miracle de la multiplication dema pensée, et lire, comme si j’étais un autre Monsieur qui vientd’ouvrir le Figaro, dans un autre numéro les mêmesphrases. Il y avait justement un temps infini que je n’avais vu lesGuermantes, je devais leur faire, le lendemain, cette visite quej’avais projetée avec tant d’agitation afin de rencontrerMlle d’Éporcheville, lorsque je télégraphiais àSaint-Loup. Je me rendrais compte par eux de l’opinion qu’on avaitde mon article. Je pensais à telle lectrice dans la chambre de quij’eusse tant aimé pénétrer et à qui le journal apporterait sinon mapensée, qu’elle ne pourrait comprendre, du moins mon nom, comme unelouange de moi. Mais les louanges décernées à ce qu’on n’aime pasn’enchantent pas plus le cœur que les pensées d’un esprit qu’on nepeut pénétrer n’atteignent l’esprit. Pour d’autres amis, je medisais que, si l’état de ma santé continuait à s’aggraver et si jene pouvais plus les voir, il serait agréable de continuer à écrirepour avoir encore par là accès auprès d’eux, pour leur parler entreles lignes, les faire penser à mon gré, leur plaire, être reçu dansleur cœur. Je me disais cela parce que, les relations mondainesayant eu jusqu’ici une place dans ma vie quotidienne, un avenir oùelles ne figureraient plus m’effrayait, et que cet expédient qui mepermettrait de retenir sur moi l’attention de mes amis, peut-êtred’exciter leur admiration, jusqu’au jour où je serais assez bienpour recommencer à les voir, me consolait. Je me disais cela, maisje sentais bien que ce n’était pas vrai, que si j’aimais à mefigurer leur attention comme l’objet de mon plaisir, ce plaisirétait un plaisir intérieur, spirituel, ultime, qu’eux ne pouvaientme donner et que je pouvais trouver non en causant avec eux, maisen écrivant loin d’eux, et que, si je commençais à écrire pour lesvoir indirectement, pour qu’ils eussent une meilleure idée de moi,pour me préparer une meilleure situation dans le monde, peut-êtreécrire m’ôterait l’envie de les voir, et que la situation que lalittérature m’aurait peut-être faite dans le monde, je n’auraisplus envie d’en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le mondemais dans la littérature.

Après le déjeuner, quand j’allai chez Mme deGuermantes, ce fut moins pour Mlle d’Éporcheville, quiavait perdu, du fait de la dépêche de Saint-Loup, le meilleur de sapersonnalité, que pour voir en la duchesse elle-même une de ceslectrices de mon article qui pourraient me permettre d’imaginer cequ’avait pu penser le public – abonnés et acheteurs – duFigaro. Ce n’est pas, du reste, sans plaisir que j’allaischez Mme de Guermantes. J’avais beau me dire que ce quidifférenciait pour moi ce salon des autres, c’était le long stagequ’il avait fait dans mon imagination, en connaissant les causes decette différence je ne l’abolissais pas. Il existait, d’ailleurs,pour moi plusieurs noms de Guermantes. Si celui que ma mémoiren’avait inscrit que comme dans un livre d’adresses nes’accompagnait d’aucune poésie, de plus anciens, ceux quiremontaient au temps où je ne connaissais pas Mme deGuermantes, étaient susceptibles de se reformer en moi, surtoutquand il y avait longtemps que je ne l’avais vue et que la clartécrue de la personne au visage humain n’éteignait pas les rayonsmystérieux du nom. Alors de nouveau je me remettais à penser à lademeure de Mme de Guermantes comme à quelque chose quieût été au delà du réel, de la même façon que je me remettais àpenser au Balbec brumeux de mes premiers rêves et, comme si depuisje n’avais pas fait ce voyage, au train de une heure cinquantecomme si je ne l’avais pas pris. J’oubliais un instant laconnaissance que j’avais que tout cela n’existait pas, comme onpense quelquefois à un être aimé en oubliant pendant un instantqu’il est mort. Puis l’idée de la réalité revint en entrant dansl’antichambre de la duchesse. Mais je me consolai en me disantqu’elle était malgré tout pour moi le véritable pointd’intersection entre la réalité et le rêve.

En entrant dans le salon, je vis la jeune fille blonde quej’avais crue pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loupm’avait parlé. Ce fut elle-même qui demanda à la duchesse de me«&|160;représenter&|160;» à elle. Et en effet, depuis que j’étaisrentré, j’avais une impression de très bien la connaître, mais quedissipa la duchesse en me disant&|160;: «&|160;Ah&|160;! vous avezdéjà rencontré Mlle de Forcheville&|160;?&|160;» Or, aucontraire, j’étais certain de n’avoir jamais été présenté à aucunejeune fille de ce nom, lequel m’eût certainement frappé, tant ilétait familier à ma mémoire depuis qu’on m’avait fait un récitrétrospectif des amours d’Odette et de la jalousie de Swann. En soima double erreur de nom, de m’être rappelé de l’Orgeville commeétant d’Éporcheville et d’avoir reconstitué en Éporcheville ce quiétait en réalité Forcheville, n’avait rien d’extraordinaire. Notretort est de croire que les choses se présentent habituellementtelles qu’elles sont en réalité, les noms tels qu’ils sont écrits,les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d’euxune notion immobile. En fait ce n’est pas du tout cela que nouspercevons d’habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevonsle monde tout de travers. Nous répétons un nom tel que nous l’avonsentendu jusqu’à ce que l’expérience ait rectifié notre erreur, cequi n’arrive pas toujours. Tout le monde à Combray parla pendantvingt-cinq ans à Françoise de Mme Sazerat et Françoisecontinua à dire Mme Sazerin, non par cette volontaire etorgueilleuse persévérance dans ses erreurs qui était habituellechez elle, se renforçait de notre contradiction et était tout cequ’elle avait ajouté chez elle à la France deSaint-André-des-Champs (des principes égalitaires de 1789 elle neréclamait qu’un droit du citoyen, celui de ne pas prononcer commenous et de maintenir qu’hôtel, été et air étaient du genreféminin), mais parce qu’en réalité elle continua toujoursd’entendre Sazerin. Cette perpétuelle erreur, qui est précisémentla «&|160;vie&|160;», ne donne pas ses mille formes seulement àl’univers visible et à l’univers audible, mais à l’univers social,à l’univers sentimental, à l’univers historique, etc. La princessede Luxembourg n’a qu’une situation de cocotte pour la femme duPremier Président, ce qui, du reste, est de peu deconséquence&|160;; ce qui en a un peu plus, Odette est une femmedifficile pour Swann, d’où il bâtit tout un roman qui ne devientque plus douloureux quand il comprend son erreur&|160;; ce qui en aencore davantage, les Français ne rêvent que la revanche aux yeuxdes Allemands. Nous n’avons de l’univers que des visions informes,fragmentées et que nous complétons par des associations d’idéesarbitraires, créatrice de dangereuses suggestions. Je n’aurais doncpas eu lieu d’être étonné en entendant le nom de Forcheville (etdéjà je me demandais si c’était une parente du Forcheville dontj’avais tant entendu parler) si la jeune fille blonde ne m’avaitdit aussitôt, désireuse sans doute de prévenir avec tact desquestions qui lui eussent été désagréables&|160;: «&|160;Vous nevous souvenez pas que vous m’avez beaucoup connue autrefois,&|160;…vous veniez à la maison,&|160;… votre amie Gilberte. J’ai bien vuque vous ne me reconnaissiez pas. Moi je vous ai bien reconnu toutde suite.&|160;» (Elle dit cela comme si elle m’avait reconnu toutde suite dans le salon, mais la vérité est qu’elle m’avait reconnudans la rue et m’avait dit bonjour, et plus tard Mme deGuermantes me dit qu’elle lui avait raconté comme une chose trèsdrôle et extraordinaire que je l’avais suivie et frôlée, la prenantpour une cocotte.) Je ne sus qu’après son départ pourquoi elles’appelait Mlle de Forcheville. Après la mort de Swann,Odette, qui étonna tout le monde par une douleur profonde,prolongée et sincère, se trouvait être une veuve très riche.Forcheville l’épousa, après avoir entrepris une longue tournée dechâteaux et s’être assuré que sa famille recevrait sa femme. (Cettefamille fit quelques difficultés, mais céda devant l’intérêt de neplus avoir à subvenir aux dépenses d’un parent besogneux qui allaitpasser d’une quasi-misère à l’opulence.) Peu après, un oncle deSwann, sur la tête duquel la disparition successive de nombreuxparents avait accumulé un énorme héritage, mourut, laissant toutecette fortune à Gilberte qui devenait ainsi une des plus richeshéritières de France. Mais c’était le moment où des suites del’affaire Dreyfus était né un mouvement antisémite parallèle à unmouvement plus abondant de pénétration du monde par les Israélites.Les politiciens n’avaient pas eu tort en pensant que la découvertede l’erreur judiciaire porterait un coup à l’antisémitisme. Mais,provisoirement au moins, un antisémitisme mondain s’en trouvait aucontraire accru et exaspéré. Forcheville, qui, comme le moindrenoble, avait puisé dans des conversations de famille la certitudeque son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld,considérait qu’en épousant la veuve d’un juif il avait accompli lemême acte de charité qu’un millionnaire qui ramasse une prostituéedans la rue et la tire de la misère et de la fange&|160;; il étaitprêt à étendre sa bonté jusqu’à la personne de Gilberte dont tantde millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gêneraitle mariage. Il déclara qu’il l’adoptait. On sait que Mmede Guermantes, à l’étonnement – qu’elle avait d’ailleurs le goût etl’habitude de provoquer – de sa société, s’était, quand Swanns’était marié, refusée à recevoir sa fille aussi bien que sa femme.Ce refus avait été en apparence d’autant plus cruel que ce qu’avaitpendant longtemps représenté à Swann son mariage possible avecOdette, c’était la présentation de sa fille à Mme deGuermantes. Et sans doute il eût dû savoir, lui qui avait déjà tantvécu, que ces tableaux qu’on se fait ne se réalisent jamais pourdifférentes raisons. Parmi celles-là il en est une qui fit qu’ilpensa peu à regretter cette présentation. Cette raison est que,quelle que soit l’image, depuis la truite à manger au coucher dusoleil qui décide un homme sédentaire à prendre le train, jusqu’audésir de pouvoir étonner un soir une orgueilleuse caissière ens’arrêtant devant elle en somptueux équipage, qui décide un hommesans scrupules à commettre un assassinat ou à souhaiter la mort etl’héritage des siens, selon qu’il est plus brave ou plus paresseux,qu’il va plus loin dans la suite de ses idées ou reste à encaresser le premier chaînon, l’acte qui est destiné à nouspermettre d’atteindre l’image, que cet acte soit le voyage, lemariage, le crime,&|160;… cet acte nous modifie assez profondémentpour que nous n’attachions plus d’importance à la raison qui nous afait l’accomplir. Il se peut même que ne vienne plus une seule foisà son esprit l’image que se formait celui qui n’était pas encore unvoyageur, ou un mari, ou un criminel, ou un isolé (qui s’est mis autravail pour la gloire et s’est du même coup détaché du désir de lagloire). D’ailleurs, missions-nous de l’obstination à ne pas avoirvoulu agir en vain, il est probable que l’effet de soleil ne seretrouverait pas&|160;; qu’ayant froid à ce moment-là, noussouhaiterions un potage au coin du feu et non une truite en pleinair&|160;; que notre équipage laisserait indifférente la caissièrequi peut-être avait, pour des raisons tout autres, une grandeconsidération pour nous et dont cette brusque richesse exciteraitla méfiance. Bref nous avons vu Swann marié attacher surtout del’importance aux relations de sa femme et de sa fille avecMme Bontemps.

À toutes les raisons, tirées de la façon Guermantes decomprendre la vie mondaine, qui avaient décidé la duchesse à nejamais se laisser présenter Mme et MlleSwann, on peut ajouter aussi cette assurance heureuse avec laquelleles gens qui n’aiment pas se tiennent à l’écart de ce qu’ilsblâment chez les amoureux et que l’amour de ceux-ci explique.«&|160;Oh&|160;! je ne me mêle pas à tout ça&|160;; si ça amuse lepauvre Swann de faire des bêtises et de ruiner son existence, c’estson affaire, mais on ne sait pas avec ces choses-là, tout ça peuttrès mal finir, je les laisse se débrouiller.&|160;» C’est leSuave mari magno que Swann lui-même me conseillait àl’égard des Verdurin, quand il avait depuis longtemps cessé d’êtreamoureux d’Odette et ne tenait plus au petit clan. C’est tout cequi rend si sages les jugements des tiers sur les passions qu’ilsn’éprouvent pas et les complications de conduite qu’ellesentraînent.

Mme de Guermantes avait même mis à exclureMme et Mlle Swann une persévérance qui avaitétonné. Quand Mme Molé, Mme de Marsantesavaient commencé de se lier avec Mme Swann et de menerchez elle un grand nombre de femmes du monde, non seulementMme de Guermantes était restée intraitable, mais elles’était arrangée pour couper les ponts et que sa cousine laprincesse de Guermantes l’imitât. Un des jours les plus graves dela crise où, pendant le ministère Rouvier, on crut qu’il allait yavoir la guerre entre la France et l’Allemagne, comme je dînaisseul chez Mme de Guermantes avec M. de Bréauté, j’avaistrouvé à la duchesse l’air soucieux. J’avais cru, comme elle semêlait volontiers de politique, qu’elle voulait montrer par là sacrainte de la guerre, comme un jour où elle était venue à table sisoucieuse, répondant à peine par monosyllabes&|160;; à quelqu’unqui l’interrogeait timidement sur l’objet de son souci elle avaitrépondu d’un air grave&|160;: «&|160;La Chine m’inquiète.&|160;»Or, au bout d’un moment, Mme de Guermantes, expliquantelle-même l’air soucieux que j’avais attribué à la crainte d’unedéclaration de guerre, avait dit à M. de Bréauté&|160;: «&|160;Ondit que Mme Aynard veut faire une position aux Swann. Ilfaut absolument que j’aille demain matin voir Marie-Gilbert pourqu’elle m’aide à empêcher ça. Sans cela il n’y a plus de société.C’est très joli l’affaire Dreyfus. Mais alors l’épicière du coinn’a qu’à se dire nationaliste et à vouloir en échange être reçuechez nous.&|160;» Et j’avais eu de ce propos, si frivole auprès decelui que j’attendais, l’étonnement du lecteur qui, cherchant dansle Figaro, à la place habituelle, les dernières nouvellesde la guerre russo-japonaise, tombe au lieu de cela sur la listedes personnes qui ont fait des cadeaux de noce à Mlle deMortemart, l’importance d’un mariage aristocratique ayant faitreculer à la fin du journal les batailles sur terre et sur mer. Laduchesse finissait d’ailleurs par éprouver de sa persévérancepoursuivie au delà de toute mesure une satisfaction d’orgueilqu’elle ne manquait pas une occasion d’exprimer. «&|160;Bébel,disait-elle, prétend que nous sommes les deux personnes les plusélégantes de Paris, parce qu’il n’y a que moi et lui qui ne nouslaissions pas saluer par Mme et Mlle Swann.Or il assure que l’élégance est de ne pas connaître MmeSwann.&|160;» Et la duchesse riait de tout son cœur.

Cependant, quand Swann fut mort, il arriva que la décision de nepas recevoir sa fille avait fini de donner à Mme deGuermantes toutes les satisfactions d’orgueil, d’indépendance, deself-government, de persécution qu’elle était susceptible d’entirer et auxquelles avait mis fin la disparition de l’être qui luidonnait la sensation délicieuse qu’elle lui résistait, qu’il neparvenait pas à lui faire rapporter ses décrets.

Alors la duchesse avait passé à la promulgation d’autres décretsqui, s’appliquant à des vivants, pussent lui faire sentir qu’elleétait maîtresse de faire ce qui bon lui semblait. Elle ne pensaitpas à la petite Swann, mais quand on lui parlait d’elle la duchesseressentait une curiosité, comme d’un endroit nouveau, que ne venaitplus lui masquer à elle-même le désir de résister à la prétentionde Swann. D’ailleurs, tant de sentiments différents peuventcontribuer à en former un seul qu’on ne saurait pas dire s’il n’yavait pas quelque chose d’affectueux pour Swann dans cet intérêt.Sans doute – car à tous les étages de la société une vie mondaineet frivole paralyse la sensibilité et ôte le pouvoir de ressusciterles morts – la duchesse était de celles qui ont besoin de laprésence – de cette présence qu’en vraie Guermantes elle excellaità prolonger – pour aimer vraiment, mais aussi, chose plus rare,pour détester un peu. De sorte que souvent ses bons sentiments pourles gens, suspendus de leur vivant par l’irritation que tels outels de leurs actes lui causaient, renaissaient après leur mort.Elle avait presque alors un désir de réparation, parce qu’elle neles imaginait plus – très vaguement d’ailleurs – qu’avec leursqualités et dépourvus des petites satisfactions, des petitesprétentions qui l’agaçaient en eux quand ils vivaient. Cela donnaitparfois, malgré la frivolité de Mme de Guermantes,quelque chose d’assez noble – mêlé à beaucoup de bassesse – à saconduite. Tandis que les trois quarts des humains flattent lesvivants et ne tiennent plus aucun compte des morts, elle faisaitsouvent après leur mort ce qu’auraient désiré ceux qu’elle avaitmal traités, vivants.

Quant à Gilberte, toutes les personnes qui l’aimaient et avaientun peu d’amour-propre pour elle n’eussent pu se réjouir duchangement de dispositions de la duchesse à son égard qu’en pensantque Gilberte, en repoussant dédaigneusement des avances quivenaient après vingt-cinq ans d’outrages, dût enfin venger ceux-ci.Malheureusement, les réflexes moraux ne sont pas toujoursidentiques à ce que le bon sens imagine. Tel qui par une injure malà propos a cru perdre à tout jamais ses ambitions auprès d’unepersonne à qui il tient les sauve au contraire par là. Gilberte,assez indifférente aux personnes qui étaient aimables pour elle, necessait de penser avec admiration à l’insolente Mme deGuermantes, à se demander les raisons de cette insolence&|160;;même une fois, ce qui eût fait mourir de honte pour elle tous lesgens qui lui témoignaient un peu d’amitié, elle avait voulu écrireà la duchesse pour lui demander ce qu’elle avait contre une jeunefille qui ne lui avait rien fait. Les Guermantes avaient pris à sesyeux des proportions que leur noblesse eût été impuissante à leurdonner. Elle les mettait au-dessus non seulement de toute lanoblesse, mais même de toutes les familles royales.

D’anciennes amies de Swann s’occupaient beaucoup de Gilberte.Quand on apprit dans l’aristocratie le dernier héritage qu’ellevenait de faire, on commença à remarquer combien elle était bienélevée et quelle femme charmante elle ferait. On prétendait qu’unecousine de Mme de Guermantes, la princesse de Nièvre,pensait à Gilberte pour son fils. Mme de Guermantesdétestait Mme de Nièvre. Elle dit qu’un tel mariageserait un scandale. Mme de Nièvre effrayée assuraqu’elle n’y avait jamais pensé. Un jour, après déjeuner, comme ilfaisait beau et que M. de Guermantes devait sortir avec sa femme,Mme de Guermantes arrangeait son chapeau dans la glace,ses yeux bleus se regardaient eux-mêmes et regardaient ses cheveuxencore blonds, la femme de chambre tenait à la main diversesombrelles entre lesquelles sa maîtresse choisirait. Le soleilentrait à flots par la fenêtre et ils avaient décidé de profiter dela belle journée pour aller faire une visite à Saint-Cloud, et M.de Guermantes tout prêt, en gants gris perle et le tube sur latête, se disait&|160;: «&|160;Oriane est vraiment encore étonnante.Je la trouve délicieuse&|160;», et voyant que sa femme avait l’airbien disposée&|160;: «&|160;À propos, dit-il, j’avais unecommission à vous faire de Mme de Virelef. Elle voulaitvous demander de venir lundi à l’Opéra, mais comme elle a la petiteSwann, elle n’osait pas et m’a prié de tâter le terrain. Je n’émetsaucun avis, je vous transmets tout simplement. Mon Dieu, il mesemble que nous pourrions… &|160;», ajouta-t-il évasivement, carleur disposition à l’égard d’une personne étant une dispositioncollective et naissant identique en chacun d’eux, il savait parlui-même que l’hostilité de sa femme à l’égard de MlleSwann était tombée et qu’elle était curieuse de la connaître.Mme de Guermantes acheva d’arranger son voile et choisitune ombrelle. «&|160;Mais comme vous voudrez, que voulez-vous queça me fasse&|160;? Je ne vois aucun inconvénient à ce que nousconnaissions cette petite. Vous savez bien que je n’ai jamais rieneu contre elle. Simplement je ne voulais pas que nousayons l’air de recevoir les faux ménages de mes amis. Voilà tout. –Et vous aviez parfaitement raison, répondit le duc. Vous êtes lasagesse même, Madame, et vous êtes, de plus, ravissante avec cechapeau. – Vous êtes fort aimable&|160;», dit Mme deGuermantes en souriant à son mari et en se dirigeant vers la porte.Mais avant de monter en voiture, elle tint à lui donner encorequelques explications&|160;: «&|160;Maintenant il y a beaucoup degens qui voient la mère, d’ailleurs elle a le bon esprit d’êtremalade les trois quarts de l’année… Il paraît que la petite esttrès gentille. Tout le monde sait que nous aimions beaucoup Swann.On trouvera cela tout naturel&|160;», et ils partirent ensemblepour Saint-Cloud.

Un mois après, la petite Swann, qui ne s’appelait pas encoreForcheville, déjeunait chez les Guermantes. On parla de millechoses&|160;; à la fin du déjeuner, Gilberte dit timidement&|160;:«&|160;Je crois que vous avez très bien connu mon père. – Mais jecrois bien&|160;», dit Mme de Guermantes sur un tonmélancolique qui prouvait qu’elle comprenait le chagrin de la filleet avec un excès d’intensité voulu qui lui donnait l’air dedissimuler qu’elle n’était pas sûre de se rappeler très exactementle père. «&|160;Nous l’avons très bien connu, je me le rappelletrès bien.&|160;» (Et elle pouvait se le rappeler eneffet, il était venu la voir presque tous les jours pendantvingt-cinq ans.) «&|160;Je sais très bien qui c’était, je vais vousdire, ajouta-t-elle comme si elle avait voulu expliquer à la fillequi elle avait eu pour père et donner à cette jeune fille desrenseignements sur lui, c’était un grand ami à ma belle-mère etaussi il était très lié avec mon beau-frère Palamède. – Il venaitaussi ici, il déjeunait même ici, ajouta M. de Guermantes parostentation de modestie et scrupule d’exactitude. Vous vousrappelez, Oriane. Quel brave homme que votre père&|160;! Comme onsentait qu’il devait être d’une famille honnête&|160;! Du restej’ai aperçu autrefois son père et sa mère. Eux et lui, quellesbonnes gens&|160;!&|160;»

On sentait que s’ils avaient été, les parents et le fils, encoreen vie, le duc de Guermantes n’eût pas eu d’hésitation à lesrecommander pour une place de jardiniers&|160;! Et voilà comment lefaubourg Saint-Germain parle à tout bourgeois des autres bourgeois,soit pour le flatter de l’exception faite – le temps qu’on cause –en faveur de l’interlocuteur ou de l’interlocutrice, soit plutôt,et en même temps, pour l’humilier. C’est ainsi qu’un antisémite dità un Juif, dans le moment même où il le couvre de son affabilité,du mal des Juifs, d’une façon générale qui permette d’être blessantsans être grossier.

Mais sachant vraiment vous combler quand elle vous voyait, nepouvant alors se résoudre à vous laisser partir, Mme deGuermantes était aussi l’esclave de ce besoin de la présence. Swannavait pu parfois, dans l’ivresse de la conversation, donner à laduchesse l’illusion qu’elle avait de l’amitié pour lui, il ne lepouvait plus. «&|160;Il était charmant&|160;», dit la duchesse avecun sourire triste en posant sur Gilberte un regard très doux qui, àtout hasard, pour le cas où cette jeune fille serait sensible, luimontrerait qu’elle était comprise et que Mme deGuermantes, si elle se fût trouvée seule avec elle et si lescirconstances l’eussent permis, eût aimé lui dévoiler toute laprofondeur de sa sensibilité. Mais M. de Guermantes, soit qu’ilpensât précisément que les circonstances s’opposaient à de telleseffusions, soit qu’il considérât que toute exagération de sentimentétait l’affaire des femmes et que les hommes n’avaient pas plus à yvoir que dans leurs autres attributions, sauf la cuisine et lesvins, qu’il s’était réservés, y ayant plus de lumières que laduchesse, crut bien faire de ne pas alimenter, en s’y mêlant, cetteconversation qu’il écoutait avec une visible impatience.

Du reste, Mme de Guermantes, cet accès de sensibilitépassé, ajouta avec une frivolité mondaine, en s’adressant àGilberte&|160;: «&|160;Tenez, c’était non seulement un grand ami àmon beau-frère Charlus, mais aussi il était très ami avec Voisenon(le château du prince de Guermantes)&|160;», comme si le fait deconnaître M. de Charlus et le prince avait été pour Swann unhasard, comme si le beau-frère et le cousin de la duchesse avaientété deux hommes avec qui Swann se fût trouvé lié dans une certainecirconstance, alors que Swann était lié avec tous les gens de cettemême société, et comme si Mme de Guermantes avait voulufaire comprendre à Gilberte qui était à peu près son père, le lui«&|160;situer&|160;» par un de ces traits caractéristiques à l’aidedesquels, quand on veut expliquer comment on se trouve en relationsavec quelqu’un qu’on n’aurait pas à connaître, ou pour singulariserson récit, on invoque le parrainage particulier d’une certainepersonne.

Quant à Gilberte, elle fut d’autant plus heureuse de voir tomberla conversation qu’elle ne cherchait précisément qu’à en changer,ayant hérité de Swann son tact exquis avec un charme d’intelligenceque reconnurent et goûtèrent le duc et la duchesse qui demandèrentà Gilberte de revenir bientôt. D’ailleurs, avec la minutie des gensdont la vie est sans but, tour à tour ils s’apercevaient, chez lesgens avec qui ils se liaient, des qualités les plus simples,s’exclamant devant elles avec l’émerveillement naïf d’un citadinqui fait à la campagne la découverte d’un brin d’herbe, ou, aucontraire, grossissant comme avec un microscope, commentant sansfin, prenant en grippe les moindres défauts, et souvent tour à tourchez une même personne. Pour Gilberte ce furent d’abord sesagréments sur lesquels s’exerça la perspicacité oisive de M. et deMme de Guermantes&|160;: «&|160;Avez-vous remarqué lamanière dont elle dit certains mots, dit après son départ laduchesse à son mari, c’était bien du Swann, je croyais l’entendre.– J’allais faire la même remarque que vous, Oriane. – Elle estspirituelle, c’est tout à fait le tour de son père. – Je trouvequ’elle lui est même très supérieure. Rappelez-vous comme elle abien raconté cette histoire de bains de mer, elle a un brio queSwann n’avait pas. – Oh&|160;! il était pourtant bien spirituel. –Mais je ne dis pas qu’il n’était pas spirituel. Je dis qu’iln’avait pas de brio&|160;», dit M. de Guermantes d’un tongémissant, car sa goutte le rendait nerveux et, quand il n’avaitpersonne d’autre à qui témoigner son agacement, c’est à la duchessequ’il le manifestait. Mais incapable d’en bien comprendre lescauses, il préférait prendre un air incompris.

Ces bonnes dispositions du duc et de la duchesse firent quedorénavant on eût au besoin dit quelquefois à Gilberte un«&|160;votre pauvre père&|160;» qui ne put, d’ailleurs, servir,Forcheville ayant précisément vers cette époque adopté la jeunefille. Elle disait&|160;: «&|160;mon père&|160;» à Forcheville,charmait les douairières par sa politesse et sa distinction, et onreconnaissait que, si Forcheville s’était admirablement conduitavec elle, la petite avait beaucoup de cœur et savait l’enrécompenser. Sans doute, parce qu’elle pouvait parfois et désiraitmontrer beaucoup d’aisance, elle s’était fait reconnaître par moi,et devant moi avait parlé de son véritable père. Mais c’était uneexception et on n’osait plus devant elle prononcer le nom deSwann.

Justement je venais de remarquer dans le salon deux dessinsd’Elstir qui autrefois étaient relégués dans un cabinet d’en hautoù je ne les avais vus que par hasard. Elstir était maintenant à lamode. Mme de Guermantes ne se consolait pas d’avoirdonné tant de tableaux de lui à sa cousine, non parce qu’ilsétaient à la mode, mais parce qu’elle les goûtait maintenant. Lamode est faite en effet de l’engouement d’un ensemble de gens dontles Guermantes sont représentatifs. Mais elle ne pouvait songer àacheter d’autres tableaux de lui, car ils étaient montés depuisquelque temps à des prix follement élevés. Elle voulait au moinsavoir quelque chose d’Elstir dans son salon et y avait faitdescendre ces deux dessins qu’elle déclarait «&|160;préférer à sapeinture&|160;».

Gilberte reconnut cette facture. «&|160;On dirait des Elstir,dit-elle. – Mais oui, répondit étourdiment la duchesse, c’estprécisément vot… ce sont de nos amis qui nous les ont fait acheter.C’est admirable. À mon avis, c’est supérieur à sa peinture.&|160;»Moi qui n’avais pas entendu ce dialogue, j’allai regarder ledessin. «&|160;Tiens, c’est l’Elstir que… &|160;» Je vis les signesdésespérés de Mme de Guermantes. «&|160;Ah&|160;! oui,l’Elstir que j’admirais en haut. Il est bien mieux que dans cecouloir. À propos d’Elstir je l’ai nommé hier dans un article duFigaro. Est-ce que vous l’avez lu&|160;? – Vous avez écritun article dans le Figaro&|160;? s’écria M. de Guermantesavec la même violence que s’il s’était écrié&|160;: «&|160;Maisc’est ma cousine.&|160;» – Oui, hier. – Dans le Figaro,vous êtes sûr&|160;? Cela m’étonnerait bien. Car nous avons chacunnotre Figaro, et s’il avait échappé à l’un de nous l’autrel’aurait vu. N’est-ce pas, Oriane, il n’y avait rien.&|160;» Le ducfit chercher le Figaro et se rendit qu’à l’évidence, commesi, jusque-là, il y eût eu plutôt chance que j’eusse fait erreursur le journal où j’avais écrit. «&|160;Quoi&|160;? je ne comprendspas, alors vous avez fait un article dans leFigaro&|160;?&|160;» me dit la duchesse, faisant effortpour parler d’une chose qui ne l’intéressait pas. «&|160;Maisvoyons, Basin, vous lirez cela plus tard. – Mais non, le duc esttrès bien comme cela avec sa grande barbe sur le journal, ditGilberte. Je vais lire cela tout de suite en rentrant. – Oui, ilporte la barbe maintenant que tout le monde est rasé, dit laduchesse, il ne fait jamais rien comme personne. Quand nous noussommes mariés, il se rasait non seulement la barbe mais lamoustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne croyaient pasqu’il était français. Il s’appelait à ce moment le prince desLaumes. – Est-ce qu’il y a encore un prince desLaumes&|160;?&|160;» demanda Gilberte qui était intéressée par toutce qui touchait des gens qui n’avaient pas voulu lui dire bonjourpendant si longtemps. «&|160;Mais non, répondit avec un regardmélancolique et caressant la duchesse. – Un si joli titre&|160;! Undes plus beaux titres français&|160;!&|160;» dit Gilberte, uncertain ordre de banalités venant inévitablement, comme l’heuresonne, dans la bouche de certaines personnes intelligentes.«&|160;Hé bien oui, je regrette aussi. Basin voudrait que le filsde sa sœur le relevât, mais ce n’est pas la même chose, au fond çapourrait être parce que ce n’est pas forcément le fils aîné, celapeut passer de l’aîné au cadet. Je vous disais que Basin étaitalors tout rasé&|160;; un jour à un pèlerinage, vous rappelez-vous,mon petit, dit-elle à son mari, à ce pèlerinage à Paray-le-Monial,mon beau-frère Charlus, qui aime assez causer avec les paysans,disait à l’un, à l’autre&|160;: «&|160;D’où es-tu,toi&|160;?&|160;» et comme il est très généreux, il leur donnaitquelque chose, les emmenait boire. Car personne n’est à la foisplus simple et plus haut que Mémé. Vous le verrez ne pas vouloirsaluer une duchesse qu’il ne trouve pas assez duchesse et comblerun valet de chiens. Alors, je dis à Basin&|160;: «&|160;Voyons,Basin, parlez-leur un peu aussi.&|160;» Mon mari qui n’est pastoujours très inventif… – Merci, Oriane, dit le duc sanss’interrompre de la lecture de mon article où il était plongé–&|160;… &|160;avisa un paysan et lui répéta textuellement laquestion de son frère&|160;: «&|160;Et toi, d’où es-tu&|160;? – Jesuis des Laumes. – Tu es des Laumes&|160;? Hé bien, je suis tonprince.&|160;» Alors le paysan regarda la figure toute glabre deBasin et lui répondit&|160;: «&|160;Pas vrai. Vous, vous êtes unenglish[1].&|160;» On voyait ainsi dans cespetits récits de la duchesse ces grands titres éminents, commecelui de prince des Laumes, surgir à leur place vraie, dans leurétat ancien et leur couleur locale, comme dans certains livresd’heures on reconnaît, au milieu de la foule de l’époque, la flèchede Bourges.

On apporta des cartes qu’un valet de pied venait de déposer.«&|160;Je ne sais pas ce qui lui prend, je ne la connais pas. C’està vous que je dois ça, Basin. Ça ne vous a pourtant pas si bienréussi ce genre de relations, mon pauvre ami&|160;», et se tournantvers Gilberte&|160;: «&|160;Je ne saurais même pas vous expliquerqui c’est, vous ne la connaissez certainement pas, elle s’appelleLady Rufus Israël.&|160;»

Gilberte rougit vivement&|160;: «&|160;Je ne la connais pas,dit-elle (ce qui était d’autant plus faux que Lady Israël s’était,deux ans avant la mort de Swann, réconciliée avec lui et qu’elleappelait Gilberte par son prénom), mais je sais très bien, pard’autres, qui est la personne que vous voulez dire.&|160;» C’estque Gilberte était devenue très snob. C’est ainsi qu’une jeunefille ayant un jour, soit méchamment, soit maladroitement, demandéquel était le nom de son père, non pas adoptif mais véritable, dansson trouble et pour dénaturer un peu ce qu’elle avait à dire, elleavait prononcé au lieu de Souann, Svann, changement qu’elles’aperçut un peu après être péjoratif, puisque cela faisait de cenom d’origine anglaise un nom allemand. Et même elle avait ajouté,s’avilissant pour se rehausser&|160;: «&|160;On a raconté beaucoupde choses très différentes sur ma naissance, moi, je dois toutignorer.&|160;»

«&|160;Si honteuse que Gilberte dût être à certains instants, enpensant à ses parents (car même Mme Swann représentaitpour elle et était une bonne mère), d’une pareille façond’envisager la vie, il faut malheureusement penser que les élémentsen étaient sans doute empruntés à ses parents car nous ne nousfaisons pas de toutes pièces nous-même. Mais à une certaine sommed’égoïsme qui existe chez la mère, un égoïsme différent, inhérent àla famille du père, vient s’ajouter, ce qui ne veut pas toujoursdire s’additionner, ni même justement servir de multiple, maiscréer un égoïsme nouveau infiniment plus puissant et redoutable. Etdepuis le temps que le monde dure, que des familles où existe teldéfaut sous une forme s’allient à des familles où le même défautexiste sous une autre, ce qui crée une variété particulièrementcomplexe et détestable chez l’enfant, les égoïsmes accumulés (pourne parler ici que de l’égoïsme) prendraient une puissance telle quel’humanité entière serait détruite, si du mal même ne naissaient,capables de le ramener à de justes proportions, des restrictionsnaturelles analogues à celles qui empêchent la proliférationinfinie des infusoires d’anéantir notre planète, la fécondationunisexuée des plantes d’amener l’extinction du règne végétal, etc.De temps à autre une vertu vient composer avec cet égoïsme unepuissance nouvelle et désintéressée.

Les combinaisons par lesquelles, au cours des générations, lachimie morale fixe ainsi et rend inoffensifs les éléments quidevenaient trop redoutables sont infinies et donneraient unepassionnante variété à l’histoire des familles. D’ailleurs, avecces égoïsmes accumulés, comme il devait y en avoir en Gilberte,coexiste telle vertu charmante des parents&|160;; elle vient unmoment faire toute seule un intermède, jouer son rôle touchant avecune sincérité complète.

Sans doute, Gilberte n’allait pas toujours aussi loin que quandelle insinuait qu’elle était peut-être la fille naturelle dequelque grand personnage, mais elle dissimulait le plus souvent sesorigines. Peut-être lui était-il simplement trop désagréable de lesconfesser, et préférait-elle qu’on les apprît par d’autres.Peut-être croyait-elle vraiment les cacher, de cette croyanceincertaine qui n’est pourtant pas le doute, qui réserve unepossibilité à ce qu’on souhaite et dont Musset donne un exemplequand il parle de l’Espoir en Dieu. «&|160;Je ne la connais paspersonnellement&|160;», reprit Gilberte. Avait-elle pourtant, en sefaisant appeler Mlle de Forcheville, l’espoir qu’onignorât qu’elle était la fille de Swann&|160;? Peut-être pourcertaines personnes qu’elle espérait devenir, avec le temps,presque tout le monde. Elle ne devait pas se faire de grandesillusions sur leur nombre actuel, et elle savait sans doute quebien des gens devaient chuchoter&|160;: «&|160;C’est la fille deSwann.&|160;» Mais elle ne le savait que de cette même science quinous parle de gens se tuant par misère pendant que nous allons aubal, c’est-à-dire une science lointaine et vague, à laquelle nousne tenons pas à substituer une connaissance plus précise, due à uneimpression directe. Gilberte appartenait, ou du moins appartint,pendant ces années-là, à la variété la plus répandue des autrucheshumaines, celles qui cachent leur tête dans l’espoir, non de ne pasêtre vues, ce qu’elles croient peu vraisemblable, mais de ne pasvoir qu’on les voit, ce qui leur paraît déjà beaucoup et leurpermet de s’en remettre à la chance pour le reste. Commel’éloignement rend les choses plus petites, plus incertaines, moinsdangereuses, Gilberte préférait ne pas être près des personnes aumoment où celles-ci faisaient la découverte qu’elle était néeSwann.

Et comme on est près des personnes qu’on se représente, comme onpeut se représenter les gens lisant leur journal, Gilbertepréférait que les journaux l’appelassent Mlle deForcheville. Il est vrai que pour les écrits dont elle avaitelle-même la responsabilité, ses lettres, elle ménagea quelquetemps la transition en signant G. S. Forcheville. La véritablehypocrisie dans cette signature était manifestée par la suppressionbien moins des autres lettres du nom de Swann que de celles du nomde Gilberte. En effet, en réduisant le prénom innocent à un simpleG, Mlle de Forcheville semblait insinuer à ses amis quela même amputation appliquée au nom de Swann n’était due aussi qu’àdes motifs d’abréviation. Même elle donnait une importanceparticulière à l’S, et en faisait une sorte de longue queue quivenait barrer le G, mais qu’on sentait transitoire et destinée àdisparaître comme celle qui, encore longue chez le singe, n’existeplus chez l’homme.

Malgré cela, dans son snobisme il y avait de l’intelligentecuriosité de Swann. Je me souviens que cet après-midi-là elledemanda à Mme de Guermantes si elle ne pouvait pasconnaître M. du Lau, et la duchesse ayant répondu qu’il étaitsouffrant et ne sortait pas, Gilberte demanda comment il était,car, ajouta-t-elle en rougissant légèrement, elle en avait beaucoupentendu parler. (Le marquis du Lau avait été, en effet, un des amisles plus intimes de Swann avant le mariage de celui-ci, etpeut-être même Gilberte l’avait-elle entrevu, mais à un moment oùelle ne s’intéressait pas à cette société.) «&|160;Est-ce que M. deBréauté ou le prince d’Agrigente peuvent m’en donner uneidée&|160;? demanda-t-elle. – Oh&|160;! pas du tout&|160;», s’écriaMme de Guermantes, qui avait un sentiment vif de cesdifférences provinciales et faisait des portraits sobres, maiscolorés par sa voix dorée et rauque, sous le doux fleurissement deses yeux de violette. «&|160;Non, pas du tout. Du Lau c’était legentilhomme du Périgord, charmant, avec toutes les belles manièreset le sans-gêne de sa province. À Guermantes, quand il y avait leRoi d’Angleterre, avec qui du Lau était très ami, il y avait aprèsla chasse un goûter… C’était l’heure où du Lau avait l’habituded’aller ôter ses bottines et mettre de gros chaussons de laine. Hébien, la présence du Roi Edouard et de tous les grands-ducs ne legênait en rien, il descendait dans le grand salon de Guermantesavec ses chaussons de laine, il trouvait qu’il était le marquis duLau d’Ollemans qui n’avait en rien à se contraindre pour le Roid’Angleterre. Lui et ce charmant Quasimodo de Breteuil, c’était lesdeux que j’aimais le plus. C’étaient, du reste, des grands amis à…(elle allait dire à votre père et s’arrêta net). Non, ça n’a aucunrapport, ni avec Gri-Gri ni avec Bréauté. C’est le vrai grandseigneur du Périgord. Du reste, Mémé cite une page de Saint-Simonsur un marquis d’Ollemans, c’est tout à fait ça.&|160;» Je citailes premiers mots du portrait&|160;: «&|160;M. d’Ollemans, quiétait un homme fort distingué parmi la noblesse du Périgord, par lasienne et par son mérite, et y était considéré par tout ce qui yvivait comme un arbitre général à qui chacun avait recours pour saprobité, sa capacité et la douceur de ses manières, et comme un coqde province… – Oui, il y a de cela, dit Mme deGuermantes, d’autant que du Lau a toujours été rouge comme un coq.– Oui, je me rappelle avoir entendu citer ce portrait&|160;», ditGilberte, sans ajouter que c’était par son père, lequel était, eneffet, grand admirateur de Saint-Simon.

Elle aimait aussi parler du prince d’Agrigente et de M. deBréauté pour une autre raison. Le prince d’Agrigente l’était parhéritage de la maison d’Aragon, mais sa seigneurie était poitevine.Quant à son château, celui du moins où il résidait, ce n’était pasun château de sa famille mais de la famille d’un premier mari de samère, et il était situé à peu près à égale distance de Martinvilleet de Guermantes. Aussi Gilberte parlait-elle de lui et de M. deBréauté comme de voisins de campagne qui lui rappelaient sa vieilleprovince. Matériellement, il y avait une part de mensonge dans cesparoles, puisque ce n’est qu’à Paris, par la comtesse Molé, qu’elleavait connu M. de Bréauté, d’ailleurs vieil ami de son père. Quantau plaisir de parler des environs de Tansonville, il pouvait êtresincère. Le snobisme est pour certaines personnes analogue à cesbreuvages agréables auxquels elles mêlent des substances utiles.Gilberte s’intéressait à telle femme élégante parce qu’elle avaitde superbes livres et des Nattiers que mon ancienne amie n’eût sansdoute pas été voir à la Bibliothèque nationale et au Louvre, et jeme figure que, malgré la proximité plus grande encore, l’influenceattrayante de Tansonville se fût moins exercée pour Gilberte surMme Sazerat ou Mme Goupil que sur M.d’Agrigente.

«&|160;Oh&|160;! pauvre Bébel et pauvre Gri-Gri, ditMme de Guermantes, ils sont bien plus malades que duLau, je crains qu’ils n’en aient pas pour longtemps, ni l’un nil’autre.&|160;»

Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article, ilm’adressa des compliments, d’ailleurs mitigés. Il regrettait laforme un peu poncive de ce style où il y avait «&|160;de l’emphase,des métaphores comme dans la prose démodée deChateaubriand&|160;»&|160;; par contre il me félicita sans réservede «&|160;m’occuper&|160;»&|160;: «&|160;J’aime qu’on fasse quelquechose de ses dix doigts. Je n’aime pas les inutiles qui sonttoujours des importants ou des agités. Sotteengeance&|160;!&|160;»

Gilberte, qui prenait avec une rapidité extrême les manières dumonde, déclara combien elle allait être fière de dire qu’elle étaitl’amie d’un auteur. «&|160;Vous pensez si je vais dire que j’ai leplaisir, l’honneur de vous connaître.&|160;»

«&|160;Vous ne voulez pas venir avec nous, demain, àl’Opéra-Comique&|160;?&|160;» me dit la duchesse, et je pensai quec’était sans doute dans cette même baignoire où je l’avais vue lapremière fois et qui m’avait semblé alors inaccessible comme leroyaume sous-marin des Néréides. Mais je répondis d’une voixtriste&|160;: «&|160;Non, je ne vais pas au théâtre, j’ai perdu uneamie que j’aimais beaucoup.&|160;» J’avais presque les larmes auxyeux en le disant, mais pourtant, pour la première fois, cela mefaisait un certain plaisir d’en parler. C’est à partir de cemoment-là que je commençai à écrire à tout le monde que je venaisd’avoir un grand chagrin, et à cesser de le ressentir.

Quand Gilberte fut partie, Mme de Guermantes medit&|160;: «&|160;Vous n’avez pas compris mes signes, c’était pourque vous ne parliez pas de Swann.&|160;» Et comme jem’excusais&|160;: «&|160;Mais je vous comprends très bien.Moi-même, j’ai failli le nommer, je n’ai eu que le temps de merattraper, c’est épouvantable, heureusement que je me suis arrêtéeà temps. Vous savez que c’est très gênant&|160;», dit-elle à sonmari pour diminuer un peu ma faute en ayant l’air de croire quej’avais obéi à une propension commune à tous et à laquelle il étaitdifficile de résister. «&|160;Que voulez-vous que j’y fasse&|160;?répondit le duc. Vous n’avez qu’à dire qu’on remette ces dessins enhaut, puisqu’ils vous font penser à Swann. Si vous ne pensez pas àSwann, vous ne parlerez pas de lui.&|160;»

Le lendemain je reçus deux lettres de félicitation quim’étonnèrent beaucoup, l’une de Mme Goupil que jen’avais pas revue depuis tant d’années et à qui, même à Combray, jen’avais pas trois fois adressé la parole. Un cabinet de lecture luiavait communiqué le Figaro. Ainsi, quand quelque chosevous arrive dans la vie qui retentit un peu, des nouvelles nousviennent de personnes situées si loin de nos relations et dont lesouvenir est déjà si ancien que ces personnes semblent situées àune grande distance, surtout dans le sens de la profondeur. Uneamitié de collège oubliée, et qui avait vingt occasions de serappeler à vous, vous donne signe de vie, non sans compensationd’ailleurs. C’est ainsi que Bloch, dont j’eusse tant aimé savoir cequ’il pensait de mon article, ne m’écrivit pas. Il est vrai qu’ilavait lu cet article et devait me l’avouer plus tard, mais par unchoc en retour. En effet, il écrivit lui-même quelques années plustard un article dans le Figaro et désira me signalerimmédiatement cet événement. Comme il cessait d’être jaloux de cequ’il considérait comme un privilège, puisqu’il lui était aussiéchu, l’envie qui lui avait fait feindre d’ignorer mon articlecessait, comme un compresseur se soulève&|160;; il m’en parla, maistout autrement qu’il ne désirait m’entendre parler du sien&|160;:«&|160;J’ai su que toi aussi, me dit-il, avais fait un article.Mais je n’avais pas cru devoir t’en parler, craignant de t’êtredésagréable, car on ne doit pas parler à ses amis des choseshumiliantes qui leur arrivent. Et c’en est une évidemment qued’écrire dans le journal du sabre et du goupillon, des fiveo’clock, sans oublier le bénitier.&|160;» Son caractèrerestait le même, mais son style était devenu moins précieux, commeil arrive à certains écrivains qui quittent le maniérisme quand, nefaisant plus de poèmes symbolistes, ils écrivent desromans-feuilletons.

Pour me consoler de son silence, je relus la lettre deMme Goupil&|160;; mais elle était sans chaleur, car sil’aristocratie a certaines formules qui font palissades entreelles, entre le Monsieur du début et les sentiments distingués dela fin, des cris de joie, d’admiration, peuvent jaillir comme desfleurs, et des gerbes pencher par-dessus la palissade leur parfumodorant. Mais le conventionnalisme bourgeois enserre l’intérieurmême des lettres dans un réseau de «&|160;votre succès silégitime&|160;», au maximum «&|160;votre beau succès&|160;». Desbelles-sœurs fidèles à l’éducation reçue et réservées dans leurcorsage comme il faut, croient s’être épanchées dans le malheur etl’enthousiasme si elles ont écrit «&|160;mes meilleurespensées&|160;». «&|160;Mère se joint à moi&|160;» est un superlatifdont on est rarement gâté.

Je reçus une autre lettre que celle de Mme Goupil,mais le nom du signataire m’était inconnu. C’était une écriturepopulaire, un langage charmant. Je fus navré de ne pouvoirdécouvrir qui m’avait écrit.

Comme je me demandais si Bergotte eût aimé cet article,Mme de Forcheville m’avait répondu qu’il l’auraitinfiniment admiré et n’aurait pu le lire sans envie. Mais elle mel’avait dit pendant que je dormais&|160;: c’était un rêve.

Presque tous nos rêves répondent ainsi aux questions que nousnous posons par des affirmations complexes, des mises en scène àplusieurs personnages, mais qui n’ont pas de lendemain.

Quant à Mlle de Forcheville, je ne pouvais m’empêcherde penser à elle avec désolation. Quoi&|160;? fille de Swann quieût tant aimé la voir chez les Guermantes, que ceux-ci avaientrefusé à leur grand ami de recevoir, ils l’avaient ensuitespontanément recherchée, le temps ayant passé qui renouvelle toutpour nous, insuffle une autre personnalité, d’après ce qu’on ditd’eux, aux êtres que nous n’avons pas vus depuis longtemps, depuisque nous avons fait nous-même peau neuve et pris d’autres goûts. Jepensais qu’à cette fille Swann disait parfois, en la serrant contrelui et en l’embrassant&|160;: «&|160;C’est bon, ma chérie, d’avoirune fille comme toi&|160;; un jour, quand je ne serai plus là, sion parle encore de ton pauvre papa, ce sera seulement avec toi et àcause de toi.&|160;» Swann, en mettant ainsi pour après sa mort uncraintif et anxieux espoir de survivance dans sa fille, se trompaitautant que le vieux banquier qui, ayant fait un testament pour unepetite danseuse qu’il entretient et qui a très bonne tenue, se ditqu’il n’est pour elle qu’un grand ami, mais qu’elle restera fidèleà son souvenir. Elle avait très bonne tenue tout en faisant du piedsous la table aux amis du vieux banquier qui lui plaisaient, maistout cela très caché, avec d’excellents dehors. Elle portera ledeuil de l’excellent homme, s’en sentira débarrassée, profitera nonseulement de l’argent liquide, mais des propriétés, des automobilesqu’il lui a laissées, fera partout effacer le chiffre de l’ancienpropriétaire qui lui cause un peu de honte, et à la jouissance dudon n’associera jamais le regret du donateur. Les illusions del’amour paternel ne sont peut-être pas moindres que celles del’autre&|160;; bien des filles ne considèrent leur père que commele vieillard qui leur laisse sa fortune. La présence de Gilbertedans un salon, au lieu d’être une occasion qu’on parlât encorequelquefois de son père, était un obstacle à ce qu’on saisîtcelles, de plus en plus rares, qu’on aurait pu avoir encore de lefaire. Même à propos des mots qu’il avait dits, des objets qu’ilavait donnés, on prit l’habitude de ne plus le nommer, et celle quiaurait dû rajeunir, sinon perpétuer sa mémoire, se trouva hâter etconsommer l’œuvre de la mort et de l’oubli.

Et ce n’est pas seulement à l’égard de Swann que Gilberteconsommait peu à peu l’œuvre de l’oubli, elle avait hâté en moicette œuvre de l’oubli à l’égard d’Albertine.

Sous l’action du désir, par conséquent du désir de bonheur queGilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où jel’avais crue une autre, un certain nombre de souffrances, depréoccupations douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encoreobsédaient ma pensée, s’étaient échappées de moi, entraînant avecelles tout un bloc de souvenirs, probablement effrités depuislongtemps et précaires, relatifs à Albertine. Car, si bien dessouvenirs, qui étaient reliés à elle, avaient d’abord contribué àmaintenir en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-mêmeavait fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon étatsentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par lesdésagrégations continues de l’oubli, mais réalisée brusquement dansson ensemble, me donna cette impression, que je me rappelle avoiréprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de lasuppression en moi de toute une portion de mes associationsd’idées, qu’éprouve un homme dont une artère cérébrale depuislongtemps usée s’est rompue et chez lequel toute une partie de lamémoire est abolie ou paralysée.

La disparition de ma souffrance, et de tout ce qu’elle emmenaitavec elle, me laissait diminué comme souvent la guérison d’unemaladie qui tenait dans notre vie une grande place. Sans doutec’est parce que les souvenirs ne restent pas toujours vrais quel’amour n’est pas éternel, et parce que la vie est faite duperpétuel renouvellement des cellules. Mais ce renouvellement, pourles souvenirs, est tout de même retardé par l’attention qui arrêteet fixe un moment qui doit changer. Et puisqu’il en est du chagrincomme du désir des femmes, qu’on grandit en y pensant, avoirbeaucoup à faire rendrait plus facile, aussi bien que la chasteté,l’oubli.

Par une autre réaction (bien que ce fût la distraction – ledésir de Mlle d’Éporcheville – qui m’eût rendu tout d’uncoup l’oubli apparent et sensible), s’il reste que c’est le tempsqui amène progressivement l’oubli, l’oubli n’est pas sans altérerprofondément la notion du temps. Il y a des erreurs optiques dansle temps comme il y en a dans l’espace. La persistance en moi d’unevelléité ancienne de travailler, de réparer le temps perdu, dechanger de vie, ou plutôt de commencer de vivre, me donnaitl’illusion que j’étais toujours aussi jeune&|160;; pourtant lesouvenir de tous les événements qui s’étaient succédé dans ma vie(et aussi de ceux qui s’étaient succédé dans mon cœur, car,lorsqu’on a beaucoup changé, on est induit à supposer qu’on a pluslongtemps vécu), au cours de ces derniers mois de l’existenced’Albertine, me les avait fait paraître beaucoup plus longs qu’uneannée, et maintenant cet oubli de tant de choses, me séparant, pardes espaces vides, d’événements tout récents qu’ils me faisaientparaître anciens, puisque j’avais eu ce qu’on appelle «&|160;letemps&|160;» de les oublier, par son interpolation fragmentée,irrégulière, au milieu de ma mémoire – comme une brume épaisse surl’océan, qui supprime les points de repère des choses – détraquait,disloquait mon sentiment des distances dans le temps, là rétrécies,ici distendues, et me faisait me croire tantôt beaucoup plus loin,tantôt beaucoup plus près des choses que je ne l’étais en réalité.Et comme dans les nouveaux espaces, encore non parcourus, quis’étendaient devant moi, il n’y aurait pas plus de traces de monamour pour Albertine qu’il n’y en avait eu, dans les temps perdusque je venais de traverser, de mon amour pour ma grand’mère, ma viem’apparut – offrant une succession de périodes dans lesquelles,après un certain intervalle, rien de ce qui soutenait la précédentene subsistait plus dans celle qui la suivait – comme quelque chosede si dépourvu du support d’un moi individuel identique etpermanent, quelque chose de si inutile dans l’avenir et de si longdans le passé, que la mort pourrait aussi bien terminer le coursici ou là sans nullement le conclure, que ces cours d’histoire deFrance qu’en rhétorique on arrête indifféremment, selon lafantaisie des programmes ou des professeurs, à la Révolution de1830, à celle de 1848, ou à la fin du second Empire.

Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentaisvinrent-elles moins d’avoir aimé inutilement ce que déjà j’oubliaisque de commencer à me plaire avec de nouveaux vivants, de purs gensdu monde, de simples amis des Guermantes, si peu intéressants pareux-mêmes. Je me consolais peut-être plus aisément de constater quecelle que j’avais aimée n’était plus, au bout d’un certain temps,qu’un pâle souvenir que de retrouver en moi cette vaine activitéqui nous fait perdre le temps à tapisser notre vie d’une végétationhumaine vivace mais parasite, qui deviendra le néant aussi quandelle sera morte, qui déjà est étrangère à tout ce que nous avonsconnu et à laquelle pourtant cherche à plaire notre sénilitébavarde, mélancolique et coquette. L’être nouveau qui supporteraitaisément de vivre sans Albertine avait fait son apparition en moi,puisque j’avais pu parler d’elle chez Mme de Guermantesen paroles affligées, sans souffrance profonde. Ces nouveaux«&|160;moi&|160;» qui devraient porter un autre nom que leprécédent, leur venue possible, à cause de leur indifférence à ceque j’aimais, m’avait toujours épouvanté, jadis à propos deGilberte quand son père me disait que si j’allais vivre en Océanieje ne voudrais plus revenir, tout récemment quand j’avais lu avecun tel serrement de cœur le passage du roman de Bergotte où il estquestion de ce personnage qui, séparé, par la vie, d’une femmequ’il avait adorée jeune homme, vieillard la rencontre sansplaisir, sans envie de la revoir. Or, au contraire, il m’apportaitavec l’oubli une suppression presque complète de la souffrance, unepossibilité de bien-être, cet être si redouté, si bienfaisant etqui n’était autre qu’un de ces «&|160;moi&|160;» de rechange que ladestinée tient en réserve pour nous et que, sans plus écouter nosprières qu’un médecin clairvoyant et d’autant plus autoritaire,elle substitue malgré nous, par une intervention opportune, au«&|160;moi&|160;» vraiment trop blessé. Ce rechange, au reste, ellel’accomplit de temps en temps, comme l’usure et la réfection destissus, mais nous n’y prenons garde que si l’ancien«&|160;moi&|160;» contenait une grande douleur, un corps étrangeret blessant, que nous nous étonnons de ne plus retrouver, dansnotre émerveillement d’être devenu un autre pour qui la souffrancede son prédécesseur n’est plus que la souffrance d’autrui, celledont on peut parler avec apitoiement parce qu’on ne la ressent pas.Même cela nous est égal d’avoir passé par tant de souffrances, carnous ne nous rappelons que confusément les avoir souffertes. Il estpossible que, de même, nos cauchemars, la nuit, soient effroyables.Mais au réveil nous sommes une autre personne qui ne se soucieguère que celle à qui elle succède ait eu à fuir en dormant devantdes assassins.

Sans doute, ce «&|160;moi&|160;» avait gardé quelque contactavec l’ancien, comme un ami, indifférent à un deuil, en parlepourtant aux personnes présentes avec la tristesse convenable, etretourne de temps en temps dans la chambre où le veuf qui l’achargé de recevoir pour lui continue à faire entendre ses sanglots.J’en poussais encore quand je redevenais pour un moment l’ancienami d’Albertine. Mais c’est dans un personnage nouveau que jetendais à passer tout entier. Ce n’est pas parce que les autressont morts que notre affection pour eux s’affaiblit, c’est parceque nous mourons nous-mêmes. Albertine n’avait rien à reprocher àson ami. Celui qui en usurpait le nom n’en était que l’héritier. Onne peut être fidèle qu’à ce dont on se souvient, on ne se souvientque de ce qu’on a connu. Mon «&|160;moi&|160;» nouveau, tandisqu’il grandissait à l’ombre de l’ancien, l’avait souvent entenduparler d’Albertine&|160;; à travers lui, à travers les récits qu’ilen recueillait, il croyait la connaître, elle lui étaitsympathique, il l’aimait, mais ce n’était qu’une tendresse deseconde main.

Une autre personne chez qui l’œuvre de l’oubli en ce quiconcernait Albertine se fit probablement plus rapide à cetteépoque, et me permit par contre-coup de me rendre compte un peuplus tard d’un nouveau progrès que cette œuvre avait fait chez moi(et c’est là mon souvenir d’une seconde étape avant l’oublidéfinitif), ce fut Andrée. Je ne puis guère, en effet, ne pasdonner l’oubli d’Albertine comme cause sinon unique, sinon mêmeprincipale, au moins comme cause conditionnante et nécessaire,d’une conversation qu’Andrée eut avec moi à peu près six mois aprèscelle que j’ai rapportée et où ses paroles furent si différentes dece qu’elle m’avait dit la première fois. Je me rappelle que c’étaitdans ma chambre parce qu’à ce moment-là j’avais plaisir à avoir dedemi-relations charnelles avec elle, à cause du côté collectifqu’avait eu au début et que reprenait maintenant mon amour pour lesjeunes filles de la petite bande, longtemps indivis entre elles, etun moment uniquement associé à la personne d’Albertine pendant lesderniers mois qui avaient précédé et suivi sa mort.

Nous étions dans ma chambre pour une autre raison encore qui mepermet de situer très exactement cette conversation. C’est quej’étais expulsé du reste de l’appartement parce que c’était le jourde maman. Malgré que ce fût son jour, et après avoir hésité, mamanétait allée déjeuner chez Mme Sazerat, pensant que,comme Mme Sazerat savait toujours vous inviter avec desgens ennuyeux, elle pourrait, sans manquer aucun plaisir, rentrertôt. Elle était, en effet, revenue à temps et sans regrets,Mme Sazerat n’ayant eu chez elle que des gens assommantsque glaçait déjà la voix particulière qu’elle prenait quand elleavait du monde, ce que maman appelait sa voix du mercredi. Ma mère,du reste, l’aimait bien, la plaignait de son infortune – suite desfredaines de son père ruiné par la duchesse de X… – infortune quila forçait à vivre presque toute l’année à Combray, avec quelquessemaines chez sa cousine à Paris et un grand «&|160;voyaged’agrément&|160;» tous les dix ans.

Je me rappelle que la veille, sur ma prière répétée depuis desmois, et parce que la princesse la réclamait toujours, maman étaitallée voir la princesse de Parme qui, elle, ne faisait pas devisites et chez qui on se contentait d’habitude de s’inscrire, maisqui avait insisté pour que ma mère vînt la voir, puisque leprotocole empêchait qu’Elle vînt chez nous. Ma mère était revenuetrès mécontente&|160;: «&|160;Tu m’as fait faire un pas de clerc,me dit-elle, la princesse de Parme m’a à peine dit bonjour, elles’est retournée vers les dames avec qui elle causait sans s’occuperde moi, et au bout de dix minutes, comme elle ne m’avait pasadressé la parole, je suis partie sans qu’elle me tendît même lamain. J’étais très ennuyée&|160;; en revanche, devant la porte, enm’en allant, j’ai rencontré la duchesse de Guermantes qui a ététrès aimable et qui m’a beaucoup parlé de toi. Quelle singulièreidée tu as eue de lui parler d’Albertine. Elle m’a raconté que tului avais dit que sa mort avait été un tel chagrin pour toi. Je neretournerai jamais chez la princesse de Parme. Tu m’as fait faireune bêtise.&|160;»

Or le lendemain, jour de ma mère, comme je l’ai dit, Andrée vintme voir. Elle n’avait pas grand temps, car elle devait allerchercher Gisèle avec qui elle tenait beaucoup à dîner. «&|160;Jeconnais ses défauts, mais c’est tout de même ma meilleure amie etl’être pour qui j’ai le plus d’affection&|160;», me dit-elle. Etelle parut même avoir quelque effroi à l’idée que je pourrais luidemander de dîner avec elles. Elle était avide des êtres, et untiers qui la connaissait trop bien, comme moi, en l’empêchant de selivrer, l’empêchait du coup de goûter auprès d’eux un plaisircomplet.

Le souvenir d’Albertine était devenu chez moi si fragmentairequ’il ne me causait plus de tristesse et n’était plus qu’unetransition à de nouveaux désirs, comme un accord qui prépare deschangements d’harmonie. Et même cette idée de caprice sensuel etpassager étant écartée en tant que j’étais encore fidèle ausouvenir d’Albertine, j’étais plus heureux d’avoir auprès de moiAndrée que je ne l’aurais été d’avoir Albertine miraculeusementretrouvée. Car Andrée pouvait me dire plus de choses sur Albertineque ne m’en aurait dit Albertine elle-même. Or les problèmesrelatifs à Albertine restaient encore dans mon esprit alors que matendresse pour elle, tant physique que morale, avait déjà disparu.Et mon désir de connaître sa vie, parce qu’il avait moins diminué,était maintenant comparativement plus grand que le besoin de saprésence. D’autre part, l’idée qu’une femme avait peut-être eu desrelations avec Albertine ne me causait plus que le désir d’en avoirmoi aussi avec cette femme. Je le dis à Andrée tout en lacaressant. Alors sans chercher le moins du monde à mettre sesparoles d’accord avec celles d’il y avait quelques mois, Andrée medit en souriant à demi&|160;: «&|160;Ah&|160;! oui, mais vous êtesun homme. Aussi nous ne pouvons pas faire ensemble tout à fait lesmêmes choses que je faisais avec Albertine.&|160;» Et soit qu’ellepensât que cela accroissait mon désir (dans l’espoir de confidencesje lui avais dit que j’aimerais avoir des relations avec une femmeen ayant eu avec Albertine) ou mon chagrin, ou peut-être détruisaitun sentiment de supériorité sur elle qu’elle pouvait croire quej’éprouvais d’avoir été le seul à entretenir des relations avecAlbertine&|160;: «&|160;Ah&|160;! nous avons passé toutes les deuxde bonnes heures, elle était si caressante, si passionnée. Du restece n’était pas seulement avec moi qu’elle aimait prendre duplaisir. Elle avait rencontré chez Mme Verdurin un joligarçon, Morel. Tout de suite ils s’étaient compris. Il sechargeait, ayant d’elle la permission d’y prendre aussi sonplaisir, car il aimait les petites novices, de lui en procurer.Sitôt qu’il les avait mises sur le mauvais chemin, il les laissait.Il se chargeait ainsi de plaire à de petites pêcheuses d’une plageéloignée, à de petites blanchisseuses, qui s’amourachaient d’ungarçon mais n’eussent pas répondu aux avances d’une jeune fille.Aussitôt que la petite était bien sous sa domination, il la faisaitvenir dans un endroit tout à fait sûr, où il la livrait àAlbertine. Par peur de perdre Morel, qui s’y mêlait du reste, lapetite obéissait toujours, et d’ailleurs elle le perdait tout demême, car, par peur des conséquences et aussi parce qu’une ou deuxfois lui suffisaient, il filait en laissant une fausse adresse. Ileut une fois l’audace d’en mener une, ainsi qu’Albertine, dans unemaison de femmes à Corliville, où quatre ou cinq la prirentensemble ou successivement. C’était sa passion, comme c’était aussicelle d’Albertine. Mais Albertine avait après d’affreux remords. Jecrois que chez vous elle avait dompté sa passion et remettait dejour en jour de s’y livrer. Puis son amitié pour vous était sigrande, qu’elle avait des scrupules. Mais il était bien certain quesi jamais elle vous quittait elle recommencerait. Elle espérait quevous la sauveriez, que vous l’épouseriez. Au fond, elle sentait quec’était une espèce de folie criminelle, et je me suis souventdemandé si ce n’était pas après une chose comme cela, ayant amenéun suicide dans une famille, qu’elle s’était elle-même tuée. Jedois avouer que, tout à fait au début de son séjour chez vous, ellen’avait pas entièrement renoncé à ses jeux avec moi. Il y avait desjours où elle semblait en avoir besoin, tellement qu’une fois,alors que c’eût été si facile dehors, elle ne se résigna pas à medire au revoir avant de m’avoir mise auprès d’elle, chez vous. Nousn’eûmes pas de chance, nous avons failli être prises. Elle avaitprofité de ce que Françoise était descendue faire une course, etque vous n’étiez pas rentré. Alors elle avait tout éteint pour quequand vous ouvririez avec votre clef vous perdiez un peu de tempsavant de trouver le bouton, et elle n’avait pas fermé la porte desa chambre. Nous vous avons entendu monter, je n’eus que le tempsde m’arranger, de descendre. Précipitation bien inutile, car par unhasard incroyable vous aviez oublié votre clef et avez été obligéde sonner. Mais nous avons tout de même perdu la tête de sorte que,pour cacher notre gêne, toutes les deux, sans avoir pu nousconsulter, nous avions eu la même idée&|160;: faire semblant decraindre l’odeur du seringa, que nous adorions au contraire. Vousrapportiez avec vous une longue branche de cet arbuste, ce qui mepermit de détourner la tête et de cacher mon trouble. Cela nem’empêcha pas de vous dire avec une maladresse absurde quepeut-être Françoise était remontée et pourrait vous ouvrir, alorsqu’une seconde avant, je venais de vous faire le mensonge que nousvenions seulement de rentrer de promenade et qu’à notre arrivéeFrançoise n’était pas encore descendue et allait partir faire unecourse. Mais le malheur fut – croyant que vous aviez votre clef –d’éteindre la lumière, car nous eûmes peur qu’en remontant vous nela vissiez se rallumer, ou du moins nous hésitâmes trop. Et pendanttrois nuits Albertine ne put fermer l’œil parce qu’elle avait toutle temps peur que vous n’ayez de la méfiance et ne demandiez àFrançoise pourquoi elle n’avait pas allumé avant de partir. CarAlbertine vous craignait beaucoup, et par moments assurait que vousétiez fourbe, méchant, la détestant au fond. Au bout de trois jourselle comprit à votre calme que vous n’aviez rien demandé àFrançoise et elle put retrouver le sommeil. Mais elle ne repritplus ses relations avec moi, soit par peur, soit par remords, carelle prétendait vous aimer beaucoup, ou bien aimait-elle quelqu’und’autre. En tous cas on n’a plus pu jamais parler de seringa devantelle sans qu’elle devînt écarlate et passât la main sur sa figureen pensant cacher sa rougeur.&|160;»

Comme certains bonheurs, il y a certains malheurs qui viennenttrop tard, ils ne prennent pas en nous toute la grandeur qu’ilsauraient eue quelque temps plus tôt. Tel le malheur qu’était pourmoi la terrible révélation d’Andrée. Sans doute, même quand demauvaises nouvelles doivent nous attrister, il arrive que dans ledivertissement, le jeu équilibré de la conversation, elles passentdevant nous sans s’arrêter, et que nous, préoccupés de mille chosesà répondre, transformés, par le désir de plaire aux personnesprésentes, en quelqu’un d’autre protégé pour quelques instants dansce cycle nouveau contre les affections, les souffrances qu’il aquittées pour y entrer et qu’il retrouvera quand le courtenchantement sera brisé, nous n’ayons pas le temps de lesaccueillir. Pourtant, si ces affections, ces souffrances sont tropprédominantes, nous n’entrons que distraits dans la zone d’un mondenouveau et momentané, où, trop fidèles à la souffrance, nous nepouvons devenir autres, et alors les paroles se mettentimmédiatement en rapport avec notre cœur qui n’est pas resté horsde jeu. Mais depuis quelque temps les paroles concernant Albertine,comme un poison évaporé, n’avaient plus leur pouvoir toxique. Ellem’était déjà trop lointaine.

Comme un promeneur voyant, l’après-midi, un croissant nuageuxdans le ciel se dit&|160;: «&|160;C’est cela, l’immenselune&|160;», je me disais&|160;: «&|160;Comment&|160;! cette véritéque j’ai tant cherchée, tant redoutée, c’est seulement ces quelquesmots dits dans une conversation, auxquels on ne peut même paspenser complètement parce qu’on n’est pas seul&|160;!&|160;» Puiselle me prenait vraiment au dépourvu, je m’étais beaucoup fatiguéavec Andrée. Vraiment, une pareille vérité, j’aurais voulu avoirplus de force à lui consacrer&|160;; elle me restait extérieure,mais c’est que je ne lui avais pas encore trouvé une place dans moncœur. On voudrait que la vérité nous fût révélée par des signesnouveaux, non par une phrase pareille à celles qu’on s’était ditestant de fois. L’habitude de penser empêche parfois d’éprouver leréel, immunise contre lui, le fait paraître de la penséeencore.

Il n’y a pas une idée qui ne porte en elle sa réfutationpossible, un mot, le mot contraire. En tout cas, si tout cela étaitvrai, quelle inutile vérité sur la vie d’une maîtresse qui n’estplus, remontant des profondeurs et apparaissant une fois que nousne pouvons plus rien en faire&|160;! Alors, pensant sans doute àquelque autre que nous aimons maintenant et à l’égard de qui lamême chose pourrait arriver (car de celle qu’on a oubliée on ne sesoucie plus), on se désole. On se dit&|160;: «&|160;Si ellevivait&|160;!&|160;» On se dit&|160;: «&|160;Si celle qui vitpouvait comprendre tout cela et que, quand elle sera morte, jesaurai tout ce qu’elle me cache&|160;!&|160;» Mais c’est un cerclevicieux. Si j’avais pu faire qu’Albertine vécût, du même coupj’eusse fait qu’Andrée ne m’eût rien révélé. C’est la même choseque l’éternel «&|160;Vous verrez quand je ne vous aimeraiplus&|160;», qui est si vrai et si absurde, puisque, en effet, onobtiendrait beaucoup si on n’aimait plus, mais qu’on ne sesoucierait pas d’obtenir. C’est tout à fait la même chose. Car lafemme qu’on revoit quand on ne l’aime plus, si elle nous dit tout,c’est qu’en effet ce n’est plus elle, ou que ce n’est plusvous&|160;: l’être qui aimait n’existe plus. Là aussi il y a lamort qui a passé, a rendu tout aisé et tout inutile. Je faisais cesréflexions, me plaçant dans l’hypothèse où Andrée était véridique –ce qui était possible – et amenée à la sincérité envers moiprécisément parce qu’elle avait maintenant des relations avec moi,par ce côté Saint-André-des-Champs qu’avait eu, au début, avec moi,Albertine. Elle y était aidée dans ce cas par le fait qu’elle necraignait plus Albertine, car la réalité des êtres ne survit pournous que peu de temps après leur mort, et au bout de quelquesannées ils sont comme ces dieux des religions abolies qu’on offensesans crainte parce qu’on a cessé de croire à leur existence. Maisqu’Andrée ne crût plus à la réalité d’Albertine pouvait avoir poureffet qu’elle ne redoutât plus (aussi bien que de trahir une véritéqu’elle avait promis de ne pas révéler) d’inventer un mensonge quicalomniait rétrospectivement sa prétendue complice. Cette absencede crainte lui permettait-elle de révéler enfin, en me disant cela,la vérité, ou bien d’inventer un mensonge, si, pour quelque raison,elle me croyait plein de bonheur et d’orgueil et voulait me peiner.Peut-être avait-elle de l’irritation contre moi (irritationsuspendue tant qu’elle m’avait vu malheureux, inconsolé) parce quej’avais eu des relations avec Albertine et qu’elle m’enviaitpeut-être – croyant que je me jugeais à cause de cela plus favoriséqu’elle – un avantage qu’elle n’avait peut-être pas obtenu, ni mêmesouhaité. C’est ainsi que je l’avais souvent vue dire qu’ilsavaient l’air très malades à des gens dont la bonne mine, etsurtout la conscience qu’ils avaient de leur bonne mine,l’exaspérait, et dire, dans l’espoir de les fâcher, qu’elle-mêmeallait très bien, ce qu’elle ne cessa de proclamer quand elle étaitle plus malade, jusqu’au jour où, dans le détachement de la mort,il ne lui soucia plus que les heureux allassent bien et sussentqu’elle-même se mourait. Mais ce jour-là était encore loin.Peut-être était-elle contre moi[2], je nesavais pour quelle raison, dans une de ces rages comme jadis elleen avait eu contre le jeune homme si savant dans les choses desport, si ignorant du reste, que nous avions rencontré à Balbec etqui depuis vivait avec Rachel et sur le compte de qui Andrée serépandait en propos diffamatoires, souhaitant être poursuivie endénonciation calomnieuse pour pouvoir articuler contre son père desfaits déshonorants dont il n’aurait pu prouver la fausseté. Orpeut-être cette rage contre moi la reprenait seulement, ayant sansdoute cessé quand elle me voyait si triste. En effet, ceux-là mêmesqu’elle avait, les yeux étincelants de rage, souhaité déshonorer,tuer, faire condamner, fût-ce sur faux témoignages, si seulementelle les savait tristes, humiliés, elle ne leur voulait plus aucunmal, elle était prête à les combler de bienfaits. Car elle n’étaitpas foncièrement mauvaise, et si sa nature non apparente, un peuprofonde, n’était pas la gentillesse qu’on croyait d’abord d’aprèsses délicates attentions, mais plutôt l’envie et l’orgueil, satroisième nature, plus profonde encore, la vraie, mais pasentièrement réalisée, tendait vers la bonté et l’amour du prochain.Seulement comme tous les êtres qui dans un certain état en désirentun meilleur mais, ne le connaissant que par le désir, necomprennent pas que la première condition est de rompre avec lepremier&|160;; comme les neurasthéniques ou les morphinomanes quivoudraient bien être guéris mais pourtant qu’on ne les privât pasde leurs manies ou de leur morphine&|160;; comme les cœursreligieux ou les esprits artistes attachés au monde qui souhaitentla solitude mais veulent se la représenter pourtant commen’impliquant pas un renoncement absolu à leur vie antérieure –Andrée était prête à aimer toutes les créatures, mais à conditiond’avoir réussi d’abord à ne pas se les représenter commetriomphantes, et pour cela de les avoir humiliées préalablement.Elle ne comprenait pas qu’il fallait aimer même les orgueilleux etvaincre leur orgueil par l’amour et non par un plus puissantorgueil. Mais c’est qu’elle était comme les malades qui veulent laguérison par les moyens mêmes qui entretiennent la maladie, qu’ilsaiment et qu’ils cesseraient aussitôt d’aimer s’ils lesrenonçaient. Mais on veut apprendre à nager et pourtant garder unpied à terre. En ce qui concerne le jeune sportif, neveu desVerdurin, que j’avais rencontré dans mes deux séjours à Balbec, ilfaut dire, accessoirement et par anticipation, que quelque tempsaprès la visite d’Andrée, visite dont le récit va être repris dansun instant, il arriva des faits qui causèrent une assez grandeimpression. D’abord ce jeune homme (peut-être par souvenird’Albertine que je ne savais pas alors qu’il avait aimée) se fiançaavec Andrée et l’épousa, malgré le désespoir de Rachel dont il netint aucun compte. Andrée ne dit plus alors (c’est-à-dire quelquesmois après la visite dont je parle) qu’il était un misérable, et jem’aperçus plus tard qu’elle n’avait dit qu’il l’était que parcequ’elle était folle de lui et qu’elle croyait qu’il ne voulait pasd’elle. Mais un autre fait me frappa davantage. Ce jeune homme fitreprésenter des petits sketches, dans des décors et avec descostumes de lui qui ont amené dans l’art contemporain unerévolution au moins égale à celle accomplie par les Ballets russes.Bref les juges les plus autorisés considérèrent ses œuvres commequelque chose de capital, presque des œuvres de génie, et je pensed’ailleurs comme eux, ratifiant ainsi, à mon propre étonnement,l’ancienne opinion de Rachel. Les personnes qui l’avaient connu àBalbec, attentif seulement à savoir si la coupe des vêtements desgens qu’il avait à fréquenter était élégante ou non, qui l’avaientvu passer tout son temps au baccara, aux courses, au golf ou aupolo, qui savaient que dans ses classes il avait toujours été uncancre et s’était même fait renvoyer du lycée (pour ennuyer sesparents, il avait été habiter deux mois la grande maison de femmesoù M. de Charlus avait cru surprendre Morel), pensèrent quepeut-être ses œuvres étaient d’Andrée qui, par amour, voulait luien laisser la gloire, ou que plus probablement il payait, avec sagrande fortune personnelle que ses folies avaient seulementébréchée, quelque professionnel génial et besogneux pour les faire.Ce genre de société riche, non décrassée par la fréquentation del’aristocratie et n’ayant aucune idée de ce qu’est un artiste –lequel est seulement figuré pour eux, soit par un acteur qu’ilsfont venir débiter des monologues pour les fiançailles de leurfille, en lui remettant tout de suite son cachet discrètement dansun salon voisin, soit par un peintre chez qui ils la font poser unefois qu’elle est mariée, avant les enfants et quand elle est encoreà son avantage – croient volontiers que tous les gens du monde quiécrivent, composent ou peignent, font faire leurs œuvres et payentpour avoir une réputation d’auteur comme d’autres pour s’assurer unsiège de député. Mais tout cela était faux, et ce jeune homme étaitbien l’auteur de ces œuvres admirables. Quand je le sus, je fusobligé d’hésiter entre diverses suppositions. Ou bien il avait été,en effet, pendant de longues années la «&|160;brute épaisse&|160;»qu’il paraissait, et quelque cataclysme physiologique avait éveilléen lui le génie assoupi comme la Belle au bois dormant&|160;; oubien à cette époque de sa rhétorique orageuse, de ses recalages aubachot, de ses grosses pertes de jeu de Balbec, de sa crainte demonter dans le «&|160;tram&|160;» avec des fidèles de sa tanteVerdurin à cause de leur vilain habillement, il était déjà un hommede génie, peut-être distrait de son génie, l’ayant laissé la clefsous la porte dans l’effervescence de passions juvéniles&|160;; oubien, même homme de génie déjà conscient, et dernier en classeparce que, pendant que le professeur disait des banalités surCicéron, lui lisait Rimbaud ou Gœthe. Certes, rien ne laissaitsoupçonner cette hypothèse quand je le rencontrai à Balbec, où sespréoccupations me parurent s’attacher uniquement à la correctiondes attelages et à la préparation des cocktails. Mais ce n’est pasencore une objection irréfutable. Il pouvait être très vaniteux, cequi peut s’allier au génie, et chercher à briller de la manièrequ’il savait propre à éblouir dans le monde où il vivait et quin’était nullement de prouver une connaissance approfondie desaffinités électives, mais bien plutôt de conduire à quatre.D’ailleurs je ne suis pas sûr que plus tard, quand il fut devenul’auteur de ces belles œuvres si originales, il eût beaucoup aimé,hors des théâtres où il était connu, à dire bonjour à quelqu’un quin’aurait pas été en smoking, comme les fidèles dans leur premièremanière, ce qui prouverait chez lui non de la bêtise mais de lavanité, et même un certain sens pratique, une certaine clairvoyanceà adapter sa vanité à la mentalité des imbéciles, à l’estime de quiil tenait et pour lesquels le smoking brille peut-être d’un plusvif éclat que le regard d’un penseur. Qui sait si, vu du dehors,tel homme de talent, ou même un homme sans talent mais aimant leschoses de l’esprit, moi par exemple, n’eût pas fait, à qui l’eûtrencontré à Rivebelle, à l’Hôtel de Balbec, ou sur la digue deBalbec, l’effet du plus parfait et prétentieux imbécile&|160;? Sanscompter que pour Octave les choses de l’art devaient être quelquechose de si intime, de vivant tellement dans les plus secretsreplis de lui-même, qu’il n’eût sans doute pas eu l’idée d’enparler, comme eût fait Saint-Loup par exemple, pour qui les artsavaient le prestige que les attelages avaient pour Octave. Puis ilpouvait avoir la passion du jeu, et on dit qu’il l’a gardée. Toutde même, si la piété qui fit revivre l’œuvre inconnue de Vinteuilest sortie du milieu si trouble de Montjouvain, je ne fus pas moinsfrappé de penser que les chefs-d’œuvre peut-être les plusextraordinaires de notre époque sont sortis non du concoursgénéral, d’une éducation modèle, académique, à la Broglie, mais dela fréquentation des «&|160;pesages&|160;» et des grands bars. Entous cas, à cette époque, à Balbec, les raisons qui faisaientdésirer à moi de le connaître, à Albertine et ses amies que je nele connusse pas, étaient également étrangères à sa valeur, etauraient pu seulement mettre en lumière l’éternel malentendu d’un«&|160;intellectuel&|160;» (représenté en l’espèce par moi) et desgens du monde (représentés par la petite bande) au sujet d’unepersonne mondaine (le jeune joueur de golf). Je ne pressentaisnullement son talent, et son prestige à mes yeux, du même genrequ’autrefois celui de Mme Blatin, était d’être – quoiqu’elles prétendissent – l’ami de mes amies, et plus de leur bandeque moi. D’autre part, Albertine et Andrée, symbolisant en celal’incapacité des gens du monde à porter un jugement valable sur leschoses de l’esprit et leur propension à s’attacher dans cet ordre àde faux-semblants, non seulement n’étaient pas loin de me trouverstupide parce que j’étais curieux d’un tel imbécile, maiss’étonnaient surtout que, joueur de golf pour joueur de golf, monchoix se fût justement porté sur le plus insignifiant. Si encorej’avais voulu me lier avec le jeune Gilbert de Bellœuvre&|160;; endehors du golf c’était un garçon qui avait de la conversation, quiavait eu un accessit au concours général et faisait agréablementles vers (or il était, en réalité, plus bête qu’aucun). Ou alors simon but était de «&|160;faire une étude pour un livre&|160;», GuySaumoy, qui était complètement fou, avait enlevé deux jeunesfilles, était au moins un type curieux qui pouvait«&|160;m’intéresser&|160;». Ces deux-là, on me les eût«&|160;permis&|160;», mais l’autre, quel agrément pouvais-je luitrouver&|160;? c’était le type de la «&|160;grande brute&|160;», dela «&|160;brute épaisse&|160;». Pour revenir à la visite d’Andrée,après la révélation qu’elle venait de me faire sur ses relationsavec Albertine elle ajouta que la principale raison pour laquelleAlbertine m’avait quitté, c’était à cause de ce que pouvaientpenser ses amies de la petite bande, et d’autres encore, de la voirainsi habiter chez un jeune homme avec qui elle n’était pasmariée&|160;: «&|160;Je sais bien que c’était chez votre mère. Maiscela ne fait rien. Vous ne savez pas ce que c’est que tout ce mondede jeunes filles, ce qu’elles se cachent les unes des autres, commeelles craignent l’opinion des autres. J’en ai vu d’une sévéritéterrible avec des jeunes gens, simplement parce qu’ilsconnaissaient leurs amies et qu’elles craignaient que certaineschoses ne fussent répétées, et celles-là même, le hasard me les amontrées tout autres, bien contre leur gré.&|160;» Quelques moisplus tôt, ce savoir que paraissait posséder Andrée des mobilesauxquels obéissent les filles de la petite bande m’eût paru le plusprécieux du monde. Peut-être ce qu’elle disait suffisait-il àexpliquer qu’Albertine, qui s’était donnée à moi ensuite à Paris,se fût refusée à Balbec où je voyais constamment ses amies, ce quej’avais l’absurdité de croire un tel avantage pour être au mieuxavec elle. Peut-être même était-ce de voir quelques mouvements deconfiance de moi avec Andrée, ou que j’eusse imprudemment dit àcelle-ci qu’Albertine allait coucher au Grand Hôtel, qui faisaitqu’Albertine qui peut-être, une heure avant, était prête à melaisser prendre certains plaisirs comme la chose la plus simple,avait eu un revirement et avait menacé de sonner. Mais alors, elleavait dû être facile avec bien d’autres. Cette idée réveilla majalousie et je dis à Andrée qu’il y avait une chose que je voulaislui demander. «&|160;Vous faisiez cela dans l’appartement inhabitéde votre grand’mère&|160;? – Oh&|160;! non, jamais, nous aurionsété dérangées. – Tiens, je croyais, il me semblait… – D’ailleurs,Albertine aimait surtout faire cela à la campagne. – Où ça&|160;? –Autrefois, quand elle n’avait pas le temps d’aller très loin, nousallions aux Buttes-Chaumont. Elle connaissait là une maison. Oubien sous les arbres, il n’y a personne&|160;; dans la grotte dupetit Trianon aussi. – Vous voyez bien, comment vous croire&|160;?Vous m’aviez juré, il n’y a pas un an, n’avoir rien fait auxButtes-Chaumont. – J’avais peur de vous faire de la peine.&|160;»Comme je l’ai dit, je pensai, beaucoup plus tard seulement, qu’aucontraire, cette seconde fois, le jour des aveux, Andrée avaitcherché à me faire de la peine. Et j’en aurais eu tout de suite,pendant qu’elle parlait, l’idée, parce que j’en aurais éprouvé lebesoin si j’avais encore autant aimé Albertine. Mais les parolesd’Andrée ne me faisaient pas assez mal pour qu’il me fûtindispensable de les juger immédiatement mensongères. En somme, sice que disait Andrée était vrai, et je n’en doutai pas d’abord,l’Albertine réelle que je découvrais, après avoir connu tantd’apparences diverses d’Albertine, différait fort peu de la filleorgiaque surgie et devinée, le premier jour, sur la digue de Balbecet qui m’avait successivement offert tant d’aspects, comme modifietour à tour la disposition de ses édifices, jusqu’à écraser, àeffacer le monument capital qu’on voyait seul dans le lointain, uneville dont on approche, mais dont finalement, quand on la connaîtbien et qu’on la juge exactement, les proportions vraies étaientcelles que la perspective du premier coup d’œil avait indiquées, lereste, par où on avait passé, n’étant que cette série successive delignes de défense que tout être élève contre notre vision et qu’ilfaut franchir l’une après l’autre, au prix de combien desouffrances, avant d’arriver au cœur. D’ailleurs, si je n’eus pasbesoin de croire absolument à l’innocence d’Albertine, parce que masouffrance avait diminué, je peux dire que, réciproquement, si jene souffris pas trop de cette révélation, c’est que, depuis quelquetemps, à la croyance que je m’étais forgée de l’innocenced’Albertine s’était substituée peu à peu, et sans que je m’enrendisse compte, la croyance, toujours présente en moi, en saculpabilité. Or si je ne croyais plus à l’innocence d’Albertine,c’est que je n’avais déjà plus le besoin, le désir passionné d’ycroire. C’est le désir qui engendre la croyance, et si nous ne nousen rendons pas compte d’habitude, c’est que la plupart des désirscréateurs de croyances ne finissent – contrairement à celui quim’avait persuadé qu’Albertine était innocente – qu’avec nous-même.À tant de preuves qui corroboraient ma version première j’avaisstupidement préféré de simples affirmations d’Albertine. Pourquoil’avoir crue&|160;? Le mensonge est essentiel à l’humanité. Il yjoue peut-être un aussi grand rôle que la recherche du plaisir, etd’ailleurs, est commandé par cette recherche. On ment pour protégerson plaisir ou son honneur si la divulgation du plaisir estcontraire à l’honneur. On ment toute sa vie, même surtout,peut-être seulement, à ceux qui nous aiment. Ceux-là seuls, eneffet, nous font craindre pour notre plaisir et désirer leurestime. J’avais d’abord cru Albertine coupable, et seul mon désir,employant à une œuvre de doute les forces de mon intelligence,m’avait fait faire fausse route. Peut-être vivons-nous entourésd’indications électriques, sismiques, qu’il nous faut interpréterde bonne foi pour connaître la vérité des caractères. S’il faut ledire, si triste malgré tout que je fusse des paroles d’Andrée, jetrouvais plus beau que la réalité se trouvât enfin concorder avecce que mon instinct avait d’abord pressenti plutôt qu’avec lemisérable optimisme auquel j’avais lâchement cédé par la suite.J’aimais mieux que la vie fût à la hauteur de nos intuitions.Celles-ci, du reste, que j’avais eues le premier jour sur la plage,quand j’avais cru que ces jeunes filles incarnaient la frénésie duplaisir, le vice, et aussi le soir où j’avais vu l’institutriced’Albertine faire rentrer cette fille passionnée dans la petitevilla, comme on pousse dans sa cage un fauve que rien plus tard,malgré les apparences, ne pourra domestiquer, nes’accordaient-elles pas à ce que m’avait dit Bloch quand il m’avaitrendu la terre si belle en m’y montrant, me faisant frissonner danstoutes mes promenades, à chaque rencontre, l’universalité dudésir&|160;? Peut-être malgré tout, ces intuitions premières,valait-il mieux que je ne les rencontrasse à nouveau vérifiées quemaintenant. Tandis que durait tout mon amour pour Albertine, ellesm’eussent trop fait souffrir et il eût été mieux qu’il n’eûtsubsisté d’elles qu’une trace, mon perpétuel soupçon de choses queje ne voyais pas et qui pourtant se passaient continuellement siprès de moi, et peut-être une autre trace encore, antérieure, plusvaste, qui était mon amour lui-même. N’était-ce pas, eneffet, malgré toutes les dénégations de ma raison, connaître danstoute sa hideur Albertine, que la choisir, l’aimer&|160;? et mêmedans les moments où la méfiance s’assoupit, l’amour n’en est-il pasla persistance et une transformation&|160;? n’est-il pas une preuvede clairvoyance (preuve inintelligible à l’amant lui-même) puisquele désir, allant toujours vers ce qui nous est le plus opposé, nousforce d’aimer ce qui nous fera souffrir&|160;? Il entrecertainement dans le charme d’un être, dans l’attrait de ses yeux,de sa bouche, de sa taille, les éléments, inconnus de nous, quisont susceptibles de nous rendre le plus malheureux, si bien quenous sentir attiré vers cet être, commencer à l’aimer, c’est, siinnocent que nous le prétendions, lire déjà, dans une versiondifférente, toutes ses trahisons et ses fautes. Et ces charmes qui,pour m’attirer, matérialisaient ainsi les parties nocives,dangereuses, mortelles, d’un être, peut-être étaient-ils avec cessecrets poisons dans un rapport de cause à effet plus direct que nele sont la luxuriance séductrice et le suc empoisonné de certainesfleurs vénéneuses&|160;? C’est peut-être, me disais-je, le vicelui-même d’Albertine, cause de mes souffrances futures, qui avaitproduit chez elle ces manières bonnes et franches, donnantl’illusion qu’on avait avec elle la même camaraderie loyale et sansrestriction qu’avec un homme, comme un vice parallèle avait produitchez M. de Charlus une finesse féminine de sensibilité et d’esprit.Au milieu du plus complet aveuglement, la perspicacité subsistesous la forme même de la prédilection et de la tendresse. De sortequ’on a tort de parler en amour de mauvais choix puisque, dès qu’ily a choix, il ne peut être que mauvais. «&|160;Est-ce que cespromenades aux Buttes-Chaumont eurent lieu quand vous veniez lachercher à la maison&|160;? dis-je à Andrée. – Oh&|160;! non, dujour où Albertine fut revenue de Balbec avec vous, sauf ce que jevous ai dit, elle ne fit plus jamais rien avec moi. Elle ne mepermettait même plus de lui parler de ces choses. – Mais, ma petiteAndrée, pourquoi mentir encore&|160;? Par le plus grand deshasards, car je ne cherche jamais à rien connaître, j’ai appris,jusque dans les détails les plus précis, des choses de ce genrequ’Albertine faisait, je peux vous préciser, au bord de l’eau, avecune blanchisseuse, quelques jours à peine avant sa mort. –Ah&|160;! peut-être après vous avoir quitté, cela je ne sais pas.Elle sentait qu’elle n’avait pu, ne pourrait plus jamais regagnervotre confiance.&|160;» Ces derniers mots m’accablèrent. Puis jerepensai au soir de la branche de seringa, je me rappelaiqu’environ quinze jours après, comme ma jalousie changeaitsuccessivement d’objet, j’avais demandé à Albertine si elle n’avaitjamais eu de relations avec Andrée, et qu’elle m’avaitrépondu&|160;: «&|160;Oh&|160;! jamais, certes j’adoreAndrée&|160;; j’ai pour elle une affection profonde, mais commepour une sœur, et même si j’avais les goûts que vous semblezcroire, c’est la dernière personne à qui j’aurais pensé pour cela.Je peux vous le jurer sur tout ce que vous voudrez, sur ma tante,sur la tombe de ma pauvre mère.&|160;» Je l’avais crue. Etpourtant, même si je n’avais pas été mis en méfiance par lacontradiction entre ses demi-aveux d’autrefois relativement àcertaines choses et la netteté avec laquelle elle les avait niéesensuite dès qu’elle avait vu que cela ne m’était pas égal, j’auraisdû me rappeler Swann persuadé du platonisme des amitiés de M. deCharlus et me l’affirmant le soir même du jour où j’avais vu legiletier et le baron dans la cour. J’aurais dû penser qu’il y al’un devant l’autre deux mondes, l’un constitué par les choses queles êtres les meilleurs, les plus sincères, disent, et derrière luile monde composé par la succession de ce que ces mêmes êtresfont&|160;; si bien que quand une femme mariée vous dit d’un jeunehomme&|160;: «&|160;Oh&|160;! c’est parfaitement vrai que j’ai uneimmense amitié pour lui, mais c’est quelque chose de très innocent,de très pur, je pourrais le jurer sur le souvenir de mesparents&|160;», on devrait soi-même, au lieu d’avoir unehésitation, se jurer qu’elle sort probablement du cabinet detoilette où, après chaque rendez-vous qu’elle a eu avec ce jeunehomme, elle se précipite pour n’avoir pas d’enfants. La branche deseringa me rendait mortellement triste, et aussi qu’Albertine m’eûtcru, m’eût dit fourbe et la détestant&|160;; plus que toutpeut-être, des mensonges si inattendus que j’avais peine à lesassimiler à ma pensée. Un jour Albertine m’avait raconté qu’elleavait été à un camp d’aviation, qu’elle était amie de l’aviateur(sans doute pour détourner mon soupçon des femmes, pensant quej’étais moins jaloux des hommes), que c’était amusant de voir commeAndrée était émerveillée devant cet aviateur, devant tous leshommages qu’il rendait à Albertine, au point qu’Andrée avait voulufaire une promenade en avion avec lui. Or cela était inventé detoutes pièces, jamais Andrée n’était allée dans ce campd’aviation.

Quand Andrée fut partie, l’heure du dîner était arrivée.«&|160;Tu ne devineras jamais qui m’a fait une visite d’au moinstrois heures, me dit ma mère. Je compte trois heures, c’estpeut-être plus, elle était arrivée presque en même temps que lapremière personne, qui était Mme Cottard, a vusuccessivement, sans bouger, entrer et sortir mes différentesvisites – et j’en ai eu plus de trente – et ne m’a quittée qu’il ya un quart d’heure. Si tu n’avais pas eu ton amie Andrée, jet’aurais fait appeler. – Mais enfin qui était-ce&|160;? – Unepersonne qui ne fait jamais de visites. – La princesse deParme&|160;? – Décidément, j’ai un fils plus intelligent que je necroyais. Ce n’est pas un plaisir de te faire chercher un nom, cartu trouves tout de suite. – Elle ne s’est pas excusée de safroideur d’hier&|160;? – Non, ça aurait été stupide, sa visiteétait justement cette excuse. Ta pauvre grand’mère aurait trouvécela très bien. Il paraît qu’elle avait fait demander vers deuxheures par un valet de pied si j’avais un jour. On lui a réponduque c’était justement aujourd’hui, et elle est montée.&|160;» Mapremière idée, que je n’osai pas dire à maman, fut que la princessede Parme, entourée la veille de personnes brillantes avec qui elleétait très liée et avec qui elle aimait à causer, avait ressenti devoir entrer ma mère un dépit qu’elle n’avait pas cherché àdissimuler. Et c’était tout à fait dans le genre des grandes damesallemandes, qu’avaient, du reste, beaucoup adopté les Guermantes,cette morgue qu’on croyait réparer par une scrupuleuse amabilité.Mais ma mère crut, et j’ai cru ensuite comme elle, que toutsimplement la princesse de Parme, ne l’avait pas reconnue, n’avaitpas cru devoir s’occuper d’elle, qu’elle avait appris après ledépart de ma mère qui elle était, soit par la duchesse deGuermantes que ma mère avait rencontrée en bas, soit par la listedes visiteuses auxquelles les huissiers avant qu’elles entrassentdemandaient leur nom pour l’inscrire sur un registre. Elle avaittrouvé peu aimable de faire dire ou de dire à ma mère&|160;:«&|160;Je ne vous ai pas reconnue&|160;», mais, ce qui n’était pasmoins conforme à la politesse des cours allemandes et aux façonsGuermantes que ma première version, avait pensé qu’une visite,chose exceptionnelle de la part de l’Altesse, et surtout une visitede plusieurs heures, fournirait à ma mère, sous une forme indirecteet tout aussi persuasive, cette explication, ce qui arriva eneffet. Mais je ne m’attardai pas à demander à ma mère un récit dela visite de la princesse, car je venais de me rappeler plusieursfaits relatifs à Albertine sur lesquels je voulais et j’avaisoublié d’interroger Andrée. Combien peu, d’ailleurs, je savais, jesaurais jamais de cette histoire d’Albertine, la seule histoire quim’eût particulièrement intéressé, du moins qui recommençait àm’intéresser à certains moments. Car l’homme est cet être sans âgefixe, cet être qui a la faculté de redevenir en quelques secondesde beaucoup d’années plus jeune, et qui entouré des parois du tempsoù il a vécu, y flotte, mais comme dans un bassin dont le niveauchangerait constamment et le mettrait à portée tantôt d’une époque,tantôt d’une autre. J’écrivis à Andrée de revenir. Elle ne le putqu’une semaine plus tard. Presque dès le début de sa visite, je luidis&|160;: «&|160;En somme, puisque vous prétendez qu’Albertine nefaisait plus ce genre de choses quand elle vivait ici, d’aprèsvous, c’est pour les faire plus librement qu’elle m’a quitté, maispour quelle amie&|160;? – Sûrement pas, ce n’est pas du tout pourcela. – Alors parce que j’étais trop désagréable&|160;? – Non, jene crois pas. Je crois qu’elle a été forcée de vous quitter par satante qui avait des vues pour elle sur cette canaille, vous savez,ce jeune homme que vous appeliez «&|160;je suis dans leschoux&|160;», ce jeune homme qui aimait Albertine et l’avaitdemandée. Voyant que vous ne l’épousiez pas, ils ont eu peur que laprolongation choquante de son séjour chez vous n’empêchât ce jeunehomme de l’épouser. Mme Bontemps, sur qui le jeune hommene cessait de faire agir, a rappelé Albertine. Albertine, au fond,avait besoin de son oncle et de sa tante et quand elle a su qu’onlui mettait le marché en mains, elle vous a quitté.&|160;» Jen’avais jamais dans ma jalousie pensé à cette explication, maisseulement aux désirs d’Albertine pour les femmes et à masurveillance, j’avais oublié qu’il y avait aussi MmeBontemps qui pouvait trouver étrange un peu plus tard ce qui avaitchoqué ma mère dés le début. Du moins Mme Bontempscraignait que cela ne choquât ce fiancé possible qu’elle luigardait comme une poire pour la soif, si je ne l’épousais pas. Cemariage était-il vraiment la raison du départ d’Albertine, et paramour-propre, pour ne pas avoir l’air de dépendre de sa tante, oude me forcer à l’épouser, n’avait-elle pas voulu le dire&|160;? Jecommençais à me rendre compte que le système des causes nombreusesd’une seule action, dont Albertine était adepte dans ses rapportsavec ses amies quand elle laissait croire à chacune que c’étaitpour elle qu’elle était venue, n’était qu’une sorte de symboleartificiel, voulu, des différents aspects que prend une actionselon le point de vue où on se place. L’étonnement et l’espèce dehonte que je ressentais de ne pas m’être une seule fois ditqu’Albertine était chez moi dans une position fausse qui pouvaitennuyer sa tante, cet étonnement, ce n’était pas la première fois,ce ne fut pas la dernière fois, que je l’éprouvai. Que de fois ilm’est arrivé, après avoir cherché à comprendre les rapports de deuxêtres et les crises qu’ils amènent, d’entendre tout d’un coup untroisième m’en parler à son point de vue à lui, car il a desrapports plus grands encore avec l’un des deux, point de vue qui apeut-être été la cause de la crise. Et si les actes restent ainsiincertains, comment les personnes elles-mêmes ne le seraient-ellespas&|160;? À entendre les gens qui prétendaient qu’Albertine étaitune roublarde qui avait cherché à se faire épouser par tel ou tel,il n’est pas difficile de supposer comment ils eussent défini savie chez moi. Et pourtant, à mon avis elle avait été une victime,une victime peut-être pas tout à fait pure, mais dans ce cascoupable pour d’autres raisons, à cause de vices dont on ne parlaitpoint. Mais il faut surtout se dire ceci&|160;: d’une part, lemensonge est souvent un trait de caractère&|160;; d’autre part,chez des femmes qui ne seraient pas sans cela menteuses, il est unedéfense naturelle, improvisée, puis de mieux en mieux organisée,contre ce danger subit et qui serait capable de détruire toutevie&|160;: l’amour. D’autre part, ce n’est pas l’effet du hasard siles êtres intellectuels et sensibles se donnent toujours à desfemmes insensibles et inférieures, et tiennent cependant à elles aupoint que la preuve qu’ils ne sont pas aimés ne les guéritnullement de tout sacrifier à conserver près d’eux une telle femme.Si je dis que de tels hommes ont besoin de souffrir, je dis unechose exacte, en supprimant les vérités préliminaires qui font dece besoin – involontaire en un sens – de souffrir une conséquenceparfaitement compréhensible de ces vérités. Sans compter que, lesnatures complètes étant rares, un être très sensible et trèsintellectuel aura généralement peu de volonté, sera le jouet del’habitude et de cette peur de souffrir dans la minute qui vient,qui voue aux souffrances perpétuelles – et que dans ces conditionsil ne voudra jamais répudier la femme qui ne l’aime pas. Ons’étonnera qu’il se contente de si peu d’amour, mais il faudraplutôt se représenter la douleur que peut lui causer l’amour qu’ilressent. Douleur qu’il ne faut pas trop plaindre, car il en est deces terribles commotions que nous donnent l’amour malheureux, ledépart, la mort d’une amante, comme de ces attaques de paralysiequi nous foudroient d’abord, mais après lesquelles les musclestendent peu à peu à reprendre leur élasticité, leur énergievitales. De plus cette douleur n’est pas sans compensation. Cesêtres intellectuels et sensibles sont généralement peu enclins aumensonge. Celui-ci les prend d’autant plus au dépourvu que, mêmetrès intelligents, ils vivent dans le monde des possibles,réagissent peu, vivent dans la douleur qu’une femme vient de leurinfliger plutôt que dans la claire perception de ce qu’ellevoulait, de ce qu’elle faisait, de celui qu’elle aimait, perceptiondonnée surtout aux natures volontaires et qui ont besoin de celapour parer à l’avenir au lieu de pleurer le passé. Donc ces êtresse sentent trompés sans trop savoir comment. Par là la femmemédiocre, qu’on s’étonnait de les voir aimer, leur enrichit bienplus l’univers que n’eût fait une femme intelligente. Derrièrechacune de ses paroles, ils sentent un mensonge&|160;; derrièrechaque maison où elle dit être allée, une autre maison&|160;;derrière chaque action, chaque être une autre action, un autreêtre. Sans doute ils ne savent pas lesquels, n’ont pas l’énergie,n’auraient peut-être pas la possibilité d’arriver à le savoir. Unefemme menteuse, avec un truc extrêmement simple, peut leurrer, sansse donner la peine de le changer, des quantités de personnes et,qui plus est, la même, qui aurait dû le découvrir. Tout cela crée,en face de l’intellectuel sensible, un univers tout en profondeursque sa jalousie voudrait sonder et qui n’est pas sans intéresserson intelligence.

Sans être précisément de ceux-là j’allais peut-être, maintenantqu’Albertine était morte, savoir le secret de sa vie. Mais cela,ces indiscrétions qui ne se produisent qu’après que la vieterrestre d’une personne est finie, ne prouvent-elles pas quepersonne ne croit, au fond, à une vie future&|160;? Si cesindiscrétions sont vraies, on devrait redouter le ressentiment decelle dont on dévoile les actions, autant pour le jour où on larencontrera au ciel, qu’on le redoutait tant qu’elle vivait,lorsqu’on se croyait tenu à cacher son secret. Et si cesindiscrétions sont fausses, inventées parce qu’elle n’est plus làpour démentir, on devrait craindre plus encore la colère de lamorte si on croyait au ciel. Mais personne n’y croit. De sortequ’il était possible qu’un long drame se fût joué dans le cœurd’Albertine entre rester et me quitter, mais que me quitter fût àcause de sa tante, ou de ce jeune homme, et pas à cause de femmesauxquelles peut-être elle n’avait jamais pensé. Le plus grave pourmoi fut qu’Andrée, qui n’avait pourtant plus rien à me cacher surles mœurs d’Albertine, me jura qu’il n’y avait pourtant rien eu dece genre entre Albertine d’une part, Mlle Vinteuil etson amie d’autre part (Albertine ignorait elle-même ses propresgoûts quand elle les avait connues, et celles-ci, par cette peur dese tromper dans le sens qu’on désire, qui engendre autant d’erreursque le désir lui-même, la considéraient comme très hostile à ceschoses. Peut-être bien, plus tard, avaient-elles appris saconformité de goûts avec elles, mais alors elles connaissaient tropAlbertine et Albertine les connaissait trop pour qu’elles pussentsonger à faire cela ensemble). En somme, je ne comprenais toujourspas davantage pourquoi Albertine m’avait quitté. Si la figure d’unefemme est difficilement saisissable aux yeux qui ne peuvents’appliquer à toute cette surface mouvante, aux lèvres, plus encoreà la mémoire, si des nuages la modifient selon sa position sociale,selon la hauteur où l’on est situé, quel rideau plus épais encoreest tiré entre les actions de celle que nous voyons et ses mobiles.Les mobiles sont dans un plan plus profond, que nous n’apercevonspas, et engendrent d’ailleurs d’autres actions que celles que nousconnaissons et souvent en absolue contradiction avec elles. Àquelle époque n’y a-t-il pas eu d’homme public, cru un saint parses amis, et qui soit découvert avoir fait des faux, volé l’État,trahi sa patrie&|160;? Que de fois un grand seigneur est volé parun intendant qu’il a élevé, dont il eût juré qu’il était un bravehomme, et qui l’était peut-être&|160;? Or ce rideau tiré sur lesmobiles d’autrui, combien devient-il plus impénétrable si nousavons de l’amour pour cette personne, car il obscurcit notrejugement et les actions aussi de celle qui, se sentant aimée, cessetout d’un coup d’attacher du prix à ce qui en aurait eu sans celapour elle, comme la fortune par exemple. Peut-être aussi est-ellepoussée à feindre en partie ce dédain de la fortune dans l’espoird’obtenir plus en faisant souffrir. Le marchandage peut aussi semêler au reste. De même, des faits positifs de sa vie, une intriguequ’elle n’a confiée à personne de peur qu’elle ne nous fût révélée,que beaucoup malgré cela auraient peut-être connue s’ils avaient eude la connaître le même désir passionné que nous, en gardant plusde liberté d’esprit, en éveillant chez l’intéressée moins desuspicions, une intrigue que certains peut-être n’ont pas ignorée –mais certains que nous ne connaissons pas et que nous ne saurionsoù trouver. Et parmi toutes les raisons d’avoir avec nous uneattitude inexplicable, il faut faire entrer ces singularités ducaractère qui poussent un être, soit par négligence de son intérêt,soit par haine, soit par amour de la liberté, soit par de brusquesimpulsions de colère, ou par crainte de ce que penseront certainespersonnes, à faire le contraire de ce que nous pensions. Et puis ily a les différences de milieu, d’éducation, auxquelles on ne veutpas croire parce que, quand on cause tous les deux, on les effacepar les paroles, mais qui se retrouvent, quand on est seul, pourdiriger les actes de chacun d’un point de vue si opposé qu’il n’y apas de véritable rencontre possible. «&|160;Mais, ma petite Andrée,vous mentez encore. Rappelez-vous – vous-même me l’avez avoué – jevous ai téléphoné la veille, vous rappelez-vous, qu’Albertine avaittant voulu, et en me le cachant comme quelque chose que je nedevais pas savoir, aller à la matinée Verdurin où MlleVinteuil devait venir. – Oui, mais Albertine ignorait absolumentque Mlle Vinteuil dût y venir. – Comment&|160;?Vous-même m’avez dit que quelques jours avant elle avait rencontréMme Verdurin. D’ailleurs Andrée, inutile de nous tromperl’un l’autre. J’ai trouvé un papier un matin dans la chambred’Albertine, un mot de Mme Verdurin la pressant de venirà la matinée.&|160;» Et je lui montrai le mot qu’en effet Françoises’était arrangée pour me faire voir en le plaçant tout au-dessusdes affaires d’Albertine quelques jours avant son départ, et, je lecrains, en le laissant là pour faire croire à Albertine que j’avaisfouillé dans ses affaires, pour lui faire savoir en tous cas quej’avais vu ce papier. Et je m’étais souvent demandé si cette rusede Françoise n’avait pas été pour beaucoup dans le départd’Albertine qui, voyant qu’elle ne pouvait plus rien me cacher, sesentait découragée, vaincue. Je lui montrai le papier&|160;:«&|160;Je n’ai aucun remords, tout excusée par ce sentiment sifamilial… &|160;» «&|160;Vous savez bien, Andrée, qu’Albertineavait toujours dit que l’amie de Mlle Vinteuil était, eneffet, pour elle une mère, une sœur. – Mais vous avez mal comprisce billet. La personne que Mme Verdurin voulait cejour-là faire rencontrer chez elle avec Albertine, ce n’était pasdu tout l’amie de Mlle Vinteuil, c’était le fiancé«&|160;je suis dans les choux&|160;», et le sentimentfamilial est celui que Mme Verdurin portait à cettecrapule qui est, en effet, son neveu. Pourtant je crois qu’ensuiteAlbertine a su que Mlle Vinteuil devait venir,Mme Verdurin avait pu le lui faire savoiraccessoirement. Certainement l’idée qu’elle reverrait son amie luiavait fait plaisir, lui rappelait un passé agréable, mais commevous seriez content, si vous deviez aller dans un endroit, desavoir qu’Elstir y est, mais pas plus, pas même autant. Non, siAlbertine ne voulait pas dire pourquoi elle voulait aller chezMme Verdurin, c’est qu’il y avait une répétition oùMme Verdurin avait convoqué très peu de personnes, parmilesquelles ce neveu à elle que vous aviez rencontré à Balbec, queMme Bontemps voulait faire épouser à Albertine et avecqui Albertine voulait parler. C’est une jolie canaille.&|160;»Ainsi Albertine, contrairement à ce qu’avait cru autrefois la mèred’Andrée, avait eu, somme toute, un beau parti bourgeois. Et quandelle avait voulu voir Mme Verdurin, quand elle lui avaitparlé en secret, quand elle avait été si fâchée que j’y fusse alléen soirée sans la prévenir, l’intrigue qu’il y avait entre elle etMme Verdurin avait pour objet de lui faire rencontrernon Mlle Vinteuil, mais le neveu qui aimait Albertine etpour qui Mme Verdurin s’entremettait, avec cettesatisfaction de travailler à la réalisation d’un de ces mariagesqui surprennent de la part de certaines familles dans la mentalitéde qui on n’entre pas complètement, croyant qu’elles tiennent à unmariage riche. Or jamais je n’avais repensé à ce neveu qui avaitpeut-être été le déniaiseur grâce auquel j’avais été embrassé lapremière fois par elle. Et à tout le plan des mobiles d’Albertineque j’avais construit il fallait en substituer un autre, ou le luisuperposer, car peut-être il ne l’excluait pas, le goût pour lesfemmes n’empêchant pas de se marier. «&|160;Et puis, il n’y a pasbesoin de chercher tant d’explications, ajouta Andrée. Dieu saitcombien j’aimais Albertine et quelle bonne créature c’était, maissurtout depuis qu’elle avait eu la fièvre typhoïde (une année avantque vous ayez fait notre connaissance à toutes), c’était un vraicerveau brûlé. Tout à coup elle se dégoûtait de ce qu’elle faisait,il fallait changer à la minute même, et elle ne savait sans doutepas elle-même pourquoi. Vous rappelez-vous la première année oùvous êtes venu à Balbec, l’année où vous nous avez connues&|160;?Un beau jour elle s’est fait envoyer une dépêche qui la rappelait àParis, c’est à peine si on a eu le temps de faire ses malles. Orelle n’avait aucune raison de partir. Tous les prétextes qu’elle adonnés étaient faux. Paris était assommant pour elle à cemoment-là. Nous étions toutes encore à Balbec. Le golf n’était pasfermé, et même les épreuves pour la grande coupe, qu’elle avaittant désirée, n’étaient pas finies. Sûrement c’est elle quil’aurait eue. Il n’y avait que huit jours à attendre. Eh bien, elleest partie au galop&|160;! Souvent je lui en avais reparlé depuis.Elle disait elle-même qu’elle ne savait pas pourquoi elle étaitpartie, que c’était le mal du pays (le pays, c’est Paris, vouspensez si c’est probable), qu’elle se déplaisait à Balbec, qu’ellecroyait qu’il y avait des gens qui se moquaient d’elle.&|160;» Etje me disais qu’il y avait cela de vrai dans ce que disait Andréeque, si des différences entre les esprits expliquent lesimpressions différentes produites sur telle ou telle personne parune même œuvre, les différences de sentiment, l’impossibilité depersuader une personne qui ne vous aime pas, il y a aussi lesdifférences entre les caractères, les particularités d’un caractèrequi sont aussi une cause d’action. Puis je cessais de songer àcette explication et je me disais combien il est difficile desavoir la vérité dans la vie. J’avais bien remarqué le désir et ladissimulation d’Albertine pour aller chez Mme Verdurinet je ne m’étais pas trompé. Mais alors même qu’on tient ainsi unfait, des autres on ne perçoit que l’apparence&|160;; car l’enversde la tapisserie, l’envers réel de l’action, de l’intrigue – aussibien que celui de l’intelligence, du cœur – se dérobe et nous nevoyons passer que des silhouettes plates dont nous nousdisons&|160;: c’est ceci, c’est cela&|160;; c’est à cause d’elle,ou de telle autre. La révélation que Mlle Vinteuildevait venir m’avait paru l’explication d’autant plus logiquequ’Albertine, allant au-devant, m’en avait parlé. Et plus tardn’avait-elle pas refusé de me jurer que la présence deMlle Vinteuil ne lui faisait aucun plaisir&|160;? Etici, à propos de ce jeune homme, je me rappelai ceci que j’avaisoublié&|160;: peu de temps auparavant, pendant qu’Albertinehabitait chez moi, je l’avais rencontré et il avait été,contrairement à son attitude à Balbec, excessivement aimable, mêmeaffectueux avec moi, m’avait supplié de le laisser venir me voir,ce que j’avais refusé pour beaucoup de raisons. Or maintenant jecomprenais que, tout bonnement, sachant qu’Albertine habitait lamaison, il avait voulu se mettre bien avec moi pour avoir toutesfacilités de la voir et de me l’enlever, et je conclus que c’étaitun misérable. Quelque temps après, lorsque furent jouées devant moiles premières œuvres de ce jeune homme, sans doute je continuai àpenser que s’il avait tant voulu venir chez moi, c’était à caused’Albertine, et tout en trouvant cela coupable, je me rappelai quejadis si j’étais parti pour Doncières, voir Saint-Loup, c’était enréalité parce que j’aimais Mme de Guermantes. Il estvrai que le cas n’était pas le même, Saint-Loup n’aimant pasMme de Guermantes, si bien qu’il y avait dans matendresse peut-être un peu de duplicité, mais nulle trahison. Maisje songeai ensuite que cette tendresse qu’on éprouve pour celui quidétient le bien que vous désirez, on l’éprouve aussi si, ce bien,celui-là le détient même en l’aimant pour lui-même. Sans doute, ilfaut alors lutter contre une amitié qui conduira tout droit à latrahison. Et je crois que c’est ce que j’ai toujours fait. Maispour ceux qui n’en ont pas la force, on ne peut pas dire que chezeux l’amitié qu’ils affectent pour le détenteur soit une pureruse&|160;; ils l’éprouvent sincèrement et à cause de cela lamanifestent avec une ardeur qui, une fois la trahison accomplie,fait que le mari ou l’amant trompé peut dire avec une indignationstupéfiée&|160;: «&|160;Si vous aviez entendu les protestationsd’affection que me prodiguait ce misérable&|160;! Qu’on viennevoler un homme de son trésor, je le comprends encore. Mais qu’onéprouve le besoin diabolique de l’assurer d’abord de son amitié,c’est un degré d’ignominie et de perversité qu’on ne peutimaginer.&|160;» Or il n’y a pas là une telle perversité, ni mêmemensonge tout à fait lucide. L’affection de ce genre que m’avaitmanifestée ce jour-là le pseudo-fiancé d’Albertine avait encore uneautre excuse, étant plus complexe qu’un simple dérivé de l’amourpour Albertine. Ce n’est que depuis peu qu’il se savait, qu’ils’avouait, qu’il voulait être proclamé un intellectuel. Pour lapremière fois les valeurs autres que sportives ou noceusesexistaient pour lui. Le fait que j’eusse été estimé d’Elstir, deBergotte, qu’Albertine lui eût peut-être parlé de la façon dont jejugeais les écrivains et dont elle se figurait que j’aurais puécrire moi-même, faisait que tout d’un coup j’étais devenu pour lui(pour l’homme nouveau qu’il s’apercevait enfin être) quelqu’und’intéressant avec qui il eût eu plaisir à être lié, à qui il eûtvoulu confier ses projets, peut-être demander de le présenter àElstir. De sorte qu’il était sincère en demandant à venir chez moi,en m’exprimant une sympathie où des raisons intellectuelles en mêmetemps qu’un reflet d’Albertine mettaient de la sincérité. Sansdoute ce n’était pas pour cela qu’il tenait tant à venirchez moi, et il eût tout lâché pour cela. Mais cette raisondernière, qui ne faisait guère qu’élever à une sorte de paroxysmepassionné les deux premières, il l’ignorait peut-être lui-même, etles deux autres existaient réellement, comme avait pu réellementexister chez Albertine&|160;; quand elle avait voulu aller,l’après-midi de la répétition, chez Mme Verdurin, leplaisir parfaitement honnête qu’elle aurait eu à revoir des amiesd’enfance qui pour elle n’étaient pas plus vicieuses qu’ellen’était pour celles-ci, à causer avec elles, à leur montrer, par saseule présence chez les Verdurin, que la pauvre petite fillequ’elles avaient connue était maintenant invitée dans un salonmarquant, le plaisir aussi qu’elle aurait peut-être eu à entendrede la musique de Vinteuil. Si tout cela était vrai, la rougeur quiétait venue au visage d’Albertine quand j’avais parlé deMlle Vinteuil venait de ce que je l’avais fait à proposde cette matinée qu’elle avait voulu me cacher à cause de ce projetde mariage que je ne devais pas savoir. Le refus d’Albertine de mejurer qu’elle n’aurait eu aucun plaisir à revoir à cette matinéeMlle Vinteuil avait à ce moment-là augmenté montourment, fortifié mes soupçons, mais me prouvait rétrospectivementqu’elle avait tenu à être sincère, et même pour une choseinnocente, peut-être justement parce que c’était une choseinnocente. Il restait ce qu’Andrée m’avait dit sur ses relationsavec Albertine. Peut-être pourtant, même sans aller jusqu’à croirequ’Andrée les inventait entièrement pour que je ne fusse pasheureux et ne pusse pas me croire supérieur à elle, pouvais-jeencore supposer qu’elle avait un peu exagéré ce qu’elle faisaitavec Albertine, et qu’Albertine, par restriction mentale, diminuaitaussi un peu ce qu’elle avait fait avec Andrée, se servantsystématiquement de certaines définitions que stupidement j’avaisformulées sur ce sujet, trouvant que ses relations avec Andrée nerentraient pas dans ce qu’elle devait m’avouer et qu’elle pouvaitles nier sans mentir. Mais pourquoi croire que c’était plutôt ellequ’Andrée qui mentait&|160;? La vérité et la vie sont bien ardues,et il me restait d’elles, sans qu’en somme je les connusse, uneimpression où la tristesse était peut-être encore dominée par lafatigue.

Quant à la troisième fois où je me souviens d’avoir euconscience que j’approchais de l’indifférence absolue à l’égardd’Albertine (et, cette dernière fois, jusqu’à sentir que j’y étaistout à fait arrivé), ce fut un jour, à Venise, assez longtempsaprès la dernière visite d’Andrée.

Chapitre 3Séjour à Venise

Ma mère m’avait emmené passer quelques semaines à Venise et –comme il peut y avoir de la beauté aussi bien que dans les chosesles plus humbles dans les plus précieuses – j’y goûtais desimpressions analogues à celles que j’avais si souvent ressentiesautrefois à Combray, mais transposées selon un mode entièrementdifférent et plus riche. Quand, à dix heures du matin, on venaitouvrir mes volets, je voyais flamboyer, au lieu du marbre noir quedevenaient en resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l’Anged’Or du campanile de Saint-Marc. Rutilant d’un soleil qui lerendait presque impossible à fixer, il me faisait avec ses brasgrands ouverts, pour quand je serais, une demi-heure plus tard, surla piazzetta, une promesse de joie plus certaine que celle qu’ilput être jadis chargé d’annoncer aux hommes de bonne volonté. Je nepouvais apercevoir que lui tant que j’étais couché, mais comme lemonde n’est qu’un vaste cadran solaire où un seul segmentensoleillé nous permet de voir l’heure qu’il est, dès le premiermatin je pensai aux boutiques de Combray sur la place de l’Église,qui, le dimanche, étaient sur le point de fermer quand j’arrivais àla messe, tandis que la paille du marché sentait fort sous lesoleil déjà chaud. Mais dès le second jour, ce que je vis enm’éveillant, ce pourquoi je me levai (parce que cela s’étaitsubstitué dans ma mémoire et dans mon désir aux souvenirs deCombray), ce furent les impressions de ma première sortie du matinà Venise, à Venise où la vie quotidienne n’était pas moins réellequ’à Combray, où comme à Combray le dimanche matin on avait bien leplaisir de descendre dans une rue en fête, mais où cette rue étaittoute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d’unecouleur si résistante que mes yeux fatigués pouvaient, pour sedétendre et sans craindre qu’elle fléchît, y appuyer leurs regards.Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l’Oiseau, dans cettenouvelle vie aussi les habitants sortaient bien des maisonsalignées l’une à côté de l’autre dans la grande rue, mais ce rôlede maisons projetant un peu d’ombre à leurs pieds était, à Venise,confié à des palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la portecintrée desquels la tête d’un Dieu barbu (en dépassantl’alignement, comme le marteau d’une porte à Combray) avait pourrésultat de rendre plus foncé par son reflet, non le brun du solmais le bleu splendide de l’eau. Sur la piazza l’ombre qu’eussentdéveloppée à Combray la toile du magasin de nouveautés etl’enseigne du coiffeur, c’étaient les petites fleurs bleues quesème à ses pieds sur le désert du dallage ensoleillé le reliefd’une façade Renaissance, non pas que, quand le soleil tapait fort,on ne fût obligé, à Venise comme à Combray, de baisser, au bord ducanal, des stores, mais ils étaient tendus entre les quadrilobes etles rinceaux de fenêtres gothiques. J’en dirai autant de celle denotre hôtel devant les balustres de laquelle ma mère m’attendait enregardant le canal avec une patience qu’elle n’eût pas montréeautrefois à Combray, en ce temps où, mettant en moi des espérancesqui depuis n’avaient pas été réalisées, elle ne voulait pas melaisser voir combien elle m’aimait. Maintenant elle sentait bienque sa froideur apparente n’eût plus rien changé, et la tendressequ’elle me prodiguait était comme ces aliments défendus qu’on nerefuse plus aux malades quand il est assuré qu’ils ne peuventguérir. Certes, les humbles particularités qui faisaientindividuelle la fenêtre de la chambre de ma tante Léonie, sur larue de l’Oiseau, son asymétrie à cause de la distance inégale entreles deux fenêtres voisines, la hauteur excessive de son appui debois, et la barre coudée qui servait à ouvrir les volets, les deuxpans de satin bleu et glacé qu’une embrasse divisait et retenaitécartés, l’équivalent de tout cela existait à cet hôtel de Veniseoù j’entendais aussi ces mots si particuliers, si éloquents quinous font reconnaître de loin la demeure où nous rentrons déjeuner,et plus tard restent dans notre souvenir comme un témoignage quependant un certain temps cette demeure fut la nôtre ; mais lesoin de les dire était, à Venise, dévolu, non comme il l’était àCombray et comme il l’est un peu partout, aux choses les plussimples, voire les plus laides, mais à l’ogive encore à demi arabed’une façade qui est reproduite, dans tous les musées de moulageset tous les livres d’art illustrés, comme un des chefs-d’œuvre del’architecture domestique au moyen âge ; de bien loin et quandj’avais à peine dépassé Saint-Georges le Majeur, j’apercevais cetteogive qui m’avait vu, et l’élan de ses arcs brisés ajoutait à sonsourire de bienvenue la distinction d’un regard plus élevé, etpresque incompris. Et parce que, derrière ses balustres de marbrede diverses couleurs, maman lisait en m’attendant, le visagecontenu dans une voilette de tulle d’un blanc aussi déchirant quecelui de ses cheveux, pour moi qui sentais que ma mère l’avait, encachant ses larmes, ajoutée à son chapeau de paille, un peu pouravoir l’air « habillée » devant les gens de l’hôtel, maissurtout pour me paraître moins en deuil, moins triste, presqueconsolée de la mort de ma grand’mère, parce que, ne m’ayant pasreconnu tout de suite, dès que de la gondole je l’appelais elleenvoyait vers moi, du fond de son cœur, son amour qui ne s’arrêtaitque là où il n’y avait plus de matière pour le soutenir à lasurface de son regard passionné qu’elle faisait aussi proche de moique possible, qu’elle cherchait à exhausser, à l’avancée de seslèvres, en un sourire qui semblait m’embrasser, dans le cadre etsous le dais du sourire plus discret de l’ogive illuminée par lesoleil de midi ; à cause de cela, cette fenêtre a pris dans mamémoire la douceur des choses qui eurent en même temps que nous, àcôté de nous, leur part dans une certaine heure qui sonnait, lamême pour nous et pour elles ; et si pleins de formesadmirables que soient ses meneaux, cette fenêtre illustre gardepour moi l’aspect intime d’un homme de génie avec qui nous aurionspassé un mois dans une même villégiature, qui y aurait contractépour nous quelque amitié, et si depuis, chaque fois que je vois lemoulage de cette fenêtre dans un musée, je suis obligé de retenirmes larmes, c’est tout simplement parce qu’elle me dit la chose quipeut le plus me toucher : « Je me rappelle très bienvotre mère. »

Et pour aller chercher maman qui avait quitté la fenêtre,j’avais bien en laissant la chaleur du plein air cette sensation defraîcheur, jadis éprouvée à Combray quand je montais dans machambre ; mais à Venise c’était un courant d’air marin quil’entretenait, non plus dans un petit escalier de bois aux marchesrapprochées mais sur les nobles surfaces de degrés de marbre,éclaboussées à tout moment d’un éclair de soleil glauque, et qui àl’utile leçon de Chardin, reçue autrefois, ajoutaient celle deVéronèse. Et puisque à Venise ce sont des œuvres d’art, des chosesmagnifiques, qui sont chargées de nous donner les impressionsfamilières de la vie, c’est esquiver le caractère de cette ville,sous prétexte que la Venise de certains peintres est froidementesthétique dans sa partie la plus célèbre, qu’en représenterseulement (exceptons les superbes études de Maxime Dethomas) lesaspects misérables, là où ce qui fait sa splendeur s’efface, etpour rendre Venise plus intime et plus vraie lui donner de laressemblance avec Aubervilliers. Ce fut le tort de très grandsartistes, par une réaction bien naturelle contre la Venise facticedes mauvais peintres, de s’être attachés uniquement à la Venise,qu’ils trouvèrent plus réaliste, des humbles campi, des petits riiabandonnés. C’était elle que j’explorais souvent l’après-midi, sije ne sortais pas avec ma mère. J’y trouvais plus facilement, eneffet, de ces femmes du peuple, les allumettières, les enfileusesde perles, les travailleuses du verre ou de la dentelle, lespetites ouvrières aux grands châles noirs à franges. Ma gondolesuivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d’ungénie qui m’aurait conduit dans les détours de cette villed’Orient, ils semblaient, au fur et à mesure que j’avançais, mepratiquer un chemin creusé en plein cœur d’un quartier qu’ilsdivisaient en écartant à peine d’un mince sillon arbitrairementtracé les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques ; et,comme si le guide magique avait tenu une bougie entre ses doigts etm’eût éclairé au passage, ils faisaient briller devant eux un rayonde soleil à qui ils frayaient sa route.

On sentait qu’entre les pauvres demeures que le petit canalvenait de séparer et qui eussent sans cela formé un tout compact,aucune place n’avait été réservée. De sorte que le campanile del’église ou les treilles des jardins surplombaient à pic le riocomme dans une ville inondée. Mais pour les églises comme pour lesjardins, grâce à la même transposition que dans le Grand Canal, lamer se prêtait si bien à faire la fonction de voie decommunication, de rue grande ou petite, que de chaque côté ducanaletto les églises montaient de l’eau en ce vieux quartierpopulaire, devenues des paroisses humbles et fréquentées, portantsur elles le cachet de leur nécessité, de la fréquentation denombreuses petites gens ; que les jardins traversés par lapercée du canal laissaient traîner dans l’eau leurs feuilles ouleurs fruits étonnés, et que, sur le rebord de la maison dont legrès grossièrement fendu était encore rugueux comme s’il venaitd’être brusquement scié, des gamins surpris et gardant leuréquilibre laissaient pendre leurs jambes bien d’aplomb, à la façonde matelots assis sur un pont mobile dont les deux moitiés viennentde s’écarter et ont permis à la mer de passer entre elles.

Parfois apparaissait un monument plus beau, qui se trouvait làcomme une surprise dans une boîte que nous viendrions d’ouvrir, unpetit temple d’ivoire avec ses ordres corinthiens et sa statueallégorique au fronton, un peu dépaysé parmi les choses usuelles aumilieu desquelles il traînait, et le péristyle que lui réservait lecanal gardait l’air d’un quai de débarquement pour maraîchers.

Le soleil était encore haut dans le ciel quand j’allaisretrouver ma mère sur la piazzetta. Nous remontions le Grand Canalen gondole, nous regardions la file des palais entre lesquels nouspassions refléter la lumière et l’heure sur leurs flancs rosés etchanger avec elles, moins à la façon d’habitations privées et demonuments célèbres que comme une chaîne de falaises de marbre aupied de laquelle on va se promener le soir en barque pour voir secoucher le soleil. Telles, les demeures disposées des deux côtés duchenal faisaient penser à des sites de la nature, mais d’une naturequi aurait créé ses œuvres avec une imagination humaine. Mais enmême temps (à cause du caractère des impressions toujours urbainesque Venise donne presque en pleine mer, sur ces flots où le flux etle reflux se font sentir deux fois par jour, et qui tour à tourrecouvrent à marée haute et découvrent à marée basse lesmagnifiques escaliers extérieurs des palais), comme nous l’eussionsfait à Paris sur les boulevards, dans les Champs-Élysées, au Bois,dans toute large avenue à la mode, parmi la lumière poudroyante dusoir, nous croisions les femmes les plus élégantes, presque toutesétrangères, et qui, mollement appuyées sur les coussins de leuréquipage flottant, prenaient la file, s’arrêtaient devant un palaisoù elles avaient une amie à aller voir, faisaient demander si elleétait là ; et, tandis qu’en attendant la réponse ellespréparaient à tout hasard leur carte pour la laisser, comme elleseussent fait à la porte de l’hôtel de Guermantes, elles cherchaientdans leur guide de quelle époque, de quel style était le palais,non sans être secouées comme au sommet d’une vague bleue, par leremous de l’eau étincelante et cabrée, qui s’effarait d’êtreresserrée entre la gondole dansante et le marbre retentissant. Etainsi les promenades, même rien que pour aller faire des visites oudes courses, étaient triples et uniques dans cette Venise où lessimples allées et venues mondaines prennent en même temps la formeet le charme d’une visite à un musée et d’une bordée en mer.

Plusieurs des palais du Grand Canal étaient transformés enhôtels, et, par goût du changement ou par amabilité pourMme Sazerat que nous avions retrouvée – la connaissanceimprévue et inopportune qu’on rencontre chaque fois qu’on voyage –et que maman avait invitée, nous voulûmes un soir essayer de dînerdans un hôtel qui n’était pas le nôtre et où l’on prétendait que lacuisine était meilleure. Tandis que ma mère payait le gondolier etentrait avec Mme Sazerat dans le salon qu’elle avaitretenu, je voulus jeter un coup d’œil sur la grande salle durestaurant aux beaux piliers de marbre et jadis couverte toutentière de fresques, depuis mal restaurées. Deux garçons causaienten un italien que je traduis :

« Est-ce que les vieux mangent dans leur chambre ? Ilsne préviennent jamais. C’est assommant, je ne sais jamais si jedois garder leur table (« non so se bisogna conservar loro latavola »). Et puis, tant pis s’ils descendent et qu’ils latrouvent prise ! Je ne comprends pas qu’on reçoive desforestieri comme ça dans un hôtel aussi chic. C’est pas le monded’ici. »

Malgré son dédain, le garçon aurait voulu savoir ce qu’il devaitdécider relativement à la table, et il allait faire demander auliftier de monter s’informer à l’étage quand, avant qu’il en eût letemps, la réponse lui fut donnée : il venait d’apercevoir lavieille dame qui entrait. Je n’eus pas de peine, malgré l’air detristesse et de fatigue que donne l’appesantissement des années etmalgré une sorte d’eczéma, de lèpre rouge qui couvrait sa figure, àreconnaître sous son bonnet, dans sa cotte noire faite chez W… ,mais, pour les profanes, pareille à celle d’une vieille concierge,la marquise de Villeparisis. Le hasard fit que l’endroit oùj’étais, debout, en train d’examiner les vestiges d’une fresque, setrouvait, le long des belles parois de marbre, exactement derrièrela table où venait de s’asseoir Mme de Villeparisis.

« Alors M. de Villeparisis ne va pas tarder à descendre.Depuis un mois qu’ils sont ici ils n’ont mangé qu’une fois l’unsans l’autre », dit le garçon.

Je me demandais quel était celui de ses parents avec lequel ellevoyageait et qu’on appelait M. de Villeparisis, quand je vis, aubout de quelques instants, s’avancer vers la table et s’asseoir àcôté d’elle son vieil amant, M. de Norpois.

Son grand âge avait affaibli la sonorité de sa voix, mais donnéen revanche à son langage, jadis si plein de réserve, une véritableintempérance. Peut-être fallait-il en chercher la cause dans desambitions qu’il sentait ne plus avoir grand temps pour réaliser etqui le remplissaient d’autant plus de véhémence et de fougue ;peut-être dans le fait que, laissé à l’écart d’une politique où ilbrûlait de rentrer, il croyait, dans la naïveté de son désir, fairemettre à la retraite, par les sanglantes critiques qu’il dirigeaitcontre eux, ceux qu’il se faisait fort de remplacer. Ainsi voit-ondes politiciens assurés que le cabinet dont ils ne font pas partien’en a pas pour trois jours. Il serait, d’ailleurs, exagéré decroire que M. de Norpois avait perdu entièrement les traditions dulangage diplomatique. Dès qu’il était question de « grandesaffaires » il se retrouvait, on va le voir, l’homme que nousavons connu, mais le reste du temps il s’épanchait sur l’un et surl’autre avec cette violence sénile de certains octogénaires qui lesjette sur des femmes à qui ils ne peuvent plus faire grand mal.

Mme de Villeparisis garda, pendant quelques minutes,le silence d’une vieille femme à qui la fatigue de la vieillesse arendu difficile de remonter du ressouvenir du passé au présent.Puis, dans ces questions toutes pratiques où s’empreint leprolongement d’un mutuel amour :

– Êtes-vous passé chez Salviati ?

– Oui.

– Enverront-ils demain ?

– J’ai rapporté moi-même la coupe. Je vous la montreraiaprès le dîner. Voyons le menu.

– Avez-vous donné l’ordre de bourse pour mesSuez ?

– Non, l’attention de la Bourse est retenue en ce moment par lesvaleurs de pétrole. Mais il n’y a pas lieu de se presser étantdonné les excellentes dispositions du marché. Voilà le menu. Il y acomme entrée des rougets. Voulez-vous que nous enprenions ?

– Moi, oui, mais vous, cela vous est défendu. Demandez à laplace du risotto. Mais ils ne savent pas le faire.

– Cela ne fait rien. Garçon, apportez-nous d’abord desrougets pour Madame et un risotto pour moi.

Un nouveau et long silence.

« Tenez, je vous apporte des journaux, le Corrieredella Sera, la Gazzetta del Popolo, etc. Est-ce quevous savez qu’il est fortement question d’un mouvement diplomatiquedont le premier bouc émissaire serait Paléologue, notoirementinsuffisant en Serbie ? Il serait peut-être remplacé par Lozéet il y aurait à pourvoir au poste de Constantinople. Mais,s’empressa d’ajouter avec âcreté M. de Norpois, pour une ambassaded’une telle envergure et où il est de toute évidence que laGrande-Bretagne devra toujours, quoi qu’il arrive, avoir lapremière place à la table des délibérations, il serait prudent des’adresser à des hommes d’expérience mieux outillés pour résisteraux embûches des ennemis de notre alliée britannique que desdiplomates de la jeune école qui donneraient tête baissée dans lepanneau. » La volubilité irritée avec laquelle M. de Norpoisprononça ces dernières paroles venait surtout de ce que lesjournaux, au lieu de prononcer son nom comme il leur avaitrecommandé de le faire, donnaient comme « grand favori »un jeune ministre des Affaires étrangères. « Dieu sait si leshommes d’âge sont éloignés de se mettre, à la suite de je ne saisquelles manœuvres tortueuses, aux lieu et place de plus ou moinsincapables recrues ! J’en ai beaucoup connu de tous cesprétendus diplomates de la méthode empirique, qui mettaient toutleur espoir dans un ballon d’essai que je ne tardais pas àdégonfler. Il est hors de doute, si le gouvernement a le manque desagesse de remettre les rênes de l’État en des mains turbulentes,qu’à l’appel du devoir un conscrit répondra toujours :présent. Mais qui sait (et M. de Norpois avait l’air de très biensavoir de qui il parlait) s’il n’en serait pas de même le jour oùl’on irait chercher quelque vétéran plein de savoir etd’adresse ? À mon sens, chacun peut avoir sa manière de voir,le poste de Constantinople ne devrait être accepté qu’après unrèglement de nos difficultés pendantes avec l’Allemagne. Nous nedevons rien à personne, et il est inadmissible que tous les sixmois on vienne nous réclamer, par des manœuvres dolosives et ànotre corps défendant, je ne sais quel quitus, toujours mis enavant par une presse de sportulaires. Il faut que cela finisse, etnaturellement un homme de haute valeur et qui a fait ses preuves,un homme qui aurait, si je puis dire, l’oreille de l’empereur,jouirait de plus d’autorité que quiconque pour mettre le pointfinal au conflit. »

Un monsieur qui finissait de dîner salua M. de Norpois.

– Ah ! mais c’est le prince Foggi, dit le marquis.

– Ah ! je ne sais pas au juste qui vous voulez dire,soupira Mme de Villeparisis.

– Mais parfaitement si. C’est le prince Odon. C’est lepropre beau-frère de votre cousine Doudeauville. Vous vous rappelezbien que j’ai chassé avec lui à Bonnétable ?

– Ah ! Odon, c’est celui qui faisait de lapeinture ?

– Mais pas du tout, c’est celui qui a épousé la sœur dugrand-duc N…

M. de Norpois disait tout cela sur le ton assez désagréable d’unprofesseur mécontent de son élève et, de ses yeux bleus, regardaitfixement Mme de Villeparisis.

Quand le prince eut fini son café et quitta sa table, M. deNorpois se leva, marcha avec empressement vers lui et, d’un gestemajestueux, il s’écarta, et, s’effaçant lui-même, le présenta àMme de Villeparisis. Et pendant les quelques minutes quele prince demeura debout auprès d’eux, M. de Norpois ne cessa uninstant de surveiller Mme de Villeparisis de sa pupillebleue, par complaisance ou sévérité de vieil amant, et surtout dansla crainte qu’elle ne se livrât à un des écarts de langage qu’ilavait goûtés, mais qu’il redoutait. Dès qu’elle disait au princequelque chose d’inexact il rectifiait le propos et fixait les yeuxde la marquise accablée et docile, avec l’intensité continue d’unmagnétiseur.

Un garçon vint me dire que ma mère m’attendait, je la rejoigniset m’excusai auprès de Mme Sazerat en disant que celam’avait amusé de voir Mme de Villeparisis. À ce nom,Mme Sazerat pâlit et sembla près de s’évanouir.Cherchant à se dominer :

– Mme de Villeparisis, Mlle deBouillon ? me dit-elle.

– Oui.

– Est-ce que je ne pourrais pas l’apercevoir uneseconde ? C’est le rêve de ma vie.

– Alors ne perdez pas trop de temps, Madame, car elle netardera pas à avoir fini de dîner. Mais comment peut-elle tant vousintéresser ?

– Mais Mme de Villeparisis, c’était en premièresnoces la duchesse d’Havré, belle comme un ange, méchante comme undémon, qui a rendu fou mon père, l’a ruiné et abandonné aussitôtaprès. Eh bien ! elle a beau avoir agi avec lui comme ladernière des filles, avoir été cause que j’ai dû, moi et les miens,vivre petitement à Combray, maintenant que mon père est mort, maconsolation c’est qu’il ait aimé la plus belle femme de son époque,et comme je ne l’ai jamais vue, malgré tout ce sera unedouceur…

Je menai Mme Sazerat, tremblante d’émotion, jusqu’aurestaurant et je lui montrai Mme de Villeparisis.

Mais comme les aveugles qui dirigent leurs yeux ailleurs qu’oùil faut, Mme Sazerat n’arrêta pas ses regards à la tableoù dînait Mme de Villeparisis, et, cherchant un autrepoint de la salle :

– Mais elle doit être partie, je ne la vois pas où vous medites.

Et elle cherchait toujours, poursuivant la vision détestée,adorée, qui habitait son imagination depuis si longtemps.

– Mais si, à la seconde table.

– C’est que nous ne comptons pas à partir du même point.Moi, comme je compte, la seconde table, c’est une table où il y aseulement, à côté d’un vieux monsieur, une petite bossue,rougeaude, affreuse.

– C’est elle !

Cependant, Mme de Villeparisis ayant demandé à M. deNorpois de faire asseoir le prince Foggi, une aimable conversationsuivit entre eux trois, on parla politique, le prince déclara qu’ilétait indifférent au sort du cabinet, et qu’il resterait encore unebonne semaine à Venise. Il espérait que d’ici là toute criseministérielle serait évitée. Le prince Foggi crut au premierinstant que ces questions de politique n’intéressaient pas M. deNorpois, car celui-ci, qui jusque-là s’était exprimé avec tant devéhémence, s’était mis soudain à garder un silence presqueangélique qui semblait ne pouvoir s’épanouir, si la voix revenait,qu’en un chant innocent et mélodieux de Mendelssohn ou de CésarFranck. Le prince pensait aussi que ce silence était dû à laréserve d’un Français qui, devant un Italien, ne veut pas parlerdes affaires de l’Italie. Or l’erreur du prince était complète. Lesilence, l’air d’indifférence étaient restés chez M. de Norpois nonla marque de la réserve mais le prélude coutumier d’une immixtiondans des affaires importantes. Le marquis n’ambitionnait rienmoins, comme nous l’avons vu, que Constantinople, avec un règlementpréalable des affaires allemandes, pour lequel il comptait forcerla main au cabinet de Rome. Le marquis jugeait, en effet, que de sapart un acte d’une portée internationale pouvait être le dignecouronnement de sa carrière, peut-être même le commencement denouveaux honneurs, de fonctions difficiles auxquelles il n’avaitpas renoncé. Car la vieillesse nous rend d’abord incapablesd’entreprendre mais non de désirer. Ce n’est que dans une troisièmepériode que ceux qui vivent très vieux ont renoncé au désir, commeils ont dû abandonner l’action. Ils ne se présentent même plus àdes élections futiles où ils tentèrent si souvent de réussir, commecelle de président de la République. Ils se contentent de sortir,de manger, de lire les journaux, ils se survivent à eux-mêmes.

Le prince, pour mettre le marquis à l’aise et lui montrer qu’ille considérait comme un compatriote, se mit à parler dessuccesseurs possibles du président du Conseil actuel. Successeursdont la tâche serait difficile. Quand le prince Foggi eut cité plusde vingt noms d’hommes politiques qui lui semblaient ministrables,noms que l’ancien ambassadeur écouta les paupières à demi abaisséessur ses yeux bleus et sans faire un mouvement, M. de Norpois rompitenfin le silence pour prononcer ces mots qui devaient pendant vingtans alimenter la conversation des chancelleries, et ensuite, quandon les crut oubliées, être exhumés par quelque personnalité signant« un Renseigné » ou « Testis » ou« Machiavel » dans un journal où l’oubli même où ilsétaient tombés leur vaut le bénéfice de faire à nouveau sensation.Donc le prince Foggi venait de citer plus de vingt noms devant lediplomate aussi immobile et muet qu’un homme sourd, quand M. deNorpois leva légèrement la tête et, dans la forme où avaient étérédigées ses interventions diplomatiques les plus grosses deconséquence, quoique cette fois-ci avec une audace accrue et unebrièveté moindre, demanda finement : « Et est-ce quepersonne n’a prononcé le nom de M. Giolitti » À ces mots lesécailles du prince Foggi tombèrent ; il entendit un murmurecéleste. Puis aussitôt M. de Norpois se mit à parler de choses etautres, ne craignit pas de faire quelque bruit, comme, lorsque ladernière note d’un sublime aria de Bach est terminée, on ne craintplus de parler à haute voix, d’aller chercher ses vêtements auvestiaire. Il rendit même la cassure plus nette en priant le princede mettre ses hommages aux pieds de Leurs Majestés le Roi et laReine quand il aurait l’occasion de les voir, phrase de départ quicorrespondait à ce qu’est, à la fin d’un concert, ces motshurlés : « Le cocher Auguste de la rue de Belloy ».Nous ignorons quelles furent exactement les impressions du princeFoggi. Il était assurément ravi d’avoir entendu cechef-d’œuvre : « Et M. Giolitti, est-ce que personne n’aprononcé son nom ? » Car M. de Norpois, chez qui l’âgeavait éteint ou désordonné les qualités les plus belles, enrevanche avait perfectionné en vieillissant les « airs debravoure », comme certains musiciens âgés, en déclin pour toutle reste, acquièrent jusqu’au dernier jour, pour la musique dechambre, une virtuosité parfaite qu’ils ne possédaient pasjusque-là.

Toujours est-il que le prince Foggi, qui comptait passer quinzejours à Venise, rentra à Rome le jour même et fut reçu quelquesjours après en audience par le Roi au sujet de propriétés que, nouscroyons l’avoir déjà dit, le prince possédait en Sicile. Le cabinetvégéta plus longtemps qu’on n’aurait cru. À sa chute, le Roiconsulta divers hommes d’État sur le chef qu’il convenait de donnerau nouveau cabinet. Puis il fit appeler M. Giolitti, qui accepta.Trois mois après, un journal raconta l’entrevue du prince Foggiavec M. de Norpois. La conversation était rapportée comme nousl’avons fait, avec la différence qu’au lieu de dire « M. deNorpois demanda finement », on lisait : « dit avecce fin et charmant sourire qu’on lui connaît ». M. de Norpoisjugea que « finement » avait déjà une force explosivesuffisante pour un diplomate et que cette adjonction était pour lemoins intempestive. Il avait bien demandé que le quai d’Orsaydémentît officiellement, mais le quai d’Orsay ne savait où donnerde la tête. En effet, depuis que l’entrevue avait été dévoilée, M.Barrère télégraphiait plusieurs fois par heure avec Paris pour seplaindre qu’il y eût un ambassadeur officieux au Quirinal et pourrapporter le mécontentement que ce fait avait produit dans l’Europeentière. Ce mécontentement n’existait pas, mais les diversambassadeurs étaient trop polis pour démentir M. Barrère leurassurant que sûrement tout le monde était révolté. M. Barrère,n’écoutant que sa pensée, prenait ce silence courtois pour uneadhésion. Aussitôt il télégraphiait à Paris : « Je mesuis entretenu une heure durant avec le marquis Visconti-Venosta,etc. » Ses secrétaires étaient sur les dents.

Pourtant M. de Norpois avait à sa dévotion un très ancienjournal français et qui même en 1870, quand il était ministre deFrance dans un pays allemand, lui avait rendu grand service. Cejournal était (surtout le premier article, non signé) admirablementrédigé. Mais il intéressait mille fois davantage quand ce premierarticle (dit premier-Paris dans ces temps lointains, et appeléaujourd’hui, on ne sait pourquoi, « éditorial ») était aucontraire mal tourné, avec des répétitions de mots infinies. Chacunsentait alors avec émotion que l’article avait été« inspiré ». Peut-être par M. de Norpois, peut-être partel autre grand maître de l’heure. Pour donner une idée anticipéedes événements d’Italie, montrons comment M. de Norpois se servitde ce journal en 1870, inutilement trouvera-t-on, puisque la guerreeut lieu tout de même ; très efficacement, pensait M. deNorpois, dont l’axiome était qu’il faut avant tout préparerl’opinion. Ses articles, où chaque mot était pesé, ressemblaient àces notes optimistes que suit immédiatement la mort du malade. Parexemple, à la veille de la déclaration de guerre, en 1870, quand lamobilisation était presque achevée, M. de Norpois (restant dansl’ombre naturellement) avait cru devoir envoyer à ce journalfameux, l’éditorial suivant :

« L’opinion semble prévaloir dans les cercles autorisésque, depuis hier, dans le milieu de l’après-midi, la situation,sans avoir, bien entendu, un caractère alarmant, pourrait êtreenvisagée comme sérieuse et même, par certains côtés, commesusceptible d’être considérée comme critique. M. le marquis deNorpois aurait eu plusieurs entretiens avec le ministre de Prusseafin d’examiner dans un esprit de fermeté et de conciliation, etd’une façon tout à fait concrète, les différents motifs de frictionexistants, si l’on peut parler ainsi. La nouvelle n’amalheureusement pas été reçue par nous, à l’heure où nous mettonssous presse, que Leurs Excellences aient pu se mettre d’accord surune formule pouvant servir de base à un instrumentdiplomatique. »

Dernière heure : « On a appris avecsatisfaction dans les cercles bien informés, qu’une légère détentesemble s’être produite dans les rapports franco-prussiens. Onattacherait une importance toute particulière au fait que M. deNorpois aurait rencontré « unter den Linden » le ministred’Angleterre, avec qui il s’est entretenu une vingtaine de minutes.Cette nouvelle est considérée comme satisfaisante. » (On avaitajouté entre parenthèses, après satisfaisante, le mot allemandéquivalent : befriedigend.) Et le lendemain on lisaitdans l’éditorial : « Il semblerait, malgré toute lasouplesse de M. de Norpois, à qui tout le monde se plaît à rendrehommage pour l’habile énergie avec laquelle il a su défendre lesdroits imprescriptibles de la France, qu’une rupture n’a plus pourainsi dire presque aucune chance d’être évitée. »

Le journal ne pouvait pas se dispenser de faire suivre un pareiléditorial de quelques commentaires, envoyés, bien entendu, par M.de Norpois. On a peut-être remarqué dans les pages précédentes quele « conditionnel » était une des formes grammaticalespréférées de l’ambassadeur, dans la littérature diplomatique.(« On attacherait une importance particulière », pour« il paraît qu’on attache une importance particulière ».)Mais le présent de l’indicatif pris non pas dans son sens habituelmais dans celui de l’ancien optatif n’était pas moins cher à M. deNorpois. Les commentaires qui suivaient l’éditorial étaientceux-ci :

« Jamais le public n’a fait preuve d’un calme aussiadmirable. » (M. de Norpois aurait bien voulu que ce fût vrai,mais craignait tout le contraire.) « Il est las des agitationsstériles et a appris avec satisfaction que le gouvernement de SaMajesté prendrait ses responsabilités selon les éventualités quipourraient se produire. Le public n’en demande« (optatif) » pas davantage. À son beau sang-froid, quiest déjà un indice de succès, nous ajouterons encore une nouvellebien faite pour rassurer l’opinion publique, s’il en était besoin.On assure, en effet, que M. de Norpois, qui, pour raison de santé,devait depuis longtemps venir faire à Paris une petite cure, auraitquitté Berlin où il ne jugeait plus sa présence utile. »Dernière heure. « Sa Majesté l’Empereur a quitté cematin Compiègne pour Paris afin de conférer avec le marquis deNorpois, le ministre de la Guerre et le maréchal Bazaine en quil’opinion publique a une confiance particulière. S. M. l’Empereur adécommandé le dîner qu’il devait offrir à sa belle-sœur la duchessed’Albe. Cette mesure a produit partout, dès qu’elle a été connue,une impression particulièrement favorable. L’Empereur a passé enrevue les troupes, dont l’enthousiasme est indescriptible. Quelquescorps, sur un ordre de mobilisation lancé dès l’arrivée dessouverains à Paris, sont, à toute éventualité, prêts à partir dansla direction du Rhin. »

* * *

Parfois, au crépuscule, en rentrant à l’hôtel je sentais quel’Albertine d’autrefois, invisible à moi-même, était pourtantenfermée au fond de moi comme aux plombs d’une Venise intérieure,dont parfois un incident faisait glisser le couvercle durci jusqu’àme donner une ouverture sur ce passé.

Ainsi, par exemple, un soir une lettre de mon coulissier rouvritun instant pour moi les portes de la prison où Albertine était enmoi vivante, mais si loin, si profondément qu’elle me restaitinaccessible. Depuis sa mort je ne m’étais plus occupé desspéculations que j’avais faites afin d’avoir plus d’argent pourelle. Or le temps avait passé ; de grandes sagesses del’époque précédente étaient démenties par celle-ci, comme il étaitarrivé autrefois de M. Thiers disant que les chemins de fer nepourraient jamais réussir. Les titres dont M. de Norpois nous avaitdit : « Leur revenu n’est pas très élevé sans doute, maisdu moins le capital ne sera jamais déprécié », étaient le plussouvent ceux qui avaient le plus baissé. Il me fallait payer desdifférences considérables et d’un coup de tête je me décidai à toutvendre et me trouvai ne plus posséder que le cinquième à peine dece que j’avais du vivant d’Albertine. On le sut à Combray dans cequi restait de notre famille et de nos relations, et, comme onsavait que je fréquentais le marquis de Saint-Loup et lesGuermantes, on se dit : « Voilà où mènent les idées degrandeur. » On y eût été bien étonné d’apprendre que c’étaitpour une jeune fille de condition aussi modeste qu’Albertine quej’avais fait ces spéculations. D’ailleurs, dans cette vie deCombray où chacun est à jamais classé suivant les revenus qu’on luiconnaît, comme dans une caste indienne, on n’eût pu se faire uneidée de cette grande liberté qui régnait dans le monde desGuermantes, où on n’attachait aucune importance à la fortune et oùla pauvreté était considérée comme aussi désagréable, maisnullement plus diminuante et n’affectant pas plus la situationsociale, qu’une maladie d’estomac. Sans doute se figurait-on aucontraire, à Combray que Saint-Loup et M. de Guermantes devaientêtre des nobles ruinés, aux châteaux hypothéqués, à qui je prêtaisde l’argent, tandis que si j’avais été ruiné ils eussent été lespremiers à m’offrir vraiment de me venir en aide. Quant à ma ruinerelative, j’en étais d’autant plus ennuyé que mes curiositésvénitiennes s’étaient concentrées depuis peu sur une jeunemarchande de verrerie, à la carnation de fleur qui fournissait auxyeux ravis toute une gamme de tons orangés et me donnait un teldésir de la revoir chaque jour que, sentant que nous quitterionsbientôt Venise, ma mère et moi, j’étais résolu à tâcher de luifaire à Paris une situation quelconque qui me permît de ne pas meséparer d’elle. La beauté de ses dix-sept ans était si noble, siradieuse, que c’était un vrai Titien à acquérir avant de s’enaller. Et le peu qui me restait de fortune suffirait-il à la tenterassez pour qu’elle quittât son pays et vînt vivre à Paris pour moiseul ? Mais comme je finissais la lettre du coulissier, unephrase où il disait : « Je soignerai vos reports »me rappela une expression presque aussi hypocritementprofessionnelle que la baigneuse de Balbec avait employée enparlant à Aimé d’Albertine : « C’est moi qui lasoignais », avait-elle dit, et ces mots, qui ne m’étaientjamais revenus à l’esprit, firent jouer comme un Sésame les gondsdu cachot. Mais au bout d’un instant ils se refermèrent surl’emmurée – que je n’étais pas coupable de ne pas vouloirrejoindre, puisque je ne parvenais plus à la voir, à me larappeler, et que les êtres n’existent pour nous que par l’idée quenous avons d’eux – que m’avait un instant rendue si touchante ledélaissement, que pourtant elle ignorait, que j’avais, l’espaced’un éclair, envié le temps déjà lointain où je souffrais nuit etjour du compagnonnage de son souvenir. Une autre fois, à SanGiorgio dei Schiavoni, un aigle auprès d’un des apôtres et styliséde la même façon réveilla le souvenir et presque la souffrancecausée par les deux bagues dont Françoise m’avait découvert lasimilitude et dont je n’avais jamais su qui les avait données àAlbertine. Un soir enfin, une circonstance telle se produisit qu’ilsembla que mon amour aurait dû renaître. Au moment où notre gondoles’arrêta aux marches de l’hôtel, le portier me remit une dépêcheque l’employé du télégraphe était déjà venu trois fois pourm’apporter, car, à cause de l’inexactitude du nom du destinataire(que je compris pourtant, à travers les déformations des employésitaliens, être le mien), on demandait un accusé de réceptioncertifiant que le télégramme était bien pour moi. Je l’ouvris dèsque je fus dans ma chambre, et, jetant un coup d’œil sur ce libellérempli de mots mal transmis, je pus lire néanmoins :« Mon ami, vous me croyez morte, pardonnez-moi, je suis trèsvivante, je voudrais vous voir, vous parler mariage, quandrevenez-vous ? Tendrement, Albertine. » Alors il sepassa, d’une façon inverse, la même chose que pour magrand’mère : quand j’avais appris en fait que ma grand’mèreétait morte, je n’avais d’abord eu aucun chagrin. Et je n’avaissouffert effectivement de sa mort que quand des souvenirsinvolontaires l’avaient rendue vivante pour moi. Maintenantqu’Albertine dans ma pensée ne vivait plus pour moi, la nouvellequ’elle était vivante ne me causa pas la joie que j’aurais cru.Albertine n’avait été pour moi qu’un faisceau de pensées, elleavait survécu à sa mort matérielle tant que ces pensées vivaient enmoi ; en revanche, maintenant que ces pensées étaient mortes,Albertine ne ressuscitait nullement pour moi avec son corps. Et enm’apercevant que je n’avais pas de joie qu’elle fût vivante, que jene l’aimais plus, j’aurais dû être plus bouleversé que quelqu’unqui, se regardant dans une glace après des mois de voyage ou demaladie, s’aperçoit qu’il a des cheveux blancs et une figurenouvelle d’homme mûr ou de vieillard. Cela bouleverse parce quecela veut dire : l’homme que j’étais, le jeune homme blondn’existe plus, je suis un autre. Or l’impression que j’éprouvais neprouvait-elle pas un changement aussi profond, une mort aussitotale du moi ancien et la substitution aussi complète d’un moinouveau à ce moi ancien, que la vue d’un visage ridé surmonté d’uneperruque blanche remplaçant le visage de jadis ? Mais on nes’afflige pas plus d’être devenu un autre, les années ayant passéet dans l’ordre de la succession des temps, qu’on ne s’afflige àune même époque d’être tour à tour les êtres contradictoires, leméchant, le sensible, le délicat, le mufle, le désintéressé,l’ambitieux qu’on est tour à tour chaque journée. Et la raison pourlaquelle on ne s’en afflige pas est la même, c’est que le moiéclipsé – momentanément dans le dernier cas et quand il s’agit ducaractère, pour toujours dans le premier cas et quand il s’agit despassions – n’est pas là pour déplorer l’autre, l’autre qui est à cemoment-là, ou désormais, tout vous ; le mufle sourit de samuflerie car il est le mufle, et l’oublieux ne s’attriste pas deson manque de mémoire, précisément parce qu’il a oublié.

J’aurais été incapable de ressusciter Albertine parce que jel’étais de me ressusciter moi-même, de ressusciter mon moi d’alors.La vie, selon son habitude qui est, par des travaux incessantsd’infiniment petits, de changer la face du monde, ne m’avait pasdit au lendemain de la mort d’Albertine : « Sois unautre », mais, par des changements trop imperceptibles pour mepermettre de me rendre compte du fait même du changement, avaitpresque tout renouvelé en moi, de sorte que ma pensée était déjàhabituée à son nouveau maître – mon nouveau moi – quand elles’aperçut qu’il était changé ; c’était à celui-ci qu’elletenait. Ma tendresse pour Albertine, ma jalousie tenaient, on l’avu, à l’irradiation par association d’idées de certainesimpressions douces ou douloureuses, au souvenir de MlleVinteuil à Montjouvain, aux doux baisers du soir qu’Albertine medonnait dans le cou. Mais au fur et à mesure que ces impressionss’étaient affaiblies, l’immense champ d’impressions qu’ellescoloraient d’une teinte angoissante ou douce avait repris des tonsneutres. Une fois que l’oubli se fut emparé de quelques pointsdominants de souffrance et de plaisir, la résistance de mon amourétait vaincue, je n’aimais plus Albertine. J’essayais de me larappeler. J’avais eu un juste pressentiment quand, deux jours aprèsle départ d’Albertine, j’avais été épouvanté d’avoir pu vivrequarante-huit heures sans elle. Il en avait été de même quandj’avais écrit autrefois à Gilberte en me disant : si celacontinue deux ans, je ne l’aimerai plus. Et si, quand Swann m’avaitdemandé de revoir Gilberte, cela m’avait paru l’incommoditéd’accueillir une morte, pour Albertine la mort – ou ce que j’avaiscru la mort – avait fait la même œuvre que pour Gilberte la ruptureprolongée. La mort n’agit que comme l’absence. Le monstre àl’apparition duquel mon amour avait frissonné, l’oubli, avait bien,comme je l’avais cru, fini par le dévorer. Non seulement cettenouvelle qu’elle était vivante ne réveilla pas mon amour, nonseulement elle me permit de constater combien était déjà avancé monretour vers l’indifférence, mais elle lui fit instantanément subirune accélération si brusque que je me demandai rétrospectivement sijadis la nouvelle contraire, celle de la mort d’Albertine, n’avaitpas inversement, en parachevant l’œuvre de son départ, exalté monamour et retardé son déclin. Et maintenant que la savoir vivante etpouvoir être réuni à elle me la rendait tout d’un coup si peuprécieuse, je me demandais si les insinuations de Françoise, larupture elle-même, et jusqu’à la mort (imaginaire mais crue réelle)n’avaient pas prolongé mon amour, tant les efforts des tiers, etmême du destin, nous séparant d’une femme, ne font que nousattacher à elle. Maintenant c’était le contraire qui se produisait.D’ailleurs, j’essayai de me la rappeler, et peut-être parce que jen’avais plus qu’un signe à faire pour l’avoir à moi, le souvenirqui me vint fut celui d’une fille fort grosse, hommasse, dans levisage fané de laquelle saillait déjà, comme une graine, le profilde Mme Bontemps. Ce qu’elle avait pu faire avec Andréeou d’autres ne m’intéressait plus. Je ne souffrais plus du mal quej’avais cru si longtemps inguérissable, et, au fond, j’aurais pu leprévoir. Certes, le regret d’une maîtresse, la jalousie survivantesont des maladies physiques au même titre que la tuberculose ou laleucémie. Pourtant, entre les maux physiques il y a lieu dedistinguer ceux qui sont causés par un agent purement physique etceux qui n’agissent sur le corps que par l’intermédiaire del’intelligence. Si la partie de l’intelligence qui sert de lien detransmission est la mémoire – c’est-à-dire si la cause est anéantieou éloignée – si cruelle que soit la souffrance, si profond queparaisse le trouble apporté dans l’organisme, il est bien rare, lapensée ayant un pouvoir de renouvellement ou plutôt une impuissancede conservation que n’ont pas les tissus, que le pronostic ne soitpas favorable. Au bout du même temps où un malade atteint de cancersera mort, il est bien rare qu’un veuf, un père inconsolables nesoient pas guéris. Je l’étais. Est-ce pour cette fille que jerevoyais en ce moment si bouffie et qui avait certainement vieillicomme avaient vieilli les filles qu’elle avait aimées, est-ce pourelle qu’il fallait renoncer à l’éclatante fille qui était monsouvenir d’hier, mon espoir de demain (à qui je ne pourrais riendonner, non plus qu’à aucune autre, si j’épousais Albertine),renoncer à cette Albertine nouvelle, non point « telle quel’ont vue les enfers » mais fidèle, et « même un peufarouche » ? C’était elle qui était maintenant cequ’Albertine avait été autrefois : mon amour pour Albertinen’avait été qu’une forme passagère de ma dévotion à la jeunesse.Nous croyons aimer une jeune fille, et nous n’aimons hélas !en elle que cette aurore dont son visage reflète momentanément larougeur. La nuit passa. Au matin je rendis la dépêche au portier del’hôtel en disant qu’on me l’avait remise par erreur et qu’ellen’était pas pour moi. Il me dit que maintenant qu’elle avait étéouverte il aurait des difficultés, qu’il valait mieux que je lagardasse ; je la remis dans ma poche, mais je promis de fairecomme si je ne l’avais jamais reçue. J’avais définitivement cesséd’aimer Albertine. De sorte que cet amour, après s’être tellementécarté de ce que j’avais prévu d’après mon amour pour Gilberte,après m’avoir fait faire un détour si long et si douloureux,finissait lui aussi, après y avoir fait exception, par rentrer,tout comme mon amour pour Gilberte, dans la toi générale del’oubli.

Mais alors je songeai : je tenais à Albertine plus qu’àmoi-même ; je ne tiens plus à elle maintenant parce quependant un certain temps j’ai cessé de la voir. Mais mon désir dene pas être séparé de moi-même par la mort, de ressusciter après lamort, ce désir-là n’était pas comme le désir de ne jamais êtreséparé d’Albertine, il durait toujours. Cela tenait-il à ce que jeme croyais plus précieux qu’elle, à ce que quand je l’aimais jem’aimais davantage ? Non, cela tenait à ce que cessant de lavoir j’avais cessé de l’aimer, et que je n’avais pas cessé dem’aimer parce que mes liens quotidiens avec moi-même n’avaient pasété rompus comme l’avaient été ceux avec Albertine. Mais si ceuxavec mon corps, avec moi-même, l’étaient aussi…  ? Certes ilen serait de même. Notre amour de la vie n’est qu’une vieilleliaison dont nous ne savons pas nous débarrasser. Sa force est danssa permanence. Mais la mort qui la rompt nous guérira du désir del’immortalité.

Après le déjeuner, quand je n’allais pas errer seul dans Venise,je montais me préparer dans ma chambre pour sortir avec ma mère.Aux brusques à-coups des coudes du mur qui lui faisaient rentrerses angles, je sentais les restrictions édictées par la mer, laparcimonie du sol. Et en descendant pour rejoindre maman quim’attendait, à cette heure où à Combray il faisait si bon goûter lesoleil tout proche, dans l’obscurité conservée par les volets clos,ici, du haut en bas de l’escalier de marbre dont on ne savait pasplus que dans une peinture de la Renaissance s’il était dressé dansun palais ou sur une galère, la même fraîcheur et le même sentimentde la splendeur du dehors étaient donnés grâce au velum qui semouvait devant les fenêtres perpétuellement ouvertes et parlesquelles, dans un incessant courant d’air, l’ombre tiède et lesoleil verdâtre filaient comme sur une surface flottante etévoquaient le voisinage mobile, l’illumination, la miroitanteinstabilité du flot.

Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où jeme trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage desMille et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas auhasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dontaucun guide, aucun voyageur ne m’avait parlé.

Je m’étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de callidivisant en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venisedécoupé entre un canal et la lagune, comme s’il avait cristallisésuivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout àcoup, au bout d’une de ces petites rues, il semblait que dans lamatière cristallisée se fût produite une distension. Un vaste etsomptueux campo à qui je n’eusse assurément pas, dans ce réseau depetites rues, pu deviner cette importance, ni même trouver uneplace, s’étendait devant moi entouré de charmants palais pâles declair de lune. C’était un de ces ensembles architecturaux verslesquels, dans une autre ville, les rues se dirigent, vousconduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès caché dans unentre-croisement de ruelles, comme ces palais des contes orientauxoù on mène la nuit un personnage qui, ramené chez lui avant lejour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finitpar croire qu’il n’est allé qu’en rêve.

Le lendemain je partais à la recherche de ma belle placenocturne, je suivais des calli qui se ressemblaient toutes et serefusaient à me donner le moindre renseignement, sauf pour m’égarermieux. Parfois un vague indice que je croyais reconnaître mefaisait supposer que j’allais voir apparaître, dans saclaustration, sa solitude et son silence, la belle place exilée. Àce moment, quelque mauvais génie qui avait pris l’apparence d’unenouvelle calle me faisait rebrousser chemin malgré moi, et je metrouvais brusquement ramené au Grand Canal. Et comme il n’y a pas,entre le souvenir d’un rêve et le souvenir d’une réalité, degrandes différences, je finissais par me demander si ce n’était paspendant mon sommeil que s’était produit, dans un sombre morceau decristallisation vénitienne, cet étrange flottement qui offrait unevaste place, entourée de palais romantiques, à la méditation duclair de lune.

La veille de notre départ, nous voulûmes pousser jusqu’à Padoueoù se trouvaient ces Vices et ces Vertus dont Swann m’avait donnéles reproductions ; après avoir traversé en plein soleil lejardin de l’Arena, j’entrai dans la chapelle des Giotto, où lavoûte entière et le fond des fresques sont si bleus qu’il sembleque la radieuse journée ait passé le seuil, elle aussi, avec levisiteur et soit venue un instant mettre à l’ombre et au frais sonciel pur, à peine un peu plus foncé d’être débarrassé des doruresde la lumière, comme en ces courts répits dont s’interrompent lesplus beaux jours quand, sans qu’on ait vu aucun nuage, le soleilayant tourné son regard ailleurs pour un moment, l’azur, plus douxencore, s’assombrit. Dans ce ciel, sur la pierre bleuie, des angesvolaient avec une telle ardeur céleste, ou au moins enfantine,qu’ils semblaient des volatiles d’une espèce particulière ayantexisté réellement, ayant dû figurer dans l’histoire naturelle destemps bibliques et évangéliques, et qui ne manquent pas de volterdevant les saints quand ceux-ci se promènent ; il y en atoujours quelques-uns de lâchés au-dessus d’eux, et, comme ce sontdes créatures réelles et effectivement volantes, on les voits’élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance àexécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grandrenfort d’ailes qui leur permettent de se maintenir dans desconditions contraires aux lois de la pesanteur, et ils fontbeaucoup plutôt penser à une variété d’oiseaux ou à de jeunesélèves de Garros s’exerçant au vol plané qu’aux anges de l’art dela Renaissance et des époques suivantes, dont les ailes ne sontplus que des emblèmes et dont le maintien est habituellement lemême que celui de personnages célestes qui ne seraient pasailés.

* * *

Quand j’appris, le jour même où nous allions rentrer à Paris,que Mme Putbus, et par conséquent sa femme de chambre,venaient d’arriver à Venise, je demandai à ma mère de remettrenotre départ de quelques jours ; l’air qu’elle eut de ne pasprendre ma prière en considération ni même au sérieux réveilla dansmes nerfs excités par le printemps vénitien ce vieux désir derésistance à un complot imaginaire tramé contre moi par mes parents(qui se figuraient que je serais bien forcé d’obéir), cette volontéde lutte, ce désir qui me poussait jadis à imposer brusquement mavolonté à ceux que j’aimais le plus, quitte à me conformer à laleur après que j’avais réussi à les faire céder. Je dis à ma mèreque je ne partirais pas, mais elle, croyant plus habile de ne pasavoir l’air de penser que je disais cela sérieusement, ne merépondit même pas. Je repris qu’elle verrait bien si c’étaitsérieux ou non. Et quand fut venue l’heure où, suivie de toutes mesaffaires, elle partit pour la gare, je me fis apporter uneconsommation sur la terrasse, devant le canal, et m’y installai,regardant se coucher le soleil tandis que sur une barque arrêtée enface de l’hôtel un musicien chantait « sole mio ».

Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas êtreloin de la gare. Bientôt, elle serait partie, je serais seul àVenise, seul avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sanssa présence pour me consoler. L’heure du train approchait. Masolitude irrévocable était si prochaine qu’elle me semblait déjàcommencée et totale. Car je me sentais seul. Les choses m’étaientdevenues étrangères. Je n’avais plus assez de calme pour sortir demon cœur palpitant et introduire en elles quelque stabilité. Laville que j’avais devant moi avait cessé d’être Venise. Sapersonnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteusesque je n’avais plus le courage d’inculquer aux pierres. Les palaism’apparaissaient réduits à leurs simples parties, quantités demarbre pareilles à toutes les autres, et l’eau comme unecombinaison d’hydrogène et d’oxygène, éternelle, aveugle,antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et deTurner. Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieuoù on vient d’arriver, qui ne vous connaît pas encore – comme unlieu d’où l’on est parti et qui vous a déjà oublié. Je ne pouvaisplus rien lui dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi posersur lui, il me laissait contracté, je n’étais plus qu’un cœur quibattait et qu’une attention suivant anxieusement le développementde « sole mio ». J’avais beau raccrocher désespérément mapensée à la belle coudée caractéristique du Rialto, ilm’apparaissait, avec la médiocrité de l’évidence, comme un pont nonseulement inférieur, mais aussi étranger à l’idée que j’avais delui qu’un acteur dont, malgré sa perruque blonde et son vêtementnoir, nous savons bien qu’en son essence il n’est pas Hamlet. Telsles palais, le Canal, le Rialto, se trouvaient dévêtus de l’idéequi faisait leur individualité et dissous en leurs vulgaireséléments matériels. Mais en même temps ce lieu médiocre me semblaitlointain. Dans le bassin de l’arsenal, à cause d’un élémentscientifique lui aussi, la latitude, il y avait cette singularitédes choses qui, même semblables en apparence à celles de notrepays, se révèlent étrangères, en exil sous d’autres cieux ; jesentais que cet horizon si voisin, que j’aurais pu atteindre en uneheure, c’était une courbure de la terre tout autre que celle desmers de France, une courbure lointaine qui se trouvait, parl’artifice du voyage, amarrée près de moi ; si bien que cebassin de l’arsenal, à la fois insignifiant et lointain, meremplissait de ce mélange de dégoût et d’effroi que j’avais éprouvétout enfant la première fois que j’accompagnai ma mère aux bainsDeligny ; en effet, dans le site fantastique composé par uneeau sombre que ne couvraient pas le ciel ni le soleil et quecependant, borné par des cabines, on sentait communiquer avecd’invisibles profondeurs couvertes de corps humains en caleçon, jem’étais demandé si ces profondeurs, cachées aux mortels par desbaraquements qui ne les laissaient pas soupçonner de la rue,n’étaient pas l’entrée des mers glaciales qui commençaient là, siles pôles n’y étaient pas compris, et si cet étroit espace n’étaitpas précisément la mer libre du pôle. Cette Venise sans sympathiepour moi, où j’allais rester seul, ne me semblait pas moins isolée,moins irréelle, et c’était ma détresse que le chant de « solemoi », s’élevant comme une déploration de la Venise quej’avais connue, semblait prendre à témoin. Sans doute il auraitfallu cesser de l’écouter si j’avais voulu pouvoir rejoindre encorema mère et prendre le train avec elle ; il aurait falludécider sans perdre une seconde que je partais, mais c’estjustement ce que je ne pouvais pas ; je restais immobile, sansêtre capable non seulement de me lever mais même de décider que jeme lèverais.

Ma pensée, sans doute pour ne pas envisager une résolution àprendre, s’occupait tout entière à suivre le déroulement desphrases successives de « sole moi » en chantantmentalement avec le chanteur, à prévoir pour chacune d’elles l’élanqui allait l’emporter, à m’y laisser aller avec elle, avec elleaussi à retomber ensuite.

Sans doute ce chant insignifiant, entendu cent fois, nem’intéressait nullement. Je ne pouvais faire plaisir à personne nià moi-même en l’écoutant aussi religieusement jusqu’au bout. Enfinaucun des motifs, connues d’avance par moi, de cette vulgaireromance ne pouvait me fournir la résolution dont j’avaisbesoin ; bien plus, chacune de ces phrases, quand elle passaità son tour, devenait un obstacle à prendre efficacement cetterésolution, ou plutôt elle m’obligeait à la résolution contraire dene pas partir, car elle me faisait passer l’heure. Par là cetteoccupation sans plaisir en elle-même d’écouter « solemoi » se chargeait d’une tristesse profonde, presquedésespérée. Je sentais bien qu’en réalité, c’était la résolution dene pas partir que je prenais par le fait de rester là sansbouger ; mais me dire : « Je ne pars pas », quine m’était pas possible sous cette forme directe, me le devenaitsous cette autre : « Je vais entendre encore une phrasede « sole mio » ; mais la signification pratique dece langage figuré ne m’échappait pas et, tout en me disant :« Je ne fais en somme qu’écouter une phrase de plus », jesavais que cela voulait dire : « Je resterai seul àVenise. » Et c’est peut-être cette tristesse, comme une sortede froid engourdissant, qui faisait le charme désespéré maisfascinateur de ce chant. Chaque note que lançait la voix duchanteur avec une force et une ostentation presque musculairesvenait me frapper en plein cœur ; quand la phrase étaitconsommée et que le morceau semblait fini, le chanteur n’en avaitpas assez et reprenait plus haut comme s’il avait besoin deproclamer une fois de plus ma solitude et mon désespoir.

Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle seraitpartie. J’étais étreint par l’angoisse que me causait, avec la vuedu canal devenu tout petit depuis que l’âme de Venise s’en étaitéchappée, de ce Rialto banal qui n’était plus le Rialto, ce chantde désespoir que devenait « sole mio » et qui, ainsiclamé devant les palais inconsistants, achevait de les mettre enmiettes et consommait la ruine de Venise ; j’assistais à lalente réalisation de mon malheur, construit artistement, sans hâte,note par note, par le chanteur que regardait avec étonnement lesoleil arrêté derrière Saint-Georges le Majeur, si bien que cettelumière crépusculaire devait faire à jamais dans ma mémoire, avecle frisson de mon émotion et la voix de bronze du chanteur, unalliage équivoque, immuable et poignant.

Ainsi restais-je immobile, avec une volonté dissoute, sansdécision apparente ; sans doute à ces moments-là elle est déjàprise : nos amis eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Maisnous, nous ne le pouvons pas, sans quoi tant de souffrances nousseraient épargnées.

Mais enfin, d’antres plus obscurs que ceux d’où s’élance lacomète qu’on peut prédire – grâce à l’insoupçonnable puissancedéfensive de l’habitude invétérée, grâce aux réserves cachées quepar une impulsion subite elle jette au dernier moment dans la mêlée– mon action surgit enfin : je pris mes jambes à mon cou etj’arrivai, les portières déjà fermées, mais à temps pour retrouverma mère rouge d’émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car ellecroyait que je ne viendrais plus. Puis le train partit et nousvîmes Padoue et Vérone venir au-devant de nous, nous dire adieupresque jusqu’à la gare et, quand nous nous fûmes éloignés,regagner – elles qui ne partaient pas et allaient reprendre leurvie – l’une sa plaine, l’autre sa colline.

Les heures passaient. Ma mère ne se pressait pas de lire deuxlettres qu’elle tenait à la main et avait seulement ouvertes ettâchait que moi-même je ne tirasse pas tout de suite monportefeuille pour y prendre celle que le concierge de l’hôtelm’avait remise. Ma mère craignait toujours que je ne trouvasse lesvoyages trop longs, trop fatigants, et reculait le plus tardpossible, pour m’occuper pendant les dernières heures, le moment oùelle chercherait pour moi de nouvelles distractions, déballeraitles œufs durs, me passerait les journaux, déferait le paquet delivres qu’elle avait achetés sans me le dire. Nous avions traverséMilan depuis longtemps lorsqu’elle se décida à lire la première desdeux lettres. Je regardai d’abord ma mère, qui la lisait avecétonnement, puis levait la tête, et ses yeux semblaient se posertour à tour sur des souvenirs distincts, incompatibles, et qu’ellene pouvait parvenir à rapprocher. Cependant j’avais reconnul’écriture de Gilberte sur l’enveloppe que je venais de prendredans mon portefeuille. Je l’ouvris. Gilberte m’annonçait sonmariage avec Robert de Saint-Loup. Elle me disait qu’elle m’avaittélégraphié à ce sujet à Venise et n’avait pas eu de réponse. Je merappelai comme on m’avait dit que le service des télégraphes yétait mal fait. Je n’avais jamais eu sa dépêche. Peut-être nevoudrait-elle pas le croire. Tout d’un coup, je sentis dans moncerveau un fait, qui y était installé à l’état de souvenir, quittersa place et la céder à un autre. La dépêche que j’avais reçuedernièrement et que j’avais crue d’Albertine était de Gilberte.Comme l’originalité assez factice de l’écriture de Gilberteconsistait principalement, quand elle écrivait une ligne, à fairefigurer dans la ligne supérieure les barres de T qui avaient l’airde souligner les mots, ou les points sur les I qui avaient l’aird’interrompre les phrases de la ligne d’au-dessus, et en revanche àintercaler dans la ligne d’au-dessous les queues et arabesques desmots qui leur étaient superposés, il était tout naturel quel’employé du télégraphe eût lu les boucles d’s ou dez de la ligne supérieure comme un « ine »finissant le mot de Gilberte. Le point sur l’i de Gilberteétait monté au-dessus faire point de suspension. Quand à sonG, il avait l’air d’un A gothique. Qu’en dehorsde cela deux ou trois mots eussent été mal lus, pris les uns dansles autres (certains, d’ailleurs, m’avaient paruincompréhensibles), cela était suffisant pour expliquer les détailsde mon erreur et n’était même pas nécessaire. Combien de lettreslit dans un mot une personne distraite et surtout prévenue, quipart de l’idée que la lettre est d’une certaine personne ?combien de mots dans la phrase ? On devine en lisant, oncrée ; tout part d’une erreur initiale ; celles quisuivent (et ce n’est pas seulement dans la lecture des lettres etdes télégrammes, pas seulement dans toute lecture), siextraordinaires qu’elles puissent paraître à celui qui n’a pas lemême point de départ, sont toutes naturelles. Une bonne partie dece que nous croyons (et jusque dans les conclusions dernières c’estainsi) avec un entêtement et une bonne foi égales vient d’unepremière méprise sur les prémisses.

Chapitre 4Nouvel aspect de Robert de Saint-Loup

« Oh ! c’est inouï, me dit ma mère. Écoute, on nes’étonne plus de rien à mon âge, mais je t’assure qu’il n’y a riende plus inattendu que la nouvelle que m’annonce cette lettre. –Écoute bien, répondis-je, je ne sais pas ce que c’est, mais, siétonnant que cela puisse être, cela ne peut pas l’être autant quece que m’apprend celle-ci. C’est un mariage. C’est Robert deSaint-Loup qui épouse Gilberte Swann. – Ah ! me dit ma mère,alors c’est sans doute ce que m’annonce l’autre lettre, celle queje n’ai pas encore ouverte, car j’ai reconnu l’écriture de tonami. » Et ma mère me sourit avec cette légère émotion dont,depuis qu’elle avait perdu sa mère, se revêtait pour elle toutévénement, si mince qu’il fût, qui intéressait des créatureshumaines capables de douleur, de souvenir, et ayant, elles aussi,leurs morts. Ainsi ma mère me sourit et me parla d’une voix douce,comme si elle eût craint, en traitant légèrement ce mariage, deméconnaître ce qu’il pouvait éveiller d’impressions mélancoliqueschez la fille et la veuve de Swann, chez la mère de Robert prête àse séparer de son fils, et auxquelles ma mère par bonté, parsympathie à cause de leur bonté pour moi, prêtait sa propreémotivité filiale, conjugale, et maternelle. « Avais-je raisonde te dire que tu ne trouverais rien de plus étonnant ? luidis-je. – Hé bien si ! répondit-elle d’une voix douce, c’estmoi qui détiens la nouvelle la plus extraordinaire, je ne te diraipas la plus grande, la plus petite, car cette situation de Sévignéfaite par tous les gens qui ne savent que cela d’elle écœurait tagrand’mère autant que « la jolie chose que c’est defumer ». Nous ne daignons pas ramasser ce Sévigné de tout lemonde. Cette lettre-ci m’annonce le mariage du petit Cambremer. –Tiens ! dis-je avec indifférence, avec qui ? Mais en touscas la personnalité du fiancé ôte déjà à ce mariage tout caractèresensationnel. – À moins que celle de la fiancée ne le lui donne. –Et qui est cette fiancée ? – Ah ! si je te dis tout desuite il n’y a pas de mérite, voyons, cherche un peu », me ditma mère qui, voyant qu’on n’était pas encore à Turin, voulait melaisser un peu de pain sur la planche et une poire pour la soif.« Mais comment veux-tu que je sache ? Est-ce avecquelqu’un de brillant ? Si Legrandin et sa sœur sont contents,nous pouvons être sûrs que c’est un mariage brillant. – Legrandin,je ne sais pas, mais la personne qui m’annonce le mariage dit queMme de Cambremer est ravie. Je ne sais pas si tuappelleras cela un mariage brillant. Moi, cela me fait l’effet d’unmariage du temps où les rois épousaient les bergères, et encore labergère est-elle moins qu’une bergère, mais d’ailleurs charmante.Cela eût stupéfié ta grand’mère et ne lui eût pas déplu. – Maisenfin qui est-ce cette fiancée ? – C’est Mlled’Oloron. – Cela m’a l’air immense et pas bergère du tout, mais jene vois pas qui cela peut être. C’est un titre qui était dans lafamille des Guermantes. – Justement, et M. de Charlus l’a donné, enl’adoptant, à la nièce de Jupien. C’est elle qui épouse le petitCambremer. – La nièce de Jupien ! Ce n’est pas possible !– C’est la récompense de la vertu. C’est un mariage à la fin d’unroman de Mme Sand », dit ma mère. « C’est leprix du vice, c’est un mariage à la fin d’un roman deBalzac », pensai-je. « Après tout, dis-je à ma mère, en yréfléchissant, c’est assez naturel. Voilà les Cambremer ancrés dansce clan des Guermantes où ils n’espéraient pas pouvoir jamaisplanter leur tente ; de plus, la petite, adoptée par M. deCharlus, aura beaucoup d’argent, ce qui était indispensable depuisque les Cambremer ont perdu le leur ; et, en somme, elle estla fille adoptive et, selon les Cambremer, probablement la fillevéritable – la fille naturelle – de quelqu’un qu’ils considèrentcomme un prince du sang. Un bâtard de maison presque royale, cela atoujours été considéré comme une alliance flatteuse par la noblessefrançaise et étrangère. Sans remonter même si loin, tout près denous, pas plus tard qu’il y a six mois, tu te rappelles le mariagede l’ami de Robert avec cette jeune fille dont la seule raisond’être sociale était qu’on la supposait, à tort ou à raison, fillenaturelle d’un prince souverain. » Ma mère, tout en maintenantle côté castes de Combray, qui eût fait que ma grand’mère eût dûêtre scandalisée de ce mariage, voulant avant tout montrer lavaleur du jugement de sa mère, ajouta : « D’ailleurs, lapetite est parfaite, et ta chère grand’mère n’aurait pas eu besoinde son immense bonté, de son indulgence infinie pour ne pas êtresévère au choix du jeune Cambremer. Te souviens-tu combien elleavait trouvé cette petite distinguée, il y a bien longtemps, unjour qu’elle était entrée se faire recoudre sa jupe ? Cen’était qu’une enfant alors. Et maintenant, bien que très montée engraine et vieille fille, elle est une autre femme, mille fois plusparfaite. Mais ta grand’mère d’un coup d’œil avait discerné toutcela. Elle avait trouvé la petite nièce d’un giletier plus« noble » que le duc de Guermantes. » Mais plusencore que louer grand’mère, il fallait à ma mère trouver« mieux » pour elle qu’elle ne fût plus là. C’était lasuprême finalité de sa tendresse et comme si cela lui épargnait undernier chagrin. « Et pourtant, crois-tu tout de même, me ditma mère, si le père Swann – que tu n’as pas connu, il est vrai –avait pu penser qu’il aurait un jour un arrière-petit-fils ou unearrière-petite-fille où couleraient confondus le sang de la mèreMoser qui disait : « Ponchour Mezieurs » et le sangdu duc de Guise ! – Mais remarque, maman, que c’est beaucoupplus étonnant que tu ne dis. Car les Swann étaient des gens trèsbien et, avec la situation qu’avait leur fils, sa fille, s’il avaitfait un bon mariage, aurait pu en faire un très beau. Mais toutétait retombé à pied d’œuvre puisqu’il avait épousé une cocotte. –Oh ! une cocotte, tu sais, on était peut-être méchant, je n’aijamais tout cru. – Si, une cocotte, je te ferai même desrévélations sensationnelles un autre jour. » Perdue dans sarêverie, ma mère disait : « La fille d’une femme que tonpère n’aurait jamais permis que je salue épousant le neveu deMme de Villeparisis que ton père ne me permettait pas,au commencement, d’aller voir parce qu’il la trouvait d’un mondetrop brillant pour moi ! » Puis : « Le fils deMme de Cambremer, pour qui Legrandin craignait tantd’avoir à nous donner une recommandation parce qu’il ne noustrouvait pas assez chic, épousant la nièce d’un homme qui n’auraitjamais osé monter chez nous que par l’escalier de service !…Tout de même, ta pauvre grand’mère avait raison – tu te rappelles –quand elle disait que la grande aristocratie faisait des choses quichoqueraient de petits bourgeois, et que la reine Marie-Amélie luiétait gâtée par les avances qu’elle avait faites à la maîtresse duprince de Condé pour qu’elle le fît tester en faveur du ducd’Aumale. Tu te souviens, elle était choquée que, depuis dessiècles, des filles de la maison de Gramont, qui furent devéritables saintes, aient porté le nom de Corisande en mémoire dela liaison d’une aïeule avec Henri IV. Ce sont des choses qui sefont peut-être aussi dans la bourgeoisie, mais on les cachedavantage. Crois-tu que cela l’eût amusée, ta pauvregrand’mère ! » disait maman avec tristesse – car lesjoies dont nous souffrions que ma grand’mère fût écartée, c’étaientles joies les plus simples de la vie, une nouvelle, une pièce,moins que cela une « imitation », qui l’eussent amusée. –« Crois-tu qu’elle eût été étonnée ! Je suis sûrepourtant que cela eût choqué ta grand’mère, ces mariages, que celalui eût été pénible, je crois qu’il vaut mieux qu’elle ne les aitpas sus », reprit ma mère, car en présence de tout événementelle aimait à penser que ma grand’mère en eût reçu une impressiontoute particulière qui eût tenu à la merveilleuse singularité de sanature et qui avait une importance extraordinaire. Devant toutévénement triste qu’on n’eût pu prévoir autrefois, la disgrâce oula ruine d’un de nos vieux amis, quelque calamité publique, uneépidémie, une guerre, une révolution, ma mère se disait quepeut-être valait-il mieux que grand’mère n’eût rien vu de toutcela, que cela lui eût fait trop de peine, que peut-être elle n’eûtpu le supporter. Et quand il s’agissait d’une chose choquante commecelle-ci, ma mère, par le mouvement du cœur inverse de celui desméchants, qui se plaisent à supposer que ceux qu’ils n’aiment pasont plus souffert qu’on ne croit, ne voulait pas dans sa tendressepour ma grand’mère admettre que rien de triste, de diminuant eût pului arriver. Elle se figurait toujours ma grand’mère commeau-dessus des atteintes même de tout mal qui n’eût pas dû seproduire, et se disait que la mort de ma grand’mère avait peut-êtreété, en somme, un bien en épargnant le spectacle trop laid du tempsprésent à cette nature si noble qui n’aurait pas su s’y résigner.Car l’optimisme est la philosophie du passé. Les événements qui onteu lieu étant, entre tous ceux qui étaient possibles, les seuls quenous connaissions, le mal qu’ils ont causé nous semble inévitable,et le peu de bien qu’ils n’ont pas pu ne pas amener avec eux, c’està eux que nous en faisons honneur, et nous nous imaginons que sanseux il ne se fût pas produit. Mais elle cherchait en même temps àmieux deviner ce que ma grand’mère eût éprouvé en apprenant cesnouvelles et à croire en même temps que c’était impossible àdeviner pour nos esprits moins élevés que le sien.« Crois-tu ! me dit d’abord ma mère, combien ta pauvregrand’mère eût été étonnée ! » Et je sentais que ma mèresouffrait de ne pas pouvoir le lui apprendre, regrettait que magrand’mère ne pût le savoir, et trouvait quelque chose d’injuste àce que la vie amenât au jour des faits que ma grand’mère n’auraitpu croire, rendant ainsi rétrospectivement la connaissance, quecelle-ci avait emportée des êtres et de la société, fausse etincomplète, le mariage de la petite Jupien avec le neveu deLegrandin ayant été de nature à modifier les notions générales dema grand’mère, autant que la nouvelle – si ma mère avait pu la luifaire parvenir – qu’on était arrivé à résoudre le problème, cru parma grand’mère insoluble, de la navigation aérienne et de latélégraphie sans fil.

Le train entrait en gare de Paris que nous parlions encore avecma mère de ces deux nouvelles que, pour que la route ne me parûtpas trop longue, elle eût voulu réserver pour la seconde partie duvoyage et ne m’avait laissé apprendre qu’après Milan. Et ma mèrecontinuait quand nous fûmes rentrés à la maison :« Crois-tu, ce pauvre Swann qui désirait tant que sa Gilbertefût reçue chez les Guermantes, serait-il assez heureux s’il pouvaitvoir sa fille devenir une Guermantes ! – Sous un autre nom quele sien, conduite à l’autel comme Mlle deForcheville ; crois-tu qu’il en serait si heureux ? –Ah ! c’est vrai, je n’y pensais pas. – C’est ce qui fait queje ne peux pas me réjouir pour cette petite« rosse » ; cette pensée qu’elle a eu le cœur dequitter le nom de son père qui était si bon pour elle. – Oui, tu asraison, tout compte fait, il est peut-être mieux qu’il ne l’ait passu. » Tant pour les morts que pour les vivants, on ne peutsavoir si une chose leur ferait plus de joie ou plus de peine.« Il paraît que les Saint-Loup vivront à Tansonville. Le pèreSwann, qui désirait tant montrer son étang à ton pauvre grand-père,aurait-il jamais pu supposer que le duc de Guermantes le verraitsouvent, surtout s’il avait su le mariage de son fils ? Enfin,toi qui as tant parlé à Saint-Loup des épines roses, des lilas etdes iris de Tansonville, il te comprendra mieux. C’est lui qui lespossédera. » Ainsi se déroulait dans notre salle à manger,sous la lumière de la lampe dont elles sont amies, une de cescauseries où la sagesse, non des nations mais des familles,s’emparant de quelque événement, mort, fiançailles, héritage,ruine, et le glissant sous le verre grossissant de la mémoire, luidonne tout son relief, dissocie, recule une surface, et situe enperspective à différents points de l’espace et du temps ce qui,pour ceux qui n’ont pas vécu cette époque, semble amalgamé sur unemême surface, les noms des décédés, les adresses successives, lesorigines de la fortune et ses changements, les mutations depropriété. Cette sagesse-là n’est-elle pas inspirée par la Musequ’il convient de méconnaître le plus longtemps possible si l’onveut garder quelque fraîcheur d’impressions et quelque vertucréatrice, mais que ceux-là mêmes qui l’ont ignorée rencontrent ausoir de leur vie dans la nef de la vieille église provinciale, àl’heure où tout à coup ils se sentent moins sensibles à la beautééternelle exprimée par les sculptures de l’autel qu’à la conceptiondes fortunes diverses qu’elles subirent, passant dans une illustrecollection particulière, dans une chapelle, de là dans un musée,puis ayant fait retour à l’église ; ou qu’à sentir, quand ilsy foulent un pavé presque pensant, qu’il recouvre la dernièrepoussière d’Arnauld ou de Pascal ; ou tout simplement qu’àdéchiffrer, imaginant peut-être l’image d’une fraîche paroissienne,sur la plaque de cuivre du prie-Dieu de bois, les noms des fillesdu hobereau ou du notable. La Muse qui a recueilli tout ce que lesmuses plus hautes de la philosophie et de l’art ont rejeté, tout cequi n’est pas fondé en vérité, tout ce qui n’est que contingentmais révèle aussi d’autres lois, c’est l’Histoire.

Ce que je devais apprendre par la suite – car je n’avais puassister à tout cela de Venise – c’est que Mlle deForcheville avait été demandée d’abord par le prince de Silistrie,cependant que Saint-Loup cherchait à épouser Mlled’Entragues, fille du duc de Luxembourg. Voici ce qui s’étaitpassé. Mlle de Forcheville ayant cent millions,Mme de Marsantes avait pensé que c’était un excellentmariage pour son fils. Elle eut le tort de dire que cette jeunefille était charmante, qu’elle ignorait absolument si elle étaitriche ou pauvre, qu’elle ne voulait pas le savoir mais que, mêmesans dot, ce serait une chance pour le jeune homme le plusdifficile d’avoir une femme pareille. C’était beaucoup d’audacepour une femme tentée seulement par les cent millions qui luifermaient les yeux sur le reste. Aussitôt on comprit qu’elle ypensait pour son fils. La princesse de Silistrie jeta partout leshauts cris, se répandit sur les grandeurs de Saint-Loup, et clamaque si Saint-Loup épousait la fille d’Odette et d’un juif, il n’yavait plus de faubourg Saint-Germain. Mme de Marsantes,si sûre d’elle-même qu’elle fût, n’osa pas pousser alors plus loinet se retira devant les cris de la princesse de Silistrie, qui fitaussitôt faire la demande pour son propre fils. Elle n’avait criéqu’afin de se réserver Gilberte. Cependant Mme deMarsantes, ne voulant pas rester sur un échec, s’était aussitôttournée vers Mlle d’Entragues, fille du duc deLuxembourg. N’ayant que vingt millions, celle-ci lui convenaitmoins, mais elle dit à tout le monde qu’un Saint-Loup ne pouvaitépouser une Mlle Swann (il n’était même plus question deForcheville). Quelque temps après, quelqu’un disant étourdiment quele duc de Châtellerault pensait à épouser Mlled’Entragues, Mme de Marsantes, qui était pointilleuseplus que personne, le prit de haut, changea ses batteries, revint àGilberte, fit faire la demande pour Saint-Loup, et les fiançailleseurent lieu immédiatement. Ces fiançailles excitèrent de vifscommentaires dans les mondes les plus différents. D’anciennes amiesde ma mère, plus ou moins de Combray, vinrent la voir pour luiparler du mariage de Gilberte, lequel ne les éblouissait nullement.« Vous savez ce que c’est que Mlle de Forcheville,c’est tout simplement Mlle Swann. Et le témoin de sonmariage, le « Baron » de Charlus, comme il se faitappeler, c’est ce vieux qui entretenait déjà la mère autrefois auvu et au su de Swann qui y trouvait son intérêt. – Mais qu’est-ceque vous dites ? protestait ma mère, Swann, d’abord, étaitextrêmement riche. – Il faut croire qu’il ne l’était pas tant queça pour avoir besoin de l’argent des autres. Mais qu’est-ce qu’ellea donc, cette femme-là, pour tenir ainsi ses anciens amants ?Elle a trouvé le moyen de se faire épouser par le troisième et elleretire à moitié de la tombe le deuxième pour qu’il serve de témoinà la fille qu’elle a eue du premier ou d’un autre, car comment sereconnaître dans la quantité ? elle n’en sait plus rienelle-même ! Je dis le troisième, c’est le trois centième qu’ilfaudrait dire. Du reste, vous savez que si elle n’est pas plusForcheville que vous et moi, cela va bien avec le mari qui,naturellement, n’est pas noble. Vous pensez bien qu’il n’y a qu’unaventurier pour épouser cette fille-là. Il paraît que c’est unMonsieur Dupont ou Durand quelconque. S’il n’y avait pas maintenantun maire radical à Combray, qui ne salue même pas le curé, j’auraissu le fin de la chose. Parce que, vous comprenez bien, quand on apublié les bans, il a bien fallu dire le vrai nom. C’est très joli,pour les journaux ou pour le papetier qui envoie les lettres defaire-part, de se faire appeler le marquis de Saint-Loup. Ça nefait mal à personne, et si ça peut leur faire plaisir à ces bonnesgens, ce n’est pas moi qui y trouverai à redire ! en quoi çapeut-il me gêner ? Comme je ne fréquenterai jamais la filled’une femme qui a fait parler d’elle, elle peut bien être marquiselong comme le bras pour ses domestiques. Mais dans les actes del’état civil ce n’est pas la même chose. Ah ! si mon cousinSazerat était encore premier adjoint, je lui aurais écrit, à moi ilm’aurait dit sous quel nom il avait fait faire lespublications. »

D’autres amies de ma mère, qui avaient vu Saint-Loup à lamaison, vinrent à son « jour » et s’informèrent si lefiancé était bien celui qui était mon ami. Certaines personnesallaient jusqu’à prétendre, en ce qui concernait l’autre mariage,qu’il ne s’agissait pas des Cambremer-Legrandin. On le tenait debonne source, car la marquise, née Legrandin, l’avait démenti laveille même du jour où les fiançailles furent publiées. Je medemandais de mon côté pourquoi M. de Charlus d’une part, Saint-Loupde l’autre, lesquels avaient eu l’occasion de m’écrire peuauparavant, m’avaient parlé de projets amicaux et de voyages dontla réalisation eût dû exclure la possibilité de ces cérémonies, etne m’avaient rien dit. J’en concluais, sans songer au secret quel’on garde jusqu’à la fin sur ces sortes de choses, que j’étaismoins leur ami que je n’avais cru, ce qui, pour ce qui concernaitSaint-Loup, me peinait. Aussi pourquoi, ayant remarqué quel’amabilité, le côté plain-pied, « pair à compagnon » del’aristocratie était une comédie, m’étonnais-je d’en êtreexcepté ? Dans la maison de femmes – où on procurait de plusen plus des hommes – où M. de Charlus avait surpris Morel et où la« sous-maîtresse », grande lectrice du Gaulois,commentait les nouvelles mondaines, cette patronne, parlant à ungros Monsieur qui venait chez elle, sans arrêter, boire duChampagne avec des jeunes gens, parce que, déjà très gros, ilvoulait devenir assez obèse pour être certain de ne pas être« pris » si jamais il y avait une guerre, déclara :« Il paraît que le petit Saint-Loup est comme « ça »et le petit Cambremer aussi. Pauvres épouses ! – En tout cas,si vous connaissez ces fiancés, il faut nous les envoyer, ilstrouveront ici tout ce qu’ils voudront, et il y a beaucoup d’argentà gagner avec eux. » Sur quoi le gros Monsieur, bien qu’il fûtlui-même comme « ça », se récria, répliqua, étant un peusnob, qu’il rencontrait souvent Cambremer et Saint-Loup chez sescousins d’Ardouvillers, et qu’ils étaient grands amateurs de femmeset tout le contraire de « ça ». « Ah ! »conclut la sous-maîtresse d’un ton sceptique, mais ne possédantaucune preuve, et persuadée qu’en notre siècle la perversité desmœurs le disputait à l’absurdité calomniatrice des cancans.Certaines personnes, que je ne vis pas, m’écrivirent et medemandèrent « ce que je pensais » de ces deux mariages,absolument comme si elles eussent ouvert une enquête sur la hauteurdes chapeaux des femmes au théâtre ou sur le roman psychologique.Je n’eus pas le courage de répondre à ces lettres. De ces deuxmariages je ne pensais rien, mais j’éprouvais une immensetristesse, comme quand deux parties de votre existence passée,amarrées auprès de vous, et sur lesquelles on fonde peut-êtreparesseusement au jour le jour, quelque espoir inavoué, s’éloignentdéfinitivement, avec un claquement joyeux de flammes, pour desdestinations étrangères, comme deux vaisseaux. Pour les intéresséseux-mêmes, ils eurent à l’égard de leur propre mariage une opinionbien naturelle, puisqu’il s’agissait non des autres mais d’eux. Ilsn’avaient jamais eu assez de railleries pour ces « grandsmariages » fondés sur une tare secrète. Et même les Cambremer,de maison si ancienne et de prétentions si modestes, eussent étéles premiers à oublier Jupien et à se souvenir seulement desgrandeurs inouïes de la maison d’Oloron, si une exception nes’était produite en la personne qui eût dû être le plus flattée dece mariage, la marquise de Cambremer-Legrandin. Mais, méchante denature, elle faisait passer le plaisir d’humilier les siens avantcelui de se glorifier elle-même. Aussi, n’aimant pas son fils, etayant tôt fait de prendre en grippe sa future belle-fille,déclara-t-elle qu’il était malheureux pour un Cambremer d’épouserune personne qui sortait on ne savait d’où, en somme, et avait desdents si mal rangées. Quant au jeune Cambremer, qui avait déjà unecertaine propension à fréquenter des gens de lettres, on pense bienqu’une si brillante alliance n’eut pas pour effet de le rendre plussnob, mais que, se sentant maintenant le successeur des ducsd’Oloron – « princes souverains » comme disaient lesjournaux – il était suffisamment persuadé de sa grandeur pourpouvoir frayer avec n’importe qui. Et il délaissa la petitenoblesse pour la bourgeoisie intelligente les jours où il ne seconsacrait pas aux Altesses. Les notes des journaux, surtout en cequi concernait Saint-Loup, donnèrent à mon ami, dont les ancêtresroyaux étaient énumérés, une grandeur nouvelle mais qui ne fit quem’attrister – comme s’il était devenu quelqu’un d’autre, ledescendant de Robert le Fort, plutôt que l’ami qui s’était mis sipeu de temps auparavant sur le strapontin de la voiture afin que jefusse mieux au fond ; le fait de n’avoir pas soupçonnéd’avance son mariage avec Gilberte, dont la réalité m’était apparuesoudain, dans une lettre, si différente de ce que je pouvais penserde chacun d’eux la veille, et qu’il ne m’eût pas averti me faisaitsouffrir, alors que j’eusse dû penser qu’il avait eu beaucoup àfaire et que, d’ailleurs, dans le monde les mariages se fontsouvent ainsi tout d’un coup, fréquemment pour se substituer à unecombinaison différente qui a échoué – inopinément – comme unprécipité chimique. Et la tristesse, morne comme un déménagement,amère comme une jalousie, que me causèrent par la brusquerie, parl’accident de leur choc, ces deux mariages fut si profonde, queplus tard on me la rappela, en m’en faisant absurdement gloire,comme ayant été tout le contraire de ce qu’elle fut au moment même,un double, triple, et même quadruple pressentiment.

Les gens du monde qui n’avaient fait aucune attention à Gilberteme dirent d’un air gravement intéressé : « Ah !c’est elle qui épouse le marquis de Saint-Loup ? » etjetaient sur elle le regard attentif des gens non seulement friandsdes événements de la vie parisienne, mais aussi qui cherchent às’instruire et croient à la profondeur de leur regard. Ceux quin’avaient, au contraire, connu que Gilberte regardèrent Saint-Loupavec une extrême attention, me demandèrent (souvent des gens qui meconnaissaient à peine) de les présenter et revenaient de laprésentation au fiancé parés des joies de la fatuité en medisant : « Il est très bien de sa personne. »Gilberte était convaincue que le nom de marquis de Saint-Loup étaitplus grand mille fois que celui de duc d’Orléans.

« Il paraît que c’est la princesse de Parme qui a fait lemariage du petit Cambremer », me dit maman. Et c’était vrai.La princesse de Parme connaissait depuis longtemps, par les œuvres,d’une part Legrandin qu’elle trouvait un homme distingué, del’autre Mme de Cambremer qui changeait la conversationquand la princesse lui demandait si elle était bien la sœur deLegrandin. La princesse savait le regret qu’avait Mme deCambremer d’être restée à la porte de la haute sociétéaristocratique, où personne ne la recevait. Quand la princesse deParme, qui s’était chargée de trouver un parti pour Mlled’Oloron, demanda à M. de Charlus s’il savait qui était un hommeaimable et instruit qui s’appelait Legrandin de Méséglise (c’étaitainsi que se faisait appeler maintenant Legrandin), le baronrépondit d’abord que non, puis tout d’un coup un souvenir luirevint d’un voyageur avec qui il avait fait connaissance en wagon,une nuit, et qui lui avait laissé sa carte. Il eut un vaguesourire. « C’est peut-être le même », se dit-il. Quand ilapprit qu’il s’agissait du fils de la sœur de Legrandin, ildit : « Tiens, ce serait vraiment extraordinaire !S’il tenait de son oncle, après tout, ce ne serait pas pourm’effrayer, j’ai toujours dit qu’ils faisaient les meilleurs maris.– Qui ils ? demanda la princesse. – Oh ! Madame, je vousexpliquerais bien si nous nous voyions plus souvent. Avec vous onpeut causer. Votre Altesse est si intelligente », dit Charluspris d’un besoin de confidence qui pourtant n’alla pas plus loin.Le nom de Cambremer lui plut, bien qu’il n’aimât pas les parents,mais il savait que c’était une des quatre baronnies de Bretagne ettout ce qu’il pouvait espérer de mieux pour sa filleadoptive ; c’était un nom vieux, respecté, avec de solidesalliances dans sa province. Un prince eût été impossible et,d’ailleurs, peu désirable. C’était ce qu’il fallait. La princessefit ensuite venir Legrandin. Il avait physiquement passablementchangé, et assez à son avantage, depuis quelque temps. Comme lesfemmes qui sacrifient résolument leur visage à la sveltesse de leurtaille et ne quittent plus Marienbad, Legrandin avait pris l’aspectdésinvolte d’un officier de cavalerie. Au fur et à mesure que M. deCharlus s’était alourdi et abruti, Legrandin était devenu plusélancé et rapide, effet contraire d’une même cause. Cette vélocitéavait d’ailleurs des raisons psychologiques. Il avait l’habituded’aller dans certains mauvais lieux où il aimait qu’on ne le vît nientrer, ni sortir : il s’y engouffrait. Legrandin s’était misau tennis à cinquante-cinq ans. Quand la princesse de Parme luiparla des Guermantes, de Saint-Loup, il déclara qu’il les avaittoujours connus, faisant une espèce de mélange entre le faitd’avoir toujours connu de nom les châtelains de Guermantes etd’avoir rencontré, chez ma tante, Swann, le père de la futureMme de Saint-Loup, Swann dont Legrandin d’ailleurs nevoulait à Combray fréquenter ni la femme ni la fille. « J’aimême voyagé dernièrement avec le frère du duc de Guermantes, M. deCharlus. Il a spontanément engagé la conversation, ce qui esttoujours bon signe, car cela prouve que ce n’est ni un sot gourmé,ni un prétentieux. Oh ! je sais tout ce qu’on dit de lui. Maisje ne crois jamais ces choses-là. D’ailleurs, la vie privée desautres ne me regarde pas. Il m’a fait l’effet d’un cœur sensible,d’un homme bien cultivé. » Alors la princesse de Parme parlade Mlle d’Oloron. Dans le milieu des Guermantes ons’attendrissait sur la noblesse de cœur de M. de Charlus qui, boncomme il avait toujours été, faisait le bonheur d’une jeune fillepauvre et charmante. Et le duc de Guermantes, souffrant de laréputation de son frère, laissait entendre que, si beau que celafût, c’était fort naturel. « Je ne sais si je me fais bienentendre, tout est naturel dans l’affaire », disait-ilmaladroitement à force d’habileté. Mais son but était d’indiquerque la jeune fille était une enfant de son frère qu’ilreconnaissait. Du même coup cela expliquait Jupien. La princesse deParme insinua cette version pour montrer à Legrandin qu’en somme lejeune Cambremer épouserait quelque chose comme Mlle deNantes, une de ces bâtardes de Louis XIV qui ne furent dédaignéesni par le duc d’Orléans, ni par le prince de Conti.

Ces deux mariages dont nous parlions déjà avec ma mère dans letrain qui nous ramenait à Paris eurent sur certains des personnagesqui ont figuré jusqu’ici dans ce récit des effets assezremarquables. D’abord sur Legrandin ; inutile de dire qu’ilentra en ouragan dans l’hôtel de M. de Charlus, absolument commedans une maison mal famée où il ne faut pas être vu, et aussi toutà la fois pour montrer sa bravoure et cacher son âge – car noshabitudes nous suivent même là où elles ne nous servent plus à rien– et presque personne ne remarqua qu’en lui disant bonjour M. deCharlus lui adressa un sourire difficile à percevoir, plus encore àinterpréter ; ce sourire était pareil en apparence, et au fondétait exactement l’inverse, de celui que deux hommes qui ontl’habitude de se voir dans la bonne société échangent si par hasardils se rencontrent dans ce qu’ils trouvent un mauvais lieu (parexemple l’Élysée où le général de Froberville, quand il yrencontrait jadis Swann, avait en l’apercevant le regard d’ironiqueet mystérieuse complicité de deux habitués de la princesse desLaumes qui se commettaient chez M. Grévy). Legrandin cultivaitobscurément depuis bien longtemps – et dès le temps où j’allaistout enfant passer à Combray mes vacances – des relationsaristocratiques, productives tout au plus d’une invitation isolée àune villégiature inféconde. Tout à coup, le mariage de son neveuétant venu rejoindre entre eux ces tronçons lointains, Legrandineut une situation mondaine à laquelle rétroactivement ses relationsanciennes avec des gens qui ne l’avaient fréquenté que dans leparticulier, mais intimement, donnèrent une sorte de solidité. Desdames à qui on croyait le présenter racontaient que depuis vingtans il passait quinze jours à la campagne chez elles, et quec’était lui qui leur avait donné le beau baromètre ancien du petitsalon. Il avait par hasard été pris dans des « groupes »où figuraient des ducs qui lui étaient apparentés. Or dès qu’il eutcette situation mondaine il cessa d’en profiter. Ce n’est passeulement parce que, maintenant qu’on le savait reçu, iln’éprouvait plus de plaisir à être invité, c’est que des deux vicesqui se l’étaient longtemps disputé, le moins naturel, le snobisme,cédait la place à un autre moins factice, puisqu’il marquait dumoins une sorte de retour, même détourné, vers la nature. Sansdoute ils ne sont pas incompatibles, et l’exploration d’un faubourgpeut se pratiquer en quittant le raout d’une duchesse. Mais lerefroidissement de l’âge détournait Legrandin de cumuler tant deplaisirs, de sortir autrement qu’à bon escient, et aussi rendaitpour lui ceux de la nature assez platoniques, consistant surtout enamitiés, en causeries qui prennent du temps, et lui faisaientpasser presque tout le sien dans le peuple, lui en laissant peupour la vie de société. Mme de Cambremer elle-mêmedevint assez indifférente à l’amabilité de la duchesse deGuermantes. Celle-ci, obligée de fréquenter la marquise, s’étaitaperçue, comme il arrive chaque fois qu’on vit davantage avec desêtres humains, c’est-à-dire mêlés de qualités qu’on finit pardécouvrir et de défauts auxquels on finit par s’habituer, queMme de Cambremer était une femme douée d’uneintelligence et pourvue d’une culture que, pour ma part,j’appréciais peu, mais qui parurent remarquables à la duchesse.Elle vint donc souvent, à la tombée du jour, voir Mme deCambremer et lui faire de longues visites. Mais le charmemerveilleux que celle-ci se figurait exister chez la duchesse deGuermantes s’évanouit dès qu’elle s’en vit recherchée, et elle larecevait plutôt par politesse que par plaisir. Un changement plusfrappant se manifesta chez Gilberte, à la fois symétrique etdifférent de celui qui s’était produit chez Swann marié. Certes,les premiers mois Gilberte avait été heureuse de recevoir chez ellela société la plus choisie. Ce n’est sans doute qu’à cause del’héritage qu’on invitait les amies intimes auxquelles tenait samère, mais à certains jours seulement où il n’y avait qu’elles,enfermées à part, loin des gens chics, et comme si le contact deMme Bontemps ou de Mme Cottard avec laprincesse de Guermantes ou la princesse de Parme eût pu, commecelui de deux poudres instables, produire des catastrophesirréparables. Néanmoins les Bontemps, les Cottard et autres,quoique déçus de dîner entre eux, étaient fiers de pouvoirdire : « Nous avons dîné chez la marquise deSaint-Loup », d’autant plus qu’on poussait quelquefoisl’audace jusqu’à inviter avec eux Mme de Marsantes, quise montrait véritable grande dame, avec un éventail d’écaille et deplumes, toujours dans l’intérêt de l’héritage. Elle avait seulementsoin de faire de temps en temps l’éloge des gens discrets qu’on nevoit jamais que quand on leur fait signe, avertissement moyennantlequel elle adressait aux bons entendeurs du genre Cottard,Bontemps, etc., son plus gracieux et hautain salut. Peut-êtrej’eusse préféré être de ces séries-là. Mais Gilberte, pour quij’étais maintenant surtout un ami de son mari et des Guermantes (etqui – peut-être bien dès Combray, où mes parents ne fréquentaientpas sa mère – m’avait, à l’âge où nous n’ajoutons pas seulement telou tel avantage aux choses mais où nous les classons par espèces,doué de ce prestige qu’on ne perd plus ensuite), considérait cessoirées-là comme indignes de moi et quand je partais medisait : « J’ai été très contente de vous voir, maisvenez plutôt après-demain, vous verrez ma tante Guermantes,Mme de Poix ; aujourd’hui c’était des amies demaman, pour faire plaisir à maman. » Mais ceci ne dura quequelques mois, et très vite tout fut changé de fond en comble.Était-ce parce que la vie sociale de Gilberte devait présenter lesmêmes contrastes que celle de Swann ? En tout cas, Gilberten’était que depuis peu de temps marquise de Saint-Loup (et bientôtaprès, comme on le verra, duchesse de Guermantes) que, ayantatteint ce qu’il y avait de plus éclatant et de plus difficile,elle pensait que le nom de Saint-Loup s’était maintenant incorporéà elle comme un émail mordoré et que, qui qu’elle fréquentât,désormais elle resterait pour tout le monde marquise de Saint-Loup,ce qui était une erreur, car la valeur d’un titre de noblesse,aussi bien que de bourse, monte quand on le demande et baisse quandon l’offre. Tout ce qui nous semble impérissable tend à ladestruction ; une situation mondaine, tout comme autre chose,n’est pas créée une fois pour toutes, mais, aussi bien que lapuissance d’un empire, se reconstruit à chaque instant par unesorte de création perpétuellement continue, ce qui explique lesanomalies apparentes de l’histoire mondaine ou politique au coursd’un demi-siècle. La création du monde n’a pas eu lieu au début,elle a lieu tous les jours. La marquise de Saint-Loup sedisait : « Je suis la marquise de Saint-Loup », ellesavait qu’elle avait refusé la veille trois dîners chez desduchesses. Mais si, dans une certaine mesure, son nom relevait lemilieu aussi peu aristocratique que possible qu’elle recevait, parun mouvement inverse le milieu que recevait la marquise dépréciaitle nom qu’elle portait. Rien ne résiste à de tels mouvements, lesplus grands noms finissent par succomber. Swann n’avait-il pasconnu une duchesse de la maison de France dont le salon, parce quen’importe qui y était reçu, était tombé au dernier rang ? Unjour que la princesse des Laumes était allée par devoir passer uninstant chez cette Altesse, où elle n’avait trouvé que des gens derien, en entrant ensuite chez Mme Leroi elle avait dit àSwann et au marquis de Modène : « Enfin je me retrouve enpays ami. Je viens de chez Mme la duchesse de X… , iln’y avait pas trois figures de connaissance. » Partageant, enun mot, l’opinion de ce personnage d’opérette qui déclare :« Mon nom me dispense, je pense, d’en dire plus long »,Gilberte se mit à afficher son mépris pour ce qu’elle avait tantdésiré, à déclarer que tous les gens du faubourg Saint-Germainétaient idiots, infréquentables, et, passant de la parole àl’action, cessa de les fréquenter. Des gens qui n’ont fait saconnaissance qu’après cette époque, et pour leurs débuts auprèsd’elle, l’ont entendue, devenue duchesse de Guermantes, se moquerdrôlement du monde qu’elle eût pu si aisément voir, la voyant nepas recevoir une seule personne de cette société, et si l’une,voire la plus brillante, s’aventurait chez elle, lui bâillerouvertement au nez, rougissent rétrospectivement d’avoir pu, eux,trouver quelque prestige au grand monde, et n’oseraient jamaisconfier ce secret humiliant de leurs faiblesses passées à une femmequ’ils croient, par une élévation essentielle de sa nature, avoirété de tout temps incapable de comprendre celles-ci. Ilsl’entendent railler avec tant de verve les ducs, et la voient,chose plus significative, mettre si complètement sa conduite enaccord avec ses railleries ! Sans doute ne songent-ils pas àrechercher les causes de l’accident qui fit de MlleSwann Mlle de Forcheville, et de Mlle deForcheville la marquise de Saint-Loup, puis la duchesse deGuermantes. Peut-être ne songent-ils pas non plus que cet accidentne servirait pas moins par ses effets que par ses causes àexpliquer l’attitude ultérieure de Gilberte, la fréquentation desroturiers n’étant pas tout à fait conçue de la même façon qu’ellel’eût été par Mlle Swann par une dame à qui tout lemonde dit « Madame la Duchesse » et ces duchesses quil’ennuient « ma cousine ». On dédaigne volontiers un butqu’on n’a pas réussi à atteindre, ou qu’on a atteintdéfinitivement. Et ce dédain nous paraît faire partie des gens quenous ne connaissions pas encore. Peut-être, si nous pouvionsremonter le cours des années, les trouverions-nous déchirés, plusfrénétiquement que personne, par ces mêmes défauts qu’ils ontréussi si complètement à masquer ou à vaincre que nous les estimonsincapables non seulement d’en avoir jamais été atteints eux-mêmes,mais même de les excuser jamais chez les autres, faute d’êtrecapables de les concevoir. D’ailleurs, bientôt le salon de lanouvelle marquise de Saint-Loup prit son aspect définitif, au moinsau point de vue mondain, car on verra quels troubles devaient ysévir par ailleurs ; or cet aspect était surprenant enceci : on se rappelait encore que les plus pompeuses, les plusraffinées des réceptions de Paris, aussi brillantes que celles dela princesse de Guermantes, étaient celles de Mlle deMarsantes, la mère de Saint-Loup. D’autre part, dans les dernierstemps, le salon d’Odette, infiniment moins bien classé, n’en avaitpas moins été éblouissant de luxe et d’élégance. Or Saint-Loup,heureux d’avoir, grâce à la grande fortune de sa femme, tout cequ’il pouvait désirer de bien-être, ne songeait qu’à êtretranquille après un bon dîner où des artistes venaient lui faire dela bonne musique. Et ce jeune homme qui avait paru à une époque sifier, si ambitieux, invitait à partager son luxe des camarades quesa mère n’aurait pas reçus. Gilberte de son côté mettait enpratique la parole de Swann : « La qualité m’importe peu,mais je crains la quantité. » Et Saint-Loup fort à genouxdevant sa femme, et parce qu’il l’aimait et parce qu’il lui devaitprécisément ce luxe extrême, n’avait garde de contrarier ces goûtssi pareils aux siens. De sorte que les grandes réceptions deMme de Marsantes et de Mme de Forcheville,données pendant des années surtout en vue de l’établissementéclatant de leurs enfants, ne donnèrent lieu à aucune réception deM. et de Mme de Saint-Loup. Ils avaient les plus beauxchevaux pour monter ensemble à cheval, le plus beau yacht pourfaire des croisières – mais où on n’emmenait que deux invités. ÀParis on avait tous les soirs trois ou quatre amis à dîner, jamaisplus ; de sorte que, par une régression imprévue mais pourtantnaturelle, chacune des deux immenses volières maternelles avait étéremplacée par un nid silencieux.

La personne qui profita le moins de ces deux unions fut la jeuneMademoiselle d’Oloron qui, déjà atteinte de la fièvre typhoïde lejour du mariage religieux, se traîna péniblement à l’église etmourut quelques semaines après. La lettre de faire-part, qui futenvoyé quelque temps après sa mort, mêlait à des noms comme celuide Jupien presque tous les plus grands de l’Europe, comme ceux duvicomte et de la vicomtesse de Montmorency, de S. A. R. la comtessede Bourbon-Soissons, du prince de Modène-Este, de la vicomtessed’Edumea, de lady Essex, etc., etc. Sans doute, même pour quisavait que la défunte était la nièce de Jupien, le nombre de toutesces grandes alliances ne pouvait surprendre. Le tout, en effet, estd’avoir une grande alliance. Alors, le « casus fœderis »venant à jouer, la mort de la petite roturière met en deuil toutesles familles princières de l’Europe. Mais bien des jeunes gens desnouvelles générations et qui ne connaissaient pas les situationsréelles, outre qu’ils pouvaient prendre Marie-Antoinette d’Oloron,marquise de Cambremer, pour une dame de la plus haute naissance,auraient pu commettre bien d’autres erreurs en lisant cette lettrede faire-part. Ainsi, pour peu que leurs randonnées à travers laFrance leur eussent fait connaître un peu le pays de Combray, envoyant que le comte de Méséglise faisait part dans les premiers, ettout près du duc de Guermantes, ils auraient pu n’éprouver aucunétonnement. Le côté de Méséglise et le côté de Guermantes setouchent, vieille noblesse de la même région, peut-être alliéedepuis des générations, eussent-ils pu se dire. « Quisait ? c’est peut-être une branche des Guermantes qui porte lenom de comtes de Méséglise. » Or le comte de Méséglise n’avaitrien à voir avec les Guermantes et ne faisait même pas part du côtéGuermantes, mais du côté Cambremer, puisque le comte de Méséglise,qui, par un avancement rapide, n’était resté que deux ans Legrandinde Méséglise, c’était notre vieil ami Legrandin. Sans doute, fauxtitre pour faux titre, il en était peu qui eussent pu être aussidésagréables aux Guermantes que celui-là. Ils avaient été alliésautrefois avec les vrais comtes de Méséglise desquels il ne restaitplus qu’une femme, fille de gens obscurs et dégradés, mariéeelle-même à un gros fermier enrichi de ma tante, nommé Ménager, quilui avait acheté Mirougrain et se faisait appeler maintenantMénager de Mirougrain, de sorte que quand on disait que sa femmeétait née de Méséglise on pensait qu’elle devait être plutôt née àMéséglise et qu’elle était de Méséglise comme son mari deMirougrain.

Tout autre titre faux eût donné moins d’ennuis aux Guermantes.Mais l’aristocratie sait les assumer, et bien d’autres encore, dumoment qu’un mariage, jugé utile à quelque point de vue que cesoit, est en jeu. Couvert par le duc de Guermantes, Legrandin futpour une partie de cette génération-là, et sera pour la totalité decelle qui la suivra, le véritable comte de Méséglise.

Une autre erreur encore que tout jeune lecteur peu au couranteût été porté à faire eût été de croire que le baron et la baronnede Forcheville faisaient part en tant que parents et beaux-parentsdu marquis de Saint-Loup, c’est-à-dire du côté Guermantes. Or de cecôté ils n’avaient pas à figurer puisque c’était Robert qui étaitparent des Guermantes et non Gilberte. Non, le baron et la baronnede Forcheville, malgré cette fausse apparence, figuraient du côtéde la mariée, il est vrai, et non du côté Cambremer, à cause nonpas des Guermantes mais de Jupien, dont notre lecteur doit savoirqu’Odette était la cousine.

Toute la faveur de M. de Charlus s’était portée dès le mariagede sa fille adoptive sur le jeune marquis de Cambremer ; lesgoûts de celui-ci, qui étaient pareils à ceux du baron, du momentqu’ils n’avaient pas empêché qu’il le choisît pour mari deMlle d’Oloron, ne firent naturellement que le lui faireapprécier davantage quand il fut veuf. Ce n’est pas que le marquisn’eût d’autres qualités qui en faisaient un charmant compagnon pourM. de Charlus. Mais même quand il s’agit d’un homme de hautevaleur, c’est une qualité que ne dédaigne pas celui qui l’admetdans son intimité et qui le lui rend particulièrement commode s’ilsait jouer aussi le whist. L’intelligence du jeune marquis étaitremarquable et, comme on disait déjà à Féterne où il n’était encorequ’enfant, il était tout à fait « du côté de sagrand’mère », aussi enthousiaste, aussi musicien. Il enreproduisait aussi certaines particularités, mais celles-là pluspar imitation, comme toute la famille, que par atavisme. C’estainsi que quelque temps après la mort de sa femme, ayant reçu unelettre signée Léonor, prénom que je ne me rappelais pas être lesien, je compris seulement qui m’écrivait quand j’eus lu la formulefinale : « Croyez à ma sympathie vraie », le« vraie », mis à sa place, ajoutait au prénom Léonor lenom de Cambremer.

Je vis pas mal à cette époque Gilberte, avec laquelle je m’étaisde nouveau lié : car notre vie, dans sa longueur, n’est pascalculée sur la vie de nos amitiés. Qu’une certaine période detemps s’écoule et l’on voit reparaître (de même qu’en politiqued’anciens ministères, au théâtre des pièces oubliées qu’on reprend)des relations d’amitié renouées entre les mêmes personnesqu’autrefois, après de longues années d’interruption, et renouéesavec plaisir. Au bout de dix ans les raisons que l’un avait de tropaimer, l’autre de ne pouvoir supporter un trop exigeant despotisme,ces raisons n’existent plus. La convenance seule subsiste, et toutce que Gilberte m’eût refusé autrefois, ce qui lui avait sembléintolérable, impossible, elle me l’accordait aisément – sans douteparce que je ne le désirais plus. Sans que nous nous fussionsjamais dit la raison du changement, si elle était toujours prête àvenir à moi, jamais pressée de me quitter, c’est que l’obstacleavait disparu : mon amour.

J’allai d’ailleurs passer un peu plus tard quelques jours àTansonville. Le déplacement me gênait assez, car j’avais à Parisune jeune fille qui couchait dans le pied-à-terre que j’avais loué.Comme d’autres de l’arôme des forêts ou du murmure d’un lac,j’avais besoin de son sommeil près de moi la nuit, et le jour del’avoir toujours à mon côté dans la voiture. Car un amour a beaus’oublier, il peut déterminer la forme de l’amour qui le suivra.Déjà au sein même de l’amour précédent des habitudes quotidiennesexistaient, et dont nous ne nous rappelions pas nous-mêmel’origine. C’est une angoisse d’un premier jour qui nous avait faitsouhaiter passionnément, puis adopter d’une manière fixe, comme lescoutumes dont on a oublié le sens, ces retours en voiture jusqu’àla demeure même de l’aimée, ou sa résidence dans notre demeure,notre présence ou celle de quelqu’un en qui nous avons confiance,dans toutes ces sorties, toutes ces habitudes, sorte de grandesvoies uniformes par où passe chaque jour notre amour et qui furentfondues jadis dans le feu volcanique d’une émotion ardente. Maisces habitudes survivent à la femme, même au souvenir de la femme.Elles deviennent la forme, sinon de tous nos amours, du moins decertains de nos amours qui alternent entre eux. Et ainsi ma demeureavait exigé, en souvenir d’Albertine oubliée, la présence de mamaîtresse actuelle, que je cachais aux visiteurs et qui remplissaitma vie comme jadis Albertine. Et pour aller à Tansonville, je dusobtenir d’elle qu’elle se laissât garder par un de mes amis quin’aimait pas les femmes, pendant quelques jours.

J’avais appris que Gilberte était malheureuse, trompée parRobert, mais pas de la manière que tout le monde croyait, quepeut-être elle-même croyait encore, qu’en tout cas elle disait.Opinion que justifiait l’amour-propre, le désir de tromper lesautres, de se tromper soi-même, la connaissance d’ailleursimparfaite des trahisons, qui est celle de tous les êtres trompés,d’autant plus que Robert, en vrai neveu de M. de Charlus,s’affichait avec des femmes qu’il compromettait, que le mondecroyait et qu’en somme Gilberte supposait être ses maîtresses. Ontrouvait même dans le monde qu’il ne se gênait pas assez, nelâchant pas d’une semelle, dans les soirées, telle femme qu’ilramenait ensuite, laissant Mme de Saint-Loup rentrercomme elle pouvait. Qui eût dit que l’autre femme qu’ilcompromettait ainsi n’était pas en réalité sa maîtresse eût passépour un naïf, aveugle devant l’évidence, mais j’avais étémalheureusement aiguillé vers la vérité, vers la vérité qui me fitune peine infinie, par quelques mots échappés à Jupien. Quellen’avait pas été ma stupéfaction quand, étant allé, quelques moisavant mon départ pour Tansonville, prendre des nouvelles de M. deCharlus, chez lequel certains troubles cardiaques s’étaientmanifestés non sans causer de grandes inquiétudes, et parlant àJupien, que j’avais trouvé seul, d’une correspondance amoureuseadressée à Robert et signée Bobette que Mme deSaint-Loup avait surprise, j’avais appris par l’ancien factotum dubaron que la personne qui signait Bobette n’était autre que levioloniste qui avait joué un si grand rôle dans la vie de M. deCharlus. Jupien n’en parlait pas sans indignation : « Cegarçon pouvait agir comme bon lui semblait, il était libre. Maiss’il y a un côté où il n’aurait pas dû regarder, c’est le côté duneveu du baron. D’autant plus que le baron aimait son neveu commeson fils. Il a cherché à désunir le ménage, c’est honteux. Et il afallu qu’il y mette des ruses diaboliques, car personne n’étaitplus opposé de nature à ces choses-là que le marquis de Saint-Loup.A-t-il fait assez de folies pour ses maîtresses ! Non, que cemisérable musicien ait quitté le baron comme il l’a quitté,salement, on peut bien le dire, c’était son affaire. Mais setourner vers le neveu, il y a des choses qui ne se font pas. »Jupien était sincère dans son indignation ; chez les personnesdites immorales, les indignations morales sont tout aussi fortesque chez les autres et changent seulement un peu d’objet. De plus,les gens dont le cœur n’est pas directement en cause, jugeanttoujours les liaisons à éviter, les mauvais mariages, comme si onétait libre de choisir ce qu’on aime, ne tiennent pas compte dumirage délicieux que l’amour projette et qui enveloppe sientièrement et si uniquement la personne dont on est amoureux quela « sottise » que fait un homme en épousant unecuisinière ou la maîtresse de son meilleur ami est, en général, leseul acte poétique qu’il accomplisse au cours de son existence.

Je compris qu’une séparation avait failli se produire entreRobert et sa femme (sans que Gilberte se rendît bien compte encorede quoi il s’agissait) et que c’était Mme de Marsantes,mère aimante, ambitieuse et philosophe qui avait arrangé, imposé laréconciliation. Elle faisait partie de ces milieux où le mélangedes sangs qui vont se recroisant sans cesse et l’appauvrissementdes patrimoines font refleurir à tout moment dans le domaine despassions, comme dans celui des intérêts, les vices et lescompromissions héréditaires. Avec la même énergie qu’elle avaitautrefois protégé Mme Swann, elle avait aidé le mariagede la fille de Jupien et fait celui de son propre fils avecGilberte, usant ainsi pour elle-même, avec une résignationdouloureuse, de cette même sagesse atavique dont elle faisaitprofiter tout le faubourg. Et peut-être n’avait-elle à un certainmoment bâclé le mariage de Robert avec Gilberte – ce qui lui avaitcertainement donné moins de mal et coûté moins de pleurs que de lefaire rompre avec Rachel – que dans la peur qu’il ne commençât avecune autre cocotte – ou peut-être avec la même, car Robert fut longà oublier Rachel – un nouveau collage qui eût peut-être été sonsalut. Maintenant je comprenais ce que Robert avait voulu me direchez la princesse de Guermantes : « C’est malheureux queta petite amie de Balbec n’ait pas la fortune exigée par ma mère,je crois que nous nous serions bien entendus tous les deux. »Il avait voulu dire qu’elle était de Gomorrhe comme lui de Sodome,ou peut-être, s’il n’en était pas encore, ne goûtait-il plus queles femmes qu’il pouvait aimer d’une certaine manière et avecd’autres femmes. Gilberte aussi eût pu me renseigner sur Albertine.Si donc, sauf de rares retours en arrière, je n’avais perdu lacuriosité de rien savoir sur mon amie, j’aurais pu interroger surelle non seulement Gilberte mais son mari. Et, en somme, c’était lemême fait qui nous avait donné à Robert et à moi le désir d’épouserAlbertine (à savoir qu’elle aimait les femmes). Mais les causes denotre désir, comme ses buts aussi, étaient opposés. Moi, c’étaitpar le désespoir où j’avais été de l’apprendre, Robert par lasatisfaction ; moi pour l’empêcher, grâce à une surveillanceperpétuelle, de s’adonner à son goût ; Robert pour le cultiveret pour la liberté qu’il lui laisserait afin qu’elle lui amenât desamies. Si Jupien faisait ainsi remonter à très peu de temps lanouvelle orientation, si divergente de la primitive, qu’avaientprise les goûts charnels de Robert, une conversation que j’eus avecAimé, et qui me rendit fort malheureux, me montra que l’ancienmaître d’hôtel de Balbec faisait remonter cette divergence, cetteinversion, beaucoup plus haut. L’occasion de cette conversationavait été quelques jours que j’avais été passer à Balbec, oùSaint-Loup lui-même était venu avec sa femme que, dans cettepremière phase, il ne quittait d’un seul pas. J’avais admiré commel’influence de Rachel se faisait encore sentir sur Robert. Un jeunemarié qui a eu longtemps une maîtresse sait seul ôter aussi bien lemanteau de sa femme avant d’entrer dans un restaurant, avoir avecelle les égards qu’il convient. Il a reçu pendant sa liaisonl’instruction que doit avoir un bon mari. Non loin de lui, à unetable voisine de la mienne, Bloch, au milieu de prétentieux jeunesuniversitaires, prenait des airs faussement à l’aise, et criaittrès fort à un de ses amis, en lui passant avec ostentation lacarte avec un geste qui renversa deux carafes d’eau :« Non, non, mon cher, commandez ! De ma vie je n’aijamais su faire un menu. Je n’ai jamais su commander ! »répétait-il avec un orgueil peu sincère et, mêlant la littérature àla gourmandise, il opina tout de suite pour une bouteille dechampagne qu’il aimait à voir « d’une façon tout à faitsymbolique » orner une causerie. Saint-Loup, lui, savaitcommander. Il était assis à côté de Gilberte – déjà grosse – (il nedevait pas cesser par la suite de lui faire des enfants) comme ilcouchait à côté d’elle dans leur lit commun à l’hôtel. Il neparlait qu’à sa femme, le reste de l’hôtel n’avait pas l’aird’exister pour lui, mais, au moment où un garçon prenait unecommande, était tout près, il levait rapidement ses yeux clairs etjetait sur lui un regard qui ne durait pas plus de deux secondes,mais dans sa limpide clairvoyance semblait témoigner d’un ordre decuriosités et de recherches entièrement différent de celui quiaurait pu animer n’importe quel client regardant même longtemps unchasseur ou un commis pour faire sur lui des remarqueshumoristiques ou autres qu’il communiquerait à ses amis. Ce petitregard court, en apparence désintéressé, montrant que le garçonl’intéressait en lui-même, révélait à ceux qui l’eussent observéque cet excellent mari, cet amant jadis passionné de Rachel, avaitdans sa vie un autre plan et qui lui paraissait infiniment plusintéressant que celui sur lequel il se mouvait par devoir. Mais onne le voyait que dans celui-là. Déjà ses yeux étaient revenus surGilberte qui n’avait rien vu, il lui présentait un ami au passageet partait se promener avec elle. Or Aimé me parla à ce moment d’untemps bien plus ancien, celui où j’avais fait la connaissance deSaint-Loup par Mme de Villeparisis, en ce même Balbec.« Mais oui, Monsieur, me dit-il, c’est archiconnu, il y a bienlongtemps que je le sais. La première année que Monsieur était àBalbec, M. le marquis s’enferma avec mon liftier, sous prétexte dedévelopper des photographies de Madame la grand’mère de Monsieur.Le petit voulait se plaindre, nous avons eu toutes les peines dumonde à étouffer la chose. Et tenez, Monsieur, Monsieur se rappellesans doute ce jour où il est venu déjeuner au restaurant avec M. lemarquis de Saint-Loup et sa maîtresse, dont M. le marquis sefaisait un paravent. Monsieur se rappelle sans doute que M. lemarquis s’en alla en prétextant une crise de colère. Sans doute jene veux pas dire que Madame avait raison. Elle lui en faisait voirde cruelles. Mais ce jour-là on ne m’ôtera pas de l’idée que lacolère de M. le marquis était feinte et qu’il avait besoind’éloigner Monsieur et Madame. » Pour ce jour-là, du moins, jesais bien que, si Aimé ne mentait pas sciemment, il se trompait dutout au tout. Je me rappelais trop l’état dans lequel était Robert,la gifle qu’il avait donnée au journaliste. Et d’ailleurs, pourBalbec, c’était de même : ou le liftier avait menti, ouc’était Aimé qui mentait. Du moins je le crus ; une certitude,je ne pouvais l’avoir, car on ne voit jamais qu’un côté des choses.Si cela ne m’eût pas fait tant de peine, j’eusse trouvé unecertaine ironie à ce que, tandis que pour moi la course du liftchez Saint-Loup avait été le moyen commode de lui faire porter unelettre et d’avoir sa réponse, pour lui cela avait été le moyen defaire la connaissance de quelqu’un qui lui avait plu. Les choses,en effet, sont pour le moins doubles. Sur l’acte le plusinsignifiant que nous accomplissons un autre homme embranche unesérie d’actes entièrement différents ; il est certain quel’aventure de Saint-Loup et du liftier, si elle eut lieu, ne mesemblait pas plus contenue dans le banal envoi de ma lettre quequelqu’un qui ne connaîtrait de Wagner que le duo de Lohengrin nepourrait prévoir le prélude de Tristan. Certes, pour les hommes,les choses n’offrent qu’un nombre restreint de leurs innombrablesattributs, à cause de la pauvreté de leurs sens. Elles sontcolorées parce que nous avons des yeux ; combien d’autresépithètes ne mériteraient-elles pas si nous avions des centaines desens ? Mais cet aspect différent qu’elles pourraient avoirnous est rendu plus facile à comprendre par ce qu’est dans la vieun événement même minime dont nous connaissons une partie que nouscroyons le tout, et qu’un autre regarde comme par une fenêtrepercée de l’autre côté de la maison et qui donne sur une autre vue.Dans le cas où Aimé ne se fût pas trompé, la rougeur de Saint-Loupquand Bloch lui avait parlé du lift ne venait peut-être pas de ceque celui-ci prononçait « laift ». Mais j’étais persuadéque l’évolution physiologique de Saint-Loup n’était pas commencée àcette époque et qu’alors il aimait encore uniquement les femmes.Plus qu’à un autre signe, je pus le discerner rétrospectivement àl’amitié que Saint-Loup m’avait témoignée à Balbec. Ce n’est quetant qu’il aima les femmes qu’il fut vraiment capable d’amitié.Après cela, au moins pendant quelque temps, les hommes qui nel’intéressaient pas directement, il leur manifestait uneindifférence, sincère, je le crois, en partie – car il était devenutrès sec – et qu’il exagérait aussi pour faire croire qu’il nefaisait attention qu’aux femmes. Mais je me rappelle tout de mêmequ’un jour, à Doncières, comme j’allais dîner chez les Verdurin etcomme il venait de regarder d’une façon un peu prolongée Morel, ilm’avait dit : « C’est curieux, ce petit, il a des chosesde Rachel. Cela ne te frappe pas ? Je trouve qu’ils ont deschoses identiques. En tout cas cela ne peut pasm’intéresser. » Et tout de même ses yeux étaient ensuiterestés longtemps perdus à l’horizon, comme quand on pense, avant dese remettre à une partie de cartes ou de partir dîner en ville, àun de ces lointains voyages qu’on ne fera jamais mais dont onéprouve un instant la nostalgie. Mais si Robert trouvait quelquechose de Rachel à Charlie, Gilberte, elle, cherchait à avoirquelque chose de Rachel afin de plaire à son mari, mettait commeelle des nœuds de soie ponceau, ou rose, ou jaune, dans sescheveux, se coiffait de même, car elle croyait que son maril’aimait encore et elle en était jalouse. Que l’amour de Robert eûtété par moments sur les confins qui séparent l’amour d’un hommepour une femme et l’amour d’un homme pour un homme, c’étaitpossible. En tout cas, le souvenir de Rachel ne jouait plus à cetégard qu’un rôle esthétique. Il n’est même pas probable qu’il eûtpu en jouer d’autres. Un jour, Robert était allé lui demander des’habiller en homme, de laisser pendre une longue mèche de sescheveux, et pourtant il s’était contenté de la regarder,insatisfait. Il ne lui restait pas moins attaché et lui faisaitscrupuleusement, mais sans plaisir, la rente énorme qu’il lui avaitpromise et qui ne l’empêcha pas d’avoir pour lui par la suite lesplus vilains procédés. De cette générosité envers Rachel Gilberten’eût pas souffert si elle avait su qu’elle était seulementl’accomplissement résigné d’une promesse à laquelle necorrespondait plus aucun amour. Mais de l’amour, c’est au contrairece qu’il feignait de ressentir pour Rachel. Les homosexuelsseraient les meilleurs maris du monde s’ils ne jouaient pas lacomédie d’aimer les femmes. Gilberte ne se plaignait d’ailleurspas. C’est d’avoir cru Robert aimé, si longtemps aimé, par Rachel,qui le lui avait fait désirer, l’avait fait renoncer pour lui à despartis plus beaux ; il lui semblait qu’il fît une sorte deconcession en l’épousant. Et de fait, les premiers temps, descomparaisons entre les deux femmes (pourtant si inégales commecharme et comme beauté) ne furent pas en faveur de la délicieuseGilberte. Mais celle-ci grandit ensuite dans l’estime de son maripendant que Rachel diminuait à vue d’œil. Une autre personne sedémentit : ce fut Mme Swann. Si pour Gilberte,Robert avant le mariage était déjà entouré de la double auréole quelui créaient d’une part sa vie avec Rachel perpétuellement dénoncéepar les lamentations de Mme de Marsantes, d’autre partle prestige que les Guermantes avaient toujours eu pour son père etqu’elle avait hérité de lui, Mme de Forcheville, enrevanche, eût préféré un mariage plus éclatant, peut-être princier(il y avait des familles royales pauvres et qui eussent acceptél’argent – qui se trouva d’ailleurs être fort inférieur auxmillions promis – décrassé qu’il était par le nom de Forcheville),et un gendre moins démonétisé par une vie passée loin du monde.Elle n’avait pu triompher de la volonté de Gilberte, s’étaitplainte amèrement à tout le monde, flétrissant son gendre. Un beaujour tout avait été changé, le gendre était devenu un ange, on nese moquait plus de lui qu’à la dérobée. C’est que l’âge avaitlaissé à Mme Swann (devenue Mme deForcheville) le goût qu’elle avait toujours eu d’être entretenue,mais, par la désertion des admirateurs, lui en avait retiré lesmoyens. Elle souhaitait chaque jour un nouveau collier, unenouvelle robe brochée de brillants, une plus luxueuse automobile,mais elle avait peu de fortune, Forcheville ayant presque toutmangé, et – quel ascendant israélite gouvernait en celaGilberte ? – elle avait une fille adorable, mais affreusementavare, comptant l’argent à son mari et naturellement bien plus à samère. Or tout à coup le protecteur, elle l’avait flairé, puistrouvé en Robert. Qu’elle ne fût plus de la première jeunesse étaitde peu d’importance aux yeux d’un gendre qui n’aimait pas lesfemmes. Tout ce qu’il demandait à sa belle-mère, c’était d’aplanirtelle ou telle difficulté entre lui et Gilberte, d’obtenir d’ellele consentement qu’il fît un voyage avec Morel. Odette s’yétait-elle employée, qu’aussitôt un magnifique rubis l’enrécompensait. Pour cela il fallait que Gilberte fût plus généreuseenvers son mari. Odette le lui prêchait avec d’autant plus dechaleur que c’était elle qui devait bénéficier de la générosité.Ainsi, grâce à Robert, pouvait-elle, au seuil de la cinquantaine(d’aucuns disaient de la soixantaine), éblouir chaque table où elleallait dîner, chaque soirée où elle paraissait, d’un luxe inouïsans avoir besoin d’avoir comme autrefois un « ami » quimaintenant n’eût plus casqué – voire marché. Aussi était-elleentrée pour toujours semblait-il, dans la période de la chastetéfinale, et elle n’avait jamais été aussi élégante.

Ce n’était pas seulement la méchanceté, la rancune de l’ancienpauvre contre le maître qui l’a enrichi et lui a d’ailleurs(c’était dans le caractère, et plus encore dans le vocabulaire deM. de Charlus) fait sentir la différence de leurs conditions, quiavait poussé Charlie vers Saint-Loup afin de faire souffrirdavantage le baron. C’était peut-être aussi l’intérêt. J’eusl’impression que Robert devait lui donner beaucoup d’argent. Dansune soirée où j’avais rencontré Robert avant que je ne partissepour Combray, et où la façon dont il s’exhibait à côté d’une femmeélégante qui passait pour être sa maîtresse, où il s’attachait àelle, ne faisant qu’un avec elle, enveloppé en public dans sa jupe,me faisait penser, avec quelque chose de plus nerveux, de plustressautant, à une sorte de répétition involontaire d’un gesteancestral que j’avais pu observer chez M. de Charlus, comme enrobédans les atours de Mme Molé, ou d’une autre, bannièred’une cause gynophile qui n’était pas la sienne, mais qu’il aimait,bien que sans droit à l’arborer ainsi, soit qu’il la trouvâtprotectrice, ou esthétique, j’avais été frappé, au retour, de voircombien ce garçon, si généreux quand il était bien moins riche,était devenu économe. Qu’on ne tienne qu’à ce qu’on possède, et quetel qui semait l’or qu’il avait si rarement jadis thésaurisemaintenant celui dont il est pourvu, c’est sans doute un phénomèneassez général, mais qui pourtant me parut prendre là une forme plusparticulière. Saint-Loup refusa de prendre un fiacre, et je visqu’il avait gardé une correspondance de tramway. Sans doute en ceciSaint-Loup déployait-il, pour des fins différentes, des talentsqu’il avait acquis au cours de sa liaison avec Rachel. Un jeunehomme qui a longtemps vécu avec une femme n’est pas aussiinexpérimenté que le puceau pour qui celle qu’il épouse est lapremière. Pareillement, ayant eu à s’occuper dans les plusminutieux détails du ménage de Rachel, d’une part parce quecelle-ci n’y entendait rien, ensuite parce qu’à cause de sajalousie il voulait garder la haute main sur la domesticité, ilput, dans l’administration des biens de sa femme et l’entretien duménage, continuer ce rôle habile et entendu que peut-être Gilberten’eût pas su tenir et qu’elle lui abandonnait volontiers. Mais sansdoute le faisait-il surtout pour faire bénéficier Charlie desmoindres économies de bouts de chandelle, l’entretenant, en somme,richement sans que Gilberte s’en aperçût ni en souffrît. Jepleurais en pensant que j’avais eu autrefois pour un Saint-Loupdifférent une affection si grande et que je sentais bien, à sesnouvelles manières froides et évasives, qu’il ne me rendait plus,les hommes, dès qu’ils étaient devenus susceptibles de lui donnerdes désirs, ne pouvant plus lui inspirer d’amitié. Comment celaavait-il pu naître chez un garçon qui avait tellement aimé lesfemmes que je l’avais vu désespéré jusqu’à craindre qu’il se tuâtparce que « Rachel quand du Seigneur » avait voulu lequitter ? La ressemblance entre Charlie et Rachel – invisiblepour moi – avait-elle été la planche qui avait permis à Robert depasser des goûts de son père à ceux de son oncle, afin d’accomplirl’évolution physiologique qui, même chez ce dernier, s’étaitproduite assez tard ? Parfois, pourtant, les paroles d’Aimérevenaient m’inquiéter ; je me rappelais Robert cette année-làà Balbec ; il avait en parlant au liftier une façon de ne pasfaire attention à lui qui rappelait beaucoup celle de M. de Charlusquand il adressait la parole à certains hommes. Mais Robert pouvaittrès bien tenir cela de M. de Charlus, d’une certaine hauteur etd’une certaine attitude physique des Guermantes, et nullement desgoûts spéciaux au baron. C’est ainsi que le duc de Guermantes, quin’avait aucunement ces goûts, avait la même manière nerveuse que M.de Charlus de tourner son poignet comme s’il crispait autour decelui-ci une manchette de dentelles, et aussi dans la voix desintonations pointues et affectées, toutes manières auxquelles chezM. de Charlus on eût été tenté de donner une autre signification,auxquelles il en avait donné une autre lui-même, l’individuexprimant ses particularités à l’aide de traits impersonnels etataviques qui ne sont peut-être, d’ailleurs, que des particularitésanciennes fixées dans le geste et dans la voix. Dans cette dernièrehypothèse, qui confine à l’histoire naturelle, ce ne serait pas M.de Charlus qu’on pourrait appeler un Guermantes affecté d’une tareet l’exprimant en partie à l’aide des traits de la race desGuermantes, mais le duc de Guermantes qui serait, dans une famillepervertie, l’être d’exception que le mal héréditaire a si bienépargné que les stigmates extérieurs qu’il a laissés sur lui yperdent tout sens. Je me rappelais que le premier jour où j’avaisaperçu Saint-Loup à Balbec, si blond, d’une matière si précieuse etsi rare, contourner les tables, faisant voler son monocle devantlui, je lui avais trouvé l’air efféminé, qui n’était certes pas uneffet de ce que j’apprenais de lui maintenant mais de la grâceparticulière aux Guermantes, de la finesse de cette porcelaine deSaxe en laquelle la duchesse était modelée aussi. Je me rappelaisson affection pour moi, sa manière tendre, sentimentale del’exprimer et je me disais que cela non plus, qui eût pu tromperquelque autre, signifiait alors tout autre chose, même tout lecontraire de ce que j’apprenais aujourd’hui. Mais de quand celadatait-il ? Si c’était de l’année où j’étais retourné àBalbec, comment n’était-il pas venu une seule fois voir le lift, nem’avait-il jamais parlé de lui ? Et quant à la première année,comment eût-il pu faire attention à lui, passionnément amoureux deRachel comme il était alors ? Cette première année-là, j’avaistrouvé Saint-Loup particulier, comme étaient les vrais Guermantes.Or il était encore plus spécial que je ne l’avais cru. Mais ce dontnous n’avons pas eu l’intuition directe, ce que nous avons apprisseulement par d’autres, nous n’avons plus aucun moyen, l’heure estpassée de le faire savoir à notre âme ; ses communicationsavec le réel sont fermées ; aussi ne pouvons-nous jouir de ladécouverte, il est trop tard. Du reste, de toutes façons, pour quej’en pusse jouir spirituellement, celle-là me faisait trop depeine. Sans doute, depuis ce que m’avait dit M. de Charlus chezMme Verdurin à Paris, je ne doutais plus que le cas deRobert ne fût celui d’une foule d’honnêtes gens, et même pris parmiles plus intelligents et les meilleurs. L’apprendre de n’importequi m’eût été indifférent, de n’importe qui excepté de Robert. Ledoute que me laissaient les paroles d’Aimé ternissait toute notreamitié de Balbec et de Doncières, et bien que je ne crusse pas àl’amitié, ni en avoir jamais véritablement éprouvé pour Robert, enrepensant à ces histoires du lift et du restaurant où j’avaisdéjeuné avec Saint-Loup et Rachel j’étais obligé de faire un effortpour ne pas pleurer.

Je n’aurais d’ailleurs pas à m’arrêter sur ce séjour que je fisdu côté de Combray, et qui fut peut-être le moment de ma vie où jepensai le moins à Combray, si, justement par là, il n’avait apportéune vérification au moins provisoire à certaines idées que j’avaiseues d’abord du côté de Guermantes, et une vérification aussi àd’autres idées que j’avais eues du côté de Méséglise. Jerecommençais chaque soir, dans un autre sens, les promenades quenous faisions à Combray, l’après-midi, quand nous allions du côtéde Méséglise. On dînait maintenant, à Tansonville, à une heure oùjadis on dormait depuis longtemps à Combray. Et cela à cause de lasaison chaude. Et puis, parce que, l’après-midi, Gilberte peignaitdans la chapelle du château, on n’allait se promener qu’environdeux heures avant le dîner. Au plaisir de jadis, qui était de voiren rentrant le ciel pourpre encadrer le calvaire ou se baigner dansla Vivonne, succédait celui de partir à la nuit venue, quand on nerencontrait plus dans le village que le triangle bleuâtre,irrégulier et mouvant, des moutons qui rentraient. Sur une moitiédes champs le coucher s’éteignait ; au-dessus de l’astre étaitdéjà allumée la lune qui bientôt les baignerait tout entiers. Ilarrivait que Gilberte me laissât aller sans elle et je m’avançais,laissant mon ombre derrière moi, comme une barque qui poursuit sanavigation à travers des étendues enchantées. Mais le plus souventGilberte m’accompagnait. Les promenades que nous faisions ainsi,c’était bien souvent celles que je faisais jadis enfant : orcomment n’eussé-je pas éprouvé, bien plus vivement encore que jadisdu côté de Guermantes, le sentiment que jamais je ne serais capabled’écrire, auquel s’ajoutait celui que mon imagination et masensibilité s’étaient affaiblies, quand je vis combien peu j’étaiscurieux de Combray ? Et j’étais désolé de voir combien peu jerevivais mes années d’autrefois. Je trouvais la Vivonne mince etlaide au bord du chemin de halage. Non pas que je relevasse desinexactitudes matérielles bien grandes dans ce que je me rappelais.Mais, séparé des lieux qu’il m’arrivait de retraverser par touteune vie différente, il n’y avait pas entre eux et moi cettecontiguïté d’où naît, avant même qu’on s’en soit aperçu,l’immédiate, délicieuse et totale déflagration du souvenir. Necomprenant pas bien, sans doute, quelle était sa nature, jem’attristais de penser que ma faculté de sentir et d’imaginer avaitdû diminuer pour que je n’éprouvasse pas plus de plaisir dans cespromenades. Gilberte elle-même, qui me comprenait encore moins bienque je ne faisais moi-même, augmentait ma tristesse en partageantmon étonnement. « Comment, cela ne vous fait rien éprouver, medisait-elle, de prendre ce petit raidillon que vous montiezautrefois ? » Et elle-même avait tant changé que je ne latrouvais plus belle, qu’elle ne l’était plus du tout. Tandis quenous marchions, je voyais le pays changer, il fallait gravir descoteaux, puis des pentes s’abaissaient. Nous causions, trèsagréablement pour moi – non sans difficulté pourtant. En tantd’êtres il y a différentes couches qui ne sont pas pareilles(c’étaient, chez elle, le caractère de son père, le caractère de samère) ; on traverse l’une, puis l’autre. Mais le lendemainl’ordre de superposition est renversé. Et finalement on ne sait pasqui départagera les parties, à qui on peut se fier pour lasentence. Gilberte était comme ces pays avec qui on n’ose pas faired’alliance parce qu’ils changent trop souvent de gouvernement. Maisau fond c’est un tort. La mémoire de l’être le plus successifétablit chez lui une sorte d’identité et fait qu’il ne voudrait pasmanquer à des promesses qu’il se rappelle, même s’il ne les eût pascontresignées. Quant à l’intelligence elle était, chez Gilberte,avec quelques absurdités de sa mère, très vive. Je me rappelle quedans ces conversations que nous avions en nous promenant elle medit des choses qui plusieurs fois m’étonnèrent beaucoup. Lapremière fut : « Si vous n’aviez pas trop faim et s’iln’était pas si tard, en prenant ce chemin à gauche et en tournantensuite à droite, en moins d’un quart d’heure nous serions àGuermantes. » C’est comme si elle m’avait dit :« Tournez à gauche, prenez ensuite à votre main droite, etvous toucherez l’intangible, vous atteindrez les inaccessibleslointains dont on ne connaît jamais sur terre que la direction, que(ce que j’avais cru jadis que je pourrais connaître seulement deGuermantes, et peut-être, en un sens, je ne me trompais pas) le« côté ». Un de mes autres étonnements fut de voir les« Sources de la Vivonne », que je me représentais commequelque chose d’aussi extra-terrestre que l’Entrée des Enfers, etqui n’étaient qu’une espèce de lavoir carré où montaient desbulles. Et la troisième fois fut quand Gilberte me dit :« Si vous voulez, nous pourrons tout de même sortir unaprès-midi et nous pourrons aller à Guermantes, en prenant parMéséglise, c’est la plus jolie façon », – phrase qui, enbouleversant toutes les idées de mon enfance, m’apprit que les deuxcôtés n’étaient pas aussi inconciliables que j’avais cru. Mais cequi me frappa le plus, ce fut combien peu, pendant ce séjour, jerevécus mes années d’autrefois, désirai peu revoir Combray, trouvaimince et laide la Vivonne. Mais où Gilberte vérifia pour moi desimaginations que j’avais eues du côté de Méséglise, ce fut pendantune de ces promenades en somme nocturnes bien qu’elles eussent lieuavant le dîner – mais elle dînait si tard ! Au moment dedescendre dans le mystère d’une vallée parfaite et profonde quetapissait le clair de lune, nous nous arrêtâmes un instant, commedeux insectes qui vont s’enfoncer au cœur d’un calice bleuâtre.Gilberte eut alors, peut-être simplement par bonne grâce demaîtresse de maison qui regrette que vous partiez bientôt et quiaurait voulu mieux vous faire les honneurs de ce pays que voussemblez apprécier, de ces paroles où son habileté de femme du mondesachant tirer parti du silence, de la simplicité, de la sobriétédans l’expression des sentiments, vous fait croire que vous tenezdans sa vie une place que personne ne pourrait occuper. Épanchantbrusquement sur elle la tendresse dont j’étais rempli par l’airdélicieux, la brise qu’on respirait, je lui dis : « Vousparliez l’autre jour du raidillon, comme je vous aimaisalors ! » Elle me répondit : « Pourquoi ne mele disiez-vous pas ? je ne m’en étais pas doutée. Moi je vousaimais. Et même deux fois je me suis jetée à votre tête. – Quanddonc ? – La première fois à Tansonville, vous vous promeniezavec votre famille, je rentrais, je n’avais jamais vu un aussi jolipetit garçon. J’avais l’habitude, ajouta-t-elle d’un air vague etpudique, d’aller jouer avec de petits amis, dans les ruines dudonjon de Roussainville. Et vous me direz que j’étais bien malélevée, car il y avait là dedans des filles et des garçons de toutgenre, qui profitaient de l’obscurité. L’enfant de chœur del’église de Combray, Théodore qui, il faut l’avouer, était biengentil (Dieu qu’il était bien !) et qui est devenu très laid(il est maintenant pharmacien à Méséglise), s’y amusait avec toutesles petites paysannes du voisinage. Comme on me laissait sortirseule, dès que je pouvais m’échapper j’y courais. Je ne peux pasvous dire comme j’aurais voulu vous y voir venir ; je merappelle très bien que, n’ayant qu’une minute pour vous fairecomprendre ce que je désirais, au risque d’être vue par vos parentset les miens je vous l’ai indiqué d’une façon tellement crue quej’en ai honte maintenant. Mais vous m’avez regardée d’une façon siméchante que j’ai compris que vous ne vouliez pas. » Et toutd’un coup, je me dis que la vraie Gilberte – la vraie Albertine –c’étaient peut-être celles qui s’étaient au premier instant livréesdans leur regard, l’une devant la haie d’épines roses, l’autre surla plage. Et c’était moi qui, n’ayant pas su le comprendre, nel’ayant repris que plus tard dans ma mémoire – après un intervalleoù par mes conversations tout un entre-deux de sentiment leur avaitfait craindre d’être aussi franches que dans les premières minutes– avais tout gâté par ma maladresse. Je les avais« ratées » plus complètement – bien qu’à vrai direl’échec relatif avec elles fût moins absurde – pour les mêmesraisons que Saint-Loup Rachel.

« Et la seconde fois, reprit Gilberte, c’est, bien desannées après, quand je vous ai rencontré sous votre porte,l’avant-veille du jour où je vous ai retrouvé chez ma tanteOriane ; je ne vous ai pas reconnu tout de suite, ou plutôt jevous reconnaissais sans le savoir puisque j’avais la même enviequ’à Tansonville. – Dans l’intervalle il y avait eu pourtant lesChamps-Élysées. – Oui, mais là vous m’aimiez trop, je sentais uneinquisition sur tout ce que je faisais. » Je ne lui demandaipas alors quel était ce jeune homme avec lequel elle descendaitl’avenue des Champs-Élysées, le jour où j’étais parti pour larevoir, où je me fusse réconcilié avec elle pendant qu’il en étaittemps encore, ce jour qui aurait peut-être changé toute ma vie sije n’avais rencontré les deux ombres s’avançant côte à côte dans lecrépuscule. Si je le lui avais demandé, me dis-je, elle m’eûtpeut-être avoué la vérité, comme Albertine si elle eût ressuscité.Et en effet, les femmes qu’on n’aime plus et qu’on rencontre aprèsdes années, n’y a-t-il pas entre elles et vous la mort, tout aussibien que si elles n’étaient plus de ce monde, puisque le fait quenotre amour n’existe plus fait de celles qu’elles étaient alors, oude celui que nous étions, des morts ? Je pensai que peut-êtreaussi elle ne se fût pas rappelé, ou eût menti. En tout cas celan’offrait pas d’intérêt pour moi de le savoir, parce que mon cœuravait encore plus changé que le visage de Gilberte. Celui-ci ne meplaisait plus guère, mais surtout je n’étais plus malheureux, jen’aurais pas pu concevoir, si j’y eusse repensé, que j’eusse pul’être autant de rencontrer Gilberte marchant à petits pas à côtéd’un jeune homme, et de me dire : « C’est fini, jerenonce à jamais la voir. » De l’état d’âme qui, cettelointaine année-là, n’avait été pour moi qu’une longue torture rienne subsistait. Car il y a dans ce monde où tout s’use, où toutpérit, une chose qui tombe en ruines, qui se détruit encore pluscomplètement, en laissant encore moins de vestiges que laBeauté : c’est le Chagrin.

Je ne suis donc pas surpris de ne pas lui avoir demandé alorsavec qui elle descendait les Champs-Élysées, car j’ai déjà vu tropd’exemples de cette incuriosité amenée par le temps, mais je lesuis un peu de ne pas avoir raconté à Gilberte qu’avant de larencontrer ce jour-là, j’avais vendu une potiche de vieux Chinepour lui acheter des fleurs. Ç’avait été, en effet, pendant lestemps si tristes qui avaient suivi, ma seule consolation de penserqu’un jour je pourrais sans danger lui conter cette intention sitendre. Plus d’une année après, si je voyais qu’une voiture allaitheurter la mienne, ma seule envie de ne pas mourir était pourpouvoir raconter cela à Gilberte. Je me consolais en medisant : « Ne nous pressons pas, j’ai toute la vie devantmoi pour cela. » Et à cause de cela je désirais ne pas perdrela vie. Maintenant cela m’aurait paru peu agréable à dire, presqueridicule, et « entraînant ». « D’ailleurs, continuaGilberte, même le jour où je vous ai rencontré sous votre porte,vous étiez resté tellement le même qu’à Combray, si vous saviezcomme vous aviez peu changé ! » Je revis Gilberte dans mamémoire. J’aurais pu dessiner le quadrilatère de lumière que lesoleil faisait sous les aubépines, la bêche que la petite filletenait à la main, le long regard qui s’attacha à moi. Seulementj’avais cru, à cause du geste grossier dont il était accompagné,que c’était un regard de mépris parce que ce que je souhaitais meparaissait quelque chose que les petites filles ne connaissaientpas, et ne faisaient que dans mon imagination, pendant mes heuresde désir solitaire. Encore moins aurais-je cru que si aisément, sirapidement, presque sous les yeux de mon grand-père, l’une d’entreelles eût eu l’audace de le figurer.

Bien longtemps après cette conversation, je demandai à Gilberteavec qui elle se promenait avenue des Champs-Élysées, le soir oùj’avais vendu les potiches : c’était Léa habillée en homme.Gilberte savait qu’elle connaissait Albertine, mais ne pouvait direplus. Ainsi certaines personnes se retrouvent toujours dans notrevie pour préparer nos plaisirs ou nos douleurs.

Ce qu’il y avait eu de réel sous l’apparence d’alors m’étaitdevenu tout à fait égal. Et pourtant, combien de jours et de nuitsn’avais-je pas souffert à me demander qui c’était, n’avais-je pasdû, en y pensant, réprimer les battements de mon cœur plus encorepeut-être que pour ne pas retourner dire bonsoir jadis à maman dansce même Combray. On dit, et c’est ce qui explique l’affaiblissementprogressif de certaines affections nerveuses, que notre systèmenerveux vieillit. Cela n’est pas vrai seulement pour notre moipermanent, qui se prolonge pendant toute la durée de notre vie,mais pour tous nos moi successifs qui, en somme, le composent enpartie.

Aussi me fallait-il, à tant d’années de distance, faire subirune retouche à une image que je me rappelais si bien, opération quime rendit assez heureux en me montrant que l’abîme infranchissableque j’avais cru alors exister entre moi et un certain genre depetites filles aux cheveux dorés était aussi imaginaire que l’abîmede Pascal, et que je trouvai poétique à cause de la longue séried’années au fond de laquelle il me fallut l’accomplir. J’eus unsursaut de désir et de regret en pensant aux souterrains deRoussainville. Pourtant j’étais heureux de me dire que ce bonheurvers lequel se tendaient toutes mes forces alors, et que rien nepouvait plus me rendre, eût existé ailleurs que dans ma pensée, enréalité si près de moi, dans ce Roussainville dont je parlais sisouvent, que j’apercevais du cabinet sentant l’iris. Et je n’avaisrien su ! En somme, elle résumait tout ce que j’avais désirédans mes promenades, jusqu’à ne pas pouvoir me décider à rentrer,croyant voir s’entr’ouvrir, s’animer les arbres. Ce que jesouhaitais si fiévreusement alors, elle avait failli, si j’eusseseulement su le comprendre et la retrouver, me le faire goûter dèsmon adolescence. Plus complètement encore que je n’avais cru,Gilberte était à cette époque-là vraiment du côté de Méséglise.

Et même ce jour où je l’avais rencontrée sous une porte, bienqu’elle ne fût pas Mlle de l’Orgeville, celle que Robertavait connue dans les maisons de passe (et quelle drôle de choseque ce fût précisément à son futur mari que j’en eusse demandél’éclaircissement !), je ne m’étais pas tout à fait trompé surla signification de son regard, ni sur l’espèce de femme qu’elleétait et m’avouait maintenant avoir été. « Tout cela est bienloin, me dit-elle, je n’ai jamais plus songé qu’à Robert depuis lejour où je lui ai été fiancée. Et, voyez-vous, ce n’est même pas cecaprice d’enfant que je me reproche le plus. »

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