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Agatha Christie La troisième fille

Agatha Christie LA TROISIÈME FILLE

CHAPITRE PREMIER

Hercule Poirot était assis devant son petit déjeuner. À portée de sa main se trouvait une tasse de chocolat fumant. Il avait toujours été gourmand. Une brioche accompagnait le chocolat. Il approuva de la tête. Il avait essayé trois établissements avant de pouvoir déguster une bonne brioche et découvert finalement une pâtisserie danoise, infiniment supérieure à celle qui se prétendait française, située non loin de chez lui, et qui, en fait, n’était rien moins qu’une imposture.

Au point de vue gastronomique, il s’estimait satisfait. Son estomac était en paix… Son esprit aussi… peut-être un peu trop. Il avait terminé son « Œuvre-maîtresse », une analyse des maîtres du roman policier. Il avait eu la hardiesse de parler d’une manière acerbe d’Edgar Allan Poe, s’était plaint du manque d’ordre et de méthode de Wilkie Collins dans ses effusions romanesques, avait chanté les louanges de deux auteurs américains pratiquement inconnus, en bref, avait rendu hommage à ceux qui le méritaient, et refusé rigoureusement cet honneur à ceux qui, à ses yeux, n’en étaient pas dignes. Il avait personnellement dirigé l’impression du volume, étudié les bonnes feuilles et, sans tenir compte du nombre incroyable de fautes d’impression, déclaré que c’était parfait. Il s’était beaucoup plu à poursuivre cet effort littéraire, à consacrer de longues heures aux lectures nécessaires à sa documentation, à renifler de mépris en jetant un livre loin de lui (n’oubliant pas, cependant, de se lever, de ramasser l’ouvrage indigne et de le placer soigneusement dans la corbeille à papier), à hocher la tête de satisfaction, dans les rares circonstances justifiant une telle approbation.

Et maintenant ? Il avait profité d’une agréable détente, indispensable après son effort cérébral. Mais, on ne saurait se reposer éternellement, on a besoin de passer à ce qui suit. Malheureusement, Poirot n’avait aucune idée de ce qui allait suivre. Une nouvelle étude littéraire ? Il ne le pensait pas. Faire une chose bien et ne plus y toucher, c’était là sa maxime. À dire vrai, il s’ennuyait. Toute cette activité intellectuelle assidue à laquelle il s’était consacré… avait trop duré. Il en avait contracté de mauvaises habitudes et particulièrement, une certaine agitation.

Poirot sirota une nouvelle gorgée de chocolat.

La porte s’ouvrit. George, son domestique si parfaitement stylé, entra. Il affichait une attitude respectueuse, teintée d’admiration.

Il toussa puis, murmura :

— Une, il hésita, une jeune personne s’est présentée.

Poirot le regarda avec une surprise irritée.

— Je ne reçois pas à cette heure, remarqua-t-il d’un ton de reproche.

— Non, Monsieur, approuva George.

Le maître et le domestique se regardèrent. Il leur était parfois difficile de communiquer entre eux. Par une inflexion de voix ou une légère insinuation ou bien encore le choix d’un mot, George essayait de faire entendre que quelque chose pourrait être tiré au clair si la bonne question lui était posée. Poirot réfléchit à ce que pourrait être la bonne question dans le cas présent.

— Elle est jolie, cette jeune personne ? s’enquit-il prudemment.

— À mon avis… non, Monsieur, mais des goûts et des couleurs, on ne discute pas.

Poirot médita sur cette réponse. Il se souvint de la légère hésitation qu’avait eue George avant de prononcer « Jeune personne ». Le domestique jugeait la société avec délicatesse. N’ayant pu déterminer à quel rang la visiteuse appartenait, il lui avait cependant accordé le bénéfice du doute.

— Dirons-nous, George, que nous avons affaire à une demoiselle plutôt qu’à une jeune personne ?

— Oui, Monsieur, bien que ce ne soit pas toujours facile à déterminer de nos jours.

Il s’exprimait avec un sincère regret dans la voix.

— A-t-elle donné la raison la poussant à souhaiter me voir ?

— Elle a dit – George articula les mots avec une certaine répugnance, s’excusant ainsi par avance de devoir les prononcer – … qu’elle voulait vous consulter à propos d’un crime qu’elle aurait pu commettre.

Hercule Poirot ouvrit de grands yeux.

— Pu commettre ? Ne le sait-elle pas ?

— C’est ce qu’elle dit, Monsieur.

— Peu convaincant mais peut-être intéressant.

— Il pourrait s’agir… d’une plaisanterie, Monsieur, avança George, fort réticent.

— Tout est possible, concéda Poirot, Toutefois, il est difficile d’admettre… Il leva sa tasse. Faites-la venir dans cinq minutes.

Il avala la dernière gorgée de chocolat, repoussa la tasse et, se levant, marcha jusqu’à la cheminée où il lissa ses moustaches avec précaution dans le miroir placé au-dessus du manteau. Satisfait, il retourna à son fauteuil pour accueillir sa visiteuse. Il ne savait pas très bien ce qui l’attendait…

Peut-être espérait-il quelque chose se rapprochant de son idéal féminin ? Un idéal en perdition. L’expression désuète « beauté en détresse » était venue à son esprit, parfois romantique. Il fut déçu lorsque George réapparut accompagné de la visiteuse. Intérieurement, Poirot soupira : devant lui, il n’y avait pas plus de beauté que de détresse apparente.

— Pouah ! – pensa Poirot avec dégoût – Ces filles ! N’essaient-elles donc jamais de s’arranger avec goût ? de sortir de leur médiocrité ? Celle-là, bien maquillée, habillée d’une manière plaisante, les cheveux arrangés par un bon coiffeur, pourrait être passable. Mais, comme ça !

La visiteuse devait avoir une vingtaine d’années. De longs cheveux épars, de couleur indéfinie, lui tombaient sur les épaules. Ses grands yeux dénués d’expression étaient d’un bleu tirant sur le vert. Elle portait l’uniforme de sa génération : hautes bottes de cuir noir, bas ajourés en laine de propreté douteuse, jupe étriquée et long pull-over de laine épaisse, trop large. N’importe quelle personne de la génération de Poirot n’aurait éprouvé qu’un seul désir, devant cette jeune fille : la plonger au plus tôt dans un bain. Poirot avait souvent ce genre de réaction au cours de ses promenades le long des rues. Il rencontrait des centaines de filles se ressemblant toutes et paraissant toutes aussi malpropres. Et cependant… celle-ci semblait avoir été d’abord noyée puis repêchée dans la rivière. De telles filles, se dit-il, n’étaient peut-être pas réellement malpropres. Elles s’appliquaient à en donner l’impression.

Obéissant à sa courtoisie habituelle, Poirot se leva, salua sa visiteuse, et lui avança un siège.

— Vous avez demandé à me voir, Miss ? Asseyez-vous, je vous prie.

La visiteuse eut une exclamation étouffée. Elle le regardait fixement.

— Eh bien ? la pressa Poirot.

Elle hésita.

— Je préférerais… rester debout. Les grands yeux continuaient de le fixer, indécis.

— Comme il vous plaira.

Le détective regagna son fauteuil et la surveilla. La jeune fille se balançait d’un pied sur l’autre. Elle baissa les yeux et reporta son regard sur Poirot.

— Vous… vous êtes vraiment Hercule Poirot ?

— Sans aucun doute. De quelle manière puis-je vous être utile ?

— Oh !… c’est assez difficile. Je veux dire…

Poirot jugea qu’elle avait peut-être besoin qu’il aille à son secours. Il remarqua d’un ton conciliant :

— Mon domestique m’a annoncé que vous désiriez me consulter parce que vous « pensiez avoir commis un crime ». Est-ce exact ?

La jeune fille hocha la tête d’un geste affirmatif.

— C’est exact.

— Pourtant, ce n’est pas là une question qui admet le moindre doute. Vous devez bien savoir si vous avez ou non commis un crime ?

— Eh bien, je ne sais pas comment m’expliquer…

— Voyons, conseilla doucement le détective, asseyez-vous. Détendez-vous et racontez-moi tout.

— Je ne pense pas… Oh ! mon Dieu, je ne sais comment… C’est tellement compliqué. J’ai… J’ai changé d’avis. Je ne voudrais pas paraître grossière, mais… vraiment, je crois que je ferais mieux de partir.

— Allons ! Courage !

— Non, c’est impossible ! Je pensais que je pouvais vous demander conseil… mais c’est impossible, vous comprenez ? C’est tellement différent de…

— De quoi ?

— Je suis absolument désolée et, encore une fois, je ne voudrais pas être impolie, mais…

Elle eut un long soupir, regarda Poirot, détourna les yeux et brusquement, laissa échapper :

— Vous êtes trop vieux. Personne ne m’avait avertie que vous étiez si vieux. Je ne désire pas vous offenser mais… voilà. Vous êtes trop vieux. Je suis sincèrement navrée.

Elle fit volte-face et sortit, maladroite, empruntée, pareille au papillon qui se heurte à un abat-jour.

Poirot, la bouche ouverte, entendit la porte d’entrée claquer. Il s’écria :

— Nom de nom de nom.[1]

CHAPITRE II

Le téléphone sonna. Hercule Poirot ne sembla même pas s’en rendre compte. La sonnerie aiguë persista. George entra et s’avança vers l’appareil avec un coup d’œil interrogateur à l’adresse de son maître.

Ce dernier eut un geste de la main.

— Laissez…

George obéit et se retira. Le téléphone continua de sonner irritant. Soudain, le silence se fit. Cependant, au bout d’un instant, la sonnerie retentit à nouveau.

— Sapristi ! Ce ne peut être qu’une femme !

Il soupira, se leva et alla prendre le combiné.

— Allô ?

— Êtes-vous… est-ce bien M. Poirot ?

— Lui-même.

— C’est Mrs Oliver… Votre voix semble différente. Je ne l’ai pas reconnue tout de suite.

— Bonjour, Madame… Vous vous portez bien, j’espère ?

— Oh ! Ça va – La voix d’Ariane Oliver avait son timbre enjoué habituel. La célèbre auteur de romans policiers et Hercule Poirot étaient en termes amicaux.

— Il est encore bien tôt pour vous déranger mais j’ai une faveur à vous demander.

— Oui ?

— Le repas annuel de notre « club d’Auteurs de Romans Policiers » va bientôt avoir lieu et je me demandais si vous accepteriez de le présider ?

— À quelle date ?

— Le 23 du mois prochain.

Un profond soupir emplit le combiné.

— Hélas ! Je suis trop vieux.

— Trop vieux ? Que diantre voulez-vous dire ? Vous n’êtes pas vieux du tout !

— Vous ne le pensez pas ?

— Bien sûr que non ! Vous serez merveilleux ! Vous pourrez nous raconter à tous un tas d’histoires palpitantes sur de vrais crimes.

— Et qui voudra les écouter ?

— Tout le monde. Ils… Monsieur Poirot y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? Que vous arrive-t-il ? Vous semblez contrarié.

— Je le suis, en effet. Ma sensibilité… Oh ! et puis peu importe !

— Expliquez-vous, voyons !

— Pourquoi en ferais-je toute une histoire ?

— Le mieux serait que vous veniez me voir afin de tout me raconter. Cet après-midi. Venez prendre le thé avec moi cet après-midi ?

— Je ne prends pas le thé l’après-midi.

— Alors, je vous préparerai du café.

— Ce n’est pas l’heure de la journée à laquelle je suis habitué à boire du café.

— Un chocolat, alors ? Avec de la crème fouettée ? Ou une tisane ? Vous adorez siroter des tisanes. Ou bien de la limonade ? de l’orangeade ? à moins que, si j’en trouve, vous préfériez du café décaféiné…

— Ah ! ça non, par exemple ! C’est une abomination !

— Un de ces sirops que vous aimez tant, alors ? J’ai une demi-bouteille de Ribena dans le buffet.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un sirop parfumé au cassis.

— Comment vous résister ? et comment ne pas être ému de votre insistance ainsi que de votre sollicitude à mon endroit ? J’accepte, chère Madame, j’accepte ! Ce me sera un grand plaisir d’aller prendre une tasse de chocolat chez vous, cet après-midi.

— Je compte sur vous. Vous me confierez ce qui vous tracasse.

Elle raccrocha.

Poirot réfléchit un moment puis composa un numéro.

— Allô, Mr Coby ? Hercule Poirot à l’appareil. Êtes-vous très occupé en ce moment ?

— Assez, mais pour vous obliger, Monsieur Poirot, et si vous êtes pressé, comme c’est généralement le cas… ma foi, je ne dis pas que mes jeunes gens ne pourraient pas suffire au travail courant. Hélas, je n’ai plus le personnel d’autrefois… Aujourd’hui, les garçons ne pensent qu’à eux-mêmes. Ils s’imaginent tout savoir avant d’avoir commencé à s’instruire ! Mais voilà ! On ne peut espérer trouver une vieille tête sur de jeunes épaules, n’est-ce pas ? Je serai heureux de me mettre à votre disposition, Monsieur Poirot. Peut-être pourrais-je m’arranger pour placer un ou deux de mes meilleurs adjoints sur le travail ? Je suppose que c’est la besogne habituelle… recueillir des renseignements ?

Mr Coby approuvait de la tête, en écoutant Poirot énumérer les détails qu’il désirait connaître.

Lorsqu’il en eut terminé, avec Mr Coby, le détective appela Scotland Yard où il obtint un de ses amis. Quand, à son tour, ce dernier eut écouté la requête de Poirot, il répondit :

— Vous ne voulez pas grand-chose, hein ? Un meurtre quelconque, n’importe où ! Heure, lieu et victime inconnus ! Si vous voulez mon avis, mon vieux, ça m’a tout l’air d’une farce ! Il ajouta d’un ton désapprobateur : Je m’étonne que vous vous amusiez à perdre votre temps de cette façon !

À 4 h 15, ce même après-midi, Poirot se trouvait dans le salon de Mrs Oliver, dégustant avec satisfaction une grande tasse de chocolat coiffé de crème fouettée. Son hôtesse déposa près de son invité une assiette pleine de ces biscuits appelés « langues de chats. »

— Chère Madame, que de bontés !

Poirot leva par-dessus sa tasse un regard quelque peu surpris sur la coiffure de Mrs Oliver et aussi sur le nouveau papier peint recouvrant les murs. Les deux lui étaient inconnus. La dernière fois qu’il avait vu son amie, elle se coiffait de façon sobre, presque sévère. À présent, ses cheveux formaient une masse de boucles et bouclettes arrangées en cascades compliquées qui lui encerclaient la tête. Le détective supposa qu’une partie de ce mascaret relevait de l’artifice. Il débattit dans son esprit pour savoir combien de mèches rajoutées pourraient se détacher à l’improviste si Mrs Oliver venait brusquement à s’agiter, en proie à l’un de ses habituels accès de volubilité. Quant au papier peint… Il le montra de sa petite cuillère :

— Ces cerises… c’est nouveau ?

Il avait l’impression de se trouver dans un verger à la fin du printemps.

— Estimeriez-vous qu’il y en a trop ? Il est tellement difficile de prévoir l’effet que donnera un papier peint. Préféreriez-vous l’ancien ?

Poirot se rappelait vaguement une quantité d’oiseaux exotiques aux teintes criardes, au milieu d’une forêt tropicale. Il eut envie de remarquer : « Plus ça change, plus c’est la même chose », mais il se contint.

— Et maintenant – lança Mrs Oliver, alors que son invité replaçait la tasse sur sa soucoupe et se renversait en arrière avec un soupir de satisfaction tout en essuyant des restes de mousse crémeuse sur ses moustaches – de quoi s’agit-il ?

— Je puis vous dire cela tout bonnement. Ce matin, une jeune fille est venue pour me voir. J’ai suggéré qu’elle prenne rendez-vous… On a ses habitudes, n’est-ce pas ? Elle me fit répondre qu’elle voulait me rencontrer sans délai parce qu’elle pensait avoir peut-être commis un crime.

— Voilà qui est étrange ! N’en était-elle pas certaine ?

— Justement pas à ce qu’il semble ! C’est inouï ! J’ai donc prié George de l’introduire et lorsqu’elle s’est trouvée devant moi, elle est restée plantée là, debout, refusant de s’asseoir et me fixant sans bouger ! Elle m’a fait l’effet d’une idiote. J’essayai de l’encourager quand, brusquement, elle me dit qu’elle a changé d’avis, qu’elle ne voulait pas paraître impolie mais que… mais que j’étais vraiment trop vieux… ! Que pensez-vous donc de ça ?

Mrs Oliver s’empressa de réconforter son hôte :

— Mais voyons, les jeunes filles sont toutes ainsi. Elles estiment qu’une personne de plus de trente-cinq ans est à moitié morte. Elles n’ont aucun bon sens, vous devez bien le savoir.

— Cela n’empêche que cette sotte m’a blessé, humilié…

— À votre place, mon cher, je ne me tourmenterais pas pour si peu. Il est évident que la réflexion incongrue de cette personne était d’une grossièreté…

— Je vous en prie, chère Madame, n’en parlons plus. Mais il n’y a pas que mon amour-propre qui ait été malmené… Je ne vous cache pas que je suis inquiet… et même très inquiet.

— Si j’étais vous, j’oublierais cet incident.

— Je crains que vous ne compreniez pas. C’est au sujet de cette jeune fille que je suis inquiet. Elle vient à moi pour que je l’aide. Puis elle décide que je suis trop vieux pour lui apporter le secours espéré, j’imagine. Naturellement, elle se trompe, mais avant que je puisse la faire revenir de son erreur, elle disparaît. Je vous dis que cette fille avait besoin qu’on l’aide.

— Je ne pense pas que ce soit aussi sérieux que vous vous le figurez. Les filles font toujours un tas d’histoires pour des bagatelles.

— Non, j’en suis sûr. Elle a besoin qu’on l’aide.

— Voyons ! Vous ne pensez tout de même pas qu’elle aurait vraiment commis un crime ?

— Pourquoi pas ? C’est ce qu’elle prétendait, en tout cas !

— Vous oubliez qu’elle employait le conditionnel. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi ?

— Moi non plus. Ça ne rime à rien.

— Qui a-t-elle ou qui pense-t-elle avoir assassiné ?

Poirot marqua son ignorance par un haussement d’épaules.

— Et dans quel but ?

Nouveau haussement d’épaules de la part de Poirot.

— Bien sûr, les hypothèses sont nombreuses.

L’écrivain commença à s’agiter, sa féconde imagination se mettant en marche.

— Peut-être a-t-elle écrasé quelqu’un avec sa voiture et ne s’est pas arrêtée ? Ou bien, attaquée par un homme au bord d’un ravin, elle l’aura poussé dans le vide ? À moins que, chargée de veiller sur un malade, elle se soit trompée de médicament ? Ou encore, invitée à l’une de ces réunions où l’on se drogue, une bagarre a éclaté et après s’être évanouie, votre visiteuse a repris conscience pour constater qu’elle avait poignardé quelqu’un ?

— Assez, Madame, assez !

Mais son interlocutrice était trop bien lancée pour s’arrêter à la moindre injonction.

— … Assistante dans une salle d’opération, elle aurait pu administrer une trop forte dose d’anesthésique au patient, ou…

Elle s’interrompit brusquement, cherchant à pêcher des détails plus précis.

— Comment était-elle, au fait ?

Poirot réfléchit un moment :

— Une Ophélie dénuée de charme.

— Mon Dieu ! Lorsque vous la décrivez ainsi, je me la représente presque avec certitude. Comme c’est étrange !

— Désarmée devant les difficultés de l’existence… c’est ainsi que je l’imagine. Elle n’est pas de ceux qui viennent facilement à bout d’une difficulté ou savent flairer un danger. Elle est plutôt de ceux que l’on choisit en disant : j’ai besoin d’une victime, en voilà une qui fera l’affaire.

Mrs Oliver n’écoutait pas. Les deux mains crispées sur son abondante coiffure, elle réfléchissait. Une attitude que Poirot lui connaissait bien.

— Attendez ! cria-t-elle d’une voix angoissée. Attendez !

Poirot attendit, les sourcils levés.

— Vous ne m’avez pas dit son nom ? finit-elle par déclarer.

— Elle ne me l’a pas donné. J’avoue que c’est regrettable.

— Attendez ! implora-t-elle à nouveau en un cri tragique.

Brusquement, elle desserra son étreinte et une partie de sa coiffure se déroula sur ses épaules. Une mèche trop lourde tomba par terre et Poirot, la ramassant, la déposa discrètement sur la table.

— Envisageons les événements dans l’ordre, reprit Mrs Oliver, ayant recouvré son calme.

Elle repoussa une ou deux épingles à cheveux et s’enquit :

— Qui a parlé de vous à cette fille, Mr Poirot ?

— Autant que je sache, personne. Elle a forcément entendu parler de moi.

Mrs Oliver pensa que ce « forcément » manquait de modestie. Poirot se croyait universellement connu. En vérité, nombreux seraient ceux qui ne comprendraient rien à votre discours, si vous faisiez allusion à Hercule Poirot, plus particulièrement dans la jeune génération. « Mais, comment lui faire admettre ça, se demandait Mrs Oliver, sans le vexer ? » Elle s’y risqua avec prudence.

— Je crois que vous vous trompez, mon ami. Les jeunes filles… et les jeunes gens actuels, ne savent pas grand-chose des détectives et de ce qui les concerne. Ils n’en entendent pas parler autour d’eux.

— Tout le monde doit avoir entendu parler d’Hercule Poirot ! protesta le petit détective.

C’était là une certitude bien établie à ses yeux.

— Mais ils sont tous tellement mal élevés à l’heure actuelle. Franchement, les seuls noms qu’ils connaissent, ce sont ceux des chanteurs-yéyé ou des présentateurs de disques. S’ils ont besoin d’un docteur, d’un détective ou simplement d’un dentiste, il leur faut requérir l’avis d’autrui ou bien écouter des conversations du genre : « Ma chère, il faut absolument que vous alliez consulter ce merveilleux praticien dans Queen’s Anne’s Street. Il vous plie les jambes trois fois autour du cou et vous voilà guérie » ou encore : « On m’avait volé tous mes diamants et si Henry l’avait appris, il aurait été furieux, je ne pouvais donc pas avoir recours à la police. Heureusement, il y a un détective, un vrai magicien, ma chère, et des plus discrets avec ça, qui les a retrouvés. Henry n’a jamais rien su. » C’est toujours ainsi que les choses se passent. Quelqu’un a dû vous envoyer cette fille.

— J’en doute…

— Vous avez tort car, je m’en souviens à l’instant, c’est moi qui vous ai envoyé cette fille.

Poirot la regarda, stupéfait.

— Vous ? Mais pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ?

— Parce que cela vient seulement de me revenir à l’esprit Lorsque vous avez parlé d’Ophélie… des longs cheveux de noyée, le genre plutôt quelconque… tout cela correspondait à la description d’une personne rencontrée récemment. Et brusquement, je me suis souvenue.

— Alors, qui est-ce ?

— En réalité, j’ignore son nom mais je puis le découvrir facilement. Nous étions en train de parler de détectives… et j’ai fait allusion à vous et à certains de vos étonnants exploits.

— Vous lui avez donné mon adresse ?

— Pas du tout ! Je ne supposais absolument pas qu’elle avait besoin de vous consulter. Nous conversions sans but. Il faut croire qu’elle aura retenu votre nom et, dès lors, il lui aura été facile de vous dénicher en ouvrant un annuaire téléphonique.

— Avez-vous parlé de crime ?

— Autant que je me le rappelle, non. Je ne sais même plus comment nous en sommes venues à aborder le chapitre des détectives… à moins… attendez… oui, c’est bien elle qui a amené la conversation sur ce sujet.

— Chère Madame, même si vous ignorez son nom, essayez de vous souvenir de tout ce que vous savez sur elle.

— Eh bien, cela se passait le week-end dernier. Je me trouvais chez les Lorrimers. Ils n’ont rien à voir dans l’affaire, sauf que je les accompagnai chez des amis où ils étaient invités à prendre un verre. Il y avait un tas de monde chez ces gens-là… et je ne m’amusai pas beaucoup, car je bois très peu et on fait toujours un tas d’histoires plus ou moins drôles sur mes goûts pour les boissons non alcoolisées. De plus, on me répète toujours les mêmes choses… « Vous savez à quel point on aime vos livres » et « Il y a longtemps que je désirais faire votre connaissance ». Tous ces bavardages me gênent, m’ennuient, et me donnent l’air stupide. Cependant, j’essaie de faire bonne figure. Il y a aussi mon affreux héros, le détective Sven Hjerson que le public adore… Si on se doutait à quel point je le déteste ! Mais mon éditeur m’a interdit de le dire. J’imagine que la conversation a dû, de là, diverger sur les vrais détectives, et j’ai parlé de vous tandis que cette fille, non loin de moi, m’écoutait. Une Ophélie dénuée de charme, c’est exactement ça… Elle doit être un membre de la famille à moins que je ne la confonde avec une autre.

Poirot soupira. Avec Mrs Oliver, il fallait sans cesse témoigner d’une grande patience.

— Qui sont ces gens auxquels vous rendiez visite ?

— Ils s’appellent Trefusis ou Treherne, quelque chose dans ce genre… Lui est un gros bonnet. Riche. Un emploi à la Cité, bien qu’il ait passé la majeure partie de sa vie en Afrique du Sud…

— Il est marié ?

— Oui, à une très jolie femme. Beaucoup plus jeune que lui. Elle a une abondante chevelure dorée. C’est sa seconde femme. La fille est née d’un premier mariage. Il y a aussi un oncle, une véritable antiquité. Assez dur d’oreille, mais terriblement distingué… avec une kyrielle d’abréviations à la suite de son nom. Un ancien amiral ou général, je pense. Il me semble qu’il est aussi un peu astronome. Il y a une sorte de gros télescope qui dépasse du toit de la maison. Bien sûr, il se peut que ce ne soit là qu’une marotte…

Je me souviens encore d’une jeune étrangère, trottant constamment derrière le vieux gentleman. Elle l’accompagne dans ses déplacements à Londres et veille à ce qu’il ne se fasse pas écraser. Elle est assez jolie.

Poirot, occupé à trier les informations que lui transmettait son amie, avait l’impression d’être devenu un ordinateur humain.

— Donc, les gens qui habitent la maison sont Mr et Mrs Trefusis…

— Pas Trefusis… Je me souviens à présent : Restarick !

— Cela me paraît un tout autre genre de nom ?

— C’est bien un nom de Cornouailles, non ?

— Donc, nous avons Mr et Mrs Restarick, l’oncle distingué… S’appelle-t-il aussi Restarick ?

— Sir Roderick quelque chose.

— Et il y a la jeune fille au pair qui n’est peut-être pas au pair. Et enfin la fille… Unique ?

— Je crois mais je ne saurais l’affirmer. D’ailleurs elle ne vit pas chez ses parents. Elle n’était là que pour le week-end. Elle ne s’entend pas avec sa belle-mère, à ce qu’on raconte. Elle a un emploi à Londres et un amoureux qui, d’après ce que je me suis laissé dire, ne plairait pas beaucoup à la famille !

— Vous me donnez l’impression de connaître un tas d’histoires sur cette famille ?

— Oh ! vous savez, on surprend des conversations intéressantes. Les Lorrimers sont très bavards et ils discutent toujours sur les uns et les autres. Les ragots vont bon train. Mais de cette manière, il arrive parfois qu’on confonde tout le monde. C’est probablement ce qui m’est arrivé. Je voudrais me rappeler le prénom de cette jeune fille. Un prénom qui se rapporte à une chanson… Thora ? Parlez-moi, Thora. Thora, Thora. À moins que ce soit Myra ? Myra, oh ! Myra ! mon amour est tout à toi. Est-ce bien cela ? J’ai rêvé que je vivais dans un palais doré. Norma ? ou Maritana ? Norma plutôt… Norma Restarick, c’est cela ! J’en suis sûre ! — Elle ajouta avec une parfaite inconscience : C’est une troisième jeune fille.

— Ne m’avez-vous pas dit que vous ne lui connaissiez ni frère ni sœur ?

— En effet, quoique je n’en sois pas certaine.

— Mais alors que signifie votre remarque ?

— Grand Dieu ! Est-il possible que vous ignoriez ce qu’est une « troisième jeune fille » ? Ne lisez-vous donc jamais le Times ?

— Si, j’y lis les naissances, les décès, et les mariages. Et parfois quelques articles qui me paraissent intéressants.

— Je veux parler des petites annonces qui occupent ou plutôt occupaient la première page. Depuis qu’ils ont changé la place des petites annonces, j’ai décidé d’acheter un autre journal. Je vais vous montrer.

Elle alla à une petite table où elle prit le quotidien, tourna fébrilement les pages et revint vers Poirot.

— Voilà… Regardez : « 3e JEUNE FILLE pour confortable appartement, 2e étage, chambre à part, chauffage central, Earl’s Court. » « 3e jeune fille pour partager appartement, 5 guinées par semaine, chambre à part. » « Cherche 4e jeune fille, Regent’s Park, chambre à part. » C’est ainsi que les jeunes filles aiment à vivre, à présent. C’est mieux qu’une pension de famille. La première loue l’appartement meublé et se dispose à en partager le loyer. La seconde est habituellement une de ses amies. Ensemble, si elles ne connaissent personne, elles en trouvent une troisième par les petites annonces. Et comme vous le voyez, très souvent, elles arrivent à caser une quatrième locataire dans l’appartement. La première garde la meilleure pièce, la seconde paie un loyer moins élevé, la troisième presque rien mais niche dans une alcôve. Elles décident entre elles, laquelle aura la jouissance du logement, une soirée par semaine… Ce système marche généralement assez bien.

— Où cette jeune fille dont le nom est peut-être Norma vit-elle à Londres ?

— Comme je vous l’ai déjà dit, je ne sais presque rien sur elle.

— Mais, vous avez un moyen pour en apprendre davantage ?

— J’imagine, en effet, que je puis aisément me renseigner sur son compte.

— Vous êtes certaine que personne n’a fait devant vous allusion à un décès imprévu ?

— À Londres ou chez les Restarick ?

— L’un et l’autre.

— Je ne pense pas. Voulez-vous que j’essaie de voir ce que je puis découvrir ?

Ses yeux brillaient d’excitation. Il était évident qu’elle s’adaptait avec enthousiasme à la situation.

— Ce serait très aimable à vous.

— Je téléphone aux Lorrimers. C’est la meilleure heure pour les joindre.

Elle alla au téléphone, tout en disant :

— Il faut que je trouve une excuse… que j’invente un prétexte.

L’air hésitant, elle se tourna vers Poirot qui la rassura :

— Je vous fais confiance pour trouver une excuse plausible. Seulement, pas trop de fantaisie, n’est-ce pas ? de la modération…

Mrs Oliver lui lança un coup d’œil entendu.

Elle appela le service des renseignements et demanda un numéro, puis s’adressant à Poirot :

— Vous avez un crayon, du papier ? Au cas où il me faudrait inscrire des noms, des adresses.

Poirot qui tenait déjà son carnet à la main, acquiesça d’un signe de tête.

Ayant obtenu sa communication, Mrs Oliver se lança dans un long discours. Poirot écouta avec attention.

— Allô ? Puis-je parler… Oh ! c’est vous, Naomi ! Ariane Oliver. Oh ! oui… ma foi, il y avait tellement de monde… Vous voulez dire le vieux gentleman ? — Non, vous savez bien que non… Presque aveugle ? Je croyais qu’il allait à Londres avec la jeune étrangère… Oui, ce doit être un gros souci pour eux… mais elle semble assez bien s’occuper de lui… Figurez-vous, ma chère, que je vous ai appelée pour vous demander, entre autres, l’adresse de la jeune fille… non, je veux parler de la fille des Restarick… Quelque part dans South Ken, n’est-ce pas ? ou Knightsbridge ? Je lui ai promis un livre et comme d’habitude, je ne retrouve plus le papier où j’ai inscrit son adresse. Je ne me souviens même plus de son nom. Est-ce Thora ou Norma… ? Oui, je pensais bien que c’était Norma… Attendez, je vais chercher de quoi écrire… Je suis prête… 67 Borodene Mansions… Je sais, c’est ce grand bâtiment qui ressemble à Wormwood Scrubs [2]. J’imagine que les appartements sont très confortables avec chauffage central et tout… Qui sont les deux autres jeunes filles avec lesquelles elle vit ?… Des amies… ? Elle les a peut-être trouvées par les petites annonces… Claudia Reece-Holland… est-ce la fille du député ?… Qui est l’autre ?… Non, il n’y a pas de raison pour que vous le sachiez… Elle est gentille aussi, j’imagine… Que font-elles, toutes ? Secrétaires, bien sûr… Ah ? l’autre est une décoratrice d’appartements… ou plutôt elle s’intéressait à une galerie d’art… ? Non, Naomi, évidemment non. Je ne cherche pas vraiment à savoir… Je me posais simplement la question : que font les jeunes filles, de nos jours ? De toute façon, cela m’intéresse personnellement pour mes livres. Il faut bien se tenir au courant de la vie moderne, n’est-ce pas ? Que me disiez-vous au sujet d’un amoureux ?… Oui, mais on se sent tellement dépassé ! À présent, les jeunes filles ne font que ce qui leur plaît… Est-il vraiment affreux, je veux dire, du genre sale et pas rasé ?… Oh ! ce genre-là… gilet broché et longs cheveux bouclés… lui tombant sur les épaules… Cela devient tellement difficile de différencier les filles et leurs amoureux, vous ne trouvez pas ?… C’est vrai, ils ressemblent parfois à un Van Dyck, quand ils sont jolis garçons… Que dites-vous ? Qu’Andrew Restarick le déteste profondément… Il en est généralement ainsi chez les hommes mûrs… Mary Restarick ?… Je suppose que se disputer avec sa belle-mère est un comportement naturel, non ? Elle a dû être contente lorsque Norma a trouvé un emploi à Londres. Que voulez-vous dire par « On raconte des choses » ?… Pourquoi n’a-t-il pas été possible de découvrir ce qui n’allait pas chez elle ?… Qui a raconté cela ?… Oui, mais qui chuchotait de telles choses ?… Oh ! une infirmière l’a répété à la gouvernante des Jenners ? Vous voulez dire, son mari Oh, je vois… Le médecin n’en a jamais été sûr… Non, mais les gens sont tellement méchants ! Je suis de votre avis. Ces histoires-là sont généralement complètement fausses… Oh ! c’était une maladie d’estomac ?… mais que c’est donc ridicule ! Des gens auraient fait courir le bruit que… comment s’appelle-t-il… ? Andrew… Évidemment ce serait facile avec tous ces herbicides qui traînent partout… Oui, mais pourquoi ? Je veux dire, ce n’est pas comme s’il s’agissait d’une épouse qu’il aurait détesté durant des années… Sa seconde femme, je sais, beaucoup plus jeune que lui et jolie… Oui, je suppose que c’est possible… Mais quelle raison aurait l’étrangère de le vouloir aussi… ? Elle aurait pu lui tenir rigueur d’une remarque désobligeante ?… C’est une assez jolie fille. Andrew aurait pu s’amouracher d’elle, rien de bien sérieux mais suffisamment tout de même pour contrarier Mary, au point qu’elle aurait dit son fait à l’étrangère et…

Du coin de l’œil, Mrs Oliver remarqua que Poirot lui adressait de grands signes.

— Un instant, chérie… C’est le boulanger – Poirot eut un haut-le-corps offusqué. Ne quittez pas !

Elle abandonna le combiné et se précipita vers le détective qui eut un mouvement de recul instinctif.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle dans un souffle.

— Un boulanger, protesta Poirot avec amertume, moi !

— Il fallait bien que je trouve une excuse rapide. Pourquoi me faisiez-vous des signes ? Vous avez compris ce qu’elle…

— Vous me raconterez tout cela. Pour l’instant, je souhaiterais que vous trouviez un prétexte qui me permette de rendre visite aux Restarick… Un de vos vieux amis qui sera prochainement de passage dans la région, peut-être ou…

— Laissez-moi faire ! Je trouverai quelque chose. Désirez-vous user d’un nom d’emprunt ?

— Certainement pas ! Essayons de rester le plus simple possible.

Mrs Oliver hocha la tête et retourna vivement au téléphone.

— Naomi ? Je ne me souviens plus de ce dont nous discutions. Pourquoi quelque chose arrive-t-il toujours au moment où l’on commence une bonne petite conversation ! Je ne me rappelle même plus pourquoi je vous avais appelée… Ah ! oui, l’adresse de cette enfant, Thora… je veux dire Norma… et vous me l’avez donnée. Mais il y avait aussi autre chose… Oh ! je me souviens. Un de mes vieux amis, un petit homme des plus fascinants. D’ailleurs, je parlais justement de lui, l’autre jour, à cette soirée. Il s’appelle Hercule Poirot. Le hasard va l’amener non loin de chez les Restarick et il est très désireux de rencontrer le vieux Sir Roderick. Il a beaucoup entendu parler de lui et l’admire profondément à cause de ses découvertes durant la guerre… ou quelque chose comme ça… enfin, bref, il serait très heureux de lui rendre visite et de lui « présenter ses respects » pour reprendre son expression. Pensez-vous que ce soit possible ?… Oui, il arrivera probablement un beau jour, sans crier gare. Priez-les de lui demander de raconter une de ses merveilleuses histoires d’espionnage. Il… quoi ?… Oh ! vos jardiniers ? Oui, bien sûr, vous devez y aller tout de suite. Au revoir.

Elle reposa le combiné et se laissa choir dans un fauteuil.

— Dieu ! Je suis épuisée ! Ai-je été bien ?

— Pas mauvaise.

— J’ai pensé que je ferais mieux de tout mettre sur le dos du vieux gentleman. Ainsi, vous pourrez les voir tous, ce que vous désiriez, n’est-ce pas ? Et une femme peut toujours paraître un peu perdue dans ses propos, lorsqu’il est question de sujets scientifiques. Je vous fais confiance pour inventer une histoire plus plausible. À présent, il faut que je vous raconte ce que Mrs Lorrimers m’a appris.

— Au sujet de la santé de Mrs Restarick ?

— Tout juste ! Figurez-vous qu’elle a souffert d’une maladie mystérieuse… maladie d’estomac à laquelle les médecins ne comprenaient rien du tout. Ils l’envoyèrent dans un hôpital où, sans aucun traitement particulier, à ce qu’il semble, elle s’est remise assez rapidement. Mais, sitôt de retour chez elle, voilà les mêmes symptômes qui réapparaissent !… Les médecins y perdaient leur latin. C’est alors qu’on a commencé à jaser. Une infirmière un peu trop bavarde en a parlé à sa sœur qui en a parlé à une voisine, qui femme de ménage, en a parlé partout où elle se rendait, en soulignant que l’affaire lui paraissait bizarre. On chuchota bien vite que le mari essayait d’empoisonner sa femme. C’est là une hypothèse qui vient naturellement à l’esprit mais, dans ce cas particulier, c’était invraisemblable. Naomi et moi, nous nous sommes demandé s’il ne s’agirait pas de la jeune fille au pair… je dis au pair, mais en fait, elle serait plutôt une sorte de secrétaire, de dame de compagnie attachée au vieux gentleman. Cependant, il n’y a aucune raison pour qu’elle ait administré de l’herbicide à Mrs Restarick.

— J’ai entendu vos suggestions.

— D’ordinaire, les meurtriers ont toujours une raison plus ou moins valable, alors qu’ici…

Poirot l’interrompit :

— On souhaite commettre un meurtre sans avoir eu le courage de le perpétrer.

CHAPITRE III

Mrs Oliver engagea sa voiture dans la cour intérieure de Borodene Mansions. L’emplacement réservé au stationnement était déjà occupé par six véhicules. La nouvelle venue hésita un moment, mais une des autos faisant marche arrière pour s’éloigner, elle se rangea vivement dans l’espace laissé vacant.

La célèbre romancière sortit, claqua la portière et leva les yeux sur la façade du bâtiment qui se dressait dans le ciel. De construction récente, il paraissait uniquement fonctionnel et dépourvu de tout ornement.

Une grande activité régnait alentour. Voitures et piétons entraient ou sortaient de la cour alors que la journée de travail touchait à sa fin.

Ariane jeta un coup d’œil à sa montre. Sept heures moins dix. Elle jugea l’heure idéale, imaginant que les jeunes filles qui travaillent devaient être rentrées chez elles pour refaire leur maquillage, troquer leurs vêtements pour des pantalons aux dessins exotiques ou autre fantaisie et ressortir plus tard, à moins qu’elles ne préfèrent passer la soirée dans leur appartement afin de s’occuper de petits lavages et de rangements. Bref, une heure assez bien choisie pour un visiteur ne voulant pas se casser le nez sur une porte close. L’est et l’ouest du bâtiment offraient la même apparence. Les deux blocs étaient creusés en leur centre de larges portes battantes. Mrs Oliver choisit l’aile gauche mais se rendit vite compte qu’elle se trompait car, là, les numéros allaient de cent à huit cents. Elle repartit donc vers la droite.

Le numéro 67 se situait au sixième étage. La visiteuse pressa le bouton de l’ascenseur dont les portes s’ouvrirent, pareilles à la bouche d’un bâilleur qui menace de se refermer d’un seul coup. L’écrivain se précipita à l’intérieur, terrorisée par cet engin moderne. Bang ! Les battants se refermèrent pour se rouvrir presque aussitôt et Mrs Oliver jaillit de la machine comme un lapin apeuré d’un taillis. Elle suivit le corridor et trouva la porte marquée 67 en chiffres métalliques fixés au centre du panneau. Le 7 tomba de lui-même au moment où elle s’apprêtait à sonner.

— Décidément, cet endroit ne me plaît pas, grogna-t-elle en se penchant avec effort pour ramasser le chiffre et le remettre à sa place.

Elle sonna. Peut-être n’y avait-il personne…

Néanmoins, la porte s’ouvrit presque aussitôt. Une grande fille la regardait. Elle portait un ensemble noir de coupe parfaite, à la jupe très courte, un chemisier de soie blanche et d’élégantes chaussures. Elle était jolie avec ses cheveux noirs coiffés en hauteur, son maquillage discret. Cependant, sans qu’elle pût s’en expliquer la raison, Mrs Oliver demeura sur ses gardes.

— Miss Restarick est-elle chez elle ?

— Non, je regrette. Puis-je lui transmettre un message ?

— Que c’est fâcheux !

La visiteuse montra un paquet mal fermé, enveloppé d’un papier brun.

— Je lui ai promis un livre… Un des miens, qu’elle n’a pas lu. J’espère que je me suis bien souvenue duquel il s’agissait. Elle ne sera pas bientôt de retour, je suppose ?

— Je ne pourrais vous le dire car j’ignore où elle est allée ce soir.

— Je comprends. Vous êtes Miss Reece-Holland ?

La jeune fille eut l’air légèrement surpris.

— En effet.

— Je connais votre père. Je suis Mrs Oliver et j’écris des romans. — Elle chuchota presque ces derniers mots sur un ton de fausse humilité.

— Voulez-vous entrer un moment ?

Mrs Oliver accepta l’invitation et Claudia Reece-Holland la conduisit au salon. Les murs de l’appartement étaient tous ornés d’un papier d’ameublement imitant la boiserie et les meubles, modernes, se composaient d’armoires aux portes à glissières, d’étagères à livres, d’un large divan et d’une table à rallonges. Une affiche représentant un arlequin géant décorait un mur et la peinture au pochoir d’un singe se balançant sur un palmier, s’étalait sur un autre.

— Je suis certaine que Norma sera heureuse d’avoir votre livre, Mrs Oliver. Voulez-vous prendre quelque chose ? Sherry ? Gin ?

La jeune fille s’exprimait avec l’aisance de la parfaite secrétaire.

Mrs Oliver refusa.

— Vous avez une vue splendide, remarqua-t-elle en jetant un coup d’œil au dehors. Le soleil couchant qui inondait la pièce, lui fit cligner des paupières.

— Oui. Ce n’est malheureusement pas aussi agréable lorsque l’ascenseur est en dérangement.

— Je n’aurais jamais pensé que ces engins refusaient parfois de fonctionner… Ils sont tellement… tellement semblables à des robots.

— L’installation, bien que moderne, n’est pas parfaite. Elle nécessite de fréquentes révisions.

Une autre jeune fille surgit dans la pièce.

— Claudia, savez-vous par hasard où j’ai pu mettre…

Elle s’interrompit à la vue de l’inconnue.

Claudia procéda aux présentations.

— Frances Cary… Mrs Oliver. Mrs Ariane Oliver.

— C’est merveilleux ! s’exclama Frances.

C’était une grande fille élancée, avec de longs cheveux noirs mais à qui un maquillage maladroit donnait un visage cadavérique. Ses yeux et ses sourcils étaient légèrement obliques… effet accentué par le mascara… Elle portait un pantalon de velours et un gros pull-over. Elle offrait un contraste frappant avec Claudia, si vive et si femme d’intérieur.

— J’ai apporté un livre que j’avais promis à Norma Restarick, expliqua Mrs Oliver.

— Quel dommage qu’elle ne soit pas encore de retour de la campagne !

— N’en est-elle pas revenue ?

Un moment de silence alourdit l’atmosphère. La romancière eut l’impression que les deux jeunes filles échangeaient un coup d’œil.

— Je pensais qu’elle occupait un emploi à Londres, ajouta Mrs Oliver, désirant paraître surprise.

— C’est exact. Elle travaille pour un décorateur d’appartements, expliqua Claudia. À l’occasion, on l’envoie montrer des échantillons hors de Londres. — Elle sourit. — Nous menons des existences assez séparées, ici. Nous allons et venons à notre guise… sans même nous soucier de laisser un message pour les autres. Mais je n’oublierai pas de lui remettre votre livre lorsqu’elle sera de retour.

Rien ne pouvait être plus naturel que cette explication banale.

Mrs Oliver se leva.

— C’est très aimable à vous.

Claudia l’accompagna à la porte.

— Je dirai à mon père que j’ai fait votre connaissance, remarqua-t-elle. Il est un lecteur assidu de romans policiers.

Refermant la porte sur la visiteuse, elle retourna au salon. Frances, accoudée à la fenêtre, se retourna.

— Désolée, Claudia. Ai-je commis une gaffe ?

— Je lui avais seulement appris que Norma était sortie.

Sa compagne haussa les épaules.

— Je ne pouvais le deviner. Où est cette fille, Claudia ? Pourquoi n’est-elle pas revenue lundi ? Où a-t-elle pu se rendre ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Elle a peut-être prolongé son séjour chez ses parents. Elle devait passer le week-end avec eux.

— Elle n’y est pas. Je leur ai téléphoné pour le leur demander.

— Je suppose que ça n’a pas grande importance ?… Cependant, elle est… il y a quelque chose d’étrange dans Norma.

— Pas plus que chez n’importe qui d’autre.

Le ton de Claudia manquait de conviction.

— Oh ! si ! Parfois, elle me donne la chair de poule. Je crains qu’elle ne soit pas très équilibrée.

Brusquement, elle éclata de rire.

— Et vous le savez parfaitement, Claudia, malgré votre entêtement à refuser de l’admettre ; par fidélité envers votre patron, je suppose ?

CHAPITRE IV

Hercule Poirot marchait dans la rue principale de Long Basing, si toutefois on peut appeler ainsi la rue unique d’une agglomération. Long Basing est un de ces villages qui ont tendance à s’allonger sans se préoccuper de s’élargir. On y voit une église impressionnante, avec un énorme clocher et près de laquelle un vieil if très digne domine le cimetière-jardin. De droite à gauche de la rue s’alignent les magasins extraordinairement variés dont ceux de deux antiquaires. L’un semblant s’intéresser exclusivement aux devants de cheminée en bois sculpté, l’autre avouant une préférence marquée pour les vieilles cartes murales, les porcelaines (la plupart ébréchées), les anciennes commodes en chêne rongées par les vers, les étagères couvertes de cristaux et l’argenterie datant de l’époque victorienne, le tout mal mis en valeur faute de place. Il y a encore deux cafés, tous deux assez mal tenus, un magasin où l’on vend des paniers, charmant avec sa grande variété d’articles façonnés à la main, un bureau de poste où l’on achète aussi des fruits, un marchand de tissus, surtout spécialisé en articles de modes avec au milieu, un immense comptoir où s’empilent les chaussures d’enfants tandis que dans un autre coin, on trouve tout ce qui relève de la mercerie. Il faut citer encore un marchand de journaux-papeterie qui s’occupe, en plus, de la vente du tabac et des bonbons. Un magasin de lainages est, sans aucun doute, l’aristocrate du coin. À l’intérieur, deux femmes distinguées, à cheveux blancs, veillent sur une quantité d’étagères bourrées de pelotes de toutes les couleurs et, sur le comptoir, des paniers pleins de patrons. On a ménagé, au fond, un espace réservé à l’art subtil du tricot. Pour ce qui est de l’épicerie, elle s’est transformée en un « supermarket » avec ses paniers métalliques et ses rangées de boîtes de conserves aux emballages agressifs. Enfin, occupant une place à part, une petite boutique offrant au centre de sa vitrine étroite – où s’inscrit en lettres ARTISTIQUES le nom de « Lillah » – un chemisier venu de France qu’une étiquette affirme être « le dernier chic ». Il voisine avec une jupe marine et un pull-over écarlate, le tout disposé en un désordre recherché.

Poirot observa l’ensemble d’un œil indifférent. Il remarqua, au cœur du village, une rangée de maisons étriquées, de style ancien, dont certaines avaient conservé la pureté de ligne datant des rois George mais la plupart révélant des signes d’amélioration qui portaient le cachet de l’époque victorienne, par exemple une véranda, une fenêtre en saillie, une petite serre… La façade d’une ou deux de ces maisons avait été surélevée et semblait donner à leur propriétaire, le droit de réclamer un respect dû à leur allure « à la page ».

Poirot marchait lentement, enregistrant au passage tout ce qu’il découvrait. Si son impétueuse amie, Mrs Oliver, l’avait accompagné, elle lui aurait tout de suite demandé pourquoi il perdait son temps à flâner alors que la maison qui l’intéressait, se situait à un quart de mile des limites du village. Poirot lui aurait alors répondu qu’il tenait à s’imprégner de l’atmosphère locale, ce qui avait parfois une grande importance. À la sortie de la petite agglomération, la transition était brutale. D’un côté, en retrait de la route, se dressaient quelques maisons récemment construites par l’État, précédées chacune d’une pelouse, égayées par leurs portes aux couleurs vives. Au-delà, la campagne s’étalait paisible, avec ses collines et ses haies de buissons et, çà et là, quelques-unes de ces demeures que les agents immobiliers appellent « belles maisons de maître » régnant sur leurs arbres et leurs jardins, empreints de cet air mystérieux particulier aux propriétés privées. Assez loin devant lui, Poirot discerna une habitation à laquelle son dernier étage, sans aucun doute rajouté depuis peu, donnait l’aspect d’une assez extraordinaire construction arrondie. Il s’agissait certainement de l’endroit qu’il désirait atteindre. Le détective arriva à une grille portant le panneau « Crosshedges » et son regard se leva sur la demeure qui datait probablement du début du siècle. Elle n’était ni jolie ni laide : tout simplement ordinaire. Le jardin, par contre, charmait le regard. On devinait qu’à l’origine, il avait été l’objet de beaucoup de soins et d’attentions. Il montrait encore des pelouses bien tondues, un grand nombre de plates-bandes fleuries, d’arbustes disséminés avec goût. Un homme de métier s’occupait sûrement de ce jardin, pensa Poirot et peut-être même les propriétaires y prenaient-ils un intérêt personnel car il venait juste de remarquer, dans un coin près de la maison, une femme penchée sur une plate-bande, occupée, semblait-il, à rattacher des dahlias. Sa tête paraissait une masse d’or éclatant. Elle devait être grande et mince, avec des épaules carrées.

Poirot poussa le portillon et s’avança.

La femme tourna la tête puis se redressa en dévisageant le nouveau venu d’un air interrogateur. Elle ne bougea pas, gardant à la main un sécateur :

— Oui ?

Poirot la salua d’un geste élégant et s’inclina. Les yeux de la femme restaient fixés sur les moustaches du petit homme, comme fascinés.

— Mrs Restarick ?

— Oui. Je…

— J’espère que je ne vous dérange pas, Madame ?

Un léger sourire effleura les lèvres de la maîtresse de maison.

— Pas du tout Êtes-vous…

— Je me suis permis de vous rendre visite. Une de mes amies, Mrs Ariane Oliver…

— Oh ! Vous devez être M. Poiret ?

— Poirot, rectifia-t-il en accentuant sur la dernière syllabe. Hercule Poirot, pour vous servir. Je passai dans la région et je me suis permis de venir avec l’espoir d’être autorisé à présenter mes respects à Sir Roderick Horsefield.

— Oui. Naomi Lorrimers nous a prévenus que vous pourriez arriver à l’improviste.

— J’espère que cela ne vous gêne pas ?

— Pas du tout Ariane Oliver se trouvait ici le dernier week-end. Elle accompagnait les Lorrimers. Ses livres sont des plus spirituels, ne trouvez-vous pas ? Mais, que je suis sotte ! Vous êtes vous-même détective… un vrai détective ?

— Je suis tout ce qu’il y a de plus réel dans le genre détective, répondit Hercule Poirot.

Il remarqua qu’elle réprimait un sourire. En l’observant avec plus d’attention, il nota qu’elle était belle, mais d’une beauté assez artificielle. Ses cheveux dorés étaient si serrés qu’ils en paraissaient empesés. Il se demanda si, au fond d’elle-même, elle possédait une grande assurance ou si elle ne s’appliquait pas plutôt à jouer le rôle de la lady anglaise absorbée dans son jardinage. Il se posa aussi la question de savoir ce qu’avait pu être le passé de cette femme :

— Vous avez là un très joli jardin, Madame.

— Vous aimez les jardins ?

— Pas autant que les Anglais. Dans ce pays, vous avez un talent spécial pour ce qui touche au jardinage. À vos yeux, il possède une valeur particulière, que chez nous, nous n’apprécions pas à ce point-là.

— Vous voulez dire, en France ?

— Je ne suis pas Français mais Belge.

— Oh ! en effet, je crois me souvenir qu’Ariane Oliver a mentionné que vous aviez appartenu à la police belge.

— C’est exact. Je suis un vieux chien policier belge – il émit un petit rire poli et reprit en agitant les mains – mais vos jardins à vous autres Anglais… je les admire. Les races latines préfèrent les architectures régulières, les jardins de Versailles en miniature, et de plus, bien sûr, ils ont inventé le potager qui est très important. Ici aussi, vous avez le potager mais il vous est venu de France et vous n’aimez pas les légumes autant que vos fleurs. Exact ?

— Oui, je crois que vous avez raison. Si vous voulez bien me suivre. Je vous conduirai auprès de mon oncle.

— Je me suis permis de vous importuner dans l’intention de rendre hommage à Sir Roderick mais je tiens à vous rendre hommage à vous aussi, Madame. Je rends toujours hommage à la beauté quand j’ai la chance de la rencontrer. Il s’inclina.

Elle rit, légèrement embarrassée.

— Vous allez m’obliger à rougir de confusion, Monsieur Poirot.

Empruntant une porte-fenêtre, elle le précéda à l’intérieur de la maison.

— J’ai fait vaguement la connaissance de votre oncle en 1944.

— Le pauvre, il est très âgé maintenant. Sa surdité augmente.

— Je crains qu’après tant d’années, il ne se souvienne plus de moi. Il s’agissait à l’époque d’une histoire d’espionnage liée aux développements scientifiques d’une certaine invention. Nous devions cette invention à l’ingéniosité de Sir Roderick. J’espère qu’il voudra bien me recevoir.

— J’en suis sûre. Son existence actuelle est assez dépourvue d’intérêt. Je dois me rendre souvent à Londres… Nous y cherchons une maison qui nous convienne. Elle soupira et conclut : Les gens âgés se montrent difficiles à vivre parfois.

— Je sais. Je le suis très souvent moi-même.

Elle éclata de rire.

— Voyons, Monsieur Poirot, vous n’allez pas prétendre être vieux !

— Pourtant, il arrive qu’on m’en fasse la remarque, observa-t-il en soupirant. Des jeunes filles, entre autres.

— C’est bien peu aimable de leur part, mais je sais que c’est, hélas, le genre de remarque que pourrait faire notre fille, par exemple.

— Vous avez une fille ?

— Enfin, une belle-fille.

— J’aurai grand plaisir à la rencontrer.

— Je crains que ce ne soit possible car elle est à Londres. Elle y travaille.

— Toutes les jeunes filles ont un métier, de nos jours.

— Chacun de nous est présumé occupé à travailler, répliqua-t-elle d’un ton assez morne. Même après le mariage, une femme est souvent obligée de retourner au bureau ou à une chaire de professeur.

— Est-ce votre cas ?

— Non. J’ai été élevée en Afrique du Sud. Je suis venue ici avec mon mari et l’Angleterre est encore un pays… assez incompréhensible pour moi.

Elle jeta autour d’elle un regard que Poirot jugea dépourvu d’enthousiasme.

Ils se trouvaient dans une pièce bien meublée mais sans originalité ni personnalité. Deux immenses portraits se faisaient face : une femme aux lèvres minces, vêtue d’une robe de soirée en velours gris et un homme d’une trentaine d’années, avec un air d’énergie réprimée.

— Je suppose que votre fille s’ennuie à la campagne ?

— Oui. Londres lui convient mieux. Elle s’interrompit et ajouta comme à regret : Elle ne m’aime pas.

— Impossible ! s’écria Poirot avec une politesse toute française.

— Malheureusement, si. J’imagine qu’il doit être assez difficile pour une jeune fille d’accepter une belle-mère.

— Votre fille aimait-elle beaucoup sa mère ?

— Je le crois. C’est un caractère difficile mais je présume qu’elles sont toutes ainsi de nos jours.

Poirot soupira.

— Les parents ont moins de contrôle sur leurs enfants. Ce n’est plus la même chose que par le bon vieux temps.

— C’est vrai.

— On hésite à aborder le sujet mais je dois avouer que je déplore leur manque de discernement dans leur choix d’un… comment dites-vous… ? d’un boy-friend ?

— Norma a été une source d’ennuis pour son père, à ce sujet. Mais je pense qu’il ne sert à rien de se plaindre. Il faut bien que les jeunes fassent leur propre expérience… L’oncle Roderick a son appartement à l’étage.

Elle le guida hors de la pièce sur laquelle Poirot jeta un dernier coup d’œil. Triste… sans caractère… mis à part peut-être les deux portraits. D’après le style de la robe que portait la femme, ils n’étaient pas récents et s’il s’agissait de la première Mrs Restarick, il jugea qu’elle ne lui aurait pas été sympathique.

— Ces portraits sont très bons, remarqua-t-il.

— Oui. Ils ont été peints par Lansberger.

Lansberger avait été un peintre fameux et très cher, vingt ans plus tôt. Son naturalisme méticuleux était à présent passé de mode et depuis sa mort, on ne parlait presque plus de lui. Ses modèles étaient appelés avec mépris « accessoiristes » mais Poirot estimait qu’ils valaient mieux que cela. Il devinait un humour assez cruel, soigneusement dissimulé derrière les surfaces lisses.

Grimpant les premières marches de l’escalier, à quelques pas devant lui. Mrs Restarick déclara :

— Ils viennent juste d’être sortis du grenier, restaurés et…

Elle s’interrompit brusquement et resta figée, une main sur la rampe.

Une silhouette venant de tourner l’angle du palier descendait à leur rencontre… Une silhouette assez baroque, paraissant vêtue d’un travesti mais qui détonait complètement avec l’atmosphère de la maison.

Poirot était assez familiarisé avec ce genre de personnages, ayant eu plusieurs fois l’occasion de le croiser en multiples exemplaires dans les rues de Londres et même dans des soirées. Un échantillon de la jeunesse actuelle. Il portait une veste noire, un gilet de velours prétentieux, des pantalons de peau très étroits et une masse de cheveux châtains bouclés lui tombant sur les épaules. Un air exotique et presque beau, bien qu’il fallut le dévisager un moment avant de deviner son sexe.

— David ! lança Mrs Restarick d’un ton acerbe… Que diable faites-vous ici ?

Le jeune homme ne parut pas troublé le moins du monde.

— Je vous ai effrayée ? J’en suis désolé.

— Que faites-vous… dans cette maison ? Vous êtes venu avec Norma ?

— Norma ? Non, j’espérais la trouver dans sa chambre.

— Vous savez très bien qu’elle est à Londres.

— Ah ! mais non ! En tout cas, elle n’est pas au 67 Borodene Mansions.

— Comment cela ?

— Il semble qu’elle n’y soit pas retournée depuis le week-end. J’ai pensé qu’elle était restée ici. Je suis venu voir ce qui avait pu lui arriver.

— Elle est partie dimanche soir, comme d’habitude.

Mrs Restarick ajouta d’un ton coléreux :

— Pourquoi n’avez-vous pas sonné à la porte pour nous informer de votre présence ? Pourquoi rôdez-vous à travers la maison ?

— Vraiment ! Vous avez l’air de croire que je vais voler les petites cuillères ! Il est tout à fait naturel de pénétrer dans une maison en plein jour, non ?

— Nous sommes vieux jeu et n’aimons pas cela.

— Oh ! là ! là ! Les histoires que font les gens ! Eh bien, ma chère, si je ne suis pas le bienvenu et si vous ne savez vraiment pas où est votre belle-fille, il vaut mieux que je m’en aille. Dois-je vous montrer le contenu de mes poches avant de partir ?

— Ne soyez pas stupide, David.

— Au revoir, donc !

Le jeune homme passa devant eux avec un signe vague de la main et disparut.

— Une créature horrible ! affirma Mary Restarick d’un ton dont l’aigreur surprit Poirot. Je ne peux pas le supporter. Pourquoi l’Angleterre est-elle surpeuplée de ce genre de types ?

— Madame, ne vous énervez pas. Ce n’est qu’une question de mode et cela a toujours existé. À la campagne, vous n’avez pas tellement l’occasion de vous en rendre compte, mais à Londres, on en côtoie des centaines de semblables.

— Affreux ! Vraiment affreux. Efféminé…

— Et cependant, ressemblant assez à un portrait de Van Dyck, ne trouvez-vous pas ? Dans un cadre doré, une collerette de dentelle autour du cou, vous ne le trouveriez pas plus efféminé.

— Avoir le culot de venir comme ça ! Andrew aurait été furieux. Cette affaire l’inquiète, d’autant plus qu’il connaît mal Norma. Il est parti à l’étranger alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, la confiant à la garde de sa femme. Moi aussi, je me fais du souci pour cette fille et je ne puis m’empêcher de la trouver bizarre. Ce David Baker lui a complètement tourné la tête et nous n’y pouvons rien ! Nous avons interdit l’accès de la maison à ce garçon et voyez : il s’y présente avec un sang-froid imperturbable. Je pense que j’agirais sagement en ne mettant pas Andrew au courant de cet incident. J’imagine que Norma s’affiche dans Londres avec cette créature, et probablement avec d’autres, identiques. Il y en a de pires que lui, ceux qui ne se lavent jamais, portent de longues barbes et des vêtements crasseux.

Poirot remarqua gaiement :

— Ne vous désespérez pas et rappelez-vous que les péchés de jeunesse s’oublient vite.

— Je l’espère. Parfois, j’ai l’impression que Norma a quelque chose de dérangé mentalement. Elle a des instants d’absence et de soudaines aversions…

— Aversions ?

— Elle me hait. Non, non, je n’exagère pas ! Je ne comprends pas pourquoi car même si elle adorait sa mère, il est bien naturel, après tout, que son père se soit remarié.

— Êtes-vous bien sûre qu’elle vous haïsse ?

— Elle m’en a largement donné la preuve. Je ne puis vous dire à quel point j’ai été soulagée lorsqu’elle a décidé d’aller travailler à Londres. Je ne voulais pas susciter d’histoires, mais…

Elle s’interrompit soudain comme si elle réalisait brusquement qu’elle s’entretenait avec un étranger.

— Mon Dieu, je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout cela ! Je suppose que chaque famille a des soucis similaires. Pauvres belles-mères, nous sommes bien malmenées… Voici, nous sommes arrivés.

Elle frappa à une porte.

— Entrez ! entrez ! rugit une voix de stentor.

— Une visite pour vous, mon oncle.

Un vieillard, large d’épaules et de visage, aux joues rouges et à l’air irascible, marchait de long en large. Il s’avança vers les nouveaux venus en clopinant. Assise à la table, derrière lui, une jeune fille classait des lettres et des papiers, sur lesquels elle penchait une tête brune et lisse.

— Je vous présente M. Hercule Poirot, Oncle Roddy.

Poirot s’avança et prit la parole avec aisance.

— Sir Roderick ! Il y a tant d’années que j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance ! Pendant la dernière guerre. En Normandie avec le colonel Race et le général Abercromby… et aussi le général Sir Edmund Collingsby. Quel problème que ce service de sécurité ! Aujourd’hui, il n’est plus besoin d’observer la moindre discrétion. Je me souviens de cet agent secret qui réussit pendant si longtemps à nous faire damner… Vous vous rappelez, le capitaine Henderson ?

— Le capitaine Henderson ? Je pense bien ! le sacré cochon ! Nous l’avons quand même démasqué !

— Il se peut que vous ne vous souveniez plus de moi ?

— Si, si, je me souviens parfaitement de vous. Nous l’avons échappé belle. Vous étiez le délégué français, n’est-ce pas ? Il y en avait un ou deux… je ne m’entendais pas avec l’un d’eux… Impossible de me souvenir de son nom. Allons, asseyez-vous, asseyez-vous. Rien de tel que de reparler du bon vieux temps.

— J’avais tellement peur que vous ne vous rappeliez plus de moi ou de mon collègue, M. Giraud.

— Si, si, je m’en souviens parfaitement.

La jeune fille se leva et avança poliment une chaise à Poirot.

— C’est bien, Sonia, c’est bien – approuva Sir Roderick qui se tourna à nouveau vers le détective. Laissez-moi vous présenter à ma charmante petite secrétaire. Cela me change. Elle m’aide, vous savez, elle classe mon travail. Je me demande comment j’ai pu me débrouiller sans elle, auparavant.

En réponse au salut courtois de Poirot, la jeune fille murmura quelques mots. C’était une petite personne aux cheveux coupés à la Jeanne d’Arc et qui paraissait très timide. Ses yeux, bleu foncé, restaient généralement baissés mais elle souriait gentiment à son employeur.

Ce dernier lui donna une petite claque dans le dos.

— Je ne sais vraiment pas ce que je deviendrais sans elle.

— Je ne suis pas bonne à grand-chose, pourtant et je tape très lentement à la machine.

— C’est suffisant pour moi, ma chère. Vous êtes aussi ma mémoire, mes yeux, mes oreilles…

Elle lui sourit.

— J’ai encore à l’esprit, intervint Poirot, certaines de ces excellentes histoires que l’on racontait à la ronde et notamment celle vous concernant, le jour où on vous avait volé votre voiture.

Il relata l’aventure, ce qui ravit son interlocuteur.

— Ah ! ah ! bien sûr ! Un peu exagéré mais exact. Oui, oui. Je ne m’attendais guère cependant à ce que vous vous en souveniez, après tant d’années. Mais je pourrais vous en raconter une meilleure.

À son tour, il se lança dans un récit.

Poirot écouta et applaudit. Finalement, il jeta un coup d’œil à sa montre et se leva.

— Je ne dois pas vous retenir plus longtemps. Vous êtes, je le vois, occupé à un travail important. De passage dans la région, je n’ai pu résister au plaisir de venir vous présenter mes respects. Les années passent, mais vous, je le constate, n’avez rien perdu de votre vigueur ni de votre joie de vivre.

— Peut-être. Ne me complimentez pas trop, cependant… Vous resterez bien pour prendre une tasse de thé ? Je suis sûr que Mary vous en préparerait une. — Il regarda autour de lui. — Oh ! elle est partie. Une gentille fille…

— Assurément. Et très belle. J’imagine qu’elle est un grand réconfort pour vous, depuis plusieurs années.

— Ils ne sont mariés que récemment. Elle est la seconde femme de mon neveu. Je vais vous parler franchement. Je n’ai jamais beaucoup aimé Andrew… Pas équilibré du tout, ce garçon-là… Son frère aîné était mon préféré. Ce n’est pas que je le connaissais bien non plus… Mais Andrew s’est très mal conduit avec sa première femme. Il l’a abandonnée pour s’enfuir avec une fille de rien dont il raffolait. L’affaire ne dura pas plus de quelques mois… l’imbécile ! Celle qu’il vient d’épouser a l’air bien, parfaite même. Simon, lui, était un garçon stable… bougrement ennuyeux, toutefois. Je ne peux dire que j’ai été content lorsque ma sœur entra dans cette famille. Gros commerçants, c’était des gens riches naturellement, mais l’argent n’est pas tout. Par tradition, ma famille s’alliait toujours à l’armée. Je n’ai jamais beaucoup fréquenté la bande des Restarick.

— J’ai cru comprendre qu’ils ont une fille. Une de mes amies l’a rencontrée ici la semaine dernière.

— Norma. Une petite sotte. Elle porte des vêtements horribles et s’est amourachée d’un type affreux. Ils se ressemblent tous, à présent, avec leurs cheveux longs, les Beatnik, les Beatles, toutes sortes de noms. Ils s’expriment, pratiquement, dans une langue étrangère à la nôtre. Cependant, qui se soucie des critiques d’un vieillard ? Mary, elle-même… J’ai toujours pensé qu’elle était l’exemple même de la parfaite épouse anglaise, mais elle aussi, me paraît assez détraquée, du point de vue de la santé, je veux dire. Des histoires à propos d’un séjour à l’hôpital pour observation ou quelque chose comme ça. Prendrez-vous un verre ? Whisky ? Non ? Vous êtes sûr que vous ne voulez pas une tasse de thé avant de partir ?

— Merci, mais j’ai des amis qui m’attendent.

— Eh bien, je dois dire que j’ai été content de bavarder avec vous. C’est bon de reparler des histoires du passé. Sonia, mon petit, peut-être reconduirez-vous Monsieur… excusez-moi, votre nom m’a encore échappé… ah ! oui, Poirot. Menez-le auprès de Mary, voulez-vous ?

Poirot se hâta de refuser.

— Non, non. Je ne voudrais déranger Mrs Restarick sous aucun prétexte. Je trouverai facilement mon chemin. Ce me fut un grand plaisir de vous revoir.

Il quitta la pièce.

— Je ne sais absolument pas qui est ce bonhomme-là, constata Sir Roderick, après le départ de Poirot.

— Vous ne saviez pas qui il était ? demanda Sonia, en le fixant d’un œil rond.

— Je ne reconnais pas la moitié des gens qui viennent me voir à présent. Bien sûr, je m’acquitte de mon devoir de façon très méritoire. On apprend à sauver la face. C’est la même chose au cours des réunions. Un type s’avance vers moi en m’interrogeant : « Peut-être ne vous souvenez-vous plus de moi ? La dernière fois que je vous ai vu, c’était en 1939. » Il me faut répondre : « Mais si, je me souviens » alors qu’il n’en est rien. C’est un triste désavantage d’être presque sourd et aveugle. Vers la fin de la guerre, nous nous sommes beaucoup liés avec un tas de Français comme celui-ci. Je les ai presque tous oubliés. Il était certainement avec moi, celui-là. Il me connaissait et, pour ma part, je me rappelle encore pas mal de ces noms auxquels il a fait allusion. L’histoire de ma voiture volée était authentique bien qu’un peu exagérée. Ils en ont fait une anecdote célèbre à l’époque. Enfin… J’espère qu’il n’aura pas remarqué mon manque de mémoire. Un bonhomme intelligent bien que typiquement français, ne pensez-vous pas ? Cette démarche affectée, ces salamalecs… Voyons, où en étions-nous ?

La jeune fille prit une lettre qu’elle lui tendit en même temps que ses lunettes, mais il repoussa énergiquement ces dernières.

— Je ne veux pas ces satanées machines ! Je vois parfaitement bien, sans elles.

Il cligna des yeux, penché sur la missive mais il dut bientôt capituler.

— Tenez. Vous feriez peut-être mieux d’en prendre connaissance vous-même.

Elle commença à lire de sa voix claire et douce.

CHAPITRE V

Poirot s’immobilisa un moment sur le palier. La tête de côté. Aucun son ne venait d’en bas. Il s’approcha de la fenêtre et jeta un coup d’œil au dehors. Mrs Restarick se tenait sur la terrasse, en contrebas, absorbée à nouveau par son jardinage. Satisfait, le détective hocha la tête et traversa le corridor à pas feutrés. Il ouvrit une à une les portes pour inspecter les pièces qu’elles protégeaient. Une salle de bains, une armoire à linge murale, une chambre d’amis où trônait un grand lit, une autre chambre, de toute évidence occupée par une femme et, reliée à la pièce suivante par une porte de communication. Les appartements de Mr et Mrs Restarick, sans aucun doute.

Poirot s’intéressa à l’autre côté du corridor. Une chambre avec un lit d’une personne, suivie d’une pièce identique qui l’incita à penser que son occupant n’y séjournait pas tous les jours. Des brosses et des objets de toilette s’alignaient sur la coiffeuse. Poirot tendit l’oreille puis se glissa dans la pièce. Il ouvrit l’armoire qui contenait des vêtements féminins rustiques. Le bureau, placé devant la fenêtre, offrait une surface vide. Doucement, il en fit jouer les tiroirs dans lesquels il ne trouva que des papiers sans importance.

Poirot descendit au rez-de-chaussée et alla saluer son hôtesse. Il refusa son invitation à prendre une tasse de thé, prétextant que ses amis l’attendaient et qu’il lui fallait, très vite, attraper le train pour Londres.

— Voulez-vous un taxi ? Je pourrais aisément vous en appeler un, ou même vous conduire moi-même chez vos amis ?

— Non, Madame, c’est trop aimable à vous.

Poirot retourna au village où il emprunta la petite ruelle qui longeait l’église, traversa un pont étroit enjambant un ruisseau et bientôt découvrit, dissimulée par un hêtre énorme, une grosse voiture au volant de laquelle le chauffeur attendait L’homme se leva pour ouvrir la portière à son maître.

Poirot se laissa tomber sur son siège et retira ses chaussures vernies avec un soupir de soulagement.

— À présent, nous rentrons à Londres, annonça-t-il.

Le véhicule démarra doucement.

La vue d’un jeune homme faisant de l’auto-stop sur le bord de la chaussée n’avait rien d’extraordinaire. Les yeux du détective se posèrent un instant avec indifférence sur cet adepte de la Fraternité, vêtu de façon voyante et coiffé d’une longue chevelure bouclée. Il ressemblait à tant d’autres… Poirot se redressa brusquement, au moment où sa voiture dépassait le garçon et il cria au chauffeur :

— Arrêtez-vous, je vous prie et reculez un peu… Quelqu’un demande à se faire transporter.

Le chauffeur tourna un regard incrédule vers Poirot qui hochait doucement la tête. Le serviteur obéit sans comprendre.

Le jeune David s’approcha de la portière.

— Je n’imaginais pas que vous vous arrêteriez pour moi, lança-t-il d’un ton enjoué. Je vous en suis bien reconnaissant.

Il prit place à l’intérieur, posa un petit bagage à ses pieds et promena ses doigts dans sa chevelure.

— Ainsi, vous m’avez reconnu ?

— La manière assez singulière dont vous êtes vêtu rend la chose facile.

— Singulière ? Vous croyez ? Je ne le pense pas. Je suis seulement le membre d’un groupe de gens qui se veulent frères.

— Et vous avez pris l’école de Van Dyck pour modèle ? Très raffiné.

— Je n’y avais jamais pensé sous cet angle. Mais, vous avez peut-être raison.

— Vous devriez porter un chapeau de gentilhomme, et un col de dentelle, si vous me permettez de donner mon avis.

— Je ne crois pas que nous irons si loin dans ce domaine… – Il rit. – Mrs Restarick me déteste franchement. Il faut dire que je le lui rends bien. Je n’aime pas beaucoup Restarick non plus. Il y a quelque chose de singulièrement déplaisant dans un homme d’affaires qui a réussi, vous ne trouvez pas ?

— C’est une question de point de vue. Vous avez fait la cour à la jeune fille ?

— C’est là une bien jolie phrase. Mais je suppose qu’on peut interpréter la situation ainsi, bien que de son côté la demoiselle me fasse aussi la cour. Je ne suis pas le seul coupable, vous savez.

— Où se trouve-t-elle, en ce moment ?

David tourna vivement la tête.

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

— J’aimerais faire sa connaissance.

— Je ne pense pas qu’elle soit votre genre, le mien non plus, d’ailleurs. Norma est à Londres.

— Mais vous avez dit à sa belle-mère…

— On ne confie pas tout aux belles-mères.

— Où travaille-t-elle dans Londres ?

— Chez un décorateur d’appartements dont j’ai oublié le nom, Susan Phelps, je crois, à King’s Road, dans Chelsea.

— Je présume que ce n’est pas là qu’elle habite. Vous connaissez son adresse ?

— Oui, un grand bâtiment… Mais je ne saisis pas très bien votre intérêt pour Norma ?

— On s’intéresse à tant de choses.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Qu’est-ce qui vous a amené dans cette maison de Crosshedges aujourd’hui, et amené clandestinement ?

— J’admets que je suis entré par la porte de derrière.

— Que cherchiez-vous à l’étage ?

— C’est mon affaire. Je ne voudrais pas me montrer grossier mais… n’êtes-vous pas un peu indiscret ?

— Je voudrais simplement connaître l’endroit où se cache cette jeune personne.

— Je vois ! le cher Andrew et la chère Mary… que le diable les emporte !… vous emploient pour essayer de la retrouver, n’est-ce pas ?

— Jusqu’à présent, je ne pense pas qu’ils soient au courant de sa disparition.

— Vous devez bien travailler pour quelqu’un, cependant ?

— Remarque très perspicace, mon ami.

— Je me demande ce que vous manigancez ? C’est pour cela que je vous ai fait signe sur la route. J’espérais que vous me prendriez avec vous et seriez à même de me donner quelques tuyaux. Norma est « ma gosse ». Je suppose que vous le savez déjà ?

— Il semble que c’est ce que tout le monde pense. Dans ce cas, vous n’ignorez pas où elle est, Mr… pardonnez-moi, mais en dehors de votre prénom, je ne pense pas connaître votre nom.

— Baker.

— Peut-être, Monsieur Baker, vous êtes-vous querellé avec Norma ?

— Non. D’où vous vient cette idée ?

— Miss Restarick est partie de Crosshedges dimanche soir ou lundi matin, peut-être ?

— Elle aurait pu prendre, en effet, un autobus lundi, de bonne heure, et arriver à Londres après six heures. De cette façon, elle se présentait à son travail un peu en retard, pas trop. D’habitude, cependant, elle quitte ses parents, le dimanche soir.

— Elle est bien partie de Crosshedges dimanche soir mais n’est pas arrivée à Borodene Mansions.

— Apparemment, non. Du moins, c’est ce qu’affirme Claudia.

— Cette Miss Reece-Holland – c’est bien son nom, n’est-ce pas ? – vous a-t-elle paru surprise ou inquiète ?

— Grand Dieu ! non. Pourquoi le serait-elle ? Ces filles ne passent pas leur temps à s’espionner !

— Mais vous pensiez qu’elle retournerait chez ses amies ?

— Elle n’est pas allée à son travail non plus. Je peux vous confier que ses employeurs en ont par-dessus la tête de Norma !

— Êtes-vous inquiet, Mr Baker ?

— Non, naturellement… Quoique… Ma foi, je veux bien être pendu si je le sais. Il n’y a aucune raison pour que je sois inquiet, seulement le temps passe. Nous sommes déjà… jeudi.

— Elle ne s’est pas disputée avec vous ?

— Nous ne nous disputons jamais.

— Mais vous êtes inquiet à son sujet Mr Baker ?

— En quoi cela vous regarde-t-il à la fin ?

— En rien mais j’ai cru deviner que quelque chose s’était passé chez ses parents. Miss Restarick n’aime pas sa belle-mère.

— Elle a bien raison ! Cette femme est une garce ! Impitoyable !… Si cela peut vous aider… elle n’aime pas Norma non plus.

— Elle a été malade, parait-il et a dû se faire hospitaliser dans un hôpital ?

— De qui parlez-vous… de Norma ?

— Non. Je faisais allusion à Mrs Restarick.

— Elle s’est rendue, en effet, dans une maison de repos. Je ne vois pas pourquoi, d’ailleurs, elle est forte comme un cheval.

— Et miss Restarick déteste sa belle-mère…

— Norma est un peu déséquilibrée par moments… Elle prend les choses au tragique mais je peux vous assurer que les filles détestent toujours leur belle-mère.

— Sans doute mais cette aversion rend-elle toujours la belle-mère malade au point qu’il faille l’emmener à l’hôpital ?

— Où diable voulez-vous en venir ?

— Le jardinage peut-être… l’usage d’herbicides.

— Qu’est-ce que l’herbicide a à faire dans l’histoire ? Suggériez-vous que Norma… ?

— Les gens bavardent et les cancans se répandent vite.

— Insinueriez-vous que quelqu’un a raconté que Norma essayait d’empoisonner sa belle-mère ? Ridicule ! Complètement absurde !

— C’est très improbable, je vous l’accorde. Au vrai, les gens n’ont pas chuchoté cela.

— Excusez-moi, j’avais mal compris alors. Mais… que vouliez-vous donc dire ?

— Jeune homme, vous devez admettre que lorsque des rumeurs de cette sorte circulent elles se rapportent toujours au mari.

— Quoi ? Le pauvre Andrew ? Peu probable, à mon avis.

— C’est aussi mon opinion.

— Mais, que fabriquiez-vous à Crosshedges ? Vous êtes… détective ?

— En effet. Mais, je ne me suis pas rendu là-bas, pour mener une enquête sur une histoire d’empoisonnement. C’est tout ce dont je puis vous assurer. Il s’agit d’une affaire extrêmement confidentielle.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Je suis allé rendre visite à Sir Roderick.

— Le vieux gâteux ? Il est complètement hors d’usage, non ?

— C’est un homme qui est en possession d’un grand nombre de secrets. Il a eu une activité très importante au cours de la dernière guerre. Il connaissait beaucoup de monde.

— Tout cela est terminé depuis longtemps !

— Bien sûr ! son rôle est achevé depuis longtemps. Mais ne comprenez-vous pas qu’il y a un tas de choses qu’il est utile de connaître ?

— Quel genre de choses ?

— Les visages, par exemple. Un visage très connu que Sir Roderick pourrait se rappeler. Une attitude, une façon de s’exprimer, de marcher, un tic… Les gens se souviennent de ces détails, surtout les vieilles personnes. Elles oublient ce qui s’est passé récemment mais gardent en mémoire ce dont elles ont été témoins, disons… vingt ans plus tôt. Ainsi, elles ont le souvenir fidèle de quelqu’un qui cherche à faire oublier ce qu’il était à cette époque. Ces gens âgés peuvent ainsi vous renseigner sur un homme ou une femme qu’ils ont connu ou sur une aventure à laquelle ils ont été mêlés… Disons que j’ai rendu visite à Sir Roderick pour qu’il me fournisse certaines informations.

— Vraiment ? Et il vous les a données ?

— Je suis assez satisfait.

David contempla Poirot d’un air incrédule.

— Je me demande à présent… Vous êtes-vous rendu là-bas pour voir le vieux ou pour voir la petite fille qui lui tient compagnie ? Aimeriez-vous savoir quelle place elle occupe dans la maison ? Je me le suis moi-même souvent demandé. Pensez-vous qu’elle s’y soit insinuée pour soutirer elle aussi des renseignements au vieux ?

— Cette jeune personne m’a fait l’effet d’être très dévouée, très attentionnée… comment la nommerais-je… secrétaire ?

— Un mélange d’infirmière, de secrétaire, de demoiselle de compagnie pour oncle solitaire. On pourrait lui trouver un tas de qualificatifs, n’est-ce pas ? Il est fou d’elle. Vous en êtes-vous aperçu ?

— Dans les conditions où vit ce vieillard, cela n’a rien d’extraordinaire, protesta Poirot assez sèchement.

— Je puis vous assurer qu’il y a au moins quelqu’un qui ne l’aime pas et c’est notre Mary.

— Peut-être cette jeune fille ne l’aime-t-elle pas non plus ?

— C’est ce que vous pensez, hein ? Sonia déteste Mary Restarick et a pu découvrir l’endroit où l’on garde l’herbicide ? Bah, toute cette histoire est ridicule ! Bon. Merci de m’avoir pris en charge. Je vais descendre ici.

— Nous sommes encore à plus de sept miles de Londres !

— Aucune importance. Au revoir.

— Au revoir.

Poirot se cala au fond de la voiture alors que David faisait claquer la portière.

Mrs Oliver, très agitée, marchait le long en large dans son salon. Elle venait d’empaqueter un manuscrit dactylographié dont elle avait juste terminé la correction. Elle s’apprêtait à l’expédier à son éditeur qui l’attendait avec impatience, et lui téléphonait tous les trois ou quatre jours à ce sujet.

— Voilà, lança l’écrivain en s’adressant à l’éditeur invisible. J’espère qu’il vous plaira. Moi, je le trouve très mauvais ! Il est vrai que je ne sais jamais si ce que j’écris aura ou non du succès. En tout cas, je ne vous ai pas caché que je le trouvais abominable. Vous n’en avez rien cru, eh bien ! attendez un peu et vous verrez… Attendez !

Elle ouvrit la porte pour appeler sa bonne, Edith, qu’elle dépêcha à la poste avec le paquet.

— Et maintenant… soupira-t-elle, que vais-je faire de ma personne ?

Elle se remit à arpenter la pièce, tout en soliloquant :

— J’aimerais que les oiseaux exotiques soient encore sur le mur au lieu de ces cerises idiotes. Au moins, j’avais l’impression de vivre dans une forêt tropicale, d’être un lion, un tigre, un léopard ou un guépard. À quoi diantre pourrais-je me comparer dans un verger rempli de cerisiers, sinon à un épouvantail à moineaux ?

Elle tourna à nouveau en rond.

— Piailler comme un oiseau, c’est à quoi je devrais m’occuper – remarqua-t-elle avec amertume – Manger des cerises… Je voudrais bien qu’on en trouve à cette époque de l’année. J’aimerais en manger tout de suite. Je me demande… Elle s’approcha du téléphone.

George répondit à son appel :

— Je vais m’en assurer, Madame.

Bientôt, une autre voix lança :

— Ici, Hercule Poirot, pour vous servir, Madame.

— Où étiez-vous ? Je suppose que vous êtes allé rendre visite aux Restarick ? Avez-vous vu Sir Roderick ? Qu’avez-vous découvert ?

— Rien.

— Quel dommage !

— Non, je ne le pense pas. Il est plutôt étonnant que je n’ai rien découvert.

— Pourquoi ? Je ne comprends pas.

— Parce que cela signifie ou bien qu’il n’y avait rien à découvrir et cela, laissez-moi vous le confier, ne s’accorde pas avec les circonstances ou bien que quelque chose a été très adroitement dissimulé. Au fait, Mrs Restarick ne savait pas que la jeune fille avait disparu.

— Vous voulez dire… qu’elle n’a rien à voir avec sa disparition ?

— Apparemment. J’ai rencontré le jeune homme, là-bas.

— Le jeune homme indésirable, que personne n’aime ?

— C’est cela, le jeune homme indésirable.

— Pensez-vous qu’il le soit ?

— Cela dépend du point de vue où l’on se place.

— Pas de celui de la jeune fille, j’imagine ?

— La jeune fille qui m’a rendu visite un matin, aurait, j’en suis sûr, été attirée par lui.

— Est-il vraiment affreux ?

— Il est très beau, au contraire.

— Beau ? Je ne suis pas sûre d’aimer les beaux jeunes gens.

— Mais les jeunes filles d’aujourd’hui les aiment, elles.

— Vous avez raison. Elles apprécient les extrêmes. Pour elles, les garçons doivent être assez beaux pour pouvoir poser chez un peintre de la Restauration ou bien crasseux comme des clochards.

— Il semblerait que lui aussi ignore où se cache Norma, en ce moment.

— À moins qu’il refuse de le révéler ?

— Il s’est rendu à Crosshedges. Pourquoi ? Il a même pris la peine de s’introduire dans la maison sans se faire remarquer. À nouveau, pourquoi ? Cherchait-il la jeune fille, ou quelque chose d’autre ?

— Vous pensez qu’il cherchait quelque chose ?

— Il a visité la chambre de Norma.

— Comment êtes-vous au courant ? L’y avez-vous surpris ?

— Non. Je l’ai rencontré qui descendait les escaliers ; mais j’ai découvert une trace de boue sur le tapis de la chambre de Norma qui pouvait très bien provenir des bottes du garçon. Il est possible aussi qu’elle l’ait elle-même prié de lui rapporter quelque chose… Les hypothèses sont nombreuses. Il y a une autre jeune fille dans la maison… et elle est jolie. Il aurait pu encore se rendre chez les Restarick pour la rencontrer.

— Qu’allez-vous entreprendre à présent ?

— Rien.

— Ce n’est pas beaucoup !

— J’espère recevoir une petite information de personnes que j’emploie à cet usage ; bien qu’il soit possible que je n’apprenne rien du tout.

— Mais, ne tenterez-vous rien ?

— Pas pour le moment.

— Eh bien, moi, je vais agir !

— Je vous en prie, chère Madame, soyez extrêmement prudente !

— Quelle bêtise ! Que pourrait-il m’arriver ?

— Là où il y a meurtre, n’importe quoi peut arriver. C’est moi, Hercule Poirot, qui vous le dis !

CHAPITRE VI

Mr Goby prit place sur une chaise. Un petit homme rabougri, tellement insignifiant qu’il en était presque inexistant.

Il contempla avec attention le pied de griffon d’une table d’époque et lui adressa ses remarques. Il ne regardait jamais la personne à qui il parlait.

— Bien content que vous ayez pu me fournir les noms, Mr Poirot. Sans cela, je dois avouer que j’aurais perdu beaucoup de temps. Ainsi j’ai pu obtenir les renseignements essentiels… et recueillir quelques bavardages, ce qui est toujours utile. Si vous le voulez bien, je commencerai à Borodene Mansions ?

Poirot inclina la tête pour donner son accord.

— Beaucoup de portiers, fit le petit homme en se retournant vers la pendule placée sur la cheminée. J’ai commencé par eux, utilisant deux de mes gars. Coûteux, mais cela valait la peine. Je ne voulais pas qu’on pense que quelqu’un cherchait à obtenir des renseignements précis ! Dois-je employer des initiales ou les noms des personnes ?

— Entre ces murs, vous pouvez parler librement.

— Miss Claudia Reece-Holland. Réputation honorable. Le père est député, un ambitieux dont on parle beaucoup. Elle est sa fille unique. Emploi de secrétaire. Sérieuse. Pas de « parties ». Elle ne boit pas et ne fréquente pas les beatniks. Elle partage son appartement avec deux autres jeunes filles. Le numéro deux travaille pour la « Wedderburn Gallery » dans Bond Street. Le genre artiste. Elle s’affiche avec les bandes de Chelsea. Elle organise un peu partout des expositions. La troisième est la vôtre. Elle n’habite avec les deux autres que depuis peu. D’après l’opinion générale, elle est un peu « faible d’esprit », légèrement « demeurée ». Mais ce n’est pas certain. L’un des portiers est bavard. Payez-lui un coup à boire et vous serez surpris de ce qu’il vous racontera : qui a un penchant pour la bouteille, ou pour les drogues, qui a des ennuis avec ses impôts ou qui garde ses sous derrière le réservoir à eau. Bien sûr, il ne faut pas croire tout ce qu’il raconte. Cependant, il m’a rapporté une histoire au sujet d’un coup de feu tiré un soir dans la cour.

— Un coup de feu ? Quelqu’un a-t-il été blessé ?

— Il semble que non. Le portier dit qu’après avoir entendu le coup de feu, il est sorti pour apercevoir la fille qui vous intéresse, debout, un revolver à la main. Elle paraissait hébétée. Puis une des deux autres ladies… les deux, en fait, arrivèrent en courant. Miss Cary (c’est l’artiste) s’exclama : « Norma, que diable avez-vous fait ? » mais miss Reece-Holland l’interrompit sèchement : « Taisez-vous donc, Frances. Ne soyez pas idiote ! » Elle a pris alors le revolver des mains de son amie, tout en ordonnant : « Donnez-moi cette arme ! » Elle enfouit l’engin dans son sac et, à ce moment, remarqua la présence de Micky, le portier. Alors, elle s’est approchée de lui en souriant : « Vous avez dû vous demander ce qu’il se passait ? » Micky avoua qu’il avait éprouvé un drôle de choc, mais elle s’exclama d’un ton enjoué : « Aucune raison de vous inquiéter. En fait, nous ne nous doutions pas que cet engin était chargé. Nous nous amusions. En tout cas, si on vous pose des questions, répondez que ce n’était rien. » Elle se tourna ensuite vers sa compagne : « Venez, Norma » et la conduisit vers l’ascenseur dans lequel elles s’engouffrèrent toutes les trois.

Mais Micky avait encore des doutes. Il alla inspecter la cour.

M. Goby consulta ses notes et lut :

— Je vous le dis, j’ai découvert quelque chose de louche. Il y avait des traces humides et je suis certain qu’il s’agissait de sang. Je les ai examinées pour m’en assurer. À mon avis, quelqu’un avait été touché… un homme, alors qu’il se sauvait en courant… Je suis monté chez les jeunes filles et j’ai parlé à miss Reece-Holland. « Je crois que quelqu’un a été blessé, Miss. Il y a des taches de sang dans la cour. » « Grand Dieu ! » – qu’elle crie – « la balle a dû atteindre un pigeon. Désolée que cette histoire vous ait bouleversé, Micky. Oubliez-la… » et elle me glissa un billet de cinq livres dans la main. Ma foi, après cela, naturellement, je n’ai pas pipé mot. »

Après avoir avalé un autre whisky, Micky a continué :

« Si vous voulez mon avis, elle a tiré au petit bonheur sur ce voyou qui vient la voir. Ils ont dû se disputer et elle s’est efforcée de le tuer. C’est ce que je pense. Mais, moins on parle, mieux ça vaut : alors je ne le répéterai pas. Si on me demande quelque chose, je ferai celui qui ne comprend pas. »

Mr Goby eut une pause.

— Intéressant, remarqua Poirot.

— Oui, mais il se peut que tout ce récit ne soit qu’inventions. Personne, à part ce portier, ne semble être au courant. Il y a une autre histoire à propos d’un groupe de jeunes bandits qui envahirent la cour, une nuit, et commencèrent à se battre… au couteau.

— Je vois. Encore une explication possible pour le sang dans la cour.

— Peut-être que la fille s’est disputée avec son amoureux et l’a menacé de lui tirer dessus ? Micky aura pu surprendre la conversation et mélanger les deux événements… surtout si un carburateur de voiture pétaradait au même moment.

— Oui, approuva Poirot, l’explication est plausible.

Mr Goby tourna une autre page de son carnet et choisit un nouveau confident qui fut, cette fois, le radiateur électrique auquel il confia :

— Josua Restarick Ltd. Firme familiale qui existe depuis plus d’un siècle. Bien cotée dans la Cité. Rien de remarquable depuis sa fondation en 1850 par Josua Restarick. Elle prospère après la Première Guerre mondiale grâce à des placements à l’étranger, principalement en Afrique du Sud et de l’Ouest et en Australie. Simon et Andrew Restarick… les derniers descendants. Simon, l’aîné, est mort il y a environ un an, sans laisser d’enfant. Sa femme était décédée depuis plusieurs années. Andrew semble avoir mené une existence agitée. Il n’avait pas le cœur aux affaires, bien que son entourage le jugeât doué de grandes qualités. Il s’est enfui avec une femme, laissant son épouse et sa fille âgée de cinq ans. Il voyagea en Afrique du Sud, au Kenya et dans d’autres contrées de là-bas. Pas de divorce. Sa femme mourut, il y a deux ans, après de longues années d’invalidité. Andrew continua sa vie aventureuse, semblant toujours faire naître l’argent sur son passage. Il s’occupait surtout de concessions minières. Tout ce qu’il touchait prospérait. Après le décès de son frère, il a semblé réaliser brusquement qu’il était temps pour lui de revenir au pays et de mener une existence plus calme. Il s’était remarié et désirait accueillir sa fille dans son nouveau foyer. Pour le moment, les Restarick vivent avec un oncle mais ne sont installés que provisoirement. Mrs Restarick cherche une maison dans Londres. Le prix lui importe peu car ils roulent sur l’or.

Poirot soupira :

— Je sais. Tout ce que vous venez de m’exposer à grands traits, est une histoire heureuse. Chacun fait fortune ! Tout le monde est issu d’une famille unanimement respectée. Parentèle distinguée dont on dit grand bien dans les milieux financiers. Un seul nuage au tableau : une fille que l’on juge « un peu faible d’esprit » et qui a un amoureux douteux ayant déjà eu affaire à la justice plus d’une fois, une fille qui peut très bien avoir tenté d’empoisonner sa belle-mère et qui, si elle ne souffre pas d’hallucinations, a commis un crime. Je vous affirme que tout ceci ne correspond pas avec la belle histoire que vous venez de me raconter.

Mr Goby hocha tristement la tête :

— Il y a toujours une dingue dans chaque famille.

— Cette Mrs Restarick est toute jeune. J’imagine que ce n’est pas avec elle qu’il s’est enfui à l’origine ?

— Oh ! non ! Cette aventure n’a pas duré longtemps. Il s’agissait d’une femme qui ne valait pas cher à tout point de vue. Il a été idiot de se laisser subjuguer par elle. – Mr Goby referma son calepin et regarda Poirot d’un air interrogateur. — Y a-t-il autre chose que vous souhaiteriez que je découvre ?

— Oui. J’aimerais en savoir plus long sur feu Mrs Restarick. Elle était invalide et séjournait souvent dans des maisons de repos… Quel genre de maisons de repos ? Ne s’agissait-il pas plutôt de maisons de santé ?

— Je comprends, Mr Poirot.

— Cherchez à découvrir s’il y a eu la moindre trace de dérangement cérébral dans les deux familles…

— Je vais m’en occuper, Mr Poirot.

Mr Goby se leva et après avoir salué le détective, se retira. Poirot resta un moment songeur. Il marcha de long en large, les sourcils froncés. Il se demandait… il se demandait vraiment…

Il appela Mrs Oliver au téléphone.

— Je vous ai déjà prévenue, annonça-t-il, de bien faire attention. Je vous le répète encore : faites bien attention.

— Attention à quoi ?

— À vous. Je crois qu’il y a danger. Danger pour tous ceux qui vont fourrer leur nez là où ils sont jugés indésirables. Il y a du meurtre dans l’air… Je préférerais qu’il ne s’agisse pas du vôtre.

— Avez-vous obtenu les renseignements que vous espériez ?

— Oui, mais sans doute ne s’agit-il que de rumeurs et de cancans. Il semblerait que quelque chose se soit passé à Borodene Mansions.

— Quoi donc ?

— On a trouvé du sang dans la cour.

— Vraiment ! Cela me rappelle un vieux roman policier The Stain on the Staircase [3]. À présent, on dirait plutôt : She Asked for Death [4].

— Il se peut que ces taches de sang soient uniquement le fruit de l’imagination proverbiale d’un portier irlandais.

— Probablement une bouteille de lait renversée. Il n’aurait pas remarqué la différence, la nuit. Quel est votre avis ?

Poirot ne répondit pas directement.

— La jeune fille pense qu’elle a probablement commis un meurtre.

— Vous voulez dire qu’elle aurait vraiment tué quelqu’un ?

— On peut présumer qu’elle a tiré sur ce quelqu’un mais qu’elle l’a manqué. Quelques gouttes de sang… c’est tout. Pas de cadavre.

— Mon Dieu ! Que tout cela est confus ! Voyons, si celui, sur qui vous avez tiré, a la force de quitter les lieux en courant, vous n’iriez pas penser que vous l’avez tué, quand même ?

— Ce serait, en effet, difficile, approuva Poirot qui raccrocha.

— Je suis inquiète, annonça Claudia Reece-Holland.

Elle se versa une nouvelle tasse de café. Frances Cary bâilla à se décrocher la mâchoire. Les deux jeunes filles prenaient leur petit déjeuner dans la minuscule cuisine de leur appartement. Claudia était habillée, prête à entamer sa journée de travail. Frances portait encore son pyjama et sa robe de chambre. Ses cheveux noirs lui masquaient un œil.

— Je suis inquiète à propos de Norma, reprit Claudia.

— À votre place, je ne me ferais pas de souci. Je suppose qu’elle téléphonera ou réapparaîtra tôt ou tard.

— Vous croyez ? Vous savez, Frances, je ne puis m’empêcher de me demander…

— Je ne vois pas pourquoi, coupa sa compagne en reprenant du café qu’elle goûta avec méfiance. Enfin… Norma n’est pas vraiment notre affaire, vous ne croyez pas ? Nous ne sommes pas chargées de la surveiller ou de la dorloter comme un bébé. Elle partage seulement notre loyer. Pourquoi cette sollicitude maternelle ? Ne comptez pas sur moi pour me faire du souci !

— Je n’en doute pas. Vous ne vous inquiétez jamais de rien, Frances. Mais, ce n’est pas la même chose pour moi.

— Parce que vous êtes la locataire en titre de l’appartement ?

— Ma foi, je me trouve dans une position assez spéciale.

Frances eut un bâillement énorme.

— Je me suis couchée trop tard, la nuit dernière. Je suis allée à la soirée de Basil. Je ne me sens pas en forme. J’espère que le café noir m’aidera à tenir le coup. Prenez-en encore avant que je ne finisse la cafetière. Basil nous a forcées à essayer un nouveau comprimé… « Rêve Émeraude. » Je ne pense pas que toutes ces idioties vaillent la peine qu’on les expérimente.

— Vous allez arriver en retard à votre galerie.

— Bah ! je ne crois pas que cela ait grande importance. Personne ne le remarque ou ne s’en soucie. Elle annonça brusquement : J’ai vu David, hier soir. Il était tout endimanché et vraiment merveilleux.

— Ne me dites pas qu’à votre tour, vous êtes tombée amoureuse de lui, Frances ! Il est trop affreux !

— Je sais que c’est là l’opinion que vous en avez. Vous êtes tellement conventionnelle, Claudia.

— Pas du tout. Mais je ne puis dire que j’apprécie beaucoup votre bande d’artistes. Essayer toutes ces drogues pour finalement s’évanouir ou se battre comme des enragés !

Frances parut amusée.

— Je ne suis pas une droguée, très chère… J’aime seulement expérimenter l’effet de toutes ces choses. Et certains membres de la bande ne sont pas déplaisants. S’il veut s’en donner la peine, David peut peindre, vous savez.

— Il ne doit pas le vouloir souvent.

— Vous êtes toujours à couteau tiré avec lui ! Vous détestez le voir arriver ici pour parler à Norma. Et à propos de couteau…

— Eh bien ?…

— Je me suis demandé, articula lentement Frances, si je devais vous inquiéter en vous révélant un petit événement curieux.

Claudia jeta un coup d’œil à sa montre.

— Je n’ai pas le temps maintenant. Vous me raconterez cela ce soir si vous le désirez. De toute façon, j’ai d’autres soucis en tête, pour le moment. Mon Dieu, soupira-t-elle, je ne sais que décider.

— À propos de Norma ?

— Ne devrais-je pas alerter ses parents pour leur apprendre sa disparition ?

— Ce ne serait vraiment pas chic de notre part. Pauvre Norma… Pourquoi ne pourrait-elle filer où bon lui semble, si le cœur lui en dit ?

— C’est que Norma n’est pas exactement…

— Non, n’est-ce pas ? Pas tout à fait saine d’esprit ? C’est ce que vous voulez dire ? Avez-vous donné un coup de fil à cette horrible boîte où elle travaille ? « Homebird » ou quelque chose d’approchant… Oui, vous l’avez fait, je m’en souviens à présent.

— Mais alors, où est-elle ? David vous a-t-il parlé d’elle hier soir ?

— Il ne paraissait pas être au courant. Vraiment, Claudia, je ne vois pas pour quelles raisons cela aurait tant d’importance ?

— C’est important pour moi, parce qu’il se trouve que mon patron est son père. Tôt ou tard, si quelque chose lui est arrivé, on me demandera pourquoi je n’ai pas parlé plus tôt de son absence.

— Oui, ils pourraient en effet vous en vouloir. Cependant, il y a peu de chance pour que Norma nous avertisse chaque fois qu’elle a l’intention de s’absenter un jour ou deux ou même pour quelques nuits. Elle n’est quand même pas à votre charge !

— Non, mais Mr Restarick m’a répété plusieurs fois combien il était heureux qu’elle habite avec nous.

— Cela vous donne-t-il le droit d’aller potiner sur son compte quand elle disparaît sans vous prévenir ? Elle a probablement le béguin d’un nouveau type.

— Elle est amoureuse de David. Êtes-vous sûre qu’elle ne se cache pas chez lui ?

— Je ne crois pas. Il ne se soucie pas beaucoup d’elle, à la vérité.

— C’est ce que vous vous plaisez à imaginer. Vous éprouvez un net penchant pour lui, vous aussi !

— Certainement pas ! répliqua Frances vertement.

— David doit sûrement être amoureux d’elle sinon pourquoi serait-il venu la chercher l’autre jour ?

— Vous n’avez pas mis longtemps à lui faire repasser la porte. Je pense… – elle alla s’examiner dans un miroir de cuisine peu flatteur – … je pense qu’il a pu venir pour me voir, moi.

— Vous êtes trop bête ! Il était ici pour Norma !

— Cette fille est folle.

— C’est ce que je me dis parfois.

— J’en suis sûre ! Écoutez, Claudia, je vais vous révéler maintenant ce que je voulais vous confier. Il faut que vous le sachiez. L’autre jour, j’ai filé un de mes bas, alors que j’étais pressée. Je sais que vous n’aimez pas que l’on touche à vos affaires…

— Certainement pas !

— Mais Norma ne s’en formalise pas, ou peut-être ne s’en rend-elle pas compte. Toujours est-il que je suis allée dans sa chambre et en fouillant dans son tiroir, j’ai… eh bien, j’ai trouvé quelque chose… Un couteau.

— Un couteau ! Quel genre de couteau ?

— Vous vous souvenez du tapage que nous avons eu un soir dans la cour ? Une bande de jeunes qui étaient venus là pour se battre avec des couteaux à cran d’arrêt. Norma est arrivée juste après.

— Oui, oui, je m’en souviens.

— Un des garçons, blessé, a réussi à s’enfuir, c’est ce que m’a confié un journaliste. Le couteau que j’ai déniché dans le tiroir de Norma est un couteau à cran d’arrêt. Il y avait même une trace sur la lame, comme du sang séché.

— Frances ! Vous êtes absurdement dramatique !

— Peut-être. Mais je suis sûre que je ne me trompe pas. Et que diable faisait ce couteau parmi les affaires de Norma ?

— Elle a pu le ramasser ?

— … Un souvenir ? Dans ce cas, pourquoi le cacher et ne jamais vous en parler ?

— Qu’en avez-vous fait ?

— Je l’ai laissé où il était, répondit lentement sa compagne. Je… je ne savais quelle résolution prendre. Je n’osais vous demander votre avis. Mais hier, je suis allée regarder à nouveau et il avait disparu, Claudia.

— Vous pensez qu’elle a envoyé David pour le chercher ?

— C’est possible… Je puis en tout cas vous affirmer que dorénavant, le soir, je fermerai ma porte à clé.

CHAPITRE VII

Mrs Oliver s’éveilla, mécontente. Devant elle s’allongeait une journée dépourvue d’intérêt. Son manuscrit terminé la laissait désœuvrée. Il ne lui restait, à présent, qu’à se divertir jusqu’au moment où l’inspiration la visiterait à nouveau. Elle erra à travers l’appartement, soulevant et reposant les objets, inspecta son bureau rempli de lettres auxquelles il lui faudrait répondre ; mais dans son état d’esprit actuel, elle n’avait pas le courage de s’attaquer à une tâche aussi fatigante. Il lui fallait, pour le moment, quelque chose d’intéressant à entreprendre. Elle voulait… que voulait-elle donc, au juste ?

Sa récente conversation téléphonique avec Hercule Poirot lui revint à l’esprit. Il l’avait suppliée d’être prudente… Ridicule. Pourquoi ne prendrait-elle pas part à la solution de ce problème que le détective et elle avaient abordé ensemble ? Son ami pouvait bien choisir de s’installer confortablement dans un fauteuil, joindre le bout des doigts et faire fonctionner ses petites cellules grises alors que son corps se détendait entre quatre murs, cette méthode, quant à elle, ne la séduisait pas. Elle avait laissé entendre à Poirot qu’elle allait entrer en action et elle y entrerait ! Elle chercherait à en savoir plus sur cette mystérieuse fille. Où donc se cachait-elle ? Que pouvait-elle, elle, Ariane Oliver, découvrir ?

Elle arpenta son appartement, de plus en plus maussade. Par où commencer ? En posant des questions à ceux qui connaissaient Norma Restarick ? En rendant visite aux Restarick à Long Basing ? Poirot y était déjà, passé et avait dû y voir tout ce qu’il y avait à y découvrir. De toute manière, il ne lui serait pas facile de trouver une excuse pour justifier sa démarche.

Elle envisagea une nouvelle incursion à Borodene Mansions. Il était peut-être possible d’y dénicher encore quelque chose. Il lui faudrait trouver un nouveau prétexte. Elle verrait bien… En tout cas, l’appartement des trois jeunes filles lui apparaissait comme le point de départ d’une piste pouvant la mener à Norma Restarick. Voyons, il était 10 heures du matin. Il n’était pas impossible que…

En route, elle trouva une idée, pas très originale mais qui valait probablement mieux qu’une histoire fantastique s’accordant trop avec la personnalité de l’écrivain. Mrs Oliver hérita avant de monter et fit le tour du bâtiment en réfléchissant.

Un portier s’entretenait avec le chauffeur d’un camion de déménagement. Le laitier, poussant sa charrette, s’arrêta devant l’ascenseur de service près duquel Mrs Oliver se tenait. Il s’activa parmi ses bouteilles tout en sifflant gaiement, alors que sa voisine regardait le camion de déménagement, l’esprit ailleurs.

— Le numéro 76 déménage – expliqua l’homme croyant avoir affaire à une curieuse. – Ce n’est pas qu’elle n’ait pas déjà déménagé, si l’on peut dire. – Il pointa son pouce vers le haut du bâtiment – Elle s’est jetée par la fenêtre. Du septième. C’est arrivé la semaine dernière. À cinq heures du matin. Elle avait choisi une drôle d’heure !

Mrs Oliver ne trouva rien de drôle à cela.

— Pourquoi ?

— Pourquoi elle a fait ça ? Personne ne le sait. Suicide en état de démence temporaire, comme on dit.

— Était-elle… jeune ?

— Non ! Une vieille. Au moins cinquante ans.

Les déménageurs se démenaient à l’arrière du camion, aux prises avec une commode. Deux tiroirs d’acajou tombèrent au sol et une feuille de papier s’envola, poussée par le vent. Mrs Oliver la saisit, au passage.

— Ne casse pas tout, Charlie ! cria le joyeux laitier avant de disparaître dans l’ascenseur.

Dans le camion, les ouvriers s’invectivèrent. Mrs Oliver leur offrit la feuille égarée, mais ils la repoussèrent avec dédain.

L’écrivain se décida brusquement. Elle monta chez les jeunes filles et à son coup de sonnette répondit un bruit métallique de l’autre côté de la porte qui fut ouverte par une femme entre deux âges, tenant une serpillière à la main.

— Oh !… commença Mrs Oliver usant de son exclamation favorite. Bonjour ! Est-ce que je pourrais voir… l’une des jeunes filles ?

— J’ai peur que ce ne soit pas possible. Madame. Elles sont toutes sorties. Elles travaillent.

— Oui, bien sûr… Je venais simplement leur demander si je n’aurais pas laissé mon petit carnet ici, la dernière fois que je suis venue. Cela m’ennuie tellement de l’avoir perdu. Il est probablement resté dans le salon.

— Je n’ai rien remarqué de semblable, Madame, mais si vous voulez vérifier vous-même…

Elle accompagna la visiteuse au salon.

— Ah ! voici le livre que j’ai laissé pour miss Restarick, s’exclama Mrs Oliver cherchant à trouver une amorce de conversation avec la femme de ménage. Est-elle revenue de la campagne ?

— Je ne crois pas qu’elle habite ici pour le moment. Son lit n’est pas défait. Peut-être est-elle restée chez ses parents depuis le week-end passé ? Elle va les voir chaque semaine.

— Oui, c’est probable. C’est là un de mes livres que je lui avais promis.

La femme n’eut aucune réaction.

— J’étais assise ici, reprit la visiteuse en montrant un fauteuil. Du moins, je le crois. Ensuite, je me suis approchée de la fenêtre, puis du divan.

Elle inspecta fiévreusement les sièges et la femme de ménage l’aida complaisamment dans sa recherche.

— Vous ne pouvez pas savoir à quel point il est horripilant de perdre un tel objet – expliqua l’écrivain – J’y note tous mes rendez-vous et je suis sûre que j’ai un déjeuner très important, aujourd’hui. Je ne me souviens même plus avec qui et où… À moins que ce rendez-vous ne soit que pour demain et dans ce cas, j’ai un autre engagement pour aujourd’hui.

— Je vous comprends, approuva la femme avec sympathie.

— Cet appartement est vraiment gentil, observa Mrs Oliver, jetant un coup d’œil alentour.

— Un peu trop haut pour mon goût.

— Mais jouissant d’une belle vue.

— Oui, mais exposé à l’est, il reçoit en plein le vent froid, l’hiver. Ces fenêtres ne sont pas vraiment une protection et certains locataires ont fait installer des doubles fenêtres chez eux. Moi, je n’aimerais pas un appartement comme ça. Je préférerais un rez-de-chaussée. Quand on a des enfants, c’est plus pratique, à cause des landaus. Oui, moi je suis pour les rez-de-chaussée. Pensez, si jamais il y avait le feu !

— En effet, ce serait terrible, bien que le bâtiment doive être pourvu d’échelles d’incendie.

— Vous n’avez pas toujours le temps de les atteindre. J’ai une peur affreuse du feu. Je l’ai toujours eue. Et ces appartements coûtent si cher… Vous ne devineriez jamais ce qu’ils en demandent ! C’est pour ça que miss Holland prend deux autres locataires avec elle.

— Je les ai rencontrées. Miss Cary est une artiste, je crois ?

— Elle travaille pour une galerie d’art. Elle ne se fatigue pas trop, cependant. Elle peint un peu… des arbres et des vaches qui ressemblent à tout ce qu’on veut. Ce n’est pas une personne soigneuse… Vous verriez l’état dans lequel elle met sa chambre… incroyable ! Chez miss Holland, par contre, tout est propre et bien rangé. Elle était secrétaire à la Société Houillère mais à présent elle occupe un poste de secrétaire privée dans la Cité. Elle dit qu’elle préfère cet emploi. Son patron est un monsieur très riche qui revient juste d’Afrique du Sud ou de quelque part par là. Il est le père de miss Norma et il a demandé à sa secrétaire de prendre sa fille avec elle le jour où sa précédente colocataire s’est mariée… Miss Holland lui avait appris qu’elle cherchait une autre jeune fille pour l’aider à payer son loyer. Ma foi, elle ne pouvait vraiment pas refuser, pas vrai ? Du fait qu’il était son patron…

— Avait-elle l’intention de refuser ?

— Je crois qu’elle l’aurait fait si elle avait su.

— Si elle avait su quoi ?

La question était trop directe.

— Ce n’est pas à moi d’en parler. Après tout, ça ne me regarde pas.

Mrs Oliver garda le silence et continua de contempler la bavarde d’un air légèrement interrogateur. À la fin, la tentation fut trop forte.

— Ce n’est pas qu’elle ne soit pas une gentille fille, remarquez. Étourdie… sans doute, mais elles le sont presque toutes. À mon avis, elle devrait quand même aller voir un docteur. Il y a des moments où elle ne sait plus très bien ce qu’elle fait ni où elle se trouve. Ça vous retourne le sang… Elle a exactement le même air que le neveu de mon mari après une de ses crises d’épilepsie. Seulement je n’ai jamais remarqué que la demoiselle souffrait du même mal. Peut-être qu’elle prend des drogues… un tas de gens le font.

— Je crois qu’elle fréquente un jeune homme que sa famille ne regarde pas d’un très bon œil ?

— À ce qu’il paraît. Il est venu une fois ou deux ici, pour la chercher. Je ne l’ai jamais vu, mais j’imagine que c’est un de ces godelureaux de la nouvelle vague. Miss Holland n’aime pas cela… mais que peut-elle ? Les filles n’en font qu’à leur tête, à présent.

— Parfois, on est inquiet à leur sujet, approuva Mrs Oliver.

— Elles ont été mal élevées, à mon avis.

— J’en ai bien peur. On a l’impression qu’une fille comme Norma Restarick, par exemple, aurait été mieux inspirée de rester chez ses parents plutôt que de venir à Londres pour y gagner son existence en tant que décoratrice d’intérieur.

— Elle n’aime pas vivre chez ses parents.

— Vraiment ?

— Elle a une belle-mère, vous comprenez, et les filles s’entendent rarement avec leur seconde mère. D’après ce que j’ai entendu dire, cette femme a tenté l’impossible pour essayer de bien l’élever, de l’éloigner des mauvaises fréquentations. Elle sait que les jeunes filles se laissent facilement influencer par les vauriens, ce qui a parfois des conséquences fâcheuses. Il m’arrive d’être bien contente de n’avoir jamais eu de fille, moi-même.

— Vous avez des garçons ?

— Deux. L’un est un bon élève et le second travaille dans l’imprimerie. Il se débrouille bien. Deux braves garçons… Ce n’est pas qu’on ait jamais de soucis avec les garçons mais les filles, moi je crois que c’est pire.

Comprenant que la femme de ménage désirait retourner à ses occupations, Mrs Oliver se hâta d’ajouter :

— C’est dommage que je n’aie pu retrouver mon carnet. Merci tout de même. J’espère que je ne vous ai pas fait perdre trop de temps ?

— Je vous souhaite de le retrouver bientôt, Madame.

Mrs Oliver sortit et convint qu’elle ne pouvait rien essayer de plus pour aujourd’hui mais un plan pour le lendemain commençait déjà à se former dans son esprit.

De retour chez elle, la romancière choisit un calepin et y dressa une liste de ce qu’elle avait découvert sous le titre « Ce que j’ai appris ». Tout bien considéré, elle n’avait pas appris grand-chose, quoique sa riche imagination développât au maximum toutes les hypothèses qui se présentèrent à son esprit. Le détail le plus curieux était que le père de Norma se révélait être l’employeur de Claudia. Poirot lui-même ne le savait probablement pas encore. Mrs Oliver pensa à l’en informer mais s’en dissuada à cause de son plan pour le lendemain. Elle avait la conviction d’être dans la peau d’un fin limier plutôt que dans celle d’un écrivain. Elle était sur la piste, le nez au sol et demain matin… ma foi, demain matin, on verrait !

Le lendemain, fidèle à la mission qu’elle s’était donnée. Ariane Oliver se leva de bonne heure, déjeuna d’un œuf à la coque, de deux tasses de thé et se mit en route. Une fois de plus, elle arriva dans les parages de Borodene Mansions. De peur qu’on ait commencé à la repérer, elle ne pénétra pas dans la cour mais rôda autour des deux entrées, en observant les différentes personnes qui sortaient du bâtiment en route vers leur lieu de travail. Des jeunes filles, pour la plupart qui se ressemblaient toutes d’une manière décevante, Mrs Oliver compara ce flot humain à une armée de fourmis.

Brusquement, elle se rejeta en arrière. Claudia Reece-Holland venait d’émerger du bâtiment et s’avançait d’un bon pas. Comme toujours, elle offrait une apparence soignée. L’écrivain se retourna pour ne pas être reconnue et, ayant laissé quelques pas d’avance à la jeune fille, elle se lança à sa suite. L’une derrière l’autre, les deux femmes parvinrent à une artère principale où la secrétaire se plaça à la queue d’une rangée de personnes attendant l’autobus. Mrs Oliver eut un moment d’angoisse. Si la jeune fille se retournait, elle ne manquerait pas de la reconnaître. Le détective amateur décida de se moucher et laissant quelques personnes se placer derrière son gibier, elle s’insinua à son tour dans la file des voyageurs qui piétinaient. Toutes ces ruses se révélaient d’ailleurs inutiles, car miss Reece-Holland, apparemment très absorbée dans ses pensées, ne s’intéressait pas à son entourage. L’autobus arriva et les passagers se précipitèrent à l’intérieur. Claudia monta à l’impériale et Mrs Oliver resta au rez-de-chaussée où elle réussit à se caser près de la sortie. Ne sachant exactement où descendre, elle se rappela que la femme de ménage avait fait allusion à un gratte-ciel non loin de St-Paul et elle se tint sur ses gardes quand le bus approcha de la cathédrale. En effet, Claudia descendit bientôt et Mrs Oliver reprit sa filature.

« Me voici, jouant au détective, exactement comme dans un de mes romans, pensa-t-elle, et je dois bien m’y prendre, car la petite ne m’a pas encore repérée. »

Au vrai, la jeune fille ne se souciait absolument pas des autres. Mrs Oliver décida que s’il lui fallait, un jour, brosser le portrait d’un meurtrier très maître de lui, il ressemblerait sûrement à quelqu’un dans le genre de Miss Reece-Holland. Malheureusement, dans l’affaire présente, personne n’avait été assassiné, à moins que Norma n’ait vraiment commis le crime dont elle s’accusait ?

Claudia entra dans un bâtiment moderne et Mrs Oliver l’y suivit pour s’assurer que c’était bien là son lieu de travail.

Elle la retrouva attendant l’ascenseur et lorsque l’engin arriva, Mrs Oliver se dissimula derrière un homme aux larges épaules pour y pénétrer à sa suite. Elles abandonnèrent l’appareil au quatrième étage et Mrs Oliver suivit un long corridor derrière Claudia qui disparut derrière une porte, sur laquelle la romancière put lire : « Josua Restarick, Ltd. »

Maintenant, la curieuse se sentait un peu perdue.

Avoir découvert le lieu de travail de Claudia Reece-Holland ne l’avançait pas beaucoup dans son enquête.

Espérant voir sortir du bureau Restarick quelque personnage qui piquerait sa curiosité, Mrs Oliver rôda un moment dans le corridor. Mais elle fut bientôt obligée de battre en retraite, déçue.

De retour dans la rue, elle erra dans les environs et envisagea une visite à la cathédrale.

— Je pourrais monter jusqu’à la voûte acoustique et m’amuser à des effets d’écho. Je me demande ce qu’un meurtre rendrait, perpétré dans un tel lieu ?

Elle hocha la tête, mécontente, et se dirigea vers le Mermaid Theatre. Puis, réalisant qu’elle avait faim, elle pénétra dans un café. Les tables y étaient presque toutes occupées. Jetant un coup d’œil distrait sur les consommateurs, Mrs Oliver retint brusquement son souffle : au fond de la salle, près du mur, Norma Restarick se trouvait attablée en face d’un jeune homme à l’opulente chevelure bouclée vêtu d’un gilet de velours rouge et d’une veste excentrique.

— David, murmura Mrs Oliver. C’est sûrement David !

Les deux jeunes gens semblaient plongés dans une conversation animée. Mrs Oliver mit un plan de campagne au point et, satisfaite, se dirigea discrètement vers les lavabos où, pour éviter d’être reconnue par Norma, elle décida de modifier son apparence. Elle s’attaqua à sa coiffure, de laquelle elle retira plusieurs mèches artificielles qu’elle enveloppa dans un mouchoir avant de les placer dans son sac. Elle se fit un petit chignon serré sur la nuque, posa une paire de lunettes sur son nez et se mit du rouge à lèvres pour modifier la forme de sa bouche. Satisfaite et se trouvant l’air presque d’une intellectuelle, elle regagna la salle, évoluant avec précaution, car ses lunettes ne lui servaient normalement que pour la lecture et le décor lui apparaissait assez flou. Elle choisit une table voisine de celle des jeunes gens et s’assit face à David, Norma lui tournant le dos.

Mrs Oliver commanda un café et un bath bun [5] après quoi elle s’appliqua à prendre un air dégagé.

Ses voisins ne remarquèrent même pas sa présence. Ils semblaient très absorbés dans leur conversation que Mrs Oliver ne mit pas longtemps à suivre.

— … Mais vous imaginez ces choses, affirmait David. Ce sont des bêtises, rien de plus.

— Je ne sais pas… Je ne puis dire… La voix de la jeune fille était morne.

Mrs Oliver ne l’entendait pas aussi bien que son compagnon, mais son accent heurtait désagréablement son oreille. « Il y a quelque chose qui cloche », pensa-t-elle. Elle se souvint de l’histoire que Poirot lui avait confiée au début : « Elle pense qu’elle a pu commettre un crime. » Que se passait-il donc chez cette fille ? Hallucinations ? Son esprit était-il vraiment déréglé ou aurait-elle réellement commis un crime et son cerveau souffrait-il à présent du choc ?

— Si vous voulez mon avis, ce ne sont que des manières de la part de Mary, remarquait David. Mary est une femme complètement stupide qui s’imagine être atteinte de toutes les maladies.

— Elle a vraiment été malade, pourtant.

— Admettons. Mais n’importe quelle autre femme à sa place aurait demandé au médecin un antibiotique sans s’affoler pour autant !

— Elle a pensé que j’étais la responsable et mon père le pense aussi.

— Je vous répète, Norma, que vous imaginez tout ça !

— Vous ne le dites que pour me réconforter. Supposons que je lui aie donné ce truc ?

— Que voulez-vous dire par « supposons » ? Vous devez bien savoir si vous le lui avez donné ou pas ? Vous ne pouvez quand même pas être assez bête pour ne plus vous en souvenir !

— Je ne sais plus !

— Vous ne faites que répéter ça ! « Je ne sais pas. Je ne sais pas ! »

— Vous ne comprenez pas, David. Vous n’avez aucune idée de ce qu’est la haine, « Je l’ai haïe du moment où je l’ai vue. »

— D’accord. Vous me l’avez déjà raconté.

— C’est bien le plus étrange de l’histoire. Je vous l’ai dit et cependant je ne me souviens pas de vous l’avoir révélé. Vous comprenez ? Il m’arrive parfois de confier certaines choses aux gens. Je leur annonce ce que je veux faire, ce que j’ai fait ou ce que j’ai l’intention de faire. Ensuite, je ne me souviens même pas d’avoir abordé le sujet en leur présence. C’est comme si tout cela me passait par la tête et il arrive que les choses coïncident par hasard. Je vous ai bien affirmé que je la haïssais, David ?

— Ne revenons plus là-dessus, voulez-vous ?

— Mais c’est vrai, je vous l’ai dit ?

— Tout le monde émet des sottises semblables, du genre : « Je la déteste et je voudrais la tuer, je crois que je vais l’empoisonner. » Ce ne sont que des bavardages d’enfants. C’est un peu comme si vous n’étiez pas vraiment adulte. Réaction naturelle chez les jeunes. « Je hais un tel, j’aimerais lui couper la tête. » Ils le proclament à l’école à propos d’un maître qu’ils ont pris en grippe.

— Vous croyez que ce n’est pas plus sérieux ? Cela prouverait, en tout cas, que je ne suis pas vraiment adulte.

— En un certain sens, vous ne l’êtes pas. Si seulement vous retrouviez votre calme et réalisiez à quel point tout cela est ridicule ! Qu’est-ce que ça peut faire si vous la détestez ? Vous avez quitté la maison et n’êtes plus obligée de vivre avec elle, alors ?

— Pourquoi ne vivrais-je pas dans mon foyer, avec mon père ? Ce n’est pas juste ! D’abord, il est parti en abandonnant ma mère et au moment où il revient vers moi, il y a Mary. Bien sûr que je la hais et elle me hait, aussi. J’avais l’habitude de penser que je la tuerais, imaginant le moyen que j’emploierais, prenant plaisir à remâcher ces pensées et c’est pourquoi, au moment où elle fut vraiment malade…

David articula d’un ton mal assuré :

— Vous ne pensez pas que vous êtes une sorcière, au moins ? Vous ne façonnez pas des poupées de cire dans lesquelles vous plantez des épingles ?

— Oh ! non ! Ce serait bête ! Ce que j’ai fait est réel, vraiment réel.

— Qu’entendez-vous par là ?

— La bouteille était là, dans mon tiroir. Je l’y ai trouvée.

— Quelle bouteille ?

— L’herbicide marqué : « Le Dragon exterminateur. » Une bouteille vert foncé dont on vaporise le produit dans les jardins. L’étiquette portait aussi : « Attention, Poison. »

— L’avez-vous achetée ou simplement trouvée ?

— Je l’ignore mais je l’ai découverte dans mon tiroir à moitié vide.

— Vous vous êtes souvenu, ensuite ?

— Oui, oui. – Elle s’exprimait à la façon d’un somnambule. – Oui, je crois que c’est à ce moment que cela m’est revenu à l’esprit. C’est ce que vous pensez aussi, David, n’est-ce pas ?

— Je ne sais que penser de vous, Norma. Je crois surtout que vous imaginez tout cela et que vous vous persuadez que c’est vraiment arrivé.

— Pourtant, elle a dû entrer en observation à l’hôpital. Personne n’y comprenait rien. À la fin, elle est rentrée à la maison et tout a recommencé. C’est alors que j’ai eu peur. Mon père m’a observée d’un drôle d’air puis, il s’est enfermé dans son bureau avec le médecin. Je suis sortie pour essayer d’écouter leur conversation, de dehors. Ils complotaient de m’enfermer quelque part où l’on m’aurait surveillée. Vous comprenez, ils pensaient que j’étais folle et j’avais peur… parce que… parce que je n’étais pas sûre qu’ils n’aient pas raison.

— Est-ce à ce moment-là que vous vous êtes enfuie ?

— Non, plus tard.

— Racontez-moi.

— Je ne veux plus revenir là-dessus.

— Il faudra bien que tôt ou tard vous leur fassiez savoir où vous êtes ?

— Non. Je les hais ! Je hais mon père autant que je hais Mary. Je souhaiterais qu’ils soient morts… tous les deux. Et alors… alors… je serais à nouveau heureuse.

— Ne vous énervez pas. Écoutez, Norma… Je… heu… je ne suis pas tellement partisan du mariage… Je veux dire… bref, je ne pensais pas entreprendre jamais une chose pareille… pas avant plusieurs années en tout cas. On hésite à se mettre la corde au cou. Mais, je crois que c’est ce que nous ferions de mieux, nous marier juste à la mairie. Pour cela, il faudrait que vous prétendiez avoir plus de vingt et un ans. Vous pourriez arranger vos cheveux, mettre des lunettes. Une fois que nous serions mariés, votre père ne pourrait plus rien contre vous.

— Je le hais !

— Vous semblez haïr tout le monde, ma parole !

— Seulement mon père et Mary.

— Il est cependant bien naturel qu’un homme se remarie, non ?

— Voyez tout ce qu’il a infligé à ma mère.

— Tout cela se passait il y a longtemps.

— Je n’étais qu’une enfant et pourtant je m’en souviens. Il est parti en nous abandonnant. Il m’envoyait des cadeaux à Noël mais il ne venait jamais. Je ne l’aurais même pas reconnu dans la rue, si je l’avais croisé à l’époque où il est revenu. Il ne signifiait plus rien pour moi après tout ce temps. Je crois qu’il s’est débarrassé aussi de ma mère. Elle avait l’habitude de quitter la maison lorsqu’elle était malade. Je ne sais pas où elle allait ni de quoi elle souffrait. Parfois, je me demande… Je me demande, David… Je crois qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans ma tête et qu’un jour cela me fera commettre un acte vraiment terrible. C’est comme pour le couteau…

— Quel couteau ?

— Aucune importance. Juste un couteau.

— Ne pourriez-vous m’expliquer de quoi vous parlez ?

— Il y avait une tache de sang, dessus. Il était caché dans mes affaires… sous mes bas.

— Vous rappelez-vous l’y avoir placé ?

— Peut-être… mais je ne me souviens pas de l’endroit où je l’ai pris. Je ne me rappelle plus où j’étais allée. Une heure entière de cette soirée m’est sortie de l’esprit. Une heure dont il ne me reste rien, une heure où je me suis, cependant, rendue quelque part, où j’ai dû faire quelque chose…

— Chut – souffla vivement David en voyant la serveuse qui s’approchait de leur table. – Tout ira bien. Je m’occuperai de vous. Mangeons encore quelque chose.

Il consulta le menu et commanda des haricots à la sauce tomate sur du pain grillé.

CHAPITRE VIII

Hercule Poirot dictait à sa secrétaire, Miss Lemon :

« Et quoique j’apprécie beaucoup l’honneur que vous me faites, j’ai le regret de vous informer… »

Le téléphone sonna. Miss Lemon tendit la main pour attraper l’appareil.

— Oui ? Quel nom dites-vous ? Elle posa la main sur l’écouteur. Mrs Oliver.

— Ah !… Mrs Oliver. Poirot n’avait pas particulièrement envie d’être dérangé pour l’instant, néanmoins, il prit le combiné : Hercule Poirot à l’appareil.

— Oh ! Monsieur Poirot ! Je suis tellement contente de pouvoir vous joindre ! Je l’ai retrouvée !

— Je vous demande pardon ?

— Je l’ai retrouvée ! Votre jeune fille ! Vous savez, celle qui a commis un crime ou qui pense en avoir commis un ? Elle est même en train d’en parler beaucoup trop ! À mon avis, elle est folle, mais peu importe pour le moment. Voulez-vous venir la chercher ?

— Où êtes-vous, chère Madame ?

— Quelque part entre St. Paul et le Mermaid Theatre Calthorpe Street, ajouta-t-elle en jetant un coup d’œil à l’extérieur de la cabine téléphonique où elle se tenait. Pensez-vous pouvoir arriver très vite ? Ils sont tous deux dans un café.

— Ils ?

— Oh ! elle est avec celui que l’on nomme « l’amoureux indésirable », je crois. En fait, il est assez gentil et paraît très épris d’elle. Je me demande bien pourquoi, d’ailleurs. Les gens sont bizarres… Mais je ne veux pas trop parler, car je désire retourner là-bas. Je les piste, vous comprenez ? Je suis entrée dans le café derrière eux.

— Vous avez été très astucieuse, Madame.

— Pas exactement. Ce fut pur hasard. Je veux dire que je suis entrée dans le café et qu’ils s’y trouvaient déjà.

— La chance vous a souri alors, ce qui est aussi important.

— Je me suis donc installée à la table voisine de la leur et la fille me tournait le dos. De toute manière, je doute qu’elle puisse me reconnaître. J’ai arrangé mes cheveux différemment. Et de plus, ils se parlent comme s’ils étaient seuls au monde. Ils viennent juste de commander des haricots à la tomate. Je ne puis supporter les haricots et je me demande comment les gens…

— Laissons les haricots, s’il vous plaît, et continuez. Vous les avez donc abandonnés pour me téléphoner ?

— Oui. Les haricots me laissent une certaine marge de temps. Mais il faut que j’y retourne à présent, à moins que je ne reste à l’extérieur. Mais en tout cas, essayez de venir très vite.

— Comment s’appelle le café ?

— Le « Joyeux Trèfle »… bien qu’il n’ait pas l’air tellement joyeux. Il me paraît même plutôt sordide. Pourtant le café n’y est pas mauvais.

— N’en dites pas plus. J’arriverai aussi vite que possible.

— Splendide !

Mrs Oliver raccrocha.

Miss Lemon, toujours compétente, l’avait précédé sur le trottoir et attendait près du taxi. Elle ne posa aucune question et ne laissa percer aucune curiosité. Elle n’informa pas Poirot de la manière dont elle emploierait son temps pendant son absence. C’était inutile. Elle savait ce qu’elle devait faire et comme toujours, elle agirait le mieux du monde.

Poirot arriva bientôt au coin de Calthorpe Street où il abandonna son taxi. Il aperçut le « Joyeux Trèfle » mais ne distingua personne dans les environs qui ressemblât à Ariane Oliver quel que soit son déguisement. Il parcourut la rue dans toute sa longueur et revint sur ses pas, sans plus de succès. Ou bien le couple qui les intéressait avait quitté le café et son amie s’était lancée sur leur trace, ou bien… Il s’approcha du café pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. La buée recouvrant les vitres l’empêcha de rien distinguer. Il poussa donc la porte, promena son regard sur les clients.

Il reconnut tout de suite la jeune fille venue lui rendre une visite matinale quelques jours plus tôt. Assise à une table près du mur, elle fumait le regard perdu dans le vide, paraissant réfléchir profondément. Poirot hocha la tête : non, supposition très improbable. Il n’y avait derrière ce front aucune pensée, seulement une sorte d’inconscience, de stupeur perpétuelle.

Le petit détective traversa lentement la salle et s’assit doucement en face de Norma. Elle leva les yeux et il fut agréablement surpris de constater qu’elle le reconnaissait.

— Ainsi, nous nous rencontrons à nouveau, Miss, déclara-t-il, aimable. Je vois que vous me reconnaissez ?

— Oui, oui, en effet.

— Il est toujours flatteur d’être reconnu par une jeune lady qu’on n’a rencontrée qu’une seule fois et durant très peu de temps.

Elle continuait à le regarder sans parler.

— Et comment est-il possible que vous vous souveniez de moi, si je puis me permettre cette question ?

— Vos moustaches, répondit-elle sans hésiter. Il n’aurait pu s’agir de personne d’autre.

Cette remarque le combla et il lissa ses moustaches avec la fierté et la vanité dont il témoignait en pareille occasion.

— Ah ! oui ! très juste. Il n’existe pas beaucoup de moustaches semblables. Elles sont belles, hein ?

— Ma foi… oui… je le suppose.

— Vous n’êtes peut-être pas très connaisseur en moustaches, mais je puis vous dire, Miss Restarick… Miss Norma Restarick, n’est-ce pas ?… que ce sont de très belles moustaches !

Il avait intentionnellement appuyé sur le nom. Elle lui semblait tellement lointaine qu’il se demanda si elle le remarquerait.

La jeune fille eut cependant un sursaut de surprise.

— Comment savez-vous mon nom ?

— Il est vrai que vous ne l’avez pas confié à mon valet lorsque vous êtes venue me rendre visite.

— Comment l’avez-vous appris ? Qui vous l’a dit ?

Il remarqua son air alarmé et la peur qui s’emparait d’elle.

— Une amie me l’a confié. Les amis peuvent être utiles parfois.

— De qui s’agit-il ?

— Miss, vous aimez à cacher vos petits secrets, permettez que j’agisse de même ?

— Je ne vois pas comment vous avez pu le découvrir ?

— Je suis Hercule Poirot, répondit-il avec sa superbe habituelle.

Il resta là, assis calmement, attendant qu’elle se confie.

— Je… commença-t-elle. Voulez-vous…

— Je sais que nous ne sommes pas allés très loin, ce matin-là. Vous m’avez seulement appris que vous aviez commis un meurtre.

— Oh ! ça !

— Oui, Mademoiselle, ça.

— Mais… je ne le pensais pas vraiment. Ce n’est pas ce que je voulais exprimer. Ce n’était qu’une plaisanterie.

— Vraiment ? Vous venez me voir de très bonne heure, à l’heure du petit déjeuner, pour être précis. Vous m’informez que vous devez me parler de toute urgence parce que vous pensez avoir commis un meurtre et c’est là ce que vous appelez une plaisanterie ?

Une serveuse qui rôdait autour d’eux depuis un moment en observant Poirot, s’approcha du détective et lui tendît un bateau en papier, du genre de ceux que l’on donne aux enfants.

— C’est vous, Mr Porritt ? Une lady a laissé ça pour vous.

— Ah ! oui ? Mais comment avez-vous su qui j’étais ?

— La lady m’a expliqué que vos moustaches me guideraient. Elle a dit que j’en avais sûrement jamais vu de pareilles. Et c’est bien vrai, ajouta-t-elle en les contemplant fixement.

— Eh bien, merci beaucoup.

Poirot prit le bateau, le déplia et le lissa avant d’y lire quelques lignes hâtivement rédigées. « Il s’en va. La fille reste, je vous la laisse donc pour le suivre. Ariane. »

— Oui, oui… Il plia le papier qu’il fit disparaître dans sa poche.

— De quoi parlions-nous ? De votre sens de l’humour, je crois, Miss Restarick ?

— Savez-vous seulement mon nom… ou, savez-vous tout sur moi ?

— Je suis au courant de quelques détails. Vous êtes Miss Norma Restarick, votre adresse à Londres est 67 Borodene Mansions, et votre adresse permanente, Crosshedges, Long Basing. Vous y vivez avec votre père, votre belle-mère et un grand-oncle… ah ! et aussi une jeune fille au pair. Vous voyez, je suis assez bien informé.

— Vous m’avez suivie ?

— Non, non. Pas du tout. Je vous en donne ma parole d’honneur.

— Mais, vous n’êtes pas de la police ?

— Non, je ne suis pas de la police.

La défiance de la jeune fille disparut.

— Je ne sais que faire, avoua-t-elle.

— Je ne vous pousse pas à m’employer puisque vous avez déjà jugé que j’étais trop vieux. Vous avez probablement raison mais puisque je sais qui vous êtes et que je suis au courant de bien des choses vous concernant, rien ne s’oppose à ce que nous bavardions, en amis, des ennuis qui vous accablent ? Les vieux – vous ne devez pas l’oublier – s’ils sont tenus pour incapables d’agir, ont cependant une grande expérience de laquelle on peut utilement tirer partie.

Norma continua de le regarder en hésitant, avec ce regard fixe qui avait déjà tourmenté Poirot. Toutefois, on la devinait acculée et désireuse de se confier à quelqu’un. Poirot avait toujours été celui auprès de qui on aime à s’épancher.

— Ils pensent que je suis folle, déclara-t-elle brusquement. Et… je commence à croire qu’ils n’ont pas tort.

— Très intéressant, observa Poirot d’un ton enjoué. Eh bien, admettons que vous soyez folle ou que vous paraissiez folle ou encore que vous pensiez être folle. Peut-être même est-il possible que vous soyez réellement folle : cela ne signifie pas que le mal soit sans remède. C’est une faiblesse dont un grand nombre de gens souffrent aujourd’hui et que l’on soigne très bien. Elle peut provenir, dans certains cas, d’une tension nerveuse, d’un excès de soucis, d’un effort intellectuel trop prolongé, d’une sensibilité exacerbée, voire d’une foi religieuse trop vive ou d’un athéisme déprimant. Il se peut enfin que cette dépression soit tout simplement due à une déception sentimentale.

— J’ai une belle-mère. Je la hais et je crois bien que je hais aussi mon père. C’est beaucoup, vous ne trouvez pas ?

— Il est plus normal de haïr l’un ou l’autre. Je suppose que vous étiez très attachée à votre mère. Est-elle séparée de votre père ou morte ?

— Elle est morte, depuis deux ou trois ans.

— Vous l’aimiez beaucoup ?

— Je le pense. Je veux dire, bien sûr. Elle était invalide et devait souvent se rendre dans une maison de repos.

— Et votre père ?

— Mon père a vécu à l’étranger. Il est allé en Afrique du Sud lorsque j’avais cinq ou six ans. Je crois qu’il souhaitait divorcer, à cette époque, mais ma mère a toujours refusé. Il avait l’habitude de m’écrire pour Noël et de m’envoyer un cadeau ou de m’en faire parvenir un. C’était à peu près tout Ainsi, il n’existait pas vraiment à mes yeux. Il est revenu, il y a environ un an, à cause des papiers de mon oncle qu’il devait mettre en ordre. Et… il… il… a ramené cette nouvelle épouse avec lui.

— Et cela vous a déplu ?

— Oui.

— Mais votre mère était morte à cette époque ? Il n’est donc pas anormal qu’un homme se remarie, surtout après que sa femme et lui aient vécu en étrangers durant des années. Cette personne qu’il a ramenée, est-ce celle qu’il désirait épouser au moment où votre mère refusait de divorcer ?

— Oh ! non. Celle-ci est très jeune. Elle est belle et se conduit comme si mon père lui appartenait !

Après un court silence, elle ajouta d’un ton enfantin.

— Je pensais que cette fois, il revenait pour s’attacher à moi, s’occuper de moi, peut-être, et… mais elle l’en a empêché. Elle est contre moi. Elle m’a forcée à partir.

— Entre nous, cela n’a aucune importance, à votre âge. Vous n’avez plus besoin de personne pour vous guider. Vous pouvez profiter librement de la vie, choisir vos amis…

— Vous ne le penseriez jamais à la façon dont ils en parlent, à la maison !

— Les jeunes filles actuelles doivent endurer les critiques dont leurs amies font l’objet.

— Tout est si différent. Mon père ne correspond pas au souvenir que je gardais de lui, lorsqu’il nous a quittées. Il avait l’habitude de jouer avec moi tout le temps et il était si gai… Il n’est plus du tout gai, à présent. Il est inquiet et violent et… tellement différent.

— En quinze ans, tout change.

— Mais… à ce point ?

— Vous voulez dire physiquement ?

— Non, non, pas cela ! Oh ! non ! Si vous voyiez son portrait, placé derrière son bureau, bien qu’il date de sa jeunesse, vous le reconnaîtriez tout de suite. Pourtant, ce n’est pas ainsi que je me le rappelais.

— Mais, ma chère, murmura Poirot d’une voix douce, vous êtes en âge de savoir que les autres ne ressemblent jamais à l’image que nous nous faisons d’eux au long des années. Avec le temps, vous vous les représentez tels que vous désirez vous les rappeler. Votre imagination vous trompe à votre insu.

— Vous croyez ? Sincèrement ? Elle resta un moment silencieuse et demanda tout à trac : Pourquoi pensez-vous que je veuille tuer des gens ?

Ils venaient enfin, pensa Poirot, d’atteindre un point crucial.

— Cela peut être une question très intéressante et qui peut contenir une raison aussi intéressante. La seule personne susceptible d’y répondre serait un médecin.

Elle réagit vivement.

— Je n’irai pas voir de médecin ! Jamais ! Ils voulaient m’envoyer en voir un et si je leur avais obéi, je serais enfermée dans un de ces endroits d’où l’on ne ressort pas. Elle s’agita, essayant de se lever.

— Ce n’est pas moi qui puis vous envoyer vers l’un d’eux. Inutile donc de vous alarmer. Si vous voulez, vous pouvez agir de votre propre chef. Consulter un spécialiste en lui répétant tout ce que vous venez de me confier, en lui demandant ensuite pourquoi vous pensez ainsi. Il vous l’expliquera peut-être ?

— C’est ce que David me conseille aussi, mais je ne crois pas… je ne crois pas qu’il comprenne. Il faudrait que je dise au médecin que… que j’ai pu essayer de faire des choses…

— Qu’est-ce qui vous pousse à vous en persuader ?

— Je ne me souviens pas toujours de mes actes… ou du lieu où je me suis rendue. Une heure de ma vie m’échappe, ou deux… et je ne parviens pas à me rappeler. Une fois, j’étais dans un corridor… un corridor devant une porte, sa porte. Je tenais quelque chose à la main… je ne sais comment je me l’étais procuré. Elle est venue vers moi… mais lorsqu’elle a été près de moi, son visage a changé. Ce n’était plus elle, du tout. Elle était devenue quelqu’un d’autre.

— Vous êtes peut-être obsédée par un cauchemar ? Les êtres que nous connaissons y changent souvent d’aspect.

— Ce n’était pas un cauchemar. J’ai ramassé le revolver… Il se trouvait à mes pieds.

— Dans un corridor ?

— Non, dans la cour. Elle est venue me le prendre des mains.

— Qui ?

— Claudia. Elle m’a obligée à remonter à l’appartement et m’a donné quelque chose d’amer à boire…

— Où se trouvait votre belle-mère à ce moment-là ?

— Elle était là, elle aussi… Non, je me trompe. Elle se trouvait à Crosshedges ou à l’hôpital. C’est là qu’on a découvert qu’elle avait été empoisonnée… par moi.

— Pas forcément. Il aurait pu s’agir d’un autre que vous.

— Qui ?

— Peut-être… son mari ?

— Papa ? Pourquoi irait-il empoisonner Mary ? Il lui est tout dévoué !

— Il y a d’autres personnes dans la maison, en dehors de votre père ?

— Le vieil oncle Roderick ? Ridicule !

— Qui sait ? Il aurait pu agir sans réfléchir, se persuadant qu’il était de son devoir d’éliminer une femme susceptible d’être une belle espionne. Qu’en dites-vous ?

— Ce serait très intéressant. Je sais que l’oncle Roderick a été mêlé à des histoires d’espions durant la guerre. Qui encore ? Sonia ? Je suppose qu’elle pourrait passer pour une belle espionne, elle-même. Cependant, elle ne correspond pas au personnage.

— Non, et il ne semble y avoir aucune raison pour qu’elle ait voulu se débarrasser de votre belle-mère. Et les domestiques ?

— Ils ne viennent que pendant la journée. Je ne crois pas…

— Elle aurait pu s’empoisonner elle-même ?

— Se suicider ?

— C’est possible.

— Je ne puis imaginer Mary se suicidant. Elle est bien trop raisonnable. Et puis, quelle raison aurait-elle eue ?

— Vous avez le sentiment que si elle voulait se suicider, elle se mettrait plutôt la tête dans le four, ou s’allongerait sur son lit après avoir absorbé une forte dose de somnifère. C’est cela ?

— À mon avis, ce serait plus dans son tempérament. Ainsi, vous voyez bien qu’il ne peut s’agir de personne d’autre que moi.

— Cela m’intéresse beaucoup. Vous me faites l’effet de désirer presque que ce soit vous la coupable. L’idée que votre main a pu verser la dose fatale vous séduit.

— Comment osez-vous avancer une chose pareille ?

— Parce que je pense que c’est vrai. Pourquoi l’idée que vous avez peut-être commis un meurtre vous excite-t-elle, vous plaît-elle ?

— Ce n’est pas vrai !

— Je me le demande…

Elle saisit son sac et commença à fourrager dedans avec des doigts fébriles.

— Je ne resterai pas ici à vous écouter débiter des insanités.

Elle adressa un signe à la serveuse qui lui apporta sa note.

— Permettez, dit Poirot.

D’un geste preste, il prit le papier et mit la main à sa poche. La jeune fille lui enleva la feuille des doigts, rouge de colère.

— Je ne vous laisserai pas payer pour moi !

— Comme il vous plaira.

Il avait eu le temps de voir ce qui l’intéressait. La note était pour deux. Le beau David paraissait trouver naturel que ses consommations soient payées par une jeune fille amoureuse.

— Vous entretenez donc un ami ?

— Comment savez-vous que j’étais avec quelqu’un ?

— Vous voyez, je suis au courant de bien des choses.

Elle posa de la monnaie sur la table et se leva.

— Je m’en vais et je vous interdis de me suivre.

— Je doute de le pouvoir. Vous devez vous souvenir de mon âge avancé. S’il vous prend le désir de courir dans la rue, je ne pourrai vous imiter.

Elle se dirigea vers la porte.

— Vous avez compris ? Ne me suivez pas !

— Vous me permettrez au moins de vous ouvrir la porte ?

Il s’excusa avec un geste gracieux.

— Au revoir, Miss.

Elle lui jeta un coup d’œil méfiant et s’éloigna à grandes enjambées en se retournant de temps à autre. Poirot resta à la porte, la regardant sans essayer de la suivre. Lorsqu’elle fut hors de vue, il réintégra dans le café.

Que diable tout ceci signifie-t-il ? murmura-t-il. La serveuse s’approcha de lui, l’air mécontent. Le petit détective regagna sa place et l’apaisa en commandant une tasse de café.

— Il y a là quelque chose de curieux, se dit-il. Vraiment curieux.

Une tasse pleine d’un liquide beige clair fut déposée devant lui. Il but une gorgée et eut une grimace.

Il se demanda où se trouvait Mrs Oliver, pour l’heure.

CHAPITRE IX

Mrs Oliver, assise dans un autobus, prenait grand plaisir, bien que légèrement essoufflée, à jouer le fin limier qui a l’œil sur sa proie. Celui que, dans son esprit, elle appelait le Paon, s’avérait un bien meilleur marcheur qu’elle. Elle l’avait suivi à vingt pas de distance sur les quais, longeant la Tamise, elle avait pris le métro derrière lui à Charing Cross. Ils en étaient descendus à Sloane Square pour emprunter l’autobus.

À World’s End, le garçon remorquant toujours Mrs Oliver repartit d’un bon pied. Il s’enfonça dans un dédale de petites rues, entre King’s Cross et la rivière. Il traversa ce qui semblait être un terrain à bâtir et Mrs Oliver, qui s’était dissimulée dans une porte cochère pour lui laisser prendre un peu d’avance, réalisa brusquement qu’elle venait de perdre sa trace. Elle s’aventura dans une petite ruelle, aux murs décrépis et déboucha dans d’autres passages anonymes qu’elle parcourut en vain. Ayant complètement perdu le sens de l’orientation, elle tourna en rond pour se retrouver finalement à son point de départ. Dans son dos, une voix qui la fit sursauter, s’enquit avec douceur :

— J’espère que je ne marchais pas trop vite pour vous ?

Elle tourna la tête et soudain, ce qui jusqu’à présent n’avait été qu’un jeu, une chasse entreprise le cœur léger, se transforma en peur. Derrière l’intonation plaisante de la voix, Mrs Oliver devinait une colère contenue et cela lui remit en mémoire tout ce qu’elle avait lu dans les journaux sur les personnes âgées attaquées par de jeunes voyous cruels, guidés par la haine et le désir de faire le mal. C’était là, elle n’en doutait pas, le genre de garçon qu’elle avait follement suivi. Sachant qu’elle s’attachait à ses pas, il lui avait faussé compagnie pour la pister à son tour. Maintenant, il lui barrait le passage. Il est banal à Londres de se trouver un moment plongé dans la foule et l’instant d’après d’aboutir dans des rues désertes. Il y avait probablement de l’animation dans une artère toute proche, du monde dans les maisons voisines, mais sur ce terrain vague, il n’y avait que cette silhouette menaçante avec ses grandes mains, fortes et cruelles. Mrs Oliver eut soudain la certitude qu’en cet instant, il envisageait de s’en servir… Le Paon… Un Paon fier dans ses velours, ses élégants pantalons étroits, usant d’un ton calme, ironique mais combien inquiétant !…

Mrs Oliver prit trois longues inspirations. Dans un éclair de lucidité, elle imagina un plan de défense. Elle commença par s’asseoir sur une poubelle placée contre le mur, puis elle déclara d’un ton dramatique :

— Dieu ! que vous m’avez effrayée ! Je ne me doutais absolument pas que vous étiez là. J’espère que vous n’êtes pas fâché ?

— Vous me suiviez donc ?

— J’imagine que cela a dû vous contrarier ? J’avais pensé que ce serait une occasion tellement merveilleuse. Vous ne devriez pas en prendre ombrage, je vous l’assure. Enfin, pas vraiment… Je dois vous dire que j’écris des livres – elle se cala plus confortablement sur son siège de fortune – … des romans policiers et ce matin, j’ai eu un petit problème. En fait, je suis entrée dans un café pour réfléchir à la technique que devait employer mon héros pour suivre quelqu’un. J’ai réalisé que je ne savais pas grand-chose en cette matière. Je me suis toujours basée sur ce que d’autres auteurs ont écrit avant moi. Certains abordent le sujet, le trouvant très simple, d’autres semblent juger au contraire qu’il est pratiquement impossible de prendre une personne en filature. Je me suis donc dit : « Pourquoi ne pas essayer, moi-même ? Je pourrais ainsi analyser les sentiments que l’on ressent dans une pareille situation. » J’ai levé les yeux et je vous ai remarqué, assis non loin de moi, et j’ai tout de suite pensé… j’espère que vous n’allez pas vous fâcher ?… que vous seriez un personnage idéal à prendre en chasse.

Il l’observait toujours avec ses étranges yeux d’un bleu d’acier et cependant, Mrs Oliver eut l’impression que la lueur dangereuse y avait disparu.

— Pourquoi avez-vous pensé que j’étais un personnage idéal à suivre ?

— Ma foi, vous avez une allure si extraordinaire ! Ces habits sont très beaux… presque style Régence. C’est ce qui m’a fait penser que vous seriez toujours facile à distinguer parmi d’autres passants. Ainsi, lorsque vous avez quitté le café, je suis sortie à votre suite. Je puis vous avouer à présent que ce n’est pas facile du tout. Cela vous ennuierait-il de me confier si vous avez remarqué ma présence dès le début ?

— Pas dès le début, non.

— Il est vrai que je suis beaucoup moins facilement repérable que vous. Vous ne me remarqueriez pas, si j’étais au milieu d’un groupe de personnes d’un certain âge. N’est-ce pas ?

— Vos livres sont-ils publiés ? Aurais-je pu les lire ?

— Je ne sais pas. C’est possible. J’en ai écrit jusqu’à présent, quarante-trois. Mon nom est Oliver.

— Ariane Oliver ?

— Ainsi, vous connaissez mon nom ? C’est très flatteur, naturellement, bien qu’à mon avis, mes romans ne puissent être de votre goût… Pas assez de violence…

— Vous ne me connaissiez pas, auparavant ?

— Non. Certainement pas.

— Et la fille avec laquelle j’étais dans le café ?

— Vous voulez dire celle qui mangeait des… haricots à la tomate en votre compagnie ? Non, je ne crois pas. Il est vrai que je n’ai vu que sa nuque. Elle m’a semblé… ma foi, je trouve que les jeunes filles actuelles se ressemblent toutes. Vous ne trouvez pas ?

— Elle vous connaissait, déclara-t-il soudain, d’un ton dur. Elle m’a appris qu’elle vous avait rencontrée il n’y a pas longtemps. Une semaine, pas plus.

— Oh ? À un cocktail, peut-être ? Comment s’appelle-t-elle ?

Il parut hésiter mais se décida brusquement, tout en observant sa réaction :

— Norma Restarick.

— Norma Restarick… Oh ! mais oui ! C’était à une réunion à la campagne, un endroit appelé… Long Norton, je crois. J’ai oublié le nom de la maison. J’y suis allée avec des amis. En tout cas, je ne pense pas que je l’aurais reconnue, bien qu’il me semble me souvenir qu’elle ait dit quelque chose à propos de mes livres. J’avais même promis de lui en envoyer un. Étrange, n’est-ce pas, que je décide, au hasard, de suivre quelqu’un qui se trouvait avec une jeune fille que je connais plus ou moins ? Je ne pense pas que je pourrai me servir de ces détails dans mon roman. Cela aurait l’air d’une coïncidence trop flagrante, vous ne trouvez pas ? Elle se leva. Grand Dieu ! sur quoi étais-je assise ! Une poubelle ! Où sommes-nous donc ?

David la regardait. Elle eut brusquement le sentiment qu’elle s’était complètement trompée sur son compte. « Absurde de ma part », pensa-t-elle. « Qu’allais-je imaginer, en le jugeant dangereux ? »

Il eut un sourire charmant et tourna légèrement la tête, faisant danser ses boucles sur ses épaules.

« Quelles créatures fantastiques que ces jeunes gens modernes », se dit l’écrivain.

— Le moins que je puisse entreprendre, déclara-t-il, est de vous montrer où vous avez été amenée. Venez. Nous allons monter ces escaliers. Il pointa un doigt dans la direction d’un escalier extérieur, d’un aspect plutôt fragile et qui semblait mener à un grenier.

— Ces marches ? Mrs Oliver hésita, redoutant qu’il essaye de l’attirer là-haut pour l’assommer, peut-être. « Voyons, Ariane », se gourmanda-t-elle, « tu es venue jusqu’ici. Cela ne servirait donc à rien si tu devais reculer au moment de toucher au but ». Vous croyez qu’elles résisteront à mon poids ? reprit-elle.

— Elles sont plus solides qu’elles n’en ont l’air. Je vais monter le premier et vous indiquer le chemin.

Mrs Oliver le suivit, mais tout au fond d’elle-même, la peur s’était à nouveau éveillée.

Le jeune homme poussa une porte et la visiteuse découvrit une longue pièce dépourvue d’ornements, une sorte de studio d’artiste improvisé. Quelques matelas à même le sol, des toiles empilées contre le mur au fond, deux chevalets et une puissante odeur de peinture. Deux personnes se trouvaient dans la pièce. Un jeune homme barbu, occupé à peindre, tourna la tête à leur entrée.

— Hello ! David ! Vous nous amenez de la compagnie ?

Mrs Oliver se dit qu’il était le personnage le plus sale qu’elle ait jamais vu. Les cheveux graisseux lui encerclant la tête cachaient presque les yeux ; son visage ne devait pas souvent être confié aux soins d’un barbier et ses vêtements s’accordaient avec sa physionomie.

La visiteuse porta ensuite son regard sur la jeune fille qui posait, au second plan. Elle était assise sur une estrade, affectant une attitude alanguie, ses longs cheveux noirs pendaient sur ses épaules. Mrs Oliver la reconnut tout de suite : Frances, la seconde des trois jeunes locataires de Borodene Mansions.

— Faites la connaissance de Peter, lança David, l’un de nos génies en herbe. Et voici Frances qui pose pour la fille désespérée.

— Taisez-vous, idiot, grogna Peter.

— Je crois que je vous connais, prononça pensivement Mrs Oliver en se tournant vers la jeune fille. J’ai l’impression de vous avoir rencontrée quelque part, il n’y a pas longtemps.

— Vous êtes Mrs Oliver, n’est-ce pas ?

— C’est ce qu’elle m’a affirmé, intervint David.

— Où cela peut-il être ! continua Mrs Oliver. À une soirée ? Non… Ah, j’y suis ! À Borodene Mansions !

Frances se redressa, ce qui déclencha un cri désespéré de Peter.

— Vous avez perdu la pose ! Avez-vous réellement besoin de vous tortiller ainsi ?

— Je n’en puis plus, articula la jeune fille, s’exprimant d’un ton traînant bien que raffiné. J’ai l’épaule toute endolorie.

— Je viens de tenter l’expérience de suivre un suspect imaginaire, expliqua Mrs Oliver. C’est beaucoup plus difficile que je ne le pensais. Est-ce là un vrai studio d’artiste ? ajouta-t-elle en regardant autour d’elle avec intérêt.

— Ils sont ainsi, de nos jours, répondit Peter. Une sorte de grenier et nous devons nous estimer heureux si nous ne disparaissons pas à travers le plancher.

— Comment ? Mais il y a tout le confort, s’exclama David, l’éclairage vient du nord, nous avons beaucoup de place, un grabat où dormir, l’accès aux toilettes qu’utilisent quatre familles des étages inférieurs et nous possédons même la possibilité de faire la cuisine, comme on dit. Nous gardons en réserve une ou deux bouteilles. Nous permettez-vous de vous offrir quelque chose à boire ?

— Je ne bois pas.

— La dame ne boit pas ! Qui l’aurait cru ?

— Vous êtes un peu vulgaire mais vous avez raison. La plupart des gens viennent à moi en remarquant plus ou moins grossièrement : « J’ai toujours cru que vous buviez comme un trou. »

Elle ouvrit son sac et trois mèches de cheveux tombèrent. David les ramassa et les lui tendit.

— Oh ! merci. Je n’ai pas eu le temps, ce matin… Je me demande si j’ai assez d’épingles…

Peter pouffait de rire !

« Quelle sotte idée que j’ai eu de m’imaginer que je courais le moindre danger », pensait l’écrivain. « Peu importe le genre que ces jeunes gens se donnent, ils sont sympathiques et gentils. C’est bien vrai ce que l’on répète toujours. J’ai beaucoup trop d’imagination. »

Bientôt, elle déclara qu’elle devait partir et David, avec une galanterie très Vieille Angleterre, l’aida à redescendre les marches fragiles et lui donna des instructions précises afin qu’elle puisse regagner King’s Road, le plus rapidement possible.

— Vous pourrez alors prendre l’autobus ou un taxi.

— Un taxi. Je ne tiens plus sur mes jambes. Merci de ne pas m’en vouloir de mon impertinence. Je ne crois cependant pas que les détectives privés ressemblent à une femme comme moi.

— Peut-être pas, admit gravement le jeune homme.

Sans pouvoir se l’expliquer, le sentiment de gêne qu’elle avait ressenti quelques temps plus tôt, l’envahit à nouveau alors qu’elle retraversait le terrain vague. Elle tourna la tête. David se tenait encore sur les marches, la regardant s’éloigner.

« Trois jeunes gens absolument charmants… et très bons. À gauche, puis à droite… Parce qu’ils ont une personnalité à part, on s’imagine des choses stupides sur leur compte… Dois-je tourner encore à droite ? Non, à gauche… Ah ! mes pieds ! et il va bientôt pleuvoir ! »

La marche semblait interminable et King’s Road terriblement loin. Elle percevait à peine le bruit de la circulation. Où diantre se cachait la rivière ? Elle commença à craindre d’avoir mal suivi les instructions du jeune homme.

« Ma foi, j’aboutirai bien quelque part… que ce soit à la rivière, à Putney ou à Wandsworth ! »

Elle demanda son chemin à un passant solitaire qui lui indiqua, par signes, qu’il était étranger.

Mrs Oliver tourna dans une autre rue et aperçut la Tamise. Heureuse, elle s’engagea dans un étroit passage pour y arriver plus vite et soudain un bruit de pas dans son dos lui fit à demi tourner la tête. Trop tard… Une brume épaisse lui voila soudain les yeux.

CHAPITRE X

Une voix insista :

— Buvez ceci.

Norma tremblait et son regard avait une expression hébétée. Elle se recroquevilla sur son siège. L’ordre fut répété et cette fois, elle obéit. L’alcool lui brûla la gorge et la fit tousser.

— C’est… c’est très fort, haleta-t-elle.

— Ça vous remettra. Vous vous sentirez mieux dans un moment. Ne bougez pas et attendez.

Le vertige se dissipa. Un peu de couleur lui monta aux joues et son tremblement s’atténua. Pour la première fois, elle regarda autour d’elle, contempla le décor. Le sentiment de peur et d’horreur qui l’avait obsédée, s’estompait et les choses reprenaient lentement leur aspect normal. Elle se trouvait dans une pièce de grandeur moyenne, meublée d’une façon qui lui était vaguement familière. Une table de travail, un divan, un fauteuil, une chaise et, sur une petite table, un stéthoscope avec un appareil qui, à son avis, devait servir à examiner les yeux. Son attention se concentra ensuite sur l’homme qui se tenait devant elle.

Une trentaine d’années, rouquin et un visage d’une laideur attrayante.

L’inconnu hocha la tête.

— Vous commencez à vous remettre ?

— Je… je crois. Je… avez-vous… que m’est-il arrivé ?

— Vous ne vous en souvenez plus ?

— La circulation. Je… elle m’a foncé dessus… et… Elle leva les yeux sur lui… J’ai été renversée par une voiture.

— Oh ! non, vous n’avez pas été renversée. Je me suis arrangé pour que cela ne se produise pas.

— Vous ?

— Ma foi, vous vous teniez au milieu de la chaussée, une voiture vous arrivait dessus et j’ai réussi à vous tirer de son chemin à temps. À quoi pensiez-vous donc, à courir ainsi au milieu de la circulation ?

— Je ne me rappelle pas… Je… Oui, j’imagine que je devais penser à autre chose.

— Il y avait une Jaguar qui roulait à vive allure et de l’autre côté, un autobus qui dévalait. Le chauffeur de la Jaguar n’essayait pas de vous renverser, au moins ?

— Je… non, non. Je suis certaine que non !

— J’avoue que l’idée m’en a effleuré l’esprit… Ç’aurait pu être le cas, non ?

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, il aurait pu s’agir d’un accident prémédité.

— Qu’entendez-vous par prémédité ?

— Au vrai, je me suis plutôt demandé si vous n’essayiez pas de vous suicider. Il ajouta d’un ton neutre : Était-ce votre intention ?

— Je… non… heu… bien sûr que non, voyons !

— Si telle était votre intention, vous avez choisi un moyen bien stupide. Son ton prit une intonation légèrement pressante. Allons, vous devez bien vous souvenir de quelque chose ?

Elle se remit à trembler.

— J’ai pensé… j’ai pensé que tout serait terminé. J’ai pensé que…

— Ainsi, vous aviez résolu de mourir. Pourquoi ? Vous pouvez me le confier. Un amoureux ? Les histoires sentimentales vous dépriment énormément. D’autre part, vous pouvez toujours penser que si vous vous tuez, il en aura du remords… Mais on ne devrait jamais se baser sur cet espoir. Les gens n’aiment pas se sentir désolés ou admettre que quelque chose de grave est arrivé par leur faute. Il est probable que tout ce que l’amoureux trouverait à dire dans ce cas, ce serait : « J’ai toujours eu le sentiment qu’elle avait l’esprit dérangé. Dans le fond, c’est ce qui pouvait lui arriver de mieux. » Je vous conseille de vous rappeler ces mots, ma petite, la prochaine fois que vous aurez envie de vous jeter sous une Jaguar et aussi d’avoir une pensée pour le chauffeur du véhicule. Il s’agit bien d’un amoureux, n’est-ce pas ? Il vous a laissé tomber ?

— Non ! Oh ! non ! Ce serait plutôt le contraire. Il voulait m’épouser !

— Je ne vois vraiment pas qu’il y ait là une raison pour se flanquer sous une voiture.

— J’ai agi de la sorte parce que… Comment suis-je venue là ?

— Avec moi, en taxi. Vous ne sembliez pas blessée… seulement quelques contusions, mais vous paraissiez surtout souffrir d’un choc mental. Je vous ai demandé votre adresse, mais vous m’avez regardé comme si vous ne compreniez pas de quoi je parlais et comme un attroupement commençait à se former autour de nous, j’ai appelé un taxi et vous ai amenée ici.

— C’est… un cabinet de médecin ?

— Oui et je suis le médecin. Mon nom est Stillingfleet.

— Je ne veux pas voir de médecin ! Je ne veux rien dire… je…

— Allons ! Allons ! Calmez-vous ! Il y a dix minutes que vous parlez avec l’un d’eux. Qu’avez-vous donc contre les médecins ?

— J’ai peur ! J’ai peur qu’un médecin ordonne de…

— Allons, ma chère enfant, vous ne me consultez pas sur le plan professionnel. Considérez-moi comme un simple étranger qui a eu l’audace de vous sauver de la mort ou plus exactement de vous éviter de vous retrouver à l’hôpital avec un membre cassé ou de rester impotente pour le reste de vos jours. Autrefois, vous auriez été poursuivie devant la Justice. Si vous y tenez absolument, vous pourrez toujours recommencer votre tentative. Vous voyez ? Vous ne pourrez prétendre que je ne suis pas franc envers vous ! Vous m’obligeriez en agissant de même et en m’expliquant pourquoi vous avez peur des médecins. Que vous ont-ils donc fait ?

— Rien. Personne ne m’a rien fait. Mais j’ai peur qu’ils…

— Qu’ils ?

— Qu’ils décident de m’enfermer !

Stillingfleet haussa ses sourcils roux.

— Eh bien… Vous me donnez l’impression d’avoir une drôle d’idée des médecins. Pourquoi voudrais-je qu’on vous enferme ? Désirez-vous une tasse de thé ? Ou préférez-vous un cachet de cocaïne ou un calmant ? C’est ce que prennent les jeunes de votre âge. Vous-même y avez déjà goûté, hein ?

Elle hocha la tête.

— Non… pas vraiment.

— Je ne vous crois pas ! En tout cas, pourquoi vous alarmer ? Vous n’êtes pas réellement folle, n’est-ce pas ? Je n’aurais pas dû dire cela. Les médecins ne sont pas du tout désireux de faire enfermer les gens. Les maisons de santé sont déjà pleines. Il est très difficile de caser un nouveau pensionnaire. Ils ont même dû, dernièrement, en relâcher un grand nombre… en désespoir de cause… Ils les ont jetés dehors pour ainsi dire et certains auraient mieux été à leur place à l’intérieur. Tout est tellement surpeuplé dans ce pays !

— « Alors ? reprit-il. Que préférez-vous ? Quelque chose de mon armoire de médecin ou la bonne tasse de thé traditionnelle ?

— Je… Je boirais volontiers une tasse de thé.

— De l’Inde ou de Chine ? C’est bien ce que l’on doit demander, n’est-ce pas ? Remarquez, je ne suis pas sûr d’avoir de thé chinois.

— Je préfère l’autre.

— Bon.

Il alla ouvrir la porte et cria : « Annie, un pot de thé pour deux », puis revint se rasseoir.

— À présent, comprenez bien ceci, jeune fille… À propos, comment vous appelez-vous ?

— Norma Res…

— Oui ?

— Norma West.

— Miss West, mettons les choses au point. Je ne vous soigne pas et vous ne me consultez pas. Vous êtes la victime d’un accident de la circulation… C’est ainsi que nous envisageons le problème et c’est aussi de cette façon que vous désiriez voir les choses se passer.

— J’avais d’abord pensé me jeter du haut d’un pont.

— Entre nous, ce n’est pas très facile ! De nos jours, les constructeurs de ponts sont devenus très prudents. Il vous aurait fallu vous hisser sur le parapet, ce qui est un exercice assez compliqué et qui aurait donné le temps à un passant de vous retenir. Pour en revenir à ma dissertation, je vous ai conduite chez moi parce que votre état vous empêchait de m’apprendre où vous habitiez. Où habitez-vous ?

— Je n’ai pas d’adresse. Je… je ne vis nulle part.

— Intéressant ! C’est ce que la police appelle « sans domicile fixe »… Vous restez assise sur les quais toute la nuit en attendant le jour ?

Elle lui jeta un coup d’œil méfiant.

— J’aurais pu signaler l’accident au commissariat de police, mais je n’y étais pas obligé. J’ai mieux aimé penser que, plongée dans une méditation profonde, vous traversiez la chaussée sans vous assurer que la voie était libre.

— Vous ne correspondez pas du tout à l’idée que j’avais des médecins.

— Ah ! Ma foi, j’ai savouré bien des désillusions. Pour être sincère, dans deux semaines, j’abandonne ce cabinet pour émigrer en Australie. Ainsi, vous n’avez rien à craindre de moi. Si le cœur vous en dit, vous pouvez m’expliquer comment vous voyez des éléphants roses grimper aux murs, pourquoi vous pensez que les branches des arbres s’étirent pour essayer de vous étrangler, le pouvoir surnaturel qui vous permet d’apercevoir le diable dans le regard de certaines personnes et autres fantaisies du même genre, je n’élèverai pas la moindre protestation ! Mais, entre nous, vous me paraissez assez saine d’esprit, s’il est permis de s’exprimer ainsi.

— Je ne crois pas que je le suis.

— Vous avez peut-être raison, accorda Stillingfleet d’un ton enjoué. Et si vous m’énumériez les motifs qui vous incitent à penser ainsi ?

— Je fais des choses dont je ne me souviens plus par la suite… Je parle aux gens de mes actions passées mais, après j’oublie que je le leur ai confié…

— N’auriez-vous pas, tout simplement, une mauvaise mémoire ?

— Vous ne comprenez pas ! Ce sont toutes… des choses mauvaises.

— Une obsession de personne pieuse ? C’est banal…

— Non ! Ça n’a rien à voir avec la religion. Uniquement une question de… de haines.

Un coup discret fut frappé à la porte. Une femme d’un certain âge déposa sur la table un plateau de thé et se retira, silencieusement.

— Du sucre ? questionna le médecin.

— S’il vous plaît.

— Vous êtes une fille raisonnable. Le sucre est très bon lorsque l’on a subi un choc. Il servit le thé, lui tendit le sucrier et reprit sa place. De quoi parlions-nous ? Ah ! oui ! de la haine.

— Il n’est pas impossible de haïr une personne au point de souhaiter sa mort, n’est-ce pas ?

— Oh ! non. C’est même tout ce qu’il y a de naturel. Cependant, quelle que soit l’ardeur de vos sentiments, il n’est pas facile de se transformer en justicier. Le cerveau humain est équipé d’un système de freinage naturel qui intervient le plus souvent au moment voulu.

— La façon dont vous exposez tout cela rend la chose si ordinaire… remarqua Norma, déçue.

— Parce que c’est très ordinaire ! Les enfants ont cette réaction presque chaque jour. Ils s’emballent, lancent à leur mère ou à leur père : « Tu es méchant, je te hais ! je souhaiterais que tu sois mort. » Les mères, étant parfois des êtres raisonnables, n’y prêtent pas attention. En grandissant on hait encore mais on ne peut plus se prendre au sérieux. Ou si cela arrive… alors, on va en prison. C’est la conséquence d’un acte difficile à perpétrer et répugnant. Vous n’inventeriez pas toute cette histoire, par hasard ? s’enquit-il d’un ton détaché.

— Bien sûr que non ! Norma se redressa les yeux brillants de colère. Vous croyez que je dirais des choses aussi horribles si ce n’était pas la vérité ?

— Ma foi, je répondrais à nouveau que c’est une attitude très naturelle chez certaines personnes. Elles aiment à s’écouter raconter des horreurs sur leur compte. — Il la débarrassa de sa tasse vide. — Voyons, qui haïssez-vous, pourquoi et que souhaiteriez-vous infliger à cette personne ?

— L’amour peut se transformer en haine !

— Oh ! oh ! nous voilà dans le mélodrame ! Mais, apprenez, jeune fille, que la haine peut aussi se transformer en amour. Et vous soutenez qu’il n’est pas question d’amoureux, dans votre tentative ? Allons donc ! Il était votre ami et il vous a laissée tomber [6].

— Non, non. C’est… c’est ma belle-mère.

— Le vieil exemple de la marâtre ! C’est ridicule ! À votre âge, vous pouvez échapper à une belle-mère, non ? Que vous a-t-elle fait, à part avoir épousé votre père ? Le haïssez-vous, lui aussi ? Lui êtes-vous si attachée que vous refusez de le partager ?

— Ce n’est pas cela du tout ! Pas du tout ! Je l’aimais profondément. Il était… il était, je pensais qu’il était merveilleux !

— Écoutez. Je vais vous suggérer quelque chose. Vous voyez cette porte ?

Norma tourna la tête et fixa la porte d’un air perplexe.

— Une porte parfaitement ordinaire, n’est-ce pas ? Pas fermée à clé. Elle s’ouvre et se ferme normalement Allez-y. Essayez-la vous-même. Vous avez vu la femme de ménage entrer et sortir, il n’y a donc pas de supercherie. Levez-vous et allez l’ouvrir.

Norma se redressa lentement et s’en fut ouvrir la porte en hésitant. Puis elle se tourna vers lui avec un regard interrogateur.

— Bien. Que voyez-vous ? Un corridor parfaitement ordinaire qui a besoin d’être repeint mais, comme je dois partir bientôt, ce serait une dépense inutile. À présent, avancez jusqu’à la porte d’entrée, ouvrez-la, descendez les marches et vous constaterez que vous êtes parfaitement libre et que personne n’essaie de vous retenir. Lorsque vous aurez constaté que vous pouvez sortir d’ici quand bon vous semblera, revenez vous asseoir dans ce confortable fauteuil et racontez-moi tout sur vous. Ensuite, je vous donnerai mes précieux conseils. Vous ne serez pas forcée de les suivre. D’ailleurs, les gens ne suivent que rarement les conseils qu’on leur prodigue mais cela ne vous fera pas de mal de les écouter. D’accord ?

La jeune fille traversa le corridor à pas chancelants, fit jouer la poignée de la porte, descendit quatre marches et contempla la rue aux maisons cossues mais sans originalité. Elle ne se doutait pas que le docteur Stillingfleet l’observait derrière un rideau de la fenêtre. Au bout d’un moment, elle exécuta un demi-tour et, la démarche plus assurée, regagna le cabinet de consultation.

— Ça va ? demanda le médecin. Vous êtes convaincue que je ne cherche pas à vous jouer un mauvais tour ?

La jeune fille répondit par un hochement de tête.

— Bien. Asseyez-vous là. Vous fumez ?

— Heu… je…

— Seulement des stupéfiants ? Pas la peine de me répondre, ça n’a pas d’importance.

— Mais non ! Je ne prends jamais rien de pareil !

— Je veux bien vous croire. Bon, à présent, racontez-moi votre histoire.

— Il n’y a rien à raconter, en fait. Vous me permettez de m’étendre sur le divan ?

— Hein ?… Ah ! pour que vous puissiez repenser à vos rêves et à tout ce genre de trucs ? Non, ne vous donnez pas cette peine. J’aimerais seulement connaître votre passé. L’endroit où vous êtes née, si vous avez vécu à la campagne ou à la ville, si vous avez des frères, des sœurs. La mort de votre mère vous a-t-elle bouleversée ?

— Naturellement, répliqua la jeune fille indignée.

— Vous vous emportez trop souvent, Miss West. À propos, West n’est pas votre vrai nom, n’est-ce pas ? Peu importe, je ne tiens pas à en connaître un autre. Si cela peut vous être agréable, faites-vous appeler West North, ou East. Ce que je désire savoir c’est ce qui s’est passé après la mort de votre mère.

— Elle avait été longtemps impotente. Elle se rendait souvent dans des maisons de repos. Après, je suis restée chez une tante assez vieille qui habitait dans le Devonshire. Elle n’était pas vraiment ma tante mais plutôt une cousine de ma mère. Ensuite mon père est revenu, il y a six mois et c’était… c’était merveilleux.

Son visage s’éclaira et elle ne prêta pas attention au regard pénétrant dont l’enveloppait son vis-à-vis.

— Je me souvenais à peine de lui, vous savez. Il avait dû nous quitter lorsque j’avais cinq ans. Je ne pensais pas le revoir. Ma mère ne parlait pas souvent de lui. J’ai l’impression qu’au début, elle espérait qu’il laisserait tomber l’autre femme pour revenir parmi nous.

— L’autre femme ?

— Oui. Il s’était enfui avec elle. Ma mère m’a dit qu’elle était mauvaise et elle s’exprimait sévèrement pour son compte, sur celui de mon père aussi mais j’estimais, enfin je jugeais qu’il n’était peut-être pas si mauvais que ça, que c’était probablement l’autre femme qui était surtout à blâmer.

— L’a-t-il épousée ?

— Non, ma mère a toujours refusé le divorce. Elle était… anglicane, c’est cela ?… très High Church[7]. Elle s’opposait obstinément au divorce.

— Votre père vécut-il longtemps avec cette autre femme ? Comment s’appelait-elle, ou est-ce un secret ?

— J’ai oublié son nom de famille. Non, je ne pense pas qu’ils restèrent longtemps ensemble, mais je ne sais pas grand-chose là-dessus. Ils allèrent en Afrique du Sud, ils se disputèrent et se séparèrent assez vite car je me souviens que c’est à cette époque que ma mère me confiait qu’elle espérait le retour de daddy. Mais, il n’en fit rien. Il n’écrivit pas davantage, non plus. Même pas à moi. Il m’envoyait toujours des cadeaux à Noël, cependant.

— Vous aimait-il ?

— Comment le saurais-je ? Personne ne parlait jamais de lui, sauf mon oncle Simon… son frère. Il devait s’occuper seul des affaires et était furieux que daddy ait tout laissé tomber. Il disait qu’il avait toujours été ainsi, incapable de suivre un chemin défini, ce qui ne l’empêchait pourtant pas d’admettre qu’il était un bon garçon. Il le jugeait seulement dépourvu de volonté. Je ne voyais pas souvent mon oncle. Il y avait surtout les amis de ma mère qui, pour la plupart, étaient terriblement ennuyeux. Ma vie a toujours été morose… Cela me semblait tellement merveilleux que daddy revienne enfin ! Je tentais de mieux me souvenir de lui. Ses paroles, nos jeux… Il m’amusait toujours… J’ai essayé de retrouver de vieilles photos de lui, mais il semble qu’elles aient toutes été détruites. Ce doit être mummy…

— Elle lui avait donc gardé rancune ?

— Je crois qu’elle en voulait surtout à Louise.

— Louise ?

La jeune fille se raidit brusquement.

— Je ne me souviens pas !… Je vous l’ai dit… Je ne me souviens jamais des noms !

— Aucune importance ! Vous parlez de la femme qui a suivi votre père en Afrique du Sud ?

— Oui. Mummy disait qu’elle buvait trop, se droguait et finirait mal.

— Mais vous ignorez si c’est réellement ce qui lui est arrivé ?

— Je ne sais rien… – Son trouble augmentait. – Je souhaiterais que vous ne me posiez plus de questions ! Je ne sais rien d’elle ! Je n’en ai plus jamais entendu parler. Je l’avais oubliée jusqu’à ce que vous fassiez allusion à son existence. Je vous répète que je ne sais rien !

— Allons, allons ! ne vous agitez pas. Vous n’avez plus besoin de vous tourmenter au sujet de ces histoires anciennes. Il faut à présent penser à l’avenir. Qu’allez-vous faire ?

Norma eut un profond soupir.

— Je n’ai nulle part où aller. Je ne puis… Il vaudrait mieux en finir… seulement…

— Seulement vous ne recommencerez pas une nouvelle tentative, hein ? Ce serait folie de votre part, c’est moi qui vous le dis, ma chère. D’accord, vous n’avez aucun but, personne en qui avoir confiance, de l’argent ?

— Oui. J’ai un compte en banque où daddy dépose une certaine somme tous les trimestres, mais je ne suis pas sûre… Je crois qu’ils doivent commencer à me chercher. Je ne veux pas être retrouvée !

— Ce n’est pas nécessaire. J’y veillerai. Je vous propose de vous emmener dans un endroit appelé Kenway Court. Pas aussi merveilleux que le nom le promet. C’est une sorte de maison de convalescence où vont les gens qui ont besoin de se reposer. Il n’y a pas de médecin et je puis vous assurer que vous n’y serez pas enfermée. Vous pourrez en sortir quand vous le désirerez. Vous prendrez votre petit déjeuner au lit et resterez allongée toute la journée si le cœur vous en dit. Reposez-vous bien et un de ces jours, je viendrai vous voir et ensemble, nous résoudrons alors quelques problèmes. Qu’en pensez-vous ? Vous consentez ?

Norma le fixa sans expression puis lentement, elle hocha la tête en signe d’assentiment.

Dans la soirée du même jour, le docteur Stillingfleet composa un certain numéro de téléphone.

— Un enlèvement assez réussi, expliqua-t-il dès qu’il eut son correspondant en ligne. Elle se trouve à Kenway Court. Elle n’a pas essayé de protester. Je ne puis encore vous en apprendre beaucoup, sinon que cette fille est bourrée de drogues, toutes sortes de drogues et cela depuis pas mal de temps, à mon avis. Elle affirme que non mais je n’accorde pas grand crédit à ses paroles.

Il écouta un moment et s’exclama :

— Ne m’en parlez pas ! Il faudra procéder avec prudence. Elle a facilement la frousse… oui, elle a peur de quelque chose, à moins qu’elle ne joue la comédie… Je ne sais pas encore. Souvenez-vous que les personnes qui se droguent sont difficiles à manier. Vous ne pouvez pas toujours ajouter foi à leurs propos. Nous n’avons pas précipité les choses et je ne veux pas l’alarmer… Un complexe paternel qui remonte à son enfance… Je pense qu’elle ne se souciait pas beaucoup de sa mère qui me fait l’effet d’avoir été une femme sévère à tout point de vue… le genre de la martyre, fière de son martyre. J’ai l’impression que le daddy était, par contre, un joyeux luron, incapable de supporter longtemps le poids de la vie conjugale… Connaissez-vous quelqu’un du nom de Louise ?… Ce prénom semble effrayer ma patiente. À mon avis, c’est la première personne que la jeune fille a haïe, parce qu’elle a éloigné daddy de son foyer. À l’époque, la gamine n’avait que cinq ans et à cet âge, les enfants, bien qu’ils ne comprennent pas grand-chose, ont vite fait d’éprouver du ressentiment envers celui ou celle qu’ils jugent responsable d’un mal qui les atteint. Elle n’a pas revu son père jusqu’à cette année, il y a environ six mois… J’ai l’impression qu’elle espérait devenir la confidente de son père, la prunelle de ses yeux. Apparemment, elle en a été quitte pour une grande déception, car il est revenu avec une nouvelle épouse, jeune et belle. Elle ne s’appellerait pas Louise, par hasard ?… Tant pis, je me le suis seulement demandé. Je vous ai brossé un croquis sommaire, les lignes générales…

La voix, à l’autre bout du fil, lança brusquement :

— Que venez-vous de dire ? Répétez !

— J’ai dit que je vous avais brossé un croquis sommaire.

Un moment de silence suivit que le médecin rompit.

— Encore un petit détail qui peut vous intéresser : elle a tenté, assez maladroitement, de se suicider. Cela vous surprend-il ?… Cela ne vous surprend pas ?… Non, elle n’a pas essayé d’avaler un tube d’aspirine, ni de se mettre la tête dans le four à gaz. Elle s’est simplement lancée sur la chaussée au moment où une Jaguar lui fonçait dessus… Je puis vous affirmer que je suis arrivé juste à temps… À mon avis, c’était une tentative sincère… Elle l’a admis, d’ailleurs. La phrase classique habituelle : elle voulait en finir avec ses soucis.

Il écouta une profusion de mots précipités à laquelle il répondit :

— Je ne sais pas. Au point où nous en sommes, il est difficile d’affirmer quoi que ce soit. L’ensemble du tableau n’est pas clair. Je dirais simplement que c’est une fille aux nerfs à vif, névrosée pour avoir absorbé trop de drogues… Non, je ne pourrais préciser quelles sortes de drogues. Notre sujet joue la comédie et se crée un personnage névrosé ayant tendance au suicide, ce qui est très possible, ou bien elle raconte des histoires. Cela ne m’étonnerait pas, bien que je n’en voie pas la raison… à moins qu’elle ne désire donner une impression d’elle-même complètement fausse. Si c’est vrai, elle est très forte. Par moment, il semble que dans ce qu’elle raconte, quelque chose ne cadre pas. Que dites-vous ?… La Jaguar ? Oui, elle roulait trop vite. Vous croyez qu’il aurait pu s’agir d’une tentative de meurtre ? Il réfléchit un moment. Je ne saurais dire, articula-t-il lentement. Je n’ai pas considéré le problème sous cet angle. L’ennui, c’est que tout est possible, n’est-ce pas ? En tout cas, j’en saurai plus, bientôt. Je l’ai convaincue de m’accorder à demi sa confiance, mais cela ne sera que si je ne la brusque pas trop. Elle deviendra alors plus confiante et si elle est sincère, elle finira par me raconter toute son histoire puis… me forcera à l’écouter. Pour le moment, elle a peur de quelque chose… Bien sûr, si elle essaie de me faire marcher, il nous faudra en découvrir la raison. Elle est à Kenway Court et je crois qu’elle n’en bougera pas. Je suggère cependant que vous placiez un de vos limiers dans les parages, durant un jour ou deux, afin que si elle tente de filer, on puisse savoir où elle se rend.

CHAPITRE XI

Andrew Restarick rédigeait un chèque… Ce faisant, son visage reflétait une légère crispation.

Son bureau était spacieux, avec ce luxe discret dont s’entourent tous les hommes d’affaires qui ont réussi. Les meubles et le décor étaient l’œuvre de Simon, son frère, et il les avait acceptés avec indifférence, modifiant très peu l’arrangement, remplaçant seulement deux photographies par son propre portrait, rapporté de la campagne et une gouache de la Montagne de la Table.

Andrew Restarick était un homme entre deux âges et bien qu’il commençât à s’empâter, il apparaissait peu différent de l’homme qu’il avait été quelque quinze ans plus tôt, à en juger d’après le portrait placé derrière lui. Le même menton volontaire, les lèvres minces et les sourcils arqués de façon cocasse. Un homme pas tellement remarquable, plutôt banal même et, pour le moment, un homme pas très heureux.

Sa secrétaire apparut et attendit qu’il levât les yeux pour s’avancer.

— Un M. Hercule Poirot est ici. Il affirme qu’il a un rendez-vous… mais je ne trouve pas son nom sur mon livre.

— Poirot ? Le nom lui était vaguement familier, sans qu’il pût le situer. Il hocha la tête. Je ne me souviens pas de lui bien qu’il me semble déjà avoir entendu prononcer son nom. Comment est-il ?

— Très petit… un étranger, un Français, à mon avis… avec une moustache énorme…

— Mais oui ! Mary m’a parlé de lui, récemment. Il est venu rendre visite au vieux Roddy. Mais que signifie cette histoire de rendez-vous ?

— Il prétend que vous lui avez envoyé une lettre.

— Ah ? Je ne m’en souviens absolument pas. Il est possible que je l’aie oublié. Peut-être que Mary, de son côté… Peu importe, faites-le entrer.

Un moment plus tard, Claudia Reece-Holland introduisit un petit homme à la tête en forme d’œuf, avec de grosses moustaches, des chaussures pointues, vernies, et un air satisfait de lui, qui correspondait bien à la description donnée par Mrs Restarick.

— Monsieur Hercule Poirot annonça la secrétaire.

Elle s’éclipsa alors que le visiteur s’avançait.

Restarick se leva.

— Mr Restarick ? Je suis Hercule Poirot, pour vous servir.

— Ma femme m’a mis au courant de la visite que vous nous avez rendue, ou plus exactement que vous avez rendue à mon oncle. Que puis-je pour vous ?

— Je me présente, en réponse à votre lettre.

— Quelle lettre ? Je ne crois pas vous avoir écrit, Monsieur.

Poirot le regarda, surpris, et sortit de sa poche un papier qu’il déplia avant de le tendre par-dessus la table, en s’inclinant.

— Voyez vous-même, Monsieur.

Restarick parcourut le message qui portait l’en-tête de sa compagnie et sa signature.

Cher Monsieur Poirot,

Je serais très heureux de recevoir votre visite à l’adresse indiquée ci-dessus, aussi vite qu’il vous sera possible. D’après ce que m’a appris ma femme et d’après certaines autres sources, j’ai cru comprendre que vous étiez un homme auquel l’on peut accorder une confiance entière lorsque vous acceptez de vous charger d’une mission qui demande de la discrétion.

Je vous prie de croire à mes sentiments distingués.

Andrew Restarick.

L’homme d’affaires s’enquit sèchement :

— Quand avez-vous reçu ce billet ?

— Ce matin même. N’ayant aucune affaire importante en chantier, je suis venu directement.

— Voilà une aventure bien singulière. Je n’ai jamais écrit cette lettre.

— Pas écrit cette lettre ?

— Ma signature est très différente… Voyez vous-même. Sa main erra à la recherche d’un document et sans réfléchir, il tendit son carnet de chèques sur lequel il venait juste d’apposer sa griffe. Tenez… La signature de la lettre ne lui ressemble en rien.

— Étrange… Vraiment étrange. Qui donc aurait écrit cette lettre ?

— Je me le demande !

— Il ne pourrait s’agir… pardonnez-moi… de votre femme ?

— Non, non. Mary ne prendrait pas une pareille initiative. Et de toute manière, pourquoi aurait-elle signé de mon nom ? Enfin, elle m’aurait mis au courant, prévenu de votre visite !

— Vous ne voyez donc pas pour quelle raison, une autre personne que vous m’aurait adressé ce message ?

— Assurément, non.

— N’avez-vous aucune lumière, Mr Restarick, sur le sujet dont, d’après cette lettre, vous souhaitiez m’entretenir ?

— Comment le pourrais-je ?

— Excusez-moi, mais vous n’avez pas lu tout le message. Vous remarquerez, au bas de la page, la formule t.s.v.p. inscrite en petits caractères.

Restarick reprit le papier, le retourna au verso et lut une phrase tapée à la machine :

« L’affaire sur laquelle je désire vous consulter concerne ma fille, Norma. »

Le visage de Restarick s’assombrit brusquement.

— C’est donc cela ! Mais qui aurait pu savoir… qui essaie de se mêler de ma vie privée ?

— A-t-on, par ce subterfuge, voulu vous pousser à me consulter ? Des amis, peut-être, guidés par de bonnes intentions… Vous n’avez pas le moindre soupçon quant à l’identité de l’auteur de ce message ?

— Pas le moindre !

— Et vous n’avez aucun souci au sujet d’une de vos filles… prénommée Norma ?

— J’ai en effet une enfant nommée Norma. Ma fille unique.

Sa voix s’adoucit en prononçant ces mots.

— A-t-elle des ennuis… des difficultés quelconques ?

— Pas que je sache, répondit Restarick d’un ton qui manquait de conviction.

Poirot se pencha vers lui.

— Je ne crois pas que ce soit tout à fait exact, Mr Restarick.

— Comment cela ?

— Je me base sur l’intonation de votre voix. Bien des gens – enchaîna-t-il – ont des soucis en ce qui concerne leurs filles, à l’heure actuelle. Ces demoiselles ont le génie de s’embarquer dans toutes sortes de difficultés. Peut-être est-ce le cas de la vôtre ?

Restarick resta un moment silencieux, tambourinant sur son bureau.

— Eh bien oui, je suis inquiet au sujet de Norma, finit-il par avouer. C’est une enfant difficile, névrosée et même quelque peu hystérique. Je… malheureusement, je ne la connais pas très bien.

— Des ennuis, je présume, au sujet d’un jeune homme ?

— Dans un sens, oui, mais ce n’est pas là ce qui m’inquiète le plus. Je crois… Il fixa Poirot d’un air pensif. Dois-je comprendre que vous êtes un homme discret, Mr Poirot ?

— Je n’aurais pas acquis un certain renom dans ma profession, si je ne l’étais pas.

— Il s’agit de retrouver ma fille.

— Ah ?

— Elle est venue passer le dernier week-end avec nous, comme elle a accoutumé de le faire, chaque semaine. Nous avons pensé, dimanche soir, qu’elle rentrait à l’appartement qu’elle partage avec deux autres jeunes filles, mais je viens de découvrir qu’elle n’y est pas retournée. Elle s’est sans doute rendue… ailleurs.

— En somme, elle a disparu ?

— Disparu est un peu trop mélodramatique, mais il est possible que ce soit exact. Il doit y avoir une explication banale… Cependant, il est normal qu’un père se fasse du souci. Elle n’a pas téléphoné, vous comprenez, ni donné la moindre explication aux compagnes avec lesquelles elle habite.

— Elles aussi sont inquiètes ?

— Non, je ne dirais pas qu’elles sont inquiètes. Je crois qu’elles prennent plutôt la chose à la légère. Les jeunes filles ont bien changé depuis que j’ai quitté l’Angleterre, il y a quinze ans.

— Et le garçon que vous considérez d’un œil désapprobateur ? Aurait-elle pu s’enfuir avec lui ?

— J’espère bien que non ! C’est possible, évidemment, mais je… ma femme ne le pense pas. Vous l’avez rencontré, je crois, le jour où vous êtes venu rendre visite à mon oncle…

— En effet et je crois savoir de qui il s’agit. Un jeune homme très beau mais, si je puis me permettre cette remarque, pas le genre de gendre dont peut rêver un père. J’ai remarqué que votre femme ne l’aimait pas beaucoup non plus.

— Ma femme a la certitude qu’il est venu, ce jour-là, avec l’intention de dissimuler sa présence dans la maison.

— Il sent peut-être qu’il n’y est pas le bienvenu ?

— Mieux ! Monsieur Poirot, il le sait !

— Ne pensez-vous pas, dans ce cas, que votre fille aurait pu le rejoindre quelque part ?

— Peut-être… j’avoue que l’idée ne m’avait pas effleuré… au début.

— Vous vous êtes adressé à la police ?

— Non.

— Lorsqu’il est question d’une disparition, il est toujours préférable de s’adresser aux autorités compétentes. Les policiers, eux aussi, sont discrets et ils disposent de moyens dont des gens tels que moi, sont dépourvus.

— Je ne veux pas m’adresser à la police. Il s’agit de ma fille ! Ne comprenez-vous pas ? Si elle a choisi de disparaître pour quelques jours, c’est son affaire ! Il n’y a aucune raison de croire qu’elle court le moindre danger. Je… je désire seulement savoir où elle se trouve, pour ma satisfaction personnelle.

— Il est possible, Mr Restarick, que ce ne soit pas là votre seul sujet d’inquiétude en ce qui concerne votre fille ?

— Qu’est-ce qui vous pousse à penser cela ?

— Le simple fait qu’il n’y a rien d’anormal, de nos jours, à ce qu’une jeune fille s’en aille pendant un certain temps sans informer personne de ses intentions. Votre inquiétude a été éveillée par cette brusque disparition, parce qu’elle était en conjonction avec autre chose.

— Ma foi, vous avez peut-être raison. C’est… – il observa Poirot, embarrassé. Il est très difficile de confier ce genre d’histoire à des étrangers.

— Pas exactement. Je dirais plutôt qu’il est souvent bien plus aisé de les livrer à un inconnu qu’à un ami ou une relation. Voyons, Mr Restarick, vous devez bien en convenir ?

— Possible, possible. Je comprends assez bien votre point de vue. Soit, j’admets que je suis inquiet au sujet de mon enfant. Voyez-vous, elle… elle ne se conduit pas comme les autres filles et il s’est déjà produit un événement qui nous a sérieusement tourmentés… ma femme et moi.

— Votre fille est peut-être à l’âge difficile où les adolescents traversent une période émotive au cours de laquelle on ne peut raisonnablement pas les tenir pour responsables de leurs faits et gestes ? Ne vous offusquez pas si je hasarde une hypothèse délicate… Votre fille pourrait-elle être contrariée d’avoir une belle-mère… ?

— C’est malheureusement vrai ! Et cependant, monsieur Poirot, je puis vous affirmer que son attitude n’est pas raisonnable. Ce n’est pas comme si je venais de me séparer de sa mère. Cela s’est passé il y a des années. Je vais vous parler à cœur ouvert. Après tout, rien dans cette affaire n’a été tenu secret. Ma première femme et moi, nous nous sommes simplement perdus de vue. Pas la peine de remâcher le passé. J’avais rencontré quelqu’un d’autre, une personne dont j’étais très épris. J’ai quitté l’Angleterre pour gagner, avec cette femme, l’Afrique du Sud. Mon épouse n’était pas partisante du divorce et je ne le lui proposai pas. Je me suis arrangé pour laisser une bonne pension à ma famille… Ma fille n’avait que cinq ans à l’époque…

Il s’interrompit un moment avant de poursuivre :

— En jetant un coup d’œil en arrière, je réalise que ma vie ne me satisfaisait pas, alors. Depuis longtemps, j’aspirais à voyager. Je détestais me trouver vissé à une table de travail. Mon frère, avec lequel j’avais hérité de la firme familiale, me reprochait bien souvent de ne pas m’intéresser plus sérieusement à nos affaires, de ne pas y apporter ce qu’on était à même d’espérer de moi. Mais ce genre d’existence ne m’attirait pas. J’avais soif d’aventures, de voyages. Je rêvais de partir à la découverte de contrées sauvages… Bref, je me suis embarqué pour l’Afrique du Sud et Louise m’a accompagné. Je dois admettre que ce ne fut pas un succès. Malgré notre amour, nous nous querellions sans cesse. Elle détestait vivre loin des capitales, Londres, Paris… en bref, tous les endroits sophistiqués. Nous nous séparâmes un an après notre arrivée là-bas. – Il soupira. – Peut-être aurais-je dû revenir à ce moment-là, reprendre l’existence conjugale qui me déplaisait tant ? J’y renonçai et, d’autre part, je ne savais pas si ma femme me recevrait. J’imagine qu’elle aurait jugé de son devoir de me rendre ma place au foyer. Elle n’avait pas d’égale pour agir en n’écoutant que ce que lui dictait sa conscience.

Poirot sentit l’amertume qui perçait derrière ces mots.

Restarick continuait :

— Mais j’aurais dû penser plus à Norma, enfin… Je la savais en sécurité avec sa mère et je me contentais de lui envoyer quelques cadeaux. Je n’aurais jamais eu l’idée de venir la voir et à ce sujet, je ne suis pas entièrement blâmable car je craignais qu’elle souffrît d’avoir un père qui apparaissait et disparaissait sans cesse. Disons que j’imaginais agir pour le mieux.

À présent, les mots s’enchaînaient en un débit rapide. Il semblait que Restarick éprouvait une sorte de soulagement à raconter son histoire à un auditeur sympathique : une réaction que Poirot inspirait souvent et qu’il encourageait toujours.

— Vous n’avez jamais eu le désir de tout quitter pour revenir au pays ?

— Non. La vie que je menais alors me satisfaisait pleinement. D’Afrique du Sud, je me suis rendu dans l’Est africain. Côté financier, je me débrouillais très bien, tout ce que j’entreprenais, réussissait. Habituellement, je m’aventurais dans la forêt et avançais par étapes. Je réalisais enfin mon rêve d’autrefois. J’ai toujours aimé la vie en plein air et c’est probablement pour cela qu’une fois marié à ma première femme, j’ai eu l’impression d’être pris au piège, d’être prisonnier. J’ai joui pleinement de ma liberté, n’ayant jamais éprouvé le désir de reprendre l’existence conventionnelle que j’avais laissée derrière moi.

— Mais vous êtes quand même revenu ?

— Oui… je suis revenu… Ma foi, on vieillit. J’ai été aussi influencé par une affaire que je venais de risquer en compagnie d’un ami et pour laquelle il nous fallait entreprendre des démarches à Londres. J’avais l’intention de charger mon frère de ce travail mais j’appris qu’il venait de mourir. C’est à ce moment que j’ai pensé à revenir pour reprendre la direction de la firme familiale.

— Peut-être que votre femme, votre seconde femme…

— Effectivement, je venais d’épouser Mary qui, bien que native de l’Afrique du Sud, connaissait l’Angleterre qu’elle aimait. Elle rêvait surtout d’avoir un jardin anglais ! Et moi, pour la première fois, je pensais que j’aimerais aussi la vie anglaise. Je songeais à Norma dont la mère était morte deux ans plus tôt. Mary consentit à m’aider à lui refaire un foyer. L’avenir s’annonçait bien et… et c’est ainsi que je suis revenu, termina-t-il en souriant.

Poirot leva les yeux sur le portrait accroché au mur. Il était mis en valeur ici plus qu’à la maison de campagne. On n’hésitait pas une seconde à reconnaître l’homme assis à sa table de travail : mêmes traits caractéristiques, menton proéminent, sourcils arqués avec cependant un détail qui manquait à l’homme d’aujourd’hui : la jeunesse !

Une autre pensée traversa l’esprit du détective. Pourquoi Andrew Restarick avait-il retiré le tableau de sa place primitive ? Les deux portraits, celui de sa femme et le sien, avaient été exécutés à la même époque, il aurait donc été plus naturel de les conserver ensemble. Andrew Restarick aurait-il mis le sien dans son bureau par vanité… par désir de s’afficher en tant qu’homme d’affaires important ? Ou aurait-il agi afin de conserver sous ses yeux sa personnalité reconnue de financier de la Cité ? En un mot, éprouverait-il le besoin de se sentir sûr de lui-même ?

« Il se peut, convint Poirot, que ce ne soit que pure vanité de sa part. Moi-même, admit-il dans un élan de modestie inhabituel, je suis capable de vanité, à certaines occasions. »

Le court silence que les deux hommes ne semblaient pas remarquer, fut rompu par Restarick déclarant d’un ton confus :

— Il faut me pardonner, Monsieur Poirot, j’ai dû vous ennuyer à vous conter l’histoire de ma vie.

— Ne vous excusez pas, Mr Restarick. Vous ne m’avez parlé de votre existence que dans la mesure où elle pouvait éclairer celle de votre fille. Vous êtes très tourmenté à son sujet. Mais je ne crois pas que vous m’ayez exposé la vraie raison de votre tourment. Vous voulez que votre fille soit retrouvée ?

— Le plus vite possible.

— Bien… et vous voulez que ce soit moi qui la retrouve ? N’hésitez pas, Monsieur. La politesse peut être très nécessaire dans bien des cas, mais ici, elle est superflue. Écoutez, je vous donne le conseil, moi, Hercule Poirot, de vous adresser à la police. Je puis vous assurer qu’elle aussi sait agir avec discrétion.

— Je ne m’adresserai pas à la police, à moins… eh bien, à moins que ce ne soit absolument nécessaire.

— Vous préférez donc avoir affaire à un détective ?

— Oui, bien que je ne sache si je puis faire confiance au premier venu.

— Et que savez-vous de moi ?

— Ma foi… je n’ignore pas que vous occupiez un poste important dans le Service Secret durant la guerre, puisque mon oncle chante vos louanges. C’est là un fait certain.

L’expression légèrement ironique qui passa sur le visage de Poirot, échappa à l’homme d’affaires. Restarick aurait dû savoir, qu’on ne devait jamais se fier au jugement de son oncle, désavantagé par sa mauvaise mémoire et sa vue affaiblie… Il s’était laissé prendre à l’histoire montée par le détective ! Ce dernier ne lui retirait pas sa considération pour autant, cela le fortifiait seulement dans sa vieille certitude qu’il ne faut jamais accorder crédit à ce que l’on vous raconte sans avoir au préalable vérifié les dires d’autrui. Suspecter tout le monde avait été depuis bien des années, sinon depuis toujours, l’un de ses premiers axiomes.

— Permettez-moi de vous rassurer, fit Poirot. Au cours de ma longue carrière, je suis toujours sorti victorieux de mes batailles au service de la Justice. J’ai été, sur bien des points, inégalé.

Restarick commença à douter que ce fût vrai. Pour un Anglais, tout homme qui fait étalage de ses qualités, éveille le doute.

Il s’enquit :

— À votre avis, Monsieur Poirot, pensez-vous que vous pourrez retrouver ma fille ?

— Probablement pas aussi rapidement que le ferait la police mais néanmoins, oui, je la retrouverai.

— … Si vous la retrouvez…

— Mais si vous désirez que je réussisse, Mr Restarick, vous devez me mettre au courant de tout détail la concernant.

— … Vous connaissez tout : l’heure, le lieu, le logement où elle devait se trouver. Je puis aussi vous donner une liste de ses amis…

Poirot hocha énergiquement la tête.

— Non, non, je suggère seulement que vous me disiez la vérité.

— Pourquoi pensez-vous que je vous ai caché quelque chose ?

— Je suis sûr que vous ne m’avez pas tout confié. De quoi donc avez-vous peur ? Quels sont les faits que vous gardez pour vous… ceux que je dois connaître si je veux réussir ? Votre fille n’aime pas sa belle-mère. Bon, rien d’extraordinaire à cela. Réaction naturelle. Il est probable qu’elle vous avait sublimé secrètement, durant des années. Cela arrive souvent lorsque l’un des parents quitte le foyer et que l’enfant souffre de la séparation. Si, si, je sais de quoi je parle. Vous dites qu’un enfant oublie. C’est vrai. Votre fille peut avoir oublié en ce sens que vos traits, votre voix se sont estompés dans son souvenir. À votre image, elle a substitué une image inventée. Vous êtes parti, elle voulait que vous reveniez. Sa mère, sans aucun doute, s’est toujours refusée à parler de vous et il est possible que cela ait incité votre fille à se sentir plus proche de vous. Vous avez alors gagné la partie à ses yeux. Sa mère était là, elle lui attribua la responsabilité d’une absence dont elle souffrait. Elle s’est probablement dit quelque chose comme « daddy m’était très attaché. C’est sûrement mummy qu’il n’aimait pas ». Et de là est née une sorte d’idéalisation, une sorte de lien secret entre vous et elle. Ce qui était arrivé, n’était pas, ne pouvait pas être de la faute de son père ! Je m’y connais un peu en psychologie et je puis vous assurer que les choses se passent souvent ainsi. Lorsqu’elle a su que vous alliez revenir, bien des souvenirs exacts ou imaginaires, enfouis quelque part dans un coin de sa mémoire, se réveillèrent. Son père revenait ! Lui et elle seraient heureux, ensemble ! Elle n’a peut-être pas pensé à la belle-mère jusqu’au moment où elle l’a rencontrée et où elle devint terriblement jalouse. Autre réaction très naturelle. Elle est jalouse, d’une part parce qu’elle estime que la nouvelle Mrs Restarick lui a volé sa place, d’autre part parce que votre femme est belle et qu’elle a de l’allure, ce qui déplaît souverainement aux jeunes filles ne possédant aucune confiance en elles-mêmes. Votre fille est sans doute gauche, et sans doute aussi souffre-t-elle d’un complexe d’infériorité. Il serait donc possible qu’elle se soit mise à haïr sa jeune belle-mère, d’emblée, et avec une force dont seuls les adolescents sont capables.

— Ma foi, c’est bien là ce que le médecin que nous avons consulté, nous a plus ou moins déclaré. Je veux dire…

— Ah ? vous avez consulté un médecin ? Vous deviez avoir une raison bien définie pour agir ainsi ?

— Oh ! presque rien !

— Permettez-moi de penser tout le contraire. Il s’agissait certainement de quelque chose de sérieux et vous feriez mieux de me mettre au courant car si je parviens à découvrir ce qui se passe dans l’esprit de votre fille, je réussirai plus facilement à la retrouver.

Restarick garda longtemps le silence avant de lancer :

— Tout ceci reste entre nous, Monsieur Poirot ? Vous me l’assurez ?

— Certainement. Que s’est-il passé ?

— Je ne suis pas certain…

— Votre fille a-t-elle essayé de nuire à votre femme ? Quelque chose de plus sérieux qu’un enfantillage ? L’aurait-elle, heu… attaquée physiquement ?

— Non, il ne s’agit pas d’une attaque… pas une attaque directe… et, encore une fois, rien n’a été prouvé.

— D’accord.

— Ma femme a traversé une période au cours de laquelle elle n’a pas été bien du tout…

— Je vois… Et quelle était la nature de son mal ? Troubles digestifs ? Une forme d’entérite ?

— Vous allez vite, Monsieur Poirot Très vite. Oui, il était question, en effet, de troubles digestifs. Cet événement nous rendit perplexes, du fait que Mary a toujours joui d’une parfaite santé. Nous l’avons envoyée à l’hôpital, pour observations, comme on dit.

— Et le résultat ?

— Je crois que les médecins n’ont pas su exactement ce qu’elle avait eu… Néanmoins, elle parut recouvrer la santé et fut autorisée à revenir à la maison. Mais bientôt, les troubles se manifestèrent à nouveau. Elle paraissait souffrir d’un empoisonnement intestinal sans cause apparente. Nous vérifiâmes les aliments qu’elle absorbait et fîmes analyser quelques échantillons. On découvrit alors qu’une certaine substance avait été mêlée aux plats que seule, ma femme mangeait.

— En un mot, quelqu’un lui faisait prendre de l’arsenic. Exact ?

— Oui. Les doses étaient minimes mais ajoutées les unes aux autres…

— Vous avez alors soupçonné votre fille ?

— Non.

— Je crois que si, Monsieur Restarick. Qui d’autre auriez-vous pu soupçonner ?

Comme à regret Restarick déclara :

— Bon… eh bien ! oui.

Lorsque Poirot arriva chez lui, George l’avertit :

— Une certaine Edith a téléphoné, Monsieur.

— Edith ? Poirot fronça les sourcils.

— D’après ses dires, elle est au service de Mrs Oliver. Elle m’a demandé de vous informer que sa maîtresse est à l’hôpital St. Giles.

— Que lui est-il arrivé ?

— J’ai cru comprendre qu’on lui avait… heu… assené un coup sur la tête. Le valet ne compléta pas le message qui avait été : « Et vous lui direz que ce qui est arrivé est entièrement de sa faute. »

Poirot eut un clappement de la langue.

— Je l’avais prévenue… Je m’en suis douté lorsque je l’ai appelée au téléphone, hier soir et que je n’ai pu obtenir de réponse ! Ah ! les femmes[8].

CHAPITRE XII

— Achetons un paon, dit brusquement et de manière assez inattendue Mrs Oliver. Elle n’ouvrit pas les yeux mais sa voix, bien que faible, avait un accent indigné.

Ils étaient trois à la contempler, surpris.

Elle ajouta :

— Frappée sur la tête !

Elle ouvrit les yeux et son regard vague chercha à reconnaître le décor environnant. La première personne qu’elle aperçut était un jeune homme, un carnet de notes à la main, le crayon en l’air.

— Un policier, estima Mrs Oliver d’un ton rassuré.

— Je vous demande pardon, Madame ?

— Je vous ai dit que vous étiez un policier. Ai-je raison ?

— Oui, Madame.

— Attaque criminelle, conclut-elle. Elle ferma les yeux, satisfaite.

Lorsqu’elle reprit conscience, elle se sentit assez de force pour s’intéresser à ce qui l’entourait. Elle se trouvait dans un lit, un de ces hauts lits d’hôpital, très hygiéniques, décida-t-elle, le genre de lit qu’on peut faire monter et descendre à l’aide d’une manivelle. Elle constata qu’elle n’était pas chez elle.

— Hôpital ou peut-être maison de repos.

Une surveillante à l’air autoritaire se tenait près de la porte, une infirmière à ses côtés.

Elle identifia une autre silhouette.

— Personne ne pourrait se méprendre sur ses moustaches. Pourquoi êtes-vous là, Mr Poirot ?

L’interpellé s’avança :

— Je vous avais conseillé d’être prudente, Madame.

— Tout le monde peut perdre son chemin, répliqua Mrs Oliver, assez obscurément. Ma tête me fait mal.

— Avec juste raison. Comme vous venez de le déclarer, vous avez été frappée à la tête.

— Oui, par le Paon.

Le policier s’agita mal à l’aise et s’enquit :

— Excusez-moi, Madame, vous dites bien que vous avez été attaquée par un paon ?

— Mais oui. Depuis un moment, j’éprouvais le sentiment de gêne, vous savez… atmosphère. – Elle agita la main en signe d’explication et son visage se crispa. – Oh ! là ! là ! Je ferais mieux de ne pas recommencer cela.

— Ma patiente ne doit pas être énervée, remarqua gravement la surveillante.

— Pouvez-vous m’indiquer où cette agression a eu lieu ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Je me suis perdue. Je revenais d’une sorte de studio… très mal tenu… sale même. L’autre jeune homme ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours… Une veste de cuir crasseuse.

— Est-ce celui qui vous a assailli ?

— Non. Un autre.

— Si vous pouviez nous dire…

— C’est ce que je fais, non ? Je l’avais suivi depuis le café, vous comprenez… seulement, je n’ai pas grande expérience en la matière. Aucune pratique. C’est beaucoup plus difficile qu’on ne se l’imagine. Ses yeux se portèrent sur le policier. Je suppose que vous, vous savez vous débrouiller, dans un cas semblable ? Vous êtes entraîné… à suivre les gens, je veux dire. Oh ! et puis… aucune importance. Vous voyez, c’est très simple. J’étais descendue de l’autobus à World’s End, je crois, et naturellement j’ai pensé qu’il avait dû rester avec les autres… ou qu’il avait pris une autre direction. Mais au lieu de cela, il a brusquement surgi dans mon dos.

— Qui cela ?

— Le Paon et il m’a fait peur. Vous ressentez une drôle d’impression lorsque vous constatez que les choses se présentent dans le sens contraire à la logique… quand celui que vous suivez, se transforme soudain en limier et vous suit à son tour… et j’ai éprouvé un sentiment de gêne. En fait, j’ai eu peur sans pouvoir m’expliquer pourquoi. Il s’est pourtant adressé à moi d’un ton poli… mais j’avais peur. Enfin, au bout d’un moment, il m’a proposé « Venez voir le studio » et j’ai donc grimpé un escalier d’aspect plutôt fragile, une sorte d’échelle et là, j’ai rencontré un autre jeune homme… le jeune homme sale dont je vous parlais… il peignait et la fille posait pour lui. Elle était assez propre et jolie. Nous étions donc tous là. Ils se montrèrent très corrects avec moi et lorsque j’ai déclaré que je devais rentrer chez moi, ils m’ont indiqué le plus court chemin pour regagner King’s Road. Mais, ils n’ont pas dû me donner de bons renseignements… bien sûr, il est possible aussi que je me sois trompée… Vous savez, lorsqu’on vous dit, 2e à gauche puis 3e à droite, vous ne vous conformez pas toujours exactement aux instructions. Finalement, j’ai abouti dans un lieu assez sordide, proche de la rivière, je ne devais pas me tenir sur mes gardes au moment où le Paon m’a frappée.

— Je crois qu’elle délire, annonça l’infirmière.

— Non, je ne délire pas ! Je sais très bien de quoi je parle.

L’infirmière ouvrit la bouche mais un coup d’œil sévère de sa supérieure la força au silence.

— Velours, satin et longs cheveux bouclés, ajouta Mrs Oliver.

— Un paon en satin ? Un vrai paon, Madame ? Vous en avez vu un près de la rivière à Chelsea ?

— Un vrai paon ? Mais non, voyons ! Quelle bêtise ! Que ferait un vrai paon sur les quais de Chelsea ?

Personne ne sembla trouver de réponse à cette question.

— Il se pavane, c’est pour cela que je l’ai surnommé le Paon. Un personnage vaniteux, à mon avis. Fier de son apparence. Et peut-être d’autres choses aussi. David… Machin. Vous savez à qui je fais allusion ? ajouta-t-elle en regardant Poirot.

— Vous affirmez que ce jeune homme appelé David, vous a frappé sur la tête ?

— Oui.

— Vous l’avez vu ?

— Non. Je ne me doutais pas de ce qui allait se passer. J’ai entendu des pas derrière moi et juste avant que je n’ai eu le temps de me retourner… c’est arrivé ! Comme si une tonne de tuiles me tombait dessus. Je crois que je vais dormir à présent.

Elle bougea légèrement la tête, eut une grimace et se replongea dans ce qui devait être une inconscience parfaitement reposante.

CHAPITRE XIII

Poirot se servait rarement de la clé de son appartement. Suivant une habitude bien ancrée, il sonnait et attendait que le remarquable George vînt lui ouvrir. Cette fois cependant, à son retour de l’hôpital, la porte lui fut ouverte par Miss Lemon.

— Vous avez deux visiteurs, annonça-t-elle d’une voix contenue. Mr Goby et un gentleman d’un certain âge, Sir Roderick Horsefield. Lequel voulez-vous voir en premier ?

— Sir Roderick Horsefield.

Il réfléchit un moment, la tête penchée de côté (ressemblant étrangement ainsi à un rossignol), se demandant de quelle façon cette visite pourrait s’inscrire dans le tableau général de la situation. Mr Goby se matérialisa, à sa manière, c’est-à-dire en passant la tête par la porte du bureau où la secrétaire le gardait en réserve.

Poirot tendit son manteau à Miss Lemon et Mr Goby s’adressa au mur.

— Je prendrai une tasse de thé avec George dans la cuisine. J’ai tout mon temps. J’attendrai.

Il disparut et Poirot pénétra dans son salon où Sir Roderick, plein de vitalité, faisait les cent pas.

— Ah ! Ah ! j’ai découvert votre retraite, mon garçon ! lança-t-il. Le téléphone est une merveilleuse invention.

— Vous vous êtes souvenu de mon nom ? J’en suis très flatté.

— Ma foi… pas exactement. Les noms n’ont jamais été mon point fort. Par contre, je n’oublie pas un visage, affirma-t-il avec fierté. Non, je me suis tout simplement adressé à Scotland Yard.

— Oh !… Poirot fut décontenancé, bien qu’en son for intérieur, il dut admettre qu’une telle démarche correspondait au caractère de Sir Roderick.

— On m’a demandé à qui je voulais parler et j’ai tout de suite insisté pour avoir le grand Manitou. C’est ainsi qu’il faut agir dans la vie, mon garçon. N’ayez jamais affaire au Second, ça ne vaut rien ! Je dis toujours : « Adressez-vous au-dessus du panier. » Notez que j’ai annoncé qui j’étais et je n’ai pas mis longtemps à obtenir ce que je voulais. Un fonctionnaire très aimable, ma foi… Je lui ai révélé que je désirais connaître l’adresse d’un type de l’« Allied Intelligence » avec lequel je me trouvais en France à une certaine époque. Je dois avouer que, sur le moment, il a été un peu perdu. Je lui suis venu en aide en déclarant : « Vous savez bien ?… Un Français, à moins qu’il ne soit belge. » Vous êtes belge, je crois. « Son prénom est quelque chose comme Achille… Un petit homme avec de grosses moustaches. » Il a alors compris et m’a affirmé que votre adresse se trouvait sûrement dans le bottin. Je lui ai répondu que ça ne m’avançait pas beaucoup car je doutais que vous soyez simplement inscrit sous le nom d’Achille ou Hercule. (Il m’avait finalement indiqué votre vrai prénom.) Alors, il m’a renseigné. Un garçon très complaisant, ma foi.

— Je suis heureux de vous revoir, déclara Poirot tout en accordant une pensée rapide à l’informateur de Sir Roderick et à ce que celui-ci risquait de lui dire, lors de sa prochaine visite à Scotland Yard. Heureusement, il y avait peu de chance pour que Sir Roderick ait vraiment eu affaire au « Grand Manitou ». Le vieil officier avait dû être mis en communication avec quelqu’un qui connaissait probablement Poirot et dont le travail essentiel est de se montrer poli envers les personnes distinguées appartenant à un monde révolu.

— En tout cas, je suis arrivé ici sans difficulté, souligna le visiteur.

— Vous m’en voyez ravi. Permettez-moi de vous offrir un rafraîchissement Thé, whisky et soda, sirop de grenadine… ?

— Grand Dieu ! non, protesta Sir Roderick que le sirop de grenadine ne tentait nullement. Je préfère un whisky. Ce n’est pas que je devrais, mais les médecins sont des ânes comme nous le savons tous. La seule chose qui les intéresse, c’est de vous interdire vos petits plaisirs.

Poirot sonna George et bientôt le whisky et le siphon furent placés à portée du vieillard. Lorsque le valet se fut retiré, Poirot s’enquit :

— Voyons… que puis-je pour vous ?

— J’ai un travail à vous confier, mon vieux.

Sir Roderick semblait encore plus convaincu de la part importante qu’avait jouée Poirot à ses côtés durant la guerre, conviction qui ne déplaisait pas à notre ami, jugeant que cela pourrait lui servir dans ses rapports futurs avec le neveu, Andrew Restarick.

— Des papiers, chuchota Horsefield. J’ai perdu des papiers, et il faut que je les retrouve absolument. J’ai donc pensé qu’à cause de mes yeux qui ne sont plus aussi bons que par le passé et de ma mémoire qui ne fonctionne pas toujours très bien, je ferais mieux de m’adresser à un expert. Vous êtes arrivé à point nommé, l’autre jour, juste à temps pour m’être utile, parce qu’il importe que je retrouve ces papiers, vous comprenez ?

— Oui, je vois… Mais en quoi consistent-ils ?

— Ma foi, je suppose que si vous devez les chercher il est préférable que vous soyez au courant. Remarquez qu’ils sont extrêmement importants et confidentiels… tout du moins l’étaient-ils à une certaine époque et il semble qu’ils doivent le redevenir bientôt. Des lettres, mon ami… importantes, du fait que les politiques changent. Vous vous rappelez l’époque du commencement de la guerre ? Personne ne savait à quel saint se vouer. Une fois, on était copain avec les Italiens et la fois suivante, on leur tirait dessus. Durant la Première Guerre, les Japonais étaient nos « chers alliés » et au cours de la dernière, ils ont fait sauter Pearl Harbor ! Impossible de s’y retrouver ! On commence avec les Russes, d’une manière, et on termine avec eux de façon complètement opposée. Je vous le dis, Poirot, de nos jours, rien n’est plus difficile à résoudre que le problème des alliés. Ils ne sont jamais les mêmes d’un conflit à l’autre.

— Et vous avez perdu des papiers importants ? souligna Poirot, rappelant au vieillard le but de sa visite.

— Oui. J’en ai beaucoup et je les ai ressortis dernièrement. Ils se trouvaient en sécurité dans une banque. Je les ai récupérés avec l’intention d’écrire mes mémoires. Il n’y a pas de raison que je me prive de ce plaisir. Tout le monde agit ainsi de nos jours. Nous avons eu Montgomery et Alanbrooke et aussi Auchinleck, disant tous ce qu’ils pensaient des autres généraux. Nous avons même eu le vieux Moran[9], un médecin pourtant respectable, qui s’est mis à divulguer des secrets sur son important malade. Enfin… J’ai donc pensé que ce serait intéressant de raconter certaines histoires sur des personnalités que j’ai connues. Pourquoi pas ? J’ai été aussi mêlé à tout cela.

— Je suis sûr que tout le monde sera très intéressé.

— Ah ! Ah ! oui ! On admirait des gens dont tous les journaux parlaient, que le public regardait avec respect. Personne ne se doutait qu’ils étaient, au fond, de parfaits idiots. Mais moi, j’en avais la preuve. Dieu ! les erreurs que certains de ces gros bonnets ont pu commettre… incroyable ! J’ai donc ressorti tous ces papiers et la petite fille m’a aidé à les classer. Une gentille fille, assez intelligente… Elle ne sait pas bien l’anglais mais à part ça, elle m’est très utile. Bref, nous avons eu beau fouiller partout, ces fameux papiers ont disparu.

— Vraiment ?

— Vraiment ! Nous avons vérifié plusieurs fois et je puis vous affirmer, Poirot, que nombre de ces documents ont été dérobés. Ils n’avaient pas grande importance, remarquez, sinon on ne m’aurait pas autorisé à les conserver.

— Je ne veux pas paraître indiscret, Sir Roderick, mais ne pourriez-vous pas me préciser plus clairement la nature de ces lettres ?

— Impossible, mon vieux. Je puis seulement vous mettre sur la piste en vous disant qu’il est question de quelqu’un qui se vante d’exploits imaginaires, à l’heure actuelle et ces lettres peuvent prouver qu’il ment. Toutefois, je doute qu’on me permette de les publier actuellement, mais… nous pourrions, par exemple, en envoyer une copie à la personne en question et peut-être que cela lui rabattrait le caquet ? Je n’ai pas besoin d’insister. Vous devez être familiarisé avec ce genre d’affaires, hein ?

— Je vois parfaitement ce que vous voulez dire. Mais vous comprendrez qu’il n’est pas facile de découvrir quelque chose dont on ignore complètement la nature, et qui cela intéresse.

— Tout d’abord, je tiens à savoir qui les a chipées, parce que, voyez-vous, c’est là le point le plus important. Ma petite collection comprend peut-être d’autres papiers importants et je veux apprendre qui l’a tripatouillée.

— Avez-vous quelques soupçons ?

— Vous voulez dire que je devrais en avoir, hé ?

— Ma foi…

— Vous voudriez que j’accuse la petite fille ? Eh bien ! je ne pense pas que ce soit elle. D’ailleurs, elle m’a affirmé que non et je la crois. Vous comprenez ?

— Oui, soupira Poirot. Je comprends.

— D’abord, elle est trop jeune. Elle ne pourrait savoir que ces lettres ont une telle importance. Tout ça est trop vieux pour elle.

— Quelqu’un d’autre aurait pu lui révéler cette valeur ? suggéra Poirot.

— Oui, oui, c’est assez juste. Mais, ce se verrait tout de suite.

Poirot soupira. Il doutait qu’il fût possible de vaincre la partialité de Horsefield.

— Qui d’autre a accès à vos papiers ?

— Andrew et Mary, naturellement. Mais je doute qu’Andrew s’en préoccupe. Je puis affirmer, en tout cas, qu’il a toujours été un garçon correct. Il est vrai que je ne l’ai jamais bien connu, sa femme non plus, d’ailleurs. Il est impensable qu’un type comme lui puisse être un espion. Quant à Mary, elle semble ne se soucier que des rosiers. À part eux, il y a un jardinier mais il a quatre-vingt-trois ans et a toujours vécu dans le même village. Il en est de même pour les deux femmes qui font marcher l’aspirateur toute la journée. Vous constatez qu’il ne peut donc s’agir que d’une personne étrangère à la maison. Évidemment, Mary porte une perruque, déclara-t-il soudain. On pourrait penser que cela la rend particulièrement suspecte, mais il y a une explication très simple. Elle perdu beaucoup de cheveux à dix-huit ans, à la suite d’une fièvre. C’est triste pour une jeune femme. Je ne l’avais pas remarqué tout d’abord, mais un jour, sa coiffure s’est accrochée à un buisson et sa perruque est restée de travers. Oui, c’est bien triste pour elle, la pauvre…

— J’avais en effet pensé qu’il y avait quelque chose d’étrange à la façon dont elle arrangeait ses cheveux, admit Poirot.

— De plus, les meilleurs agents secrets ne portent pas de perruque, l’informa Sir Roderick. Les pauvres diables doivent avoir recours à la chirurgie esthétique… Tout ceci n’empêche pas que quelqu’un a mis le nez dans mes documents.

— Vous ne supposez pas que, par mégarde, vous auriez pu les ranger dans un autre endroit… un tiroir, peut-être ? ou un casier… Quand les avez-vous vus pour la dernière fois ?

— Il y a environ un an. J’avais songé à en tirer un bon article et c’est en les examinant que j’ai découvert ces fameuses lettres. À présent, elles ont disparu.

— Vous ne soupçonnez ni votre neveu Andrew, ni sa femme Mary, pas davantage les domestiques. Et l’enfant de la maison ?

— Norma ? Elle est un peu folle, à mon avis. Je la vois assez bien dans le rôle de kleptomane inconsciente, mais je ne crois pas qu’elle irait jusqu’à fouiller dans mes affaires.

— Alors, qui ?

— Vous avez vu la maison. Vous avez pu constater que n’importe qui peut entrer et sortir à sa guise, du fait que les portes ne sont jamais fermées à clé.

— Vous ne fermez pas votre bureau non plus… lorsque vous allez à Londres, par exemple ?

— L’idée ne m’en a jamais effleuré l’esprit. À présent, ce sera différent, mais, hein ?… trop tard. À mon avis, le voleur est arrivé de l’extérieur. C’est ainsi que se produisent les cambriolages. Un type pénètre chez vous, monte tranquillement les escaliers, ouvre toutes les portes, rafle les bijoux et ressort sans que personne n’ait songé à lui demander son nom. Probablement un type du genre beatnik, avec les cheveux longs et les ongles sales. J’en ai vu plus d’un errer chez nous. On n’ose pas leur demander « Qui diable êtes-vous ? » parce qu’il est difficile de se rendre compte si l’on s’adresse à une fille ou à un garçon, ce qui est bien embarrassant. Je suppose que ce sont des amis de Norma. De mon temps, ils n’auraient jamais franchi le seuil de notre demeure. Et si vous essayez de vous débarrasser cavalièrement d’eux, vous découvrez alors que vous avez affaire au vicomte Endersleigh ou à Lady Charlotte Marjoribanks. Ah ! oui, le monde a bien changé… – Il réfléchit un moment, avant de conclure. – Si quelqu’un peut découvrir le fond de cette histoire, c’est bien vous, Poirot.

Il avala une dernière gorgée de whisky et se leva.

— Voilà, je vous ai tout expliqué. Vous allez vous en occuper, n’est-ce pas ?

— Je ferai de mon mieux.

Ils perçurent le timbre de la sonnette de la porte d’entrée.

— C’est la petite fille, remarqua Sir Roderick. Toujours ponctuelle ! Merveilleux, n’est-ce pas ? Je ne pourrais me déplacer dans Londres sans elle. Je suis myope comme une taupe, mon vieux.

— Ne pourriez-vous porter des lunettes ?

— J’en ai bien une paire quelque part, mais elles me tombent toujours du nez et je les égare. Je déteste ces engins. À soixante-six ans, je lisais encore sans difficulté, pas mal, hein ?

— Rien ne dure éternellement.

George introduisit Sonia. Elle était extrêmement jolie et Poirot pensa que sa timidité lui allait bien.

Le détective s’avança avec un empressement bien français.

— Enchanté, Mademoiselle, fit-il en se penchant sur sa main.

— Je ne suis pas en retard, Sir Roderick ? s’enquit-elle en tournant un regard inquiet vers son patron.

— Pas une minute de retard, petite fille. Parée comme un navire prêt à lever l’ancre, hé ?

Elle le regarda, légèrement perplexe.

— Vous avez bien goûté, j’espère ? ajouta-t-il. Je vous ai recommandé de vous acheter des buns ou des éclairs, bref le genre de friandises qu’aiment les jeunes filles, hé ? Vous avez obéi à mes ordres ?

— Non, pas exactement. J’ai profité de ma liberté pour m’acheter des chaussures. Regardez ! Ne sont-elles pas merveilleuses ? Elle tendit le pied.

C’était certainement un bien mignon petit pied. Sir Roderick eut un sourire ravi.

— Eh bien, nous devons aller prendre notre train. Je suis peut-être vieux jeu mais c’est le moyen de transport que je préfère. Toujours à l’heure. En voiture, vous êtes sans cesse arrêté par la circulation et cela vous coûte un temps inouï ! Les voitures ! Ah ! Pouah !

— Voulez-vous que je demande à George de vous appeler un taxi ?

— J’ai déjà un taxi qui nous attend, annonça Sonia.

— Vous voyez, s’exclama Sir Roderick, elle pense à tout !

Il lui tapota le dos avec bonté et elle leva sur lui un regard qui attendrit Poirot.

Le détective les accompagna à la porte et, dans le hall, ils croisèrent Mr Goby qui leur donna la parfaite impression de se trouver en présence de l’employé du gaz, venu relever le compteur.

George referma la porte sur le couple et se tourna vers son maître.

— Quelle est votre opinion sur cette jeune lady, George ? demanda le détective qui appréciait le jugement infaillible de son valet.

— Ma foi, si vous me permettez de m’exprimer ainsi, je dirais qu’il lui est très attaché.

— Je crois que vous avez vu juste.

— Phénomène naturel et assez fréquent chez les gentlemen de cet âge. Je me souviens de lord Mountbryan. Il possédait une grande expérience du monde et était même considéré comme un esprit des plus fins. Pourtant, vous seriez surpris d’apprendre tout ce qu’il a pu donner à une jeune femme qui le massait : robes du soir, bracelet orné de myosotis en turquoises et diamants, étole en fourrure… pas du vison, de l’hermine russe ainsi qu’un petit sac de soirée en dentelle. Après cela, la jeune personne déclara que son frère avait des ennuis, une dette importante, si je me souviens bien, et lord Mountbryan fournit l’argent nécessaire pour sortir d’affaire… ce frère qui n’existait sans doute pas. À cet âge, les gentlemen semblent avoir perdu toute méfiance. C’est le genre timide et désemparé qui les attire, jamais les femmes qui donnent l’impression de savoir se débrouiller et de n’avoir besoin de l’aide de personne.

— Je ne doute pas que vous ayez raison, George, mais ce n’est pas exactement ce que je vous demande. J’aimerais connaître votre opinion sur la jeune lady.

— Oh !… ma foi… je ne voudrais pas paraître trop catégorique mais je dirais qu’elle a un genre bien défini. Rien à redire ouvertement sur son compte mais je suis persuadé qu’elle agit en pleine connaissance de cause, pour atteindre un but depuis longtemps fixé.

Poirot regagna son bureau, suivi de Mr Goby. Le petit homme s’assit sur une chaise en prenant sa pose habituelle : genoux serrés et pieds tournés vers l’intérieur. Il sortit son petit carnet dont il tourna avec précaution les pages et se mit en devoir de contempler le siphon d’eau de Seltz d’un œil sévère.

— Rapport sur les informations que vous m’avez demandé de vérifier.

« Famille Restarick : très respectable. Le père, James Patrick Restarick, jouissait d’une réputation d’homme d’affaires accompli. Sa firme est dans la famille depuis trois générations. Le grand-père l’a fondée, le père l’a fait prospérer et Simon l’a maintenue à son niveau ancien. Simon Restarick a eu des ennuis de santé, il y a deux ans. Artères coronaires. Il déclina rapidement et mourut il y a un an et demi.

« Son jeune frère, Andrew, entra dans la firme peu après avoir terminé ses études à Oxford. Il épousa miss Grace Baldwin. Un seul enfant, une fille, Norma. Il quitta sa famille pour se rendre en Afrique du Sud. Une miss Birell l’accompagnait. Pas de procédure de divorce. Mrs Andrew Restarick est morte, il y a deux ans et demi. Elle avait souffert d’une longue maladie.

Miss Norma Restarick fut pensionnaire à Meadowfield Girl’s School. Rien à dire sur sa conduite.

Jetant un bref coup d’œil sur Poirot, il observa :

— En fait, tout ce qui concerne la famille semble O.K. et conforme à la règle.

— Pas de brebis galeuse ? Pas de maladie mentale ?

— Apparemment, non.

— Décevant, soupira Poirot.

Mr Goby ne fit pas de commentaire. Il s’éclaircit la voix, s’humecta un doigt et tourna une page de son calepin.

— David Baker. Conduite peu satisfaisante. Mis deux fois en liberté surveillée. La police semble s’intéresser à lui. Mêlé à des affaires louches, soupçonné d’avoir pris part à un vol de tableaux, mais pas de preuves contre lui. Il appartient à la bande des artistes amateurs. Pas de moyens de subsistance connus, toutefois, se débrouille bien. Préfère les filles qui ont de l’argent, ne dédaigne pas de vivre aux crochets de celles qui s’éprennent de lui. Ne refuse pas non plus de se laisser payer par les pères, pour laisser leurs enfants tranquilles. Un très mauvais sujet, si vous voulez mon opinion, mais assez intelligent pour éviter de se mettre dans le pétrin. Il leva brusquement la tête. Vous l’avez rencontré ?

— Oui.

— Quelle conclusion en avez-vous déduite, si je puis me permettre cette question ?

— La même que la vôtre. Une créature de luxe…

— Un bourreau des cœurs. L’ennui, c’est qu’aujourd’hui, les femmes ne regardent plus ceux qui persistent à travailler pour vivre, elles leur préfèrent d’emblée les mauvais sujets… Elles déclarent habituellement « Il n’a pas eu de chance le pauvre garçon. »

— Pensez-vous que ce David se servirait d’un casse-tête pour assommer les gens ?

Mr Goby réfléchit et répondit en contemplant le chauffage électrique.

— Il n’en a jamais été accusé. Je n’affirmerais pas qu’il en est incapable mais je dirais que ce n’est pas dans ses manières. C’est surtout un beau parleur, pas un partisan de la manière forte.

— C’est aussi ce que je pense. Vous estimez qu’il accepterait facilement de se laisser acheter ?

— Il abandonnerait n’importe quelle fille si cela devait lui rapporter un peu d’argent.

Poirot hocha la tête alors qu’un souvenir lui revenait à l’esprit. Lorsqu’Andrew Restarick lui avait tendu son carnet de chèques pour qu’il pût y voir sa signature, il avait remarqué le nom de la personne à laquelle il était adressé. Il s’agissait de David Baker et le montant du chèque s’élevait à une assez grosse somme. David Baker avait, paraît-il, essayé de convaincre Norma de l’épouser, mais était-il sincère ? Norma croyait, sans aucun doute, que le jeune homme l’aimait vraiment. Andrew Restarick, Mr Goby et Hercule Poirot pensaient le contraire… et il était fort probable que c’était eux qui avaient raison.

Mr Goby toussota et reprit :

— Miss Claudia Reece-Holland. Rien à se reprocher. Le père est membre du Parlement, très respectable. Pas de scandale. La jeune fille a reçu une bonne éducation à Roedean, au Lady Margaret Hall[10] et vint ensuite suivre des cours de secrétariat à Londres. Fut d’abord employée par un médecin d’Harley Street puis par la Société Houillère. Très bonne secrétaire. Elle est depuis deux mois au service de Mr Andrew Restarick. Aucun attachement sérieux, seulement quelques amis. Bon parti. Rien ne laisse supposer qu’il existe la moindre intimité entre elle et son employeur. Habite un des appartements de Borodene Mansions depuis trois ans. Le loyer étant assez élevé, elle en partage les frais avec deux autres jeunes filles qu’elle trouve généralement par les petites annonces. Frances Cary est avec elle depuis assez longtemps. A fait ses études à R.A.D.A. puis au Slade[11]. Travaille actuellement pour la Wedderburne Gallery… dans Bond Street, très connu. Miss Cary organise des expositions à Manchester, Birmingham, parfois même à l’étranger et notamment en Suisse et au Portugal. Le genre artiste qui a beaucoup d’amis parmi les peintres et les acteurs.

Il s’accorda une pause avant de poursuivre :

— Je n’ai pas obtenu d’informations précises d’Afrique du Sud et je ne pense pas pouvoir en apprendre davantage de ce côté. Restarick changeait souvent de contrée. Un agité qui passait de l’Ouganda à la Côte d’Or et se rendît même en Amérique du Sud. Il possédait assez d’argent pour aller où bon lui semblait. Personne ne l’a bien connu, cependant tous ceux qui l’ont rencontré l’ont trouvé sympathique. Mais une fois reparti à l’aventure, il ne gardait aucun contact avec ses compagnons de fortune. Je crois savoir qu’on l’a cru mort trois fois… Il partait dans la brousse et ne réapparaissait que six mois plus tard. L’année dernière, son frère mourut à Londres. Il fut difficile de retrouver la trace d’Andrew. Il semble que la nouvelle du décès lui ait porté un coup. Il venait d’épouser une femme beaucoup plus jeune que lui, une institutrice, semble-t-il. Peut-être commençait-il à avoir assez de la vie de vagabond ? En tout cas, apprenant la mort de son frère, il décida de revenir au pays. En plus de sa fortune personnelle, qui est considérable, il a hérité du défunt.

— Une histoire heureuse et une fille malheureuse, remarqua Poirot. J’aimerais bien en savoir un peu plus sur Norma et sur les gens de son entourage qui auraient pu avoir une influence sur elle. Vous êtes sûr qu’il n’y a eu aucun décès récemment parmi ses proches ? C’est important…

— Pas le moindre décès. Elle travaillait pour une certaine firme Homebirds… sur le point de faire faillite, où elle n’était pas beaucoup payée. La belle-mère a fait récemment un séjour à l’hôpital… pour observation. De nombreuses rumeurs mais sans fondement.

— Elle n’est pas morte ! Ce que je veux, appuya Poirot d’un ton dramatique, c’est un décès !

Mr Goby exprima son regret et se leva.

— Désirez-vous autre chose pour le moment ?

— Non.

— Très bien, Monsieur. – Alors qu’il empochait son petit carnet, le petit homme ajouta : — Vous m’excuserez, Monsieur, si je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais… cette jeune personne que vous aviez ici, il y a un moment…

— Eh bien ?

— Eh bien… naturellement, il est possible que cela n’ait aucun rapport avec l’affaire qui vous intéresse, cependant j’ai pensé que je pourrais vous en toucher un mot…

— Je vous en prie ! J’imagine que vous l’avez déjà rencontrée auparavant ?

— Oui. Il y a deux mois.

— Où ?

— À Kew Gardens.

— Kew Gardens ?

— Je ne la suivais pas. Je m’intéressais plutôt à la personne qui l’y a rejointe.

— De qui s’agissait-il ?

— Je ne crois pas que cela ait la moindre importance, Monsieur… Il s’agissait de l’un des attachés subalternes de l’Ambassade d’Herzégovine.

Poirot haussa les sourcils.

— Tiens, tiens… Intéressant. Kew Gardens… Un charmant lieu de rendez-vous.

— C’est ce que je me suis dit.

— Ont-ils bavardé ensemble ?

— Non, Monsieur. Vous n’auriez jamais pensé qu’ils se connaissaient. La jeune fille, un livre à la main, s’en est allée prendre place sur un banc, a lu un moment puis a posé son livre près d’elle. Mon oiseau est arrivé et s’est assis à côté de la jeune fille. Ils n’ont pas échangé un mot… Puis, elle s’est levée et s’est éloignée en flânant. Le garçon a attendu un moment avant de partir à son tour en emportant le livre abandonné par sa compagne. C’est tout, Monsieur.

— Cela m’intéresse beaucoup.

Mr Goby leva les yeux, sur l’étagère à livres à laquelle il dit au revoir et s’en fut.

Poirot eut un soupir exaspéré.

— Ç’en est trop ! beaucoup trop ! Voilà qu’à présent on m’apporte une histoire d’espionnage ! Pas mon affaire ! Ce que je cherche, c’est un meurtre tout simple et je commence à me douter que ce meurtre n’a eu lieu que dans l’esprit d’une droguée !

CHAPITRE XIV

— Chère Madame…

Poirot s’inclina en offrant à Mrs Oliver un joli bouquet aux couleurs artistiquement assemblées.

— Mr Poirot ! Vraiment, c’est très aimable à vous et cela correspond si bien à votre personnalité ! Mes fleurs sont toujours si mal arrangées !… Elle leva les yeux sur un vase aux chrysanthèmes en désordre et reporta son regard sur les boutons de roses bien serrés. Que c’est aimable à vous de me rendre visite !

— Je viens vous féliciter de votre prompt rétablissement, Madame.

— Je suppose, en effet, que je suis à nouveau en forme.

Elle fit mouvoir sa tête avec précaution.

— Cependant, j’ai encore des migraines assez violentes.

— Vous vous souvenez que je vous avais prévenue de ne rien tenter de dangereux ?

— De ne pas me mêler de ce qui ne me regardait pas plutôt ! Et c’est justement ce que j’ai essayé de faire. Je sentais que quelque chose de dangereux rôdait autour de moi. J’avais peur. J’ai tenté de me raisonner en me disant que je me trouvais dans Londres, au centre de la capitale, que la foule n’était pas loin… Pourquoi avais-je peur ?

Poirot la regarda pensivement. Il se demandait si elle avait vraiment ressenti ce sentiment ou si elle l’avait imaginé par la suite. Il savait qu’on se laisse souvent influencer par ces impressions qui, en vérité, ne se manifestent que plus tard. Bien des gens étaient venus le voir en s’exprimant à peu près à la façon de son amie. « Je savais que quelque chose n’allait pas. Je prévoyais que le mal se manifesterait » alors qu’en fait, elles n’avaient rien prévu du tout.

Mrs Oliver s’estimait réputée pour son intuition exceptionnelle. Une intuition en entraînait une autre avec une rapidité incroyable et Mrs Oliver se reconnaissait toujours le droit de proclamer sa clairvoyance lorsqu’un de ses pressentiments s’avérait juste !

— À quel moment avez-vous eu conscience de cette angoisse ?

— En quittant la rue animée. Jusqu’alors, tout était simple et excitant et… et ma foi, je m’amusais beaucoup bien que je me sentisse vexée de constater à quel point il est difficile de rester dans le sillage de quelqu’un. Elle réfléchit un moment avant de poursuivre. Oui, cette aventure m’amusait… Soudain, tout fut différent ; je me voyais engagée dans une succession de petites rues sombres, de passages se terminant en cul-de-sac et de terrains vagues. Il m’est difficile d’expliquer clairement ce que j’ai ressenti alors, mais c’était un peu un comme dans un rêve… Vous commencez par vous trouver à une soirée mondaine et puis soudain, vous êtes dans la brousse, sans deviner de quelle façon vous y êtes venu et pourquoi…

— La brousse ? Voilà une remarque intéressante. Ainsi, vous aviez l’impression de vous trouver dans la brousse, effrayée par un paon ?

— Je ne sais si j’avais vraiment peur de lui. Après tout, un paon n’est pas un animal dangereux. J’ai surnommé ainsi ce garçon si fastueusement vêtu.

— Avant d’avoir été frappée, vous ne vous doutiez pas que l’on vous suivait ?

— Non, mais j’ai l’impression que mon guide m’a indiqué une mauvaise direction.

Poirot hocha la tête.

— Ce doit être lui mon agresseur, reprit Mrs Oliver. Qui cela pourrait-il être d’autre ? Le garçon avec ses vêtements crasseux ? Il sentait mauvais mais n’avait rien de menaçant. Pas davantage cette endormie de Frances Machin. Elle était juchée sur une estrade, avec ses cheveux de noyée, me rappelant une actrice dont j’ai oublié le nom.

— Vous dites qu’elle était modèle ?

— Oui. Pas pour le Paon, pour le garçon malpropre. Je ne me rappelle plus si vous la connaissez ou non ?

— Je n’ai pas encore eu le plaisir de la rencontrer en admettant que ce soit un plaisir.

— Ma foi, elle est assez jolie, à la manière artiste. Beaucoup de maquillage, un fard blanc, une couche épaisse de mascara et les cheveux dans la figure. Elle travaille pour une galerie d’art ce qui explique qu’elle se mêle aux Beatniks et pose en qualité de modèle. Comment ces filles peuvent-elles se conduire ainsi ! Elle s’est peut-être amourachée du Paon, à moins qu’il s’agisse du garçon pas lavé… ? Cependant, je ne la vois pas bien en train de m’assommer.

— Il me vient une autre idée, Madame. Peut-être que quelqu’un vous a vu suivre David… et vous a suivie à son tour ?

— C’est possible ! Je me demande de qui il s’agirait, dans ce cas ?

Poirot poussa un soupir.

— Toute la difficulté est là. Trop de gens. Trop de choses. Je n’arrive pas à distinguer clairement… Je ne vois qu’une fille déclarant qu’elle a peut-être commis un crime ! C’est tout ce que j’ai pour me guider et même là, on n’arrive à rien !

— Que voulez-vous dire ?

— Réfléchissez !

La réflexion n’était pas le point fort de Mrs Oliver.

— Vous m’embrouillez toujours ! protesta-t-elle.

— J’ai parlé d’un meurtre mais, quel meurtre ?

— Celui de la belle-mère, je présume ?

— Seulement, la belle-mère n’est pas morte !

— Vous êtes l’homme le plus irritant que je connaisse !

Poirot se cala sur son siège, joignit le bout de ses doigts et se prépara – c’est tout du moins ce que prévoyait Mrs Oliver – à passer un bon moment.

— Vous refusez de réfléchir, dit-il. Mais pour aboutir quelque part, nous devons réfléchir.

— Je ne veux pas ! Tout ce qui m’intéresse c’est de savoir ce que vous avez fait pendant que j’étais à l’hôpital ?

Poirot écarta la question d’un geste.

— Il faut commencer par le commencement, Madame. Un jour, vous m’avez appelé au téléphone. J’étais mal en point… je l’admets, je broyais du noir. On venait de m’adresser une remarque qui me peinait profondément. Vous, Madame, vous avez été la bonté même. Vous m’avez réconforté, encouragé et offert une délicieuse tasse de chocolat. Bien plus ! vous m’avez guidé pour retrouver la trace d’une jeune fille qui pensait avoir commis un crime ! Demandons-nous ce que cela signifie ? Qui a été assassiné ? Où ? Pourquoi ?

— Oh ! arrêtez ! À cause de vous, ma tête me refait mal !

Poirot ignora la protestation.

— Avons-nous un meurtre ? Vous me dites, la belle-mère… mais la belle-mère n’est pas morte. Donc ce meurtre n’a pas été encore perpétré. Cependant, il y en a un ! Donc, je me pose la question : qui est mort ? Je répète : quelqu’un m’a parlé d’un meurtre qui a eu lieu quelque part et qui a été exécuté d’une manière ou d’une autre. Quand vous m’affirmez que la tentative de meurtre sur la personne de Mary Restarick répond à ma question, je vous rétorque que non et qu’un Hercule Poirot ne se satisfait pas de cette façon !

— Je ne vois pas ce que vous désirez de plus ?

— Je veux un meurtre !

— À la manière dont vous dites ça, on a presque l’impression que vous seriez capable de le commettre !

— Je cherche un meurtre et je ne puis le trouver. C’est exaspérant… Je vous supplie donc de réfléchir avec moi.

— Attendez ! attendez ! Une idée formidable ! Supposons qu’Andrew Restarick se soit débarrassé de sa première femme avant de quitter l’Angleterre. Y avez-vous songé ?

— Certainement pas ! protesta Poirot, indigné.

— Moi, si ! et c’est très intéressant. Il était amoureux de cette autre femme et comme le célèbre assassin Crippen, il s’est débarrassé de son épouse légitime pour s’enfuir avec sa maîtresse et personne ne l’a soupçonné.

Poirot agita les mains, en signe de protestation.

— Mais sa femme n’est morte que onze ou douze ans après qu’il ait quitté l’Angleterre ! Quant à sa fille, elle n’aurait tout de même pas tué sa mère à cinq ans !

— Autre chose. Restarick prétend que sa femme est morte, mais nous n’en sommes pas sûrs ?

— Moi, si. Je me suis renseigné. Mrs Grace Restarick est morte le 14 avril 1963.

— Comment avez-vous pu le découvrir ?

— J’ai utilisé un enquêteur. Je vous en prie, Madame, ne sautez pas rapidement à des conclusions aussi fantaisistes !

— Je pensais témoigner d’une certaine ingéniosité, protesta son amie, d’un ton boudeur. Si je devais me servir de ces personnages dans un de mes romans, c’est de cette façon qu’ils agiraient et ce serait la fille la coupable… pas une coupable avec préméditation mais un simple instrument dont le père se serait servi pour donner une potion de feuilles de troènes à la mère alitée.

— Non ! non ! et non !

— D’accord ! Exposez-moi votre version.

— Hélas, je n’en ai pas… Je cherche un crime et je n’en trouve pas.

— Comment ? Après que Mrs Restarick soit tombée malade, ait dû se faire hospitaliser, pour retomber de nouveau malade sitôt de retour chez elle ? Je suis sûre que si l’on cherchait bien, on trouverait de l’arsenic dans les affaires de Norma.

— C’est exactement ce que nous avons découvert.

— Mais enfin, Mr Poirot, que souhaitez-vous de plus ?

— Je souhaite que vous prêtiez attention au sens des mots. Cette fille n’a jamais dit : « J’ai essayé de tuer quelqu’un » ou « J’ai essayé de tuer ma belle-mère. » Deux fois, elle a parlé d’un fait accompli. Accompli, vous entendez ?

— J’abandonne ! Vous ne voulez pas admettre que Norma a essayé de tuer sa belle-mère ?

— Oui, je crois que c’est très possible. Cela correspondrait à son état d’esprit… mais ce n’est pas prouvé. N’importe qui aurait pu dissimuler une bouteille d’arsenic dans les affaires de la petite. Même son père…

— Vous vous plaisez à croire que les maris sont les suspects numéro un !

— D’une part, le mari est généralement la personne qui possède le plus de mobiles. D’autre part, il aurait pu aussi bien s’agir de Norma, de l’un des domestiques, de la jeune fille au pair, du vieux Roderick… ou même de Mrs Restarick elle-même.

— Elle ? C’est ridicule. Pour quelles raisons ?

— Elle aurait pu avoir des motifs obscurs mais que nous ne devons pas négliger.

— Voyons, Mr Poirot vous n’allez pas suspecter tout le monde ?

— Mais si ! c’est ce que je dois faire ! D’abord, je suspecte, ensuite je cherche les raisons.

— Et quelles raisons pourrait avoir cette pauvre enfant étrangère ?

— Pourquoi habite-t-elle cette maison ? Pourquoi est-elle en Angleterre ?

— Vous êtes vraiment fou !

— N’oublions pas, non plus, le nommé David, votre Paon.

— David n’a jamais approché la maison des Restarick.

— Oh ! que si ! Il errait dans les corridors, le jour où je m’y trouvais moi-même.

— Mais il n’irait pas mettre du poison dans la chambre de Norma !

— Qu’est-ce qui vous le prouve ?

— Norma et lui sont amoureux l’un de l’autre.

— J’admets qu’ils en donnent l’apparence.

— Vous essayez toujours de tout compliquer.

— Erreur ! J’ai besoin d’informations et la seule personne susceptible de me les fournir a disparu.

— Norma ?

— Oui. Norma.

— Mais elle n’a pas disparu ! Vous et moi l’avons retrouvée !

— Elle est sortie du café et s’est, une fois de plus envolée.

— Et vous l’avez laissé filer ?

— Hélas !

— Depuis, vous n’avez pas essayé de la retrouver ?

— Je n’ai pas dit cela.

— Et vous admettez votre échec ? Vraiment Mr Poirot, vous me décevez !

— J’ai bien un plan, murmura Poirot d’un ton rêveur. Mais parce qu’il y manque une pièce, l’ensemble demeure flou.

Poirot continua de parler, plus pour lui que pour son auditrice qui ne lui prêtait plus attention. Mrs Oliver, irritée, estimait que Norma Restarick avait eu raison : Poirot était trop vieux !

Pendant ce temps, Poirot, méthodique, décortiquait ce qu’il appelait son plan.

— Tout s’enchaîne… oui, tout s’enchaîne et c’est pour cela que c’est si difficile. Une chose s’ajoute à une autre et vous découvrez que celle-ci vous conduit à une autre encore qui, apparemment, n’a rien à voir dans l’affaire. Ainsi, le cercle des suspects ne cesse de s’agrandir. Suspects de quoi ? Là encore, on ne sait pas ! Nous avons d’abord la jeune fille et à travers le dédale de détails ne collant pas ensemble je cherche la réponse à une question lancinante : Norma est-elle une victime ? ou essaie-t-elle de se faire prendre pour telle ? J’ai encore besoin de quelque chose… pour arriver à une certitude… d’un indice dissimulé quelque part mais que je sais exister…

Mrs Oliver fouillait fébrilement dans son sac.

— Je ne comprends pas pourquoi je ne trouve jamais mes comprimés au moment où j’en ai besoin.

— Nous avons ensuite un groupe de personnes qui font partie de la même famille. Le père, la fille, la belle-mère. Leurs existences sont étroitement reliées entre elles. Nous avons encore le vieil oncle, avec lequel ils vivent et qui est à peu près gâteux. Nous avons enfin la jeune Sonia reliée au reste du clan, par l’oncle. Elle travaille pour lui. Elle a de bonnes manières. Il est très satisfait d’elle. Mais quel est son rôle dans la maison ?

— Elle veut apprendre l’anglais, je suppose, remarqua Mrs Oliver au passage.

— Elle rencontre un attaché de l’ambassade d’Herzégovine dans les jardins de Kew. Elle l’y rencontre mais ne lui adresse pas la parole. Elle laisse seulement un livre près de lui et il l’emporte en partant.

— De quoi parlez-vous ?

— Cela a-t-il un rapport avec le plan ? Nous ne savons pas encore. C’est possible et cependant, improbable. Mrs Restarick aurait-elle jugé dangereuses les activités de Sonia ?

— Ne me dites pas que l’espionnage joue un rôle dans cette affaire !

— Je ne vous ne dis pas… Je me le demande.

— Vous avez affirmé vous-même que Sir Roderick est gâteux !

— Là n’est pas la question. Il fut, durant la guerre, un personnage important. Des secrets lui ont passé entre les mains. Des lettres ont pu lui être adressées, des lettres qu’il aurait gardées une fois qu’elles eurent perdu de leur importance.

— Vous parlez encore de la guerre, déjà si lointaine !

— Supposons qu’il existe encore des documents susceptibles de nuire à la réputation de certains hommes politiques ? Ce ne sont là, évidemment, que des suppositions. On pourrait juger indispensable de détruire certains de ces papiers ou de les adresser à quelque puissance étrangère qui se chargerait mieux de cette mission qu’une charmante jeune fille dont la tâche consiste à assister un vieil homme dans sa recherche des matériaux nécessaires à la rédaction de ses Mémoires ?

— Quel esprit tortueux vous avez !

— D’accord. Il y a trop de pistes. Laquelle est la bonne ? Norma quitte la maison paternelle pour se rendre à Londres. Elle partage, comme vous me l’avez appris, un appartement avec deux autres camarades qui lui étaient inconnues jusqu’à son emménagement. Et voilà qu’on apprend que Claudia Reece-Holland est la secrétaire particulière du père de Norma ! S’agit-il d’une coïncidence ? L’autre fille devient modèle à l’occasion et connaît le garçon que vous appelez le Paon, lequel est aimé de Norma. Quel est le rôle de ce David dans tout ceci ? Est-il vraiment amoureux de Norma ?

— Il est étrange, en effet que Claudia Reece-Holland soit la secrétaire de Restarick. Elle me fait l’effet d’être si sûre d’elle-même ?… Peut-être est-ce elle qui a poussé la locataire du 7e par la fenêtre ?

Poirot se figea.

— Quoi ?

— Oh ! Ce n’était qu’une quelconque locataire. Je ne me souviens même plus de son nom. Elle est tombée de sa fenêtre, au septième étage, à moins qu’elle ne se soit suicidée.

La voix de Poirot s’éleva, sévère.

— Et vous ne me l’avez jamais dit ?

Mrs Oliver le regarda, surprise.

— Je ne comprends pas ?

— Je vous ai demandé si vous étiez au courant d’un décès récent et tout ce que vous avez trouvé c’est une tentative d’empoisonnement ! Quand cet accident a-t-il eu lieu ?

— Une semaine avant que je ne m’y rende, je crois !

— Parfait. Comment en avez-vous eu connaissance ?

— Par un laitier.

— Un laitier !

— Il paraît que cela s’est passé très tôt le matin.

— Comment s’appelait cette femme ?

— Aucune idée. Je ne me souviens même plus si l’homme a fait allusion à son nom.

— Jeune, entre deux âges, âgée ?

Mrs Oliver réfléchit.

— Ma foi, il n’a pas précisé. Dans les cinquante ans ?

— Je me demande maintenant… Savez-vous si l’une de nos jeunes filles la connaît ?

— Comment le saurais-je ?

— Et vous n’avez jamais eu l’idée de m’en informer ?

— Voyons, Mr Poirot, je ne vois pas ce que ce drame aurait à voir avec notre histoire ?

— Mais, ne comprenez-vous pas que c’est là le maillon qui me manquait ! Il y a Norma qui habite le même bâtiment que la désespérée qui se suicide… à ce qu’on prétend. Une semaine plus tard, Norma qui a entendu prononcer mon nom à une réunion, vient me trouver pour m’annoncer qu’elle pense avoir commis un crime. Ne voyez-vous pas ? Un décès et quelques jours plus tard, une personne qui pense avoir commis un crime ? Enfin, le voilà le meurtre qui nous manquait !

Sans oser exprimer son opinion tout haut, Mrs Oliver pensait que cette hypothèse était ridicule.

CHAPITRE XV

Hercule Poirot buvait une tisane, tout en réfléchissant. Ses réflexions suivaient toujours un cours particulier. Il les sélectionnait comme un amateur de jeu de patience range ses pièces avant de les assembler. En temps voulu, elles seraient ajoutées les unes aux autres afin de composer un tableau clair et cohérent. Pour le moment, l’important était de choisir et écarter les pièces inutiles. Poirot se détendit et laissa ses pensées se présenter une à une à son esprit… Il revécut ces derniers jours…

Ses pieds douloureux dans ses souliers vernis… S’acheminant sur un chemin indiqué par sa bonne amie, Mrs Oliver… Une belle-mère… Il se vit la main posée sur une barrière… Une femme, penchée sur un buisson de roses, occupée à couper des branches inutiles et tournant la tête vers lui. Une tête dorée comme un champ de blé, avec des mèches en torsades. Il se souvint que le vieux Sir Roderick avait remarqué que Mrs Restarick devait porter une perruque par suite d’une fièvre de jeunesse. Il se rappela la pièce qu’ils avaient traversée ensuite, et les deux tableaux accrochés aux murs. Celui d’une femme vêtue d’une robe gris tourterelle, à la bouche mince, aux lèvres pincées, aux cheveux à peine gris. La première Mrs Restarick. Son portrait était juste en face de celui de son mari. Deux bonnes études. Poirot concentrait son esprit sur le deuxième tableau. Il ne l’avait pas si bien vu ce jour-là que dans le bureau de Restarick…

Andrew Restarick et Claudia Reece-Holland. Y avait-il là quelque chose ? Pas forcément. Il était naturel qu’il se tournât vers sa nouvelle secrétaire, une fille tellement compétente, pour l’aider à trouver un logement dans Londres qui puisse convenir à son enfant… Elle devait accepter de bonne grâce d’héberger la jeune fille puisqu’elle cherchait une troisième colocataire. Troisième colocataire… La phrase qu’avait prononcée Mrs Oliver lui revenait sans cesse à l’esprit, comme si cette dénomination de « troisième colocataire » cachait une autre signification qu’il n’arrivait pas à découvrir.

George entra, refermant discrètement la porte derrière lui.

— Une demoiselle demande à vous voir, Monsieur. C’est la jeune lady qui est venue l’autre jour.

La remarque arrivait trop à propos. Poirot se redressa en sursautant.

— La jeune fille venue à l’heure du déjeuner ?

— Oh ! non, Monsieur. Je veux parler de celle qui accompagnait Sir Roderick.

— Ah ! Vraiment ? – Il haussa les sourcils – Faites-la entrer. Où est-elle ?

— Je l’ai laissée dans le bureau de miss Lemon, Monsieur.

— Bien.

Sonia n’attendit pas que George vint la chercher. Elle fit irruption dans la pièce, d’un pas décidé.

— Il m’a été difficile de me libérer mais je tenais à venir vous préciser que ce n’est pas moi qui ai pris ces papiers. Je n’ai jamais rien volé !

— Asseyez-vous, Mademoiselle.

— Non, merci, je n’ai pas beaucoup de temps.

— Donc, vous affirmez que vous n’avez jamais emporté, hors de la maison de Sir Roderick, le moindre papier, document ou lettre ?

— C’est pour vous l’affirmer que je suis ici. Il me croit, lui. Il sait que je ne ferais jamais une chose pareille.

— Très bien. Je prends note de votre déclaration.

— Pensez-vous que vous retrouverez ces papiers ?

— J’ai d’autres enquêtes sur les bras, pour le moment. Les papiers de Sir Roderick attendront.

— Il est inquiet. Très inquiet. Il y a quelque chose que je ne puis lui révéler mais que je vais vous confier. Il perd ses affaires. Elles ne sont pas toujours là où il croyait les avoir placées.

— Ah ! Y a-t-il autre chose que vous vouliez me confier ?

— Pourquoi ?

— On ne sait jamais.

— Je ne comprends pas ?

— Je ne vous retiens pas. C’est peut-être votre jour de sortie ?

— Oui. Un jour par semaine, je puis faire ce que je veux : venir à Londres, visiter le British Museum…

— Ainsi que la National Gallery. Par contre, lorsqu’il fait aussi beau qu’aujourd’hui, vous pouvez vous rendre à Kensington Gardens et peut-être même aux Kew Gardens.

Elle se raidit et lut lança un regard coléreux.

— Pourquoi parlez-vous des Kew Gardens ?

— Parce que l’on peut y admirer de très beaux spécimens d’arbres et de plantes, ou simplement s’y asseoir sur un banc et lire un bon livre.

Il lui adressa un sourire désarmant et remarqua que le trouble de la jeune fille augmentait.

— Mais je ne dois pas vous retenir, Mademoiselle, vous avez peut-être des amis qui vous attendent dans quelque ambassade ?

— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?

— Aucune raison particulière. Vous êtes, comme vous venez vous-même de me le dire, une étrangère et il est normal que vous ayez des amis travaillant ici à votre ambassade.

— Je suis sûre qu’on vous a débité des histoires sur mon compte ! Mrs Restarick ! C’est sûrement elle qui vous a raconté des mensonges ! Elle ne m’aime pas ! C’est le genre de femme dans lequel je n’ai aucune confiance.

— Vraiment ?

— Oui. Je crois qu’elle cache quelque chose. Elle va très souvent à Londres et ne dit jamais à son mari ce qu’elle y fait. Lui est très pris par ses affaires et n’a pas le temps de se demander à quoi elle emploie ses journées. Elle est plus souvent à Londres qu’à la campagne et cependant, elle prétend aimer follement les jardins !

— Et Norma, que savez-vous d’elle ?

— Si vous voulez mon opinion sur elle… eh bien, je vais vous la donner ! Elle est folle.

— Qu’est-ce qui vous porte à le croire ?

— Parfois, elle tient des propos étranges. Elle voit des choses qui n’existent pas.

— Des choses qui n’existent pas ?

— Des gens qui ne sont pas là. Tantôt, elle est très excitée et tantôt plongée dans une sorte de torpeur. Vous lui parlez et elle ne vous entend pas. Je crois qu’elle souhaite la mort de certains.

— Mrs Restarick ?

— Et son père ! Elle le regarde avec haine.

— Parce qu’ils s’opposent tous deux à ce qu’elle épouse le jeune homme qu’elle a choisi ?

— Oui. Ils ont tout à fait raison, bien sûr, mais cela la rend furieuse. Bon, je m’en vais à présent.

— Dites-moi juste encore une chose. Mrs Restarick porte-t-elle une perruque ?

— Une perruque ? – Elle réfléchit et finit par admettre : C’est possible. Les perruques sont à la mode. J’en porte moi-même une, parfois. Une verte ! Enfin, cela m’est arrivé. Je m’en vais, à présent.

Elle s’en fut.

CHAPITRE XVI

Le lendemain, la première visite de Poirot fut pour les Borodene Mansions, où il se rendit en taxi. Abandonnant le véhicule dans la cour, il jeta un coup d’œil alentour. Un portier en uniforme se tenait en faction devant l’une des entrées principales et sifflait une rengaine.

Remarquant l’inconnu venant à lui, il s’empressa.

— Vous désirez, Monsieur ?

— Je me demande si vous pourriez me parler d’une triste histoire qui s’est déroulée ici, récemment ?

— Une triste histoire ? Pas que je sache, Monsieur.

— Quelqu’un qui est tombé du 7e étage et s’est tué.

— Oh ! ça ! Je ne sais rien à ce sujet car je ne suis ici que depuis une semaine. Eh, Joe ?

Un autre portier émergea du bâtiment contigu et s’approcha d’eux.

— Vous devez être au courant de l’histoire de la femme qui est tombée du 7e ? C’est arrivé le mois dernier, non ?

— Il n’y a pas si longtemps, remarqua le nouveau venu, un homme d’un certain âge, s’exprimant sans hâte. Une vilaine affaire.

— Morte sur le coup ?

— Oui.

— Comment s’appelait-elle ? Voyez-vous, il pourrait s’agir d’une de mes parentes, expliqua Poirot, n’éprouvant aucun scrupule à farder la vérité.

— Vraiment, Monsieur ? Je serais désolé pour vous. Une Mrs Charpentier.

— Habitait-elle ici depuis longtemps ?

— Voyons, laissez-moi réfléchir. Environ un an, un an et demi. Peut-être deux ans. N°76 au 7e étage.

— C’est le dernier étage ?

— Oui, Monsieur.

Poirot ne réclama pas de détails qu’il était censé connaître sur sa parente. Il se contenta de dire :

— À quelle heure de la journée est-ce arrivé ?

— À cinq ou six heures du matin, je crois.

— Vivait-elle seule ?

— Oui, Monsieur.

— Je suppose qu’elle avait des amis parmi les autres locataires ?

Joe haussa les épaules.

— Possible. Je ne pourrais l’affirmer. Je ne l’ai jamais vue se mêler aux autres dans le restaurant. Si vous tenez à en savoir plus sur son compte, ajouta-t-il en prenant un ton rébarbatif, vous feriez mieux de vous adresser à Mr Farlane qui est l’administrateur des Mansions.

— Merci. Je vais suivre votre conseil.

— Son bureau est au rez-de-chaussée de ce bloc, là-bas. Son nom est inscrit sur la porte.

L’administrateur était un homme d’environ quarante-cinq ans, aux manières aimables et au regard vif qui s’efforça de le renseigner de son mieux, Poirot se faisant toujours passer pour un parent de la défunte.

— Elle logeait chez nous depuis deux ans environ. J’imagine que la locataire précédente devait être de ses relations et qu’elle l’a avertie de son départ.

— À vos yeux, Mrs Charpentier a-t-elle été une bonne locataire ?

Mr McFarlane hésita légèrement avant de répondre par l’affirmative.

— Vous pouvez me confier votre opinion en toute liberté, insista Poirot. Elle organisait des soirées très animées, hé ? Une personne un peu trop… dirons-nous, désinvolte dans ses divertissements ?

Son vis-à-vis abandonna son air réservé.

— Nous avons eu, en effet, quelques plaintes mais venant surtout de locataires âgés.

Poirot porta à ses lèvres un verre imaginaire.

— Et puis, peut-être un penchant prononcé pour la bouteille ?

— … Et des amis trop bruyants qui nous créaient parfois des ennuis.

— Aimait-elle surtout la compagnie masculine ?

— Ma foi, je n’irai pas si loin.

— Non, bien sûr, mais nous nous comprenons.

— Mrs Charpentier n’était plus très jeune.

— Les apparences sont souvent trompeuses. Quel âge avait-elle à votre avis ?

— Difficile à dire. Quarante, quarante-cinq ans… Sa santé n’était pas excellente.

— C’est ce que j’ai cru comprendre.

— Elle buvait trop et ses excès étaient suivis de moments de dépression. Inquiète au sujet de sa santé, consultant sans arrêt des médecins dont elle n’acceptait pas les diagnostics. Elle pensait avoir un cancer. À l’enquête, son médecin attitré affirma qu’elle avait toujours joui d’une parfaite santé. Elle a dû se monter la tête et un beau jour…

— Comptait-elle des amis parmi les autres locataires ?

— Pas que je sache.

— Miss Reece-Holland ? Non, je ne le crois pas. Sans doute se connaissaient-elles de vue. N’oubliez pas qu’elles appartenaient à deux générations différentes. Je veux dire… Mr McFarlane parut se troubler et Poirot se demanda pourquoi.

— Et les jeunes filles qui partagent l’appartement de Miss Reece-Holland… Miss Norma Restarick la connaissait-elle ?

— Je ne saurais l’affirmer. Cette jeune personne n’est ici que depuis peu. Elle a l’air plutôt sauvage. Puis-je autre chose pour vous, Monsieur ?

— Non, merci. Vous avez été très aimable. Je me demande s’il me serait possible de visiter l’appartement. Juste afin de pouvoir… Poirot s’interrompit sans préciser ce qu’il aurait pu dire.

— Voyons, le nouveau locataire est un Mr Travers qui passe toute la journée dans la Cité. Je vais vous y accompagner, si vous le voulez ?

Ils se rendirent au 7e étage. Au moment où l’administrateur introduisait la clé dans la serrure, un des chiffres se détacha de la porte et rata de justesse la chaussure vernie de Poirot qui exécuta un petit saut de côté avant de remettre le numéro à sa place.

— Ces chiffres tiennent mal, remarqua-t-il.

— Désolé, Monsieur. Cela arrive parfois et j’en prendrai note. Nous voici arrivés.

Poirot pénétra dans le salon d’une parfaite banalité. Les murs étaient recouverts d’un papier en imitation de boiserie et les meubles conventionnels semblaient toutefois confortables.

— Tous ces logements sont partiellement meublés, expliqua Mr McFarlane.

— Et ils sont tous meublés de la même façon ?

— Pas tous, non, mais nos locataires semblent préférer cet effet de boiserie qui est un excellent fond convenant bien aux tableaux.

Poirot s’approcha de la fenêtre.

— C’est d’ici ?

— Oui. Il y a un balcon.

Poirot se pencha au-dehors.

— Sept étages… C’est haut.

— La mort a été instantanée. Je suis heureux de pouvoir l’affirmer. Bien sûr, il peut s’agir d’un accident.

Poirot hocha la tête.

— Vous ne pouvez penser cela sérieusement, Mr McFarlane. Cette mort a été sûrement volontaire.

— Ma foi, on préfère toujours suggérer une possibilité plus simple. Je crains que Mrs Charpentier n’ait pas été une femme heureuse.

— Merci de votre compréhension. Je pourrai, grâce à vous, donner à sa famille en France, un tableau très clair de ce qui s’est passé.

Par contre, en ce qui le concernait, Poirot ne trouvait pas la situation tellement claire. Jusqu’ici, rien ne justifiait sa théorie voulant que la mort de Louise Charpentier ait été un événement important. Il répéta ce prénom : Louise… qui lui rappelait quelque chose, mais quoi ?

CHAPITRE XVII

Le chef-inspecteur Neele, assis derrière son bureau, l’air important et compassé, salua poliment Poirot et lui indiqua un siège. Dès que le jeune homme qui venait d’introduire le visiteur se fut retiré, l’attitude du policier changea.

— Alors, que cherchez-vous à présent, vieux fouineur ?

— Vous le savez déjà.

— J’ai, en effet, rassemblé quelques faits mais je ne crois pas qu’il y ait grand-chose pour vous dans ce trou-là.

— Pourquoi dites-vous un trou ?

— Parce que vous ressemblez exactement à un chat assis près d’un trou et guettant la sortie de la souris. Mais, si vous voulez mon avis, le trou est vide. Josuha Restarick jouissait d’une excellente réputation. Affaire de famille… jusqu’ici tout du moins, car Simon Restarick ne laisse pas d’héritier et Andrew n’a qu’une fille. Il existait aussi une vieille tante du côté de la mère, chez laquelle la fille d’Andrew vécut à sa sortie de l’école, après la mort de sa mère. Cette tante est décédée, il y a environ six mois. Légèrement timbrée, je crois… Elle appartenait à plusieurs sectes religieuses assez particulières mais pas dangereuses. Simon Restarick était le genre de businessman ordinaire. Sa femme le secondait sur le plan social. Ils s’étaient mariés assez tard.

— Et Andrew ?

— Andrew semble avoir souffert de la manie des voyages, il n’est jamais resté longtemps au même endroit, errant à travers l’Afrique du Sud, l’Amérique du Sud, le Kenya et autres pays. Son frère le pressa plusieurs fois de revenir au pays, mais il ne voulut jamais rien entendre. Il n’aimait ni Londres ni les affaires. Je ne sais ce qui l’a poussé à revenir en Angleterre après la mort de son frère, probablement sa nouvelle épouse qui est une très jolie femme de beaucoup sa cadette. Pour le moment ils logent chez le vieux Sir Roderick Horsefield dont le frère avait épousé la tante d’Andrew Restarick.

— Y a-t-il la moindre trace de démence d’un côté ou de l’autre de la famille ?

— Je ne pense pas, à part la tante et ses religions fantaisistes.

— En somme, tout ce que vous pouvez m’assurer c’est qu’il y a beaucoup d’argent dans la famille.

— Beaucoup d’argent d’origine très respectable. Remarquez qu’une grande partie de cet argent a été apporté par Andrew Restarick.

— Qui en héritera ?

— Cela dépend des dispositions que prendra Andrew. À mon avis, sa femme ou sa fille.

— Ainsi, toutes deux sont appelées un jour à hériter d’une très grosse fortune ?

— Assurément.

— Il n’y aurait pas, par exemple, une autre femme à laquelle Andrew s’intéresserait ?

— Nous n’avons rien découvert de ce côté.

— Un jeune homme un peu malin – remarqua pensivement Poirot – pourrait facilement découvrir tout cela.

— Et épouser la fille ? Rien ne l’en empêcherait. Bien sûr, son père pourrait décider de la déshériter.

Poirot consulta une liste méticuleusement dressée qu’il tenait à la main.

— Parlez-moi de la Wedderburn Gallery.

— Une affaire assez déplaisante s’y est produite. Ils ont vendu à un millionnaire du Texas venu ici spécialement pour acheter des toiles, un Renoir et un Van Gogh. On s’est posé des questions sur l’authenticité du Renoir, bien qu’on ait eu aucune raison de douter de la sincérité de la Wedderburn Gallery. Il y eut un procès et de nombreux experts donnèrent leur avis. En fin de compte, comme il arrive bien souvent, ils se contredirent tous et la Gallery offrit de racheter le tableau en question. Mais le millionnaire refusa car le plus grand expert à la mode lui avait affirmé que l’œuvre était bien l’original. Il repartit avec son tableau mais depuis, une légère suspicion plane sur la galerie d’art.

Poirot jeta un coup d’œil à ses notes.

— Avez-vous découvert quelque chose sur Mr David Baker ?

— Il fait partie de la bande habituelle. Une canaille… Vit du trafic de la cocaïne, de l’héroïne… Les filles le plaignent, estimant que la vie lui est trop dure alors qu’il possède du génie. Sa peinture n’est pas appréciée. Rien d’autre que la bonne vieille rengaine habituelle.

— Passons à Mr Reece-Holland, député.

— Sur le plan politique, il réussit assez bien. Une ou deux affaires douteuses dans la Cité, mais dont il se tira sans dommage. Un fin matois, à mon avis.

Poirot en vint à son dernier point.

— Sir Roderick Horsefield ?

— Un brave vieux garçon mais très fatigué. Nous avons eu pas mal d’ennuis au Service Spécial à cause de la nouvelle lubie de Sir Roderick de vouloir écrire ses mémoires. Tous les vieux garçons qui ont appartenu au Service rivalisent de vitesse pour éditer leurs jugements sur les écarts de conduite des autres ! L’ennui est qu’ils ont gardé des papiers qu’ils auraient dû détruire. Ils conservent tout.

— Quelle serait votre attitude si quelqu’un remarquait, par hasard, devant vous qu’une femme… une jeune et jolie femme porte une perruque ?

— Je n’y verrais rien d’extraordinaire car ma femme en porte une chaque fois que nous voyageons.

Alors que les deux hommes prenaient congé l’un de l’autre, le policier demanda :

— J’imagine que vous avez obtenu tous les tuyaux que vous cherchiez sur cette affaire de suicide ? Je vous ai fait parvenir le rapport.

— Oui, merci.

— Une histoire tristement banale. Une femme gaie, avec un penchant assez vif pour les hommes, assez d’argent pour vivre, pas de soucis particuliers et qui brusquement se met à boire. Il lui prend ce que j’appelle l’obsession de la maladie, mais je crois plutôt qu’à ce moment-là, elle a tout simplement compris qu’elle n’était plus aussi attirante que par le passé, et qu’elle n’a pu supporter cette idée. À propos de notre député Reece-Holland. Eh bien, Louise Charpentier a été, à une certaine époque, sa maîtresse.

— Une liaison sérieuse ?

— Pas tellement. On les a vus ensemble, à différentes reprises, pendant environ six mois, mais je ne crois pas qu’elle était la seule et il n’était sûrement pas le seul non plus.

CHAPITRE XVIII

Poirot s’arrêta à la porte de la Wedderburn Gallery pour contempler une peinture qui représentait trois vaches aux couleurs agressives, aux corps démesurément longs et sur lesquels tombait l’ombre de moulins à vent géants et compliqués. Le tout avait l’air d’être assemblé au hasard.

— Intéressant, n’est-ce pas ? fit une voix mielleuse.

Un homme d’entre deux âges se tenait près de lui, exhibant de belles dents blanches.

— Une telle fraîcheur…

Ses mains potelées s’agitaient dans l’air comme pour y dessiner des arabesques.

— Ah ?

Poirot fut entraîné derrière de longs rideaux gris dans une salle sur les murs de laquelle s’alignaient des toiles modernes. Il émit quelques remarques prudentes, que son guide encourageait habilement.

— Vos réflexions sont intéressantes. Elles témoignent, si je puis m’exprimer ainsi, d’une grande perspicacité. Les gens préfèrent en général quelque chose qui s’impose plus vite, comme ceci… par exemple.

Il se tourna vers une toile en bleu et vert dont un seul coin était peint.

— Vous avez, sans aucun doute, remarqué la qualité du travail ? Je dirais même – ce n’est bien sûr qu’une opinion toute personnelle – que c’est l’un des chefs-d’œuvre de Raphaël.

Poirot et lui restèrent un moment en contemplation devant un diamant orange, oblique avec deux yeux humains et pendant à ce qui devait être une toile d’araignée.

Ayant trouvé un point commun dans leurs goûts artistiques aucun des deux hommes ne semblait pressé d’abréger l’entretien. Poirot en profita :

— Je crois qu’une Miss Frances Cary travaille pour vous ?

— Ah ! oui, Frances. Une fille intelligente, très artiste et compétente. Elle revient justement du Portugal où elle a organisé une exposition pour nous. Un grand succès.

— On m’a dit qu’elle s’efforçait d’aider les jeunes talents ?

— En effet, Frances s’intéresse beaucoup à ceux qui cherchent, qui travaillent. Le printemps dernier, elle m’a persuadé d’organiser une petite exposition pour un groupe d’artistes inconnus. Un gentil succès… La Presse y a même fait allusion, sans tapage, bien sûr. Oui, Frances a ses protégés.

— Ce David Chose… J’ai oublié son nom. Miss Cary semble avoir une grande opinion de lui ?

— Vous êtes bien sûr qu’il ne s’agit pas de Peter Cardiff ? Il est son protégé actuel. Frances pose pour lui, à l’occasion.

— Ah ! David Baker… C’est le nom que je cherchais.

— Il n’est pas trop mauvais. Pas beaucoup d’originalité, à mon avis. Il appartenait au groupe dont je vous parlais mais il n’a pas été remarqué. Un amateur doué, sans plus.

Poirot retourna chez lui. Après le déjeuner, alors qu’il prenait place dans son fauteuil, avec son café à portée de la main, le téléphone sonna.

— Mrs Oliver, Monsieur, annonça George en installant l’appareil près de lui.

Poirot prit le combiné à contrecœur. Il ne voulait pas parler à Mrs Oliver. Il avait le sentiment qu’elle lui demanderait de faire quelque chose qu’il ne tenait pas à entreprendre.

— Mr Poirot ?

— C’est moi.

— Eh bien, où en êtes-vous ?

— Je suis assis dans mon fauteuil… Je réfléchis.

— C’est tout ?

— Suffisant pour l’heure.

— Mais vous devez retrouver cette fille ! Elle a probablement été enlevée !

— Probablement ! Je viens de recevoir une lettre de son père par laquelle il me prie d’aller lui rendre compte des progrès de mon enquête.

— Et quels sont ces progrès ?

— Pour le moment, aucun.

— Voyons ! Mr Poirot, vous devez absolument vous ressaisir !

— Vous aussi !

— Qu’entendez-vous par là ?

— Que vous cessiez de me presser ainsi !

— Pourquoi n’iriez-vous pas à cet endroit de Chelsea où je me suis fait assommer ?

— Vous tenez à ce qu’on m’assomme également ?

— Je ne vous comprends pas ! Je vous ai fourni une piste en dénichant cette fille dans le café…

— Je sais, je sais.

— Et cette femme qui s’est jetée par la fenêtre ?

— Elle était comme beaucoup d’autres femmes. D’abord, elles sont jeunes et jolies, mènent des intrigues galantes, ensuite elles sont moins jeunes et moins jolies mais conduisent encore plus d’intrigues galantes jusqu’au jour où, flétries, elles sont malheureuses, se mettent à boire, s’imaginent avoir un cancer ou autre maladie incurable, et le moment vient où, poussées par le désespoir et la solitude, elles se jettent par la fenêtre.

— Vous avez affirmé que sa mort devait être importante… qu’elle mettrait une lumière sur notre affaire ?

— Je le croyais.

— Vraiment… À court de commentaire, Mrs Oliver raccrocha.

Poirot se renversa contre son dossier, fit signe à George de retirer le pot de café et le téléphone et se mit en devoir de méditer sur ce qu’il savait et ne savait pas. Pour éclaircir ses idées, il s’exprima à haute voix, en se répétant les trois fameuses questions :

— Que sais-je ? Que puis-je espérer ? Que devrais-je faire ?

— Que sais-je ?

Il savait trop de choses ! Il écarta la question et passa à la suivante.

— Que puis-je espérer ?

Ma foi, il pouvait toujours espérer que ses cellules grises – tellement supérieures à celles de ses contemporains – apporteraient tôt ou tard, la réponse au problème qu’il ne comprenait pas très bien.

— Que devrais-je faire ?

Aucune hésitation là-dessus. Il devait rendre visite à Andrew Restarick qui était, de toute évidence, au désespoir à propos de sa fille et qui lui reprocherait certainement de ne pas lui avoir déjà rendu son enfant. Poirot comprenait cela et sympathisait avec l’homme d’affaires, mais il lui répugnait de se présenter sous un jour aussi peu favorable. Son seul recours était de composer au téléphone un certain numéro et de se renseigner sur la progression des événements.

Mais avant, il lui fallait revenir à la question qu’il avait momentanément écartée.

— Que sais-je ?

Il savait que la Wedderburn Gallery était suspecte. Jusqu’à présent elle avait réussi à demeurer du bon côté de la loi, n’hésitant pas, cependant, à escroquer quelques millionnaires ignorants en leur vendant des tableaux d’authenticité douteuse.

Il se rappela l’homme aux mains potelées, dents blanches et conclut que le personnage lui était antipathique. Il le jugeait capable de réussir des affaires malhonnêtes tout en sauvegardant habilement ses intérêts. Et ce David Baker, le Paon ? Ce garçon était prêt à n’importe quel marché douteux, épouser une riche héritière pour sa fortune et non par amour le cas échéant, se laisser acheter… C’était aussi sûrement la conviction d’Andrew Restarick et il avait probablement raison. À moins…

Il médita sur Restarick, se référant plus au portrait accroché au mur qu’à l’homme. Le visage aux traits caractéristiques, le menton proéminent, l’air résolu. Poirot laissa sa pensée glisser sur le portrait de la femme, les lignes amères de la bouche… Peut-être retournerait-il à Crosshedges pour le regarder de plus près et y découvrir un indice qui aurait pu influer sur le caractère de Norma. Norma… non, il ne devait pas encore penser à elle. Qui d’autre ?

Il y avait la jeune Mrs Restarick que Sonia soupçonnait d’avoir un amant parce qu’elle se rendait très souvent à Londres. Poirot pensait que Sonia se trompait. À son avis, la jeune femme venait plutôt visiter des propriétés susceptibles de lui convenir, appartements luxueux, maisons dans Mayfair, en bref tout ce que l’argent pouvait acheter.

Argent… Il semblait à Poirot que toutes les pistes qui s’étaient présentées à son esprit, aboutissaient à ce mot : ARGENT.

Jusqu’à présent, rien ne justifiait la conviction du détective que la mort tragique de Mrs Charpentier ait été l’œuvre de Norma. Pas de preuve, pas de motif et pourtant, il lui semblait qu’il y avait là un lien indéniable. La jeune fille s’était accusée d’avoir peut-être commis un crime et un décès avait bien eu lieu un ou deux jours plus tôt. Décès qui s’était produit dans le bâtiment où habitait Norma. Ce serait vraiment une coïncidence trop extraordinaire si ce décès n’avait aucun rapport avec l’affaire. Il repensa à la mystérieuse maladie de Mary Restarick, événement tellement simple qu’il en était classique. Une histoire d’empoisonnement où le coupable devait être quelqu’un de la maison. Mary Restarick s’était-elle empoisonnée elle-même ? Son mari aurait-il essayé de l’empoisonner ? Ou Sonia ? Norma ? Tout portait à croire à la culpabilité de celle-ci.

Poirot soupira, se leva et demanda à George de lui appeler un taxi. Il ne devait pas manquer son rendez-vous avec Restarick.

CHAPITRE XIX

Ce jour-là, Claudia Reece-Holland était absente. À sa place, une femme entre deux âges informa Poirot que Mr Restarick l’attendait et elle l’introduisit auprès de lui.

— Eh bien ? Restarick attendit à peine que le visiteur ait passé la porte. Quelles nouvelles de ma fille m’apportez-vous ?

Poirot leva les mains.

— Jusqu’ici… rien.

— Mais enfin, mon vieux, il doit y avoir quelque chose, une piste quelconque ? Norma ne peut pas s’être évaporée ainsi !

— D’autres filles l’ont fait avant elle et le feront encore.

— Avez-vous bien compris qu’aucun frais ne devait être évité ?… Je… je ne puis continuer à vivre de la sorte, dans cette angoisse ?

Il paraissait avoir les nerfs à vif, et ses yeux cernés de rouge disaient assez les nuits d’insomnie qu’il avait traversées.

— Je réalise ce que peut être votre anxiété mais je puis vous assurer que j’ai tenté tout ce qui était en mon pouvoir pour essayer de la retrouver.

— Elle a peut-être perdu la mémoire ?… à moins qu’elle ne soit malade ? Ou…

Poirot devina que Restarick avait été sur le point de dire : morte. Il prit place de l’autre côté du bureau et déclara :

— Il est de mon devoir de vous répéter que le résultat serait bien plus tangible si vous vous adressiez à la police.

— Non !

— Les policiers disposent de moyens bien plus efficaces, de sources de renseignements beaucoup plus sérieuses.

— Inutile d’essayer de me convaincre, mon vieux. Norma est ma fille. Ma fille unique !

— Êtes-vous certain de m’avoir tout dit… absolument tout… sur votre fille ?

— Que pourrais-je ajouter ?

— C’est à vous de le décider, pas à moi. Par exemple, avez-vous eu dans le passé, la moindre preuve d’instabilité mentale chez votre fille ?

— Vous pensez que… que…

— Comment le saurais-je ?

— Et moi ? lança Restarick, amer. Qu’est-ce que je connais d’elle ? Après tant d’années ! Grace était une femme aigrie, une femme qui ne pardonne pas, qui n’oublie jamais. Parfois, j’ai l’impression… qu’elle n’était pas le genre de personne indiquée pour élever Norma.

Il se leva, arpenta nerveusement la pièce et revint s’asseoir.

— Bien sûr, je n’aurais pas dû quitter ma femme. J’ai laissé Grace élever l’enfant seule. Je suppose qu’à l’époque, je me suis trouvé des excuses. Grace était toute dévouée à Norma, une excellente tutrice. Mais, à présent, je me demande : l’était-elle vraiment ? D’après certaines lettres qu’elle m’écrivait, elle ne semblait vivre que pour la vengeance. Ma foi, c’est peut-être naturel, après tout ? J’aurais dû revenir, de temps en temps, me rendre compte comment évoluait l’enfant. Je suppose que j’avais mauvaise conscience… Il ne sert à rien d’évoquer des excuses à présent… Il fixa brusquement Poirot. Oui, lorsque j’ai revu Norma, j’ai tout de suite pensé qu’elle était une névrosée. J’espérais qu’elle et Mary… s’entendraient mieux au bout de quelque temps mais je dois admettre que ma fille n’est pas complètement normale. J’ai cru qu’il vaudrait mieux pour elle prendre un emploi à Londres et ne revenir chez nous que pendant les week-ends. Je crois que j’ai tout gâché… Mais où est-elle, Mr Poirot ? Où ? Envisagez-vous qu’elle ait pu perdre la mémoire ? Cela arrive, parfois…

— C’est une possibilité, je l’admets. Elle erre peut-être à l’aventure, ne sachant plus qui elle est. Elle peut aussi avoir eu un accident mais c’est moins probable. Je me suis renseigné dans tous les hôpitaux.

— Vous ne pensez pas qu’elle soit… morte ?

— Il serait plus facile de la trouver morte que vivante. Je vous en prie, Mr Restarick, calmez-vous. Elle a peut-être des amis, que vous ne connaissez pas, et qui habitent dans n’importe quel coin d’Angleterre, des amis dont elle aurait fait la connaissance lorsqu’elle vivait avec sa mère, avec sa tante ou au collège. Toutes ces recherches prennent du temps. Et enfin, vous devez accepter cette éventualité, pourquoi ne serait-elle pas tout simplement chez un amoureux ?

— David Baker ? Si je savais…

— Elle n’est pas chez David Baker. Cela, je puis vous l’assurer.

— Comment connaîtrais-je ses amis ? Il soupira. Si je la retrouve, je l’arracherai à ce monde pourri.

— Quel monde ?

— Ce pays ! Depuis mon retour, je suis malheureux, Mr Poirot. J’ai toujours détesté la vie de la Cité, la ronde ennuyeuse des heures de bureau, les perpétuels rendez-vous avec les hommes de loi, les financiers. La vie que j’aime est toujours la même : voyager, aller d’un lieu à un autre, explorer des contrées sauvages, quasi inaccessibles. C’est la seule existence qui me convienne et je n’aurais jamais dû la quitter. J’aurais dû demander à Norma de me rejoindre. Lorsque je la retrouverai, c’est ce que j’ai l’intention de faire. J’étudie déjà différentes offres pour céder la firme. Ils peuvent avoir tout le bazar à un prix avantageux. Je prendrai l’argent et retournerai dans un pays qui existe, qui signifie quelque chose pour moi.

— Et que dira votre femme ?

— Mary ? Elle est habituée à ce genre d’existence. Elle est née là-bas.

— Pour les femmes qui ont beaucoup d’argent, la vie de Londres peut être très attrayante.

— Elle comprendra et nous suivra.

Le téléphone sonna. Restarick prit le combiné.

— Oui. De Manchester ? Si c’est Claudia Reece-Holland, passez-la-moi.

Il attendit un moment.

— Allô, Claudia ? Oui. Parlez plus fort… je vous entends très mal. Ils ont accepté ?… Dommage ! Non. Je pense au contraire que vous vous êtes très bien débrouillée… D’accord… Revenez par le train du soir. Nous en reparlerons demain matin.

Il reposa le combiné sur son support, en déclarant :

— Une fille remarquable !

— Miss Reece-Holland ?

— Oui. Tout à fait remarquable. Elle me soulage de bon nombre de mes soucis. Je lui ai donné presque carte blanche pour résoudre cette affaire de Manchester, car je ne me sentais pas le courage de m’en occuper moi-même et elle s’est extrêmement bien débrouillée. Elle est aussi forte qu’un homme, sur certains points. Ah ! Mr Poirot, j’ai bien peur de commencer à manquer de cran. Avez-vous encore besoin d’argent pour vos frais ?

— Non, Monsieur. Je puis vous affirmer que je ferai tout mon possible pour essayer de vous rendre votre fille, saine et sauve. J’ai pris toutes les précautions possibles pour assurer sa sécurité.

Il se retira et lorsqu’il se retrouva dans la rue, il leva les yeux au ciel.

— Une réponse affirmative à une question – marmonna-t-il – c’est tout ce qu’il me faut.

CHAPITRE XX

Hercule Poirot contempla la façade de la majestueuse maison datant de l’époque des rois George, située dans ce qui avait été jusqu’à ces derniers temps, une bourgade démodée. Le progrès s’y insinuait rapidement, mais le luxe du nouveau « Supermarket », du magasin de cadeaux, de la boutique de Margery, du café Peg et l’imposant édifice bancaire n’avaient pas encore touché l’étroite High Street.

Poirot eut un petit signe, de tête satisfait en remarquant que le marteau de cuivre de la porte reluisait. Il pressa la sonnette.

La porte s’ouvrit presque immédiatement sur une grande femme distinguée aux cheveux gris relevés et à l’air énergique.

— Mr Poirot ? Vous êtes à l’heure.

— Miss Battersby ?

— Parfaitement.

Elle le pria d’entrer, posa son chapeau sur le porte-habits du hall et le précéda dans une pièce agréable dont la fenêtre ouvrait sur un étroit jardin clos de murs.

D’un signe, elle lui indiqua un siège et s’assit dans une attitude d’attente. Il était clair que miss Battersby n’appartenait pas à la catégorie des personnes qui perdent du temps en préambules.

— Vous êtes, je crois, l’ancienne directrice du collège de Meadowfield ?

— Oui. J’ai pris ma retraite, il y a un an. J’ai cru comprendre que vous désiriez me parler au sujet d’une ancienne élève, Norma Restarick ?

— En effet.

— Dans votre lettre, vous ne me donnez aucun détail. Je sais qui vous êtes, Mr Poirot J’aimerais donc que vous me fournissiez quelques informations complémentaires avant de poursuivre. Avez-vous, par exemple, l’intention d’employer Norma Restarick ?

— Pas du tout ! Si vous le permettez, je vais m’expliquer.

— Je vous en prie.

— Je suis employé par le père de miss Restarick, Andrew Restarick.

— Ah ? Il est depuis peu de retour en Angleterre, j’imagine ? Après bien des années d’absence. Vous avez une lettre d’introduction de sa part ?

— Je ne lui en ai pas demandé.

La vieille dame lui adressa un coup d’œil interrogateur et Poirot poursuivit :

— Il aurait risqué d’insister pour m’accompagner et cela m’aurait gêné pour vous poser les questions qui m’intéressent parce que leurs réponses auraient pu lui causer du chagrin.

— Quelque chose est-il arrivé à Norma ?

— J’espère que non… cependant, c’est une éventualité. Vous souvenez-vous d’elle, Miss Battersby ?

— Je me souviens de toutes mes élèves. J’ai une excellente mémoire et de plus, Meadowfield n’est pas un grand collège. Il ne compte pas plus de deux cents filles.

— Pourquoi avez-vous pris votre retraite, Miss Battersby ?

— Vraiment, Mr Poirot, je ne pense pas que cela soit votre affaire ?

— Non, en effet. Je ne fais qu’exprimer une curiosité toute naturelle.

— J’ai soixante-dix ans. N’est-ce pas là une raison suffisante ?

— Pas dans votre cas. Vous semblez pleine de vitalité et très capable de poursuivre votre tâche pendant encore des années.

— Les temps changent, Mr Poirot. On n’aime pas toujours la manière dont ils changent. Je vais satisfaire votre curiosité. J’ai trouvé que j’avais de moins en moins de patience envers les parents. Les projets qu’ils faisaient pour leurs filles étaient le plus souvent déraisonnables quand ils ne se révélaient pas stupides. Et maintenant, s’il vous plaît, puis-je connaître la raison de votre intérêt pour Norma Restarick ?

— Elle a disparu.

Miss Battersby ne parut pas impressionnée.

— Vraiment ? Lorsque vous dites « disparu » j’imagine que vous voulez dire qu’elle a quitté son foyer sans informer ses parents du lieu où elle se rendait ? Je crois que sa mère est morte, il ne s’agit donc que de son père. Mais cela n’a rien d’anormal de nos jours. Mr Restarick ne s’est pas adressé à la police ?

— Il refuse catégoriquement.

— Je puis vous affirmer que je ne sais absolument pas où est cette petite. Je n’ai jamais eu de ses nouvelles depuis qu’elle a quitté Meadowfield. Je crains donc de ne pouvoir vous être d’aucune utilité.

— Ce n’est pas exactement le genre de renseignements que je recherche. Je veux savoir quel genre de fille est Norma… comment la décririez-vous ? Je ne parle naturellement pas de son apparence mais de sa personnalité, de son caractère.

— À l’école, Norma était une fille parfaitement quelconque mais dont le travail était passable.

— Vous n’avez pas soupçonné en elle une nature névrosée ?

— Pas exactement. Enfin, pas plus que sa situation à la maison ne le laisse supposer.

— À cause de la santé délicate de sa mère ?

— Oui. Norma venait d’un foyer désuni. Le père auquel elle était très attachée, je crois, partit brusquement avec une autre femme. Mrs Restarick a probablement traumatisé sa fille en lui confiant son ressentiment.

— Je devrais peut-être vous demander votre opinion sur la défunte ?

— Mon opinion personnelle ?

— Si cela ne vous ennuie pas ?

— Non. Mrs Restarick était, à mon avis, une femme vertueuse, probe, puritaine, sévère, et malheureuse dans la vie du fait qu’elle était parfaitement stupide !

— Ah ?…

— Une malade imaginaire, s’inventant toutes sortes de maux. Elle passait son temps dans des maisons de repos. Un décor bien triste pour une jeune fille surtout lorsque celle-ci n’a pas beaucoup de personnalité. Norma n’avait aucune ambition intellectuelle, aucune confiance dans ses moyens. Un bon petit travail ordinaire et une famille étaient ce que j’espérais de mieux pour elle.

CHAPITRE XXI

Poirot s’assit dans son grand fauteuil, posa ses mains sur les accoudoirs et contempla le manteau de la cheminée sans le voir. Sur une petite table, à sa portée, se trouvait une pile de documents variés : rapports de Mr Goby, informations obtenues par son ami le chef-inspecteur Neele, quelques pages portant le titre « ouï-dire, bavardages, rumeurs » et les sources diverses par lesquelles ils avaient été obtenus.

Poirot avait déjà lu méticuleusement ces documents et les gardait près de lui au cas où il aurait besoin de se référer à un point particulier. Il voulait, pour le moment, rassembler dans son esprit tout ce qu’il savait et avait appris, convaincu que ces matériaux épars, soigneusement arrangés, devaient permettre de réussir le puzzle proposé. Poirot estimait que l’important ne consistait pas à se concentrer sur les impressions éprouvées mais sur ce qui les avait causées.

Du général au particulier, quels étaient les points de repère de cette histoire ?

L’argent en était un, sans que le détective sût très bien ni comment ni pourquoi. Une force mauvaise rôdant quelque part, en était un autre. Mais dans ce cas particulier, Poirot ignorait où le mal se cachait. Il avait pris certaines mesures pour le combattre en espérant qu’elles seraient suffisantes. Quelque chose était en marche, progressait, ne s’était pas encore accompli. Quelqu’un, quelque part, était en danger.

Mais si la personne à laquelle il pensait courait un véritable danger, il ne comprenait pas pourquoi. Il ne voyait pas de raison. Si, au contraire, elle ne courait pas de danger, alors il lui fallait aborder le problème sous un autre angle. Poirot abandonna les spéculations pour se concentrer sur les personnages. D’abord Andrew Restarick. Le détective avait accumulé un bon nombre de renseignements sur Andrew Restarick. Un tableau général de sa vie avant et après son voyage à l’étranger. Un homme instable, ne se fixant jamais longtemps au même endroit, mais néanmoins sympathique. Une personnalité peut-être pas très ferme et même faible sur bien des points.

Poirot fronça les sourcils, mécontent. Il jugeait que cette peinture ne correspondait pas à l’homme rencontré. Faible ! avec ce menton proéminent ? ce regard assuré ? cet air résolu ? De plus, il avait la réputation d’un homme d’affaires solide et heureux. Ayant réussi des marchés avantageux en Afrique du Sud et en Amérique du Sud, il avait gagné beaucoup d’argent. Comment un tel homme pouvait-il passer pour un faible ? Sa faiblesse ne concernait peut-être que les femmes ? Il avait commis l’erreur d’épouser une personne qui ne lui convenait pas… poussé par sa famille, peut-être ? Ensuite, il y avait eu cette autre femme. Rien qu’elle ? Ou y en avait-il eu d’autres ? Difficile à savoir, après tant d’années. Assurément il n’avait pas la réputation d’un Don Juan. Un homme normal et d’après les ouï-dire, un père très attaché à son enfant. Pourtant il avait rencontré une femme qui lui avait suffisamment tourné la tête pour qu’il abandonne son foyer et son pays. Un grand amour ?

Était-ce là la seule raison qui l’avait poussé à tout laisser tomber ? Ou n’avait-il jamais aimé la vie de bureau, la routine de son travail à Londres ?… Poirot le croyait. Andrew semblait aussi être le type du solitaire. Tout le monde l’estimait, ici et à l’étranger, mais il n’avait pas d’amis intimes. Il est vrai que ne restant jamais longtemps au même endroit, il lui aurait été difficile de se faire des amis. Il se lançait dans une entreprise, la réussissait et pliait bagages pour poursuivre sa route plus avant. Un nomade ? Un errant ?

Tout cela, cependant ne correspondait pas avec son portrait… Un portrait ? Poirot s’agita, mal à l’aise, au souvenir du tableau accroché dans le bureau de Restarick. C’était le portrait du même homme quinze ans plus tôt. Quelles différences existaient avec celui assis derrière sa table de travail ? Aussi surprenant que cela paraisse, presque aucune. Un peu plus de gris dans les cheveux, les épaules plus arrondies, mais les marques caractéristiques du visage n’avaient pas changé. Un homme qui savait ce qu’il voulait et s’acharnait à l’obtenir, un homme qui ne reculait pas devant les risques à prendre.

Pourquoi Restarick avait-il apporté ce tableau à Londres ? Il s’agissait des portraits jumeaux d’un mari et de son épouse qui auraient dû demeurer ensemble. Restarick aurait-il eu, une fois de plus, le désir de se dissocier de sa première femme, de se séparer plus complètement d’elle ?

Les portraits avaient probablement été retirés d’un garde-meuble ainsi que d’autres objets appartenant à la famille. Mary Restarick avait dû, sans aucun doute, choisir parmi eux, ceux qu’elle désirait ajouter au mobilier de Crosshedges dont Sir Roderick leur laissait la jouissance. Poirot s’interrogea pour savoir si la jeune femme avait élevé quelques objections en accrochant les deux portraits. Il eût été plus naturel de laisser celui de la première épouse dans le grenier. Mais, après tout, il n’y avait peut-être pas de grenier à Crosshedge ? Mary paraissait être une femme raisonnable… pas le genre jaloux ou émotif.

— Tout de même – se dit Poirot – les femmes sont toutes capables de jalousie et parfois celles que vous croyez le plus à l’abri de cette passion mauvaise.

Il s’efforça de faire vivre Mary Restarick dans sa mémoire, et il fut frappé de constater qu’il n’arrivait pas à penser grand-chose sur elle ! Il ne l’avait rencontrée qu’une fois et au cours de cette rencontre, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, elle ne lui avait guère fait impression. Un certain manque de naturel ? En dépit de sa perruque, Mary Restarick était jolie, raisonnable et sûrement capable de se mettre en colère. D’ailleurs, elle l’avait prouvé lors de la rencontre du Paon, errant dans sa maison sans y être invité.

Poirot interrompit brusquement le fil de ses réflexions et hocha la tête. Mary Restarick n’était pas la mère de Norma. Pas pour elle donc les appréhensions, les angoisses d’une mère au sujet d’une fille se lançant dans un mariage mal assorti… et malheureux, ou l’annonce d’un enfant illégitime né d’un père qu’on méprise.

Quels étaient les sentiments de Mary vis-à-vis de Norma ? Probablement la jugeait-elle d’abord une fille difficile… ayant choisi un jeune homme qui deviendrait, sans aucun doute, une source de soucis et d’ennuis pour Andrew Restarick. Mais qu’avait pu penser Mary d’une belle-fille qui, apparemment, essayait de l’empoisonner ?

Sa réaction paraissait avoir été raisonnable. Elle avait seulement écarté Norma de la maison, éloignant ainsi le danger qui pesait sur elle et avait coopéré avec son mari, pour étouffer un scandale possible. Norma venait passer le week-end parmi eux pour sauver les apparences.

Pour Poirot, l’identité de la personne qui avait tenté d’empoisonner Mary Restarick était loin d’être découverte, bien que Restarick, lui-même, pensât qu’il s’agissait de sa fille…

À présent, Poirot réfléchissait sur le cas de Sonia. Que faisait-elle dans cette maison ? Pourquoi y était-elle venue ? Sir Roderick lui mangeait dans le creux de la main… Peut-être ne désirait-elle pas retourner dans son pays ! Peut-être son dessein était-il purement matrimonial… Les hommes de l’âge de Sir Roderick épousent de jolies jeunes filles chaque jour de la semaine. Dans ce cas, Sonia pourrait bien réussir. Une position sociale assurée, et un assez prompt veuvage en perspective avec une belle rente… À moins que son but soit complètement différent ? S’était-elle rendue aux Kew Gardens avec les papiers de Sir Roderick qui avaient disparu et qu’elle aurait dissimulés dans les pages d’un livre ?

Mary Restarick aurait-elle nourri des soupçons sur les activités de Sonia ? Et dans ce cas, serait-ce Sonia qui lui aurait administré des substances toxiques par le truchement des aliments préparés par ses soins ?

Abandonnant l’étrangère, Poirot se rendit mentalement à Londres, chez les trois jeunes filles qui partageaient un appartement Claudia Reece-Holland, Frances Cary et Norma Restarick.

Claudia Reece-Holland, capable, expérimentée, jolie, secrétaire de première classe. Frances Cary, artiste, élève d’une école d’art dramatique, puis de Slade qu’elle avait abandonné. Elle gagnait bien sa vie et fréquentait un milieu bohème. Elle connaissait le jeune Baker, bien que rien ne laissât supposer qu’ils étaient plus qu’amis. Peut-être était-elle cependant amoureuse de lui ?

Un beau mâle à l’air impudent et légèrement ironique qu’il avait rencontré tout d’abord dans les escaliers de Crosshedges, remplissant une mission pour Norma (ou en reconnaissance pour son propre compte ?) Poirot avait revu David lorsqu’il l’avait fait monter dans sa voiture. Un jeune homme possédant un caractère et donnant l’impression d’être à la hauteur de toute entreprise décidée par ses soins. Toutefois, sa personnalité présentait un côté d’ombre. Poirot prit un papier placé près de lui et le relut. Un rapport peu satisfaisant mais pas dramatique pour autant. Des larcins dans des garages, des gestes de voyou qui l’avaient placé deux fois en liberté surveillée. Toutes ces histoires étaient à la mode de nos jours. Baker aurait pu devenir un bon peintre, mais il avait abandonné ses études. On ne lui connaissait pas de travail fixe. Il paraissait vain, un vrai Paon, amoureux de son apparence.

Le détective s’empara d’une feuille sur laquelle étaient transcrits les thèmes essentiels de la conversation entre Norma et David, lorsqu’ils se trouvaient dans le café de la Cité. Mais jusqu’à quel point pouvait-on se baser sur un rapport rédigé par Mrs Oliver ? On ne savait jamais à quel moment l’imagination de Mrs Oliver prendrait le dessus ! Le garçon était-il vraiment épris de Norma ? Désirait-il réellement l’épouser ? Par contre, les sentiments de la jeune fille à son égard ne laissaient aucun doute. Il lui avait proposé le mariage. Norma possédait-elle un compte en banque ? Elle avait beau être la fille d’un homme riche, rien n’affirmait qu’elle disposait de beaucoup d’argent. Poirot eut un geste exaspéré. Il avait oublié de se renseigner sur les clauses du testament de la défunte Mrs Restarick. Il feuilleta ses notes… Non, Mr Goby n’avait heureusement pas négligé ce point important. Mrs Restarick avait laissé tous ses biens à sa fille. Probablement, en tant que fille unique, Norma hériterait de toute la fortune de son père, mais à condition que ledit père ne la déshérite pas parce qu’il n’estimait pas l’homme qu’elle épouserait. Et ce ne serait malheureusement qu’à ce moment, qu’on pourrait juger de la sincérité des sentiments de Baker. Et cependant Poirot hocha la tête pour la troisième fois. Toutes ces données ne se reliaient pas entre elles. Il se rappela le bureau de Restarick et le chèque que l’homme d’affaires venait de remplir pour acheter un jeune homme, tout disposé à se laisser acheter. Cela à nouveau ne cadrait pas. Le montant du chèque était important et cependant, pas plus tard que le jour précédent, David avait offert à Norma de l’épouser. Bien sûr, il ne pouvait s’agir que d’une manœuvre, une manœuvre pour faire monter le prix exigé de Restarick.

De Restarick, Poirot passa à Claudia. Claudia et Restarick ? Était-ce par hasard qu’elle était devenue sa secrétaire ? Existait-il un autre lien entre eux ? Trois filles dans un appartement L’appartement de Claudia Reece-Holland. C’était elle à l’origine, qui avait loué le logement, en partageant ensuite le loyer avec une jeune fille qu’elle connaissait déjà, puis avec une autre jeune fille, la troisième jeune fille. La troisième jeune fille. Il en revenait toujours à ce point. C’est là qu’il aboutissait finalement, c’est de là qu’il devait arriver à la conclusion. Tout dépendait en somme de Norma Restarick.

Norma. Que pensait d’elle David ? D’abord, que pensaient les autres d’elle ? Restarick l’aimait et se faisait du mauvais sang. Le père était persuadé que Norma avait tenté d’empoisonner Mary et il avait consulté un médecin au sujet de son enfant. Poirot aurait aimé s’entretenir avec ce médecin, bien qu’il doutât qu’un tel entretien lui eût apporté quoi que ce soit. Poirot avait une idée assez précise de ce qu’avait dû déclarer le praticien, consulté par Andrew Restarick.

Que pensait Claudia Reece-Holland de Norma ? Il n’en avait pas la moindre idée. Claudia était certainement le genre de personne qui sait garder pour elle un secret qu’elle juge nécessaire de ne pas révéler. En tout cas, elle n’avait pas manifesté le désir de se débarrasser de Norma, ce qu’elle aurait sûrement fait si elle avait eu des doutes sur son équilibre. Miss Reece-Holland était peut-être plus mêlée au plan général de l’affaire que Poirot ne l’avait tout d’abord pensé. Une personne intelligente et capable… Il revint à Norma, revint une fois de plus à la troisième jeune fille. Quelle place occupait-elle dans le scénario ? La plaque qui reliait ensemble tous les fils conducteurs ? Une sorte d’Ophélie ? Mais Ophélie était-elle folle ou prétendait-elle être folle ? Les actrices ne s’étaient jamais entendues sur la manière dont le rôle devait être interprété…

Parfois, il y avait quelque chose d’étrange en Norma, mais étrange peut-être dans un autre sens. Poirot se la rappela, avançant dans son salon d’un pas traînant, une fille ressemblant à tant d’autres d’aujourd’hui, avec ses cheveux sur les épaules, habillée pauvrement, sa jupe étriquée… le tout lui donnant l’allure d’une femme adulte qui essaie de paraître une enfant.

« Je suis désolée, vous êtes trop vieux. »

Peut-être était-ce vrai ? Il l’avait jugée avec des yeux de personne âgée, sans compréhension ! Pour lui, ce n’était qu’une fille sans désir apparent de plaire, sans coquetterie, une fille sans charme, mystère ou séduction et ne correspondant pas à son idéal de la féminité. Il ne pouvait lui venir en aide, du fait qu’il ne la comprenait pas. Il avait cru tenter l’impossible pour lui porter secours mais à quoi avait-il abouti jusqu’à présent ? Qu’avait-il fait pour elle depuis le moment où elle s’était présentée à lui, quêtant son aide ? La réponse lui vint directement à l’esprit. Il l’avait gardée en sécurité. C’était quelque chose. À condition qu’elle eût besoin d’être mise à l’abri. Toute l’affaire était là… Cette confession absurde ! En fait, pas tant une confession qu’une déclaration : « Je crois que j’ai pu commettre un crime. »

Il fallait s’accrocher à cette phrase, parce que c’était le nœud de toute l’affaire. Son métier consistait à s’occuper de meurtres, à éclaircir des meurtres, à les prévenir ! Être le bon chien qui dépiste un meurtre. Meurtre annoncé. Meurtre quelque part. Un meurtre qu’il avait cherché sans le trouver. S’agissait-il de cette histoire d’arsenic dans la nourriture ? De ces jeunes voyous s’entretuant à coups de couteaux ? La remarque ridicule et sinistre des taches de sang dans la cour. Un coup de revolver. Contre qui et pourquoi ?

Ce n’était pas là le genre de crime qui correspondait aux paroles de la jeune fille. « J’ai pu commettre un crime. » Il avançait à tâtons, essayait de trouver la place que la troisième jeune fille occupait dans cet imbroglio.

D’une phrase banale, Ariane Oliver l’avait éclairé. Le suicide supposé d’une femme à Borodene Mansions. C’était là que vivait Norma. Il devait s’agir du meurtre auquel elle avait fait allusion. Aussi, lorsque la romancière l’avait informé sans insister du décès d’une femme qui s’était jetée par la fenêtre, il lui avait semblé qu’il tenait enfin ce qu’il avait si longtemps cherché.

Un résumé bien fait lui avait appris tout ce qu’on pourrait savoir sur la vie de Miss Charpentier. Une femme de quarante-trois ans, jouissant d’une bonne position sociale, ayant la réputation d’avoir été une personne téméraire, deux mariages, deux divorces. Une femme qui s’était mise à boire plus qu’elle n’aurait dû, qui aimait les soirées où l’on disait, à présent, qu’elle s’affichait avec des hommes beaucoup plus jeunes qu’elle, une femme enfin qui vivait seule dans un appartement à Borodene Mansions. Poirot comprenait quel genre de personne elle avait été toute sa vie et pourquoi elle avait pu vouloir se jeter par la fenêtre, un matin très tôt, après s’être réveillée désespérée : parce qu’elle avait un cancer ou pensait en avoir un ? Mais à l’enquête, le rapport médical affirmait qu’elle n’était atteinte d’aucune maladie incurable.

Ce que Poirot désirait, c’était trouver un lien entre elle et Norma Restarick. Il n’en trouvait pas.

L’identification du corps avait été faite à l’enquête par un notaire. Louise Carpenter qui avait francisé son nom de famille en Charpentier, parce que cela allait sans doute mieux avec son prénom ? Louise ? Pourquoi diable ce prénom était-il familier à Poirot ? Ah ! La fille pour laquelle Restarick avait abandonné sa femme s’appelait Louise Birell. Andrew et elle s’étaient querellés et séparés au bout d’une année de vie commune. Toujours la même histoire qui s’était probablement reproduite sans cesse, au cours de la vie de cette femme.

Aimer follement un homme, au besoin briser son foyer, et finalement se disputer avec lui et le quitter, Poirot était sûr, certain que cette Louise Charpentier avait été Louise Birell.

Comment cette découverte pouvait-elle le conduire à Norma ? Restarick et Louise Charpentier auraient-ils repris leur liaison lors du retour de Restarick ? Poirot en doutait. Leurs vies avaient pris des chemins différents bien des années plus tôt. Qu’ils se soient revus par hasard semblait presque impossible. Il s’était agi d’une aventure brève de peu d’importance. Difficile d’admettre que Mary Restarick se soit montrée jalouse du passé de son mari au point de se débarrasser de son ancienne maîtresse. Ridicule ! La seule personne qui, a son sens, aurait assez de rancune pour désirer agir ainsi, était la première Mrs Restarick, bien qu’une telle action parût incompatible avec sa personnalité. D’ailleurs, elle était morte depuis longtemps.

Le téléphone sonna. Poirot ne bougea pas. Pour le moment, il ne voulait pas être dérangé. Il avait l’impression d’être sur une piste et voulait aller jusqu’au bout… La sonnerie s’arrêta. Bon, Miss Lemon devait s’en occuper.

La porte s’ouvrit et sa secrétaire apparut.

— Mrs Oliver désire vous parler.

Poirot agita la main.

— Pas maintenant ! Pas maintenant, je vous en prie !

— Elle dit qu’elle vient de se souvenir de quelque chose… quelque chose qu’elle a oublié de vous confier. À ce que j’ai cru comprendre, ce serait un morceau de papier… une lettre inachevée qui semblerait s’être envolée d’un camion de déménagement. Une histoire assez incohérente.

Poirot agita la main avec une énergie redoublée.

— Pas maintenant, je vous en prie, pas maintenant.

Miss Lemon battit en retraite.

Le calme retomba sur la pièce. Poirot sentit la fatigue l’envahir. Trop de méditations. Il lui fallait se détendre. Il ferma les yeux. Il avait à présent la certitude qu’il n’avait plus rien à apprendre de l’extérieur. La réponse devait venir de l’intérieur.

Et tout à coup… juste comme ses paupières se baissaient dans le sommeil… il comprit tout !

Tout était là… à sa portée ! sans doute devait-il tout classer, mais maintenant, il savait. Les éléments se présentaient au complet. Les pièces isolées s’emboîtaient les unes dans les autres : une perruque, un tableau, cinq heures du matin, les femmes et leurs coiffures, le Paon… tous conduisant à la phrase par laquelle cela avait commencé :

« J’ai pu commettre un meurtre… » Mais bien sûr !

Une poésie enfantine, ridicule lui vint à l’esprit. Il la répéta à voix haute.

Rub a dub dub, three men in a tub

(Trois hommes dans un baquet)

And who do you think they be ?

(Et qui pensez-vous qu’ils soient ?)

A butcher, a baker, a candlestick maker…

(Un boucher, un boulanger, un fabricant de chandelles…)

Dommage qu’il ne puisse se souvenir du dernier vers.

Un boulanger, oui, et sans que l’on sût très bien pourquoi, un boucher…

Il essaya une parodie au féminin :

Pat a cake, pas, three girls in a flat

(Faites un gâteau. Trois filles dans un appartement)

And who do you think they be ?

(Et qui pensez-vous qu’elles soient ?)

A personal Aide and a girl from the Slade

(Une secrétaire et une fille venant du Slade)

And the third is a…

(Et la troisième est…)

Miss Lemon entra.

— Ah !… Je me souviens à présent… « And they all came out of a weenie POTATO. »

(Et elles venaient toutes d’une minuscule pomme de terre.)

Miss Lemon le regarda, étonnée.

— Le docteur Stillingfleet insiste pour vous parler tout de suite. Il dit que c’est urgent…

— Dites au docteur Stillingfleet qu’il peut… Docteur Stillingfleet ?

Il l’écarta de son chemin et saisit le combiné.

— Je suis là. Poirot à l’appareil. Quelque chose est arrivé ?

— Elle a filé !

— Comment ?

— Vous m’avez entendu ? Elle a filé. Par la grande porte.

— Vous l’avez laissé partir ?

— Que pouvais-je faire d’autre ?

— L’arrêter ?

— Non.

— La laisser partir est une folie !

— Je ne le pense pas.

— Parce que vous ne comprenez pas !

— Nous en avions convenu ensemble. Libre de partir quand il lui plairait.

— Vous ne comprenez pas les conséquences que cela peut entraîner !

— D’accord, je ne comprends pas. Mais je sais ce que je fais. Et si je l’avais empêchée de partir, tout mon travail n’aurait servi à rien. Votre tâche et la mienne sont différentes. Je puis vous assurer que je progressais, au point d’être certain qu’elle ne me glisserait pas entre les mains.

— Ah ! oui ? Et pourtant, mon ami, c’est ce qu’elle a fait ?

— Franchement, je ne comprends pas ! Je ne vois pas pourquoi cette rechute.

— Quelque chose est arrivé.

— Oui, mais quoi ?

— Quelqu’un qu’elle a vu, quelqu’un qui lui a parlé, quelqu’un qui a découvert sa retraite.

— Je ne crois pas que cela ait pu se produire… mais ce que vous ne semblez pas admettre c’est qu’elle était libre de ses faits et gestes.

— A-t-elle reçu une lettre, un télégramme, un coup de téléphone ?

— Non. J’en suis certain.

— Alors comment… mais naturellement ! Les journaux ! Je suppose que vous avez des journaux dans votre établissement ?

— Certainement. La vie normale de tous les jours, c’est ce que je conseille.

— Alors c’est de cette manière qu’ils se sont mis en contact avec elle. La vie normale de tous les jours… Quels quotidiens prenez-vous ?

— Cinq. Il les nomma.

— Quand est-elle partie ?

— Ce matin. Dix heures trente.

— Voilà. Après avoir lu les journaux… C’est suffisant pour commencer. Lequel lisait-elle habituellement ?

— Je ne crois pas qu’elle eût de préférence. Parfois l’un, parfois un autre, parfois tous.

— Bon. Il ne faut pas que je perde du temps à discuter.

— Vous pensez qu’elle a remarqué une petite annonce ?

— Quelle autre explication ? Au revoir, je ne puis en dire plus pour le moment. Il faut que je fasse des recherches. Trouver l’annonce et agir.

Il raccrocha.

— Miss Lemon, apportez-moi nos deux quotidiens et envoyez George acheter les autres.

Tandis qu’il dépliait les pages et jetait un coup d’œil aux annonces, les idées de Poirot suivaient leur cours.

Il arriverait à temps. Il fallait qu’il arrive à temps… Il y avait déjà eu un meurtre. Un autre se préparait. Mais lui, Hercule Poirot l’empêcherait… s’il arrivait à temps. Il était Hercule Poirot le défenseur de l’innocent !

George arriva avec les journaux.

Poirot se tourna vers miss Lemon qui attendait de se rendre utile.

— Vérifiez ceux que je viens de parcourir au cas où j’aurais sauté quelque chose.

— La colonne personnelle ?

— Oui. J’ai pensé qu’il y aurait le nom de David quelque part. Un nom de fille, un surnom peut-être. Ils n’utiliseraient pas celui de Norma. Un appel à l’aide ou un rendez-vous.

Miss Lemon obéit à contrecœur. Ce n’était pas le genre de tâche qui lui convenait mais pour le moment, Poirot n’avait pas d’autre travail à lui confier. Le petit détective étala la Morning Chronicle qui comptait trois colonnes d’annonces et se pencha sur les minuscules caractères.

Une femme voulant disposer de son manteau de fourrure… Des touristes cherchant quelqu’un pour partager les frais d’un voyage en voiture à l’étranger… Une maison d’époque à vendre. Pension de famille… enfants attardés… chocolats faits à la maison… « Julie, n’oubliera jamais. À vous pour toujours. » Cela correspondait mieux à ce qu’il cherchait. Il réfléchit et continua. Meubles Louis XV… Femme entre deux âges pour diriger un hôtel… Très ennuyé. Dois vous voir. Venez à l’appartement 4 h 30 sans faute. Notre code Goliath.

Il entendit la sonnette de la porte d’entrée alors qu’il criait à George de lui appeler un taxi. Il enfila son manteau et traversa le hall au moment où le domestique ouvrait la porte d’entrée et se heurtait à Mrs Oliver.

Dans le hall étroit, tous trois luttèrent pour se dégager.

CHAPITRE XXII

Son sac de nuit à la main, Frances Cary, se dirigeant vers les Borodene Mansions, marchait dans Mandeville Road en compagnie d’une amie rencontrée au coin de la rue.

— Vraiment, Frances, vivre dans ce bloc, c’est comme vivre dans une prison.

— Mais non, Eileen. Je vous dis que ces appartements sont très confortables. J’ai de la chance et Claudia est une charmante compagne… Et elle a une merveilleuse femme de ménage. Les logements sont bien aménagés.

— Vivez-vous seulement toutes les deux ? Il me semblait que vous aviez une autre fille avec vous ?

— Ma foi, elle semble nous avoir faussé compagnie.

— Elle ne paie pas son loyer ?

— Oh ! je ne crois pas que cette question pose un problème. Plus simplement, elle a un amoureux.

Eileen n’insista pas. Les amoureux entraînaient des histoires trop compliquées.

— D’où venez-vous, cette fois-ci ?

— Manchester. Une exposition privée… grand succès.

— Allez-vous vraiment à Vienne, le mois prochain ?

— Il y a des chances. C’est presque convenu. Cela m’amusera.

— Ne serait-ce pas affreux si l’un des tableaux venait à disparaître ?

— Ils sont tous assurés. Ceux de valeur, tout au moins.

— Comment a marché l’exposition de votre ami Peter ?

— Pas trop bien, je le crains. Mais il a eu droit à une assez bonne critique dans The Artist. C’est ce qui compte.

Frances pénétra dans la cour des Borodene Mansions tandis que son amie poursuivait son chemin vers son appartement situé dans une « mews »[12] non loin de là. Frances salua le portier au passage et emprunta l’ascenseur pour monter au sixième. Elle traversa le couloir en fredonnant un petit air.

Elle introduisit la clé dans la serrure. Le hall n’était pas encore éclairé. Claudia ne rentrerait pas du bureau avant une heure et demie. Mais dans le salon, dont la porte était entrebâillée, il y avait de la lumière.

La jeune fille se débarrassa de son manteau, abandonna son sac dans le hall poussa la porte du salon et s’avança… pour rester figée sur place. Sa bouche s’ouvrit et se referma. Elle se raidit… les yeux fixés sur la forme étendue sur le plancher, puis reporta son regard sur le miroir mural qui lui renvoya son visage paralysé par l’horreur.

Elle prit une longue inspiration, rejeta la tête en arrière et se mit à crier. Elle s’empêtra dans son sac, le repoussa du pied et courut le long du corridor à l’appartement voisin dont elle tambourina la porte de toutes ses forces.

Une femme âgée ouvrit.

— Que diable…

— Quelqu’un est mort… mort ! Et je crois qu’il s’agit d’une personne que je connais… David Baker ! Il est étendu là, sur le plancher… Je crois qu’il a été poignardé… J’en suis sûre. Il y a du sang… du sang… partout…

Elle sanglota nerveusement. Miss Jacobs la secoua, la mena à un sofa et ordonna :

— Étendez-vous et calmez-vous. Je vais vous apporter du cognac. Elle lui plaça un verre entre les doigts. Restez-là, et buvez.

Frances obéit.

Miss Jacobs traversa rapidement le couloir et entra dans l’appartement dont la porte était grande ouverte. Elle se dirigea vers la pièce éclairée…

Miss Jacobs n’était pas un genre de femme à pousser des cris hystériques. Elle resta près de la porte, les lèvres pincées. Ce qu’elle contemplait, ressemblait à un cauchemar. Sur le plancher, s’étalait un beau jeune homme, les bras en croix, ses cheveux châtains lui tombant sur les épaules. Il portait une veste de velours écarlate et une chemise blanche tachée de sang…

Elle eut un sursaut en réalisant qu’elle n’était pas seule dans la pièce. Une jeune fille se tenait contre le mur, avec dans son dos, le grand Arlequin qui semblait tomber du ciel, peint. Cette fille portait une robe de lainage blanc. Dans sa main, elle tenait un couteau de cuisine. Miss Jacobs la regarda fixement et la jeune fille lui rendit son regard, puis elle articula d’une voix réfléchie, comme répondant à une question :

— Oui, je l’ai tué… Le sang sur mes mains vient du couteau… Je suis allée dans la salle de bains pour le laver… mais on ne peut pas vraiment faire disparaître ces choses, n’est-ce pas ? Et je suis revenue ici pour voir si c’était vrai… Mais c’est bien vrai… Pauvre David… Je suppose que je devais le faire.

— Et pourquoi deviez-vous faire une chose pareille ?

— Je ne sais pas… Tout du moins… je suppose que si… Il avait de gros ennuis. Il m’a demandé de venir… et je suis venue… Mais je voulais me détacher de lui. Je voulais m’éloigner de lui. Je ne l’aimais pas.

Elle posa délicatement le couteau sur la table et prit place sur une chaise.

— Ce n’est pas prudent, n’est-ce pas ? – fit-elle – de haïr quelqu’un… Ce n’est pas prudent parce que vous ne savez jamais à quoi cela peut vous entraîner… C’est comme pour Louise…

Puis, elle articula calmement :

— Ne devriez-vous pas appeler la police ?

Miss Jacobs composa le numéro 999.

Il y avait à présent six personnes dans la pièce, en comptant l’Arlequin sur le mur. Pas mal de temps s’était écoulé. La police était venue et repartie.

Andrew Restarick ressemblait à un homme qu’on aurait assommé. Il répéta une ou deux fois les mêmes mots : « Je ne puis le croire. » Appelé au téléphone, il était venu directement de son bureau, en compagnie de Claudia Reece-Holland. Cette dernière s’était rendue utile, allant et venant de sa manière calme et réfléchie. Elle avait contacté par téléphone des avocats, appelé Crosshedges et deux agences immobilières susceptibles de l’informer où se trouvait Mrs Restarick. Elle avait ensuite donné un calmant à Frances Cary et l’avait envoyée s’allonger.

Hercule Poirot et Mrs Oliver étaient assis côte à côte sur un divan. Ils étaient arrivés ensemble, en même temps que la police.

Le dernier venu, lorsque la police se fût retirée, avait été un homme aux cheveux grisonnants et aux manières aimables, le chef-inspecteur Neele de Scotland Yard. Il avait adressé un signe de tête à Poirot et s’était fait présenter à Andrew Restarick. Un grand jeune homme roux se tenait près de la fenêtre et regardait, dans la cour, en contrebas.

— Qu’attendaient-ils, tous ? Mrs Oliver se le demandait. Le corps avait été enlevé, les photographes et autres techniciens avaient terminé leur travail, eux-mêmes après avoir été abandonnés dans la chambre de Claudia, avaient été de nouveau admis dans le salon.

— Si vous voulez que je parte… avait-elle proposé en hésitant.

— Vous êtes Mrs Ariane Oliver ? Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préférerais que vous restiez. Je me doute que vous avez passé par une rude épreuve…

— Je n’avais pas l’impression que ce fût vrai.

Mrs Oliver ferma les yeux et revit les événements se dérouler dans son esprit. Le Paon mort d’une manière si pittoresque qu’il ressemblait à un acteur sur la scène. Et la fille… elle lui avait paru différente… Pas la Norma évaporée de Crosshedges, – l’Ophélie sans beauté, comme l’avait nommée Poirot – mais un personnage d’une dignité tragique, acceptant son destin.

Poirot avait demandé s’il pouvait donner deux coups de téléphone. L’un étant pour Scotland Yard. Le sergent avait lui-même téléphoné avant de lui accorder la permission souhaitée. Poirot avait été conduit dans la chambre de Claudia où se trouvait un autre appareil.

Le sergent se méfiait de Poirot. Il avait confié à son subalterne :

— Ils m’ont dit que c’était O.K. Je me demande bien qui est ce type ?

— Il fait peut-être partie de la Section Spéciale ?

— Je ne crois pas. Il voulait parler au chef-inspecteur Neele.

Son assistant avait levé les sourcils et réprimé un sifflement.

Ayant terminé ses communications téléphoniques, Poirot avait rouvert la porte et appelé Mrs Oliver qui se tenait dans l’embrasure de la cuisine. Ils avaient pris place tous les deux sur le lit de Claudia.

— Je souhaiterais que nous puissions faire quelque chose, avait dit Mrs Oliver toujours prête à l’action.

— Patience, chère Madame.

— Voyons, vous pouvez sûrement tenter quelque chose, vous ?

— J’ai téléphoné aux personnes que je devais contacter. Nous ne ferons rien de plus jusqu’à ce que la police ait terminé ses interrogatoires préliminaires.

— Qui avez-vous appelé en plus de l’inspecteur ? Son père ? Ne peut-il venir la cautionner ?

— On n’accorde aucune caution lorsqu’il s’agit d’un meurtre, avait répliqué Poirot d’un ton sec. La police a déjà informé Andrew Restarick. Ils ont obtenu son numéro de téléphone par Miss Cary.

— Où est-elle celle-là ?

— Chez Miss Jacobs, je crois, en pleine crise de nerfs. C’est elle qui a découvert le corps. Elle semble avoir été bouleversée. Elle est sortie d’ici en criant.

— C’est l’artiste ? Claudia, elle, aurait gardé son sang-froid.

— Je suis d’accord avec vous. Une jeune fille très… posée.

— Qui avez-vous appelé encore ?

— Tout d’abord et comme vous le savez, le chef-inspecteur Neele de Scotland Yard.

— Est-ce qu’il va venir fourrer son nez dans l’affaire ?

— Non. Mais il a obtenu dernièrement des renseignements que je lui avais demandés et qui peuvent apporter la lumière sur toute l’histoire, puis le Dr John Stillingfleet.

— Qui est-ce ? Il va nous affirmer que cette pauvre Norma est cinglée et ne peut s’empêcher de tuer les gens ?

— Ses titres lui donnent la possibilité de témoigner devant le tribunal, si c’est nécessaire.

— Sait-il quelque chose d’elle ?

— Beaucoup. Il la soigne depuis le jour où vous l’avez retrouvée dans ce café, « le Joyeux Trèfle ».

— Qui l’y a envoyée ?

Poirot sourit.

— Moi. J’ai procédé à certains arrangements avant de vous rejoindre.

— Comment ? Tout le temps durant lequel vous me déceviez alors que je vous poussais à agir… vous agissiez secrètement ? Vraiment Mr Poirot Pas un mot ! Comment pouvez-vous être si… mesquin ?

— Ne vous mettez pas en colère, Madame, je vous en prie. Ce que j’ai fait, je crois avoir eu raison de le faire.

— On dit toujours cela quand on a commis quelque chose de pas très joli. Quoi d’autre ?

— Je me suis arrangé pour que son père loue mes services, afin que je puisse prendre les dispositions nécessaires à sa sécurité.

— C’est-à-dire ce docteur Stillingwater ?

— Stillingfleet, oui.

— Comment diable vous y êtes-vous pris ? Je n’aurais jamais imaginé que vous étiez le genre de personne qu’il aurait choisie pour une telle mission. Il me fait l’effet d’être un homme qui se méfie des étrangers.

— Je me suis imposé à lui. Je lui ai rendu visite, prétendant avoir reçu une lettre de sa main.

— Il vous a cru ?

— Naturellement. Je lui ai montré la lettre qui portait l’en-tête de sa firme et sa signature…

— Voulez-vous me laisser entendre que c’est vous qui aviez écrit cette lettre ?

— J’avais pensé avec raison que sa curiosité serait éveillée et qu’il ne me refuserait pas une entrevue. Ayant réussi, j’ai ensuite usé de mes talents.

— Vous lui avez fait part de vos intentions, à propos de ce Dr Stillingfleet ?

— Non. Je n’en ai parlé à personne. Il y avait danger, vous comprenez ?

— Pour Norma ?

— Pour Norma, à moins que Norma ait été un danger pour quelqu’un d’autre. Dès le début j’ai dû envisager ces deux hypothèses. L’essai d’empoisonnement de Mrs Restarick n’était pas convaincant… Manœuvre trop lente pour quelqu’un qui éprouve le désir impérieux de détruire. D’autre part, il y avait un vague bruit au sujet d’un coup de feu tiré dans la cour des Borodene Mansions… et aussi à propos de coups de couteau et de taches de sang. Chaque fois que ces événements se sont produits, Norma ne s’est souvenue de rien. Elle trouve de l’arsenic dans son tiroir… mais ne se rappelle pas l’avoir placé là. Elle prétend avoir des trous de mémoire, des périodes pendant lesquelles elle oublie ce qu’elle a pu faire. Nous devons donc nous poser la question : Ce qu’elle dit est-il vrai ou inventé pour une raison qui nous échappe ? Est-elle la victime en puissance d’un complot monstrueux ou est-elle la meneuse de jeu ? Joue-t-elle le rôle de la fille qui souffre de dérèglement mental ou est-elle une obsédée du crime avec à sa décharge un manque de stabilité mentale ?

— Elle est différente aujourd’hui, constata Mrs Oliver. L’avez-vous remarqué ?

— Plus Ophélie que jamais.

Un va-et-vient dans le couloir interrompit leur conversation. Poirot s’était approché de la fenêtre pour regarder au dehors. Une ambulance stationnait devant l’entrée principale.

— Vont-ils l’enlever ? avait demandé Mrs Oliver avec un tremblement dans la voix… Pauvre Paon…

— Un garçon pas tellement sympathique.

— Il était très décoratif… et si jeune.

— Cela est suffisant pour les femmes, je sais.

Poirot avait prudemment entrebâillé la porte, pour jeter un coup d’œil à l’extérieur.

— Excusez-moi, avait-il murmuré, si je vous laisse un moment.

— Où allez-vous ?

— Je croyais que c’était là une question jugée incorrecte dans votre pays ?

— Oh ! je vous demande pardon… Mais ce n’est pas la direction des toilettes, avait-elle chuchoté dans son dos.

Elle s’était dirigée vers la fenêtre pour observer la cour, à son tour.

— Mr Restarick vient d’arriver en taxi, annonça-t-elle au retour de Poirot. Claudia l’accompagnait. Avez-vous réussi à pénétrer dans la chambre de Norma ?

— La chambre de Norma est occupée par la police.

— Pas de chance ! Que portez-vous donc dans ce paquet noir ?

Poirot avait posé à son tour une question.

— Qu’avez-vous donc dans ce sac en canevas, orné de chevaux persans ?

— Seulement deux avocats.

— Alors, si vous le permettez, je vous confierai ce paquet. Ne le maltraitez pas, je vous prie, il est fragile.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Quelque chose que j’espérais trouver… Ah ! les événements commencent à prendre leur cours normal.

Il se référait à l’agitation qui venait de grandir dans le couloir.

La voix coléreuse de Restarick qui entrait et voulait utiliser le téléphone, un policier se dirigeant vers l’appartement voisin pour recueillir la déposition de Frances Cary et d’une certaine miss Jacobs, des allées-et-venues, des ordres aboyés et le départ de deux photographes. Enfin, un grand jeune homme dégingandé aux cheveux rouquins s’était montré, sans accorder la moindre attention à Mrs Oliver, il avait lancé à Poirot :

— Qu’a-t-elle fait ? Tué quelqu’un ? De qui s’agit-il ? L’amoureux ?

— Oui.

— A-t-elle admis l’avoir tué ?

— À ce qu’il paraît.

— Ça ne me suffit pas. L’a-t-elle déclaré clairement ?

— Je ne l’ai pas entendue personnellement car je n’ai pas encore eu l’occasion de lui adresser la parole.

Un policier avait passé la tête à la porte.

— Dr Stillingfleet ? Le médecin-légiste voudrait vous voir.

Le grand jeune homme avait hoché la tête et suivi le policier.

CHAPITRE XXIII

Le chef-inspecteur Neele attira à lui une feuille de papier sur laquelle il griffonna quelques notes puis, levant les yeux sur les cinq personnes assemblées dans la pièce, il dit d’une voix impersonnelle :

— Miss Jacobs ? Il se tourna vers le policier en faction devant la porte. Je sais que le sergent Comolly a relevé sa déposition, mais j’aimerais lui poser à mon tour, une ou deux questions.

Miss Jacobs fut bientôt introduite et Neele se leva galamment pour la saluer.

— Je suis désolé de vous déranger à nouveau, Miss Jacobs, mais cette fois, c’est tout à fait officieux. Je désire avoir un tableau plus précis de ce que vous avez vu et entendu. Je sais que cette expérience est pénible pour vous…

— N’exagérons pas. Elle accepta le siège qu’il lui tendait. Ce fut naturellement un choc mais sans plus. Elle regarda autour d’elle. Vous semblez avoir tout remis en ordre ?

Neele pensa qu’elle faisait allusion à la disparition du corps.

Les yeux observateurs de la vieille fille passèrent sur l’assemblée, accordant un regard étonné à Poirot (Grand Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?) et un intérêt limité à Mrs Oliver. Elle parut surprise par la chevelure du docteur Stillingfleet, fit un signe amical à sa voisine, Claudia Reece-Holland et eut un soupir de compassion à l’adresse d’Andrew Restarick.

— Vous devez être le père de la jeune fille, remarqua-t-elle. Il ne sert à rien de vous offrir les condoléances d’une étrangère. Mieux vaut ne rien dire mais nous vivons dans un triste monde… c’est tout du moins mon opinion. Les filles étudient trop maintenant, à mon avis.

Elle se tourna ensuite vers le policier.

— Je suis prête.

— Je voudrais, Miss Jacobs, que vous me répétiez tout ce que vous avez vu ou entendu.

— Je suppose que ma déclaration différera de celle que j’ai tout d’abord faite. Très souvent, on pense qu’on doit s’expliquer clairement et on utilise un vocabulaire qui risque de vous éloigner de la vérité toute simple. Mais je ferai de mon mieux.

« Tout a commencé par des cris. J’ai eu peur et j’ai tout de suite pensé que quelqu’un avait peut-être été blessé. Au même moment, on se mit à tambouriner contre ma porte, tout en continuant de crier. J’ai ouvert et constaté qu’il s’agissait d’une de mes voisines de palier, l’une des trois jeunes filles qui habitent au 67. Je ne sais pas son nom.

— Frances Cary, spécifia Claudia.

— Elle parlait à mots hachés de quelqu’un qui était mort, quelqu’un qu’elle connaissait… David quelque chose, je n’ai pas retenu son nom de famille. Elle était secouée de sanglots et tremblait. Je l’ai donc invitée à entrer chez moi, je lui ai donné du cognac et suis sortie pour me rendre compte par moi-même.

Tout le monde sentit que c’est ce qu’avait dû invariablement faire Miss Jacobs, sa vie durant.

— Vous savez ce que j’ai trouvé. Ai-je besoin de le décrire ?

— Brièvement, peut-être.

— Un garçon, un de ces jeunes gens modernes… vêtements voyants et cheveux longs. Il était étendu par terre et je compris, au premier coup d’œil, qu’il était mort. Sa chemise était couverte de sang séché.

Stillingfleet s’agita et fixa miss Jacobs qui continuait :

— Je fus ensuite consciente qu’il y avait une fille dans la pièce. Elle tenait un couteau de cuisine à la main. Elle paraissait assez calme, une attitude très étrange…

Stillingfleet lança :

— A-t-elle dit quelque chose ?

— Qu’elle était allée dans la salle de bains pour laver le sang de ses mains et ajouta : « Mais vous ne pouvez pas effacer ces choses-là, n’est-ce pas ? » Je ne puis prétendre qu’elle m’a fait penser à Lady Macbeth. Elle était parfaitement calme. Elle a posé le couteau sur la table et s’est assise.

— Qu’a-t-elle raconté ensuite ? questionna le chef inspecteur en consultant ses notes.

— Quelque chose à propos de la haine. Qu’il n’était pas prudent de haïr quelqu’un.

— Elle a bien parlé du « Pauvre David », n’est-ce pas ? C’est ce que vous avez déclaré au sergent Comolly et aussi qu’elle désirait être délivrée de lui.

— En effet, j’avais oublié. Elle a précisé que c’était ce David qui lui avait demandé de venir ici… et encore quelques mots au sujet d’une Louise.

— Lesquels ? demanda Poirot, penché en avant.

Miss Jacobs lui jeta un coup d’œil méfiant.

— J’ai mal entendu. C’était plutôt bredouillé que prononcé. C’est après qu’elle a remarqué qu’il n’était pas prudent de haïr quelqu’un.

— Et ensuite ?

— Elle a observé, calmement, que je devrais appeler la police, ce que j’ai fait. Nous sommes restées assises et silencieuses en attendant l’arrivée des policiers… Je pensais qu’il ne fallait pas la laisser seule. Elle semblait plongée dans ses pensées et moi… eh bien, ma foi, je ne savais pas quoi dire !

— Vous avez pu constater, n’est-ce pas, qu’elle était mentalement déficiente ? intervint Andrew Restarick. Vous avez réalisé qu’elle ne se rappelait pas comment elle avait commis son crime et pourquoi ?

Il parlait d’un ton désespéré, plaidant pour sa fille.

— Si apparaître parfaitement calme après avoir perpétré un crime est un signe de déficience mentale, alors je suis d’accord avec vous.

Elle s’exprimait sur un ton ironique.

Stillingfleet prit à son tour la parole.

— Miss Jacobs a-t-elle admis, à un moment quelconque qu’elle avait tué ?

— Oh ! oui. J’aurais dû le mentionner plus tôt. C’est même la première chose qu’elle a déclaré comme si elle répondait à une question que je lui aurais posée. Elle a dit simplement : « Oui, je l’ai tué. » Elle parla ensuite de ses mains qu’elle venait de laver.

Restarick poussa un gémissement et se cacha le visage dans ses mains. Claudia lui tapota amicalement l’épaule.

Poirot observa :

— Vous précisez, Miss Jacobs, qu’elle a posé le couteau sur la table. Vous teniez-vous assez près de cette table pour le voir clairement ? Avez-vous eu l’impression que le couteau, lui aussi, avait été nettoyé ?

La vieille fille regarda le chef-inspecteur en hésitant. Il était clair qu’elle pensait que ce personnage apportait une note d’amateurisme et d’indiscrétion dans cette histoire très officielle.

— Peut-être serez-vous assez aimable pour répondre à cette question ? la pria le policier.

— Non… Je ne pense pas que le couteau ait été lavé ou essuyé. Il était taché et portait des traces d’une substance épaisse et poisseuse.

— Ah ! Poirot se rejeta en arrière.

— J’aurais pensé que vous saviez tout sur ce couteau, reprocha la vieille fille au policier. Vos hommes ne l’ont donc pas examiné ? Grave négligence, à mon avis.

— Le couteau a été soigneusement examiné, Miss Jacobs, mais nous aimons toujours recevoir confirmation de la part de nos témoins.

Elle lui lança un regard sévère.

— Ce que vous voulez exprimer, c’est que vous voulez vous rendre compte de la qualité du sens de l’observation chez vos témoins, jusqu’à quel point ils inventent des faits, s’ils les ont réellement vus ou pensent les avoir vus.

Dans un sourire, Neele répondit :

— Je ne pense pas que nous devions avoir le moindre doute à votre sujet, Miss Jacob. Vous serez un excellent témoin.

— Je n’y prendrai aucun plaisir mais, je suppose que c’est le genre d’épreuve qu’il faut endurer jusqu’au bout.

— Malheureusement, oui. Merci, Miss Jacobs. Il promena son regard sur l’assistance. Personne n’a d’autres questions à poser ?

Poirot fit signe que si et la vieille fille s’arrêta à la porte, contrariée.

— Au sujet de l’allusion à une certaine Louise. Pouvez-vous nous dire de quelle personne la jeune fille parlait ?

— Comment le saurais-je ?

— Ne serait-il pas possible qu’il se soit agi de Mrs Louise Charpentier ? Vous connaissez Mrs Charpentier, n’est-ce pas ?

— Pas du tout.

— Vous n’ignorez pas qu’elle s’est jetée d’une fenêtre dans ce bâtiment même ?

— Bien sûr. Je ne connaissais pas son prénom et ne la fréquentais pas personnellement.

— Vous n’en aviez pas le désir ?

— Je ne l’ai pas dit parce qu’elle est morte. Mais c’est exact. Elle était une locataire des plus indésirables. Et plusieurs d’entre nous, dont moi-même, nous sommes souvent plaints d’elle à la direction.

— Plaints de quoi exactement ?

— Pour parler franchement, elle buvait. Son logement se trouvait juste au-dessus du mien et il y avait continuellement des réunions bruyantes, des verres cassés, des meubles déplacés, des chants, des cris…

— Peut-être une femme qui se sentait seule ?

— En tout cas, ce n’est pas l’impression qu’elle donnait !

Et ayant ainsi réglé le souvenir de la défunte, Miss Jacobs se retira.

Poirot observa un moment Andrew Restarick à qui il demanda avec douceur :

— Ai-je raison de penser qu’à une certaine époque vous connaissiez bien Mrs Charpentier, monsieur Restarick ?

L’interpellé ne répondit pas tout de suite. Il laissa échapper un profond soupir avant de regarder le petit détective.

— Oui, à une certaine époque… Il y a longtemps, alors, je la connaissais très bien… Elle s’appelait Birell, Louise Birell.

— Et vous étiez… très épris d’elle ?

— Oui. J’en étais follement amoureux ! Pour elle, j’ai abandonné ma femme. Nous nous sommes rendus en Afrique du Sud ensemble et au bout d’une année, nous avons rompu. Elle revînt en Angleterre et je n’eus jamais plus de ses nouvelles.

— Et votre fille, connaissait-elle aussi Louise Birell ?

— Sûrement pas au point de la reconnaître ! Une enfant de cinq ans, pensez donc !

— Mais la connaissait-elle ?

— Oui, articula lentement Restarick, Louise venait parfois chez nous, en ce temps-là et jouait avec elle.

— Ainsi, il est possible que la jeune fille se soit souvenue d’elle, même après plusieurs années.

— Je l’ignore. Franchement, je l’ignore. Je ne sais même pas si Louise avait changé. Comme je vous le disais, je ne l’ai jamais revue.

Poirot insista.

— Mais vous avez eu de ses nouvelles, Mr Restarick ? Je veux dire, vous avez eu de ses nouvelles depuis votre retour en Angleterre ?

À nouveau, un silence.

— Oui… j’ai eu de ses nouvelles… – Puis, d’un ton de curiosité : Comment l’avez-vous appris, Mr Poirot ?

De sa poche, le petit détective sortit une feuille soigneusement pliée qu’il lui tendit.

Restarick la parcourut les sourcils légèrement froncés.

Cher Andy,

Je vois, d’après les journaux, que vous êtes de retour. Nous devons nous rencontrer et comparer nos souvenirs sur ce que nous avons fait tous les deux au cours de ces longues années…

La lettre s’arrêtait là et reprenait :

Andy ! Devinez de qui vient ce message ? Louise ! Ne dites pas que vous m’avez oubliée !…

Cher Andy.

Comme vous le constaterez d’après l’en-tête de cette lettre, je vis dans le même bâtiment que votre secrétaire. Que le monde est petit ! Il faut absolument que nous nous rencontrions. Pouvez-vous venir prendre un verre, lundi ou mardi prochain ?

Andy chéri, il faut que je vous revoie… personne n’a jamais compté pour moi en dehors de vous… vous ne m’avez pas non plus vraiment oubliée, dites ?

— Comment, vous êtes-vous procuré cette lettre ?

— D’une de mes amies, via un camion de déménagement, répliqua Poirot avec un coup d’œil vers Mrs Oliver.

Restarick se tourna vers elle, sévère.

— Ce n’est pas ma faute, s’excusa Ariane. J’imagine que l’on déménageait les meubles de Mrs Charpentier et les hommes ont laissé tomber un tiroir d’un secrétaire d’où une feuille s’est envolée. Je l’ai attrapée pour la leur rendre, mais ils étaient furieux et m’ont envoyée promener. J’ai donc glissé le papier dans ma poche, sans réfléchir et ce n’est que cet après-midi, alors que je m’apprêtais à porter mon manteau chez le teinturier que je l’y ai retrouvée. Vous voyez, ce n’est pas ma faute.

Elle s’arrêta, essoufflée.

— Vous a-t-elle finalement envoyé une lettre ? demanda Poirot à l’adresse de Restarick.

— Oui… dans des termes plus conventionnels. Je n’y ai pas répondu, en pensant bien agir.

— Vous ne vouliez pas la revoir ?

— Elle était la dernière personne que je souhaitais jamais revoir ! Une femme particulièrement difficile… elle a toujours été ainsi. J’avais entendu certains racontars sur son compte. D’abord, elle était devenue une alcoolique… et ce n’est pas tout.

— Avez-vous conservé sa lettre ?

— Non. Je l’ai déchirée.

Le Dr Stillingfleet posa une question directe.

— Votre fille vous a-t-elle jamais parlé d’elle ?

Comme Restarick semblait vouloir éviter de répondre, le médecin insista :

— Dans l’affirmative, cela peut être très important !

— Vous autres, docteurs ! Oui, elle fit une fois allusion à Louise.

— Qu’a-t-elle dit exactement ?

— « Père, j’ai rencontré Louise, l’autre jour. » J’en fus atterré. Je lui demandai où cela se passait. « Dans le restaurant de notre immeuble. » J’ai remarqué : « Je n’aurais jamais pensé que vous vous souviendriez d’elle » et elle déclara : « Je n’ai pas oublié. Mummy ne m’aurait pas laissé oublier même si j’en avais eu le désir. »

— Oui, concéda Stillingfleet. Cela pourrait être significatif.

— Et vous, Mademoiselle, demanda Poirot en se tournant vers Claudia. Norma ne vous a-t-elle jamais parlé de Louise Charpentier ?

— Si… après le suicide. Elle a murmuré quelque chose comme « c’était une mauvaise femme ». Elle a prononcé ces mots sur un ton enfantin, bizarrement enfantin.

— Vous-même étiez chez vous la nuit… ou plutôt le matin où l’accident s’est produit ?

— Non. Je me trouvais en voyage. Je me souviens d’en avoir entendu parler à mon retour, le lendemain.

Elle se tourna à demi vers son patron : Vous vous rappelez ? C’était le 23. Je m’étais rendue à Liverpool.

— Bien sûr. Vous me représentiez à la réunion du Hever Trust.

Poirot observa :

— Mais Norma, elle, logeait ici cette nuit-là ?

— Oui, avoua Claudia qui parut gênée.

— Claudia ? Restarick posa sa main sur son bras. Que savez-vous sur Norma ? Il y a quelque chose que vous gardez pour vous !

— Mais pas du tout !

— Vous pensez qu’elle est timbrée, n’est-ce pas ? s’enquit le docteur sur un ton badin. C’est aussi ce que pense la fille aux cheveux noirs et vous aussi, ajouta-t-il en se tournant vers Restarick. Et vous, Madame ?

— Moi ? Mrs Oliver sursauta. Je… Je ne sais pas.

— Vous réservez votre opinion ? Je ne vous blâme pas. Dans l’ensemble, tout le monde est d’accord pour adopter la même opinion. Y a-t-il une seule personne pour penser que cette fille est saine d’esprit ?

— Miss Battersby, répliqua Poirot.

— Qui diable est miss Battersby ?

— Une directrice d’école.

— Si jamais j’ai une fille, je l’enverrai à son école… Naturellement, j’appartiens à une catégorie différente. Moi, je sais. Je sais tout sur Norma.

Le père de cette dernière le fixa, ébahi.

— Qui est-ce ? demanda-t-il au chef inspecteur. Que veut-il exprimer en affirmant qu’il sait tout sur ma fille ?

— Je connais tout d’elle, du fait que depuis dix jours, elle est sous ma surveillance professionnelle.

— Le Dr Stillingfleet, expliqua Neele, est un psychiatre hautement qualifié.

— Et comment est-elle tombée entre vos griffes sans qu’on obtienne au préalable mon autorisation ?

— Demandez à Moustaches, fit Stillingfleet, avec un signe de tête vers Poirot.

— Vous… vous…

La colère lui coupait le souffle.

Poirot parla d’une voix posée.

— J’avais vos instructions. Vous vouliez soins et protection pour votre fille, le jour où elle serait retrouvée. Je l’ai retrouvée… et j’ai réussi à intéresser le Dr Stillingfleet à son cas. Elle était en danger, Mr Restarick, en grand danger.

— Elle pouvait difficilement être en plus grand danger qu’à présent ! Arrêtée sous l’inculpation de meurtre !

— Techniquement parlant, elle n’est pas encore inculpée, murmura le chef-inspecteur qui poursuivit : Docteur Stillingfleet, dois-je comprendre que vous acceptez de donner votre opinion sur l’état mental de miss Norma Restarick et sur le degré de responsabilité de ses actes ?

— Ce que vous voulez savoir, c’est si elle est folle ou pas ? D’accord, je vais vous le dire. Cette fille est aussi équilibrée… que vous tous, qui vous trouvez dans cette pièce !

CHAPITRE XXIV

Tous le contemplèrent, figés.

— Vous ne vous attendiez pas à cela, n’est-ce pas ?

Restarick remarqua d’un ton coléreux :

— Vous vous trompez ! Ma fille ne sait même pas ce qu’elle a fait. Elle est innocente… complètement innocente. Elle ne peut être tenue responsable d’actes dont elle ne connaît pas la portée !

— Laissez-moi parler un moment. Je sais ce que j’avance, pas vous. Norma est saine d’esprit et responsable de ses actes. Dans un moment nous l’appellerons et elle vous parlera d’elle-même. Elle est la seule qui n’ait pas encore eu l’occasion de le faire ! Elle est encore ici… enfermée dans sa chambre, sous la surveillance d’une femme-agent. Mais avant de lui poser une ou deux questions, j’ai quelque chose à vous apprendre que vous feriez mieux d’entendre au préalable. Lorsque j’ai rencontré Norma, elle était bourrée de drogues.

— Et il les lui fournissait ! cria Restarick. Ce misérable garçon dégénéré !

— C’est, sans aucun doute, lui en effet qui l’y a habituée.

— Dieu merci !

— Pourquoi remerciez-vous Dieu ?

— Je vous avais mal compris. J’ai d’abord cru que vous vouliez la jeter aux lions lorsque vous avez insisté sur son état mental. Je vous avais mal jugé… Ce sont les drogues qui sont responsables, qui l’ont poussée à agir d’une manière anormale et l’ont laissée inconsciente de ses actes.

Stillingfleet éleva le ton :

— Si vous me permettiez de parler au lieu de m’interrompre sans arrêt nous progresserions peut-être. Tout d’abord, elle n’est pas une toxicomane. Elle ne porte aucune marque de piqûres, elle ne prend pas d’héroïne. Quelqu’un, le garçon ou quelqu’un d’autre, lui administrait des drogues sans qu’elle s’en rende compte. Un mélange assez intéressant… du L.S.D., qui procure des rêves passagers et précis, allant du cauchemar aux songeries agréables, faussant l’importance du temps, ce qui explique ces trous de mémoire, ces heures qu’elle pensait avoir traversées sans se souvenir de ses faits et gestes. Une personne qui avait une grande connaissance dans le domaine des drogues s’est amusée aux dépens de cette fille.

Restarick coupa :

— C’est ce que je dis ! Norma n’est pas responsable ! Quelqu’un l’hypnotisait !

— Vous n’avez pas encore compris ! Personne ne pouvait la forcer à agir contre sa propre volonté ! Tout ce qu’on réussissait à faire c’était de la persuader qu’elle avait commis certains actes. Maintenant, nous allons l’amener et l’obliger à prendre conscience de ce qui est arrivé.

Il tourna un regard interrogateur vers le chef inspecteur qui hocha la tête.

En sortant, Stillingfleet lança à l’adresse de Claudia :

— Où avez-vous mis la demoiselle que vous avez ramenée de chez miss Jacobs et à laquelle vous avez donné un calmant ? Dans sa chambre ? Il faudra la secouer un peu et la récupérer. Nous avons besoin de tout le monde.

Claudia sortit à son tour.

Stillingfleet réapparut guidant Norma en lui adressant des mots d’encouragement.

— Ne craignez rien… Asseyez-vous là.

Elle obéit. Sa docilité était encore assez effrayante.

La femme-agent se balançait d’un pied sur l’autre près de la porte, l’air scandalisé.

— Tout ce que je vous demande, c’est de dire la vérité. Ce n’est pas aussi difficile que cela paraît.

Claudia revint avec Frances qui bâillait à se décrocher la mâchoire. Ses cheveux noirs lui cachaient un côté du visage.

— Vous avez besoin d’un cordial ? lui proposa Stillingfleet.

— Je souhaiterais que vous me laissiez tous dormir, murmura-t-elle d’une voix indistincte.

— Personne n’aura la chance de dormir avant que j’en aie fini avec eux ! À présent, Norma, répondez à mes questions. Cette femme qui habite à côté dit que vous avez admis avoir tué David Baker. C’est exact ?

La voix docile répondit :

— Oui, j’ai tué David.

— Poignardé ?

— Oui.

— Comment le savez-vous ?

Elle parut légèrement étonnée.

— Je ne comprends pas ? Il était là… par terre… mort.

— Où se trouvait le couteau ?

— Je l’ai ramassé.

— Y avait-il du sang dessus ?

— Oui. Et sur sa chemise aussi.

— Comment était-il… le sang sur le couteau ? Le sang que vous aviez sur les mains et que vous êtes allée laver… Humide ? Ou plutôt comme de la confiture de fraises ?

— Comme de la confiture de fraises… poisseux.

Elle frissonna.

— Je devais aller me laver.

— Eh bien, tout s’arrangeait gentiment : la victime, sa meurtrière… vous, en l’occurrence, l’arme du crime à la main. Vous souvenez-vous effectivement de l’avoir tué ?

— Non… je ne me souviens pas de ça… Mais j’ai dû le faire, n’est-ce pas ?

— Je n’étais pas présent. C’est vous qui l’affirmez. Mais il y a eu un autre crime avant, non ? Bien plus tôt ?

— Vous voulez dire… Louise ?

— Oui… Louise. Quand, l’idée de la tuer vous est-elle venue pour la première fois à l’esprit ?

— Il y a des années.

— Alors que vous étiez enfant ?

— Oui.

— Vous avez dû attendre longtemps ?

— Je l’avais complètement oubliée.

— Jusqu’au moment où vous l’avez revue et reconnue ?

— Oui.

— Enfant, vous la haïssiez. Pourquoi ?

— Parce qu’elle a emmené Papa, mon père, loin de nous.

— Et rendu votre mère malheureuse ?

— Mummy haïssait Louise. Elle disait qu’elle était une femme mauvaise.

— Elle vous en parlait souvent, j’imagine ?

— Oui. J’aurais souhaité qu’elle ne le fît pas… Je ne voulais pas entendre parler d’elle.

— Lorsque vous l’avez revue, avez-vous vraiment eu le désir de la tuer ?

Norma parut réfléchir.

— Pas vraiment, vous savez… Toute cette histoire me semblait si lointaine. Je ne pouvais me représenter… C’est pour cela…

— Que vous n’étiez pas sûre de l’avoir tuée ?

— Oui. J’imaginais que je ne l’avais pas tuée… qu’il s’agissait d’un mauvais rêve. Elle s’était peut-être jetée elle-même par la fenêtre.

— Ma foi… Pourquoi pas ?

— Parce que je sais que je l’ai poussée… Je l’ai avoué.

— À qui ?

Norma hocha la tête.

— Je ne dois pas… Il s’agit de quelqu’un qui est bon, qui essaie de m’aider. Elle a dit qu’elle ferait comme si elle ne savait pas. Je me trouvais à la porte de Louise, la porte 76, j’en sortais. Je pensais que j’avais marché dans mon sommeil… Elle m’a appris qu’il y avait eu un accident… dans la cour. Elle répétait que cela n’avait rien à voir avec moi, que personne n’en saurait jamais rien… Et je n’arrivais pas à me souvenir… mais il y avait quelque chose dans ma main.

— Quoi ?… Du sang ?

— Non, pas du sang… un morceau de rideau arraché après que je l’aie eu poussée.

— Vous vous souvenez de l’avoir poussée ?

— Non, non ! C’est bien ce qui est si horrible ! Je ne me souvenais de rien. C’est pour cela que j’espérais. C’est pour cela que je suis allée… — elle se tourna vers Poirot – le voir. Je ne me suis jamais souvenu des gestes que j’avais pu commettre. Mais j’avais de plus en plus peur parce que je traversais des périodes de vide interminables. Et voilà que je comprenais la présence chez moi, autour de moi de choses que j’avais dû cacher. Ils ont découvert que Mary avait absorbé du poison, à l’hôpital, et j’ai trouvé l’herbicide que j’avais dissimulé dans mon tiroir. Ici, je gardais un couteau à cran d’arrêt et j’étais en possession d’un revolver que je ne me rappelais même pas avoir acheté ! J’ai tué des gens, mais je ne m’en souviens pas, ainsi je ne suis pas vraiment une criminelle… je suis seulement… folle ! Je réalise au moins cela. Je suis folle et je n’y puis rien. On ne peut pas vraiment vous punir pour vos actes lorsque vous êtes fou ? Être venue ici pour tuer David prouve bien que je suis folle !

— Vous aimeriez bien être folle ?

— Oui… je le suppose.

— Si c’est ainsi pourquoi avez-vous confié à quelqu’un que vous aviez poussé une femme par sa fenêtre ? À qui l’avez-vous dit ?

Norma tourna la tête, hésita et pointa son doigt :

— Je l’ai dit à Claudia.

— C’est absolument faux ! Claudia la regarda avec mépris. Vous ne m’avez jamais rien dit de la sorte.

— Si, si !

— Quand ? Où ?

— Je… ne sais pas.

— Elle m’a en effet assuré qu’elle vous avait tout confessé, prononça Frances d’une voix indistincte.

— Franchement, je pensais qu’elle était hystérique et inventait cette histoire.

Stillingfleet reporta son regard sur Poirot.

— Elle a pu inventer, en effet. Mais si elle a vraiment agi ainsi, il nous faut découvrir le motif qui la poussa à désirer la mort de ces deux personnes. Une histoire enfantine oubliée depuis des années ? Ridicule ! David Baker… simplement pour se libérer de lui ? Les filles ne tuent pas pour cela ! Nous voulons de meilleurs motifs. Une grosse somme d’argent, par exemple… Il regarda autour de lui et son ton s’apaisa. Nous avons besoin de renfort Quelqu’un manque encore… Votre femme met bien longtemps à se joindre à nous, Mr Restarick ?

— Je ne sais absolument pas où est Mary. J’ai téléphoné, Claudia a laissé des messages partout. Elle aurait dû nous appeler de quelque part si elle ne peut pas venir.

— Peut-être nous trompons-nous, remarqua Hercule Poirot, peut-être Mme Restarick est-elle un peu parmi nous si je puis m’exprimer ainsi ?

— Que diable racontez-vous là ? lança Restarick.

Poirot se pencha vers Mrs Oliver.

— Le paquet que je vous ai confié ?…

Mrs Oliver plongea dans son sac à provisions et lui tendit le paquet noir.

Il écarta délicatement l’emballage et en retira… une masse de cheveux dorés, bouffants.

— Mrs Restarick n’est pas ici, mais sa perruque y est. Intéressant…

— Où avez-vous trouvé ça, Poirot ? questionna le chef inspecteur Neele.

— Dans le sac de nuit de miss Frances Cary d’où elle n’a pas eu le temps de la retirer. Voulez-vous que nous voyons comment cela lui va ?

D’un geste prompt, il écarta les mèches noires qui masquaient très habilement le visage de Frances Cary. Avant qu’elle n’ait pu esquisser un geste, elle se trouva coiffée de la perruque et fit face à l’assistance avec colère.

Mrs Oliver s’écria :

— Mon Dieu… c’est Mrs Restarick !

Frances se débattait comme un serpent. Restarick bondit de son siège pour se porter à son secours mais la forte poigne du chef inspecteur le maîtrisa.

— L’affaire est ratée, Mr Restarick… ou devrais-je plutôt dire Robert Orwell ?…

Un flot d’injures sortit de la bouche de l’homme. La voix dure de Frances coupa :

— Fermez-la, espèce d’idiot !

Poirot s’approcha de Norma et lui prit la main :

— Votre épreuve est terminée, mon enfant. La victime ne sera pas sacrifiée. Vous n’êtes pas folle et vous n’avez tué personne. Il y a deux créatures cruelles et sans cœur qui complotèrent contre vous et vous administrèrent habilement des drogues, faisant de leur mieux pour vous acculer au suicide, ou à la certitude que vous étiez démente et coupable de meurtres.

Norma fixait avec horreur l’homme encadré par deux agents.

— Mon père. Mon père ? Il a pu vouloir me faire cela à moi ? Sa fille ? Mon père qui m’aimait…

— Pas votre père, mon enfant. Un homme qui est venu ici après la mort de votre père, pour prendre sa place et mettre la main sur une énorme fortune. Une seule personne était susceptible de le reconnaître… ou plutôt de réaliser qu’il n’était pas Andrew Restarick : la femme qui avait été la maîtresse d’Andrew Restarick, il y a quinze ans.

CHAPITRE XXV

Ils étaient quatre, réunis dans le bureau de Poirot. Le petit détective, assis sur sa chaise haute, dégustait un sirop de cassis. Norma et Mrs Oliver se tenaient sur le sofa. Celle-ci, vêtue d’un brocart vert pomme exhibait une de ses coiffures les plus compliquées. Le docteur Stillingfleet était vautré dans un fauteuil, ses longues jambes semblant occuper la moitié de la pièce.

— Voyons, il y a beaucoup de choses que je désire savoir, annonça Mrs Oliver d’un ton accusateur.

Poirot s’empressa d’apaiser la tempête.

— Mais, chère Madame, réfléchissez. Je ne puis exprimer tout ce que je vous dois. Toutes, toutes mes bonnes idées me furent suggérées par vous.

Mrs Oliver lui adressa un coup d’œil méfiant.

— N’est-ce pas vous qui m’avez amené à prendre conscience de la « Troisième jeune fille » ? C’est là que j’ai commencé et là que j’ai fini… à la troisième des trois locataires qui partageaient un appartement. Je suppose que techniquement parlant, ce fut toujours Norma la troisième… mais lorsque j’ai examiné les faits dans le bon sens, tout s’enchaîna. La réponse qui me manquait, le morceau de puzzle perdu, chaque fois, c’était la même chose… la troisième jeune fille.

— C’était toujours, si vous me comprenez bien, la personne qui n’était pas là… Pour moi, elle était un nom, rien de plus.

— Je me demande pourquoi je n’ai pas établi un rapprochement entre elle et Mrs Restarick – remarqua Mrs Oliver. J’avais rencontré cette dernière à Crosshedges, je lui avais parlé. Bien sûr, la première fois que j’ai vu Frances Cary, elle avait les cheveux dans la figure. Cela aurait suffi à dérouter n’importe qui !

— À nouveau, c’est vous, Madame, qui avez attiré mon attention sur la facilité avec laquelle une femme transforme son apparence suivant la façon dont elle arrange ses cheveux. Frances Cary, souvenez-vous, avait reçu des leçons d’art dramatique. Elle connaissait les trucs pour opérer une transformation rapide ; au besoin, elle pouvait modifier son timbre de voix. Dans le rôle de Frances, elle avait de longs cheveux noirs qui dissimulaient son visage en partie, un maquillage blanc comme la craie, les sourcils noircis au crayon et une voix traînante, voilée. Mrs Restarick, avec sa perruque de cheveux arrangés avec soin, ses vêtements conventionnels, son accent colonial, sa manière directe, offrait un contraste parfait. Cependant, on sentait dès le début qu’elle n’était pas « vraie ».

— Je ne vois pas très bien pourquoi elle voulait posséder deux personnalités, remarqua Mrs Oliver. Cela me semble inutilement compliqué.

— Non. Cela avait pour elle une grande importance. Elle détenait ainsi un alibi perpétuel, chaque fois qu’elle en désirait un. Penser que la solution était continuellement là, sous mes yeux et que je ne voyais rien ! Il y avait bien la perruque qui ne cessait de me troubler dans mon subconscient sans que je sus pourquoi… Deux femmes, jamais rencontrées ensemble. Leurs vies étaient si parfaitement organisées que personne ne remarquait jamais les longues périodes durant lesquelles elles s’absentaient. Mary va à Londres pour y faire des courses, consulter des agences immobilières et visiter des propriétés. Frances se rend à Birmingham, Manchester et même prend l’avion pour l’étranger. Elle fréquente Chelsea et un groupe de jeunes gens qu’elle emploie à diverses occupations que la loi désapprouve. Des cadres de tableaux où de jeunes artistes prometteurs exposaient leurs toiles étaient spécialement fournis à la Wedderburn Gallery. Ces toiles se vendaient assez bien hors de nos frontières, où elles étaient expédiées avec leurs cadres bourrés de sachets d’héroïne… Le Gang de l’Art… de nombreuses reproductions de tableaux de Maîtres… Frances arrangeait et organisait tout cela. David Baker était l’un des artistes qu’elle employait. C’était un excellent copiste.

Norma murmura :

— Pauvre David. La première fois que je l’ai vu, je pensais qu’il était merveilleux.

— Et ce portrait… – remarqua pensivement Poirot – Toujours, toujours, j’y revenais dans mon esprit. Pourquoi Restarick l’avait-il transporté dans son bureau ? Quelle signification particulière avait-il pour lui ? Enfin, je ne me complimente pas pour mon aveuglement.

— Je ne comprends pas, au sujet du portrait ?

— Une idée remarquable. C’était pour lui une sorte de certitude d’identité. Une paire de portraits, le mari et la femme, exécutés par un peintre célèbre à son époque. Lorsqu’ils furent retirés du garde-meubles, David Baker remplaça le portrait de Restarick par celui d’Orwell, l’imaginant vingt ans plus jeune. Personne ne se serait douté que ce portrait était un faux : le style, le coup de pinceau, la toile, c’était là un travail merveilleusement convaincant. Orwell l’accrocha au-dessus de sa table de travail. N’importe quelle personne qui aurait rencontré Restarick quelque quinze ans plus tôt aurait pu dire : « Je ne vous aurais pas reconnu » ou « Vous avez beaucoup changé » mais en levant les yeux sur le portrait, elle aurait pensé qu’elle-même avait oublié à quoi ressemblait son hôte.

— Un grand risque à courir, remarqua Mrs Oliver.

— Moins que vous le croyez. Il était seulement le représentant d’une firme célèbre, revenant au pays après des années d’absence pour arranger les affaires de son frère. Il ramenait avec lui une jeune épouse, rencontrée à l’étranger. Il s’installa chez un vieil oncle par alliance, à demi aveugle mais extrêmement distingué, qui ne l’avait jamais bien connu à l’époque de ses études et qui l’accepta sans poser de questions. Aucun autre parent, à part la fille, qu’il avait vue pour la dernière fois alors qu’elle avait cinq ans. Les anciens employés de la firme étaient morts tout comme le notaire de la famille. Vous pouvez être sûrs que tout fut soigneusement étudié sur place par Frances après qu’ils aient décidé le coup.

Il semblerait qu’elle l’avait connu au Kenya, il y a environ deux ans. Ils étaient tous deux des escrocs, bien que poursuivant des chemins différents. Il s’occupait en tant que prospecteur, de marchés louches… Restarick et Orwell s’embarquèrent ensemble pour une histoire de minerais, dans une contrée sauvage. À cette époque, des rumeurs coururent sur la mort de Restarick (probablement exactes) qui furent ensuite démenties.

— Beaucoup d’argent en jeu, j’imagine ? coupa Stillingfleet.

— Énormément d’argent… un fantastique coup de dé… pour un fantastique enjeu. Restarick qui était très riche, héritait de son frère. Personne ne mit en doute son identité. Et brusquement… la chance tourne… Il reçoit une lettre d’une femme qui, si elle venait à le rencontrer, remarquerait tout de suite qu’il ne s’agissait pas du même homme. Une autre malchance l’accable… David Baker se met à le faire chanter.

— J’imagine que cela devait arriver, remarqua encore Stillingfleet.

— Il ne s’y attendait pas car Baker n’avait jamais trempé dans le chantage. Je pense que l’énorme fortune de cet homme lui monta à la tête. L’argent qu’il reçut pour avoir repeint le portrait lui parut sans doute insuffisant. Il demanda davantage. Restarick lui adressa donc des chèques énormes, prétendant agir pour le bien de sa fille et l’empêcher de conclure un mariage indésirable. Que Baker ait vraiment voulu épouser Norma… je ne sais. C’est possible. Mais faire chanter deux personnes telles qu’Orwell et Frances Cary était un jeu dangereux.

— Vous voulez dire que ces deux-là ont comploté calmement de tuer ceux qui les gênaient ? explosa Mrs Oliver écœurée.

— Ils auraient pu vous ajouter à leur liste, Madame.

— Ainsi c’est l’un d’eux qui m’a assommée ? Frances Cary, je suppose et non le pauvre Paon ?

— Je ne pense pas qu’il s’agissait du Paon. Mais vous étiez sans doute allée aux Borodene Mansions et ensuite vous vous trouviez dans Chelsea. Frances a pensé que vous la suiviez car vous avez imaginé pour votre défense, une histoire incroyable. Elle part donc sur vos talons et vous assène un bon petit coup sur la tête pour vous récompenser de votre curiosité. Vous ne vouliez pas me croire lorsque je vous disais qu’un danger existait.

— Comment aurais-je pu deviner ? Je me la rappelle posant à la manière des modèles de Burne-Jones dans ce studio crasseux… Mais pourquoi ?… – elle se tourna vers Norma puis vers Poirot – se sont-ils servi délibérément de Norma ? Pourquoi l’ont-ils influencée, droguée, persuadée qu’elle avait tué deux personnes. Pourquoi ?

— Ils voulaient une victime, expliqua Poirot.

Il se leva et s’approcha de Norma.

— Mon enfant, vous venez de traverser une terrible épreuve. Cela ne se reproduira jamais plus. Vous pouvez à présent avoir confiance en vous, toujours.

— Je suppose que vous avez raison, répondit-elle. Penser qu’on est fou… vraiment fou, est effrayant. Elle frissonna. Je ne comprends pas, même à présent, comment j’en suis sortie… comment quelqu’un a pu croire que je n’avais pas tué David… même lorsque j’en étais moi-même persuadée ?

— Le sang ne nous plaisait pas, fit Stillingfleet. Il commençait à se coaguler. La chemise « en était raide » comme l’a dit Miss Jacobs et non humide. Et vous n’étiez pas supposée l’avoir tué cinq minutes avant la comédie de Frances.

— Comment a-t-elle pu ? protesta Mrs Oliver qui commençait à débrouiller les faits. Elle s’était rendue à Manchester.

— Elle est revenue par un train plus tôt dans lequel elle changea son apparence, pénétra dans Borodene Mansions en blonde inconnue, trouva, comme convenu, David dans l’appartement. Il ne se doutait de rien lorsqu’elle le poignarda. Elle changea à nouveau son apparence dans un vestiaire public, rejoignit une amie qui rentrait chez elle, la quitta à la porte des Mansions, salua le portier et exécuta son numéro auquel elle a dû prendre un grand plaisir. Elle pensait que la police ne remarquerait pas le décalage de temps entre le moment où Norma était arrivée et celui où la police viendrait.

Norma demanda à Stillingfleet :

— Aviez-vous pensé que j’étais coupable ?

— Moi ! Pour qui me prenez-vous ? Je sais ce que mes malades peuvent faire et ne pas faire. Vous nous avez rendu la tâche bougrement difficile ! J’ignorais jusqu’à quel point Neele accepterait de prendre des risques. Rappelez-vous comment il a laissé le champ libre à Poirot.

Poirot sourit.

— Le chef-inspecteur et moi, nous connaissons depuis bien des années. D’autre part il avait procédé à certaines recherches pour mon compte. Vous ne vous êtes jamais trouvée à la porte de Louise, mon enfant. Frances inversa les numéros de votre propre porte. Les chiffres ne sont fixés que par des griffes mal ajustées. Claudia était bien absente, cette nuit-là, et Frances vous drogua afin que l’affaire vous parût être un affreux cauchemar. J’ai brusquement découvert la vérité. La seule personne qui avait pu tuer Louise, était la troisième locataire, Frances Cary.

Mrs Oliver se leva en soupirant.

— Il faut que je rentre chez moi. Son regard alla des deux hommes à Norma. Qu’allons-nous faire d’elle ?

Poirot et Stillingfleet la regardèrent surpris.

— Je sais qu’elle habite avec moi pour le moment, ajouta-t-elle, et prétend qu’elle est parfaitement heureuse. Mais cependant, cela pose un problème. Un tas d’argent venant de votre père… le vrai. Et des tas de complications en perspective, des lettres de solliciteurs et tout le reste. Bien sûr, elle pourrait aller vivre avec le vieux Sir Roderick, mais ce n’est pas très gai pour une jeune fille… il est déjà presque sourd et aveugle… et parfaitement égoïste. À propos, et ses papiers disparus, et la fille, et Kew Gardens ?

— Les papiers se trouvaient là où il pensait avoir déjà regardé… Sonia les a retrouvés. Norma ajouta : Oncle Roddy et Sonia se marient… la semaine prochaine…

— Un vieux fou est le pire des fous, observa Stillingfleet.

— Aha ! Ainsi, la jeune lady préfère la vie en Angleterre plutôt que la politique. Elle est peut-être raisonnable, cette petite fille, après tout !

— Eh bien, voilà ! – conclut Mrs Oliver – mais pour en revenir à Norma, il faut être pratique dans nos projets. Elle ne sait pas elle-même ce qu’elle doit faire. Elle attend qu’on la conseille.

— Eh bien, je vais vous dire, Norma, intervint le médecin. Je m’envole dans une semaine pour l’Australie. Je veux d’abord jeter un coup d’œil… voir si ce qui a été arrangé pour moi marchera. Je vous câblerai et, si le cœur vous en dit vous pourrez me rejoindre. Nous nous marierons là-bas. Vous devez accepter ma parole que je n’en ai pas après votre argent. Je ne suis pas de ces médecins qui rêvent de construire de grands établissements, vous savez. Je m’intéresse seulement aux individus. Je crois aussi que vous vous accommoderez bien de moi.

Norma ne bougea pas. Elle regarda très sérieusement John Stillingfleet, comme si elle le considérait d’un point de vue complètement différent.

Puis, elle sourit. Un très gentil sourire de jeune femme heureuse.

— D’accord.

Elle alla vers Hercule Poirot.

— J’ai été grossière envers vous, le jour où je suis venue vous voir quand vous déjeuniez. J’ai dit que vous étiez trop vieux pour pouvoir m’aider. C’était là une remarque stupide et de plus, ce n’était pas vrai…

Elle mit ses mains sur ses épaules et l’embrassa.

— Vous devriez nous appeler un taxi, remarqua-t-elle à l’adresse de Stillingfleet.

Il hocha la tête et obéit.

Mrs Oliver récupéra son sac et son étole de fourrure tandis que Norma enfilait son manteau et la suivait vers la porte.

Un moment plus tard, la romancière repassa la tête à la porte et souffla d’un ton de conspirateur :

— … Ne vous inquiétez pas, je l’ai envoyée en avant… Mr Poirot avez-vous expédié Norma à ce médecin-là, dans un but précis ?

— Mais bien sûr. Ses titres sont…

— Aucune importance, ses titres ! Vous savez ce que je veux dire ! Lui et elle… hein ?

— Si vous devez absolument le savoir… oui !

— C’est ce que j’imaginais. Vous pensez toujours à tout n’est-ce pas ?

FIN

* * *

[1] En français dans le texte.

[2] Prison bâtie dans le même style que ta Tour de Londres.

[3] La tâche dans l’escalier.

[4] Elle réclamait la mort.

[5] Bun saupoudré de sucre.

[6] En français dans le texte.

[7] Particularisme de l’Église Anglicane, avec la Low Church et la Middle Church.

[8] En français dans le texte.

[9] Sir Moran : médecin de W. Churchill.

[10] Rœdean : collège privé près de Brighton. Lady Margaret Hall : collège de Jeunes Filles de Cambridge.

[11] R. A. D. A. : Royal Academy of Dramatic Art. Slade : correspond aux Beaux-Arts.

[12] Ruelles où l’on mettait autrefois les chevaux. Les écuries ont été aménagées en petites maisons individuelles très recherchées.

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