Agatha Christie La troisième fille

Agatha Christie LA TROISIÈME FILLE

CHAPITRE PREMIER

Hercule Poirot était assis devant son petit déjeuner. À portée de sa main se trouvait une tasse de chocolat fumant. Il avait toujours été gourmand. Une brioche accompagnait le chocolat. Il approuva de la tête. Il avait essayé trois établissements avant de pouvoir déguster une bonne brioche et découvert finalement une pâtisserie danoise, infiniment supérieure à celle qui se prétendait française, située non loin de chez lui, et qui, en fait, n’était rien moins qu’une imposture.

Au point de vue gastronomique, il s’estimait satisfait. Son estomac était en paix… Son esprit aussi… peut-être un peu trop. Il avait terminé son « Œuvre-maîtresse », une analyse des maîtres du roman policier. Il avait eu la hardiesse de parler d’une manière acerbe d’Edgar Allan Poe, s’était plaint du manque d’ordre et de méthode de Wilkie Collins dans ses effusions romanesques, avait chanté les louanges de deux auteurs américains pratiquement inconnus, en bref, avait rendu hommage à ceux qui le méritaient, et refusé rigoureusement cet honneur à ceux qui, à ses yeux, n’en étaient pas dignes. Il avait personnellement dirigé l’impression du volume, étudié les bonnes feuilles et, sans tenir compte du nombre incroyable de fautes d’impression, déclaré que c’était parfait. Il s’était beaucoup plu à poursuivre cet effort littéraire, à consacrer de longues heures aux lectures nécessaires à sa documentation, à renifler de mépris en jetant un livre loin de lui (n’oubliant pas, cependant, de se lever, de ramasser l’ouvrage indigne et de le placer soigneusement dans la corbeille à papier), à hocher la tête de satisfaction, dans les rares circonstances justifiant une telle approbation.

Et maintenant ? Il avait profité d’une agréable détente, indispensable après son effort cérébral. Mais, on ne saurait se reposer éternellement, on a besoin de passer à ce qui suit. Malheureusement, Poirot n’avait aucune idée de ce qui allait suivre. Une nouvelle étude littéraire ? Il ne le pensait pas. Faire une chose bien et ne plus y toucher, c’était là sa maxime. À dire vrai, il s’ennuyait. Toute cette activité intellectuelle assidue à laquelle il s’était consacré… avait trop duré. Il en avait contracté de mauvaises habitudes et particulièrement, une certaine agitation.

Poirot sirota une nouvelle gorgée de chocolat.

La porte s’ouvrit. George, son domestique si parfaitement stylé, entra. Il affichait une attitude respectueuse, teintée d’admiration.

Il toussa puis, murmura :

— Une, il hésita, une jeune personne s’est présentée.

Poirot le regarda avec une surprise irritée.

— Je ne reçois pas à cette heure, remarqua-t-il d’un ton de reproche.

— Non, Monsieur, approuva George.

Le maître et le domestique se regardèrent. Il leur était parfois difficile de communiquer entre eux. Par une inflexion de voix ou une légère insinuation ou bien encore le choix d’un mot, George essayait de faire entendre que quelque chose pourrait être tiré au clair si la bonne question lui était posée. Poirot réfléchit à ce que pourrait être la bonne question dans le cas présent.

— Elle est jolie, cette jeune personne ? s’enquit-il prudemment.

— À mon avis… non, Monsieur, mais des goûts et des couleurs, on ne discute pas.

Poirot médita sur cette réponse. Il se souvint de la légère hésitation qu’avait eue George avant de prononcer « Jeune personne ». Le domestique jugeait la société avec délicatesse. N’ayant pu déterminer à quel rang la visiteuse appartenait, il lui avait cependant accordé le bénéfice du doute.

— Dirons-nous, George, que nous avons affaire à une demoiselle plutôt qu’à une jeune personne ?

— Oui, Monsieur, bien que ce ne soit pas toujours facile à déterminer de nos jours.

Il s’exprimait avec un sincère regret dans la voix.

— A-t-elle donné la raison la poussant à souhaiter me voir ?

— Elle a dit – George articula les mots avec une certaine répugnance, s’excusant ainsi par avance de devoir les prononcer – … qu’elle voulait vous consulter à propos d’un crime qu’elle aurait pu commettre.

Hercule Poirot ouvrit de grands yeux.

— Pu commettre ? Ne le sait-elle pas ?

— C’est ce qu’elle dit, Monsieur.

— Peu convaincant mais peut-être intéressant.

— Il pourrait s’agir… d’une plaisanterie, Monsieur, avança George, fort réticent.

— Tout est possible, concéda Poirot, Toutefois, il est difficile d’admettre… Il leva sa tasse. Faites-la venir dans cinq minutes.

Il avala la dernière gorgée de chocolat, repoussa la tasse et, se levant, marcha jusqu’à la cheminée où il lissa ses moustaches avec précaution dans le miroir placé au-dessus du manteau. Satisfait, il retourna à son fauteuil pour accueillir sa visiteuse. Il ne savait pas très bien ce qui l’attendait…

Peut-être espérait-il quelque chose se rapprochant de son idéal féminin ? Un idéal en perdition. L’expression désuète « beauté en détresse » était venue à son esprit, parfois romantique. Il fut déçu lorsque George réapparut accompagné de la visiteuse. Intérieurement, Poirot soupira : devant lui, il n’y avait pas plus de beauté que de détresse apparente.

— Pouah ! – pensa Poirot avec dégoût – Ces filles ! N’essaient-elles donc jamais de s’arranger avec goût ? de sortir de leur médiocrité ? Celle-là, bien maquillée, habillée d’une manière plaisante, les cheveux arrangés par un bon coiffeur, pourrait être passable. Mais, comme ça !

La visiteuse devait avoir une vingtaine d’années. De longs cheveux épars, de couleur indéfinie, lui tombaient sur les épaules. Ses grands yeux dénués d’expression étaient d’un bleu tirant sur le vert. Elle portait l’uniforme de sa génération : hautes bottes de cuir noir, bas ajourés en laine de propreté douteuse, jupe étriquée et long pull-over de laine épaisse, trop large. N’importe quelle personne de la génération de Poirot n’aurait éprouvé qu’un seul désir, devant cette jeune fille : la plonger au plus tôt dans un bain. Poirot avait souvent ce genre de réaction au cours de ses promenades le long des rues. Il rencontrait des centaines de filles se ressemblant toutes et paraissant toutes aussi malpropres. Et cependant… celle-ci semblait avoir été d’abord noyée puis repêchée dans la rivière. De telles filles, se dit-il, n’étaient peut-être pas réellement malpropres. Elles s’appliquaient à en donner l’impression.

Obéissant à sa courtoisie habituelle, Poirot se leva, salua sa visiteuse, et lui avança un siège.

— Vous avez demandé à me voir, Miss ? Asseyez-vous, je vous prie.

La visiteuse eut une exclamation étouffée. Elle le regardait fixement.

— Eh bien ? la pressa Poirot.

Elle hésita.

— Je préférerais… rester debout. Les grands yeux continuaient de le fixer, indécis.

— Comme il vous plaira.

Le détective regagna son fauteuil et la surveilla. La jeune fille se balançait d’un pied sur l’autre. Elle baissa les yeux et reporta son regard sur Poirot.

— Vous… vous êtes vraiment Hercule Poirot ?

— Sans aucun doute. De quelle manière puis-je vous être utile ?

— Oh !… c’est assez difficile. Je veux dire…

Poirot jugea qu’elle avait peut-être besoin qu’il aille à son secours. Il remarqua d’un ton conciliant :

— Mon domestique m’a annoncé que vous désiriez me consulter parce que vous « pensiez avoir commis un crime ». Est-ce exact ?

La jeune fille hocha la tête d’un geste affirmatif.

— C’est exact.

— Pourtant, ce n’est pas là une question qui admet le moindre doute. Vous devez bien savoir si vous avez ou non commis un crime ?

— Eh bien, je ne sais pas comment m’expliquer…

— Voyons, conseilla doucement le détective, asseyez-vous. Détendez-vous et racontez-moi tout.

— Je ne pense pas… Oh ! mon Dieu, je ne sais comment… C’est tellement compliqué. J’ai… J’ai changé d’avis. Je ne voudrais pas paraître grossière, mais… vraiment, je crois que je ferais mieux de partir.

— Allons ! Courage !

— Non, c’est impossible ! Je pensais que je pouvais vous demander conseil… mais c’est impossible, vous comprenez ? C’est tellement différent de…

— De quoi ?

— Je suis absolument désolée et, encore une fois, je ne voudrais pas être impolie, mais…

Elle eut un long soupir, regarda Poirot, détourna les yeux et brusquement, laissa échapper :

— Vous êtes trop vieux. Personne ne m’avait avertie que vous étiez si vieux. Je ne désire pas vous offenser mais… voilà. Vous êtes trop vieux. Je suis sincèrement navrée.

Elle fit volte-face et sortit, maladroite, empruntée, pareille au papillon qui se heurte à un abat-jour.

Poirot, la bouche ouverte, entendit la porte d’entrée claquer. Il s’écria :

— Nom de nom de nom.[1]

CHAPITRE II

Le téléphone sonna. Hercule Poirot ne sembla même pas s’en rendre compte. La sonnerie aiguë persista. George entra et s’avança vers l’appareil avec un coup d’œil interrogateur à l’adresse de son maître.

Ce dernier eut un geste de la main.

— Laissez…

George obéit et se retira. Le téléphone continua de sonner irritant. Soudain, le silence se fit. Cependant, au bout d’un instant, la sonnerie retentit à nouveau.

— Sapristi ! Ce ne peut être qu’une femme !

Il soupira, se leva et alla prendre le combiné.

— Allô ?

— Êtes-vous… est-ce bien M. Poirot ?

— Lui-même.

— C’est Mrs Oliver… Votre voix semble différente. Je ne l’ai pas reconnue tout de suite.

— Bonjour, Madame… Vous vous portez bien, j’espère ?

— Oh ! Ça va – La voix d’Ariane Oliver avait son timbre enjoué habituel. La célèbre auteur de romans policiers et Hercule Poirot étaient en termes amicaux.

— Il est encore bien tôt pour vous déranger mais j’ai une faveur à vous demander.

— Oui ?

— Le repas annuel de notre « club d’Auteurs de Romans Policiers » va bientôt avoir lieu et je me demandais si vous accepteriez de le présider ?

— À quelle date ?

— Le 23 du mois prochain.

Un profond soupir emplit le combiné.

— Hélas ! Je suis trop vieux.

— Trop vieux ? Que diantre voulez-vous dire ? Vous n’êtes pas vieux du tout !

— Vous ne le pensez pas ?

— Bien sûr que non ! Vous serez merveilleux ! Vous pourrez nous raconter à tous un tas d’histoires palpitantes sur de vrais crimes.

— Et qui voudra les écouter ?

— Tout le monde. Ils… Monsieur Poirot y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? Que vous arrive-t-il ? Vous semblez contrarié.

— Je le suis, en effet. Ma sensibilité… Oh ! et puis peu importe !

— Expliquez-vous, voyons !

— Pourquoi en ferais-je toute une histoire ?

— Le mieux serait que vous veniez me voir afin de tout me raconter. Cet après-midi. Venez prendre le thé avec moi cet après-midi ?

— Je ne prends pas le thé l’après-midi.

— Alors, je vous préparerai du café.

— Ce n’est pas l’heure de la journée à laquelle je suis habitué à boire du café.

— Un chocolat, alors ? Avec de la crème fouettée ? Ou une tisane ? Vous adorez siroter des tisanes. Ou bien de la limonade ? de l’orangeade ? à moins que, si j’en trouve, vous préfériez du café décaféiné…

— Ah ! ça non, par exemple ! C’est une abomination !

— Un de ces sirops que vous aimez tant, alors ? J’ai une demi-bouteille de Ribena dans le buffet.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un sirop parfumé au cassis.

— Comment vous résister ? et comment ne pas être ému de votre insistance ainsi que de votre sollicitude à mon endroit ? J’accepte, chère Madame, j’accepte ! Ce me sera un grand plaisir d’aller prendre une tasse de chocolat chez vous, cet après-midi.

— Je compte sur vous. Vous me confierez ce qui vous tracasse.

Elle raccrocha.

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