Categories: Romans policiers

AGATHA CHRISTIE LE CHAT ET LES PIGEONS

AGATHA CHRISTIE LE CHAT ET LES PIGEONS

Le jour de la rentrée des classes, à la célèbre école de Meadowbank. En cette fin d’après-midi, le soleil, à son déclin, illuminait encore les larges allées conduisant au perron de la maison du plus pur style géorgien. Devant la grande porte d’entrée, miss Vansittart, vêtue d’un tailleur impeccable, recevait les nombreux parents qui accompagnaient leur progéniture.

Non loin d’elle, se tenait miss Chadwick, très à l’aise et donnant l’impression que Meadowbank n’aurait pu exister sans elle. De fait, elle était déjà aux côtés de la directrice, miss Bulstrode, à la création de l’école. Miss Chadwick portait des lunettes, sa robe était fort simple ; bien que plaisants, ses propos semblaient un peu flous. Par ailleurs, une mathématicienne de valeur.

Et les familles défilaient.

Dans une petite pièce du premier étage, Ann Shapland, secrétaire de miss Bulstrode, expédiait le courrier. Une jeune femme de quelque trente ans, dont les cheveux noirs évoquaient une toque de satin tirée sur les oreilles. D’une fenêtre, elle surveillait, de temps à autre, les nombreuses allées et venues.

Un moment, son attention fut retenue par une impressionnante Cadillac, bleu azur. Un virage savant et elle s’arrêta devant le perron. Aussitôt, un chauffeur barbu et bronzé sauta au-dehors et ouvrit la porte d’où émergea une jeune fille plus que brune.

« Probablement la princesse attendue », pensa Ann, tout en se demandant si cette frêle Orientale résisterait au port de l’uniforme de Meadowbank. Puis elle reprit son travail, en haussant les épaules.

Pour la première fois, Ann Shapland tenait un emploi dans une école, après avoir rempli un poste similaire dans plusieurs grandes firmes – même dans un ministère où un secrétaire d’Etat l’avait appelée auprès de lui. Aussi se demandait-elle si un entourage exclusivement féminin serait supportable. Les femmes entre elles…

Cependant, ne convenait-il pas de faire l’expérience ? Et il y avait Dennis, le fidèle Dennis qui, à chacun de ses retours de Malaisie, de Birmanie, ou d’une autre partie du monde, ne manquait jamais de lui demander de l’épouser. Quel brave garçon ! Mais la vie avec lui risquait d’être très monotone !

Monotone ? De nouveau, des doutes assaillirent Ann : toutes ces institutrices autour d’elle, et aucun homme, sauf un jardinier de plus de soixante-dix ans qui s’affairait plus ou moins dans le parc de l’école ! À ce point de ses réflexions, la secrétaire eut une surprise : ayant jeté un nouveau coup d’œil au-dehors, elle vit bien un jardinier qui émondait une haie, mais il n’avait rien d’un vieillard. L’homme qui s’offrait à sa vue, au contraire, était jeune, bien bâti, et particulièrement alerte.

Qui pouvait-il être ? L’aide du vieux Briggs, sans doute.

Ann se prit à l’observer plus attentivement. Son allure et ses gestes révélaient une certaine éducation. Peut-être l’un de ces jeunes qui cherchent à augmenter leurs revenus d’une façon ou d’une autre. La vie chère…

« Du moins, conclut la secrétaire, me sera-t-il permis de converser avec un homme ; une distraction en perspective. » Et, ayant terminé sa dernière lettre, elle pensait déjà à faire une petite promenade dans les allées.

*

* *

Environ deux mois auparavant, certains événements s’étaient déroulés dans le Moyen-Orient qui devaient avoir des répercussions inattendues à Meadowbank même.

Au palais, à Ramat, deux hommes s’entretenaient de l’avenir immédiat, en fumant. L’un d’eux, au visage olive, et aux larges yeux noirs, teintés de mélancolie, était le prince Ali Yusuf, cheik héréditaire de Ramat qui, bien que petit, passait pour l’un des plus riches États de cette partie du monde. Son interlocuteur, blond cendré — Européen donc – n’avait pour toute fortune que le salaire – par ailleurs généreux – qu’il recevait au titre de pilote privé du prince. En dépit de cette différence de situation, les deux hommes se considéraient comme des amis du même bord. N’avaient-ils pas fait leurs études ensemble ?

— Ainsi, ils ont tiré sur nous ? répéta le prince qui ne semblait pas encore convaincu.

— Aucun doute ! répondit calmement Bob Rawlinson.

— Et ce fut prémédité ?

— De toute évidence ! Ils voulaient nous abattre.

— Mieux vaudrait ne pas courir de nouveau ce risque.

— D’autant que nous n’aurions peut-être pas, cette fois, la chance d’échapper à la mort. La vérité est que nous avons attendu trop longtemps. Rappelez-vous qu’il y a deux semaines, je vous avais conseillé de partir.

— Prendre la fuite n’est guère plaisant !

Une courte hésitation, et Rawlinson suggéra :

— Notre ambassade pourrait peut-être…

D’un geste sec, Ali Yusuf l’interrompit :

— Me réfugier dans votre ambassade ? Jamais. Les révolutionnaires pourraient ne pas respecter l’immunité diplomatique. En outre, ce serait ma perte. Ne m’accuse-t-on pas d’être pro-occidental ?

Il soupira avant d’ajouter :

— J’avoue ne pas comprendre : mon grand-père était un tyran qui traitait ses esclaves avec férocité. Au cours des guerres entre tribus, il faisait exécuter ses prisonniers dans des conditions horribles. Prononcer son nom suffisait pour faire trembler qui que ce fût. Et cependant on le respectait ; même, on l’admirait : le grand Abdulla ! Et, moi, qu’ai-je fait ?… Sinon bâtir des hôpitaux, des écoles, améliorer les conditions de vie. Que sais-je encore ! Est-ce à dire que la population préférait la terreur ?

Rawlinson haussa les épaules :

— Dans l’esprit de ses sujets, votre grand-père était vraiment un chef qui impose sa volonté et s’entoure du décorum qu’ils attachent à ce titre…

— Mais, dans ces conditions, qu’advient-il de la démocratie ?

Le pilote se prit à agiter sa pipe :

— Oh ! ce mot a une signification qui varie selon les pays. Une chose est certaine : il n’est jamais pris, de nos jours, au sens que lui donnaient les Grecs. Tenez, je parie que si les révolutionnaires vous chassent, un quelconque individu surgira qui, sous prétexte de bien servir les intérêts du peuple, commencera par faire décapiter quiconque s’opposera à lui. Et la foule ne bronchera pas. Même, elle sera ravie de l’effusion de sang !

— Mais nous ne sommes pas des sauvages ; en maintes circonstances, nous avons donné la preuve de notre civilisation…

— Il y a plusieurs sortes de civilisations. Et je croirais volontiers que dans tout homme – où qu’il soit – il y a un instinct de sauvagerie. Le principal est de trouver une bonne excuse pour lui laisser prendre le dessus. Mais pensons plutôt à votre propre situation. Y a-t-il, dans l’armée, quelqu’un à qui vous pouvez vous fier ?

Ali Yusuf secoua lentement la tête :

— Il y a une quinzaine, je vous aurais répondu oui. Maintenant, je n’en suis plus certain.

— Vous ne m’étonnez guère. Et, ici, dans ce palais, l’atmosphère fait frémir.

Le cheik approuva d’un geste résigné. Puis, il murmura :

— Dans tous les palais du monde, il y a des espions. Ils épient sans cesse.

— Même dans les hangars ! Le vieux Achmed a surpris l’un des mécaniciens qui tentait de saboter l’avion. Un homme en qui vous aviez pleine confiance. Conclusion, il nous faut tenter de fuir, sans tarder davantage.

— Je sais que si je reste, on me tuera.

Ali Yusuf parlait sans la moindre émotion.

— Cependant, reprit Rawlinson, nous risquons la mort, de toute façon. Il faudra nous envoler vers le nord ; dans cette direction, on ne peut nous intercepter. En revanche, à cette époque de l’année, les chaînes de montagnes que nous devons survoler réservent de fâcheuses surprises. Un gros risque, en vérité !

— Je serais désolé qu’il vous arrivât quoi que ce soit.

— Là n’est pas la question. Ne suis-je pas le genre d’homme qui, de par sa profession même, doit trouver la mort, un jour ou l’autre ? Il s’agit exclusivement de vous.

Une courte réflexion, et Ali Yusuf répondit :

— Une évasion me répugne. Mais je ne tiens pas à être coupé en morceaux par une foule en furie.

Il demeura silencieux pendant quelques instants, avant de prendre sa décision :

— Eh bien ! Nous allons tenter l’expérience ! Quand partons-nous ?

— Le plus tôt sera le mieux. De toute manière, il convient que vous vous rendiez à l’aérodrome sous un motif plausible. Par exemple, vous éprouverez le désir d’inspecter les travaux entrepris à Al Jasar. Pour s’y rendre, il faudra longer l’aérodrome. J’y serai et l’avion sera prêt. Faites arrêter votre voiture, et, le plus naturellement du monde, annoncez que vous voulez survoler lesdits travaux, meilleure façon de vous rendre rapidement compte des progrès réalisés. Il ne vous restera qu’à prendre le large. Évidemment, vous n’emporterez aucun bagage, pour éviter tout soupçon.

— Oh ! il n’y a rien que je désire prendre avec moi… sauf…

Ali Yusuf sourit, et l’expression de son visage devint tout autre. Plus rien d’un jeune homme élevé selon les principes occidentaux, mais ses traits révélaient toute la ruse raciale qui avait permis à ses ancêtres d’échapper à de nombreux complots.

Un instant, il palpa ses vêtements, puis en tira un petit sac en cuir.

Tandis que Bob le regardait avec étonnement, le cheik l’ouvrit et jeta le contenu sur une table.

Le pilote en eut le souffle coupé :

— Ciel ! s’écria-t-il. Sont-elles vraies ?

Son vis-à-vis parut amusé :

— Cela va de soi ! Ces pierres appartenaient, pour la plupart, à mon père qui ne cessait d’en acheter, par des intermédiaires de confiance, à Londres, à Calcutta, en Afrique du Sud même. Une tradition de famille !… pour le cas où… vous me comprenez.

Et, d’un ton détaché, il ajouta :

— Au cours du jour, le tout vaut à peu près les trois quarts d’un million de livres sterling.

Rawlinson émit un long sifflement :

— Voilà qui peut servir, dit-il enfin.

— Exact. Mais la révélation d’un tel trésor peut conduire aux pires dangers : entre autres provoquer des crimes. Je ne les remettrais pas à une femme ; elle s’empresserait de les porter… En revanche, je vais vous les confier !

— À moi ! s’écria Rawlinson, stupéfié.

— Oui, car vous êtes un honnête homme, et je suis certain que vous saurez les dissimuler. Au surplus, je vous donnerai le nom et l’adresse d’un homme qui a toute ma confiance, et saura agir, si je ne survis pas à notre aventure. Il en sera comme Allah le veut !

*

* *

Tout en longeant les corridors du palais, dont le marbre résonnait sous ses pieds, Bob Rawlinson ne se sentait guère à l’aise. Le fait d’avoir, dans une poche, une fortune princière, l’affolait. Il avait l’impression que les membres du personnel qu’il rencontrait le savaient, et il eût payé cher pour être certain que son visage n’exprimait aucune inquiétude.

Dans la grande cour, les sentinelles présentèrent les armes, à son passage. L’esprit encore troublé, Bob emprunta la principale rue de Ramat, toujours animée ; comme dans toutes les grandes artères des villes orientales, un mélange de richesse et de pauvreté. Où allait Rawlinson ? Avait-il un plan ? Lui-même l’ignorait, et il convenait d’agir vite.

À court d’inspiration, bousculé par les passants, il échoua dans un café indigène, et se fit servir un thé au citron. L’ambiance était propice à la clarification d’un esprit agité : à une table voisine, deux autochtones jouaient au tric-trac ; plus loin, un vieillard semblait perdu dans la contemplation d’un collier d’ambre.

Bob ne croyait pas en un Dieu qui prend toutes les décisions, aux lieu et place de ses fidèles, voués au fatalisme ; sa religion se résumait en une phrase : « Aide-toi, le Ciel t’aidera. » Et qu’allait-il faire des pierres précieuses qu’on lui avait confiées ? Les porter à l’ambassade britannique ? Non. Celle-ci s’empresserait de décliner une telle responsabilité.

Le plus simple eût été de trouver une personne de confiance dont le départ du pays ne risquait pas d’éveiller les soupçons. Soit, mais à l’autre bout du voyage, à Londres, par exemple, la douane de l’aérodrome était assez curieuse, et quelle sensation si un trésor de quelque sept cent cinquante mille livres sterling était découvert !… Quoi qu’il en fût, Bob ne trouvait pas d’autre moyen.

Soudain, Rawlinson tressaillit. Décidément, les événements lui avaient fait oublier Joan, sa sœur. Elle résidait à Ramat avec sa fille Jennifer à qui, après une pneumonie, on avait recommandé le soleil et un climat sec à souhait. Et, dans quelques jours, elles devaient regagner l’Angleterre par mer. Pas question d’avion pour Jennifer. Et Bob savait qu’il pouvait faire confiance à Joan Sutcliffe.

Du moins, ne serait-elle pas tentée par les bijoux. Mais, bientôt, Rawlinson fronça les sourcils. Joan était bavarde comme une pie ; elle n’avait jamais su conserver un secret. Le pire était qu’elle était persuadée du contraire, pensant qu’une simple allusion répondait au summum de la discrétion : « Je ramène quelque chose d’important, mais je ne dois pas le révéler… »

Mais impossible de perdre du temps. D’instinct, Bob prit le chemin du premier hôtel de Ramat, pompeusement baptisé le Ritz. Le réceptionniste l’accueillit avec cordialité :

— Bonjour, capitaine ! Vous désirez sans doute voir votre sœur. Elle est partie en pique-nique avec sa fille !

— Un pique-nique !

Le pilote n’en croyait pas ses oreilles : une promenade par ces temps agités !

— Oui, reprit l’employé, avec Mr et Mrs Hurst, de la Compagnie des Pétroles, elles sont allées au barrage de Katat Diwa.

Un juron faillit échapper à Rawlinson : sa sœur ne pourrait être de retour avant plusieurs heures.

— Donnez-moi la clef de sa chambre, dit-il enfin.

Comme à l’accoutumée, celle-ci offrait le plus beau désordre. Joan méprisait les rangements. Des clubs de golf gisaient sur un fauteuil, et des raquettes de tennis avaient été jetées sur le lit. Partout, des vêtements épars. Sur une table, une pile de cartes postales, voisinant avec des films, et un assortiment de bibelots souvenirs, sans doute fabriqués à Birmingham ou au Japon. Dans les angles, une collection de valises.

Un fait certain : Bob ne verrait pas sa sœur avant son envol avec le prince Ali. Aller la chercher à Katat Diwa et en revenir à temps était à exclure. Certes, il eût pu empaqueter le trésor et le laisser dans la chambre avec une note, mais il savait qu’à Ramat, un Européen – et lui, tout particulièrement – était toujours suivi, quelles que fussent les précautions prises ; donc on n’ignorait pas sa présence au Ritz. Le paquet serait ouvert, et on lirait son message.

Et les minutes, précieuses, passaient. Garder le trésor sur lui… Hors de question ! Un coup d’œil sur l’ensemble de la chambre, et Rawlinson eut un sursaut. Puis, il sortit de l’une de ses poches le petit attirail dont il ne se séparait jamais, et, traits crispés, il se mit au travail.

À un moment donné, pris d’inquiétude, il leva la tête et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Erreur, la chambre de Joan n’avait aucun balcon. Sans doute, sa nervosité était-elle responsable du doute qu’il avait eu.

Sa tâche terminée, il poussa un soupir de soulagement. Personne n’aurait le moindre soupçon. Pas même Joan, et encore moins Jennifer. Deux êtres qui ne s’intéressaient qu’à elles-mêmes.

Le temps d’effacer les traces de ses manipulations, puis il dirigea son regard sur un bloc-notes négligemment déposé sur un guéridon. Oui, laisser un message, mais conçu en de tels termes qu’il ne puisse rien signifier pour un éventuel curieux. Sinon le lancer sur une fausse piste. Bob trouverait bien le moyen de communiquer avec sa sœur, dès son arrivée en Angleterre.

Et le message fut ainsi conçu :

Chère Joan, j’étais venu pour vous proposer de faire une partie de golf, ce soir, mais impossible de vous trouver. Voulez-vous venir me voir demain, au Club, à 17 heures ? Bob.

Double résultat, pensait Rawlinson : sa sœur ignorerait son départ imminent ; donc, aucun danger de bavardage ; d’autre part, elle ne serait pas compromise, quoi qu’il arrivât.

Une courte réflexion et il se saisit du téléphone, demandant la communication avec l’ambassade britannique :

— Est-ce vous, John ? Ici Bob Rawlinson… Oui… Je veux vous voir au plus vite… C’est important, mon cher… Il s’agit d’une jolie fille… séduisante créature, mais l’affaire se complique…

— Vraiment, Bob, répondit une voix compassée, vous n’en finirez jamais avec vos histoires de femmes ! Eh bien ! je vous verrai à 14 heures.

Et ce fut tout. La vérité était qu’il s’agissait d’un code : « une jolie fille » signifiait que quelque chose de sérieux se tramait. Précaution explicable : à Ramat, la table d’écoute fonctionnait à merveille.

Rawlinson se sentit rassuré : il informerait son ami et de la cachette du trésor et que Joan l’ignorait – prudence élémentaire. Il préciserait que sa sœur allait partir par mer, avec escales, et qu’elle ne débarquerait pas en Angleterre avant quelque temps. D’ici là, la révolution aurait eu lieu avec des résultats encore imprévisibles. Ali Yusuf serait peut-être en Europe, ou mort… avec lui, Bob.

Un dernier coup d’œil sur la chambre, toujours en désordre, et, après avoir placé son message en évidence, Rawlinson sortit. Personne dans le corridor.

*

* *

La chambre voisine de celle de Joan Sutcliffe était dotée, elle, d’un petit balcon. À ce point de notre récit, la locataire s’en éloignait, un miroir dans une main. À la vérité, cette femme s’était avancée au-dehors dans le seul but d’éclairer son menton sur lequel un poil avait eu l’audace de pousser. Après l’avoir dûment arraché, elle avait soumis son visage à un examen méticuleux, à la faveur du soleil. Alors qu’elle se réjouissait du résultat, elle aperçut quelque chose qui l’intrigua. Placé dans un certain angle, son miroir reflétait la glace de l’armoire de la chambre contiguë et, dans cette glace, la femme aperçut, dos tourné, un homme dont les gestes lui parurent surprenants.

Tellement inattendue, cette vision que la curieuse demeura immobile, tout en prolongeant sa surveillance. Irritant de ne pouvoir comprendre ce qu’il faisait !

Certes, l’inconnu aurait pu repérer le miroir dans la glace, mais il fallait croire qu’il était trop absorbé pour lever la tête… une seconde fois.

Puis l’étrange visiteur avait écrit sur un bloc-notes. Ensuite, il sortit de la ligne de vision, mais la femme comprit qu’il téléphonait. Impossible de suivre la conversation ; cependant, elle semblait être sans importance. Enfin, l’observatrice entendit une porte se refermer.

Une courte attente et elle sortit dans le corridor où un domestique arabe époussetait on ne sait quoi avec nonchalance, puis disparut. Sans hésiter, la femme se dirigea vers la porte de la chambre voisine. Elle était fermée à clef, comme prévu. Une épingle à cheveux et la lame d’un petit couteau entrèrent en action. La dame paraissait experte en la matière !

Une fois dans la place et la porte soigneusement refermée, l’indélicate créature se saisit du message. L’enveloppe, à peine collée, s’ouvrit facilement, mais le texte fit froncer les sourcils à la lectrice : rien d’intéressant. Elle recachetait le tout, quand des voix s’élevèrent d’une terrasse, juste au-dessous de la fenêtre de la chambre. Elle reconnut celle de la locataire de celle-ci.

La femme se rapprocha de la fenêtre : Joan Sutcliffe, accompagnée de sa fille, Jennifer, d’une quinzaine d’années, accablait de reproches un Anglais qui paraissait très ennuyé, de fait, un des membres du Consulat britannique, venu pour lui conseiller de quitter le pays le plus rapidement possible.

— C’est absurde ! répétait Mrs Sutcliffe. Tout est calme et charmant. Encore une panique pour rien !

— Nous l’espérons, madame, mais nous avons de graves responsabilités…

Impatiente, Mrs Sutcliffe lui coupa la parole :

— Nous avons tellement de bagages, et nous devons partir, par mer, mercredi prochain. Le docteur m’a dit que la traversée ferait beaucoup de bien à Jennifer. Donc, je me refuse à prendre l’avion !

Le secrétaire se résigna à suggérer que l’avion ne les conduirait que jusqu’à Aden. Là, ces dames pourraient s’embarquer en toute sécurité.

— Et nos bagages ?

— Je m’en charge !

Résignée, Mrs Sutcliffe capitula :

— Dans ces conditions, soupira-t-elle, je suppose qu’il me faut préparer notre départ ?

— Sur-le-champ ! Ce serait préférable, madame.

Dans la chambre de Mrs Sutcliffe, l’inconnue s’éloigna de la fenêtre. Le temps de lire l’adresse indiquée sur une valise de la locataire et elle quitta rapidement la pièce. À ce moment, Mrs Sutcliffe sortait de l’ascenseur. Mais elle dut s’arrêter, car ayant grimpé l’escalier quatre à quatre, le réceptionniste se précipitait vers elle :

— Mes excuses, madame. J’ai omis de vous informer que votre frère, le capitaine d’aviation, est venu. Il s’est rendu dans votre chambre, mais il est reparti.

— Quel ennui ! dit Mrs Sutcliffe à sa fille. Je suppose que Bob, lui aussi, est pris de panique… Tiens, ma porte n’est pas fermée à clef. Encore une négligence de sa part !

— Oh ! un message, s’écria-t-elle, à la vue de l’enveloppe laissée sur une table.

Et elle prit connaissance du texte avant de s’exclamer presque avec joie :

— Du moins, Bob n’est-il pas un froussard ! Il paraît ne rien savoir de ce soi-disant danger. Enfin, il ne sera pas dit que je suis imprudente : aide moi à faire les valises. Sans doute, n’aurons-nous qu’à les vider, bientôt. Une révolution, quelle idiotie !

— Je n’ai jamais vu une révolution, dit Jennifer, toute pensive.

— Eh bien ! tu auras encore longtemps à attendre.

— Dommage ! murmura la jeune fille, visiblement déçue.

*

* *

Six semaines plus tard, un jeune homme frappait discrètement à la porte d’une chambre, dans le quartier de Bloomsbury[1]. Une petite chambre, en vérité. Un homme gras et entre deux âges somnolait sur une chaise. Son veston, fripé, était recouvert de cendres de cigare.

— Alors ? lança-t-il au nouveau venu, yeux à demi fermés.

Du colonel Pikeaway, on disait que ses yeux ne se fermaient ni ne s’ouvraient jamais complètement. D’autres affirmaient que Pikeaway n’était pas son vrai nom, et qu’il n’avait jamais été colonel. Mais les gens racontent tant de bobards !

— Edmonson, du F. O.[2], est ici, monsieur, annonça le jeune homme à mi-voix.

Pikeaway ne s’émut guère ; il donnait plutôt l’impression de s’endormir encore. Cependant, il murmura :

— Le troisième secrétaire de notre ambassade à Ramat, n’est-ce pas ?

— Exact !

— Je suppose qu’il me faut le recevoir, répondit-il sans le moindre enthousiasme.

Il prit une position plus normale et secoua une partie des cendres de son veston.

Le visiteur annoncé fit son entrée : M. Edmonson était blond, grand et habillé dans le style « correct » du F. O. et d’allure réservée, comme il convient dans la carrière.

— Colonel Pikeaway, je pense ? dit-il. J’ai été informé qu’un entretien avec vous serait peut-être opportun.

— Pas possible ! Eh bien ! c’est qu’ils doivent le croire. Veuillez vous asseoir.

Les yeux du colonel commençaient à se refermer, mais il fit un effort :

— Vous étiez à Ramat pendant la révolution ?

— Oui, et ce fut une très déplaisante affaire.

— Je m’en doute. Bob Rawlinson était de vos amis, je crois ?

— Exact.

— Et il est mort ?

— Oui, monsieur. Mais j’ignore si…

— Inutile de vous efforcer d’être discret ici. Nous savons tout. Ou nous faisons semblant. Donc, Rawlinson a pris l’envol avec Ali Yusuf dès le premier jour et l’on n’a plus entendu parler de l’avion. Il aurait pu atterrir sain et sauf, dans un endroit inaccessible, mais on a trouvé des débris dans les monts Avolez, ainsi que deux cadavres. La nouvelle sera communiquée à la presse demain seulement. Correct ?

Edmonson acquiesça, et Pikeaway reprit la parole :

— Du fait que l’appareil survolait de hautes montagnes, on peut penser à une tempête, mais impossible de ne pas exclure un sabotage. Une bombe à retardement, peut-être. L’enquête a déjà demandé un temps considérable, et elle n’est pas close.

— Tout cela est fort regrettable. Le prince Ali Yusuf eût fait un excellent cheik, acquis comme il l’était aux principes démocratiques.

— Ce qui a sans doute causé sa perte. Mais nous ne pouvons perdre notre temps à regretter un monarque. Il m’a été demandé de faire faire des recherches – certaines recherches. Et cela pour le compte des milieux intéressés. Étant entendu que le gouvernement de Sa Majesté est bien disposé à leur égard. Vous voyez ce que je veux dire ?

— On m’a fait une allusion à ce sujet, répondit Edmonson, avec peu d’empressement.

Pikeaway ne cilla pas :

— Peut-être savez-vous qu’aucun objet de valeur n’a été trouvé, tant sur les corps que parmi les débris de l’avion. Sans doute, les paysans ont-ils tout raflé, mais ils sont aussi peu communicatifs que les diplomates ! Au fait, qu’avez-vous appris ?

— Rien de spécial, répliqua Edmonson, piqué au vif.

— Vous n’avez pas entendu parler d’un certain petit paquet qu’on aurait dû découvrir, précisément ?… Alors pourquoi vous a-t-on dirigé vers moi ?

— J’ai été avisé que vous désireriez sans doute me poser des questions.

Les yeux de Pikeaway s’entrouvrirent davantage :

— Si j’en pose, il convient d’y répondre, reprit-il, froidement.

— Il faut le croire.

— Mais vous me semblez l’ignorer. Voyons, avant de s’envoler de Ramat, Rawlinson, ne vous a-t-il rien révélé ?

— À propos de quoi, monsieur ?

Cette fois, le colonel le dévisagea sans vergogne :

— Soit, lança-t-il. La discrétion d’usage, n’est-ce pas ? Mais, en l’occurrence, elle n’est pas de mise. Si vous ne savez pas ce à quoi je fais allusion, restons-en là. Nous verrons la suite. Elle peut ne pas vous plaire.

Impressionné, Edmonson se décida :

— Ce que je sais est vague. Bob et moi avions une sorte de code lorsque nous nous téléphonions. Parfois, mon ami me communiquait des informations utiles recueillies au palais et, d’autre part, je l’avisais de certaines choses.

— Et ?

— Le jour où la révolution éclata, il m’appela à l’ambassade. Nous convînmes de nous rencontrer à notre endroit habituel, mais l’émeute nous devança et la police barra la rue. Je ne pus rencontrer Bob, et, le même après-midi, il s’est enfui avec Ali.

— Aucune idée de l’endroit d’où il vous téléphonait ?

— Hélas !

— Regrettable. À propos, connaissez-vous Mrs Sutcliffe ?

— La sœur de Bob ? Je l’ai rencontrée, avec sa fille, mais nous ne nous fréquentions guère.

— Était-elle très liée avec son frère ?

Edmonson réfléchit avant de répondre :

— Je ne saurais l’affirmer. Elle était beaucoup plus âgée que lui, voyez-vous. Et Bob n’appréciait pas la compagnie de son beau-frère. « Le mari pompeux », l’appelait-il.

— Il ne se trompait pas. L’un de nos superindustriels, et Dieu sait s’ils sont ennuyeux ! Donc, vous n’avez pas l’impression que Rawlinson ait confié un secret important à sa sœur ?

— Difficile à répondre, mais j’en doute.

— Eh bien ! Mrs Sutcliffe et sa fille, après une longue croisière en Méditerranée, arrivent demain à Tilbury, par le paquebot Eastern Queen.

Pikeaway demeura silencieux un bon moment, tout en étudiant soigneusement son vis-à-vis. Puis, semblant avoir pris une décision, il tendit la main à Edmonson :

— Très aimable de votre part d’être venu !

— Je regrette de ne pas être en mesure de vous aider davantage.

Et il sortit. Aussitôt, le jeune homme qui avait annoncé le diplomate revint auprès de Pikeaway.

— J’ai été tenté de l’envoyer à Tilbury pour briser la nouvelle de la mort du frère, dit le colonel, mais je me suis ravisé. Trop guindé, ce garçon ! Je vais déléguer… Au fait, rappelez-moi son nom…

— Derek ?

— Oui. Commencez-vous à comprendre exactement ce que je fais ?

— J’essaie, monsieur.

— Ce n’est pas suffisant. Il faut y parvenir. Mais envoyez-moi Ronnie j’ai une mission pour lui.

*

* *

Selon toutes apparences, le colonel Pikeaway se préparait à sommeiller de nouveau, quand ledit Ronnie fit son apparition :

— Vous plairait-il de pénétrer dans une école de jeunes filles ? lui demanda Pikeaway, non sans ironie.

— De jeunes filles ! répéta Ronnie surpris. Je ne suppose pas que l’on y fabrique des bombes en classe de chimie ?

— Pas du tout le genre, Meadowbank est une école des plus considérées.

— Meadowbank ! Je ne comprends pas.

— Voici : la princesse Shaila, cousine germaine et seule parente directe du défunt prince Ali Yusuf, va devenir une élève de cette très distinguée maison. Auparavant elle était pensionnaire en Suisse.

— Et que devrai-je faire ? L’enlever ?

— Pas question, jeune homme ! Mais il se peut qu’elle attire prochainement l’attention sur elle. Oh ! sans le vouloir le moins du monde. J’attends de vous une surveillance discrète. Prévenez-moi des incidents qui peuvent survenir, entre autres si des amis plus ou moins désirables – à notre point de vue – se manifestent.

— Et comment exercer une surveillance dans la place ? Serai-je le professeur de dessin ?

— Nullement. Tous les professeurs appartiennent au sexe féminin. Je pense que vous serez… un jardinier.

— Pas possible ?

— Si. Me tromperais-je si j’affirmais que ce métier rentre dans vos cordes ?

— Non. J’ai même publié des chroniques dans la revue Mon Jardin, au temps de ma première jeunesse, s’entend.

— Je le savais. Mais cette fois, il ne s’agira pas d’écrire des phrases creuses. Il vous faudra cracher dans vos mains et manier la bêche, pour les ensemencements… et tout le reste. Le pourrez-vous ?

— N’ai-je pas fait tout cela dans le jardin de ma mère ?

— Parfait. Car on a besoin d’un aide-jardinier à Meadowbank. Je vais vous fournir des certificats élogieux et l’on vous engagera certainement. À propos, si des jeunesses s’avisent de rôder autour de vous… oui, des élèves trop curieuses ou inspirées par vos attraits, gardez-vous de les encourager. Je n’entends pas qu’on vous flanque à la porte, trop tôt s’entend.

Ronnie esquissait déjà un sourire, mais Pikeaway reprit :

— Et quel nom allons-nous vous donner ?

— Eden[3], dans ce cas particulier.

— Votre humour n’est pas de mise. Vous serez Adam Goodman[4] ; voilà qui convient ! Et filez maintenant ; je ne veux pas faire attendre Robinson. Il doit être arrivé.

Ronnie s’étonna :

— Robinson ? Est-il dans l’affaire, lui aussi ?

— Je ne me répète jamais.

Une sonnerie discrète se fit entendre.

— Ah ! on l’annonce, murmura le colonel. Toujours exact, Robinson !

— Qui est-il, exactement ? demanda Ronnie, intrigué. J’entends quel est son vrai nom ?

— Robinson, ai-je dit. C’est tout ce que je sais, et personne ne peut en dire davantage.

*

* *

L’homme qui fut introduit ne donnait nullement l’impression de s’appeler Robinson. Son nom eût pu être Demetrios, Isaactein ou Perenna, rien ne permettant de discerner qu’il fût grec, israélite ou espagnol. Mais on ne pouvait pas le supposer britannique, bien qu’il n’y eût aucun accent dans son anglais.

Il offrait une certaine corpulence, un visage tirant sur le jaune, avec de grands yeux noirs et tristes, un front large, une bouche assez grande, aux dents éblouissantes. Il était habillé avec recherche et ses mains fines parfaitement soignées.

Les politesses qu’il échangea avec Pikeaway faisaient penser à la rencontre de deux monarques. Puis M. Robinson ayant accepté un cigare, le colonel en vint à un sujet plus précis :

— Très aimable à vous de bien vouloir nous aider.

Lentement, M. Robinson huma la fumée de son cigare avant de répondre :

— La moindre des choses, cher ami. Je connais beaucoup de monde et l’on me fait des confidences. Pourquoi, je ne saurais le dire.

Pikeaway ignora cette modestie :

— Je me doute que vous avez appris la découverte de l’avion du prince Ali Yusuf…

— Mercredi dernier. Le pilote était le jeune Rawlinson. Une dangereuse entreprise, en vérité. Mais la responsabilité du désastre n’incombe pas au pilote : l’appareil avait été saboté par un mécanicien. Un soi-disant homme de confiance. Sous le nouveau régime, il remplit d’importantes fonctions.

— Ainsi, il s’agit vraiment d’un sabotage. Nous n’en étions pas certains. Triste histoire !

— Certes. Toutefois, je ne suppose pas que nous sommes réunis pour parler du… passé. Ce qui nous intéresse, à des titres différents peut-être, c’est ce que le défunt monarque a laissé derrière lui.

— C’est-à-dire… ?

M. Robinson haussa les épaules :

— Un substantiel compte en banque à Genève, un crédit moins important à Londres, des propriétés considérables dans son pays, lesquelles ont été naturellement partagées entre les vainqueurs – non sans disputes – et, finalement, une… petite chose, toute personnelle.

— Petite, dites-vous ?

— J’entends, sur le plan du volume. Une chose qu’on peut porter sur soi.

— Cependant on n’a rien trouvé, paraît-il, dans les vêtements du prince.

— Explicable. Le prince avait confié l’objet à Rawlinson.

— En êtes-vous certain ? demanda le colonel, avec une certaine vivacité.

— Le fait est qu’on ne peut être sûr de rien, répondit M. Robinson, comme pour s’excuser. Dans un palais, on raconte beaucoup d’histoires, et toutes ne peuvent être vraies. Mais, dans ce cas, les rumeurs se sont répétées.

— Soit, mais absolument rien sur Rawlinson.

— Devons-nous en déduire que l’objet a été emporté au-dehors de Ramat par une autre personne, ou grâce à un quelconque subterfuge ?

— Avez-vous une idée à ce sujet ?

— Apres avoir reçu les bijoux – appelons les choses par leur nom — Rawlinson s’est rendu dans un petit café, mais il n’a parlé à personne, et aucun consommateur ne s’est préoccupé de lui. Ensuite, il est allé au Ritz Hôtel. En l’absence de sa sœur, il a jugé bon de monter dans sa chambre, où il est resté pendant une vingtaine de minutes. Du Ritz, il a gagné une banque où il a encaissé un chèque. Quand il en est sorti, l’émeute avait commencé, mais Rawlinson put se rendre à l’aérodrome avec Achmed, son aide.

— Ensuite ?

— Comme convenu, semble-t-il, Ali Yusuf quitta le palais en voiture, soi-disant pour inspecter la construction d’une route, prétexte pour rejoindre Rawlinson, et lui exprimer son désir de survoler les travaux. De fait, l’envol eut lieu, mais l’avion disparut.

— Vos déductions sur l’ensemble de l’affaire ?

— Les mêmes que les vôtres, probablement. Pourquoi Rawlinson est-il resté vingt minutes dans la chambre de sa sœur, absente, alors qu’il savait qu’elle ne reviendrait pas avant la tombée du jour ? Il a laissé un message d’une telle brièveté que deux ou trois minutes auraient dû suffire. Qu’a-t-il fait le reste du temps ?

— Me donnez-vous à entendre qu’il a pu cacher les bijoux dans un endroit approprié, plus exactement dans les bagages de sa sœur ?

— Tout porte à le croire, ne pensez-vous pas ? Le jour même, Mrs Sutcliffe a été évacuée avec d’autres ressortissants britanniques. Elle a quitté l’avion à Aden, avec sa fille, et débarque à Tilbury demain.

— Je le sais, et nous la protégerons.

— Excellente idée, car si elle est en possession des bijoux, elle courra un danger.

M. Robinson cligna des paupières avant d’ajouter :

— J’ai tellement horreur de la violence.

— Vous estimez vraiment que… ?

— Différents clans s’intéressent à l’affaire. Des gens peu désirables…

— Je m’en doute.

— Et, naturellement, ils complotent les uns contre les autres. Ce qui complique tout.

— Concevable. Et… avez-vous un intérêt personnel dans cette affaire ?

Bien que la question eût été posée sur un ton discret, M. Robinson parut un tantinet choqué :

— Je représente un groupe, répondit-il, néanmoins. Et plusieurs des pierres précieuses en question ont été cédées par lui à l’Altesse défunte, à un prix raisonnable, bien entendu. Une raison pour moi de m’intéresser à leur sort. Dois-je ajouter que ce souci eût été approuvé par le malheureux monarque ? Il me déplairait d’en dire davantage. Le sujet est tellement délicat. À propos, savez-vous par hasard qui occupait, au Ritz, la chambre voisine de celle de Mrs Sutcliffe ?

Pikeaway sembla rassembler ses souvenirs avant de répondre :

— Voyons… Ah ! à gauche de cette chambre, résidait, à l’époque, une certaine Angélica de Toredo, une danseuse espagnole engagée dans un cabaret de Ramat. Peut-être n’était-elle pas strictement espagnole, et, de surcroît, ballerine de talent. En revanche, très prisée de la clientèle. De l’autre côté, à droite, se trouvaient un groupe d’institutrices.

M. Robinson eut un large sourire :

— Vous ne changerez pas ! Je viens vers vous pour apporter des renseignements, mais vous les avez déjà obtenus.

— N’exagérons rien !

— Entre nous, vous et moi, sommes au courant de beaucoup de choses.

Leurs regards se croisèrent.

— Du moins, monsieur Robinson, ai-je l’impression que, dans ce cas, nous en savons assez. Pour le moment, du moins…

*

* *

— Vraiment ! s’écria Mrs Sutcliffe, en s’éloignant de la fenêtre de sa chambre d’hôtel, je ne comprendrai jamais pourquoi il pleut à chacun de mes retours en Angleterre. C’est tellement déprimant !

— Pour ma part, répliqua Jennifer, il me plaît d’être de nouveau dans notre pays. Du moins, entend-on parler anglais et, bientôt, on va nous servir un thé délicieux, avec tout ce qui s’ensuit.

— Que vous êtes insulaire, chérie ! Ce n’était vraiment pas la peine de vous avoir fait faire tout ce voyage dans le golfe Persique pour vous entendre parler ainsi.

— Je ne m’en plains pas, mais je suis heureuse d’être ici.

— Soit, mais il me faut compter nos bagages. Depuis la guerre, les gens sont devenus tellement malhonnêtes ! Je suis certaine que si j’avais été distraite, un homme se serait emparé de mon sac vert, à Tilbury et un autre rôdait autour des valises. Je l’ai revu dans le train. Ces individus profitent de la fatigue ou du mal de mer des passagers pour les voler.

— Oh ! maman, vous pensez toujours qu’on ne rencontre que des bandits !

— Il y en a beaucoup !

— Pas en Angleterre !

— En Angleterre ?… Mais c’est pire. D’un Arabe, ou de n’importe quel étranger, on s’attend à tout, mais ici, on ne se méfie plus et les gredins en profitent… Maintenant, vérifions : la grande valise rouge, et la noire… sans oublier les deux marron et le sac vert… Ah ! les clubs de golf, les raquettes de tennis… Voici les trois autres sacs, et la petite caisse en métal achetée en cours de route, soit… quatorze objets au total… Parfait !

— J’ai faim ! s’écria Jennifer.

— Alors, allez prendre le thé en bas. Je vais me reposer… Et votre père qui n’est pas venu ! Insensée cette réunion de directeurs juste pour notre arrivée !

Jennifer s’empressa de sortir. Soudain, le téléphone retentit :

— Allo !… Oui, elle-même à l’appareil, répondit Mrs Sutcliffe. Un moment, je vous prie.

On venait de frapper à la porte.

— Entrez !

Un jeune homme « en bleus » fit son apparition, portant une boîte d’outils :

— Excusez. Je suis l’électricien de l’hôtel. On vient de me dire de vérifier les fils. Le précédent locataire s’était plaint de la lumière. Puis-je aller dans la salle de bains ?

— Faites votre travail, répondit Mrs Sutcliffe.

Puis elle revint au téléphone :

— Je m’excuse. Que désirez-vous ?

— Veuillez m’excuser, mais je désirerais vous voir. C’est au sujet de votre frère.

— De Bob ? Avez-vous des nouvelles ?

— Oui.

— Alors, je vous attends dans ma chambre troisième étage, numéro 110.

Front plissé, elle s’assit sur son lit. Qu’était-il arrivé à Bob ? Déjà, elle se doutait d’un malheur.

Un coup discret à la porte, puis un jeune homme pénétra lentement dans la chambre. L’expression de son visage ne laissait guère de doute.

— Je me nomme Derek O’Connor, et appartiens au Foreign Office, dit le nouveau venu.

— Est-il mort ? demanda aussitôt la sœur du pilote.

Derek inclina la tête avant de répondre :

— Le prince Ali Yusuf était dans son avion quand celui-ci s’est écrasé sur une montagne.

Un léger tressaillement et Mrs Sutcliffe s’exclama :

— Pourquoi ne m’a-t-on pas avisée par radio, à bord du paquebot ?

— Aucune information précise n’avait été encore reçue. On savait seulement que l’appareil était porté manquant et un espoir restait. Depuis, les débris ont été retrouvés. Peut-être la certitude que votre frère n’a pas souffert sera-t-elle une atténuation…

— Cette issue fatale ne me surprend guère, coupa Mrs Sutcliffe.

Sa voix avait tendance à trembler, mais la sœur de Rawlinson se maîtrisait. « Une femme de cran », pensait son interlocuteur. Déjà, elle avait repris la parole :

— Je savais que Bob mourrait jeune. Il était si imprudent, ne cessant de faire des essais. Du moins, me l’a-t-on dit, car je ne l’ai guère vu au cours des dernières années.

Une larme tomba sur son corsage ; Mrs Sutcliffe se raidit :

— Un choc pour moi, et je m’excuse. Du moins est-il certain que mon frère ne pouvait éviter d’aider le cheik. Une autre attitude m’eût déçue. Et je suis sûre que l’accident n’est pas dû à une faute de sa part !

— Exact, madame. La tentative comportait des risques énormes, mais votre frère n’a pas hésité.

— Je comprends, et merci pour votre visite.

Un court silence et O’Connor posa une question :

— M’est-il permis de vous demander si votre frère ne vous a pas confié un quelconque objet, à seule fin que vous le rameniez en Angleterre ?

— Non. Pourquoi pensez-vous qu’il aurait agi de la sorte ?

— Nous avons l’impression qu’il eût pu en être ainsi car il est venu à votre hôtel, juste avant le début de la révolution.

— Je le sais. Il a même laissé un message. Mais sans importance : il m’invitait à une partie de golf ou de tennis. Tout porte à croire qu’à ce moment il ignorait encore qu’il aurait à évacuer le cheik un peu plus tard.

— C’est tout ?

— Le message ?… Oui.

— L’avez-vous conservé ?

— Pour quelle raison ? Il était tellement banal que je l’ai déchiré.

— Évidemment. Toutefois, je me demande si…

— Si… ? répéta Mrs Sutcliffe, agacée.

— Eh bien ! s’il n’y avait pas autre chose dans le message ? Tout compte fait, l’encre invisible existe.

— Invisible !… Vous ne faites certainement pas allusion à cette sorte de produit chimique qu’on mentionne dans les romans d’espionnage !

Apparemment, la sœur de Bob Rawlinson n’appréciait pas le tour pris par la conversation. Vulgaire ! pensait-elle.

— Je crains que si, répondit O’Connor, comme pour s’excuser.

— Ridicule ! Je suis certaine que Bob n’a jamais eu l’idée d’avoir recours à un tel procédé. Il était trop honnête…

De nouveau, une larme coula sur ses joues :

— Oh ! où est mon sac à main ? Il me faut un mouchoir… J’ai dû le laisser dans la salle de bains…

— Je vais aller le chercher.

Déjà, il avait franchi le seuil de la porte de communication, quand il s’arrêta net ; un homme en bleus qui était penché sur une valise se redressa brusquement.

— Je suis l’électricien ! dit-il rapidement. Une réparation urgente.

O’Connor appuya sur un bouton et la pièce s’illumina.

— L’éclairage est normal pourtant, s’étonna-t-il.

— J’ai tout remis en ordre, répondit l’autre, avant de ramasser ses outils et de sortir en vitesse.

Après s’être saisi du sac à main, O’Connor se dirigea vers le téléphone :

— Ici, la chambre n°110. Avez-vous envoyé un électricien faire une réparation ?… J’attends… Non ? Personne n’a été chargé de quoi que ce soit ?… Inutile, aucune panne.

Mrs Sutcliffe s’inquiétait :

— Un voleur, alors ?

— Peut-être.

Affolée, elle inspecta son sac, puis poussa un soupir de soulagement :

— Rien ne manque. Les billets de banque sont intacts.

Cependant, O’Connor semblait préoccupé :

— Êtes-vous absolument certaine, madame, que votre frère n’a rien laissé, outre le message… Par exemple un petit paquet à emporter ?

— Aucun doute !

— Autre possibilité : il a pu dissimuler à votre insu quelque chose dans l’une de vos valises.

— Insensé ! Qu’avait-il à chercher ?

— Il est possible que le prince Ali Yusuf lui ait confié un objet, précieux entre tous, et que Bob Rawlinson ait jugé qu’il serait plus en sécurité dans vos bagages que sur lui.

— Voilà qui me dépasse !

— Quoi qu’il en soit, voulez-vous que nous déballions vos affaires ?

— Vider tout ? demanda Mrs Sutcliffe, affolée.

— Je sais que ce travail est horripilant, mais le résultat peut avoir une grande importance. Et n’ayez aucune crainte, nous remettrons tout en ordre : ma mère disait que je suis le plus ordonné des hommes.

Son charme opérait. Déjà Mrs Sutcliffe se résignait :

— Si la chose est tellement utile, murmura-t-elle.

Derek O’Connor n’hésita plus :

— Alors commençons, conclut-il, tout souriant.

*

* *

Trois quarts d’heure plus tard, Jennifer revint de son thé. Un regard dans la chambre et la surprise fit sursauter la jeune fille.

— Oh ! maman, qu’avez-vous donc fait ?

— Déballé les valises ; ne le voyez-vous pas ? Et, maintenant, nous rangeons le tout. Oh ! J’oubliais. Monsieur O’Connor, voici ma fille, Jennifer.

— Et pourquoi tout ce travail ? reprit celle-ci.

— Il paraîtrait que votre oncle Bob a déposé quelque chose dans nos bagages. Je ne suppose pas qu’il vous ait confié quoi que ce soit ?

— À moi ? Comment l’aurait-il pu ? Mais vous avez également ouvert ma valise personnelle ?

— Tout, répondit gaiement O’Connor. Et, comme nous n’avons rien trouvé, nous remballons. À propos, madame Sutcliffe, je pense que vous devriez vous réconforter. Puis-je commander un thé ou un brandy-soda ?

Il se dirigea vers le téléphone.

— Alors, une tasse de thé, dit Mrs Sutcliffe.

Le thé commandé, O’Connor acheva les rangements avec une dextérité qui émerveilla la sœur de Bob Rawlinson.

— Votre mère avait raison, dit-elle.

— Oh ! mon souci de l’ordre ne lui a pas échappé.

À la vérité, sa mère était morte depuis de nombreuses années, et son adresse à manier le contenu des valises avait été acquise exclusivement au service du colonel Pikeaway.

Son travail enfin terminé, O’Connor toussota avant de s’adresser de nouveau à Mrs Sutcliffe :

— Il y a encore un point sur lequel je désirerais attirer votre attention : soyez très prudente, madame, au cours de vos allées et venues.

— Prudente ? Que voulez-vous dire exactement ?

O’Connor ne tenait pas à donner trop de précisions :

— Les révolutions ont parfois des ramifications à l’extérieur. Vous proposez-vous de rester à Londres pendant un certain temps ?

— Non. Nous partons pour la campagne dès demain. Mon mari viendra nous chercher.

— Voilà qui est parfait ! Mais ne prenez aucun risque inutile. Si quoi que ce soit sortant de l’ordinaire attire votre attention, n’hésitez pas à téléphoner sur-le-champ à 999.

— Oh ! s’écria Jennifer, ravie : 999 ! J’ai toujours eu envie d’appeler un numéro de ce genre !

— Ne soyez pas aussi sotte, coupa sa mère.

*

* *

Extrait d’un journal local :

« Hier, un individu nommé Andrew Bail a comparu devant le juge du district sous l’inculpation d’effraction chez Mr Henry Sutcliffe, dans l’intention de cambrioler. En particulier, la chambre de Mrs Sutcliffe a été mise en piteux état, pendant que les membres de la famille étaient au service religieux du dimanche. Occupés à préparer le déjeuner, les domestiques n’ont rien entendu. L’homme a été appréhendé, alors qu’il s’enfuyait. Selon toutes apparences, il a été pris de panique pour un quelconque motif, car il ne s’est emparé de rien. Interrogé, Andrew Bail a déclaré être sans travail. À noter que les bijoux de Mrs Sutcliffe sont déposés dans une banque. »

— Je vous ai déjà dit que la fenêtre du salon devrait être consolidée, dit Mr Sutcliffe à sa femme après cet accident.

Mrs Sutcliffe fronçait déjà les sourcils, quand Jennifer intervint :

— Je ne comprends pas comment la police a pu se douter qu’on essayait de nous cambrioler, et arriver juste à temps pour arrêter le coupable.

— Il semble extraordinaire qu’il n’ait rien emporté, ajouta Mrs Sutcliffe.

— En êtes-vous tout à fait sûre, Joan ? intervint son mari.

— Le désordre, dans ma chambre, était tel – tous les tiroirs sortis et renversés – qu’il m’a fallu un certain temps avant de m’en convaincre. Toutefois, je n’ai pas retrouvé mon écharpe rouge.

— Je m’excuse, maman. Je l’avais prise à bord du paquebot, et le vent l’a emportée, admit Jennifer.

Sa mère se disposait à prononcer des paroles peu amènes, mais Jennifer sut parer l’offensive :

— Au fait, je n’aime guère aller à Meadowbank. Une de mes amies y a été pensionnaire, et cela lui a fort déplu. On vous apprend à monter dans une Rolls-Royce, ou à en sortir, et comment se comporter si l’on est invité à déjeuner à Buckingham Palace.

— Il suffit, coupa Mrs Sutcliffe. Ignorez-vous qu’on n’admet pas n’importe qui à Meadowbank ? Seules la situation de votre père et la recommandation de votre tante Rosamonde ont facilité l’agrément de la directrice, miss Bulstrode. Et s’il advient que vous soyez invitée à déjeuner avec la reine, du moins saurez-vous comment vous conduire.

*

* *

Dès que Andrew Bail, sans domicile fixe, eut été condamné à trois mois de prison pour violation de domicile, Dereck O’Connor, qui avait discrètement assisté aux débats, s’empressa d’appeler un certain numéro :

— On n’a rien trouvé sur lui, quand nous l’avons appréhendé, après lui avoir laissé tout le temps voulu. Il doit s’agir d’un gars du groupe Gecko. Le genre de types qu’ils emploient pour cette sorte de travail. Peu de cervelle, mais consciencieux dans leurs missions.

— Et il a accepté sa condamnation, comme un agneau ? demanda le colonel Pikeaway, qui, à l’autre bout du fil, grimaçait un sourire.

— Exact, reprit Derek. L’attitude d’un stupide garçon, coincé dans une impasse. On ne l’associerait jamais à un exploit digne de ce nom.

— Et il n’a rien découvert ? Et vous pas davantage ?… Dans ces conditions, il semble que nous nous trompons en supposant que l’objet recherché a été caché par Rawlinson dans les affaires de sa sœur. Qu’en pensez-vous ?

— D’autres semblent le croire également.

— Trop ouvertement ; peut-être voulait-on nous appâter !

— Hum ! Voyez-vous d’autres possibilités ?

— Beaucoup ! L’objet peut être encore à Ramat, caché quelque part dans le Ritz Hôtel même. Autre version : Rawlinson l’a confié à quelqu’un en se rendant à l’aérodrome. Ou, à en croire une allusion de Mr Robinson, une femme s’en est emparé… Enfin, ne sachant pas qu’elle le détenait, Mrs Sutcliffe l’a peut-être jeté à la mer avec un quoi que ce soit dont elle n’avait plus besoin… Et cela vaudrait peut-être mieux pour tous.

— Mais il s’agit d’une véritable fortune !

— Croyez-vous que la vie humaine ne représente rien ?

*

* *

Lettre de Julia Upjohn à sa mère :

Je suis déjà habituée à Meadowbank. Une nouvelle, Jennifer, est devenue ma camarade, et nous jouons beaucoup au tennis. Elle éprouve quelque difficulté, car sa raquette, dit-elle, s’est gondolée en mer. Là-bas, à Ramat, elle a failli assister à une révolution ; on l’a conduite, avec sa mère, à l’ambassade britannique ; puis, elles ont pris l’avion, et ensuite le paquebot.

Sous les apparences d’une colombe, miss Bulstrode, notre directrice, sait être sévère. Nous l’appelons le taureau. Le professeur de littérature, miss Rich, est terrifiante : quand elle nous lit du Shakespeare, nous frissonnons toutes, sauf Jennifer, que rien ne semble affecter.

Le cours de français est fait par Mlle Blanche ; elle ne paraît pas avoir beaucoup d’ordre. Insupportable est le professeur de gymnastique, une certaine miss Springer : elle est rousse, et a une odeur quand il fait chaud.

Miss Chadwick enseigne les mathématiques ; elle est avenante. L’histoire et l’allemand incombent à miss Vansittart ; elle est en quelque sorte l’adjointe de miss Bulstrode.

Il y a beaucoup d’étrangères parmi nous, entre autres deux Italiennes, une Allemande, une Suédoise, et une princesse, mi-turque, mi-iranienne, qui affirme qu’elle aurait épousé le cheik Ali Yusuf, s’il n’avait pas été tué en avion. Jennifer, qui semble tout savoir, affirme qu’elle ment, car le cheik aimait quelqu’un d’autre. Quelle histoire !

Je suppose que vous allez bientôt partir en voyage. N’oubliez pas votre passeport, comme cela fut le cas, la dernière fois…

Lettre de Jennifer à sa mère :

Je me plais mieux à Meadowbank que je ne l’aurais cru. Le temps est splendide. Au fait, pourrais-je avoir une nouvelle raquette de tennis ? Plusieurs d’entre nous iront à Londres demain pour voir un ballet. La nourriture, ici, est un régal.

Vous a-t-on cambriolés de nouveau ?

Lettre de Margaret Gore West à sa mère :

Peu de nouvelles. Le bruit court que miss Bulstrode va prendre sa retraite, et que miss Vansittart la remplacera ; miss Chadwick, à qui j’ai posé la question, m’a répondu, non sans vivacité, que c’était faux, et que je ferais mieux de ne pas écouter les potins…

Miss Rich est toujours aussi charmante, mais on n’aime guère le nouveau professeur de gymnastique, miss Springer…

Lettre d’Ann Shapland, secrétaire de miss Bulstrode, à Dennis Rathbone :

Je n’aurai pas un moment de libre avant la troisième semaine du trimestre. Il me serait très agréable de déjeuner avec vous, mais il faudrait choisir un samedi, ou un dimanche. Je vous aviserai en temps voulu. Travailler dans une école me plaît assez, mais, Dieu merci ! je ne suis pas institutrice, j’en deviendrais folle.

Lettre de miss Johnson, surveillante générale, à sa sœur :

Guère de changements à Meadowbank. Le parc est splendide, et nous avons un nouveau jardinier qui aide Briggs. Un jeune homme bien proportionné. Dommage, car les filles sont parfois stupides.

Lettre de Mlle Blanche, professeur de français, à René Dupont, P. R. à Bordeaux :

Tout se déroule normalement ici ; cependant, je ne puis dire que je m’amuse beaucoup. Les élèves ne sont ni plaisantes, ni bien élevées. Mais je préfère ne pas me plaindre à miss Bulstrode. Avec une telle femme, il convient d’être sur ses gardes.

Lettre de miss Vansittart, professeur d’histoire et d’allemand, à une amie :

Bon début de trimestre. Dans l’ensemble, les pensionnaires sont plaisantes. Shaila, notre petite princesse orientale, est portée à manquer d’assiduité, mais je suppose qu’il fallait s’y attendre. Du moins, est-elle agréable à fréquenter.

Le nouveau professeur de gymnastique, miss Springer, est loin d’être populaire. Elle est trop curieuse. Si Mlle Blanche, chargée du français, paraît aimable, en revanche elle ne vaut pas celle qui l’a précédée.

Miss Bulstrode n’a rien dit de définitif concernant l’avenir, mais son comportement donne à penser qu’elle a pris une décision. Meadowbank est vraiment un succès, et je serai libre d’en continuer les traditions…

Lettre d’Adam Goodman au colonel Pikeaway, transmise par les voies habituelles :

Du moins, puis-je parler d’un homme en périlleuse posture ! Je suis le seul mâle digne de ce nom au milieu de quelque cent quatre-vingt-dix représentantes du beau sexe !

Son Altesse Shaila est arrivée selon le rite : une Cadillac bleu pastel, un officiel en costume oriental… et tout le reste. Le lendemain, je l’ai à peine reconnue, dans l’uniforme de la pension. Aucune difficulté à nouer des relations amicales avec elle. Déjà, elle me demandait le nom de certaines fleurs, quand une Gorgone au visage rempli de taches de rousseur a surgi et, d’une voix pointue, lui a ordonné de s’éloigner. Ce qui ne fut pas facilement accepté. Je sais que les jeunes Orientales obéissent spontanément, mais celle-là doit déjà avoir acquis une certaine expérience du monde ; en Suisse, paraît-il.

La princesse enfin partie, la Gorgone – miss Springer – m’a passé un savon : le personnel du jardin ne devait pas parler aux élèves, etc. Sans doute sous l’effet de mon charme personnel, elle s’est calmée. Même, elle a fini par minauder. Ah ! les femmes !

Moins de succès avec la secrétaire de miss Bulstrode, miss Shapland. Une de ces provinciales affectées ! Le professeur de français semble mieux disposée à… coopérer. Sainte Ni-touche, et… fureteuse, cependant. En outre, un vieux cheval de guerre, appelé miss Chadwick, me jette parfois des regards qu’on pourrait qualifier de circonspects. Aussi suis-je sur mes gardes.

Mon chef, le vieux Briggs, est un homme bourru. Sa conversation porte exclusivement sur les beaux jours du passé. Il se plaint de tout, et des gens en particulier, mais éprouve du respect pour miss Bulstrode. Moi, également. Toutefois, j’ai eu, un moment, l’horrible impression qu’elle savait tout de ma modeste personne. Ses yeux semblent vous transpercer.

Jusqu’à présent, aucun signe de quoi que ce soit de sinistre – mais ne vit-on pas dans l’espoir…

*

* *

La routine à Meadowbank. Ce jour-là, dans la salle privée des professeurs, les deux « nouvelles » répondaient aux questions posées par leurs collègues : d’abord, Mlle Blanche. Était-elle déjà venue en Angleterre ? Dans quelle partie de la France était-elle née ?

Mlle Blanche donna quelques explications. Poliment, mais avec une certaine réserve. Au contraire de miss Springer qui se montra plus empressée, s’exprimant avec emphase. On eût cru, même, assister à une conférence. Sujet : la perfection de l’intéressée, sur le plan professionnel. Miss Springer n’étant pas perspicace, l’humeur rétive de l’auditoire lui échappait :

— Il faut s’attendre à l’ingratitude, disait-elle, sa voix s’enflant au fur et à mesure. L’ennui est que les gens sont si lâches qu’ils évitent de faire face aux faits. Ce dont j’ai horreur, car je vais droit au but, et, souvent, j’ai déterré un scandale plus que déplaisant.

Elle rit à pleine gorge avant d’ajouter :

— Vous seriez surprises si je vous révélais quelques-unes des histoires que j’ai découvertes, à propos de personnes qu’on croyait irréprochables !

— Et tout cela vous faisait plaisir, n’est-ce pas ? demanda Mlle Blanche, un peu ironique.

— Non, naturellement ; en revanche, j’avais la satisfaction de remplir un devoir. Mais on ne m’a pas approuvée. Aussi donnai-je ma démission, en signe de protestation.

Elle jeta un regard autour d’elle, et rit de nouveau :

— J’espère que personne, ici, n’a un poids sur la conscience ?

Aucune de ses collègues ne goûta la plaisanterie, mais miss Springer n’est pas femme à l’avoir remarqué.

*

* *

Miss Bulstrode venait de recevoir miss Johnson, et l’entretien avait failli la faire sourire : la surveillante générale n’avait-elle pas découvert que Shaila portait une sorte de corset apparemment destiné à hausser une gorge, par ailleurs menue ? « À quinze ans ! » s’était indignée miss Johnson.

Convoquée, la « coupable » répondit prestement qu’à son âge, elle entendait se montrer telle qu’elle était, en réalité, c’est-à-dire une femme. Un coup d’œil permit à miss Bulstrode de constater que sa pensionnaire était, en effet, sortie de l’adolescence. « Les Orientales sont précoces », pensa-t-elle. Toutefois, elle interdit à Shaila le port de l’objet incriminé.

Après son départ, miss Johnson s’exclama :

— Que ne suit-elle l’exemple de Julia Upjohn, si réservée !

— Si toutes les pensionnaires imitaient Julia, la pension serait bien monotone ! répliqua miss Bulstrode, à la stupéfaction de son interlocutrice.

« Monotone… » se répéta miss Bulstrode, restée seule. De toute évidence, ce qualificatif ne pouvait s’appliquer à Meadowbank. On avait dû faire face à tant de difficultés, de crises inattendues ! Mais, chaque fois, le doigté et l’autorité de la directrice s’étaient affirmés à plein. Quelle vie excitante ! Même maintenant, et bien qu’elle y soit résignée, miss Bulstrode ne désirait vraiment pas prendre sa retraite.

N’était-elle pas en excellente santé, presque aussi alerte qu’à l’époque où, avec Chaddy – miss Chadwick – elle ouvrit Meadowbank, avec quelques élèves seulement ?

Ayant l’audace voulue, miss Bulstrode n’hésita jamais à innover, et le résultat dépassa toutes espérances.

Résultat sur le plan matériel : les deux amies étaient déjà assurées d’un solide revenu pour leurs vieux jours. Cependant, miss Bulstrode se demandait si son associée pensait également à prendre sa retraite. Probablement que non : l’école était son foyer, en quelque sorte, et elle servirait le successeur, de toutes ses forces.

Mais ce successeur, il fallait le trouver. D’abord, une collaboratrice qui serait mise au courant, puis resterait seule. Savoir choisir le moment du départ était capital : partir avant que les capacités s’amenuisent, que l’autorité se relâche, ou qu’une certaine répugnance à poursuivre la tâche se fasse sentir…

Miss Bulstrode soupira, puis appela miss Shapland pour lui dicter le courrier. Cela fait, elle interpella sa secrétaire :

— Écrire des lettres aux parents, voilà qui équivaut à nourrir des chiots : lancer des platitudes apaisantes dans leurs bouches en attente.

Ann Shapland sourit, miss Bulstrode la regarda avec intérêt :

— Au fait, pour quelle raison avez-vous choisi le secrétariat ?

— Je ne saurais le dire exactement. Aucun goût particulier pour une quelconque profession, et le secrétariat n’est-il pas l’emploi vers lequel on glisse presque inévitablement ?

— Vous ne le trouvez pas monotone ?

— Je suppose que la chance m’a favorisée. J’ai déjà eu un certain nombre de postes intéressants. Même auprès d’une actrice connue.

Elle sourit de nouveau, à ce souvenir.

— Toujours changer de place ! Au jour le jour semble être votre devise, à vous, les jeunes, remarqua miss Bulstrode sur un ton légèrement réprobateur.

— La vérité est qu’il m’est impossible de rester longtemps au même endroit. Ma mère est invalide et, de temps à autre, je dois la rejoindre pour l’aider.

— Je comprends.

— Toutefois, je crains, que, de toute façon, il me faudrait varier ; l’esprit de continuité me fait défaut, et changer de cadre atténue la monotonie.

— La monotonie…, murmura miss Bulstrode, frappée par ce mot qui lui avait déjà traversé l’esprit.

La secrétaire la regarda avec surprise.

— Ignorez ce réflexe, reprit miss Bulstrode. Il semble, parfois, qu’un mot particulier vous vienne toujours à l’esprit… Et… désireriez-vous être une institutrice ?

— Je crois que cela ne me plairait nullement.

— Pourquoi ?

Anna paraissait atterrée.

— Enseigner n’est nullement ennuyeux, répondit miss Bulstrode avec vivacité. Même, c’est peut-être la profession la plus captivante au monde. Pour ma part, je la regretterai terriblement, quand je me retirerai.

— Comment ?… Pensez-vous vraiment à prendre votre retraite ?

— Oui, j’y suis décidée. Oh ! pas avant un an ou deux.

— Mais… pour quelle raison ?

— Parce que j’ai donné le meilleur de moi-même à l’école, que cela m’a valu les plus grandes joies, et que j’entends rester sur cette impression. Celle du summum.

— L’école continuera ?…

— Certainement. J’aurai un parfait successeur.

— Miss Vansittart, je suppose ?

— Ainsi, vous l’avez désignée d’autorité ?

La directrice lança un regard inquisiteur, avant d’ajouter :

— Voilà qui est intéressant.

— Oh ! j’ai simplement entendu les propos du personnel à ce sujet. Mon impression est qu’elle remplira ses fonctions au mieux. Exactement dans votre tradition. Elle a une personnalité, de la prestance, sans oublier une certaine élégance. J’imagine que c’est important. Et elle saura sauvegarder l’œuvre accomplie, conclut la secrétaire, qui prit congé.

« Est-ce bien ce que je désire ? se dit miss Bulstrode, une fois seule. Maintenir ce qui a été fait ? Peut-être Eleanor s’en contentera-t-elle, alors qu’il me faut quelqu’un qui insuffle le progrès à Meadowbank. Une personne remplie de dynamisme… telle qu’Eileen Rich, par exemple… Mais Eileen n’est pas assez âgée, et pèche par l’expérience… »

À ce moment, miss Chadwick entra.

— Oh ! Chaddy ! s’écria miss Bulstrode, je suis heureuse de vous voir !

L’interpellée parut quelque peu surprise :

— Pourquoi ? Se passe-t-il quelque chose ?

— Tout simplement que je ne puis mettre de l’ordre dans mes pensées.

— Voilà qui ne vous ressemble pas du tout, Honoria.

— En effet. Mais comment se présente le trimestre ?

— Tout à fait bien, je pense.

Miss Chadwick ne paraissait pas très convaincue. Aussi la directrice fronça-t-elle les sourcils :

— Trêve de détours, Chaddy ! Que se passe-t-il ?

— À vrai dire, absolument rien. Cependant…

Son front se plissa, évoquant un boxer perplexe :

— … Oh ! une vague appréhension ! Les nouvelles élèves semblent bien disposées… en revanche, je n’apprécie pas Mlle Blanche. Un tantinet sournoise.

Miss Bulstrode n’attribua guère d’importance à cette remarque. Chaddy accusait toujours les professeurs de français du même défaut.

— Elle est très capable, répondit-elle. Ses certificats sont excellents.

— En revanche, reprit miss Chadwick, miss Springer me paraît trop parfaite. Elle s’agite vraiment un peu trop.

— Mais elle remplit bien ses fonctions.

— Oh ! certainement.

— Les nouvelles collaboratrices nous surprennent parfois. On n’est pas encore habitué à leurs caractères.

— Vous avez raison, répondit miss Chadwick avec empressement. À propos, le nouveau jardinier est très jeune et de plus, beau garçon, ce qui est regrettable dans notre cas.

— Il nous faudra ouvrir les yeux !

Elles se comprirent. Personne, mieux qu’elles, ne savait les dégâts que pouvait faire un homme au physique agréable dans les cœurs de jeunes adolescentes.

*

* *

— Pas mal, mon garçon, dit le vieux Briggs, presque à contrecœur.

Il donnait son opinion sur le travail que son aide venait d’effectuer : bêcher un parterre.

— Toutefois, ajouta-t-il, inutile de faire du zèle. Allez-y posément. C’est le meilleur moyen !

Le « jeune homme » comprit que sa cadence éclipsait celle de son chef. Déjà, celui-ci avait repris la parole :

— Ici, nous planterons des reines marguerites. Je sais qu’elle ne les aime pas, mais je n’y fais pas attention. Les femmes ont leurs caprices, et si vous les ignorez, il y a neuf chances sur dix pour qu’elles les oublient.

« Adam » savait déjà que le mot « elle », si souvent employé par Briggs, désignait miss Bulstrode.

— Mais, dit soudain Briggs, qui était la jeune personne que j’ai aperçue auprès de vous ?

— Oh ! Tout simplement, l’une de ces jeunes demoiselles.

— De ces saintes nitouches, voulez-vous dire ! Ne vous frottez pas à elles ; je sais ce qu’elles valent. Au cours de la Première Guerre mondiale, j’en ai connu… et si j’avais eu l’expérience acquise plus tard, la prudence m’aurait porté à les éviter. Compris ?

— Celle-là n’avait aucune mauvaise intention, répondit Adam, plutôt évasif. Elle me demandait le nom d’une fleur.

— Soit, mais il ne vous appartient pas de parler avec les pensionnaires. Elle serait mécontente. Attention, je la vois venir ! Encore un travail difficile à me demander, sans doute.

Miss Bulstrode s’approcha rapidement :

— Bonjour, Briggs ; bonjour…

Elle regardait l’aide-jardinier.

— Adam, pour vous servir, miss.

— Ah ! oui, Adam. Au fait, Briggs, le filet du tennis s’est détendu. Occupez-vous-en.

— Certainement, madame.

— Que planterez-vous là ?

— J’ai pensé que…

— Pas de reines marguerites, surtout ! Des dahlias.

Elle s’éloigna aussitôt. Briggs haussa les épaules :

— Elle donne des ordres en coup de vent. Mais elle a l’œil. N’oubliez pas, jeune homme, ce que je vous ai dit à propos des saintes nitouches ! Sinon gare à elle.

— Si je ne lui plais pas, répliqua Adam, je saurai quoi décider. Les offres d’emplois ne manquent pas, Dieu merci !

— Voilà bien la jeunesse actuelle : ne rien écouter !

Adam reprit son travail, tandis que miss Bulstrode se dirigeait vers l’école. Soudain, elle fronça les sourcils ; miss Vansittart venait à elle :

— Quelle chaleur ! dit miss Vansittart.

— Étouffante ! répondit miss Bulstrode. Avez-vous remarqué le jeune jardinier ?

— Pas particulièrement.

— Il m’a paru… comment dirais-je ? En bref, il ne ressemble guère au type habituel de ce genre de travailleurs.

— Peut-être a-t-il terminé ses études, et cherche-t-il à gagner un peu d’argent.

— Soit, mais c’est un beau garçon, et les élèves l’ont remarqué.

— Alors, la tactique classique ?

— Oui : laisser une certaine liberté à nos filles, sans oublier une surveillance appropriée.

— Exact. Et nous avons toujours réussi. Il n’y a jamais eu de scandale à Meadowbank. Vous pouvez être fière du succès obtenu.

— Je crois avoir bien rempli ma tâche. Mais si vous dirigiez cette école à ma place, quels changements décideriez-vous ? N’hésitez pas à parler. Votre réponse m’intéresserait beaucoup.

— Je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit à modifier. L’esprit de Meadowbank et son organisation sont parfaits.

— Donc vous suivriez les mêmes principes ?

— Certainement. Impossible de les améliorer.

Miss Bulstrode demeura silencieuse pendant un moment : « Me parle-t-elle ainsi pour me plaire ? » se dit-elle. S’exprimer autrement eût été un manque de tact, et à Meadowbank, le tact est capital, qu’il s’agisse des parents, des élèves, ou du personnel. « Oui, Eleanor a du tact… »

— Toutefois, reprit miss Bulstrode, à haute voix, il y a toujours des améliorations à apporter, ne serait-ce que parce que le caractère des gens et les conditions de vie évoluent.

— D’accord sur ce point. Il faut être de son époque. Mais il s’agit de votre école, Honoria ; vous en êtes l’essence même et savez que la tradition joue un grand rôle.

Miss Bulstrode ne répondit pas, bien qu’elle fût tentée de prononcer les mots décisifs. Et miss Vansittart devait s’en douter. La vérité était-elle qu’il répugnait à la directrice d’abandonner le gouvernail ? Cependant, avec des conseils appropriés, Eleanor ferait l’affaire. Certes, il y avait bien Chaddy, si dévouée, mais qui l’eût choisie en tant que responsable d’une école de premier ordre ?

Une cloche résonna, à distance.

— Mon cours d’allemand ! s’écria miss Vansittart.

Et rapidement – mais sans pour autant perdre de sa dignité – elle s’éloigna. La suivant à distance, yeux baissés, miss Bulstrode faillit se heurter à Eileen Rich, surgie d’une allée latérale.

— Oh ! excusez-moi, miss Bulstrode, je ne vous avais pas vue.

Comme à l’accoutumée, ses cheveux s’échappaient d’un chignon en désordre, et, une fois de plus, la directrice prit conscience de l’ossature exagérée de son visage. Une jeune femme étrange, mais dynamique et qui forçait l’attention.

— Vous avez un cours, maintenant ?

— Oui, le cours d’anglais.

— Et le professorat vous plaît ?

— C’est fascinant !

— Pourquoi ?

— Je ne cache pas que j’ai cherché à me l’expliquer. Est-ce parce qu’enseigner vous donne une réelle importance ? Non… ce serait de la vanité ! Cela évoque plutôt la pêche au harpon : on ne sait pas ce qui va surgir d’un fond encore inconnu, et c’est précisément le choc, le réflexe qui sont captivants. La qualité du réflexe, plus exactement. Malheureusement, elle fait parfois défaut parmi les élèves.

Miss Bulstrode acquiesça. Ainsi, elle ne s’était pas trompée : cette jeune fille avait une personnalité.

— Je pense qu’un jour ou l’autre, vous dirigerez votre propre école, dit-elle.

— Oh ! je l’espère de tout cœur.

— Peut-être avez-vous déjà des idées sur ce genre de fonction ?

— Chacun a ses idées, je suppose. Un grand nombre d’entre elles sont fantastiques, et mises à l’épreuve, conduiraient peut-être à un échec complet, mais il convient d’oser, d’apprendre sur le vif. On ne peut progresser avec la seule expérience des autres, n’est-ce pas ?

— Pas tout à fait. Les erreurs sont nécessaires, ne serait-ce que pour se perfectionner. Les risques ne vous effraient pas, je pense ?

— Je crois que j’ai toujours vécu parmi eux…

Une ombre passa sur le visage d’Eileen Rich, qui s’empressa d’ajouter :

— Il me faut vous quitter ! Les élèves m’attendent.

Miss Bulstrode la regarda s’éloigner :

« Dommage ! Pas encore mûre. Ce serait un gros risque », pensa-t-elle.

Miss Chadwick, qui passa à proximité, nota l’air soucieux de la directrice.

— Auriez-vous des soucis, Honoria ?

— La vérité est que j’hésite. Étrange de ma part : je sais ce que je désire faire… mais il ne serait pas digne de l’école de choisir un successeur qui n’aurait pas l’initiative voulue.

— Je voudrais tant que vous abandonniez cette idée de retraite. Vous faites corps avec Meadowbank qui ne peut se passer de vous.

— Meadowbank représente tout, pour vous, n’est-ce pas ?

— Il n’y a aucune école qui puisse lui être comparée !

Miss Bulstrode posa affectueusement une main sur l’épaule de sa collaboratrice :

— Exact, Chaddy ! Et vous êtes mon meilleur soutien. Rien de ce qui concerne l’école ne vous échappe.

Miss Chadwick rougit de plaisir. Il était si rare de voir Honoria Bulstrode sortir de sa réserve.

*

* *

— Impossible de jouer avec cette ignoble chose !

Désespérée, Jennifer jeta sa raquette à terre.

— Oh ! s’écria Julia, quel drame vous en faites !

Elle ramassa l’objet délaissé :

— Mais elle est en bien meilleur état que la mienne, une véritable ruine. On devait la remettre en état, mais maman a oublié !

— Toujours est-il que je la préfère à mon minable outil, répondit Jennifer qui s’en saisit et fit quelques essais :

— Eh bien ! elle me plaît, décida-t-elle. Faisons un troc, voulez-vous ?

— D’accord !

Aussitôt, les jeunes filles enlevèrent les étiquettes portant leurs noms respectifs, puis chacune recolla la sienne sur la raquette qui, désormais, lui appartiendrait.

*

* *

Adam sifflait joyeusement, tout en réparant le filet de tennis. Soudain, la porte du pavillon des sports s’ouvrit et Mlle Blanche, la « musaraigne », apparut. La vue de l’aide-jardinier parut la surprendre. Une courte hésitation et elle rentra à nouveau dans le pavillon.

« Que complote-t-elle ? » se dit Adam.

Il n’aurait guère fait attention à elle, n’était son attitude bizarre, qui l’intrigua immédiatement. L’air de quelqu’un qui se sent pris en défaut. Bientôt, elle sortit de nouveau, ferma la porte derrière elle et, au passage, interpella Adam :

— Ainsi, vous réparez le filet ?

— Il semble, mademoiselle.

— Splendides installations : la piscine, les courts, le pavillon ! Décidément, les sports sont appréciés en Angleterre !

— Je le suppose.

— Jouez-vous au tennis ?

Elle semblait s’intéresser au physique d’Adam d’une façon toute féminine.

— Non, mentit-il. Je n’ai pas le temps.

— Alors, au hockey ?

— Oh ! quand j’étais adolescent.

Un très court silence.

— Je n’avais pas encore eu le temps de faire un tour, reprit Angèle Blanche. Profitant du beau temps, j’ai pensé à visiter le pavillon des sports, pour le décrire à des amis qui tiennent une école en France.

De nouveau, Adam s’étonna quelque peu. On eût dit que la Française s’efforçait de justifier sa présence dans le pavillon. N’avait-elle pas le droit d’aller où bon lui semblait, dans toute la propriété ? Et pourquoi s’excuser, ou presque, auprès d’un aide-jardinier ?

Pensif, il regardait Mlle Blanche. Peut-être conviendrait-il d’en savoir davantage sur son compte. Subtilement, il modifia son attitude. Toujours respectueux, mais… moins. Il permit à ses yeux de faire comprendre à son interlocutrice qu’elle ne manquait pas de charme.

— Vous devez parfois trouver la vie monotone dans une école de jeunes filles, mademoiselle ? dit-il, enfin.

— Oh ! rien de très amusant, admit-elle.

— Cependant, vous avez du temps de reste…

De nouveau une pause. Sans doute Mlle Blanche se posait-elle de secrètes questions, le résultat étant qu’au regret d’Adam, elle reprit ses distances :

— Les conditions de vie sont excellentes ici…

Un léger signe de tête, ponctué d’un banal « au revoir », et elle s’éloigna rapidement.

« Décidément, elle mijote quelque chose, se dit encore Adam. Et cela doit se passer dans le pavillon des sports. »

D’instinct, il se dirigea vers celui-ci, et y jeta un regard. Rien de ce qu’il put voir ne paraissait avoir été dérangé. Mais Adam n’était pas convaincu.

Alors qu’il sortait, il se trouva face à Ann Shapland.

— Savez-vous où se trouve miss Bulstrode ? demanda-t-elle.

— Je crois qu’elle est retournée à l’école, miss. Elle vient de parler à Briggs.

— Et que faisiez-vous dans le pavillon ? reprit-elle en fronçant les sourcils.

Question qui déconcerta quelque peu l’aide-jardinier. « Un damné esprit soupçonneux », pensa-t-il. Puis il répondit, avec une légère trace d’insolence :

— J’ai eu l’idée d’y jeter un coup d’œil. Aucun mal, je suppose ?

— Ne devriez-vous pas plutôt finir votre travail ?

— Je viens de réparer le filet de tennis.

Et, se tournant vers le pavillon, il ajouta :

— Il vient d’être construit, n’est-ce pas ? Et cela a dû coûter cher. Rien n’est trop beau pour les jeunes pensionnaires.

— Elles payent en conséquence, répliqua Ann, sèchement.

— Au maximum, je pense, concéda Adam. Il comprenait à peine pourquoi il éprouvait soudain le désir de vexer la secrétaire. Une créature si sûre d’elle. Mais Ann ne lui en laissa pas le temps. Elle haussa les épaules, et partit en toute hâte, sans oublier de se retourner, cependant. Un regard sur Adam, puis sur le pavillon, et, semblant intriguée, elle disparut.

*

* *

De service de nuit au poste de police de Hurst Street, le sergent Green bâillait, quand la sonnerie du téléphone retentit. Quelques instants plus tard, l’attitude de Green s’était complètement modifiée, et il se saisit d’un bloc-notes :

— Vous dites bien : Meadowbank… Bien, et de qui s’agit-il ?… Épelez… Springer ?… Bon. Veillez à ce que rien ne soit dérangé. J’envoie quelqu’un au plus vite.

Et Green mit en branle la procédure habituelle.

— Meadowbank ? dit l’inspecteur Kelsey, au bout du fil. Une école de filles, que je sache ; qui a été tué ?

— Une certaine miss Springer, professeur de gymnastique.

— Voilà qui évoque un roman policier bon marché !

— Qui peut avoir commis un tel crime ? demanda Green.

— L’athlétisme n’exclut pas les intrigues amoureuses, sergent. Où a-t-on trouvé le corps ?

— Dans ce qu’ils appellent le pavillon des sports. Une expression snob, désignant sans doute le gymnase.

— Et la victime a été abattue d’un coup de revolver ?

— Oui.

— A-t-on découvert l’arme ?

— Non.

*

* *

L’entrée principale de Meadowbank était grande ouverte et le vestibule éclairé. Miss Bulstrode, la directrice, vint à la rencontre de l’inspecteur Kelsey. Comme la plupart des habitants des environs, il la connaissait de vue. Même à un pareil moment, elle conservait son sang-froid, et savait en imposer.

— Je suis l’inspecteur-détective Kelsey, dit le visiteur, avec toute la courtoisie voulue.

— Où voulez-vous vous rendre en premier ? Au pavillon des sports, sans doute… ou désirez-vous entendre, d’abord, tous les détails ?

— Le médecin légiste m’accompagne avec deux assistants pour examiner le corps. Peut-on leur montrer le chemin ? Pour ma part, il me conviendrait d’avoir un court entretien avec vous.

— Miss Rowan, l’une de mes collaboratrices, conduira le docteur. Déjà, quelqu’un est sur place pour empêcher qu’on touche à quoi que ce soit. Voulez-vous me suivre dans mon bureau ?

Là, la première question de Kelsey fut :

— Qui a découvert le corps ?

— Miss Johnson, la surveillante générale. L’une de nos pensionnaires souffrait cette nuit d’une oreille, et elle était auprès d’elle pour la soigner. Ce faisant, elle s’aperçut que le rideau d’une fenêtre était resté entrouvert et, en le refermant, elle vit de la lumière dans le pavillon des sports. À une heure du matin, tout aurait dû être éteint depuis longtemps.

— Je le conçois. Où se trouve miss Johnson ?

— Elle se tient à votre disposition. Voulez-vous lui parler ?

— Dans un moment. Veuillez continuer, madame.

— Miss Johnson alerta l’une de ses collègues, miss Chadwick, et elles décidèrent de se rendre sur place. Alors qu’elles sortaient d’ici, elles entendirent une détonation et coururent vers le pavillon, où elles…

— Je devine la suite, miss Bulstrode, et je vais entendre miss Johnson. Auparavant, pourriez-vous me donner quelques renseignements sur la victime. Était-elle depuis longtemps à Meadowbank ?

— Non. Miss Springer était nouvelle dans mon école. Celle qui l’a précédée est partie pour l’Australie.

— Et que savez-vous du passé de miss Springer ?

— Excellentes références, en vérité.

— Vous ne l’aviez jamais vue, auparavant ?

— Non.

— Avez-vous une quelconque idée, même vague, de la cause de cette tragédie ? Des ennuis… ou des complications… disons regrettables ?

— Rien que je sache. Et elle ne donnait nullement l’impression d’être tentée de vivre… une aventure. Pas elle !

— On a parfois des surprises. Après avoir entendu miss Johnson, je me rendrai au gym… plutôt au pavillon des sports, comme vous l’appelez.

— Il vient d’être construit, et se trouve près de la piscine. Naturellement, il y a un grand vestiaire où sont déposées, entre autres, les crosses de hockey et les raquettes de tennis. Sans oublier les maillots de bain.

— Miss Springer avait-elle une raison quelconque pour s’y trouver pendant la nuit ?

— Aucune, affirma miss Bulstrode, sans hésitation.

— Bien. Voulez-vous prier miss Johnson de venir ?

Miss Bulstrode sortit et revint bientôt avec la surveillante générale. À seule fin d’apaiser ses émotions, on lui avait administré une bonne dose de brandy, le résultat étant une tendance accrue à la loquacité.

— Voici l’inspecteur-détective Kelsey. Remettez-vous, Elspeth, et dites-lui exactement tout ce que vous savez.

— Horrible ! s’exclama miss Johnson. Je n’aurais jamais cru que miss Springer puisse être assassinée !

Impression qui retint l’attention de l’inspecteur.

— Et pourquoi, oserai-je demander ?

— Eh bien ! elle était si décidée. Le genre de femme qui aurait dû avoir raison d’un cambrioleur. De deux, même !

— Cambrioleurs, dites-vous ? Hum ! Au fait, y avait-il quoi que ce soit à voler dans le pavillon ?

— La vérité est que je ne saurais dire qu’il contienne des objets dignes d’être emportés.

— En somme, rien qui puisse justifier une effraction. La serrure a-t-elle été forcée ?

— J’avoue n’avoir pas pensé à la regarder… La porte était ouverte quand nous sommes venues.

— La serrure semblait intacte, précisa miss Bulstrode.

— Vous m’en direz tant, répondit Kelsey. Donc, on s’est servi d’une clef.

Puis, tourné vers miss Johnson, il demanda :

— Miss Springer était-elle populaire dans l’école ?

Une courte hésitation et l’interpellée répondit :

— Vraiment, je ne saurais le dire. Après tout, elle est morte.

— Ainsi, vous ne l’aimiez guère, insinua le policier, tenant compte des réflexes intimes de la surveillante.

— Je n’ai jamais eu l’impression que quiconque eût pu réellement s’attacher à elle. Elle était très réaliste et ne se privait pas de contredire les gens. En revanche, ses capacités professionnelles ne faisaient aucun doute et elle était très attachée à ses fonctions.

— De toute évidence, ponctua miss Bulstrode.

— Eh bien ! Miss Johnson, veuillez me préciser les faits.

— Jane, l’une de nos élèves, s’était réveillée avec de vives douleurs dans une oreille. Aussi allai-je chercher un calmant. À mon retour, je vis que le rideau d’une fenêtre était entrouvert. Craignant que l’air frais n’aggrave l’état de la malade, je me préparais à le fermer complètement quand, à ma grande surprise, j’aperçus une lumière dans le pavillon des sports. Aucune erreur possible, elle allait et venait.

— Vous voulez dire qu’on n’avait pas allumé l’éclairage habituel et qu’il s’agissait d’une lampe ou d’une torche portative ?

— Exactement, et je me demande encore qui a pu s’introduire à pareille heure, dans le pavillon… s’il ne s’agit pas d’un cambrioleur.

— Aucune idée ?

Miss Johnson lança un regard dans la direction de miss Bulstrode avant de répondre :

— Je n’ai aucun soupçon précis…

Miss Bulstrode vint à son secours :

— J’imagine que miss Johnson a cru que l’une de nos élèves avait un rendez-vous. Exact, Elspeth ?

La surveillante eut un léger sursaut.

— Sur le moment, admit-elle, oui. L’une de nos pensionnaires italiennes, peut-être. Les jeunes étrangères sont plus précoces que…

— Ne soyez pas insulaire, coupa de nouveau miss Bulstrode. Nombreuses sont les élèves britanniques qui seraient tentées de vivre une aventure.

— Continuez, miss Johnson, dit Kelsey.

— Donc, j’ai jugé à propos de demander à miss Chadwick de se rendre avec moi au pavillon.

— Pourquoi miss Chadwick ? Une raison particulière ?

— Je ne voulais pas déranger miss Bulstrode, et miss Chadwick est ici depuis si longtemps !

— Donc, vous l’avez réveillée ?

— Oui, et elle fut de mon avis. Le temps de mettre un pull-over et un manteau, et nous partîmes, mais à peine étions-nous arrivées dans l’allée centrale, qu’un coup de feu claqua dans le pavillon. À la suite de quoi nous nous élançâmes dans sa direction. Assez stupidement, nous n’avions emporté aucune lampe de poche et à deux reprises, nous faillîmes tomber. Enfin sur place, nous vîmes que la porte était ouverte et nous avons allumé…

— Aucune lumière quand vous êtes arrivées ?

— Non. L’intérieur était plongé dans l’obscurité… Puis nous aperçûmes…

— Cela suffira, intervint Kelsey, avec bienveillance. Je vais me rendre au pavillon. Au fait, n’avez-vous rencontré personne, sur votre chemin ?

— Non.

— Ou entendu quelqu’un s’enfuir ?

— Aucun bruit.

L’inspecteur se tourna vers miss Bulstrode :

— Le coup de feu a-t-il alerté quelqu’un dans l’école même ?

— Pas que je sache. Je n’ai reçu aucun témoignage à cet égard. Le pavillon se trouve assez loin et, à cette heure… c’est le profond sommeil.

— Je comprends. Eh bien ! il me reste à me rendre compte sur le lieu même.

— Je vous accompagne, déclara miss Bulstrode.

— Désirez-vous ma présence ? déclara miss Johnson. Il est stupide de chercher à éviter les émotions, quand le devoir l’exige.

— Aucune nécessité dans ce cas, répondit Kelsey. Inutile de vous bouleverser une fois de plus.

Une pièce assez grande, le vestiaire. Un casier pour chaque élève, avec son nom. Dans le fond, des aménagements pour les raquettes, et autres accessoires. Une porte donnait sur la salle des douches, près des cabines où ces demoiselles se changeaient. Les assistants de Kelsey s’affairaient. L’un achevait de prendre des photos, tandis que l’autre s’efforçait de relever des empreintes.

Kelsey se dirigea vers le docteur, agenouillé près du corps :

— La balle a été tirée à environ trois mètres, et a atteint le cœur. Mort presque instantanée, dit le praticien.

— Quand ?

— Disons environ une heure.

Kelsey se retourna pour regarder miss Chadwick qui avait découvert le crime avec miss Johnson, et s’appuyait au mur ; son attitude évoquait assez bien celle d’un chien de garde. Cinquante-cinq ans environ, pensa l’inspecteur. Front large, bouche révélant l’obstination, des cheveux gris quelque peu en désordre ; aucune trace d’affolement. Le genre de femme sur laquelle on pouvait compter, au cours d’événements exceptionnels, bien qu’insignifiante lorsqu’il s’agissait de la routine de chaque jour.

— Miss Chadwick ? s’enquit Kelsey.

— Oui, monsieur.

— Vous étiez avec votre collègue quand le corps a été découvert ?

— Exact. Il était exactement comme vous le voyez maintenant.

— L’heure ?

— J’ai regardé ma montre quand miss Johnson m’a réveillée : oh50.

« Voilà qui concorde à peu de chose près, avec le témoignage de miss Johnson », se dit le policier qui se pencha sur la victime. Ses cheveux acajou étaient coupés court. Un visage couvert de taches de rousseur ; le menton proéminent. Les formes révélaient la pratique de l’athlétisme. Elle portait une jupe en drap écossais et un pull-over noir. Aux pieds, des sandales ; pas de bas.

— Aucune trace de l’arme ? demanda Kelsey.

L’un des assistants répondit :

— Pas la moindre, monsieur.

— Et la torche dont le meurtrier a dû se servir pour s’éclairer ?

— Il y en a une dans le coin à gauche, mais les empreintes sont celles de la victime.

— Ah !… Donc, c’est elle qui l’a apportée ! répondit Kelsey, dont les sourcils se froncèrent.

« Pourquoi ? » se dit-il, pensif. Puis, s’adressant tant à ses aides qu’à miss Bulstrode et à miss Chadwick, il reprit :

— Avez-vous une quelconque idée ?

Ce fut miss Chadwick qui répondit :

— Peut-être pensait-elle avoir oublié quelque chose dans le pavillon et voulait-elle s’en assurer… mais cela n’est guère probable, à une heure aussi avancée.

— Quoi qu’il en soit, s’il en a été ainsi, il devait s’agir de quelque chose d’important.

L’inspecteur porta son regard dans toutes les directions. Tout était dans un ordre parfait, sauf les raquettes ; dans un coin, plusieurs gisaient sur le plancher.

— Il est possible qu’elle aussi ait vu une lumière, dit soudain miss Chadwick.

— Ce n’est pas exclu, répondit Kelsey. Un détail cependant : se serait-elle risquée à sortir seule, à cette heure indue ?

— Certainement ; une autre eût réveillé quelqu’un, mais miss Springer était sûre d’elle.

— Autre détail : quand vous êtes sortie de l’école avec miss Johnson pour vous rendre au pavillon, la porte que vous avez empruntée était-elle fermée à clef ?

— Non.

— Probablement laissée ainsi par miss Sprinter ?

— Déduction logique !

— Donc, admettons que miss Springer a voulu percer un mystère. Résultat : on l’a tuée.

L’inspecteur fit face à miss Bulstrode :

— Cette version vous paraît-elle acceptable ?

Miss Bulstrode n’hésita pas :

— Pas tout à fait. Certes, j’admets que miss Springer a pu repérer la lumière, et qu’elle a tenu à faire sa petite enquête. En revanche, que la personne ainsi dérangée ait éprouvé le besoin de la supprimer, voilà qui me dépasse. Pourquoi pénétrer dans le pavillon avec un pistolet puisqu’il n’y avait pratiquement rien à voler, rien qui puisse justifier un crime ? Et pourtant, on a tué !

Kelsey toussota avant de reprendre la parole :

— Insinuez-vous que miss Springer a troublé un rendez-vous ?

— Probablement l’explication la plus sensée, répondit miss Bulstrode. Cependant, cela ne résout pas le problème posé par le crime. Mes élèves ne se promènent pas avec des pistolets et le jeune homme que l’une d’elles eût pu être tentée de rencontrer ne se serait pas présenté avec une arme à la main !

Kelsey acquiesça :

— Logique, mais il y a une alternative : disons que miss Springer est venue ici pour rencontrer un homme…

Un rire étouffé et miss Chadwick s’écria :

— Oh ! pas miss Springer !

— Je ne pense pas nécessairement à un rendez-vous d’amour, riposta l’inspecteur, d’un ton sec. Je suggère que le crime a été prémédité, que quelqu’un entendait tuer miss Springer. On s’est arrangé pour la rencontrer ici même, et on l’a abattue.

*

* *

Lettre de Jennifer Sutcliffe à sa mère :

Nous avons eu un assassinat, la nuit dernière : Miss Springer, le professeur de gym. La police est là depuis ce matin et pose des questions à tout le monde.

Miss Chadwick nous a interdit d’en informer qui que ce soit, mais j’ai pensé que vous aimeriez être au courant.

*

* *

L’importance de Meadowbank était suffisante pour justifier l’attention toute personnelle des hautes autorités policières. Tandis que l’enquête suivait son cours, miss Bulstrode ne demeurait pas inactive. Elle téléphona à un gros bonnet de la presse et au ministre de l’Intérieur, tous deux des amis personnels. Le résultat fut que les journaux furent discrets : un professeur de gymnastique avait été trouvé mort dans le gymnase même ; tué accidentellement… ou non : on ne pouvait encore préciser. La plupart des courtes informations publiées ressemblaient fort à des excuses : en somme, on avait l’impression, ou presque, que la victime avait manqué de tact en se faisant abattre dans de telles circonstances.

Ann Shapland, la secrétaire, passa toute sa journée à taper des lettres aux parents. Il convenait de faire vite : inutile, pensa miss Bulstrode, de conseiller aux élèves d’être discrètes. C’eût été une perte de temps. Des récits plus ou moins fantaisistes seraient envoyés aux familles. Aussi la directrice entendait-elle expédier tout de suite un rapport mesuré sur la tragédie, rapport qui parviendrait aux intéressés, en même temps que les lettres enflammées de leur progéniture.

En fin d’après-midi, miss Bulstrode tint une sorte de conférence en compagnie de Mr Stone, commissaire divisionnaire et de l’inspecteur Kelsey. Le fait que la presse tenait l’affaire en sourdine permettait de poursuivre les recherches, en paix.

— Ce crime est plus que regrettable, dit le commissaire. Je suppose qu’il vous affecte profondément.

— Un assassinat est toujours une mauvaise chose, répondit miss Bulstrode. Et encore davantage dans une école de jeunes filles. Mais inutile de s’étendre sur ce point. Nous y ferons face : n’avons-nous pas résisté à d’autres tempêtes ? Tout ce que j’espère, c’est que l’affaire sera clarifiée au plus vite.

— Et pourquoi ne le serait-elle pas ? répondit Stone qui se tourna vers Kelsey.

— Peut-être l’enquête sera-t-elle facilitée, quand nous en saurons davantage sur miss Springer… risqua l’inspecteur.

— Le pensez-vous vraiment ? coupa miss Bulstrode d’une voix sèche.

— Quelqu’un pouvait en vouloir à la victime.

Miss Bulstrode demeura silencieuse.

— Vous pensez que le crime est lié à Meadowbank même ? s’enquit le commissaire.

— L’inspecteur Kelsey le croit vraiment, déclara miss Bulstrode. Mais il s’efforce de m’éviter une nouvelle émotion, je pense.

— Oui, mon opinion est qu’il y a un lien avec Meadowbank, reprit lentement Kelsey. Comme tous les autres membres du personnel, miss Springer avait des moments de loisirs, et, si elle le désirait, elle pouvait donner un rendez-vous à n’importe quel endroit. Mais pourquoi choisir le gymnase, et le milieu de la nuit ?

— Sans doute, n’avez-vous aucune objection à une perquisition dans les autres locaux de l’école, miss Bulstrode ? demanda Stone.

— Aucune. Je suppose que vous entendez rechercher l’arme du crime ?

— Oui ; à en juger par le projectile, un petit pistolet de fabrication étrangère.

— Étrangère… répéta la directrice, pensive.

— À votre connaissance, un quelconque membre du personnel, ou une élève, est-il susceptible de posséder une arme ?

— En ce qui concerne le personnel, pas que je sache. Pour les pensionnaires, j’en suis certaine. Leurs bagages sont vidés par nous-mêmes, et la présence d’une arme eût été notée sur-le-champ, pour dire le moins. Mais je vous en prie, agissez comme il vous conviendra. J’ai vu que vos hommes ont déjà opéré dans les dépendances et le jardin.

— Et, reprit Kelsey, je désirerais interviewer tous les membres de votre personnel. L’un d’eux peut avoir entendu, prononcée par miss Springer, une remarque – ou quoi que ce soit – susceptible de nous mettre sur la voie. Ou encore observé une attitude, un réflexe sortant de l’ordinaire.

Une pause et il ajouta :

— Ce désir concerne également les élèves.

— J’ai l’intention de les réunir, ce soir, après les prières pour les aviser que, si l’une d’elles sait quelque chose semblant se rapporter au drame, elle vienne à mon bureau.

— Excellente idée, appuya le commissaire.

— Cependant, reprit miss Bulstrode, il faut tenir compte du fait que l’une ou l’autre peut vouloir se donner de l’importance en exagérant un menu incident – ou même en inventer un. Je pense que ce genre d’exhibitionnisme vous est connu ?

— Certes, répondit Kelsey. Mais voulez-vous me donner la liste de votre personnel enseignant et de vos domestiques ?

*

* *

— J’ai fouillé dans tous les casiers du vestiaire, monsieur.

— Et vous n’avez rien trouvé ? demanda Kelsey à son assistant.

— Rien d’important. Des babioles inattendues dans certains. Mais rien qui puisse nous servir.

— Aucun n’était fermé à clef ?

— Non, mais tous ont des serrures.

Pensif, Kelsey jeta un regard sur le plancher. Les raquettes et les crosses avaient été soigneusement remises en place.

— Il me faut retourner à l’école même pour interroger le personnel, dit-il.

— On pourrait vraiment croire à un « crime maison », risqua l’assistant.

— Possible. Personne n’a d’alibi, sauf ces deux professeurs : Chadwick et Johnson… et cette jeune fille, Jane, qui souffrait d’une oreille. En théorie, toutes les autres dormaient dans leur lit ; rien ne le prouve : les pensionnaires ont des chambres individuelles… et le personnel également. N’importe qui avait la possibilité de sortir et de rencontrer Springer ici – ou de la suivre. Puis, le crime perpétré, de revenir discrètement dans la maison principale, grâce aux buissons et à la petite porte donnant sur le jardin, et de se trouver dans son lit quand l’alerte a été donnée. Le mobile du crime, voilà la plus grande difficulté ! À moins qu’il se passe à Meadowbank des choses dont nous ne savons encore rien.

Sorti dans le jardin Kelsey aperçut Briggs qui s’affairait, bien que l’heure du travail soit passée. Il se redressa à la vue de l’inspecteur :

— Vous faites des heures supplémentaires ? lui demanda le policier, en souriant.

— On ne s’imagine pas tout ce qui incombe à un jardinier. Souvent, du fait du temps, de la température, il lui faut travailler jusqu’à vingt heures… s’il s’intéresse vraiment à la beauté d’un jardin. Moi, je suis fier du mien !

— Et vous en avez le droit ! Je n’ai jamais vu des parterres aussi bien entretenus ! Surtout de nos jours.

— Exact, de nos jours. Car à notre époque… mais j’ai la chance d’avoir un bon assistant, quoiqu’il soit jeune. Le fait est qu’il s’est présenté de lui-même.

— Récemment ? s’enquit Kelsey, quelque peu surpris.

— Au début du trimestre. Il s’appelle Adam Goodman.

— Je ne l’ai pas encore vu…

— Il m’a demandé un jour de congé et je le lui ai accordé ; avec vos gens qui circulent un peu partout, impossible de travailler sérieusement.

— Soit, mais quelqu’un aurait dû me parler de lui.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il ne figure pas sur la liste qu’on m’a remise.

— Oh ! vous le verrez demain. Je ne suppose pas qu’il puisse vous dire grand-chose !

— On ne sait jamais.

Un jeune homme qui s’était présenté au début du trimestre ? Il sembla à Kelsey que ce fût le premier fait qui sortait de l’ordinaire depuis son arrivée sur place.

*

* *

Après les prières, les pensionnaires se disposaient à quitter la chapelle quand, d’un geste, miss Bulstrode les arrêta.

— J’ai une communication à vous faire. À toutes. Naturellement, vous savez que, la nuit dernière, miss Springer a été trouvée morte clans le pavillon des sports. Si l’une d’entre vous a vu ou entendu récemment quoi que ce soit qui l’ait intriguée, à propos de la victime, ou relevé, tenus par celle-ci, des propos sortant de l’ordinaire, qu’elle vienne me parler dans mon bureau, à n’importe quel moment dans la soirée.

Alors que les jeunes filles sortaient en rangs, Julia Upjohn poussa un soupir :

— Oh ! comme je voudrais pouvoir révéler quelque chose ! Mais… nous ne savons rien.

— Évidemment, murmura Jennifer.

— Miss Springer a toujours paru insignifiante. Trop pour se faire tuer mystérieusement.

— Je ne crois pas à un mystère. Un cambrioleur sans doute.

— Il en voulait à nos raquettes, je suppose, souffla Julia, non sans ironie.

— Peut-être un chantage, suggéra une camarade, avec empressement.

— À propos de quoi ? riposta Jennifer.

Mais personne ne pouvait concevoir pour quelle raison on aurait tenté de faire chanter une personne telle que miss Springer.

*

* *

Miss Vansittart fut la première à être interrogée par Kelsey. « Cette femme a de l’allure », pensa-t-il au premier coup d’œil. La quarantaine, ou un peu plus, grande, bien proportionnée, des cheveux gris disposés avec goût. De la dignité avec, semblait-il, une juste appréciation de sa propre personnalité. Elle faisait penser à miss Bulstrode : le type même de la pédagogue consciente de ses capacités, de ses responsabilités. Toutefois, une sensible différence : Miss Bulstrode avait le sens de l’inattendu et ses réflexes étaient imprévisibles. Avec miss Vansittart, rien de la sorte.

En fait, miss Vansittart n’avait rien vu, rien entendu. Oui, miss Springer remplissait parfaitement ses fonctions ; un peu brusque, mais pas indûment. Sans doute, sa personnalité n’était-elle pas très attrayante, mais cela n’avait aucune importance dans l’enseignement de la gymnastique. En vérité, il valait mieux ne pas avoir de ces professeurs dont le charme aiguise l’imagination des jeunes filles.

Et, n’ayant rien apporté de nouveau à l’enquête, miss Vansittart se retira.

La suivante fut Eileen Rich. « Aussi laide qu’un péché mortel », fut la première réaction de Kelsey. Puis, il conclut que, de ce fait même, elle avait un certain attrait. Les questions habituelles se succédèrent, mais toutes les réponses ne furent pas aussi banales qu’on l’eût craint. Après une série de dénégations, à l’instar de miss Vansittart, l’inspecteur demanda :

— Avez-vous idée que quelqu’un eût pu avoir un grief tout personnel à l’égard de miss Springer ?

— Oh ! non, répondit Eileen Rich, sans hésiter. Et je crois que c’était son côté tragique pour ainsi dire.

— Que voulez-vous dire exactement ? s’enquit Kelsey quelque peu surpris.

— J’entends qu’elle n’était pas de celles qu’on aurait eu l’idée de supprimer. Certainement pas. Tout ce qu’elle faisait ou disait était dépourvu d’artifice. Certes, elle irritait parfois les gens, et des propos assez vifs en résultaient, mais, de sa part, aucune perfidie. Donc, je suis persuadée qu’elle n’a pas été tuée en tant que Grace Springer… si vous comprenez ce que je veux dire.

— Je n’en suis pas tout à fait certain…

— Comment m’expliquer ?… Supposons qu’il s’agisse d’un hold-up dans une banque et qu’une caissière – miss Springer, par exemple – ait été abattue. Ce n’est pas à elle personnellement qu’on en aurait voulu, mais à n’importe qui de gênant…

Miss Rich haussa les épaules, puis reprit :

— Peut-être se rendait-elle compte qu’à Meadowbank personne n’attachait d’importance à ses faits et gestes, et entendait-elle faire du zèle ? Par exemple, veiller au respect du règlement ?

— Donnez-vous à entendre qu’elle espionnait ?

— Non. Elle ne passait pas son temps à épier, mais s’il lui arrivait de remarquer quoi que ce soit de louche, alors elle n’hésitait pas à essayer d’aller jusqu’au fond des choses. Et elle y parvenait.

— Je vois. Il semble que vous n’aimiez guère miss Springer ?

— La vérité est que je n’ai jamais cherché à la fréquenter ; elle n’était que le professeur de gymnastique… Oh ! quelle horrible façon de m’exprimer ! D’autant qu’elle était fière de ses fonctions, sans se vanter, toutefois, des résultats obtenus.

L’inspecteur regarda miss Rich assez curieusement avant de reprendre la parole :

— Vous me semblez être une excellente observatrice.

— Possible !

— Depuis combien de temps êtes-vous à Meadowbank ?

— Un peu plus de dix-huit mois.

— Aucun incident notable au cours de cette période ?

— Oh ! non. Tout a été calme, du moins jusqu’à ce trimestre.

Kelsey saisit la balle au bond :

— Je crois comprendre que vous ne faites pas seulement allusion au crime même ! Vous pensez à quelque chose d’autre ?…

Une courte hésitation et elle reprit :

— Oui, peut-être avez-vous raison… Mais c’est très vague…

— Parlez, je vous prie.

De nouveau, un moment de réflexion. Puis :

— Eh bien ! je pense que l’atmosphère n’est pas aussi sereine qu’auparavant. On a l’impression qu’il se trouve parmi nous, une personne qui ne devrait pas y être…

Elle esquissa un sourire :

— Comment dire ?… C’est à croire qu’il y a… un loup dans la bergerie. Mais ce loup demeure inconnu.

— Très vague, miss Rich.

— Je l’admets ; même cela paraît absurde. Disons qu’il y a quelque chose – peut-être de peu d’importance – dont j’ai eu conscience, sans pouvoir préciser quoi que ce soit.

— Et qui concernait qui ?

— C’est bien là le mystère ! Mais je le répète : à Meadowbank même, réside une personne qui, d’une façon ou d’une autre, a de mauvais desseins. Ne pouvoir la désigner me trouble au possible…

Elle s’efforçait de clarifier ses pensées, sous le regard acéré de l’inspecteur.

— … Et ce sentiment d’appréhension, je l’éprouve, non pas quand je m’imagine voir cette personne s’agiter dans une vision trouble, mais à partir du moment où je crois qu’elle me fixe, car c’est dans ses yeux que je lis ses intentions coupables. Hélas ! son visage m’échappe… Mes propos doivent vous sembler encore plus incohérents qu’au début de cet entretien : vous n’entendez que de vagues impressions, alors qu’un témoignage réel vous serait nécessaire.

— Évidemment, ce n’est pas un témoignage. Pas encore, du moins. Mais vos confidences sont très intéressantes et si vos impressions se clarifiaient, n’hésitez pas à m’en faire part.

Elle acquiesça :

— Certainement, car quelqu’un a été tué, et nous ne savons pas pourquoi. D’autre part, l’assassin peut être ici, dans cette école. Et s’il en est ainsi, l’arme du crime doit s’y trouver également. Pas très rassurant, n’est-ce pas ?

Une légère inclinaison de tête et elle sortit.

— Elle veut se rendre intéressante, dit l’assistant de Kelsey.

— Je ne le pense pas. Elle se place plutôt dans la catégorie des sensitives, de celles qui se rendent compte qu’il y a un chat dans une chambre, avant de l’avoir vu. Si miss Rich avait appartenu à une tribu de nègres, on eût pu la considérer comme une sorcière guérisseuse.

— En somme, une femme qui dépiste le mal.

— Exact, et c’est précisément ce que j’essaie de faire moi-même. Du fait que personne ne signale rien de concret, il me faut bien mettre mon flair à l’épreuve. Mais introduisez la Française.

*

* *

À première vue, Mlle Angèle Blanche devait avoir trente-cinq ans. Aucun maquillage ; des cheveux châtain foncé, bien entretenus, mais arrangés sans grâce ; une jupe et un corsage de coupe sévère.

Oui, confirma-t-elle, c’était son premier trimestre à Meadowbank, et elle ne pensait pas y rester.

— Il n’est guère plaisant de résider dans une école où l’on assassine, dit-elle, d’un ton réprobateur. Et dans cet établissement, il n’y a aucun signal d’alarme.

— Le fait est qu’il ne contient guère d’objets susceptibles d’être volés, nota Kelsey.

Elle haussa les épaules :

— Comment le sait-on ? Certaines des élèves ont des pères très riches, et un cambrioleur peut croire qu’elles sont en possession de sommes importantes ou de bijoux.

— Mais si une élève possède un objet précieux, elle n’irait pas le déposer dans le pavillon des sports.

— Pourquoi pas ? Les filles n’ont-elles pas chacune un casier fermant à clef ?

— Simplement pour déposer leurs affaires de sport.

— En principe. Mais une élève pourrait cacher n’importe quoi dans une chaussure de gymnastique, un vieux pull-over.

— Quoi, par exemple ?

Mais Mlle Blanche n’avait aucune idée à ce sujet.

— Même les meilleurs des pères ne donnent pas à leurs filles des colliers de diamants pour qu’elles les apportent à l’école, reprit Kelsey. À propos, mademoiselle, avez-vous déjà enseigné le français dans une autre école ?

— Dans le nord de l’Angleterre, il y a quelque temps. Avant, j’ai été professeur en Suisse et en France. Une fois, en Allemagne. J’ai pensé revenir dans votre pays pour perfectionner mon anglais. L’une de mes amies, en poste à Meadowbank, est tombée malade et m’a recommandée à miss Bulstrode. Mais je ne me plais guère ici, je l’ai déjà dit.

— Pour quelle raison ?

— Outre cette histoire d’assassinat, les élèves ne sont pas respectueuses.

— Ce ne sont plus tout à fait des enfants, n’est-ce pas ?

— Certaines d’entre elles agissent comme des bébés ; d’autres se conduisent comme de vraies femmes ! Et toutes jouissent de beaucoup de liberté. Je préfère les établissements qui s’en tiennent à la routine.

— Connaissiez-vous bien miss Springer ?

— Pratiquement, je ne la fréquentais pas. Elle avait des manières rustres, et je lui parlais le moins possible. Laide, avec des taches de rousseur ; sans oublier une voix déplaisante. Une caricature des Anglaises ! Souvent, elle fut impolie à mon égard.

— En quoi ?

— Elle n’aimait pas que je me rende au pavillon des sports. Son domaine exclusif, semblait-il. J’y suis allée, un jour, parce que l’endroit m’intéressait et que le bâtiment était neuf. Bien agencé, ai-je constaté. Soudain, miss Springer a surgi : « Il ne vous appartient pas de venir ici », me dit-elle, à moi, qui étais professeur dans la même école ! Me prenait-elle pour une élève ?

— Très désagréable, en effet, convint Kelsey pour l’apaiser.

Mais elle reprit :

— Irritée, j’ai fait claquer la porte ; la clef est tombée et je l’ai ramassée. Encore sous le coup de l’apostrophe de cette femme, j’allais oublier de la remettre en place, quand elle m’interpella de nouveau, me donnant à entendre que je voulais la voler. Sa propre clef, je suppose !

— Il semble assez étrange qu’elle ait eu une attitude donnant à entendre qu’elle craignait qu’on découvrît un objet caché par elle.

En somme, Kelsey lançait discrètement un appât, mais Angèle Blanche se prit à rire :

— Qu’aurait-elle pu dissimuler dans un tel endroit ? Des lettres d’amour ? Je suis certaine qu’elle n’en a jamais reçu.

Encore quelques questions insignifiantes et Mlle Blanche se retira.

— Bizarre, cette Française, dit l’assistant.

— Il n’en reste pas moins que son témoignage est intéressant, répondit Kelsey : miss Springer n’aimait pas qu’on rôde dans son pavillon. Et pourquoi ?

— Peut-être pensait-elle que la Française l’espionnait.

— Soit, mais quelle importance aurait eu la curiosité de Mlle Blanche, si ladite Springer n’avait rien à cacher ?… Et qui reste à interroger ?

— Deux professeurs adjointes, miss Blake et miss Rowan, ainsi que la secrétaire de miss Bulstrode.

— Allons-y !

Miss Blake était très jeune et avait un visage sympathique. Ne sachant à peu près rien sur la victime, elle ne put donner aucune idée du motif du crime.

En revanche, comme il convenait à une diplômée ès sciences « physiques », miss Rowan crut devoir exprimer son point de vue : « Un suicide très probablement. »

L’inspecteur haussa les sourcils :

— Miss Springer était-elle malheureuse d’une quelconque façon ?

— Elle était agressive, dit miss Rowan dont les yeux brillaient derrière les verres très épais de ses lunettes. Très cassante même. Une sorte d’autodéfense pour dissimuler un complexe d’infériorité.

— Tout ce que j’ai entendu jusqu’à présent tend à prouver qu’elle était très sûre d’elle, fit remarquer Kelsey.

— Une attitude voulue, reprit gravement le professeur. Certains de ses propos me dépassaient.

— Par exemple ?

— Miss Springer faisait souvent allusion à des gens, qui, selon elle, n’étaient pas tels qu’ils le paraissaient, sans oublier de souligner que, dans l’école où elle se trouvait avant de venir à Meadowbank, elle avait « démasqué » quelqu’un. Cependant, ajoutait-elle, la directrice avait refusé de la croire, et ses collègues s’étaient liguées contre elle.

Excitée, miss Rowan tomba presque de sa chaise en se penchant vers l’inspecteur :

— Vous voyez ce que cela signifie ?… Le début du délire de la persécution !

Poliment, Kelsey déclara que les suppositions de miss Rowan pouvaient se défendre, mais qu’il lui était impossible, quant à lui, d’accepter la version d’un suicide, à moins que miss Rowan fût à même d’expliquer comment miss Springer eût pu se tuer avec une arme à feu, à une distance de trois mètres, et la faire disparaître ensuite.

Hautaine, miss Rowan répliqua que l’hostilité de la police à l’égard de la psychologie était archiconnue.

Ann Shapland, la secrétaire de miss Bulstrode, vint ensuite.

— Alors, miss Shapland, quelle lumière pouvez-vous jeter sur le mystère qui nous intéresse ? lui demanda Kelsey, qui n’avait pas manqué de remarquer la robe simple et de bon goût, ainsi que l’allure décidée du témoin.

— Aucune, je crains. J’occupe une chambre assez éloignée des autres, et un bureau privé. Donc, je ne fréquente guère le personnel. Tout ce drame est incroyable !

— Dans quel sens ?

— D’abord que miss Springer ait été tuée. Admettons qu’une personne se soit introduite dans le gymnase, et que miss Springer, alertée, ait voulu voir de qui il s’agissait. C’est exact, je suppose, mais qui aurait pu avoir l’idée de pénétrer secrètement dans ledit gymnase ?

— Peut-être un garçon qui voulait s’approprier un article de sport ou faire une farce.

— Dans ce cas, je ne peux m’empêcher de penser que, l’ayant surpris, miss Springer l’aurait sermonné et qu’il serait parti.

— Avez-vous l’impression que la victime avait adopté une attitude particulière à l’égard du pavillon des sports ?

Ann Shapland parut surprise :

— Une attitude…

— J’entends : le considérait-elle comme son propre domaine et tolérait-elle la présence de ses collègues dans celui-ci ?

— Pas que je sache. Pourquoi cette exclusive ? Le pavillon n’est, en somme, qu’une annexe de l’école.

— Donc, vous n’aviez rien noté à cet égard, et, quand vous vous y rendiez vous-même, aucune hostilité ?

— Je n’y suis allée que deux ou trois fois, pour remettre un message de miss Bulstrode à une élève.

— Saviez-vous que miss Springer s’opposait à la présence de Mlle Blanche dans le pavillon ?

Une courte hésitation et miss Shapland répondit :

— Je crois, en effet, qu’un certain jour, Mlle Blanche s’est montrée plutôt irritée au sujet d’une rebuffade. Mais sa susceptibilité est connue. Déjà, elle s’était crue offensée par une observation de la maîtresse de dessin. Naturellement, Mlle Blanche n’est pas surchargée de travail : elle n’enseigne qu’une matière : le français, et dispose donc de beaucoup de temps. Dois-je ajouter que j’ai l’impression… qu’elle est plutôt curieuse.

— Ah !… Pensez-vous que, quand elle se rend dans le pavillon des sports, elle se laisse aller à fouiller dans les casiers réservés aux élèves ?

— Les casiers ?… Je n’affirmerais pas qu’elle en soit incapable. Un passe-temps, dans ses goûts, peut-être.

— Miss Springer a-t-elle son propre casier ?

— Naturellement !

— Et si miss Springer avait surpris Mlle Blanche en train de le fouiller, j’imagine qu’elle aurait été très fâchée ?

— De toute évidence !

— Avez-vous une quelconque idée de la vie privée de miss Springer ?

— Je ne pense pas qu’une seule d’entre nous puisse vous renseigner à ce sujet. Avait-elle réellement une vie privée ?

— Y a-t-il quoi que ce soit ayant trait au pavillon des sports que vous ne m’avez pas encore révélé ?

— Eh bien !…

Miss Shapland hésitait.

— Parlez, sans crainte.

— Oh ! aucune importance, sans doute, mais voici : l’un des jardiniers – pas Briggs, son jeune assistant – est sorti du pavillon, l’autre jour, et il n’avait vraiment aucune raison de s’y rendre. Probablement, une simple curiosité de sa part, ou une excuse pour interrompre son travail qui consistait, à ce moment-là, à réparer le filet de tennis. Rien de grave, en somme.

— Et, cependant, vous vous êtes souvenue. Pourquoi ?

— Parce que son attitude m’a paru bizarre. Un tantinet arrogante, je pense. Il a même fait une allusion déplacée au sujet de l’argent dépensé, à Meadowbank, pour le bien-être des élèves.

— Je vois le genre d’individu… et j’en prends note.

— Nous tournons autour du pot, dit l’assistant de Kelsey, après le départ de miss Shapland. Espérons que les domestiques nous révéleront quelque chose !

Mais ce ne fut pas précisément le cas.

— Inutile de m’interroger, jeune homme, grogna la vieille cuisinière. D’abord, je ne peux pas vous entendre ; ensuite, je ne sais rien. La nuit dernière, j’ai dormi et mon sommeil est profond. Je n’ai appris la nouvelle que ce matin.

Kelsey hurla quelques questions, mais n’obtint que des réponses insignifiantes : oui, miss Springer n’était pas aussi populaire que celle qui l’avait précédée ; miss Shapland était une nouvelle également ; en revanche, on l’appréciait déjà ; Mlle Blanche ressemblait à toutes les Françaises, s’imaginant que toutes les autres maîtresses lui en voulaient, et se montrant incapable de faire régner l’ordre dans sa classe.

La plupart des autres domestiques étaient engagées à la journée et n’apprirent rien à l’inspecteur. La monotonie de l’interrogatoire fut interrompue par l’apparition de miss Bulstrode :

— L’une de mes élèves désirerait vous parler, dit-elle à l’inspecteur.

Celui-ci parut vivement intéressé :

— Sait-elle quelque chose ?

— J’en doute, mais à vous de vous en rendre compte. Il s’agit de l’une de nos étrangères, la princesse Shaila, nièce par alliance de l’émir Ibrahim. Je tiens à souligner qu’elle a tendance à se donner de l’importance.

La directrice se retira, laissant la place à une fille de taille moyenne, mince, et à la peau très foncée.

Ses yeux en amande fixèrent l’inspecteur, mais sans provocation :

— Vous êtes de la police ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit Kelsey, réprimant un sourire. Veuillez vous asseoir, et me dire ce que vous savez.

Elle prit place, lentement, se pencha vers son interlocuteur et baissa la voix :

— Des gens sont à l’affût, dans la propriété. Évidemment, ils se cachent, mais leur présence est certaine.

L’inspecteur comprit alors l’allusion de miss Bulstrode : cette jeune personne prenait plaisir à s’extérioriser, à dramatiser.

— Et pourquoi surveilleraient-ils l’école ? demanda-t-il.

— Parce qu’ils veulent me kidnapper !

Kelsey eût pu s’attendre à bien des réponses, mais pas à celle-là. À son tour, il dévisagea Shaila :

— Pour quelle raison voudraient-ils vous enlever ?

— Pour exiger une rançon, naturellement !

— Peut-être, dit le policier avec circonspection. Mais, si on admet, quel rapport avec la mort de miss Springer ?

— Elle a dû découvrir le complot et on l’a su. Alors, on lui a offert de l’argent pour se taire. Elle s’est donc rendue dans le pavillon des sports pour le recevoir – meilleur endroit possible – et elle a été tuée.

— Mais miss Springer n’aurait jamais pensé à accepter de l’argent, de cette manière !

— Croyez-vous qu’il est plaisant d’être professeur de gymnastique ? répliqua Shaila, plutôt acerbe. Ne pensez-vous pas qu’il est plus agréable d’être riche, de voyager, d’agir à sa guise ? Surtout pour une femme dans le genre de miss Springer, que les hommes ne regardent même pas. Quelle revanche !

— Hum !… Je ne sais vraiment pas comment vous répondre.

La vérité était que l’inspecteur n’avait jamais envisagé ce point de vue.

— Ces impressions vous sont toutes personnelles, je suppose. Ou miss Springer vous aurait-elle fait des confidences ? reprit-il.

— Miss Springer ne disait jamais rien, en dehors de ses sempiternels : « Pliez les genoux, élevez les bras ; plus vite », s’exclama Shaila, avec ressentiment.

— Soit, mais n’auriez-vous pas imaginé tout ce projet d’enlèvement ?

Shaila parut offensée :

— Vous n’avez rien compris ! Mon cousin était le prince Ali Yusuf, de Ramat. Il a été tué alors qu’il essayait d’échapper à une révolution. Auparavant, il avait été entendu qu’il m’épouserait. Dans ces conditions, comment nier que je suis une personne importante ?… Oh ! il se peut qu’on veuille, non pas m’enlever, mais me tuer.

Kelsey paraissait de plus en plus incrédule :

— Un peu tirée par les cheveux, cette histoire !

La princesse ignora l’ironie :

— Sans doute s’intéressent-ils aux bijoux, lança-t-elle.

— Quels bijoux ?

— Mon cousin et son père les amassaient. Et ces gens qui m’épient pensent peut-être que je sais où ils se trouvent. Avant de m’assassiner, ils espèrent m’arracher le secret dont ils me croient détentrice.

— Légalement, à qui devrait revenir ce trésor ?

— Mon cousin étant mort, à moi, puisque sa mère et la sœur de celle-ci, ma tante donc, mariée à l’émir Ibrahim, sont décédées. Et ne devrais-je pas être sa femme ?

— Si cette union avait été consacrée, les bijoux vous auraient donc été attribués ?

— En théorie, mais pas en fait. On m’en aurait donné d’autres, des nouveaux. Le trésor accumulé par le prince et son père représentait un viatique, pour faire face aux conséquences d’une éventuelle révolution.

— Et vous ignorez où se trouvent ces joyaux !

— Évidemment ! Autre version : quelqu’un s’empare des bijoux, à Ramat même, puis s’efforce de les vendre ou de me rencontrer pour savoir si je serais disposée à verser la forte somme pour les avoir.

— La vérité est que personne ne vous a encore rien dit à ce sujet.

— Exact, admit Shaila.

Kelsey prit sa décision :

— Tout compte fait, je suis persuadé que vous me racontez un tas de balivernes, dit-il d’un ton enjoué.

Un regard furieux de la princesse, qui répliqua :

— Je vous ai révélé tout ce que je savais.

— Eh bien ! très aimable de votre part.

Il la reconduisit jusqu’à la porte.

— Un conte des Mille et Une Nuits ! s’écria-t-il, quand il revint à sa table. Un enlèvement, un trésor fabuleux ? Et quoi, encore ?

*

* *

Quand l’inspecteur Kelsey fut de retour au commissariat, le sergent de garde lui dit :

— Un certain Adam Goodman vous attend, monsieur.

— Adam Goodman ?… Ah ! oui, l’aide-jardinier.

Un jeune homme se tenait devant lui. Grand, brun, d’apparences plaisantes, il portait un veston de velours à côtes, un pantalon retenu, tant bien que mal, par une vieille ceinture, et une chemise bleue largement échancrée.

— Vous désirez me voir, je crois ? dit-il.

Sa voix était rude, et, comme celles de la plupart des jeunes de l’époque, plutôt truculente.

Kelsey répondit simplement :

— Oui. Entrez dans mon bureau.

— Je ne sais vraiment rien de l’assassinat, reprit le visiteur, plutôt grognon. À l’heure où il a été commis, j’étais au lit, chez moi.

D’un geste vague, l’inspecteur sembla acquiescer… sans se compromettre. Il s’assit et fit signe à Goodman de l’imiter. Discrètement, un jeune policeman les avait suivis dans la pièce.

— Ainsi, dit Kelsey, vous êtes Adam Goodman.

— Oui, monsieur, mais, avant tout, j’aimerais vous montrer ceci.

Il sortit un papier d’une poche, et le déposa sur la table.

Les sourcils de l’inspecteur se haussèrent quelque peu quand il en prit connaissance. Puis, il leva la tête :

— Je n’ai plus besoin de vous, Barber, dit-il au policeman, quelque peu surpris.

Son assistant sorti, l’inspecteur regarda Adam avec un intérêt non dissimulé :

— Ainsi, voilà ce que vous êtes en réalité ! Mais que diable faites-vous dans…

— Un pensionnat de jeunes filles ? coupa le jeune homme esquissant un sourire. C’est la première fois qu’un pareil poste m’est confié. Mais, dites-moi, ai-je vraiment l’allure de l’emploi ?

— Pas tout à fait. Dans la région, les jardiniers sont plutôt âgés. Êtes-vous apte au métier ?

— Suffisamment. Ma mère m’a beaucoup appris à ce sujet.

— Et que se passe-t-il exactement à Meadowbank qui puisse justifier la présence d’un représentant de… vos Services ?

— Oh ! rien de précis. Une simple surveillance pour le cas où… du moins jusqu’à la nuit dernière. L’assassinat d’un professeur de gymnastique, voilà qui sort de la routine d’une école !

— Tout peut arriver et n’importe où, soupira Kelsey. J’ai eu souvent l’occasion de le constater. Cependant, j’admets que ce crime m’intrigue. Que cache-t-il ?

Adam le lui révéla.

— J’ai été injuste envers cette fille, Shaila, admit ensuite Kelsey. Mais vous admettrez que cette histoire de bijoux paraît fantastique : un trésor représentant les trois quarts d’un million de livres. À qui appartient-il, en définitive ?

— Question épineuse ! Pour y répondre, il faudrait une brigade d’avocats internationaux, et, encore, ils ne seraient pas d’accord ! Il y a trois mois, le tout était la propriété du prince Ali Yusuf. Mais, maintenant !… Si l’on avait retrouvé les bijoux à Ramat, le gouvernement actuel s’en serait emparé. D’autre part, admettant que le cheik les ait légués à quelqu’un, comment retrouver le testament ? Certes, ils peuvent revenir à la famille, mais le point capital de l’affaire est que, si vous ou moi les trouvions dans une rue, l’un ou l’autre n’aurait qu’à les ramasser. Et ils seraient à lui à moins qu’une action judiciaire soit susceptible de l’obliger à les restituer. J’en doute.

— Vous voulez dire que ce qui tombe dans le fossé est pour le soldat ? répliqua Kelsey. Voilà qui n’est guère moral.

— Peut-être. Mais, croyez-moi, dans ce cas particulier, il y en a plus d’un qui doit rechercher le fossé ! Et aucun n’éprouve de scrupule. On s’est déjà donné le mot, voyez-vous. La rumeur veut que les bijoux soient sortis de Ramat, avant le coup de chien. Comment ?… Là, il y a une douzaine de versions.

— Mais pourquoi Meadowbank ? À cause de cette petite princesse à qui on donnerait le Bon Dieu sans confession ?

— Shaila, la cousine germaine d’Ali Yusuf ? Quelqu’un peut très bien essayer de communiquer avec elle. À la vérité, plusieurs personnages douteux ont pris résidence aux alentours. Ne serait-ce que cette Mme Kolinski, qui se trouve au Grand Hôtel de notre ville. Un membre très distingué de cette société que j’appellerai volontiers « Brouillard et Cie ». Oh ! rien de votre ressort ; toujours dans la ligne de la loi, parfaitement respectable, mais une grande chasseresse d’informations toutes spéciales. Il y a également cette femme qui dansait dans un cabaret de Ramat ; on a su qu’elle opérait pour un gouvernement étranger. Où elle se trouve actuellement, nous l’ignorons, et nous n’avons même pas son signalement. Mais, selon certains bruits, elle ne serait pas loin d’ici. Il semblerait que Meadowbank soit devenu un centre d’intérêt. De surcroît, cette miss Springer s’y fait tuer.

Un silence, puis Kelsey demanda :

— À votre avis, que s’est-il passé, exactement, la nuit dernière ?

Adam prit tout son temps avant de répondre :

— Springer se trouvait dans le pavillon des sports ; pourquoi ? Tout part de là. Inutile de se demander qui l’a tuée, avant d’avoir une idée précise du motif de sa présence, à une heure indue. Admettons qu’en dépit de sa vie sans tache, et de sa pratique des sports, elle n’arrivait pas à s’endormir, qu’elle s’est levée, et que, regardant machinalement par sa fenêtre, elle a aperçu une lumière dans le pavillon. À propos, cette fenêtre donne-t-elle dans sa direction ?

Kelsey acquiesça.

— Bon. Étant une femme sans peur, elle est sortie pour se rendre compte. Ce disant, elle a dérangé quelqu’un qui se trouvait dans le gymnase… occupé à quoi ? Nous l’ignorons. En revanche, ce quelqu’un a dû se sentir suffisamment menacé pour abattre la malheureuse.

De nouveau, Kelsey approuva :

— Nous avons déjà considéré l’affaire sous cet angle, dit-il. Mais le dernier point n’a cessé de me tracasser. On ne tue pas, à moins…

— Qu’on ne cherche quelque chose d’important, coupa Adam. Trois interprétations : ou Springer, totalement innocente, est morte, victime du devoir ; ou la même Springer, en possession de certaines informations, obtient un emploi à Meadowbank ; ou, enfin, elle y vient sur un ordre reçu de ses chefs. Dans les deux derniers cas, elle attend le moment propice et, de nuit, se rend le plus discrètement possible dans le pavillon. Quelqu’un la suit, ou l’attend, avec un pistolet, décidé à en faire usage, le cas échéant… De nouveau, pourquoi ? Que diable y a-t-il dans ce damné pavillon ? Ce n’est pourtant pas l’endroit rêvé pour servir de cachette !

— Je puis vous assurer que nous avons tout passé au crible ; surtout les casiers des élèves, sans oublier celui de miss Springer. Aucune trace d’un quelconque objet de valeur.

— L’assassin s’est peut-être emparé de ce qui l’intéressait ! Mais il y a une autre possibilité : le pavillon aurait pu être choisi pour un vrai rendez-vous, intéressant miss Springer, ou une autre. N’est-il pas assez éloigné du bâtiment principal ? Supposons que miss Springer soit allée à la rencontre d’un tiers : une querelle avec celui-ci s’en est suivie, et… ç’a été le drame. Ou, une variante : Miss Springer a réellement vu quelqu’un sortir de l’école même, l’a suivi, et a vu ou entendu quelque chose qu’on entendait garder secret.

— Je ne l’ai jamais vue vivante, mais les témoignages entendus m’ont donné l’impression qu’elle était très curieuse.

— Voilà l’explication la plus admissible ! La curiosité a tué le chat dans le pavillon.

— Et s’il s’agissait d’un véritable rendez-vous, reprit Kelsey, alors…

L’inspecteur se tut, mais Adam acheva la phrase :

— … Il semble qu’il y ait, dans l’école même, une personne qui mérite toute notre attention. En fait, le loup dans la bergerie.

Kelsey réagit sur-le-champ :

— Le loup… miss Rich, l’un des professeurs, a prononcé ces mots aujourd’hui même !

Après une courte réflexion, il ajouta :

— Ce trimestre, il y a eu trois nouvelles collaboratrices à Meadowbank : Shapland, la secrétaire, Mlle Blanche, le professeur de français, et miss Springer. Celle-ci est morte, donc hors du jeu. S’il y a un loup, on peut parier qu’il s’agit de l’une des deux autres. Aucune idée à ce sujet.

Adam rassembla ses souvenirs, puis se décida à répondre :

— L’autre jour, j’ai surpris Mlle Blanche au moment même où elle sortait du pavillon. Son attitude donnait à croire qu’elle venait de se livrer à un acte répréhensible. Toutefois, compte tenu du tout, je désignerais plutôt l’autre, Shapland : elle a de l’aplomb, et est intelligente. À votre place, j’éplucherais soigneusement ses antécédents. Mais pourquoi riez-vous ?

— Précisément, répondit Kelsey, elle vous soupçonne. Elle m’a même dit vous avoir pris en flagrant délit, devant la porte du pavillon, et que votre attitude paraissait suspecte !

— Que le diable l’emporte ! s’écria Adam, indigné. Quel toupet !

Mais Kelsey reprit son sérieux :

— Le fait que Meadowbank possède une solide réputation dans la région, et que miss Bulstrode est une femme de valeur, nous oblige à agir vite et à rendre à cette digne école toute sa quiétude.

Une pause, un regard pensif sur son interlocuteur, et il conclut :

— Et il convient de révéler à miss Bulstrode votre véritable identité. N’ayez aucune crainte ; elle sera discrète.

*

* *

Miss Bulstrode avait une autre qualité qui prouvait sa supériorité sur la plupart des autres femmes : elle savait écouter. Donc, elle entendit les révélations de Kelsey et d’Adam sans sourciller. À leur conclusion, elle ne prononça qu’un seul mot :

— Extraordinaire !

« C’est vous qui êtes extraordinaire », pensa Adam, mais il garda cette impression pour lui.

— Et, reprit miss Bulstrode, allant, comme toujours, droit au but, qu’attendez-vous de moi ?

Kelsey s’éclaircit la voix :

— D’abord, permettez-moi de vous dire que, dans l’intérêt même de l’école, il convenait que vous fussiez complètement informée.

— Évidemment, répondit-elle, de sa voix posée, l’école est mon premier souci. Ne suis-je pas responsable de la sécurité et du bien-être de mes élèves ? Il va de soi que moins on parlera de ce drame, et mieux cela vaudra pour moi. Un point de vue égoïste, peut-être, mais si vous jugez à propos d’exposer toute l’affaire au grand jour, à seule fin de faciliter l’enquête, alors n’hésitez pas. Toutefois, est-ce absolument nécessaire ?

— Dans ce cas particulier, répondit Kelsey, il est préférable de dissimuler la véritable portée du crime. J’entends par là qu’il s’agira, pour le public, d’une histoire de jeunes bandits – des délinquants juvéniles, comme on les appelle de nos jours – qui se spécialisent dans les raids. Habituellement, ils portent des armes plus ou moins fantaisistes, mais certains n’hésitent pas à se munir d’un pistolet. Nous dirons que miss Springer les a surpris, et qu’ils l’ont tuée. De cette façon, la presse ne fera allusion qu’à un crime banal. Toutefois, je comprends qu’un assassinat à Meadowbank représente déjà une nouvelle sortant de l’ordinaire…

— Dans ce domaine, je crois qu’il m’est possible de vous aider, dit miss Bulstrode. Je ne manque pas d’influence dans les hautes sphères.

Elle sourit, et cita des noms, parmi lesquels ceux du secrétaire d’État à l’Intérieur, de deux magnats de la presse, sans oublier ni le ministre de l’Education, ni un évêque en vue.

— Je ferai l’impossible, ajouta-t-elle, se tournant vers Adam. Êtes-vous d’accord ?

— Absolument. La discrétion nous convient à merveille.

— Serez-vous toujours notre aide-jardinier ?

— À moins que vous n’ayez une objection à formuler je conserverai cet emploi qui me permettra d’avoir l’œil sur la suite des événements.

Cette fois, les sourcils de la directrice se haussèrent :

— J’espère que vous ne vous attendez pas à d’autres crimes ?

— Oh ! non.

— Tant mieux, car je me demande si une école survivrait à deux assassinats dans le même trimestre.

Miss Bulstrode s’adressa ensuite à Kelsey :

— Vos assistants en ont-ils terminé avec le pavillon ? Ne pouvoir s’en servir deviendrait gênant.

— La perquisition est finie. À notre point de vue, et quel que soit le mobile du crime, il n’y a rien dans ce bâtiment qui puisse nous aider. Tout simplement un gymnase avec son équipement.

— Aucun indice dans les casiers des élèves ?

Kelsey esquissa un sourire :

— Oh ! quelques petites choses, par exemple un livre français : Candide, avec… des illustrations. Un exemplaire coûteux.

— Ainsi, c’est là qu’elle le cachait, ponctua miss Bulstrode. Le casier de Giselle d’Aubray, je suppose ?

Le respect de l’inspecteur s’accrut encore :

— Rien ne vous échappe, madame !

— J’en reviens à ma première question : puis-je vous aider ?

— Je ne le pense pas, du moins pour le moment. En revanche, qu’il me soit permis de vous demander si, depuis le début du trimestre, vous avez remarqué quoi que ce soit d’anormal : un quelconque incident, ou l’attitude d’une personne ?

Un silence pendant quelques instants, puis miss Bulstrode répondit, lentement :

— Sur le plan des faits réels, non.

Adam réagit sur-le-champ :

— Donnez-vous à entendre que vous avez eu… des pressentiments ?

— Peut-être. Je serais incapable de préciser… à moins que…

De nouveau le temps de la réflexion, et elle attira l’attention d’Adam sur la visite d’une certaine Mrs Upjohn, qui accompagnait sa fille, le jour de la rentrée des classes. Cette dame s’était penchée par une fenêtre du salon, et, regardant quelqu’un dans le jardin, avait poussé une exclamation. Qui, miss Bulstrode n’aurait su le dire. Rien de surprenant : il y avait plus de cent élèves et nombreuses étaient les familles qui accompagnaient leur progéniture. Mrs Upjohn aurait pu être en relation avec l’une d’elles. Toutefois, son attitude donnait l’impression qu’il s’agissait d’une personne qu’elle ne se serait pas attendue à voir à Meadowbank.

— Oui, ponctua miss Bulstrode, c’est exactement ce que j’ai pensé. Mais un autre visiteur m’a adressé la parole et, pendant un bon moment, je ne me suis plus préoccupée de Mrs Upjohn. Quand je pus la voir de nouveau, elle s’entretenait avec une autre dame, des missions qu’elle avait remplies, en tant qu’agent secret, pendant la guerre. Dérangée de nouveau, j’ai dû m’éloigner.

— Intéressant ! ponctua Kelsey. La personne d’abord aperçue par elle, de la fenêtre, était sans doute une ancienne collègue, à l’Intelligence Service – la parente d’une pensionnaire, ou l’un de vos professeurs.

— Peu probable, objecta miss Bulstrode.

— De toute façon, il convient que nous nous mettions en rapport avec Mrs Upjohn, reprit Kelsey. Et le plus rapidement possible. Avez-vous son adresse ?

— Évidemment, mais je crois que, pour le moment, elle voyage à l’étranger. Je vais m’en assurer.

Miss Bulstrode sonna, mais, son appel demeurant sans réponse, elle sortit du bureau et interpella une élève qui passait clans le vestibule :

— Paula, voulez-vous aller chercher Julia Upjohn ?

Quand miss Bulstrode revint à sa place, Adam se leva à son tour :

— Il est préférable que je disparaisse d’ici avant l’arrivée de cette jeune demoiselle, estima-t-il. Il semblerait étrange que je participe à l’enquête dont l’inspecteur est chargé. Officiellement, il m’a classé parmi les suspects. S’étant rendu compte qu’il ne peut rien relever contre moi, il m’ordonne de débarrasser le plancher. N’est-ce pas, inspecteur ?

— Vous pouvez disposer, jeune homme, et n’oubliez pas que j’ai l’œil sur vous, ironisa Kelsey.

— À propos, miss Bulstrode, reprit Adam avant d’ouvrir la porte, me permettez-vous d’abuser quelque peu de mon emploi chez vous ? Par exemple, d’être un tantinet trop aimable avec les membres de votre personnel ?

— Lesquelles ?

— Mlle Blanche, par exemple.

— La Française ? Pensez-vous que ?…

— J’ai l’impression qu’elle s’ennuie plutôt à Meadowbank.

— Ah ! (La directrice paraissait plutôt choquée.) Peut-être avez-vous raison. Et qui, encore ?

— Je vais user de mes charmes un peu partout, répondit gaiement Adam. Et si vous apprenez que plusieurs de vos pensionnaires se prennent d’un engouement tout spécial pour… le jardinage, soyez certaine que mon empressement est exclusivement dicté par les nécessités de l’enquête.

— Avez-vous idée que les élèves puissent savoir quelque chose ?

— Chacun sait toujours quelque chose, et parfois sans s’en douter.

— Possible, en effet…

On frappa à la porte. Julia Upjohn fit son apparition, à bout de souffle.

Kelsey grogna, en s’adressant à Adam :

— Cela suffira, Goodman. Sortez, et reprenez votre travail.

— Vous avez constaté que je ne sais rien, marmonna le prétendu aide-jardinier.

Et il disparut, non sans murmurer :

— Damnée Gestapo !

— Je suis navrée de me présenter dans cet état, miss Bulstrode, dit Julia, mais j’ai couru depuis le tennis.

— Inutile de vous excuser ; je désire simplement vous demander l’adresse de votre mère, plus exactement l’endroit où je peux lui envoyer une lettre.

— Oh ! le mieux est d’écrire à ma tante Isabelle, car maman est à l’étranger.

— Je connais le domicile de votre tante, mais c’est à Mrs Upjohn, qu’il me faut écrire.

— Je ne vois pas comment je pourrais vous satisfaire. Maman excursionne en Anatolie dans un bus.

— Dans un bus ? répéta miss Bulstrode, stupéfaite.

Julia agita vigoureusement la tête :

— Elle aime cela. Ce genre de locomotion est tellement bon marché ! En revanche, peu confortable. Impossible de la toucher avant trois semaines.

— Regrettable ! Dites-moi, Julia, votre mère vous a-t-elle parlé d’une personne qu’elle a rencontrée ici, et qu’elle aurait fréquentée pendant la guerre ?

— Pas que je sache, miss Bulstrode… non, décidément.

— Mrs Upjohn appartenait aux Services Secrets, je crois ?

— Oui, et elle semblait beaucoup aimer ce genre d’activité. Oh ! elle n’a jamais fait sauter quoi que ce soit, la Gestapo ne l’a jamais arrêtée ; donc, aucune torture. Elle opérait en Suisse, je pense… ou serait-ce au Portugal ?

Julia s’excusait presque :

— Toutes ces histoires de guerre ont fini par me lasser, et je crains de ne pas les avoir toujours écoutées avec attention.

— Je vous remercie, Julia.

— Vraiment, reprit miss Bulstrode, après le départ de la jeune fille, aller en Anatolie dans de telles conditions, voilà qui me dépasse ! Et cette enfant en parle comme s’il s’agissait de prendre le bus 73, pour faire des achats, à Regent Street[5] !

*

* *

Maussade et agitant nerveusement sa raquette, Jennifer Sutcliffe s’éloignait du court. Les fautes qu’elle avait accumulées au cours de la partie l’épouvantaient. Une excuse, peut-être : l’état de sa raquette. Il n’en demeurait pas moins que la jeune fille avait perdu la sûreté du jeu acquise grâce aux leçons de miss Springer. Dommage qu’elle soit morte ! Le tennis comptait pour beaucoup dans la vie de Jennifer…

— Excusez-moi…, entendit-elle soudainement.

Elle eut un sursaut : une femme élégante, à la chevelure d’un blond doré, et portant un paquet long et plat apparut dans l’allée même. Jennifer s’étonnait de ne pas l’avoir entendu marcher sur le gravier, mais il ne lui vint pas à l’esprit que l’inconnue avait pu se cacher derrière un arbre ou un massif de rhododendrons, et surgir à son approche.

Avec un léger accent américain, la nouvelle venue demanda :

— Vous serait-il possible de me dire où je pourrais trouver une jeune fille s’appelant…

Elle jeta un coup d’ail sur un carré de papier :

— … Jennifer Sutcliffe.

— C’est moi, répondit l’interpellée, encore sous le coup de la surprise.

— Vraiment, c’est une coïncidence ! Inouïe, même, de chercher quelqu’un dans une aussi grande école, et de la trouver sur-le-champ. Et on assure que de telles choses n’arrivent jamais !

— Vous avez la preuve du contraire, répliqua Jennifer qui s’était ressaisie.

— Hier, à un cocktail, j’ai mentionné qu’aujourd’hui, je viendrais déjeuner dans les parages, et votre tante qui était présente… ou serait-ce votre marraine ? Ma mémoire est pour ainsi dire nulle… enfin l’une ou l’autre s’est présentée à moi… j’ai oublié son nom. Toujours est-il qu’elle m’a demandé s’il me serait possible d’aller à Meadowbank et de vous apporter une raquette. Il paraît que vous en aviez demandé une.

Le visage de Jennifer s’éclaira : un miracle, rien de moins !

— Il doit s’agir de ma marraine, Mrs Campbell, que j’appelle tante Gina. Ce n’est sûrement pas tante Rosemonde, qui ne me donne qu’un mesquin billet de dix shillings, à Noël.

— Je me souviens du nom maintenant : Campbell.

Jennifer prit le paquet et l’ouvrit sur-le-champ.

— Oh ! formidable ! s’écria-t-elle. Je désirais une nouvelle raquette depuis si longtemps ! Impossible de jouer décemment avec une vieille.

— Je m’en doute.

— Et merci d’avoir bien voulu me l’apporter.

— Aucun dérangement pour moi, je vous assure. Oh ! à propos, on m’a demandé de reprendre l’ancienne.

Toute à sa joie, Jennifer l’avait jetée à terre, mais l’inconnue s’empressa de la ramasser :

— Votre marraine a l’intention de la faire réparer. Je vois qu’elle a besoin d’être recordée.

Déjà Jennifer essayait des swings avec son nouveau trésor. Aussi ne prêtait-elle qu’une attention relative à son interlocutrice :

— Cette antiquité n’en vaut guère la peine, lança-t-elle, sans même se retourner.

— Une raquette de secours peut être utile, reprit l’autre. Mais il se fait tard, et je dois me hâter.

— Désirez-vous un taxi ? suggéra Jennifer, revenue à la réalité. Je peux téléphoner.

— Non, merci. J’ai laissé ma voiture devant la grille, pour éviter des virages trop savants. Vraiment heureuse de vous avoir rencontrée. Au revoir ! Je vous souhaite du plaisir avec le cadeau de votre marraine !

Et elle s’éloigna rapidement, avant que Jennifer n’ait eu le temps de la remercier de nouveau.

Rayonnante, la jeune fille se lança à la recherche de Julia Upjohn. L’ayant rejointe, elle lui montra la raquette :

— Oh ! quelle beauté ! Et d’où vient-elle ? demanda Julia.

— Ma marraine, tante Gina, me l’a fait remettre. Elle est terriblement riche, et maman a dû lui dire que je me plaignais de mon vieil outil.

À ce moment, la princesse Shaila fit son apparition :

— Regardez, lui dit Jennifer. N’est-ce pas merveilleux ?

L’autre l’examina avec soin :

— Elle a dû coûter cher, remarqua-t-elle. Comme je voudrais pouvoir jouer convenablement au tennis !

Hochant la tête, elle s’en alla. Les deux amies se dirigèrent alors vers le pavillon des sports, enfin libéré des policiers, et Jennifer rangea soigneusement sa raquette.

— Qu’avez-vous fait de l’ancienne ? demanda Julia.

— Elle l’a emportée pour la faire recorder.

— Qui, exactement ?

— La femme qui a apporté la neuve, de la part de tante Gina.

— Je vois, répondit Julia, pensive.

— Au fait, reprit Jennifer, que vous voulait miss Bulstrode ?

— Rien de sensationnel : simplement l’adresse actuelle de ma mère. Mais, comment l’aurais-je ? Maman voyage en Anatolie dans un bus !… À propos, ce n’est pas réellement votre raquette que cette femme a prise…

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’elle m’appartenait avant notre échange.

Jennifer eut un geste d’impatience :

— Quelle importance !

*

* *

Le troisième week-end du trimestre allait se dérouler selon l’usage : de nombreux parents sortaient leur progéniture et, de ce fait, l’école serait presque déserte. Même, une partie du personnel avait congé jusqu’à lundi matin. Et, exceptionnellement, miss Bulstrode se proposait de se rendre à l’invitation de la duchesse de Welsham, dont les deux filles avaient été envoyées à Meadowbank.

Samedi, dans la matinée, miss Bulstrode achevait de dicter le courrier à miss Shapland, quand le téléphone retentit. La secrétaire prit l’écoute, puis se tourna vers la directrice :

— Un message de l’émir Ibrahim, miss Bulstrode. Il est à l’hôtel Claridge et désirerait voir Shaila, demain.

Miss Bulstrode se saisit de l’appareil et, après une brève conversation interpella Ann Shapland :

— Shaila devra être prête à onze heures trente, et rentrer à vingt heures. Ces Orientaux ne préviennent jamais à temps. Il avait été décidé que Shaila sortirait avec Giselle d’Aubray, et il me faut annuler cette promenade. Ai-je répondu à toutes les lettres ?

— Oui, miss Bulstrode.

— Bien. Je partirai donc en toute quiétude. Expédiez le tout et, après, vous pourrez disposer du week-end. Je n’aurai pas besoin de vous avant l’heure du déjeuner, lundi.

— Merci, miss Bulstrode.

— Un jeune homme en vue ?

Ann rougit quelque peu.

— Oui, mais rien de sérieux.

— Il devrait pourtant en être ainsi. Si vous avez l’intention de vous marier, n’attendez pas trop longtemps.

— Oh ! il s’agit d’un vieil ami. Rien d’excitant !

— Excitant ? Voilà qui ne convient guère pour fonder un foyer. Allez me chercher miss Chadwick.

Une courte attente et celle-ci fit son apparition, toujours empressée.

— L’émir Ibrahim convoque sa nièce, dit la directrice. S’il vient en personne, n’oubliez pas de lui dire qu’elle fait des progrès satisfaisants.

— Elle n’est pas très brillante, murmura miss Chadwick.

— Sur le plan intellectuel, peut-être. Mais dans d’autres domaines, sa précocité ne fait aucun doute. Et, parfois, elle donne l’impression d’avoir vingt-cinq ans. Je suppose que la sophistication pratiquée à Téhéran, au Caire, à Istanbul et ailleurs en est la cause. Dans notre pays, nous avons tendance à laisser aux jeunes l’empreinte de l’adolescence, à dire : « Oh ! ce n’est encore qu’une enfant », et, dans la vie, c’est un grave handicap.

— Je ne saurais affirmer que je suis complètement d’accord avec vous, sur ce point, ma chère. Quoi qu’il en soit, vous pouvez disposer de votre week-end sans la moindre crainte.

— Oh ! je n’en aurai aucune ! Après tout, c’est une excellente occasion de laisser les rênes à Eleanor, et de me rendre compte de son comportement. Avec elle, et vous à ses côtés, il ne semble pas que les choses tourneront mal.

— Je l’espère bien ! Mais il me faut voir Shaila.

La jeune princesse parut surprise et nullement contente de l’arrivée de son parent dans la capitale britannique.

— Il veut me faire sortir demain ? s’écria-t-elle. Mais, miss Chadwick, il était décidé que j’irais me promener avec Giselle d’Aubray et sa mère.

— Ce sera partie remise.

— Je préférerais de beaucoup sortir avec Giselle, répliqua Shaila avec vivacité. Mon oncle n’est pas du tout amusant. Il mange, grogne, et tout cela est monotone.

— Il ne convient pas de s’exprimer ainsi, s’indigna miss Chadwick. Ce n’est pas poli. Votre oncle ne restera en Angleterre qu’une semaine et, naturellement, il entend vous voir.

— Peut-être a-t-il arrangé un nouveau mariage pour moi, reprit Shaila, dont le visage se détendit. S’il en est ainsi, cela m’amusera.

— Vous êtes encore trop jeune pour vous marier. Il vous faut d’abord parfaire votre éducation.

— Voilà qui est déprimant !

*

* *

Une matinée dominicale dans toute sa splendeur estivale. Miss Shapland était partie la veille, peu après miss Bulstrode. Trois professeurs : miss Johnson, miss Rich et miss Blake quittèrent Meadowbank vers 10 heures, laissant miss Vansittart, miss Chadwick, Mlle Blanche et miss Rowan à leurs postes habituels.

— J’espère que les élèves en congé ne vont pas trop parler, dit miss Chadwick, avec une certaine appréhension. J’entends de cette pauvre Springer.

— Il est à souhaiter, répondit miss Vansittart, que toute l’affaire soit bientôt oubliée.

Après le service religieux, les parents commencèrent à arriver pour emmener les « permissionnaires ». À la fois gracieuse et digne, miss Vansittart les accueillait, et, faisant avancer leurs filles, écartait adroitement toute référence à la récente tragédie :

— Devant cette jeunesse, il ne convient pas d’insister, disait-elle.

Nez collés aux vitres d’une fenêtre, Julia et Jennifer surveillaient les allées et venues :

— Quelqu’un aurait dû venir me chercher, murmura Julia. Ne serait-ce que tante Isabelle.

— Je verrai maman la semaine prochaine répondit Jennifer. Ce week-end, papa reçoit des personnes importantes et a besoin d’elle.

— Oh ! voilà Shaila ! reprit Julia. Toute pomponnée pour se rendre à Londres. Regardez les hauts talons de ses chaussures.

À ce moment, un chauffeur en livrée ouvrait la porte d’une imposante Cadillac. La princesse sauta prestement à l’intérieur de la voiture qui démarra aussitôt.

— Et qu’allez-vous faire cet après-midi ? demanda Jennifer. Votre correspondance, sans doute. Pour ma part, inutile d’écrire à maman, puisqu’elle vient la semaine prochaine.

— Vous n’aimez guère écrire, Jennifer.

— L’inspiration me fait défaut.

— Pas à moi, mais à qui pourrais-je adresser une lettre ? Vous savez que ma mère n’a pas d’adresse fixe. Au fait, je me demande pourquoi miss Bulstrode tenait tant à entrer en contact avec elle ; elle paraissait bouleversée, quand je lui ai dit dans quel pays elle se trouvait.

— Il ne s’agit certainement pas de vous. Vous n’avez pas commis une faute grave, je suppose ?

— Pas que je sache. Peut-être voulait-elle l’aviser à propos de Springer.

— Et pourquoi ? Du moins, doit-elle se réjouir qu’il y ait au moins une mère qui ne soit pas au courant.

Julia réfléchissait.

— Savez-vous, dit-elle enfin, qu’on doit nous cacher beaucoup de choses à propos de ce crime.

— Quoi, par exemple ?

— Il semble que des incidents assez curieux se succèdent… Tenez, celui de la raquette.

— À ce sujet, j’allais précisément vous informer, répondit Jennifer, que j’ai écrit à tante Gina pour la remercier, et que sa réponse m’a surprise. Figurez-vous qu’elle est très heureuse que j’aie eu satisfaction, mais, ajoute-t-elle, « ce n’est pas moi qui vous ai fait un « cadeau ».

— Et je viens de vous souligner que cette histoire de raquette me paraît bizarre ! D’autre part, vous m’aviez parlé d’un cambriolage chez vos parents.

— Mais on n’a rien volé !

— Ce qui le rend encore plus suspect. Les deux faits incitent à croire que vous et votre famille devriez être sur vos gardes.

— Quelle idée !

— N’avez-vous jamais lu un roman policier ? Eh bien ! d’une façon ou d’une autre, vous êtes dans le bain ! Interrogez votre mère, la semaine prochaine. Peut-être a-t-elle reçu des papiers secrets avant de quitter Ramat…

— Certainement pas !

— En êtes-vous certaine ? Pensez à toutes ces histoires sur les documents atomiques. Décidément, vous ne lisez rien !

Jennifer haussa les épaules. « Un peu folle, ma camarade », devait-elle penser.

*

* *

Miss Vansittart et miss Chadwick se tenaient dans le salon réservé aux professeurs, quand miss Rowan, fort agitée, surgit :

— La voiture de l’émir vient d’arriver et on demande Shaila.

— Quoi ! s’exclama « Chaddy ». Vous devez vous tromper. Cette auto est déjà venue il y a trois quarts d’heure et repartie avec la princesse.

— Peut-être une erreur : on a dû donner deux ordres successifs. Avec ces Orientaux, sait-on jamais ? déclara miss Vansittart.

Elle se rendit sur le perron et interpella le chauffeur :

— On est venu prendre la princesse il y a trois quarts d’heure, lui dit-elle.

L’homme parut surpris.

— Je suppose qu’il y a confusion, répondit-il. Cependant les instructions que j’ai reçues étaient précises : me rendre à Meadowbank pour aller chercher la jeune personne. Il est vrai que cet émir dispose d’un tel entourage que son message a pu nous être téléphoné par plusieurs personnes. C’est sûrement ce qui a dû arriver.

Après son départ, miss Vansittart hésita pendant quelques instants, puis, s’étant convaincue qu’il s’agissait d’un simple hasard, elle se prépara à passer un après-midi calme au possible.

Installée sous un cèdre du parc, elle faisait sa correspondance quand, à seize heures trente, le téléphone retentit dans l’école. Miss Chadwick, restée sur place, se saisit de l’appareil.

— Meadowbank ?… Miss Bulstrode est-elle là ? entendit-elle.

— Non, ici miss Chadwick. La directrice est absente.

— Je vous parle du Claridge, de la part de l’émir Ibrahim qui est fort surpris qu’on ne l’ait pas averti.

— Averti ?… Mais de quoi ?

— De l’impossibilité dans laquelle se trouvait la princesse Shaila de venir le voir.

— Donnez-vous à entendre qu’elle n’est pas arrivée au Claridge ?

— Personne ne l’a vue. Êtes-vous certaine qu’elle a quitté l’école ?

— Oui, une voiture est venue la chercher vers onze heures trente.

— Curieux ! Je vais téléphoner à notre garage.

— Ciel ! Un accident…

— Nous le saurions déjà… ou vous-même. Ne vous tourmentez pas !

Mais miss Chadwick était fort inquiète.

— Tout cela paraît extraordinaire ! dit-elle.

— Je suppose que…

Une hésitation à l’autre bout du fil.

— Parlez, je vous en supplie, insista miss Chadwick.

— Eh bien !… Ce n’est certainement pas le genre d’interprétation que je désirerais suggérer à l’émir, mais, entre vous et moi, n’y aurait-il pas un jeune garçon qui… essaierait de la courtiser ?

— Certainement pas à Meadowbank, répliqua miss Chadwick avec dignité.

— Je ne suis nullement certain qu’il s’agisse d’une escapade, mais une jeune fille se laisse tenter.

— Tout à fait impossible ici !

« Impossible ? pensa-t-elle aussitôt… En suis-je vraiment convaincue ? »

Elle raccrocha l’écouteur et, bon gré mal gré, se lança à la recherche de miss Vansittart. Il n’y avait aucune raison de croire que celle-ci serait plus capable qu’elle de faire face à la situation, mais miss Chadwick éprouvait le besoin de consulter quelqu’un.

Miss Vansittart parut perplexe :

— Cette deuxième voiture ?… murmura-t-elle.

Elles se regardèrent, sourcils froncés.

— Pensez-vous, dit miss Chadwick, qu’il convienne d’alerter la police ?

— Surtout pas, répliqua Eleanor Vansittart, choquée.

— Cependant, Shaila a dit qu’on serait peut-être tenté de la kidnapper…

— Absurde ! coupa sèchement miss Vansittart.

Miss Chadwick se préparait à insister quand son interlocutrice la devança :

— Miss Bulstrode m’a laissé la responsabilité de la maison et je ne sanctionnerai pas un appel au-dehors. Nous avons eu assez d’ennuis avec la police.

Miss Chadwick la regarda sans aménité. Sans doute estimait-elle qu’Eleanor Vansittart était imprévoyante, stupide même. Aussi décida-t-elle de téléphoner à la duchesse de Welsham. Malheureusement, tout le monde était sorti.

*

* *

Couchée, miss Chadwick ne pouvait s’endormir en dépit d’un recours à de longues récitations de chiffres.

À vingt heures, constatant que Shaila n’était pas rentrée et qu’on restait sans nouvelles à son sujet, elle avait pris sur elle de téléphoner à l’inspecteur Kelsey et s’était sentie quelque peu rassurée quand il lui eut conseillé de ne pas trop prendre l’affaire au tragique : il s’en chargerait lui-même, assura-t-il. Facile de savoir s’il y avait eu un accident dans les environs. Puis il communiquerait avec Londres. Peut-être la jeune fille faisait-elle l’école buissonnière ; elle paraissait assez… délurée. Quoi qu’il en fût, l’inspecteur conseilla de laisser croire que Shaila passait la nuit au Claridge.

— Assez de scandale à Meadowbank ! conclut-il. Miss Bulstrode elle-même serait de mon avis. Il n’est guère probable que la princesse ait été kidnappée. Fiez-vous donc à nous.

Mais dans son lit, miss Chadwick ne cessait de penser à un enlèvement… ou à un nouveau crime. De telles horreurs, à Meadowbank ! À Meadowbank qu’elle aimait peut-être encore plus que miss Bulstrode, mais d’une autre manière. Sa création avait représenté un tel risque, que tout en aidant son amie de toutes ses forces, Chaddy trembla plus d’une fois. Mais miss Bulstrode était allée de l’avant sans hésiter.

Son audace avait été récompensée et, à partir de ce moment, miss Chadwick s’était baignée, pour ainsi dire, dans la prospérité de Meadowbank, tel un chat ronronnant au soleil.

Les allusions de miss Bulstrode à son éventuelle retraite l’avait bouleversée. Se retirer, quand tout marchait à point ? Quelle folie !… Et, maintenant… un crime !

En réalité, cette pauvre miss Springer n’en était pas responsable, mais, assez curieusement, miss Chadwick était portée à croire, contre toute logique, que le professeur de gymnastique avait sa part de blâme. Une femme sans tact…

« Il me faut prendre de l’aspirine », pensa-t-elle.

Ayant allumé sa lampe de chevet, elle regarda sa montre : une heure un quart ; à peu près l’heure à laquelle miss Springer… Non, elle ne devait plus penser à cela… Mais impossible d’y parvenir. Un sédatif s’imposait encore davantage.

Miss Chadwick se leva, et, dans son cabinet de toilette, fit fondre deux comprimés. Revenant vers son lit, elle releva le rideau de la fenêtre, et jeta un coup d’œil au-dehors, voulant sans doute se convaincre qu’il n’y aurait jamais plus de lumière dans le pavillon à pareille heure.

Mais il y en avait une…

Miss Chadwick n’hésita pas. Le temps de se chausser, d’enfiler un manteau, de se saisir de sa lampe de poche, et elle bondit dans les escaliers. Certes, elle avait blâmé Springer pour s’être rendue seule au pavillon au cours de la nuit fatale, mais elle-même n’hésita pas, anxieuse qu’elle était de surprendre le mystérieux visiteur. Dans le vestibule, elle s’arrêta cependant pour se saisir d’une arme quelconque – un semblant d’arme, plutôt – et, bientôt s’engagea dans le petit chemin qui, à travers les bosquets, conduisait au pavillon. Haletante, mais toujours aussi décidée, elle arriva devant la porte déjà entrouverte. Prenant soin d’éviter le moindre bruit, elle la poussa et regarda à l’intérieur.

*

* *

À peu près au moment où miss Chadwick se levait pour prendre un calmant, Ann Shapland, très attrayante dans une robe du soir en velours noir, était assise dans un gai cabaret — Le Nid sauvage – appréciant un « suprême de poulet », et souriant au jeune homme qui lui faisait face. « Dennis, pensait-elle, restera toujours le même. Exactement ce que je ne pourrais supporter si je l’épousais. Charmant garçon, cependant… »

— Quelle joie de changer de cadre ! dit-elle à haute voix.

— Comment se présente votre nouvel emploi ? répondit Dennis.

— Pour le moment, je n’ai pas à me plaindre.

— Je n’ai pas l’impression qu’il vous convienne beaucoup.

Ann se prit à rire :

— À la vérité, Dennis, je ne saurais dire ce qui me plairait le mieux. J’aime tant le changement !

— Difficile de comprendre pourquoi vous avez renoncé au secrétariat du vieux ministre, sir Mervyn Todhunter.

— Tout simplement parce que ses assiduités commençaient à inquiéter sa femme. J’ai toujours eu pour principe de ménager les épouses ! Elles peuvent devenir dangereuses.

— Des tigresses en miniature !

— Oh ! non. J’aurais plutôt tendance à les approuver, surtout dans ce cas particulier. Mais pourquoi semblez-vous surpris de mes nouvelles fonctions ?

— Pensez : une école ! La scolastique, voilà qui ne vous ressemble guère !

— La vérité est qu’il me déplairait souverainement d’enseigner, surtout entourée de femmes. Mais un poste de secrétaire à Meadowbank est parfois amusant. Et miss Bulstrode est unique. Elle a une telle personnalité ! Des yeux gris acier qui semblent vous transpercer et découvrir tous vos secrets. Oh ! elle sait en imposer et j’aurais horreur de commettre une seule faute dans mes lettres.

— Combien je souhaite que tous ces emplois finissent par vous lasser ! reprit Dennis. Il est temps que vous cessiez de voltiger d’un endroit à l’autre, et que… vous ayez un foyer…

— Très gentil de votre part, murmura Ann, sans se compromettre.

— Nous pourrions mener une vie si agréable…

— Je le suppose, mais je ne suis pas encore prête. Et, de toute façon, il y a maman qui a, parfois, des crises qui nécessitent ma présence.

— J’allais justement vous parler d’elle.

— Pour me dire… quoi ?

— Vous avez certainement entendu parler de ces maisons de repos, dont les pensionnaires reçoivent tous les soins voulus…

— Mais elles demandent un prix élevé.

— Vous oubliez les nouvelles lois sociales, ma chère.

La voix d’Ann devint amère :

— Hélas ! Il me faudra peut-être y avoir recours, tôt ou tard. Mais entre-temps, j’ai engagé une vieille dame qui vit auprès de ma mère, et l’assiste au mieux. Maman est… raisonnable, la plupart du temps, et quand elle ne l’est pas, j’accours et remets tout en ordre.

— Est-elle parfois… ?

— … Violente, voulez-vous dire ? Votre imagination est vraiment trop sombre ! Ma chère maman ne s’emporte jamais. Elle oublie simplement où elle se trouve, ou entend faire de longues promenades, sauter dans un train ou un bus, sans la moindre idée de leur destination… Le plus curieux est qu’elle n’est jamais aussi joyeuse que quand elle se trouve dans cet état. On croirait qu’elle se rend compte de ses errements et prend le parti de s’en amuser. Par exemple : « L’autre jour, chérie, je savais que je me rendais au Tibet, et, soudain, je me suis trouvée dans une chambre d’hôtel à… Douvres. Alors, j’ai pensé que mieux valait rentrer à la maison… » Et elle rit.

— Je n’ai jamais eu l’occasion de la voir.

— Inutile d’encourager les gens à la rencontrer. J’ai toujours pensé qu’il convenait de protéger les siens contre la curiosité… ou la pitié.

— Aucune curiosité de ma part, Ann.

— Non, mais ce serait de la pitié. N’est-ce pas, Dennis ?

— Je vous comprends.

— En revanche, vous vous trompez si vous pensez que je répugne à changer de poste, de temps à autre, et à vivre auprès de ma mère pendant une période plus ou moins longue. Ce qui m’importe, c’est d’avoir assez d’expérience pour pouvoir choisir un emploi. Et cette expérience, on ne l’acquiert pas en restant au même endroit : il faut entrer en contact avec tous les milieux ; seul moyen d’éviter la routine qui bride l’esprit. Pour le moment, j’étudie sur place la vie dans la meilleure école d’Angleterre. L’affaire de dix-huit mois, je pense.

— En somme, vous ne vous attachez à rien !

— Non. Du moins, est-ce mon impression. Je crois être une « observatrice » née. Plutôt dans le genre d’un commentateur à la radio.

— Conclusion, vous ne vous souciez de personne… en particulier.

— Je suppose que cela viendra un jour.

— Toujours est-il que vous ne resterez pas même une année à Meadowbank ! Toutes ces femmes vous donneront sur les nerfs.

— Mais il y a un jardinier qui n’est pas déplaisant à regarder.

Elle faillit éclater de rire en voyant la grimace de Dennis.

— Nul danger ! Je voulais simplement vous rendre jaloux.

Un court silence et, soudain. Dennis changea de sujet :

— Vous ne parlez pas de l’assassinat de l’un des professeurs ?

Le visage d’Ann se rembrunit :

— Étrange, en vérité. Il s’agit du professeur de gymnastique. Vous savez : ce genre tout spécial de femme. Mon idée est que cette affaire cache beaucoup de choses.

— Surtout, n’allez pas vous laisser entraîner dans une sale histoire !

— Facile à dire. Je n’ai jamais eu l’occasion de mettre mes talents à l’épreuve, en tant que limier. Peut-être serait-ce un succès !

— Je vous en prie, Ann…

— Aucune crainte. Loin de moi l’idée de me lancer sur la piste de dangereux criminels. En revanche, je suis disposée à… tirer certaines déductions : Pourquoi et qui ? J’ai déjà réussi à obtenir une information intéressante.

— Ann ! Je vous en supplie…

— Rassurez-vous ! Elle ne semble conduire à rien… Pour le moment, du moins.

Presque joyeuse, elle ajouta :

— Un second crime éclaircirait peut-être la situation.

*

* *

— Venez avec moi, dit l’inspecteur Kelsey, le visage contracté. Il y en a eu un autre.

— Un autre… quoi ? demanda Adam, surpris.

— Crime ! répliqua simplement Kelsey qui, déjà, sortait de la pièce, suivi par son interlocuteur.

Ils conversaient quand l’inspecteur avait été appelé au téléphone.

— Qui est-ce ? s’enquit Adam, alors qu’ils descendaient l’escalier.

— Un autre professeur, miss Vansittart.

— Et où… ?

— Dans le pavillon des sports. Mais, cette fois, vous serez responsable des recherches, car votre propre technique est peut-être meilleure que la nôtre. Il y a sûrement quelque chose dans ce maudit bâtiment ; sinon pourquoi continuerait-on à y assassiner ?

Les deux hommes sautèrent dans une voiture.

— Je pense que le docteur est déjà sur place, dit Kelsey. Ce n’est pas loin de chez lui.

Alors qu’ils entraient dans le pavillon, dont toutes les lampes avaient été allumées, l’inspecteur eut un léger recul : un mauvais rêve qui se répète, pensait-il. Une fois de plus, le docteur était penché sur un cadavre.

— Tuée il y a environ une demi-heure, murmura-t-il. Quarante minutes au plus.

— Qui a trouvé le corps ? demanda Kelsey.

L’un des assistants répondit :

— Miss Chadwick.

— La vieille, je crois ?

— Oui. De sa chambre, elle a vu une lumière, et s’est rendue ici. Revenue à l’école, elle a eu une crise nerveuse et c’est la surveillante générale qui nous a téléphoné : miss Johnson.

— Une arme à feu ? s’enquit Kelsey, tourné vers le docteur.

— Non. La pauvre a reçu un violent coup sur la nuque. Avec une matraque ou un boudin de sable.

Dans un coin, près de la porte, se trouvait une crosse de hockey avec sa tête en métal. La seule chose qui n’était pas à sa place dans le vestiaire.

— Ne serait-ce pas plutôt avec cela ? dit l’inspecteur.

Le docteur n’eut aucune hésitation :

— Non, aucune plaie apparente. Comme je vous l’ai déjà dit, on s’est servi d’une matraque ou d’un boudin.

— Une sorte de joujou professionnel, en somme.

— Probablement. Le coupable s’est rapproché de la victime qui lui tournait le dos et l’a frappée sans qu’elle sache qui l’attaquait.

— Et que faisait-elle donc ?

— Elle s’était plus que probablement agenouillée devant ce casier.

L’inspecteur l’examina avec soin.

— Le nom inscrit sur une étiquette — Shaila – est celui de la princesse égyptienne, n’est-ce pas ?

Tourné vers Adam, il ajouta :

— Étrange coïncidence !… Cette jeune personne est précisément celle dont on nous a signalé la disparition en fin d’après-midi.

— Exact, monsieur, répondit un assistant. Elle est partie dans une voiture supposée avoir été envoyée par son oncle qui réside à Londres, au Claridge.

— Aucune nouvelle ?

— Non, mais on a tendu des souricières et Scotland Yard s’en occupe.

— Un enlèvement très simple, intervint Adam. Aucune lutte, aucun cri. Il suffisait de savoir que la princesse attendait une voiture et d’arriver avant celle-ci. La jeune fille n’a eu aucun soupçon.

— A-t-on trouvé une auto abandonnée où que ce soit ?

— Pas encore. Les Services spéciaux effectuent des recherches.

— Ce qui tend à accréditer qu’il s’agit d’un imbroglio politique ! Mais pas un instant je ne croirai qu’on réussira à la faire sortir d’Angleterre.

— Et dans quel but l’a-t-on kidnappée ? demanda le docteur.

— Dieu seul le sait ! répondit Kelsey. Elle m’avait confié sa crainte d’être enlevée, et je suis confus d’avoir à reconnaître que j’ai cru à un débordement d’imagination.

— Et moi, de même, concéda Adam.

Un regard circulaire, et Kelsey reprit :

— Il ne semble pas qu’il y ait autre chose à faire ici, pour le moment. Mieux vaut se rendre à l’école même.

Là, il fut reçu par miss Johnson. Bouleversée, mais sachant se maîtriser :

— Une fatalité, inspecteur ! Deux de nos professeurs tués, et la pauvre miss Chadwick fait pitié !

— Je désirerais la voir au plus vite, répondit Kelsey.

— Le docteur lui a donné un calmant, et elle est moins agitée, maintenant. Dois-je vous l’amener ?

— Dans un instant. D’abord, donnez-moi tous les détails possibles sur votre dernière rencontre avec miss Vansittart.

— Je ne l’avais pas vue de la journée. J’étais en congé ; rentrée peu avant vingt-trois heures, je me suis couchée immédiatement.

— Auparavant, avez-vous par hasard regardé, par votre fenêtre, dans la direction du pavillon des sports ?

— Je n’en ai même pas eu l’idée, ne pensant qu’aux quelques heures passées avec ma sœur que je ne n’avais pas vue depuis longtemps. J’ai lu pendant un moment, avant d’éteindre ma lampe et de m’endormir. Puis, soudain, miss Chadwick a surgi devant moi, blanche comme un linge, et toute tremblante…

— À propos, miss Vansittart n’a quitté Meadowbank à aucun moment ?

— Non. Elle remplaçait miss Bulstrode, partie pendant le week-end.

— Et d’autres professeurs assuraient également la permanence ?

— Outre miss Chadwick, Mlle Blanche et miss Rowan.

— Eh bien ! Je pense qu’il est temps d’aller voir miss Chadwick.

Celle-ci était assise dans sa chambre. Bien que la nuit fût douce, le chauffage électrique donnait à plein et une couverture couvrait les jambes de « Chaddy ». Elle tourna un visage macabre vers son visiteur.

— Est-elle vraiment morte ?… murmura-t-elle. Aucun espoir qu’elle puisse survivre ?…

Lentement, Kelsey secoua la tête.

— Horrible ! gémit-elle. Surtout en l’absence de miss Bulstrode.

Elle se prit à sangloter, avant d’ajouter :

— L’école sera ruinée !… Je n’y résisterai pas !

L’inspecteur s’assit à ses côtés.

— Je sais, dit-il avec sympathie, combien le choc a été terrible pour vous, mais je veux que vous soyez assez courageuse, miss Chadwick, pour me confier tout ce que vous savez. Plus tôt nous découvrirons le coupable, et moins il y aura de publicité !

— Je le conçois. Voyez-vous, je m’étais mise au lit de bonne heure, pensant pouvoir prendre un long repos. Mais impossible de m’endormir : j’étais tourmentée…

— À propos de l’école ?

— Oui, entre autres, au sujet de l’absence de Shaila… et je craignais que l’assassinat de miss Springer ne poussât des parents à retirer leurs filles, pour le prochain trimestre.

— Compréhensible. Mais continuez votre récit ; vous ne pouviez trouver le sommeil, disiez-vous…

— … Aussi me suis-je levée pour prendre un calmant et, après, j’ai tiré les rideaux, peut-être parce que mes pensées se portaient sur miss Springer… alors, j’ai vu une lumière… là-bas.

— Quelle sorte de lumière ?

— Une lueur qui dansait, oserais-je dire… une torche électrique qu’on agitait, certainement. Comme ce fut le cas quand, pour la première fois, miss Johnson et moi-même…

— Oui… et ensuite ?

— Ensuite, répondit miss Chadwick dont la voix prenait de la consistance, j’étais décidée cette fois, à découvrir qui se trouvait dans le pavillon, et pourquoi. Aussi, me suis-je précipitée au-dehors…

— Vous n’avez pas jugé à propos d’alerter quelqu’un ?

— Non. Je voulais agir au plus vite, ne pas donner le temps au visiteur de s’enfuir…

— Alors ?

— J’ai couru et, arrivée près de la porte, j’ai marché sur la pointe des pieds pour éviter de donner l’alerte. Cette porte étant entrebâillée, je l’ai poussée discrètement, et j’ai jeté un regard à l’intérieur… elle était allongée, face contre terre…

Miss Chadwick tremblait de tous ses membres. Déjà, Kelsey reprenait la parole :

— À propos, il y avait une crosse de hockey gisant non loin du corps.

— Une crosse de hockey ? répéta-t-elle sans sembler comprendre. Je ne m’en souviens pas… oh ! si : je crois que je l’ai ramassée dans un coin du hall, avant de sortir de l’école… oui, pour le cas où je me serais trouvée dans l’obligation de m’en servir. Quand j’ai aperçu la pauvre Eleanor, j’ai dû la laisser tomber dans le vestiaire du pavillon. Enfin j’ai pu rejoindre miss Johnson. Dieu sait comment…

Une crise nerveuse s’ensuivit ; aussi miss Johnson interpella-t-elle Kelsey :

— Découvrir deux crimes, voilà qui dépasse les forces d’une personne de son âge. J’espère que vous n’avez plus de questions à lui poser ?

L’inspecteur acquiesça d’un geste. Alors qu’il redescendait l’escalier, il aperçut des boudins de sable et des seaux, placés dans une alcôve. Souvenirs des raids de la guerre, se dit-il, mais une pensée inquiétante vint à son esprit : à savoir que quelqu’un logé dans l’école, quelqu’un désirant éviter que le claquement d’une détonation ne donne l’alerte une deuxième fois, avait très bien pu se saisir d’un objet apparemment inoffensif, mais, en réalité, fort dangereux. Peut-être même, l’avait-on remis soigneusement à sa place.

*

* *

« Son cerveau est en ébullition, mais elle n’en laisse rien paraître », pensa Adam. Il regardait miss Bulstrode et, jamais, l’attitude d’une femme ne l’avait impressionné à un tel point : il l’admirait, tout simplement. Elle était assise, digne et gardant tout son sang-froid, alors que l’œuvre de toute sa vie s’effondrait. De temps à autre, le téléphone résonnait : chaque fois, des parents l’avisaient du retrait d’une élève.

Soudain, miss Bulstrode prit une décision. S’excusant auprès des policiers, elle appela Ann Shapland et lui dicta une note brève, annonçant que l’école serait fermée jusqu’à la fin du trimestre. Cependant, les familles qui, pour une quelconque raison, ne jugeraient pas opportun de reprendre leurs filles, pourraient les laisser à Meadowbank où elles recevraient toute l’attention voulue.

— Téléphonez immédiatement à tous les intéressés, dit ensuite la directrice à sa secrétaire, et confirmez votre communication par l’envoi du texte que vous aurez tapé.

— Oui, miss Bulstrode, répondit Ann Shapland.

Déjà, la secrétaire allait sortir quand, se retournant, elle se prit à parler avec précipitation :

— Veuillez m’excuser, miss Bulstrode, mais… votre décision n’est-elle pas prématurée ? Je veux dire… qu’après le premier choc, les gens auront le temps de penser… et peut-être vous laisseront-ils les élèves…

Le regard de la directrice s’attarda sur Ann :

— Vous croyez, dit-elle enfin, que j’accepte trop facilement ma défaite ?

— Je sais que vous me jugez indiscrète, mais… c’est exact.

— Vous avez du cran, et je suis heureuse de le constater. Mais vous vous trompez : je n’accepte pas la défaite ; j’agis selon mes connaissances de la nature humaine : que j’oblige les gens à venir chercher leur progéniture, et ils ne le désireront pas – du moins, pas autant. Beaucoup trouveront même des raisons pour la laisser ici. Ou, au pire, ils la ramèneront au prochain trimestre – s’il y en a un…

Elle fronça les sourcils, avant de s’adresser à Kelsey :

— Cela dépend de vous : faites la lumière sur ces crimes ; saisissez-vous du responsable… et tout reviendra dans l’ordre !

L’inspecteur hésita :

— Nous ferons de notre mieux, finit-il par répondre.

Après le départ d’Ann Shapland, miss Bulstrode reprit la parole :

— Intelligente, cette fille, et loyale.

Mais cette remarque n’était qu’une diversion toute provisoire. La directrice se fit plus pressante :

— N’avez-vous vraiment aucune idée, aucun soupçon ? Pourtant, vous le devriez, à ce stade. Et cet enlèvement qui couronne le tout ! J’ai une part de responsabilité, car Shaila avait fait allusion à des personnes qui voulaient la kidnapper. Dieu me pardonne, je croyais qu’elle voulait se rendre intéressante, et, maintenant…

Une courte pause, et elle ajouta, d’un ton acerbe :

— En somme, pas le moindre indice ?

— Pas encore. Mais il convient de ne pas désespérer. L’affaire a été confiée aux Services spéciaux, et vingt-quatre, ou trente heures au plus, leur suffiront pour retrouver Shaila. Nous avons l’avantage de vivre dans une île : tous les ports, les aérodromes sont en état d’alerte, et, dans tous les comtés, la police est sur pied. Certes, il est relativement facile d’enlever une personne, mais le problème est de la cacher.

— Espérons que vous la retrouverez saine et sauve. Il semble que nous ayons affaire à des gens qui ne sont pas très scrupuleux quand il s’agit d’une vie humaine.

Adam intervint :

— S’ils avaient eu l’intention de supprimer Shaila, pourquoi l’enlever ? La tuer ici même eût été facile.

Remarque malheureuse.

— Nous en avons eu la preuve avec d’autres, répliqua sèchement miss Bulstrode.

De nouveau, le téléphone retentit ; elle prit l’écouteur :

— Pour vous, inspecteur.

Adam et miss Bulstrode ne quittaient pas Kelsey des yeux. Il grommela, prit une note ou deux, puis répondant à son interlocuteur, dit :

— Je vois : domaine d’Alderton, dans le Wallshire… Oui, chef, je continue ici.

Comme perdu dans ses pensées, il déposa lentement l’écouteur, puis interpella Adam :

— L’émir a reçu un message, ce matin même. Tapé avec une machine à écrire portative. Timbre de la poste : Portsmouth, mais je parierais que c’est une couverture. On exige une rançon.

— Détails ?

— Une enveloppe contenant la somme – vingt mille livres – devra être déposée à l’endroit désigné, à deux heures, demain matin. Cet endroit se trouve à trois kilomètres du domaine d’Alderton, dans les landes désertes. Le tout me semble assez digne d’un amateur !

— Et qu’allez-vous faire ? demanda miss Bulstrode.

Kelsey parut réservé. La soudaine réticence d’un « officiel », sans doute :

— Nous avons nos méthodes, madame.

— Digne d’un amateur, avez-vous dit ? insista la directrice. Je me demande… franchement, inspecteur, puis-je me fier à mon personnel, plus exactement à ce qu’il en reste ?

Kelsey semblant chercher ses mots, miss Bulstrode revint à la charge :

— Vous craignez, sans doute, qu’apprenant le nom d’une collaboratrice prêtant à soupçon, mon attitude à son égard serait différente ? Dans ce cas, vous vous tromperiez.

— Je n’en doute pas, répondit Kelsey. Cependant, je n’ai pas l’impression que ce soit parmi votre personnel que nous devons chercher. Du moins à en juger par les renseignements déjà obtenus. Nous nous sommes surtout occupés des nouvelles : Mlle Blanche, miss Springer et votre secrétaire, miss Shapland. Les antécédents de celle-ci sont parfaits : elle est la fille d’un général en retraite, et a vraiment rempli les fonctions indiquées par elle ; ses ex-employeurs ne lui décernent que des éloges. En outre, elle a un alibi pour la nuit dernière. Au moment où miss Vansittart a été tuée, miss Shapland se trouvait dans un cabaret en compagnie d’un Mr Dennis Rathbone, qui jouit d’une excellente réputation. Le passé de Mlle Blanche a été également épluché : elle a enseigné le français dans une école du nord de l’Angleterre, et dans deux pensionnats en Allemagne ; à elle aussi, on n’adresse que des compliments. On la dit excellent professeur.

— Pas d’après mes conceptions, dit miss Bulstrode, avec quelque dédain.

— Et nous avons également reçu de France toutes les informations voulues. Satisfaisantes. Notre enquête n’a pas été tout à fait aussi concluante en ce qui concerne miss Springer. Elle a vraiment fait ses études à l’endroit indiqué par elle, mais depuis, il y a eu, entre ses différents emplois, des creux qu’on n’a pu combler. Toutefois, elle est morte, et, de ce fait, hors-jeu.

— Je conçois, dit miss Bulstrode, plutôt ironique, que, décédées, miss Springer et miss Vansittart ne soient plus en cause, mais soyons sensés : en dépit de son passé sans reproche, Mlle Blanche, par exemple, est-elle susceptible d’être soupçonnée, simplement parce qu’elle est encore en vie ?

— Elle aurait pu commettre les deux assassinats, du fait qu’elle était à Meadowbank aux heures voulues. Certes, elle a affirmé s’être couchée de bonne heure, et n’avoir rien entendu jusqu’au moment où l’alarme a été donnée. Incontrôlable, mais aucune preuve du contraire, et nous n’avons rien relevé contre elle… Cependant, miss Chadwick a affirmé qu’elle était sournoise.

Avec impatience, miss Bulstrode écarta ce témoignage :

— Miss Chadwick s’est toujours plainte des professeurs français ! Antipathie, sans doute. Et vous, monsieur Adam, que pensez-vous ?

— J’estime qu’elle fourre son nez partout. Un penchant naturel, sans doute. Ou… autre chose. Impossible de préciser. Certes, elle n’a rien d’une criminelle, mais sait-on jamais ?

— Exactement, reprit Kelsey. Le fait est qu’il y a, ici, un tueur, et un tueur impitoyable puisqu’il a commis deux crimes… Mais, je le répète, on a peine à croire qu’il appartienne à votre personnel enseignant. Miss Johnson se trouvait, hier, auprès de sa sœur, à Limeston-sur-Mer. D’autre part, vous la connaissez depuis sept ans. Miss Chadwick, elle, vous assiste depuis l’ouverture de l’école. Je sais que miss Rich a passé la nuit à l’Alton Grange Hôtel, à trente-deux kilomètres d’ici, et que miss Blake s’est rendue auprès d’amis à Littleport. Quant à miss Rowan, sa réputation est excellente. Et je ne vois rien qui puisse être reproché à vos domestiques. Nullement l’allure d’assassins ; toutes sont nées dans le pays même.

Miss Bulstrode acquiesça :

— Complètement d’accord avec vous. Mais alors… aucun suspect…

Un silence, et elle dévisagea Adam :

— Si, reprit-elle, il reste l’aide-jardinier, vous !

Adam parut stupéfié.

— Oui, ajouta miss Bulstrode. N’étiez-vous pas sur place, libre d’aller et venir… donc on peut vous soupçonner. Vos références sont de premier ordre, mais que cachent-elles ?

L’interpellé s’était ressaisi :

— Vraiment, miss Bulstrode, dit-il avec une pointe d’admiration, vous pensez à tout !

*

* *

— Bonté divine ! s’écria Mrs Sutcliffe, au cours du breakfast… Henry !

Elle venait de déplier son journal. Plongé dans la lecture d’un rapport financier, son mari ne répondit pas.

— Henry ! répéta sa femme, avec indignation.

Impératif, ce second appel le fit sursauter :

— Que se passe-t-il, Joan ?

— Vous le demandez ? Eh bien ! un autre crime à Meadowbank… l’école de Jennifer !

— Quoi ? Montrez-moi cela !

Il se pencha et arracha le journal des mains de sa femme.

— C’est incroyable, gémit Mrs Sutcliffe. Un pensionnat aussi réputé !

Mr Sutcliffe lut rapidement :

— Miss Eleonor Vansittart… au pavillon des sports… l’endroit même où miss Springer…

Il n’hésita pas :

— Une seule chose à faire : aller immédiatement chercher Jennifer.

— Et elle ne reviendra plus à Meadowbank, voulez-vous dire ?

— Exactement.

— Ne pensez-vous pas que ce soit trop précipité, après tous les efforts de sa tante Rosamonde pour la faire accepter ?

— Vous ne serez pas la seule à retirer votre fille. Il y aura bientôt beaucoup de places disponibles à Meadowbank ! Vous irez aujourd’hui même.

— Je suppose que vous avez raison, mais où envoyer Jennifer ?

— Dans une école secondaire appropriée. On n’assassine pas dans ces sortes d’institutions.

— Erreur, Henry ! J’ai lu dans un hebdo qu’un écolier a tué son professeur de sciences, sans aucune hésitation.

— Je me demande où va l’Angleterre, rugit Mr Sutcliffe.

Il jeta sa serviette sur la table et sortit en hâte.

*

* *

Adam était seul dans le pavillon des sports. Ses doigts agiles fouillaient dans tous les coins des casiers des élèves. Guère probable qu’il pût trouver quoi que ce soit après les perquisitions de la police, mais c’était un risque à courir. Kelsey n’avait-il pas dit que chaque service avait sa propre technique ?

Quel lien pouvait-il y avoir entre ce bâtiment, neuf et presque luxueux, et des morts violentes ? L’idée d’un lieu de rendez-vous était à exclure, du moins pour le deuxième crime ; personne ne se complaît à choisir l’endroit où un premier assassinat a été découvert. En conséquence, il fallait encore revenir à la version selon laquelle il s’y trouvait quelque chose dont on voulait s’emparer. Des bijoux cachés ? Peu probable : aucun tiroir truqué, aucune trappe, et le contenu des casiers était tellement anodin ! Des secrets, certes, mais des secrets d’écolières : photos d’acteurs en vogue, paquets de cigarettes, romans défendus. Adam s’attarda devant le casier de Shaila ; c’est en se penchant sur celui-ci que miss Vansittart avait été tuée, semblait-il. Que s’était-elle attendue à y trouver ? Et avait-elle réussi ? Son agresseur avait-il retiré l’objet convoité de l’une de ses mains, avant de s’enfuir juste à temps pour ne pas être surpris par miss Chadwick ? Dans ce cas, inutile de chercher.

Un bruit de pas, au-dehors, l’arracha à ses pensées. Il allumait posément une cigarette au milieu du vestiaire, quand Julia Upjohn fit son apparition. Elle semblait hésitante :

— Désirez-vous quelque chose ? s’enquit Adam.

— Je me demandais si je pourrais prendre ma raquette de tennis, répondit-elle.

— Je ne vois pas ce qui vous en empêcherait. Le policeman de garde vient de me quitter, mentit-il effrontément ; il lui fallait aller chercher quelque chose au commissariat, paraît-il, et il m’a ordonné de rester ici.

— Pour voir s’il reviendrait, je suppose ?

— Le policeman ?

— Non, voyons, l’assassin. Car un coupable est toujours tenté de revoir l’endroit où il a tué, paraît-il.

Adam haussa les épaules et jeta un coup d’œil sur les raquettes minutieusement rangées :

— Où se trouve la vôtre ?

— À la lettre « U » ; à droite, tout au bout. Au reste, nos noms sont inscrits…

L’ayant trouvée, Adam la tendit à la jeune fille.

— Elle a beaucoup servi, remarqua-t-il, mais on voit qu’elle était d’excellente qualité.

— Me serait-il permis d’avoir celle de Jennifer, nous allons jouer.

— Toute neuve, opina Adam en la lui donnant.

— Exact ! La tante de ma camarade lui en a fait cadeau tout récemment… Entre nous, pensez-vous vraiment qu’on le surprendra ici ?

— … Qui ?… Oh ! vous voulez encore parler de l’assassin. Eh bien ! ce n’est pas mon impression. Un tantinet risqué, ne croyez-vous pas ?

— Donc, selon vous, ces gens-là ne sont pas irrésistiblement poussés à revenir sur place ?

— Sauf quand le coupable craint d’avoir oublié quelque chose…

— Ou d’avoir laissé des indices. La police en a-t-elle trouvé ?

— Elle ne me le dirait certainement pas.

— Je le suppose. Vous intéressez-vous aux crimes ?

Comme elle le regardait intensément, il se mit à la dévisager. Rien d’une femme, dans l’attitude. Elle devait être à peu près du même âge que Shaila, mais ses yeux n’exprimaient qu’une curiosité juvénile.

— Je crois que oui. Dans une certaine limite, nous sommes tous intéressés par un drame.

Julia approuva :

— Certes. Mais, moi, je m’efforce à trouver toutes sortes de solutions… la plupart sont plus ou moins fantaisistes. Très amusant, en vérité !

— Vous aimiez miss Vansittart ?

— Oh ! je n’ai jamais fait beaucoup attention à elle. Elle paraissait agréable et ressemblait au taureau – je veux dire miss Bulstrode – sans son allure, toutefois. Plutôt une doublure, comme au théâtre.

Elle prit congé, emportant ses deux raquettes, tandis qu’Adam revenait dans le pavillon.

— Que diable a-t-il pu se passer ici ? murmura-t-il.

*

* *

Sur le court, Jennifer eut un sursaut, manqua un coup droit de Julia et poussa une exclamation.

Les deux jeunes filles s’arrêtèrent de jouer pour regarder une personne très agitée — Mrs Sutcliffe – qui se hâtait dans leur direction, en compagnie de miss Rich.

— Encore des ennuis, soupira Jennifer. Les crimes, sans doute. Il est heureux pour vous, Julia, que votre mère voyage dans un bus, en Anatolie !

— Il me reste tante Isabelle !

— Oui, mais les tantes ne sont pas aussi pointilleuses… Hullo ! maman ! ajouta-t-elle, alors que Mrs Sutcliffe lui faisait face.

— Préparez-vous à quitter Meadowbank, Jennifer, dit celle-ci, d’emblée.

— Je reviens à la maison ?

— Oui, et sur-le-champ !

— Mais…

— Ne posez pas de question !

— Je suppose que le sort de miss Springer et de miss Vansittart est responsable de ce départ précipité. Cependant, aucune des élèves n’a été tuée. La grande fête des sports a lieu dans trois semaines et j’ai les plus grandes chances de remporter des prix…

— Assez ! Vous partirez avec moi aujourd’hui même. Votre père le veut.

Déjà, Mrs Sutcliffe s’éloignait, quand Jennifer interpella de nouveau son amie :

— Au revoir, Julia ! Ma famille a pris peur. Inouï comme les parents peuvent être parfois contrariants ! Mais je vous écrirai !

— Moi également, pour vous tenir au courant de l’enquête.

— J’espère que Chaddy ne sera pas la prochaine victime ! S’il en faut une troisième, je préfère que ce soit Mlle Blanche !

— Moi aussi. On peut facilement se passer d’elle. À propos, avez-vous remarqué l’attitude de miss Rich ?

— Elle n’a pas prononcé un mot, et doit être furieuse de mon départ !

— Peut-être va-t-elle essayer de faire changer d’avis votre mère. Elle est très énergique. Aucune ressemblance avec ses collègues.

— Elle me fait penser à une autre femme, mais celle-ci était très grosse.

Une voix impérative s’éleva à distance :

— Jennifer !…

— Je viens, répondit la jeune fille.

— Dépêchez-vous ! s’écria Mrs Sutcliffe.

— Insupportable ! dit Jennifer à Julia. Quelle chance vous avez que…

— … Ma mère soit en voyage, vous l’avez déjà dit. Mais le fait est que, pour le moment, je préférerais la savoir plus près de moi…

— Jennifer !

L’appel était encore plus impératif ; Jennifer obéit.

Laissée seule, Julia prit lentement le chemin du pavillon des sports. Elle marchait de moins en moins vite, et, finalement, s’arrêta complètement, comme perdue dans ses pensées.

La cloche annonçait le déjeuner, mais elle l’entendit à peine, occupée qu’elle était à examiner la raquette qu’elle tenait toujours à la main. Puis, elle fit encore deux pas vers le pavillon, avant de se retourner et de prendre rapidement la direction de l’école même.

Elle entra par la porte principale – interdite aux élèves – et évita ainsi de rencontrer l’une de ses camarades. Personne dans le vestibule. Elle escalada l’escalier conduisant à sa petite chambre, jeta un regard à droite et à gauche, puis, rentrée dans la pièce, elle cacha la raquette sous son matelas. Le temps de remettre ses cheveux en ordre, et, l’air dégagé, descendit à la salle à manger.

*

* *

Cette nuit-là, les élèves allèrent se coucher avec plus de calme qu’à l’accoutumée. Ne fût-ce que parce qu’un grand nombre d’entre elles avaient été retirées de l’école. Celles qui restaient réagissaient selon leur état d’esprit respectif. Quelque agitation, ou des petits rires purement nerveux. Certaines demeuraient silencieuses, plongées dans leurs pensées.

Julia Upjohn fut l’une des premières à monter l’escalier. Elle rentra immédiatement dans sa chambre et ferma la porte. Derrière celle-ci, elle écouta, pendant un moment les murmures et les « bonne nuit » échangés par ses camarades. Puis, le silence vint, pas tout à fait encore, cependant : quelques allées et venues dans les salles de bains.

Aucune clef à la porte. Aussi, procédé classique, Julia poussa-t-elle une chaise, de façon à l’encastrer dans la poignée, dispositif qui l’alerterait si quelqu’un voulait entrer. Guère probable, car il était strictement défendu aux pensionnaires de se rendre des visites nocturnes. Seule, la surveillante générale, miss Johnson, avait cette latitude.

Rassurée, Julia se dirigea vers son lit, et, soulevant le matelas, se saisit de la raquette. Elle avait décidé de faire sa propre enquête, et sans tarder : la lumière filtrait sous la porte et, après vingt-deux heures, tout devait être éteint.

Sourcils froncés, Julia contemplait la raquette : « Comment aurait-on pu y cacher quoi que ce soit ? » se demandait-elle. Cependant, tout portait à croire que quelque chose d’insolite devait s’y trouver. La jeune fille pensait au cambriolage, chez les parents de Jennifer, et à l’histoire racontée par cette femme qui avait apporté le soi-disant cadeau d’une tante.

Seule, une étourdie comme Jennifer était capable de n’attacher aucune importance à ce bobard. L’échange fait par les deux amies, avant l’arrivée de la messagère, avait été tenu secret, semblait-il ; si Jennifer s’était montrée discrète à cet égard, nul doute que son ancienne raquette fût l’objet même que tous semblaient rechercher dans le pavillon.

Julia continuait à la manipuler : elle semblait de bonne qualité ; quelque peu usagée, certes, mais parfaitement utilisable. Toutefois, Jennifer s’était plainte de son instabilité.

Le seul endroit où il eût été possible de dissimuler un objet quelconque était la poignée. À condition de l’évider en partie. Supposition un peu tirée par les cheveux, admit Julia, mais qui pouvait se défendre. Et si ladite poignée avait été tripatouillée, voilà qui expliquerait le manque d’équilibre auquel Jennifer avait fait allusion.

Naturellement, une gaine de cuir entourait la poignée, collée à celle-ci. Donc, on pouvait l’enlever. Julia s’y employa. Se servant d’un canif, elle mit le bois à jour, et vit, à la surface, un cercle avec une minuscule échancrure. Curieux ! Sans hésiter, la jeune fille s’efforça d’insérer sa lame, mais elle plia. Des ciseaux feront mieux l’affaire, pensa-t-elle. De fait, après plusieurs tentatives, une substance bariolée apparut et, l’ayant triturée, Julia comprit : du plastique. Les ciseaux entrèrent de nouveau en action, et des morceaux sautèrent. Aucun doute, il y avait une cachette. Julia décupla ses efforts, et un petit objet brillant roula sur la table ; puis d’autres. Bientôt, il y eut un petit tas sous les yeux de la jeune fille sidérée.

Elle se renversa sur sa chaise ; ses yeux semblaient fascinés ; une vraie cascade de feux : rouge, vert, bleu, blanc éblouissant… À ce moment, Julia n’était plus une enfant : une femme contemplait des bijoux ! Elle pensait à la cassette, dans le jardin de Marguerite — on avait joué Faust la semaine dernière à Covent Garden[6] — et, déjà, Julia se voyait avec une rivière de diamants autour du cou. Hypnotisée, elle se saisit des pierres, les laissant ensuite tomber en cascades.

Un léger bruit la ramena à la réalité. Elle rassembla les bijoux, les dissimula dans un petit sac de toilette, sous une éponge et une brosse à main, puis revint vers la raquette. Ayant remis le plastique en place, elle le recouvrit de la rondelle qui l’avait mise sur la voie. Le temps de recoller la gaine de cuir et le tour était joué ; la raquette avait repris son aspect habituel.

La jeune fille porta alors son regard sur le lit qui semblait l’attendre, mais elle ne se déshabilla pas. Elle écoutait : avait-elle entendu des pas à l’extérieur ? Soudain, Julia connut la peur : deux personnes avaient été tuées ; si quelqu’un découvrait ce qu’elle avait pris, elle serait sans doute la troisième victime…

Dans sa chambre, se trouvait une commode assez lourde ; Julia réussit à l’avancer contre la porte, tout en regrettant que les clefs soient interdites à Meadowbank. Puis elle gagna la fenêtre, ferma la partie supérieure et la fixa[7]. Aucun arbre à proximité, et le mur était dépourvu de vigne vierge. Sans doute, personne n’aurait songé à pénétrer dans sa chambre par l’extérieur, mais mieux valait ne rien laisser au hasard.

Un coup d’œil sur sa pendulette : vingt-deux heures trente. Julia s’empressa d’éteindre sa lumière – elle aurait dû l’être depuis un bon moment – et entrouvrit le rideau : la pleine lune éclairait la porte. Assise sur le bord de son lit, Julia était aux aguets, tenant dans une main le plus lourd des souliers qu’elle possédait.

« Si quelqu’un essaie d’entrer, se disait-elle, je frapperai sur le mur aussi fort que je le pourrai pour réveiller ma voisine, Mary King. Et je crierai. On viendra, et je dirai que j’ai eu un cauchemar. Possible, après tout ce qui s’est passé à Meadowbank ! »

Une heure s’écoula, et elle entendit le léger bruit d’un pas dans le corridor. Il cessa juste devant sa chambre. Une longue pause, et Julia vit que la poignée de la porte tournait lentement.

Devait-elle crier ? Pas encore…

On essayait d’ouvrir, un petit craquement, seulement : la commode tenait bon. Et cette résistance devait avoir étonné la personne qui se trouvait à l’extérieur.

Un silence, puis on frappa très discrètement. Julia retenait sa respiration ; de nouveau, un léger coup…

« Jouons l’endormie », décida Julia. Mais qui pouvait venir ainsi dans le milieu de la nuit ? S’il s’était agi de la surveillante générale, elle aurait appelé. Mais le visiteur semblait craindre de faire du bruit.

La jeune fille restait immobile ; on ne frappait plus, et la poignée de la porte ne bougeait pas. Julia n’aurait pu dire à quel moment elle céda au sommeil ; toujours est-il que la cloche la réveilla, alors qu’elle était recroquevillée sur son lit.

*

* *

Après le breakfast et les prières, les pensionnaires se rendirent dans leurs classes respectives. Julia pénétra dans la sienne, mais, profitant des allées et venues, en ressortit par une autre porte, se mêla à un groupe qui s’affairait ; puis, ayant bondi au-dehors, elle se cacha derrière un buisson. Personne en vue. Après une série de mouvements stratégiques, elle arriva près du mur, à l’endroit où se trouvait un tilleul dont les branches étaient inclinées presque jusqu’au sol. Julia grimpa à l’arbre – un jeu à son âge – et, masquée par le feuillage, consulta sa montre à plusieurs reprises. Elle était certaine qu’on ne s’apercevrait pas de son absence pendant un certain temps. Les classes étaient désorganisées du fait de l’absence de deux professeurs, et la moitié des élèves avaient été retirées par leurs parents. En somme, on ne penserait pas à elle avant le déjeuner, et, alors…

Un dernier coup d’œil sur sa montre, et Julia redescendit de l’arbre jusqu’au niveau du mur ; puis elle sauta et se retrouva sans incident à l’extérieur. À quelque cent mètres, se trouvait l’arrêt de l’autobus, et celui-ci passait fréquemment. De fait, elle n’eut pas longtemps à attendre : le temps de monter et ayant sorti un petit chapeau de feutre de sa robe, elle le plaqua sur ses cheveux en désordre. Descendue devant la gare, elle prit le premier train pour Londres.

Dans sa chambre, à Meadowbank, elle avait laissé, bien en vue, une courte lettre pour miss Bulstrode :

Chère miss Bulstrode, je n’ai pas été kidnappée, et je ne me suis pas enfuie pour longtemps. Donc, ne vous tourmentez pas. Je serai de retour dès que possible

Votre Julia UPJOHN.

*

* *

Au 228 de l’avenue Whitehouse, George, l’impeccable valet d’Hercule Poirot, ouvrit la porte et ne fut pas peu surpris de voir une écolière dont le visage était loin d’être propre.

— Puis-je voir M. Hercule Poirot, je vous prie ?

Face à un genre de visite auquel il ne s’attendait guère, George prit un temps avant de répondre :

— M. Poirot ne reçoit que sur rendez-vous.

— Je crains de ne pas avoir le temps de me conformer à la règle. Il faut vraiment que je lui parle sur-le-champ… d’assassinats, de vols et… d’autres choses encore.

Le valet ne cilla pas.

— Je vais m’informer si M. Poirot décide de vous recevoir.

S’étant rendu auprès de son maître, il lui dit qu’une jeune « dame » insistait pour le voir, et qu’elle était pressée.

— Pressée ?… Soit, mais, ici, une visite s’annonce à l’avance.

— Je le lui ai donné à entendre, Monsieur.

— Et quel genre de jeune dame ?

— De fait, plutôt une adolescente.

— Adolescente, jeune dame, qui, exactement ? Il y a une différence, George !

— Je crains que vous ne m’ayez pas tout à fait compris, Monsieur. Je dirais plutôt qu’elle paraît avoir l’âge d’une écolière. Cependant, bien que sa robe soit en piteux état, elle est essentiellement une jeune dame.

— Sur le plan social, voulez-vous dire ?

— Oui, Monsieur, et elle désire vous parler au sujet d’assassinats et d’un vol.

Poirot haussa les sourcils :

— Voilà qui est… original ! Eh bien ! faites entrer l’écolière… je veux dire la jeune dame.

À peine impressionnée, Julia fit son entrée. Elle s’exprima avec une courtoisie dépourvue d’affectation :

— Comment allez-vous, monsieur Poirot ? Je suis Julia Upjohn. Sans doute connaissez-vous une grande amie de ma mère, Mrs Summerhages. Elle nous a reçues l’été dernier, et nous a beaucoup parlé de vous.

« Mrs Summerhages… ». Poirot se souvint d’un village étagé sur une colline, et d’une maison au sommet de celle-ci. Il revit un visage charmant, un sofa aux ressorts brisés, une quantité de chiens, et beaucoup d’autres choses, agréables ou non.

— Maureen Summerhages, répondit-il. Ah ! oui.

— Je l’appelle tante Maureen. Elle nous a dit combien vous étiez merveilleux, et comment vous aviez sauvé un homme accusé d’un crime. Comme je ne savais que faire et à qui m’adresser, j’ai pensé à vous.

— Très honoré, répondit Poirot, en s’inclinant légèrement.

Puis il l’invita à s’asseoir.

— Maintenant, expliquez-vous. Mon valet m’a informé que vous désiriez me consulter au sujet d’un vol et de crimes. Donc, il y en a plusieurs ?

— Oui. Miss Springer et miss Vansittart. Et un enlèvement. Mais je crois que celui-ci ne me concerne pas.

— Vous me stupéfiez ! Où tous ces événements passionnants se sont-ils déroulés ?

— À mon école, Meadowbank.

— Meadowbank ! s’écria Poirot.

Il avança une main vers un journal, soigneusement plié sur son bureau ; l’ayant ouvert, il jeta un coup d’œil sur la première page :

— Je commence à comprendre, dit-il. Puis-je vous prier, Julia, de me raconter le tout, depuis le commencement.

Ce qu’elle fit. Une longue histoire, mais exposée clairement, avec quelques arrêts, lorsque Julia jugeait à propos de revenir en arrière pour préciser un détail oublié.

Arrivée au moment où elle examina la raquette dans sa chambre, la nuit dernière, elle nota :

— Voyez-vous, je pensais qu’il devait y avoir quelque chose dans cette raquette.

— Et vous avez trouvé ?

— Oui.

Sans fausse pudeur, Julia releva sa jupe, puis, avançant légèrement la jambe droite, roula la partie inférieure de sa culotte, découvrant une sorte de pansement.

Etouffant un cri, elle enleva le taffetas gommé qui le maintenait et, après l’avoir ouvert, jeta le contenu sur la table : une avalanche de pierres précieuses.

— Nom d’un chien[8] ! s’exclama Poirot, yeux grands ouverts.

Il les prit dans ses mains, et les fit aller et venir entre ses doigts :

— Tonnerre[9] ! Elles ne sont pas fausses !

Julia acquiesça :

— Si elles l’étaient, dit-elle, les gens ne tueraient pas pour essayer de les voler !

Et, soudain, comme la nuit passée, l’expression de ses yeux n’était plus celle d’une adolescente.

Poirot s’en aperçut :

— Vous êtes sous leur charme, remarqua-t-il. Dans votre esprit, il ne s’agit pas de simples colifichets, joliment décorés… et c’est regrettable !

— Ce sont de vrais bijoux, murmura Julia, extasiée.

— Et vous les avez découverts dans la raquette même ?

Elle termina son récit.

— Vous n’avez rien oublié ? demanda Poirot.

— Je ne le crois pas. Peut-être ai-je exagéré, çà et là, car j’ai tendance à le faire, au contraire de ma grande amie, Jennifer, qui a le défaut contraire.

De nouveau, elle contempla le trésor :

— À qui appartient-il en définitive ?

— Probablement très difficile à préciser. De toute façon, ni à vous, ni à moi. Maintenant, il nous faut prendre des décisions.

Dans l’expectative, Julia ne le quittait pas des yeux.

— Vous vous fiez entièrement à moi ?… Alors, parfait ! reprit-il.

Puis, il ferma les yeux pendant quelques instants :

— Il semble que, dans un pareil cas, dit-il, soudain, je ne puisse, comme je le préférerais peut-être, rester assis dans mon fauteuil. Voyons… il faut d’abord de l’ordre, de la méthode. Or, dans cette affaire, les deux font défaut. Parce qu’il y a trop de pistes. Sont en jeu des personnes différentes et représentant des intérêts différents. Mais l’ensemble semble aboutir à Meadowbank. En conséquence, j’irai, moi aussi, à votre école. Quant à vous… Mais où se trouve votre mère ?

— Maman voyage dans un bus en Anatolie.

— Hein ?… Il ne manque plus que cela ! En Anatolie ! Je comprends qu’elle soit une grande amie de cette très originale Mrs Summerhages !

Poirot se saisit du téléphone, avant d’interpeller Julia de nouveau :

— Vous allez rassurer votre directrice, et lui annoncer mon arrivée en votre compagnie.

— Oh ! elle est déjà renseignée. J’ai laissé une note l’avisant qu’on ne m’avait pas enlevée…

— Mais elle sera heureuse d’avoir une confirmation.

La communication fut rapidement obtenue.

— Allo ! dit Poirot, miss Bulstrode ?… Hercule Poirot vous parle. Votre élève, Julia Upjohn, est auprès de moi. Je me propose de venir vous voir sur-le-champ avec elle, et veuillez informer l’inspecteur chargé des affaires en cours, qu’un certain paquet, petit mais précieux, a été déposé par moi dans une banque, en toute sécurité.

Il coupa. Déjà, Julia réagissait :

— Mais les bijoux ne sont pas dans une banque !

— Ils le seront bientôt, répondit Poirot. Mais à quiconque susceptible d’espionner à Meadowbank, ou d’être informé d’une façon ou d’une autre, mieux vaut laisser croire qu’ils ne sont plus en votre possession. Retirer des bijoux d’une banque ne se fait pas en un clin d’œil. Et il me déplairait fort qu’il vous arrivât un malheur, mon enfant. Je reconnais que votre courage et vos initiatives m’ont émerveillé.

Julia semblait tout à la fois heureuse et embarrassée.

*

* *

Hercule Poirot s’était préparé à faire face aux préjugés « insulaires » d’une directrice d’école à l’égard d’un étranger d’âge, ayant des chaussures vernies, fort pointues, et de grandes moustaches. Mais il fut agréablement surpris : Miss Bulstrode le reçut avec une assurance toute cosmopolite. Elle aussi, connaissait le détective de réputation, et il en fut flatté.

— Très aimable à vous, monsieur Poirot, de m’avoir téléphoné aussi rapidement, dit-elle, et d’avoir devancé mon anxiété : l’absence de Julia au déjeuner était passée inaperçue. Nombreuses sont les élèves retirées par leurs parents, et il y avait tellement de places vides à table que le contrôle était impossible. Nous vivons des circonstances exceptionnelles, et je puis vous assurer qu’habituellement les choses ne se passent pas ainsi. Aussitôt après votre appel téléphonique, je me suis rendue dans la chambre de Julia où j’ai trouvé son message.

— Je voulais vous éviter de penser à un enlèvement, risqua la jeune fille.

— J’apprécie votre geste, mais, Julia, ne croyez-vous pas qu’il eût mieux valu me révéler vos projets ?

— Il était préférable de n’y faire aucune allusion…

Et elle ajouta, en français, un commentaire inattendu :

— … Les oreilles ennemies nous écoutent !

— Mlle Blanche ne semble pas avoir amélioré votre accent, répliqua miss Bulstrode non sans ironie. Mais je ne vous blâme pas, Julia.

Tournée vers Poirot, elle reprit :

— Maintenant, je désire savoir exactement ce qui s’est passé.

— Vous permettez ? répondit-il.

Il traversa le bureau, ouvrit la porte, jeta un coup d’œil au-dehors, puis avec quelque exagération, il la referma. Quand il reprit sa place, son visage rayonnait :

— Nous sommes seuls, dit-il, mystérieusement. Nous pouvons parler.

Miss Bulstrode le regarda, puis ses yeux se portèrent sur la porte et, de nouveau, elle fixa Poirot, haussant les sourcils. Il ne cilla pas. Lentement, la directrice inclina la tête, puis, reprenant une attitude décidée, elle s’adressa à Julia :

— Je vous écoute. N’oubliez aucun détail.

La jeune fille raconta toute son histoire : l’échange des raquettes, l’arrivée de la femme mystérieuse, la découverte des bijoux.

Le récit terminé, miss Bulstrode interrogea Poirot du regard.

— Miss Julia vous a tout exposé, et de façon correcte, dit-il. J’ai déposé ce qu’elle m’a remis dans une banque. En conséquence, je pense que de nouveaux et regrettables incidents ne sont pas à prévoir.

— Je comprends, répondit la directrice.

Elle demeura silencieuse pendant un moment avant d’ajouter :

— … Estimez-vous qu’il soit opportun de garder Julia ici ? Ne serait-il pas préférable de l’envoyer auprès de sa tante à Londres ?

— Oh ! s’écria la jeune fille, laissez-moi rester à l’école !

— Vous vous y plaisez donc ? nota miss Bulstrode.

— J’adore Meadowbank, et, en outre, il s’y passe des choses si excitantes !

— Ce genre de drames n’est pas un attrait habituel de mon établissement, coupa la directrice, plutôt sèchement.

Poirot intervint :

— Je pense que Julia ne court plus le moindre danger. Cependant, il importe d’être discret. Je me demande si vous vous en rendez bien compte ?

Il s’adressait à Julia.

— M. Poirot entend, intervint miss Bulstrode, que vous teniez votre langue au sujet de cette trouvaille. Pouvez-vous garder un secret ?

— Oui, assura Julia.

— Il serait tentant de raconter une excellente histoire à vos amies, reprit Poirot. Pensez, un trésor dans une raquette de tennis ! Mais des raisons impérieuses exigent le silence.

— Que je sois pendue si je ne tiens pas parole !

Miss Bulstrode sourit :

— J’espère que votre mère sera bientôt de retour. L’inspecteur Kelsey m’a donné à entendre que l’impossible est fait pour l’atteindre. Malheureusement, les « bus » anatoliens sont sujets à des retards imprévus.

— Je pourrai confier le secret à maman ?

— Évidemment ! Maintenant, Julia, vous pouvez disposer.

*

* *

— Donc, dit le commissaire, nous essayons de confronter nos idées et nos informations. Et, monsieur Poirot, c’est un réel plaisir de vous avoir ici même. L’inspecteur Kelsey se souvient parfaitement de vous.

— Cela remonte assez loin, remarqua Kelsey, et, à l’époque, je n’étais qu’un sergent de police.

Le commissaire toussota, puis reprit la parole :

— Le gentleman que nous appelons Adam Goodman pour les besoins de la cause, et ici présent, est sans doute un inconnu pour vous, mais je crois que vous connaissez son chef au… Service spécial.

— Le colonel Pikeaway ?… murmura Poirot, tout pensif. Je ne l’ai pas rencontré depuis longtemps. A-t-il toujours l’air aussi endormi ?

Adam parut amusé.

— Je vois que vous avez bonne mémoire, monsieur Poirot. Je ne l’ai jamais vu complètement réveillé. Quand cela arrivera, alors je saurai que, pour une fois, il ne prête aucune attention à ce qu’il se passe autour de lui.

— Vous êtes perspicace, mon ami ! nota le détective.

— Maintenant, reprit le commissaire, entrons dans le vif du sujet. Ces drames se présentent sous de nombreux angles et, avant tout, il importe d’en mentionner un.

Une courte pause et, à l’intention de Poirot, il ajouta :

— Officiellement, nous dirons qu’une écolière est venue vous raconter une belle histoire au sujet de certaines choses qu’elle a trouvées dans le manche évidé d’une raquette de tennis. Passionnant pour une adolescente ! Une collection… de petites pierres bien imitées qui semblent avoir tout l’attrait des vraies. Naturellement, l’auteur de cette trouvaille peut être tentée d’en exagérer la valeur. Possible, n’est-ce pas, monsieur Poirot ?

Ce disant, le commissaire ne quittait pas le détective du regard.

— Il me semble, répondit simplement celui-ci.

— Ensuite, la politique étrangère joue un rôle, et voilà qui pose un problème délicat entre tous. Par exemple, quand il s’agit de pétrole, ou de riches gisements minéraux, il nous faut tenir compte des gouvernements au pouvoir, et éviter des incidents inopportuns. Dans le cas actuel, des bijoux sont en jeu, et impossible d’interdire à la presse de relater un crime : nous l’avons constaté une fois de plus. Cependant, aucune allusion n’a été faite à la découverte d’un trésor. Pour le moment du moins, il faut s’en tenir là.

— D’accord, ponctua Poirot.

— Et, reprit le commissaire, je crois ne pas me tromper en disant que, l’ancien cheik de Ramat ayant été considéré comme un ami sincère de notre pays, les hautes sphères aimeraient fort que ses désirs à l’égard de ce qui peut lui appartenir en Angleterre soient respectés. Ce qu’ils sont, en réalité, personne ne le sait encore – du moins je le suppose. Si les nouveaux maîtres de Ramat réclament des biens qu’ils affirment leur appartenir, mieux vaut prétendre ne rien savoir de leur éventuelle présence dans notre pays. Un refus catégorique équivaudrait à une gaffe, sur le plan diplomatique.

— Sur ce plan, observa Poirot, on n’oppose jamais un refus de cette sorte. L’usage veut qu’il soit fait allusion à l’ouverture d’une enquête minutieuse. En l’occurrence, il convient de donner à entendre qu’on ne sait encore rien de précis au sujet d’un petit magot que le défunt eût été susceptible de posséder et qu’il peut très bien être resté à Ramat, caché par un fidèle ami d’Ali Yusuf…

Le commissaire acquiesça :

— Exactement ce que j’allais dire. Au fait, monsieur Poirot, vous avez des amis haut placés, et ils ont pleine confiance en vous. Donc, il est permis de supposer que, à titre privé, ils aient eu l’idée de vous remettre certains objets, en dépôt. Aucune objection de votre part ?

— Aucune. Mais nous avons à faire face à un problème plus important.

Il jeta un regard sur ses trois interlocuteurs :

— Peut-être n’est-ce pas votre impression ? Cependant, que représentent les trois quarts d’un million de livres sterling, si on les compare à des vies humaines ?

— Vous avez raison, répondit le commissaire…

— Donc, reprit Kelsey, il nous faut découvrir l’assassin, et nous serions heureux de connaître votre point de vue, monsieur Poirot. Pour le moment, on ne peut qu’envisager des conjectures, et, dans ce domaine, vous n’avez pas d’égal, surtout quand une enquête évoque une pelote de laine embrouillée à souhait.

— Excellente comparaison, ponctua Poirot, en lissant ses moustaches. Et, de cette pelote, il faut faire sortir un criminel. Aussi, veuillez me répéter tout ce qui est connu, jusqu’à présent.

Kelsey, Adam s’exécutèrent, puis le commissaire fit une courte récapitulation. Appuyé contre le dossier de sa chaise, Poirot ferma les yeux et, après un moment de silence, prit la parole :

— Deux crimes commis dans le même endroit, et à peu près dans les mêmes conditions. Plus un enlèvement. Celui de la jeune fille, qui pourrait être le personnage central, oserais-je dire, du complot. En premier lieu, tâchons de savoir pourquoi on l’a kidnappée.

— Je puis vous répéter mot par mot ce qu’elle-même m’a confié à ce sujet, intervint Kelsey.

L’ayant entendu, Poirot murmura :

— De prime abord, ses propos ont pu paraître absurdes.

— Ma propre impression sur le moment, dit l’inspecteur, mais le fait demeure qu’on l’a enlevée !

— Et il y a eu une demande de rançon, intervint le commissaire.

— Tout simplement une manœuvre pour étayer la version d’un enlèvement, répondit Poirot.

— Oui, confirma Kelsey. Personne n’est venu au rendez-vous donné.

— Donc Shaila a été kidnappée pour une autre raison. Laquelle ? demanda Poirot.

— Sans doute pour qu’elle révèle la cachette… des bijoux, suggéra Adam, sans grande conviction.

Poirot fit un geste de dénégation :

— Elle l’ignorait ! De cela, du moins, on ne peut douter. Non, il doit y avoir autre chose…

Sourcils froncés, Poirot ne prononça pas un mot pendant un bon moment.

— Ses genoux…, dit-il soudain. Avez-vous eu l’occasion de les remarquer ?

Adam parut stupéfait :

— Non ! Et je me demande pourquoi…

— Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles un homme pourrait s’intéresser aux genoux d’une jeune personne, coupa le détective. Dans ce cas particulier, vous n’avez malheureusement pas pensé aux signes particuliers susceptibles d’être ainsi révélés !

— Une cicatrice, peut-être. Comment la voir ? La plupart du temps, ces filles portent des bas, et leurs jupes dépassent les genoux.

— Même quand elles se baignent dans la piscine ?

— Je n’ai jamais eu l’occasion d’apercevoir Shaila y plonger. Trop froide, l’eau ! La princesse est habituée aux climats chauds. Le but de votre question m’échappe : pensez-vous vraiment à une cicatrice ?

— Nullement ! Quoi qu’il en soit, votre oubli est regrettable.

Poirot se tourna vers le commissaire :

— Avec votre permission, je vais téléphoner au préfet de police de Genève. Je pense qu’il pourra nous aider.

— Au sujet de ce qui aurait pu se passer, quand Shaila était pensionnaire dans une école de cette ville ?

— Exactement. Tout simplement une idée toute personnelle. Mais passons de l’enlèvement à des choses plus sérieuses : les deux assassinats à Meadowbank… deux, répéta Poirot, tout pensif.

— Nous vous avons relaté les faits, dit Kelsey. Avez-vous une quelconque suggestion ?…

— Pourquoi le pavillon des sports ? Telle était votre question, monsieur Adam, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! nous avons la réponse : parce que, dans le pavillon des sports, il y avait une raquette de tennis contenant une fortune en bijoux et quelqu’un le savait. Qui ? Peut-être miss Springer. Vous m’avez donné à entendre qu’elle avait une attitude étrange à l’égard dudit pavillon. Entre autres, elle n’aimait guère que des personnes non qualifiées y pénètrent. Mieux, elle leur prêtait des desseins hostiles. Ce fut le cas pour Mlle Blanche, plus spécialement.

— Mlle Blanche…, murmura Kelsey, haussant les sourcils.

S’adressant de nouveau à Adam, Poirot continua :

— D’autre part, vous avez également estimé que le comportement de Mlle Blanche semblait bizarre, à sa sortie dudit pavillon.

— Oui, répondit l’interpellé. Je n’aurais jamais contesté son droit de s’y rendre, si elle n’avait pas jugé à propos de me fournir des détails… non sollicités.

Poirot acquiesça :

— Voilà qui donne à penser. Mais tout ce que nous savons, c’est que miss Springer a été tuée dans le pavillon à une heure du matin, alors qu’elle n’avait aucune raison officielle de s’y trouver.

— Où miss Springer était-elle employée, avant de venir à Meadowbank ? demanda-t-il à Kelsey.

— Nous l’ignorons. Elle a quitté son précédent emploi – dans une école renommée – l’été dernier. Ce qu’elle a fait entre-temps demeure un mystère. Elle n’a aucun parent proche et, apparemment, aucune relation particulière…

— Il n’est pas impossible qu’elle ait fait un séjour à… Ramat, coupa Poirot, sans s’émouvoir autrement.

Stupéfaits, les autres ne le quittaient plus du regard. Un répit, et Adam rompit le silence :

— Il me revient qu’un groupe de dames professeurs a excursionné là-bas pendant les vacances, juste avant la révolution.

— Admettons donc, pour le moment, qu’elle faisait partie de ce groupe, et que, d’une façon ou d’une autre, elle a entendu parler de la fameuse raquette. Supposons ensuite qu’après avoir pris le temps de se familiariser avec la routine de Meadowbank, elle ait décidé de se rendre, la nuit, dans le pavillon des sports. Là, elle s’est saisie de la raquette, et était sur le point de découvrir son contenu quand… quelqu’un a surgi. Sans doute une personne qui la surveillait depuis un moment. Peut-être même l’avait-elle suivie au cours de la soirée. Armée, cette personne l’a tuée, mais, entendant des gens venir, elle s’est enfuie sans avoir eu le temps de sortir les bijoux de leur cachette.

— Pensez-vous vraiment que les choses se sont passées ainsi ? demanda le commissaire.

— Une possibilité, seulement. Autre version : la personne inconnue est arrivée la première et a été surprise par miss Springer. Une personne que celle-ci soupçonnait déjà. Ne m’avez-vous pas dit qu’elle avait tendance à… découvrir des secrets.

— Et la deuxième victime, miss Vansittart ? demanda le commissaire.

— Ni vous ni moi ne savons encore rien à ce sujet : peut-être a-t-elle été la victime d’un tiers venu de l’extérieur…

Poirot semblait attendre une réponse. Ce fut Kelsey qui la donna :

— Je ne le crois pas. Nous avons passé le voisinage au crible, surtout en ce qui concerne les étrangers. Il y a bien une certaine Mme Kolinski qui a pris résidence dans un hôtel proche d’ici, mais tout porte à penser qu’elle n’a rien à voir avec l’un ou l’autre des deux crimes.

— Alors, il nous faut revenir à Meadowbank même. Et il n’y a qu’une seule méthode pour découvrir la vérité : procéder par élimination.

Kelsey soupira :

— Pour le premier crime, le champ est large, hélas ! N’importe qui aurait pu tuer miss Springer. Sauf miss Johnson, miss Chadwick et la jeune fille qui souffrait d’une oreille. En revanche, le champ se rétrécit en ce qui concerne la deuxième victime. Trois professeurs en congé sont hors-jeu : Miss Rich, miss Blake et miss Shapland. Et miss Bulstrode était également absente, m’a-t-on dit.

— Restent miss Rowan et Mlle Blanche.

— Vous oubliez les élèves, inspecteur, nota Poirot.

Kelsey eut un sursaut :

— Vous ne les tenez pas pour suspectes, je suppose ?

— Franchement, non. Mais il convient de n’oublier personne.

Ignorant la remarque, Kelsey reprit :

— Miss Rowan est ici depuis un an, et ses références sont excellentes. Rien n’a été relevé contre elle.

— Nous en arrivons donc à Mlle Blanche. Notre dernière carte.

Un silence, que Kelsey rompit le premier :

— Pas la moindre preuve. Ses certificats semblent authentiques.

— Cependant, elle furette partout, dit Adam, mais ce petit défaut n’implique pas qu’elle soit une criminelle…

— Un instant, interrompit Kelsey. Il a été question d’une clef, au cours de mon premier entretien avec elle. Une clef tombée de la porte du pavillon. Elle l’a ramassée et allait oublier de la remettre en place, quand miss Springer a bondi sur elle.

— À qui entendait venir durant la nuit, pour chercher la raquette, il fallait une clef. Donc, une empreinte était nécessaire, intervint Poirot.

— Dans ce cas, objecta Adam, Mlle Blanche ne vous aurait pas parlé d’une clef.

— Cette déduction ne s’impose nullement. Springer eut pu mentionner l’incident. Donc, une précaution de la part de la Française, risqua le commissaire.

— De fait, nous ne sommes guère plus avancés, murmura l’inspecteur qui regarda Poirot avec quelque lassitude.

— Admettant que j’aie été bien renseigné, reprit celui-ci, il y a une possibilité : je me suis laissé dire que la mère de Julia Upjohn a reconnu quelqu’un, le jour de la rentrée des classes. Une personne dont la présence à Meadowbank l’a étonnée. De certains détails, il ressort que cette inconnue a été en relation avec des centres d’espionnage. Si Mrs Upjohn affirme que Mlle Blanche est la personne en question, alors j’estime que nous pourrons aller de l’avant avec quelque assurance.

— Facile à dire ! coupa Kelsey. Nous nous sommes efforcés d’entrer en contact avec Mrs Upjohn, mais c’est un vrai casse-tête. Quand sa fille a parlé d’un bus, j’ai cru qu’il s’agissait d’un véritable car de touristes. Nullement ! Il semble qu’elle se serve de bus locaux pour se rendre d’un endroit à un autre, sans esprit de continuité, comme bon lui semble. Rien d’une cliente de l’agence Cook, mais une voyageuse indépendante. Que faire dans un pareil cas ? Elle peut se trouver n’importe où, et l’Anatolie n’est pas un mouchoir de poche !

— Recherches difficiles, en effet, admit Poirot.

— Il semble, reprit Kelsey avec aigreur, que les voyages organisés ne conviennent pas à cette personne. Et, entre-temps, nous restons pratiquement en panne. La Française peut choisir de disparaître d’un moment à l’autre. Nous n’avons aucun prétexte sérieux pour la retenir.

Poirot fit un geste de dénégation :

— Elle ne partira pas.

— Vous ne pouvez en être certain.

— Un criminel évite tout acte qui serait susceptible d’attirer l’attention sur lui. Donc, si elle est coupable, Mlle Blanche restera à Meadowbank jusqu’à la fin du trimestre.

— Espérons que vous êtes dans le vrai !

— Et rappelez-vous que la personne vue par Mrs Upjohn ne sait pas qu’elle a été reconnue. Quand la mère de Julia reviendra, la surprise sera complète.

Kelsey haussa les épaules :

— Et… entre-temps ?

— La conversation joue un grand rôle.

— Comment ? demanda l’inspecteur, stupéfait.

— Tôt ou tard, quand il y a un crime à cacher, on parle trop.

— Le coupable se trahit, voulez-vous dire ? lança le commissaire plutôt sceptique.

— Ce n’est pas aussi simple que cela, répliqua Poirot. Un coupable s’emploie à éviter de faire allusion à son secret. Mais il peut arriver que d’autres relatent des choses, sans se douter de leur importance… et cela me rappelle…

Il se leva de sa chaise :

— Je vous prie de m’excuser. Il me faut demander à miss Bulstrode s’il y a quelqu’un dans cette maison qui sache vraiment dessiner.

— D’abord, les genoux des filles ; puis, des dessins ! s’écria Adam dès que Poirot fut sorti. Quoi, ensuite ? Je me le demande !

*

* *

Miss Bulstrode répondit à Poirot, sans montrer la moindre surprise :

— Notre professeur de dessin est absente aujourd’hui. Que désirez-vous exactement ?

Elle s’exprimait avec bienveillance, donnant l’impression de s’adresser à un enfant.

— Des visages, précisa le détective.

— Miss Rich excelle dans les esquisses. La ressemblance est frappante.

— Exactement ce que je désire.

Il nota avec plaisir que la directrice ne lui demandait aucune explication.

Après les présentations, Poirot s’enquit :

— Miss Rich, pouvez-vous esquisser rapidement les traits d’une personne… au crayon ?

— C’est un amusement pour moi.

— Parfait ! Alors, voulez-vous dessiner le visage de la défunte miss Springer ?

— Assez difficile. Je ne l’ai guère connue, mais je peux essayer.

Et elle s’exécuta.

— Maintenant, reprit Poirot, les visages de miss Bulstrode, de miss Rowan, de Mlle Blanche, et… du jardinier Adam.

Quoique surprise, miss Rich se mit au travail.

Poirot regarda le résultat :

— Très bon, en vérité, constata-t-il. Quelques coups de crayon et le résultat est concluant. Passons à quelque chose de plus difficile. Par exemple, changez la coiffure de miss Bulstrode ; modifiez la forme de ses sourcils.

Eileen Rich le fixa avec une certaine crainte.

— Non, dit-il, je ne suis pas fou. Une expérience, c’est tout. Je vous en prie, faites ce que je vous ai demandé.

— Voilà, déclara-t-elle, au bout d’un moment.

— Excellent ! Agissez de même pour Mlle Blanche et miss Rowan.

Quand elle eut terminé, Poirot aligna les trois dessins.

— Veuillez constater, dit-il : en dépit des changements apportés, miss Bulstrode demeure miss Bulstrode. En revanche, regardez les deux autres : du fait que les intéressées n’ont aucune personnalité, on croirait voir d’autres femmes, n’est-ce pas ?

— Oui ! Je comprends votre pensée, répondit miss Rich.

Elle le surveilla attentivement, alors qu’il roulait les esquisses.

— Qu’allez-vous en faire ? demanda-t-elle.

— M’en servir, répliqua-t-il sans plus.

*

* *

— Franchement, je ne sais que dire, répondit Mrs Sutcliffe, sur un ton peu encourageant. Et, comme par hasard, Henry, une fois de plus, n’est pas à la maison !

Remarque quelque peu obscure, mais Poirot pensa qu’il comprenait ce qu’elle voulait dire, à savoir que son mari eût été capable de faire face à cette affaire, habitué qu’il était à toutes sortes de transactions internationales. Ne cessait-il pas de prendre l’avion pour le Moyen-Orient, l’Amérique du Sud, ou tout simplement, pour Genève ou Paris ?

— Toute cette histoire a été des plus déprimantes, reprit Mrs Sutcliffe. J’étais tellement heureuse d’avoir Jennifer près de moi… bien que ma fille soit parfois fastidieuse. Après avoir soulevé mille objections à son entrée à Meadowbank – trop snob, affirmait-elle — Jennifer ne cesse, maintenant, de bouder parce que je l’en ai retirée. Inouï !

— Meadowbank a des ennuis passagers, reprit Poirot, ne sachant trop comment s’exprimer.

Mais il se rendit compte de la faiblesse de ce commentaire. Déjà Mrs Sutcliffe répliquait avec vivacité :

— Des ennuis ! deux crimes et une élève enlevée ! Enverriez-vous votre enfant dans une école où les maîtresses ne cessent d’être assassinées ?

Riposte qui semblait logique.

— Mais si les crimes sont l’œuvre d’une seule personne, et que celle-ci soit arrêtée, voilà qui change tout, je pense.

Mrs Sutcliffe continuait à s’agiter :

— Je suppose que le coupable se complaît à tuer des professeurs. Admettons qu’on le découvre et qu’on le pende, peut-être les choses seraient-elles différentes. Tout compte fait, de tels maniaques ne doivent pas courir les rues.

— Nous l’espérons tous.

— Mais il y a l’enlèvement. Risqueriez-vous que votre fille soit kidnappée ?

— Sûrement pas, madame. Je vois que vous avez réfléchi à tout, et vos appréciations sont pertinentes.

Son interlocutrice paraissait plutôt flattée. Personne ne lui avait parlé ainsi, depuis quelque temps. Henry se bornait à répéter des phrases, telles que : « Pourquoi avez-vous tant tenu à envoyer votre fille à Meadowbank ? » Quant à Jennifer, elle se confinait dans son silence.

— Oui, dit Mrs Sutcliffe à Poirot, j’ai longuement pesé le pour et le contre.

— Alors vous ne devriez pas vous tourmenter à propos de cet enlèvement ; s’il m’est permis de parler en toute confidence, sachez qu’en fait, ce n’en est pas un. On soupçonne une fugue.

— Le cas d’une fille rebelle qui s’enfuit pour épouser quelqu’un en secret ?

— Il m’est défendu d’en dire davantage. Vous comprendrez aisément qu’un scandale est indésirable. Il va de soi que je vous ai parlé sous le sceau du secret. Vous ne parlerez pas ?

— Non, évidemment, répondit Mrs Sutcliffe, avec assurance.

Elle jeta un regard sur la lettre du commissaire que Poirot lui avait remise :

— Je ne sais pas exactement qui vous êtes… mais vous me faites penser au personnage qu’on appelle, dans un roman policier, « l’œil mystérieux ».

— Je donne des consultations, répondit Poirot, avec quelque fierté.

Cette évocation d’Harley Street[10] fit grande impression sur Mrs Sutcliffe.

— De quoi voulez-vous parler avec Jennifer ? demanda-t-elle.

— Je désire simplement avoir ses impressions sur certains points. Elle sait observer, je pense ?

— Ma fille n’a jamais été curieuse. Je veux dire qu’elle ne prête guère attention à ce qu’il se passe autour d’elle.

— Cela vaut mieux que de narrer des choses qui n’ont jamais eu lieu.

Mrs Sutcliffe ouvrit la fenêtre donnant sur le jardin et appela Jennifer.

Quand la jeune fille entra dans le salon, visage maussade, elle jeta sur le visiteur un regard plus que soupçonneux.

— Je suis un vieil ami de Julia Upjohn, déclara Poirot. Elle est venue me voir à Londres.

— À Londres ? Et pourquoi ? demanda Jennifer quelque peu surprise.

— Pour me demander un conseil. Je le lui ai donné, et elle est revenue à Meadowbank.

— Ainsi, sa tante Isabelle ne l’a pas retirée de l’école, répondit Jennifer, tout en lançant un coup d’œil irrité à sa mère.

S’étant tourné vers celle-ci, Poirot constata qu’elle sortait en toute hâte.

— Vraiment, il est vexant de rester en dehors de tout ce qui se passe là-bas, reprit Jennifer. En faire une telle histoire ! J’ai dit à ma mère que mon retrait ne rimait à rien. Après tout, aucune des élèves n’a été tuée !

— Avez-vous quelques idées personnelles sur les deux crimes commis ?

Jennifer hocha la tête :

— Un toqué, sans doute.

— Possible. Personnellement, je m’intéresse à la femme qui est venue vous apporter une nouvelle raquette, en échange de la vieille ; vous vous en souvenez ?

— Oui, et jusqu’à présent j’ignore qui me l’a offerte. Ce n’est pas tante Gina.

— Pouvez-vous me décrire sa soi-disant messagère ?

La jeune fille sembla réfléchir avant de répondre :

— Tout ce que je sais c’est qu’elle portait une robe vaporeuse, une cape bleue, je pense, et un chapeau plutôt ample.

Poirot toussota :

— Je préférerais avoir des détails sur son visage.

— Beaucoup trop de maquillage, dit Jennifer presque indifférente. Trop pour une Anglaise. Des cheveux blonds… Je crois qu’elle était américaine.

— L’aviez-vous déjà vue, auparavant ?

— Oh ! non. Elle ne doit pas habiter près de Meadowbank, puisqu’elle m’a affirmé qu’elle était spécialement venue pour un déjeuner, ou un cocktail, dans les parages.

Le détective regarda la jeune fille avec attention : son attitude l’intriguait, surtout sa tendance à accepter les choses telles qu’elles se présentaient.

— Le fait demeure que cette dame ne vous a pas dit la vérité.

— Évidemment, répondit-elle, sans plus.

— Voyons : êtes-vous tout à fait certaine qu’elle était une inconnue pour vous ? Il aurait pu s’agir de l’une des pensionnaires, déguisée, ou de l’une des maîtresses ?

— Déguisée…, répéta Jennifer, enfin intéressée.

Poirot lui mit sous les yeux l’une des esquisses retouchées par miss Rich : celle de Mlle Blanche.

— Ne serait-ce pas cette femme ? demanda-t-il.

Jennifer hésita :

— Cela peut lui ressembler… mais je n’ai nullement l’impression que ce soit elle.

La jeune fille ne se doutait nullement que l’esquisse était celle de la Française.

— À la vérité, reprit Jennifer, je ne me suis pas attardée à contempler le visage de la personne qui vous intéresse tant. Elle semblait étrangère, et, surtout, j’avais ma raquette.

Il était clair que Jennifer n’avait eu d’yeux que pour celle-ci.

— Passons à autre chose, décida Poirot. Auriez-vous remarqué à Meadowbank une personne rencontrée à Ramat ?

— À Ramat ?… Oh ! non… du moins je ne le crois pas.

Cette incertitude frappa Poirot :

— Mais vous n’en êtes pas convaincue, mademoiselle Jennifer.

Perplexe, celle-ci se frotta le front :

— On se trouve souvent face à des gens qui ressemblent à quelqu’un d’autre, sans savoir exactement à qui. Parfois même, ce sont des personnes que vous avez connues, mais vous ne vous souvenez plus d’elles. Leurs noms et l’endroit où vous les avez rencontrées vous échappent.

— Conclusion : vous n’avez pas le sentiment d’avoir aperçu, à Meadowbank, une personne déjà connue de vous ?

— Il y a tant de visages qui ne retiennent pas l’attention… ce qui n’est pas le cas de miss Rich…

Poirot ne cilla pas :

— Pas possible ? dit-il sur un ton dégagé. Pensez-vous l’avoir vue ailleurs qu’à l’école, à Ramat, par exemple ?

Jennifer hésita, avant de répondre :

— Tout compte fait, non. Il a dû s’agir d’une personne qui lui ressemblait. Mais elle était beaucoup plus grosse qu’elle.

« Plus grosse… curieux », pensa Poirot.

— Impossible d’imaginer Rich, sous les apparences d’une femme imposante, reprit Jennifer, qui se prit à glousser. Elle est tout en os. D’ailleurs, elle n’aurait pu se trouver à Ramat, car, le trimestre dernier, elle était malade.

— Et les pensionnaires ? En connaissiez-vous une, avant votre arrivée à l’école ?

— Peut-être une ou deux. Pour les autres, je ne les reconnaîtrais pas, si je les revoyais demain.

— Vous devriez être plus perspicace, dit sévèrement Poirot.

— Impossible de tout noter, répliqua Jennifer. Quoi qu’il en soit, si Meadowbank reste ouvert, je voudrais y retourner. Pouvez-vous intervenir auprès de maman ?… Toutefois, je crains que papa ne soit la pierre d’achoppement. Terrible d’être obligée de rester ici, à la campagne ! Je n’ai aucune chance de m’entraîner convenablement au tennis !

— Soyez certaine que je ferai l’impossible, assura Poirot.

*

* *

— Je désirerais vous parler, Eileen, dit miss Bulstrode.

Miss Rich suivit la directrice dans son bureau. Meadowbank était étrangement calme. Quelque vingt-cinq élèves s’y trouvaient encore ; des jeunes filles que leurs parents n’avaient pu reprendre auprès d’eux, ou dont la présence dans leur famille n’avait pas été jugée désirable.

Cependant, aucun membre du corps enseignant n’était parti. Miss Johnson s’agitait en vain : il ne lui convenait guère de n’avoir presque rien à faire. Paraissant vieille et pitoyable, miss Chadwick errait çà et là, dans une sorte de coma. Elle était beaucoup plus affectée que miss Bulstrode qui, selon toutes apparences, ne laissait voir aucune trace de dépression. Les maîtresses plus jeunes semblaient apprécier leurs nombreuses heures de repos. Elles se baignaient dans la piscine, écrivaient de longues lettres, ou se plaisaient à étudier les brochures de nombreux centres de tourisme. Pour sa part, Ann Shapland passait une grande partie de son temps à jardiner, révélant une expérience inattendue. Qu’elle préférât s’adresser à Adam plutôt qu’au vieux Briggs, n’avait rien de surprenant.

— À votre disposition, miss Bulstrode, répondit Eileen Rich.

— Voici : j’ignore encore si cette école reprendra ou non son activité, dit la directrice. Peut-être serai-je obligée de la fermer complètement…

— Non…, interrompit miss Rich.

Elle frappa du pied, et son chignon commença à se défaire :

— … Vous ne devez pas abandonner, s’écria-t-elle, ce serait un crime !

— Vous vous exprimez avec beaucoup de vivacité, répliqua miss Bulstrode.

— Parce que je sais l’importance de l’école, alors que tant de choses sont inutiles.

— Combattre pour un idéal ne vous fait donc pas peur ? Eh bien ! J’aime les personnes braves. Croyez que, pour ma part, je ne suis pas disposée à céder facilement. Quand les choses marchent trop bien, on s’endort sur ses lauriers… ou, mieux, on se lasse. Ce qui n’est pas mon cas pour le moment : je lutterai de toutes mes forces, risquant jusqu’au dernier penny. Et, maintenant, au fait : si Meadowbank survit, voulez-vous vous associer avec moi ?

— Moi ?… s’écria miss Rich, stupéfaite.

— Oui, vous.

— Je ne le pourrais pas ; je suis trop jeune et n’ai pas l’expérience que vous êtes en droit d’exiger.

— Il m’incombe, et à moi seule, de savoir ce que j’exige. Oh ! pour le moment, mon offre n’est guère brillante, et vous réussiriez sans doute mieux ailleurs. Cependant, je tiens à vous dire que, même avant la mort déplorable de miss Vansittart, j’avais déjà pensé que vous pourriez être la personne qualifiée.

Eileen Rich fixa son interlocutrice :

— Je croyais, avec toutes les autres, que miss Vansittart…

— Il n’y avait rien de définitif à son sujet. Je reconnais que je pensais à elle, depuis deux ans. Mais, en fin de compte, j’avais décidé qu’elle ne me convenait pas.

— Toutefois, elle remplissait toutes les conditions voulues et elle aurait dirigé Meadowbank exactement comme vous, en s’inspirant des mêmes principes.

— Exactement ce qu’il n’aurait pas fallu faire. On ne peut vivre avec le passé. Des traditions, soit, mais sans exagérer : il faut une école pour les enfants d’aujourd’hui, et non pour ceux d’il y a cinquante ou trente ans. Je n’étais guère plus âgée que vous quand j’ai créé Meadowbank. Rappelez-vous ce qui est écrit dans la Bible : « Les vieux rêvent, les jeunes ont des visions. » Ici, foin des rêves ; il nous faut des visions, des visions de l’avenir. Voilà pourquoi j’ai été finalement convaincue que vous étiez celle que je cherchais, et non Eleanor Vansittart.

— C’eût été merveilleux ! s’écria Eileen Rich. Le poste que j’aurais aimé par-dessus tout !

Miss Bulstrode prit soin de ne pas extérioriser la gêne qu’elle éprouvait, face à l’attitude crispée de la jeune maîtresse.

— Oui, je comprends, dit-elle posément. Ce ne serait plus merveilleux, maintenant.

— Non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, reprit vivement Eileen Rich. Je ne puis m’expliquer en détail, pour le moment, mais si vous m’aviez parlé une quinzaine de jours plus tôt, je vous aurais répondu qu’il m’était tout à fait impossible d’accepter votre offre. La seule raison qui pourrait la rendre acceptable, maintenant, c’est que la tâche serait ardue. Voulez-vous me permettre de réfléchir, miss Bulstrode ?

— Volontiers ! répondit simplement celle-ci.

Elle demeurait sous le coup de la surprise.

« Décidément, pensait-elle, on ne connaît jamais le fond de la pensée des autres. »

*

* *

— Regardez Eileen Rich, avec sa tignasse en désordre, dit Ann Shapland, interrompant un petit travail, dans un parterre de fleurs. Si elle n’arrive pas à se coiffer décemment, elle devrait, du moins, faire raccourcir ses cheveux. Sa tête a de jolis contours.

— Pourquoi ne pas le lui conseiller, vous-même ?

— Nos rapports ne sont pas assez suivis. Au fait, pensez-vous que cette école pourra rouvrir ?

— Difficile à prévoir, répondit Adam. Et je ne suis guère qualifié pour…

— Aussi qualifié que n’importe qui, oserais-je dire. Possible que tout s’arrange, après tout. Le vieux « taureau », comme les élèves l’appellent, est tenace. Entre-temps, ce premier mois de fermeture m’a paru une année.

— Resterez-vous si les choses s’arrangent ?

— Non, répliqua Ann sans hésiter. Je suis sevrée des écoles pour le restant de mes jours. Il me déplaît d’être claquemurée avec des femmes. Et, franchement, je n’apprécie pas les crimes. On se complaît à en lire le récit dans les journaux, avant de s’endormir dans son lit, mais vivre dans leur atmosphère même, voilà qui me dépasse.

Une courte pause.

— Je crois, reprit la secrétaire, qu’à ma sortie d’ici, j’épouserai Dennis et créerai un foyer.

— Dennis ? Celui dont vous m’avez déjà parlé ? Si j’ai bonne mémoire, il s’agit de ce jeune homme appelé par son emploi en Birmanie, en Malaisie, ou encore au Japon. Drôle de perspective pour créer un foyer ?

Ann se prit à rire :

— Peut-être avez-vous raison.

— Je crois que vous pourriez trouver mieux que Dennis.

— Est-ce une offre personnelle ?

— Certainement pas. Vous êtes ambitieuse, et un aide jardinier ne vous conviendrait guère.

— Je me demandais si un mariage… dans le Service spécial serait de mon goût.

— Le Service spécial ? Je n’en fais pas partie.

— Naturellement, répondit Ann sans sourciller. Épargnons-nous les susceptibilités de langage : vous n’êtes pas attaché aux Services ; Shaila n’a pas été enlevée, et le jardin est magnifique…

Un regard autour d’elle et Ann ajouta :

— Cependant, je ne comprends rien à cette histoire d’un retour de Shaila en Suisse. Du moins, est-ce ce qu’on nous raconte, maintenant. Vous et vos gens n’avez pas dû être très attentifs, puisque, si c’est exact, on a réussi à la faire sortir d’Angleterre.

— Bouche cousue, répliqua Adam.

— Je supposerai plutôt que vous ne connaissez pas le premier mot de cette affaire.

— Allez plutôt demander des éclaircissements à M. Hercule Poirot.

— Quoi ? Ce drôle de petit bonhomme qui a ramené Julia Upjohn à Meadowbank et s’est entretenu avec miss Bulstrode ?

— Oui. Il affirme être un détective consultant.

— Impossible de comprendre le but de ses activités. Il est même allé voir ma mère… ou l’un de ses amis s’en est chargé.

— Votre mère ?… Pourquoi, elle ?

— Aucune idée. Parler aux mamans semble lui donner une joie morbide. N’a-t-il pas rendu visite à celle de Jennifer ?

— A-t-il interviewé les mères de miss Rich et de Chaddy ?

— Je ne crois pas que miss Rich ait encore la sienne, sinon elle n’aurait pas été oubliée. La mère de miss Chadwick vit à Cheltenham ; elle doit avoir dans les quatre-vingts ans. Pauvre Chaddy ! Elle paraît presque avoir le même âge. Justement, elle vient vers nous.

Adam jeta un coup d’œil :

— Elle a encore vieilli, cette dernière semaine.

De fait, miss Chadwick s’approchait lentement ; toute sa vivacité avait disparu :

— Voulez-vous venir voir miss Bulstrode ? dit-elle à Adam. Elle a des instructions à vous donner au sujet des fleurs.

— Il me faut d’abord faire quelques rangements, répondit l’aide-jardinier, et il s’éloigna en direction d’une serre.

Ann et miss Chadwick reprirent le chemin de l’école.

— Tout semble vide, dit miss Shapland, tout en regardant autour d’elle. On dirait une salle de théâtre à peu près déserte et où les rares spectateurs ont été placés de façon à atténuer les vides.

— Horrible ! gémit Chaddy. Horrible de penser que Meadowbank en est arrivé là. Je ne puis m’y faire. La nuit, le sommeil me fuit. Tout le travail de nombreuses années en ruine !

— Tout s’arrangera peut-être, répondit Ann, affectant une gaieté de circonstance. Les gens ont la mémoire courte, savez-vous ?

— Pas aussi courte qu’on pourrait le croire, murmura miss Chadwick.

Ann ne répondit pas, mais elle était plutôt d’accord avec Chaddy.

*

* *

Mlle Blanche venait de terminer son cours de littérature française. Elle jeta un coup d’œil sur sa montre. Oui, elle aurait le temps d’accomplir ce qu’elle se proposait. Avec si peu d’élèves, les heures disponibles ne manquaient pas.

Elle monta dans sa chambre et mit un chapeau. Mlle Blanche n’était pas de celles qui se promènent nu-tête. Puis elle se regarda dans une glace. Aucune tendance à s’admirer : une absence totale de personnalité, une femme qui n’attire pas l’attention. Elle sourit : voilà qui, parfois, était utile ! De fait, son physique lui avait permis de se servir des certificats de sa défunte sœur, le type même de la pédagogue. Même la photo du passeport n’avait soulevé aucune contestation.

Certes, « faire la classe » était intolérable ; en revanche, les appointements dépassaient largement tout ce qu’elle avait gagné auparavant… sans oublier l’incroyable évolution des événements en sa faveur. L’avenir, pensait-elle, serait très différent, grâce à la transformation qui deviendrait possible à bref délai. Elle se voyait déjà à Cannes ou à Monte-Carlo, habillée avec élégance et maquillée avec art. Que ne peut-on faire avec beaucoup d’argent ? Oui, la vie serait belle, et ce séjour insipide dans une école détestée aurait, du moins, servi à quelque chose !

Mlle Blanche se saisit de son sac à main et, une fois hors de sa chambre, s’engagea rapidement dans le long corridor qui conduisait à l’escalier. Au passage, elle vit une nouvelle femme de charge qui, agenouillée, s’affairait.

Une indicatrice chargée de renseigner la police, se dit Mlle Blanche. Et cette police était vraiment sotte, si elle croyait qu’on ne s’en doutait pas.

Un sourire ironique sur les lèvres, elle sortit de l’école, et gagna l’arrêt de l’autobus. Peu de passants sur cette route de campagne. Un homme était penché sur le capot de sa voiture ; un autre individu semblait attendre l’autobus ; à proximité, une bicyclette accolée à une haie. Sans doute, l’une de ces deux personnes s’apprêtait-elle à filer la jeune femme. Mise en scène, naturellement, et Mlle Blanche s’en souciait peu. On pouvait la suivre, surtout là où elle allait se rendre.

Déjà le bus arrivait. Un quart d’heure plus tard, Mlle Blanche descendait dans le centre de la ville ; elle ne prit même pas la peine de regarder derrière elle, mais se dirigea vers un grand magasin, dans les vitrines duquel les robes soi-disant à la nouvelle mode étaient exposées. Banales, juste bonnes pour la province, pensa-t-elle, esquissant une grimace. Cependant, elle les regarda pendant un moment, donnant l’impression d’être fortement intéressée.

Puis elle se décida à pénétrer à l’intérieur. Après avoir fait quelques menus achats, elle se rendit au salon de correspondance réservé aux dames et où se trouvait une cabine téléphonique. Le temps de composer un numéro et elle attendit. Ayant constaté que la voix était celle de la personne appelée, elle appuya sur le bouton et parla :

— Ici, Maison Blanche… Je dis bien Maison Blanche. Il s’agit d’un compte dont le solde n’a pas été payé. Dernier délai, demain soir… Oui, demain soir. Le montant doit être versé au compte Maison Blanche, à l’agence du Crédit National, Ledbury Street, à Londres. Ce montant, je vous le rappelle.

Elle donna le chiffre avant d’ajouter :

— Si cette somme n’est pas payée, je serai dans l’obligation de faire part aux personnes intéressées de mes découvertes, au cours de la nuit du 12. La référence est – notez-la bien – miss Springer. Vous avez un peu plus de vingt-quatre heures.

Elle raccrocha et revint dans le salon. Une femme venait d’y entrer ; une cliente, ou… De toute façon, elle était arrivée trop tard pour écouter quoi que ce soit. Le temps de passer aux toilettes, et Mlle Blanche gagna le rayon des blouses, discuta avec une vendeuse – sans rien acheter – puis elle sortit du magasin, toute rayonnante. Un arrêt devant une librairie et elle reprit le bus pour Meadowbank. En somme, tout s’était bien passé. La somme demandée n’était pas excessive, donc facile à payer en temps voulu. Cela suffirait… pour le moment du moins. Car il y aurait d’autres demandes. Une source de revenus appréciables.

Mlle Blanche n’éprouvait aucun remords.

Elle ne considérait pas comme un devoir de révéler à la police ce qu’elle savait, et avait vu. Cette Springer était une femme détestable, mal élevée, et elle espionnait. Donc, elle méritait son sort.

Rentrée à l’école, Mlle Blanche resta un long moment devant la piscine. Eileen Rich se baignait, puis ce fut le tour d’Ann Shapland, excellente plongeuse. À proximité, des pensionnaires riaient et poussaient de petits cris. Soudain, la cloche sonna et Mlle Blanche alla faire son cours. Les élèves étaient inattentives et fatigantes au possible. Qu’importait ? Cette servitude allait prendre fin.

Après la classe, elle monta dans sa chambre pour se préparer, avant le dîner. Elle eut la vague impression – sans plus – que, contrairement à son habitude, elle avait laissé son manteau de jardin sur une chaise, au lieu de l’accrocher dans la penderie.

Elle se pencha devant son miroir pour se farder quelque peu.

Le geste fut si rapide qu’elle n’eut pas le temps de se ressaisir : aucun bruit ! Le manteau placé sur la chaise sembla se rassembler sur lui-même, avant de glisser sur le plancher. En un clin d’œil, une main tenant un boudin se leva derrière Mlle Blanche et, avant que celle-ci n’ait eu le temps de pousser un cri, le boudin la frappa durement sur la nuque.

*

* *

Mrs Upjohn était assise sur le côté de la route qui dominait un profond ravin. Elle parlait en français, faisant force gestes, face à une imposante femme turque qui s’efforçait de lui décrire tant la difficulté de voyager dans le pays que les incidents qui avaient précédé la naissance de ses neuf enfants – dont huit garçons. Sans oublier cinq fausses couches dont elle était aussi fière que de ses accouchements normaux.

— Et vous ? demanda-t-elle à son interlocutrice.

— Une fille, répondit Mrs Upjohn.

— Et combien de garçons ?

Se rendant compte qu’elle risquait de perdre l’estime de l’autochtone, et poussée par l’orgueil national, la mère de Julia n’hésita pas à mentir :

— Cinq ! s’écria-t-elle avec fierté.

— Parfait, ponctua la matrone.

Les autres voyageurs étaient dispersés à proximité, occupés à grignoter des restes de victuailles sortis du fond de leurs paniers. Plutôt en mauvais état, le bus était accolé à un rocher, dangereusement penché sur la route. Plongeant dans le capot, le chauffeur et son assistant s’affairaient.

Mrs Upjohn perdait la notion du temps. Des inondations avaient bloqué deux routes, et les détours s’étaient succédé. Plus une panne de sept heures, dans l’attente de la décrue des eaux. Sans doute, serait-il possible d’atteindre Ankara, dans un avenir encore incertain. Entretemps, Mrs Upjohn s’efforçait d’écouter les propos incohérents de sa compagne du moment, ne sachant trop quand elle devait sourire, ou incliner la tête en témoignage de sympathie.

Soudain, une voix s’éleva, presque incongrue dans un pareil décor :

— Mrs Upjohn, je pense ?

L’interpellée se retourna et aperçut, à courte distance, une petite voiture. L’homme qui en était descendu s’avançait allègrement. De toute évidence, un Anglais, portant un complet de flanelle grise, par ailleurs fort élégant.

— Juste ciel ! s’écria Mrs Upjohn, le docteur Livingstone !

— Pas tout à fait, répondit le nouveau venu esquissant un sourire. Mon nom est Atkinson, et je viens du consulat britannique d’Ankara. Nous avons essayé d’entrer en contact avec vous depuis trois jours, mais les routes sont coupées.

— Et pourquoi ?…

Mrs Upjohn se leva d’un bond :

— … Julia ? demanda-t-elle, angoissée. Lui serait-il arrivé quelque chose ?

— Non, coupa Atkinson. Elle se porte très bien. En revanche, il y a eu de sérieux ennuis à Meadowbank, et je vais vous conduire à Ankara où vous prendrez l’avion sur-le-champ.

D’abord tentée de demander des explications, Mrs Upjohn se ravisa :

— N’oubliez pas ma valise, là, sur le toit du bus… La bleue, dit-elle simplement.

Après avoir pris congé de la matrone turque et lancé un cordial « au revoir » aux autres, elle suivit Atkinson sans poser une question. L’envoyé du consulat pensa que cette femme était vraiment sensée.

*

* *

Miss Bulstrode jeta un long regard sur les personnes qu’elle avait convoquées dans une classe : les membres du corps enseignant – du moins celles qui restaient : miss Chadwick, miss Johnson, miss Rich et les deux jeunes maîtresses. Assise à proximité, Ann Shapland tenait son bloc-notes. À côté de miss Bulstrode, se tenaient Kelsey et Hercule Poirot. À quelque distance, Adam occupait une place discrète. Un dernier coup d’œil et miss Bulstrode prit la parole, sur ce ton décisif qui lui était coutumier :

— En tant que collaboratrices intéressées au sort de l’école, vous avez le droit de savoir, je pense, jusqu’à quel point l’enquête a progressé. L’inspecteur Kelsey m’a informé de certains faits. De son côté, M. Hercule Poirot a obtenu, grâce à ses relations internationales, une aide appréciable en Suisse.

Miss Bulstrode se tourna vers Kelsey :

— En tant qu’enquêteur officiel, dit-il, il m’est interdit de révéler ce que j’ai appris. Je dois me contenter de vous informer que nous commençons à avoir quelques lumières sur le responsable des trois crimes commis ici même. Mais mon ami, M. Hercule Poirot, qui n’est pas lié par le secret professionnel, est parfaitement libre de vous donner certains détails. Une réserve, cependant : mieux vaut, dans l’intérêt de tous, les tenir secrets. J’insiste sur ce point. Vous avez bien compris ?

Assentiment unanime.

— Alors, monsieur Poirot…

Hercule Poirot se leva avec empressement et lissa soigneusement ses moustaches. Pour éviter de rire, les jeunes maîtresses, lèvres serrées, évitaient de se regarder.

— Il convint, avant tout, de vous assurer combien je comprends votre émotion, dit Poirot. D’abord, la perte de trois de vos collègues, dont l’une était ici depuis très longtemps, miss Vansittart. Évidemment, miss Springer et Mlle Blanche étaient nouvelles, mais je ne doute pas que leur mort a été un grand choc.

« Ensuite, vous avez sûrement éprouvé une appréhension toute personnelle, car tout donnait à penser qu’il existait une sorte de complot contre les professeurs de Meadowbank. Mais, je puis vous assurer – et l’inspecteur Kelsey également – que ce n’est pas le cas. Cependant, à la suite d’une série d’incidents fortuits, Meadowbank est devenu le centre d’intérêts aussi variés qu’indésirables. Le résultat étant qu’il est permis de dire qu’un loup s’est introduit dans la bergerie. Outre les trois crimes, il y a eu un enlèvement. C’est de celui-ci dont je vous entretiendrai en premier, car, dans tous ces drames, la principale difficulté a été de clarifier certains faits qui, bien que répréhensibles, n’avaient aucun lien direct avec les crimes proprement dits et brouillaient la piste principale, celle du tueur qui a pénétré ici.

Il sortit une photographie de sa poche.

— Veuillez la regarder, dit le détective.

Kelsey s’en saisit et la tendit à miss Bulstrode.

Après avoir fait le tour de la salle, elle fut rendue à Poirot qui jeta un coup d’œil sur les visages perplexes, tournés vers lui.

— À tous, je pose la question : reconnaissez-vous la jeune personne qui figure sur cette photo ?

Dénégation générale.

— Eh bien ! reprit Poirot, c’est celle de la princesse Shaila et elle m’a été envoyée de Genève.

— Shaila ! s’écria miss Chadwick, je ne la reconnais pas.

— Vous ne me surprenez nullement, répondit le détective. Écoutez-moi bien : l’affaire a commencé à Ramat, où, vous le savez, un coup d’État a eu lieu, il y a trois mois. Le prince alors au pouvoir, Ali Yusuf, a trouvé la mort, ainsi que son pilote personnel, alors qu’ils s’enfuyaient dans un avion. Un objet de grande valeur, emporté par le prince, n’a pas été retrouvé, et le bruit a couru qu’il avait été apporté en Angleterre. De ce fait, plusieurs groupes de personnes se sont efforcés de s’en emparer. Le fil conducteur leur parut être la princesse Shaila, cousine germaine d’Ali Yusuf, et pensionnaire en Suisse. Si cet objet avait été sorti de Ramat, il paraissait probable qu’on le lui ferait parvenir. Les conspirateurs savaient déjà que Shaila allait quitter la Suisse pour se rendre à Meadowbank. En conséquence, ils décidèrent que le moyen le plus simple d’arriver au but serait d’enlever la princesse et d’envoyer à sa place une quelconque complice qui serait présentée sous son nom. Substitution relativement facile, car oncle par alliance et seul parent vivant de Shaila, l’émir Ibrahim résidait en Égypte, et ne se proposait pas de venir en Angleterre avant la fin de l’été. La bande était parfaitement renseignée, comme vous pouvez le constater. De son côté, miss Bulstrode ne connaissait pas encore sa future élève, les arrangements voulus ayant été mis au point par l’intermédiaire d’une légation à Londres.

« Le plan était d’une extrême simplicité ; Shaila devait quitter Genève en compagnie d’un membre de cette légation, mais, à la dernière minute, celle-ci fut avisée que la directrice du pensionnat genevois chaperonnerait la jeune fille jusqu’à son arrivée dans la capitale britannique. Une fois sortie de l’école, Shaila fut conduite, très discrètement, par les conjurés, dans un chalet vaudois, ou elle est encore traitée avec tous les égards désirables. Entre-temps, à Londres, un officiel qui n’avait jamais vu la princesse accompagna une pseudo-Shaila à Meadowbank. Cette remplaçante était plus âgée que le vrai personnage ; peu d’importance, estimaient les conjurés, car les Orientales sont précoces. En l’occurrence, on avait eu recours à une jeune actrice spécialisée dans les rôles d’écolière.

Un court silence, et Poirot reprit :

— J’ai demandé si quelqu’un avait remarqué les genoux de la soi-disant Shaila. Voici pourquoi : les genoux d’une femme de vingt-trois ans ne peuvent être confondus avec ceux d’une gamine de quatorze ou quinze ans. Hélas ! personne n’a pu me renseigner.

« En revanche, le plan des conjurés n’eut pas le résultat escompté. Aucune personne du dehors ne chercha à entrer en contact avec « Shaila » ; pas la moindre lettre ; aucun appel téléphonique de quelque importance. Dans le cas contraire, la « remplaçante » eût trouvé le moyen d’aviser ses complices. Pis, l’émir Ibrahim pouvait maintenant surgir d’un moment à l’autre. Un désastre, cette arrivée d’un personnage qui connaissait la vraie Shaila ! Dès que la « remplaçante » sut que l’oncle voulait la voir à Londres, elle donna un bref coup de téléphone de Meadowbank même, et une demi-heure avant l’arrivée de l’auto envoyée par l’émir, une autre, portant une fausse plaque « C.D.[11] » fit son apparition, et l’on crut à un enlèvement. La fausse Shaila fut tout simplement déposée dans une certaine ville où elle reprit sa véritable identité. La demande de rançon, envoyée peu après, ne tendait qu’à accréditer la version d’un kidnapping ici même, alors qu’il avait eu lieu trois semaines auparavant, à Genève.

Ce que Poirot ne dit pas – il était trop poli – c’est que personne d’autre que lui n’y avait songé.

— Maintenant, passons à des choses plus graves : les assassinats. La soi-disant Shaila eût pu tuer miss Springer, mais pas miss Vansittart ou Mlle Blanche ; elle était déjà partie. La vérité est qu’elle n’avait pas le moindre motif pour supprimer qui que ce fût et sûrement aucun ordre dans ce sens. Son rôle se bornait à attendre qu’on lui remît l’objet convoité, ou quelques nouvelles à son sujet.

« Mais revenons à Ramat même. On y sut bientôt que le prince Ali Yusuf avait confié un petit paquet à Bob Rawlinson, son pilote. Or, le jour même où l’émeute commença, Rawlinson se rendit au principal hôtel de la ville, où résidait sa sœur, Mrs Sutcliffe, et sa fille, Jennifer. Toutes deux étant sorties, Rawlinson pénétra dans leur chambre, où il resta pendant vingt minutes au moins. Plutôt un long arrêt, compte tenu des circonstances. D’autant que le pilote n’écrivit qu’un court message.

« À ce stade, plusieurs déductions semblent valables : Rawlinson s’est décidé à cacher le paquet dans les bagages de sa sœur et celle-ci l’a ainsi rapporté en Angleterre, sans le savoir. Un clan intéressé – plusieurs, peut-être – a pensé qu’il en était ainsi. Ce qui explique la tentative de cambriolage chez les parents de Jennifer. De toute évidence, elle prouve que ses auteurs ignoraient où se trouvait exactement le trésor convoité.

« En revanche, quelqu’un d’autre était parfaitement au courant, et je crois qu’il est possible, maintenant, de vous révéler la cachette choisie par Rawlinson : le manche d’une raquette de tennis, soigneusement évidée, puis remise en état, avec une telle adresse qu’il était extrêmement difficile de soupçonner quoi que ce fût.

« Cette raquette appartenait à Jennifer. En conséquence, la personne qui « savait » se rendit, pendant la nuit, au pavillon des sports, ayant pris soin, auparavant, de prendre une empreinte de la clef, et d’en faire faire une réplique. À cette heure, tout le monde aurait dû dormir à Meadowbank. Mais ce n’était pas le cas : de l’école, miss Springer ayant aperçu une lumière dans le pavillon, voulut se rendre compte par elle-même. Forte, courageuse, elle ne doutait pas qu’à elle seule, elle pourrait faire face à une éventuelle surprise. Quand elle arriva, la personne à laquelle j’ai déjà fait allusion cherchait, parmi les raquettes, celle qui l’intéressait. Surprise et reconnue par miss Springer, elle n’hésita pas à tirer. Mais craignant que le coup de feu n’ait été entendu, l’assassin s’enfuit sur-le-champ, laissant les choses en l’état.

« Puis, quelques jours plus tard, on change de tactique. Une étrangère affectant un accent américain, se présente à Jennifer Sutcliffe, et lui raconte une histoire plausible au sujet d’une nouvelle raquette. Heureuse, Jennifer accepte l’échange contre celle dont elle se servait. Mais l’inconnue ignorait, et pour cause, que Jennifer et Julia Upjohn avaient déjà fait un troc ; tant et si bien que l’étrangère emporta la raquette qui avait précédemment appartenu à Julia.

« Passons au deuxième crime : pour une raison encore mystérieuse, mais peut-être liée à l’enlèvement de Shaila qui avait eu lieu dans l’après-midi, miss Vansittart se rend au pavillon des sports, après l’heure du coucher. Quelqu’un la suit et l’assomme avec un boudin de sable, alors qu’elle se penche sur le casier de Shaila. Le crime est découvert presque immédiatement par miss Chadwick.

« Une fois de plus, la police prit le pavillon en charge, et le tueur dut cesser ses activités.

Cependant, Julia Upjohn, une jeune fille intelligente, s’était prise à réfléchir, et le résultat fut qu’elle comprit que la raquette en sa possession – antérieurement celle de Jennifer – avait une certaine importance. Elle fit sa propre enquête et m’apporta ce qu’elle avait trouvé. Le tout a été déposé en lieu sûr, et nous n’avons plus à nous en préoccuper, ici.

Un court silence, et Poirot reprit la parole : « Reste le troisième crime. Ce que Mlle Blanche savait ou soupçonnait, nous ne le saurons probablement jamais. Elle peut avoir vu quelqu’un quitter Meadowbank, la nuit de l’assassinat de miss Springer. Dans ce cas, elle a identifié le criminel. Mais elle a préféré ne rien dire, et tenté de faire acheter son silence.

« Rien n’est plus dangereux, souligna Poirot avec force, que d’essayer de faire chanter une personne qui a déjà deux crimes sur la conscience. « Mlle Blanche a cru avoir pris toutes les précautions voulues, mais elle s’est trompée et il lui en a coûté la vie. »

De nouveau une pause, avant d’ajouter :

— Et vous avez maintenant un compte rendu de toute l’affaire.

Tous les yeux étaient braqués sur lui. Les réactions que chaque auditeur avait eues au cours du récit semblaient s’être fondues dans un calme pesant. On eût dit que l’assistance craignait maintenant d’extérioriser ses réflexes. Poirot inclina la tête :

— Je conçois votre état d’esprit. Vous étiez, oserais-je dire, dans l’ambiance même du crime. C’est pourquoi l’inspecteur Kelsey, Mr Adam Goodman et moi-même poussons l’enquête à fond. Il nous faut savoir s’il y a encore un loup dans la bergerie. Vous comprenez sûrement ce que je veux dire : y a-t-il, ici, un imposteur, muni de faux papiers d’identité ?

Un léger frémissement, dans la salle ; des regards furtifs, donnant l’impression que chacun voulait dévisager son voisin, mais n’osait s’y risquer.

— Je suis heureux de pouvoir vous rassurer sur un point, reprit Poirot. À ce moment précis, vous êtes tous exactement ce que vous avez dit être… Si Adam Goodman, qui travaille en qualité de jardinier, ne porte pas son vrai nom, en revanche celui qui figure sur ses papiers est vraiment le sien. En conséquence, nous devons, non pas chercher une personne qui se fait passer pour une autre, mais une personne qui, sous sa véritable identité, commet des crimes.

Silence complet autour de Poirot. Une menace pesait sur chacun. Un léger toussotement, et Poirot continua :

— Il nous faut découvrir, en premier lieu, une personne qui se trouvait à Ramat, il y a trois mois. Il n’y avait qu’un seul moyen de savoir que le trésor était caché dans la raquette : avoir vu Bob Rawlinson manier celle-ci. Donc qui, de vous tous, était là-bas, à l’époque voulue ?… Miss Chadwick était à Meadowbank ; miss Vansittart également, ainsi que miss Rowan et miss Blake…

Pointant son index, il ajouta rapidement :

— Mais miss Rich n’était pas ici, au cours du dernier trimestre, je crois ?

— J’ai été malade, répondit rapidement l’interpellée, et je me suis absentée.

— Nous ne l’avons appris, par hasard, que la semaine dernière. Quand la police vous a interrogée, vous vous êtes contentée de dire que vous étiez à Meadowbank depuis dix-huit mois. Dans un sens, c’est vrai, mais il y a eu cette coupure d’un trimestre. Vous avez très bien pu vous rendre à Ramat. Même, je le crois. Faites attention ; facile à vérifier sur votre passeport.

Une pause, et Eileen Rich se décida :

— Eh bien ! oui, je suis allée à Ramat. Pourquoi pas ?

— Dans quel but, ce séjour à Ramat ?

— Vous le savez déjà ; j’étais malade, et on m’a conseillé de me reposer à l’étranger. J’ai écrit à miss Bulstrode à ce sujet, et elle a parfaitement compris.

— C’est exact, intervint miss Bulstrode. J’ai reçu une lettre d’un docteur certifiant qu’il serait imprudent de la part de miss Rich de reprendre ses fonctions avant le prochain trimestre.

— Et…, miss Rich, vous aviez choisi Ramat ?

— Mon droit, je suppose, répondit la maîtresse dont la voix tremblait quelque peu. Des voyages à prix réduits sont offerts aux professeurs et, là-bas, le soleil ne fait pas défaut. J’y suis restée deux mois. Pourquoi pas Ramat ? Pourquoi ?

— Vous n’avez jamais dit que vous y résidiez au moment de la révolution.

— Cela ne regardait personne. De surcroît, je n’ai aucun crime sur la conscience. Aucun, je le répète.

— Savez-vous qu’on a failli vous reconnaître. Certes, les réponses de Jennifer Sutcliffe à ce sujet sont imprécises. Elle pensait vous avoir aperçue à Ramat, mais, en fin de compte, cette jeune fille a déclaré que la personne remarquée par elle était beaucoup plus forte que vous.

Poirot se pencha en avant, dévisageant Eileen Rich :

— Qu’avez-vous à dire ? lança-t-il.

Elle fit face :

— Je sais que vous voulez me faire passer pour un agent secret, ou quelqu’un de cette sorte, qui a commis les crimes ! J’entends pour une personne qui se trouvait sur place, et qui, par hasard, a vu qu’on cachait les bijoux dans une raquette ; une personne qui, sachant que Jennifer venait à Meadowbank, aurait ainsi l’occasion de se saisir du trésor. Mais, c’est faux !

Poirot se tourna vers Kelsey :

— Inspecteur…

Kelsey se dirigea vers la porte, l’ouvrit, et Mrs Upjohn fit son entrée.

*

* *

— Comment allez-vous, miss Bulstrode, dit Mrs Upjohn, semblant plutôt gênée. Je m’excuse de me présenter ainsi, mais, hier, j’étais encore près d’Ankara, et je n’ai pas eu le temps de me changer, ou de penser à quoi que ce soit.

— Aucune importance, coupa Poirot. Nous désirons vous poser une question.

— Madame Upjohn, intervint Kelsey, quand vous avez accompagné votre fille à Meadowbank, et au moment où vous vous trouviez dans le salon de l’école, vous avez regardé par une fenêtre donnant sur l’allée principale, et vous avez poussé une exclamation en reconnaissant une personne qui se trouvait à l’extérieur. Exact ?

L’interpellée dévisagea Kelsey avant de répondre :

— Quand j’étais… Oh ! oui, il me souvient d’avoir aperçu quelqu’un…

— Et cette rencontre vous a surprise ?…

— Eh bien !… plutôt… elle me ramenait soudainement à un passé déjà lointain.

— Vous voulez dire à l’époque où vous opériez pour l’Intelligence Service ?

— Exact. Il y a une quinzaine d’années. Évidemment, cette personne avait pris de l’âge, mais je l’ai reconnue sur-le-champ et je me suis demandé ce qu’elle faisait à Meadowbank.

— Madame, voulez-vous jeter un regard autour de vous, et me dire si vous voyez cette personne ?

— Inutile, je l’ai reconnue dès mon entrée. La voici…

Elle leva une main. L’inspecteur et Adam eurent le réflexe voulu ; pas assez vite cependant : Ann Shapland s’était levée d’un bond, pointant un petit pistolet sur Mrs Upjohn. Plus rapide que les deux hommes, miss Bulstrode se lança en avant, mais miss Chadwick l’avait devancée. Ce n’était pas Mrs Upjohn qu’elle entendait protéger, mais sa directrice, qui se trouvait entre Ann Shapland et Mrs Upjohn.

— Pas vous ! s’écria-t-elle, se collant à miss Bulstrode, juste au moment où un coup de feu claqua.

Miss Chadwick chancela, puis, lentement, s’affaissa. Déjà, miss Johnson s’empressait auprès d’elle, tandis que Kelsey et Adam maîtrisaient Ann Shapland qui se débattait comme un chat sauvage.

Haletante, Mrs Upjohn murmura :

— Déjà, à l’époque, elle était considérée comme l’une de leurs plus dangereuses agentes. Son nom de code : Angelica.

— Damnée menteuse ! hurla Shapland qui cracha presque ces deux mots.

— Aucun mensonge, dit Poirot. Jusqu’à ce jour, personne n’avait soupçonné vos activités toutes spéciales. Tous les emplois remplis sous votre vrai nom de famille semblaient normaux, et vous étiez une employée modèle. En revanche, tous avaient un but secret : obtenir de précieuses informations. Même avec cette actrice, dont le protecteur était un homme politique éminent. Depuis l’âge de seize ans, vous opérez en tant qu’agent secret – pour le compte de divers « patrons ». La plupart du temps, vous conserviez votre vrai nom, mais plusieurs de vos missions exigeaient un changement de personnalité. C’est pourquoi vous affirmiez être dans l’obligation de vous rendre auprès de votre mère.

« Cependant, je soupçonne fort que la vieille dame, assistée d’une nurse, et à qui j’ai rendu visite dans un village – son état mental est plutôt confus – n’est pas votre mère ; vous vous en serviez pour justifier vos disparitions intermittentes. Les trois mois que vous avez soi-disant passés à ses côtés, cet hiver même, sous le prétexte de la soigner, couvrent votre séjour à Ramat. Pas en tant que Shapland, mais sous le nom d’Angélica de Toredo, une « danseuse espagnole », engagée dans un cabaret, et vous occupiez la chambre voisine de celle de Mrs Sutcliffe. D’une façon ou d’une autre, vous vous êtes doutée de l’endroit où Bob Rawlinson avait caché les bijoux. Certes, il vous a été impossible d’agir sur place, du fait de l’évacuation des ressortissants britanniques, mais ayant pu lire le nom et l’adresse indiqués sur les valises, vous avez suivi la piste. Obtenir un poste de secrétaire à Meadowbank a été relativement facile. L’enquête a révélé que, moyennant une somme substantielle versée à votre prédécesseur, celle-ci a prétexté une grande fatigue et donné sa démission.

« Vous pensiez que le reste serait facile : si une raquette de jeune fille disparaissait, quelle importance ? Mais vous aviez compté sans miss Springer. Peut-être vous avait-elle déjà vue examiner les raquettes ; toujours est-il qu’elle vous a suivie, au cours de la nuit fatale, et que vous l’avez tuée. Plus tard, Mlle Blanche a essayé de vous faire chanter, et son sort fut vite réglé. Pour vous, tuer n’est que bagatelle, il semble ! Qu’en dites-vous ?

En guise de réponse, Ann Shapland se prit à invectiver le détective, et le flot de ses basses injures épouvanta l’assistance.

Alors que Kelsey la traînait au-dehors, Adam prit un air dégoûté :

— Et dire que je croyais avoir affaire à une fille charmante !

Miss Johnson s’affairait toujours auprès de miss Chadwick :

— Elle est grièvement blessée, je crois. Mieux vaut ne pas la transporter avant l’arrivée du docteur.

*

* *

L’inspecteur Kelsey ne semblait pas complètement satisfait :

— Il est évident, dit-il à Poirot, que vous pouvez dire et faire beaucoup de choses qui nous sont interdites ; en outre, j’admets que votre plan était bien conçu : lui laisser croire qu’elle n’était nullement suspecte, puis la convaincre que nous visions Rich. Ainsi, elle a perdu la tête, quand Mrs Upjohn est arrivée soudainement.

— Facile à prévoir, répondit Poirot posément.

— Soit. Mais, Poirot, je ne vois pas comment Shapland aurait pu tuer miss Vansittart. Même, c’est impossible : elle a un alibi sans faille – à moins que le jeune Dennis Rathbone et tout le personnel du Nid Sauvage ne soient ses complices !

Poirot secoua vigoureusement la tête :

— L’alibi de Shapland tient parfaitement. Si elle a tué Springer et Mlle Blanche, en revanche miss Vansittart…

Il hésita un moment, dirigeant son regard vers l’endroit où, assise, miss Bulstrode les écoutait :

— Miss Vansittart, reprit-il lentement, a été abattue par miss Chadwick.

— Quoi ! s’écrièrent miss Bulstrode et Kelsey, presque en même temps.

— J’en suis certain, affirma Poirot.

— Mais… pour quelle raison ?

— Je pense, répondit le détective que miss Chadwick aimait trop Meadowbank.

De nouveau, il fixa miss Bulstrode, toute pensive.

Enfin, elle murmura :

— Vous voulez dire que…

— J’entends qu’elle a débuté ici avec vous et que, depuis, elle considérait l’école comme une entreprise en commun.

— Ce qui, dans un sens, est exact, ponctua miss Bulstrode.

— D’accord, mais quand vous avez commencé à faire allusion à votre retraite, elle s’est considérée comme la personne même qui devait vous succéder.

— Elle est trop âgée !

— Évidemment, mais elle ne le croyait pas. Et elle a appris que vous pensiez à miss Vansittart. Si elle adorait Meadowbank, en revanche elle ne prisait guère miss Vansittart. Je crois qu’en définitive, elle s’était prise à la haïr !

— Possible, monsieur Poirot. Eleanor Vansittart était toujours… comment s’exprimer ?… très sûre d’elle, si supérieure en toutes choses. Voilà ce qu’une personne jalouse ne peut supporter ! Car Chaddy était jalouse : c’est bien ce que vous pensez ?

— Oui, jalouse de Meadowbank ; jalouse de miss Vansittart, et la seule idée que celle-ci régnerait ici en maîtresse l’épouvantait. Sans oublier que votre propre attitude la portait à craindre un fléchissement de votre activité…

— La vérité est, interrompit miss Bulstrode, que je cherchais une directrice plus dynamique que miss Vansittart. Un moment j’ai cru l’avoir trouvée, mais, après avoir réfléchi, j’ai décidé qu’elle était trop jeune. Et Chaddy le savait.

— Elle en a déduit que vous reveniez à votre premier choix. Le drame a dû se dérouler comme suit : cette nuit-là, miss Chadwick était agitée ; elle se leva, vit une lumière dans le pavillon et bondit hors de l’école. Son but : affronter le cambrioleur qui, pour la seconde fois, s’était introduit dans le même endroit ; dans son esprit, l’arme sommaire dont elle s’était munie devait lui permettre de se défendre, si on l’attaquait. Et qui a-t-elle trouvé ? Eleanor Vansittart, penchée sur un casier ! De toute évidence, un choc cérébral s’ensuivit. À demi inconsciente, elle leva le bras et frappa. N’étant pas une criminelle née, miss Chadwick ne tarda pas à être épouvantée par son geste.

« Miss Vansittart morte, miss Chadwick était certaine de vous succéder à la direction. Aussi n’a-t-elle pas avoué son crime. Et, quand on l’a questionnée au sujet de la crosse de hockey gisant dans un coin du pavillon, elle a promptement répondu qu’elle-même l’avait apportée. Une raison à cela : elle ne voulait pas qu’on la soupçonnât de s’être servie de l’un des boudins restés dans un coin de l’école depuis les raids de la dernière guerre.

— Pourquoi Ann Shapland a-t-elle pris une arme similaire pour tuer Mlle Blanche ? demanda miss Bulstrode.

— Tout simplement pour éviter le bruit d’un coup de feu. Rappelez-vous le premier assassinat, celui de miss Springer : la détonation du pistolet dont la criminelle s’était alors munie l’obligea à fuir. D’autre part, Shapland est très rusée : en choisissant un boudin, elle voulait lier la mort de la Française, dont elle était responsable, à celle de miss Vansittart, abattue par miss Chadwick. Très adroit !

— Je n’arrive pas à comprendre ce qu’Eleanor Vansittart faisait dans le pavillon des sports !

— Mon idée est que la disparition de Shaila la tourmentait beaucoup plus qu’il ne le paraissait. De fait, elle était aussi inquiète que miss Chadwick. Et sa responsabilité ne faisait aucun doute, puisqu’elle vous remplaçait directement. En outre, elle a d’abord minimisé l’affaire, par crainte de faire face à des incidents déplaisants.

— Ce qui revient à dire que, sous des apparences d’énergie, se cachait une certaine faiblesse, murmura miss Bulstrode. Parfois, je m’en suis doutée.

— Elle aussi, je pense, ne pouvait trouver le sommeil. Elle s’est donc rendue au pavillon pour fouiller le casier de Shaila dans l’espoir de trouver quelque chose se rapportant à la disparition de la jeune fille.

— Vous semblez avoir une explication pour tout, monsieur Poirot !

— C’est sa spécialité, intervint Kelsey, non sans malice.

— Et dans quel but avez-vous demandé à Eileen Rich d’esquisser les traits de différents membres de mon personnel ?

— Je désirais me rendre compte si Jennifer serait apte à reconnaître un visage. Preuve me fut donnée que, s’intéressant exclusivement à ses affaires personnelles, cette jeune fille ne jetait que de vagues regards sur son entourage, ne retenant que les lignes générales. Par exemple, elle n’a pas identifié Mlle Blanche, dont, seule, la coiffure avait été modifiée. À plus forte raison, n’aurait-elle pas reconnu Ann Shapland qu’elle ne rencontrait guère.

— Pensez-vous que la femme à la raquette était Ann Shapland ?

— Oui. Un « travail » exclusivement féminin : vous vous souvenez certainement du jour où vous avez sonné pour qu’elle vienne prendre un message destiné à Julia Upjohn. Comme l’appel restait sans réponse, vous avez chargé Paula, une élève, de cette mission. Shapland était occupée… ailleurs. Habituée à se déguiser, peu de temps lui a suffi : une perruque blonde, des sourcils modifiés grâce à quelques coups de crayon, une robe et un chapeau hors du commun (jouer à l’Américaine). Les esquisses de miss Rich m’avaient prouvé combien il est facile, pour une femme, de se donner une tout autre allure.

— Eileen Rich…, murmura miss Bulstrode, je me demande…

— Qu’elle vienne, coupa Poirot. C’est le meilleur moyen.

Il se tourna discrètement vers Kelsey et l’inspecteur déclara qu’il lui fallait partir.

Quelques instants plus tard, miss Rich fit son apparition, traits tirés, mais avec une expression de défi dans le regard.

— Vous voulez savoir, dit-elle d’emblée à miss Bulstrode, ce que je faisais à Ramat ?

— Je crois m’en douter, répondit la directrice.

— Exactement, coupa Poirot. Aujourd’hui, les jeunes n’ignorent aucune des réalités de la vie… mais leurs yeux reflètent souvent une parfaite innocence.

Sur ce, il prit rapidement congé.

— Alors, c’était bien cela ? reprit miss Bulstrode, aussitôt après son départ. Jennifer avait simplement noté que la femme vue par elle à Ramat était très forte. Elle n’a pas su qu’il s’agissait d’une personne enceinte.

— Oui, vous avez vu juste, répondit Eileen Rich sans hésiter. J’allais être mère et je ne voulais pas perdre mon emploi à Meadowbank. Aussi suis-je restée ici jusqu’au moment où… la chose a commencé à se voir. Un docteur m’a donné un certificat de maladie, et j’ai décidé de me rendre dans un pays éloigné, où personne ne serait susceptible de me reconnaître. L’enfant est mort. Je suis revenue pour le trimestre suivant, et j’espérais que le tout demeurerait un secret. Vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai répondu, en premier lieu, que je me serais empressée de refuser une offre d’association, si vous l’aviez faite plus tôt. Maintenant seulement, face à la tourmente qui s’est abattue sur l’école, j’aurais pu être tentée de l’accepter.

Un silence, et elle ajouta, d’une voix neutre :

— Désirez-vous que je parte sur-le-champ, ou dois-je attendre la fin du trimestre en cours ?

— Vous resterez, répondit miss Bulstrode sans sourciller. Et si l’école continue, ce que je veux encore espérer, vous continuerez.

— Continuer ?… Entendez-vous que vous désirez me garder ?

— Évidemment ! Vous n’avez tué personne, ni convoité des bijoux. Une chose seulement : vous avez probablement voulu faire fi de vos instincts pendant une longue période et, finalement, vous vous êtes follement éprise de l’homme qui vous courtisait. Je suppose qu’il vous fut impossible de l’épouser.

— Il ne pouvait être question d’un mariage, et je le savais. Donc, l’homme n’est pas à blâmer.

— En somme, vous avez vécu un roman d’amour. Vous vouliez avoir un enfant ?

— Certainement.

— Eh bien ! J’ai quelque chose à ajouter : mon opinion est qu’en dépit de tout cela, votre réelle vocation est d’enseigner. Je dirai même que, pour vous, le professorat représente davantage qu’une vie normale avec un mari et des enfants.

— J’en suis certaine, répondit Eileen Rich. Enseigner est vraiment l’unique passion qui me reste.

— Alors, soyez raisonnable. Je vous ai fait une très belle proposition. Si les choses s’arrangent : nous consacrerons, vous et moi, deux ou trois années à remettre Meadowbank en état. Vous aurez des idées toutes personnelles pour arriver au but commun. Nous les confronterons avec les miennes et, sans doute, me déciderai-je à accepter certaines des vôtres. Il est probable que vous avez déjà pensé à des changements ?

— Dans un sens, oui. Notamment en ce qui concerne le choix des élèves.

— Je crois comprendre : le snobisme vous déplaît.

— Exactement. Il me semble qu’il gâche tout.

— Vous êtes jeune, Eileen, et idéaliste. Certes, votre point de vue est sensé : les aptitudes d’une candidate à notre école devraient l’emporter sur toute autre considération. En revanche, si nous voulons atteindre un plein succès, il importe de tenir également compte du facteur commercial. Aussi belles soient-elles, les idées n’échappent pas à la règle commune. On ne peut se passer totalement de l’élément « snob ». Quelques noms connus, et tous les autres se mettent à genoux pour faire admettre leurs filles. Laissez-moi agir dans ce sens et, ensuite vous prendrez les rênes. De cette façon, Meadowbank redeviendra une splendide école !

— La première de toute l’Angleterre ! s’écria miss Rich, enthousiasmée.

— Parfait !… mais, Eileen, à votre place, je me ferais raccourcir les cheveux et coiffer proprement. Il ne semble pas que vous viendrez jamais à bout de votre chignon. Et, maintenant – sa voix changea – je dois aller voir Chaddy.

Miss Chadwick était immobile dans son lit. Elle semblait vide de son sang. Un policeman se tenait à proximité, et miss Johnson était assise sur le bord du lit. La surveillante générale regarda miss Bulstrode et secoua tristement la tête.

— Alors, Chaddy ? dit miss Bulstrode qui prit une main de la blessée dans la sienne.

Miss Chadwick ouvrit lentement les yeux :

— Je tiens à vous dire, murmura-t-elle, que… c’est moi…

— Je sais, interrompit la directrice.

— Jalouse… je voulais…

— Chut ! dit doucement miss Bulstrode.

Des larmes coulèrent sur les joues de l’agonisante :

— C’est tellement horrible !… Je ne sais pas… comment ai-je pu… ?

Miss Bulstrode serra un peu plus fort la main qu’elle tenait toujours :

— Écoutez-moi, chère Chaddy : vous m’avez sauvé la vie. Sans oublier celle de Mrs Upjohn. Voilà qui compte pour quelque chose, je pense ?

— J’aurais voulu donner la mienne pour vous. Tout serait ainsi rentré dans l’ordre…

Miss Bulstrode la regarda avec une intense pitié. Miss Chadwick reprit haleine, esquissa un sourire ; puis, sa tête s’inclinant sur un côté… elle rendit le dernier soupir.

*

* *

— Un certain M. Robinson demande à vous parler, monsieur.

— Ah ! dit Poirot.

Il se saisit d’une lettre placée en face de lui, sur son bureau, et la relut attentivement.

— Faites entrer dans un instant, George, ordonna-t-il.

Assez étrange, cette lettre :

Cher Poirot, il se peut qu’un nommé Robinson vienne vous voir bientôt. Peut-être avez-vous déjà entendu parler de lui. Un personnage assez important dans certains milieux. Notre monde moderne exige de tels gens. S’il est permis de s’exprimer ainsi, je crois que, dans cette affaire particulière, il est du côté des anges. Juste recommandation pour le cas où vous éprouveriez un doute. Évidemment, et je tiens à le souligner, j’ignore tout du motif de l’entretien qu’il désire avoir avec vous…

Toujours vôtre,

Ephraïm PIKEAWAY.

Poirot remit la lettre en place, et se leva alors que M. Robinson entrait dans son bureau. Le détective s’inclina, tendit la main, et désigna un fauteuil.

M. Robinson prit place, sortit un mouchoir et tamponna son large visage olivâtre, tout en soulignant que la chaleur était intolérable.

— Vous n’êtes pas venu à pied, j’espère ? s’enquit Poirot que cette seule idée semblait faire frémir.

Réflexe immédiat, ses doigts se portèrent à ses moustaches, mais il fut bientôt rassuré : elles ne tombaient pas.

— À pied ? répondit son visiteur, également horrifié, non, certes. J’ai ma Rolls. Mais avec ce trafic intense, il faut parfois s’arrêter pendant une demi-heure.

La pause habituelle : celle qui précède la deuxième partie d’une conversation, et M. Robinson reprit la parole :

— J’ai entendu dire – on dit tellement de choses, et la plupart sont fausses – que vous vous étiez occupé des affaires d’une école de jeunes filles ?

— Ah ! répondit posément Poirot. Il s’agit de cela !

Il s’appuya au dossier de sa chaise.

— Oui, de Meadowbank, reprit M. Robinson.

Un silence, et il se pencha vers le détective :

— Où sont-ils ? demanda-t-il.

— Ne le savez-vous pas ? répondit Poirot sans sourciller.

— En toute franchise, oui. Les banques sont si utiles !

Poirot sourit :

— Inutile de tergiverser, mon cher ? Qu’allons-nous décider ?

— J’attends… disons vos suggestions.

— Le fait est que le paquet déposé ne m’appartient pas. Certes, je désirerais le remettre à la personne à qui il revient de droit, mais, si je ne m’abuse, ce n’est pas facile.

— Tout d’abord, il conviendrait que le gouvernement de Sa Majesté affirme n’avoir absolument aucune information à ce sujet.

— D’accord, mais je ne puis laisser indéfiniment un dépôt aussi précieux dans les coffres d’une banque.

— C’est la raison pour laquelle je vous propose de me les remettre.

— À vous ?

— Oui. Les bijoux – nous ne sommes pas des officiels que je sache. Donc, donnons-leur leur vrai nom – les bijoux, dis-je, étaient incontestablement la propriété d’Ali Yusuf, et celui-ci les a confiés à son pilote, Bob Rawlinson, à seule fin qu’ils me soient remis, en cas d’accident.

— Avez-vous une preuve ?

— Cela va de soi.

M. Robinson exhiba une longue enveloppe et en sortit plusieurs papiers qu’il déposa sur le bureau de Poirot.

Un examen attentif, et le détective acquiesça :

— Ils semblent qu’ils soient convaincants.

— Alors ?

— Puis-je poser une question ?

— Certes.

— Tirez-vous un profit de tout cela ?

M. Robinson parut surpris :

— Mais, mon cher ami, cela tombe sous le sens.

Pensif, Poirot le dévisagea.

— Un négoce presque aussi vieux que le monde, reprit Robinson. Très lucratif, en vérité ; nous, les diamantaires, formons un réseau tout autour du globe ; notre entente est sans faille et nous tenons toujours nos engagements. Il nous arrive aussi de rendre de grands services.

— Eh bien ! répondit Poirot, je me rallie à votre suggestion.

— Je puis vous assurer que cette décision donnera satisfaction à tous, répondit M. Robinson qui jeta un bref regard dans la direction de la lettre du colonel Pikeaway, déposée sur le bureau de son interlocuteur.

— Un instant, dit celui-ci. Je suis curieux de savoir ce que vous allez faire de ces bijoux ?

Un sourire plissa le large visage olivâtre de M. Robinson :

— Je vous le dirai un peu plus tard.

*

* *

Des enfants jouaient bruyamment dans la rue. Alors qu’il descendait lourdement de sa voiture, M. Robinson fut bousculé par l’un d’eux. Il l’écarta gentiment, et regarda le numéro d’une maison : numéro 15, c’était bien là. Il poussa la grille et monta trois marches avant d’atteindre la porte d’entrée. Des rideaux blancs et fort propres aux fenêtres, nota-t-il. Une petite maison insignifiante, dans une rue sans relief, et dans un quartier presque isolé. Mais aucune vulgarité.

La porte s’ouvrit : une jeune femme d’environ vingt-cinq ans, et jolie à croquer, accueillit le visiteur avec empressement :

— Oh ! monsieur Robinson. Entrez, je vous prie.

Elle le conduisit dans un petit salon. Un poste de télévision. Des cretonnes vieux style ; un petit piano le long du mur.

— Désirez-vous une tasse de thé ? demanda-t-elle.

— Merci, je n’en bois jamais, et je ne puis rester longtemps. Ma visite a simplement pour but de vous remettre la chose au sujet de laquelle je vous ai écrit.

— De la part d’Ali.

— Oui.

— Il n’y a… il ne peut y avoir aucun espoir ?… Je veux dire… il est réellement mort ?

— Hélas !

M. Robinson sortit un paquet de sa poche et le déposa sur une table.

— Ouvrez-le, dit-il.

D’une main tremblante, elle défit l’emballage. Puis la jeune femme fut comme frappée de stupeur : une cascade de feux multicolores semblait transformer le petit salon obscur en une sorte de cave d’Aladin.

M. Robinson ne quittait pas son vis-à-vis des yeux. Il avait vu tellement de femmes se perdre dans la contemplation de bijoux !

Enfin, elle put parler :

— … Ils ne peuvent être vrais…

— Ils le sont, je vous l’assure.

— Alors, tout cela doit valoir… valoir…

Elle ne savait que dire.

— Si vous désirez les vendre, vous en tirerez probablement un demi-million de livres, au moins, assura M. Robinson.

— Ciel !

Soudain, elle les rassembla et se prit à refaire le paquet :

— Ils m’épouvantent, reprenez-les ! s’écria-t-elle.

La porte s’ouvrit brusquement. Un petit, garçon aux yeux noirs, au teint fortement bronzé, bondit dans la pièce :

— Maman, Bill m’a prêté un joli jouet…

Il se tut, dévisageant M. Robinson.

— Va dans la cuisine, Allen, dit sa mère, ton thé est prêt.

Il s’empressa. Rougissante, la jeune femme se tourna vers M. Robinson :

— Allen, c’est le prénom anglais qui ressemble le plus à Ali ! Mais, monsieur Robinson, conseillez-moi !

— En premier lieu, avez-vous votre certificat de mariage ? Je sais que vous avez épousé Ali alors qu’il était étudiant à Londres, mais…

Un bref examen.

— Eh bien ! reprit M. Robinson, supposons que vous vous en remettiez complètement à moi. Je me chargerai de la vente des pierres, et un notaire de confiance pourra vous conseiller sur l’emploi de la somme ainsi réalisée. Vous allez être très riche, et tous les escrocs de ce pays ne manqueront pas de vous talonner. La vie des gens fortunés n’est pas toujours une sinécure, mais je crois que vous êtes assez forte, assez sensée pour éviter les pièges. Et votre petit garçon sera sans doute plus heureux que son père ne l’a jamais été. D’accord, pour les bijoux ?

Elle les poussa dans sa direction. Soudain, elle reprit la parole :

— Cette écolière – celle qui les a trouvés – je désirerais lui donner… De quelle couleur sont ses yeux ?

M. Robinson réfléchit :

— Donnez-lui une émeraude, le vert évoque le mystère, et cela lui conviendra parfaitement. Excellente, votre idée : cette jeune fille sera terriblement ravie !

Il se leva.

— À propos, dit-il, je prélève des honoraires pour mes services ; ils sont élevés, mais soyez rassurée : je n’exagère pas.

Un rapide coup d’œil, et elle répondit :

— J’en suis certaine. Et il me faut quelqu’un de compétent, car je suis nulle en affaires.

— Alors, j’emporte le tout… mais, peut-être, désirez-vous conserver l’une de ces pierres précieuses ?

Il la regarda avec curiosité : un tremblement nerveux, un éclair de convoitise dans les yeux… Puis l’émotion s’effaça totalement :

— Non, dit-elle. Il peut vous paraître insensé de refuser un souvenir de valeur. Mais, bien que musulman, Ali me permettait de lui lire de temps à autre un passage de la Bible. Et je me souviens de celui dans lequel il est question de cette femme qui valait mieux que des rubis… Non, je ne veux conserver aucun bijou venant de lui !

« Une femme plus qu’étrange », se dit M. Robinson, alors qu’il regagnait sa Rolls.

FIN

* * *

[1] District londonien.

[2] Foreign Office.

[3] Paradis.

[4] Bonhomme.

[5] La rue de la Paix de Londres.

[6] L’opéra londonien.

[7] Fenêtre à l’anglaise.

[8] En français dans le texte.

[9] En français dans le texte.

[10] Rue londonienne où demeurent la plupart des grands médecins.

[11] Corps diplomatique.

Share