AGATHA CHRISTIE LE CHAT ET LES PIGEONS

AGATHA CHRISTIE LE CHAT ET LES PIGEONS

Le jour de la rentrée des classes, à la célèbre école de Meadowbank. En cette fin d’après-midi, le soleil, à son déclin, illuminait encore les larges allées conduisant au perron de la maison du plus pur style géorgien. Devant la grande porte d’entrée, miss Vansittart, vêtue d’un tailleur impeccable, recevait les nombreux parents qui accompagnaient leur progéniture.

Non loin d’elle, se tenait miss Chadwick, très à l’aise et donnant l’impression que Meadowbank n’aurait pu exister sans elle. De fait, elle était déjà aux côtés de la directrice, miss Bulstrode, à la création de l’école. Miss Chadwick portait des lunettes, sa robe était fort simple ; bien que plaisants, ses propos semblaient un peu flous. Par ailleurs, une mathématicienne de valeur.

Et les familles défilaient.

Dans une petite pièce du premier étage, Ann Shapland, secrétaire de miss Bulstrode, expédiait le courrier. Une jeune femme de quelque trente ans, dont les cheveux noirs évoquaient une toque de satin tirée sur les oreilles. D’une fenêtre, elle surveillait, de temps à autre, les nombreuses allées et venues.

Un moment, son attention fut retenue par une impressionnante Cadillac, bleu azur. Un virage savant et elle s’arrêta devant le perron. Aussitôt, un chauffeur barbu et bronzé sauta au-dehors et ouvrit la porte d’où émergea une jeune fille plus que brune.

« Probablement la princesse attendue », pensa Ann, tout en se demandant si cette frêle Orientale résisterait au port de l’uniforme de Meadowbank. Puis elle reprit son travail, en haussant les épaules.

Pour la première fois, Ann Shapland tenait un emploi dans une école, après avoir rempli un poste similaire dans plusieurs grandes firmes – même dans un ministère où un secrétaire d’Etat l’avait appelée auprès de lui. Aussi se demandait-elle si un entourage exclusivement féminin serait supportable. Les femmes entre elles…

Cependant, ne convenait-il pas de faire l’expérience ? Et il y avait Dennis, le fidèle Dennis qui, à chacun de ses retours de Malaisie, de Birmanie, ou d’une autre partie du monde, ne manquait jamais de lui demander de l’épouser. Quel brave garçon ! Mais la vie avec lui risquait d’être très monotone !

Monotone ? De nouveau, des doutes assaillirent Ann : toutes ces institutrices autour d’elle, et aucun homme, sauf un jardinier de plus de soixante-dix ans qui s’affairait plus ou moins dans le parc de l’école ! À ce point de ses réflexions, la secrétaire eut une surprise : ayant jeté un nouveau coup d’œil au-dehors, elle vit bien un jardinier qui émondait une haie, mais il n’avait rien d’un vieillard. L’homme qui s’offrait à sa vue, au contraire, était jeune, bien bâti, et particulièrement alerte.

Qui pouvait-il être ? L’aide du vieux Briggs, sans doute.

Ann se prit à l’observer plus attentivement. Son allure et ses gestes révélaient une certaine éducation. Peut-être l’un de ces jeunes qui cherchent à augmenter leurs revenus d’une façon ou d’une autre. La vie chère…

« Du moins, conclut la secrétaire, me sera-t-il permis de converser avec un homme ; une distraction en perspective. » Et, ayant terminé sa dernière lettre, elle pensait déjà à faire une petite promenade dans les allées.

*

* *

Environ deux mois auparavant, certains événements s’étaient déroulés dans le Moyen-Orient qui devaient avoir des répercussions inattendues à Meadowbank même.

Au palais, à Ramat, deux hommes s’entretenaient de l’avenir immédiat, en fumant. L’un d’eux, au visage olive, et aux larges yeux noirs, teintés de mélancolie, était le prince Ali Yusuf, cheik héréditaire de Ramat qui, bien que petit, passait pour l’un des plus riches États de cette partie du monde. Son interlocuteur, blond cendré — Européen donc – n’avait pour toute fortune que le salaire – par ailleurs généreux – qu’il recevait au titre de pilote privé du prince. En dépit de cette différence de situation, les deux hommes se considéraient comme des amis du même bord. N’avaient-ils pas fait leurs études ensemble ?

— Ainsi, ils ont tiré sur nous ? répéta le prince qui ne semblait pas encore convaincu.

— Aucun doute ! répondit calmement Bob Rawlinson.

— Et ce fut prémédité ?

— De toute évidence ! Ils voulaient nous abattre.

— Mieux vaudrait ne pas courir de nouveau ce risque.

— D’autant que nous n’aurions peut-être pas, cette fois, la chance d’échapper à la mort. La vérité est que nous avons attendu trop longtemps. Rappelez-vous qu’il y a deux semaines, je vous avais conseillé de partir.

— Prendre la fuite n’est guère plaisant !

Une courte hésitation, et Rawlinson suggéra :

— Notre ambassade pourrait peut-être…

D’un geste sec, Ali Yusuf l’interrompit :

— Me réfugier dans votre ambassade ? Jamais. Les révolutionnaires pourraient ne pas respecter l’immunité diplomatique. En outre, ce serait ma perte. Ne m’accuse-t-on pas d’être pro-occidental ?

Il soupira avant d’ajouter :

— J’avoue ne pas comprendre : mon grand-père était un tyran qui traitait ses esclaves avec férocité. Au cours des guerres entre tribus, il faisait exécuter ses prisonniers dans des conditions horribles. Prononcer son nom suffisait pour faire trembler qui que ce fût. Et cependant on le respectait ; même, on l’admirait : le grand Abdulla ! Et, moi, qu’ai-je fait ?… Sinon bâtir des hôpitaux, des écoles, améliorer les conditions de vie. Que sais-je encore ! Est-ce à dire que la population préférait la terreur ?

Rawlinson haussa les épaules :

— Dans l’esprit de ses sujets, votre grand-père était vraiment un chef qui impose sa volonté et s’entoure du décorum qu’ils attachent à ce titre…

— Mais, dans ces conditions, qu’advient-il de la démocratie ?

Le pilote se prit à agiter sa pipe :

— Oh ! ce mot a une signification qui varie selon les pays. Une chose est certaine : il n’est jamais pris, de nos jours, au sens que lui donnaient les Grecs. Tenez, je parie que si les révolutionnaires vous chassent, un quelconque individu surgira qui, sous prétexte de bien servir les intérêts du peuple, commencera par faire décapiter quiconque s’opposera à lui. Et la foule ne bronchera pas. Même, elle sera ravie de l’effusion de sang !

— Mais nous ne sommes pas des sauvages ; en maintes circonstances, nous avons donné la preuve de notre civilisation…

— Il y a plusieurs sortes de civilisations. Et je croirais volontiers que dans tout homme – où qu’il soit – il y a un instinct de sauvagerie. Le principal est de trouver une bonne excuse pour lui laisser prendre le dessus. Mais pensons plutôt à votre propre situation. Y a-t-il, dans l’armée, quelqu’un à qui vous pouvez vous fier ?

Ali Yusuf secoua lentement la tête :

— Il y a une quinzaine, je vous aurais répondu oui. Maintenant, je n’en suis plus certain.

— Vous ne m’étonnez guère. Et, ici, dans ce palais, l’atmosphère fait frémir.

Le cheik approuva d’un geste résigné. Puis, il murmura :

— Dans tous les palais du monde, il y a des espions. Ils épient sans cesse.

— Même dans les hangars ! Le vieux Achmed a surpris l’un des mécaniciens qui tentait de saboter l’avion. Un homme en qui vous aviez pleine confiance. Conclusion, il nous faut tenter de fuir, sans tarder davantage.

— Je sais que si je reste, on me tuera.

Ali Yusuf parlait sans la moindre émotion.

— Cependant, reprit Rawlinson, nous risquons la mort, de toute façon. Il faudra nous envoler vers le nord ; dans cette direction, on ne peut nous intercepter. En revanche, à cette époque de l’année, les chaînes de montagnes que nous devons survoler réservent de fâcheuses surprises. Un gros risque, en vérité !

— Je serais désolé qu’il vous arrivât quoi que ce soit.

— Là n’est pas la question. Ne suis-je pas le genre d’homme qui, de par sa profession même, doit trouver la mort, un jour ou l’autre ? Il s’agit exclusivement de vous.

Une courte réflexion, et Ali Yusuf répondit :

— Une évasion me répugne. Mais je ne tiens pas à être coupé en morceaux par une foule en furie.

Il demeura silencieux pendant quelques instants, avant de prendre sa décision :

— Eh bien ! Nous allons tenter l’expérience ! Quand partons-nous ?

— Le plus tôt sera le mieux. De toute manière, il convient que vous vous rendiez à l’aérodrome sous un motif plausible. Par exemple, vous éprouverez le désir d’inspecter les travaux entrepris à Al Jasar. Pour s’y rendre, il faudra longer l’aérodrome. J’y serai et l’avion sera prêt. Faites arrêter votre voiture, et, le plus naturellement du monde, annoncez que vous voulez survoler lesdits travaux, meilleure façon de vous rendre rapidement compte des progrès réalisés. Il ne vous restera qu’à prendre le large. Évidemment, vous n’emporterez aucun bagage, pour éviter tout soupçon.

— Oh ! il n’y a rien que je désire prendre avec moi… sauf…

Ali Yusuf sourit, et l’expression de son visage devint tout autre. Plus rien d’un jeune homme élevé selon les principes occidentaux, mais ses traits révélaient toute la ruse raciale qui avait permis à ses ancêtres d’échapper à de nombreux complots.

Un instant, il palpa ses vêtements, puis en tira un petit sac en cuir.

Tandis que Bob le regardait avec étonnement, le cheik l’ouvrit et jeta le contenu sur une table.

Le pilote en eut le souffle coupé :

— Ciel ! s’écria-t-il. Sont-elles vraies ?

Son vis-à-vis parut amusé :

— Cela va de soi ! Ces pierres appartenaient, pour la plupart, à mon père qui ne cessait d’en acheter, par des intermédiaires de confiance, à Londres, à Calcutta, en Afrique du Sud même. Une tradition de famille !… pour le cas où… vous me comprenez.

Et, d’un ton détaché, il ajouta :

— Au cours du jour, le tout vaut à peu près les trois quarts d’un million de livres sterling.

Rawlinson émit un long sifflement :

— Voilà qui peut servir, dit-il enfin.

— Exact. Mais la révélation d’un tel trésor peut conduire aux pires dangers : entre autres provoquer des crimes. Je ne les remettrais pas à une femme ; elle s’empresserait de les porter… En revanche, je vais vous les confier !

— À moi ! s’écria Rawlinson, stupéfié.

— Oui, car vous êtes un honnête homme, et je suis certain que vous saurez les dissimuler. Au surplus, je vous donnerai le nom et l’adresse d’un homme qui a toute ma confiance, et saura agir, si je ne survis pas à notre aventure. Il en sera comme Allah le veut !

*

* *

Tout en longeant les corridors du palais, dont le marbre résonnait sous ses pieds, Bob Rawlinson ne se sentait guère à l’aise. Le fait d’avoir, dans une poche, une fortune princière, l’affolait. Il avait l’impression que les membres du personnel qu’il rencontrait le savaient, et il eût payé cher pour être certain que son visage n’exprimait aucune inquiétude.

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