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Ange Pitou – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Ange Pitou – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

d’Alexandre Dumas

Chapitre 1 Où le lecteur fera connaissance avec le héros de cette histoire et avec le pays où il a vu le jour

À la frontière de la Picardie et du Soissonnais, sur cette portion du territoire national qui faisait partie sous le nom d’Île-de-France du vieux patrimoine de nos rois, au milieu d’un immense croissant que forme en s’allongeant au nord et au midi une forêt de cinquante mille arpents, s’élève perdue dans l’ombre d’un immense parc planté par François Ier et Henri II, la petite ville de Villers-Cotterêts célèbre pour avoir donné naissance à Charles-Albert Demoustier, lequel, à l’époque où commence cette histoire, y écrivait à la satisfaction des jolies femmes du temps,qui se les arrachaient au fur et à mesure qu’elles voyaient le jour, ses Lettres à Émilie sur la mythologie.

Ajoutons, pour compléter la réputation poétique de cette petite ville, à laquelle ses détracteurs s’obstinent, malgré son château royal et ses deux mille quatre cents habitants, à donner le nom de bourg, ajoutons, disons-nous, pour compléter sa réputation poétique, qu’elle est située à deux lieues de La Ferté-Milon, où naquit Racine, et à huit lieues de Château-Thierry, où naquit La Fontaine.

Consignons de plus que la mère de l’auteur deBritannicus et d’Athalie était deVillers-Cotterêts.

Revenons à son château royal et à ses deux mille quatre centshabitants.

Ce château royal, commencé par François Ier, dont il garde lessalamandres, et achevé par Henri II, dont il porte le chiffreenlacé à celui de Catherine de Médicis et encerclé par les troiscroissants de Diane de Poitiers, après avoir abrité les amours duroi chevalier avec madame d’Étampes, et celles de Louis-Philipped’Orléans avec la belle madame de Montesson, était à peu prèsinhabité depuis la mort de ce dernier prince, son fils Philipped’Orléans, nommé depuis Égalité, l’ayant fait descendre du rang derésidence princière à celui de simple rendez-vous de chasse.

On sait que le château et la forêt de Villers-Cotterêtsfaisaient partie des apanages donnés par Louis XIV à son frère,Monsieur, lorsque le second fils d’Anne d’Autriche épousa la sœurdu roi Charles II, madame Henriette d’Angleterre.

Quant aux deux mille quatre cents habitants dont nous avonspromis à nos lecteurs de leur dire un mot, c’étaient, comme danstoutes les localités où se trouvent réunis deux mille quatre centsindividus, une réunion :

1) De quelques nobles qui passaient leur été dans les châteauxenvironnants et leur hiver à Paris, et qui pour singer le princen’avaient qu’un pied-à-terre à la ville.

2) De bon nombre de bourgeois qu’on voyait, quelque temps qu’ilfit, sortir de leur maison un parapluie à la main pour aller faireaprès dîner leur promenade quotidienne, promenade régulièrementbornée à un large fossé séparant le parc de la forêt, situé à unquart de lieue de la ville, et qu’on appelait sans doute, à causede l’exclamation que sa vue tirait des poitrines asthmatiquessatisfaites d’avoir, sans être trop essoufflées, parcouru un silong chemin, le Haha !

3) D’une majorité d’artisans travaillant toute la semaine et nese permettant que le dimanche la promenade dont leurs compatriotes,plus favorisés qu’eux par la fortune, jouissaient tous lesjours.

4) Et enfin de quelques misérables prolétaires pour lesquels lasemaine n’avait pas même de dimanche, et qui, après avoir travaillésix jours à la solde soit des nobles, soit des bourgeois, soit mêmedes artisans, se répandaient le septième dans la futaie pour yglaner le bois mort ou brisé, que l’orage, ce moissonneur desforêts pour qui les chênes sont des épis, jetait épars sur le solsombre et humide des hautes futaies, magnifique apanage duprince.

Si Villers-Cotterêts (Villerii ad Cotiam-Retiœ) avaiteu le malheur d’être une ville assez importante dans l’histoirepour que les archéologues s’en occupassent et suivissent sespassages successifs du village au bourg et du bourg à la ville,dernier passage qu’on lui conteste ; comme nous l’avons dit,ils eussent bien certainement consigné ce fait que ce village avaitcommencé par être un double rang de maisons bâties aux deux côtésde la route de Paris à Soissons ; puis ils eussent ajouté quepeu à peu sa situation à la lisière d’une belle forêt ayant amenéun surcroît d’habitants, d’autres rues se joignirent à la première,divergentes comme les rayons d’une étoile, et tendant vers lesautres petits pays avec lesquels il était important de conserverdes communications, et convergentes vers un point qui devient toutnaturellement le centre, c’est-à-dire ce que l’on appelle enprovince La Place, place autour de laquelle se bâtirent les plusbelles maisons du village devenu bourg, et au centre de laquelles’élève une fontaine décorée aujourd’hui d’un quadruplecadran ; enfin ils eussent fixé la date certaine où, près dela modeste église, premier besoin des peuples, pointèrent lespremières assises de ce vaste château, dernier caprice d’unroi ; château qui, après avoir été, comme nous l’avons déjàdit, tour à tour résidence royale et résidence princière, estdevenu de nos jours un triste et hideux dépôt de mendicité relevantde la préfecture de la Seine.

Mais à l’époque où commence cette histoire, les choses royales,quoique déjà bien chancelantes, n’en étaient point encore tombées,cependant, au point où elles sont tombées aujourd’hui, le châteaun’était déjà plus habité par un prince, il est vrai, mais iln’était pas encore habité par des mendiants ; il était toutbonnement vide, n’ayant pour tout locataire que les commensauxindispensables à son entretien, parmi lesquels on remarquait leconcierge, le paumier et le chapelain ; aussi toutes lesfenêtres de l’immense édifice donnant, les unes sur le parc, lesautres sur une seconde place qu’on appelait aristocratiquement laplace du Château, étaient-elles fermées, ce qui ajoutait encore àla tristesse et à la solitude de cette place, à l’une desextrémités de laquelle s’élevait une petite maison dont le lecteurnous permettra, je l’espère, de lui dire quelques mots.

C’était une petite maison dont on ne voyait, pour ainsi dire,que le dos. Mais, comme chez certaines personnes, ce dos avait leprivilège d’être la partie la plus avantageuse de sonindividualité. En effet, la façade qui s’ouvrait sur la rue deSoissons, une des principales de la ville, par une porte gauchementcintrée, et maussadement close dix-huit heures sur vingt-quatre, seprésentait gaie et riante du côté opposé ; c’est que du côtéopposé régnait un jardin, au-dessus des murs duquel on voyaitpointer la cime des cerisiers, des pommiers et des pruniers, tandisque de chaque côté d’une petite porte, donnant sortie sur la placeet entrée au jardin, s’élevaient deux acacias séculaires qui, auprintemps, semblaient allonger leurs bras au-dessus du mur, pourjoncher, dans toute la circonférence de leur feuillage, le sol deleurs fleurs parfumées.

Cette maison était celle du chapelain du château, lequel, enmême temps qu’il desservait l’église seigneuriale, où malgrél’absence du maître on disait la messe tous les dimanches, tenaitencore une petite pension à laquelle, par une faveur toutespéciale, étaient attachées deux bourses : l’une pour lecollège du Plessis, l’autre pour le séminaire de Soissons. Il vasans dire que c’était la famille d’Orléans qui faisait les frais deces deux bourses, fondées, celle du séminaire par le fils durégent, celle du collège par le père du prince, et que ces deuxbourses étaient l’objet de l’ambition des parents, et faisaient ledésespoir des élèves pour lesquels elles étaient une source decompositions extraordinaires, compositions qui avaient lieu lesjeudis de chaque semaine.

Or un jeudi du mois de juillet I789, jour assez maussade,assombri qu’il était par un orage qui courait de l’ouest à l’est,et sous le vent duquel les deux magnifiques acacias, dont nousavons déjà parlé, perdant déjà la virginité de leur robeprintanière, laissaient échapper quelques petites feuilles jauniespar les premières chaleurs de l’été ; après un silence assezlong interrompu seulement par le froissement de ces feuilles quis’entrechoquaient en tournoyant sur le sol battu de la place, etpar le chant d’un friquet qui poursuivait les mouches rasant laterre, onze heures sonnèrent au clocher pointu et ardoisé de laville.

Aussitôt, un hourra pareil à celui que pousserait un régiment dehulans tout entier, accompagné d’un retentissement semblable àcelui que l’avalanche fait entendre en bondissant de rochers enrochers, retentit : la porte placée entre les deux acaciass’ouvrit ou plutôt s’effondra, et donna passage à un torrentd’enfants qui se répandit sur la place, où presque aussitôt cinq ousix groupes joyeux et bruyants se formèrent, les uns autour d’uncercle destiné à retenir les toupies prisonnières, les autresdevant un jeu de marelle tracé à la craie blanche, les autres enfinen face de plusieurs trous creusés régulièrement et dans lesquelsla balle en s’arrêtant faisait gagner ou perdre ceux par lesquelsla balle avait été poussée.

En même temps que les écoliers joueurs, décorés par les voisinsdont les rares fenêtres donnaient sur cette place du nom de mauvaissujets, et qui étaient généralement vêtus de culottes trouées auxgenoux et de vestes percées aux coudes, s’arrêtaient sur la place,on voyait ceux qu’on appelait les écoliers raisonnables, ceux qui,au dire des commères, devaient faire la joie et l’orgueil de leursparents, se détacher de la masse, et par diverses routes, d’un pasdont la lenteur dénonçait le regret, regagner, leur panier à lamain, la maison paternelle où les attendait la tartine de beurre oude confiture destinée à faire compensation aux jeux auxquels ilsvenaient de renoncer. Ceux-là étaient de leur côté vêtusgénéralement de vestes en assez bon état, et de culottes à peu prèsirréprochables ; ce qui les rendait, avec leur sagesse tantvantée, des objets de dérision ou même de haine pour leurscompagnons moins bien vêtus et surtout moins bien disciplinésqu’eux.

Outre ces deux classes que nous avons indiquées sous le nomd’écoliers joueurs et d’écoliers raisonnables, il en existait unetroisième que nous désignerons sous le nom d’écoliers paresseux,laquelle ne sortait presque jamais avec les autres, soit pour jouersur la place du Château, soit pour rentrer dans la maisonpaternelle, attendu que cette classe infortunée demeurait presqueconstamment en retenue ; ce qui veut dire que, tandis queleurs compagnons, après avoir fait leurs versions et leurs thèmes,jouaient à la toupie ou mangeaient des tartines, ils restaientcloués à leurs bancs ou devant leurs pupitres pour faire, pendantles récréations, les thèmes et les versions qu’ils n’avaient pasfait pendant la classe, quand toutefois la gravité de leur fauten’ajoutait pas à la retenue la punition suprême du fouet, desférules ou du martinet.

Si bien que si l’on eut suivi pour rentrer dans la classe lechemin que les écoliers venaient de suivre en sens inverse pour ensortir, on eût, après avoir longé une ruelle qui passait prudemmentprès du jardin fruitier, et qui ensuite donnait dans une grandecour servant aux récréations intérieures ; on eût,disons-nous, en entrant dans cette cour, pu entendre une voix forteet pesamment accentuée retentir en haut d’un escalier, tandis qu’unécolier, que notre impartialité d’historien nous force à rangerdans la troisième classe, c’est-à-dire dans la classe desparesseux, descendait précipitamment les marches en faisant lemouvement d’épaules que les ânes emploient pour jeter bas leurscavaliers, et les écoliers qui viennent de recevoir un coup demartinet pour secouer la douleur.

– Ah ! mécréant ! ah ! petit excommunié !disait la voix ah ! serpenteau ! retire-toi,va-t’en ; Vade, vade ! Souviens-toi que j’ai étépatient trois ans, mais qu’il y a des drôles qui lasseraient lapatience du Père éternel lui-même. Aujourd’hui c’est fini, et bienfini. Prends tes écureuils, prends tes grenouilles, prends teslézards, prends tes vers à soie, prends tes hannetons, et va-t’enchez ta tante, va-t’en chez ton oncle, si tu en as un, au diable,où tu voudras, enfin, pourvu que je ne te revoie pas !Vade, vade !

– Oh ! mon bon monsieur Fortier, pardonnez-moi, répondaitdans l’escalier toujours une autre voix suppliante ; est-cedonc la peine de vous mettre dans une pareille colère pour unpauvre petit barbarisme et quelques solécismes, comme vous appelezcela !

– Trois barbarismes et sept solécismes dans un thème devingt-cinq lignes ! répondit en se renflant encore la voixcourroucée.

– C’était comme cela aujourd’hui, monsieur l’abbé. J’enconviens, le jeudi est mon jour de malheur à moi ; mais sidemain, par hasard, mon thème était bon, est-ce que vous ne mepardonneriez pas ma mauvaise chance d’aujourd’hui ? Dites,monsieur l’abbé.

– Voilà trois ans que, tous les jours de composition, tu merépètes la même chose, fainéant ! Et l’examen est fixé au 1ernovembre, et moi qui, à la prière de ta tante Angélique, ai eu lafaiblesse de te porter comme candidat à la bourse vacante en cemoment au séminaire de Soissons, j’aurai la honte de voir refusermon élève et d’entendre proclamer partout : « Ange Pitouest un âne, Angelus Pitovius asinus est. »

Hâtons-nous de dire, afin que tout d’abord le bienveillantlecteur lui porte tout l’intérêt qu’il mérite, qu’Ange Pitou, dontl’abbé Fortier venait de latiniser si pittoresquement le nom, estle héros de cette histoire.

– Ô mon bon monsieur Fortier ! Ô mon cher maître !répondait l’écolier au désespoir.

– Moi, ton maître ! s’écria l’abbé profondément humilié del’appellation. Dieu merci ! je ne suis pas plus ton maître quetu n’es mon élève ; je te renie, je ne te connais pas ;je voudrais ne t’avoir jamais vu ; je te défends de me nommeret même de me saluer. Retro ! malheureux,retro !

– Monsieur l’abbé, insista le malheureux Pitou, qui paraissaitavoir un grave intérêt à ne pas se brouiller avec son maître ;monsieur l’abbé, ne me retirez pas votre intérêt, je vous ensupplie, pour un pauvre thème estropié.

– Ah ! s’écria l’abbé poussé hors de lui par cette dernièreprière, et descendant les quatre premières marches, tandis que, parun mouvement égal, Ange Pitou descendait les quatre dernières, etcommençait à apparaître dans la cour ; ah ! tu fais de lalogique, quand tu ne peux pas faire un thème ; tu calcules lesforces de ma patience, quand tu ne sais pas distinguer le nominatifdu régime !

– Monsieur l’abbé, vous avez été si bon envers moi, répliqua lefaiseur de barbarismes, que vous n’aurez qu’un mot à dire àmonseigneur l’évêque qui nous examine.

– Moi, malheureux, mentir à ma conscience !

– Si c’est pour faire une bonne action, monsieur l’abbé, le bonDieu vous pardonnera.

– Jamais ! jamais !

– Et puis, qui sait ? les examinateurs ne seront peut-êtrepas plus sévères envers moi qu’ils ne l’ont été en faveur deSébastien Gilbert, mon frère de lait, quand, l’année passée, il aconcouru pour la bourse de Paris. C’en était cependant un faiseurde barbarismes, celui-là, Dieu merci ! quoiqu’il n’avait quetreize ans, et que moi j’en avais dix-sept.

– Ah ! par exemple, voilà qui est stupide, dit l’abbé endescendant le reste des marches de l’escalier et en apparaissant àson tour, son martinet à la main, tandis que Pitou maintenaitprudemment entre lui et son professeur la distance première. Oui,je dis stupide, ajouta-t-il en se croisant les bras et en regardantavec indignation son écolier. Voilà donc le prix de mes leçons dedialectique ! Triple animal ! Et c’est ainsi que tu tesouviens de cet axiome : Noti minora, loqui majora volens[1]. Mais c’est justement parce queGilbert était plus jeune que toi qu’on a été plus indulgent enversun enfant de quatorze ans qu’on ne le sera envers un grand imbécilede dix-huit ans.

– Oui, et aussi parce qu’il est fils de M. Honoré Gilbert, qui adix-huit mille livres de rentes en bonnes terres, rien que sur laplaine de Pilleleux, répondit piteusement le logicien.

L’abbé Fortier regarda Pitou en allongeant les lèvres et enfronçant le sourcil.

– Ceci est moins bête…, grommela-t-il après un moment de silenceet d’inspection… Cependant, ceci n’est que spécieux et non fondé.Species, non autem corpus.

– Oh ! si j’étais le fils d’un homme ayant dix mille livresde rentes ! répéta Ange Pitou, qui avait cru s’apercevoir quesa réponse avait fait quelque impression sur son professeur.

– Oui, mais tu ne l’es pas. En revanche, tu es ignare, comme ledrôle dont parle Juvénal ; citation profane – l’abbé se signa– mais non moins juste. Arcadius juvenis. Je parie que tune sais pas même ce que veut dire Arcadius ?

– Parbleu, Arcadien, répondit Ange Pitou en se redressant avecla majesté de l’orgueil.

– Et puis après.

– Après quoi ?

– L’Arcadie était le pays des roussins, et, chez les ancienscomme chez nous, asinus était le synonyme destultus.

– Je n’ai pas voulu comprendre la chose ainsi, dit Pitou,attendu qu’il était loin de ma pensée que l’austère esprit de mondigne professeur pût s’abaisser jusqu’à la satire.

L’abbé Fortier le regarda une seconde fois avec une attentionnon moins profonde qu’à la première.

– Sur ma parole ! murmura-t-il un peu radouci par le coupd’encensoir de son disciple, il y a des moments où l’on jureraitque le drôle est moins sot qu’il n’en a l’air.

– Allons, monsieur l’abbé, dit Pitou qui avait, sinon entendules paroles du professeur, mais surpris sur sa physionomiel’expression du retour à la miséricorde, pardonnez-moi, vous verrezquel beau thème je ferai demain.

– Eh bien ! j’y consens, dit l’abbé en passant en signe detrêve son martinet dans sa ceinture, et en s’approchant de Pitou,qui, moyennant cette démonstration pacifique, consentit à demeurerà sa place.

– Oh ! merci, merci ! s’écria l’écolier.

– Attends donc, et ne remercie pas si vite ; oui, je tepardonne, mais à une condition.

Pitou baissa la tête, et, comme il était à la discrétion dudigne abbé, il attendit avec résignation.

– C’est que tu répondras sans faute à une question que je teferai.

– En latin ? demanda Pitou avec inquiétude.

– Latine, répondit le professeur.

Pitou poussa un profond soupir.

Puis il y eut un moment d’intervalle, pendant lequel les crisjoyeux des écoliers qui jouaient sur la place du château parvinrentjusqu’aux oreilles d’Ange Pitou.

Il poussa un second soupir plus profond que le premier.

– Quid virtus ? Quid religio ? demandal’abbé.

Ces mots, prononcés avec l’aplomb du pédagogue, retentirent auxoreilles du pauvre Pitou comme la fanfare de l’ange du jugementdernier. Un nuage passa sur ses yeux, et un tel effort se fit dansson intellect, qu’il comprit un instant la possibilité de devenirfou.

Cependant, en vertu de ce travail cérébral qui, si violent qu’ilétait, n’amenait aucun résultat, la réponse demandée se faisaitindéfiniment attendre. On entendit alors le bruit prolongé d’uneprise de tabac que humait lentement le terrible interrogateur.

Pitou vit bien qu’il fallait en finir.

– Nescio, dit-il, espérant qu’il se ferait pardonnerson ignorance en avouant cette ignorance en latin.

– Tu ne sais pas ce que c’est que la vertu ! s’écria l’abbésuffoquant de colère ; tu ne sais pas ce que c’est que lareligion !

– Je le sais bien en français, répliqua Ange, mais je ne le saispas en latin.

– Alors, va-t’en en Arcadie, juvenis ! Tout estfini entre nous, cancre !

Pitou était si accablé qu’il ne fit pas un pas pour fuir,quoique l’abbé Fortier eût tiré son martinet de sa ceinture avecautant de dignité qu’au moment du combat un général d’armée eûttiré son épée du fourreau.

– Mais que deviendrai-je ? demanda le pauvre enfant enlaissant pendre à ses côtés ses deux bras inertes. Quedeviendrai-je si je perds l’espoir d’entrer au séminaire ?

– Deviens ce que tu pourras, cela m’est, pardieu ! bienégal.

Le bon abbé était si courroucé qu’il jurait presque.

– Mais vous ne savez donc pas que ma tante me croit déjàabbé.

– Eh bien ! elle saura que tu n’es pas même bon à faire unsacristain.

– Mais, monsieur Fortier…

– Je te dis de partir ; limina linguae.

– Allons ! dit Pitou comme un homme qui prend unerésolution douloureuse, mais enfin qui la prend.

– Voulez-vous me laisser prendre mon pupitre ? demandaPitou espérant que pendant ce moment de répit qui lui serait donnéle cœur de l’abbé Fortier reviendrait à des sentiments plusmiséricordieux.

– Je le crois bien, dit celui-ci. Ton pupitre et tout ce qu’ilrenferme.

Pitou remonta piteusement l’escalier, car la classe était aupremier. Il entra dans la chambre où, réunis autour d’une grandetable, faisaient semblant de travailler une quarantaine d’écoliers,souleva avec précaution la couverture de son pupitre, pour voir sitous les hôtes qu’il contenait étaient bien au complet, etl’enlevant avec un soin qui prouvait toute sa sollicitude pour sesélèves, il reprit d’un pas lent et mesuré le chemin ducorridor.

Au haut de l’escalier était l’abbé Fortier, le bras tendu,montrant l’escalier du bout de son martinet.

Il fallait passer sous les fourches caudines ; Ange Pitouse fit aussi humble et aussi petit qu’il se put faire. Ce quin’empêcha point qu’il ne reçût au passage une dernière sanglée del’instrument auquel l’abbé Fortier avait dû ses meilleurs élèves,et dont l’emploi, quoique plus fréquent et plus prolongé sur AngePitou que sur aucun autre, avait eu, comme on le voit, un simédiocre résultat.

Tandis qu’Ange Pitou, en essuyant une dernière larme, s’achemineson pupitre sur la tête vers le Pleux, quartier de la ville oùdemeure sa tante, disons quelques mots de son physique et de sesantécédents.

Chapitre 2Où il est prouvé qu’une tante n’est pas toujours une mère

Louis-Ange Pitou, comme il l’avait dit lui-même dans sondialogue avec l’abbé Fortier, avait, à l’époque où s’ouvre cettehistoire, dix-sept ans et demi. C’était un long et mince garçon,aux cheveux jaunes, aux joues rouges, aux yeux bleu faïence. Lafleur de la jeunesse fraîche et innocente s’élargissait sur salarge bouche, dont les grosses lèvres découvraient, en se fendantoutre mesure, deux rangées parfaitement complètes de dentsformidables – pour ceux dont elles étaient destinées à partager ledîner. Au bout de ses longs bras osseux pendaient, solidementattachées, des mains larges comme des battoirs ; des jambespassablement arquées, des genoux gros comme des têtes d’enfants quifaisaient éclater son étroite culotte noire, des pieds immenses etcependant à l’aise dans des souliers de veau rougis parl’usage : tel était, avec une espèce de souquenille de sergebrune tenant le milieu entre la vareuse et la blouse, lesignalement exact et impartial de l’ex-disciple de l’abbéFortier.

Il nous reste à esquisser le moral.

Ange Pitou était resté orphelin à l’âge de douze ans, époque àlaquelle il avait eu le malheur de perdre sa mère dont il était lefils unique. Cela veut dire que depuis la mort de son père, quiavait eu lieu avant qu’il n’atteignit l’âge de connaissance, AngePitou, adoré de la pauvre femme, avait à peu près fait ce qu’ilavait voulu, ce qui avait fort développé son éducation physique,mais tout à fait laissé en arrière son éducation morale. Né dans uncharmant village, nommé Haramont, situé à une lieue de la ville, aumilieu des bois, ses premières courses avaient été pour explorer laforêt natale, et la première application de son intelligence defaire la guerre aux animaux qui l’habitaient. Il résulta de cetteapplication dirigée vers un seul but, qu’à dix ans Ange Pitou étaitun braconnier fort distingué et un oiseleur de premier ordre, etcela presque sans travail et surtout sans leçons, par la seuleforce de cet instinct donné par la nature à l’homme né au milieudes bois, et qui semble une portion de celui qu’elle a donné auxanimaux. Aussi, pas une passée de lièvres ou de lapins ne lui étaitinconnue. À trois lieues à la ronde pas une marette n’avait échappéà son investigation, et partout on trouvait les traces de sa serpesur les arbres propres à la pipée. Il résultait de ces différentsexercices sans cesse répétés que Pitou était devenu, à quelques-unsd’entre eux, d’une force extraordinaire.

Grâce à ses longs bras et à ses gros genoux, qui luipermettaient d’embrasser les baliveaux les plus respectables, ilmontait aux arbres pour dénicher les nids les plus élevés, avec uneagilité et une certitude qui lui attiraient l’admiration de sescompagnons, et qui, sous une latitude plus rapprochée del’équateur, lui eût valu l’estime des singes, dans cette chasse dela pipée, chasse si attrayante même pour les grandes personnes, etoù le chasseur attire les oiseaux sur un arbre garni de gluaux, enimitant le cri du geai ou de la chouette, individus qui jouissentchez la gent emplumée de la haine générale de l’espèce, si bien quechaque pinson, chaque mésange, chaque tarin, accourt dans l’espoird’arracher une plume à son ennemi, et pour la plupart du temps ylaisser les siennes. Les compagnons de Pitou se servaient soitd’une véritable chouette, soit d’un geai naturel, soit enfin d’uneherbe particulière à l’aide de laquelle ils parvenaient, tant bienque mal, à simuler le cri de l’un ou de l’autre de ces animaux.Mais Pitou négligeait toutes ces préparations, méprisait tous cessubterfuges. C’était avec ses propres ressources qu’il combattait,c’était avec ses moyens naturels qu’il tendait le piège. C’étaitenfin sa bouche seule qui modulait les sons criards et détestés quiappelaient non seulement les autres oiseaux, mais encore ceux de lamême espèce, qui se laissaient tromper, nous ne dirons pas à cechant, mais à ce cri, tant il était parfaitement imité. Quant à lachasse à la marette, c’était pour Pitou le pont aux ânes, et ill’eut certes méprisée comme objet d’art, si elle eût été moinsproductive comme objet de rapport. Cela n’empêchait pas, malgré lemépris qu’il faisait lui-même de cette chasse si facile, que pas undes plus experts ne savait comme Pitou couvrir de fougère une maretrop grande pour être complètement tendue, c’est le mottechnique ; que nul ne savait comme Pitou donner l’inclinaisonconvenable à ses gluaux, de manière à ce que les oiseaux les plusrusés ne pussent boire ni par-dessus ni par-dessous ; enfin,que nul n’avait cette sûreté de main et cette justesse de coupd’œil qui doit présider au mélange en portions inégales et savantesde la poix-résine, de l’huile et de la glu, pour faire que cetteglu ne devienne ni trop fluide ni trop cassante.

Or, comme l’estime qu’on fait des qualités des hommes changeselon le théâtre où ils produisent ces qualités et selon lesspectateurs devant lesquels ils les produisent, Pitou, dans sonvillage d’Haramont, au milieu de ces paysans, c’est-à-dire d’hommeshabitués à demander au moins la moitié de leurs ressources à lanature, et, comme tous les paysans, ayant la haine instinctive dela civilisation, Pitou, disons-nous, jouissait d’une considérationqui ne permettait pas à sa pauvre mère de supposer qu’il marchâtdans une fausse voie, et que l’éducation la plus parfaite qu’on pûtdonner à grands frais à un homme ne fût point celle que son fils,privilégié sous ce rapport, se donnait gratis à lui-même.

Mais quand la bonne femme tomba malade, quand elle sentit lamort venir, quand elle comprit qu’elle allait laisser son enfantseul et isolé dans le monde, elle se prit à douter, et elle cherchaun appui au futur orphelin. Elle se souvint alors que dix ansauparavant un jeune homme était venu frapper à sa porte au milieude la nuit, lui apportant un enfant nouveau-né, pour lequel il luiavait non seulement laissé comptant une somme assez ronde, maisencore pour lequel une autre somme plus ronde encore avait étédéposée chez un notaire de Villers-Cotterêts. De ce jeune hommemystérieux, d’abord elle n’avait rien su sinon qu’il s’appelaitGilbert. Mais il y avait trois ans à peu près elle l’avait vureparaître : c’était alors un homme de vingt-sept ans, à latournure un peu raide, à la parole dogmatique, à l’abord un peufroid. Mais cette première couche de glace s’était fondue quand ilavait revu son enfant, et comme il l’avait trouvé beau, fort etsouriant, élevé comme il l’avait demandé lui-même, en tête à têteavec la nature, il avait serré la main de la bonne femme et luiavait dit ces seules paroles :

– Dans le besoin, comptez sur moi.

Puis il avait pris l’enfant, s’était informé du chemind’Ermenonville, avait fait avec son fils un pèlerinage au tombeaude Rousseau, et était revenu à Villers-Cotterêts. Là, séduit sansdoute par l’air sain qu’on y respirait, par le bien que le notairelui avait dit de la pension de l’abbé Fortier, il avait laissé lepetit Gilbert chez le digne homme, dont, au premier abord, il avaitapprécié l’aspect philosophique ; car, à cette époque, laphilosophie avait une si grande puissance, qu’elle s’était glisséemême chez les hommes d’église.

Après quoi, il était reparti pour Paris laissant son adresse àl’abbé Fortier.

La mère de Pitou connaissait tous ces détails. Au moment demourir, ces mots : « Dans le besoin, comptez surmoi », lui revinrent à l’esprit. Ce fut une illumination. Sansdoute la Providence avait conduit tout cela pour que le pauvrePitou retrouvât plus qu’il ne perdait peut-être. Elle fit venir lecuré, ne sachant pas écrire ; le curé écrivit, et le même jourla lettre fut portée à l’abbé Fortier, qui s’empressa d’y ajouterl’adresse et de la mettre à la poste.

Il était temps, le surlendemain elle mourut.

Pitou était trop jeune pour sentir toute l’étendue de la pertequ’il venait de faire : il pleura sa mère, non pas qu’ilcomprit la séparation éternelle de la tombe, mais parce qu’ilvoyait sa mère froide, pale, défigurée ; puis il devinaitinstinctivement, le pauvre enfant, que l’ange gardien du foyervenait de s’envoler ; que la maison, veuve de sa mère,devenait déserte et inhabitable ; il ne comprenait plus nonseulement son existence future, mais encore sa vie dulendemain : aussi, quand il eut conduit sa mère au cimetière,quand la terre eut retenti sur le cercueil, quand elle se futarrondie, formant une éminence fraîche et friable, il s’assit surla fosse, et à toutes les invitations qu’on lui fit de sortir ducimetière, il répondit en secouant la tête et en disant qu’iln’avait jamais quitté sa mère Madeleine, et qu’il voulait rester oùelle restait.

Il demeura tout le reste de la journée et toute la nuit sur safosse.

Ce fut là que le digne docteur – avons-nous dit que le futurprotecteur de Pitou était médecin ? – ce fut là que le dignedocteur le trouva lorsque, comprenant toute l’étendue du devoir quilui était imposé par la promesse qu’il avait faite, il arrivalui-même pour la remplir quarante-huit heures à peine après ledépart de la lettre.

Ange était bien jeune quand il avait vu le docteur pour lapremière fois. Mais, on le sait, la jeunesse a de profondesimpressions qui laissent des réminiscences éternelles, puis lepassage du mystérieux jeune homme avait imprimé sa trace dans lamaison. Il y avait laissé ce jeune enfant que nous avons dit, etavec lui le bien-être : toutes les fois qu’Ange avait entenduprononcer le nom de Gilbert par sa mère, c’était avec un sentimentqui ressemblait à l’adoration ; puis enfin, lorsqu’il avaitreparu dans la maison, homme fait et avec ce nouveau titre dedocteur, lorsqu’il avait joint aux bienfaits du passé la promessede l’avenir, Pitou avait jugé, à la reconnaissance de sa mère,qu’il devait être reconnaissant lui-même, et le pauvre garçon, sanstrop savoir ce qu’il disait, avait balbutié les mots de souveniréternel, de grâce profonde, qu’il avait entendu dire à sa mère.

Donc, aussitôt qu’il aperçut le docteur à travers la porte àclaires-voies du cimetière, dès qu’il le vit s’avancer au milieudes tombes gazonneuses et des croix brisées, il le reconnut, seleva, et alla au-devant de lui ; car il comprit qu’à celui-làqui venait à l’appel de sa mère, il ne pouvait dire non comme auxautres ; il ne fit donc d’autre résistance, que de retournerla tête en arrière quand Gilbert le prit par la main et l’entraînapleurant hors de l’enceinte mortuaire. Un cabriolet élégant était àla porte, il y fit monter le pauvre enfant, et, laissantmomentanément la maison sous la sauvegarde de la bonne foi publiqueet de l’intérêt que le malheur inspire, il conduisit son petitprotégé à la ville, et descendit avec lui à la meilleure auberge,qui, à cette époque, était celle du Dauphin. À peine yétait-il installé, qu’il envoya chercher un tailleur, lequel,prévenu à l’avance, arriva avec des habits tout faits. Il choisitprécautionnellement à Pitou des habits trop longs de deux ou troispouces, superfluité qui, à la façon dont poussait notre héros,promettait de ne pas être de longue durée, et s’achemina avec luivers ce quartier de la ville que nous avons déjà indiqué et qui senommait le Pleux.

À mesure qu’il avançait vers ce quartier, Pitou ralentissait lepas ; car il était évident qu’on le conduisait chez sa tanteAngélique, et, malgré le peu de fois que le pauvre orphelin avaitvu sa marraine – car c’était la tante Angélique qui avait douéPitou de son poétique nom de baptême, – il avait conservé de cetterespectable parente un formidable souvenir.

En effet, la tante Angélique n’avait rien de bien attrayant pourun enfant habitué comme Pitou à tous les soins de la sollicitudematernelle : la tante Angélique était à cette époque unevieille fille de cinquante-cinq à cinquante-huit ans, abrutie parl’abus des plus minutieuses pratiques de la religion, et chezlaquelle une piété malentendue avait resserré à contresens tous lessentiments doux, miséricordieux et humains, pour cultiver en leurplace une dose naturelle d’intelligence avide, qui ne faisait ques’augmenter chaque jour dans le commerce assidu des béguines de laville. Elle ne vivait pas précisément d’aumônes, mais outre lavente du lin qu’elle filait au rouet, et la location des chaises del’église qui lui avait été accordée par le chapitre, elle recevaitde temps en temps, des âmes pieuses qui se laissaient prendre à sessimagrées de religion, de petites sommes que, de monnaie de billon,elle convertissait d’abord en monnaie blanche, et de monnaieblanche en louis, lesquels disparaissaient non seulement sans quepersonne les vît disparaître, mais encore sans que nul soupçonnâtleur existence, et allaient s’enfouir un à un dans le coussin dufauteuil sur lequel elle travaillait, et une fois dans cettecachette, ils retrouvaient à tâtons une certaine quantité de leursconfrères, recueillis un à un comme eux, et comme eux destinés àêtre désormais séquestrés de la circulation jusqu’au jour inconnuoù la mort de la vieille fille les mettrait aux mains de sonhéritier.

C’était donc vers la demeure de cette vénérable parente ques’acheminait le docteur Gilbert, traînant par la main le grandPitou.

Nous disons le grand Pitou, parce qu’a partir du premiertrimestre après sa naissance, Pitou avait toujours été trop grandpour son âge.

Mademoiselle Rose-Angélique Pitou, au moment où sa portes’ouvrait pour donner passage à son neveu et au docteur, était dansun accès d’humeur joyeuse. Tandis que l’on chantait la messe desmorts sur le corps de sa belle-sœur dans l’église d’Haramont, il yavait eu noces et baptêmes dans l’église de Villers-Cotterêts, desorte que la recette des chaises avait, dans une seule journée,monté à six livres. Mademoiselle Angélique avait donc converti sessous en un gros écu, lequel, à son tour, joint à trois autres misen réserve à des époques différentes, avait donné un louis d’or. Celouis venait justement d’aller rejoindre les autres louis, et lejour où avait lieu une pareille réunion était tout naturellement unjour de fête pour mademoiselle Angélique.

Ce fut juste au moment où, après avoir rouvert sa porte ferméependant l’opération, la tante Angélique venait de faire unedernière fois le tour de son fauteuil pour s’assurer que rien audehors ne décelait le trésor caché au dedans, que le docteur etPitou entrèrent.

La scène aurait pu être attendrissante, mais aux yeux d’un hommeaussi juste observateur que l’était le docteur Gilbert, elle ne futque grotesque. En apercevant son neveu, la vieille béguine ditquelques mots de sa pauvre chère sœur qu’elle aimait tant, et eutl’air d’essuyer une larme. De son côté, le docteur, qui voulaitvoir au plus profond du cœur de la vieille fille avant de prendreun parti à son égard, le docteur eut l’air de faire à mademoiselleAngélique un sermon sur le devoir des tantes envers les neveux.Mais à mesure que le discours se développait et que les parolesonctueuses tombaient des lèvres du docteur, l’œil aride de lavieille fille buvait l’imperceptible larme qui l’avait mouillé,tous ses traits reprenaient la sécheresse du parchemin dont ilssemblaient recouverts, elle leva la main gauche à la hauteur de sonmenton pointu, et de la main droite elle se mit à calculer sur sesdoigts secs le nombre approximatif de sous que la location deschaises lui rapportait par année ; de sorte que le hasardayant fait que le calcul se trouvât terminé en même temps que lediscours, elle put répondre à l’instant même que, quel que fûtl’amour qu’elle portait à sa pauvre sœur, et le degré d’intérêtqu’elle ressentît pour son cher neveu, la médiocrité de sesrecettes ne lui permettait, malgré son double titre de tante et demarraine, aucun surcroît de dépense.

Au reste, le docteur s’était attendu à ce refus ; ce refusne le surprit donc pas ; c’était un grand partisan des idéesnouvelles, et, comme le premier volume de l’ouvrage de Lavatervenait de paraître, il avait déjà fait l’application de la doctrinephysiognomonique du philosophe de Zurich au mince et jaune facièsde mademoiselle Angélique.

Cet examen lui avait donné pour résultat que les petits yeuxardents de la vieille fille, son nez long et ses lèvres minces,présentaient la réunion en une seule personne de la cupidité, del’égoïsme et de l’hypocrisie.

La réponse, comme nous l’avons dit, ne lui causa aucune espèced’étonnement. Cependant il voulut voir, en sa qualitéd’observateur, jusqu’à quel point la dévote pousserait ledéveloppement de ces trois vilains défauts.

– Mais, dit-il, mademoiselle, Ange Pitou est un pauvre enfantorphelin, le fils de votre frère.

– Dame ! écoutez donc, monsieur Gilbert, dit la vieillefille, c’est une augmentation de six sous par jour au moins, etencore au bas prix : car ce drôle-là doit manger au moins unelivre de pain par jour.

Pitou fit la grimace : il en mangeait d’habitude une livreet demie rien qu’à son déjeuner.

– Sans compter le savon pour son blanchissage, repritmademoiselle Angélique, et je me souviens qu’il salithorriblement.

En effet, Pitou salissait beaucoup, et c’est concevable si l’onveut bien se rappeler la vie qu’il menait ; mais, il faut luirendre cette justice, il déchirait encore plus qu’il nesalissait.

– Ah ! dit le docteur, fi ! mademoiselle Angélique,vous qui pratiquez si bien la charité chrétienne, faire de pareilscalculs à l’endroit d’un neveu et d’un filleul !

– Sans compter l’entretien des habits, s’écria avec explosion lavieille dévote, qui se rappelait avoir vu sa sœur Madeleine coudrebon nombre de parements aux vestes et de genouillères aux culottesde son neveu.

– Ainsi, fit le docteur, vous refusez de prendre votre neveuchez vous… L’orphelin, repoussé du seuil de sa tante, sera forcéd’aller demander l’aumône au seuil des maisons étrangères.

Mademoiselle Angélique, toute cupide qu’elle était, sentitl’odieux qui rejaillirait tout naturellement sur elle, si, par sonrefus de le recevoir, son neveu était forcé de recourir à unepareille extrémité.

– Non, dit-elle, je m’en charge.

– Ah ! fit le docteur, heureux de trouver un bon sentimentdans ce cœur qu’il croyait desséché.

– Oui, continua la vieille fille, je le recommanderai auxAugustins de Bourg-Fontaine, et il entrera chez eux comme frèreservant.

Le docteur, nous l’avons déjà dit, était philosophe. On sait lavaleur du mot philosophe à cette époque.

Il résolut donc, à l’instant même, d’arracher un néophyte auxAugustins, et cela avec tout le zèle que les Augustins, de leurcôté, eussent pu mettre à enlever un adepte aux philosophes.

– Eh bien ! reprit-il en portant la main à sa pocheprofonde, puisque vous êtes dans une position si difficile, machère demoiselle Angélique, que vous soyez obligée, faute deressources personnelles, de recommander votre neveu à la charitéd’autrui, je chercherai quelqu’un qui puisse plus efficacement quevous appliquer à l’entretien du pauvre orphelin la somme que je luidestinais. Il faut que je retourne en Amérique. Je mettrai avantmon départ votre neveu Pitou en apprentissage chez quelquemenuisier ou quelque charron. Lui-même, d’ailleurs, choisira savocation. Pendant mon absence, il grandira, et, à mon retour, ehbien ! il sera déjà savant dans le métier, et je verrai ce quel’on peut pour lui. Allons, mon pauvre enfant, embrasse ta tante,continua le docteur, et allons-nous-en.

Le docteur n’avait point achevé, que Pitou se précipitait versla vénérable demoiselle, ses deux longs bras étendus ; ilétait fort pressé, en effet, d’embrasser sa tante, à la conditionque le baiser serait, entre elle et lui, le signal d’une séparationéternelle.

Mais à ce mot la somme, au geste du docteurintroduisant sa main dans sa poche, au son argentin que cette mainavait incontinent fait rendre à une masse de gros écus dont onpouvait calculer la quotité à la tension de l’habit, la vieillefille avait senti remonter jusqu’à son cœur la chaleur de lacupidité.

– Ah ! dit-elle, mon cher monsieur Gilbert, vous savez bienune chose.

– Laquelle ? demanda le docteur.

– Eh ! bon Dieu ! c’est que personne au monde nel’aimera autant que moi, ce pauvre enfant !

Et, entrelaçant ses bras maigres aux bras étendus de Pitou, elledéposa sur chacune de ses joues un aigre baiser qui fit frissonnercelui-ci de la pointe des pieds à la racine des cheveux.

– Oh ! certainement, dit le docteur, je sais bien cela. Etje doutais si peu de votre amitié pour lui, que je vous l’amenaisdirectement comme à son soutien naturel. Mais ce que vous venez deme dire, chère demoiselle, m’a convaincu à la fois de votre bonnevolonté et de votre impuissance, et vous êtes trop pauvrevous-même, je le vois bien, pour aider plus pauvre que vous.

– Eh ! mon bon monsieur Gilbert, dit la vieille dévote, lebon Dieu n’est-il pas au ciel, et du ciel ne nourrit-il pas toutesses créatures ?

– C’est vrai, dit Gilbert, mais s’il donne la pâture auxoiseaux, il ne met pas les orphelins en apprentissage. Or, voilà cequ’il faut faire pour Ange Pitou, et ce qui, vu vos faibles moyens,vous coûtera trop cher, sans doute.

– Mais cependant, si vous donnez cette somme, monsieur ledocteur ?

– Quelle somme ?

– La somme dont vous avez parlé, la somme qui est là dans votrepoche, ajouta la dévote en allongeant son doigt crochu vers labasque de l’habit marron.

– Je la donnerai assurément, chère demoiselle Angélique, dit ledocteur ; mais je vous préviens que ce sera à unecondition.

– Laquelle ?

– Celle que l’enfant aura un état.

– Il en aura un, je vous le promets, foi d’AngéliquePitou ! monsieur le docteur, dit la dévote les yeux rivés surla poche dont elle suivait le balancement.

– Vous me le promettez ?

– Je vous le promets.

– Sérieusement, n’est-ce pas ?

– En vérité du bon Dieu ! mon cher monsieur Gilbert, j’enfais serment.

Et demoiselle Angélique étendit horizontalement sa maindécharnée.

– Eh bien ! soit, dit le docteur en tirant de sa poche unsac à la panse tout à fait rebondie ; je suis prêt à donnerl’argent, comme vous voyez ; de votre côté êtes-vous prête àme répondre de l’enfant ?

– Sur la vraie croix ! monsieur Gilbert.

– Ne jurons pas tant, chère demoiselle, et signons un peuplus.

– Je signerai, monsieur Gilbert, je signerai.

– Devant notaire ?

– Devant notaire.

– Alors, allons chez le papa Niguet.

Le papa Niguet, auquel, grâce à une longue connaissance, ledocteur donnait ce titre amical, était, comme le savent déjà ceuxde nos lecteurs qui sont familiers avec notre livre de JosephBalsamo, le notaire le plus en réputation de l’endroit.

Mademoiselle Angélique, dont maître Niguet était aussi lenotaire, n’eut rien à dire contre le choix fait par le docteur.Elle le suivit donc dans l’étude annoncée. Là, le tabellionenregistra la promesse faite par demoiselle Rose-Angélique Pitou,de prendre à sa charge et de faire arriver à l’exercice d’uneprofession honorable Louis-Ange Pitou, son neveu, moyennant quoielle toucherait annuellement la somme de deux cents livres. Lemarché était passé pour cinq ans. Le docteur déposa huit centslivres chez le notaire, deux cents livres devant être payéesd’avance.

Le lendemain, le docteur quitta Villers-Cotterêts, après avoirréglé quelques comptes avec un de ses fermiers sur lequel nousreviendrons plus tard. Et mademoiselle Pitou fondant comme unvautour sur les susdites deux cents livres payables d’avance,enfermait huit beaux louis d’or dans son fauteuil.

Quant aux huit livres restant, elles attendirent, dans unepetite soucoupe de faïence qui avait, depuis trente ou quaranteans, vu passer des nuées de monnaies de bien des espèces, que larécolte de deux ou trois dimanches complétât la somme devingt-quatre livres, chiffre auquel, ainsi que nous l’avonsexpliqué, la susdite somme subissait la métamorphose dorée, etpassait de l’assiette dans le fauteuil.

Chapitre 3Ange Pitou chez sa tante

Nous avons vu le peu de sympathie qu’Ange Pitou avait pour unséjour trop prolongé chez sa bonne tante Angélique : le pauvreenfant, doué d’un instinct égal, et peut-être même supérieur àcelui des animaux auxquels il avait l’habitude de faire la guerre,avait deviné d’avance tout ce que ce séjour lui gardait, nous nedirons pas de déceptions – nous avons vu qu’il ne s’était pas unseul instant fait illusion –, mais de chagrins, de tribulations etde dégoûts.

D’abord, une fois le docteur Gilbert parti, et, il faut le dire,ce n’était pas cela qui avait indisposé Pitou contre sa tante, iln’avait pas été question un seul instant de mettre Pitou enapprentissage. Le bon notaire avait bien touché un mot de cetteconvention formelle, mais mademoiselle Angélique avait répondu queson neveu était bien jeune, et surtout d’une santé bien délicate,pour être soumis à des travaux qui peut-être dépasseraient sesforces. Le notaire, à cette observation, avait admiré le bon cœurde mademoiselle Pitou, et avait remis l’apprentissage à l’annéeprochaine. Il n’y avait point de temps perdu encore, l’enfantvenant d’atteindre sa douzième année.

Une fois chez sa tante, et tandis que celle-ci ruminait poursavoir quel était le meilleur parti qu’elle pourrait tirer de sonneveu, Pitou, qui se retrouvait dans sa forêt, ou à peu près, avaitdéjà pris toutes ses dispositions topographiques pour mener àVillers-Cotterêts la même vie qu’à Haramont.

En effet, une tournée circulaire lui avait appris que lesmeilleures marettes étaient celles du chemin de Dampleux, du cheminde Compiègne, et du chemin de Vivières, et que le canton le plusgiboyeux était celui de la Bruyère-aux-Loups.

Pitou, cette reconnaissance faite, avait pris ses dispositionsen conséquence.

La chose la plus facile à se procurer, en ce qu’elle nenécessitait aucune mise de fonds, c’était de la glu et desgluaux : l’écorce du houx, broyée avec un pilon et lavée àgrande eau, procurait la glu ; quant aux gluaux, ilspoussaient par milliers sur les bouleaux des environs. Pitou seconfectionna donc, sans en rien dire à personne, un millier degluaux et un pot de glu de première qualité, et un beau matin,après avoir pris la veille au compte de sa tante un pain de quatrelivres chez le boulanger, il partit à l’aube, demeura toute lajournée dehors, et rentra le soir à la nuit fermée.

Pitou n’avait pas pris une pareille résolution sans en calculerles résultats. Il avait prévu une tempête. Sans avoir la sagesse deSocrate, il connaissait l’humeur de sa tante Angélique tout aussibien que l’illustre maître d’Alcibiade connaissait celle de safemme Xanthippe.

Pitou ne s’était pas trompé dans sa prévoyance ; mais ilcomptait faire face à l’orage en présentant à la vieille dévote leproduit de sa journée. Seulement il n’avait pu deviner la place oùla foudre le frapperait.

La foudre le frappa en entrant.

Mademoiselle Angélique s’était embusquée derrière la porte, pourne pas manquer son neveu au passage ; de sorte qu’au moment oùil hasardait le pied dans la chambre, il reçut vers l’occiput unetaloche à laquelle sans avoir besoin d’autre renseignement, ilreconnut parfaitement la main sèche de la vieille dévote.

Heureusement, Pitou avait la tête dure, et, quoique le coupl’eût à peine ébranlé, il fit semblant, pour attendrir sa tante,dont la colère s’était augmentée du mal qu’elle s’était fait auxdoigts en frappant sans mesure, d’aller tomber, en trébuchant, àl’autre bout de la chambre ; puis, arrivé là, comme sa tanterevenait vers lui, sa quenouille à la main, il se hâta de tirer desa poche le talisman sur lequel il avait compté pour se fairepardonner sa fugue.

C’étaient deux douzaines d’oiseaux, parmi lesquels une douzainede rouges-gorges et une demi-douzaine de grives.

Mademoiselle Angélique ouvrit de grands yeux ébahis, continua degronder pour la forme, mais tout en grondant, sa main s’empara dela chasse de son neveu, et faisant trois pas vers lalampe :

– Qu’est-ce que cela ? dit-elle.

– Vous le voyez bien, ma bonne petite tante Angélique, ditPitou, ce sont des oiseaux.

– Bons à manger ? demanda vivement la vieille fille, qui,en sa qualité de dévote, était naturellement gourmande.

– Bons à manger ! répéta Pitou. Excusez ! desrouges-gorges et des grives : je crois bien !

– Et où as-tu volé ces animaux, petit malheureux ?

– Je ne les ai pas volés, je les ai pris.

– Comment ?

– À la marette, donc !

– Qu’est-ce que cela, la marette ?

Pitou regarda sa tante d’un air étonné : il ne pouvait pascomprendre qu’il existât au monde une éducation assez négligée pourne pas savoir ce que c’était que la marette.

– La marette ? dit-il. Parbleu ! c’est la marette.

– Oui ; mais moi, monsieur le drôle, je ne sais pas ce quec’est que la marette.

Comme Pitou était plein de miséricorde pour toutes lesignorances :

– La marette, dit-il, c’est une petite mare : il y en acomme cela une trentaine dans la forêt ; on y met des gluauxtout autour, et quand les oiseaux viennent pour boire, comme ils neconnaissent pas cela, les imbéciles ! ils se prennent.

– À quoi ?

– À la glu.

– Ah ! ah ! dit la tante Angélique, jecomprends ; mais qui t’a donné de l’argent ?

– De l’argent ? dit Pitou étonné que l’on ait pu croirequ’il eût jamais possédé un denier ; de l’argent, tanteAngélique ?

– Oui.

– Personne.

– Mais avec quoi as-tu acheté de la glu, alors ?

– Je l’ai faite moi-même, la glu.

– Et les gluaux ?

– Aussi, donc.

– Ainsi, ces oiseaux…

– Eh bien ! tante ?

– Ils ne te coûtent rien ?

– La peine de me baisser et de les prendre.

– Et peut-on y aller souvent, à la marette ?

– On peut y aller tous les jours.

– Bon.

– Seulement, il ne faut pas…

– Il ne faut pas… quoi ?

– Y aller tous les jours.

– Et la raison ?

– Tiens ! parce que cela ruine.

– Cela ruine qui ?

– La marette, donc. Vous comprenez, tante Angélique, les oiseauxque l’on a pris…

– Eh bien ?

– Eh bien ! ils n’y sont plus.

– C’est juste, dit la tante.

Pour la première fois depuis qu’il était auprès d’elle, la tanteAngélique donnait raison à son neveu, aussi cette approbationinouïe ravit-elle Pitou.

– Mais, dit-il, les jours où l’on ne prend pas des oiseaux, l’onprend autre chose.

– Et que prend-on ?

– Tiens ! on prend des lapins.

– Des lapins ?

– Oui. On mange la viande et l’on vend la peau. Cela vaut deuxsous, une peau de lapin.

La tante Angélique regarda son neveu avec des yeuxémerveillés ; elle n’avait jamais vu en lui un si grandéconomiste. Pitou venait de se révéler.

– Mais c’est moi qui vendrai les peaux de lapin ?

– Sans doute, répondit Pitou, comme faisait maman Madeleine.

Il n’était jamais venu à l’idée de l’enfant que du produit de sachasse il pût réclamer autre chose que sa part de consommation.

– Et quand iras-tu prendre des lapins ? demandamademoiselle Angélique.

– Ah dame ! quand j’aurai des collets, répondit Pitou.

– Eh bien ! fais-en, des collets.

Pitou secoua la tête.

– Tu as bien fait de la glu et des gluaux.

– Ah ! je sais faire de la glu et des gluaux, c’estvrai ; mais je ne sais pas faire du fil de laiton : celas’achète tout fait chez les épiciers.

– Et combien cela coûte-t-il ?

– Oh ! avec quatre sous, dit Pitou en calculant sur sesdoigts, j’en ferai bien deux douzaines.

– Et avec deux douzaines, combien peux-tu prendre delapins ?

– C’est selon comme ça donne – quatre, cinq, six peut-être – etpuis ça sert plusieurs fois, les collets, quand le garde ne lestrouve pas.

– Tiens, voilà quatre sous, dit la tante Angélique, va acheterdu fil de laiton chez M. Damebrun, et va demain à la chasse auxlapins.

– J’irai demain les poser, dit Pitou, mais ce n’estqu’après-demain matin que je saurai s’il y en a de pris.

– Eh bien ! soit ; va toujours.

Le fil de laiton était moins cher à la ville qu’à la campagne,attendu que les marchands d’Haramont se fournissent àVillers-Cotterêts. Pitou eut donc vingt-quatre collets pour troissous. Il rapporta un sou à sa tante.

Cette probité inattendue dans son neveu toucha presque lavieille fille. Elle eut un instant l’idée, l’intention de gratifierson neveu de ce sou qui n’avait pas eu son emploi. Malheureusementpour Pitou, c’était un sou élargi à coups de marteau, et qui, aucrépuscule, pouvait passer pour deux sous. Mademoiselle Angéliquesongea qu’il ne fallait pas se dessaisir d’une pièce de monnaie quipouvait rapporter cent pour cent, et elle remit le sou dans sapoche.

Pitou avait remarqué le mouvement, mais ne l’avait pas analysé.Il ne lui serait jamais venu à l’idée que sa tante put lui donnerun sou.

Il se mit à fabriquer ses collets.

Le lendemain, il demanda un sac à mademoiselle Angélique.

– Pourquoi faire ? demanda la vieille fille.

– Parce que j’en ai besoin, répondit Pitou.

Pitou était plein de mystères.

Mademoiselle Angélique lui donna le sac demandé, mit au fond laprovision de pain et de fromage qui devait servir au déjeuner et audîner de son neveu, lequel partit au plus tôt pour laBruyère-aux-Loups.

De son côté, la tante Angélique commença par plumer les douzerouges-gorges qu’elle destina à son déjeuner et à son dîner. Elleporta deux grives à l’abbé Fortier, et alla vendre les quatreautres à l’aubergiste de la Boule-d’or, qui les lui paya trois sousla pièce, et qui lui promit de lui prendre au même prix toutescelles qu’elle lui apporterait.

La tante Angélique rentra rayonnante. La bénédiction du cielétait entrée dans sa maison avec Pitou.

– Ah ! dit-elle en mangeant ses rouges-gorges, qui étaientgras comme des ortolans et fins comme des becfigues, on a bienraison de dire qu’un bienfait n’est jamais perdu.

Le soir, Ange rentra ; il portait son sac magnifiquementarrondi. Cette fois la tante Angélique ne l’attendit pas derrièrela porte, mais sur le seuil ; et, au lieu d’être reçu avec unetaloche, l’enfant fut accueilli avec une grimace qui ressemblaitpresque à un sourire.

– Me voilà ! dit Pitou en entrant dans la chambre avec cetaplomb qui dénonce la conscience d’une journée bien remplie.

– Toi et ton sac, dit la tante Angélique.

– Moi et mon sac, reprit Pitou.

– Et qu’y a-t-il dans ton sac ? demanda la tante Angélique,en allongeant la main avec curiosité.

– Il y a de la faîne, dit Pitou.

– De la faîne !

– Sans doute ; vous comprenez bien, tante Angélique, que sile père La Jeunesse, le garde de la Bruyère-aux-Loups, m’avait vurôder sur son canton sans mon sac, il m’aurait dit :« Qu’est-ce que tu viens faire ici, petitvagabond ? » Sans compter qu’il se serait douté dequelque chose. Tandis qu’avec mon sac, s’il me demande ce que jeviens faire : « Tiens ! que je lui réponds, je viensà la faîne ; c’est donc défendu de venir à la faîne ? –Non. – Eh bien ! si ce n’est pas défendu, vous n’avez rien àdire. » En effet, s’il dit quelque chose, le père La Jeunesse,il aura tort.

– Alors, tu as passé ta journée à ramasser de la faîne au lieude tendre tes collets, paresseux ! s’écria la tante Angélique,qui, au milieu de toutes ces finesses de son neveu, croyait voirles lapins lui échapper.

– Au contraire, j’ai tendu mes collets en ramassant la faîne, desorte qu’il m’a vu à la besogne.

– Et il ne t’a rien dit ?

– Si fait. Il m’a dit : « Tu feras mes compliments àta tante Pitou. » Hein ! c’est un brave homme le père LaJeunesse ?

– Mais les lapins ? reprit la tante Angélique, à qui rienne pouvait faire perdre son idée principale.

– Les lapins ? La lune se lève à minuit, j’irai voir à uneheure s’ils sont pris.

– Où cela ?

– Dans le bois.

– Comment, tu iras à une heure du matin dans les bois ?

– Eh oui !

– Sans avoir peur ?

– Peur de quoi ?

La tante Angélique fut aussi émerveillée du courage de Pitouqu’elle avait été étonnée de ses spéculations.

Le fait est que Pitou, simple comme un enfant de la nature, neconnaissait aucun de ces dangers factices qui épouvantent lesenfants des villes.

Aussi, à minuit, partit-il, longeant le mur du cimetière sans sedétourner. L’enfant innocent qui n’avait jamais offensé, du moinsdans ses idées d’indépendance, ni Dieu ni les hommes, n’avait pasplus peur des morts que des vivants.

Il redoutait une seule personne ; cette personne, c’étaitle père La Jeunesse ; aussi eut-il la précaution de faire undétour pour passer près de sa maison. Comme portes et voletsétaient fermés, et que tout était éteint à l’intérieur, Pitou, pours’assurer que le garde était bien chez lui et non à la garderie, semit à imiter l’aboiement du chien avec tant de perfection, queRonflot, le basset du père La Jeunesse, se trompa à la provocation,et y répondit en donnant à son tour de la voix à pleine gorge, eten venant humer l’air au-dessous de la porte.

De ce moment, Pitou était tranquille. Dès lors que Ronflot étaità la maison, le père La Jeunesse y était aussi. Ronflot et le pèreLa Jeunesse étaient inséparables, et du moment que l’on apercevaitl’un, on pouvait être sûr que l’on ne tarderait pas à voir paraîtrel’autre.

Pitou, parfaitement rassuré, s’achemina donc vers laBruyère-aux-Loups. Les collets avaient fait leur œuvre ; deuxlapins étaient pris et étranglés.

Pitou les mit dans la large poche de cet habit trop long qui, aubout d’un an, devait être devenu trop court, et rentra chez satante.

La vieille fille s’était couchée ; mais la cupidité l’avaittenue éveillée ; comme Perrette, elle avait fait le compte dece que pouvaient lui rapporter quatre peaux de lapins par semaine,et ce compte l’avait menée si loin, qu’elle n’avait pu fermerl’œil ; aussi, fut-ce avec un tremblement nerveux qu’elledemanda à l’enfant ce qu’il rapportait.

– La paire. Ah ! dame ! tante Angélique, ce n’est pasma faute si je n’ai pas pu en rapporter davantage ; mais ilparaît qu’ils sont malins les lapins du père La Jeunesse.

Les espérances de la tante Angélique étaient comblées et mêmeau-delà. Elle prit, frissonnante de joie, les deux malheureusesbêtes, examina leur peau restée intacte, et alla les enfermer dansle garde-manger, qui de la vie n’avait vu provisions pareilles àcelles qu’il renfermait depuis qu’il était passé par l’esprit dePitou de le garnir.

Puis, d’une voix assez douce, elle invita Pitou à se coucher, ceque l’enfant fatigué fit à l’instant même sans demander à souper,ce qui acheva de le mettre au mieux dans l’esprit de sa tante.

Le surlendemain, Pitou renouvela sa tentative, et cette foisencore, fut plus heureux que la première. Il prit trois lapins.

Deux prirent le chemin de l’auberge de la Boule-d’or, et letroisième celui du presbytère. La tante Angélique soignait fortl’abbé Fortier, qui la recommandait de son côté aux bonnes âmes desa paroisse.

Les choses allèrent ainsi pendant trois ou quatre mois. La tanteAngélique était enchantée, et Pitou trouvait la situationsupportable. En effet, moins l’amour de sa mère qui planait sur sonexistence, Pitou menait à peu près la même vie à Villers-Cotterêtsqu’à Haramont. Mais une circonstance inattendue, et à laquellecependant on devait s’attendre, vint briser le pot au lait de latante et interrompre les expéditions du neveu.

On avait reçu une lettre du docteur Gilbert datée de New-York.En mettant le pied sur la terre d’Amérique, le philosophe voyageurn’avait pas oublié son petit protégé. Il écrivait à maître Niguetpour savoir si ses instructions avaient été suivies, pour réclamerl’exécution du traité si elles ne l’avaient pas été, ou sa rupturesi on ne voulait pas les suivre.

Le cas était grave. La responsabilité du tabellion était enjeu : il se présenta chez la tante Pitou, et, la lettre dudocteur à la main, la mit en demeure d’exécuter sa promesse.

Il n’y avait pas à reculer, toute allégation de mauvaise santéétait démentie par le physique de Pitou. Pitou était grand etmaigre, mais les baliveaux de la forêt étaient grands et maigresaussi, ce qui ne les empêchait pas de se porter à merveille.

Mademoiselle Angélique demanda huit jours pour préparer sonesprit sur le choix de l’état qu’elle voulait faire embrasser à sonneveu.

Pitou était tout aussi triste que sa tante. L’état qu’ilexerçait lui paraissait excellent, et il n’en désirait pasd’autre.

Pendant ces huit jours, il ne fut question ni de marette ni debraconnage ; d’ailleurs on était en hiver, et en hiver lesoiseaux boivent partout, puis il venait de tomber de la neige, etpar la neige Pitou n’osait aller tendre ses collets. La neige gardel’empreinte des semelles, et Pitou possédait une paire de pieds quidonnait les plus grandes chances au père La Jeunesse de savoir dansles vingt-quatre heures quel était l’adroit larron qui avaitdépeuplé sa garderie.

Pendant ces huit jours, les griffes de la vieille fillerepoussèrent. Pitou avait retrouvé sa tante Angélique d’autrefois,celle qui lui faisait si grand peur, et à qui l’intérêt, ce mobilepuissant de toute sa vie, avait un instant fait faire patte develours.

À mesure qu’on avançait vers le terme, l’humeur de la vieillefille devenait de plus en plus revêche. C’était au point que, versle cinquième jour, Pitou désirait que sa tante se décidâtincontinent pour un état quelconque, peu lui importait quel fût cetétat, pourvu que ce ne fut plus celui de souffre-douleur qu’iloccupait près de la vieille fille.

Tout à coup il poussa une idée sublime dans cette tête sicruellement agitée. Cette idée lui rendit le calme que, depuis sixjours, elle avait perdu.

Cette idée consistait à prier l’abbé Fortier de recevoir dans saclasse, sans rétribution aucune, le pauvre Pitou, et de lui faireobtenir la bourse fondée au séminaire par S. A. le duc d’Orléans.C’était un apprentissage qui ne coûtait rien à la tante Angélique,et M. Fortier, sans compter les grives, les merles et les lapins,dont la vieille dévote le comblait depuis six mois, devait bienquelque chose de plus qu’à un autre au neveu de la loueuse dechaises de son église. Ainsi conservé sous cloche, Ange rapportaitau présent et promettait pour l’avenir.

En effet, Ange fut reçu chez l’abbé Fortier sans rétributionaucune. C’était un brave homme que cet abbé, pas intéressé le moinsdu monde, donnant sa science aux pauvres d’esprit, son argent auxpauvres de corps ; mais intraitable sur un seul point :les solécismes le mettaient hors de lui, les barbarismes lerendaient furieux. Dans ce cas-là il ne connaissait ni ami, niennemi, ni pauvre, ni riche, ni élève payant, ni écoliergratuit ; il frappait avec une impartialité agraire et avec unstoïcisme lacédémonien, et comme il avait le bras fort, il frappaitferme. C’était connu des parents, c’était à eux de mettre ou de nepas mettre leurs enfants chez l’abbé Fortier, ou s’ils les ymettaient de les abandonner entièrement à sa merci : car, àtoutes les réclamations maternelles, l’abbé répondait par cettedevise, qu’il avait faite graver sur la palette de sa férule et surle manche de son martinet : « Qui aime bien châtiebien. »

Ange Pitou, sur la recommandation de sa tante, fut donc reçuparmi les élèves de l’abbé Fortier. La vieille dévote, toute fièrede cette réception, beaucoup moins agréable à Pitou dont elleinterrompait la vie nomade et indépendante, se présenta chez maîtreNiguet, et lui annonça que non seulement elle venait de seconformer aux intentions du docteur Gilbert, mais même de lesdépasser. En effet, le docteur avait exigé pour Ange Pitou un étathonorable. Elle lui donnait bien plus que cela, puisqu’elle luidonnait une éducation distinguée ; et où cela lui donnait-ellecette éducation ? Dans cette même pension où SébastienGilbert, pour lequel il payait cinquante livres, recevait lasienne.

À la vérité, Ange recevait son éducation gratis mais il n’yavait aucune nécessité à faire cette confidence au docteur Gilbert,et, la lui fît-on, on connaissait l’impartialité et ledésintéressement de l’abbé Fortier. Comme son sublime maître, ilouvrait les bras en disant : « Laissez venir les enfantsjusqu’à moi. » Seulement, les deux mains qui terminaient cesdeux bras paternels étaient armées, l’une d’un rudiment, l’autred’une poignée de verges ; de sorte que, pour la plupart dutemps, tout au contraire de Jésus, qui recevait les enfants enpleurs et les renvoyait consolés, l’abbé Fortier voyait venir à luiles pauvres enfants effrayés et les renvoyait pleurants.

Le nouvel écolier fit son entrée dans la classe, un vieux bahutsous le bras, un encrier de corne à la main, et deux ou troistrognons de plume passés derrière son oreille. Le bahut étaitdestiné à remplacer, tant bien que mal, le pupitre. L’encrier étaitun cadeau de l’épicier, et mademoiselle Angélique avait glané lestrognons de plume en allant faire la veille sa visite à maîtreNiguet.

Ange Pitou fut accueilli avec cette douce fraternité qui naîtchez les enfants et qui se perpétue chez les hommes, c’est-à-direavec des huées. Toute la classe se passa à railler sa personne. Ily eut deux écoliers en retenue à cause de ses cheveux jaunes, etdeux autres à cause de ces merveilleux genoux dont nous avons déjàtouché un mot. Ces deux derniers avaient dit que les jambes dePitou ressemblaient à des cordes à puits auxquelles on a fait unnœud. Le mot avait eu du succès, avait fait le tour de la table,avait excité l’hilarité générale, et par conséquent lasusceptibilité de l’abbé Fortier.

Ainsi, de compte fait, en sortant à midi, c’est-à-dire aprèsquatre heures de classe, Pitou, sans avoir adressé un mot àpersonne, sans avoir fait autre chose que bâiller derrière sonbahut, Pitou avait six ennemis dans la classe, et six ennemisd’autant plus acharnés qu’il n’avait aucun tort envers eux. Aussifirent-ils sur le poêle, qui, dans la classe, représente l’autel dela patrie, le serment solennel, les uns de lui arracher ses cheveuxjaunes, les autres de lui pocher ses yeux bleu faïence, lesderniers de lui redresser ses genoux cagneux.

Pitou ignorait complètement ces dispositions hostiles. Ensortant, il demanda à un de ses voisins pourquoi six de leurscamarades restaient pendant qu’ils sortaient, eux.

Le voisin regarda Pitou de travers, l’appela méchant rapporteur,et s’éloigna sans vouloir lier conversation avec lui.

Pitou se demanda comment, n’ayant pas dit un seul mot pendanttoute la classe, il pouvait être un méchant rapporteur. Mais,pendant la durée de cette même classe, il avait entendu dire, soitpar les élèves, soit par l’abbé Fortier, tant de choses qu’iln’avait pas comprises, qu’il rangea l’accusation du voisin aunombre des choses trop élevées pour son esprit.

Voyant revenir Pitou à midi, la tante Angélique, ardente à uneéducation pour laquelle elle était censée faire de si grandssacrifices, lui demanda ce qu’il avait appris.

Pitou répondit qu’il avait appris à se taire. La réponse étaitdigne d’un pythagoricien. Seulement, un pythagoricien l’eût faitepar signes.

Le nouvel écolier rentra à la classe du soir sans trop derépugnance. La classe du matin avait été employée par les écoliersà examiner le physique de Pitou ; la classe du soir futemployée par le professeur à examiner le moral. Examen fait, l’abbéFortier demeura convaincu que Pitou avait toutes sortes dedispositions à devenir un Robinson Crusoé, mais bien peu de chancesde devenir un Fontenelle ou un Bossuet.

Pendant toute la durée de cette classe, beaucoup plus fatiganteque celle du matin pour le futur séminariste, les écoliers punis àcause de lui, lui montrèrent le poing à plusieurs reprises. Danstous les pays, civilisés ou non, cette démonstration passe pour unsigne de menace. Pitou se tint donc sur ses gardes.

Notre héros ne s’était pas trompé : en sortant, ou plutôtdès qu’on fut sorti des dépendances de la maison collégiale, il futsignifié à Pitou, par les six écoliers mis en retenue, qu’il allaitavoir à leur payer ces deux heures de détention arbitraire enfrais, intérêts et capital.

Pitou comprit qu’il s’agissait d’un duel au pugilat. Quoiqu’ilfût loin d’avoir étudié le sixième livre de l’Énéide, oùle jeune Darès et le vieil Entelle se livrent à cet exercice auxgrands applaudissements des Troyens fugitifs, il connaissait cegenre de récréation, qui n’était pas tout à fait étranger auxpaysans de son village. Il déclara donc qu’il était prêt à entreren lice contre celui de ses adversaires qui voudrait commencer, età tenir tête successivement à ses six ennemis. Cette déclarationcommença de mériter une assez grande considération au derniervenu.

Les conditions furent arrêtées comme les avait posées Pitou. Uncercle se fit autour de la lice, et les champions, après avoir misbas, l’un sa veste, l’autre son habit, s’avancèrent l’un contrel’autre.

Nous avons parlé des mains de Pitou. Ces mains, qui n’étaientpas agréables à voir, étaient moins agréables à sentir. Pitoufaisait voltiger au bout de chaque bras un poing gros comme unetête d’enfant, et, quoique la boxe n’eût point encore étéintroduite en France, et que, par conséquent, Pitou n’eût reçuaucun principe élémentaire de cet art, il parvint à appliquer surl’œil de son premier adversaire un coup de poing si hermétiquementajusté que l’œil atteint s’entoura aussitôt d’un cercle de bistreaussi géométriquement dessiné que si le plus habile mathématicienen eût pris la mesure avec son compas.

Le second se présenta. Si Pitou avait contre lui la fatigue d’unsecond combat, son adversaire, de son côté, était visiblement moinsfort que le premier antagoniste. Le combat fut donc moins long. Lepoing formidable s’abattit sur le nez, et les deux narinesdéposèrent à l’instant même de la validité du coup en laissantéchapper un double robinet de sang.

Le troisième en fut quitte pour une dent cassée ; c’étaitle moins détérioré de tous. Les autres se déclarèrentsatisfaits.

Pitou fendit la foule, qui s’ouvrit devant lui avec le respectdû à un triomphateur, et se retira sain et sauf dans ses foyers, ouplutôt dans ceux de sa tante.

Le lendemain, quand les trois écoliers arrivèrent, l’un avec sonœil poché, l’autre avec son nez en compote, le troisième avec seslèvres enflées, une enquête fut faite par l’abbé Fortier. Mais lescollégiens ont aussi leur bon côté. Pas un des estropiés ne futindiscret, et ce fut par voie indirecte, c’est-à-dire par un témoinde la rixe, entièrement étranger au collège, que l’abbé Fortierapprit le lendemain que c’était Pitou qui avait fait sur le visagede ses élèves le dégât qui la veille avait excité sasollicitude.

En effet, l’abbé Fortier répondait aux parents non seulement dumoral, mais encore du physique de ses écoliers. L’abbé Fortieravait reçu la triple plainte des trois familles. Il fallait uneréparation. Pitou eut trois jours de retenue : un jour pourl’œil, un jour pour le nez, un jour pour la dent.

Ces trois jours de retenue suggérèrent à mademoiselle Angéliqueune ingénieuse idée. C’était de supprimer à Pitou son dîner chaquefois que l’abbé Fortier supprimerait sa sortie. Cette déterminationdevait nécessairement tourner au profit de l’éducation de Pitou,puisqu’il y regarderait à deux fois avant de commettre des fautesqui entraîneraient une double punition.

Seulement, Pitou ne comprit jamais bien pourquoi il avait étéappelé rapporteur, n’ayant point parlé, et comment il avait étépuni pour avoir battu ceux qui l’avaient voulu battre ; maissi l’on comprenait tout dans le monde, ce serait perdre un desprincipaux charmes de la vie : celui du mystère et del’imprévu.

Pitou fit ses trois jours de retenue, et, pendant ces troisjours de retenue, se contenta de déjeuner et de souper.

Se contenta n’est pas le mot, car Pitou n’était pas content lemoins du monde ; mais notre langue est si pauvre, etl’Académie si sévère, qu’il faut bien se contenter de ceque nous avons.

Seulement, cette punition subie par Pitou sans qu’il dénonçât lemoins du monde l’agression à laquelle il n’avait fait que répondre,lui valut la considération générale. Il est vrai que les troismajestueux coups de poing qu’on lui avait vu appliquer étaientpeut-être pour quelque chose dans cette considération.

À partir de ce jour-là, la vie de Pitou fut à peu près celle desautres écoliers, à cette différence près que les autres écolierssubissaient les chances variables de la composition, tandis quePitou restait obstinément dans les cinq ou six derniers, etamassait presque toujours une somme de retenues double de sesautres condisciples.

Mais, il faut le dire, une chose qui était dans la nature dePitou, qui ressortait de l’éducation première qu’il avait reçue, ouplutôt qu’il n’avait pas reçue, une chose qu’il fallait compterpour un tiers au moins dans les nombreuses retenues qu’ilsubissait, c’était son inclination naturelle pour les animaux.

Le fameux bahut que sa tante Angélique avait décoré du nom depupitre était devenu, grâce à son ampleur et aux nombreuxcompartiments dont Pitou avait orné son intérieur, une espèced’arche de Noé contenant une paire de toutes sortes de bêtesgrimpantes, rampantes ou volantes. Il y avait des lézards, descouleuvres, des formica-léo, des scarabées et desgrenouilles, lesquelles bêtes devenaient d’autant plus chères àPitou qu’il subissait à cause d’elles des punitions plus ou moinssévères.

C’était dans ses promenades de la semaine que Pitou récoltaitpour sa ménagerie. Il avait désiré des salamandres, qui sont fortpopulaires à Villers-Cotterêts, étant les armes de François Ier, etFrançois Ier les ayant fait sculpter sur toutes lescheminées ; il était parvenu à s’en procurer ; seulementune chose l’avait fortement préoccupé, et il avait fini par mettrecette chose au nombre de celles qui dépassaient sonintelligence : c’est qu’il avait constamment trouvé dans l’eauces reptiles que les poètes prétendent vivre dans le feu. Cettecirconstance avait donné à Pitou, qui était un esprit exact, unprofond mépris pour les poètes.

Pitou, propriétaire de deux salamandres, s’était mis à larecherche du caméléon ; mais, cette fois, toutes lesrecherches de Pitou avaient été vaines, et aucun résultat n’avaitcouronné ses peines. Pitou finit par conclure de ces tentativesinfructueuses que le caméléon n’existait pas, ou du moins qu’ilexistait sous une autre latitude.

Ce point arrêté, Pitou ne s’entêta pas à la recherche ducaméléon.

Les deux autres tiers des retenues de Pitou étaient causées parces damnés solécismes et par ces barbarismes maudits, quipoussaient dans les thèmes de Pitou comme l’ivraie dans les champsde blé.

Quant aux jeudis et aux dimanches, jours de congé, ils avaientcontinué d’être employés à la marette et au braconnage ;seulement, comme Pitou grandissait toujours, qu’il avait cinq piedsquatre pouces et seize ans d’âge, il survint une circonstance quidétourna quelque peu Pitou de ses occupations favorites.

Sur le chemin de la Bruyère-aux-Loups est situé le village dePisseleux, le même peut-être qui a donné son nom à la belle Anned’Heilly, maîtresse de François Ier.

Dans ce village s’élevait la ferme du père Billot, et sur leseuil de cette ferme se tenait, par hasard, presque toutes les foisque Pitou passait et repassait, une jolie fille de dix-sept àdix-huit ans, fraîche, égrillarde, joviale, qu’on appelait, de sonnom de baptême, Catherine, mais plus souvent encore du nom de sonpère, la Billote.

Pitou commença par saluer la Billote, puis, peu à peu, ils’enhardit et la salua en souriant ; puis enfin, un beau jour,après avoir salué, après avoir souri, il s’arrêta et hasarda enrougissant cette phrase, qu’il regardait comme une bien grandehardiesse :

– Bonjour, mademoiselle Catherine.

Catherine était bonne fille ; elle accueillit Pitou envieille connaissance. C’était une vieille connaissance, en effet,car depuis deux ou trois ans elle le voyait passer et repasserdevant la ferme au moins une fois par semaine. Seulement Catherinevoyait Pitou, et Pitou ne voyait pas Catherine. C’est que lorsquePitou passait, Catherine avait seize ans, Pitou n’en avait quequatorze. Nous avons vu ce qui était arrivé lorsque Pitou avait euseize ans à son tour.

Peu à peu Catherine en était arrivée à apprécier les talents dePitou, car Pitou lui faisait part de ses talents en lui offrant sesoiseaux les plus beaux et ses lapins les plus gras. Il en résultaque Catherine fit des compliments à Pitou, et que Pitou, qui étaitd’autant plus sensible aux compliments qu’il lui arrivait rarementd’en recevoir, se laissa aller aux charmes de la nouveauté, et, aulieu de continuer, comme par le passé, son chemin jusqu’à laBruyère-aux-Loups, s’arrêtait à mi-route, et, au lieu d’occuper sajournée à ramasser de la faîne et à tendre des collets, perdait sontemps à rôder autour de la ferme du père Billot, dans l’espérancede voir un instant Catherine.

Il en résulta une diminution sensible dans le produit des peauxde lapins, et une disette presque complète de rouges-gorges et degrives.

La tante Angélique se plaignit. Pitou fit réponse que les lapinsdevenaient méfiants, et que les oiseaux, qui avaient reconnu lepiège, buvaient maintenant dans le creux des feuilles et des troncsd’arbres.

Une chose consolait la tante Angélique de cette intelligence deslapins et de cette finesse des oiseaux qu’elle attribuait auxprogrès de la philosophie, c’est que son neveu obtiendrait labourse, entrerait au séminaire, y passerait trois ans, sortirait duséminaire abbé. Or, être gouvernante d’un abbé était l’éternelleambition de mademoiselle Angélique.

Cette ambition ne pouvait donc manquer de se réaliser, car AngePitou, une fois abbé, ne pouvait faire autrement que de prendre satante pour gouvernante, surtout après tout ce que sa tante avaitfait pour lui.

La seule chose qui troublait les rêves dorés de la pauvre fille,c’était, lorsque parlant de cette espérance à l’abbé Fortier,celui-ci répondait en hochant la tête :

– Ma chère demoiselle Pitou, pour devenir abbé, il faudrait quevotre neveu se livrât moins à l’histoire naturelle, et beaucoupplus au De viris illustribus ou au Selectae e profanisscriptoribus.

– Ce qui veut dire ? demandait mademoiselle Angélique.

– Qu’il fait beaucoup trop de barbarismes et infiniment trop desolécismes, répondait l’abbé Fortier.

Réponse qui laissait mademoiselle Angélique dans le vague leplus affligeant.

Chapitre 4De l’influence que peuvent avoir sur la vie d’un homme unbarbarisme et sept solécismes

Ces détails étaient indispensables au lecteur, quelque degréd’intelligence que nous lui supposions, pour qu’il pût biencomprendre toute l’horreur de la position dans laquelle se trouvaPitou, une fois hors de l’école.

Un de ses bras pendant, l’autre maintenant son bahut enéquilibre sur sa tête, l’oreille encore vibrante des interjectionsfurieuses de l’abbé Fortier, il s’acheminait vers le Pleux dans unrecueillement qui n’était rien autre chose que la stupeur portée auplus haut degré.

Enfin, une idée se fit jour dans son esprit, et trois mots, quirenfermaient toute sa pensée, s’échappèrent de seslèvres :

– Jésus ! ma tante !

En effet, qu’allait dire mademoiselle Angélique Pitou de cerenversement de toutes ses espérances !

Cependant Ange ne connaissait les projets de la vieille fillequ’à la manière dont les chiens fidèles et intelligents connaissentles projets de leur maître ; c’est-à-dire par l’inspection dela physionomie. C’est un guide précieux que d’instinct ;jamais il ne trompe. Tandis que le raisonnement, tout au contraire,peut être faussé par l’imagination.

Ce qui ressortait des réflexions d’Ange Pitou, et ce qui avaitfait jaillir de ses lèvres la lamentable exclamation que nous avonsrapportée, c’est qu’Ange Pitou comprenait quel mécontentement ceserait pour la vieille fille, quand elle apprendrait la fatalenouvelle. Or, il connaissait, par expérience, le résultat d’unmécontentement de mademoiselle Angélique. Seulement, cette fois, lacause du mécontentement s’élevant à une puissance incalculée, lesrésultats devaient atteindre un chiffre incalculable.

Voilà sous quelle effrayante impression Pitou entra dans lePleux. Il avait mis près d’un quart d’heure à faire le chemin quimenait de la grande porte de l’abbé Fortier à l’entrée de cetterue, et cependant il n’y avait guère qu’un parcours de trois centspas.

En ce moment l’horloge de l’église sonna une heure.

Il s’aperçut alors que son entretien suprême avec l’abbé, et lalenteur avec laquelle il avait franchi la distance, l’avaientretardé de soixante minutes, et que par conséquent, depuis trente,était écoulé le délai de rigueur au delà duquel on ne dînait pluschez la tante Angélique.

Nous l’avons dit, tel était le frein salutaire que la vieillefille avait mis à la fois aux tristes retenues ou aux ardeursfolâtres de son neveu ; c’est ainsi que, bon an mal an, elleéconomisait une soixantaine de dîners sur le pauvre Pitou.

Mais cette fois, ce qui inquiétait l’écolier en retard, cen’était pas le maigre dîner de la tante ; si maigre qu’eût étéle déjeuner, Pitou avait le cœur trop gros pour s’apercevoir qu’ilavait l’estomac vide.

Il y a un affreux supplice, bien connu de l’écolier, si cancrequ’il soit, c’est le séjour illégitime, dans quelque coin reculé,après une expulsion collégiale ; c’est le congé définitif etforcé dont il est contraint de profiter, tandis que sescondisciples passent, le carton et les livres sous le bras, pouraller au travail quotidien. Ce collège si haï prend ces jours-làune forme désirable. L’écolier s’occupe sérieusement de cettegrande affaire des thèmes et des versions dont il ne s’est jamaisoccupé et qui se traite là-bas en son absence. Il y a beaucoup derapports entre cet élève renvoyé par son professeur et celui del’excommunié à cause de son impiété, qui n’a plus le droit derentrer dans l’église, et qui brûle du désir d’entendre unemesse.

C’est pourquoi, à mesure qu’il s’approchait de la maison de satante, le séjour dans cette maison paraissait épouvantable aupauvre Pitou. C’est pourquoi, pour la première fois de sa vie, ilse figurait que l’école était un paradis terrestre dont l’abbéFortier, ange exterminateur, venait de le chasser avec son martineten guise d’épée flamboyante.

Cependant, si lentement qu’il marchât, et quoique de dix pas endix pas Pitou fit des stations, stations qui devenaient pluslongues à mesure qu’il approchait, il n’en fallut pas moins arriverau seuil de cette maison tant redoutée. Pitou atteignit donc ceseuil en traînant ses souliers et en frottant machinalement sa mainsur la couture de sa culotte.

– Ah ! je suis bien malade, allez, tante Angélique, ditpour prévenir toute raillerie ou tout reproche, et peut-être aussipour essayer de se faire plaindre, le pauvre enfant.

– Bon, dit mademoiselle Angélique, je connais cette maladie-là,et on la guérirait facilement en remontant l’aiguille de la penduled’une heure et demie.

– Oh ! mon Dieu non ! dit amèrement Pitou, car je n’aipas faim.

La tante Angélique fut surprise et presque inquiète ; unemaladie inquiète également les bonnes mères et les marâtres :les bonnes mères pour le danger que cause la maladie ; lesmarâtres pour le tort qu’elle fait à la bourse.

– Eh bien ! qu’y a-t-il, voyons, parle ? demanda lavieille fille.

À ces paroles, prononcées cependant sans une sympathie bientendre, Ange Pitou se mit à fondre en pleurs, et, il faut l’avouer,la grimace qu’il fit en passant de la plainte aux larmes fut desplus laides et des plus désagréables grimaces qui se puissevoir.

– Oh ! ma bonne tante ! il m’est arrivé un bien grandmalheur, dit-il.

– Et lequel ? demanda la vieille fille.

– M. l’abbé m’a renvoyé ! s’écria Ange Pitou en éclatant end’énormes sanglots.

– Renvoyé ? répéta mademoiselle Angélique, comme si ellen’eût pas bien compris.

– Oui, ma tante.

– Et d’où t’a-t-il renvoyé ?

– De l’école.

Et les sanglots de Pitou redoublèrent.

– De l’école ?

– Oui, ma tante.

– Pour tout à fait ?

– Oui, ma tante.

– Ainsi, plus d’examens, plus de concours, plus de bourse, plusde séminaire ?

Les sanglots de Pitou se changèrent en hurlements. MademoiselleAngélique le regarda comme si elle eût voulu lire jusqu’au fond ducœur de son neveu les causes de son renvoi.

– Gageons que vous avez encore fait l’école buissonnière,dit-elle ; gageons que vous avez encore été rôder du côté dela ferme du père Billot. Fi ! un futur abbé !

Ange secoua la tête.

– Vous mentez ! s’écria la vieille fille, dont la colères’augmentait à mesure qu’elle acquérait la certitude que laposition était grave ; vous mentez ! Dimanche encore, onvous a vu dans l’allée des Soupirs avec la Billote.

C’était mademoiselle Angélique qui mentait ; mais en touttemps les dévots se sont cru autorisés à mentir, en vertu de cetaxiome jésuitique : « Il est permis de plaider le fauxpour savoir le vrai. »

– On ne m’a pas vu dans l’allée des Soupirs, dit Ange ;c’est impossible, nous nous promenions du côté de l’Orangerie.

– Ah ! malheureux ! vous voyez bien que vous étiezavec elle.

– Mais, ma tante, reprit Ange rougissant, il ne s’agit point icide mademoiselle Billot.

– Oui, appelle-la mademoiselle, pour cacher ton jeu impur !Mais j’avertirai son confesseur, à cette mijaurée !

– Mais, ma tante, je vous jure que mademoiselle Billot n’est pasune mijaurée.

– Ah ! vous la défendez quand c’est vous qui avez besoind’excuse ! Bien, vous vous entendez ! de mieux en mieux.Où allons-nous, mon Dieu !… Des enfants de seizeans !

– Ma tante, bien au contraire que nous nous entendions avecCatherine, c’est Catherine qui me chasse toujours.

– Ah ! vous voyez bien que vous vous coupez ! Voilàque vous l’appelez Catherine tout court, maintenant ! Oui,elle vous chasse, hypocrite… quand on la regarde.

– Tiens, se dit Pitou, soudainement illuminé ; tiens, c’estvrai, je n’y avais jamais pensé.

– Ah ! tu vois, dit la vieille fille, profitant de la naïveexclamation de son neveu pour le convaincre de connivence avec laBillote ; mais laisse faire, je m’en vais raccommoder toutcela, moi. M. Fortier est son confesseur ; je vais le prier dete faire emprisonner, et de te mettre au pain et à l’eau pendantquinze jours ; et quant à mademoiselle Catherine, s’il luifaut du couvent pour modérer sa passion pour toi, eh bien !elle en tâtera. Nous l’enverrons à Saint-Rémy.

La vieille fille prononça sa dernière parole avec une autoritéet une conviction de sa puissance qui fit frémir Pitou.

– Ma bonne tante, lui dit-il en joignant les mains, vous voustrompez, je vous jure, si vous croyez que mademoiselle Billot estpour quelque chose dans mon malheur.

– L’impureté est la mère de tous les vices, interrompitsentencieusement mademoiselle Angélique.

– Ma tante, je vous répète que M. l’abbé ne m’a pas renvoyéparce que je suis un impur ; il m’a renvoyé parce que je faistrop de barbarismes, mêlés aux solécismes qui m’échappent aussi detemps en temps, et m’ôtent, à ce qu’il dit, toute chance pourobtenir la bourse du séminaire.

– Toute chance, dis-tu ? Alors tu n’auras pas cettebourse ? alors tu ne seras pas abbé ? alors je ne seraipas ta gouvernante ?

– Mon Dieu ! non ! ma tante.

– Et que deviendras-tu alors ? demanda la vieille filletoute effarouchée.

– Je ne sais pas. Pitou leva lamentablement les yeux au ciel. Cequ’il plaira à la Providence ! ajouta-t-il.

– À la Providence ? Ah ! je vois ce que c’est, s’écriamademoiselle Angélique ; on lui aura monté la tête, on luiaura parlé d’idées nouvelles, on lui aura inculqué des principes dephilosophie.

– Ça ne peut pas être cela, ma tante, puisqu’on ne peut entreren philosophie qu’après avoir fait sa rhétorique, et que je n’aijamais pu dépasser ma troisième.

– Plaisante, plaisante. Ce n’est pas de cette philosophie-là queje parle, moi. Je parle de la philosophie des philosophes,malheureux ! je parle de la philosophie de M. Arouet ; jeparle de la philosophie de M. Jean-Jacques ; de la philosophiede M. Diderot, qui a fait La Religieuse.

Mademoiselle Angélique se signa.

– La Religieuse, demanda Pitou, qu’est-ce que c’est quecela, ma tante ?

– Tu l’as lue, malheureux ?

– Ma tante, je vous jure que non !

– Voilà pourquoi tu ne veux pas de l’Église.

– Ma tante, vous vous trompez ; c’est l’Église qui ne veutpas de moi.

– Mais c’est décidément un serpent que cet enfant-là. Je croisqu’il réplique.

– Non, ma tante, je réponds, voilà tout.

– Oh ! il est perdu ! s’écria mademoiselle Angéliqueavec tous les signes du plus profond abattement, et en se laissantaller sur son fauteuil favori.

En effet : « Il est perdu ! » ne signifiaitpas autre chose que : « Je suis perdue ! »

Le danger était imminent. La tante Angélique prit une résolutionsuprême : elle se leva, comme si un ressort l’eût mise sur sesjambes, et courut chez l’abbé Fortier pour lui demander desexplications, et surtout pour tenter vis-à-vis de lui un derniereffort.

Pitou suivit des yeux sa tante jusque sur le seuil de laporte ; puis, lorsqu’elle eut disparu, il s’approcha à sontour jusque sur ce seuil, et la vit s’acheminer, avec une vitessedont il n’avait aucune idée, vers la rue de Soissons. Dès lors, iln’eut plus de doute sur les intentions de mademoiselle Angélique,et fut convaincu qu’elle se rendait chez son professeur.

C’était tout au moins un quart d’heure de tranquillité. Pitousongea à utiliser… ce quart d’heure que la Providence luiaccordait. Il ramassa les restes du dîner de sa tante pour nourrirses lézards, attrapa deux ou trois mouches pour ses fourmis et sesgrenouilles ; puis, ouvrant successivement la huche etl’armoire, il s’occupa de se nourrir lui-même, car avec la solitudel’appétit lui était revenu.

Toutes ces dispositions prises, il revint guetter sur la porte,afin de n’être point surpris par le retour de sa seconde mère.

Mademoiselle Angélique s’intitulait la seconde mère dePitou.

Tandis qu’il guettait, une belle jeune fille passa au bout duPleux, suivant la ruelle qui conduit de l’extrémité de la rue deSoissons à celle de la rue de Lormet. Elle était montée sur lacroupe d’un cheval chargé de deux paniers : l’un rempli depoulets, l’autre de pigeons ; c’était Catherine. En apercevantPitou sur le seuil de sa tante, elle s’arrêta.

Pitou rougit selon son habitude, puis demeura la bouche béante,regardant, c’est-à-dire admirant, car mademoiselle Billot étaitpour lui la dernière expression de la beauté humaine.

La jeune fille lança un coup d’œil dans la rue, salua Pitou d’unpetit signe de tête et continua son chemin.

Pitou répondit en tressaillant d’aise.

Cette petite scène dura tout juste assez de temps pour que legrand écolier, tout entier à sa contemplation, et continuant deregarder la place où avait été mademoiselle Catherine, n’aperçûtpoint sa tante qui revenait de chez l’abbé Fortier, et qui tout àcoup lui saisit la main en pâlissant de colère.

Ange, réveillé en sursaut au milieu de son beau rêve par cettecommotion électrique que lui causait toujours le toucher demademoiselle Angélique, se retourna, reporta les yeux du visagecourroucé de sa tante Angélique à sa propre main, et se vit avecterreur nanti d’une énorme moitié de tartine sur laquelleapparaissaient trop généreusement appliquées deux couches de beurrefrais et de fromage blanc superposées.

Mademoiselle Angélique poussa un cri de fureur, et Pitou ungémissement d’effroi. Angélique leva sa main crochue, Pitou baissala tête ; Angélique s’empara d’un manche à balai trop voisin,Pitou laissa tomber sa tartine et prit sa course sans autreexplication.

Ces deux cœurs venaient de s’entendre, et avaient compris qu’ilne pouvait plus rien exister entre eux.

Mademoiselle Angélique rentra et ferma la porte à double tour.Pitou, que le bruit grinçant de la serrure effrayait comme unesuite de la tempête, redoubla de vivacité.

Il résulta de cette scène un effet que mademoiselle Angéliqueétait bien loin de prévoir, et auquel, bien certainement, Pitou nes’attendait pas davantage.

Chapitre 5Un fermier philosophe

Pitou courait comme si tous les diables d’enfer eussent été àses trousses, et en un instant il fut hors de la ville.

En tournant le coin du cimetière, il faillit donner du nez dansle derrière d’un cheval.

– Eh ! bon Dieu ! dit une douce voix bien connue dePitou, où courez-vous donc ainsi, monsieur Ange ? Vous avezmanqué faire prendre le mors aux dents à Cadet, de la peur que vousnous avez faite.

– Ah ! mademoiselle Catherine, s’écria Pitou, répondant àsa propre pensée et non à l’interrogation de la jeune fille.Ah ! mademoiselle Catherine, quel malheur, mon Dieu !quel malheur !

– Jésus ! vous m’effrayez, dit la jeune fille arrêtant soncheval au milieu du chemin. Qu’y a-t-il donc, monsieurAnge ?

– Il y a, répondit Pitou, comme s’il allait révéler un mystèred’iniquités, il y a que je ne serai pas abbé, mademoiselleCatherine.

Mais, au lieu de gesticuler dans le sens qu’attendait Pitou,mademoiselle Billot partit d’un grand éclat de rire.

– Vous ne serez pas abbé ? dit-elle.

– Non, répondit Pitou consterné ; il paraît que c’estimpossible.

– Eh bien ! alors, vous serez soldat, dit Catherine.

– Soldat ?

– Sans doute. Il ne faut pas se désespérer pour si peu de chose,mon Dieu ! J’avais d’abord cru que vous veniez m’annoncer lamort subite de mademoiselle votre tante.

– Ah ! dit Pitou avec sentiment, c’est exactement la mêmechose pour moi que si elle était morte, puisqu’elle me chasse.

– Pardon, dit la Billote en riant ; il vous manque cettesatisfaction de la pouvoir pleurer.

Et Catherine se mit à rire de plus belle, ce qui scandalisa denouveau Pitou.

– Mais n’avez-vous donc pas entendu qu’elle me chasse !reprit l’écolier désespéré.

– Eh bien ! tant mieux ! dit-elle.

– Vous êtes bien heureuse de rire comme cela, mademoiselleBillot, et ça prouve que vous avez un bien agréable caractère,puisque les chagrins des autres ne vous font pas une plus grandeimpression.

– Et qui vous dit donc que, s’il vous arrivait un chagrinvéritable, je ne vous plaindrais pas, monsieur Ange ?

– Vous me plaindriez s’il m’arrivait un chagrin véritable ?Mais vous ne savez donc pas que je n’ai plus deressources !

– Tant mieux encore ! fit Catherine.

Pitou n’y était plus le moins du monde.

– Et manger ! dit-il ; il faut manger, pourtant,mademoiselle ; surtout moi, qui ai toujours faim.

– Vous ne voulez donc pas travailler, monsieur Pitou ?

– Travailler ! et à quoi ? M. Fortier et ma tanteAngélique m’ont répété plus de cent fois que je n’étais bon à rien.Ah ! si l’on m’avait mis en apprentissage chez un menuisier ouchez un charron, au lieu de vouloir faire de moi un abbé !Décidément, tenez, mademoiselle Catherine, fit Pitou avec un gestede désespoir ; décidément il y a une malédiction sur moi.

– Hélas ! dit la jeune fille avec compassion, car ellesavait comme tout le monde l’histoire lamentable de Pitou ; ily a du vrai dans ce que vous dites là, mon cher monsieurAnge ; mais… pourquoi ne faites-vous pas une chose ?

– Laquelle ? dit Pitou en se cramponnant à la proposition àvenir de mademoiselle Billot, comme un noyé se cramponne à unebranche de saule. Laquelle, dites ?

– Vous aviez un protecteur, ce me semble.

– M. le docteur Gilbert ?

– Vous étiez le camarade de classe de son fils, puisqu’il a étéélevé comme vous chez l’abbé Fortier.

– Je le crois bien, et même je l’ai empêché plus d’une foisd’être rossé.

– Eh bien ! pourquoi ne vous adressez-vous pas à sonpère ? Il ne vous abandonnera point.

– Dame ! je le ferais certainement si je savais ce qu’ilest devenu ; mais peut-être votre père le sait-il,mademoiselle Billot, puisque le docteur Gilbert est sonpropriétaire.

– Je sais qu’il lui faisait passer une partie des fermages enAmérique, et qu’il plaçait l’autre chez un notaire de Paris.

– Ah ! dit en soupirant Pitou ; en Amérique, c’estbien loin.

– Vous iriez en Amérique, vous ? dit la jeune fille,presque effrayée de la résolution de Pitou.

– Moi, mademoiselle Catherine ? Jamais ! jamais !Non. Si je savais où et quoi manger, je me trouverais très bien enFrance.

Très bien ! répéta mademoiselle Billot.

Pitou baissa les yeux. La jeune fille garda le silence. Cesilence dura quelque temps. Pitou était plongé dans des rêveriesqui eussent bien surpris l’abbé Fortier, homme logique.

Ces rêveries, parties d’un point obscur, s’étaientéclaircies ; puis étaient devenues confuses, quoiquebrillantes comme des éclairs dont l’origine est cachée, dont lasource est perdue.

Cependant Cadet s’était remis en marche au pas, et Pitoumarchait près de Cadet, une main appuyée sur un des paniers. Quantà mademoiselle Catherine, rêveuse de son côté comme Pitou l’étaitdu sien, elle laissait flotter les rênes sans craindre que soncoursier s’emportât. D’ailleurs, il n’y avait pas de monstre sur lechemin, et Cadet était d’une race qui n’avait aucun rapport avecles chevaux d’Hippolyte.

Pitou s’arrêta machinalement quand le cheval s’arrêta. On étaitarrivé à la ferme.

– Tiens, c’est toi, Pitou ! s’écria un homme d’une encolurepuissante, campé assez fièrement devant une mare, où il faisaitboire son cheval.

– Eh ! mon Dieu ! oui, monsieur Billot, c’estmoi-même.

– Encore un malheur arrivé à ce pauvre Pitou, dit la jeune filleen sautant à bas de son cheval, sans s’inquiéter si son jupon, ense relevant, montrait la couleur de ses jarretières ; sa tantele chasse.

– Et qu’a-t-il donc fait encore à la vieille bigote ? ditle fermier.

– Il parait que je ne suis pas assez fort en grec, ditPitou.

Il se vantait, le fat ! c’était en latin qu’il aurait dûdire.

– Pas assez fort en grec, dit l’homme aux larges épaules, etpourquoi veux-tu être fort en grec ?

– Pour expliquer Théocrite et lire l’Iliade.

– Et à quoi cela te servirait-il d’expliquer Théocrite et delire l’Iliade ?

– Cela me servirait à être abbé.

– Bah ! dit M. Billot, est-ce que je sais le grec ?Est-ce que je sais le latin ? Est-ce que je sais lefrançais ? Est-ce que je sais écrire ? Est-ce que je saislire ? Ça m’empêche-t-il de semer, de récolter etd’engranger ?

– Oui, mais vous, monsieur Billot, vous n’êtes pas abbé, vousêtes cultivateur, agricola, comme dit Virgile. Ôfortunatos nimium…

– Eh bien ! crois-tu donc qu’un cultivateur ne soit pasl’égal d’un calotin, dis donc, mauvais enfant de chœur !surtout quand ce cultivateur a soixante arpents de terre au soleilet un millier de louis à l’ombre.

– On m’a toujours dit que d’être abbé c’était ce qu’il y avaitde mieux au monde ; il est vrai, ajouta Pitou en souriant deson sourire le plus agréable, que je n’ai pas toujours écouté cequ’on me disait.

– Et tu as eu raison, garçon. Tu vois que je fais des vers commeun autre, quand je m’en mêle, moi. Il me semble qu’il y a en toi del’étoffe pour faire mieux qu’un abbé et que c’est un bonheur que tune prennes pas cet état-là, surtout dans ce moment-ci. Vois-tu, enma qualité de fermier, je me connais au temps, et le temps estmauvais pour les abbés.

– Bah ! fit Pitou.

– Oui, il y aura de l’orage, dit le fermier. Ainsi donc,crois-moi. Tu es honnête, tu es savant…

Pitou salua, fort honoré d’avoir été appelé savant pour lapremière fois de sa vie.

– Tu peux donc gagner ta vie sans cela, continua le fermier.

Mademoiselle Billot, tout en mettant à bas les poulets et lespigeons, écoutait avec intérêt le dialogue établi entre Pitou etson père.

– Gagner ma vie, reprit Pitou, cela me paraît biendifficile.

– Que sais-tu faire ?

– Dame ! je sais tendre des gluaux et poser des collets.J’imite assez bien le chant des oiseaux, n’est-ce pas, mademoiselleCatherine ?

– Oh ! pour cela, c’est vrai, il chante comme unpinson.

– Oui mais tout cela n’est point un état, reprit le pèreBillot.

– C’est bien ce que je dis, parbleu !

– Tu jures, c’est déjà bon.

– Comment, j’ai juré, dit Pitou ; je vous demande bienpardon, monsieur Billot.

– Oh ! il n’y a pas de quoi, dit le fermier ; çam’arrive quelquefois aussi, à moi. Eh ! tonnerre deDieu ! continua-t-il en se retournant vers son cheval, tetiendras-tu un peu tranquille, toi ! Ces diables depercherons, il faut toujours qu’ils gazouillent et qu’ils setrémoussent. Voyons, reprit-il encore en revenant à Pitou, es-tuparesseux ?

– Je ne sais pas ; je n’ai jamais fait que du latin et dugrec, et…

– Et quoi ?

– Et je dois dire que je n’y mordais pas beaucoup.

– Tant mieux, dit Billot, ça prouve que tu n’es pas encore sibête que je croyais.

Pitou ouvrait des yeux d’une effrayante dimension ; c’étaitla première fois qu’il entendait professer cet ordre d’idées,subversif de toutes les théories qu’il avait entendu poserjusque-là.

– Je demande, dit Billot, si tu es paresseux à lafatigue ?

– Oh ! à la fatigue, c’est autre chose, dit Pitou ;non, non, non, je ferais bien dix lieues sans êtrefatigué !

– Bon, c’est déjà quelque chose, reprit Billot ; en tefaisant maigrir encore de quelques livres, tu pourras devenircoureur.

– Maigrir, dit Pitou en regardant sa taille mince, ses longsbras osseux et ses longues jambes en échalas, il me semblait,monsieur Billot, que j’étais assez maigre comme cela.

– En vérité, mon ami, dit le fermier en éclatant de rire, tu esun trésor.

C’était encore la première fois que Pitou était estimé à un sihaut prix. Aussi marchait-il de surprises en surprises.

– Écoute-moi, dit le fermier ; je demande si tu esparesseux au travail.

– À quel travail ?

– Au travail en général.

– Je ne sais pas, moi ; je n’ai jamais travaillé.

La jeune fille se mit à rire, mais cette fois le père Billotprit la chose au sérieux.

– Ces coquins de prêtres ! dit-il en étendant son grospoing vers la ville ; voilà pourtant comment ils élèvent lajeunesse, dans la fainéantise et l’inutilité. À quoi un pareilgaillard, là, je vous le demande, peut-il être bon à sesfrères ?

– Oh ! à pas grand’chose, dit Pitou, je le sais bien.Heureusement que je n’en ai pas, de frères.

– Par frères, dit Billot, j’entends tous les hommes en général.Voudrais-tu dire que tous les hommes ne sont pas frères, parhasard ?

– Oh ! si fait ; d’ailleurs, c’est dansl’Évangile.

– Et égaux ? continua le fermier.

– Ah ! ça, c’est autre chose, dit Pitou ; si j’avaisété l’égal de l’abbé Fortier, il ne m’aurait pas si souvent donnédu martinet, de la férule ; et si j’avais été l’égal de matante, elle ne m’aurait pas chassé.

– Je te dis que tous les hommes sont égaux, reprit le fermier,et nous le prouverons bientôt aux tyrans.

– Tyrannis ! reprit Pitou.

– Et la preuve, continua Billot, c’est que je te prends chezmoi.

– Vous me prenez chez vous, mon cher monsieur Billot !N’est-ce pas pour vous moquer de moi que vous me dites de pareilleschoses ?

– Non. Voyons, que te faut-il pour vivre ?

– Dame ! trois livres de pain à peu près par jour.

– Et avec ton pain ?

– Un peu de beurre ou du fromage.

– Allons, allons, dit le fermier, je vois que tu n’es pasdifficile à nourrir. Eh bien ! on te nourrira.

– Monsieur Pitou, dit Catherine, n’avez-vous rien autre chose àdemander à mon père ?

– Moi, mademoiselle ? oh ! mon Dieu, non !

– Et pourquoi donc êtes-vous venu ici, alors ?

– Parce que vous y veniez.

– Ah ! voilà qui est tout à fait galant, ditCatherine ; mais je n’accepte le compliment que pour ce qu’ilvaut. Vous êtes venu, monsieur Pitou, pour demander à mon père desnouvelles de votre protecteur.

– Ah ! c’est vrai, dit Pitou. Tiens, c’est drôle, jel’avais oublié.

– Tu veux parler de ce digne M. Gilbert ? dit le fermierd’un ton de voix qui indiquait le degré de profonde considérationqu’il avait pour son propriétaire.

– Justement, dit Pitou ; mais je n’en ai plus besoinmaintenant ; et, puisque monsieur Billot me prend chez lui, jepuis attendre tranquillement son retour d’Amérique.

– En ce cas-là, mon ami, tu n’auras pas à attendre longtemps,car il en est revenu.

– Bah ! fit Pitou ; et quand cela ?

– Je ne sais pas au juste ; mais ce que je sais, c’estqu’il était au Havre il y a huit jours ; car il y a là, dansmes fontes, un paquet qui vient de lui, qu’il m’a adressé enarrivant, et qu’on m’a remis ce matin même à Villers-Cotterêts, etla preuve, c’est que le voilà.

– Qui vous a donc dit que c’était de lui, mon père ?

– Parbleu ! puisqu’il y avait une lettre dans lepaquet.

– Excusez, mon père, dit en souriant Catherine, mais je croyaisque vous ne saviez pas lire. Je vous dis cela, papa, parce que vousvous vantez de ne pas le savoir.

– Oui-da, je m’en vante ! Je veux qu’on puisse dire :« Le père Billot ne doit rien à personne, pas même à un maîtred’école ; il a fait sa fortune par lui-même, le pèreBillot ! » Voilà ce que je veux qu’on puisse dire. Cen’est donc pas moi qui ai lu la lettre ; c’est le maréchal deslogis de la gendarmerie, que j’ai rencontré.

– Et que vous disait-elle, cette lettre, mon père ? Il esttoujours content de nous, n’est-ce pas ?

– Juges-en.

Et le fermier tira d’un portefeuille de cuir une lettre qu’ilprésenta à sa fille.

Catherine lut :

« Mon cher monsieur Billot,

« J’arrive d’Amérique, où j’ai trouvé un peuple plus riche,plus grand et plus heureux que le nôtre. Cela vient de ce qu’il estlibre et que nous ne le sommes pas. Mais nous marchons, nous aussi,vers une ère nouvelle, et il faut que chacun travaille à hâter lejour où la lumière luira. Je connais vos principes, mon chermonsieur Billot ; je sais votre influence sur les fermiers vosconfrères, et sur toute cette brave population d’ouvriers et delaboureurs à qui vous commandez, non pas comme un roi, mais commeun père. Inculquez-leur les principes de dévouement et defraternité que j’ai reconnus en vous. La philosophie estuniverselle, tous les hommes doivent lire leurs droits et leursdevoirs à la lueur de son flambeau. Je vous envoie un petit livredans lequel tous ces devoirs et tous ces droits sont consignés. Cepetit livre est de moi, quoique mon nom ne soit pas sur lacouverture. Propagez-en les principes, qui sont ceux de l’égalitéuniverselle ; faites-le lire tout haut dans les longuesveillées d’hiver. La lecture est la pâture de l’esprit, comme lepain est la nourriture du corps.

« Un de ces jours j’irai vous voir, et vous proposer unnouveau mode de fermage fort en usage en Amérique. Il consiste àpartager la récolte entre le fermier et le propriétaire. Ce qui meparaît plus selon les lois de la société primitive, et surtoutselon le cœur de Dieu.

« Salut et fraternité.

« Honoré GILBERT,

« Citoyen de Philadelphie. »

– Oh ! oh ! fit Pitou, que voici une lettre qui mesemble bien rédigée.

– N’est-ce pas ? dit Billot.

– Oui, mon cher père, dit Catherine ; mais je doute que lelieutenant de gendarmerie soit de votre avis.

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’il me semble que cette lettre peut compromettre, nonseulement le docteur Gilbert, mais encore vous-même.

– Bah ! dit Billot, tu as toujours peur, toi. Ça n’empêchepas que voilà la brochure, et voilà ton emploi tout trouvé,Pitou ; le soir tu la liras.

– Et dans la journée ?

– Dans la journée tu garderas les moutons et les vaches. Voilàtoujours la brochure.

Et le fermier tira de ses fontes une de ces petites brochures àcouverture rouge, comme il s’en publiait grand nombre à cetteépoque, avec ou sans permission de l’autorité.

Seulement, dans ce dernier cas, l’auteur risquait lesgalères.

– Lis-moi le titre de cela, Pitou, que je parle toujours dutitre, en attendant que je parle de l’ouvrage. Tu me liras le resteplus tard.

Pitou lut sur la première page ces mots que l’usage a faits bienvagues et bien insignifiants depuis, mais qui avaient, à cetteépoque, un profond retentissement dans tous les cœurs :

– De l’indépendance de l’homme et de la liberté desnations.

– Que dis-tu de cela, Pitou ? demanda le fermier.

– Je dis qu’il me semble, monsieur Billot, que l’indépendance etla liberté c’est la même chose ; mon protecteur serait chasséde la classe de M. Fortier pour cause de pléonasme.

– Pléonasme ou non, c’est le livre d’un homme, ce livre-là, ditle fermier.

– N’importe, mon père, dit Catherine, avec cet admirableinstinct des femmes, cachez-le, je vous en supplie, il vous feraquelque mauvaise affaire. Moi, je sais que je tremble, rien que dele voir.

– Et pourquoi veux-tu qu’il me nuise, à moi, puisqu’il n’a pasnui à son auteur ?

– Qu’en savez-vous, mon père ? Il y a huit jours que cettelettre est écrite, et le paquet n’a pu mettre huit jours pour venirdu Havre ici. Moi aussi, j’ai reçu une lettre ce matin.

– Et de qui ?

– De Sébastien Gilbert, qui nous écrit de son côté ; il mecharge même de dire bien des choses à son frère de laitPitou ; j’avais oublié la commission, moi.

– Eh bien ?

– Eh bien ! il dit que depuis trois jours on attend à Parisson père, qui devait arriver et qui n’arrive pas.

– Mademoiselle a raison, dit Pitou ; il me semble que ceretard est inquiétant.

– Tais-toi, peureux, et lis le traité du docteur, dit lefermier ; alors tu deviendras non seulement un savant, maisencore un homme.

On parlait ainsi à cette époque, car on était à la préface decette grande histoire grecque et romaine que la nation françaisecopia pendant dix ans dans toutes ses phases : dévouements,proscriptions, victoires et esclavage.

Pitou mit le livre sous son bras, avec un geste si solennel,qu’il acheva de gagner le cœur du fermier.

– Maintenant, dit Billot, as-tu dîné ?

– Non, monsieur, répondit Pitou conservant l’attitudesemi-religieuse, semi-héroïque qu’il avait prise depuis qu’il avaitreçu le livre.

– Il allait justement dîner quand on l’a chassé, dit la jeunefille.

– Eh bien ! dit Billot, va demander à la mère Billotl’ordinaire de la ferme, et demain tu entreras en fonction.

Pitou remercia d’un regard éloquent M. Billot, et, conduit parCatherine, il rentra dans la cuisine, gouvernement placé sous ladirection absolue de madame Billot.

Chapitre 6Bucoliques

Madame Billot était une grosse maman de trente-cinq à trente-sixans, ronde comme une boule, fraîche, potelée, cordiale ;trottant sans cesse du colombier au pigeonnier, de l’étable auxmoutons à l’étable à vaches ; inspectant son pot-au-feu, sesfourneaux et son rôti, comme fait un général expert de sescantonnements, jugeant d’un seul coup d’œil si tout était à saplace, et à la seule odeur si le thym et le laurier étaientdistribués dans les casseroles en quantités suffisantes, grognantpar habitude, mais sans la moindre intention que sa grognerie leursoit désagréable, son mari, qu’elle honorait à l’égal du plus grandpotentat, sa fille, qu’elle aimait certes plus que madame deSévigné n’aimait madame de Grignan, et ses journaliers, qu’ellenourrissait comme aucune fermière à dix lieues à la ronde nenourrissait les siens. Aussi y avait-il concurrence pour entrerchez M. Billot. Mais là malheureusement, comme au ciel,comparativement à ceux qui se présentaient, il y avait beaucoupd’appelés, mais peu d’élus.

Nous avons vu que Pitou, sans être appelé, avait été élu.C’était un bonheur qu’il apprécia à sa juste valeur, surtout quandil vit la miche dorée que l’on plaça à sa gauche, le pot de cidreque l’on mit à sa droite, et le morceau de petit salé que l’on posadevant lui. Depuis l’époque où il avait perdu sa pauvre mère, et ily avait de cela cinq ans, Pitou, même les jours de grande fête,n’avait pas joui d’un pareil ordinaire.

Aussi Pitou, plein de reconnaissance, sentait-il à mesure qu’ilengloutissait le pain qu’il dévorait, le petit salé qu’il humectaitavec une large décoction de cidre, aussi Pitou sentait-il augmenterson admiration pour le fermier, son respect pour sa femme, et sonamour pour sa fille. Une seule chose le tracassait, c’était cettefonction humiliante qu’il devait remplir le jour de garder lesmoutons et les vaches, fonction si peu en harmonie avec celle quilui était réservée le soir, et qui avait pour but d’instruirel’humanité des principes les plus élevés de la sociabilité et de laphilosophie.

Ce fut à quoi rêva Pitou après son dîner. Mais, même dans cetterêverie, l’influence de cet excellent dîner se fit sentir. Pitoucommença à envisager les choses sous un tout autre point de vuequ’il ne l’avait fait à jeun. Ces fonctions de gardien de moutonset de meneur de vaches, qu’il regardait comme si fort au-dessous delui, avaient été remplies par des dieux et des demi-dieux.

Apollon, dans une situation à peu près pareille à la sienne,c’est-à-dire chassé de l’Olympe par Jupiter, comme lui Pitou avaitété chassé du Pleux par sa tante Angélique, s’était fait berger etavait gardé les troupeaux d’Admète. Il est vrai qu’Admète était unroi pasteur ; mais aussi Apollon était un dieu.

Hercule avait été vacher ou à peu près, puisqu’il avait, dit lamythologie, tiré par la queue les vaches de Géryon ; et, qu’onmène les vaches par la queue ou qu’on les mène par la tête, c’estune différence dans les habitudes de celui qui les mène, voilàtout ; cela ne peut pas empêcher qu’à tout prendre il ne soitun meneur de vaches, c’est-à-dire un vacher.

Il y a plus, ce Tityre couché au pied d’un hêtre, dont parleVirgile, et qui se félicite en si beaux vers du repos qu’Augustelui a fait, c’était un berger aussi. Enfin, c’était un bergerencore que ce Mélibée qui se plaint si poétiquement de quitter sesfoyers.

Certes, tous ces gens-là parlaient assez bien latin pour êtreabbés, et cependant ils préféraient voir brouter le cytise amer àleurs chèvres à dire la messe et à chanter les vêpres. Il fallaitdonc qu’à tout prendre l’état de berger eût aussi ses charmes.D’ailleurs, qui empêchait Pitou de lui rendre la dignité et lapoésie qu’il avait perdues ; qui empêchait Pitou de proposerdes combats de chant aux Ménalques et aux Palémons des villagesenvironnants ? Personne, bien certainement. Pitou avait plusd’une fois chanté au lutrin, et s’il n’avait pas été pris une foisà boire le vin des burettes de l’abbé Fortier, qui, avec sa rigueurordinaire, l’avait destitué de sa dignité d’enfant de chœur àl’instant même, ce talent pouvait le mener loin. Il ne savait pasjouer du pipeau, c’est vrai, mais il savait jouer sur tous les tonsde la pipette, ce qui devait se ressembler beaucoup. Il ne taillaitpas lui-même sa flûte aux tuyaux d’inégale grandeur, comme faisaitl’amant de Syrinx ; mais, avec du tilleul et du marronnier, ilfaisait des sifflets, dont la perfection plus d’une fois lui valutles applaudissements de ses camarades. Pitou pouvait donc êtreberger sans par trop déroger ; il ne descendait pas jusqu’àcet état, mal apprécié dans les temps modernes, il élevait cet étatjusqu’à lui.

D’ailleurs, les bergeries étaient placées sous la direction demademoiselle Billot, et ce n’était pas recevoir des ordres que deles recevoir de la bouche de Catherine.

Mais, à son tour, Catherine veillait sur la dignité dePitou.

Le soir même, lorsque le jeune homme s’approcha d’elle et luidemanda à quelle heure il devait partir pour aller rejoindre lesbergers :

– Vous ne partirez pas, répondit en souriant Catherine.

– Et comment ? dit Pitou étonné.

– J’ai fait comprendre à mon père que l’éducation que vous aviezreçue vous plaçait au-dessus des fonctions qu’il vousdestinait ; vous resterez à la ferme.

– Ah ! tant mieux, dit Pitou, ça fait que je ne vousquitterai pas.

L’exclamation avait échappé au naïf Pitou. Mais il ne l’eut pasplus tôt proférée que le rouge lui monta aux oreilles, tandis quede son côté Catherine baissait la tête et souriait.

– Ah ! pardon, mademoiselle, ça m’est sorti malgré moi ducœur, il ne faut pas m’en vouloir pour cela, dit Pitou.

– Je ne vous en veux pas non plus, monsieur Pitou, ditCatherine, et ce n’est pas votre faute si vous avez du plaisir àrester avec moi.

Il se fit un moment de silence. Il n’y avait riend’étonnant : les deux pauvres enfants s’étaient dit tant dechoses en si peu de paroles !

– Mais, demanda Pitou, je ne puis pas rester à la ferme sans yrien faire. Que ferai-je à la ferme ?

– Vous ferez ce que je faisais, vous tiendrez les écritures, lescomptes avec les journaliers, les recettes, les dépenses. Voussavez calculer, n’est-ce pas ?

– Je sais mes quatre règles, répondit fièrement Pitou.

– C’est une de plus que moi, dit Catherine. Je n’ai jamais pualler plus loin que la troisième. Vous voyez bien que mon pèregagnera à vous avoir pour comptable ; et comme j’y gagnerai demon côté, et comme vous y gagnerez du vôtre, tout le monde ygagnera.

– Et en quoi y gagnerez-vous, vous, mademoiselle ? ditPitou.

– J’y gagnerai du temps, et pendant ce temps je me fabriqueraides bonnets pour être plus jolie.

– Ah ! dit Pitou, je vous trouve déjà bien jolie sansbonnets, moi.

– C’est possible, mais ceci n’est que votre goût particulier àvous, dit la jeune fille en riant. D’ailleurs, je ne puis pas allerdanser le dimanche à Villers-Cotterêts sans avoir une espèce debonnet sur la tête. C’est bon pour les grandes dames, qui ont ledroit de mettre de la poudre, et d’aller tête nue.

– Je trouve vos cheveux plus beaux que s’ils avaient de lapoudre, moi, dit Pitou.

– Allons ! allons ! je vois que vous êtes en train deme faire des compliments.

– Non, mademoiselle, je ne sais pas en faire ; chez l’abbéFortier on n’apprenait pas cela.

– Et apprenait-on à danser ?

– À danser ? demanda Pitou avec étonnement.

– Oui, à danser.

– À danser, chez l’abbé Fortier ! Jésus !mademoiselle… Ah ! bien oui, à danser.

– Alors, vous ne savez pas danser ? dit Catherine.

– Non, dit Pitou.

– Eh bien ! vous m’accompagnerez dimanche à la danse, etvous regarderez danser M. de Charny ; c’est lui qui danse lemieux de tous les jeunes gens des environs.

– Qu’est-ce que c’est que M. de Charny ? demanda Pitou.

– C’est le propriétaire du château de Boursonne.

– Il dansera donc dimanche ?

– Sans doute.

– Et avec qui ?

– Avec moi.

Le cœur de Pitou se serra sans qu’il sût pourquoi.

– Alors, dit-il, c’est pour danser avec lui que vous voulez vousfaire belle ?

– Pour danser avec lui, pour danser avec les autres, avec toutle monde.

– Excepté avec moi.

– Et pourquoi pas avec vous ?

– Puisque je ne sais pas danser, moi.

– Vous apprendrez.

– Ah ! si vous vouliez me montrer, vous, mademoiselleCatherine, j’apprendrais bien mieux qu’en regardant M. de Charny,je vous assure.

– Nous verrons ça, dit Catherine ; en attendant, il estl’heure de nous coucher ; bonsoir, Pitou.

– Bonsoir, mademoiselle Catherine.

Il y avait du bon et du mauvais dans ce qu’avait ditmademoiselle Billot à Pitou : le bon, c’est qu’il était élevéde la fonction de berger et de vacher à celle de teneur delivres ; le mauvais, c’est qu’il ne savait pas danser, et queM. de Charny le savait ; au dire de Catherine, il dansait mêmemieux que tous les autres.

Pitou rêva toute la nuit qu’il voyait danser M. de Charny, etqu’il dansait fort mal.

Le lendemain, Pitou se mit à la besogne sous la direction deCatherine ; alors, une chose le frappa : c’est combien,avec certains maîtres, l’étude est une chose agréable. Au bout dedeux heures, il était parfaitement au courant de son travail.

– Ah ! mademoiselle, dit-il, si vous m’aviez montré lelatin, au lieu que ce fût l’abbé Fortier, je crois que je n’auraispas fait de barbarismes.

– Et vous auriez été abbé ?…

– Et j’aurais été abbé, dit Pitou.

– De sorte que vous vous seriez enfermé dans un séminaire, oùjamais une femme n’aurait pu entrer…

– Tiens, dit Pitou, je n’avais jamais songé à cela, mademoiselleCatherine… J’aime bien mieux ne pas être abbé !…

À neuf heures, le père Billot rentra ; il était sorti avantque Pitou ne fût levé. Tous les matins, à trois heures, le fermierprésidait à la sortie de ses chevaux et de ses charretiers ;puis il courait les champs jusqu’à neuf heures, pour voir si toutle monde était à son poste, et si chacun faisait sa besogne ;à neuf heures, il rentrait déjeuner, et sortait de nouveau àdix ; à une heure on dînait, et l’après-dîner, comme lesheures du matin, se passait en inspection. Aussi les affaires dupère Billot allaient à merveille. Comme il l’avait dit, ilpossédait une soixantaine d’arpents au soleil, et un millier delouis à l’ombre. Et il est même probable que si l’on eut biencompté, que si Pitou eût fait ce compte, et qu’il ne fût pas tropdistrait par la présence ou par le souvenir de mademoiselleCatherine, il se fût trouvé quelques louis et quelques arpents deterre de plus que n’en avait avoué le bonhomme Billot.

En déjeunant, le fermier prévint Pitou que la première lecturede l’ouvrage du docteur Gilbert aurait lieu le surlendemain dans lagrange, à dix heures du matin.

Pitou alors fit timidement observer que dix heures du matin,c’était l’heure de la messe ; mais le fermier répondit qu’ilavait justement choisi cette heure-là pour éprouver sesouvriers.

Nous l’avons dit, le père Billot était philosophe.

Il détestait les prêtres, qu’il regardait comme des apôtres detyrannie, et trouvant une occasion d’élever autel contre autel, ilsaisissait cette occasion avec empressement.

Madame Billot et Catherine hasardèrent quelques observations,mais le fermier répondit que les femmes iraient si elles voulaientà la messe, attendu que la religion était faite pour lesfemmes ; mais que pour les hommes ils entendraient la lecturede l’ouvrage du docteur, ou qu’ils sortiraient de chez lui.

Le philosophe Billot était fort despote dans sa maison ;Catherine seule avait le privilège d’élever la voix contre sesdécisions ; mais si ces décisions étaient assez arrêtées dansl’esprit du fermier pour qu’il répondît à Catherine en fronçant lesourcil, Catherine se taisait comme les autres.

Seulement, Catherine songea à tirer parti de la circonstance auprofit de Pitou. En se levant de table, elle fit observer à sonpère que, pour dire toutes les belles choses qu’il aurait à dire lesurlendemain, Pitou était bien pauvrement mis, qu’il jouait le rôledu maître, puisque c’était lui qui instruisait, et que le maître nedevait pas avoir à rougir devant ses disciples.

Billot autorisa sa fille à s’entendre de l’habillement de Pitouavec M. Dulauroy, tailleur à Villers-Cotterêts.

Catherine avait raison, et un nouvel habillement n’était paschose de luxe pour le pauvre Pitou : la culotte qu’il portaitétait toujours celle que lui avait fait faire, cinq ans auparavant,le docteur Gilbert, culotte qui, de trop longue, était devenue tropcourte, mais qui – il faut le dire – avait, par les soins demademoiselle Angélique, allongé de deux pouces par année. Quant àl’habit et à la veste, ils avaient disparu depuis plus de deux ans,et avaient été remplacés par le sarreau de serge avec lequel notrehéros s’est, dès les premières pages de notre histoire, présentéaux yeux de nos lecteurs.

Pitou n’avait jamais songé à sa toilette. Le miroir était choseinconnue chez mademoiselle Angélique ; et n’ayant point, commele beau Narcisse, des dispositions premières à devenir amoureux delui même, Pitou ne s’était jamais avisé de se regarder dans lessources où il tendait ses gluaux.

Mais depuis le moment où mademoiselle Catherine lui avait parléde l’accompagner à la danse, depuis le moment où il avait étéquestion de M. de Charny, cet élégant cavalier ; depuisl’heure où cette histoire des bonnets, sur lesquels la jeune fillecomptait pour augmenter sa beauté, avait été versée dans l’oreillede Pitou, Pitou s’était regardé dans une glace, et, attristé dudélabrement de sa toilette, il s’était demandé de quelle façon, luiaussi, pourrait ajouter quelque chose à ses avantages naturels.

Malheureusement, à cette question, Pitou n’avait pu se faireaucune réponse. Le délabrement portait sur ses habits. Or, pouravoir des habits neufs, il fallait de l’argent, et de sa vie Pitoun’avait possédé un denier.

Pitou avait bien vu que, pour disputer le prix de la flûte oudes vers, les bergers se couronnaient de roses ; mais ilpensait, avec raison, que cette couronne, si bien qu’elle pût allerà l’air de son visage, n’en ferait que plus ressortir la pauvretédu reste de son habillement.

Pitou fut donc surpris d’une façon bien agréable, quand ledimanche, à huit heures du matin, tandis qu’il méditait sur lesmoyens d’embellir sa personne, Dulauroy entra, et déposa sur unechaise un habit et une culotte bleu de ciel avec un grand giletblanc à raies roses.

En même temps, la lingère entra et déposa sur une autre chaise,en face de la première, une chemise et une cravate : si lachemise allait bien, elle avait ordre de confectionner lademi-douzaine.

C’était l’heure des surprises : derrière la lingère apparutle chapelier. Il apportait un petit tricorne de la forme la plusnouvelle, plein de tournure et d’élégance, ce qui se faisait demieux enfin chez M. Cornu, premier chapelier deVillers-Cotterêts.

Il était en outre chargé par le cordonnier de déposer aux piedsde Pitou une paire de souliers à boucles d’argent faite à sonintention.

Pitou n’en revenait pas, il ne pouvait pas croire que toutes cesrichesses fussent pour lui. Dans ses rêves les plus exagérés, iln’aurait pas osé désirer une pareille garde-robe. Des larmes dereconnaissance mouillèrent ses paupières, et il ne put que murmurerces mots : « Oh ! mademoiselle Catherine !mademoiselle Catherine ! je n’oublierai jamais ce que vousfaites pour moi. »

Tout cela allait à merveille et comme si l’on eût pris mesure àPitou ; il n’y avait que les souliers qui se trouvèrent demoitié trop petits. M. Laudereau, cordonnier, avait pris mesure surle pied de son fils, qui avait quatre ans de plus que Pitou.

Cette supériorité de Pitou sur le jeune Laudereau donna unmoment d’orgueil à notre héros ; mais ce mouvement d’orgueilfut bientôt tempéré par l’idée qu’il serait obligé d’aller à ladanse sans souliers, ou avec ses vieux souliers, qui ne cadreraientplus du tout avec le reste de son costume. Mais cette inquiétudefut de courte durée. Une paire de souliers que l’on envoyait enmême temps au père Billot fit l’affaire. Il se trouva par bonheurque le père Billot et Pitou avaient le même pied, ce que l’on cachaavec soin au père Billot, de peur de l’humilier.

Pendant que Pitou était en train de revêtir cette somptueusetoilette, le perruquier entra. Il divisa les cheveux jaunes dePitou en trois masses : l’une, et c’était la plus forte, qu’ildestinait à retomber sur son habit, sous la forme d’unequeue ; les deux autres, qui eurent mission d’accompagner lesdeux tempes, sous le nom peu poétique d’oreilles de chien :mais, que voulez-vous, c’était le nom.

Maintenant, avouons une chose : c’est que, lorsque Pitou,peigné, frisé, avec son habit et sa culotte bleue, avec sa vesterose et sa chemise à jabot, avec sa queue et ses oreilles de chien,se regarda dans la glace, il eut grand’peine à se reconnaîtrelui-même, et se retourna pour voir si Adonis en personne ne seraitpas redescendu sur la terre.

Il était seul. Il se sourit gracieusement ; et, la têtehaute, les pouces dans les goussets, il dit, en se dressant sur sesorteils :

– Nous verrons ce M. de Charny !…

Il est vrai qu’Ange Pitou, sous son nouveau costume, ressemblaitcomme deux gouttes d’eau, non pas à un berger de Virgile, mais à unberger de Watteau.

Aussi, le premier pas que Pitou fit en entrant dans la cuisinede la ferme fut un triomphe.

– Oh ! voyez donc, maman, s’écria Catherine, comme Pitouest bien ainsi !

– Le fait est qu’il n’est pas reconnaissable, dit madameBillot.

Malheureusement, de l’ensemble qui avait frappé Catherine, lajeune fille passa aux détails. Pitou était moins bien dans lesdétails que dans l’ensemble.

– Oh ! c’est drôle, dit Catherine, comme vous avez degrosses mains !

– Oui, dit Pitou, j’ai de fières mains, n’est-ce pas ?

– Et de gros genoux.

– C’est preuve que je dois grandir.

– Mais il me semble que vous êtes bien grand assez, monsieurPitou.

– C’est égal, je grandirai encore ; je n’ai que dix-septans et demi.

– Et pas de mollets.

– Ah ! ça c’est vrai, pas du tout ; mais ilspousseront.

– Faut espérer, dit Catherine. C’est égal, vous êtes trèsbien !

Pitou salua.

– Oh ! oh ! dit le fermier en entrant et en regardantPitou à son tour. Comme te voilà brave, mon garçon. Je voudrais queta tante Angélique te vît ainsi.

– Moi aussi, dit Pitou.

– Je m’étonne bien ce qu’elle dirait, fit le fermier.

– Elle ne dirait rien, elle ragerait.

– Mais papa, dit Catherine avec une certaine inquiétude, est-cequ’elle n’aurait pas le droit de le reprendre ?

– Puisqu’elle l’a chassé.

– Et puis, dit Pitou, les cinq années sont écoulées.

– Lesquelles ? demanda Catherine.

– Celles pour lesquelles le docteur Gilbert a laissé millefrancs.

– Il avait donc laissé mille francs à ta tante ?

– Oui, oui, oui, pour me faire faire mon apprentissage.

– En voilà un homme ! dit le fermier. Quand on pense quetous les jours j’en entends raconter de pareilles. Aussi, pour lui– il fit un geste de la main – c’est à la vie, à la mort.

– Il voulait que j’apprisse un état, dit Pitou.

– Et il avait raison. Voilà pourtant comme les bonnes intentionssont dénaturées. On laisse mille francs pour faire apprendre unétat à un enfant, et au lieu de lui apprendre un état, on vous lemet chez un calotin qui veut en faire un séminariste. Et combienlui payait-elle à ton abbé Fortier ?

– Qui ?

– Ta tante.

– Elle ne lui payait rien.

– Alors elle empochait les deux cents livres de ce bon M.Gilbert ?

– Probablement.

– Écoute, si j’ai un conseil à te donner, Pitou, c’est, quandelle claquera, ta vieille bigote de tante, c’est de bien regarderpartout, dans les armoires, dans les paillasses, dans les pots àcornichons.

– Pourquoi ? demanda Pitou.

– Parce que tu trouveras quelque trésor, vois-tu, des vieuxlouis dans un bas de laine. Eh ! sans doute, car elle n’aurapas trouvé de bourse assez grande pour mettre ses économies.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr. Mais nous parlerons de cela en temps et lieu.Aujourd’hui il est question de faire un petit tour. As-tu le livredu docteur Gilbert ?

– Je l’ai là dans ma poche.

– Mon père, dit Catherine, vous avez bien réfléchi ?

– Il n’est pas besoin de réfléchir pour faire les bonnes choses,mon enfant, dit le fermier ; le docteur me dit de faire lirele livre, de propager les principes qu’il renferme, le livre seralu, et les principes seront propagés.

– Et, dit Catherine avec timidité, nous pouvons aller à lamesse, ma mère et moi ?

– Allez à la messe, dit Billot, vous êtes des femmes ; nousqui sommes des hommes, c’est autre chose. Viens, Pitou.

Pitou salua madame Billot et Catherine, et suivit le fermier,tout fier d’être appelé un homme.

Chapitre 7Où il est démontré que si de longues jambes sont un peudisgracieuses pour danser, elles sont fort utiles pour courir

Il y avait nombreuse assemblée dans la grange. Billot, commenous l’avons dit, était fort considéré de ses gens, en ce qu’il lesgrondait souvent, mais les nourrissait bien et les payait bien.

Aussi, chacun s’était-il empressé de se rendre à soninvitation.

D’ailleurs à cette époque courait parmi le peuple cette fièvreétrange qui prend les nations quand les nations vont se mettre entravail. Des mots étrangers, nouveaux, presque inconnus sortaientde bouches qui ne les avaient jamais prononcés. C’étaient les motsde liberté, d’indépendance, d’émancipation, et, chose singulière,ce n’était pas seulement parmi le peuple qu’on entendait prononcerces mots ; non, ces mots avaient été prononcés par la noblessed’abord, et cette voix qui leur répondait n’était qu’un écho.

C’était de l’Occident qu’était venue cette lumière qui devaitéclairer jusqu’à ce qu’elle brûlât, c’était en Amérique que s’étaitlevé ce soleil, qui, en accomplissant son cours, devait faire de laFrance un vaste incendie à la lueur duquel les nations épouvantéesallaient lire le mot république écrit en lettres de sang.

Aussi, ces réunions où l’on s’occupait d’affaires politiquesétaient-elles moins rares qu’on ne pourrait le croire. Des hommes,sortis on ne savait d’où, des apôtres d’un dieu invisible, etpresque inconnus, couraient les villes et les campagnes, semantpartout des paroles de liberté. Le gouvernement, aveugléjusqu’alors, commençait à ouvrir les yeux. Ceux qui étaient à latête de cette grande machine qu’on appelle la chose publique,sentaient certains rouages se paralyser sans qu’ils pussentcomprendre d’où venait l’obstacle. L’opposition était partout dansles esprits, si elle n’était pas encore dans les bras et dans lesmains ; invisible, mais présente, mais sensible, maismenaçante, et parfois d’autant plus menaçante que, pareille auxspectres, elle était insaisissable, et qu’on la devinait sanspouvoir l’étreindre.

Vingt ou vingt-cinq métayers, tous dépendants de Billot, étaientrassemblés dans la grange.

Billot entra suivi de Pitou. Toutes les têtes se découvrirent,tous les chapeaux s’agitèrent au bout des bras. On comprenait quetous ces hommes-là étaient prêts à se faire tuer sur un signe dumaître.

Le fermier expliqua aux paysans que la brochure que Pitou allaitleur lire était l’ouvrage du docteur Gilbert. Le docteur Gilbertétait fort connu dans tout le canton, où il avait plusieurspropriétés, dont la ferme tenue par Billot était la principale.

Un tonneau était préparé pour le lecteur. Pitou monta sur cettetribune improvisée, et commença la lecture.

Il est à remarquer que les gens du peuple, et j’oserai presquedire les hommes en général, écoutent avec d’autant plus d’attentionqu’ils comprennent moins. Il est évident que le sens général de labrochure échappait aux esprits les plus éclairés de la rustiqueassemblée, et à Billot lui-même. Mais, au milieu de cettephraséologie obscure, passaient, comme des éclairs dans un cielsombre et chargé d’électricité, les mots lumineux d’indépendance,de liberté et d’égalité. Il n’en fallut pas davantage ; lesapplaudissements éclatèrent ; les cris de : « Vivele docteur Gilbert ! » retentirent. Le tiers de labrochure à peu près avait été lu ; il fut décidé qu’on lalirait en trois dimanches.

Les auditeurs furent invités à se réunir le dimanche suivant, etchacun promit d’y assister.

Pitou avait fort bien lu. Rien ne réussit comme le succès. Lelecteur avait pris sa part des applaudissements adressés àl’ouvrage, et, subissant l’influence de cette science relative, M.Billot lui-même avait senti naître en lui une certaineconsidération pour l’élève de l’abbé Fortier. Pitou, déjà plusgrand que nature au physique, avait moralement grandi de dixcoudées.

Une seule chose lui manquait : mademoiselle Catherinen’avait pas assisté à son triomphe.

Mais le père Billot, enchanté de l’effet qu’avait produit labrochure du docteur, se hâta de faire part de ce succès à sa femmeet à sa fille. Madame Billot ne répondit rien : c’était unefemme à courte vue.

Mais Catherine sourit tristement.

– Eh bien ! qu’as-tu encore ? dit le fermier.

– Mon père ! mon père ! dit Catherine, j’ai peur quevous vous compromettiez.

– Allons ! ne vas-tu pas faire l’oiseau de mauvaisaugure ? Je te préviens que j’aime mieux l’alouette que lehibou.

– Mon père, on m’a déjà dit de vous prévenir qu’on avait lesyeux sur vous.

– Et qui t’a dit cela, s’il te plaît ?

– Un ami.

– Un ami ? Tout conseil mérite remerciement. Tu vas me direle nom de cet ami. Quel est-il, voyons ?

– Un homme qui doit être bien informé.

– Qui, enfin ?

– M. Isidor de Charny.

– De quoi se mêle-t-il, ce muscadin-là ? de me donner desconseils sur la façon dont je pense ? Est-ce que je lui donnedes conseils sur la manière dont il s’habille, à lui ? Il mesemble qu’il y aurait cependant autant à dire d’une part qued’autre.

– Mon père, je ne vous dis pas cela pour vous fâcher. Le conseila été donné à bonne intention.

– Eh bien ! je lui en rendrai un autre, et tu peux le luitransmettre de ma part.

– Lequel ?

– C’est que lui et ses confrères fassent attention à eux, on lessecoue drôlement à l’Assemblée nationale, MM. les nobles ; etplus d’une fois il y a été question des favoris et des favorites.Avis à son frère, M. Olivier de Charny, qui est là-bas, et quin’est pas mal, dit-on, avec l’Autrichienne.

– Mon père, dit Catherine, vous avez plus d’expérience que nous,faites à votre guise.

– En effet, murmura Pitou, que son succès avait rempli deconfiance, de quoi se mêle-t-il votre M. Isidor ?

Catherine n’entendit point ou fit semblant de ne pas entendre,et la conversation en resta là.

Le dîner eut lieu comme d’habitude. Jamais Pitou ne trouva dînerplus long. Il avait hâte de se montrer dans sa nouvelle splendeuravec mademoiselle Catherine au bras. C’était un grand jour pour luique ce dimanche, et il se promit bien de garder la date du 12juillet dans son souvenir.

On partit enfin vers les trois heures. Catherine étaitcharmante. C’était une jolie blonde aux yeux noirs, mince etflexible comme les saules qui ombrageaient la petite source où l’onallait puiser l’eau de la ferme. Elle était mise d’ailleurs aveccette coquetterie naturelle qui fait ressortir tous les avantagesde la femme, et son petit bonnet, chiffonné par elle-même, commeelle l’avait dit à Pitou, lui allait à merveille.

La danse ne commençait d’habitude qu’à six heures. Quatreménétriers, montés sur une estrade de planches, faisaient,moyennant une rétribution de six blancs par contredanse, leshonneurs de cette salle de bal en plein vent. En attendant sixheures, on se promenait dans cette fameuse allée des Soupirs dontavait parlé la tante Angélique, où l’on regardait les jeunesmessieurs de la ville ou des environs jouer à la paume, sous ladirection de maître Farolet, paumier en chef de Son AltesseMonseigneur le duc d’Orléans. Maître Farolet était tenu pour unoracle, et ses décisions en matière de tierée, de chasse et dequinze, étaient reçues avec toute la vénération que l’on devait àson âge et à son mérite.

Pitou, sans trop savoir pourquoi, eût fort désiré rester dansl’allée des Soupirs ; mais ce n’était point pour demeurer àl’ombre de cette double allée de hêtres que Catherine avait faitcette toilette pimpante qui avait émerveillé Pitou.

Les femmes sont comme les fleurs que le hasard a fait pousser àl’ombre ; elles tendent incessamment à la lumière, et, d’unemanière ou d’une autre, il faut toujours que leur corolle fraîcheet embaumée vienne s’ouvrir au soleil, qui les fane et qui lesdévore.

Il n’y a que la violette qui, au dire des poètes, ait lamodestie de rester cachée ; mais encore porte-t-elle le deuilde sa beauté inutile.

Catherine tira donc tant et si bien le bras de Pitou, que l’onprit le chemin du jeu de paume. Hâtons-nous de dire que Pitou nonplus ne se fit pas trop tirer le bras. Il avait aussi grande hâtede montrer son habit bleu de ciel et son coquet tricorne, queCatherine son bonnet à la Galatée et son corsetgorge-de-pigeon.

Une chose flattait surtout notre héros et lui donnait unavantage momentané sur Catherine. Comme personne ne lereconnaissait, Pitou n’ayant jamais été vu sous de si somptueuxhabits, on le prenait pour un jeune étranger débarqué de la ville,quelque neveu, quelque cousin de la famille Billot, un prétendu deCatherine même. Mais Pitou tenait trop à constater son identitépour que l’erreur pût durer plus longtemps. Il fit tant de signesde tête à ses amis, il ôta tant de fois son chapeau à sesconnaissances, qu’enfin on reconnut dans le pimpant villageoisl’élève indigne de maître Fortier, et qu’une espèce de clameurs’éleva qui disait :

– C’est Pitou ! Avez-vous vu Ange Pitou ?

Cette clameur alla jusqu’à mademoiselle Angélique ; maiscomme cette clameur lui dit que celui que la clameur publiqueproclamait pour son neveu était un gentil garçon, marchant lespieds en dehors et arrondissant les bras, la vieille fille, quiavait toujours vu Pitou marcher les pieds en dedans et les coudesau corps, secoua la tête avec incrédulité et se contenta dedire :

– Vous vous trompez, ce n’est pas là mon cancre de neveu.

Les deux jeunes gens arrivèrent au jeu de paume. Il y avait, cejour-là, défi entre les joueurs de Soissons et les joueurs deVillers-Cotterêts ; de sorte que la partie était des plusanimées. Catherine et Pitou se placèrent à la hauteur de la corde,tout au bas du talus ; c’était Catherine qui avait choisi ceposte comme le meilleur.

Au bout d’un instant, on entendit la voix de maître Farolet quicriait :

– À deux. Passons.

Les joueurs passèrent effectivement, c’est-à-dire que chacunalla défendre sa chasse et attaquer celle de ses adversaires. Undes joueurs, en passant, salua Catherine avec un sourire ;Catherine répondit par une révérence et en rougissant. En mêmetemps, Pitou sentit courir dans le bras de Catherine appuyé au sienun petit tremblement nerveux.

Quelque chose comme une angoisse inconnue serra le cœur dePitou.

– C’est M. de Charny ? dit-il en regardant sa compagne.

– Oui, répondit Catherine. Vous le connaissez donc ?

– Je ne le connais pas, fit Pitou ; mais je l’aideviné.

En effet, Pitou avait pu deviner M. de Charny dans ce jeunehomme, d’après ce que lui avait dit Catherine la veille.

Celui qui avait salué la jeune fille était un élégantgentilhomme de vingt-trois ou vingt-quatre ans, beau, bien prisdans sa taille, élégant de formes et gracieux de mouvements, commeont l’habitude d’être ceux qu’une éducation aristocratique a prisau berceau. Tous ces exercices du corps qu’on ne fait bien qu’à lacondition qu’on les aura étudiés dès l’enfance, M. Isidor de Charnyles exécutait avec une perfection remarquable ; en outre, ilétait de ceux dont le costume s’harmonise toujours à merveille avecl’exercice auquel il est destiné. Ses livrées de chasse étaientcitées pour leur goût parfait, ses négligés de salle d’armesauraient pu servir de modèles à Saint-Georges lui-même ;enfin, ses habits de cheval étaient ou plutôt paraissaient, grâce àsa façon de les porter, d’une coupe toute particulière.

Ce jour-là, M. de Charny, frère cadet de notre ancienneconnaissance le comte de Charny, coiffé avec tout le négligé d’unetoilette du matin, était vêtu d’une espèce de pantalon collant,couleur claire, qui faisait valoir la forme de ses cuisses et deses jambes à la fois fines et musculeuses ; d’élégantessandales de paume, retenues par des courroies, remplaçaientmomentanément ou le soulier à talon rouge ou la botte àretroussis ; une veste de piqué blanc serrait sa taille, commesi elle eût été prise dans un corset ; enfin, sur le talus,son domestique tenait un habit vert à galons d’or.

L’animation lui donnait en ce moment tout le charme et toute lafraîcheur de la jeunesse que, malgré ses vingt-trois ans, lesveilles prolongées, les débauches nocturnes et les parties de jeuqu’éclaire en se levant le soleil, lui avaient déjà faitperdre.

Aucun des avantages qui sans doute avaient été remarqués par lajeune fille n’échappa à Pitou. En voyant les mains et les pieds deM. de Charny, il commença à être moins fier de cette prodigalité dela nature qui lui avait donné à lui la victoire sur le fils ducordonnier, et il songea que cette même nature aurait pu répartird’une façon plus habile sur toutes les parties de son corps leséléments dont il était composé.

En effet, avec ce qu’il y avait de trop aux pieds, aux mains etaux genoux de Pitou, la nature aurait eu de quoi lui faire une fortjolie jambe. Seulement, les choses n’étaient point à leurplace : où il y avait besoin de finesse, il y avaitengorgement, et où il fallait rebondissement, il y avait vide.

Pitou regarda ses jambes, de l’air dont le cerf de la fableregarde les siennes.

– Qu’avez-vous donc, monsieur Pitou ? reprit Catherine.

Pitou ne répondit rien, et se contenta de pousser un soupir.

La partie était finie. Le vicomte de Charny profita del’intervalle entre la partie finie et celle qui allait commencer,pour venir saluer Catherine. À mesure qu’il approchait, Pitouvoyait le sang monter au visage de la jeune fille, et sentait sonbras devenir plus tremblant.

Le vicomte fit un signe de tête à Pitou, puis, avec cettepolitesse familière que savaient si bien prendre les nobles decette époque avec les petites bourgeoises et les grisettes, ildemanda à Catherine des nouvelles de sa santé et réclama lapremière contredanse. Catherine accepta. Un sourire fut leremerciement du jeune noble. La partie allait recommencer, onl’appela. Il salua Catherine, et s’éloigna avec la même aisancequ’il était venu.

Pitou sentit toute la supériorité qu’avait sur lui un homme quiparlait, souriait, s’approchait et s’éloignait de cettemanière.

Un mois employé à tâcher d’imiter le mouvement simple de M. deCharny n’eût conduit Pitou qu’à une parodie dont il sentaitlui-même tout le ridicule.

Si le cœur de Pitou eût connu la haine, il eût, à partir de cemoment, détesté le vicomte de Charny.

Catherine resta à regarder jouer à la paume jusqu’au moment oùles joueurs appelèrent leurs domestiques pour passer leurs habits.Elle se dirigea alors vers la danse, au grand désespoir de Pitou,qui, ce jour-là, semblait destiné à aller contre sa volonté partoutoù il allait.

M. de Charny ne se fit point attendre. Un léger changement danssa toilette avait du joueur de paume fait un élégant danseur. Lesviolons donnèrent le signal, et il vint présenter sa main àCatherine, en lui rappelant la promesse qu’elle lui avaitfaite.

Ce qu’éprouva Pitou quand il sentit le bras de Catherine sedétacher de son bras, et qu’il vit la jeune fille toute rougissantes’avancer dans le cercle avec son cavalier, fut peut-être une dessensations les plus désagréables de sa vie. Une sueur froide luimonta au front, un nuage lui passa sur les yeux ; il étenditla main et s’appuya sur la balustrade, car il sentit ses genoux, sisolides qu’ils fussent, prêts à se dérober sous lui.

Quant à Catherine, elle semblait n’avoir et n’avait mêmeprobablement aucune idée de ce qui se passait dans le cœur dePitou ; elle était heureuse et fière à la fois : heureusede danser, fière de danser avec le plus beau cavalier desenvirons.

Si Pitou avait été contraint d’admirer M. de Charny joueur depaume, force lui fut de rendre justice à M. de Charny danseur. Àcette époque, la mode n’était pas encore venue de marcher au lieude danser. La danse était un art qui faisait partie de l’éducation.Sans compter M. de Lauzun, qui avait dû sa fortune à la façon dontil avait dansé sa première courante au quadrille du roi, plus d’ungentilhomme avait dû la faveur dont il jouissait à la cour, à lamanière dont il tendait le jarret et poussait la pointe du pied enavant. Sous ce rapport, le vicomte était un modèle de grâce et deperfection, et il eût pu, comme Louis XIV, danser sur un théâtreavec la chance d’être applaudi, quoiqu’il ne fût ni roi, niacteur.

Pour la seconde fois, Pitou regarda ses jambes, et fut forcé des’avouer qu’à moins qu’il ne s’opérât un grand changement danscette partie de son individu, il devait renoncer à briguer dessuccès du genre de ceux que remportait M. de Charny en cemoment.

La contredanse finit. Pour Catherine, elle avait duré quelquessecondes à peine, mais à Pitou elle avait paru un siècle. Enrevenant prendre le bras de son cavalier, Catherine s’aperçut duchangement qui s’était fait dans sa physionomie. Il étaitpâle ; la sueur perlait sur son front, et une larme à demidévorée par la jalousie roulait dans son œil humide.

– Ah ! mon Dieu ! dit Catherine, qu’avez-vous donc,Pitou ?

– J’ai, répondit le pauvre garçon, que je n’oserai jamais danseravec vous, après vous avoir vu danser avec M. de Charny.

– Bah ! dit Catherine, il ne faut pas vous démoralisercomme cela ; vous danserez comme vous pourrez, et je n’enaurai pas moins de plaisir à danser avec vous.

– Ah ! dit Pitou, vous dites cela pour me consoler,mademoiselle ; mais je me rends justice, et vous aureztoujours plus de plaisir à danser avec ce jeune noble qu’avecmoi.

Catherine ne répondit rien, car elle ne voulait pasmentir ; seulement, comme c’était une excellente créature, etqu’elle commençait à s’apercevoir qu’il se passait quelque chosed’étrange dans le cœur du pauvre garçon, elle lui fit forceamitiés ; mais ces amitiés ne purent lui rendre sa joie et sagaieté perdues. Le père Billot avait dit vrai : Pitoucommençait à être un homme – il souffrait.

Catherine dansa encore cinq ou six contredanses, dont uneseconde avec M. de Charny. Cette fois, sans souffrir moins, Pitouétait plus calme en apparence. Il suivait des yeux chaque mouvementde Catherine et de son cavalier. Il essayait, au mouvement de leurslèvres, de deviner ce qu’ils se disaient, et lorsque, dans lesfigures qu’ils exécutaient, leurs mains venaient se joindre, iltâchait de deviner si ces mains se joignaient seulement ou seserraient en se joignant.

Sans doute c’était cette seconde contredanse qu’attendaitCatherine, car à peine fut-elle achevée que la jeune fille proposaà Pitou de reprendre le chemin de la ferme. Jamais proposition nefut accueillie avec plus d’empressement ; mais le coup étaitporté, et Pitou, tout en faisant des enjambées que Catherine étaitobligée de retenir de temps en temps, gardait le silence le plusabsolu.

– Qu’avez-vous donc, lui dit enfin Catherine, et pourquoi ne meparlez-vous pas ?

– Je ne vous parle pas, mademoiselle, dit Pitou, parce que je nesais pas parler comme M. de Charny. Que voulez-vous que je vousdise encore, après toutes les belles choses qu’il vous a dites endansant avec vous ?

– Voyez comme vous êtes injuste, monsieur Ange, nous parlions devous.

– De moi, mademoiselle, et comment cela ?

– Dame ! monsieur Pitou, si votre protecteur ne se retrouvepas, il faudra bien vous en choisir un autre.

– Je ne suis donc plus bon pour tenir les écritures de laferme ? demanda Pitou avec un soupir.

– Au contraire, monsieur Ange, c’est que je crois que ce sontles écritures de la ferme qui ne sont point assez bonnes pour vous.Avec l’éducation que vous avez reçue, vous pouvez arriver à mieuxque cela.

– Je ne sais pas à quoi j’arriverai ; mais ce que je sais,c’est que je ne veux arriver à rien si je ne puis arriver à quelquechose que par M. le vicomte de Charny.

– Et pourquoi refuseriez-vous sa protection ? Son frère, lecomte de Charny, est, à ce qu’il paraît, admirablement en cour, eta épousé une amie particulière de la reine. Il me disait que, sicela pouvait m’être agréable, il vous ferait avoir une place dansles gabelles.

– Bien obligé, mademoiselle, mais je vous l’ai déjà dit, je metrouve bien comme je suis, et, à moins que votre père ne merenvoie, je resterai à la ferme.

– Et pourquoi diable te renverrais-je ? dit une grosse voixque Catherine en tressaillant reconnut pour celle de son père.

– Mon cher Pitou, dit tout bas Catherine, ne parlez pas de M.Isidor, je vous en prie.

– Hein ! réponds donc.

– Mais… je ne sais pas, dit Pitou fort embarrassé ;peut-être ne me trouvez-vous pas assez savant pour vous êtreutile.

– Pas assez savant ! Quand tu comptes comme Barrême, et quetu lis à en remontrer à notre maître d’école, qui se croitcependant un grand clerc. Non, Pitou, c’est le bon Dieu qui conduitchez moi les gens qui y entrent, et, une fois qu’ils y sont entrés,ils y restent tant qu’il plaît au bon Dieu.

Pitou rentra à la ferme sur cette assurance ; mais quoiquece fût bien quelque chose, ce n’était point assez. Il s’était faitun grand changement en lui entre sa sortie et sa rentrée. Il avaitperdu une chose qui, une fois perdue, ne se retrouve plus :c’était la confiance en lui-même ; aussi Pitou, contre sonhabitude, dormit-il fort mal. Dans ses moments d’insomnie, il serappela le livre du docteur Gilbert ; ce livre étaitprincipalement contre la noblesse, contre les abus de la classeprivilégiée, contre la lâcheté de ceux qui s’y soumettent ; ilsembla à Pitou qu’il commençait seulement à comprendre toutes lesbelles choses qu’il avait lues le matin, et il se promit, dès qu’ilferait jour, de relire pour lui seul, et tout bas, le chef-d’œuvrequ’il avait lu tout haut et à tout le monde.

Mais, comme Pitou avait mal dormi, Pitou s’éveilla tard.

Il n’en résolut pas moins de mettre à exécution son projet delecture. Il était sept heures ; le fermier ne devait rentrerqu’à neuf ; d’ailleurs, rentrât-il, il ne pouvait qu’applaudirà une occupation qu’il avait lui-même recommandée.

Il descendit par un petit escalier en échelle, et alla s’asseoirsur un banc au-dessous de la fenêtre de Catherine. Était-ce lehasard qui avait amené là Pitou juste en cet endroit, ouconnaissait-il les situations respectives de cette fenêtre et de cebanc ?

Tant il y a que Pitou, rentré dans son costume de tous lesjours, qu’on n’avait pas encore eu le temps de remplacer, et qui secomposait de sa culotte noire, de sa souquenille verte et de sessouliers rougis, tira la brochure de sa poche et se mit à lire.

Nous n’oserions pas dire que les commencements de cette lectureeurent lieu sans que les yeux du lecteur se détournassent de tempsen temps du livre à la fenêtre ; mais comme la fenêtre neprésentait aucun buste de jeune fille dans son encadrement decapucines et de volubilis, les yeux de Pitou finirent par se fixerinvariablement sur le livre.

Il est vrai que, comme sa main négligeait d’en tourner lesfeuillets, et que plus son attention paraissait profonde, moins samain se dérangeait, on pouvait croire que son esprit était ailleurset qu’il rêvait au lieu de lire.

Tout à coup il sembla à Pitou qu’une ombre se projetait sur lespages de la brochure, jusque-là éclairées par le soleil matinal.Cette ombre, trop épaisse pour être celle d’un nuage, ne pouvaitdonc être produite que par un corps opaque ; or, il y a descorps opaques si charmants à regarder, que Pitou se retournavivement pour voir quel était celui qui lui interceptait sonsoleil.

Pitou se trompait. C’était bien effectivement un corps opaquequi lui faisait tort de cette part de lumière et de chaleur queDiogène réclamait d’Alexandre. Mais ce corps opaque, au lieu d’êtrecharmant présentait au contraire un aspect assez désagréable.

C’était celui d’un homme de quarante-cinq ans, plus long et plusmince encore que Pitou, vêtu d’un habit presque aussi râpé que lesien, et qui, penchant sa tête par-dessus son épaule, semblait lireavec autant de curiosité que Pitou y mettait de distraction.

Pitou demeura fort étonné. Un sourire gracieux se dessina surles lèvres de l’homme noir, et montra une bouche dans laquelle ilne restait que quatre dents, deux en haut et deux en bas, secroisant et s’aiguisant comme les défenses d’un sanglier.

– Édition américaine, dit cet homme d’une voix nasillarde,format in-octavo : « De la liberté des hommes et del’indépendance des nations. Boston, 1788. »

À mesure que l’homme noir parlait, Pitou ouvrait des yeux avecun étonnement progressif, de sorte que lorsque l’homme noir cessade parler, les yeux de Pitou avaient atteint le plus granddéveloppement auquel ils pussent parvenir.

– Boston, 1788. C’est bien cela, monsieur, répéta Pitou.

– C’est le traité du docteur Gilbert ? dit l’hommenoir.

– Oui, monsieur, répondit poliment Pitou.

Et il se leva, car il avait toujours entendu dire qu’il étaitincivil de parler assis à son supérieur ; et, dans l’espritencore naïf de Pitou, tout homme avait droit de réclamer sasupériorité sur lui.

Mais, en se levant, Pitou aperçut quelque chose de rose et demouvant vers la fenêtre, et qui lui fit l’œil. Ce quelque choseétait mademoiselle Catherine. La jeune fille le regardait d’unefaçon étrange et lui faisait des signes singuliers.

– Monsieur, sans indiscrétion, demanda l’homme noir qui, ayantle dos tourné à la fenêtre, était resté complètement étranger à cequi se passait, monsieur, à qui appartient ce livre ?

Et il montrait du doigt, mais sans y toucher, la brochure quetenait Pitou entre ses mains.

Pitou allait répondre que le livre appartenait à M. Billot,quand arrivèrent jusqu’à lui ces mots prononcés par une voixpresque suppliante :

– Dites que c’est à vous.

L’homme noir qui était tout yeux n’entendit pas ces mots.

– Monsieur, dit majestueusement Pitou, ce livre est à moi.

L’homme noir leva la tête, car il commençait à remarquer que detemps en temps les regards étonnés de Pitou le quittaient pouraller se fixer sur un point particulier. Il vit la fenêtre, maisCatherine avait deviné le mouvement de l’homme noir, et, rapidecomme un oiseau, elle avait disparu.

– Que regardez-vous donc là-haut ? demanda l’hommenoir.

– Ah çà ! monsieur, dit Pitou en souriant, permettez-moi devous dire que vous êtes bien curieux. Curiosus, ou plutôtavidus cognoscendi, comme disait l’abbé Fortier, monmaître.

– Vous dites donc, reprit l’interrogateur sans paraître le moinsdu monde intimidé par cette preuve de science que venait de donnerPitou dans l’intention de donner à l’homme noir une idée plus hautede lui que celle qu’il en avait prise d’abord, vous dites donc quece livre est à vous ?

Pitou cligna de l’œil de manière à ce que la fenêtre seretrouvât dans son rayon visuel. La tête de Catherine reparut etfit un signe affirmatif.

– Oui monsieur, répondit Pitou. Seriez-vous désireux de lelire ? Avidus legendi libri ou legendaehistori.

– Monsieur, dit l’homme noir, vous me paraissezbeaucoup au-dessus de l’état qu’indiquent vos habits : Nondives vestitu sed ingenio. En conséquence, je vous arrête.

– Comment ! vous m’arrêtez ? dit Pitou au comble de lastupéfaction.

– Oui, monsieur ; suivez-moi donc, je vous prie.

Pitou regarda non plus en l’air, mais autour de lui, et ilaperçut deux sergents qui attendaient les ordres de l’hommenoir ; les deux sergents semblaient sortir de terre.

– Dressons procès-verbal, messieurs, dit l’homme noir.

Le sergent attacha les mains de Pitou avec une corde, et gardadans ses mains le livre du docteur Gilbert.

Puis il attacha Pitou lui-même à un anneau placé au-dessous dela fenêtre.

Pitou allait se récrier, mais il entendit cette même voix quiavait tant de puissance sur lui qui lui soufflait :« Laissez-vous faire. »

Pitou se laissa donc faire avec une docilité qui enchanta lessergents et surtout l’homme noir. De sorte que, sans défianceaucune, ils entrèrent dans la ferme, les deux sergents pour prendreune table, l’homme noir… nous saurons plus tard pourquoi.

À peine les sergents et l’homme noir étaient-ils entrés dans lamaison que la voix se fit entendre :

– Levez les mains, disait la voix.

Pitou leva non seulement les mains, mais la tête, et il aperçutle visage pâle et effaré de Catherine ; elle tenait un couteauà la main : « Encore… encore… », dit-elle.

Pitou se haussa sur la pointe des pieds.

Catherine se pencha en dehors ; la lame toucha la corde etPitou recouvra la liberté de ses mains.

– Prenez le couteau, dit Catherine, et coupez à votre tour lacorde qui vous attache à l’anneau.

Pitou ne se le fit pas dire deux fois ; il coupa la cordeet se trouva entièrement libre.

– Maintenant, dit Catherine, voici un double louis ; vousavez de bonnes jambes, sauvez-vous : allez à Paris et prévenezle docteur.

Elle ne put achever, les sergents reparaissaient et le doublelouis tomba aux pieds de Pitou.

Pitou le ramassa vivement. En effet, les sergents étaient sur leseuil de la porte où ils demeurèrent un instant, étonnés de voirlibre celui qu’ils avaient si bien garrotté il n’y avait qu’uninstant. À leur vue, les cheveux de Pitou se hérissèrent sur satête, et il se rappela confusément le in crinibus anguesdes Euménides.

Les sergents et Pitou restèrent un instant dans la situation dulièvre et d’un chien d’arrêt, immobiles et se regardant. Mais,comme au moindre mouvement du chien le lièvre détale, au premiermouvement des sergents Pitou fit un bond prodigieux et se trouva del’autre côté d’une haie.

Les sergents poussèrent un cri qui fit accourir l’exempt, lequelportait une petite cassette sous son bras. L’exempt ne perdit passon temps en discours et se mit à courir après Pitou. Les deuxsergents imitèrent son exemple. Mais ils n’étaient pas de force àsauter comme Pitou par-dessus une haie de trois pieds et demi dehaut, ils furent donc forcés d’en faire le tour.

Mais quand ils arrivèrent à l’angle de la haie, ils aperçurentPitou à plus de cinq cents pas dans la plaine, piquant directementsur la forêt, dont il était distant d’un quart de lieue à peine, etqu’il devait gagner en quelques minutes au plus.

En ce moment, Pitou se retourna, et, en apercevant les sergentsqui se mettaient à sa poursuite plutôt pour l’acquit de leurconscience que dans l’espoir de le rattraper, il redoubla devitesse et disparut bientôt dans la lisière du bois.

Pitou courut encore un quart d’heure ainsi, il aurait couru deuxheures, si c’eût été nécessaire : il avait l’haleine du cerf,comme il en avait la vélocité.

Mais, au bout d’un quart d’heure, jugeant par instinct qu’ilétait hors de danger, il s’arrêta, respira, écouta, et, s’étantassuré qu’il était bien seul :

– C’est incroyable, dit-il, que tant d’événements aient pu tenirdans trois jours.

Et regardant alternativement son double louis et soncouteau :

– Oh ! dit-il, j’aurais bien voulu avoir le temps dechanger mon double louis, et de rendre deux sous à mademoiselleCatherine, car j’ai bien peur que ce couteau-là ne coupe notreamitié. N’importe, ajouta-t-il, puisqu’elle m’a dit d’aller à Parisaujourd’hui, allons-y.

Et Pitou, après s’être orienté, reconnaissant qu’il se trouvaitentre Boursonne et Yvors prit un petit lais qui devait le conduireen droite ligne aux bruyères de Gondreville que traverse la routede Paris.

Chapitre 8Pourquoi l’homme noir était rentré à la ferme en même temps que lesdeux sergents

Maintenant, revenons à la ferme, et racontons la catastrophe,dont l’épisode de Pitou n’était que le dénouement.

Vers les six heures du matin, un agent de police de Paris,accompagné de deux sergents, était arrivé à Villers-Cotterêts,s’était présenté au commissaire de police, et s’était fait indiquerla demeure du fermier Billot.

À cinq cents pas de la ferme, l’exempt avait aperçu un métayerqui travaillait aux champs. Il s’était approché de lui et lui avaitdemandé s’il trouverait M. Billot chez lui. Le métayer avaitrépondu que jamais M. Billot ne rentrait avant neuf heures,c’est-à-dire avant l’heure de son déjeuner. Mais en ce moment même,par hasard, le métayer leva les yeux et, montrant du doigt uncavalier qui, à un quart de lieue de là à peu près, causait avec unberger :

– Et tout justement, avait-il dit, voilà celui que vouscherchez.

– M. Billot ?

– Oui.

– Ce cavalier ?

– C’est lui-même.

– Eh bien ! mon ami, dit l’exempt, voulez-vous faire bienplaisir à votre maître ?

– Je ne demande pas mieux.

– Allez lui dire qu’un monsieur de Paris l’attend à laferme.

– Oh ! dit le métayer, est-ce que ce serait le docteurGilbert ?

– Allez toujours, dit l’exempt.

Le paysan ne se le fit pas dire deux fois ; il prit sacourse à travers champs, tandis que le recors et les deux sergentsallaient s’embusquer derrière un mur à moitié ruiné, situé presqueen face de la porte de la ferme.

Au bout d’un instant, on entendit le galop d’un cheval, c’étaitBillot qui arrivait.

Il entra dans la cour de la ferme, mit pied à terre, jeta labride au bras d’un valet d’écurie, et se précipita dans la cuisine,convaincu que la première chose qu’il allait voir, c’était ledocteur Gilbert, debout sous le vaste manteau de la cheminée ;mais il ne vit que madame Billot, qui, assise au milieu del’appartement, plumait ses canards avec tout le soin et toute laminutie que réclame cette difficile opération.

Catherine était dans sa chambre occupée à chiffonner un bonnetpour le dimanche suivant ; comme on le voit, Catherine s’yprenait à l’avance ; mais pour les femmes, il y a un plaisirpresque aussi grand que celui de s’ajuster, comme elles disent,c’est de s’occuper de leurs ajustements.

Billot s’arrêta sur le seuil et regarda tout autour de lui.

– Qui donc me demande ? dit-il.

– Moi, répondit une voix flûtée derrière lui.

Billot se retourna et aperçut l’homme noir et les deuxsergents.

– Ouais ! dit-il en faisant trois pas en arrière ; quevoulez-vous ?

– Oh ! mon Dieu ! presque rien, cher monsieur Billot,dit l’homme à la voix flûtée ; faire une perquisition dansvotre ferme, voilà tout.

– Une perquisition ? dit Billot.

– Une perquisition, répéta l’exempt.

Billot jeta un coup d’œil à son fusil, accroché au-dessus de lacheminée.

– Depuis que nous avons une Assemblée nationale, dit-il, jecroyais que les citoyens n’étaient plus exposés à ces vexations quiappartiennent à un autre temps et qui sentent un autre régime. Quevoulez-vous de moi qui suis un homme paisible et loyal ?

Les agents de toutes les polices du monde ont ceci de commun lesuns avec les autres, qu’ils ne répondent jamais aux questions deleurs victimes. Seulement, tout en les fouillant, tout en lesarrêtant, tout en les garrottant, quelques-uns les plaignent ;ceux-là sont les plus dangereux en ce qu’ils paraissent lesmeilleurs.

Celui qui instrumentait chez le fermier Billot était de l’écoledes Tapin et des Desgrés, gens tout confits en douceur, qui onttoujours une larme pour ceux qu’ils persécutent, mais qui,cependant, n’occupent pas leurs mains à s’essuyer les yeux.

Celui-ci, tout en poussant un soupir, fit un signe de la mainaux deux sergents, qui s’approchèrent de Billot, lequel fit un bonden arrière et allongea la main pour saisir son fusil. Mais cettemain fut détournée de l’arme, doublement dangereuse en ce moment,en ce qu’elle pouvait tuer à la fois celui qui s’en servait etcelui contre lequel elle était dirigée, et emprisonnée entre deuxpetites mains fortes de terreur et puissantes de supplication.

C’était Catherine qui était sortie au bruit et était arrivée àtemps pour sauver son père du crime de rébellion à la justice.

Le premier moment passé, Billot ne fit plus aucune résistance.L’exempt ordonna qu’il fût séquestré dans une salle durez-de-chaussée, Catherine dans une chambre du premier étage ;quant à madame Billot, on l’avait jugée si inoffensive qu’on nes’occupa point d’elle et qu’on la laissa dans sa cuisine. Aprèsquoi, se voyant maître de la place, l’exempt se mit à fouillersecrétaires, armoires et commodes.

Billot, se voyant seul, voulut fuir. Mais comme la plupart dessalles du rez-de-chaussée de ferme, la chambre dans laquelle ilétait enfermé était grillée. L’homme noir avait aperçu les barreauxdu premier coup d’œil, tandis que Billot, qui les avait faitmettre, les avait oubliés.

Alors, à travers la serrure, il aperçut l’exempt et ses deuxacolytes qui bouleversaient toute la maison.

– Ah ça, mais ! s’écria-t-il, que faites-vous donclà ?

– Vous le voyez bien, mon cher monsieur Billot, ditl’exempt ; nous cherchons quelque chose que nous n’avons pasencore trouvé.

– Mais vous êtes des bandits, des scélérats, des voleurspeut-être.

– Oh ! monsieur, répondit l’exempt à travers la porte, vousnous faites tort ; nous sommes d’honnêtes gens commevous ; seulement, nous sommes aux gages de Sa Majesté, et, parconséquent, forcés d’exécuter ses ordres.

– Les ordres de Sa Majesté ! s’écria Billot ; le roiLouis XVI vous a donné l’ordre de fouiller dans mon secrétaire, etde mettre tout sens dessus dessous dans mes commodes et dans mesarmoires ?

– Oui.

– Sa Majesté ? reprit Billot. Sa Majesté, quand l’annéedernière la famine était si épouvantable que nous songeâmes àmanger nos chevaux, Sa Majesté, quand il y a deux ans la grêle du13 juillet hacha toute notre moisson, Sa Majesté ne daigna points’inquiéter de nous. Qu’a-t-elle donc à faire aujourd’hui avec maferme qu’elle n’a jamais vue, et avec moi qu’elle ne connaîtpas ?

– Vous me pardonnerez, monsieur, dit l’exempt en entrebâillantla porte avec précaution, et en faisant voir son ordre signé dulieutenant de police – mais, selon l’usage, précédé de cesmots : « Au nom du roi » –, Sa Majesté a entenduparler de vous ; si elle ne vous connaît pas personnellement,ne récusez donc pas l’honneur qu’elle vous fait, et recevez commeil est convenable ceux qui se présentent en son nom.

Et l’exempt, avec une révérence polie et un petit signe amicalde l’œil, referma la porte, après quoi l’expédition recommença.

Billot se tut et se croisa les bras, se promenant dans cettesalle basse comme un lion dans une cage ; il se sentait priset au pouvoir de ces hommes.

L’œuvre de recherche se continua silencieusement. Ces hommessemblaient être tombés du ciel. Personne ne les avait vus que lejournalier qui leur avait enseigné le chemin. Dans les cours, leschiens n’avaient pas aboyé ; certes, le chef de l’expéditiondevait être un homme habile entre ses confrères, et qui n’en étaitpas à son premier coup de main.

Billot entendait les gémissements de sa fille, enfermée dans lachambre au-dessus de la sienne. Il se rappelait ses parolesprophétiques, car il n’y avait aucun doute que la persécution quiatteignait le fermier n’eût pour cause le livre du docteur.

Cependant neuf heures venaient de sonner, et Billot, par safenêtre grillée, pouvait compter l’un après l’autre les métayersqui revenaient de l’ouvrage. Cette vue lui fit comprendre qu’en casde conflit la force, sinon le droit, était de son côté. Cetteconviction faisait bouillir le sang dans ses veines. Il n’eut pasle courage de se contenir plus longtemps, et, saisissant la portepar la poignée, il lui donna une telle secousse, qu’avec un ou deuxébranlements pareils, il eût fait sauter la serrure.

Les agents vinrent ouvrir aussitôt, et virent le fermierapparaître sur le seuil, debout et menaçant ; tout étaitbouleversé dans la maison.

– Mais enfin ! s’écria Billot, que cherchez-vous chezmoi ? Dites-le, ou, mordieu ! je jure que je vous leferai dire.

La rentrée successive n’avait point échappé à un homme dontl’œil était aussi exercé que l’était l’œil de l’exempt. Il avaitcompté les valets de ferme, et était demeuré convaincu qu’en cas deconflit, il pourrait bien ne pas garder le champ de bataille. Ils’approcha donc de Billot avec une politesse plus mielleuse encoreque de coutume, et, le saluant jusqu’à terre :

– Je vais vous le dire, cher monsieur Billot, répondit-il,quoique ce soit contre nos habitudes. Ce que nous cherchons chezvous, c’est un livre subversif, c’est une brochure incendiaire,mise à l’index par nos censeurs royaux.

– Un livre chez un fermier qui ne sait pas lire !

– Qu’y a-t-il là d’étonnant, si vous êtes ami de l’auteur, etqu’il vous l’ait envoyé ?

– Je ne suis point l’ami du docteur Gilbert, dit Billot, je suisson très humble serviteur. Ami du docteur, ce serait un trop grandhonneur pour un pauvre fermier comme moi.

Cette sortie inconsidérée, dans laquelle Billot se trahissait enavouant qu’il connaissait non seulement l’auteur, ce qui était toutnaturel, puisque l’auteur était son propriétaire, mais encore lelivre, assura la victoire à l’agent. Il se redressa, prit son airle plus aimable, et, touchant le bras de Billot avec un sourire quisemblait partager transversalement son visage :

– C’est toi qui l’as nommé, dit-il ;connaissez-vous ce vers, mon bon monsieur Billot ?

– Je ne connais pas de vers.

– C’est de M. Racine, un fort grand poète.

– Eh bien ! que signifie ce vers ? reprit Billotimpatienté.

– Il signifie que vous venez de vous trahir.

– Moi ?

– Vous-même.

– Comment cela ?

– En nommant le premier M. Gilbert, que nous avions eu ladiscrétion de ne pas nommer.

– C’est vrai, murmura Billot.

– Vous avouez donc ?

– Je ferai plus.

– Oh ! cher monsieur Billot, vous nous comblez. Queferez-vous ?

– Si c’est ce livre que vous cherchez, et que je vous dise oùest ce livre, reprit le fermier avec une inquiétude qu’il nepouvait complètement dissimuler, vous cesserez de tout bouleverserici, n’est-ce pas ?

L’exempt fit un signe aux deux sbires.

– Bien certainement, dit-il, puisque c’est ce livre qui estl’objet de la perquisition. Seulement, ajouta-t-il avec sa grimacesouriante, peut-être nous avouerez-vous un exemplaire, et enavez-vous dix ?

– Je n’en ai qu’un, je vous jure.

– C’est ce que nous sommes obligés de constater par laperquisition la plus exacte, cher monsieur Billot, dit l’exempt.Prenez donc patience cinq minutes encore. Nous ne sommes que depauvres agents ayant reçu des ordres de l’autorité, et vous nevoudriez pas vous opposer à ce que des gens d’honneur – il y en adans toutes les conditions, cher monsieur Billot –, vous nevoudriez pas vous opposer à ce que des gens d’honneur fissent leurdevoir.

L’homme noir avait trouvé le joint. C’était ainsi qu’il fallaitparler à Billot.

– Faites donc, dit-il, mais faites vite.

Et il leur tourna le dos.

L’exempt ferma tout doucement la porte, plus doucement encoredonna un tour de clef. Billot le laissa faire en haussant lesépaules, bien sûr de tirer la porte à lui quand il voudrait.

De son côté, l’homme noir fit un signe aux sergents qui seremirent à la besogne ; et tous trois, redoublant d’activité,en un clin d’œil, livres, papiers, linge, tout fut ouvert,déchiffré, déplié.

Tout à coup, au fond d’une armoire mise à nu, on aperçut unpetit coffret de bois de chêne cerclé de fer. L’exempt tomba dessuscomme un vautour sur une proie. À la seule vue, au seul flair, auseul maniement, il reconnut sans doute ce qu’il cherchait, car ilcacha vivement le coffret sous son manteau râpé, et fit signe auxdeux sergents que la mission était remplie.

Billot s’impatientait juste en ce moment ; il s’arrêtadevant sa porte fermée.

– Mais je vous dis que vous ne le trouverez pas si je ne vousdis pas où il est, s’écria-t-il. Ce n’est pas la peine de bousculertous mes effets pour rien. Je ne suis pas un conspirateur, quediable ! Voyons, m’entendez-vous ? Répondez, ou,mordieu ! je pars pour Paris, où je me plains au roi, àl’Assemblée, à tout le monde.

À cette époque, on mettait encore le roi avant le peuple.

– Oui, cher monsieur Billot, nous vous entendons, et nous sommestout prêts à nous rendre à vos excellentes raisons. Voyons,dites-nous où est ce livre, et comme nous sommes convaincusmaintenant que vous n’avez que ce seul exemplaire, nous lesaisirons et nous nous retirerons ; voilà tout.

– Eh bien ! dit Billot, ce livre est entre les mains d’unhonnête garçon à qui je l’ai confié ce matin pour le porter à unami.

– Et comment s’appelle cet honnête garçon ? demandacâlinement l’homme noir.

– Ange Pitou. C’est un pauvre orphelin que j’ai recueilli parcharité, et qui ne sait pas même de quelle matière traite celivre.

– Merci, cher monsieur Billot, dit l’exempt en rejetant le lingedans l’armoire, et en refermant l’armoire sur le linge, mais nonpas sur le coffret. Et où est-il, s’il vous plaît, cet aimablegarçon ?

– Je crois l’avoir aperçu en entrant, près des haricotsd’Espagne, sous la tonnelle. Allez, prenez-lui le livre, mais nelui faites aucun mal.

– Du mal, nous ! oh ! cher monsieur Billot, que vousne nous connaissez guère ! Nous ne ferions pas de mal à unemouche.

Ils s’avancèrent vers l’endroit indiqué. Arrivés près desharicots d’Espagne, ils aperçurent Pitou, que sa haute taillefaisait paraître plus redoutable qu’il n’était réellement. Pensantalors que les deux sergents auraient besoin de son aide pour venirà bout de ce jeune géant, l’exempt avait détaché son manteau, avaitroulé le coffret dedans, et avait caché le tout dans un coin obscuret à sa portée.

Mais Catherine, qui écoutait l’oreille contre la porte, avaitvaguement distingué ces mots : livre,docteur et Pitou. Aussi, voyant éclater l’oragequ’elle avait prévu, avait-elle eu l’idée d’en atténuer les effets.C’est alors qu’elle avait soufflé à Pitou de se déclarerpropriétaire du livre. Nous avons dit ce qui s’était passé, commentPitou lié, garrotté par l’exempt et ses acolytes, avait été mis enliberté par Catherine, qui profita du moment où les deux sergentsrentraient pour quérir une table, et l’homme noir pour prendre sonmanteau et sa cassette. Nous avons dit encore comment Pitou s’étaitenfui en sautant par-dessus une haie ; mais ce que nousn’avons pas dit, c’est qu’en homme d’esprit l’exempt avait profitéde cette fuite.

En effet, maintenant que la double mission reçue par l’exemptétait accomplie, la fuite de Pitou était, pour l’homme noir et lesdeux sergents, une occasion excellente de s’enfuir eux-mêmes.

L’homme noir, quoiqu’il n’eût aucune espérance de rattraper lefugitif, excita donc les deux sergents et par sa voix et par sonexemple, Si bien qu’à les voir tous les trois par les trèfles, lesblés et les luzernes on les eût pris pour les ennemis les plusacharnés du pauvre Pitou, dont au fond du cœur ils bénissaient leslongues jambes.

Mais à peine Pitou se fut-il enfoncé dans le bois, et eux-mêmesen eurent-ils dépassé la lisière, qu’ils s’arrêtèrent derrière unbuisson. Pendant leur course, ils avaient été rejoints par deuxautres gens qui se tenaient cachés aux environs de la ferme, et quine devaient accourir qu’en cas d’appel de la part de leur chef.

– Ma foi ! dit l’exempt, il est bien heureux que cegaillard-là n’ait pas eu le coffret au lieu d’avoir le livre. Nouseussions été obligés de prendre la poste pour le rattraper.Tudieu ! ce n’est pas là un jarret d’homme, mais un tendon decerf.

– Oui, dit un des sergents, mais il ne l’avait pas, n’est-cepas, monsieur Pas-de-Loup ? Et c’est vous qui l’avez, aucontraire.

– Certainement, mon ami, et le voici même, répondit celui dontnous venons pour la première fois de prononcer le nom, ou plutôt lesurnom, lequel lui avait été donné à cause de la légèreté et del’obliquité de sa démarche.

– Alors, nous avons droit à la récompense promise.

– La voilà, dit l’exempt en tirant de sa poche quatre louisd’or, qu’il distribua à ses quatre sergents, sans préférence deceux qui avaient agi ou de ceux qui avaient attendu.

– Vive M. le lieutenant ! crièrent les sergents.

– Il n’y a pas de mal de crier : « Vive M. lelieutenant ! » dit Pas-de-Loup ; mais toutes lesfois qu’on crie, il faut crier avec discernement. Ce n’est pas M.le lieutenant qui paie.

– Et qui donc ?

– Un de ses amis ou une de ses amies, je ne sais pas trop lequelou laquelle, qui désire garder l’anonymat.

– Je parie que c’est celui ou celle à qui revient la cassette,dit un des sergents.

– Rigoulot, mon ami, dit l’homme noir, j’ai toujours affirmé quetu étais un garçon plein de perspicacité ; mais en attendantque cette perspicacité porte ses fruits et amène sa récompense, jecrois qu’il faut gagner au pied ; le damné fermier n’a pasl’air commode, et il pourrait bien, quand il va s’apercevoir que lacassette manque, mettre à nos trousses tous ses valets de ferme, etce sont des gaillards qui vous ajustent un coup de fusil aussi bienque le meilleur suisse de la garde de Sa Majesté.

Cet avis fut sans doute celui de la majorité, car les cinqagents continuèrent de suivre la lisière de la forêt qui lesdérobait à tous les yeux, et qui, à trois quarts de lieue de là,les ramenait à la route.

La précaution n’était pas inutile, car, à peine Catherineeût-elle vu l’homme noir et les deux sergents disparaître à lapoursuite de Pitou, que, pleine de confiance dans l’agilité decelui qu’ils poursuivaient, laquelle, à moins d’accident, devaitles mener loin, elle appela les métayers, qui savaient bien qu’ilse passait quelque chose, mais qui ignoraient ce qui se passait,pour leur dire de venir lui ouvrir la porte. Les métayersaccoururent, et Catherine, libre, se hâta d’aller rendre la libertéà son père.

Billot semblait rêver. Au lieu de s’élancer hors de la chambre,il ne marchait qu’avec défiance, et revenait de la porte au milieude l’appartement. On eût dit qu’il n’osait demeurer en place, etqu’en même temps il craignait d’arrêter sa vue sur les meublesforcés et vidés par les agents.

– Et enfin, demanda Billot, ils lui ont pris le livre, n’est-cepas ?

– Je le crois, mon père, mais ils ne l’ont pas pris, lui.

– Qui, lui ?

– Pitou. Il s’est sauvé ; et, s’ils courent toujours aprèslui, ils doivent être maintenant à Cayolles ou à Vauciennes.

– Tant mieux ! Pauvre garçon ! c’est moi qui lui auraivalu cela.

– Oh ! mon père, ne vous inquiétez pas de lui, et nesongeons qu’à nous. Pitou se tirera d’affaire, soyez tranquille.Mais, que de désordre, mon Dieu ! Voyez donc, mamère !

– Oh ! mon armoire à linge ! s’écria madame Billot.Ils n’ont pas respecté mon armoire à linge ; mais ce sont desscélérats !

– Ils ont fouillé dans l’armoire à linge ! s’écriaBillot.

Et il s’élança vers l’armoire, que l’exempt, comme nous avonsdit, avait soigneusement refermée, et plongea ses deux bras àtravers les piles de serviettes renversées.

– Oh ! dit-il, ce n’est pas possible !

– Que cherchez-vous, mon père ? demanda Catherine.

Billot regarda autour de lui avec une sorte d’égarement.

– Regarde. Regarde si tu la vois quelque part. Mais non ;dans cette commode, non ; dans ce secrétaire, pasencore ; d’ailleurs, elle était là, là… C’est moi-même qui l’yavais mise. Hier encore, je l’ai vue. Ce n’est pas le livre qu’ilscherchaient, les misérables, c’était le coffret.

– Quel coffret ? demanda Catherine.

– Eh ! tu le sais bien.

– Le coffret du docteur Gilbert ? hasarda madame Billot,qui, dans les circonstances suprêmes, gardait le silence, etlaissait agir et parler les autres.

– Oui, le coffret du docteur Gilbert, s’écria Billot enenfonçant les mains dans ses cheveux épais. Ce coffret siprécieux.

– Vous m’effrayez, mon père, dit Catherine.

– Malheureux que je suis ! s’écria Billot avec rage, et moiqui ne me suis pas douté de cela ! Moi qui n’ai pas songé à cecoffret ! Oh ! que dira le docteur ? Quepensera-t-il ? Que je suis un traître un lâche, unmisérable !

– Mais, mon Dieu ! que renfermait donc ce coffret, monpère ?

– Je l’ignore ; mais ce que je sais, c’est que j’en avaisrépondu au docteur sur ma vie, et que j’aurais dû me faire tuerpour le défendre.

Et Billot fit un geste si désespéré que sa femme et sa fillereculèrent de terreur.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! devenez-vous fou, mon pauvrepère ? dit Catherine.

Et elle éclata en sanglots.

– Répondez-moi donc ! s’écria-t-elle ; pour l’amour duciel, répondez-moi donc !

– François, mon ami, disait madame Billot, réponds donc à tafille, réponds donc à ta femme.

– Mon cheval ! mon cheval ! cria le fermier ;qu’on m’amène mon cheval !

– Où allez-vous donc, mon père ?

– Prévenir le docteur ; il faut que le docteur soitprévenu.

– Mais où le trouverez-vous ?

– À Paris. N’as-tu pas lu dans la lettre qu’il nous a écritequ’il se rendait à Paris ? Il doit y être. Je vais à Paris.Mon cheval ! mon cheval !

– Et vous nous quittez ainsi, mon père ; vous nous quittezdans un pareil moment ? Vous nous laissez pleinesd’inquiétudes et d’angoisses ?

– Il le faut, mon enfant ; il le faut, dit le fermierprenant la tête de sa fille entre ses mains, et l’approchantconvulsivement de ses deux lèvres. « Si jamais tu perdais cecoffret, m’a dit le docteur, ou si plutôt on te le dérobait, dumoment où tu t’apercevras du vol, pars, Billot, viens m’avertirpartout où je serai ; que rien ne t’arrête, pas même la vied’un homme. »

– Seigneur ! que peut donc renfermer ce coffret ?

– Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu’on me l’avaitdonné en garde, et que je me le suis laissé prendre. Ah !voilà mon cheval. Par le fils, qui est au collège, je saurai bienoù est le père.

Et, embrassant une dernière fois sa femme et sa fille, lefermier sauta en selle, et partit au grand galop à travers terres,dans la direction de la route de Paris.

Chapitre 9Route de Paris

Revenons à Pitou.

Pitou était poussé en avant par les deux plus grands stimulantsde ce monde : la Peur et l’Amour.

La Peur lui avait dit directement :

– Tu peux être arrêté ou battu ; prends garde à toi,Pitou !

Et cela suffisait pour le faire courir comme un daim.

L’Amour lui avait dit par la voix de Catherine :

– Sauvez-vous vite, mon cher Pitou !

Et Pitou s’était sauvé.

Les deux stimulants, comme nous l’avons dit, faisaient que Pitoune courait pas, Pitou volait.

Décidément, Dieu est grand ; Dieu est infaillible.

Comme les longues jambes de Pitou, qui lui paraissaient nouées,et ses énormes genoux, si disgracieux dans un bal, lui paraissaientutiles dans la campagne, alors que son cœur, gonflé par la crainte,battait trois pulsations à la seconde !

Ce n’était pas M. de Charny avec ses petits pieds, ses finsgenoux, et ses mollets symétriquement posés à leur place, qui eûtcouru ainsi.

Pitou se rappela cette jolie fable du cerf qui pleure sur sesfuseaux devant une fontaine, et, quoiqu’il n’eût pas au frontl’ornement dans lequel le quadrupède voyait une compensation à sesjambes grêles, il se reprocha d’avoir méprisé ses échalas.

C’était ainsi que la mère Billot appelait les jambes de Pitou,lorsque Pitou regardait ses jambes devant un miroir.

Donc Pitou continuait d’arpenter par le bois, laissant Cayollesà sa droite, Yvors à sa gauche, se retournant à chaque angle debuisson pour voir, ou plutôt pour écouter, car, depuis longtemps,il ne voyait plus rien, ses persécuteurs ayant été distancés parcette vélocité dont Pitou venait de donner une si splendide preuve,en mettant tout d’abord entre eux et lui une distance de mille pas,distance qui croissait à chaque instant.

Pourquoi Atalante était-elle mariée ! Pitou eût concouru,et, certes, pour l’emporter sur Hippomène, il n’eût pas eu besoind’employer, comme lui, le subterfuge de trois pommes d’or.

Il est vrai, comme nous l’avons dit, que les agents de M.Pas-de-Loup, tout ravis de tenir le butin, ne se souciaient plus lemoins du monde de Pitou ; mais Pitou ne savait pas cela.

Cessant d’être poursuivi par la réalité, il continuait d’êtrepoursuivi par l’ombre.

Quant aux hommes noirs, ils avaient en eux-mêmes cette confiancequi rend la créature paresseuse.

– Cours ! cours ! disaient-ils en mettant les mainsdans leur gousset, et en y faisant sonner la récompense dont venaitde les gratifier M. Pas-de-loup ; cours ! mon bonhomme,nous te retrouverons toujours quand nous voudrons.

Ce qui, soit dit en passant, loin d’être une vaniteuseforfanterie, était la plus exacte vérité.

Et Pitou continuait de courir, comme s’il eût pu entendre lesapartés des agents de M. Pas-de-Loup.

Lorsqu’il eut, en croisant sa marche savante, comme font lesfauves des bois pour dépister la meute, lorsqu’il eut entortilléses traces dans un réseau tellement embarrassé que Nemrod lui-mêmene s’y fût pas reconnu, il prit soudain son parti, qui consistait àfaire un crochet à droite, afin de rejoindre la route deVillers-Cotterêts à Paris, à la hauteur à peu près des bruyères deGondreville.

Cette résolution prise, il s’élança à travers les taillis, coupapar angle droit, et, au bout d’un quart d’heure, aperçut la routeencadrée de ses sables jaunes et bordée de ses arbres verts.

Une heure après son départ de la ferme, il se trouvait sur lepavé du roi.

Il avait fait quatre lieues et demie à peu près pendant cetteheure. C’est tout ce qu’on peut exiger d’un bon cheval lancé augrand trot.

Il jeta un coup d’œil en arrière. Rien sur le chemin.

Il jeta un coup d’œil en avant. Deux femmes sur des ânes.

Pitou avait attrapé une mythologie à gravures du petit Gilbert.On s’occupait fort de mythologie à cette époque.

L’histoire des dieux et des déesses de l’Olympe grec entraitdans l’éducation des jeunes gens. À force de regarder les gravures,Pitou avait appris la mythologie ; il avait vu Jupiter sedéguiser en taureau pour séduire Europe, en cygne, pour commettredes impudicités avec la fille de Tyndare ; il avait vu enfinbeaucoup d’autres dieux se livrer à des transformations plus oumoins pittoresques ; mais qu’un agent de la police de SaMajesté se soit changé en âne, jamais ! Le roi Midas lui-mêmen’en eut que les oreilles – et il était roi – et il faisait de l’orà volonté ; il avait donc le moyen d’acheter la peau desquadrupèdes tout entière.

Un peu rassuré par ce qu’il voyait, ou plutôt par ce qu’il nevoyait pas, Pitou fit une culbute sur l’herbe de la lisière, essuyaavec sa manche son gros visage tout rouge, et, couché dans letrèfle frais, il se livra à la volupté de suer en repos.

Mais les douces émanations de la luzerne et de la marjolaine nepouvaient faire oublier à Pitou le petit salé de la mère Billot, etle quartier de pain bis pesant une livre et demie que Catherine luioctroyait à chaque repas, c’est-à-dire trois fois par jour.

Ce pain, qui coûtait alors quatre sous et demi la livre, prixénorme, équivalant au moins à neuf sous de notre époque ; cepain dont toute la France manquait, et qui passait, lorsqu’il étaitmangeable, pour la fabuleuse brioche dont la duchesse de Polignacdisait ou conseillait aux Parisiens de se nourrir quand ilsn’auraient plus de farine.

Pitou se disait donc philosophiquement que mademoiselleCatherine était la plus généreuse princesse du monde, et que laferme du père Billot était le plus somptueux palais del’univers.

Puis, comme les Israélites au bord du Jourdain, il tournait unœil mourant vers l’est, c’est-à-dire dans la direction de cettebienheureuse ferme, en soupirant.

Au reste, soupirer n’est pas une chose désagréable pour un hommequi a besoin de reprendre haleine après une course désordonnée.

Pitou respirait en soupirant, et il sentait ses idées, uninstant fort confuses et fort troublées, lui revenir avec lesouffle.

– Pourquoi, se dit-il alors, m’est-il donc arrivé tantd’événements extraordinaires dans un si court espace detemps ? Pourquoi plus d’accidents en trois jours que pendanttout le reste de ma vie ?

« C’est que j’ai rêvé d’un chat qui me cherchait querelle,dit Pitou.

Et il fit un geste qui indiquait que la source de tous sesmalheurs lui était suffisamment indiquée.

– Oui, ajouta Pitou après un moment de réflexion, mais ce n’estpas une logique comme celle de mon vénérable abbé Fortier. Ce n’estpoint parce que j’ai rêvé d’un chat irrité que toutes ces aventuresm’arrivent. Le songe n’a été donné à l’homme que commeavertissement.

« C’est pour cela, continua Pitou, que je ne sais plus quelauteur a dit : « Tu as rêvé, prends garde. »Cave, somniasti.

« Somniasti, se demanda Pitou, effarouché,ferais-je donc encore un barbarisme ? Eh ! non, je nefais qu’une élision ; c’est somniavisti qu’il eûtfallu dire en langue grammaticale.

« C’est étonnant, continua Pitou en admiration devantlui-même, comme je sais le latin depuis que je ne l’apprendsplus. »

Et, sur cette glorification de lui-même, Pitou se remit enmarche.

Pitou marcha d’un pas allongé, quoique plus tranquille. Ce paspouvait donner deux lieues à l’heure.

Il en résultait que deux heures après s’être remis en route,Pitou avait dépassé Nanteuil, et s’acheminait vers Dammartin.

Tout à coup, son oreille, exercée comme celle d’un Osage, luitransmit le bruit d’un fer de cheval sonnant sur le pavé.

– Oh ! oh ! fit Pitou, scandant le fameux vers deVirgile :

Quadrupe dante pu item soni tu quatit ungulacampum.

Et il regarda.

Mais il ne vit rien.

Étaient-ce les ânes qu’il avait laissés à Levignan et quiavaient pris le galop ? Non, car l’ongle de fer, comme dit lepoète, retentissait sur le pavé, et Pitou, à Haramont, et même àVillers-Cotterêts, n’avait connu que l’âne de la mère Sabot qui fûtferré, et encore parce que la mère Sabot faisait le service de laposte entre Villers-Cotterêts et Crépy.

Il oublia donc momentanément le bruit qu’il avait entendu pouren revenir à ses réflexions.

Quels étaient ces hommes noirs qui l’avaient interrogé sur ledocteur Gilbert, qui lui avaient lié les mains, qui l’avaientpoursuivi, et qu’enfin il avait distancés ?

D’où venaient ces hommes noirs parfaitement inconnus dans toutle canton ?

Qu’avaient-ils de particulier à régler avec Pitou, lui qui neles avait jamais vus, et qui par conséquent ne les connaissaitpas ?

Comment, ne les connaissant pas, le connaissaient-ils ?Pourquoi mademoiselle Catherine lui avait-elle dit de partir pourParis, et pourquoi, afin de faciliter le voyage, lui avait-elledonné un louis de quarante-huit francs, c’est-à-dire deux centquarante livres de pain, à quatre sous la livre, de quoi mangerpendant quatre-vingts jours, c’est-à-dire pendant près de troismois, en se rationnant un peu ?

Mademoiselle Catherine supposait-elle que Pitou pût ou dûtrester quatre-vingts jours absent de la ferme ?

Tout à coup Pitou tressaillit.

– Oh ! oh ! dit-il, encore ce fer de cheval !

Et il se redressa.

– Cette fois, dit Pitou, je ne me trompe pas, le bruit quej’entends est bien celui d’un cheval au galop ; je vais levoir à la montée.

Pitou n’avait point achevé qu’un cheval apparut au pointculminant d’une petite côte qu’il venait de laisser derrière lui,c’est-à-dire à quatre cents pas à peu près de Pitou.

Celui-ci, qui n’avait point admis qu’un agent de police se fûttransformé en âne, admit parfaitement qu’il eût pu monter à chevalpour poursuivre plus rapidement la proie qui lui échappait.

La peur, qui l’avait un instant abandonné, saisit de nouveauPitou, et lui rendit des jambes plus longues et plus intrépides quecelles dont il avait fait un si merveilleux usage deux heuresauparavant.

Aussi, sans réfléchir, sans regarder en arrière, sans mêmeessayer de dissimuler sa fuite, comptant sur l’excellence de sonjarret d’acier, Pitou, d’un seul bond, s’élança-t-il de l’autrecôté du fossé qui bordait la route, et se mit-il à fuir à traverschamps dans la direction d’Ermenonville. Pitou ne savait pas cequ’était Ermenonville. Il aperçut seulement à l’horizon la cime dequelques arbres, et il se disait :

– Si j’atteins ces arbres, qui sont sans doute la lisière dequelque forêt, je suis sauvé.

Et il piquait vers Ermenonville.

Cette fois, il s’agissait de vaincre un cheval à la course. Cen’étaient plus des pieds qu’avait Pitou, c’étaient des ailes.

D’autant plus qu’après avoir fait cent pas à travers terres àpeu près, Pitou avait jeté les yeux en arrière, et avait vu lecavalier faisant faire à son cheval l’immense saut qu’il avait faitlui-même par-dessus le fossé de la route.

À partir de ce moment, il n’y avait plus eu de doute pour lefugitif que ce ne fût à lui qu’en voulait le cavalier, et lefugitif avait redoublé de vitesse, ne tournant plus même la tête depeur de perdre du temps. Ce qui pressait sa course, maintenant, cen’était plus le bruit du fer sur le pavé : le bruits’amortissait dans les luzernes et dans les jachères ; ce quipressait sa course, c’était comme un cri qui le poursuivait, ladernière syllabe de son nom prononcée par le cavalier, un« hou ! hou ! » qui semblait l’écho de sacolère, et qui passait dans l’air au travers duquel il faisait sonsillage.

Mais, au bout de dix minutes de cette course dératée, Pitousentit sa poitrine s’alourdir, sa tête s’engorger. Ses yeuxcommencèrent à vaciller dans leurs orbites. Il lui sembla que sesgenoux prenaient un développement considérable, que ses reinss’emplissaient de petites pierres. De temps en temps il butait surles sillons, lui qui d’ordinaire levait si haut les pieds encourant que l’on voyait tous les clous de ses souliers.

Enfin le cheval, né supérieur à l’homme dans l’art de courir,gagna sur le bipède Pitou, qui entendait en même temps la voix ducavalier qui criait non plus : « Hou !hou ! » mais bel et bien : « Pitou !Pitou ! »

C’en était fait : tout était perdu.

Cependant Pitou essaya de continuer la course ; c’étaitdevenu une espèce de mouvement machinal ; il allait, emportépar la force répulsive ; tout à coup les genoux luimanquèrent. Il chancela, et s’allongea, en poussant un grandsoupir, la face contre terre.

Mais en même temps qu’il se couchait, bien décidé de ne plus serelever, avec sa volonté du moins, il reçut un coup de fouet quilui sangla les reins. Un gros juron qui ne lui était pas étrangerretentit, et une voix bien connue lui cria :

– Ah ça ! butor ; ah ça ! imbécile, tu as doncjuré de faire crever Cadet.

Ce nom de Cadet acheva de fixer les irrésolutions de Pitou.

– Ah ! s’écria-t-il en faisant un demi-tour sur lui-même,de sorte qu’au lieu de se trouver couché sur le ventre, il setrouva couché sur le dos. Ah ! j’entends la voix de M.Billot.

C’était en effet le père Billot. Quand Pitou se fut bien assuréde l’identité, il se mit sur son séant.

Le fermier, de son côté, avait arrêté Cadet tout ruisselantd’écume blanche.

– Ah ! cher monsieur Billot, s’écria Pitou, que vous êtesbon de courir comme cela après moi ! Je vous jure bien que jeserais revenu à la ferme après avoir mangé le double louis demademoiselle Catherine. Mais, puisque vous voilà, tenez, reprenezvotre double louis, car, au bout du compte, il est à vous, etretournons à la ferme.

– Mille diables ! dit Billot ; il s’agit bien de laferme ! Où sont les mouchards ?

– Les mouchards ! demanda Pitou, qui ne comprenait pas bienla signification de ce mot, entré depuis peu de temps dans levocabulaire de la langue.

– Eh ! oui, les mouchards, dit Billot, les hommes noirs, situ comprends mieux.

– Ah ! les hommes noirs ! Vous pensez bien, chermonsieur Billot, que je ne me suis pas amusé à les attendre.

– Bravo ! Ils sont derrière, alors.

– Mais, je m’en flatte ; après une course comme celle quej’ai accomplie, c’est bien le moins, ce me semble.

– Alors, si tu es certain de ton affaire, pourquoi fuyais-tuainsi ?

– Mais parce que je croyais que c’était leur chef qui, pour nepas en avoir le démenti, me poursuivait à cheval.

– Allons ! allons ! tu n’es pas si maladroit que jecroyais. Alors, du moment où le chemin est libre, sus !sus ! à Dammartin.

– Comment ! sus ! sus !

– Oui, lève-toi, et viens avec moi.

– Nous allons donc à Dammartin ?

– Oui. Je prendrai un cheval chez le compère Lefranc, je luilaisserai Cadet, qui n’en peut plus, et nous pousserons ce soirjusqu’à Paris.

– Soit ! monsieur Billot, soit.

– Eh bien ! sus ! sus !

Pitou fit un effort pour obéir.

– Je le voudrais bien, cher monsieur Billot, mais je ne puispas, dit-il.

– Tu ne peux pas te lever ?

– Non.

– Mais tu as bien fait le saut de carpe, tout à l’heure.

– Oh ! tout à l’heure ce n’est pas étonnant, j’ai entenduvotre voix, et en même temps j’ai reçu un coup de fouet surl’échine. Mais ces choses-là ne réussissent qu’une fois ; àprésent je suis accoutumé à votre voix, et quant à votre fouet, jesuis bien sûr maintenant que vous ne l’appliquerez plus qu’à lagouverne de ce pauvre Cadet, qui a presque aussi chaud que moi.

La logique de Pitou, qui à tout prendre n’était autre que cellede l’abbé Fortier, persuada et toucha presque le fermier.

– Je n’ai pas le temps de m’attendrir sur ton sort, dit-il àPitou. Mais, voyons, fais un effort et monte en croupe surCadet.

– Mais, dit Pitou, c’est pour le coup qu’il crèvera, pauvreCadet !

– Bah ! dans une demi-heure, nous serons chez le pèreLefranc.

– Mais, cher monsieur Billot, il me semble, dit Pitou, que c’estparfaitement inutile que j’aille chez le père Lefranc, moi.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que, si vous avez besoin à Dammartin, je n’y ai pasbesoin, moi.

– Oui, mais moi, j’ai besoin que tu viennes à Paris. À Paris, tume serviras. Tu as les poings solides, et j’ai pour certain quel’on ne tardera point à se distribuer des horions là-bas.

– Ah ! ah ! fit Pitou charmé de la perspective, vouscroyez ?

Et il se hissa sur Cadet, Billot le tirant à lui comme un sac defarine.

Le bon fermier regagna la route, et fit si bien de la bride, desgenoux et des éperons, qu’en moins d’une demi-heure, comme ill’avait dit, on fut à Dammartin.

Billot avait fait son entrée dans la ville par une ruelle à luiconnue. Il gagna la ferme du père Lefranc, et, laissant Pitou etCadet au milieu de la cour, il courut droit à la cuisine où le pèreLefranc, qui allait sortir pour faire un tour dans les champs,boutonnait ses guêtres.

– Vite, vite, compère, lui dit-il avant que celui-ci ne fûtrevenu de son étonnement, ton cheval le plus solide.

– C’est Margot, dit Lefranc ; elle est justement toutesellée, la bonne bête. J’allais monter à cheval.

– Eh bien ! soit, Margot. Seulement, il est possible que jela crève, je t’en préviens.

– Bon ! crever Margot, et pourquoi cela, je te ledemande ?

– Parce qu’il faut que ce soir même je sois à Paris, dit Billotd’un air sombre.

Et il fit à Lefranc un geste maçonnique des plussignificatifs.

– Crève Margot, en ce cas, dit le père Lefranc, tu me donnerasCadet.

– C’est dit.

– Un verre de vin ?

– Deux.

– Mais tu n’es pas seul, ce me semble ?

– Non, j’ai là un brave garçon que j’emmène avec moi, et qui estsi fatigué qu’il n’a pas eu la force de venir jusqu’ici ;fais-lui donner quelque chose.

– Tout de suite, tout de suite, dit le fermier.

En dix minutes les deux compères eurent avalé chacun leurbouteille, et Pitou eut englouti un pain de deux livres et unedemi-livre de lard. Pendant qu’il mangeait, un valet de la ferme,bon diable, le bouchonnait avec une poignée de luzerne fraîche,comme il eût fait d’un cheval favori.

Ainsi frictionné, ainsi restauré, Pitou avala à son tour unverre de vin, prélevé d’une troisième bouteille, qui fut vidée avecd’autant plus de vélocité que Pitou, comme nous l’avons dit, enavait pris sa part. Après quoi Billot enfourcha Margot, et Pitou,raide comme un compas, fut remis en croupe.

Aussitôt, la bonne bête, sollicitée par l’éperon, trotta sous ledouble poids bravement vers Paris, sans cesser de chasser lesmouches avec sa robuste queue, dont les crins épais fouettaient lapoussière sur le dos de Pitou et cinglaient de temps en temps sesmollets maigres dans ses bas mal tirés.

Chapitre 10Ce qui se passait au bout de la route que suivait Pitou,c’est-à-dire à Paris

De Dammartin à Paris, il y a encore huit lieues. Les quatrepremières lieues furent avalées assez facilement, mais, dès LeBourget, les jambes de Margot, quoique sollicitées par les longuesjambes de Pitou, finirent par se raidir. La nuits’obscurcissait.

En arrivant à La Villette, Billot crut apercevoir du côté deParis une grande flamme.

Il fit remarquer à Pitou la lueur rougeâtre qui montait àl’horizon.

– Vous ne voyez donc pas, lui dit Pitou, que ce sont des troupesqui bivouaquent, et qui ont allumé des feux.

– Comment ! des troupes ? fit Billot.

– Il y en a bien par ici, dit Pitou, pourquoi donc n’y enaurait-il pas là-bas ?

En effet, en regardant avec attention à sa droite, le pèreBillot vit la plaine Saint-Denis semée de détachements noirs quimarchaient silencieusement dans l’ombre, infanterie etcavalerie.

Leurs armes reluisaient parfois aux pâles rayons desétoiles.

Pitou, que ses courses nocturnes dans la forêt avaient habitué àvoir dans l’obscurité, Pitou montra même à son maître des canonsembourbés jusqu’au moyeu des roues, au milieu des champshumides.

– Oh ! oh ! fit Billot. Il y a donc quelque chose denouveau là-bas ? Hâtons-nous, garçon, hâtons-nous.

– Oui, oui, il y a le feu là-bas, dit Pitou qui venait de sehausser sur la croupe de Margot. Tenez ! tenez !voyez-vous les étincelles ?

Margot s’arrêta. Billot sauta de son dos sur le pavé, ets’approchant d’un groupe de soldats bleus et jaunes quibivouaquaient sous les arbres de la route :

– Camarades, leur demanda-t-il, pouvez-vous me dire ce qu’il y ade nouveau à Paris ?

Mais les soldats se contentèrent de lui répondre par quelquesjurons prononcés en langue allemande.

– Que diable disent-ils ? demanda Billot à Pitou.

– Ce n’est point du latin, cher monsieur Billot, répondit Pitoufort tremblant ; voilà tout ce que je puis vous affirmer.

Billot réfléchit et regarda.

– Imbécile que je suis ! dit-il, d’aller m’adresser auxKaiserliks.

Et, dans sa curiosité, il demeurait immobile au milieu de laroute.

Un officier vint à lui.

– Bassez vodre jemin, dit-il, bassez vide.

– Pardon, capitaine, répondit Billot, mais c’est que je vais àParis.

– Abrés ?

– Et comme je vous vois en travers du chemin, je crains qu’on nepasse pas aux barrières.

– On basse.

Et Billot remonta à cheval et passa en effet.

Mais ce fut pour tomber dans les hussards de Bercheny, quiencombraient La Villette.

Cette fois, il avait affaire à des compatriotes, il questionnaavec plus de succès.

– Monsieur, demanda-t-il, qu’y a-t-il donc de nouveau à Paris,s’il vous plaît ?

– Il y a que vos enragés Parisiens, dit un hussard, veulentavoir leur Necker, et qu’ils nous tirent des coups de fusil, commesi cela nous regardait, nous.

– Avoir Necker ! s’écria Billot. Ils l’ont doncperdu ?

– Certainement, puisque le roi l’a destitué.

– Le roi a destitué M. Necker ! fit Billot avec la stupeurd’un adepte qui crie au sacrilège ; le roi a destitué ce grandhomme ?

– Oh ! mon Dieu ! oui, mon brave, et il y a même plus,ce grand homme est en route pour Bruxelles.

– Eh bien ! nous allons rire, en ce cas, s’écria Billotd’une voix terrible, sans se soucier du danger qu’il courait àfaire ainsi de l’insurrection au milieu de douze ou quinze centssabres royalistes.

Et il remonta encore sur Margot, la poussant avec de cruelstalonnements jusqu’à la barrière.

À mesure qu’il s’avançait, il voyait l’incendie gagner etrougir ; une longue colonne de feu montait de la barrière auciel.

C’était la barrière même qui brûlait.

Une foule hurlante, furieuse, mêlée de femmes, qui, selonl’habitude, menaçaient et criaient plus haut que les hommes,attisait la flamme avec des débris de charpente, les meubles et leseffets des commis de l’octroi.

Sur la route, les régiments hongrois et allemands regardaientl’arme au pied cette dévastation, et ne sourcillaient pas.

Billot ne s’arrêta point à ce rempart de flammes. Il lançaMargot à travers l’incendie, Margot franchit bravement la barrièreincandescente ; mais arrivé à l’autre côté de la barrière, ildut s’arrêter devant une masse compacte de peuple qui refluait ducentre de la ville aux faubourgs, les uns chantant, les autrescriant : « Aux armes ! »

Billot avait l’air de ce qu’il était, c’est-à-dire d’un bonfermier qui vient à Paris pour ses affaires. Peut-être criait-il unpeu haut : « Place ! place ! » Mais Pitourépétait si poliment après lui : « Place ! s’il vousplaît, place ! » que l’un corrigeait l’autre. Nul n’avaitintérêt à empêcher Billot d’aller à ses affaires : on lelaissa passer.

Margot avait retrouvé ses forces ; le feu lui avait roussile poil ; toutes ces clameurs inaccoutumées la préoccupaient.C’était Billot qui maintenant était obligé de comprimer son derniereffort, dans la crainte d’écraser les nombreux curieux amassésdevant les portes, et les curieux non moins nombreux quittant lesportes pour courir à la barrière.

Billot s’avança tant bien que mal, tirant Margot à droite,tirant Margot à gauche jusqu’au boulevard ; mais au boulevardforce lui fut de s’arrêter.

Un cortège défilait venant de la Bastille et marchait vers leGarde-Meuble, ces deux nœuds de pierre qui attachaient à cetteépoque sa ceinture aux flancs de Paris.

Ce cortège, qui encombrait le boulevard, suivait une civière.Sur cette civière deux bustes étaient portés : l’un voilé parun crêpe, l’autre couronné de fleurs.

Le buste voilé par un crêpe était le buste de Necker, ministrenon pas disgracié, mais renvoyé ; l’autre, c’est-à-dire lebuste couronné de fleurs, était le buste du duc d’Orléans, quiavait pris hautement à la cour le parti de l’économiste deGenève.

Billot s’informa de ce que c’était que cette procession, on luidit que c’était un hommage populaire rendu à M. Necker et à sondéfenseur le duc d’Orléans.

Billot était né dans un pays où le nom du duc d’Orléans étaitvénéré depuis un siècle et demi. Billot appartenait à la sectephilosophique, et par conséquent regardait Necker, non seulementcomme un grand ministre, mais comme un apôtre de l’humanité.

C’était plus qu’il n’en fallait pour exalter Billot. Il sauta àbas de son cheval sans trop savoir ce qu’il faisait, criant :« Vive le duc d’Orléans ! Vive Necker ! » et semêla à la foule.

Une fois mêlé à la foule, la liberté individuelle disparaît.Comme chacun sait, on cesse d’avoir son libre arbitre, on veut ceque veut la foule, on fait ce qu’elle fait. Billot avait, au reste,d’autant plus de facilité à se laisser entraîner, qu’il était bienplutôt à la tête qu’à la queue du mouvement.

Le cortège criait à tue-tête : « Vive Necker !Plus de troupes étrangères ! À bas les troupesétrangères ! »

Billot mêla sa voix puissante à toutes ces voix.

Une supériorité, quelle qu’elle soit, est toujours appréciée parle peuple. Le Parisien des faubourgs à la voix grêle ou rauque,affaiblie par l’inanition ou rongée par le vin, le Parisien dufaubourg apprécia la voix pleine, fraîche et sonore de Billot etlui fit place, de sorte que sans être trop bousculé, trop coudoyé,trop étouffé, Billot finit par parvenir jusqu’à la civière.

Au bout de dix minutes, un des porteurs, dont l’enthousiasmedépassait les forces, lui céda sa place.

Billot, on le voit, avait fait rapidement son chemin.

La veille, simple propagateur de la brochure du docteur Gilbert,il était, le lendemain, un des instruments du triomphe de Necker etdu duc d’Orléans.

Mais, à peine parvenu à ce poste, une idée lui traversal’esprit.

Qu’était devenu Pitou ? Qu’était devenue Margot ?

Tout en portant sa civière, Billot retourna la tête, et, à lalueur des flambeaux qui accompagnaient et éclairaient le cortège, àla lueur des lampions qui illuminaient toutes les fenêtres, ilaperçut, au milieu du cortège, une espèce d’éminence ambulanteformée de cinq ou six hommes gesticulant et criant.

Au milieu de ces gesticulations et de ces cris, il était facilede distinguer la voix et de reconnaître les longs bras dePitou.

Pitou faisait ce qu’il pouvait pour défendre Margot, mais,malgré ses efforts, Margot avait été envahie. Margot ne portaitplus Billot et Pitou, poids fort honorable déjà pour la pauvrebête.

Margot portait tout ce qui avait pu tenir sur son dos, sur sacroupe, sur son cou et sur son garrot.

Margot ressemblait, dans la nuit qui grandit à fantaisie tousles objets, à un éléphant chargé de chasseurs allant à la battue dutigre.

La vaste échine de Margot avait cinq ou six énergumènes qui s’yétaient établis en criant : « Vive Necker ! Vive leduc d’Orléans ! À bas les étrangers ! »

Ce à quoi Pitou répondait :

– Vous allez étouffer Margot.

L’ivresse était générale.

Billot eut un instant l’idée d’aller porter secours à Pitou et àMargot ; mais il réfléchit que s’il renonçait un instant àl’honneur qu’il avait conquis de porter un des bâtons de lacivière, il ne rattraperait peut-être plus son bâton. Puis ilsongea, au bout du compte, que par le troc projeté avec le pèreLefranc, de Cadet contre Margot, Margot lui appartenait, et que,dût-il arriver malheur à Margot, au bout du compte c’était uneaffaire de trois ou quatre cents livres, et que lui Billot étaitbien assez riche pour faire le sacrifice de trois ou quatre centslivres à la patrie.

Pendant ce temps, le cortège marchait toujours, il avait obliquéà gauche et était descendu, par la rue Montmartre, jusqu’à la placedes Victoires. Arrivé au Palais-Royal un grand encombrementempêchait de passer, une troupe d’hommes avec des feuilles vertesaux chapeaux criaient : « Aux armes ! »

Il fallait se reconnaître ; ces hommes qui encombraient larue Vivienne étaient-ils amis ou ennemis ? Le vert était lacouleur du comte d’Artois. Pourquoi les cocardes vertes ?

Après un instant de conférences, tout s’expliqua.

En apprenant le renvoi de Necker, un jeune homme était sorti ducafé Foy, était monté sur une table, et avait, en montrant unpistolet, crié : « Aux armes ! »

À ce cri, tous les promeneurs du Palais s’étaient réunis autourde lui en criant : « Aux armes ! »

Nous l’avons déjà dit, tous les régiments étrangers étaientmassés autour de Paris. On eût dit une invasion autrichienne :les noms de ces régiments effarouchaient les oreillesfrançaises : c’étaient Reynac, Salis-Samade, Diesbach,Esterhazy, Rœmer ; il n’y avait qu’à les nommer pour fairecomprendre à la foule que l’on prononçait des noms ennemis. Lejeune homme les nomma ; il annonça que les Suisses campés auxChamps-Élysées, avec quatre pièces de canon, devaient entrer lemême soir dans Paris, précédés des dragons du prince de Lambesc. Ilproposa une cocarde nouvelle qui ne fût pas la leur, arracha unefeuille de marronnier et la mit à son chapeau. À l’instant même,tous les assistants l’avaient imité. Trois mille personnes avaient,en dix minutes, dépouillé les arbres du Palais-Royal.

Le matin le nom du jeune homme était ignoré, le soir il étaitdans toutes les bouches.

Ce jeune homme se nommait Camille Desmoulins.

On se reconnut, on fraternisa, on s’embrassa ; puis lecortège continua sa route.

Pendant le moment de halte qui venait d’être fait, la curiositéde ceux qui ne pouvaient rien voir, même en se haussant sur lapointe des pieds, avait surchargé Margot d’un nouveau poids à sabride, à sa selle, à sa croupière, à ses étriers, de sorte qu’aumoment de se remettre en marche, la pauvre bête s’étaitlittéralement écroulée sous le poids qui la surchargeait.

Au coin de la rue Richelieu, Billot jeta un regard enarrière : Margot avait disparu.

Il poussa un soupir adressé à la mémoire de la malheureusebête ; puis, réunissant toutes les forces de sa voix, ilappela trois fois Pitou, comme faisaient les Romains auxfunérailles de leurs parents ; il lui sembla entendre sortirdu sein de la foule une voix qui répondait à sa voix. Mais cettevoix était perdue dans les clameurs confuses qui montaient au ciel,moitié menaces, moitié acclamations.

Le cortège marchait toujours.

Toutes les boutiques étaient fermées : mais toutes lesfenêtres étaient ouvertes, et de toutes les fenêtres sortaient desencouragements qui tombaient, pleins d’enivrement, sur lespromeneurs.

On arriva ainsi à la place Vendôme.

Mais, arrivé là, le cortège fut arrêté par un obstacleimprévu.

Pareille à ces troncs d’arbres que roulent les flots d’unerivière débordée et qui, rencontrant la pile d’un pont,rebondissent en arrière sur les débris qui les suivent, l’arméepopulaire trouva un détachement de Royal-Allemand sur la placeVendôme.

Ces soldats étrangers étaient des dragons, qui, voyantl’inondation qui montait par la rue Saint-Honoré, et qui commençaità déborder sur la place Vendôme, lâchèrent la bride à leurs chevauximpatients de stationner là depuis cinq heures, et partirent à fondde train, chargeant le peuple.

Les porteurs de la civière reçurent le premier choc, et furentrenversés sous le fardeau. Un Savoyard, qui marchait devant Billot,se releva le premier, releva l’effigie du duc d’Orléans, et, lafixant au bout d’un bâton, l’éleva au-dessus de sa tête encriant : « Vive le duc d’Orléans ! » qu’iln’avait jamais vu, ou : « Vive Necker ! » qu’ilne connaissait pas.

Billot allait en faire autant du buste de Necker, mais il avaitété prévenu. Un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, assezélégamment mis pour mériter le nom de muscadin, l’avait suivi desyeux, ce qui lui était plus facile à lui qu’à Billot qui leportait, et aussitôt que le buste avait touché la terre s’étaitprécipité dessus.

Le fermier chercha donc inutilement à terre ; le buste deNecker était déjà au bout d’une espèce de pique, et, rapproché decelui du duc d’Orléans, ralliait autour de lui une bonne partie ducortège.

Tout à coup, une lueur illumine la place. Au même instant unedétonation se fait entendre, les balles sifflent ; quelquechose de pesant frappe Billot au front : il tombe. Au premiermoment, Billot se croit mort.

Mais comme le sentiment ne l’a pas abandonné, comme, à part unevive douleur à la tête, il ne se sent aucun mal, Billot comprendqu’il est blessé tout au plus, porte la main à son front pours’assurer de la gravité de la blessure, et s’aperçoit à la foisqu’il n’a qu’une contusion à la tête, et que ses mains sont rougesde sang.

Le jeune homme aux beaux habits qui précédait Billot venait derecevoir une balle au milieu de la poitrine. C’était lui qui étaitmort. Ce sang, c’était le sien. Ce choc qu’avait éprouvé Billot,c’était le buste de Necker qui, perdant son soutien, lui étaittombé sur la tête.

Billot pousse un cri, moitié de rage, moitié de terreur.

Il s’écarte du jeune homme qui se débat dans les convulsions del’agonie. Ceux qui l’entourent s’écartent comme lui, et le criqu’il a poussé, répété par la foule, se prolonge comme un funèbreécho dans les derniers groupes de la rue Saint-Honoré.

Ce cri, c’est une nouvelle rébellion. Une seconde détonation sefait entendre, et aussitôt des trous profonds creusés dans lesmasses signalent le passage des projectiles.

Ramasser le buste dont toute la face est souillée de sang,l’élever au-dessus de sa tête, protester avec sa voix mâle aurisque de se faire tuer comme le beau jeune homme dont le corps gîtà ses pieds, c’est ce que l’indignation inspire à Billot, et cequ’il fait dans le premier instant de son enthousiasme.

Mais aussitôt une main large et vigoureuse se pose sur l’épauledu fermier, et appuie de telle façon qu’il est forcé de plier sousle poids. Le fermier veut se dérober à l’étreinte, une autre mainnon moins lourde que la première tombe sur son autre épaule. Il seretourne rugissant pour voir à quelle espèce d’antagoniste il aaffaire.

– Pitou ! s’écria-t-il.

– Oui, oui, répond Pitou, baissez-vous un peu et vous allezvoir.

Et, redoublant d’efforts, Pitou parvient à coucher près de luile fermier récalcitrant.

À peine lui a-t-il amené la face contre terre, qu’une secondedétonation retentit. Le Savoyard qui porte le buste du ducd’Orléans fléchit à son tour, frappé d’une balle à la cuisse.

Puis on entend le broiement du pavé sous le fer. Les dragonschargent une seconde fois ; un cheval, échevelé et furieuxcomme celui de l’Apocalypse, passe au-dessus du malheureuxSavoyard, qui sent le froid d’une lance pénétrer dans sa poitrine.Il tombe sur Billot et Pitou.

La tempête passe portant jusqu’au fond de la rue, où elles’engouffre, la terreur et la mort ! Les cadavres seulsrestent sur le pavé. Tout fuit par les rues adjacentes. Lesfenêtres se ferment. Un silence lugubre succède aux crisd’enthousiasme et aux clameurs de colère.

Billot attendit un instant, toujours maintenu par le prudentPitou ; puis sentant que le danger s’éloignait avec le bruit,il se souleva sur un genou, tandis que Pitou, à la manière deslièvres dans leur gîte, commençait à dresser non pas la tête, maisl’oreille.

– Eh bien ! monsieur Billot, dit Pitou, je crois que vousdisiez vrai, et que nous sommes arrivés au bon moment.

– Allons, aide-moi.

– À quoi faire, à nous sauver ?

– Non ; le jeune muscadin est mort, mais le pauvre Savoyardn’est qu’évanoui, à ce que je pense. Aide-moi à le charger sur mondos ; nous ne pouvons le laisser ici, pour qu’il soit achevépar ces damnés Allemands.

Billot parlait une langue qui allait droit au cœur de Pitou. Ilne trouva rien à répondre, si ce n’était d’obéir. Il prit le corpsdu Savoyard évanoui et sanglant, et le chargea, comme il eût faitd’un sac, sur l’épaule du robuste fermier, qui, voyant la rueSaint-Honoré libre et déserte en apparence, prit avec Pitou lechemin du Palais-Royal.

Chapitre 11La nuit du 12 au 13 juillet

La rue avait d’abord paru vide et déserte à Billot et à Pitou,parce que les dragons s’engageant à la poursuite de la masse desfuyards avaient remonté le marché Saint-Honoré, et s’étaientrépandus dans les rues Louis-le-Grand et Gaillon ; mais àmesure que Billot s’avançait vers le Palais-Royal, en rugissantinstinctivement et à demi-voix le mot vengeance, des hommesapparaissaient au coin des rues, à la sortie des allées, au seuildes portes cochères, qui, d’abord muets et effarés, regardaientautour d’eux, et assurés de l’absence des dragons, faisaientcortège à cette marche funèbre, en répétant d’abord à demi-voix,ensuite tout haut, enfin à grands cris, le mot :« Vengeance ! vengeance ! »

Pitou marchait derrière le fermier, le bonnet du Savoyard à lamain.

Ils arrivèrent ainsi, funèbre et effrayante procession, sur laplace du Palais-Royal, où tout un peuple ivre de colère tenaitconseil, et sollicitait l’appui des soldats français contre lesétrangers.

– Qu’est-ce que c’est que ces hommes en uniforme ? demandaBillot en arrivant sur le front d’une compagnie qui se tenait,l’arme au pied, barrant la place du Palais-Royal, de la grandeporte du château à la rue de Chartres.

– Ce sont les gardes-françaises ! crièrent plusieursvoix.

– Ah ! dit Billot en s’approchant et en montrant le corpsdu Savoyard, qui n’était plus qu’un cadavre, aux soldats. Ah !vous êtes Français, et vous nous laissez égorger par desAllemands !

Les gardes-françaises firent malgré elles un mouvement enarrière.

– Mort ! murmurèrent quelques voix dans les rangs.

– Oui, mort ! Mort assassiné, lui et bien d’autres.

– Et par qui ?

– Par les dragons du Royal-Allemand. N’avez-vous donc pasentendu les cris, les coups de feu, le galop des chevaux ?

– Si fait ! si fait ! crièrent deux ou trois centsvoix, on égorgeait le peuple sur la place Vendôme.

– Et vous êtes du peuple, mille dieux ! s’écria Billot ens’adressant aux soldats ; c’est donc une lâcheté à vous delaisser égorger vos frères !

– Une lâcheté ! murmurèrent quelques voix menaçantes dansles rangs.

– Oui… une lâcheté ! Je l’ai dit et je le répète. Allons,continua Billot en faisant trois pas vers le point d’où étaientvenues les menaces ; n’allez-vous pas me tuer, moi, pourprouver que vous n’êtes pas des lâches ?

– Eh bien ! c’est bon… c’est bon…, dit un dessoldats ; vous êtes un brave, mon ami ; mais vous êtesbourgeois, et vous pouvez faire ce que vous voulez ; mais lemilitaire est soldat, et il a une consigne.

– De sorte, s’écria Billot, que si vous receviez l’ordre detirer sur nous, c’est-à-dire sur des hommes sans armes, voustireriez, vous, les successeurs des hommes de Fontenoy, qui rendiezdes points aux Anglais en leur disant de faire feu lespremiers !

– Moi, je sais bien que je ne ferais pas feu, dit une voix dansles rangs.

– Ni moi, ni moi, répétèrent cent voix.

– Alors, empêchez donc les autres de faire feu sur nous, ditBillot. Nous laisser égorger par les Allemands, c’est exactementcomme si vous nous égorgiez vous-mêmes.

– Les dragons ! les dragons ! crièrent plusieurs voix,en même temps que la foule, repoussée, commençait à déborder sur laplace, en fuyant par la rue Richelieu.

Et l’on entendait, encore éloigné, mais se rapprochant, le galopd’une lourde cavalerie retentissant sur le pavé.

– Aux armes ! aux armes ! criaient les fuyards.

– Mille dieux ! dit Billot en jetant à terre le corps duSavoyard qu’il n’avait pas encore quitté, donnez-nous vos fusils,au moins, si vous ne voulez pas vous en servir.

– Eh bien ! si fait, mille tonnerres ! nous nous enservirons, dit le soldat auquel Billot s’était adressé, endégageant des mains du fermier son fusil que l’autre avait déjàempoigné. Allons, allons, aux dents la cartouche ! Et si lesAutrichiens disent quelque chose à ces braves gens, nousverrons.

– Oui, oui, nous verrons, crièrent les soldats en portant leurmain à leur giberne et la cartouche à leur bouche.

– Oh ! tonnerre ! s’écria Billot piétinant, et direque je n’ai pas pris mon fusil de chasse. Mais il y aura peut-êtrebien un de ces gueux d’Autrichiens de tué, et je prendrai sonmousqueton.

– En attendant, dit une voix, prenez cette carabine, elle esttoute chargée.

Et en même temps un homme inconnu glissa une riche carabine auxmains de Billot.

Juste en ce moment, les dragons débouchaient sur la place,bousculant et sabrant tout ce qui se trouvait devant eux.

L’officier qui commandait les gardes-françaises fit quatre pasen avant.

– Holà ! messieurs les dragons, cria-t-il, halte-là !s’il vous plaît.

Soit que les dragons n’entendissent pas, soit qu’ils nevoulussent pas entendre, soit enfin qu’ils fussent emportés par unecourse trop violente pour s’arrêter, ils voltèrent sur la place pardemi-tour à droite, et heurtèrent une femme et un vieillard quidisparurent sous les pieds des chevaux.

– Feu donc ! feu ! s’écria Billot.

Billot était près de l’officier, on put croire que c’étaitl’officier qui criait. Les gardes-françaises portèrent le fusil àl’épaule, ils firent un feu de file qui arrêta court lesdragons.

– Eh ! messieurs les gardes, dit un officier allemands’avançant sur le front de l’escadron en désordre, savez-vous quevous faites feu sur nous ?

– Pardieu ! si nous le savons, dit Billot.

Et il fit feu sur l’officier, qui tomba.

Alors les gardes-françaises firent une seconde décharge, et lesAllemands, voyant qu’ils avaient à faire cette fois, non plus à desbourgeois fuyant au premier coup de sabre, mais à des soldats quiles attendaient de pied ferme, tournèrent bride et regagnèrent laplace Vendôme au milieu d’une si formidable explosion de bravos etde cris de triomphe, que bon nombre de chevaux s’emportèrent ets’allèrent briser la tête contre les volets fermés.

– Vivent les gardes-françaises ! cria le peuple.

– Vivent les soldats de la patrie ! cria Billot.

– Merci, répondirent ceux-là, nous avons vu le feu et nous voilàbaptisés.

– Et moi aussi, dit Pitou, j’ai vu le feu.

– Eh bien ! demanda Billot.

– Eh bien ! je trouve que ce n’est pas aussi effrayant queje me le figurais.

– Maintenant, dit Billot, qui avait eu le temps d’examiner lacarabine, et qui avait reconnu une arme d’un grand prix,maintenant, à qui le fusil ?

– À mon maître, dit la même voix qui avait déjà parlé derrièrelui. Mais mon maître trouve que vous vous en servez trop bien pourvous le reprendre.

Billot se retourna et aperçut un piqueur à la livrée du ducd’Orléans.

– Et où est-il, ton maître ? demanda-t-il.

Le piqueur lui montra une jalousie entr’ouverte derrièrelaquelle le prince venait de voir tout ce qui s’était passé.

– Il est donc avec nous, ton maître ? demanda Billot.

– De cœur et d’âme avec le peuple, dit le piqueur.

– En ce cas, encore une fois, vive le duc d’Orléans ! criaBillot. Amis, le duc d’Orléans est pour nous, vive le ducd’Orléans !

Et il montra la persienne derrière laquelle se tenait leprince.

Alors la persienne s’ouvrit tout à fait, et le duc d’Orléanssalua trois fois.

Puis la persienne se referma.

Si courte qu’elle eût été, l’apparition avait portél’enthousiasme à son comble.

– Vive le duc d’Orléans ! vociférèrent deux ou trois millevoix.

– Enfonçons les boutiques d’armuriers, dit une voix dans lafoule.

– Courons aux Invalides ! crièrent quelques vieux soldats.Sombreuil a vingt mille fusils.

– Aux Invalides !

– À l’Hôtel de Ville ! s’exclamèrent plusieurs voix ;le prévôt des marchands, Flesselles, a les clefs du dépôt des armesdes gardes, il les donnera.

– À l’Hôtel de Ville, répéta une fraction des assistants.

Et tout le monde s’écoula dans les trois directions qui avaientété signalées.

Pendant ce temps, les dragons s’étaient ralliés autour du baronde Bezenval et du prince de Lambesc sur la place Louis XV.

C’est ce qu’ignoraient Billot et Pitou, lesquels n’avaient suiviaucune des trois troupes, et qui se trouvaient à peu près seuls surla place du Palais Royal.

– Eh bien ! cher monsieur Billot, où allons-nous s’il vousplaît ? demanda Pitou.

– Eh ! dit Billot, j’aurais bien envie de suivre ces bravesgens. Non pas chez les armuriers, puisque j’ai une si bellecarabine, mais à l’Hôtel de Ville ou aux Invalides. Cependant,étant venu à Paris, non pas pour me battre, mais pour savoirl’adresse de M. Gilbert, il me semble que je devrais aller aucollège Louis-le-Grand, où est son fils, quitte après cela, quandj’aurai vu le docteur, à me rejeter dans tout le tohu-bohu.

Et les yeux du fermier lancèrent des éclairs.

– Aller d’abord au collège Louis-le-Grand me paraît choselogique, dit sentencieusement Pitou, puisque nous sommes venus àParis pour cela.

– Prends donc un fusil, un sabre, une arme quelconque à l’un deces fainéants qui sont couchés là-bas, dit Billot, en montrant undes cinq ou six dragons étendus à terre, et allons au collègeLouis-le-Grand.

– Mais ces armes, dit Pitou en hésitant, elles ne sont point àmoi.

– À qui donc sont-elles ? demanda Billot.

– Elles sont au roi.

– Elles sont au peuple, dit Billot.

Et Pitou, fort de l’approbation du fermier, qu’il connaissaitpour un homme qui n’eût pas voulu faire tort à son voisin d’ungrain de millet, Pitou s’approcha avec toutes sortes de précautionsdu dragon qui se trouvait être le plus près de lui ; et, aprèss’être assuré qu’il était bien mort, il lui prit son sabre, sonmousqueton et sa giberne.

Pitou avait bien envie de lui prendre son casque, seulement iln’était pas sûr que ce que le père Billot avait dit des armesoffensives s’étendît jusqu’aux armes défensives.

Mais, tout en s’armant, Pitou tendit l’oreille vers la placeVendôme.

– Oh ! oh ! dit-il, il me semble que voilàRoyal-Allemand qui revient.

En effet, on entendait le bruit d’une troupe de cavaliers quirevenait au pas. Pitou se pencha à l’angle du café de la Régence,et aperçut en effet, à la hauteur du marché Saint-Honoré, unepatrouille de dragons qui s’avançait le mousqueton sur lacuisse.

– Eh ! vite, vite, dit Pitou, les voilà qui reviennent.

Billot jeta les yeux autour de lui pour voir s’il y avait moyende faire résistance. La place était à peu près vide.

– Allons, dit-il, au collège Louis-le-Grand.

Et il prit la rue de Chartres, suivi de Pitou, qui, ignorantl’usage du porte-mousqueton scellé à la ceinture, traînait songrand sabre.

– Mille dieux ! dit Billot, tu as l’air d’un marchand deferraille. Accroche-moi donc cette latte.

– Où ? demanda Pitou.

– Eh ! pardieu ! là, dit Billot.

Et il suspendit le sabre de Pitou à son ceinturon, ce qui donnaà celui-ci une célérité de marche qu’il n’eût pu atteindre sans cetexpédient.

La route se fit sans inconvénient jusqu’à la place LouisXV ; mais là, Billot et Pitou retrouvèrent la colonne qui serendait aux Invalides, et qui fut arrêtée court.

– Eh bien ! demanda Billot, qu’y a-t-il donc ?

– Il y a qu’on ne passe pas au pont Louis XV.

– Et sur les quais ?

– Sur les quais non plus.

– Et à travers les Champs-Élysées ?

– Non plus.

– Alors, retournons sur nos pas et passons par le pont desTuileries.

La proposition était toute simple, et la foule, en suivantBillot, montra qu’elle était prête à y accéder ; mais dessabres luisaient à moitié chemin à peu près du jardin desTuileries. Le quai était coupé par un escadron de dragons.

– Ah çà ! mais ces maudits dragons, ils sont doncpartout ? murmura le fermier.

– Dites donc, cher monsieur Billot, dit Pitou, je crois que noussommes pris.

– Bah ! dit Billot, on ne prend pas cinq ou six millehommes, et nous sommes cinq ou six mille au moins.

Les dragons du quai s’avançaient lentement, il est vrai, aupetit pas, mais ils s’avançaient visiblement.

– Il nous reste la rue Royale, dit Billot. Viens par ici, viens,Pitou.

Pitou suivit le fermier comme son ombre.

Mais une ligne de soldats fermait la rue, à la hauteur de laPorte-Saint-Honoré.

– Ah ! ah ! dit Billot, tu pourrais bien avoir raison,Pitou, mon ami.

– Hein ! se contenta de dire Pitou.

Mais ce seul mot exprimait, par l’accent avec lequel il avaitété prononcé, tout le regret qu’éprouvait Pitou de ne pas s’êtretrompé.

La foule, par ses agitations et ses clameurs, prouvait qu’ellen’était pas moins sensible que Pitou à la situation dans laquelleelle se trouvait.

En effet, par une habile manœuvre, le prince de Lambesc venaitd’envelopper curieux et rebelles, au nombre de cinq ou six mille,et, fermant le pont Louis XV, les quais, les Champs-Élysées, la rueRoyale et les Feuillants, il les tenait enfermés dans un grand arcde fer, dont la corde était représentée par le mur du jardin desTuileries, difficile à escalader, et la grille du Pont-Tournant,presque impossible à forcer.

Billot jugea la situation : elle n’était pas bonne.Cependant, comme c’était un homme calme, froid et plein deressources dans le danger, il jeta les yeux autour de lui, et,apercevant un amas de charpentes au bord de la rivière :

– J’ai une idée, dit-il à Pitou ; viens.

Pitou suivit le père Billot sans lui demander quelle était sonidée.

Billot s’avança vers les charpentes, en empoigna une, et secontenta de dire à Pitou : « Aide-moi. »

Pitou, de son côté, se contenta d’aider Billot sans lui demanderà quoi il l’aidait ; mais peu lui importait, il avait dans lefermier une telle confiance, qu’il serait descendu avec lui auxenfers, sans même lui faire observer que l’escalier lui paraissaitlong et la cave profonde.

Le père Billot avait pris la solive par un bout, Pitou la pritpar l’autre.

Tous deux regagnèrent le quai, portant un fardeau que cinq ousix hommes de force ordinaire auraient eu peine à soulever.

La force est toujours un objet d’admiration pour la foule ;si pressée qu’elle fût, elle s’écarta donc devant Billot et devantPitou.

Puis, comme on comprit que la manœuvre qui s’accomplissait étaitsans doute une manœuvre d’intérêt général, quelques hommesmarchèrent devant Billot en criant : « Place !place ! »

– Dites donc, père Billot, demanda Pitou au bout d’une trentainede pas, allons-nous bien loin comme cela ?

– Nous allons jusqu’à la grille des Tuileries.

– Oh ! oh ! fit la foule, qui comprit.

Et elle s’écarta plus vivement encore qu’elle n’avait fait.

Pitou regarda, et vit que de la place où il était jusqu’à lagrille il n’y avait plus qu’une trentaine de pas.

– J’irai ! dit-il avec la brièveté d’un pythagoricien.

La besogne fut d’autant plus facile du reste à Pitou, que cinqou six hommes parmi les plus vigoureux prirent leur part dufardeau. Il en résulta une accélération notable dans la marche.

En cinq minutes, on était en face de la grille.

– Allons, dit Billot, de l’ensemble.

– Bon, dit Pitou, je comprends ; nous venons de faire unemachine de guerre. Les Romains appelaient cela un bélier.

Et la solive, mise en mouvement, heurta d’un coup terrible laserrure de la grille.

Les soldats qui montaient la garde à l’intérieur des Tuileriesaccoururent pour s’opposer à l’invasion. Mais, au troisième coup,la porte céda, tournant violemment sur ses gonds, et dans cettegueule béante et sombre la foule s’engouffra.

Au mouvement qui se fit, le prince de Lambesc s’aperçut qu’uneissue était ouverte à ceux qu’il croyait ses prisonniers. La colères’empara de lui. Il fit faire un bond en avant à son cheval, pourmieux juger de la situation. Les dragons échelonnés derrière luicrurent que l’ordre de charger leur était donné, et le suivirent.Les chevaux, déjà échauffés, ne purent modérer leur course ;les hommes, qui avaient à prendre une revanche de leur échec de laplace du Palais-Royal, n’essayèrent probablement pas de lesretenir.

Le prince vit qu’il lui serait impossible de modérer lemouvement, se laissa emporter, et une clameur déchirante pousséepar les femmes et les enfants monta au ciel pour demander vengeanceà Dieu.

Il se passa, au milieu de l’obscurité, une scène effroyable.Ceux que l’on chargeait devinrent fous de douleur ; ceux quichargeaient, fous de colère.

Alors une espèce de défense s’organisa du haut des terrasses,les chaises volèrent sur les dragons. Le prince de Lambesc, atteintà la tête, riposta par un coup de sabre, sans songer qu’il frappaitun innocent au lieu de punir un coupable, et un vieillard desoixante-dix ans tomba.

Billot vit tomber l’homme et jeta un cri.

En même temps sa carabine fut à son épaule, un sillon de feutraversa l’obscurité, et le prince était mort si le hasard n’eûtfait au même instant cabrer son cheval.

Le cheval reçut la balle dans le cou et s’abattit.

On crut le prince tué. Alors les dragons s’élancèrent dans lesTuileries, poursuivant les fugitifs à coups de pistolet.

Mais les fugitifs, ayant désormais un grand espace,s’éparpillèrent sous les arbres.

Billot rechargea tranquillement sa carabine.

– Ma foi ! tu avais raison, Pitou, dit-il, je crois quenous sommes arrivés à temps.

– Si j’allais être brave, dit Pitou en déchargeant sonmousqueton au plus épais des dragons ; il me semble que cen’est pas si difficile que je le croyais.

– Oui, dit Billot ; mais la bravoure inutile n’est pas dela bravoure. Viens par ici, Pitou, et prends garde de t’emmêler lesjambes dans ton sabre.

– Attendez-moi, cher monsieur Billot. Si je vous perdais, je nesaurais plus où aller. Je ne connais pas Paris comme vous,moi ; je n’y suis jamais venu.

– Viens, viens, dit Billot.

Et il prit la terrasse du bord de l’eau, jusqu’à ce qu’il eutdépassé la ligne des troupes qui s’avançaient par les quais, maiscette fois aussi rapidement qu’elles pouvaient, pour prêtermain-forte, si besoin était, aux dragons du prince de Lambesc.

Arrivé à l’extrémité de la terrasse, Billot s’assit sur leparapet et sauta sur le quai.

Pitou en fit autant.

Chapitre 12Ce qui se passait dans la nuit du 12 au 13 juillet 1789

Une fois sur le quai, les deux provinciaux, voyant briller surle pont des Tuileries les armes d’une nouvelle troupe qui, selontoute probabilité, n’était pas une troupe amie, se glissèrentjusqu’aux extrémités du quai, et descendirent le long de la bergede la Seine.

Onze heures sonnaient à l’horloge des Tuileries.

Une fois arrivés sous les arbres qui bordaient le fleuve, beauxtrembles et longs peupliers qui trempaient leurs pieds dansl’eau ; une fois perdus sous l’obscurité de leur feuillage, lefermier et Pitou se couchèrent sur le gazon, et ouvrirent unconseil.

Il s’agissait de savoir, et la question était posée par lefermier, si l’on devait rester où l’on était, c’est-à-dire ensûreté, ou à peu près, ou bien si l’on devait aller se rejeter aumilieu du tumulte, et prendre sa part de cette lutte qui paraissaitdevoir durer une partie de la nuit.

Cette question posée, Billot attendit la réponse de Pitou.

Pitou avait fort grandi en considération dans l’esprit dufermier. D’abord par la science dont il avait fait montre laveille, et ensuite par le courage dont il venait de faire preuvedans la soirée. Pitou sentait cela instinctivement ; mais, aulieu d’en être plus fier, il n’en était que plus reconnaissant aubon fermier. Pitou était humble naturellement.

– Monsieur Billot, dit-il, il est évident que vous êtes plusbrave, et moi moins poltron que je le croyais. Horace, quicependant était un autre homme que nous, sous le rapport de lapoésie du moins, jeta ses armes et s’enfuit au premier choc. Moi,j’ai mon mousqueton, ma giberne et mon sabre, ce qui prouve que jesuis plus brave qu’Horace.

– Eh bien ! où en veux-tu venir ?

– J’en veux venir à ceci, cher monsieur Billot, que l’homme leplus brave peut être tué par une balle.

– Après ? fit le fermier.

– Après, cher monsieur, voilà : comme vous avez annoncé, enquittant la ferme, le dessein de venir à Paris pour un objetimportant…

– Oh ! mille dieux ! c’est vrai, pour la cassette.

– Eh bien ! vous êtes venu pour la cassette, oui ounon ?

– J’y suis venu pour la cassette, mille tonnerres ! et paspour autre chose.

– Si vous vous faites tuer par une balle, l’affaire pourlaquelle vous êtes venu ne se fera pas.

– En vérité, tu as dix fois raison, Pitou.

– Entendez-vous d’ici comme on brise et comme on crie ?continua Pitou encouragé ; le bois se déchire comme du papier,le fer se tord comme du chanvre.

– C’est que le peuple est en colère, Pitou.

– Mais, hasarda Pitou, il me semble que le roi l’est pas malaussi, en colère.

– Comment, le roi ?

– Sans doute, les Autrichiens, les Allemands, les Kaiserlicks,comme vous les appelez, sont les soldats du roi. Eh bien !s’ils chargent sur le peuple, c’est le roi qui leur ordonne decharger. Et pour que le roi donne de pareils ordres, il faut bienqu’il soit en colère, lui aussi ?

– Tu as à la fois raison et tort, Pitou.

– Cela ne me parait pas possible, cher monsieur Billot, et jen’ose pas vous dire que si vous eussiez étudié la logique, vous nehasarderiez pas un pareil paradoxe.

– Tu as raison et tu as tort, Pitou, et tu vas comprendrecomment.

– Je ne demande pas mieux ; mais je doute.

– Vois-tu Pitou, il y a deux partis à la cour ; celui duroi, qui aime le peuple, et celui de la reine, qui aime lesAutrichiens.

– C’est que le roi est français et la reine autrichienne,répondit philosophiquement Pitou.

– Attends ! Avec le roi il y a M. Turgot, M. Necker ;avec la reine il y a M. de Breteuil et les Polignac. Le roi n’estpas le maître, puisqu’il a été obligé de renvoyer M. Turgot et M.Necker. C’est donc la reine qui est la maîtresse, c’est-à-dire lesBreteuil et les Polignac. Voilà pourquoi tout va mal. Vois-tu,Pitou, le mal vient de madame Déficit. Madame Déficit est encolère, et c’est en son nom que les troupes chargent ; lesAutrichiens défendent l’Autrichienne : c’est tout simple.

– Pardon, monsieur Billot, demanda Pitou, mais déficitest un mot latin qui veut dire il manque. Qu’est-ce qu’ilmanque donc ?

– L’argent, mille dieux ! et c’est parce que l’argentmanque ; c’est parce que les favoris de la reine ont mangé cetargent qui manque, qu’on appelle la reine madame Déficit. Ce n’estdonc pas le roi qui est en colère, mais la reine. Le roi n’est quefâché, fâché que tout aille si mal.

– Je comprends, dit Pitou ; mais la cassette ?

– C’est vrai ! c’est vrai ! Pitou ; cettediablesse de politique m’entraîne toujours plus loin que je ne veuxaller. Oui, la cassette avant tout. Tu as raison, Pitou ;quand j’aurai vu le docteur Gilbert, eh bien ! nous enreviendrons à la politique. C’est un devoir sacré.

– Il n’y a rien de plus sacré que les devoirs sacrés, ditPitou.

– Allons-nous-en donc au collège Louis-le-Grand, où se trouveSébastien Gilbert, dit Billot.

– Allons, répondit Pitou en soupirant, car il lui fallaitquitter un lit de gazon moelleux, auquel il s’était accoutumé.

En outre, malgré la terrible surexcitation de la soirée, lesommeil, hôte assidu des consciences pures et des reins moulus,descendait avec tous ses pavots sur le vertueux et sur le moulutAnge Pitou.

Billot était déjà levé et Pitou se soulevait, quand la demiesonna.

– Mais, dit Billot, à onze heures et demie le collègeLouis-le-Grand sera fermé, ce me semble.

– Oh ! bien certainement, dit Pitou.

– Puis, la nuit, on peut tomber dans une embuscade ; il mesemble que je vois des feux de bivouac du côté du Palais deJustice ; on m’arrêtera ou l’on me tuera ; tu as raison,Pitou, il ne faut pas qu’on m’arrête, il ne faut pas qu’on metue.

C’était la troisième fois depuis le matin que Billot faisaitrésonner aux oreilles de Pitou ces trois mots si flatteurs pourl’orgueil humain : « Tu as raison. »

Pitou trouva qu’il n’avait rien de mieux à faire que de répéterles paroles de Billot.

– Vous avez raison, répéta-t-il en se couchant sur le gazon. Ilne faut pas qu’on vous tue, cher monsieur Billot.

Et cette fin de phrase s’éteignit dans le gosier de Pitou.Vox faucibus hœsit, aurait-il pu dire s’il eût veillé,mais il dormait.

Billot ne s’en aperçut pas.

– Une idée, dit-il.

– Ah ! ronfla Pitou.

– Écoute-moi, j’ai une idée ; malgré toutes les précautionsque je prends, je puis être tué, tué de près ou frappé de loin,frappé à mort, peut-être, et mourir sur le coup ; si celaarrivait, il faut que tu saches ce que tu dois dire à ma place audocteur Gilbert ; mais sois muet, Pitou.

Pitou n’entendait pas, et, par conséquent, ne réponditpoint.

– Si j’étais blessé à mort et que je ne pusse pas accomplir mamission, tu irais à ma place trouver le docteur Gilbert, et tu luidirais… m’entends-tu bien, Pitou ? dit le fermier en sebaissant vers le jeune homme, et tu lui dirais… Mais il ronfle, lemalheureux !

Toute l’exaltation de Billot tomba devant le sommeil dePitou.

– Dormons donc, dit-il.

Et il s’étendit près de son compagnon sans trop grommeler. Car,quelque habitué que fût le fermier à la fatigue, la course de lajournée et les événements du soir n’étaient pas pour lui sanspuissance soporative.

Et le jour parut après trois heures de leur sommeil, ou plutôtde leur engourdissement.

Lorsqu’ils rouvrirent les yeux, Paris n’avait rien perdu decette farouche physionomie qu’ils lui avaient vue la veille,seulement plus de soldats, le peuple partout.

Le peuple s’armant de piques fabriquées à la hâte, de fusilsdont la plupart ne savaient pas se servir, d’armes magnifiques d’unautre âge, dont les porteurs admiraient les ornements d’or,d’ivoire et de nacre, sans en comprendre l’usage et lemécanisme.

Aussitôt après la retraite des soldats, on avait pillé leGarde-Meuble.

Et le peuple roulait vers l’Hôtel de Ville deux petitscanons.

Le tocsin sonnait à Notre-Dame, à l’Hôtel de Ville, dans toutesles paroisses. On voyait sortir – d’où ? l’on n’en savait rien– de dessous les pavés, des légions d’hommes et de femmes pâles,maigres, nus, qui, la veille encore criaient : « Dupain ! » et qui aujourd’hui criaient : « Desarmes ! »

Rien de sinistre comme ces bandes de spectres qui, depuis un oudeux mois, arrivaient de la province, passant les barrièressilencieusement, et s’installant dans Paris, affamé lui-même, commeles goules arabes dans un cimetière.

Ce jour-là, toute la France, représentée à Paris par les affamésde chaque province, criait à son roi : « Faites-nouslibres » ; à son Dieu :« Rassasiez-nous ! »

Billot, réveillé le premier, réveilla Pitou, et tous deuxs’acheminèrent vers le collège Louis-le-Grand, regardant autourd’eux en frissonnant, épouvantés qu’ils étaient par ces misèressanglantes.

À mesure qu’ils avançaient vers ce que nous appelons aujourd’huile Quartier latin, à mesure qu’ils remontaient la rue de la Harpe,à mesure enfin qu’ils pénétraient vers la rue Saint-Jacques, but deleur course, ils voyaient, comme au temps de la Fronde, s’éleverdes barricades. Les femmes et les enfants transportaient aux étagessupérieurs des maisons : livres in-folio, meubles lourds,marbres précieux destinés à écraser les soldats étrangers, dans lecas où ils se hasarderaient à s’aventurer dans les rues tortueuseset étroites du vieux Paris.

De temps en temps Billot remarquait un ou deux gardes-françaisesformant le centre de quelque rassemblement, qu’ils organisaient, etauquel, avec une rapidité merveilleuse, ils apprenaient lemaniement du fusil, exercice que les femmes et les enfantssuivaient avec curiosité et presque avec le désir de l’apprendreeux-mêmes.

Billot et Pitou trouvèrent le collège Louis-le-Grand eninsurrection ; les écoliers s’étaient soulevés et avaientchassé leurs maîtres. Au moment où le fermier et son compagnonarrivaient devant la grille, les écoliers assiégeaient cette grilleavec des menaces auxquelles répondait par des pleurs le principalépouvanté.

Le fermier regarda un instant cette révolte intestine, et tout àcoup, d’une voix de stentor :

– Lequel de vous s’appelle Sébastien Gilbert ?demanda-t-il.

– Moi, répondit un jeune homme de quinze ans, d’une beautépresque féminine, et qui, avec l’aide de trois ou quatre de sescamarades, apportait une échelle pour escalader le mur, voyantqu’il ne pouvait forcer la grille.

– Approchez ici, mon enfant.

– Que me voulez-vous, monsieur ? demanda le jeune Sébastienà Billot.

– Est-ce que vous voulez l’emmener ? s’écria le principal,épouvanté à la vue de ces deux hommes armés dont l’un, celui quiavait adressé la parole au jeune Gilbert, était tout couvert desang.

L’enfant, de son côté, regardait ces deux hommes avecétonnement, et cherchait, mais inutilement, à reconnaître son frèrede lait Pitou, démesurément grandi depuis qu’il l’avait quitté etcomplètement méconnaissable sous l’attirail guerrier qu’il avaitrevêtu.

– L’emmener ! s’écria Billot ; emmener le fils de M.Gilbert, le conduire dans cette bagarre, l’exposer à recevoirquelque mauvais coup. Oh ! ma foi ! non.

– Voyez-vous, Sébastien, dit le principal, voyez-vous, enragé,vos amis ne veulent pas même de vous. Car enfin, ces messieursparaissent vos amis. Voyons, messieurs ; voyons, jeunesélèves ; voyons, mes enfants, cria le pauvre principal,obéissez-moi ; obéissez, je vous le commande ; obéissez,je vous en supplie !

– Oro obtestorque, dit Pitou.

– Monsieur, dit le jeune Gilbert avec une fermeté extraordinairepour un enfant de son âge, retenez mes camarades si bon voussemble, mais moi, entendez-vous bien, je veux sortir.

Il fit un mouvement vers la grille. Le professeur le retint parle bras.

Mais lui, secouant ses beaux cheveux châtains sur son frontpâle :

– Monsieur, dit-il, prenez garde à ce que vous faites. Moi, jene suis pas dans la position des autres ; mon père a étéarrêté, emprisonné ; mon père est au pouvoir destyrans !

– Au pouvoir des tyrans ! s’écria Billot ; parle, monenfant, que veux-tu dire ?

– Oui ! oui ! crièrent les enfants, Sébastien araison ; on a arrêté son père ; et puisque le peuple aouvert les prisons, il veut que l’on ouvre la prison de sonpère.

– Oh ! oh ! fit le fermier en secouant la grille avecson bras d’Hercule, on a arrêté le docteur Gilbert. Mordieu !cette petite Catherine avait donc raison !

– Oui, monsieur, continua le petit Gilbert, on l’a arrêté, monpère, et voilà pourquoi je veux fuir, pourquoi je veux prendre unfusil, pourquoi je veux aller me battre, jusqu’à ce que j’aiedélivré mon père !

Et ces mots furent accompagnés et soutenus par cent voixfuribondes, criant sur tous les tons :

– Des armes ! des armes ! que l’on nous donne desarmes !

À ces cris, la foule qui s’était amassée dans la rue, animée àson tour d’héroïques ardeurs, se rua sur les grilles pour donner laliberté aux collégiens.

Le principal se jeta à genoux entre les écoliers et lesenvahisseurs, et passa ses bras suppliants par les grilles.

– Oh ! mes amis ! mes amis ! criait-il, respectezces enfants !

– Si nous les respectons ! dit un garde-française ; jecrois bien ! Ce sont de jolis garçons qui feront l’exercicecomme des anges.

– Mes amis ! mes amis ! Ces enfants sont un dépôt queleurs parents m’ont confié ; je réponds d’eux ; leursparents comptent sur moi ; je leur dois ma vie ; mais, aunom du ciel ! n’emmenez pas ces enfants.

Des huées parties du fond de la rue, c’est-à-dire des derniersrangs de la foule, accueillirent ses supplicationsdouloureuses.

Billot s’élança à son tour, et s’opposant aux gardes-françaises,à la foule, aux écoliers eux-mêmes :

– Il a raison, c’est un dépôt sacré ; que les hommes sebattent, que les hommes se fassent tuer, mille dieux ! maisque les enfants vivent ; il faut de la semence pourl’avenir.

Un murmure improbateur accueillit ces mots.

– Qui est-ce qui murmure ? cria Billot ; à coup sur cen’est pas un père. Moi qui vous parle, j’ai eu hier deux hommestués dans mes bras ; voici leur sang sur ma chemise.Voyez !

Et il montra sa veste et sa chemise ensanglantées, avec unmouvement de grandeur qui électrisa l’assemblée.

– Hier, continua Billot, je me suis battu au Palais-Royal et auxTuileries ; et cet enfant aussi s’est battu, mais cet enfantn’a ni père ni mère. D’ailleurs, c’est presque un homme.

Et il montrait Pitou qui se rengorgeait.

– Aujourd’hui, continua Billot, je me battrai encore, mais quenul ne vienne dire : « Les Parisiens n’étaient pas assezforts contre les soldats étrangers, et ils ont appelé les enfants àleur aide. »

– Oui ! oui ! s’écrièrent de tous côtés des voix defemmes et de soldats. Il a raison. Enfants ! rentrez,rentrez !

– Oh ! merci, merci, monsieur, murmura le principal enessayant de saisir les mains de Billot à travers la grille.

– Et surtout, entre tous, gardez bien Sébastien, ditcelui-ci.

– Moi ! me garder ! Eh bien ! moi, je dis qu’onne me gardera pas ! s’écria le jeune homme, livide de colèreet se débattant aux mains des garçons de service quil’emportaient.

– Laissez-moi entrer, dit Billot, je me charge de le calmer.

La foule s’écarta. Le fermier tira derrière lui Ange Pitou etpénétra dans la cour du collège.

Déjà trois ou quatre gardes-françaises et une dizaine defactionnaires gardaient les portes et fermaient toute sortie auxjeunes insurgés.

Billot s’en alla droit à Sébastien, et, prenant dans ses grossesmains calleuses les mains blanches et fines de l’enfant :

– Sébastien, dit-il, me reconnaissez-vous ?

– Non.

– Je suis le père Billot, fermier de votre père.

– Je vous reconnais, monsieur.

– Et ce garçon-là, dit Billot en montrant son compagnon, leconnais-tu ?

– Ange Pitou, dit l’enfant.

– Oui, Sébastien, oui, moi, moi.

Et Pitou se jeta, en pleurant de joie, au cou de son frère delait et de son camarade d’études.

– Eh bien ! dit l’enfant sans se dérider, après ?

– Après ?… Si l’on t’a pris ton père, je te le rendrai,moi, entends-tu bien.

– Vous ?

– Oui, moi ! moi ! et tous ceux qui sont là avec moi.Que diable ! nous avons eu hier affaire aux Autrichiens, etnous avons vu leurs gibernes.

– À preuve même que j’en ai une, dit Pitou.

– N’est-ce pas que nous délivrerons son père ? dit Billots’adressant à la foule.

– Oui ! oui ! mugit la foule ; nous ledélivrerons !

Sébastien secoua la tête.

– Mon père est à la Bastille, dit-il avec mélancolie.

– Eh bien ? cria Billot.

– Eh bien ! on ne prend pas la Bastille, réponditl’enfant.

– Alors, que voulais-tu faire, toi, si tu as cetteconviction ?

– Je voulais aller sur la place ; on s’y battra ; monpère m’eût peut-être aperçu par les barreaux d’une fenêtre.

– Impossible.

– Impossible ! et pourquoi pas ? Moi, un jour en mepromenant avec le collège, j’ai vu la tête d’un prisonnier. Sij’avais vu mon père comme j’ai vu ce prisonnier, je l’eussereconnu, et je lui eusse crié : « Sois tranquille, bonpère, je t’aime ! »

– Et si les soldats de la Bastille t’eussent tué ?

– Eh bien ! ils m’eussent tué sous les yeux de monpère.

– Mort de tous les diables ! tu es un méchant garçon,Sébastien, t’aller faire tuer sous l’œil de ton père ! lefaire mourir de douleur dans sa cage, lui qui n’a que toi au monde,lui qui t’aime tant ! Décidément, tu es un mauvais cœur,Gilbert.

Et le fermier repoussa l’enfant.

– Oui, oui, un mauvais cœur ! hurla Pitou, fondant enlarmes.

Sébastien ne répondit pas.

Et tandis qu’il rêvait dans un sombre silence, Billot admiraitcette noble figure blanche et nacrée, l’œil de feu, la boucheironique et fine, le nez d’aigle et le menton vigoureux, quidécelaient à la fois noblesse d’âme et noblesse de sang.

– Tu dis que ton père est à la Bastille ? dit enfin lefermier.

– Oui.

– Et pourquoi ?

– Parce que mon père est un ami de La Fayette et deWashington ; parce que mon père a combattu avec l’épée pourl’indépendance de l’Amérique, et avec la plume pour celle de laFrance ; parce que mon père est connu dans les deux mondespour haïr la tyrannie ; parce qu’il a maudit la Bastille oùsouffrent les autres… Alors on l’y a mis.

– Quand cela ?

– Il y a six jours.

– Et où l’a-t-on arrêté ?

– Au Havre, où il venait de débarquer.

– Comment sais-tu cela ?

– J’ai reçu une lettre de lui.

– Datée du Havre ?

– Oui.

– Et c’est au Havre même qu’on l’a arrêté ?

– C’est à Lillebonne.

– Voyons, enfant, ne me boude pas, et donne-moi tous les détailsque tu sais. Je te jure que je laisserai mes os sur la place de laBastille, ou que tu reverras ton père.

Sébastien regarda le fermier ; et, voyant qu’il paraissaitparler du fond du cœur, il s’adoucit.

– Eh bien ! dit-il, à Lillebonne, il a eu le temps d’écrireau crayon ces mots sur un livre :

« Sébastien, on m’arrête et l’on me conduit à la Bastille.Patience. Espère, et travaille.

« Lillebonne, 7 juillet I789.

« P.-S. On m’a arrêté pour la liberté.

« J’ai un fils au collège Louis-le-Grand, à Paris. Celuiqui trouvera ce livre est prié, au nom de l’humanité, de fairepasser ce livre à mon fils ; il se nomme SébastienGilbert. »

– Et ce livre ? demanda Billot, haletant d’émotion.

– Ce livre, il y mit une pièce d’or, le lia avec un cordon et lejeta par la fenêtre.

– Et ?…

– Et le curé de la ville le trouva. Il choisit parmi lesparoissiens un vigoureux jeune homme à qui il dit :« Laisse douze francs à ta famille, qui n’a pas de pain, et,avec les douze autres, va porter ce livre à Paris, à un pauvreenfant dont on vient de prendre le père, parce qu’il aime trop lepeuple. » Le jeune homme est arrivé hier à midi ; il m’aremis le livre de mon père ; voilà comment je sais que monpère a été arrêté.

– Allons ! allons ! dit Billot, voilà qui meraccommode un peu avec les curés. Malheureusement, ils ne sont pastous comme celui-là. Et ce brave jeune homme, où est-il ?

– Il est reparti hier soir ; il espère rapporter cinqlivres à sa famille sur les douze livres qu’il a emportées.

– Beau ! beau ! fit Billot en pleurant de joie.Oh ! peuple ! il a du bon, va Gilbert.

– Maintenant, voilà que vous savez tout.

– Oui.

– Vous m’avez promis, si je parlais, de me rendre mon père. J’aiparlé, songez à votre promesse.

– Je t’ai dit que je le sauverais, ou que je me ferais tuer.Maintenant, montre-moi le livre, dit Billot.

– Le voici, dit l’enfant, en tirant de sa poche un volume duContrat social.

– Et où est l’écriture de ton père ?

– Tenez, dit l’enfant, en lui montrant l’écriture dudocteur.

Le fermier baisa les caractères.

– À présent, dit-il, sois calme. Je vais aller chercher ton pèreà la Bastille.

– Malheureux ! dit le principal en prenant les mains deBillot, comment arriverez-vous à un prisonnier d’État ?

– En prenant la Bastille, mille dieux !

Quelques gardes-françaises se mirent à rire. Au bout d’uninstant, la risée était devenue générale.

– Mais, cria Billot, en promenant autour de lui un regardétincelant de colère, qu’est-ce que c’est donc que la Bastille,s’il vous plaît ?

– Des pierres, dit un soldat.

– Du fer, dit un autre.

– Et du feu, dit un troisième. Prenez garde, mon brave homme, ons’y brûle.

– Oui ! oui ! l’on s’y brûle, répéta la foule avecterreur.

– Ah ! Parisiens, hurla le fermier ; ah ! vousavez des pioches et vous craignez les pierres ; ah ! vousavez du plomb et vous craignez le fer ; ah ! vous avez dela poudre et vous craignez le feu. Parisiens poltrons ;Parisiens lâches ; Parisiens machines à esclavage ! Milledémons ! Quel est l’homme de cœur qui veut venir avec moi etPitou prendre la Bastille du roi. Je m’appelle Billot, fermier dansl’Île-de-France. En avant !

Billot venait de s’élever au sublime de l’audace.

La foule frémissante et enflammée s’agitait autour de lui encriant : « À la Bastille ! à laBastille ! »

Sébastien voulut se cramponner à Billot, mais celui-ci lerepoussa doucement.

– Enfant, demanda-t-il, quel est le dernier mot de tonpère ?

– Travaille ! répondit Sébastien.

– Donc, travaille ici ; nous, nous allonstravailler là-bas. Seulement, notre travail à nouss’appelle détruire et tuer.

Le jeune homme ne répondit pas un mot ; il cacha son visagedans ses mains, sans même serrer les doigts d’Ange Pitou quil’embrassait, et tomba dans des convulsions si violentes, qu’on futforcé de l’emporter à l’infirmerie du collège.

– À la Bastille ! cria Billot.

– À la Bastille ! cria Pitou.

– À la Bastille ! répéta la foule.

Et l’on s’achemina vers la Bastille.

Chapitre 13Le roi est si bon, la reine est si bonne

Maintenant, que nos lecteurs nous permettent de les mettre aucourant des principaux événements politiques qui s’étaient passésdepuis l’époque où, dans notre dernière publication, nous avonsabandonné la cour de France.

Ceux qui connaissent l’histoire de cette époque, ou ceux quel’histoire pure et simple effraiera, peuvent passer ce chapitre, lechapitre suivant s’emboîtant juste avec celui qui précède, et celuique nous hasardons ici n’étant qu’à l’usage des esprits exigeantsqui veulent se rendre compte de tout.

Depuis un an ou deux, quelque chose d’inouï, d’inconnu, quelquechose venant du passé et allant vers l’avenir, grondait dansl’air.

C’était la Révolution.

Voltaire s’était soulevé un instant dans son agonie, et, accoudésur son lit de mort, il avait vu luire, jusque dans la nuit où ils’endormait, cette fulgurante aurore.

C’est que la Révolution, comme le Christ, dont elle était lapensée, devait juger les vivants et les morts.

Lorsque Anne d’Autriche arriva à la régence, dit le cardinal deRetz, il n’y eut qu’un mot dans toutes les bouches : Lareine est si bonne !

Un jour, le médecin de madame de Pompadour, Quesnay, qui logeaitchez elle, voit entrer Louis XV. Un sentiment en dehors du respectle trouble à ce point qu’il tremble et pâlit.

– Qu’avez-vous ? lui demande madame du Hausset.

– J’ai, répond Quesnay, qu’à chaque fois que je vois le roi, jeme dis : « Voilà cependant un homme qui peut me fairecouper la tête ! »

– Oh ! il n’y a pas de danger, répond madame duHausset : Le roi est si bon !

C’est avec ces deux phrases : Le roi est si bon !La reine est si bonne ! qu’on a fait la Révolutionfrançaise.

Quand Louis XV mourut, la France respira. On était débarrassé,en même temps que du roi, des Pompadour, des du Barry, duParc-aux-Cerfs.

Les plaisirs de Louis XV coûtaient cher à la nation, ilscoûtaient seuls plus de trois millions par an.

Heureusement, on avait un roi jeune, moral, philanthrope,presque philosophe.

Un roi qui, comme l’Émile de Jean-Jacques, avait appris un état,ou plutôt trois états.

Il était serrurier, horloger, mécanicien.

Aussi, effrayé de l’abîme sur lequel il se penche, le roicommence-t-il par refuser toutes les faveurs qu’on lui demande. Lescourtisans frémissent. Heureusement une chose les rassure :c’est que ce n’est pas lui qui refuse, c’est Turgot ; c’estque la reine n’est peut-être pas reine encore, et par conséquent nepeut avoir ce soir l’influence qu’elle aura demain.

Enfin, vers 1777, elle acquiert cette influence tantattendue : la reine devient mère ; le roi, qui était déjàsi bon roi, si bon époux, va pouvoir être bon père.

Comment rien refuser maintenant à celle qui a donné un héritierà la couronne ?

Et puis, ce n’est pas le tout : le roi est encore bonfrère ; on connaît l’anecdote de Beaumarchais sacrifié aucomte de Provence : et encore le roi n’aime-t-il pas le comtede Provence qui est un pédant.

Mais, en revanche, il aime fort M. le comte d’Artois, ce typed’esprit, d’élégance et de noblesse française.

Il l’aime tant, que s’il refuse parfois à la reine ce que lareine demande, le comte d’Artois n’a qu’à se joindre à la reine, etle roi n’a plus la force de refuser.

Aussi est-ce le règne des hommes aimables. M. de Calonne, un deshommes les plus aimables du monde, est contrôleur général ;c’est lui qui dit à la reine : » Madame, si c’estpossible, c’est fait ; si c’est impossible, cela sefera. »

À partir du jour où cette charmante réponse circule dans lessalons de Paris et de Versailles, le livre rouge, que l’on croyaitfermé, s’est rouvert.

La reine achète Saint-Cloud.

Le roi achète Rambouillet.

Ce n’est plus le roi qui a des favorites, c’est la reine :Mesdames Diane et Jules de Polignac coûtent aussi cher à la Franceque la Pompadour et la du Barry.

La reine est si bonne !

On propose une économie sur les gros traitements. Quelques-unsen prennent leur parti. Mais un familier du château refuseobstinément de se laisser réduire ; c’est M. de Coigny :il rencontre le roi dans un corridor, lui fait une scène entre deuxportes. Le roi se sauve, et dit en riant le soir :

– En vérité, je crois que si je n’eusse cédé, Coigny m’eûtbattu.

Le roi est si bon !

Puis, les destinées d’un royaume tiennent parfois à bien peu dechose, à l’éperon d’un page, par exemple.

Louis XV meurt ; qui succédera à M. d’Aiguillon ?

Le roi Louis XVI est pour Machaut. Machaut, c’est un desministres qui ont soutenu le trône déjà chancelant. Mesdames, c’està dire les tantes du roi, sont pour M. de Maurepas, qui est siamusant et qui fait de si jolies chansons. Il en a fait àPontchartrain trois volumes, qu’il appelle sesMémoires.

Tout ceci est une affaire de steeple-chase. Quiarrivera le premier, du roi et de la reine à Arnouville, ou deMesdames à Pontchartrain ?

Le roi a le pouvoir entre les mains, les chances sont donc pourlui. Il se hâte d’écrire :

« Partez à l’instant même pour Paris. Je vousattends. »

Il glisse la dépêche dans une enveloppe, et sur l’enveloppe ilécrit :

« Monsieur le comte de Machaut, à Arnouville. »

Un page de la grande écurie est appelé, on lui remet le pliroyal ; on lui ordonne de partir à franc étrier.

Maintenant que le page est parti, le roi peut recevoirMesdames.

Mesdames, les mêmes que leur père appelait, comme on l’a vu dansBalsamo, Loque, Chiffe et Graille, trois noms éminemmentaristocratiques, Mesdames attendent à la porte opposée à celle parlaquelle le page sort, que le page soit sorti.

Une fois le page sorti, Mesdames peuvent entrer.

Elles entrent, supplient le roi en faveur de M. de Maurepas –tout cela est une question de temps – le roi ne veut pas refuserMesdames. Le roi est si bon !

Il accordera quand le page sera assez loin… pour qu’on nerattrape pas le page.

Il lutte contre Mesdames, les yeux sur la pendule – unedemi-heure lui suffit – la pendule ne le trompera point, c’est lapendule qu’il règle lui même.

Au bout de vingt minutes, il cède :

– Qu’on rattrape le page, dit-il, et tout sera dit !

Mesdames s’élancent ; on montera à cheval, on crèvera uncheval, deux chevaux, dix chevaux, mais on rattrapera le page.

C’est inutile, et l’on ne crèvera rien du tout.

En descendant, le page a accroché une marche et casse sonéperon. Le moyen d’aller ventre à terre avec un seuléperon !

D’ailleurs, le chevalier d’Abzac est chef de la grande écurie,et il ne laisserait pas monter un courrier à cheval, lui qui passel’inspection des courriers, si ce courrier devait partir d’unemanière qui ne fît pas honneur à l’écurie royale.

Le page ne partira donc qu’avec les deux éperons.

Il en résulte qu’au lieu de rattraper le page sur la routed’Arnouville – courant à franc étrier – on le rattrapera dans lacour du château.

Il était en selle et prêt à partir dans une tenueirréprochable.

On lui reprend le pli, on laisse le texte qui était aussi bonpour l’un que pour l’autre. Seulement, au lieu d’écrire surl’adresse : « À monsieur de Machaut, à Arnouville »,Mesdames écrivent : « À monsieur le comte de Maurepas, àPontchartrain. »

L’honneur de l’écurie royale est sauvé, mais la monarchie estperdue.

Avec Maurepas et Calonne, tout va à merveille, l’un chante,l’autre paie ; puis après les courtisans, il y a encore lesfermiers généraux, qui font bien aussi leur office.

Louis XIV commença son règne par faire pendre deux fermiersgénéraux sur l’avis de Colbert ; après quoi il prend LaVallière pour maîtresse et fait bâtir Versailles. La Vallière nelui coûtait rien.

Mais Versailles, où il voulait la loger, lui coûtait cher.

Puis en 1685, sous prétexte qu’ils sont protestants, on chasseun million d’hommes industrieux de la France.

Aussi, en 1707, sous le grand roi encore, Boisguillebert dit-ilen parlant de 1698 :

« Cela allait encore dans ce temps-là ; dans cetemps-là il y avait encore de l’huile dans la lampe. Aujourd’huitout a pris fin faute de matière. »

Que dira-t-on quatre-vingts ans après, mon Dieu ! quand lesdu Barry, les Polignac auront passé sur tout cela ! Aprèsavoir fait suer l’eau au peuple, on lui fera suer le sang. Voilàtout.

Et tout cela avec des formes si charmantes !

Autrefois les traitants étaient durs, brutaux et froids commeles portes des prisons dans lesquelles ils jetaient leursvictimes.

Aujourd’hui ce sont des philanthropes ; d’une main ilsdépouillent le peuple, c’est vrai ; mais de l’autre ils luibâtissent des hôpitaux.

Un de mes amis, grand financier, m’a assuré que sur cent vingtmillions que rapportait la gabelle, les traitants en gardaientsoixante-dix pour eux.

Aussi, dans une réunion où l’on demandait les états de dépenses,un conseiller jouant sur le mot, dit-il : « Ce ne sontpas les états particuliers qu’il faudrait, ce sont les étatsgénéraux. »

L’étincelle tomba sur la poudre, la poudre s’enflamma et fit unincendie.

Chacun répéta le mot du conseiller et les états généraux furentappelés à grands cris.

La cour fixa l’ouverture des états généraux au 1er mai 1789.

Le 24 août 1788, M. de Brienne se retira. C’en était encore unqui avait assez lestement mené les finances.

Mais en se retirant, du moins, donna-t-il un assez bonavis : c’était de rappeler Necker.

Necker rentra au ministère, et l’on respira de confiance.

Cependant, la grande question des trois ordres était débattuepar toute la France.

Sieyès publiait sa fameuse brochure sur le tiers.

Le Dauphiné, dont les états se réunissaient malgré la cour,décidait que la représentation du tiers serait égale à celle de lanoblesse et du clergé.

On refit une assemblée des notables.

Cette assemblée dura trente-deux jours, c’est-à-dire du 6novembre au 8 décembre 1788.

Cette fois Dieu s’en mêlait. Quand le fouet des rois ne suffitpas, le fouet de Dieu siffle à son tour dans l’air et fait marcherles peuples.

L’hiver vint accompagné de la famine.

La faim et le froid ouvrirent les portes de l’année 1789.

Paris fut rempli de troupes, les rues de patrouilles.

Deux ou trois fois les armes furent chargées devant la foule quimourait de faim.

Puis, les armes chargées, lorsqu’il fallut s’en servir on nes’en servit point.

Un matin, le 26 avril, cinq jours avant l’ouverture des étatsgénéraux, un nom circule dans cette foule.

Ce nom est accompagné de malédictions d’autant plus lourdes quece nom est celui d’un ouvrier enrichi.

Réveillon, à ce qu’on assure, Réveillon, le directeur de lafameuse fabrique de papiers du faubourg Saint-Antoine, Réveillon adit qu’il fallait abaisser à quinze sous les journées desouvriers.

Ceci, c’était la vérité.

La cour, ajoutait-on, allait le décorer du cordon noir,c’est-à-dire de l’ordre de Saint-Michel.

Ceci, c’était l’absurdité.

Il y a toujours quelque bruit absurde dans les émeutes. Et ilest remarquable que c’est surtout par ce bruit-là qu’elles serecrutent, qu’elles s’augmentent, qu’elles se font révolution.

La foule fait un mannequin, le baptise Réveillon, le décore ducordon noir, vient l’allumer devant la porte de Réveillon lui-même,et va achever de le brûler sur la place de l’Hôtel-de-Ville, auxyeux des autorités municipales qui le regardent brûler.

L’impunité enhardit la foule, qui prévient que le lendemain,après avoir fait justice de Réveillon en effigie, elle en feraitjustice en réalité.

C’était un cartel dans toutes les règles adressé au pouvoir.

Le pouvoir envoya trente gardes-françaises ; encore ce nefut pas le pouvoir qui les envoya, ce fut le colonel, M. deBiron.

Ces trente gardes-françaises furent les témoins de ce grand duelqu’ils ne pouvaient empêcher. Ils regardèrent piller la fabrique,jeter les meubles par la fenêtre, briser tout, brûler tout. Aumilieu de cette bagarre, cinq cents louis en or furent volés.

On but le vin des caves ; et quand on n’eut plus de vin, onbut les couleurs de la fabrique que l’on prenait pour du vin.

Toute la journée du 27 fut occupée par cette vilenie.

On envoya, au secours des trente hommes, quelques compagnies degardes-françaises, qui d’abord tirèrent à poudre, puis à balles.Aux gardes-françaises vinrent se joindre, vers le soir, les Suissesde M. de Besenval.

Les Suisses ne plaisantent pas en matière de révolution.

Les Suisses oublièrent les balles dans leurs cartouches, etcomme les Suisses sont naturellement chasseurs, et bons chasseurs,une vingtaine de pillards restèrent sur le carreau.

Quelques-uns avaient sur eux leur part des cinq cents louis dontnous avons parlé, et qui, du secrétaire de Réveillon, passèrentdans la poche des pillards, et de la poche des pillards dans celledes Suisses.

Besenval avait tout fait, tout pris sous son chapeau, comme ondit.

Le roi ne l’en remercia, ni ne le blâma.

Or, quand le roi ne remercie pas, le roi blâme.

Le parlement ouvrit une enquête.

Le roi la ferma.

Le roi était si bon !

Qui avait mis ainsi le feu au peuple ? Personne ne put ledire.

N’a-t-on pas vu parfois, dans les grandes chaleurs de l’été, desincendies s’allumer sans cause ?

On accusa le duc d’Orléans.

L’accusation était absurde, elle tomba.

Le 29, Paris était parfaitement tranquille, ou du moinsparaissait l’être.

Le 4 mai arriva, le roi et la reine se rendirent avec toute lacour à Notre-Dame pour entendre le Veni creator.

On cria beaucoup : « Vive le roi ! » etsurtout : « Vive la reine ! »

La reine était si bonne !

Ce fut le dernier jour de paix.

Le lendemain, on criait un peu moins : « Vive lareine ! » et on criait un peu plus : « Vive leduc d’Orléans ! »

Ce cri la blessa fort ; pauvre femme, elle qui détestait leduc au point de dire que c’était un lâche.

Comme s’il y avait jamais eu un lâche dans les d’Orléans, depuisMonsieur, qui gagna la bataille de Cassel, jusqu’au duc de Chartresqui contribua à gagner celle de Jemmapes et de Valmy !

Tant il y a, disons-nous, que la pauvre femme faillits’évanouir ; on la soutint, comme sa tête penchait. MadameCampan raconte la chose dans ses Mémoires.

Mais cette tête penchée se releva hautaine et dédaigneuse. Ceuxqui virent l’expression de cette tête furent guéris à tout jamaisde dire : « La reine est sibonne ! »

Il existe trois portraits de la reine ; l’un peint en 1776,l’autre en 1784, et l’autre en 1788.

Je les ai vus tous trois. Voyez-les à votre tour. Si jamais cestrois portraits sont réunis dans une seule galerie, on liral’histoire de Marie-Antoinette dans ces trois portraits.

Cette réunion des trois ordres, qui devait être un embrassement,fut une déclaration de guerre.

« Trois ordres ! dit Sieyès ; non, troisnations ! »

Le 3 mai, la veille de la messe du Saint-Esprit, le roi reçutles députés à Versailles.

Quelques-uns lui conseillent de substituer la cordialité àl’étiquette.

Le roi ne voulut entendre à rien.

Il reçut le clergé d’abord.

La noblesse ensuite.

Enfin le tiers.

Le tiers avait attendu longtemps.

Le tiers murmura.

Dans les anciennes assemblées, le tiers haranguait à genoux.

Il n’y avait pas moyen de faire agenouiller le président dutiers.

On décida que le tiers ne prononcerait pas de harangue.

À la séance du 5, le roi se couvrit.

La noblesse se couvrit.

Le tiers voulut se couvrir, mais le roi se découvritalors ; alors il aima mieux tenir son chapeau à la main que devoir le tiers couvert devant lui.

Le mercredi 10 juin, Sieyès entra dans l’Assemblée. Il la vitpresque entièrement composée du tiers.

Le clergé et la noblesse s’assemblaient ailleurs.

« Coupons le câble, dit Sieyès ; il esttemps. »

Et Sieyès propose de sommer le clergé et la noblesse decomparaître dans une heure pour tout délai. « Faute decomparution, il sera donné défaut contre les absents. »

Une armée allemande et suisse entourait Versailles. Une batteriede canon était braquée sur l’Assemblée.

Sieyès ne vit rien de tout cela. Il vit le peuple qui avaitfaim.

« Mais le tiers, dit-on à Sieyès, ne peut former à lui seulles états généraux.

– Tant mieux, répondit Sieyès ; il formera l’Assembléenationale. »

Les absents ne se présentant point, la proposition de Sieyès estadoptée ; le tiers s’appelle l’Assemblée nationale, à lamajorité de quatre cents voix.

Le 19 juin, le roi ordonne que la salle où se réunit l’Assembléenationale sera fermée.

Mais le roi, pour accomplir un pareil coup d’État, a besoin d’unprétexte.

La salle est fermée pour y faire les préparatifs d’une séanceroyale qui doit avoir lieu le lundi.

Le 20 juin, à sept heures du matin, le président de l’Assembléenationale apprend qu’on ne se réunira pas ce jour-là.

À huit heures, il se rend à la porte de la salle avec grandnombre de députés.

Les portes sont fermées, et des sentinelles gardent lesportes.

La pluie tombe.

On veut enfoncer les portes.

Les sentinelles ont la consigne, et croisent lesbaïonnettes.

L’un propose de se réunir à la place d’Armes.

L’autre à Marly.

Guillotin propose le Jeu de paume.

Guillotin !

L’étrange chose que ce soit Guillotin, dont le nom, en ajoutantun e à ce nom, sera si célèbre quatre ans plus tard !Quelle chose étrange que ce soit Guillotin qui propose le Jeu depaume !

Ce Jeu de paume nu, délabré, ouvert aux quatre vents.

C’est la crèche de la sœur du Christ ! C’est le berceau dela Révolution !

Seulement, le Christ était fils d’une femme vierge.

La Révolution était fille d’une nation violée.

À cette grande démonstration, le roi répond par le motroyal : « Veto ! »

M. de Brézé est envoyé aux rebelles pour leur ordonner de sedisperser. « Nous sommes ici par la volonté du peuple, ditMirabeau, et nous n’en sortirons que la baïonnette dans leventre. »

Et non pas comme on l’a dit : « Que par la forcedes baïonnettes. » Pourquoi y a-t-il donc toujoursderrière un grand homme un petit rhéteur qui gâte les mots, sousprétexte de les arranger ?

Pourquoi ce rhéteur était-il derrière Mirabeau au Jeu depaume ?

Derrière Cambronne à Waterloo ?

On alla rapporter la réponse au roi.

Il se promena quelque temps de l’air d’un homme ennuyé.

– Ils ne veulent pas s’en aller ? dit-il.

– Non, Sire.

– Eh bien ! alors, qu’on les laisse.

Comme on le voit, la royauté pliait déjà sous la main du peuple,et pliait bien bas.

Du 23 juin au 12 juillet, tout sembla assez tranquille, maistranquille de cette tranquillité lourde et étouffante qui précèdel’orage.

C’était le mauvais rêve d’un mauvais sommeil.

Le 11, le roi prend un parti, poussé par la reine, le comted’Artois, les Polignac, toute la camarilla de Versailles, enfin ilrenvoie Necker. Le 12, la nouvelle parvint à Paris.

On a vu l’effet qu’elle avait produit. Le 13 au soir, Billotarrivait pour voir brûler les barrières.

Le 13 au soir, Paris se défendait ; le 14 au matin, Parisétait prêt à attaquer.

Le 14 au matin, Billot criait : « À laBastille ! » et trois mille hommes, après Billot,répétaient le même cri, qui allait devenir celui de toute lapopulation parisienne.

C’est qu’il existait un monument qui, depuis près de cinqsiècles, pesait à la poitrine de la France – comme le rocherinfernal aux épaules de Sisyphe.

Seulement, moins confiante que le Titan dans ses forces, laFrance n’avait jamais essayé de le soulever.

Ce monument, cachet de la féodalité imprimé sur le front deParis, c’était la Bastille.

Le roi était trop bon, comme disait madame du Hausset, pourfaire couper une tête.

Mais le roi mettait à la Bastille.

Une fois qu’on était à la Bastille, par ordre du roi, un hommeétait oublié, séquestré, enterré, anéanti.

Il y restait jusqu’à ce que le roi se souvînt de lui, et lesrois ont tant de choses nouvelles auxquelles il faut qu’ilspensent, qu’ils oublient souvent de penser aux vieilles choses.

D’ailleurs, il n’y avait pas en France qu’une seulebastille ; il y avait vingt bastilles, que l’on appelait leFor-l’Évêque, Saint-Lazare, le Châtelet, la Conciergerie,Vincennes, le château de la Roche, le château d’If, les îlesSainte-Marguerite, Pignerol, etc…

Seulement, la forteresse de la porte Saint-Antoine s’appelait laBastille, comme Rome s’appelait la Ville.

C’était la bastille par excellence. Elle valait à elle seuletoutes les autres.

Pendant près d’un siècle le gouvernement de la Bastille étaitdemeuré dans une seule et même famille.

L’aïeul de ces élus fut M. de Châteauneuf. Son fils La Vrillièrelui succéda. Enfin, à son fils La Vrillière succéda son petit-filsSaint-Florentin. La dynastie s’était éteinte en 1777.

Pendant ce triple règne, qui s’écoula en grande partie sous lerègne de Louis XV, nul ne peut dire la quantité de lettres decachet qui furent signées. Saint-Florentin en signa à lui seul plusde cinquante mille.

C’était un grand revenu que les lettres de cachet.

On en vendait aux pères qui voulaient se débarrasser de leursfils.

On en vendait aux femmes qui voulaient se débarrasser de leursmaris.

Plus les femmes étaient jolies, moins les lettres de cachetcoûtaient cher.

C’étaient alors entre elles et le ministre un échange de bonsprocédés, voilà tout.

Depuis la fin du règne de Louis XIV, toutes les prisons d’État,et surtout la Bastille, étaient aux mains des jésuites.

On se rappelle les principaux, parmi les prisonniers : leMasque de Fer, Lauzun, Latude.

Les jésuites étaient confesseurs ; ils confessaient lesprisonniers, pour plus grande sûreté.

Pour plus grande sûreté encore, les prisonniers morts étaiententerrés sous de faux noms.

Le Masque de Fer, on se le rappelle, fut enterré sous le nom deMarchialy.

Il était resté quarante-cinq ans en prison.

Lauzun y resta quatorze ans.

Latude, trente-cinq ans.

Mais au moins le Masque de Fer et Lauzun avaient commis degrands crimes, eux.

Le Masque de Fer, frère ou non de Louis XIV, ressemblait à LouisXIV de façon à s’y tromper.

C’est bien imprudent que d’oser ressembler à un roi.

Lauzun avait failli épouser ou même avait épousé la grandeMademoiselle.

C’est bien imprudent d’oser épouser la nièce du roi Louis XIII,la petite-fille du roi Henri IV.

Mais Latude, pauvre diable ! qu’avait-il fait ?

Il avait osé devenir amoureux de mademoiselle Poisson, dame dePompadour, maîtresse du roi.

Il lui avait écrit un billet.

Ce billet, qu’une honnête femme eût renvoyé à celui qui l’avaitécrit, est renvoyé par madame de Pompadour à M. de Sartine.

Et Latude arrêté, fugitif, pris et repris, reste trente ans sousles verrous de la Bastille, de Vincennes et de Bicêtre.

Ce n’était donc pas pour rien que la Bastille était haïe.

Le peuple la haïssait comme une chose vivante ; il en avaitfait une de ces Tarasques gigantesques, une de ces bêtes duGévaudan qui dévorent impitoyablement les hommes.

Aussi l’on comprend la douleur du pauvre Sébastien Gilbertlorsqu’il sut que son père était à la Bastille.

Aussi l’on comprend cette conviction de Billot, que le docteurne sortirait plus de prison si l’on ne l’en tirait de force.

Aussi l’on comprit l’élan frénétique du peuple, lorsque Billotcria : « À la Bastille ! »

Seulement, c’était une chose insensée, comme l’avaient dit lessoldats, que cette idée que l’on pouvait prendre la Bastille.

La Bastille avait des vivres, une garnison, de l’artillerie.

La Bastille avait des murs de quinze pieds à son faîte, dequarante pieds à sa base.

La Bastille avait un gouverneur qu’on appelait M. de Launay, quiavait fait mettre trente milliers de poudre dans ses caves, et quiavait promis, en cas de coup de main, de faire sauter la Bastille,et avec elle la moitié du faubourg Saint-Antoine.

Chapitre 14Les trois pouvoirs de la France

Billot marchait toujours, mais ce n’était plus lui qui criait.La foule, éprise de son air martial, reconnaissant dans cet hommeun des siens, la foule, commentant ses paroles et son action, lesuivait toujours grossissant comme le flot de la maréemontante.

Derrière Billot, lorsqu’il déboucha sur le quai Saint-Michel, ily avait plus de trois mille hommes armés de coutelas, de haches, depiques et de fusils.

Tout le monde criait : « À la Bastille ! à laBastille ! »

Billot s’isola en lui-même. Les réflexions que nous avons faitesà la fin du chapitre précédent, il les fit à son tour, et, peu àpeu, toute la vapeur de son exaltation fiévreuse tomba.

Alors il vit clair dans son esprit.

L’entreprise était sublime, mais insensée. C’était facile àcomprendre d’après les physionomies effarées et ironiques surlesquelles se reflétait l’impression de ce cri : « À laBastille ! »

Mais il n’en fut que mieux affermi dans sa résolution.

Seulement, il comprit qu’il répondait à des mères, à des femmes,à des enfants, de la vie de tous ces hommes qui le suivaient, et ilvoulut prendre toutes les précautions possibles.

Billot commença donc par conduire tout son monde sur la place del’Hôtel-de-Ville.

Là, il nomma un lieutenant et des officiers – des chiens pourcontenir le troupeau.

« Voyons, pensa Billot, il y a un pouvoir en France, il yen a même deux, il y en a même trois. Consultons. »

Il entra donc à l’Hôtel de Ville en demandant quel était le chefde la municipalité.

On lui répondit que c’était le prévôt des marchands, M. deFlesselles.

– Ah ! ah ! fit-il d’un air peu satisfait, M. deFlesselles, un noble, c’est-à-dire un ennemi dupeuple.

– Mais non, lui répondit-on, un homme d’esprit.

Billot monta l’escalier de l’Hôtel de Ville.

Dans l’antichambre il rencontra un huissier.

– Je veux parler à M. de Flesselles, dit Billot, s’apercevantque l’huissier s’approchait de lui pour lui demander ce qu’ildésirait.

– Impossible ! répondit l’huissier ; il s’occupe àcompléter les cadres d’une milice bourgeoise que la Ville organiseen ce moment.

– Cela tombe à merveille, dit Billot ; moi aussi j’organiseune milice, et comme j’ai déjà trois mille hommes enrégimentés, jevaux M. de Flesselles, qui n’a pas un soldat sur pied. Faites-moidonc parler à M. de Flesselles, et cela à l’instant même. Oh !regardez par la fenêtre, si vous voulez.

L’huissier jetait en effet un coup d’œil rapide sur les quais,et il avait aperçu les hommes de Billot. Il se hâta donc d’allerprévenir le prévôt des marchands, auquel il montra, comme apostilleà son message, les trois mille hommes en question.

Cela inspira au prévôt une sorte de respect pour celui quivoulait lui parler ; il sortit du conseil, et vint dansl’antichambre, cherchant des yeux.

Il aperçut Billot, le devina, et sourit.

– C’est vous qui me demandez ? dit-il.

– Vous êtes monsieur de Flesselles, prévôt des marchands ?répliqua Billot.

– Oui, monsieur. Qu’y a-t-il pour votre service ?Hâtez-vous seulement, car j’ai la tête fort occupée.

– Monsieur le prévôt, demanda Billot, combien y a-t-il depouvoirs en France ?

– Dame ! c’est selon comme vous l’entendez, mon chermonsieur, répondit Flesselles.

– Dites comme vous l’entendez vous-même.

– Si vous consultez M. Bailly, il vous dira qu’il n’y en aqu’un : l’Assemblée nationale ; si vous consultez M. deDreux-Brézé, il vous dira qu’il n’y en a qu’un : le roi.

– Et vous, monsieur le prévôt, entre ces deux opinions, quelleest la vôtre ?

– Mon opinion, à moi, est aussi qu’en ce moment surtout il n’yen a qu’un.

– L’Assemblée, ou le roi ? demanda Billot.

– Ni l’un ni l’autre : la nation, répondit Flesselles enchiffonnant son jabot.

– Ah ! ah ! la nation ! fit le fermier.

– Oui, c’est-à-dire ces messieurs qui attendent en bas sur laplace avec des couteaux et des broches ; la nation,c’est-à-dire pour moi tout le monde.

– Vous pourriez bien avoir raison, monsieur de Flesselles,répondit Billot, et ce n’est pas à tort que l’on me disait que vousétiez un homme d’esprit.

Flesselles s’inclina.

– Auquel de ces trois pouvoirs comptez-vous en appeler,monsieur ? demanda Flesselles.

– Ma foi ! dit Billot, je crois que le plus simple, quandon a quelque chose à demander d’important, c’est de s’adresser aubon Dieu, et non pas à ses saints.

– Ce qui veut dire que vous allez vous adresser auroi ?

– J’en ai envie.

– Et serait-ce indiscret de savoir ce que vous comptez demanderau roi ?

– La liberté du docteur Gilbert, qui est à la Bastille.

– Le docteur Gilbert ? demanda insolemment Flesselles.N’est-ce pas un faiseur de brochures ?

– Dites un philosophe, monsieur.

– C’est tout un, mon cher monsieur Billot. Je crois que vousavez peu de chances d’obtenir une pareille chose du roi.

– Et pourquoi ?

– D’abord, parce que si le roi a fait mettre le docteur Gilbertà la Bastille, c’est qu’il a ses raisons pour cela.

– C’est bien ! dit Billot, il me donnera ses raisons, et jelui donnerai les miennes.

– Mon cher monsieur Billot, le roi est fort occupé, et ne vousrecevra pas.

– Oh ! s’il ne me reçoit pas, je trouverai un moyend’entrer sans sa permission.

– Alors, une fois entré, vous rencontrerez M. de Dreux-Brézé,qui vous fera jeter à la porte.

– Qui me fera jeter à la porte !

– Oui, il a bien voulu le faire pour l’Assemblée en masse ;il est vrai qu’il n’a pas réussi, mais raison de plus pour qu’ilrage et qu’il prenne sa revanche sur vous.

– C’est bien ; alors je m’adresserai à l’Assemblée.

– Le chemin de Versailles est coupé.

– J’irai avec mes trois mille hommes.

– Prenez garde, mon cher monsieur, vous trouverez sur la routequatre ou cinq mille Suisses et deux ou trois mille Autrichiens quine feront qu’une bouchée de vous et de vos trois millehommes ; en un clin d’œil vous serez avalés.

– Ah diable ! que dois-je faire alors ?

– Faites ce que vous voudrez ; mais rendez-moi le serviced’emmener vos trois mille hommes, qui battent le pavé avec leurshallebardes, et qui fument. Il y a sept ou huit milliers de poudredans nos caves, et une étincelle peut nous faire sauter.

– En ce cas, je réfléchis, dit Billot, je ne m’adresserai ni auroi ni à l’Assemblée nationale, je m’adresserai à la nation, etnous prendrons la Bastille.

– Et avec quoi ?

– Avec les huit milliers de poudre que vous allez me donner,monsieur le prévôt.

– Ah ! vraiment ? dit Flesselles d’un tongoguenard.

– C’est comme cela. Monsieur, les clefs des caves, s’il vousplaît.

– Hein ! Plaisantez-vous ? fit le prévôt.

– Non, monsieur, je ne plaisante pas, dit Billot.

Et saisissant Flesselles des deux mains au collet de sonhabit :

– Les clefs, dit-il, ou j’appelle mes hommes.

Flesselles devint pâle comme la mort. Ses lèvres et ses dents seserrèrent convulsivement, mais sans que sa voix subît la moindrealtération, sans qu’il quittât le ton ironique qu’il avaitpris.

– Au fait ! monsieur, dit-il, vous me rendrez un grandservice en me débarrassant de cette poudre. Je vais donc vous enfaire remettre les clefs comme vous le désirez. Seulement,n’oubliez pas que je suis votre premier magistrat, et que si vousaviez le malheur de me faire devant du monde ce que vous venez deme faire seul à seul, une heure après vous seriez pendu par lesgardes de la ville. Vous persistez à vouloir cettepoudre ?

– Je persiste, répondit Billot.

– Et vous la distribuerez vous-même ?

– Moi-même.

– Quand cela ?

– À l’instant.

– Pardon, entendons-nous ; j’ai affaire ici pour un quartd’heure, encore, et j’aime autant, si cela vous est indifférent,que la distribution ne commence que lorsque je serai parti. On m’aprédit que je mourrais de mort violente, mais j’ai une énormerépugnance à sauter en l’air, je l’avoue.

– Soit ; dans un quart d’heure. Mais, à mon tour, uneprière.

– Laquelle ?

– Approchons-nous tous deux de cette fenêtre.

– À quel propos ?

– Je veux vous rendre populaire.

– Grand merci ; et de quelle façon ?

– Vous allez voir.

Billot conduisit le prévôt à la fenêtre.

– Amis, dit-il, vous voulez toujours prendre la Bastille,n’est-ce pas ?

– Oui, oui, oui ! crièrent trois ou quatre mille voix.

– Mais il vous manque de la poudre, n’est-ce pas ?

– Oui ! De la poudre ! de la poudre !

– Eh bien ! voici M. le prévôt des marchands qui veut biennous donner celle qui est dans les caves de l’Hôtel de Ville.Remerciez-le, mes amis.

– Vive monsieur le prévôt des marchands ! vive monsieur deFlesselles ! hurla toute la foule.

– Merci ! merci pour moi, merci pour lui !

– Maintenant, monsieur, dit Billot, je n’ai plus besoin de vousprendre au collet, ni seul à seul, ni devant tout le monde ;car si vous ne me donnez pas la poudre, la nation, comme vousl’appelez, la nation vous mettra en pièces.

– Voici les clefs, monsieur, dit le prévôt ; vous avez unemanière de demander qui n’admet pas les refus.

– En ce cas, vous m’encouragez, dit Billot, qui paraissait mûrirun nouveau projet.

– Ah ! diable ! auriez-vous encore quelque chose à medemander ?

– Oui. Connaissez-vous le gouverneur de la Bastille ?

– M. de Launay ?

– Je ne sais pas comment il s’appelle.

– Il s’appelle M. de Launay.

– Soit. Connaissez-vous M. de Launay ?

– C’est un de mes amis.

– En ce cas, vous devez désirer qu’il ne lui arrive pasmalheur.

– Je le désire, en effet.

– Eh bien ! un moyen qu’il ne lui arrive pas malheur, c’estqu’il me rende la Bastille, ou tout au moins le docteur.

– Vous n’espérez pas que j’aurai l’influence de l’amener à vousrendre ou son prisonnier, ou sa forteresse, n’est-ce pas ?

– Cela me regarde ; je ne vous demande qu’une introductionauprès de lui.

– Mon cher monsieur Billot, je vous préviens que si vous entrezà la Bastille, vous y entrerez seul.

– Très bien !

– Je vous préviens, en outre, qu’en y entrant seul vous n’ensortirez peut-être pas.

– À merveille !

– Je vais vous donner votre laissez-passer pour la Bastille.

– J’attends.

– Mais à une condition encore.

– Laquelle ?

– C’est que vous ne viendrez pas me demander demain unlaissez-passer pour la lune. Je vous préviens que je ne connaispersonne dans ce monde-là.

– Flesselles ! Flesselles ! dit une voix sourde etgrondante derrière le prévôt des marchands, si tu continues d’avoirdeux visages, un qui rit aux aristocrates, et l’autre qui sourit aupeuple, tu te seras peut-être, d’ici à demain, signé à toi-même unlaissez-passer pour un monde dont nul ne revient.

Le prévôt se retourna frissonnant.

– Qui parle ainsi ? dit-il.

– Moi, Marat.

– Marat le philosophe ! Marat le médecin ! ditBillot.

– Oui, répondit la même voix.

– Oui, Marat le philosophe, Marat le médecin, ditFlesselles ; lequel, en cette dernière qualité, devrait biense charger de guérir les fous. Ce qui serait pour lui un moyend’avoir aujourd’hui bon nombre de pratiques.

– Monsieur de Flesselles, répondit le funèbre interlocuteur, cebrave citoyen vous demande un laissez-passer pour M. de Launay. Jevous ferai observer que non seulement il vous attend, mais encoreque trois mille hommes l’attendent.

– C’est bien, monsieur, il va l’avoir.

Flesselles s’approcha d’une table, passa une main sur son front,et de l’autre, saisissant la plume, il écrivit rapidement quelqueslignes.

– Voici votre laissez-passer, dit-il en présentant le papier àBillot.

– Lisez, dit Marat.

– Je ne sais pas lire, dit Billot.

– Eh bien ! donnez ; je lirai, moi.

Billot passa le papier à Marat.

Le laissez-passer était conçu en ces termes :

« Monsieur le gouverneur,

« Nous, prévôt des marchands de la Ville de Paris, nousvous envoyons M. Billot, à l’effet de se concerter avec vous surles intérêts de ladite ville.

« 14 juillet 1789

« De Flesselles »

– Bon ! dit Billot, donnez.

– Vous trouvez ce laissez-passer bon ainsi ? dit Marat.

– Sans doute.

– Attendez ; M. le prévôt va y ajouter unpost-scriptum qui le rendra meilleur.

Et il s’approcha de Flesselles qui était resté debout, le poingappuyé sur la table, et qui regardait d’un air dédaigneux, et lesdeux hommes auxquels il avait particulièrement affaire, et untroisième à moitié nu qui venait d’apparaître debout à la porte,appuyé sur un mousqueton.

Ce troisième, c’était Pitou qui avait suivi Billot, et qui setenait prêt à obéir aux ordres du fermier, quels qu’ilsfussent.

– Monsieur, dit Marat à Flesselles, ce post-scriptum,que vous allez ajouter et qui rendra le laissez-passer meilleur, levoici.

– Dites, monsieur Marat.

Marat posa le papier sur la table, et indiquant du doigt laplace où le prévôt devait tracer le post-scriptumdemandé :

– Le citoyen Billot, dit-il, ayant caractère de parlementaire,je remets sa vie à votre honneur.

Flesselles regarda Marat en homme qui avait meilleure envied’écraser cette plate figure d’un coup de poing, que de faire cequ’elle demandait.

– Hésiteriez-vous, monsieur ? demanda Marat.

– Non, fit Flesselles, car au bout du compte vous ne demandezqu’une chose juste.

Et il écrivit le post-scriptum demandé.

– Cependant, messieurs, dit-il, notez bien ceci, c’est que je neréponds pas de la sûreté de M. Billot.

– Et moi, j’en réponds, dit Marat, lui tirant le papier desmains ; car votre liberté est là pour garantir sa liberté,votre tête pour garantir sa tête. Tenez, brave Billot, dit Marat,voici votre laissez-passer.

– Labrie ! cria M. de Flesselles ; Labrie !

Un laquais en grande livrée entra.

– Mon carrosse ! dit-il.

– Il attend monsieur le prévôt dans la cour.

– Descendons, dit le prévôt. Vous ne désirez rien autre chose,messieurs ?

– Non, répondirent à la fois Billot et Marat.

– Faut-il laisser passer ? demanda Pitou.

– Mon ami, dit Flesselles, je vous ferai observer que vous êtesun peu trop indécemment vêtu pour monter la garde à la porte de machambre. Si vous tenez à y rester, mettez au moins votre gibernepar devant, et appuyez-vous le derrière à la muraille.

– Faut-il laisser passer ? répéta Pitou, en regardant M. deFlesselles d’un air qui indiquait qu’il goûtait médiocrement laplaisanterie dont il venait d’être l’objet.

– Oui, dit Billot.

Pitou se rangea.

– Peut-être avez-vous tort de laisser aller cet homme, ditMarat ; c’était un excellent otage à conserver ; mais entout cas, quelque part qu’il soit, soyez tranquille, je leretrouverai.

– Labrie, dit le prévôt des marchands en montant dans soncarrosse, on va distribuer de la poudre ici. Si l’Hôtel de Villesautait, par hasard, je ne veux point d’éclaboussures ; horsde portée, Labrie, hors de portée.

La voiture roula sous la voûte et apparut sur la place, oùgrondaient quatre ou cinq mille personnes.

Flesselles craignait qu’on interprétât mal son départ, quipouvait tout aussi bien être une fuite.

Il sortit à mi-corps par la portière.

– À l’Assemblée nationale ! cria-t-il au cocher.

Ce qui lui valut de la part de la foule une salve colossaled’applaudissements.

Marat et Billot étaient sur le balcon et avaient entendu lesderniers mots de Flesselles.

– Ma tête contre la sienne, dit Marat, qu’il ne va pas àl’Assemblée nationale, mais chez le roi.

– Faut-il le faire arrêter ? dit Billot.

– Non, dit Marat avec son hideux sourire. Soyez tranquille, sivite qu’il aille, nous irons encore plus vite que lui. Et,maintenant, aux poudres !

– Oui, aux poudres ! dit Billot.

Et tous deux descendirent, suivis par Pitou.

Chapitre 15M. de Launay, gouverneur de la Bastille

Comme l’avait dit M. de Flesselles, il y avait huit milliers depoudre dans les caves de l’Hôtel de Ville.

Marat et Billot entrèrent dans la première cave avec unelanterne, qu’ils suspendirent au plafond.

Pitou monta la garde à la porte.

La poudre était dans des barils contenant vingt livres à peuprès chacun. On établit des hommes sur l’escalier. Ces hommesfirent la chaîne, et l’on commença le transport des barils.

Il y eut d’abord un moment de confusion. On ne savait pas s’il yaurait de la poudre pour tout le monde, et chacun se précipitaitpour en prendre sa part. Mais les chefs nommés par Billotparvinrent à se faire écouter, et la distribution se fit avec uneespèce d’ordre.

Chaque citoyen reçut une demi-livre de poudre, trente ouquarante coups à tirer à peu près.

Mais quand chacun eut la poudre, on s’aperçut que les fusilsmanquaient : à peine cinq cents hommes étaient-ils armés.

Pendant que la distribution continuait, une partie de cettepopulation furieuse qui demandait des armes monta dans la chambreoù les électeurs tenaient leurs séances. Ils étaient en traind’organiser cette garde nationale dont l’huissier avait dit un motà Billot. On venait de décréter que cette milice serait dequarante-huit mille hommes. Cette milice n’existait encore que dansle décret, et déjà l’on disputait pour en nommer le général.

Ce fut au milieu de cette discussion que le peuple envahitl’Hôtel de Ville. Il s’était organisé tout seul. Il demandait àmarcher. Il ne lui manquait que des armes.

En ce moment, on entendit le bruit d’une voiture qui rentrait.C’était le prévôt des marchands, que l’on n’avait pas voulu laisserpasser, quoiqu’il eût montré l’ordre du roi qui le mandait àVersailles, et que l’on ramenait de force à l’Hôtel de Ville.

– Des armes ! des armes ! criait-on de toutes partsquand on l’aperçut.

– Des armes, dit-il, je n’en ai pas, mais il doit y en avoir àl’Arsenal.

– À l’Arsenal ! à l’Arsenal ! cria la foule.

Et cinq ou six mille hommes se ruèrent sur le quai de laGrève.

L’Arsenal était vide.

Ils revinrent vociférant à l’Hôtel de Ville.

Le prévôt n’avait point d’armes, ou plutôt ne voulait pas endonner. Pressé par le peuple, il eut l’idée de les envoyer auxChartreux.

Les Chartreux ouvrirent leurs portes ; on fouillapartout ; on ne trouva pas un pistolet de poche.

Pendant ce temps Flesselles, apprenant que Billot et Maratétaient encore dans les caves de l’Hôtel de Ville et faisaient leurdistribution de poudre, Flesselles proposa d’envoyer une députationd’électeurs à de Launay, pour lui proposer de faire disparaître sescanons.

Ce qui, la veille, avait le plus cruellement fait hurler lafoule, c’était ces canons qui allongeaient leur cou à travers lescréneaux. Flesselles espérait qu’en les faisant disparaître, lepeuple se contenterait de cette concession et se retireraitsatisfait.

La députation venait de partir quand le peuple revintfurieux.

Aux cris qu’il poussait, Billot et Marat montèrent jusque dansla cour.

Flesselles, d’un balcon inférieur, essayait de calmer le peuple.Il proposait un décret qui autorisât les districts à faire forgercinquante mille piques.

Le peuple était prêt d’accepter.

– Décidément cet homme trahit, dit Marat.

Puis, se retournant vers Billot :

– Allez faire à la Bastille ce que vous avez à y faire, dit-il.Dans une heure, je vous y enverrai vingt mille hommes avec chacunun fusil.

Billot avait du premier coup pris grande confiance dans cethomme, dont le nom était si populaire qu’il était arrivé jusqu’àlui. Il ne lui demanda pas même comment il comptait se lesprocurer. Un abbé se trouvait là, partageant l’enthousiasmegénéral, criant, comme tout le monde : « À laBastille ! » Billot n’aimait pas les abbés ; maiscelui-ci lui plut. Il le chargea de continuer la distribution, lebrave abbé accepta.

Alors, Marat monta sur une borne. Il se faisait un tumulteeffroyable.

– Silence, dit-il, je suis Marat, et je veux parler.

Chacun se tut comme par magie, et tous les yeux se tournèrentvers l’orateur.

– Vous voulez des armes ? dit-il.

– Oui ! oui ! répondirent des milliers de voix.

– Pour prendre la Bastille ?

– Oui ! oui ! oui !

– Eh bien ! venez avec moi, et vous en aurez.

– Où cela ?

– Aux Invalides, il y a vingt-cinq mille fusils auxInvalides !

– Aux Invalides ! aux Invalides ! aux Invalides !crièrent toutes les voix.

– Maintenant, dit Marat à Billot qui venait d’appeler Pitou,vous allez à la Bastille ?

– Oui.

– Attendez. Il se peut qu’avant l’arrivée de mes hommes, vousayez besoin d’aide.

– En effet, dit Billot ; c’est possible.

Marat déchira une feuille dans un petit carnet, et écrivit cinqmots au crayon :

« De la part de Marat. »

Puis il traça un signe sur le papier.

– Eh bien ! demanda Billot, que voulez-vous que je fasse dece billet, puisqu’il n’y a ni le nom, ni l’adresse de celui auquelje dois le remettre ?

– Quant à l’adresse, celui à qui je vous recommande n’en apas ; quant à son nom, il est bien connu. Demandez au premierouvrier que vous rencontrerez : « Gonchon, le Mirabeau dupeuple ? »

– Gonchon, tu te rappelleras ce nom-la, Pitou.

– Gonchon ou Gonchonius, dit Pitou, je me lerappellerai.

– Aux Invalides ! aux Invalides ! hurlaient les voixavec une férocité croissante.

– Allons, va, dit Marat à Billot, et que le génie de la libertémarche devant toi !

– Aux Invalides ! cria à son tour Marat.

Et il descendit le quai de Grève, suivi de plus de vingt millehommes.

Billot, de son côté, en entraîna cinq ou six cents à sa suite.C’étaient ceux qui étaient armés.

Au moment où l’un allait descendre le cours de la rivière, oùl’autre allait remonter vers le boulevard, le prévôt des marchandsse mit à une fenêtre.

– Mes amis, dit-il, pourquoi donc vois-je à vos chapeaux lacocarde verte ?

C’était la feuille de tilleul de Camille Desmoulins, quebeaucoup avaient arborée en la voyant arborer aux autres, mais sansmême savoir ce qu’ils faisaient.

– Espérance ! espérance ! crièrent quelques voix.

– Oui ; mais la couleur de l’Espérance est en même tempscelle du comte d’Artois. Voulez-vous avoir l’air de porter lalivrée d’un prince ?

– Non, non, crièrent en chœur toutes les voix, et celle deBillot par-dessus toutes.

– Eh bien ! alors, changez cette cocarde, et, si vousvoulez porter une livrée, que ce soit au moins celle de la ville deParis, notre mère à tous – bleu et rouge, amis, bleu et rouge.

– Oui ! oui ! crièrent toutes les voix ;oui ! bleu et rouge.

À ces mots, chacun foule aux pieds sa cocarde verte ;chacun demande des rubans ; comme par enchantement, alors, lesfenêtres s’ouvrent, et les rubans rouges et bleus pleuvent àflots.

Mais ce qui tombe de rubans suffit à peine à millepersonnes.

Aussitôt, les tabliers, les robes de soie, les écharpes, lesrideaux sont déchirés, lacérés, mis en lambeaux ; leursfragments se façonnent en nœuds, en rosettes, en écharpes. Chacunen prend sa part.

Après quoi la petite armée de Billot se remit en route.

En route, elle se recruta : toutes les artères du faubourgSaint-Antoine lui envoyèrent, chemin faisant, ce qu’elles avaientde plus chaud et de plus vif en sang populaire.

On parvint en assez bon ordre à la hauteur de la rueLesdiguières, où déjà une masse de curieux, les uns timides, lesautres calmes, les autres insolents, regardaient les tours de laBastille dévorées par un ardent soleil.

L’arrivée des tambours populaires par le faubourg Saint-Antoine,l’arrivée d’une centaine de gardes-françaises par le boulevard,l’arrivée de Billot et de sa troupe, qui pouvait se composer demille à douze cents hommes changèrent à l’instant même le caractèreet l’aspect de la foule : les timides s’enhardirent, lescalmes s’exaltèrent, les insolents commencèrent à menacer.

– À bas les canons ! à bas les canons ! criaient vingtmille voix en menaçant du poing les grosses pièces qui allongeaientleurs cous de cuivre à travers les embrasures desplates-formes.

Juste en ce moment, comme si le gouverneur de la forteresseobéissait aux injonctions de la foule, les artilleurss’approchèrent des pièces, et les canons reculèrent jusqu’à cequ’ils fussent disparus tout à fait.

La foule battit des mains ; elle était donc une puissance,puisque l’on cédait à ses menaces.

Cependant les sentinelles continuaient à se promener sur lesplates-formes. Un Invalide croisait un Suisse.

Après avoir crié : « À bas les canons ! » oncria : « À bas les Suisses ! » C’était lacontinuation du cri de la veille : « À bas lesAllemands ! »

Mais les Suisses n’en continuèrent pas moins de croiser lesInvalides.

Un de ceux qui criaient : « À bas lesSuisses ! » s’impatienta ; il avait un fusil à lamain ; il dirigea le canon de son arme vers la sentinelle etfit feu.

La balle alla mordre la muraille grise de la Bastille, à un piedau-dessous du couronnement de la tour, juste en face de l’endroitoù passait la sentinelle. La morsure apparut comme un point blanc,mais la sentinelle ne s’arrêta même pas, ne détourna même pas latête.

Une grande rumeur se fit autour de cet homme, qui venait dedonner le signal d’une attaque inouïe, insensée. Il y avait plusd’effroi encore que de rage dans cette rumeur.

Beaucoup ne comprenaient point que ce ne fût pas un crimepunissable de mort que de tirer un coup de fusil sur laBastille.

Billot regardait cette masse verdâtre, pareille à ces monstresfabuleux que l’antiquité nous montre couverts d’écailles. Ilcomptait les embrasures où les canons pouvaient d’un moment àl’autre reprendre leurs places ; il comptait les fusils derempart ouvrant leur œil sinistre pour regarder à travers lesmeurtrières.

Et Billot secouait la tête en se rappelant les paroles deFlesselles.

– Nous n’y arriverons jamais, murmura-t-il.

– Et pourquoi n’y arriverons-nous jamais ? dit une voixauprès de lui.

Billot se retourna et vit un homme à mine farouche, vêtu dehaillons, et faisant étinceler ses yeux comme deux étoiles.

– Parce qu’il me parait impossible de prendre une pareille massepar la force.

– La prise de la Bastille, dit l’homme, n’est point un fait deguerre, c’est un acte de foi : crois, et tu réussiras.

– Patience, dit Billot en cherchant son laissez-passer dans sapoche ; patience !

L’homme se trompa à son intention.

– Patience ! lui dit-il. Oui, je comprends, tu es gras,toi ; tu as l’air d’un fermier.

– Et j’en suis un, en effet, dit Billot.

– Alors je comprends que tu dises patience : tu as toujoursété bien nourri ; mais regarde un peu derrière toi tous cesspectres qui nous environnent ; vois leurs veines arides,compte leurs os à travers les trous de leurs habits, etdemande-leur, à eux, s’ils comprennent le mot patience.

– En voilà un qui parle très bien, fit Pitou ; mais il mefait peur.

– Il ne me fait pas peur à moi, dit Billot.

Et se retournant vers l’homme :

– Oui, patience, dit-il ; mais un quart d’heure encore,voilà tout.

– Ah ! ah ! fit l’homme en souriant ; un quartd’heure ! en effet, ce n’est pas trop ; et que feras-tud’ici un quart d’heure ?

– D’ici un quart d’heure, j’aurai visité la Bastille ; jesaurai le chiffre de sa garnison, je saurai les intentions de songouverneur, je saurai enfin par où l’on y entre.

– Oui, si tu sais par où l’on en sort.

– Eh bien ! si je n’en sors pas, un homme viendra m’enfaire sortir.

– Et quel est cet homme ?

– Gonchon, le Mirabeau du peuple.

L’homme tressaillit ; ses yeux lancèrent deux flammes.

– Le connais-tu ? demanda-t-il.

– Non.

– Eh bien ! alors.

– Eh bien ! je vais le connaître ; car on m’a dit quela première personne à laquelle je m’adresserais, sur la place dela Bastille, me conduirait à lui. Tu es sur la place de laBastille, conduis-moi à lui.

– Que lui veux-tu ?

– Remettre ce papier.

– De qui est-il ?

– De Marat, le médecin.

– De Marat ! Tu connais Marat ! s’écria l’homme.

– Je le quitte.

– Où cela ?

– À l’Hôtel de Ville.

– Que fait-il ?

– Il est allé armer vingt mille hommes aux Invalides.

– En ce cas, donne-moi ce papier. Je suis Gonchon.

Billot recula d’un pas.

– Tu es Gonchon ? demanda-t-il.

– Amis, dit l’homme en haillons, en voilà un qui ne me connaîtpas, et qui demande si c’est bien vrai que je suis Gonchon.

La foule éclata de rire ; il semblait à tous ces hommesqu’il était impossible que l’on ne connût pas son orateurfavori.

– Vive Gonchon ! crièrent deux ou trois mille voix.

– Tenez, dit Billot, en lui présentant le papier.

– Amis, dit Gonchon, après avoir lu, et il frappa sur l’épaulede Billot ; c’est un frère ; Marat me le recommande. Onpeut donc compter sur lui. Comment t’appelles-tu ?

– Je m’appelle Billot.

– Et moi, dit Gonchon, je m’appelle Hache ; et, à nousdeux, j’espère que nous allons faire quelque chose.

La foule sourit au sanglant jeu de mot.

– Oui, oui, nous allons faire quelque chose, dit-elle.

– Eh bien ! qu’allons-nous faire ? demandèrentquelques voix.

– Eh ! pardieu ! dit Gonchon, nous allons prendre laBastille.

– À la bonne heure ! dit Billot, voilà qui s’appelleparler. Écoute, brave Gonchon, de combien d’hommesdisposes-tu ?

– De trente mille hommes à peu près.

– Trente mille hommes dont tu disposes, vingt mille qui vontnous arriver des Invalides, et dix mille qui sont déjà ici, c’estplus qu’il ne nous en faut pour réussir, ou nous ne réussironsjamais.

– Nous réussirons, dit Gonchon.

– Je le crois. Eh bien ! réunis tes trente millehommes ; moi, j’entre chez le gouverneur, je le somme de serendre ; s’il se rend, tant mieux, nous épargnons dusang ; s’il ne se rend pas, eh bien ! le sang verséretombera sur lui, et par le temps qui court le sang versé pour unecause injuste porte malheur. Demandez aux Allemands.

– Combien de temps resteras-tu avec le gouverneur ?

– Le plus longtemps que je pourrai, jusqu’à ce que la Bastillesoit investie tout à fait ; si c’est possible, quand jesortirai, l’attaque commencera.

– C’est dit.

– Tu ne te défies pas de moi ? demanda Billot à Gonchon enlui tendant la main.

– Moi ! répondit Gonchon avec un sourire de dédain et enserrant cette main que lui présentait le robuste fermier avec unevigueur que l’on ne se fût point attendu à trouver dans ce corpshâve et décharné ; moi, me défier de toi ? Etpourquoi ? Quand je voudrai, sur un mot, sur un signe, je teferai piler comme verre, fusses-tu à l’abri de ces tours, quidemain n’existeront plus ; fusses-tu protégé par ces soldats,qui ce soir seront à nous ou auront cessé de vivre. Va donc, etcompte sur Gonchon comme il compte sur Billot.

Billot fut convaincu et marcha vers l’entrée de la Bastille,tandis que son interlocuteur s’enfonçait dans le faubourg, aux crismille fois répétés de : « Vive Gonchon ! Vive leMirabeau du peuple ! »

– Je ne sais comment est le Mirabeau des nobles, dit Pitou aupère Billot, mais je trouve le nôtre bien laid.

Chapitre 16La Bastille et son gouverneur

Nous ne décrirons pas la Bastille ; ce serait choseinutile.

Elle vit comme une éternelle image à la fois dans la mémoire desvieillards et des enfants.

Nous nous contenterons de rappeler que, vue du côté duboulevard, elle présentait à la place de la Bastille deux toursjumelles, tandis que les deux faces couraient parallèles aux deuxrives du canal d’aujourd’hui.

L’entrée de la Bastille était défendue par un corps de garded’abord, puis par deux lignes de sentinelles, puis par deuxponts-levis.

Après avoir traversé les différents obstacles, on arrivait à lacour du Gouvernement, logis du gouverneur.

De cette cour, une galerie conduisait aux fossés de laBastille.

À cette autre entrée donnant encore sur les fossés, se trouvaitun pont-levis, un corps de garde et une barrière de fer.

À la première entrée on veut arrêter Billot ; mais Billotmontre son laissez-passer de Flesselles ; et on laisse passerBillot.

Billot s’aperçoit alors que Pitou le suit. Pitou n’avait pasd’initiative, mais, sur les pas du fermier, il fût descendujusqu’en enfer ou eût monté dans la lune.

– Reste dehors, dit Billot ; si je ne sors pas, il est bonqu’il y ait quelqu’un qui rappelle au peuple que je suis entré.

– C’est juste, dit Pitou ; au bout de combien de tempsfaudra-t-il lui rappeler cela ?

– Au bout d’une heure.

– Et la cassette ? demanda Pitou.

– C’est juste. Eh bien ! si je ne sortais pas, si Gonchonne prend pas la Bastille, ou enfin si, après l’avoir prise, on neme retrouve pas, il y a à dire au docteur Gilbert, qu’on retrouverapeut-être, lui ! que des hommes venus de Paris m’ont enlevé lacassette qu’il m’avait confiée il y a cinq ans ; que je suisparti à l’instant même pour lui en donner avis ; qu’enarrivant à Paris j’ai appris qu’il était à la Bastille ; quej’ai voulu prendre la Bastille, et qu’en voulant la prendre, j’y ailaissé ma peau, qui était toute à son service.

– C’est bien, père Billot, dit Pitou ; seulement c’est bienlong, et j’ai peur d’oublier.

– Ce que je dis là ?

– Oui.

– Je vais te le répéter.

– Non, dit une voix près de Billot, mieux vaut écrire.

– Je ne sais pas écrire, dit Billot.

– Je le sais, moi, je suis huissier.

– Ah ! vous êtes huissier ? demanda Billot.

– Stanislas Maillard, huissier au Châtelet.

Et il tira de sa poche un long encrier de corne, dans lequel ily avait plume, papier et encre, tout ce qu’il faut enfin pourécrire.

C’était un homme de quarante-cinq ans, long, mince, grave, toutvêtu de noir, comme il convenait à sa profession.

– En voilà un qui ressemble diablement à un croque-mort, murmuraPitou.

– Vous dites, demanda l’huissier impassible, que des hommesvenus de Paris vous ont enlevé une cassette que vous a confiée ledocteur Gilbert ?

– Oui.

– C’est un délit cela.

– Ces hommes appartenaient à la police de Paris.

– Infâme voleuse ! murmura Maillard.

Puis, donnant le papier à Pitou :

– Tiens, jeune homme, dit-il, voilà la note demandée ; ets’il est tué – il montra Billot –, si tu es tué, il faut espérerque je ne serai pas tué, moi.

– Et si vous n’êtes pas tué, que ferez-vous ? demandaPitou.

– Je ferai ce que tu aurais dû faire.

– Merci, dit Billot.

Et il tendit la main à l’huissier.

L’huissier la lui serra avec une force qu’on n’eût pas crurencontrer dans ce long corps maigre.

– Alors, je compte sur vous ? demanda Billot.

– Comme sur Marat, comme sur Gonchon.

– Bon, dit Pitou, voilà une Trinité que je suis bien sûr de nepas retrouver en paradis.

Puis, revenant à Billot :

– Ah çà ! papa Billot, de la prudence, n’est-cepas ?

– Pitou, dit le fermier avec une éloquence qu’on était parfoisétonné de trouver dans cette nature agreste, n’oublie pas unechose, c’est que ce qu’il y a de plus prudent en France, c’est lecourage.

Et il traversa la première ligne de sentinelles, tandis quePitou remontait vers la place.

Au pont-levis, il fallut parlementer encore.

Billot montra son laissez-passer ; le pont-levis s’abaissa,la grille s’ouvrit.

Derrière la grille était le gouverneur.

Cette cour intérieure, dans laquelle le gouverneur attendaitBillot, était la cour qui servait de promenade aux prisonniers.Elle était gardée par ses huit tours, c’est-à-dire par huit géants.Aucune fenêtre ne donnait dessus. Jamais le soleil ne pénétraitjusqu’à son pavé humide et presque vaseux ; on eût dit le fondd’un vaste puits.

Dans cette cour, une horloge, soutenue par des captifsenchaînés, mesurait l’heure, laissant tomber le bruit lent etmesuré de ses minutes, comme un cachot laisse tomber sur la dallequ’elle ronge la goutte d’eau qui suinte à son plafond.

Au fond de ce puits, le prisonnier, perdu dans un abîme depierre, contemplait un instant l’inexorable nudité des pierres, etdemandait bientôt à rentrer dans sa prison.

Derrière la grille donnant dans cette cour était, nous l’avonsdéjà dit, M. de Launay.

M. de Launay était un homme de quarante-cinq à cinquanteans ; ce jour-là, il était vêtu d’un habit gris de lin, ilportait le ruban rouge de la croix de Saint-Louis, et tenait à lamain une canne à épée.

C’était un mauvais homme que ce M. de Launay : les mémoiresde Linguet venaient de l’éclairer d’une triste célébrité ; ilétait presque autant haï que la prison.

En effet, les de Launay, comme les Châteauneuf, les La Vrillièreet les Saint-Florentin, qui tenaient les lettres de cachet de pèreen fils, les de Launay, de père en fils aussi, se transmettaient laBastille.

Car on le sait, ce n’était pas le ministre de la guerre quinommait les officiers de geôle. À la Bastille, toutes les placess’achetaient, depuis celle du gouverneur jusqu’à celle du marmiton.Le gouverneur de la Bastille, c’était un concierge en grand, ungargotier à épaulettes, qui ajoutait à ses 6o ooo francsd’appointements, 6o ooo francs d’extorsions et de rapines.

Il fallait bien rentrer dans le capital et les intérêts del’argent déboursé.

M. de Launay, en fait d’avarice, avait enchéri sur sesprédécesseurs. Peut-être aussi avait-il payé la place plus cher, etprévoyait-il qu’il la devait garder moins longtemps.

Il nourrissait sa maison aux dépens des prisonniers. Il avaitréduit le chauffage, doublé le prix de chaque pièce de leurmobilier.

Il avait le droit de faire entrer à Paris cent pièces de vinfranches d’octroi. Il vendait ce droit à un cabaretier, qui faisaitentrer ainsi d’excellents vins. Puis, avec la dixième partie de cedroit, il achetait le vinaigre qu’il faisait boire à sesprisonniers.

Une seule consolation restait aux malheureux enfermés à laBastille : c’était un petit jardin créé sur un bastion. Là,ils se promenaient ; là, ils retrouvaient un instant l’air,les fleurs, la lumière, la nature enfin.

Il avait loué ce petit jardin à un jardinier, et, pour cinquantelivres par an qu’il en recevait, il avait ôté aux prisonniers cettedernière jouissance.

Il est vrai que pour les prisonniers riches il avait descomplaisances extrêmes ; il conduisait l’un d’eux chez samaîtresse à lui, qui était mise dans ses meubles et entretenueainsi sans qu’il lui en coûtât rien, à lui de Launay.

Voyez La Bastille dévoilée, et vous y trouverez ce faitet bien d’autres encore.

Avec cela cet homme était brave.

Depuis la veille l’orage grondait autour de lui. Depuis laveille il sentait la vague de l’émeute, qui venait montanttoujours, battre le pied de ses murailles.

Et cependant il était pâle, mais calme.

Il est vrai qu’il avait derrière lui quatre pièces de canonprêtes à faire feu ; autour de lui une garnison de Suisses etd’Invalides, devant lui seulement un homme désarmé.

Car, en entrant à la Bastille, Billot avait donné sa carabine àgarder à Pitou.

Il avait compris que de l’autre côté de cette grille qu’ilapercevait, une arme quelconque lui était plus dangereusequ’utile.

Billot d’un coup d’œil remarqua tout : l’attitude calme etpresque menaçante du gouverneur, les Suisses disposés dans lescorps de gardes, les Invalides sur les plates-formes, et lasilencieuse agitation des artilleurs qui garnissaient de gargoussesles réservoirs de leurs fourgons.

Les sentinelles tenaient l’arme au bras, les officiers avaientl’épée nue.

Le gouverneur resta immobile, Billot fut forcé d’aller jusqu’àlui ; la grille se referma derrière le parlementaire du peupleavec un bruit sinistre de fer grinçant qui lui fit, si brave qu’ilfût, passer un frisson dans la moelle des os.

– Que me voulez-vous encore ? demanda de Launay.

– Encore, répéta Billot, il me semble cependant que c’est lapremière fois que je vous vois, et que par conséquent vous n’avezpas le droit d’être fatigué de ma vue.

– C’est qu’on me dit que vous venez de l’Hôtel de Ville.

– C’est vrai, j’en viens.

– Eh bien ! tout à l’heure, j’ai déjà reçu une députationde la municipalité.

– Que venait-elle faire ?

– Elle venait me demander la promesse de ne pas commencer lefeu.

– Et vous avez promis ?

– Oui. Elle venait me demander de faire reculer les canons.

– Et vous les avez fait reculer. Je sais cela ; j’étais surla place de la Bastille quand la manœuvre s’est opérée.

– Et vous avez cru sans doute que j’obéissais aux menaces de cepeuple ?

– Dame ! fit Billot, cela en avait bien l’air.

– Quand je vous le disais, messieurs, s’écria de Launay en seretournant vers les officiers ; quand je vous disais qu’onnous croirait capables de cette lâcheté.

Puis, se retournant vers Billot :

– Et vous, de quelle part venez-vous ?

– De la part du peuple ! répondit fièrement Billot.

– C’est bien, dit en souriant de Launay ; mais vous avezencore quelque autre recommandation, je suppose ; car, aveccelle que vous invoquez, vous n’eussiez pas traversé la premièreligne des sentinelles.

– Oui, j’ai un sauf-conduit de M. de Flesselles, votre ami.

– Flesselles ! Vous avez dit qu’il était mon ami, repartitde Launay en regardant Billot comme s’il eût voulu lire au plusprofond de son cœur. D’où savez-vous si M. de Flesselles est monami ?

– Mais j’ai supposé qu’il l’était.

– Supposé. Voilà tout. C’est bien. Voyons le sauf-conduit.

Billot présenta le papier.

De Launay le lut une première fois, puis une seconde, l’ouvritpour voir s’il ne contenait pas quelque post-scriptum caché entreles deux pages, le présenta au jour pour voir s’il ne cachait pasquelques lignes tracées entre les lignes.

– Et voilà tout ce qu’il me dit ? demanda-t-il.

– Tout.

– Vous êtes sûr ?

– Parfaitement sûr.

– Rien de verbal ?

– Rien.

– C’est étrange ! dit de Launay, en plongeant, par une desmeurtrières, son regard sur la place de la Bastille.

– Mais que voulez-vous donc qu’il vous fît dire ? demandaBillot.

De Launay fit un mouvement :

– Rien, au fait ; rien. Voyons, dites ce que vousvoulez ; mais dépêchez-vous, je suis pressé.

– Eh bien ! je veux que vous nous rendiez la Bastille.

– Plaît-il ? fit de Launay en se retournant vivement commes’il avait mal entendu ; vous dites ?…

– Je dis qu’au nom du peuple je viens vous sommer de rendre laBastille.

De Launay haussa les épaules.

– C’est en vérité un étrange animal que le peuple, dit-il.

– Hein ! fit Billot.

– Et qu’en veut-il faire de la Bastille ?

– Il veut la démolir.

– Et que diable lui fait la Bastille, à ce peuple ? Est-cequ’un homme du peuple a jamais été mis à la Bastille ? LaBastille ! le peuple, au contraire, en devrait bénir chaquepierre. Qui met-on à la Bastille ? les philosophes, lessavants, les aristocrates, les ministres, les princes, c’est-à-direles ennemis du peuple.

– Eh bien ! cela prouve que le peuple n’est paségoïste.

– Mon ami, dit de Launay avec une espèce de commisération, ilest facile de voir que vous n’êtes pas soldat.

– Vous avez raison, je suis fermier.

– Que vous n’êtes pas de Paris.

– En effet, je suis de la province.

– Que vous ne connaissez pas à fond la Bastille.

– Vous avez raison, je ne connais que ce que j’en ai vu,c’est-à-dire les murs extérieurs.

– Eh bien ! venez avec moi, je vais vous montrer ce quec’est que la Bastille.

– Oh ! oh ! fit Billot, il va me faire passer surquelque oubliette qui s’ouvrira tout à coup sous mes pieds, et puisbonsoir, père Billot.

Mais l’intrépide fermier ne sourcilla point, et s’apprêta àsuivre le gouverneur de la Bastille.

– D’abord, dit de Launay, vous saurez que j’ai dans mes cavesassez de poudre pour faire sauter la Bastille, et avec la Bastillela moitié du faubourg Saint-Antoine.

– Je sais cela, répondit tranquillement Billot.

– Bien. Voyez d’abord ces quatre pièces de canon.

– Je les vois.

– Elles enfilent toute cette galerie, comme vous voyez encore,et cette galerie est défendue d’abord par un corps de garde,ensuite par deux fossés qu’on ne peut traverser qu’à l’aide de deuxponts-levis ; enfin par une grille.

– Oh ! je ne dis pas que la Bastille est mal défendue,répondit tranquillement Billot ; seulement je dis qu’elle serabien attaquée.

– Continuons, dit de Launay.

Billot fit de la tête un signe d’assentiment.

– Voici une poterne qui donne sur les fossés, dit legouverneur ; voyez l’épaisseur des murs.

– Quarante pieds à peu près.

– Oui, quarante en bas et quinze en haut. Vous voyez bien que sibons ongles qu’ait le peuple, il se les retournera sur cettepierre.

– Je n’ai pas dit, reprit Billot, que le peuple démolirait laBastille avant de la prendre, j’ai dit qu’il la démolirait aprèsl’avoir prise.

– Montons, fit de Launay.

– Montons.

Ils montèrent une trentaine de marches.

Le gouverneur s’arrêta.

– Tenez, dit-il, voici encore une embrasure qui donne sur lepassage par lequel vous voulez entrer ; celle-ci n’estdéfendue que par un fusil de rempart ; mais il a une certaineréputation. Vous savez l’air :

Ô ma tendre musette,

Musette de mes amours.

– Certainement, dit Billot, que je le sais ; mais je necrois pas que ce soit l’heure de le chanter.

– Attendez donc. Eh bien ! le maréchal de Saxe appelait cepetit canon sa musette, parce que c’était lui qui chantait le plusjuste l’air qu’il aimait le mieux. C’est un détail historique.

– Oh ! fit Billot.

– Montons.

Et ils continuèrent de monter.

On arriva sur la plate-forme de la tour de la Comté.

– Ah ! ah ! dit Billot.

– Quoi ? demanda de Launay.

– Vous n’avez pas fait descendre les canons.

– Je les ai fait reculer, voilà tout.

– Vous savez que je dirai au peuple que les canons sont toujourslà.

– Dites !

– Vous ne voulez pas les descendre, alors ?

– Non.

– Décidément ?

– Les canons du roi sont là par un ordre du roi, monsieur ;ils n’en descendront que sur un ordre du roi.

– Monsieur de Launay, dit Billot, sentant la parole grandir etmonter en lui-même à la hauteur de la situation ; monsieur deLaunay, le vrai roi auquel je vous conseille d’obéir, le voici.

Et il montra au gouverneur la foule grise, ensanglantée encertains endroits par le combat de la veille, et qui ondulaitdevant les fossés en faisant reluire ses armes au soleil.

– Monsieur, dit à son tour de Launay en rejetant la tête enarrière avec un air de hauteur, il se peut que vous connaissiezdeux rois ; mais moi, gouverneur de la Bastille, je n’enconnais qu’un ; c’est Louis, seizième du nom, qui a mis sasignature au bas d’un brevet en vertu duquel je commande ici auxhommes et aux choses.

– Vous n’êtes donc pas citoyen ? cria Billot en colère.

– Je suis gentilhomme français, dit le gouverneur.

– Ah ! c’est vrai, vous êtes un soldat, et vous parlezcomme un soldat.

– Vous avez dit le mot, monsieur, répondit de Launay ens’inclinant. Je suis un soldat, et j’exécute ma consigne.

– Et moi, monsieur, dit Billot, je suis citoyen, et, comme mondevoir de citoyen est en opposition avec votre consigne de soldat,l’un de nous deux mourra : soit celui qui suivra sa consigne,soit celui qui accomplira son devoir.

– C’est probable, monsieur.

– Ainsi vous êtes décidé à tirer sur le peuple ?

– Non pas, tant qu’il ne tirera pas sur moi. J’ai engagé maparole aux envoyés de M. de Flesselles. Vous voyez bien que lescanons sont retirés, mais au premier coup de feu tiré de la placesur mon château…

– Eh bien ! au premier coup de feu ?

– Je m’approcherai d’une de ces pièces, de celle-ci par exemple.Je la roulerai moi-même jusqu’à l’embrasure, je la pointeraimoi-même, et moi même je ferai feu avec la mèche que voici.

– Vous ?

– Moi.

– Oh ! si je croyais cela, dit Billot, avant que vouscommettiez un pareil crime…

– Je vous ai déjà dit que j’étais soldat, monsieur, et que je neconnaissais que ma consigne.

– Eh bien ! regardez, dit Billot en entraînant de Launayjusqu’à une embrasure, et en désignant alternativement du doigtdeux points différents, le faubourg Saint-Antoine et leboulevard ; voilà qui vous la donnera désormais, votreconsigne.

Et il montrait à de Launay deux masses noires, épaisses,hurlantes, qui, forcées de se plier en forme de lance et au mouledes boulevards, ondulaient comme un immense serpent, dont on voyaitla tête et le corps, mais dont les derniers anneaux se perdaientdans les replis du terrain sur lequel il rampait.

Et tout ce qu’on voyait du gigantesque reptile ruisselaitd’écailles lumineuses.

C’était la double troupe à laquelle Billot avait donnérendez-vous sur la place de la Bastille, conduite, l’une, parMarat, l’autre, par Gonchon.

Des deux côtés elle s’avançait en agitant ses armes et enpoussant des cris terribles.

De Launay pâlit à cette vue, et levant sa canne :

– À vos pièces ! cria-t-il.

Puis s’avançant sur Billot avec un geste de menace :

– Et vous, malheureux ! dit-il, vous qui venez ici sousprétexte de parlementer, tandis que les autres attaquent,savez-vous que vous méritez la mort ?

Billot vit le mouvement, et, rapide comme l’éclair, saisissantde Launay au collet et à la ceinture :

– Et vous, dit-il en le soulevant de terre, vous mériteriez queje vous envoyasse par-dessus le parapet vous briser au fond desfossés. Mais, Dieu merci ! je vous combattrai d’une autrefaçon.

En ce moment, une clameur immense, universelle, montant de basen haut, passa dans l’air comme un ouragan, et M. de Losme, majorde la Bastille, apparut sur la plate-forme.

– Monsieur, s’écria-t-il, s’adressant à Billot ; monsieur,de grâce ! montrez-vous ; tout ce peuple croit qu’il vousest arrivé malheur, et vous redemande.

En effet, le nom de Billot, répandu par Pitou dans la foule,montait parmi les clameurs.

Billot lâcha M. de Launay, qui repoussa sa canne aufourreau.

Puis, il y eut, entre ces trois hommes, un moment d’hésitationpendant lequel se firent entendre des cris de menace et devengeance.

– Montrez-vous donc, monsieur, dit de Launay, non pas que cesclameurs m’intimident, mais afin que l’on sache que je suis unhomme loyal.

Alors Billot passa la tête à travers les créneaux, faisant unsigne de la main.

À cette vue, le peuple éclata en applaudissements. C’était, enquelque sorte, la Révolution qui surgissait du front de la Bastilledans la personne de cet homme du peuple, qui le premier foulait saplate-forme en dominateur.

– C’est bien, monsieur, dit alors de Launay ; tout est finientre nous ; vous n’avez plus rien à faire ici. On vousdemande là-bas ; descendez.

Billot comprit cette modération de la part d’un homme au pouvoirduquel il se trouvait ; il descendit par le même escalierqu’il était monté, le gouverneur le suivit.

Quant au major, il resta : le gouverneur venait de luidonner tout bas quelques ordres.

Il était évident que M. de Launay n’avait plus qu’un désir,c’est que son parlementaire devînt au plus vite son ennemi.

Billot traversa la cour sans dire une parole. Il vit lescanonniers à leurs pièces. La mèche fumait au bout de la lance.

Billot s’arrêta devant eux.

– Amis ! leur dit-il, souvenez-vous que je suis venu pourdemander à votre chef d’éviter l’effusion du sang, et qu’il arefusé.

– Au nom du roi ! monsieur, dit de Launay en frappant dupied, sortez d’ici.

– Prenez garde, dit Billot, si vous m’en faites sortir au nom duroi, j’y rentrerai au nom du peuple.

Puis se retournant vers le corps de garde des Suisses :

– Voyons, dit-il, pour qui êtes-vous ?

Les Suisses se turent.

De Launay lui montra du doigt la porte de fer.

Billot voulut tenter un dernier effort.

– Monsieur, dit-il à de Launay, au nom de la nation ! aunom de vos frères !

– De mes frères ? Vous appelez mes frères ceux quicrient : « À bas la Bastille ! mort à songouverneur ! » Ce sont peut-être vos frères, monsieur,mais, à coup sûr, ce ne sont pas les miens.

– Au nom de l’humanité ! alors.

– Au nom de l’humanité, qui vous pousse à venir égorger, à centmille, cent malheureux soldats enfermés dans ces murs ?

– Justement, en rendant la Bastille au peuple, vous leur sauvezla vie.

– Et je perds mon honneur.

Billot se tut, cette logique du soldat l’écrasait ; maiss’adressant de nouveau aux Suisses et aux Invalides :

– Rendez-vous, mes amis, s’écria-t-il ; il en est tempsencore. Dans dix minutes, il sera trop tard.

– Si vous ne sortez pas d’ici à l’instant même, monsieur,s’écria à son tour de Launay, foi de gentilhomme ! je vousfais fusiller.

Billot s’arrêta un instant, croisa ses deux bras en signe dedéfi, heurtant une dernière fois son regard à celui de Launay, etsortit.

Chapitre 17La Bastille

La foule attendait, brûlée par le soleil ardent de juillet,frémissante, enivrée. Les hommes de Gonchon venaient de faire leurjonction aux hommes de Marat. Le faubourg Saint-Antoinereconnaissait et saluait son frère le faubourg Saint-Marceau.

Gonchon était à la tête de ses patriotes. Quant à Marat, ilavait disparu.

L’aspect de la place était terrible.

À la vue de Billot les cris redoublèrent.

– Eh bien ! dit Gonchon en marchant à lui.

– Eh bien ! cet homme est brave, dit Billot.

– Que voulez-vous dire par ce mot : « Cet homme estbrave » ? demanda Gonchon.

– Je veux dire qu’il s’entête.

– Il ne veut pas rendre la Bastille ?

– Non.

– Il s’entête à soutenir le siège ?

– Oui.

– Et vous croyez qu’il le soutiendra longtemps ?

– Jusqu’à la mort.

– Soit ; il aura la mort.

– Mais que d’hommes nous allons faire tuer ! dit Billotdoutant sans doute que Dieu lui eût donné le droit que s’arrogentles généraux, les rois, les empereurs : ces hommes brevetéspour répandre le sang.

– Bah ! dit Gonchon, il y a trop de monde, puisqu’il n’y apas assez de pain pour la moitié de la population. N’est-ce pas,amis ? continua Gonchon, en se tournant vers la foule.

– Oui ! oui ! cria la foule avec une abnégationsublime.

– Mais le fossé ? demanda Billot.

– Il n’a besoin d’être comblé qu’à un seul endroit, réponditGonchon, et j’ai calculé qu’avec la moitié de nos corps oncomblerait le fossé tout entier, n’est-ce pas, amis ?

– Oui ! oui ! répéta la foule avec non moins d’élanque la première fois.

– Eh bien ! soit, dit Billot atterré.

En ce moment, de Launay parut sur une terrasse, suivi du majorde Losme et de deux ou trois officiers.

– Commence ! cria Gonchon au gouverneur.

Celui-ci lui tourna le dos sans répondre.

Gonchon, qui peut-être eût supporté la menace, ne supporta pasle dédain ; il porta vivement la carabine à son épaule, et unhomme de la suite du gouverneur tomba.

Cent coups, mille coups de fusil partirent à la fois, commes’ils n’eussent attendu que ce signal, et marbrèrent de blanc lestours grises de la Bastille.

Un silence de quelques secondes succéda à cette décharge, commesi la foule elle-même eut été effrayée de ce qu’elle venait defaire.

Puis un jet de flamme perdu dans un nuage de fumée couronna lacrête d’une tour ; une détonation retentit ; des cris dedouleur se firent entendre dans la foule pressée ; le premiercoup de canon venait d’être tiré de la Bastille ; le premiersang était répandu. La bataille était engagée.

Ce qu’éprouva cette foule, un instant auparavant si menaçante,ressembla à de la terreur. Cette Bastille, en se mettant en défensepar ce seul fait, apparaissait dans sa formidable inexpugnabilité.Le peuple avait sans doute espéré que dans ce temps de concessionsà lui faites, celle-là aussi s’accomplirait sans effusion desang.

Le peuple se trompait. Ce coup de canon tiré sur lui donnait lamesure de l’œuvre titanique qu’il avait entreprise.

Une mousqueterie bien dirigée, venant de la plate-forme de laBastille, le suivit immédiatement.

Puis, un nouveau silence se fit, interrompu par quelques cris,quelques gémissements, quelques plaintes poussées çà et là.

Alors on put voir un grand frémissement dans cette foule :c’était le peuple qui ramassait ses morts et ses blessés.

Mais le peuple ne songea point à fuir, ou, s’il y songea, il euthonte en se comptant.

En effet, les boulevards, la rue Saint-Antoine, le faubourgSaint-Antoine, n’étaient qu’une vaste mer humaine ; chaquevague avait une tête ; chaque tête deux yeux flamboyants, unebouche menaçante.

En un instant toutes les fenêtres du quartier furent garnies detirailleurs, même celles qui se trouvaient hors de portée.

S’il paraissait aux terrasses ou dans les embrasures un Invalideou un Petit Suisse, il était ajusté par cent fusils, et la grêle deballes venait écorner les angles de la pierre derrière laquelles’abritait le soldat.

Mais on se lasse bientôt de tirer sur des murs insensibles.C’était à de la chair que visaient les coups. C’était du sang qu’onvoulait voir jaillir sous le plomb, et non de la poussière.

Chacun donnait son avis au milieu de la foule et desclameurs.

On faisait cercle autour de l’orateur, et quand on s’apercevaitque la proposition était insensée, on s’éloignait.

Un charron proposait de bâtir une catapulte sur le modèle desanciennes machines romaines, et de battre en brèche laBastille.

Les pompiers proposaient d’éteindre avec leurs pompes lesamorces des canons et les mèches des artilleurs, sans s’apercevoirque la plus forte de leurs pompes ne lancerait pas l’eau aux deuxtiers de la hauteur des murs de la Bastille.

Un brasseur, qui commandait le faubourg Saint-Antoine, et dontle nom a acquis depuis une fatale célébrité, proposait d’incendierla forteresse en y lançant de l’huile d’œillette et d’aspic qu’onavait saisie la veille, et qu’on enflammerait avec duphosphore.

Billot écouta l’une après l’autre toutes ces propositions. À ladernière, il saisit une hache aux mains d’un charpentier, ets’avançant au milieu d’une grêle de balles, qui frappe et renverseautour de lui les hommes pressés comme les épis dans un champ deblé, il atteint un petit corps de garde voisin d’un premierpont-levis, et, au milieu de la mitraille qui siffle et pétille surle toit, il abat les chaînes et fait tomber le pont.

Pendant un quart d’heure que dura cette entreprise presqueinsensée, la foule resta haletante. À chaque détonation ons’attendait à voir rouler l’audacieux ouvrier. La foule oubliait ledanger qu’elle courait elle-même, pour ne songer qu’au danger quecourait cet homme. Quand le pont tomba, elle jeta un grand cri ets’élança dans la première cour.

Le mouvement fut si rapide, si impétueux, si irrésistible, qu’onn’essaya pas de la défendre.

Les cris d’une joie frénétique annoncèrent à de Launay cepremier avantage.

On ne fit pas même attention qu’un homme avait été broyé souscette masse de bois.

Alors, comme au fond d’une caverne qu’elles éclairent, lesquatre pièces de canon, que le gouverneur a montrées à Billot,éclatent à la fois avec un bruit terrible, et balayent toute cettepremière cour.

L’ouragan de fer a tracé dans la foule un long sillon desang ; dix ou douze morts, quinze ou vingt blessés, sontrestés sur le passage de la mitraille.

Billot s’est laissé glisser de son toit à terre, mais à terre ila trouvé Pitou, qui s’est trouvé là il ne sait comment. Pitou al’œil alerte ; c’est une habitude de braconnier. Il a vu lesartilleurs approcher la mèche de la lumière ; il a pris Billotpar le pan de sa veste, et l’a tiré vivement en arrière. Un anglede muraille les a mis tous les deux à l’abri de cette premièredécharge.

À partir de ce moment, la chose est sérieuse ; le tumultedevient effroyable ; la mêlée mortelle ; dix mille coupsde fusil éclatent à la fois autour de la Bastille, plus dangereuxpour les assiégeants que pour les assiégés. Enfin un canon, servipar les gardes-françaises, vient mêler son grondement aupétillement de cette mousqueterie.

C’est un bruit effroyable auquel la foule s’enivre, et ce bruitcommence à effrayer les assiégés, qui se comptent, et quicomprennent que jamais ils ne pourront faire un bruit semblable àcelui qui les assourdit.

Les officiers de la Bastille sentent instinctivement que leurssoldats faiblissent ; ils prennent des fusils et font le coupde feu.

En ce moment, au milieu de ce bruit d’artillerie et defusillades, au milieu des hurlements de la foule, comme le peuplese précipite de nouveau pour ramasser les morts et se faire unenouvelle arme de ces cadavres qui crieront vengeance par la bouchede leurs blessures, apparaît, à l’entrée de la première cour, unepetite troupe de bourgeois calmes, sans armes ; ils fendent lafoule et s’avancent prêts à sacrifier leur vie, protégée seulementpar le drapeau blanc qui les précède et qui indique desparlementaires.

C’est une députation de l’Hôtel de Ville ; les électeurssavent que les hostilités sont engagées ; ils veulent arrêterl’effusion du sang, et on force Flesselles à faire de nouvellespropositions au gouverneur.

Ces députés viennent, au nom de la Ville, sommer M. de Launay defaire cesser le feu, et, pour garantir à la fois la vie descitoyens, la sienne et celle de la garnison, de recevoir centhommes de garde bourgeoise dans l’intérieur de la forteresse.

Voilà ce que répandent les députés sur leur route. Le peuple,effrayé lui-même de l’entreprise qu’il a commencée, le peuple, quivoit passer les blessés et les morts sur des civières, est prêt àappuyer cette proposition ; que de Launay accepte unedemi-défaite, il se contentera d’une demi-victoire.

À leur vue le feu de la seconde cour cesse ; on leur faitsigne qu’ils peuvent approcher, et ils approchent en effet,glissant dans le sang, enjambant les cadavres, tendant la main auxblessés.

À leur abri, le peuple se groupe. Cadavres et blessés sontemportés, le sang reste seul, marbrant de larges taches pourpréesle pavé des cours.

Du côté de la forteresse, le feu a cessé. Billot sort pouressayer de faire cesser le feu des assiégeants. À la porte, ilrencontre Gonchon. Gonchon sans armes, s’exposant comme un inspiré,calme comme s’il était invulnérable.

– Eh bien ! demanda-t-il à Billot, qu’est devenue ladéputation ?

– Elle est entrée à la Bastille, répond Billot ; faitescesser le feu.

– C’est inutile, dit Gonchon, avec la même certitude que si Dieului eût donné la faculté de lire dans l’avenir. Il ne consentirapoint.

– N’importe, respectons les habitudes de la guerre, puisque nousnous sommes faits soldats.

– Soit, dit Gonchon.

Puis, s’adressant à deux hommes du peuple qui semblaientcommander sous lui à toute cette masse :

– Allez, Élie, allez, Hullin, dit-il, et que pas un coup defusil ne soit tiré.

Les deux aides de camp s’élancèrent, fendant les flots dupeuple, à la voix de leur chef, et bientôt le bruit de lamousqueterie diminua peu à peu, puis s’éteignit tout à fait.

Un instant de repos s’établit. On en profita pour soigner lesblessés, dont le nombre s’élevait déjà à trente-cinq ouquarante.

Pendant ce moment de repos, on entend sonner deux heures.L’attaque a commencé à midi. Voilà déjà deux heures que l’on sebat.

Billot est retourné à son poste, et c’est à son tour Gonchon quil’a suivi.

Son œil se tourne avec inquiétude vers la grille ; sonimpatience est visible.

– Qu’avez-vous ? lui demande Billot.

– J’ai que si la Bastille n’est pas prise dans deux heures,répond Gonchon, tout est perdu.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que la cour apprendra à quelle besogne nous sommesoccupés, et qu’elle nous enverra les Suisses de Besenval et lesdragons de Lambesc, et qu’alors nous serons pris entre troisfeux.

Billot fut forcé d’avouer qu’il y avait du vrai dans ce queGonchon disait là.

Enfin les députés reparurent. À leur air morne, on jugea qu’ilsn’avaient rien obtenu.

– Eh bien ! dit Gonchon rayonnant de joie, qu’avais-jedit ? Les choses prédites arriveront : la forteressemaudite est condamnée.

Puis, sans même interroger la députation, il s’élança hors de lapremière cour, en criant :

– Aux armes ! enfants, aux armes ! le commandantrefuse.

En effet, à peine le commandant a-t-il lu la lettre deFlesselles, que son visage s’est éclairé et qu’au lieu de céder auxpropositions faites, il s’est écrié :

– Messieurs les Parisiens, vous avez voulu le combat, maintenantil est trop tard.

Les parlementaires ont insisté, lui ont représenté tous lesmalheurs que sa défense peut amener. Mais il n’a voulu entendre àrien, et il a fini par dire aux parlementaires ce que deux heuresauparavant il a déjà dit à Billot :

– Sortez, ou je vous fais fusiller.

Et les parlementaires sont sortis.

Cette fois, c’est de Launay qui a repris l’offensive. Il paraîtivre d’impatience. Avant que les députés aient franchi le seuil dela cour, la musette du duc de Saxe a joué un air. Trois personnessont tombées : l’une morte, les deux autres blessées.

Ces deux blessés sont, l’un un garde-française, l’autre unparlementaire.

À la vue de cet homme que son caractère rendait sacré, et quel’on emporte couvert de sang, la foule s’exalte de nouveau.

Les deux aides de camp de Gonchon sont revenus prendre place àses côtés ; mais chacun d’eux a eu le temps d’aller chez luichanger de costume.

Il est vrai que l’un demeure près de l’Arsenal, et l’autre ruede Charonne.

Hullin, d’abord horloger de Genève, puis chasseur du marquis deConflans, revient avec son habit de livrée qui ressemble à uncostume d’officier hongrois.

Élie, ex-officier au régiment de la reine, a été revêtir sonuniforme, qui donnera plus de confiance au peuple, en lui faisantcroire que l’armée est pour lui et avec lui.

Le feu recommence avec plus d’acharnement que jamais.

En ce moment, le major de la Bastille, M. de Losme, s’approchadu gouverneur.

C’était un brave et honnête soldat, mais il était resté ducitoyen en lui, et il voyait avec douleur ce qui se passait, etsurtout ce qui allait se passer.

– Monsieur, lui dit-il, nous n’avons pas de vivres, vous lesavez.

– Je le sais, répliqua de Launay.

– Vous savez aussi que nous n’avons pas d’ordre.

– Je vous demande pardon, monsieur de Losme, j’ai ordre defermer la Bastille, voilà pourquoi on m’en donne les clefs.

– Monsieur, les clefs servent aussi bien à ouvrir les portesqu’à les fermer. Prenez garde de faire massacrer toute la garnisonsans sauver le château. Deux triomphes pour le même jour. Regardezces hommes que nous tuons, ils repoussent sur le pavé Ce matin ilsétaient cinq cents, il y a trois heures ils étaient dix mille, ilssont plus de soixante mille à présent, demain ils seront centmille. Quand nos canons se tairont, et il faudra bien qu’ilsfinissent par là, ils seront assez forts pour démolir la Bastilleavec leurs mains.

– Vous ne parlez pas comme un militaire, monsieur de Losme.

– Je parle comme un Français, monsieur. Je dis que Sa Majesté nenous ayant donné aucun ordre… Je dis que M. le prévôt des marchandsnous ayant fait faire une proposition fort acceptable, qui étaitcelle d’introduire cent hommes de garde bourgeoise dans lechâteau ; vous pouvez, pour éviter les malheurs que jeprévois, accéder à la proposition de M. de Flesselles.

– À votre avis, monsieur de Losme, le pouvoir représentant laVille de Paris est donc une autorité à laquelle nous devonsobéir ?

– En l’absence de l’autorité directe de Sa Majesté, oui,monsieur, c’est mon avis.

– Eh bien ! dit de Launay, en attirant le major dans unangle de la cour, lisez, monsieur de Losme.

Et il lui présenta un petit carré de papier.

Le major lut :

« Tenez bon ; j’amuse les Parisiens avec des cocardeset des promesses. Avant la fin de la journée, M. de Besenval vousenverra du renfort.

« De Flesselles. »

– Comment ce billet vous est-il donc parvenu, monsieur ?demanda le major.

– Dans la lettre que m’ont apportée MM. les parlementaires. Ilscroyaient me remettre l’invitation de rendre la Bastille, ils meremettaient l’ordre de la défendre.

Le major baissa la tête.

– Allez à votre poste, monsieur, dit de Launay, et ne le quittezpas que je ne vous fasse appeler.

M. de Losme obéit.

M. de Launay plia froidement la lettre, la remit dans sa poche,et revint à ses canonniers en leur commandant de pointer bas etjuste.

Les canonniers obéirent, comme avait obéi M. de Losme.

Mais le destin de la forteresse était fixé. Nulle puissancehumaine n’en pouvait reculer l’accomplissement.

À chaque coup de canon, le peuple répondait : « Nousvoulons la Bastille ! »

Et tandis que les voix demandaient, les bras agissaient.

Au nombre des voix qui demandaient le plus énergiquement, aunombre des bras qui agissaient le plus efficacement, étaient lesvoix et les bras de Pitou et de Billot.

Seulement, chacun procédait selon sa nature.

Billot, courageux et confiant, à la manière du bouledogue,s’était jeté du premier coup en avant, bravant balles etmitraille.

Pitou, prudent et circonspect comme le renard ; Pitou, douéau suprême degré de l’instinct de la conservation, utilisait toutesses facultés pour surveiller le danger et l’éviter.

Ses yeux connaissaient les plus meurtrières embrasures, ilsdistinguaient l’imperceptible mouvement du bronze qui va tirer. Ilavait fini par deviner le moment précis où la batterie du fusil derempart allait jouer au travers du pont-levis.

Alors, ses yeux ayant fait leur office, c’était au tour de sesmembres à travailler pour leur propriétaire.

Les épaules s’effaçaient, la poitrine rentrait, tout son corpsn’offrait pas une surface plus considérable qu’une planche vue decôté.

Dans ces moments-là, de Pitou, du grassouillet Pitou, car Pitoun’était maigre que des jambes, il ne restait plus qu’une arêtepareille à la ligne géométrique, ni largeur ni épaisseur.

Il avait adopté un recoin dans le passage du premier pont-levisau second, une sorte de parapet vertical formé par des saillies depierre ; sa tête se trouvait garantie par une de ces pierres,son ventre par une autre, ses genoux par une troisième, et Pitous’applaudissait que la nature et l’art des fortifications sefussent si agréablement combinés qu’une pierre lui fût donnée pourgarantir chacun des endroits où une blessure pouvait êtremortelle.

De son angle, où il était rasé comme un lièvre dans son gîte, iltirait çà et là un coup de fusil par acquit de conscience, car iln’avait en face de lui que des murs et des morceaux de bois ;mais cela faisait évidemment plaisir au père Billot, qui luicriait :

– Tire donc, paresseux, tire !

Et lui, à son tour, interpellant le père Billot pour calmer sonardeur, au lieu de l’exciter, lui criait :

– Mais ne vous découvrez pas ainsi, père Billot.

Ou bien :

– Prenez garde à vous, monsieur Billot, rentrez, voilà le canonqui tire à vous, voilà le chien de la musette qui claque.

Et à peine Pitou avait-il prononcé ces paroles pleines deprévoyance, que la canonnade ou la fusillade éclatait, et que lamitraille balayait le passage.

Malgré toutes ces injonctions, Billot faisait des prodiges deforce et de mouvements, le tout en pure perte. Ne pouvant dépenserson sang, et certes ce n’était pas sa faute, il dépensait sa sueuren larges gouttes.

Dix fois Pitou le saisit par la basque de son habit, et lecoucha malgré lui à terre, juste au moment où une décharge l’eutécrasé.

Mais Billot se relevait toujours, non seulement comme Antée,plus fort qu’auparavant, mais avec une nouvelle idée.

Tantôt cette idée consistait à aller, sur le bois même dutablier du pont, hacher les soliveaux qui retenaient les chaînes,comme il avait déjà fait.

Alors Pitou poussait des hurlements pour retenir le fermier,puis voyant que ces hurlements étaient inutiles, il s’élançait horsde son abri en disant :

– Monsieur Billot, cher monsieur Billot, mais madame Billot seraveuve, si vous êtes tué.

Et l’on voyait les Suisses passer obliquement le canon de leursfusils par la meurtrière de la musette pour atteindre l’audacieuxqui essayait de mettre leur pont en copeaux.

Tantôt Billot appelait du canon pour enfoncer le tablier ;mais alors la musette jouait, les artilleurs reculaient, et Billotrestait seul pour servir la pièce, ce qui tirait encore Pitou de saretraite.

– Monsieur Billot, criait-il, monsieur Billot, au nom demademoiselle Catherine ! mais songez donc que si vous vousfaites tuer, mademoiselle Catherine va être orpheline.

Et Billot se rendait à cette raison, qui semblait plus puissantesur son esprit que la première.

Enfin l’imagination féconde du fermier enfanta une dernièreidée.

Il courut vers la place en criant :

– Une charrette ! une charrette !

Pitou réfléchit que ce qui était bon devenait excellent en sedoublant. Il suivit Billot en criant :

– Deux charrettes ! deux charrettes !

On amena immédiatement dix charrettes.

– De la paille et du foin sec ! cria Billot.

– De la paille et du foin sec ! répéta Pitou.

Et, sur-le-champ, deux cents hommes apportèrent chacun sa bottede foin ou de paille.

D’autres entassèrent du fumier desséché sur des civières.

On fut obligé de crier qu’on en avait dix fois plus qu’il n’enfallait. En une heure on eût eu un amas de fourrage qui eût égaléla Bastille en hauteur.

Billot se mit dans les brancards d’une charrette chargée depaille, et, au lieu de la traîner, la poussa en avant.

Pitou en fit autant sans savoir ce qu’il faisait, mais pensantqu’il était bien d’imiter le fermier.

Élie et Hullin devinèrent ce que préparait Billot ; ilssaisirent chacun une charrette, et la poussèrent dans la cour.

À peine eurent-ils dépassé le seuil, qu’une mitraillade lesaccueillit ; on entendit alors les balles et les biscaïens seloger avec un bruit strident dans la paille ou dans le bois desridelles et des roues. Mais aucun des assaillants ne futtouché.

Aussitôt cette décharge passée, deux ou trois cents fusilierss’élancèrent derrière les meneurs de charrettes, et, se faisant unabri de ce rempart, ils vinrent se loger sous le tablier même.

Là, Billot tira de sa poche un briquet et de l’amadou, préparaune pincée de poudre au milieu d’un papier, et mit le feu à lapoudre.

La poudre alluma le papier, le papier alluma la paille.

Chacun se partagea un brandon, et les quatre charrettess’enflammèrent à la fois.

Pour éteindre le feu, il fallait sortir ; en sortant ons’exposait à une mort certaine.

La flamme gagna le tablier, mordit le bois de ses dents acérées,et courut en serpentant le long des charpentes.

Un cri de joie, parti de la cour, fut répété par toute la placeSaint-Antoine. On voyait monter la fumée au-dessus des tours. On sedoutait que quelque chose de fatal aux assiégéss’accomplissait.

En effet, les chaînes rougies se détachèrent des madriers. Lepont tomba, à moitié brisé, à moitié brûlé, fumant etpétillant.

Les pompiers accoururent avec leurs pompes. Le gouverneurcommanda de faire feu ; mais les Invalides refusèrent.

Les Suisses seuls obéirent. Mais les Suisses n’étaient pasartilleurs, il fallut abandonner les pièces.

Les gardes-françaises, au contraire, voyant le feu del’artillerie éteint, mirent leur pièce en batterie : leurtroisième boulet brisa la grille.

Le gouverneur était monté sur la plate-forme du château, pourvoir si les secours promis arrivaient, quand il se vit tout à coupenveloppé de fumée. Ce fut alors qu’il descendit précipitamment etordonna aux artilleurs de faire feu.

Le refus des Invalides l’exaspéra. La grille en se brisant luifit comprendre que tout était perdu.

M. de Launay se sentait haï. Il devina qu’il n’y avait plus desalut pour lui. Pendant tout le temps qu’avait duré le combat, ilavait nourri cette pensée de s’ensevelir sous les ruines de laBastille.

Au moment où il sent que toute défense est inutile, il arracheune mèche des mains d’un artilleur, et bondit vers la cave où sontles munitions.

– Les poudres ! s’écrient vingt voix épouvantées ; lespoudres ! les poudres !

On a vu la mèche briller aux mains du gouverneur. On devine sonintention. Deux soldats s’élancent et croisent la baïonnette sur sapoitrine au moment où il ouvre la porte.

– Vous pouvez me tuer, dit de Launay, mais vous ne me tuerez passi vite que je n’aie le temps de jeter cette mèche au milieu destonneaux ; et alors, assiégés et assiégeants, vous sauteztous.

Les deux soldats s’arrêtent. Les baïonnettes restent croiséessur la poitrine de de Launay, mais c’est toujours de Launay quicommande, car on sent qu’il a la vie de tout le monde entre sesmains. Son action a cloué tout le monde à sa place. Les assaillantss’aperçoivent qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire. Ilsplongent leurs regards dans l’intérieur de la cour, et voient legouverneur menacé et menaçant.

– Écoutez-moi, dit de Launay ; aussi vrai que je tiens à lamain votre mort à tous, si un seul de vous fait un pas pourpénétrer dans cette cour, je mets le feu aux poudres.

Ceux qui entendirent ces paroles crurent sentir le sol tremblersous leurs pieds.

– Que voulez-vous ? que demandez-vous ? crièrentplusieurs voix avec l’accent de la terreur.

– Je veux une capitulation, et une capitulation honorable.

Les assaillants ne tiennent pas compte des paroles de deLaunay ; ils ne croient pas à cet acte de désespoir ; ilsveulent entrer. Billot est à leur tête. Tout à coup, Billottremble, pâlit : il a pensé au docteur Gilbert.

Tant que Billot n’a pensé qu’à lui, peu lui a importé que laBastille sautât et qu’il sautât avec elle ; mais le docteurGilbert, à tout prix il faut qu’il vive.

– Arrêtez ! s’écria Billot en se jetant au-devant d’Élie etde Hullin ; arrêtez, au nom des prisonniers !

Et ces hommes, qui ne craignaient pas la mort pour eux,reculèrent blêmes et tremblants à leur tour.

– Que voulez-vous ? demandent-ils, renouvelant augouverneur la question qui lui a déjà été faite par lagarnison.

– Je veux que tout le monde se retire, dit de Launay. Jen’accepterai aucune proposition tant qu’il y aura un étranger dansles cours de la Bastille.

– Mais, dit Billot, ne profiterez-vous pas de notre absence pourremettre tout en état ?

– Si la capitulation est refusée, vous retrouverez toutes chosescomme elles sont : vous à cette porte, moi à celle-ci.

– Vous nous donnez votre parole ?

– Foi de gentilhomme !

Quelques-uns secouèrent la tête.

– Foi de gentilhomme ! répète de Launay. Y a-t-il quelqu’unici qui doute quand un gentilhomme a juré sur sa parole ?

– Non, non, personne ! répétèrent cinq cents voix.

– Que l’on m’apporte ici un papier, une plume et de l’encre.

Les ordres du gouverneur furent exécutés à l’instant.

– C’est bien ! dit de Launay.

Puis se retournant vers les assaillants :

– Et maintenant, vous autres, retirez-vous.

Billot, Hullin et Élie donnèrent l’exemple, et se retirèrent lespremiers.

Tous les autres les suivirent.

De Launay mit la mèche de côté, et commença d’écrire lacapitulation sur son genou.

Les Invalides et les Suisses, qui comprenaient que c’était deleur salut qu’il s’agissait, le regardaient faire en silence etdans une sorte de respectueuse terreur.

De Launay se retourna avant de poser la plume sur le papier. Lescours étaient libres.

En un instant on sut au dehors tout ce qui venait de se passerau dedans.

Comme l’avait dit M. de Losme, la population sortait de dessousles pavés. Cent mille hommes entouraient la Bastille.

Ce n’étaient plus seulement des ouvriers, c’étaient des citoyensde toutes les classes. Ce n’étaient plus seulement des hommes,c’étaient des enfants, c’étaient des vieillards.

Et tous avaient une arme, tous poussaient un cri.

De place en place, au milieu des groupes, on voyait une femmeéplorée, échevelée, les bras tordus, maudissant le géant de pierreavec un geste désespéré.

C’était quelque mère dont la Bastille venait de foudroyer lefils, quelque femme dont la Bastille venait de foudroyer lemari.

Mais, depuis un instant, la Bastille n’avait plus de bruit, plusde flamme, plus de fumée. La Bastille était éteinte. La Bastilleétait muette comme un tombeau.

On eût voulu compter inutilement toutes les taches de balles quimarbraient sa surface. Chacun avait voulu envoyer son coup de fusilà ce monstre de granit, symbole visible de la tyrannie.

Aussi, lorsque l’on sut que la terrible Bastille allaitcapituler, que son gouverneur avait promis de la rendre, personnene voulait y croire.

Au milieu du doute général, comme on n’osait point encore seféliciter, comme on attendait en silence, on vit, par unemeurtrière, passer une lettre piquée à la pointe d’une épée.

Seulement, entre le billet et les assiégeants, il y avait lefossé de la Bastille, large, profond, plein d’eau.

Billot demande une planche : trois sont essayées etapportées sans pouvoir atteindre le but qu’il se propose, tropcourtes qu’elles sont. Une quatrième touche les deux lèvres dufossé.

Billot l’assujettit de son mieux, et se hasarde, sans hésiter,sur le pont tremblant.

Toute la foule reste muette ; tous les yeux sont fixés surcet homme, qui semble suspendu au-dessus du fossé, dont l’eaustagnante semble celle du Cocyte. Pitou, tremblant, s’assied aurevers du talus, et cache sa tête entre ses deux genoux.

Le cœur lui manque, il pleure.

Tout à coup, au moment où Billot a atteint les deux tiers dutrajet, la planche vacille, Billot étend les bras, tombe, etdisparaît dans le fossé.

Pitou pousse un rugissement et se précipite après lui comme unterre-neuve après son maître.

Un homme alors s’approche de la planche du haut de laquellevient d’être précipité Billot.

Puis, sans hésitation, il prend le même chemin. Cet homme, c’estStanislas Maillard, l’huissier du Châtelet.

Arrivé à l’endroit où Pitou et Billot se débattent dans la vase,il regarde un instant au-dessous de lui, et voyant qu’ilsatteindront le bord sains et saufs, il continue son chemin.

Une demi-minute après, il est de l’autre côté du fossé, et tientle billet qu’on lui présente au bout de l’épée.

Alors, avec la même tranquillité, la même fermeté d’allure, ilrepasse sur la même planche où il a déjà passé.

Mais au moment où tout le monde se presse autour de lui pourlire, une grêle de balles pleut des créneaux, en même temps qu’uneeffroyable détonation se fait entendre.

Un seul cri, mais un de ces cris qui annoncent la vengeance d’unpeuple, est sorti de toutes les poitrines.

– Fiez-vous aux tyrans ! crie Gonchon.

Et sans plus s’occuper de la capitulation, sans plus s’occuperdes poudres, sans songer à soi, sans songer aux prisonniers, sansrêver, sans désirer, sans demander autre chose que la vengeance, lepeuple se précipite dans les cours, non plus par centainesd’hommes, mais par milliers.

Ce qui empêche la foule d’entrer, ce n’est plus la mousqueterie,c’est que les portes sont trop étroites.

À cette détonation, les deux soldats, qui n’ont pas quitté M. deLaunay, se jettent sur lui, un troisième s’empare de la mèche etl’écrase sous son pied.

De Launay tire l’épée cachée dans sa canne, et veut s’enfrapper ; on brise l’épée entre ses mains.

Il comprend alors qu’il n’a plus rien à faire qu’àattendre : il attend.

Le peuple se précipite, la garnison lui tend les bras, et laBastille est prise d’assaut, de vive force, sans capitulation.

C’est que depuis cent ans ce n’est plus seulement la matièreinerte qu’on enferme dans la forteresse royale : c’est lapensée. La pensée a fait éclater la Bastille, et le peuple estentré par la brèche.

Quant à cette décharge, faite au milieu du silence, pendant lasuspension d’armes ; quant à cette agression imprévue,impolitique, mortelle, nul ne sut jamais qui en avait donnél’ordre, qui l’avait excitée, accomplie.

Il y a des moments où l’avenir de toute une nation se pèse dansla balance du destin. Un des plateaux l’emporte. Déjà chacun croitavoir atteint le but proposé. Tout à coup une main invisible laissetomber dans l’autre plateau, ou la lame d’un poignard, ou la balled’un pistolet. Alors tout change, et l’on n’entend plus qu’un seulcri : « Malheur aux vaincus ! »

Chapitre 18Le docteur Gilbert

Pendant que le peuple s’élance, rugissant à la fois de joie etde colère, dans les cours de la Bastille, deux hommes barbotentdans l’eau bourbeuse des fossés.

Ces deux hommes sont Pitou et Billot.

Pitou soutient Billot ; aucune balle ne l’a frappé, aucuncoup ne l’a atteint ; mais sa chute a tant soit peu étourdi lebon fermier.

On leur jette des cordes, on leur tend des perches.

Pitou attrape une perche, Billot une corde.

Cinq minutes après, ils sont portés en triomphe et embrassés,tout fangeux qu’ils soient.

L’un donne à Billot un coup d’eau-de-vie ; l’autre bourrePitou de saucisson et de vin.

Un troisième les bouchonne et les conduit au soleil.

Tout à coup une idée ou plutôt un souvenir traverse l’esprit deBillot ; il s’arrache à ces soins empressés, et s’élance versla Bastille.

– Aux prisonniers ! crie-t-il en courant ; auxprisonniers !

– Oui, aux prisonniers ! crie Pitou en s’élançant à sontour derrière le fermier.

La foule, qui jusque-là n’avait pensé qu’aux bourreaux,tressaille en pensant aux victimes.

Elle répète d’un seul cri : « Oui, oui, oui, auxprisonniers. »

Et un nouveau fleuve d’assaillants rompt les digues, et sembleélargir les flancs de la forteresse pour y porter la liberté.

Un spectacle terrible s’offrit alors aux yeux de Billot et dePitou. La foule ivre, enragée, furieuse, s’était ruée dans la cour.Le premier soldat qui lui était tombé sous la main, elle l’avaitmis en morceaux.

Gonchon regardait faire. Sans doute, pensait-il que la colère dupeuple est comme le cours des grands fleuves, qu’elle fait plus demal si on essaie de l’arrêter que si on la laisse tranquillements’écouler.

Élie et Hullin, au contraire, s’étaient jetés en avant desmassacreurs : ils priaient, ils suppliaient, disant, sublimemensonge ! qu’ils avaient promis la vie sauve à lagarnison.

L’arrivée de Billot et de Pitou fut un renfort pour eux.

Billot qu’on vengeait, Billot était vivant ; Billot n’étaitpas même blessé ; la planche avait tourné sous son pied, voilàtout. Il avait pris un bain de fange, et pas autre chose.

C’était surtout aux Suisses qu’on en voulait particulièrement,mais l’on ne trouvait plus de Suisses. Ils avaient eu le temps depasser des sarreaux de toile grise, et on les prenait pour desdomestiques ou des prisonniers. La foule brisa à coups de pierreles deux captifs du cadran. La foule s’élança au haut des tourspour insulter ces canons qui avaient vomi la mort. La foule s’enprenait aux pierres, et s’ensanglantait les mains en voulant lesarracher.

Quand on vit apparaître les premiers vainqueurs sur laplate-forme, tout ce qui était en dehors, c’est-à-dire cent millehommes, jeta une immense clameur.

Cette clameur s’éleva sur Paris, et s’élança sur la France commeun aigle aux ailes rapides :

– La Bastille est prise !

À ce cri les cœurs se fondirent, les yeux se mouillèrent, lesbras s’ouvrirent ; il n’y eut plus de partis opposés, il n’yeut plus de castes ennemies, tous les Parisiens sentirent qu’ilsétaient frères, tous les hommes comprirent qu’ils étaientlibres.

Un million d’hommes s’étreignit dans un mutuel embrassement.

Billot et Pitou étaient entrés à la suite des uns et précédantles autres ; ce qu’ils voulaient, eux, ce n’était pas leurpart du triomphe, c’était la liberté des prisonniers.

En traversant la cour du Gouvernement, ils passèrent près d’unhomme en habit gris, qui se tenait calme et la main appuyée sur unecanne à pomme d’or.

Cet homme, c’était le gouverneur. Il attendait tranquillement ouque ses amis le sauvassent ou que ses ennemis vinssent lefrapper.

Billot, en l’apercevant, le reconnut, poussa un cri, et marchadroit à lui.

De Launay, lui aussi, le reconnut. Il se croisa les bras etattendit, regardant Billot comme pour lui dire :« Voyons, est-ce vous qui me porterez le premiercoup ? »

Billot comprit et s’arrêta.

– Si je lui parle, dit-il, je le fais reconnaître ; s’ilest reconnu, il est mort.

Et cependant comment trouver le docteur Gilbert au milieu de cechaos ? Comment arracher à la Bastille le secret enfermé dansses entrailles ?

Toute cette hésitation, tout ce scrupule héroïque, de Launay lecomprit de son côté.

– Que voulez-vous ? demanda à demi-voix de Launay.

– Rien, dit Billot en lui montrant du doigt la porte pour luiindiquer que la fuite était encore possible ; rien. Je sauraibien trouver le docteur Gilbert.

– Troisième Bertaudière, répondit de Launay d’une voix douce,presque attendrie.

Et il demeura à la même place.

Tout à coup, derrière Billot, une voix prononça cesmots :

– Ah ! voilà le gouverneur !

Cette voix était calme comme si elle n’eut pas appartenu à cemonde, et cependant, on sentait que chaque mot qu’elle avaitprononcé était un poignard acéré tourné contre la poitrine de deLaunay.

Celui qui avait parlé, c’était Gonchon.

À ces mots, comme au tintement d’une cloche d’alarme, tous ceshommes, ivres de vengeance, tressaillirent, regardèrent avec desyeux flamboyants, aperçurent de Launay et se précipitèrent surlui.

– Sauvez-le, dit Billot en passant près d’Élie et de Hullin, ouil est perdu.

– Aidez-nous, répondirent les deux hommes.

– Moi, il faut que je reste ici, j’ai aussi quelqu’un àsauver.

En un clin d’œil, de Launay, saisi par mille mains furieuses,était enlevé, entraîné, emporté.

Élie et Hullin s’élancèrent après lui, en criant :

– Arrêtez ! nous lui avons promis la vie sauve.

Ce n’était pas vrai ; mais ce mensonge sublime s’élançait àla fois de ces deux nobles cœurs.

En une seconde, de Launay, suivi d’Élie et de Hullin, disparutpar le passage qui donnait sortie de la Bastille, au milieu descris : « À l’Hôtel de Ville ! à l’Hôtel deVille ! »

De Launay, proie vivante, valait bien, pour certains vainqueurs,cette proie morte de la Bastille vaincue.

Au reste, c’était un étrange spectacle que le triste etsilencieux monument, visité depuis quatre siècles par les gardes,par les geôliers, et par un sombre gouverneur seulement, devenu laproie du peuple, qui courait dans les préaux, montait et descendaitles escaliers, bourdonnant comme un essaim de mouches, etemplissant la ruche de granit de mouvement et de rumeurs.

Billot suivit un instant des yeux de Launay, qui, emporté plutôtque conduit, semblait planer au-dessus de la foule.

Mais, en une seconde, il disparut. Billot poussa un soupir,regarda autour de lui, aperçut Pitou, et s’élança vers une tour encriant :

– Troisième Bertaudière.

Un geôlier tremblant se trouva sur son chemin.

– Troisième Bertaudière ? dit Billot.

– Par ici, monsieur, dit le geôlier ; mais je n’ai plus lesclefs.

– Où sont-elles ?

– Ils me les ont prises.

– Citoyen, prête-moi ta hache, dit Billot à un faubourien.

– Je te la donne, répondit celui-ci ; je n’en ai plusbesoin, puisque la Bastille est prise.

Billot saisit la hache et s’élança dans un escalier, conduit parle geôlier.

Le geôlier s’arrêta devant une porte.

– Troisième Bertaudière ? demanda-t-il.

– Oui. C’est ici.

– Le prisonnier que renferme cette chambre s’appelle le docteurGilbert ?

– Je ne sais pas.

– Arrivé depuis cinq ou six jours seulement ?

– Je ne sais pas.

– Eh bien ! dit Billot, je vais le savoir, moi.

Et il entama la porte à grands coups de hache.

Elle était de chêne, mais sous les coups du robuste fermier lechêne volait en éclats.

Au bout d’un instant, le regard put pénétrer dans lacellule.

Billot appliqua son œil par l’ouverture. Par l’ouverture, sonregard plongea dans la prison.

Dans la ligne du rayon de jour qui pénétrait dans le cachot parla fenêtre grillée de la tour, un homme était debout, un peurenversé en arrière, tenant à la main une des traverses arrachées àson lit, dans l’attitude de la défense.

Cet homme se tenait évidemment prêt à assommer le premier quientrerait.

Malgré sa barbe longue, malgré son visage pâle, malgré sescheveux coupés courts, Billot le reconnut. C’était le docteurGilbert.

– Docteur ! docteur ! s’écria Billot, est-cevous ?

– Qui m’appelle ? demanda le prisonnier.

– Moi, moi, Billot, votre ami.

– Vous, Billot ?

– Oui ! oui ! lui ! lui ! nous !nous ! crièrent vingt voix d’hommes qui s’étaient arrêtés surle palier, aux coups terribles que frappait Billot.

– Qui, vous ?

– Nous, les vainqueurs de la Bastille ! La Bastille estprise, vous êtes libre !

– La Bastille est prise ! Je suis libre ! s’écria ledocteur.

Et passant ses deux mains par l’ouverture, il secoua sifortement la porte que les gonds et la serrure parurent prêts à sedesceller, et qu’un pan de chêne, déjà ébranlé par Billot, craqua,se rompit, et resta aux mains du prisonnier.

– Attendez, attendez, dit Billot qui comprit qu’un second effortpareil au premier épuiserait ses forces, un instantsurexcitées ; attendez.

Et il redoubla ses coups.

En effet, à travers l’ouverture qui allait s’agrandissant, ilput voir le prisonnier qui était retombé assis sur son escabeau,pâle comme un spectre et incapable de soulever cette traverse debois gisante près de lui qui, pareil à un Samson, avait manquéd’ébranler la Bastille.

– Billot ! Billot ! murmurait-il.

– Oui ! oui ! et moi aussi, moi, Pitou, monsieur ledocteur ; vous vous rappelez bien le pauvre Pitou, que vousaviez mis en pension chez tante Angélique, Pitou qui vient vousdélivrer.

– Mais je puis passer par ce trou ! cria le docteur.

– Non ! non ! répondirent toutes les voix ;attendez !

Chacun des assistants réunissant ses forces dans un communeffort, les uns glissant une pince entre la muraille et la porte,les autres faisant jouer un levier à l’endroit de la serrure, lesautres enfin poussant avec leurs épaules raidies et leurs mainscrispées, le chêne fit entendre un dernier craquement, la murailles’écailla, et tous ensemble, par la porte brisée, par la murailleécornée, se ruèrent comme un torrent dans l’intérieur de laprison.

Gilbert se trouva entre les bras de Pitou et de Billot.

Gilbert, le petit paysan du château de Taverney ; Gilbert,que nous avons laissé baigné dans son sang, dans une grotte desAçores, était alors un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, auteint pale sans être maladif, aux cheveux noirs, aux yeux fixes etvolontaires ; jamais son regard ne se perdait dans le vague,n’errait dans l’espace ; quand il ne se fixait pas sur quelqueobjet extérieur digne de l’arrêter, il se fixait sur sa proprepensée, et n’en devenait que plus sombre et plus profond ; sonnez était droit, s’attachant à son front par une lignedirecte ; il surmontait une lèvre dédaigneuse qui, commealtérée par lui, laissait apercevoir l’émail éblouissant de sesdents. Dans les temps ordinaires sa mise était simple et sévèrecomme celle d’un quaker ; mais cette sévérité touchait àl’élégance par l’extrême propreté. Sa taille, un peu au-dessus dela moyenne, était bien prise ; quant à sa force, – toutenerveuse –, nous avons vu tout à l’heure jusqu’où elle pouvaitaller dans un premier mouvement de surexcitation, que ce mouvementeût pour cause la colère ou l’enthousiasme.

Quoique en prison depuis cinq ou six jours, le prisonnier avaitpris les mêmes soins de lui : sa barbe, longue de plusieurslignes, faisait d’autant mieux ressortir le mat de son teint, etindiquait seule une négligence qui ne venait pas du prisonnier,mais du refus qu’on lui avait fait de lui donner un rasoir ou delui faire la barbe.

Quand il eut serré dans ses bras Billot et Pitou, il se retournavers la foule qui encombrait son cachot. Puis, comme si un instantavait suffi pour lui rendre toute sa puissance surlui-même :

– Le jour que j’avais prévu est donc arrivé ! dit-il. Mercià vous, mes amis, merci au génie éternel qui veille sur la libertédes peuples !

Et il tendit ses deux mains à la foule qui, reconnaissant à lahauteur de son regard, à la dignité de sa voix un homme supérieur,osa à peine les toucher.

Et, sortant du cachot, il marcha devant tous ces hommes, appuyésur l’épaule de Billot, et suivi de Pitou et de seslibérateurs.

Le premier moment avait été donné par Gilbert à l’amitié et à lareconnaissance, le second avait établi la distance qui existe entrele savant docteur et l’ignorant fermier, le bon Pitou et toutecette foule qui venait de le délivrer.

Arrivé à la porte, Gilbert s’arrêta devant la lumière du cielqui venait l’inonder. Il s’arrêta, croisant les bras sur sapoitrine et levant les yeux au ciel :

– Salut, belle liberté ! dit-il ; je t’ai vu naîtresur un autre monde, et nous sommes de vieux amis. Salut, belleliberté !

Et le sourire du docteur disait, en effet, que ce n’était paschose nouvelle pour lui que ces cris qu’il entendait de tout unpeuple ivre d’indépendance.

Puis se recueillant quelques secondes :

– Billot, dit-il, le peuple a donc vaincu ledespotisme ?

– Oui, monsieur.

– Et vous êtes venus vous battre ?

– Je suis venu pour vous délivrer.

– Vous saviez donc mon arrestation ?

– Votre fils me l’a apprise ce matin.

– Pauvre Émile ! L’avez-vous vu ?

– Je l’ai vu.

– Il est demeuré tranquille à sa pension ?

– Je l’ai laissé se débattant aux mains de quatreinfirmiers.

– Est-il malade ? A-t-il le délire ?

– Il voulait venir se battre avec nous.

– Ah ! dit le docteur.

Et un sourire de triomphe passa sur ses lèvres. Son fils étaitselon son espoir.

– Alors vous avez dit…, demanda-t-il interrogeant Billot.

– J’ai dit, puisque le docteur Gilbert est à la Bastille,prenons la Bastille. Maintenant la Bastille est prise. Ce n’est pasle tout.

– Qu’y a-t-il ? demanda le docteur.

– La cassette est volée.

– La cassette que je vous avais confiée ?

– Oui.

– Et volée par qui ?

– Par des hommes noirs qui se sont introduits à la maison sousprétexte de saisir votre brochure, qui m’ont arrêté, enfermé dansla cave, ont fait perquisition dans la maison, ont trouvé lacassette et l’ont emportée.

– Quel jour ?

– Hier.

– Oh ! oh ! il y a coïncidence évidente entre monarrestation et le vol. C’est la même personne qui m’a fait arrêterqui a fait en même temps voler la cassette. Que je sache l’auteurde l’arrestation, et je connaîtrai l’auteur du vol. Où sont lesarchives ? continua le docteur Gilbert en se retournant ducôté du geôlier.

– Cour du Gouvernement, monsieur, répondit celui-ci.

– Alors, aux archives ! amis, aux archives ! cria ledocteur.

– Monsieur, dit le geôlier en l’arrêtant, laissez-moi voussuivre, ou recommandez-moi à ces braves gens, afin qu’il nem’arrive pas malheur.

– Soit, dit Gilbert.

Alors, se retournant vers la foule qui l’entourait avec unecuriosité mêlée de respect :

– Amis, dit-il, je vous recommande ce brave homme ; ilfaisait son métier en ouvrant et fermant les portes ; mais ilétait doux aux prisonniers : qu’il ne lui soit fait aucunmal.

– Non, non, cria-t-on de toutes parts ; non, qu’il necraigne rien, qu’il n’ait pas peur, qu’il vienne.

– Merci, monsieur, dit le geôlier ; mais si vous en voulezaux archives, hâtez-vous, je crois qu’on brûle les papiers.

– Oh ! alors, pas un instant à perdre, s’écriaGilbert ; aux archives !

Et il s’élança vers la cour du Gouvernement, entraînant derrièrelui la foule, à la tête de laquelle marchaient toujours Billot etPitou.

Chapitre 19Le triangle

À la porte de la salle des archives brûlait effectivement unimmense feu de paperasses.

Malheureusement un des premiers besoins du peuple après lavictoire, c’est la destruction.

Les archives de la Bastille étaient envahies.

C’était une vaste salle encombrée de registres et deplans ; les dossiers de tous les prisonniers enfermés depuiscent ans à la Bastille y étaient confusément enfermés.

Le peuple lacérait ces papiers avec rage, il lui semblait sansdoute qu’en déchirant tous ces registres d’écrou, il rendaitlégalement la liberté aux prisonniers.

Gilbert entra ; secondé par Pitou, il se mit à compulserles registres encore debout sur les rayons ; le registre del’année courante ne s’y trouvait pas.

Le docteur, l’homme calme et froid, pâlit et frappa du pied avecimpatience.

En ce moment, Pitou avisa un de ces héroïques gamins comme il yen a toujours dans les victoires populaires, qui emportait sur satête, en courant vers le feu, un volume de forme et de reliurepareilles à celui que feuilletait le docteur Gilbert.

Il courut à lui, et, avec ses longues jambes, l’eut bientôtrejoint.

C’était le registre de l’année 1789.

La négociation ne fut pas longue. Pitou se fit connaître commevainqueur, expliqua le besoin qu’un prisonnier avait de ceregistre, lequel lui fut cédé par le gamin, qui se consola endisant :

– Bah ! j’en brûlerai un autre.

Pitou ouvrit le registre, chercha, feuilleta, lut et arrivé à ladernière page, il trouva ces mots :

« Aujourd’hui, 9 juillet 1789, est entré le sieur G.,philosophe et publiciste très dangereux : le mettre au secretle plus absolu. »

Il porta le registre au docteur :

– Tenez, monsieur Gilbert, n’est-ce pas cela que vouscherchez ?

– Oh ! s’écria le docteur en saisissant le registre, oui,c’est cela.

Et il lut les mots que nous avons dit.

– Et maintenant, voyons de qui vient l’ordre.

Et il chercha à la marge.

– Necker ! s’écria-t-il, l’ordre de m’arrêter signé parNecker, mon ami. Oh ! bien certainement il y a ici quelquesurprise.

– Necker est votre ami ? s’écria la foule avec respect, caron se rappelle quelle influence avait ce nom sur le peuple.

– Oui, oui, mon ami, je le soutiens, dit le docteur, et Necker,j’en suis convaincu, ignorait que j’étais en prison. Mais je vaisaller le trouver, et…

– Le trouver, où ? demanda Billot.

– À Versailles, donc !

– M. Necker n’est point à Versailles ; M. Necker estexilé.

– Où cela ?

– À Bruxelles.

– Mais sa fille ?

– Ah ! je ne sais pas, dit Billot.

– La fille habite la campagne de Saint-Ouen, dit une voix dansla foule.

– Merci, dit Gilbert, sans même savoir à qui il adressait sonremerciement.

Puis se retournant vers les brûleurs :

– Amis, dit-il, au nom de l’histoire, qui trouvera dans cesarchives la condamnation des tyrans, assez de dévastation commecela, je vous en supplie ; démolissez la Bastille pierre àpierre, qu’il n’en reste point trace, qu’il n’en reste pointvestige, mais respectez les papiers, respectez les registres, lalumière de l’avenir est là.

À peine la foule eut-elle entendu ces paroles, qu’elle les pesaavec sa suprême intelligence.

– Le docteur a raison, crient cent voix ; pas dedévastations ! À l’Hôtel de Ville tous les papiers !

Un pompier, qui était entré dans la cour avec cinq ou six de sescamarades, traînant une pompe, dirigea le tuyau de son instrumentvers le foyer qui, pareil à celui d’Alexandrie, était en train dedévorer les archives d’un monde, et l’éteignit.

– Et à la requête de qui avez-vous été arrêté ? demandaBillot.

– Ah ! voilà justement ce que je cherche, et ce que je nepuis savoir ; le nom est en blanc.

Puis, après un instant de réflexion :

– Mais je le saurai, dit-il.

Et, arrachant la feuille qui le concernait, il la plia en quatreet la mit dans sa poche. Puis s’adressant à Billot et àPitou :

– Amis, dit-il, sortons, nous n’avons plus rien à faire ici.

– Sortons, dit Billot ; seulement c’est chose plus facile àdire qu’à exécuter.

En effet la foule, poussée dans l’intérieur des cours par lacuriosité, affluait à l’entrée de la Bastille, dont elle encombraitles portes. C’est qu’à l’entrée de la Bastille étaient les autresprisonniers.

Huit prisonniers, y compris Gilbert, avaient été délivrés.

Ils s’appelaient : Jean Bechade, Bernard Laroche, JeanLacaurège, Antoine Pujade, de Whyte, le comte de Solages etTavernier.

Les quatre premiers n’inspiraient qu’un intérêt secondaire. Ilsétaient accusés d’avoir falsifié une lettre de change, sans quejamais aucune preuve se soit élevée contre eux, ce qui feraitcroire que l’accusation était fausse ; ils étaient à laBastille depuis deux ans seulement.

Les autres étaient le comte de Solages, de Whyte etTavernier.

Le comte de Solages était un homme de trente ans à peu près,plein de joie et d’expansion ; il embrassait ses libérateurs,exaltait leur victoire, leur racontait sa captivité. Arrêté en 1782et enfermé à Vincennes à la suite d’une lettre de cachet obtenuepar son père, il avait été transporté de Vincennes à la Bastille,où il était resté cinq ans sans avoir vu un juge, sans avoir étéinterrogé une fois ; depuis deux ans, son père était mort etnul n’avait songé à lui. Si la Bastille n’eût point été prise, ilest probable que nul n’y eût jamais songé.

De Whyte était un vieillard de soixante ans ; il prononçaitavec un accent étranger des paroles incohérentes. Auxinterrogations qui se croisaient, il répondait qu’il ignoraitdepuis combien de temps il était arrêté, et pour quelle cause ilavait été arrêté. Il se souvenait qu’il était cousin de M. deSartines, voilà tout. Un porte-clefs, nommé Guyon, avait vu, eneffet, M. de Sartines entrer une fois dans le cachot de de Whyte,et lui faire signer une procuration. Mais le prisonnier avaitcomplètement oublié cette circonstance.

Tavernier était le plus vieux de tous, il comptait dix ans deréclusion aux îles Sainte-Marguerite, trente ans de captivité à laBastille ; c’était un vieillard de quatre-vingt-dix ans, àcheveux blancs, à barbe blanche ; ses yeux s’étaient usés dansl’obscurité, et il ne voyait plus qu’à travers un nuage. Lorsqu’onentra dans sa prison, il ne comprit pas ce qu’on venait yfaire ; quand on lui parla de liberté, il secoua latête ; puis, enfin, quand on lui dit que la Bastille étaitprise :

– Oh ! oh ! dit-il, que vont dire de cela le roi LouisXV, madame de Pompadour et le duc de La Vrillière ?

Tavernier n’était même plus fou, comme de Whyte : il étaitidiot.

La joie de ces hommes était terrible à voir, car elle criaitvengeance, tant elle ressemblait à de l’effroi. Deux ou troissemblaient près d’expirer au milieu de ce tumulte composé de centmille clameurs réunies, eux que jamais la voix de deux hommesparlant à la fois n’avait frappés depuis leur entrée à laBastille ; eux qui n’étaient plus accoutumés qu’aux bruitslents et mystérieux du bois qui joue dans l’humidité, de l’araignéequi tisse sa toile, inaperçue, avec un battement pareil à celuid’une pendule invisible ou du rat effaré qui gratte et passe.

Au moment où Gilbert parut, les enthousiastes proposaient deporter les prisonniers en triomphe, proposition qui fut acceptée àl’unanimité.

Gilbert eût fort désiré échapper à cette ovation, mais il n’yavait pas moyen ; il était déjà reconnu ainsi que Billot etPitou.

Les cris : « À l’Hôtel de Ville ! à l’Hôtel deVille ! » retentirent, et Gilbert se trouva soulevé surles épaules de vingt personnes à la fois.

En vain le docteur voulut-il résister, en vain Billot et Pitoudistribuèrent-ils à leurs frères d’armes leurs plus braves coups depoing, la joie et l’enthousiasme avaient durci l’épidermepopulaire. Coups de poing, coups de bois de piques, coups decrosses de fusils, parurent aux vainqueurs doux comme des caresses,et ne firent que redoubler leur enivrement.

Force fut donc à Gilbert de se laisser élever sur le pavois.

Le pavois était une table au milieu de laquelle on avait plantéune lance destinée à servir de point d’appui au triomphateur.

Le docteur domina donc cet océan de têtes ondulant de laBastille à l’arcade Saint-Jean, mer pleine d’orages, dont les flotsemportaient, au milieu des piques, des baïonnettes et des armes detoute espèce, de toute forme et de toute époque, les prisonnierstriomphateurs.

Mais en même temps qu’eux, cet océan terrible et irrésistibleroulait un autre groupe, tellement serré, qu’il semblait uneîle.

Ce groupe, c’était celui qui emmenait Launay prisonnier.

Autour de ce groupe, des cris non moins bruyants, non moinsenthousiastes que ceux qui accompagnaient les prisonniers sefaisaient entendre, mais ce n’étaient pas des cris de triomphe,c’étaient des menaces de mort.

Gilbert, du point élevé où il se trouvait, ne perdait pas undétail de ce terrible spectacle.

Seul, parmi tous ces prisonniers qu’on venait de rendre à laliberté, il jouissait de la plénitude de ses facultés. Cinq joursde captivité ne faisaient qu’un point obscur dans sa vie. Son œiln’avait pas eu le temps de s’éteindre ou de s’affaiblir dansl’obscurité de la Bastille.

Le combat, d’ordinaire, ne rend les combattants impitoyables quependant le temps qu’il dure. En général, les hommes sortant du feuoù ils viennent de risquer leur propre vie, sont pleins demansuétude pour leurs ennemis.

Mais dans ces grandes émeutes populaires, comme la France en atant vues depuis la Jacquerie jusqu’à nous, les masses que la peura retenues loin du combat, que le bruit a irritées, les masses, àla fois féroces et lâches, cherchent après la victoire à prendreune part quelconque à ce combat qu’elles n’ont osé affronter enface.

Elles prennent leur part de la vengeance.

Depuis sa sortie de la Bastille, la marche du gouverneur étaitle commencement de son supplice.

Élie, qui avait pris la vie de M. de Launay sous saresponsabilité, marchait en tête, protégé par son uniforme et parl’admiration populaire qui l’avait vu marchant le premier au feu.Il tenait à la main, au bout de son épée, le billet que M. deLaunay avait fait passer au peuple par une des meurtrières de laBastille, et que lui avait remis Maillard.

Après lui venait le garde des impositions royales, tenant à lamain les clefs de la forteresse ; puis Maillard, portant ledrapeau ; puis enfin un jeune homme montrant à tous les yeux,percé par sa baïonnette, le règlement de la Bastille, odieuxrescrit en vertu duquel avaient coulé tant de larmes.

Puis enfin venait le gouverneur, protégé par Hullin et par deuxou trois autres, mais qui disparaissait au milieu des poingsmenaçants, des sabres agités, des piques frémissantes.

À côté de ce groupe, et roulant presque parallèlement à lui danscette grande artère de la rue Saint-Antoine, qui communique desboulevards au fleuve, on en distinguait un autre non moinsmenaçant, non moins terrible, c’était celui qui entraînait le majorde Losme, que nous avons vu apparaître un instant pour luttercontre la volonté du gouverneur, et qui avait enfin plié la têtesous la détermination prise par celui-ci de se défendre.

Le major de Losme était un bon, brave et excellent garçon. Biendes douleurs lui avaient dû un adoucissement depuis qu’il était àla Bastille. Mais le peuple ignorait cela. Le peuple, à sonbrillant uniforme, le prenait pour le gouverneur. Tandis que legouverneur, grâce à son habit gris, sans broderie aucune, et dontil avait arraché le ruban de Saint-Louis, se réfugiait dans uncertain doute protecteur que pouvaient éclairer seulement ceux quile connaissaient.

Voilà le spectacle sur lequel dominait le regard sombre deGilbert, ce regard toujours observateur et calme, même au milieudes dangers qui étaient personnels à cette puissanteorganisation.

Hullin, en sortant de la Bastille, avait appelé à lui ses amisles plus sûrs et les plus dévoués, les plus vaillants soldatspopulaires de cette journée, et quatre ou cinq avaient répondu àson appel, et tentaient de seconder son généreux dessein, enprotégeant le gouverneur. C’étaient trois hommes dont l’impartialehistoire a consacré le souvenir ; ils se nommaient Arné,Chollat et de Lépine.

Ces quatre hommes, précédés, comme nous l’avons dit, par Hullinet Maillard, tentaient donc de défendre la vie d’un homme dont centmille voix demandaient la mort.

Autour d’eux s’étaient groupés quelques grenadiers desgardes-françaises, dont l’uniforme, devenu plus populaire depuistrois jours, était un objet de vénération pour le peuple.

M. de Launay avait échappé aux coups tant que les bras de sesgénéreux défenseurs avaient pu parer les coups ; mais iln’avait pu échapper aux injures et aux menaces.

Au coin de la rue de Jouy, des cinq grenadiers desgardes-françaises qui s’étaient joints au cortège à la sortie de laBastille, pas un ne restait. Ils avaient, l’un après l’autre, étéenlevés sur la route par l’enthousiasme de la foule, et peut-êtreaussi par le calcul des assassins, et Gilbert les avait vusdisparaître l’un après l’autre, comme les boules d’un chapelet quis’égrène.

Dès lors, il avait prévu que la victoire allait se ternir ens’ensanglantant ; il avait voulu s’arracher à cette table quilui servait de pavois, mais des bras de fer l’y tenaient rivé. Dansson impuissance il avait lancé Billot et Pitou à la défense dugouverneur, et tous deux, obéissant à sa voix, faisaient tous leursefforts pour fendre ces vagues humaines et pénétrer jusqu’àlui.

En effet, le groupe de ses défenseurs avait besoin de secours.Chollat, qui n’avait rien mangé depuis la veille, avait senti sesforces s’épuiser, et était tombé en défaillance ; àgrand-peine l’avait-on relevé et empêché d’être foulé auxpieds.

Mais c’était une brèche à la muraille, une rupture à ladigue.

Un homme s’élança par cette brèche, et faisant tournoyer sonfusil par le canon, il en asséna un coup terrible sur la tête nuedu gouverneur.

Mais de Lépine vit s’abaisser la massue, il eut le temps de sejeter les bras étendus entre de Launay et elle, et reçut au frontle coup qui était destiné au prisonnier.

Étourdi par le choc, aveuglé par le sang, il porta en chancelantses mains à son visage, et quand il put voir, il était déjà à vingtpas du gouverneur.

Ce fut en ce moment que Billot arriva près de lui, tirant Pitouà la remorque.

Il s’aperçut que le signe auquel on reconnaissait surtout deLaunay, c’était que seul le gouverneur était tête nue.

Billot prit son chapeau, étendit le bras et le posa sur la têtedu gouverneur.

De Launay se retourna et reconnut Billot.

– Merci, dit-il, mais quelque chose que vous fassiez, vous ne mesauverez pas.

– Atteignons seulement l’Hôtel de Ville, dit Hullin, et jeréponds de tout.

– Oui, dit de Launay, mais l’atteindrons-nous ?

– Avec l’aide de Dieu, nous le tenterons au moins, ditHullin.

En effet, on pouvait l’espérer, on commençait à déboucher sur laplace de l’Hôtel-de-Ville ; mais cette place était encombréed’hommes aux bras nus, agitant des sabres et des piques. La rumeurqui courait par les rues avait annoncé qu’on leur amenait legouverneur et le major de la Bastille, et comme une meute,longtemps retenue le nez au vent, les dents grinçantes, ilsattendaient.

Aussitôt qu’ils virent paraître le cortège, ils se ruèrent surlui.

Hullin vit que là était le danger suprême, la dernièrelutte ; s’il pouvait faire monter les escaliers du perron à deLaunay, et lancer de Launay dans les escaliers, le gouverneur étaitsauvé.

– À moi, Élie ; à moi, Maillard ; à moi, les hommes decœur, cria-t-il, il y va de notre honneur à tous !

Élie et Maillard entendirent l’appel ; ils firent unepointe au milieu du peuple ; mais le peuple ne les seconda quetrop bien : il s’ouvrit devant eux, et se referma derrièreeux.

Élie et Maillard se trouvèrent séparés du groupe principal,qu’ils ne purent rejoindre.

La foule vit ce qu’elle venait de gagner et fit un furieuxeffort. Comme un boa gigantesque, elle roula ses anneaux autour dugroupe. Billot fut soulevé, entraîné, emporté ; Pitou, toutentier à Billot, se laissa aller au même tourbillon. Hullin buttaaux premières marches de l’Hôtel de Ville, et tomba. Une premièrefois il se releva, mais ce fut pour retomber presque aussitôt, etcette fois de Launay le suivit dans sa chute.

Le gouverneur resta ce qu’il était ; jusqu’au derniermoment il ne jeta pas une plainte, il ne demanda point grâce ;il cria seulement d’une voix stridente :

– Au moins, tigres que vous êtes, ne me faites paslanguir : tuez-moi sur-le-champ.

Jamais ordre ne fut exécuté avec plus de ponctualité que cetteprière ; en un instant, autour de de Launay tombé, les têtess’inclinèrent menaçantes, les bras se levèrent armés. On ne vitplus, pendant un instant, que des mains crispées, des fersplongeant ; puis une tête sortit, détachée du tronc, ets’éleva dégoûtante de sang au bout d’une pique ; elle avaitconservé son sourire livide et méprisant.

Ce fut la première.

Gilbert avait dominé tout ce spectacle ; Gilbert, cettefois encore, avait voulu s’élancer pour lui porter secours, maisdeux cents bras l’avaient arrêté.

Il détourna la tête et soupira.

Cette tête, aux yeux ouverts, se leva juste, et comme pour lesaluer d’un dernier regard, en face de la fenêtre où se tenait deFlesselles, entouré et protégé par les électeurs.

Il eût été difficile de dire lequel était le plus pâle du vivantou du mort.

Tout à coup une immense rumeur s’éleva à l’endroit où gisait lecorps de de Launay. On l’avait fouillé, et dans la poche de saveste on avait trouvé le billet que lui avait adressé le prévôt desmarchands, et qu’il avait montré à Losme.

Ce billet était conçu en ces termes, on se lerappelle :

« Tenez bon ; j’amuse les Parisiens avec des cocardeset des promesses. Avant la fin de la journée, M. de Besenval vousenverra du renfort.

« De Flesselles. »

Un horrible blasphème monta du pavé de la rue à la fenêtre del’Hôtel de Ville où se tenait de Flesselles.

Sans en deviner la cause, il comprit la menace et se rejeta enarrière.

Mais il avait été vu, on le savait là ; on se précipita parles escaliers, et cette fois d’un mouvement si universel, que leshommes qui portaient le docteur Gilbert l’abandonnèrent pour suivrecette marée qui montait sous le souffle de la colère.

Gilbert voulut, lui aussi, entrer à l’Hôtel de Ville, non pourmenacer, mais pour protéger de Flesselles. Il avait déjà franchiles trois ou quatre premières marches du perron, quand il se sentitviolemment tiré en arrière. Il se retourna pour se débarrasser decette nouvelle étreinte ; mais, cette fois, il reconnut Billotet Pitou.

– Oh ! s’écria Gilbert, qui, du point élevé où il setrouvait, dominait toute la place, que se passe-t-il donclà-bas ?

Et il indiquait de sa main crispée la rue de laTixéranderie.

– Venez, docteur, venez, dirent à la fois Billot et Pitou.

– Oh ! les assassins ! s’écria le docteur, lesassassins !…

En effet, en ce moment, le major de Losme tombait frappé d’uncoup de hache ; le peuple confondait dans sa colère et legouverneur égoïste et barbare qui avait été le persécuteur desmalheureux prisonniers, et l’homme généreux qui en avaitconstamment été l’appui.

– Oh ! oui, oui, dit-il, allons-nous-en, car je commence àêtre honteux d’avoir été délivré par de pareils hommes.

– Docteur, dit Billot, soyez tranquille. Ce ne sont pas ceux quiont combattu là-bas qui massacrent ici.

Mais, au moment même où le docteur descendait les marches qu’ilavait montées pour courir au secours de de Flesselles, le flot quis’était engouffré sous la voûte était vomi par elle. Au milieu dece torrent d’hommes, un homme se débattait entraîné.

– Au Palais-Royal ! au Palais-Royal ! cria lafoule.

– Oui, mes amis, oui, mes bons amis, au Palais-Royal !répétait cet homme.

Et il roulait vers le fleuve, comme si l’inondation humaine eûtvoulu, non pas le conduire au Palais-Royal, mais l’entraîner dansla Seine.

– Oh ! s’écria Gilbert, encore un qu’ils vontégorger ! tâchons de sauver celui-là du moins.

Mais à peine ces paroles étaient-elles prononcées, qu’un coup depistolet se faisait entendre, et que de Flesselles disparaissaitdans la fumée.

Gilbert couvrit ses yeux de ses deux mains avec un mouvement desublime colère ; il maudissait ce peuple qui, étant si grand,n’avait pas la force de rester pur, et qui souillait sa victoirepar un triple assassinat.

Puis, quand ses mains s’écartèrent de ses yeux, il vit troistêtes au bout de trois piques.

La première était celle de de Flesselles, la seconde celle de deLosme, la troisième celle de de Launay.

L’une s’élevait sur les degrés de l’Hôtel de Ville, l’autre aumilieu de la rue de la Tixéranderie, la troisième sur le quaiPelletier.

Par leur position elles figuraient un triangle.

– Oh ! Balsamo ! Balsamo ! murmura le docteuravec un soupir, est-ce donc avec un pareil triangle que l’onsymbolise la liberté ?

Et il s’enfuit par la rue de la Vannerie, entraînant après luiBillot et Pitou.

Chapitre 20Sébastien Gilbert

Au coin de la rue Planche-Mibray, le docteur rencontra un fiacreauquel il fit signe de s’arrêter, et dans lequel il monta.

Billot et Pitou prirent place auprès de lui.

– Au collège Louis-le-Grand ! dit Gilbert, et il se jetadans le fond de la voiture, où il tomba dans une profonde rêverie,que respectèrent Billot et Pitou.

On traversa le Pont-au-Change, on prit la rue de la Cité, la rueSaint-Jacques, et l’on arriva au collège Louis-le-Grand.

Paris était tout frissonnant. La nouvelle était répandue de touscôtés ; les bruits des assassinats de la Grève se mêlaient auxrécits glorieux de la prise de la Bastille ; on voyait serefléter sur les visages les diverses impressions que les espritséprouvaient – éclairs de l’âme qui se trahissaient au dehors.

Gilbert n’avait pas mis la tête à la portière, Gilbert n’avaitpas prononcé une parole. Il y a toujours un côté ridicule auxovations populaires, et Gilbert voyait son triomphe de cecôté-là.

Puis il lui semblait que quelque chose qu’il eût faite pourl’empêcher de couler, quelques gouttes de ce sang répandurejaillissaient sur lui.

Le docteur descendit à la porte du collège, et fit signe àBillot de le suivre.

Quant à Pitou, il resta discrètement dans le fiacre.

Sébastien était encore à l’infirmerie ; le principal enpersonne, à l’annonce de l’arrivée du docteur Gilbert,l’introduisit lui-même.

Billot qui, si peu observateur qu’il fût, connaissait lecaractère du père et du fils, Billot examina avec attention lascène qui se passait sous ses yeux.

Autant l’enfant s’était montré faible, irritable, nerveux dansle désespoir, autant il se montra calme et réservé dans lajoie.

En apercevant son père il pâlit, la parole lui manqua. Un petitfrémissement courut sur ses lèvres.

Puis il vint se jeter au cou de Gilbert avec un seul cri de joiequi ressemblait à un cri de douleur, et le tint silencieusementenchaîné dans ses bras.

Le docteur répondit avec le même silence à cette silencieuseétreinte. Seulement, après avoir embrassé son fils, il le regardalongtemps avec un sourire plutôt triste que joyeux.

Un plus habile observateur que Billot se fût dit qu’il y avaitou un malheur ou un crime entre cet enfant et cet homme.

L’enfant fut moins contenu avec Billot. Lorsqu’il put voir autrechose que son père, qui avait absorbé toute son attention, ilcourut au bon fermier, et lui jeta les bras autour du cou endisant :

– Vous êtes un brave homme, monsieur Billot, vous m’avez tenuparole, et je vous remercie.

– Oh ! oh ! dit Billot, ce n’est pas sans peine,allez, monsieur Sébastien ; votre père était joliment enfermé,et il a fallu faire pas mal de dégâts avant de le mettredehors.

– Sébastien, demanda le docteur avec une certaine inquiétude,vous êtes en bonne santé ?

– Oui, mon père, répondit le jeune homme, quoique vous metrouviez à l’infirmerie.

Gilbert sourit.

– Je sais pourquoi vous y êtes, dit-il.

L’enfant sourit à son tour.

– Il ne vous manque rien ici ? continua le docteur.

– Rien, grâce à vous.

– Je vais donc, mon cher ami, vous faire toujours la mêmerecommandation, la même et la seule : travaillez.

– Oui, mon père.

– Je sais que ce mot pour vous n’est pas un son vain etmonotone ; si je le croyais, je ne le dirais plus.

– Mon père, ce n’est pas à moi à vous répondre là-dessus,répondit Sébastien. C’est à M. Bérardier, notre excellentprincipal.

Le docteur se retourna vers M. Bérardier, lequel fit signe qu’ilavait deux mots à lui dire.

– Attendez, Sébastien, dit le docteur.

Et il s’avança vers le principal.

– Monsieur, demanda Sébastien avec intérêt, serait-il doncarrivé malheur à Pitou ? Le pauvre garçon n’est pas avecvous.

– Il est à la porte, dans un fiacre.

– Mon père, dit Sébastien, voulez-vous permettre que M. Billotamène Pitou ; je serais bien aise de le voir.

Gilbert fit un signe de tête ; Billot sortit.

– Que voulez-vous me dire ? demanda Gilbert à l’abbéBérardier.

– Je voulais vous dire, monsieur, que ce n’était point letravail qu’il fallait recommander à cet enfant, mais bien plutôt ladistraction.

– Comment cela, monsieur l’abbé ?

– Oui, c’est un excellent jeune homme, que chacun aime ici commeun fils ou comme un frère, mais…

L’abbé s’arrêta.

– Mais, quoi ? demanda le père inquiet.

– Mais si l’on n’y prend garde, monsieur Gilbert, quelque chosele tuera.

– Quoi donc ? fit vivement Gilbert.

– Le travail que vous lui recommandez.

– Le travail ?

– Oui, monsieur, le travail. Si vous le voyiez sur son pupitre,les bras croisés, le nez dans le dictionnaire, l’œil fixe…

– Travaillant ou rêvant ? demanda Gilbert.

– Travaillant, monsieur, cherchant la bonne expression, latournure antique, la forme grecque ou latine, la cherchant desheures entières ; et, tenez, en ce moment même, voyez…

En effet, le jeune homme, quoique son père se fût éloigné de luidepuis moins de cinq minutes, quoique Billot eût refermé la porte àpeine, le jeune homme était tombé dans une sorte de rêverie quiressemblait à de l’extase.

– Est-il souvent ainsi ? demanda Gilbert avecinquiétude.

– Monsieur, je pourrais presque dire que c’est son étathabituel. Voyez comme il cherche.

– Vous avez raison, monsieur l’abbé, dit-il, et quand vous leverrez cherchant ainsi, il faudra le distraire.

– Ce sera dommage, car il sort de ce travail, voyez-vous, descompositions qui feront un jour le plus grand honneur au collègeLouis-le-Grand. Je prédis que d’ici à trois ans, cet enfant-làemportera tous les prix du concours.

– Prenez garde, répéta le docteur, cette espèce d’absorption dela pensée dans laquelle vous voyez Sébastien plongé est plutôt unepreuve de faiblesse que de force, un symptôme de maladie que desanté… Vous aviez raison, monsieur l’abbé, il ne faut pas troprecommander le travail à cet enfant là, ou au moins faut-il savoirdistinguer le travail de la rêverie.

– Monsieur, je vous assure qu’il travaille.

– Quand il est ainsi ?

– Oui ; et la preuve, c’est que son devoir est toujoursfait avant celui des autres. Voyez-vous remuer ses lèvres ? Ilrépète ses leçons.

– Eh bien ! quand il répétera ses leçons ainsi, monsieurBérardier, distrayez-le ; il n’en saura pas ses leçons plusmal, et s’en portera mieux.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr.

– Dame ! fit le bon abbé, vous devez vous y connaître,vous, que MM. de Condorcet et Cabanis proclament un des hommes lesplus savants qui existent au monde.

– Seulement, dit Gilbert, quand vous le tirerez de rêveriespareilles, prenez des précautions ; parlez-lui bas d’abord,puis plus haut.

– Et pourquoi ?

– Pour le ramener graduellement à ce monde-ci qu’il aquitté.

L’abbé regarda le docteur avec étonnement. Peu s’en fallut qu’ilne le tînt pour fou.

– Tenez, dit le docteur, vous allez voir la preuve de ce que jevous dis.

En effet, Billot et Pitou rentraient en ce moment. En troisenjambées Pitou fut près de Gilbert.

– Tu m’as demandé, Sébastien ? dit Pitou en prenantl’enfant par le bras. Tu es bien gentil, merci.

Et il approcha sa grosse tête du front mat de l’enfant.

– Regardez, dit Gilbert en saisissant le bras de l’abbé.

En effet, Sébastien, tiré brutalement de sa rêverie par lecordial attouchement de Pitou, chancela, son visage passa de lamatité à la pâleur, sa tête se pencha comme si son col n’avait plusla force de la soutenir. Un soupir douloureux sortit de sapoitrine, puis une vive rougeur vint colorer ses joues.

Il secoua la tête et sourit.

– Ah ! c’est toi, Pitou, dit-il. Oui, c’est vrai, je t’aidemandé.

Puis le regardant :

– Tu t’es donc battu ?

– Oui, et comme un brave garçon, dit Billot.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas emmené avec vous, fit l’enfantavec un ton de reproche, je me serais battu aussi, moi, et au moinsj’aurais fait quelque chose pour mon père.

– Sébastien, dit Gilbert en s’approchant à son tour et enappuyant la tête de son fils contre son cœur, tu peux fairebeaucoup plus pour ton père que de te battre pour lui, tu peuxécouter ses conseils, les suivre, devenir un homme distingué,célèbre.

– Comme vous, n’est-ce pas ? dit l’enfant avec orgueil.Oh ! c’est bien à quoi j’aspire.

– Sébastien, dit le docteur, à présent que tu as embrassé etremercié Billot et Pitou, ces bons amis à nous, veux-tu venircauser un instant dans le jardin avec moi ?

– Avec bonheur, mon père. Deux ou trois fois dans ma vie j’ai pudemeurer seul à seul avec vous, et ces moments sont, dans tousleurs détails, présents à mon souvenir.

– Monsieur l’abbé, vous permettez ? dit Gilbert.

– Comment donc !

– Billot, Pitou, mes amis, vous avez peut-être besoin de prendrequelque chose.

– Ma foi ! oui, dit Billot, je n’ai pas mangé depuis lematin, et je pense que Pitou est aussi à jeun que moi.

– Pardon, dit Pitou, j’ai mangé à peu près la valeur d’unemiche, et deux ou trois saucissons, un moment avant de vous tirerde l’eau ; mais le bain ça creuse.

– Eh bien ! venez au réfectoire, dit l’abbé Bérardier, onva vous servir à dîner.

– Oh ! oh ! dit Pitou.

– Vous craignez l’ordinaire du collège ? fit l’abbé.Rassurez-vous, on vous traitera en invité. D’ailleurs, il mesemble, continua l’abbé, que vous n’avez pas seulement l’estomacdélabré, mon cher monsieur Pitou.

Pitou jeta sur lui-même un regard plein de pudeur.

– Et que si l’on vous offrait une culotte en même temps qu’undîner…

– Le fait est que j’accepterais, monsieur l’abbé, dit Pitou.

– Eh bien ! venez donc, la culotte et le dîner sont à votreservice.

Et il emmena Billot et Pitou d’un côté, tandis qu’en leurfaisant signe de la main, Gilbert et son fils s’éloignaient del’autre.

Tous deux traversèrent la cour destinée aux récréations, etgagnèrent un petit jardin destiné aux professeurs, réduit frais etombreux, dans lequel le vénérable abbé Bérardier venait lire sonTacite et son Juvénal.

Gilbert s’assit sur un banc de bois ombragé par des clématiteset des vignes vierges ; puis, attirant Sébastien à lui, etséparant de la main ses longs cheveux qui retombaient sur sonfront :

– Eh bien ! mon enfant, lui dit-il, nous voilà doncréunis ?

Sébastien leva les yeux au ciel :

– Par un miracle de Dieu, oui, mon père.

Gilbert sourit.

– S’il y a un miracle, dit Gilbert, c’est le brave peuple deParis qui l’a accompli.

– Mon père, dit l’enfant, n’écartez pas Dieu de ce qui vient dese passer ; car moi, quand je vous ai vu, instinctivement,c’est Dieu que j’ai remercié.

– Et Billot ?

– Billot venait après Dieu comme la carabine venait aprèslui.

Gilbert réfléchit.

– Tu as raison, enfant, lui dit-il. Dieu est au fond de toutechose. Mais revenons à toi, et causons un peu avant de nous séparerde nouveau.

– Allons-nous donc nous séparer encore, mon père ?

– Pas pour longtemps, je présume. Mais une cassette renfermantdes papiers précieux a disparu de chez Billot, en même temps quel’on m’emprisonnait à la Bastille. Il faut que je sache qui m’afait emprisonner, qui a enlevé la cassette.

– C’est bien, mon père, j’attendrai pour vous revoir que vosrecherches soient finies.

Et l’enfant poussa un soupir.

– Tu es triste, Sébastien ? demanda le docteur.

– Oui.

– Et pourquoi es-tu triste ?

– Je ne sais ; il me semble que la vie n’est pas faite pourmoi comme pour les autres enfants.

– Que dis-tu là, Sébastien ?

– La vérité.

– Explique-toi.

– Tous ont des distractions, des plaisirs ; moi, je n’enn’ai pas.

– Tu n’as pas de distractions, pas de plaisirs ?

– Je veux dire, mon père, que je ne trouve pas d’amusement auxjeux de mon âge.

– Prenez garde, Sébastien ; je regretterais fort que vouseussiez un pareil caractère. Sébastien, les esprits qui promettentun avenir glorieux sont comme les bons fruits pendant leurcroissance : ils ont leur amertume, leur acidité, leurverdeur, avant de réjouir le palais par leur savoureuse maturité.Croyez-moi, il est bon d’avoir été jeune, mon enfant.

– Ce n’est pas ma faute si je ne le suis pas, répondit le jeunehomme avec un sourire mélancolique.

Gilbert continua en pressant les deux mains de son fils dans lessiennes et en fixant ses deux yeux sur les siens.

– Votre âge, mon ami, c’est celui de la semence, rien ne doitencore percer au dehors de ce que l’étude a mis en vous. À quatorzeans, Sébastien, la gravité c’est de l’orgueil ou de la maladie. Jevous ai demandé si votre santé était bonne, vous m’avez réponduoui. Je vais vous demander si vous êtes orgueilleux, tâchez de merépondre que non.

– Mon père, dit l’enfant, rassurez-vous. Ce qui me rend triste,ce n’est ni la maladie, ni l’orgueil ; non, c’est unchagrin.

– Un chagrin, pauvre enfant ! et quel chagrin, monDieu ! peux-tu donc avoir à ton âge ? Voyons, parle.

– Non, mon père, non, plus tard. Vous l’avez dit, vous êtespressé ; vous n’avez qu’un quart d’heure à me donner. Parlonsd’autre chose que de mes folies.

– Non, Sébastien, je te quitterais inquiet. Dis-moi d’où tevient ce chagrin.

– En vérité, je n’ose, mon père.

– Que crains-tu ?

– Je crains de passer à vos yeux pour un visionnaire, oupeut-être de vous parler de choses qui vous affligeraient.

– Tu m’affliges bien plus en gardant ton secret, cherenfant.

– Vous savez bien que je n’ai pas de secret pour vous, monpère.

– Alors, parle.

– Je n’ose, en vérité.

– Sébastien, toi qui as la prétention d’être un homme.

– C’est justement pour cela.

– Allons, du courage !

– Eh bien ! mon père, c’est un rêve !

– Un rêve qui t’effraie.

– Oui et non ; car, quand je fais ce rêve, je ne suis paseffrayé, mais comme transporté dans un autre monde.

– Explique-toi.

– Tout enfant, j’ai eu de ces visions. Vous le savez, deux outrois fois je me suis perdu dans ces grands bois qui environnent levillage où j’ai été élevé.

– Oui, on me l’a dit.

– Eh bien ! je suivais quelque chose comme un fantôme.

– Tu dis ?… demanda Gilbert en regardant son fils avec unétonnement qui ressemblait à de l’effroi.

– Tenez, mon père, voilà ce qui arrivait : je jouais commeles autres enfants dans le village, et tant que j’étais dans levillage, tant qu’il y avait d’autres enfants avec moi ou près demoi, je ne voyais rien ; mais si je m’écartais d’eux, si jedépassais les derniers jardins, je sentais près de moi comme lefrôlement d’une robe ; j’étendais les bras pour la saisir, etje n’embrassais que l’air ; mais, à mesure que ce frôlements’éloignait, le fantôme devenait visible. C’était une vapeur,d’abord transparente comme un nuage, puis la vapeur s’épaississaitet prenait une forme humaine. Cette forme, c’était celle d’unefemme, glissant plutôt qu’elle ne marchait, et devenant d’autantplus visible qu’elle s’enfonçait dans les endroits les plus sombresde la forêt.

« Alors un pouvoir inconnu, étrange, irrésistible,m’entraînait sur les pas de cette femme. Je la poursuivais les brastendus, muet comme elle : car souvent, j’ai essayé del’appeler, et jamais ma voix n’a pu former un son, et je lapoursuivais ainsi sans qu’elle s’arrêtât, sans que je pusse larejoindre, jusqu’à ce que le prodige qui m’avait annoncé saprésence me signalât son départ. Cette femme s’effaçait peu àpeu ; la matière devenait vapeur, la vapeur se volatilisait,et tout était dit. Et moi, épuisé de fatigue, je tombais àl’endroit même où elle avait disparu. C’est là que Pitou meretrouvait quelquefois le jour même, quelquefois le lendemainseulement.

Gilbert continuait de regarder l’enfant avec une inquiétudecroissante. Ses doigts s’étaient fixés sur son pouls. Sébastiencomprit le sentiment qui agitait le docteur.

– Oh ! ne vous inquiétez pas, mon père, dit-il, je saisqu’il n’y a rien de réel dans tout cela ; je sais que c’estune vision, voilà tout.

– Et cette femme, lui demanda le docteur, quel aspecta-t-elle ?

– Oh ! majestueuse comme une reine.

– Et son visage, l’as-tu vu parfois, enfant ?

– Oui.

– Depuis quand ? demanda Gilbert en tressaillant.

– Depuis que je suis ici seulement, répondit le jeune homme.

– Mais à Paris tu n’as plus la forêt de Villers-Cotterêts, lesgrands arbres faisant une sombre et mystérieuse voûte deverdure ? À Paris tu n’as plus le silence, la solitude, cetélément des fantômes ?

– Si, mon père, j’ai tout cela.

– Où donc ?

– Ici.

– Comment, ici ! Ce jardin n’est-il pas réservé auxprofesseurs ?

– Si fait, mon père. Mais deux ou trois fois il m’avait semblévoir cette femme glisser de la cour dans le jardin. J’avais àchaque fois voulu la suivre, toujours la porte fermée m’avaitarrêté court. Alors qu’un jour l’abbé Bérardier, très content de macomposition, s’informait de ce que je désirais, je lui demandai devenir avec lui promener quelquefois dans le jardin. Il me lepermit. J’y suis venu, et ici, ici, mon père, la vision areparu.

Gilbert frissonna.

– Étrange hallucination, dit-il, mais possible cependant chezune nature nerveuse comme la sienne. Et tu as vu sonvisage ?

– Oui, mon père.

– Te le rappelles-tu ?

L’enfant sourit.

– As-tu essayé jamais de t’approcher d’elle ?

– Oui.

– De lui tendre la main ?

– C’est alors qu’elle disparaît.

– Et à ton avis, Sébastien, quelle est cette femme ?

– Il me semble que c’est ma mère.

– Ta mère ! s’écria Gilbert pâlissant.

Et il appuya sa main sur son cœur, comme pour y étancher le sangd’une douloureuse blessure.

– Mais c’est un rêve, dit-il, et je suis presque aussi fou quetoi.

L’enfant se tut, et, le sourcil pensif, regarda son père.

– Eh bien ? lui demanda celui-ci.

– Eh bien ! il est possible que ce soit un rêve, mais laréalité de mon rêve existe.

– Que dis-tu ?

– Je dis qu’aux dernières fêtes de la Pentecôte, on nous aconduits en promenade aux bois de Satory, près Versailles, et quelà, tandis que je rêvais à l’écart…

– La même vision t’est apparue ?

– Oui ; mais cette fois dans une voiture traînée par quatremagnifiques chevaux… mais cette fois bien réelle, bien vivante.J’ai manqué défaillir.

– Pourquoi cela ?

– Je ne sais.

– Et de cette nouvelle apparition, quelle impression t’est-ilrestée ?

– Que ce n’était point ma mère que je voyais apparaître en rêve,puisque cette femme était la même que celle de mon apparition, etque ma mère est morte.

Gilbert se leva et passa sa main sur son front. Un étrangeéblouissement venait de s’emparer de lui.

L’enfant remarqua son trouble, et s’effraya de sa pâleur.

– Ah ! dit-il, voyez-vous, mon père, que j’ai eu tort devous conter toutes ces folies.

– Non, mon enfant, non ; au contraire, dit le docteur,parle-m’en souvent, parle-m’en toutes les fois que tu me verras, etnous tâcherons de te guérir.

Sébastien secoua la tête.

– Me guérir ; et pourquoi ? dit-il. Je me suis fait àce rêve ; il est devenu une portion de ma vie ; j’aimecette vision, quoiqu’elle me fuie, et que parfois même il me semblequ’elle me repousse. Ne me guérissez donc pas, mon père. Vouspouvez me quitter encore, voyager de nouveau, retourner enAmérique. Avec cette vision, je ne suis pas tout à fait seul.

– Enfin ! murmura le docteur.

Et pressant Sébastien sur sa poitrine :

– Au revoir, mon enfant, dit-il, j’espère que nous ne nousquitterons plus ; car, si je pars, eh bien ! je tâcheraicette fois que tu viennes avec moi.

– Ma mère était-elle belle ? demanda l’enfant.

– Oh ! oui, bien belle ! répondit le docteur d’unevoix étranglée.

– Et vous aimait-elle autant que je vous aime ?

– Sébastien ! Sébastien ! ne me parle jamais de tamère ! s’écria le docteur.

Et appuyant une dernière fois ses lèvres sur le front del’enfant, il s’élança hors du jardin.

Au lieu de le suivre, l’enfant retomba morne et accablé sur sonbanc.

Dans la cour, Gilbert retrouva Billot et Pitou, parfaitementrestaurés et racontant à l’abbé Bérardier les détails de la prisede la Bastille. Il fit au principal une nouvelle recommandation àl’endroit de Sébastien, et remonta dans le fiacre avec ses deuxcompagnons.

Chapitre 21Madame de Staël

Lorsque Gilbert reprit dans le fiacre sa place à côté de Billotet en face de Pitou, il était pâle, et une goutte de sueur perlaità la racine de chacun de ses cheveux.

Mais il n’était pas dans le caractère de cet homme de resterplié sous la puissance d’une émotion quelconque. Il se renversadans l’angle de la voiture, appuya ses deux mains sur son frontcomme s’il eût voulu y comprimer la pensée, et, après un instantd’immobilité, écarta ses mains, et, au lieu d’un visage renversé,montrant une physionomie parfaitement calme :

– Vous disiez donc, mon cher monsieur Billot, que le roi a donnéson congé à M. le baron de Necker ?

– Oui, monsieur le docteur.

– Et que les troubles de Paris viennent un peu de cettedisgrâce ?

– Beaucoup.

– Vous avez ajouté que M. de Necker avait aussitôt quittéVersailles ?

– Il a reçu la lettre à son dîner ; une heure après, ilétait en route pour Bruxelles.

– Où il est maintenant ?

– Où il doit être.

– Vous n’avez point entendu dire qu’il se fût arrêté enroute ?

– Si fait, à Saint-Ouen, pour dire adieu à sa fille, madame labaronne de Staël.

– Madame de Staël est-elle partie avec lui ?

– J’ai entendu dire qu’il était parti seul avec sa femme.

– Cocher, dit Gilbert, arrêtez-moi chez le premier tailleurd’habits que vous rencontrerez.

– Vous voulez changer d’habits ? dit Billot.

– Oui, ma foi ! Celui-ci sent un peu trop le frottement desmurs de la Bastille, et l’on ne va pas visiter ainsi vêtu la filled’un ministre en disgrâce. Fouillez dans vos poches et voyez sivous n’y trouvez pas quelques louis.

– Oh ! oh ! dit le fermier, il paraît que vous avezlaissé votre bourse à la Bastille.

– C’était dans le règlement, dit en souriant Gilbert ; toutobjet de valeur se dépose au greffe.

– Et il y reste, dit le fermier.

Et, ouvrant sa large main, qui contenait une vingtaine delouis :

– Prenez, docteur, dit-il.

Gilbert prit dix louis. Quelques minutes après, le fiacres’arrêta devant la boutique d’un fripier.

C’était encore l’usage alors.

Gilbert échangea son habit limé par les murs de la Bastille,contre un habit noir fort propre, et tel qu’en portaient messieursdu tiers à l’Assemblée nationale.

Un coiffeur dans sa boutique, un Savoyard sur sa sellette,achevèrent la toilette du docteur.

Le cocher le conduisit à Saint-Ouen par les boulevardsextérieurs, qu’on alla gagner par derrière le parc de Monceau.

Gilbert descendait devant la maison de M. de Necker, àSaint-Ouen, au moment où sept heures de l’après-midi sonnaient à lacathédrale de Dagobert.

Autour de cette maison naguère si recherchée, si fréquentée,régnait un profond silence que troubla seul l’arrivée du fiacre deGilbert.

Et cependant, ce n’était point cette mélancolie des châteauxabandonnés, cette tristesse morne des maisons frappées dedisgrâce.

Les grilles fermées, les parterres déserts, annonçaient ledépart des maîtres ; mais nulle trace de douleur ou deprécipitation.

En outre, toute une partie du château, l’aile de l’est, avaitconservé les persiennes ouvertes, et lorsque Gilbert se dirigea dece côté, un laquais à la livrée de M. de Necker s’avança verslui.

Alors eut lieu à travers la grille le dialoguesuivant :

– M. de Necker n’est plus au château, mon ami ?

– Non, M. le baron est parti samedi passé pour Bruxelles.

– Et madame la baronne ?

– Partie avec monsieur.

– Mais madame de Staël ?

– Madame est demeurée ici. Mais je ne sais si madame peutrecevoir ; c’est l’heure de sa promenade.

– Informez-vous où elle est, je vous prie, et annoncez-lui M. ledocteur Gilbert.

– Je vais m’informer si madame est ou n’est pas dans lesappartements. Sans doute recevra-t-elle monsieur. Mais si elle sepromène, j’ai ordre de ne pas la troubler dans sa promenade.

– Fort bien. Allez donc, je vous prie.

Le laquais ouvrit la grille ; Gilbert entra.

Tout en refermant la grille, le laquais jetait un regardinquisiteur sur le véhicule qui avait amené le docteur, et sur lesétranges figures de ses deux compagnons de route.

Puis il partit en secouant la tête comme un homme dontl’intelligence est en défaut, mais qui semble mettre au défi touteautre intelligence de voir clair là où la sienne est restée plongéedans les ténèbres.

Gilbert resta seul à attendre.

Au bout de cinq minutes, le laquais revint.

– Madame la baronne se promène, dit-il.

Et il salua pour congédier Gilbert.

Mais le docteur ne se tint pas pour battu :

– Mon ami, dit-il au laquais, veuillez, je vous prie, faire unepetite infraction à votre consigne, et dire à madame la baronne, enm’annonçant à elle, que je suis un ami de M. le marquis de LaFayette.

Un louis glissé dans la main du laquais acheva de vaincre desscrupules que le nom que venait de prononcer le docteur avait déjàlevés à moitié.

– Entrez, monsieur, dit le laquais.

Gilbert le suivit. Mais au lieu de le faire entrer dans lamaison, il le conduisit dans le parc.

– Voici le côté favori de madame la baronne, dit le laquais enindiquant à Gilbert l’entrée d’une espèce de labyrinthe. Veuillezattendre un instant ici.

Dix minutes après, un bruit se fit dans le feuillage, et unefemme de vingt-trois à vingt-quatre ans, grande et aux formesplutôt nobles que gracieuses, apparut aux yeux de Gilbert.

Elle parut surprise en voyant un homme jeune encore, là où sansdoute elle s’attendait à trouver un homme d’un âge déjà assezmûr.

Gilbert était en effet un homme assez remarquable pour frapperau premier coup d’œil une observatrice de la force de madame deStaël.

Peu d’hommes avaient le visage formé de lignes aussi pures, etces lignes avaient pris, par l’exercice d’une volontétoute-puissante, un caractère d’extraordinaire inflexibilité. Sesbeaux yeux noirs, toujours si expansifs, s’étaient voilés etaffermis par le travail et la souffrance, et, en se voilant et ens’affermissant, ils avaient perdu cette inquiétude qui est un descharmes de la jeunesse.

Un pli profond et gracieux tout à la fois creusait au coin deses lèvres fines cette cavité mystérieuse dans laquelle lesphysionomistes placent le siège de la circonspection. Il semblaitque le temps seul et une vieillesse précoce eussent donné à Gilbertcette qualité que la nature n’avait pas songé à mettre en lui.

Son front large et bien arrondi, avec une légère fuitequ’arrêtaient ses beaux cheveux noirs, que depuis longtemps lapoudre avait cessé de blanchir, renfermait à la fois la science etla pensée, l’étude et l’imagination. À Gilbert ainsi qu’à sonmaître Rousseau, la saillie des sourcils jetait une ombre épaissesur les yeux, et de cette ombre jaillissait le point lumineux quirévélait la vie.

Gilbert, malgré ses habits modestes, se présentait donc aux yeuxdu futur auteur de Corinne sous un aspect remarquablementbeau et distingué, distinction dont les mains longues et blanches,dont les pieds minces et bien attachés à une jambe fine etnerveuse, complétaient l’ensemble.

Madame de Staël perdit quelques instants à examiner Gilbert.

Ce temps, Gilbert, de son côté, l’employa à un salut raide etqui rappelait un peu la civilité modeste des quakers de l’Amérique,lesquels n’accordent à la femme que la fraternité qui rassure, aulieu du respect qui sourit.

Puis, d’un regard rapide à son tour, il analysa toute lapersonne de la jeune femme déjà célèbre, et dont les traitsintelligents et pleins d’expression manquaient absolument decharme ; tête de jeune homme insignifiant et trivial, plutôtque tête de femme sur un corps plein de voluptueuse luxuriance.

Elle tenait à la main une branche de grenadier, dont, dans sadistraction, elle s’amusait à manger les fleurs.

– C’est vous, monsieur, demanda la baronne, qui êtes le docteurGilbert ?

– C’est moi, oui, madame.

– Si jeune ; vous avez déjà acquis une bien granderéputation, ou plutôt cette réputation n’appartiendrait-elle pas àvotre père ou à quelque parent plus âgé que vous ?

– Je ne connais pas d’autre Gilbert que moi, madame. Et si, eneffet, il y a, comme vous le dites, quelque peu de réputationattachée à ce nom, j’ai tout droit de la revendiquer.

– Vous vous êtes servi du nom du marquis de La Fayette pourpénétrer jusqu’à moi, monsieur. Et, en effet, le marquis nous aparlé de vous, de votre science inépuisable.

Gilbert s’inclina.

– Science d’autant plus remarquable, d’autant plus pleined’intérêt, surtout, continua la baronne, qu’il paraît, monsieur,que vous n’êtes pas un chimiste ordinaire, un praticien comme lesautres, et que vous avez sondé tous les mystères de la science dela vie.

– M. le marquis de La Fayette vous aura dit, je le vois bien,madame, que j’étais un peu sorcier, répliqua Gilbert en souriant,et s’il vous l’a dit, je lui sais assez d’esprit pour vous l’avoirprouvé, s’il l’a voulu.

– En effet, monsieur, il nous a parlé de cures merveilleuses quevous fîtes souvent, soit sur le champ de bataille, soit dans leshôpitaux américains, sur des sujets désespérés ; vous lesplongiez, nous a dit le général, dans une mort factice si semblableà la mort réelle, que parfois celle-ci s’y trompait.

– Cette mort factice, madame, c’est le résultat d’une sciencepresque inconnue, confiée aujourd’hui aux mains de quelques adeptesseulement, mais qui finira par devenir vulgaire.

– Du mesmérisme, n’est-ce pas ? demanda madame de Staël ensouriant.

– Du mesmérisme, oui, c’est cela.

– Auriez-vous pris des leçons du maître lui-même ?

– Hélas ! madame, Mesmer lui-même n’était que l’écolier. Lemesmérisme, ou plutôt le magnétisme, était une science antiqueconnue des Égyptiens et des Grecs. Elle s’est perdue dans l’océandu Moyen Âge. Shakespeare la devine dans Macbeth. UrbainGrandier la retrouve, et meurt pour l’avoir retrouvée. Mais legrand maître, mon maître à moi, c’est le comte de Cagliostro.

– Ce charlatan ! dit madame de Staël.

– Madame, madame, prenez garde de juger comme les contemporains,et non comme la postérité. À ce charlatan je dois ma science, etpeut-être le monde lui devra-t-il la liberté.

– Soit, dit madame de Staël en souriant. Je parle sansconnaître ; vous parlez avec connaissance de cause : ilest probable que vous avez raison, et que j’ai tort… Mais revenonsà vous. Pourquoi vous êtes-vous tenu si longtemps éloigné de laFrance ? Pourquoi n’êtes-vous point revenu prendre votre placeparmi les Lavoisier, les Cabanis, les Condorcet, les Bailly et lesLouis ?

À ce dernier nom, Gilbert rougit imperceptiblement.

– J’ai trop à étudier, madame, pour me ranger ainsi, du premiercoup, parmi les maîtres.

– Enfin, vous voilà, mais dans un mauvais moment pour nous. Monpère, qui eût été si heureux de vous être utile, est disgracié etparti depuis trois jours.

Gilbert sourit.

– Madame la baronne, dit-il en s’inclinant légèrement, il y asix jours que, sur un ordre de M. le baron Necker, je fus mis à laBastille.

Madame de Staël rougit à son tour.

– En vérité, monsieur, vous me dites là quelque chose qui mesurprend beaucoup. Vous, à la Bastille !

– Moi-même, madame.

– Qu’aviez-vous donc fait ?

– Ceux qui m’y ont fait mettre pourraient seuls me le dire.

– Mais vous en êtes sorti ?

– Parce qu’il n’y a plus de Bastille, oui, madame.

– Comment, plus de Bastille ? fit madame de Staël en jouantla surprise.

– N’avez-vous pas entendu le canon ?

– Oui, mais le canon, c’est le canon : voilà tout.

– Oh ! permettez-moi de vous dire, madame, qu’il estimpossible que madame de Staël, fille de M. de Necker, ignore, àl’heure qu’il est, que la Bastille a été prise par le peuple.

– Je vous assure, monsieur, répondit la baronne avec embarras,qu’étrangère à tous les événements depuis le départ de mon père, jene m’occupe plus que de pleurer son absence.

– Madame ! madame ! dit Gilbert en secouant la tête,les courriers d’État sont trop habitués au chemin qui mène auchâteau de Saint-Ouen, pour qu’il n’en soit pas arrivé au moins undepuis quatre heures que la Bastille a capitulé.

La baronne vit qu’il lui était impossible de répondre sansmentir positivement. Le mensonge lui répugna ; elle changea laconversation.

– Et à quoi dois-je l’honneur de votre visite, monsieur ?demanda-t-elle.

– Je désirais avoir l’honneur de parler à M. de Necker,madame.

– Mais vous savez qu’il n’est plus en France ?

– Madame, il me paraissait tellement extraordinaire que M. deNecker se fût éloigné, tellement impolitique qu’il n’eût passurveillé les événements…

– Que ?…

– Que je comptais sur vous, je l’avoue, madame, pour m’indiquerl’endroit où je pourrais le trouver.

– Vous le trouverez à Bruxelles, monsieur.

Gilbert arrêta sur la baronne son regard scrutateur.

– Merci, madame, dit-il en s’inclinant ; je vais doncpartir pour Bruxelles, ayant à lui dire des choses de la plus hauteimportance.

Madame de Staël fit un mouvement d’hésitation, puis ellereprit :

– Heureusement que je vous connais, monsieur, dit-elle, et queje vous sais un homme sérieux, car ces choses si importantespourraient bien perdre de leur valeur en passant par une autrebouche… Que peut-il y avoir d’important pour mon père après ladisgrâce, après le passé ?

– Il y a l’avenir, madame. Et peut-être ne dois-je pas être toutà fait sans influence sur l’avenir. Mais tout cela est inutile.L’important pour moi et pour lui est que je revoie M. de Necker…Ainsi, madame, vous dites qu’il est à Bruxelles ?

– Oui, monsieur.

– Je mettrai vingt heures pour faire le voyage. Savez-vous ceque c’est que vingt heures en temps de révolution, et combien dechoses se peuvent passer en vingt heures ? Oh ! quelleimprudence a commise M. de Necker, madame, en mettant vingt heuresentre lui et les événements, entre la main et le but.

– En vérité, monsieur, vous m’effrayez, dit madame de Staël, etje commence à croire en effet que mon père a commis uneimprudence.

– Que voulez-vous, madame, les choses sont ainsi, n’est-cepas ? Je n’ai donc plus qu’à vous présenter mes très humblesexcuses pour le dérangement que je vous ai causé. Adieu,madame.

Mais la baronne l’arrêta.

– Je vous dis, monsieur, que vous m’effrayez, reprit-elle ;vous me devez une explication de tout ceci, quelque chose qui merassure.

– Hélas ! madame, répondit Gilbert, j’ai dans ce momenttant d’intérêts personnels à surveiller, qu’il m’est absolumentimpossible de songer à ceux des autres ; il y va de ma vie etde mon honneur, comme il y allait de la vie et de l’honneur de M.de Necker, s’il eût pu profiter tout de suite des paroles que jelui dirai dans vingt heures.

– Monsieur, permettez-moi de me souvenir d’une chose que j’aitrop longtemps oubliée, c’est que de pareilles questions ne doiventpas se débattre à ciel ouvert, dans un parc à portée de toutes lesoreilles.

– Madame, dit Gilbert, je suis chez vous, et permettez-moi devous dire que c’est vous qui, par conséquent, avez choisi l’endroitoù nous sommes. Que voulez-vous ? Je suis à vos ordres.

– Que vous me fassiez la grâce d’achever cette conversation dansmon cabinet.

– Ah ! ah ! fit Gilbert intérieurement, si je necraignais de l’embarrasser, je lui demanderais si son cabinet est àBruxelles.

Mais, sans rien demander, il se contenta de suivre la baronne,qui se mit à marcher fort vite du côté du château.

On retrouva devant la façade le même laquais qui avait reçuGilbert. Madame de Staël lui fit un signe, et ouvrant les porteselle-même, elle conduisit Gilbert dans son cabinet, charmanteretraite, plus masculine au reste que féminine, et dont la secondeporte et les deux fenêtres donnaient sur un petit jardin,inaccessible, non seulement aux personnes étrangères, mais encoreaux regards étrangers.

Arrivée là, madame de Staël referma la porte, et se tournantvers Gilbert :

– Monsieur, dit-elle, au nom de l’humanité, je vous somme de medire quel est le secret utile à mon père qui vous amène àSaint-Ouen.

– Madame, dit Gilbert, si monsieur votre père pouvait m’entendred’ici, s’il pouvait savoir que je suis l’homme qui ai envoyé au roiles mémoires secrets intitulés : De la situation des idéeset du progrès, je suis sûr que M. le baron de Neckerparaîtrait tout à coup, et me dirait : « Docteur Gilbert,que voulez-vous de moi ? Parlez, je vous écoute. »

Gilbert n’avait pas achevé ces paroles, qu’une porte cachée dansun panneau peint par Vanloo s’ouvrit sans faire de bruit, et que lebaron de Necker parut souriant, sur le seuil d’un petit escaliertournant, au haut duquel on voyait sourdre la lumière d’unelampe.

Alors la baronne de Staël fit un salut à Gilbert, et embrassantson père au front, elle prit le chemin qu’il venait de parcourir,remonta l’escalier, ferma le panneau, et disparut.

Necker s’était avancé vers Gilbert ; il lui tendit la mainen disant :

– Me voilà, monsieur Gilbert ; que voulez-vous demoi ? Je vous écoute.

Tous deux prirent des sièges.

– Monsieur le baron, dit Gilbert, vous venez d’entendre unsecret qui vous révèle toutes mes idées. C’est moi qui, il y aquatre ans, ai fait parvenir au roi un mémoire sur la situationgénérale de l’Europe ; c’est moi qui, depuis ce temps, lui aienvoyé des États-Unis les différents mémoires qu’il a reçus surtoutes les questions de conciliation et d’administrationintérieures qui se sont élevées en France.

– Mémoires dont Sa Majesté, répondit M. de Necker ens’inclinant, ne m’a jamais parlé sans une admiration et une terreurprofondes.

– Oui, parce qu’ils disaient la vérité. N’est-ce pas parce quela vérité était alors terrible à entendre, et qu’aujourd’huiqu’elle est devenue un fait, elle est encore plus terrible àvoir ?

– C’est incontestable, monsieur, dit Necker.

– Ces mémoires, demanda Gilbert, le roi vous les a-t-ilcommuniqués ?

– Pas tous, monsieur ; deux seulement : un sur lesfinances, et vous étiez de mon avis à quelques différencesprès ; mais j’en fus très honoré quand même.

– Ce n’est pas tout ; il y en avait un où je lui annonçaistous les événements matériels qui se sont accomplis.

– Ah !

– Oui.

– Et lesquels, monsieur, je vous prie ?

– Deux entre autres : l’un était l’obligation où il seraitun jour de vous renvoyer en face de certains engagements pris.

– Vous lui avez prédit ma disgrâce ?

– Parfaitement.

– Voilà pour le premier événement. Quel était lesecond ?

– La prise de la Bastille.

– Vous avez prédit la prise de la Bastille ?

– Monsieur le baron, la Bastille était plus que la prison de laroyauté, elle était le symbole de la tyrannie. La liberté acommencé par détruire le symbole ; la Révolution fera lereste.

– Avez-vous calculé la gravité des paroles que vous me dites,monsieur ?

– Sans doute.

– Et vous n’avez pas peur en émettant tout haut une pareillethéorie ?

– Peur de quoi ?

– Qu’il ne vous arrive malheur.

– Monsieur de Necker, dit en souriant Gilbert, quand on sort dela Bastille on n’a plus peur de rien.

– Vous sortez de la Bastille ?

– Aujourd’hui même.

– Et pourquoi étiez-vous à la Bastille ?

– Je vous le demande.

– À moi ?

– Sans doute, à vous.

– Et pourquoi à moi ?

– Parce que c’est vous qui m’y avez fait mettre.

– Je vous ai fait mettre à la Bastille ?

– Il y a six jours ; la date, comme vous le voyez, n’estcependant pas bien ancienne, et vous devriez vous en souvenir.

– C’est impossible.

– Reconnaissez-vous votre signature ?

Et Gilbert montra à l’ex-ministre l’écrou de la Bastille et lalettre de cachet qui s’y trouvait annexée.

– Oui, sans doute, dit Necker, voici la lettre de cachet. Voussavez que j’en signais le moins possible, et que ce moins possiblemontait encore à quatre mille par an. En outre, je me suis aperçu,au moment de mon départ, que l’on m’en avait fait signerquelques-unes en blanc. La vôtre, monsieur, à mon grand regret,aura été une de celles-là.

– Cela veut dire que je ne dois d’aucune manière vous attribuermon incarcération ?

– Non, sans doute.

– Mais enfin, monsieur le baron, dit Gilbert en souriant, vouscomprenez ma curiosité : il faut que je sache à qui je suisredevable de ma captivité. Soyez donc assez bon pour me ledire.

– Oh ! rien de plus facile. Je n’ai jamais, par précaution,laissé mes lettres au ministère, et tous les soirs je lesrapportais ici. Celles de ce mois sont dans le tiroir B de cechiffonnier ; cherchons dans la liasse la lettre G.

Necker ouvrit le tiroir, et feuilleta une liasse énorme quipouvait contenir cinq ou six cents lettres.

– Je ne garde, dit l’ex-ministre, que les lettres qui sont denature à mettre à couvert ma responsabilité. Une arrestation que jefais faire, c’est un ennemi que je me fais. Je dois donc avoir paréle coup. Le contraire m’étonnerait bien. Voyons, G… G…, c’est cela,oui, Gilbert. Cela vous vient de la maison de la reine, mon chermonsieur.

– Ah ! ah ! de la maison de la reine ?

– Oui, demande d’une lettre de cachet contre le nommé Gilbert.Pas de profession. Yeux noirs, cheveux noirs. Suit le signalement.Se rendant du Havre à Paris, voilà tout. Alors, ce Gilbert c’étaitvous ?

– C’était moi. Pouvez-vous me confier la lettre ?

– Non, mais je puis vous dire de qui elle est signée.

– Dites.

– Comtesse de Charny.

– Comtesse de Charny ? répéta Gilbert ; je ne laconnais pas, je ne lui ai rien fait.

Et il releva doucement la tête comme pour chercher dans sessouvenirs.

– Il y a en outre une petite apostille sans signature, maisd’une écriture à moi connue. Voyez.

Gilbert se pencha, et lut à la marge de la lettre :

« Faire sans retard ce que demande la comtesse deCharny. »

– C’est étrange, dit Gilbert ; la reine, je conçois encorecela, il était question d’elle et des Polignac dans mon mémoire.Mais cette madame de Charny…

– Vous ne la connaissez pas ?

– Il faut que ce soit un prête-nom. Au reste, rien d’étonnant,vous comprenez, que les notabilités de Versailles me soientinconnues : il y a quinze ans que je suis absent deFrance ; je n’y suis revenu que deux fois, et je l’ai quittéeà cette seconde fois, voici tantôt quatre ans. Qui est-ce que cettecomtesse de Charny, s’il vous plaît ?

– L’amie, la confidente, l’intime de la reine ; la femmetrès adorée du comte de Charny, une beauté et une vertu à la fois,un prodige enfin.

– Eh bien ! je ne connais pas ce prodige.

– S’il en est ainsi, mon cher docteur, arrêtez-vous à ceci, quevous êtes le jouet de quelque intrigue politique. N’avez-vous pointparlé du comte de Cagliostro ?

– Oui.

– Vous l’avez connu ?

– Il a été mon ami ; plus que mon ami, mon maître ;plus que mon maître, mon sauveur.

– Eh bien ! l’Autriche ou le Saint-Siège aura demandé votreincarcération. Vous avez écrit des brochures ?

– Hélas ! oui.

– Précisément. Toutes ces petites vengeances tournent à lareine, comme l’aiguille au pôle, le fer à l’aimant. On a complotécontre vous ; on vous a fait suivre. La reine a chargé madamede Charny de signer la lettre afin d’éloigner les soupçons ;et voilà le mystère à jour.

Gilbert réfléchit un instant.

Cet instant de réflexion lui remit en mémoire cette cassettevolée chez Billot, à Pisseleu, et dans laquelle ni la reine, nil’Autriche, ni le Saint-Siège n’avaient rien à faire. Ce souvenirle remit dans la bonne voie.

– Non, dit-il, ce n’est point cela, ce ne peut pas êtrecela ; mais, n’importe ! passons à autre chose.

– À quoi ?

– À vous !

– À moi ? qu’avez-vous à me dire de moi ?

– Ce que vous savez aussi bien que personne : c’estqu’avant trois jours, vous allez être réinstallé dans vosfonctions, et qu’alors vous gouvernerez la France aussidespotiquement que vous voudrez.

– Vous croyez ? dit Necker en souriant.

– Et vous aussi, puisque vous n’êtes pas à Bruxelles.

– Eh bien ! fit Necker, le résultat ? car c’est aurésultat qu’il nous faut venir.

– Le voici. Vous êtes chéri des Français, vous allez en êtreadoré. La reine était déjà fatiguée de vous voir chéri ; leroi se fatiguera de vous voir adoré ; ils feront de lapopularité à vos dépens, et vous ne le souffrirez pas. Alors, àvotre tour, vous deviendrez impopulaire. Le peuple, mon chermonsieur de Necker, c’est un lion affamé qui ne lèche que la mainnourricière, quelle que soit cette main.

– Après ?

– Après, vous retomberez dans l’oubli.

– Moi ? dans l’oubli !

– Hélas ! oui.

– Et qui me ferait oublier ?

– Les événements.

– Ma parole d’honneur ! vous parlez en prophète.

– C’est que j’ai le malheur de l’être quelque peu.

– Voyons, qu’arrivera-t-il ?

– Oh ! ce qui arrivera n’est point difficile à prédire, carce qui arrivera est en germe à l’Assemblée. Un parti surgira quidort en ce moment, je me trompe, qui veille, mais qui se cache. Ceparti a pour chef un principe ; pour arme, une idée.

– Je comprends. Vous parlez du parti orléaniste.

– Non. Celui-là, j’eusse dit qu’il avait pour chef un homme,pour arme la popularité. Je vous parle d’un parti dont le nom n’apas même été prononcé, du parti républicain.

– Du parti républicain ? Ah ! par exemple !

– Vous n’y croyez pas ?…

– Chimère !

– Oui, chimère à la gueule de feu, qui vous dévorera tous.

– Eh bien ! je me ferai républicain ; je le suisdéjà.

– Républicain de Genève, parfaitement.

– Mais il me semble qu’un républicain est un républicain.

– Voilà l’erreur, monsieur le baron ; nos républicains, ànous, ne ressembleront point aux républicains des autrespays : nos républicains auront d’abord les privilèges àdévorer, puis la noblesse, puis la royauté ; nos républicains,vous partirez avec eux, mais ils arriveront sans vous ; carvous ne voudrez pas les suivre où ils iront. Non, monsieur le baronde Necker, vous vous trompez, vous n’êtes pas un républicain.

– Oh ! si vous l’entendez comme cela, non ; j’aime leroi.

– Et moi aussi, dit Gilbert, et tout le monde en ce momentl’aime comme nous. Si je disais ce que je dis à un esprit moinsélevé que le vôtre, on me huerait, on me bafouerait ; maiscroyez à ce que je vous dis, monsieur Necker.

– Je ne demanderais pas mieux, en vérité, si la chose avait dela vraisemblance ; mais…

– Connaissez-vous les sociétés secrètes ?

– J’en ai fort entendu parler.

– Y croyez-vous ?

– Je crois à leur existence ; je ne crois pas à leuruniversalité.

– Êtes-vous affilié à quelqu’une ?

– Non.

– Êtes-vous simplement d’une loge maçonnique ?

– Non.

– Eh bien ! monsieur le ministre, je le suis,moi !

– Affilié ?

– Oui, et à toutes. Monsieur le ministre, prenez garde, c’est unimmense réseau qui enveloppe tous les trônes. C’est un poignardinvisible qui menace toutes les monarchies. Nous sommes troismillions de frères à peu près, répandus dans tous les pays,disséminés dans toutes les classes de la société. Nous avons desamis dans le peuple, dans la bourgeoisie, dans la noblesse, chezles princes, parmi les souverains eux-mêmes. Prenez garde, monsieurde Necker, le prince devant lequel vous vous irriteriez estpeut-être un affilié, prenez garde. Le domestique qui s’inclinedevant vous est peut-être un affilié. Votre vie n’est pas à vous,votre fortune n’est pas à vous ; votre honneur lui-même n’estpas à vous. Tout cela est à une puissance invisible, contrelaquelle vous ne pouvez combattre, car vous ne la connaissez pas,et qui peut vous perdre, elle, car elle vous connaît. Ehbien ! ces trois millions d’hommes, voyez-vous, qui ont déjàfait la république américaine, ces trois millions d’hommes vontessayer de faire une république française ; puis ilsessaieront de faire une république européenne.

– Mais, dit Necker, leur république des États-Unis ne m’effraiepas trop, et j’accepte volontiers ce programme.

– Oui, mais de l’Amérique à nous, il y a un abîme. L’Amérique,pays neuf, sans préjugés, sans privilèges, sans royauté, solnourricier, terres fécondes, forêts vierges ; l’Amérique,située entre la mer, qui est un débouché à son commerce, et lasolitude, qui est une ressource à sa population, tandis que laFrance !… voyez donc ce qu’il y a à détruire en France, avantque la France ressemble à l’Amérique !

– Mais, enfin, où voulez-vous en venir ?

– Je veux en venir où nous allons fatalement. Mais je veuxtâcher d’y venir sans secousses, en mettant le roi à la tête dumouvement.

– Comme un drapeau ?

– Non, comme un bouclier.

– Un bouclier ! fit Necker en souriant, vous ne connaissezpas le roi, si vous voulez lui faire jouer un pareil rôle.

– Si fait, je le connais. Eh ! mon Dieu ! je le saisbien, c’est un homme tel que j’en ai vu mille à la tête des petitsdistricts de l’Amérique, un brave homme, sans majesté, sansrésistance, sans initiative, mais que voulez-vous ? Ne fût-ceque par le titre sacré qu’il porte, ce n’en est pas moins unrempart contre ces hommes dont je vous parlais tout à l’heure, etsi faible que soit un rempart, on l’aime mieux que rien.

« Je me souviens, dans nos guerres avec les tribus sauvagesdu nord de l’Amérique, je me souviens d’avoir passé des nuitsentières derrière une touffe de roseaux ; l’ennemi était del’autre côté de la rivière et tirait sur nous.

« C’est peu de chose qu’un roseau, n’est-ce pas ? Ehbien ! je vous déclare cependant, monsieur le baron, que moncœur battait plus à l’aise derrière ces grands tuyaux verdoyantsqu’une balle coupait comme des fils, qu’il ne l’eût fait en rasecampagne. Eh bien ! le roi, c’est mon roseau. Il me permet devoir l’ennemi, et il empêche que l’ennemi ne me voie. Voilàpourquoi, républicain à New-York ou à Philadelphie, je suisroyaliste en France. Là-bas, notre dictateur s’appelait Washington.Ici, Dieu sait comment il s’appellera : poignard ouéchafaud.

– Vous voyez les choses couleur de sang, docteur !

– Vous les verriez de la même couleur que moi, baron, si vousvous étiez trouvé comme moi, aujourd’hui, à la place deGrève !

– Oui, c’est vrai ; l’on m’a dit qu’il y avait eumassacre.

– C’est une belle chose, voyez-vous, que le peuple… mais, quandil est beau !… Ô tempêtes humaines ! s’écria Gilbert, quevous laissez loin de vous les tempêtes du ciel !

Necker devint pensif.

– Que ne vous ai-je près de moi, docteur, dit-il ; vous meseriez, au besoin, un rude conseiller.

– Près de vous, monsieur le baron, je ne vous serais pas siutile, et surtout si utile à la France, que là où j’ai l’envied’aller.

– Et où voulez-vous aller ?

– Écoutez, monsieur : il y a près du trône même un grandennemi du trône ; près du roi, un grand ennemi du roi :c’est la reine. Pauvre femme ! qui oublie qu’elle est la fillede Marie-Thérèse, ou plutôt qui ne s’en souvient qu’au point de vuede son orgueil ; elle croit sauver le roi, et elle perd plusque le roi : elle perd la royauté. Eh bien ! il faut,nous qui aimons le roi, nous qui aimons la France, il faut nousentendre pour neutraliser ce pouvoir, pour annihiler cetteinfluence.

– Eh bien ! alors, faites ce que je vous disais,monsieur ; restez près de moi. Aidez-moi.

– Si je reste près de vous, nous n’aurons qu’un seul et mêmemoyen d’action ; vous serez moi, je serai vous. Il faut nousséparer, monsieur, et alors nous pèserons d’un double poids.

– Et avec tout cela, à quoi arriverons-nous ?

– À retarder la catastrophe peut-être, mais certainement pas àl’empêcher, quoique je vous réponde d’un puissant auxiliaire, dumarquis de La Fayette.

– La Fayette est un républicain ?

– Comme peut être républicain un La Fayette. S’il nous fautabsolument passer sous le niveau de l’Égalité, choisissons,croyez-moi, celle des grands seigneurs. J’aime l’Égalité qui élèveet non pas celle qui abaisse.

– Et vous répondez de La Fayette ?

– Tant qu’on ne lui demandera que de l’honneur, du courage, dudévouement, oui.

– Eh bien ! voyons, parlez, que désirez-vous ?

– Une lettre d’introduction près de Sa Majesté le roi LouisXVI.

– Un homme de votre valeur n’a pas besoin de lettred’introduction ; il se présente seul.

– Non, il me convient d’être votre créature ; il entre dansmes projets d’être présenté par vous.

– Et quelle est votre ambition ?

– D’être un des médecins par quartier du roi.

– Oh ! rien de plus aisé. Mais la reine ?

– Une fois près du roi, c’est mon affaire.

– Mais si elle vous persécute ?

– Alors, je ferai avoir une volonté au roi.

– Une volonté au roi ? Vous serez plus qu’un homme si vousfaites cela.

– Celui qui dirige le corps est un grand niais s’il n’arrive pasun jour à diriger l’esprit.

– Mais ne croyez-vous point que ce soit un mauvais précédentpour devenir médecin du roi que d’avoir été enfermé à laBastille ?

– C’est le meilleur, au contraire. N’ai-je pas été, selon vous,persécuté pour crime de philosophie ?

– C’est ma crainte.

– Alors, le roi se réhabilite, le roi se popularise en prenantpour médecin un élève de Rousseau, un partisan des nouvellesdoctrines, un prisonnier sortant de la Bastille, enfin. La premièrefois que vous le verrez, faites-lui valoir cela.

– Vous avez toujours raison ; mais une fois près du roi, jepuis compter sur vous ?

– Entièrement, tant que vous demeurerez dans la ligne politiqueque nous adopterons.

– Que me promettez-vous ?

– De vous prévenir du moment précis où vous devez faireretraite.

Necker regarda un instant Gilbert ; puis d’une voixassombrie :

– En effet, c’est le plus grand service qu’un ami dévoué puisserendre à un ministre, car c’est le dernier.

Et il se plaça devant sa table pour écrire au roi.

Pendant ce temps, Gilbert relisait la lettre endisant :

– Comtesse de Charny ! qui donc cela peut-ilêtre ?

– Tenez, monsieur, dit Necker au bout d’un instant en présentantà Gilbert ce qu’il venait d’écrire.

Gilbert prit la lettre et lut.

Elle contenait ce qui suit :

« Sire,

« Votre Majesté doit avoir besoin d’un homme sûr, avec quielle puisse causer de ses affaires. Mon dernier présent, mondernier service en quittant le roi, c’est le don que je lui fais dudocteur Gilbert. J’en dirai assez à Votre Majesté en lui apprenantnon seulement que le docteur Gilbert est un des médecins les plusdistingués qui existent au monde, mais encore l’auteur desmémoires : Administrations et Politiques, qui l’ontsi vivement impressionnée,

« Aux pieds de Votre Majesté,

« Baron de Necker. »

Necker ne data point sa lettre, et la remit au docteur Gilbert,cachetée d’un simple sceau.

– Et maintenant, ajouta-t-il, je suis à Bruxelles, n’est-cepas ?

– Oui, certes, et plus que jamais. Demain matin, au reste, vousaurez de mes nouvelles.

Le baron frappa d’une certaine façon le long du panneau, madamede Staël reparut ; seulement cette fois, outre sa branche degrenadier, elle tenait la brochure du docteur Gilbert à lamain.

Elle lui en montra le titre avec une sorte de coquetterieflatteuse.

Gilbert prit congé de M. de Necker, et baisa la main de labaronne, qui le conduisit jusqu’à la sortie du cabinet.

Et il revint au fiacre où Pitou et Billot dormaient sur labanquette de devant, où le cocher dormait sur son siège, et où leschevaux dormaient sur leurs jambes fléchissantes.

Chapitre 22Le roi Louis XVI

L’entrevue entre Gilbert, madame de Staël et M. de Necker avaitduré une heure et demie à peu près. Gilbert rentra à Paris à neufheures un quart, se fit conduire directement à la poste, prit deschevaux et une voiture, et tandis que Billot et Pitou allaient sereposer de leurs fatigues dans un petit hôtel de la rue Thiroux, oùBillot avait l’habitude de descendre quand il venait à Paris,Gilbert prit au galop la route de Versailles.

Il était tard, mais peu importait à Gilbert. Chez les hommes desa trempe, l’activité est un besoin. Peut-être son voyage serait-ilune course inutile. Mais il aimait mieux une course inutile que derester stationnaire. Chez les organisations nerveuses,l’incertitude est un pire supplice que la plus effroyableréalité.

Il arriva à Versailles à dix heures et demie ; en tempsordinaire tout le monde eût été couché et endormi du plus profondsommeil. Mais ce soir-là nul ne dormait à Versailles. On venait d’yrecevoir le contrecoup de la secousse dont tremblait encoreParis.

Les gardes-françaises, les gardes du corps, les Suisses,pelotonnés, groupés à toutes les issues des rues principales,s’entretenaient entre eux ou avec les citoyens dont le royalismeles engageait à prendre confiance.

Car Versailles a, de tous les temps, été une ville royaliste.Cette religion de la monarchie, sinon du monarque, est incrustée aucœur de ses habitants comme une des qualités du terroir. Ayant vécuprès des rois et par les rois, à l’ombre de leurs merveilles ;ayant toujours respiré l’enivrant parfum des fleurs de lys, vubriller l’or des habits et le sourire des visages augustes, leshabitants de Versailles, à qui les rois ont fait une ville demarbre et de porphyre, se sentent un peu rois eux-mêmes ; etaujourd’hui, aujourd’hui encore qu’entre les marbres apparaît lamousse, qu’entre les dalles a poussé l’herbe ; aujourd’hui quel’or est prêt à disparaître des boiseries ; que l’ombre desparcs est plus solitaire que celle des tombeaux, Versailles oumentirait à son origine, ou doit se regarder comme un fragment dela royauté déchue, et n’ayant plus l’orgueil de la puissance et dela richesse, conserver au moins la poésie du regret et le charmesouverain de la mélancolie.

Donc, comme nous l’avons dit, tout Versailles, dans cette nuitdu 14 au 15 juillet 1789, s’agitait confusément pour savoir commentle roi de France allait prendre cette insulte faite à sa couronne,cette meurtrissure infligée à son pouvoir.

Par sa réponse à M. de Dreux-Brézé, Mirabeau avait frappé laroyauté au visage.

Par la prise de la Bastille, le peuple venait de la frapper aucœur.

Cependant, pour les esprits étroits, pour les vues courtes, laquestion était vite résolue. Aux yeux des militaires surtout,habitués à ne voir dans le résultat des événements que le triompheou la défaite de la force brutale, il s’agissait tout simplementd’une marche sur Paris. Trente mille hommes et vingt pièces decanon mettraient bientôt à néant cet orgueil et cette furievictorieuse des Parisiens.

Jamais la royauté n’avait eu plus de conseillers ; chacundonnait son avis hautement, publiquement.

Les plus modérés disaient : « C’est biensimple » ; cette forme de langage, on le remarquera, estpresque toujours appliquée, chez nous, aux situations les plusdifficiles.

– C’est bien simple, disaient-ils ; que l’on commence parobtenir de l’Assemblée nationale une sanction qu’elle ne refuserapas. Son attitude depuis quelque temps est rassurante pour tout lemonde ; elle ne veut pas plus de violences parties d’en basque d’abus lancés d’en haut.

« L’Assemblée déclarera tout net que l’insurrection est uncrime ; que des citoyens qui ont des représentants pourexposer leurs doléances au roi, et un roi pour leur faire justice,ont tort de recourir aux armes et de verser le sang.

« Armé de cette déclaration que l’on obtiendra certainementde l’Assemblée, le roi ne peut se dispenser de frapper Paris en bonpère, c’est-à-dire sévèrement.

« Et alors la tempête s’éloigne, la royauté rentre dans lepremier de ses droits. Les peuples reprennent leur devoir, qui estl’obéissance, et tout poursuit sa voie accoutumée. »

C’était ainsi que l’on arrangeait, en général, les affaires surle cours et sur les boulevards.

Mais devant la place d’Armes et aux environs des casernes, ontenait un autre langage.

Là, on voyait des hommes inconnus à la localité, des hommes auvisage intelligent et à l’œil voilé, semant à tout propos des avismystérieux, exagérant les nouvelles déjà graves, et faisant de lapropagande presque publique aux idées séditieuses qui depuis deuxmois agitaient Paris et soulevaient les faubourgs.

Autour de ces hommes, des groupes se formaient, sombres,hostiles, animés, composés de gens à qui l’on rappelait leurmisère, leurs souffrances, le dédain brutal de la monarchie. Pourles infortunes populaires, on leur disait :

– Depuis huit siècles que le peuple lutte, qu’a-t-ilobtenu ? Rien. Pas de droits sociaux ; pas de droitspolitiques : celui de la vache du fermier à qui on prend sonveau pour le conduire à la boucherie, son lait pour le vendre aumarché, sa chair pour la conduire à l’abattoir, sa peau pour lasécher à la tannerie. Enfin, pressée par le besoin, la monarchie acédé, elle a fait un appel aux états ; mais aujourd’hui queles états sont assemblés, que fait la monarchie ? Depuis lejour de leur convocation, elle pèse sur eux. Si l’Assembléenationale s’est formée, c’est contre la volonté de la monarchie. Ehbien ! puisque nos frères de Paris viennent de nous donner unsi terrible coup de main, poussons l’Assemblée nationale en avant.Chaque pas qu’elle fait sur le terrain politique, où la lutte estengagée, est une victoire pour nous : c’est l’agrandissementde notre champ, c’est l’augmentation de notre fortune, c’est laconsécration de nos droits. En avant ! en avant !citoyens. La Bastille n’est que l’ouvrage avancé de latyrannie ! La Bastille est prise, reste la place !

Dans les endroits les plus obscurs se formaient d’autresréunions, et se prononçaient d’autres paroles. Ceux qui lesprononçaient étaient des hommes évidemment appartenant à une classesupérieure, et qui avaient demandé au costume du peuple undéguisement que démentaient leurs mains blanches et leur accentdistingué.

– Peuple ! disaient ces hommes, en vérité des deux côtés ont’égare ; les uns te demandaient de retourner enarrière ; les autres te poussent en avant. On te parle dedroits politiques, de droits sociaux. En es-tu plus heureux depuisqu’on t’a permis de voter par l’organe de tes délégués ? Enes-tu plus riche depuis que tu es représenté ? En as-tu moinsfaim depuis que l’Assemblée nationale fait des décrets ? Non,laisse la politique et ses théories aux gens qui savent lire. Cen’est pas une phrase ou une maxime écrite qu’il te faut.

« C’est du pain, et puis du pain ; c’est le bien-êtrede tes enfants, la douce tranquillité de ta femme. Qui te donneratout cela ? un roi ferme de caractère, jeune d’esprit,généreux de cœur. Ce roi, ce n’est pas Louis XVI, Louis XVI quirègne sous sa femme, l’Autrichienne au cœur de bronze. C’est…cherche bien autour du trône ; cherches-y celui qui peutrendre la France heureuse, et que la reine déteste justement parcequ’il fait ombre au tableau, justement parce qu’il aime lesFrançais, et qu’il en est aimé. »

Ainsi se manifestait l’opinion à Versailles, ainsi se brassaitpartout la guerre civile.

Gilbert prit langue à deux ou trois de ces groupes ; puis,ayant reconnu l’état des esprits, il marcha droit au château, quedes postes nombreux gardaient. Contre qui ? On n’en savaitrien.

Malgré tous ces postes, Gilbert, sans difficulté aucune,franchit les premières cours et parvint jusqu’aux vestibules sansque nul lui demandât où il allait.

Arrivé au salon de l’Œil-de-Bœuf, un garde du corps l’arrêta.Gilbert tira de sa poche la lettre de M. de Necker, dont il montrala signature. Le gentilhomme jeta les yeux dessus. La consigneétait rigoureuse, et comme les plus rigoureuses consignes sontjustement celles qui ont le plus besoin d’être interprétées, legarde du corps dit à Gilbert :

– Monsieur, l’ordre de ne laisser pénétrer personne chez le roiest formel ; mais comme évidemment le cas d’un envoyé de M. deNecker n’était pas prévu ; comme, selon toute probabilité,vous apportez un avis important à Sa Majesté, entrez, je prendsl’infraction sur moi.

Gilbert entra.

Le roi n’était point dans ses appartements, mais dans la salledu conseil ; il y recevait une députation de la gardenationale qui venait lui demander le renvoi des troupes, laformation d’une garde bourgeoise, et sa présence à Paris.

Louis avait écouté froidement ; puis il avait répondu quela situation avait besoin d’être éclairée, et que, d’ailleurs, ilallait délibérer sur cette situation avec son conseil.

Aussi délibérait-il.

Pendant ce temps les députés attendaient dans la galerie, et, àtravers les glaces dépolies des portes, voyaient le jeu des ombresgrandissantes des conseillers royaux, et le mouvement menaçant deleurs attitudes.

Par l’étude de cette espèce de fantasmagorie, ils pouvaientdeviner que la réponse serait mauvaise.

En effet, le roi se contenta de répondre qu’il nommerait deschefs à la milice bourgeoise, et qu’il ordonnerait aux troupes duChamp-de-Mars de se replier.

Quant à sa présence à Paris, il ne voulait faire cette faveur àla ville rebelle que lorsqu’elle se serait complètementsoumise.

La députation pria, insista, conjura. Le roi répondit que soncœur était déchiré, mais qu’il ne pouvait rien de plus.

Et, satisfait de ce triomphe momentané de cette manifestationd’un pouvoir qu’il n’avait déjà plus, le roi rentra chez lui.

Il y trouva Gilbert. Le garde du corps était près de lui.

– Que me veut-on ? demanda le roi.

Le garde du corps s’approcha de lui, et tandis qu’il s’excusaitauprès de Louis XVI d’avoir manqué à sa consigne, Gilbert, quidepuis de longues années n’avait pas vu le roi, examinait ensilence cet homme que Dieu avait donné pour pilote à la France, aumoment de la plus rude tempête que la France eût encore subie.

Ce corps gros et court, sans ressort et sans majesté, cette têtemolle de formes et stérile d’expression, cette jeunesse pâle auxprises avec une vieillesse anticipée, cette lutte inégale d’unematière puissante contre une intelligence médiocre, à laquellel’orgueil du rang donnait seul une valeur intermittente, tout cela,pour le physionomiste qui avait étudié avec Lavater, pour lemagnétiseur qui avait lu dans l’avenir avec Balsamo, pour lephilosophe qui avait rêvé avec Jean-Jacques, pour le voyageur enfinqui avait passé en revue toutes les races humaines, tout celasignifiait : dégénérescence, abâtardissement, impuissance,ruine.

Gilbert fut donc interdit, non par le respect mais par ladouleur, en contemplant ce triste spectacle.

Le roi s’avança vers lui.

– C’est vous, dit-il, qui m’apportez une lettre de M. deNecker ?

– Oui, sire.

– Ah ! s’écria-t-il, comme s’il eût douté, venez vite.

Et il prononça ces paroles du ton d’un homme qui se noie et quicrie : « Un câble ! »

Gilbert tendit la lettre au roi. Louis s’en empara aussitôt, lalut précipitamment, puis, avec un geste qui ne manquait pas d’unecertaine noblesse de commandement :

– Laissez-nous, M. de Varicourt, dit-il au garde du corps.

Gilbert demeura seul avec le roi.

La chambre n’était éclairée que par une seule lampe ; oneût dit que le roi avait modéré la lumière pour qu’on ne pût liresur son front, ennuyé plutôt que soucieux, toutes les pensées quis’y pressaient.

– Monsieur, fit-il en attachant sur Gilbert un regard plus clairet plus observateur que celui-ci ne l’eût soupçonné, monsieur,est-il vrai que vous soyez l’auteur des Mémoires qui m’ont tantfrappé ?

– Oui, Sire.

– Quel âge avez-vous ?

– Trente-deux ans, Sire ; mais l’étude et le malheurdoublent avec l’âge. Traitez-moi comme un vieillard.

– Pourquoi avez-vous attendu si tard à vous présenter àmoi ?

– Parce que, Sire, je n’avais nul besoin de dire de vive voix àVotre Majesté ce que je lui écrivais plus librement et plusaisément.

Louis XVI réfléchit.

– Vous n’avez pas d’autres raisons ? dit-ilsoupçonneux.

– Non, Sire.

– Mais cependant, ou je me trompe, ou certaines particularitéseussent dû vous instruire de ma bienveillance à votre égard.

– Votre Majesté veut parler de cette sorte de rendez-vous quej’eus la témérité de donner au roi, lorsque après mon premierMémoire je le priai, il y a cinq ans de cela, de placer une lumièreprès de la glace de sa fenêtre, à huit heures du soir, pour medésigner qu’il avait lu mon travail.

– Et… dit le roi satisfait.

– Et au jour et à l’heure dits, la lumière fut placée en effetoù j’avais demandé que vous la plaçassiez.

– Après ?

– Après quoi, je la vis s’élever et s’abaisser trois fois.

– Après quoi ?

– Après que je lus ces mots dans La Gazette :

« Celui que la lumière a appelé trois fois peut seprésenter chez celui qui a levé trois fois la lumière, il serarécompensé. »

– Ce sont les propres termes de l’avis, en effet, dit leroi.

– Et voilà l’avis lui-même, dit Gilbert en tirant de sa poche lagazette où l’avis qu’il venait de rappeler avait été inséré cinqans auparavant.

– Bien, très bien, dit le roi, je vous ai espéré longtemps. Vousarrivez au moment où j’avais cessé de vous attendre. Soyez lebienvenu, car vous arrivez comme les bons soldats, au moment de lalutte.

Puis, regardant plus attentivement encore Gilbert :

– Savez-vous, monsieur, lui dit-il, que ce n’est pas, pour unroi, une chose ordinaire que l’absence d’un homme à qui on adit : « Venez recevoir une récompense », et qui nevient pas ?

Gilbert sourit.

– Voyons, demanda Louis XVI, pourquoi n’êtes-vous pasvenu ?

– Parce que je ne méritais aucune récompense, Sire.

– Comment cela ?

– Né Français, aimant mon pays, jaloux de sa prospérité,confondant mon individualité dans celle de trente millionsd’hommes, mes concitoyens, je travaillais pour moi en travaillantpour eux. On n’est pas digne de récompense, Sire, parce que l’onest égoïste.

– Paradoxe ! monsieur, vous aviez une autre raison.

Gilbert ne répliqua rien.

– Parlez, monsieur, je le désire.

– Peut-être, Sire, avez-vous deviné juste.

– N’est-ce pas celle-ci ? demanda le roi avec inquiétude,vous trouviez la situation grave, et vous vous réserviez.

– Pour une autre plus grave encore. Oui, Sire, Votre Majesté adeviné juste.

– J’aime la franchise, dit le roi, qui ne put dissimuler sontrouble, car il était d’une nature timide et rougissait facilement.Donc, continua Louis XVI, vous prédisiez au roi la ruine, et vousavez craint d’être placé trop près des décombres.

– Non, Sire, puisque c’est juste au moment où la ruine estimminente que je viens me rapprocher du danger.

– Oui, oui, vous quittez Necker, et vous parlez comme lui. Ledanger ! le danger ! sans doute ; il y a danger ence moment à se rapprocher de moi. Et où est-il, Necker ?

– Tout prêt, je crois, à se rendre aux ordres de VotreMajesté.

– Tant mieux, j’aurai besoin de lui, dit le roi avec un soupir.En politique, il ne faut pas d’entêtement. On croit bien faire, etl’on fait mal ; on fait bien même, et le capricieux événementdérange les résultats ; les plans n’en étaient pas moins bons,et cependant on passe pour s’être trompé.

Le roi soupira encore ; Gilbert vint à son secours.

– Sire, dit-il, Votre Majesté raisonne admirablement ; maisce qu’il convient de faire à cette heure, c’est de voir plus clairdans l’avenir que l’on n’a fait jusqu’aujourd’hui.

Le roi leva la tête, et l’on put voir son sourcil sansexpression se froncer légèrement.

– Sire, pardonnez-moi, dit Gilbert, je suis médecin. Quand lemal est grand, je suis bref.

– Vous attachez donc une grande importance à cette émeuted’aujourd’hui ?

– Sire, ce n’est pas une émeute, c’est une révolution.

– Et vous voulez que je pactise avec des rebelles, avec desassassins ? Car enfin ils ont pris la Bastille de force :c’est acte de rébellion ; ils ont tué M. de Launay, M. deLosme et M. de Flesselles : c’est acte d’assassinat.

– Je veux que vous sépariez les uns des autres, Sire. Ceux quiont pris la Bastille sont des héros ; ceux qui ont assassinéMM. de Flesselles, de Losme et de Launay sont des meurtriers.

Le roi rougit légèrement, et, presque aussitôt, cette rougeurdisparut, ses lèvres blêmirent, et quelques gouttes de sueurperlèrent sur son front.

– Vous avez raison, monsieur. Vous êtes médecin en effet, ouchirurgien plutôt, car vous tranchez dans le vif. Mais revenons àvous. Vous vous nommez le docteur Gilbert, n’est-ce pas ? oudu moins c’est de ce nom que vos mémoires sont signés.

– Sire, c’est un grand bonheur pour moi que Votre Majesté ait sibonne mémoire, quoique à tout prendre j’aie tort d’être sifier.

– Comment cela ?

– Mon nom a dû être prononcé, il y a peu de temps, en effet,devant Votre Majesté.

– Je ne comprends pas.

– Il y a six jours que j’ai été arrêté et mis à la Bastille. Or,j’ai entendu dire qu’il ne se faisait pas une arrestation dequelque importance sans que le roi le sût.

– Vous à la Bastille ! fit le roi en ouvrant les yeux.

– Voici mon certificat d’écrou, Sire. Mis en prison, comme j’ail’honneur de le dire à Votre Majesté, il y a six jours, par l’ordredu roi, j’en suis sorti aujourd’hui à trois heures par la grâce dupeuple.

– Aujourd’hui ?

– Oui, Sire. Votre Majesté n’a-t-elle pas entendu lecanon ?

– Sans doute.

– Eh bien ! le canon m’ouvrait les portes.

– Ah ! murmura le roi, je dirais volontiers que j’en suisaise, si le canon de ce matin n’avait pas été tiré sur la Bastilleet sur la royauté à la fois.

– Oh ! Sire, ne faites pas d’une prison le symbole d’unprincipe. Dites au contraire, Sire, que vous êtes heureux que laBastille soit prise, car on ne commettra plus, au nom du roi quil’ignore, d’injustice pareille à celle dont je viens d’êtrevictime.

– Mais enfin, monsieur, votre arrestation a une cause.

– Aucune que je sache, Sire ; on m’a arrêté à mon retour enFrance, et l’on m’a incarcéré, voilà tout.

– En vérité, monsieur, dit Louis XVI avec douceur, n’y a-t-ilpas quelque égoïsme de votre part à venir me parler de vous, quandj’ai tant besoin qu’on me parle de moi ?

– Sire, c’est que j’ai besoin que Votre Majesté me réponde unseul mot.

– Lequel ?

– Oui ou non, Votre Majesté est-elle pour quelque chose dans monarrestation ?

– J’ignorais votre retour en France.

– Je suis heureux de cette réponse, Sire ; je pourrai doncdéclarer hautement que Votre Majesté, dans ce qu’elle fait de mal,est presque toujours abusée, et à ceux qui douteraient, me citerpour exemple.

Le roi sourit.

– Médecin, dit-il, vous mettez le baume dans la plaie.

– Oh ! Sire, je verserai le baume à pleines mains ;et, si vous le voulez, je la guérirai cette plaie-là ; je vousen réponds.

– Si je le veux ! sans doute.

– Mais il faut que vous le veuilliez bien fermement, Sire.

– Je le voudrai fermement.

– Avant de vous engager plus avant, Sire, dit Gilbert, lisezcette ligne écrite en marge de mon registre d’écrou.

– Quelle ligne ? demanda le roi avec inquiétude.

– Voyez.

Gilbert présenta la feuille au roi. Le roi lut :

« À la requête de la reine… »

Il fronça le sourcil.

– De la reine ! dit-il, auriez-vous encouru la disgrâce dela reine ?

– Sire, je suis sûr que Sa Majesté me connaît encore moins queVotre Majesté me connaissait.

– Mais cependant vous aviez commis quelque faute, on ne va pas àla Bastille pour rien.

– Il paraît que si, puisque j’en sors.

– Mais M. Necker vous envoie à moi, et la lettre de cachet étaitsignée de lui.

– Sans doute.

– Alors expliquez-vous mieux. Repassez votre vie. Voyez si vousn’y trouvez pas quelque circonstance que vous ayez oubliéevous-même.

– Repasser ma vie ! Oui, Sire, je le ferai, et touthaut ; soyez tranquille, ce ne sera pas long. J’ai, depuisl’âge de seize ans, travaillé sans relâche. Élève de Jean-Jacques,compagnon de Balsamo, ami de La Fayette et de Washington, je n’aijamais eu à me reprocher, depuis le jour où j’ai quitté la France,une faute, ni même un tort. Quand la science acquise m’a permis desoigner les blessés ou les malades, j’ai toujours pensé que jedevais compte à Dieu de chacune de mes idées, de chacun de mesgestes. Puisque Dieu m’avait donné charge de créatures, chirurgien,j’ai versé le sang par humanité, prêt à donner le mien pour adoucirou pour sauver mon malade ; médecin, j’ai été un consolateurtoujours, un bienfaiteur parfois. Quinze ans se sont passés ainsi.Dieu a béni mes efforts : j’ai vu revenir à la vie la plupartdes souffrants qui tous baisaient mes mains. Ceux qui sont morts,Dieu les avait condamnés. Non, je vous le dis, Sire, depuis le jouroù j’ai quitté la France, et il y a quinze ans de cela, je n’airien à me reprocher.

– Vous avez en Amérique fréquenté les novateurs, et vos écritsont propagé leurs principes.

– Oui, Sire, et j’oubliais ce titre à la reconnaissance des roiset des hommes.

Le roi se tut.

– Sire, continua Gilbert, maintenant, ma vie vous estconnue ; je n’ai offensé ni blessé personne, pas plus unmendiant qu’une reine, et je viens demander à Votre Majestépourquoi l’on m’a puni.

– Je parlerai à la reine, monsieur Gilbert ; maiscroyez-vous que la lettre de cachet vienne directement de lareine ?

– Je ne dis point cela, Sire ; je crois même que la reinen’a fait qu’apostiller.

– Ah ! vous voyez bien ! dit Louis tout joyeux.

– Oui ; mais vous n’ignorez pas, Sire, que lorsqu’une reineapostille, elle commande.

– Et de qui est la lettre apostillée ? Voyons !

– Oui, Sire, dit Gilbert, voyez.

Et il lui présenta la lettre d’écrou.

– Comtesse de Charny ! s’écria le roi ; comment, c’estelle qui vous a fait arrêter ; mais que lui avez-vous doncfait à cette pauvre Charny ?

– Je ne connaissais pas même cette dame de nom, ce matin,Sire.

Louis passa une main sur son front.

– Charny ! murmura-t-il, Charny, la douceur, la vertu, lachasteté même !

– Vous verrez, Sire, dit Gilbert en riant, que j’aurai été mis àla Bastille à la requête des trois vertus théologales.

– Oh ! j’en aurai le cœur net, dit le roi.

Et il tira un cordon de sonnette.

Un huissier entra.

– Qu’on voie si la comtesse de Charny est chez la reine, demandaLouis.

– Sire, répondit l’huissier, madame la comtesse vient àl’instant de traverser la galerie ; elle va monter envoiture.

– Courez après elle, dit Louis, et priez-la de passer dans moncabinet pour affaire d’importance.

Puis, se retournant vers Gilbert :

– Est-ce ce que vous désiriez, monsieur ? demanda-t-il.

– Oui, Sire, répondit Gilbert, et je rends mille grâces à VotreMajesté.

Chapitre 23Comtesse de Charny

Gilbert, à cet ordre de faire venir madame de Charny, s’étaitretiré dans une embrasure de fenêtre.

Quant au roi, il marchait de long en large dans cette salle del’Œil-de-Bœuf, préoccupé tantôt des affaires publiques, tantôt del’insistance de ce Gilbert dont, malgré lui, il subissaitl’influence étrange en ce moment où rien n’eût dû l’intéresser, sice n’était des nouvelles de Paris.

Tout à coup, la porte du cabinet s’ouvrit ; l’huissierannonça madame la comtesse de Charny, et Gilbert, à travers lesrideaux rapprochés, put cependant apercevoir une femme dont lesrobes amples et soyeuses frôlèrent le battant de la porte.

Cette dame était vêtue, à la mode du temps, d’un déshabillé desoie grise à raies couleur sur couleur, d’une jupe pareille, d’unesorte de châle qui, se croisant sur l’estomac, allait se nouerderrière la taille, en faisant valoir extraordinairement lesavantages d’une poitrine riche et bien placée.

Un petit chapeau coquettement fixé à l’extrémité d’une hautecoiffure, des mules à hauts talons qui faisaient ressortir lafinesse d’une admirable cheville, une petite canne jouant au boutdes doigts gantés d’une petite main fine, longue, et parfaitementaristocratique, telle était la personne si vivement attendue parGilbert et qui entra chez le roi Louis XVI.

Le prince fit un pas au-devant d’elle.

– Vous alliez sortir, comtesse, m’a-t-on dit ?

– En effet, Sire, lui répondit la comtesse, j’allais monter envoiture lorsque m’est arrivé l’ordre de Votre Majesté.

À cette voix timbrée fermement, les oreilles de Gilberts’emplirent d’un bruit terrible. Le sang afflua soudain à sesjoues, mille frissons coururent par tout son corps.

Il fit malgré lui un pas hors de l’abri de rideaux sous lesquelsil était caché.

– Elle !… murmura-t-il ; elle… Andrée !…

– Madame, continua le roi qui, pas plus que la comtesse, n’avaitrien vu de cette émotion de Gilbert caché dans l’ombre, je vous aipriée de passer chez moi pour obtenir un renseignement.

– Je suis prête à satisfaire Votre Majesté.

Le roi se pencha du côté de Gilbert comme pour l’avertir.

Celui-ci, comprenant que le moment de se montrer n’était pasencore venu, rentra peu à peu sous son rideau.

– Madame, dit le roi, il a été délivré, voici huit à dix jours àpeu près, une lettre de cachet à M. de Necker…

Gilbert, à travers l’ouverture presque imperceptible desrideaux, attacha son regard sur Andrée.

La jeune femme était pâle, fiévreuse, inquiète, et comme courbéesous le poids d’une secrète obsession dont elle-même ne se rendaitpas compte.

– Vous m’entendez, n’est-ce pas, comtesse ? demanda LouisXVI, voyant que madame de Charny hésitait à répondre.

– Oui, Sire.

– Eh bien ! savez-vous ce que je veux dire, et pouvez-vousrépondre à ma question ?

– Je cherche à me rappeler, dit Andrée.

– Permettez-moi d’aider votre mémoire, comtesse. La lettre decachet était demandée par vous, et la demande était apostillée parla reine.

La comtesse, au lieu de répondre, s’abandonna de plus en plus àcette abstraction fébrile qui semblait l’entraîner hors des limitesde la vie réelle.

– Mais répondez-moi donc, madame, dit le roi, qui commençait às’impatienter.

– C’est vrai, dit-elle en tressaillant, c’est vrai, j’ai écritla lettre, et Sa Majesté la reine l’a apostillée.

– Alors, demanda Louis, dites-moi le crime qu’avait commis celuicontre lequel on réclamait une telle mesure ?

– Sire, dit Andrée, je ne puis vous dire quel crime il avaitcommis, mais ce que je puis vous dire, c’est que le crime étaitgrand.

– Oh ! vous ne pouvez dire cela à moi ?

– Non, Sire.

– Au roi ?

– Non. Que Votre Majesté m’excuse ; mais je ne le puis.

– Alors, vous le direz à lui-même, madame, dit le roi ; carce que vous refusez au roi Louis XVI, vous ne pouvez le refuser audocteur Gilbert.

– Au docteur Gilbert ! s’écria Andrée. Grand Dieu !Sire, où est-il donc ?

Le roi s’effaça pour livrer la place à Gilbert ; lesrideaux s’ouvrirent, le docteur parut presque aussi pâlequ’Andrée.

– Le voici, madame, dit-il.

À l’aspect de Gilbert, la comtesse chancela. Ses jambesfrémirent sous elle. Elle se renversa en arrière, comme une femmequi va s’évanouir, et ne resta debout qu’à l’aide d’un fauteuil surlequel elle s’appuya dans l’attitude morne, insensible, presqueinintelligente d’Eurydice au moment où lui gagne au cœur le venindu serpent.

– Madame, répéta Gilbert en s’inclinant avec une humblepolitesse, permettez-moi de vous répéter la question que vient devous adresser Sa Majesté.

Les lèvres d’Andrée remuèrent, mais aucun son ne sortit de sabouche.

– Que vous ai-je fait, madame, pour qu’un ordre de vous m’aitfait jeter dans une affreuse prison ?

Andrée, à cette voix, bondit comme si elle eût senti se déchirerles tissus de son cœur.

Puis, tout à coup, abaissant sur Gilbert un regard glacé commecelui du serpent :

– Moi, monsieur, dit-elle, je ne vous connais pas.

Mais pendant qu’elle prononçait ces paroles, Gilbert, de soncôté, l’avait regardée avec une telle opiniâtreté, il avait chargél’éclair de ses yeux de tant d’invincible audace, que la comtessebaissa les yeux tout à fait, et éteignit son regard sous lesien.

– Comtesse, dit le roi avec un doux reproche, voyez où conduitcet abus de la signature. Voici monsieur que vous ne connaissez pas– vous l’avouez vous-même –, monsieur, qui est un grand praticien,un médecin savant, un homme à qui vous n’avez rien à reprocher…

Andrée releva la tête, et foudroya Gilbert d’un royalmépris.

Celui-ci demeura calme et fier.

– Je dis donc, continua le roi, que n’ayant rien contre M.Gilbert, que, poursuivant un autre que lui, c’est sur l’innocentque la faute est tombée. Comtesse, c’est mal.

– Sire ! dit Andrée.

– Oh ! interrompit le roi qui tremblait déjà de désobligerla favorite de sa femme, je sais que vous n’avez pas mauvais cœur,et que si vous avez poursuivi quelqu’un de votre haine, c’est quece quelqu’un la méritait ; mais à l’avenir, vous comprenez, ilne faudrait pas qu’une pareille méprise se renouvelât.

Puis, se retournant vers Gilbert :

– Que voulez-vous, docteur, c’est la faute des temps plus quecelle des hommes. Nous sommes nés dans la corruption, et nous ymourrons ; mais nous tâcherons au moins d’améliorer l’avenirpour la postérité, et vous m’aiderez dans cette œuvre, je l’espèrebien, docteur Gilbert.

Et Louis s’arrêta, croyant en avoir assez dit pour plaire auxdeux parties.

Pauvre roi ! S’il eût prononcé pareille phrase àl’Assemblée nationale, non seulement elle eût été applaudie, maisencore le lendemain il l’eût vu reproduire dans tous les journauxde la cour.

Mais cet auditoire de deux ennemis acharnés goûta peu saconciliante philosophie.

– Avec la permission de Votre Majesté, reprit Gilbert, jeprierai madame de répéter ce qu’elle a déjà dit, c’est-à-direqu’elle ne me connaît pas.

– Comtesse, dit le roi, voulez-vous faire ce que demande ledocteur ?

– Je ne connais pas le docteur Gilbert, répéta Andrée d’une voixferme.

– Mais vous connaissez un autre Gilbert, mon homonyme, celuidont le crime pèse sur moi ?

– Oui, dit Andrée, je le connais, et tiens celui-là pour uninfâme.

– Sire, ce n’est point à moi d’interroger la comtesse, ditGilbert. Mais daignez lui demander ce que cet homme infâme afait.

– Comtesse, vous ne pouvez point vous refuser à une si justedemande.

– Ce qu’il a fait, dit Andrée. Sans doute la reine le savait,puisqu’elle a de sa main autorisé la lettre dans laquelle jedemandais son arrestation.

– Mais, dit le roi, ce n’est point tout à fait assez que lareine soit convaincue, il serait bon que moi je le fusse aussi,convaincu. La reine est la reine ; mais moi je suis leroi.

– Eh bien ! Sire, le Gilbert de la lettre de cachet est unhomme qui, il y a seize ans, a commis un crime horrible.

– Votre Majesté veut-elle demander à madame la comtesse quel âgea aujourd’hui cet homme.

Le roi répéta la question.

– Trente à trente-deux ans, dit Andrée.

– Sire, répéta Gilbert, si le crime a été commis il y a seizeans, il n’a pas été commis par un homme, mais par un enfant, et si,depuis seize ans, l’homme a déploré le crime de l’enfant, cet hommene mériterait-il pas quelque indulgence ?

– Mais, monsieur, demanda le roi, vous connaissez donc leGilbert dont il est question ?

– Je le connais, Sire, dit Gilbert.

– Et il n’a pas commis d’autre faute que celle de sajeunesse ?

– Je ne sache pas que depuis le jour où il a commis, je ne diraipas cette faute, Sire, car je suis moins indulgent que vous, maisce crime, je ne sache pas que nul au monde ait rien à luireprocher.

– Non, si ce n’est d’avoir trempé sa plume dans le poison, etd’avoir composé d’odieux libelles.

– Sire, demandez à madame la comtesse, dit Gilbert, si lavéritable cause de l’arrestation de ce Gilbert n’était pas dedonner toute facilité à ses ennemis, ou plutôt à son ennemie, des’emparer de certaine cassette renfermant certains papiers quipeuvent compromettre une grande dame, une dame de la cour.

Andrée frissonna de la tête aux pieds.

– Monsieur ! murmura-t-elle.

– Comtesse, qu’est-ce que cette cassette ? demanda le roi,à qui le tremblement et la pâleur de la comtesse ne purentéchapper.

– Oh ! madame, s’écria Gilbert, sentant qu’il dominait lasituation, pas de détours, pas de subterfuges. Assez de mensongesde part et d’autre. Je suis le Gilbert du crime ; je suis leGilbert des libelles ; je suis le Gilbert de la cassette.Vous, vous êtes la grande dame, la dame de la cour, je prends leroi pour juge : acceptez-le et nous allons dire à ce juge, auroi, à Dieu, nous allons lui dire tout ce qui s’est passé entrenous, et le roi décidera en attendant que Dieu décide.

– Dites ce que vous voudrez, monsieur, reprit la comtesse, maisje ne puis rien dire, moi, je ne vous connais pas.

– Et vous ne connaissez pas cette cassette non plus ?

La comtesse crispa les poings et mordit jusqu’au sang ses lèvrespâles.

– Non, dit-elle, pas plus que vous.

Mais l’effort qu’elle fit pour prononcer ces paroles fut tel,qu’elle chancela sur ses jambes comme, dans un tremblement deterre, fait une statue sur sa base.

– Madame, dit Gilbert, prenez garde, je suis, vous ne l’avez pasoublié, l’élève d’un homme que l’on appelait Joseph Balsamo ;le pouvoir qu’il avait sur vous, il me l’a transmis ; unepremière fois, voulez-vous répondre à cette question que je vousadresse ? Ma cassette ?

– Non, dit la comtesse en proie à un désordre inexprimable, etfaisant un mouvement pour s’élancer hors de la chambre. Non, non,non.

– Eh bien ! dit Gilbert, pâlissant à son tour, et levantson bras chargé de menaces ; eh bien ! nature d’acier,cœur de diamant, plie, éclate, brise-toi sous la pressionirrésistible de ma volonté ! Tu ne veux point parler,Andrée ?

– Non, non ! s’écria la comtesse éperdue. À moi, Sire, àmoi !

– Tu parleras, dit Gilbert, et nul, fût-ce le roi, fût-ce Dieu,ne te soustraira à mon pouvoir ; tu parleras, tu ouvrirastoute ton âme à l’auguste témoin de cette scène solennelle ;et tout ce qu’il y a dans les replis de la conscience, tout ce queDieu seul peut lire dans les ténèbres des âmes profondes, Sire,vous allez le savoir par celle-là même qui refuse de les révéler.Dormez, madame la comtesse de Charny, dormez et parlez, je leveux !

À peine ces mots furent-ils prononcés que la comtesse s’arrêtacourt au milieu d’un cri commencé, étendit les bras, et cherchantun point d’appui pour ses jambes défaillantes, vint tomber commedans un refuge entre les bras du roi, qui, tremblant lui-même,l’assit dans un fauteuil.

– Oh ! dit Louis XVI, j’ai entendu parler de cela, mais jen’ai jamais rien vu de pareil. N’est-ce pas au sommeil magnétiquequ’elle vient de céder, monsieur ?

– Oui, Sire ; prenez la main de madame, et demandez-luipourquoi elle m’a fait arrêter, répondit Gilbert, comme si à luiseul appartenait le droit de commandement.

Louis XVI, tout étourdi de cette scène merveilleuse, fit deuxpas en arrière pour se convaincre qu’il ne dormait pas lui-même, etque ce qui se passait sous ses yeux n’était pas un rêve ; puisintéressé comme un mathématicien à la découverte d’une solutionnouvelle, il se rapprocha de la comtesse dont il prit la main.

– Voyons, comtesse, dit-il, vous avez donc fait arrêter ledocteur Gilbert ?

Mais, tout endormie qu’elle était, la comtesse fit un derniereffort, arracha sa main de la main du roi, et appelant à elletoutes ses forces :

– Non, dit-elle, je ne parlerai pas.

Le roi regarda Gilbert, comme pour lui demander laquelle desdeux l’emporterait de sa volonté ou de celle d’Andrée.

Gilbert sourit.

– Vous ne parlerez pas ? dit-il.

Et les yeux fixés sur Andrée endormie, il fit un pas vers lefauteuil.

Andrée tressaillit.

– Vous ne parlerez pas ? ajouta-t-il, en faisant undeuxième pas qui rapprocha l’intervalle qui le séparait de lacomtesse.

Andrée raidit tout son corps dans une suprême réaction.

– Ah ! vous ne parlerez pas ! dit-il en faisant unetroisième enjambée qui le plaça côte à côte d’Andrée, sur la têtede laquelle il tint sa main étendue ; ah ! vous neparlerez pas !

Andrée se tordit dans de violentes convulsions.

– Mais prenez garde, s’écria Louis XVI, prenez garde, vous allezla tuer.

– Ne craignez rien, Sire, c’est à l’âme seule que j’aiaffaire ; l’âme lutte, mais l’âme cédera.

Puis, abaissant la main.

– Parlez ! dit-il.

Andrée étendit les bras et fit un mouvement pour respirer, commesi elle eût été sous la pression d’une machine pneumatique.

– Parlez ! répéta Gilbert, abaissant encore la main.

Tous les muscles de la jeune femme parurent prêts à se rompre.Une frange d’écume apparut sur ses lèvres, et un commencementd’épilepsie l’ébranla de la tête aux pieds.

– Docteur ! docteur ! dit le roi, prenezgarde !

Mais lui, sans l’écouter, abaissa une troisième fois la main,et, touchant le haut de la tête de la comtesse de la paume de cettemain :

– Parlez ! dit-il, je le veux.

Andrée, au contact de cette main, poussa un soupir, ses brasretombèrent près d’elle ; sa tête, renversée en arrière,retomba en avant, doucement penchée sur sa poitrine, et des larmesabondantes filtrèrent à travers ses paupières fermées.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle.

– Invoquez Dieu, soit ; celui qui opère au nom de Dieu necraint pas Dieu.

– Oh ! dit la comtesse, que je vous hais !

– Haïssez-moi, soit, mais parlez !

– Sire ! Sire ! s’écria Andrée, dites-lui qu’il mebrûle, qu’il me dévore, qu’il me tue.

– Parlez ! dit Gilbert.

Puis il fit signe au roi qu’il pouvait interroger.

– Ainsi, comtesse, demanda le roi, celui que vous vouliez fairearrêter et que vous avez fait arrêter, c’était bien ledocteur ?

– Oui.

– Et il n’y avait pas erreur, il n’y avait pasméprise ?

– Non.

– Et cette cassette ? dit le roi.

– Eh bien ! articula sourdement la comtesse, cettecassette, fallait-il donc la lui laisser entre les mains ?

Gilbert et le roi échangèrent un regard.

– Et vous l’avez prise ? demanda Louis XVI.

– Je l’ai fait prendre.

– Oh ! oh ! contez-moi cela, comtesse, dit le roioubliant toute représentation, et s’agenouillant devantAndrée ; vous l’avez fait prendre ?

– Oui.

– Où et comment ?

– J’ai appris que ce Gilbert, qui depuis seize ans a déjà faitdeux voyages en France, allait en faire un troisième, et cette foispour s’y fixer.

– Mais la cassette ? demanda le roi.

– J’ai su par le lieutenant de police, M. de Crosne, qu’ilavait, pendant un de ses voyages, acheté des terres aux environs deVillers-Cotterêts ; que le fermier qui détenait ces terresjouissait de toute sa confiance ; je me suis doutée que lacassette était chez lui.

– Comment vous en êtes-vous doutée ?

– J’ai été chez Mesmer. Je me suis fait endormir, et je l’aivue.

– Elle était… ?

– Dans une grande armoire, au rez-de-chaussée, cachée sous dulinge.

– C’est merveilleux ! dit le roi. Après ? après ?dites.

– Je suis retournée chez M. de Crosne, qui, sur larecommandation de la reine, m’a donné un de ses plus habilesagents.

– Le nom de cet agent ? demanda Gilbert.

Andrée tressaillit comme si un fer rouge l’eût touchée.

– Je vous demande son nom, répéta Gilbert.

Andrée tenta de résister.

– Son nom, je le veux ! dit le docteur.

– Pas-de-Loup, dit-elle.

– Après ? demanda le roi.

– Eh bien ! hier matin, cet homme s’est emparé de lacassette. Voilà tout.

– Non, ce n’est pas tout, dit Gilbert, il s’agit de diremaintenant au roi où est cette cassette.

– Oh ! fit Louis XVI, vous en demandez trop.

– Non, Sire.

– Mais par ce Pas-de-Loup, par M. de Crosne, on pourraitsavoir…

– Oh ! l’on saura tout bien mieux et bien plus vite parmadame…

Andrée, par un mouvement convulsif qui avait sans doute pour butd’empêcher les paroles de sortir de ses lèvres, serra les dents àse les briser.

Le roi fit remarquer cette convulsion nerveuse au docteur.

Gilbert sourit.

Il toucha du pouce et de l’index la partie inférieure du visaged’Andrée, dont les muscles se détendirent au moment même.

– D’abord, madame la comtesse, dites bien au roi que cettecassette appartenait au docteur Gilbert.

– Oui, oui, elle est à lui, dit la dormeuse avec rage.

– Et où se trouve-t-elle en ce moment ? demandaGilbert ; vite, dépêchez-vous, le roi n’a pas le tempsd’attendre.

Andrée hésita un instant.

– Chez Pas-de-Loup, dit-elle.

Gilbert remarqua cette hésitation, tout insaisissable qu’ellefût.

– Vous mentez ! s’écria-t-il, ou plutôt vous essayez dementir. Où est la cassette ? Je veux le savoir !

– Chez moi, à Versailles, dit Andrée, en fondant en larmes, avecun tremblement nerveux qui secouait tout son corps. Chez moi, oùPas-de-Loup m’attend, ainsi que la chose était convenue, ce soir àonze heures.

Minuit sonnait.

– Et il attend toujours ?

– Oui.

– Dans quelle pièce est-il ?

– On l’a fait entrer au salon.

– Quelle place occupe-t-il dans le salon ?

– Il est debout, appuyé contre la cheminée.

– Et la cassette ?

– Sur une table devant lui. Oh !

– Quoi ?

– Dépêchons-nous de le faire sortir. M. de Charny, qui devait nerevenir que demain, va revenir cette nuit, à cause des événements.Je le vois. Il est à Sèvres. Faites-le sortir, que le comte ne letrouve pas à la maison.

– Votre Majesté entend ; où demeure à Versailles madame deCharny ?

– Où demeurez-vous, comtesse ?

– Boulevard de la Reine, Sire.

– Bien.

– Sire, Votre Majesté l’a entendu. Cette cassette m’appartient.Le roi ordonne-t-il qu’elle me soit rendue ?

– Sur-le-champ, monsieur.

Et le roi, tirant sur madame de Charny un paravent quil’empêchât d’être vue, appela l’officier de service et lui donnatout bas un ordre.

Chapitre 24Philosophie royale

Cette préoccupation étrange d’un roi dont les sujets sapaient letrône, cette curiosité du savant appliquée à un phénomène physique,alors que se développait dans toute sa gravité le plus importantdes phénomènes politiques qui se fût jamais opéré en France,c’est-à-dire la transformation d’une monarchie en démocratie, cespectacle, disons-nous, d’un roi s’oubliant lui-même au plus fortde la tempête, eût fait sourire certainement les grands esprits del’époque, penchés depuis trois mois sur la solution de leurproblème.

Tandis que l’émeute grondait en dehors, Louis, oubliant lesterribles événements de la journée, la Bastille prise, deFlesselles, de Launay et de Losme assassinés, l’Assemblée nationaleprête à se révolter contre son roi, Louis se concentrait dans cettespéculation toute privée, et la révélation de cette scène inconnuel’absorbait à l’égal des profonds intérêts de son gouvernement.

Aussi, dès qu’il eut donné l’ordre que nous avons dit à soncapitaine des gardes, il revint à Gilbert, qui éloignait de lacomtesse l’excèdent du fluide dont il l’avait chargée, afin de luirendre, au lieu de ce somnambulisme convulsif, un sommeiltranquille.

Au bout d’un instant, la respiration de la comtesse était calmeet égale comme celle d’un enfant. Alors, Gilbert, d’un seul gestede la main, lui rouvrit les yeux et la mit en extase.

C’est alors qu’on put voir dans toute sa splendeur cettemerveilleuse beauté d’Andrée. Complètement dégagée de tout mélangeterrestre, le sang, qui avait un instant reflué jusqu’à son visage,et qui momentanément avait coloré ses joues, redescendait à soncœur dont les battements venaient de reprendre leur coursmodéré ; le visage était redevenu pâle, mais de cette bellepâleur mate des femmes d’Orient ; les yeux, ouverts un peuau-delà de la mesure ordinaire, étaient levés au ciel etlaissaient, par le bas, nager la prunelle dans le blanc nacré duglobe ; le nez, légèrement dilaté, semblait aspirer uneatmosphère plus pure ; enfin, les lèvres, qui avaient conservétout leur incarnat quoique les joues eussent perdu un peu du leur,les lèvres, légèrement écartées, découvraient un fil de perles dontla suave humidité relevait l’éclat.

La tête était légèrement renversée en arrière avec une grâceinexprimable, presque angélique.

On eût dit que ce regard immobile, doublant son étendue par safixité, pénétrait jusqu’au pied du trône de Dieu.

Le roi demeura comme ébloui. Gilbert détourna la tête ensoupirant ; il n’avait pu résister au désir de donner à Andréece degré de beauté surhumaine ; et maintenant, commePygmalion, plus malheureux que Pygmalion, car il connaissaitl’insensibilité de la belle statue, il s’effrayait de son œuvremême.

Il fit un geste, sans même retourner la tête vers Andrée, et lesyeux se fermèrent.

Le roi voulut se faire expliquer par Gilbert cet étatmerveilleux dans lequel l’âme se dégage du corps et plane, libre,heureuse, divine, au-dessus des misères terrestres.

Gilbert, comme tous les hommes véritablement supérieurs, savaitprononcer ce mot qui coûte tant à la médiocrité : « Je nesais pas. » Il avoua au roi son ignorance ; il produisaitun phénomène qu’il ne pouvait définir : le faitexistait ; l’explication du fait n’existait pas.

– Docteur, dit le roi à cet aveu de Gilbert, voilà encore un deces secrets que la nature garde pour les savants d’une autregénération, et qui sera approfondi comme tant d’autres mystères quel’on croyait insolubles. Nous les appelons mystères, nous ;nos pères les eussent appelés sortilèges ou sorcelleries.

– Oui, Sire, répondit Gilbert en souriant, et j’eusse eul’honneur d’être brûlé en place de Grève pour la plus grande gloired’une religion qu’on ne comprenait pas, par des savants sansscience et par des prêtres sans foi.

– Et sous qui avez-vous étudié cette science ? reprit leroi ; est-ce sous Mesmer ?

– Oh ! Sire, dit Gilbert en souriant, j’avais vu les plusétonnants phénomènes de cette science dix ans avant que le nom deMesmer fût prononcé en France.

– Dites-moi, ce Mesmer qui a révolutionné tout Paris, était-il,à votre avis, un charlatan, oui ou non ? Il me semble que vousopérez bien plus simplement que lui. J’ai entendu raconter sesexpériences, celles de Deslon, celles de Puységur. Vous savez toutce que l’on a dit à ce sujet, billevesées ou vérités.

– J’ai suivi tout ce débat, oui, Sire.

– Eh bien ! que pensez-vous du fameux baquet ?

– Que Votre Majesté daigne m’excuser si à tout ce qu’elle medemande à l’endroit de l’art magnétique, je réponds par le doute.Le magnétisme n’est pas encore un art.

– Ah !

– Seulement, c’est une puissance, puissance terrible,puisqu’elle annihile le libre arbitre, puisqu’elle isole l’âme ducorps, puisqu’elle met le corps de la somnambule aux mains dumagnétiseur, sans que celle-ci conserve la puissance ou même lavolonté de se défendre. Quant à moi, Sire, j’ai vu opérerd’étranges phénomènes. J’en ai opéré moi-même ; eh bien !je doute.

– Comment, vous doutez ? Vous opérez des miracles, et vousdoutez !

– Non, je ne doute pas, je ne doute pas. En ce moment, j’ai lapreuve d’un pouvoir inouï et inconnu sous les yeux. Mais quandcette preuve a disparu, quand je suis seul chez moi, en face de mabibliothèque, en face de ce que toute la science humaine a écritdepuis trois mille ans ; quand la science me dit non, quandl’esprit me dit non, quand la raison me dit non, je doute.

– Et votre maître doutait-il, docteur ?

– Peut-être, mais moins franc que moi, il ne le disait pas.

– Était-ce Deslon ? était-ce Puységur ?

– Non, Sire, non. Mon maître était un homme de beaucoupsupérieur à tous les hommes que vous avez nommés. Je lui ai vufaire, à l’endroit des blessures surtout, des chosesmerveilleuses ; aucune science ne lui était inconnue. Ils’était imprégné des théories égyptiennes. Il avait pénétré lesarcanes de l’antique civilisation assyrienne. C’était un savantprofond, un philosophe redoutable ayant l’expérience de la vie unieà la persévérance de la volonté.

– L’ai-je connu ? demanda le roi.

Gilbert hésita un instant.

– Je vous demande si je l’ai connu ?

– Oui, Sire.

– Vous le nommez ?…

– Sire, dit Gilbert, prononcer ce mot devant le roi, c’estpeut-être m’exposer à lui déplaire. Or, en ce moment surtout, où laplupart des Français jouent avec la majesté royale, je ne voudraispas jeter une ombre sur le respect que nous devons tous à SaMajesté.

– Nommez hardiment cet homme, docteur Gilbert, et soyez persuadéque j’ai aussi, moi, ma philosophie ; philosophie d’assezbonne trempe pour me permettre de sourire à toutes les insultes duprésent et à toutes les menaces de l’avenir.

Gilbert, malgré cet encouragement, hésitait encore.

Le roi s’approcha de lui.

– Monsieur, lui dit-il en souriant, nommez-moi Satan si vousvoulez, je trouverai contre Satan une cuirasse, celle que vosdogmatiseurs n’ont pas, celle qu’ils n’auront jamais, que seul dansmon siècle peut-être je possède et revêts sans honte : lareligion !

– Votre Majesté croit comme saint Louis, c’est vrai, ditGilbert.

– Et là est toute ma force, je l’avoue, docteur ; j’aime lascience, j’adore les résultats du matérialisme ; je suismathématicien, vous le savez ; vous le savez, un totald’addition, une formule algébrique me pénètrent de joie ; maisà l’encontre des gens qui poussent l’algèbre jusqu’à l’athéisme,j’ai en réserve ma foi, qui me met d’un degré au-dessus etau-dessous d’eux ; au-dessus pour le bien, au-dessous pour lemal. Vous voyez bien, docteur, que je suis un homme à qui l’on peuttout dire, un roi qui peut tout entendre.

– Sire, dit Gilbert avec une sorte d’admiration, je remercieVotre Majesté de ce qu’elle vient de me dire ; car c’estpresque une confidence d’ami dont elle m’a honoré.

– Oh ! je voudrais, se hâta de dire le timide Louis XVI, jevoudrais que toute l’Europe m’entendît parler ainsi. Si lesFrançais lisaient dans mon cœur toute la force et toute latendresse qu’il renferme, je crois qu’ils me résisteraientmoins.

La dernière portion de la phrase, qui montrait la prérogativeroyale irritée, nuisit à Louis XVI dans l’esprit de Gilbert.

Il se hâta de dire sans aucun ménagement :

– Sire, puisque vous le voulez, mon maître fut le comte deCagliostro.

– Oh ! s’écria Louis en rougissant, cetempirique !

– Cet empirique… oui, Sire, dit Gilbert. Votre Majesté n’ignorepas que le mot dont elle vient de se servir est un des plus noblesdont on se serve dans la science. Empirique veut direl’homme qui essaie. Essayer toujours, Sire, pour unpenseur, pour un praticien, pour un homme enfin, c’est faire toutce que Dieu a permis aux mortels de faire de plus grand et de plusbeau. Que l’homme essaie toute sa vie, et sa vie est remplie.

– Ah ! monsieur, ce Cagliostro que vous défendez, dit LouisXVI, était un grand ennemi des rois.

Gilbert se rappela l’affaire du collier :

– N’est-ce pas plutôt des reines que Votre Majesté veutdire ?

Louis tressaillit sous l’aiguillon.

– Oui, dit-il ; il a tenu dans toute l’affaire du princeLouis de Rohan une conduite plus qu’équivoque.

– Sire, là comme ailleurs, Cagliostro accomplissait la missionhumaine : il essayait pour lui. En science, en morale, enpolitique, il n’y a ni bien ni mal, il n’y a que des phénomènesconstatés, des faits acquis. Néanmoins, je vous l’abandonne Sire.Je le répète, l’homme peut avoir mérité souvent le blâme –peut-être un jour ce blâme lui-même sera-t-il un éloge ; lapostérité revoit les jugements des hommes – mais je n’ai pas étudiésous l’homme, Sire, j’ai étudié sous le philosophe, sous lesavant.

– Bien, bien, dit le roi qui sentait encore saigner la doubleplaie de son orgueil et de son cœur, bien. Nous oublions madame lacomtesse, et peut-être qu’elle souffre.

– Je vais la réveiller, Sire, si Votre Majesté le désire ;mais j’aurais voulu cependant que la cassette n’arrivât ici quependant son sommeil.

– Pourquoi ?

– Pour lui épargner une trop dure leçon.

– Voici justement que l’on vient, dit le roi. Attendez.

En effet, l’ordre du roi avait été ponctuellement exécuté ;la cassette trouvée à l’hôtel de Charny, entre les mains del’exempt Pas-de-Loup, venait d’apparaître dans le cabinet royalsous les yeux même de la comtesse qui ne la voyait pas.

Le roi fit un signe de satisfaction à l’officier qui rapportaitla cassette : l’officier sortit.

– Eh bien ! dit Louis XVI.

– Eh bien ! Sire, voilà bien la cassette qui m’avait étéenlevée.

– Ouvrez-la, fit le roi.

– Sire, je le veux bien, si Votre Majesté le désire. Je doisseulement prévenir Votre Majesté d’une chose.

– De laquelle ?

– Sire, comme je l’ai dit à Votre Majesté, cette cassetterenferme seulement des papiers bien aisés à lire, à prendre, etdesquels dépend l’honneur d’une femme.

– Et cette femme est la comtesse ?

– Oui, Sire ; cet honneur ne périclitera point pour êtretombé dans la conscience de Votre Majesté. Ouvrez, Sire, ditGilbert en s’approchant du coffret et en présentant la clef auroi.

– Monsieur, répliqua froidement Louis XVI, emportez cettecassette, elle est à vous.

– Merci, Sire, et que ferons-nous de la comtesse ?

– Oh ! ne la réveillez point ici, surtout. Je veux éviterles surprises, les douleurs.

– Sire, dit Gilbert, madame la comtesse ne se réveillera qu’àl’endroit où vous jugerez à propos de la faire porter.

– Soit ! chez la reine, alors.

Louis sonna. Un officier entra.

– Monsieur le capitaine, dit-il, madame la comtesse vient des’évanouir ici, en apprenant les nouvelles de Paris. Faites-laporter chez la reine.

– Combien de temps faut-il pour opérer ce transport ?demanda Gilbert au roi.

– Mais dix minutes à peu près, répondit celui-ci.

Gilbert étendit la main sur la comtesse.

– Vous vous éveillerez dans un quart d’heure, dit-il.

Deux soldats, sur l’ordre de l’officier, entrèrent, quil’enlevèrent sur deux fauteuils.

– Maintenant, monsieur Gilbert, que désirez-vous encore ?demanda le roi.

– Sire, une faveur qui me rapproche de Votre Majesté, et qui meprocure en même temps l’occasion de lui être utile.

Le roi chercha.

– Expliquez-vous, dit-il.

– Je voudrais être médecin par quartier du roi, ditGilbert ; je ne ferai ombrage à personne : c’est un posted’honneur, mais plutôt de confiance que d’éclat.

– Accordé, dit le roi. Adieu, monsieur Gilbert. Ah ! àpropos, mille tendresses à Necker. Adieu.

Puis, en sortant :

– Mon souper ! cria Louis, à qui nul événement ne pouvaitfaire oublier son souper.

Chapitre 25Chez la reine

Tandis que le roi apprenait à combattre philosophiquement laRévolution, en faisant un cours de sciences occultes, la reine,philosophe bien autrement solide et profond, avait rassemblé autourd’elle, dans son grand cabinet, tous ceux que l’on appelait sesfidèles, sans doute parce qu’il n’avait encore été donné à aucund’eux de prouver ou d’essayer sa fidélité.

Chez la reine aussi, la terrible journée avait été racontée danstous ses détails.

Elle avait même été la première instruite, car la sachantintrépide, on n’avait point fait de difficulté de la prévenir dudanger.

Autour de la reine, on voyait des généraux, des courtisans, desprêtres et des femmes.

Aux portes, et derrière les tapisseries pendues devant cesportes, se tenaient des groupes de jeunes officiers, pleins decourage et d’ardeur, qui voyaient dans toutes ces révoltes uneoccasion longtemps attendue de faire, comme dans un tournoi, debelles armes devant les dames.

Tous, familiers et serviteurs dévoués à la monarchie, avaientécouté avec attention les nouvelles de Paris racontées par M. deLambesc, qui ayant assisté aux événements, était accouru àVersailles avec son régiment encore tout poudreux du sable desTuileries, donner la réalité comme consolation à ces gens effarésdont quelques-uns, si grand qu’il fût, s’exagéraient encore leurmalheur.

La reine était assise à une table.

Ce n’était plus la douce et belle fiancée, ange protecteur de laFrance, que nous avons vue apparaître au seuil de cette histoire,franchissant la frontière du nord une branche d’olivier à la main.Ce n’était même plus cette belle et gracieuse princesse que nousavons vue entrer un soir, avec la princesse de Lamballe, dans lamystérieuse demeure de Mesmer, et s’asseoir rieuse et incrédule,auprès du baquet symbolique auquel elle venait demander unerévélation de l’avenir.

Non ! c’était la reine hautaine et résolue, au sourcilfroncé, à la lèvre dédaigneuse ; c’était la femme dont le cœuravait laissé échapper une portion de son amour, pour recevoir, enplace de ce doux et vivifiant sentiment, les premières gouttes d’unfiel qui devait aller au sang en coulant sans cesse.

C’était enfin la femme du troisième portrait de la galerie deVersailles, c’est-à-dire non plus Marie-Antoinette, non plus lareine de France, mais celle qu’on commençait à ne plus désigner quesous le nom de l’Autrichienne.

Derrière elle était, à demi couchée dans l’ombre, une jeunefemme immobile, la tête renversée en arrière, sur le coussin d’unsofa, et la main appuyée sur son front.

C’était madame de Polignac.

En apercevant M. de Lambesc, la reine avait fait un de cesgestes de joie désespérée qui veulent dire : « Enfin,nous allons donc tout savoir. »

M. de Lambesc s’était incliné avec un signe qui demandait pardonà la fois pour ses bottes souillées, pour son habit poudreux etpour son sabre faussé, qui n’avait pu rentrer entièrement dans lefourreau.

– Eh bien ! monsieur de Lambesc, dit la reine, vous arrivezde Paris ?

– Oui, Votre Majesté.

– Que fait le peuple ?

– Il tue et brûle.

– Par vertige ou par haine ?

– Mais non, par férocité.

La reine réfléchit, comme si elle eût été disposée à partagerson avis sur le peuple. Puis secouant la tête :

– Non, prince, dit-elle, le peuple n’est pas féroce, sans raisondu moins. Ne me cachez donc rien. Est-ce du délire ? Est-ce dela haine ?

– Eh bien ! je crois que c’est une haine poussée jusqu’audélire, madame.

– Haine de qui ? Ah ! voilà que vous hésitez encore,prince ; prenez garde, si vous racontez de la sorte, au lieude m’adresser à vous, comme je le fais, j’enverrai un de mespiqueurs à Paris ; il lui faudra une heure pour aller, uneheure pour s’informer, une heure pour revenir, et dans troisheures, cet homme me racontera les événements, purement etnaïvement comme un héraut d’Homère.

M. de Dreux-Brézé s’avança le sourire sur les lèvres.

– Mais, madame, dit-il, que vous importe la haine du peuple.Cela ne doit vous regarder en rien. Le peuple peut tout haïr,excepté vous.

La reine ne releva même pas la flatterie.

– Allons ! allons ! prince, dit-elle à M. de Lambesc,parlez.

– Eh bien ! oui, madame, le peuple agit en haine.

– De moi !

– De tout ce qui le domine.

– À la bonne heure ! voilà la vérité ! je lasens ! fit résolument la reine.

– Je suis soldat, Votre Majesté, fit le prince.

– Bien ! bien ! parlez-nous donc en soldat. Voyons,que faut-il faire ?

– Rien ! madame.

– Comment ! rien, s’écria la reine, profitant du murmuresoulevé par ces paroles parmi les habits brodés et les épées d’orde sa compagnie ; rien ! Vous, un prince lorrain, vousvenez dire cela à la reine de France au moment où le peuple, devotre aveu, tue et brûle : vous venez dire qu’il n’y a rien àfaire !

Un nouveau murmure, mais approbateur cette fois, accueillit lesparoles de Marie-Antoinette.

Elle se retourna, embrassa du regard tout le cercle quil’enveloppait, et, parmi tous ces yeux flamboyants, chercha ceuxqui lançaient le plus de flammes, croyant y lire le plus defidélité.

– Rien ! reprit le prince, parce qu’en laissant le Parisiense calmer, et il se calmera – il n’est belliqueux que lorsqu’onl’exaspère. Pourquoi lui donner les honneurs d’une lutte et risquerla chance d’un combat ? Tenons-nous tranquilles, et dans troisjours il ne sera plus question de rien dans Paris.

– Mais la Bastille, monsieur ?

– La Bastille ! on en fermera les portes, et ceux quil’auront prise seront pris, voilà tout.

Quelques frémissements de rire se firent entendre parmi legroupe silencieux.

La reine reprit :

– Prenez garde, prince, voilà que maintenant vous me rassureztrop.

Et, pensive, le menton appuyé dans la paume de sa main, ellealla trouver madame de Polignac qui, pâle et triste, semblaitabsorbée en elle-même.

La comtesse avait écouté toutes ces nouvelles avec un effroivisible ; elle ne sourit que lorsque la reine s’arrêta en faced’elle, lui sourit, et encore ce sourire était-il pâle et décolorécomme une fleur mourante.

– Eh bien ! comtesse, demanda la reine ; quedites-vous de tout ceci ?

– Hélas ! rien, répliqua-t-elle.

– Comment, rien ?

– Non.

Et elle secoua la tête avec une expression d’indicibledécouragement.

– Allons, allons, dit tout bas la reine en se penchant àl’oreille de la comtesse, l’amie Diane est une peureuse.

Puis tout haut :

– Mais où est donc madame de Charny, l’intrépide ? Nousavons besoin d’elle pour nous rassurer, ce me semble.

– La comtesse allait sortir, dit madame de Misery, quand on l’aappelée chez le roi.

– Ah ! chez le roi, répondit distraitementMarie-Antoinette.

Et alors seulement la reine s’aperçut du silence étrange quis’était fait autour d’elle.

C’est que ces événements inouïs, incroyables, dont les nouvellesétaient successivement parvenues jusqu’à Versailles comme des coupsredoublés, avaient terrassé les cœurs les plus fermes, plus encorepeut-être par l’étonnement que par la crainte.

La reine comprit qu’il était important de relever tous cesesprits abattus.

– Personne ne me donne donc un conseil ? dit-elle.Soit ! je prendrai conseil de moi-même.

Chacun se rapprocha de Marie-Antoinette.

– Le peuple, dit-elle, n’est point méchant, il n’est qu’égaré.Il nous hait parce qu’il ne nous connaît pas, rapprochons-nous delui.

– Pour le punir alors, dit une voix, car il a douté de sesmaîtres, et c’est un crime.

La reine regarda du côté d’où venait la voix, et reconnut M. deBesenval.

– Oh ! c’est vous, monsieur le baron, dit-elle, venez-vousnous donner quelque bon avis ?

– L’avis est donné, madame, dit Besenval en s’inclinant.

– Soit, dit la reine, le roi punira, mais comme un bon père.

– Qui aime bien châtie bien, dit le baron.

Puis, se retournant du côté de M. de Lambesc.

– N’êtes-vous point de mon avis, prince ? Le peuple acommis des assassinats…

– Qu’il appelle, hélas ! des représailles, dit sourdementune voix douce et pleine de fraîcheur, au son de laquelle la reinese retourna.

– Vous avez raison, princesse ; et c’est justement en celaque consiste son erreur, ma chère Lamballe ; aussi serons-nousindulgents.

– Mais, répliqua la princesse avec sa voix timide, avant de sedemander si l’on doit punir, il faudrait se demander, je crois, sil’on pourra vaincre.

Un cri général éclata, cri de protestation contre la vérité quivenait de sortir de cette noble bouche.

– Vaincre ! Et les Suisses ? dit l’un.

– Et les Allemands ? dit l’autre.

– Et les gardes du corps ? dit un troisième.

– On doute de l’armée et de la noblesse ! s’écria un jeunehomme portant l’uniforme de lieutenant aux hussards de Bercheny.Avons-nous donc mérité cette honte ? Songez, madame, que dèsdemain, s’il le veut, le roi peut mettre en ligne quarante millehommes, jeter ces quarante mille hommes dans Paris, et détruireParis. Songez que quarante mille hommes de troupes dévouées valentun demi-million de Parisiens révoltés.

Le jeune homme, qui venait de parler ainsi, avait encore sansdoute bon nombre de bonnes raisons pareilles à donner, mais ils’arrêta court en voyant les yeux de la reine se fixer surlui ; il avait parlé du sein d’un groupe d’officiers, et sonzèle l’avait entraîné plus loin que ne le permettaient son grade etles convenances.

Il s’arrêta donc, comme nous l’avons dit, tout honteux del’effet qu’il avait produit.

Mais il était trop tard, la reine avait déjà saisi ses parolesau passage.

– Vous connaissez la situation, monsieur ? dit-elle avecbonté.

– Oui, Votre Majesté, dit le jeune homme en rougissant ;j’étais aux Champs-Élysées.

– Alors, ne craignez pas de parler, venez, monsieur.

Le jeune homme sortit tout en rougissant des rangs quis’ouvrirent, et s’avança vers la reine.

Du même mouvement le prince de Lambesc et M. de Besenval sereculèrent comme s’ils eussent regardé au-dessous de leur dignitéd’assister à cette espèce de conseil.

La reine ne fit point ou ne parut point faire attention à cetteretraite.

– Vous dites, monsieur, que le roi a quarante millehommes ? demanda-t-elle.

– Oui, Votre Majesté.

– Autour de Paris ?

– À Saint-Denis, à Saint-Mandé, à Montmartre et à Grenelle.

– Des détails, monsieur, des détails, s’écria la reine.

– Madame, MM. de Lambesc et de Besenval vous les dirontinfiniment mieux que moi.

– Continuez, monsieur. Il me plaît d’entendre ces détails devotre bouche. Sous les ordres de qui sont ces quarante millehommes ?

– Mais, d’abord, sous les ordres de MM. de Besenval et deLambesc ; puis sous ceux de M. le prince de Condé, de M. deNarbonne-Fritzlar et de M. de Salkenaym.

– Est-ce vrai, prince ? demanda la reine en se retournantvers M. de Lambesc.

– Oui, Votre Majesté, répondit le prince en s’inclinant.

– Sur Montmartre, dit le jeune homme, se trouve tout un parcd’artillerie ; en six heures tout le quartier qui domineMontmartre peut être réduit en cendres. Que Montmartre donne lesignal du feu ; que Vincennes lui réponde ; que dix millehommes se présentent par les Champs-Élysées, dix mille autres parla barrière d’Enfer, dix mille autres par la rue Saint-Martin, dixmille autres par la Bastille ; que Paris entende la fusilladeaux quatre points cardinaux, et Paris ne tiendra pas vingt-quatreheures.

– Ah ! voilà cependant quelqu’un qui s’expliquefranchement ; voici un plan précis. Qu’en dites-vous, monsieurde Lambesc ?

– J’en dis, répondit dédaigneusement le prince, que M. lelieutenant des hussards est un général parfait.

– C’est au moins, dit la reine, qui voyait le jeune officierpâlir de colère, c’est au moins un soldat qui ne désespèrepoint.

– Merci, madame, dit le jeune officier en s’inclinant. Je nesais ce que décidera Sa Majesté, mais je la supplie de me compterau nombre de ceux qui sont prêts à mourir pour elle, et en cela jene fais, je la prie de le croire, que ce que quarante mille soldatssont prêts à faire, sans compter nos chefs.

Et à ces derniers mots le jeune homme salua courtoisement leprince qui l’avait presque insulté.

Cette courtoisie frappa la reine plus encore que la protestationde dévouement qui l’avait précédée.

– Comment vous nommez-vous, monsieur ? demanda-t-elle aujeune officier.

– Le baron de Charny, madame, répondit-il en s’inclinant.

– Charny ! s’écria Marie-Antoinette en rougissant malgréelle ; êtes-vous donc parent du comte de Charny ?

– Je suis son frère, madame.

Et le jeune homme s’inclina gracieusement plus bas qu’il nel’avait fait encore.

– J’aurais dû, dit la reine, reprenant le dessus sur son troubleet jetant un regard assuré autour d’elle, j’aurais dû, aux premiersmots que vous avez prononcés, reconnaître un de mes plus fidèlesserviteurs. Merci, baron ; comment se fait-il que je vous voieà la cour pour la première fois ?

– Madame, mon frère aîné, qui remplace notre père, m’a ordonnéde rester au régiment, et, depuis sept ans que j’ai l’honneur deservir dans les armées du roi, je ne suis venu que deux fois àVersailles.

La reine attacha un long regard sur le visage du jeunehomme.

– Vous ressemblez à votre frère, dit-elle. Je le gronderaid’avoir attendu que vous vous présentiez de vous-même à lacour.

Et la reine se retourna vers la comtesse, son amie, que toutecette scène n’avait pas tirée de son immobilité.

Mais il n’en était pas de même du reste de l’assemblée. Lesofficiers, électrisés par l’accueil que la reine venait de faire aujeune homme, exagéraient à qui mieux mieux l’enthousiasme pour lacause royale, et l’on entendait dans chaque groupe éclater lesexpressions d’un héroïsme capable de dompter la France entière.

Marie-Antoinette mit à profit ces dispositions qui flattaientévidemment sa secrète pensée.

Elle aimait mieux lutter que subir ; mourir que céder.Aussi dès les premières nouvelles apportées de Paris, avait-elleconclu à une résistance opiniâtre contre cet esprit de rébellionqui menaçait d’engloutir toutes les prérogatives de la sociétéfrançaise.

S’il est une force aveugle, une force insensée, c’est celle deschiffres et celle des espérances.

Un chiffre après lequel s’agglomèrent des zéros, dépasse bientôttoutes les ressources de l’univers.

Il en est de même des vœux d’un conspirateur ou d’undespote : sur les enthousiasmes basés eux-mêmes surd’imperceptibles espérances, s’échafaudent des pensées gigantesquesplus vite évaporées par un souffle qu’elles n’avaient mis de tempsà se gonfler et à se condenser en brouillard.

Sur ces quelques mots prononcés par le baron de Charny, sur lehourra d’enthousiasme poussé par les assistants, Marie-Antoinettese vit en perspective à la tête d’une puissante armée ; elleentendait rouler ses canons inoffensifs, et se réjouissait del’effroi qu’ils devaient inspirer aux Parisiens, comme d’unevictoire décisive.

Autour d’elle, hommes et femmes, ivres de jeunesse, de confianceet d’amour, énuméraient ces brillants hussards, ces lourds dragons,ces Suisses terribles, ces canonniers bruyants, et riaient de cesgrossières piques emmanchées de bois brut, sans penser qu’au boutde ces armes viles devaient se dresser les plus nobles têtes de laFrance.

– Moi, murmura la princesse de Lamballe, j’ai plus peur d’unepique que d’un fusil.

– Parce que c’est plus laid, ma chère Thérèse, répliqua en riantla reine. Mais, en tout cas, rassure-toi. Nos piquiers parisiens nevalent pas les fameux piquiers suisses de Morat, et les Suissesaujourd’hui ont plus que des piques, ils ont de bons mousquets dontils tirent fort juste, Dieu merci !

– Oh ! quant à cela, j’en réponds, dit M. de Besenval.

La reine se retourna encore une fois vers madame de Polignacpour voir si toutes ses assurances lui rendraient satranquillité ; mais la comtesse paraissait plus pale et plustremblante que jamais.

La reine, dont la tendresse extrême faisait souvent à cette amiele sacrifice de la dignité royale, sollicita vainement une plusriante physionomie.

La jeune femme demeura sombre, et paraissait absorbée dans lesplus douloureuses pensées.

Mais ce découragement n’avait d’autre influence que d’attristerla reine. L’enthousiasme se maintenait au même diapason parmi lesjeunes officiers, et tous ensemble, en dehors des chefs principaux,réunis autour de leur camarade, le baron de Charny, ils dressaientleur plan de bataille.

Au milieu de cette animation fébrile, le roi entra seul, sanshuissiers, sans ordres, et souriant.

La reine, toute brûlante des émotions qu’elle venait de souleverautour d’elle, s’élança au-devant de lui.

À l’aspect du roi, toute conversation avait cessé et le silencele plus profond s’était fait ; chacun attendait un mot dumaître, un de ces mots qui électrisent et subjuguent.

Quand les vapeurs sont suffisamment chargées de l’électricité,le moindre choc, on le sait, détermine l’étincelle.

Aux yeux des courtisans, le roi et la reine, marchant au-devantl’un de l’autre, étaient les deux puissances électriques d’oùdevait jaillir la foudre.

On écoutait, on frémissait, on aspirait les premières parolesqui devaient sortir de la bouche royale.

– Madame, dit Louis XVI, au milieu de tous ces événements on aoublié de me servir mon souper chez moi ; faites-moi leplaisir de me donner à souper ici.

– Ici ! s’écria la reine stupéfaite.

– Si vous le voulez bien ?

– Mais… Sire…

– Vous causiez, c’est vrai. Eh bien ! mais en soupant jecauserai.

Ce simple mot, souper, avait glacé tous les enthousiasmes. Mais,à ces dernières paroles : en soupant nous causerons, la jeunereine elle-même ne put croire que tant de calme ne cachât pas unpeu d’héroïsme.

Le roi voulait sans doute, par sa tranquillité, imposer à toutesles terreurs de la circonstance.

Oh ! oui. La fille de Marie-Thérèse ne pouvait croire, dansun pareil moment, que le fils de saint Louis demeurât soumis auxbesoins matériels de la vie ordinaire.

Marie-Antoinette se trompait. Le roi avait faim, voilà tout.

Chapitre 26Comment le roi soupa le 14 juillet 1789

Sur un mot de Marie-Antoinette, le roi fut servi sur une petitetable, dans le cabinet même de la reine.

Mais il arriva alors tout le contraire de ce qu’espérait laprincesse. Louis XVI fit faire silence, mais ce fut seulement pourn’être point distrait de son souper.

Tandis que Marie-Antoinette s’efforçait de réchaufferl’enthousiasme, le roi dévorait.

Les officiers ne trouvèrent point cette séance gastronomiquedigne d’un descendant de saint Louis, et formèrent des groupes dontles intentions n’étaient peut-être pas aussi respectueuses que lescirconstances le commandaient.

La reine rougit, son impatience se décelait dans tous sesmouvements. Cette nature fine, aristocratique, nerveuse, ne pouvaitcomprendre cette domination de la matière sur l’esprit. Elle serapprocha du roi pour ramener à la table ceux qui s’enéloignaient.

– Sire, dit-elle, n’avez-vous pas des ordres à donner ?

– Ah ! ah ! dit le roi la bouche pleine, quels ordres,madame ? Voyons, serez-vous notre égérie en ce momentdifficile ?

Et, tout en disant ces mots, il attaqua bravement un perdreautruffé.

– Sire, dit la reine, Numa était un roi pacifique. Or,aujourd’hui, on pense généralement que c’est un roi belliqueux dontnous avons besoin, et que si Votre Majesté doit se modeler surl’antiquité, ne pouvant pas être Tarquin, il faut qu’elle soitRomulus.

Le roi sourit avec une tranquillité qui tenait presque de labéatitude.

– Est-ce que ces messieurs sont belliqueux aussi ?demanda-t-il.

Et il se retourna vers le groupe d’officiers, et son œil, animépar la chaleur du repas, parut aux assistants resplendissant decourage.

– Oui, Sire ! crièrent-ils tous d’une voix, laguerre ! nous ne demandons que la guerre !

– Messieurs, messieurs ! dit le roi, vous me faites, envérité, le plus grand plaisir, en me prouvant que, dans l’occasion,je pourrais compter sur vous. Mais j’ai, pour le moment, un conseilet un estomac : le premier me conseillera ce que je doisfaire, le second me conseille ce que je fais.

Et il se mit à rire, en tendant, à l’officier qui le servait,son assiette pleine de débris pour en prendre une blanche.

Un murmure de stupeur et de colère passa comme un frisson danscette foule de gentilshommes qui, sur un signe du roi, eussentrépandu tout leur sang.

La reine se détourna et frappa du pied.

Le prince de Lambesc vint à elle.

– Voyez-vous, madame, dit-il, Sa Majesté pense sans doute commemoi que mieux vaut attendre. C’est de la prudence, et quoique ce nesoit pas la mienne, malheureusement la prudence est une vertunécessaire par le temps où nous vivons.

– Oui, monsieur, oui, c’est une vertu fort nécessaire, dit lareine en se mordant les lèvres jusqu’au sang.

Et triste jusqu’à la mort, elle alla s’adosser à la cheminée,l’œil perdu dans la nuit, l’âme noyée dans le désespoir.

Cette double disposition du roi et de la reine frappa tout lemonde. La reine retenait ses larmes à grand-peine. Le roicontinuait de souper avec cet appétit proverbial de la famille desBourbons.

Aussi, peu à peu le vide se fit dans la salle. Les groupes sefondirent comme, aux rayons du soleil, fond la neige dans lesjardins, la neige sous laquelle alors paraît de place en place laterre noire et désolée.

La reine, en voyant s’évanouir ce groupe belliqueux sur lequelelle avait si fort compté, la reine crut voir se dissiper toute sapuissance, ainsi que jadis avaient fondu sous le souffle duSeigneur ces vastes armées d’Assyriens ou d’Amalécites, qu’une nuitou qu’une mer engloutissaient à jamais dans leurs abîmes.

Elle fut réveillée de cette espèce de torpeur par la douce voixde la comtesse Jules, qui s’approchait d’elle avec madame Diane dePolignac, sa belle-sœur.

Au son de cette voix, l’avenir proscrit, le doux avenir,reparut, avec ses fleurs et ses palmes, dans le cœur de cette femmeorgueilleuse : une amie sincère et véritablement dévouéevalait plus que dix royaumes.

– Oh ! toi, toi, murmura-t-elle en serrant la comtesseJules dans ses bras ; il me reste donc une amie.

Et les larmes, longtemps retenues dans ses yeux, s’échappèrentde ses paupières, roulèrent le long de ses joues, et inondèrent sapoitrine ; mais, au lieu d’être amères, ces larmes étaientdouces ; au lieu de l’oppresser, elles dégonflaient sonsein.

Il se fit un instant de silence pendant lequel la reinecontinuait de tenir la comtesse entre ses bras.

Ce fut la duchesse qui, tout en tenant sa belle-sœur par lamain, rompit le silence.

– Madame, dit-elle d’une voix si timide qu’elle était presquehonteuse, je ne crois pas que Votre Majesté blâme le projet que jevais lui soumettre.

– Quel projet ? demanda la reine attentive ; parlez,duchesse, parlez.

Et tout en s’apprêtant à écouter la duchesse Diane, la reines’appuya sur l’épaule de sa favorite, la comtesse.

– Madame, continua la duchesse, l’opinion que je vais émettrevient d’une personne dont l’autorité ne sera point suspecte à VotreMajesté, elle vient de Son Altesse royale Madame Adélaïde, tante duroi.

– Que de préambules, chère duchesse, dit gaiement lareine ; voyons, au fait !

– Madame, les circonstances sont tristes. On a beaucoup exagéréla faveur dont jouit notre famille près de Votre Majesté. Lacalomnie souille l’auguste amitié que vous daignez nous accorder enéchange de notre respectueux dévouement.

– Eh bien ! duchesse, dit la reine avec un commencementd’étonnement, est-ce que vous ne trouvez point que j’aie été assezbrave ? Est-ce que contre l’opinion, contre la cour, contre lepeuple, contre le roi lui-même, est-ce que je n’ai point soutenuvaillamment mes amitiés ?

– Oh ! madame, au contraire, et Votre Majesté a sinoblement soutenu ses amis qu’elle a opposé sa poitrine à tous lescoups, en sorte qu’aujourd’hui que le péril est grand, terriblemême, les amis si noblement défendus par Votre Majesté seraient deslâches et des mauvais serviteurs, s’ils ne rendaient pas lapareille à leur reine.

– Ah ! c’est bien, c’est beau ! fit Marie-Antoinetteavec enthousiasme en embrassant la comtesse, qu’elle tenaittoujours serrée contre sa poitrine, et en serrant la main de madamede Polignac.

Mais toutes deux pâlirent au lieu de relever fièrement la têtesous cette caresse de leur souveraine.

Madame Jules de Polignac fit un mouvement pour se dégager desbras de la reine, mais celle-ci la retint malgré elle sur soncœur.

– Mais, balbutia madame Diane de Polignac, Votre Majesté necomprend peut-être pas bien ce que nous avons l’honneur de luiannoncer : pour détourner les coups qui menacent son trône, sapersonne, peut-être à cause de l’amitié dont elle nous honore, ilest un moyen douloureux, un sacrifice amer à nos cœurs, mais nousle devons subir, il nous est commandé par la nécessité.

À ces mots, ce fut au tour de la reine à pâlir, car elle nesentait plus l’amitié vaillante et fidèle, mais la peur, sous cetexorde et sous le voile de cette réserve timide.

– Voyons, dit-elle, parlez. Parlez, duchesse, quel est cesacrifice ?

– Oh ! le sacrifice est tout entier pour nous, madame,répondit celle-ci. Nous sommes, Dieu sait pourquoi, exécrées enFrance ; en dégageant votre trône, nous lui rendrons toutl’éclat, toute la chaleur de l’amour du peuple, amour éteint ouintercepté par notre présence.

– Vous éloigner ? s’écria la reine avec explosion ;qui a dit cela ? qui a demandé cela ?

Et elle regarda éperdue, et en la repoussant doucement de lamain, la comtesse Jules qui baissait la tête.

– Pas moi, dit la comtesse Jules ; moi, au contraire, jedemande à rester.

Mais ces paroles étaient prononcées d’un ton qui voulaitdire : « Ordonnez-moi de partir, madame, et jepartirai. »

Ô sainte amitié, sainte chaîne qui peut faire d’une reine etd’une servante deux cœurs indissolublement unis ! Ô sainteamitié ! qui fait plus d’héroïsme que l’amour, que l’ambition,ces nobles maladies du cœur humain ! Cette reine brisa tout àcoup l’autel adoré qu’elle t’avait élevé dans son cœur ; ellen’eut besoin que d’un regard, d’un seul, pour voir ce que depuisdix ans elle n’avait pas aperçu : froideur et calcul,excusables, justifiables, légitimes peut-être ; mais quelquechose excuse-t-il, justifie-t-il, légitime-t-il l’abandon aux yeuxde celui des deux qui aime encore, lorsque l’autre cessed’aimer ?

Marie-Antoinette ne se vengea de la douleur qu’elle éprouvaitque par le regard glacé dont elle enveloppa son amie.

– Ah ! duchesse Diane, voilà votre avis ! dit-elle enétreignant sa poitrine avec sa main fiévreuse.

– Hélas ! madame, répondit celle-ci, ce n’est point monchoix ; ce n’est point ma volonté qui me dicte ce que j’ai àfaire, c’est l’ordre du Destin.

– Oui, duchesse, fit Marie-Antoinette.

Et se retournant vers la comtesse Jules :

– Et vous, comtesse, vous dites donc ?

La comtesse répondit par une larme brûlante comme un remords,mais toute sa force s’était épuisée dans l’effort qu’elle avaitfait.

– Bien, dit la reine, bien ; il m’est doux de voir combienje suis aimée. Merci, ma comtesse ; oui, vous courez ici desdangers ; oui, la rage de ce peuple ne connaît plus defrein ; oui, vous avez toutes raison, et moi seule j’étaisfolle. Vous demandez à rester, c’est du dévouement ; mais jen’accepte pas ce dévouement.

La comtesse Jules leva ses beaux yeux sur la reine. Mais lareine, au lieu d’y lire le dévouement de l’amie, n’y lut que lafaiblesse de la femme.

– Ainsi, duchesse, reprit la reine, vous êtes décidée à partir,vous ?

Et elle appuya sur ce mot vous.

– Oui, Votre Majesté.

– Sans doute pour quelqu’une de vos terres… éloignée… fortéloignée…

– Madame, pour partir, pour vous quitter, cinquante lieues sontaussi douloureuses à franchir que cent cinquante.

– Mais vous allez donc à l’étranger ?

– Hélas ! oui, madame.

Un soupir déchira le cœur de la reine, mais ne sortit pas de seslèvres.

– Et où allez-vous ?

– Sur les bords du Rhin, madame.

– Bien. Vous parlez allemand, comtesse, dit la reine avec unsourire d’une indéfinissable tristesse, et c’est moi qui vous l’aiappris. L’amitié de votre reine vous aura, du moins, servi à cela,et j’en suis heureuse.

Se retournant alors vers la comtesse Jules :

– Je ne veux pas vous séparer, ma chère duchesse, dit-elle. Vousdésirez rester, et j’apprécie ce désir. Mais, moi, moi qui crainspour vous, je veux que vous partiez, je vous ordonne departir !

Et elle s’arrêta en cet endroit, étouffée par des émotions que,malgré son héroïsme, elle n’eût peut-être pas eu la force decontenir, si tout à coup la voix du roi, qui n’avait pris aucunepart à tout ce que nous venons de raconter, n’avait retenti à sonoreille.

Sa Majesté en était au dessert.

– Madame, disait le roi, il y a quelqu’un chez vous ; onvous avertit.

– Mais, Sire, s’écria la reine, abjurant tout autre sentimentque celui de la dignité royale, d’abord vous avez des ordres àdonner. Voyez, il n’est resté ici que trois personnes ; maisce sont celles à qui vous avez affaire : M. de Lambesc, M. deBesenval et M. de Broglie. Des ordres, Sire, des ordres !

Le roi leva un œil alourdi, hésitant.

– Que pensez-vous de tout cela, monsieur de Broglie ?dit-il.

– Sire, répondit le vieux maréchal, si vous éloignez votre arméede la présence des Parisiens, on dira que les Parisiens l’ontbattue. Si vous les laissez en présence, il faut que votre arméeles batte.

– Bien dit ! s’écria la reine en serrant la main dumaréchal.

– Bien dit ! fit M. de Besenval.

Le prince de Lambesc seul se contenta de secouer la tête.

– Eh bien ! après ? dit le roi.

– Commandez : « Marche ! » dit le vieuxmaréchal.

– Oui… marche ! s’écria la reine.

– Allons ! puisque vous le voulez tous : marche !dit le roi.

En ce moment, on remit à la reine un billet qui contenait ce quisuit :

« Au nom du ciel ! madame, pas de précipitation !J’attends une audience de Votre Majesté. »

– Son écriture ! murmura la reine.

Puis se retournant :

– Est-ce que M. de Charny est chez moi ?demanda-t-elle.

– Il arrive tout poudreux, et je crois même tout sanglant,répondit la confidente.

– Un moment, messieurs, fit la reine à M. de Besenval et à M. deBroglie ; attendez-moi ici, je reviens.

Et elle passa chez elle en toute hâte.

Le roi n’avait pas remué la tête.

Chapitre 27Olivier de Charny

La reine, en entrant dans son boudoir, y trouva celui qui avaitécrit le billet apporté par sa femme de chambre.

C’était un homme de trente-cinq ans, d’une haute taille, d’unvisage accusant la force et la résolution ; son œil gris-bleu,vif et perçant comme celui de l’aigle, son nez droit, son mentonfortement accusé, donnaient à sa physionomie un caractère martial,rehaussé par l’élégance avec laquelle il portait l’habit delieutenant aux gardes du corps.

Ses mains tremblaient encore sous ses manchettes de batistedéchirées et froissées.

Son épée avait été tordue et rentrait mal dans le fourreau.

À l’arrivée de la reine, le personnage marchait précipitammentdans le boudoir, en proie à mille pensées de fièvre etd’agitation.

Marie-Antoinette marcha droit à lui.

– Monsieur de Charny ! s’écria-t-elle ; monsieur deCharny, vous ici !

Et voyant que celui qu’elle interpellait ainsi s’inclinaitrespectueusement, selon l’étiquette, elle fit un signe à la femmede chambre, qui se retira en fermant les portes.

La reine donna à la porte à peine le temps de se fermer, et,saisissant la main de M. de Charny avec force :

– Comte, s’écria-t-elle, pourquoi êtes-vous ici ?

– Parce que j’ai cru que c’était mon devoir d’y venir, madame,dit le comte.

– Non ; votre devoir, c’était de fuir Versailles ;c’était de faire ce qui était convenu ; c’était dem’obéir ; c’était de faire enfin comme tous mes amis… qui onteu peur de ma fortune. Votre devoir, c’est de ne rien sacrifier àmon destin ; votre devoir, c’est de vous éloigner de moi.

– De m’éloigner de vous ! dit-il.

– Oui, de me fuir.

– De vous fuir ! Et qui donc vous fuit, madame ?

– Ceux qui sont sages.

– Je crois être bien sage, madame, et voilà pourquoi je suisvenu à Versailles.

– Et d’où arrivez-vous ?

– De Paris.

– De Paris révolté ?

– De Paris, bouillant, ivre, ensanglanté.

La reine mit ses deux mains sur son visage.

– Oh ! dit-elle, pas un, même vous, ne viendra donc pourm’annoncer une bonne nouvelle.

– Madame, dans les circonstances où nous sommes, demandez à vosmessagers de ne vous annoncer qu’une chose : la vérité.

– Et c’est la vérité que vous venez de me dire ?

– Comme toujours, madame.

– Vous êtes une âme honnête, monsieur, un brave cœur.

– Je suis un sujet fidèle, madame, voilà tout.

– Eh bien ! grâce pour le moment, mon ami, ne me dites pasun mot. Vous arrivez au moment où mon cœur se brise ; mesamis, pour la première fois, m’accablent aujourd’hui avec cettevérité que vous, vous m’avez toujours dite. Oh ! cette vérité,comte, il était impossible de me la taire plus longtemps ;elle éclate dans tout ; dans le ciel qui est rouge, dans l’airqui s’emplit de bruits sinistres, dans la physionomie descourtisans, qui sont pales et sérieux. Non ! non ! comte,pour la première fois de votre vie, ne me dites pas la vérité.

Le comte regarda la reine à son tour.

– Oui, oui, dit-elle, vous qui me savez brave vous vous étonnez,n’est-ce pas ? Oh ! vous n’êtes pas au bout de vossurprises, allez.

M de Charny laissa échapper un geste interrogateur.

– Vous verrez tout à l’heure, dit la reine avec un sourirenerveux.

– Votre Majesté souffre ? demanda le comte.

– Non ! non ! monsieur, venez vous asseoir près demoi, et plus un mot sur toute cette affreuse politique… Tâchez quej’oublie.

Le comte obéit avec un triste sourire.

Marie-Antoinette posa sa main sur son front.

– Votre front brûle, dit-elle.

– Oui, j’ai un volcan dans la tête.

– Votre main est glacée.

Et elle pressa la main du comte entre les deux siennes.

– Mon cœur est touché du froid de la mort, dit-il.

– Pauvre Olivier ! je vous l’avais bien dit, oublions. Jene suis plus reine ; je ne suis plus menacée ; je ne suisplus haïe. Non, je ne suis plus reine. Je suis femme, voilà tout.L’univers, qu’est-ce pour moi ? Un cœur qui m’aime, cela mesuffirait.

Le comte se mit à genoux devant la reine, et lui baisa les piedsavec ce respect que les Égyptiens avaient pour la déesse Isis.

– Oh ! comte, mon seul ami, dit la reine en essayant de lerelever, savez-vous ce que me fait la duchesse Diane ?

– Elle émigre, répondit Charny sans hésiter.

– Il a deviné ! s’écria Marie-Antoinette ; il adeviné ! Hélas ! on pouvait donc deviner cela ?

– Oh ! mon Dieu ! oui, madame, répondit lecomte ; tout peut s’imaginer en ce moment.

– Mais vous et les vôtres, s’écria la reine, pourquoin’émigrez-vous pas, puisque c’est chose si naturelle ?

– Moi, d’abord, madame, je n’émigre point, parce que je suisprofondément dévoué à Votre Majesté, et que je me suis promis, nonpas à elle, mais à moi-même, de ne pas la quitter un seul instantpendant l’orage qui se prépare. Mes frères n’émigreront pas, parceque ma conduite sera l’exemple sur lequel ils régleront laleur ; enfin, madame de Charny n’émigrera pas, parce qu’elleaime sincèrement, je le crois du moins, Votre Majesté.

– Oui, Andrée est un cœur très noble, dit la reine avec unefroideur visible.

– Voilà pourquoi elle ne quittera point Versailles, répondit M.de Charny.

– Alors, je vous aurai toujours près de moi, dit la reine de cemême ton glacial, qui était nuancé, pour ne laisser sentir que sajalousie ou son dédain.

– Votre Majesté m’a fait l’honneur de me nommer lieutenant desgardes, dit le comte de Charny ; mon poste est àVersailles ; je n’eusse point quitté mon poste si VotreMajesté ne m’avait donné la garde des Tuileries. C’est un exilnécessaire, m’a dit la reine, et je suis parti pour cet exil. Or,dans tout cela, Votre Majesté le sait, madame la comtesse de Charnyne m’a pas plus approuvé qu’elle n’a été consultée.

– C’est vrai, répondit la reine toujours glacée.

– Aujourd’hui, continua le comte avec intrépidité, je crois quemon poste n’est plus aux Tuileries, mais à Versailles, Ehbien ! n’en déplaise à la reine, j’ai violé ma consigne,choisissant ainsi mon service, et me voici. Que madame de Charnyait ou n’ait pas peur des événements, qu’elle veuille ou ne veuillepas émigrer, moi je reste auprès de la reine… à moins que la reinene brise mon épée ; auquel cas, n’ayant plus le droit decombattre et de mourir pour elle sur le parquet de Versailles,j’aurai toujours celui de me faire tuer à la porte, sur lepavé.

Le jeune homme prononça si vaillamment, si loyalement ces motssimples et partis du cœur, que la reine tomba du haut de sonorgueil, retraite derrière laquelle elle venait de cacher unsentiment plus humain que royal.

– Comte, dit-elle, ne prononcez jamais ce mot, ne dites pas quevous mourrez pour moi, car, en vérité, je sais que vous le ferezcomme vous le dites.

– Oh ! je le dirai toujours, au contraire ! s’écria M.de Charny. Je le dirai à tous et en tous lieux ; je le diraicomme je le ferai, parce que le temps est venu, j’en ai bien peur,où doivent mourir tous ceux qui ont aimé les rois de la terre.

– Comte ! comte ! qui donc vous donne ce fatalpressentiment ?

– Hélas ! madame, répondit Charny en secouant la tête, moiaussi, à l’époque de cette fatale guerre d’Amérique, j’ai étéatteint comme les autres de cette fièvre d’indépendance qui a courupar toute la société. Moi aussi, j’ai voulu prendre une part activeà l’émancipation des esclaves, comme on disait à cette époque, etje me suis fait recevoir maçon ; je me suis affilié à unesociété secrète, avec les La Fayette, les Lameth. Savez-vous quelétait le but de cette société, madame ? la destruction destrônes. Savez-vous quelle était la devise ? troislettres : L. P. D.

– Et que voulaient dire ces trois lettres ?

– Lilia pedibus destrue : Foulez aux pieds leslis.

– Alors, qu’avez-vous fait ?

– Je me suis retiré avec honneur ; mais, pour un qui seretirait, vingt se faisaient recevoir. Eh bien ! ce qui arriveaujourd’hui, madame, c’est le prologue du grand drame qui seprépare en silence et dans la nuit depuis vingt ans ; à latête des hommes qui remuent Paris, qui gouvernent l’Hôtel de Ville,qui occupent le Palais-Royal, qui ont pris la Bastille, j’aireconnu les figures de mes anciens frères les affiliés. Ne vous ytrompez pas, madame, tous ces accidents qui viennent des’accomplir, ce ne sont point des accidents du hasard : cesont des soulèvements préparés de longue main.

– Oh ! vous croyez ! vous croyez, mon ami !s’écria la reine en fondant en larmes.

– Ne pleurez pas, madame, comprenez, dit le comte.

– Que je comprenne ? que je comprenne ? continuaMarie-Antoinette ; que moi la reine, que moi la maîtresse néede vingt-cinq millions d’hommes, que je comprenne, quand cesvingt-cinq millions de sujets faits pour m’obéir, se révoltent etme tuent mes amis ! Non, jamais je ne comprendrai cela.

– Il faut cependant bien que vous le compreniez, madame ;car à ces sujets, à ces hommes nés pour vous obéir, du moment oùcette obéissance leur pèse, vous êtes devenue une ennemie, et enattendant qu’ils aient la force de vous dévorer, ce à quoi ilsaiguisent leurs dents affamées, ils dévoreront vos amis, détestésplus que vous encore.

– Et peut-être allez-vous trouver qu’ils ont raison, vous,monsieur le philosophe ? s’écria impérieusement la reine,l’œil dilaté, les narines frémissantes.

– Hélas ! oui, madame, ils ont raison, dit le comte de savoix douce et affectueuse, car lorsque je me promène par lesboulevards avec mes beaux chevaux anglais, mon habit d’or et mesgens galonnés de plus d’argent qu’il n’en faudrait pour nourrirtrois familles, votre peuple, c’est-à-dire ces vingt-cinq millionsd’hommes affamés, se demandent en quoi je les sers, moi qui ne suisqu’un homme pareil à eux.

– Vous les servez, comte, avec ceci, s’écria la reine ensaisissant la poignée de l’épée du comte ; vous les servezavec cette épée que votre père a maniée en héros à Fontenoy, votregrand-père à Steinkerque, votre aïeul à Lens et à Rocroy, vosancêtres à Ivry, à Marignan, à Azincourt. La noblesse sert lepeuple français par la guerre ; par la guerre, la noblesse agagné, au prix de son sang, l’or qui chamarre ses habits, l’argentqui couvre ses livrées. Ne vous demandez donc plus, Olivier, enquoi vous servez le peuple, vous qui maniez à votre tour, en brave,cette épée que vous ont léguée vos pères !

– Madame ! madame, dit le comte en secouant la tête, neparlez pas tant du sang de la noblesse ; le peuple aussi a dusang dans les veines ; allez en voir les ruisseaux coulantssur la place de la Bastille ; allez compter ces morts étendussur le pavé rougi, et sachez que leur cœur, qui ne bat plus, abattu aussi noblement que celui d’un chevalier le jour où voscanons tonnaient contre lui ; le jour où, brandissant une armenouvelle pour sa main inhabile, il chantait sous la mitraille, ceque ne font pas toujours nos plus braves grenadiers. Eh !madame ; eh ! ma reine, ne me regardez point, je vous ensupplie, avec cet œil courroucé. Qu’est-ce qu’un grenadier ?C’est un habit bleu chamarré sur ce cœur dont je vous parlais toutà l’heure. Qu’importe au boulet qui troue et qui tue que le cœursoit couvert de drap bleu ou d’un lambeau de toile ;qu’importe au cœur qui se brise que la cuirasse qui le protégeaitsoit de toile ou de drap ? Le temps est venu de songer à toutcela, madame ; vous n’avez plus vingt-cinq millions d’esclavesen France ; vous n’avez plus vingt-cinq millions de sujets,vous n’avez même plus vingt-cinq millions d’hommes, vous avezvingt-cinq millions de soldats.

– Qui combattront contre moi, comte ?

– Oui, contre vous, car ils combattent pour la liberté, et vousêtes entre eux et la liberté.

Un long silence succéda aux paroles du comte. La reine le rompitla première.

– Enfin, dit-elle, cette vérité que je vous suppliais de ne pasme dire, voilà donc que vous me l’avez dite.

– Hélas ! madame, répondit Charny, sous quelque forme quemon dévouement la cache, sous quelque voile que mon respectl’étouffe, malgré moi, malgré vous, regardez, écoutez, sentez,touchez, pensez, rêvez ! La vérité est là, madame,éternellement là, et vous ne la séparerez plus de vous-même,quelques efforts que vous fassiez ! Dormez, dormez pourl’oublier, et elle s’asseoira au chevet de votre lit, et ce sera lefantôme de vos rêves, la réalité de votre réveil.

– Oh ! comte, dit fièrement la reine, je sais un sommeilqu’elle ne troublera point.

– Celui-là, madame, dit Olivier, je ne le crains pas plus queVotre Majesté, et peut-être que je le désire autant qu’elle.

– Oh ! fit la reine avec désespoir, à votre avis, c’estdonc notre seul refuge.

– Oui ; mais ne précipitons rien, madame, ne marchons pasplus vite que les ennemis, car nous allons tout droit à ce sommeilpar les fatigues que nous font tant de jours d’orage.

Et un nouveau silence, plus sombre encore que le premier, pesasur les deux interlocuteurs.

Ils étaient assis, lui près d’elle, elle près de lui. Ils setouchaient, et cependant entre eux il y avait un abîmeimmense : leur pensée, leur pensée qui courait divisée sur lesvagues de l’avenir.

La reine revint la première au sujet de l’entretien, mais par undétour. Elle regarda fixement le comte. Puis :

– Voyons, monsieur, dit-elle, un dernier mot sur nous ; et…et vous me direz tout, tout, tout, tout, entendez-vous bien.

– J’écoute, madame.

– Vous me jurez que vous n’êtes venu ici que pour moi ?

– Oh ! vous en doutez !

– Vous me jurez que madame de Charny ne vous a pointécrit ?

– Elle ?

– Écoutez : je sais qu’elle allait sortir ; je saisqu’elle avait une idée dans l’esprit… Jurez-moi, comte, que cen’est point pour elle que vous êtes revenu.

En ce moment on frappa, ou plutôt on gratta à la porte.

– Entrez, dit la reine.

La femme de chambre reparut.

– Madame, dit-elle, le roi a soupé.

Le comte regarda Marie-Antoinette avec étonnement.

– Eh bien ! dit-elle en haussant les épaules, qu’y a-t-ild’étonnant à cela ? Ne faut-il pas que le roi soupe ?

Olivier fronça le sourcil.

– Dites au roi, répliqua la reine sans se déranger, que jereçois des nouvelles de Paris, et que j’irai lui en faire partquand je les aurai reçues.

Puis, se retournant vers Charny :

– Continuons, dit-elle ; maintenant que le roi a soupé, ilest juste qu’il digère.

Chapitre 28Olivier de Charny (suite)

Cette interruption n’avait apporté qu’une suspension momentanéedans la conversation, mais n’avait altéré en rien le doublesentiment de jalousie qui animait la reine en ce moment :jalousie d’amour comme femme, jalousie de pouvoir comme reine.

Il en résultait que la conversation, qui semblait épuisée danscette première période, n’avait été au contraire qu’effleurée, etqu’elle allait se ranimer plus incisive que jamais, comme dans unebataille, après la cessation du premier feu qui a engagé l’actionsur quelques points, reprend sur toute la ligne le feu général quila décide.

Le comte semblait, au reste, les choses arrivées à ce point,aussi pressé que la reine d’avoir une explication ; aussi, laporte refermée, fut-ce lui qui s’empara le premier de laparole.

– Vous me demandiez si c’était pour madame de Charny que j’étaisrevenu, dit-il. Votre Majesté a-t-elle donc oublié que desengagements ont été pris entre nous, et que je suis un hommed’honneur ?

– Oui, dit la reine en penchant la tête, oui des engagements ontété pris, oui vous êtes un homme d’honneur, oui vous avez juré devous immoler à mon bonheur, et c’est ce serment qui me dévore, caren vous immolant à mon bonheur, vous immolez en même temps unefemme belle et d’un caractère noble… un crime de plus.

– Oh ! madame, voilà maintenant que vous exagérezl’accusation. Avouez seulement que j’ai tenu ma parole en honnêtehomme.

– C’est vrai, je suis insensée, pardonnez-moi.

– N’appelez pas un crime ce qui est né du hasard et de lanécessité. Nous avons déploré tous deux ce mariage, qui seulpouvait mettre à couvert l’honneur de la reine. Ce mariage, il nes’agit plus que de le subir comme je le fais depuis quatre ans.

– Oui, s’écria la reine. Mais croyez-vous que je ne voie pasvotre douleur, que je ne comprenne pas votre chagrin, qui setraduisent sous la forme du plus profond respect ? Croyez-vousque je ne voie pas tout ?

– Par grâce, madame, fit le comte en s’inclinant, faites-moipart de ce que vous voyez, afin que si je n’ai point assez souffertmoi-même et assez fait souffrir les autres, je double la somme desmaux pour moi et pour tout ce qui m’entoure, bien assuré que jesuis d’être éternellement au-dessous de ce que je vous dois.

La reine étendit la main vers le comte. La parole de cet hommeavait une puissance irrésistible, comme tout ce qui émane d’un cœursincère et passionné.

– Ordonnez donc, madame, reprit-il, je vous en conjure, necraignez pas d’ordonner.

– Oh ! oui, oui, je le sais bien, j’ai tort ; oui,pardonnez-moi ; oui, c’est vrai. Mais si vous avez quelquepart une idole cachée à qui vous offrez un encens mystérieux ;si pour vous il est dans un coin du monde une femme adorée…Oh ! je n’ose plus prononcer ce mot, il me fait peur, et j’endoute quand les syllabes dont il se compose frappent l’air etvibrent à mon oreille. Eh bien ! si cela existe, caché à tous,n’oubliez pas que vous avez devant tous, que vous avez publiquementpour les autres et aussi pour vous-même, une femme jeune et belle,que vous entourez de soins, d’assiduités ; une femme quis’appuie sur votre bras, et qui, en s’appuyant sur votre bras,s’appuie en même temps sur votre cœur.

Olivier fronça le sourcil, et les lignes si pures de son visages’altérèrent un instant.

– Que demandez-vous, madame ? dit-il ; est-ce quej’éloigne la comtesse de Charny ? Vous vous taisez ;c’est donc cela ? Eh bien ! je suis prêt à obéir à cetordre ; mais, vous le savez, elle est seule au monde !Elle est orpheline ; son père, le baron de Taverney, est mortl’an dernier comme un digne gentilhomme du vieux temps, qui ne veutpas voir ce qui se passe dans le nôtre. Son frère, vous savez queson frère Maison-Rouge apparaît une fois l’an tout au plus, vientembrasser sa sœur, saluer Votre Majesté, et s’en va sans que nulsache ce qu’il devient.

– Oui, je sais tout cela.

– Réfléchissez, madame, que cette comtesse de Charny, si Dieum’appelait à lui, pourrait reprendre aujourd’hui son nom de jeunefille, sans que le plus pur des anges du ciel surprît dans sesrêves, dans sa pensée, un mot, un nom, un souvenir de femme.

– Oh ! oui, oui, dit la reine, je sais que votre Andrée estun ange sur la terre, je sais qu’elle mérite d’être aimée. Voilàpourquoi je pense que l’avenir est à elle, tandis qu’il m’échappe àmoi. Oh ! non, non. Tenez, comte, tenez, je vous en conjure,plus un mot. Je ne vous parle pas en reine, pardonnez-moi. Je mesuis oubliée, mais que voulez-vous ?… Il y a dans mon âme unevoix qui chante toujours le bonheur, la joie, l’amour, à côté deces sinistres voix qui murmurent le malheur, la guerre, la mort.C’est la voix de ma jeunesse, à laquelle je survis. Charny,pardonnez-moi, je ne serai plus jeune, je ne sourirai plus, jen’aimerai plus.

Et la malheureuse femme appuya ses yeux brûlants sur ses mainsamaigries et effilées, et une larme de reine, un diamant glissaentre chacun de ses doigts.

Le comte, encore une fois, se laissa tomber à genoux.

– Madame, au nom du ciel, dit-il, ordonnez-moi de vous quitter,de fuir, de mourir, mais ne me laissez pas voir que vouspleurez.

Et le comte lui-même était près de sangloter en prononçant cesparoles.

– C’est fini, dit Marie-Antoinette en se relevant et en secouantdoucement la tête avec un sourire plein de grâce.

Et d’un geste charmant elle jeta en arrière ses cheveux poudrés,qui s’étaient déroulés sur son cou d’une blancheur de cygne.

– Oui ! oui ! c’est fini, continua la reine ; jene vous affligerai plus ; laissons là toutes ces folies. MonDieu ! c’est étrange que la femme soit si faible quand lareine a si grand besoin d’être forte. Vous venez de Paris, n’est-cepas ? Causons. Vous m’avez dit des choses que j’aioubliées ; c’était cependant bien sérieux, n’est-ce pas,monsieur de Charny ?

– Soit, madame, revenons à cela ; car, comme vous le dites,ce que j’ai à vous dire est bien sérieux ; oui, j’arrive deParis, et j’ai assisté à la ruine de la royauté.

– J’avais raison de provoquer le sérieux, car vous me le donnezsans compter, monsieur de Charny. Une émeute heureuse, vous appelezcela la ruine de la royauté. Quoi ! parce que la Bastille aété prise, monsieur de Charny, vous dites que la royauté estabolie. Oh ! vous ne réfléchissez pas que la Bastille n’a prisracine en France qu’au quatorzième siècle, et que la royauté a desracines de six mille ans par tout l’univers.

– Je voudrais pouvoir me faire illusion, madame, répondit lecomte, et alors, au lieu d’attrister l’esprit de Votre Majesté, jeproclamerais les plus consolantes nouvelles. Malheureusement,l’instrument ne rend pas d’autres sons que ceux pour lesquels ilfut destiné.

– Voyons, voyons, je vais vous soutenir, moi qui ne suis qu’unefemme ; je vais vous remettre sur le bon chemin.

– Hélas ! je ne demande pas mieux.

– Les Parisiens sont révoltés, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Dans quelle proportion ?

– Dans la proportion de douze sur quinze.

– Comment faites-vous ce calcul ?

– Oh ! bien simplement ; le peuple entre pour douzequinzièmes dans le corps de la nation ; il reste deuxquinzièmes pour la noblesse et un pour le clergé.

– Le calcul est exact, comte, et vous savez votre compte rendusur le bout du doigt. Vous avez lu M. et madame deNecker ?

– M. Necker, oui, madame.

– Allons, le proverbe est bon, dit gaiement la reine ; onn’est jamais trahi que par les siens. Eh bien ! voicimaintenant mon calcul, à moi. Voulez-vous l’entendre ?

Avec respect.

– Sur douze quinzièmes, six de femmes, n’est-ce pas ?

– Oui, Votre Majesté. Mais…

– Ne m’interrompez pas. Nous disons six quinzièmes de femmes,reste à six ; deux de vieillards impotents ou indifférents,est-ce trop ?

– Non.

– Reste à quatre quinzièmes sur lesquels vous m’en accorderezbien deux de poltrons et de tièdes. Je flatte la nation française.Mais enfin reste deux quinzièmes ; je vous les accordeenragés, solides, vaillants et militaires. Ces deux quinzièmes,évaluons-les pour Paris, car pour la province, c’est inutile,n’est-ce pas ? c’est Paris seulement qu’il s’agit dereprendre.

– Oui, madame, mais…

– Toujours mais… Attendez, vous répondrez plus tard.

M. de Charny s’inclina.

– J’évalue donc, continua la reine, les deux quinzièmes de Parisà cent mille hommes ; le voulez-vous ?

Cette fois, le comte ne répondit pas.

La reine reprit :

– Eh bien ! à ces cent mille hommes mal armés,indisciplinés, peu aguerris, hésitant parce qu’ils savent qu’ilsfont mal, j’oppose cinquante mille soldats connus dans toutel’Europe par leur bravoure, des officiers comme vous, monsieur deCharny, de plus, cette cause sacrée que l’on appelle le droitdivin, et enfin mon âme, à moi, qu’il est facile d’attendrir, maisdifficile de briser.

Le comte garda encore le silence.

– Croyez-vous, continua la reine, que dans un combat livré surce terrain, deux hommes du peuple valent plus qu’un de messoldats ?

Charny se tut.

– Dites, répondez ; le croyez-vous ? s’écria la reineavec impatience.

– Madame, répondit enfin le comte, sortant, à l’ordre de lareine, de la respectueuse réserve où il s’était tenu : sur unchamp de bataille où comparaîtraient ces cent mille hommes isolés,indisciplinés et mal armés comme ils sont, vos cinquante millesoldats les battraient en une demi-heure.

– Ah ! fit la reine, j’ai donc raison.

– Attendez. Mais il n’en est pas comme vous le pensez. Etd’abord, vos cent mille révoltés de Paris sont cinq cent mille.

– Cinq cent mille ?

– Tout autant. Vous avez négligé les femmes et les enfants dansvotre calcul. Oh ! reine de France ! oh ! femmecourageuse et fière ! comptez-les pour autant d’hommes, cesfemmes de Paris : un jour viendra peut-être où elles vousforceront de les compter pour autant de démons.

– Que voulez-vous dire, comte ?

– Madame, savez-vous ce que c’est que le rôle d’une femme dansles guerres civiles ? Non. Eh bien ! je m’en vais vousl’apprendre, et vous verrez que ce ne serait pas trop de deuxsoldats contre chaque femme.

– Comte, êtes-vous fou ?

Charny sourit tristement.

– Les avez-vous vues à la Bastille, demanda-t-il, sous le feu,au milieu des balles, criant aux armes, menaçant de leurs poingsvos Suisses caparaçonnés en guerre, criant malédiction sur lecadavre des morts, avec cette voix qui fait bondir lesvivants ? Les avez-vous vues, faisant bouillir la poix,roulant les canons, donnant aux combattants enivrés une cartouche,aux combattants timides une cartouche et un baiser ?Savez-vous que sur le pont-levis de la Bastille il a passé autantde femmes que d’hommes, et qu’à cette heure, si les pierres de laBastille s’écroulent, c’est sous le pic, manié par des mains defemmes ? Ah ! madame, comptez les femmes de Paris,comptez-les, comptez aussi les enfants qui fondent les balles, quiaiguisent les sabres, qui jettent un pavé d’un sixième étage ;comptez-les, car la balle qu’un enfant aura fondue ira tuer de loinvotre meilleur général ; car le sabre qu’il aura aiguisécoupera les jarrets de vos chevaux de guerre ; car ce grèsaveugle qui tombera du ciel écrasera vos dragons et vos gardes.Comptez les vieillards, madame, car s’ils n’ont plus la force delever une épée, ils ont encore celle de servir de bouclier. À laBastille, madame, il y avait des vieillards ; savez-vous cequ’ils faisaient ces vieillards que vous ne comptez pas ? Ilsse plaçaient devant les jeunes gens qui appuyaient leurs fusils surleur épaule, de sorte que la balle de vos Suisses venait tuer levieillard impotent, dont le corps faisait un rempart à l’hommevalide. Comptez les vieillards, car ce sont eux qui, depuis troiscents ans, racontent aux générations qui se succèdent les affrontssubis par leurs mères, la misère de leur champ rongé par le gibierdu noble, la honte de leur caste courbée sous les privilègesféodaux, et alors les fils saisissent la hache, la massue, lefusil, tout ce qu’ils trouvent enfin, et s’en vont tuer,instruments chargés des malédictions du vieillard, comme le canonest chargé de poudre et de fer. À Paris, dans ce moment, hommes,femmes, vieillards, enfants crient liberté, délivrance. Compteztout ce qui crie, madame, comptez huit cent mille âmes à Paris.

– Trois cents Spartiates ont vaincu l’armée de Xerxès, monsieurde Charny.

– Oui, mais, aujourd’hui, vos trois cents Spartiates sont huitcent mille, madame, et vos cinquante mille soldats, voilà l’arméede Xerxès.

La reine se leva les poings crispés, le visage rouge de colèreet de honte.

– Oh ! que je tombe du trône, dit-elle, que je meure miseen pièces par vos cinq cent mille Parisiens, mais que je n’entendepas un Charny, un homme à moi, parler ainsi !

– S’il vous parle ainsi, madame, c’est qu’il le faut, car ceCharny n’a pas dans les veines une goutte de sang qui ne soit dignede ses aïeux, et qui ne vous appartienne.

– Alors qu’il marche donc sur Paris avec moi et nous y mourronsensemble.

– Honteusement, dit le comte, sans lutte possible. Nous necombattrons même pas ; nous disparaîtrons comme des Philistinsou des Amalécites. Marcher sur Paris ! mais vous ne savez doncpas une chose ? c’est qu’au moment où nous entrerons dansParis, les maisons s’écrouleront sur nous comme les flots de la merRouge sur Pharaon, et vous laisserez en France un nom maudit, etvos enfants seront tués comme ceux d’une louve.

– Comment faut-il que je tombe, comte ? dit la reine avechauteur ; enseignez-le-moi, je vous prie.

– En victime, madame, répondit respectueusement M. deCharny ; comme tombe une reine, en souriant et en pardonnant àceux qui la frappent. Ah ! si vous aviez cinq cent millehommes comme moi, je vous dirais : « Partons, partonscette nuit, partons à l’instant même », et demain vousrégneriez aux Tuileries ; demain vous auriez reconquis votretrône.

– Oh ! s’écria la reine, vous avez donc désespéré, vous enqui j’avais mis mon premier espoir ?

– Oui, j’ai désespéré, madame, parce que toute la France pensecomme Paris, parce que votre armée, fût-elle victorieuse de Paris,serait engloutie par Lyon, Rouen, Lille, Strasbourg, Nantes et centautres villes dévorantes. Allons, allons, du courage, madame,l’épée au fourreau !

– Ah ! voilà donc pourquoi, dit la reine, j’aurai rassembléautour de moi tant de braves gens ; voilà pourquoi je leuraurai soufflé le courage.

– Si tel n’est pas votre avis, madame, ordonnez, et cette nuitmême nous marcherons contre Paris. Dites.

Il y avait tant de dévouement dans cette offre du comte qu’elleeffraya plus la reine que ne l’eût fait un refus ; elle sejeta désespérée sur un sofa, où elle lutta longtemps contre safierté.

Enfin, relevant la tête :

– Comte, dit-elle, vous désirez que je reste inactive ?

– J’ai l’honneur de le conseiller à Votre Majesté.

– Cela sera fait. Revenez.

– Hélas ! madame, je vous ai fâchée ? dit le comte enregardant la reine avec une tristesse imprégnée d’un indicibleamour.

– Non. Votre main.

Le comte tendit, en s’inclinant, la main à la reine.

– Que je vous gronde, dit Marie-Antoinette en essayant desourire.

– Et de quoi, madame ?

– Comment ! vous avez un frère au service, et je l’apprendspar hasard !

– Je ne comprends pas.

– Ce soir, un jeune officier aux hussards de Bercheny…

– Ah ! mon frère Georges !

– Pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de ce jeune homme ?Pourquoi n’a-t-il pas un grade élevé dans un régiment ?

– Parce qu’il est tout jeune et tout inexpérimenté encore ;parce qu’il n’est pas digne de commander en chef, parce qu’enfin siVotre Majesté a bien voulu abaisser ses regards sur moi, qui menomme Charny, pour m’honorer de son amitié, ce n’est point uneraison pour que je place ma famille aux dépens d’une foule debraves gentilshommes plus dignes que mes frères.

– Vous avez donc un autre frère encore ?

– Oui, madame, et prêt à mourir pour Votre Majesté comme lesdeux autres.

– Il n’a besoin de rien ?

– De rien, madame ; nous avons le bonheur d’avoir nonseulement une existence, mais encore une fortune à mettre aux piedsde Votre Majesté.

Comme il disait ces dernières paroles, la reine toute pénétréede cette probité délicate, lui, tout palpitant de cette gracieusemajesté, un gémissement parti de la chambre voisine les éveilla ensursaut.

La reine se leva, courut à la porte, l’ouvrit et poussa un grandcri.

Elle venait d’apercevoir une femme qui se tordait sur le tapis,en proie à des convulsions terribles.

– Oh ! la comtesse ! dit-elle tout bas à M. deCharny ; elle nous aura entendus !

– Non, madame, répondit celui-ci ; sans quoi elle eûtprévenu Votre Majesté qu’on pouvait nous entendre.

Et il s’élança vers Andrée, qu’il souleva entre ses bras.

La reine se tint à deux pas, froide, pâle, palpitanted’anxiété.

Chapitre 29Scène à trois

Andrée commença de reprendre ses sens sans savoir qui luiportait secours, mais instinctivement elle comprit que l’on venaità son aide.

Son corps se redressa, ses mains s’accrochèrent à l’appuiinespéré qui s’offrait à elle.

Mais son esprit ne ressuscita point avec son corps ; ildemeura vacillant, abasourdi, somnolent pendant quelquesminutes.

Après avoir tenté de la rappeler à la vie physique, M. de Charnys’empressait de la rappeler à la vie morale. Mais il n’étreignaitqu’une folie terrible et concentrée.

Enfin, les yeux ouverts, mais hagards, se fixèrent sur lui, et,avec un reste de délire, sans reconnaître cet homme qui lasoutenait, Andrée jeta un cri et le repoussa durement.

Pendant tout ce temps, la reine détourna la vue ; elle,femme, elle, dont la mission eût dû être de consoler, de fortifiercette femme, elle l’abandonnait.

Charny enleva Andrée entre ses bras vigoureux, malgré la défensequ’elle essayait d’opposer, et se retournant vers la reine toujoursraide et glacée :

– Pardon, madame, dit-il ; mais il est sans aucun doutearrivé quelque chose d’extraordinaire. Madame de Charny n’a pasl’habitude de s’évanouir, et c’est la première fois, aujourd’hui,que je la vois privée de connaissance.

– Il faut donc qu’elle souffre beaucoup, dit la reine revenant àcette sourde idée qu’Andrée avait entendu toute laconversation.

– Oui, sans doute, elle souffre, répondit le comte, et c’estpour cela que je demanderai à Votre Majesté la permission de lafaire transporter jusqu’à son appartement. Elle a besoin du soin deses femmes.

– Faites, dit la reine en allongeant la main vers unesonnette.

Mais au tintement du cuivre, Andrée se raidit, et dans sondélire s’écria :

– Oh ! Gilbert ! Gilbert !

À ce nom la reine tressaillit, et le comte étonné déposa safemme sur un sofa.

En ce moment, le serviteur appelé par le bruit de la sonnetteentra.

– Rien, dit la reine en lui faisant signe de la main des’éloigner.

Puis, restés seuls, le comte et la reine regardèrent. Andréeavait refermé les yeux et paraissait en proie à une nouvellecrise.

M. de Charny, à genoux près du sofa, la maintenait sur lemeuble.

– Gilbert, répéta la reine, qu’est-ce que ce nom ?

– Il faudrait s’informer.

– Je crois que je le connais, dit Marie-Antoinette ; jecrois que ce n’est pas la première fois que j’entends prononcer cenom à la comtesse.

Mais comme si elle eût été menacée par ce souvenir de la reine,et que cette menace fût venue la chercher au milieu de sesconvulsions, Andrée ouvrit les yeux, étendit les bras au ciel, et,faisant un effort, se leva tout debout.

Son premier regard, regard intelligent, cette fois, se porta surM. de Charny, qu’elle reconnut et qu’elle enveloppa d’une flammecaressante.

Puis, comme si cette manifestation involontaire de sa pensée eûtété indigne de son âme de Spartiate, Andrée détourna les yeux etaperçut la reine.

Elle s’inclina aussitôt.

– Oh ! mon Dieu ! qu’avez-vous donc, madame, dit M. deCharny, vous m’avez épouvanté, vous si forte, vous si brave, enproie à un pareil évanouissement ?

– Monsieur, dit-elle, il se passe des choses si terribles àParis que, lorsque les hommes tremblent, les femmes peuvent biens’évanouir. Vous avez quitté Paris ! oh ! vous avez bienfait.

– Grand Dieu ! comtesse, dit Charny avec le ton du doute,serait-ce donc pour moi que vous vous seriez fait tout cemal ?

Andrée regarda encore une fois son mari et la reine, mais nerépondit pas.

– Mais certainement, c’est cela, comte. Pourquoi endouteriez-vous ? répondit Marie-Antoinette. Madame la comtessen’est point reine ; elle a droit d’avoir peur pour sonmari.

Charny sentit la jalousie cachée sous cette phrase.

– Oh ! madame, dit-il, je suis bien sûr que la comtesse aencore plus peur pour sa souveraine que pour moi.

– Mais enfin, demanda Marie-Antoinette, pourquoi et comment vousavons-nous trouvée évanouie dans ce cabinet, comtesse ?

– Oh ! cela me serait impossible à raconter, madame. Jel’ignore moi-même ; mais dans cette vie de fatigue et deterreur, d’émotions que nous menons depuis trois jours, rien n’estplus naturel, ce me semble, que l’évanouissement d’une femme.

– C’est vrai, murmura la reine s’apercevant qu’Andrée ne voulaitpoint être forcée dans sa retraite.

– Mais, reprit Andrée à son tour avec le calme étrange qui ne laquittait plus dès qu’elle était redevenue maîtresse de sa volonté,et qui était d’autant plus embarrassant dans les circonstancesdifficiles, qu’on voyait facilement qu’il n’était qu’affectation,et couvrait des sentiments tout à fait humains ; mais VotreMajesté elle-même a les yeux tout humides.

Et cette fois encore, le comte crut trouver dans les paroles desa femme cet accent ironique qu’il avait remarqué un instantauparavant dans les paroles de la reine.

– Madame, dit-il à Andrée avec une légère sévérité à laquelle onsentait que sa voix n’était pas accoutumée, il n’est pas étonnantque la reine sente des pleurs dans ses yeux : la reine aimeson peuple, et le sang du peuple a coulé.

– Dieu a épargné heureusement le vôtre, monsieur, dit Andréetoujours aussi froide, toujours aussi impénétrable.

– Oui, mais ce n’est pas de Sa Majesté qu’il s’agit, madame,c’est de vous ; revenons donc à vous si la reine lepermet.

Marie-Antoinette fit un signe de tête en manière d’adhésion.

– Vous avez eu peur, n’est-ce pas ?

– Moi ?

– Vous avez souffert, ne le niez pas ; il vous est arrivéun accident : lequel ? je n’en sais rien, mais vous alleznous le dire.

– Vous vous trompez, monsieur.

– Vous avez eu à vous plaindre de quelqu’un, d’unhomme ?

Andrée pâlit.

– Je n’ai eu à me plaindre de personne, monsieur ; je viensde chez le roi.

– Directement ?

– Directement. Sa Majesté peut s’informer.

– S’il en est ainsi, dit Marie-Antoinette, ce serait la comtessequi aurait raison. Le roi l’aime trop et sait que de mon côté jelui porte une trop vive affection pour l’avoir désobligée enquelque chose que ce soit.

– Mais, dit Charny en insistant, vous avez prononcé un nom.

– Un nom ?

– Oui, en revenant à vous.

Andrée regarda la reine comme pour en appeler à elle ; maissoit que la reine ne comprit point ou ne voulût point lacomprendre :

– Oui, dit-elle, vous avez prononcé le nom de Gilbert.

– Gilbert ! J’ai prononcé le nom de Gilbert ! s’écriaAndrée avec un accent tellement empreint d’épouvante, que le comtefut plus ému de ce cri qu’il ne l’avait été del’évanouissement.

– Oui, fit-il, vous avez prononcé ce nom.

– Ah ! vraiment ! reprit Andrée, c’est étrange.

Et peu à peu, comme le ciel se referme après l’éclair, laphysionomie de la jeune femme, si violemment altérée à ce nomfatal, reprit sa sérénité, et à peine quelques muscles de ce beauvisage continuèrent-ils à tressaillir imperceptiblement, commes’évanouissent à l’horizon les dernières lueurs de la tempête.

– Gilbert, répéta-t-elle, je ne sais.

– Oui, Gilbert, répéta la reine. Voyez, cherchez, ma chèreAndrée.

– Mais, madame, dit le comte à Marie-Antoinette, si c’est lehasard, et que ce nom soit étranger à la comtesse ?

– Non, dit Andrée ; non, il ne m’est point étranger. C’estcelui d’un savant homme, d’un habile médecin qui arrive d’Amérique,je crois, et qui s’est lié là-bas avec M. de La Fayette.

– Eh bien ? demanda le comte.

– Eh bien ! répéta Andrée avec un naturel parfait, je ne leconnais pas personnellement, mais on dit que c’est un homme forthonorable.

– Alors, reprit la reine, pourquoi cette émotion, chèrecomtesse ?

– Cette émotion ! Ai-je donc été émue ?

– Oui, on eût dit qu’en prononçant ce nom de Gilbert vouséprouviez comme une torture.

– C’est possible ; voilà ce qui est arrivé : j’airencontré dans le cabinet du roi un homme vêtu de noir, un homme àla figure sévère, qui parlait de choses sombres et terribles ;il racontait avec une affreuse réalité les assassinats de M. deLaunay et de M. de Flesselles. J’en ai été épouvantée, et je suistombée en faiblesse, comme vous avez vu. Peut-être alors ai-jeparlé ; peut-être alors ai-je prononcé le nom de ce M.Gilbert.

– C’est possible, répéta M. de Charny évidemment disposé à nepas pousser l’interrogatoire plus avant ; mais à cette heure,vous êtes rassurée, n’est-ce pas ?

– Complètement.

– Je vais alors vous prier d’une chose, monsieur le comte, ditla reine.

– Je suis, madame, aux ordres de Votre Majesté.

– Allez trouver MM. de Besenval, de Broglie et de Lambesc,dites-leur de faire cantonner leurs troupes dans les positions oùelles se trouvent, le roi verra demain en conseil ce qu’il y a àfaire.

Le comte s’inclina, mais prêt à sortir il jeta un dernier regardsur Andrée.

Ce regard était plein d’affectueuse inquiétude.

Il n’échappa point à la reine.

– Comtesse, dit-elle, ne rentrez-vous point chez le roi avecmoi ?

– Non, madame, non, dit vivement Andrée.

– Pourquoi cela ?

– Je demande la permission à Votre Majesté de me retirer chezmoi : les émotions que j’ai éprouvées me font ressentir lebesoin de repos.

– Voyons, comtesse, soyez franche, dit la reine ; avez-vouseu quelque chose avec Sa Majesté ?

– Oh ! rien, madame, absolument rien.

– Oh ! dites-le si cela est. Le roi ne ménage pas toujoursmes amis.

– Le roi est, comme d’habitude, plein de bontés pour moi,mais…

– Mais vous aimez autant ne pas le voir, n’est-ce pas ?Décidément il y a quelque chose là-dessous, comte, dit la reineavec un feint enjouement.

En ce moment Andrée envoya à la reine un regard si expressif, sisuppliant, si plein de révélations, que celle-ci comprit qu’ilétait temps de terminer cette petite guerre.

– En effet, comtesse, dit-elle, laissons M. de Charny faire lacommission dont je l’ai chargé, et retirez-vous chez vous ou restezici, à votre volonté.

– Merci, madame, dit Andrée.

– Allez donc, monsieur de Charny, poursuivit Marie-Antoinette,tout en remarquant l’expression de reconnaissance qui se répandaitsur la figure d’Andrée.

Cette expression, le comte ne l’aperçut point ou ne voulut pointl’apercevoir ; il prit la main de sa femme et la complimentasur le retour de ses forces et de ses couleurs.

Puis, s’inclinant avec un profond respect devant la reine, ilsortit.

Mais tout en sortant il croisa un dernier regard avecMarie-Antoinette.

Le regard de la reine disait : « Revenezvite ».

Celui du comte répondait : « Aussi vite que jepourrai ».

Quant à Andrée, elle suivait, la poitrine oppressée, haletante,chacun des mouvements de son mari.

Elle semblait accélérer de ses vœux la marche lente et noble quile rapprochait de la porte ; elle le poussait dehors avectoute la puissance de sa volonté.

Aussi, dès qu’il eut fermé cette porte, dès qu’il eut disparu,toutes les forces qu’avait appelées Andrée à son aide pour faireface à la situation disparurent ; son visage pâlit, ses jambesmanquèrent sous elle, et elle tomba sur un fauteuil qui se trouvaità sa portée, tout en essayant de faire ses excuses à la reine pource manque d’étiquette.

La reine courut à la cheminée, prit un flacon de sels, et le fitrespirer à Andrée, qui revint bien plus tôt cette fois encore àelle par la puissance de sa volonté que par l’efficacité des soinsqu’elle recevait d’une main royale.

En effet, il y avait entre ces deux femmes quelque chosed’étrange. La reine semblait affectionner Andrée, Andrée respectaitprofondément la reine, et néanmoins, dans certains moments, ellessemblaient, non point une reine affectueuse, non point une servantedévouée, mais deux ennemies.

Aussi, comme nous le disions, cette volonté si puissanted’Andrée lui eut-elle bientôt rendu sa force. Elle se releva,écarta respectueusement la main de la reine, et, inclinant la têtedevant elle :

– Votre Majesté a permis, dit-elle, que je me retirasse dans machambre…

– Oui, sans doute, et vous êtes toujours libre, chère comtesse,vous le savez bien : l’étiquette n’est point faite pour vous.Mais, avant de vous retirer, n’aviez-vous point quelque chose à medire ?

– Moi, madame ? demanda Andrée.

– Sans doute, vous.

– Non, à quel propos ?

– À propos de ce M. Gilbert, dont la vue vous a si fortimpressionnée.

Andrée tressaillit, mais se contenta de secouer la tête en signede dénégation.

– En ce cas, je ne vous retiens plus, chère Andrée ; vousêtes libre.

Et la reine fit un pas pour passer dans le boudoir attenant à sachambre.

Andrée, de son côté, après avoir fait à la reine une révérenceirréprochable, s’avança vers la porte de sortie.

Mais, au moment où elle allait l’ouvrir, des pas retentirentdans le corridor, et une main se posa sur le bouton extérieur de laporte.

En même temps la voix de Louis XVI se fit entendre donnant desordres nocturnes à son valet de chambre.

– Le roi ! madame ! dit Andrée en faisant plusieurspas en arrière ; le roi !

– Eh bien ! oui, le roi, dit Marie-Antoinette. Vous fait-ilpeur à ce point ?

– Madame, au nom du ciel ! dit Andrée, que je ne voie pasle roi, que je ne me trouve pas en face du roi, ce soir dumoins ; j’en mourrais de honte !

– Mais enfin vous me direz…

– Tout, tout, si Votre Majesté l’exige. Mais cachez-moi.

– Entrez dans mon boudoir, dit Marie-Antoinette, vous ensortirez quand le roi sera sorti lui-même. Soyez tranquille, votrecaptivité ne sera pas longue ; le roi ne reste jamais bienlongtemps ici.

– Oh ! merci ! merci ! s’écria la comtesse.

Et s’élançant dans le boudoir, elle disparut au moment où leroi, ouvrant la porte, apparaissait lui-même sur le seuil de lachambre.

Le roi entra.

Chapitre 30Un roi et une reine

La reine, après un coup d’œil donné autour d’elle, reçut lesalut de son époux et le lui rendit amicalement.

Puis il lui tendit la main.

– Et à quel bon hasard, demanda Marie-Antoinette, dois-je leplaisir de votre visite ?

– À un vrai hasard, vous dites bien, madame ; j’airencontré Charny qui m’a appris qu’il allait, de votre part, dire àtous nos belliqueux de se tenir tranquilles. Cela m’a fait si grandplaisir que vous ayez pris une si belle résolution, que je n’ai pasvoulu passer devant votre appartement sans vous remercier.

– Oui, dit la reine, j’ai réfléchi en effet, et j’ai pensé que,décidément, mieux valait que vous laissiez les troupes en repos, etne donniez pas prétexte aux guerres intestines.

– Eh bien ! à la bonne heure, dit le roi, je suis enchantéde vous voir de cet avis. Je savais bien d’ailleurs que je vous yramènerais.

– Votre Majesté voit qu’elle n’a pas eu grand-peine à arriver àce but, puisque c’est en dehors de son influence que je me suisdécidée.

– Bon ! cela prouve que vous êtes à peu près raisonnable,et quand je vous aurai communiqué quelques réflexions, vous leserez tout à fait.

– Mais si nous sommes du même avis, Sire, ces réflexions meparaissent tout à fait inutiles.

– Oh ! soyez tranquille, madame, ce n’est point unediscussion que je veux entamer ; vous savez bien que je ne lesaime pas plus que vous ; ce sera une conversation. Voyons,est-ce que vous n’êtes pas aise de causer de temps en temps avecmoi des affaires de la France, comme deux bons époux font deschoses de leur ménage ?

Ces derniers mots furent prononcés avec cette bonhomie parfaiteque Louis XVI avait dans la familiarité.

– Oh ! Sire, au contraire, toujours, répondit lareine ; mais le moment est-il bien choisi ?

– Mais, je crois que oui. Vous désirez qu’on n’entame pas leshostilités, m’avez-vous dit là tout à l’heure, n’est-cepas ?

– Je vous l’ai dit.

– Mais vous ne m’avez pas exposé votre raison.

– Vous ne me l’avez pas demandée.

– Eh bien ! je vous la demande.

– L’impuissance !

– Ah ! vous voyez bien ; si vous espériez être la plusforte, vous feriez la guerre.

– Si j’espérais être la plus forte, je brûlerais Paris.

– Oh ! que j’étais bien sûr que vous ne vouliez pas laguerre par les mêmes motifs que moi !

– Alors, voyons les vôtres.

– Les miens ? demanda le roi.

– Oui, répondit Marie-Antoinette, les vôtres.

– Je n’en ai qu’un.

– Dites-le.

– Oh ! ce sera bientôt fait. Je ne veux pas engager laguerre avec le peuple, parce que je trouve que le peuple araison.

Marie-Antoinette fit un mouvement de surprise.

– Raison ! s’écria-t-elle ; le peuple a raison des’insurger ?

– Mais oui.

– Raison de forcer la Bastille, de tuer le gouverneur, demassacrer le prévôt des marchands, d’exterminer vossoldats ?

– Eh !… mon Dieu ! oui.

– Oh ! s’écria la reine voilà vos réflexions, et c’est deces réflexions-là que vous voulez me faire part !

– Je vous les dis comme elles me sont venues.

– En dînant ?

– Bon ! dit le roi, voilà que nous allons retomber sur lechapitre de la nourriture. Vous ne pouvez me pardonner demanger ; vous me voudriez poétique et vaporeux. Quevoulez-vous ! dans ma famille on mange. Non seulement Henri IVmangeait, mais il buvait sec ; le grand et poétique Louis XIVmangeait à en rougir ; le roi Louis XV, pour être sûr de lesmanger et de le boire bons, faisait ses beignets lui-même, etfaisait faire son café par madame du Barry. Moi, quevoulez-vous ! quand j’ai faim, je ne puis résister ; ilfaut alors que j’imite mes aïeux Louis XV, Louis XIV et Henri IV.Si c’est une nécessité chez moi, soyez indulgente ; si c’estun défaut, pardonnez-le-moi.

– Sire, enfin, vous m’avouerez…

– Que je ne dois pas manger quand j’ai faim ? non, dit leroi en secouant tranquillement la tête.

– Je ne vous parle plus de cela, je vous parle du peuple.

– Ah !

– Vous m’avouerez que le peuple a eu tort.

– De s’insurger ? pas davantage. Voyons, passons en revuetous nos ministres. Depuis que nous régnons, combien y en a-t-ilqui se soient occupés réellement du bonheur du peuple ?Deux : Turgot et M. de Necker. Vous et votre coterie me lesavez fait exiler. On a fait pour l’un une émeute, peut-être va-t-onfaire pour l’autre une révolution. Parlons des autres un peu.Ah ! voilà des hommes charmants, n’est-ce pas ? M. deMaurepas, la créature de mes tantes, un faiseur de chansons !Ce ne sont pas les ministres qui doivent chanter, c’est le peuple.M. de Calonne ? Il vous a dit un mot charmant, je le saisbien, un mot qui vivra. Un jour que vous veniez pour lui demanderje ne sais plus quoi, il vous a dit : « Si c’estpossible, c’est fait ; si c’est impossible, cela sefera. » Ce mot-là a peut-être coûté cent millions au peuple.Ne vous étonnez donc pas qu’il le trouve un peu moins spirituel quevous ne le trouvez, vous. En vérité, comprenez donc cela,madame ; si je garde tous ceux qui tondent le peuple, si jerenvoie tous ceux qui l’aiment, ce n’est pas un moyen de le calmeret de l’affriander à notre gouvernement.

– Bien ! Alors c’est un droit que l’insurrection ?Proclamez ce principe ! Allez ! en vérité, je suis bienheureuse que vous me disiez de pareilles choses en tête à tête. Sil’on vous entendait !

– Oh oui ! oui ! répliqua le roi, vous ne m’apprenezrien de nouveau. Oui, je sais bien que si vos Polignac, vosDreux-Brézé, vos Clermont-Tonnerre, vos Coiguy m’entendaient, ilshausseraient les épaules en arrière de moi, je le sais bien ;mais ils me font bien autrement pitié, eux, ces Polignac qui vousgrugent et qui vous affichent, à qui vous avez un beau matin donnéle comté de Fénétrange qui vous a coûté douze cent millelivres ; votre Sartine, à qui je fais déjà une pension dequatre-vingt-neuf mille livres, et qui vient de recevoir de vousdeux cent mille livres à titre de secours ; le prince desDeux-Ponts, à qui vous me forcez d’accorder neuf cent quarante-cinqmille livres pour l’acquittement de ses dettes ; Marie deLaval et madame de Magnenville, qui touchent chacune quatre-vingtmille livres de pension ; Coigny, qui est comblé de toutefaçon, et qui, un jour où je voulais faire une réduction sur sesappointements, m’a pris entre deux portes, et m’eût battu, jecrois, si je n’avais fait selon son désir. Ce sont vos amis tousces gens-là, n’est-ce pas ? Eh bien ! moi, je vous disune chose, et vous ne la croirez pas, attendu que c’est unevérité : si, au lieu d’être à la cour, vos amis eussent été àla Bastille, eh bien ! le peuple l’eût fortifiée au lieu de ladémolir.

– Oh ! fit la reine en laissant échapper un mouvement derage.

– Dites tout ce que vous voudrez, c’est comme cela, répliquatranquillement Louis XVI.

– Oh ! votre peuple bien-aimé, eh bien ! il n’aura paslongtemps encore sujet de haïr mes amis, car ils s’exilent.

– Ils partent ! s’écria le roi.

– Oui, ils partent.

– Polignac ? Les femmes ?

– Oui.

– Oh ! tant mieux, s’écria le roi, tant mieux ! Dieusoit béni !

– Comment, tant mieux ! Comment, Dieu soit béni ! Etvous ne les regrettez pas ?

– Non ! il s’en faut. Manquent-ils d’argent pour leurdépart ? Je leur en donnerai. Celui-là ne sera pas malemployé, je vous en réponds. Bon voyage, messieurs ! Bonvoyage, mesdames ! dit le roi avec un sourire charmant.

– Oh oui ! oui ! dit la reine, je conçois que vousapprouviez des lâchetés.

– Voyons, entendons-nous ; vous leur rendez donc justiceenfin ?

– Ils ne partent pas, s’écria la reine, ils désertent !

– Peu m’importe ! pourvu qu’ils s’éloignent.

– Et quand on pense que ces infamies, c’est votre famille quiles conseille !

– Ma famille conseille à tous vos favoris de s’en aller ?Je ne croyais pas ma famille si sage. Et, dites-moi, quels sont lesmembres de ma famille qui me rendent ce service, afin que je les enremercie ?

– Votre tante Adélaïde, votre frère d’Artois.

– Mon frère d’Artois ! Est-ce que vous croyez qu’ilsuivrait pour son compte le conseil qu’il donne ? Est-ce quevous croyez qu’il partirait aussi ?

– Pourquoi pas ? s’écria Marie-Antoinette, essayant depiquer le roi.

– Que le bon Dieu vous entende ! s’écria Louis XVI ;que M. d’Artois s’en aille, je lui dirai ce que j’ai dit auxautres : « Bon voyage, mon frère d’Artois, bonvoyage ! »

– Ah ! votre frère ! s’écria Marie-Antoinettestupéfaite.

– Avec cela qu’il est regrettable ! Un bon petit garçon quine manque ni d’esprit ni de courage, je le sais bien, mais qui n’apas de cervelle ; qui joue au prince français comme un raffinédu temps de Louis XIII ; un brouillon, un imprudent, qui vouscompromet, vous, la femme de César.

– César ! murmura la reine avec une sanglante ironie.

– Ou Claude, si vous l’aimez mieux, répondit le roi ; carvous savez, madame, que Claude était un César comme Néron.

La reine baissa la tête. Ce sang-froid historique laconfondait.

– Claude, poursuivit le roi – puisque vous préférez le nom deClaude à celui de César –, Claude fut forcé un soir, vous le savez,de faire fermer la grille de Versailles, afin de vous donner uneleçon lorsque vous rentriez trop tard. Cette leçon, c’était M. lecomte d’Artois qui vous la valait. Je ne regretterai donc pas M. lecomte d’Artois. Quant à ma tante, eh bien ! on sait ce qu’onsait sur elle. En voilà encore une qui mérite d’être de la familledes Césars ! Mais je ne dis rien, parce qu’elle est ma tante.Aussi, qu’elle parte, et je ne la regretterai pas non plus. C’estcomme M. de Provence, croyez-vous que je le regrette, lui ? M.de Provence part-il ? Bon voyage !

– Oh ! lui ne parle pas de s’en aller.

– Tant pis ! Voyez-vous, ma chère, M. de Provence sait tropbien le latin pour moi ; il me force de parler anglais pourlui rendre la pareille. M. de Provence, c’est lui qui nous a misBeaumarchais sur le dos, en le faisant fourrer à Bicêtre, auFor-l’Évêque, je ne sais où, de son autorité privée, et celui-lànous l’a bien rendu aussi, M. de Beaumarchais. Ah ! il resteM. de Provence ! Tant pis, tant pis ! Savez-vous unechose, madame, c’est que près de vous je ne connais qu’un honnêtehomme, M. de Charny.

La reine rougit et se détourna.

– Est-ce qu’il part aussi celui-là ? demanda le roi.Ah ! celui-là ce serait dommage et je le regretterais.

La reine ne répondit rien.

– Nous parlions de la Bastille…, continua le roi après un courtsilence, et vous déploriez qu’elle fût prise.

– Mais asseyez-vous au moins, Sire, répondit la reine, puisquevous paraissez avoir encore beaucoup de choses à me dire.

– Non, merci ; j’aime mieux parler en marchant ; enmarchant, je travaille pour ma santé dont personne nes’occupe ; car si je mange bien, je digère mal… Savez-vous ceque l’on dit dans ce moment-ci ? On dit : « Le roi asoupé, le roi dort. » Vous le voyez bien, vous, comme je dors.Je suis là, tout debout, essayant de digérer en causant politiqueavec ma femme. Ah ! madame, j’expie ! j’expie !…

– Et qu’expiez-vous, s’il vous plaît ?

– J’expie les péchés d’un siècle dont je suis le boucémissaire ; j’expie madame de Pompadour, madame du Barry, leParc-aux-Cerfs ; j’expie ce pauvre Latude, pourrissant pendanttrente ans dans les cachots, et s’immortalisant par la souffrance.Encore un qui a fait détester la Bastille ! Pauvregarçon ! Ah ! que j’ai fait de sottises, madame, enlaissant passer les sottises des autres ! Les philosophes, leséconomistes, les savants, les gens de lettres, j’ai aidé àpersécuter tout cela. Eh ! mon Dieu ! ces gens-là nedemandaient pas mieux que de m’aimer. S’ils m’eussent aimé, ilseussent fait la gloire et le bonheur de mon règne. M. Rousseau, parexemple, cette bête noire de Sartine et des autres, eh bien !je l’ai vu un jour, moi, le jour où vous l’avez fait venir àTrianon, vous savez bien. Il avait les habits mal brossés, c’estvrai, la barbe longue, c’est encore vrai ; mais, au demeurant,c’était un brave homme. Si j’eusse mis mon gros habit gris, mes basdrapés, et que j’eusse dit à M. Rousseau :« Allons-nous-en donc chercher des mousses dans les bois deVille-d’Avray… »

– Eh bien ! quoi ? interrompit la reine avec unsuprême mépris.

– Eh bien ! M. Rousseau n’eût pas écrit le Vicairesavoyard et le Contrat social.

– Oui, oui, je le sais bien, voilà comme vous raisonnez, ditMarie-Antoinette ; vous êtes homme prudent, vous craignezvotre peuple comme le chien craint son maître.

– Non, mais comme le maître craint son chien ; c’estquelque chose que de savoir qu’on ne sera pas mordu par son chien.Madame, quand je me promène avec Médor, le molosse des Pyrénées quem’a donné le roi d’Espagne, je suis tout fier de son amitié. Riezsi vous voulez, il n’en est pas moins vrai que Médor, s’il n’étaitpas mon ami, me mangerait avec ses grosses dents blanches. Ehbien ! je lui dis : « Petit Médor, bon Médor »,et il me lèche. J’aime mieux la langue que les crocs.

– Soit, flattez les révolutionnaires, caressez-les, jetez-leurdu gâteau.

– Eh ! eh ! ainsi ferai-je ; je n’ai pas d’autredessein, je vous prie de le croire. Oui, c’est décidé, je vaisamasser un peu d’argent, et je traiterai tous ces messieurs commedes Cerbères. Eh ! tenez, M. de Mirabeau…

– Ah ! oui, parlez-moi de cette bête féroce.

– Avec cinquante mille livres par mois ce sera un Médor, tandisque si nous attendons, il lui faudra peut-être un demi-million parmois.

La reine se mit à rire de pitié.

– Oh ! flatter de pareils gens ! dit elle.

– M. Bailly, continua le roi, M. Bailly devenant ministre desarts, c’est un ministère que je m’amuserai à créer, M. Bailly seraun autre Médor. Pardon de ne pas être de votre avis, madame ;mais je suis de l’avis de mon aïeul Henri IV. C’était un politiquequi en valait bien un autre et je me rappelle ce qu’il disait.

– Et que disait-il ?

– On ne prend pas les mouches avec du vinaigre.

– Sancho aussi disait cela, ou quelque chose d’approchant.

– Mais Sancho eût rendu le peuple de Barataria fort heureux, siBarataria eût existé.

– Sire, votre aïeul Henri IV, que vous invoquez, prenait lesloups aussi bien que les mouches : témoin le maréchal de Bironà qui il a fait couper le cou. Il pouvait donc dire tout ce qui luiplaisait. En raisonnant comme lui et en agissant comme vous faites,vous ôtez tout prestige à la royauté, qui ne vit que deprestige ; vous dégradez le principe : que deviendra lamajesté ? La majesté, c’est un mot, je le sais bien ;mais dans ce mot tendent toutes les vertus royales :« Qui respecte aime, qui aime obéit ».

– Ah ! parlons-en de la majesté, interrompit le roi avec unsourire ; oui, parlons-en. Vous, par exemple, vous êtes aussimajestueuse que qui que ce soit ; et je ne connais personne enEurope, pas même votre mère Marie-Thérèse, qui ait poussé aussiloin que vous la science de la majesté.

– Je comprends ; vous voulez dire, n’est-ce pas, que lamajesté n’empêche point que je sois abhorrée du peuplefrançais.

– Je ne dis pas abhorrée, ma chère Antoinette, dit le roi avecdouceur ; mais, enfin, vous n’êtes peut-être pas aussi aiméeque vous méritez de l’être.

– Monsieur, répliqua la reine profondément blessée, vous vousfaites l’écho de tout ce qui se dit. Je n’ai fait de mal à personnecependant ; du bien, au contraire, souvent j’en ai fait.Pourquoi me haïrait-on comme vous dites ? Pourquoi nem’aimerait-on pas, si ce n’était qu’il y a des gens occupés toutela journée à répéter : « La reine n’est pasaimée ! » Savez-vous bien, monsieur, qu’il suffit d’unevoix qui dise cela pour que cent voix le répètent ; cent voixen font éclore dix mille. Alors, d’après ces dix mille voix, toutle monde répète : « La reine n’est pasaimée ! » Et l’on n’aime pas la reine uniquement parcequ’une personne a dit : « La reine n’est pasaimée. »

– Eh ! mon Dieu ! murmura le roi.

– Eh ! mon Dieu ! interrompit la reine, je tiens fortpeu à la popularité ; mais je crois aussi qu’on exagère monimpopularité. Les louanges ne pleuvent pas sur moi, c’estvrai ; mais enfin on m’a adorée, et, pour m’avoir trop adorée,voilà qu’il se trouve qu’on me hait trop.

– Tenez, madame, dit le roi, vous ne savez pas toute la vérité,et vous vous illusionnez encore ; nous parlions de laBastille, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien ! il y avait à la Bastille une grande chambrepleine de toutes sortes de livres écrits contre vous. Je supposequ’on aura brûlé tout cela.

– Et que me reprochait-on dans ces livres ?

– Ah ! vous comprenez bien, madame, que je ne me fais pasplus votre accusateur que je ne voudrais être votre juge. Quandtous ces pamphlets-là paraissent, je fais saisir toute l’édition etengouffrer le tout à la Bastille. Mais quelquefois ces libelles metombent à moi-même dans les mains. Ainsi, par exemple, dit le roien frappant sur la poche de son habit, j’en ai un là, il estabominable.

– Montrez-le-moi, s’écria la reine.

– Je ne peux pas, dit le roi, il y a des gravures.

– Et vous en êtes là, dit-elle ; vous en êtes à ce pointd’aveuglement, de faiblesse, que vous ne cherchiez point à remonterà la source de toutes ces infamies ?

– Mais on ne fait que cela, remonter aux sources ; tous meslieutenants de police y ont blanchi.

– Alors vous connaissez l’auteur de ces indignités ?

– J’en connais un du moins, l’auteur de celui-là, M. Furth,puisque voilà un reçu de 22500 livres de lui ; quand cela envaut la peine, vous voyez que je ne regarde pas au prix.

– Mais les autres ! les autres !

– Ah ! souvent ce sont de pauvres diables d’affamés quivégètent en Angleterre ou en Hollande. On est mordu, on est piqué,on s’irrite, on cherche, on croit qu’on va trouver un crocodile ouun serpent, le tuer, l’écraser : pas du tout, on ne trouvequ’un insecte, si petit, si bas, si sale, qu’on n’ose point ytoucher, même pour le punir.

– À merveille ! Mais si vous n’osez pas toucher auxinsectes, accusez en face celui qui les fait naître. En vérité,monsieur, on dirait que Philippe d’Orléans est le soleil…

– Ah ! s’écria le roi en frappant ses mains l’une contrel’autre ; ah ! nous y voilà ; M. d’Orléans !Allez, allez, cherchez à me brouiller avec lui.

– Vous brouiller avec votre ennemi, Sire, ah ! le mot estjoli.

Le roi haussa les épaules.

– Voilà, dit-il, voilà le système des interprétations. M.d’Orléans ! Vous attaquez M. d’Orléans, qui vient se mettre àmes ordres pour combattre les révoltés ! Qui quitte Paris etqui accourt à Versailles. M. d’Orléans est mon ennemi !Vraiment, madame, vous avez contre les d’Orléans une haineinconcevable !

– Oh ! il est venu, savez-vous pourquoi ? parce qu’ila peur que son absence ne soit remarquée au milieu del’empressement général ; il est venu parce qu’il est unlâche.

– Bien ! nous allons recommencer, dit le roi ; c’estun lâche qui a inventé cela. Vous, vous qui avez fait écrire celadans vos gazettes qu’il avait eu peur à Ouessant, vous l’avez vouludéshonorer. Eh bien ! c’est une calomnie, madame. Philippe n’apas eu peur. Philippe n’a pas fui. S’il avait fui, il ne serait pasde la famille. Les d’Orléans sont braves. C’est connu. Le chef dela famille, qui avait plus l’air de descendre de Henri III que deHenri IV, était brave, malgré son d’Effiat et son chevalier deLorraine. Il l’avait prouvé à la bataille de Cassel. Le régentavait bien quelques petites choses à se reprocher du côté desmœurs ; mais il s’était battu à Steinkerque, à Nerwinde et àAlmanza comme le dernier soldat de son armée. Ne disons que lamoitié du bien qui existe, si vous le voulez, madame, mais nedisons point de mal qui n’existe pas.

– Votre Majesté est en train de blanchir tous lesrévolutionnaires. Vous verrez, vous verrez tout ce que vaudracelui-là. Oh ! si je regrette la Bastille, c’est pourlui ; oui, je me repens qu’on y ait mis des criminels, quandcelui-là n’y était pas.

– Eh bien ! s’il y eût été à la Bastille, M. d’Orléans,nous serions aujourd’hui dans une belle situation ! dit leroi.

– Que fût-il donc arrivé, voyons ?

– Eh ! vous n’êtes pas sans savoir, madame, que l’on apromené son buste couronné de fleurs avec celui de M. deNecker ?

– Oui, je le sais.

– Eh bien ! une fois hors de la Bastille, M. d’Orléans eûtété roi de France, madame.

– Et peut-être eussiez-vous trouvé cela juste ! ditMarie-Antoinette avec une amère ironie.

– Ma foi ! oui. Haussez les épaules tant qu’il vousplaira ; pour bien juger les autres, je me mets à leur pointde vue, moi. Ce n’est pas du haut du trône qu’on voit bien lepeuple ; moi, je descends jusqu’à lui, et je me demande si,bourgeois ou manant, j’eusse supporté qu’un seigneur me comptâtparmi ses poulets et ses vaches comme un produit ! Si,cultivateur, j’eusse supporté que les dix mille pigeons d’unseigneur mangeassent chaque jour dix grains de blé, d’avoine ou desarrazin, c’est-à-dire deux boisseaux environ, le plus clair de monbénéfice, tandis que ses lièvres et ses lapins broutaient mesluzernes, tandis que ses sangliers retournaient mes pommes deterre, tandis que ses percepteurs dîmaient mon bien, tandis que luimême caressait ma femme et mes filles, tandis que le roi m’enlevaitmes fils pour la guerre, tandis que le clergé damnait mon âme dansses moments de colère.

– Allons, allons, monsieur, interrompit la reine avec un regardfoudroyant, prenez une pioche, et allez aider à la démolition de laBastille.

– Vous croyez rire, répondit le roi. Eh bien ! j’irais, surma parole ! s’il n’était ridicule qu’un roi prît la pioche,lorsque d’un seul trait de plume il peut faire le même ouvrage.Oui, je prendrais la pioche, et l’on m’applaudirait, commej’applaudis à ceux qui peuvent accomplir cette besogne. Ils merendent un fameux service, allez, madame, ceux qui me démolissentla Bastille, et ils vous en rendent un bien plus grand à vous,madame ; oui, à vous, qui ne pouvez plus faire jeter, selonles caprices de vos amis, les honnêtes gens dans un cachot.

– Les honnêtes gens à la Bastille ! moi, j’ai fait mettreles honnêtes gens là ! C’est peut-être M. de Rohan qui étaitun honnête homme ?

– Oh ! ne parlez pas plus de celui-là que je n’en parlemoi-même. La chose ne nous a pas réussi de l’y mettre, puisque leparlement l’en a fait sortir. D’ailleurs, ce n’était point là laplace d’un prince de l’Église, puisque aujourd’hui on met lesfaussaires à la Bastille ; en vérité, je vous le demande, desfaussaires et des voleurs, qu’ont-ils à faire là ? N’ai-jepoint à Paris des prisons qui me coûtent fort cher, pour entretenirces malheureux-là ? Encore passe pour les faussaires et lesvoleurs. Mais le pis est qu’on y mettait les honnêtes gens.

– Les honnêtes gens ?

– Eh ! sans doute, j’en ai vu un aujourd’hui, un honnêtehomme qui y a été enfermé, et qui en est sorti il n’y a paslongtemps.

– Quand cela ?

– Ce matin.

– Vous avez vu ce soir un homme qui est sorti ce matin de laBastille ?

– Je le quitte.

– Qui cela ?

– Dame ! quelqu’un de votre connaissance.

– De ma connaissance, à moi ?

– Oui.

– Et comment appelez-vous ce quelqu’un ?

– Le docteur Gilbert.

– Gilbert ! Gilbert ! s’écria la reine. Quoi !celui qu’Andrée a nommé en revenant à elle ?

– Précisément ; ce doit être celui-là ; j’en jurerais,du moins.

– Cet homme a été à la Bastille ?

– En vérité, on dirait que vous l’ignorez, madame.

– Je l’ignore tout à fait.

Et la reine, apercevant sur le visage du roi une expressiond’étonnement :

– À moins, dit-elle, que quelque raison que j’ai oubliée…

– Ah ! voilà, s’écria le roi ; il y a toujours à cesinjustices une raison que l’on oublie. Mais si vous avez oublié etcette raison et le docteur, madame de Charny n’a oublié ni l’un nil’autre, je vous en réponds.

– Sire ! Sire ! s’écria Marie-Antoinette.

– Il faut qu’il se soit passé entre eux des choses…, continua leroi.

– Sire, de grâce ! fit la reine, en regardant avec anxiétédu côté du boudoir, d’où Andrée, cachée, pouvait entendre tout ceque l’on disait.

– Ah ! oui, dit le roi en riant ; vous craignez queCharny ne vienne et ne s’instruise. Pauvre Charny !

– Sire, je vous en supplie. Madame de Charny est une femmepleine de vertus, et j’aime mieux croire, je vous l’avoue, que ceM. Gilbert…

– Bah ! interrompit le roi, accusez-vous cet honnêtegarçon ? Je sais ce que je sais, et, ce qu’il y a de pis,c’est que, sachant beaucoup de choses, je ne sais pas encoretout.

– En vérité, vous me glacez avec votre assurance, dit la reineen regardant toujours du côté du cabinet.

– Oh ! mais, continua Louis XVI, je suis tranquille, je neperdrai rien pour attendre. Le commencement me promet une finagréable, et cette fin, je la saurai de Gilbert lui-même, à présentqu’il est mon médecin.

– Votre médecin ! cet homme-là est votre médecin ?Vous confiez au premier venu la vie du roi ?

– Oh ! répliqua froidement le roi, j’ai confiance en moncoup d’œil, et j’ai lu, je vous en réponds, dans l’âme decelui-là.

La reine laissa échapper un frémissement de colère et dedédain.

– Haussez les épaules tant qu’il vous plaira, dit le roi ;vous ne ferez pas que Gilbert ne soit un savant homme.

– Engouement !

– Je voudrais bien vous voir à ma place. Je voudrais bien savoirsi M. Mesmer n’a pas fait sur vous et sur madame de Lamballe uneimpression quelconque.

– M. Mesmer ? fit la reine en rougissant.

– Oui, quand il y a quatre ans vous allâtes déguisée à l’une deses séances. Oh ! ma police est bien faite, allez, et je saistout, moi.

Et le roi, tout en prononçant ces paroles, souritaffectueusement à Marie-Antoinette.

– Vous savez tout, Sire, dit la reine ; alors vous êtesbien dissimulé, puisque jamais vous ne m’avez parlé de cela.

– À quoi bon ! la voix des nouvellistes et la plume desgazetiers vous avaient suffisamment reproché cette petiteimprudence. Mais j’en reviens à Gilbert et à Mesmer à la fois. M.Mesmer vous plaçait autour d’un baquet, vous touchait avec uneverge d’acier, s’entourait de mille fantasmagories, comme uncharlatan qu’il était. Gilbert, lui, ne fait pas tant defaçons ; il étend la main sur une femme, à l’instant même elledort, et endormie elle parle.

– Elle parle ! murmura la reine avec épouvante.

– Oui, répliqua le roi, qui ne dédaignait point de prolonger lapetite souffrance de sa femme ; oui, endormie par Gilbert,elle parle, et, croyez-moi, les choses qu’elle dit son fortétranges.

La reine pâlit.

– Madame de Charny aurait dit des choses fort étranges !murmura-t-elle.

– Au dernier point, ajouta le roi. Il est même bien heureux pourelle…

– Chut ! chut ! interrompit Marie-Antoinette.

– Pourquoi chut ! Je dis qu’il est même bien heureux pourelle que, seul, je l’aie entendue dans son sommeil.

– Oh ! par grâce ! Sire, pas un mot de plus.

– Je le veux bien, car je tombe de fatigue ; et, de mêmeque je mange quand j’ai faim, je me couche quand j’ai envie dedormir. Bonsoir donc, madame ; que de toute notre conversationil vous reste une impression salutaire !

– Laquelle, Sire ?

– Le peuple a eu raison de défaire ce que nous et nos amis nousavons fait, témoin mon pauvre médecin Gilbert. Adieu, madame :croyez qu’après avoir signalé le mal, j’aurai le courage del’empêcher. Dormez bien, Antoinette !

Et le roi se dirigea vers la porte de sa chambre.

– À propos, dit-il en revenant sur ses pas, prévenez madame deCharny qu’elle ait à faire sa paix avec le docteur, si toutefois ilen est temps encore. Adieu.

Et il s’éloigna lentement, en fermant lui-même les portes avecla satisfaction du mécanicien qui sent jouer sous ses doigts debonnes serrures.

Le roi n’avait pas fait dix pas dans le corridor que la comtessesortit du cabinet, courut aux portes et en poussa les verrous, auxfenêtres et en tira les rideaux.

Tout cela vivement, violemment, avec l’énergie de la démence etde la rage.

Puis, s’étant assurée que nul ne pouvait voir ni entendre, ellerevint vers la reine avec un sanglot déchirant, et tomba sur sesdeux genoux en s’écriant :

– Sauvez-moi, madame ; au nom du ciel,sauvez-moi !

Puis, après une pause suivie d’un soupir :

– Et je vous dirai tout ! ajouta-t-elle.

Chapitre 31Ce à quoi la reine songeait dans la nuit du 14 au 15 juillet1789

Combien de temps dura cette confidence, nous ne saurions ledire ; elle se prolongea cependant, car, vers les onze heuresdu soir seulement, on put voir la porte du boudoir de la reines’ouvrir, et sur le seuil de la porte Andrée, presque à genoux,baisant la main de Marie-Antoinette.

Puis, en se relevant, la jeune femme essuya ses yeux rougis depleurs, tandis que, de son côté, la reine rentrait, le frontbaissé, lentement dans sa chambre.

Andrée, au contraire, comme si elle eût voulu échapper àelle-même, s’éloigna rapidement.

À partir de ce moment la reine demeura seule. Quand la dame dulit entra pour l’aider à se dévêtir, elle la trouva l’œilétincelant, et se promenant à grands pas dans sa chambre.

Elle fit de la main un geste rapide qui voulait dire :« Laissez-moi. » La dame du lit se retira sansinsister.

À partir de ce moment la reine demeura seule ; elle avaitdéfendu qu’on la dérangeât, à moins que ce ne fût pourd’importantes nouvelles venant de Paris.

Andrée ne reparut pas.

Quant au roi, après s’être entretenu avec M. de LaRochefoucauld, qui essaya de lui faire comprendre la différencequ’il y avait entre une révolte et une révolution, il déclara qu’ilétait fatigué, se coucha et s’endormit ni plus ni moinstranquillement que s’il eût été à la chasse, et que le cerf,courtisan bien dressé, fût venu se faire prendre dans la pièced’eau des Suisses.

La reine, de son côté, écrivit quelques lettres, passa dans lachambre voisine, où dormaient ses deux enfants sous la garde demadame de Tourzel, et se coucha, non pas pour dormir comme le roi,mais pour rêver tout à son aise.

Mais bientôt, quand le silence eut envahi Versailles, quandl’immense palais se fut plongé dans l’ombre, quand on n’entenditplus au fond des jardins que les pas des patrouilles criant sur lesable, dans les longs corridors que la crosse des fusils tombantdiscrètement sur la dalle du marbre, Marie-Antoinette, lasse de sonrepos, éprouvant le besoin de respirer, descendit de son lit,chaussa ses pantoufles de velours, et s’enveloppant d’un longpeignoir blanc, vint à la fenêtre aspirer la fraîcheur montant descascades, et saisir au passage ces conseils que le vent des nuitsmurmure aux fronts brûlants, aux cœurs oppressés.

Alors elle repassa dans son esprit tout ce que cette journéeétrange lui avait apporté d’événements imprévus.

La chute de la Bastille, cet emblème visible du pouvoir royal,les incertitudes de Charny, cet ami dévoué, ce passionné captifqu’elle tenait depuis tant d’années sous le joug et qui, n’ayantjamais soupiré que l’amour, semblait, pour la première fois,soupirer le regret et le remords.

Avec cette habitude de synthèse que donne aux grands espritsl’habitude des hommes et des choses, Marie-Antoinette fit, àl’instant même, deux parts de ce malaise qu’elle éprouvait, et quirenfermait un malheur politique et un chagrin de cœur.

Le malheur politique était cette grande nouvelle qui, partie deParis à trois heures de l’après-midi, allait se répandre sur lemonde et entamer dans tous les esprits la révérence sacrée accordéejusque-là aux rois mandataires de Dieu.

Le chagrin de cœur, c’était cette sourde résistance de Charny àl’omnipotence de la souveraine bien-aimée. C’était comme unpressentiment que, sans cesser d’être fidèle et dévoué, l’amourallait cesser d’être aveugle, et pouvait commencer à discuter safidélité et son dévouement.

Cette pensée étreignait cruellement le cœur de la femme etl’emplissait de ce fiel amer qu’on appelle la jalousie, âcre poisonqui ulcère à la fois mille petites plaies dans une âme blessée.

Toutefois, chagrin en présence de malheur, c’était uneinfériorité pour la logique.

Aussi, plutôt par raisonnement que par conscience, plutôt parnécessité que par instinct, Marie-Antoinette laissa d’abord son âmeaux graves pensées du danger de la situation politique.

Où se tourner : haine et ambition en face ; faiblesseet indifférence à ses côtés. Pour ennemis, des gens qui, ayantcommencé par la calomnie, en venaient aux rébellions.

Des gens qui, par conséquent, ne reculeraient devant rien.

Pour défenseurs, nous parlons de la majeure partie du moins, deshommes qui peu à peu s’étaient accoutumés à tout endurer, et qui,par conséquent, ne sentiraient plus la profondeur desblessures.

Des gens qui hésiteraient à riposter dans la crainte de faire dubruit.

Il fallait donc tout ensevelir dans l’oubli, faire semblantd’oublier et se souvenir, semblant de pardonner et ne pardonnerpoint.

Ce n’était pas digne d’une reine de France, ce n’était passurtout digne de la fille de Marie-Thérèse, cette femme decœur.

Lutter ! Lutter ! c’était là le conseil de l’orgueilroyal révolté ; mais lutter, était-ce prudent ?Calme-t-on les haines avec du sang répandu ? N’était-il pasterrible ce nom de l’Autrichienne ? Fallait-il, pour leconsacrer, comme avaient fait Isabeau et Catherine de Médicis duleur, le consacrer en lui donnant le baptême d’un égorgementuniversel ?

Et puis le succès, si Charny avait dit vrai, le succès étaitdouteux.

Combattre et être vaincu !…

Voilà, du côté du malheur politique, quelles étaient lesdouleurs de cette reine qui, à certaines phases de sa méditation,sentait, comme on sent un serpent sortir des bruyères où notre piedl’a réveillé, sentait émerger du fond de ses souffrances de reinele désespoir de la femme qui se croit moins aimée quand elle l’aété trop.

Charny avait dit ce que nous lui avons entendu dire, non pointpar conviction, mais par lassitude ; avait-il, comme tantd’autres, bu à satiété à la même coupe qu’elle les calomnies ?Charny, qui, pour la première fois, avait parlé en termes si douxde sa femme Andrée, créature hier encore oubliée jusqu’au méprispar son époux ; Charny s’était-il aperçu que cette femmeencore jeune fût toujours belle ?

Et à cette seule idée qui la brûlait comme la morsure dévorantede l’aspic, Marie-Antoinette s’étonnait de reconnaître que lemalheur n’était rien auprès du chagrin.

Car ce que le malheur n’avait pu faire, le chagrin l’opérait enelle : la femme bondissait furieuse hors du fauteuil oùs’était tenue, froide et vacillante, la reine contemplant en facele malheur.

Toute la destinée de cette créature privilégiée de la souffrancese révéla dans la situation de son âme pendant cette nuit.

Comment échapper à la fois au malheur et au chagrin ? sedemandait-elle avec des angoisses sans cesse renaissantes ;fallait-il se résoudre, abandonnant la vie royale, à vivre heureusede la médiocrité ; fallait-il retourner à son vrai Trianon etson chalet, à la paix du lac et aux joies obscures de lalaiterie ; fallait-il laisser tout ce peuple se partager leslambeaux de la royauté, hormis quelques parcelles bien humbles quela femme pourra s’approprier avec les redevances contestées dequelques fidèles qui s’obstineront à rester vassaux ?

Hélas ! c’était ici que le serpent de la jalousie sereprenait à mordre plus profondément.

Heureuse ! serait-elle heureuse avec l’humiliation d’unamour dédaigné ?

Heureuse ! serait-elle heureuse aux côtés du roi, cet épouxvulgaire à qui tout prestige manquait pour être un héros ?

Heureuse ! près de M. de Charny, qui serait heureux près dequelque femme aimée, près de la sienne, peut-être ?

Et cette pensée allumait dans le cœur de la pauvre reine toutesles torches flamboyantes qui brûlèrent Didon bien plutôt que sonbûcher.

Mais au milieu de cette fiévreuse torture un éclair derepos ; au milieu de cette tressaillante angoisse unejouissance. Dieu, dans sa bonté infinie, n’aurait-il créé le malque pour faire apprécier le bien ?

Andrée a fait à la reine ses confidences, a dévoilé la honte desa vie à sa rivale ; Andrée a, les yeux en pleurs, la facecontre terre, avoué à Marie-Antoinette qu’elle n’était plus dignede l’amour et du respect d’un honnête homme : donc Charnyn’aimera jamais Andrée.

Mais Charny ignore, Charny ignorera toujours cette catastrophede Trianon, et les suites qu’elle a eues : donc pour Charny,c’est comme si la catastrophe n’existait pas.

Et tout en faisant ces diverses réflexions, la reine examinaitau miroir de sa conscience sa beauté défaillante, sa gaieté perdue,sa fraîcheur de jeunesse envolée.

Puis elle revenait à Andrée, à ces aventures étranges, presqueincroyables, qu’elle venait de lui raconter.

Elle admirait la combinaison magique de cette aveugle fortunequi prenait au fond de Trianon, dans l’ombre de la cabane et dansla fange des fumiers, un petit garçon jardinier, pour l’associer àla destinée d’une noble demoiselle, associée elle-même à ladestinée de la reine.

– Ainsi ! se disait-elle, l’atome perdu dans les régionsbasses serait venu, par un caprice des attractions supérieures, sefondre, parcelle de diamant, avec la lumière divine del’étoile ?

Ce garçon jardinier, ce Gilbert, n’était-ce pas un symbolevivant de ce qui se passait à cette heure, un homme du peuple,sorti de la bassesse de sa naissance pour s’occuper de la politiqued’un grand royaume, étrange comédien qui se trouvait personnifieren lui, par un privilège du mauvais génie qui planait sur laFrance, et l’insulte faite à la noblesse, et l’attaque faite à laroyauté par la plèbe ?

Ce Gilbert devenu savant, ce Gilbert vêtu de l’habit noir dutiers, ce conseiller de M. Necker, ce confident du roi de France,le voilà qui se trouverait, grâce au jeu de la Révolution,parallèlement avec cette femme dont il avait la nuit, comme unlarron, volé l’honneur !

La reine redevenue femme, et frissonnant malgré elle au souvenirde la lugubre histoire racontée par Andrée ; la reine sefaisait comme un devoir de regarder en face ce Gilbert, etd’apprendre par elle-même à lire sur des traits humains ce que Dieua pu y mettre de la révélation d’un caractère si étrange, et,malgré le sentiment dont nous parlions tout à l’heure et qui larendait presque joyeuse de l’humiliation de sa rivale, il y avaitun violent désir de blesser l’homme qui avait tant fait souffrirune femme.

Puis il y avait encore le désir de regarder, qui sait ?même d’admirer, avec l’effroi qu’inspirent les monstres, cet hommeextraordinaire qui par un crime avait infusé son sang le plus vildans le sang aristocratique de France ; cet homme qui semblaitavoir fait faire la Révolution pour qu’on lui ouvrît la Bastille,dans laquelle, sans cette révolution, il eût éternellement appris àoublier qu’un homme de roture ne doit pas se souvenir.

Par cette conséquence entraînante de ses idées, la reinerevenait aux douleurs politiques, et voyait s’accumuler sur uneseule et même tête la responsabilité de tout ce qu’elle avaitsouffert.

Ainsi, l’auteur de la rébellion populaire qui venait d’ébranlerl’autorité royale en renversant la Bastille, c’était Gilbert, aubesoin, lui, Gilbert, dont les principes avaient mis les armes auxmains des Billot, des Maillard, des Élie, des Hullin.

Gilbert était donc à la fois une créature venimeuse etterrible ; venimeuse, car il avait perdu Andrée commeamant ; terrible, car il venait d’aider à renverser laBastille comme ennemi.

Il fallait donc le connaître pour l’éviter, ou, mieux encore, leconnaître pour s’en servir.

Il fallait, à tout prix, entretenir cet homme, le voir de près,le juger par soi-même.

La nuit était aux deux tiers passée, trois heures sonnaient,l’aube blanchissait les cimes des arbres du parc de Versailles etle sommet des statues.

La reine avait passé la nuit tout entière sans dormir ; sonregard vague se perdait dans les allées estompées d’une blondelumière.

Un sommeil lourd et brûlant s’empara peu à peu de la malheureusefemme.

Elle tomba le col renversé sur le dossier du fauteuil, près dela fenêtre ouverte.

Elle rêva qu’elle se promenait dans Trianon, et que du fondd’une plate-bande sortait un gnome au sourire terreux, comme il yen a dans les ballades allemandes, et que ce monstre sardoniqueétait Gilbert qui étendait vers elle des doigts crochus.

Elle poussa un cri.

Un cri répondit au sien.

Ce cri la réveilla.

C’était madame de Tourzel qui l’avait poussé : elle venaitd’entrer chez la reine, et en la voyant défaite et râlant sur unfauteuil, elle n’avait pu retenir l’élan de sa douleur et de sasurprise.

– La reine est malade ! s’écria-t-elle, la reine souffre.Faut-il appeler un médecin ?

La reine ouvrit les yeux ; cette demande de madame deTourzel répondait à la demande de sa curiosité.

– Oui, un médecin, répondit-elle, le docteur Gilbert, appelez ledocteur Gilbert.

– Qu’est-ce que le docteur Gilbert ? demanda madame deTourzel.

– Un nouveau médecin par quartier nommé d’hier, je crois, etarrivant d’Amérique.

– Je sais ce que Sa Majesté veut dire, hasarda une des dames dela reine.

– Eh bien ? demanda Marie-Antoinette.

– Eh bien ! le docteur est dans l’antichambre du roi.

– Vous le connaissez donc ?

– Oui, Votre Majesté, fit la femme en balbutiant.

– Mais comment le connaissez-vous ? Il est arrivé il y ahuit ou dix jours d’Amérique, et hier seulement il est sorti de laBastille.

– Je le connais…

– Répondez. D’où le connaissez-vous ? demandaimpérieusement la reine.

La dame baissa les yeux.

– Voyons, vous déciderez-vous à me dire comment vous leconnaissez ?

– Madame, j’ai lu ses ouvrages, et ses ouvrages m’ayant donné dela curiosité pour l’auteur, je me le suis fait montrer cematin.

– Ah ! fit la reine avec une expression indicible de morgueet de réserve tout à la fois. Ah ! c’est bien ! puisquevous le connaissez, dites-lui que je suis souffrante et que jedésire le voir.

La reine, en attendant, fit entrer ses femmes, passa une robe dechambre, et rétablit sa coiffure.

Chapitre 32Le médecin du roi

Quelques minutes après le désir formulé par la reine, désir quecelle de ses femmes à laquelle il avait été manifesté s’était miseen devoir d’accomplir, Gilbert, surpris, légèrement inquiet,profondément ému, mais sans que rien se manifestât à la surface,Gilbert se présentait devant Marie-Antoinette.

Le maintien noble et assuré, la pâleur distinguée de l’homme descience et d’imagination à qui l’étude fait une seconde nature,pâleur encore rehaussée par le costume noir du tiers, que nonseulement tous les députés de cet ordre, mais encore les hommes quiavaient adopté les principes de la Révolution, se faisaient undevoir de porter ; la main fine et blanche de l’opérateur sousla simple mousseline plissée, la jambe si fine, si élégante, sibien prise enfin que nul à la cour n’en pouvait montrer une mieuxmodelée aux connaisseurs et même aux connaisseuses del’Œil-de-Bœuf ; avec tout cela un mélange de respect timidepour la femme, de tranquille audace envers la malade, rien pour lareine : telles furent les nuances rapides et nettement écritesque Marie-Antoinette, avec son aristocratique intelligence, sutlire dans la personne du docteur Gilbert au moment où s’ouvrit pourlui donner passage la porte de sa chambre à coucher.

Moins Gilbert fut provocant dans sa démarche, plus la reinesentit sa colère s’accroître. Elle s’était fait de cet homme untype odieux, elle se l’était naturellement, et presqueinvolontairement, représenté semblable à un de ces héros del’impudence comme elle en voyait souvent autour d’elle. L’auteurdes souffrances d’Andrée, cet élève bâtard de Rousseau, cet avortondevenu homme, ce jardinier devenu docteur, cet échenilleur d’arbresdevenu philosophe et dompteur d’âmes, Marie-Antoinette malgré ellese le représentait sous les traits de Mirabeau, c’est-à-dire del’homme qu’elle haïssait le plus après le cardinal de Rohan et LaFayette.

Il lui avait paru, avant qu’elle ne vît Gilbert, qu’il fallaitun colosse matériel pour contenir cette colossale volonté.

Mais quand elle vit un homme jeune, droit, mince, aux formessveltes et élégantes, à la figure douce et affable, cet homme luiparut avoir commis le nouveau crime de mentir par son extérieur.Gilbert, homme du peuple, de naissance obscure, inconnue ;Gilbert, paysan, manant, vilain ; Gilbert fut coupable auxyeux de la reine d’avoir usurpé des dehors de gentilhomme etd’homme bon. La fière Autrichienne, ennemie jurée du mensonge chezautrui, s’indigna et conçut subitement une haine de rage contre lemalheureux atome que tant de griefs différents lui faisaientennemi.

Pour ses familiers, pour ceux qui étaient habitués à lire dansses yeux la sérénité ou la tempête, il était facile de voir qu’unorage plein de foudres et d’éclairs grondait dans le fond de soncœur.

Mais comment une créature humaine, fût-elle une femme, eût-ellepu suivre, au milieu de ce tourbillon de flammes et de colères, lapiste des sentiments étranges et opposés qui s’entrechoquaient dansle cerveau de la reine et lui gonflaient la poitrine de tous cespoisons mortels que décrit Homère ?

La reine d’un regard congédia tout le monde, même madame deMisery.

Chacun sortit.

La reine attendit que la porte fût refermée sur la dernièrepersonne, puis, ramenant les yeux sur Gilbert, elle s’aperçut quelui n’avait pas cessé de la regarder.

Tant d’audace l’exaspéra.

Ce regard du docteur était inoffensif en apparence, maiscontinuel, mais plein d’intention, mais pesant à un tel point queMarie-Antoinette se sentait forcée d’en combattrel’importunité.

– Eh bien ! monsieur, dit-elle avec la brutalité d’un coupde pistolet, que faites-vous donc, debout, devant moi, à meregarder, au lieu de me dire de quoi je souffre ?

Cette furieuse apostrophe, appuyée des éclairs du regard, eûtfoudroyé tout courtisan de la reine, elle eût fait tomber aux piedsde Marie-Antoinette, en demandant grâce, un maréchal de France, unhéros, un demi-dieu.

Mais Gilbert répondit tranquillement :

– C’est par les yeux, madame, que le médecin juge d’abord. Enregardant Votre Majesté, qui m’a fait appeler, je ne satisfais pasune vaine curiosité, je fais mon métier, j’obéis à ses ordres.

– Alors vous m’avez étudiée ?

– Autant qu’il a été en mon pouvoir, madame.

– Suis-je malade ?

– Non point dans le sens du mot, mais Votre Majesté est en proieà une vive surexcitation.

– Ah ! ah ! fit Marie-Antoinette avec ironie, que nedites-vous donc de suite que je suis en colère ?

– Que Votre Majesté permette, puisqu’elle a fait venir unmédecin, que le médecin se serve du terme médical.

– Soit. Et pourquoi cette… surexcitation ?

– Votre Majesté a trop d’esprit pour ignorer que le médecindevine le mal matériel, grâce à son expérience et aux traditions del’étude, mais qu’il n’est point un devin pour sonder à première vuel’abîme des âmes humaines.

– Ce qui veut dire qu’à la seconde ou troisième fois, vouspourriez dire non seulement ce que je souffre, mais encore ce queje pense ?

– Peut-être, madame, répondit froidement Gilbert.

La reine s’arrêta frémissante ; on voyait sur ses lèvres saparole prête à jaillir, bouillonnante et corrosive.

Elle se contint.

– Il faut vous croire, dit-elle, vous, un savant homme.

Et elle accentua ces derniers mots avec un mépris tellementsanglant que l’œil de Gilbert sembla s’éclairer à son tour du feude la colère.

Mais une seconde de lutte suffisait à cet homme pour qu’il sedonnât la victoire.

Aussi, le front calme et la parole libre, il reprit presqueaussitôt :

– Trop bonne est Votre Majesté de m’accorder un brevet de savanthomme sans avoir expérimenté ma science.

La reine se mordit les lèvres.

– Vous comprenez que je ne sais pas si vous êtes savant,reprit-elle ; mais on le dit, et je le répète d’après tout lemonde.

– Eh ! Votre Majesté, alors, dit respectueusement Gilbert,s’inclinant plus bas qu’il ne l’avait encore fait, il ne faut pasqu’une intelligence comme la vôtre répète aveuglément ce que dit levulgaire.

– Vous voulez dire le peuple ? reprit insolemment lareine.

– Le vulgaire, madame, répéta Gilbert avec une fermeté qui fittressaillir au fond du cœur de la femme on ne sait quoi dedouloureusement impressionnable à des émotions inconnues.

– Enfin, répondit-elle, ne discutons point là-dessus. On vousdit savant, c’est l’essentiel. Où avez-vous étudié ?

– Partout, madame.

– Ce n’est pas une réponse.

– Nulle part, alors.

– J’aime mieux cela. Vous n’avez étudié nulle part ?

– Comme il vous plaira, madame, répondit le docteur ens’inclinant. Et cependant c’est moins exact que de direpartout.

– Voyons, répondez, alors, s’écria la reine exaspérée, etsurtout, par grâce ! monsieur Gilbert, épargnez-moi cesphrases.

Puis, comme à elle-même :

– Partout ! partout ! Qu’est-ce que celasignifie ? c’est un mot de charlatan, d’empirique, de médecindes places publiques, cela. Prétendez-vous m’imposer avec dessyllabes sonores ?

Elle avança le pied en regardant Gilbert avec des yeux ardentset des lèvres frémissantes.

– Partout ! Citez ; voyons, monsieur Gilbert,citez.

– J’ai dit partout, répondit froidement Gilbert, parce qu’eneffet j’ai étudié partout, madame, dans la chaumière et dans lepalais, dans la ville et dans le désert, sur nous et sur la bête,sur moi et sur les autres, comme il convient à un homme qui chéritla science et qui va la prendre partout où elle est, c’est-à-direpartout.

La reine, vaincue, lança un regard terrible à Gilbert, qui lui,de son côté, continuait à la regarder avec une fixitédésespérante.

Elle s’agita convulsivement et en se retournant, renversa lepetit guéridon sur lequel on venait de lui servir son chocolat dansune tasse de Sèvres.

Gilbert vit tomber la table, vit se briser la tasse, mais nebougea point.

Le rouge monta au visage de Marie-Antoinette ; elle portaune main froide et humide à son front brûlant, et, prête à lever denouveau les yeux sur Gilbert, elle n’osa.

Seulement, elle prétexta pour elle-même un mépris plus grand quel’insolence.

– Et sous quel maître avez-vous étudié ? continua la reine,reprenant la conversation au même endroit où elle l’avaitlaissée.

– Je ne sais comment répondre à Sa Majesté sans courir le risquede la blesser encore.

La reine sentit l’avantage que venait de lui offrir Gilbert, etse jeta dessus comme une lionne sur sa proie.

– Me blesser, moi ! Vous, me blesser, vous !s’écria-t-elle. Oh ! monsieur, que dites-vous là, vous,blesser une reine ! Vous vous méprenez, je vous jure.Ah ! monsieur le docteur Gilbert, vous n’avez pas étudié lalangue française à d’aussi bonnes sources que la médecine. On neblesse pas les gens de ma qualité, monsieur le docteur Gilbert, onles fatigue, voilà tout.

Gilbert salua et fit un pas vers la porte, mais sans qu’il fûtpossible à la reine de découvrir sur son visage la moindre trace decolère, le moindre signe d’impatience.

La reine, au contraire, trépignait de rage ; elle fit unbond comme pour retenir Gilbert.

Il comprit.

– Pardon, madame, dit-il ; c’est vrai, j’ai eu le tortimpardonnable d’oublier que, médecin, je suis appelé devant unemalade. Excusez-moi, madame ; désormais je m’ensouviendrai.

Et il revint.

– Votre Majesté, continua-t-il, me paraît toucher à une crisenerveuse. J’oserai lui demander de ne s’y point abandonner ;tout à l’heure elle n’en serait plus maîtresse. En ce moment, lepouls doit être suspendu, le sang afflue au cœur : VotreMajesté souffre, Votre Majesté est prête d’étouffer, et peut-êtreserait-il prudent qu’elle fît appeler une de ses femmes.

La reine fit un tour dans la chambre, et, serasseyant :

– Vous vous appelez Gilbert ? demanda-t-elle.

– Gilbert, oui, madame.

– C’est étrange ! j’ai un souvenir de jeunesse dont labizarre insistance vous blesserait sans doute beaucoup, sije vous le disais. N’importe ! blessé, vous vous guérirez,vous qui n’êtes pas moins solide philosophe que savant médecin.

Et la reine sourit ironiquement.

– C’est cela, madame, dit Gilbert, souriez et domptez peu à peuvos nerfs par la raillerie, c’est une des plus belles prérogativesde la volonté intelligente que de se commander ainsi à soi-même.Domptez, madame, domptez, mais sans forcer cependant.

Cette prescription du médecin fut faite avec une telle suavitéde bonhomie, que la reine, tout en sentant l’ironie profondequ’elle enfermait, ne put s’offenser de ce que Gilbert venait delui dire.

Seulement elle revint à la charge, reprenant l’attaque où ellel’avait laissée :

– Ce souvenir dont je vous parle, acheva-t-elle, le voici.

Gilbert s’inclina en signe qu’il écoutait.

La reine fit un effort, et fixa son regard sur le sien.

– J’étais dauphine alors, et j’habitais Trianon. Il y avait dansles parterres un petit garçon tout noir, tout terreux, toutrechigné, une manière de petit Jean-Jacques, qui sarclait, bêchait,échenillait avec ses petites pattes crochues. Il s’appelaitGilbert.

– C’était moi, madame, dit flegmatiquement Gilbert.

– Vous ? fit Marie-Antoinette, avec une explosion de haine.Mais j’avais donc raison ! mais vous n’êtes donc pas un hommed’études !

– Je pense que puisque Votre Majesté a si bonne mémoire, elle serappelle aussi les époques, dit Gilbert. C’était en 1772, si je neme trompe, que le petit garçon jardinier dont parle Votre Majestéfouillait la terre pour gagner sa vie dans les parterres deTrianon. Nous sommes en 1789. Il y a donc dix-sept ans, madame, queles choses que vous dites se sont passées. C’est beaucoup d’annéesau temps où nous vivons. C’est beaucoup plus qu’il n’en faut pourfaire du sauvage un savant ; l’âme et l’esprit fonctionnentvite en certaines conditions, comme poussent vite en serre chaudeles plantes et les fleurs ; les révolutions, Madame, sont lesserres chaudes de l’intelligence. Votre Majesté me regarde, etmalgré la netteté de son regard, elle ne remarque pas que l’enfantde seize ans est devenu un homme de trente-trois ; elle a donctort de s’étonner que l’ignorant, le naïf petit Gilbert soitdevenu, au souffle de deux révolutions, un savant et unphilosophe.

– Ignorant, soit… mais naïf, naïf, avez-vous dit, s’écriafurieusement la reine ; je crois que vous avez appelé le petitGilbert naïf ?

– Si je me suis trompé, madame, ou si j’ai loué ce petit garçond’une qualité qu’il n’avait pas, j’ignore en quoi Votre Majestépeut savoir mieux que moi qu’il possédât le défaut contraire.

– Oh ! ceci, c’est autre chose, dit la reineassombrie ; peut-être parlerons-nous de cela un jour ;mais en attendant, revenons à l’homme, je vous prie, à l’hommesavant, à l’homme perfectionné, à l’homme parfait que j’ai sous lesyeux.

Ce mot parfait, Gilbert ne le releva point. Ilcomprenait trop que c’était une nouvelle insulte.

– Revenons-y, madame, répondit simplement Gilbert, et dites dansquel but Votre Majesté lui a fait donner l’ordre de passer chezelle.

– Vous vous proposez pour médecin du roi, dit-elle. Or, vouscomprenez, monsieur, que j’ai trop à cœur la santé de mon épouxpour la confier à un homme que je ne connaîtrais pointparfaitement.

– Je me suis proposé, madame, dit Gilbert, et j’ai été acceptésans que Votre Majesté puisse concevoir justement le moindresoupçon de mon incapacité ou de mon zèle. Je suis un médecinpolitique surtout, madame, recommandé par M. de Necker. Quant aureste, si le roi a jamais besoin de ma science, je lui serai bonmédecin physique, autant que la science humaine peut être utile àl’œuvre du créateur. Mais ce que je serai surtout au roi, madame,outre bon conseiller et bon médecin, c’est un bon ami.

– Un bon ami ! s’écria la reine avec une nouvelle explosionde mépris. Vous, monsieur ! un ami du roi !

– Assurément, répondit tranquillement Gilbert ; pourquoinon, madame ?

– Ah ! oui, toujours en vertu de vos pouvoirs secrets, àl’aide de votre science occulte, murmura-t-elle. Qui sait ?nous venons de voir les Jacques et les Maillotins ; nousrevenons peut-être au moyen âge ! Vous ressuscitez lesphiltres et les charmes. Vous allez gouverner la France par lamagie ; vous allez être Faust ou Nicolas Flamel.

– Je n’ai point cette prétention, madame.

– Hé ! que ne l’avez-vous, monsieur ! Combien demonstres plus cruels que ceux des jardins d’Armide, plus cruels queCerbère, vous endormiriez au seuil de notre enfer !

Lorsqu’elle prononça ce mot : vous endormiriez, lareine attacha son regard plus investigateur que jamais sur ledocteur.

Cette fois, Gilbert rougit malgré lui.

Ce fut une joie indéfinissable pour Marie-Antoinette ; ellesentit que cette fois le coup qu’elle avait porté avait fait unevéritable blessure.

– Car vous endormez, continua-t-elle ; vous qui avez étudiépartout et sur tout, vous avez sans doute étudié lascience magnétique avec les endormeurs de notre siècle, avec cesgens qui font du sommeil une trahison et qui lisent leurs secretsdans le sommeil des autres !

– En effet, madame, j’ai souvent et longtemps étudié sous lesavant Cagliostro.

– Oui, celui qui pratiquait et faisait pratiquer à ses adeptesce vol moral dont je parlais tout à l’heure, celui qui à l’aide dece sommeil magique, et que j’appellerai, moi, infâme, celui quiprenait aux uns les âmes, aux autres le corps.

Gilbert comprit encore, et cette fois pâlit au lieu derougir.

La reine en tressaillit de joie jusqu’au fond du cœur.

– Ah ! misérable, murmura-t-elle, moi aussi je t’ai blessé,et je vois le sang.

Mais les émotions les plus profondes ne se faisaient pasvisibles pour longtemps sur le visage de Gilbert. S’approchant doncde la reine qui, toute joyeuse de sa victoire, le regardaitimprudemment :

– Madame, dit-il, Votre Majesté aurait tort de contester à cessavants hommes dont vous parlez le plus bel apanage de leurscience, ce pouvoir d’endormir non pas des victimes, mais dessujets par le sommeil magnétique : vous auriez tort,surtout, de leur contester le droit qu’ils ont de poursuivre, partous les moyens possibles, une découverte dont les lois, une foisreconnues et régularisées, sont peut-être appelées à révolutionnerle monde.

Et en s’approchant de la reine, Gilbert l’avait regardée à sontour avec cette puissance de volonté sous laquelle la nerveuseAndrée avait succombé.

La reine sentit qu’un frisson courait dans ses veines àl’approche de cet homme.

– Infamie ! dit-elle, sur les hommes qui abusent decertaines pratiques sombres et mystérieuses pour perdre les âmes oules corps !… Infamie sur ce Cagliostro !…

– Ah ! répondit Gilbert avec un accent pénétré,gardez-vous, madame, de juger avec tant de sévérité les fautes quecommettent les créatures humaines.

– Monsieur !

– Toute créature est sujette à l’erreur, madame ; toutecréature nuit à la créature, et sans l’égoïsme individuel, qui faitla sûreté générale, le monde ne serait qu’un vaste champ debataille. Ceux-là sont les meilleurs qui sont bons, voilà tout.D’autres vous diraient : ceux-là sont les meilleurs qui sontmoins mauvais. L’indulgence doit être plus grande, madame, àproportion que le juge est plus élevé. En haut du trône où vousêtes, vous avez moins que personne le droit d’être sévère pour lesfautes d’autrui. Sur le trône de la terre, soyez la suprêmeindulgence, comme sur le trône du ciel, Dieu est la suprêmemiséricorde.

– Monsieur, dit la reine, je regarde d’un autre œil que vous mesdroits, et surtout mes devoirs, je suis sur le trône pour punir etrécompenser.

– Je ne crois pas, madame. À mon avis, au contraire vous êtessur le trône, vous, femme et reine, pour concilier et pourpardonner.

– Je suppose que vous ne moralisez pas, monsieur.

– Vous avez raison, madame, et je ne fais que répondre à VotreMajesté. Ce Cagliostro, par exemple, madame, dont vous parliez toutà l’heure et dont vous contestiez la science, je me rappelle, moi –et c’est un souvenir antérieur à vos souvenirs de Trianon –, je merappelle que, dans les jardins du château de Taverney, il eutl’occasion de donner à la dauphine de France une preuve de cettescience, je ne sais laquelle, madame, dont elle a dû garder uneprofonde mémoire : car cette preuve l’avait cruellementimpressionnée, impressionnée au point qu’elle s’évanouit.

Gilbert à son tour frappait ; il est vrai qu’il frappait auhasard, mais le hasard le servit et il frappa si juste que la reinedevint affreusement pâle.

– Oui, dit-elle d’une voix rauque, oui, en effet, il m’a faitvoir en rêve une hideuse machine ; mais, jusqu’à présent, jene sache pas que cette machine existe en réalité.

– Je ne sais ce qu’il vous a fait voir, madame, reprit Gilbertsatisfait de l’effet produit, mais ce que je sais, c’est qu’on nepeut contester le titre de savant à l’homme qui prend, sur lesautres hommes, ses semblables, une pareille puissance.

– Ses semblables… murmura dédaigneusement la reine.

– Soit, je me trompe, reprit Gilbert, et sa puissance estd’autant plus grande qu’il courbe à son niveau, sous le joug de lapeur, la tête des rois et des princes de la terre.

– Infamie ! infamie ! vous dis-je encore, contre ceuxqui abusent de la faiblesse ou de la crédulité.

– Infâmes ! avez-vous dit, ceux qui usent de lascience ?

– Chimères, mensonges, lâchetés !

– Qu’est-ce à dire ? demanda Gilbert avec calme.

– C’est-à-dire que ce Cagliostro est un lâche charlatan, et queson prétendu sommeil magnétique est un crime.

– Un crime !

– Oui, un crime, continua la reine, car il est le résultat d’unbreuvage, d’un philtre, d’un empoisonnement dont la justicehumaine, que je représente, saura atteindre et punir lesauteurs.

– Madame, madame, reprit Gilbert avec la même patience,indulgence, s’il vous plaît, pour ceux qui ont failli en cemonde.

– Ah ! vous avouez donc ?

La reine se trompait, et, d’après la douceur de la voix deGilbert, croyait qu’il implorait pour lui-même.

Elle se trompait ; c’était un avantage que Gilbert n’avaitgarde de laisser échapper.

– Quoi ! dit-il en dilatant sa prunelle enflammée souslaquelle Marie-Antoinette fut contrainte de baisser les yeux commeà la réflexion d’un rayon de soleil.

La reine demeura interdite, et cependant faisant uneffort :

– On n’interroge pas plus une reine qu’on ne la blesse,dit-elle ; sachez encore cela, vous qui êtes nouveau venu à lacour ; mais vous parliez, ce me semble, de ceux qui ontfailli, et vous me demandiez l’indulgence.

– Hélas ! madame, dit Gilbert, quelle est la créaturehumaine sans reproche, celle qui a su si bien s’enfermer dans laprofonde carapace de sa conscience que le regard des autres n’y pûtpénétrer ? C’est là ce qui s’appelle souvent la vertu. Soyezindulgente, madame.

– Mais à ce compte, reprit imprudemment la reine, il n’y a doncpas de vertueuse créature pour vous, monsieur, pour vous, l’élèvede ces hommes dont le regard va chercher la vérité même au fond desconsciences ?

– Cela est vrai, madame.

Elle éclata de rire sans se soucier de cacher le mépris que cerire renfermait.

– Oh ! par grâce ! monsieur, s’écria-t-elle, veuillezdonc vous souvenir que vous ne parlez pas sur une place publique, àdes idiots, à des paysans ou a des patriotes.

– Je sais à qui je parle, madame, croyez-le bien, répliquaGilbert.

– Plus de respect, alors, monsieur, ou plus d’adresse ;repassez vous-même toute votre vie, sondez les profondeurs de cetteconscience que, malgré leur génie et leur expérience, les hommesqui ont travaillé partout doivent posséder comme le commundes mortels ; rappelez-vous bien tout ce que vous pouvez avoirsongé de bas, de nuisible, de criminel, tout ce que vous pouvezavoir commis de cruautés, d’attentats, de… crimes même. Nem’interrompez pas, et quand vous aurez fait la somme de tout cela,monsieur le docteur, baissez la tête, devenez humble, ne vousapprochez pas avec cet orgueil insolent de la demeure des rois,qui, jusqu’à nouvel ordre du moins, sont institués par Dieu pourpénétrer l’âme des criminels, sonder les replis des consciences etappliquer, sans pitié comme sans appel, les châtiments auxcoupables. Voilà, monsieur, continua la reine, ce qu’il convientque vous fassiez. On vous saura gré de votre repentir. Croyez moi,le meilleur moyen de guérir une âme aussi malade que la vôtre, ceserait de vivre dans la solitude, loin des grandeurs qui donnentaux hommes des idées fausses de leur propre valeur. Je vousconseillerais donc de ne pas vous rapprocher de la cour, et derenoncer à soigner le roi dans ses maladies. Vous avez une cure àfaire dont Dieu vous saura plus de gré que d’aucune cureétrangère : la vôtre. L’antiquité avait un proverbe là-dessus,monsieur : Ipse cura medice.

Gilbert, au lieu de se révolter contre cette proposition que lareine regardait comme la plus désagréable des conclusions, réponditavec douceur :

– Madame, j’ai déjà fait tout ce que Votre Majesté me recommandede faire.

– Et qu’avez-vous fait, monsieur ?

– J’ai médité.

– Sur vous-même ?

– Sur moi, oui, madame.

– Et… à propos de votre conscience ?

– Surtout à cause de ma conscience, madame.

– Croyez-vous alors que je sois suffisamment instruite de ce quevous y avez vu ?

– J’ignore ce que veut me dire Votre Majesté, mais je lecomprends ; combien de fois un homme de mon âge doit avoiroffensé Dieu ?

– Vraiment, vous parlez de Dieu !

– Oui.

– Vous !

– Pourquoi pas ?

– Un philosophe ! Est-ce que les philosophes croient enDieu ?

– Je parle de Dieu et je crois en lui.

– Et vous ne vous retirez pas ?

– Non, madame, je reste.

– Monsieur Gilbert, prenez garde.

Et le visage de la reine prit une indéfinissable expression demenace.

– Oh ! j’ai bien réfléchi, madame, et ces réflexions m’ontconduit à savoir que je ne vaux pas moins qu’un autre : chacuna ses péchés. J’ai appris cet axiome, non pas en feuilletant leslivres, mais en fouillant la conscience d’autrui.

– Universel et infaillible, n’est-ce pas ? dit la reineavec ironie.

– Hélas ! madame, sinon universel, sinon infaillible, dumoins bien savant en misères humaines, bien éprouvé en douleursprofondes. Et cela est si vrai que je vous dirais, rien qu’à voirle cercle de vos yeux fatigués, rien qu’à voir cette ligne quis’étend de l’un à l’autre de vos sourcils, rien qu’à voir ce pliqui crispe les coins de votre bouche – contraction que l’on appelledu nom prosaïque de rides – je vous dirais, madame, combien vousavez subi d’épreuves rigoureuses, combien de fois votre cœur abattu d’angoisse, combien de fois ce cœur s’est abandonné confiantpour se réveiller trompé. Je vous dirai tout cela, madame, quandvous le voudrez ; je le dirai, sûr de n’être pointdémenti ; je vous le dirai, en attachant un regard qui sait etqui veut lire ; et lorsque vous aurez senti le poids de ceregard, quand vous aurez senti le plomb de cette curiosité pénétrerau fond de votre âme, comme la mer sent le plomb de la sonde quipartage ses abîmes, alors, vous comprendrez que je puis beaucoup,madame, et que si je m’arrête, il faut que l’on m’en sache gré aulieu de me provoquer à la guerre.

Ce langage, soutenu par une fixité terrible de la volonté deprovocation de l’homme à la femme, ce mépris de toute étiquette enprésence de la reine firent un effet indicible surMarie-Antoinette.

Elle sentit comme un brouillard tomber sur son front et glacerses idées, elle sentit sa haine changée en effroi, elle laissatomber ses mains alourdies et fit un pas en arrière pour fuirl’approche de ce danger inconnu.

– Et maintenant, madame, dit Gilbert qui voyait clairement cequi se passait en elle, comprenez-vous qu’il me soit bien aisé desavoir ce que vous cachez à tout le monde, et ce que vous vouscachez à vous-même ; comprenez-vous qu’il me soit aisé de vousétendre là sur cette chaise que vos doigts vont chercher parinstinct pour y trouver un appui.

– Oh ! fit la reine épouvantée, car elle sentait passerjusqu’à son cœur des frissons inconnus.

– Que je dise en moi-même un mot que je ne veux pas dire,continua Gilbert, que je formule une volonté à laquelle je renonce,et vous allez tomber foudroyée en mon pouvoir. Vous doutez,madame ; oh ! ne doutez pas, vous me tenteriez peut-être,et si une fois vous me tentiez !… Mais non, vous ne doutezpoint, n’est-ce pas ?

La reine, à demi renversée, haletante, oppressée, éperdue, secramponnait au dossier de son fauteuil avec l’énergie du désespoiret la rage d’une inutile défense.

– Oh ! continua Gilbert, croyez bien ceci, madame, c’estque si je n’étais le plus respectueux, le plus dévoué, le plushumblement prosterné de vos sujets, je vous convaincrais par uneexpérience terrible. Oh ! ne craignez rien. Je m’inclinehumblement, vous dis-je, devant la femme plus encore que devant lareine. Je frémis d’avoir une pensée qui effleure seulement votrepensée, je me tuerais plutôt que de chercher à gêner votre âme.

– Monsieur, monsieur, s’écria la reine en frappant l’air de sesbras comme pour repousser Gilbert qui se tenait à plus de trois pasd’elle.

– Et cependant, continua Gilbert, vous m’avez fait enfermer à laBastille. Vous ne regrettez qu’elle soit prise que parce que lepeuple, en la prenant, m’en a ouvert les portes. Votre haine éclatedans vos yeux contre un homme à qui vous n’avez personnellementrien à reprocher. Et, tenez, tenez, je le sens, depuis que jedétends l’influence avec laquelle je vous contenais, qui sait sivous ne recommencez pas à reprendre le doute avec larespiration.

Et, en effet, depuis que Gilbert avait cessé de lui commanderdes yeux et de la main, Marie-Antoinette s’était relevée presquemenaçante, comme l’oiseau qui, débarrassé des suffocations de lacloche pneumatique, essaie de reprendre ses chants et son vol.

– Ah ! vous doutez, vous raillez, vous méprisez. Ehbien ! voulez-vous que je vous dise, madame, une idée terriblequi m’a passé par l’esprit ; voilà ce que j’ai été sur lepoint de faire, madame : je vous condamnais à me révéler vospeines les plus intimes, vos secrets les plus cachés ; je vousforçais à les écrire ici sur cette table que vous touchez en cemoment, et plus tard réveillée, revenue à vous, je vous eusseprouvé par votre écriture même combien est peu chimérique cepouvoir que vous semblez contester ; combien surtout estréelle la patience, le dirai-je, oui, je le dirai, la générosité del’homme que vous venez d’insulter, que vous insultez depuis uneheure sans qu’il vous en ait un seul instant donné le droit ou leprétexte.

– Me forcer à dormir, me forcer à parler en dormant, moi !moi ! s’écria la reine toute pâlissante, vous l’eussiez osé,monsieur ? Mais savez-vous ce que c’est que cela ?Connaissez-vous la portée de la menace que vous me faites ?Mais c’est un crime de lèse-majesté, monsieur. Songez-y, c’est uncrime qu’une fois réveillée, une fois remise en possession demoi-même, un crime que j’eusse fait punir de mort.

– Madame, dit Gilbert suivant du regard l’émotion vertigineusede la reine, ne vous hâtez pas d’accuser et surtout de menacer.Certes, j’eusse endormi Votre Majesté. Certes, j’eusse arraché à lafemme tous ses secrets, mais, croyez-le bien, ce n’eût certes pasété dans une occasion comme celle-ci, ce n’eût point été dans untête-à-tête entre la reine et son sujet, entre la femme et un hommeétranger ; non, j’eusse endormi la reine, c’est vrai, et rienne m’eût été plus facile, mais je ne me fusse point permis del’endormir, je ne me fusse point permis de la faire parler sansavoir un témoin.

– Un témoin ?

– Oui, madame, un témoin qui eût recueilli fidèlement toutes vosparoles, tous vos gestes, tous les détails enfin de la scène quej’eusse provoquée, afin, cette scène accomplie de ne pas vouslaisser à vous-même un seul instant de doute.

– Un témoin ! monsieur, répéta la reine épouvantée, et queleut été ce témoin ? Mais, songez-y, monsieur, le crime eût étédouble, car, en ce cas, vous vous fussiez adjoint un complice.

– Et si ce complice, madame, n’eût été autre que le roi ?dit Gilbert.

– Le roi ! s’écria Marie-Antoinette avec une épouvante quitrahit l’épouse plus énergiquement que n’eût pu faire la confessionde la somnambule. Oh ! monsieur Gilbert ! monsieurGilbert !

– Le roi, ajouta tranquillement Gilbert, le roi, votre époux,votre soutien, votre défenseur naturel. Le roi, qui vous eûtraconté à votre réveil, madame, combien j’avais été à la foisrespectueux et fier en prouvant ma science à la plus vénérée dessouveraines.

Et après avoir achevé ces mots, Gilbert laissa à la reine toutle temps d’en méditer la profondeur.

La reine demeura pendant plusieurs minutes dans un silence quetroublait le bruit de sa respiration entrecoupée.

– Monsieur, reprit-elle enfin, après tout ce que vous venez deme dire, il faut que vous soyez un ennemi mortel…

– Ou un ami à l’épreuve, madame.

– Impossible, monsieur, l’amitié ne peut vivre à côté de lacrainte ou de la défiance.

– L’amitié, madame, allant de sujet à reine, ne peut vivre quepar la confiance que le sujet inspire. Vous vous serez déjà dit,n’est-ce pas, que celui-là n’est pas un ennemi, auquel au premiermot on ôte le moyen de nuire, surtout lorsque le premier ils’interdit l’usage de ses armes.

– Ce que vous dites là, monsieur, on doit y croire ? fit lareine avec attention et inquiétude, en regardant Gilbert d’un airpénétré.

– Pourquoi n’y croiriez-vous pas, madame, lorsque vous aveztoutes les preuves de ma sincérité ?

– On change, monsieur, on change.

– Madame, j’ai fait le vœu que certains hommes illustres dans lemaniement des armes dangereuses faisaient avant d’entrer enexpédition. Je n’userai jamais de mes avantages que pour repousserles torts qu’on me voudra faire. Non pour offense, mais pourdéfense ; telle est ma devise.

– Hélas ! dit la reine humiliée.

– Je vous comprends, madame. Vous souffrez de voir votre âme auxmains du médecin, vous qui vous révoltiez parfois d’y abandonnervotre corps. Prenez courage, prenez confiance. Celui-là veut bienvous conseiller, qui vous a donné aujourd’hui la preuve delonganimité que vous avez reçue de moi. Je veux vous aimer,madame ; je veux que l’on vous aime. Les idées que j’ai déjàdonnées au roi, je les discuterai avec vous.

– Docteur, prenez-y garde ! fit gravement la reine, vousm’avez prise au piège ; après avoir fait peur à la femme, vouscroyez pouvoir gouverner la reine.

– Non, madame, répondit Gilbert ; je ne suis pas unmisérable spéculateur. J’ai mes idées, je comprends que vous ayezles vôtres. Je repousse dès à présent cette accusation que vousporteriez éternellement contre moi de vous avoir effrayée poursubjuguer votre raison. Je dis plus, vous êtes la première femme enqui je trouve à la fois toutes les passions de la femme et toutesles facultés dominatrices de l’homme. Vous pouvez être à la foisune femme et un ami. Toute l’humanité se renfermerait en vous aubesoin. Je vous admire et je vous servirai. Je vous servirai sansrien recevoir de vous, uniquement pour vous étudier, madame. Jeferai plus encore pour votre service ; au cas où je vousparaîtrais un meuble de palais par trop gênant ; au cas oùl’impression de la scène d’aujourd’hui ne s’effacerait pas de votremémoire, je vous demande, je vous prie de m’éloigner.

– Vous éloigner ! s’écria la reine avec une joie quin’échappa point à Gilbert.

– Eh bien ! c’est conclu, madame, répliqua-t-il avec unadmirable sang-froid. Je ne dirai même pas au roi ce que j’avais àlui dire, et je partirai. Faut-il que j’aille bien loin pour vousrassurer, madame ?

Elle le regarda, surprise de cette abnégation.

– Je vois, dit-il, ce que pense Votre Majesté. Plus instruitequ’on ne croit de ces mystères de l’influence magnétique quil’effrayaient tout à l’heure, Votre Majesté se dit qu’à distance jeserai aussi dangereux et aussi inquiétant.

– Comment cela ? fit la reine.

– Oui, je le répète, madame, celui qui voudrait nuire àquelqu’un par les moyens que vous venez de reprocher à mes maîtreset à moi, pourrait exercer son action nuisible aussi bien à centlieues, aussi bien à mille qu’à trois pas. Ne craignez rien,madame, je n’y tâcherai point.

La reine demeura un moment pensive et ne sachant que répondre àcet homme étrange, qui faisait ainsi flotter ses résolutions lesplus arrêtées.

Tout à coup un bruit de pas, au fond des corridors, fit lever latête à Marie-Antoinette.

– Le roi, dit-elle, le roi qui vient.

– Alors, madame, répondez-moi, je vous en prie : faut-ilque je reste, faut-il que je parte ?

– Mais…

– Hâtez-vous, madame, je puis éviter le roi, si vous ledésirez ; Votre Majesté m’indiquera une porte par laquelle jeme retirerai.

– Restez, lui dit la reine.

Gilbert s’inclina, tandis que Marie-Antoinette cherchait à liresur ses traits à quel point le triomphe serait plus révélateur quen’avait été la colère ou l’inquiétude.

Gilbert resta impassible.

– Au moins, se dit la reine, eût-il dû manifester de lajoie.

Chapitre 33Le conseil

Le roi entra vivement et lourdement comme à son habitude.

Il avait un air affairé, curieux, qui contrastait singulièrementavec la rigidité glacée du maintien de la reine.

Les fraîches couleurs du roi ne l’avaient pas abandonné. Matinalet tout fier de la bonne santé qu’il avait humée avec l’air dumatin, il soufflait bruyamment, et appuyait avec vigueur son piedsur les parquets.

– Le docteur ? dit-il ; qu’est devenu ledocteur ?

– Bonjour, Sire. Comment allez-vous, ce matin ? Êtes-vousbien fatigué ?

– J’ai dormi six heures, c’est mon lot. Je vais très bien.L’esprit est net. Vous êtes un peu pâle, madame. Le docteur, on m’adit que vous l’aviez mandé ?

– Voici M. le docteur Gilbert, fit la reine en démasquantl’embrasure de la fenêtre, dans laquelle le docteur s’était tapijusqu’à ce moment.

Le front du roi s’éclaircit aussitôt, puis :

– Ah ! j’oubliais ! dit-il. Vous avez mandé ledocteur ; c’est donc que vous souffriez ?

La reine rougit.

– Vous rougissez ? lui dit Louis XVI.

Elle devint pourpre.

– Encore quelque secret ? fit le roi.

– Quel secret, monsieur ? interrompit la reine avechauteur.

– Vous ne m’entendez pas, je vous dis que vous qui avez vosmédecins favoris, vous ne pouvez avoir appelé le docteur Gilbertsans le désir que je vous connais…

– Lequel ?

– De toujours me cacher quand vous souffrez.

– Ah ! fit la reine un peu remise.

– Oui, continua Louis XVI, mais prenez-y garde ; M. Gilbertest de mes confidents à moi, et si vous lui contez quelque chose,il me le rapportera.

Gilbert sourit.

– Pour cela, non, Sire, dit-il.

– Bien, voilà que la reine corrompt mes gens.

Marie-Antoinette fit entendre un de ces petits rires étouffésqui signifient seulement que l’on veut interrompre la conversation,ou que cette conversation fatigue beaucoup.

Gilbert comprit, le roi ne comprit pas.

– Voyons, docteur, dit-il, puisque cela divertit la reine,contez-moi ce qu’elle vous disait.

– Je demandais au docteur, interrompit à son tourMarie-Antoinette, pourquoi vous l’aviez mandé d’aussi bonne heure.J’avoue en effet que sa présence à Versailles dès le matinm’intrigue et m’inquiète.

– J’attendais le docteur, répliqua le roi en s’assombrissant,pour causer politique avec lui.

– Ah ! fort bien ! dit la reine.

Et elle s’assit comme pour écouter.

– Venez, docteur, reprit le roi en se dirigeant vers laporte.

Gilbert salua profondément la reine et se prépara à suivre LouisXVI.

– Où allez-vous ? s’écria la reine ; quoi ! vouspartez ?

– Nous n’avons pas à converser de choses bien gaies,madame ; autant vaut épargner à la reine un souci de plus.

– Vous appelez soucis des douleurs ! s’écriamajestueusement la reine.

– Raison de plus, ma chère.

– Restez, je le veux, dit-elle. Monsieur Gilbert, je suppose quevous ne me désobéirez pas.

– Monsieur Gilbert ! monsieur Gilbert ! fit le roitrès dépité.

– Eh bien ! quoi ?

– Eh ! M. Gilbert qui devait me donner un avis, qui devaitcauser librement avec moi, suivant sa conscience, M. Gilbert ne lefera plus.

– Pourquoi donc ? fit la reine.

– Parce que vous serez là, madame.

Gilbert fit comme un geste, auquel la reine attacha tout desuite une signification importante.

– En quoi, dit-elle pour l’appuyer, M. Gilbert risquera-t-il deme déplaire s’il parle suivant sa conscience ?

– C’est facile à comprendre, madame, dit le roi ; vous avezvotre politique à vous ; elle n’est pas toujours la nôtre. Ensorte que…

– En sorte que M. Gilbert, vous me le dites clairement, est fortdissident avec ma politique.

– Cela doit être, madame, répondit Gilbert, d’après les idéesque Votre Majesté me connaît. Seulement Votre Majesté peut êtrebien assurée que je dirai la vérité aussi librement devant ellequ’en présence du roi seul.

– Ah ! c’est déjà quelque chose, fit Marie-Antoinette.

– La vérité n’est pas toujours bonne à dire, se hâta de murmurerLouis XVI.

– Si elle est utile ? dit Gilbert.

– Ou seulement bien intentionnée, ajouta la reine.

– Pour cela, nous n’en douterons pas, interrompit Louis XVI.Mais si vous étiez sage, madame, vous laisseriez au docteurl’entière liberté de langage… dont j’ai besoin.

– Sire, répondit Gilbert, puisque la reine provoque elle-même lavérité, puisque je sais l’esprit de Sa Majesté assez noble et assezpuissant pour ne la pas craindre, je préfère parler devant mes deuxsouverains.

– Sire, dit la reine, je le demande.

– J’ai foi dans la sagesse de Votre Majesté, dit Gilbert ens’inclinant devant la reine. Il s’agit du bonheur et de la gloirede Sa Majesté le roi.

– Vous avez raison d’avoir foi, dit la reine, Commencezmonsieur.

– Tout cela, c’est fort beau, continua le roi, qui s’entêtait,suivant sa coutume ; mais enfin la question est délicate, etje sais bien que, quant à moi, vous m’embarrasserez beaucoup.

La reine ne put retenir un mouvement d’impatience ; elle seleva, puis se rassit en plongeant son regard rapide et froid dansla pensée du docteur.

Louis XVI, voyant qu’il ne restait aucun moyen d’échapper à laquestion ordinaire et extraordinaire, s’assit avec un gros soupirdans son fauteuil en face de Gilbert.

– De quoi s’agit-il ? demanda la reine après que cettesorte de conseil se fut ainsi constitué et installé.

Gilbert regarda le roi une dernière fois comme pour lui demanderl’autorisation de parler sans contrainte.

– Allez ! mon Dieu, allez, monsieur, répliqua le roi,puisque la reine le veut.

– Eh bien ! madame, dit le docteur, j’instruirai en peu demots Votre Majesté du but de ma visite matinale à Versailles. Jevenais conseiller à Sa Majesté de se rendre à Paris.

Une étincelle tombant sur les quarante milliers de poudre querenfermait alors l’Hôtel de Ville, n’eût pas produit l’explosionque ces paroles firent éclater dans le cœur de la reine :

– Le roi à Paris ! le roi ! Oh !

Et elle poussa un cri d’horreur qui fit tressaillir LouisXVI.

– Là, fit le roi en regardant Gilbert, que vous disais-je,docteur !

– Le roi, continua la reine, le roi dans une ville en proie à larévolte ; le roi au milieu des fourches et des faux ; leroi parmi ces hommes qui ont massacré les Suisses, qui ontassassiné M. de Launay et M. de Flesselles ; le roi traversantla place de l’Hôtel-de-Ville et marchant dans le sang de sesdéfenseurs !… Vous êtes un insensé, monsieur, pour avoir parléainsi. Oh ! je vous le répète, vous êtes un insensé.

Gilbert baissa les yeux comme un homme que le respectcontient ; mais il ne répondit pas une parole.

Le roi, remué jusqu’au fond de l’âme, se retourna sur sonfauteuil comme un torturé sur le gril des inquisiteurs.

– Est-il possible qu’une pareille idée, poursuivit la reine, sesoit logée dans une tête intelligente, dans un cœur français ?Quoi ! monsieur, vous ne savez donc pas que vous parlez ausuccesseur de saint Louis, à l’arrière-petit-fils de LouisXIV ?

Le roi battait le tapis du pied.

– Je ne suppose pas, cependant, poursuivit encore la reine, quevous désiriez enlever au roi le secours de ses gardes et de sonarmée ; que vous cherchiez à le tirer de son palais, qui estune forteresse, pour l’exposer seul et nu à ses ennemisacharnés ; vous n’avez pas le désir de faire assassiner leroi, n’est-ce pas, monsieur Gilbert ?

– Si je croyais que Votre Majesté eût un instant l’idée que jesois capable d’une pareille trahison, je ne serais pas un insensé,je me regarderais comme un misérable. Mais Dieu merci !madame, vous n’y croyez pas plus que moi-même. Non, je suis venudonner ce conseil à mon roi parce que je crois le conseil bon, etmême supérieur à tous les autres.

La reine crispa ses doigts sur sa poitrine, avec tant deviolence qu’elle fit craquer la batiste sous sa pression.

Le roi haussa les épaules avec un léger mouvementd’impatience.

– Mais, pour Dieu ! dit-il, écoutez-le, madame il seratoujours temps de dire non quand vous l’aurez entendu.

– Le roi a raison, madame, dit Gilbert ; car, ce que j’ai àdire à Vos Majestés, vous ne le savez point ; vous vouscroyez, madame, au milieu d’une armée sûre, dévouée, prête à mourirpour vous : erreur ! parmi les régiments français, moitiéconspire avec les régénérateurs pour l’idée révolutionnaire.

– Monsieur ! s’écria la reine, prenez garde, vous insultezl’armée !

– Tout au contraire, madame, dit Gilbert j’en fais l’éloge. Onpeut respecter sa reine, et se dévouer à son roi, tout en aimant sapatrie et en se dévouant à sa liberté.

La reine lança sur Gilbert un regard flamboyant comme unéclair.

– Monsieur, lui dit-elle, ce langage…

– Oui, ce langage vous blesse, madame, je comprends cela ;car, selon toute probabilité, Votre Majesté l’entend pour lapremière fois.

– Il faudra bien s’y accoutumer, murmura Louis XVI avec le bonsens résigné qui faisait sa principale force.

– Jamais ! s’écria Marie-Antoinette ;jamais !

– Voyons, écoutez ! écoutez ! s’écria le roi ; jetrouve ce que dit le docteur plein de raison.

La reine se rassit frémissante.

Gilbert continua.

– Je disais donc, madame, que j’ai vu Paris, moi, et que vousn’avez pas même vu Versailles. Savez-vous ce que veut faire en cemoment Paris ?

– Non, dit le roi inquiet.

– Il ne veut pas prendre une seconde fois la Bastille,peut-être, dit la reine avec mépris.

– Assurément, non, madame, continua Gilbert ; mais Parissait qu’il y a une autre forteresse entre le peuple et son roi.Paris se propose de réunir les députés des quarante-huit districtsqui le composent, et d’envoyer ces députés à Versailles.

– Qu’ils y viennent, qu’ils y viennent ! s’écria la reineavec une farouche joie. Oh ! ils y seront les bien reçus.

– Attendez, madame, répondit Gilbert, et prenez garde, cesdéputés ne viendront pas seuls.

– Et avec qui viendront-ils ?

– Ils viendront appuyés par vingt mille hommes de gardesnationales.

– De gardes nationales, dit la reine, qu’est-ce quecela ?

– Ah ! madame, ne parlez pas légèrement de cetteinstitution ; elle deviendra un jour une puissance ; elleliera et déliera.

– Vingt mille hommes ! s’écria le roi.

– Eh ! monsieur, reprit à son tour la reine, vous avez icidix mille hommes qui valent cent mille révoltés ; appelez-les,appelez-les, vous dis-je, les vingt mille scélérats ! Ilstrouveront ici leur châtiment et l’exemple dont a besoin toutecette fange révolutionnaire que je balayerais, moi, en huit jours,si l’on m’écoutait seulement une heure.

Gilbert secoua tristement la tête.

– Oh ! madame, dit-il, comme vous vous trompez, ou plutôtcomme on vous a trompée. Hélas ! hélas ! y songez-vous,la guerre civile provoquée par une reine ! une seule l’a fait,et elle a emporté avec elle au tombeau l’épithète terribled’étrangère.

– Provoquée par moi, monsieur, comment entendez-vous cela ?Est-ce moi qui ai tiré sur la Bastille sans provocation ?

– Eh ! madame, dit le roi, au lieu de conseiller laviolence, écoutez d’abord la raison.

– La faiblesse !

– Voyons, Antoinette, écoutez, dit le roi sévèrement ; cen’est pas une mince affaire que l’arrivée de vingt mille hommesqu’il faudra faire mitrailler ici.

Puis, se retournant vers Gilbert :

– Continuez, monsieur, dit-il, continuez.

– Toutes ces haines qui s’échauffent par l’éloignement, toutesces fanfaronnades qui deviennent du courage à l’occasion, tout cepêle-mêle d’une bataille dont l’issue est incertaine, épargnez-leau roi et à vous-même, madame, dit le docteur ; vous pouvezpar la douceur dissiper cette armée que vos violences accroîtrontpeut-être. La foule veut venir au roi, prévenons-la ; laissezle roi aller à la foule ; laissez-le, environné qu’il estaujourd’hui de son armée, faire preuve demain d’audace et d’espritpolitique. Ces vingt mille hommes dont nous parlons pourraientpeut-être conquérir le roi. Laissez le roi seul aller conquérir lesvingt mille hommes, car ces vingt mille hommes, madame, c’est lepeuple.

Le roi ne put s’empêcher de faire un signe d’assentiment queMarie-Antoinette saisit au passage.

– Malheureux ! dit-elle à Gilbert, mais vous ne savez doncpas ce que voudra dire la présence du roi à Paris dans lesconditions où vous la demandez ?

– Parlez, madame.

– Cela veut dire : « J’approuve… » ; celaveut dire : « Vous avez bien fait de tuer mesSuisses… » ; cela veut dire : « Vous avez bienfait de massacrer mes officiers, de mettre à feu et à sang ma bellecapitale ; vous avez bien fait de me détrôner enfin !Merci, messieurs, merci ! »

Et un sourire dédaigneux passa sur les lèvres deMarie-Antoinette.

– Non, madame, dit Gilbert, Votre Majesté se trompe.

– Monsieur !…

– Cela voudra dire : « Il y a eu quelque justice dansla douleur du peuple. Je viens pardonner ; c’est moi qui suisle chef et le roi ; c’est moi qui suis à la tête de laRévolution française, comme jadis Henri III s’est mis à la tête dela Ligue. Vos généraux sont mes officiers ; vos gardesnationaux, mes soldats ; vos magistrats, mes gens d’affaires.Au lieu de me pousser, suivez-moi si vous le pouvez. La grandeur demon pas prouvera encore une fois que je suis le roi de France, lesuccesseur de Charlemagne. »

– Il a raison, fit tristement le roi.

– Oh ! s’écria la reine, Sire, par grâce ! n’écoutezpas cet homme, cet homme est votre ennemi !

– Madame, fit Gilbert, voilà Sa Majesté qui vous dira elle-mêmece qu’elle pense de mes paroles.

– Je pense, monsieur, dit le roi, que vous êtes jusqu’ici leseul qui ayez osé me dire la vérité.

– La vérité ! s’écria la reine. Oh ! que me dites-vouslà, grand Dieu !

– Oui, madame, reprit Gilbert, et, croyez-le bien, la vérité,dans ce moment, est le seul flambeau qui puisse empêcher de roulerdans l’abîme le trône et la royauté.

Et, en disant ces paroles, Gilbert s’inclina humblement jusquesur les genoux de Marie-Antoinette.

Chapitre 34Décision

Pour la première fois, la reine parut profondément touchée.Était-ce du raisonnement, était-ce de l’humilité dudocteur ?

D’ailleurs, le roi s’était levé d’un air décidé. Il songeait àl’exécution.

Cependant, par cette habitude qu’il avait de ne rien faire sansconsulter la reine :

– Madame, lui dit-il, approuvez-vous ?…

– Il le faut bien, monsieur, répondit Marie-Antoinette.

– Je ne vous demande pas l’abnégation, madame, dit le roi avecimpatience.

– Que demandez-vous donc alors ?

– Je vous demande une conviction qui fortifie la mienne.

– Vous me demandez une conviction ?

– Oui.

– Oh ! si ce n’est que cela, je suis convaincue,monsieur.

– De quoi ?

– Que le moment est arrivé qui va faire de la monarchie l’Étatle plus déplorable et le plus avilissant qui existe au monde.

– Oh ! dit le roi, vous exagérez. Déplorable, je le veuxbien, mais avilissant, c’est impossible.

– Monsieur, il vous a été légué un sombre héritage par les roisvos aïeux, fit tristement Marie-Antoinette.

– Oui, dit Louis XVI, un héritage que j’ai la douleur de vousfaire partager, madame.

– Veuillez permettre, Sire, repartit Gilbert, qui s’apitoyait aufond du cœur sur la profonde infortune de ces souverainsdéchus ; je ne crois pas qu’il y ait lieu, pour Votre Majesté,de voir l’avenir si effrayant qu’elle le dit. Une monarchiedespotique a cessé, un empire constitutionnel commence.

– Eh ! monsieur, dit le roi, suis-je donc l’homme qu’ilfaut pour fonder un pareil empire en France ?

– Mais pourquoi non, Sire ? fit la reine, un peuréconfortée par les paroles de Gilbert.

– Madame, reprit le roi, je suis un homme de bon sens et unhomme savant. Je vois clair au lieu de chercher à voir trouble, etje sais précisément tout ce que je n’ai pas besoin de savoir pouradministrer ce pays. Du jour où l’on me précipite du haut del’inviolabilité des princes absolus, du jour où on laisse àdécouvert en moi l’homme simple, je perds toute la force facticequi, seule, était nécessaire au gouvernement de la France, puisqu’àbien dire Louis XIII, Louis XIV et Louis XV se sont parfaitementsoutenus grâce à cette force factice. Que faut-il aux Françaisaujourd’hui ? Un maître. Je ne me sens capable que d’être unpère. Que faut-il aux révolutionnaires ? Un glaive. Je ne mesens pas la force de frapper.

– Vous ne vous sentez pas la force de frapper ! s’écria lareine, de frapper des gens qui enlèvent les biens de vos enfants,et qui veulent briser sur votre front, et les uns après les autres,tous les fleurons de la couronne de France ?

– Que répondrai-je ? dit Louis XVI avec calme ;répondrai-je non ? Je soulèverai encore chez vous des oragesqui me gênent dans ma vie. Vous savez haïr, vous. Oh ! tantmieux pour vous. Vous savez même être injuste, je ne vous lereproche pas, c’est une immense qualité chez les dominateurs.

– Me trouveriez-vous injuste envers la Révolution, par hasard,dites ?

– Ma foi ! oui.

– Vous dites oui, Sire ; vous dites oui !

– Si vous étiez simple citoyenne, ma chère Antoinette, vous neme parleriez pas comme vous faites.

– Je ne le suis pas.

– Voilà bien pourquoi je vous excuse, mais cela ne veut pas direque je vous approuve. Non, madame, non, résignez-vous ; noussommes venus au trône de France dans un moment de tourmente ;il nous faudrait la force de pousser en avant ce char armé de fauxqu’on appelle la Révolution, et la force nous manque.

– Tant pis ! s’écria Marie-Antoinette, car c’est sur nosenfants qu’il passera.

– Hélas ! je le sais, mais enfin nous ne le pousseronspas.

– Nous le ferons reculer, Sire.

– Oh ! fit Gilbert avec un accent profond, prenez garde,madame, en reculant il vous écrasera.

– Monsieur, dit la reine avec impatience, je remarque que vouspoussez loin la franchise de vos conseils.

– Je me tairai, madame.

– Eh ! mon Dieu ! laissez-le dire, fit le roi, cequ’il vous annonce là, s’il ne l’a pas lu dans vingt feuilles quile disent depuis huit jours, c’est qu’il n’a pas voulu le lire.Sachez-lui gré au moins de ne pas envelopper d’amertume la véritéde sa parole.

Marie-Antoinette se tut.

Puis avec un soupir douloureux :

– Je me résume, dit-elle, ou plutôt je me répète ; aller àParis de votre propre mouvement, c’est sanctionner tout ce quis’est fait.

– Oui, fit le roi, je le sais bien.

– C’est humilier, c’est renier votre armée qui s’apprêtait àvous défendre.

– C’est épargner le sang français.

– C’est déclarer désormais que l’émeute et la violence pourrontimprimer aux volontés du roi telle direction qui conviendra auxémeutiers et aux traîtres.

– Madame, je crois que vous avez eu la bonté d’avouer, tout àl’heure, que j’avais eu le bonheur de vous convaincre.

– Oui, tout à l’heure, je l’avoue, un coin du voile s’est levédevant moi. Maintenant, oh ! monsieur, maintenant, jeredeviens aveugle, comme vous dites, et j’aime mieux voir au dedansde moi-même les splendeurs auxquelles m’a accoutumé l’éducation, latradition, l’histoire ; j’aime mieux me voir toujours reineque de me sentir une mauvaise mère pour ce peuple qui m’outrage etqui me hait.

– Antoinette ! Antoinette ! dit Louis XVI effrayé dela pâleur subite qui venait d’envahir les joues de la reine, et quin’était autre chose que le présage d’une violente tempête decolère.

– Oh ! non, non, Sire, je parlerai, répondit la reine.

– Faites attention, madame.

Et du coin de l’œil le roi montrait le docteur àMarie-Antoinette.

– Eh ! monsieur, s’écria la reine, sait tout ce que je vaisdire… Il sait même tout ce que je pense, ajouta-t-elle avec unsouvenir amer de la scène qui venait d’avoir lieu entre elle etGilbert ; ainsi pourquoi me contiendrais-je ? Monsieur,d’ailleurs, a été pris par nous pour confident, et je ne saispourquoi je redouterais quelque chose ! Je sais qu’on vousemporte, Sire, je sais qu’on vous entraîne, pareil au malheureuxprince de mes chères ballades allemandes… Où allez-vous ?… Jen’en sais rien. Mais vous allez, vous allez, d’où vous nereviendrez jamais !

– Eh ! non, madame, je vais tout bonnement à Paris,répondit Louis XVI.

Marie-Antoinette haussa les épaules.

– Me croyez-vous folle, dit-elle d’une voix sourdement irritée.Vous allez à Paris ; bien. Mais qui vous dit que Paris n’estpas ce gouffre que je ne vois pas, mais que je devine ?Pourquoi, dans le tumulte qui se fera nécessairement autour devous, pourquoi ne vous tuerait-on point ? Qui sait d’où vientla balle perdue ? Qui sait, parmi cent mille poings menaçants,quel est celui qui a poussé le couteau ?

– Oh ! de ce côté-là, madame, ne craignez rien, ilsm’aiment ! s’écria le roi.

– Oh ! ne me dites pas cela, vous me feriez pitié, Sire.Ils vous aiment, et ils tuent, ils égorgent, ils massacrent ceuxqui vous représentent sur la terre, vous, un roi ! vous,l’image de Dieu ! Eh bien ! le gouverneur de la Bastille,c’était votre représentant, c’était l’image du roi. Croyez-le bien,je ne me ferai pas taxer d’exagération : s’ils ont tué Launay,ce brave et fidèle serviteur, ils vous eussent tué, Sire, s’ilsvous eussent tenu à sa place ; et cela bien plus facilementque lui, car ils vous connaissent, et ils savent qu’au lieu de vousdéfendre vous eussiez tendu le flanc.

– Concluez, dit le roi.

– Mais je croyais avoir conclu, Sire.

– Ils me tueront ?

– Oui, Sire.

– Eh bien ?

– Et mes enfants ! s’écria la reine.

Gilbert pensa qu’il était temps d’intervenir.

– Madame, dit-il, le roi sera tellement respecté à Paris, et saprésence y causera de tels transports, que si j’ai une crainte, cen’est pas pour le roi, mais pour les fanatiques capables de sefaire écraser sous les pieds de ses chevaux, comme les fakirshindous sous les roues du char de leur idole.

– Oh ! monsieur, monsieur ! s’écriaMarie-Antoinette.

– Cette marche à Paris sera un triomphe, madame.

– Mais, Sire, vous ne répondez pas.

– C’est que je suis un peu de l’avis du docteur, madame.

– Et vous êtes impatient, n’est-ce pas, s’écria la reine, dejouir de ce triomphe !

– Le roi, en ce cas, aurait raison, et cette impatienceprouverait le sens profondément droit avec lequel Sa Majesté jugeles hommes et les choses. Plus Sa Majesté se hâtera, plus letriomphe sera grand.

– Oui, vous croyez cela, monsieur ?

– J’en suis sûr, car le roi en tardant peut perdre tout lebénéfice de la spontanéité. On peut prendre, songez-y bien, madame,on peut prendre ailleurs l’initiative d’une demande qui alorschangerait, aux yeux des Parisiens, la position de Sa Majesté, etle ferait en quelque sorte obtempérer à un ordre.

– Voyez-vous ! s’écria la reine, le docteur avoue : onvous ordonnerait. Oh ! Sire, mais voyez donc !

– Le docteur ne dit pas qu’on ait ordonné, madame.

– Patience, patience ! perdez le temps, Sire, et la demandeou plutôt l’ordre arrivera.

Gilbert crispa légèrement sa lèvre avec un sentiment decontrariété que la reine saisit aussitôt, si rapidement qu’il eutpassé sur son visage.

– Qu’ai-je dit ? murmura-t-elle, pauvre folle que je suis,j’ai parlé contre moi-même.

– En quoi, madame ? demanda le roi.

– En ceci que, par un délai, je vous ferai perdre le bénéfice devotre initiative, et que, cependant, j’ai à vous demander undélai.

– Ah ! madame ! madame ! demandez tout, exigeztout, excepté cela.

– Antoinette, dit le roi en secouant la tête, vous avez juré deme perdre.

– Oh ! Sire, fit la reine avec un accent de reproche quidécela toutes les angoisses de son cœur, pouvez-vous bien me parlerainsi !

– Pourquoi essayer de retarder ce voyage, alors ? demandale roi.

– Songez-y, madame, en pareille circonstance, l’opportunité,c’est tout. Songez quel poids ont les heures qui passent en depareils moments, quand tout un peuple furieux les compte au fur età mesure qu’elles sonnent.

– Pas aujourd’hui, monsieur Gilbert. Demain, Sire,s’écria-t-elle, oh ! demain ; accordez-moi jusqu’àdemain, et je vous jure que je ne m’opposerai plus à ce voyage.

– Un jour perdu, murmura le roi.

– Vingt-quatre longues heures, dit Gilbert, songez-y, songez-y,madame.

– Sire, il le faut, dit la reine suppliante.

– Une raison, au moins, dit le roi.

– Rien que mon désespoir, Sire, rien que mes larmes, rien quemes supplications.

– Mais d’ici à demain qu’arrivera-t-il, le sait-on ? dit leroi, tout bouleversé à la vue du désespoir de la reine.

– Que voulez-vous qu’il arrive ? demanda la reine, enregardant Gilbert d’un air suppliant.

– Oh ! dit Gilbert, là-bas, rien encore ; un espoir,fût-il vague comme un nuage, suffira pour les faire attendrejusqu’à demain, mais…

– Mais c’est ici, n’est-ce pas ? dit le roi.

– Oui, Sire, c’est ici.

– C’est l’Assemblée ?

Gilbert fit un signe de tête.

– L’Assemblée, continua le roi, qui, avec les hommes comme M.Monnier, M. Mirabeau, M. Sieyès, est capable de m’envoyer quelqueadresse qui m’ôtera tout le bénéfice de ma bonne volonté.

– Eh bien ! alors, tant mieux, s’écria la reine avec unesombre fureur, parce qu’alors vous refuserez, parce qu’alors vousgarderez votre dignité de roi, parce que vous n’irez pas à Paris,et que s’il faut soutenir ici la guerre, eh bien ! nous lasoutiendrons ; parce que s’il faut mourir ici, eh bien !nous y mourrons, mais en gens illustres et intacts que noussommes ; en rois, en maîtres, en chrétiens qui se fient àDieu, duquel ils tiennent la couronne.

En voyant cette exaltation fiévreuse de la reine, Louis XVIcomprit qu’il n’y avait en ce moment rien autre chose à faire qued’y céder.

Il fit un signe à Gilbert, et, s’avançant vers Marie-Antoinettedont il prit la main :

– Calmez-vous, madame, il sera fait comme vous le désirez. Voussavez, chère épouse, que, pour ma vie, je ne voudrais rien fairequi vous fût désagréable, car j’ai l’affection la plus légitimepour une femme de votre mérite, et surtout de votre vertu.

Et Louis XVI appuya sur ces mots avec une inexprimable noblesse,relevant ainsi de toutes ses forces la reine tant calomniée, etcela aux yeux d’un témoin capable de rapporter au besoin ce qu’ilavait vu et entendu.

Cette délicatesse toucha profondément Marie-Antoinette, qui,serrant entre ses deux mains la main que lui tendait leroi :

– Eh bien ! jusqu’à demain, Sire, pas plus tard, c’est ledernier délai ; mais celui-là je vous le demande en grâce, àgenoux ; demain, à l’heure que vous voudrez, c’est moi quivous le jure, vous partirez pour Paris.

– Prenez garde, madame, le docteur est témoin, dit le roi ensouriant.

– Sire, vous ne m’avez jamais vu manquer à ma parole, répliquala reine.

– Non, seulement j’avoue une chose.

– Laquelle ?

– C’est qu’il me tarde, résignée au fond comme vous paraissezl’être, de savoir pourquoi vous me demandez vingt-quatre heures deretard. Attendez-vous quelque nouvelle de Paris, quelque nouvelled’Allemagne ? S’agit-il… ?

– Ne m’interrogez pas, Sire.

Le roi était curieux, comme Figaro était paresseux, avecdélices.

– S’agit-il d’une arrivée de troupes, d’un renfort, d’unecombinaison politique ?

– Sire ! Sire ! murmura la reine d’un ton dereproche.

– S’agit-il… ?

– Il ne s’agit de rien, répondit la reine.

– Alors c’est un secret ?

– Eh bien ! oui ; secret de femme inquiète, voilàtout.

– Caprice, n’est-ce pas ?

– Caprice, si vous voulez.

– Loi suprême !

– C’est vrai. Que n’en est-il pas en politique comme enphilosophie ? Que n’est-il permis aux rois d’ériger leurscaprices politiques en suprêmes lois !

– On y viendra, soyez tranquille. Quant à moi, c’est déjà fait,dit le roi en plaisantant. Ainsi, à demain.

– À demain, reprit tristement la reine.

– Gardez-vous le docteur, madame ? demanda le roi.

– Oh ! non, non, dit la reine avec une sorte de vivacitéqui fit sourire Gilbert.

– Je l’emmènerai donc.

Gilbert s’inclina une troisième fois devant Marie-Antoinette,qui cette fois lui rendit son salut plutôt en femme qu’enreine.

Puis le roi s’acheminant vers la porte, il suivit le roi.

– Il me semble, dit le roi en traversant la galerie, que vousêtes bien avec la reine, monsieur Gilbert ?

– Sire, répondit le docteur, c’est une faveur dont je suisredevable à Votre Majesté.

– Vive le roi ! s’écrièrent les courtisans, déjà affluantdans les antichambres, quand Louis XVI parut.

– Vive le roi ! répéta dans la cour une foule d’officierset de soldats étrangers qui se pressait aux portes du palais.

Ces acclamations se prolongeant et grossissant firent au cœur deLouis XVI une joie que jamais peut-être il n’avait sentie en desoccasions semblables, occasions si nombreuses cependant.

Quant à la reine, assise comme elle était restée près de lafenêtre, où elle venait de passer de si terribles instants,lorsqu’elle entendit les cris de dévouement et d’amour quiaccueillaient le roi à son passage, et qui s’en allaient mourir auloin, sous les portiques et au plus épais des ombrages :

– Vive le roi ! dit-elle. Oh ! oui, vive le roi !Il vivra, le roi, et cela malgré toi, infâme Paris. Gouffre odieux,abîme sanglant, tu n’engloutiras pas cette victime !… Je tel’arracherai, moi, et cela, tiens, avec ce bras si faible, simaigre, qui te menace en ce moment, et te voue à l’exécration dumonde et à la vengeance de Dieu !

Et, disant ces mots avec une violence de haine qui eût effrayéles plus furieux amis de la Révolution, s’il leur eût été donné devoir et d’entendre, la reine étendit vers Paris son bras faible etresplendissant sous la dentelle comme une épée qui jaillit de sonfourreau.

Puis elle appela madame Campan, celle de ses femmes en laquelleelle avait le plus de confiance, et s’enferma dans son cabinet, enconsignant la porte pour tout le monde.

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