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Ange Pitou – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Ange Pitou – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

d’ Alexandre Dumas

Chapitre 1 Où le lecteur fera connaissance avec le héros de cette histoire et avec le pays où il a vu le jour

À la frontière de la Picardie et du Soissonnais, sur cette
portion du territoire national qui faisait partie sous le nom d’Île-de-France
du vieux patrimoine de nos rois, au milieu d’un immense croissant que forme en
s’allongeant au nord et au midi une forêt de cinquante mille arpents, s’élève
perdue dans l’ombre d’un immense parc planté par François Ier et Henri II, la
petite ville de Villers-Cotterêts célèbre pour avoir donné naissance à
Charles-Albert Demoustier, lequel, à l’époque où commence cette histoire, y
écrivait à la satisfaction des jolies femmes du temps, qui se les arrachaient
au fur et à mesure qu’elles voyaient le jour, ses Lettres à Émilie sur la
mythologie.

Ajoutons, pour compléter la réputation poétique de cette
petite ville, à laquelle ses détracteurs s’obstinent, malgré son château royal
et ses deux mille quatre cents habitants, à donner le nom de bourg,ajoutons,
disons-nous, pour compléter sa réputation poétique, qu’elle est située à deux
lieues de La Ferté-Milon, où naquit Racine, et à huit lieues de
Château-Thierry, où naquit La Fontaine.

Consignons de plus que la mère de l’auteur de Britannicus
et d’Athalie était de Villers-Cotterêts.

Revenons à son château royal et à ses deux mille quatre
cents habitants.

Ce château royal, commencé par François Ier, dont il garde
les salamandres, et achevé par Henri II, dont il porte le chiffre enlacé à
celui de Catherine de Médicis et encerclé par les trois croissants de Diane de
Poitiers, après avoir abrité les amours du roi chevalier avec madame d’Étampes,
et celles de Louis-Philippe d’Orléans avec la belle madame de Montesson, était
à peu près inhabité depuis la mort de ce dernier prince, son fils Philippe
d’Orléans, nommé depuis Égalité, l’ayant fait descendre du rang de résidence
princière à celui de simple rendez-vous de chasse.

On sait que le château et la forêt de Villers-Cotterêts faisaient
partie des apanages donnés par Louis XIV à son frère, Monsieur,lorsque le
second fils d’Anne d’Autriche épousa la sœur du roi Charles II,madame
Henriette d’Angleterre.

Quant aux deux mille quatre cents habitants dont nous avons
promis à nos lecteurs de leur dire un mot, c’étaient, comme dans toutes les
localités où se trouvent réunis deux mille quatre cents individus,une
réunion :

1) De quelques nobles qui passaient leur été dans les châteaux
environnants et leur hiver à Paris, et qui pour singer le prince n’avaient
qu’un pied-à-terre à la ville.

2) De bon nombre de bourgeois qu’on voyait, quelque temps
qu’il fit, sortir de leur maison un parapluie à la main pour aller faire après
dîner leur promenade quotidienne, promenade régulièrement bornée à un large
fossé séparant le parc de la forêt, situé à un quart de lieue de la ville, et
qu’on appelait sans doute, à cause de l’exclamation que sa vue tirait des
poitrines asthmatiques satisfaites d’avoir, sans être trop essoufflées, parcouru
un si long chemin, le Haha !

3) D’une majorité d’artisans travaillant toute la semaine et
ne se permettant que le dimanche la promenade dont leurs compatriotes, plus
favorisés qu’eux par la fortune, jouissaient tous les jours.

4) Et enfin de quelques misérables prolétaires pour lesquels
la semaine n’avait pas même de dimanche, et qui, après avoir travaillé six
jours à la solde soit des nobles, soit des bourgeois, soit même des artisans,
se répandaient le septième dans la futaie pour y glaner le bois mort ou brisé,
que l’orage, ce moissonneur des forêts pour qui les chênes sont des épis,
jetait épars sur le sol sombre et humide des hautes futaies,magnifique apanage
du prince.

Si Villers-Cotterêts (Villerii ad Cotiam-Retiœ) avait
eu le malheur d’être une ville assez importante dans l’histoire pour que les
archéologues s’en occupassent et suivissent ses passages successifs du village
au bourg et du bourg à la ville, dernier passage qu’on lui conteste ;
comme nous l’avons dit, ils eussent bien certainement consigné ce fait que ce
village avait commencé par être un double rang de maisons bâties aux deux côtés
de la route de Paris à Soissons ; puis ils eussent ajouté que peu à peu sa
situation à la lisière d’une belle forêt ayant amené un surcroît d’habitants,
d’autres rues se joignirent à la première, divergentes comme les rayons d’une
étoile, et tendant vers les autres petits pays avec lesquels il était important
de conserver des communications, et convergentes vers un point qui devient tout
naturellement le centre, c’est-à-dire ce que l’on appelle en province La Place,
place autour de laquelle se bâtirent les plus belles maisons du village devenu
bourg, et au centre de laquelle s’élève une fontaine décorée aujourd’hui d’un
quadruple cadran ; enfin ils eussent fixé la date certaine où,près de la
modeste église, premier besoin des peuples, pointèrent les premières assises de
ce vaste château, dernier caprice d’un roi ; château qui,après avoir été,
comme nous l’avons déjà dit, tour à tour résidence royale et résidence
princière, est devenu de nos jours un triste et hideux dépôt de mendicité
relevant de la préfecture de la Seine.

Mais à l’époque où commence cette histoire, les choses
royales, quoique déjà bien chancelantes, n’en étaient point encore tombées, cependant,
au point où elles sont tombées aujourd’hui, le château n’était déjà plus habité
par un prince, il est vrai, mais il n’était pas encore habité par des
mendiants ; il était tout bonnement vide, n’ayant pour tout locataire que
les commensaux indispensables à son entretien, parmi lesquels on remarquait le
concierge, le paumier et le chapelain ; aussi toutes les fenêtres de
l’immense édifice donnant, les unes sur le parc, les autres sur une seconde
place qu’on appelait aristocratiquement la place du Château,étaient-elles
fermées, ce qui ajoutait encore à la tristesse et à la solitude de cette place,
à l’une des extrémités de laquelle s’élevait une petite maison dont le lecteur
nous permettra, je l’espère, de lui dire quelques mots.

C’était une petite maison dont on ne voyait, pour ainsi
dire, que le dos. Mais, comme chez certaines personnes, ce dos avait le
privilège d’être la partie la plus avantageuse de son individualité. En effet,
la façade qui s’ouvrait sur la rue de Soissons, une des principales de la
ville, par une porte gauchement cintrée, et maussadement close dix-huit heures
sur vingt-quatre, se présentait gaie et riante du côté opposé ; c’est que
du côté opposé régnait un jardin, au-dessus des murs duquel on voyait pointer
la cime des cerisiers, des pommiers et des pruniers, tandis que de chaque côté
d’une petite porte, donnant sortie sur la place et entrée au jardin,
s’élevaient deux acacias séculaires qui, au printemps, semblaient allonger
leurs bras au-dessus du mur, pour joncher, dans toute la circonférence de leur
feuillage, le sol de leurs fleurs parfumées.

Cette maison était celle du chapelain du château, lequel, en
même temps qu’il desservait l’église seigneuriale, où malgré l’absence du
maître on disait la messe tous les dimanches, tenait encore une petite pension
à laquelle, par une faveur toute spéciale, étaient attachées deux
bourses : l’une pour le collège du Plessis, l’autre pour le séminaire de
Soissons. Il va sans dire que c’était la famille d’Orléans qui faisait les
frais de ces deux bourses, fondées, celle du séminaire par le fils du régent,
celle du collège par le père du prince, et que ces deux bourses étaient l’objet
de l’ambition des parents, et faisaient le désespoir des élèves pour lesquels
elles étaient une source de compositions extraordinaires,compositions qui
avaient lieu les jeudis de chaque semaine.

Or un jeudi du mois de juillet I789, jour assez maussade,
assombri qu’il était par un orage qui courait de l’ouest à l’est,et sous le
vent duquel les deux magnifiques acacias, dont nous avons déjà parlé, perdant
déjà la virginité de leur robe printanière, laissaient échapper quelques
petites feuilles jaunies par les premières chaleurs de l’été ;après un
silence assez long interrompu seulement par le froissement de ces feuilles qui
s’entrechoquaient en tournoyant sur le sol battu de la place, et par le chant
d’un friquet qui poursuivait les mouches rasant la terre, onze heures sonnèrent
au clocher pointu et ardoisé de la ville.

Aussitôt, un hourra pareil à celui que pousserait un régiment
de hulans tout entier, accompagné d’un retentissement semblable à celui que
l’avalanche fait entendre en bondissant de rochers en rochers,retentit :
la porte placée entre les deux acacias s’ouvrit ou plutôt s’effondra, et donna
passage à un torrent d’enfants qui se répandit sur la place, où presque
aussitôt cinq ou six groupes joyeux et bruyants se formèrent, les uns autour
d’un cercle destiné à retenir les toupies prisonnières, les autres devant un
jeu de marelle tracé à la craie blanche, les autres enfin en face de plusieurs
trous creusés régulièrement et dans lesquels la balle en s’arrêtant faisait
gagner ou perdre ceux par lesquels la balle avait été poussée.

En même temps que les écoliers joueurs, décorés par les
voisins dont les rares fenêtres donnaient sur cette place du nom de mauvais
sujets, et qui étaient généralement vêtus de culottes trouées aux genoux et de
vestes percées aux coudes, s’arrêtaient sur la place, on voyait ceux qu’on
appelait les écoliers raisonnables, ceux qui, au dire des commères,devaient
faire la joie et l’orgueil de leurs parents, se détacher de lamasse, et par diverses
routes, d’un pas dont la lenteur dénonçait le regret, regagner,leur panier à
la main, la maison paternelle où les attendait la tartine de beurre ou de
confiture destinée à faire compensation aux jeux auxquels ils venaient de
renoncer. Ceux-là étaient de leur côté vêtus généralement de veste sen assez
bon état, et de culottes à peu près irréprochables ; ce qui les rendait,
avec leur sagesse tant vantée, des objets de dérision ou même de haine pour
leurs compagnons moins bien vêtus et surtout moins bien disciplinés qu’eux.

Outre ces deux classes que nous avons indiquées sous le nom
d’écoliers joueurs et d’écoliers raisonnables, il en existait une troisième que
nous désignerons sous le nom d’écoliers paresseux, laquelle ne sortait presque
jamais avec les autres, soit pour jouer sur la place du Château,soit pour
rentrer dans la maison paternelle, attendu que cette classe infortunée demeurait
presque constamment en retenue ; ce qui veut dire que, tandis que leurs
compagnons, après avoir fait leurs versions et leurs thèmes,jouaient à la
toupie ou mangeaient des tartines, ils restaient cloués à leurs bancs ou devant
leurs pupitres pour faire, pendant les récréations, les thèmes et les versions
qu’ils n’avaient pas fait pendant la classe, quand toutefois la gravité de leur
faute n’ajoutait pas à la retenue la punition suprême du fouet, des férules ou
du martinet.

Si bien que si l’on eut suivi pour rentrer dans la classe le
chemin que les écoliers venaient de suivre en sens inverse pour en sortir, on
eût, après avoir longé une ruelle qui passait prudemment près du jardin fruitier,
et qui ensuite donnait dans une grande cour servant aux récréations
intérieures ; on eût, disons-nous, en entrant dans cette cour,pu entendre
une voix forte et pesamment accentuée retentir en haut d’un escalier, tandis
qu’un écolier, que notre impartialité d’historien nous force à ranger dans la troisième
classe, c’est-à-dire dans la classe des paresseux, descendait précipitamment
les marches en faisant le mouvement d’épaules que les ânes emploient pour jeter
bas leurs cavaliers, et les écoliers qui viennent de recevoir un coup de
martinet pour secouer la douleur.

– Ah ! mécréant ! ah ! petit
excommunié ! disait la voix ah ! serpenteau !retire-toi,
va-t’en ; Vade, vade ! Souviens-toi que j’ai été patient trois
ans, mais qu’il y a des drôles qui lasseraient la patience du Père éternel
lui-même. Aujourd’hui c’est fini, et bien fini. Prends tes écureuils, prends
tes grenouilles, prends tes lézards, prends tes vers à soie, prends tes
hannetons, et va-t’en chez ta tante, va-t’en chez ton oncle, si tu en as un, au
diable, où tu voudras, enfin, pourvu que je ne te revoie pas !Vade,
vade !

– Oh ! mon bon monsieur Fortier, pardonnez-moi, répondait
dans l’escalier toujours une autre voix suppliante ; est-ce donc la peine
de vous mettre dans une pareille colère pour un pauvre petit barbarisme et
quelques solécismes, comme vous appelez cela !

– Trois barbarismes et sept solécismes dans un thème de
vingt-cinq lignes ! répondit en se renflant encore la voix courroucée.

– C’était comme cela aujourd’hui, monsieur l’abbé. J’en
conviens, le jeudi est mon jour de malheur à moi ; mais si demain, par
hasard, mon thème était bon, est-ce que vous ne me pardonneriez pas ma mauvaise
chance d’aujourd’hui ? Dites, monsieur l’abbé.

– Voilà trois ans que, tous les jours de composition, tu me
répètes la même chose, fainéant ! Et l’examen est fixé au 1ernovembre, et
moi qui, à la prière de ta tante Angélique, ai eu la faiblesse de te porter
comme candidat à la bourse vacante en ce moment au séminaire de Soissons,
j’aurai la honte de voir refuser mon élève et d’entendre proclamer partout :
« Ange Pitou est un âne, Angelus Pitovius asinusest. »

Hâtons-nous de dire, afin que tout d’abord le bienveillant
lecteur lui porte tout l’intérêt qu’il mérite, qu’Ange Pitou, dont l’abbé
Fortier venait de latiniser si pittoresquement le nom, est le héros de cette
histoire.

– Ô mon bon monsieur Fortier ! Ô mon cher maître !
répondait l’écolier au désespoir.

– Moi, ton maître ! s’écria l’abbé profondément humilié
de l’appellation. Dieu merci ! je ne suis pas plus ton maître que tu n’es
mon élève ; je te renie, je ne te connais pas ; je voudrais ne
t’avoir jamais vu ; je te défends de me nommer et même de me saluer. Retro !
malheureux, retro !

– Monsieur l’abbé, insista le malheureux Pitou, qui paraissait
avoir un grave intérêt à ne pas se brouiller avec son maître ;monsieur
l’abbé, ne me retirez pas votre intérêt, je vous en supplie, pour un pauvre
thème estropié.

– Ah ! s’écria l’abbé poussé hors de lui par cette
dernière prière, et descendant les quatre premières marches, tandis que, par un
mouvement égal, Ange Pitou descendait les quatre dernières, et commençait à apparaître
dans la cour ; ah ! tu fais de la logique, quand tu ne peux pas faire
un thème ; tu calcules les forces de ma patience, quand tu ne sais pas
distinguer le nominatif du régime !

– Monsieur l’abbé, vous avez été si bon envers moi, répliqua
le faiseur de barbarismes, que vous n’aurez qu’un mot à dire à monseigneur
l’évêque qui nous examine.

– Moi, malheureux, mentir à ma conscience !

– Si c’est pour faire une bonne action, monsieur l’abbé, le
bon Dieu vous pardonnera.

– Jamais ! jamais !

– Et puis, qui sait ? les examinateurs ne seront
peut-être pas plus sévères envers moi qu’ils ne l’ont été en faveur de Sébastien
Gilbert, mon frère de lait, quand, l’année passée, il a concouru pour la bourse
de Paris. C’en était cependant un faiseur de barbarismes, celui-là,Dieu
merci ! quoiqu’il n’avait que treize ans, et que moi j’en avais dix-sept.

– Ah ! par exemple, voilà qui est stupide, dit l’abbé
en descendant le reste des marches de l’escalier et en apparaissant à son tour,
son martinet à la main, tandis que Pitou maintenait prudemment entre lui et son
professeur la distance première. Oui, je dis stupide, ajouta-t-il en se
croisant les bras et en regardant avec indignation son écolier.Voilà donc le
prix de mes leçons de dialectique ! Triple animal ! Et c’est ainsi
que tu te souviens de cet axiome : Noti minora, loquimajora volens
[Note – « Ne dis pas des choses futiles en
prétendant dire des choses importantes. »]. Mais c’est justement
parce que Gilbert était plus jeune que toi qu’on a été plus indulgent envers un
enfant de quatorze ans qu’on ne le sera envers un grand imbécile de dix-huit
ans.

– Oui, et aussi parce qu’il est fils de M. Honoré Gilbert,
qui a dix-huit mille livres de rentes en bonnes terres, rien que sur la plaine
de Pilleleux, répondit piteusement le logicien.

L’abbé Fortier regarda Pitou en allongeant les lèvres et en
fronçant le sourcil.

– Ceci est moins bête…, grommela-t-il après un moment de
silence et d’inspection… Cependant, ceci n’est que spécieux et non fondé. Species,
non autem corpus.

– Oh ! si j’étais le fils d’un homme ayant dix mille
livres de rentes ! répéta Ange Pitou, qui avait crus’ apercevoir que sa réponse
avait fait quelque impression sur son professeur.

– Oui, mais tu ne l’es pas. En revanche, tu es ignare, comme
le drôle dont parle Juvénal ; citation profane – l’abbé se signa – mais
non moins juste. Arcadius juvenis. Je parie que tu ne sais pas même ce
que veut dire Arcadius ?

– Parbleu, Arcadien, répondit Ange Pitou en se redressant
avec la majesté de l’orgueil.

– Et puis après.

– Après quoi ?

– L’Arcadie était le pays des roussins, et, chez les anciens
comme chez nous, asinus était le synonyme de stultus.

– Je n’ai pas voulu comprendre la chose ainsi, dit Pitou,attendu
qu’il était loin de ma pensée que l’austère esprit de mon digne professeur pût
s’abaisser jusqu’à la satire.

L’abbé Fortier le regarda une seconde fois avec une attention
non moins profonde qu’à la première.

– Sur ma parole ! murmura-t-il un peu radouci par le
coup d’encensoir de son disciple, il y a des moments où l’on jurerait que le
drôle est moins sot qu’il n’en a l’air.

– Allons, monsieur l’abbé, dit Pitou qui avait, sinon entendu
les paroles du professeur, mais surpris sur sa physionomie l’expression du retour
à la miséricorde, pardonnez-moi, vous verrez quel beau thème je ferai demain.

– Eh bien ! j’y consens, dit l’abbé en passant en signe
de trêve son martinet dans sa ceinture, et en s’approchant de Pitou, qui,
moyennant cette démonstration pacifique, consentit à demeurer à sa place.

– Oh ! merci, merci ! s’écria l’écolier.

– Attends donc, et ne remercie pas si vite ; oui, je te
pardonne, mais à une condition.

Pitou baissa la tête, et, comme il était à la discrétion du
digne abbé, il attendit avec résignation.

– C’est que tu répondras sans faute à une question que je te
ferai.

– En latin ? demanda Pitou avec inquiétude.

– Latine, répondit le professeur.

Pitou poussa un profond soupir.

Puis il y eut un moment d’intervalle, pendant lequel les
cris joyeux des écoliers qui jouaient sur la place du château parvinrent
jusqu’aux oreilles d’Ange Pitou.

Il poussa un second soupir plus profond que le premier.

– Quid virtus ? Quid religio ? demanda
l’abbé.

Ces mots, prononcés avec l’aplomb du pédagogue, retentirent
aux oreilles du pauvre Pitou comme la fanfare de l’ange du jugement dernier. Un
nuage passa sur ses yeux, et un tel effort se fit dans son intellect, qu’il
comprit un instant la possibilité de devenir fou.

Cependant, en vertu de ce travail cérébral qui, si violent
qu’il était, n’amenait aucun résultat, la réponse demandée se faisait
indéfiniment attendre. On entendit alors le bruit prolongé d’une prise de tabac
que humait lentement le terrible interrogateur.

Pitou vit bien qu’il fallait en finir.

– Nescio, dit-il, espérant qu’il se ferait pardonner
son ignorance en avouant cette ignorance en latin.

– Tu ne sais pas ce que c’est que la vertu ! s’écria
l’abbé suffoquant de colère ; tu ne sais pas ce que c’est que la
religion !

– Je le sais bien en français, répliqua Ange, mais je ne le
sais pas en latin.

– Alors, va-t’en en Arcadie, juvenis ! Tout est
fini entre nous, cancre !

Pitou était si accablé qu’il ne fit pas un pas pour fuir,
quoique l’abbé Fortier eût tiré son martinet de sa ceinture avec autant de
dignité qu’au moment du combat un général d’armée eût tiré son épée du
fourreau.

– Mais que deviendrai-je ? demanda le pauvre enfant en
laissant pendre à ses côtés ses deux bras inertes. Que deviendrai-je si je
perds l’espoir d’entrer au séminaire ?

– Deviens ce que tu pourras, cela m’est, pardieu ! bien
égal.

Le bon abbé était si courroucé qu’il jurait presque.

– Mais vous ne savez donc pas que ma tante me croit déjà
abbé.

– Eh bien ! elle saura que tu n’es pas même bon à faire
un sacristain.

– Mais, monsieur Fortier…

– Je te dis de partir ; limina linguae.

– Allons ! dit Pitou comme un homme qui prend une résolution
douloureuse, mais enfin qui la prend.

– Voulez-vous me laisser prendre mon pupitre ? demanda
Pitou espérant que pendant ce moment de répit qui lui serait donné le cœur de
l’abbé Fortier reviendrait à des sentiments plus miséricordieux.

– Je le crois bien, dit celui-ci. Ton pupitre et tout ce
qu’il renferme.

Pitou remonta piteusement l’escalier, car la classe était au
premier. Il entra dans la chambre où, réunis autour d’une grande table,
faisaient semblant de travailler une quarantaine d’écoliers,souleva avec précaution
la couverture de son pupitre, pour voir si tous les hôtes qu’il contenait
étaient bien au complet, et l’enlevant avec un soin qui prouvait toute sa
sollicitude pour ses élèves, il reprit d’un pas lent et mesuré le chemin du
corridor.

Au haut de l’escalier était l’abbé Fortier, le bras tendu,
montrant l’escalier du bout de son martinet.

Il fallait passer sous les fourches caudines ; Ange
Pitou se fit aussi humble et aussi petit qu’il se put faire. Ce qui n’empêcha
point qu’il ne reçût au passage une dernière sanglée de l’instrument auquel
l’abbé Fortier avait dû ses meilleurs élèves, et dont l’emploi,quoique plus
fréquent et plus prolongé sur Ange Pitou que sur aucun autre, avait eu, comme
on le voit, un si médiocre résultat.

Tandis qu’Ange Pitou, en essuyant une dernière larme,
s’achemine son pupitre sur la tête vers le Pleux, quartier de la ville où
demeure sa tante, disons quelques mots de son physique et de ses antécédents.

Chapitre 2Où il est prouvé qu’une tante n’est pas toujours une mère

Louis-Ange Pitou, comme il l’avait dit lui-même dans son
dialogue avec l’abbé Fortier, avait, à l’époque où s’ouvre cette histoire,
dix-sept ans et demi. C’était un long et mince garçon, aux cheveux jaunes, aux
joues rouges, aux yeux bleu faïence. La fleur de la jeunesse fraîche et
innocente s’élargissait sur sa large bouche, dont les grosses lèvres
découvraient, en se fendant outre mesure, deux rangées parfaitement complètes
de dents formidables – pour ceux dont elles étaient destinées à partager le
dîner. Au bout de ses longs bras osseux pendaient, solidement attachées, des
mains larges comme des battoirs ; des jambes passablement arquées, des
genoux gros comme des têtes d’enfants qui faisaient éclater son étroite culotte
noire, des pieds immenses et cependant à l’aise dans des souliers de veau
rougis par l’usage : tel était, avec une espèce de souquenille de serge
brune tenant le milieu entre la vareuse et la blouse, le signalement exact et
impartial de l’ex-disciple de l’abbé Fortier.

Il nous reste à esquisser le moral.

Ange Pitou était resté orphelin à l’âge de douze ans, époque
à laquelle il avait eu le malheur de perdre sa mère dont il était le fils
unique. Cela veut dire que depuis la mort de son père, qui avait eu lieu avant
qu’il n’atteignit l’âge de connaissance, Ange Pitou, adoré de la pauvre femme,
avait à peu près fait ce qu’il avait voulu, ce qui avait fort développé son
éducation physique, mais tout à fait laissé en arrière son éducation morale. Né
dans un charmant village, nommé Haramont, situé à une lieue de la ville, au
milieu des bois, ses premières courses avaient été pour explorer la forêt
natale, et la première application de son intelligence de faire la guerre aux
animaux qui l’habitaient. Il résulta de cette application dirigée vers un seul
but, qu’à dix ans Ange Pitou était un braconnier fort distingué et un oiseleur
de premier ordre, et cela presque sans travail et surtout sans leçons, par la
seule force de cet instinct donné par la nature à l’homme né au milieu des
bois, et qui semble une portion de celui qu’elle a donné aux animaux. Aussi,
pas une passée de lièvres ou de lapins ne lui était inconnue. À trois lieues à
la ronde pas une marette n’avait échappé à son investigation, et partout on trouvait
les traces de sa serpe sur les arbres propres à la pipée. Il résultait de ces
différents exercices sans cesse répétés que Pitou était devenu, à quelques-uns
d’entre eux, d’une force extraordinaire.

Grâce à ses longs bras et à ses gros genoux, qui lui permettaient
d’embrasser les baliveaux les plus respectables, il montait aux arbres pour
dénicher les nids les plus élevés, avec une agilité et une certitude qui lui
attiraient l’admiration de ses compagnons, et qui, sous une latitude plus
rapprochée de l’équateur, lui eût valu l’estime des singes, dans cette chasse
de la pipée, chasse si attrayante même pour les grandes personnes,et où le
chasseur attire les oiseaux sur un arbre garni de gluaux, en imitant le cri du
geai ou de la chouette, individus qui jouissent chez la gent emplumée de la
haine générale de l’espèce, si bien que chaque pinson, chaque mésange, chaque
tarin, accourt dans l’espoir d’arracher une plume à son ennemi, et pour la
plupart du temps y laisser les siennes. Les compagnons de Pitou se servaient
soit d’une véritable chouette, soit d’un geai naturel, soit enfin d’une herbe
particulière à l’aide de laquelle ils parvenaient, tant bien que mal, à simuler
le cri de l’un ou de l’autre de ces animaux. Mais Pitou négligeait toutes ces
préparations, méprisait tous ces subterfuges. C’était avec ses propres
ressources qu’il combattait, c’était avec ses moyens naturels qu’il tendait le
piège. C’était enfin sa bouche seule qui modulait les sons criards et détestés
qui appelaient non seulement les autres oiseaux, mais encore ceux de la même
espèce, qui se laissaient tromper, nous ne dirons pas à ce chant,mais à ce
cri, tant il était parfaitement imité. Quant à la chasse à la marette, c’était
pour Pitou le pont aux ânes, et il l’eut certes méprisée comme objet d’art, si
elle eût été moins productive comme objet de rapport. Cela n’empêchait pas,
malgré le mépris qu’il faisait lui-même de cette chasse si facile,que pas un des
plus experts ne savait comme Pitou couvrir de fougère une mare trop grande pour
être complètement tendue, c’est le mot technique ; que nul ne savait comme
Pitou donner l’inclinaison convenable à ses gluaux, de manière à ce que les
oiseaux les plus rusés ne pussent boire ni par-dessus ni par-dessous ;
enfin, que nul n’avait cette sûreté de main et cette justesse de coup d’œil qui
doit présider au mélange en portions inégales et savantes de la poix-résine, de
l’huile et de la glu, pour faire que cette glu ne devienne ni trop fluide ni
trop cassante.

Or, comme l’estime qu’on fait des qualités des hommes change
selon le théâtre où ils produisent ces qualités et selon les spectateurs devant
lesquels ils les produisent, Pitou, dans son village d’Haramont, au milieu de
ces paysans, c’est-à-dire d’hommes habitués à demander au moins la moitié de
leurs ressources à la nature, et, comme tous les paysans, ayant la haine
instinctive de la civilisation, Pitou, disons-nous, jouissait d’une
considération qui ne permettait pas à sa pauvre mère de supposer qu’il marchât
dans une fausse voie, et que l’éducation la plus parfaite qu’on pût donner à
grands frais à un homme ne fût point celle que son fils, privilégié sous ce
rapport, se donnait gratis à lui-même.

Mais quand la bonne femme tomba malade, quand elle sentit la
mort venir, quand elle comprit qu’elle allait laisser son enfant seul et isolé
dans le monde, elle se prit à douter, et elle chercha un appui au futur
orphelin. Elle se souvint alors que dix ans auparavant un jeune homme était
venu frapper à sa porte au milieu de la nuit, lui apportant un enfant
nouveau-né, pour lequel il lui avait non seulement laissé comptant une somme
assez ronde, mais encore pour lequel une autre somme plus ronde encore avait
été déposée chez un notaire de Villers-Cotterêts. De ce jeune homme mystérieux,
d’abord elle n’avait rien su sinon qu’il s’appelait Gilbert. Mais il y avait
trois ans à peu près elle l’avait vu reparaître : c’était alors un homme
de vingt-sept ans, à la tournure un peu raide, à la parole dogmatique, à
l’abord un peu froid. Mais cette première couche de glace s’était fondue quand
il avait revu son enfant, et comme il l’avait trouvé beau, fort et souriant,
élevé comme il l’avait demandé lui-même, en tête à tête avec la nature, il
avait serré la main de la bonne femme et lui avait dit ces seules
paroles :

– Dans le besoin, comptez sur moi.

Puis il avait pris l’enfant, s’était informé du chemin d’Ermenonville,
avait fait avec son fils un pèlerinage au tombeau de Rousseau, et était revenu
à Villers-Cotterêts. Là, séduit sans doute par l’air sain qu’on y respirait,
par le bien que le notaire lui avait dit de la pension de l’abbé Fortier, il
avait laissé le petit Gilbert chez le digne homme, dont, au premier abord, il
avait apprécié l’aspect philosophique ; car, à cette époque,la philosophie
avait une si grande puissance, qu’elle s’était glissée même chez les hommes
d’église.

Après quoi, il était reparti pour Paris laissant son adresse
à l’abbé Fortier.

La mère de Pitou connaissait tous ces détails. Au moment de
mourir, ces mots : « Dans le besoin, comptez surmoi », lui
revinrent à l’esprit. Ce fut une illumination. Sans doute la Providence avait
conduit tout cela pour que le pauvre Pitou retrouvât plus qu’il ne perdait peut-être.
Elle fit venir le curé, ne sachant pas écrire ; le curé écrivit, et le
même jour la lettre fut portée à l’abbé Fortier, qui s’empressa d’y ajouter
l’adresse et de la mettre à la poste.

Il était temps, le surlendemain elle mourut.

Pitou était trop jeune pour sentir toute l’étendue de la
perte qu’il venait de faire : il pleura sa mère, non pas qu’il comprit la
séparation éternelle de la tombe, mais parce qu’il voyait sa mère froide, pale,
défigurée ; puis il devinait instinctivement, le pauvre enfant, que l’ange
gardien du foyer venait de s’envoler ; que la maison, veuve de sa mère,
devenait déserte et inhabitable ; il ne comprenait plus non seulement son
existence future, mais encore sa vie du lendemain : aussi,quand il eut conduit
sa mère au cimetière, quand la terre eut retenti sur le cercueil,quand elle se
fut arrondie, formant une éminence fraîche et friable, il s’assit sur la fosse,
et à toutes les invitations qu’on lui fit de sortir du cimetière,il répondit
en secouant la tête et en disant qu’il n’avait jamais quitté sa mère Madeleine,
et qu’il voulait rester où elle restait.

Il demeura tout le reste de la journée et toute la nuit sur
sa fosse.

Ce fut là que le digne docteur – avons-nous dit que le futur
protecteur de Pitou était médecin ? – ce fut là que le digne docteur le
trouva lorsque, comprenant toute l’étendue du devoir qui lui était imposé par
la promesse qu’il avait faite, il arriva lui-même pour la remplir quarante-huit
heures à peine après le départ de la lettre.

Ange était bien jeune quand il avait vu le docteur pour la
première fois. Mais, on le sait, la jeunesse a de profondes impressions qui
laissent des réminiscences éternelles, puis le passage du mystérieux jeune
homme avait imprimé sa trace dans la maison. Il y avait laissé ce jeune enfant
que nous avons dit, et avec lui le bien-être : toutes les fois qu’Ange
avait entendu prononcer le nom de Gilbert par sa mère, c’était avec un
sentiment qui ressemblait à l’adoration ; puis enfin,lorsqu’il avait
reparu dans la maison, homme fait et avec ce nouveau titre de docteur,
lorsqu’il avait joint aux bienfaits du passé la promesse de l’avenir, Pitou
avait jugé, à la reconnaissance de sa mère, qu’il devait être reconnaissant
lui-même, et le pauvre garçon, sans trop savoir ce qu’il disait,avait balbutié
les mots de souvenir éternel, de grâce profonde, qu’il avait entendu dire à sa
mère.

Donc, aussitôt qu’il aperçut le docteur à travers la porte à
claires-voies du cimetière, dès qu’il le vit s’avancer au milieu des tombes
gazonneuses et des croix brisées, il le reconnut, se leva, et alla au-devant de
lui ; car il comprit qu’à celui-là qui venait à l’appel de sa mère, il ne
pouvait dire non comme aux autres ; il ne fit donc d’autre résistance, que
de retourner la tête en arrière quand Gilbert le prit par la main et l’entraîna
pleurant hors de l’enceinte mortuaire. Un cabriolet élégant était à la porte,
il y fit monter le pauvre enfant, et, laissant momentanément la maison sous la
sauvegarde de la bonne foi publique et de l’intérêt que le malheur inspire, il
conduisit son petit protégé à la ville, et descendit avec lui à la meilleure
auberge, qui, à cette époque, était celle du Dauphin. À peine y était-il
installé, qu’il envoya chercher un tailleur, lequel, prévenu à l’avance, arriva
avec des habits tout faits. Il choisit précautionneusement à Pitou des habits
trop longs de deux ou trois pouces, superfluité qui, à la façon dont poussait
notre héros, promettait de ne pas être de longue durée, et s’achemina avec lui
vers ce quartier de la ville que nous avons déjà indiqué et qui se nommait le
Pleux.

À mesure qu’il avançait vers ce quartier, Pitou ralentissait
le pas ; car il était évident qu’on le conduisait chez sa tante Angélique,
et, malgré le peu de fois que le pauvre orphelin avait vu sa marraine – car
c’était la tante Angélique qui avait doué Pitou de son poétique nom de baptême,
– il avait conservé de cette respectable parente un formidable souvenir.

En effet, la tante Angélique n’avait rien de bien attrayant
pour un enfant habitué comme Pitou à tous les soins de la sollicitude
maternelle : la tante Angélique était à cette époque une vieille fille de
cinquante-cinq à cinquante-huit ans, abrutie par l’abus des plus minutieuses
pratiques de la religion, et chez laquelle une piété mal entendue avait resserré
à contresens tous les sentiments doux, miséricordieux et humains,pour cultiver
en leur place une dose naturelle d’intelligence avide, qui ne faisait que
s’augmenter chaque jour dans le commerce assidu des béguines de la ville. Elle
ne vivait pas précisément d’aumônes, mais outre la vente du lin qu’elle filait
au rouet, et la location des chaises de l’église qui lui avait été accordée par
le chapitre, elle recevait de temps en temps, des âmes pieuses qui se laissaient
prendre à ses simagrées de religion, de petites sommes que, de monnaie de
billon, elle convertissait d’abord en monnaie blanche, et de monnaie blanche en
louis, lesquels disparaissaient non seulement sans que personne les vît
disparaître, mais encore sans que nul soupçonnât leur existence, et allaient
s’enfouir un à un dans le coussin du fauteuil sur lequel elle travaillait, et
une fois dans cette cachette, ils retrouvaient à tâtons une certaine quantité
de leurs confrères, recueillis un à un comme eux, et comme eux destinés à être
désormais séquestrés de la circulation jusqu’au jour inconnu où la mort de la
vieille fille les mettrait aux mains de son héritier.

C’était donc vers la demeure de cette vénérable parente que
s’acheminait le docteur Gilbert, traînant par la main le grand Pitou.

Nous disons le grand Pitou, parce qu’a partir du premier
trimestre après sa naissance, Pitou avait toujours été trop grand pour son âge.

Mademoiselle Rose-Angélique Pitou, au moment où sa porte
s’ouvrait pour donner passage à son neveu et au docteur, était dans un accès
d’humeur joyeuse. Tandis que l’on chantait la messe des morts sur le corps de
sa belle-sœur dans l’église d’Haramont, il y avait eu noces et baptêmes dans
l’église de Villers-Cotterêts, de sorte que la recette des chaises avait, dans
une seule journée, monté à six livres. Mademoiselle Angélique avait donc
converti ses sous en un gros écu, lequel, à son tour, joint à trois autres mis
en réserve à des époques différentes, avait donné un louis d’or. Ce louis
venait justement d’aller rejoindre les autres louis, et le jour où avait lieu
une pareille réunion était tout naturellement un jour de fête pour mademoiselle
Angélique.

Ce fut juste au moment où, après avoir rouvert sa porte
fermée pendant l’opération, la tante Angélique venait de faire une dernière
fois le tour de son fauteuil pour s’assurer que rien au dehors ne décelait le
trésor caché au dedans, que le docteur et Pitou entrèrent.

La scène aurait pu être attendrissante, mais aux yeux d’un
homme aussi juste observateur que l’était le docteur Gilbert, elle ne fut que
grotesque. En apercevant son neveu, la vieille béguine dit quelques mots de sa
pauvre chère sœur qu’elle aimait tant, et eut l’air d’essuyer une larme. De son
côté, le docteur, qui voulait voir au plus profond du cœur de la vieille fille
avant de prendre un parti à son égard, le docteur eut l’air de faire à mademoiselle
Angélique un sermon sur le devoir des tantes envers les neveux.Mais à mesure
que le discours se développait et que les paroles onctueuses tombaient des
lèvres du docteur, l’œil aride de la vieille fille buvait l’imperceptible larme
qui l’avait mouillé, tous ses traits reprenaient la sécheresse du parchemin
dont ils semblaient recouverts, elle leva la main gauche à la hauteur de son
menton pointu, et de la main droite elle se mit à calculer sur ses doigts secs
le nombre approximatif de sous que la location des chaises lui rapportait par
année ; de sorte que le hasard ayant fait que le calcul se trouvât terminé
en même temps que le discours, elle put répondre à l’instant même que, quel que
fût l’amour qu’elle portait à sa pauvre sœur, et le degré d’intérêt qu’elle
ressentît pour son cher neveu, la médiocrité de ses recettes ne lui permettait,
malgré son double titre de tante et de marraine, aucun surcroît de dépense.

Au reste, le docteur s’était attendu à ce refus ; ce
refus ne le surprit donc pas ; c’était un grand partisan des idées
nouvelles, et, comme le premier volume de l’ouvrage de Lavater venait de
paraître, il avait déjà fait l’application de la doctrine physiognomonique du
philosophe de Zurich au mince et jaune faciès de mademoiselle Angélique.

Cet examen lui avait donné pour résultat que les petits yeux
ardents de la vieille fille, son nez long et ses lèvres minces,présentaient la
réunion en une seule personne de la cupidité, de l’égoïsme et de l’hypocrisie.

La réponse, comme nous l’avons dit, ne lui causa aucune
espèce d’étonnement. Cependant il voulut voir, en sa qualité d’observateur, jusqu’à
quel point la dévote pousserait le développement de ces trois vilains défauts.

– Mais, dit-il, mademoiselle, Ange Pitou est un pauvre enfant
orphelin, le fils de votre frère.

– Dame ! écoutez donc, monsieur Gilbert, dit la vieille
fille, c’est une augmentation de six sous par jour au moins, et encore au bas
prix : car ce drôle-là doit manger au moins une livre de pain par jour.

Pitou fit la grimace : il en mangeait d’habitude une
livre et demie rien qu’à son déjeuner.

– Sans compter le savon pour son blanchissage, reprit mademoiselle
Angélique, et je me souviens qu’il salit horriblement.

En effet, Pitou salissait beaucoup, et c’est concevable si
l’on veut bien se rappeler la vie qu’il menait ; mais, il faut lui rendre
cette justice, il déchirait encore plus qu’il ne salissait.

– Ah ! dit le docteur, fi ! mademoiselle
Angélique, vous qui pratiquez si bien la charité chrétienne, faire de pareils
calculs à l’endroit d’un neveu et d’un filleul !

– Sans compter l’entretien des habits, s’écria avec explosion
la vieille dévote, qui se rappelait avoir vu sa sœur Madeleine coudre bon
nombre de parements aux vestes et de genouillères aux culottes de son neveu.

– Ainsi, fit le docteur, vous refusez de prendre votre neveu
chez vous… L’orphelin, repoussé du seuil de sa tante, sera forcé d’aller
demander l’aumône au seuil des maisons étrangères.

Mademoiselle Angélique, toute cupide qu’elle était, sentit
l’odieux qui rejaillirait tout naturellement sur elle, si, par son refus de le
recevoir, son neveu était forcé de recourir à une pareille extrémité.

– Non, dit-elle, je m’en charge.

– Ah ! fit le docteur, heureux de trouver un bon
sentiment dans ce cœur qu’il croyait desséché.

– Oui, continua la vieille fille, je le recommanderai aux Augustins
de Bourg-Fontaine, et il entrera chez eux comme frère servant.

Le docteur, nous l’avons déjà dit, était philosophe. On sait
la valeur du mot philosophe à cette époque.

Il résolut donc, à l’instant même, d’arracher un néophyte
aux Augustins, et cela avec tout le zèle que les Augustins, de leur côté,
eussent pu mettre à enlever un adepte aux philosophes.

– Eh bien ! reprit-il en portant la main à sa poche profonde,
puisque vous êtes dans une position si difficile, ma chère demoiselle
Angélique, que vous soyez obligée, faute de ressources personnelles, de recommander
votre neveu à la charité d’autrui, je chercherai quelqu’un qui puisse plus
efficacement que vous appliquer à l’entretien du pauvre orphelin la somme que
je lui destinais. Il faut que je retourne en Amérique. Je mettrai avant mon
départ votre neveu Pitou en apprentissage chez quelque menuisier ou quelque
charron. Lui-même, d’ailleurs, choisira sa vocation. Pendant mon absence, il
grandira, et, à mon retour, eh bien ! il sera déjà savant dans le métier,
et je verrai ce que l’on peut pour lui. Allons, mon pauvre enfant,embrasse ta
tante, continua le docteur, et allons-nous-en.

Le docteur n’avait point achevé, que Pitou se précipitait
vers la vénérable demoiselle, ses deux longs bras étendus ; il était fort
pressé, en effet, d’embrasser sa tante, à la condition que le baiser serait,
entre elle et lui, le signal d’une séparation éternelle.

Mais à ce mot la somme, au geste du docteur
introduisant sa main dans sa poche, au son argentin que cette main avait incontinent
fait rendre à une masse de gros écus dont on pouvait calculer la quotité à la
tension de l’habit, la vieille fille avait senti remonter jusqu’à son cœur la
chaleur de la cupidité.

– Ah ! dit-elle, mon cher monsieur Gilbert, vous savez
bien une chose.

– Laquelle ? demanda le docteur.

– Eh ! bon Dieu ! c’est que personne au monde ne
l’aimera autant que moi, ce pauvre enfant !

Et, entrelaçant ses bras maigres aux bras étendus de Pitou,
elle déposa sur chacune de ses joues un aigre baiser qui fit frissonner
celui-ci de la pointe des pieds à la racine des cheveux.

– Oh ! certainement, dit le docteur, je sais bien cela.
Et je doutais si peu de votre amitié pour lui, que je vous l’amenais
directement comme à son soutien naturel. Mais ce que vous venez de me dire,
chère demoiselle, m’a convaincu à la fois de votre bonne volonté et de votre
impuissance, et vous êtes trop pauvre vous-même, je le vois bien,pour aider
plus pauvre que vous.

– Eh ! mon bon monsieur Gilbert, dit la vieille dévote,
le bon Dieu n’est-il pas au ciel, et du ciel ne nourrit-il pas toutes ses
créatures ?

– C’est vrai, dit Gilbert, mais s’il donne la pâture aux oiseaux,
il ne met pas les orphelins en apprentissage. Or, voilà ce qu’il faut faire
pour Ange Pitou, et ce qui, vu vos faibles moyens, vous coûtera trop cher, sans
doute.

– Mais cependant, si vous donnez cette somme, monsieur le
docteur ?

– Quelle somme ?

– La somme dont vous avez parlé, la somme qui est là dans
votre poche, ajouta la dévote en allongeant son doigt crochu vers la basque de
l’habit marron.

– Je la donnerai assurément, chère demoiselle Angélique, dit
le docteur ; mais je vous préviens que ce sera à une condition.

– Laquelle ?

– Celle que l’enfant aura un état.

– Il en aura un, je vous le promets, foi d’Angélique
Pitou ! monsieur le docteur, dit la dévote les yeux rivés sur la poche
dont elle suivait le balancement.

– Vous me le promettez ?

– Je vous le promets.

– Sérieusement, n’est-ce pas ?

– En vérité du bon Dieu ! mon cher monsieur Gilbert,
j’en fais serment.

Et demoiselle Angélique étendit horizontalement sa main
décharnée.

– Eh bien ! soit, dit le docteur en tirant de sa poche
un sac à la panse tout à fait rebondie ; je suis prêt à donner l’argent,
comme vous voyez ; de votre côté êtes-vous prête à me répondre de
l’enfant ?

– Sur la vraie croix ! monsieur Gilbert.

– Ne jurons pas tant, chère demoiselle, et signons un peu
plus.

– Je signerai, monsieur Gilbert, je signerai.

– Devant notaire ?

– Devant notaire.

– Alors, allons chez le papa Niguet.

Le papa Niguet, auquel, grâce à une longue connaissance, le
docteur donnait ce titre amical, était, comme le savent déjà ceux de nos
lecteurs qui sont familiers avec notre livre de Joseph Balsamo, le
notaire le plus en réputation de l’endroit.

Mademoiselle Angélique, dont maître Niguet était aussi le
notaire, n’eut rien à dire contre le choix fait par le docteur.Elle le suivit
donc dans l’étude annoncée. Là, le tabellion enregistra la promesse faite par
demoiselle Rose-Angélique Pitou, de prendre à sa charge et de faire arriver à
l’exercice d’une profession honorable Louis-Ange Pitou, son neveu,moyennant
quoi elle toucherait annuellement la somme de deux cents livres. Le marché
était passé pour cinq ans. Le docteur déposa huit cents livres chez le notaire,
deux cents livres devant être payées d’avance.

Le lendemain, le docteur quitta Villers-Cotterêts, après
avoir réglé quelques comptes avec un de ses fermiers sur lequel nous
reviendrons plus tard. Et mademoiselle Pitou fondant comme un vautour sur les
susdites deux cents livres payables d’avance, enfermait huit beaux louis d’or
dans son fauteuil.

Quant aux huit livres restant, elles attendirent, dans une
petite soucoupe de faïence qui avait, depuis trente ou quarante ans, vu passer
des nuées de monnaies de bien des espèces, que la récolte de deux ou trois dimanches
complétât la somme de vingt-quatre livres, chiffre auquel, ainsi que nous
l’avons expliqué, la susdite somme subissait la métamorphose dorée,et passait
de l’assiette dans le fauteuil.

Chapitre 3Ange Pitou chez sa tante

Nous avons vu le peu de sympathie qu’Ange Pitou avait pour
un séjour trop prolongé chez sa bonne tante Angélique : le pauvre enfant,
doué d’un instinct égal, et peut-être même supérieur à celui des animaux auxquels
il avait l’habitude de faire la guerre, avait deviné d’avance tout ce que ce
séjour lui gardait, nous ne dirons pas de déceptions – nous avons vu qu’il ne
s’était pas un seul instant fait illusion –, mais de chagrins, de tribulations
et de dégoûts.

D’abord, une fois le docteur Gilbert parti, et, il faut le
dire, ce n’était pas cela qui avait indisposé Pitou contre sa tante, il n’avait
pas été question un seul instant de mettre Pitou en apprentissage.Le bon
notaire avait bien touché un mot de cette convention formelle, mais mademoiselle
Angélique avait répondu que son neveu était bien jeune, et surtout d’une santé
bien délicate, pour être soumis à des travaux qui peut-être dépasseraient ses
forces. Le notaire, à cette observation, avait admiré le bon cœur de
mademoiselle Pitou, et avait remis l’apprentissage à l’année prochaine. Il n’y
avait point de temps perdu encore, l’enfant venant d’atteindre sa douzième
année.

Une fois chez sa tante, et tandis que celle-ci ruminait pour
savoir quel était le meilleur parti qu’elle pourrait tirer de son neveu, Pitou,
qui se retrouvait dans sa forêt, ou à peu près, avait déjà pris toutes ses
dispositions topographiques pour mener à Villers-Cotterêts la même vie qu’à
Haramont.

En effet, une tournée circulaire lui avait appris que les
meilleures marettes étaient celles du chemin de Dampleux, du chemin de
Compiègne, et du chemin de Vivières, et que le canton le plus giboyeux était
celui de la Bruyère-aux-Loups.

Pitou, cette reconnaissance faite, avait pris ses
dispositions en conséquence.

La chose la plus facile à se procurer, en ce qu’elle ne nécessitait
aucune mise de fonds, c’était de la glu et des gluaux :l’écorce du houx,
broyée avec un pilon et lavée à grande eau, procurait la glu ;quant aux
gluaux, ils poussaient par milliers sur les bouleaux des environs.Pitou se
confectionna donc, sans en rien dire à personne, un millier de gluaux et un pot
de glu de première qualité, et un beau matin, après avoir pris la veille au
compte de sa tante un pain de quatre livres chez le boulanger, il partit à
l’aube, demeura toute la journée dehors, et rentra le soir à la nuit fermée.

Pitou n’avait pas pris une pareille résolution sans en calculer
les résultats. Il avait prévu une tempête. Sans avoir la sagesse de Socrate, il
connaissait l’humeur de sa tante Angélique tout aussi bien que l’illustre
maître d’Alcibiade connaissait celle de sa femme Xanthippe.

Pitou ne s’était pas trompé dans sa prévoyance ; mais
il comptait faire face à l’orage en présentant à la vieille dévote le produit
de sa journée. Seulement il n’avait pu deviner la place où la foudre le
frapperait.

La foudre le frappa en entrant.

Mademoiselle Angélique s’était embusquée derrière la porte,
pour ne pas manquer son neveu au passage ; de sorte qu’au moment où il
hasardait le pied dans la chambre, il reçut vers l’occiput une taloche à
laquelle sans avoir besoin d’autre renseignement, il reconnut parfaitement la
main sèche de la vieille dévote.

Heureusement, Pitou avait la tête dure, et, quoique le coup
l’eût à peine ébranlé, il fit semblant, pour attendrir sa tante,dont la colère
s’était augmentée du mal qu’elle s’était fait aux doigts en frappant sans
mesure, d’aller tomber, en trébuchant, à l’autre bout de la chambre ;
puis, arrivé là, comme sa tante revenait vers lui, sa quenouille à la main, il
se hâta de tirer de sa poche le talisman sur lequel il avait compté pour se
faire pardonner sa fugue.

C’étaient deux douzaines d’oiseaux, parmi lesquels une
douzaine de rouges-gorges et une demi-douzaine de grives.

Mademoiselle Angélique ouvrit de grands yeux ébahis, continua
de gronder pour la forme, mais tout en grondant, sa main s’empara de la chasse
de son neveu, et faisant trois pas vers la lampe :

– Qu’est-ce que cela ? dit-elle.

– Vous le voyez bien, ma bonne petite tante Angélique, dit
Pitou, ce sont des oiseaux.

– Bons à manger ? demanda vivement la vieille fille,
qui, en sa qualité de dévote, était naturellement gourmande.

– Bons à manger ! répéta Pitou. Excusez ! des
rouges-gorges et des grives : je crois bien !

– Et où as-tu volé ces animaux, petit malheureux ?

– Je ne les ai pas volés, je les ai pris.

– Comment ?

– À la marette, donc !

– Qu’est-ce que cela, la marette ?

Pitou regarda sa tante d’un air étonné : il ne pouvait
pas comprendre qu’il existât au monde une éducation assez négligée pour ne pas
savoir ce que c’était que la marette.

– La marette ? dit-il. Parbleu ! c’est la marette.

– Oui ; mais moi, monsieur le drôle, je ne sais pas ce
que c’est que la marette.

Comme Pitou était plein de miséricorde pour toutes les
ignorances :

– La marette, dit-il, c’est une petite mare : il y en a
comme cela une trentaine dans la forêt ; on y met des gluaux tout autour,
et quand les oiseaux viennent pour boire, comme ils ne connaissent pas cela,
les imbéciles ! ils se prennent.

– À quoi ?

– À la glu.

– Ah ! ah ! dit la tante Angélique, je
comprends ; mais qui t’a donné de l’argent ?

– De l’argent ? dit Pitou étonné que l’on ait pu croire
qu’il eût jamais possédé un denier ; de l’argent, tante Angélique ?

– Oui.

– Personne.

– Mais avec quoi as-tu acheté de la glu, alors ?

– Je l’ai faite moi-même, la glu.

– Et les gluaux ?

– Aussi, donc.

– Ainsi, ces oiseaux…

– Eh bien ! tante ?

– Ils ne te coûtent rien ?

– La peine de me baisser et de les prendre.

– Et peut-on y aller souvent, à la marette ?

– On peut y aller tous les jours.

– Bon.

– Seulement, il ne faut pas…

– Il ne faut pas… quoi ?

– Y aller tous les jours.

– Et la raison ?

– Tiens ! parce que cela ruine.

– Cela ruine qui ?

– La marette, donc. Vous comprenez, tante Angélique, les
oiseaux que l’on a pris…

– Eh bien ?

– Eh bien ! ils n’y sont plus.

– C’est juste, dit la tante.

Pour la première fois depuis qu’il était auprès d’elle, la
tante Angélique donnait raison à son neveu, aussi cette approbation inouïe
ravit-elle Pitou.

– Mais, dit-il, les jours où l’on ne prend pas des oiseaux,
l’on prend autre chose.

– Et que prend-on ?

– Tiens ! on prend des lapins.

– Des lapins ?

– Oui. On mange la viande et l’on vend la peau. Cela vaut
deux sous, une peau de lapin.

La tante Angélique regarda son neveu avec des yeux émerveillés ;
elle n’avait jamais vu en lui un si grand économiste. Pitou venait de se révéler.

– Mais c’est moi qui vendrai les peaux de lapin ?

– Sans doute, répondit Pitou, comme faisait maman Madeleine.

Il n’était jamais venu à l’idée de l’enfant que du produit
de sa chasse il pût réclamer autre chose que sa part de consommation.

– Et quand iras-tu prendre des lapins ? demanda mademoiselle
Angélique.

– Ah dame ! quand j’aurai des collets, répondit Pitou.

– Eh bien ! fais-en, des collets.

Pitou secoua la tête.

– Tu as bien fait de la glu et des gluaux.

– Ah ! je sais faire de la glu et des gluaux, c’est
vrai ; mais je ne sais pas faire du fil de laiton : cela s’achète
tout fait chez les épiciers.

– Et combien cela coûte-t-il ?

– Oh ! avec quatre sous, dit Pitou en calculant sur ses
doigts, j’en ferai bien deux douzaines.

– Et avec deux douzaines, combien peux-tu prendre de lapins ?

– C’est selon comme ça donne – quatre, cinq, six peut-être –
et puis ça sert plusieurs fois, les collets, quand le garde ne les trouve pas.

– Tiens, voilà quatre sous, dit la tante Angélique, va acheter
du fil de laiton chez M. Damebrun, et va demain à la chasse aux lapins.

– J’irai demain les poser, dit Pitou, mais ce n’est
qu’après-demain matin que je saurai s’il y en a de pris.

– Eh bien ! soit ; va toujours.

Le fil de laiton était moins cher à la ville qu’à la
campagne, attendu que les marchands d’ Haramont se fournissent à
Villers-Cotterêts. Pitou eut donc vingt-quatre collets pour trois sous. Il
rapporta un sou à sa tante.

Cette probité inattendue dans son neveu toucha presque la
vieille fille. Elle eut un instant l’idée, l’intention de gratifier son neveu
de ce sou qui n’avait pas eu son emploi. Malheureusement pour Pitou, c’était un
sou élargi à coups de marteau, et qui, au crépuscule, pouvait passer pour deux
sous. Mademoiselle Angélique songea qu’il ne fallait pas se dessaisir d’une
pièce de monnaie qui pouvait rapporter cent pour cent, et elle remit le sou
dans sa poche.

Pitou avait remarqué le mouvement, mais ne l’avait pas
analysé. Il ne lui serait jamais venu à l’idée que sa tante put lui donner un
sou.

Il se mit à fabriquer ses collets.

Le lendemain, il demanda un sac à mademoiselle Angélique.

– Pourquoi faire ? demanda la vieille fille.

– Parce que j’en ai besoin, répondit Pitou.

Pitou était plein de mystères.

Mademoiselle Angélique lui donna le sac demandé, mit au fond
la provision de pain et de fromage qui devait servir au déjeuner et au dîner de
son neveu, lequel partit au plus tôt pour la Bruyère-aux-Loups.

De son côté, la tante Angélique commença par plumer les
douze rouges-gorges qu’elle destina à son déjeuner et à son dîner.Elle porta
deux grives à l’abbé Fortier, et alla vendre les quatre autres à l’aubergiste
de la Boule-d’or, qui les lui paya trois sous la pièce, et qui lui promit de
lui prendre au même prix toutes celles qu’elle lui apporterait.

La tante Angélique rentra rayonnante. La bénédiction du ciel
était entrée dans sa maison avec Pitou.

– Ah ! dit-elle en mangeant ses rouges-gorges, qui
étaient gras comme des ortolans et fins comme des becfigues, on a bien raison
de dire qu’un bienfait n’est jamais perdu.

Le soir, Ange rentra ; il portait son sac
magnifiquement arrondi. Cette fois la tante Angélique ne l’attendit pas
derrière la porte, mais sur le seuil ; et, au lieu d’être reçu avec une
taloche, l’enfant fut accueilli avec une grimace qui ressemblait presque à un
sourire.

– Me voilà ! dit Pitou en entrant dans la chambre avec
cet aplomb qui dénonce la conscience d’une journée bien remplie.

– Toi et ton sac, dit la tante Angélique.

– Moi et mon sac, reprit Pitou.

– Et qu’y a-t-il dans ton sac ? demanda la tante
Angélique, en allongeant la main avec curiosité.

– Il y a de la faîne, dit Pitou.

– De la faîne !

– Sans doute ; vous comprenez bien, tante Angélique,
que si le père La Jeunesse, le garde de la Bruyère-aux-Loups,m’avait vu rôder
sur son canton sans mon sac, il m’aurait dit :« Qu’est-ce que tu
viens faire ici, petit vagabond ? » Sans compter qu’il se serait
douté de quelque chose. Tandis qu’avec mon sac, s’il me demande ce que je viens
faire : « Tiens ! que je lui réponds, je viens à la faîne ;
c’est donc défendu de venir à la faîne ? – Non. – Eh bien ! si ce n’est
pas défendu, vous n’avez rien à dire. » En effet, s’il dit quelque chose,
le père La Jeunesse, il aura tort.

– Alors, tu as passé ta journée à ramasser de la faîne au
lieu de tendre tes collets, paresseux ! s’écria la tante Angélique, qui,
au milieu de toutes ces finesses de son neveu, croyait voir les lapins lui
échapper.

– Au contraire, j’ai tendu mes collets en ramassant la
faîne, de sorte qu’il m’a vu à la besogne.

– Et il ne t’a rien dit ?

– Si fait. Il m’a dit : « Tu feras mes compliments
à ta tante Pitou. » Hein ! c’est un brave homme le père La
Jeunesse ?

– Mais les lapins ? reprit la tante Angélique, à qui
rien ne pouvait faire perdre son idée principale.

– Les lapins ? La lune se lève à minuit, j’irai voir à
une heure s’ils sont pris.

– Où cela ?

– Dans le bois.

– Comment, tu iras à une heure du matin dans les bois ?

– Eh oui !

– Sans avoir peur ?

– Peur de quoi ?

La tante Angélique fut aussi émerveillée du courage de Pitou
qu’elle avait été étonnée de ses spéculations.

Le fait est que Pitou, simple comme un enfant de la nature,
ne connaissait aucun de ces dangers factices qui épouvantent les enfants des
villes.

Aussi, à minuit, partit-il, longeant le mur du cimetière
sans se détourner. L’enfant innocent qui n’avait jamais offensé, du moins dans
ses idées d’indépendance, ni Dieu ni les hommes, n’avait pas plus peur des
morts que des vivants.

Il redoutait une seule personne ; cette personne,
c’était le père La Jeunesse ; aussi eut-il la précaution de faire un
détour pour passer près de sa maison. Comme portes et volets étaient fermés, et
que tout était éteint à l’intérieur, Pitou, pour s’assurer que le garde était
bien chez lui et non à la garderie, se mit à imiter l’aboiement du chien avec
tant de perfection, que Ronflot, le basset du père La Jeunesse, se trompa à la
provocation, et y répondit en donnant à son tour de la voix à pleine gorge, et
en venant humer l’air au-dessous de la porte.

De ce moment, Pitou était tranquille. Dès lors que Ronflot
était à la maison, le père La Jeunesse y était aussi. Ronflot et le père La
Jeunesse étaient inséparables, et du moment que l’on apercevait l’un, on
pouvait être sûr que l’on ne tarderait pas à voir paraître l’autre.

Pitou, parfaitement rassuré, s’achemina donc vers la
Bruyère-aux-Loups. Les collets avaient fait leur œuvre ; deux lapins
étaient pris et étranglés.

Pitou les mit dans la large poche de cet habit trop long
qui, au bout d’un an, devait être devenu trop court, et rentra chez sa tante.

La vieille fille s’était couchée ; mais la cupidité
l’avait tenue éveillée ; comme Perrette, elle avait fait le compte de ce
que pouvaient lui rapporter quatre peaux de lapins par semaine, et ce compte
l’avait menée si loin, qu’elle n’avait pu fermer l’œil ;aussi, fut-ce
avec un tremblement nerveux qu’elle demanda à l’enfant ce qu’il rapportait.

– La paire. Ah ! dame ! tante Angélique, ce n’est
pas ma faute si je n’ai pas pu en rapporter davantage ; mais il paraît
qu’ils sont malins les lapins du père La Jeunesse.

Les espérances de la tante Angélique étaient comblées et
même au-delà. Elle prit, frissonnante de joie, les deux malheureuses bêtes,
examina leur peau restée intacte, et alla les enfermer dans le garde-manger,
qui de la vie n’avait vu provisions pareilles à celles qu’il renfermait depuis
qu’il était passé par l’esprit de Pitou de le garnir.

Puis, d’une voix assez douce, elle invita Pitou à se
coucher, ce que l’enfant fatigué fit à l’instant même sans demander à souper,
ce qui acheva de le mettre au mieux dans l’esprit de sa tante.

Le surlendemain, Pitou renouvela sa tentative, et cette fois
encore, fut plus heureux que la première. Il prit trois lapins.

Deux prirent le chemin de l’auberge de la Boule-d’or, et le
troisième celui du presbytère. La tante Angélique soignait fort l’abbé Fortier,
qui la recommandait de son côté aux bonnes âmes de sa paroisse.

Les choses allèrent ainsi pendant trois ou quatre mois. La
tante Angélique était enchantée, et Pitou trouvait la situation supportable. En
effet, moins l’amour de sa mère qui planait sur son existence,Pitou menait à
peu près la même vie à Villers-Cotterêts qu’à Haramont. Mais une circonstance
inattendue, et à laquelle cependant on devait s’attendre, vint briser le pot au
lait de la tante et interrompre les expéditions du neveu.

On avait reçu une lettre du docteur Gilbert datée de
New-York. En mettant le pied sur la terre d’Amérique, le philosophe voyageur
n’avait pas oublié son petit protégé. Il écrivait à maître Niguet pour savoir
si ses instructions avaient été suivies, pour réclamer l’exécution du traité si
elles ne l’avaient pas été, ou sa rupture si on ne voulait pas les suivre.

Le cas était grave. La responsabilité du tabellion était en
jeu : il se présenta chez la tante Pitou, et, la lettre du docteur à la
main, la mit en demeure d’exécuter sa promesse.

Il n’y avait pas à reculer, toute allégation de mauvaise
santé était démentie par le physique de Pitou. Pitou était grand et maigre,
mais les baliveaux de la forêt étaient grands et maigres aussi, ce qui ne les
empêchait pas de se porter à merveille.

Mademoiselle Angélique demanda huit jours pour préparer son
esprit sur le choix de l’état qu’elle voulait faire embrasser à son neveu.

Pitou était tout aussi triste que sa tante. L’état qu’il
exerçait lui paraissait excellent, et il n’en désirait pas d’autre.

Pendant ces huit jours, il ne fut question ni de marette ni
de braconnage ; d’ailleurs on était en hiver, et en hiver les oiseaux
boivent partout, puis il venait de tomber de la neige, et par la neige Pitou
n’osait aller tendre ses collets. La neige garde l’empreinte des semelles, et
Pitou possédait une paire de pieds qui donnait les plus grandes chances au père
La Jeunesse de savoir dans les vingt-quatre heures quel était l’adroit larron
qui avait dépeuplé sa garderie.

Pendant ces huit jours, les griffes de la vieille fille
repoussèrent. Pitou avait retrouvé sa tante Angélique d’autrefois,celle qui
lui faisait si grand peur, et à qui l’intérêt, ce mobile puissant de toute sa
vie, avait un instant fait faire patte de velours.

À mesure qu’on avançait vers le terme, l’humeur de la
vieille fille devenait de plus en plus revêche. C’était au point que, vers le
cinquième jour, Pitou désirait que sa tante se décidât incontinent pour un état
quelconque, peu lui importait quel fût cet état, pourvu que ce ne fut plus celui
de souffre-douleur qu’il occupait près de la vieille fille.

Tout à coup il poussa une idée sublime dans cette tête si
cruellement agitée. Cette idée lui rendit le calme que, depuis six jours, elle
avait perdu.

Cette idée consistait à prier l’abbé Fortier de recevoir
dans sa classe, sans rétribution aucune, le pauvre Pitou, et de lui faire
obtenir la bourse fondée au séminaire par S. A. le duc d’Orléans.C’était un
apprentissage qui ne coûtait rien à la tante Angélique, et M.Fortier, sans
compter les grives, les merles et les lapins, dont la vieille dévote le
comblait depuis six mois, devait bien quelque chose de plus qu’à un autre au
neveu de la loueuse de chaises de son église. Ainsi conservé sous cloche, Ange
rapportait au présent et promettait pour l’avenir.

En effet, Ange fut reçu chez l’abbé Fortier sans rétribution
aucune. C’était un brave homme que cet abbé, pas intéressé le moins du monde,
donnant sa science aux pauvres d’esprit, son argent aux pauvres de corps ;
mais intraitable sur un seul point : les solécismes le mettaient hors de
lui, les barbarismes le rendaient furieux. Dans ce cas-là il ne connaissait ni
ami, ni ennemi, ni pauvre, ni riche, ni élève payant, ni écolier gratuit ;
il frappait avec une impartialité agraire et avec un stoïcisme la lacédémonien, et
comme il avait le bras fort, il frappait ferme. C’était connu des parents,
c’était à eux de mettre ou de ne pas mettre leurs enfants chez l ’abbé Fortier,
ou s’ils les y mettaient de les abandonner entièrement à sa merci : car, à
toutes les réclamations maternelles, l’abbé répondait par cette devise, qu’il
avait faite graver sur la palette de sa férule et sur le manche de son
martinet : « Qui aime bien châtie bien. »

Ange Pitou, sur la recommandation de sa tante, fut donc reçu
parmi les élèves de l’abbé Fortier. La vieille dévote, toute fière de cette
réception, beaucoup moins agréable à Pitou dont elle interrompait la vie nomade
et indépendante, se présenta chez maître Niguet, et lui annonça que non
seulement elle venait de se conformer aux intentions du docteur Gilbert, mais
même de les dépasser. En effet, le docteur avait exigé pour Ange Pitou un état
honorable. Elle lui donnait bien plus que cela, puisqu’elle lui donnait une
éducation distinguée ; et où cela lui donnait-elle cette éducation ?
Dans cette même pension où Sébastien Gilbert, pour lequel il payait cinquante
livres, recevait la sienne.

À la vérité, Ange recevait son éducation gratis mais il n’y
avait aucune nécessité à faire cette confidence au docteur Gilbert,et, la lui
fît-on, on connaissait l’impartialité et le désintéressement de l’abbé Fortier.
Comme son sublime maître, il ouvrait les bras en disant :« Laissez
venir les enfants jusqu’à moi. » Seulement, les deux mains qui terminaient
ces deux bras paternels étaient armées, l’une d’un rudiment,l’autre d’une poignée
de verges ; de sorte que, pour la plupart du temps, tout au contraire de
Jésus, qui recevait les enfants en pleurs et les renvoyait consolés, l’abbé
Fortier voyait venir à lui les pauvres enfants effrayés et les renvoyait
pleurants.

Le nouvel écolier fit son entrée dans la classe, un vieux bahut
sous le bras, un encrier de corne à la main, et deux ou trois trognons de plume
passés derrière son oreille. Le bahut était destiné à remplacer,tant bien que
mal, le pupitre. L’encrier était un cadeau de l’épicier, et mademoiselle
Angélique avait glané les trognons de plume en allant faire la veille sa visite
à maître Niguet.

Ange Pitou fut accueilli avec cette douce fraternité qui
naît chez les enfants et qui se perpétue chez les hommes,c’est-à-dire avec des
huées. Toute la classe se passa à railler sa personne. Il y eut deux écoliers
en retenue à cause de ses cheveux jaunes, et deux autres à cause de ces merveilleux
genoux dont nous avons déjà touché un mot. Ces deux derniers avaient dit que
les jambes de Pitou ressemblaient à des cordes à puits auxquelles on a fait un
nœud. Le mot avait eu du succès, avait fait le tour de la table,avait excité
l’hilarité générale, et par conséquent la susceptibilité de l’abbé Fortier.

Ainsi, de compte fait, en sortant à midi, c’est-à-dire après
quatre heures de classe, Pitou, sans avoir adressé un mot à personne, sans
avoir fait autre chose que bâiller derrière son bahut, Pitou avait six ennemis
dans la classe, et six ennemis d’autant plus acharnés qu’il n’avait aucun tort
envers eux. Aussi firent-ils sur le poêle, qui, dans la classe,représente
l’autel de la patrie, le serment solennel, les uns de lui arracher ses cheveux
jaunes, les autres de lui pocher ses yeux bleu faïence, les derniers de lui
redresser ses genoux cagneux.

Pitou ignorait complètement ces dispositions hostiles. En
sortant, il demanda à un de ses voisins pourquoi six de leurs camarades
restaient pendant qu’ils sortaient, eux.

Le voisin regarda Pitou de travers, l’appela méchant rapporteur,
et s’éloigna sans vouloir lier conversation avec lui.

Pitou se demanda comment, n’ayant pas dit un seul mot
pendant toute la classe, il pouvait être un méchant rapporteur.Mais, pendant
la durée de cette même classe, il avait entendu dire, soit par les élèves, soit
par l’abbé Fortier, tant de choses qu’il n’avait pas comprises,qu’il rangea
l’accusation du voisin au nombre des choses trop élevées pour son esprit.

Voyant revenir Pitou à midi, la tante Angélique, ardente à
une éducation pour laquelle elle était censée faire de si grands sacrifices,
lui demanda ce qu’il avait appris.

Pitou répondit qu’il avait appris à se taire. La réponse
était digne d’un pythagoricien. Seulement, un pythagoricien l’eût faite par
signes.

Le nouvel écolier rentra à la classe du soir sans trop de répugnance.
La classe du matin avait été employée par les écoliers à examiner le physique
de Pitou ; la classe du soir fut employée par le professeur à examiner le
moral. Examen fait, l’abbé Fortier demeura convaincu que Pitou avait toutes
sortes de dispositions à devenir un Robinson Crusoé, mais bien peu de chances
de devenir un Fontenelle ou un Bossuet.

Pendant toute la durée de cette classe, beaucoup plus fatigante
que celle du matin pour le futur séminariste, les écoliers punis à cause de lui,
lui montrèrent le poing à plusieurs reprises. Dans tous les pays,civilisés ou
non, cette démonstration passe pour un signe de menace. Pitou se tint donc sur
ses gardes.

Notre héros ne s’était pas trompé : en sortant, ou
plutôt dès qu’on fut sorti des dépendances de la maison collégiale,il fut
signifié à Pitou, par les six écoliers mis en retenue, qu’il allait avoir à
leur payer ces deux heures de détention arbitraire en frais,intérêts et
capital.

Pitou comprit qu’il s’agissait d’un duel au pugilat.
Quoiqu’il fût loin d’avoir étudié le sixième livre de l’Énéide, où le
jeune Darès et le vieil Entelle se livrent à cet exercice aux grands applaudissements
des Troyens fugitifs, il connaissait ce genre de récréation, qui n’était pas
tout à fait étranger aux paysans de son village. Il déclara donc qu’il était
prêt à entrer en lice contre celui de ses adversaires qui voudrait commencer,
et à tenir tête successivement à ses six ennemis. Cette déclaration commença de
mériter une assez grande considération au dernier venu.

Les conditions furent arrêtées comme les avait posées Pitou.
Un cercle se fit autour de la lice, et les champions, après avoir mis bas, l’un
sa veste, l’autre son habit, s’avancèrent l’un contre l’autre.

Nous avons parlé des mains de Pitou. Ces mains, qui
n’étaient pas agréables à voir, étaient moins agréables à sentir.Pitou faisait
voltiger au bout de chaque bras un poing gros comme une tête d’enfant, et,
quoique la boxe n’eût point encore été introduite en France, et que, par conséquent,
Pitou n’eût reçu aucun principe élémentaire de cet art, il parvint à appliquer
sur l’œil de son premier adversaire un coup de poing si hermétiquement ajusté
que l’œil atteint s’entoura aussitôt d’un cercle de bistre aussi
géométriquement dessiné que si le plus habile mathématicien en eût pris la
mesure avec son compas.

Le second se présenta. Si Pitou avait contre lui la fatigue
d’un second combat, son adversaire, de son côté, était visiblement moins fort
que le premier antagoniste. Le combat fut donc moins long. Le poing formidable
s’abattit sur le nez, et les deux narines déposèrent à l’instant même de la
validité du coup en laissant échapper un double robinet de sang.

Le troisième en fut quitte pour une dent cassée ;
c’était le moins détérioré de tous. Les autres se déclarèrent satisfaits.

Pitou fendit la foule, qui s’ouvrit devant lui avec le
respect dû à un triomphateur, et se retira sain et sauf dans ses foyers, ou
plutôt dans ceux de sa tante.

Le lendemain, quand les trois écoliers arrivèrent, l’un avec
son œil poché, l’autre avec son nez en compote, le troisième avec ses lèvres
enflées, une enquête fut faite par l’abbé Fortier. Mais les collégiens ont
aussi leur bon côté. Pas un des estropiés ne fut indiscret, et ce fut par voie
indirecte, c’est-à-dire par un témoin de la rixe, entièrement étranger au
collège, que l’abbé Fortier apprit le lendemain que c’était Pitou qui avait
fait sur le visage de ses élèves le dégât qui la veille avait excité sa sollicitude.

En effet, l’abbé Fortier répondait aux parents non seulement
du moral, mais encore du physique de ses écoliers. L’abbé Fortier avait reçu la
triple plainte des trois familles. Il fallait une réparation. Pitou eut trois
jours de retenue : un jour pour l’œil, un jour pour le nez, un jour pour
la dent.

Ces trois jours de retenue suggérèrent à mademoiselle Angélique
une ingénieuse idée. C’était de supprimer à Pitou son dîner chaque fois que
l’abbé Fortier supprimerait sa sortie. Cette détermination devait nécessairement
tourner au profit de l’éducation de Pitou, puisqu’il y regarderait à deux fois
avant de commettre des fautes qui entraîneraient une double punition.

Seulement, Pitou ne comprit jamais bien pourquoi il avait
été appelé rapporteur, n’ayant point parlé, et comment il avait été puni pour
avoir battu ceux qui l’avaient voulu battre ; mais si l’on comprenait tout
dans le monde, ce serait perdre un des principaux charmes de la vie :
celui du mystère et de l’imprévu.

Pitou fit ses trois jours de retenue, et, pendant ces trois
jours de retenue, se contenta de déjeuner et de souper.

Se contenta n’est pas le mot, car Pitou n’était pas content
le moins du monde ; mais notre langue est si pauvre, et l’Académie si
sévère, qu’il faut bien se contenter de ce que nous avons.

Seulement, cette punition subie par Pitou sans qu’il dénonçât
le moins du monde l’agression à laquelle il n’avait fait que répondre, lui
valut la considération générale. Il est vrai que les trois majestueux coups de
poing qu’on lui avait vu appliquer étaient peut-être pour quelque chose dans
cette considération.

À partir de ce jour-là, la vie de Pitou fut à peu près celle
des autres écoliers, à cette différence près que les autres écoliers
subissaient les chances variables de la composition, tandis que Pitou restait
obstinément dans les cinq ou six derniers, et amassait presque toujours une
somme de retenues double de ses autres condisciples.

Mais, il faut le dire, une chose qui était dans la nature de
Pitou, qui ressortait de l’éducation première qu’il avait reçue, ou plutôt
qu’il n’avait pas reçue, une chose qu’il fallait compter pour un tiers au moins
dans les nombreuses retenues qu’il subissait, c’était son inclination naturelle
pour les animaux.

Le fameux bahut que sa tante Angélique avait décoré du nom
de pupitre était devenu, grâce à son ampleur et aux nombreux compartiments dont
Pitou avait orné son intérieur, une espèce d’arche de Noé contenant une paire
de toutes sortes de bêtes grimpantes, rampantes ou volantes. Il y avait des
lézards, des couleuvres, des formica-léo, des scarabées et des grenouilles,
lesquelles bêtes devenaient d’autant plus chères à Pitou qu’il subissait à
cause d’elles des punitions plus ou moins sévères.

C’était dans ses promenades de la semaine que Pitou récoltait
pour sa ménagerie. Il avait désiré des salamandres, qui sont fort populaires à
Villers-Cotterêts, étant les armes de François Ier, et François Ier les ayant
fait sculpter sur toutes les cheminées ; il était parvenu à s’en
procurer ; seulement une chose l’avait fortement préoccupé, et il avait
fini par mettre cette chose au nombre de celles qui dépassaient son
intelligence : c’est qu’il avait constamment trouvé dans l’eau ces
reptiles que les poètes prétendent vivre dans le feu. Cette circonstance avait
donné à Pitou, qui était un esprit exact, un profond mépris pour les poètes.

Pitou, propriétaire de deux salamandres, s’était mis à la recherche
du caméléon ; mais, cette fois, toutes les recherches de Pitou avaient été
vaines, et aucun résultat n’avait couronné ses peines. Pitou finit par conclure
de ces tentatives infructueuses que le caméléon n’existait pas, ou du moins
qu’il existait sous une autre latitude.

Ce point arrêté, Pitou ne s’entêta pas à la recherche du caméléon.

Les deux autres tiers des retenues de Pitou étaient causées
par ces damnés solécismes et par ces barbarismes maudits, qui poussaient dans
les thèmes de Pitou comme l’ivraie dans les champs de blé.

Quant aux jeudis et aux dimanches, jours de congé, ils
avaient continué d’être employés à la marette et au braconnage ;
seulement, comme Pitou grandissait toujours, qu’il avait cinq pieds quatre
pouces et seize ans d’âge, il survint une circonstance qui détourna quelque peu
Pitou de ses occupations favorites.

Sur le chemin de la Bruyère-aux-Loups est situé le village
de Pisseleux, le même peut-être qui a donné son nom à la belle Anne d’Heilly,
maîtresse de François Ier.

Dans ce village s’élevait la ferme du père Billot, et sur le
seuil de cette ferme se tenait, par hasard, presque toutes les fois que Pitou
passait et repassait, une jolie fille de dix-sept à dix-huit ans,fraîche,
égrillarde, joviale, qu’on appelait, de son nom de baptême,Catherine, mais
plus souvent encore du nom de son père, la Billote.

Pitou commença par saluer la Billote, puis, peu à peu, il
s’enhardit et la salua en souriant ; puis enfin, un beau jour,après avoir
salué, après avoir souri, il s’arrêta et hasarda en rougissant cette phrase,
qu’il regardait comme une bien grande hardiesse :

– Bonjour, mademoiselle Catherine.

Catherine était bonne fille ; elle accueillit Pitou en
vieille connaissance. C’était une vieille connaissance, en effet,car depuis
deux ou trois ans elle le voyait passer et repasser devant la ferme au moins
une fois par semaine. Seulement Catherine voyait Pitou, et Pitou ne voyait pas
Catherine. C’est que lorsque Pitou passait, Catherine avait seize ans, Pitou
n’en avait que quatorze. Nous avons vu ce qui était arrivé lorsque Pitou avait
eu seize ans à son tour.

Peu à peu Catherine en était arrivée à apprécier les talents
de Pitou, car Pitou lui faisait part de ses talents en lui offrant ses oiseaux
les plus beaux et ses lapins les plus gras. Il en résulta que Catherine fit des
compliments à Pitou, et que Pitou, qui était d’autant plus sensible aux compliments
qu’il lui arrivait rarement d’en recevoir, se laissa aller aux charmes de la nouveauté,
et, au lieu de continuer, comme par le passé, son chemin jusqu’à la
Bruyère-aux-Loups, s’arrêtait à mi-route, et, au lieu d’occuper sa journée à
ramasser de la faîne et à tendre des collets, perdait son temps à rôder autour
de la ferme du père Billot, dans l’espérance de voir un instant Catherine.

Il en résulta une diminution sensible dans le produit des
peaux de lapins, et une disette presque complète de rouges-gorges et de grives.

La tante Angélique se plaignit. Pitou fit réponse que les lapins
devenaient méfiants, et que les oiseaux, qui avaient reconnu le piège, buvaient
maintenant dans le creux des feuilles et des troncs d’arbres.

Une chose consolait la tante Angélique de cette intelligence
des lapins et de cette finesse des oiseaux qu’elle attribuait aux progrès de la
philosophie, c’est que son neveu obtiendrait la bourse, entrerait au séminaire,
y passerait trois ans, sortirait du séminaire abbé. Or, être gouvernante d’un
abbé était l’éternelle ambition de mademoiselle Angélique.

Cette ambition ne pouvait donc manquer de se réaliser, car
Ange Pitou, une fois abbé, ne pouvait faire autrement que de prendre sa tante
pour gouvernante, surtout après tout ce que sa tante avait fait pour lui.

La seule chose qui troublait les rêves dorés de la pauvre
fille, c’était, lorsque parlant de cette espérance à l’abbé Fortier, celui-ci
répondait en hochant la tête :

– Ma chère demoiselle Pitou, pour devenir abbé, il faudrait
que votre neveu se livrât moins à l’histoire naturelle, et beaucoup plus au De
viris illustribus ou au Selectae e profanisscriptoribus.

– Ce qui veut dire ? demandait mademoiselle Angélique.

– Qu’il fait beaucoup trop de barbarismes et infiniment trop
de solécismes, répondait l’abbé Fortier.

Réponse qui laissait mademoiselle Angélique dans le vague le
plus affligeant.

Chapitre 4De l’influence que peuvent avoir sur la vie d’un homme un  barbarisme et sept solécismes

Ces détails étaient indispensables au lecteur, quelque degré
d’intelligence que nous lui supposions, pour qu’il pût bien comprendre toute
l’horreur de la position dans laquelle se trouva Pitou, une fois hors de
l’école.

Un de ses bras pendant, l’autre maintenant son bahut en
équilibre sur sa tête, l’oreille encore vibrante des interjections furieuses de
l’abbé Fortier, il s’acheminait vers le Pleux dans un recueillement qui n’était
rien autre chose que la stupeur portée au plus haut degré.

Enfin, une idée se fit jour dans son esprit, et trois mots,
qui renfermaient toute sa pensée, s’échappèrent de ses lèvres :

– Jésus ! ma tante !

En effet, qu’allait dire mademoiselle Angélique Pitou de ce
renversement de toutes ses espérances !

Cependant Ange ne connaissait les projets de la vieille
fille qu’à la manière dont les chiens fidèles et intelligents connaissent les
projets de leur maître ; c’est-à-dire par l’inspection de la physionomie.
C’est un guide précieux que d’instinct ; jamais il ne trompe.Tandis que
le raisonnement, tout au contraire, peut être faussé par l’imagination.

Ce qui ressortait des réflexions d’Ange Pitou, et ce qui
avait fait jaillir de ses lèvres la lamentable exclamation que nous avons
rapportée, c’est qu’Ange Pitou comprenait quel mécontentement ce serait pour la
vieille fille, quand elle apprendrait la fatale nouvelle. Or, il connaissait,
par expérience, le résultat d’un mécontentement de mademoiselle Angélique. Seulement,
cette fois, la cause du mécontentement s’élevant à une puissance in calculée,
les résultats devaient atteindre un chiffre incalculable.

Voilà sous quelle effrayante impression Pitou entra dans le
Pleux. Il avait mis près d’un quart d’heure à faire le chemin qui menait de la
grande porte de l’abbé Fortier à l’entrée de cette rue, et cependant il n’y
avait guère qu’un parcours de trois cents pas.

En ce moment l’horloge de l’église sonna une heure.

Il s’aperçut alors que son entretien suprême avec l’abbé, et
la lenteur avec laquelle il avait franchi la distance, l’avaient retardé de
soixante minutes, et que par conséquent, depuis trente, était écoulé le délai
de rigueur au delà duquel on ne dînait plus chez la tante Angélique.

Nous l’avons dit, tel était le frein salutaire que la
vieille fille avait mis à la fois aux tristes retenues ou aux ardeurs folâtres
de son neveu ; c’est ainsi que, bon an mal an, elle économisait une
soixantaine de dîners sur le pauvre Pitou.

Mais cette fois, ce qui inquiétait l’écolier en retard, ce
n’était pas le maigre dîner de la tante ; si maigre qu’eût été le
déjeuner, Pitou avait le cœur trop gros pour s’apercevoir qu’il avait l’estomac
vide.

Il y a un affreux supplice, bien connu de l’écolier, si
cancre qu’il soit, c’est le séjour illégitime, dans quelque coin reculé, après
une expulsion collégiale ; c’est le congé définitif et forcé dont il est
contraint de profiter, tandis que ses condisciples passent, le carton et les
livres sous le bras, pour aller au travail quotidien. Ce collège si haï prend
ces jours-là une forme désirable. L’écolier s’occupe sérieusement de cette
grande affaire des thèmes et des versions dont il ne s’est jamais occupé et qui
se traite là-bas en son absence. Il y a beaucoup de rapports entre cet élève
renvoyé par son professeur et celui de l’excommunié à cause de son impiété, qui
n’a plus le droit de rentrer dans l’église, et qui brûle du désir d’entendre
une messe.

C’est pourquoi, à mesure qu’il s’approchait de la maison de
sa tante, le séjour dans cette maison paraissait épouvantable au pauvre Pitou.
C’est pourquoi, pour la première fois de sa vie, il se figurait que l’école
était un paradis terrestre dont l’abbé Fortier, ange exterminateur,venait de
le chasser avec son martinet en guise d’épée flamboyante.

Cependant, si lentement qu’il marchât, et quoique de dix pas
en dix pas Pitou fit des stations, stations qui devenaient plus longues à
mesure qu’il approchait, il n’en fallut pas moins arriver au seuil de cette
maison tant redoutée. Pitou atteignit donc ce seuil en traînant ses souliers et
en frottant machinalement sa main sur la couture de sa culotte.

– Ah ! je suis bien malade, allez, tante Angélique, dit
pour prévenir toute raillerie ou tout reproche, et peut-être aussi pour essayer
de se faire plaindre, le pauvre enfant.

– Bon, dit mademoiselle Angélique, je connais cette maladie-là,
et on la guérirait facilement en remontant l’aiguille de la pendule d’une heure
et demie.

– Oh ! mon Dieu non ! dit amèrement Pitou, car je
n’ai pas faim.

La tante Angélique fut surprise et presque inquiète ;
une maladie inquiète également les bonnes mères et les marâtres : les
bonnes mères pour le danger que cause la maladie ; les marâtres pour le
tort qu’elle fait à la bourse.

– Eh bien ! qu’y a-t-il, voyons, parle ? demanda
la vieille fille.

À ces paroles, prononcées cependant sans une sympathie bien
tendre, Ange Pitou se mit à fondre en pleurs, et, il faut l’avouer,la grimace
qu’il fit en passant de la plainte aux larmes fut des plus laides et des plus désagréables
grimaces qui se puisse voir.

– Oh ! ma bonne tante ! il m’est arrivé un bien
grand malheur, dit-il.

– Et lequel ? demanda la vieille fille.

– M. l’abbé m’a renvoyé ! s’écria Ange Pitou en
éclatant en d’énormes sanglots.

– Renvoyé ? répéta mademoiselle Angélique, comme si
elle n’eût pas bien compris.

– Oui, ma tante.

– Et d’où t’a-t-il renvoyé ?

– De l’école.

Et les sanglots de Pitou redoublèrent.

– De l’école ?

– Oui, ma tante.

– Pour tout à fait ?

– Oui, ma tante.

– Ainsi, plus d’examens, plus de concours, plus de bourse,
plus de séminaire ?

Les sanglots de Pitou se changèrent en hurlements. Mademoiselle
Angélique le regarda comme si elle eût voulu lire jusqu’au fond du cœur de son
neveu les causes de son renvoi.

– Gageons que vous avez encore fait l’école buissonnière,
dit-elle ; gageons que vous avez encore été rôder du côté de la ferme du
père Billot. Fi ! un futur abbé !

Ange secoua la tête.

– Vous mentez ! s’écria la vieille fille, dont la
colère s’augmentait à mesure qu’elle acquérait la certitude que la position
était grave ; vous mentez ! Dimanche encore, on vous a vu dans
l’allée des Soupirs avec la Billote.

C’était mademoiselle Angélique qui mentait ; mais en
tout temps les dévots se sont cru autorisés à mentir, en vertu de cet axiome
jésuitique : « Il est permis de plaider le faux pour savoir le
vrai. »

– On ne m’a pas vu dans l’allée des Soupirs, dit Ange ;
c’est impossible, nous nous promenions du côté de l’Orangerie.

– Ah ! malheureux ! vous voyez bien que vous étiez
avec elle.

– Mais, ma tante, reprit Ange rougissant, il ne s’agit point
ici de mademoiselle Billot.

– Oui, appelle-la mademoiselle, pour cacher ton jeu impur !
Mais j’avertirai son confesseur, à cette mijaurée !

– Mais, ma tante, je vous jure que mademoiselle Billot n’est
pas une mijaurée.

– Ah ! vous la défendez quand c’est vous qui avez
besoin d’excuse ! Bien, vous vous entendez ! de mieux en mieux. Où
allons-nous, mon Dieu !… Des enfants de seize ans !

– Ma tante, bien au contraire que nous nous entendions avec
Catherine, c’est Catherine qui me chasse toujours.

– Ah ! vous voyez bien que vous vous coupez !
Voilà que vous l’appelez Catherine tout court, maintenant !Oui, elle vous
chasse, hypocrite… quand on la regarde.

– Tiens, se dit Pitou, soudainement illuminé ; tiens,
c’est vrai, je n’y avais jamais pensé.

– Ah ! tu vois, dit la vieille fille, profitant de la
naïve exclamation de son neveu pour le convaincre de connivence avec la
Billote ; mais laisse faire, je m’en vais raccommoder tout cela, moi. M.
Fortier est son confesseur ; je vais le prier de te faire emprisonner, et
de te mettre au pain et à l’eau pendant quinze jours ; et quant à
mademoiselle Catherine, s’il lui faut du couvent pour modérer sa passion pour
toi, eh bien ! elle en tâtera. Nous l’enverrons à Saint-Rémy.

La vieille fille prononça sa dernière parole avec une autorité
et une conviction de sa puissance qui fit frémir Pitou.

– Ma bonne tante, lui dit-il en joignant les mains, vous
vous trompez, je vous jure, si vous croyez que mademoiselle Billot est pour
quelque chose dans mon malheur.

– L’impureté est la mère de tous les vices, interrompit sentencieusement
mademoiselle Angélique.

– Ma tante, je vous répète que M. l’abbé ne m’a pas renvoyé
parce que je suis un impur ; il m’a renvoyé parce que je fais trop de
barbarismes, mêlés aux solécismes qui m’échappent aussi de temps en temps, et
m’ôtent, à ce qu’il dit, toute chance pour obtenir la bourse du séminaire.

– Toute chance, dis-tu ? Alors tu n’auras pas cette
bourse ? alors tu ne seras pas abbé ? alors je ne serai pas ta gouvernante ?

– Mon Dieu ! non ! ma tante.

– Et que deviendras-tu alors ? demanda la vieille fille
toute effarouchée.

– Je ne sais pas. Pitou leva lamentablement les yeux au
ciel. Ce qu’il plaira à la Providence ! ajouta-t-il.

– À la Providence ? Ah ! je vois ce que c’est,
s’écria mademoiselle Angélique ; on lui aura monté la tête, on lui aura
parlé d’idées nouvelles, on lui aura inculqué des principes de philosophie.

– Ça ne peut pas être cela, ma tante, puisqu’on ne peut entrer
en philosophie qu’après avoir fait sa rhétorique, et que je n’ai jamais pu dépasser
ma troisième.

– Plaisante, plaisante. Ce n’est pas de cette philosophie-là
que je parle, moi. Je parle de la philosophie des philosophes,
malheureux ! je parle de la philosophie de M. Arouet ; je parle de la
philosophie de M. Jean-Jacques ; de la philosophie de M.Diderot, qui a
fait La Religieuse.

Mademoiselle Angélique se signa.

– La Religieuse, demanda Pitou, qu’est-ce que c’est
que cela, ma tante ?

– Tu l’as lue, malheureux ?

– Ma tante, je vous jure que non !

– Voilà pourquoi tu ne veux pas de l’Église.

– Ma tante, vous vous trompez ; c’est l’Église qui ne
veut pas de moi.

– Mais c’est décidément un serpent que cet enfant-là. Je
crois qu’il réplique.

– Non, ma tante, je réponds, voilà tout.

– Oh ! il est perdu ! s’écria mademoiselle
Angélique avec tous les signes du plus profond abattement, et en se laissant aller
sur son fauteuil favori.

En effet : « Il est perdu ! » ne
signifiait pas autre chose que : « Je suis perdue ! »

Le danger était imminent. La tante Angélique prit une résolution
suprême : elle se leva, comme si un ressort l’eût mise sur ses jambes, et
courut chez l’abbé Fortier pour lui demander des explications, et surtout pour
tenter vis-à-vis de lui un dernier effort.

Pitou suivit des yeux sa tante jusque sur le seuil de la
porte ; puis, lorsqu’elle eut disparu, il s’approcha à son tour jusque sur
ce seuil, et la vit s’acheminer, avec une vitesse dont il n’avait aucune idée,
vers la rue de Soissons. Dès lors, il n’eut plus de doute sur les intentions de
mademoiselle Angélique, et fut convaincu qu’elle se rendait chez son professeur.

C’était tout au moins un quart d’heure de tranquillité.
Pitou songea à utiliser… ce quart d’heure que la Providence lui accordait. Il
ramassa les restes du dîner de sa tante pour nourrir ses lézards,attrapa deux
ou trois mouches pour ses fourmis et ses grenouilles ; puis,ouvrant
successivement la huche et l’armoire, il s’occupa de se nourrir lui-même, car
avec la solitude l’appétit lui était revenu.

Toutes ces dispositions prises, il revint guetter sur la
porte, afin de n’être point surpris par le retour de sa seconde mère.

Mademoiselle Angélique s’intitulait la seconde mère de Pitou.

Tandis qu’il guettait, une belle jeune fille passa au bout
du Pleux, suivant la ruelle qui conduit de l’extrémité de la rue de Soissons à
celle de la rue de Lormet. Elle était montée sur la croupe d’un cheval chargé
de deux paniers : l’un rempli de poulets, l’autre de pigeons ;
c’était Catherine. En apercevant Pitou sur le seuil de sa tante,elle s’arrêta.

Pitou rougit selon son habitude, puis demeura la bouche
béante, regardant, c’est-à-dire admirant, car mademoiselle Billot était pour
lui la dernière expression de la beauté humaine.

La jeune fille lança un coup d’œil dans la rue, salua Pitou d’un
petit signe de tête et continua son chemin.

Pitou répondit en tressaillant d’aise.

Cette petite scène dura tout juste assez de temps pour que
le grand écolier, tout entier à sa contemplation, et continuant de regarder la
place où avait été mademoiselle Catherine, n’aperçût point sa tante qui revenait
de chez l’abbé Fortier, et qui tout à coup lui saisit la main en pâlissant de
colère.

Ange, réveillé en sursaut au milieu de son beau rêve par
cette commotion électrique que lui causait toujours le toucher de mademoiselle
Angélique, se retourna, reporta les yeux du visage courroucé de sa tante Angélique
à sa propre main, et se vit avec terreur nanti d’une énorme moitié de tartine
sur laquelle apparaissaient trop généreusement appliquées deux couches de beurre
frais et de fromage blanc superposées.

Mademoiselle Angélique poussa un cri de fureur, et Pitou un
gémissement d’effroi. Angélique leva sa main crochue, Pitou baissa la
tête ; Angélique s’empara d’un manche à balai trop voisin,Pitou laissa
tomber sa tartine et prit sa course sans autre explication.

Ces deux cœurs venaient de s’entendre, et avaient compris
qu’il ne pouvait plus rien exister entre eux.

Mademoiselle Angélique rentra et ferma la porte à double
tour. Pitou, que le bruit grinçant de la serrure effrayait comme une suite de
la tempête, redoubla de vivacité.

Il résulta de cette scène un effet que mademoiselle Angélique
était bien loin de prévoir, et auquel, bien certainement, Pitou ne s’attendait
pas davantage.

Chapitre 5 Un fermier philosophe

Pitou courait comme si tous les diables d’enfer eussent été
à ses trousses, et en un instant il fut hors de la ville.

En tournant le coin du cimetière, il faillit donner du nez
dans le derrière d’un cheval.

– Eh ! bon Dieu ! dit une douce voix bien connue
de Pitou, où courez-vous donc ainsi, monsieur Ange ? Vous avez manqué
faire prendre le mors aux dents à Cadet, de la peur que vous nous avez faite.

– Ah ! mademoiselle Catherine, s’écria Pitou, répondant
à sa propre pensée et non à l’interrogation de la jeune fille.Ah !
mademoiselle Catherine, quel malheur, mon Dieu ! quel malheur !

– Jésus ! vous m’effrayez, dit la jeune fille arrêtant
son cheval au milieu du chemin. Qu’y a-t-il donc, monsieur Ange ?

– Il y a, répondit Pitou, comme s’il allait révéler un
mystère d’iniquités, il y a que je ne serai pas abbé, mademoiselle Catherine.

Mais, au lieu de gesticuler dans le sens qu’attendait Pitou,
mademoiselle Billot partit d’un grand éclat de rire.

– Vous ne serez pas abbé ? dit-elle.

– Non, répondit Pitou consterné ; il paraît que c’est
impossible.

– Eh bien ! alors, vous serez soldat, dit Catherine.

– Soldat ?

– Sans doute. Il ne faut pas se désespérer pour si peu de
chose, mon Dieu ! J’avais d’abord cru que vous veniez m’annoncer la mort
subite de mademoiselle votre tante.

– Ah ! dit Pitou avec sentiment, c’est exactement la
même chose pour moi que si elle était morte, puisqu’elle me chasse.

– Pardon, dit la Billote en riant ; il vous manque
cette satisfaction de la pouvoir pleurer.

Et Catherine se mit à rire de plus belle, ce qui scandalisa
de nouveau Pitou.

– Mais n’avez-vous donc pas entendu qu’elle me chasse !
reprit l’écolier désespéré.

– Eh bien ! tant mieux ! dit-elle.

– Vous êtes bien heureuse de rire comme cela, mademoiselle
Billot, et ça prouve que vous avez un bien agréable caractère,puisque les
chagrins des autres ne vous font pas une plus grande impression.

– Et qui vous dit donc que, s’il vous arrivait un chagrin véritable,
je ne vous plaindrais pas, monsieur Ange ?

– Vous me plaindriez s’il m’arrivait un chagrin
véritable ? Mais vous ne savez donc pas que je n’ai plus de
ressources !

– Tant mieux encore ! fit Catherine.

Pitou n’y était plus le moins du monde.

– Et manger ! dit-il ; il faut manger, pourtant,
mademoiselle ; surtout moi, qui ai toujours faim.

– Vous ne voulez donc pas travailler, monsieur Pitou ?

– Travailler ! et à quoi ? M. Fortier et ma tante
Angélique m’ont répété plus de cent fois que je n’étais bon à rien.Ah !
si l’on m’avait mis en apprentissage chez un menuisier ou chez un charron, au
lieu de vouloir faire de moi un abbé ! Décidément, tenez,mademoiselle
Catherine, fit Pitou avec un geste de désespoir ; décidément il y a une
malédiction sur moi.

– Hélas ! dit la jeune fille avec compassion, car elle
savait comme tout le monde l’histoire lamentable de Pitou ; il y a du vrai
dans ce que vous dites là, mon cher monsieur Ange ; mais…pourquoi ne
faites-vous pas une chose ?

– Laquelle ? dit Pitou en se cramponnant à la
proposition à venir de mademoiselle Billot, comme un noyé se cramponne à une
branche de saule. Laquelle, dites ?

– Vous aviez un protecteur, ce me semble.

– M. le docteur Gilbert ?

– Vous étiez le camarade de classe de son fils, puisqu’il a
été élevé comme vous chez l’abbé Fortier.

– Je le crois bien, et même je l’ai empêché plus d’une fois
d’être rossé.

– Eh bien ! pourquoi ne vous adressez-vous pas à son
père ? Il ne vous abandonnera point.

– Dame ! je le ferais certainement si je savais ce
qu’il est devenu ; mais peut-être votre père le sait-il,mademoiselle Billot,
puisque le docteur Gilbert est son propriétaire.

– Je sais qu’il lui faisait passer une partie des fermages
en Amérique, et qu’il plaçait l’autre chez un notaire de Paris.

– Ah ! dit en soupirant Pitou ; en Amérique, c’est
bien loin.

– Vous iriez en Amérique, vous ? dit la jeune fille,
presque effrayée de la résolution de Pitou.

– Moi, mademoiselle Catherine ? Jamais !
jamais ! Non. Si je savais où et quoi manger, je me trouverais très bien
en France.

Très bien ! répéta mademoiselle Billot.

Pitou baissa les yeux. La jeune fille garda le silence. Ce silence
dura quelque temps. Pitou était plongé dans des rêveries qui eussent bien surpris
l’abbé Fortier, homme logique.

Ces rêveries, parties d’un point obscur, s’étaient
éclaircies ; puis étaient devenues confuses, quoique brillantes comme des
éclairs dont l’origine est cachée, dont la source est perdue.

Cependant Cadet s’était remis en marche au pas, et Pitou
marchait près de Cadet, une main appuyée sur un des paniers. Quant à mademoiselle
Catherine, rêveuse de son côté comme Pitou l’était du sien, elle laissait
flotter les rênes sans craindre que son coursier s’emportât.D’ailleurs, il n’y
avait pas de monstre sur le chemin, et Cadet était d’une race qui n’avait aucun
rapport avec les chevaux d’Hippolyte.

Pitou s’arrêta machinalement quand le cheval s’arrêta. On
était arrivé à la ferme.

– Tiens, c’est toi, Pitou ! s’écria un homme d’une
encolure puissante, campé assez fièrement devant une mare, où il faisait boire son
cheval.

– Eh ! mon Dieu ! oui, monsieur Billot, c’est
moi-même.

– Encore un malheur arrivé à ce pauvre Pitou, dit la jeune
fille en sautant à bas de son cheval, sans s’inquiéter si son jupon, en se
relevant, montrait la couleur de ses jarretières ; sa tante le chasse.

– Et qu’a-t-il donc fait encore à la vieille bigote ?
dit le fermier.

– Il parait que je ne suis pas assez fort en grec, dit
Pitou.

Il se vantait, le fat ! c’était en latin qu’il aurait
dû dire.

– Pas assez fort en grec, dit l’homme aux larges épaules, et
pourquoi veux-tu être fort en grec ?

– Pour expliquer Théocrite et lire l’Iliade.

– Et à quoi cela te servirait-il d’expliquer Théocrite et de
lire l’Iliade ?

– Cela me servirait à être abbé.

– Bah ! dit M. Billot, est-ce que je sais le
grec ? Est-ce que je sais le latin ? Est-ce que je sais le
français ? Est-ce que je sais écrire ? Est-ce que je sais lire ?
Ça m’empêche-t-il de semer, de récolter et d’engranger ?

– Oui, mais vous, monsieur Billot, vous n’êtes pas abbé,
vous êtes cultivateur, agricola, comme dit Virgile. Ôfortunatos
nimium…

– Eh bien ! crois-tu donc qu’un cultivateur ne soit pas
l’égal d’un calotin, dis donc, mauvais enfant de chœur !surtout quand ce
cultivateur a soixante arpents de terre au soleil et un millier de louis à
l’ombre.

– On m’a toujours dit que d’être abbé c’était ce qu’il y
avait de mieux au monde ; il est vrai, ajouta Pitou en souriant de son
sourire le plus agréable, que je n’ai pas toujours écouté ce qu’on me disait.

– Et tu as eu raison, garçon. Tu vois que je fais des vers
comme un autre, quand je m’en mêle, moi. Il me semble qu’il y a en toi de
l’étoffe pour faire mieux qu’un abbé et que c’est un bonheur que tu ne prennes
pas cet état-là, surtout dans ce moment-ci. Vois-tu, en ma qualité de fermier,
je me connais au temps, et le temps est mauvais pour les abbés.

– Bah ! fit Pitou.

– Oui, il y aura de l’orage, dit le fermier. Ainsi donc,
crois-moi. Tu es honnête, tu es savant…

Pitou salua, fort honoré d’avoir été appelé savant pour la
première fois de sa vie.

– Tu peux donc gagner ta vie sans cela, continua le fermier.

Mademoiselle Billot, tout en mettant à bas les poulets et
les pigeons, écoutait avec intérêt le dialogue établi entre Pitou et son père.

– Gagner ma vie, reprit Pitou, cela me paraît bien
difficile.

– Que sais-tu faire ?

– Dame ! je sais tendre des gluaux et poser des
collets. J’imite assez bien le chant des oiseaux, n’est-ce pas,mademoiselle
Catherine ?

– Oh ! pour cela, c’est vrai, il chante comme un
pinson.

– Oui mais tout cela n’est point un état, reprit le père Billot.

– C’est bien ce que je dis, par bleu !

– Tu jures, c’est déjà bon.

– Comment, j’ai juré, dit Pitou ; je vous demande bien
pardon, monsieur Billot.

– Oh ! il n’y a pas de quoi, dit le fermier ; ça
m’arrive quelque fois aussi, à moi. Eh ! tonnerre de Dieu !
continua-t-il en se retournant vers son cheval, te tiendras-tu un peu
tranquille, toi ! Ces diables de percherons, il faut toujours qu’ils
gazouillent et qu’ils se trémoussent. Voyons, reprit-il encore en revenant à
Pitou, es-tu paresseux ?

– Je ne sais pas ; je n’ai jamais fait que du latin et
du grec, et…

– Et quoi ?

– Et je dois dire que je n’y mordais pas beaucoup.

– Tant mieux, dit Billot, ça prouve que tu n’es pas encore
si bête que je croyais.

Pitou ouvrait des yeux d’une effrayante dimension ;
c’était la première fois qu’il entendait professer cet ordre d’idées, subversif
de toutes les théories qu’il avait entendu poser jusque-là.

– Je demande, dit Billot, si tu es paresseux à la fatigue ?

– Oh ! à la fatigue, c’est autre chose, dit
Pitou ; non, non, non, je ferais bien dix lieues sans être fatigué !

– Bon, c’est déjà quelque chose, reprit Billot ; en te
faisant maigrir encore de quelques livres, tu pourras devenir coureur.

– Maigrir, dit Pitou en regardant sa taille mince, ses longs
bras osseux et ses longues jambes en échalas, il me semblait,monsieur Billot,
que j’étais assez maigre comme cela.

– En vérité, mon ami, dit le fermier en éclatant de rire, tu
es un trésor.

C’était encore la première fois que Pitou était estimé à un
si haut prix. Aussi marchait-il de surprises en surprises.

– Écoute-moi, dit le fermier ; je demande si tu es
paresseux au travail.

– À quel travail ?

– Au travail en général.

– Je ne sais pas, moi ; je n’ai jamais travaillé.

La jeune fille se mit à rire, mais cette fois le père Billot
prit la chose au sérieux.

– Ces coquins de prêtres ! dit-il en étendant son gros
poing vers la ville ; voilà pourtant comment ils élèvent la jeunesse, dans
la fainéantise et l’inutilité. À quoi un pareil gaillard, là, je vous le
demande, peut-il être bon à ses frères ?

– Oh ! à pas grand-chose, dit Pitou, je le sais bien.
Heureusement que je n’en ai pas, de frères.

– Par frères, dit Billot, j’entends tous les hommes en général.
Voudrais-tu dire que tous les hommes ne sont pas frères, par hasard ?

– Oh ! si fait ; d’ailleurs, c’est dans
l’Évangile.

– Et égaux ? continua le fermier.

– Ah ! ça, c’est autre chose, dit Pitou ; si
j’avais été l’égal de l’abbé Fortier, il ne m’aurait pas si souvent donné du
martinet, de la férule ; et si j’avais été l’égal de ma tante,elle ne
m’aurait pas chassé.

– Je te dis que tous les hommes sont égaux, reprit le fermier,
et nous le prouverons bientôt aux tyrans.

– Tyrannis ! reprit Pitou.

– Et la preuve, continua Billot, c’est que je te prends chez
moi.

– Vous me prenez chez vous, mon cher monsieur Billot !
N’est-ce pas pour vous moquer de moi que vous me dites de pareilles
choses ?

– Non. Voyons, que te faut-il pour vivre ?

– Dame ! trois livres de pain à peu près par jour.

– Et avec ton pain ?

– Un peu de beurre ou du fromage.

– Allons, allons, dit le fermier, je vois que tu n’es pas
difficile à nourrir. Eh bien ! on te nourrira.

– Monsieur Pitou, dit Catherine, n’avez-vous rien autre
chose à demander à mon père ?

– Moi, mademoiselle ? oh ! mon Dieu, non !

– Et pourquoi donc êtes-vous venu ici, alors ?

– Parce que vous y veniez.

– Ah ! voilà qui est tout à fait galant, dit
Catherine ; mais je n’accepte le compliment que pour ce qu’il vaut. Vous
êtes venu, monsieur Pitou, pour demander à mon père des nouvelles de votre
protecteur.

– Ah ! c’est vrai, dit Pitou. Tiens, c’est drôle, je
l’avais oublié.

– Tu veux parler de ce digne M. Gilbert ? dit le
fermier d’un ton de voix qui indiquait le degré de profonde considération qu’il
avait pour son propriétaire.

– Justement, dit Pitou ; mais je n’en ai plus besoin
maintenant ; et, puisque monsieur Billot me prend chez lui, je puis attendre
tranquillement son retour d’Amérique.

– En ce cas-là, mon ami, tu n’auras pas à attendre longtemps,
car il en est revenu.

– Bah ! fit Pitou ; et quand cela ?

– Je ne sais pas au juste ; mais ce que je sais, c’est
qu’il était au Havre il y a huit jours ; car il y a là, dans mes fontes,
un paquet qui vient de lui, qu’il m’a adressé en arrivant, et qu’on m’a remis
ce matin même à Villers-Cotterêts, et la preuve, c’est que le voilà.

– Qui vous a donc dit que c’était de lui, mon père ?

– Par bleu ! puisqu’il y avait une lettre dans le
paquet.

– Excusez, mon père, dit en souriant Catherine, mais je
croyais que vous ne saviez pas lire. Je vous dis cela, papa, parce que vous
vous vantez de ne pas le savoir.

– Oui- da, je m’en vante ! Je veux qu’on puisse
dire : « Le père Billot ne doit rien à personne, pas même à un maître
d’école ; il a fait sa fortune par lui-même, le père Billot ! »
Voilà ce que je veux qu’on puisse dire. Ce n’est donc pas moi qui ai lu la
lettre ; c’est le maréchal des logis de la gendarmerie, que j’ai
rencontré.

– Et que vous disait-elle, cette lettre, mon père ? Il
est toujours content de nous, n’est-ce pas ?

– Juges-en.

Et le fermier tira d’un portefeuille de cuir une lettre
qu’il présenta à sa fille.

Catherine lut :

« Mon cher monsieur Billot,

« J’arrive d’Amérique, où j’ai trouvé un peuple plus
riche, plus grand et plus heureux que le nôtre. Cela vient de ce qu’il est
libre et que nous ne le sommes pas. Mais nous marchons, nous aussi,vers une
ère nouvelle, et il faut que chacun travaille à hâter le jour où la lumière
luira. Je connais vos principes, mon cher monsieur Billot ; je sais votre
influence sur les fermiers vos confrères, et sur toute cette brave population
d’ouvriers et de laboureurs à qui vous commandez, non pas comme un roi, mais
comme un père. Inculquez-leur les principes de dévouement et de fraternité que
j’ai reconnus en vous. La philosophie est universelle, tous les hommes doivent
lire leurs droits et leurs devoirs à la lueur de son flambeau. Je vous envoie
un petit livre dans lequel tous ces devoirs et tous ces droits sont consignés.
Ce petit livre est de moi, quoique mon nom ne soit pas sur la couverture.
Propagez-en les principes, qui sont  ceux de l’égalité universelle ;
faites-le lire tout haut dans les longues veillées d’hiver. La lecture est la
pâture de l’esprit, comme le pain est la nourriture du corps.

« Un de ces jours j’irai vous voir, et vous proposer un
nouveau mode de fermage fort en usage en Amérique. Il consiste à partager la
récolte entre le fermier et le propriétaire. Ce qui me paraît plus selon les
lois de la société primitive, et surtout selon le cœur de Dieu.

« Salut et fraternité.

« Honoré GILBERT,

« Citoyen de
Philadelphie. »

– Oh ! oh ! fit Pitou, que voici une lettre qui me
semble bien rédigée.

– N’est-ce pas ? dit Billot.

– Oui, mon cher père, dit Catherine ; mais je doute que
le lieutenant de gendarmerie soit de votre avis.

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’il me semble que cette lettre peut compromettre,
non seulement le docteur Gilbert, mais encore vous-même.

– Bah ! dit Billot, tu as toujours peur, toi. Ça
n’empêche pas que voilà la brochure, et voilà ton emploi tout trouvé,
Pitou ; le soir tu la liras.

– Et dans la journée ?

– Dans la journée tu garderas les moutons et les vaches.
Voilà toujours la brochure.

Et le fermier tira de ses fontes une de ces petites
brochures à couverture rouge, comme il s’en publiait grand nombre à cette
époque, avec ou sans permission de l’autorité.

Seulement, dans ce dernier cas, l’auteur risquait les galères.

– Lis-moi le titre de cela, Pitou, que je parle toujours du
titre, en attendant que je parle de l’ouvrage. Tu me liras le reste plus tard.

Pitou lut sur la première page ces mots que l’usage a faits
bien vagues et bien insignifiants depuis, mais qui avaient, à cette époque, un
profond retentissement dans tous les cœurs :

– De l’indépendance de l’homme et de la liberté des nations.

– Que dis-tu de cela, Pitou ? demanda le fermier.

– Je dis qu’il me semble, monsieur Billot, que l’indépendance
et la liberté c’est la même chose ; mon protecteur serait chassé de la
classe de M. Fortier pour cause de pléonasme.

– Pléonasme ou non, c’est le livre d’un homme, ce livre-là,
dit le fermier.

– N’importe, mon père, dit Catherine, avec cet admirable
instinct des femmes, cachez-le, je vous en supplie, il vous fera quelque
mauvaise affaire. Moi, je sais que je tremble, rien que de le voir.

– Et pourquoi veux-tu qu’il me nuise, à moi, puisqu’il n’a
pas nui à son auteur ?

– Qu’en savez-vous, mon père ? Il y a huit jours que
cette lettre est écrite, et le paquet n’a pu mettre huit jours pour venir du
Havre ici. Moi aussi, j’ai reçu une lettre ce matin.

– Et de qui ?

– De Sébastien Gilbert, qui nous écrit de son côté ; il
me charge même de dire bien des choses à son frère de lait Pitou ; j’avais
oublié la commission, moi.

– Eh bien ?

– Eh bien ! il dit que depuis trois jours on attend à
Paris son père, qui devait arriver et qui n’arrive pas.

– Mademoiselle a raison, dit Pitou ; il me semble que
ce retard est inquiétant.

– Tais-toi, peureux, et lis le traité du docteur, dit le fermier ;
alors tu deviendras non seulement un savant, mais encore un homme.

On parlait ainsi à cette époque, car on était à la préface
de cette grande histoire grecque et romaine que la nation française copia
pendant dix ans dans toutes ses phases : dévouements,proscriptions,
victoires et esclavage.

Pitou mit le livre sous son bras, avec un geste si solennel,
qu’il acheva de gagner le cœur du fermier.

– Maintenant, dit Billot, as-tu dîné ?

– Non, monsieur, répondit Pitou conservant l’attitude semi-religieuse,
semi-héroïque qu’il avait prise depuis qu’il avait reçu le livre.

– Il allait justement dîner quand on l’a chassé, dit la
jeune fille.

– Eh bien ! dit Billot, va demander à la mère Billot
l’ordinaire de la ferme, et demain tu entreras en fonction.

Pitou remercia d’un regard éloquent M. Billot, et, conduit
par Catherine, il rentra dans la cuisine, gouvernement placé sous la direction
absolue de madame Billot.

Chapitre 6Bucoliques

Madame Billot était une grosse maman de trente-cinq à
trente-six ans, ronde comme une boule, fraîche, potelée,cordiale ;
trottant sans cesse du colombier au pigeonnier, de l’étable aux moutons à
l’étable à vaches ; inspectant son pot-au-feu, ses fourneaux et son rôti,
comme fait un général expert de ses cantonnements, jugeant d’un seul coup d’œil
si tout était à sa place, et à la seule odeur si le thym et le laurier étaient
distribués dans les casseroles en quantités suffisantes, grognant par habitude,
mais sans la moindre intention que sa grognerie leur soit désagréable, son
mari, qu’elle honorait à l’égal du plus grand potentat, sa fille,qu’elle aimait
certes plus que madame de Sévigné n’aimait madame de Grignan, et ses
journaliers, qu’elle nourrissait comme aucune fermière à dix lieues à la ronde
ne nourrissait les siens. Aussi y avait-il concurrence pour entrer chez M.
Billot. Mais là malheureusement, comme au ciel, comparativement à ceux qui se
présentaient, il y avait beaucoup d’appelés, mais peu d’élus.

Nous avons vu que Pitou, sans être appelé, avait été élu.
C’était un bonheur qu’il apprécia à sa juste valeur, surtout quand il vit la
miche dorée que l’on plaça à sa gauche, le pot de cidre que l’on mit à sa
droite, et le morceau de petit salé que l’on posa devant lui.Depuis l’époque où
il avait perdu sa pauvre mère, et il y avait de cela cinq ans,Pitou, même les
jours de grande fête, n’avait pas joui d’un pareil ordinaire.

Aussi Pitou, plein de reconnaissance, sentait-il à mesure
qu’il engloutissait le pain qu’il dévorait, le petit salé qu’il humectait avec
une large décoction de cidre, aussi Pitou sentait-il augmenter son admiration
pour le fermier, son respect pour sa femme, et son amour pour sa fille. Une
seule chose le tracassait, c’était cette fonction humiliante qu’il devait remplir
le jour de garder les moutons et les vaches, fonction si peu en harmonie avec
celle qui lui était réservée le soir, et qui avait pour but d’instruire
l’humanité des principes les plus élevés de la sociabilité et de la
philosophie.

Ce fut à quoi rêva Pitou après son dîner. Mais, même dans
cette rêverie, l’influence de cet excellent dîner se fit sentir.Pitou commença
à envisager les choses sous un tout autre point de vue qu’il ne l’avait fait à
jeun. Ces fonctions de gardien de moutons et de meneur de vaches,qu’il regardait
comme si fort au-dessous de lui, avaient été remplies par des dieux et des
demi-dieux.

Apollon, dans une situation à peu près pareille à la sienne,
c’est-à-dire chassé de l’Olympe par Jupiter, comme lui Pitou avait été chassé
du Pleux par sa tante Angélique, s’était fait berger et avait gardé les troupeaux
d’ Admète. Il est vrai qu’ Admète était un roi pasteur ; mais aussi Apollon
était un dieu.

Hercule avait été vacher ou à peu près, puisqu’il avait, dit
la mythologie, tiré par la queue les vaches de Géryon ; et,qu’on mène les
vaches par la queue ou qu’on les mène par la tête, c’est une différence dans
les habitudes de celui qui les mène, voilà tout ; cela ne peut pas
empêcher qu’à tout prendre il ne soit un meneur de vaches,c’est-à-dire un
vacher.

Il y a plus, ce Tityre couché au pied d’un hêtre, dont parle
Virgile, et qui se félicite en si beaux vers du repos qu’ Auguste lui a fait,
c’était un berger aussi. Enfin, c’était un berger encore que ce Mélibée qui se
plaint si poétiquement de quitter ses foyers.

Certes, tous ces gens-là parlaient assez bien latin pour
être abbés, et cependant ils préféraient voir brouter le cytise amer à leurs
chèvres à dire la messe et à chanter les vêpres. Il fallait donc qu’à tout
prendre l’état de berger eût aussi ses charmes. D’ailleurs, qui empêchait Pitou
de lui rendre la dignité et la poésie qu’il avait perdues ;qui empêchait
Pitou de proposer des combats de chant aux Ménalques et aux Palémons des villages
environnants ? Personne, bien certainement. Pitou avait plus d’une fois
chanté au lutrin, et s’il n’avait pas été pris une fois à boire le vin des
burettes de l’abbé Fortier, qui, avec sa rigueur ordinaire, l’avait destitué de
sa dignité d’enfant de chœur à l’instant même, ce talent pouvait le mener loin.
Il ne savait pas jouer du pipeau, c’est vrai, mais il savait jouer sur tous les
tons de la pipette, ce qui devait se ressembler beaucoup. Il ne taillait pas
lui-même sa flûte aux tuyaux d’inégale grandeur, comme faisait l’amant de
Syrinx ; mais, avec du tilleul et du marronnier, il faisait des sifflets,
dont la perfection plus d’une fois lui valut les applaudissements de ses
camarades. Pitou pouvait donc être berger sans par trop déroger ; il ne
descendait pas jusqu’à cet état, mal apprécié dans les temps modernes, il
élevait cet état jusqu’à lui.

D’ailleurs, les bergeries étaient placées sous la direction
de mademoiselle Billot, et ce n’était pas recevoir des ordres que de les
recevoir de la bouche de Catherine.

Mais, à son tour, Catherine veillait sur la dignité de
Pitou.

Le soir même, lorsque le jeune homme s’approcha d’elle et
lui demanda à quelle heure il devait partir pour aller rejoindre les
bergers :

– Vous ne partirez pas, répondit en souriant Catherine.

– Et comment ? dit Pitou étonné.

– J’ai fait comprendre à mon père que l’éducation que vous
aviez reçue vous plaçait au-dessus des fonctions qu’il vous destinait ;
vous resterez à la ferme.

– Ah ! tant mieux, dit Pitou, ça fait que je ne vous
quitterai pas.

L’exclamation avait échappé au naïf Pitou. Mais il ne l’eut
pas plus tôt proférée que le rouge lui monta aux oreilles, tandis que de son
côté Catherine baissait la tête et souriait.

– Ah ! pardon, mademoiselle, ça m’est sorti malgré moi
du cœur, il ne faut pas m’en vouloir pour cela, dit Pitou.

– Je ne vous en veux pas non plus, monsieur Pitou, dit Catherine,
et ce n’est pas votre faute si vous avez du plaisir à rester avec moi.

Il se fit un moment de silence. Il n’ y avait rien
d’étonnant : les deux pauvres enfants s’étaient dit tant de choses en si
peu de paroles !

– Mais, demanda Pitou, je ne puis pas rester à la ferme sans
y rien faire. Que ferai-je à la ferme ?

– Vous ferez ce que je faisais, vous tiendrez les écritures,
les comptes avec les journaliers, les recettes, les dépenses. Vous savez
calculer, n’est-ce pas ?

– Je sais mes quatre règles, répondit fièrement Pitou.

– C’est une de plus que moi, dit Catherine. Je n’ai jamais
pu aller plus loin que la troisième. Vous voyez bien que mon père gagnera à
vous avoir pour comptable ; et comme j’y gagnerai de mon côté,et comme
vous y gagnerez du vôtre, tout le monde y gagnera.

– Et en quoi y gagnerez-vous, vous, mademoiselle ? dit
Pitou.

– J’y gagnerai du temps, et pendant ce temps je me fabriquerai
des bonnets pour être plus jolie.

– Ah ! dit Pitou, je vous trouve déjà bien jolie sans
bonnets, moi.

– C’est possible, mais ceci n’est que votre goût particulier
à vous, dit la jeune fille en riant. D’ailleurs, je ne puis pas aller danser le
dimanche à Villers-Cotterêts sans avoir une espèce de bonnet sur la tête. C’est
bon pour les grandes dames, qui ont le droit de mettre de la poudre, et d’aller
tête nue.

– Je trouve vos cheveux plus beaux que s’ils avaient de la
poudre, moi, dit Pitou.

– Allons ! allons ! je vois que vous êtes en train
de me faire des compliments.

– Non, mademoiselle, je ne sais pas en faire ; chez
l’abbé Fortier on n’apprenait pas cela.

– Et apprenait-on à danser ?

– À danser ? demanda Pitou avec étonnement.

– Oui, à danser.

– À danser, chez l’abbé Fortier ! Jésus !
mademoiselle… Ah ! bien oui, à danser.

– Alors, vous ne savez pas danser ? dit Catherine.

– Non, dit Pitou.

– Eh bien ! vous m’accompagnerez dimanche à la danse,
et vous regarderez danser M. de Charny ; c’est lui qui danse le mieux de tous
les jeunes gens des environs.

– Qu’est-ce que c’est que M. de Charny ? demanda Pitou.

– C’est le propriétaire du château de Boursonne.

– Il dansera donc dimanche ?

– Sans doute.

– Et avec qui ?

– Avec moi.

Le cœur de Pitou se serra sans qu’il sût pourquoi.

– Alors, dit-il, c’est pour danser avec lui que vous voulez
vous faire belle ?

– Pour danser avec lui, pour danser avec les autres, avec
tout le monde.

– Excepté avec moi.

– Et pourquoi pas avec vous ?

– Puisque je ne sais pas danser, moi.

– Vous apprendrez.

– Ah ! si vous vouliez me montrer, vous, mademoiselle Catherine,
j’apprendrais bien mieux qu’en regardant M. de Charny, je vous assure.

– Nous verrons ça, dit Catherine ; en attendant, il est
l’heure de nous coucher ; bonsoir, Pitou.

– Bonsoir, mademoiselle Catherine.

Il y avait du bon et du mauvais dans ce qu’avait dit mademoiselle
Billot à Pitou : le bon, c’est qu’il était élevé de la fonction de berger
et de vacher à celle de teneur de livres ; le mauvais, c’est qu’il ne
savait pas danser, et que M. de Charny le savait ; au dire de Catherine,
il dansait même mieux que tous les autres.

Pitou rêva toute la nuit qu’il voyait danser M. de Charny,
et qu’il dansait fort mal.

Le lendemain, Pitou se mit à la besogne sous la direction de
Catherine ; alors, une chose le frappa : c’est combien,avec certains
maîtres, l’étude est une chose agréable. Au bout de deux heures, il était
parfaitement au courant de son travail.

– Ah ! mademoiselle, dit-il, si vous m’aviez montré le
latin, au lieu que ce fût l’abbé Fortier, je crois que je n’aurais pas fait de
barbarismes.

– Et vous auriez été abbé ?…

– Et j’aurais été abbé, dit Pitou.

– De sorte que vous vous seriez enfermé dans un séminaire,
où jamais une femme n’aurait pu entrer…

– Tiens, dit Pitou, je n’avais jamais songé à cela,mademoiselle
Catherine… J’aime bien mieux ne pas être abbé !…

À neuf heures, le père Billot rentra ; il était sorti
avant que Pitou ne fût levé. Tous les matins, à trois heures, le fermier présidait
à la sortie de ses chevaux et de ses charretiers ; puis il courait les
champs jusqu’à neuf heures, pour voir si tout le monde était à son poste, et si
chacun faisait sa besogne ; à neuf heures, il rentrait déjeuner, et
sortait de nouveau à dix ; à une heure on dînait, et l’après-dîner, comme
les heures du matin, se passait en inspection. Aussi les affaires du père
Billot allaient à merveille. Comme il l’avait dit, il possédait une soixantaine
d’arpents au soleil, et un millier de louis à l’ombre. Et il est même probable que
si l’on eut bien compté, que si Pitou eût fait ce compte, et qu’il ne fût pas
trop distrait par la présence ou par le souvenir de mademoiselle Catherine, il
se fût trouvé quelques louis et quelques arpents de terre de plus que n’en
avait avoué le bonhomme Billot.

En déjeunant, le fermier prévint Pitou que la première lecture
de l’ouvrage du docteur Gilbert aurait lieu le surlendemain dans la grange, à
dix heures du matin.

Pitou alors fit timidement observer que dix heures du matin,
c’était l’heure de la messe ; mais le fermier répondit qu’il avait
justement choisi cette heure-là pour éprouver ses ouvriers.

Nous l’avons dit, le père Billot était philosophe.

Il détestait les prêtres, qu’il regardait comme des apôtres
de tyrannie, et trouvant une occasion d’élever autel contre autel,il
saisissait cette occasion avec empressement.

Madame Billot et Catherine hasardèrent quelques observations,
mais le fermier répondit que les femmes iraient si elles voulaient à la messe,
attendu que la religion était faite pour les femmes ; mais que pour les
hommes ils entendraient la lecture de l’ouvrage du docteur, ou qu’ils sortiraient
de chez lui.

Le philosophe Billot était fort despote dans sa
maison ; Catherine seule avait le privilège d’élever la voix contre ses
décisions ; mais si ces décisions étaient assez arrêtées dans l’esprit du
fermier pour qu’il répondît à Catherine en fronçant le sourcil,Catherine se
taisait comme les autres.

Seulement, Catherine songea à tirer parti de la circonstance
au profit de Pitou. En se levant de table, elle fit observer à son père que,
pour dire toutes les belles choses qu’il aurait à dire le surlendemain, Pitou
était bien pauvrement mis, qu’il jouait le rôle du maître, puisque c’était lui
qui instruisait, et que le maître ne devait pas avoir à rougir devant ses disciples.

Billot autorisa sa fille à s’entendre de l’habillement de
Pitou avec M. Dulauroy, tailleur à Villers-Cotterêts.

Catherine avait raison, et un nouvel habillement n’était pas
chose de luxe pour le pauvre Pitou : la culotte qu’il portait était
toujours celle que lui avait fait faire, cinq ans auparavant, le docteur
Gilbert, culotte qui, de trop longue, était devenue trop courte,mais qui – il
faut le dire – avait, par les soins de mademoiselle Angélique,allongé de deux
pouces par année. Quant à l’habit et à la veste, ils avaient disparu depuis
plus de deux ans, et avaient été remplacés par le sarreau de serge avec lequel
notre héros s’est, dès les premières pages de notre histoire,présenté aux yeux
de nos lecteurs.

Pitou n’avait jamais songé à sa toilette. Le miroir était
chose inconnue chez mademoiselle Angélique ; et n’ayant point,comme le
beau Narcisse, des dispositions premières à devenir amoureux de lui même, Pitou
ne s’était jamais avisé de se regarder dans les sources où il tendait ses
gluaux.

Mais depuis le moment où mademoiselle Catherine lui avait
parlé de l’accompagner à la danse, depuis le moment où il avait été question de
M. de Charny, cet élégant cavalier ; depuis l’heure où cette histoire des
bonnets, sur lesquels la jeune fille comptait pour augmenter sa beauté, avait
été versée dans l’oreille de Pitou, Pitou s’était regardé dans une glace, et,
attristé du délabrement de sa toilette, il s’était demandé de quelle façon, lui
aussi, pourrait ajouter quelque chose à ses avantages naturels.

Malheureusement, à cette question, Pitou n’avait pu se faire
aucune réponse. Le délabrement portait sur ses habits. Or, pour avoir des
habits neufs, il fallait de l’argent, et de sa vie Pitou n’avait possédé un
denier.

Pitou avait bien vu que, pour disputer le prix de la flûte
ou des vers, les bergers se couronnaient de roses ; mais il pensait, avec
raison, que cette couronne, si bien qu’elle pût aller à l’air de son visage,
n’en ferait que plus ressortir la pauvreté du reste de son habillement.

Pitou fut donc surpris d’une façon bien agréable, quand le
dimanche, à huit heures du matin, tandis qu’il méditait sur les moyens
d’embellir sa personne, Dulauroy entra, et déposa sur une chaise un habit et
une culotte bleu de ciel avec un grand gilet blanc à raies roses.

En même temps, la lingère entra et déposa sur une autre
chaise, en face de la première, une chemise et une cravate :si la chemise
allait bien, elle avait ordre de confectionner la demi-douzaine.

C’était l’heure des surprises : derrière la lingère
apparut le chapelier. Il apportait un petit tricorne de la forme la plus nouvelle,
plein de tournure et d’élégance, ce qui se faisait de mieux enfin chez M.
Cornu, premier chapelier de Villers-Cotterêts.

Il était en outre chargé par le cordonnier de déposer aux
pieds de Pitou une paire de souliers à boucles d’argent faite à son intention.

Pitou n’en revenait pas, il ne pouvait pas croire que toutes
ces richesses fussent pour lui. Dans ses rêves les plus exagérés,il n’aurait
pas osé désirer une pareille garde-robe. Des larmes de reconnaissance mouillèrent
ses paupières, et il ne put que murmurer ces mots :« Oh ! mademoiselle
Catherine ! mademoiselle Catherine ! je n’oublierai jamais ce que
vous faites pour moi. »

Tout cela allait à merveille et comme si l’on eût pris
mesure à Pitou ; il n’y avait que les souliers qui se trouvèrent de moitié
trop petits. M. Laudereau, cordonnier, avait pris mesure sur le pied de son
fils, qui avait quatre ans de plus que Pitou.

Cette supériorité de Pitou sur le jeune Laudereau donna un
moment d’orgueil à notre héros ; mais ce mouvement d’orgueil fut bientôt
tempéré par l’idée qu’il serait obligé d’aller à la danse sans souliers, ou
avec ses vieux souliers, qui ne cadreraient plus du tout avec le reste de son
costume. Mais cette inquiétude fut de courte durée. Une paire de souliers que
l’on envoyait en même temps au père Billot fit l’affaire. Il se trouva par
bonheur que le père Billot et Pitou avaient le même pied, ce que l’on cacha avec
soin au père Billot, de peur de l’humilier.

Pendant que Pitou était en train de revêtir cette somptueuse
toilette, le perruquier entra. Il divisa les cheveux jaunes de Pitou en trois
masses : l’une, et c’était la plus forte, qu’il destinait à retomber sur
son habit, sous la forme d’une queue ; les deux autres, qui eurent mission
d’accompagner les deux tempes, sous le nom peu poétique d’oreilles de
chien : mais, que voulez-vous, c’était le nom.

Maintenant, avouons une chose : c’est que, lorsque
Pitou, peigné, frisé, avec son habit et sa culotte bleue, avec sa veste rose et
sa chemise à jabot, avec sa queue et ses oreilles de chien, se regarda dans la
glace, il eut grand’ peine à se reconnaître lui-même, et se retourna pour voir
si Adonis en personne ne serait pas redescendu sur la terre.

Il était seul. Il se sourit gracieusement ; et, la tête
haute, les pouces dans les goussets, il dit, en se dressant sur ses
orteils :

– Nous verrons ce M. de Charny !…

Il est vrai qu’Ange Pitou, sous son nouveau costume,ressemblait
comme deux gouttes d’eau, non pas à un berger de Virgile, mais à un berger de
Watteau.

Aussi, le premier pas que Pitou fit en entrant dans la cuisine
de la ferme fut un triomphe.

– Oh ! voyez donc, maman, s’écria Catherine, comme
Pitou est bien ainsi !

– Le fait est qu’il n’est pas reconnaissable, dit madame Billot.

Malheureusement, de l’ensemble qui avait frappé Catherine,
la jeune fille passa aux détails. Pitou était moins bien dans les détails que
dans l’ensemble.

– Oh ! c’est drôle, dit Catherine, comme vous avez de
grosses mains !

– Oui, dit Pitou, j’ai de fières mains, n’est-ce pas ?

– Et de gros genoux.

– C’est preuve que je dois grandir.

– Mais il me semble que vous êtes bien grand assez, monsieur
Pitou.

– C’est égal, je grandirai encore ; je n’ai que
dix-sept ans et demi.

– Et pas de mollets.

– Ah ! ça c’est vrai, pas du tout ; mais ils
pousseront.

– Faut espérer, dit Catherine. C’est égal, vous êtes très
bien !

Pitou salua.

– Oh ! oh ! dit le fermier en entrant et en regardant
Pitou à son tour. Comme te voilà brave, mon garçon. Je voudrais que ta tante
Angélique te vît ainsi.

– Moi aussi, dit Pitou.

– Je m’étonne bien ce qu’elle dirait, fit le fermier.

– Elle ne dirait rien, elle ragerait.

– Mais papa, dit Catherine avec une certaine inquiétude,
est-ce qu’elle n’aurait pas le droit de le reprendre ?

– Puisqu’elle l’a chassé.

– Et puis, dit Pitou, les cinq années sont écoulées.

– Lesquelles ? demanda Catherine.

– Celles pour lesquelles le docteur Gilbert a laissé mille
francs.

– Il avait donc laissé mille francs à ta tante ?

– Oui, oui, oui, pour me faire faire mon apprentissage.

– En voilà un homme ! dit le fermier. Quand on pense
que tous les jours j’en entends raconter de pareilles. Aussi, pour lui – il fit
un geste de la main – c’est à la vie, à la mort.

– Il voulait que j’apprisse un état, dit Pitou.

– Et il avait raison. Voilà pourtant comme les bonnes intentions
sont dénaturées. On laisse mille francs pour faire apprendre un état à un enfant,
et au lieu de lui apprendre un état, on vous le met chez un calotin qui veut en
faire un séminariste. Et combien lui payait-elle à ton abbé Fortier ?

– Qui ?

– Ta tante.

– Elle ne lui payait rien.

– Alors elle empochait les deux cents livres de ce bon M.
Gilbert ?

– Probablement.

– Écoute, si j’ai un conseil à te donner, Pitou, c’est,
quand elle claquera, ta vieille bigote de tante, c’est de bien regarder
partout, dans les armoires, dans les paillasses, dans les pots à cornichons.

– Pourquoi ? demanda Pitou.

– Parce que tu trouveras quelque trésor, vois-tu, des vieux
louis dans un bas de laine. Eh ! sans doute, car elle n’aura pas trouvé de
bourse assez grande pour mettre ses économies.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr. Mais nous parlerons de cela en temps et lieu.
Aujourd’hui il est question de faire un petit tour. As-tu le livre du docteur
Gilbert ?

– Je l’ai là dans ma poche.

– Mon père, dit Catherine, vous avez bien réfléchi ?

– Il n’est pas besoin de réfléchir pour faire les bonnes choses,
mon enfant, dit le fermier ; le docteur me dit de faire lire le livre, de
propager les principes qu’il renferme, le livre sera lu, et les principes
seront propagés.

– Et, dit Catherine avec timidité, nous pouvons aller à la
messe, ma mère et moi ?

– Allez à la messe, dit Billot, vous êtes des femmes ;
nous qui sommes des hommes, c’est autre chose. Viens, Pitou.

Pitou salua madame Billot et Catherine, et suivit le
fermier, tout fier d’être appelé un homme.

Chapitre 7 Où il est démontré que si de longues jambes sont un peu disgracieuses pour danser, elles sont fort utiles pour courir

Il y avait nombreuse assemblée dans la grange. Billot, comme
nous l’avons dit, était fort considéré de ses gens, en ce qu’il les grondait souvent,
mais les nourrissait bien et les payait bien.

Aussi, chacun s’était-il empressé de se rendre à son invitation.

D’ailleurs à cette époque courait parmi le peuple cette fièvre
étrange qui prend les nations quand les nations vont se mettre en travail. Des
mots étrangers, nouveaux, presque inconnus sortaient de bouches quine les
avaient jamais prononcés. C’étaient les mots de liberté,d’indépendance,
d’émancipation, et, chose singulière, ce n’était pas seulement parmi le peuple
qu’on entendait prononcer ces mots ; non, ces mots avaient été prononcés
par la noblesse d’abord, et cette voix qui leur répondait n’était qu’un écho.

C’était de l’Occident qu’était venue cette lumière qui
devait éclairer jusqu’à ce qu’elle brûlât, c’était en Amérique que s’était levé
ce soleil, qui, en accomplissant son cours, devait faire de la France un vaste
incendie à la lueur duquel les nations épouvantées allaient lire le mot
république écrit en lettres de sang.

Aussi, ces réunions où l’on s’occupait d’affaires politiques
étaient-elles moins rares qu’on ne pourrait le croire. Des hommes,sortis on ne
savait d’où, des apôtres d’un dieu invisible, et presque inconnus,couraient
les villes et les campagnes, semant partout des paroles de liberté.Le gouvernement,
aveuglé jusqu’alors, commençait à ouvrir les yeux. Ceux qui étaient à la tête
de cette grande machine qu’on appelle la chose publique, sentaient certains
rouages se paralyser sans qu’ils pussent comprendre d’où venait l’obstacle.
L’opposition était partout dans les esprits, si elle n’était pas encore dans
les bras et dans les mains ; invisible, mais présente, mais sensible, mais
menaçante, et parfois d’autant plus menaçante que, pareille aux spectres, elle
était insaisissable, et qu’on la devinait sans pouvoir l’étreindre.

Vingt ou vingt-cinq métayers, tous dépendants de Billot,
étaient rassemblés dans la grange.

Billot entra suivi de Pitou. Toutes les têtes se
découvrirent, tous les chapeaux s’agitèrent au bout des bras. On comprenait que
tous ces hommes-là étaient prêts à se faire tuer sur un signe du maître.

Le fermier expliqua aux paysans que la brochure que Pitou
allait leur lire était l’ouvrage du docteur Gilbert. Le docteur Gilbert était
fort connu dans tout le canton, où il avait plusieurs propriétés,dont la ferme
tenue par Billot était la principale.

Un tonneau était préparé pour le lecteur. Pitou monta sur
cette tribune improvisée, et commença la lecture.

Il est à remarquer que les gens du peuple, et j’oserai presque
dire les hommes en général, écoutent avec d’autant plus d’attention qu’ils comprennent
moins. Il est évident que le sens général de la brochure échappait aux esprits
les plus éclairés de la rustique assemblée, et à Billot lui-même.Mais, au
milieu de cette phraséologie obscure, passaient, comme des éclairs dans un ciel
sombre et chargé d’électricité, les mots lumineux d’indépendance,de liberté et
d’égalité. Il n’en fallut pas davantage ; les applaudissements
éclatèrent ; les cris de : « Vive le docteur Gilbert ! »
retentirent. Le tiers de la brochure à peu près avait été lu ;il fut décidé
qu’on la lirait en trois dimanches.

Les auditeurs furent invités à se réunir le dimanche suivant,
et chacun promit d’y assister.

Pitou avait fort bien lu. Rien ne réussit comme le succès.
Le lecteur avait pris sa part des applaudissements adressés à l’ouvrage, et,
subissant l’influence de cette science relative, M. Billot lui-même avait senti
naître en lui une certaine considération pour l’élève de l’abbé Fortier. Pitou,
déjà plus grand que nature au physique, avait moralement grandi de dix coudées.

Une seule chose lui manquait : mademoiselle Catherine
n’avait pas assisté à son triomphe.

Mais le père Billot, enchanté de l’effet qu’avait produit la
brochure du docteur, se hâta de faire part de ce succès à sa femme et à sa
fille. Madame Billot ne répondit rien : c’était une femme à courte vue.

Mais Catherine sourit tristement.

– Eh bien ! qu’as-tu encore ? dit le fermier.

– Mon père ! mon père ! dit Catherine, j’ai peur
que vous vous compromettiez.

– Allons ! ne vas-tu pas faire l’oiseau de mauvais augure ?
Je te préviens que j’aime mieux l’alouette que le hibou.

– Mon père, on m’a déjà dit de vous prévenir qu’on avait les
yeux sur vous.

– Et qui t’a dit cela, s’il te plaît ?

– Un ami.

– Un ami ? Tout conseil mérite remerciement. Tu vas me
dire le nom de cet ami. Quel est-il, voyons ?

– Un homme qui doit être bien informé.

– Qui, enfin ?

– M. Isidor de Charny.

– De quoi se mêle-t-il, ce muscadin-là ? de me donner
des conseils sur la façon dont je pense ? Est-ce que je lui donne des
conseils sur la manière dont il s’habille, à lui ? Il me semble qu’il y
aurait cependant autant à dire d’une part que d’autre.

– Mon père, je ne vous dis pas cela pour vous fâcher. Le
conseil a été donné à bonne intention.

– Eh bien ! je lui en rendrai un autre, et tu peux le
lui transmettre de ma part.

– Lequel ?

– C’est que lui et ses confrères fassent attention à eux, on
les secoue drôlement à l’Assemblée nationale, MM. les nobles ;et plus
d’une fois il y a été question des favoris et des favorites. Avis à son frère,
M. Olivier de Charny, qui est là-bas, et qui n’est pas mal, dit-on,avec
l’Autrichienne.

– Mon père, dit Catherine, vous avez plus d’expérience que
nous, faites à votre guise.

– En effet, murmura Pitou, que son succès avait rempli de
confiance, de quoi se mêle-t-il votre M. Isidor ?

Catherine n’entendit point ou fit semblant de ne pas entendre,
et la conversation en resta là.

Le dîner eut lieu comme d’habitude. Jamais Pitou ne trouva
dîner plus long. Il avait hâte de se montrer dans sa nouvelle splendeur avec
mademoiselle Catherine au bras. C’était un grand jour pour lui que ce dimanche,
et il se promit bien de garder la date du 12 juillet dans son souvenir.

On partit enfin vers les trois heures. Catherine était charmante.
C’était une jolie blonde aux yeux noirs, mince et flexible comme les saules qui
ombrageaient la petite source où l’on allait puiser l’eau de la ferme. Elle
était mise d’ailleurs avec cette coquetterie naturelle qui fait ressortir tous
les avantages de la femme, et son petit bonnet, chiffonné par elle-même, comme
elle l’avait dit à Pitou, lui allait à merveille.

La danse ne commençait d’habitude qu’à six heures. Quatre
ménétriers, montés sur une estrade de planches, faisaient,moyennant une
rétribution de six blancs par contredanse, les honneurs de cette salle de bal
en plein vent. En attendant six heures, on se promenait dans cette fameuse
allée des Soupirs dont avait parlé la tante Angélique, où l’on regardait les
jeunes messieurs de la ville ou des environs jouer à la paume, sous la
direction de maître Farolet, paumier en chef de Son Altesse Monseigneur le duc
d’Orléans. Maître Farolet était tenu pour un oracle, et ses décisions en
matière de tire, de chasse et de quinze, étaient reçues avec toute la
vénération que l’on devait à son âge et à son mérite.

Pitou, sans trop savoir pourquoi, eût fort désiré rester
dans l’allée des Soupirs ; mais ce n’était point pour demeurer à l’ombre
de cette double allée de hêtres que Catherine avait fait cette toilette
pimpante qui avait émerveillé Pitou.

Les femmes sont comme les fleurs que le hasard a fait
pousser à l’ombre ; elles tendent incessamment à la lumière,et, d’une
manière ou d’une autre, il faut toujours que leur corolle fraîche et embaumée
vienne s’ouvrir au soleil, qui les fane et qui les dévore.

Il n’y a que la violette qui, au dire des poètes, ait la
modestie de rester cachée ; mais encore porte-t-elle le deuil de sa beauté
inutile.

Catherine tira donc tant et si bien le bras de Pitou, que
l’on prit le chemin du jeu de paume. Hâtons-nous de dire que Pitou non plus ne
se fit pas trop tirer le bras. Il avait aussi grande hâte de montrer son habit
bleu de ciel et son coquet tricorne, que Catherine son bonnet à la Galatée et
son corset gorge-de-pigeon.

Une chose flattait surtout notre héros et lui donnait un
avantage momentané sur Catherine. Comme personne ne le reconnaissait, Pitou
n’ayant jamais été vu sous de si somptueux habits, on le prenait pour un jeune
étranger débarqué de la ville, quelque neveu, quelque cousin de la famille
Billot, un prétendu de Catherine même. Mais Pitou tenait trop à constater son
identité pour que l’erreur pût durer plus longtemps. Il fit tant de signes de
tête à ses amis, il ôta tant de fois son chapeau à ses connaissances, qu’enfin
on reconnut dans le pimpant villageois l’élève indigne de maître Fortier, et
qu’une espèce de clameur s’éleva qui disait :

– C’est Pitou ! Avez-vous vu Ange Pitou ?

Cette clameur alla jusqu’à mademoiselle Angélique ;
mais comme cette clameur lui dit que celui que la clameur publique proclamait
pour son neveu était un gentil garçon, marchant les pieds en dehors et arrondissant
les bras, la vieille fille, qui avait toujours vu Pitou marcher les pieds en
dedans et les coudes au corps, secoua la tête avec incrédulité et se contenta
de dire :

– Vous vous trompez, ce n’est pas là mon cancre de neveu.

Les deux jeunes gens arrivèrent au jeu de paume. Il y avait,
ce jour-là, défi entre les joueurs de Soissons et les joueurs de
Villers-Cotterêts ; de sorte que la partie était des plus animées.
Catherine et Pitou se placèrent à la hauteur de la corde, tout au bas du
talus ; c’était Catherine qui avait choisi ce poste comme le meilleur.

Au bout d’un instant, on entendit la voix de maître Farolet
qui criait :

– À deux. Passons.

Les joueurs passèrent effectivement, c’est-à-dire que chacun
alla défendre sa chasse et attaquer celle de ses adversaires. Un des joueurs,
en passant, salua Catherine avec un sourire ; Catherine répondit par une
révérence et en rougissant. En même temps, Pitou sentit courir dans le bras de
Catherine appuyé au sien un petit tremblement nerveux.

Quelque chose comme une angoisse inconnue serra le cœur de
Pitou.

– C’est M. de Charny ? dit-il en regardant sa compagne.

– Oui, répondit Catherine. Vous le connaissez donc ?

– Je ne le connais pas, fit Pitou ; mais je l’ai
deviné.

En effet, Pitou avait pu deviner M. de Charny dans ce jeune
homme, d’après ce que lui avait dit Catherine la veille.

Celui qui avait salué la jeune fille était un élégant gentilhomme
de vingt-trois ou vingt-quatre ans, beau, bien pris dans sa taille,élégant de
formes et gracieux de mouvements, comme ont l’habitude d’être ceux qu’une
éducation aristocratique a pris au berceau. Tous ces exercices du corps qu’on
ne fait bien qu’à la condition qu’on les aura étudiés dès l’enfance, M. Isidor
de Charny les exécutait avec une perfection remarquable ; en outre, il
était de ceux dont le costume s’harmonise toujours à merveille avec l’exercice
auquel il est destiné. Ses livrées de chasse étaient citées pour leur goût
parfait, ses négligés de salle d’armes auraient pu servir de modèles à
Saint-Georges lui-même ; enfin, ses habits de cheval étaient ou plutôt
paraissaient, grâce à sa façon de les porter, d’une coupe toute particulière.

Ce jour-là, M. de Charny, frère cadet de notre ancienne
connaissance le comte de Charny, coiffé avec tout le négligé d’une toilette du
matin, était vêtu d’une espèce de pantalon collant, couleur claire,qui faisait
valoir la forme de ses cuisses et de ses jambes à la fois fines et musculeuses ;
d’élégantes sandales de paume, retenues par des courroies,remplaçaient momentanément
ou le soulier à talon rouge ou la botte à retroussis ; une veste de piqué
blanc serrait sa taille, comme si elle eût été prise dans un corset ; enfin,
sur le talus, son domestique tenait un habit vert à galons d’or.

L’animation lui donnait en ce moment tout le charme et toute
la fraîcheur de la jeunesse que, malgré ses vingt-trois ans, les veilles prolongées,
les débauches nocturnes et les parties de jeu qu’éclaire en se levant le
soleil, lui avaient déjà fait perdre.

Aucun des avantages qui sans doute avaient été remarqués par
la jeune fille n’échappa à Pitou. En voyant les mains et les pieds de M. de
Charny, il commença à être moins fier de cette prodigalité de la nature qui lui
avait donné à lui la victoire sur le fils du cordonnier, et il songea que cette
même nature aurait pu répartir d’une façon plus habile sur toutes les parties
de son corps les éléments dont il était composé.

En effet, avec ce qu’il y avait de trop aux pieds, aux mains
et aux genoux de Pitou, la nature aurait eu de quoi lui faire une fort jolie
jambe. Seulement, les choses n’étaient point à leur place : où il y avait
besoin de finesse, il y avait engorgement, et où il fallait rebondissement, il
y avait vide.

Pitou regarda ses jambes, de l’air dont le cerf de la fable
regarde les siennes.

– Qu’avez-vous donc, monsieur Pitou ? reprit Catherine.

Pitou ne répondit rien, et se contenta de pousser un soupir.

La partie était finie. Le vicomte de Charny profita de l’intervalle
entre la partie finie et celle qui allait commencer, pour venir saluer
Catherine. À mesure qu’il approchait, Pitou voyait le sang monter au visage de
la jeune fille, et sentait son bras devenir plus tremblant.

Le vicomte fit un signe de tête à Pitou, puis, avec cette
politesse familière que savaient si bien prendre les nobles de cette époque
avec les petites bourgeoises et les grisettes, il demanda à Catherine des
nouvelles de sa santé et réclama la première contredanse. Catherine accepta. Un
sourire fut le remerciement du jeune noble. La partie allait recommencer, on
l’appela. Il salua Catherine, et s’éloigna avec la même aisance qu’il était
venu.

Pitou sentit toute la supériorité qu’avait sur lui un homme
qui parlait, souriait, s’approchait et s’éloignait de cette manière.

Un mois employé à tâcher d’imiter le mouvement simple de M.
de Charny n’eût conduit Pitou qu’à une parodie dont il sentait lui-même tout le
ridicule.

Si le cœur de Pitou eût connu la haine, il eût, à partir de
ce moment, détesté le vicomte de Charny.

Catherine resta à regarder jouer à la paume jusqu’au moment
où les joueurs appelèrent leurs domestiques pour passer leurs habits. Elle se
dirigea alors vers la danse, au grand désespoir de Pitou, qui, ce jour-là,
semblait destiné à aller contre sa volonté partout où il allait.

M. de Charny ne se fit point attendre. Un léger changement
dans sa toilette avait du joueur de paume fait un élégant danseur.Les violons
donnèrent le signal, et il vint présenter sa main à Catherine, en lui rappelant
la promesse qu’elle lui avait faite.

Ce qu’éprouva Pitou quand il sentit le bras de Catherine se
détacher de son bras, et qu’il vit la jeune fille toute rougissante s’avancer
dans le cercle avec son cavalier, fut peut-être une des sensations les plus désagréables
de sa vie. Une sueur froide lui monta au front, un nuage lui passa sur les
yeux ; il étendit la main et s’appuya sur la balustrade, car il sentit ses
genoux, si solides qu’ils fussent, prêts à se dérober sous lui.

Quant à Catherine, elle semblait n’avoir et n’avait même
probablement aucune idée de ce qui se passait dans le cœur de Pitou ; elle
était heureuse et fière à la fois : heureuse de danser, fière de danser
avec le plus beau cavalier des environs.

Si Pitou avait été contraint d’admirer M. de Charny joueur
de paume, force lui fut de rendre justice à M. de Charny danseur. À cette
époque, la mode n’était pas encore venue de marcher au lieu de danser. La danse
était un art qui faisait partie de l’éducation. Sans compter M. deLauzun, qui
avait dû sa fortune à la façon dont il avait dansé sa première courante au
quadrille du roi, plus d’un gentilhomme avait dû la faveur dont il jouissait à
la cour, à la manière dont il tendait le jarret et poussait la pointe du pied
en avant. Sous ce rapport, le vicomte était un modèle de grâce et de
perfection, et il eût pu, comme Louis XIV, danser sur un théâtre avec la chance
d’être applaudi, quoiqu’il ne fût ni roi, ni acteur.

Pour la seconde fois, Pitou regarda ses jambes, et fut forcé
de s’avouer qu’à moins qu’il ne s’opérât un grand changement dans cette partie
de son individu, il devait renoncer à briguer des succès du genre de ceux que
remportait M. de Charny en ce moment.

La contredanse finit. Pour Catherine, elle avait duré quelques
secondes à peine, mais à Pitou elle avait paru un siècle. En revenant prendre
le bras de son cavalier, Catherine s’aperçut du changement qui s’était fait
dans sa physionomie. Il était pâle ; la sueur perlait sur son front, et
une larme à demi dévorée par la jalousie roulait dans son œil humide.

– Ah ! mon Dieu ! dit Catherine, qu’avez-vous
donc, Pitou ?

– J’ai, répondit le pauvre garçon, que je n’oserai jamais
danser avec vous, après vous avoir vu danser avec M. de Charny.

– Bah ! dit Catherine, il ne faut pas vous démoraliser
comme cela ; vous danserez comme vous pourrez, et je n’en aurai pas moins
de plaisir à danser avec vous.

– Ah ! dit Pitou, vous dites cela pour me consoler,mademoiselle ;
mais je me rends justice, et vous aurez toujours plus de plaisir à danser avec
ce jeune noble qu’avec moi.

Catherine ne répondit rien, car elle ne voulait pas
mentir ; seulement, comme c’était une excellente créature, et qu’elle
commençait à s’apercevoir qu’il se passait quelque chose d’étrange dans le cœur
du pauvre garçon, elle lui fit force amitiés ; mais ces amitiés ne purent
lui rendre sa joie et sa gaieté perdues. Le père Billot avait dit vrai :
Pitou commençait à être un homme – il souffrait.

Catherine dansa encore cinq ou six contredanses, dont une
seconde avec M. de Charny. Cette fois, sans souffrir moins, Pitou était plus
calme en apparence. Il suivait des yeux chaque mouvement de Catherine et de son
cavalier. Il essayait, au mouvement de leurs lèvres, de deviner ce qu’ils se
disaient, et lorsque, dans les figures qu’ils exécutaient, leurs mains venaient
se joindre, il tâchait de deviner si ces mains se joignaient seulement ou se
serraient en se joignant.

Sans doute c’était cette seconde contredanse qu’attendait
Catherine, car à peine fut-elle achevée que la jeune fille proposa à Pitou de reprendre
le chemin de la ferme. Jamais proposition ne fut accueillie avec plus
d’empressement ; mais le coup était porté, et Pitou, tout en faisant des
enjambées que Catherine était obligée de retenir de temps en temps,gardait le
silence le plus absolu.

– Qu’avez-vous donc, lui dit enfin Catherine, et pourquoi ne
me parlez-vous pas ?

– Je ne vous parle pas, mademoiselle, dit Pitou, parce que
je ne sais pas parler comme M. de Charny. Que voulez-vous que je vous dise encore,
après toutes les belles choses qu’il vous a dites en dansant avec vous ?

– Voyez comme vous êtes injuste, monsieur Ange, nous
parlions de vous.

– De moi, mademoiselle, et comment cela ?

– Dame ! monsieur Pitou, si votre protecteur ne se
retrouve pas, il faudra bien vous en choisir un autre.

– Je ne suis donc plus bon pour tenir les écritures de la
ferme ? demanda Pitou avec un soupir.

– Au contraire, monsieur Ange, c’est que je crois que ce
sont les écritures de la ferme qui ne sont point assez bonnes pour vous. Avec
l’éducation que vous avez reçue, vous pouvez arriver à mieux que cela.

– Je ne sais pas à quoi j’arriverai ; mais ce que je
sais, c’est que je ne veux arriver à rien si je ne puis arriver à quelque chose
que par M. le vicomte de Charny.

– Et pourquoi refuseriez-vous sa protection ? Son
frère, le comte de Charny, est, à ce qu’il paraît, admirablement en cour, et a
épousé une amie particulière de la reine. Il me disait que, si cela pouvait
m’être agréable, il vous ferait avoir une place dans les gabelles.

– Bien obligé, mademoiselle, mais je vous l’ai déjà dit, je
me trouve bien comme je suis, et, à moins que votre père ne me renvoie, je
resterai à la ferme.

– Et pourquoi diable te renverrais-je ? dit une grosse
voix que Catherine en tressaillant reconnut pour celle de son père.

– Mon cher Pitou, dit tout bas Catherine, ne parlez pas de
M. Isidor, je vous en prie.

– Hein ! réponds donc.

– Mais… je ne sais pas, dit Pitou fort embarrassé ;
peut-être ne me trouvez-vous pas assez savant pour vous être utile.

– Pas assez savant ! Quand tu comptes comme Barrême, et
que tu lis à en remontrer à notre maître d’école, qui se croit cependant un
grand clerc. Non, Pitou, c’est le bon Dieu qui conduit chez moi les gens qui y
entrent, et, une fois qu’ils y sont entrés, ils y restent tant  qu’il plaît au
bon Dieu.

Pitou rentra à la ferme sur cette assurance ; mais
quoique ce fût bien quelque chose, ce n’était point assez. Il s’était fait un
grand changement en lui entre sa sortie et sa rentrée. Il avait perdu une chose
qui, une fois perdue, ne se retrouve plus : c’était la confiance en
lui-même ; aussi Pitou, contre son habitude, dormit-il fort mal. Dans ses
moments d’insomnie, il se rappela le livre du docteur Gilbert ; ce livre
était principalement contre la noblesse, contre les abus de la classe
privilégiée, contre la lâcheté de ceux qui s’y soumettent ; il sembla à
Pitou qu’il commençait seulement à comprendre toutes les belles choses qu’il
avait lues le matin, et il se promit, dès qu’il ferait jour, de relire pour lui
seul, et tout bas, le chef-d’œuvre qu’il avait lu tout haut et à tout le monde.

Mais, comme Pitou avait mal dormi, Pitou s’éveilla tard.

Il n’en résolut pas moins de mettre à exécution son projet de
lecture. Il était sept heures ; le fermier ne devait rentrer qu’à
neuf ; d’ailleurs, rentrât-il, il ne pouvait qu’applaudir à une occupation
qu’il avait lui-même recommandée.

Il descendit par un petit escalier en échelle, et alla
s’asseoir sur un banc au-dessous de la fenêtre de Catherine.Était-ce le hasard
qui avait amené là Pitou juste en cet endroit, ou connaissait-il les situations
respectives de cette fenêtre et de ce banc ?

Tant il y a que Pitou, rentré dans son costume de tous les
jours, qu’on n’avait pas encore eu le temps de remplacer, et qui se composait
de sa culotte noire, de sa souquenille verte et de ses souliers rougis, tira la
brochure de sa poche et se mit à lire.

Nous n’oserions pas dire que les commencements de cette
lecture eurent lieu sans que les yeux du lecteur se détournas sent de temps en
temps du livre à la fenêtre ; mais comme la fenêtre ne présentait aucun
buste de jeune fille dans son encadrement de capucines et devolubilis, les
yeux de Pitou finirent par se fixer invariablement sur le livre.

Il est vrai que, comme sa main négligeait d’en tourner les
feuillets, et que plus son attention paraissait profonde, moins sa main se
dérangeait, on pouvait croire que son esprit était ailleurs et qu’il rêvait au
lieu de lire.

Tout à coup il sembla à Pitou qu’une ombre se projetait sur
les pages de la brochure, jusque-là éclairées par le soleil matinal. Cette
ombre, trop épaisse pour être celle d’un nuage, ne pouvait donc être produite
que par un corps opaque ; or, il y a des corps opaques si charmants à
regarder, que Pitou se retourna vivement pour voir quel était celui qui lui
interceptait son soleil.

Pitou se trompait. C’était bien effectivement un corps opaque
qui lui faisait tort de cette part de lumière et de chaleur que Diogène réclamait
d’Alexandre. Mais ce corps opaque, au lieu d’être charmant présentait au
contraire un aspect assez désagréable.

C’était celui d’un homme de quarante-cinq ans, plus long et
plus mince encore que Pitou, vêtu d’un habit presque aussi râpé que le sien, et
qui, penchant sa tête par-dessus son épaule, semblait lire avec autant de
curiosité que Pitou y mettait de distraction.

Pitou demeura fort étonné. Un sourire gracieux se dessina
sur les lèvres de l’homme noir, et montra une bouche dans laquelle il ne
restait que quatre dents, deux en haut et deux en bas, se croisant et
s’aiguisant comme les défenses d’un sanglier.

– Édition américaine, dit cet homme d’une voix nasillarde,
format in-octavo : « De la liberté des hommes et de l’indépendance
des nations. Boston, 1788. »

À mesure que l’homme noir parlait, Pitou ouvrait des yeux
avec un étonnement progressif, de sorte que lorsque l’homme noir cessa de parler,
les yeux de Pitou avaient atteint le plus grand développement auquel ils
pussent parvenir.

– Boston, 1788. C’est bien cela, monsieur, répéta Pitou.

– C’est le traité du docteur Gilbert ? dit l’homme
noir.

– Oui, monsieur, répondit poliment Pitou.

Et il se leva, car il avait toujours entendu dire qu’il
était incivil de parler assis à son supérieur ; et, dans l’esprit encore
naïf de Pitou, tout homme avait droit de réclamer sa supériorité sur lui.

Mais, en se levant, Pitou aperçut quelque chose de rose et
de mouvant vers la fenêtre, et qui lui fit l’œil. Ce quelque chose était
mademoiselle Catherine. La jeune fille le regardait d’une façon étrange et lui
faisait des signes singuliers.

– Monsieur, sans indiscrétion, demanda l’homme noir qui,
ayant le dos tourné à la fenêtre, était resté complètement étranger à ce qui se
passait, monsieur, à qui appartient ce livre ?

Et il montrait du doigt, mais sans y toucher, la brochure
que tenait Pitou entre ses mains.

Pitou allait répondre que le livre appartenait à M. Billot,
quand arrivèrent jusqu’à lui ces mots prononcés par une voix presque
suppliante :

– Dites que c’est à vous.

L’homme noir qui était tout yeux n’entendit pas ces mots.

– Monsieur, dit majestueusement Pitou, ce livre est à moi.

L’homme noir leva la tête, car il commençait à remarquer que
de temps en temps les regards étonnés de Pitou le quittaient pour aller se
fixer sur un point particulier. Il vit la fenêtre, mais Catherine avait deviné
le mouvement de l’homme noir, et, rapide comme un oiseau, elle avait disparu.

– Que regardez-vous donc là-haut ? demanda l’homme
noir.

– Ah çà ! monsieur, dit Pitou en souriant,
permettez-moi de vous dire que vous êtes bien curieux.Curiosus, ou
plutôt avidus cognoscendi, comme disait l’abbé Fortier, mon maître.

– Vous dites donc, reprit l’interrogateur sans paraître le
moins du monde intimidé par cette preuve de science que venait de donner Pitou
dans l’intention de donner à l’homme noir une idée plus haute de lui que celle
qu’il en avait prise d’abord, vous dites donc que ce livre est à vous ?

Pitou cligna de l’œil de manière à ce que la fenêtre se retrouvât
dans son rayon visuel. La tête de Catherine reparut et fit un signe affirmatif.

– Oui monsieur, répondit Pitou. Seriez-vous désireux de le
lire ? Avidus legendi libri ou legendaehistori.

– Monsieur, dit l’homme noir, vous me paraissez
beaucoup au-dessus de l’état qu’indiquent vos habits : Nondives
vestitu sed ingenio. En conséquence, je vous arrête.

– Comment ! vous m’arrêtez ? dit Pitou au comble
de la stupéfaction.

– Oui, monsieur ; suivez-moi donc, je vous prie.

Pitou regarda non plus en l’air, mais autour de lui, et il
aperçut deux sergents qui attendaient les ordres de l’homme noir ; les
deux sergents semblaient sortir de terre.

– Dressons procès-verbal, messieurs, dit l’homme noir.

Le sergent attacha les mains de Pitou avec une corde, et
garda dans ses mains le livre du docteur Gilbert.

Puis il attacha Pitou lui-même à un anneau placé au-dessous
de la fenêtre.

Pitou allait se récrier, mais il entendit cette même voix
qui avait tant de puissance sur lui qui lui soufflait :« Laissez-vous
faire. »

Pitou se laissa donc faire avec une docilité qui enchanta
les sergents et surtout l’homme noir. De sorte que, sans défiance aucune, ils
entrèrent dans la ferme, les deux sergents pour prendre une table,l’homme
noir… nous saurons plus tard pourquoi.

À peine les sergents et l’homme noir étaient-ils entrés dans
la maison que la voix se fit entendre :

– Levez les mains, disait la voix.

Pitou leva non seulement les mains, mais la tête, et il aperçut
le visage pâle et effaré de Catherine ; elle tenait un couteau à la
main : « Encore… encore… », dit-elle.

Pitou se haussa sur la pointe des pieds.

Catherine se pencha en dehors ; la lame toucha la corde
et Pitou recouvra la liberté de ses mains.

– Prenez le couteau, dit Catherine, et coupez à votre tour
la corde qui vous attache à l’anneau.

Pitou ne se le fit pas dire deux fois ; il coupa la
corde et se trouva entièrement libre.

– Maintenant, dit Catherine, voici un double louis ;
vous avez de bonnes jambes, sauvez-vous : allez à Paris et prévenez le
docteur.

Elle ne put achever, les sergents reparaissaient et le
double louis tomba aux pieds de Pitou.

Pitou le ramassa vivement. En effet, les sergents étaient
sur le seuil de la porte où ils demeurèrent un instant, étonnés devoir libre
celui qu’ils avaient si bien garrotté il n’y avait qu’un instant. À leur vue,
les cheveux de Pitou se hérissèrent sur sa tête, et il se rappela confusément
le in crinibus angues des Euménides.

Les sergents et Pitou restèrent un instant dans la situation
du lièvre et d’un chien d’arrêt, immobiles et se regardant. Mais,comme au
moindre mouvement du chien le lièvre détale, au premier mouvement des sergents
Pitou fit un bond prodigieux et se trouva de l’autre côté d’une haie.

Les sergents poussèrent un cri qui fit accourir l’exempt,lequel
portait une petite cassette sous son bras. L’exempt ne perdit pas son temps en
discours et se mit à courir après Pitou. Les deux sergents imitèrent son
exemple. Mais ils n’étaient pas de force à sauter comme Pitou par-dessus une
haie de trois pieds et demi de haut, ils furent donc forcés d’en faire le tour.

Mais quand ils arrivèrent à l’angle de la haie, ils
aperçurent Pitou à plus de cinq cents pas dans la plaine, piquant directement
sur la forêt, dont il était distant d’un quart de lieue à peine, et qu’il
devait gagner en quelques minutes au plus.

En ce moment, Pitou se retourna, et, en apercevant les sergents
qui se mettaient à sa poursuite plutôt pour l’acquit de leur conscience que
dans l’espoir de le rattraper, il redoubla de vitesse et disparut bientôt dans
la lisière du bois.

Pitou courut encore un quart d’heure ainsi, il aurait couru
deux heures, si c’eût été nécessaire : il avait l’haleine du cerf, comme
il en avait la vélocité.

Mais, au bout d’un quart d’heure, jugeant par instinct qu’il
était hors de danger, il s’arrêta, respira, écouta, et, s’étant assuré qu’il
était bien seul :

– C’est incroyable, dit-il, que tant d’événements aient pu
tenir dans trois jours.

Et regardant alternativement son double louis et son couteau :

– Oh ! dit-il, j’aurais bien voulu avoir le temps de
changer mon double louis, et de rendre deux sous à mademoiselle Catherine, car
j’ai bien peur que ce couteau-là ne coupe notre amitié. N’importe,ajouta-t-il,
puisqu’elle m’a dit d’aller à Paris aujourd’hui, allons-y.

Et Pitou, après s’être orienté, reconnaissant qu’il se trouvait
entre Boursonne et Yvors prit un petit lais qui devait le conduire en droite
ligne aux bruyères de Gondreville que traverse la route de Paris.

Chapitre 8Pourquoi l’homme noir était rentré à la ferme en même temps que les deux sergents

Maintenant, revenons à la ferme, et racontons la catastrophe,
dont l’épisode de Pitou n’était que le dénouement.

Vers les six heures du matin, un agent de police de Paris,
accompagné de deux sergents, était arrivé à Villers-Cotterêts,s’était présenté
au commissaire de police, et s’était fait indiquer la demeure du fermier Billot.

À cinq cents pas de la ferme, l’exempt avait aperçu un métayer
qui travaillait aux champs. Il s’était approché de lui et lui avait demandé
s’il trouverait M. Billot chez lui. Le métayer avait répondu que jamais M.
Billot ne rentrait avant neuf heures, c’est-à-dire avant l’heure de son déjeuner.
Mais en ce moment même, par hasard, le métayer leva les yeux et,montrant du
doigt un cavalier qui, à un quart de lieue de là à peu près,causait avec un
berger :

– Et tout justement, avait-il dit, voilà celui que vous cherchez.

– M. Billot ?

– Oui.

– Ce cavalier ?

– C’est lui-même.

– Eh bien ! mon ami, dit l’exempt, voulez-vous faire
bien plaisir à votre maître ?

– Je ne demande pas mieux.

– Allez lui dire qu’un monsieur de Paris l’attend à la
ferme.

– Oh ! dit le métayer, est-ce que ce serait le docteur
Gilbert ?

– Allez toujours, dit l’exempt.

Le paysan ne se le fit pas dire deux fois ; il prit sa
course à travers champs, tandis que le recors et les deux sergents allaient
s’embusquer derrière un mur à moitié ruiné, situé presque en face de la porte
de la ferme.

Au bout d’un instant, on entendit le galop d’un cheval,
c’était Billot qui arrivait.

Il entra dans la cour de la ferme, mit pied à terre, jeta la
bride au bras d’un valet d’écurie, et se précipita dans la cuisine,convaincu
que la première chose qu’il allait voir, c’était le docteur Gilbert, debout
sous le vaste manteau de la cheminée ; mais il ne vit que madame Billot,
qui, assise au milieu de l’appartement, plumait ses canards avec tout le soin
et toute la minutie que réclame cette difficile opération.

Catherine était dans sa chambre occupée à chiffonner un
bonnet pour le dimanche suivant ; comme on le voit, Catherine s’y prenait
à l’avance ; mais pour les femmes, il y a un plaisir presque aussi grand
que celui de s’ajuster, comme elles disent, c’est de s’occuper de leurs
ajustements.

Billot s’arrêta sur le seuil et regarda tout autour de lui.

– Qui donc me demande ? dit-il.

– Moi, répondit une voix flûtée derrière lui.

Billot se retourna et aperçut l’homme noir et les deux sergents.

– Ouais ! dit-il en faisant trois pas en arrière ;
que voulez-vous ?

– Oh ! mon Dieu ! presque rien, cher monsieur
Billot, dit l’homme à la voix flûtée ; faire une perquisition dans votre
ferme, voilà tout.

– Une perquisition ? dit Billot.

– Une perquisition, répéta l’exempt.

Billot jeta un coup d’œil à son fusil, accroché au-dessus de
la cheminée.

– Depuis que nous avons une Assemblée nationale, dit-il, je
croyais que les citoyens n’étaient plus exposés à ces vexations qui
appartiennent à un autre temps et qui sentent un autre régime. Que voulez-vous
de moi qui suis un homme paisible et loyal ?

Les agents de toutes les polices du monde ont ceci de commun
les uns avec les autres, qu’ils ne répondent jamais aux questions de leurs victimes.
Seulement, tout en les fouillant, tout en les arrêtant, tout en les garrottant,
quelques-uns les plaignent ; ceux-là sont les plus dangereux en ce qu’ils
paraissent les meilleurs.

Celui qui instrumentait chez le fermier Billot était de
l’école des Tapin et des Desgrés, gens tout confits en douceur, qui ont
toujours une larme pour ceux qu’ils persécutent, mais qui,cependant,
n’occupent pas leurs mains à s’essuyer les yeux.

Celui-ci, tout en poussant un soupir, fit un signe de la
main aux deux sergents, qui s’approchèrent de Billot, lequel fit un bond en
arrière et allongea la main pour saisir son fusil. Mais cette main fut
détournée de l’arme, doublement dangereuse en ce moment, en ce qu’elle pouvait
tuer à la fois celui qui s’en servait et celui contre lequel elle était
dirigée, et emprisonnée entre deux petites mains fortes de terreur et
puissantes de supplication.

C’était Catherine qui était sortie au bruit et était arrivée
à temps pour sauver son père du crime de rébellion à la justice.

Le premier moment passé, Billot ne fit plus aucune résistance.
L’exempt ordonna qu’il fût séquestré dans une salle durez-de-chaussée,
Catherine dans une chambre du premier étage ; quant à madame Billot, on
l’avait jugée si inoffensive qu’on ne s’occupa point d’elle et qu’on la laissa
dans sa cuisine. Après quoi, se voyant maître de la place, l’exempt se mit à
fouiller secrétaires, armoires et commodes.

Billot, se voyant seul, voulut fuir. Mais comme la plupart
des salles du rez-de-chaussée de ferme, la chambre dans laquelle il était
enfermé était grillée. L’homme noir avait aperçu les barreaux du premier coup
d’œil, tandis que Billot, qui les avait fait mettre, les avait oubliés.

Alors, à travers la serrure, il aperçut l’exempt et ses deux
acolytes qui bouleversaient toute la maison.

– Ah ça, mais ! s’écria-t-il, que faites-vous donc
là ?

– Vous le voyez bien, mon cher monsieur Billot, dit
l’exempt ; nous cherchons quelque chose que nous n’avons pas encore
trouvé.

– Mais vous êtes des bandits, des scélérats, des voleurs
peut-être.

– Oh ! monsieur, répondit l’exempt à travers la porte,vous
nous faites tort ; nous sommes d’honnêtes gens comme vous ;
seulement, nous sommes aux gages de Sa Majesté, et, par conséquent,forcés
d’exécuter ses ordres.

– Les ordres de Sa Majesté ! s’écria Billot ; le
roi Louis XVI vous a donné l’ordre de fouiller dans mon secrétaire,et de mettre
tout sens dessus dessous dans mes commodes et dans mes armoires ?

– Oui.

– Sa Majesté ? reprit Billot. Sa Majesté, quand l’année
dernière la famine était si épouvantable que nous songeâmes à manger nos
chevaux, Sa Majesté, quand il y a deux ans la grêle du 13 juillet hacha toute
notre moisson, Sa Majesté ne daigna point s’inquiéter de nous.Qu’a-t-elle donc
à faire aujourd’hui avec ma ferme qu’elle n’a jamais vue, et avec moi qu’elle
ne connaît pas ?

– Vous me pardonnerez, monsieur, dit l’exempt en entrebâillant
la porte avec précaution, et en faisant voir son ordre signé du lieutenant de
police – mais, selon l’usage, précédé de ces mots : « Au nom du
roi » –, Sa Majesté a entendu parler de vous ; si elle ne vous connaît
pas personnellement, ne récusez donc pas l’honneur qu’elle vous fait, et
recevez comme il est convenable ceux qui se présentent en son nom.

Et l’exempt, avec une révérence polie et un petit signe amical
de l’œil, referma la porte, après quoi l’expédition recommença.

Billot se tut et se croisa les bras, se promenant dans cette
salle basse comme un lion dans une cage ; il se sentait pris et au pouvoir
de ces hommes.

L’œuvre de recherche se continua silencieusement. Ces hommes
semblaient être tombés du ciel. Personne ne les avait vus que le journalier qui
leur avait enseigné le chemin. Dans les cours, les chiens n’avaient pas
aboyé ; certes, le chef de l’expédition devait être un homme habile entre
ses confrères, et qui n’en était pas à son premier coup demain.

Billot entendait les gémissements de sa fille, enfermée dans
la chambre au-dessus de la sienne. Il se rappelait ses paroles prophétiques,
car il n’y avait aucun doute que la persécution qui atteignait le fermier n’eût
pour cause le livre du docteur.

Cependant neuf heures venaient de sonner, et Billot, par sa
fenêtre grillée, pouvait compter l’un après l’autre les métayers qui revenaient
de l’ouvrage. Cette vue lui fit comprendre qu’en cas de conflit la force, sinon
le droit, était de son côté. Cette conviction faisait bouillir le sang dans ses
veines. Il n’eut pas le courage de se contenir plus longtemps, et,saisissant
la porte par la poignée, il lui donna une telle secousse, qu’avec un ou deux
ébranlements pareils, il eût fait sauter la serrure.

Les agents vinrent ouvrir aussitôt, et virent le fermier apparaître
sur le seuil, debout et menaçant ; tout était bouleversé dans la maison.

– Mais enfin ! s’écria Billot, que cherchez-vous chez
moi ? Dites-le, ou, mordieu ! je jure que je vous le ferai dire.

La rentrée successive n’avait point échappé à un homme dont
l’œil était aussi exercé que l’était l’œil de l’exempt. Il avait compté les
valets de ferme, et était demeuré convaincu qu’en cas de conflit,il pourrait
bien ne pas garder le champ de bataille. Il s’approcha donc de Billot avec une
politesse plus mielleuse encore que de coutume, et, le saluant jusqu’à
terre :

– Je vais vous le dire, cher monsieur Billot, répondit-il,
quoique ce soit contre nos habitudes. Ce que nous cherchons chez vous, c’est un
livre subversif, c’est une brochure incendiaire, mise à l’index par nos
censeurs royaux.

– Un livre chez un fermier qui ne sait pas lire !

– Qu’y a-t-il là d’étonnant, si vous êtes ami de l’auteur,
et qu’il vous l’ait envoyé ?

– Je ne suis point l’ami du docteur Gilbert, dit Billot, je
suis son très humble serviteur. Ami du docteur, ce serait un trop grand honneur
pour un pauvre fermier comme moi.

Cette sortie inconsidérée, dans laquelle Billot se
trahissait en avouant qu’il connaissait non seulement l’auteur, ce qui était
tout naturel, puisque l’auteur était son propriétaire, mais encore le livre,
assura la victoire à l’agent. Il se redressa, prit son air le plus aimable, et,
touchant le bras de Billot avec un sourire qui semblait partager transversalement
son visage :

– C’est toi qui l’as nommé, dit-il ;
connaissez-vous ce vers, mon bon monsieur Billot ?

– Je ne connais pas de vers.

– C’est de M. Racine, un fort grand poète.

– Eh bien ! que signifie ce vers ? reprit Billot
impatienté.

– Il signifie que vous venez de vous trahir.

– Moi ?

– Vous-même.

– Comment cela ?

– En nommant le premier M. Gilbert, que nous avions eu la
discrétion de ne pas nommer.

– C’est vrai, murmura Billot.

– Vous avouez donc ?

– Je ferai plus.

– Oh ! cher monsieur Billot, vous nous comblez. Que
ferez-vous ?

– Si c’est ce livre que vous cherchez, et que je vous dise
où est ce livre, reprit le fermier avec une inquiétude qu’il ne pouvait
complètement dissimuler, vous cesserez de tout bouleverser ici,n’est-ce pas ?

L’exempt fit un signe aux deux sbires.

– Bien certainement, dit-il, puisque c’est ce livre qui est
l’objet de la perquisition. Seulement, ajouta-t-il avec sa grimace souriante,
peut-être nous avouerez-vous un exemplaire, et en avez-vous dix ?

– Je n’en ai qu’un, je vous jure.

– C’est ce que nous sommes obligés de constater par la perquisition
la plus exacte, cher monsieur Billot, dit l’exempt. Prenez donc patience cinq
minutes encore. Nous ne sommes que de pauvres agents ayant reçu des ordres de
l’autorité, et vous ne voudriez pas vous opposer à ce que des gens d’honneur –
il y en a dans toutes les conditions, cher monsieur Billot –, vous ne voudriez
pas vous opposer à ce que des gens d’honneur fissent leur devoir.

L’homme noir avait trouvé le joint. C’était ainsi qu’il
fallait parler à Billot.

– Faites donc, dit-il, mais faites vite.

Et il leur tourna le dos.

L’exempt ferma tout doucement la porte, plus doucement
encore donna un tour de clef. Billot le laissa faire en haussant les épaules,
bien sûr de tirer la porte à lui quand il voudrait.

De son côté, l’homme noir fit un signe aux sergents qui se
remirent à la besogne ; et tous trois, redoublant d’activité,en un clin
d’œil, livres, papiers, linge, tout fut ouvert, déchiffré,déplié.

Tout à coup, au fond d’une armoire mise à nu, on aperçut un
petit coffret de bois de chêne cerclé de fer. L’exempt tomba dessus comme un
vautour sur une proie. À la seule vue, au seul flair, au seul maniement, il
reconnut sans doute ce qu’il cherchait, car il cacha vivement le coffret sous
son manteau râpé, et fit signe aux deux sergents que la mission était remplie.

Billot s’impatientait juste en ce moment ; il s’arrêta
devant sa porte fermée.

– Mais je vous dis que vous ne le trouverez pas si je ne
vous dis pas où il est, s’écria-t-il. Ce n’est pas la peine de bousculer tous
mes effets pour rien. Je ne suis pas un conspirateur, que diable ! Voyons,
m’entendez-vous ? Répondez, ou, mordieu ! je pars pour Paris, où je
me plains au roi, à l’Assemblée, à tout le monde.

À cette époque, on mettait encore le roi avant le peuple.

– Oui, cher monsieur Billot, nous vous entendons, et nous
sommes tout prêts à nous rendre à vos excellentes raisons. Voyons,dites-nous
où est ce livre, et comme nous sommes convaincus maintenant que vous n’avez que
ce seul exemplaire, nous le saisirons et nous nous retirerons ; voilà
tout.

– Eh bien ! dit Billot, ce livre est entre les mains
d’un honnête garçon à qui je l’ai confié ce matin pour le porter à un ami.

– Et comment s’appelle cet honnête garçon ? demanda câlinement
l’homme noir.

– Ange Pitou. C’est un pauvre orphelin que j’ai recueilli
par charité, et qui ne sait pas même de quelle matière traite ce livre.

– Merci, cher monsieur Billot, dit l’exempt en rejetant le
linge dans l’armoire, et en refermant l’armoire sur le linge, mais non pas sur
le coffret. Et où est-il, s’il vous plaît, cet aimable garçon ?

– Je crois l’avoir aperçu en entrant, près des haricots d’Espagne,
sous la tonnelle. Allez, prenez-lui le livre, mais ne lui faites aucun mal.

– Du mal, nous ! oh ! cher monsieur Billot, que
vous ne nous connaissez guère ! Nous ne ferions pas de mal à une mouche.

Ils s’avancèrent vers l’endroit indiqué. Arrivés près des haricots
d’Espagne, ils aperçurent Pitou, que sa haute taille faisait paraître plus
redoutable qu’il n’était réellement. Pensant alors que les deux sergents
auraient besoin de son aide pour venir à bout de ce jeune géant,l’exempt avait
détaché son manteau, avait roulé le coffret dedans, et avait caché le tout dans
un coin obscur et à sa portée.

Mais Catherine, qui écoutait l’oreille contre la porte,
avait vaguement distingué ces mots : livre,docteur et Pitou.
Aussi, voyant éclater l’orage qu’elle avait prévu, avait-elle eu l’idée d’en
atténuer les effets. C’est alors qu’elle avait soufflé à Pitou de se déclarer
propriétaire du livre. Nous avons dit ce qui s’était passé, comment Pitou lié,
garrotté par l’exempt et ses acolytes, avait été mis en liberté par Catherine,
qui profita du moment où les deux sergents rentraient pour quérir une table, et
l’homme noir pour prendre son manteau et sa cassette. Nous avons dit encore
comment Pitou s’était enfui en sautant par-dessus une haie ;mais ce que
nous n’avons pas dit, c’est qu’en homme d’esprit l’exempt avait profité de
cette fuite.

En effet, maintenant que la double mission reçue par
l’exempt était accomplie, la fuite de Pitou était, pour l’homme noir et les
deux sergents, une occasion excellente de s’enfuir eux-mêmes.

L’homme noir, quoiqu’il n’eût aucune espérance de rattraper
le fugitif, excita donc les deux sergents et par sa voix et par son exemple, Si
bien qu’à les voir tous les trois par les trèfles, les blés et les luzernes on
les eût pris pour les ennemis les plus acharnés du pauvre Pitou,dont au fond
du cœur ils bénissaient les longues jambes.

Mais à peine Pitou se fut-il enfoncé dans le bois, et
eux-mêmes en eurent-ils dépassé la lisière, qu’ils s’arrêtèrent derrière un
buisson. Pendant leur course, ils avaient été rejoints par deux autres gens qui
se tenaient cachés aux environs de la ferme, et qui ne devaient accourir qu’en
cas d’appel de la part de leur chef.

– Ma foi ! dit l’exempt, il est bien heureux que ce
gaillard-là n’ait pas eu le coffret au lieu d’avoir le livre. Nous eussions été
obligés de prendre la poste pour le rattraper. Tudieu ! ce n’est pas là un
jarret d’homme, mais un tendon de cerf.

– Oui, dit un des sergents, mais il ne l’avait pas, n’est-ce
pas, monsieur Pas-de-Loup ? Et c’est vous qui l’avez, au contraire.

– Certainement, mon ami, et le voici même, répondit celui
dont nous venons pour la première fois de prononcer le nom, ou plutôt le
surnom, lequel lui avait été donné à cause de la légèreté et de l’obliquité de
sa démarche.

– Alors, nous avons droit à la récompense promise.

– La voilà, dit l’exempt en tirant de sa poche quatre louis
d’or, qu’il distribua à ses quatre sergents, sans préférence de ceux qui
avaient agi ou de ceux qui avaient attendu.

– Vive M. le lieutenant ! crièrent les sergents.

– Il n’y a pas de mal de crier : « Vive M. le
lieutenant ! » dit Pas-de-Loup ; mais toutes les fois qu’on
crie, il faut crier avec discernement. Ce n’est pas M. le lieutenant qui paie.

– Et qui donc ?

– Un de ses amis ou une de ses amies, je ne sais pas trop
lequel ou laquelle, qui désire garder l’anonymat.

– Je parie que c’est celui ou celle à qui revient la
cassette, dit un des sergents.

– Rigoulot, mon ami, dit l’homme noir, j’ai toujours affirmé
que tu étais un garçon plein de perspicacité ; mais en attendant que cette
perspicacité porte ses fruits et amène sa récompense, je crois qu’il faut
gagner au pied ; le damné fermier n’a pas l’air commode, et il pourrait
bien, quand il va s’apercevoir que la cassette manque, mettre à nos trousses
tous ses valets de ferme, et ce sont des gaillards qui vous ajustent un coup de
fusil aussi bien que le meilleur suisse de la garde de Sa Majesté.

Cet avis fut sans doute celui de la majorité, car les cinq
agents continuèrent de suivre la lisière de la forêt qui les dérobait à tous
les yeux, et qui, à trois quarts de lieue de là, les ramenait à la route.

La précaution n’était pas inutile, car, à peine Catherine
eût-elle vu l’homme noir et les deux sergents disparaître à la poursuite de
Pitou, que, pleine de confiance dans l’agilité de celui qu’ils poursuivaient,
laquelle, à moins d’accident, devait les mener loin, elle appela les métayers,
qui savaient bien qu’il se passait quelque chose, mais qui ignoraient ce qui se
passait, pour leur dire de venir lui ouvrir la porte. Les métayers accoururent,
et Catherine, libre, se hâta d’aller rendre la liberté à son père.

Billot semblait rêver. Au lieu de s’élancer hors de la chambre,
il ne marchait qu’avec défiance, et revenait de la porte au milieu de
l’appartement. On eût dit qu’il n’osait demeurer en place, et qu’en même temps
il craignait d’arrêter sa vue sur les meubles forcés et vidés parles agents.

– Et enfin, demanda Billot, ils lui ont pris le livre,
n’est-ce pas ?

– Je le crois, mon père, mais ils ne l’ont pas pris, lui.

– Qui, lui ?

– Pitou. Il s’est sauvé ; et, s’ils courent toujours
après lui, ils doivent être maintenant à Cayolles ou à Vauciennes.

– Tant mieux ! Pauvre garçon ! c’est moi qui lui
aurai valu cela.

– Oh ! mon père, ne vous inquiétez pas de lui, et ne songeons
qu’à nous. Pitou se tirera d’affaire, soyez tranquille. Mais, que de désordre,
mon Dieu ! Voyez donc, ma mère !

– Oh ! mon armoire à linge ! s’écria madame
Billot. Ils n’ont pas respecté mon armoire à linge ; mais ce sont des scélérats !

– Ils ont fouillé dans l’armoire à linge ! s’écria
Billot.

Et il s’élança vers l’armoire, que l’exempt, comme nous
avons dit, avait soigneusement refermée, et plongea ses deux bras à travers les
piles de serviettes renversées.

– Oh ! dit-il, ce n’est pas possible !

– Que cherchez-vous, mon père ? demanda Catherine.

Billot regarda autour de lui avec une sorte d’égarement.

– Regarde. Regarde si tu la vois quelque part. Mais
non ; dans cette commode, non ; dans ce secrétaire, pas encore ;
d’ailleurs, elle était là, là… C’est moi-même qui l’y avais mise.Hier encore,
je l’ai vue. Ce n’est pas le livre qu’ils cherchaient, les misérables, c’était
le coffret.

– Quel coffret ? demanda Catherine.

– Eh ! tu le sais bien.

– Le coffret du docteur Gilbert ? hasarda madame
Billot, qui, dans les circonstances suprêmes, gardait le silence,et laissait
agir et parler les autres.

– Oui, le coffret du docteur Gilbert, s’écria Billot en enfonçant
les mains dans ses cheveux épais. Ce coffret si précieux.

– Vous m’effrayez, mon père, dit Catherine.

– Malheureux que je suis ! s’écria Billot avec rage, et
moi qui ne me suis pas douté de cela ! Moi qui n’ai pas songé à ce
coffret ! Oh ! que dira le docteur ? Que pensera-t-il ? Que
je suis un traître un lâche, un misérable !

– Mais, mon Dieu ! que renfermait donc ce coffret, mon
père ?

– Je l’ignore ; mais ce que je sais, c’est que j’en
avais répondu au docteur sur ma vie, et que j’aurais dû me faire tuer pour le
défendre.

Et Billot fit un geste si désespéré que sa femme et sa fille
reculèrent de terreur.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! devenez-vous fou, mon
pauvre père ? dit Catherine.

Et elle éclata en sanglots.

– Répondez-moi donc ! s’écria-t-elle ; pour
l’amour du ciel, répondez-moi donc !

– François, mon ami, disait madame Billot, réponds donc à ta
fille, réponds donc à ta femme.

– Mon cheval ! mon cheval ! cria le fermier ;
qu’on m’amène mon cheval !

– Où allez-vous donc, mon père ?

– Prévenir le docteur ; il faut que le docteur soit
prévenu.

– Mais où le trouverez-vous ?

– À Paris. N’as-tu pas lu dans la lettre qu’il nous a écrite
qu’il se rendait à Paris ? Il doit y être. Je vais à Paris.Mon cheval !
mon cheval !

– Et vous nous quittez ainsi, mon père ; vous nous
quittez dans un pareil moment ? Vous nous laissez pleines d’inquiétudes et
d’angoisses ?

– Il le faut, mon enfant ; il le faut, dit le fermier
prenant la tête de sa fille entre ses mains, et l’approchant convulsivement de
ses deux lèvres. « Si jamais tu perdais ce coffret, m’a dit le docteur, ou
si plutôt on te le dérobait, du moment où tu t’apercevras du vol,pars, Billot,
viens m’avertir partout où je serai ; que rien ne t’arrête,pas même la
vie d’un homme. »

– Seigneur ! que peut donc renfermer ce coffret ?

– Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu’on me
l’avait donné en garde, et que je me le suis laissé prendre.Ah ! voilà
mon cheval. Par le fils, qui est au collège, je saurai bien où est le père.

Et, embrassant une dernière fois sa femme et sa fille, le
fermier sauta en selle, et partit au grand galop à travers terres,dans la
direction de la route de Paris.

Chapitre 9Route de Paris

Revenons à Pitou.

Pitou était poussé en avant par les deux plus grands stimulants
de ce monde : la Peur et l’Amour.

La Peur lui avait dit directement :

– Tu peux être arrêté ou battu ; prends garde à toi,
Pitou !

Et cela suffisait pour le faire courir comme un daim.

L’Amour lui avait dit par la voix de Catherine :

– Sauvez-vous vite, mon cher Pitou !

Et Pitou s’était sauvé.

Les deux stimulants, comme nous l’avons dit, faisaient que Pitou
ne courait pas, Pitou volait.

Décidément, Dieu est grand ; Dieu est infaillible.

Comme les longues jambes de Pitou, qui lui paraissaient
nouées, et ses énormes genoux, si disgracieux dans un bal, lui paraissaient
utiles dans la campagne, alors que son cœur, gonflé par la crainte,battait
trois pulsations à la seconde !

Ce n’était pas M. de Charny avec ses petits pieds, ses fins
genoux, et ses mollets symétriquement posés à leur place, qui eût couru ainsi.

Pitou se rappela cette jolie fable du cerf qui pleure sur
ses fuseaux devant une fontaine, et, quoiqu’il n’eût pas au front l’ornement
dans lequel le quadrupède voyait une compensation à ses jambes grêles, il se
reprocha d’avoir méprisé ses échalas.

C’était ainsi que la mère Billot appelait les jambes de
Pitou, lorsque Pitou regardait ses jambes devant un miroir.

Donc Pitou continuait d’arpenter par le bois, laissant
Cayolles à sa droite, Yvors à sa gauche, se retournant à chaque angle de
buisson pour voir, ou plutôt pour écouter, car, depuis longtemps,il ne voyait
plus rien, ses persécuteurs ayant été distancés par cette vélocité dont Pitou
venait de donner une si splendide preuve, en mettant tout d’abord entre eux et
lui une distance de mille pas, distance qui croissait à chaque instant.

Pourquoi Atalante était-elle mariée ! Pitou eût
concouru, et, certes, pour l’emporter sur Hippo mène, il n’eût pas eu besoin
d’employer, comme lui, le subterfuge de trois pommes d’or.

Il est vrai, comme nous l’avons dit, que les agents de M.
Pas-de-Loup, tout ravis de tenir le butin, ne se souciaient plus le moins du
monde de Pitou ; mais Pitou ne savait pas cela.

Cessant d’être poursuivi par la réalité, il continuait
d’être poursuivi par l’ombre.

Quant aux hommes noirs, ils avaient en eux-mêmes cette
confiance qui rend la créature paresseuse.

– Cours ! cours ! disaient-ils en mettant les
mains dans leur gousset, et en y faisant sonner la récompense dont venait de
les gratifier M. Pas-de-loup ; cours ! mon bonhomme, nous te retrouverons
toujours quand nous voudrons.

Ce qui, soit dit en passant, loin d’être une vaniteuse forfanterie,
était la plus exacte vérité.

Et Pitou continuait de courir, comme s’il eût pu entendre
les apartés des agents de M. Pas-de-Loup.

Lorsqu’il eut, en croisant sa marche savante, comme font les
fauves des bois pour dépister la meute, lorsqu’il eut entortillé ses traces
dans un réseau tellement embarrassé que Nemrod lui-même ne s’y fût pas reconnu,
il prit soudain son parti, qui consistait à faire un crochet à droite, afin de
rejoindre la route de Villers-Cotterêts à Paris, à la hauteur à peu près des
bruyères de Gondreville.

Cette résolution prise, il s’élança à travers les taillis,
coupa par angle droit, et, au bout d’un quart d’heure, aperçut la route
encadrée de ses sables jaunes et bordée de ses arbres verts.

Une heure après son départ de la ferme, il se trouvait sur
le pavé du roi.

Il avait fait quatre lieues et demie à peu près pendant
cette heure. C’est tout ce qu’on peut exiger d’un bon cheval lancé au grand
trot.

Il jeta un coup d’œil en arrière. Rien sur le chemin.

Il jeta un coup d’œil en avant. Deux femmes sur des ânes.

Pitou avait attrapé une mythologie à gravures du petit Gilbert.
On s’occupait fort de mythologie à cette époque.

L’histoire des dieux et des déesses de l’Olympe grec entrait
dans l’éducation des jeunes gens. À force de regarder les gravures,Pitou avait
appris la mythologie ; il avait vu Jupiter se déguiser en taureau pour séduire
Europe, en cygne, pour commettre des impudicités avec la fille de
Tyndare ; il avait vu enfin beaucoup d’autres dieux se livrer à des transformations
plus ou moins pittoresques ; mais qu’un agent de la police de Sa Majesté
se soit changé en âne, jamais ! Le roi Midas lui-même n’en eut que les
oreilles – et il était roi – et il faisait de l’or à volonté ;il avait
donc le moyen d’acheter la peau des quadrupèdes tout entière.

Un peu rassuré par ce qu’il voyait, ou plutôt par ce qu’il
ne voyait pas, Pitou fit une culbute sur l’herbe de la lisière,essuya avec sa
manche son gros visage tout rouge, et, couché dans le trèfle frais,il se livra
à la volupté de suer en repos.

Mais les douces émanations de la luzerne et de la marjolaine
ne pouvaient faire oublier à Pitou le petit salé de la mère Billot,et le
quartier de pain bis pesant une livre et demie que Catherine lui octroyait à
chaque repas, c’est-à-dire trois fois par jour.

Ce pain, qui coûtait alors quatre sous et demi la livre,
prix énorme, équivalant au moins à neuf sous de notre époque ;ce pain
dont toute la France manquait, et qui passait, lorsqu’il était mangeable, pour
la fabuleuse brioche dont la duchesse de Polignac disait ou conseillait aux Parisiens
de se nourrir quand ils n’auraient plus de farine.

Pitou se disait donc philosophiquement que mademoiselle
Catherine était la plus généreuse princesse du monde, et que la ferme du père
Billot était le plus somptueux palais de l’univers.

Puis, comme les Israélites au bord du Jourdain, il tournait
un œil mourant vers l’est, c’est-à-dire dans la direction de cette bienheureuse
ferme, en soupirant.

Au reste, soupirer n’est pas une chose désagréable pour un
homme qui a besoin de reprendre haleine après une course désordonnée.

Pitou respirait en soupirant, et il sentait ses idées, un instant
fort confuses et fort troublées, lui revenir avec le souffle.

– Pourquoi, se dit-il alors, m’est-il donc arrivé tant d’événements
extraordinaires dans un si court espace de temps ? Pourquoi plus
d’accidents en trois jours que pendant tout le reste de ma vie ?

« C’est que j’ai rêvé d’un chat qui me cherchait
querelle, dit Pitou.

Et il fit un geste qui indiquait que la source de tous ses
malheurs lui était suffisamment indiquée.

– Oui, ajouta Pitou après un moment de réflexion, mais ce
n’est pas une logique comme celle de mon vénérable abbé Fortier. Ce n’est point
parce que j’ai rêvé d’un chat irrité que toutes ces aventures m’arrivent. Le
songe n’a été donné à l’homme que comme avertissement.

« C’est pour cela, continua Pitou, que je ne sais plus
quel auteur a dit : « Tu as rêvé, prends garde. »Cave,
somniasti.

« Somniasti, se demanda Pitou, effarouché,
ferais-je donc encore un barbarisme ? Eh ! non, je ne fais qu’une
élision ; c’est somniavisti qu’il eût fallu dire en langue
grammaticale.

« C’est étonnant, continua Pitou en admiration devant
lui-même, comme je sais le latin depuis que je ne l’apprends plus. »

Et, sur cette glorification de lui-même, Pitou se remit en
marche.

Pitou marcha d’un pas allongé, quoique plus tranquille. Ce
pas pouvait donner deux lieues à l’heure.

Il en résultait que deux heures après s’être remis en route,
Pitou avait dépassé Nanteuil, et s’acheminait vers Dammartin.

Tout à coup, son oreille, exercée comme celle d’un Osage,
lui transmit le bruit d’un fer de cheval sonnant sur le pavé.

– Oh ! oh ! fit Pitou, scandant le fameux vers de
Virgile :

Quadrupe
dante pu item soni tu quatit ungula campum.

Et il regarda.

Mais il ne vit rien.

Étaient-ce les ânes qu’il avait laissés à Levignan et qui
avaient pris le galop ? Non, car l’ongle de fer, comme dit le poète,
retentissait sur le pavé, et Pitou, à Haramont, et même à Villers-Cotterêts,
n’avait connu que l’âne de la mère Sabot qui fût ferré, et encore parce que la
mère Sabot faisait le service de la poste entre Villers-Cotterêts et Crépy.

Il oublia donc momentanément le bruit qu’il avait entendu
pour en revenir à ses réflexions.

Quels étaient ces hommes noirs qui l’avaient interrogé sur
le docteur Gilbert, qui lui avaient lié les mains, qui l’avaient poursuivi, et
qu’enfin il avait distancés ?

D’où venaient ces hommes noirs parfaitement inconnus dans
tout le canton ?

Qu’avaient-ils de particulier à régler avec Pitou, lui qui
ne les avait jamais vus, et qui par conséquent ne les connaissait pas ?

Comment, ne les connaissant pas, le connaissaient-ils ?
Pourquoi mademoiselle Catherine lui avait-elle dit de partir pour Paris, et
pourquoi, afin de faciliter le voyage, lui avait-elle donné un louis de
quarante-huit francs, c’est-à-dire deux cent quarante livres de pain, à quatre
sous la livre, de quoi manger pendant quatre-vingts jours,c’est-à-dire pendant
près de trois mois, en se rationnant un peu ?

Mademoiselle Catherine supposait-elle que Pitou pût ou dût
rester quatre-vingts jours absent de la ferme ?

Tout à coup Pitou tressaillit.

– Oh ! oh ! dit-il, encore ce fer de cheval !

Et il se redressa.

– Cette fois, dit Pitou, je ne me trompe pas, le bruit que
j’entends est bien celui d’un cheval au galop ; je vais le voir à la
montée.

Pitou n’avait point achevé qu’un cheval apparut au point
culminant d’une petite côte qu’il venait de laisser derrière lui,c’est-à-dire
à quatre cents pas à peu près de Pitou.

Celui-ci, qui n’avait point admis qu’un agent de police se
fût transformé en âne, admit parfaitement qu’il eût pu monter à cheval pour poursuivre
plus rapidement la proie qui lui échappait.

La peur, qui l’avait un instant abandonné, saisit de nouveau
Pitou, et lui rendit des jambes plus longues et plus intrépides que celles dont
il avait fait un si merveilleux usage deux heures auparavant.

Aussi, sans réfléchir, sans regarder en arrière, sans même
essayer de dissimuler sa fuite, comptant sur l’excellence de son jarret
d’acier, Pitou, d’un seul bond, s’élança-t-il de l’autre côté du fossé qui
bordait la route, et se mit-il à fuir à travers champs dans la direction
d’ Ermenonville. Pitou ne savait pas ce qu’était Ermenonville. Il aperçut
seulement à l’horizon la cime de quelques arbres, et il se disait :

– Si j’atteins ces arbres, qui sont sans doute la lisière de
quelque forêt, je suis sauvé.

Et il piquait vers Ermenonville.

Cette fois, il s’agissait de vaincre un cheval à la course.
Ce n’étaient plus des pieds qu’avait Pitou, c’étaient des ailes.

D’autant plus qu’après avoir fait cent pas à travers terres
à peu près, Pitou avait jeté les yeux en arrière, et avait vu le cavalier
faisant faire à son cheval l’immense saut qu’il avait fait lui-même par-dessus
le fossé de la route.

À partir de ce moment, il n’y avait plus eu de doute pour le
fugitif que ce ne fût à lui qu’en voulait le cavalier, et le fugitif avait
redoublé de vitesse, ne tournant plus même la tête de peur de perdre du temps.
Ce qui pressait sa course, maintenant, ce n’était plus le bruit du fer sur le
pavé : le bruit s’amortissait dans les luzernes et dans les
jachères ; ce qui pressait sa course, c’était comme un cri qui le
poursuivait, la dernière syllabe de son nom prononcée par le cavalier, un
« hou ! hou ! » qui semblait l’écho de sa colère, et qui
passait dans l’air au travers duquel il faisait son sillage.

Mais, au bout de dix minutes de cette course dératée, Pitou
sentit sa poitrine s’alourdir, sa tête s’engorger. Ses yeux commencèrent à
vaciller dans leurs orbites. Il lui sembla que ses genoux prenaient un développement
considérable, que ses reins s’emplissaient de petites pierres. De temps en
temps il butait sur les sillons, lui qui d’ordinaire levait si haut les pieds
en courant que l’on voyait tous les clous de ses souliers.

Enfin le cheval, né supérieur à l’homme dans l’art de courir,
gagna sur le bipède Pitou, qui entendait en même temps la voix du cavalier qui
criait non plus : « Hou ! hou ! » mais bel et
bien : « Pitou ! Pitou ! »

C’en était fait : tout était perdu.

Cependant Pitou essaya de continuer la course ; c’était
devenu une espèce de mouvement machinal ; il allait, emporté par la force
répulsive ; tout à coup les genoux lui manquèrent. Il chancela, et
s’allongea, en poussant un grand soupir, la face contre terre.

Mais en même temps qu’il se couchait, bien décidé de ne plus
se relever, avec sa volonté du moins, il reçut un coup de fouet qui lui sangla
les reins. Un gros juron qui ne lui était pas étranger retentit, et une voix
bien connue lui cria :

– Ah ça ! butor ; ah ça ! imbécile, tu as
donc juré de faire crever Cadet.

Ce nom de Cadet acheva de fixer les irrésolutions de Pitou.

– Ah ! s’écria-t-il en faisant un demi-tour sur
lui-même, de sorte qu’au lieu de se trouver couché sur le ventre,il se trouva
couché sur le dos. Ah ! j’entends la voix de M. Billot.

C’était en effet le père Billot. Quand Pitou se fut bien
assuré de l’identité, il se mit sur son séant.

Le fermier, de son côté, avait arrêté Cadet tout ruisselant
d’écume blanche.

– Ah ! cher monsieur Billot, s’écria Pitou, que vous
êtes bon de courir comme cela après moi ! Je vous jure bien que je serais
revenu à la ferme après avoir mangé le double louis de mademoiselle Catherine.
Mais, puisque vous voilà, tenez, reprenez votre double louis, car,au bout du
compte, il est à vous, et retournons à la ferme.

– Mille diables ! dit Billot ; il s’agit bien de
la ferme ! Où sont les mouchards ?

– Les mouchards ! demanda Pitou, qui ne comprenait pas
bien la signification de ce mot, entré depuis peu de temps dans le vocabulaire
de la langue.

– Eh ! oui, les mouchards, dit Billot, les hommes
noirs, si tu comprends mieux.

– Ah ! les hommes noirs ! Vous pensez bien, cher
monsieur Billot, que je ne me suis pas amusé à les attendre.

– Bravo ! Ils sont derrière, alors.

– Mais, je m’en flatte ; après une course comme celle
que j’ai accomplie, c’est bien le moins, ce me semble.

– Alors, si tu es certain de ton affaire, pourquoi fuyais-tu
ainsi ?

– Mais parce que je croyais que c’était leur chef qui, pour
ne pas en avoir le démenti, me poursuivait à cheval.

– Allons ! allons ! tu n’es pas si maladroit que
je croyais. Alors, du moment où le chemin est libre, sus !sus ! à
Dammartin.

– Comment ! sus ! sus !

– Oui, lève-toi, et viens avec moi.

– Nous allons donc à Dammartin ?

– Oui. Je prendrai un cheval chez le compère Lefranc, je lui
laisserai Cadet, qui n’en peut plus, et nous pousserons ce soir jusqu’à Paris.

– Soit ! monsieur Billot, soit.

– Eh bien ! sus ! sus !

Pitou fit un effort pour obéir.

– Je le voudrais bien, cher monsieur Billot, mais je ne puis
pas, dit-il.

– Tu ne peux pas te lever ?

– Non.

– Mais tu as bien fait le saut de carpe, tout à l’heure.

– Oh ! tout à l’heure ce n’est pas étonnant, j’ai
entendu votre voix, et en même temps j’ai reçu un coup de fouet sur l’échine.
Mais ces choses-là ne réussissent qu’une fois ; à présent je suis
accoutumé à votre voix, et quant à votre fouet, je suis bien sûr maintenant que
vous ne l’appliquerez plus qu’à la gouverne de ce pauvre Cadet, quia presque
aussi chaud que moi.

La logique de Pitou, qui à tout prendre n’était autre que
celle de l’abbé Fortier, persuada et toucha presque le fermier.

– Je n’ai pas le temps de m’attendrir sur ton sort, dit-il à
Pitou. Mais, voyons, fais un effort et monte en croupe sur Cadet.

– Mais, dit Pitou, c’est pour le coup qu’il crèvera, pauvre
Cadet !

– Bah ! dans une demi-heure, nous serons chez le père Lefranc.

– Mais, cher monsieur Billot, il me semble, dit Pitou, que
c’est parfaitement inutile que j’aille chez le père Lefranc,moi.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que, si vous avez besoin à Dammartin, je n’y ai pas
besoin, moi.

– Oui, mais moi, j’ai besoin que tu viennes à Paris. À
Paris, tu me serviras. Tu as les poings solides, et j’ai pour certain que l’on
ne tardera point à se distribuer des horions là-bas.

– Ah ! ah ! fit Pitou charmé de la perspective,
vous croyez ?

Et il se hissa sur Cadet, Billot le tirant à lui comme un
sac de farine.

Le bon fermier regagna la route, et fit si bien de la bride,
des genoux et des éperons, qu’en moins d’une demi-heure, comme il l’avait dit,
on fut à Dammartin.

Billot avait fait son entrée dans la ville par une ruelle à
lui connue. Il gagna la ferme du père Lefranc, et, laissant Pitou et Cadet au
milieu de la cour, il courut droit à la cuisine où le père Lefranc,qui allait
sortir pour faire un tour dans les champs, boutonnait ses guêtres.

– Vite, vite, compère, lui dit-il avant que celui-ci ne fût
revenu de son étonnement, ton cheval le plus solide.

– C’est Margot, dit Lefranc ; elle est justement toute
sellée, la bonne bête. J’allais monter à cheval.

– Eh bien ! soit, Margot. Seulement, il est possible
que je la crève, je t’en préviens.

– Bon ! crever Margot, et pourquoi cela, je te le
demande ?

– Parce qu’il faut que ce soir même je sois à Paris, dit
Billot d’un air sombre.

Et il fit à Lefranc un geste maçonnique des plus significatifs.

– Crève Margot, en ce cas, dit le père Lefranc, tu me donneras
Cadet.

– C’est dit.

– Un verre de vin ?

– Deux.

– Mais tu n’es pas seul, ce me semble ?

– Non, j’ai là un brave garçon que j’emmène avec moi, et qui
est si fatigué qu’il n’a pas eu la force de venir jusqu’ici ;fais-lui
donner quelque chose.

– Tout de suite, tout de suite, dit le fermier.

En dix minutes les deux compères eurent avalé chacun leur
bouteille, et Pitou eut englouti un pain de deux livres et une demi-livre de lard.
Pendant qu’il mangeait, un valet de la ferme, bon diable, le bouchonnait avec
une poignée de luzerne fraîche, comme il eût fait d’un cheval favori.

Ainsi frictionné, ainsi restauré, Pitou avala à son tour un
verre de vin, prélevé d’une troisième bouteille, qui fut vidée avec d’autant
plus de vélocité que Pitou, comme nous l’avons dit, en avait pris sa part.
Après quoi Billot enfourcha Margot, et Pitou, raide comme un compas, fut remis
en croupe.

Aussitôt, la bonne bête, sollicitée par l’éperon, trotta
sous le double poids bravement vers Paris, sans cesser de chasser les mouches
avec sa robuste queue, dont les crins épais fouettaient la poussière sur le dos
de Pitou et cinglaient de temps en temps ses mollets maigres dans ses bas mal
tirés.

Chapitre 10Ce qui se passait au bout de la route que suivait Pitou,c’est-à-dire à Paris

De Dammartin à Paris, il y a encore huit lieues. Les quatre
premières lieues furent avalées assez facilement, mais, dès LeBourget, les
jambes de Margot, quoique sollicitées par les longues jambes de Pitou, finirent
par se raidir. La nuit s’obscurcissait.

En arrivant à La Villette, Billot crut apercevoir du côté de
Paris une grande flamme.

Il fit remarquer à Pitou la lueur rougeâtre qui montait à
l’horizon.

– Vous ne voyez donc pas, lui dit Pitou, que ce sont des
troupes qui bivouaquent, et qui ont allumé des feux.

– Comment ! des troupes ? fit Billot.

– Il y en a bien par ici, dit Pitou, pourquoi donc n’y en aurait-il
pas là-bas ?

En effet, en regardant avec attention à sa droite, le père
Billot vit la plaine Saint-Denis semée de détachements noirs qui marchaient
silencieusement dans l’ombre, infanterie et cavalerie.

Leurs armes reluisaient parfois aux pâles rayons des étoiles.

Pitou, que ses courses nocturnes dans la forêt avaient habitué
à voir dans l’obscurité, Pitou montra même à son maître des canons embourbés
jusqu’au moyeu des roues, au milieu des champs humides.

– Oh ! oh ! fit Billot. Il y a donc quelque chose
de nouveau là-bas ? Hâtons-nous, garçon, hâtons-nous.

– Oui, oui, il y a le feu là-bas, dit Pitou qui venait de se
hausser sur la croupe de Margot. Tenez ! tenez !voyez-vous les
étincelles ?

Margot s’arrêta. Billot sauta de son dos sur le pavé, et s’approchant
d’un groupe de soldats bleus et jaunes qui bivouaquaient sous les arbres de la
route :

– Camarades, leur demanda-t-il, pouvez-vous me dire ce qu’il
y a de nouveau à Paris ?

Mais les soldats se contentèrent de lui répondre par quelques
jurons prononcés en langue allemande.

– Que diable disent-ils ? demanda Billot à Pitou.

– Ce n’est point du latin, cher monsieur Billot, répondit Pitou
fort tremblant ; voilà tout ce que je puis vous affirmer.

Billot réfléchit et regarda.

– Imbécile que je suis ! dit-il, d’aller m’adresser aux
Kaiserliks.

Et, dans sa curiosité, il demeurait immobile au milieu de la
route.

Un officier vint à lui.

– Bassez vodre jemin, dit-il, bassez vide.

– Pardon, capitaine, répondit Billot, mais c’est que je vais
à Paris.

– Abrés ?

– Et comme je vous vois en travers du chemin, je crains
qu’on ne passe pas aux barrières.

– On basse.

Et Billot remonta à cheval et passa en effet.

Mais ce fut pour tomber dans les hussards de Bercheny, qui
encombraient La Villette.

Cette fois, il avait affaire à des compatriotes, il
questionna avec plus de succès.

– Monsieur, demanda-t-il, qu’y a-t-il donc de nouveau à
Paris, s’il vous plaît ?

– Il y a que vos enragés Parisiens, dit un hussard, veulent
avoir leur Necker, et qu’ils nous tirent des coups de fusil, comme si cela nous
regardait, nous.

– Avoir Necker ! s’écria Billot. Ils l’ont donc
perdu ?

– Certainement, puisque le roi l’a destitué.

– Le roi a destitué M. Necker ! fit Billot avec la
stupeur d’un adepte qui crie au sacrilège ; le roi a destitué ce grand
homme ?

– Oh ! mon Dieu ! oui, mon brave, et il y a même
plus, ce grand homme est en route pour Bruxelles.

– Eh bien ! nous allons rire, en ce cas, s’écria Billot
d’une voix terrible, sans se soucier du danger qu’il courait à faire ainsi de
l’insurrection au milieu de douze ou quinze cents sabres royalistes.

Et il remonta encore sur Margot, la poussant avec de cruels
talonnements jusqu’à la barrière.

À mesure qu’il s’avançait, il voyait l’incendie gagner et rougir ;
une longue colonne de feu montait de la barrière au ciel.

C’était la barrière même qui brûlait.

Une foule hurlante, furieuse, mêlée de femmes, qui, selon
l’habitude, menaçaient et criaient plus haut que les hommes,attisait la flamme
avec des débris de charpente, les meubles et les effets des commis de l’octroi.

Sur la route, les régiments hongrois et allemands regardaient
l’arme au pied cette dévastation, et ne sourcillaient pas.

Billot ne s’arrêta point à ce rempart de flammes. Il lança
Margot à travers l’incendie, Margot franchit bravement la barrière incandescente ;
mais arrivé à l’autre côté de la barrière, il dut s’arrêter devant une masse
compacte de peuple qui refluait du centre de la ville aux faubourgs, les uns
chantant, les autres criant : « Aux armes ! »

Billot avait l’air de ce qu’il était, c’est-à-dire d’un bon
fermier qui vient à Paris pour ses affaires. Peut-être criait-il un peu
haut : « Place ! place ! » Mais Pitou répétait si
poliment après lui : « Place ! s’il vous plaît,
place ! » que l’un corrigeait l’autre. Nul n’avait intérêt à empêcher
Billot d’aller à ses affaires : on le laissa passer.

Margot avait retrouvé ses forces ; le feu lui avait
roussi le poil ; toutes ces clameurs inaccoutumées la préoccupaient.
C’était Billot qui maintenant était obligé de comprimer son dernier effort,
dans la crainte d’écraser les nombreux curieux amassés devant les portes, et
les curieux non moins nombreux quittant les portes pour courir à la barrière.

Billot s’avança tant bien que mal, tirant Margot à droite,tirant
Margot à gauche jusqu’au boulevard ; mais au boulevard forcelui fut de
s’arrêter.

Un cortège défilait venant de la Bastille et marchait vers
le Garde-Meuble, ces deux nœuds de pierre qui attachaient à cette époque sa ceinture
aux flancs de Paris.

Ce cortège, qui encombrait le boulevard, suivait une civière.
Sur cette civière deux bustes étaient portés : l’un voilé par un crêpe,
l’autre couronné de fleurs.

Le buste voilé par un crêpe était le buste de Necker, ministre
non pas disgracié, mais renvoyé ; l’autre, c’est-à-dire le buste couronné
de fleurs, était le buste du duc d’Orléans, qui avait pris hautement à la cour
le parti de l’économiste de Genève.

Billot s’informa de ce que c’était que cette procession, on
lui dit que c’était un hommage populaire rendu à M. Necker et à son défenseur
le duc d’Orléans.

Billot était né dans un pays où le nom du duc d’Orléans
était vénéré depuis un siècle et demi. Billot appartenait à la secte
philosophique, et par conséquent regardait Necker, non seulement comme un grand
ministre, mais comme un apôtre de l’humanité.

C’était plus qu’il n’en fallait pour exalter Billot. Il
sauta à bas de son cheval sans trop savoir ce qu’il faisait,criant :
« Vive le duc d’Orléans ! Vive Necker ! » et se mêla à la
foule.

Une fois mêlé à la foule, la liberté individuelle disparaît.
Comme chacun sait, on cesse d’avoir son libre arbitre, on veut ce que veut la
foule, on fait ce qu’elle fait. Billot avait, au reste, d’autant plus de
facilité à se laisser entraîner, qu’il était bien plutôt à la tête qu’à la
queue du mouvement.

Le cortège criait à tue-tête : « Vive
Necker ! Plus de troupes étrangères ! À bas les troupes
étrangères ! »

Billot mêla sa voix puissante à toutes ces voix.

Une supériorité, quelle qu’elle soit, est toujours appréciée
par le peuple. Le Parisien des faubourgs à la voix grêle ou rauque,affaiblie
par l’inanition ou rongée par le vin, le Parisien du faubourg apprécia la voix
pleine, fraîche et sonore de Billot et lui fit place, de sorte que sans être
trop bousculé, trop coudoyé, trop étouffé, Billot finit par parvenir jusqu’à la
civière.

Au bout de dix minutes, un des porteurs, dont l’enthousiasme
dépassait les forces, lui céda sa place.

Billot, on le voit, avait fait rapidement son chemin.

La veille, simple propagateur de la brochure du docteur
Gilbert, il était, le lendemain, un des instruments du triomphe de Necker et du
duc d’Orléans.

Mais, à peine parvenu à ce poste, une idée lui traversa l’esprit.

Qu’était devenu Pitou ? Qu’était devenue Margot ?

Tout en portant sa civière, Billot retourna la tête, et, à
la lueur des flambeaux qui accompagnaient et éclairaient le cortège, à la lueur
des lampions qui illuminaient toutes les fenêtres, il aperçut, au milieu du
cortège, une espèce d’éminence ambulante formée de cinq ou six hommes
gesticulant et criant.

Au milieu de ces gesticulations et de ces cris, il était
facile de distinguer la voix et de reconnaître les longs bras de Pitou.

Pitou faisait ce qu’il pouvait pour défendre Margot, mais,
malgré ses efforts, Margot avait été envahie. Margot ne portait plus Billot et
Pitou, poids fort honorable déjà pour la pauvre bête.

Margot portait tout ce qui avait pu tenir sur son dos, sur
sa croupe, sur son cou et sur son garrot.

Margot ressemblait, dans la nuit qui grandit à fantaisie
tous les objets, à un éléphant chargé de chasseurs allant à la battue du tigre.

La vaste échine de Margot avait cinq ou six énergumènes qui
s’y étaient établis en criant : « Vive Necker ! Vive le duc
d’Orléans ! À bas les étrangers ! »

Ce à quoi Pitou répondait :

– Vous allez étouffer Margot.

L’ivresse était générale.

Billot eut un instant l’idée d’aller porter secours à Pitou
et à Margot ; mais il réfléchit que s’il renonçait un instant à l’honneur
qu’il avait conquis de porter un des bâtons de la civière, il ne rattraperait
peut-être plus son bâton. Puis il songea, au bout du compte, que par le troc
projeté avec le père Lefranc, de Cadet contre Margot, Margot lui appartenait,
et que, dût-il arriver malheur à Margot, au bout du compte c’était une affaire
de trois ou quatre cents livres, et que lui Billot était bien assez riche pour
faire le sacrifice de trois ou quatre cents livres à la patrie.

Pendant ce temps, le cortège marchait toujours, il avait
obliqué à gauche et était descendu, par la rue Montmartre, jusqu’à la place des
Victoires. Arrivé au Palais-Royal un grand encombrement empêchait de passer,
une troupe d’hommes avec des feuilles vertes aux chapeaux criaient :
« Aux armes ! »

Il fallait se reconnaître ; ces hommes qui encombraient
la rue Vivienne étaient-ils amis ou ennemis ? Le vert était la couleur du
comte d’Artois. Pourquoi les cocardes vertes ?

Après un instant de conférences, tout s’expliqua.

En apprenant le renvoi de Necker, un jeune homme était sorti
du café Foy, était monté sur une table, et avait, en montrant un pistolet,
crié : « Aux armes ! »

À ce cri, tous les promeneurs du Palais s’étaient réunis autour
de lui en criant : « Aux armes ! »

Nous l’avons déjà dit, tous les régiments étrangers étaient
massés autour de Paris. On eût dit une invasion autrichienne :les noms de
ces régiments effarouchaient les oreilles françaises :c’étaient Reynac,
Salis-Samade, Diesbach, Esterhazy, Rœmer ; il n’y avait qu’à les nommer
pour faire comprendre à la foule que l’on prononçait des noms ennemis. Le jeune
homme les nomma ; il annonça que les Suisses campés aux Champs-Élysées,
avec quatre pièces de canon, devaient entrer le même soir dans Paris, précédés
des dragons du prince de Lambesc. Il proposa une cocarde nouvelle qui ne fût
pas la leur, arracha une feuille de marronnier et la mit à son chapeau. À
l’instant même, tous les assistants l’avaient imité. Trois mille personnes
avaient, en dix minutes, dépouillé les arbres du Palais-Royal.

Le matin le nom du jeune homme était ignoré, le soir il
était dans toutes les bouches.

Ce jeune homme se nommait Camille Desmoulins.

On se reconnut, on fraternisa, on s’embrassa ; puis le
cortège continua sa route.

Pendant le moment de halte qui venait d’être fait, la curiosité
de ceux qui ne pouvaient rien voir, même en se haussant sur la pointe des
pieds, avait surchargé Margot d’un nouveau poids à sa bride, à sa selle, à sa
croupière, à ses étriers, de sorte qu’au moment de se remettre en marche, la
pauvre bête s’était littéralement écroulée sous le poids qui la surchargeait.

Au coin de la rue Richelieu, Billot jeta un regard en
arrière : Margot avait disparu.

Il poussa un soupir adressé à la mémoire de la malheureuse
bête ; puis, réunissant toutes les forces de sa voix, il appela trois fois
Pitou, comme faisaient les Romains aux funérailles de leurs parents ; il
lui sembla entendre sortir du sein de la foule une voix qui répondait à sa
voix. Mais cette voix était perdue dans les clameurs confuses qui  montaient au
ciel, moitié menaces, moitié acclamations.

Le cortège marchait toujours.

Toutes les boutiques étaient fermées : mais toutes les
fenêtres étaient ouvertes, et de toutes les fenêtres sortaient des encouragements
qui tombaient, pleins d’enivrement, sur les promeneurs.

On arriva ainsi à la place Vendôme.

Mais, arrivé là, le cortège fut arrêté par un obstacle imprévu.

Pareille à ces troncs d’arbres que roulent les flots d’une rivière
débordée et qui, rencontrant la pile d’un pont, rebondissent en arrière sur les
débris qui les suivent, l’armée populaire trouva un détachement de Royal-Allemand
sur la place Vendôme.

Ces soldats étrangers étaient des dragons, qui, voyant
l’inondation qui montait par la rue Saint-Honoré, et qui commençait à déborder
sur la place Vendôme, lâchèrent la bride à leurs chevaux impatients de stationner
là depuis cinq heures, et partirent à fond de train, chargeant le peuple.

Les porteurs de la civière reçurent le premier choc, et furent
renversés sous le fardeau. Un Savoyard, qui marchait devant Billot,se releva
le premier, releva l’effigie du duc d’Orléans, et, la fixant au bout d’un
bâton, l’éleva au-dessus de sa tête en criant : « Vive le duc
d’Orléans ! » qu’il n’avait jamais vu, ou :« Vive
Necker ! » qu’il ne connaissait pas.

Billot allait en faire autant du buste de Necker, mais il
avait été prévenu. Un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans,assez
élégamment mis pour mériter le nom de muscadin, l’avait suivi des yeux, ce qui
lui était plus facile à lui qu’à Billot qui le portait, et aussitôt que le
buste avait touché la terre s’était précipité dessus.

Le fermier chercha donc inutilement à terre ; le buste
de Necker était déjà au bout d’une espèce de pique, et, rapproché de celui du
duc d’Orléans, ralliait autour de lui une bonne partie du cortège.

Tout à coup, une lueur illumine la place. Au même instant
une détonation se fait entendre, les balles sifflent ; quelque chose de
pesant frappe Billot au front : il tombe. Au premier moment,Billot se
croit mort.

Mais comme le sentiment ne l’a pas abandonné, comme, à part
une vive douleur à la tête, il ne se sent aucun mal, Billot comprend qu’il est
blessé tout au plus, porte la main à son front pour s’assurer de la gravité de
la blessure, et s’aperçoit à la fois qu’il n’a qu’une contusion à la tête, et
que ses mains sont rouges de sang.

Le jeune homme aux beaux habits qui précédait Billot venait
de recevoir une balle au milieu de la poitrine. C’était lui qui était mort. Ce
sang, c’était le sien. Ce choc qu’avait éprouvé Billot, c’était le buste de
Necker qui, perdant son soutien, lui était tombé sur la tête.

Billot pousse un cri, moitié de rage, moitié de terreur.

Il s’écarte du jeune homme qui se débat dans les convulsions
de l’agonie. Ceux qui l’entourent s’écartent comme lui, et le cri qu’il a poussé,
répété par la foule, se prolonge comme un funèbre écho dans les derniers
groupes de la rue Saint-Honoré.

Ce cri, c’est une nouvelle rébellion. Une seconde détonation
se fait entendre, et aussitôt des trous profonds creusés dans les masses
signalent le passage des projectiles.

Ramasser le buste dont toute la face est souillée de sang,
l’élever au-dessus de sa tête, protester avec sa voix mâle au risque de se
faire tuer comme le beau jeune homme dont le corps gît à ses pieds,c’est ce
que l’indignation inspire à Billot, et ce qu’il fait dans le premier instant de
son enthousiasme.

Mais aussitôt une main large et vigoureuse se pose sur
l’épaule du fermier, et appuie de telle façon qu’il est forcé de plier sous le
poids. Le fermier veut se dérober à l’étreinte, une autre main non moins lourde
que la première tombe sur son autre épaule. Il se retourne rugissant pour voir
à quelle espèce d’antagoniste il a affaire.

– Pitou ! s’écria-t-il.

– Oui, oui, répond Pitou, baissez-vous un peu et vous allez
voir.

Et, redoublant d’efforts, Pitou parvient à coucher près de
lui le fermier récalcitrant.

À peine lui a-t-il amené la face contre terre, qu’une
seconde détonation retentit. Le Savoyard qui porte le buste du duc d’Orléans
fléchit à son tour, frappé d’une balle à la cuisse.

Puis on entend le broiement du pavé sous le fer. Les dragons
chargent une seconde fois ; un cheval, échevelé et furieux comme celui de
l’Apocalypse, passe au-dessus du malheureux Savoyard, qui sent le froid d’une
lance pénétrer dans sa poitrine. Il tombe sur Billot et Pitou.

La tempête passe portant jusqu’au fond de la rue, où elle
s’engouffre, la terreur et la mort ! Les cadavres seuls restent sur le
pavé. Tout fuit par les rues adjacentes. Les fenêtres se ferment.Un silence
lugubre succède aux cris d’enthousiasme et aux clameurs de colère.

Billot attendit un instant, toujours maintenu par le prudent
Pitou ; puis sentant que le danger s’éloignait avec le bruit,il se
souleva sur un genou, tandis que Pitou, à la manière des lièvres dans leur
gîte, commençait à dresser non pas la tête, mais l’oreille.

– Eh bien ! monsieur Billot, dit Pitou, je crois que
vous disiez vrai, et que nous sommes arrivés au bon moment.

– Allons, aide-moi.

– À quoi faire, à nous sauver ?

– Non ; le jeune muscadin est mort, mais le pauvre Savoyard
n’est qu’évanoui, à ce que je pense. Aide-moi à le charger sur mon dos ;
nous ne pouvons le laisser ici, pour qu’il soit achevé par ces damnés Allemands.

Billot parlait une langue qui allait droit au cœur de Pitou.
Il ne trouva rien à répondre, si ce n’était d’obéir. Il prit le corps du
Savoyard évanoui et sanglant, et le chargea, comme il eût fait d’un sac, sur
l’épaule du robuste fermier, qui, voyant la rue Saint-Honoré libre et déserte
en apparence, prit avec Pitou le chemin du Palais-Royal.

Chapitre 11La nuit du 12 au 13 juillet

La rue avait d’abord paru vide et déserte à Billot et à
Pitou, parce que les dragons s’engageant à la poursuite de la masse des fuyards
avaient remonté le marché Saint-Honoré, et s’étaient répandus dans les rues
Louis-le-Grand et Gaillon ; mais à mesure que Billot s’avançait vers le
Palais-Royal, en rugissant instinctivement et à demi-voix le mot vengeance, des
hommes apparaissaient au coin des rues, à la sortie des allées, au seuil des
portes cochères, qui, d’abord muets et effarés, regardaient autour d’eux, et
assurés de l’absence des dragons, faisaient cortège à cette marche funèbre, en
répétant d’abord à demi-voix, ensuite tout haut, enfin à grands cris, le
mot : « Vengeance ! vengeance ! »

Pitou marchait derrière le fermier, le bonnet du Savoyard à
la main.

Ils arrivèrent ainsi, funèbre et effrayante procession, sur
la place du Palais-Royal, où tout un peuple ivre de colère tenait conseil, et
sollicitait l’appui des soldats français contre les étrangers.

– Qu’est-ce que c’est que ces hommes en uniforme ? demanda
Billot en arrivant sur le front d’une compagnie qui se tenait,l’arme au pied,
barrant la place du Palais-Royal, de la grande porte du château à la rue de
Chartres.

– Ce sont les gardes-françaises ! crièrent plusieurs
voix.

– Ah ! dit Billot en s’approchant et en montrant le
corps du Savoyard, qui n’était plus qu’un cadavre, aux soldats.Ah ! vous
êtes Français, et vous nous laissez égorger par des Allemands !

Les gardes-françaises firent malgré elles un mouvement en
arrière.

– Mort ! murmurèrent quelques voix dans les rangs.

– Oui, mort ! Mort assassiné, lui et bien d’autres.

– Et par qui ?

– Par les dragons du Royal-Allemand. N’avez-vous donc pas
entendu les cris, les coups de feu, le galop des chevaux ?

– Si fait ! si fait ! crièrent deux ou trois cents
voix, on égorgeait le peuple sur la place Vendôme.

– Et vous êtes du peuple, mille dieux ! s’écria Billot
en s’adressant aux soldats ; c’est donc une lâcheté à vous de laisser
égorger vos frères !

– Une lâcheté ! murmurèrent quelques voix menaçantes
dans les rangs.

– Oui… une lâcheté ! Je l’ai dit et je le répète.
Allons, continua Billot en faisant trois pas vers le point d’où étaient venues
les menaces ; n’allez-vous pas me tuer, moi, pour prouver que vous n’êtes
pas des lâches ?

– Eh bien ! c’est bon… c’est bon…, dit un des
soldats ; vous êtes un brave, mon ami ; mais vous êtes bourgeois, et
vous pouvez faire ce que vous voulez ; mais le militaire est soldat, et il
a une consigne.

– De sorte, s’écria Billot, que si vous receviez l’ordre de
tirer sur nous, c’est-à-dire sur des hommes sans armes, vous tireriez, vous,
les successeurs des hommes de Fontenoy, qui rendiez des points aux Anglais en
leur disant de faire feu les premiers !

– Moi, je sais bien que je ne ferais pas feu, dit une voix
dans les rangs.

– Ni moi, ni moi, répétèrent cent voix.

– Alors, empêchez donc les autres de faire feu sur nous, dit
Billot. Nous laisser égorger par les Allemands, c’est exactement comme si vous
nous égorgiez vous-mêmes.

– Les dragons ! les dragons ! crièrent plusieurs
voix, en même temps que la foule, repoussée, commençait à déborder sur la
place, en fuyant par la rue Richelieu.

Et l’on entendait, encore éloigné, mais se rapprochant, le
galop d’une lourde cavalerie retentissant sur le pavé.

– Aux armes ! aux armes ! criaient les fuyards.

– Mille dieux ! dit Billot en jetant à terre le corps
du Savoyard qu’il n’avait pas encore quitté, donnez-nous vos fusils, au moins,
si vous ne voulez pas vous en servir.

– Eh bien ! si fait, mille tonnerres ! nous nous
en servirons, dit le soldat auquel Billot s’était adressé, en dégageant des
mains du fermier son fusil que l’autre avait déjà empoigné. Allons,allons, aux
dents la cartouche ! Et si les Autrichiens disent quelque chose à ces
braves gens, nous verrons.

– Oui, oui, nous verrons, crièrent les soldats en portant
leur main à leur giberne et la cartouche à leur bouche.

– Oh ! tonnerre ! s’écria Billot piétinant, et
dire que je n’ai pas pris mon fusil de chasse. Mais il y aura peut-être bien un
de ces gueux d’Autrichiens de tué, et je prendrai son mousqueton.

– En attendant, dit une voix, prenez cette carabine, elle
est toute chargée.

Et en même temps un homme inconnu glissa une riche carabine
aux mains de Billot.

Juste en ce moment, les dragons débouchaient sur la place,
bousculant et sabrant tout ce qui se trouvait devant eux.

L’officier qui commandait les gardes-françaises fit quatre
pas en avant.

– Holà ! messieurs les dragons, cria-t-il,
halte-là ! s’il vous plaît.

Soit que les dragons n’entendissent pas, soit qu’ils ne voulussent
pas entendre, soit enfin qu’ils fussent emportés par une course trop violente
pour s’arrêter, ils voltèrent sur la place par demi-tour à droite,et heurtèrent
une femme et un vieillard qui disparurent sous les pieds des chevaux.

– Feu donc ! feu ! s’écria Billot.

Billot était près de l’officier, on put croire que c’était
l’officier qui criait. Les gardes-françaises portèrent le fusil à l’épaule, ils
firent un feu de file qui arrêta court les dragons.

– Eh ! messieurs les gardes, dit un officier allemand
s’avançant sur le front de l’escadron en désordre, savez-vous que vous faites
feu sur nous ?

– Pardieu ! si nous le savons, dit Billot.

Et il fit feu sur l’officier, qui tomba.

Alors les gardes-françaises firent une seconde décharge, et
les Allemands, voyant qu’ils avaient à faire cette fois, non plus à des
bourgeois fuyant au premier coup de sabre, mais à des soldats qui les
attendaient de pied ferme, tournèrent bride et regagnèrent la place Vendôme au
milieu d’une si formidable explosion de bravos et de cris de triomphe, que bon
nombre de chevaux s’emportèrent et allèrent briser la tête contre les volets
fermés.

– Vivent les gardes-françaises ! cria le peuple.

– Vivent les soldats de la patrie ! cria Billot.

– Merci, répondirent ceux-là, nous avons vu le feu et nous
voilà baptisés.

– Et moi aussi, dit Pitou, j’ai vu le feu.

– Eh bien ! demanda Billot.

– Eh bien ! je trouve que ce n’est pas aussi effrayant
que je me le figurais.

– Maintenant, dit Billot, qui avait eu le temps d’examiner
la carabine, et qui avait reconnu une arme d’un grand prix,maintenant, à qui
le fusil ?

– À mon maître, dit la même voix qui avait déjà parlé derrière
lui. Mais mon maître trouve que vous vous en servez trop bien pour vous le
reprendre.

Billot se retourna et aperçut un piqueur à la livrée du duc
d’Orléans.

– Et où est-il, ton maître ? demanda-t-il.

Le piqueur lui montra une jalousie entr’ouverte derrière
laquelle le prince venait de voir tout ce qui s’était passé.

– Il est donc avec nous, ton maître ? demanda Billot.

– De cœur et d’âme avec le peuple, dit le piqueur.

– En ce cas, encore une fois, vive le duc d’Orléans !
cria Billot. Amis, le duc d’Orléans est pour nous, vive le duc d’Orléans !

Et il montra la persienne derrière laquelle se tenait le
prince.

Alors la persienne s’ouvrit tout à fait, et le duc d’Orléans
salua trois fois.

Puis la persienne se referma.

Si courte qu’elle eût été, l’apparition avait porté l’enthousiasme
à son comble.

– Vive le duc d’Orléans ! vociférèrent deux ou trois
mille voix.

– Enfonçons les boutiques d’armuriers, dit une voix dans la
foule.

– Courons aux Invalides ! crièrent quelques vieux
soldats. Sombreuil a vingt mille fusils.

– Aux Invalides !

– À l’Hôtel de Ville ! s’exclamèrent plusieurs
voix ; le prévôt des marchands, Flesselles, a les clefs du dépôt des armes
des gardes, il les donnera.

– À l’Hôtel de Ville, répéta une fraction des assistants.

Et tout le monde s’écoula dans les trois directions qui
avaient été signalées.

Pendant ce temps, les dragons s’étaient ralliés autour du
baron de Bezenval et du prince de Lambesc sur la place LouisXV.

C’est ce qu’ignoraient Billot et Pitou, lesquels n’avaient
suivi aucune des trois troupes, et qui se trouvaient à peu près seuls sur la
place du Palais Royal.

– Eh bien ! cher monsieur Billot, où allons-nous s’il
vous plaît ? demanda Pitou.

– Eh ! dit Billot, j’aurais bien envie de suivre ces
braves gens. Non pas chez les armuriers, puisque j’ai une si belle carabine,
mais à l’Hôtel de Ville ou aux Invalides. Cependant, étant venu à Paris, non
pas pour me battre, mais pour savoir l’adresse de M. Gilbert, il me semble que
je devrais aller au collège Louis-le-Grand, où est son fils, quitte après cela,
quand j’aurai vu le docteur, à me rejeter dans tout le tohu-bohu.

Et les yeux du fermier lancèrent des éclairs.

– Aller d’abord au collège Louis-le-Grand me paraît chose
logique, dit sentencieusement Pitou, puisque nous sommes venus à Paris pour
cela.

– Prends donc un fusil, un sabre, une arme quelconque à l’un
de ces fainéants qui sont couchés là-bas, dit Billot, en montrant un des cinq
ou six dragons étendus à terre, et allons au collège Louis-le-Grand.

– Mais ces armes, dit Pitou en hésitant, elles ne sont point
à moi.

– À qui donc sont-elles ? demanda Billot.

– Elles sont au roi.

– Elles sont au peuple, dit Billot.

Et Pitou, fort de l’approbation du fermier, qu’il
connaissait pour un homme qui n’eût pas voulu faire tort à son voisin d’un
grain de millet, Pitou s’approcha avec toutes sortes de précautions du dragon
qui se trouvait être le plus près de lui ; et, après s’être assuré qu’il
était bien mort, il lui prit son sabre, son mousqueton et sa giberne.

Pitou avait bien envie de lui prendre son casque, seulement
il n’était pas sûr que ce que le père Billot avait dit des armes offensives
s’étendît jusqu’aux armes défensives.

Mais, tout en s’armant, Pitou tendit l’oreille vers la place
Vendôme.

– Oh ! oh ! dit-il, il me semble que voilà
Royal-Allemand qui revient.

En effet, on entendait le bruit d’une troupe de cavaliers
qui revenait au pas. Pitou se pencha à l’angle du café de la Régence, et
aperçut en effet, à la hauteur du marché Saint-Honoré, une patrouille de
dragons qui s’avançait le mousqueton sur la cuisse.

– Eh ! vite, vite, dit Pitou, les voilà qui reviennent.

Billot jeta les yeux autour de lui pour voir s’il y avait
moyen de faire résistance. La place était à peu près vide.

– Allons, dit-il, au collège Louis-le-Grand.

Et il prit la rue de Chartres, suivi de Pitou, qui, ignorant
l’usage du porte-mousqueton scellé à la ceinture, traînait son grand sabre.

– Mille dieux ! dit Billot, tu as l’air d’un marchand
de ferraille. Accroche-moi donc cette latte.

– Où ? demanda Pitou.

– Eh ! pardieu ! là, dit Billot.

Et il suspendit le sabre de Pitou à son ceinturon, ce qui
donna à celui-ci une célérité de marche qu’il n’eût pu atteindre sans cet
expédient.

La route se fit sans inconvénient jusqu’à la place Louis
XV ; mais là, Billot et Pitou retrouvèrent la colonne qui se rendait aux
Invalides, et qui fut arrêtée court.

– Eh bien ! demanda Billot, qu’y a-t-il donc ?

– Il y a qu’on ne passe pas au pont Louis XV.

– Et sur les quais ?

– Sur les quais non plus.

– Et à travers les Champs-Élysées ?

– Non plus.

– Alors, retournons sur nos pas et passons par le pont des
Tuileries.

La proposition était toute simple, et la foule, en suivant
Billot, montra qu’elle était prête à y accéder ; mais des sabres luisaient
à moitié chemin à peu près du jardin des Tuileries. Le quai était coupé par un
escadron de dragons.

– Ah çà ! mais ces maudits dragons, ils sont donc
partout ? murmura le fermier.

– Dites donc, cher monsieur Billot, dit Pitou, je crois que
nous sommes pris.

– Bah ! dit Billot, on ne prend pas cinq ou six mille
hommes, et nous sommes cinq ou six mille au moins.

Les dragons du quai s’avançaient lentement, il est vrai, au
petit pas, mais ils s’avançaient visiblement.

– Il nous reste la rue Royale, dit Billot. Viens par ici,
viens, Pitou.

Pitou suivit le fermier comme son ombre.

Mais une ligne de soldats fermait la rue, à la hauteur de la
Porte-Saint-Honoré.

– Ah ! ah ! dit Billot, tu pourrais bien avoir
raison, Pitou, mon ami.

– Hein ! se contenta de dire Pitou.

Mais ce seul mot exprimait, par l’accent avec lequel il
avait été prononcé, tout le regret qu’éprouvait Pitou de ne pass’être trompé.

La foule, par ses agitations et ses clameurs, prouvait
qu’elle n’était pas moins sensible que Pitou à la situation dans laquelle elle
se trouvait.

En effet, par une habile manœuvre, le prince de Lambesc
venait d’envelopper curieux et rebelles, au nombre de cinq ou six mille, et, fermant
le pont Louis XV, les quais, les Champs-Élysées, la rue Royale et les
Feuillant, il les tenait enfermés dans un grand arc de fer, dont la corde
était représentée par le mur du jardin des Tuileries, difficile à escalader, et
la grille du Pont-Tournant, presque impossible à forcer.

Billot jugea la situation : elle n’était pas bonne.
Cependant, comme c’était un homme calme, froid et plein de ressources dans le
danger, il jeta les yeux autour de lui, et, apercevant un amas de charpentes au
bord de la rivière :

– J’ai une idée, dit-il à Pitou ; viens.

Pitou suivit le père Billot sans lui demander quelle était
son idée.

Billot s’avança vers les charpentes, en empoigna une, et se
contenta de dire à Pitou : « Aide-moi. »

Pitou, de son côté, se contenta d’aider Billot sans lui demander
à quoi il l’aidait ; mais peu lui importait, il avait dans le fermier une
telle confiance, qu’il serait descendu avec lui aux enfers, sans même lui faire
observer que l’escalier lui paraissait long et la cave profonde.

Le père Billot avait pris la solive par un bout, Pitou la
prit par l’autre.

Tous deux regagnèrent le quai, portant un fardeau que cinq
ou six hommes de force ordinaire auraient eu peine à soulever.

La force est toujours un objet d’admiration pour la
foule ; si pressée qu’elle fût, elle s’écarta donc devant Billot et devant
Pitou.

Puis, comme on comprit que la manœuvre qui s’accomplissait
était sans doute une manœuvre d’intérêt général, quelques hommes marchèrent
devant Billot en criant : « Place !place ! »

– Dites donc, père Billot, demanda Pitou au bout d’une
trentaine de pas, allons-nous bien loin comme cela ?

– Nous allons jusqu’à la grille des Tuileries.

– Oh ! oh ! fit la foule, qui comprit.

Et elle s’écarta plus vivement encore qu’elle n’avait fait.

Pitou regarda, et vit que de la place où il était jusqu’à la
grille il n’y avait plus qu’une trentaine de pas.

– J’irai ! dit-il avec la brièveté d’un pythagoricien.

La besogne fut d’autant plus facile du reste à Pitou, que
cinq ou six hommes parmi les plus vigoureux prirent leur part du fardeau. Il en
résulta une accélération notable dans la marche.

En cinq minutes, on était en face de la grille.

– Allons, dit Billot, de l’ensemble.

– Bon, dit Pitou, je comprends ; nous venons de faire
une machine de guerre. Les Romains appelaient cela un bélier.

Et la solive, mise en mouvement, heurta d’un coup terrible
la serrure de la grille.

Les soldats qui montaient la garde à l’intérieur des Tuileries
accoururent pour s’opposer à l’invasion. Mais, au troisième coup,la porte
céda, tournant violemment sur ses gonds, et dans cette gueule béante et sombre
la foule s’engouffra.

Au mouvement qui se fit, le prince de Lambesc s’aperçut
qu’une issue était ouverte à ceux qu’il croyait ses prisonniers. La colère
s’empara de lui. Il fit faire un bond en avant à son cheval, pour mieux juger
de la situation. Les dragons échelonnés derrière lui crurent que l’ordre de charger
leur était donné, et le suivirent. Les chevaux, déjà échauffés, ne purent
modérer leur course ; les hommes, qui avaient à prendre une revanche de
leur échec de la place du Palais-Royal, n’essayèrent probablement pas de les
retenir.

Le prince vit qu’il lui serait impossible de modérer le mouvement,
se laissa emporter, et une clameur déchirante poussée par les femmes et les
enfants monta au ciel pour demander vengeance à Dieu.

Il se passa, au milieu de l’obscurité, une scène effroyable.
Ceux que l’on chargeait devinrent fous de douleur ; ceux qui chargeaient,
fous de colère.

Alors une espèce de défense s’organisa du haut des terrasses,
les chaises volèrent sur les dragons. Le prince de Lambesc, atteint à la tête,
riposta par un coup de sabre, sans songer qu’il frappait un innocent au lieu de
punir un coupable, et un vieillard de soixante-dix ans tomba.

Billot vit tomber l’homme et jeta un cri.

En même temps sa carabine fut à son épaule, un sillon de feu
traversa l’obscurité, et le prince était mort si le hasard n’eût fait au même
instant cabrer son cheval.

Le cheval reçut la balle dans le cou et s’abattit.

On crut le prince tué. Alors les dragons s’élancèrent dans
les Tuileries, poursuivant les fugitifs à coups de pistolet.

Mais les fugitifs, ayant désormais un grand espace,s’éparpillèrent
sous les arbres.

Billot rechargea tranquillement sa carabine.

– Ma foi ! tu avais raison, Pitou, dit-il, je crois que
nous sommes arrivés à temps.

– Si j’allais être brave, dit Pitou en déchargeant son mousqueton
au plus épais des dragons ; il me semble que ce n’est pas si difficile que
je le croyais.

– Oui, dit Billot ; mais la bravoure inutile n’est pas
de la bravoure. Viens par ici, Pitou, et prends garde de t’emmêler les jambes dans
ton sabre.

– Attendez-moi, cher monsieur Billot. Si je vous perdais, je
ne saurais plus où aller. Je ne connais pas Paris comme vous,moi ; je n’y
suis jamais venu.

– Viens, viens, dit Billot.

Et il prit la terrasse du bord de l’eau, jusqu’à ce qu’il
eut dépassé la ligne des troupes qui s’avançaient par les quais,mais cette
fois aussi rapidement qu’elles pouvaient, pour prêter main-forte,si besoin
était, aux dragons du prince de Lambesc.

Arrivé à l’extrémité de la terrasse, Billot s’assit sur le parapet
et sauta sur le quai.

Pitou en fit autant.

Chapitre 12 Ce qui se passait dans la nuit du 12 au 13 juillet 1789

Une fois sur le quai, les deux provinciaux, voyant briller
sur le pont des Tuileries les armes d’une nouvelle troupe qui,selon toute
probabilité, n’était pas une troupe amie, se glissèrent jusqu’aux extrémités du
quai, et descendirent le long de la berge de la Seine.

Onze heures sonnaient à l’horloge des Tuileries.

Une fois arrivés sous les arbres qui bordaient le fleuve,
beaux trembles et longs peupliers qui trempaient leurs pieds dans l’eau ;
une fois perdus sous l’obscurité de leur feuillage, le fermier et Pitou se
couchèrent sur le gazon, et ouvrirent un conseil.

Il s’agissait de savoir, et la question était posée par le
fermier, si l’on devait rester où l’on était, c’est-à-dire en sûreté, ou à peu
près, ou bien si l’on devait aller se rejeter au milieu du tumulte,et prendre
sa part de cette lutte qui paraissait devoir durer une partie de la nuit.

Cette question posée, Billot attendit la réponse de Pitou.

Pitou avait fort grandi en considération dans l’esprit du
fermier. D’abord par la science dont il avait fait montre la veille, et ensuite
par le courage dont il venait de faire preuve dans la soirée. Pitou sentait
cela instinctivement ; mais, au lieu d’en être plus fier, il n’en était
que plus reconnaissant au bon fermier. Pitou était humble naturellement.

– Monsieur Billot, dit-il, il est évident que vous êtes plus
brave, et moi moins poltron que je le croyais. Horace, qui cependant était un
autre homme que nous, sous le rapport de la poésie du moins, jeta ses armes et
s’enfuit au premier choc. Moi, j’ai mon mousqueton, ma giberne et mon sabre, ce
qui prouve que je suis plus brave qu’Horace.

– Eh bien ! où en veux-tu venir ?

– J’en veux venir à ceci, cher monsieur Billot, que l’homme
le plus brave peut être tué par une balle.

– Après ? fit le fermier.

– Après, cher monsieur, voilà : comme vous avez
annoncé, en quittant la ferme, le dessein de venir à Paris pour un objet important…

– Oh ! mille dieux ! c’est vrai, pour la cassette.

– Eh bien ! vous êtes venu pour la cassette, oui ou
non ?

– J’y suis venu pour la cassette, mille tonnerres ! et
pas pour autre chose.

– Si vous vous faites tuer par une balle, l’affaire pour laquelle
vous êtes venu ne se fera pas.

– En vérité, tu as dix fois raison, Pitou.

– Entendez-vous d’ici comme on brise et comme on crie ?
continua Pitou encouragé ; le bois se déchire comme du papier,le fer se
tord comme du chanvre.

– C’est que le peuple est en colère, Pitou.

– Mais, hasarda Pitou, il me semble que le roi l’est pas mal
aussi, en colère.

– Comment, le roi ?

– Sans doute, les Autrichiens, les Allemands, les Kaiserlicks,
comme vous les appelez, sont les soldats du roi. Eh bien !s’ils chargent
sur le peuple, c’est le roi qui leur ordonne de charger. Et pour que le roi
donne de pareils ordres, il faut bien qu’il soit en colère, lui aussi ?

– Tu as à la fois raison et tort, Pitou.

– Cela ne me parait pas possible, cher monsieur Billot, et
je n’ose pas vous dire que si vous eussiez étudié la logique, vous ne
hasarderiez pas un pareil paradoxe.

– Tu as raison et tu as tort, Pitou, et tu vas comprendre
comment.

– Je ne demande pas mieux ; mais je doute.

– Vois-tu Pitou, il y a deux partis à la cour ; celui
du roi, qui aime le peuple, et celui de la reine, qui aime les Autrichiens.

– C’est que le roi est français et la reine autrichienne,répondit
philosophiquement Pitou.

– Attends ! Avec le roi il y a M. Turgot, M.
Necker ; avec la reine il y a M. de Breteuil et les Polignac.Le roi n’est
pas le maître, puisqu’il a été obligé de renvoyer M. Turgot et M.Necker. C’est
donc la reine qui est la maîtresse, c’est-à-dire les Breteuil et les Polignac.
Voilà pourquoi tout va mal. Vois-tu, Pitou, le mal vient de madame Déficit.
Madame Déficit est en colère, et c’est en son nom que les troupes
chargent ; les Autrichiens défendent l’Autrichienne :c’est tout
simple.

– Pardon, monsieur Billot, demanda Pitou, mais déficit
est un mot latin qui veut dire il manque. Qu’est-ce qu’il manque
donc ?

– L’argent, mille dieux ! et c’est parce que l’argent
manque ; c’est parce que les favoris de la reine ont mangé cet argent qui
manque, qu’on appelle la reine madame Déficit. Ce n’est donc pas le roi qui est
en colère, mais la reine. Le roi n’est que fâché, fâché que tout aille si mal.

– Je comprends, dit Pitou ; mais la cassette ?

– C’est vrai ! c’est vrai ! Pitou ; cette
diablesse de politique m’entraîne toujours plus loin que je ne veux aller. Oui,
la cassette avant tout. Tu as raison, Pitou ; quand j’aurai vu le docteur
Gilbert, eh bien ! nous en reviendrons à la politique. C’est un devoir
sacré.

– Il n’y a rien de plus sacré que les devoirs sacrés, dit
Pitou.

– Allons-nous-en donc au collège Louis-le-Grand, où se
trouve Sébastien Gilbert, dit Billot.

– Allons, répondit Pitou en soupirant, car il lui fallait
quitter un lit de gazon moelleux, auquel il s’était accoutumé.

En outre, malgré la terrible surexcitation de la soirée, le
sommeil, hôte assidu des consciences pures et des reins moulus,descendait avec
tous ses pavots sur le vertueux et sur le moulut Ange Pitou.

Billot était déjà levé et Pitou se soulevait, quand la demie
sonna.

– Mais, dit Billot, à onze heures et demie le collège
Louis-le-Grand sera fermé, ce me semble.

– Oh ! bien certainement, dit Pitou.

– Puis, la nuit, on peut tomber dans une embuscade ; il
me semble que je vois des feux de bivouac du côté du Palais de Justice ;
on m’arrêtera ou l’on me tuera ; tu as raison, Pitou, il ne faut pas qu’on
m’arrête, il ne faut pas qu’on me tue.

C’était la troisième fois depuis le matin que Billot faisait
résonner aux oreilles de Pitou ces trois mots si flatteurs pour l’orgueil
humain : « Tu as raison. »

Pitou trouva qu’il n’avait rien de mieux à faire que de répéter
les paroles de Billot.

– Vous avez raison, répéta-t-il en se couchant sur le gazon.
Il ne faut pas qu’on vous tue, cher monsieur Billot.

Et cet te fin de phrase s’éteignit dans le gosier de Pitou.Vox
faucibus hœsit, aurait-il pu dire s’il eût veillé, mais il dormait.

Billot ne s’en aperçut pas.

– Une idée, dit-il.

– Ah ! ronfla Pitou.

– Écoute-moi, j’ai une idée ; malgré toutes les
précautions que je prends, je puis être tué, tué de près ou frappé de loin,
frappé à mort, peut-être, et mourir sur le coup ; si cela arrivait, il
faut que tu saches ce que tu dois dire à ma place au docteur Gilbert ;
mais sois muet, Pitou.

Pitou n’entendait pas, et, par conséquent, ne répondit
point.

– Si j’étais blessé à mort et que je ne pusse pas accomplir
ma mission, tu irais à ma place trouver le docteur Gilbert, et tu lui dirais…
m’entends-tu bien, Pitou ? dit le fermier en se baissant vers le jeune
homme, et tu lui dirais… Mais il ronfle, le malheureux !

Toute l’exaltation de Billot tomba devant le sommeil de Pitou.

– Dormons donc, dit-il.

Et il s’étendit près de son compagnon sans trop grommeler.
Car, quelque habitué que fût le fermier à la fatigue, la course de la journée
et les événements du soir n’étaient pas pour lui sans puissance soporative.

Et le jour parut après trois heures de leur sommeil, ou plutôt
de leur engourdissement.

Lorsqu’ils rouvrirent les yeux, Paris n’avait rien perdu de
cette farouche physionomie qu’ils lui avaient vue la veille,seulement plus de
soldats, le peuple partout.

Le peuple s’armant de piques fabriquées à la hâte, de fusils
dont la plupart ne savaient pas se servir, d’armes magnifiques d’un autre âge,
dont les porteurs admiraient les ornements d’or, d’ivoire et de nacre, sans en
comprendre l’usage et le mécanisme.

Aussitôt après la retraite des soldats, on avait pillé le
Garde-Meuble.

Et le peuple roulait vers l’Hôtel de Ville deux petits
canons.

Le tocsin sonnait à Notre-Dame, à l’Hôtel de Ville, dans
toutes les paroisses. On voyait sortir – d’où ? l’on n’en savait rien – de
dessous les pavés, des légions d’hommes et de femmes pâles,maigres, nus, qui,
la veille encore criaient : « Du pain ! » et qui
aujourd’hui criaient : « Des armes ! »

Rien de sinistre comme ces bandes de spectres qui, depuis un
ou deux mois, arrivaient de la province, passant les barrières silencieusement,
et s’installant dans Paris, affamé lui-même, comme les goules arabes dans un
cimetière.

Ce jour-là, toute la France, représentée à Paris par les affamés
de chaque province, criait à son roi : « Faites-nous libres » ;
à son Dieu : « Rassasiez-nous ! »

Billot, réveillé le premier, réveilla Pitou, et tous deux
s’acheminèrent vers le collège Louis-le-Grand, regardant autour d’eux en
frissonnant, épouvantés qu’ils étaient par ces misères sanglantes.

À mesure qu’ils avançaient vers ce que nous appelons aujourd’hui
le Quartier latin, à mesure qu’ils remontaient la rue de la Harpe,à mesure
enfin qu’ils pénétraient vers la rue Saint-Jacques, but de leur course, ils
voyaient, comme au temps de la Fronde, s’élever des barricades. Les femmes et
les enfants transportaient aux étages supérieurs des maisons :livres
in-folio, meubles lourds, marbres précieux destinés à écraser les soldats
étrangers, dans le cas où ils se hasarderaient à s’aventurer dans les rues
tortueuses et étroites du vieux Paris.

De temps en temps Billot remarquait un ou deux
gardes-françaises formant le centre de quelque rassemblement,qu’ils
organisaient, et auquel, avec une rapidité merveilleuse, ils apprenaient le
maniement du fusil, exercice que les femmes et les enfants suivaient avec
curiosité et presque avec le désir de l’apprendre eux-mêmes.

Billot et Pitou trouvèrent le collège Louis-le-Grand en insurrection ;
les écoliers s’étaient soulevés et avaient chassé leurs maîtres. Au moment où
le fermier et son compagnon arrivaient devant la grille, les écoliers
assiégeaient cette grille avec des menaces auxquelles répondait par des pleurs
le principal épouvanté.

Le fermier regarda un instant cette révolte intestine, et tout
à coup, d’une voix de stentor :

– Lequel de vous s’appelle Sébastien Gilbert ?
demanda-t-il.

– Moi, répondit un jeune homme de quinze ans, d’une beauté
presque féminine, et qui, avec l’aide de trois ou quatre de ses camarades, apportait
une échelle pour escalader le mur, voyant qu’il ne pouvait forcer la grille.

– Approchez ici, mon enfant.

– Que me voulez-vous, monsieur ? demanda le jeune Sébastien
à Billot.

– Est-ce que vous voulez l’emmener ? s’écria le
principal, épouvanté à la vue de ces deux hommes armés dont l’un,celui qui
avait adressé la parole au jeune Gilbert, était tout couvert de sang.

L’enfant, de son côté, regardait ces deux hommes avec
étonnement, et cherchait, mais inutilement, à reconnaître son frère de lait
Pitou, démesurément grandi depuis qu’il l’avait quitté et complètement méconnaissable
sous l’attirail guerrier qu’il avait revêtu.

– L’emmener ! s’écria Billot ; emmener le fils de
M. Gilbert, le conduire dans cette bagarre, l’exposer à recevoir quelque
mauvais coup. Oh ! ma foi ! non.

– Voyez-vous, Sébastien, dit le principal, voyez-vous, enragé,
vos amis ne veulent pas même de vous. Car enfin, ces messieurs paraissent vos
amis. Voyons, messieurs ; voyons, jeunes élèves ; voyons,mes
enfants, cria le pauvre principal, obéissez-moi ; obéissez, je vous le
commande ; obéissez, je vous en supplie !

– Oro obtestorque, dit Pitou.

– Monsieur, dit le jeune Gilbert avec une fermeté extraordinaire
pour un enfant de son âge, retenez mes camarades si bon vous semble, mais moi,
entendez-vous bien, je veux sortir.

Il fit un mouvement vers la grille. Le professeur le retint
par le bras.

Mais lui, secouant ses beaux cheveux châtains sur son front
pâle :

– Monsieur, dit-il, prenez garde à ce que vous faites. Moi,
je ne suis pas dans la position des autres ; mon père a été arrêté,
emprisonné ; mon père est au pouvoir des tyrans !

– Au pouvoir des tyrans ! s’écria Billot ; parle,
mon enfant, que veux-tu dire ?

– Oui ! oui ! crièrent les enfants, Sébastien a
raison ; on a arrêté son père ; et puisque le peuple a ouvert les
prisons, il veut que l’on ouvre la prison de son père.

– Oh ! oh ! fit le fermier en secouant la grille
avec son bras d’Hercule, on a arrêté le docteur Gilbert.Mordieu ! cette
petite Catherine avait donc raison !

– Oui, monsieur, continua le petit Gilbert, on l’a arrêté,
mon père, et voilà pourquoi je veux fuir, pourquoi je veux prendre un fusil,
pourquoi je veux aller me battre, jusqu’à ce que j’aie délivré mon père !

Et ces mots furent accompagnés et soutenus par cent voix
furibondes, criant sur tous les tons :

– Des armes ! des armes ! que l’on nous donne des
armes !

À ces cris, la foule qui s’était amassée dans la rue, animée
à son tour d’héroïques ardeurs, se rua sur les grilles pour donner la liberté
aux collégiens.

Le principal se jeta à genoux entre les écoliers et les envahisseurs,
et passa ses bras suppliants par les grilles.

– Oh ! mes amis ! mes amis ! criait-il,
respectez ces enfants !

– Si nous les respectons ! dit un
garde-française ; je crois bien ! Ce sont de jolis garçons qui feront
l’exercice comme des anges.

– Mes amis ! mes amis ! Ces enfants sont un dépôt
que leurs parents m’ont confié ; je réponds d’eux ; leurs  parents
comptent sur moi ; je leur dois ma vie ; mais, au nom du ciel !
n’emmenez pas ces enfants.

Des huées parties du fond de la rue, c’est-à-dire des derniers
rangs de la foule, accueillirent ses supplications douloureuses.

Billot s’élança à son tour, et s’opposant aux
gardes-françaises, à la foule, aux écoliers eux-mêmes :

– Il a raison, c’est un dépôt sacré ; que les hommes se
battent, que les hommes se fassent tuer, mille dieux ! mais que les
enfants vivent ; il faut de la semence pour l’avenir.

Un murmure improbateur accueillit ces mots.

– Qui est-ce qui murmure ? cria Billot ; à coup
sur ce n’est pas un père. Moi qui vous parle, j’ai eu hier deux hommes tués
dans mes bras ; voici leur sang sur ma chemise.Voyez !

Et il montra sa veste et sa chemise ensanglantées, avec un
mouvement de grandeur qui électrisa l’assemblée.

– Hier, continua Billot, je me suis battu au Palais-Royal et
aux Tuileries ; et cet enfant aussi s’est battu, mais cet enfant n’a ni
père ni mère. D’ailleurs, c’est presque un homme.

Et il montrait Pitou qui se rengorgeait.

– Aujourd’hui, continua Billot, je me battrai encore, mais
que nul ne vienne dire : « Les Parisiens n’étaient pas assez forts
contre les soldats étrangers, et ils ont appelé les enfants à leur aide. »

– Oui ! oui ! s’écrièrent de tous côtés des voix
de femmes et de soldats. Il a raison. Enfants ! rentrez,rentrez !

– Oh ! merci, merci, monsieur, murmura le principal en
essayant de saisir les mains de Billot à travers la grille.

– Et surtout, entre tous, gardez bien Sébastien, dit
celui-ci.

– Moi ! me garder ! Eh bien ! moi, je dis
qu’on ne me gardera pas ! s’écria le jeune homme, livide de colère et se
débattant aux mains des garçons de service qui l’emportaient.

– Laissez-moi entrer, dit Billot, je me charge de le calmer.

La foule s’écarta. Le fermier tira derrière lui Ange Pitou
et pénétra dans la cour du collège.

Déjà trois ou quatre gardes-françaises et une dizaine de
factionnaires gardaient les portes et fermaient toute sortie aux jeunes
insurgés.

Billot s’en alla droit à Sébastien, et, prenant dans ses grosses
mains calleuses les mains blanches et fines de l’enfant :

– Sébastien, dit-il, me reconnaissez-vous ?

– Non.

– Je suis le père Billot, fermier de votre père.

– Je vous reconnais, monsieur.

– Et ce garçon-là, dit Billot en montrant son compagnon, le
connais-tu ?

– Ange Pitou, dit l’enfant.

– Oui, Sébastien, oui, moi, moi.

Et Pitou se jeta, en pleurant de joie, au cou de son frère
de lait et de son camarade d’études.

– Eh bien ! dit l’enfant sans se dérider, après ?

– Après ?… Si l’on t’a pris ton père, je te le rendrai,
moi, entends-tu bien.

– Vous ?

– Oui, moi ! moi ! et tous ceux qui sont là avec
moi. Que diable ! nous avons eu hier affaire aux Autrichiens,et nous
avons vu leurs gibernes.

– À preuve même que j’en ai une, dit Pitou.

– N’est-ce pas que nous délivrerons son père ? dit
Billot s’adressant à la foule.

– Oui ! oui ! mugit la foule ; nous le
délivrerons !

Sébastien secoua la tête.

– Mon père est à la Bastille, dit-il avec mélancolie.

– Eh bien ? cria Billot.

– Eh bien ! on ne prend pas la Bastille, répondit
l’enfant.

– Alors, que voulais-tu faire, toi, si tu as cette
conviction ?

– Je voulais aller sur la place ; on s’y battra ;
mon père m’eût peut-être aperçu par les barreaux d’une fenêtre.

– Impossible.

– Impossible ! et pourquoi pas ? Moi, un jour en
me promenant avec le collège, j’ai vu la tête d’un prisonnier. Si j’avais vu
mon père comme j’ai vu ce prisonnier, je l’eusse reconnu, et je lui eusse
crié : « Sois tranquille, bon père, je t’aime ! »

– Et si les soldats de la Bastille t’eussent tué ?

– Eh bien ! ils m’eussent tué sous les yeux de mon
père.

– Mort de tous les diables ! tu es un méchant garçon,Sébastien,
t’aller faire tuer sous l’œil de ton père ! le faire mourir de douleur
dans sa cage, lui qui n’a que toi au monde, lui qui t’aime tant !
Décidément, tu es un mauvais cœur, Gilbert.

Et le fermier repoussa l’enfant.

– Oui, oui, un mauvais cœur ! hurla Pitou, fondant en
larmes.

Sébastien ne répondit pas.

Et tandis qu’il rêvait dans un sombre silence, Billot admirait
cette noble figure blanche et nacrée, l’œil de feu, la bouche ironique et fine,
le nez d’aigle et le menton vigoureux, qui décelaient à la fois noblesse d’âme
et noblesse de sang.

– Tu dis que ton père est à la Bastille ? dit enfin le
fermier.

– Oui.

– Et pourquoi ?

– Parce que mon père est un ami de La Fayette et de Washington ;
parce que mon père a combattu avec l’épée pour l’indépendance de l’Amérique, et
avec la plume pour celle de la France ; parce que mon père est connu dans
les deux mondes pour haïr la tyrannie ; parce qu’il a maudit la Bastille
où souffrent les autres… Alors on l’y a mis.

– Quand cela ?

– Il y a six jours.

– Et où l’a-t-on arrêté ?

– Au Havre, où il venait de débarquer.

– Comment sais-tu cela ?

– J’ai reçu une lettre de lui.

– Datée du Havre ?

– Oui.

– Et c’est au Havre même qu’on l’a arrêté ?

– C’est à Lillebonne.

– Voyons, enfant, ne me boude pas, et donne-moi tous les
détails que tu sais. Je te jure que je laisserai mes os sur la place de la
Bastille, ou que tu reverras ton père.

Sébastien regarda le fermier ; et, voyant qu’il
paraissait parler du fond du cœur, il s’adoucit.

– Eh bien ! dit-il, à Lillebonne, il a eu le temps
d’écrire au crayon ces mots sur un livre :

« Sébastien, on m’arrête et l’on me conduit à la
Bastille. Patience. Espère, et travaille.

« Lillebonne, 7
juillet I789.

« P.-S. On m’a arrêté pour la liberté.

« J’ai un fils au collège Louis-le-Grand, à Paris.
Celui qui trouvera ce livre est prié, au nom de l’humanité, de faire passer ce
livre à mon fils ; il se nomme Sébastien Gilbert. »

– Et ce livre ? demanda Billot, haletant d’émotion.

– Ce livre, il y mit une pièce d’or, le lia avec un cordon
et le jeta par la fenêtre.

– Et ?…

– Et le curé de la ville le trouva. Il choisit parmi les
paroissiens un vigoureux jeune homme à qui il dit :« Laisse douze
francs à ta famille, qui n’a pas de pain, et, avec les douze autres, va porter
ce livre à Paris, à un pauvre enfant dont on vient de prendre le père, parce
qu’il aime trop le peuple. » Le jeune homme est arrivé hier à midi ;
il m’a remis le livre de mon père ; voilà comment je sais que mon père a
été arrêté.

– Allons ! allons ! dit Billot, voilà qui me
raccommode un peu avec les curés. Malheureusement, ils ne sont pas tous comme
celui-là. Et ce brave jeune homme, où est-il ?

– Il est reparti hier soir ; il espère rapporter cinq
livres à sa famille sur les douze livres qu’il a emportées.

– Beau ! beau ! fit Billot en pleurant de joie.
Oh ! peuple ! il a du bon, va Gilbert.

– Maintenant, voilà que vous savez tout.

– Oui.

– Vous m’avez promis, si je parlais, de me rendre mon père.
J’ai parlé, songez à votre promesse.

– Je t’ai dit que je le sauverais, ou que je me ferais tuer.
Maintenant, montre-moi le livre, dit Billot.

– Le voici, dit l’enfant, en tirant de sa poche un volume du
Contrat social.

– Et où est l’écriture de ton père ?

– Tenez, dit l’enfant, en lui montrant l’écriture du
docteur.

Le fermier baisa les caractères.

– À présent, dit-il, sois calme. Je vais aller chercher ton
père à la Bastille.

– Malheureux ! dit le principal en prenant les mains de
Billot, comment arriverez-vous à un prisonnier d’État ?

– En prenant la Bastille, mille dieux !

Quelques gardes-françaises se mirent à rire. Au bout d’un
instant, la risée était devenue générale.

– Mais, cria Billot, en promenant autour de lui un regard
étincelant de colère, qu’est-ce que c’est donc que la Bastille,s’il vous
plaît ?

– Des pierres, dit un soldat.

– Du fer, dit un autre.

– Et du feu, dit un troisième. Prenez garde, mon brave homme,
on s’y brûle.

– Oui ! oui ! l’on s’y brûle, répéta la foule avec
terreur.

– Ah ! Parisiens, hurla le fermier ; ah !
vous avez des pioches et vous craignez les pierres ; ah !vous avez
du plomb et vous craignez le fer ; ah ! vous avez de la poudre et vous
craignez le feu. Parisiens poltrons ; Parisiens lâches ;Parisiens machines
à esclavage ! Mille démons ! Quel est l’homme de cœur qui veut venir
avec moi et Pitou prendre la Bastille du roi. Je m’appelle Billot,fermier dans
l’Île-de-France. En avant !

Billot venait de s’élever au sublime de l’audace.

La foule frémissante et enflammée s’agitait autour de lui en
criant : « À la Bastille ! à la Bastille ! »

Sébastien voulut se cramponner à Billot, mais celui-ci le
repoussa doucement.

– Enfant, demanda-t-il, quel est le dernier mot de ton
père ?

– Travaille ! répondit Sébastien.

– Donc, travaille ici ; nous, nous allons travailler
là-bas. Seulement, notre travail à nous s’appelle détruire et tuer.

Le jeune homme ne répondit pas un mot ; il cacha son visage
dans ses mains, sans même serrer les doigts d’Ange Pitou qui l’embrassait, et
tomba dans des convulsions si violentes, qu’on fut forcé de l’emporter à
l’infirmerie du collège.

– À la Bastille ! cria Billot.

– À la Bastille ! cria Pitou.

– À la Bastille ! répéta la foule.

Et l’on s’achemina vers la Bastille.

Chapitre 13Le roi est si bon, la reine est si bonne

Maintenant, que nos lecteurs nous permettent de les mettre
au courant des principaux événements politiques qui s’étaient passés depuis
l’époque où, dans notre dernière publication, nous avons abandonné la cour de
France.

Ceux qui connaissent l’histoire de cette époque, ou ceux que
l’histoire pure et simple effraiera, peuvent passer ce chapitre, le chapitre
suivant s’emboîtant juste avec celui qui précède, et celui que nous hasardons
ici n’étant qu’à l’usage des esprits exigeants qui veulent se rendre compte de
tout.

Depuis un an ou deux, quelque chose d’inouï, d’inconnu,
quelque chose venant du passé et allant vers l’avenir, grondait dans l’air.

C’était la Révolution.

Voltaire s’était soulevé un instant dans son agonie, et,accoudé
sur son lit de mort, il avait vu luire, jusque dans la nuit où il s’endormait,
cette fulgurante aurore.

C’est que la Révolution, comme le Christ, dont elle était la
pensée, devait juger les vivants et les morts.

Lorsque Anne d’Autriche arriva à la régence, dit le cardinal
de Retz, il n’y eut qu’un mot dans toutes les bouches : La reine est si
bonne !

Un jour, le médecin de madame de Pompadour, Quesnay, qui
logeait chez elle, voit entrer Louis XV. Un sentiment en dehors du respect le
trouble à ce point qu’il tremble et pâlit.

– Qu’avez-vous ? lui demande madame du Hausset.

– J’ai, répond Quesnay, qu’à chaque fois que je vois le roi,
je me dis : « Voilà cependant un homme qui peut me faire couper la
tête ! »

– Oh ! il n’y a pas de danger, répond madame du
Hausset : Le roi est si bon !

C’est avec ces deux phrases : Le roi est si
bon ! La reine est si bonne ! qu’on a fait la Révolution
française.

Quand Louis XV mourut, la France respira. On était débarrassé,
en même temps que du roi, des Pompadour, des du Barry, du Parc-aux-Cerfs.

Les plaisirs de Louis XV coûtaient cher à la nation, ils coûtaient
seuls plus de trois millions par an.

Heureusement, on avait un roi jeune, moral, philanthrope,
presque philosophe.

Un roi qui, comme l’Émile de Jean-Jacques, avait appris un
état, ou plutôt trois états.

Il était serrurier, horloger, mécanicien.

Aussi, effrayé de l’abîme sur lequel il se penche, le roi
commence-t-il par refuser toutes les faveurs qu’on lui demande. Les courtisans
frémissent. Heureusement une chose les rassure : c’est que ce n’est pas
lui qui refuse, c’est Turgot ; c’est que la reine n’est peut-être pas
reine encore, et par conséquent ne peut avoir ce soir l’influence qu’elle aura
demain.

Enfin, vers 1777, elle acquiert cette influence tant attendue :
la reine devient mère ; le roi, qui était déjà si bon roi, si bon époux,
va pouvoir être bon père.

Comment rien refuser maintenant à celle qui a donné un
héritier à la couronne ?

Et puis, ce n’est pas le tout : le roi est encore bon
frère ; on connaît l’anecdote de Beaumarchais sacrifié au comte de Provence :
et encore le roi n’aime-t-il pas le comte de Provence qui est un pédant.

Mais, en revanche, il aime fort M. le comte d’Artois, ce
type d’esprit, d’élégance et de noblesse française.

Il l’aime tant, que s’il refuse parfois à la reine ce que la
reine demande, le comte d’Artois n’a qu’à se joindre à la reine, et le roi n’a
plus la force de refuser.

Aussi est-ce le règne des hommes aimables. M. de Calonne, un
des hommes les plus aimables du monde, est contrôleur général ; c’est lui
qui dit à la reine : » Madame, si c’est possible, c’est fait ;
si c’est impossible, cela se fera. »

À partir du jour où cette charmante réponse circule dans les
salons de Paris et de Versailles, le livre rouge, que l’on croyait fermé, s’est
rouvert.

La reine achète Saint-Cloud.

Le roi achète Rambouillet.

Ce n’est plus le roi qui a des favorites, c’est la
reine : Mesdames Diane et Jules de Polignac coûtent aussi cher à la France
que la Pompadour et la du Barry.

La reine est si bonne !

On propose une économie sur les gros traitements. Quelques-uns
en prennent leur parti. Mais un familier du château refuse obstinément de se
laisser réduire ; c’est M. de Coigny : il rencontre le roi dans un
corridor, lui fait une scène entre deux portes. Le roi se sauve, et dit en
riant le soir :

– En vérité, je crois que si je n’eusse cédé, Coigny m’eût
battu.

Le roi est si bon !

Puis, les destinées d’un royaume tiennent parfois à bien peu
de chose, à l’éperon d’un page, par exemple.

Louis XV meurt ; qui succédera à M. d’Aiguillon ?

Le roi Louis XVI est pour Machaut. Machaut, c’est un des
ministres qui ont soutenu le trône déjà chancelant. Mesdames, c’est à dire les
tantes du roi, sont pour M. de Maurepas, qui est si amusant et qui fait de si
jolies chansons. Il en a fait à Pontchartrain trois volumes, qu’il appelle ses Mémoires.

Tout ceci est une affaire de steeple-chase. Qui arrivera
le premier, du roi et de la reine à Arnouville, ou de Mesdames à
Pontchartrain ?

Le roi a le pouvoir entre les mains, les chances sont donc
pour lui. Il se hâte d’écrire :

« Partez à l’instant même pour Paris. Je vous
attends. »

Il glisse la dépêche dans une enveloppe, et sur l’enveloppe
il écrit :

« Monsieur le comte de Machaut, à Arnouville. »

Un page de la grande écurie est appelé, on lui remet le pli
royal ; on lui ordonne de partir à franc étrier.

Maintenant que le page est parti, le roi peut recevoir Mesdames.

Mesdames, les mêmes que leur père appelait, comme on l’a vu
dans Balsamo, Loque, Chiffe et Graille, trois noms éminemment aristocratiques,
Mesdames attendent à la porte opposée à celle par laquelle le page sort, que le
page soit sorti.

Une fois le page sorti, Mesdames peuvent entrer.

Elles entrent, supplient le roi en faveur de M. de Maurepas
– tout cela est une question de temps – le roi ne veut pas refuser Mesdames. Le
roi est si bon !

Il accordera quand le page sera assez loin… pour qu’on ne
rattrape pas le page.

Il lutte contre Mesdames, les yeux sur la pendule – une
demi-heure lui suffit – la pendule ne le trompera point, c’est la pendule qu’il
règle lui même.

Au bout de vingt minutes, il cède :

– Qu’on rattrape le page, dit-il, et tout sera dit !

Mesdames s’élancent ; on montera à cheval, on crèvera
un cheval, deux chevaux, dix chevaux, mais on rattrapera le page.

C’est inutile, et l’on ne crèvera rien du tout.

En descendant, le page a accroché une marche et casse son
éperon. Le moyen d’aller ventre à terre avec un seul éperon !

D’ailleurs, le chevalier d’Abzac est chef de la grande
écurie, et il ne laisserait pas monter un courrier à cheval, lui qui passe
l’inspection des courriers, si ce courrier devait partir d’une manière qui ne
fît pas honneur à l’écurie royale.

Le page ne partira donc qu’avec les deux éperons.

Il en résulte qu’au lieu de rattraper le page sur la route
d’ Arnouville – courant à franc étrier – on le rattrapera dans la cour du
château.

Il était en selle et prêt à partir dans une tenue irréprochable.

On lui reprend le pli, on laisse le texte qui était aussi
bon pour l’un que pour l’autre. Seulement, au lieu d’écrire sur
l’adresse : « À monsieur de Machaut, à Arnouville »,Mesdames
écrivent : « À monsieur le comte de Maurepas, à Pontchartrain. »

L’honneur de l’écurie royale est sauvé, mais la monarchie
est perdue.

Avec Maurepas et Calonne, tout va à merveille, l’un chante,
l’autre paie ; puis après les courtisans, il y a encore les fermiers
généraux, qui font bien aussi leur office.

Louis XIV commença son règne par faire pendre deux fermiers
généraux sur l’avis de Colbert ; après quoi il prend La Vallière pour
maîtresse et fait bâtir Versailles. La Vallière ne lui coûtait rien.

Mais Versailles, où il voulait la loger, lui coûtait cher.

Puis en 1685, sous prétexte qu’ils sont protestants, on
chasse un million d’hommes industrieux de la France.

Aussi, en 1707, sous le grand roi encore, Boisguillebert
dit-il en parlant de 1698 :

« Cela allait encore dans ce temps-là ; dans ce
temps-là il y avait encore de l’huile dans la lampe. Aujourd’hui tout a pris
fin faute de matière. »

Que dira-t-on quatre-vingts ans après, mon Dieu ! quand
les du Barry, les Polignac auront passé sur tout cela ! Après avoir fait
suer l’eau au peuple, on lui fera suer le sang. Voilà tout.

Et tout cela avec des formes si charmantes !

Autrefois les traitants étaient durs, brutaux et froids
comme les portes des prisons dans lesquelles ils jetaient leurs victimes.

Aujourd’hui ce sont des philanthropes ; d’une main ils
dépouillent le peuple, c’est vrai ; mais de l’autre ils lui bâtissent des
hôpitaux.

Un de mes amis, grand financier, m’a assuré que sur cent
vingt millions que rapportait la gabelle, les traitants en gardaient soixante-dix
pour eux.

Aussi, dans une réunion où l’on demandait les états de dépenses,
un conseiller jouant sur le mot, dit-il : « Ce ne sont pas les états
particuliers qu’il faudrait, ce sont les états généraux. »

L’étincelle tomba sur la poudre, la poudre s’enflamma et fit
un incendie.

Chacun répéta le mot du conseiller et les états généraux furent
appelés à grands cris.

La cour fixa l’ouverture des états généraux au 1er mai 1789.

Le 24 août 1788, M. de Brienne se retira. C’en était encore
un qui avait assez lestement mené les finances.

Mais en se retirant, du moins, donna-t-il un assez bon
avis : c’était de rappeler Necker.

Necker rentra au ministère, et l’on respira de confiance.

Cependant, la grande question des trois ordres était débattue
par toute la France.

Sieyès publiait sa fameuse brochure sur le tiers.

Le Dauphiné, dont les états se réunissaient malgré la cour,
décidait que la représentation du tiers serait égale à celle de la noblesse et
du clergé.

On refit une assemblée des notables.

Cette assemblée dura trente-deux jours, c’est-à-dire du 6
novembre au 8 décembre 1788.

Cette fois Dieu s’en mêlait. Quand le fouet des rois ne
suffit pas, le fouet de Dieu siffle à son tour dans l’air et fait marcher les
peuples.

L’hiver vint accompagné de la famine.

La faim et le froid ouvrirent les portes de l’année 1789.

Paris fut rempli de troupes, les rues de patrouilles.

Deux ou trois fois les armes furent chargées devant la foule
qui mourait de faim.

Puis, les armes chargées, lorsqu’il fallut s’en servir on ne
s’en servit point.

Un matin, le 26 avril, cinq jours avant l’ouverture des
états généraux, un nom circule dans cette foule.

Ce nom est accompagné de malédictions d’autant plus lourdes
que ce nom est celui d’un ouvrier enrichi.

Réveillon, à ce qu’on assure, Réveillon, le directeur de la
fameuse fabrique de papiers du faubourg Saint-Antoine, Réveillon adit qu’il
fallait abaisser à quinze sous les journées des ouvriers.

Ceci, c’était la vérité.

La cour, ajoutait-on, allait le décorer du cordon noir,
c’est-à-dire de l’ordre de Saint-Michel.

Ceci, c’était l’absurdité.

Il y a toujours quelque bruit absurde dans les émeutes. Et
il est remarquable que c’est surtout par ce bruit-là qu’elles se recrutent,
qu’elles s’augmentent, qu’elles se font révolution.

La foule fait un mannequin, le baptise Réveillon, le décore
du cordon noir, vient l’allumer devant la porte de Réveillon lui-même, et va
achever de le brûler sur la place de l’Hôtel-de-Ville, aux yeux des autorités
municipales qui le regardent brûler.

L’impunité enhardit la foule, qui prévient que le lendemain,
après avoir fait justice de Réveillon en effigie, elle en ferait justice en
réalité.

C’était un cartel dans toutes les règles adressé au pouvoir.

Le pouvoir envoya trente gardes-françaises ; encore ce
ne fut pas le pouvoir qui les envoya, ce fut le colonel, M. deBiron.

Ces trente gardes-françaises furent les témoins de ce grand
duel qu’ils ne pouvaient empêcher. Ils regardèrent piller la fabrique, jeter
les meubles par la fenêtre, briser tout, brûler tout. Au milieu de cette bagarre,
cinq cents louis en or furent volés.

On but le vin des caves ; et quand on n’eut plus de
vin, on but les couleurs de la fabrique que l’on prenait pour du vin.

Toute la journée du 27 fut occupée par cette vilenie.

On envoya, au secours des trente hommes, quelques compagnies
de gardes-françaises, qui d’abord tirèrent à poudre, puis à balles.Aux
gardes-françaises vinrent se joindre, vers le soir, les Suisses de M. de
Besenval.

Les Suisses ne plaisantent pas en matière de révolution.

Les Suisses oublièrent les balles dans leurs cartouches, et
comme les Suisses sont naturellement chasseurs, et bons chasseurs,une
vingtaine de pillards restèrent sur le carreau.

Quelques-uns avaient sur eux leur part des cinq cents louis
dont nous avons parlé, et qui, du secrétaire de Réveillon,passèrent dans la
poche des pillards, et de la poche des pillards dans celle des Suisses.

Besenval avait tout fait, tout pris sous son chapeau, comme
on dit.

Le roi ne l’en remercia, ni ne le blâma.

Or, quand le roi ne remercie pas, le roi blâme.

Le parlement ouvrit une enquête.

Le roi la ferma.

Le roi était si bon !

Qui avait mis ainsi le feu au peuple ? Personne ne put
le dire.

N’a-t-on pas vu parfois, dans les grandes chaleurs de l’été,
des incendies s’allumer sans cause ?

On accusa le duc d’Orléans.

L’accusation était absurde, elle tomba.

Le 29, Paris était parfaitement tranquille, ou du moins paraissait
l’être.

Le 4 mai arriva, le roi et la reine se rendirent avec toute
la cour à Notre-Dame pour entendre le Veni creator.

On cria beaucoup : « Vive le roi ! » et
surtout : « Vive la reine ! »

La reine était si bonne !

Ce fut le dernier jour de paix.

Le lendemain, on criait un peu moins : « Vive la
reine ! » et on criait un peu plus : « Vive le duc
d’Orléans ! »

Ce cri la blessa fort ; pauvre femme, elle qui
détestait le duc au point de dire que c’était un lâche.

Comme s’il y avait jamais eu un lâche dans les d’Orléans,
depuis Monsieur, qui gagna la bataille de Cassel, jusqu’au duc de Chartres qui
contribua à gagner celle de Jemmapes et de Valmy !

Tant il y a, disons-nous, que la pauvre femme faillit s’évanouir ;
on la soutint, comme sa tête penchait. Madame Campan raconte la chose dans ses Mémoires.

Mais cette tête penchée se releva hautaine et dédaigneuse.
Ceux qui virent l’expression de cette tête furent guéris à tout jamais de
dire : « La reine est si bonne ! »

Il existe trois portraits de la reine ; l’un peint en
1776, l’autre en 1784, et l’autre en 1788.

Je les ai vus tous trois. Voyez-les à votre tour. Si jamais
ces trois portraits sont réunis dans une seule galerie, on lira l’histoire de
Marie-Antoinette dans ces trois portraits.

Cette réunion des trois ordres, qui devait être un embrassement,
fut une déclaration de guerre.

« Trois ordres ! dit Sieyès ; non, trois
nations ! »

Le 3 mai, la veille de la messe du Saint-Esprit, le roi
reçut les députés à Versailles.

Quelques-uns lui conseillent de substituer la cordialité à
l’étiquette.

Le roi ne voulut entendre à rien.

Il reçut le clergé d’abord.

La noblesse ensuite.

Enfin le tiers.

Le tiers avait attendu longtemps.

Le tiers murmura.

Dans les anciennes assemblées, le tiers haranguait à genoux.

Il n’y avait pas moyen de faire agenouiller le président du
tiers.

On décida que le tiers ne prononcerait pas de harangue.

À la séance du 5, le roi se couvrit.

La noblesse se couvrit.

Le tiers voulut se couvrir, mais le roi se découvrit
alors ; alors il aima mieux tenir son chapeau à la main que devoir le
tiers couvert devant lui.

Le mercredi 10 juin, Sieyès entra dans l’Assemblée. Il la
vit presque entièrement composée du tiers.

Le clergé et la noblesse s’assemblaient ailleurs.

« Coupons le câble, dit Sieyès ; il est
temps. »

Et Sieyès propose de sommer le clergé et la noblesse de
comparaître dans une heure pour tout délai. « Faute de comparution, il
sera donné défaut contre les absents. »

Une armée allemande et suisse entourait Versailles. Une
batterie de canon était braquée sur l’Assemblée.

Sieyès ne vit rien de tout cela. Il vit le peuple qui avait
faim.

« Mais le tiers, dit-on à Sieyès, ne peut former à lui
seul les états généraux.

– Tant mieux, répondit Sieyès ; il formera l’Assemblée
nationale. »

Les absents ne se présentant point, la proposition de Sieyès
est adoptée ; le tiers s’appelle l’Assemblée nationale, à la majorité de
quatre cents voix.

Le 19 juin, le roi ordonne que la salle où se réunit l’Assemblée
nationale sera fermée.

Mais le roi, pour accomplir un pareil coup d’État, a besoin
d’un prétexte.

La salle est fermée pour y faire les préparatifs d’une
séance royale qui doit avoir lieu le lundi.

Le 20 juin, à sept heures du matin, le président de l’Assemblée
nationale apprend qu’on ne se réunira pas ce jour-là.

À huit heures, il se rend à la porte de la salle avec grand
nombre de députés.

Les portes sont fermées, et des sentinelles gardent les portes.

La pluie tombe.

On veut enfoncer les portes.

Les sentinelles ont la consigne, et croisent les
baïonnettes.

L’un propose de se réunir à la place d’Armes.

L’autre à Marly.

Guillotin propose le Jeu de paume.

Guillotin !

L’étrange chose que ce soit Guillotin, dont le nom, en ajoutant
un e à ce nom, sera si célèbre quatre ans plus tard !Quelle chose
étrange que ce soit Guillotin qui propose le Jeu de paume !

Ce Jeu de paume nu, délabré, ouvert aux quatre vents.

C’est la crèche de la sœur du Christ ! C’est le berceau
de la Révolution !

Seulement, le Christ était fils d’une femme vierge.

La Révolution était fille d’une nation violée.

À cette grande démonstration, le roi répond par le mot
royal : « Veto ! »

M. de Brézé est envoyé aux rebelles pour leur ordonner de se
disperser. « Nous sommes ici par la volonté du peuple, dit Mirabeau, et
nous n’en sortirons que la baïonnette dans le ventre. »

Et non pas comme on l’a dit : « Que par la
force des baïonnettes. » Pourquoi y a-t-il donc toujours derrière un
grand homme un petit rhéteur qui gâte les mots, sous prétexte de les
arranger ?

Pourquoi ce rhéteur était-il derrière Mirabeau au Jeu de paume ?

Derrière Cambronne à Waterloo ?

On alla rapporter la réponse au roi.

Il se promena quelque temps de l’air d’un homme ennuyé.

– Ils ne veulent pas s’en aller ? dit-il.

– Non, Sire.

– Eh bien ! alors, qu’on les laisse.

Comme on le voit, la royauté pliait déjà sous la main du
peuple, et pliait bien bas.

Du 23 juin au 12 juillet, tout sembla assez tranquille, mais
tranquille de cette tranquillité lourde et étouffante qui précède l’orage.

C’était le mauvais rêve d’un mauvais sommeil.

Le 11, le roi prend un parti, poussé par la reine, le comte
d’Artois, les Polignac, toute la camarilla de Versailles, enfin il renvoie
Necker. Le 12, la nouvelle parvint à Paris.

On a vu l’effet qu’elle avait produit. Le 13 au soir, Billot
arrivait pour voir brûler les barrières.

Le 13 au soir, Paris se défendait ; le 14 au matin,
Paris était prêt à attaquer.

Le 14 au matin, Billot criait : « À la
Bastille ! » et trois mille hommes, après Billot,répétaient le même
cri, qui allait devenir celui de toute la population parisienne.

C’est qu’il existait un monument qui, depuis près de cinq
siècles, pesait à la poitrine de la France – comme le rocher infernal aux
épaules de Sisyphe.

Seulement, moins confiante que le Titan dans ses forces, la
France n’avait jamais essayé de le soulever.

Ce monument, cachet de la féodalité imprimé sur le front de
Paris, c’était la Bastille.

Le roi était trop bon, comme disait madame du Hausset, pour
faire couper une tête.

Mais le roi mettait à la Bastille.

Une fois qu’on était à la Bastille, par ordre du roi, un
homme était oublié, séquestré, enterré, anéanti.

Il y restait jusqu’à ce que le roi se souvînt de lui, et les
rois ont tant de choses nouvelles auxquelles il faut qu’ils pensent, qu’ils
oublient souvent de penser aux vieilles choses.

D’ailleurs, il n’y avait pas en France qu’une seule
bastille ; il y avait vingt bastilles, que l’on appelait le For-l’Évêque,
Saint-Lazare, le Châtelet, la Conciergerie, Vincennes, le château de la Roche,
le château d’If, les îles Sainte-Marguerite, Pignerol, etc…

Seulement, la forteresse de la porte Saint-Antoine s’appelait
la Bastille, comme Rome s’appelait la Ville.

C’était la bastille par excellence. Elle valait à elle seule
toutes les autres.

Pendant près d’un siècle le gouvernement de la Bastille
était demeuré dans une seule et même famille.

L’aïeul de ces élus fut M. de Châteauneuf. Son fils La Vrillière
lui succéda. Enfin, à son fils La Vrillière succéda son petit-fils
Saint-Florentin. La dynastie s’était éteinte en 1777.

Pendant ce triple règne, qui s’écoula en grande partie sous
le règne de Louis XV, nul ne peut dire la quantité de lettres de cachet qui
furent signées. Saint-Florentin en signa à lui seul plus de cinquante mille.

C’était un grand revenu que les lettres de cachet.

On en vendait aux pères qui voulaient se débarrasser de
leurs fils.

On en vendait aux femmes qui voulaient se débarrasser de
leurs maris.

Plus les femmes étaient jolies, moins les lettres de cachet
coûtaient cher.

C’étaient alors entre elles et le ministre un échange de
bons procédés, voilà tout.

Depuis la fin du règne de Louis XIV, toutes les prisons
d’État, et surtout la Bastille, étaient aux mains des jésuites.

On se rappelle les principaux, parmi les prisonniers :
le Masque de Fer, Lauzun, Latude.

Les jésuites étaient confesseurs ; ils confessaient les
prisonniers, pour plus grande sûreté.

Pour plus grande sûreté encore, les prisonniers morts
étaient enterrés sous de faux noms.

Le Masque de Fer, on se le rappelle, fut enterré sous le nom
de Marchialy.

Il était resté quarante-cinq ans en prison.

Lauzun y resta quatorze ans.

Latude, trente-cinq ans.

Mais au moins le Masque de Fer et Lauzun avaient commis de
grands crimes, eux.

Le Masque de Fer, frère ou non de Louis XIV, ressemblait à
Louis XIV de façon à s’y tromper.

C’est bien imprudent que d’oser ressembler à un roi.

Lauzun avait failli épouser ou même avait épousé la grande
Mademoiselle.

C’est bien imprudent d’oser épouser la nièce du roi Louis
XIII, la petite-fille du roi Henri IV.

Mais Latude, pauvre diable ! qu’avait-il fait ?

Il avait osé devenir amoureux de mademoiselle Poisson, dame
de Pompadour, maîtresse du roi.

Il lui avait écrit un billet.

Ce billet, qu’une honnête femme eût renvoyé à celui qui
l’avait écrit, est renvoyé par madame de Pompadour à M. deSartine.

Et Latude arrêté, fugitif, pris et repris, reste trente ans
sous les verrous de la Bastille, de Vincennes et de Bicêtre.

Ce n’était donc pas pour rien que la Bastille était haïe.

Le peuple la haïssait comme une chose vivante ; il en
avait fait une de ces Tarasques gigantesques, une de ces bêtes du Gévaudan qui
dévorent impitoyablement les hommes.

Aussi l’on comprend la douleur du pauvre Sébastien Gilbert
lorsqu’il sut que son père était à la Bastille.

Aussi l’on comprend cette conviction de Billot, que le docteur
ne sortirait plus de prison si l’on ne l’en tirait de force.

Aussi l’on comprit l’élan frénétique du peuple, lorsque Billot
cria : « À la Bastille ! »

Seulement, c’était une chose insensée, comme l’avaient dit les
soldats, que cette idée que l’on pouvait prendre la Bastille.

La Bastille avait des vivres, une garnison, de l’artillerie.

La Bastille avait des murs de quinze pieds à son faîte, de
quarante pieds à sa base.

La Bastille avait un gouverneur qu’on appelait M. de Launay,
qui avait fait mettre trente milliers de poudre dans ses caves, et qui avait
promis, en cas de coup de main, de faire sauter la Bastille, et avec elle la
moitié du faubourg Saint-Antoine.

Chapitre 14Les trois pouvoirs de la France

Billot marchait toujours, mais ce n’était plus lui qui
criait. La foule, éprise de son air martial, reconnaissant dans cet homme un
des siens, la foule, commentant ses paroles et son action, le suivait toujours
grossissant comme le flot de la marée montante.

Derrière Billot, lorsqu’il déboucha sur le quai
Saint-Michel, il y avait plus de trois mille hommes armés de coutelas, de haches,
de piques et de fusils.

Tout le monde criait : « À la Bastille ! à la
Bastille ! »

Billot s’isola en lui-même. Les réflexions que nous avons
faites à la fin du chapitre précédent, il les fit à son tour, et,peu à peu,
toute la vapeur de son exaltation fiévreuse tomba.

Alors il vit clair dans son esprit.

L’entreprise était sublime, mais insensée. C’était facile à
comprendre d’après les physionomies effarées et ironiques sur lesquelles se
reflétait l’impression de ce cri : « À la Bastille ! »

Mais il n’en fut que mieux affermi dans sa résolution.

Seulement, il comprit qu’il répondait à des mères, à des
femmes, à des enfants, de la vie de tous ces hommes qui le suivaient, et il
voulut prendre toutes les précautions possibles.

Billot commença donc par conduire tout son monde sur la
place de l’Hôtel-de-Ville.

Là, il nomma un lieutenant et des officiers – des chiens
pour contenir le troupeau.

« Voyons, pensa Billot, il y a un pouvoir en France, il
y en a même deux, il y en a même trois. Consultons. »

Il entra donc à l’Hôtel de Ville en demandant quel était le
chef de la municipalité.

On lui répondit que c’était le prévôt des marchands, M. de
Flesselles.

– Ah ! ah ! fit-il d’un air peu satisfait, M. de Flesselles,
un noble, c’est-à-dire un ennemi du peuple.

– Mais non, lui répondit-on, un homme d’esprit.

Billot monta l’escalier de l’Hôtel de Ville.

Dans l’antichambre il rencontra un huissier.

– Je veux parler à M. de Flesselles, dit Billot,
s’apercevant que l’huissier s’approchait de lui pour lui demander ce qu’il désirait.

– Impossible ! répondit l’huissier ; il s’occupe à
compléter les cadres d’une milice bourgeoise que la Ville organise en ce
moment.

– Cela tombe à merveille, dit Billot ; moi aussi
j’organise une milice, et comme j’ai déjà trois mille hommes enrégimentés, je
vaux M. de Flesselles, qui n’a pas un soldat sur pied. Faites-moi donc parler à
M. de Flesselles, et cela à l’instant même. Oh ! regardez parla fenêtre,
si vous voulez.

L’huissier jetait en effet un coup d’œil rapide sur les
quais, et il avait aperçu les hommes de Billot. Il se hâta donc d’aller
prévenir le prévôt des marchands, auquel il montra, comme apostille à son
message, les trois mille hommes en question.

Cela inspira au prévôt une sorte de respect pour celui qui
voulait lui parler ; il sortit du conseil, et vint dans l’antichambre,
cherchant des yeux.

Il aperçut Billot, le devina, et sourit.

– C’est vous qui me demandez ? dit-il.

– Vous êtes monsieur de Flesselles, prévôt des marchands ?
répliqua Billot.

– Oui, monsieur. Qu’y a-t-il pour votre service ?
Hâtez-vous seulement, car j’ai la tête fort occupée.

– Monsieur le prévôt, demanda Billot, combien y a-t-il de
pouvoirs en France ?

– Dame ! c’est selon comme vous l’entendez, mon cher
monsieur, répondit Flesselles.

– Dites comme vous l’entendez vous-même.

– Si vous consultez M. Bailly, il vous dira qu’il n’y en a
qu’un : l’Assemblée nationale ; si vous consultez M. de Dreux-Brézé,
il vous dira qu’il n’y en a qu’un : le roi.

– Et vous, monsieur le prévôt, entre ces deux opinions,
quelle est la vôtre ?

– Mon opinion, à moi, est aussi qu’en ce moment surtout il
n’y en a qu’un.

– L’Assemblée, ou le roi ? demanda Billot.

– Ni l’un ni l’autre : la nation, répondit Flesselles
en chiffonnant son jabot.

– Ah ! ah ! la nation ! fit le fermier.

– Oui, c’est-à-dire ces messieurs qui attendent en bas sur
la place avec des couteaux et des broches ; la nation,c’est-à-dire pour
moi tout le monde.

– Vous pourriez bien avoir raison, monsieur de Flesselles,
répondit Billot, et ce n’est pas à tort que l’on me disait que vous étiez un
homme d’esprit.

Flesselles s’inclina.

– Auquel de ces trois pouvoirs comptez-vous en appeler,
monsieur ? demanda Flesselles.

– Ma foi ! dit Billot, je crois que le plus simple,
quand on a quelque chose à demander d’important, c’est de s’adresser au bon
Dieu, et non pas à ses saints.

– Ce qui veut dire que vous allez vous adresser au
roi ?

– J’en ai envie.

– Et serait-ce indiscret de savoir ce que vous comptez demander
au roi ?

– La liberté du docteur Gilbert, qui est à la Bastille.

– Le docteur Gilbert ? demanda insolemment Flesselles.
N’est-ce pas un faiseur de brochures ?

– Dites un philosophe, monsieur.

– C’est tout un, mon cher monsieur Billot. Je crois que vous
avez peu de chances d’obtenir une pareille chose du roi.

– Et pourquoi ?

– D’abord, parce que si le roi a fait mettre le docteur Gilbert
à la Bastille, c’est qu’il a ses raisons pour cela.

– C’est bien ! dit Billot, il me donnera ses raisons,
et je lui donnerai les miennes.

– Mon cher monsieur Billot, le roi est fort occupé, et ne
vous recevra pas.

– Oh ! s’il ne me reçoit pas, je trouverai un moyen
d’entrer sans sa permission.

– Alors, une fois entré, vous rencontrerez M. de
Dreux-Brézé, qui vous fera jeter à la porte.

– Qui me fera jeter à la porte !

– Oui, il a bien voulu le faire pour l’Assemblée en
masse ; il est vrai qu’il n’a pas réussi, mais raison de plus pour qu’il
rage et qu’il prenne sa revanche sur vous.

– C’est bien ; alors je m’adresserai à l’Assemblée.

– Le chemin de Versailles est coupé.

– J’irai avec mes trois mille hommes.

– Prenez garde, mon cher monsieur, vous trouverez sur la
route quatre ou cinq mille Suisses et deux ou trois mille Autrichiens qui ne
feront qu’une bouchée de vous et de vos trois mille hommes ;en un clin
d’œil vous serez avalés.

– Ah diable ! que dois-je faire alors ?

– Faites ce que vous voudrez ; mais rendez-moi le
service d’emmener vos trois mille hommes, qui battent le pavé avec leurs
hallebardes, et qui fument. Il y a sept ou huit milliers de poudre dans nos
caves, et une étincelle peut nous faire sauter.

– En ce cas, je réfléchis, dit Billot, je ne m’adresserai ni
au roi ni à l’Assemblée nationale, je m’adresserai à la nation, et nous
prendrons la Bastille.

– Et avec quoi ?

– Avec les huit milliers de poudre que vous allez me donner,
monsieur le prévôt.

– Ah ! vraiment ? dit Flesselles d’un ton
goguenard.

– C’est comme cela. Monsieur, les clefs des caves, s’il vous
plaît.

– Hein ! Plaisantez-vous ? fit le prévôt.

– Non, monsieur, je ne plaisante pas, dit Billot.

Et saisissant Flesselles des deux mains au collet de son habit :

– Les clefs, dit-il, ou j’appelle mes hommes.

Flesselles devint pâle comme la mort. Ses lèvres et ses
dents se serrèrent convulsivement, mais sans que sa voix subît la moindre
altération, sans qu’il quittât le ton ironique qu’il avait pris.

– Au fait ! monsieur, dit-il, vous me rendrez un grand
service en me débarrassant de cette poudre. Je vais donc vous en faire remettre
les clefs comme vous le désirez. Seulement, n’oubliez pas que je suis votre premier
magistrat, et que si vous aviez le malheur de me faire devant du monde ce que
vous venez de me faire seul à seul, une heure après vous seriez pendu par les
gardes de la ville. Vous persistez à vouloir cette poudre ?

– Je persiste, répondit Billot.

– Et vous la distribuerez vous-même ?

– Moi-même.

– Quand cela ?

– À l’instant.

– Pardon, entendons-nous ; j’ai affaire ici pour un
quart d’heure, encore, et j’aime autant, si cela vous est indifférent, que la
distribution ne commence que lorsque je serai parti. On m’a prédit que je
mourrais de mort violente, mais j’ai une énorme répugnance à sauter en l’air,
je l’avoue.

– Soit ; dans un quart d’heure. Mais, à mon tour, une
prière.

– Laquelle ?

– Approchons-nous tous deux de cette fenêtre.

– À quel propos ?

– Je veux vous rendre populaire.

– Grand merci ; et de quelle façon ?

– Vous allez voir.

Billot conduisit le prévôt à la fenêtre.

– Amis, dit-il, vous voulez toujours prendre la Bastille,
n’est-ce pas ?

– Oui, oui, oui ! crièrent trois ou quatre mille voix.

– Mais il vous manque de la poudre, n’est-ce pas ?

– Oui ! De la poudre ! de la poudre !

– Eh bien ! voici M. le prévôt des marchands qui veut
bien nous donner celle qui est dans les caves de l’Hôtel de Ville.Remerciez-le,
mes amis.

– Vive monsieur le prévôt des marchands ! vive monsieur
de Flesselles ! hurla toute la foule.

– Merci ! merci pour moi, merci pour lui !

– Maintenant, monsieur, dit Billot, je n’ai plus besoin de
vous prendre au collet, ni seul à seul, ni devant tout le monde ; car si
vous ne me donnez pas la poudre, la nation, comme vous l’appelez,la nation
vous mettra en pièces.

– Voici les clefs, monsieur, dit le prévôt ; vous avez
une manière de demander qui n’admet pas les refus.

– En ce cas, vous m’encouragez, dit Billot, qui paraissait
mûrir un nouveau projet.

– Ah ! diable ! auriez-vous encore quelque chose à
me demander ?

– Oui. Connaissez-vous le gouverneur de la Bastille ?

– M. de Launay ?

– Je ne sais pas comment il s’appelle.

– Il s’appelle M. de Launay.

– Soit. Connaissez-vous M. de Launay ?

– C’est un de mes amis.

– En ce cas, vous devez désirer qu’il ne lui arrive pas malheur.

– Je le désire, en effet.

– Eh bien ! un moyen qu’il ne lui arrive pas malheur,
c’est qu’il me rende la Bastille, ou tout au moins le docteur.

– Vous n’espérez pas que j’aurai l’influence de l’amener à
vous rendre ou son prisonnier, ou sa forteresse, n’est-ce pas ?

– Cela me regarde ; je ne vous demande qu’une introduction
auprès de lui.

– Mon cher monsieur Billot, je vous préviens que si vous
entrez à la Bastille, vous y entrerez seul.

– Très bien !

– Je vous préviens, en outre, qu’en y entrant seul vous n’en
sortirez peut-être pas.

– À merveille !

– Je vais vous donner votre laissez-passer pour la Bastille.

– J’attends.

– Mais à une condition encore.

– Laquelle ?

– C’est que vous ne viendrez pas me demander demain un
laissez-passer pour la lune. Je vous préviens que je ne connais personne dans
ce monde-là.

– Flesselles ! Flesselles ! dit une voix sourde et
grondante derrière le prévôt des marchands, si tu continues d’avoir deux visages,
un qui rit aux aristocrates, et l’autre qui sourit au peuple, tu te seras
peut-être, d’ici à demain, signé à toi-même un laissez-passer pour un monde
dont nul ne revient.

Le prévôt se retourna frissonnant.

– Qui parle ainsi ? dit-il.

– Moi, Marat.

– Marat le philosophe ! Marat le médecin ! dit
Billot.

– Oui, répondit la même voix.

– Oui, Marat le philosophe, Marat le médecin, dit Flesselles ;
lequel, en cette dernière qualité, devrait bien se charger de guérir les fous.
Ce qui serait pour lui un moyen d’avoir aujourd’hui bon nombre de pratiques.

– Monsieur de Flesselles, répondit le funèbre interlocuteur,
ce brave citoyen vous demande un laissez-passer pour M. de Launay.Je vous
ferai observer que non seulement il vous attend, mais encore que trois mille
hommes l’attendent.

– C’est bien, monsieur, il va l’avoir.

Flesselles s’approcha d’une table, passa une main sur son
front, et de l’autre, saisissant la plume, il écrivit rapidement  quelques
lignes.

– Voici votre laissez-passer, dit-il en présentant le papier
à Billot.

– Lisez, dit Marat.

– Je ne sais pas lire, dit Billot.

– Eh bien ! donnez ; je lirai, moi.

Billot passa le papier à Marat.

Le laissez-passer était conçu en ces termes :

« Monsieur le gouverneur,

« Nous, prévôt des marchands de la Ville de Paris, nous
vous envoyons M. Billot, à l’effet de se concerter avec vous sur les intérêts
de ladite ville.

« 14 juillet 1789

« De
Flesselles »

– Bon ! dit Billot, donnez.

– Vous trouvez ce laissez-passer bon ainsi ? dit Marat.

– Sans doute.

– Attendez ; M. le prévôt va y ajouter un post-scriptum
qui le rendra meilleur.

Et il s’approcha de Flesselles qui était resté debout, le
poing appuyé sur la table, et qui regardait d’un air dédaigneux, et les deux
hommes auxquels il avait particulièrement affaire, et un troisième à moitié nu
qui venait d’apparaître debout à la porte, appuyé sur un mousqueton.

Ce troisième, c’était Pitou qui avait suivi Billot, et qui
se tenait prêt à obéir aux ordres du fermier, quels qu’ils fussent.

– Monsieur, dit Marat à Flesselles, ce post-scriptum,
que vous allez ajouter et qui rendra le laissez-passer meilleur, le voici.

– Dites, monsieur Marat.

Marat posa le papier sur la table, et indiquant du doigt la
place où le prévôt devait tracer le post-scriptum demandé :

– Le citoyen Billot, dit-il, ayant caractère de
parlementaire, je remets sa vie à votre honneur.

Flesselles regarda Marat en homme qui avait meilleure envie
d’écraser cette plate figure d’un coup de poing, que de faire ce qu’elle
demandait.

– Hésiteriez-vous, monsieur ? demanda Marat.

– Non, fit Flesselles, car au bout du compte vous ne demandez
qu’une chose juste.

Et il écrivit le post-scriptum demandé.

– Cependant, messieurs, dit-il, notez bien ceci, c’est que
je ne réponds pas de la sûreté de M. Billot.

– Et moi, j’en réponds, dit Marat, lui tirant le papier des
mains ; car votre liberté est là pour garantir sa liberté,votre tête pour
garantir sa tête. Tenez, brave Billot, dit Marat, voici votre laissez-passer.

– Labrie ! cria M. de Flesselles ; Labrie !

Un laquais en grande livrée entra.

– Mon carrosse ! dit-il.

– Il attend monsieur le prévôt dans la cour.

– Descendons, dit le prévôt. Vous ne désirez rien autre
chose, messieurs ?

– Non, répondirent à la fois Billot et Marat.

– Faut-il laisser passer ? demanda Pitou.

– Mon ami, dit Flesselles, je vous ferai observer que vous
êtes un peu trop indécemment vêtu pour monter la garde à la porte de ma
chambre. Si vous tenez à y rester, mettez au moins votre giberne par devant, et
appuyez-vous le derrière à la muraille.

– Faut-il laisser passer ? répéta Pitou, en regardant
M. de Flesselles d’un air qui indiquait qu’il goûtait médiocrement la
plaisanterie dont il venait d’être l’objet.

– Oui, dit Billot.

Pitou se rangea.

– Peut-être avez-vous tort de laisser aller cet homme, dit
Marat ; c’était un excellent otage à conserver ; mais en tout cas,
quelque part qu’il soit, soyez tranquille, je le retrouverai.

– Labrie, dit le prévôt des marchands en montant dans son
carrosse, on va distribuer de la poudre ici. Si l’Hôtel de Villes était, par
hasard, je ne veux point d’éclaboussures ; hors de portée,Labrie, hors de
portée.

La voiture roula sous la voûte et apparut sur la place, où
grondaient quatre ou cinq mille personnes.

Flesselles craignait qu’on interprétât mal son départ, qui
pouvait tout aussi bien être une fuite.

Il sortit à mi-corps par la portière.

– À l’Assemblée nationale ! cria-t-il au cocher.

Ce qui lui valut de la part de la foule une salve colossale
d’applaudissements.

Marat et Billot étaient sur le balcon et avaient entendu les
derniers mots de Flesselles.

– Ma tête contre la sienne, dit Marat, qu’il ne va pas à l’Assemblée
nationale, mais chez le roi.

– Faut-il le faire arrêter ? dit Billot.

– Non, dit Marat avec son hideux sourire. Soyez tranquille,
si vite qu’il aille, nous irons encore plus vite que lui. Et,maintenant, aux
poudres !

– Oui, aux poudres ! dit Billot.

Et tous deux descendirent, suivis par Pitou.

Chapitre 15M. de Launay, gouverneur de la Bastille

Comme l’avait dit M. de Flesselles, il y avait huit milliers
de poudre dans les caves de l’Hôtel de Ville.

Marat et Billot entrèrent dans la première cave avec une
lanterne, qu’ils suspendirent au plafond.

Pitou monta la garde à la porte.

La poudre était dans des barils contenant vingt livres à peu
près chacun. On établit des hommes sur l’escalier. Ces hommes firent la chaîne,
et l’on commença le transport des barils.

Il y eut d’abord un moment de confusion. On ne savait pas
s’il y aurait de la poudre pour tout le monde, et chacun se précipitait pour en
prendre sa part. Mais les chefs nommés par Billot parvinrent à se faire
écouter, et la distribution se fit avec une espèce d’ordre.

Chaque citoyen reçut une demi-livre de poudre, trente ou
quarante coups à tirer à peu près.

Mais quand chacun eut la poudre, on s’aperçut que les fusils
manquaient : à peine cinq cents hommes étaient-ils armés.

Pendant que la distribution continuait, une partie de cette
population furieuse qui demandait des armes monta dans la chambre où les électeurs
tenaient leurs séances. Ils étaient en train d’organiser cette garde nationale
dont l’huissier avait dit un mot à Billot. On venait de décréter que cette
milice serait de quarante-huit mille hommes. Cette milice n’existait encore que
dans le décret, et déjà l’on disputait pour en nommer le général.

Ce fut au milieu de cette discussion que le peuple envahit
l’Hôtel de Ville. Il s’était organisé tout seul. Il demandait à marcher. Il ne
lui manquait que des armes.

En ce moment, on entendit le bruit d’une voiture qui rentrait.
C’était le prévôt des marchands, que l’on n’avait pas voulu laisser passer,
quoiqu’il eût montré l’ordre du roi qui le mandait à Versailles, et que l’on
ramenait de force à l’Hôtel de Ville.

– Des armes ! des armes ! criait-on de toutes
parts quand on l’aperçut.

– Des armes, dit-il, je n’en ai pas, mais il doit y en avoir
à l’Arsenal.

– À l’Arsenal ! à l’Arsenal ! cria la foule.

Et cinq ou six mille hommes se ruèrent sur le quai de la
Grève.

L’Arsenal était vide.

Ils revinrent vociférant à l’Hôtel de Ville.

Le prévôt n’avait point d’armes, ou plutôt ne voulait pas en
donner. Pressé par le peuple, il eut l’idée de les envoyer aux Chartreux.

Les Chartreux ouvrirent leurs portes ; on fouilla
partout ; on ne trouva pas un pistolet de poche.

Pendant ce temps Flesselles, apprenant que Billot et Marat
étaient encore dans les caves de l’Hôtel de Ville et faisaient leur
distribution de poudre, Flesselles proposa d’envoyer une députation d’électeurs
à de Launay, pour lui proposer de faire disparaître ses canons.

Ce qui, la veille, avait le plus cruellement fait hurler la
foule, c’était ces canons qui allongeaient leur cou à travers les créneaux.
Flesselles espérait qu’en les faisant disparaître, le peuple se contenterait de
cette concession et se retirerait satisfait.

La députation venait de partir quand le peuple revint furieux.

Aux cris qu’il poussait, Billot et Marat montèrent jusque
dans la cour.

Flesselles, d’un balcon inférieur, essayait de calmer le peuple.
Il proposait un décret qui autorisât les districts à faire forger cinquante
mille piques.

Le peuple était prêt d’accepter.

– Décidément cet homme trahit, dit Marat.

Puis, se retournant vers Billot :

– Allez faire à la Bastille ce que vous avez à y faire,
dit-il. Dans une heure, je vous y enverrai vingt mille hommes avec chacun un
fusil.

Billot avait du premier coup pris grande confiance dans cet
homme, dont le nom était si populaire qu’il était arrivé jusqu’à lui. Il ne lui
demanda pas même comment il comptait se les procurer. Un abbé se trouvait là,
partageant l’enthousiasme général, criant, comme tout le monde : « À
la Bastille ! » Billot n’aimait pas les abbés ; mais celui-ci
lui plut. Il le chargea de continuer la distribution, le brave abbé accepta.

Alors, Marat monta sur une borne. Il se faisait un tumulte
effroyable.

– Silence, dit-il, je suis Marat, et je veux parler.

Chacun se tut comme par magie, et tous les yeux se tournèrent
vers l’orateur.

– Vous voulez des armes ? dit-il.

– Oui ! oui ! répondirent des milliers de voix.

– Pour prendre la Bastille ?

– Oui ! oui ! oui !

– Eh bien ! venez avec moi, et vous en aurez.

– Où cela ?

– Aux Invalides, il y a vingt-cinq mille fusils aux
Invalides !

– Aux Invalides ! aux Invalides ! aux Invalides !
crièrent toutes les voix.

– Maintenant, dit Marat à Billot qui venait d’appeler Pitou,
vous allez à la Bastille ?

– Oui.

– Attendez. Il se peut qu’avant l’arrivée de mes hommes,
vous ayez besoin d’aide.

– En effet, dit Billot ; c’est possible.

Marat déchira une feuille dans un petit carnet, et écrivit
cinq mots au crayon :

« De la part de Marat. »

Puis il traça un signe sur le papier.

– Eh bien ! demanda Billot, que voulez-vous que je
fasse de ce billet, puisqu’il n’y a ni le nom, ni l’adresse de celui auquel je
dois le remettre ?

– Quant à l’adresse, celui à qui je vous recommande n’en a
pas ; quant à son nom, il est bien connu. Demandez au premier ouvrier que
vous rencontrerez : « Gonchon, le Mirabeau du peuple ? »

– Gonchon, tu te rappelleras ce nom-la, Pitou.

– Gonchon ou Gonchonius, dit Pitou, je me le
rappellerai.

– Aux Invalides ! aux Invalides ! hurlaient les
voix avec une férocité croissante.

– Allons, va, dit Marat à Billot, et que le génie de la
liberté marche devant toi !

– Aux Invalides ! cria à son tour Marat.

Et il descendit le quai de Grève, suivi de plus de vingt
mille hommes.

Billot, de son côté, en entraîna cinq ou six cents à sa
suite. C’étaient ceux qui étaient armés.

Au moment où l’un allait descendre le cours de la rivière,
où l’autre allait remonter vers le boulevard, le prévôt des marchands se mit à
une fenêtre.

– Mes amis, dit-il, pourquoi donc vois-je à vos chapeaux la
cocarde verte ?

C’était la feuille de tilleul de Camille Desmoulins, que
beaucoup avaient arborée en la voyant arborer aux autres, mais sans même savoir
ce qu’ils faisaient.

– Espérance ! espérance ! crièrent quelques voix.

– Oui ; mais la couleur de l’Espérance est en même
temps celle du comte d’Artois. Voulez-vous avoir l’air de porter la livrée d’un
prince ?

– Non, non, crièrent en chœur toutes les voix, et celle de
Billot par-dessus toutes.

– Eh bien ! alors, changez cette cocarde, et, si vous
voulez porter une livrée, que ce soit au moins celle de la ville de Paris,
notre mère à tous – bleu et rouge, amis, bleu et rouge.

– Oui ! oui ! crièrent toutes les voix ;
oui ! bleu et rouge.

À ces mots, chacun foule aux pieds sa cocarde verte ;
chacun demande des rubans ; comme par enchantement, alors, les fenêtres
s’ouvrent, et les rubans rouges et bleus pleuvent à flots.

Mais ce qui tombe de rubans suffit à peine à mille personnes.

Aussitôt, les tabliers, les robes de soie, les écharpes, les
rideaux sont déchirés, lacérés, mis en lambeaux ; leurs fragments se
façonnent en nœuds, en rosettes, en écharpes. Chacun en prend sa part.

Après quoi la petite armée de Billot se remit en route.

En route, elle se recruta : toutes les artères du
faubourg Saint-Antoine lui envoyèrent, chemin faisant, ce qu’elles avaient de
plus chaud et de plus vif en sang populaire.

On parvint en assez bon ordre à la hauteur de la rue Lesdiguières,
où déjà une masse de curieux, les uns timides, les autres calmes,les autres
insolents, regardaient les tours de la Bastille dévorées par un ardent soleil.

L’arrivée des tambours populaires par le faubourg
Saint-Antoine, l’arrivée d’une centaine de gardes-françaises par le boulevard,
l’arrivée de Billot et de sa troupe, qui pouvait se composer de mille à douze
cents hommes changèrent à l’instant même le caractère et l’aspect de la
foule : les timides s’enhardirent, les calmes s’exaltèrent,les insolents
commencèrent à menacer.

– À bas les canons ! à bas les canons ! criaient
vingt mille voix en menaçant du poing les grosses pièces qui allongeaient leurs
cous de cuivre à travers les embrasures des plates-formes.

Juste en ce moment, comme si le gouverneur de la forteresse
obéissait aux injonctions de la foule, les artilleurs s’approchèrent des
pièces, et les canons reculèrent jusqu’à ce qu’ils fussent disparus  tout à
fait.

La foule battit des mains ; elle était donc une
puissance, puisque l’on cédait à ses menaces.

Cependant les sentinelles continuaient à se promener sur les
plates-formes. Un Invalide croisait un Suisse.

Après avoir crié : « À bas les
canons ! » on cria : « À bas les Suisses ! »
C’était la continuation du cri de la veille : « À bas les
Allemands ! »

Mais les Suisses n’en continuèrent pas moins de croiser les
Invalides.

Un de ceux qui criaient : « À bas les
Suisses ! » s’impatienta ; il avait un fusil à la main ; il
dirigea le canon de son arme vers la sentinelle et fit feu.

La balle alla mordre la muraille grise de la Bastille, à un
pied au-dessous du couronnement de la tour, juste en face de l’endroit où
passait la sentinelle. La morsure apparut comme un point blanc,mais la sentinelle
ne s’arrêta même pas, ne détourna même pas la tête.

Une grande rumeur se fit autour de cet homme, qui venait de
donner le signal d’une attaque inouïe, insensée. Il y avait plus d’effroi
encore que de rage dans cette rumeur.

Beaucoup ne comprenaient point que ce ne fût pas un crime
punissable de mort que de tirer un coup de fusil sur la Bastille.

Billot regardait cette masse verdâtre, pareille à ces monstres
fabuleux que l’antiquité nous montre couverts d’écailles. Il comptait les embrasures
où les canons pouvaient d’un moment à l’autre reprendre leurs places ; il
comptait les fusils de rempart ouvrant leur œil sinistre pour regarder à travers
les meurtrières.

Et Billot secouait la tête en se rappelant les paroles de
Flesselles.

– Nous n’y arriverons jamais, murmura-t-il.

– Et pourquoi n’y arriverons-nous jamais ? dit une voix
auprès de lui.

Billot se retourna et vit un homme à mine farouche, vêtu de
haillons, et faisant étinceler ses yeux comme deux étoiles.

– Parce qu’il me parait impossible de prendre une pareille
masse par la force.

– La prise de la Bastille, dit l’homme, n’est point un fait
de guerre, c’est un acte de foi : crois, et tu réussiras.

– Patience, dit Billot en cherchant son laissez-passer dans
sa poche ; patience !

L’homme se trompa à son intention.

– Patience ! lui dit-il. Oui, je comprends, tu es gras,
toi ; tu as l’air d’un fermier.

– Et j’en suis un, en effet, dit Billot.

– Alors je comprends que tu dises patience : tu as
toujours été bien nourri ; mais regarde un peu derrière toi tous ces spectres
qui nous environnent ; vois leurs veines arides, compte leurs os à travers
les trous de leurs habits, et demande-leur, à eux, s’ils comprennent le mot
patience.

– En voilà un qui parle très bien, fit Pitou ; mais il
me fait peur.

– Il ne me fait pas peur à moi, dit Billot.

Et se retournant vers l’homme :

– Oui, patience, dit-il ; mais un quart d’heure encore,
voilà tout.

– Ah ! ah ! fit l’homme en souriant ; un
quart d’heure ! en effet, ce n’est pas trop ; et que feras-tu d’ici
un quart d’heure ?

– D’ici un quart d’heure, j’aurai visité la Bastille ;
je saurai le chiffre de sa garnison, je saurai les intentions de son gouverneur,
je saurai enfin par où l’on y entre.

– Oui, si tu sais par où l’on en sort.

– Eh bien ! si je n’en sors pas, un homme viendra m’en
faire sortir.

– Et quel est cet homme ?

– Gonchon, le Mirabeau du peuple.

L’homme tressaillit ; ses yeux lancèrent deux flammes.

– Le connais-tu ? demanda-t-il.

– Non.

– Eh bien ! alors.

– Eh bien ! je vais le connaître ; car on m’a dit
que la première personne à laquelle je m’adresserais, sur la place de la
Bastille, me conduirait à lui. Tu es sur la place de la Bastille,conduis-moi à
lui.

– Que lui veux-tu ?

– Remettre ce papier.

– De qui est-il ?

– De Marat, le médecin.

– De Marat ! Tu connais Marat ! s’écria l’homme.

– Je le quitte.

– Où cela ?

– À l’Hôtel de Ville.

– Que fait-il ?

– Il est allé armer vingt mille hommes aux Invalides.

– En ce cas, donne-moi ce papier. Je suis Gonchon.

Billot recula d’un pas.

– Tu es Gonchon ? demanda-t-il.

– Amis, dit l’homme en haillons, en voilà un qui ne me
connaît pas, et qui demande si c’est bien vrai que je suis Gonchon.

La foule éclata de rire ; il semblait à tous ces hommes
qu’il était impossible que l’on ne connût pas son orateur favori.

– Vive Gonchon ! crièrent deux ou trois mille voix.

– Tenez, dit Billot, en lui présentant le papier.

– Amis, dit Gonchon, après avoir lu, et il frappa sur
l’épaule de Billot ; c’est un frère ; Marat me le recommande. On peut
donc compter sur lui. Comment t’appelles-tu ?

– Je m’appelle Billot.

– Et moi, dit Gonchon, je m’appelle Hache ; et, à nous
deux, j’espère que nous allons faire quelque chose.

La foule sourit au sanglant jeu de mot.

– Oui, oui, nous allons faire quelque chose, dit-elle.

– Eh bien ! qu’allons-nous faire ? demandèrent
quelques voix.

– Eh ! pardieu ! dit Gonchon, nous allons prendre
la Bastille.

– À la bonne heure ! dit Billot, voilà qui s’appelle
parler. Écoute, brave Gonchon, de combien d’hommes disposes-tu ?

– De trente mille hommes à peu près.

– Trente mille hommes dont tu disposes, vingt mille qui vont
nous arriver des Invalides, et dix mille qui sont déjà ici, c’est plus qu’il ne
nous en faut pour réussir, ou nous ne réussirons jamais.

– Nous réussirons, dit Gonchon.

– Je le crois. Eh bien ! réunis tes trente mille
hommes ; moi, j’entre chez le gouverneur, je le somme de se rendre ;
s’il se rend, tant mieux, nous épargnons du sang ; s’il ne se rend pas, eh
bien ! le sang versé retombera sur lui, et par le temps qui court le sang
versé pour une cause injuste porte malheur. Demandez aux Allemands.

– Combien de temps resteras-tu avec le gouverneur ?

– Le plus longtemps que je pourrai, jusqu’à ce que la Bastille
soit investie tout à fait ; si c’est possible, quand je sortirai,
l’attaque commencera.

– C’est dit.

– Tu ne te défies pas de moi ? demanda Billot à Gonchon
en lui tendant la main.

– Moi ! répondit Gonchon avec un sourire de dédain et
en serrant cette main que lui présentait le robuste fermier avec une vigueur
que l’on ne se fût point attendu à trouver dans ce corps hâve et
décharné ; moi, me défier de toi ? Et pourquoi ?Quand je
voudrai, sur un mot, sur un signe, je te ferai piler comme verre,fusses-tu à
l’abri de ces tours, qui demain n’existeront plus ; fusses-tu protégé par
ces soldats, qui ce soir seront à nous ou auront cessé de vivre. Va donc, et
compte sur Gonchon comme il compte sur Billot.

Billot fut convaincu et marcha vers l’entrée de la Bastille,
tandis que son interlocuteur s’enfonçait dans le faubourg, aux cris mille fois
répétés de : « Vive Gonchon ! Vive le Mirabeau du
peuple ! »

– Je ne sais comment est le Mirabeau des nobles, dit Pitou
au père Billot, mais je trouve le nôtre bien laid.

Chapitre 16 La Bastille et son gouverneur

Nous ne décrirons pas la Bastille ; ce serait chose
inutile.

Elle vit comme une éternelle image à la fois dans la mémoire
des vieillards et des enfants.

Nous nous contenterons de rappeler que, vue du côté du
boulevard, elle présentait à la place de la Bastille deux tours jumelles,
tandis que les deux faces couraient parallèles aux deux rives du canal
d’aujourd’hui.

L’entrée de la Bastille était défendue par un corps de garde
d’abord, puis par deux lignes de sentinelles, puis par deux ponts-levis.

Après avoir traversé les différents obstacles, on arrivait à
la cour du Gouvernement, logis du gouverneur.

De cette cour, une galerie conduisait aux fossés de la Bastille.

À cette autre entrée donnant encore sur les fossés, se trouvait
un pont-levis, un corps de garde et une barrière de fer.

À la première entrée on veut arrêter Billot ; mais
Billot montre son laissez-passer de Flesselles ; et on laisse passer Billot.

Billot s’aperçoit alors que Pitou le suit. Pitou n’avait pas
d’initiative, mais, sur les pas du fermier, il fût descendu jusqu’en enfer ou
eût monté dans la lune.

– Reste dehors, dit Billot ; si je ne sors pas, il est
bon qu’il y ait quelqu’un qui rappelle au peuple que je suis entré.

– C’est juste, dit Pitou ; au bout de combien de temps
faudra-t-il lui rappeler cela ?

– Au bout d’une heure.

– Et la cassette ? demanda Pitou.

– C’est juste. Eh bien ! si je ne sortais pas, si
Gonchon ne prend pas la Bastille, ou enfin si, après l’avoir prise,on ne me
retrouve pas, il y a à dire au docteur Gilbert, qu’on retrouvera peut-être,
lui ! que des hommes venus de Paris m’ont enlevé la cassette qu’il m’avait
confiée il y a cinq ans ; que je suis parti à l’instant même pour lui en
donner avis ; qu’en arrivant à Paris j’ai appris qu’il était à la
Bastille ; que j’ai voulu prendre la Bastille, et qu’en voulant la
prendre, j’y ai laissé ma peau, qui était toute à son service.

– C’est bien, père Billot, dit Pitou ; seulement c’est
bien long, et j’ai peur d’oublier.

– Ce que je dis là ?

– Oui.

– Je vais te le répéter.

– Non, dit une voix près de Billot, mieux vaut écrire.

– Je ne sais pas écrire, dit Billot.

– Je le sais, moi, je suis huissier.

– Ah ! vous êtes huissier ? demanda Billot.

– Stanislas Maillard, huissier au Châtelet.

Et il tira de sa poche un long encrier de corne, dans lequel
il y avait plume, papier et encre, tout ce qu’il faut enfin pour écrire.

C’était un homme de quarante-cinq ans, long, mince, grave,
tout vêtu de noir, comme il convenait à sa profession.

– En voilà un qui ressemble diablement à un croque-mort,
murmura Pitou.

– Vous dites, demanda l’huissier impassible, que des hommes
venus de Paris vous ont enlevé une cassette que vous a confiée le docteur Gilbert ?

– Oui.

– C’est un délit cela.

– Ces hommes appartenaient à la police de Paris.

– Infâme voleuse ! murmura Maillard.

Puis, donnant le papier à Pitou :

– Tiens, jeune homme, dit-il, voilà la note demandée ;
et s’il est tué – il montra Billot –, si tu es tué, il faut espérer que je ne
serai pas tué, moi.

– Et si vous n’êtes pas tué, que ferez-vous ? demanda
Pitou.

– Je ferai ce que tu aurais dû faire.

– Merci, dit Billot.

Et il tendit la main à l’huissier.

L’huissier la lui serra avec une force qu’on n’eût pas cru rencontrer
dans ce long corps maigre.

– Alors, je compte sur vous ? demanda Billot.

– Comme sur Marat, comme sur Gonchon.

– Bon, dit Pitou, voilà une Trinité que je suis bien sûr de
ne pas retrouver en paradis.

Puis, revenant à Billot :

– Ah çà ! papa Billot, de la prudence, n’est-ce
pas ?

– Pitou, dit le fermier avec une éloquence qu’on était parfois
étonné de trouver dans cette nature agreste, n’oublie pas une chose, c’est que
ce qu’il y a de plus prudent en France, c’est le courage.

Et il traversa la première ligne de sentinelles, tandis que
Pitou remontait vers la place.

Au pont-levis, il fallut parlementer encore.

Billot montra son laissez-passer ; le pont-levis
s’abaissa, la grille s’ouvrit.

Derrière la grille était le gouverneur.

Cette cour intérieure, dans laquelle le gouverneur attendait
Billot, était la cour qui servait de promenade aux prisonniers.Elle était
gardée par ses huit tours, c’est-à-dire par huit géants. Aucune fenêtre ne
donnait dessus. Jamais le soleil ne pénétrait jusqu’à son pavé humide et
presque vaseux ; on eût dit le fond d’un vaste puits.

Dans cette cour, une horloge, soutenue par des captifs enchaînés,
mesurait l’heure, laissant tomber le bruit lent et mesuré de ses minutes, comme
un cachot laisse tomber sur la dalle qu’elle ronge la goutte d’eau qui suinte à
son plafond.

Au fond de ce puits, le prisonnier, perdu dans un abîme de
pierre, contemplait un instant l’inexorable nudité des pierres, et demandait
bientôt à rentrer dans sa prison.

Derrière la grille donnant dans cette cour était, nous
l’avons déjà dit, M. de Launay.

M. de Launay était un homme de quarante-cinq à cinquante
ans ; ce jour-là, il était vêtu d’un habit gris de lin, il portait le
ruban rouge de la croix de Saint-Louis, et tenait à la main une canne à épée.

C’était un mauvais homme que ce M. de Launay : les mémoires
de Linguet venaient de l’éclairer d’une triste célébrité ; il était
presque autant haï que la prison.

En effet, les de Launay, comme les Châteauneuf, les La
Vrillière et les Saint-Florentin, qui tenaient les lettres de cachet de père en
fils, les de Launay, de père en fils aussi, se transmettaient la Bastille.

Car on le sait, ce n’était pas le ministre de la guerre qui
nommait les officiers de geôle. À la Bastille, toutes les places s’achetaient,
depuis celle du gouverneur jusqu’à celle du marmiton. Le gouverneur de la
Bastille, c’était un concierge en grand, un gargotier à épaulettes,qui
ajoutait à ses 6o ooo francs d’appointements, 6o ooo francs
d’extorsions et de rapines.

Il fallait bien rentrer dans le capital et les intérêts de
l’argent déboursé.

M. de Launay, en fait d’avarice, avait enchéri sur ses prédécesseurs.
Peut-être aussi avait-il payé la place plus cher, et prévoyait-il qu’il la devait
garder moins longtemps.

Il nourrissait sa maison aux dépens des prisonniers. Il
avait réduit le chauffage, doublé le prix de chaque pièce de leur mobilier.

Il avait le droit de faire entrer à Paris cent pièces de vin
franches d’octroi. Il vendait ce droit à un cabaretier, qui faisait entrer
ainsi d’excellents vins. Puis, avec la dixième partie de ce droit,il achetait
le vinaigre qu’il faisait boire à ses prisonniers.

Une seule consolation restait aux malheureux enfermés à la
Bastille : c’était un petit jardin créé sur un bastion. Là,ils se
promenaient ; là, ils retrouvaient un instant l’air, les fleurs, la
lumière, la nature enfin.

Il avait loué ce petit jardin à un jardinier, et, pour cinquante
livres par an qu’il en recevait, il avait ôté aux prisonniers cette dernière
jouissance.

Il est vrai que pour les prisonniers riches il avait des complaisances
extrêmes ; il conduisait l’un d’eux chez sa maîtresse à lui,qui était
mise dans ses meubles et entretenue ainsi sans qu’il lui en coûtât rien, à lui
de Launay.

Voyez La Bastille dévoilée, et vous y trouverez ce
fait et bien d’autres encore.

Avec cela cet homme était brave.

Depuis la veille l’orage grondait autour de lui. Depuis la
veille il sentait la vague de l’émeute, qui venait montant toujours, battre le
pied de ses murailles.

Et cependant il était pâle, mais calme.

Il est vrai qu’il avait derrière lui quatre pièces de canon
prêtes à faire feu ; autour de lui une garnison de Suisses et  d’Invalides,
devant lui seulement un homme désarmé.

Car, en entrant à la Bastille, Billot avait donné sa
carabine à garder à Pitou.

Il avait compris que de l’autre côté de cette grille qu’il
apercevait, une arme quelconque lui était plus dangereuse qu’utile.

Billot d’un coup d’œil remarqua tout : l’attitude calme
et presque menaçante du gouverneur, les Suisses disposés dans les corps de
gardes, les Invalides sur les plates-formes, et la silencieuse agitation des
artilleurs qui garnissaient de gargousses les réservoirs de leurs fourgons.

Les sentinelles tenaient l’arme au bras, les officiers
avaient l’épée nue.

Le gouverneur resta immobile, Billot fut forcé d’aller jusqu’à
lui ; la grille se referma derrière le parlementaire du peuple avec un
bruit sinistre de fer grinçant qui lui fit, si brave qu’il fût,passer un
frisson dans la moelle des os.

– Que me voulez-vous encore ? demanda de Launay.

– Encore, répéta Billot, il me semble cependant que c’est la
première fois que je vous vois, et que par conséquent vous n’avez pas le droit
d’être fatigué de ma vue.

– C’est qu’on me dit que vous venez de l’Hôtel de Ville.

– C’est vrai, j’en viens.

– Eh bien ! tout à l’heure, j’ai déjà reçu une
députation de la municipalité.

– Que venait-elle faire ?

– Elle venait me demander la promesse de ne pas commencer le
feu.

– Et vous avez promis ?

– Oui. Elle venait me demander de faire reculer les canons.

– Et vous les avez fait reculer. Je sais cela ; j’étais
sur la place de la Bastille quand la manœuvre s’est opérée.

– Et vous avez cru sans doute que j’obéissais aux menaces de
ce peuple ?

– Dame ! fit Billot, cela en avait bien l’air.

– Quand je vous le disais, messieurs, s’écria de Launay en
se retournant vers les officiers ; quand je vous disais qu’on nous
croirait capables de cette lâcheté.

Puis, se retournant vers Billot :

– Et vous, de quelle part venez-vous ?

– De la part du peuple ! répondit fièrement Billot.

– C’est bien, dit en souriant de Launay ; mais vous
avez encore quelque autre recommandation, je suppose ; car,avec celle que
vous invoquez, vous n’eussiez pas traversé la première ligne des sentinelles.

– Oui, j’ai un sauf-conduit de M. de Flesselles, votre ami.

– Flesselles ! Vous avez dit qu’il était mon ami,
repartit de Launay en regardant Billot comme s’il eût voulu lire au plus profond
de son cœur. D’où savez-vous si M. de Flesselles est mon ami ?

– Mais j’ai supposé qu’il l’était.

– Supposé. Voilà tout. C’est bien. Voyons le sauf-conduit.

Billot présenta le papier.

De Launay le lut une première fois, puis une seconde, l’ouvrit
pour voir s’il ne contenait pas quelque post-scriptum caché entre les deux
pages, le présenta au jour pour voir s’il ne cachait pas quelques lignes
tracées entre les lignes.

– Et voilà tout ce qu’il me dit ? demanda-t-il.

– Tout.

– Vous êtes sûr ?

– Parfaitement sûr.

– Rien de verbal ?

– Rien.

– C’est étrange ! dit de Launay, en plongeant, par une
des meurtrières, son regard sur la place de la Bastille.

– Mais que voulez-vous donc qu’il vous fît dire ?
demanda Billot.

De Launay fit un mouvement :

– Rien, au fait ; rien. Voyons, dites ce que vous voulez ;
mais dépêchez-vous, je suis pressé.

– Eh bien ! je veux que vous nous rendiez la Bastille.

– Plaît-il ? fit de Launay en se retournant vivement
comme s’il avait mal entendu ; vous dites ?…

– Je dis qu’au nom du peuple je viens vous sommer de rendre
la Bastille.

De Launay haussa les épaules.

– C’est en vérité un étrange animal que le peuple, dit-il.

– Hein ! fit Billot.

– Et qu’en veut-il faire de la Bastille ?

– Il veut la démolir.

– Et que diable lui fait la Bastille, à ce peuple ?
Est-ce qu’un homme du peuple a jamais été mis à la Bastille ?La Bastille !
le peuple, au contraire, en devrait bénir chaque pierre. Qui met-on à la
Bastille ? les philosophes, les savants, les aristocrates, les ministres,
les princes, c’est-à-dire les ennemis du peuple.

– Eh bien ! cela prouve que le peuple n’est pas
égoïste.

– Mon ami, dit de Launay avec une espèce de commisération,
il est facile de voir que vous n’êtes pas soldat.

– Vous avez raison, je suis fermier.

– Que vous n’êtes pas de Paris.

– En effet, je suis de la province.

– Que vous ne connaissez pas à fond la Bastille.

– Vous avez raison, je ne connais que ce que j’en ai vu,
c’est-à-dire les murs extérieurs.

– Eh bien ! venez avec moi, je vais vous montrer ce que
c’est que la Bastille.

– Oh ! oh ! fit Billot, il va me faire passer sur
quelque oubliette qui s’ouvrira tout à coup sous mes pieds, et puis bonsoir,
père Billot.

Mais l’intrépide fermier ne sourcilla point, et s’apprêta à
suivre le gouverneur de la Bastille.

– D’abord, dit de Launay, vous saurez que j’ai dans mes caves
assez de poudre pour faire sauter la Bastille, et avec la Bastille la moitié du
faubourg Saint-Antoine.

– Je sais cela, répondit tranquillement Billot.

– Bien. Voyez d’abord ces quatre pièces de canon.

– Je les vois.

– Elles enfilent toute cette galerie, comme vous voyez encore,
et cette galerie est défendue d’abord par un corps de garde,ensuite par deux
fossés qu’on ne peut traverser qu’à l’aide de deux ponts-levis ; enfin par
une grille.

– Oh ! je ne dis pas que la Bastille est mal défendue,
répondit tranquillement Billot ; seulement je dis qu’elle sera bien attaquée.

– Continuons, dit de Launay.

Billot fit de la tête un signe d’assentiment.

– Voici une poterne qui donne sur les fossés, dit le gouverneur ;
voyez l’épaisseur des murs.

– Quarante pieds à peu près.

– Oui, quarante en bas et quinze en haut. Vous voyez bien
que si bons ongles qu’ait le peuple, il se les retournera sur cette pierre.

– Je n’ai pas dit, reprit Billot, que le peuple démolirait
la Bastille avant de la prendre, j’ai dit qu’il la démolirait après l’avoir
prise.

– Montons, fit de Launay.

– Montons.

Ils montèrent une trentaine de marches.

Le gouverneur s’arrêta.

– Tenez, dit-il, voici encore une embrasure qui donne sur le
passage par lequel vous voulez entrer ; celle-ci n’est défendue que par un
fusil de rempart ; mais il a une certaine réputation. Vous savez
l’air :

Ô
ma tendre musette,

Musette
de mes amours.

– Certainement, dit Billot, que je le sais ; mais je ne
crois pas que ce soit l’heure de le chanter.

– Attendez donc. Eh bien ! le maréchal de Saxe appelait
ce petit canon sa musette, parce que c’était lui qui chantait le plus juste
l’air qu’il aimait le mieux. C’est un détail historique.

– Oh ! fit Billot.

– Montons.

Et ils continuèrent de monter.

On arriva sur la plate-forme de la tour de la Comté.

– Ah ! ah ! dit Billot.

– Quoi ? demanda de Launay.

– Vous n’avez pas fait descendre les canons.

– Je les ai fait reculer, voilà tout.

– Vous savez que je dirai au peuple que les canons sont toujours
là.

– Dites !

– Vous ne voulez pas les descendre, alors ?

– Non.

– Décidément ?

– Les canons du roi sont là par un ordre du roi,
monsieur ; ils n’en descendront que sur un ordre du roi.

– Monsieur de Launay, dit Billot, sentant la parole grandir
et monter en lui-même à la hauteur de la situation ; monsieur de Launay,
le vrai roi auquel je vous conseille d’obéir, le voici.

Et il montra au gouverneur la foule grise, ensanglantée en
certains endroits par le combat de la veille, et qui ondulait devant les fossés
en faisant reluire ses armes au soleil.

– Monsieur, dit à son tour de Launay en rejetant la tête en
arrière avec un air de hauteur, il se peut que vous connaissiez deux
rois ; mais moi, gouverneur de la Bastille, je n’en connais qu’un ;
c’est Louis, seizième du nom, qui a mis sa signature au bas d’un brevet en
vertu duquel je commande ici aux hommes et aux choses.

– Vous n’êtes donc pas citoyen ? cria Billot en colère.

– Je suis gentilhomme français, dit le gouverneur.

– Ah ! c’est vrai, vous êtes un soldat, et vous parlez
comme un soldat.

– Vous avez dit le mot, monsieur, répondit de Launay en
s’inclinant. Je suis un soldat, et j’exécute ma consigne.

– Et moi, monsieur, dit Billot, je suis citoyen, et, comme
mon devoir de citoyen est en opposition avec votre consigne de soldat, l’un de
nous deux mourra : soit celui qui suivra sa consigne, soit celui qui
accomplira son devoir.

– C’est probable, monsieur.

– Ainsi vous êtes décidé à tirer sur le peuple ?

– Non pas, tant qu’il ne tirera pas sur moi. J’ai engagé ma
parole aux envoyés de M. de Flesselles. Vous voyez bien que les canons sont
retirés, mais au premier coup de feu tiré de la place sur mon château…

– Eh bien ! au premier coup de feu ?

– Je m’approcherai d’une de ces pièces, de celle-ci par
exemple. Je la roulerai moi-même jusqu’à l’embrasure, je la pointerai moi-même,
et moi même je ferai feu avec la mèche que voici.

– Vous ?

– Moi.

– Oh ! si je croyais cela, dit Billot, avant que vous
commettiez un pareil crime…

– Je vous ai déjà dit que j’étais soldat, monsieur, et que
je ne connaissais que ma consigne.

– Eh bien ! regardez, dit Billot en entraînant de
Launay jusqu’à une embrasure, et en désignant alternativement du doigt deux
points différents, le faubourg Saint-Antoine et le boulevard ;voilà qui
vous la donnera désormais, votre consigne.

Et il montrait à de Launay deux masses noires, épaisses,
hurlantes, qui, forcées de se plier en forme de lance et au moule des
boulevards, ondulaient comme un immense serpent, dont on voyait la tête et le
corps, mais dont les derniers anneaux se perdaient dans les replis du terrain
sur lequel il rampait.

Et tout ce qu’on voyait du gigantesque reptile ruisselait
d’écailles lumineuses.

C’était la double troupe à laquelle Billot avait donner rendez-vous
sur la place de la Bastille, conduite, l’une, par Marat, l’autre,par Gonchon.

Des deux côtés elle s’avançait en agitant ses armes et en
poussant des cris terribles.

De Launay pâlit à cette vue, et levant sa canne :

– À vos pièces ! cria-t-il.

Puis s’avançant sur Billot avec un geste de menace :

– Et vous, malheureux ! dit-il, vous qui venez ici sous
prétexte de parlementer, tandis que les autres attaquent,savez-vous que vous
méritez la mort ?

Billot vit le mouvement, et, rapide comme l’éclair, saisissant
de Launay au collet et à la ceinture :

– Et vous, dit-il en le soulevant de terre, vous mériteriez
que je vous envoyasse par-dessus le parapet vous briser au fond des fossés.
Mais, Dieu merci ! je vous combattrai d’une autre façon.

En ce moment, une clameur immense, universelle, montant de
bas en haut, passa dans l’air comme un ouragan, et M. de Losme,major de la
Bastille, apparut sur la plate-forme.

– Monsieur, s’écria-t-il, s’adressant à Billot ;
monsieur, de grâce ! montrez-vous ; tout ce peuple croit qu’il vous
est arrivé malheur, et vous redemande.

En effet, le nom de Billot, répandu par Pitou dans la foule,
montait parmi les clameurs.

Billot lâcha M. de Launay, qui repoussa sa canne au fourreau.

Puis, il y eut, entre ces trois hommes, un moment d’hésitation
pendant lequel se firent entendre des cris de menace et de vengeance.

– Montrez-vous donc, monsieur, dit de Launay, non pas que
ces clameurs m’intimident, mais afin que l’on sache que je suis un homme loyal.

Alors Billot passa la tête à travers les créneaux, faisant
un signe de la main.

À cette vue, le peuple éclata en applaudissements. C’était,
en quelque sorte, la Révolution qui surgissait du front de la Bastille dans la
personne de cet homme du peuple, qui le premier foulait sa plate-forme en dominateur.

– C’est bien, monsieur, dit alors de Launay ; tout est
fini entre nous ; vous n’avez plus rien à faire ici. On vous demande
là-bas ; descendez.

Billot comprit cette modération de la part d’un homme au
pouvoir duquel il se trouvait ; il descendit par le même escalier qu’il
était monté, le gouverneur le suivit.

Quant au major, il resta : le gouverneur venait de lui
donner tout bas quelques ordres.

Il était évident que M. de Launay n’avait plus qu’un désir,
c’est que son parlementaire devînt au plus vite son ennemi.

Billot traversa la cour sans dire une parole. Il vit les
canonniers à leurs pièces. La mèche fumait au bout de la lance.

Billot s’arrêta devant eux.

– Amis ! leur dit-il, souvenez-vous que je suis venu
pour demander à votre chef d’éviter l’effusion du sang, et qu’il a refusé.

– Au nom du roi ! monsieur, dit de Launay en frappant
du pied, sortez d’ici.

– Prenez garde, dit Billot, si vous m’en faites sortir au
nom du roi, j’y rentrerai au nom du peuple.

Puis se retournant vers le corps de garde des Suisses :

– Voyons, dit-il, pour qui êtes-vous ?

Les Suisses se turent.

De Launay lui montra du doigt la porte de fer.

Billot voulut tenter un dernier effort.

– Monsieur, dit-il à de Launay, au nom de la nation !
au nom de vos frères !

– De mes frères ? Vous appelez mes frères ceux qui
crient : « À bas la Bastille ! mort à son
gouverneur ! » Ce sont peut-être vos frères, monsieur,mais, à coup
sûr, ce ne sont pas les miens.

– Au nom de l’humanité ! alors.

– Au nom de l’humanité, qui vous pousse à venir égorger, à
cent mille, cent malheureux soldats enfermés dans ces murs ?

– Justement, en rendant la Bastille au peuple, vous leur
sauvez la vie.

– Et je perds mon honneur.

Billot se tut, cette logique du soldat l’écrasait ;
mais s’adressant de nouveau aux Suisses et aux Invalides :

– Rendez-vous, mes amis, s’écria-t-il ; il en est temps
encore. Dans dix minutes, il sera trop tard.

– Si vous ne sortez pas d’ici à l’instant même, monsieur,
s’écria à son tour de Launay, foi de gentilhomme ! je vous fais fusiller.

Billot s’arrêta un instant, croisa ses deux bras en signe de
défi, heurtant une dernière fois son regard à celui de Launay, et sortit.

Chapitre 17La Bastille

La foule attendait, brûlée par le soleil ardent de juillet,
frémissante, enivrée. Les hommes de Gonchon venaient de faire leur jonction aux
hommes de Marat. Le faubourg Saint-Antoine reconnaissait et saluait son frère
le faubourg Saint-Marceau.

Gonchon était à la tête de ses patriotes. Quant à Marat, il
avait disparu.

L’aspect de la place était terrible.

À la vue de Billot les cris redoublèrent.

– Eh bien ! dit Gonchon en marchant à lui.

– Eh bien ! cet homme est brave, dit Billot.

– Que voulez-vous dire par ce mot : « Cet homme
est brave » ? demanda Gonchon.

– Je veux dire qu’il s’entête.

– Il ne veut pas rendre la Bastille ?

– Non.

– Il s’entête à soutenir le siège ?

– Oui.

– Et vous croyez qu’il le soutiendra longtemps ?

– Jusqu’à la mort.

– Soit ; il aura la mort.

– Mais que d’hommes nous allons faire tuer ! dit Billot
doutant sans doute que Dieu lui eût donné le droit que s’arrogent les généraux,
les rois, les empereurs : ces hommes brevetés pour répandre le sang.

– Bah ! dit Gonchon, il y a trop de monde, puisqu’il
n’y a pas assez de pain pour la moitié de la population. N’est-ce pas,
amis ? continua Gonchon, en se tournant vers la foule.

– Oui ! oui ! cria la foule avec une abnégation
sublime.

– Mais le fossé ? demanda Billot.

– Il n’a besoin d’être comblé qu’à un seul endroit, répondit
Gonchon, et j’ai calculé qu’avec la moitié de nos corps on comblerait le fossé
tout entier, n’est-ce pas, amis ?

– Oui ! oui ! répéta la foule avec non moins
d’élan que la première fois.

– Eh bien ! soit, dit Billot atterré.

En ce moment, de Launay parut sur une terrasse, suivi du
major de Losme et de deux ou trois officiers.

– Commence ! cria Gonchon au gouverneur.

Celui-ci lui tourna le dos sans répondre.

Gonchon, qui peut-être eût supporté la menace, ne supporta
pas le dédain ; il porta vivement la carabine à son épaule, et un homme de
la suite du gouverneur tomba.

Cent coups, mille coups de fusil partirent à la fois, comme
s’ils n’eussent attendu que ce signal, et marbrèrent de blanc les tours grises
de la Bastille.

Un silence de quelques secondes succéda à cette décharge,
comme si la foule elle-même eut été effrayée de ce qu’elle venait de faire.

Puis un jet de flamme perdu dans un nuage de fumée couronna
la crête d’une tour ; une détonation retentit ; des cris de douleur
se firent entendre dans la foule pressée ; le premier coup de canon venait
d’être tiré de la Bastille ; le premier sang était répandu. La bataille
était engagée.

Ce qu’éprouva cette foule, un instant auparavant si menaçante,
ressembla à de la terreur. Cette Bastille, en se mettant en défense par ce seul
fait, apparaissait dans sa formidable inexpugnable. Le peuple avait sans
doute espéré que dans ce temps de concessions à lui faites,celle-là aussi
s’accomplirait sans effusion de sang.

Le peuple se trompait. Ce coup de canon tiré sur lui donnait
la mesure de l’œuvre titanique qu’il avait entreprise.

Une mousqueterie bien dirigée, venant de la plate-forme de
la Bastille, le suivit immédiatement.

Puis, un nouveau silence se fit, interrompu par quelques
cris, quelques gémissements, quelques plaintes poussées çà et là.

Alors on put voir un grand frémissement dans cette
foule : c’était le peuple qui ramassait ses morts et ses blessés.

Mais le peuple ne songea point à fuir, ou, s’il y songea, il
eut honte en se comptant.

En effet, les boulevards, la rue Saint-Antoine, le faubourg
Saint-Antoine, n’étaient qu’une vaste mer humaine ; chaque vague avait une
tête ; chaque tête deux yeux flamboyants, une bouche menaçante.

En un instant toutes les fenêtres du quartier furent garnies
de tirailleurs, même celles qui se trouvaient hors de portée.

S’il paraissait aux terrasses ou dans les embrasures un Invalide
ou un Petit Suisse, il était ajusté par cent fusils, et la grêle de balles
venait écorner les angles de la pierre derrière laquelle s’abritait le soldat.

Mais on se lasse bientôt de tirer sur des murs insensibles.
C’était à de la chair que visaient les coups. C’était du sang qu’on voulait
voir jaillir sous le plomb, et non de la poussière.

Chacun donnait son avis au milieu de la foule et des clameurs.

On faisait cercle autour de l’orateur, et quand on s’apercevait
que la proposition était insensée, on s’éloignait.

Un charron proposait de bâtir une catapulte sur le modèle
des anciennes machines romaines, et de battre en brèche la Bastille.

Les pompiers proposaient d’éteindre avec leurs pompes les
amorces des canons et les mèches des artilleurs, sans s’apercevoir que la plus
forte de leurs pompes ne lancerait pas l’eau aux deux tiers de la hauteur des
murs de la Bastille.

Un brasseur, qui commandait le faubourg Saint-Antoine, et
dont le nom a acquis depuis une fatale célébrité, proposait d’incendier la forteresse
en y lançant de l’huile d’œillette et d’aspic qu’on avait saisie la veille, et
qu’on enflammerait avec du phosphore.

Billot écouta l’une après l’autre toutes ces propositions. À
la dernière, il saisit une hache aux mains d’un charpentier, et s’avançant au
milieu d’une grêle de balles, qui frappe et renverse autour de lui les hommes
pressés comme les épis dans un champ de blé, il atteint un petit corps de garde
voisin d’un premier pont-levis, et, au milieu de la mitraille qui siffle et
pétille sur le toit, il abat les chaînes et fait tomber le pont.

Pendant un quart d’heure que dura cette entreprise presque
insensée, la foule resta haletante. À chaque détonation on s’attendait à voir
rouler l’audacieux ouvrier. La foule oubliait le danger qu’elle courait
elle-même, pour ne songer qu’au danger que courait cet homme. Quand le pont tomba,
elle jeta un grand cri et s’élança dans la première cour.

Le mouvement fut si rapide, si impétueux, si irrésistible,
qu’on n’essaya pas de la défendre.

Les cris d’une joie frénétique annoncèrent à de Launay ce
premier avantage.

On ne fit pas même attention qu’un homme avait été broyé
sous cette masse de bois.

Alors, comme au fond d’une caverne qu’elles éclairent, les
quatre pièces de canon, que le gouverneur a montrées à Billot,éclatent à la
fois avec un bruit terrible, et balayent toute cette première cour.

L’ouragan de fer a tracé dans la foule un long sillon de
sang ; dix ou douze morts, quinze ou vingt blessés, sont restés sur le
passage de la mitraille.

Billot s’est laissé glisser de son toit à terre, mais à
terre il a trouvé Pitou, qui s’est trouvé là il ne sait comment.Pitou a l’œil
alerte ; c’est une habitude de braconnier. Il a vu les artilleurs
approcher la mèche de la lumière ; il a pris Billot par le pan de sa
veste, et l’a tiré vivement en arrière. Un angle de muraille les amis tous les
deux à l’abri de cette première décharge.

À partir de ce moment, la chose est sérieuse ; le
tumulte devient effroyable ; la mêlée mortelle ; dix mille coups de
fusil éclatent à la fois autour de la Bastille, plus dangereux pour les
assiégeants que pour les assiégés. Enfin un canon, servi par les
gardes-françaises, vient mêler son grondement au pétillement de cette
mousqueterie.

C’est un bruit effroyable auquel la foule s’enivre, et ce
bruit commence à effrayer les assiégés, qui se comptent, et qui comprennent que
jamais ils ne pourront faire un bruit semblable à celui qui les assourdit.

Les officiers de la Bastille sentent instinctivement que
leurs soldats faiblissent ; ils prennent des fusils et font le coup de
feu.

En ce moment, au milieu de ce bruit d’artillerie et de fusillades,
au milieu des hurlements de la foule, comme le peuple se précipite de nouveau
pour ramasser les morts et se faire une nouvelle arme de ces cadavres qui
crieront vengeance par la bouche de leurs blessures, apparaît, à l’entrée de la
première cour, une petite troupe de bourgeois calmes, sans armes ; ils
fendent la foule et s’avancent prêts à sacrifier leur vie, protégée seulement
par le drapeau blanc qui les précède et qui indique des parlementaires.

C’est une députation de l’Hôtel de Ville ; les
électeurs savent que les hostilités sont engagées ; ils veulent arrêter
l’effusion du sang, et on force Flesselles à faire de nouvelles propositions au
gouverneur.

Ces députés viennent, au nom de la Ville, sommer M. de
Launay de faire cesser le feu, et, pour garantir à la fois la vie des citoyens,
la sienne et celle de la garnison, de recevoir cent hommes de garde bourgeoise
dans l’intérieur de la forteresse.

Voilà ce que répandent les députés sur leur route. Le peuple,
effrayé lui-même de l’entreprise qu’il a commencée, le peuple, qui voit passer
les blessés et les morts sur des civières, est prêt à appuyer cette
proposition ; que de Launay accepte une demi-défaite, il se contentera
d’une demi-victoire.

À leur vue le feu de la seconde cour cesse ; on leur
fait signe qu’ils peuvent approcher, et ils approchent en effet,glissant dans
le sang, enjambant les cadavres, tendant la main aux blessés.

À leur abri, le peuple se groupe. Cadavres et blessés sont
emportés, le sang reste seul, marbrant de larges taches pour préesle pavé des
cours.

Du côté de la forteresse, le feu a cessé. Billot sort pour essayer
de faire cesser le feu des assiégeants. À la porte, il rencontre Gonchon.
Gonchon sans armes, s’exposant comme un inspiré, calme comme s’il était invulnérable.

– Eh bien ! demanda-t-il à Billot, qu’est devenue la
députation ?

– Elle est entrée à la Bastille, répond Billot ; faites
cesser le feu.

– C’est inutile, dit Gonchon, avec la même certitude que si
Dieu lui eût donné la faculté de lire dans l’avenir. Il ne consentira point.

– N’importe, respectons les habitudes de la guerre, puisque
nous nous sommes faits soldats.

– Soit, dit Gonchon.

Puis, s’adressant à deux hommes du peuple qui semblaient
commander sous lui à toute cette masse :

– Allez, Élie, allez, Hullin, dit-il, et que pas un coup de
fusil ne soit tiré.

Les deux aides de camp s’élancèrent, fendant les flots du
peuple, à la voix de leur chef, et bientôt le bruit de lamousqueterie diminua
peu à peu, puis s’éteignit tout à fait.

Un instant de repos s’établit. On en profita pour soigner
les blessés, dont le nombre s’élevait déjà à trente-cinq ouquarante.

Pendant ce moment de repos, on entend sonner deux heures.
L’attaque a commencé à midi. Voilà déjà deux heures que l’on sebat.

Billot est retourné à son poste, et c’est à son tour Gonchon
qui l’a suivi.

Son œil se tourne avec inquiétude vers la grille ; son
impatience est visible.

– Qu’avez-vous ? lui demande Billot.

– J’ai que si la Bastille n’est pas prise dans deux heures,
répond Gonchon, tout est perdu.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que la cour apprendra à quelle besogne nous sommes
occupés, et qu’elle nous enverra les Suisses de Besenval et lesdragons de
Lambesc, et qu’alors nous serons pris entre trois feux.

Billot fut forcé d’avouer qu’il y avait du vrai dans ce que
Gonchon disait là.

Enfin les députés reparurent. À leur air morne, on jugea
qu’ils n’avaient rien obtenu.

– Eh bien ! dit Gonchon rayonnant de joie, qu’avais-je
dit ? Les choses prédites arriveront : la forteressemaudite est condamnée.

Puis, sans même interroger la députation, il s’élança hors
de la première cour, en criant :

– Aux armes ! enfants, aux armes ! le commandant
refuse.

En effet, à peine le commandant a-t-il lu la lettre deFlesselles,
que son visage s’est éclairé et qu’au lieu de céder auxpropositions faites, il
s’est écrié :

– Messieurs les Parisiens, vous avez voulu le combat,maintenant
il est trop tard.

Les parlementaires ont insisté, lui ont représenté tous les
malheurs que sa défense peut amener. Mais il n’a voulu entendre àrien, et il a
fini par dire aux parlementaires ce que deux heures auparavant il adéjà dit à
Billot :

– Sortez, ou je vous fais fusiller.

Et les parlementaires sont sortis.

Cette fois, c’est de Launay qui a repris l’offensive. Il
paraît ivre d’impatience. Avant que les députés aient franchi leseuil de la
cour, la musette du duc de Saxe a joué un air. Trois personnessont
tombées : l’une morte, les deux autres blessées.

Ces deux blessés sont, l’un un garde-française, l’autre un
parlementaire.

À la vue de cet homme que son caractère rendait sacré, et
que l’on emporte couvert de sang, la foule s’exalte de nouveau.

Les deux aides de camp de Gonchon sont revenus prendre place
à ses côtés ; mais chacun d’eux a eu le temps d’aller chez luichanger de
costume.

Il est vrai que l’un demeure près de l’Arsenal, et l’autre
rue de Charonne.

Hullin, d’abord horloger de Genève, puis chasseur du marquis
de Conflans, revient avec son habit de livrée qui ressemble à uncostume
d’officier hongrois.

Élie, ex-officier au régiment de la reine, a été revêtir son
uniforme, qui donnera plus de confiance au peuple, en lui faisantcroire que
l’armée est pour lui et avec lui.

Le feu recommence avec plus d’acharnement que jamais.

En ce moment, le major de la Bastille, M. de Losme, s’approcha
du gouverneur.

C’était un brave et honnête soldat, mais il était resté ducitoyen
en lui, et il voyait avec douleur ce qui se passait, et surtout cequi allait
se passer.

– Monsieur, lui dit-il, nous n’avons pas de vivres, vous le
savez.

– Je le sais, répliqua de Launay.

– Vous savez aussi que nous n’avons pas d’ordre.

– Je vous demande pardon, monsieur de Losme, j’ai ordre de
fermer la Bastille, voilà pourquoi on m’en donne les clefs.

– Monsieur, les clefs servent aussi bien à ouvrir les portes
qu’à les fermer. Prenez garde de faire massacrer toute la garnisonsans sauver
le château. Deux triomphes pour le même jour. Regardez ces hommesque nous
tuons, ils repoussent sur le pavé Ce matin ils étaient cinq cents,il y a trois
heures ils étaient dix mille, ils sont plus de soixante mille àprésent, demain
ils seront cent mille. Quand nos canons se tairont, et il faudrabien qu’ils
finissent par là, ils seront assez forts pour démolir la Bastilleavec leurs
mains.

– Vous ne parlez pas comme un militaire, monsieur de Losme.

– Je parle comme un Français, monsieur. Je dis que Sa Majesté
ne nous ayant donné aucun ordre… Je dis que M. le prévôt desmarchands nous
ayant fait faire une proposition fort acceptable, qui était celled’introduire
cent hommes de garde bourgeoise dans le château ; vous pouvez,pour éviter
les malheurs que je prévois, accéder à la proposition de M. deFlesselles.

– À votre avis, monsieur de Losme, le pouvoir représentant
la Ville de Paris est donc une autorité à laquelle nous devonsobéir ?

– En l’absence de l’autorité directe de Sa Majesté, oui,
monsieur, c’est mon avis.

– Eh bien ! dit de Launay, en attirant le major dans un
angle de la cour, lisez, monsieur de Losme.

Et il lui présenta un petit carré de papier.

Le major lut :

« Tenez bon ; j’amuse les Parisiens avec des
cocardes et des promesses. Avant la fin de la journée, M. deBesenval vous enverra
du renfort.

« De
Flesselles. »

– Comment ce billet vous est-il donc parvenu,
monsieur ? demanda le major.

– Dans la lettre que m’ont apportée MM. les parlementaires.
Ils croyaient me remettre l’invitation de rendre la Bastille, ilsme remettaient
l’ordre de la défendre.

Le major baissa la tête.

– Allez à votre poste, monsieur, dit de Launay, et ne lequittez
pas que je ne vous fasse appeler.

M. de Losme obéit.

M. de Launay plia froidement la lettre, la remit dans sa poche,
et revint à ses canonniers en leur commandant de pointer bas etjuste.

Les canonniers obéirent, comme avait obéi M. de Losme.

Mais le destin de la forteresse était fixé. Nulle puissance
humaine n’en pouvait reculer l’accomplissement.

À chaque coup de canon, le peuple répondait :
« Nous voulons la Bastille ! »

Et tandis que les voix demandaient, les bras agissaient.

Au nombre des voix qui demandaient le plus énergiquement, au
nombre des bras qui agissaient le plus efficacement, étaient lesvoix et les
bras de Pitou et de Billot.

Seulement, chacun procédait selon sa nature.

Billot, courageux et confiant, à la manière du bouledogue,
s’était jeté du premier coup en avant, bravant balles etmitraille.

Pitou, prudent et circonspect comme le renard ; Pitou,
doué au suprême degré de l’instinct de la conservation, utilisaittoutes ses
facultés pour surveiller le danger et l’éviter.

Ses yeux connaissaient les plus meurtrières embrasures, ils
distinguaient l’imperceptible mouvement du bronze qui va tirer. Ilavait fini
par deviner le moment précis où la batterie du fusil de rempartallait jouer au
travers du pont-levis.

Alors, ses yeux ayant fait leur office, c’était au tour de
ses membres à travailler pour leur propriétaire.

Les épaules s’effaçaient, la poitrine rentrait, tout son
corps n’offrait pas une surface plus considérable qu’une planchevue de côté.

Dans ces moments-là, de Pitou, du grassouillet Pitou, car
Pitou n’était maigre que des jambes, il ne restait plus qu’unearête pareille à
la ligne géométrique, ni largeur ni épaisseur.

Il avait adopté un recoin dans le passage du premier pont-levis
au second, une sorte de parapet vertical formé par des saillies de
pierre ; sa tête se trouvait garantie par une de ces pierres,son ventre
par une autre, ses genoux par une troisième, et Pitous’applaudissait que la
nature et l’art des fortifications se fussent si agréablementcombinés qu’une
pierre lui fût donnée pour garantir chacun des endroits où uneblessure pouvait
être mortelle.

De son angle, où il était rasé comme un lièvre dans son
gîte, il tirait çà et là un coup de fusil par acquit de conscience,car il
n’avait en face de lui que des murs et des morceaux de bois ;mais cela
faisait évidemment plaisir au père Billot, qui luicriait :

– Tire donc, paresseux, tire !

Et lui, à son tour, interpellant le père Billot pour calmer
son ardeur, au lieu de l’exciter, lui criait :

– Mais ne vous découvrez pas ainsi, père Billot.

Ou bien :

– Prenez garde à vous, monsieur Billot, rentrez, voilà le canon
qui tire à vous, voilà le chien de la musette qui claque.

Et à peine Pitou avait-il prononcé ces paroles pleines de
prévoyance, que la canonnade ou la fusillade éclatait, et que lamitraille
balayait le passage.

Malgré toutes ces injonctions, Billot faisait des prodiges
de force et de mouvements, le tout en pure perte. Ne pouvantdépenser son sang,
et certes ce n’était pas sa faute, il dépensait sa sueur en largesgouttes.

Dix fois Pitou le saisit par la basque de son habit, et le
coucha malgré lui à terre, juste au moment où une décharge l’eutécrasé.

Mais Billot se relevait toujours, non seulement comme Antée,
plus fort qu’auparavant, mais avec une nouvelle idée.

Tantôt cette idée consistait à aller, sur le bois même dutablier
du pont, hacher les soliveaux qui retenaient les chaînes, comme ilavait déjà
fait.

Alors Pitou poussait des hurlements pour retenir le fermier,
puis voyant que ces hurlements étaient inutiles, il s’élançait horsde son abri
en disant :

– Monsieur Billot, cher monsieur Billot, mais madame Billot
sera veuve, si vous êtes tué.

Et l’on voyait les Suisses passer obliquement le canon de
leurs fusils par la meurtrière de la musette pour atteindrel’audacieux qui
essayait de mettre leur pont en copeaux.

Tantôt Billot appelait du canon pour enfoncer le
tablier ; mais alors la musette jouait, les artilleursreculaient, et
Billot restait seul pour servir la pièce, ce qui tirait encorePitou de sa
retraite.

– Monsieur Billot, criait-il, monsieur Billot, au nom de
mademoiselle Catherine ! mais songez donc que si vous vousfaites tuer,
mademoiselle Catherine va être orpheline.

Et Billot se rendait à cette raison, qui semblait pluspuissante
sur son esprit que la première.

Enfin l’imagination féconde du fermier enfanta une dernière
idée.

Il courut vers la place en criant :

– Une charrette ! une charrette !

Pitou réfléchit que ce qui était bon devenait excellent en
se doublant. Il suivit Billot en criant :

– Deux charrettes ! deux charrettes !

On amena immédiatement dix charrettes.

– De la paille et du foin sec ! cria Billot.

– De la paille et du foin sec ! répéta Pitou.

Et, sur-le-champ, deux cents hommes apportèrent chacun sa
botte de foin ou de paille.

D’autres entassèrent du fumier desséché sur des civières.

On fut obligé de crier qu’on en avait dix fois plus qu’il
n’en fallait. En une heure on eût eu un amas de fourrage qui eûtégalé la
Bastille en hauteur.

Billot se mit dans les brancards d’une charrette chargée de
paille, et, au lieu de la traîner, la poussa en avant.

Pitou en fit autant sans savoir ce qu’il faisait, mais
pensant qu’il était bien d’imiter le fermier.

Élie et Hullin devinèrent ce que préparait Billot ; ils
saisirent chacun une charrette, et la poussèrent dans la cour.

À peine eurent-ils dépassé le seuil, qu’une mitraillade les
accueillit ; on entendit alors les balles et les biscaïens seloger avec
un bruit strident dans la paille ou dans le bois des ridelles etdes roues.
Mais aucun des assaillants ne fut touché.

Aussitôt cette décharge passée, deux ou trois cents
fusiliers s’élancèrent derrière les meneurs de charrettes, et, sefaisant un
abri de ce rempart, ils vinrent se loger sous le tablier même.

Là, Billot tira de sa poche un briquet et de l’amadou, prépara
une pincée de poudre au milieu d’un papier, et mit le feu à lapoudre.

La poudre alluma le papier, le papier alluma la paille.

Chacun se partagea un brandon, et les quatre charrettes
s’enflammèrent à la fois.

Pour éteindre le feu, il fallait sortir ; en sortant on
s’exposait à une mort certaine.

La flamme gagna le tablier, mordit le bois de ses dentsacérées,
et courut en serpentant le long des charpentes.

Un cri de joie, parti de la cour, fut répété par toute la
place Saint-Antoine. On voyait monter la fumée au-dessus des tours.On se
doutait que quelque chose de fatal aux assiégéss’accomplissait.

En effet, les chaînes rougies se détachèrent des madriers.
Le pont tomba, à moitié brisé, à moitié brûlé, fumant etpétillant.

Les pompiers accoururent avec leurs pompes. Le gouverneurcommanda
de faire feu ; mais les Invalides refusèrent.

Les Suisses seuls obéirent. Mais les Suisses n’étaient pas
artilleurs, il fallut abandonner les pièces.

Les gardes-françaises, au contraire, voyant le feu del’artillerie
éteint, mirent leur pièce en batterie : leur troisième bouletbrisa la
grille.

Le gouverneur était monté sur la plate-forme du château,
pour voir si les secours promis arrivaient, quand il se vit tout àcoup
enveloppé de fumée. Ce fut alors qu’il descendit précipitamment etordonna aux
artilleurs de faire feu.

Le refus des Invalides l’exaspéra. La grille en se brisant
lui fit comprendre que tout était perdu.

M. de Launay se sentait haï. Il devina qu’il n’y avait plus
de salut pour lui. Pendant tout le temps qu’avait duré le combat,il avait
nourri cette pensée de s’ensevelir sous les ruines de laBastille.

Au moment où il sent que toute défense est inutile, il arrache
une mèche des mains d’un artilleur, et bondit vers la cave où sontles munitions.

– Les poudres ! s’écrient vingt voix épouvantées ;
les poudres ! les poudres !

On a vu la mèche briller aux mains du gouverneur. On devine son
intention. Deux soldats s’élancent et croisent la baïonnette sur sapoitrine au
moment où il ouvre la porte.

– Vous pouvez me tuer, dit de Launay, mais vous ne me tuerez
pas si vite que je n’aie le temps de jeter cette mèche au milieudes
tonneaux ; et alors, assiégés et assiégeants, vous sauteztous.

Les deux soldats s’arrêtent. Les baïonnettes restent croisées
sur la poitrine de de Launay, mais c’est toujours de Launay quicommande, car
on sent qu’il a la vie de tout le monde entre ses mains. Son actiona cloué
tout le monde à sa place. Les assaillants s’aperçoivent qu’il sepasse quelque
chose d’extraordinaire. Ils plongent leurs regards dans l’intérieurde la cour,
et voient le gouverneur menacé et menaçant.

– Écoutez-moi, dit de Launay ; aussi vrai que je tiens
à la main votre mort à tous, si un seul de vous fait un pas pourpénétrer dans
cette cour, je mets le feu aux poudres.

Ceux qui entendirent ces paroles crurent sentir le sol trembler
sous leurs pieds.

– Que voulez-vous ? que demandez-vous ? crièrent
plusieurs voix avec l’accent de la terreur.

– Je veux une capitulation, et une capitulation honorable.

Les assaillants ne tiennent pas compte des paroles de de
Launay ; ils ne croient pas à cet acte de désespoir ; ilsveulent
entrer. Billot est à leur tête. Tout à coup, Billot tremble,pâlit : il a
pensé au docteur Gilbert.

Tant que Billot n’a pensé qu’à lui, peu lui a importé que la
Bastille sautât et qu’il sautât avec elle ; mais le docteurGilbert, à
tout prix il faut qu’il vive.

– Arrêtez ! s’écria Billot en se jetant au-devant
d’Élie et de Hullin ; arrêtez, au nom desprisonniers !

Et ces hommes, qui ne craignaient pas la mort pour eux,
reculèrent blêmes et tremblants à leur tour.

– Que voulez-vous ? demandent-ils, renouvelant augouverneur
la question qui lui a déjà été faite par la garnison.

– Je veux que tout le monde se retire, dit de Launay. Je
n’accepterai aucune proposition tant qu’il y aura un étranger dansles cours de
la Bastille.

– Mais, dit Billot, ne profiterez-vous pas de notre absence
pour remettre tout en état ?

– Si la capitulation est refusée, vous retrouverez toutes
choses comme elles sont : vous à cette porte, moi àcelle-ci.

– Vous nous donnez votre parole ?

– Foi de gentilhomme !

Quelques-uns secouèrent la tête.

– Foi de gentilhomme ! répète de Launay. Y a-t-ilquelqu’un
ici qui doute quand un gentilhomme a juré sur sa parole ?

– Non, non, personne ! répétèrent cinq cents voix.

– Que l’on m’apporte ici un papier, une plume et de l’encre.

Les ordres du gouverneur furent exécutés à l’instant.

– C’est bien ! dit de Launay.

Puis se retournant vers les assaillants :

– Et maintenant, vous autres, retirez-vous.

Billot, Hullin et Élie donnèrent l’exemple, et se retirèrent
les premiers.

Tous les autres les suivirent.

De Launay mit la mèche de côté, et commença d’écrire la
capitulation sur son genou.

Les Invalides et les Suisses, qui comprenaient que c’était
de leur salut qu’il s’agissait, le regardaient faire en silence etdans une
sorte de respectueuse terreur.

De Launay se retourna avant de poser la plume sur le papier.
Les cours étaient libres.

En un instant on sut au dehors tout ce qui venait de se passer
au dedans.

Comme l’avait dit M. de Losme, la population sortait de
dessous les pavés. Cent mille hommes entouraient la Bastille.

Ce n’étaient plus seulement des ouvriers, c’étaient descitoyens
de toutes les classes. Ce n’étaient plus seulement des hommes,c’étaient des
enfants, c’étaient des vieillards.

Et tous avaient une arme, tous poussaient un cri.

De place en place, au milieu des groupes, on voyait une
femme éplorée, échevelée, les bras tordus, maudissant le géant depierre avec
un geste désespéré.

C’était quelque mère dont la Bastille venait de foudroyer le
fils, quelque femme dont la Bastille venait de foudroyer lemari.

Mais, depuis un instant, la Bastille n’avait plus de bruit,
plus de flamme, plus de fumée. La Bastille était éteinte. LaBastille était
muette comme un tombeau.

On eût voulu compter inutilement toutes les taches de balles
qui marbraient sa surface. Chacun avait voulu envoyer son coup defusil à ce
monstre de granit, symbole visible de la tyrannie.

Aussi, lorsque l’on sut que la terrible Bastille allait
capituler, que son gouverneur avait promis de la rendre, personnene voulait y
croire.

Au milieu du doute général, comme on n’osait point encore se
féliciter, comme on attendait en silence, on vit, par unemeurtrière, passer
une lettre piquée à la pointe d’une épée.

Seulement, entre le billet et les assiégeants, il y avait le
fossé de la Bastille, large, profond, plein d’eau.

Billot demande une planche : trois sont essayées et
apportées sans pouvoir atteindre le but qu’il se propose, tropcourtes qu’elles
sont. Une quatrième touche les deux lèvres du fossé.

Billot l’assujettit de son mieux, et se hasarde, sans
hésiter, sur le pont tremblant.

Toute la foule reste muette ; tous les yeux sont fixés
sur cet homme, qui semble suspendu au-dessus du fossé, dont l’eaustagnante
semble celle du Cocyte. Pitou, tremblant, s’assied au revers dutalus, et cache
sa tête entre ses deux genoux.

Le cœur lui manque, il pleure.

Tout à coup, au moment où Billot a atteint les deux tiers du
trajet, la planche vacille, Billot étend les bras, tombe, etdisparaît dans le
fossé.

Pitou pousse un rugissement et se précipite après lui comme
un terre-neuve après son maître.

Un homme alors s’approche de la planche du haut de laquelle
vient d’être précipité Billot.

Puis, sans hésitation, il prend le même chemin. Cet homme,
c’est Stanislas Maillard, l’huissier du Châtelet.

Arrivé à l’endroit où Pitou et Billot se débattent dans la
vase, il regarde un instant au-dessous de lui, et voyant qu’ilsatteindront le
bord sains et saufs, il continue son chemin.

Une demi-minute après, il est de l’autre côté du fossé, et
tient le billet qu’on lui présente au bout de l’épée.

Alors, avec la même tranquillité, la même fermeté d’allure,
il repasse sur la même planche où il a déjà passé.

Mais au moment où tout le monde se presse autour de lui pour
lire, une grêle de balles pleut des créneaux, en même temps qu’uneeffroyable
détonation se fait entendre.

Un seul cri, mais un de ces cris qui annoncent la vengeance
d’un peuple, est sorti de toutes les poitrines.

– Fiez-vous aux tyrans ! crie Gonchon.

Et sans plus s’occuper de la capitulation, sans plus s’occuper
des poudres, sans songer à soi, sans songer aux prisonniers, sansrêver, sans
désirer, sans demander autre chose que la vengeance, le peuple seprécipite
dans les cours, non plus par centaines d’hommes, mais parmilliers.

Ce qui empêche la foule d’entrer, ce n’est plus lamousqueterie,
c’est que les portes sont trop étroites.

À cette détonation, les deux soldats, qui n’ont pas quitté
M. de Launay, se jettent sur lui, un troisième s’empare de la mècheet l’écrase
sous son pied.

De Launay tire l’épée cachée dans sa canne, et veut s’en
frapper ; on brise l’épée entre ses mains.

Il comprend alors qu’il n’a plus rien à faire qu’à
attendre : il attend.

Le peuple se précipite, la garnison lui tend les bras, et la
Bastille est prise d’assaut, de vive force, sans capitulation.

C’est que depuis cent ans ce n’est plus seulement la matière
inerte qu’on enferme dans la forteresse royale : c’est lapensée. La
pensée a fait éclater la Bastille, et le peuple est entré par labrèche.

Quant à cette décharge, faite au milieu du silence, pendant
la suspension d’armes ; quant à cette agression imprévue,impolitique,
mortelle, nul ne sut jamais qui en avait donné l’ordre, qui l’avaitexcitée,
accomplie.

Il y a des moments où l’avenir de toute une nation se pèse
dans la balance du destin. Un des plateaux l’emporte. Déjà chacuncroit avoir atteint
le but proposé. Tout à coup une main invisible laisse tomber dansl’autre
plateau, ou la lame d’un poignard, ou la balle d’un pistolet. Alorstout
change, et l’on n’entend plus qu’un seul cri : « Malheuraux vaincus ! »

Chapitre 18Le docteur Gilbert

Pendant que le peuple s’élance, rugissant à la fois de joie
et de colère, dans les cours de la Bastille, deux hommes barbotentdans l’eau bourbeuse
des fossés.

Ces deux hommes sont Pitou et Billot.

Pitou soutient Billot ; aucune balle ne l’a frappé,
aucun coup ne l’a atteint ; mais sa chute a tant soit peuétourdi le bon
fermier.

On leur jette des cordes, on leur tend des perches.

Pitou attrape une perche, Billot une corde.

Cinq minutes après, ils sont portés en triomphe et embrassés,
tout fangeux qu’ils soient.

L’un donne à Billot un coup d’eau-de-vie ; l’autre
bourre Pitou de saucisson et de vin.

Un troisième les bouchonne et les conduit au soleil.

Tout à coup une idée ou plutôt un souvenir traverse l’esprit
de Billot ; il s’arrache à ces soins empressés, et s’élancevers la
Bastille.

– Aux prisonniers ! crie-t-il en courant ; aux
prisonniers !

– Oui, aux prisonniers ! crie Pitou en s’élançant à son
tour derrière le fermier.

La foule, qui jusque-là n’avait pensé qu’aux bourreaux,
tressaille en pensant aux victimes.

Elle répète d’un seul cri : « Oui, oui, oui, aux
prisonniers. »

Et un nouveau fleuve d’assaillants rompt les digues, et
semble élargir les flancs de la forteresse pour y porter laliberté.

Un spectacle terrible s’offrit alors aux yeux de Billot et
de Pitou. La foule ivre, enragée, furieuse, s’était ruée dans lacour. Le
premier soldat qui lui était tombé sous la main, elle l’avait misen morceaux.

Gonchon regardait faire. Sans doute, pensait-il que la colère
du peuple est comme le cours des grands fleuves, qu’elle fait plusde mal si on
essaie de l’arrêter que si on la laisse tranquillements’écouler.

Élie et Hullin, au contraire, s’étaient jetés en avant des
massacreurs : ils priaient, ils suppliaient, disant, sublimemensonge !
qu’ils avaient promis la vie sauve à la garnison.

L’arrivée de Billot et de Pitou fut un renfort pour eux.

Billot qu’on vengeait, Billot était vivant ; Billot
n’était pas même blessé ; la planche avait tourné sous sonpied, voilà
tout. Il avait pris un bain de fange, et pas autre chose.

C’était surtout aux Suisses qu’on en voulait particulièrement,
mais l’on ne trouvait plus de Suisses. Ils avaient eu le temps depasser des
sarreaux de toile grise, et on les prenait pour des domestiques oudes
prisonniers. La foule brisa à coups de pierre les deux captifs ducadran. La
foule s’élança au haut des tours pour insulter ces canons quiavaient vomi la
mort. La foule s’en prenait aux pierres, et s’ensanglantait lesmains en
voulant les arracher.

Quand on vit apparaître les premiers vainqueurs sur la
plate-forme, tout ce qui était en dehors, c’est-à-dire cent millehommes, jeta
une immense clameur.

Cette clameur s’éleva sur Paris, et s’élança sur la France
comme un aigle aux ailes rapides :

– La Bastille est prise !

À ce cri les cœurs se fondirent, les yeux se mouillèrent,
les bras s’ouvrirent ; il n’y eut plus de partis opposés, iln’y eut plus
de castes ennemies, tous les Parisiens sentirent qu’ils étaientfrères, tous
les hommes comprirent qu’ils étaient libres.

Un million d’hommes s’étreignit dans un mutuel embrassement.

Billot et Pitou étaient entrés à la suite des uns et
précédant les autres ; ce qu’ils voulaient, eux, ce n’étaitpas leur part
du triomphe, c’était la liberté des prisonniers.

En traversant la cour du Gouvernement, ils passèrent près
d’un homme en habit gris, qui se tenait calme et la main appuyéesur une canne
à pomme d’or.

Cet homme, c’était le gouverneur. Il attendait tranquillement
ou que ses amis le sauvassent ou que ses ennemis vinssent lefrapper.

Billot, en l’apercevant, le reconnut, poussa un cri, et marcha
droit à lui.

De Launay, lui aussi, le reconnut. Il se croisa les bras et
attendit, regardant Billot comme pour lui dire :« Voyons, est-ce
vous qui me porterez le premier coup ? »

Billot comprit et s’arrêta.

– Si je lui parle, dit-il, je le fais reconnaître ;
s’il est reconnu, il est mort.

Et cependant comment trouver le docteur Gilbert au milieu de
ce chaos ? Comment arracher à la Bastille le secret enfermédans ses entrailles ?

Toute cette hésitation, tout ce scrupule héroïque, de Launay
le comprit de son côté.

– Que voulez-vous ? demanda à demi-voix de Launay.

– Rien, dit Billot en lui montrant du doigt la porte pour
lui indiquer que la fuite était encore possible ; rien. Jesaurai bien
trouver le docteur Gilbert.

– Troisième Bertaudière, répondit de Launay d’une voix
douce, presque attendrie.

Et il demeura à la même place.

Tout à coup, derrière Billot, une voix prononça ces
mots :

– Ah ! voilà le gouverneur !

Cette voix était calme comme si elle n’eut pas appartenu à
ce monde, et cependant, on sentait que chaque mot qu’elle avaitprononcé était
un poignard acéré tourné contre la poitrine de de Launay.

Celui qui avait parlé, c’était Gonchon.

À ces mots, comme au tintement d’une cloche d’alarme, tous
ces hommes, ivres de vengeance, tressaillirent, regardèrent avecdes yeux
flamboyants, aperçurent de Launay et se précipitèrent sur lui.

– Sauvez-le, dit Billot en passant près d’Élie et de Hullin,
ou il est perdu.

– Aidez-nous, répondirent les deux hommes.

– Moi, il faut que je reste ici, j’ai aussi quelqu’un à
sauver.

En un clin d’œil, de Launay, saisi par mille mains
furieuses, était enlevé, entraîné, emporté.

Élie et Hullin s’élancèrent après lui, en criant :

– Arrêtez ! nous lui avons promis la vie sauve.

Ce n’était pas vrai ; mais ce mensonge sublime
s’élançait à la fois de ces deux nobles cœurs.

En une seconde, de Launay, suivi d’Élie et de Hullin, disparut
par le passage qui donnait sortie de la Bastille, au milieu descris :
« À l’Hôtel de Ville ! à l’Hôtel deVille ! »

De Launay, proie vivante, valait bien, pour certainsvainqueurs,
cette proie morte de la Bastille vaincue.

Au reste, c’était un étrange spectacle que le triste etsilencieux
monument, visité depuis quatre siècles par les gardes, par lesgeôliers, et par
un sombre gouverneur seulement, devenu la proie du peuple, quicourait dans les
préaux, montait et descendait les escaliers, bourdonnant comme unessaim de
mouches, et emplissant la ruche de granit de mouvement et derumeurs.

Billot suivit un instant des yeux de Launay, qui, emporté
plutôt que conduit, semblait planer au-dessus de la foule.

Mais, en une seconde, il disparut. Billot poussa un soupir,
regarda autour de lui, aperçut Pitou, et s’élança vers une tour en
criant :

– Troisième Bertaudière.

Un geôlier tremblant se trouva sur son chemin.

– Troisième Bertaudière ? dit Billot.

– Par ici, monsieur, dit le geôlier ; mais je n’ai plus
les clefs.

– Où sont-elles ?

– Ils me les ont prises.

– Citoyen, prête-moi ta hache, dit Billot à un faubourien.

– Je te la donne, répondit celui-ci ; je n’en ai plus
besoin, puisque la Bastille est prise.

Billot saisit la hache et s’élança dans un escalier, conduit
par le geôlier.

Le geôlier s’arrêta devant une porte.

– Troisième Bertaudière ? demanda-t-il.

– Oui. C’est ici.

– Le prisonnier que renferme cette chambre s’appelle le docteur
Gilbert ?

– Je ne sais pas.

– Arrivé depuis cinq ou six jours seulement ?

– Je ne sais pas.

– Eh bien ! dit Billot, je vais le savoir, moi.

Et il entama la porte à grands coups de hache.

Elle était de chêne, mais sous les coups du robuste fermier
le chêne volait en éclats.

Au bout d’un instant, le regard put pénétrer dans la
cellule.

Billot appliqua son œil par l’ouverture. Par l’ouverture,
son regard plongea dans la prison.

Dans la ligne du rayon de jour qui pénétrait dans le cachot
par la fenêtre grillée de la tour, un homme était debout, un peurenversé en arrière,
tenant à la main une des traverses arrachées à son lit, dansl’attitude de la
défense.

Cet homme se tenait évidemment prêt à assommer le premier
qui entrerait.

Malgré sa barbe longue, malgré son visage pâle, malgré ses
cheveux coupés courts, Billot le reconnut. C’était le docteurGilbert.

– Docteur ! docteur ! s’écria Billot, est-ce
vous ?

– Qui m’appelle ? demanda le prisonnier.

– Moi, moi, Billot, votre ami.

– Vous, Billot ?

– Oui ! oui ! lui ! lui ! nous !
nous ! crièrent vingt voix d’hommes qui s’étaient arrêtés surle palier,
aux coups terribles que frappait Billot.

– Qui, vous ?

– Nous, les vainqueurs de la Bastille ! La Bastille est
prise, vous êtes libre !

– La Bastille est prise ! Je suis libre ! s’écria
le docteur.

Et passant ses deux mains par l’ouverture, il secoua sifortement
la porte que les gonds et la serrure parurent prêts à se desceller,et qu’un
pan de chêne, déjà ébranlé par Billot, craqua, se rompit, et restaaux mains du
prisonnier.

– Attendez, attendez, dit Billot qui comprit qu’un second
effort pareil au premier épuiserait ses forces, un instantsurexcitées ;
attendez.

Et il redoubla ses coups.

En effet, à travers l’ouverture qui allait s’agrandissant,
il put voir le prisonnier qui était retombé assis sur son escabeau,pâle comme
un spectre et incapable de soulever cette traverse de bois gisanteprès de lui
qui, pareil à un Samson, avait manqué d’ébranler la Bastille.

– Billot ! Billot ! murmurait-il.

– Oui ! oui ! et moi aussi, moi, Pitou, monsieur
le docteur ; vous vous rappelez bien le pauvre Pitou, que vousaviez mis
en pension chez tante Angélique, Pitou qui vient vous délivrer.

– Mais je puis passer par ce trou ! cria le docteur.

– Non ! non ! répondirent toutes les voix ;
attendez !

Chacun des assistants réunissant ses forces dans un commun
effort, les uns glissant une pince entre la muraille et la porte,les autres
faisant jouer un levier à l’endroit de la serrure, les autres enfinpoussant
avec leurs épaules raidies et leurs mains crispées, le chêne fitentendre un
dernier craquement, la muraille s’écailla, et tous ensemble, par laporte
brisée, par la muraille écornée, se ruèrent comme un torrent dansl’intérieur
de la prison.

Gilbert se trouva entre les bras de Pitou et de Billot.

Gilbert, le petit paysan du château de Taverney ;
Gilbert, que nous avons laissé baigné dans son sang, dans unegrotte des
Açores, était alors un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, auteint pale
sans être maladif, aux cheveux noirs, aux yeux fixes etvolontaires ;
jamais son regard ne se perdait dans le vague, n’errait dansl’espace ;
quand il ne se fixait pas sur quelque objet extérieur digne del’arrêter, il se
fixait sur sa propre pensée, et n’en devenait que plus sombre etplus
profond ; son nez était droit, s’attachant à son front par uneligne
directe ; il surmontait une lèvre dédaigneuse qui, commealtérée par lui,
laissait apercevoir l’émail éblouissant de ses dents. Dans lestemps ordinaires
sa mise était simple et sévère comme celle d’un quaker ; maiscette
sévérité touchait à l’élégance par l’extrême propreté. Sa taille,un peu
au-dessus de la moyenne, était bien prise ; quant à sa force,– toute
nerveuse –, nous avons vu tout à l’heure jusqu’où elle pouvaitaller dans un
premier mouvement de surexcitation, que ce mouvement eût pour causela colère
ou l’enthousiasme.

Quoique en prison depuis cinq ou six jours, le prisonnier
avait pris les mêmes soins de lui : sa barbe, longue deplusieurs lignes,
faisait d’autant mieux ressortir le mat de son teint, et indiquaitseule une
négligence qui ne venait pas du prisonnier, mais du refus qu’on luiavait fait
de lui donner un rasoir ou de lui faire la barbe.

Quand il eut serré dans ses bras Billot et Pitou, il se
retourna vers la foule qui encombrait son cachot. Puis, comme si uninstant
avait suffi pour lui rendre toute sa puissance surlui-même :

– Le jour que j’avais prévu est donc arrivé ! dit-il.
Merci à vous, mes amis, merci au génie éternel qui veille sur laliberté des
peuples !

Et il tendit ses deux mains à la foule qui, reconnaissant à
la hauteur de son regard, à la dignité de sa voix un hommesupérieur, osa à
peine les toucher.

Et, sortant du cachot, il marcha devant tous ces hommes,
appuyé sur l’épaule de Billot, et suivi de Pitou et de seslibérateurs.

Le premier moment avait été donné par Gilbert à l’amitié et
à la reconnaissance, le second avait établi la distance qui existeentre le
savant docteur et l’ignorant fermier, le bon Pitou et toute cettefoule qui
venait de le délivrer.

Arrivé à la porte, Gilbert s’arrêta devant la lumière du
ciel qui venait l’inonder. Il s’arrêta, croisant les bras sur sapoitrine et
levant les yeux au ciel :

– Salut, belle liberté ! dit-il ; je t’ai vu naître
sur un autre monde, et nous sommes de vieux amis. Salut, belleliberté !

Et le sourire du docteur disait, en effet, que ce n’était
pas chose nouvelle pour lui que ces cris qu’il entendait de tout unpeuple ivre
d’indépendance.

Puis se recueillant quelques secondes :

– Billot, dit-il, le peuple a donc vaincu le
despotisme ?

– Oui, monsieur.

– Et vous êtes venus vous battre ?

– Je suis venu pour vous délivrer.

– Vous saviez donc mon arrestation ?

– Votre fils me l’a apprise ce matin.

– Pauvre Émile ! L’avez-vous vu ?

– Je l’ai vu.

– Il est demeuré tranquille à sa pension ?

– Je l’ai laissé se débattant aux mains de quatre
infirmiers.

– Est-il malade ? A-t-il le délire ?

– Il voulait venir se battre avec nous.

– Ah ! dit le docteur.

Et un sourire de triomphe passa sur ses lèvres. Son fils
était selon son espoir.

– Alors vous avez dit…, demanda-t-il interrogeant Billot.

– J’ai dit, puisque le docteur Gilbert est à la Bastille,prenons
la Bastille. Maintenant la Bastille est prise. Ce n’est pas letout.

– Qu’y a-t-il ? demanda le docteur.

– La cassette est volée.

– La cassette que je vous avais confiée ?

– Oui.

– Et volée par qui ?

– Par des hommes noirs qui se sont introduits à la maison
sous prétexte de saisir votre brochure, qui m’ont arrêté, enfermédans la cave,
ont fait perquisition dans la maison, ont trouvé la cassette etl’ont emportée.

– Quel jour ?

– Hier.

– Oh ! oh ! il y a coïncidence évidente entre mon
arrestation et le vol. C’est la même personne qui m’a fait arrêterqui a fait
en même temps voler la cassette. Que je sache l’auteur del’arrestation, et je
connaîtrai l’auteur du vol. Où sont les archives ? continua ledocteur
Gilbert en se retournant du côté du geôlier.

– Cour du Gouvernement, monsieur, répondit celui-ci.

– Alors, aux archives ! amis, aux archives ! cria
le docteur.

– Monsieur, dit le geôlier en l’arrêtant, laissez-moi vous
suivre, ou recommandez-moi à ces braves gens, afin qu’il nem’arrive pas
malheur.

– Soit, dit Gilbert.

Alors, se retournant vers la foule qui l’entourait avec une
curiosité mêlée de respect :

– Amis, dit-il, je vous recommande ce brave homme ; il
faisait son métier en ouvrant et fermant les portes ; mais ilétait doux
aux prisonniers : qu’il ne lui soit fait aucun mal.

– Non, non, cria-t-on de toutes parts ; non, qu’il ne
craigne rien, qu’il n’ait pas peur, qu’il vienne.

– Merci, monsieur, dit le geôlier ; mais si vous en
voulez aux archives, hâtez-vous, je crois qu’on brûle lespapiers.

– Oh ! alors, pas un instant à perdre, s’écria
Gilbert ; aux archives !

Et il s’élança vers la cour du Gouvernement, entraînant
derrière lui la foule, à la tête de laquelle marchaient toujoursBillot et
Pitou.

Chapitre 19Le triangle

À la porte de la salle des archives brûlait effectivement un
immense feu de paperasses.

Malheureusement un des premiers besoins du peuple après la
victoire, c’est la destruction.

Les archives de la Bastille étaient envahies.

C’était une vaste salle encombrée de registres et de
plans ; les dossiers de tous les prisonniers enfermés depuiscent ans à la
Bastille y étaient confusément enfermés.

Le peuple lacérait ces papiers avec rage, il lui semblait
sans doute qu’en déchirant tous ces registres d’écrou, il rendaitlégalement la
liberté aux prisonniers.

Gilbert entra ; secondé par Pitou, il se mit à
compulser les registres encore debout sur les rayons ; leregistre de
l’année courante ne s’y trouvait pas.

Le docteur, l’homme calme et froid, pâlit et frappa du pied
avec impatience.

En ce moment, Pitou avisa un de ces héroïques gamins comme
il y en a toujours dans les victoires populaires, qui emportait sursa tête, en
courant vers le feu, un volume de forme et de reliure pareilles àcelui que
feuilletait le docteur Gilbert.

Il courut à lui, et, avec ses longues jambes, l’eut bientôt
rejoint.

C’était le registre de l’année 1789.

La négociation ne fut pas longue. Pitou se fit connaître
comme vainqueur, expliqua le besoin qu’un prisonnier avait de ceregistre,
lequel lui fut cédé par le gamin, qui se consola endisant :

– Bah ! j’en brûlerai un autre.

Pitou ouvrit le registre, chercha, feuilleta, lut et arrivé
à la dernière page, il trouva ces mots :

« Aujourd’hui, 9 juillet 1789, est entré le sieur G.,
philosophe et publiciste très dangereux : le mettre au secretle plus absolu. »

Il porta le registre au docteur :

– Tenez, monsieur Gilbert, n’est-ce pas cela que vouscherchez ?

– Oh ! s’écria le docteur en saisissant le registre,
oui, c’est cela.

Et il lut les mots que nous avons dit.

– Et maintenant, voyons de qui vient l’ordre.

Et il chercha à la marge.

– Necker ! s’écria-t-il, l’ordre de m’arrêter signé par
Necker, mon ami. Oh ! bien certainement il y a ici quelquesurprise.

– Necker est votre ami ? s’écria la foule avec respect,
car on se rappelle quelle influence avait ce nom sur le peuple.

– Oui, oui, mon ami, je le soutiens, dit le docteur, et Necker,
j’en suis convaincu, ignorait que j’étais en prison. Mais je vaisaller le
trouver, et…

– Le trouver, où ? demanda Billot.

– À Versailles, donc !

– M. Necker n’est point à Versailles ; M. Necker est
exilé.

– Où cela ?

– À Bruxelles.

– Mais sa fille ?

– Ah ! je ne sais pas, dit Billot.

– La fille habite la campagne de Saint-Ouen, dit une voix
dans la foule.

– Merci, dit Gilbert, sans même savoir à qui il adressait
son remerciement.

Puis se retournant vers les brûleurs :

– Amis, dit-il, au nom de l’histoire, qui trouvera dans ces
archives la condamnation des tyrans, assez de dévastation commecela, je vous
en supplie ; démolissez la Bastille pierre à pierre, qu’iln’en reste
point trace, qu’il n’en reste point vestige, mais respectez lespapiers,
respectez les registres, la lumière de l’avenir est là.

À peine la foule eut-elle entendu ces paroles, qu’elle les pesa
avec sa suprême intelligence.

– Le docteur a raison, crient cent voix ; pas dedévastations !
À l’Hôtel de Ville tous les papiers !

Un pompier, qui était entré dans la cour avec cinq ou six de
ses camarades, traînant une pompe, dirigea le tuyau de soninstrument vers le
foyer qui, pareil à celui d’Alexandrie, était en train de dévorerles archives
d’un monde, et l’éteignit.

– Et à la requête de qui avez-vous été arrêté ? demanda
Billot.

– Ah ! voilà justement ce que je cherche, et ce que je
ne puis savoir ; le nom est en blanc.

Puis, après un instant de réflexion :

– Mais je le saurai, dit-il.

Et, arrachant la feuille qui le concernait, il la plia en
quatre et la mit dans sa poche. Puis s’adressant à Billot et àPitou :

– Amis, dit-il, sortons, nous n’avons plus rien à faire ici.

– Sortons, dit Billot ; seulement c’est chose plus
facile à dire qu’à exécuter.

En effet la foule, poussée dans l’intérieur des cours par la
curiosité, affluait à l’entrée de la Bastille, dont elle encombraitles portes.
C’est qu’à l’entrée de la Bastille étaient les autresprisonniers.

Huit prisonniers, y compris Gilbert, avaient été délivrés.

Ils s’appelaient : Jean Bechade, Bernard Laroche, Jean
Lacaurège, Antoine Pujade, de Whyte, le comte de Solages etTavernier.

Les quatre premiers n’inspiraient qu’un intérêt secondaire.
Ils étaient accusés d’avoir falsifié une lettre de change, sans quejamais
aucune preuve se soit élevée contre eux, ce qui ferait croire quel’accusation
était fausse ; ils étaient à la Bastille depuis deux ansseulement.

Les autres étaient le comte de Solages, de Whyte etTavernier.

Le comte de Solages était un homme de trente ans à peu près,
plein de joie et d’expansion ; il embrassait ses libérateurs,exaltait
leur victoire, leur racontait sa captivité. Arrêté en 1782 etenfermé à
Vincennes à la suite d’une lettre de cachet obtenue par son père,il avait été
transporté de Vincennes à la Bastille, où il était resté cinq anssans avoir vu
un juge, sans avoir été interrogé une fois ; depuis deux ans,son père
était mort et nul n’avait songé à lui. Si la Bastille n’eût pointété prise, il
est probable que nul n’y eût jamais songé.

De Whyte était un vieillard de soixante ans ; il
prononçait avec un accent étranger des paroles incohérentes. Auxinterrogations
qui se croisaient, il répondait qu’il ignorait depuis combien detemps il était
arrêté, et pour quelle cause il avait été arrêté. Il se souvenaitqu’il était
cousin de M. de Sartines, voilà tout. Un porte-clefs, nommé Guyon,avait vu, en
effet, M. de Sartines entrer une fois dans le cachot de de Whyte,et lui faire
signer une procuration. Mais le prisonnier avait complètementoublié cette
circonstance.

Tavernier était le plus vieux de tous, il comptait dix ans
de réclusion aux îles Sainte-Marguerite, trente ans de captivité àla Bastille ;
c’était un vieillard de quatre-vingt-dix ans, à cheveux blancs, àbarbe
blanche ; ses yeux s’étaient usés dans l’obscurité, et il nevoyait plus
qu’à travers un nuage. Lorsqu’on entra dans sa prison, il necomprit pas ce
qu’on venait y faire ; quand on lui parla de liberté, ilsecoua la
tête ; puis, enfin, quand on lui dit que la Bastille étaitprise :

– Oh ! oh ! dit-il, que vont dire de cela le roi
Louis XV, madame de Pompadour et le duc de La Vrillière ?

Tavernier n’était même plus fou, comme de Whyte : il
était idiot.

La joie de ces hommes était terrible à voir, car elle criait
vengeance, tant elle ressemblait à de l’effroi. Deux ou troissemblaient près
d’expirer au milieu de ce tumulte composé de cent mille clameursréunies, eux
que jamais la voix de deux hommes parlant à la fois n’avait frappésdepuis leur
entrée à la Bastille ; eux qui n’étaient plus accoutumésqu’aux bruits
lents et mystérieux du bois qui joue dans l’humidité, de l’araignéequi tisse
sa toile, inaperçue, avec un battement pareil à celui d’une penduleinvisible
ou du rat effaré qui gratte et passe.

Au moment où Gilbert parut, les enthousiastes proposaient de
porter les prisonniers en triomphe, proposition qui fut acceptée àl’unanimité.

Gilbert eût fort désiré échapper à cette ovation, mais il
n’y avait pas moyen ; il était déjà reconnu ainsi que Billotet Pitou.

Les cris : « À l’Hôtel de Ville ! à l’Hôtel
de Ville ! » retentirent, et Gilbert se trouva soulevésur les
épaules de vingt personnes à la fois.

En vain le docteur voulut-il résister, en vain Billot et
Pitou distribuèrent-ils à leurs frères d’armes leurs plus bravescoups de
poing, la joie et l’enthousiasme avaient durci l’épidermepopulaire. Coups de
poing, coups de bois de piques, coups de crosses de fusils,parurent aux vainqueurs
doux comme des caresses, et ne firent que redoubler leurenivrement.

Force fut donc à Gilbert de se laisser élever sur le pavois.

Le pavois était une table au milieu de laquelle on avait
planté une lance destinée à servir de point d’appui autriomphateur.

Le docteur domina donc cet océan de têtes ondulant de la
Bastille à l’arcade Saint-Jean, mer pleine d’orages, dont lesflots
emportaient, au milieu des piques, des baïonnettes et des armes detoute
espèce, de toute forme et de toute époque, les prisonnierstriomphateurs.

Mais en même temps qu’eux, cet océan terrible et irrésistible
roulait un autre groupe, tellement serré, qu’il semblait uneîle.

Ce groupe, c’était celui qui emmenait Launay prisonnier.

Autour de ce groupe, des cris non moins bruyants, non moins
enthousiastes que ceux qui accompagnaient les prisonniers sefaisaient entendre,
mais ce n’étaient pas des cris de triomphe, c’étaient des menacesde mort.

Gilbert, du point élevé où il se trouvait, ne perdait pas un
détail de ce terrible spectacle.

Seul, parmi tous ces prisonniers qu’on venait de rendre à la
liberté, il jouissait de la plénitude de ses facultés. Cinq joursde captivité
ne faisaient qu’un point obscur dans sa vie. Son œil n’avait pas eule temps de
s’éteindre ou de s’affaiblir dans l’obscurité de la Bastille.

Le combat, d’ordinaire, ne rend les combattants impitoyables
que pendant le temps qu’il dure. En général, les hommes sortant dufeu où ils
viennent de risquer leur propre vie, sont pleins de mansuétude pourleurs
ennemis.

Mais dans ces grandes émeutes populaires, comme la France en
a tant vues depuis la Jacquerie jusqu’à nous, les masses que lapeur a retenues
loin du combat, que le bruit a irritées, les masses, à la foisféroces et
lâches, cherchent après la victoire à prendre une part quelconque àce combat
qu’elles n’ont osé affronter en face.

Elles prennent leur part de la vengeance.

Depuis sa sortie de la Bastille, la marche du gouverneur
était le commencement de son supplice.

Élie, qui avait pris la vie de M. de Launay sous saresponsabilité,
marchait en tête, protégé par son uniforme et par l’admirationpopulaire qui
l’avait vu marchant le premier au feu. Il tenait à la main, au boutde son
épée, le billet que M. de Launay avait fait passer au peuple parune des
meurtrières de la Bastille, et que lui avait remis Maillard.

Après lui venait le garde des impositions royales, tenant à
la main les clefs de la forteresse ; puis Maillard, portant ledrapeau ;
puis enfin un jeune homme montrant à tous les yeux, percé par sabaïonnette, le
règlement de la Bastille, odieux rescrit en vertu duquel avaientcoulé tant de
larmes.

Puis enfin venait le gouverneur, protégé par Hullin et par
deux ou trois autres, mais qui disparaissait au milieu des poingsmenaçants,
des sabres agités, des piques frémissantes.

À côté de ce groupe, et roulant presque parallèlement à lui
dans cette grande artère de la rue Saint-Antoine, qui communiquedes boulevards
au fleuve, on en distinguait un autre non moins menaçant, non moinsterrible,
c’était celui qui entraînait le major de Losme, que nous avons vuapparaître un
instant pour lutter contre la volonté du gouverneur, et qui avaitenfin plié la
tête sous la détermination prise par celui-ci de se défendre.

Le major de Losme était un bon, brave et excellent garçon.
Bien des douleurs lui avaient dû un adoucissement depuis qu’ilétait à la
Bastille. Mais le peuple ignorait cela. Le peuple, à son brillantuniforme, le
prenait pour le gouverneur. Tandis que le gouverneur, grâce à sonhabit gris,
sans broderie aucune, et dont il avait arraché le ruban deSaint-Louis, se
réfugiait dans un certain doute protecteur que pouvaient éclairerseulement
ceux qui le connaissaient.

Voilà le spectacle sur lequel dominait le regard sombre de
Gilbert, ce regard toujours observateur et calme, même au milieudes dangers
qui étaient personnels à cette puissante organisation.

Hullin, en sortant de la Bastille, avait appelé à lui ses
amis les plus sûrs et les plus dévoués, les plus vaillants soldatspopulaires
de cette journée, et quatre ou cinq avaient répondu à son appel, ettentaient
de seconder son généreux dessein, en protégeant le gouverneur.C’étaient trois
hommes dont l’impartiale histoire a consacré le souvenir ; ilsse
nommaient Arné, Chollat et de Lépine.

Ces quatre hommes, précédés, comme nous l’avons dit, par
Hullin et Maillard, tentaient donc de défendre la vie d’un hommedont cent
mille voix demandaient la mort.

Autour d’eux s’étaient groupés quelques grenadiers des
gardes-françaises, dont l’uniforme, devenu plus populaire depuistrois jours,
était un objet de vénération pour le peuple.

M. de Launay avait échappé aux coups tant que les bras de
ses généreux défenseurs avaient pu parer les coups ; mais iln’avait pu
échapper aux injures et aux menaces.

Au coin de la rue de Jouy, des cinq grenadiers des
gardes-françaises qui s’étaient joints au cortège à la sortie de laBastille,
pas un ne restait. Ils avaient, l’un après l’autre, été enlevés surla route
par l’enthousiasme de la foule, et peut-être aussi par le calculdes assassins,
et Gilbert les avait vus disparaître l’un après l’autre, comme lesboules d’un
chapelet qui s’égrène.

Dès lors, il avait prévu que la victoire allait se ternir en
s’ensanglantant ; il avait voulu s’arracher à cette table quilui servait
de pavois, mais des bras de fer l’y tenaient rivé. Dans sonimpuissance il
avait lancé Billot et Pitou à la défense du gouverneur, et tousdeux, obéissant
à sa voix, faisaient tous leurs efforts pour fendre ces vagueshumaines et
pénétrer jusqu’à lui.

En effet, le groupe de ses défenseurs avait besoin de secours.
Chollat, qui n’avait rien mangé depuis la veille, avait senti sesforces
s’épuiser, et était tombé en défaillance ; à grand-peinel’avait-on relevé
et empêché d’être foulé aux pieds.

Mais c’était une brèche à la muraille, une rupture à ladigue.

Un homme s’élança par cette brèche, et faisant tournoyer son
fusil par le canon, il en asséna un coup terrible sur la tête nuedu
gouverneur.

Mais de Lépine vit s’abaisser la massue, il eut le temps de
se jeter les bras étendus entre de Launay et elle, et reçut aufront le coup
qui était destiné au prisonnier.

Étourdi par le choc, aveuglé par le sang, il porta enchancelant
ses mains à son visage, et quand il put voir, il était déjà à vingtpas du gouverneur.

Ce fut en ce moment que Billot arriva près de lui, tirant Pitou
à la remorque.

Il s’aperçut que le signe auquel on reconnaissait surtout de
Launay, c’était que seul le gouverneur était tête nue.

Billot prit son chapeau, étendit le bras et le posa sur la
tête du gouverneur.

De Launay se retourna et reconnut Billot.

– Merci, dit-il, mais quelque chose que vous fassiez, vous
ne me sauverez pas.

– Atteignons seulement l’Hôtel de Ville, dit Hullin, et jeréponds
de tout.

– Oui, dit de Launay, mais l’atteindrons-nous ?

– Avec l’aide de Dieu, nous le tenterons au moins, ditHullin.

En effet, on pouvait l’espérer, on commençait à déboucher
sur la place de l’Hôtel-de-Ville ; mais cette place étaitencombrée
d’hommes aux bras nus, agitant des sabres et des piques. La rumeurqui courait
par les rues avait annoncé qu’on leur amenait le gouverneur et lemajor de la
Bastille, et comme une meute, longtemps retenue le nez au vent, lesdents grinçantes,
ils attendaient.

Aussitôt qu’ils virent paraître le cortège, ils se ruèrent
sur lui.

Hullin vit que là était le danger suprême, la dernière
lutte ; s’il pouvait faire monter les escaliers du perron à deLaunay, et
lancer de Launay dans les escaliers, le gouverneur était sauvé.

– À moi, Élie ; à moi, Maillard ; à moi, les
hommes de cœur, cria-t-il, il y va de notre honneur àtous !

Élie et Maillard entendirent l’appel ; ils firent une
pointe au milieu du peuple ; mais le peuple ne les seconda quetrop
bien : il s’ouvrit devant eux, et se referma derrière eux.

Élie et Maillard se trouvèrent séparés du groupe principal,
qu’ils ne purent rejoindre.

La foule vit ce qu’elle venait de gagner et fit un furieuxeffort.
Comme un boa gigantesque, elle roula ses anneaux autour du groupe.Billot fut
soulevé, entraîné, emporté ; Pitou, tout entier à Billot, selaissa aller
au même tourbillon. Hullin butta aux premières marches de l’Hôtelde Ville, et
tomba. Une première fois il se releva, mais ce fut pour retomberpresque
aussitôt, et cette fois de Launay le suivit dans sa chute.

Le gouverneur resta ce qu’il était ; jusqu’au derniermoment
il ne jeta pas une plainte, il ne demanda point grâce ; ilcria seulement
d’une voix stridente :

– Au moins, tigres que vous êtes, ne me faites pas
languir : tuez-moi sur-le-champ.

Jamais ordre ne fut exécuté avec plus de ponctualité que
cette prière ; en un instant, autour de de Launay tombé, lestêtes
s’inclinèrent menaçantes, les bras se levèrent armés. On ne vitplus, pendant
un instant, que des mains crispées, des fers plongeant ; puisune tête
sortit, détachée du tronc, et s’éleva dégoûtante de sang au boutd’une
pique ; elle avait conservé son sourire livide etméprisant.

Ce fut la première.

Gilbert avait dominé tout ce spectacle ; Gilbert, cette
fois encore, avait voulu s’élancer pour lui porter secours, maisdeux cents
bras l’avaient arrêté.

Il détourna la tête et soupira.

Cette tête, aux yeux ouverts, se leva juste, et comme pour
le saluer d’un dernier regard, en face de la fenêtre où se tenaitde Flesselles,
entouré et protégé par les électeurs.

Il eût été difficile de dire lequel était le plus pâle du
vivant ou du mort.

Tout à coup une immense rumeur s’éleva à l’endroit où gisait
le corps de de Launay. On l’avait fouillé, et dans la poche de saveste on
avait trouvé le billet que lui avait adressé le prévôt desmarchands, et qu’il
avait montré à Losme.

Ce billet était conçu en ces termes, on se le
rappelle :

« Tenez bon ; j’amuse les Parisiens avec des
cocardes et des promesses. Avant la fin de la journée, M. deBesenval vous enverra
du renfort.

« De
Flesselles. »

Un horrible blasphème monta du pavé de la rue à la fenêtre
de l’Hôtel de Ville où se tenait de Flesselles.

Sans en deviner la cause, il comprit la menace et se rejeta
en arrière.

Mais il avait été vu, on le savait là ; on se précipita
par les escaliers, et cette fois d’un mouvement si universel, queles hommes
qui portaient le docteur Gilbert l’abandonnèrent pour suivre cettemarée qui
montait sous le souffle de la colère.

Gilbert voulut, lui aussi, entrer à l’Hôtel de Ville, non
pour menacer, mais pour protéger de Flesselles. Il avait déjàfranchi les trois
ou quatre premières marches du perron, quand il se sentitviolemment tiré en arrière.
Il se retourna pour se débarrasser de cette nouvelleétreinte ; mais,
cette fois, il reconnut Billot et Pitou.

– Oh ! s’écria Gilbert, qui, du point élevé où il se
trouvait, dominait toute la place, que se passe-t-il donclà-bas ?

Et il indiquait de sa main crispée la rue de la
Tixéranderie.

– Venez, docteur, venez, dirent à la fois Billot et Pitou.

– Oh ! les assassins ! s’écria le docteur, les
assassins !…

En effet, en ce moment, le major de Losme tombait frappé
d’un coup de hache ; le peuple confondait dans sa colère et legouverneur
égoïste et barbare qui avait été le persécuteur des malheureuxprisonniers, et
l’homme généreux qui en avait constamment été l’appui.

– Oh ! oui, oui, dit-il, allons-nous-en, car je
commence à être honteux d’avoir été délivré par de pareilshommes.

– Docteur, dit Billot, soyez tranquille. Ce ne sont pas ceux
qui ont combattu là-bas qui massacrent ici.

Mais, au moment même où le docteur descendait les marches
qu’il avait montées pour courir au secours de de Flesselles, leflot qui
s’était engouffré sous la voûte était vomi par elle. Au milieu dece torrent
d’hommes, un homme se débattait entraîné.

– Au Palais-Royal ! au Palais-Royal ! cria la
foule.

– Oui, mes amis, oui, mes bons amis, au Palais-Royal !
répétait cet homme.

Et il roulait vers le fleuve, comme si l’inondation humaine
eût voulu, non pas le conduire au Palais-Royal, mais l’entraînerdans la Seine.

– Oh ! s’écria Gilbert, encore un qu’ils vont
égorger ! tâchons de sauver celui-là du moins.

Mais à peine ces paroles étaient-elles prononcées, qu’un
coup de pistolet se faisait entendre, et que de Flessellesdisparaissait dans
la fumée.

Gilbert couvrit ses yeux de ses deux mains avec un mouvement
de sublime colère ; il maudissait ce peuple qui, étant sigrand, n’avait
pas la force de rester pur, et qui souillait sa victoire par untriple
assassinat.

Puis, quand ses mains s’écartèrent de ses yeux, il vit trois
têtes au bout de trois piques.

La première était celle de de Flesselles, la seconde celle
de de Losme, la troisième celle de de Launay.

L’une s’élevait sur les degrés de l’Hôtel de Ville, l’autre
au milieu de la rue de la Tixéranderie, la troisième sur le quaiPelletier.

Par leur position elles figuraient un triangle.

– Oh ! Balsamo ! Balsamo ! murmura le docteur
avec un soupir, est-ce donc avec un pareil triangle que l’onsymbolise la
liberté ?

Et il s’enfuit par la rue de la Vannerie, entraînant après
lui Billot et Pitou.

Chapitre 20Sébastien Gilbert

Au coin de la rue Planche-Mibray, le docteur rencontra un
fiacre auquel il fit signe de s’arrêter, et dans lequel ilmonta.

Billot et Pitou prirent place auprès de lui.

– Au collège Louis-le-Grand ! dit Gilbert, et il se
jeta dans le fond de la voiture, où il tomba dans une profonderêverie, que
respectèrent Billot et Pitou.

On traversa le Pont-au-Change, on prit la rue de la Cité, la
rue Saint-Jacques, et l’on arriva au collège Louis-le-Grand.

Paris était tout frissonnant. La nouvelle était répandue de
tous côtés ; les bruits des assassinats de la Grève semêlaient aux récits
glorieux de la prise de la Bastille ; on voyait se reflétersur les
visages les diverses impressions que les esprits éprouvaient –éclairs de l’âme
qui se trahissaient au dehors.

Gilbert n’avait pas mis la tête à la portière, Gilbert
n’avait pas prononcé une parole. Il y a toujours un côté ridiculeaux ovations
populaires, et Gilbert voyait son triomphe de ce côté-là.

Puis il lui semblait que quelque chose qu’il eût faite pour
l’empêcher de couler, quelques gouttes de ce sang répandurejaillissaient sur
lui.

Le docteur descendit à la porte du collège, et fit signe à
Billot de le suivre.

Quant à Pitou, il resta discrètement dans le fiacre.

Sébastien était encore à l’infirmerie ; le principal en
personne, à l’annonce de l’arrivée du docteur Gilbert,l’introduisit lui-même.

Billot qui, si peu observateur qu’il fût, connaissait le
caractère du père et du fils, Billot examina avec attention lascène qui se
passait sous ses yeux.

Autant l’enfant s’était montré faible, irritable, nerveux
dans le désespoir, autant il se montra calme et réservé dans lajoie.

En apercevant son père il pâlit, la parole lui manqua. Un
petit frémissement courut sur ses lèvres.

Puis il vint se jeter au cou de Gilbert avec un seul cri de
joie qui ressemblait à un cri de douleur, et le tintsilencieusement enchaîné
dans ses bras.

Le docteur répondit avec le même silence à cette silencieuse
étreinte. Seulement, après avoir embrassé son fils, il le regardalongtemps
avec un sourire plutôt triste que joyeux.

Un plus habile observateur que Billot se fût dit qu’il y
avait ou un malheur ou un crime entre cet enfant et cet homme.

L’enfant fut moins contenu avec Billot. Lorsqu’il put voir
autre chose que son père, qui avait absorbé toute son attention, ilcourut au
bon fermier, et lui jeta les bras autour du cou endisant :

– Vous êtes un brave homme, monsieur Billot, vous m’avez
tenu parole, et je vous remercie.

– Oh ! oh ! dit Billot, ce n’est pas sans peine,
allez, monsieur Sébastien ; votre père était joliment enfermé,et il a
fallu faire pas mal de dégâts avant de le mettre dehors.

– Sébastien, demanda le docteur avec une certaine inquiétude,
vous êtes en bonne santé ?

– Oui, mon père, répondit le jeune homme, quoique vous me
trouviez à l’infirmerie.

Gilbert sourit.

– Je sais pourquoi vous y êtes, dit-il.

L’enfant sourit à son tour.

– Il ne vous manque rien ici ? continua le docteur.

– Rien, grâce à vous.

– Je vais donc, mon cher ami, vous faire toujours la même
recommandation, la même et la seule : travaillez.

– Oui, mon père.

– Je sais que ce mot pour vous n’est pas un son vain etmonotone ;
si je le croyais, je ne le dirais plus.

– Mon père, ce n’est pas à moi à vous répondre là-dessus,
répondit Sébastien. C’est à M. Bérardier, notre excellentprincipal.

Le docteur se retourna vers M. Bérardier, lequel fit signe
qu’il avait deux mots à lui dire.

– Attendez, Sébastien, dit le docteur.

Et il s’avança vers le principal.

– Monsieur, demanda Sébastien avec intérêt, serait-il donc
arrivé malheur à Pitou ? Le pauvre garçon n’est pas avecvous.

– Il est à la porte, dans un fiacre.

– Mon père, dit Sébastien, voulez-vous permettre que M.
Billot amène Pitou ; je serais bien aise de le voir.

Gilbert fit un signe de tête ; Billot sortit.

– Que voulez-vous me dire ? demanda Gilbert à l’abbéBérardier.

– Je voulais vous dire, monsieur, que ce n’était point letravail
qu’il fallait recommander à cet enfant, mais bien plutôt ladistraction.

– Comment cela, monsieur l’abbé ?

– Oui, c’est un excellent jeune homme, que chacun aime ici
comme un fils ou comme un frère, mais…

L’abbé s’arrêta.

– Mais, quoi ? demanda le père inquiet.

– Mais si l’on n’y prend garde, monsieur Gilbert, quelque
chose le tuera.

– Quoi donc ? fit vivement Gilbert.

– Le travail que vous lui recommandez.

– Le travail ?

– Oui, monsieur, le travail. Si vous le voyiez sur son pupitre,
les bras croisés, le nez dans le dictionnaire, l’œil fixe…

– Travaillant ou rêvant ? demanda Gilbert.

– Travaillant, monsieur, cherchant la bonne expression, la
tournure antique, la forme grecque ou latine, la cherchant desheures
entières ; et, tenez, en ce moment même, voyez…

En effet, le jeune homme, quoique son père se fût éloigné de
lui depuis moins de cinq minutes, quoique Billot eût refermé laporte à peine,
le jeune homme était tombé dans une sorte de rêverie quiressemblait à de
l’extase.

– Est-il souvent ainsi ? demanda Gilbert avec
inquiétude.

– Monsieur, je pourrais presque dire que c’est son étathabituel.
Voyez comme il cherche.

– Vous avez raison, monsieur l’abbé, dit-il, et quand vous
le verrez cherchant ainsi, il faudra le distraire.

– Ce sera dommage, car il sort de ce travail, voyez-vous,
des compositions qui feront un jour le plus grand honneur aucollège
Louis-le-Grand. Je prédis que d’ici à trois ans, cet enfant-làemportera tous
les prix du concours.

– Prenez garde, répéta le docteur, cette espèce d’absorption
de la pensée dans laquelle vous voyez Sébastien plongé est plutôtune preuve de
faiblesse que de force, un symptôme de maladie que de santé… Vousaviez raison,
monsieur l’abbé, il ne faut pas trop recommander le travail à cetenfant là, ou
au moins faut-il savoir distinguer le travail de la rêverie.

– Monsieur, je vous assure qu’il travaille.

– Quand il est ainsi ?

– Oui ; et la preuve, c’est que son devoir est toujours
fait avant celui des autres. Voyez-vous remuer ses lèvres ? Il répète ses
leçons.

– Eh bien ! quand il répétera ses leçons ainsi,
monsieur Bérardier, distrayez-le ; il n’en saura pas sesleçons plus mal,
et s’en portera mieux.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr.

– Dame ! fit le bon abbé, vous devez vous y connaître,
vous, que MM. de Condorcet et Cabanis proclament un des hommes lesplus savants
qui existent au monde.

– Seulement, dit Gilbert, quand vous le tirerez de rêveries
pareilles, prenez des précautions ; parlez-lui bas d’abord,puis plus
haut.

– Et pourquoi ?

– Pour le ramener graduellement à ce monde-ci qu’il aquitté.

L’abbé regarda le docteur avec étonnement. Peu s’en fallut
qu’il ne le tînt pour fou.

– Tenez, dit le docteur, vous allez voir la preuve de ce que
je vous dis.

En effet, Billot et Pitou rentraient en ce moment. En trois
enjambées Pitou fut près de Gilbert.

– Tu m’as demandé, Sébastien ? dit Pitou en prenantl’enfant
par le bras. Tu es bien gentil, merci.

Et il approcha sa grosse tête du front mat de l’enfant.

– Regardez, dit Gilbert en saisissant le bras de l’abbé.

En effet, Sébastien, tiré brutalement de sa rêverie par le
cordial attouchement de Pitou, chancela, son visage passa de lamatité à la
pâleur, sa tête se pencha comme si son col n’avait plus la force dela
soutenir. Un soupir douloureux sortit de sa poitrine, puis une viverougeur
vint colorer ses joues.

Il secoua la tête et sourit.

– Ah ! c’est toi, Pitou, dit-il. Oui, c’est vrai, je
t’ai demandé.

Puis le regardant :

– Tu t’es donc battu ?

– Oui, et comme un brave garçon, dit Billot.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas emmené avec vous, fit l’enfant
avec un ton de reproche, je me serais battu aussi, moi, et au moinsj’aurais
fait quelque chose pour mon père.

– Sébastien, dit Gilbert en s’approchant à son tour et en
appuyant la tête de son fils contre son cœur, tu peux fairebeaucoup plus pour
ton père que de te battre pour lui, tu peux écouter ses conseils,les suivre,
devenir un homme distingué, célèbre.

– Comme vous, n’est-ce pas ? dit l’enfant avec orgueil.
Oh ! c’est bien à quoi j’aspire.

– Sébastien, dit le docteur, à présent que tu as embrassé et
remercié Billot et Pitou, ces bons amis à nous, veux-tu venircauser un instant
dans le jardin avec moi ?

– Avec bonheur, mon père. Deux ou trois fois dans ma vie
j’ai pu demeurer seul à seul avec vous, et ces moments sont, danstous leurs détails,
présents à mon souvenir.

– Monsieur l’abbé, vous permettez ? dit Gilbert.

– Comment donc !

– Billot, Pitou, mes amis, vous avez peut-être besoin de
prendre quelque chose.

– Ma foi ! oui, dit Billot, je n’ai pas mangé depuis le
matin, et je pense que Pitou est aussi à jeun que moi.

– Pardon, dit Pitou, j’ai mangé à peu près la valeur d’une
miche, et deux ou trois saucissons, un moment avant de vous tirerde
l’eau ; mais le bain ça creuse.

– Eh bien ! venez au réfectoire, dit l’abbé Bérardier,
on va vous servir à dîner.

– Oh ! oh ! dit Pitou.

– Vous craignez l’ordinaire du collège ? fit l’abbé.
Rassurez-vous, on vous traitera en invité. D’ailleurs, il mesemble, continua
l’abbé, que vous n’avez pas seulement l’estomac délabré, mon chermonsieur
Pitou.

Pitou jeta sur lui-même un regard plein de pudeur.

– Et que si l’on vous offrait une culotte en même temps
qu’un dîner…

– Le fait est que j’accepterais, monsieur l’abbé, dit Pitou.

– Eh bien ! venez donc, la culotte et le dîner sont à
votre service.

Et il emmena Billot et Pitou d’un côté, tandis qu’en leurfaisant
signe de la main, Gilbert et son fils s’éloignaient de l’autre.

Tous deux traversèrent la cour destinée aux récréations, et
gagnèrent un petit jardin destiné aux professeurs, réduit frais etombreux,
dans lequel le vénérable abbé Bérardier venait lire son Tacite etson Juvénal.

Gilbert s’assit sur un banc de bois ombragé par des clématites
et des vignes vierges ; puis, attirant Sébastien à lui, etséparant de la
main ses longs cheveux qui retombaient sur son front :

– Eh bien ! mon enfant, lui dit-il, nous voilà donc
réunis ?

Sébastien leva les yeux au ciel :

– Par un miracle de Dieu, oui, mon père.

Gilbert sourit.

– S’il y a un miracle, dit Gilbert, c’est le brave peuple de
Paris qui l’a accompli.

– Mon père, dit l’enfant, n’écartez pas Dieu de ce qui vient
de se passer ; car moi, quand je vous ai vu, instinctivement,c’est Dieu
que j’ai remercié.

– Et Billot ?

– Billot venait après Dieu comme la carabine venait après
lui.

Gilbert réfléchit.

– Tu as raison, enfant, lui dit-il. Dieu est au fond de
toute chose. Mais revenons à toi, et causons un peu avant de nousséparer de
nouveau.

– Allons-nous donc nous séparer encore, mon père ?

– Pas pour longtemps, je présume. Mais une cassette renfermant
des papiers précieux a disparu de chez Billot, en même temps quel’on
m’emprisonnait à la Bastille. Il faut que je sache qui m’a faitemprisonner,
qui a enlevé la cassette.

– C’est bien, mon père, j’attendrai pour vous revoir que vos
recherches soient finies.

Et l’enfant poussa un soupir.

– Tu es triste, Sébastien ? demanda le docteur.

– Oui.

– Et pourquoi es-tu triste ?

– Je ne sais ; il me semble que la vie n’est pas faite
pour moi comme pour les autres enfants.

– Que dis-tu là, Sébastien ?

– La vérité.

– Explique-toi.

– Tous ont des distractions, des plaisirs ; moi, je
n’en n’ai pas.

– Tu n’as pas de distractions, pas de plaisirs ?

– Je veux dire, mon père, que je ne trouve pas d’amusement
aux jeux de mon âge.

– Prenez garde, Sébastien ; je regretterais fort que
vous eussiez un pareil caractère. Sébastien, les esprits quipromettent un avenir
glorieux sont comme les bons fruits pendant leur croissance :ils ont leur
amertume, leur acidité, leur verdeur, avant de réjouir le palaispar leur savoureuse
maturité. Croyez-moi, il est bon d’avoir été jeune, mon enfant.

– Ce n’est pas ma faute si je ne le suis pas, répondit le
jeune homme avec un sourire mélancolique.

Gilbert continua en pressant les deux mains de son fils dans
les siennes et en fixant ses deux yeux sur les siens.

– Votre âge, mon ami, c’est celui de la semence, rien ne
doit encore percer au dehors de ce que l’étude a mis en vous. Àquatorze ans,
Sébastien, la gravité c’est de l’orgueil ou de la maladie. Je vousai demandé
si votre santé était bonne, vous m’avez répondu oui. Je vais vousdemander si
vous êtes orgueilleux, tâchez de me répondre que non.

– Mon père, dit l’enfant, rassurez-vous. Ce qui me rend
triste, ce n’est ni la maladie, ni l’orgueil ; non, c’est unchagrin.

– Un chagrin, pauvre enfant ! et quel chagrin, mon
Dieu ! peux-tu donc avoir à ton âge ? Voyons, parle.

– Non, mon père, non, plus tard. Vous l’avez dit, vous êtes
pressé ; vous n’avez qu’un quart d’heure à me donner. Parlonsd’autre
chose que de mes folies.

– Non, Sébastien, je te quitterais inquiet. Dis-moi d’où te
vient ce chagrin.

– En vérité, je n’ose, mon père.

– Que crains-tu ?

– Je crains de passer à vos yeux pour un visionnaire, ou
peut-être de vous parler de choses qui vous affligeraient.

– Tu m’affliges bien plus en gardant ton secret, cher
enfant.

– Vous savez bien que je n’ai pas de secret pour vous, mon
père.

– Alors, parle.

– Je n’ose, en vérité.

– Sébastien, toi qui as la prétention d’être un homme.

– C’est justement pour cela.

– Allons, du courage !

– Eh bien ! mon père, c’est un rêve !

– Un rêve qui t’effraie.

– Oui et non ; car, quand je fais ce rêve, je ne suis
pas effrayé, mais comme transporté dans un autre monde.

– Explique-toi.

– Tout enfant, j’ai eu de ces visions. Vous le savez, deux
ou trois fois je me suis perdu dans ces grands bois qui environnentle village
où j’ai été élevé.

– Oui, on me l’a dit.

– Eh bien ! je suivais quelque chose comme un fantôme.

– Tu dis ?… demanda Gilbert en regardant son fils avec
un étonnement qui ressemblait à de l’effroi.

– Tenez, mon père, voilà ce qui arrivait : je jouais
comme les autres enfants dans le village, et tant que j’étais dansle village,
tant qu’il y avait d’autres enfants avec moi ou près de moi, je nevoyais
rien ; mais si je m’écartais d’eux, si je dépassais lesderniers jardins,
je sentais près de moi comme le frôlement d’une robe ;j’étendais les bras
pour la saisir, et je n’embrassais que l’air ; mais, à mesureque ce
frôlement s’éloignait, le fantôme devenait visible. C’était unevapeur, d’abord
transparente comme un nuage, puis la vapeur s’épaississait etprenait une forme
humaine. Cette forme, c’était celle d’une femme, glissant plutôtqu’elle ne
marchait, et devenant d’autant plus visible qu’elle s’enfonçaitdans les
endroits les plus sombres de la forêt.

« Alors un pouvoir inconnu, étrange, irrésistible,
m’entraînait sur les pas de cette femme. Je la poursuivais les brastendus,
muet comme elle : car souvent, j’ai essayé de l’appeler, etjamais ma voix
n’a pu former un son, et je la poursuivais ainsi sans qu’elles’arrêtât, sans
que je pusse la rejoindre, jusqu’à ce que le prodige qui m’avaitannoncé sa
présence me signalât son départ. Cette femme s’effaçait peu àpeu ; la
matière devenait vapeur, la vapeur se volatilisait, et tout étaitdit. Et moi,
épuisé de fatigue, je tombais à l’endroit même où elle avaitdisparu. C’est là
que Pitou me retrouvait quelquefois le jour même, quelquefois lelendemain seulement.

Gilbert continuait de regarder l’enfant avec une inquiétude
croissante. Ses doigts s’étaient fixés sur son pouls. Sébastiencomprit le
sentiment qui agitait le docteur.

– Oh ! ne vous inquiétez pas, mon père, dit-il, je sais
qu’il n’y a rien de réel dans tout cela ; je sais que c’estune vision, voilà
tout.

– Et cette femme, lui demanda le docteur, quel aspect
a-t-elle ?

– Oh ! majestueuse comme une reine.

– Et son visage, l’as-tu vu parfois, enfant ?

– Oui.

– Depuis quand ? demanda Gilbert en tressaillant.

– Depuis que je suis ici seulement, répondit le jeune homme.

– Mais à Paris tu n’as plus la forêt de Villers-Cotterêts,
les grands arbres faisant une sombre et mystérieuse voûte deverdure ? À
Paris tu n’as plus le silence, la solitude, cet élément desfantômes ?

– Si, mon père, j’ai tout cela.

– Où donc ?

– Ici.

– Comment, ici ! Ce jardin n’est-il pas réservé aux
professeurs ?

– Si fait, mon père. Mais deux ou trois fois il m’avait semblé
voir cette femme glisser de la cour dans le jardin. J’avais àchaque fois voulu
la suivre, toujours la porte fermée m’avait arrêté court. Alorsqu’un jour
l’abbé Bérardier, très content de ma composition, s’informait de ceque je
désirais, je lui demandai de venir avec lui promener quelquefoisdans le
jardin. Il me le permit. J’y suis venu, et ici, ici, mon père, lavision a reparu.

Gilbert frissonna.

– Étrange hallucination, dit-il, mais possible cependant
chez une nature nerveuse comme la sienne. Et tu as vu sonvisage ?

– Oui, mon père.

– Te le rappelles-tu ?

L’enfant sourit.

– As-tu essayé jamais de t’approcher d’elle ?

– Oui.

– De lui tendre la main ?

– C’est alors qu’elle disparaît.

– Et à ton avis, Sébastien, quelle est cette femme ?

– Il me semble que c’est ma mère.

– Ta mère ! s’écria Gilbert pâlissant.

Et il appuya sa main sur son cœur, comme pour y étancher le
sang d’une douloureuse blessure.

– Mais c’est un rêve, dit-il, et je suis presque aussi fou
que toi.

L’enfant se tut, et, le sourcil pensif, regarda son père.

– Eh bien ? lui demanda celui-ci.

– Eh bien ! il est possible que ce soit un rêve, mais
la réalité de mon rêve existe.

– Que dis-tu ?

– Je dis qu’aux dernières fêtes de la Pentecôte, on nous a
conduits en promenade aux bois de Satory, près Versailles, et quelà, tandis
que je rêvais à l’écart…

– La même vision t’est apparue ?

– Oui ; mais cette fois dans une voiture traînée par
quatre magnifiques chevaux… mais cette fois bien réelle, bienvivante. J’ai
manqué défaillir.

– Pourquoi cela ?

– Je ne sais.

– Et de cette nouvelle apparition, quelle impression
t’est-il restée ?

– Que ce n’était point ma mère que je voyais apparaître en
rêve, puisque cette femme était la même que celle de monapparition, et que ma
mère est morte.

Gilbert se leva et passa sa main sur son front. Un étrange
éblouissement venait de s’emparer de lui.

L’enfant remarqua son trouble, et s’effraya de sa pâleur.

– Ah ! dit-il, voyez-vous, mon père, que j’ai eu tort
de vous conter toutes ces folies.

– Non, mon enfant, non ; au contraire, dit le docteur,
parle-m’en souvent, parle-m’en toutes les fois que tu me verras, etnous
tâcherons de te guérir.

Sébastien secoua la tête.

– Me guérir ; et pourquoi ? dit-il. Je me suis
fait à ce rêve ; il est devenu une portion de ma vie ;j’aime cette
vision, quoiqu’elle me fuie, et que parfois même il me semblequ’elle me
repousse. Ne me guérissez donc pas, mon père. Vous pouvez mequitter encore,
voyager de nouveau, retourner en Amérique. Avec cette vision, je nesuis pas
tout à fait seul.

– Enfin ! murmura le docteur.

Et pressant Sébastien sur sa poitrine :

– Au revoir, mon enfant, dit-il, j’espère que nous ne nous
quitterons plus ; car, si je pars, eh bien ! je tâcheraicette fois
que tu viennes avec moi.

– Ma mère était-elle belle ? demanda l’enfant.

– Oh ! oui, bien belle ! répondit le docteur d’une
voix étranglée.

– Et vous aimait-elle autant que je vous aime ?

– Sébastien ! Sébastien ! ne me parle jamais de ta
mère ! s’écria le docteur.

Et appuyant une dernière fois ses lèvres sur le front del’enfant,
il s’élança hors du jardin.

Au lieu de le suivre, l’enfant retomba morne et accablé sur
son banc.

Dans la cour, Gilbert retrouva Billot et Pitou, parfaitement
restaurés et racontant à l’abbé Bérardier les détails de la prisede la
Bastille. Il fit au principal une nouvelle recommandation àl’endroit de
Sébastien, et remonta dans le fiacre avec ses deux compagnons.

Chapitre 21Madame de Staël

Lorsque Gilbert reprit dans le fiacre sa place à côté de Billot
et en face de Pitou, il était pâle, et une goutte de sueur perlaità la racine
de chacun de ses cheveux.

Mais il n’était pas dans le caractère de cet homme de rester
plié sous la puissance d’une émotion quelconque. Il se renversadans l’angle de
la voiture, appuya ses deux mains sur son front comme s’il eûtvoulu y
comprimer la pensée, et, après un instant d’immobilité, écarta sesmains, et,
au lieu d’un visage renversé, montrant une physionomieparfaitement
calme :

– Vous disiez donc, mon cher monsieur Billot, que le roi a
donné son congé à M. le baron de Necker ?

– Oui, monsieur le docteur.

– Et que les troubles de Paris viennent un peu de cettedisgrâce ?

– Beaucoup.

– Vous avez ajouté que M. de Necker avait aussitôt quitté
Versailles ?

– Il a reçu la lettre à son dîner ; une heure après, il
était en route pour Bruxelles.

– Où il est maintenant ?

– Où il doit être.

– Vous n’avez point entendu dire qu’il se fût arrêté en
route ?

– Si fait, à Saint-Ouen, pour dire adieu à sa fille, madame
la baronne de Staël.

– Madame de Staël est-elle partie avec lui ?

– J’ai entendu dire qu’il était parti seul avec sa femme.

– Cocher, dit Gilbert, arrêtez-moi chez le premier tailleur
d’habits que vous rencontrerez.

– Vous voulez changer d’habits ? dit Billot.

– Oui, ma foi ! Celui-ci sent un peu trop le frottement
des murs de la Bastille, et l’on ne va pas visiter ainsi vêtu lafille d’un
ministre en disgrâce. Fouillez dans vos poches et voyez si vous n’ytrouvez pas
quelques louis.

– Oh ! oh ! dit le fermier, il paraît que vous
avez laissé votre bourse à la Bastille.

– C’était dans le règlement, dit en souriant Gilbert ;
tout objet de valeur se dépose au greffe.

– Et il y reste, dit le fermier.

Et, ouvrant sa large main, qui contenait une vingtaine de
louis :

– Prenez, docteur, dit-il.

Gilbert prit dix louis. Quelques minutes après, le fiacre
s’arrêta devant la boutique d’un fripier.

C’était encore l’usage alors.

Gilbert échangea son habit limé par les murs de la Bastille,
contre un habit noir fort propre, et tel qu’en portaient messieursdu tiers à
l’Assemblée nationale.

Un coiffeur dans sa boutique, un Savoyard sur sa sellette,
achevèrent la toilette du docteur.

Le cocher le conduisit à Saint-Ouen par les boulevardsextérieurs,
qu’on alla gagner par derrière le parc de Monceau.

Gilbert descendait devant la maison de M. de Necker, à
Saint-Ouen, au moment où sept heures de l’après-midi sonnaient à lacathédrale
de Dagobert.

Autour de cette maison naguère si recherchée, si fréquentée,
régnait un profond silence que troubla seul l’arrivée du fiacre deGilbert.

Et cependant, ce n’était point cette mélancolie des châteaux
abandonnés, cette tristesse morne des maisons frappées dedisgrâce.

Les grilles fermées, les parterres déserts, annonçaient le
départ des maîtres ; mais nulle trace de douleur ou deprécipitation.

En outre, toute une partie du château, l’aile de l’est,
avait conservé les persiennes ouvertes, et lorsque Gilbert sedirigea de ce côté,
un laquais à la livrée de M. de Necker s’avança vers lui.

Alors eut lieu à travers la grille le dialogue
suivant :

– M. de Necker n’est plus au château, mon ami ?

– Non, M. le baron est parti samedi passé pour Bruxelles.

– Et madame la baronne ?

– Partie avec monsieur.

– Mais madame de Staël ?

– Madame est demeurée ici. Mais je ne sais si madame peut
recevoir ; c’est l’heure de sa promenade.

– Informez-vous où elle est, je vous prie, et annoncez-lui
M. le docteur Gilbert.

– Je vais m’informer si madame est ou n’est pas dans les
appartements. Sans doute recevra-t-elle monsieur. Mais si elle sepromène, j’ai
ordre de ne pas la troubler dans sa promenade.

– Fort bien. Allez donc, je vous prie.

Le laquais ouvrit la grille ; Gilbert entra.

Tout en refermant la grille, le laquais jetait un regardinquisiteur
sur le véhicule qui avait amené le docteur, et sur les étrangesfigures de ses
deux compagnons de route.

Puis il partit en secouant la tête comme un homme dont
l’intelligence est en défaut, mais qui semble mettre au défi touteautre
intelligence de voir clair là où la sienne est restée plongée dansles
ténèbres.

Gilbert resta seul à attendre.

Au bout de cinq minutes, le laquais revint.

– Madame la baronne se promène, dit-il.

Et il salua pour congédier Gilbert.

Mais le docteur ne se tint pas pour battu :

– Mon ami, dit-il au laquais, veuillez, je vous prie, faire
une petite infraction à votre consigne, et dire à madame labaronne, en
m’annonçant à elle, que je suis un ami de M. le marquis de LaFayette.

Un louis glissé dans la main du laquais acheva de vaincre
des scrupules que le nom que venait de prononcer le docteur avaitdéjà levés à
moitié.

– Entrez, monsieur, dit le laquais.

Gilbert le suivit. Mais au lieu de le faire entrer dans la
maison, il le conduisit dans le parc.

– Voici le côté favori de madame la baronne, dit le laquais
en indiquant à Gilbert l’entrée d’une espèce de labyrinthe.Veuillez attendre
un instant ici.

Dix minutes après, un bruit se fit dans le feuillage, et une
femme de vingt-trois à vingt-quatre ans, grande et aux formesplutôt nobles que
gracieuses, apparut aux yeux de Gilbert.

Elle parut surprise en voyant un homme jeune encore, là où
sans doute elle s’attendait à trouver un homme d’un âge déjà assezmûr.

Gilbert était en effet un homme assez remarquable pour
frapper au premier coup d’œil une observatrice de la force demadame de Staël.

Peu d’hommes avaient le visage formé de lignes aussi pures,
et ces lignes avaient pris, par l’exercice d’une volontétoute-puissante, un
caractère d’extraordinaire inflexibilité. Ses beaux yeux noirs,toujours si expansifs,
s’étaient voilés et affermis par le travail et la souffrance, et,en se voilant
et en s’affermissant, ils avaient perdu cette inquiétude qui est undes charmes
de la jeunesse.

Un pli profond et gracieux tout à la fois creusait au coin
de ses lèvres fines cette cavité mystérieuse dans laquelle lesphysionomistes
placent le siège de la circonspection. Il semblait que le tempsseul et une
vieillesse précoce eussent donné à Gilbert cette qualité que lanature n’avait
pas songé à mettre en lui.

Son front large et bien arrondi, avec une légère fuitequ’arrêtaient
ses beaux cheveux noirs, que depuis longtemps la poudre avait cesséde
blanchir, renfermait à la fois la science et la pensée, l’étude et
l’imagination. À Gilbert ainsi qu’à son maître Rousseau, la sailliedes
sourcils jetait une ombre épaisse sur les yeux, et de cette ombrejaillissait
le point lumineux qui révélait la vie.

Gilbert, malgré ses habits modestes, se présentait donc aux
yeux du futur auteur de Corinne sous un aspectremarquablement beau et
distingué, distinction dont les mains longues et blanches, dont lespieds
minces et bien attachés à une jambe fine et nerveuse, complétaientl’ensemble.

Madame de Staël perdit quelques instants à examiner Gilbert.

Ce temps, Gilbert, de son côté, l’employa à un salut raide
et qui rappelait un peu la civilité modeste des quakers del’Amérique, lesquels
n’accordent à la femme que la fraternité qui rassure, au lieu durespect qui
sourit.

Puis, d’un regard rapide à son tour, il analysa toute lapersonne
de la jeune femme déjà célèbre, et dont les traits intelligents etpleins
d’expression manquaient absolument de charme ; tête de jeunehomme
insignifiant et trivial, plutôt que tête de femme sur un corpsplein de voluptueuse
luxuriance.

Elle tenait à la main une branche de grenadier, dont, dans
sa distraction, elle s’amusait à manger les fleurs.

– C’est vous, monsieur, demanda la baronne, qui êtes le
docteur Gilbert ?

– C’est moi, oui, madame.

– Si jeune ; vous avez déjà acquis une bien grande
réputation, ou plutôt cette réputation n’appartiendrait-elle pas àvotre père
ou à quelque parent plus âgé que vous ?

– Je ne connais pas d’autre Gilbert que moi, madame. Et si,
en effet, il y a, comme vous le dites, quelque peu de réputationattachée à ce
nom, j’ai tout droit de la revendiquer.

– Vous vous êtes servi du nom du marquis de La Fayette pour
pénétrer jusqu’à moi, monsieur. Et, en effet, le marquis nous aparlé de vous,
de votre science inépuisable.

Gilbert s’inclina.

– Science d’autant plus remarquable, d’autant plus pleine
d’intérêt, surtout, continua la baronne, qu’il paraît, monsieur,que vous
n’êtes pas un chimiste ordinaire, un praticien comme les autres, etque vous
avez sondé tous les mystères de la science de la vie.

– M. le marquis de La Fayette vous aura dit, je le vois
bien, madame, que j’étais un peu sorcier, répliqua Gilbert ensouriant, et s’il
vous l’a dit, je lui sais assez d’esprit pour vous l’avoir prouvé,s’il l’a
voulu.

– En effet, monsieur, il nous a parlé de cures merveilleuses
que vous fîtes souvent, soit sur le champ de bataille, soit dansles hôpitaux
américains, sur des sujets désespérés ; vous les plongiez,nous a dit le
général, dans une mort factice si semblable à la mort réelle, queparfois
celle-ci s’y trompait.

– Cette mort factice, madame, c’est le résultat d’une
science presque inconnue, confiée aujourd’hui aux mains de quelquesadeptes
seulement, mais qui finira par devenir vulgaire.

– Du mesmérisme, n’est-ce pas ? demanda madame de Staël
en souriant.

– Du mesmérisme, oui, c’est cela.

– Auriez-vous pris des leçons du maître lui-même ?

– Hélas ! madame, Mesmer lui-même n’était que
l’écolier. Le mesmérisme, ou plutôt le magnétisme, était unescience antique
connue des Égyptiens et des Grecs. Elle s’est perdue dans l’océandu Moyen Âge.
Shakespeare la devine dans Macbeth. Urbain Grandier laretrouve, et
meurt pour l’avoir retrouvée. Mais le grand maître, mon maître àmoi, c’est le
comte de Cagliostro.

– Ce charlatan ! dit madame de Staël.

– Madame, madame, prenez garde de juger comme lescontemporains,
et non comme la postérité. À ce charlatan je dois ma science, etpeut-être le
monde lui devra-t-il la liberté.

– Soit, dit madame de Staël en souriant. Je parle sans
connaître ; vous parlez avec connaissance de cause : ilest probable
que vous avez raison, et que j’ai tort… Mais revenons à vous.Pourquoi vous
êtes-vous tenu si longtemps éloigné de la France ? Pourquoin’êtes-vous
point revenu prendre votre place parmi les Lavoisier, les Cabanis,les
Condorcet, les Bailly et les Louis ?

À ce dernier nom, Gilbert rougit imperceptiblement.

– J’ai trop à étudier, madame, pour me ranger ainsi, du
premier coup, parmi les maîtres.

– Enfin, vous voilà, mais dans un mauvais moment pour nous.
Mon père, qui eût été si heureux de vous être utile, est disgraciéet parti
depuis trois jours.

Gilbert sourit.

– Madame la baronne, dit-il en s’inclinant légèrement, il y
a six jours que, sur un ordre de M. le baron Necker, je fus mis àla Bastille.

Madame de Staël rougit à son tour.

– En vérité, monsieur, vous me dites là quelque chose qui me
surprend beaucoup. Vous, à la Bastille !

– Moi-même, madame.

– Qu’aviez-vous donc fait ?

– Ceux qui m’y ont fait mettre pourraient seuls me le dire.

– Mais vous en êtes sorti ?

– Parce qu’il n’y a plus de Bastille, oui, madame.

– Comment, plus de Bastille ? fit madame de Staël en
jouant la surprise.

– N’avez-vous pas entendu le canon ?

– Oui, mais le canon, c’est le canon : voilà tout.

– Oh ! permettez-moi de vous dire, madame, qu’il estimpossible
que madame de Staël, fille de M. de Necker, ignore, à l’heure qu’ilest, que la
Bastille a été prise par le peuple.

– Je vous assure, monsieur, répondit la baronne avec embarras,
qu’étrangère à tous les événements depuis le départ de mon père, jene m’occupe
plus que de pleurer son absence.

– Madame ! madame ! dit Gilbert en secouant la
tête, les courriers d’État sont trop habitués au chemin qui mène auchâteau de
Saint-Ouen, pour qu’il n’en soit pas arrivé au moins un depuisquatre heures
que la Bastille a capitulé.

La baronne vit qu’il lui était impossible de répondre sans
mentir positivement. Le mensonge lui répugna ; elle changea laconversation.

– Et à quoi dois-je l’honneur de votre visite,
monsieur ? demanda-t-elle.

– Je désirais avoir l’honneur de parler à M. de Necker,madame.

– Mais vous savez qu’il n’est plus en France ?

– Madame, il me paraissait tellement extraordinaire que M.
de Necker se fût éloigné, tellement impolitique qu’il n’eût passurveillé les
événements…

– Que ?…

– Que je comptais sur vous, je l’avoue, madame, pour m’indiquer
l’endroit où je pourrais le trouver.

– Vous le trouverez à Bruxelles, monsieur.

Gilbert arrêta sur la baronne son regard scrutateur.

– Merci, madame, dit-il en s’inclinant ; je vais donc
partir pour Bruxelles, ayant à lui dire des choses de la plus hauteimportance.

Madame de Staël fit un mouvement d’hésitation, puis elle
reprit :

– Heureusement que je vous connais, monsieur, dit-elle, et
que je vous sais un homme sérieux, car ces choses si importantespourraient
bien perdre de leur valeur en passant par une autre bouche… Quepeut-il y avoir
d’important pour mon père après la disgrâce, après lepassé ?

– Il y a l’avenir, madame. Et peut-être ne dois-je pas être
tout à fait sans influence sur l’avenir. Mais tout cela estinutile.
L’important pour moi et pour lui est que je revoie M. de Necker…Ainsi, madame,
vous dites qu’il est à Bruxelles ?

– Oui, monsieur.

– Je mettrai vingt heures pour faire le voyage. Savez-vous
ce que c’est que vingt heures en temps de révolution, et combien dechoses se
peuvent passer en vingt heures ? Oh ! quelle imprudence acommise M.
de Necker, madame, en mettant vingt heures entre lui et lesévénements, entre
la main et le but.

– En vérité, monsieur, vous m’effrayez, dit madame de Staël,
et je commence à croire en effet que mon père a commis uneimprudence.

– Que voulez-vous, madame, les choses sont ainsi, n’est-cepas ?
Je n’ai donc plus qu’à vous présenter mes très humbles excuses pourle dérangement
que je vous ai causé. Adieu, madame.

Mais la baronne l’arrêta.

– Je vous dis, monsieur, que vous m’effrayez,
reprit-elle ; vous me devez une explication de tout ceci,quelque chose
qui me rassure.

– Hélas ! madame, répondit Gilbert, j’ai dans ce moment
tant d’intérêts personnels à surveiller, qu’il m’est absolumentimpossible de
songer à ceux des autres ; il y va de ma vie et de monhonneur, comme il y
allait de la vie et de l’honneur de M. de Necker, s’il eût puprofiter tout de
suite des paroles que je lui dirai dans vingt heures.

– Monsieur, permettez-moi de me souvenir d’une chose que
j’ai trop longtemps oubliée, c’est que de pareilles questions nedoivent pas se
débattre à ciel ouvert, dans un parc à portée de toutes lesoreilles.

– Madame, dit Gilbert, je suis chez vous, et permettez-moi
de vous dire que c’est vous qui, par conséquent, avez choisil’endroit où nous
sommes. Que voulez-vous ? Je suis à vos ordres.

– Que vous me fassiez la grâce d’achever cette conversation
dans mon cabinet.

– Ah ! ah ! fit Gilbert intérieurement, si je ne
craignais de l’embarrasser, je lui demanderais si son cabinet est àBruxelles.

Mais, sans rien demander, il se contenta de suivre la baronne,
qui se mit à marcher fort vite du côté du château.

On retrouva devant la façade le même laquais qui avait reçu
Gilbert. Madame de Staël lui fit un signe, et ouvrant les porteselle-même,
elle conduisit Gilbert dans son cabinet, charmante retraite, plusmasculine au
reste que féminine, et dont la seconde porte et les deux fenêtresdonnaient sur
un petit jardin, inaccessible, non seulement aux personnesétrangères, mais
encore aux regards étrangers.

Arrivée là, madame de Staël referma la porte, et se tournant
vers Gilbert :

– Monsieur, dit-elle, au nom de l’humanité, je vous somme de
me dire quel est le secret utile à mon père qui vous amène àSaint-Ouen.

– Madame, dit Gilbert, si monsieur votre père pouvait
m’entendre d’ici, s’il pouvait savoir que je suis l’homme qui aienvoyé au roi
les mémoires secrets intitulés : De la situation des idéeset du
progrès, je suis sûr que M. le baron de Necker paraîtrait toutà coup, et
me dirait : « Docteur Gilbert, que voulez-vous demoi ? Parlez,
je vous écoute. »

Gilbert n’avait pas achevé ces paroles, qu’une porte cachée
dans un panneau peint par Vanloo s’ouvrit sans faire de bruit, etque le baron
de Necker parut souriant, sur le seuil d’un petit escaliertournant, au haut
duquel on voyait sourdre la lumière d’une lampe.

Alors la baronne de Staël fit un salut à Gilbert, et embrassant
son père au front, elle prit le chemin qu’il venait de parcourir,remonta
l’escalier, ferma le panneau, et disparut.

Necker s’était avancé vers Gilbert ; il lui tendit la
main en disant :

– Me voilà, monsieur Gilbert ; que voulez-vous de
moi ? Je vous écoute.

Tous deux prirent des sièges.

– Monsieur le baron, dit Gilbert, vous venez d’entendre un
secret qui vous révèle toutes mes idées. C’est moi qui, il y aquatre ans, ai
fait parvenir au roi un mémoire sur la situation générale del’Europe ;
c’est moi qui, depuis ce temps, lui ai envoyé des États-Unis lesdifférents
mémoires qu’il a reçus sur toutes les questions de conciliation et
d’administration intérieures qui se sont élevées en France.

– Mémoires dont Sa Majesté, répondit M. de Necker en
s’inclinant, ne m’a jamais parlé sans une admiration et une terreurprofondes.

– Oui, parce qu’ils disaient la vérité. N’est-ce pas parce
que la vérité était alors terrible à entendre, et qu’aujourd’huiqu’elle est
devenue un fait, elle est encore plus terrible à voir ?

– C’est incontestable, monsieur, dit Necker.

– Ces mémoires, demanda Gilbert, le roi vous les a-t-il
communiqués ?

– Pas tous, monsieur ; deux seulement : un sur les
finances, et vous étiez de mon avis à quelques différencesprès ; mais
j’en fus très honoré quand même.

– Ce n’est pas tout ; il y en avait un où je lui
annonçais tous les événements matériels qui se sont accomplis.

– Ah !

– Oui.

– Et lesquels, monsieur, je vous prie ?

– Deux entre autres : l’un était l’obligation où il
serait un jour de vous renvoyer en face de certains engagementspris.

– Vous lui avez prédit ma disgrâce ?

– Parfaitement.

– Voilà pour le premier événement. Quel était lesecond ?

– La prise de la Bastille.

– Vous avez prédit la prise de la Bastille ?

– Monsieur le baron, la Bastille était plus que la prison de
la royauté, elle était le symbole de la tyrannie. La liberté acommencé par
détruire le symbole ; la Révolution fera le reste.

– Avez-vous calculé la gravité des paroles que vous me dites,
monsieur ?

– Sans doute.

– Et vous n’avez pas peur en émettant tout haut une pareille
théorie ?

– Peur de quoi ?

– Qu’il ne vous arrive malheur.

– Monsieur de Necker, dit en souriant Gilbert, quand on sort
de la Bastille on n’a plus peur de rien.

– Vous sortez de la Bastille ?

– Aujourd’hui même.

– Et pourquoi étiez-vous à la Bastille ?

– Je vous le demande.

– À moi ?

– Sans doute, à vous.

– Et pourquoi à moi ?

– Parce que c’est vous qui m’y avez fait mettre.

– Je vous ai fait mettre à la Bastille ?

– Il y a six jours ; la date, comme vous le voyez,
n’est cependant pas bien ancienne, et vous devriez vous ensouvenir.

– C’est impossible.

– Reconnaissez-vous votre signature ?

Et Gilbert montra à l’ex-ministre l’écrou de la Bastille et
la lettre de cachet qui s’y trouvait annexée.

– Oui, sans doute, dit Necker, voici la lettre de cachet.
Vous savez que j’en signais le moins possible, et que ce moinspossible montait
encore à quatre mille par an. En outre, je me suis aperçu, aumoment de mon départ,
que l’on m’en avait fait signer quelques-unes en blanc. La vôtre,monsieur, à
mon grand regret, aura été une de celles-là.

– Cela veut dire que je ne dois d’aucune manière vous attribuer
mon incarcération ?

– Non, sans doute.

– Mais enfin, monsieur le baron, dit Gilbert en souriant,
vous comprenez ma curiosité : il faut que je sache à qui jesuis redevable
de ma captivité. Soyez donc assez bon pour me le dire.

– Oh ! rien de plus facile. Je n’ai jamais, par
précaution, laissé mes lettres au ministère, et tous les soirs jeles
rapportais ici. Celles de ce mois sont dans le tiroir B de ce
chiffonnier ; cherchons dans la liasse la lettre G.

Necker ouvrit le tiroir, et feuilleta une liasse énorme qui
pouvait contenir cinq ou six cents lettres.

– Je ne garde, dit l’ex-ministre, que les lettres qui sont
de nature à mettre à couvert ma responsabilité. Une arrestation queje fais
faire, c’est un ennemi que je me fais. Je dois donc avoir paré lecoup. Le
contraire m’étonnerait bien. Voyons, G… G…, c’est cela, oui,Gilbert. Cela vous
vient de la maison de la reine, mon cher monsieur.

– Ah ! ah ! de la maison de la reine ?

– Oui, demande d’une lettre de cachet contre le nommé Gilbert.
Pas de profession. Yeux noirs, cheveux noirs. Suit le signalement.Se rendant
du Havre à Paris, voilà tout. Alors, ce Gilbert c’étaitvous ?

– C’était moi. Pouvez-vous me confier la lettre ?

– Non, mais je puis vous dire de qui elle est signée.

– Dites.

– Comtesse de Charny.

– Comtesse de Charny ? répéta Gilbert ; je ne la
connais pas, je ne lui ai rien fait.

Et il releva doucement la tête comme pour chercher dans ses
souvenirs.

– Il y a en outre une petite apostille sans signature, mais
d’une écriture à moi connue. Voyez.

Gilbert se pencha, et lut à la marge de la lettre :

« Faire sans retard ce que demande la comtesse deCharny. »

– C’est étrange, dit Gilbert ; la reine, je conçois
encore cela, il était question d’elle et des Polignac dans monmémoire. Mais
cette madame de Charny…

– Vous ne la connaissez pas ?

– Il faut que ce soit un prête-nom. Au reste, rien d’étonnant,
vous comprenez, que les notabilités de Versailles me soientinconnues : il
y a quinze ans que je suis absent de France ; je n’y suisrevenu que deux
fois, et je l’ai quittée à cette seconde fois, voici tantôt quatreans. Qui
est-ce que cette comtesse de Charny, s’il vous plaît ?

– L’amie, la confidente, l’intime de la reine ; la
femme très adorée du comte de Charny, une beauté et une vertu à lafois, un
prodige enfin.

– Eh bien ! je ne connais pas ce prodige.

– S’il en est ainsi, mon cher docteur, arrêtez-vous à ceci,
que vous êtes le jouet de quelque intrigue politique. N’avez-vouspoint parlé
du comte de Cagliostro ?

– Oui.

– Vous l’avez connu ?

– Il a été mon ami ; plus que mon ami, mon
maître ; plus que mon maître, mon sauveur.

– Eh bien ! l’Autriche ou le Saint-Siège aura demandé
votre incarcération. Vous avez écrit des brochures ?

– Hélas ! oui.

– Précisément. Toutes ces petites vengeances tournent à la
reine, comme l’aiguille au pôle, le fer à l’aimant. On a complotécontre
vous ; on vous a fait suivre. La reine a chargé madame deCharny de signer
la lettre afin d’éloigner les soupçons ; et voilà le mystère àjour.

Gilbert réfléchit un instant.

Cet instant de réflexion lui remit en mémoire cette cassette
volée chez Billot, à Pisseleu, et dans laquelle ni la reine, nil’Autriche, ni
le Saint-Siège n’avaient rien à faire. Ce souvenir le remit dans labonne voie.

– Non, dit-il, ce n’est point cela, ce ne peut pas être
cela ; mais, n’importe ! passons à autre chose.

– À quoi ?

– À vous !

– À moi ? qu’avez-vous à me dire de moi ?

– Ce que vous savez aussi bien que personne : c’est
qu’avant trois jours, vous allez être réinstallé dans vosfonctions, et
qu’alors vous gouvernerez la France aussi despotiquement que vousvoudrez.

– Vous croyez ? dit Necker en souriant.

– Et vous aussi, puisque vous n’êtes pas à Bruxelles.

– Eh bien ! fit Necker, le résultat ? car c’est au
résultat qu’il nous faut venir.

– Le voici. Vous êtes chéri des Français, vous allez en être
adoré. La reine était déjà fatiguée de vous voir chéri ; leroi se
fatiguera de vous voir adoré ; ils feront de la popularité àvos dépens,
et vous ne le souffrirez pas. Alors, à votre tour, vous deviendrezimpopulaire.
Le peuple, mon cher monsieur de Necker, c’est un lion affamé qui nelèche que
la main nourricière, quelle que soit cette main.

– Après ?

– Après, vous retomberez dans l’oubli.

– Moi ? dans l’oubli !

– Hélas ! oui.

– Et qui me ferait oublier ?

– Les événements.

– Ma parole d’honneur ! vous parlez en prophète.

– C’est que j’ai le malheur de l’être quelque peu.

– Voyons, qu’arrivera-t-il ?

– Oh ! ce qui arrivera n’est point difficile à prédire,
car ce qui arrivera est en germe à l’Assemblée. Un parti surgiraqui dort en ce
moment, je me trompe, qui veille, mais qui se cache. Ce parti apour chef un
principe ; pour arme, une idée.

– Je comprends. Vous parlez du parti orléaniste.

– Non. Celui-là, j’eusse dit qu’il avait pour chef un homme,
pour arme la popularité. Je vous parle d’un parti dont le nom n’apas même été
prononcé, du parti républicain.

– Du parti républicain ? Ah ! par exemple !

– Vous n’y croyez pas ?…

– Chimère !

– Oui, chimère à la gueule de feu, qui vous dévorera tous.

– Eh bien ! je me ferai républicain ; je le suis
déjà.

– Républicain de Genève, parfaitement.

– Mais il me semble qu’un républicain est un républicain.

– Voilà l’erreur, monsieur le baron ; nos républicains,
à nous, ne ressembleront point aux républicains des autrespays : nos
républicains auront d’abord les privilèges à dévorer, puis lanoblesse, puis la
royauté ; nos républicains, vous partirez avec eux, mais ilsarriveront
sans vous ; car vous ne voudrez pas les suivre où ils iront.Non, monsieur
le baron de Necker, vous vous trompez, vous n’êtes pas unrépublicain.

– Oh ! si vous l’entendez comme cela, non ; j’aime
le roi.

– Et moi aussi, dit Gilbert, et tout le monde en ce moment
l’aime comme nous. Si je disais ce que je dis à un esprit moinsélevé que le
vôtre, on me huerait, on me bafouerait ; mais croyez à ce queje vous dis,
monsieur Necker.

– Je ne demanderais pas mieux, en vérité, si la chose avait
de la vraisemblance ; mais…

– Connaissez-vous les sociétés secrètes ?

– J’en ai fort entendu parler.

– Y croyez-vous ?

– Je crois à leur existence ; je ne crois pas à leur
universalité.

– Êtes-vous affilié à quelqu’une ?

– Non.

– Êtes-vous simplement d’une loge maçonnique ?

– Non.

– Eh bien ! monsieur le ministre, je le suis,
moi !

– Affilié ?

– Oui, et à toutes. Monsieur le ministre, prenez garde,
c’est un immense réseau qui enveloppe tous les trônes. C’est unpoignard
invisible qui menace toutes les monarchies. Nous sommes troismillions de
frères à peu près, répandus dans tous les pays, disséminés danstoutes les
classes de la société. Nous avons des amis dans le peuple, dans labourgeoisie,
dans la noblesse, chez les princes, parmi les souverains eux-mêmes.Prenez
garde, monsieur de Necker, le prince devant lequel vous vousirriteriez est
peut-être un affilié, prenez garde. Le domestique qui s’inclinedevant vous est
peut-être un affilié. Votre vie n’est pas à vous, votre fortunen’est pas à
vous ; votre honneur lui-même n’est pas à vous. Tout cela està une
puissance invisible, contre laquelle vous ne pouvez combattre, carvous ne la
connaissez pas, et qui peut vous perdre, elle, car elle vousconnaît. Eh
bien ! ces trois millions d’hommes, voyez-vous, qui ont déjàfait la
république américaine, ces trois millions d’hommes vont essayer defaire une
république française ; puis ils essaieront de faire unerépublique
européenne.

– Mais, dit Necker, leur république des États-Unis ne m’effraie
pas trop, et j’accepte volontiers ce programme.

– Oui, mais de l’Amérique à nous, il y a un abîme. L’Amérique,
pays neuf, sans préjugés, sans privilèges, sans royauté, solnourricier, terres
fécondes, forêts vierges ; l’Amérique, située entre la mer,qui est un débouché
à son commerce, et la solitude, qui est une ressource à sapopulation, tandis
que la France !… voyez donc ce qu’il y a à détruire en France,avant que
la France ressemble à l’Amérique !

– Mais, enfin, où voulez-vous en venir ?

– Je veux en venir où nous allons fatalement. Mais je veux
tâcher d’y venir sans secousses, en mettant le roi à la tête dumouvement.

– Comme un drapeau ?

– Non, comme un bouclier.

– Un bouclier ! fit Necker en souriant, vous ne
connaissez pas le roi, si vous voulez lui faire jouer un pareilrôle.

– Si fait, je le connais. Eh ! mon Dieu ! je le
sais bien, c’est un homme tel que j’en ai vu mille à la tête despetits
districts de l’Amérique, un brave homme, sans majesté, sansrésistance, sans
initiative, mais que voulez-vous ? Ne fût-ce que par le titresacré qu’il
porte, ce n’en est pas moins un rempart contre ces hommes dont jevous parlais
tout à l’heure, et si faible que soit un rempart, on l’aime mieuxque rien.

« Je me souviens, dans nos guerres avec les tribus
sauvages du nord de l’Amérique, je me souviens d’avoir passé desnuits entières
derrière une touffe de roseaux ; l’ennemi était de l’autrecôté de la
rivière et tirait sur nous.

« C’est peu de chose qu’un roseau, n’est-ce pas ?
Eh bien ! je vous déclare cependant, monsieur le baron, quemon cœur
battait plus à l’aise derrière ces grands tuyaux verdoyants qu’uneballe
coupait comme des fils, qu’il ne l’eût fait en rase campagne. Ehbien ! le
roi, c’est mon roseau. Il me permet de voir l’ennemi, et il empêcheque
l’ennemi ne me voie. Voilà pourquoi, républicain à New-York ou àPhiladelphie,
je suis royaliste en France. Là-bas, notre dictateur s’appelaitWashington.
Ici, Dieu sait comment il s’appellera : poignard ouéchafaud.

– Vous voyez les choses couleur de sang, docteur !

– Vous les verriez de la même couleur que moi, baron, si
vous vous étiez trouvé comme moi, aujourd’hui, à la place deGrève !

– Oui, c’est vrai ; l’on m’a dit qu’il y avait eu
massacre.

– C’est une belle chose, voyez-vous, que le peuple… mais,
quand il est beau !… Ô tempêtes humaines ! s’écriaGilbert, que vous
laissez loin de vous les tempêtes du ciel !

Necker devint pensif.

– Que ne vous ai-je près de moi, docteur, dit-il ; vous
me seriez, au besoin, un rude conseiller.

– Près de vous, monsieur le baron, je ne vous serais pas si
utile, et surtout si utile à la France, que là où j’ai l’envied’aller.

– Et où voulez-vous aller ?

– Écoutez, monsieur : il y a près du trône même un
grand ennemi du trône ; près du roi, un grand ennemi duroi : c’est
la reine. Pauvre femme ! qui oublie qu’elle est la fille deMarie-Thérèse,
ou plutôt qui ne s’en souvient qu’au point de vue de sonorgueil ; elle
croit sauver le roi, et elle perd plus que le roi : elle perdla royauté.
Eh bien ! il faut, nous qui aimons le roi, nous qui aimons laFrance, il
faut nous entendre pour neutraliser ce pouvoir, pour annihilercette influence.

– Eh bien ! alors, faites ce que je vous disais,
monsieur ; restez près de moi. Aidez-moi.

– Si je reste près de vous, nous n’aurons qu’un seul et même
moyen d’action ; vous serez moi, je serai vous. Il faut nousséparer,
monsieur, et alors nous pèserons d’un double poids.

– Et avec tout cela, à quoi arriverons-nous ?

– À retarder la catastrophe peut-être, mais certainement pas
à l’empêcher, quoique je vous réponde d’un puissant auxiliaire, dumarquis de
La Fayette.

– La Fayette est un républicain ?

– Comme peut être républicain un La Fayette. S’il nous faut
absolument passer sous le niveau de l’Égalité, choisissons,croyez-moi, celle
des grands seigneurs. J’aime l’Égalité qui élève et non pas cellequi abaisse.

– Et vous répondez de La Fayette ?

– Tant qu’on ne lui demandera que de l’honneur, du courage,
du dévouement, oui.

– Eh bien ! voyons, parlez, que désirez-vous ?

– Une lettre d’introduction près de Sa Majesté le roi Louis
XVI.

– Un homme de votre valeur n’a pas besoin de lettred’introduction ;
il se présente seul.

– Non, il me convient d’être votre créature ; il entre
dans mes projets d’être présenté par vous.

– Et quelle est votre ambition ?

– D’être un des médecins par quartier du roi.

– Oh ! rien de plus aisé. Mais la reine ?

– Une fois près du roi, c’est mon affaire.

– Mais si elle vous persécute ?

– Alors, je ferai avoir une volonté au roi.

– Une volonté au roi ? Vous serez plus qu’un homme si
vous faites cela.

– Celui qui dirige le corps est un grand niais s’il n’arrive
pas un jour à diriger l’esprit.

– Mais ne croyez-vous point que ce soit un mauvais précédent
pour devenir médecin du roi que d’avoir été enfermé à laBastille ?

– C’est le meilleur, au contraire. N’ai-je pas été, selon
vous, persécuté pour crime de philosophie ?

– C’est ma crainte.

– Alors, le roi se réhabilite, le roi se popularise en
prenant pour médecin un élève de Rousseau, un partisan desnouvelles doctrines,
un prisonnier sortant de la Bastille, enfin. La première fois quevous le
verrez, faites-lui valoir cela.

– Vous avez toujours raison ; mais une fois près du
roi, je puis compter sur vous ?

– Entièrement, tant que vous demeurerez dans la ligne politique
que nous adopterons.

– Que me promettez-vous ?

– De vous prévenir du moment précis où vous devez faire
retraite.

Necker regarda un instant Gilbert ; puis d’une voix
assombrie :

– En effet, c’est le plus grand service qu’un ami dévoué
puisse rendre à un ministre, car c’est le dernier.

Et il se plaça devant sa table pour écrire au roi.

Pendant ce temps, Gilbert relisait la lettre en
disant :

– Comtesse de Charny ! qui donc cela peut-il
être ?

– Tenez, monsieur, dit Necker au bout d’un instant enprésentant
à Gilbert ce qu’il venait d’écrire.

Gilbert prit la lettre et lut.

Elle contenait ce qui suit :

« Sire,

« Votre Majesté doit avoir besoin d’un homme sûr, avec
qui elle puisse causer de ses affaires. Mon dernier présent, mondernier
service en quittant le roi, c’est le don que je lui fais du docteurGilbert.
J’en dirai assez à Votre Majesté en lui apprenant non seulement quele docteur
Gilbert est un des médecins les plus distingués qui existent aumonde, mais
encore l’auteur des mémoires : Administrations etPolitiques, qui
l’ont si vivement impressionnée,

« Aux pieds de Votre Majesté,

« Baron de
Necker. »

Necker ne data point sa lettre, et la remit au docteur Gilbert,
cachetée d’un simple sceau.

– Et maintenant, ajouta-t-il, je suis à Bruxelles, n’est-ce
pas ?

– Oui, certes, et plus que jamais. Demain matin, au reste,
vous aurez de mes nouvelles.

Le baron frappa d’une certaine façon le long du panneau,
madame de Staël reparut ; seulement cette fois, outre sabranche de
grenadier, elle tenait la brochure du docteur Gilbert à lamain.

Elle lui en montra le titre avec une sorte de coquetterie
flatteuse.

Gilbert prit congé de M. de Necker, et baisa la main de la
baronne, qui le conduisit jusqu’à la sortie du cabinet.

Et il revint au fiacre où Pitou et Billot dormaient sur la
banquette de devant, où le cocher dormait sur son siège, et où leschevaux
dormaient sur leurs jambes fléchissantes.

Chapitre 22Le roi Louis XVI

L’entrevue entre Gilbert, madame de Staël et M. de Necker
avait duré une heure et demie à peu près. Gilbert rentra à Paris àneuf heures
un quart, se fit conduire directement à la poste, prit des chevauxet une voiture,
et tandis que Billot et Pitou allaient se reposer de leurs fatiguesdans un
petit hôtel de la rue Thiroux, où Billot avait l’habitude dedescendre quand il
venait à Paris, Gilbert prit au galop la route de Versailles.

Il était tard, mais peu importait à Gilbert. Chez les hommes
de sa trempe, l’activité est un besoin. Peut-être son voyageserait-il une
course inutile. Mais il aimait mieux une course inutile que derester
stationnaire. Chez les organisations nerveuses, l’incertitude estun pire
supplice que la plus effroyable réalité.

Il arriva à Versailles à dix heures et demie ; en temps
ordinaire tout le monde eût été couché et endormi du plus profondsommeil. Mais
ce soir-là nul ne dormait à Versailles. On venait d’y recevoir lecontrecoup de
la secousse dont tremblait encore Paris.

Les gardes-françaises, les gardes du corps, les Suisses,pelotonnés,
groupés à toutes les issues des rues principales, s’entretenaiententre eux ou
avec les citoyens dont le royalisme les engageait à prendreconfiance.

Car Versailles a, de tous les temps, été une ville
royaliste. Cette religion de la monarchie, sinon du monarque, estincrustée au
cœur de ses habitants comme une des qualités du terroir. Ayant vécuprès des
rois et par les rois, à l’ombre de leurs merveilles ; ayanttoujours
respiré l’enivrant parfum des fleurs de lys, vu briller l’or deshabits et le
sourire des visages augustes, les habitants de Versailles, à quiles rois ont
fait une ville de marbre et de porphyre, se sentent un peu rois
eux-mêmes ; et aujourd’hui, aujourd’hui encore qu’entre lesmarbres
apparaît la mousse, qu’entre les dalles a poussé l’herbe ;aujourd’hui que
l’or est prêt à disparaître des boiseries ; que l’ombre desparcs est plus
solitaire que celle des tombeaux, Versailles ou mentirait à sonorigine, ou
doit se regarder comme un fragment de la royauté déchue, et n’ayantplus
l’orgueil de la puissance et de la richesse, conserver au moins lapoésie du
regret et le charme souverain de la mélancolie.

Donc, comme nous l’avons dit, tout Versailles, dans cette
nuit du 14 au 15 juillet 1789, s’agitait confusément pour savoircomment le roi
de France allait prendre cette insulte faite à sa couronne, cettemeurtrissure
infligée à son pouvoir.

Par sa réponse à M. de Dreux-Brézé, Mirabeau avait frappé la
royauté au visage.

Par la prise de la Bastille, le peuple venait de la frapper
au cœur.

Cependant, pour les esprits étroits, pour les vues courtes,
la question était vite résolue. Aux yeux des militaires surtout,habitués à ne
voir dans le résultat des événements que le triomphe ou la défaitede la force
brutale, il s’agissait tout simplement d’une marche sur Paris.Trente mille
hommes et vingt pièces de canon mettraient bientôt à néant cetorgueil et cette
furie victorieuse des Parisiens.

Jamais la royauté n’avait eu plus de conseillers ;
chacun donnait son avis hautement, publiquement.

Les plus modérés disaient : « C’est bien
simple » ; cette forme de langage, on le remarquera, estpresque
toujours appliquée, chez nous, aux situations les plusdifficiles.

– C’est bien simple, disaient-ils ; que l’on commence
par obtenir de l’Assemblée nationale une sanction qu’elle nerefusera pas. Son
attitude depuis quelque temps est rassurante pour tout lemonde ; elle ne
veut pas plus de violences parties d’en bas que d’abus lancés d’enhaut.

« L’Assemblée déclarera tout net que l’insurrection est
un crime ; que des citoyens qui ont des représentants pourexposer leurs
doléances au roi, et un roi pour leur faire justice, ont tort derecourir aux
armes et de verser le sang.

« Armé de cette déclaration que l’on obtiendracertainement
de l’Assemblée, le roi ne peut se dispenser de frapper Paris en bonpère,
c’est-à-dire sévèrement.

« Et alors la tempête s’éloigne, la royauté rentre dans
le premier de ses droits. Les peuples reprennent leur devoir, quiest
l’obéissance, et tout poursuit sa voie accoutumée. »

C’était ainsi que l’on arrangeait, en général, les affaires
sur le cours et sur les boulevards.

Mais devant la place d’Armes et aux environs des casernes,
on tenait un autre langage.

Là, on voyait des hommes inconnus à la localité, des hommes
au visage intelligent et à l’œil voilé, semant à tout propos desavis
mystérieux, exagérant les nouvelles déjà graves, et faisant de lapropagande
presque publique aux idées séditieuses qui depuis deux moisagitaient Paris et
soulevaient les faubourgs.

Autour de ces hommes, des groupes se formaient, sombres,
hostiles, animés, composés de gens à qui l’on rappelait leurmisère, leurs souffrances,
le dédain brutal de la monarchie. Pour les infortunes populaires,on leur
disait :

– Depuis huit siècles que le peuple lutte, qu’a-t-il
obtenu ? Rien. Pas de droits sociaux ; pas de droits
politiques : celui de la vache du fermier à qui on prend sonveau pour le
conduire à la boucherie, son lait pour le vendre au marché, sachair pour la
conduire à l’abattoir, sa peau pour la sécher à la tannerie. Enfin,pressée par
le besoin, la monarchie a cédé, elle a fait un appel auxétats ; mais
aujourd’hui que les états sont assemblés, que fait lamonarchie ? Depuis
le jour de leur convocation, elle pèse sur eux. Si l’Assembléenationale s’est
formée, c’est contre la volonté de la monarchie. Eh bien !puisque nos
frères de Paris viennent de nous donner un si terrible coup demain, poussons
l’Assemblée nationale en avant. Chaque pas qu’elle fait sur leterrain
politique, où la lutte est engagée, est une victoire pournous : c’est
l’agrandissement de notre champ, c’est l’augmentation de notrefortune, c’est
la consécration de nos droits. En avant ! en avant !citoyens. La
Bastille n’est que l’ouvrage avancé de la tyrannie ! LaBastille est
prise, reste la place !

Dans les endroits les plus obscurs se formaient d’autresréunions,
et se prononçaient d’autres paroles. Ceux qui les prononçaientétaient des
hommes évidemment appartenant à une classe supérieure, et quiavaient demandé
au costume du peuple un déguisement que démentaient leurs mainsblanches et
leur accent distingué.

– Peuple ! disaient ces hommes, en vérité des deux
côtés on t’égare ; les uns te demandaient de retourner enarrière ;
les autres te poussent en avant. On te parle de droits politiques,de droits
sociaux. En es-tu plus heureux depuis qu’on t’a permis de voter parl’organe de
tes délégués ? En es-tu plus riche depuis que tu esreprésenté ? En
as-tu moins faim depuis que l’Assemblée nationale fait desdécrets ? Non,
laisse la politique et ses théories aux gens qui savent lire. Cen’est pas une
phrase ou une maxime écrite qu’il te faut.

« C’est du pain, et puis du pain ; c’est le
bien-être de tes enfants, la douce tranquillité de ta femme. Qui tedonnera
tout cela ? un roi ferme de caractère, jeune d’esprit,généreux de cœur.
Ce roi, ce n’est pas Louis XVI, Louis XVI qui règne sous sa femme,
l’Autrichienne au cœur de bronze. C’est… cherche bien autour dutrône ;
cherches-y celui qui peut rendre la France heureuse, et que lareine déteste
justement parce qu’il fait ombre au tableau, justement parce qu’ilaime les
Français, et qu’il en est aimé. »

Ainsi se manifestait l’opinion à Versailles, ainsi se
brassait partout la guerre civile.

Gilbert prit langue à deux ou trois de ces groupes ; puis,
ayant reconnu l’état des esprits, il marcha droit au château, quedes postes
nombreux gardaient. Contre qui ? On n’en savait rien.

Malgré tous ces postes, Gilbert, sans difficulté aucune,
franchit les premières cours et parvint jusqu’aux vestibules sansque nul lui
demandât où il allait.

Arrivé au salon de l’Œil-de-Bœuf, un garde du corps l’arrêta.
Gilbert tira de sa poche la lettre de M. de Necker, dont il montrala
signature. Le gentilhomme jeta les yeux dessus. La consigne étaitrigoureuse,
et comme les plus rigoureuses consignes sont justement celles quiont le plus
besoin d’être interprétées, le garde du corps dit àGilbert :

– Monsieur, l’ordre de ne laisser pénétrer personne chez le
roi est formel ; mais comme évidemment le cas d’un envoyé deM. de Necker
n’était pas prévu ; comme, selon toute probabilité, vousapportez un avis
important à Sa Majesté, entrez, je prends l’infraction sur moi.

Gilbert entra.

Le roi n’était point dans ses appartements, mais dans la
salle du conseil ; il y recevait une députation de la gardenationale qui
venait lui demander le renvoi des troupes, la formation d’une gardebourgeoise,
et sa présence à Paris.

Louis avait écouté froidement ; puis il avait répondu
que la situation avait besoin d’être éclairée, et que, d’ailleurs,il allait
délibérer sur cette situation avec son conseil.

Aussi délibérait-il.

Pendant ce temps les députés attendaient dans la galerie,
et, à travers les glaces dépolies des portes, voyaient le jeu desombres
grandissantes des conseillers royaux, et le mouvement menaçant deleurs
attitudes.

Par l’étude de cette espèce de fantasmagorie, ils pouvaient
deviner que la réponse serait mauvaise.

En effet, le roi se contenta de répondre qu’il nommerait des
chefs à la milice bourgeoise, et qu’il ordonnerait aux troupes duChamp-de-Mars
de se replier.

Quant à sa présence à Paris, il ne voulait faire cette
faveur à la ville rebelle que lorsqu’elle se serait complètementsoumise.

La députation pria, insista, conjura. Le roi répondit que
son cœur était déchiré, mais qu’il ne pouvait rien de plus.

Et, satisfait de ce triomphe momentané de cette manifestation
d’un pouvoir qu’il n’avait déjà plus, le roi rentra chez lui.

Il y trouva Gilbert. Le garde du corps était près de lui.

– Que me veut-on ? demanda le roi.

Le garde du corps s’approcha de lui, et tandis qu’il s’excusait
auprès de Louis XVI d’avoir manqué à sa consigne, Gilbert, quidepuis de
longues années n’avait pas vu le roi, examinait en silence cethomme que Dieu
avait donné pour pilote à la France, au moment de la plus rudetempête que la
France eût encore subie.

Ce corps gros et court, sans ressort et sans majesté, cette
tête molle de formes et stérile d’expression, cette jeunesse pâleaux prises
avec une vieillesse anticipée, cette lutte inégale d’une matièrepuissante
contre une intelligence médiocre, à laquelle l’orgueil du rangdonnait seul une
valeur intermittente, tout cela, pour le physionomiste qui avaitétudié avec Lavater,
pour le magnétiseur qui avait lu dans l’avenir avec Balsamo, pourle philosophe
qui avait rêvé avec Jean-Jacques, pour le voyageur enfin qui avaitpassé en
revue toutes les races humaines, tout cela signifiait :dégénérescence,
abâtardissement, impuissance, ruine.

Gilbert fut donc interdit, non par le respect mais par la
douleur, en contemplant ce triste spectacle.

Le roi s’avança vers lui.

– C’est vous, dit-il, qui m’apportez une lettre de M. deNecker ?

– Oui, sire.

– Ah ! s’écria-t-il, comme s’il eût douté, venez vite.

Et il prononça ces paroles du ton d’un homme qui se noie et
qui crie : « Un câble ! »

Gilbert tendit la lettre au roi. Louis s’en empara aussitôt,
la lut précipitamment, puis, avec un geste qui ne manquait pasd’une certaine noblesse
de commandement :

– Laissez-nous, M. de Varicourt, dit-il au garde du corps.

Gilbert demeura seul avec le roi.

La chambre n’était éclairée que par une seule lampe ;
on eût dit que le roi avait modéré la lumière pour qu’on ne pûtlire sur son
front, ennuyé plutôt que soucieux, toutes les pensées qui s’ypressaient.

– Monsieur, fit-il en attachant sur Gilbert un regard plus
clair et plus observateur que celui-ci ne l’eût soupçonné,monsieur, est-il
vrai que vous soyez l’auteur des Mémoires qui m’ont tantfrappé ?

– Oui, Sire.

– Quel âge avez-vous ?

– Trente-deux ans, Sire ; mais l’étude et le malheurdoublent
avec l’âge. Traitez-moi comme un vieillard.

– Pourquoi avez-vous attendu si tard à vous présenter à
moi ?

– Parce que, Sire, je n’avais nul besoin de dire de vive
voix à Votre Majesté ce que je lui écrivais plus librement et plusaisément.

Louis XVI réfléchit.

– Vous n’avez pas d’autres raisons ? dit-il
soupçonneux.

– Non, Sire.

– Mais cependant, ou je me trompe, ou certaines particularités
eussent dû vous instruire de ma bienveillance à votre égard.

– Votre Majesté veut parler de cette sorte de rendez-vous
que j’eus la témérité de donner au roi, lorsque après mon premierMémoire je le
priai, il y a cinq ans de cela, de placer une lumière près de laglace de sa
fenêtre, à huit heures du soir, pour me désigner qu’il avait lu montravail.

– Et… dit le roi satisfait.

– Et au jour et à l’heure dits, la lumière fut placée en
effet où j’avais demandé que vous la plaçassiez.

– Après ?

– Après quoi, je la vis s’élever et s’abaisser trois fois.

– Après quoi ?

– Après que je lus ces mots dans La Gazette :

« Celui que la lumière a appelé trois fois peut se
présenter chez celui qui a levé trois fois la lumière, il sera
récompensé. »

– Ce sont les propres termes de l’avis, en effet, dit le
roi.

– Et voilà l’avis lui-même, dit Gilbert en tirant de sa
poche la gazette où l’avis qu’il venait de rappeler avait étéinséré cinq ans
auparavant.

– Bien, très bien, dit le roi, je vous ai espéré longtemps.
Vous arrivez au moment où j’avais cessé de vous attendre. Soyez lebienvenu,
car vous arrivez comme les bons soldats, au moment de la lutte.

Puis, regardant plus attentivement encore Gilbert :

– Savez-vous, monsieur, lui dit-il, que ce n’est pas, pour
un roi, une chose ordinaire que l’absence d’un homme à qui on adit :
« Venez recevoir une récompense », et qui ne vientpas ?

Gilbert sourit.

– Voyons, demanda Louis XVI, pourquoi n’êtes-vous pas
venu ?

– Parce que je ne méritais aucune récompense, Sire.

– Comment cela ?

– Né Français, aimant mon pays, jaloux de sa prospérité,
confondant mon individualité dans celle de trente millionsd’hommes, mes concitoyens,
je travaillais pour moi en travaillant pour eux. On n’est pas dignede
récompense, Sire, parce que l’on est égoïste.

– Paradoxe ! monsieur, vous aviez une autre raison.

Gilbert ne répliqua rien.

– Parlez, monsieur, je le désire.

– Peut-être, Sire, avez-vous deviné juste.

– N’est-ce pas celle-ci ? demanda le roi avec
inquiétude, vous trouviez la situation grave, et vous vousréserviez.

– Pour une autre plus grave encore. Oui, Sire, Votre Majesté
a deviné juste.

– J’aime la franchise, dit le roi, qui ne put dissimuler son
trouble, car il était d’une nature timide et rougissait facilement.Donc,
continua Louis XVI, vous prédisiez au roi la ruine, et vous avezcraint d’être
placé trop près des décombres.

– Non, Sire, puisque c’est juste au moment où la ruine est
imminente que je viens me rapprocher du danger.

– Oui, oui, vous quittez Necker, et vous parlez comme lui.
Le danger ! le danger ! sans doute ; il y a dangeren ce moment
à se rapprocher de moi. Et où est-il, Necker ?

– Tout prêt, je crois, à se rendre aux ordres de VotreMajesté.

– Tant mieux, j’aurai besoin de lui, dit le roi avec un
soupir. En politique, il ne faut pas d’entêtement. On croit bienfaire, et l’on
fait mal ; on fait bien même, et le capricieux événementdérange les
résultats ; les plans n’en étaient pas moins bons, etcependant on passe
pour s’être trompé.

Le roi soupira encore ; Gilbert vint à son secours.

– Sire, dit-il, Votre Majesté raisonne admirablement ;
mais ce qu’il convient de faire à cette heure, c’est de voir plusclair dans
l’avenir que l’on n’a fait jusqu’aujourd’hui.

Le roi leva la tête, et l’on put voir son sourcil sansexpression
se froncer légèrement.

– Sire, pardonnez-moi, dit Gilbert, je suis médecin. Quand
le mal est grand, je suis bref.

– Vous attachez donc une grande importance à cette émeute
d’aujourd’hui ?

– Sire, ce n’est pas une émeute, c’est une révolution.

– Et vous voulez que je pactise avec des rebelles, avec des
assassins ? Car enfin ils ont pris la Bastille de force :c’est acte
de rébellion ; ils ont tué M. de Launay, M. de Losme et M. de
Flesselles : c’est acte d’assassinat.

– Je veux que vous sépariez les uns des autres, Sire. Ceux
qui ont pris la Bastille sont des héros ; ceux qui ontassassiné MM. de
Flesselles, de Losme et de Launay sont des meurtriers.

Le roi rougit légèrement, et, presque aussitôt, cette
rougeur disparut, ses lèvres blêmirent, et quelques gouttes desueur perlèrent sur
son front.

– Vous avez raison, monsieur. Vous êtes médecin en effet, ou
chirurgien plutôt, car vous tranchez dans le vif. Mais revenons àvous. Vous
vous nommez le docteur Gilbert, n’est-ce pas ? ou du moinsc’est de ce nom
que vos mémoires sont signés.

– Sire, c’est un grand bonheur pour moi que Votre Majesté
ait si bonne mémoire, quoique à tout prendre j’aie tort d’être sifier.

– Comment cela ?

– Mon nom a dû être prononcé, il y a peu de temps, en effet,
devant Votre Majesté.

– Je ne comprends pas.

– Il y a six jours que j’ai été arrêté et mis à la Bastille.
Or, j’ai entendu dire qu’il ne se faisait pas une arrestation dequelque
importance sans que le roi le sût.

– Vous à la Bastille ! fit le roi en ouvrant les yeux.

– Voici mon certificat d’écrou, Sire. Mis en prison, comme
j’ai l’honneur de le dire à Votre Majesté, il y a six jours, parl’ordre du
roi, j’en suis sorti aujourd’hui à trois heures par la grâce dupeuple.

– Aujourd’hui ?

– Oui, Sire. Votre Majesté n’a-t-elle pas entendu lecanon ?

– Sans doute.

– Eh bien ! le canon m’ouvrait les portes.

– Ah ! murmura le roi, je dirais volontiers que j’en
suis aise, si le canon de ce matin n’avait pas été tiré sur laBastille et sur
la royauté à la fois.

– Oh ! Sire, ne faites pas d’une prison le symbole d’un
principe. Dites au contraire, Sire, que vous êtes heureux que laBastille soit
prise, car on ne commettra plus, au nom du roi qui l’ignore,d’injustice
pareille à celle dont je viens d’être victime.

– Mais enfin, monsieur, votre arrestation a une cause.

– Aucune que je sache, Sire ; on m’a arrêté à mon
retour en France, et l’on m’a incarcéré, voilà tout.

– En vérité, monsieur, dit Louis XVI avec douceur, n’y
a-t-il pas quelque égoïsme de votre part à venir me parler de vous,quand j’ai
tant besoin qu’on me parle de moi ?

– Sire, c’est que j’ai besoin que Votre Majesté me réponde
un seul mot.

– Lequel ?

– Oui ou non, Votre Majesté est-elle pour quelque chose dans
mon arrestation ?

– J’ignorais votre retour en France.

– Je suis heureux de cette réponse, Sire ; je pourrai
donc déclarer hautement que Votre Majesté, dans ce qu’elle fait demal, est
presque toujours abusée, et à ceux qui douteraient, me citer pourexemple.

Le roi sourit.

– Médecin, dit-il, vous mettez le baume dans la plaie.

– Oh ! Sire, je verserai le baume à pleines
mains ; et, si vous le voulez, je la guérirai cetteplaie-là ; je
vous en réponds.

– Si je le veux ! sans doute.

– Mais il faut que vous le veuilliez bien fermement, Sire.

– Je le voudrai fermement.

– Avant de vous engager plus avant, Sire, dit Gilbert, lisez
cette ligne écrite en marge de mon registre d’écrou.

– Quelle ligne ? demanda le roi avec inquiétude.

– Voyez.

Gilbert présenta la feuille au roi. Le roi lut :

« À la requête de la reine… »

Il fronça le sourcil.

– De la reine ! dit-il, auriez-vous encouru la disgrâce
de la reine ?

– Sire, je suis sûr que Sa Majesté me connaît encore moins
que Votre Majesté me connaissait.

– Mais cependant vous aviez commis quelque faute, on ne va
pas à la Bastille pour rien.

– Il paraît que si, puisque j’en sors.

– Mais M. Necker vous envoie à moi, et la lettre de cachet
était signée de lui.

– Sans doute.

– Alors expliquez-vous mieux. Repassez votre vie. Voyez si
vous n’y trouvez pas quelque circonstance que vous ayez oubliéevous-même.

– Repasser ma vie ! Oui, Sire, je le ferai, et tout
haut ; soyez tranquille, ce ne sera pas long. J’ai, depuisl’âge de seize
ans, travaillé sans relâche. Élève de Jean-Jacques, compagnon deBalsamo, ami
de La Fayette et de Washington, je n’ai jamais eu à me reprocher,depuis le
jour où j’ai quitté la France, une faute, ni même un tort. Quand lascience
acquise m’a permis de soigner les blessés ou les malades, j’aitoujours pensé
que je devais compte à Dieu de chacune de mes idées, de chacun demes gestes.
Puisque Dieu m’avait donné charge de créatures, chirurgien, j’aiversé le sang
par humanité, prêt à donner le mien pour adoucir ou pour sauvermon
malade ; médecin, j’ai été un consolateur toujours, unbienfaiteur parfois.
Quinze ans se sont passés ainsi. Dieu a béni mes efforts :j’ai vu revenir
à la vie la plupart des souffrants qui tous baisaient mes mains.Ceux qui sont
morts, Dieu les avait condamnés. Non, je vous le dis, Sire, depuisle jour où
j’ai quitté la France, et il y a quinze ans de cela, je n’ai rien àme
reprocher.

– Vous avez en Amérique fréquenté les novateurs, et vos
écrits ont propagé leurs principes.

– Oui, Sire, et j’oubliais ce titre à la reconnaissance des
rois et des hommes.

Le roi se tut.

– Sire, continua Gilbert, maintenant, ma vie vous est
connue ; je n’ai offensé ni blessé personne, pas plus unmendiant qu’une
reine, et je viens demander à Votre Majesté pourquoi l’on m’apuni.

– Je parlerai à la reine, monsieur Gilbert ; mais
croyez-vous que la lettre de cachet vienne directement de lareine ?

– Je ne dis point cela, Sire ; je crois même que la
reine n’a fait qu’apostiller.

– Ah ! vous voyez bien ! dit Louis tout joyeux.

– Oui ; mais vous n’ignorez pas, Sire, que lorsqu’une
reine apostille, elle commande.

– Et de qui est la lettre apostillée ? Voyons !

– Oui, Sire, dit Gilbert, voyez.

Et il lui présenta la lettre d’écrou.

– Comtesse de Charny ! s’écria le roi ; comment,
c’est elle qui vous a fait arrêter ; mais que lui avez-vousdonc fait à
cette pauvre Charny ?

– Je ne connaissais pas même cette dame de nom, ce matin,
Sire.

Louis passa une main sur son front.

– Charny ! murmura-t-il, Charny, la douceur, la vertu,
la chasteté même !

– Vous verrez, Sire, dit Gilbert en riant, que j’aurai été
mis à la Bastille à la requête des trois vertus théologales.

– Oh ! j’en aurai le cœur net, dit le roi.

Et il tira un cordon de sonnette.

Un huissier entra.

– Qu’on voie si la comtesse de Charny est chez la reine,
demanda Louis.

– Sire, répondit l’huissier, madame la comtesse vient àl’instant
de traverser la galerie ; elle va monter en voiture.

– Courez après elle, dit Louis, et priez-la de passer dans
mon cabinet pour affaire d’importance.

Puis, se retournant vers Gilbert :

– Est-ce ce que vous désiriez, monsieur ? demanda-t-il.

– Oui, Sire, répondit Gilbert, et je rends mille grâces à Votre
Majesté.

Chapitre 23Comtesse de Charny

Gilbert, à cet ordre de faire venir madame de Charny,
s’était retiré dans une embrasure de fenêtre.

Quant au roi, il marchait de long en large dans cette salle
de l’Œil-de-Bœuf, préoccupé tantôt des affaires publiques, tantôtde
l’insistance de ce Gilbert dont, malgré lui, il subissaitl’influence étrange
en ce moment où rien n’eût dû l’intéresser, si ce n’était desnouvelles de
Paris.

Tout à coup, la porte du cabinet s’ouvrit ; l’huissier
annonça madame la comtesse de Charny, et Gilbert, à travers lesrideaux
rapprochés, put cependant apercevoir une femme dont les robesamples et
soyeuses frôlèrent le battant de la porte.

Cette dame était vêtue, à la mode du temps, d’un déshabillé
de soie grise à raies couleur sur couleur, d’une jupe pareille,d’une sorte de
châle qui, se croisant sur l’estomac, allait se nouer derrière lataille, en
faisant valoir extraordinairement les avantages d’une poitrineriche et bien placée.

Un petit chapeau coquettement fixé à l’extrémité d’une haute
coiffure, des mules à hauts talons qui faisaient ressortir lafinesse d’une
admirable cheville, une petite canne jouant au bout des doigtsgantés d’une
petite main fine, longue, et parfaitement aristocratique, telleétait la
personne si vivement attendue par Gilbert et qui entra chez le roiLouis XVI.

Le prince fit un pas au-devant d’elle.

– Vous alliez sortir, comtesse, m’a-t-on dit ?

– En effet, Sire, lui répondit la comtesse, j’allais monter
en voiture lorsque m’est arrivé l’ordre de Votre Majesté.

À cette voix timbrée fermement, les oreilles de Gilbert
s’emplirent d’un bruit terrible. Le sang afflua soudain à sesjoues, mille
frissons coururent par tout son corps.

Il fit malgré lui un pas hors de l’abri de rideaux souslesquels
il était caché.

– Elle !… murmura-t-il ; elle… Andrée !…

– Madame, continua le roi qui, pas plus que la comtesse,
n’avait rien vu de cette émotion de Gilbert caché dans l’ombre, jevous ai
priée de passer chez moi pour obtenir un renseignement.

– Je suis prête à satisfaire Votre Majesté.

Le roi se pencha du côté de Gilbert comme pour l’avertir.

Celui-ci, comprenant que le moment de se montrer n’était pas
encore venu, rentra peu à peu sous son rideau.

– Madame, dit le roi, il a été délivré, voici huit à dix
jours à peu près, une lettre de cachet à M. de Necker…

Gilbert, à travers l’ouverture presque imperceptible desrideaux,
attacha son regard sur Andrée.

La jeune femme était pâle, fiévreuse, inquiète, et comme
courbée sous le poids d’une secrète obsession dont elle-même ne serendait pas
compte.

– Vous m’entendez, n’est-ce pas, comtesse ? demanda
Louis XVI, voyant que madame de Charny hésitait à répondre.

– Oui, Sire.

– Eh bien ! savez-vous ce que je veux dire, et
pouvez-vous répondre à ma question ?

– Je cherche à me rappeler, dit Andrée.

– Permettez-moi d’aider votre mémoire, comtesse. La lettre
de cachet était demandée par vous, et la demande était apostilléepar la reine.

La comtesse, au lieu de répondre, s’abandonna de plus en
plus à cette abstraction fébrile qui semblait l’entraîner hors deslimites de
la vie réelle.

– Mais répondez-moi donc, madame, dit le roi, qui commençait
à s’impatienter.

– C’est vrai, dit-elle en tressaillant, c’est vrai, j’ai
écrit la lettre, et Sa Majesté la reine l’a apostillée.

– Alors, demanda Louis, dites-moi le crime qu’avait commis
celui contre lequel on réclamait une telle mesure ?

– Sire, dit Andrée, je ne puis vous dire quel crime il avait
commis, mais ce que je puis vous dire, c’est que le crime étaitgrand.

– Oh ! vous ne pouvez dire cela à moi ?

– Non, Sire.

– Au roi ?

– Non. Que Votre Majesté m’excuse ; mais je ne le puis.

– Alors, vous le direz à lui-même, madame, dit le roi ;
car ce que vous refusez au roi Louis XVI, vous ne pouvez le refuserau docteur
Gilbert.

– Au docteur Gilbert ! s’écria Andrée. Grand
Dieu ! Sire, où est-il donc ?

Le roi s’effaça pour livrer la place à Gilbert ; lesrideaux
s’ouvrirent, le docteur parut presque aussi pâle qu’Andrée.

– Le voici, madame, dit-il.

À l’aspect de Gilbert, la comtesse chancela. Ses jambes
frémirent sous elle. Elle se renversa en arrière, comme une femmequi va
s’évanouir, et ne resta debout qu’à l’aide d’un fauteuil sur lequelelle
s’appuya dans l’attitude morne, insensible, presque inintelligented’Eurydice
au moment où lui gagne au cœur le venin du serpent.

– Madame, répéta Gilbert en s’inclinant avec une humble
politesse, permettez-moi de vous répéter la question que vient devous adresser
Sa Majesté.

Les lèvres d’Andrée remuèrent, mais aucun son ne sortit de
sa bouche.

– Que vous ai-je fait, madame, pour qu’un ordre de vous
m’ait fait jeter dans une affreuse prison ?

Andrée, à cette voix, bondit comme si elle eût senti sedéchirer
les tissus de son cœur.

Puis, tout à coup, abaissant sur Gilbert un regard glacé
comme celui du serpent :

– Moi, monsieur, dit-elle, je ne vous connais pas.

Mais pendant qu’elle prononçait ces paroles, Gilbert, de son
côté, l’avait regardée avec une telle opiniâtreté, il avait chargél’éclair de
ses yeux de tant d’invincible audace, que la comtesse baissa lesyeux tout à
fait, et éteignit son regard sous le sien.

– Comtesse, dit le roi avec un doux reproche, voyez où
conduit cet abus de la signature. Voici monsieur que vous neconnaissez pas –
vous l’avouez vous-même –, monsieur, qui est un grand praticien, unmédecin
savant, un homme à qui vous n’avez rien à reprocher…

Andrée releva la tête, et foudroya Gilbert d’un royal
mépris.

Celui-ci demeura calme et fier.

– Je dis donc, continua le roi, que n’ayant rien contre M.
Gilbert, que, poursuivant un autre que lui, c’est sur l’innocentque la faute
est tombée. Comtesse, c’est mal.

– Sire ! dit Andrée.

– Oh ! interrompit le roi qui tremblait déjà de
désobliger la favorite de sa femme, je sais que vous n’avez pasmauvais cœur,
et que si vous avez poursuivi quelqu’un de votre haine, c’est quece quelqu’un
la méritait ; mais à l’avenir, vous comprenez, il ne faudraitpas qu’une
pareille méprise se renouvelât.

Puis, se retournant vers Gilbert :

– Que voulez-vous, docteur, c’est la faute des temps plus
que celle des hommes. Nous sommes nés dans la corruption, et nousy
mourrons ; mais nous tâcherons au moins d’améliorer l’avenirpour la
postérité, et vous m’aiderez dans cette œuvre, je l’espère bien,docteur
Gilbert.

Et Louis s’arrêta, croyant en avoir assez dit pour plaire
aux deux parties.

Pauvre roi ! S’il eût prononcé pareille phrase à
l’Assemblée nationale, non seulement elle eût été applaudie, maisencore le
lendemain il l’eût vu reproduire dans tous les journaux de lacour.

Mais cet auditoire de deux ennemis acharnés goûta peu sa
conciliante philosophie.

– Avec la permission de Votre Majesté, reprit Gilbert, je
prierai madame de répéter ce qu’elle a déjà dit, c’est-à-direqu’elle ne me
connaît pas.

– Comtesse, dit le roi, voulez-vous faire ce que demande le
docteur ?

– Je ne connais pas le docteur Gilbert, répéta Andrée d’une
voix ferme.

– Mais vous connaissez un autre Gilbert, mon homonyme, celui
dont le crime pèse sur moi ?

– Oui, dit Andrée, je le connais, et tiens celui-là pour un
infâme.

– Sire, ce n’est point à moi d’interroger la comtesse, dit
Gilbert. Mais daignez lui demander ce que cet homme infâme afait.

– Comtesse, vous ne pouvez point vous refuser à une si juste
demande.

– Ce qu’il a fait, dit Andrée. Sans doute la reine le
savait, puisqu’elle a de sa main autorisé la lettre dans laquelleje demandais
son arrestation.

– Mais, dit le roi, ce n’est point tout à fait assez que la
reine soit convaincue, il serait bon que moi je le fusse aussi,convaincu. La
reine est la reine ; mais moi je suis le roi.

– Eh bien ! Sire, le Gilbert de la lettre de cachet est
un homme qui, il y a seize ans, a commis un crime horrible.

– Votre Majesté veut-elle demander à madame la comtesse quel
âge a aujourd’hui cet homme.

Le roi répéta la question.

– Trente à trente-deux ans, dit Andrée.

– Sire, répéta Gilbert, si le crime a été commis il y a
seize ans, il n’a pas été commis par un homme, mais par un enfant,et si,
depuis seize ans, l’homme a déploré le crime de l’enfant, cet hommene
mériterait-il pas quelque indulgence ?

– Mais, monsieur, demanda le roi, vous connaissez donc le
Gilbert dont il est question ?

– Je le connais, Sire, dit Gilbert.

– Et il n’a pas commis d’autre faute que celle de sajeunesse ?

– Je ne sache pas que depuis le jour où il a commis, je ne
dirai pas cette faute, Sire, car je suis moins indulgent que vous,mais ce
crime, je ne sache pas que nul au monde ait rien à luireprocher.

– Non, si ce n’est d’avoir trempé sa plume dans le poison,
et d’avoir composé d’odieux libelles.

– Sire, demandez à madame la comtesse, dit Gilbert, si la
véritable cause de l’arrestation de ce Gilbert n’était pas dedonner toute
facilité à ses ennemis, ou plutôt à son ennemie, de s’emparer decertaine
cassette renfermant certains papiers qui peuvent compromettre unegrande dame,
une dame de la cour.

Andrée frissonna de la tête aux pieds.

– Monsieur ! murmura-t-elle.

– Comtesse, qu’est-ce que cette cassette ? demanda le
roi, à qui le tremblement et la pâleur de la comtesse ne purentéchapper.

– Oh ! madame, s’écria Gilbert, sentant qu’il dominait
la situation, pas de détours, pas de subterfuges. Assez demensonges de part et
d’autre. Je suis le Gilbert du crime ; je suis le Gilbert des
libelles ; je suis le Gilbert de la cassette. Vous, vous êtesla grande
dame, la dame de la cour, je prends le roi pour juge :acceptez-le et nous
allons dire à ce juge, au roi, à Dieu, nous allons lui dire tout cequi s’est
passé entre nous, et le roi décidera en attendant que Dieudécide.

– Dites ce que vous voudrez, monsieur, reprit la comtesse,
mais je ne puis rien dire, moi, je ne vous connais pas.

– Et vous ne connaissez pas cette cassette non plus ?

La comtesse crispa les poings et mordit jusqu’au sang ses
lèvres pâles.

– Non, dit-elle, pas plus que vous.

Mais l’effort qu’elle fit pour prononcer ces paroles fut
tel, qu’elle chancela sur ses jambes comme, dans un tremblement deterre, fait
une statue sur sa base.

– Madame, dit Gilbert, prenez garde, je suis, vous ne l’avez
pas oublié, l’élève d’un homme que l’on appelait JosephBalsamo ; le
pouvoir qu’il avait sur vous, il me l’a transmis ; unepremière fois,
voulez-vous répondre à cette question que je vous adresse ?Ma
cassette ?

– Non, dit la comtesse en proie à un désordre inexprimable,
et faisant un mouvement pour s’élancer hors de la chambre. Non,non, non.

– Eh bien ! dit Gilbert, pâlissant à son tour, et
levant son bras chargé de menaces ; eh bien ! natured’acier, cœur de
diamant, plie, éclate, brise-toi sous la pression irrésistible dema
volonté ! Tu ne veux point parler, Andrée ?

– Non, non ! s’écria la comtesse éperdue. À moi, Sire,
à moi !

– Tu parleras, dit Gilbert, et nul, fût-ce le roi, fût-ce
Dieu, ne te soustraira à mon pouvoir ; tu parleras, tuouvriras toute ton
âme à l’auguste témoin de cette scène solennelle ; et tout cequ’il y a
dans les replis de la conscience, tout ce que Dieu seul peut liredans les
ténèbres des âmes profondes, Sire, vous allez le savoir parcelle-là même qui
refuse de les révéler. Dormez, madame la comtesse de Charny, dormezet parlez,
je le veux !

À peine ces mots furent-ils prononcés que la comtesse s’arrêta
court au milieu d’un cri commencé, étendit les bras, et cherchantun point
d’appui pour ses jambes défaillantes, vint tomber comme dans unrefuge entre
les bras du roi, qui, tremblant lui-même, l’assit dans unfauteuil.

– Oh ! dit Louis XVI, j’ai entendu parler de cela, mais
je n’ai jamais rien vu de pareil. N’est-ce pas au sommeilmagnétique qu’elle
vient de céder, monsieur ?

– Oui, Sire ; prenez la main de madame, et demandez-lui
pourquoi elle m’a fait arrêter, répondit Gilbert, comme si à luiseul appartenait
le droit de commandement.

Louis XVI, tout étourdi de cette scène merveilleuse, fit
deux pas en arrière pour se convaincre qu’il ne dormait paslui-même, et que ce
qui se passait sous ses yeux n’était pas un rêve ; puisintéressé comme un
mathématicien à la découverte d’une solution nouvelle, il serapprocha de la
comtesse dont il prit la main.

– Voyons, comtesse, dit-il, vous avez donc fait arrêter le
docteur Gilbert ?

Mais, tout endormie qu’elle était, la comtesse fit un
dernier effort, arracha sa main de la main du roi, et appelant àelle toutes
ses forces :

– Non, dit-elle, je ne parlerai pas.

Le roi regarda Gilbert, comme pour lui demander laquelle des
deux l’emporterait de sa volonté ou de celle d’Andrée.

Gilbert sourit.

– Vous ne parlerez pas ? dit-il.

Et les yeux fixés sur Andrée endormie, il fit un pas vers le
fauteuil.

Andrée tressaillit.

– Vous ne parlerez pas ? ajouta-t-il, en faisant un
deuxième pas qui rapprocha l’intervalle qui le séparait de lacomtesse.

Andrée raidit tout son corps dans une suprême réaction.

– Ah ! vous ne parlerez pas ! dit-il en faisant
une troisième enjambée qui le plaça côte à côte d’Andrée, sur latête de laquelle
il tint sa main étendue ; ah ! vous ne parlerezpas !

Andrée se tordit dans de violentes convulsions.

– Mais prenez garde, s’écria Louis XVI, prenez garde, vous
allez la tuer.

– Ne craignez rien, Sire, c’est à l’âme seule que j’ai
affaire ; l’âme lutte, mais l’âme cédera.

Puis, abaissant la main.

– Parlez ! dit-il.

Andrée étendit les bras et fit un mouvement pour respirer,
comme si elle eût été sous la pression d’une machinepneumatique.

– Parlez ! répéta Gilbert, abaissant encore la main.

Tous les muscles de la jeune femme parurent prêts à se
rompre. Une frange d’écume apparut sur ses lèvres, et uncommencement
d’épilepsie l’ébranla de la tête aux pieds.

– Docteur ! docteur ! dit le roi, prenez
garde !

Mais lui, sans l’écouter, abaissa une troisième fois la
main, et, touchant le haut de la tête de la comtesse de la paume decette
main :

– Parlez ! dit-il, je le veux.

Andrée, au contact de cette main, poussa un soupir, ses bras
retombèrent près d’elle ; sa tête, renversée en arrière,retomba en avant,
doucement penchée sur sa poitrine, et des larmes abondantesfiltrèrent à travers
ses paupières fermées.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle.

– Invoquez Dieu, soit ; celui qui opère au nom de Dieu
ne craint pas Dieu.

– Oh ! dit la comtesse, que je vous hais !

– Haïssez-moi, soit, mais parlez !

– Sire ! Sire ! s’écria Andrée, dites-lui qu’il me
brûle, qu’il me dévore, qu’il me tue.

– Parlez ! dit Gilbert.

Puis il fit signe au roi qu’il pouvait interroger.

– Ainsi, comtesse, demanda le roi, celui que vous vouliez
faire arrêter et que vous avez fait arrêter, c’était bien ledocteur ?

– Oui.

– Et il n’y avait pas erreur, il n’y avait pas
méprise ?

– Non.

– Et cette cassette ? dit le roi.

– Eh bien ! articula sourdement la comtesse, cette
cassette, fallait-il donc la lui laisser entre les mains ?

Gilbert et le roi échangèrent un regard.

– Et vous l’avez prise ? demanda Louis XVI.

– Je l’ai fait prendre.

– Oh ! oh ! contez-moi cela, comtesse, dit le roi
oubliant toute représentation, et s’agenouillant devantAndrée ; vous
l’avez fait prendre ?

– Oui.

– Où et comment ?

– J’ai appris que ce Gilbert, qui depuis seize ans a déjà
fait deux voyages en France, allait en faire un troisième, et cettefois pour
s’y fixer.

– Mais la cassette ? demanda le roi.

– J’ai su par le lieutenant de police, M. de Crosne, qu’il
avait, pendant un de ses voyages, acheté des terres aux environsde
Villers-Cotterêts ; que le fermier qui détenait ces terresjouissait de
toute sa confiance ; je me suis doutée que la cassette étaitchez lui.

– Comment vous en êtes-vous doutée ?

– J’ai été chez Mesmer. Je me suis fait endormir, et je l’ai
vue.

– Elle était… ?

– Dans une grande armoire, au rez-de-chaussée, cachée sous
du linge.

– C’est merveilleux ! dit le roi. Après ?
après ? dites.

– Je suis retournée chez M. de Crosne, qui, sur larecommandation
de la reine, m’a donné un de ses plus habiles agents.

– Le nom de cet agent ? demanda Gilbert.

Andrée tressaillit comme si un fer rouge l’eût touchée.

– Je vous demande son nom, répéta Gilbert.

Andrée tenta de résister.

– Son nom, je le veux ! dit le docteur.

– Pas-de-Loup, dit-elle.

– Après ? demanda le roi.

– Eh bien ! hier matin, cet homme s’est emparé de lacassette.
Voilà tout.

– Non, ce n’est pas tout, dit Gilbert, il s’agit de diremaintenant
au roi où est cette cassette.

– Oh ! fit Louis XVI, vous en demandez trop.

– Non, Sire.

– Mais par ce Pas-de-Loup, par M. de Crosne, on pourrait
savoir…

– Oh ! l’on saura tout bien mieux et bien plus vite par
madame…

Andrée, par un mouvement convulsif qui avait sans doute pour
but d’empêcher les paroles de sortir de ses lèvres, serra les dentsà se les briser.

Le roi fit remarquer cette convulsion nerveuse au docteur.

Gilbert sourit.

Il toucha du pouce et de l’index la partie inférieure du visage
d’Andrée, dont les muscles se détendirent au moment même.

– D’abord, madame la comtesse, dites bien au roi que cette
cassette appartenait au docteur Gilbert.

– Oui, oui, elle est à lui, dit la dormeuse avec rage.

– Et où se trouve-t-elle en ce moment ? demanda
Gilbert ; vite, dépêchez-vous, le roi n’a pas le tempsd’attendre.

Andrée hésita un instant.

– Chez Pas-de-Loup, dit-elle.

Gilbert remarqua cette hésitation, tout insaisissable
qu’elle fût.

– Vous mentez ! s’écria-t-il, ou plutôt vous essayez de
mentir. Où est la cassette ? Je veux le savoir !

– Chez moi, à Versailles, dit Andrée, en fondant en larmes,
avec un tremblement nerveux qui secouait tout son corps. Chez moi,où
Pas-de-Loup m’attend, ainsi que la chose était convenue, ce soir àonze heures.

Minuit sonnait.

– Et il attend toujours ?

– Oui.

– Dans quelle pièce est-il ?

– On l’a fait entrer au salon.

– Quelle place occupe-t-il dans le salon ?

– Il est debout, appuyé contre la cheminée.

– Et la cassette ?

– Sur une table devant lui. Oh !

– Quoi ?

– Dépêchons-nous de le faire sortir. M. de Charny, qui devait
ne revenir que demain, va revenir cette nuit, à cause desévénements. Je le
vois. Il est à Sèvres. Faites-le sortir, que le comte ne le trouvepas à la
maison.

– Votre Majesté entend ; où demeure à Versailles madame
de Charny ?

– Où demeurez-vous, comtesse ?

– Boulevard de la Reine, Sire.

– Bien.

– Sire, Votre Majesté l’a entendu. Cette cassette m’appartient.
Le roi ordonne-t-il qu’elle me soit rendue ?

– Sur-le-champ, monsieur.

Et le roi, tirant sur madame de Charny un paravent qui
l’empêchât d’être vue, appela l’officier de service et lui donnatout bas un
ordre.

Chapitre 24Philosophie royale

Cette préoccupation étrange d’un roi dont les sujets sapaient
le trône, cette curiosité du savant appliquée à un phénomènephysique, alors
que se développait dans toute sa gravité le plus important desphénomènes
politiques qui se fût jamais opéré en France, c’est-à-dire latransformation
d’une monarchie en démocratie, ce spectacle, disons-nous, d’un rois’oubliant
lui-même au plus fort de la tempête, eût fait sourire certainementles grands
esprits de l’époque, penchés depuis trois mois sur la solution deleur
problème.

Tandis que l’émeute grondait en dehors, Louis, oubliant les
terribles événements de la journée, la Bastille prise, deFlesselles, de Launay
et de Losme assassinés, l’Assemblée nationale prête à se révoltercontre son
roi, Louis se concentrait dans cette spéculation toute privée, etla révélation
de cette scène inconnue l’absorbait à l’égal des profonds intérêtsde son
gouvernement.

Aussi, dès qu’il eut donné l’ordre que nous avons dit à son
capitaine des gardes, il revint à Gilbert, qui éloignait de lacomtesse
l’excèdent du fluide dont il l’avait chargée, afin de lui rendre,au lieu de ce
somnambulisme convulsif, un sommeil tranquille.

Au bout d’un instant, la respiration de la comtesse était
calme et égale comme celle d’un enfant. Alors, Gilbert, d’un seulgeste de la
main, lui rouvrit les yeux et la mit en extase.

C’est alors qu’on put voir dans toute sa splendeur cette
merveilleuse beauté d’Andrée. Complètement dégagée de tout mélangeterrestre,
le sang, qui avait un instant reflué jusqu’à son visage, et quimomentanément
avait coloré ses joues, redescendait à son cœur dont les battementsvenaient de
reprendre leur cours modéré ; le visage était redevenu pâle,mais de cette
belle pâleur mate des femmes d’Orient ; les yeux, ouverts unpeu au-delà
de la mesure ordinaire, étaient levés au ciel et laissaient, par lebas, nager
la prunelle dans le blanc nacré du globe ; le nez, légèrementdilaté,
semblait aspirer une atmosphère plus pure ; enfin, les lèvres,qui avaient
conservé tout leur incarnat quoique les joues eussent perdu un peudu leur, les
lèvres, légèrement écartées, découvraient un fil de perles dont lasuave
humidité relevait l’éclat.

La tête était légèrement renversée en arrière avec une grâce
inexprimable, presque angélique.

On eût dit que ce regard immobile, doublant son étendue par
sa fixité, pénétrait jusqu’au pied du trône de Dieu.

Le roi demeura comme ébloui. Gilbert détourna la tête en
soupirant ; il n’avait pu résister au désir de donner à Andréece degré de
beauté surhumaine ; et maintenant, comme Pygmalion, plusmalheureux que Pygmalion,
car il connaissait l’insensibilité de la belle statue, ils’effrayait de son
œuvre même.

Il fit un geste, sans même retourner la tête vers Andrée, et
les yeux se fermèrent.

Le roi voulut se faire expliquer par Gilbert cet étatmerveilleux
dans lequel l’âme se dégage du corps et plane, libre, heureuse,divine, au-dessus
des misères terrestres.

Gilbert, comme tous les hommes véritablement supérieurs,
savait prononcer ce mot qui coûte tant à la médiocrité :« Je ne sais
pas. » Il avoua au roi son ignorance ; il produisait unphénomène
qu’il ne pouvait définir : le fait existait ;l’explication du fait
n’existait pas.

– Docteur, dit le roi à cet aveu de Gilbert, voilà encore un
de ces secrets que la nature garde pour les savants d’une autregénération, et
qui sera approfondi comme tant d’autres mystères que l’on croyaitinsolubles.
Nous les appelons mystères, nous ; nos pères les eussentappelés
sortilèges ou sorcelleries.

– Oui, Sire, répondit Gilbert en souriant, et j’eusse eu
l’honneur d’être brûlé en place de Grève pour la plus grande gloired’une
religion qu’on ne comprenait pas, par des savants sans science etpar des
prêtres sans foi.

– Et sous qui avez-vous étudié cette science ? reprit
le roi ; est-ce sous Mesmer ?

– Oh ! Sire, dit Gilbert en souriant, j’avais vu les
plus étonnants phénomènes de cette science dix ans avant que le nomde Mesmer
fût prononcé en France.

– Dites-moi, ce Mesmer qui a révolutionné tout Paris,
était-il, à votre avis, un charlatan, oui ou non ? Il mesemble que vous
opérez bien plus simplement que lui. J’ai entendu raconter sesexpériences,
celles de Deslon, celles de Puységur. Vous savez tout ce que l’on adit à ce
sujet, billevesées ou vérités.

– J’ai suivi tout ce débat, oui, Sire.

– Eh bien ! que pensez-vous du fameux baquet ?

– Que Votre Majesté daigne m’excuser si à tout ce qu’elle me
demande à l’endroit de l’art magnétique, je réponds par le doute.Le magnétisme
n’est pas encore un art.

– Ah !

– Seulement, c’est une puissance, puissance terrible,puisqu’elle
annihile le libre arbitre, puisqu’elle isole l’âme du corps,puisqu’elle met le
corps de la somnambule aux mains du magnétiseur, sans que celle-ciconserve la
puissance ou même la volonté de se défendre. Quant à moi, Sire,j’ai vu opérer
d’étranges phénomènes. J’en ai opéré moi-même ; eh bien !je doute.

– Comment, vous doutez ? Vous opérez des miracles, et
vous doutez !

– Non, je ne doute pas, je ne doute pas. En ce moment, j’ai
la preuve d’un pouvoir inouï et inconnu sous les yeux. Mais quandcette preuve
a disparu, quand je suis seul chez moi, en face de ma bibliothèque,en face de
ce que toute la science humaine a écrit depuis trois milleans ; quand la
science me dit non, quand l’esprit me dit non, quand la raison medit non, je
doute.

– Et votre maître doutait-il, docteur ?

– Peut-être, mais moins franc que moi, il ne le disait pas.

– Était-ce Deslon ? était-ce Puységur ?

– Non, Sire, non. Mon maître était un homme de beaucoup
supérieur à tous les hommes que vous avez nommés. Je lui ai vufaire, à
l’endroit des blessures surtout, des choses merveilleuses ;aucune science
ne lui était inconnue. Il s’était imprégné des théorieségyptiennes. Il avait
pénétré les arcanes de l’antique civilisation assyrienne. C’étaitun savant profond,
un philosophe redoutable ayant l’expérience de la vie unie à lapersévérance de
la volonté.

– L’ai-je connu ? demanda le roi.

Gilbert hésita un instant.

– Je vous demande si je l’ai connu ?

– Oui, Sire.

– Vous le nommez ?…

– Sire, dit Gilbert, prononcer ce mot devant le roi, c’est
peut-être m’exposer à lui déplaire. Or, en ce moment surtout, où laplupart des
Français jouent avec la majesté royale, je ne voudrais pas jeterune ombre sur
le respect que nous devons tous à Sa Majesté.

– Nommez hardiment cet homme, docteur Gilbert, et soyez
persuadé que j’ai aussi, moi, ma philosophie ; philosophied’assez bonne
trempe pour me permettre de sourire à toutes les insultes duprésent et à
toutes les menaces de l’avenir.

Gilbert, malgré cet encouragement, hésitait encore.

Le roi s’approcha de lui.

– Monsieur, lui dit-il en souriant, nommez-moi Satan si vous
voulez, je trouverai contre Satan une cuirasse, celle que vosdogmatiseurs
n’ont pas, celle qu’ils n’auront jamais, que seul dans mon sièclepeut-être je
possède et revêts sans honte : la religion !

– Votre Majesté croit comme saint Louis, c’est vrai, ditGilbert.

– Et là est toute ma force, je l’avoue, docteur ;
j’aime la science, j’adore les résultats du matérialisme ; jesuis mathématicien,
vous le savez ; vous le savez, un total d’addition, uneformule algébrique
me pénètrent de joie ; mais à l’encontre des gens qui poussentl’algèbre
jusqu’à l’athéisme, j’ai en réserve ma foi, qui me met d’un degréau-dessus et
au-dessous d’eux ; au-dessus pour le bien, au-dessous pour lemal. Vous
voyez bien, docteur, que je suis un homme à qui l’on peut toutdire, un roi qui
peut tout entendre.

– Sire, dit Gilbert avec une sorte d’admiration, je remercie
Votre Majesté de ce qu’elle vient de me dire ; car c’estpresque une
confidence d’ami dont elle m’a honoré.

– Oh ! je voudrais, se hâta de dire le timide Louis
XVI, je voudrais que toute l’Europe m’entendît parler ainsi. Si lesFrançais
lisaient dans mon cœur toute la force et toute la tendresse qu’ilrenferme, je
crois qu’ils me résisteraient moins.

La dernière portion de la phrase, qui montrait la prérogative
royale irritée, nuisit à Louis XVI dans l’esprit de Gilbert.

Il se hâta de dire sans aucun ménagement :

– Sire, puisque vous le voulez, mon maître fut le comte de
Cagliostro.

– Oh ! s’écria Louis en rougissant, cet
empirique !

– Cet empirique… oui, Sire, dit Gilbert. Votre Majesté
n’ignore pas que le mot dont elle vient de se servir est un desplus nobles
dont on se serve dans la science. Empirique veut direl’homme qui
essaie. Essayer toujours, Sire, pour un penseur, pour unpraticien, pour un
homme enfin, c’est faire tout ce que Dieu a permis aux mortels defaire de plus
grand et de plus beau. Que l’homme essaie toute sa vie, et sa vieest remplie.

– Ah ! monsieur, ce Cagliostro que vous défendez, dit
Louis XVI, était un grand ennemi des rois.

Gilbert se rappela l’affaire du collier :

– N’est-ce pas plutôt des reines que Votre Majesté veut
dire ?

Louis tressaillit sous l’aiguillon.

– Oui, dit-il ; il a tenu dans toute l’affaire du
prince Louis de Rohan une conduite plus qu’équivoque.

– Sire, là comme ailleurs, Cagliostro accomplissait la mission
humaine : il essayait pour lui. En science, en morale, enpolitique, il
n’y a ni bien ni mal, il n’y a que des phénomènes constatés, desfaits acquis.
Néanmoins, je vous l’abandonne Sire. Je le répète, l’homme peutavoir mérité
souvent le blâme – peut-être un jour ce blâme lui-même sera-t-ilun
éloge ; la postérité revoit les jugements des hommes – mais jen’ai pas
étudié sous l’homme, Sire, j’ai étudié sous le philosophe, sous lesavant.

– Bien, bien, dit le roi qui sentait encore saigner la
double plaie de son orgueil et de son cœur, bien. Nous oublionsmadame la
comtesse, et peut-être qu’elle souffre.

– Je vais la réveiller, Sire, si Votre Majesté le
désire ; mais j’aurais voulu cependant que la cassetten’arrivât ici que
pendant son sommeil.

– Pourquoi ?

– Pour lui épargner une trop dure leçon.

– Voici justement que l’on vient, dit le roi. Attendez.

En effet, l’ordre du roi avait été ponctuellement
exécuté ; la cassette trouvée à l’hôtel de Charny, entre lesmains de
l’exempt Pas-de-Loup, venait d’apparaître dans le cabinet royalsous les yeux
même de la comtesse qui ne la voyait pas.

Le roi fit un signe de satisfaction à l’officier qui
rapportait la cassette : l’officier sortit.

– Eh bien ! dit Louis XVI.

– Eh bien ! Sire, voilà bien la cassette qui m’avait
été enlevée.

– Ouvrez-la, fit le roi.

– Sire, je le veux bien, si Votre Majesté le désire. Je dois
seulement prévenir Votre Majesté d’une chose.

– De laquelle ?

– Sire, comme je l’ai dit à Votre Majesté, cette cassetterenferme
seulement des papiers bien aisés à lire, à prendre, et desquelsdépend
l’honneur d’une femme.

– Et cette femme est la comtesse ?

– Oui, Sire ; cet honneur ne périclitera point pour
être tombé dans la conscience de Votre Majesté. Ouvrez, Sire, ditGilbert en
s’approchant du coffret et en présentant la clef au roi.

– Monsieur, répliqua froidement Louis XVI, emportez cette
cassette, elle est à vous.

– Merci, Sire, et que ferons-nous de la comtesse ?

– Oh ! ne la réveillez point ici, surtout. Je veux
éviter les surprises, les douleurs.

– Sire, dit Gilbert, madame la comtesse ne se réveillera
qu’à l’endroit où vous jugerez à propos de la faire porter.

– Soit ! chez la reine, alors.

Louis sonna. Un officier entra.

– Monsieur le capitaine, dit-il, madame la comtesse vient de
s’évanouir ici, en apprenant les nouvelles de Paris. Faites-laporter chez la
reine.

– Combien de temps faut-il pour opérer ce transport ?demanda
Gilbert au roi.

– Mais dix minutes à peu près, répondit celui-ci.

Gilbert étendit la main sur la comtesse.

– Vous vous éveillerez dans un quart d’heure, dit-il.

Deux soldats, sur l’ordre de l’officier, entrèrent, qui
l’enlevèrent sur deux fauteuils.

– Maintenant, monsieur Gilbert, que désirez-vous
encore ? demanda le roi.

– Sire, une faveur qui me rapproche de Votre Majesté, et qui
me procure en même temps l’occasion de lui être utile.

Le roi chercha.

– Expliquez-vous, dit-il.

– Je voudrais être médecin par quartier du roi, dit
Gilbert ; je ne ferai ombrage à personne : c’est un posted’honneur,
mais plutôt de confiance que d’éclat.

– Accordé, dit le roi. Adieu, monsieur Gilbert. Ah ! à
propos, mille tendresses à Necker. Adieu.

Puis, en sortant :

– Mon souper ! cria Louis, à qui nul événement ne
pouvait faire oublier son souper.

Chapitre 25Chez la reine

Tandis que le roi apprenait à combattre philosophiquement la
Révolution, en faisant un cours de sciences occultes, la reine,philosophe bien
autrement solide et profond, avait rassemblé autour d’elle, dansson grand
cabinet, tous ceux que l’on appelait ses fidèles, sans doute parcequ’il
n’avait encore été donné à aucun d’eux de prouver ou d’essayer safidélité.

Chez la reine aussi, la terrible journée avait été racontéedans
tous ses détails.

Elle avait même été la première instruite, car la sachantintrépide,
on n’avait point fait de difficulté de la prévenir du danger.

Autour de la reine, on voyait des généraux, des courtisans,
des prêtres et des femmes.

Aux portes, et derrière les tapisseries pendues devant ces
portes, se tenaient des groupes de jeunes officiers, pleins decourage et
d’ardeur, qui voyaient dans toutes ces révoltes une occasionlongtemps attendue
de faire, comme dans un tournoi, de belles armes devant lesdames.

Tous, familiers et serviteurs dévoués à la monarchie,
avaient écouté avec attention les nouvelles de Paris racontées parM. de
Lambesc, qui ayant assisté aux événements, était accouru àVersailles avec son
régiment encore tout poudreux du sable des Tuileries, donner laréalité comme
consolation à ces gens effarés dont quelques-uns, si grand qu’ilfût,
s’exagéraient encore leur malheur.

La reine était assise à une table.

Ce n’était plus la douce et belle fiancée, ange protecteur
de la France, que nous avons vue apparaître au seuil de cettehistoire,
franchissant la frontière du nord une branche d’olivier à la main.Ce n’était
même plus cette belle et gracieuse princesse que nous avons vueentrer un soir,
avec la princesse de Lamballe, dans la mystérieuse demeure deMesmer, et
s’asseoir rieuse et incrédule, auprès du baquet symbolique auquelelle venait
demander une révélation de l’avenir.

Non ! c’était la reine hautaine et résolue, au sourcil
froncé, à la lèvre dédaigneuse ; c’était la femme dont le cœuravait
laissé échapper une portion de son amour, pour recevoir, en placede ce doux et
vivifiant sentiment, les premières gouttes d’un fiel qui devaitaller au sang
en coulant sans cesse.

C’était enfin la femme du troisième portrait de la galerie
de Versailles, c’est-à-dire non plus Marie-Antoinette, non plus lareine de
France, mais celle qu’on commençait à ne plus désigner que sous lenom de
l’Autrichienne.

Derrière elle était, à demi couchée dans l’ombre, une jeune
femme immobile, la tête renversée en arrière, sur le coussin d’unsofa, et la
main appuyée sur son front.

C’était madame de Polignac.

En apercevant M. de Lambesc, la reine avait fait un de ces
gestes de joie désespérée qui veulent dire : « Enfin,nous allons
donc tout savoir. »

M. de Lambesc s’était incliné avec un signe qui demandait
pardon à la fois pour ses bottes souillées, pour son habit poudreuxet pour son
sabre faussé, qui n’avait pu rentrer entièrement dans lefourreau.

– Eh bien ! monsieur de Lambesc, dit la reine, vous
arrivez de Paris ?

– Oui, Votre Majesté.

– Que fait le peuple ?

– Il tue et brûle.

– Par vertige ou par haine ?

– Mais non, par férocité.

La reine réfléchit, comme si elle eût été disposée à
partager son avis sur le peuple. Puis secouant la tête :

– Non, prince, dit-elle, le peuple n’est pas féroce, sansraison
du moins. Ne me cachez donc rien. Est-ce du délire ? Est-ce dela
haine ?

– Eh bien ! je crois que c’est une haine poussée
jusqu’au délire, madame.

– Haine de qui ? Ah ! voilà que vous hésitez
encore, prince ; prenez garde, si vous racontez de la sorte,au lieu de
m’adresser à vous, comme je le fais, j’enverrai un de mes piqueursà
Paris ; il lui faudra une heure pour aller, une heure pours’informer, une
heure pour revenir, et dans trois heures, cet homme me raconterales
événements, purement et naïvement comme un héraut d’Homère.

M. de Dreux-Brézé s’avança le sourire sur les lèvres.

– Mais, madame, dit-il, que vous importe la haine du peuple.
Cela ne doit vous regarder en rien. Le peuple peut tout haïr,excepté vous.

La reine ne releva même pas la flatterie.

– Allons ! allons ! prince, dit-elle à M. de
Lambesc, parlez.

– Eh bien ! oui, madame, le peuple agit en haine.

– De moi !

– De tout ce qui le domine.

– À la bonne heure ! voilà la vérité ! je la
sens ! fit résolument la reine.

– Je suis soldat, Votre Majesté, fit le prince.

– Bien ! bien ! parlez-nous donc en soldat.
Voyons, que faut-il faire ?

– Rien ! madame.

– Comment ! rien, s’écria la reine, profitant du
murmure soulevé par ces paroles parmi les habits brodés et lesépées d’or de sa
compagnie ; rien ! Vous, un prince lorrain, vous venezdire cela à la
reine de France au moment où le peuple, de votre aveu, tue etbrûle : vous
venez dire qu’il n’y a rien à faire !

Un nouveau murmure, mais approbateur cette fois, accueillit
les paroles de Marie-Antoinette.

Elle se retourna, embrassa du regard tout le cercle quil’enveloppait,
et, parmi tous ces yeux flamboyants, chercha ceux qui lançaient leplus de
flammes, croyant y lire le plus de fidélité.

– Rien ! reprit le prince, parce qu’en laissant le
Parisien se calmer, et il se calmera – il n’est belliqueux quelorsqu’on
l’exaspère. Pourquoi lui donner les honneurs d’une lutte et risquerla chance
d’un combat ? Tenons-nous tranquilles, et dans trois jours ilne sera plus
question de rien dans Paris.

– Mais la Bastille, monsieur ?

– La Bastille ! on en fermera les portes, et ceux qui
l’auront prise seront pris, voilà tout.

Quelques frémissements de rire se firent entendre parmi le
groupe silencieux.

La reine reprit :

– Prenez garde, prince, voilà que maintenant vous me rassurez
trop.

Et, pensive, le menton appuyé dans la paume de sa main, elle
alla trouver madame de Polignac qui, pâle et triste, semblaitabsorbée en
elle-même.

La comtesse avait écouté toutes ces nouvelles avec un effroi
visible ; elle ne sourit que lorsque la reine s’arrêta en faced’elle, lui
sourit, et encore ce sourire était-il pâle et décoloré comme unefleur
mourante.

– Eh bien ! comtesse, demanda la reine ; que
dites-vous de tout ceci ?

– Hélas ! rien, répliqua-t-elle.

– Comment, rien ?

– Non.

Et elle secoua la tête avec une expression d’indicibledécouragement.

– Allons, allons, dit tout bas la reine en se penchant à
l’oreille de la comtesse, l’amie Diane est une peureuse.

Puis tout haut :

– Mais où est donc madame de Charny, l’intrépide ? Nous
avons besoin d’elle pour nous rassurer, ce me semble.

– La comtesse allait sortir, dit madame de Misery, quand on
l’a appelée chez le roi.

– Ah ! chez le roi, répondit distraitement
Marie-Antoinette.

Et alors seulement la reine s’aperçut du silence étrange qui
s’était fait autour d’elle.

C’est que ces événements inouïs, incroyables, dont lesnouvelles
étaient successivement parvenues jusqu’à Versailles comme des coupsredoublés,
avaient terrassé les cœurs les plus fermes, plus encore peut-êtrepar
l’étonnement que par la crainte.

La reine comprit qu’il était important de relever tous ces
esprits abattus.

– Personne ne me donne donc un conseil ? dit-elle.
Soit ! je prendrai conseil de moi-même.

Chacun se rapprocha de Marie-Antoinette.

– Le peuple, dit-elle, n’est point méchant, il n’est
qu’égaré. Il nous hait parce qu’il ne nous connaît pas,rapprochons-nous de
lui.

– Pour le punir alors, dit une voix, car il a douté de ses
maîtres, et c’est un crime.

La reine regarda du côté d’où venait la voix, et reconnut M.
de Besenval.

– Oh ! c’est vous, monsieur le baron, dit-elle,
venez-vous nous donner quelque bon avis ?

– L’avis est donné, madame, dit Besenval en s’inclinant.

– Soit, dit la reine, le roi punira, mais comme un bon père.

– Qui aime bien châtie bien, dit le baron.

Puis, se retournant du côté de M. de Lambesc.

– N’êtes-vous point de mon avis, prince ? Le peuple a
commis des assassinats…

– Qu’il appelle, hélas ! des représailles, dit
sourdement une voix douce et pleine de fraîcheur, au son delaquelle la reine
se retourna.

– Vous avez raison, princesse ; et c’est justement en
cela que consiste son erreur, ma chère Lamballe ; aussiserons-nous
indulgents.

– Mais, répliqua la princesse avec sa voix timide, avant de
se demander si l’on doit punir, il faudrait se demander, je crois,si l’on
pourra vaincre.

Un cri général éclata, cri de protestation contre la vérité
qui venait de sortir de cette noble bouche.

– Vaincre ! Et les Suisses ? dit l’un.

– Et les Allemands ? dit l’autre.

– Et les gardes du corps ? dit un troisième.

– On doute de l’armée et de la noblesse ! s’écria un
jeune homme portant l’uniforme de lieutenant aux hussards deBercheny.
Avons-nous donc mérité cette honte ? Songez, madame, que dèsdemain, s’il
le veut, le roi peut mettre en ligne quarante mille hommes, jeterces quarante
mille hommes dans Paris, et détruire Paris. Songez que quarantemille hommes de
troupes dévouées valent un demi-million de Parisiens révoltés.

Le jeune homme, qui venait de parler ainsi, avait encore
sans doute bon nombre de bonnes raisons pareilles à donner, mais ils’arrêta
court en voyant les yeux de la reine se fixer sur lui ; ilavait parlé du
sein d’un groupe d’officiers, et son zèle l’avait entraîné plusloin que ne le
permettaient son grade et les convenances.

Il s’arrêta donc, comme nous l’avons dit, tout honteux de
l’effet qu’il avait produit.

Mais il était trop tard, la reine avait déjà saisi ses
paroles au passage.

– Vous connaissez la situation, monsieur ? dit-elle
avec bonté.

– Oui, Votre Majesté, dit le jeune homme en
rougissant ; j’étais aux Champs-Élysées.

– Alors, ne craignez pas de parler, venez, monsieur.

Le jeune homme sortit tout en rougissant des rangs qui
s’ouvrirent, et s’avança vers la reine.

Du même mouvement le prince de Lambesc et M. de Besenval se
reculèrent comme s’ils eussent regardé au-dessous de leur dignitéd’assister à
cette espèce de conseil.

La reine ne fit point ou ne parut point faire attention à
cette retraite.

– Vous dites, monsieur, que le roi a quarante millehommes ?
demanda-t-elle.

– Oui, Votre Majesté.

– Autour de Paris ?

– À Saint-Denis, à Saint-Mandé, à Montmartre et à Grenelle.

– Des détails, monsieur, des détails, s’écria la reine.

– Madame, MM. de Lambesc et de Besenval vous les diront
infiniment mieux que moi.

– Continuez, monsieur. Il me plaît d’entendre ces détails de
votre bouche. Sous les ordres de qui sont ces quarante millehommes ?

– Mais, d’abord, sous les ordres de MM. de Besenval et de
Lambesc ; puis sous ceux de M. le prince de Condé, de M. de
Narbonne-Fritzlar et de M. de Salkenaym.

– Est-ce vrai, prince ? demanda la reine en se
retournant vers M. de Lambesc.

– Oui, Votre Majesté, répondit le prince en s’inclinant.

– Sur Montmartre, dit le jeune homme, se trouve tout un parc
d’artillerie ; en six heures tout le quartier qui domineMontmartre peut
être réduit en cendres. Que Montmartre donne le signal dufeu ; que Vincennes
lui réponde ; que dix mille hommes se présentent par lesChamps-Élysées,
dix mille autres par la barrière d’Enfer, dix mille autres par larue
Saint-Martin, dix mille autres par la Bastille ; que Parisentende la
fusillade aux quatre points cardinaux, et Paris ne tiendra pasvingt-quatre
heures.

– Ah ! voilà cependant quelqu’un qui s’expliquefranchement ;
voici un plan précis. Qu’en dites-vous, monsieur deLambesc ?

– J’en dis, répondit dédaigneusement le prince, que M. le
lieutenant des hussards est un général parfait.

– C’est au moins, dit la reine, qui voyait le jeune officier
pâlir de colère, c’est au moins un soldat qui ne désespèrepoint.

– Merci, madame, dit le jeune officier en s’inclinant. Je ne
sais ce que décidera Sa Majesté, mais je la supplie de me compterau nombre de
ceux qui sont prêts à mourir pour elle, et en cela je ne fais, jela prie de le
croire, que ce que quarante mille soldats sont prêts à faire, sanscompter nos
chefs.

Et à ces derniers mots le jeune homme salua courtoisement le
prince qui l’avait presque insulté.

Cette courtoisie frappa la reine plus encore que laprotestation
de dévouement qui l’avait précédée.

– Comment vous nommez-vous, monsieur ? demanda-t-elle
au jeune officier.

– Le baron de Charny, madame, répondit-il en s’inclinant.

– Charny ! s’écria Marie-Antoinette en rougissant
malgré elle ; êtes-vous donc parent du comte deCharny ?

– Je suis son frère, madame.

Et le jeune homme s’inclina gracieusement plus bas qu’il ne
l’avait fait encore.

– J’aurais dû, dit la reine, reprenant le dessus sur sontrouble
et jetant un regard assuré autour d’elle, j’aurais dû, aux premiersmots que
vous avez prononcés, reconnaître un de mes plus fidèles serviteurs.Merci,
baron ; comment se fait-il que je vous voie à la cour pour lapremière
fois ?

– Madame, mon frère aîné, qui remplace notre père, m’a
ordonné de rester au régiment, et, depuis sept ans que j’ail’honneur de servir
dans les armées du roi, je ne suis venu que deux fois àVersailles.

La reine attacha un long regard sur le visage du jeune
homme.

– Vous ressemblez à votre frère, dit-elle. Je le gronderai
d’avoir attendu que vous vous présentiez de vous-même à lacour.

Et la reine se retourna vers la comtesse, son amie, que
toute cette scène n’avait pas tirée de son immobilité.

Mais il n’en était pas de même du reste de l’assemblée. Les
officiers, électrisés par l’accueil que la reine venait de faire aujeune
homme, exagéraient à qui mieux mieux l’enthousiasme pour la causeroyale, et
l’on entendait dans chaque groupe éclater les expressions d’unhéroïsme capable
de dompter la France entière.

Marie-Antoinette mit à profit ces dispositions qui
flattaient évidemment sa secrète pensée.

Elle aimait mieux lutter que subir ; mourir que céder.
Aussi dès les premières nouvelles apportées de Paris, avait-elleconclu à une
résistance opiniâtre contre cet esprit de rébellion qui menaçaitd’engloutir
toutes les prérogatives de la société française.

S’il est une force aveugle, une force insensée, c’est celle
des chiffres et celle des espérances.

Un chiffre après lequel s’agglomèrent des zéros, dépasse
bientôt toutes les ressources de l’univers.

Il en est de même des vœux d’un conspirateur ou d’undespote :
sur les enthousiasmes basés eux-mêmes sur d’imperceptiblesespérances, s’échafaudent
des pensées gigantesques plus vite évaporées par un soufflequ’elles n’avaient
mis de temps à se gonfler et à se condenser en brouillard.

Sur ces quelques mots prononcés par le baron de Charny, sur
le hourra d’enthousiasme poussé par les assistants,Marie-Antoinette se vit en
perspective à la tête d’une puissante armée ; elle entendaitrouler ses
canons inoffensifs, et se réjouissait de l’effroi qu’ils devaientinspirer aux
Parisiens, comme d’une victoire décisive.

Autour d’elle, hommes et femmes, ivres de jeunesse, de
confiance et d’amour, énuméraient ces brillants hussards, ceslourds dragons,
ces Suisses terribles, ces canonniers bruyants, et riaient de cesgrossières
piques emmanchées de bois brut, sans penser qu’au bout de ces armesviles devaient
se dresser les plus nobles têtes de la France.

– Moi, murmura la princesse de Lamballe, j’ai plus peur
d’une pique que d’un fusil.

– Parce que c’est plus laid, ma chère Thérèse, répliqua en
riant la reine. Mais, en tout cas, rassure-toi. Nos piquiersparisiens ne
valent pas les fameux piquiers suisses de Morat, et les Suissesaujourd’hui ont
plus que des piques, ils ont de bons mousquets dont ils tirent fortjuste, Dieu
merci !

– Oh ! quant à cela, j’en réponds, dit M. de Besenval.

La reine se retourna encore une fois vers madame de Polignac
pour voir si toutes ses assurances lui rendraient satranquillité ; mais
la comtesse paraissait plus pale et plus tremblante que jamais.

La reine, dont la tendresse extrême faisait souvent à cette
amie le sacrifice de la dignité royale, sollicita vainement uneplus riante
physionomie.

La jeune femme demeura sombre, et paraissait absorbée dans
les plus douloureuses pensées.

Mais ce découragement n’avait d’autre influence que d’attrister
la reine. L’enthousiasme se maintenait au même diapason parmi lesjeunes
officiers, et tous ensemble, en dehors des chefs principaux, réunisautour de
leur camarade, le baron de Charny, ils dressaient leur plan debataille.

Au milieu de cette animation fébrile, le roi entra seul,
sans huissiers, sans ordres, et souriant.

La reine, toute brûlante des émotions qu’elle venait desoulever
autour d’elle, s’élança au-devant de lui.

À l’aspect du roi, toute conversation avait cessé et le
silence le plus profond s’était fait ; chacun attendait un motdu maître,
un de ces mots qui électrisent et subjuguent.

Quand les vapeurs sont suffisamment chargées de l’électricité,
le moindre choc, on le sait, détermine l’étincelle.

Aux yeux des courtisans, le roi et la reine, marchant
au-devant l’un de l’autre, étaient les deux puissances électriquesd’où devait
jaillir la foudre.

On écoutait, on frémissait, on aspirait les premières paroles
qui devaient sortir de la bouche royale.

– Madame, dit Louis XVI, au milieu de tous ces événements on
a oublié de me servir mon souper chez moi ; faites-moi leplaisir de me donner
à souper ici.

– Ici ! s’écria la reine stupéfaite.

– Si vous le voulez bien ?

– Mais… Sire…

– Vous causiez, c’est vrai. Eh bien ! mais en soupant
je causerai.

Ce simple mot, souper, avait glacé tous les enthousiasmes.
Mais, à ces dernières paroles : en soupant nous causerons, lajeune reine
elle-même ne put croire que tant de calme ne cachât pas un peud’héroïsme.

Le roi voulait sans doute, par sa tranquillité, imposer àtoutes
les terreurs de la circonstance.

Oh ! oui. La fille de Marie-Thérèse ne pouvait croire,
dans un pareil moment, que le fils de saint Louis demeurât soumisaux besoins
matériels de la vie ordinaire.

Marie-Antoinette se trompait. Le roi avait faim, voilà tout.

Chapitre 26Comment le roi soupa le 14 juillet 1789

Sur un mot de Marie-Antoinette, le roi fut servi sur une petite
table, dans le cabinet même de la reine.

Mais il arriva alors tout le contraire de ce qu’espérait la
princesse. Louis XVI fit faire silence, mais ce fut seulement pourn’être point
distrait de son souper.

Tandis que Marie-Antoinette s’efforçait de réchaufferl’enthousiasme,
le roi dévorait.

Les officiers ne trouvèrent point cette séance gastronomique
digne d’un descendant de saint Louis, et formèrent des groupes dontles intentions
n’étaient peut-être pas aussi respectueuses que les circonstancesle
commandaient.

La reine rougit, son impatience se décelait dans tous ses
mouvements. Cette nature fine, aristocratique, nerveuse, ne pouvaitcomprendre
cette domination de la matière sur l’esprit. Elle se rapprocha duroi pour ramener
à la table ceux qui s’en éloignaient.

– Sire, dit-elle, n’avez-vous pas des ordres à donner ?

– Ah ! ah ! dit le roi la bouche pleine, quels
ordres, madame ? Voyons, serez-vous notre égérie en ce moment
difficile ?

Et, tout en disant ces mots, il attaqua bravement un perdreau
truffé.

– Sire, dit la reine, Numa était un roi pacifique. Or,aujourd’hui,
on pense généralement que c’est un roi belliqueux dont nous avonsbesoin, et
que si Votre Majesté doit se modeler sur l’antiquité, ne pouvantpas être
Tarquin, il faut qu’elle soit Romulus.

Le roi sourit avec une tranquillité qui tenait presque de la
béatitude.

– Est-ce que ces messieurs sont belliqueux aussi ?demanda-t-il.

Et il se retourna vers le groupe d’officiers, et son œil,
animé par la chaleur du repas, parut aux assistants resplendissantde courage.

– Oui, Sire ! crièrent-ils tous d’une voix, la
guerre ! nous ne demandons que la guerre !

– Messieurs, messieurs ! dit le roi, vous me faites, en
vérité, le plus grand plaisir, en me prouvant que, dans l’occasion,je pourrais
compter sur vous. Mais j’ai, pour le moment, un conseil et unestomac : le
premier me conseillera ce que je dois faire, le second me conseillece que je
fais.

Et il se mit à rire, en tendant, à l’officier qui le
servait, son assiette pleine de débris pour en prendre uneblanche.

Un murmure de stupeur et de colère passa comme un frisson
dans cette foule de gentilshommes qui, sur un signe du roi, eussentrépandu
tout leur sang.

La reine se détourna et frappa du pied.

Le prince de Lambesc vint à elle.

– Voyez-vous, madame, dit-il, Sa Majesté pense sans doute
comme moi que mieux vaut attendre. C’est de la prudence, et quoiquece ne soit
pas la mienne, malheureusement la prudence est une vertu nécessairepar le
temps où nous vivons.

– Oui, monsieur, oui, c’est une vertu fort nécessaire, dit
la reine en se mordant les lèvres jusqu’au sang.

Et triste jusqu’à la mort, elle alla s’adosser à la
cheminée, l’œil perdu dans la nuit, l’âme noyée dans ledésespoir.

Cette double disposition du roi et de la reine frappa tout
le monde. La reine retenait ses larmes à grand-peine. Le roicontinuait de
souper avec cet appétit proverbial de la famille des Bourbons.

Aussi, peu à peu le vide se fit dans la salle. Les groupes
se fondirent comme, aux rayons du soleil, fond la neige dans lesjardins, la
neige sous laquelle alors paraît de place en place la terre noireet désolée.

La reine, en voyant s’évanouir ce groupe belliqueux sur lequel
elle avait si fort compté, la reine crut voir se dissiper toute sapuissance,
ainsi que jadis avaient fondu sous le souffle du Seigneur cesvastes armées
d’Assyriens ou d’Amalécites, qu’une nuit ou qu’une merengloutissaient à jamais
dans leurs abîmes.

Elle fut réveillée de cette espèce de torpeur par la douce
voix de la comtesse Jules, qui s’approchait d’elle avec madameDiane de
Polignac, sa belle-sœur.

Au son de cette voix, l’avenir proscrit, le doux avenir,reparut,
avec ses fleurs et ses palmes, dans le cœur de cette femmeorgueilleuse :
une amie sincère et véritablement dévouée valait plus que dixroyaumes.

– Oh ! toi, toi, murmura-t-elle en serrant la comtesse
Jules dans ses bras ; il me reste donc une amie.

Et les larmes, longtemps retenues dans ses yeux, s’échappèrent
de ses paupières, roulèrent le long de ses joues, et inondèrent sa
poitrine ; mais, au lieu d’être amères, ces larmes étaientdouces ;
au lieu de l’oppresser, elles dégonflaient son sein.

Il se fit un instant de silence pendant lequel la reinecontinuait
de tenir la comtesse entre ses bras.

Ce fut la duchesse qui, tout en tenant sa belle-sœur par la
main, rompit le silence.

– Madame, dit-elle d’une voix si timide qu’elle était presque
honteuse, je ne crois pas que Votre Majesté blâme le projet que jevais lui soumettre.

– Quel projet ? demanda la reine attentive ;
parlez, duchesse, parlez.

Et tout en s’apprêtant à écouter la duchesse Diane, la reine
s’appuya sur l’épaule de sa favorite, la comtesse.

– Madame, continua la duchesse, l’opinion que je vais
émettre vient d’une personne dont l’autorité ne sera point suspecteà Votre
Majesté, elle vient de Son Altesse royale Madame Adélaïde, tante duroi.

– Que de préambules, chère duchesse, dit gaiement la
reine ; voyons, au fait !

– Madame, les circonstances sont tristes. On a beaucoup
exagéré la faveur dont jouit notre famille près de Votre Majesté.La calomnie
souille l’auguste amitié que vous daignez nous accorder en échangede notre respectueux
dévouement.

– Eh bien ! duchesse, dit la reine avec un commencement
d’étonnement, est-ce que vous ne trouvez point que j’aie été assezbrave ?
Est-ce que contre l’opinion, contre la cour, contre le peuple,contre le roi
lui-même, est-ce que je n’ai point soutenu vaillamment mesamitiés ?

– Oh ! madame, au contraire, et Votre Majesté a sinoblement
soutenu ses amis qu’elle a opposé sa poitrine à tous les coups, ensorte
qu’aujourd’hui que le péril est grand, terrible même, les amis sinoblement défendus
par Votre Majesté seraient des lâches et des mauvais serviteurs,s’ils ne
rendaient pas la pareille à leur reine.

– Ah ! c’est bien, c’est beau ! fit
Marie-Antoinette avec enthousiasme en embrassant la comtesse,qu’elle tenait
toujours serrée contre sa poitrine, et en serrant la main de madamede
Polignac.

Mais toutes deux pâlirent au lieu de relever fièrement la
tête sous cette caresse de leur souveraine.

Madame Jules de Polignac fit un mouvement pour se dégager
des bras de la reine, mais celle-ci la retint malgré elle sur soncœur.

– Mais, balbutia madame Diane de Polignac, Votre Majesté ne
comprend peut-être pas bien ce que nous avons l’honneur de luiannoncer :
pour détourner les coups qui menacent son trône, sa personne,peut-être à cause
de l’amitié dont elle nous honore, il est un moyen douloureux, unsacrifice
amer à nos cœurs, mais nous le devons subir, il nous est commandépar la
nécessité.

À ces mots, ce fut au tour de la reine à pâlir, car elle ne
sentait plus l’amitié vaillante et fidèle, mais la peur, sous cetexorde et
sous le voile de cette réserve timide.

– Voyons, dit-elle, parlez. Parlez, duchesse, quel est cesacrifice ?

– Oh ! le sacrifice est tout entier pour nous, madame,
répondit celle-ci. Nous sommes, Dieu sait pourquoi, exécrées enFrance ;
en dégageant votre trône, nous lui rendrons tout l’éclat, toute lachaleur de
l’amour du peuple, amour éteint ou intercepté par notreprésence.

– Vous éloigner ? s’écria la reine avec
explosion ; qui a dit cela ? qui a demandécela ?

Et elle regarda éperdue, et en la repoussant doucement de la
main, la comtesse Jules qui baissait la tête.

– Pas moi, dit la comtesse Jules ; moi, au contraire,
je demande à rester.

Mais ces paroles étaient prononcées d’un ton qui voulait
dire : « Ordonnez-moi de partir, madame, et jepartirai. »

Ô sainte amitié, sainte chaîne qui peut faire d’une reine et
d’une servante deux cœurs indissolublement unis ! Ô sainteamitié !
qui fait plus d’héroïsme que l’amour, que l’ambition, ces noblesmaladies du
cœur humain ! Cette reine brisa tout à coup l’autel adoréqu’elle t’avait
élevé dans son cœur ; elle n’eut besoin que d’un regard, d’unseul, pour
voir ce que depuis dix ans elle n’avait pas aperçu : froideuret calcul,
excusables, justifiables, légitimes peut-être ; mais quelquechose
excuse-t-il, justifie-t-il, légitime-t-il l’abandon aux yeux decelui des deux
qui aime encore, lorsque l’autre cesse d’aimer ?

Marie-Antoinette ne se vengea de la douleur qu’elle éprouvait
que par le regard glacé dont elle enveloppa son amie.

– Ah ! duchesse Diane, voilà votre avis ! dit-elle
en étreignant sa poitrine avec sa main fiévreuse.

– Hélas ! madame, répondit celle-ci, ce n’est point mon
choix ; ce n’est point ma volonté qui me dicte ce que j’ai àfaire, c’est
l’ordre du Destin.

– Oui, duchesse, fit Marie-Antoinette.

Et se retournant vers la comtesse Jules :

– Et vous, comtesse, vous dites donc ?

La comtesse répondit par une larme brûlante comme un
remords, mais toute sa force s’était épuisée dans l’effort qu’elleavait fait.

– Bien, dit la reine, bien ; il m’est doux de voir
combien je suis aimée. Merci, ma comtesse ; oui, vous courezici des dangers ;
oui, la rage de ce peuple ne connaît plus de frein ; oui, vousavez toutes
raison, et moi seule j’étais folle. Vous demandez à rester, c’estdu
dévouement ; mais je n’accepte pas ce dévouement.

La comtesse Jules leva ses beaux yeux sur la reine. Mais la
reine, au lieu d’y lire le dévouement de l’amie, n’y lut que lafaiblesse de la
femme.

– Ainsi, duchesse, reprit la reine, vous êtes décidée à
partir, vous ?

Et elle appuya sur ce mot vous.

– Oui, Votre Majesté.

– Sans doute pour quelqu’une de vos terres… éloignée… fort
éloignée…

– Madame, pour partir, pour vous quitter, cinquante lieues
sont aussi douloureuses à franchir que cent cinquante.

– Mais vous allez donc à l’étranger ?

– Hélas ! oui, madame.

Un soupir déchira le cœur de la reine, mais ne sortit pas de
ses lèvres.

– Et où allez-vous ?

– Sur les bords du Rhin, madame.

– Bien. Vous parlez allemand, comtesse, dit la reine avec un
sourire d’une indéfinissable tristesse, et c’est moi qui vous l’aiappris.
L’amitié de votre reine vous aura, du moins, servi à cela, et j’ensuis
heureuse.

Se retournant alors vers la comtesse Jules :

– Je ne veux pas vous séparer, ma chère duchesse, dit-elle.
Vous désirez rester, et j’apprécie ce désir. Mais, moi, moi quicrains pour
vous, je veux que vous partiez, je vous ordonne departir !

Et elle s’arrêta en cet endroit, étouffée par des émotions
que, malgré son héroïsme, elle n’eût peut-être pas eu la force decontenir, si
tout à coup la voix du roi, qui n’avait pris aucune part à tout ceque nous
venons de raconter, n’avait retenti à son oreille.

Sa Majesté en était au dessert.

– Madame, disait le roi, il y a quelqu’un chez vous ;
on vous avertit.

– Mais, Sire, s’écria la reine, abjurant tout autre
sentiment que celui de la dignité royale, d’abord vous avez desordres à
donner. Voyez, il n’est resté ici que trois personnes ; maisce sont
celles à qui vous avez affaire : M. de Lambesc, M. de Besenvalet M. de
Broglie. Des ordres, Sire, des ordres !

Le roi leva un œil alourdi, hésitant.

– Que pensez-vous de tout cela, monsieur de Broglie ?
dit-il.

– Sire, répondit le vieux maréchal, si vous éloignez votre
armée de la présence des Parisiens, on dira que les Parisiens l’ontbattue. Si
vous les laissez en présence, il faut que votre armée lesbatte.

– Bien dit ! s’écria la reine en serrant la main du
maréchal.

– Bien dit ! fit M. de Besenval.

Le prince de Lambesc seul se contenta de secouer la tête.

– Eh bien ! après ? dit le roi.

– Commandez : « Marche ! » dit le vieux
maréchal.

– Oui… marche ! s’écria la reine.

– Allons ! puisque vous le voulez tous :
marche ! dit le roi.

En ce moment, on remit à la reine un billet qui contenait ce
qui suit :

« Au nom du ciel ! madame, pas de
précipitation ! J’attends une audience de VotreMajesté. »

– Son écriture ! murmura la reine.

Puis se retournant :

– Est-ce que M. de Charny est chez moi ?
demanda-t-elle.

– Il arrive tout poudreux, et je crois même tout sanglant,
répondit la confidente.

– Un moment, messieurs, fit la reine à M. de Besenval et à
M. de Broglie ; attendez-moi ici, je reviens.

Et elle passa chez elle en toute hâte.

Le roi n’avait pas remué la tête.

Chapitre 27Olivier de Charny

La reine, en entrant dans son boudoir, y trouva celui qui
avait écrit le billet apporté par sa femme de chambre.

C’était un homme de trente-cinq ans, d’une haute taille,
d’un visage accusant la force et la résolution ; son œilgris-bleu, vif et
perçant comme celui de l’aigle, son nez droit, son menton fortementaccusé,
donnaient à sa physionomie un caractère martial, rehaussé parl’élégance avec laquelle
il portait l’habit de lieutenant aux gardes du corps.

Ses mains tremblaient encore sous ses manchettes de batiste
déchirées et froissées.

Son épée avait été tordue et rentrait mal dans le fourreau.

À l’arrivée de la reine, le personnage marchait précipitamment
dans le boudoir, en proie à mille pensées de fièvre etd’agitation.

Marie-Antoinette marcha droit à lui.

– Monsieur de Charny ! s’écria-t-elle ; monsieur
de Charny, vous ici !

Et voyant que celui qu’elle interpellait ainsi s’inclinait
respectueusement, selon l’étiquette, elle fit un signe à la femmede chambre,
qui se retira en fermant les portes.

La reine donna à la porte à peine le temps de se fermer, et,
saisissant la main de M. de Charny avec force :

– Comte, s’écria-t-elle, pourquoi êtes-vous ici ?

– Parce que j’ai cru que c’était mon devoir d’y venir, madame,
dit le comte.

– Non ; votre devoir, c’était de fuir Versailles ;
c’était de faire ce qui était convenu ; c’était dem’obéir ; c’était
de faire enfin comme tous mes amis… qui ont eu peur de ma fortune.Votre
devoir, c’est de ne rien sacrifier à mon destin ; votredevoir, c’est de
vous éloigner de moi.

– De m’éloigner de vous ! dit-il.

– Oui, de me fuir.

– De vous fuir ! Et qui donc vous fuit, madame ?

– Ceux qui sont sages.

– Je crois être bien sage, madame, et voilà pourquoi je suis
venu à Versailles.

– Et d’où arrivez-vous ?

– De Paris.

– De Paris révolté ?

– De Paris, bouillant, ivre, ensanglanté.

La reine mit ses deux mains sur son visage.

– Oh ! dit-elle, pas un, même vous, ne viendra donc
pour m’annoncer une bonne nouvelle.

– Madame, dans les circonstances où nous sommes, demandez à
vos messagers de ne vous annoncer qu’une chose : lavérité.

– Et c’est la vérité que vous venez de me dire ?

– Comme toujours, madame.

– Vous êtes une âme honnête, monsieur, un brave cœur.

– Je suis un sujet fidèle, madame, voilà tout.

– Eh bien ! grâce pour le moment, mon ami, ne me dites
pas un mot. Vous arrivez au moment où mon cœur se brise ; mesamis, pour
la première fois, m’accablent aujourd’hui avec cette vérité quevous, vous
m’avez toujours dite. Oh ! cette vérité, comte, il étaitimpossible de me
la taire plus longtemps ; elle éclate dans tout ; dans leciel qui
est rouge, dans l’air qui s’emplit de bruits sinistres, dans laphysionomie des
courtisans, qui sont pales et sérieux. Non ! non ! comte,pour la
première fois de votre vie, ne me dites pas la vérité.

Le comte regarda la reine à son tour.

– Oui, oui, dit-elle, vous qui me savez brave vous vous
étonnez, n’est-ce pas ? Oh ! vous n’êtes pas au bout devos surprises,
allez.

M de Charny laissa échapper un geste interrogateur.

– Vous verrez tout à l’heure, dit la reine avec un sourire
nerveux.

– Votre Majesté souffre ? demanda le comte.

– Non ! non ! monsieur, venez vous asseoir près de
moi, et plus un mot sur toute cette affreuse politique… Tâchez quej’oublie.

Le comte obéit avec un triste sourire.

Marie-Antoinette posa sa main sur son front.

– Votre front brûle, dit-elle.

– Oui, j’ai un volcan dans la tête.

– Votre main est glacée.

Et elle pressa la main du comte entre les deux siennes.

– Mon cœur est touché du froid de la mort, dit-il.

– Pauvre Olivier ! je vous l’avais bien dit, oublions.
Je ne suis plus reine ; je ne suis plus menacée ; je nesuis plus
haïe. Non, je ne suis plus reine. Je suis femme, voilà tout.L’univers, qu’est-ce
pour moi ? Un cœur qui m’aime, cela me suffirait.

Le comte se mit à genoux devant la reine, et lui baisa les
pieds avec ce respect que les Égyptiens avaient pour la déesseIsis.

– Oh ! comte, mon seul ami, dit la reine en essayant de
le relever, savez-vous ce que me fait la duchesse Diane ?

– Elle émigre, répondit Charny sans hésiter.

– Il a deviné ! s’écria Marie-Antoinette ; il a
deviné ! Hélas ! on pouvait donc deviner cela ?

– Oh ! mon Dieu ! oui, madame, répondit le
comte ; tout peut s’imaginer en ce moment.

– Mais vous et les vôtres, s’écria la reine, pourquoin’émigrez-vous
pas, puisque c’est chose si naturelle ?

– Moi, d’abord, madame, je n’émigre point, parce que je suis
profondément dévoué à Votre Majesté, et que je me suis promis, nonpas à elle,
mais à moi-même, de ne pas la quitter un seul instant pendantl’orage qui se
prépare. Mes frères n’émigreront pas, parce que ma conduite seral’exemple sur
lequel ils régleront la leur ; enfin, madame de Charnyn’émigrera pas,
parce qu’elle aime sincèrement, je le crois du moins, VotreMajesté.

– Oui, Andrée est un cœur très noble, dit la reine avec une
froideur visible.

– Voilà pourquoi elle ne quittera point Versailles, répondit
M. de Charny.

– Alors, je vous aurai toujours près de moi, dit la reine de
ce même ton glacial, qui était nuancé, pour ne laisser sentir quesa jalousie
ou son dédain.

– Votre Majesté m’a fait l’honneur de me nommer lieutenant
des gardes, dit le comte de Charny ; mon poste est àVersailles ; je
n’eusse point quitté mon poste si Votre Majesté ne m’avait donné lagarde des
Tuileries. C’est un exil nécessaire, m’a dit la reine, et je suisparti pour
cet exil. Or, dans tout cela, Votre Majesté le sait, madame lacomtesse de
Charny ne m’a pas plus approuvé qu’elle n’a été consultée.

– C’est vrai, répondit la reine toujours glacée.

– Aujourd’hui, continua le comte avec intrépidité, je crois
que mon poste n’est plus aux Tuileries, mais à Versailles, Ehbien ! n’en
déplaise à la reine, j’ai violé ma consigne, choisissant ainsi monservice, et
me voici. Que madame de Charny ait ou n’ait pas peur desévénements, qu’elle
veuille ou ne veuille pas émigrer, moi je reste auprès de la reine…à moins que
la reine ne brise mon épée ; auquel cas, n’ayant plus le droitde combattre
et de mourir pour elle sur le parquet de Versailles, j’auraitoujours celui de
me faire tuer à la porte, sur le pavé.

Le jeune homme prononça si vaillamment, si loyalement ces
mots simples et partis du cœur, que la reine tomba du haut de sonorgueil,
retraite derrière laquelle elle venait de cacher un sentiment plushumain que
royal.

– Comte, dit-elle, ne prononcez jamais ce mot, ne dites pas
que vous mourrez pour moi, car, en vérité, je sais que vous leferez comme vous
le dites.

– Oh ! je le dirai toujours, au contraire !
s’écria M. de Charny. Je le dirai à tous et en tous lieux ; jele dirai
comme je le ferai, parce que le temps est venu, j’en ai bien peur,où doivent
mourir tous ceux qui ont aimé les rois de la terre.

– Comte ! comte ! qui donc vous donne ce fatal
pressentiment ?

– Hélas ! madame, répondit Charny en secouant la tête,
moi aussi, à l’époque de cette fatale guerre d’Amérique, j’ai étéatteint comme
les autres de cette fièvre d’indépendance qui a couru par toute lasociété. Moi
aussi, j’ai voulu prendre une part active à l’émancipation desesclaves, comme
on disait à cette époque, et je me suis fait recevoir maçon ;je me suis
affilié à une société secrète, avec les La Fayette, les Lameth.Savez-vous quel
était le but de cette société, madame ? la destruction destrônes.
Savez-vous quelle était la devise ? trois lettres : L. P.D.

– Et que voulaient dire ces trois lettres ?

– Lilia pedibus destrue : Foulez aux pieds les
lis.

– Alors, qu’avez-vous fait ?

– Je me suis retiré avec honneur ; mais, pour un qui se
retirait, vingt se faisaient recevoir. Eh bien ! ce qui arriveaujourd’hui,
madame, c’est le prologue du grand drame qui se prépare en silenceet dans la
nuit depuis vingt ans ; à la tête des hommes qui remuentParis, qui
gouvernent l’Hôtel de Ville, qui occupent le Palais-Royal, qui ontpris la
Bastille, j’ai reconnu les figures de mes anciens frères lesaffiliés. Ne vous
y trompez pas, madame, tous ces accidents qui viennent des’accomplir, ce ne
sont point des accidents du hasard : ce sont des soulèvementspréparés de
longue main.

– Oh ! vous croyez ! vous croyez, mon ami !
s’écria la reine en fondant en larmes.

– Ne pleurez pas, madame, comprenez, dit le comte.

– Que je comprenne ? que je comprenne ? continua
Marie-Antoinette ; que moi la reine, que moi la maîtresse néede
vingt-cinq millions d’hommes, que je comprenne, quand cesvingt-cinq millions
de sujets faits pour m’obéir, se révoltent et me tuent mesamis ! Non,
jamais je ne comprendrai cela.

– Il faut cependant bien que vous le compreniez,
madame ; car à ces sujets, à ces hommes nés pour vous obéir,du moment où
cette obéissance leur pèse, vous êtes devenue une ennemie, et enattendant
qu’ils aient la force de vous dévorer, ce à quoi ils aiguisentleurs dents
affamées, ils dévoreront vos amis, détestés plus que vousencore.

– Et peut-être allez-vous trouver qu’ils ont raison, vous,
monsieur le philosophe ? s’écria impérieusement la reine,l’œil dilaté,
les narines frémissantes.

– Hélas ! oui, madame, ils ont raison, dit le comte de
sa voix douce et affectueuse, car lorsque je me promène par lesboulevards avec
mes beaux chevaux anglais, mon habit d’or et mes gens galonnés deplus d’argent
qu’il n’en faudrait pour nourrir trois familles, votre peuple,c’est-à-dire ces
vingt-cinq millions d’hommes affamés, se demandent en quoi je lessers, moi qui
ne suis qu’un homme pareil à eux.

– Vous les servez, comte, avec ceci, s’écria la reine ensaisissant
la poignée de l’épée du comte ; vous les servez avec cetteépée que votre
père a maniée en héros à Fontenoy, votre grand-père à Steinkerque,votre aïeul
à Lens et à Rocroy, vos ancêtres à Ivry, à Marignan, à Azincourt.La noblesse
sert le peuple français par la guerre ; par la guerre, lanoblesse a
gagné, au prix de son sang, l’or qui chamarre ses habits, l’argentqui couvre
ses livrées. Ne vous demandez donc plus, Olivier, en quoi vousservez le
peuple, vous qui maniez à votre tour, en brave, cette épée que vousont léguée
vos pères !

– Madame ! madame, dit le comte en secouant la tête, ne
parlez pas tant du sang de la noblesse ; le peuple aussi a dusang dans
les veines ; allez en voir les ruisseaux coulants sur la placede la
Bastille ; allez compter ces morts étendus sur le pavé rougi,et sachez
que leur cœur, qui ne bat plus, a battu aussi noblement que celuid’un
chevalier le jour où vos canons tonnaient contre lui ; le jouroù,
brandissant une arme nouvelle pour sa main inhabile, il chantaitsous la
mitraille, ce que ne font pas toujours nos plus braves grenadiers.Eh !
madame ; eh ! ma reine, ne me regardez point, je vous ensupplie,
avec cet œil courroucé. Qu’est-ce qu’un grenadier ? C’est unhabit bleu chamarré
sur ce cœur dont je vous parlais tout à l’heure. Qu’importe auboulet qui troue
et qui tue que le cœur soit couvert de drap bleu ou d’un lambeaude
toile ; qu’importe au cœur qui se brise que la cuirasse qui leprotégeait
soit de toile ou de drap ? Le temps est venu de songer à toutcela,
madame ; vous n’avez plus vingt-cinq millions d’esclaves enFrance ;
vous n’avez plus vingt-cinq millions de sujets, vous n’avez mêmeplus
vingt-cinq millions d’hommes, vous avez vingt-cinq millions desoldats.

– Qui combattront contre moi, comte ?

– Oui, contre vous, car ils combattent pour la liberté, et
vous êtes entre eux et la liberté.

Un long silence succéda aux paroles du comte. La reine le
rompit la première.

– Enfin, dit-elle, cette vérité que je vous suppliais de ne
pas me dire, voilà donc que vous me l’avez dite.

– Hélas ! madame, répondit Charny, sous quelque forme
que mon dévouement la cache, sous quelque voile que mon respectl’étouffe,
malgré moi, malgré vous, regardez, écoutez, sentez, touchez,pensez,
rêvez ! La vérité est là, madame, éternellement là, et vous nela
séparerez plus de vous-même, quelques efforts que vousfassiez ! Dormez,
dormez pour l’oublier, et elle s’asseoira au chevet de votre lit,et ce sera le
fantôme de vos rêves, la réalité de votre réveil.

– Oh ! comte, dit fièrement la reine, je sais un
sommeil qu’elle ne troublera point.

– Celui-là, madame, dit Olivier, je ne le crains pas plus
que Votre Majesté, et peut-être que je le désire autantqu’elle.

– Oh ! fit la reine avec désespoir, à votre avis, c’est
donc notre seul refuge.

– Oui ; mais ne précipitons rien, madame, ne marchons
pas plus vite que les ennemis, car nous allons tout droit à cesommeil par les
fatigues que nous font tant de jours d’orage.

Et un nouveau silence, plus sombre encore que le premier,
pesa sur les deux interlocuteurs.

Ils étaient assis, lui près d’elle, elle près de lui. Ils se
touchaient, et cependant entre eux il y avait un abîmeimmense : leur
pensée, leur pensée qui courait divisée sur les vagues del’avenir.

La reine revint la première au sujet de l’entretien, mais
par un détour. Elle regarda fixement le comte. Puis :

– Voyons, monsieur, dit-elle, un dernier mot sur nous ;
et… et vous me direz tout, tout, tout, tout, entendez-vousbien.

– J’écoute, madame.

– Vous me jurez que vous n’êtes venu ici que pour moi ?

– Oh ! vous en doutez !

– Vous me jurez que madame de Charny ne vous a point
écrit ?

– Elle ?

– Écoutez : je sais qu’elle allait sortir ; je
sais qu’elle avait une idée dans l’esprit… Jurez-moi, comte, que cen’est point
pour elle que vous êtes revenu.

En ce moment on frappa, ou plutôt on gratta à la porte.

– Entrez, dit la reine.

La femme de chambre reparut.

– Madame, dit-elle, le roi a soupé.

Le comte regarda Marie-Antoinette avec étonnement.

– Eh bien ! dit-elle en haussant les épaules, qu’y
a-t-il d’étonnant à cela ? Ne faut-il pas que le roisoupe ?

Olivier fronça le sourcil.

– Dites au roi, répliqua la reine sans se déranger, que jereçois
des nouvelles de Paris, et que j’irai lui en faire part quand jeles aurai
reçues.

Puis, se retournant vers Charny :

– Continuons, dit-elle ; maintenant que le roi a soupé,
il est juste qu’il digère.

Chapitre 28Olivier de Charny (suite)

Cette interruption n’avait apporté qu’une suspension momentanée
dans la conversation, mais n’avait altéré en rien le doublesentiment de
jalousie qui animait la reine en ce moment : jalousie d’amourcomme femme,
jalousie de pouvoir comme reine.

Il en résultait que la conversation, qui semblait épuisée
dans cette première période, n’avait été au contraire qu’effleurée,et qu’elle
allait se ranimer plus incisive que jamais, comme dans unebataille, après la
cessation du premier feu qui a engagé l’action sur quelques points,reprend sur
toute la ligne le feu général qui la décide.

Le comte semblait, au reste, les choses arrivées à ce point,
aussi pressé que la reine d’avoir une explication ; aussi, laporte
refermée, fut-ce lui qui s’empara le premier de la parole.

– Vous me demandiez si c’était pour madame de Charny que
j’étais revenu, dit-il. Votre Majesté a-t-elle donc oublié que desengagements
ont été pris entre nous, et que je suis un hommed’honneur ?

– Oui, dit la reine en penchant la tête, oui des engagements
ont été pris, oui vous êtes un homme d’honneur, oui vous avez juréde vous immoler
à mon bonheur, et c’est ce serment qui me dévore, car en vousimmolant à mon
bonheur, vous immolez en même temps une femme belle et d’uncaractère noble… un
crime de plus.

– Oh ! madame, voilà maintenant que vous exagérezl’accusation.
Avouez seulement que j’ai tenu ma parole en honnête homme.

– C’est vrai, je suis insensée, pardonnez-moi.

– N’appelez pas un crime ce qui est né du hasard et de la
nécessité. Nous avons déploré tous deux ce mariage, qui seulpouvait mettre à
couvert l’honneur de la reine. Ce mariage, il ne s’agit plus que dele subir
comme je le fais depuis quatre ans.

– Oui, s’écria la reine. Mais croyez-vous que je ne voie pas
votre douleur, que je ne comprenne pas votre chagrin, qui setraduisent sous la
forme du plus profond respect ? Croyez-vous que je ne voie pastout ?

– Par grâce, madame, fit le comte en s’inclinant, faites-moi
part de ce que vous voyez, afin que si je n’ai point assez souffertmoi-même et
assez fait souffrir les autres, je double la somme des maux pourmoi et pour
tout ce qui m’entoure, bien assuré que je suis d’être éternellementau-dessous
de ce que je vous dois.

La reine étendit la main vers le comte. La parole de cet
homme avait une puissance irrésistible, comme tout ce qui émaned’un cœur
sincère et passionné.

– Ordonnez donc, madame, reprit-il, je vous en conjure, ne
craignez pas d’ordonner.

– Oh ! oui, oui, je le sais bien, j’ai tort ; oui,
pardonnez-moi ; oui, c’est vrai. Mais si vous avez quelquepart une idole
cachée à qui vous offrez un encens mystérieux ; si pour vousil est dans
un coin du monde une femme adorée… Oh ! je n’ose plusprononcer ce mot, il
me fait peur, et j’en doute quand les syllabes dont il se composefrappent
l’air et vibrent à mon oreille. Eh bien ! si cela existe,caché à tous,
n’oubliez pas que vous avez devant tous, que vous avez publiquementpour les
autres et aussi pour vous-même, une femme jeune et belle, que vousentourez de
soins, d’assiduités ; une femme qui s’appuie sur votre bras,et qui, en
s’appuyant sur votre bras, s’appuie en même temps sur votrecœur.

Olivier fronça le sourcil, et les lignes si pures de son
visage s’altérèrent un instant.

– Que demandez-vous, madame ? dit-il ; est-ce que
j’éloigne la comtesse de Charny ? Vous vous taisez ;c’est donc
cela ? Eh bien ! je suis prêt à obéir à cet ordre ;mais, vous
le savez, elle est seule au monde ! Elle est orpheline ;son père, le
baron de Taverney, est mort l’an dernier comme un digne gentilhommedu vieux
temps, qui ne veut pas voir ce qui se passe dans le nôtre. Sonfrère, vous
savez que son frère Maison-Rouge apparaît une fois l’an tout auplus, vient
embrasser sa sœur, saluer Votre Majesté, et s’en va sans que nulsache ce qu’il
devient.

– Oui, je sais tout cela.

– Réfléchissez, madame, que cette comtesse de Charny, si
Dieu m’appelait à lui, pourrait reprendre aujourd’hui son nom dejeune fille,
sans que le plus pur des anges du ciel surprît dans ses rêves, danssa pensée,
un mot, un nom, un souvenir de femme.

– Oh ! oui, oui, dit la reine, je sais que votre Andrée
est un ange sur la terre, je sais qu’elle mérite d’être aimée.Voilà pourquoi
je pense que l’avenir est à elle, tandis qu’il m’échappe à moi.Oh ! non,
non. Tenez, comte, tenez, je vous en conjure, plus un mot. Je nevous parle pas
en reine, pardonnez-moi. Je me suis oubliée, mais quevoulez-vous ?… Il y
a dans mon âme une voix qui chante toujours le bonheur, la joie,l’amour, à
côté de ces sinistres voix qui murmurent le malheur, la guerre, lamort. C’est
la voix de ma jeunesse, à laquelle je survis. Charny,pardonnez-moi, je ne
serai plus jeune, je ne sourirai plus, je n’aimerai plus.

Et la malheureuse femme appuya ses yeux brûlants sur ses
mains amaigries et effilées, et une larme de reine, un diamantglissa entre chacun
de ses doigts.

Le comte, encore une fois, se laissa tomber à genoux.

– Madame, au nom du ciel, dit-il, ordonnez-moi de vous
quitter, de fuir, de mourir, mais ne me laissez pas voir que vouspleurez.

Et le comte lui-même était près de sangloter en prononçant
ces paroles.

– C’est fini, dit Marie-Antoinette en se relevant et ensecouant
doucement la tête avec un sourire plein de grâce.

Et d’un geste charmant elle jeta en arrière ses cheveux
poudrés, qui s’étaient déroulés sur son cou d’une blancheur decygne.

– Oui ! oui ! c’est fini, continua la reine ;
je ne vous affligerai plus ; laissons là toutes ces folies.Mon
Dieu ! c’est étrange que la femme soit si faible quand lareine a si grand
besoin d’être forte. Vous venez de Paris, n’est-ce pas ?Causons. Vous
m’avez dit des choses que j’ai oubliées ; c’était cependantbien sérieux,
n’est-ce pas, monsieur de Charny ?

– Soit, madame, revenons à cela ; car, comme vous le
dites, ce que j’ai à vous dire est bien sérieux ; oui,j’arrive de Paris,
et j’ai assisté à la ruine de la royauté.

– J’avais raison de provoquer le sérieux, car vous me le
donnez sans compter, monsieur de Charny. Une émeute heureuse, vousappelez cela
la ruine de la royauté. Quoi ! parce que la Bastille a étéprise, monsieur
de Charny, vous dites que la royauté est abolie. Oh ! vous neréfléchissez
pas que la Bastille n’a pris racine en France qu’au quatorzièmesiècle, et que
la royauté a des racines de six mille ans par tout l’univers.

– Je voudrais pouvoir me faire illusion, madame, répondit le
comte, et alors, au lieu d’attrister l’esprit de Votre Majesté, jeproclamerais
les plus consolantes nouvelles. Malheureusement, l’instrument nerend pas
d’autres sons que ceux pour lesquels il fut destiné.

– Voyons, voyons, je vais vous soutenir, moi qui ne suis
qu’une femme ; je vais vous remettre sur le bon chemin.

– Hélas ! je ne demande pas mieux.

– Les Parisiens sont révoltés, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Dans quelle proportion ?

– Dans la proportion de douze sur quinze.

– Comment faites-vous ce calcul ?

– Oh ! bien simplement ; le peuple entre pour
douze quinzièmes dans le corps de la nation ; il reste deuxquinzièmes
pour la noblesse et un pour le clergé.

– Le calcul est exact, comte, et vous savez votre compte
rendu sur le bout du doigt. Vous avez lu M. et madame deNecker ?

– M. Necker, oui, madame.

– Allons, le proverbe est bon, dit gaiement la reine ;
on n’est jamais trahi que par les siens. Eh bien ! voicimaintenant mon
calcul, à moi. Voulez-vous l’entendre ?

Avec respect.

– Sur douze quinzièmes, six de femmes, n’est-ce pas ?

– Oui, Votre Majesté. Mais…

– Ne m’interrompez pas. Nous disons six quinzièmes de
femmes, reste à six ; deux de vieillards impotents ouindifférents, est-ce
trop ?

– Non.

– Reste à quatre quinzièmes sur lesquels vous m’en accorderez
bien deux de poltrons et de tièdes. Je flatte la nation française.Mais enfin
reste deux quinzièmes ; je vous les accorde enragés, solides,vaillants et
militaires. Ces deux quinzièmes, évaluons-les pour Paris, car pourla province,
c’est inutile, n’est-ce pas ? c’est Paris seulement qu’ils’agit de reprendre.

– Oui, madame, mais…

– Toujours mais… Attendez, vous répondrez plus tard.

M. de Charny s’inclina.

– J’évalue donc, continua la reine, les deux quinzièmes de
Paris à cent mille hommes ; le voulez-vous ?

Cette fois, le comte ne répondit pas.

La reine reprit :

– Eh bien ! à ces cent mille hommes mal armés,
indisciplinés, peu aguerris, hésitant parce qu’ils savent qu’ilsfont mal,
j’oppose cinquante mille soldats connus dans toute l’Europe parleur bravoure,
des officiers comme vous, monsieur de Charny, de plus, cette causesacrée que
l’on appelle le droit divin, et enfin mon âme, à moi, qu’il estfacile
d’attendrir, mais difficile de briser.

Le comte garda encore le silence.

– Croyez-vous, continua la reine, que dans un combat livré
sur ce terrain, deux hommes du peuple valent plus qu’un de messoldats ?

Charny se tut.

– Dites, répondez ; le croyez-vous ? s’écria la
reine avec impatience.

– Madame, répondit enfin le comte, sortant, à l’ordre de la
reine, de la respectueuse réserve où il s’était tenu : sur unchamp de
bataille où comparaîtraient ces cent mille hommes isolés,indisciplinés et mal
armés comme ils sont, vos cinquante mille soldats les battraient enune
demi-heure.

– Ah ! fit la reine, j’ai donc raison.

– Attendez. Mais il n’en est pas comme vous le pensez. Et
d’abord, vos cent mille révoltés de Paris sont cinq cent mille.

– Cinq cent mille ?

– Tout autant. Vous avez négligé les femmes et les enfants
dans votre calcul. Oh ! reine de France ! oh ! femmecourageuse
et fière ! comptez-les pour autant d’hommes, ces femmes deParis : un
jour viendra peut-être où elles vous forceront de les compter pourautant de
démons.

– Que voulez-vous dire, comte ?

– Madame, savez-vous ce que c’est que le rôle d’une femme
dans les guerres civiles ? Non. Eh bien ! je m’en vaisvous l’apprendre,
et vous verrez que ce ne serait pas trop de deux soldats contrechaque femme.

– Comte, êtes-vous fou ?

Charny sourit tristement.

– Les avez-vous vues à la Bastille, demanda-t-il, sous le
feu, au milieu des balles, criant aux armes, menaçant de leurspoings vos
Suisses caparaçonnés en guerre, criant malédiction sur le cadavredes morts,
avec cette voix qui fait bondir les vivants ? Les avez-vousvues, faisant
bouillir la poix, roulant les canons, donnant aux combattantsenivrés une cartouche,
aux combattants timides une cartouche et un baiser ?Savez-vous que sur le
pont-levis de la Bastille il a passé autant de femmes que d’hommes,et qu’à
cette heure, si les pierres de la Bastille s’écroulent, c’est sousle pic,
manié par des mains de femmes ? Ah ! madame, comptez lesfemmes de
Paris, comptez-les, comptez aussi les enfants qui fondent lesballes, qui
aiguisent les sabres, qui jettent un pavé d’un sixièmeétage ;
comptez-les, car la balle qu’un enfant aura fondue ira tuer de loinvotre
meilleur général ; car le sabre qu’il aura aiguisé coupera lesjarrets de
vos chevaux de guerre ; car ce grès aveugle qui tombera duciel écrasera
vos dragons et vos gardes. Comptez les vieillards, madame, cars’ils n’ont plus
la force de lever une épée, ils ont encore celle de servir debouclier. À la
Bastille, madame, il y avait des vieillards ; savez-vous cequ’ils
faisaient ces vieillards que vous ne comptez pas ? Ils seplaçaient devant
les jeunes gens qui appuyaient leurs fusils sur leur épaule, desorte que la
balle de vos Suisses venait tuer le vieillard impotent, dont lecorps faisait
un rempart à l’homme valide. Comptez les vieillards, car ce sonteux qui,
depuis trois cents ans, racontent aux générations qui se succèdentles affronts
subis par leurs mères, la misère de leur champ rongé par le gibierdu noble, la
honte de leur caste courbée sous les privilèges féodaux, et alorsles fils
saisissent la hache, la massue, le fusil, tout ce qu’ils trouventenfin, et
s’en vont tuer, instruments chargés des malédictions du vieillard,comme le
canon est chargé de poudre et de fer. À Paris, dans ce moment,hommes, femmes,
vieillards, enfants crient liberté, délivrance. Comptez tout ce quicrie,
madame, comptez huit cent mille âmes à Paris.

– Trois cents Spartiates ont vaincu l’armée de Xerxès,
monsieur de Charny.

– Oui, mais, aujourd’hui, vos trois cents Spartiates sont
huit cent mille, madame, et vos cinquante mille soldats, voilàl’armée de
Xerxès.

La reine se leva les poings crispés, le visage rouge de
colère et de honte.

– Oh ! que je tombe du trône, dit-elle, que je meure
mise en pièces par vos cinq cent mille Parisiens, mais que jen’entende pas un
Charny, un homme à moi, parler ainsi !

– S’il vous parle ainsi, madame, c’est qu’il le faut, car ce
Charny n’a pas dans les veines une goutte de sang qui ne soit dignede ses
aïeux, et qui ne vous appartienne.

– Alors qu’il marche donc sur Paris avec moi et nous y
mourrons ensemble.

– Honteusement, dit le comte, sans lutte possible. Nous ne
combattrons même pas ; nous disparaîtrons comme des Philistinsou des Amalécites.
Marcher sur Paris ! mais vous ne savez donc pas unechose ? c’est
qu’au moment où nous entrerons dans Paris, les maisonss’écrouleront sur nous
comme les flots de la mer Rouge sur Pharaon, et vous laisserez enFrance un nom
maudit, et vos enfants seront tués comme ceux d’une louve.

– Comment faut-il que je tombe, comte ? dit la reine
avec hauteur ; enseignez-le-moi, je vous prie.

– En victime, madame, répondit respectueusement M. de
Charny ; comme tombe une reine, en souriant et en pardonnant àceux qui la
frappent. Ah ! si vous aviez cinq cent mille hommes comme moi,je vous dirais :
« Partons, partons cette nuit, partons à l’instantmême », et demain
vous régneriez aux Tuileries ; demain vous auriez reconquisvotre trône.

– Oh ! s’écria la reine, vous avez donc désespéré, vous
en qui j’avais mis mon premier espoir ?

– Oui, j’ai désespéré, madame, parce que toute la France
pense comme Paris, parce que votre armée, fût-elle victorieuse deParis, serait
engloutie par Lyon, Rouen, Lille, Strasbourg, Nantes et cent autresvilles dévorantes.
Allons, allons, du courage, madame, l’épée au fourreau !

– Ah ! voilà donc pourquoi, dit la reine, j’aurai
rassemblé autour de moi tant de braves gens ; voilà pourquoije leur aurai
soufflé le courage.

– Si tel n’est pas votre avis, madame, ordonnez, et cette
nuit même nous marcherons contre Paris. Dites.

Il y avait tant de dévouement dans cette offre du comte
qu’elle effraya plus la reine que ne l’eût fait un refus ;elle se jeta
désespérée sur un sofa, où elle lutta longtemps contre safierté.

Enfin, relevant la tête :

– Comte, dit-elle, vous désirez que je reste inactive ?

– J’ai l’honneur de le conseiller à Votre Majesté.

– Cela sera fait. Revenez.

– Hélas ! madame, je vous ai fâchée ? dit le comte
en regardant la reine avec une tristesse imprégnée d’un indicibleamour.

– Non. Votre main.

Le comte tendit, en s’inclinant, la main à la reine.

– Que je vous gronde, dit Marie-Antoinette en essayant de
sourire.

– Et de quoi, madame ?

– Comment ! vous avez un frère au service, et je
l’apprends par hasard !

– Je ne comprends pas.

– Ce soir, un jeune officier aux hussards de Bercheny…

– Ah ! mon frère Georges !

– Pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de ce jeune
homme ? Pourquoi n’a-t-il pas un grade élevé dans unrégiment ?

– Parce qu’il est tout jeune et tout inexpérimenté
encore ; parce qu’il n’est pas digne de commander en chef,parce qu’enfin
si Votre Majesté a bien voulu abaisser ses regards sur moi, qui menomme
Charny, pour m’honorer de son amitié, ce n’est point une raisonpour que je
place ma famille aux dépens d’une foule de braves gentilshommesplus dignes que
mes frères.

– Vous avez donc un autre frère encore ?

– Oui, madame, et prêt à mourir pour Votre Majesté comme les
deux autres.

– Il n’a besoin de rien ?

– De rien, madame ; nous avons le bonheur d’avoir non
seulement une existence, mais encore une fortune à mettre aux piedsde Votre
Majesté.

Comme il disait ces dernières paroles, la reine toute pénétrée
de cette probité délicate, lui, tout palpitant de cette gracieusemajesté, un
gémissement parti de la chambre voisine les éveilla en sursaut.

La reine se leva, courut à la porte, l’ouvrit et poussa un
grand cri.

Elle venait d’apercevoir une femme qui se tordait sur le tapis,
en proie à des convulsions terribles.

– Oh ! la comtesse ! dit-elle tout bas à M. de
Charny ; elle nous aura entendus !

– Non, madame, répondit celui-ci ; sans quoi elle eût
prévenu Votre Majesté qu’on pouvait nous entendre.

Et il s’élança vers Andrée, qu’il souleva entre ses bras.

La reine se tint à deux pas, froide, pâle, palpitanted’anxiété.

Chapitre 29Scène à trois

Andrée commença de reprendre ses sens sans savoir qui lui
portait secours, mais instinctivement elle comprit que l’on venaità son aide.

Son corps se redressa, ses mains s’accrochèrent à l’appui
inespéré qui s’offrait à elle.

Mais son esprit ne ressuscita point avec son corps ; il
demeura vacillant, abasourdi, somnolent pendant quelquesminutes.

Après avoir tenté de la rappeler à la vie physique, M. de
Charny s’empressait de la rappeler à la vie morale. Mais iln’étreignait qu’une
folie terrible et concentrée.

Enfin, les yeux ouverts, mais hagards, se fixèrent sur lui,
et, avec un reste de délire, sans reconnaître cet homme qui lasoutenait,
Andrée jeta un cri et le repoussa durement.

Pendant tout ce temps, la reine détourna la vue ; elle,
femme, elle, dont la mission eût dû être de consoler, de fortifiercette femme,
elle l’abandonnait.

Charny enleva Andrée entre ses bras vigoureux, malgré la
défense qu’elle essayait d’opposer, et se retournant vers la reinetoujours
raide et glacée :

– Pardon, madame, dit-il ; mais il est sans aucun doute
arrivé quelque chose d’extraordinaire. Madame de Charny n’a pasl’habitude de
s’évanouir, et c’est la première fois, aujourd’hui, que je la voisprivée de
connaissance.

– Il faut donc qu’elle souffre beaucoup, dit la reine revenant
à cette sourde idée qu’Andrée avait entendu toute laconversation.

– Oui, sans doute, elle souffre, répondit le comte, et c’est
pour cela que je demanderai à Votre Majesté la permission de lafaire
transporter jusqu’à son appartement. Elle a besoin du soin de sesfemmes.

– Faites, dit la reine en allongeant la main vers unesonnette.

Mais au tintement du cuivre, Andrée se raidit, et dans son
délire s’écria :

– Oh ! Gilbert ! Gilbert !

À ce nom la reine tressaillit, et le comte étonné déposa sa
femme sur un sofa.

En ce moment, le serviteur appelé par le bruit de la sonnette
entra.

– Rien, dit la reine en lui faisant signe de la main de
s’éloigner.

Puis, restés seuls, le comte et la reine regardèrent. Andrée
avait refermé les yeux et paraissait en proie à une nouvellecrise.

M. de Charny, à genoux près du sofa, la maintenait sur le
meuble.

– Gilbert, répéta la reine, qu’est-ce que ce nom ?

– Il faudrait s’informer.

– Je crois que je le connais, dit Marie-Antoinette ; je
crois que ce n’est pas la première fois que j’entends prononcer cenom à la
comtesse.

Mais comme si elle eût été menacée par ce souvenir de la
reine, et que cette menace fût venue la chercher au milieu de sesconvulsions,
Andrée ouvrit les yeux, étendit les bras au ciel, et, faisant uneffort, se
leva tout debout.

Son premier regard, regard intelligent, cette fois, se porta
sur M. de Charny, qu’elle reconnut et qu’elle enveloppa d’uneflamme
caressante.

Puis, comme si cette manifestation involontaire de sa pensée
eût été indigne de son âme de Spartiate, Andrée détourna les yeuxet aperçut la
reine.

Elle s’inclina aussitôt.

– Oh ! mon Dieu ! qu’avez-vous donc, madame, dit
M. de Charny, vous m’avez épouvanté, vous si forte, vous si brave,en proie à
un pareil évanouissement ?

– Monsieur, dit-elle, il se passe des choses si terribles à
Paris que, lorsque les hommes tremblent, les femmes peuvent biens’évanouir.
Vous avez quitté Paris ! oh ! vous avez bien fait.

– Grand Dieu ! comtesse, dit Charny avec le ton du
doute, serait-ce donc pour moi que vous vous seriez fait tout cemal ?

Andrée regarda encore une fois son mari et la reine, mais ne
répondit pas.

– Mais certainement, c’est cela, comte. Pourquoi endouteriez-vous ?
répondit Marie-Antoinette. Madame la comtesse n’est pointreine ; elle a
droit d’avoir peur pour son mari.

Charny sentit la jalousie cachée sous cette phrase.

– Oh ! madame, dit-il, je suis bien sûr que la comtesse
a encore plus peur pour sa souveraine que pour moi.

– Mais enfin, demanda Marie-Antoinette, pourquoi et comment
vous avons-nous trouvée évanouie dans ce cabinet,comtesse ?

– Oh ! cela me serait impossible à raconter, madame. Je
l’ignore moi-même ; mais dans cette vie de fatigue et deterreur,
d’émotions que nous menons depuis trois jours, rien n’est plusnaturel, ce me
semble, que l’évanouissement d’une femme.

– C’est vrai, murmura la reine s’apercevant qu’Andrée ne
voulait point être forcée dans sa retraite.

– Mais, reprit Andrée à son tour avec le calme étrange qui
ne la quittait plus dès qu’elle était redevenue maîtresse de savolonté, et qui
était d’autant plus embarrassant dans les circonstances difficiles,qu’on
voyait facilement qu’il n’était qu’affectation, et couvrait dessentiments tout
à fait humains ; mais Votre Majesté elle-même a les yeux touthumides.

Et cette fois encore, le comte crut trouver dans les paroles
de sa femme cet accent ironique qu’il avait remarqué un instantauparavant dans
les paroles de la reine.

– Madame, dit-il à Andrée avec une légère sévérité à laquelle
on sentait que sa voix n’était pas accoutumée, il n’est pasétonnant que la
reine sente des pleurs dans ses yeux : la reine aime sonpeuple, et le
sang du peuple a coulé.

– Dieu a épargné heureusement le vôtre, monsieur, dit Andrée
toujours aussi froide, toujours aussi impénétrable.

– Oui, mais ce n’est pas de Sa Majesté qu’il s’agit, madame,
c’est de vous ; revenons donc à vous si la reine lepermet.

Marie-Antoinette fit un signe de tête en manière d’adhésion.

– Vous avez eu peur, n’est-ce pas ?

– Moi ?

– Vous avez souffert, ne le niez pas ; il vous est
arrivé un accident : lequel ? je n’en sais rien, maisvous allez nous
le dire.

– Vous vous trompez, monsieur.

– Vous avez eu à vous plaindre de quelqu’un, d’un
homme ?

Andrée pâlit.

– Je n’ai eu à me plaindre de personne, monsieur ; je
viens de chez le roi.

– Directement ?

– Directement. Sa Majesté peut s’informer.

– S’il en est ainsi, dit Marie-Antoinette, ce serait lacomtesse
qui aurait raison. Le roi l’aime trop et sait que de mon côté jelui porte une
trop vive affection pour l’avoir désobligée en quelque chose que cesoit.

– Mais, dit Charny en insistant, vous avez prononcé un nom.

– Un nom ?

– Oui, en revenant à vous.

Andrée regarda la reine comme pour en appeler à elle ;
mais soit que la reine ne comprit point ou ne voulût point lacomprendre :

– Oui, dit-elle, vous avez prononcé le nom de Gilbert.

– Gilbert ! J’ai prononcé le nom de Gilbert !
s’écria Andrée avec un accent tellement empreint d’épouvante, quele comte fut
plus ému de ce cri qu’il ne l’avait été de l’évanouissement.

– Oui, fit-il, vous avez prononcé ce nom.

– Ah ! vraiment ! reprit Andrée, c’est étrange.

Et peu à peu, comme le ciel se referme après l’éclair, la
physionomie de la jeune femme, si violemment altérée à ce nomfatal, reprit sa
sérénité, et à peine quelques muscles de ce beau visagecontinuèrent-ils à tressaillir
imperceptiblement, comme s’évanouissent à l’horizon les dernièreslueurs de la
tempête.

– Gilbert, répéta-t-elle, je ne sais.

– Oui, Gilbert, répéta la reine. Voyez, cherchez, ma chère
Andrée.

– Mais, madame, dit le comte à Marie-Antoinette, si c’est le
hasard, et que ce nom soit étranger à la comtesse ?

– Non, dit Andrée ; non, il ne m’est point étranger.
C’est celui d’un savant homme, d’un habile médecin qui arrived’Amérique, je
crois, et qui s’est lié là-bas avec M. de La Fayette.

– Eh bien ? demanda le comte.

– Eh bien ! répéta Andrée avec un naturel parfait, je
ne le connais pas personnellement, mais on dit que c’est un hommefort
honorable.

– Alors, reprit la reine, pourquoi cette émotion, chèrecomtesse ?

– Cette émotion ! Ai-je donc été émue ?

– Oui, on eût dit qu’en prononçant ce nom de Gilbert vous
éprouviez comme une torture.

– C’est possible ; voilà ce qui est arrivé : j’ai
rencontré dans le cabinet du roi un homme vêtu de noir, un homme àla figure
sévère, qui parlait de choses sombres et terribles ; il racontait avec une
affreuse réalité les assassinats de M. de Launay et de M. deFlesselles. J’en
ai été épouvantée, et je suis tombée en faiblesse, comme vous avezvu.
Peut-être alors ai-je parlé ; peut-être alors ai-je prononcé le nom de ce
M. Gilbert.

– C’est possible, répéta M. de Charny évidemment disposé à
ne pas pousser l’interrogatoire plus avant ; mais à cetteheure, vous êtes
rassurée, n’est-ce pas ?

– Complètement.

– Je vais alors vous prier d’une chose, monsieur le comte,
dit la reine.

– Je suis, madame, aux ordres de Votre Majesté.

– Allez trouver MM. de Besenval, de Broglie et de Lambesc,
dites-leur de faire cantonner leurs troupes dans les positions où elles se
trouvent, le roi verra demain en conseil ce qu’il y a à faire.

Le comte s’inclina, mais prêt à sortir il jeta un dernier regard
sur Andrée.

Ce regard était plein d’affectueuse inquiétude.

Il n’échappa point à la reine.

– Comtesse, dit-elle, ne rentrez-vous point chez le roi avec
moi ?

– Non, madame, non, dit vivement Andrée.

– Pourquoi cela ?

– Je demande la permission à Votre Majesté de me retirer
chez moi : les émotions que j’ai éprouvées me font ressentirle besoin de
repos.

– Voyons, comtesse, soyez franche, dit la reine ;
avez-vous eu quelque chose avec Sa Majesté ?

– Oh ! rien, madame, absolument rien.

– Oh ! dites-le si cela est. Le roi ne ménage pas
toujours mes amis.

– Le roi est, comme d’habitude, plein de bontés pour moi,
mais…

– Mais vous aimez autant ne pas le voir, n’est-ce pas ?
Décidément il y a quelque chose là-dessous, comte, dit la reineavec un feint
enjouement.

En ce moment Andrée envoya à la reine un regard si expressif,
si suppliant, si plein de révélations, que celle-ci comprit qu’ilétait temps
de terminer cette petite guerre.

– En effet, comtesse, dit-elle, laissons M. de Charny faire
la commission dont je l’ai chargé, et retirez-vous chez vous ourestez ici, à
votre volonté.

– Merci, madame, dit Andrée.

– Allez donc, monsieur de Charny, poursuivit
Marie-Antoinette, tout en remarquant l’expression de reconnaissancequi se
répandait sur la figure d’Andrée.

Cette expression, le comte ne l’aperçut point ou ne voulut
point l’apercevoir ; il prit la main de sa femme et lacomplimenta sur le retour
de ses forces et de ses couleurs.

Puis, s’inclinant avec un profond respect devant la reine,
il sortit.

Mais tout en sortant il croisa un dernier regard avec
Marie-Antoinette.

Le regard de la reine disait : « Revenez
vite ».

Celui du comte répondait : « Aussi vite que je
pourrai ».

Quant à Andrée, elle suivait, la poitrine oppressée, haletante,
chacun des mouvements de son mari.

Elle semblait accélérer de ses vœux la marche lente et noble
qui le rapprochait de la porte ; elle le poussait dehors avectoute la
puissance de sa volonté.

Aussi, dès qu’il eut fermé cette porte, dès qu’il eut
disparu, toutes les forces qu’avait appelées Andrée à son aide pourfaire face
à la situation disparurent ; son visage pâlit, ses jambesmanquèrent sous
elle, et elle tomba sur un fauteuil qui se trouvait à sa portée,tout en
essayant de faire ses excuses à la reine pour ce manqued’étiquette.

La reine courut à la cheminée, prit un flacon de sels, et le
fit respirer à Andrée, qui revint bien plus tôt cette fois encore àelle par la
puissance de sa volonté que par l’efficacité des soins qu’ellerecevait d’une
main royale.

En effet, il y avait entre ces deux femmes quelque chose
d’étrange. La reine semblait affectionner Andrée, Andréerespectait
profondément la reine, et néanmoins, dans certains moments, ellessemblaient,
non point une reine affectueuse, non point une servante dévouée,mais deux ennemies.

Aussi, comme nous le disions, cette volonté si puissante
d’Andrée lui eut-elle bientôt rendu sa force. Elle se releva,écarta
respectueusement la main de la reine, et, inclinant la tête devantelle :

– Votre Majesté a permis, dit-elle, que je me retirasse dans
ma chambre…

– Oui, sans doute, et vous êtes toujours libre, chère comtesse,
vous le savez bien : l’étiquette n’est point faite pour vous.Mais, avant
de vous retirer, n’aviez-vous point quelque chose à medire ?

– Moi, madame ? demanda Andrée.

– Sans doute, vous.

– Non, à quel propos ?

– À propos de ce M. Gilbert, dont la vue vous a si fortimpressionnée.

Andrée tressaillit, mais se contenta de secouer la tête ensigne
de dénégation.

– En ce cas, je ne vous retiens plus, chère Andrée ;
vous êtes libre.

Et la reine fit un pas pour passer dans le boudoir attenant
à sa chambre.

Andrée, de son côté, après avoir fait à la reine une révérence
irréprochable, s’avança vers la porte de sortie.

Mais, au moment où elle allait l’ouvrir, des pas retentirent
dans le corridor, et une main se posa sur le bouton extérieur de laporte.

En même temps la voix de Louis XVI se fit entendre donnant
des ordres nocturnes à son valet de chambre.

– Le roi ! madame ! dit Andrée en faisant
plusieurs pas en arrière ; le roi !

– Eh bien ! oui, le roi, dit Marie-Antoinette. Vous
fait-il peur à ce point ?

– Madame, au nom du ciel ! dit Andrée, que je ne voie
pas le roi, que je ne me trouve pas en face du roi, ce soir dumoins ;
j’en mourrais de honte !

– Mais enfin vous me direz…

– Tout, tout, si Votre Majesté l’exige. Mais cachez-moi.

– Entrez dans mon boudoir, dit Marie-Antoinette, vous en
sortirez quand le roi sera sorti lui-même. Soyez tranquille, votrecaptivité ne
sera pas longue ; le roi ne reste jamais bien longtempsici.

– Oh ! merci ! merci ! s’écria la comtesse.

Et s’élançant dans le boudoir, elle disparut au moment où le
roi, ouvrant la porte, apparaissait lui-même sur le seuil de lachambre.

Le roi entra.

Chapitre 30Un roi et une reine

La reine, après un coup d’œil donné autour d’elle, reçut le
salut de son époux et le lui rendit amicalement.

Puis il lui tendit la main.

– Et à quel bon hasard, demanda Marie-Antoinette, dois-je le
plaisir de votre visite ?

– À un vrai hasard, vous dites bien, madame ; j’airencontré
Charny qui m’a appris qu’il allait, de votre part, dire à tous nosbelliqueux
de se tenir tranquilles. Cela m’a fait si grand plaisir que vousayez pris une
si belle résolution, que je n’ai pas voulu passer devant votreappartement sans
vous remercier.

– Oui, dit la reine, j’ai réfléchi en effet, et j’ai pensé
que, décidément, mieux valait que vous laissiez les troupes enrepos, et ne
donniez pas prétexte aux guerres intestines.

– Eh bien ! à la bonne heure, dit le roi, je suis
enchanté de vous voir de cet avis. Je savais bien d’ailleurs que jevous y ramènerais.

– Votre Majesté voit qu’elle n’a pas eu grand-peine à arriver
à ce but, puisque c’est en dehors de son influence que je me suisdécidée.

– Bon ! cela prouve que vous êtes à peu près
raisonnable, et quand je vous aurai communiqué quelques réflexions,vous le
serez tout à fait.

– Mais si nous sommes du même avis, Sire, ces réflexions me
paraissent tout à fait inutiles.

– Oh ! soyez tranquille, madame, ce n’est point une
discussion que je veux entamer ; vous savez bien que je ne lesaime pas
plus que vous ; ce sera une conversation. Voyons, est-ce quevous n’êtes
pas aise de causer de temps en temps avec moi des affaires de laFrance, comme
deux bons époux font des choses de leur ménage ?

Ces derniers mots furent prononcés avec cette bonhomie
parfaite que Louis XVI avait dans la familiarité.

– Oh ! Sire, au contraire, toujours, répondit la
reine ; mais le moment est-il bien choisi ?

– Mais, je crois que oui. Vous désirez qu’on n’entame pas
les hostilités, m’avez-vous dit là tout à l’heure, n’est-cepas ?

– Je vous l’ai dit.

– Mais vous ne m’avez pas exposé votre raison.

– Vous ne me l’avez pas demandée.

– Eh bien ! je vous la demande.

– L’impuissance !

– Ah ! vous voyez bien ; si vous espériez être la
plus forte, vous feriez la guerre.

– Si j’espérais être la plus forte, je brûlerais Paris.

– Oh ! que j’étais bien sûr que vous ne vouliez pas la
guerre par les mêmes motifs que moi !

– Alors, voyons les vôtres.

– Les miens ? demanda le roi.

– Oui, répondit Marie-Antoinette, les vôtres.

– Je n’en ai qu’un.

– Dites-le.

– Oh ! ce sera bientôt fait. Je ne veux pas engager la
guerre avec le peuple, parce que je trouve que le peuple araison.

Marie-Antoinette fit un mouvement de surprise.

– Raison ! s’écria-t-elle ; le peuple a raison de
s’insurger ?

– Mais oui.

– Raison de forcer la Bastille, de tuer le gouverneur, de
massacrer le prévôt des marchands, d’exterminer vossoldats ?

– Eh !… mon Dieu ! oui.

– Oh ! s’écria la reine voilà vos réflexions, et c’est
de ces réflexions-là que vous voulez me faire part !

– Je vous les dis comme elles me sont venues.

– En dînant ?

– Bon ! dit le roi, voilà que nous allons retomber sur
le chapitre de la nourriture. Vous ne pouvez me pardonner demanger ; vous
me voudriez poétique et vaporeux. Que voulez-vous ! dans mafamille on
mange. Non seulement Henri IV mangeait, mais il buvait sec ;le grand et
poétique Louis XIV mangeait à en rougir ; le roi Louis XV,pour être sûr
de les manger et de le boire bons, faisait ses beignets lui-même,et faisait
faire son café par madame du Barry. Moi, que voulez-vous !quand j’ai
faim, je ne puis résister ; il faut alors que j’imite mesaïeux Louis XV,
Louis XIV et Henri IV. Si c’est une nécessité chez moi, soyezindulgente ;
si c’est un défaut, pardonnez-le-moi.

– Sire, enfin, vous m’avouerez…

– Que je ne dois pas manger quand j’ai faim ? non, dit
le roi en secouant tranquillement la tête.

– Je ne vous parle plus de cela, je vous parle du peuple.

– Ah !

– Vous m’avouerez que le peuple a eu tort.

– De s’insurger ? pas davantage. Voyons, passons en
revue tous nos ministres. Depuis que nous régnons, combien y ena-t-il qui se
soient occupés réellement du bonheur du peuple ? Deux :Turgot et M.
de Necker. Vous et votre coterie me les avez fait exiler. On a faitpour l’un
une émeute, peut-être va-t-on faire pour l’autre une révolution.Parlons des
autres un peu. Ah ! voilà des hommes charmants, n’est-cepas ? M. de
Maurepas, la créature de mes tantes, un faiseur de chansons !Ce ne sont
pas les ministres qui doivent chanter, c’est le peuple. M. deCalonne ? Il
vous a dit un mot charmant, je le sais bien, un mot qui vivra. Unjour que vous
veniez pour lui demander je ne sais plus quoi, il vous a dit :« Si
c’est possible, c’est fait ; si c’est impossible, cela sefera. » Ce
mot-là a peut-être coûté cent millions au peuple. Ne vous étonnezdonc pas
qu’il le trouve un peu moins spirituel que vous ne le trouvez,vous. En vérité,
comprenez donc cela, madame ; si je garde tous ceux quitondent le peuple,
si je renvoie tous ceux qui l’aiment, ce n’est pas un moyen de lecalmer et de
l’affriander à notre gouvernement.

– Bien ! Alors c’est un droit que l’insurrection ?
Proclamez ce principe ! Allez ! en vérité, je suis bienheureuse que
vous me disiez de pareilles choses en tête à tête. Si l’on vous
entendait !

– Oh oui ! oui ! répliqua le roi, vous ne
m’apprenez rien de nouveau. Oui, je sais bien que si vos Polignac,vos
Dreux-Brézé, vos Clermont-Tonnerre, vos Coiguy m’entendaient, ilshausseraient
les épaules en arrière de moi, je le sais bien ; mais ils mefont bien autrement
pitié, eux, ces Polignac qui vous grugent et qui vous affichent, àqui vous
avez un beau matin donné le comté de Fénétrange qui vous a coûtédouze cent
mille livres ; votre Sartine, à qui je fais déjà une pensionde
quatre-vingt-neuf mille livres, et qui vient de recevoir de vousdeux cent
mille livres à titre de secours ; le prince des Deux-Ponts, àqui vous me
forcez d’accorder neuf cent quarante-cinq mille livres pourl’acquittement de
ses dettes ; Marie de Laval et madame de Magnenville, quitouchent chacune
quatre-vingt mille livres de pension ; Coigny, qui est combléde toute
façon, et qui, un jour où je voulais faire une réduction sur sesappointements,
m’a pris entre deux portes, et m’eût battu, je crois, si je n’avaisfait selon
son désir. Ce sont vos amis tous ces gens-là, n’est-ce pas ?Eh
bien ! moi, je vous dis une chose, et vous ne la croirez pas,attendu que
c’est une vérité : si, au lieu d’être à la cour, vos amiseussent été à la
Bastille, eh bien ! le peuple l’eût fortifiée au lieu de ladémolir.

– Oh ! fit la reine en laissant échapper un mouvement
de rage.

– Dites tout ce que vous voudrez, c’est comme cela, répliqua
tranquillement Louis XVI.

– Oh ! votre peuple bien-aimé, eh bien ! il n’aura
pas longtemps encore sujet de haïr mes amis, car ils s’exilent.

– Ils partent ! s’écria le roi.

– Oui, ils partent.

– Polignac ? Les femmes ?

– Oui.

– Oh ! tant mieux, s’écria le roi, tant mieux !
Dieu soit béni !

– Comment, tant mieux ! Comment, Dieu soit béni !
Et vous ne les regrettez pas ?

– Non ! il s’en faut. Manquent-ils d’argent pour leurdépart ?
Je leur en donnerai. Celui-là ne sera pas mal employé, je vous enréponds. Bon
voyage, messieurs ! Bon voyage, mesdames ! dit le roiavec un sourire
charmant.

– Oh oui ! oui ! dit la reine, je conçois que vous
approuviez des lâchetés.

– Voyons, entendons-nous ; vous leur rendez donc
justice enfin ?

– Ils ne partent pas, s’écria la reine, ils désertent !

– Peu m’importe ! pourvu qu’ils s’éloignent.

– Et quand on pense que ces infamies, c’est votre famille
qui les conseille !

– Ma famille conseille à tous vos favoris de s’en
aller ? Je ne croyais pas ma famille si sage. Et, dites-moi,quels sont
les membres de ma famille qui me rendent ce service, afin que jeles en
remercie ?

– Votre tante Adélaïde, votre frère d’Artois.

– Mon frère d’Artois ! Est-ce que vous croyez qu’il
suivrait pour son compte le conseil qu’il donne ? Est-ce quevous croyez
qu’il partirait aussi ?

– Pourquoi pas ? s’écria Marie-Antoinette, essayant de
piquer le roi.

– Que le bon Dieu vous entende ! s’écria Louis
XVI ; que M. d’Artois s’en aille, je lui dirai ce que j’ai ditaux
autres : « Bon voyage, mon frère d’Artois, bonvoyage ! »

– Ah ! votre frère ! s’écria Marie-Antoinette
stupéfaite.

– Avec cela qu’il est regrettable ! Un bon petit garçon
qui ne manque ni d’esprit ni de courage, je le sais bien, mais quin’a pas de
cervelle ; qui joue au prince français comme un raffiné dutemps de Louis
XIII ; un brouillon, un imprudent, qui vous compromet, vous,la femme de
César.

– César ! murmura la reine avec une sanglante ironie.

– Ou Claude, si vous l’aimez mieux, répondit le roi ;
car vous savez, madame, que Claude était un César comme Néron.

La reine baissa la tête. Ce sang-froid historique laconfondait.

– Claude, poursuivit le roi – puisque vous préférez le nom
de Claude à celui de César –, Claude fut forcé un soir, vous lesavez, de faire
fermer la grille de Versailles, afin de vous donner une leçonlorsque vous
rentriez trop tard. Cette leçon, c’était M. le comte d’Artois quivous la
valait. Je ne regretterai donc pas M. le comte d’Artois. Quant à matante, eh
bien ! on sait ce qu’on sait sur elle. En voilà encore une quimérite
d’être de la famille des Césars ! Mais je ne dis rien, parcequ’elle est
ma tante. Aussi, qu’elle parte, et je ne la regretterai pas nonplus. C’est
comme M. de Provence, croyez-vous que je le regrette, lui ? M.de Provence
part-il ? Bon voyage !

– Oh ! lui ne parle pas de s’en aller.

– Tant pis ! Voyez-vous, ma chère, M. de Provence sait
trop bien le latin pour moi ; il me force de parler anglaispour lui
rendre la pareille. M. de Provence, c’est lui qui nous a misBeaumarchais sur
le dos, en le faisant fourrer à Bicêtre, au For-l’Évêque, je nesais où, de son
autorité privée, et celui-là nous l’a bien rendu aussi, M. deBeaumarchais.
Ah ! il reste M. de Provence ! Tant pis, tant pis !Savez-vous
une chose, madame, c’est que près de vous je ne connais qu’unhonnête homme, M.
de Charny.

La reine rougit et se détourna.

– Est-ce qu’il part aussi celui-là ? demanda le roi.
Ah ! celui-là ce serait dommage et je le regretterais.

La reine ne répondit rien.

– Nous parlions de la Bastille…, continua le roi après un
court silence, et vous déploriez qu’elle fût prise.

– Mais asseyez-vous au moins, Sire, répondit la reine, puisque
vous paraissez avoir encore beaucoup de choses à me dire.

– Non, merci ; j’aime mieux parler en marchant ;
en marchant, je travaille pour ma santé dont personne nes’occupe ; car si
je mange bien, je digère mal… Savez-vous ce que l’on dit dans ce
moment-ci ? On dit : « Le roi a soupé, le roidort. » Vous
le voyez bien, vous, comme je dors. Je suis là, tout debout,essayant de
digérer en causant politique avec ma femme. Ah ! madame,j’expie !
j’expie !…

– Et qu’expiez-vous, s’il vous plaît ?

– J’expie les péchés d’un siècle dont je suis le boucémissaire ;
j’expie madame de Pompadour, madame du Barry, leParc-aux-Cerfs ; j’expie
ce pauvre Latude, pourrissant pendant trente ans dans les cachots,et
s’immortalisant par la souffrance. Encore un qui a fait détester laBastille !
Pauvre garçon ! Ah ! que j’ai fait de sottises, madame,en laissant
passer les sottises des autres ! Les philosophes, leséconomistes, les savants,
les gens de lettres, j’ai aidé à persécuter tout cela. Eh !mon
Dieu ! ces gens-là ne demandaient pas mieux que de m’aimer.S’ils
m’eussent aimé, ils eussent fait la gloire et le bonheur de monrègne. M.
Rousseau, par exemple, cette bête noire de Sartine et des autres,eh
bien ! je l’ai vu un jour, moi, le jour où vous l’avez faitvenir à
Trianon, vous savez bien. Il avait les habits mal brossés, c’estvrai, la barbe
longue, c’est encore vrai ; mais, au demeurant, c’était unbrave homme. Si
j’eusse mis mon gros habit gris, mes bas drapés, et que j’eusse dità M.
Rousseau : « Allons-nous-en donc chercher des moussesdans les bois
de Ville-d’Avray… »

– Eh bien ! quoi ? interrompit la reine avec un
suprême mépris.

– Eh bien ! M. Rousseau n’eût pas écrit le Vicaire
savoyard et le Contrat social.

– Oui, oui, je le sais bien, voilà comme vous raisonnez, dit
Marie-Antoinette ; vous êtes homme prudent, vous craignezvotre peuple
comme le chien craint son maître.

– Non, mais comme le maître craint son chien ; c’est
quelque chose que de savoir qu’on ne sera pas mordu par son chien.Madame,
quand je me promène avec Médor, le molosse des Pyrénées que m’adonné le roi
d’Espagne, je suis tout fier de son amitié. Riez si vous voulez, iln’en est
pas moins vrai que Médor, s’il n’était pas mon ami, me mangeraitavec ses
grosses dents blanches. Eh bien ! je lui dis :« Petit Médor,
bon Médor », et il me lèche. J’aime mieux la langue que lescrocs.

– Soit, flattez les révolutionnaires, caressez-les,
jetez-leur du gâteau.

– Eh ! eh ! ainsi ferai-je ; je n’ai pas d’autre
dessein, je vous prie de le croire. Oui, c’est décidé, je vaisamasser un peu
d’argent, et je traiterai tous ces messieurs comme des Cerbères.Eh !
tenez, M. de Mirabeau…

– Ah ! oui, parlez-moi de cette bête féroce.

– Avec cinquante mille livres par mois ce sera un Médor,
tandis que si nous attendons, il lui faudra peut-être undemi-million par mois.

La reine se mit à rire de pitié.

– Oh ! flatter de pareils gens ! dit elle.

– M. Bailly, continua le roi, M. Bailly devenant ministre
des arts, c’est un ministère que je m’amuserai à créer, M. Baillysera un autre
Médor. Pardon de ne pas être de votre avis, madame ; mais jesuis de
l’avis de mon aïeul Henri IV. C’était un politique qui en valaitbien un autre
et je me rappelle ce qu’il disait.

– Et que disait-il ?

– On ne prend pas les mouches avec du vinaigre.

– Sancho aussi disait cela, ou quelque chose d’approchant.

– Mais Sancho eût rendu le peuple de Barataria fort heureux,
si Barataria eût existé.

– Sire, votre aïeul Henri IV, que vous invoquez, prenait les
loups aussi bien que les mouches : témoin le maréchal de Bironà qui il a
fait couper le cou. Il pouvait donc dire tout ce qui lui plaisait.En
raisonnant comme lui et en agissant comme vous faites, vous ôteztout prestige
à la royauté, qui ne vit que de prestige ; vous dégradez le
principe : que deviendra la majesté ? La majesté, c’estun mot, je le
sais bien ; mais dans ce mot tendent toutes les vertusroyales :
« Qui respecte aime, qui aime obéit ».

– Ah ! parlons-en de la majesté, interrompit le roi
avec un sourire ; oui, parlons-en. Vous, par exemple, vousêtes aussi majestueuse
que qui que ce soit ; et je ne connais personne en Europe, pasmême votre
mère Marie-Thérèse, qui ait poussé aussi loin que vous la sciencede la
majesté.

– Je comprends ; vous voulez dire, n’est-ce pas, que la
majesté n’empêche point que je sois abhorrée du peuplefrançais.

– Je ne dis pas abhorrée, ma chère Antoinette, dit le roi
avec douceur ; mais, enfin, vous n’êtes peut-être pas aussiaimée que vous
méritez de l’être.

– Monsieur, répliqua la reine profondément blessée, vous
vous faites l’écho de tout ce qui se dit. Je n’ai fait de mal àpersonne
cependant ; du bien, au contraire, souvent j’en ai fait.Pourquoi me
haïrait-on comme vous dites ? Pourquoi ne m’aimerait-on pas,si ce n’était
qu’il y a des gens occupés toute la journée à répéter :« La reine
n’est pas aimée ! » Savez-vous bien, monsieur, qu’ilsuffit d’une
voix qui dise cela pour que cent voix le répètent ; cent voixen font
éclore dix mille. Alors, d’après ces dix mille voix, tout le monde
répète : « La reine n’est pas aimée ! » Et l’onn’aime pas
la reine uniquement parce qu’une personne a dit : « Lareine n’est
pas aimée. »

– Eh ! mon Dieu ! murmura le roi.

– Eh ! mon Dieu ! interrompit la reine, je tiens
fort peu à la popularité ; mais je crois aussi qu’on exagèremon
impopularité. Les louanges ne pleuvent pas sur moi, c’estvrai ; mais
enfin on m’a adorée, et, pour m’avoir trop adorée, voilà qu’il setrouve qu’on
me hait trop.

– Tenez, madame, dit le roi, vous ne savez pas toute la vérité,
et vous vous illusionnez encore ; nous parlions de laBastille, n’est-ce
pas ?

– Oui.

– Eh bien ! il y avait à la Bastille une grande chambre
pleine de toutes sortes de livres écrits contre vous. Je supposequ’on aura
brûlé tout cela.

– Et que me reprochait-on dans ces livres ?

– Ah ! vous comprenez bien, madame, que je ne me fais
pas plus votre accusateur que je ne voudrais être votre juge. Quandtous ces
pamphlets-là paraissent, je fais saisir toute l’édition etengouffrer le tout à
la Bastille. Mais quelquefois ces libelles me tombent à moi-mêmedans les
mains. Ainsi, par exemple, dit le roi en frappant sur la poche deson habit,
j’en ai un là, il est abominable.

– Montrez-le-moi, s’écria la reine.

– Je ne peux pas, dit le roi, il y a des gravures.

– Et vous en êtes là, dit-elle ; vous en êtes à ce
point d’aveuglement, de faiblesse, que vous ne cherchiez point àremonter à la
source de toutes ces infamies ?

– Mais on ne fait que cela, remonter aux sources ; tous
mes lieutenants de police y ont blanchi.

– Alors vous connaissez l’auteur de ces indignités ?

– J’en connais un du moins, l’auteur de celui-là, M. Furth,
puisque voilà un reçu de 22500 livres de lui ; quand cela envaut la
peine, vous voyez que je ne regarde pas au prix.

– Mais les autres ! les autres !

– Ah ! souvent ce sont de pauvres diables d’affamés qui
végètent en Angleterre ou en Hollande. On est mordu, on est piqué,on s’irrite,
on cherche, on croit qu’on va trouver un crocodile ou un serpent,le tuer,
l’écraser : pas du tout, on ne trouve qu’un insecte, si petit,si bas, si
sale, qu’on n’ose point y toucher, même pour le punir.

– À merveille ! Mais si vous n’osez pas toucher aux
insectes, accusez en face celui qui les fait naître. En vérité,monsieur, on
dirait que Philippe d’Orléans est le soleil…

– Ah ! s’écria le roi en frappant ses mains l’une
contre l’autre ; ah ! nous y voilà ; M.d’Orléans ! Allez,
allez, cherchez à me brouiller avec lui.

– Vous brouiller avec votre ennemi, Sire, ah ! le mot
est joli.

Le roi haussa les épaules.

– Voilà, dit-il, voilà le système des interprétations. M.
d’Orléans ! Vous attaquez M. d’Orléans, qui vient se mettre àmes ordres
pour combattre les révoltés ! Qui quitte Paris et qui accourtà Versailles.
M. d’Orléans est mon ennemi ! Vraiment, madame, vous avezcontre les
d’Orléans une haine inconcevable !

– Oh ! il est venu, savez-vous pourquoi ? parce
qu’il a peur que son absence ne soit remarquée au milieu del’empressement
général ; il est venu parce qu’il est un lâche.

– Bien ! nous allons recommencer, dit le roi ;
c’est un lâche qui a inventé cela. Vous, vous qui avez fait écrirecela dans
vos gazettes qu’il avait eu peur à Ouessant, vous l’avez vouludéshonorer. Eh
bien ! c’est une calomnie, madame. Philippe n’a pas eu peur.Philippe n’a
pas fui. S’il avait fui, il ne serait pas de la famille. Lesd’Orléans sont
braves. C’est connu. Le chef de la famille, qui avait plus l’air dedescendre
de Henri III que de Henri IV, était brave, malgré son d’Effiat etson chevalier
de Lorraine. Il l’avait prouvé à la bataille de Cassel. Le régentavait bien
quelques petites choses à se reprocher du côté des mœurs ;mais il s’était
battu à Steinkerque, à Nerwinde et à Almanza comme le derniersoldat de son
armée. Ne disons que la moitié du bien qui existe, si vous levoulez, madame,
mais ne disons point de mal qui n’existe pas.

– Votre Majesté est en train de blanchir tous lesrévolutionnaires.
Vous verrez, vous verrez tout ce que vaudra celui-là. Oh ! sije regrette
la Bastille, c’est pour lui ; oui, je me repens qu’on y aitmis des
criminels, quand celui-là n’y était pas.

– Eh bien ! s’il y eût été à la Bastille, M. d’Orléans,
nous serions aujourd’hui dans une belle situation ! dit leroi.

– Que fût-il donc arrivé, voyons ?

– Eh ! vous n’êtes pas sans savoir, madame, que l’on a
promené son buste couronné de fleurs avec celui de M. deNecker ?

– Oui, je le sais.

– Eh bien ! une fois hors de la Bastille, M. d’Orléans
eût été roi de France, madame.

– Et peut-être eussiez-vous trouvé cela juste ! dit
Marie-Antoinette avec une amère ironie.

– Ma foi ! oui. Haussez les épaules tant qu’il vous
plaira ; pour bien juger les autres, je me mets à leur pointde vue, moi.
Ce n’est pas du haut du trône qu’on voit bien le peuple ; moi,je descends
jusqu’à lui, et je me demande si, bourgeois ou manant, j’eussesupporté qu’un
seigneur me comptât parmi ses poulets et ses vaches comme unproduit ! Si,
cultivateur, j’eusse supporté que les dix mille pigeons d’unseigneur mangeassent
chaque jour dix grains de blé, d’avoine ou de sarrazin,c’est-à-dire deux
boisseaux environ, le plus clair de mon bénéfice, tandis que seslièvres et ses
lapins broutaient mes luzernes, tandis que ses sangliersretournaient mes
pommes de terre, tandis que ses percepteurs dîmaient mon bien,tandis que lui
même caressait ma femme et mes filles, tandis que le roi m’enlevaitmes fils
pour la guerre, tandis que le clergé damnait mon âme dans sesmoments de
colère.

– Allons, allons, monsieur, interrompit la reine avec un regard
foudroyant, prenez une pioche, et allez aider à la démolition de laBastille.

– Vous croyez rire, répondit le roi. Eh bien ! j’irais,
sur ma parole ! s’il n’était ridicule qu’un roi prît lapioche, lorsque
d’un seul trait de plume il peut faire le même ouvrage. Oui, jeprendrais la
pioche, et l’on m’applaudirait, comme j’applaudis à ceux quipeuvent accomplir
cette besogne. Ils me rendent un fameux service, allez, madame,ceux qui me
démolissent la Bastille, et ils vous en rendent un bien plus grandà vous,
madame ; oui, à vous, qui ne pouvez plus faire jeter, selonles caprices
de vos amis, les honnêtes gens dans un cachot.

– Les honnêtes gens à la Bastille ! moi, j’ai fait
mettre les honnêtes gens là ! C’est peut-être M. de Rohan quiétait un honnête
homme ?

– Oh ! ne parlez pas plus de celui-là que je n’en parle
moi-même. La chose ne nous a pas réussi de l’y mettre, puisque leparlement
l’en a fait sortir. D’ailleurs, ce n’était point là la place d’unprince de
l’Église, puisque aujourd’hui on met les faussaires à laBastille ; en
vérité, je vous le demande, des faussaires et des voleurs,qu’ont-ils à faire
là ? N’ai-je point à Paris des prisons qui me coûtent fortcher, pour
entretenir ces malheureux-là ? Encore passe pour lesfaussaires et les
voleurs. Mais le pis est qu’on y mettait les honnêtes gens.

– Les honnêtes gens ?

– Eh ! sans doute, j’en ai vu un aujourd’hui, un
honnête homme qui y a été enfermé, et qui en est sorti il n’y a paslongtemps.

– Quand cela ?

– Ce matin.

– Vous avez vu ce soir un homme qui est sorti ce matin de la
Bastille ?

– Je le quitte.

– Qui cela ?

– Dame ! quelqu’un de votre connaissance.

– De ma connaissance, à moi ?

– Oui.

– Et comment appelez-vous ce quelqu’un ?

– Le docteur Gilbert.

– Gilbert ! Gilbert ! s’écria la reine.
Quoi ! celui qu’Andrée a nommé en revenant à elle ?

– Précisément ; ce doit être celui-là ; j’en
jurerais, du moins.

– Cet homme a été à la Bastille ?

– En vérité, on dirait que vous l’ignorez, madame.

– Je l’ignore tout à fait.

Et la reine, apercevant sur le visage du roi une expression
d’étonnement :

– À moins, dit-elle, que quelque raison que j’ai oubliée…

– Ah ! voilà, s’écria le roi ; il y a toujours à
ces injustices une raison que l’on oublie. Mais si vous avez oubliéet cette raison
et le docteur, madame de Charny n’a oublié ni l’un ni l’autre, jevous en
réponds.

– Sire ! Sire ! s’écria Marie-Antoinette.

– Il faut qu’il se soit passé entre eux des choses…,
continua le roi.

– Sire, de grâce ! fit la reine, en regardant avec
anxiété du côté du boudoir, d’où Andrée, cachée, pouvait entendretout ce que
l’on disait.

– Ah ! oui, dit le roi en riant ; vous craignez
que Charny ne vienne et ne s’instruise. Pauvre Charny !

– Sire, je vous en supplie. Madame de Charny est une femme
pleine de vertus, et j’aime mieux croire, je vous l’avoue, que ceM. Gilbert…

– Bah ! interrompit le roi, accusez-vous cet honnêtegarçon ?
Je sais ce que je sais, et, ce qu’il y a de pis, c’est que, sachantbeaucoup de
choses, je ne sais pas encore tout.

– En vérité, vous me glacez avec votre assurance, dit la
reine en regardant toujours du côté du cabinet.

– Oh ! mais, continua Louis XVI, je suis tranquille, je
ne perdrai rien pour attendre. Le commencement me promet une finagréable, et
cette fin, je la saurai de Gilbert lui-même, à présent qu’il estmon médecin.

– Votre médecin ! cet homme-là est votre médecin ?
Vous confiez au premier venu la vie du roi ?

– Oh ! répliqua froidement le roi, j’ai confiance en
mon coup d’œil, et j’ai lu, je vous en réponds, dans l’âme decelui-là.

La reine laissa échapper un frémissement de colère et de
dédain.

– Haussez les épaules tant qu’il vous plaira, dit le
roi ; vous ne ferez pas que Gilbert ne soit un savanthomme.

– Engouement !

– Je voudrais bien vous voir à ma place. Je voudrais bien
savoir si M. Mesmer n’a pas fait sur vous et sur madame de Lamballeune
impression quelconque.

– M. Mesmer ? fit la reine en rougissant.

– Oui, quand il y a quatre ans vous allâtes déguisée à l’une
de ses séances. Oh ! ma police est bien faite, allez, et jesais tout,
moi.

Et le roi, tout en prononçant ces paroles, souritaffectueusement
à Marie-Antoinette.

– Vous savez tout, Sire, dit la reine ; alors vous êtes
bien dissimulé, puisque jamais vous ne m’avez parlé de cela.

– À quoi bon ! la voix des nouvellistes et la plume des
gazetiers vous avaient suffisamment reproché cette petiteimprudence. Mais j’en
reviens à Gilbert et à Mesmer à la fois. M. Mesmer vous plaçaitautour d’un baquet,
vous touchait avec une verge d’acier, s’entourait de millefantasmagories,
comme un charlatan qu’il était. Gilbert, lui, ne fait pas tant defaçons ;
il étend la main sur une femme, à l’instant même elle dort, etendormie elle
parle.

– Elle parle ! murmura la reine avec épouvante.

– Oui, répliqua le roi, qui ne dédaignait point de prolonger
la petite souffrance de sa femme ; oui, endormie par Gilbert,elle parle,
et, croyez-moi, les choses qu’elle dit son fort étranges.

La reine pâlit.

– Madame de Charny aurait dit des choses fort
étranges ! murmura-t-elle.

– Au dernier point, ajouta le roi. Il est même bien heureux
pour elle…

– Chut ! chut ! interrompit Marie-Antoinette.

– Pourquoi chut ! Je dis qu’il est même bien heureux
pour elle que, seul, je l’aie entendue dans son sommeil.

– Oh ! par grâce ! Sire, pas un mot de plus.

– Je le veux bien, car je tombe de fatigue ; et, de
même que je mange quand j’ai faim, je me couche quand j’ai envie dedormir.
Bonsoir donc, madame ; que de toute notre conversation il vousreste une
impression salutaire !

– Laquelle, Sire ?

– Le peuple a eu raison de défaire ce que nous et nos amis
nous avons fait, témoin mon pauvre médecin Gilbert. Adieu,madame : croyez
qu’après avoir signalé le mal, j’aurai le courage de l’empêcher.Dormez bien,
Antoinette !

Et le roi se dirigea vers la porte de sa chambre.

– À propos, dit-il en revenant sur ses pas, prévenez madame
de Charny qu’elle ait à faire sa paix avec le docteur, si toutefoisil en est
temps encore. Adieu.

Et il s’éloigna lentement, en fermant lui-même les portes
avec la satisfaction du mécanicien qui sent jouer sous ses doigtsde bonnes
serrures.

Le roi n’avait pas fait dix pas dans le corridor que lacomtesse
sortit du cabinet, courut aux portes et en poussa les verrous, auxfenêtres et
en tira les rideaux.

Tout cela vivement, violemment, avec l’énergie de la démence
et de la rage.

Puis, s’étant assurée que nul ne pouvait voir ni entendre,
elle revint vers la reine avec un sanglot déchirant, et tomba surses deux
genoux en s’écriant :

– Sauvez-moi, madame ; au nom du ciel,
sauvez-moi !

Puis, après une pause suivie d’un soupir :

– Et je vous dirai tout ! ajouta-t-elle.

Chapitre 31Ce à quoi la reine songeait dans la nuit du 14 au 15 juillet1789

Combien de temps dura cette confidence, nous ne saurions le
dire ; elle se prolongea cependant, car, vers les onze heuresdu soir
seulement, on put voir la porte du boudoir de la reine s’ouvrir, etsur le
seuil de la porte Andrée, presque à genoux, baisant la main deMarie-Antoinette.

Puis, en se relevant, la jeune femme essuya ses yeux rougis
de pleurs, tandis que, de son côté, la reine rentrait, le frontbaissé,
lentement dans sa chambre.

Andrée, au contraire, comme si elle eût voulu échapper à
elle-même, s’éloigna rapidement.

À partir de ce moment la reine demeura seule. Quand la dame
du lit entra pour l’aider à se dévêtir, elle la trouva l’œilétincelant, et se
promenant à grands pas dans sa chambre.

Elle fit de la main un geste rapide qui voulait dire :
« Laissez-moi. » La dame du lit se retira sansinsister.

À partir de ce moment la reine demeura seule ; elle
avait défendu qu’on la dérangeât, à moins que ce ne fût pourd’importantes
nouvelles venant de Paris.

Andrée ne reparut pas.

Quant au roi, après s’être entretenu avec M. de LaRochefoucauld,
qui essaya de lui faire comprendre la différence qu’il y avaitentre une
révolte et une révolution, il déclara qu’il était fatigué, secoucha et
s’endormit ni plus ni moins tranquillement que s’il eût été à lachasse, et que
le cerf, courtisan bien dressé, fût venu se faire prendre dans lapièce d’eau
des Suisses.

La reine, de son côté, écrivit quelques lettres, passa dans
la chambre voisine, où dormaient ses deux enfants sous la garde demadame de
Tourzel, et se coucha, non pas pour dormir comme le roi, mais pourrêver tout à
son aise.

Mais bientôt, quand le silence eut envahi Versailles, quand
l’immense palais se fut plongé dans l’ombre, quand on n’entenditplus au fond
des jardins que les pas des patrouilles criant sur le sable, dansles longs corridors
que la crosse des fusils tombant discrètement sur la dalle dumarbre,
Marie-Antoinette, lasse de son repos, éprouvant le besoin derespirer,
descendit de son lit, chaussa ses pantoufles de velours, ets’enveloppant d’un
long peignoir blanc, vint à la fenêtre aspirer la fraîcheur montantdes
cascades, et saisir au passage ces conseils que le vent des nuitsmurmure aux
fronts brûlants, aux cœurs oppressés.

Alors elle repassa dans son esprit tout ce que cette journée
étrange lui avait apporté d’événements imprévus.

La chute de la Bastille, cet emblème visible du pouvoir
royal, les incertitudes de Charny, cet ami dévoué, ce passionnécaptif qu’elle
tenait depuis tant d’années sous le joug et qui, n’ayant jamaissoupiré que l’amour,
semblait, pour la première fois, soupirer le regret et leremords.

Avec cette habitude de synthèse que donne aux grands esprits
l’habitude des hommes et des choses, Marie-Antoinette fit, àl’instant même,
deux parts de ce malaise qu’elle éprouvait, et qui renfermait unmalheur
politique et un chagrin de cœur.

Le malheur politique était cette grande nouvelle qui, partie
de Paris à trois heures de l’après-midi, allait se répandre sur lemonde et
entamer dans tous les esprits la révérence sacrée accordéejusque-là aux rois
mandataires de Dieu.

Le chagrin de cœur, c’était cette sourde résistance de Charny
à l’omnipotence de la souveraine bien-aimée. C’était comme unpressentiment
que, sans cesser d’être fidèle et dévoué, l’amour allait cesserd’être aveugle,
et pouvait commencer à discuter sa fidélité et son dévouement.

Cette pensée étreignait cruellement le cœur de la femme et
l’emplissait de ce fiel amer qu’on appelle la jalousie, âcre poisonqui ulcère
à la fois mille petites plaies dans une âme blessée.

Toutefois, chagrin en présence de malheur, c’était uneinfériorité
pour la logique.

Aussi, plutôt par raisonnement que par conscience, plutôt
par nécessité que par instinct, Marie-Antoinette laissa d’abord sonâme aux
graves pensées du danger de la situation politique.

Où se tourner : haine et ambition en face ;
faiblesse et indifférence à ses côtés. Pour ennemis, des gens qui,ayant commencé
par la calomnie, en venaient aux rébellions.

Des gens qui, par conséquent, ne reculeraient devant rien.

Pour défenseurs, nous parlons de la majeure partie du moins,
des hommes qui peu à peu s’étaient accoutumés à tout endurer, etqui, par
conséquent, ne sentiraient plus la profondeur des blessures.

Des gens qui hésiteraient à riposter dans la crainte de
faire du bruit.

Il fallait donc tout ensevelir dans l’oubli, faire semblant
d’oublier et se souvenir, semblant de pardonner et ne pardonnerpoint.

Ce n’était pas digne d’une reine de France, ce n’était pas
surtout digne de la fille de Marie-Thérèse, cette femme decœur.

Lutter ! Lutter ! c’était là le conseil de
l’orgueil royal révolté ; mais lutter, était-ce prudent ?Calme-t-on
les haines avec du sang répandu ? N’était-il pas terrible cenom de
l’Autrichienne ? Fallait-il, pour le consacrer, comme avaientfait Isabeau
et Catherine de Médicis du leur, le consacrer en lui donnant lebaptême d’un
égorgement universel ?

Et puis le succès, si Charny avait dit vrai, le succès était
douteux.

Combattre et être vaincu !…

Voilà, du côté du malheur politique, quelles étaient lesdouleurs
de cette reine qui, à certaines phases de sa méditation, sentait,comme on sent
un serpent sortir des bruyères où notre pied l’a réveillé, sentaitémerger du
fond de ses souffrances de reine le désespoir de la femme qui secroit moins
aimée quand elle l’a été trop.

Charny avait dit ce que nous lui avons entendu dire, non
point par conviction, mais par lassitude ; avait-il, commetant d’autres,
bu à satiété à la même coupe qu’elle les calomnies ? Charny,qui, pour la
première fois, avait parlé en termes si doux de sa femme Andrée,créature hier
encore oubliée jusqu’au mépris par son époux ; Charnys’était-il aperçu
que cette femme encore jeune fût toujours belle ?

Et à cette seule idée qui la brûlait comme la morsure dévorante
de l’aspic, Marie-Antoinette s’étonnait de reconnaître que lemalheur n’était
rien auprès du chagrin.

Car ce que le malheur n’avait pu faire, le chagrin l’opérait
en elle : la femme bondissait furieuse hors du fauteuil oùs’était tenue,
froide et vacillante, la reine contemplant en face le malheur.

Toute la destinée de cette créature privilégiée de lasouffrance
se révéla dans la situation de son âme pendant cette nuit.

Comment échapper à la fois au malheur et au chagrin ?
se demandait-elle avec des angoisses sans cesse renaissantes ;fallait-il
se résoudre, abandonnant la vie royale, à vivre heureuse de la
médiocrité ; fallait-il retourner à son vrai Trianon et sonchalet, à la
paix du lac et aux joies obscures de la laiterie ; fallait-illaisser tout
ce peuple se partager les lambeaux de la royauté, hormis quelquesparcelles
bien humbles que la femme pourra s’approprier avec les redevancescontestées de
quelques fidèles qui s’obstineront à rester vassaux ?

Hélas ! c’était ici que le serpent de la jalousie sereprenait
à mordre plus profondément.

Heureuse ! serait-elle heureuse avec l’humiliation d’un
amour dédaigné ?

Heureuse ! serait-elle heureuse aux côtés du roi, cet
époux vulgaire à qui tout prestige manquait pour être unhéros ?

Heureuse ! près de M. de Charny, qui serait heureux
près de quelque femme aimée, près de la sienne,peut-être ?

Et cette pensée allumait dans le cœur de la pauvre reine
toutes les torches flamboyantes qui brûlèrent Didon bien plutôt queson bûcher.

Mais au milieu de cette fiévreuse torture un éclair derepos ;
au milieu de cette tressaillante angoisse une jouissance. Dieu,dans sa bonté
infinie, n’aurait-il créé le mal que pour faire apprécier lebien ?

Andrée a fait à la reine ses confidences, a dévoilé la honte
de sa vie à sa rivale ; Andrée a, les yeux en pleurs, la facecontre
terre, avoué à Marie-Antoinette qu’elle n’était plus digne del’amour et du
respect d’un honnête homme : donc Charny n’aimera jamaisAndrée.

Mais Charny ignore, Charny ignorera toujours cette catastrophe
de Trianon, et les suites qu’elle a eues : donc pour Charny,c’est comme
si la catastrophe n’existait pas.

Et tout en faisant ces diverses réflexions, la reine
examinait au miroir de sa conscience sa beauté défaillante, sagaieté perdue,
sa fraîcheur de jeunesse envolée.

Puis elle revenait à Andrée, à ces aventures étranges, presque
incroyables, qu’elle venait de lui raconter.

Elle admirait la combinaison magique de cette aveugle fortune
qui prenait au fond de Trianon, dans l’ombre de la cabane et dansla fange des
fumiers, un petit garçon jardinier, pour l’associer à la destinéed’une noble
demoiselle, associée elle-même à la destinée de la reine.

– Ainsi ! se disait-elle, l’atome perdu dans les
régions basses serait venu, par un caprice des attractionssupérieures, se fondre,
parcelle de diamant, avec la lumière divine de l’étoile ?

Ce garçon jardinier, ce Gilbert, n’était-ce pas un symbole
vivant de ce qui se passait à cette heure, un homme du peuple,sorti de la
bassesse de sa naissance pour s’occuper de la politique d’un grandroyaume,
étrange comédien qui se trouvait personnifier en lui, par unprivilège du
mauvais génie qui planait sur la France, et l’insulte faite à lanoblesse, et
l’attaque faite à la royauté par la plèbe ?

Ce Gilbert devenu savant, ce Gilbert vêtu de l’habit noir du
tiers, ce conseiller de M. Necker, ce confident du roi de France,le voilà qui
se trouverait, grâce au jeu de la Révolution, parallèlement aveccette femme
dont il avait la nuit, comme un larron, volé l’honneur !

La reine redevenue femme, et frissonnant malgré elle au
souvenir de la lugubre histoire racontée par Andrée ; la reinese faisait
comme un devoir de regarder en face ce Gilbert, et d’apprendre parelle-même à
lire sur des traits humains ce que Dieu a pu y mettre de larévélation d’un
caractère si étrange, et, malgré le sentiment dont nous parlionstout à l’heure
et qui la rendait presque joyeuse de l’humiliation de sa rivale, ily avait un
violent désir de blesser l’homme qui avait tant fait souffrir unefemme.

Puis il y avait encore le désir de regarder, qui sait ?
même d’admirer, avec l’effroi qu’inspirent les monstres, cet homme
extraordinaire qui par un crime avait infusé son sang le plus vildans le sang
aristocratique de France ; cet homme qui semblait avoir faitfaire la
Révolution pour qu’on lui ouvrît la Bastille, dans laquelle, sanscette
révolution, il eût éternellement appris à oublier qu’un homme deroture ne doit
pas se souvenir.

Par cette conséquence entraînante de ses idées, la reinerevenait
aux douleurs politiques, et voyait s’accumuler sur une seule etmême tête la
responsabilité de tout ce qu’elle avait souffert.

Ainsi, l’auteur de la rébellion populaire qui venait d’ébranler
l’autorité royale en renversant la Bastille, c’était Gilbert, aubesoin, lui,
Gilbert, dont les principes avaient mis les armes aux mains desBillot, des Maillard,
des Élie, des Hullin.

Gilbert était donc à la fois une créature venimeuse etterrible ;
venimeuse, car il avait perdu Andrée comme amant ; terrible,car il venait
d’aider à renverser la Bastille comme ennemi.

Il fallait donc le connaître pour l’éviter, ou, mieux
encore, le connaître pour s’en servir.

Il fallait, à tout prix, entretenir cet homme, le voir de
près, le juger par soi-même.

La nuit était aux deux tiers passée, trois heures sonnaient,
l’aube blanchissait les cimes des arbres du parc de Versailles etle sommet des
statues.

La reine avait passé la nuit tout entière sans dormir ;
son regard vague se perdait dans les allées estompées d’une blondelumière.

Un sommeil lourd et brûlant s’empara peu à peu de lamalheureuse
femme.

Elle tomba le col renversé sur le dossier du fauteuil, près
de la fenêtre ouverte.

Elle rêva qu’elle se promenait dans Trianon, et que du fond
d’une plate-bande sortait un gnome au sourire terreux, comme il yen a dans les
ballades allemandes, et que ce monstre sardonique était Gilbert quiétendait
vers elle des doigts crochus.

Elle poussa un cri.

Un cri répondit au sien.

Ce cri la réveilla.

C’était madame de Tourzel qui l’avait poussé : elle
venait d’entrer chez la reine, et en la voyant défaite et râlantsur un
fauteuil, elle n’avait pu retenir l’élan de sa douleur et de sasurprise.

– La reine est malade ! s’écria-t-elle, la reine
souffre. Faut-il appeler un médecin ?

La reine ouvrit les yeux ; cette demande de madame de
Tourzel répondait à la demande de sa curiosité.

– Oui, un médecin, répondit-elle, le docteur Gilbert, appelez
le docteur Gilbert.

– Qu’est-ce que le docteur Gilbert ? demanda madame de
Tourzel.

– Un nouveau médecin par quartier nommé d’hier, je crois, et
arrivant d’Amérique.

– Je sais ce que Sa Majesté veut dire, hasarda une des dames
de la reine.

– Eh bien ? demanda Marie-Antoinette.

– Eh bien ! le docteur est dans l’antichambre du roi.

– Vous le connaissez donc ?

– Oui, Votre Majesté, fit la femme en balbutiant.

– Mais comment le connaissez-vous ? Il est arrivé il y
a huit ou dix jours d’Amérique, et hier seulement il est sorti dela Bastille.

– Je le connais…

– Répondez. D’où le connaissez-vous ? demandaimpérieusement
la reine.

La dame baissa les yeux.

– Voyons, vous déciderez-vous à me dire comment vous le
connaissez ?

– Madame, j’ai lu ses ouvrages, et ses ouvrages m’ayant
donné de la curiosité pour l’auteur, je me le suis fait montrer cematin.

– Ah ! fit la reine avec une expression indicible de
morgue et de réserve tout à la fois. Ah ! c’est bien !puisque vous
le connaissez, dites-lui que je suis souffrante et que je désire levoir.

La reine, en attendant, fit entrer ses femmes, passa une
robe de chambre, et rétablit sa coiffure.

Chapitre 32Le médecin du roi

Quelques minutes après le désir formulé par la reine, désir
que celle de ses femmes à laquelle il avait été manifesté s’étaitmise en
devoir d’accomplir, Gilbert, surpris, légèrement inquiet,profondément ému,
mais sans que rien se manifestât à la surface, Gilbert seprésentait devant
Marie-Antoinette.

Le maintien noble et assuré, la pâleur distinguée de l’homme
de science et d’imagination à qui l’étude fait une seconde nature,pâleur
encore rehaussée par le costume noir du tiers, que non seulementtous les
députés de cet ordre, mais encore les hommes qui avaient adopté lesprincipes
de la Révolution, se faisaient un devoir de porter ; la mainfine et
blanche de l’opérateur sous la simple mousseline plissée, la jambesi fine, si
élégante, si bien prise enfin que nul à la cour n’en pouvaitmontrer une mieux
modelée aux connaisseurs et même aux connaisseuses del’Œil-de-Bœuf ; avec
tout cela un mélange de respect timide pour la femme, de tranquilleaudace
envers la malade, rien pour la reine : telles furent lesnuances rapides
et nettement écrites que Marie-Antoinette, avec son aristocratiqueintelligence,
sut lire dans la personne du docteur Gilbert au moment où s’ouvritpour lui
donner passage la porte de sa chambre à coucher.

Moins Gilbert fut provocant dans sa démarche, plus la reine
sentit sa colère s’accroître. Elle s’était fait de cet homme untype odieux,
elle se l’était naturellement, et presque involontairement,représenté
semblable à un de ces héros de l’impudence comme elle en voyaitsouvent autour
d’elle. L’auteur des souffrances d’Andrée, cet élève bâtard deRousseau, cet
avorton devenu homme, ce jardinier devenu docteur, cet échenilleurd’arbres
devenu philosophe et dompteur d’âmes, Marie-Antoinette malgré ellese le
représentait sous les traits de Mirabeau, c’est-à-dire de l’hommequ’elle
haïssait le plus après le cardinal de Rohan et La Fayette.

Il lui avait paru, avant qu’elle ne vît Gilbert, qu’il
fallait un colosse matériel pour contenir cette colossalevolonté.

Mais quand elle vit un homme jeune, droit, mince, aux formes
sveltes et élégantes, à la figure douce et affable, cet homme luiparut avoir
commis le nouveau crime de mentir par son extérieur. Gilbert, hommedu peuple,
de naissance obscure, inconnue ; Gilbert, paysan, manant,vilain ;
Gilbert fut coupable aux yeux de la reine d’avoir usurpé des dehorsde
gentilhomme et d’homme bon. La fière Autrichienne, ennemie jurée dumensonge
chez autrui, s’indigna et conçut subitement une haine de ragecontre le
malheureux atome que tant de griefs différents lui faisaientennemi.

Pour ses familiers, pour ceux qui étaient habitués à lire
dans ses yeux la sérénité ou la tempête, il était facile de voirqu’un orage
plein de foudres et d’éclairs grondait dans le fond de soncœur.

Mais comment une créature humaine, fût-elle une femme,
eût-elle pu suivre, au milieu de ce tourbillon de flammes et decolères, la
piste des sentiments étranges et opposés qui s’entrechoquaient dansle cerveau
de la reine et lui gonflaient la poitrine de tous ces poisonsmortels que
décrit Homère ?

La reine d’un regard congédia tout le monde, même madame de
Misery.

Chacun sortit.

La reine attendit que la porte fût refermée sur la dernière
personne, puis, ramenant les yeux sur Gilbert, elle s’aperçut quelui n’avait
pas cessé de la regarder.

Tant d’audace l’exaspéra.

Ce regard du docteur était inoffensif en apparence, mais
continuel, mais plein d’intention, mais pesant à un tel point que
Marie-Antoinette se sentait forcée d’en combattrel’importunité.

– Eh bien ! monsieur, dit-elle avec la brutalité d’un
coup de pistolet, que faites-vous donc, debout, devant moi, à meregarder, au
lieu de me dire de quoi je souffre ?

Cette furieuse apostrophe, appuyée des éclairs du regard,
eût foudroyé tout courtisan de la reine, elle eût fait tomber auxpieds de
Marie-Antoinette, en demandant grâce, un maréchal de France, unhéros, un
demi-dieu.

Mais Gilbert répondit tranquillement :

– C’est par les yeux, madame, que le médecin juge d’abord.
En regardant Votre Majesté, qui m’a fait appeler, je ne satisfaispas une vaine
curiosité, je fais mon métier, j’obéis à ses ordres.

– Alors vous m’avez étudiée ?

– Autant qu’il a été en mon pouvoir, madame.

– Suis-je malade ?

– Non point dans le sens du mot, mais Votre Majesté est en
proie à une vive surexcitation.

– Ah ! ah ! fit Marie-Antoinette avec ironie, que
ne dites-vous donc de suite que je suis en colère ?

– Que Votre Majesté permette, puisqu’elle a fait venir un
médecin, que le médecin se serve du terme médical.

– Soit. Et pourquoi cette… surexcitation ?

– Votre Majesté a trop d’esprit pour ignorer que le médecin
devine le mal matériel, grâce à son expérience et aux traditions del’étude,
mais qu’il n’est point un devin pour sonder à première vue l’abîmedes âmes
humaines.

– Ce qui veut dire qu’à la seconde ou troisième fois, vous
pourriez dire non seulement ce que je souffre, mais encore ce queje
pense ?

– Peut-être, madame, répondit froidement Gilbert.

La reine s’arrêta frémissante ; on voyait sur ses
lèvres sa parole prête à jaillir, bouillonnante et corrosive.

Elle se contint.

– Il faut vous croire, dit-elle, vous, un savant homme.

Et elle accentua ces derniers mots avec un mépris tellement
sanglant que l’œil de Gilbert sembla s’éclairer à son tour du feude la colère.

Mais une seconde de lutte suffisait à cet homme pour qu’il
se donnât la victoire.

Aussi, le front calme et la parole libre, il reprit presque
aussitôt :

– Trop bonne est Votre Majesté de m’accorder un brevet de
savant homme sans avoir expérimenté ma science.

La reine se mordit les lèvres.

– Vous comprenez que je ne sais pas si vous êtes savant,
reprit-elle ; mais on le dit, et je le répète d’après tout lemonde.

– Eh ! Votre Majesté, alors, dit respectueusement
Gilbert, s’inclinant plus bas qu’il ne l’avait encore fait, il nefaut pas
qu’une intelligence comme la vôtre répète aveuglément ce que dit levulgaire.

– Vous voulez dire le peuple ? reprit insolemment la
reine.

– Le vulgaire, madame, répéta Gilbert avec une fermeté qui
fit tressaillir au fond du cœur de la femme on ne sait quoi dedouloureusement
impressionnable à des émotions inconnues.

– Enfin, répondit-elle, ne discutons point là-dessus. On
vous dit savant, c’est l’essentiel. Où avez-vous étudié ?

– Partout, madame.

– Ce n’est pas une réponse.

– Nulle part, alors.

– J’aime mieux cela. Vous n’avez étudié nulle part ?

– Comme il vous plaira, madame, répondit le docteur en
s’inclinant. Et cependant c’est moins exact que de direpartout.

– Voyons, répondez, alors, s’écria la reine exaspérée, et
surtout, par grâce ! monsieur Gilbert, épargnez-moi cesphrases.

Puis, comme à elle-même :

– Partout ! partout ! Qu’est-ce que cela
signifie ? c’est un mot de charlatan, d’empirique, de médecindes places
publiques, cela. Prétendez-vous m’imposer avec des syllabessonores ?

Elle avança le pied en regardant Gilbert avec des yeux ardents
et des lèvres frémissantes.

– Partout ! Citez ; voyons, monsieur Gilbert,citez.

– J’ai dit partout, répondit froidement Gilbert, parce qu’en
effet j’ai étudié partout, madame, dans la chaumière et dans lepalais, dans la
ville et dans le désert, sur nous et sur la bête, sur moi et surles autres,
comme il convient à un homme qui chérit la science et qui va laprendre partout
où elle est, c’est-à-dire partout.

La reine, vaincue, lança un regard terrible à Gilbert, qui
lui, de son côté, continuait à la regarder avec une fixitédésespérante.

Elle s’agita convulsivement et en se retournant, renversa le
petit guéridon sur lequel on venait de lui servir son chocolat dansune tasse
de Sèvres.

Gilbert vit tomber la table, vit se briser la tasse, mais ne
bougea point.

Le rouge monta au visage de Marie-Antoinette ; elle
porta une main froide et humide à son front brûlant, et, prête àlever de
nouveau les yeux sur Gilbert, elle n’osa.

Seulement, elle prétexta pour elle-même un mépris plus grand
que l’insolence.

– Et sous quel maître avez-vous étudié ? continua la
reine, reprenant la conversation au même endroit où elle l’avaitlaissée.

– Je ne sais comment répondre à Sa Majesté sans courir le
risque de la blesser encore.

La reine sentit l’avantage que venait de lui offrir Gilbert,
et se jeta dessus comme une lionne sur sa proie.

– Me blesser, moi ! Vous, me blesser, vous !
s’écria-t-elle. Oh ! monsieur, que dites-vous là, vous,blesser une
reine ! Vous vous méprenez, je vous jure. Ah ! monsieurle docteur
Gilbert, vous n’avez pas étudié la langue française à d’aussibonnes sources
que la médecine. On ne blesse pas les gens de ma qualité, monsieurle docteur
Gilbert, on les fatigue, voilà tout.

Gilbert salua et fit un pas vers la porte, mais sans qu’il
fût possible à la reine de découvrir sur son visage la moindretrace de colère,
le moindre signe d’impatience.

La reine, au contraire, trépignait de rage ; elle fit
un bond comme pour retenir Gilbert.

Il comprit.

– Pardon, madame, dit-il ; c’est vrai, j’ai eu le tort
impardonnable d’oublier que, médecin, je suis appelé devant unemalade.
Excusez-moi, madame ; désormais je m’en souviendrai.

Et il revint.

– Votre Majesté, continua-t-il, me paraît toucher à une
crise nerveuse. J’oserai lui demander de ne s’y pointabandonner ; tout à
l’heure elle n’en serait plus maîtresse. En ce moment, le poulsdoit être
suspendu, le sang afflue au cœur : Votre Majesté souffre,Votre Majesté
est prête d’étouffer, et peut-être serait-il prudent qu’elle fîtappeler une de
ses femmes.

La reine fit un tour dans la chambre, et, se
rasseyant :

– Vous vous appelez Gilbert ? demanda-t-elle.

– Gilbert, oui, madame.

– C’est étrange ! j’ai un souvenir de jeunesse dont la
bizarre insistance vous blesserait sans doute beaucoup, sije vous le disais.
N’importe ! blessé, vous vous guérirez, vous qui n’êtes pasmoins solide
philosophe que savant médecin.

Et la reine sourit ironiquement.

– C’est cela, madame, dit Gilbert, souriez et domptez peu à
peu vos nerfs par la raillerie, c’est une des plus bellesprérogatives de la
volonté intelligente que de se commander ainsi à soi-même. Domptez,madame,
domptez, mais sans forcer cependant.

Cette prescription du médecin fut faite avec une telle suavité
de bonhomie, que la reine, tout en sentant l’ironie profondequ’elle enfermait,
ne put s’offenser de ce que Gilbert venait de lui dire.

Seulement elle revint à la charge, reprenant l’attaque où
elle l’avait laissée :

– Ce souvenir dont je vous parle, acheva-t-elle, le voici.

Gilbert s’inclina en signe qu’il écoutait.

La reine fit un effort, et fixa son regard sur le sien.

– J’étais dauphine alors, et j’habitais Trianon. Il y avait
dans les parterres un petit garçon tout noir, tout terreux, toutrechigné, une
manière de petit Jean-Jacques, qui sarclait, bêchait, échenillaitavec ses
petites pattes crochues. Il s’appelait Gilbert.

– C’était moi, madame, dit flegmatiquement Gilbert.

– Vous ? fit Marie-Antoinette, avec une explosion de
haine. Mais j’avais donc raison ! mais vous n’êtes donc pas unhomme
d’études !

– Je pense que puisque Votre Majesté a si bonne mémoire,
elle se rappelle aussi les époques, dit Gilbert. C’était en 1772,si je ne me
trompe, que le petit garçon jardinier dont parle Votre Majestéfouillait la
terre pour gagner sa vie dans les parterres de Trianon. Nous sommesen 1789. Il
y a donc dix-sept ans, madame, que les choses que vous dites sesont passées.
C’est beaucoup d’années au temps où nous vivons. C’est beaucoupplus qu’il n’en
faut pour faire du sauvage un savant ; l’âme et l’espritfonctionnent vite
en certaines conditions, comme poussent vite en serre chaude lesplantes et les
fleurs ; les révolutions, Madame, sont les serres chaudes de
l’intelligence. Votre Majesté me regarde, et malgré la netteté deson regard,
elle ne remarque pas que l’enfant de seize ans est devenu un hommede
trente-trois ; elle a donc tort de s’étonner que l’ignorant,le naïf petit
Gilbert soit devenu, au souffle de deux révolutions, un savant etun
philosophe.

– Ignorant, soit… mais naïf, naïf, avez-vous dit, s’écriafurieusement
la reine ; je crois que vous avez appelé le petit Gilbertnaïf ?

– Si je me suis trompé, madame, ou si j’ai loué ce petit garçon
d’une qualité qu’il n’avait pas, j’ignore en quoi Votre Majestépeut savoir
mieux que moi qu’il possédât le défaut contraire.

– Oh ! ceci, c’est autre chose, dit la reineassombrie ;
peut-être parlerons-nous de cela un jour ; mais en attendant,revenons à
l’homme, je vous prie, à l’homme savant, à l’homme perfectionné, àl’homme
parfait que j’ai sous les yeux.

Ce mot parfait, Gilbert ne le releva point. Il
comprenait trop que c’était une nouvelle insulte.

– Revenons-y, madame, répondit simplement Gilbert, et dites
dans quel but Votre Majesté lui a fait donner l’ordre de passerchez elle.

– Vous vous proposez pour médecin du roi, dit-elle. Or, vous
comprenez, monsieur, que j’ai trop à cœur la santé de mon épouxpour la confier
à un homme que je ne connaîtrais point parfaitement.

– Je me suis proposé, madame, dit Gilbert, et j’ai été accepté
sans que Votre Majesté puisse concevoir justement le moindresoupçon de mon
incapacité ou de mon zèle. Je suis un médecin politique surtout,madame,
recommandé par M. de Necker. Quant au reste, si le roi a jamaisbesoin de ma
science, je lui serai bon médecin physique, autant que la sciencehumaine peut
être utile à l’œuvre du créateur. Mais ce que je serai surtout auroi, madame,
outre bon conseiller et bon médecin, c’est un bon ami.

– Un bon ami ! s’écria la reine avec une nouvelle
explosion de mépris. Vous, monsieur ! un ami du roi !

– Assurément, répondit tranquillement Gilbert ; pourquoi
non, madame ?

– Ah ! oui, toujours en vertu de vos pouvoirs secrets,
à l’aide de votre science occulte, murmura-t-elle. Qui sait ?nous venons
de voir les Jacques et les Maillotins ; nous revenonspeut-être au moyen
âge ! Vous ressuscitez les philtres et les charmes. Vous allezgouverner
la France par la magie ; vous allez être Faust ou NicolasFlamel.

– Je n’ai point cette prétention, madame.

– Hé ! que ne l’avez-vous, monsieur ! Combien de
monstres plus cruels que ceux des jardins d’Armide, plus cruels queCerbère,
vous endormiriez au seuil de notre enfer !

Lorsqu’elle prononça ce mot : vous endormiriez,
la reine attacha son regard plus investigateur que jamais sur ledocteur.

Cette fois, Gilbert rougit malgré lui.

Ce fut une joie indéfinissable pour Marie-Antoinette ;
elle sentit que cette fois le coup qu’elle avait porté avait faitune véritable
blessure.

– Car vous endormez, continua-t-elle ; vous qui avez
étudié partout et sur tout, vous avez sans doute étudié lascience magnétique
avec les endormeurs de notre siècle, avec ces gens qui font dusommeil une
trahison et qui lisent leurs secrets dans le sommeil desautres !

– En effet, madame, j’ai souvent et longtemps étudié sous le
savant Cagliostro.

– Oui, celui qui pratiquait et faisait pratiquer à ses
adeptes ce vol moral dont je parlais tout à l’heure, celui qui àl’aide de ce
sommeil magique, et que j’appellerai, moi, infâme, celui quiprenait aux uns
les âmes, aux autres le corps.

Gilbert comprit encore, et cette fois pâlit au lieu de
rougir.

La reine en tressaillit de joie jusqu’au fond du cœur.

– Ah ! misérable, murmura-t-elle, moi aussi je t’ai
blessé, et je vois le sang.

Mais les émotions les plus profondes ne se faisaient pasvisibles
pour longtemps sur le visage de Gilbert. S’approchant donc de lareine qui,
toute joyeuse de sa victoire, le regardait imprudemment :

– Madame, dit-il, Votre Majesté aurait tort de contester à
ces savants hommes dont vous parlez le plus bel apanage de leurscience, ce
pouvoir d’endormir non pas des victimes, mais des sujets parle sommeil
magnétique : vous auriez tort, surtout, de leur contester ledroit qu’ils
ont de poursuivre, par tous les moyens possibles, une découvertedont les lois,
une fois reconnues et régularisées, sont peut-être appelées àrévolutionner le
monde.

Et en s’approchant de la reine, Gilbert l’avait regardée à
son tour avec cette puissance de volonté sous laquelle la nerveuseAndrée avait
succombé.

La reine sentit qu’un frisson courait dans ses veines àl’approche
de cet homme.

– Infamie ! dit-elle, sur les hommes qui abusent de
certaines pratiques sombres et mystérieuses pour perdre les âmes oules
corps !… Infamie sur ce Cagliostro !…

– Ah ! répondit Gilbert avec un accent pénétré,
gardez-vous, madame, de juger avec tant de sévérité les fautes quecommettent
les créatures humaines.

– Monsieur !

– Toute créature est sujette à l’erreur, madame ; toute
créature nuit à la créature, et sans l’égoïsme individuel, qui faitla sûreté
générale, le monde ne serait qu’un vaste champ de bataille. Ceux-làsont les
meilleurs qui sont bons, voilà tout. D’autres vous diraient :ceux-là sont
les meilleurs qui sont moins mauvais. L’indulgence doit être plusgrande, madame,
à proportion que le juge est plus élevé. En haut du trône où vousêtes, vous
avez moins que personne le droit d’être sévère pour les fautesd’autrui. Sur le
trône de la terre, soyez la suprême indulgence, comme sur le trônedu ciel,
Dieu est la suprême miséricorde.

– Monsieur, dit la reine, je regarde d’un autre œil que vous
mes droits, et surtout mes devoirs, je suis sur le trône pour puniret
récompenser.

– Je ne crois pas, madame. À mon avis, au contraire vous
êtes sur le trône, vous, femme et reine, pour concilier et pourpardonner.

– Je suppose que vous ne moralisez pas, monsieur.

– Vous avez raison, madame, et je ne fais que répondre à
Votre Majesté. Ce Cagliostro, par exemple, madame, dont vousparliez tout à
l’heure et dont vous contestiez la science, je me rappelle, moi –et c’est un
souvenir antérieur à vos souvenirs de Trianon –, je me rappelleque, dans les
jardins du château de Taverney, il eut l’occasion de donner à ladauphine de
France une preuve de cette science, je ne sais laquelle, madame,dont elle a dû
garder une profonde mémoire : car cette preuve l’avaitcruellement
impressionnée, impressionnée au point qu’elle s’évanouit.

Gilbert à son tour frappait ; il est vrai qu’il
frappait au hasard, mais le hasard le servit et il frappa si justeque la reine
devint affreusement pâle.

– Oui, dit-elle d’une voix rauque, oui, en effet, il m’a
fait voir en rêve une hideuse machine ; mais, jusqu’à présent,je ne sache
pas que cette machine existe en réalité.

– Je ne sais ce qu’il vous a fait voir, madame, reprit
Gilbert satisfait de l’effet produit, mais ce que je sais, c’estqu’on ne peut
contester le titre de savant à l’homme qui prend, sur les autreshommes, ses
semblables, une pareille puissance.

– Ses semblables… murmura dédaigneusement la reine.

– Soit, je me trompe, reprit Gilbert, et sa puissance est
d’autant plus grande qu’il courbe à son niveau, sous le joug de lapeur, la
tête des rois et des princes de la terre.

– Infamie ! infamie ! vous dis-je encore, contre
ceux qui abusent de la faiblesse ou de la crédulité.

– Infâmes ! avez-vous dit, ceux qui usent de la
science ?

– Chimères, mensonges, lâchetés !

– Qu’est-ce à dire ? demanda Gilbert avec calme.

– C’est-à-dire que ce Cagliostro est un lâche charlatan, et
que son prétendu sommeil magnétique est un crime.

– Un crime !

– Oui, un crime, continua la reine, car il est le résultat
d’un breuvage, d’un philtre, d’un empoisonnement dont la justicehumaine, que
je représente, saura atteindre et punir les auteurs.

– Madame, madame, reprit Gilbert avec la même patience,indulgence,
s’il vous plaît, pour ceux qui ont failli en ce monde.

– Ah ! vous avouez donc ?

La reine se trompait, et, d’après la douceur de la voix de
Gilbert, croyait qu’il implorait pour lui-même.

Elle se trompait ; c’était un avantage que Gilbert
n’avait garde de laisser échapper.

– Quoi ! dit-il en dilatant sa prunelle enflammée sous
laquelle Marie-Antoinette fut contrainte de baisser les yeux commeà la
réflexion d’un rayon de soleil.

La reine demeura interdite, et cependant faisant un
effort :

– On n’interroge pas plus une reine qu’on ne la blesse,
dit-elle ; sachez encore cela, vous qui êtes nouveau venu à lacour ;
mais vous parliez, ce me semble, de ceux qui ont failli, et vous medemandiez
l’indulgence.

– Hélas ! madame, dit Gilbert, quelle est la créaturehumaine
sans reproche, celle qui a su si bien s’enfermer dans la profondecarapace de
sa conscience que le regard des autres n’y pût pénétrer ?C’est là ce qui
s’appelle souvent la vertu. Soyez indulgente, madame.

– Mais à ce compte, reprit imprudemment la reine, il n’y a
donc pas de vertueuse créature pour vous, monsieur, pour vous,l’élève de ces
hommes dont le regard va chercher la vérité même au fond desconsciences ?

– Cela est vrai, madame.

Elle éclata de rire sans se soucier de cacher le mépris que
ce rire renfermait.

– Oh ! par grâce ! monsieur, s’écria-t-elle,
veuillez donc vous souvenir que vous ne parlez pas sur une placepublique, à
des idiots, à des paysans ou a des patriotes.

– Je sais à qui je parle, madame, croyez-le bien, répliqua
Gilbert.

– Plus de respect, alors, monsieur, ou plus d’adresse ;
repassez vous-même toute votre vie, sondez les profondeurs de cetteconscience
que, malgré leur génie et leur expérience, les hommes qui onttravaillé partout
doivent posséder comme le commun des mortels ; rappelez-vousbien tout ce
que vous pouvez avoir songé de bas, de nuisible, de criminel, toutce que vous
pouvez avoir commis de cruautés, d’attentats, de… crimes même. Nem’interrompez
pas, et quand vous aurez fait la somme de tout cela, monsieur ledocteur, baissez
la tête, devenez humble, ne vous approchez pas avec cet orgueilinsolent de la
demeure des rois, qui, jusqu’à nouvel ordre du moins, sontinstitués par Dieu
pour pénétrer l’âme des criminels, sonder les replis desconsciences et
appliquer, sans pitié comme sans appel, les châtiments auxcoupables. Voilà,
monsieur, continua la reine, ce qu’il convient que vous fassiez. Onvous saura
gré de votre repentir. Croyez moi, le meilleur moyen de guérir uneâme aussi
malade que la vôtre, ce serait de vivre dans la solitude, loin desgrandeurs
qui donnent aux hommes des idées fausses de leur propre valeur. Jevous
conseillerais donc de ne pas vous rapprocher de la cour, et derenoncer à
soigner le roi dans ses maladies. Vous avez une cure à faire dontDieu vous saura
plus de gré que d’aucune cure étrangère : la vôtre.L’antiquité avait un
proverbe là-dessus, monsieur : Ipse cura medice.

Gilbert, au lieu de se révolter contre cette proposition que
la reine regardait comme la plus désagréable des conclusions,répondit avec douceur :

– Madame, j’ai déjà fait tout ce que Votre Majesté merecommande
de faire.

– Et qu’avez-vous fait, monsieur ?

– J’ai médité.

– Sur vous-même ?

– Sur moi, oui, madame.

– Et… à propos de votre conscience ?

– Surtout à cause de ma conscience, madame.

– Croyez-vous alors que je sois suffisamment instruite de ce
que vous y avez vu ?

– J’ignore ce que veut me dire Votre Majesté, mais je le
comprends ; combien de fois un homme de mon âge doit avoiroffensé
Dieu ?

– Vraiment, vous parlez de Dieu !

– Oui.

– Vous !

– Pourquoi pas ?

– Un philosophe ! Est-ce que les philosophes croient en
Dieu ?

– Je parle de Dieu et je crois en lui.

– Et vous ne vous retirez pas ?

– Non, madame, je reste.

– Monsieur Gilbert, prenez garde.

Et le visage de la reine prit une indéfinissable expression
de menace.

– Oh ! j’ai bien réfléchi, madame, et ces réflexions
m’ont conduit à savoir que je ne vaux pas moins qu’un autre :chacun a ses
péchés. J’ai appris cet axiome, non pas en feuilletant les livres,mais en
fouillant la conscience d’autrui.

– Universel et infaillible, n’est-ce pas ? dit la reine
avec ironie.

– Hélas ! madame, sinon universel, sinon infaillible,
du moins bien savant en misères humaines, bien éprouvé en douleursprofondes.
Et cela est si vrai que je vous dirais, rien qu’à voir le cercle devos yeux
fatigués, rien qu’à voir cette ligne qui s’étend de l’un à l’autrede vos
sourcils, rien qu’à voir ce pli qui crispe les coins de votrebouche –
contraction que l’on appelle du nom prosaïque de rides – je vousdirais,
madame, combien vous avez subi d’épreuves rigoureuses, combien defois votre
cœur a battu d’angoisse, combien de fois ce cœur s’est abandonnéconfiant pour
se réveiller trompé. Je vous dirai tout cela, madame, quand vous levoudrez ;
je le dirai, sûr de n’être point démenti ; je vous le dirai,en attachant
un regard qui sait et qui veut lire ; et lorsque vous aurezsenti le poids
de ce regard, quand vous aurez senti le plomb de cette curiositépénétrer au
fond de votre âme, comme la mer sent le plomb de la sonde quipartage ses
abîmes, alors, vous comprendrez que je puis beaucoup, madame, etque si je
m’arrête, il faut que l’on m’en sache gré au lieu de me provoquer àla guerre.

Ce langage, soutenu par une fixité terrible de la volonté de
provocation de l’homme à la femme, ce mépris de toute étiquette enprésence de
la reine firent un effet indicible sur Marie-Antoinette.

Elle sentit comme un brouillard tomber sur son front et
glacer ses idées, elle sentit sa haine changée en effroi, ellelaissa tomber
ses mains alourdies et fit un pas en arrière pour fuir l’approchede ce danger
inconnu.

– Et maintenant, madame, dit Gilbert qui voyait clairement
ce qui se passait en elle, comprenez-vous qu’il me soit bien aiséde savoir ce que
vous cachez à tout le monde, et ce que vous vous cachez àvous-même ;
comprenez-vous qu’il me soit aisé de vous étendre là sur cettechaise que vos
doigts vont chercher par instinct pour y trouver un appui.

– Oh ! fit la reine épouvantée, car elle sentait passer
jusqu’à son cœur des frissons inconnus.

– Que je dise en moi-même un mot que je ne veux pas dire,
continua Gilbert, que je formule une volonté à laquelle je renonce,et vous
allez tomber foudroyée en mon pouvoir. Vous doutez, madame ;oh ! ne doutez
pas, vous me tenteriez peut-être, et si une fois vous metentiez !… Mais
non, vous ne doutez point, n’est-ce pas ?

La reine, à demi renversée, haletante, oppressée, éperdue,
se cramponnait au dossier de son fauteuil avec l’énergie dudésespoir et la
rage d’une inutile défense.

– Oh ! continua Gilbert, croyez bien ceci, madame,
c’est que si je n’étais le plus respectueux, le plus dévoué, leplus humblement
prosterné de vos sujets, je vous convaincrais par une expérienceterrible.
Oh ! ne craignez rien. Je m’incline humblement, vous dis-je,devant la
femme plus encore que devant la reine. Je frémis d’avoir une penséequi
effleure seulement votre pensée, je me tuerais plutôt que dechercher à gêner
votre âme.

– Monsieur, monsieur, s’écria la reine en frappant l’air de
ses bras comme pour repousser Gilbert qui se tenait à plus de troispas d’elle.

– Et cependant, continua Gilbert, vous m’avez fait enfermer
à la Bastille. Vous ne regrettez qu’elle soit prise que parce quele peuple, en
la prenant, m’en a ouvert les portes. Votre haine éclate dans vosyeux contre
un homme à qui vous n’avez personnellement rien à reprocher. Et,tenez, tenez,
je le sens, depuis que je détends l’influence avec laquelle je vouscontenais,
qui sait si vous ne recommencez pas à reprendre le doute avec larespiration.

Et, en effet, depuis que Gilbert avait cessé de lui commander
des yeux et de la main, Marie-Antoinette s’était relevée presquemenaçante,
comme l’oiseau qui, débarrassé des suffocations de la clochepneumatique, essaie
de reprendre ses chants et son vol.

– Ah ! vous doutez, vous raillez, vous méprisez. Eh
bien ! voulez-vous que je vous dise, madame, une idée terriblequi m’a
passé par l’esprit ; voilà ce que j’ai été sur le point defaire, madame :
je vous condamnais à me révéler vos peines les plus intimes, vossecrets les
plus cachés ; je vous forçais à les écrire ici sur cette tableque vous
touchez en ce moment, et plus tard réveillée, revenue à vous, jevous eusse
prouvé par votre écriture même combien est peu chimérique cepouvoir que vous
semblez contester ; combien surtout est réelle la patience, ledirai-je,
oui, je le dirai, la générosité de l’homme que vous venezd’insulter, que vous
insultez depuis une heure sans qu’il vous en ait un seul instantdonné le droit
ou le prétexte.

– Me forcer à dormir, me forcer à parler en dormant,
moi ! moi ! s’écria la reine toute pâlissante, vousl’eussiez osé, monsieur ?
Mais savez-vous ce que c’est que cela ? Connaissez-vous laportée de la
menace que vous me faites ? Mais c’est un crime delèse-majesté, monsieur.
Songez-y, c’est un crime qu’une fois réveillée, une fois remise enpossession
de moi-même, un crime que j’eusse fait punir de mort.

– Madame, dit Gilbert suivant du regard l’émotion vertigineuse
de la reine, ne vous hâtez pas d’accuser et surtout de menacer.Certes, j’eusse
endormi Votre Majesté. Certes, j’eusse arraché à la femme tous sessecrets,
mais, croyez-le bien, ce n’eût certes pas été dans une occasioncomme celle-ci,
ce n’eût point été dans un tête-à-tête entre la reine et son sujet,entre la
femme et un homme étranger ; non, j’eusse endormi la reine,c’est vrai, et
rien ne m’eût été plus facile, mais je ne me fusse point permis del’endormir,
je ne me fusse point permis de la faire parler sans avoir untémoin.

– Un témoin ?

– Oui, madame, un témoin qui eût recueilli fidèlement toutes
vos paroles, tous vos gestes, tous les détails enfin de la scèneque j’eusse
provoquée, afin, cette scène accomplie de ne pas vous laisser àvous-même un
seul instant de doute.

– Un témoin ! monsieur, répéta la reine épouvantée, et
quel eut été ce témoin ? Mais, songez-y, monsieur, le crimeeût été
double, car, en ce cas, vous vous fussiez adjoint un complice.

– Et si ce complice, madame, n’eût été autre que le
roi ? dit Gilbert.

– Le roi ! s’écria Marie-Antoinette avec une épouvante
qui trahit l’épouse plus énergiquement que n’eût pu faire laconfession de la
somnambule. Oh ! monsieur Gilbert ! monsieurGilbert !

– Le roi, ajouta tranquillement Gilbert, le roi, votre époux,
votre soutien, votre défenseur naturel. Le roi, qui vous eûtraconté à votre
réveil, madame, combien j’avais été à la fois respectueux et fieren prouvant
ma science à la plus vénérée des souveraines.

Et après avoir achevé ces mots, Gilbert laissa à la reine
tout le temps d’en méditer la profondeur.

La reine demeura pendant plusieurs minutes dans un silence
que troublait le bruit de sa respiration entrecoupée.

– Monsieur, reprit-elle enfin, après tout ce que vous venez
de me dire, il faut que vous soyez un ennemi mortel…

– Ou un ami à l’épreuve, madame.

– Impossible, monsieur, l’amitié ne peut vivre à côté de la
crainte ou de la défiance.

– L’amitié, madame, allant de sujet à reine, ne peut vivre
que par la confiance que le sujet inspire. Vous vous serez déjàdit, n’est-ce
pas, que celui-là n’est pas un ennemi, auquel au premier mot on ôtele moyen de
nuire, surtout lorsque le premier il s’interdit l’usage de sesarmes.

– Ce que vous dites là, monsieur, on doit y croire ?
fit la reine avec attention et inquiétude, en regardant Gilbertd’un air
pénétré.

– Pourquoi n’y croiriez-vous pas, madame, lorsque vous avez
toutes les preuves de ma sincérité ?

– On change, monsieur, on change.

– Madame, j’ai fait le vœu que certains hommes illustres
dans le maniement des armes dangereuses faisaient avant d’entrer enexpédition.
Je n’userai jamais de mes avantages que pour repousser les tortsqu’on me
voudra faire. Non pour offense, mais pour défense ;telle est ma
devise.

– Hélas ! dit la reine humiliée.

– Je vous comprends, madame. Vous souffrez de voir votre âme
aux mains du médecin, vous qui vous révoltiez parfois d’yabandonner votre
corps. Prenez courage, prenez confiance. Celui-là veut bien vousconseiller,
qui vous a donné aujourd’hui la preuve de longanimité que vous avezreçue de
moi. Je veux vous aimer, madame ; je veux que l’on vous aime.Les idées
que j’ai déjà données au roi, je les discuterai avec vous.

– Docteur, prenez-y garde ! fit gravement la reine,
vous m’avez prise au piège ; après avoir fait peur à la femme,vous croyez
pouvoir gouverner la reine.

– Non, madame, répondit Gilbert ; je ne suis pas unmisérable
spéculateur. J’ai mes idées, je comprends que vous ayez les vôtres.Je repousse
dès à présent cette accusation que vous porteriez éternellementcontre moi de
vous avoir effrayée pour subjuguer votre raison. Je dis plus, vousêtes la
première femme en qui je trouve à la fois toutes les passions de lafemme et toutes
les facultés dominatrices de l’homme. Vous pouvez être à la foisune femme et
un ami. Toute l’humanité se renfermerait en vous au besoin. Je vousadmire et
je vous servirai. Je vous servirai sans rien recevoir de vous,uniquement pour
vous étudier, madame. Je ferai plus encore pour votreservice ; au cas où
je vous paraîtrais un meuble de palais par trop gênant ; aucas où
l’impression de la scène d’aujourd’hui ne s’effacerait pas de votremémoire, je
vous demande, je vous prie de m’éloigner.

– Vous éloigner ! s’écria la reine avec une joie qui
n’échappa point à Gilbert.

– Eh bien ! c’est conclu, madame, répliqua-t-il avec un
admirable sang-froid. Je ne dirai même pas au roi ce que j’avais àlui dire, et
je partirai. Faut-il que j’aille bien loin pour vous rassurer,madame ?

Elle le regarda, surprise de cette abnégation.

– Je vois, dit-il, ce que pense Votre Majesté. Plus
instruite qu’on ne croit de ces mystères de l’influence magnétiquequi
l’effrayaient tout à l’heure, Votre Majesté se dit qu’à distance jeserai aussi
dangereux et aussi inquiétant.

– Comment cela ? fit la reine.

– Oui, je le répète, madame, celui qui voudrait nuire àquelqu’un
par les moyens que vous venez de reprocher à mes maîtres et à moi,pourrait
exercer son action nuisible aussi bien à cent lieues, aussi bien àmille qu’à
trois pas. Ne craignez rien, madame, je n’y tâcherai point.

La reine demeura un moment pensive et ne sachant que
répondre à cet homme étrange, qui faisait ainsi flotter sesrésolutions les
plus arrêtées.

Tout à coup un bruit de pas, au fond des corridors, fit
lever la tête à Marie-Antoinette.

– Le roi, dit-elle, le roi qui vient.

– Alors, madame, répondez-moi, je vous en prie :
faut-il que je reste, faut-il que je parte ?

– Mais…

– Hâtez-vous, madame, je puis éviter le roi, si vous ledésirez ;
Votre Majesté m’indiquera une porte par laquelle je meretirerai.

– Restez, lui dit la reine.

Gilbert s’inclina, tandis que Marie-Antoinette cherchait à
lire sur ses traits à quel point le triomphe serait plus révélateurque n’avait
été la colère ou l’inquiétude.

Gilbert resta impassible.

– Au moins, se dit la reine, eût-il dû manifester de la
joie.

Chapitre 33Le conseil

Le roi entra vivement et lourdement comme à son habitude.

Il avait un air affairé, curieux, qui contrastaitsingulièrement
avec la rigidité glacée du maintien de la reine.

Les fraîches couleurs du roi ne l’avaient pas abandonné.
Matinal et tout fier de la bonne santé qu’il avait humée avec l’airdu matin,
il soufflait bruyamment, et appuyait avec vigueur son pied sur lesparquets.

– Le docteur ? dit-il ; qu’est devenu le
docteur ?

– Bonjour, Sire. Comment allez-vous, ce matin ?
Êtes-vous bien fatigué ?

– J’ai dormi six heures, c’est mon lot. Je vais très bien.
L’esprit est net. Vous êtes un peu pâle, madame. Le docteur, on m’adit que
vous l’aviez mandé ?

– Voici M. le docteur Gilbert, fit la reine en démasquant
l’embrasure de la fenêtre, dans laquelle le docteur s’était tapijusqu’à ce
moment.

Le front du roi s’éclaircit aussitôt, puis :

– Ah ! j’oubliais ! dit-il. Vous avez mandé le
docteur ; c’est donc que vous souffriez ?

La reine rougit.

– Vous rougissez ? lui dit Louis XVI.

Elle devint pourpre.

– Encore quelque secret ? fit le roi.

– Quel secret, monsieur ? interrompit la reine avechauteur.

– Vous ne m’entendez pas, je vous dis que vous qui avez vos
médecins favoris, vous ne pouvez avoir appelé le docteur Gilbertsans le désir
que je vous connais…

– Lequel ?

– De toujours me cacher quand vous souffrez.

– Ah ! fit la reine un peu remise.

– Oui, continua Louis XVI, mais prenez-y garde ; M.Gilbert
est de mes confidents à moi, et si vous lui contez quelque chose,il me le
rapportera.

Gilbert sourit.

– Pour cela, non, Sire, dit-il.

– Bien, voilà que la reine corrompt mes gens.

Marie-Antoinette fit entendre un de ces petits rires
étouffés qui signifient seulement que l’on veut interrompre laconversation, ou
que cette conversation fatigue beaucoup.

Gilbert comprit, le roi ne comprit pas.

– Voyons, docteur, dit-il, puisque cela divertit la reine,
contez-moi ce qu’elle vous disait.

– Je demandais au docteur, interrompit à son tour
Marie-Antoinette, pourquoi vous l’aviez mandé d’aussi bonne heure.J’avoue en
effet que sa présence à Versailles dès le matin m’intrigue etm’inquiète.

– J’attendais le docteur, répliqua le roi en s’assombrissant,
pour causer politique avec lui.

– Ah ! fort bien ! dit la reine.

Et elle s’assit comme pour écouter.

– Venez, docteur, reprit le roi en se dirigeant vers la
porte.

Gilbert salua profondément la reine et se prépara à suivre
Louis XVI.

– Où allez-vous ? s’écria la reine ; quoi !
vous partez ?

– Nous n’avons pas à converser de choses bien gaies,madame ;
autant vaut épargner à la reine un souci de plus.

– Vous appelez soucis des douleurs ! s’écriamajestueusement
la reine.

– Raison de plus, ma chère.

– Restez, je le veux, dit-elle. Monsieur Gilbert, je suppose
que vous ne me désobéirez pas.

– Monsieur Gilbert ! monsieur Gilbert ! fit le roi
très dépité.

– Eh bien ! quoi ?

– Eh ! M. Gilbert qui devait me donner un avis, qui
devait causer librement avec moi, suivant sa conscience, M. Gilbertne le fera
plus.

– Pourquoi donc ? fit la reine.

– Parce que vous serez là, madame.

Gilbert fit comme un geste, auquel la reine attacha tout de
suite une signification importante.

– En quoi, dit-elle pour l’appuyer, M. Gilbert risquera-t-il
de me déplaire s’il parle suivant sa conscience ?

– C’est facile à comprendre, madame, dit le roi ; vous
avez votre politique à vous ; elle n’est pas toujours lanôtre. En sorte
que…

– En sorte que M. Gilbert, vous me le dites clairement, est
fort dissident avec ma politique.

– Cela doit être, madame, répondit Gilbert, d’après les
idées que Votre Majesté me connaît. Seulement Votre Majesté peutêtre bien
assurée que je dirai la vérité aussi librement devant elle qu’enprésence du
roi seul.

– Ah ! c’est déjà quelque chose, fit Marie-Antoinette.

– La vérité n’est pas toujours bonne à dire, se hâta demurmurer
Louis XVI.

– Si elle est utile ? dit Gilbert.

– Ou seulement bien intentionnée, ajouta la reine.

– Pour cela, nous n’en douterons pas, interrompit Louis XVI.
Mais si vous étiez sage, madame, vous laisseriez au docteurl’entière liberté
de langage… dont j’ai besoin.

– Sire, répondit Gilbert, puisque la reine provoque
elle-même la vérité, puisque je sais l’esprit de Sa Majesté asseznoble et
assez puissant pour ne la pas craindre, je préfère parler devantmes deux
souverains.

– Sire, dit la reine, je le demande.

– J’ai foi dans la sagesse de Votre Majesté, dit Gilbert en
s’inclinant devant la reine. Il s’agit du bonheur et de la gloirede Sa Majesté
le roi.

– Vous avez raison d’avoir foi, dit la reine, Commencez
monsieur.

– Tout cela, c’est fort beau, continua le roi, qui
s’entêtait, suivant sa coutume ; mais enfin la question estdélicate, et
je sais bien que, quant à moi, vous m’embarrasserez beaucoup.

La reine ne put retenir un mouvement d’impatience ;
elle se leva, puis se rassit en plongeant son regard rapide etfroid dans la
pensée du docteur.

Louis XVI, voyant qu’il ne restait aucun moyen d’échapper à
la question ordinaire et extraordinaire, s’assit avec un grossoupir dans son
fauteuil en face de Gilbert.

– De quoi s’agit-il ? demanda la reine après que cette
sorte de conseil se fut ainsi constitué et installé.

Gilbert regarda le roi une dernière fois comme pour lui
demander l’autorisation de parler sans contrainte.

– Allez ! mon Dieu, allez, monsieur, répliqua le roi,
puisque la reine le veut.

– Eh bien ! madame, dit le docteur, j’instruirai en peu
de mots Votre Majesté du but de ma visite matinale à Versailles. Jevenais
conseiller à Sa Majesté de se rendre à Paris.

Une étincelle tombant sur les quarante milliers de poudre
que renfermait alors l’Hôtel de Ville, n’eût pas produitl’explosion que ces
paroles firent éclater dans le cœur de la reine :

– Le roi à Paris ! le roi ! Oh !

Et elle poussa un cri d’horreur qui fit tressaillir Louis
XVI.

– Là, fit le roi en regardant Gilbert, que vous disais-je,
docteur !

– Le roi, continua la reine, le roi dans une ville en proie
à la révolte ; le roi au milieu des fourches et desfaux ; le roi
parmi ces hommes qui ont massacré les Suisses, qui ont assassiné M.de Launay
et M. de Flesselles ; le roi traversant la place del’Hôtel-de-Ville et
marchant dans le sang de ses défenseurs !… Vous êtes uninsensé, monsieur,
pour avoir parlé ainsi. Oh ! je vous le répète, vous êtes uninsensé.

Gilbert baissa les yeux comme un homme que le respect
contient ; mais il ne répondit pas une parole.

Le roi, remué jusqu’au fond de l’âme, se retourna sur son
fauteuil comme un torturé sur le gril des inquisiteurs.

– Est-il possible qu’une pareille idée, poursuivit la reine,
se soit logée dans une tête intelligente, dans un cœurfrançais ?
Quoi ! monsieur, vous ne savez donc pas que vous parlez ausuccesseur de
saint Louis, à l’arrière-petit-fils de Louis XIV ?

Le roi battait le tapis du pied.

– Je ne suppose pas, cependant, poursuivit encore la reine,
que vous désiriez enlever au roi le secours de ses gardes et deson
armée ; que vous cherchiez à le tirer de son palais, qui estune
forteresse, pour l’exposer seul et nu à ses ennemis acharnés ;vous n’avez
pas le désir de faire assassiner le roi, n’est-ce pas, monsieurGilbert ?

– Si je croyais que Votre Majesté eût un instant l’idée que
je sois capable d’une pareille trahison, je ne serais pas uninsensé, je me
regarderais comme un misérable. Mais Dieu merci ! madame, vousn’y croyez
pas plus que moi-même. Non, je suis venu donner ce conseil à monroi parce que
je crois le conseil bon, et même supérieur à tous les autres.

La reine crispa ses doigts sur sa poitrine, avec tant deviolence
qu’elle fit craquer la batiste sous sa pression.

Le roi haussa les épaules avec un léger mouvementd’impatience.

– Mais, pour Dieu ! dit-il, écoutez-le, madame il sera
toujours temps de dire non quand vous l’aurez entendu.

– Le roi a raison, madame, dit Gilbert ; car, ce que
j’ai à dire à Vos Majestés, vous ne le savez point ; vous vouscroyez, madame,
au milieu d’une armée sûre, dévouée, prête à mourir pourvous :
erreur ! parmi les régiments français, moitié conspire avecles
régénérateurs pour l’idée révolutionnaire.

– Monsieur ! s’écria la reine, prenez garde, vous
insultez l’armée !

– Tout au contraire, madame, dit Gilbert j’en fais l’éloge.
On peut respecter sa reine, et se dévouer à son roi, tout en aimantsa patrie
et en se dévouant à sa liberté.

La reine lança sur Gilbert un regard flamboyant comme un
éclair.

– Monsieur, lui dit-elle, ce langage…

– Oui, ce langage vous blesse, madame, je comprends
cela ; car, selon toute probabilité, Votre Majesté l’entendpour la première
fois.

– Il faudra bien s’y accoutumer, murmura Louis XVI avec le
bon sens résigné qui faisait sa principale force.

– Jamais ! s’écria Marie-Antoinette ;
jamais !

– Voyons, écoutez ! écoutez ! s’écria le
roi ; je trouve ce que dit le docteur plein de raison.

La reine se rassit frémissante.

Gilbert continua.

– Je disais donc, madame, que j’ai vu Paris, moi, et que
vous n’avez pas même vu Versailles. Savez-vous ce que veut faire ence moment Paris ?

– Non, dit le roi inquiet.

– Il ne veut pas prendre une seconde fois la Bastille,
peut-être, dit la reine avec mépris.

– Assurément, non, madame, continua Gilbert ; mais
Paris sait qu’il y a une autre forteresse entre le peuple et sonroi. Paris se
propose de réunir les députés des quarante-huit districts qui lecomposent, et
d’envoyer ces députés à Versailles.

– Qu’ils y viennent, qu’ils y viennent ! s’écria la
reine avec une farouche joie. Oh ! ils y seront les bienreçus.

– Attendez, madame, répondit Gilbert, et prenez garde, ces
députés ne viendront pas seuls.

– Et avec qui viendront-ils ?

– Ils viendront appuyés par vingt mille hommes de gardes
nationales.

– De gardes nationales, dit la reine, qu’est-ce que
cela ?

– Ah ! madame, ne parlez pas légèrement de cetteinstitution ;
elle deviendra un jour une puissance ; elle liera etdéliera.

– Vingt mille hommes ! s’écria le roi.

– Eh ! monsieur, reprit à son tour la reine, vous avez
ici dix mille hommes qui valent cent mille révoltés ;appelez-les, appelez-les,
vous dis-je, les vingt mille scélérats ! Ils trouveront icileur châtiment
et l’exemple dont a besoin toute cette fange révolutionnaire que jebalayerais,
moi, en huit jours, si l’on m’écoutait seulement une heure.

Gilbert secoua tristement la tête.

– Oh ! madame, dit-il, comme vous vous trompez, ou plutôt
comme on vous a trompée. Hélas ! hélas ! y songez-vous,la guerre
civile provoquée par une reine ! une seule l’a fait, et elle aemporté
avec elle au tombeau l’épithète terrible d’étrangère.

– Provoquée par moi, monsieur, comment entendez-vous
cela ? Est-ce moi qui ai tiré sur la Bastille sansprovocation ?

– Eh ! madame, dit le roi, au lieu de conseiller la
violence, écoutez d’abord la raison.

– La faiblesse !

– Voyons, Antoinette, écoutez, dit le roi sévèrement ;
ce n’est pas une mince affaire que l’arrivée de vingt mille hommesqu’il faudra
faire mitrailler ici.

Puis, se retournant vers Gilbert :

– Continuez, monsieur, dit-il, continuez.

– Toutes ces haines qui s’échauffent par l’éloignement, toutes
ces fanfaronnades qui deviennent du courage à l’occasion, tout cepêle-mêle
d’une bataille dont l’issue est incertaine, épargnez-le au roi et àvous-même,
madame, dit le docteur ; vous pouvez par la douceur dissipercette armée
que vos violences accroîtront peut-être. La foule veut venir auroi,
prévenons-la ; laissez le roi aller à la foule ;laissez-le,
environné qu’il est aujourd’hui de son armée, faire preuve demaind’audace et
d’esprit politique. Ces vingt mille hommes dont nous parlonspourraient
peut-être conquérir le roi. Laissez le roi seul aller conquérir lesvingt mille
hommes, car ces vingt mille hommes, madame, c’est le peuple.

Le roi ne put s’empêcher de faire un signe d’assentiment que
Marie-Antoinette saisit au passage.

– Malheureux ! dit-elle à Gilbert, mais vous ne savez
donc pas ce que voudra dire la présence du roi à Paris dans lesconditions où
vous la demandez ?

– Parlez, madame.

– Cela veut dire : « J’approuve… » ;
cela veut dire : « Vous avez bien fait de tuer mes
Suisses… » ; cela veut dire : « Vous avez bienfait de massacrer
mes officiers, de mettre à feu et à sang ma belle capitale ;vous avez
bien fait de me détrôner enfin ! Merci, messieurs,merci ! »

Et un sourire dédaigneux passa sur les lèvres de
Marie-Antoinette.

– Non, madame, dit Gilbert, Votre Majesté se trompe.

– Monsieur !…

– Cela voudra dire : « Il y a eu quelque justice
dans la douleur du peuple. Je viens pardonner ; c’est moi quisuis le chef
et le roi ; c’est moi qui suis à la tête de la Révolutionfrançaise, comme
jadis Henri III s’est mis à la tête de la Ligue. Vos généraux sontmes
officiers ; vos gardes nationaux, mes soldats ; vosmagistrats, mes
gens d’affaires. Au lieu de me pousser, suivez-moi si vous lepouvez. La
grandeur de mon pas prouvera encore une fois que je suis le roi deFrance, le
successeur de Charlemagne. »

– Il a raison, fit tristement le roi.

– Oh ! s’écria la reine, Sire, par grâce !
n’écoutez pas cet homme, cet homme est votre ennemi !

– Madame, fit Gilbert, voilà Sa Majesté qui vous dira
elle-même ce qu’elle pense de mes paroles.

– Je pense, monsieur, dit le roi, que vous êtes jusqu’ici le
seul qui ayez osé me dire la vérité.

– La vérité ! s’écria la reine. Oh ! que me
dites-vous là, grand Dieu !

– Oui, madame, reprit Gilbert, et, croyez-le bien, la
vérité, dans ce moment, est le seul flambeau qui puisse empêcher derouler dans
l’abîme le trône et la royauté.

Et, en disant ces paroles, Gilbert s’inclina humblement jusque
sur les genoux de Marie-Antoinette.

Chapitre 34Décision

Pour la première fois, la reine parut profondément touchée.Était-ce du raisonnement, était-ce de l’humilité dudocteur ?

D’ailleurs, le roi s’était levé d’un air décidé. Il songeait àl’exécution.

Cependant, par cette habitude qu’il avait de ne rien faire sansconsulter la reine :

– Madame, lui dit-il, approuvez-vous ?…

– Il le faut bien, monsieur, répondit Marie-Antoinette.

– Je ne vous demande pas l’abnégation, madame, dit le roi avecimpatience.

– Que demandez-vous donc alors ?

– Je vous demande une conviction qui fortifie la mienne.

– Vous me demandez une conviction ?

– Oui.

– Oh ! si ce n’est que cela, je suis convaincue,monsieur.

– De quoi ?

– Que le moment est arrivé qui va faire de la monarchie l’Étatle plus déplorable et le plus avilissant qui existe au monde.

– Oh ! dit le roi, vous exagérez. Déplorable, je le veuxbien, mais avilissant, c’est impossible.

– Monsieur, il vous a été légué un sombre héritage par les roisvos aïeux, fit tristement Marie-Antoinette.

– Oui, dit Louis XVI, un héritage que j’ai la douleur de vousfaire partager, madame.

– Veuillez permettre, Sire, repartit Gilbert, qui s’apitoyait aufond du cœur sur la profonde infortune de ces souverainsdéchus ; je ne crois pas qu’il y ait lieu, pour Votre Majesté,de voir l’avenir si effrayant qu’elle le dit. Une monarchiedespotique a cessé, un empire constitutionnel commence.

– Eh ! monsieur, dit le roi, suis-je donc l’homme qu’ilfaut pour fonder un pareil empire en France ?

– Mais pourquoi non, Sire ? fit la reine, un peuréconfortée par les paroles de Gilbert.

– Madame, reprit le roi, je suis un homme de bon sens et unhomme savant. Je vois clair au lieu de chercher à voir trouble, etje sais précisément tout ce que je n’ai pas besoin de savoir pouradministrer ce pays. Du jour où l’on me précipite du haut del’inviolabilité des princes absolus, du jour où on laisse àdécouvert en moi l’homme simple, je perds toute la force facticequi, seule, était nécessaire au gouvernement de la France, puisqu’àbien dire Louis XIII, Louis XIV et Louis XV se sont parfaitementsoutenus grâce à cette force factice. Que faut-il aux Françaisaujourd’hui ? Un maître. Je ne me sens capable que d’être unpère. Que faut-il aux révolutionnaires ? Un glaive. Je ne mesens pas la force de frapper.

– Vous ne vous sentez pas la force de frapper ! s’écria lareine, de frapper des gens qui enlèvent les biens de vos enfants,et qui veulent briser sur votre front, et les uns après les autres,tous les fleurons de la couronne de France ?

– Que répondrai-je ? dit Louis XVI avec calme ;répondrai-je non ? Je soulèverai encore chez vous des oragesqui me gênent dans ma vie. Vous savez haïr, vous. Oh ! tantmieux pour vous. Vous savez même être injuste, je ne vous lereproche pas, c’est une immense qualité chez les dominateurs.

– Me trouveriez-vous injuste envers la Révolution, par hasard,dites ?

– Ma foi ! oui.

– Vous dites oui, Sire ; vous dites oui !

– Si vous étiez simple citoyenne, ma chère Antoinette, vous neme parleriez pas comme vous faites.

– Je ne le suis pas.

– Voilà bien pourquoi je vous excuse, mais cela ne veut pas direque je vous approuve. Non, madame, non, résignez-vous ; noussommes venus au trône de France dans un moment de tourmente ;il nous faudrait la force de pousser en avant ce char armé de fauxqu’on appelle la Révolution, et la force nous manque.

– Tant pis ! s’écria Marie-Antoinette, car c’est sur nosenfants qu’il passera.

– Hélas ! je le sais, mais enfin nous ne le pousseronspas.

– Nous le ferons reculer, Sire.

– Oh ! fit Gilbert avec un accent profond, prenez garde,madame, en reculant il vous écrasera.

– Monsieur, dit la reine avec impatience, je remarque que vouspoussez loin la franchise de vos conseils.

– Je me tairai, madame.

– Eh ! mon Dieu ! laissez-le dire, fit le roi, cequ’il vous annonce là, s’il ne l’a pas lu dans vingt feuilles quile disent depuis huit jours, c’est qu’il n’a pas voulu le lire.Sachez-lui gré au moins de ne pas envelopper d’amertume la véritéde sa parole.

Marie-Antoinette se tut.

Puis avec un soupir douloureux :

– Je me résume, dit-elle, ou plutôt je me répète ; aller àParis de votre propre mouvement, c’est sanctionner tout ce quis’est fait.

– Oui, fit le roi, je le sais bien.

– C’est humilier, c’est renier votre armée qui s’apprêtait àvous défendre.

– C’est épargner le sang français.

– C’est déclarer désormais que l’émeute et la violence pourrontimprimer aux volontés du roi telle direction qui conviendra auxémeutiers et aux traîtres.

– Madame, je crois que vous avez eu la bonté d’avouer, tout àl’heure, que j’avais eu le bonheur de vous convaincre.

– Oui, tout à l’heure, je l’avoue, un coin du voile s’est levédevant moi. Maintenant, oh ! monsieur, maintenant, jeredeviens aveugle, comme vous dites, et j’aime mieux voir au dedansde moi-même les splendeurs auxquelles m’a accoutumé l’éducation, latradition, l’histoire ; j’aime mieux me voir toujours reineque de me sentir une mauvaise mère pour ce peuple qui m’outrage etqui me hait.

– Antoinette ! Antoinette ! dit Louis XVI effrayé dela pâleur subite qui venait d’envahir les joues de la reine, et quin’était autre chose que le présage d’une violente tempête decolère.

– Oh ! non, non, Sire, je parlerai, répondit la reine.

– Faites attention, madame.

Et du coin de l’œil le roi montrait le docteur àMarie-Antoinette.

– Eh ! monsieur, s’écria la reine, sait tout ce que je vaisdire… Il sait même tout ce que je pense, ajouta-t-elle avec unsouvenir amer de la scène qui venait d’avoir lieu entre elle etGilbert ; ainsi pourquoi me contiendrais-je ? Monsieur,d’ailleurs, a été pris par nous pour confident, et je ne saispourquoi je redouterais quelque chose ! Je sais qu’on vousemporte, Sire, je sais qu’on vous entraîne, pareil au malheureuxprince de mes chères ballades allemandes… Où allez-vous ?… Jen’en sais rien. Mais vous allez, vous allez, d’où vous nereviendrez jamais !

– Eh ! non, madame, je vais tout bonnement à Paris,répondit Louis XVI.

Marie-Antoinette haussa les épaules.

– Me croyez-vous folle, dit-elle d’une voix sourdement irritée.Vous allez à Paris ; bien. Mais qui vous dit que Paris n’estpas ce gouffre que je ne vois pas, mais que je devine ?Pourquoi, dans le tumulte qui se fera nécessairement autour devous, pourquoi ne vous tuerait-on point ? Qui sait d’où vientla balle perdue ? Qui sait, parmi cent mille poings menaçants,quel est celui qui a poussé le couteau ?

– Oh ! de ce côté-là, madame, ne craignez rien, ilsm’aiment ! s’écria le roi.

– Oh ! ne me dites pas cela, vous me feriez pitié, Sire.Ils vous aiment, et ils tuent, ils égorgent, ils massacrent ceuxqui vous représentent sur la terre, vous, un roi ! vous,l’image de Dieu ! Eh bien ! le gouverneur de la Bastille,c’était votre représentant, c’était l’image du roi. Croyez-le bien,je ne me ferai pas taxer d’exagération : s’ils ont tué Launay,ce brave et fidèle serviteur, ils vous eussent tué, Sire, s’ilsvous eussent tenu à sa place ; et cela bien plus facilementque lui, car ils vous connaissent, et ils savent qu’au lieu de vousdéfendre vous eussiez tendu le flanc.

– Concluez, dit le roi.

– Mais je croyais avoir conclu, Sire.

– Ils me tueront ?

– Oui, Sire.

– Eh bien ?

– Et mes enfants ! s’écria la reine.

Gilbert pensa qu’il était temps d’intervenir.

– Madame, dit-il, le roi sera tellement respecté à Paris, et saprésence y causera de tels transports, que si j’ai une crainte, cen’est pas pour le roi, mais pour les fanatiques capables de sefaire écraser sous les pieds de ses chevaux, comme les fakirshindous sous les roues du char de leur idole.

– Oh ! monsieur, monsieur ! s’écriaMarie-Antoinette.

– Cette marche à Paris sera un triomphe, madame.

– Mais, Sire, vous ne répondez pas.

– C’est que je suis un peu de l’avis du docteur, madame.

– Et vous êtes impatient, n’est-ce pas, s’écria la reine, dejouir de ce triomphe !

– Le roi, en ce cas, aurait raison, et cette impatienceprouverait le sens profondément droit avec lequel Sa Majesté jugeles hommes et les choses. Plus Sa Majesté se hâtera, plus letriomphe sera grand.

– Oui, vous croyez cela, monsieur ?

– J’en suis sûr, car le roi en tardant peut perdre tout lebénéfice de la spontanéité. On peut prendre, songez-y bien, madame,on peut prendre ailleurs l’initiative d’une demande qui alorschangerait, aux yeux des Parisiens, la position de Sa Majesté, etle ferait en quelque sorte obtempérer à un ordre.

– Voyez-vous ! s’écria la reine, le docteur avoue : onvous ordonnerait. Oh ! Sire, mais voyez donc !

– Le docteur ne dit pas qu’on ait ordonné, madame.

– Patience, patience ! perdez le temps, Sire, et la demandeou plutôt l’ordre arrivera.

Gilbert crispa légèrement sa lèvre avec un sentiment decontrariété que la reine saisit aussitôt, si rapidement qu’il eutpassé sur son visage.

– Qu’ai-je dit ? murmura-t-elle, pauvre folle que je suis,j’ai parlé contre moi-même.

– En quoi, madame ? demanda le roi.

– En ceci que, par un délai, je vous ferai perdre le bénéfice devotre initiative, et que, cependant, j’ai à vous demander undélai.

– Ah ! madame ! madame ! demandez tout, exigeztout, excepté cela.

– Antoinette, dit le roi en secouant la tête, vous avez juré deme perdre.

– Oh ! Sire, fit la reine avec un accent de reproche quidécela toutes les angoisses de son cœur, pouvez-vous bien me parlerainsi !

– Pourquoi essayer de retarder ce voyage, alors ? demandale roi.

– Songez-y, madame, en pareille circonstance, l’opportunité,c’est tout. Songez quel poids ont les heures qui passent en depareils moments, quand tout un peuple furieux les compte au fur età mesure qu’elles sonnent.

– Pas aujourd’hui, monsieur Gilbert. Demain, Sire,s’écria-t-elle, oh ! demain ; accordez-moi jusqu’àdemain, et je vous jure que je ne m’opposerai plus à ce voyage.

– Un jour perdu, murmura le roi.

– Vingt-quatre longues heures, dit Gilbert, songez-y, songez-y,madame.

– Sire, il le faut, dit la reine suppliante.

– Une raison, au moins, dit le roi.

– Rien que mon désespoir, Sire, rien que mes larmes, rien quemes supplications.

– Mais d’ici à demain qu’arrivera-t-il, le sait-on ? dit leroi, tout bouleversé à la vue du désespoir de la reine.

– Que voulez-vous qu’il arrive ? demanda la reine, enregardant Gilbert d’un air suppliant.

– Oh ! dit Gilbert, là-bas, rien encore ; un espoir,fût-il vague comme un nuage, suffira pour les faire attendrejusqu’à demain, mais…

– Mais c’est ici, n’est-ce pas ? dit le roi.

– Oui, Sire, c’est ici.

– C’est l’Assemblée ?

Gilbert fit un signe de tête.

– L’Assemblée, continua le roi, qui, avec les hommes comme M.Monnier, M. Mirabeau, M. Sieyès, est capable de m’envoyer quelqueadresse qui m’ôtera tout le bénéfice de ma bonne volonté.

– Eh bien ! alors, tant mieux, s’écria la reine avec unesombre fureur, parce qu’alors vous refuserez, parce qu’alors vousgarderez votre dignité de roi, parce que vous n’irez pas à Paris,et que s’il faut soutenir ici la guerre, eh bien ! nous lasoutiendrons ; parce que s’il faut mourir ici, eh bien !nous y mourrons, mais en gens illustres et intacts que noussommes ; en rois, en maîtres, en chrétiens qui se fient àDieu, duquel ils tiennent la couronne.

En voyant cette exaltation fiévreuse de la reine, Louis XVIcomprit qu’il n’y avait en ce moment rien autre chose à faire qued’y céder.

Il fit un signe à Gilbert, et, s’avançant vers Marie-Antoinettedont il prit la main :

– Calmez-vous, madame, il sera fait comme vous le désirez. Voussavez, chère épouse, que, pour ma vie, je ne voudrais rien fairequi vous fût désagréable, car j’ai l’affection la plus légitimepour une femme de votre mérite, et surtout de votre vertu.

Et Louis XVI appuya sur ces mots avec une inexprimable noblesse,relevant ainsi de toutes ses forces la reine tant calomniée, etcela aux yeux d’un témoin capable de rapporter au besoin ce qu’ilavait vu et entendu.

Cette délicatesse toucha profondément Marie-Antoinette, qui,serrant entre ses deux mains la main que lui tendait leroi :

– Eh bien ! jusqu’à demain, Sire, pas plus tard, c’est ledernier délai ; mais celui-là je vous le demande en grâce, àgenoux ; demain, à l’heure que vous voudrez, c’est moi quivous le jure, vous partirez pour Paris.

– Prenez garde, madame, le docteur est témoin, dit le roi ensouriant.

– Sire, vous ne m’avez jamais vu manquer à ma parole, répliquala reine.

– Non, seulement j’avoue une chose.

– Laquelle ?

– C’est qu’il me tarde, résignée au fond comme vous paraissezl’être, de savoir pourquoi vous me demandez vingt-quatre heures deretard. Attendez-vous quelque nouvelle de Paris, quelque nouvelled’Allemagne ? S’agit-il… ?

– Ne m’interrogez pas, Sire.

Le roi était curieux, comme Figaro était paresseux, avecdélices.

– S’agit-il d’une arrivée de troupes, d’un renfort, d’unecombinaison politique ?

– Sire ! Sire ! murmura la reine d’un ton dereproche.

– S’agit-il… ?

– Il ne s’agit de rien, répondit la reine.

– Alors c’est un secret ?

– Eh bien ! oui ; secret de femme inquiète, voilàtout.

– Caprice, n’est-ce pas ?

– Caprice, si vous voulez.

– Loi suprême !

– C’est vrai. Que n’en est-il pas en politique comme enphilosophie ? Que n’est-il permis aux rois d’ériger leurscaprices politiques en suprêmes lois !

– On y viendra, soyez tranquille. Quant à moi, c’est déjà fait,dit le roi en plaisantant. Ainsi, à demain.

– À demain, reprit tristement la reine.

– Gardez-vous le docteur, madame ? demanda le roi.

– Oh ! non, non, dit la reine avec une sorte de vivacitéqui fit sourire Gilbert.

– Je l’emmènerai donc.

Gilbert s’inclina une troisième fois devant Marie-Antoinette,qui cette fois lui rendit son salut plutôt en femme qu’enreine.

Puis le roi s’acheminant vers la porte, il suivit le roi.

– Il me semble, dit le roi en traversant la galerie, que vousêtes bien avec la reine, monsieur Gilbert ?

– Sire, répondit le docteur, c’est une faveur dont je suisredevable à Votre Majesté.

– Vive le roi ! s’écrièrent les courtisans, déjà affluantdans les antichambres, quand Louis XVI parut.

– Vive le roi ! répéta dans la cour une foule d’officierset de soldats étrangers qui se pressait aux portes du palais.

Ces acclamations se prolongeant et grossissant firent au cœur deLouis XVI une joie que jamais peut-être il n’avait sentie en desoccasions semblables, occasions si nombreuses cependant.

Quant à la reine, assise comme elle était restée près de lafenêtre, où elle venait de passer de si terribles instants,lorsqu’elle entendit les cris de dévouement et d’amour quiaccueillaient le roi à son passage, et qui s’en allaient mourir auloin, sous les portiques et au plus épais des ombrages :

– Vive le roi ! dit-elle. Oh ! oui, vive le roi !Il vivra, le roi, et cela malgré toi, infâme Paris. Gouffre odieux,abîme sanglant, tu n’engloutiras pas cette victime !… Je tel’arracherai, moi, et cela, tiens, avec ce bras si faible, simaigre, qui te menace en ce moment, et te voue à l’exécration dumonde et à la vengeance de Dieu !

Et, disant ces mots avec une violence de haine qui eût effrayéles plus furieux amis de la Révolution, s’il leur eût été donné devoir et d’entendre, la reine étendit vers Paris son bras faible etresplendissant sous la dentelle comme une épée qui jaillit de sonfourreau.

Puis elle appela madame Campan, celle de ses femmes en laquelleelle avait le plus de confiance, et s’enferma dans son cabinet, enconsignant la porte pour tout le monde.

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Juillet
2006

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et Fred.

 

– Source :

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