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Armance

Armance

de Stendhal

Préface de l’éditeur

Jamais livre n’eut plus besoin de préface. On ne le comprend pas sans explication. L’auteur y parle sans cesse d’un secret qu’il ne révèle jamais, afin de raconter honnêtement une histoire assez scabreuse. Il se félicitait de sa décence, mais il l’exagéra à tel point qu’elle apparaît comme une sorte de défaut dans une œuvre par ailleurs pleine d’intérêt. Amusante erreur qu’il faut bien relever une fois de plus : ce Stendhal que les Manuels représentent comme un cynique effronté, pèche ici encore par excès de pudeur.

Il est vrai qu’en 1827 on imprimait un peu moins crûment qu’aujourd’hui, ce qui avait rapport à certains détails physiologiques. Ce n’est exactement qu’un siècle après la publication d’Armance que son thème initial, sous un titre fort clair emprunté à Térence et à La Fontaine, fit les beaux jours d’une scène parisienne : le drame était travesti en bouffonnerie, et le dialogue d’une telle transparence que pas un spectateur ne pouvait ignorer la disgrâce d’un mari voué auprès de son épouse à l’abstention la plus obligée.

Qu’eût dit Henri Beyle, lorsque dans ses rêveries de jeunesse,il se voyait à Paris écrivant des comédies comme Molière, si quelqu’un fût venu lui proposer ce sujet même qu’il devait plus tard aborder dans son premier roman ? Sans doute eût-il répondu qu’il ne voyait point la matière à quelque étude de mœurs ou de caractère comme celles qu’il goûtait dans leMisanthrope ou dans les Précieuses. En revanche,à quarante-deux ans, devenu homme de lettres parce que la chute deNapoléon lui faisait des loisirs, il détesta moins jouer ladifficulté. Il savait par surcroît que le roman, genre le pluslibre qui soit et où toutes les préparations sont permises, peutsouffrir des audaces partout ailleurs trop périlleuses. Il luifallait néanmoins prendre toutes sortes de précautions pour traitersous le règne vertueux de Charles X ce qu’il nommait lui-mêmedans sa Correspondance : « la plus grande desimpossibilités de l’amour. »

Sa résolution n’était pas sans hardiesse. Il n’avait cependantpas, en la prenant, le mérite de la nouveauté.

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La duchesse de Duras venait de publier deux petits ouvrages donton avait beaucoup parlé : Ourika en 1824, etÉdouard en 1825. « Elle semblait, selon Sainte-Beuvemême, avoir pris à tâche de mettre en scène toutes lesimpossibilités sociales : l’union d’une négresse avec un jeunehomme de bonne famille, le mariage d’un roturier avec une grandedame. On alla même jusqu’à lui attribuer une troisièmeimpossibilité. » Elle avait écrit en effet une autre nouvelleintitulée Olivier ou le Secret. Comme elle le disait à uneamie « C’est un défi, un sujet qu’on prétendait ne pouvoirêtre traité. » On y voyait, affirmait-on, Olivier, pour caused’insuffisance physique, s’éloigner de la femme dont il étaitépris.

Sans doute, Madame de Duras avait-elle emprunté son titre,M. Pierre Martino nous l’apprend, à un roman de CarolinePichler, traduit librement de l’allemand en 1823 parMme de Montolieu. Olivier de Hautefort,défiguré par la petite vérole, s’attirait, de la part de la jeunefille qu’il aimait, cette cruelle réplique :« Rendez-vous justice, Monsieur, pouvez-vous jamais inspirerl’amour ? » Cette phrase, répétée sur le frontispice del’ouvrage, aurait aussi bien pu, détournée légèrement de son sens,servir d’épigraphe au livre de la duchesse, comme ensuite à celuide Stendhal.

Mme de Duras n’imprima jamais cettenouvelle, mais elle l’avait lue à quelques amis. Des indiscrétionsen firent durant une saison la fable des milieux littéraires etmondains, à tel point que H. de la Touche en conçut l’idée d’unefort piquante mystification.

Hyacinthe Thabaud de la Touche n’est guère connu aujourd’hui quepour avoir établi la première édition d’André Chénier et pour avoirpeut-être inspiré ses plus beaux vers à la plaintiveDesbordes-Valmore. Il passait alors pour un conteur des plusdistingués et pour un redoutable causeur.

Il se hâta de bâtir un petit roman sur la donnée spécieuse deMme de Duras et il l’intitula toutnaturellement Olivier. Le livre parut dans les derniersjours de 1825 ou au début de 1826. Le Journal de Librairiel’annonçait le 28 janvier 1826, mais le Mercure duXIXe siècle, dans son dernier numéro de1825, le présentait déjà par une note telle qu’on put croire quec’était là le nouvel ouvrage, fameux avant même que d’avoir vu lejour, et dont les salons s’inquiétaient tant. Comme Ourikaet comme Édouard, le roman de La Touche ne portait pas denom d’auteur. Il avait en outre le même éditeur, la mêmeprésentation, le même format ; il arborait, à leur imitation,une épigraphe empruntée à la littérature étrangère et l’annonce quesa publication était faite au profit d’un établissement decharité.

Tant de soins égarèrent les lecteurs dans le sens voulu parl’adroit faussaire. Le scandale fut énorme. Mais bientôt, soupçonnéà bon droit de la supercherie, La Touche dut publier dans la presseune lettre où il affirmait sur l’honneur qu’Oliviern’était point de lui mais qu’il en connaissait l’auteur, et que cen’était pas celui d’Édouard et d’Ourika.

Stendhal qui fréquentait assidûment les salons littéraires,avait dû fort se réjouir de cette petite comédie. Dès le 18 janvier1826, il envoie au New-Monthly Magazine un article danslequel il rend copieusement compte d’Olivier comme d’uneœuvre fort originale, et il feint de l’attribuer à la duchesse deDuras.

Ce fut alors qu’il résolut sans aucun doute d’entrer en personnedans le jeu et de publier une aventure analogue en affectant luiaussi de laisser croire à l’œuvre d’une femme. Il projetait mêmed’appeler son livre Olivier, d’autant plus que c’était,disait-il, faire « exposition et exposition nonindécente. Si je mettais Edmond ou Paul, beaucoup de gens nedevineraient pas. »

Au moment où il écrivait, la précaution pouvait en effetparaître assez claire et suffisante aux yeux de quelques initiés.Mais plus tard, le principal personnage s’étant appelé Octave, uneexplication, devenue aujourd’hui indispensable, manqua du coup,même aux contemporains.

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Croira-t-on cependant que l’idée seule de reprendre une gageure,de prolonger une plaisanterie, ait suffi pour faire choisir à HenriBeyle le canevas dangereux de Mme de Duras etde La Touche ? En réalité, il ne détestait pas de faireallusion au délicat problème posé par ses devanciers. Il avaitconsacré déjà tout un chapitre de l’Amour à l’explicationde ces histoires tragiques qui, d’aprèsMme de Sévigné, remplissent l’empireamoureux. Et il a rapporté dans ses Souvenirsd’Égotisme comment il fut lui-même victime de certainesdéfaillances passagères qui le firent ranger par quelques-uns danscette caste infortunée à laquelle appartient le hérosd’Armance. Injure dont, hâtons-nous de l’ajouter, destémoins non suspects l’ont depuis lors complètement lavé.

Quoi qu’il en soit, c’est en toute connaissance de cause queBeyle entreprit d’exposer la crise passionnelle d’unbabilan. (Babilan est un mot d’origine italienne, empruntéau Président de Brosses et au Voyage en Italie de Lalande,et que l’on a proposé de traduire ainsi « Amoureux platoniquepar décret de la nature. »)

Dans le roman de Stendhal, Octave est donc un babilan, et ce quisemble à première vue paradoxal : un babilan amoureux. Jeunehomme assez bizarre au demeurant et dont les singularitésaugmentent du jour où il aime sa cousine Armance. Il n’avoue sonamour que parce que, blessé en duel, il se croit aux portes dutombeau. Guéri contre toute espérance, il essaie de rattraper sonaveu. Mais Armance paraissant compromise, il l’épouse et se tue peude jours après son mariage.

L’auteur n’a pas voulu seulement tenter dans ce livre l’analysed’un caractère difficile, il a entendu peindre du même coup lesmœurs de son temps. Ce fut toujours son ambition. Et, pourexceptionnels que soient des êtres comme Julien Sorel, LucienLeuwen, Fabrice del Dongo, ou comme Lamiel, on peut dire qu’il neles considère jamais qu’en fonction de leur époque. M. RaymondLebègue, dans la sagace introduction d’Armance qu’ilécrivit pour l’édition Champion, fait remarquer très justement quedans les articles adressés par Beyle au London Magazine,en 1825, et au New Monthly Magazine en 1825, il sepréoccupait déjà beaucoup de l’état de la société parisienne. Lesjeunes gens y sont tristes, disait-il, les femmes inoccupées sejettent dans le mysticisme et la philosophie, « la hautesociété française est actuellement le repaire favori del’ennui… ». Or ce sont bien là les idées que Stendhal ne feraque reprendre et développer quand il songera dans Armanceà donner un tableau des salons de la Restauration.

En outre il peignit plusieurs portraits individuels d’aprèsnature : « J’ai copié Armance, écrira-t-il, d’après ladame de compagnie de la maîtresse de M. de Strogonoffqui, l’an passé, était toujours aux Bouffes. » Voilà pour lephysique tout au moins. Pour l’âme pudique de cette suave jeunefille, il faut peut-être retrouver en elle quelque nouvelle copiede cette fière Métilde qui avait inspiré déjà les plus frappantsexemples de l’Amour. Mme d’Aumale (nousl’apprenons encore par une lettre de Stendhal à Mérimée sanslaquelle l’histoire d’Armance serait pleine de lacunes)est en quelque sorte une image de cette grande dame qui fut l’amiede Chateaubriand et qui fit tourner un moment la tête deBalzac : la duchesse de Castries, mais faite sage.Enfin Mme de Bonnivet a bien des chancesd’être un portrait composite de la duchesse de Broglie, deMme Swetchine et deMme de Krudener. Plus tard l’auteur se servirades mêmes traits un peu fardés pour dessinerMme de Fervaques dans le Rouge et leNoir.

Quant à la description du grand monde, qui sert de fond à toutle roman, Beyle la brossa en grande partie d’imagination. Ilfréquentait les principaux salons littéraires, mais non point cessalons de la haute société qu’il entendait représenter et qu’il neconnaissait que par reflet. Aussi ses peintures furent-elles trèscritiquées quand le livre parut. Aujourd’hui on peut les jugercomme ces toiles qui ne passent point pour ressemblantes quandvivent les modèles, mais qui, à mesure que le temps fait son œuvre,prennent rang parmi les documents utiles et acquièrent en fin decompte une autorité qu’on ne leur conteste plus.

Le livre de Stendhal est surtout plein de souvenirs. Beaucoup denoms de personnages y sont empruntés à ces villages dauphinois queBeyle entendait nommer dans son enfance ou à ces environs de Parisqui lui rappelaient des souvenirs agréables. Les souffrancesd’Armance et les désespoirs d’Octave sont retracés, toujours autémoignage de l’auteur, d’après sa propre expérience quand serompit sa liaison avec la comtesse Curial.

Pour une grande part il donne son caractère au héros comme il ledonnera successivement, il est banal de le répéter, à tous ceux deses autres romans. Rappelons ce qu’il dit d’Octave deMalivert : « Il dédaigne de se présenter dans un salonavec sa mémoire, et son esprit dépend des sentiments qu’on faitnaître en lui. » Nous retrouvons précisément là cet HenriBeyle tel qu’il apparaît à travers tous ses ouvragesautobiographiques, tel qu’il est campé encore dans lesSouvenirs de Delécluze ou dans le petit livre deMme Ancelot sur les salons de Paris.

N’oublions pas davantage qu’Octave et Beyle ont les mêmes idéeslibérales qu’Octave est polytechnicien, comme Beyle faillitl’être ; enfin qu’il adore sa mère et n’aime pas son père.

Outre ces premiers traits pris en soi-même, Stendhal complète leportrait d’Octave suivant la mode du temps ; il le dessine àla ressemblance de lord Byron. Rêveur, sombre, fatal, ce jeunehomme a les mêmes violences de caractère et les mêmes sautesd’humeur qu’un Manfred ou qu’un Lara. Gardons-nous cependant de nevoir en lui qu’un enfant du siècle, un de ces jeunes romantiques àtout crin victimes d’une attitude qu’ils ont imprudemmentfabriquée. Octave de Malivert est tout autre chose. Nous savons àquoi nous en tenir puisque nous avons dévoilé son sort malheureux.Mais quand, au cours du roman il laisse plus d’une fois entendre àsa cousine qu’il est un monstre et qu’il lui doit l’aveud’un secret affreux, Armance à qui personne n’a dit lemot, ne comprend absolument pas : le lecteur non prévenu faitcomme elle.

Octave est un fou, un enragé suivant l’expression mêmede l’auteur. Il y a de telles gens par le monde et il étaitlégitime d’en mettre un en scène. Si quelque chose nous choque enlui, ce n’est pas qu’il soit si fantasque, c’est que nousn’apercevions pas nettement la nature de son déséquilibre. Nousserions en droit d’exiger qu’on nous dît de quel mal, à la fois siviolemment affiché et si profondément caché, souffre ce personnage.Est-ce un simple nerveux, un écorché à vif, ou un psychasthéniqueavancé ? Quelle est sa tare morale, ou son crime ? Toutesles hypothèses sont plausibles et nous pourrions errer longtemps sid’une part nous ne connaissions les origines du roman, et sid’autre part nous n’étions aujourd’hui en possession de la fameuselettre à Mérimée du 23 décembre 1826, à laquelle nous avons déjàfait allusion. Beyle avait confié son manuscrit à son ami. Sansdoute en reçut-il diverses objections, et il les discute dans cettelettre essentielle qui éclaire entièrement la matière.Malheureusement sa longueur, sa crudité d’expression nousinterdisent de la reproduire ici. Du moins, nous apprend-elle demanière irréfutable l’infirmité d’Octave et nous n’avons plus qu’ànous demander si les répercussions de cette déficience sur soncaractère ont été bien mises en valeur.

Fervent lecteur de Cabanis, Stendhal devait connaître depuislongtemps ce passage des Rapports du Physique et du Moral del’Homme : « Dans les cas d’impuissance précoce,ainsi que dans certaines maladies, on remarque que toutel’existence en est singulièrement affectée. » Cabanis citeensuite quelques exemples, et Stendhal de son côté a cherché, dansl’art et dans la vie, des prédécesseurs à Octave. Il lui en atrouvé plus d’un, au premier rang desquels le célèbre auteur deGulliver, Swift, à qui Walter Scott avait consacré une importanteétude qui ne fut certainement pas étrangère à Stendhal.

On a soutenu, et c’était l’opinion de Romain Colomb, qu’il étaitlivresque d’imaginer un impuissant amoureux, et que son infirmitédevait interdire à Octave de ressentir un sentiment qu’il étaitincapable de satisfaire. Ce raisonnement est contredit par lesfaits. Beyle le savait, et il ne craignit pas de donner à sescenseurs un démenti formel. Lui-même n’était pas babilan, nousl’avons avancé, mais il savait d’expérience personnelle que l’amouret le désir, ou tout au moins l’amour et l’assouvissement du désir,ne marchent pas toujours de pair. Cette dissociation lui étaitfamilière.

Le personnage d’Octave pour rare qu’il soit, existe dans lanature. Nous avons là-dessus des observations médicales nombreuseset, au-dessus de tout autre témoignage, celui de M. AndréGide.

La physiologie d’Octave solidement établie, sa psychologieapparaît aussitôt logique et bien observée. L’idée d’aimer ne luiinspire que de l’horreur quand il songe qu’il ne peut ni sedéclarer, ni conclure. Son bonheur n’a plus de limites au contrairequand, se croyant près de mourir, il s’abandonne à la joie del’aveu sans craindre de devoir un jour dévoiler sa honte. Levoyons-nous fréquenter des maisons de joie, c’est qu’il veut à lafois douter de son infirmité et l’éprouver, c’est qu’il veutsurtout donner le change à son entourage. Il aime mieux passer auxyeux de tous pour un débauché que se laisser deviner. Tout celanous paraît, maintenant que nous connaissons la clef de soncaractère, d’une parfaite évidence et d’une impeccable analyse.

Une note du 6 juin 1828, écrite de la main de Stendhal surl’exemplaire qui a servi à établir l’édition Champion, demeure à cepropos d’un haut intérêt :

Le manque de mode fait que le vulgaire ne cristallise paspour mon roman et, réellement, ne le sent pas. Tant pis pourle vulgaire. Quoique la mode les empêche de comprendre ceroman, qui n’a de ressemblance qu’avec des ouvrages trèsanciennement à la mode, tels que la Princesse de Clèves,les romans de madame de Tencin, etc., quoi de plus simple que leplan ?

Le protagoniste est troublé et enragé, parce qu’il se sentimpuissant, ce dont il s’est assuré en allant chez Madame Augustaavec ses amis, puis seul, etc. Son malheur lui ôte la raisonprécisément dans les moments où il est à même de voir de plus prèsles grâces féminines.

Deux millions lui arrivent.

1° Il se voit méprisé de la seule personne à laquelleil parle de tout avec sincérité.

2° Il cherche à regagner cette estime. Cettecirconstance est absolument nécessaire pour qu’il puisse prendre del’amour et en inspirer sans s’en douter. Conditionsine qua non puisqu’il est honnête homme, et que je n’en faispas un sot.

3° Une circonstance lui apprend qu’il aime. Et de plus,j’ai fait cette circonstance gentille c’est l’action de l’aimableet folle comtesse d’Aumale.

4° Il veut parler.

5° Un duel et des blessures l’en empêchent.

6° Se croyant prêt à mourir, il avoue sonamour.

7° Le hasard le sert, sa maîtresse lui fait donner saparole de ne jamais la demander en mariage.

8° Elle se compromet pour lui de façon à êtredéshonorée s’il ne l’épouse pas.

9° Il se détermine à lui avouer qu’il a un défautphysique comme Louis XVIII, M. de Maurepas,M. de la Tournelle.

10° Il est détourné de ce devoir par unelettre.

11° Il épouse et se tue.

J’avoue que ce plan me semble irréprochable.

Comment ne pas donner raison à Stendhal ? En possession dusecret d’Octave rien ne nous semble plus naturel et mieux agencéque ce continuel marivaudage entre Armance et lui. Les retoursincessants, les balancements de leur passion illustrent à merveilleles phases diverses de la cristallisation, que coupe le travaildestructeur du doute mais qui renaît à chaque fois plus consciente,plus irrésistible.

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Stendhal, nous l’avons vu, songea à écrire Armance enjanvier 1826 après avoir lu le roman de La Touche :Olivier.

Il en commença la rédaction le 30 ou le 31, et il la poussa fortactivement jusqu’au 8 février. À ce jour, le premier jet en étant àpeu près terminé, il s’arrêta brusquement sans que nous sachions aujuste pour quelle cause, et si son impuissance à travailler luivient des difficultés de son sujet ou de ses chagrins intimes.

Car cette même année voyait la fin de ses amours avec lacomtesse Curial qu’il appelle d’ordinaire Menti. Il était en froidavec elle depuis octobre 1825 déjà. Le désaccord ne fit ensuite ques’accentuer. Il est même fort croyable que Stendhal n’entreprit, defin juin à septembre 1826, son troisième voyage en Angleterre quepour trouver dans l’éloignement un palliatif à une situation quichaque jour empirait. Néanmoins la rupture définitive lui futsignifiée peu après son retour. Le 15 septembre marque le pointculminant de la crise sentimentale de Beyle. Alors, complètementdésespéré, il songe au pistolet. Il lui faut un dérivatif, unepuissante distraction : dès le 19 septembre il reprendArmance et se sauve à force de travail. Le 10 octobre il aterminé son livre ; il n’aura plus ensuite qu’à le polir.

Soulignons en passant la rapidité que Stendhal met toujours àcomposer ses œuvres d’imagination il les écrit ou les dicte à brideabattue. Du 31 janvier au 8 février : neuf jours. Du 19septembre au 10 octobre : vingt-deux jours. Il ne lui en fautpas davantage pour mettre son roman sur pied. Encore semble-t-il àqui parcourt ses notes que durant la première période il jette surle papier une fiévreuse rédaction plus ou moins achevée au momentoù il l’abandonne, et que durant la seconde période il se remet àune nouvelle et définitive version.

De toute façon le 15 octobre il commence à revoir son manuscritpour le style, mais il y ajoute désormais fort peu. Lui-mêmes’étonne du petit nombre de corrections qu’il y apporte en quatreou cinq mois. Du moins dut-il soigneusement en surveiller lalangue, et c’est certainement dans ce livre qu’elle est le pluschâtiée. Plus tard, se relisant, il approuvera fréquemment latournure choisie et la concision de sa pensée.

Paul-Jean Toulet a fait remarquer combien, en dépit d’unlui répété, la dernière phrase demeure belle, émouvantemême, comme tout le paragraphe qui termine Armance : « Età minuit, le 3 mars, comme la lune se levait derrière le montKalos, un mélange d’opium et de digitale préparé par lui, délivradoucement Octave de cette vie qui avait été pour lui siagitée. »

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Beyle dut composer cette œuvre au numéro 10 de la rue Richepanseoù il logea toute l’année 1826. L’année suivante, après quelquesmois de séjour au numéro 6 de la rue Le Peletier, il occupait rued’Amboise une belle chambre qui donnait sur la rue Richelieu quandl’éditeur Canel lui paya mille francs le droit de publierArmance. Cette somme lui permit de partir bientôt pourl’Italie. Auparavant il s’occupa de la correction de ses épreuvesdont il revoyait environ deux feuilles par semaine. Sans doutejetait-il aussi un dernier regard sur son manuscrit, car il nefournissait sa copie qu’au fur et à mesure des besoins del’impression. Toujours est-il que le 17 juillet il avait terminé lacorrection du second tome et il envoyait à l’éditeur les quelquespages signées du nom de Stendhal qui devaient servir d’introductionà l’ouvrage anonyme. Il y attribuait son roman à une femme d’espritdont il n’aurait pour sa part que corrigé le style. Trois joursplus tard il quittait Paris.

Armance, qui parut en trois tomes et sans nom d’auteur,chez Urbain Canel, 9, rue Saint-Germain-des-Prés, fut annoncée le18 août dans le Journal de la Librairie.

Mérimée avait rendu à Stendhal le service de chercher lesépigraphes du livre, et il avait réussi à en pourvoir presque tousles chapitres. Mais il conseilla en vain à son ami de signer sonroman pour ne pas sembler en avoir honte ni donner à entendre qu’ilétait mauvais. Il obtint seulement que le héros futdébaptisé : Olivier lui semblait avec raison un peusuranné. Ce nom fut donc changé contre celui d’Octave et l’ouvrages’appela désormais Armance. Stendhal avait d’abord projetéd’adjoindre au titre cette mention Anecdotes duXIXe siècle. Mérimée de son côté proposaitd’ajouter un mot qui laisserait entendre que le roman était enquelque sorte une illustration des deux volumes publiésantérieurement sur l’amour. Mais c’est Urbain Canel qui trouva lesous-titre définitif : Quelques scènes d’un salon de Parisen 1827, qu’il jugeait meilleur pour la vente.

Armance fut accueillie très froidement. On n’en compritpas l’énigme et la peinture des milieux choqua toute la sociétéparisienne. Madame de Broglie, s’étant plus ou moins reconnue,déclara que l’auteur était un homme de mauvais ton. Lamartineaurait été désappointé par le style : Stendhal lui-même nousen fait part. Sans doute le poète des Méditations fit-ilentendre à son confrère sa libre opinion au cours des entretiensqu’ils eurent à Florence à la fin de 1827. Les intimes de l’auteurne furent pas les moins sévères, au point qu’il affirmait un jouren parlant de son roman : « Tous mes amis le trouventdétestable ; moi, je les trouve grossiers. »

La presse garda un silence à peu près complet. Quatre ou cinqjournaux tout au plus parlèrent de ce livre. Et si laPandore et la Revue Encyclopédique lui furentassez indulgentes, le Globe ne le ménagea guère. Il luiconsacra plusieurs colonnes anonymes mais dues, paraît-il, à laplume de Vitet. Stendhal y était accusé d’avoir pris sespersonnages à Charenton. Cette même épigramme se retrouvait dans leNouveau Journal de Paris et des Départements où l’écrivainqui signait P. relevait avec acrimonie les scènesextravagantes qui se passent dans un salon de Paris :« Je veux bien convenir que l’auteur quel qu’il soit a écoutéaux portes, mais c’était assurément à celles de Charenton. »(Cité par Daniel Müller dans Le Divan, décembre 1925.)

Plus tard Sainte-Beuve ne fut pas beaucoup plus tendre :« Ce roman, énigmatique par le fond, dit-il, et sans véritédans le détail, n’annonçait nulle invention et nul génie. »Mais Sainte-Beuve fut d’ailleurs aussi injuste pour leRouge et La Chartreuse. Il est plus comique devoir Monselet se donner le luxe, onze ans après la mort de Beyle,de préfacer une nouvelle édition d’Armance qu’il compare à« un coco d’Amérique creusé avec un mauvais couteau ». Dumoins y veut-il bien reconnaître « l’éclair soudain dansl’observation ».

La critique et les amis de Stendhal ne furent pas les seuls àbouder. La vente fut des plus médiocres. Aussi quand en août 1828une seconde édition fut annoncée chez Auguste Boulant, 10, quai desAugustins, se contenta-t-on de brocher avec une nouvelle couvertureet de nouveaux titres, faux-titres et titres de départ, lesexemplaires restants de la première édition qui avait été tirée à800 ou 1.000 exemplaires. On en profita pour supprimer partout lamention en 1827 et pour inscrire en revanche au-dessous dutitre le nom de lettres de l’auteur : Stendhal.

Beyle, dans une lettre datée de Florence le 19 novembre 1827,avait demandé à son cousin Romain Colomb de faire relier quelquesexemplaires d’Armance avec une feuille blanche entrechaque feuillet imprimé. Un de ces exemplaires interfoliés, couvertde nombreuses notes manuscrites, devint à sa mort, avec toute sabibliothèque de Civita-Vecchia, la propriété de son ami DonatoBucci. Il a servi pour établir le texte de l’édition Champion oùMonsieur Lebègue a incorporé les additions et corrections relevées.À mon avis, à part quelques rares changements heureux, cescorrections dans leur ensemble abîment et alourdissent presquetoujours le premier texte. Stendhal les eût-il maintenues ?Rien de moins certain. Aussi fidèle au plan primitif de ces petitslivres, je n’ai fait état de ces retouches ou des variantes del’édition Lévy que lorsqu’elles réparent une erreur évidente ouquelques fautes d’impression de l’édition originale que j’ai suiviepresque continuellement ici.

Le lecteur y trouvera des malheurs d’Armance et d’Octave uneversion plus simple et moins ampoulée que celle qui tiendraitcompte de toutes les surcharges un peu tumultueuses dont l’auteurplus tard a noirci les marges de son œuvre primitive. Exactement àcent ans de distance il paraît bien préférable de redonner danstoute sa fraîcheur et dans son équilibre primitif ce petit romantel qu’il fut établi par les soins de Stendhal et tel qu’il parutpour la première fois à l’ombre du clocher deSaint-Germain-des-Prés.

Henri MARTINEAU.

Avant-propos

Une femme d’esprit, qui n’a pas des idées bien arrêtées sur lesmérites littéraires, m’a prié, moi indigne, de corriger le style dece roman. Je suis loin d’adopter certains sentiments politiques quisemblent mêlés à la narration ; voilà ce que j’avais besoin dedire au lecteur. L’aimable auteur et moi nous pensons d’une manièreopposée sur bien des choses, mais nous avons également en horreurce qu’on appelle des applications. On fait à Londres desromans très-piquants : Vivian Grey, Almak’s, HighLife, Matilda, etc., qui ont besoin d’uneclé. Ce sont des caricatures fort plaisantes contre despersonnes que les hasards de la naissance ou de la fortune ontplacées dans une position qu’on envie.

Voilà un genre de mérite littéraire dont nous nevoulons point. L’auteur n’est pas entré, depuis 1814 au premierétage du palais des Tuileries ; il a tant d’orgueil, qu’il neconnaît pas même de nom les personnes qui se font sans douteremarquer dans un certain monde.

Mais il a mis en scène des industriels et des privilégiés, dontil a fait la satire. Si l’on demandait des nouvelles du jardin desTuileries aux tourterelles qui soupirent au faîte des grandsarbres, elles diraient : « C’est une immense plaine deverdure où l’on jouit de la plus vive clarté. » Nous,promeneurs, nous répondrions : « C’est une promenadedélicieuse et sombre où l’on est à l’abri de la chaleur et surtoutdu grand jour désolant en été. »

C’est ainsi que la même chose, chacun la juge d’après saposition ; c’est dans des termes aussi opposés que parlent del’état actuel de la société des personnes égalementrespectables qui veulent suivre des routes différentes pournous conduire au bonheur. Mais chacun prête des ridicules au particontraire.

Imputerez-vous à un tour méchant dans l’esprit de l’auteur lesdescriptions malveillantes et fausses que chaque parti fait dessalons du parti opposé ? Exigerez-vous que des personnagespassionnés soient de sages philosophes, c’est-à-dire n’aient pointde passions ? En 1760 il fallait de la grâce, de l’esprit etpas beaucoup d’humeur, ni pas beaucoup d’honneur, comme disait lerégent, pour gagner la faveur du maître et de la maîtresse.

Il faut de l’économie, du travail opiniâtre, de la solidité etl’absence de toute illusion dans une tête, pour tirer parti de lamachine à vapeur. Telle est la différence entre le siècle qui finiten 1789 et celui qui commença vers 1815.

Napoléon chantonnait constamment en allant en Russie ces motsqu’il avait entendus si bien dits par Porto (dans laMolinara) :

Si batte nel mio cuore

L’inchiostro e la farina[1] .

C’est ce que pourraient répéter bien des jeunes gens qui ont àla fois de la naissance et de l’esprit.

En parlant de notre siècle, nous nous trouvons avoir esquissédeux des caractères principaux de la Nouvelle suivante. Elle n’apeut-être pas vingt pages qui avoisinent le danger de paraîtresatiriques ; mais l’auteur suit une autre route ; mais lesiècle est triste, il a de l’humeur, et il faut prendre sesprécautions avec lui, même en publiant une brochure qui, je l’aidéjà dit à l’auteur, sera oubliée au plus tard dans six mois, commeles meilleures de son espèce.

En attendant, nous sollicitons un peu de l’indulgence que l’on amontrée aux auteurs de la comédie des Trois Quartiers. Ilsont présenté un miroir au public ; est-ce leur faute si desgens laids ont passé devant ce miroir ? De quel parti est unmiroir ?

On trouvera dans le style de ce roman des façons de parlernaïves, que je n’ai pas eu le courage de changer. Rien d’ennuyeuxpour moi comme l’emphase germanique et romantique. L’auteurdisait : « Une trop grande recherche des tournures noblesproduit à la fin du respect et de la sécheresse ; elles fontlire avec plaisir une page, mais ce précieux charmant faitfermer le livre au bout du chapitre, et nous voulons qu’on lise jene sais combien de chapitres ; laissez-moi donc ma simplicitéagreste ou bourgeoise. »

Notez que l’auteur serait au désespoir que je lui crusse unstyle bourgeois. Il y a de la fierté à l’infini dans cecœur-là. Ce cœur appartient à une femme qui se croirait vieillie dedix ans si l’on savait son nom. D’ailleurs un tel sujet !…

STENDHAL.

Saint-Gigouf, le 23 juillet 1827.

Chapitre 1

 

It is old and plain
It is silly sooth
And dallies with the innocence of love.

Twelfth Night, act. II.

À peine âgé de vingt ans, Octave venait de sortir de l’ÉcolePolytechnique*. Son père, le marquis de Malivert, souhaita retenirson fils unique à Paris. Une fois qu’Octave se fut assuré que telétait le désir constant d’un père qu’il respectait et de sa mèrequ’il aimait avec une sorte de passion, il renonça au projetd’entrer dans l’artillerie. Il aurait voulu passer quelques annéesdans un régiment, et ensuite donner sa démission jusqu’à lapremière guerre qu’il lui était assez égal de faire commelieutenant ou avec le grade de colonel. C’est un exemple dessingularités qui le rendaient odieux aux hommes vulgaires.

Beaucoup d’esprit, une taille élevée, des manières nobles, degrands yeux noirs les plus beaux du monde auraient marqué la placed’Octave parmi les jeunes gens les plus distingués de la société,si quelque chose de sombre, empreint dans ces yeux si doux, n’eûtporté à le plaindre plus qu’à l’envier. Il eût fait sensation s’ileût désiré parler ; mais Octave ne désirait rien, rien nesemblait lui causer ni peine ni plaisir. Fort souvent malade durantsa première jeunesse, depuis qu’il avait recouvré des forces et dela santé, on l’avait toujours vu se soumettre sans balancer à cequi lui semblait prescrit par le devoir ; mais on eût dit quesi le devoir n’avait pas élevé la voix, il n’y eût pas eu chez luide motif pour agir. Peut-être quelque principe singulier,profondément empreint dans ce jeune cœur, et qui se trouvait encontradiction avec les événements de la vie réelle, tels qu’il lesvoyait se développer autour de lui, le portait-il à se peindre sousdes images trop sombres, et sa vie à venir et ses rapports avec leshommes. Quelle que fût la cause de sa profonde mélancolie, Octavesemblait misanthrope avant l’âge. Le commandeur de Soubirane, sononcle, dit un jour devant lui qu’il était effrayé de cecaractère.

– Pourquoi me montrerais-je autre que je ne suis ?répondit froidement Octave. Votre neveu sera toujours sur la lignede la raison.

– Mais Jamais en deçà ni au delà, reprit le commandeur avecsa vivacité provençale ; d’où je conclus que si tu n’es pas leMessie attendu par les Hébreux, tu es Lucifer en personne, revenantexprès dans ce monde pour me mettre martel en tête. Que diablees-tu ? Je ne puis te comprendre ; tu es le devoirincarné.

– Que je serais heureux de n’y jamais manquer ! ditOctave ; que je voudrais pouvoir rendre mon âme pure auCréateur comme je l’ai reçue !

– Miracle ! s’écria le commandeur : voilà depuisun an, le premier désir que je vois exprimer par cette âme si purequ’elle en est glacée !

Et fort content de sa phrase le commandeur quitta le salon encourant.

Octave regarda sa mère avec tendresse, elle savait si cette âmeétait glacée. On pouvait dire deMme de Malivert qu’elle était restée jeunequoiqu’elle approchât de cinquante ans. Ce n’est pas seulementparce qu’elle était encore belle, mais avec l’esprit le plussingulier et le plus piquant, elle avait conservé une sympathievive et obligeante pour les intérêts de ses amis, et même pour lesmalheurs et les joies des jeunes gens. Elle entrait naturellementdans leurs raisons d’espérer ou de craindre, et bientôt ellesemblait espérer ou craindre elle-même. Ce caractère perd de sagrâce depuis que l’opinion semble l’imposer comme une convenanceaux femmes d’un certain âge qui ne sont pas dévotes, mais jamaisl’affectation n’approcha deMme de Malivert.

Ses gens remarquaient depuis un certain temps qu’elle sortait enfiacre, et souvent, en rentrant, elle n’était pas seule.Saint-Jean, un vieux valet de chambre curieux, qui avait suivi sesmaîtres dans l’émigration, voulut savoir quel était un homme queplusieurs fois Mme de Malivert avait amenéchez elle. Le premier jour, Saint-Jean perdit l’inconnu dans unefoule ; à la seconde tentative, la curiosité de cet homme eutplus de succès : il vit le personnage qu’il suivait entrer àl’hôpital de la Charité, et apprit du portier que cet inconnu étaitle célèbre docteur Duquerrel. Les gens deMme de Malivert découvrirent que leurmaîtresse amenait successivement chez elle les médecins les pluscélèbres de Paris, et presque toujours elle trouvait l’occasion deleur faire voir son fils.

Frappée des singularités qu’elle observait chez Octave, elleredoutait pour lui une affection de poitrine. Mais elle pensait quesi elle avait le malheur de deviner juste, nommer cette maladiecruelle, ce serait hâter ses progrès. Des médecins, gens d’esprit,dirent à Mme de Malivert que son fils n’avaitd’autre maladie que cette sorte de tristesse mécontente et jugeantequi caractérise les jeunes gens de son époque et de son rang ;mais ils l’avertirent qu’elle-même devait donner les plus grandssoins à sa poitrine. Cette nouvelle fatale fut divulguée dans lamaison par un régime auquel il fallut se soumettre, etM. de Malivert, auquel on voulut en vain cacher le nom dela maladie, entrevit pour sa vieillesse la possibilité del’isolement.

Fort étourdi et fort riche avant la révolution, le marquis deMalivert, qui n’avait revu la France qu’en 1814, à la suite du roi,se trouvait réduit, par les confiscations, à vingt ou trente millelivres de rente. Il se croyait à la mendicité. La seule occupationde cette tête qui n’avait jamais été bien forte, était maintenantde chercher à marier Octave. Mais encore plus fidèle à l’honneurqu’à l’idée fixe qui le tourmentait, le vieux marquis de Malivertne manquait jamais de commencer par ces mots les ouvertures qu’ilfaisait dans la société : « Je puis offrir un beau nom,une généalogie certaine depuis la croisade de Louis leJeune, et je ne connais à Paris que treize familles qui puissentmarcher la tête levée à cet égard ; mais du reste je me voisréduit à la misère, à l’aumône, je suis un gueux. »

Cette manière de voir chez un homme âgé n’est pas faite pourproduire cette résignation douce et philosophique qui est la gaietéde la vieillesse ; et sans les incartades du vieux commandeurde Soubirane, méridional un peu fou et assez méchant, la maison oùvivait Octave eût marqué, par sa tristesse, même dans le faubourgSaint-Germain. Mme de Malivert, que rien nepouvait distraire de ses inquiétudes sur la santé de son fils, pasmême ses propres dangers, prit occasion de l’état languissant oùelle se trouvait pour faire sa société habituelle de deux médecinscélèbres. Elle voulut gagner leur amitié. Comme ces messieursétaient l’un le chef, et l’autre l’un des plus fervents promoteursde deux sectes rivales, leurs discussions, quoique sur un sujet sitriste pour qui n’est pas animé par l’intérêt de la science et duproblème à résoudre amusaient quelquefoisMme de Malivert, qui avait conservé un espritvif et curieux. Elle les engageait à parler, et grâce à eux, aumoins, de temps à autre quelqu’un élevait la voix dans le salon sinoblement décoré, mais si sombre, de l’hôtel de Malivert.

Une tenture de velours vert, surchargée d’ornements dorés,semblait faite exprès pour absorber toute la lumière que pouvaientfournir deux immenses croisées garnies de glaces au lieu de vitres.Ces croisées donnaient sur un jardin solitaire divisé encompartiments bizarres par des bordures de buis. Une rangée detilleuls taillés régulièrement trois fois par an, en garnissait lefond, et leurs formes immobiles semblaient une image vivante de lavie morale de cette famille. La chambre du jeune vicomte, pratiquéeau-dessus du salon et sacrifiée à la beauté de cette pièceessentielle, avait à peine la hauteur d’un entre-sol. Cette chambreétait l’horreur d’Octave, et vingt fois, devant ses parents, il enavait fait l’éloge. Il craignait que quelque exclamationinvolontaire ne vînt le trahir et montrer combien cette chambre ettoute la maison lui étaient insupportables.

Il regrettait vivement sa petite cellule de l’ÉcolePolytechnique. Le séjour de cette école lui avait été cher, parcequ’il lui offrait l’image de la retraite et de la tranquillité d’unmonastère. Pendant longtemps Octave avait pensé à se retirer dumonde et à consacrer sa vie à Dieu. Cette idée avait alarmé sesparents et surtout le marquis, qui voyait dans ce dessein lecomplément de toutes ses craintes relativement à l’abandon qu’ilredoutait pour ses vieux jours. Mais en cherchant à mieux connaîtreles vérités de la religion, Octave avait été conduit à l’étude desécrivains qui depuis deux siècles ont essayé d’expliquer commentl’homme pense et comment il veut, et ses idées étaient bienchangées ; celles de son père ne l’étaient point. Le marquisvoyait avec une sorte d’horreur un jeune gentilhomme se passionnerpour les livres ; il craignait toujours quelque rechute, etc’était un de ses grands motifs pour désirer le prompt mariaged’Octave.

On jouissait des derniers beaux jours de l’automne qui, à Paris,est le printemps ; Mme de Malivert dit àson fils :

– Vous devriez monter à cheval.

Octave ne vit dans cette proposition qu’un surcroît de dépense,et comme les plaintes continuelles de son père lui faisaient croirela fortune de sa famille bien plus réduite qu’elle ne l’était eneffet, il refusa longtemps :

– À quoi bon, chère maman ? répondait-iltoujours ; je monte fort bien à cheval, mais je n’y trouveaucun plaisir.

Mme de Malivert fit amener dans l’écurie unsuperbe cheval anglais dont la jeunesse et la grâce firent unétrange contraste avec les deux anciens chevaux normands qui,depuis douze ans, s’acquittaient du service de la maison. Octavefut embarrassé de ce cadeau ; pendant deux jours il enremercia sa mère ; mais le troisième, se trouvant seul avecelle, comme on vint à parler du cheval anglais :

– Je t’aime trop pour te remercier encore, dit-il enprenant la main de Mme de Malivert et lapressant contre ses lèvres ; faut-il qu’une fois en sa vie tonfils n’ait pas été sincère avec la personne qu’il aime le mieux aumonde ? Ce cheval vaut 4000 francs, tu n’es pas assez richepour que cette dépense ne te gêne pas.

Mme de Malivert ouvrit le tiroir d’unsecrétaire.

– Voilà mon testament, dit-elle, je te donnais mesdiamants, mais sous une condition expresse, c’est que tant quedurerait le produit de leur vente, tu aurais un cheval que tumonterais quelquefois par mon ordre. J’ai fait vendre en secretdeux de ces diamants pour avoir le bonheur de te voir un jolicheval de mon vivant. L’un des plus grands sacrifices que m’aitimposé ton père, c’est l’obligation de ne pas me défaire de cesornements qui me conviennent si peu. Il a je ne sais quelleespérance politique peu fondée selon moi, et il se croirait deuxfois plus pauvre et plus déchu le jour où sa femme n’aurait plus dediamants.

Une profonde tristesse parut sur le front d’Octave, et ilreplaça dans le tiroir du secrétaire ce papier dont le nomrappelait un événement si cruel et peut-être si prochain. Il repritla main de sa mère et la garda entre les siennes, ce qu’il sepermettait rarement.

– Les projets de ton père, continuaMme de Malivert, tiennent à cette loid’indemnité dont on nous parle depuis trois ans.

– Je désire de tout mon cœur qu’elle soit rejetée, ditOctave.

– Et pourquoi, reprit sa mère ravie de le voir s’animerpour quelque chose et lui donner cette preuve d’estime et d’amitié,pourquoi voudrais-tu la voir rejeter ?

– D’abord parce que, n’étant pas complète, elle me semblepeu juste ; en second lieu, parce qu’elle me mariera. J’ai parmalheur un caractère singulier, je ne me suis pas créé ainsi ;tout ce que j’ai pu faire, c’est de me connaître. Excepté dans lesmoments où je jouis du bonheur d’être seul avec toi, mon uniqueplaisir consiste à vivre isolé, et sans personne au monde qui aitle droit de m’adresser la parole.

– Cher Octave, ce goût singulier est l’effet de ta passiondésordonnée pour les sciences ; tes études me fonttrembler ; tu finiras comme le Faust de Gœthe. Voudrais-tu mejurer, comme tu le fis dimanche, que tu ne lis pas uniquement debien mauvais livres ?

– Je lis les ouvrages que tu m’as désignés, chère maman, enmême temps que ceux qu’on appelle de mauvais livres.

– Ah ! ton caractère a quelque chose de mystérieux etde sombre qui me fait frémir ; Dieu sait les conséquences quetu tires de tant de lectures !

– Chère maman, je ne puis me refuser à croire vrai ce quime semble tel. Un être tout-puissant et bon pourrait-il me punird’ajouter foi au rapport des organes que lui-même il m’adonnés ?

– Ah ! j’ai toujours peur d’irriter cet être terrible,dit Mme de Malivert les larmes aux yeux ;il peut t’enlever à mon amour. Il est des jours où la lecture deBourdaloue me glace de terreur. Je vois dans la Bible que cet êtretout-puissant est impitoyable dans ses vengeances, et tu l’offensessans doute quand tu lis les philosophes duXVIIIe siècle. Je te l’avoue, avant-hier je suissortie de Saint-Thomas d’Aquin dans un état voisin du désespoir.Quand la colère du Tout-Puissant contre les livres impies ne seraitque la dixième partie de ce qu’annonce M. l’abbé Fay***, jepourrais encore trembler de te perdre. Il est un journal abominableque M. l’abbé Fay*** n’a pas même osé nommer dans son sermonet que tu lis tous les jours, j’en suis sûre.

– Oui, maman, je le lis, mais je suis fidèle à la promesseque je t’ai faite, je lis immédiatement après le journal dont ladoctrine est la plus opposée à la sienne.

– Cher Octave, c’est la violence de tes passions quim’alarme, et surtout le chemin qu’elles font en secret dans toncœur. Si je te voyais quelques-uns des goûts de ton âge pour fairediversion à tes idées singulières, je serais moins effrayée. Maistu lis des livres impies et bientôt tu en viendras à douter même del’existence de Dieu. Pourquoi réfléchir sur ces sujetsterribles ? Te souvient-il de ta passion pour la chimie ?Pendant dix-huit mois, tu n’as voulu voir personne, tu as indisposépar ton absence nos parents les plus proches ; tu manquais auxdevoirs les plus indispensables.

– Mon goût pour la chimie, reprit Octave, n’étaitpas une passion, c’était un devoir que je m’étais imposé ; etDieu sait, ajouta-t-il en soupirant, s’il n’eût pas été mieuxd’être fidèle à ce dessein et de faire de moi un savant retiré dumonde !

Ce soir-là, Octave resta chez sa mère jusqu’à une heure.Vainement l’avait-elle pressé d’aller dans le monde ou du moins auspectacle.

– Je reste où je suis le plus heureux, disait Octave.

– Il y a des moments où je te crois, et c’est quand je suisavec toi, répondait son heureuse mère ; mais si pendant deuxjours je ne t’ai vu que devant le monde, la raison reprend ledessus. Il est impossible qu’une telle solitude convienne à unhomme de ton âge. J’ai là pour soixante-quatorze mille francs dediamants inutiles, et ils le seront longtemps, puisque tu ne veuxpas te marier encore ; dans le fait, tu es bien jeune, vingtans et cinq jours ! et Mme de Malivert seleva de sa chaise longue pour embrasser son fils. J’ai bien enviede faire vendre ces diamants inutiles, je placerai le prix, et lerevenu de cette somme je l’emploierai à augmenter ma dépense ;je prendrais un jour, et, sous prétexte de ma mauvaise santé, je nerecevrais absolument que des gens contre lesquels tu n’aurais pasd’objection.

– Hélas ! chère maman, la vue de tous les hommesm’attriste également ; je n’aime que toi au monde…

Lorsque son fils l’eut quittée, malgré l’heure avancée,Mme de Malivert, troublée par de sinistrespressentiments, ne put trouver le sommeil. Elle essayait en vaind’oublier combien Octave lui était cher, et de le juger comme elleeût fait d’un étranger. Toujours au lieu de suivre un raisonnement,son âme s’égarait dans des suppositions romanesques sur l’avenir deson fils ; le mot du commandeur lui revenait.« Certainement, disait-elle, je sens en lui quelque chose desurhumain ; il vit comme un être à part, séparé des autreshommes. » Revenant ensuite à des idées plus raisonnables,Mme de Malivert ne pouvait concevoir que sonfils eût les passions les plus vives ou du moins les plus exaltées,et cependant une telle absence de goût pour tout ce qu’il y a deréel dans la vie. On eût dit que ses passions avaient leur sourceailleurs et ne s’appuyaient sur rien de ce qui existe ici-bas. Iln’y avait pas jusqu’à la physionomie si noble d’Octave quin’alarmât sa mère ; ses yeux si beaux et si tendres luidonnaient de la terreur. Ils semblaient quelquefois regarder auciel et réfléchir le bonheur qu’ils y voyaient. Un instant après,on y lisait les tourments de l’enfer.

On éprouve une sorte de pudeur à interroger un être dont lebonheur paraît aussi fragile, et sa mère le regardait bien plusqu’elle n’osait lui parler. Dans les moments plus calmes, les yeuxd’Octave semblaient songer à un bonheur absent ; on eût ditune âme tendre séparée par un long espace d’un objet uniquementchéri. Octave répondait avec sincérité aux questions que luiadressait sa mère, et cependant elle ne pouvait deviner le mystèrede cette rêverie profonde et souvent agitée. Dès l’âge de quinzeans, Octave était ainsi, et Mme de Malivertn’avait jamais pensé sérieusement à la possibilité de quelquepassion secrète. Octave n’était-il pas maître de lui et de safortune ?

Elle observait constamment que la vie réelle, loin d’être unesource d’émotions pour son fils, n’avait d’autre effet que del’impatienter, comme si elle fût venue le distraire et l’arracherd’une façon importune à sa chère rêverie. Au malheur près de cettemanière de vivre qui semblait étrangère à tout ce quil’environnait, Mme de Malivert ne pouvaits’empêcher de reconnaître chez Octave une âme droite et forte,toute de génie et d’honneur. Mais cette âme savait fort bien quelsétaient ses droits à l’indépendance et à la liberté, et ses noblesqualités s’alliaient étrangement avec une profondeur dedissimulation incroyable à cet âge. Cette cruelle réalité vintdétruire, en un instant, tous les rêves de bonheur qui avaientporté le calme dans l’imagination deMme de Malivert.

Rien n’était plus importun à son fils, et l’on peut dire plusodieux, car il ne savait pas aimer ou haïr à demi, que la sociétéde son oncle le commandeur, et cependant tout le monde croyait à lamaison qu’il aimait par-dessus tout faire la partie d’échecs deM. de Soubirane, ou aller avec lui flâner sur leboulevard. Ce mot était du commandeur, qui, malgré ses soixanteans, avait autant de prétentions pour le moins qu’en 1789 ;seulement la fatuité du raisonnement et de la profondeur avaitremplacé les affectations de la jeunesse qui ont du moins pourexcuse les grâces et la gaieté. Cet exemple d’une dissimulationaussi facile effrayait Mme de Malivert.« J’ai questionné mon fils sur le plaisir qu’il trouve à vivreavec son oncle, et il m’a répondu par la vérité ; mais, sedisait-elle, qui sait si quelque étrange dessein ne se cache pas aufond de cette âme singulière ? Et si jamais je ne l’interrogeà ce sujet, jamais de lui-même il n’aura l’idée de m’en parler. Jesuis une simple femme, se disaitMme de Malivert, éclairée uniquement surquelques petits devoirs à ma portée. Comment oserais-je me croirefaite pour donner des conseils à un être aussi fort et aussisingulier ? Je n’ai point pour le consulter d’ami doué d’uneraison assez supérieure ; d’ailleurs, puis-je trahir laconfiance d’Octave ; ne lui ai-je pas promis un secretabsolu ? »

Après que ces tristes pensées l’eurent agitée jusqu’au jour,Mme de Malivert conclut, comme de coutume,qu’elle devait employer toute l’influence qu’elle avait sur sonfils pour l’engager à aller beaucoup chez Mme lamarquise de Bonnivet. C’était son amie intime et sa cousine, femmede la plus haute considération, et dont le salon réunissait souventce qu’il y a de plus distingué dans la bonne compagnie. « Monmétier à moi, se disait Mme de Malivert, c’estde faire la cour aux gens de mérite que je vois chezMme de Bonnivet afin de savoir ce qu’ilspensent d’Octave. » On allait chercher dans ce salon leplaisir d’être de la société deMme de Bonnivet, et l’appui de son mari,courtisan habile chargé d’ans et d’honneurs, et presque aussi bienvenu de son maître que cet aimable amiral de Bonnivet, son aïeul,qui fit faire tant de sottises à François Ier et s’enpunit si noblement[2] .

Chapitre 2

 

Melancholy mark’d him for her own, whose ambitions heartoverrates the happiness he cannot enjoy.

MARLOW

Le lendemain, dès huit heures du matin, il se fit un grandchangement dans la maison de Mme de Malivert.Toutes les sonnettes se trouvèrent tout à coup en mouvement.Bientôt le vieux marquis se fit annoncer chez sa femme qui étaitencore au lit ; lui-même ne s’était pas donné le temps des’habiller. Il vint l’embrasser les larmes aux yeux :

– Ma chère amie, lui dit-il, nous verrons nospetits-enfants avant que de mourir, et le bon vieillard pleurait àchaudes larmes. Dieu sait, ajouta-t-il, que ce n’est pas l’idée decesser d’être un gueux qui me met en cet état… La loi d’indemnitéest certaine et vous aurez deux millions.

À ce moment Octave, que le marquis avait fait appeler, fitdemander la permission d’entrer ; son père se leva pour allerse jeter dans ses bras. Octave vit des larmes et peut-être seméprit sur leur cause ; car une rougeur presque imperceptibleparut sur ses joues si pâles.

– Ouvrez les rideaux tout à fait ; grand jour !dit sa mère avec vivacité. Approche-toi, regarde-moi, ajouta-t-elledu même ton, et, sans répondre à son mari, elle examinait larougeur imperceptible qui était venue se placer sur le haut desjoues d’Octave. Elle savait, par ses conversations avec lesmédecins, que la couleur rouge cernée sur les joues est un signedes maladies de poitrine ; elle tremblait pour la santé de sonfils, et ne songeait plus aux deux millions d’indemnité.

Quand Mme de Malivert futrassurée :

– Oui, mon fils, dit enfin le marquis, un peu impatienté detout ce tracas, je viens d’obtenir la certitude que la loid’indemnité sera proposée, et nous avons 319 voix sûres sur 420. Tamère a perdu un bien que j’estime à plus de six millions, et quelsque soient les sacrifices que la crainte des jacobins impose à lajustice du roi, nous pouvons compter largement sur deux millions.Ainsi je ne suis plus un gueux, c’est-à-dire tu n’es plus un gueux,ta fortune va se trouver de nouveau en rapport avec ta naissance etje puis maintenant te chercher et non plus te mendier uneépouse.

– Mais, mon cher ami, ditMme de Malivert, prenez garde que votreempressement à croire ces grandes nouvelles ne vous expose auxpetites remarques de notre parente Mme la duchessed’Ancre et de sa société. Elle jouit réellement, elle, de tous cesmillions que vous nous promettez ; n’allez pas vendre la peaude l’ours.

– Il y a déjà vingt-cinq minutes, dit le vieux marquis entirant sa montre, que je suis sûr, mais ce qu’on appellesûr, que la loi d’indemnité passera.

Il fallait bien que le marquis eût raison, car le soir lorsquel’impassible Octave parut chezMme de Bonnivet, il trouva une nuanced’empressement dans l’accueil qu’il reçut de tout le monde. Il yeut aussi une nuance de hauteur dans sa manière de répondre à cetintérêt subit ; au moins la vieille duchesse d’Ancre enfit-elle la remarque. L’impression d’Octave fut tout à la fois dedéplaisance et de mépris. Il se voyait mieux accueilli à causede l’espérance de deux millions dans la société de Paris et dumonde où il était reçu avec le plus d’intimité. Cette âme ardente,aussi juste et presque aussi sévère envers les autres que pourelle-même, finit par tirer une profonde impression de mélancolie decette triste vérité. Ce n’est pas que la hauteur d’Octaves’abaissât jusqu’à en vouloir aux êtres que le hasard avait réunisdans ce salon ; il avait pitié de son sort et de celui de tousles hommes. « Je suis donc si peu aimé, se disait-il, que deuxmillions changent tous les sentiments qu’on avait pour moi ;au lieu de chercher à mériter d’être aimé, j’aurais dû chercher àm’enrichir par quelque commerce. » En faisant ces tristesréflexions, Octave se trouvait placé sur un divan, vis-à-vis unepetite chaise qu’occupait Armance de Zohiloff, sa cousine, et parhasard ses yeux s’arrêtèrent sur elle. Il remarqua qu’elle ne luiavait pas adressé la parole de toute la soirée. Armance était unenièce assez pauvre de Mmes de Bonnivet et de Malivert, àpeu près de l’âge d’Octave, et comme ces deux êtres n’avaient quede l’indifférence l’un pour l’autre, ils se parlaient avec toutefranchise. Depuis trois quarts d’heure le cœur d’Octave étaitabreuvé d’amertume, il fut saisi de cette idée :« Armance ne me fait pas de compliment, elle seule ici estétrangère à ce redoublement d’intérêt que je dois à de l’argent,elle seule ici a quelque noblesse d’âme. » Et ce fut pour luiune consolation que de regarder Armance. « Voilà donc un êtreestimable », se dit-il, et comme la soirée s’avançait, il vitavec un plaisir égal au chagrin qui d’abord avait inondé son cœurqu’elle continuait à ne point lui parler.

Une seule fois, comme un provincial, membre de la Chambre desdéputés, faisait à Octave un compliment gauche sur les deuxmillions qu’il allait lui voter (ce furent les mots de cethomme), Octave surprit un regard d’Armance qui arrivait jusqu’àlui. L’expression de ce regard était impossible àméconnaître ; du moins la raison d’Octave, plus sévère qu’onne peut se l’imaginer, en décida ainsi ; ce regard étaitdestiné à l’observer, et ce qui lui fit un plaisir sensible, ceregard s’attendait à être obligé de mépriser. Le député qui sepréparait à voter des millions fut la victime d’Octave ; lemépris du jeune vicomte fut trop évident même pour unprovincial.

– Voilà comme ils sont tous, dit le député du départementde *** au commandeur de Soubirane qu’il joignit un instant après.Ah ! messieurs de la noblesse de cour, si nous pouvions nousvoter nos indemnités sans passer les vôtres, vous n’en tâteriez,morbleu, qu’après nous avoir donné des garanties. Nous ne voulonsplus, comme autrefois, vous voir colonels à vingt-trois ans et nouscapitaines à quarante. Sur les 319 députés pensant bien, noussommes 212 de cette noblesse de province sacrifiée jadis…

Le commandeur, très-flatté de se voir adresser une telleplainte, se mit à justifier les gens de qualité. Cetteconversation, que l’importance de M. de Soubiraneappelait politique, dura toute la soirée, et malgré le vent de nordle plus perçant, elle s’établit dans l’embrasure d’une croisée,position de rigueur pour parler politique.

Le commandeur ne la quitta qu’une minute, en suppliant le députéde l’excuser et de l’attendre.

– Il faut que je demande à mon neveu ce qu’il a fait de mavoiture, et il vint dire à l’oreille d’Octave :

– Parlez, on remarque votre silence ; ce n’est pointpar de la hauteur que cette nouvelle fortune doit marquer chezvous. Songez que ces deux millions sont une restitution et rien deplus. Où en seriez-vous donc si le roi vous avait fait cordonbleu ?

Et le commandeur regagna l’embrasure de sa fenêtre en courantcomme un jeune homme, et répétant à demi-haut :

– Ah ! les chevaux à onze heures et demie.

Octave parla, et s’il n’atteignit pas à l’aisance et àl’enjouement qui font les succès parfaits, sa beauté remarquable etle sérieux profond de ses manières donnèrent aux yeux de bien desfemmes un prix singulier aux mots qu’il leur adressait. Ses idéesétaient vives, claires, et de celles qui grandissent à mesure qu’onles regarde. Il est vrai que la simplicité pleine de noblesse aveclaquelle il s’énonçait lui faisait perdre l’effet de quelquestraits piquants ; on ne s’en étonnait qu’une seconde après. Lahauteur de son caractère ne lui permit jamais de dire d’un tonmarqué ce qui lui semblait joli. C’était un de ces esprits que leurfierté met dans la position d’une jeune femme qui arrive sans rougedans un salon où l’usage du rouge est général ; pendantquelques instants sa pâleur la fait paraître triste. Si Octave eutdes succès, c’est que le mouvement d’esprit et l’excitation qui luimanquaient souvent étaient suppléés ce soir-là par le sentiment del’ironie la plus amère.

Cette apparence de méchanceté engagea les femmes d’un certainâge à lui pardonner la simplicité de ses manières, et les sotsauxquels il fit peur se hâtèrent de l’applaudir. Octave, exprimantfinement tout le mépris dont il était dévoré, trouvait dans lasociété le seul bonheur qu’elle pût lui donner, lorsque la duchessed’Ancre s’approcha du divan sur lequel il était assis, et dit, nonà lui, mais pour lui, et à voix très-basse, àMme de la Ronze son amie intime :

– Voyez cette petite sotte d’Armance, ne s’avise-t-elle pasd’être jalouse de la fortune qui tombe des nues àM. de Malivert ? Dieu ! que l’envie sied mal àune femme !

L’amie devina la duchesse et saisit le regard fixe d’Octave qui,tout en ayant l’air de ne voir que la figure vénérable deM. l’évêque de *** qui lui parlait en cet instant, avait toutentendu. En moins de trois minutes, le silence deMlle de Zohiloff se trouva expliqué, et elleconvaincue, dans l’esprit d’Octave, de tous les sentiments bas donton venait de l’accuser. « Grand Dieu, se dit-il, il n’y a doncplus d’exception à la bassesse de sentiments de toute cettesociété ! Et sous quel prétexte m’imaginerais-je que lesautres sociétés sont différentes de celle-ci ? Si l’on oseafficher une telle adoration pour l’argent dans l’un des salons lesmieux composés de France, et où chacun ne peut ouvrir l’histoiresans retrouver un héros de son nom, que sera-ce parmi de malheureuxmarchands millionnaires aujourd’hui, mais dont hier encore le pèreportait la balle ? Dieu ! que les hommes sontvils ! »

Octave s’enfuit du salon deMme de Bonnivet, le monde lui faisaithorreur ; il laissa la voiture de famille à son oncle lecommandeur et revint à pied chez lui. Il pleuvait à verse, la pluielui faisait plaisir. Bientôt il ne s’aperçut plus de l’espèce detempête qui inondait Paris en cet instant. La seule ressourcecontre cet avilissement général, pensait-il, serait de trouver unebelle âme, non encore avilie par la prétendue sagesse des duchessesd’Ancre, de s’y attacher pour jamais, de ne voir qu’elle, de vivreavec elle et uniquement pour elle et pour son bonheur. Jel’aimerais avec passion… Je l’aimerais ! moi,malheureux !… » En ce moment, une voiture qui débouchaitau galop de la rue de Poitiers dans la rue de Bourbon, faillitécraser Octave. La roue de derrière serra fortement sa poitrine etdéchira son gilet, il resta immobile ; la vue de la mort luiavait rafraîchi le sang.

« Dieu ! que n’ai-je été anéanti ! » dit-ilen regardant le ciel. Et la pluie qui tombait par torrents ne luifit point baisser la tête ; cette pluie froide lui faisait dubien. Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’il se remit àmarcher. Il monta chez lui en courant, changea d’habits, et demandasi sa mère était visible. Comme elle ne l’attendait pas, elles’était couchée de bonne heure. Seul avec lui-même, tout lui devintimportun, même le sombre Alfieri, dont il essaya de lire unetragédie. Il se promena longtemps dans sa chambre si vaste et sibasse. « Pourquoi ne pas en finir ? se dit-ilenfin ; pourquoi cette obstination à lutter contre le destinqui m’accable ? J’ai beau faire les plans de conduite les plusraisonnables en apparence, ma vie n’est qu’une suite de malheurs etde sensations amères. Ce mois-ci ne vaut pas mieux que le moispassé ; cette année-ci ne vaut pas mieux que l’autreannée ; d’où vient cette obstination à vivre ?Manquerais-je de fermeté ? Qu’est-ce que la mort ? sedit-il en ouvrant la caisse de ses pistolets et les considérant.Bien peu de chose en vérité ; il faut être fou pour s’enpasser. Ma mère, ma pauvre mère se meurt de la poitrine ;encore un peu de temps et je devrai la suivre. Je puis aussi partiravant elle si la vie est pour moi une douleur trop amère. Si unetelle permission pouvait se demander, elle me l’accorderait… Lecommandeur, mon père lui-même ! ils ne m’aiment pas ; ilsaiment le nom que je porte, ils chérissent en moi un prétexted’ambition. C’est un bien petit devoir qui m’attache à eux… »Ce mot devoir fut comme un coup de foudre pour Octave.« Un petit devoir ! s’écria-t-il en s’arrêtant,un devoir de peu d’importance !… Est-il de peu d’importance,si c’est le seul qui me reste ? Si je ne surmonte pas lesdifficultés que le hasard me présente dans ma position actuelle, dequel droit osé-je me croire si sûr de vaincre toutes celles quipourront s’offrir par la suite ? Quoi ! j’ai l’orgueil deme croire supérieur à tous les dangers, à toutes les sortes de mauxqui peuvent attaquer un homme, et cependant je prie la douleur quise présente de prendre une nouvelle forme, de choisir une figurequi puisse me convenir, c’est-à-dire de se diminuer de moitié.Quelle petitesse ! et je me croyais si ferme ! je n’étaisqu’un présomptueux. »

Avoir ce nouvel aperçu et se faire le serment de surmonter ladouleur de vivre ne fut qu’un instant. Bientôt le dégoût qu’Octaveéprouvait pour toutes choses fut moins violent ; et il separut à lui-même un être moins misérable. Cette âme, affaissée etdésorganisée en quelque sorte par l’absence si longue de toutbonheur, reprit un peu de vie et de courage avec l’estime pourelle-même. Des idées d’un autre genre se présentèrent à Octave. Leplafond si écrasé de sa chambre lui déplaisait mortellement ;il envia le magnifique salon de l’hôtel de Bonnivet. « Il a aumoins vingt pieds de haut, se dit-il ; comme j’y respirerais àl’aise ! Ah ! s’écria-t-il avec la surprise gaie d’unenfant, voilà un emploi pour ces millions. J’aurai un salonmagnifique comme celui de l’hôtel de Bonnivet ; et moi seulj’y entrerai. Tous les mois, à peine, oui, le 1er dumois, un domestique pour épousseter, mais sous mes yeux ;qu’il n’aille pas chercher à deviner mes pensées par le choix demes livres, et surprendre ce que j’écris pour guider mon âme dansses moments de folie… J’en porterai toujours la clé à ma chaîne demontre, une petite clé d’acier imperceptible, plus petite que celled’un portefeuille. J’y ferai placer trois glaces de sept pieds dehaut chacune. J’ai toujours aimé cet ornement sombre et magnifique.Quelle est la dimension des plus grandes glaces que l’on fabrique àSaint-Gobain ? » Et l’homme qui pendant trois quartsd’heure venait de songer à terminer sa vie, à l’instant mêmemontait sur une chaise pour chercher dans sa bibliothèque le tarifdes glaces de Saint-Gobain. Il passa une heure à écrire le devis dela dépense de son salon. Il sentait qu’il faisait l’enfant, maisn’en écrivait qu’avec plus de rapidité et de sérieux. Cette besogneterminée et l’addition vérifiée, qui portait à 57 350 fr. ladépense de la salle à établir en élevant le toit de sa chambre àcoucher, « si ce n’est pas là vendre la peau de l’ours, se ditOctave en riant, jamais on n’eut ce ridicule… Eh bien ! jesuis malheureux ! reprit-il en se promenant à grandspas ; oui, je suis malheureux, mais je serai plus fort que monmalheur. Je me mesurerai avec lui, et je serai plus grand. Brutussacrifia ses enfants, c’était la difficulté qui se présentait àlui, moi je vivrai. » Il écrivit sur un petit mémento cachédans le secret de son bureau : 14 décembre 182… Agréableeffet de deux m. – Redoublement d’amitié. – Envie chez Ar. – Finir.– Je serai plus grand que lui. – Glaces de Saint-Gobain.

Cette amère réflexion était notée en caractères grecs. Ensuiteil déchiffra sur son piano tout un acte de Don Juan, etles accords si sombres de Mozart lui rendirent la paix del’âme.

Chapitre 3

 

As the most forward bud
Is eaten by the canker ere it blow,
Even so by love the young and tender wit
Is turn’d to folly…
… So eating love
Inhabits in the finest wits of all.

Two Gentlemen of Verona, act.I.

Ce n’était pas toujours de nuit et seul qu’Octave était saisipar ces accès de désespoir. Une violence extrême, une méchancetéextraordinaire marquaient alors toutes ses actions, et sans doute,s’il n’eût été qu’un pauvre étudiant en droit, sans parents niprotection, on l’eût enfermé comme fou. Mais aussi dans cetteposition sociale, il n’eût pas eu l’occasion d’acquérir cetteélégance de manières qui, venant polir un caractère aussisingulier, faisait de lui un être à part, même dans la société dela cour. Octave devait un peu cette extrême distinction àl’expression de ses traits ; elle avait de la force et de ladouceur et non point de la force et de la dureté, comme il arriveparmi le vulgaire des hommes qui doivent un regard à leur beauté.Il possédait naturellement l’art difficile de communiquer sapensée, quelle qu’elle fût, sans jamais offenser ou du moins sansjamais infliger d’offense inutile, et grâces à cette mesureparfaite dans les relations ordinaires de la vie, l’idée de folieétait éloignée.

Il n’y avait pas un an qu’un jeune laquais, effrayé de la figured’Octave, ayant eu l’air de s’opposer à son passage, un soir qu’ilsortait en courant du salon de sa mère, Octave, furieux, s’étaitécrié :

– Qui es-tu pour t’opposer à moi ! si tu es fort, faispreuve de force.

Et en disant ces mots, il l’avait saisi à bras-le-corps et jetépar la fenêtre. Ce laquais tomba dans le jardin sur un vase delaurier-rose et se fit peu de mal. Pendant deux mois Octave seconstitua le domestique du blessé ; il avait fini par luidonner trop d’argent, et chaque jour il passait plusieurs heures àfaire son éducation. Toute la famille désirant le silence de cethomme, il reçut des présents, et se vit l’objet de complaisancesexcessives qui en firent un mauvais sujet que l’on fut obligé derenvoyer dans son pays avec une pension. On peut comprendremaintenant les chagrins deMme de Malivert.

Ce qui l’avait surtout effrayée lors de ce funeste événement,c’est que le repentir d’Octave, quoique extrême, n’avait éclaté quele lendemain. La nuit en rentrant, comme on lui rappelait parhasard le danger que cet homme avait couru :

– Il est jeune, avait-il dit, pourquoi ne s’est-il pasdéfendu ? Quand il a voulu m’empêcher de sortir, ne lui ai-jepas dit de se défendre ?

Mme de Malivert croyait avoir observé queces accès de fureur saisissaient son fils précisément dans lesinstants où il paraissait avoir le plus oublié cette rêverie sombrequ’elle lisait toujours dans ses traits. C’était, par exemple, aumilieu d’une charade en action, et lorsqu’il jouait gaiement depuisune heure avec quelques jeunes gens et cinq ou six jeunes personnesde sa connaissance intime, qu’il s’était enfui du salon en jetantle domestique par la fenêtre.

Quelques mois avant la soirée des deux millions, Octave s’étaitéchappé d’une façon à peu près aussi brusque d’un bal que donnaitMme de Bonnivet. Il venait de danser avec unegrâce remarquable quelques contredanses et des valses. Sa mèreétait ravie de ses succès, et il ne pouvait les ignorer ;plusieurs femmes, à qui leur beauté avait valu dans le monde unegrande célébrité, lui adressaient la parole de l’air le plusflatteur. Ses cheveux du plus beau blond qui retombaient en grossesboucles sur le front qu’il avait superbe, avaient surtout frappé lacélèbre Mme de Claix. Et à propos des modessuivies par les jeunes gens à Naples, d’où elle arrivait, elle luifaisait un compliment fort vif, lorsque tout à coup les traitsd’Octave se couvrirent de rougeur, et il quitta le salon d’un pasdont il cherchait en vain à dissimuler la rapidité. Sa mère,alarmée, le suivit et ne le trouva plus. Elle l’attenditinutilement toute la nuit, il ne reparut que le lendemain et dansun état singulier ; il avait reçu trois coups de sabre, à lavérité peu dangereux. Les médecins pensaient que cette monomanieétait tout à fait morale, c’était leur mot, et devaitprovenir non point d’une cause physique, mais de l’influence dequelque idée singulière. Aucun signe n’annonçait les migraines deM. le vicomte Octave, comme disaient les gens. Ces accèsavaient été bien plus rapprochés durant la première année de sonséjour à l’École Polytechnique et avant qu’il n’eût songé à sefaire prêtre. Ses camarades avec lesquels il avait des querellesfréquentes, le croyaient alors complètement fou, et souvent cetteidée lui évita des coups d’épée.

Retenu dans son lit par les blessures légères dont nous venonsde parler, il avait dit à sa mère, simplement comme il disaittout :

– J’étais furieux, j’ai cherché querelle à des soldats quime regardaient en riant, je me suis battu et n’ai trouvé que ce queje mérite.

Après quoi il avait parlé d’autre chose. Avec Armance deZohiloff, sa cousine, il était entré dans de plus grandsdétails.

– J’ai des moments de malheur et de fureur qui ne sont pasde la folie, lui disait-il un soir, mais qui me feront passer pourfou dans le monde comme à l’École Polytechnique. C’est un malheurcomme un autre ; mais ce qui est au-dessus de mon courage,c’est la crainte de me trouver tout à coup avec un sujet de remordséternel, ainsi qu’il faillit m’arriver lors de l’accident de cepauvre Pierre.

– Vous l’avez noblement réparé, vous lui donniez non passeulement votre pension, mais votre temps, et s’il se fût trouvéles moindres principes d’honnêteté, vous auriez fait sa fortune.Que pouviez-vous de plus ?

– Rien sans doute, une fois l’accident arrivé, ou je seraisun monstre de ne l’avoir pas fait. Mais ce n’est pas tout, cesaccès de malheur qui sont de la folie à tous les yeux, semblentfaire de moi un être à part. Je vois les plus pauvres, les plusbornés, les plus malheureux, en apparence, des jeunes gens de monâge, avoir un ou deux amis d’enfance qui partagent leurs joies etleurs chagrins. Le soir, je les vois s’aller promener ensemble, etils se disent tout ce qui les intéresse ; moi seul, je metrouve isolé sur la terre. Je n’ai et je n’aurai jamais personne àqui je puisse librement confier ce que je pense. Que serait-ce demes sentiments si j’en avais qui me serrent le cœur ! Suis-jedonc destiné à vivre toujours sans amis, et ayant à peine desconnaissances ! Suis-je donc un méchant ? ajouta-t-il ensoupirant.

– Non sans doute, mais vous fournissez des prétextes auxpersonnes qui ne vous aiment pas, lui dit Armance du ton sévère del’amitié, et cherchant à cacher la pitié trop réelle que luiinspiraient ses chagrins. Par exemple, vous qui êtes d’unepolitesse parfaite avec tout le monde, pourquoi n’avoir pas paruavant-hier au bal de Mme de Claix ?

– Parce que ce sont ses sots compliments au bal d’il y asix mois, qui m’ont valu la honte d’avoir tort avec de jeunespaysans portant un sabre.

– À la bonne heure, repritMlle de Zohiloff ; mais remarquez quevous trouvez toujours des raisons pour vous dispenser de voir lasociété. Il ne faudrait pas ensuite vous plaindre de l’isolement oùvous vivez.

– Ah ! c’est d’amis que j’ai besoin, et non pas devoir la société. Est-ce dans les salons que je rencontrerai unami ?

– Oui, puisque vous n’avez pas su le trouver à l’ÉcolePolytechnique.

– Vous avez raison, répondit Octave après un longsilence ; je vois comme vous en ce moment, et demain,lorsqu’il sera question d’agir, j’agirai d’une manière opposée à cequi me semble raisonnable aujourd’hui, et tout cela parorgueil ! Ah ! si le ciel m’avait fait le fils d’unfabricant de draps, j’aurais travaillé au comptoir dès l’âge deseize ans ; au lieu que toutes mes occupations n’ont été quede luxe ; j’aurais moins d’orgueil et plus de bonheur…Ah ! que je me déplais à moi-même !…

Ces plaintes, quoique égoïstes en apparence, intéressaientArmance ; les yeux d’Octave exprimaient tant de possibilitéd’aimer et quelquefois ils étaient si tendres !

Elle, sans se le bien expliquer, sentait qu’Octave était lavictime de cette sorte de sensibilité déraisonnable qui fait leshommes malheureux et dignes d’être aimés. Une imaginationpassionnée le portait à s’exagérer les bonheurs dont il ne pouvaitjouir. S’il eût reçu du ciel un cœur sec, froid, raisonnable, avectous les autres avantages qu’il réunissait d’ailleurs, il eût puêtre fort heureux. Il ne lui manquait qu’une âme commune.

C’était seulement en présence de sa cousine qu’Octave osaitquelquefois penser tout haut. On voit pourquoi il avait été sipéniblement affecté en trouvant que les sentiments de cette aimablecousine changeaient avec la fortune.

Le lendemain du jour où Octave avait souhaité la mort, dès septheures du matin il fut réveillé en sursaut par son oncle lecommandeur qui entra dans sa chambre en affectant de faire untapage effroyable. Cet homme n’était jamais hors de l’affectation.La colère que ce bruit donna à Octave ne dura pas troissecondes ; l’idée du devoir lui apparut, et il reçutM. de Soubirane du ton plaisant et léger qui pouvait lemieux lui convenir.

Cette âme vulgaire qui, avant ou après la naissance, ne voyaitau monde que l’argent, expliqua longuement au noble Octave qu’il nefallait pas être tout à fait fou de bonheur, quand de vingt-cinqmille livres de rente on passait à l’espoir d’en avoir cent. Cediscours philosophique et presque chrétien se termina par leconseil de jouer à la bourse dès qu’on aurait touché un vingtièmesur les deux millions. Le marquis ne manquerait pas de mettre à ladisposition d’Octave une partie de cette augmentation defortune ; mais il fallait n’opérer à la Bourse que d’après lesavis du commandeur ; il connaissait Mme lacomtesse de ***, et l’on pourrait jouer sur la rente à coupsûr. Ce mot à coup sûr fit faire un haut-le-corps àOctave.

– Oui, mon ami, dit le commandeur, qui prit ce mouvementpour un signe de doute, à coup sûr. J’ai un peu négligé lacomtesse depuis son procédé ridicule chez M. le prince deS… ; mais enfin nous sommes un peu parents, et je te quittepour aller chercher notre ami commun, le duc de *** qui nousrapatriera.

Chapitre 4

 

Half a dupe, half duping, the first deceived perhaps by herdeceit and fair words, as all those philosophers. Philosophers theysay ? mark this, Diego, the devil can cite scripture for hispurpose. O, what a goodly outside falsehood hath !

MASSINGER.

La sotte apparition du commandeur faillit replonger Octave danssa misanthropie de la veille. Son dégoût pour les hommes était aucomble, quand son domestique lui remit un gros volume enveloppéavec beaucoup de soin dans du papier vélin d’Angleterre.L’empreinte du cachet était supérieurement gravée, mais l’objet peuattrayant ; sur un champ de sable on voyait deux os ensautoir. Octave qui avait un goût parfait, admira la vérité dudessin de ces deux tibias et la perfection de la gravure.« C’est de l’école de Pikler, se dit-il ; ce sera quelquefolie de ma cousine la dévoteMme de C***. » Il fut détrompé en voyantun magnifique exemplaire de la Bible, relié par Thouvenin.« Les dévotes ne donnent pas la Bible », dit Octave enouvrant la lettre d’envoi ; mais il chercha en vain lasignature, il n’y en avait pas, et il jeta la lettre sous lacheminée. Un moment après, son domestique, le vieux Saint-Jacques,entra avec un petit air malin.

– Qui a remis ce paquet ? dit Octave.

– C’est un mystère, on veut se cacher de M. levicomte ; mais c’est tout simplement le vieux Perrin qui l’adéposé chez le portier, et s’est sauvé comme un voleur.

– Et qu’est-ce que le vieux Perrin ?

– C’est un homme de Mme la marquise deBonnivet, qu’elle a renvoyé en apparence, et qui est passé auxcommissions secrètes.

– Est-ce qu’on soupçonneMme de Bonnivet de quelquegalanterie ?

– Ah ! mon Dieu, non, monsieur. Les commissionssecrètes sont pour la nouvelle religion. C’est une Bible peut-êtreque Mme la marquise envoie à Monsieur en grandsecret. Monsieur a pu reconnaître l’écriture deMme Rouvier, la femme de chambre deMme la marquise. » Octave regarda sous lacheminée et se fit donner la lettre qui avait volé au delà de laflamme et n’était point brûlée. Il vit avec surprise que l’onsavait fort bien qu’il lisait Helvétius, Bentham, Bayle et autresmauvais livres. On lui en faisait un reproche. « La vertu laplus pure ne saurait en garantir, se dit-il à lui-même ; dèsqu’on est sectaire, l’on descend à employer l’intrigue et l’on ades espions. C’est apparemment depuis la loi d’indemnité que jesuis devenu digne que l’on s’occupe de mon salut et de l’influenceque je puis avoir un jour. »

Pendant le reste de la journée, la conversation du marquis deMalivert, du commandeur et de deux ou trois amis véritables quel’on envoya chercher pour dîner, fut une allusion presquecontinuelle et d’assez mauvais goût au mariage d’Octave et à sanouvelle position. Encore ému de la crise morale qu’il avait eue àsoutenir pendant la nuit, il fut moins glacial que de coutume. Samère le trouvait plus pâle, et il s’imposa le devoir, sinon d’êtregai, du moins de ne paraître s’occuper que d’idées conduisant à desimages agréables ; il y mit tant d’esprit, qu’il parvint àfaire illusion aux personnes qui l’entouraient. Rien ne putl’arrêter, pas même les plaisanteries du commandeur sur l’effetprodigieux que deux millions produisaient sur l’esprit d’unphilosophe. Octave profita de son étourderie prétendue pour direque, fût-il prince, il ne se marierait pas avant vingt-six ans,c’était l’âge où son père s’était marié.

– Il est évident que ce garçon-là nourrit la secrèteambition de se faire évêque ou cardinal, dit le commandeur aussitôtqu’Octave fut sorti ; sa naissance et sa doctrine le porterontau chapeau.

Ce propos, qui fit sourire Mme de Malivert,donna de vives inquiétudes au marquis.

– Vous avez beau dire, répondit-il au sourire de sa femme,mon fils ne voit avec quelque intimité que des ecclésiastiques oude jeunes savants de même acabit, et, chose qui ne s’est jamaisrencontrée dans ma famille, il montre un dégoût marqué pour lesjeunes militaires.

– Il y a quelque chose d’étrange dans ce jeune homme,reprit M. de Soubirane.

Cette réflexion fit soupirer à son tourMme de Malivert.

Octave, excédé de l’ennui que lui avait donné l’obligation deparler, était sorti de bonne heure pour aller au Gymnase ; ilne pouvait souffrir l’esprit des jolies pièces de M. Scribe.« Mais, se disait-il, rien n’a pourtant un succès plusvéritable, et mépriser sans connaître, est un ridicule trop commundans ma société pour que j’aie du mérite à l’éviter. » Ce futen vain qu’il se mit en expérience pendant deux des plus joliesesquisses du théâtre de Madame. Les mots les plus agréables et lesplus fins lui semblaient entachés de grossièreté, et la clef quel’on rend dans le second acte du Mariage de raison lechassa du spectacle. Il entra chez un restaurateur, et, fidèle aumystère qui marquait toutes ses actions, il demanda des bougies etun potage ; le potage venu, il s’enferma à clef, lut avecintérêt deux journaux qu’il venait d’acheter, les brûla sous lacheminée avec le plus grand soin, paya et sortit. Il vints’habiller, et se trouva ce soir-là une sorte d’empressement àparaître chez Mme de Bonnivet. « Quipourrait m’assurer, pensait-il, que cette méchante duchesse d’Ancren’a pas calomnié Mlle de Zohiloff ? Mononcle croit bien que j’ai la tête tournée de ces deuxmillions. » Cette idée, qui était venue à Octave à propos d’unmot indifférent qu’il avait trouvé dans ses journaux, le rendaitheureux. Il songeait à Armance, mais comme à son seul ami, ouplutôt comme au seul être qui fût pour lui presque un ami.

Il était bien loin de songer à aimer, il avait ce sentiment enhorreur. Ce jour-là, son âme fortifiée par la vertu et le malheur,et qui n’était que vertu et force, éprouvait simplement la crainted’avoir condamné trop légèrement un ami.

Octave ne regarda pas une seule fois Armance ; mais detoute la soirée ses yeux ne laissèrent échapper aucun de sesmouvements. Il débuta à son entrée dans le salon par faire une courmarquée à la duchesse d’Ancre ; il lui parlait avec uneattention si profonde que cette dame eut le plaisir de le croireconverti aux égards dus à son rang.

– Depuis qu’il a l’espoir d’être riche, ce philosophe estdes nôtres, dit-elle tout bas à Mme de laRonze.

Octave voulait s’assurer du degré de perversité de cettefemme ; la trouver bien méchante, c’était en quelque sortevoir Mlle de Zohiloff innocente. Il observaque le seul sentiment de la haine portait quelque vie dans le cœurdesséché de Mme d’Ancre ; mais en revanche, cen’étaient que les choses généreuses et nobles qui lui inspiraientde l’éloignement. On eût dit qu’elle éprouvait le besoin de s’envenger. L’ignoble et le bas dans les sentiments, mais l’ignoblerevêtu de l’expression la plus élégante, avait seul le privilège defaire briller les petits yeux de la duchesse.

Octave songeait à se débarrasser de l’intérêt avec lequel onl’écoutait quand il entendit Mme de Bonnivetdésirer son jeu d’échecs. C’était un petit chef-d’œuvre desculpture chinoise que M. l’abbé Dubois avait rapporté deCanton. Octave saisit cette occasion de s’éloigner deMme d’Ancre, et pria sa cousine de lui confier laclef du serre-papier où la crainte de la maladresse des gensfaisait déposer ce magnifique jeu d’échecs. Armance n’était plusdans le salon ; elle l’avait quitté peu d’instants auparavantavec Méry de Tersan, son amie intime ; si Octave n’eût pasréclamé la clef du serre-papier, on se fût aperçu désagréablementde l’absence de Mlle de Zohiloff, et à sonretour elle aurait peut-être eu à essuyer quelque petit regard fortmesuré, mais fort dur. Armance était pauvre, elle n’avait quedix-huit ans, et Mme de Bonnivet avait trenteans passés ; elle était fort belle encore, mais Armance aussiétait belle.

Les deux amies s’étaient arrêtées devant la cheminée d’un grandboudoir voisin du salon. Armance avait voulu montrer à Méry unportrait de lord Byron dont M. Philips, le peintre anglais,venait d’envoyer une épreuve à sa tante. Octave entendittrès-distinctement ces mots comme il passait dans le dégagementprès du boudoir :

– Que veux-tu ? Il est comme tous les autres !Une âme que je croyais si belle être bouleversée par l’espoir dedeux millions !

L’accent qui accompagnait ces mots si flatteurs, que jecroyais si belle, frappa Octave comme un coup de foudre ;il resta immobile. Quand il continua à marcher, ses pas étaient silégers que l’oreille la plus fine n’aurait pu les entendre. Commeil repassait près du boudoir avec le jeu d’échecs à la main, ils’arrêta un instant ; bientôt il rougit de son indiscrétion etrentra au salon. Les paroles qu’il venait de surprendre n’étaientpas décisives dans un monde où l’envie sait revêtir toutes lesformes ; mais l’accent de candeur et d’honnêteté qui les avaitaccompagnées retentissait dans son cœur. Ce n’était pas là le tonde l’envie.

Après avoir remis le jeu chinois à la marquise, Octave se sentitle besoin de réfléchir ; il alla se placer dans un coin dusalon derrière une table de wisk, et là son imagination lui répétavingt fois le son des paroles qu’il venait d’entendre. Cetteprofonde et délicieuse rêverie l’occupait depuis longtemps, lorsquela voix d’Armance frappa son oreille. Il ne songeait pas encore auxmoyens à employer pour regagner l’estime de sa cousine ; iljouissait avec délices du bonheur de l’avoir perdue. Comme il serapprochait du groupe de Mme de Bonnivet, etrevenait du coin éloigné occupé par les tranquilles joueurs dewisk, Armance remarqua l’expression de ses regards ; ilss’arrêtaient sur elle avec cette sorte d’attendrissement et defatigue qui, après les grandes joies, rend les yeux commeincapables de mouvements trop rapides.

Octave ne devait pas trouver un second bonheur ce jour-là ;il ne put adresser le moindre mot à Armance. « Rien n’est plusdifficile que de me justifier », se disait-il en ayant l’aird’écouter les exhortations de la duchesse d’Ancre qui, sortant ladernière du salon avec lui, insista pour le ramener. Il faisait unfroid sec et un clair de lune magnifique ; Octave demanda soncheval et alla faire quelques milles sur le boulevard neuf. Enrentrant vers les trois heures du matin, sans savoir pourquoi etsans le remarquer, il vint passer devant l’hôtel de Bonnivet.

Chapitre 5

 

Her glossy hair was cluster’d o’er abrow
Bright with intelligence, and fair and smooth ;
Her eyebrow’s shape was like the aerial bow,
Her cheek all purple with the beam of youth,
Mounting, at times, to a transparent glow,
As if her veins ran lightning…

Don Juan, c. I.

« Comment pourrai-je prouver àMlle de Zohiloff, par des faits et non par devaines paroles, que le plaisir de voir quadrupler la fortune de monpère ne m’a pas absolument tourné la tête ? » Chercherune réponse à cette question fut pendant vingt-quatre heuresl’unique occupation d’Octave. Pour la première fois de sa vie, sonâme était entraînée à son insu.

Depuis bien des années il avait toujours eu la conscience de sessentiments, et commandait à leur attention les objets qui luisemblaient raisonnables. C’était au contraire avec toutel’impatience d’un jeune homme de vingt ans qu’il attendait l’heureà laquelle il devait rencontrerMlle de Zohiloff. Il n’avait pas le plus petitdoute sur la possibilité de parler à une personne qu’il voyait deuxfois presque tous les jours ; il n’était embarrassé que par lechoix des paroles les plus propres à la convaincre. « Car,enfin, disait-il, je ne puis pas trouver en vingt-quatre heuresd’action prouvant d’une manière décisive que je suis au-dessus dela petitesse dont elle m’accuse au fond de son cœur, et il doitm’être permis de protester d’abord par des paroles. » Beaucoupde paroles en effet se présentaient successivement à lui ;tantôt elles lui semblaient avoir trop d’emphase ; tantôt ilcraignait de traiter avec trop de légèreté une imputation aussigrave. Il n’était point encore décidé sur ce qu’il devait dire àMlle de Zohiloff, lorsque onze heuressonnèrent, et il arriva l’un des premiers dans le salon de l’hôtelde Bonnivet. Mais quel ne fut pas son étonnement quand il remarquaque Mlle de Zohiloff qui lui adressa la paroleplusieurs fois pendant la soirée, et en apparence comme àl’ordinaire, lui ôtait cependant toutes les occasions de lui direun mot destiné à n’être entendu que d’elle ! Octave futvivement piqué, cette soirée passa comme un éclair.

Le lendemain, il fut aussi malheureux ; le surlendemain,les jours suivants, il ne put pas davantage parler à Armance.Chaque jour il espérait trouver l’occasion de dire ce mot siessentiel pour son honneur, et chaque jour, sans qu’on pûtapercevoir la moindre affectation dans la conduite deMlle de Zohiloff, il voyait son espoirs’évanouir. Il perdait l’amitié et l’estime de la seule personnequi lui semblât digne de la sienne, parce qu’on lui croyait dessentiments opposés à ceux qu’il avait réellement. Rien assurémentn’était plus flatteur au fond, mais rien aussi n’était plusimpatientant. Octave fut profondément préoccupé de ce qui luiarrivait ; il eut besoin de plusieurs jours pour s’accoutumerà sa nouvelle position. Sans y songer, lui qui avait tant aimé lesilence, prit l’habitude de parler beaucoup lorsqueMlle de Zohiloff était à portée de l’entendre.À la vérité, peu lui importait de paraître bizarre ou décousu. Àquelque femme brillante ou considérable qu’il adressât la parole,il ne parlait jamais en effet qu’àMlle de Zohiloff et pour elle.

Par ce malheur réel Octave fut distrait de sa noire tristesse,il oublia l’habitude de chercher toujours à juger de la quantité debonheur dont il jouissait dans le moment présent. Il perdait sonunique amie, il se voyait refuser une estime qu’il était si sûr demériter ; mais ces malheurs, quelque cruels qu’ils fussent,n’allaient point jusqu’à lui inspirer ce profond dégoût pour la viequ’il éprouvait autrefois. Il se disait : « Quel hommen’a pas été calomnié ? La sévérité dont on use envers moi estun gage de l’empressement avec lequel on réparera ce tort quand lavérité sera enfin connue. »

Octave voyait un obstacle qui le séparait du bonheur, mais ilvoyait le bonheur, ou du moins la fin de sa peine et d’une peine àlaquelle il songeait uniquement. Sa vie eut un but nouveau, ildésirait passionnément reconquérir l’estime d’Armance ; cen’était pas une entreprise aisée. Cette jeune fille avait uncaractère singulier. Née sur les confins de l’empire russe vers lesfrontières du Caucase, à Sébastopol où son père commandait,Mlle de Zohiloff cachait sous l’apparenced’une douceur parfaite une volonté ferme, digne de l’âpre climat oùelle avait passé son enfance. Sa mère, proche parente deMmes de Bonnivet et de Malivert, se trouvant à la courde Louis XVIII à Mittau, avait épousé un colonel russe.M. de Zohiloff appartenait à l’une des plus noblesfamilles du gouvernement de Moscou ; mais le père et legrand-père de cet officier, ayant eu le malheur de s’attacher à desfavoris bientôt après envoyés en Sibérie, avaient vu rapidementdiminuer leur fortune.

La mère d’Armance mourut en 1811 ; elle perdit bientôtaprès le général de Zohiloff, son père, tué à la bataille deMontmirail. Mme de Bonnivet, apprenant qu’elleavait une parente isolée dans une petite ville au fond de laRussie, avec cent louis de rente pour toute fortune, n’hésita pas àla faire venir en France. Elle l’appelait sa nièce et comptait lamarier en obtenant quelque grâce de la cour ; le bisaïeulmaternel d’Armance avait été cordon bleu. On voit qu’à peine âgéede dix-huit ans, Mlle de Zohiloff avait déjàéprouvé d’assez grands malheurs. C’est pour cela peut-être que lespetits événements de la vie semblaient glisser sur son âme sansparvenir à l’émouvoir. Quelquefois il n’était pas impossible delire dans ses yeux qu’elle pouvait être vivement affectée, mais onvoyait que rien de vulgaire ne parviendrait à la toucher. Cettesérénité parfaite, qu’il eût été si flatteur de lui faire oublierun instant, s’alliait chez elle à l’esprit le plus fin, et luivalait une considération au-dessus de son âge.

Elle devait à ce singulier caractère, et surtout à de grandsyeux bleus foncés qui avaient ces regards enchanteurs, l’amitié detout ce qui se trouvait de femmes distinguées dans la société deMme de Bonnivet ; maisMlle de Zohiloff avait aussi beaucoupd’ennemies. C’est en vain que sa tante avait cherché à la corrigerde l’impossibilité où elle était de faire attention aux gensqu’elle n’aimait pas. On voyait trop qu’en leur parlant ellesongeait à autre chose. Il y avait d’ailleurs bien des petitesfaçons de dire et d’agir qu’Armance n’eût pas osé désapprouver chezles autres femmes ; peut-être même ne songeait-elle pas à seles interdire ; mais si elle se les fût permises, pendantlongtemps elle eût rougi toutes les fois qu’elle s’en seraitsouvenue. Dès son enfance, ses sentiments pour des bagatelles deson âge avaient été si violents qu’elle se les était vivementreprochés. Elle avait pris l’habitude de se juger peu relativementà l’effet produit sur les autres, mais beaucoup relativement à sessentiments d’aujourd’hui, dont demain peut-être le souvenir pouvaitempoisonner sa vie.

On trouvait quelque chose d’asiatique dans les traits de cettejeune fille, comme dans sa douceur et sa nonchalance qui, malgréson âge, semblaient encore tenir à l’enfance. Aucune de ses actionsne réveillait d’une façon directe l’idée du sentiment exagéré de cequ’une femme se doit à elle-même, et cependant un certain charme degrâce et de retenue enchanteresse se répandait autour d’elle. Sanschercher en aucune façon à se faire remarquer, et en laissantéchapper à chaque instant des occasions de succès, cette jeunefille intéressait. On voyait qu’Armance ne se permettait pas unefoule de choses que l’usage autorise et que l’on trouvejournellement dans la conduite des femmes les plus distinguées.Enfin, je ne doute pas que sans son extrême douceur et sa jeunesse,les ennemies de Mlle de Zohiloff ne l’eussentaccusée de pruderie.

L’éducation étrangère qu’elle avait reçue, et l’époque tardivede son arrivée en France, servaient encore d’excuse à ce que l’œilde la haine aurait pu découvrir de légèrement singulier dans samanière d’être frappée des événements, et même dans saconduite.

Octave passait sa vie avec les ennemies que ce singuliercaractère avait suscitées àMlle de Zohiloff ; la faveur marquée dontelle jouissait auprès de Mme de Bonnivet étaitun grief que les amies de cette femme, si considérable dans lemonde, ne pouvaient lui pardonner. Sa droiture impassible leurfaisait peur. Comme il est assez difficile d’attaquer les actionsd’une jeune fille, on attaquait sa beauté. Octave était le premierà convenir que sa jeune cousine aurait pu facilement être beaucoupplus jolie. Elle était remarquable par ce que j’appellerais, si jel’osais, la beauté russe : c’était une réunion de traits, quitout en exprimant à un degré fort élevé une simplicité et undévouement que l’on ne trouve plus chez les peuples trop civilisés,offraient, il faut l’avouer, un singulier mélange de la beautécircassienne la plus pure et de quelques formes allemandes un peutrop tôt prononcées. Rien n’était commun dans le contour de cestraits si profondément sérieux, mais qui avaient un peu tropd’expression, même dans le calme, pour répondre exactement à l’idéeque l’on se fait en France de la beauté qui convient à une jeunefille.

C’est un grand avantage auprès des âmes généreuses pour ceuxqu’on accuse devant elles, que leurs défauts soient d’abordindiqués par une bouche ennemie. Quand la haine des bonnes amies deMme de Bonnivet daignait descendre jusqu’àêtre ouvertement jalouse de la pauvre petite existence d’Armance,elles se moquaient beaucoup du mauvais effet produit par les frontstrop avancés et par des traits qui, aperçus de face, étaientpeut-être un peu trop marqués.

La seule prise réelle que pût donner à ses ennemies l’expressionde la physionomie d’Armance, c’était un regard singulier qu’elleavait quelquefois lorsqu’elle y songeait le moins. Ce regard fixeet profond était celui de l’extrême attention ; il n’avaitrien, certes, qui pût choquer la délicatesse la plus sévère ;on n’y voyait ni coquetterie, ni assurance ; mais on ne peutnier qu’il ne fût singulier, et à ce titre, déplacé chez une jeunepersonne. Les complaisantes deMme de Bonnivet, lorsqu’elles étaient sûresd’en être regardées, contrefaisaient quelquefois ce regard, en separlant d’Armance entre elles ; mais ces âmes vulgaires enôtaient ce qu’elles n’avaient garde d’y voir. « C’est ainsi,leur dit un jour Mme de Malivert impatientéede leur méchanceté, que deux anges exilés parmi les hommes, etobligés de se cacher sous des formes mortelles, se regarderaiententre eux pour se reconnaître. »

L’on conviendra qu’auprès d’un caractère aussi ferme dans sescroyances et aussi franc, ce n’était pas chose facile que de sejustifier d’un tort grave par des demi-mots adroits. Il eût fallu àOctave, pour y parvenir, une présence d’esprit et surtout un degréd’assurance qui n’étaient pas de son âge.

Sans le vouloir, Armance lui laissait-elle voir, par un mot,qu’elle ne le regardait plus comme un ami intime, son cœur seserrait, il en perdait la parole pour un quart d’heure. Il étaitbien loin de trouver dans la forme de la phrase d’Armance unprétexte pour y répondre et reconquérir ses droits. Quelquefois ilessayait de parler, mais il était trop tard, et sa répliquemanquait d’à-propos ; toutefois elle avait un certain airpénétré. En cherchant en vain les moyens de se justifier del’accusation qu’Armance lui adressait en secret, Octave laissaitvoir, sans s’en douter, combien profondément il en étaittouché ; c’était peut-être la manière la plus adroite demériter son pardon.

Depuis que le parti pris à l’égard de la loi d’indemnité n’étaitplus un secret, même pour le gros de la société, Octave, à songrand étonnement, se trouvait une sorte de personnage. Il se voyaitl’objet de l’attention des gens graves. On le traitait d’une façontoute nouvelle, surtout de fort grandes dames qui pouvaient voir enlui un époux pour leurs filles. Cette manie des mères de ce siècle,d’être constamment à la chasse au mari, choqua Octave à un pointdifficile à exprimer. La duchesse de *** dont il avait l’honneurd’être un peu parent et qui lui parlait à peine avant la loi, jugeanécessaire de s’excuser de ne pas lui avoir réservé de place dansune loge retenue au Gymnase pour le lendemain.

– Je sais, mon cher cousin, lui disait-elle, toute votreinjustice pour ce joli théâtre, le seul qui m’amuse.

– Je conviens de mes torts, dit Octave, les auteurs ontraison, et leurs mots piquants ne sont point entachés degrossièreté ; mais cette palinodie n’a point pour objet devous demander une place. J’avoue que je ne suis fait ni pour lemonde, ni pour ce genre de comédie qui, apparemment, en est unecopie agréable.

Ce ton de misanthropie, chez un aussi beau jeune homme, parutfort ridicule aux deux petites filles de la duchesse, qui en firentdes plaisanteries toute la soirée, mais le lendemain n’en furentpas moins avec Octave d’une simplicité parfaite. Ilremarqua ce changement et haussa les épaules.

Étonné de ses succès, et encore plus du peu de peine qu’ils luicoûtaient, Octave, très-fort sur la théorie de la vie, s’attendit àéprouver les attaques de l’envie ; car il faut bien, sedit-il, que cette indemnité me procure aussi ce plaisir-là. Il nel’attendit pas trop longtemps ; peu de jours après, on luiapprit que quelques jeunes officiers de la société deMme de Bonnivet plaisantaient volontiers sursa nouvelle fortune :

– Quel malheur pour ce pauvre Malivert, disait l’un, queces deux millions qui lui tombent sur la tête comme unetuile ! il ne pourra plus se faire prêtre ! cela estdur !

– L’on ne conçoit pas, reprenait un second, que dans cesiècle où la noblesse est si rudement attaquée, l’on ose porter untitre et se soustraire au baptême de sang.

– C’est pourtant la seule vertu que le parti jacobin ne sesoit pas encore avisé d’accuser d’hypocrisie, ajoutait untroisième.

À la suite de ces propos, Octave se répandit davantage, parutdans tous les bals, fut très-hautain, et même, autant qu’il étaiten lui, impertinent envers les jeunes gens ; mais cela neproduisit rien. À son grand étonnement (il n’avait que vingt ans),il trouva qu’on l’en respectait un peu plus. À la vérité il futdécidé que l’indemnité lui avait absolument tourné la tête ;mais la plupart des femmes ajoutaient : « Il ne luimanquait que cet air libre et fier ! » C’était le nom quel’on voulait bien donner à ce qui lui semblait à lui-même del’insolence, et qu’il ne se fût jamais permis si on ne lui eûtrendu les mauvais propos tenus sur son compte. Octave jouissait del’accueil étonnant qu’il recevait dans le monde et qui allait sibien à cette disposition à se tenir à l’écart qui lui étaitnaturelle. Ses succès lui plaisaient surtout à cause du bonheurqu’il lisait dans les yeux de sa mère ; c’était sur lesinstances réitérées de Mme de Malivert qu’ilavait abandonné sa chère solitude. Mais l’effet le plus ordinairedes attentions dont il se voyait l’objet était de lui rappeler sadisgrâce auprès de Mlle de Zohiloff. Ellesemblait augmenter chaque jour. Il y eut des moments où cettedisgrâce alla presque jusqu’à l’impolitesse, c’était du moinsl’éloignement le mieux décidé et qui marquait d’autant plus que lanouvelle existence qu’Octave devait à l’indemnité n’était nullepart plus évidente qu’à l’hôtel de Bonnivet.

Depuis qu’il pouvait un jour se trouver à la tête d’un saloninfluent, la marquise voulait absolument l’arracher à cette aridephilosophie de l’utile. C’était le nom qu’elle donnaitdepuis quelques mois à ce qu’on appelle ordinairement laphilosophie du dix-huitième siècle.

– Quand jetterez-vous au feu, lui disait-elle, les livresde ces hommes si tristes que vous seul lisez encore parmi lesjeunes gens de votre âge et de votre rang ?

C’était à une sorte de mysticisme allemand queMme de Bonnivet espérait convertir Octave.Elle daignait examiner avec lui s’il possédait le sentimentreligieux. Octave mit cet essai de conversion au nombre deschoses les plus singulières qui lui fussent arrivées, depuis qu’ilavait quitté la vie solitaire. « Voilà de ces folies,pensait-il, que jamais on ne prévoirait. »

Mme la Marquise de Bonnivet pouvait passer pourl’une des femmes les plus remarquables de la société. Des traitsd’une régularité parfaite, de fort grands yeux et qui avaient leregard le plus imposant, une taille superbe et des manières fortnobles, un peu trop nobles, peut-être, la mettaient au premier rangdans quelque lieu qu’elle se trouvât. Les salons un peu vastesétaient extrêmement favorables àMme de Bonnivet, et, par exemple, le jour del’ouverture de la dernière session des chambres, elle avait étécitée la première parmi les femmes les plus brillantes. Octave vitavec plaisir l’effet qu’allaient produire les recherches sur lesentiment religieux. Cet être, qui se croyait si exempt defausseté, ne sut pas se défendre d’un mouvement de plaisir à la vued’une fausseté que le public allait se figurer sur son compte.

La haute vertu de Mme de Bonnivet étaitau-dessus de la calomnie. Son imagination ne s’occupait que de Dieuet des anges, ou tout au plus de certains êtres intermédiairesentre Dieu et l’homme, et qui, suivant les plus modernes desphilosophes allemands, voltigent à quelques pieds au-dessus de nostêtes. C’est de ce poste élevé, quoique rapproché, qu’ilsmagnétisent nos âmes, etc., etc. « Cette réputationde sagesse dont Mme de Bonnivet jouissait à sijuste titre depuis son entrée dans le monde, et que n’avaient puentamer les savants demi-mots des jésuites de robe courte, elle vala hasarder pour moi », se disait Octave, et le plaisird’attirer d’une façon marquée l’attention d’une femme aussiconsidérable lui faisait supporter avec patience les longuesexplications qu’elle jugeait nécessaires à sa conversion.

Bientôt, parmi ses nouvelles connaissances, Octave fut désignécomme l’inséparable de cette marquise de Bonnivet, si célèbre dansun certain monde, et qui, à ce qu’elle pensait, faisait sensation àla cour quand elle daignait y paraître. Quoique la marquise fût unefort grande dame tout à fait à la mode, et d’ailleurs fort belleencore, ces avantages ne faisaient aucune impression surOctave ; il avait le malheur de voir un peu d’affectation dansses manières, et dès qu’il apercevait ce défaut quelque part, sonesprit n’était plus disposé qu’à se moquer. Mais ce sage de vingtans était loin de pénétrer la véritable cause du plaisir qu’iltrouvait à se laisser convertir. Lui, qui tant de fois s’était faitdes serments contre l’amour, que l’on peut dire que la haine decette passion était la grande affaire de sa vie, il allait avecplaisir à l’hôtel de Bonnivet parce que toujours cette Armance quile méprisait, qui le haïssait peut-être, était à quelques pas de satante. Octave n’avait aucune présomption ; la principaleerreur de son caractère était même de s’exagérer ses désavantages,mais s’il s’estimait un peu, c’était sous le rapport de l’honneuret de la force d’âme. Il s’était dégagé sans ostentation et sansfaiblesse aucune de plusieurs opinions ridicules mais agréables àavoir, et qui sont des principes pour la plupart des jeunes gens desa classe et de son âge.

Ces victoires qu’il ne pouvait se dissimuler, par exemple sonamour pour l’état militaire, indépendant de toute ambition de gradeet d’avancement, ces victoires, dis-je, lui avaient inspiré unegrande confiance dans sa fermeté. « C’est par lâcheté et nonpar manque de lumières que nous ne lisons pas dans notrecœur », disait-il quelquefois, et à l’aide de ce beauprincipe, il comptait un peu trop sur sa clairvoyance. Un mot quilui eût dénoncé qu’un jour il pourrait avoir de l’amour pourMlle de Zohiloff, lui eût fait quitter Paris àl’instant ; mais dans sa position actuelle, il était loin decette idée. Il estimait Armance beaucoup et pour ainsi direuniquement ; il se voyait méprisé par elle, et il l’estimaitprécisément à cause de ce mépris. N’était-il pas tout simple devouloir regagner son estime ? Il n’y avait là nul désirsuspect de plaire à cette jeune fille. Ce qui était fait pouréloigner jusqu’à la naissance du moindre soupçon d’aimer, c’est quequand Octave se trouvait avec les ennemies deMlle de Zohiloff, il était le premier àconvenir de ses défauts. Mais l’état d’inquiétude et d’espérancesans cesse déçue où le retenait le silence que sa cousine observaità son égard, l’empêchait de voir qu’il n’était aucun de ces défautsqu’on lui reprochait en sa présence, qui dans son esprit ne tînt àquelque grande qualité.

Un jour, par exemple, on attaquait la prédilection d’Armancepour les cheveux courts et retombant en fort grosses boucles autourde la tête, comme on les porte à Moscou.

– Mlle de Zohiloff trouve cet usagecommode, dit une des complaisantes de la marquise ; elle neveut pas sacrifier trop de temps à sa toilette.

La malignité d’Octave vit avec plaisir tout le succès que ceraisonnement obtenait auprès des femmes de la société. Elleslaissaient entendre qu’Armance avait raison de tout sacrifier auxdevoirs que lui imposait son dévouement pour sa tante, et leursregards semblaient dire de tout sacrifier à ses devoirs de dame decompagnie. La fierté d’Octave était bien loin de songer à répliquerà cette insinuation. Pendant que la malignité en jouissait, il selivrait en silence et avec délices à un petit mouvementd’admiration passionnée. Il sentait plutôt qu’il ne se ledisait : « Cette femme ainsi attaquée par toutes lesautres est cependant la seule ici digne de mon estime ! Elleest aussi pauvre que ces autres femmes sont riches, et à elle seuleil pourrait être permis de s’exagérer l’importance de l’argent.Elle le méprise pourtant, elle qui n’a pas mille écus derente ; et il est uniquement et bassement adoré par ces femmesqui toutes jouissent de la plus grande aisance. »

Chapitre 6

 

Cromwell, I charge thee, fling awayambition ;
By that sin fell the angels, how can man then
The image of his Maker, hope to win by’t ?

King Henry VIII, act.III.

Un soir, après l’établissement des parties et l’arrivée desgrandes dames pour lesquelles Mme de Bonnivetse dérangeait, elle parlait à Octave avec un intérêtsingulier :

– Je ne conçois pas votre être, lui répétait-elle pour lacentième fois.

– Si vous me juriez, lui répondit-il, de ne jamais trahirmon secret, je vous le confierais, et personne ne l’a jamaissu.

– Quoi ! pas mêmeMme de Malivert ?

– Mon respect me défend de l’inquiéter.

Mme de Bonnivet, malgré toute l’idéalité desa croyance, ne fut point insensible au charme de savoir le grandsecret d’un des hommes qui à ses yeux approchaient le plus de laperfection ; d’ailleurs ce secret n’avait jamais étéconfié.

Sur le mot d’Octave qui demandait une discrétion éternelle,Mme de Bonnivet sortit du salon et revintquelque temps après portant à la chaîne d’or qui retenait sa montreun ornement singulier : c’était une sorte de croix de ferfabriquée à Kœnigsberg ; elle la prit dans sa main gauche etdit à Octave d’une voix basse et solennelle :

– Vous me demandez un secret éternel, dans toutes lescirconstances, envers tous. Je vous le déclare parJehovah, oui, je garderai ce secret.

– Eh bien, madame, dit Octave, amusé par cette petitecérémonie et l’air sacramentel de sa noble cousine, ce qui souventme met du noir dans l’âme, ce que je n’ai jamais confié à personne,c’est cet horrible malheur : je n’ai point deconscience. Je ne trouve en moi rien de ce que vousappelez le sens intime, aucun éloignementinstinctif pour le crime. Quand j’abhorre le vice, c’esttout vulgairement par l’effet d’un raisonnement et parce que je letrouve nuisible. Et ce qui me prouve qu’il n’est absolument rienchez moi de divin ou d’instinctif, c’est que je puistoujours me rappeler toutes les parties du raisonnement en vertuduquel je trouve le vice horrible.

– Ah ! que je vous plains, mon cher cousin ! vousme navrez, dit Mme de Bonnivet d’un ton quidécelait le plus vif plaisir, vous êtes précisément ce que nousappelons l’être rebelle.

En ce moment, son intérêt pour Octave fut évident aux yeux dequelques observateurs malins, car ils étaient observés. Son gesteperdit toute affectation et prit quelque chose de solennel et devrai ; ses yeux jetaient une douce flamme en écoutant ce beaujeune homme et surtout en le plaignant. Les bonnes amies deMme de Bonnivet, qui la regardaient de loin,se livraient aux jugements les plus téméraires, tandis qu’ellen’était transportée que du plaisir d’avoir enfin trouvé un êtrerebelle. Octave lui annonçait une victoire mémorable si elleparvenait à réveiller en lui la conscience et le sensintime. Un médecin célèbre du dernier siècle appelé chez ungrand seigneur, son ami, après avoir examiné les symptômes du mal,pendant longtemps et en silence, s’écria tout à coup transporté dejoie :

– Ah ! monsieur le marquis, c’est une maladie perduedepuis les anciens ! la pituite vitrée ! maladiesuperbe, mortelle au premier chef ; ah ! je l’airetrouvée, je l’ai retrouvée !

Telle était la joie deMme de Bonnivet ; c’était en quelquesorte une joie d’artiste.

Depuis qu’elle s’occupait à propager le nouveau protestantisme,qui doit succéder au christianisme dont le temps est passé, et qui,comme on sait, est sur le point de subir sa quatrième métamorphose,elle entendait parler d’êtres rebelles ; ils formentla seule objection au système du mysticisme allemand, fondé surl’existence de la conscience intime du bien et du mal. Elle avaitle bonheur d’en découvrir un ; elle seule au monde connaissaitson secret, et cet être rebelle était parfait ; carsa conduite morale se trouvant strictement honnête, aucun soupçond’intérêt personnel ne venait attaquer la pureté de sondiabolicisme.

Je ne répéterai point toutes les bonnes raisons queMme de Bonnivet donna ce jour-là à Octave pourlui persuader qu’il avait un sens intime. Le lecteur n’apeut-être pas le bonheur de se trouver à trois pas d’une cousinecharmante qui le méprise de tout son cœur et dont il brûle dereconquérir l’amitié. Ce sens intime, comme son nom l’indique, nepeut se manifester par aucun signe extérieur.

– Mais rien de plus simple et de plus facile à comprendre,disait Mme de Bonnivet, vous êtes un êtrerebelle, etc., etc. Ne voyez-vous pas, ne sentez-vous pas que,hors l’espace et la durée, il n’y a rien de réelici-bas ?…

Pendant tous ces beaux raisonnements, une joie réellement un peudiabolique brillait dans les regards du vicomte de Malivert, etMme de Bonnivet, femme d’ailleurs fortclairvoyante, s’écriait :

– Ah ! mon cher Octave, la rébellion estévidente dans vos yeux.

Il faut avouer que ces grands yeux noirs, ordinairement sidécouragés et dont les traits de flamme s’échappaient à travers lesboucles des plus beaux cheveux blonds du monde, étaient bientouchants en ce moment. Ils avaient ce charme mieux senti en Francepeut-être que partout ailleurs : ils peignaient une âme quel’on a crue glacée pendant bien des années et qui s’anime tout àcoup pour vous. L’effet électrique produit surMme de Bonnivet par cet instant de beautéparfaite et le naturel plein de sentiment qu’il communiquait à sesaccents, la rendirent vraiment séduisante. En cet instant, elle eûtmarché au martyre pour assurer le triomphe de sa nouvellereligion ; la générosité et le dévouement brillaient dans sesyeux. Quel triomphe pour la malignité qui l’observait !

Et ces deux êtres, les plus remarquables du salon, où sans s’endouter ils formaient spectacle, ne songeaient nullement à seplaire, et rien ne les occupait moins. C’est ce qui eût sembléparfaitement incroyable à Mme la duchesse d’Ancreet à ses voisines, les femmes de France les plus fines. Voilàcomment on juge dans le monde des choses de sentiment.

Armance avait mis une constance parfaite dans son parti pris àl’égard de son cousin. Plusieurs mois s’étaient écoulés depuisqu’elle ne lui adressait plus la parole pour des chosespersonnelles à eux. Souvent elle ne lui parlait pas de toute unesoirée, et Octave commençait à remarquer les jours où elle avaitdaigné s’apercevoir de sa présence.

Attentif à ne pas paraître déconcerté par la haine deMlle de Zohiloff, Octave ne marquait plus dansle monde par son silence invincible et par l’air singulier etparfaitement noble avec lequel autrefois ses yeux si beaux avaientl’air de s’ennuyer. Il parlait beaucoup et sans se soucier enaucune façon des absurdités auxquelles il pouvait être entraîné. Ildevint ainsi, sans y songer, l’un des hommes les plus à la modedans les salons qui dépendaient en quelque sorte de celui deMme de Bonnivet. Il devait au désintérêtparfait qu’il portait en toutes choses, une supériorité réelle surses rivaux ; il arrivait sans prétentions au milieu de gensqui en étaient dévorés. Sa gloire, descendant du salon del’illustre marquise de Bonnivet dans les sociétés où cette dameétait enviée, l’avait placé sans nul effort dans une position fortagréable. Sans avoir encore rien fait, il se voyait dès son débutdans le monde classé comme un être à part. Il n’y avait pasjusqu’au dédaigneux silence que lui inspirait tout à coup laprésence des gens qu’il croyait incapables de comprendre les façonsde sentir élevées, qui ne passât pour une singularité piquante.Mlle de Zohiloff vit ce succès et en futétonnée. Depuis trois mois Octave n’était plus le même homme. Iln’était pas étonnant que sa conversation, si brillante pour tout lemonde, eût un charme secret pour Armance ; elle n’avait pourbut que de lui plaire.

Vers le milieu de l’hiver, Armance crut qu’Octave allait faireun grand mariage, et il fut facile de juger de la position socialeoù peu de mois avaient suffi pour porter le jeune vicomte deMalivert. On voyait quelquefois dans le salon deMme de Bonnivet un fort grand seigneur quitoute sa vie avait été à l’affût des choses ou des personnes quiallaient être à la mode. Sa manie était de s’y attacher, et ilavait dû à cette idée singulière d’assez grands succès ; hommefort commun, il s’était tiré du pair. Ce grand seigneur, servileenvers les ministres comme un commis, était au mieux avec eux, etil avait une petite fille, son héritière unique, au mari delaquelle il pouvait faire passer les plus grands honneurs et lesplus grands avantages dont puisse disposer le gouvernementmonarchique. Tout l’hiver il avait paru remarquer Octave, mais onétait loin de prévoir le vol qu’allait prendre la faveur du jeunevicomte. M. le duc de *** donnait une grande partie de chasseà courre dans ses forêts de Normandie. C’était une distinction qued’y être admis ; et depuis trente ans il n’avait pas fait uneinvitation dont les habiles n’eussent pu deviner le pourquoi.

Tout à coup et sans en avoir prévenu, il écrivit un billetcharmant au vicomte de Malivert et l’invita à venir chasser aveclui.

Il fut décidé, dans la famille d’Octave, parfaitement au faitdes allures et du caractère du vieux duc de ***, que s’ilréussissait pendant sa visite au château de Ranville, on le verraitun jour duc et pair. Il partit chargé des bons avis du commandeuret de toute la maison ; il eut l’honneur de voir un cerf etquatre chiens excellents se précipiter dans la Seine du haut d’unrocher de cent pieds de haut, et le troisième jour il était deretour à Paris.

– Vous êtes fou apparemment, lui ditMme de Bonnivet en présence d’Armance. Est-ceque la demoiselle vous déplaît ?

– Je l’ai peu examinée, répondit-il d’un grand sang-froid,elle me semble même fort bien ; mais quand arrivait l’heure oùje viens ici, je me sentais du noir dans l’âme.

Les discussions religieuses reprirent de plus belle après cegrand trait de philosophie. Octave semblait un être étonnant àMme de Bonnivet. Enfin, l’instinct desconvenances, si je puis hasarder cette expression, ou quelquessourires surpris, firent comprendre à la belle marquise qu’un salonoù se réunissent cent personnes tous les soirs, n’est pasprécisément le lieu du monde le mieux choisi pourl’investigation de la rébellion. Elle dit un jour à Octavede venir chez elle, le lendemain à midi, après le déjeuner. Ce mot,depuis longtemps Octave l’attendait.

Le lendemain fut une des plus brillantes journées du moisd’avril. Le printemps s’annonçait par une brise délicieuse et desbouffées de chaleur. Mme de Bonnivet eutl’idée de transporter dans son jardin la conférence théologique.Elle comptait bien puiser dans le spectacle toujoursnouveau de la nature, quelque argument frappant en faveurd’une des idées fondamentales de sa philosophie : Ce quiest fort beau est nécessairement toujours vrai. La marquiseparlait en effet fort bien et depuis assez longtemps, lorsqu’unefemme de chambre vint la chercher pour un devoir à rendre à uneprincesse étrangère. C’était un rendez-vous pris depuis huitjours ; mais l’intérêt de la nouvelle religion, dont oncroyait qu’Octave serait un jour le saint Paul, avait tout faitoublier. Comme la marquise se sentait en verve, elle pria Octaved’attendre son retour.

– Armance vous tiendra compagnie, ajouta-t-elle.

Dès que Mme de Bonnivet se futéloignée :

– Savez-vous, ma cousine, ce que me dit maconscience ? reprit aussitôt Octave sans nulletimidité, car la timidité est fille de l’amour qui se connaît etqui prétend ; c’est que depuis trois mois vous me méprisezcomme un esprit vulgaire qui a la tête absolument tournée parl’espoir d’une augmentation de fortune. J’ai longtemps cherché à mejustifier auprès de vous, non par de vaines paroles mais par desactions. Je n’en trouve aucune qui soit décisive ; moi aussi,je ne puis avoir recours qu’à votre sens intime. Or voicice qui m’est arrivé. Pendant que je parlerai, voyez dans mes yeuxsi je mens.

Et Octave se mit à raconter à sa jeune parente, avec beaucoup dedétails et une naïveté parfaite, toute la suite des sentiments etdes démarches que nous avons fait connaître au lecteur. Il n’eutgarde d’oublier le mot adressé par Armance à son amie Méry deTersan, et qu’il avait surpris en allant chercher le jeu d’échecschinois.

– Ce mot a disposé de ma vie ; depuis ce moment jen’ai pensé qu’à regagner votre estime.

Ce souvenir toucha profondément Armance, et quelques larmessilencieuses commencèrent à couler le long de ses joues.

Elle n’interrompit point Octave ; quand il eut cessé deparler, elle se tut encore pendant longtemps.

– Vous me croyez coupable ! dit Octave extrêmementtouché de ce silence.

Elle ne répondit pas.

– J’ai perdu votre estime, s’écria-t-il, et les larmestremblaient dans ses yeux. Indiquez-moi une action au monde parlaquelle je puisse regagner la place que j’avais autrefois dansvotre cœur, et à l’instant elle est accomplie.

Ces derniers mots, prononcés avec une énergie contenue etprofonde furent trop forts pour le courage d’Armance ; il nelui fut plus possible de feindre, ses larmes la gagnèrent, et ellepleura ouvertement. Elle craignit qu’Octave n’ajoutât quelque motqui aurait augmenté son trouble et lui aurait fait perdre le peud’empire qu’elle avait encore sur elle-même. Elle redoutait surtoutde parler. Elle se hâta de lui donner la main ; et faisant uneffort pour parler et ne parler qu’en amie :

– Vous avez toute mon estime, lui dit-elle.

Elle fut bien heureuse de voir venir de loin une femme dechambre ; la nécessité de cacher ses larmes à cette fille luifournit un prétexte pour quitter le jardin.

Chapitre 7

 

But passion most dissembles yetbetrays
Even by its darkness ; as the blackest sky
Foretells the heaviest tempest, it displays
Its workings through the vainly guarded eye,
And in whatever aspect it arrays
Itself,’tis still the same hypocrisy ;
Coldness or anger, even disdain or hate,
Are masks it often wears, and still too late.

Don Juan, c. I.

Octave resta immobile, les yeux remplis de larmes, et ne sachants’il devait se réjouir ou s’affliger. Après une si longue attente,il avait donc pu livrer enfin cette bataille tant désirée, maisl’avait-il perdue ou gagnée ? « Si elle est perdue, sedit-il, tout est fini pour moi. Armance me croit tellement coupablequ’elle feint de se payer de la première excuse que je présente, etne daigne pas entrer en explication avec un homme si peu digne deson amitié. Que veulent dire ces paroles si brèves : Vousavez toute mon estime ? Peut-on rien voir de plusfroid ? Est-ce un retour parfait à l’ancienne intimité ?Est-ce une manière polie de couper court à une explicationdésagréable ? » Le départ d’Armance, si brusque, luisemblait surtout de bien mauvais augure.

Pendant qu’Octave en proie à un étonnement profond tâchait de serappeler exactement ce qui venait de lui arriver, essayait d’entirer des conséquences, et tremblait, au milieu de ses efforts pourraisonner juste, d’arriver tout à coup à quelque découvertedécisive qui finît toute incertitude en lui prouvant que sa cousinele trouvait indigne de son estime, Armance était en proie à la plusvive douleur. Ses larmes la suffoquaient ; mais elles étaientde honte et non plus de bonheur.

Elle se hâta de se renfermer dans sa chambre. « Grand Dieu,se disait-elle dans l’excès de sa confusion, qu’est-ce qu’Octave vapenser de l’état où il m’a vue ? A-t-il compris meslarmes ? Hélas, puis-je en douter ? Depuis quand unesimple confidence de l’amitié fait-elle répandre des pleurs à unefille de mon âge ? Ô Dieu ! après une telle honte commentoser reparaître devant lui ? Il manquait à l’horreur de masituation d’avoir mérité ses mépris. Mais, se dit Armance, ce n’estpas aussi une simple confidence ; il y a trois mois quej’évitais de lui parler ; c’est une sorte de réconciliationentre amis qui étaient brouillés, et l’on dit qu’on pleure dans cessortes de réconciliations ; oui, mais on ne prend pas lafuite, mais on n’est pas jeté dans le trouble le plus extrême.

» Au lieu de me trouver renfermée et fondant en larmes chezmoi, je devrais être au jardin et continuer à lui parler, heureusedu simple bonheur de l’amitié. Oui, se dit Armance, je doisretourner au jardin ; Mme de Bonnivetn’est peut-être pas encore revenue. » En se levant elle seregarda dans une glace et vit qu’elle était hors d’état de paraîtredevant Octave. « Ah ! s’écria-t-elle en se laissanttomber de désespoir sur une chaise, je suis une malheureuse perdued’honneur et perdue aux yeux de qui ? aux yeuxd’Octave. » Ses sanglots et son désespoir l’empêchèrent depenser.

« Quoi ! se dit-elle, après quelques moments, sitranquille, si heureuse même, malgré mon fatal secret, il y a unedemi-heure, et perdue maintenant ! perdue à jamais, sansressource ! un homme d’autant d’esprit aura vu toute l’étenduede ma faiblesse, et cette faiblesse est du nombre de celles quidoivent le plus choquer sa sévère raison. » Les larmesd’Armance la suffoquaient. Cet état violent se prolongea pendantplusieurs heures ; il produisit un léger mouvement de fièvrequi valut à Armance la permission de ne pas quitter sa chambre dela soirée.

La fièvre augmenta, bientôt parut une idée : « Je nesuis qu’à demi méprisable, car enfin je n’ai pas avoué en proprestermes mon fatal amour. Mais d’après ce qui vient d’arriver, je nepuis répondre de rien. Il faut élever une barrière éternelle entreOctave et moi. Il faut me faire religieuse, je choisirai l’ordrequi laisse le plus de solitude, un couvent situé au milieu demontagnes élevées, avec une vue pittoresque. Là jamais jen’entendrai parler de lui. Cette idée est ledevoir », se dit la malheureuse Armance. Dès cemoment le sacrifice fut fait. Elle ne se disait pas, elle sentait(le dire en détail eût été comme en douter), elle sentait cettevérité : « Du moment que j’ai aperçu le devoir,ne pas le suivre à l’instant, en aveugle, sans débats, c’est agircomme une âme vulgaire, c’est être indigne d’Octave. Que de fois nem’a-t-il pas dit que tel est le signe secret auquel on reconnaîtles âmes nobles ! Ah ! je me soumettrai à votre arrêt,mon noble ami, mon cher Octave ! » La fièvre lui donnaitl’audace de prononcer ce nom à demi-voix, et elle trouvait dubonheur à le répéter.

Bientôt Armance se vit religieuse. Il y eut des moments où elleétait étonnée des ornements mondains qui paraient sa petitechambre. « Cette belle gravure de la madone de SanSisto que m’a donnée Mme de Malivert, ilfaudra la donner à mon tour, se dit-elle ; elle a été choisiepar Octave, il l’a préférée au Mariage de la Madone, lepremier tableau de Raphaël. Déjà dans ce temps-là je me souviensque je disputais avec lui sur la bonté de son choix, uniquementpour avoir le plaisir de le voir le défendre. L’aimais-je donc sansle savoir ? l’ai-je toujours aimé ? Ah ! il fautarracher de mon cœur cette passion affreuse. Et la malheureuseArmance, cherchant à oublier son cousin, trouvait son souvenir mêléà toutes les actions de sa vie même les plus indifférentes. Elleétait seule, elle avait renvoyé sa femme de chambre afin de pouvoirpleurer sans contrainte. Elle sonna et fit transporter ses gravuresdans la pièce voisine. Bientôt la petite chambre fut dépouillée etseulement ornée de son joli papier bleu lapis. « Est-il permisà une religieuse, se dit-elle, d’avoir un papier dans sacellule ? » Elle pensa longtemps à cettedifficulté ; son âme avait besoin de se figurer exactementl’état où elle serait réduite dans sa cellule ; l’incertitudeà cet égard était au delà de tous les maux, car c’étaitl’imagination qui se chargeait de les peindre. « Non, sedit-elle enfin, les papiers ne doivent pas être permis, ilsn’étaient pas inventés du temps des fondatrices des ordresreligieux ; ces ordres viennent d’Italie ; le princeTouboskine nous disait qu’une muraille blanchie chaque année avecde la chaux est le seul ornement de tant de beaux monastères.Ah ! reprit-elle dans son délire, il faut peut-être allerprendre le voile en Italie ; le prétexte serait la santé.

» Oh ! non. Du moins ne pas quitter la patried’Octave, du moins entendre toujours parler sa langue. » En cemoment Méry de Tersan entra dans sa chambre ; la nudité desmurailles frappa cette jeune fille, elle pâlit, en s’approchant deson amie. Armance, exaltée par la fièvre et par un certainenthousiasme de vertu qui était encore une manière d’aimer Octave,voulut se lier par une confidence.

– Je veux me faire religieuse, dit-elle à Méry.

– Quoi ! la sécheresse d’âme d’une certaine personneserait-elle allée jusqu’à blesser ta délicatesse ?

– Ah ! mon Dieu non, je n’ai rien à reprocher àMme de Bonnivet ; elle a autant d’amitiépour moi qu’elle peut en sentir pour une fille pauvre et qui n’estrien dans le monde. Même elle me chérit quand elle a du chagrin, etne pourrait être pour personne meilleure que pour moi. Je seraisinjuste, et j’aurais l’âme de ma position, si je lui faisais lemoindre reproche.

Un des derniers mots de cette réponse fit pleurer Méry qui étaitriche et qui avait les nobles sentiments qui distinguent sonillustre famille. Sans se parler autrement que par leurs larmes etleurs serrements de mains, les deux amies passèrent ensemble unegrande partie de la soirée. Armance dit enfin à Méry toutes lesraisons qu’elle avait pour se retirer au couvent, hors uneseule : que pouvait devenir dans le monde une fille pauvre, etqu’après tout on ne pouvait pas marier à un petit marchand du coinde la rue ? quel sort l’attendait ? Dans un couvent on nedépend que de la règle. S’il n’y a pas ces distractions que l’ondoit aux beaux-arts ou à l’esprit des gens du monde et dont ellejouissait auprès de Mme de Bonnivet, jamaisaussi il n’y a nécessité absolue de plaire à une seule personne, ethumiliation si l’on n’y réussit pas. Armance serait morte de honteplutôt que de prononcer le nom d’Octave. « Tel est le comblede mon malheur, pensait-elle en pleurant et se jetant dans les brasde Méry, je ne puis demander de conseils même à l’amitié la plusdévouée, et la plus vertueuse. »

Pendant qu’Armance pleurait dans sa chambre, Octave, par unmouvement que, malgré sa philosophie, il était loin de s’expliquer,sachant que de toute la soirée il ne verrait pasMlle de Zohiloff, se rapprocha des femmesqu’il négligeait ordinairement pour les arguments religieux deMme de Bonnivet. Il y avait déjà plusieursmois qu’Octave se voyait poursuivi par des avances fort polies etqui n’en étaient que plus contrariantes. Il était devenumisanthrope et chagrin ; chagrin comme Alceste, sur l’articledes filles à marier. Dès qu’on lui parlait d’une femme de lasociété qu’il ne connaissait pas, son premier mot était :

– A-t-elle une fille à marier ?

Depuis peu même, sa prudence avait appris à ne plus se contenterd’une première réponse négative.

– Madame une telle n’a pas de fille à marier, disait-il,mais n’aurait-elle point quelque nièce ?

Pendant qu’Armance était dans une sorte de délire, Octave, quicherchait à se distraire de l’incertitude où le plongeaitl’événement du matin, non seulement parla à toutes les femmes quiavaient des nièces, mais encore il aborda quelques-unes de cesmères redoutables qui ont jusqu’à trois filles. Peut-être tant decourage était-il rendu facile par la vue de la petite chaise oùs’asseyait ordinairement Armance près du fauteuil deMme de Bonnivet ; elle venait d’êtreoccupée par une des demoiselles de Claix dont les belles épaulesallemandes, favorisées par le peu d’élévation de la petite chaised’Armance, profitaient de l’occasion pour étaler toute leurfraîcheur. « Quelle différence ! pensait ou plutôtsentait Octave ; comme ma cousine serait humiliée de ce quifait le triomphe de Mlle de Claix ! pourcelle-ci, ce n’est que de la coquetterie permise ; ce n’estpas même une faute ; là encore on peut dire :Noblesse oblige. » Octave se mit à faire la cour àMlle de Claix. Il eût fallu avoir quelqueintérêt à le deviner ou plus d’habitude de la simplicité habituellede son expression, pour voir dans sa prétendue gaieté tout cequ’elle avait d’amer et de méprisant. On fut assez bon pour trouverdu trait dans ce qu’il disait ; ses mots les plus applaudislui semblaient à lui-même fort communs et quelquefois même entachésde grossièreté. Comme il ne s’était point arrêté ce soir-là auprèsde Mme de Bonnivet, quand elle passait près delui, elle le grondait à voix basse, et Octave justifiait sadésertion par des mots qui semblaient charmants à la marquise. Elleétait fort contente de l’esprit de son futur prosélyte et del’aplomb qu’il prenait dans le monde.

Elle fit son éloge avec la bonhomie de l’innocence, si le motbonhomie ne rougissait pas de se voir employé à l’occasiond’une femme qui avait de si belles poses dans sa bergère et desmouvements d’yeux si pittoresques en regardant le ciel. Il fautavouer que quelquefois, en regardant fixement une moulure d’or duplafond de son salon, elle parvenait à se dire : « Là,dans cet espace vide, dans cet air, il y a un génie qui m’écoute,magnétise mon âme et lui donne les sentiments singuliers et pourmoi bien réellement imprévus que j’exprime quelquefois avec tantd’éloquence. » Ce soir-làMme de Bonnivet, fort contente d’Octave et durôle auquel son disciple pourrait s’élever un jour, disait àMme de Claix :

– Il ne manquait réellement au jeune vicomte quel’assurance que donne la fortune. Quand je n’aimerais pas cetteexcellente loi d’indemnité, parce qu’elle est si juste envers nospauvres émigrés, je l’aimerais pour l’âme nouvelle qu’elle donne àmon cousin.

Mme d’Ancre regardaMme de Claix et Mme lacomtesse de la Ronze ; et commeMme de Bonnivet quittait ces dames pour allerau-devant d’une jeune duchesse qui entrait :

– Il me semble que tout ceci est fort clair, dit-elle àMme de Claix.

– Trop clair, répondit celle-ci ; nous arrivons auscandale ; encore un peu plus d’amabilité de la part del’étonnant Octave, et notre chère marquise ne pourras’empêcher de nous prendre tout à fait pour ses confidentes.

– C’est toujours ainsi, reprit Mme d’Ancre,que j’ai vu finir ces grandes vertus qui s’avisent de dogmatisersur la religion. Ah ! ma belle marquise, heureuse la femme quiécoute tout bonnement le curé de sa paroisse et rend le painbénit !

– Cela vaut mieux assurément que de faire relier des Biblespar Thouvenin, reprit Mme de Claix.

Mais toute la prétendue amabilité d’Octave avait disparu en unclin d’œil. Il venait de voir Méry qui revenait de la chambred’Armance parce que sa mère avait demandé sa voiture, et Méry avaitla figure renversée. Elle partit si vite qu’Octave ne put luiparler. Il sortit lui-même à l’instant. Il lui eût été impossibledésormais de dire une parole à qui que ce soit. L’air affligé deMlle de Tersan lui apprenait qu’il se passaitquelque chose d’extraordinaire ; peut-êtreMlle de Zohiloff allait-elle quitter Parispour le fuir. Ce qui est admirable, c’est que notre philosophen’eut pas la moindre idée qu’il aimait Armance d’amour. Il s’étaitfait les serments les plus forts contre cette passion, et comme ilmanquait de pénétration et non pas de caractère, il eûtprobablement tenu ses serments.

Chapitre 8

 

What shall I do the while ? Wherebide ? How live ?
Or in my life what comfort, when I am
Dead to him ?

Cymbeline, act. III.

Armance était loin de se faire une semblable illusion. Il yavait déjà longtemps que voir Octave était le seul intérêt de savie. Lorsqu’un hasard imprévu était venu changer la positionsociale de son jeune parent, que de combats avaient déchiré sonâme ! Que d’excuses n’avait-elle pas inventées pour lechangement soudain qui avait paru dans la conduite d’Octave !Elle se demandait sans cesse : « A-t-il une âmevulgaire ? »

Lorsque enfin elle fut parvenue à se prouver qu’Octave étaitfait pour sentir d’autres bonheurs que ceux de l’argent et de lavanité, un nouveau sujet de chagrins était venu s’emparer de sonattention. « Je serais doublement méprisée, se disait-elle, sil’on soupçonnait mon sentiment pour lui ; moi la plus pauvrede toutes les jeunes filles qui paraissent dans le salon deMme de Bonnivet. » Ce profond malheur quila menaçait de toutes parts, et qui aurait dû engager Armance à seguérir de sa passion, ne fit, en la portant à une mélancolieprofonde, que la livrer plus aveuglément au seul plaisir qui luirestât dans le monde, celui de songer à Octave.

Tous les jours elle le voyait pendant plusieurs heures, et lespetits événements de chaque journée venaient changer sa manière depenser sur son cousin ; comment eût-elle pu guérir ?C’est par crainte de se trahir et non par mépris, qu’elle avait mistant d’attention à n’avoir jamais avec lui de conversationintime.

Le lendemain de l’explication dans le jardin, Octave vint deuxfois à l’hôtel de Bonnivet, mais Armance ne parut point. Cetteabsence singulière augmenta beaucoup l’incertitude qui l’agitaitsur le résultat favorable ou funeste de la démarche qu’il s’étaitpermise. Le soir, il vit son arrêt dans l’absence de sa cousine etn’eut pas le courage de se distraire par le son de vainesparoles ; il ne put prendre sur lui de parler à qui que cesoit.

À chaque fois qu’on ouvrait la porte du salon il lui semblaitque son cœur était sur le point de se briser ; enfin une heuresonna, il fallut partir. En sortant de l’hôtel de Bonnivet, levestibule, la façade, le marbre noir au-dessus de la porte, le murantique du jardin, toutes ces choses assez communes lui semblèrentavoir une physionomie particulière qu’elles devaient à la colèred’Armance. Ces formes vulgaires devinrent chères à Octave, par lamélancolie qu’elles lui inspiraient. Oserai-je dire qu’ellesacquirent rapidement à ses yeux une sorte de noblesse tendre ?Il tressaillit le lendemain en trouvant une ressemblance entre levieux mur du jardin de sa maison couronné de quelques violiersjaunes en fleur et le mur d’enceinte de l’hôtel de Bonnivet.

Le troisième jour après celui où il avait osé parler à sacousine, il vint chez Mme de Bonnivet, bienconvaincu qu’il était à jamais relégué au rang des simplesconnaissances. Quel ne fut pas son trouble en apercevant Armance aupiano ! Elle le salua avec amitié. Il la trouva pâle et fortchangée. Et cependant, ce qui l’étonna beaucoup et fut sur le pointde lui rendre un peu d’espoir, il crut apercevoir dans ses yeux uncertain air de bonheur.

Le temps était magnifique etMme de Bonnivet voulut profiter d’une des plusjolies matinées de printemps pour faire quelque longuepromenade.

– Êtes-vous des nôtres, mon cousin ? dit-elle àOctave.

– Oui, madame, s’il ne s’agit ni du bois de Boulogne ni deMousseaux.

Octave savait que ces buts de promenade déplaisaient àArmance.

– Le jardin du Roi, si l’on y va par le boulevard,trouvera-t-il grâce à vos yeux ?

– Il y a plus d’un an que je n’y suis allé.

– Je n’ai pas vu le jeune éléphant, dit Armance, en sautantde joie, et allant chercher son chapeau.

On partit gaiement. Octave était comme hors de lui ;Mme de Bonnivet passa en calèche devantTortoni avec son bel Octave. C’est ainsi que parlèrent les hommesde la société qui les aperçurent. Ceux dont la santé n’était pas enbon état se livrèrent, à cette occasion, à de tristes réflexionssur la légèreté des grandes dames qui reprenaient les façons d’agirde la cour de Louis XV. « Dans les circonstances gravesvers lesquelles nous marchons, ajoutaient ces pauvres gens, il estbien maladroit de donner au tiers état et à l’industrie l’avantagede la régularité des mœurs et de la décence des manières. Lesjésuites ont bien raison de débuter par la sévérité. »

Armance dit que le libraire venait d’envoyer trois volumesintitulés : Histoire de ***.

– Me conseillez-vous cet ouvrage ? dit lamarquise à Octave ; il est si effrontément prôné dans lesjournaux que je m’en méfie.

– Vous le trouverez cependant fort bien fait ;l’auteur sait raconter et il ne s’est encore vendu à aucunparti.

– Mais est-il amusant ? dit Armance.

– Ennuyeux comme la peste, répondit Octave.

On parla de certitude historique, puis de monuments.

– Ne me disiez-vous pas, un de ces jours, repritMme de Bonnivet, qu’il n’y a de certain queles monuments.

– Oui, pour l’histoire des Romains et des Grecs, gensriches qui eurent des monuments ; mais les bibliothèquesrenferment des milliers de manuscrits sur le moyen âge, et c’estparesse toute pure chez nos prétendus savants si nous n’enprofitons pas.

– Mais ces manuscrits sont écrits en si mauvais latin,reprit Mme de Bonnivet.

– Peu intelligible peut-être pour nos savants, mais pas simauvais. Vous seriez fort contente des lettres d’Héloïse àAbailard.

– Leur tombeau était, dit-on, au Musée Français, ditArmance, qu’en a-t-on fait ?

– On l’a mis au Père-Lachaise.

– Allons le voir, ditMme de Bonnivet.

Et quelques minutes après on arriva à ce jardin anglais, le seulvraiment beau par sa position qui existe à Paris. On visita lemonument d’Abailard, l’obélisque de Masséna ; on chercha latombe de Labédoyère. Octave vit le lieu où repose la jeune B*** etlui donna des larmes.

La conversation était sérieuse, grave, mais d’un intérêttouchant. Les sentiments osaient se montrer sans aucun voile. À lavérité, on ne parlait que de sujets peu capables de compromettre,mais le charme céleste de la candeur n’en était pas moins vivementsenti par les promeneurs, quand ils virent s’avancer de leur côtéun groupe où régnait la spirituelle comtesse de G*** Elle venait ence lieu chercher des inspirations, dit-elle àMme de Bonnivet.

Ce mot fit presque sourire nos amis ; jamais ce qu’il a decommun et d’affecté ne leur avait paru si choquant.Mme de G***, comme tout ce qu’il y a devulgaire en France, exagérait ses impressions pour arriver àl’effet, et les personnes dont elle troublait l’entretiendiminuaient un peu leurs sentiments en les exprimant, non parfausseté, mais par une sorte de pudeur instinctive, inconnue desgens communs, quelque esprit qu’ils aient.

Après quelques mots de conversation générale, comme l’alléeétait fort étroite, Octave et Armance se trouvèrent un peu enarrière :

– Vous avez été indisposée avant-hier, dit Octave, et mêmela pâleur de votre amie Méry, en sortant de chez vous, me fitcraindre que vous ne fussiez très-souffrante.

– Je n’étais point malade, dit Armance d’un ton de légèretéun peu marqué, et l’intérêt que prend à ce qui me regarde votrevieille amitié, pour parler comme Mme de G***,me fait un devoir de vous apprendre la cause de mes petitschagrins. Depuis quelque temps il est question d’un mariage pourmoi ; avant-hier, on a été sur le point de tout rompre, etc’est pourquoi j’étais un peu troublée au jardin. Mais je vousdemande un secret absolu, dit Armance effrayée d’un mouvement deMme de Bonnivet qui se rapprochait d’eux. Jecompte sur un secret éternel, même avec madame votre mère, etsurtout envers ma tante.

Cet aveu étonna beaucoup Octave ;Mme de Bonnivet s’étant éloignée denouveau :

– Voulez-vous me permettre une question, reprit-il ;est-ce un mariage de convenance toute seule ?

Armance, à qui le mouvement et le grand air avaient donné lesplus belles couleurs, pâlit tout à coup. La veille, en formant sonprojet héroïque, elle n’avait pas prévu cette question si simple.Octave vit qu’il était indiscret, et cherchait une plaisanteriepour changer de discours, lorsque Armance lui dit en essayant dedominer sa douleur :

– J’espère que la personne qu’on propose méritera votreamitié ; elle a toute la mienne. Mais si vous voulez, neparlons plus de cet arrangement, peut-être encore assezéloigné.

Peu après, on remonta en calèche et Octave, qui ne trouvait plusrien à dire, se fit descendre au Gymnase.

Chapitre 9

 

Que la paix habite dans ton sein, pauvre logis, qui te gardestoi-même.

Cymbeline.

La veille, après une journée affreuse, et dont on ne pourrait seformer qu’une faible idée en pensant à l’état d’un malheureuxdépourvu de courage, et qui se prépare à subir une opération dechirurgie souvent mortelle, une idée était apparue à Armance :« Je suis assez liée avec Octave pour lui dire qu’un ancienami de ma famille songe à me marier. Si mes larmes m’ont trahie,cette confidence me rétablira dans son estime. Ce mariage prochainet les inquiétudes qu’il me cause, feront attribuer mes larmes àquelque allusion un peu trop directe à la situation où je metrouvais. S’il a un peu d’amour pour moi, hélas ! il s’enguérira, mais du moins je pourrai être son amie ; je ne seraipas exilée dans un couvent et condamnée à ne plus le voir, même uneseule fois, dans toute ma vie. »

Armance comprit, les jours suivants, qu’Octave cherchait àdeviner quelle était la personne préférée. « Il faut qu’ilconnaisse l’homme dont il s’agit, se dit-elle en soupirant ;mon cruel devoir s’étend jusque-là ; ce n’est qu’à ce prixqu’il peut m’être permis de le voir encore. »

Elle pensa au baron de Risset, ancien chef vendéen, personnagehéroïque, qui paraissait assez souvent dans le salon deMme de Bonnivet, mais qui y paraissait pour setaire.

Dès le lendemain Armance parla au baron des Mémoires deMme de la Rochejaquelein ; elle savaitqu’il en était jaloux ; il en parla fort mal et fort au long.« Mlle de Zohiloff aime-t-elle un neveudu baron, se dit Octave, ou serait-il possible que les hauts faitsdu vieux général fissent oublier ses cinquante-cinqans ? » Ce fut en vain qu’Octave essaya de faire parlerle taciturne baron, encore plus silencieux et méfiant depuis qu’ilse voyait l’objet de ces singulières prévenances.

Je ne sais quelle politesse trop marquée, qui fut adressée àOctave par une mère qui avait des filles à marier, effaroucha samisanthropie et lui fit dire à sa cousine, qui faisait l’éloge deces demoiselles, qu’eussent-elles une protectrice encore pluséloquente, il s’était, grâce à Dieu, interdit toute admirationexclusive jusqu’à l’âge de vingt-six ans. Ce mot imprévu frappaArmance comme un coup de foudre ; de sa vie elle n’avait étéaussi heureuse. Dix fois peut-être depuis sa nouvelle fortune,Octave avait parlé devant elle de l’époque où il songerait à semarier. À la surprise que lui causa le mot de son cousin, elles’aperçut qu’elle l’avait oublié.

Cet instant de bonheur fut délicieux. Tout occupée la veille dela douleur extrême que cause un grand sacrifice à faire au devoir,Armance avait entièrement oublié cette admirable source deconsolation. C’étaient ces sortes d’oublis qui la faisaient accuserde manquer d’esprit par ces gens du monde à qui les mouvements deleur cœur laissent le loisir d’être attentifs à tout. Comme Octavevenait d’avoir vingt ans, Armance pouvait espérer d’être sameilleure amie encore pendant six années et de l’être sansremords. « Et qui sait, se disait-elle, j’aurai peut-êtrele bonheur de mourir avant la fin de ces sixannées ? »

Une nouvelle manière d’être commença pour Octave. Autorisé parla confiance qu’Armance lui témoignait, il osait la consulter surles petits événements de sa vie. Presque chaque soir il avait lebonheur de pouvoir lui parler sans être précisément entendu desvoisins. Il vit avec délices que ses confidences, quelqueminutieuses qu’elles fussent, n’étaient jamais à charge. Pourdonner du courage à sa méfiance, Armance lui parlait aussi de seschagrins, et il s’établit entre eux une intimité fortsingulière.

L’amour le plus heureux a ses orages ; on peut même direqu’il vit autant de ses terreurs que de ses félicités. Ni lesorages, ni les inquiétudes ne troublèrent jamais l’amitié d’Armanceet d’Octave. Il sentait qu’il n’avait aucun titre auprès de sacousine ; il n’aurait pu se plaindre de rien.

Bien loin de s’exagérer la gravité de leurs relations, jamaisces âmes délicates ne s’étaient dit un mot à ce sujet ; le motd’amitié même n’avait pas été prononcé entre elles depuis laconfidence de mariage, faite auprès du tombeau d’Abailard. Comme,se voyant sans cesse, ils pouvaient se parler rarement sans êtreentendus, ils avaient toujours dans leurs courts moments de libertétant de choses à s’apprendre, tant de faits à se communiquerrapidement, que toute vaine délicatesse était bannie de leursdiscours.

Il faut convenir qu’Octave aurait difficilement pu trouver unsujet de plainte. Tous les sentiments que l’amour le plus exalté,le plus tendre, le plus pur, peut faire naître dans un cœur defemme, Armance les éprouvait pour lui. L’espoir de la mort, quiformait toute la perspective de cet amour, donnait même à sonlangage quelque chose de céleste et de résigné, tout à faitd’accord avec le caractère d’Octave.

Le bonheur tranquille et parfait dont le pénétrait la douceamitié d’Armance, fut si vivement senti par lui qu’il espérachanger de caractère.

Depuis qu’il avait fait la paix avec sa cousine, il n’était plusretombé dans des moments de désespoir tel que celui qui lui fitregretter de n’avoir pas été tué par la voiture qui débouchait augalop dans la rue de Bourbon. Il dit à sa mère :

– Je commence à croire que je n’aurai plus de ces accès defureur qui te faisaient craindre pour ma raison.

Octave était plus heureux, il eut plus d’esprit. Il s’étonnaitde voir dans la société bien des choses qui ne l’avaient jamaisfrappé auparavant, quoique depuis longtemps elles fussent sous sesyeux. Le monde lui semblait moins haïssable et surtout moins occupéde lui nuire. Il se disait qu’excepté dans la classe des femmesdévotes ou laides, chacun songeait beaucoup plus à soi, et beaucoupmoins à nuire au voisin qu’il n’avait cru l’apercevoirautrefois.

Il reconnut qu’une légèreté de tous les moments rend tout espritde suite impossible ; il s’aperçut enfin que ce monde qu’ilavait eu le fol orgueil de croire arrangé d’une manière hostilepour lui n’était tout simplement que mal arrangé.

– Mais, disait-il à Armance, tel qu’il est, il est àprendre ou à laisser. Il faut ou tout finir rapidement et sansdélai par quelques gouttes d’acide prussique ou prendre la viegaiement.

En parlant ainsi, Octave cherchait à se convaincre bien plusqu’il n’exprimait une conviction. Son âme était séduite par lebonheur qu’il devait à Armance.

Ses confidences n’étaient pas toujours sans péril pour cettejeune fille. Quand les réflexions d’Octave prenaient une couleursombre ; quand il était malheureux par la perspective del’isolement à venir, Armance avait bien de la peine à lui cachercombien elle eût été malheureuse de se figurer qu’un instant danssa vie elle pourrait être séparée de lui.

– Quand on n’a pas d’amis à mon âge, lui disait Octave unsoir, peut-on espérer d’en acquérir encore ? Aime-t-on parprojet ?

Armance qui sentait ses larmes prêtes à la trahir, fut obligéede le quitter brusquement.

– Je vois, lui dit-elle, que ma tante veut me dire unmot.

Octave, appuyé contre la fenêtre, continua tout seul le cours deses réflexions sombres. « Il ne faut pas bouder le monde, sedit-il enfin. Il est si méchant, qu’il ne daignerait pass’apercevoir qu’un jeune homme, enfermé à double tour dans unsecond étage de la rue Saint-Dominique, le hait avec passion.Hélas ! un seul être s’apercevrait que je manque dans lemonde, et son amitié en serait navrée. » Et il se mità regarder de loin Armance ; elle était assise sur sa petitechaise auprès de la marquise, et lui parut dans cet instant d’unebeauté ravissante. Tout le bonheur d’Octave qu’il croyait si fermeet si bien assuré, ne tenait cependant qu’à ce seul petit motamitié qu’il venait de prononcer. On échappe difficilementà la maladie de son siècle : Octave se croyait philosophe etprofond.

Tout à coup Mlle de Zohiloff se rapprochade lui avec l’air de l’inquiétude et presque de la colère.

– On vient de raconter à ma tante, lui dit-elle, unesingulière calomnie sur votre compte. Une personne grave, et quijusqu’ici ne s’est point montrée votre ennemie, est venue lui direque souvent à minuit, quand vous sortez d’ici, vous allez finir lasoirée dans d’étranges salons qui ne sont à peu près que desmaisons de jeu.

» Et ce n’est pas tout ; dans ces lieux où règne leton le plus avilissant, vous vous distinguez par des excès quiétonnent leurs plus anciens habitués. Non seulement vous voustrouvez environné de femmes dont la vue est une tache, mais vousparlez, vous tenez le dé dans leur conversation. L’on est alléjusqu’à dire que vous brillez en ces lieux et par des plaisanteriesdont le mauvais goût passe toute croyance. Les gens quis’intéressent à vous, car il s’en est rencontré même dans cessalons, vous ont d’abord fait l’honneur de prendre ces mots pour del’esprit appris. Le vicomte de Malivert est jeune, sesont-ils dit, il aura vu employer ces plaisanteries dans quelqueréunion vulgaire pour raviver l’attention et faire briller leplaisir dans les yeux de quelques hommes grossiers. Mais vos amisont remarqué avec douleur que vous vous donniez la peine d’inventersur place vos mots les plus révoltants. Enfin le scandaleincroyable de votre prétendue conduite vous aurait valu unecélébrité malheureuse parmi ce que Paris renferme de jeunes gens duplus mauvais ton.

» La personne qui vous calomnie, continua Armance que lesilence obstiné d’Octave commençait à déconcerter un peu, a finipar des détails que l’étonnement seul de ma tante l’a empêchée decontredire. »

Octave remarquait avec délices que la voix d’Armance tremblaitpendant ce long récit.

– Tout ce qu’on vous a raconté est vrai, lui dit-il enfin,mais ne le sera plus à l’avenir. Je ne reparaîtrai pas dans deslieux où jamais l’on n’aurait dû voir votre ami.

L’étonnement et l’affliction d’Armance furent extrêmes. Uninstant elle éprouva un sentiment qui ressemblait à du mépris. Maisle lendemain, lorsqu’elle revit Octave, sa manière de voir sur cequi est convenable dans la conduite d’un homme était bien changée.Elle trouvait dans le noble aveu de son cousin, et surtout dans ceserment si simple fait à elle, une raison de l’aimer davantage.Armance crut être assez sévère envers elle-même en faisant le vœude quitter Paris et de ne jamais revoir Octave s’il reparaissaitdans ces maisons si peu dignes de lui.

Chapitre 10

 

O conoscenza ! non è senza il suo perché che il fedel preteti chiamò : il più gran dei mali. Egli era tutto disturbato, eperò non dubitava ancora, al più al più, dubitava di esser prestosul punto di dubitare. O conoscenza ! tu sei fatale a quellinei quali l’oprar segue da vicino il credo.

IL CARDINAL GERDIL.

Faut-il dire qu’Octave fut fidèle à sa promesse ? Ilabandonna des plaisirs proscrits par Armance.

Le besoin d’agir et le désir d’observer des choses nouvellesl’avaient poussé à voir la mauvaise compagnie, souvent moinsennuyeuse que la bonne. Dès qu’il était heureux, une sorted’instinct le portait à se mêler avec les hommes ; il voulaitles dominer.

Pour la première fois, Octave avait entrevu l’ennui des manièrestrop parfaites et des excès de la froide politesse : lemauvais ton permet de parler de soi, à tort et à travers, et l’onest moins isolé. Lorsqu’on a servi du punch dans ces brillantssalons de l’extrémité de la rue de Richelieu, que les étrangersprennent pour la bonne compagnie, on n’a pas cette sensation :je suis ici dans un désert d’hommes. Au contraire, on peut secroire vingt amis intimes, dont on ne sait pas le nom. Oserons-nousle dire au risque de compromettre, à la fois, et nous et notrehéros ? Octave regretta quelques-uns de ses compagnons desouper.

La partie de sa vie qui s’était écoulée avant son intimité avecles habitants de l’hôtel de Bonnivet, commençait à lui paraîtrefolle et entachée de duperie. « Il pleuvait, se disait-il dansses façons de penser originales et vives ; au lieu de prendreun parapluie, je m’irritais follement contre l’état du ciel, etdans des moments d’enthousiasme pour le beau et le juste, quin’étaient au fond que des accès de folie, je m’imaginais que lapluie tombait exprès pour me jouer un mauvais tour. »

Charmé de pouvoir parler à Mlle de Zohiloffdes observations qu’il avait faites, comme un autre Philibert, dansde certains bals fort élégants :

– J’y trouvais un peu d’imprévu, lui disait-il. Je ne suisplus content de cette bonne compagnie par excellence, que j’ai tantaimée. Il me semble que sous des mots adroits elle proscrit touteénergie, toute originalité. Si l’on n’est copie, elle vousaccuse de mauvaises manières. Et puis la bonne compagnie usurpe.Elle avait autrefois le privilège de juger de ce qui estbien ; mais depuis qu’elle se croit attaquée, ellecondamne, non plus ce qui est grossier et désagréable sanscompensation, mais ce qu’elle croit nuisible à ses intérêts.

Armance écoutait froidement son cousin, elle lui ditenfin :

– De ce que vous pensez aujourd’hui, au jacobinisme il n’ya qu’un pas.

– J’en serais au désespoir, reprit vivement Octave.

– Au désespoir de quoi ? de connaître la vérité, ditArmance. Car apparemment, vous ne vous laisseriez pas convertir parune doctrine entachée de fausseté.

Pendant tout le reste de la soirée, Octave ne put s’empêcher deparaître rêveur.

Depuis qu’il voyait un peu plus la société telle qu’elle est,Octave commençait à soupçonner queMme de Bonnivet, avec la prétention suprême dene songer jamais au monde et de mépriser les succès, étaitl’esclave d’une ambition sans bornes.

Certaines calomnies des ennemies de la marquise, que le hasardavait portées jusqu’à lui et qui lui paraissaient le comble del’horreur, quelques mois auparavant, ne furent plus à ses yeux quedes exagérations perfides ou de mauvais goût. « Ma bellecousine n’est point satisfaite, se disait-il, d’une naissanceillustre, d’une fortune immense. La grande existence que luiassurent sa conduite irréprochable, la prudence de son esprit, sabienfaisance savante est peut-être pour elle un moyen et non pas unbut.

» Mme de Bonnivet a besoin de pouvoir.Mais elle est fort délicate sur l’espèce de ce pouvoir. Lesrespects qu’on obtient par le grand état dans le monde, par lecrédit à la cour, par tous les avantages que l’on peut réunir dansune monarchie, ne sont plus rien pour elle, elle en jouit depuistrop longtemps, ils l’ennuient. Quand on est roi, que peut-ilmanquer ? – d’être Dieu.

» Elle est blasée sur les plaisirs donnés par les respectsdes intérêts, il lui faut les respects du cœur. Elle a besoin de lasensation qu’éprouve Mahomet quand il parle à Seïde, et il mesemble que j’ai été fort près de l’honneur d’être Seïde.

» Ma belle cousine ne peut remplir sa vie avec lasensibilité qui lui manque. Il lui faut, non pas des illusionstouchantes ou sublimes, non pas le dévouement et la passion d’unseul homme, mais se voir regarder comme une prophétesse par unefoule d’adeptes, et surtout si l’un d’eux se révolte, pouvoir lebriser à l’instant. Elle a trop de positif dans le caractère, pourse contenter d’illusions ; il lui faut la réalité de lapuissance, et si je continue à lui parler à cœur ouvert sur biendes choses, un jour ce pouvoir absolu pourra s’exercer à mesdépens.

» Il ne se peut pas qu’elle ne soit bientôt assiégée pardes lettres anonymes ; on lui reprochera mes visites tropfréquentes. La duchesse d’Ancre, piquée de mes négligences pour sonsalon, se permettra, peut-être, de la calomnie directe. Ma faveurne peut résister à ce double danger. Bientôt en gardantsoigneusement tous les dehors de l’amitié la plus empressée, et enm’accablant de reproches sur la rareté de mes visites,Mme de Bonnivet me mettrait dans la nécessitéde les rendre fort rares.

» Par exemple j’ai l’air d’être à demi converti aumysticisme allemand ; elle me demandera quelque démarchepublique et par trop ridicule. Si je m’y soumets par amitié pourArmance, bientôt l’on me proposera quelque chose de tout à faitimpossible. »

Chapitre 11

 

Somewhat light as air.
There’s language in her eye, her cheek, her lip,
Nay, her foot speaks ; her wanton spirits look out
At every joint and motive of her body.
O these encounterers, so glib of tongue,
That give a ccosting welcome ere it comes.

Troilus and Cressida, act.IV.

Il était peu de salons agréables appartenant à la société, quitrois fois par an va chez le roi, dans lesquels Octave ne fût admiset fêté. Il remarqua la célébrité de Mme lacomtesse d’Aumale. C’était la coquette la plus brillante etpeut-être la plus spirituelle de l’époque. Un étranger de mauvaisehumeur a dit que les femmes de la haute société en France ont unpeu le tour d’esprit d’un vieil ambassadeur. C’était le caractèrede l’enfance qui brillait dans les manières deMme d’Aumale. La naïveté de ses reparties et lagaieté folle de ses actions, toujours inspirées par la circonstancedu moment, faisaient le désespoir de ses rivales. Elle avait descaprices d’un imprévu admirable, et comment imiter uncaprice ?

Le naturel et l’imprévu n’étaient point la partie brillante dela conduite d’Octave. C’était un être tout mystère. Jamaisd’étourderie chez lui, si ce n’est quelquefois dans sesconversations avec Armance. Mais il lui fallait la certitude den’être pas interrompu à l’improviste. On ne pouvait lui reprocherde la fausseté ; il eût dédaigné de mentir, mais jamais iln’allait directement à son but.

Octave prit à son service un valet de pied qui sortait de chezMme d’Aumale ; cet homme, ancien soldat, étaitintéressé et très-fin. Octave le faisait monter à cheval avec lui,dans de grandes promenades de sept à huit lieues, qu’il faisaitdans les bois qui entourent Paris, et il y avait des momentsd’ennui apparent où il lui permettait de parler. En moins dequelques semaines, Octave eut les renseignements les plus certainssur la conduite de Mme d’Aumale. Cette jeune femme,qui s’était fort compromise par une étourderie sans bornes,méritait réellement toute l’estime que quelques personnes ne luiaccordaient plus.

Octave calcula la quantité de temps et de soins que luiprendrait la société de Mme d’Aumale, et il espéra,sans trop se gêner, pouvoir passer bientôt pour amoureux de cettefemme brillante. Il arrangea si bien les choses, que ce futMme de Bonnivet elle-même qui, au milieu d’unefête qu’elle donnait à son château d’Andilly, le présenta àMme d’Aumale ; et la manière fut pittoresqueet frappante pour l’étourderie de la jeune comtesse.

Dans le dessein d’égayer une promenade que l’on faisait, denuit, sous les bois charmants qui couronnent les hauteursd’Andilly, Octave parut tout à coup déguisé en magicien, et éclairépar des feux du Bengale adroitement cachés derrière le tronc dequelques vieux arbres. Octave était fort beau ce soir-là, etMme de Bonnivet, sans s’en douter, parlait delui avec une sorte d’exaltation. Moins d’un mois après cettepremière entrevue, on commença à dire que le vicomte de Malivertavait succédé à M. de R*** et à tant d’autres dansl’emploi d’ami intime de Mme d’Aumale.

Cette femme si légère que ni elle-même ni personne ne savaitjamais ce qu’elle ferait le quart d’heure d’après, avait remarquéque la pendule d’un salon, en sonnant minuit, renvoie chez eux laplupart des ennuyeux, gens fort rangés ; et elle recevait deminuit à deux heures. Octave sortait toujours le dernier du salonde Mme de Bonnivet et crevait ses chevaux pourarriver plus tôt chez Mme d’Aumale, qui habitait lachaussée d’Antin. Là il trouvait une femme qui remerciait le cielde sa haute naissance et de sa fortune, uniquement à cause duprivilège qu’elle en tirait, de faire à chaque minute de la journéece que lui inspirait le caprice du moment.

À la campagne, à minuit, quand tout le monde quitte le salon,Mme d’Aumale remarquait-elle, en traversant levestibule, un temps doux et un clair de lune agréable, elle prenaitle bras du jeune homme qui, ce soir-là, lui semblait le plusamusant, et allait courir les bois. Un sot se proposait-il pour lasuivre dans sa promenade ; elle le priait sans façon de sediriger d’un autre côté ; mais le lendemain, pour peu que sonpromeneur de la veille l’eût ennuyée, elle ne lui reparlait pas. Ilfaut convenir qu’en présence d’un esprit aussi vif, au serviced’une aussi mauvaise tête, il était fort difficile de ne pasparaître un peu terne.

C’est ce qui fit la fortune d’Octave ; la partie amusantede son caractère était parfaitement invisible aux gens qui avantque d’agir songent toujours à un modèle à suivre et auxconvenances. En revanche personne ne devait y être plus sensibleque la plus jolie femme de Paris toujours courant après quelqueidée nouvelle qui pût lui faire passer la soirée d’une manièrepiquante. Octave suivait partout Mme d’Aumale etpar exemple au théâtre Italien.

Pendant les deux ou trois dernières représentations deMme Pasta où la mode avait amené tout Paris, il sedonna la peine de parler très-haut à la jeune comtesse, et de façonà troubler entièrement le spectacle. Mme d’Aumale,amusée par ce qu’il lui disait, fut ravie de l’air simple aveclequel il était impertinent.

Rien ne semblait de plus mauvais goût à Octave ; mais ilcommençait à ne se point mal tirer des sottises. La doubleattention qu’en se permettant une chose ridicule, il donnait malgrélui à l’impertinence qu’il faisait et à la démarche sage dont elleprenait la place, mettait dans ses yeux un certain feu qui amusaitMme d’Aumale. Octave trouvait plaisant de fairerépéter partout qu’il était amoureux fou de la comtesse, et de nejamais rien dire à cette jeune et charmante femme, avec laquelle ilpassait sa vie, qui ressemblât le moins du monde à de l’amour.

Mme de Malivert, étonnée de la conduite deson fils, alla quelquefois dans les salons où il se trouvait à lasuite de Mme d’Aumale. Un soir en sortant de chezMme de Bonnivet, elle la pria de lui céderArmance pour la journée du lendemain :

– J’ai beaucoup de papiers à mettre en ordre, et il me fautles yeux de mon Armance.

Le lendemain, dès onze heures du matin, avant le déjeuner, ainsiqu’on en était convenu, la voiture deMme de Malivert vint chercher Armance. Cesdames déjeunèrent seules. Quand la femme de chambre deMme de Malivert les quitta :

– Souvenez-vous, dit sa maîtresse, que je n’y suis pourpersonne, pas plus pour Octave que pourM. de Malivert.

Elle poussa la précaution jusqu’à fermer elle-même le verrou deson antichambre.

Quand elle fut bien établie dans sa bergère, et Armance assisedevant elle sur sa petite chaise :

– Ma petite, lui dit-elle, je vais te parler d’une chose àlaquelle je suis décidée depuis longtemps. Tu n’as que cent louisde rente, voilà tout ce que mes ennemis pourront dire contre ledésir passionné que j’ai de te faire épouser mon fils.

En disant ces mots, Mme de Malivert se jetadans les bras d’Armance. Ce moment fut le plus beau de la vie decette pauvre fille ; de douces larmes inondaient sonvisage.

Chapitre 12

 

Estavas, linda Ignez, posta emsocego
De teus annos colhendo doce fruto
Naquelle engano da alma ledo e cego
Que a fortuna, naô deixa durar muito.

Os Lusiadas, cant. III.

– Mais, chère maman, dit Armance longtemps après etlorsqu’on eut repris un peu la faculté de parler raison, Octave nem’a jamais dit qu’il me fût attaché comme il me semble qu’un maridoit l’être à sa femme.

– S’il ne fallait pas me lever pour te conduire devant unmiroir, répondit Mme de Malivert, je te feraisvoir tes yeux brillants de bonheur en ce moment, et je te prieraisde me redire que tu n’es pas sûre du cœur d’Octave. J’en suis sûre,moi, qui ne suis que sa mère. Au reste, je ne me fais pointillusion sur les défauts que peut avoir mon fils, et je ne veux pasde ta réponse avant huit grands jours.

Je ne sais si c’est au sang sarmate qui circulait dans sesveines, ou à ses malheurs si précoces qu’Armance devait la facultéd’apercevoir d’un coup d’œil tout ce qu’un changement soudain dansla vie renfermait de conséquences. Et que cette nouvelle positiondes choses pût décider de son sort ou de celui d’un indifférent,elle en voyait les suites avec la même netteté. Cette force decaractère ou d’esprit lui valait à la fois les confidences de tousles jours et les réprimandes deMme de Bonnivet. La marquise la consultaitvolontiers sur ses projets les plus intimes ; et dans d’autresmoments :

– Avec cet esprit-là, lui disait-elle, une jeune fillen’est jamais bien.

Après le premier moment de bonheur et de profondereconnaissance, Armance pensa qu’elle ne devait rien dire àMme de Malivert de la fausse confidencequ’elle avait faite à Octave relativement à un prétendu mariage,« Mme de Malivert n’a pas consulté sonfils, pensa-t-elle, ou bien il lui a caché l’obstacle qui s’opposeà son dessein. » Cette seconde possibilité jeta beaucoup desombre dans l’âme d’Armance.

Elle voulait croire qu’Octave n’avait pas d’amour pourelle ; chaque jour elle avait besoin de cette certitude pourjustifier à ses propres yeux bien des prévenances que se permettaitsa tendre amitié, et cependant cette preuve terrible del’indifférence de son cousin, qui lui arrivait tout à coup,accablait son cœur d’un poids énorme, et lui ôtait jusqu’à la forcede parler.

Par combien de sacrifices Armance n’eût-elle pas acheté en cetinstant le pouvoir de pleurer en liberté ! « Si macousine surprend une larme dans mes yeux, se disait-elle, quelleconséquence décisive ne se croirait-elle pas en droit d’entirer ? Qui sait même si, dans son empressement pour cemariage, elle ne citera pas mes larmes à son fils, comme une preuveque je réponds à sa prétendue tendresse ? »Mme de Malivert ne fut point étonnée de l’airde rêverie profonde qui s’empara d’Armance à la fin de cettejournée.

Ces dames retournèrent ensemble à l’hôtel de Bonnivet, etquoique Armance n’eût pas vu son cousin de toute la journée, mêmesa présence, quand elle l’aperçut dans le salon, ne put l’arracherà sa noire tristesse. À peine lui répondait-elle ; elle n’enavait pas la force. Sa préoccupation parut évidente à Octave, nonmoins que son indifférence pour lui ; il lui dittristement :

– Aujourd’hui, vous n’avez pas le temps de songer que jesuis votre ami.

Pour toute réponse, Armance le regarda fixement et ses yeuxprirent, sans qu’elle y songeât, cette expression sérieuse etprofonde qui lui valait de si belles morales de la part de satante.

Ce mot d’Octave lui perçait le cœur ; il ignorait donc ladémarche de sa mère, ou plutôt n’y prenait aucun intérêt, et nevoulait être qu’ami. Quand après avoir vu partir la société et reçules confidences de Mme de Bonnivet sur l’étatoù se trouvaient tous ses divers projets, Armance put enfin se voirseule dans sa petite chambre, elle se trouva en proie à la plussombre douleur. Jamais elle ne s’était sentie aussimalheureuse ; jamais vivre ne lui avait fait tant de mal. Avecquelle amertume ne se reprocha-t-elle pas les romans dans lesquelselle laissait quelquefois son imagination s’égarer ! Dans cesmoments heureux, elle osait se dire : « Si j’étais néeavec de la fortune et qu’Octave eût pu me choisir pour la compagnede sa vie, d’après son caractère tel que je le connais, il eûtrencontré plus de bonheur auprès de moi qu’auprès d’aucune autrefemme au monde. »

Elle payait cher maintenant ces suppositions dangereuses. Laprofonde douleur d’Armance ne diminua point les jourssuivants ; elle ne pouvait s’abandonner un instant à larêverie, sans arriver au plus parfait dégoût de toutes choses, etelle avait le malheur de sentir vivement son état. Les obstaclesétrangers à un mariage auquel, dans toutes les suppositions, ellen’eût jamais consenti, semblaient s’aplanir ; mais le cœurseul d’Octave n’était point pour elle.

Mme de Malivert, après avoir vu naître lapassion de son fils pour Armance, avait été alarmée de sesassiduités auprès de la brillante comtesse d’Aumale. Mais il luiavait suffi de les voir ensemble, pour deviner que cette relationétait un devoir que la bizarrerie de son fils s’était imposé ;Mme de Malivert savait bien que si ellel’interrogeait à cet égard, il lui répondrait par la vérité ;mais elle s’était soigneusement abstenue des questions même lesplus indirectes. Ses droits ne lui semblaient pas aller jusque-là.Par égard pour ce qu’elle croyait devoir à la dignité de son sexe,elle avait voulu parler de ce mariage à Armance, avant de s’enouvrir avec son fils, de la passion duquel elle était sûre.

Après avoir fait part de son projet àMlle de Zohiloff,Mme de Malivert s’arrangea pour se trouver desheures entières dans le salon deMme de Bonnivet. Elle crut voir qu’il sepassait quelque chose d’étrange entre Armance et son fils. Armanceétait évidemment fort malheureuse. « Serait-il possible, sedit Mme de Malivert, qu’Octave qui l’adore etla voit sans cesse ne lui eût jamais dit qu’ill’aime ? »

Le jour où Mlle de Zohiloff devait donnersa réponse était arrivé. Le matin, de bonne heure,Mme de Malivert lui envoya sa voiture et unpetit billet par lequel elle la priait de venir passer une heureavec elle. Armance arriva avec la physionomie qu’on a après unelongue maladie ; elle n’eût pas eu la force de venir à pied.Dès qu’elle fut seule avec Mme de Malivert,elle lui dit avec une douceur parfaite, au fond de laquelle onentrevoyait cette fermeté que donne le désespoir :

– Mon cousin a de l’originalité dans le caractère ;son bonheur exige, et peut-être le mien, ajouta-t-elle enrougissant beaucoup, que jamais mon adorable maman ne lui parled’un projet que lui a inspiré son extrême prévention en mafaveur.

Mme de Malivert affecta d’accorder avecbeaucoup de peine son consentement à ce qu’on lui demandait.

– Je puis mourir plus tôt que je ne le pense, disait-elle àArmance, et alors mon fils n’obtiendra pas la seule femme au mondequi puisse adoucir le malheur de son caractère. Je suis sûre quec’est la raison d’argent qui te décide, disait-elle, en d’autresmoments ; Octave, qui a sans cesse quelque confidence à tefaire, n’a pas été dupe au point de ne pas t’avouer ce dont je suissûre, c’est qu’il t’aime avec toute la passion dont il est capable,et c’est beaucoup dire, mon enfant. Si certains momentsd’exaltation, qui deviennent plus rares tous les jours, peuventdonner lieu à quelques objections contre le caractère du mari queje t’offre, tu auras la douceur d’être aimée comme peu de femmes lesont aujourd’hui. Dans les temps orageux qui peuvent survenir, lafermeté de caractère chez un homme sera une grande probabilité debonheur pour sa famille.

» Tu sais toi-même, mon Armance, que les obstaclesextérieurs qui écrasent les hommes vulgaires ne sont rien pourOctave. Si son âme est paisible, le monde entier ligué contre luine lui donnerait pas un quart d’heure de tristesse. Or, je suiscertaine que la paix de son âme dépend de ton consentement. Jugetoi-même de l’ardeur avec laquelle je dois le solliciter ; detoi dépend le bonheur de mon fils. Depuis quatre ans je pense jouret nuit au moyen de l’assurer, je n’avais pu le découvrir :enfin il t’a aimée. Quant à moi, je serai la victime de tadélicatesse excessive. Tu ne veux pas encourir le blâme d’épouserun mari beaucoup plus riche que toi, et je mourrai avec les plusgrandes inquiétudes sur l’avenir d’Octave, et sans avoir vu monfils uni à la femme que, de ma vie, j’ai le plusestimée. »

Ces assurances de l’amour d’Octave étaient déchirantes pourArmance. Mme de Malivert remarquait dans lesréponses de sa jeune parente un fonds d’irritation et de fiertéblessée. Le soir, chez Mme de Bonnivet, elleobserva que la présence de son fils n’ôtait point àMlle de Zohiloff cette sorte de malheur quivient de la crainte de n’avoir pas eu assez d’orgueil envers cequ’on aime, et d’avoir peut-être ainsi perdu de son estime.« Est-ce une fille pauvre et sans famille, se disait Armance,qui doit tomber dans ces sortes d’oublis ? »

Mme de Malivert elle-même était fortinquiète. Après bien des nuits passées sans sommeil, elle s’arrêtaenfin à l’idée singulière, mais probable à cause de l’étrangecaractère de son fils, que réellement, ainsi qu’Armance l’avaitdit, il ne lui avait point parlé de son amour.

« Est-il possible, pensaitMme de Malivert, qu’Octave soit timide à cepoint ? Il aime sa cousine ; elle est la seule personneau monde qui puisse le garantir des accès de mélancolie qui m’ontfait trembler pour lui. »

Après y avoir bien réfléchi, elle prit son parti ; un jourelle dit à Armance d’un ton assez indifférent :

– Je ne sais pas ce que tu as fait à mon fils, afin de ledécourager ; mais tout en m’avouant qu’il a pour toil’attachement le plus profond, l’estime la plus parfaite, etqu’obtenir ta main serait à ses yeux le premier des biens, ilajoute que tu opposes un obstacle invincible à ses vœux les pluschers, et que certainement il ne voudrait pas te devoir auxpersécutions que nous te ferions subir en sa faveur.

Chapitre 13

 

Ay ! que ya siento en mi cuidosopecho
Labrarme poco a poco un vivo fuego
Y desde alli con movimiento blando
Ir por venas y huesos penetrando.

Araucana, c. XXII.

L’extrême bonheur qui se peignit dans les yeux d’Armance consolaMme de Malivert, qui sentait bien quelqueremords de mêler un petit mensonge à une négociation aussi grave.« Après tout, se disait-elle, quel mal peut-il y avoir dehâter le mariage de deux enfants charmants, mais un peu fiers, etqui ont l’un pour l’autre une passion telle qu’on en voit sirarement dans le monde ? Conserver la raison de mon fils,n’est-ce pas mon premier devoir ? »

Le singulier parti auquel venait de se résoudreMme de Malivert avait délivré Armance de laplus profonde douleur qu’elle eût éprouvée de sa vie. Un peuauparavant elle désirait la mort ; et ce mot, qu’on supposaitprononcé par Octave, la plaçait au comble de la félicité. Elleétait bien résolue à ne jamais accepter la main de soncousin ; mais ce mot charmant lui permettait de nouveaul’espoir de bien des années de bonheur. « Je pourrai l’aimeren secret, se disait-elle, pendant les six années qui s’écoulerontavant son mariage, et je serai aussi heureuse et peut-être bienplus que si j’étais sa compagne. Ne dit-on pas que le mariage estle tombeau de l’amour, qu’il peut y avoir des mariages agréables,mais qu’il n’en est aucun de délicieux ? Je trembleraisd’épouser mon cousin. Si je ne le voyais pas le plus heureux deshommes, je serais moi-même au comble du désespoir. Vivant aucontraire dans notre pure et sainte amitié, aucun des petitsintérêts de la vie ne pourra jamais atteindre à la hauteur de nossentiments et venir les flétrir. »

Armance pesa avec tout le calme du bonheur les raisons qu’elles’était données autrefois pour ne jamais accepter la main d’Octave.Je passerais dans le monde pour une dame de compagnie qui a séduitle fils de la maison. J’entends d’ici ce que diraitMme la duchesse d’Ancre et même les femmes les plusrespectables, par exemple la marquise de Seyssins qui voit dansOctave un époux pour l’une de ses filles.

» La perte de ma réputation serait d’autant plus rapide,que j’ai vécu dans l’intimité de plusieurs des femmes les plusaccréditées de Paris. Elles peuvent tout dire sur mon compte, ellesseront crues. Ciel ! dans quel abîme de honte elles peuvent meprécipiter ! Et Octave pourrait un jour m’ôter son estime, carje n’ai aucun moyen de défense. Où est le salon où je pourraisélever la voix ? Où sont mes amis ? Et d’ailleurs,d’après la bassesse évidente d’une telle action, quellejustification serait possible ? Quand j’aurais une famille, unfrère, un père, croiraient-ils jamais que si Octave était à maplace et moi fort riche, je lui serais aussi dévouée que je le suisen ce moment ? »

Armance avait une raison pour sentir vivement le genred’indélicatesse qui a rapport à l’argent. Fort peu de joursauparavant, Octave lui avait dit, à propos d’une certaine majoritéqui fit du bruit :

– J’espère, quand j’aurai pris ma place dans la vie active,ne pas me laisser acheter comme ces messieurs. Je puis vivre aveccinq francs par jour, et sous un nom supposé il m’est possible entout pays de gagner le double de cette somme, en qualité dechimiste attaché à quelque manufacture.

Armance était si heureuse, qu’elle ne se refusa l’examend’aucune objection, quelque périlleuse qu’en fût la discussion.« Si Octave me préférait à la fortune et à l’appui qu’il peutattendre de la famille d’une épouse, son égale pour le rang, nouspourrions aller vivre dans la solitude. Pourquoi ne pas passer dixmois de l’année dans cette jolie terre de Malivert, en Dauphiné,dont il me parle souvent ? Le monde nous oublierait bien vite.Oui ; mais moi, je n’oublierais pas qu’il est un lieu sur laterre où je suis méprisée, et méprisée par les âmes les plusnobles.

» Voir l’amour s’éteindre dans le cœur d’un époux qu’onadore est le plus grand de tous les malheurs pour une jeunepersonne née avec de la fortune, eh bien, ce malheur si affreux neserait encore rien pour moi. Même quand il continuerait à mechérir, chaque jour serait empoisonné par la crainte qu’Octave nevînt à penser que je l’ai préféré à cause de la différence de nosfortunes. Cette idée ne se présentera pas à lui, je veux lecroire ; des lettres anonymes, comme celles qu’on adresse àMme de Bonnivet, viendront la mettre sous sesyeux. Je tremblerai à chaque paquet qu’il recevra de la poste. Non,quoi qu’il puisse arriver, il ne faut jamais accepter la maind’Octave, et le parti commandé par l’honneur est aussi le plus sûrpour notre bonheur. »

Le lendemain du jour qui fut si heureux pour Armance,Mmes de Malivert et de Bonnivet allèrent s’établir dansun joli château caché dans les bois qui couronnent les hauteursd’Andilly. Les médecins de Mme de Malivert luiavaient recommandé des promenades à cheval et au pas ; et dèsle lendemain de son arrivée à Andilly, elle voulut essayer deuxcharmants petits poneys qu’elle avait fait venir d’Écosse pourArmance et pour elle. Octave accompagna ces dames dans leurpremière promenade. On avait à peine fait un quart de lieue, qu’ilcrut remarquer un peu plus de réserve dans les manières de sacousine à son égard, et surtout une disposition marquée à lagaieté.

Cette découverte lui donna beaucoup à penser, et ce qu’ilobserva pendant le reste de la promenade le confirma dans sessoupçons. Armance n’était plus la même pour lui. Il était clairqu’elle allait se marier ; il allait perdre le seul ami qu’ileût au monde. En aidant Armance à descendre de cheval, il trouval’occasion de lui dire, sans être entendu deMme de Malivert :

– Je crains bien que ma jolie cousine ne change bientôt denom ; cet événement va m’enlever la seule personne au mondequi voulût bien m’accorder quelque amitié.

– JAMAIS, lui dit Armance, je ne cesserai d’avoir pour vousl’amitié la plus dévouée et la plus exclusive.

Mais pendant qu’elle prononçait rapidement ces mots, il y avaittant de bonheur dans ses yeux qu’Octave prévenu y vit la certitudede toutes ses craintes.

La bonté, l’air d’intimité, en quelque sorte, qu’Armance eutavec lui pendant la promenade du lendemain, achevèrent de lui ôtertoute tranquillité : « Je vois, se disait-il, unchangement décidé dans la manière d’être deMlle de Zohiloff ; elle était fort agitéeil y a quelques jours, elle est maintenant fort heureuse. J’ignorela cause de ce changement, donc il ne peut être que contre moi.

» Qui eut jamais la sottise de choisir pour amie intime unejeune fille de dix-huit ans ? Elle se marie et tout est fini.C’est mon exécrable orgueil qui fait que je mourrais plutôt millefois que d’oser dire à un homme ce que je confie àMlle de Zohiloff.

» Le travail pourrait être une ressource ; maisn’ai-je pas abandonné toute occupation raisonnable ? À vraidire, depuis six mois, tâcher de me rendre aimable aux yeux d’unmonde égoïste et plat, n’est-ce pas mon seul travail ? »Pour se livrer au moins à ce genre de gêne utile, tous les jours,après la promenade de sa mère, Octave quittait Andilly et venaitfaire des visites à Paris. Il cherchait des habitudes nouvellespour occuper le vide que laisserait dans sa vie cette charmantecousine quand elle quitterait sa société pour suivre sonmari ; cette idée lui donnait le besoin d’un exerciceviolent.

Plus son cœur était serré de tristesse, plus il parlait etcherchait à plaire ; ce qu’il redoutait, c’était de se trouverseul avec lui-même ; c’était surtout la vue de l’avenir. Il serépétait sans cesse : « J’étais un enfant de choisir unejeune fille pour amie. » Ce mot, par son évidence, devintbientôt une sorte de proverbe à ses yeux, et l’empêcha de pousserplus avant ses recherches dans son propre cœur.

Armance, qui voyait sa tristesse, en était attendrie, et sereprochait souvent la fausse confidence qu’elle lui avait faite. Ilne se passait pas de jour qu’en le voyant partir pour Paris, ellene fût tentée de lui dire la vérité. « Mais ce mensonge faittoute ma force contre lui, se disait-elle ; si je lui avoueseulement que je ne suis pas engagée, il me suppliera de céder auxvœux de sa mère, et comment résister ? Cependant, jamais etsous aucun prétexte je ne dois consentir ; non, ce mariageprétendu avec un inconnu que je préfère est ma seule défense contreun bonheur qui nous perdrait tous deux. »

Pour dissiper la tristesse de ce cousin trop chéri, Armance sepermettait avec lui les petites plaisanteries de l’amitié la plustendre. Il y avait tant de grâce et de gaieté naïve dans lesassurances d’éternelle amitié de cette jeune fille si naturelledans toutes ses actions, que souvent la noire misanthropie d’Octaveen était désarmée. Il était heureux en dépit de lui-même ; etdans ces moments rien aussi ne manquait au bonheur d’Armance.

« Qu’il est doux, se disait-elle, de faire sondevoir ! Si j’étais l’épouse d’Octave, moi, fille pauvre etsans famille, serais-je aussi contente ? Mille soupçons cruelsm’assiégeraient sans cesse. » Mais après ces moments où elleétait si satisfaite d’elle-même et des autres, Armance finissaitpar traiter Octave mieux qu’elle n’aurait voulu. Elle veillait biensur ses paroles, et jamais ses paroles n’exprimaient autre choseque la plus sainte amitié. Mais le ton dont certains mots étaientdits ! les regards qui quelquefois les accompagnaient !tout autre qu’Octave eût su y voir l’expression de la passion laplus vive. Il en jouissait sans les comprendre.

Dès qu’il pouvait songer sans cesse à sa cousine, sa pensée nes’arrêtait plus avec passion sur rien autre au monde. Il redevintjuste et même indulgent et son bonheur lui fit déserter sesraisonnements sévères sur bien des choses : les sots ne luisemblaient plus que des êtres malheureusement nés.

– Est-ce la faute d’un homme s’il a les cheveuxnoirs ? disait-il à Armance. Mais c’est à moi de fuirsoigneusement cet homme, si la couleur de ses cheveux me faitmal.

Octave passait pour méchant dans quelques sociétés, et les sotsavaient de lui une peur instinctive ; à cette époque ils seréconcilièrent avec lui. Souvent il portait dans le monde tout lebonheur qu’il devait à sa cousine. On le craignit moins, on trouvason amabilité plus jeune. Il faut avouer que dans toutes sesdémarches il y avait un peu de l’enivrement que donne ce genre debonheur que l’on ne s’avoue pas à soi-même ; la vie coulaitpour lui rapidement et avec délices. Ses raisonnements sur lui-mêmene portaient plus l’empreinte de cette logique inexorable, dure, etse complaisant dans sa dureté, qui pendant sa première jeunesseavait dirigé toutes ses actions. Prenant souvent la parole sanssavoir comment il finirait sa phrase, il parlait beaucoupmieux.

Chapitre 14

 

Il giovin cuore o non vede affatto i difetti di chi li stavicino o li vede immensi. Error commune ai giovinetti che portonofuoco nell’interno dell’anima.

LAMPUGNANI.

Un jour Octave apprit à Paris qu’un des hommes qu’il voyait leplus souvent et avec le plus d’agrément, qu’un de ses amis, commeon dit dans le monde, devait la belle fortune qu’il dépensait avecgrâce à l’action la plus basse à ses yeux (un héritage capté).Mlle de Zohiloff, à laquelle il se hâta, dèsson arrivée à Andilly, de faire part de cette fâcheuse découverte,trouva qu’il la supportait fort bien. Il n’eut point d’accès demisanthropie, il ne voulut point rompre outrageusement avec cethomme.

Un autre jour, il revint de fort bonne heure d’un château dePicardie où il devait passer toute la soirée.

– Que ces conversations sont insipides ! dit-il àArmance. Toujours la chasse, la beauté de la campagne, la musiquede Rossini, les arts ! et encore ils mentent en s’yintéressant. Ces gens ont la sottise d’avoir peur, ils se croientdans une ville assiégée et s’interdisent de parler des nouvelles dusiège. La pauvre espèce ! et que je suis contrarié d’enêtre !

– Eh bien ! allez voir les assiégeants, dit Armance,leurs ridicules vous aideront à supporter ceux de l’armée au milieude laquelle vous a jeté votre naissance.

– C’est une grande question, dit Octave. Dieu sait si jesouffre quand je vois dans un de nos salons un de nos amis ouvrirun avis ou absurde ou cruel, mais enfin je puis me taire avechonneur. Ma douleur est tout invisible. Mais si je me faisprésenter au banquier Martigny…

– Eh bien ! dit Armance, cet homme si fin, sispirituel, si esclave de sa vanité, vous recevra à brasouverts.

– Sans doute, mais de mon côté, quelque modéré, quelquemodeste, quelque silencieux, que je cherche à me faire, je finiraipar exprimer mon avis sur quelque chose ou sur quelqu’un. Uneseconde après, la porte du salon s’ouvre avec fracas ; onannonce Monsieur un tel, fabricant à …, qui d’une voix de stentor,s’écrie dès la porte : « Croiriez-vous, mon cherMartigny, qu’il y a des ultras assez bêtes, assez plats, assezstupides pour dire que … » Et là-dessus, ce brave fabricantrépète, mot pour mot, le petit bout d’opinion que je viensd’énoncer en toute modestie. Que faire ?

– Ne pas entendre.

– Tel serait mon goût. Je ne suis pas en ce monde pourcorriger les manières grossières ni les esprits de travers ;encore moins veux-je donner à cet homme, en lui parlant, le droitde me serrer la main dans la rue, quand il me rencontrera. Maisdans ce salon, j’ai le malheur de ne pas être exactement comme unautre. Plût à Dieu que je pusse y trouver l’égalité dontces messieurs font tant de bruit ! Par exemple, quevoulez-vous que je fasse du titre que je porte quand on m’annoncechez M. Martigny ?

– Mais vous avez le projet de quitter ce titre si jamaisvous le pouvez sans choquer Monsieur votre père.

– Sans doute ; mais l’oubli de ce titre, en disant monnom au laquais de M. Martigny, n’aurait-il pas l’air d’unelâcheté ? C’est comme Rousseau qui appelait son chienTurc au lieu de Duc, parce qu’il y avait un ducdans la chambre[3] .

– Mais l’on ne hait pas tant les titres chez les banquierslibéraux, dit Armance ; l’autre jourMme de Claix, qui va partout, s’est trouvée aubal de M. Montange, et vous savez bien que le soir elle nous afait rire en prétendant qu’ils aiment tant les titres qu’elle avaitentendu annoncer : madame la colonelle.

– Depuis que la machine à vapeur est la reine du monde, untitre est une absurdité, mais enfin, je suis affublé de cetteabsurdité. Elle m’écrasera si je ne la soutiens. Ce titre attirel’attention sur moi. Si je ne réplique pas à cette voix tonnante dufabricant qui crie dès la porte que ce que je viens de dire est uneânerie, quelques regards ne me chercheront-ils pas ? Telle estla faiblesse de mon caractère. Je ne puis secouer les oreilles etme moquer de tout, comme le veut Mme d’Aumale. Sij’aperçois ces regards, tout plaisir va me fuir pour le reste de lasoirée. La discussion qui s’établira au dedans de moi, pour savoirsi l’on a voulu m’insulter, peut m’ôter la paix de l’âme pour troisjours.

– Mais êtes-vous bien sûr, dit Armance, de cette prétenduegrossièreté de manières dont vous gratifiez si généreusement leparti contraire ? N’avez-vous pas vu l’autre jour que lesenfants de Talma et les fils d’un duc sont élevés dans le mêmepensionnat ?

– Ce sont les hommes de quarante-cinq ans, enrichis pendantla révolution, qui tiennent le dé dans les salons, et non lescamarades des enfants de Talma.

– Je gagerais qu’ils ont plus d’esprit que beaucoup desnôtres. Qui est-ce qui brille dans la chambre des Pairs ?L’autre jour vous-même vous en faisiez la remarque douloureuse.

– Ah ! si je donnais encore des leçons de logique à majolie cousine, comme je me moquerais d’elle ! Que me faitl’esprit d’un homme ? ce sont ses manières qui peuvent medonner de la tristesse. L’homme le plus sot parmi nous,M. de *** par exemple, peut être fort ridicule, mais iln’est jamais offensant. L’autre jour je racontais chez les d’Aumalemon petit voyage à Liancourt ; je parlais des dernièresmachines que le bon duc a fait venir de Manchester. Un homme quiétait là dit tout à coup : Ça n’est pas ça, ça n’est pasvrai. Je m’assurai qu’il ne voulait pas me donner undémenti ; mais cette grossièreté m’a rendu muet pour uneheure.

– Et cet homme était banquier ?

– Il n’était pas des nôtres. Ce qu’il y a de plaisant,c’est que j’ai écrit au contremaître de la carderie de Liancourt,et il se trouve que mon homme au démenti n’a pas même raison.

– Je ne trouve point que M. Montange, le jeunebanquier qui vient chez Mme de Claix, ait desmanières rudes.

– Il les a mielleuses, c’est une métamorphose des manièresrudes, quand elles ont peur.

– Leurs femmes me semblent bien jolies, reprit Armance. Jevoudrais savoir si leur conversation est gâtée par cette nuance dehaine ou de dignité qui craint qu’on la blesse, qui se montrequelquefois parmi nous. Ah ! que je voudrais qu’un bon jugecomme mon cousin pût me raconter ce qui se passe dans cessalons-là ! Quand je vois les dames banquières dans leursloges, au Théâtre-Italien, je meurs d’envie d’entendre ce qu’ellesse disent, et de me mêler à leur conversation. Si j’en aperçois unejolie, et il y en a de charmantes, je meurs d’envie de lui sauterau cou. Tout cela vous paraîtra de l’enfantillage ; mais àvous, monsieur le philosophe, si fort sur la logique, je vousdirai : comment connaître les hommes si vous ne voyez qu’uneclasse ? Et la classe la moins énergique parce qu’elle est laplus éloignée des besoins réels !

– Et la classe qui a le plus d’affectation, parce qu’ellese croit regardée. Avouez que pour un philosophe il est beau defournir des arguments à son adversaire, dit Octave en riant.Croiriez-vous que hier, chez les Saint-Imier, M. le marquis de*** qui, l’autre jour, ici, se moquait tant des petits journauxdont il prétendait ignorer jusqu’à l’existence, était aux anges,parce que l’Aurore donne une plaisanterie sale contre sonennemi, M. le comte de *** qui vient d’être fait conseillerd’État ? Il avait le numéro dans sa poche.

– C’est un des malheurs de notre position, voir des sotsfaire les mensonges les plus ridicules et n’oser leur dire :beau masque, je te connais.

– Il faut nous priver des plaisanteries les plus gaies,parce qu’elles pourraient faire rire le parti contraire s’il lesentendait.

– Je ne connais les banquiers, dit Armance, que par notredoucereux Montange et par la charmante comédie duRoman ; mais je doute que pour le fond de l’adorationde l’argent, ils l’emportent sur certains des nôtres. Savez-vousqu’il est dur de prendre l’entreprise de la perfection de toute uneclasse. Je ne vous parlerai plus du plaisir que j’aurais à savoirdes nouvelles de ces dames. Mais, comme disait le vieux duc de ***à Pétersbourg, quand il faisait venir le Journal del’Empire à si grands frais, et au risque de choquer l’empereurAlexandre : Ne faut-il pas lire le Mémoire de sapartie adverse ?

– Je vous dirai bien plus, mais avec confidence,comme dit si bien Talma dans Polyeucte : Au fond,vous et moi, nous ne voulons certainement pas vivre avec cesgens-là ; mais sur beaucoup de questions nous pensons commeeux.

– Et il est triste à notre âge, reprit Armance, de serésoudre à être toute sa vie du parti battu.

– Nous sommes comme les prêtres des idoles du paganisme, aumoment où la religion chrétienne allait l’emporter. Nouspersécutons encore aujourd’hui, nous avons encore la police et lebudget pour nous, mais demain peut-être, nous serons persécutés parl’opinion.

– Vous nous faites bien de l’honneur de nous comparer à cesbons prêtres du paganisme. Je vois quelque chose de plus faux dansnotre position, à vous et à moi. Nous ne sommes de ce parti quepour en partager les malheurs.

– Il est trop vrai, nous voyons ses ridicules sans oser enrire et ses avantages nous pèsent. Que me fait l’ancienneté de monnom ? Il faudrait me gêner pour tirer parti de cetavantage.

– Les discours des jeunes gens de votre espèce vous donnentquelquefois envie de hausser les épaules, et de peur de céder à latentation, vous vous hâtez de parler du bel album deMlle de Claix ou du chant deMme Pasta. D’un autre côté, votre titre et lesmanières peut-être un peu raboteuses des gens qui pensent commevous sur les trois quarts des questions, vous empêchent de lesvoir.

– Ah ! que je voudrais commander un canon ou unemachine à vapeur ! que je serais heureux d’être un chimisteattaché à quelque manufacture ; car peu m’importe la rudessedes manières, on s’y fait en huit jours.

– Outre que vous n’êtes point si sûr qu’elles soient sirudes, dit Armance.

– Le fussent-elles dix fois plus, reprit Octave, cela a lepiquant de jouer la langue étrangère ; mais ilfaudrait s’appeler M. Martin ou M. Lenoir.

– Ne pourriez-vous pas trouver un homme de sens qui eûtfait une campagne de découverte dans les salons libéraux ?

– Plusieurs de mes amis y vont danser, ils disent que lesglaces y sont parfaites, et voilà tout. Un beau jour je mehasarderai moi-même, car rien de sot comme de penser un an de suiteà un danger qui peut-être n’existe pas.

Armance finit par obtenir l’aveu qu’il avait songé à un moyenpour paraître dans les sociétés où c’est la richesse qui donne lepas et non la naissance :

– Eh bien ! oui, je l’ai trouvé, disait Octave ;mais le remède serait pire que le mal, car il me coûteraitplusieurs mois de ma vie, qu’il me faudrait passer loin deParis.

– Quel est ce moyen ? dit Armance, devenue tout à coupfort sérieuse.

– J’irais à Londres, j’y verrais naturellement tout cequ’il y a de distingué dans la haute société. Comment aller enAngleterre et ne pas se faire présenter au marquis de Lansdowne, àM. Brougham, à lord Holland ? Ces messieurs me parlerontde nos gens célèbres de France ; ils s’étonneront de ce que jene les connais pas ; j’en témoignerai beaucoup de regret, et àmon retour, je me ferai présenter à tout ce qu’il y a de populaireen France. Ma démarche, si l’on me fait l’honneur d’en parler chezla duchesse d’Ancre, n’aura point l’air d’une désertion des idéesque l’on peut croire inséparables de mon nom : ce serait toutsimplement le désir bien naturel de connaître les gens supérieursdu siècle où l’on vit. Je ne me pardonnerai jamais de n’avoir pasvu M. le général Foy.

Armance se taisait.

– N’est-ce pas une chose humiliante, reprit Octave, quetous nos soutiens, et enfin jusqu’aux écrivainsmonarchiques chargés de prôner tous les matins dans lejournal les avantages de la naissance et de la religion, noussoient fournis par cette classe qui a tous les avantages, exceptéla naissance ?

– Ah ! si M. de Soubirane vousentendait !

– Ne m’attaquez pas sur le plus grand de mes malheurs, êtreobligé de mentir toute la journée…

Le ton de l’intimité parfaite tolère des parenthèses à l’infini,qui plaisent parce qu’elles prouvent une confiance sans bornes,mais peuvent fort bien ennuyer un tiers. Il nous suffit d’avoirindiqué que la position brillante du vicomte de Malivert, étaitbien loin d’être pour lui une source de plaisirs sans mélange.

Ce n’est pas sans danger que nous aurons été historiens fidèles.La politique venant couper un récit aussi simple, peut fairel’effet d’un coup de pistolet au milieu d’un concert. EnsuiteOctave n’est point un philosophe et il a caractérisé fortinjustement les deux nuances qui, de son temps, divisaient lasociété. Quel scandale qu’Octave ne raisonne pas comme un sage decinquante ans[4]  ?

Chapitre 15

 

How am I glutted with conceit ofthis ?
Shall I make spirits fetch me what I please ?
Resolve me of all ambiguities ?
Perform what desperate enterprise I will ?

Doctor FAUSTUS.

Octave partait si souvent d’Andilly pour aller chercherMme d’Aumale à Paris, que quelques légerssentiments de jalousie vinrent un jour éteindre la gaietéd’Armance. Au retour de son cousin, le soir, elle fit acte desouveraineté.

– Voulez-vous obliger madame votre mère sur une chose dontjamais elle ne vous parlera ?

– Sans doute.

– Eh bien ! pendant trois mois, ce qui veut dirependant quatre-vingt-dix jours, ne refusez aucune invitation debal, et ne quittez un bal qu’après avoir dansé.

– J’aimerais mieux quinze jours d’arrêts, dit Octave.

– Vous n’êtes pas difficile, reprit Armance, maispromettez-vous ou non ?

– Je promets tout, excepté les trois mois de constance.Puisque l’on me tyrannise ici, dit Octave en riant, moi, jedéserterai. J’ai une ancienne idée qui, malgré moi, m’a occupéexclusivement hier toute la soirée, à la fête magnifique deM. de ***, où j’ai dansé comme si j’eusse deviné vosordres. Si j’abandonnais Andilly pour six mois, j’ai deux projetsplus amusants que d’aller en Angleterre.

» Le premier est de me faire appeler M. Lenoir ;sous ce beau nom, j’irais en province donner des leçonsd’arithmétique, de géométrie appliquée aux arts, de tout ce qu’onvoudra. Je prendrais ma route par Bourges, Aurillac, Cahors ;j’aurais facilement des lettres de plusieurs pairs, membres del’Institut, qui recommanderaient aux préfets le savant et royalisteLenoir, etc.

» Mais l’autre projet vaut mieux. En ma qualité deprofesseur, je ne verrais que de petits jeunes gens enthousiasteset changeants qui bientôt m’ennuieraient, et quelques intrigues dela congrégation.

» J’hésite à vous avouer le plus beau de mes projets ;je prendrais le nom de Pierre Gerlat, j’irais débuter à Genève ou àLyon et je me ferais le valet de chambre de quelque jeune hommedestiné à jouer à peu près le même rôle que moi dans le monde.Pierre Gerlat serait porteur d’excellents certificats du vicomte deMalivert qu’il a servi avec fidélité pendant six ans. En un mot jeprendrais le nom et l’existence de ce pauvre Pierre que j’ai unefois jeté par la fenêtre. Deux ou trois de mes connaissancesm’accorderont des certificats de complaisance. Ils les scellerontde leurs armes avec des paquets de cire énormes, et, par ce moyen,j’espère me placer chez quelque jeune Anglais fort riche ou fils depair. J’aurai soin de me gâter les mains avec un acide étendud’eau. J’ai appris à cirer les bottes, de mon domestique actuel levaillant caporal Voreppe. Depuis trois mois je lui ai volé tous sestalents. »

– Un soir votre maître, en rentrant ivre, donnera des coupsde pied à Pierre Gerlat.

– Quand il me jetterait par la fenêtre, j’ai prévu cetteobjection. Je me défendrai, et le lendemain demanderai mon congé,et ne lui en voudrai nullement.

– Vous vous rendriez coupable d’un abus de confiance fortcondamnable. On laisse voir les défauts de son caractère à un jeunepaysan qui est incapable d’en comprendre les traits les plussinguliers, mais on se garderait bien, je suppose, d’agir ainsidevant un homme de sa classe.

– Jamais je ne répéterai ce que j’aurai surpris. D’ailleursun maître, pour parler comme Pierre Gerlat, court bien lachance de tomber sur un fripon, il n’aura qu’un curieux.Connaissez mes misères, poursuivit Octave. Mon imagination esttellement sotte en de certains moments, et s’exagère si fort ce queje dois à ma position que, sans être souverain, j’ai soif del’incognito. Je suis souverain par le malheur, par leridicule, par l’extrême importance que j’attache à certaineschoses. J’éprouve un besoin impérieux de voir agir un autre vicomtede Malivert. Puisque malheureusement je suis embarqué dans ce rôle,puisqu’à mon grand et sincère regret je ne puis pas être le fils dupremier contremaître de la fabrique de cardes deM. de Liancourt, il me faut six mois de domesticité pourcorriger le vicomte de Malivert de plusieurs de ses faiblesses.

» Ce moyen est le seul ; mon orgueil élève un mur dediamant entre moi et les autres hommes. Votre présence, chèrecousine, fait disparaître ce mur de diamant. Devant vous, je neprendrais rien en mauvaise part ; mais par malheur je n’ai pasle tapis magique pour vous transporter en tous lieux. Je ne puisvous voir en tiers quand je monte à cheval au bois de Boulogne avecun de mes amis. Bientôt après la première connaissance, iln’en est aucun que mes discours n’étrangent de moi. Quandenfin au bout d’un an, et bien malgré moi, ils me comprennent toutà fait, ils s’enveloppent dans la réserve la plus sévère etaimeraient mieux, je crois, que leurs actions et leurs penséesintimes fussent connues du diable que de moi. Je ne voudrais pasjurer que plusieurs ne me prennent pour Lucifer lui-même,comme dit M. de Soubirane dont c’est un des bons mots,incarné tout exprès pour leur mettre martel entête. »

Octave racontait ces étranges idées à sa cousine en se promenantdans les bois de Montlignon, à quelques pas de Mmes deBonnivet et de Malivert. Ces folies occupèrent beaucoup Armance. Lelendemain, après que son cousin fut parti pour Paris, l’air libreet enjoué qui allait souvent jusqu’à la folie fut remplacé par cesregards attendris et fixes, desquels, quand Octave était présent,il ne pouvait détacher les siens.

Mme de Bonnivet invita beaucoup de monde,et Octave n’eut plus l’occasion de partir si souvent pour Paris,car Mme d’Aumale vint s’établir à Andilly. En mêmetemps qu’elle, arrivèrent sept ou huit femmes fort à la mode, et laplupart remarquables par le brillant de l’esprit ou l’influencequ’elles avaient obtenue dans la société. Mais leur amabilité nefit qu’ajouter au triomphe de la charmante comtesse ; sa seuleprésence dans un salon vieillissait ses rivales.

Octave avait trop d’esprit pour ne pas le sentir, et les momentsde rêverie d’Armance devinrent plus fréquents. « De quipourrais-je me plaindre, se disait-elle ? De personne, etsurtout d’Octave moins que de personne. Ne lui ai-je pas dit que jepréfère un autre homme ? et il a trop de fierté dans lecaractère pour se contenter de la seconde place dans un cœur. Ils’attache à Mme d’Aumale ; c’est une beautébrillante et citée partout, et moi, je ne suis pas même jolie. Ceque je puis dire à Octave est d’un intérêt bien pâle, je suis sûreque souvent je l’ennuie, ou je l’intéresse comme une sœur. La viede Mme d’Aumale est gaie, singulière ; jamaisrien ne languit dans les lieux où elle se trouve, et il me sembleque je m’ennuierais souvent dans le salon de ma tante si j’écoutaisce qu’on y dit. » Armance pleurait, mais cette âme noble nes’abaissa point jusqu’à avoir de la haine pourMme d’Aumale. Elle observait chacune des actions decette femme aimable avec une attention profonde et qui laconduisait souvent à des moments fort vifs d’admiration. Maischaque acte d’admiration était un coup de poignard pour son cœur.Le bonheur tranquille disparut, Armance fut en proie à toutes lesangoisses des passions. La présence de Mme d’Aumaleen vint à la troubler plus que celle d’Octave lui-même. Le tourmentde la jalousie est surtout affreux quand il déchire des cœurs à quileur penchant comme leurs positions interdisent également tous lesmoyens de plaire un peu hasardés.

Chapitre 16

 

Let Rome in Tyber melt ! and thewide arch
Of the rang’d empire fall ! Here is my space ;
Kingdoms are clay : our dungy earth alike
Feeds beast as man : the nobleness of life
Is to love thus.

Antony and Cleopatra, act.I.

Un soir, après une journée d’une accablante chaleur, on sepromenait lentement dans les jolis bosquets de châtaigniers quicouronnent les hauteurs d’Andilly. Quelquefois de jour, ces boissont gâtés par la présence des curieux. Dans cette nuit charmantequ’éclairait la lumière tranquille d’une belle lune d’été, cescollines solitaires offraient des aspects enchanteurs. Une brisedouce se jouait parmi les arbres, et complétait les charmes decette soirée délicieuse. Par je ne sais quel caprice,Mme d’Aumale voulait, ce jour-là, avoir toujoursOctave auprès d’elle ; elle lui rappelait avec complaisance etsans nul ménagement pour les hommes qui l’entouraient, que c’étaitdans ces bois qu’elle l’avait vu pour la première fois :

– Vous étiez déguisé en magicien, et jamais premièreentrevue ne fut plus prophétique, ajoutait-elle, car jamais vous nem’avez ennuyée, et il n’est pas d’homme de qui je puisse en direautant.

Armance, qui se promenait avec eux, ne pouvait s’empêcher detrouver ces souvenirs fort tendres. Rien n’était aimable commecette brillante comtesse, ordinairement si gaie, daignant parlerd’une voix sérieuse des grands intérêts de la vie et des routes àsuivre pour arriver au bonheur. Octave s’éloigna du groupe deMme d’Aumale, et se trouvant bientôt avec Armance àquelques pas du reste des promeneurs, il se mit à lui raconter avecles plus grands détails tout l’épisode de sa vie, oùMme d’Aumale se trouvait mêlée.

– J’ai cherché cette liaison brillante, lui dit-il, pour nepas choquer la prudence de Mme de Bonnivetqui, sans cette précaution, aurait bien pu finir par m’éloigner deson intimité.

Une chose si tendre fut dite sans parler d’amour.

Quand Armance put espérer que sa voix ne trahirait plus letrouble extrême où ce récit l’avait jetée :

– Je crois, mon cher cousin, lui dit-elle, je crois, commeje le dois, tout ce que vous me racontez, ce sont pour moi parolesd’Évangile. Je remarque pourtant que jamais vous n’avez attendu,pour me faire confidence d’une de vos démarches, qu’elle fût aussiavancée.

– À cela j’ai une réponse toute prête.Mlle Méry de Tersan et vous, vous prenezquelquefois la licence de vous moquer de mes succès : il y adeux mois, par exemple, un certain soir, vous m’avez presque accuséde fatuité. J’aurais bien pu dès ce temps-là vous confier lesentiment décidé que j’ai pour Mme d’Aumale ;mais il fallait en être bien traité sous vos yeux. Avant le succès,votre esprit malin n’eût pas manqué de se moquer de mes petitsprojets. Aujourd’hui la seule présence deMlle de Tersan manque à mon bonheur.

Il y avait dans l’accent profond et presque attendri avec lequelOctave disait ces vaines paroles, une si grande impossibilitéd’aimer les grâces un peu hasardées de la jolie femme dont ilparlait, et un dévouement si passionné pour l’amie à laquelle il seconfiait, qu’elle n’eut pas le courage de résister au bonheur de sevoir aimée ainsi. Elle s’appuyait sur le bras d’Octave etl’écoutait comme ravie en extase. Tout ce que sa prudence pouvaitobtenir d’elle, c’était de ne pas parler ; le son de sa voixeût fait connaître à son cousin toute la passion qu’il inspirait.Le bruissement léger des feuilles agitées par le vent du soir,semblait prêter un nouveau charme à leur silence.

Octave regardait les grands yeux d’Armance qui se fixaient surles siens. Tout à coup ils comprirent un certain bruit qui depuisquelque temps frappait leur oreille sans attirer leur attention.Mme d’Aumale, étonnée de l’absence d’Octave, ettrouvant qu’il lui manquait, l’appelait de toutes sesforces :

– On vous appelle, dit Armance.

Et le ton de voix brisé avec lequel elle dit ces mots sisimples, eût appris à tout autre qu’Octave l’amour qu’on avait pourlui. Mais il était si étonné de ce qui se passait dans son cœur, sitroublé par le beau bras d’Armance à peine voilé d’une gaze légèrequ’il tenait contre sa poitrine, qu’il n’avait d’attention pourrien. Il était hors de lui, il goûtait les plaisirs de l’amour leplus heureux, et se l’avouait presque. Il regardait le chapeaud’Armance qui était charmant, il regardait ses yeux. Jamais Octavene s’était trouvé dans une position aussi fatale à ses sermentscontre l’amour. Il avait cru plaisanter comme de coutume avecArmance, et la plaisanterie avait pris tout à coup un tour grave etimprévu. Il se sentait entraîné, il ne raisonnait plus, il était aucomble du bonheur. Ce fut un de ces instants rapides que le hasardaccorde quelquefois, comme compensation de tant de maux, aux âmesfaites pour sentir avec énergie. La vie se presse dans les cœurs,l’amour fait oublier tout ce qui n’est pas divin comme lui, et l’onvit plus en quelques instants que pendant de longues périodes.

On entendait encore de temps en temps la voix deMme d’Aumale qui appelait Octave ; etle son de cette voix achevait d’ôter toute prudence à la pauvreArmance. Octave sentait qu’il devait quitter le beau bras qu’ilpressait un peu contre sa poitrine ; il devait se séparerd’Armance ; il s’en fallut de bien peu qu’en la quittant iln’osât lui prendre la main et la presser contre ses lèvres. S’il sefût permis cette marque d’amour, Armance était si troublée en cemoment qu’elle lui eût laissé voir et peut-être avoué tout cequ’elle sentait pour lui.

Ils se rapprochèrent des autres promeneurs. Octave marchait unpeu en avant. À peine Mme d’Aumale le revit-elle,qu’elle lui dit d’un petit air boudeur et sans qu’Armance pûtl’entendre :

– Je suis étonnée de vous revoir sitôt, comment avez-vouspu quitter Armance pour moi ? Vous êtes amoureux de cettebelle cousine, ne vous en défendez pas, je m’y connais.

Octave n’était pas encore remis de l’ivresse qui venait des’emparer de lui ; il voyait toujours ce beau bras d’Armancepressé contre sa poitrine. Le mot de Mme d’Aumalefut un coup de foudre pour lui, il se sentit frappé.

Cette voix frivole lui sembla comme un arrêt du destin quitombait d’en haut. Il lui trouva un son extraordinaire. Ce motimprévu, en découvrant à Octave la véritable situation de son cœur,le précipita du comble de la félicité dans un malheur affreux etsans espoir.

Chapitre 17

 

What is a man,
If his chief good, and market of his time,
Be but to sleep, and feed : a beast, no more.
… Rightly to be great
Is, not to stir without great argument ;
But greatly to find quarrel in a straw,
When honour’s at the stake.

Hamlet, act. IV.

Il avait donc eu la faiblesse de violer les serments qu’ils’était faits tant de fois ! Un instant avait renversél’ouvrage de toute sa vie. Il venait de perdre tous les droits à sapropre estime. Le monde désormais était fermé pour lui : iln’avait pas assez de vertu pour y vivre. Il ne lui restait que lasolitude et l’habitation au fond de quelque désert. L’excès de ladouleur et son arrivée imprévue auraient pu causer un peu detrouble à l’âme la plus ferme. Heureusement Octave vit à l’instantque s’il ne répondait pas rapidement et de l’air le plus calme àMme d’Aumale, la réputation d’Armance pouvaitsouffrir. Il passait sa vie avec elle, et le mot deMme d’Aumale avait été saisi par deux ou troispersonnages qui le détestaient ainsi qu’Armance.

– Moi, aimer ! dit-il à Mme d’Aumale.Hélas ! c’est un avantage qu’apparemment le ciel m’arefusé ; je ne l’ai jamais mieux senti, ni plus vivementregretté. Je vois tous les jours et moins souvent que je ne levoudrais la femme la plus séduisante de Paris ; lui plaire estsans doute le plus beau projet que puisse former un jeune homme demon âge. Sans doute elle n’eût pas accepté mes hommages ; maisenfin jamais je ne me suis senti le degré de folie qui m’eût rendudigne de les lui présenter. Jamais je n’ai perdu auprès d’elle leplus beau sang-froid. Après un tel trait de sauvagerie etd’insensibilité, je désespère de jamais perdre terre auprèsd’aucune femme.

Jamais Octave n’avait tenu ce langage. Cette explication presqueparlementaire fut adroitement prolongée et avidement écoutée. Il yavait là deux ou trois hommes faits pour plaire et qui croyaientsouvent voir un rival heureux dans Octave. Celui-ci eut le bonheurde rencontrer quelques mots piquants. Il parla beaucoup, continuad’alarmer les amours-propres, et enfin eut lieu d’espérer quepersonne ne songeait plus au mot trop vrai qui venait d’échapper àMme d’Aumale.

Elle l’avait dit d’un air senti ; Octave pensa qu’il devaitl’occuper fortement d’elle-même. Après avoir prouvé qu’il nepouvait pas aimer, pour la première fois de sa vie il se permitavec Mme d’Aumale les demi-mots presquetendres ; elle en fut étonnée.

À la fin de la soirée, Octave était tellement certain d’avoiréloigné tout soupçon, qu’il commença à avoir le temps de penser àlui. Il redoutait le moment où l’on se séparerait, et où il auraitla liberté de regarder son malheur en face. Il commençait à compterles heures que marquait l’horloge du château ; minuit étaitdéjà sonné depuis longtemps, mais la soirée était si belle qu’onaimait à la prolonger. Une heure sonna etMme d’Aumale renvoya ses amis.

Octave eut encore un moment de répit. Il fallait aller chercherle valet de chambre de sa mère pour lui dire qu’il allait coucher àParis. Ce devoir rempli, il rentra dans le bois, et ici lesexpressions me manquent pour donner quelque idée de la douleur quis’empara de ce malheureux. « J’aime ! se dit-il d’unevoix étouffée, moi aimer ! grand Dieu ! » et le cœurserré, la gorge contractée, les yeux fixes et levés au ciel, ilresta immobile comme frappé d’horreur ; bientôt après ilmarchait à pas précipités. Incapable de se soutenir, il se laissatomber sur le tronc d’un vieil arbre qui barrait le chemin, et dansce moment il lui sembla voir encore plus clairement toute l’étenduede son malheur.

« Je n’avais pour moi que ma propre estime, sedit-il ; je l’ai perdue. » L’aveu de son amour qu’il sefaisait bien nettement et sans trouver aucun moyen de le nier, futsuivi de transports de rage et de cris de fureur inarticulés. Ladouleur morale ne peut aller plus loin.

Une idée, ressource ordinaire des malheureux qui ont du courage,lui apparut bien vite ; mais il se dit : « Si je metue, Armance sera compromise ; toute la société rechercheracurieusement pendant huit jours les plus petites circonstances decette soirée ; et chacun de ces messieurs qui étaientprésents, sera autorisé à faire un récit différent. »

Rien d’égoïste, rien de ce qui se rattache aux intérêtsvulgaires de la vie ne se rencontra dans cette âme noble, pours’opposer aux transports de l’affreuse douleur qui la déchirait.Cette absence de tout intérêt commun, capable de faire diversion ende tels moments, est une des punitions que le ciel semble prendreplaisir à infliger aux âmes élevées.

Les heures s’écoulaient rapidement sans diminuer le désespoird’Octave. Quelquefois immobile pendant plusieurs minutes, ilsentait cette affreuse douleur qui comble la torture des plusgrands criminels : il se méprisait parfaitement lui-même.

Il ne pouvait pleurer. La honte dont il se trouvait si dignel’empêchait d’avoir pitié de lui-même, et séchait ses larmes.« Ah ! s’écria-t-il dans un de ces instants cruels, si jepouvais en finir ! » Et il s’accorda la permission desavourer en idée le bonheur de cesser de sentir. Avec quel plaisiril se serait donné la mort, en punition de sa faiblesse et commepour se faire réparation d’honneur ! « Oui, se disait-il,mon cœur est digne de mépris parce qu’il a commis une action que jem’étais défendue sous peine de la vie, et mon esprit est, s’il sepeut, encore plus méprisable que mon cœur. Je n’ai pas vu une choseévidente : j’aime Armance, et je l’aime depuis que je me suissoumis à entendre les dissertations deMme de Bonnivet sur la philosophieallemande.

» J’avais la folie de me croire philosophe. Dans maprésomption sotte, je m’estimais infiniment supérieur aux vainsraisonnements de Mme de Bonnivet, et je n’aipas su voir dans mon cœur ce que la plus faible femme aurait ludans le sien : une passion puissante, évidente, et qui dèslongtemps a détruit tout l’intérêt que je prenais autrefois auxchoses de la vie.

» Tout ce qui ne peut pas me parler d’Armance est pour moicomme non existant. Je me jugeais sans cesse moi-même et je n’aipas vu ces choses ! Ah ! que je suisméprisable ! »

La voix du devoir qui commençait à se faire entendre prescrivaità Octave de fuir Mlle de Zohiloff àl’instant ; mais loin d’elle, il ne pouvait voir aucune actionqui valût la peine de vivre. Rien ne lui semblait digne de luiinspirer le moindre intérêt. Tout lui paraissait égalementinsipide, l’action la plus noble comme l’occupation la plusvulgairement utile : marcher au secours de la Grèce, et allerse faire tuer à côté de Fabvier, comme faire obscurément desexpériences d’agriculture au fond d’un département.

Son imagination parcourait rapidement toute l’échelle desactions possibles, pour retomber ensuite avec plus de douleur surle désespoir le plus profond, le plus sans ressource, le plus dignede son nom ; ah ! que la mort eût été agréable dans cesinstants !

Octave se disait à haute voix des choses folles et de mauvaisgoût, dont il observait curieusement le mauvais goût et la folie.« À quoi bon m’abuser encore ? s’écria-t-il tout à coup,dans un moment où il se détaillait à lui-même des expériencesd’agriculture à faire parmi les paysans du Brésil. À quoi bon avoirla lâcheté de m’abuser encore ? Pour comble de douleur, jepuis me dire qu’Armance a de l’amour pour moi, et mes devoirs n’ensont que plus sévères. Quoi ! si Armance était engagée,l’homme à qui elle a promis sa main eût-il souffert qu’elle passâtsa vie uniquement avec moi ? Et sa joie si calme en apparencemais si profonde et si vraie, quand hier soir je lui ai révélé leplan de ma conduite avec Mme d’Aumale, à quoifaut-il l’attribuer ? N’est-ce pas là une preuve plus claireque le jour ? Et j’ai pu m’abuser ! Mais j’étais donchypocrite avec moi-même ? Mais j’étais donc sur le cheminqu’ont suivi les plus vils scélérats ? Quoi ! hier soir,à dix heures, je n’ai pas aperçu une chose qui, quelques heuresplus tard, me semble de la dernière évidence ? Ah ! queje suis faible et méprisable !

» Avec tout l’orgueil d’un enfant, en toute ma vie je ne mesuis élevé à aucune action d’homme ; et non-seulement j’aifait mon propre malheur, mais j’ai entraîné dans l’abîme l’être dumonde qui m’était le plus cher. Ô ciel ! comment s’yprendrait-on pour être plus vil que moi ? » Ce momentproduisit presque le délire. La tête d’Octave était commedésorganisée par une chaleur brûlante. À chaque pas que faisait sonesprit, il découvrait une nouvelle nuance de malheur, une nouvelleraison pour se mépriser.

Cet instinct de bien-être qui existe toujours chez l’homme, mêmedans les instants les plus cruels, même au pied de l’échafaud, fitqu’Octave voulut comme s’empêcher de penser. Il se serrait la têtedes deux mains, il faisait comme des efforts physiques pour ne paspenser.

Peu à peu tout lui devint indifférent, excepté le souvenird’Armance qu’il devait fuir pour toujours, et ne jamais revoir sousquelque prétexte que ce fût. L’amour filial même, si profondémentempreint dans son âme, en avait disparu.

Il n’eut plus que deux idées, quitter Armance et ne jamais sepermettre de la revoir ; supporter ainsi la vie un an ou deux,jusqu’à ce qu’elle fût mariée ou que la société l’eût oublié. Aprèsquoi, comme on ne songerait plus à lui, il serait libre de finir.Tel fut le dernier sentiment de cette âme épuisée par lessouffrances. Octave s’appuya contre un arbre et tomba évanoui.

Lorsqu’il revint à la vie, il éprouvait un sentiment de froidextraordinaire. Il ouvrit les yeux. Le jour commençait à poindre.Il se trouva soigné par un paysan qui tâchait de le faire revenir àlui, en l’inondant de l’eau froide qu’il allait prendre, dans sonchapeau à une source voisine. Octave eut un instant de trouble, sesidées n’étaient pas nettes : il se trouvait placé sur lerevers d’un fossé, au milieu d’une clairière, dans un bois ;il voyait de grandes masses arrondies de brouillards qui passaientrapidement devant lui. Il ne reconnaissait point le lieu où ilétait.

Tout à coup tous ses malheurs se présentèrent à sa pensée. On nemeurt pas de douleur, ou il fût mort en cet instant. Il lui échappaquelques cris qui alarmèrent le paysan. La frayeur de cet hommerappela Octave au sentiment du devoir. Il ne fallait pas que cepaysan parlât. Octave prit sa bourse pour lui offrir quelqueargent ; il dit à cet homme, qui paraissait avoir pitié de sonétat, qu’il se trouvait dans le bois à cette heure, par suite d’unpari imprudent, et qu’il était fort important pour lui qu’on ne sûtpas que la fraîcheur de la nuit l’avait incommodé.

Le paysan avait l’air de ne pas comprendre.

– Si l’on sait que je me suis évanoui, dit Octave, on semoquera de moi.

– Ah ! j’entends, dit le paysan, comptez que je nesoufflerai mot, il ne sera pas dit que je vous ai fait perdre votrepari. Il est heureux pour vous cependant que je sois passé, car mafoi vous aviez l’air mort.

Octave, au lieu de l’écouter, regardait sa bourse. C’était unenouvelle douleur, c’était un présent d’Armance ; il avait duplaisir à sentir sous ses doigts chacune des petites perles d’acierqui étaient attachées au tissu sombre.

Dès que le paysan l’eut quitté, Octave rompit une jeune tige dechâtaignier, avec laquelle il fit un trou dans la terre ; ilse permit de donner un baiser à la bourse, présent d’Armance, et ill’enterra au lieu même où il s’était évanoui. « Voilà, sedit-il, ma première action vertueuse. Adieu, adieu, pour la vie,chère Armance ! Dieu sait si je t’ai aimée ! »

Chapitre 18

 

Sur son sein d’albâtre elle porte une croix brillante oùl’enfant de Jacob imprimerait ses lèvres avec respect, et quel’infidèle adorerait.

SCHILLER.

Un mouvement instinctif le précipita vers le château. Il sentaitconfusément que raisonner avec lui-même était le plus grand desmaux ; mais il avait vu quel était son devoir, et il comptaitse trouver le courage nécessaire pour accomplir les actions qui seprésenteraient quelles qu’elles fussent. Il justifia son retour auchâteau, que lui inspirait l’horreur de se trouver seul, par l’idéeque quelque domestique pouvait arriver de Paris, et dire qu’on nel’avait pas vu dans la rue Saint-Dominique, ce qui aurait pu fairedécouvrir sa folie et donner de l’inquiétude à sa mère.

Octave se trouvait assez loin du château : « Ah !se dit-il en traversant le bois pour y revenir, hier encore il yavait ici des enfants qui chassaient ; si quelque enfantmaladroit, en tirant un oiseau derrière une haie, pouvait me tuer,je n’aurais aucun reproche à me faire. Dieu ! quelles délicesde recevoir un coup de fusil dans cette tête brûlante ! Commeje le remercierais avant que de mourir si j’en avais letemps ! »

On voit qu’il entrait un peu de folie dans la manière d’êtred’Octave, ce matin-là. L’espérance romanesque d’être tué par unenfant lui fit ralentir le pas, et son âme, par l’effet d’unepetite faiblesse à demi aperçue, se refusa à considérer lalégitimité de cette action. Enfin il rentra au château par lapetite porte du jardin, et la première personne qu’il aperçut, cefut Armance. Il demeura immobile, son sang se glaça, il ne croyaitpas la rencontrer sitôt. Dès qu’elle l’aperçut de loin, Armanceaccourut en souriant ; elle avait la grâce et la légèreté d’unoiseau : jamais il ne l’avait trouvée si jolie ; ellesongeait à ce qu’il lui avait dit la veille sur sa liaison avecMme d’Aumale.

« Je la vois donc pour la dernière fois ! » sedit Octave, et il la regardait avidement. Le grand chapeau depaille d’Armance, sa taille noble, les grosses boucles de cheveuxqui s’échappaient sur ses joues, et faisaient un contraste charmantavec ses regards si pénétrants et cependant si doux, il cherchait àtout graver dans son âme. Mais ces regards si riants à mesurequ’Armance approchait, perdaient bien vite leur air de bonheur.Elle trouvait quelque chose de sinistre dans la manière d’êtred’Octave. Elle remarqua que ses vêtements étaient trempésd’eau.

Elle lui dit d’une voix que l’émotion faisaittrembler :

– Qu’avez-vous, mon cousin ?

En prononçant ces mots si simples, elle put à peine retenir seslarmes, tant elle apercevait une étrange expression dans sesregards.

– Mademoiselle, lui répondit-il d’un air glacial, vous mepermettrez de n’être pas fort sensible à un intérêt qui s’attache àmoi comme pour me priver de toute liberté. Il est vrai, j’arrive deParis, et mes habits sont mouillés : si ces explications nesuffisent pas à la curiosité, j’en donnerai de plus détaillées…

Ici la cruauté d’Octave fut arrêtée malgré lui.

Armance, dont les traits étaient d’une mortelle pâleur, semblaitfaire de vains efforts pour s’éloigner ; elle chancelaitvisiblement et était sur le point de tomber. Il s’approcha pour luidonner le bras ; Armance le regardait avec des yeux mourants,mais qui d’ailleurs semblaient incapables d’aucune idée.

Octave prit sa main avec assez de brusquerie, la plaça sous sonbras et marcha vers le château. Mais il sentait que les forces luimanquaient aussi ; prêt à tomber lui-même, il eut cependant lecourage de lui dire :

– Je vais partir, je dois partir pour un long voyage enAmérique ; j’écrirai ; je compte sur vous pour consolerma mère ; dites-lui que je reviendrai certainement. Quant àvous, mademoiselle, on a prétendu que j’avais de l’amour pourvous ; je suis bien éloigné d’avoir une telle prétention.D’ailleurs, l’ancienne amitié qui nous unit devait suffire, ce mesemble, pour s’opposer à la naissance de l’amour. Nous nousconnaissons trop bien pour avoir l’un pour l’autre ces sortes desentiments qui supposent toujours un peu d’illusion.

En ce moment Armance se trouva hors d’état de marcher ;elle releva ses yeux baissés et regarda Octave ; ses lèvrestremblantes et pâles semblaient vouloir prononcer quelques mots.Elle voulut s’appuyer sur la caisse d’un oranger, mais elle n’eutpas la force de se retenir ; elle glissa et tomba près de cetoranger, privée de tout sentiment.

Sans la secourir aucunement, Octave resta immobile à laregarder ; elle était profondément évanouie, ses yeux si beauxétaient encore à demi ouverts, les contours de cette bouchecharmante avaient conservé l’expression d’une douleur profonde.Toute la rare perfection de ce corps délicat se trahissait sous unsimple vêtement du matin. Octave remarqua une petite croix dediamants qu’Armance portait ce jour-là pour la première fois.

Il eut la faiblesse de prendre sa main. Toute sa philosophieavait disparu. Il vit que la caisse de l’oranger le dérobait à lacuriosité des habitants du château ; il se mit à genoux à côtéd’Armance :

– Pardon, ô mon cher ange, dit-il à voix basse et encouvrant de baisers cette main glacée, jamais je ne t’ai tantaimée !

Armance fit un mouvement ; Octave se releva comme par uneffort convulsif : bientôt Armance put marcher, et il lareconduisit au château sans oser la regarder. Il se reprochaitamèrement l’indigne faiblesse à laquelle il venait d’êtreentraîné ; si Armance l’avait aperçue, toute la cruauté de sespropos devenait inutile. Elle se hâta de le quitter en rentrant auchâteau.

Dès que Mme de Malivert fut visible, Octavese fit annoncer chez elle et se précipita dans ses bras.

– Chère maman, donne-moi la permission de voyager, c’est laseule ressource qui me reste pour éloigner un mariage abhorré, sansmanquer au respect que je dois à mon père.

Mme de Malivert, fort étonnée, essaya envain d’obtenir de son fils quelques mots plus positifs sur ceprétendu mariage :

– Quoi ! lui disait-elle, ni le nom de la demoiselle,ni l’indication de la famille, je ne puis rien savoir de toi !Mais il y a de la folie !

Bientôt Mme de Malivert n’osa plus seservir de ce mot, qui lui semblait trop vrai. Tout ce qu’elle putobtenir de son fils, qui semblait déterminé à partir dans lajournée, ce fut qu’il n’irait pas en Amérique. Le but du voyageétait égal à Octave, il n’avait songé qu’à la douleur dudépart.

En parlant à sa mère, comme il s’efforçait, pour ne pasl’effrayer, d’avoir des idées plus modérées, une raison plausiblelui vint tout à coup :

– Chère maman, un homme qui porte le nom de Malivert et quia le malheur de n’avoir encore rien fait à vingt ans, doitcommencer par aller à la croisade comme nos aïeux. Je te prie depermettre que je passe en Grèce. Si tu l’exiges, je dirai à monpère que je vais à Naples ; là, comme par hasard, la curiositém’entraînera vers la Grèce, et n’est-il pas naturel qu’ungentilhomme la voie l’épée à la main ? Cette manièred’annoncer mon voyage le dépouillera de tout air de prétention…

Ce projet donna de vives inquiétudes àMme de Malivert ; mais il avait quelquechose de généreux et il était d’accord avec ses idées sur ledevoir. Après une conversation de deux heures, qui fut un moment derepos pour Octave, il obtint le consentement de sa mère. Pressédans les bras de cette tendre amie, il eut pendant un court momentle bonheur de pouvoir pleurer. Il consentit à des conditions qu’ileût refusées en entrant chez elle. Il lui promit que, si ellel’exigeait, douze mois après le jour de son débarquement en Grèce,il viendrait passer quinze jours avec elle.

– Mais, chère maman, pour ne pas avoir le désagrément devoir mon voyage dans le journal, consens à recevoir ma visite dansta terre de Malivert, en Dauphiné.

Tout fut arrangé suivant ses désirs, et des larmes de tendressescellèrent les conditions de ce départ imprévu.

Au sortir de chez sa mère, ayant accompli ses devoirs à l’égardd’Armance, Octave se trouva le sang-froid nécessaire pour entrerchez le marquis.

– Mon père, dit-il après l’avoir embrassé, permets à tonfils de te faire une question : quelle fut la première actiond’Enguerrand de Malivert, qui vivait en 1147, sous Louis leJeune ?

Le marquis ouvrit son bureau avec empressement, en tira un beauparchemin roulé qui ne le quittait jamais : c’était lagénéalogie de sa famille. Il vit avec un extrême plaisir que lamémoire de son fils l’avait bien servi.

– Mon ami, dit le vieillard en déposant ses lunettes,Enguerrand de Malivert partit en 1147 pour la croisade avec sonroi.

– N’est-ce pas dix-neuf ans qu’il avait alors ? repritOctave.

– Précisément dix-neuf ans, dit le marquis de plus en plussatisfait du respect dont le jeune vicomte faisait preuve pourl’arbre généalogique de la famille.

Quand Octave eut donné au contentement de son père le temps dese développer et de bien s’établir dans son âme :

– Mon père, lui dit-il d’une voix ferme, Noblesseoblige ! J’ai vingt ans passés, je me suis assezoccupé de livres. Je viens vous demander votre bénédiction et lapermission de voyager en Italie et en Sicile. Je ne vous cacheraipoint, mais c’est à vous seul que je ferai cet aveu, que de Sicileje serai entraîné à passer en Grèce ; je tâcherai d’assister àun combat et reviendrai auprès de vous, un peu plus digne peut-êtredu beau nom que vous m’avez transmis.

Le marquis, quoique fort brave, n’avait point l’âme de ses aïeuxdu temps de Louis le Jeune ; il était père et un tendre pèredu XIXe siècle. Il resta tout interdit de la soudainerésolution d’Octave ; il se fût volontiers accommodé d’un filsmoins héroïque. Toutefois l’air austère de ce fils, et la fermetéde résolution que trahissaient ses manières, lui imposèrent. Lavigueur de caractère n’avait jamais été son fort, et il n’osarefuser une permission qu’on lui demandait d’un air à s’en passers’il la refusait.

– Tu me perces le cœur, dit le bon vieillard ens’approchant de son bureau.

Et sans que son fils le lui eût demandé, d’une main tremblante,il écrivit un bon d’une somme assez forte sur un notaire qui avaitdes fonds à lui.

– Prends, dit-il à Octave, et plaise à Dieu que ce ne soitpas le dernier argent que je te donne !

Le déjeuner sonna. Heureusement Mmes d’Aumale et deBonnivet se trouvaient à Paris, et cette triste famille ne fut pasobligée de cacher sa douleur par de vaines paroles.

Octave, un peu fortifié par la conscience d’avoir fait sondevoir, se sentit le courage de continuer ; il avait eu l’idéede partir avant le déjeuner ; il pensa qu’il était mieuxd’agir exactement comme à l’ordinaire. Les domestiques pouvaientparler. Il se plaça à la petite table du déjeuner, vis-à-visd’Armance.

« C’est pour la dernière fois de ma vie que je lavois », se disait-il. Armance eut le bonheur de se brûlerd’une manière assez douloureuse en faisant le thé. Ce hasard auraitservi d’excuse à son trouble, si quelqu’un dans cette petite sallese fût trouvé assez de sang-froid pour le remarquer.M. de Malivert avait la voix tremblante ; pour lapremière fois de sa vie, il ne trouvait rien d’agréable à dire. Ilcherchait si quelque prétexte compatible avec le grand motNoblesse oblige ! que son fils lui avait cité si àpropos, ne pourrait point lui fournir le moyen de retarder cedépart.

Chapitre 19

 

He unworthy you say ?
‘Tis impossible. It would
Be more easy to die.

DECKAR.

Octave crut remarquer que Mlle de Zohiloffle regardait quelquefois avec assez de tranquillité. En dépit de safarouche vertu, qui lui défendait hautement de songer à desrapports qui n’existaient plus, il ne put s’empêcher de penser quec’était la première fois qu’il la revoyait depuis qu’il s’étaitavoué qu’il l’aimait ; le matin, dans le jardin, il étaittroublé par la nécessité d’agir. « C’est donc là, sedisait-il, l’impression que fait la vue d’une femme qu’on aime.Mais il est possible qu’Armance n’ait pour moi que de l’amitié.Cette nuit, c’était encore un mouvement de présomption qui mefaisait penser le contraire. »

Durant ce pénible déjeuner, on ne dit pas un mot du sujet quioccupait tous les cœurs. Pendant qu’Octave était chez son père,Mme de Malivert avait fait appeler Armancepour lui apprendre l’étrange projet de voyage. Cette pauvre filleavait besoin de sincérité ; elle ne put s’empêcher de dire àMme de Malivert :

– Eh bien, maman, vous voyez si vos idées étaientfondées !

Ces deux aimables femmes étaient plongées dans la plus amèredouleur.

– Quelle est la cause de ce départ ? répétaitMme de Malivert, car ce ne peut être un traitde folie, tu l’en as guéri.

Il fut convenu qu’on ne parlerait à personne du voyage d’Octave,pas même à Mme de Bonnivet. Il ne fallait pasle lier à son projet.

– Et peut-être, disaitMme de Malivert, nous est-il encore permisd’espérer. Il abandonnera un dessein si brusquement conçu.

Cette conversation rendit plus cruelle, s’il est possible, ladouleur d’Armance ; toujours fidèle au silence éternel qu’ellecroyait devoir au sentiment qui existait entre elle et son cousin,elle portait la peine de sa discrétion. Les paroles deMme de Malivert, de cette amie si prudente, etqui l’aimait si tendrement, portant sur des faits qu’elle neconnaissait que d’une manière imparfaite, n’étaient d’aucuneconsolation pour Armance.

Et cependant quel besoin n’eût-elle pas eu de consulter une amiesur les diverses causes qui lui semblaient avoir pu amenerégalement la conduite si bizarre de son cousin ! Mais rien aumonde, pas même la douleur atroce qui déchirait son âme, ne pouvaitlui faire oublier ce qu’une femme se doit à elle-même. Elle seraitmorte de honte plutôt que de répéter les paroles que l’hommequ’elle préférait lui avait adressées le matin. « Si jefaisais une telle confidence, se disait-elle, et qu’Octave le sût,il cesserait de m’estimer. »

Après le déjeuner, Octave se hâta de partir pour Paris. Ilagissait brusquement, il avait renoncé à se rendre raison de sesmouvements. Il commençait à sentir toute l’amertume de son projetde départ et redoutait le danger de se trouver seul avec Armance.Si son angélique bonté n’était pas irritée de l’effroyable duretéde sa conduite, si elle daignait lui parler, pouvait-il sepromettre de ne pas s’attendrir en disant un éternel adieu à cettecousine si belle et si parfaite ?

Elle verrait qu’il l’aimait, il n’en faudrait pas moins partirensuite, et avec le remords éternel de n’avoir pas fait son devoirmême en ce moment suprême. Ses devoirs les plus sacrésn’étaient-ils pas envers l’être qui lui était le plus cher aumonde, et dont peut-être il avait compromis latranquillité ?

Octave sortit de la cour du château avec le sentiment qu’onaurait en marchant à la mort ; et, à vrai dire, il eût étéheureux de n’avoir que la douleur d’un homme qu’on mène ausupplice. Il avait redouté la solitude du voyage, il ne souffritpresque pas ; il s’étonna de ce moment de répit que luidonnait le malheur.

Il venait d’avoir une leçon de modestie trop sévère pourattribuer cette tranquillité à cette vaine philosophie qui faisaitautrefois son orgueil. À cet égard le malheur avait fait de lui unhomme nouveau. Ses forces étaient épuisées par tant d’efforts et desentiments violents ; il ne pouvait plus sentir. À peinefut-il descendu d’Andilly dans la plaine, qu’il tomba dans unsommeil léthargique, et il fut étonné, en arrivant à Paris, de setrouver conduit par le domestique qui, en partant, était derrièreson cabriolet.

Armance, cachée dans les combles du château, derrière unepersienne, avait suivi de l’œil tous les détails de ce départ.Lorsque le cabriolet d’Octave eut disparu derrière les arbres,immobile à sa place, elle se dit : « Tout est fini, il nereviendra pas. »

Vers le soir, après qu’elle eut longtemps pleuré, une questionqui se présenta fit un peu diversion à sa douleur. « Commentcet Octave si distingué par la politesse de ses manières, et dontl’amitié était si attentive, si dévouée, peut-être même si tendre,ajouta-t-elle en rougissant, hier soir lorsque nous nous promenionsensemble, a-t-il pu prendre un ton si dur, si insultant, siétranger à toute sa manière d’être, dans l’intervalle de quelquesheures ? Certainement il n’a pu rien apprendre de moi qui pûtl’offenser. »

Armance cherchait à se rappeler tous les détails de sa conduite,avec le désir secret de rencontrer quelque faute qui pût justifierle ton bizarre qu’Octave avait pris avec elle. Elle ne trouvaitrien de répréhensible ; elle était malheureuse de ne se voiraucun tort, lorsque tout à coup une ancienne idée se réveilla.

Octave n’avait-il point éprouvé une rechute de cette fureur quiautrefois l’avait porté à plusieurs violences singulières ? Cesouvenir, quoique fort pénible d’abord, fut un trait de lumière.Armance était si malheureuse, que tous les raisonnements qu’elleput faire lui prouvèrent bientôt que cette explication était laplus probable. Ne pas voir Octave injuste, quelle que pût être sonexcuse, était pour elle une extrême consolation.

Quant à sa folie, s’il était fou, elle ne l’en aimait qu’avecplus de passion. « Il aura besoin de tout mon dévouement, etjamais ce dévouement ne lui manquera, ajoutait-elle les larmes auxyeux, et son cœur palpitait de générosité et de courage. Peut-êtreen ce moment Octave s’exagère-t-il l’obligation où se trouve unjeune gentilhomme qui n’a encore rien fait, d’aller au secours dela Grèce. Son père ne voulait-il pas, il y a quelques années, luifaire prendre la croix de Malte ? Plusieurs membres de safamille ont été chevaliers de Malte. Peut-être, comme il hérite deleur illustration, se croit-il obligé à tenir les serments qu’ilsont faits de combattre les Turcs ? »

Armance se souvint qu’Octave lui avait dit le jour où l’onapprit la prise de Missolonghi :

– Je ne conçois pas la belle tranquillité de mon oncle lecommandeur, lui qui a fait des serments et qui, avant larévolution, touchait les fruits d’un bénéfice considérable. Et nousvoulons être respectés du parti industriel !

À force de songer à cette manière consolante d’expliquer laconduite de son cousin, Armance se dit : « Peut-êtrequelque motif personnel est-il venu se joindre à cette obligationgénérale par laquelle il est fort possible que l’âme noble d’Octavese croie liée ?

» L’idée de se faire prêtre qu’il a eue autrefois, avantles succès d’une partie du clergé, a peut-être fait tenir sur soncompte quelque propos récent. Peut-être croit-il plus digne de sonnom d’aller montrer en Grèce qu’il n’a pas dégénéré de ses ancêtresque de chercher à Paris quelque affaire obscure dont le motifserait toujours pénible à expliquer et pourrait fairetache ?

» Il ne me l’a pas dit, parce que ces sortes de choses nese racontent pas à une femme. Il a craint que l’habitude deconfiance qu’il a pour moi ne le portât à me l’avouer ; de làla dureté de ses paroles. Il ne voulait pas être entraîné à mefaire quelque confidence peu convenable… »

C’est ainsi que l’imagination d’Armance s’égarait dans dessuppositions consolantes, puisqu’elles lui peignaient Octaveinnocent et généreux. « Ce n’est que par excès de vertu, sedisait-elle, les larmes aux yeux, qu’une telle âme peut avoirl’apparence d’un tort. »

Chapitre 20

 

A fine woman ! a fairwoman ! a sweet woman !
– Nay, you must forget that.
– O, the world has not a sweeter creature.

Othello, act. IV.

Pendant qu’Armance se promenait seule dans une partie du boisd’Andilly inaccessible à tous les yeux, Octave était à Paris occupédes préparatifs de son départ. Il éprouvait des alternatives d’unesorte de tranquillité étonnée d’elle-même, suivie d’instants dudésespoir le plus poignant. Essayerons-nous de rappeler lesdifférents genres de douleur qui marquaient chaque instant de savie ? Le lecteur ne se lassera-t-il pas de ces tristesdétails ?

Il lui semblait entendre constamment parler tout près de sonoreille, et cette sensation étrange et imprévue l’empêchaitd’oublier un instant son malheur.

Les objets les plus indifférents lui rappelaient Armance. Safolie allait au point de ne pouvoir apercevoir à la tête d’uneaffiche ou sur une enseigne de boutique un A ou unZ, sans être violemment entraîné à penser à cette Armancede Zohiloff qu’il s’était juré d’oublier. Cette pensée s’attachaità lui comme un feu dévorant et avec tout cet attrait de nouveauté,avec tout l’intérêt qu’il y eût mis, si depuis des siècles l’idéede sa cousine ne lui fût apparue.

Tout conspirait contre lui ; il aidait son domestique, lebrave Voreppe, à emballer des pistolets ; le bavardage de cethomme, enchanté de partir seul avec son maître, et de disposer detous les détails, le distrayait un peu. Tout à coup, il aperçoitces mots gravés en caractères abrégés sur la garniture d’un despistolets : Armance essaye de faire feu avec cette arme,le 3 septembre 182*.

Il prend une carte de la Grèce ; en la dépliant, il faittomber une de ces aiguilles garnies d’un petit drapeau rouge, aveclesquelles Armance marquait les positions des Turcs lors du siègede Missolonghi.

La carte de la Grèce lui échappa des mains. Il resta immobile dedésespoir. « Il m’est donc défendu de l’oublier ! »s’écria-t-il en regardant le ciel. C’était en vain qu’il cherchaità se donner quelque fermeté. Tous les objets qui l’environnaientportaient les marques du souvenir d’Armance. L’abrégé de ce nomchéri, suivi de quelque date intéressante, était écrit partout.

Octave errait à l’aventure dans sa chambre ; il donnait desordres qu’il révoquait à l’instant. « Ah ! je ne sais ceque je veux, se dit-il, au comble de la douleur. Ô ciel !comment peut-on souffrir davantage ? »

Il ne trouvait de soulagement dans aucune position. Il faisaitles mouvements les plus bizarres. S’il en recueillait un peud’étonnement et de douleur physique, pendant une demi-seconde, ilétait distrait de l’image d’Armance. Il essaya de se causer unedouleur physique assez violente toutes les fois que son esprit luirappelait Armance. De toutes les ressources qu’il imagina, celle-cifut la moins inefficace.

« Ah ! se disait-il en d’autres moments, il ne fautjamais la revoir ! cette douleur l’emporte sur toutes lesautres. C’est une arme acérée dont il faut user la pointe à forcede m’en percer le cœur. »

Il envoya son domestique acheter quelqu’une des chosesnécessaires au voyage ; il avait besoin d’être débarrassé desa présence autour de lui ; il voulait pendant quelquesinstants se livrer à son affreuse douleur. La contrainte semblaitl’envenimer encore.

Il n’y avait pas cinq minutes que ce domestique était hors de lachambre, qu’il lui sembla qu’il aurait trouvé du soulagement àpouvoir lui adresser la parole ; souffrir dans la solitudeétait devenu le pire des tourments. « Et ne pouvoir setuer ! » s’écria-t-il. Il se mit à la fenêtre pour tâcherde voir quelque chose qui pût l’occuper un instant.

Le soir vint, l’ivresse ne lui fut d’aucun secours. Il en avaitespéré un peu de sommeil, elle ne lui donna que de la folie.

Effrayé des idées qui se présentaient à lui, et qui pouvaient lerendre la fable de la maison et compromettre Armanceindirectement : « il vaudrait mieux, se dit-il,m’accorder la permission de finir », et il s’enferma àclé.

La nuit était avancée ; immobile sur le balcon de safenêtre, il regardait le ciel. Le moindre bruit attirait sonattention ; mais peu à peu tous les bruits cessèrent. Ceparfait silence, en le laissant tout entier à lui-même, lui parutajouter encore à l’horreur de sa position. L’extrême fatigue luiprocurait-elle un instant de demi-repos, le bourdonnement confus deparoles humaines qu’il lui semblait entendre auprès de son oreille,le réveillait en sursaut.

Le lendemain, lorsqu’on entra chez lui, le tourment moral qui lepoussait à agir était si atroce, qu’il se sentit l’envie de sauterau cou du coiffeur qui lui coupait les cheveux, et de lui direcombien il était à plaindre. C’est par un cri sauvage que lemalheureux que torture le bistouri du chirurgien croit soulager sadouleur.

Dans les moments les plus supportables, Octave se trouvait lebesoin de faire la conversation avec son domestique. Les minutiesles plus puériles semblaient absorber toute son attention, et ils’y appliquait avec un soin marqué.

Son malheur lui avait donné une excessive modestie. Sa mémoirelui rappelait-elle quelqu’un de ces petits différends que l’onrencontre dans le monde ? il s’étonnait toujours de l’énergiepeu polie qu’il avait déployée ; il lui semblait que sonadversaire avait eu toute raison et lui tous les torts.

L’image de chacun des malheurs qu’il avait rencontrés dans savie, se représentait à lui avec une intensité douloureuse ; etparce qu’il ne devait plus voir Armance, le souvenir de cette foulede petits maux qu’un de ses regards lui eût fait oublier seréveillait plus acerbe que jamais il n’avait été. Lui qui avaittant abhorré les visites ennuyeuses, il les désirait maintenant. Unsot qui vint le voir fut son bienfaiteur pendant une heure. Il eutà écrire une lettre de politesse à une parente éloignée ;cette parente fut tentée d’y voir une déclaration d’amour, tant ilparlait de lui-même avec sincérité et profondeur, et tant on yvoyait que l’auteur avait besoin de pitié.

Au milieu de ces alternatives douloureuses, Octave était arrivéau soir du second jour depuis qu’il avait quitté Armance ; ilsortait de chez son sellier. Tous ses préparatifs allaient enfinêtre terminés dans la nuit, et dès le lendemain matin il pourraitpartir.

Devait-il retourner à Andilly ? Telle était la questionqu’il agitait avec lui-même. Il voyait avec horreur qu’il n’aimaitplus sa mère, car elle n’entrait pour rien dans les raisons qu’ilse donnait pour revoir Andilly. Il redoutait la vue deMlle de Zohiloff, et d’autant plus que dans decertains moments il se disait : « Mais toute ma conduiten’est-elle pas une duperie ? »

Il n’osait se répondre : « oui », mais alors leparti de la tentation disait : « N’est-ce pas un devoirsacré de revoir ma pauvre mère à qui je l’ai promis ? » –« Non, malheureux, s’écriait la conscience ; cetteréponse n’est qu’un subterfuge, tu n’aimes plus ta mère. »

Dans ce moment d’angoisses ses yeux s’arrêtèrent machinalementsur une affiche de spectacle, il y vit le mot Otello écriten fort gros caractères. Ce mot lui rappela l’existence deMme d’Aumale. « Peut-être sera-t-elle venue àParis pour Otello ; en ce cas, il est de mon devoirde lui parler encore une fois. Il faut lui faire envisager monvoyage si subit comme l’idée d’un homme qui s’ennuie. J’ailongtemps dérobé ce projet à mes amis ; mais depuis plusieursmois mon départ n’était retardé que par ces sortes de difficultésd’argent dont on ne peut parler à des amis riches. »

Chapitre 21

 

Durate, et vosmet rebus servatesecundis.

VIRGILE.

Octave entra au Théâtre-Italien ; il y trouva en effetMme d’Aumale et dans sa loge un marquis deCrêveroche ; c’était un des fats qui obsédaient le plus cettefemme aimable ; mais avec moins d’esprit ou plus de suffisanceque les autres, il se croyait distingué. À peine Octave parut-il,que Mme d’Aumale ne vit plus que lui, et le marquisde Crêveroche, outré de dépit, sortit sans que son départ fût mêmeremarqué.

Octave s’établit sur le devant de la loge, et, par habitudeprise, car, ce jour-là, il était loin de chercher à affecter quoique ce soit, il se mit à parler à Mme d’Aumaled’une voix qui quelquefois couvrait celle des acteurs. Nousavouerons qu’il outrepassa un peu le degré d’impertinence toléré,et si le parterre du Théâtre-Italien eût été composé comme celuides autres spectacles, il eût eu la distraction d’une scènepublique.

Au milieu du second acte d’Otello, le petitcommissionnaire qui vend les libretti d’opéra et lesannonce d’une voix nasillarde, vint lui apporter le billetsuivant :

« J’ai naturellement, Monsieur, assez de mépris pour toutesles affectations ; on en voit tant dans le monde, que je nem’en occupe que lorsqu’elles me gênent. Vous me gênez par le tapageque vous faites avec la petite d’Aumale. Taisez-vous.

» J’ai l’honneur d’être, etc.

» Le marquis DE CRÊVEROCHE.

» Rue de Verneuil,n° 54 »

Octave fut profondément étonné de ce billet qui le rappelait auxintérêts vulgaires de la vie ; il fut d’abord comme un hommequ’on aurait tiré de l’enfer pour un instant. Sa première idée futd’affecter la joie qui bientôt inonda son âme. Il pensa que lalorgnette de M. de Crêveroche devait être dirigée vers laloge de Mme d’Aumale, et que ce serait un avantagepour son rival, si elle avait l’air de moins s’amuser après sonbillet.

Ce mot de rival qu’il employa en se parlant à lui-mêmele fit pouffer de rire ; son regard était étrange.

– Qu’avez-vous donc ? ditMme d’Aumale.

– Je pense à mes rivaux. Peut-il y avoir sur la terre unhomme qui prétende vous plaire autant que je le fais ?

Une aussi belle réflexion valait mieux pour la jeune comtesseque les accents les plus passionnés de la sublime Pasta.

Le soir, fort tard, après avoir reconduit chez elleMme d’Aumale qui voulut souper, Octave, rendu àlui-même, était tranquille et gai. Quelle différence avec l’état oùil se trouvait depuis la nuit passée dans la forêt !

Il était assez malaisé pour lui d’avoir un témoin. Ses manièrestenaient tellement à distance, et il avait si peu d’amis, qu’ilcraignait beaucoup d’être indiscret en priant un de ses compagnonsde vie de l’accompagner chez M. de Crêveroche. Il sesouvint enfin d’un M. Dolier, officier à demi-solde, qu’ilvoyait fort peu, mais qui était son parent.

Il envoya à trois heures du matin un billet chez le portier deM. Dolier ; à cinq heures et demie, il y était lui-même,et peu après, ces messieurs se présentèrent chezM. de Crêveroche, qui les reçut avec une politesse un peumaniérée, mais enfin, fort pure de formes.

– Je vous attendais, messieurs, leur dit-il d’un airlibre ; j’ai eu l’espérance que vous voudriez bien me fairel’honneur de prendre du thé avec mon ami M. de Meylan quej’ai l’honneur de vous présenter et moi.

On prit du thé. En se levant de table,M. de Crêveroche nomma le bois de Meudon.

– La politesse affectée de ce monsieur-là commence à medonner de l’humeur pour mon compte, dit l’officier de l’anciennearmée, en remontant dans le cabriolet d’Octave. Laissez-moi mener,ne vous gâtez pas la main. Combien y a-t-il de temps que vousn’êtes entré dans une salle d’armes ?

– Trois ou quatre ans, dit Octave, c’est du plus loin qu’ilme souvienne.

– Quand avez-vous tiré le pistolet en dernierlieu ?

– Il y a six mois peut-être, mais jamais je n’ai songé à mebattre au pistolet.

– Diable, dit M. Dolier, six mois ! ceci mecontrarie. Tendez le bras vers moi. Vous tremblez comme lafeuille.

– C’est un malheur que j’ai toujours eu, dit Octave.

M. Dolier, fort mécontent, ne dit plus mot. L’heuresilencieuse que l’on mit pour aller de Paris à Meudon fut pourOctave l’instant le plus doux qu’il eût trouvé depuis son malheur.Il n’avait nullement cherché ce combat. Il comptait se défendrevivement ; mais enfin, s’il était tué, il n’aurait aucunreproche à se faire. Dans l’état où étaient ses affaires, la mortétait pour lui le premier des bonheurs.

On arriva dans un lieu reculé du bois de Meudon ; maisM. de Crêveroche, plus affecté et plus dandyqu’à l’ordinaire, trouva des objections ridicules contre deux outrois places. M. Dolier se contenait à peine ; Octaveavait beaucoup de peine à le retenir.

– Laissez-moi du moins le témoin, dit M. Dolier, jeveux lui faire entendre ce que je pense de tous les deux.

– Renvoyez ces idées à demain, reprit Octave d’un tonsévère ; songez qu’aujourd’hui vous avez eu la bonté de mepromettre de me rendre un service.

Le témoin de M. de Crêveroche nomma les pistoletsavant de parler d’épées. Octave trouva la chose de mauvais goût etfit un signe à M. Dolier qui accepta sur-le-champ. Enfin l’onfit feu : M. de Crêveroche, tireur fort habile, eutle premier coup ; Octave fut blessé à la cuisse ; le sangcoulait avec abondance.

– J’ai le droit de tirer, dit-il froidement ; etM. de Crêveroche eut une jambe effleurée.

– Serrez-moi la cuisse avec mon mouchoir et le vôtre, ditOctave à son domestique ; il faut que le sang ne coule paspendant quelques minutes.

– Quel est donc votre projet ? dit M. Dolier.

– De continuer, reprit Octave, je ne me sens point faible,j’ai autant de force qu’en arrivant ; je finirais toute autreaffaire, pourquoi ne pas terminer celle-ci ?

– Mais elle me semble plus que terminée, ditM. Dolier.

– Et votre colère d’il y a dix minutes, qu’est-elledevenue ?

– Cet homme n’a voulu nous insulter en rien, repritM. Dolier ; c’est un sot tout simplement.

Les témoins, après s’être parlé, s’opposèrent nettement à unnouveau feu. Octave s’était aperçu que le témoin deM. de Crêveroche était un être subalterne peut-êtrepoussé dans le monde par sa bravoure, mais au fond en étatd’adoration constante devant le marquis ; il adressa quelquesmots piquants à celui-ci. M. de Meylan fut réduit ausilence par un mot ferme de son ami, et le témoin d’Octave ne putplus décemment ouvrir la bouche. Tout en parlant, Octave étaitpeut-être plus heureux qu’il ne l’avait été de sa vie entière. Jene sais quel espoir vague et criminel il fondait sur sa blessurequi allait le retenir quelques jours chez sa mère, et parconséquent pas fort loin d’Armance. Enfin,M. de Crêveroche, rouge de colère, et Octave le plusheureux des hommes, obtinrent au bout d’un quart d’heure qu’onrechargerait les pistolets.

M. de Crêveroche, furieux de la crainte de ne pouvoirdanser de quelques semaines, à cause de son écorchure à la jambe,proposa en vain de tirer à bout portant ; les témoinsmenacèrent de les planter là avec leurs domestiques, et d’emporterles pistolets s’ils se rapprochaient d’un pas. Le sort favorisaencore M. de Crêveroche ; il visa longtemps et fit àOctave une blessure grave au bras droit.

– Monsieur, lui cria Octave, vous devez attendre mon feu,permettez que je fasse serrer mon bras.

Cette opération rapidement terminée, et le domestique d’Octave,ancien soldat, ayant mouillé le mouchoir avec de l’eau-de-vie, cequi le fit serrer très-ferme :

– Je me sens assez fort, dit Octave à M. Dolier.

Il tira, M. de Crêveroche tomba et mourut deux minutesaprès.

Octave, appuyé sur son domestique, se rapprocha de soncabriolet, et monta sans dire un seul mot. M. Dolier ne puts’empêcher de plaindre ce beau jeune homme expirant, et dont onvoyait les membres se roidir à quelques pas d’eux.

– Ce n’est qu’un fat de moins, dit froidement Octave.

Au bout de vingt minutes, quoique le cabriolet n’allât qu’aupas :

– Le bras me fait bien mal, dit Octave à M. Dolier, lemouchoir me serre trop.

Et tout à coup il s’évanouit. Il ne reprit connaissance qu’uneheure après, dans la chaumière d’un jardinier, bonhomme fort humainet que M. Dolier avait commencé par bien payer en entrant chezlui.

– Vous savez, mon cher cousin, lui dit Octave, combien mamère est souffrante ; quittez-moi, passez rueSaint-Dominique ; si vous ne trouvez pas ma mère à Paris, ayezl’extrême bonté d’aller jusqu’à Andilly ; apprenez-lui, avectous les ménagements possibles, que j’ai fait une chute de chevalet me suis cassé un os du bras droit. Ne parlez ni de duel ni deballe. J’ai lieu d’espérer que certaines circonstances, que je vousconterai plus tard, empêcheront que cette légère blessure ne mettema mère au désespoir ; ne parlez de duel qu’à la police s’ille faut, et envoyez-moi un chirurgien. Si vous allez jusqu’auchâteau d’Andilly, qui est à cinq minutes du village, faitesdemander Mlle Armance de Zohiloff, elle préparerama mère au récit que vous avez à lui faire.

Nommer Armance fit une révolution dans la situation d’Octave. Ilosait donc prononcer ce nom, chose qu’il s’était tantdéfendue ! il ne la quitterait pas d’un mois peut-être !Cet instant fut rempli de délices.

Pendant le combat, Octave avait souvent entrevu l’idéed’Armance, mais il se la défendait sévèrement. Après l’avoirnommée, il osa penser à elle un instant ; peu après, il sesentit bien faible. « Ah ! si j’allais mourir », sedit-il avec joie, et il se permit de penser à Armance comme avantla fatale découverte de l’amour qu’il avait pour elle. Octaveremarqua que les paysans qui l’entouraient paraissaient fortalarmés ; les signes de leur inquiétude diminuèrent sesremords de la permission qu’il se donnait de penser à sa cousine.« Si mes blessures tournent mal, se dit-il, il me sera permisde lui écrire, j’ai été bien cruel envers elle. »

L’idée d’écrire à Armance ayant paru une fois, s’empara tout àfait de l’esprit d’Octave. « Si je me sens mieux, se dit-ilenfin pour calmer les reproches qu’il se faisait, je serai toujoursle maître de brûler ma lettre. » Octave souffrait beaucoup, ilétait survenu un violent mal de tête : « Je puis mourirtout à coup, se dit-il gaiement et en s’efforçant de se rappelerquelques idées d’anatomie. Ah ! il doit m’être permisd’écrire ! »

Enfin il eut la faiblesse de demander une plume, du papier et del’encre. On put bien lui procurer une feuille de gros papierd’écolier et une mauvaise plume ; mais il n’y avait pasd’encre dans la maison. Oserons-nous l’avouer ? Octave eutl’enfantillage d’écrire avec son sang qui coulait encore un peu àtravers le bandage de son bras droit. Il écrivit de la main gauche,et avec plus de facilité qu’il ne l’espérait :

« Ma chère cousine,

« Je viens de recevoir deux blessures qui peuvent meretenir à la maison quinze jours chacune. Comme vous êtes, après mamère, ce que je révère le plus au monde, je vous fais ces lignespour vous annoncer ce que dessus. Si je courais quelque danger, jevous le dirais. Vous m’avez accoutumé aux preuves de votre tendreamitié ; auriez-vous la bonté de vous trouver comme par hasardchez ma mère, à laquelle M. Dolier va parler d’une simplechute de cheval et d’une fracture du bras droit ? Savez-vous,ma chère Armance, que nous avons deux os à la partie du bras quijoint la main ? C’est un de ces os qui est cassé. Parmi lesblessures qui retiennent un mois à la maison, c’est la plus simpleque j’aie pu imaginer. Je ne sais si les convenances permettent quevous me voyiez pendant ma maladie ; je crains que non. J’aienvie de commettre une indiscrétion : à cause de mon petitescalier, on proposera peut-être de placer mon lit dans le salonqu’il faut traverser pour aller à la chambre de ma mère, etj’accepterai. Je vous prie de brûler ma lettre à l’instant même… Jeviens de m’évanouir, c’est l’effet naturel et nullement dangereuxde l’hémorragie ; me voilà déjà dans les termes savants. Vousavez été ma dernière pensée en perdant connaissance, et ma premièreen revenant à la vie. Si vous le trouvez convenable, venez à Parisavant ma mère ; le transport d’un blessé, quand il nes’agirait que d’une simple entorse, a toujours quelque chose desinistre qu’il faut lui épargner. Un de vos malheurs, chèreArmance, c’est de n’avoir plus vos parents ; si je meurs parhasard, et contre toute apparence, vous serez séparée de qui vousaimait mieux qu’un père n’aime sa fille. Je prie Dieu qu’il vousaccorde le bonheur dont vous êtes digne. C’est beaucoup, beaucoupdire.

» OCTAVE.

» P. S. Pardonnez des mots durs, qui alors étaientnécessaires. »

L’idée de la mort étant venue à Octave, il fit chercher uneseconde feuille de papier, au milieu de laquelle ilécrivit :

« Je lègue la propriété de tout ce que je possèdemaintenant à Mlle Armance de Zohiloff, ma cousine,comme un faible témoignage de ma reconnaissance pour les soins queje suis sûr qu’elle donnera à ma mère lorsque je ne serai plus.

» Fait à Clamart, le… 182*.

» OCTAVE DE MALIVERT. »

Et il fit signer deux témoins, la qualité de l’encre lui donnantquelques doutes sur la validité d’un tel acte.

Chapitre 22

 

To the dull plodding man whose vulgar soul is awake only to thegross and paltry interests of every day life, the spectacle of anoble being plunged in misfortune by the resistless force ofpassion, serves only as an object of scorn and ridicule.

DECKAR.

Comme les témoins achevaient de signer, il s’évanouit denouveau ; les paysans fort inquiets étaient allés chercherleur curé. Enfin deux chirurgiens arrivèrent de Paris et jugèrentqu’Octave était fort mal. Ces messieurs furent frappés de l’ennuiqu’il y aurait pour eux à venir chaque jour à Clamart, etdécidèrent que le blessé serait transporté à Paris.

Octave avait expédié sa lettre à Armance par un jeune paysan debonne volonté qui prit un cheval à la poste et promit d’être, enmoins de deux heures, au château d’Andilly. Cette lettre précédaM. Dolier qui était resté longtemps à Paris pour trouver deschirurgiens. Le jeune paysan sut fort bien se faire introduireauprès de Mlle de Zohiloff sans faire de bruitdans la maison. Elle lut la lettre. À peine eut-elle la force defaire quelques questions. Tout son courage l’avait abandonnée.

Elle se trouvait, en recevant cette fatale nouvelle, dans cettedisposition au découragement qui suit les grands sacrificescommandés par le devoir, mais qui n’ont produit qu’une situationtranquille et sans mouvement. Elle cherchait à s’accoutumer à lapensée de ne jamais revoir Octave, mais l’idée de sa mort nes’était point présentée à elle. Cette dernière rigueur de lafortune la prit au dépourvu.

En écoutant les détails fort alarmants que donnait le jeunepaysan, ses sanglots l’étouffaient, et Mmes de Bonnivetet de Malivert étaient dans la pièce voisine ! Armance frémitde l’idée d’en être entendue et de paraître à leurs yeux dansl’état où elle se trouvait. Cette vue eût donné la mort àMme de Malivert, et plus tard,Mme de Bonnivet en eût fait une anecdotetragique et touchante fort désagréable pour l’héroïne.

Mlle de Zohiloff ne pouvait, dans aucuncas, laisser voir à une mère malheureuse cette lettre écrite avecle sang de son fils. Elle s’arrêta à l’idée de venir à Paris et dese faire accompagner par une femme de chambre. Cette femmel’encouragea à prendre le jeune paysan avec elle dans la voiture.Je ne dirai rien des tristes détails qui lui furent répétés pendantce voyage. On arriva dans la rue Saint-Dominique.

Elle frémit en apercevant de loin la maison dans une chambre delaquelle Octave rendait peut-être le dernier soupir. Il se trouvaqu’il n’était point encore arrivé ; Armance n’eut plus dedoutes, elle le crut mort dans la chaumière du paysan de Clamart.Son désespoir l’empêchait de donner les ordres les plussimples ; elle parvint enfin à dire qu’il fallait préparer unlit dans le salon. Les domestiques étonnés lui obéissaient sans lacomprendre.

Armance avait envoyé chercher une voiture, et ne songeait qu’àtrouver un prétexte qui lui permît d’aller à Clamart. Tout luiparut devoir céder à l’obligation de secourir Octave dans sesderniers moments s’il vivait encore. « Que me fait le monde etses vains jugements ? se disait-elle, je ne le ménageais quepour lui ; et d’ailleurs, si l’opinion est raisonnable, elledoit m’approuver. »

Comme elle allait partir, à un grand bruit qui se fit à la portecochère, elle comprit qu’Octave arrivait. La fatigue causée par lemouvement du voyage l’avait fait retomber dans un étatd’insensibilité complète. Armance, entr’ouvrant une fenêtre quidonnait sur la cour, aperçut entre les épaules des paysans quiportaient le brancard, la figure pâle d’Octave profondémentévanoui. Cette tête inanimée qui suivait le mouvement du brancardet allait de côté et d’autre sur l’oreiller, fut un spectacle tropcruel pour Armance, qui tomba sans mouvement sur la fenêtre.

Lorsque les chirurgiens, après avoir posé le premier appareil,vinrent lui rendre compte de l’état du blessé comme à la seulepersonne de la famille qui fût dans la maison, ils la trouvèrentsilencieuse, les regardant fixement, ne pouvant répondre, et dansun état qu’ils jugèrent voisin de la folie.

Elle n’ajouta pas la moindre foi à tout ce qu’ils luidirent ; elle croyait ce qu’elle avait vu. Cette personne siraisonnable avait perdu tout empire sur elle-même. Étouffée par sessanglots, elle relisait sans cesse la lettre d’Octave. Dansl’égarement de sa douleur, en présence d’une femme de chambre, elleosait la porter à ses lèvres. À force de relire cette lettre,Armance y vit l’ordre de la brûler.

Jamais sacrifice ne fut plus pénible ; il fallait donc seséparer de tout ce qui lui resterait d’Octave ; mais ill’avait désiré. Malgré ses sanglots, Armance entreprit de copiercette lettre, elle s’interrompait à chaque ligne, pour la pressercontre ses lèvres. Enfin, elle eut le courage de la brûler sur lemarbre de sa petite table ; elle en recueillit les cendresprécieusement.

Le domestique d’Octave, le fidèle Voreppe, sanglotait auprès deson lit ; il se souvint qu’il avait une seconde lettre écritepar son maître : c’était le testament. Ce papier avertitArmance qu’elle n’était pas seule à souffrir. Il fallait repartirpour Andilly, et aller porter des nouvelles d’Octave à sa mère.Elle passa devant le lit du blessé dont l’extrême pâleur etl’immobilité semblaient annoncer la mort prochaine, cependant ilrespirait encore. L’abandonner en cet état aux soins desdomestiques et d’un petit chirurgien du voisinage, qu’elle avaitfait appeler, fut le sacrifice le plus pénible de tous.

En arrivant à Andilly, Armance trouva M. Dolier qui n’avaitpas encore vu la mère d’Octave ; Armance avait oublié que cematin-là toute la société avait fait la partie d’aller au châteaud’Écouen. On attendit longtemps le retour de ces dames, etM. Dolier eut le temps de dire ce qui s’était passé lematin : il ne savait pas l’objet de la querelle avecM. de Crêveroche.

Enfin on entendit les chevaux rentrant dans la cour.M. Dolier voulut se retirer pour ne paraître que dans le casoù M. de Malivert désirerait sa présence. Armance, del’air le moins alarmé qu’elle put prendre, annonça àMme de Malivert que son fils venait de faireune chute de cheval dans une promenade du matin et s’était cassé unos du bras droit. Mais ses sanglots, que dès la seconde phrase ellene fut plus maîtresse de retenir, démentaient son récit à chaquemot.

Il serait superflu de parler du désespoir deMme de Malivert ; le pauvre marquis étaitatterré. Mme de Bonnivet, fort touchéeelle-même, et qui voulut absolument les suivre à Paris, ne pouvaitlui rendre le moindre courage. Mme d’Aumale s’étaitéchappée au premier mot de l’accident d’Octave, et galopait sur laroute de la barrière de Clichy ; elle arriva rueSaint-Dominique longtemps avant la famille, apprit toute la véritédu domestique d’Octave, et disparut quand elle entendit la voiturede Mme de Malivert s’arrêter à la porte.

Les chirurgiens avaient dit que dans l’état de faiblesse extrêmeoù se trouvait le blessé, toute émotion forte devait êtresoigneusement évitée. Mme de Malivert passaderrière le lit de son fils de manière à le voir sans en êtreaperçue.

Elle se hâta de faire appeler son ami, le célèbre chirurgienDuquerrel ; le premier jour, cet homme habile augura bien desblessures d’Octave ; on espéra dans la maison. Pour Armance,elle avait été frappée dès le premier instant, et ne se fit jamaisla moindre illusion. Octave, ne pouvant lui parler en présence detant de témoins, une fois essaya de lui serrer la main.

Le cinquième jour le tétanos parut. Dans un moment où unredoublement de fièvre lui donnait des forces, Octave pria fortsérieusement M. Duquerrel de lui dire toute la vérité.

Ce chirurgien, homme d’un vrai courage et plus d’une foisatteint lui-même sur les champs de bataille par la lance duCosaque, lui répondit :

– Monsieur, je ne vous cacherai pas qu’il y a du danger,mais j’ai vu plus d’un blessé dans votre état résister autétanos.

– Dans quelle proportion ? reprit Octave.

– Puisque vous voulez finir en homme, ditM. Duquerrel, il y a deux à parier contre un que dans troisjours vous ne souffrirez plus ; si vous avez à vousréconcilier avec le ciel, c’est le moment.

Octave resta pensif après cette déclaration ; mais bientôtun sentiment de joie et un sourire très-marqué succédèrent à sesréflexions. L’excellent Duquerrel fut alarmé de cette joie qu’ilprit pour un commencement de délire.

Chapitre 23

 

Tu sei un niente, o morte ! Ma sarebbe mai dopo sceso ilprimo gradino della mia tomba, che mi verrebbe dato di veder lavita come ella è realmente ?

GUASCO.

Jusqu’à ce moment, Armance n’avait jamais vu son cousin qu’enprésence de sa mère. Ce jour-là, après la sortie du chirurgien,Mme de Malivert crut apercevoir dans les yeuxd’Octave une force inusitée et le désir de parler àMlle de Zohiloff. Elle pria sa jeune parentede la remplacer un instant auprès de son fils, pendant qu’elleirait écrire dans la pièce voisine un mot indispensable.

Octave suivit sa mère des yeux ; dès qu’il ne la vitplus :

– Chère Armance, dit-il, je vais mourir ; ce moment aquelques privilèges, et vous ne vous offenserez pas de ce que jevais vous dire pour la première fois de ma vie ; je meurscomme j’ai vécu, en vous aimant avec passion ; et la mortm’est douce, parce qu’elle me permet de vous faire cet aveu.

Le saisissement d’Armance l’empêcha de répondre ; leslarmes inondèrent ses yeux, et, chose étrange, ces larmes étaientde bonheur.

– L’amitié la plus dévouée et la plus tendre, lui dit-elleenfin, attache ma destinée à la vôtre.

– J’entends, reprit Octave, je suis doublement heureux demourir. Vous m’accordez votre amitié, mais votre cœur appartient àun autre, à cet homme heureux qui a reçu la promesse de votremain.

L’accent d’Octave était trop plein de malheur ; Armancen’eut pas le courage de l’affliger en ce moment suprême.

– Non, mon cher cousin, lui dit-elle, je ne puis avoir pourvous que de l’amitié ; mais personne sur la terre ne m’estplus cher que vous ne l’êtes.

– Et le mariage dont vous m’aviez parlé ? ditOctave.

– Je ne me suis permis dans toute ma vie que ce seulmensonge, et je vous supplie de me le pardonner. Je n’ai vu que cemoyen de résister à un projet qu’avait inspiré àMme de Malivert l’excès de sa prévention pourmoi. Jamais je ne serai sa fille, mais jamais je n’aimerai personneplus que je ne vous aime ; c’est à vous, mon cousin, de voirsi vous voulez de mon amitié à ce prix.

– Si je devais vivre, je serais heureux.

– J’ai encore une condition à faire, ajouta Armance. Pourque j’ose goûter sans contrainte le bonheur d’être parfaitementsincère avec vous, promettez-moi que si le ciel nous accorde votreguérison, jamais il ne sera question de mariage entre nous.

– Quelle étrange condition ! dit Octave. Voudriez-vousencore me jurer que vous n’avez d’amour pour personne ?

– Je vous jure, reprit Armance les larmes aux yeux, que dema vie je n’ai aimé qu’Octave, et qu’il est de bien loin ce que jechéris le plus au monde ; mais je ne puis avoir pour lui quede l’amitié, ajouta-t-elle en rougissant beaucoup du mot qui venaitde lui échapper, et jamais je ne pourrai lui accorder ma confiance,s’il ne me donne sa parole d’honneur que quoi qu’il puisse arriver,de sa vie il ne fera aucune démarche directe ou indirecte pourobtenir ma main.

– Je vous le jure, dit Octave profondément étonné… maisArmance me permettra-t-elle de lui parler de mon amour ?

– Ce sera le nom que vous donnerez à notre amitié, ditArmance avec un regard enchanteur.

– Il n’y a que peu de jours, reprit Octave, que je sais queje vous aime. Ce n’est pas que depuis bien longtemps, jamais cinqminutes aient passé sans que le souvenir d’Armance ne vînt décidersi je devais m’estimer heureux ou malheureux ; mais j’étaisaveugle.

» Un instant après notre conversation dans le boisd’Andilly, une plaisanterie de Mme d’Aumale meprouva que je vous aimais. Cette nuit-là, j’éprouvai ce que ledésespoir a de plus cruel, je croyais devoir vous fuir, je pris larésolution de vous oublier et de partir. Le matin, en rentrant dela forêt, je vous rencontrai dans le jardin du château, et je vousparlai avec dureté, afin que votre juste indignation contre unprocédé si atroce me donnât des forces contre le sentiment qui meretenait en France. Si vous m’aviez adressé une seule de cesparoles si douces que vous me disiez quelquefois, si vous m’aviezregardé, jamais je n’aurais retrouvé le courage qu’il me fallaitpour partir. Me pardonnez-vous ?

– Vous m’avez rendue bien malheureuse, mais je vous avaispardonné avant l’aveu que vous venez de me faire.

Il y avait une heure qu’Octave goûtait pour la première fois desa vie le bonheur de parler de son amour à l’être qu’il aimait.

Un seul mot venait de changer du tout au tout la positiond’Octave et d’Armance ; et comme depuis longtemps, penser l’unà l’autre occupait tous les instants de leur existence, unétonnement rempli de charmes leur faisait oublier le voisinage dela mort ; ils ne pouvaient se dire un mot sans découvrir denouvelles raisons de s’aimer.

Plusieurs fois Mme de Malivert était venuesur la pointe du pied, jusqu’à la porte de sa chambre. Elle n’avaitpoint été aperçue par deux êtres qui avaient tout oublié, jusqu’àla mort cruelle prête à les séparer. Elle craignit à la fin quel’agitation d’Octave n’augmentât le danger ; elle s’approchaet leur dit presque en riant :

– Savez-vous, mes enfants, qu’il y a plus d’une heure etdemie que vous vous parlez, cela peut augmenter ta fièvre.

– Chère maman, je puis t’assurer, répondit Octave, quedepuis quatre jours je ne me suis pas senti aussi bien.

Il dit à Armance :

– Une chose m’agite quand j’ai la fièvre très-fort. Cepauvre marquis de Crêveroche avait un chien fort beau quiparaissait lui être très-attaché. Je crains que cette pauvre bêtene soit négligée depuis que son maître n’est plus. Voreppe nepourrait-il pas se déguiser en braconnier et aller acheter ce beauchien braque ? Je voudrais du moins avoir la certitude qu’ilest bien traité. J’espère le voir. Dans tous les cas, je vous ledonne, ma chère cousine.

Après cette journée si agitée, Octave tomba dans un profondsommeil, mais le lendemain le tétanos reparut. M. Duquerrel secrut obligé de parler au marquis, et le désespoir fut au combledans cette maison. Malgré la roideur de son caractère, Octave étaitchéri des domestiques ; on aimait sa fermeté et sajustice.

Pour lui, quoiqu’il souffrît quelquefois d’une manière atroce,plus heureux qu’il ne l’avait été dans le cours de toute sa vie,l’approche de la fin de cette vie la lui faisait juger enfin d’unemanière raisonnable et qui redoublait son amour pour Armance.C’était à elle qu’il devait le peu d’instants heureux qu’ilapercevait au milieu de cet océan de sensations amères et demalheurs. Par ses conseils, au lieu de bouder le monde, il avaitagi, et s’était guéri de beaucoup de faux jugements quiaugmentaient sa misère. Octave souffrait beaucoup mais au grandétonnement du bon Duquerrel, il vivait, il avait même desforces.

Il eut besoin de huit jours entiers pour renoncer au serment dene jamais aimer qui avait été la grande affaire de toute sa vie. Levoisinage de la mort l’engagea d’abord à se pardonner sincèrementla violation de ce serment. « On meurt comme on peut, sedisait-il, moi je meurs au comble du bonheur ; le hasard medevait peut-être cette compensation après avoir fait de moi un êtreconstamment si misérable.

» Mais je puis vivre », pensait-il, et alors il étaitplus embarrassé. Enfin il arriva à se dire que dans le cas peuprobable où il survivrait à ses blessures, le manque de caractèreconsisterait à tenir ce vœu téméraire qu’il avait fait dans sajeunesse, et non pas à le violer. « Car enfin, ce serment nefut fait que dans l’intérêt de mon bonheur et de mon honneur.Pourquoi, si je vis, ne pas continuer à goûter auprès d’Armance lesdouceurs de cette amitié si tendre qu’elle m’a jurée ? Est-ilen mon pouvoir de ne pas sentir l’amour passionné que j’ai pourelle ? »

Octave était étonné de vivre ; quand enfin, après huitjours de combats, il eut résolu tous les problèmes qui troublaientson âme, et qu’il se fut entièrement résigné à accepter le bonheurimprévu que le ciel lui envoyait, en vingt-quatre heures son étatchangea du tout au tout, et les médecins les plus pessimistesosèrent répondre à Mme de Malivert de la viede son fils. Peu après, la fièvre cessa, et il tomba dans unefaiblesse extrême, il ne pouvait presque parler.

À son retour à la vie, Octave fut saisi d’un longétonnement ; tout était changé pour lui.

– Il me semble, disait-il à Armance, qu’avant cet accidentj’étais fou. À chaque instant je songeais à vous, et j’avais l’artde tirer du malheur de cette idée charmante. Au lieu de conformerma conduite aux événements que je rencontrais dans la vie, jem’étais fait une règle antérieure à toute expérience.

– Voilà de la mauvaise philosophie, disait Armance enriant, voilà pourquoi ma tante voulait absolument vous convertir.Vous êtes vraiment fous par excès d’orgueil, messieurs les genssages ; je ne sais pourquoi nous vous préférons, car vousn’êtes point gais. Pour moi, je m’en veux de ne pas avoir del’amitié pour quelque jeune homme bien inconséquent et qui ne parleque de son tilbury.

Quand il eut toute sa tête, Octave se fit bien encore quelquesreproches d’avoir violé ses serments ; il s’estimait un peumoins. Mais le bonheur de tout dire àMlle de Zohiloff, même les remords qu’iléprouvait de l’aimer avec passion, formait pour cet être, qui de lavie ne s’était confié à personne, un état de félicité tellementau-dessus de tout ce qu’il avait pensé, qu’il n’eut jamais l’idéesérieuse de reprendre ses préjugés et sa tristesse d’autrefois.

« En me promettant à moi-même de ne jamais aimer, jem’étais imposé une tâche au-dessus des forces de l’humanité ;aussi ai-je été constamment malheureux. Et cet état violent a durécinq années ! J’ai trouvé un cœur tel que jamais je n’avais eula moindre idée qu’il pût en exister un semblable sur la terre. Lehasard, déjouant ma folie, me fait rencontrer le bonheur, et jem’en offense, j’en suis presque en colère ! En quoi est-ce quej’agis contre l’honneur ? Qui a connu mon vœu pour mereprocher de le violer ? Mais c’est une habitude méprisableque celle d’oublier ses serments ; n’est-ce donc rien qued’avoir à rougir à ses propres yeux ? Mais il y a là cerclevicieux ; ne me suis-je pas donné à moi-même d’excellentesraisons pour violer ce serment téméraire fait par un enfant deseize ans ? L’existence d’un cœur comme celui d’Armance répondà tout. »

Toutefois, tel est l’empire d’une longue habitude : Octaven’était parfaitement heureux qu’auprès de sa cousine. Il avaitbesoin de sa présence.

Un doute venait quelquefois troubler le bonheur d’Armance. Illui semblait qu’Octave ne lui faisait pas une confidence biencomplète des motifs qui l’avaient porté à la fuir et à quitter laFrance après la nuit passée dans le bois d’Andilly. Elle trouvaitau-dessous de sa dignité de faire des questions, mais elle lui ditun jour, et même d’un air assez sévère :

– Si vous voulez que je me livre au penchant que je me sensà avoir pour vous beaucoup d’amitié, il faut que vous me rassuriezcontre la crainte d’être abandonnée tout à coup, en vertu dequelque idée bizarre qui vous aura passé par la tête. Promettez-moide ne jamais quitter le lieu où je serai avec vous, Paris ouAndilly peu importe, sans me dire tous vos motifs.

Octave promit.

Le soixantième jour après sa blessure, il put se lever, et lamarquise, qui sentait vivement l’absence deMlle de Zohiloff, la redemanda àMme de Malivert, à qui ce départ fit une sortede plaisir.

On s’observe moins dans l’intimité de la vie domestique etpendant l’inquiétude d’une grande douleur. Le vernis brillant d’uneextrême politesse est alors moins sensible, et les vraies qualitésde l’âme reprennent tout leur avantage. Le manque de fortune decette jeune parente et son nom étranger, queM. de Soubirane avait soin de toujours mal prononcer,avaient porté le commandeur et même quelquefoisM. de Malivert, à lui parler un peu comme à une dame decompagnie.

Mme de Malivert tremblait qu’Octave ne s’enaperçût. Le respect qui lui fermait la bouche à l’égard de sonpère, ne lui eût fait prendre la chose qu’avec plus de hauteurenvers M. de Soubirane, et l’amour-propre irritable ducommandeur n’eût pas manqué de se venger par quelque histoirefâcheuse qu’il aurait fait courir sur le compte deMlle de Zohiloff.

Ces propos pouvaient revenir à Octave, et avec la violence deson caractère, Mme de Malivert prévoyait lesscènes les plus pénibles et peut-être les moins possibles à cacher.Heureusement, rien de ce qu’avait rêvé son imagination un peu viven’arriva, Octave ne s’était aperçu de rien. Armance avait reprisl’égalité envers M. de Soubirane par quelques épigrammesdétournées sur la vivacité de la guerre que dans les derniers tempsles chevaliers de Malte faisaient aux Turcs, tandis que lesofficiers russes avec leurs noms peu connus dans l’histoireprenaient Ismaïloff.

Mme de Malivert, songeant d’avance auxintérêts de sa belle-fille et au désavantage immense d’entrer dansle monde sans fortune et sans nom, fit à quelques amis intimes desconfidences destinées à discréditer d’avance tout ce que la vanitéblessée pourrait inspirer à M. de Soubirane. Cesprécautions excessives n’eussent peut-être pas été déplacées ;mais le commandeur, qui jouait à la bourse depuis l’indemnité de sasœur, et qui jouait à coup sûr, fit une perte assezconsidérable, qui lui fit oublier ses velléités de haine.

Après le départ d’Armance, Octave, qui ne la voyait plus qu’enprésence de Mme de Bonnivet, eut des idéessombres ; il songeait de nouveau à son ancien serment. Commesa blessure au bras le faisait souffrir constamment, et mêmequelquefois lui donnait la fièvre, les médecins proposèrent del’envoyer aux eaux de Barèges ; mais M. Duquerrel, quisavait ne pas traiter tous ses malades de la même manière,prétendit qu’un air un peu vif suffirait au rétablissement dumalade, et lui ordonna de passer l’automne sur les coteauxd’Andilly.

Ce lieu était cher à Octave ; dès le lendemain il y futétabli. Ce n’est pas qu’il eût l’espoir d’y retrouverArmance ; Mme de Bonnivet parlait depuislongtemps d’un voyage au fond du Poitou. Elle faisait rétablir àgrands frais l’antique château où l’amiral de Bonnivet avait jadiseu l’honneur de recevoir François Ier, etMlle de Zohiloff devait l’accompagner.

Mais la marquise eut l’avis secret d’une promotion prochainedans l’ordre du Saint-Esprit. Le feu roi avait promis le cordonbleu à M. de Bonnivet. En conséquence, l’architectepoitevin écrivit bientôt que la présence de Madame serait sansobjet dans le moment présent, parce qu’on manquait d’ouvriers, etpeu de jours après l’arrivée d’Octave,Mme de Bonnivet vint s’établir à Andilly.

Chapitre 24

 

Le bruit des domestiques, logés dans les mansardes, pouvantincommoder Octave, Mme de Bonnivet les établit dans lamaison d’un paysan voisin. C’était dans ces sortes d’égardsmatériels pour ainsi dire que triomphait le génie de lamarquise ; elle y portait une grâce parfaite, et savait fortadroitement employer sa fortune à étendre la réputation de sonesprit.

Le fond de sa société était composé de ces gens qui pendantquarante ans n’ont jamais fait que ce qui est de la convenance laplus exacte, de ces gens qui font la mode et ensuite s’en étonnent.Ils déclarèrent que Mme de Bonnivet s’imposantle sacrifice de ne pas aller dans ses terres et de passer l’automneà Andilly pour faire compagnie à son amie intimeMme de Malivert, il était de devoir étroitpour tous les cœurs sensibles de venir partager sa solitude.

Elle fut telle, cette solitude, que la marquise fut obligée deprendre des chambres dans le petit village à mi-côte pour loger sesamis qui accouraient en foule. Elle y faisait mettre des papiers etdes lits. Bientôt la moitié du village fut embellie par ses ordreset occupée. On se disputait les logements, on lui écrivait de tousles châteaux des environs de Paris pour solliciter une chambre. Ildevint convenable de venir tenir compagnie à cette admirablemarquise qui soignait cette pauvreMme de Malivert, et Andilly fut brillantpendant le mois de septembre comme un village d’eaux. Il futquestion de cette mode même à la cour. « Si nous avions vingtfemmes d’esprit comme Mme de Bonnivet, ditquelqu’un, on pourrait risquer d’aller habiterVersailles. »

Et le cordon bleu de M. de Bonnivet parut assuré.

Jamais Octave n’avait été aussi heureux. La duchesse d’Ancretrouvait ce bonheur bien naturel.

– Octave, disait-elle, peut se croire en quelque sorte lecentre de tout ce mouvement d’Andilly : le matin chacun envoiechercher des nouvelles de sa santé ; quoi de plus flatteur àson âge ! Ce petit homme est bien heureux, ajoutait laduchesse, il va être connu de tout Paris, et son impertinence ensera augmentée de moitié.

Ce n’était pas là précisément la cause du bonheur d’Octave.

Il voyait parfaitement heureuse cette mère chérie à laquelle ilvenait de causer tant d’inquiétudes. Elle jouissait de la manièrebrillante dont son fils débutait dans le monde. Depuis ses succès,elle commençait à ne plus se dissimuler que son genre de mériteavait trop de singularité, et se trouvait trop peu copie desmérites connus pour ne pas avoir besoin d’être soutenu par latoute-puissante influence de la mode. Privé de ce secours, il eûtpassé inaperçu.

Un des grands bonheurs de Mme de Malivert àcette époque fut un entretien qu’elle eut avec le fameux prince deR*** qui vint passer vingt-quatre heures au château d’Andilly.

Ce courtisan si délié et dont les aperçus faisaient loi dans lemonde, eut l’air de remarquer Octave.

– Avez-vous observé comme moi, madame, dit-il àMme de Malivert, que monsieur votre fils nedit jamais un mot de cet esprit appris qui est le ridiculede notre âge ? Il dédaigne de se présenter dans un salon avecsa mémoire, et son esprit dépend des sentiments qu’on fait naîtrechez lui. C’est pourquoi les sots en sont quelquefois si mécontentset leur suffrage lui manque. Quand on intéresse le vicomte deMalivert, son esprit paraît jaillir tout à coup de son cœur ou deson caractère, et ce caractère me semble des plus grands. Nepensez-vous pas, madame, que le caractère est un organe usé chezles hommes de notre siècle ? Monsieur votre fils me sembleappelé à jouer un rôle singulier. Il aura justement le mérite leplus rare parmi ses contemporains : c’est l’homme le plussubstantiel et le plus clairement substantiel que je connaisse. Jevoudrais qu’il parvînt de bonne heure à la pairie ou que vous lefissiez maître des requêtes.

– Mais, reprit Mme de Malivert,respirant à peine du plaisir que lui faisait le suffrage d’un sibon juge, le succès d’Octave n’est rien moins que général.

– C’est un avantage de plus, reprit en souriantM. de R*** ; il faudra peut-être trois ou quatre ansaux nigauds de ce pays-ci pour comprendre Octave, et vous pourrezavant l’apparition de l’envie le pousser tout près de saplace ; je ne vous demande qu’une chose : empêchezmonsieur votre fils d’imprimer, il a trop de naissance pourcela.

Le vicomte de Malivert avait bien des progrès à faire avantd’être digne du brillant horoscope qu’on traçait pour lui ; ilavait à vaincre bien des préjugés. Son dégoût pour les hommes étaitprofondément enraciné dans son âme ; heureux, ils luiinspiraient de l’éloignement ; malheureux, leur vue ne lui enétait que plus à charge. Il n’avait pu que rarement essayer de seguérir de ce dégoût par la bienfaisance. S’il y fût parvenu, uneambition sans bornes l’eût précipité au milieu des hommes et dansles lieux où la gloire s’achète par les plus grands sacrifices.

À l’époque où nous sommes parvenus, Octave était loin de sepromettre des destinées brillantes.Mme de Malivert avait eu le bon esprit de nepas lui parler de l’avenir singulier que lui prédisait M. leprince de R*** ; ce n’était qu’avec Armance qu’elle osait selivrer au bonheur de discuter cette prédiction.

Armance avait l’art suprême d’éloigner de l’esprit d’Octave tousles chagrins que lui donnait le monde. Maintenant qu’il osait leslui avouer, elle était de plus en plus étonnée de ce singuliercaractère. Il y avait encore des journées où il tirait lesconséquences les plus noires des propos les plus indifférents. Onparlait beaucoup de lui à Andilly :

– Vous éprouvez la conséquence immédiate de la célébrité,lui disait Armance ; on dit beaucoup de sottises sur votrecompte. Voulez-vous qu’un sot, par cela seul qu’il a l’honneur deparler de vous, trouve des choses d’esprit ?

L’épreuve était singulière pour un homme ombrageux.

Armance exigea qu’il lui fît une confidence entière et promptede tous les mots offensants pour lui qu’il pourrait surprendre dansla société. Elle lui prouvait facilement qu’on n’avait pas songé àlui en les disant, ou qu’ils ne présentaient que ce degré demalveillance que tout le monde a avec tout le monde.

L’amour-propre d’Octave n’avait plus de secrets pour Armance, etces deux jeunes cœurs étaient arrivés à cette confiance sans bornesqui fait peut-être le plus doux charme de l’amour. Ils ne pouvaientparler de rien au monde sans comparer secrètement le charme de leurconfiance actuelle avec l’état de contrainte où ils se trouvaientquelques mois auparavant en parlant des mêmes choses. Et cettecontrainte elle-même, dont le souvenir était si vif et malgrélaquelle ils étaient déjà si heureux à cette époque, était unepreuve de l’ancienneté et de la vivacité de leur amitié.

Le lendemain, en arrivant à Andilly, Octave n’était pas sansquelque espoir qu’Armance y viendrait ; il se dit malade et nesortit pas du château. Peu de jours après, Armance arriva en effetavec Mme de Bonnivet. Octave arrangea sapremière sortie de manière qu’elle pût avoir lieu précisément àsept heures du matin. Armance le rencontra dans le jardin, et il laconduisit auprès d’un oranger placé sous les fenêtres de sa mère.Là, quelques mois auparavant, Armance, le cœur navré par lesparoles étranges qu’il lui adressait, était tombée dans unévanouissement d’un moment. Elle reconnut cet arbre, elle sourit ets’appuya contre la caisse de l’oranger en fermant les yeux. À lapâleur près, elle était presque aussi belle que le jour où elle setrouva mal par amour pour lui. Octave sentit vivement la différencede position. Il reconnut cette petite croix de diamant qu’Armanceavait reçue de Russie et qui était un vœu de sa mère. Elle étaitcachée ordinairement, elle parut par le mouvement que fit Armance.Octave eut un moment d’égarement ; il prit sa main comme lejour où elle s’était évanouie et ses lèvres osèrent effleurer sajoue. Armance se releva vivement et rougit beaucoup. Elle sereprocha amèrement ce badinage.

– Voulez-vous me déplaire ? lui dit-elle. Voulez-vousme forcer à ne sortir qu’avec une femme de chambre ?

Une brouillerie de quelques jours fut la suite de l’indiscrétiond’Octave. Mais entre deux êtres qui avaient l’un pour l’autre unattachement parfait, les sujets de querelle étaient rares :quelque démarche qu’Octave eût à faire, avant de songer si elle luiserait agréable à lui-même, il cherchait à deviner si Armancepourrait y voir une nouvelle preuve de son dévouement.

Le soir, quand ils étaient aux deux extrémités opposées del’immense salon où Mme de Bonnivet réunissaitce qu’il y avait alors de plus remarquable et de plus influent àParis, si Octave avait à répondre à une question, il se servait detel mot qu’Armance venait d’employer, et elle voyait que le plaisirde répéter ce mot lui faisait oublier l’intérêt qu’il pouvaitprendre à ce qu’il disait. Sans projet il s’établissait ainsi poureux au milieu de la société la plus agréable et la plus animée, nonpas une conversation particulière, mais comme une sorte d’écho qui,sans rien exprimer bien distinctement, semblait parler d’amitiéparfaite et de sympathie sans bornes.

Oserons-nous accuser d’un peu de sécheresse l’extrême politesseque le moment présent croit avoir héritée de cet heureuxdix-huitième siècle où il n’y avait rien à haïr ?

En présence de cette civilisation si avancée qui pour chaqueaction, si indifférente qu’elle soit, se charge de vous fournir unmodèle qu’il faut suivre, ou du moins auquel il faut faire sonprocès, ce sentiment de dévouement sincère et sans bornes est bienprès de donner le bonheur parfait.

Armance ne se trouvait jamais seule avec son cousin qu’à lapromenade au jardin, sous les fenêtres du château dont on habitaitle rez-de-chaussée, ou dans la chambre deMme de Malivert et en sa présence. Mais cettechambre était fort grande, et souvent la faible santé deMme de Malivert lui faisait un besoin dequelques instants de repos ; elle engageait alors ses enfants,c’était le nom qu’elle leur donnait toujours, à aller se placerdans l’embrasure de la croisée qui donnait sur le jardin, afin dene pas l’empêcher de reposer par le bruit de leurs paroles. Cettemanière de vivre tranquille et toute d’intimité du matin, étaitremplacée le soir par la vie du plus grand monde.

Outre la société habitant au village, beaucoup de voituresarrivaient de Paris, et y retournaient après souper. Ces jours sansnuage passèrent rapidement. Ces cœurs bien jeunes encore étaientloin de se dire qu’ils jouissaient d’un des bonheurs les plus raresque l’on puisse rencontrer ici-bas ; ils croyaient aucontraire avoir encore bien des choses à désirer. Sans expérience,ils ne voyaient pas que ces moments fortunés ne pouvaient être quede bien courte durée. Tout au plus ce bonheur tout de sentiment etauquel la vanité et l’ambition ne fournissaient rien, eût-il pusubsister au sein de quelque famille pauvre et ne voyant personne.Mais ils vivaient dans le grand monde, ils n’avaient que vingt ans,ils passaient leur vie ensemble, et pour comble d’imprudence onpouvait deviner qu’ils étaient heureux, et ils avaient l’air defort peu songer à la société. Elle devait se venger.

Armance ne songeait point à ce péril. Elle n’était troublée detemps en temps que par la nécessité de se faire de nouveau leserment de ne jamais accepter la main de son cousin, quoi qu’il pûtarriver. Mme de Malivert, de son côté, étaitfort tranquille ; elle ne doutait pas que la manière de vivreactuelle de son fils ne préparât un événement qu’elle souhaitaitavec passion.

Malgré les jours heureux dont Armance remplissait la vied’Octave, en son absence il avait des moments plus sombres où ilrêvait à sa destinée, et il arriva à ce raisonnement :« L’illusion la plus favorable pour moi règne dans le cœurd’Armance. Je pourrais lui avouer les choses les plus étranges surmon compte, et, loin de me mépriser, ou de me prendre en horreur,elle me plaindrait. »

Octave dit à son amie que dans sa jeunesse il avait eu lapassion de voler. Armance fut atterrée des détails affreux danslesquels l’imagination d’Octave se plut à entrer sur les suitesfunestes de cette étrange faiblesse. Cet aveu bouleversa sonexistence ; elle tomba dans une profonde rêverie dont on luifit la guerre ; mais à peine huit jours s’étaient écoulésdepuis cette étrange confidence, qu’elle plaignait Octave et était,s’il se peut, plus douce envers lui. « Il a besoin de mesconsolations », se disait-elle, pour se pardonner àlui-même.

Octave, assuré par cette expérience du dévouement sans bornes dece qu’il aimait, et n’ayant plus à dissimuler de sombres pensées,devint bien plus aimable dans le monde. Avant l’aveu de son amouramené par le voisinage de la mort, c’était un jeune homme fortspirituel et très-remarquable plutôt qu’aimable ; il plaisaitsurtout aux personnes tristes. Elles croyaient voir en lui letous les jours d’un homme appelé à faire de grandeschoses. L’idée du devoir paraissait trop dans sa manière d’être, etallait quelquefois jusqu’à lui donner une physionomie anglaise. Samisanthropie passait pour de la hauteur et de l’humeur auprès de lapartie âgée de la société, et fuyait sa conquête. S’il eût été pairà cette époque, on lui eût fait une réputation.

C’est l’école du malheur qui manque souvent au mérite des jeunesgens faits pour être les plus aimables un jour. Octave venaitd’être façonné par les leçons de ce maître terrible. On peut direqu’à l’époque dont nous parlons, rien ne manquait à la beauté dujeune vicomte et à l’existence brillante dont il jouissait dans lemonde. Il y était prôné comme à l’envi par Mmes d’Aumaleet de Bonnivet et par les gens âgés.

Mme d’Aumale avait raison de dire que c’étaitl’homme le plus séduisant qu’elle eût jamais rencontré, car iln’ennuie jamais, disait-elle étourdiment. Avant de le voir, jen’avais pas même rêvé ce genre de mérite, et le principal estd’être amusé.

« Et moi, se disait Armance en entendant ce propos naïf, jerefuse à cet homme si bien accueilli ailleurs la permission de meserrer la main ; c’est un devoir, ajoutait-elle en soupirant,et jamais je n’y manquerai. »

Il y eut des soirées où Octave se livra au suprême bonheur de nepas parler, et de voir Armance agir sous ses yeux. Ces moments nefurent perdus ni pour Mme d’Aumale, piquée de cequ’on négligeait de l’amuser, ni pour Armance, ravie de voirl’homme qu’elle adorait s’occuper d’elle uniquement.

La promotion dans l’ordre du Saint-Esprit paraissaitretardée ; il fut question du départ deMme de Bonnivet pour le vieux château situé aufond du Poitou, qui donnait son nom à la famille. Un nouveaupersonnage devait être du voyage, c’était M. le chevalier deBonnivet, le plus jeune des fils que le marquis avait eus d’unpremier mariage.

Chapitre 25

 

Totus mundus stult.

HUNGARIÆ R***.

À peu près à l’époque de la blessure d’Octave, un nouveaupersonnage était arrivé de Saint-Acheul dans la société de lamarquise. C’était le chevalier de Bonnivet, troisième fils de sonmari.

Si l’ancien régime eût encore existé, on l’eût destiné à l’ordreépiscopal, et quoique bien des choses soient changées, une sorted’habitude de famille avait persuadé à tout le monde et à lui-mêmequ’il devait appartenir à l’Église.

Ce jeune homme, à peine âgé de vingt ans, passait pour fortsavant ; il annonçait surtout une sagesse au-dessus de sonâge. C’était un être petit, fort pâle ; il avait le visagegros, et au total quelque chose de l’air prêtre.

Un soir on apporta l’Étoile. L’unique bande de papierqui ferme ce journal se trouvait mal posée ; il était évidentque le portier l’avait lue.

– Et ce journal aussi ! s’écria involontairement lechevalier de Bonnivet, pour faire la plate économie d’une secondebande de papier gris qui couperait l’autre en forme de croix, il necraint pas de courir la chance que le peuple le lise, comme si lepeuple était fait pour lire ! comme si le peuple pouvaitdistinguer le bon du mauvais ! Que faut-il attendre desjournaux jacobins quand on voit les feuilles monarchiques seconduire ainsi ?

Ce mouvement d’éloquence involontaire fit beaucoup d’honneur auchevalier. Il lui concilia sur-le-champ les gens âgés et tout cequi dans la société d’Andilly avait plus de prétention qued’esprit. Le silencieux baron de Risset, dont le lecteur sesouvient à peine, se leva gravement et vint embrasser le chevaliersans mot dire. Cette action mit pendant quelques minutes de lasolennité dans le salon et amusa Mme d’Aumale. Elleappela le chevalier, chercha à le faire parler, et le prit enquelque sorte sous sa protection.

Toutes les jeunes femmes suivirent ce mouvement. On fit duchevalier une sorte de rival pour Octave, qui alors était blessé etretenu chez lui, à Paris.

Mais bientôt on éprouvait auprès du chevalier de Bonnivet,quoique si jeune, une sorte de repoussement. On sentait en lui unesingulière absence de sympathie pour tout ce qui nousintéresse ; ce jeune homme avait un avenir à part. On devinaiten lui quelque chose de profondément perfide pour tout ce quiexiste.

Le lendemain du jour où il avait brillé aux dépens del’Étoile, le chevalier de Bonnivet, qui vitMme d’Aumale dès le matin, débuta avec elle à peuprès comme Tartuffe lorsqu’il offre un mouchoir à Dorine afinqu’elle couvre des choses que l’on ne saurait voir. Il luifit une réprimande sérieuse sur je ne sais quel propos légerqu’elle venait de se permettre au sujet d’une procession.

La jeune comtesse lui répliqua vivement, l’engagea beaucoup àrevenir, et fut enchantée de ce ridicule. « C’est absolumentcomme mon mari, pensait-elle. Quel dommage que le pauvre Octave nesoit pas ici, comme nous ririons ! »

Le chevalier de Bonnivet était surtout choqué de la sorted’éclat qui s’attachait au vicomte de Malivert, dont il retrouvaitle nom dans toutes les bouches. Octave vint à Andilly et reparutdans le monde. Le chevalier le crut amoureux deMme d’Aumale, et sur cette idée, lui-même forma leprojet de prendre une passion pour la jolie comtesse auprès delaquelle il était fort aimable.

La conversation du chevalier était une allusion perpétuelle etfort spirituelle aux chefs-d’œuvre des grands écrivains et desgrands poètes des littératures française et latine.Mme d’Aumale, qui savait peu, se faisait expliquerl’allusion, et rien ne l’amusait davantage. La mémoire réellementprodigieuse du chevalier le servait bien ; il disait sanshésiter les vers de Racine ou les phrases de Bossuet qu’il avaitvoulu rappeler, et montrait avec clarté et élégance le genre derapport de l’allusion qu’il avait voulu faire avec le sujet de laconversation. Tout cela avait le charme de la nouveauté aux yeux deMme d’Aumale.

Un jour, le chevalier dit :

– Un seul petit article de la Pandore est faitpour gâter tout le plaisir que donne le pouvoir.

Ceci passa pour très-profond.

Mme d’Aumale admira beaucoup le chevalier ;mais à peine quelques semaines étaient-elles passées, qu’il lui fitpeur.

– Vous me faites l’effet, lui dit-elle, d’une bêtevenimeuse que je rencontrerais dans un lieu solitaire au fond desbois. Plus vous avez d’esprit, plus vous avez de pouvoir pour mefaire du mal.

Elle lui dit un autre jour qu’elle gagerait qu’il avait devinétout seul ce grand principe : que la parole a été donnée àl’homme pour cacher sa pensée.

Le chevalier avait de grands succès auprès des autres personnesde la société. Par exemple, séparé de son père depuis huit annéesqu’il avait passées à Saint-Acheul, à Brigg, et en d’autres lieux,souvent ignorés du marquis lui-même, à peine revenu auprès de lui,en moins de deux mois il parvint à s’emparer complètement del’esprit de ce vieillard, l’un des fins courtisans de l’époque.

M. de Bonnivet avait toujours craint de voir finir larestauration de France comme celle d’Angleterre ; mais depuisun an ou deux la peur en avait fait un véritable avare. On fut donctrès-étonné dans le monde de lui voir donner trente mille francs àson fils le chevalier pour contribuer à l’établissement de quelquesmaisons de jésuites.

Tous les soirs, à Andilly, le chevalier faisait la prière encommun avec les quarante ou cinquante domestiques attachés auxpersonnes qui logeaient au château ou dans les maisons de paysansarrangées pour les amis de la marquise. Cette prière était suivied’une courte exhortation improvisée et fort bien faite.

Les femmes âgées commencèrent par se rendre dans l’orangerie, oùavait lieu cet exercice du soir. Le chevalier y fit placer desfleurs charmantes et souvent renouvelées qu’on apportait de Paris.Bientôt cette exhortation pieuse et sévère excita un intérêtgénéral ; elle faisait bien contraste avec la manière frivoledont on employait le reste de la soirée.

Le commandeur de Soubirane se déclara l’un des fauteurs les pluschauds de cette façon de ramener aux bons principes tous lessubalternes qui environnent nécessairement les gens considérableset qui, ajoutait-il, ont montré tant de cruauté lors de la premièreapparition du régime de la terreur. C’était une des façons deparler du commandeur, qui allait annonçant partout qu’avant dixans, si l’on ne rétablissait l’ordre de Malte et les jésuites, onaurait un second Robespierre.

Mme de Bonnivet n’avait pas manquéd’envoyer aux exercices pieux de son beau-fils ceux de ses gensdont elle était sûre. Elle fut bien étonnée d’apprendre qu’ildistribuait de l’argent aux domestiques qui venaient lui confier enparticulier qu’ils éprouvaient des besoins.

La promotion dans l’ordre du Saint-Esprit paraissant différée,Mme de Bonnivet annonça que son architecte luimandait de Poitou qu’il avait réussi à rassembler un nombresuffisant d’ouvriers. Elle se prépara au voyage ainsi qu’Armance.Elle ne fut que médiocrement satisfaite du projet qu’annonça lechevalier de l’accompagner à Bonnivet, afin de revoir, disait-il,l’antique château, berceau de sa famille.

Le chevalier vit bien que sa présence contrariait sabelle-mère ; ce fut une raison de plus pour lui del’accompagner dans ce voyage. Il espérait faire valoir auprèsd’Armance le souvenir de la gloire de ses aïeux ; car il avaitremarqué qu’Armance était l’amie du vicomte de Malivert, et ilvoulait la lui enlever. Ces projets, médités de longue main, neparurent qu’au moment de l’exécution.

Aussi heureux avec les jeunes gens qu’auprès de la partie gravede la société, avant de quitter Andilly, le chevalier de Bonnivetavait eu l’art d’inspirer beaucoup de jalousie à Octave. Après ledépart d’Armance, Octave alla jusqu’à penser que ce chevalier deBonnivet, qui affichait pour elle une estime et un respect sansbornes, pourrait bien être cet époux mystérieux que lui avaittrouvé un ancien ami de sa mère.

En se quittant, Armance et son cousin étaient tous les deuxtourmentés par de sombres soupçons. Armance sentait qu’ellelaissait Octave auprès de Mme d’Aumale, mais ellene crut pas pouvoir se permettre de lui écrire.

Durant cette absence cruelle, Octave ne put qu’adresser àMme de Bonnivet deux ou trois lettres fortjolies ; mais d’un ton singulier. Si un homme étranger à cettesociété les avait vues, il eût pensé qu’Octave était amoureux foude Mme de Bonnivet et n’osait lui avouer sonamour.

Pendant cette absence d’un mois,Mlle de Zohiloff, dont le bon sens n’étaitplus troublé par le bonheur de vivre sous le même toit que son amiet de le voir trois fois par jour, fit des réflexions sévères.Quoique sa conduite fût parfaitement convenable, elle ne put sedissimuler qu’il devait être facile de lire dans ses yeux quandelle regardait son cousin.

Les hasards du voyage lui permirent de surprendre quelques motsdes femmes de Mme de Bonnivet qui lui firentverser bien des larmes. Ces femmes, comme tout ce qui approche lespersonnes considérables, ne voyant partout que l’intérêt d’argent,attribuaient à ce motif les apparences de passion qu’Armance sedonnait, disaient-elles, afin de devenir vicomtesse deMalivert ; ce qui n’était pas mal pour une pauvre demoisellede si petite naissance.

L’idée d’être calomniée à ce point n’était jamais venue àArmance. « Je suis une fille perdue, se dit-elle ; monsentiment pour Octave est plus que soupçonné, et ce n’est pas mêmele plus grand des torts que l’on me suppose ; je vis dans lamême maison que lui, et il n’est pas possible qu’ilm’épouse… » Dès cet instant, l’idée des calomnies dont elleétait l’objet, qui survivait à tous les raisonnements d’Armance,empoisonna sa vie.

Il y eut des moments où elle crut avoir oublié jusqu’à son amourpour Octave. « Le mariage n’est pas fait pour ma position, jene l’épouserai pas, pensait-elle, et il faut vivre beaucoup plusséparée de lui. S’il m’oublie, comme il est fort possible, j’iraifinir mes jours dans un couvent ; ce sera un asile fortconvenable et fort désiré pour le reste de mon existence. Jepenserai à lui, j’apprendrai ses succès. Les souvenirs de lasociété offrent bien des existences semblables à celle que jemènerai. »

Ces prévoyances étaient justes ; mais l’idée affreuse pourune jeune fille de pouvoir, avec quelque apparence de justice, êtreexposée à la calomnie de toute une maison, et encore de la maisonoù vivait Octave, jeta sur la vie d’Armance un sombre que rien neput dissiper. Si elle entreprenait de se soustraire au souvenir deses torts, car c’est le nom qu’elle donnait au genre de vie qu’elleavait suivi à Andilly, elle songeait àMme d’Aumale, et s’exagérait son amabilité sansqu’elle s’en aperçût ; la société du chevalier de Bonnivetcontribuait à lui faire voir encore plus irrémédiables qu’ils ne lesont en effet tous les maux que peut infliger la société quand onl’a choquée. Vers la fin de son séjour dans l’antique château deBonnivet, Armance passait toutes ses nuits à pleurer. Sa tantes’aperçut de cette tristesse et ne lui cacha pas toute l’humeurqu’elle en ressentait.

Ce fut pendant son séjour en Poitou qu’Armance apprit unévénement qui la toucha peu. Elle avait trois oncles au service deRussie ; ces jeunes gens périrent par le suicide durant lestroubles de ce pays. On cacha leur mort ; mais enfin, aprèsplusieurs mois, des lettres que la police ne parvint pas àsupprimer furent remises à Mlle de Zohiloff.Elle héritait d’une fortune agréable et qui pouvait la rendre unparti sortable pour Octave.

Cet événement n’était pas fait pour diminuer l’humeur deMme de Bonnivet, à laquelle Armance étaitnécessaire. Cette pauvre fille eut à essuyer un mot fort dur sur lapréférence qu’elle accordait au salon deMme de Malivert. Les grandes dames n’ont pasplus de méchanceté que le vulgaire des femmes riches ; mais onacquiert auprès d’elles plus de susceptibilité, et l’on sent plusprofondément et plus irrémédiablement, si j’ose parler ainsi, lesmots désagréables.

Armance croyait que rien ne manquait à son malheur, lorsque lechevalier de Bonnivet lui apprit, un matin, de cet air indifférentque l’on a pour une nouvelle déjà ancienne, qu’Octave était denouveau assez mal, et que sa blessure au bras s’était rouverte etdonnait des inquiétudes. Depuis le départ d’Armance, Octave, quiétait devenu difficile en bonheur, s’ennuyait souvent au salon. Ilcommit des imprudences à la chasse qui eurent des suites graves. Ilavait eu l’idée de tirer de la main gauche un petit fusil fortléger ; il obtint des succès qui l’encouragèrent.

Un jour, en poursuivant un perdreau blessé, il sauta un fossé etse heurta le bras contre un arbre, ce qui lui redonna la fièvre.Durant cette fièvre et l’état de malaise qui la suivit, le bonheurartificiel, pour ainsi dire, dont il avait joui sous les yeuxd’Armance, sembla ne plus avoir que la consistance d’un rêve.

Mlle de Zohiloff revint enfin à Paris, etdès le lendemain, au château d’Andilly, les amants se revirent,mais ils étaient fort tristes, et cette tristesse était de la pireespèce, elle venait de doutes réciproques. Armance ne savait quelton prendre avec son cousin, et ils ne se parlèrent presque pas lepremier jour.

Pendant que Mme de Bonnivet se donnait leplaisir de bâtir des tours gothiques en Poitou, et de croirereconstruire le douzième siècle, Mme d’Aumale avaitfait une démarche décisive pour le grand succès qui venait enfin decouronner la vieille ambition de M. de Bonnivet. Elleétait l’héroïne d’Andilly. Pour ne pas se séparer d’une amie siutile, pendant l’absence de la marquise,Mme de Bonnivet avait obtenu de la comtessed’Aumale qu’elle occuperait un petit appartement dans les comblesdu château, tout près de la chambre d’Octave. EtMme d’Aumale paraissait à tout le monde se souvenirbeaucoup que c’était en quelque sorte pour elle qu’Octave avaitreçu la blessure qui lui donnait la fièvre. Il était de bienmauvais goût de rappeler le souvenir de cette affaire, qui avaitcoûté la vie au marquis de Crêveroche ; cependant,Mme d’Aumale ne pouvait s’empêcher d’y fairesouvent allusion : c’est que l’usage du monde est à ladélicatesse d’âme à peu près ce que la science est à l’esprit. Cecaractère tout en dehors et pas du tout romanesque était surtoutfrappé des choses réelles. À peine Armance eut-elle passé quelquesheures à Andilly, que ce retour fréquent aux mêmes idées, dans uneâme ordinairement si légère, la frappa vivement.

Elle arrivait fort triste et fort découragée ; elle sentitpour la seconde fois de sa vie les atteintes d’un sentimentaffreux, surtout quand il se rencontre dans le même cœur avec lesentiment exquis des convenances. Armance croyait avoir à cet égardde graves reproches à se faire. « Je dois veiller sur moid’une manière sévère », se disait-elle en détournant sesregards, qui s’arrêtaient sur Octave, et les portant sur labrillante comtesse d’Aumale. Et chacune des grâces de la comtesseétait pour Armance l’occasion d’un acte d’humilité excessive.« Comment Octave ne lui donnerait-il pas la préférence ?se disait-elle ; moi-même, je sens qu’elle estadorable. »

Des sentiments aussi pénibles réunis aux remords qu’Armanceéprouvait, sans doute à tort, mais qui n’en étaient pas moinscruels, la rendirent fort peu aimable pour Octave. Le lendemain deson arrivée, elle ne descendit point au jardin de bonne heure,c’était son habitude autrefois ; et elle savait bien qu’Octavel’y attendait.

Dans la journée, Octave lui adressa la parole deux ou troisfois. Une extrême timidité qui la saisit, en songeant que tout lemonde les observait, la rendit immobile, et elle répondit àpeine.

Ce jour-là, au dîner, on parla de la fortune que le hasardvenait d’envoyer à Armance, et elle remarqua que cette annonceétait sans doute peu agréable à Octave, qui, sur cet événement, nelui dit pas un mot. Ce mot qui ne fut pas prononcé, si son cousinle lui eût adressé, n’eût pas fait naître dans son cœur un plaisirégal à la centième partie de la douleur que son silence luicausa.

Octave n’écoutait pas, il pensait à la singulière manière d’êtrequ’Armance avait envers lui depuis son retour. « Sans douteelle ne m’aime plus, se disait-il, ou elle a pris des engagementsdéfinitifs avec le chevalier de Bonnivet. » L’indifférenced’Octave à l’annonce de la fortune d’Armance ouvrit à cette pauvrefille une source de malheurs nouvelle et immense. Pour la premièrefois, elle pensa longuement et sérieusement à cet héritage qui luiarrivait du Nord, et qui, si Octave l’eût aimée, aurait fait d’elleun parti à peu près convenable pour lui.

Octave, pour avoir un prétexte de lui écrire une page, lui avaitenvoyé en Poitou un petit poème sur la Grèce que venait de publierlady Nelcombe, une jeune Anglaise amie deMme de Bonnivet. Il n’y avait en France quedeux exemplaires de ce poème dont on parlait beaucoup. Sil’exemplaire qui avait fait le voyage de Poitou eût paru dans lesalon, vingt demandes indiscrètes se seraient avancées pourl’intercepter. Octave pria sa cousine de le faire porter chez lui.Armance, fort intimidée, ne se sentit pas le courage de donner unetelle commission à sa femme de chambre. Elle monta au second étagedu château et plaça ce petit poème anglais sur la poignée de laporte d’Octave, de manière à ce qu’il ne pût pas rentrer chez luisans l’apercevoir.

Octave était fort troublé ; il voyait qu’Armance décidémentne voulait pas lui parler. Ne se sentant nullement d’humeur à luiparler lui-même, il quitta le salon avant dix heures. Il étaitagité de mille pensées sinistres. Mme d’Aumale sedéplut bientôt au salon ; on parlait politique et d’une façondolente ; elle parla, elle, de mal de tête, et avant dixheures et demie était rentrée dans son appartement. ProbablementOctave et Mme d’Aumale se promenaientensemble ; cette idée, qui vint à tout le monde, fit pâlirArmance. Ensuite elle se reprocha sa douleur même comme uneinconvenance qui la rendait moins digne de l’estime de soncousin.

Le lendemain matin de bonne heure, Armance se trouvait chezMme de Malivert, qui eut besoin d’un certainchapeau. Sa femme de chambre était allée au village ; Armancecourut à la chambre où se trouvait le chapeau ; il fallaitpasser devant la chambre d’Octave. Elle resta comme frappée de lafoudre en apercevant le petit poème anglais appuyé sur la poignéede la porte, ainsi qu’elle l’avait placé la veille au soir. Ilétait clair qu’Octave n’était pas rentré chez lui.

Rien n’était plus vrai. Il était allé à la chasse malgré ledernier accident de son bras, et afin de pouvoir se lever matin etn’être pas aperçu, il avait passé la nuit chez le garde-chasse. Ilvoulait rentrer au château à onze heures, à la cloche du déjeuner,et éviter ainsi les reproches qu’on lui aurait adressés sur sonimprudence.

En rentrant chez Mme de Malivert, Armanceeut besoin de dire qu’elle se trouvait mal. De ce moment elle nefut plus la même. « Je porte une juste peine, se dit-elle, dela fausse position dans laquelle je me suis placée, et qui est siinconvenante pour une jeune personne. J’en suis venue à avoir desdouleurs que je ne puis pas même m’avouer. »

Lorsqu’elle revit Octave, Armance n’eut pas le courage de luifaire la moindre question sur le hasard qui l’avait empêché de voirle poème anglais ; elle eût cru manquer à tout ce qu’elle sedevait. Ce troisième jour fut encore plus sombre que lesprécédents.

Chapitre 26

 

Octave, consterné du changement qu’il voyait dans la manièred’être d’Armance, pensa que, même en sa qualité d’ami, il pouvaitespérer qu’elle lui confierait le sujet de ses inquiétudes ;car elle était malheureuse, Octave ne pouvait en douter. Il étaitégalement évident pour lui que le chevalier de Bonnivet cherchait àleur ôter toutes les occasions de se dire un mot qu’auraient puleur offrir les hasards de la promenade ou du salon.

Les demi-mots qu’Octave hasardait quelquefois n’obtenaient pasde réponse. Pour qu’elle avouât sa douleur et renonçât au systèmede retenue parfaite qu’elle s’était imposé, il aurait falluqu’Armance fût profondément émue. Octave était trop jeune et tropmalheureux lui-même pour faire cette découverte et en profiter.

Le commandeur de Soubirane était venu dîner à Andilly ; lesoir il y eut de l’orage, il plut beaucoup. On engagea lecommandeur à rester, et on le logea dans une chambre voisine decelle qu’Octave venait de prendre au second étage du château. Cesoir-là Octave avait entrepris de rendre à Armance un peu degaieté ; il avait besoin de la voir sourire ; il eût vudans ce sourire une image de l’ancienne intimité. Sa gaieté réussitfort mal et déplut fort à Armance. Comme elle ne répondait pas, ilétait obligé d’adresser ses discours à Mme d’Aumalequi était présente et qui riait beaucoup, tandis qu’Armance gardaitun silence morne.

Octave se hasarda à lui faire une question qui semblait exigerune assez longue réponse : on répondit en deux mots fort secs.Désespéré de l’évidence de sa disgrâce, il quitta le salon àl’instant. En prenant l’air dans le jardin, il rencontra legarde-chasse à qui il dit qu’il chasserait le lendemain de bonneheure.

Mme d’Aumale, ne voyant au salon que des gensgraves, dont la conversation lui était à charge, prit son parti etdisparut. Ce second rendez-vous sembla trop clair à la malheureuseArmance. Indignée surtout de la duplicité d’Octave, qui, le soirmême, en passant d’une pièce à l’autre, lui avait dit quelques motsfort tendres, elle monta chez elle pour prendre un volume qu’elleeut l’idée de placer, comme le petit poème anglais, sur la poignéede la porte d’Octave. En avançant dans le corridor qui conduisait àla chambre de son cousin, elle entendit du bruit chez lui ; saporte était ouverte, et il arrangeait son fusil. Il y avait untrès-petit cabinet servant de dégagement à la chambre que l’onvenait de préparer pour le commandeur, et la porte de ce cabinetdonnait sur le corridor. Par malheur cette porte était ouverte.Octave se rapprocha de la porte de sa chambre comme Armances’avançait et fit un mouvement comme pour entrer dans le passage.Il eût été affreux pour Armance d’être rencontrée par Octave en cemoment. Elle n’eut que le temps de se jeter dans cette porteouverte qui se présentait à elle. « Dès qu’Octave sera sorti,se dit-elle, je placerai le livre. » Elle était si troubléepar l’idée de la démarche qu’elle osait se permettre, et qui étaitune grande faute, qu’à peine faisait-elle des raisonnementssuivis.

Octave sortit en effet de sa chambre, il passa devant la porteouverte du petit cabinet où se trouvait Armance ; mais iln’alla que jusqu’au bout du corridor. Il se mit à une fenêtre etsiffla deux fois, comme pour donner un signal. Le garde-chasse, quibuvait à l’office, ne répondant pas, Octave resta à la fenêtre. Lesilence qui régnait dans cette partie du château, la société setrouvant au salon du rez-de-chaussée et les domestiques dansl’étage souterrain, était si profond, qu’Armance, dont le cœurbattait avec force, n’osa faire aucun mouvement. D’ailleurs, lamalheureuse Armance ne pouvait se dissimuler qu’Octave venait dedonner un signal ; et quelque peu féminin qu’il fût, il luisemblait que Mme d’Aumale pouvait fort bien l’avoirchoisi.

La fenêtre sur laquelle Octave s’appuyait était à la tête dupetit escalier qui descendait au premier, il était impossible depasser. Octave siffla une troisième fois comme onze heures venaientde sonner ; le garde-chasse qui était à l’office avec lesdomestiques ne répondit pas. Vers les onze heures et demie Octaverentra chez lui.

Armance, qui de la vie ne s’était trouvée engagée dans unedémarche dont elle eût à rougir, était si troublée qu’elle setrouvait hors d’état de marcher. Il était évident qu’Octave donnaitun signal, on allait y répondre, ou bientôt il sortirait denouveau. Onze heures trois quarts sonnèrent à l’horloge du château,ensuite minuit. Cette heure indue augmenta les remordsd’Armance ; elle se décida à quitter le cabinet qui lui avaitservi de refuge, et comme minuit achevaient de sonner, elle se miten marche. Elle était tellement troublée qu’elle, qui avaitordinairement la démarche si légère, faisait assez de bruit.

En s’avançant dans le corridor, elle aperçut dans l’ombre, à lafenêtre près de l’escalier, une figure qui se dessinait sur leciel, elle reconnut bientôt M. de Soubirane. Il attendaitson domestique qui lui apportait une bougie, et au moment oùArmance immobile regardait la figure du commandeur qu’elle venaitde reconnaître, la lumière de la bougie qui commençait à monterl’escalier parut au plafond du corridor.

Avec du sang-froid Armance aurait pu essayer de se cacherderrière une grande armoire qui était dans le coin du corridor,près de l’escalier, peut-être elle eût été sauvée. Immobile deterreur, elle perdit deux secondes, et le domestique arrivant surla dernière marche de l’escalier, la lumière de la bougie donna enplein sur elle, et le commandeur la reconnut. Un sourire affreuxparut sur ses lèvres. Ses soupçons sur l’intelligence d’Armance etde son neveu étaient confirmés, mais en même temps il avait unmoyen de les perdre à jamais.

– Saint-Pierre, dit-il à son domestique, n’est-ce pas làMlle Armance de Zohiloff ?

– Oui, monsieur, dit le domestique tout interdit.

– Octave va mieux, mademoiselle, j’espère ? dit lecommandeur d’un ton goguenard et grossier, et il passa.

Chapitre 27

 

Armance, au désespoir, se vit à la fois déshonorée à jamais, ettrahie par son amant. Elle s’assit un instant sur la dernièremarche de l’escalier. Elle eut l’idée d’aller frapper à la porte dela femme de chambre de Mme de Malivert. Cette filledormait et ne répondit pas. Mme de Malivert, craignantvaguement que son fils ne fût malade, prit sa veilleuse et vintelle-même ouvrir la porte de sa chambre ; elle fut effrayée dela figure d’Armance.

– Qu’est-il arrivé à Octave ? s’écriaMme de Malivert.

– Rien, madame, rien au monde à Octave, il se porte bien,ce n’est que moi qui suis malheureuse et au désespoir de troublervotre sommeil. Mon projet était de parler àMme Dérien et de ne me présenter chez vous que sil’on me disait que vous ne dormiez pas encore.

– Ma petite, tu redoubles ma frayeur avec ton mot demadame. Il y a quelque chose d’extraordinaire. Octave est-ilmalade ?

– Non, maman, dit Armance en fondant en larmes, ce n’estque moi qui suis une fille perdue.

Mme de Malivert la fit entrer dans sachambre, et elle raconta ce qui venait de lui arriver, sans riendissimuler ni passer sous silence, pas même sa jalousie. Le cœurd’Armance, épuisé par tant de malheurs, n’avait plus la force derien cacher.

Mme de Malivert fut épouvantée. Tout àcoup :

– Il ne faut pas perdre de temps, s’écria-t-elle, donne-moima pelisse, ma pauvre fille, ma chère fille, et elle lui donna deuxou trois baisers avec toute la passion d’une mère. Allume monbougeoir ; toi, reste ici.

Mme de Malivert courut chez son fils ;la porte heureusement n’était pas fermée ; elle entredoucement, éveille Octave et lui raconte ce qui vient de sepasser.

– Mon frère peut nous perdre, ditMme de Malivert, et suivant les apparences iln’y manquera pas. Lève-toi, entre dans sa chambre, dis-lui que j’aieu une sorte de coup de sang chez toi. Trouves-tu quelque chose demieux ?

– Oui, maman, dès demain épouser Armance si cet ange veutencore de moi.

Ce mot imprévu comble les vœux deMme de Malivert, elle embrasse son fils ;mais elle ajoute par réflexion :

– Ton oncle n’aime pas Armance, il pourra parler ; ilpromettra le silence, mais il a son domestique qui par son ordreparlera, et qu’il chassera ensuite pour avoir parlé. Je tiens à monidée de coup de sang. Cette comédie nous occupera désagréablementpendant trois jours, mais l’honneur de ta femme est plus précieuxque tout. Songe que tu dois te montrer très-effrayé. Dès que tuauras averti le commandeur, descends chez moi, fais part de notreidée à Armance. Quand le commandeur l’a rencontrée sur l’escalier,j’étais dans ta chambre, et elle allait chercherMme Dérien.

Octave courut avertir son oncle qu’il trouva fort éveillé. Lecommandeur le regarda d’un air goguenard qui changea en colèretoute son émotion. Octave quitta M. de Soubirane pourvoler dans la chambre de sa mère :

– Est-il possible, dit-il à Armance, que vous n’aimiez pasle chevalier de Bonnivet et qu’il ne soit pas cet époux mystérieuxdont vous m’aviez parlé autrefois ?

– Le chevalier me fait horreur. Mais vous, Octave,n’aimez-vous pas Mme d’Aumale ?

– De ma vie je ne la reverrai ni ne penserai à elle, ditOctave. Chère Armance, daignez dire que vous m’acceptez commeépoux. Le ciel me punit de vous avoir fait un secret de mes partiesde chasse, je sifflais le garde-chasse qui ne m’a pas répondu.

Les protestations d’Octave avaient toute la chaleur, mais nonpas toute la délicatesse de la vraie passion ; Armance croyaitvoir qu’il accomplissait un devoir en pensant à autre chose.

– Vous ne m’aimez pas dans ce moment, lui dit-elle.

– Je vous aime de toute la force de mon âme, mais je suistransporté de colère contre cet ignoble commandeur, homme vil, surle silence duquel on ne peut pas compter.

Octave renouvelait ses sollicitations.

– Est-il sûr que ce soit l’amour qui parle, lui ditArmance, peut-être n’est-ce que la générosité, et aimez-vousMme d’Aumale ? Vous abhorriez le mariage,cette conversion subite m’est suspecte.

– Au nom du ciel, chère Armance, ne perdons pas detemps ; tout le reste de ma vie te répondra de mon amour.

Il était si persuadé de ce qu’il disait qu’il finit parpersuader à son tour. Il remonta rapidement, il trouva lecommandeur auprès de sa mère à qui sa joie du prochain mariaged’Octave donnait le courage de fort bien jouer la comédie.Toutefois le commandeur ne semblait pas très-persuadé de l’accidentde sa sœur. Il se permit une plaisanterie sur les courses nocturnesd’Armance.

– Monsieur, j’ai encore un bon bras, s’écria Octave en selevant tout à coup et se précipitant sur lui ; si vous ajoutezun seul mot, je vous jette par la fenêtre que voilà.

La fureur contenue d’Octave fit pâlir le commandeur, il sesouvint à propos des accès de folie de son neveu et vit qu’il étaitirrité au point de commettre un crime.

Armance parut en ce moment, mais Octave ne trouva rien à luidire. Il ne put même la regarder avec amour, le calme l’avait mishors de lui. Le commandeur, pour faire bonne contenance, ayantvoulu dire quelques mots gais, Octave craignit qu’il ne blessâtMlle de Zohiloff.

– Monsieur, lui dit-il, en lui serrant fortement le bras,je vous engage à vous retirer à l’instant chez vous.

Le commandeur hésitant, Octave le saisit par le bras, l’entraînadans sa chambre, l’y jeta, ferma la porte à clef, et mit la clefdans sa poche.

À son retour auprès des dames, il était furieux.

– Si je ne tue cette âme mercenaire et basse, s’écriait-ilcomme se parlant à lui-même, il osera parler mal de ma femme.Malheur à lui !

– Pour moi, j’aime M. de Soubirane, dit Armanceeffrayée et qui voyait la peine qu’Octave faisait à sa mère. J’aimeM. de Soubirane, et si vous continuez à être furieux, jepourrai penser que vous avez de l’humeur à cause d’un certainengagement un peu prompt que nous venons de lui annoncer.

– Vous ne le croyez pas, dit Octave en l’interrompant, j’ensuis sûr. Mais vous avez raison comme toujours. À le bien prendre,je dois des actions de grâce à cette âme basse.

Et peu à peu sa colère disparut.Mme de Malivert se fit transporter chez ellejouant fort bien la comédie du coup de sang. Elle envoya chercherson médecin à Paris.

Le reste de la nuit fut charmant. La gaieté de cette heureusemère se communiqua à Octave et à son amie. Engagée par les parolesgaies de Mme de Malivert, Armance, encoretoute troublée et qui avait perdu tout empire sur elle-même, osaitmontrer à Octave combien il lui était cher. Elle avait le plaisirextrême de le voir jaloux du chevalier de Bonnivet. C’était cesentiment fortuné qui expliquait d’une manière si heureuse pourelle son apparente indifférence des jours précédents.Mmes d’Aumale et de Bonnivet, qu’on avait réveilléesmalgré les ordres de Mme de Malivert, nevinrent que fort tard et tout le monde alla se coucher au petitjour.

Chapitre 28

 

This is the state of man ; to-dayhe puts forth
The tender leaves of hope, to-morrow blossoms,
And bears his blushing honours thick upon him ;
The third day, comes a frost, a killing frost ;
And then he falls – see his character.

King Henry VIII, act.III.

Dès le lendemain de fort bonne heure,Mme de Malivert vint à Paris proposer à sonmari le mariage d’Octave. Il batailla pendant toute la journée.

– Ce n’est pas, disait le marquis, que je ne m’attendedepuis longtemps à cette fâcheuse proposition. C’est à tort que jeferais l’étonné. Mlle de Zohiloff ne manquepas absolument de fortune, j’en conviens, ses oncles russes sontmorts fort à propos pour elle. Mais cette fortune n’excède pas ceque nous pourrions trouver ailleurs, et ce qui est de la plusgrande conséquence pour mon fils, il n’y a pas de famille danscette alliance ; je n’y vois qu’une funeste analogie decaractères. Octave n’a pas assez de parents dans la société, et samanière d’être tout en dedans ne lui donne pas d’amis. Il sera pairaprès son cousin et après moi, voilà tout, et comme vous le savez,ma bonne amie, en France, tant vaut l’homme, tant vaut la place. Jesuis de la vieille génération, comme disent ces insolents ; jedisparaîtrai bientôt, et avec moi tous les liens que mon fils peutavoir avec la société ; car il est un instrument de notrechère marquise de Bonnivet, mais n’est pas un objet pour elle. Ilfallait chercher, en mariant Octave, des appuis dans le mondeplutôt même que de la fortune. Je lui vois un de ces méritesdistingués, si vous voulez, pour réussir tout seul. J’ai toujoursvu que ces gens si sublimes ont besoin d’être prônés, et mon fils,loin de flatter les faiseurs de réputation, semble trouver un malinplaisir à les braver et à leur rompre en visière. Ce n’est pasainsi qu’on réussit. Avec une famille nombreuse et bien établie ileût passé dans la société pour être digne du ministère ; iln’est vanté par personne, il ne sera qu’un original.

Mme de Malivert se récria beaucoup sur cemot. Elle voyait que quelqu’un avait chambré son mari.

Il continua de plus belle.

– Oui, ma bonne amie, je ne voudrais pas jurer que lafacilité à se piquer que montre Octave, et sa passion pource qu’on appelle des principes depuis que les jacobins onttout changé parmi nous, même notre langue, ne le jettent un jourdans la pire des sottises, dans ce que vous appelezl’opposition. Le seul homme marquant qu’ait eu votreopposition, le comte de Mirabeau, a fini par se vendre ; c’estun vilain dénoûment et que je ne voudrais pas non plus pour monfils.

– Et c’est aussi ce que vous ne devez pas craindre,répliqua vivement Mme de Malivert.

– Non, c’est dans le précipice opposé qu’ira s’engloutir lafortune de mon fils. Ce mariage-ci n’en fera qu’un bourgeois vivantau fond de sa province, claquemuré dans son château. Son caractèresombre ne le porte déjà que trop à ce genre de vie. Notre chèreArmance a de la bizarrerie dans la manière de voir ; loin detendre à changer ce que je trouve à reprendre chez Octave, ellefortifiera ses habitudes bourgeoises, et par ce mariage vous abîmeznotre famille.

– Octave est appelé à la chambre des Pairs, il y sera unnoble représentant de la jeunesse française, et par son éloquenceconquerra de la considération personnelle.

– Il y a presse ; tous ces jeunes Pairs prétendent àl’éloquence. Eh mon Dieu ! ils seront dans leur chambre commedans le monde, parfaitement polis, fort instruits, et voilà tout.Tous ces jeunes représentants de la jeunesse française seront lesplus grands ennemis d’Octave qui a au moins une manière de sentiroriginale.

Mme de Malivert revint fort tard à Andilly,avec une lettre charmante pour Armance, dans laquelleM. de Malivert lui demandait sa main pour Octave.

Quoique bien fatiguée de sa journée,Mme de Malivert s’empressa de passer chezMme de Bonnivet qui ne devait apprendre cemariage que par elle. Elle lui fit voir la lettre deM. de Malivert à Armance ; elle était bien aise deprendre cette précaution contre les gens qui pourraient fairechanger l’opinion de son mari. Cette démarche était d’ailleursnécessaire, la marquise était en quelque sorte la tutriced’Armance. Ce titre lui ferma la bouche.Mme de Malivert fut reconnaissante de l’amitiédont Mme de Bonnivet fit preuve pour Octave enn’ayant point l’air au fond d’approuver ce mariage. La marquise serenferma dans les grandes louanges du caractère deMlle de Zohiloff.Mme de Malivert n’eut garde d’oublier ladémarche qu’elle avait faite auprès d’Armance plusieurs moisauparavant, et le noble refus de la jeune orpheline, alors sansfortune.

– Eh ! ce ne sont pas les nobles qualités d’Armancesur lesquelles mon amitié pour Octave a besoin d’être ranimée, ditla marquise. Elle ne tient à quelque chose que par nous. Cesmariages de famille ne conviennent qu’avec des banquierspuissamment riches ; comme leur principal but est l’argent,ils sont certains de le trouver et sans procès.

– Nous marchons vers un temps, répliquaitMme de Malivert, où la faveur de la Cour, àmoins qu’on ne veuille l’acheter par des soins personnels de tousles instants, ne sera qu’un objet secondaire pour un homme degrande naissance, Pair de France, et fort riche. Voyez notre amimilord N*** ; son immense crédit dans son pays provient de cequ’il nomme onze membres de la chambre des communes. Du reste, ilne voit jamais le roi.

Telle fut aussi la réponse deMme de Malivert aux objections de son frèredont l’opposition fut beaucoup plus vive. Furieux de la scène de laveille et comptant bien ne pas laisser échapper l’occasion defeindre une grande colère, il voulait, lorsqu’il se laisseraitapaiser, placer son neveu sous le poids d’une reconnaissanceéternelle.

Il eût pardonné à Octave tout seul, car enfin il fallait oupardonner ou renoncer aux rêves de fortune qui l’occupaientexclusivement depuis un an. À l’égard de la scène de la nuit, savanité aurait eu pour consolation auprès de ses intimes, la foliebien reconnue d’Octave qui jetait par les fenêtres les laquais desa mère.

Mais l’idée d’Armance toute-puissante sur le cœur d’un mari quil’aimait à la folie décida M. de Soubirane à déclarer quede sa vie il ne reparaîtrait à Andilly. On était fort heureux àAndilly, on le prit au mot en quelque sorte, et après lui avoirfait toutes sortes d’excuses et d’avances, on l’oublia.

Depuis qu’il s’était vu fortifié par l’arrivée du chevalier deBonnivet qui le fournissait de bonnes raisons, et dans l’occasion,de phrases toutes faites, son éloignement pourMlle de Zohiloff était devenu de la haine. Ilne lui pardonnait pas ses allusions à la bravoure russe déployéedevant les murs d’Ismaïloff, tandis que les chevaliers de Malte,ennemis jurés des Turcs, se reposaient sur leur rocher. Lecommandeur eût oublié une épigramme qu’il avait provoquée ;mais le fait est qu’il y avait de l’argent au fond detoute cette colère contre Armance. La tête assez faible ducommandeur était absolument tournée de l’idée de faire une grandefortune à la Bourse. Comme chez toutes les âmes communes, vers lescinquante ans, l’intérêt qu’il prenait aux choses de ce mondes’était anéanti, et l’ennui avait paru ; comme de coutumeencore, le commandeur avait voulu être successivement homme delettres, intrigant politique et dilettante de l’opéra italien. Jene sais quel malentendu l’avait empêché d’être jésuite de robecourte.

Enfin le jeu de la Bourse avait paru et s’était trouvé unsouverain remède à un immense ennui. Mais pour jouer à la Bourse ilne lui manquait que des fonds et du crédit. L’indemnité s’étaitprésentée fort à propos, et le commandeur avait juré qu’ildirigerait facilement son neveu qui n’était qu’un philosophe. Ilcomptait fermement porter à la Bourse une bonne part de cequ’Octave recevrait pour l’indemnité de sa mère.

Au plus beau de sa passion pour les millions, Armance s’étaitprésentée au commandeur comme un obstacle invincible. Maintenantson admission dans la famille anéantissait à jamais son crédit surson neveu et ses châteaux en Espagne. Le commandeur ne perdait passon temps à Paris, et allait ameutant contre le mariage de sonneveu chez Mme la duchesse de C***, protectrice dela famille, Mme la duchesse d’Ancre,Mme de la Ronze,Mme de Claix avec lesquelles il passait savie. L’inconvenance de cette alliance fut bientôt décidée par tousles amis de la famille.

En moins de huit jours le mariage du jeune vicomte fut connu detout le monde et non moins généralement blâmé. Les grandes damesqui avaient des filles à marier étaient furieuses.

« Mme de Malivert, disait la comtessede Claix, a la cruauté de forcer ce pauvre Octave à épouser sa damede compagnie, apparemment pour épargner les gages qu’elle aurait dûpayer à cette fille, c’est à faire pitié. »

Au milieu de tout cela le commandeur se croyait oublié à Parisoù il mourait d’ennui. Le cri général contre le mariage d’Octave nepouvait pas être plus éternel qu’autre chose. Il fallait profiterde ce déchaînement universel pendant qu’il existait. On ne romptles mariages arrêtés que de fort près.

Enfin toutes ces bonnes raisons et l’ennui plus qu’elles firentqu’un beau matin l’on vit arriver le commandeur à Andilly, où ilreprit sa chambre et son train de vie ordinaire comme si de rienn’eût été.

On fut très-poli envers le nouvel arrivant, qui ne manqua pas defaire à sa future nièce les avances les plus empressées.

– L’amitié a ses illusions non moins que l’amour, dit-il àArmance, et si j’ai blâmé d’abord un certain arrangement, c’est quemoi aussi j’aime Octave avec passion.

Chapitre 29

 

Ses maux les plus cruels sont ceuxqu’il se fait lui-même.

BALZAC.

Armance eût pu être trompée par ces avances polies, mais elle nes’arrêta pas à penser au commandeur ; elle avait d’autressujets d’inquiétude.

Depuis que rien ne s’opposait plus à son mariage, Octave avaitdes accès d’humeur noire qu’il pouvait à peine dissimuler ; ilprenait le prétexte de maux de tête violents et allait se promenerseul dans les bois d’Écouen et de Senlis. Il faisait quelquefoissept ou huit lieues de suite au galop. Ces symptômes parurentfunestes à Armance ; elle remarqua qu’en de certains momentsil la regardait avec des yeux où le soupçon se peignait plus quel’amour.

Il est vrai que ces accès d’humeur sombre se terminaient souventpar des transports d’amour et par un abandon passionné qu’elle nelui avait jamais vu du temps de leur bonheur. C’est ainsiqu’elle commençait à appeler en écrivant à Méry de Tersan le tempsqui s’était écoulé entre la blessure d’Octave et la fataleimprudence qu’elle avait faite en se cachant dans le cabinet prèsde la chambre du commandeur.

Depuis la déclaration de son mariage, Armance avait eu laconsolation de pouvoir ouvrir son cœur à son amie intime. Méry,élevée dans une famille fort désunie et toujours agitée par desintrigues nouvelles, était fort capable de lui donner des conseilssensés.

Pendant une de ces longues promenades qu’elle faisait avecOctave dans le jardin du château et sous les fenêtres deMme de Malivert, Armance lui dit unjour :

– Votre tristesse a quelque chose de si extraordinaire, quemoi, qui vous aime uniquement au monde, j’ai eu besoin de prendreconseil d’une amie, avant d’oser vous parler comme je vais lefaire. Vous étiez plus heureux avant cette nuit cruelle où je fussi imprudente, et je n’ai pas besoin de vous dire que tout monbonheur a disparu bien plus rapidement que le vôtre. J’ai uneproposition à vous faire : revenons à un état parfaitementheureux et à cette douce intimité qui a fait le charme de ma vie,depuis que j’ai su que vous m’aimiez, jusqu’à cette fatale idée demariage. Je prendrai sur moi toute la bizarrerie du changement. Jedirai au monde que j’ai fait vœu de ne jamais me marier. On blâmeracette idée, elle nuira à l’opinion que quelques amis veulent bienavoir de moi ; que m’importe ? l’opinion après tout n’estimportante pour une fille riche qu’autant qu’elle songe à semarier ; or, certainement jamais je ne me marierai.

Pour toute réponse, Octave lui prit la main, et d’abondanteslarmes s’échappèrent de ses yeux.

– Ô mon cher ange, lui dit-il, combien vous valez mieux quemoi !

La vue de ces larmes chez un homme peu sujet à une tellefaiblesse, et ce mot si simple déconcertèrent toute la résolutiond’Armance.

Enfin elle lui dit avec effort :

– Répondez-moi, mon ami. Acceptez une proposition qui va merendre le bonheur. Nous n’en passerons pas moins notre vieensemble.

Elle vit un domestique s’avancer.

– Le déjeuner va sonner, ajouta-t-elle avec trouble,monsieur votre père arrivera de Paris, ensuite je ne pourrai plusvous parler, et si je ne vous parle pas, je serai malheureuse etagitée encore toute cette journée, car je douterai un peu devous.

– Vous ! douter de moi ! dit Octave avec unregard qui pour un instant dissipa toutes les craintesd’Armance.

Après quelques minutes de promenade silencieuse :

– Non, Octave, reprit Armance, je ne doute pas devous ; si je doutais de votre amour, j’espère que Dieu meferait la grâce de mourir ; mais enfin vous êtes moins heureuxdepuis que votre mariage est décidé.

– Je vous parlerai comme à moi-même, dit Octave avecimpétuosité. Il y a des moments où je suis beaucoup plus heureux,car enfin j’ai la certitude que rien au monde ne pourra me séparerde vous ; je pourrai vous voir et vous parler à toute heure,mais, ajouta-t-il…

Et il tomba dans un de ces moments de silence sombre quifaisaient le désespoir d’Armance.

La crainte de la cloche du déjeuner qui allait les séparer pourtoute la journée peut-être, lui donna pour la seconde fois lecourage d’interrompre la rêverie l’Octave :

– Mais quoi, cher ami ? lui dit-elle, dites-moitout ; ce mais affreux va me rendre cent fois plusmalheureuse que tout ce que vous pourriez ajouter.

– Eh bien ! dit Octave en s’arrêtant, se tournant verselle et la regardant fixement, non plus comme un amant, mais defaçon à voir ce qu’elle allait penser, vous saurez tout ; lamort me serait moins pénible que le récit que je dois vous faire,mais aussi je vous aime bien plus que la vie. Ai-je besoin de vousjurer non plus comme votre amant (et dans ce moment ses regardsn’étaient plus en effet ceux d’un amant), mais en honnête homme etcomme je le jurerais à monsieur votre père si la bonté du ciel nousl’eût conservé, ai-je besoin de vous jurer que je vous aimeuniquement au monde, comme jamais je n’ai aimé, comme jamais jen’aimerai ? Être séparé de vous serait la mort pour moi etcent fois plus que la mort ; mais j’ai un secret affreux quejamais je n’ai confié à personne, ce secret va vous expliquer mesfatales bizarreries.

En disant ces mots mal articulés, les traits d’Octave secontractèrent, il y avait de l’égarement dans ses yeux ; oneût dit qu’il ne voyait plus Armance ; des mouvementsconvulsifs agitaient ses lèvres. Armance, plus malheureuse que lui,s’appuya sur une caisse d’oranger ; elle tressaillit enreconnaissant cet oranger fatal auprès duquel elle s’était évanouielorsque Octave lui parla durement après la nuit passée dans laforêt. Octave était arrêté droit devant elle comme frappé d’horreuret n’osant continuer. Ses yeux effrayés regardaient fixement devantlui comme s’il eût eu la vision d’un monstre.

– Cher ami, lui dit Armance, j’étais plus malheureuse quandvous me parlâtes avec cruauté auprès de ce même oranger il y aplusieurs mois ; alors je doutais de votre amour. Quedis-je ? reprit-elle avec passion, ce jour fatal j’eus lacertitude que vous ne m’aimiez pas. Ah ! mon ami, que je suisplus heureuse aujourd’hui !

L’accent de vérité avec lequel Armance prononça ces derniersmots, sembla diminuer la douleur aigre et méchante à laquelleOctave était en proie. Armance, oubliant sa retenue ordinaire, luiserrait la main avec passion et le pressait de parler ; lafigure d’Armance se trouva un moment si près de celle d’Octavequ’il sentit la chaleur de sa respiration. Cette sensationl’attendrit ; parler lui devint facile.

– Oui, chère amie, lui dit-il en la regardant enfin, jet’adore, tu ne doutes pas de mon amour ; mais quel est l’hommequi t’adore ? c’est un monstre.

À ces mots, l’attendrissement d’Octave semblal’abandonner ; tout à coup il devint comme furieux, se dégageades bras d’Armance qui essaya en vain de le retenir, et prit lafuite. Armance resta sans mouvement. Au même instant la cloche dudéjeuner sonna. Plus morte que vive, elle n’eut besoin que deparaître devant Mme de Malivert pour obtenirla permission de ne pas rester à table. Le domestique d’Octave vintdire bientôt après qu’une affaire venait d’obliger son maître àpartir au galop pour Paris.

Le déjeuner fut silencieux et froid ; le seul être heureuxétait le commandeur. Frappé de cette absence simultanée des deuxjeunes gens, il surprit des larmes d’inquiétude dans les yeux de sasœur ; il eut un moment de joie. Il lui sembla que l’affairedu mariage n’allait plus aussi bien ; on en rompt de plusavancés, se dit-il à lui-même, et l’excès de sa préoccupationl’empêchait d’être aimable pour Mmes d’Aumale et deBonnivet. L’arrivée du marquis qui venait de Paris malgré unressentiment de goutte, et qui montra beaucoup d’humeur lorsqu’ilne vit pas Octave qu’il avait prévenu de son voyage augmenta lajoie du commandeur. Le moment est favorable, se dit-il, pour faireentendre le langage de la raison. À peine le déjeuner fini,Mmes d’Aumale et de Bonnivet remontèrent chezelles ; Mme de Malivert passa dans lachambre d’Armance, et le commandeur fut animé, c’est-à-direheureux, pendant cinq quarts d’heure qu’il employa à tâcherd’ébranler la résolution de son beau-frère relativement au mariaged’Octave.

Il y avait un grand fond de probité dans tout ce que répondaitle vieux marquis. « L’indemnité appartient à votre sœur,disait-il ; moi, je suis un gueux. C’est cette indemnité quinous met à même de songer à un établissement pour Octave ;votre sœur désire plus que lui, je crois, ce mariage avec Armance,qui d’ailleurs ne manque pas de fortune ; en tout cela, je nepuis, en honnête homme, que donner des avis ; je ne sauraisici faire parler mon autorité ; j’aurais l’air de vouloirpriver ma femme de la douceur de passer sa vie avec son amieintime. »

Mme de Malivert avait trouvé Armance fortagitée, mais peu communicative. Pressée par l’amitié, Armance parlaassez vaguement d’une petite querelle comme il s’en élèvequelquefois entre les gens qui s’aiment le mieux.

– Je suis sûre qu’Octave a tort, ditMme de Malivert en se levant, autrement tu medirais tout.

Et elle laissa Armance seule. C’était lui rendre un grandservice. Il devint bientôt évident pour elle qu’Octave avait commisquelque grand crime dont peut-être encore il s’exagérait lesfunestes conséquences, et en honnête homme il ne voulait paspermettre qu’elle liât son sort à celui d’un assassin peut-être,sans lui faire connaître toute la vérité.

Oserons-nous dire que cette façon d’expliquer la bizarreried’Octave rendit à sa cousine une sorte de tranquillité ? Elledescendit au jardin, espérant un peu le rencontrer. Elle se sentaiten ce moment entièrement guérie de la jalousie profonde que luiavait inspirée Mme d’Aumale ; elle nes’avouait pas, il est vrai, cette source de l’étatd’attendrissement et de bonheur où elle se trouvait. Elle sesentait transportée par la pitié la plus tendre et la plusgénéreuse. « S’il faut quitter la France, se disait-elle, etnous exiler au loin, fût-ce même en Amérique, eh bien, nouspartirons, se disait-elle avec joie, et le plus tôt sera lemieux. » Et son imagination s’égara dans des suppositions desolitude complète et d’île déserte, trop romanesques et surtouttrop usées par les romans pour être rapportées. Ni ce jour-là, nile suivant, Octave ne parut ; seulement le soir du secondjour, Armance reçut une lettre datée de Paris. Jamais elle n’avaitété plus heureuse. La passion la plus vive et la plus abandonnéerespirait dans cette lettre. « Ah ! s’il eût été ici dansle moment où il a écrit, se dit-elle, il m’eût tout avoué. »Octave lui faisait entendre qu’il était retenu à Paris par la hontede lui dire son secret. « Ce n’est pas dans tous les moments,ajoutait-il, que j’aurai le courage de dire cette parole fatale,même à vous, car elle peut diminuer les sentiments que vous daignezm’accorder et qui sont tout pour moi. Ne me pressez pas à ce sujet,chère amie. » Armance se hâta de lui répondre par undomestique qui attendait. « Votre plus grand crime, luidisait-elle, est de vous tenir loin de nous », et sa surprisefut égale à sa joie, quand, une demi-heure après avoir écrit, ellevit paraître Octave qui était venu attendre sa réponse à Labarreprès d’Andilly.

Les jours qui suivirent furent parfaitement heureux. Lesillusions de la passion qui animait Armance étaient si singulières,que bientôt elle se trouva habituée à aimer un assassin. Il luisemblait que tel devait être au moins le crime dont Octave hésitaità s’avouer coupable. Son cousin parlait trop bien pour exagérer sesidées, et il avait dit ces propres mots : Je suis unmonstre.

Dans la première lettre d’amour qu’elle lui eût écrite de savie, elle lui avait promis de ne pas lui faire de questions ;ce serment fut sacré pour elle. La lettre qu’Octave lui avaitrépondue était un trésor pour elle. Elle l’avait relue vingt fois,elle prit l’habitude d’écrire tous les soirs à l’homme qui allaitêtre son époux ; et comme elle aurait eu quelque honte deprononcer son nom devant sa femme de chambre, elle cacha sapremière lettre dans la caisse de cet oranger qu’Octave devait bienconnaître.

Elle le lui dit d’un mot un matin comme on se mettait à tablepour déjeuner. Il disparut sous prétexte d’un ordre à donner, etArmance eut le plaisir inexprimable, lorsqu’il rentra un quartd’heure après, de trouver dans ses yeux l’expression du bonheur leplus vif et de la plus douce reconnaissance.

Quelques jours après, Armance osa lui écrire : « Jevous crois coupable de quelque grand crime ; l’affaire detoute notre vie sera de le réparer, s’il est réparable ; mais,chose singulière, je vous suis peut-être plus tendrement dévouéeencore qu’avant cette confidence.

» Je sens ce qu’a dû vous coûter cet aveu, c’est le premiergrand sacrifice que vous m’ayez jamais fait, et, vous le dirai-je,ce n’est que depuis cet instant que je suis guérie d’un vilainsentiment que moi aussi je n’osais presque vous avouer. Je mefigure ce qu’il y a de pis. Ainsi il me semble que vous n’avez pasà me faire un aveu plus détaillé avant une certaine cérémonie. Vousne m’aurez point trompée, je vous le déclare. Dieu pardonne aurepentir, et je suis sûre que vous vous exagérez votre faute ;fût-elle aussi grave qu’elle puisse l’être, moi qui ai vu vosanxiétés, je vous pardonne. Vous me ferez une entière confidenced’ici à un an, peut-être alors je vous inspirerai moins de crainte…Je ne puis pas cependant vous promettre de vous aimerdavantage. »

Plusieurs lettres écrites de ce ton d’angélique bonté avaientpresque déterminé Octave à confier par écrit à son amie le secretqu’il lui devait ; mais la honte, l’embarras d’écrire unetelle lettre le retenaient encore.

Il alla à Paris consulter M. Dolier, ce parent qui luiavait servi de témoin. Il savait que M. Dolier avait beaucoupd’honneur, un sens fort droit et point assez d’esprit pour composeravec le devoir ou se faire des illusions. Octave lui demanda s’ildevait absolument confier à Mlle de Zohiloffun secret fatal, qu’il n’eût pas hésité à avouer avant son mariageau père ou au tuteur d’Armance. Il alla jusqu’à montrer àM. Dolier la partie de la lettre d’Armance citée plushaut.

– Vous ne pouvez vous dispenser de parler, lui répondit cebrave officier, ceci est de devoir étroit. Vous ne pouvez vousprévaloir de la générosité deMlle de Zohiloff. Il serait indigne de vous detromper qui que ce soit, et il serait encore plus au-dessous dunoble Octave de tromper une pauvre orpheline qui n’a peut-être quelui pour ami parmi tous les hommes de la famille.

Octave s’était dit toutes ces choses mille fois, mais ellesprirent une force toute nouvelle en passant par la bouche d’unhomme honnête et ferme.

Octave crut entendre la voix du destin.

Il prit congé de M. Dolier en se jurant d’écrire la lettrefatale dans le premier café qu’il rencontrerait à sa main droite ensortant de chez son parent ; il tint parole. Il écrivit unelettre de dix lignes et y mit l’adresse deMlle de Zohiloff, au château de *** prèsAndilly.

En sortant du café, il chercha des yeux une boîte aux lettres,le hasard voulut qu’il n’en vît pas. Bientôt un reste de cesentiment pénible qui le portait à retarder un tel aveu le pluspossible, vint lui persuader qu’une lettre de cette importance nedevait pas être confiée à la poste, qu’il était mieux de la placerlui-même dans la caisse d’oranger du jardin d’Andilly. Octave n’eutpas l’esprit de reconnaître dans l’idée de ce retard une dernièreillusion d’une passion à peine vaincue.

L’essentiel, dans sa position, était de ne pas céder d’un pas àla répugnance que les conseils sévères de M. Dolier venaientde l’aider à surmonter. Il monta à cheval pour porter sa lettre àAndilly.

Depuis la matinée où le commandeur avait eu le soupçon dequelque mésintelligence entre les amants, la légèreté naturelle deson caractère avait fait place à un désir de nuire assezconstant.

Il avait pris pour confident le chevalier de Bonnivet. Tout letemps que le commandeur employait naguère à rêver à desspéculations de Bourse et à écrire des chiffres dans un carnet, ille consacrait maintenant à chercher les moyens de rompre le mariagede son neveu.

Ses projets d’abord n’étaient pas fort raisonnables ; lechevalier de Bonnivet régularisa ses moyens d’attaque. Il luisuggéra de faire suivre Armance, et au moyen de quelques louis, lecommandeur fit des espions de tous les domestiques de la maison. Onlui dit qu’Octave et Armance s’écrivaient et cachaient leurslettres dans l’intérieur de la caisse d’un oranger portant telnuméro.

Une telle imprudence parut incroyable au chevalier deBonnivet ; il laissa le commandeur y rêver. Voyant au bout dehuit jours que M. de Soubirane ne trouvait rien au delàde l’idée commune de lire les phrases d’amour de deux amants, il lefit souvenir adroitement que parmi vingt goûts différents il avaiteu, pendant six mois, celui des lettres autographes ; lecommandeur employait alors un calqueur fort habile. Cette idéeparut dans cette tête, mais ne produisit rien. Elle y étaitcependant à côté d’une haine très-vive.

Le chevalier hésitait beaucoup à se hasarder avec un tel homme.La stérilité de son associé le décourageait. D’ailleurs, au premierrevers il pouvait tout avouer. Heureusement le chevalier se souvintd’un roman vulgaire où le personnage méchant fait imiter l’écrituredes amants et fabrique de fausses lettres. Le commandeur ne lisaitguère, mais il avait adoré les belles reliures. Le chevalier serésolut à tenter un dernier essai ; s’il ne réussissait pas,il abandonnait le commandeur à toute l’aridité de ses moyens. Unouvrier de Thouvenin magnifiquement payé travailla nuit et jour etrevêtit d’une reliure superbe le roman où l’on employait l’artificede fabriquer des lettres. Le chevalier prit ce livre magnifique,l’apporta à Andilly et tacha avec du café la page où la suppositiondes lettres était expliquée.

– Je suis au désespoir, dit-il un matin au commandeur, enentrant dans sa chambre. Mme de *** qui estfolle de ses livres, comme vous savez, a fait relier d’une manièreadmirable ce roman pitoyable. J’ai eu la sottise de le prendre chezelle, j’ai taché une page. Vous qui avez rassemblé ou inventé dessecrets étonnants pour tout, ne pourriez-vous pas m’indiquer lemoyen de fabriquer une page nouvelle ?

Le chevalier, après avoir beaucoup parlé et employé les mots lesplus voisins de l’idée qu’il voulait inspirer, laissa levolume dans la chambre du commandeur.

Il lui en parla bien dix fois avant queM. de Soubirane eût l’idée de brouiller les deux amantspar de fausses lettres.

Il en fut si fier que d’abord il s’exagéra son importance ;il en parla dans ce sens au chevalier qui eut horreur d’un moyen siimmoral, et le soir partit pour Paris. Deux jours après, lecommandeur en lui parlant revint sur cette idée.

– Une supposition de lettre est atroce, s’écria lechevalier. Aimez-vous votre neveu avec une affection assez vivepour que la fin puisse justifier le moyen ?

Mais le lecteur est peut-être aussi las que nous de ces tristesdétails ; détails où l’on voit les produits gangrenés de lanouvelle génération lutter avec la légèreté de l’ancienne.

Le commandeur prenant toujours en pitié la candeur du chevalierlui prouva que, dans une cause à peu près désespérée, le moyen leplus sûr d’être battu était de ne rien tenter.

M. de Soubirane prit sans affectation sur la cheminéede sa sœur plusieurs échantillons de l’écriture d’Armance, etobtint facilement de son calqueur des copies qu’il était difficilede distinguer des originaux. Il bâtissait déjà pour la rupture dumariage d’Octave les suppositions les plus décisives sur lesintrigues de l’hiver, les distractions du bal, les propositionsavantageuses qu’il pourrait faire faire à la famille. Le chevalierde Bonnivet admirait ce caractère. « Que cet homme-là n’est-ilministre, se disait-il, les plus hautes dignités seraient à moi.Mais avec cette exécrable charte, les discussions publiques, laliberté de la presse, jamais un tel être ne serait ministre, dequelque haute naissance qu’il pût se vanter. » Enfin aprèsquinze jours de patience, le commandeur eut l’idée de composer unelettre d’Armance à Méry de Tersan, son amie intime. Le chevalierfut pour la seconde fois sur le point de tout abandonner.M. de Soubirane avait employé deux jours à faire unmodèle de lettre pétillant d’esprit et surchargé d’idées fines,réminiscence de celles qu’il écrivait en 1789.

– Notre siècle est plus sérieux que cela, lui dit lechevalier, soyez plutôt pédant, grave, ennuyeux… Votre lettre estcharmante ; le chevalier de Laclos ne l’eût pas désavouée,mais elle ne trompera personne aujourd’hui.

– Toujours aujourd’hui, aujourd’hui ! reprit lecommandeur, votre Laclos n’était qu’un fat. Je ne sais pourquoivous autres jeunes gens vous en faites un modèle. Ses personnagesécrivent comme des perruquiers, etc., etc.

Le chevalier fut enchanté de la haine du commandeur pourM. de Laclos ; il défendit ferme l’auteur desLiaisons dangereuses, fut battu complètement, et enfinobtint un modèle de lettre point assez emphatique et allemand, maisenfin à peu près raisonnable. Le modèle de lettre arrêté après unediscussion si orageuse, fut présenté par le commandeur à soncalqueur d’autographes qui, croyant qu’il ne s’agissait que depropos galants, n’opposa que la difficulté nécessaire pour se fairebien payer, et imita à s’y tromper l’écriture deMlle de Zohiloff. Armance était supposéeécrire à son amie Méry de Tersan une longue lettre sur son prochainmariage avec Octave.

En arrivant à Andilly avec la lettre écrite d’après les conseilsde M. Dolier, l’idée dominante d’Octave pendant toute la routeavait été d’obtenir d’Armance qu’elle ne lirait sa lettre que lesoir après qu’ils se seraient séparés. Octave comptait partir lelendemain de grand matin ; il était bien sûr qu’Armance luirépondrait. Il espérait ainsi diminuer un peu l’embarras d’unepremière entrevue après un tel aveu. Octave ne s’y était déterminéque parce qu’il trouvait de l’héroïsme dans la façon de penserd’Armance. Depuis bien longtemps il n’avait pas surpris un quartd’heure de la vie d’Armance qui ne fût dominé par le bonheur ou parle chagrin produits par le sentiment qui les unissait. Octave nedoutait pas qu’elle n’eût pour lui une passion violente. Enarrivant à Andilly il sauta de son cheval, courut au jardin et encachant sa lettre sous quelques feuilles dans le coin de la caissed’oranger, il en trouva une d’Armance.

Chapitre 30

 

Il s’enfonça rapidement sous une allée de tilleuls pour pouvoirla lire sans être interrompu. Il vit par les premières lignes quecette lettre était écrite pour Mlle Méry de Tersan (c’était lalettre composée par le commandeur). Mais les premières lignesl’avaient tellement inquiété qu’il continua et lut :

« Je ne sais comment répondre à tes reproches. Tu asraison, ma bonne amie, je suis folle de me plaindre. Cetarrangement est sous tous les rapports bien au-dessus de ce quepouvait espérer une pauvre fille riche de la veille, et sansfamille pour l’établir et la protéger. C’est un homme d’esprit etde la plus haute vertu : peut-être en a-t-il trop pour moi. Tel’avouerai-je ? les temps sont bien changés ; ce qui eûtcomblé ma félicité il y a quelques mois n’est plus qu’undevoir ; le ciel m’a-t-il refusé la faculté d’aimerconstamment ? Je termine un arrangement raisonnable etavantageux, je me le dis sans cesse, mais mon cœur n’éprouve plusces doux transports que me donnait la vue de l’homme le plusparfait qui à mes yeux existât sur la terre, du seul être quiméritât d’être aimé. Je vois aujourd’hui que son humeur estinégale, ou plutôt pourquoi l’accuser ? Il n’a pas changélui ; tout mon malheur c’est qu’il y ait de l’inégalité dansmon cœur. Je vais faire un mariage avantageux, honorable, de toutesmanières ; mais, chère Méry, je rougis de te l’avouer ;je n’épouse plus l’être que j’aimais par-dessus tout ; je letrouve sérieux et quelquefois peu amusant, et c’est avec lui que jevais passer toute ma vie ! probablement dans quelque châteausolitaire au fond de quelque province où nous propageronsl’enseignement mutuel et la vaccine. Peut-être, chère amie,regretterai-je le salon deMme de Bonnivet ; qui nous l’eût dit il ya six mois ? Cette étrange légèreté de mon caractère est cequi m’afflige le plus. Octave n’est-il pas le jeune homme le plusremarquable que nous ayons vu cet hiver ? Mais j’ai passé unejeunesse si triste ! Je voudrais un mari amusant. Adieu.Après-demain l’on me permet d’aller à Paris ; à onzeheures je serai à ta porte. »

Octave resta frappé d’horreur. Tout à coup il se réveilla commed’un songe, et courut reprendre la lettre qu’il venait de déposerdans la caisse d’oranger : il la déchira avec rage, et mit lesfragments dans sa poche.

« J’avais besoin, se dit-il froidement, de la passion laplus folle et la plus profonde pour qu’on pût me pardonner monfatal secret. Contre toute raison, contre ce que je m’étais jurépendant toute ma vie, j’ai cru avoir rencontré un être au-dessus del’humanité. Pour mériter une telle exception, il eût fallu êtreaimable et gai, et c’est ce qui me manque. Je me suis trompé ;il ne me reste qu’à mourir.

» Ce serait sans doute pécher contre l’honneur que de nepas faire d’aveu, si j’enchaînais pour toujours la destinée deMlle de Zohiloff. Mais je puis la laisserlibre dans un mois. Elle sera une veuve jeune, riche, fort belle,sans doute fort recherchée ; et le nom de Malivert lui vaudramieux pour trouver un mari amusant que le nom encore peuconnu de Zohiloff. »

Ce fut dans ces sentiments qu’Octave entra chez sa mère où iltrouva Armance qui parlait de lui et songeait à son prochainretour ; bientôt elle fut aussi pâle et presque aussimalheureuse que lui, et cependant il venait de dire à sa mère qu’ilne pouvait supporter les délais qui retardaient son mariage.

– Bien des gens voudraient troubler mon bonheur, avait-ilajouté ; j’en ai la certitude. Quel besoin avons-nous de tantde préparatifs ? Armance est plus riche que moi, et il n’estpas probable que des robes ou des bijoux lui manquent jamais. J’oseespérer qu’avant la fin de la seconde année de notre union ellesera gaie, heureuse, jouissant de tous les plaisirs de Paris, etqu’elle ne se repentira jamais de la démarche qu’elle va faire. Jepense que jamais elle ne sera claquemurée à la campagne dansquelque vieux château.

Il y avait quelque chose de si étrange dans le son des parolesd’Octave, et de si peu d’accord avec le vœu qu’elles exprimaient,que presque en même temps Armance etMme de Malivert sentirent leurs yeux seremplir de larmes. Armance eut à peine la force derépondre :

– Ah ! cher ami, que vous êtescruel !

Fort mécontent de ne pas savoir jouer le bonheur, Octave sortitbrusquement. La résolution de terminer son mariage par la mortdonnait à ses manières quelque chose de sec et de cruel.

Après avoir pleuré avec Armance de ce qu’elle appelait la foliede son fils, Mme de Malivert conclut que lasolitude ne valait rien à un caractère naturellement sombre.

– L’aimes-tu toujours malgré ce défaut dont il est lepremier à souffrir ? ditMme de Malivert ; consulte ton cœur, mafille, je ne veux pas te rendre malheureuse, tout peut se rompreencore.

– Ah ! maman, je crois que je l’aime encore davantagedepuis que je ne le crois plus si parfait.

– Eh bien ! ma petite, repritMme de Malivert, je ferai ton mariage danshuit jours. D’ici là sois indulgente pour lui, il t’aime, tu n’enpeux douter. Tu sais quelle idée il a de ses devoirs envers sesparents, et cependant tu as vu sa fureur quand il te crut en butteaux mauvais propos de mon frère. Sois douce et bonne, ma chèrefille, avec cet être que rend malheureux quelque préjugé bizarrecontre le mariage.

Armance, à laquelle ces paroles jetées au hasard présentaient unsens si vrai, redoubla d’attentions et de dévouement tendre pourOctave.

Le lendemain, de grand matin, Octave vint à Paris, et dépensaune somme fort considérable, à peu près les deux tiers de tout cedont il pouvait disposer, pour acheter des bijoux de grand prixqu’il fit placer dans la corbeille de mariage.

Il passa chez le notaire de son père et fit ajouter au contratde mariage des clauses extrêmement avantageuses à la future épouseet qui, en cas de veuvage, lui assuraient la plus brillanteindépendance.

Ce fut par des soins de ce genre qu’Octave remplit les dix joursqui s’écoulèrent entre la découverte de la prétendue lettred’Armance et son mariage. Ces jours furent pour Octave plustranquilles qu’il n’eût osé l’espérer. Ce qui pour les âmes tendresrend le malheur si cruel, c’est une petite lueur d’espérance quiquelquefois subsiste encore.

Octave n’en avait aucune. Son parti était arrêté, et pour lesâmes fermes, quelque dur que soit le parti pris, il dispense deréfléchir sur son sort et ne demande plus que le courage d’exécuterexactement ; et c’est peu de chose.

Ce qui frappait le plus Octave, quand les préparatifsnécessaires et les soins de tout genre le laissaient à lui-même,c’était un long étonnement : Quoi !Mlle de Zohiloff n’était plus rien pourlui ! Il s’était tellement accoutumé à croire fermement àl’éternité de son amour et de leur liaison intime, qu’à chaqueinstant il oubliait que tout était changé, il ne pouvait se figurerla vie sans Armance. Chaque matin presque, il avait besoin à sonréveil de s’apprendre son malheur. Il y avait un moment cruel. Maisbientôt l’idée de la mort venait le consoler et rendre le calme àson cœur.

Toutefois, vers la fin de cet intervalle de dix jours, l’extrêmetendresse d’Armance lui donna quelques moments de faiblesse. Dansleurs promenades solitaires, se croyant autorisée par leur mariagesi prochain, Armance se permit une ou deux fois de prendre la maind’Octave qu’il avait fort belle, et de la porter à ses lèvres. Ceredoublement de soins tendres qu’Octave remarqua fort bien etauquel, malgré lui, il était extrêmement sensible, rendit souventvive et poignante une douleur qu’il croyait avoir surmontée.

Il se figurait ce qu’eussent été ces caresses venant d’un êtrequi l’eût véritablement aimé, venant d’Armance, telle que d’aprèsson propre aveu, dans la lettre fatale à Méry de Tersan, elle étaitencore deux mois auparavant. « Et mon peu d’amabilité et degaieté a pu faire cesser son amour, se disait Octave avec amertume.Hélas ! c’était l’art de me faire bien venir dans le mondequ’il fallait apprendre au lieu de me livrer à tant de vainessciences ! À quoi m’ont-elles servi ? À quoi m’ont servimes succès auprès de Mme d’Aumale ? elle m’eûtaimé si je l’eusse voulu. Je n’étais pas fait pour plaire à ce queje respecte. Apparemment qu’une timidité malheureuse me rendtriste, peu aimable, quand je désire passionnément de plaire.

» Armance m’a toujours fait peur. Je ne l’ai jamaisapprochée sans sentir que je paraissais devant le maître de madestinée. Il aurait fallu demander à l’expérience et à ce que jevoyais se passer dans le monde, des idées plus justes sur l’effetque produit un homme aimable qui veut intéresser une jeune fille devingt ans…

» Mais tout cela est inutile désormais, disait Octave ensouriant tristement et s’interrompant : ma vie est finie.Vixi et quem dederat cursum fortuna peregi[5]. »

Dans certains moments d’humeur sombre, Octave allait jusqu’àvoir dans les manières tendres d’Armance si peu d’accord avecl’extrême retenue qui lui était si naturelle, l’accomplissementd’un devoir désagréable qu’elle s’imposait. Rien alors n’étaitcomparable à la rudesse de sa conduite qui réellement avoisinaitl’apparence de la folie.

Moins malheureux dans d’autres instants, il se laissait toucherpar la grâce séduisante de cette jeune fille qui allait être sonépouse. Il eût été difficile, en effet, de rien imaginer de plustouchant et de plus noble que les manières caressantes de cettejeune fille ordinairement si réservée, faisant violence auxhabitudes de toute sa vie pour essayer de rendre un peu de calme àl’homme qu’elle aimait. Elle le croyait victime de remords etcependant éprouvait pour lui une passion violente. Depuis que lagrande affaire de la vie d’Armance n’était plus de cacher son amouret de se le reprocher, Octave lui était devenu encore pluscher.

Un jour, dans une promenade vers les bois d’Écouen, émueelle-même par les mots tendres qu’elle se permettait, Armance allajusqu’à lui dire, et elle était de bonne foi dans cemoment :

– J’ai quelquefois des idées de commettre un crime égal autien pour mériter que tu ne me craignes plus.

Octave, séduit par l’accent de la vraie passion et comprenanttoute sa pensée, s’arrêta pour la regarder fixement et peu s’enfallut qu’il ne lui remît la lettre d’aveu dont il portait toujoursles fragments sur lui. En portant la main dans la poche de sonhabit, il sentit le papier plus fin de la prétendue lettre destinéeà Méry de Tersan, et sa bonne intention fut glacée.

Chapitre 31

 

If he be turn’d to earth, let me but give him one hearty kiss,and you shall put us both into one coffin.

WEBSTER.

Octave était tenu à un grand nombre de démarches nécessairesauprès de grands-parents qu’il savait désapprouver extrêmement sonmariage. Dans des circonstances ordinaires, rien n’eût été pluspénible pour lui. Il fût sorti malheureux et presque dégoûté dubonheur, des hôtels de ses illustres parents. À son grandétonnement, il observa, en remplissant ces devoirs, que rien ne luiétait pénible ; c’est que rien ne lui inspirait plusd’intérêt. Il était mort au monde.

Depuis l’inconstance d’Armance, les hommes étaient pour lui desêtres d’une espèce étrangère. Rien ne pouvait l’émouvoir, pas plusles malheurs de la vertu que la prospérité du crime. Une voixsecrète lui disait : « Ces malheureux le sont moins quetoi. »

Octave s’acquitta avec une indifférence admirable de ce que lacivilisation moderne a entassé de démarches sottes pour gâter unbeau jour. Le mariage se fit.

Profitant d’un usage qui commence à s’établir, Octave partitaussitôt avec Armance pour la terre de Malivert, située enDauphiné ; et dans le fait il la conduisit à Marseille. Là illui apprit qu’il avait fait vœu d’aller montrer en Grèce que malgréson dégoût pour les manières militaires, il pouvait manier uneépée. Armance était si heureuse depuis son mariage, qu’elleconsentit sans désespoir à cette séparation momentanée. Octavelui-même, ne pouvant se dissimuler le bonheur d’Armance, eut lafaiblesse, bien grande à ses yeux, de retarder son départ de huitjours, qu’il employa à visiter avec elle la sainte Baume, lechâteau Borelli et les environs de Marseille. Il était attendri dubonheur de sa jeune épouse. « Elle joue la comédie, sedisait-il, et sa lettre de Méry me le prouve évidemment ; maiselle la joue si bien ! » Il eut des moments d’illusion oùla félicité parfaite d’Armance finissait par le rendre heureux.« Quelle autre femme au monde, se disait Octave, même par dessentiments plus sincères, pourrait me donner autant debonheur ? »

Enfin, il fallut se séparer ; à peine embarqué, Octave payacher ces moments d’illusion. Pendant quelques jours il ne se trouvaplus le courage de mourir. « Je serais le dernier des hommes,se disait-il, et un lâche à mes propres yeux, si d’après macondamnation prononcée par le sage Dolier, je ne rends pas bientôtArmance à la liberté. Je perds peu de chose à quitter la vie,ajoutait-il en soupirant ; si Armance joue l’amour avec tantde grâce, ce n’est qu’une réminiscence, elle se rappelle ce qu’ellesentait pour moi autrefois. Je n’aurais pas tardé à l’ennuyer. Ellem’estime probablement, mais n’a plus pour moi de sentimentpassionné, et ma mort l’affligera sans la mettre audésespoir. » Cette cruelle certitude finit par faire oublier àOctave la divine beauté d’Armance enivrée de bonheur, et sepâmant dans ses bras la veille de son départ. Il reprit ducourage, et dès le troisième jour de navigation, avec le courage latranquillité reparut. Le vaisseau se trouvait par le travers del’île de Corse. Le souvenir d’un grand homme mort si malheureuxapparut à Octave et vint lui rendre de la fermeté. Comme il pensaità lui sans cesse, il l’eut presque pour témoin de sa conduite. Ilfeignit une maladie mortelle. Heureusement le seul officier desanté qu’on eût à bord était un vieux charpentier qui prétendait seconnaître à la fièvre, et il fut le premier trompé par le délire etl’état affreux d’Octave. Grâce à quelques moments d’affectation,Octave vit au bout de huit jours qu’on désespérait de son retour àla vie. Il fit appeler le capitaine dans ce qu’on appelait un deses moments lucides, et dicta son testament, que signèrent commetémoins les neuf personnes composant l’équipage.

Octave avait eu le soin de déposer un testament semblable chezun notaire de Marseille. Il laissait tout ce dont il pouvaitdisposer à sa femme, sous la condition bizarre qu’elle seremarierait dans les vingt mois qui suivraient son décès. SiMme Octave de Malivert ne jugeait pas à propos deremplir cette condition, il priait sa mère d’accepter safortune.

Après avoir signé son testament en présence de tout l’équipage,Octave tomba dans une grande faiblesse et demanda les prières desagonisants, que quelques matelots italiens récitèrent auprès delui. Il écrivit à Armance, et mit dans sa lettre celle qu’il avaiteu le courage de lui écrire dans un café de Paris, et la lettre àson amie Méry de Tersan qu’il avait surprise dans la caisse del’oranger. Jamais Octave n’avait été sous le charme de l’amour leplus tendre comme dans ce moment suprême. Excepté le genre de samort, il s’accorda le bonheur de tout dire à son Armance. Octavecontinua à languir pendant plus d’une semaine, chaque jour il sedonnait le nouveau plaisir d’écrire à son amie. Il confia seslettres à plusieurs matelots, qui lui promirent de les remettreeux-mêmes à son notaire à Marseille.

Un mousse du haut de la vigie cria : Terre !C’était le sol de la Grèce et les montagnes de la Morée que l’onapercevait à l’horizon. Un vent frais portait le vaisseau avecrapidité. Le nom de la Grèce réveilla le courage d’Octave :« Je te salue, se dit-il, ô terre des héros ! » Et àminuit, le 3 de mars, comme la lune se levait derrière le montKalos, un mélange d’opium et de digitale préparé par lui délivradoucement Octave de cette vie qui avait été pour lui si agitée. Aupoint du jour, on le trouva sans mouvement sur le pont, couché surquelques cordages. Le sourire était sur ses lèvres, et sa rarebeauté frappa jusqu’aux matelots chargés de l’ensevelir. Le genrede sa mort ne fut soupçonné en France que de la seule Armance. Peuaprès, le marquis de Malivert étant mort, Armance etMme de Malivert prirent le voile dans le mêmecouvent.

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