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Autour de la Lune

Autour de la Lune

de Jules Verne

Chapitre préliminaire

Qui résume la première partie de cet ouvrage, pour servir de préface a la seconde.

Pendant le cours de l’année 186. , le monde entier fut singulièrement ému par une tentative scientifique sans précédents dans les annales de la science. Les membres du Gun-Club, cercle d’artilleurs fondé à Baltimore après la guerre d’Amérique, avaient eu l’idée de se mettre en communication avec la Lune – oui, avec la Lune –, en lui envoyant un boulet. Leur président Barbicane, le promoteur de l’entreprise, ayant consulté à ce sujet les astronomes de l’Observatoire de Cambridge, prit toutes les mesures nécessaires au succès de cette extraordinaire entreprise, déclarée réalisable par la majorité des gens compétents. Après avoir provoqué une souscription publique qui produisit près de trente millions de francs, il commença ses gigantesques travaux.

Suivant la note rédigée par les membres de l’Observatoire, le canon destiné à lancer le projectile devait être établi dans un pays situé entre 0 et 28 degrés de latitude nord ou sud, afin deviser la Lune au zénith. Le boulet devait être animé d’une vitesse initiale de douze mille yards à la seconde. Lancé le 1er décembre,à onze heures moins treize minutes et vingt secondes du soir, il devait rencontrer la Lune quatre jours après son départ, le 5décembre, à minuit précis, à l’instant même où elle se trouveraitdans son périgée, c’est-à-dire à sa distance la plus rapprochée dela Terre, soit exactement quatre-vingt-six mille quatre cent dixlieues.

Les principaux membres du Gun-Club, le président Barbicane, lemajor Elphiston, le secrétaire J. -T. Maston et autres savantstinrent plusieurs séances dans lesquelles furent discutées la formeet la composition du boulet, la disposition et la nature du canon,la qualité et la quantité de la poudre à employer. Il fut décidé :1° que le projectile serait un obus en aluminium d’un diamètre decent huit pouces et d’une épaisseur de douze pouces à ses parois,qui pèserait dix-neuf mille deux cent cinquante livres ; 2°que le canon serait une Columbiad en fonte de fer longue de neufcents pieds, qui serait coulée directement dans le sol ; 3°que la charge emploierait quatre cent mille livres de fulmi-cotonqui, développant six milliards de litres de gaz sous le projectile,l’emporteraient facilement vers l’astre des nuits.

Ces questions résolues, le président Barbicane, aidé del’ingénieur Murchison, fit choix d’un emplacement situé dans laFloride par 27° 7’de latitude nord et 5° 7’de longitude ouest. Cefut en cet endroit, qu’après des travaux merveilleux, la Columbiadfut coulée avec un plein succès.

Les choses en étaient là, quand survint un incident qui centuplal’intérêt attaché à cette grande entreprise.

Un Français, un Parisien fantaisiste, un artiste aussi spirituelqu’audacieux, demanda à s’enfermer dans un boulet afin d’atteindrela Lune et d’opérer une reconnaissance du satellite terrestre. Cetintrépide aventurier se nommait Michel Ardan. Il arriva enAmérique, fut reçu avec enthousiasme, tint des meetings, se vitporter en triomphe, réconcilia le président Barbicane avec sonmortel ennemi le capitaine Nicholl et, comme gage deréconciliation, il les décida à s’embarquer avec lui dans leprojectile.

La proposition fut acceptée. On modifia la forme du boulet. Ildevint cylindro-conique. On garnit cette espèce de wagon aérien deressorts puissants et de cloisons brisantes qui devaient amortir lecontrecoup du départ. On le pourvut de vivres pour un an, d’eaupour quelques mois, de gaz pour quelques jours. Un appareilautomatique fabriquait et fournissait l’air nécessaire à larespiration des trois voyageurs. En même temps, le Gun-Club faisaitconstruire sur l’un des plus hauts sommets des montagnes Rocheusesun gigantesque télescope qui permettrait de suivre le projectilependant son trajet à travers l’espace. Tout était prêt.

Le 30 novembre, à l’heure fixée, au milieu d’un concoursextraordinaire de spectateurs, le départ eut lieu et pour lapremière fois, trois êtres humains, quittant le globe terrestre,s’élancèrent vers les espaces interplanétaires avec la presquecertitude d’arriver à leur but. Ces audacieux voyageurs, MichelArdan, le président Barbicane et le capitaine Nicholl, devaienteffectuer leur trajet en quatre-vingt dix-sept heures treizeminutes et vingt secondes. Conséquemment, leur arrivée à lasurface du disque lunaire ne pouvait avoir lieu que le 5 décembre,à minuit, au moment précis où la Lune serait pleine, et non le 4,ainsi que l’avaient annoncé quelques journaux mal informés.

Mais, circonstance inattendue, la détonation produite par laColumbiad eut pour effet immédiat de troubler l’atmosphèreterrestre en y accumulant une énorme quantité de vapeurs. Phénomènequi excita l’indignation générale, car la Lune fut voilée pendantplusieurs nuits aux yeux de ses contemplateurs.

Le digne J. -T. Maston, le plus vaillant ami des troisvoyageurs, partit pour les montagnes Rocheuses, en compagnie del’honorable J. Belfast, directeur de l’Observatoire de Cambridge,et il gagna la station de Long’s-Peak, où se dressait le télescopequi rapprochait la Lune à deux lieues. L’honorable secrétaire duGun-Club voulait observer lui-même le véhicule de ses audacieuxamis.

L’accumulation des nuages dans l’atmosphère empêcha touteobservation pendant les 5, 6, 7, 8, 9 et 10 décembre. On crut mêmeque l’observation devrait être remise au 3 janvier de l’annéesuivante, car la Lune, entrant dans son dernier quartier le 11, neprésenterait plus alors qu’une portion décroissante de son disque,insuffisante pour permettre d’y suivre la trace du projectile.

Mais enfin, à la satisfaction générale, une forte tempêtenettoya l’atmosphère dans la nuit du 11 au 12 décembre, et la Lune,à demi éclairée, se découpa nettement sur le fond noir du ciel.

Cette nuit même, un télégramme était envoyé de la station deLong’s-Peak par J. -T. Maston et Belfast à MM. les membres dubureau de l’Observatoire de Cambridge.

Or, qu’annonçait ce télégramme ?

Il annonçait : que le 11 décembre, à huit heures quarante-septdu soir, le projectile lancé par la Columbiad de Stone’s-Hill avaitété aperçu par MM. Belfast et J. -T. Maston, – que le boulet, déviépour une cause ignorée, n’avait point atteint son but, mais qu’ilen était passé assez près pour être retenu par l’attractionlunaire, – que son mouvement rectiligne s’était changé en unmouvement circulaire, et qu’alors, entraîné suivant un orbeelliptique autour de l’astre des nuits, il en était devenu lesatellite.

Le télégramme ajoutait que les éléments de ce nouvel astren’avaient pu être encore calculés ; – et en effet, troisobservations prenant l’astre dans trois positions différentes, sontnécessaires pour déterminer ces éléments. Puis, il indiquait que ladistance séparant le projectile de la surface lunaire « pouvait »être évaluée à deux mille huit cent trente-trois milles environ,soit quatre mille cinq cents lieues.

Il terminait enfin en émettant cette double hypothèse : Oul’attraction de la Lune finirait par l’emporter, et les voyageursatteindraient leur but ; ou le projectile, maintenu dans unorbe immutable, graviterait autour du disque lunaire jusqu’à la findes siècles.

Dans ces diverses alternatives, quel serait le sort desvoyageurs ? Ils avaient des vivres pour quelque temps, c’estvrai. Mais en supposant même le succès de leur téméraireentreprise, comment reviendraient-ils ? Pourraient-ils jamaisrevenir ? Aurait-on de leurs nouvelles ? Ces questions,débattues par les plumes les plus savantes du temps, passionnèrentle public.

Il convient de faire ici une remarque qui doit être méditée parles observateurs trop pressés. Lorsqu’un savant annonce au publicune découverte purement spéculative, il ne saurait agir avec assezde prudence. Personne n’est forcé de découvrir ni une planète, niune comète, ni un satellite, et qui se trompe en pareil cas,s’expose justement aux quolibets de la foule. Donc, mieux vautattendre, et c’est ce qu’aurait dû faire l’impatient J. -T. Maston,avant de lancer à travers le monde ce télégramme qui, suivant lui,disait le dernier mot de cette entreprise.

En effet, ce télégramme contenait des erreurs de deux sortes,ainsi que cela fut vérifié plus tard : 1° Erreurs d’observation, ence qui concernait la distance du projectile à la surface de laLune, car, à la date du 11 décembre, il était impossible del’apercevoir, et ce que J. -T. Maston avait vu ou cru voir, nepouvait être le boulet de la Columbiad. 2° Erreurs de théorie surle sort réservé audit projectile, car en faire un satellite de laLune, c’était se mettre en contradiction absolue avec les lois dela mécanique rationnelle.

Une seule hypothèse des observateurs de Long’s-Peak pouvait seréaliser, celle qui prévoyait le cas où les voyageurs – s’ilsexistaient encore –, combineraient leurs efforts avec l’attractionlunaire de manière à atteindre la surface du disque.

Or, ces hommes, aussi intelligents que hardis, avaient survécuau terrible contrecoup du départ, et c’est leur voyage dans leboulet-wagon qui va être raconté jusque dans ses plus dramatiquescomme dans ses plus singuliers détails. Ce récit détruira beaucoupd’illusions et de prévisions ; mais il donnera une juste idéedes péripéties réservées à une pareille entreprise, et il mettra enrelief les instincts scientifiques de Barbicane, les ressources del’industrieux Nicholl et l’humoristique audace de Michel Ardan.

En outre, il prouvera que leur digne ami, J. -T. Maston, perdaitson temps, lorsque, penché sur le gigantesque télescope, ilobservait la marche de la Lune à travers les espacesstellaires.

Chapitre 1De dix heures vingt a dix heures quarante-sept minutes du soir

Quand dix heures sonnèrent, Michel Ardan, Barbicane et Nichollfirent leurs adieux aux nombreux amis qu’ils laissaient sur terre.Les deux chiens, destinés à acclimater la race canine sur lescontinents lunaires, étaient déjà emprisonnés dans le projectile.Les trois voyageurs s’approchèrent de l’orifice de l’énorme tube defonte, et une grue volante les descendit jusqu’au chapeau coniquedu boulet.

Là, une ouverture, ménagée à cet effet, leur donna accès dans lewagon d’aluminium. Les palans de la grue étant halés à l’extérieur,la gueule de la Columbiad fut instantanément dégagée de sesderniers échafaudages.

Nicholl, une fois introduit avec ses compagnons dans leprojectile, s’occupa d’en fermer l’ouverture au moyen d’une forteplaque maintenue intérieurement par de puissantes vis de pression.D’autres plaques, solidement adaptées, recouvraient les verreslenticulaires des hublots. Les voyageurs, hermétiquement clos dansleur prison de métal, étaient plongés au milieu d’une obscuritéprofonde.

« Et maintenant, mes chers compagnons, dit Michel Ardan, faisonscomme chez nous. Je suis homme d’intérieur, moi, et très fort surl’article ménage. Il s’agit de tirer le meilleur parti possible denotre nouveau logement et d’y trouver nos aises. Et d’abord,tâchons d’y voir un peu plus clair. Que diable ! le gaz n’apas été inventé pour les taupes ! »

Ce disant, l’insouciant garçon fit jaillir la flamme d’uneallumette qu’il frotta à la semelle de sa botte ; puis, ill’approcha du bec fixé au récipient, dans lequel l’hydrogènecarboné, emmagasiné à une haute pression, pouvait suffire àl’éclairage et au chauffage du boulet pendant cent quarante-quatreheures, soit six jours et six nuits.

Le gaz s’alluma. Le projectile, ainsi éclairé, apparut comme unechambre confortable, capitonnée à ses parois, meublée de divanscirculaires, et dont la voûte s’arrondissait en forme de dôme.

Les objets qu’elle renfermait, armes, instruments, ustensiles,solidement saisis et maintenus contre les rondeurs du capiton,devaient supporter impunément le choc du départ. Toutes lesprécautions humainement possibles avaient été prises pour mener àbonne fin une si téméraire tentative.

Michel Ardan examina tout et se déclara fort satisfait de soninstallation.

« C’est une prison, dit-il, mais une prison qui voyage, et avecle droit de mettre le nez à la fenêtre, je ferais bien un bail decent ans ! Tu souris Barbicane ? As-tu donc unearrière-pensée ? Te dis-tu que cette prison pourrait êtrenotre tombeau ? Tombeau, soit, mais je ne le changerais paspour celui de Mahomet qui flotte dans l’espace et ne marchepas ! »

Pendant que Michel Ardan parlait ainsi, Barbicane et Nichollfaisaient leurs derniers préparatifs.

Le chronomètre de Nicholl marquait dix heures vingt minutes dusoir lorsque les trois voyageurs se furent définitivement murésdans leur boulet. Ce chronomètre était réglé à un dixième deseconde près sur celui de l’ingénieur Murchison. Barbicane leconsulta.

« Mes amis, dit-il, il est dix heures vingt. A dix heuresquarante-sept, Murchison lancera l’étincelle électrique sur le filqui communique avec la charge de la Columbiad. A ce moment précis,nous quitterons notre sphéroïde. Nous avons donc encore vingt-septminutes à rester sur la terre.

– Vingt-six minutes et treize secondes, répondit le méthodiqueNicholl.

– Eh bien, s’écria Michel Ardan d’un ton de belle humeur, envingt-six minutes, on fait bien des choses ! On peut discuterles plus graves questions de morale ou de politique, et même lesrésoudre ! Vingt-six minutes bien employées valent mieux quevingt-six années où on ne fait rien ! Quelques secondes d’unPascal ou d’un Newton sont plus précieuses que toute l’existence del’indigeste foule des imbéciles…

– Et tu en conclus, éternel parleur ? demanda le présidentBarbicane.

– J’en conclus que nous avons vingt-six minutes, réponditArdan.

– Vingt-quatre seulement, dit Nicholl.

– Vingt-quatre, si tu y tiens, mon brave capitaine, réponditArdan, vingt-quatre minutes pendant lesquelles on pourraitapprofondir…

– Michel, dit Barbicane, pendant notre traversée, nous auronstout le temps nécessaire pour approfondir les questions les plusardues. Maintenant occupons-nous du départ.

– Ne sommes-nous pas prêts ?

– Sans doute. Mais il est encore quelques précautions à prendrepour atténuer autant que possible le premier choc !

– N’avons-nous pas ces couches d’eau disposées entre lescloisons brisantes, et dont l’élasticité nous protégerasuffisamment ?

– Je l’espère, Michel, répondit doucement Barbicane, mais jen’en suis pas bien sûr !

– Ah ! le farceur ! s’écria Michel Ardan. Ilespère ! … Il n’est pas sûr ! … Et il attend lemoment où nous sommes encaqués pour faire ce déplorable aveu !Mais je demande à m’en aller !

– Et le moyen ? répliqua Barbicane.

– En effet ! dit Michel Ardan, c’est difficile. Nous sommesdans le train et le sifflet du conducteur retentira avantvingt-quatre minutes…

– Vingt », fit Nicholl.

Pendant quelques instants, les trois voyageurs se regardèrent.Puis ils examinèrent les objets emprisonnés avec eux.

« Tout est à sa place, dit Barbicane. Il s’agit de décidermaintenant comment nous nous placerons le plus utilement poursupporter le choc du départ. La position à prendre ne saurait êtreindifférente, et autant que possible, il faut empêcher que le sangne nous afflue trop violemment à la tête.

– Juste, fit Nicholl.

– Alors, répondit Michel Ardan, prêt à joindre l’exemple à laparole, mettons-nous la tête en bas et les pieds en haut, comme lesclowns du Great-Circus !

– Non, dit Barbicane, mais étendons-nous sur le côté. Nousrésisterons mieux ainsi au choc. Remarquez bien qu’au moment où leboulet partira que nous soyons dedans ou que nous soyons devant,c’est à peu près la même chose.

– Si ce n’est qu’ » à peu près » la même chose, je me rassure,répliqua Michel Ardan.

– Approuvez-vous mon idée, Nicholl ? demanda Barbicane.

– Entièrement, répondit le capitaine. Encore treize minutes etdemie.

– Ce n’est pas un homme que ce Nicholl s’écria Michel, c’est unchronomètre à secondes, a échappement, avec huit trous… »

Mais ses compagnons ne l’écoutaient plus, et ils prenaient leursdernières dispositions avec un sang-froid inimaginable. Ils avaientl’air de deux voyageurs méthodiques, montés dans un wagon, etcherchant à se caser aussi confortablement que possible. On sedemande vraiment de quelle matière sont faits ces cœursd’Américains auxquels l’approche du plus effroyable danger n’ajoutepas une pulsation !

Trois couchettes, épaisses et solidement conditionnées, avaientété placées dans le projectile. Nicholl et Barbicane lesdisposèrent au centre du disque qui formait le plancher mobile. Làdevaient s’étendre les trois voyageurs, quelques moments avant ledépart.

Pendant ce temps, Ardan, ne pouvant rester immobile, tournaitdans son étroite prison comme une bête fauve en cage, causant avecses amis, parlant à ses chiens, Diane et Satellite, auxquels, on levoit, il avait donné depuis quelque temps ces nomssignificatifs.

« Hé ! Diane ! Hé ! Satellite ! s’écriait-ilen les excitant. Vous allez donc montrer aux chiens sélénites lesbonnes façons des chiens de la terre ! Voilà qui fera honneurà la race canine ! Pardieu ! Si nous revenons jamaisici-bas, je veux rapporter un type croisé de « moon-dogs » qui ferafureur !

– S’il y a des chiens dans la Lune, dit Barbicane.

– Il y en a, affirma Michel Ardan, comme il y a des chevaux, desvaches, des ânes, des poules. Je parie que nous y trouvons despoules !

– Cent dollars que nous n’en trouverons pas, dit Nicholl.

– Tenu, mon capitaine, répondit Ardan en serrant la main deNicholl. Mais à propos, tu as déjà perdu trois paris avec notreprésident, puisque les fonds nécessaires à l’entreprise ont étéfaits, puisque l’opération de la fonte a réussi, et enfin puisquela Columbiad a été chargée sans accident, soit six milledollars.

– Oui, répondit Nicholl. Dix heures trente-sept minutes et sixsecondes.

– C’est entendu, capitaine. Eh bien, avant un quart d’heure, tuauras encore à compter neuf mille dollars au président, quatremille parce que la Columbiad n’éclatera pas, et cinq mille parceque le boulet s’enlèvera à plus de six milles dans l’air.

– J’ai les dollars, répondit Nicholl en frappant sur la poche deson habit, je ne demande qu’à payer.

– Allons, Nicholl, je vois que tu es un homme d’ordre, ce que jen’ai jamais pu être, mais en somme, tu as fait là une série deparis peu avantageux pour toi, permets-moi de te le dire.

– Et pourquoi ? demanda Nicholl.

– Parce que si tu gagnes le premier, c’est que la Columbiad auraéclaté, et le boulet avec, et Barbicane ne sera plus là pour terembourser tes dollars.

– Mon enjeu est déposé à la banque de Baltimore, réponditsimplement Barbicane, et à défaut de Nicholl, il retournera à seshéritiers !

– Ah ! hommes pratiques ! s’écria Michel Ardan,esprits positifs ! Je vous admire d’autant plus que je ne vouscomprends pas.

– Dix heures quarante deux ! dit Nicholl.

– Plus que cinq minutes ! répondit Barbicane.

– Oui ! cinq petites minutes ! répliqua Michel Ardan.Et nous sommes enfermés dans un boulet au fond d’un canon de neufcents pieds ! Et sous ce boulet sont entassés quatre centmille livres de fulmi-coton qui valent seize cent mille livres depoudre ordinaire ! Et l’ami Murchison, son chronomètre à lamain, l’œil fixé sur l’aiguille, le doigt posé sur l’appareilélectrique, compte les secondes et va nous lancer dans les espacesinterplanétaires !…

– Assez, Michel, assez ! dit Barbicane d’une voix grave.Préparons-nous. Quelques instants seulement nous séparent d’unmoment suprême. Une poignée de main, mes amis.

– Oui », s’écria Michel Ardan, plus ému qu’il ne voulait leparaître.

Ces trois hardis compagnons s’unirent dans une dernièreétreinte.

« Dieu nous garde ! » dit le religieux Barbicane.

Michel Ardan et Nicholl s’étendirent sur les couchettesdisposées au centre du disque.

« Dix heures quarante sept ! » murmura le capitaine.

Vingt secondes encore ! Barbicane éteignit rapidement legaz et se coucha près de ses compagnons.

Le profond silence e n’était interrompu que par les battementsdu chronomètre frappant la seconde.

Soudain, un choc épouvantable se produisit, et le projectile,sous la poussée de six milliards de litres de gaz développés par ladéflagration du pyroxyle, s’enleva dans l’espace.

Chapitre 2La première demi-heure

Que s’était-il passé ? Quel effet avait produit cetteeffroyable secousse ? L’ingéniosité des constructeurs duprojectile avait-elle obtenu un résultat heureux ? Le chocs’était-il amorti, grâce aux ressorts, aux quatre tampons, auxcoussins d’eau, aux cloisons brisantes ? Avait-on domptél’effrayante poussée de cette vitesse initiale de onze mille mètresqui eût suffi à traverser Paris ou New York en une seconde ?C’est évidemment la question que se posaient les mille témoins decette scène émouvante. Ils oubliaient le but du voyage pour nesonger qu’aux voyageurs ! Et si quelqu’un d’entre eux – J. -T.Maston, par exemple –, eût pu jeter un regard à l’intérieur duprojectile, qu’aurait-il vu ?

Rien alors. L’obscurité était profonde dans le boulet. Mais sesparois cylindro-coniques avaient supérieurement résisté. Pas unedéchirure, pas une flexion, pas une déformation. L’admirableprojectile ne s’était même pas altéré sous l’intense déflagrationdes poudres, ni liquéfié, comme on paraissait le craindre, en unepluie d’aluminium.

A l’intérieur, peu de désordre, en somme. Quelques objetsavaient été lancés violemment vers la voûte ; mais les plusimportants ne semblaient pas avoir souffert du choc. Leurs saisinesétaient intactes.

Sur le disque mobile, rabaissé jusqu’au culot, après le bris descloisons et l’échappement de l’eau, trois corps gisaient sansmouvement. Barbicane, Nicholl, Michel Ardan respiraient-ilsencore ? Ce projectile n’était-il plus qu’un cercueil demétal, emportant trois cadavres dans l’espace ? …

Quelques minutes après le départ du boulet, un de ces corps fitun mouvement ; ses bras s’agitèrent, sa tête se redressa, etil parvint à se mettre sur les genoux. C’était Michel Ardan. Il sepalpa, poussa un a « hem » sonore, puis il dit ;

« Michel Ardan, complet. Voyons les autres ! »

Le courageux Français voulut se lever ; mais il ne put setenir debout. Sa tête vacillait, son sang violemment injecté,l’aveuglait, il était comme un homme ivre.

« Brr ! fit-il. Cela me produit le même effet que deuxbouteilles de Corton. Seulement, c’est peut-être moins agréable àavaler ! »

Puis, passant plusieurs fois sa main sur son front et sefrottant les tempes, il cria d’une voix ferme :

« Nicholl ! Barbicane ! »

Il attendit anxieusement. Nulle réponse. Pas même un soupir quiindiquât que le cœur de ses compagnons battait encore. Il réitérason appel. Même silence.

« Diable ! dit-il. Ils ont l’air d’être tombés d’uncinquième étage sur la tête ! Bah ! ajouta-t-il aveccette imperturbable confiance que rien ne pouvait enrayer, si unFrançais a pu se mettre sur les genoux, deux Américains ne serontpas gênés de se remettre sur les pieds. Mais, avant tout éclaironsla situation ».

Ardan sentait la vie lui revenir à flots. Son sang se calmait etreprenait sa circulation accoutumée. De nouveaux efforts leremirent en équilibre. Il parvint à se lever, tira de sa poche uneallumette et l’enflamma sous le frottement du phosphore. Puis,l’approchant du bec, il l’alluma. Le récipient n’avait aucunementsouffert. Le gaz ne s’était pas échappé. D’ailleurs, son odeurl’eût trahi, et en ce cas, Michel Ardan n’aurait pas impunémentpromené une allumette enflammée dans ce milieu rempli d’hydrogène.Le gaz, combiné avec l’air, eût produit un mélange détonant etl’explosion aurait achevé ce que la secousse avait commencépeut-être.

Dès que le bec fut allumé, Ardan se pencha sur les corps de sescompagnons. Ces corps étaient renversés l’un sur l’autre, comme desmasses inertes. Nicholl dessus, Barbicane dessous.

Ardan redressa le capitaine, l’accota contre un divan, et lefrictionna vigoureusement. Ce massage, intelligemment pratiqué,ranima Nicholl, qui ouvrit les yeux, recouvra instantanément sonsang-froid, saisit la main d’Ardan. Puis, regardant autour de lui:

« Et Barbicane ? demanda-t-il.

– Chacun son tour, répondit tranquillement Michel Ardan. J’aicommencé par toi, Nicholl, parce que tu étais dessus. Passonsmaintenant à Barbicane. »

Cela dit, Ardan et Nicholl soulevèrent le président du Gun-Clubet le déposèrent sur le divan. Barbicane semblait avoir plussouffert que ses compagnons. Son sang avait coulé, mais Nicholl serassura en constatant que cette hémorragie ne provenait que d’unelégère blessure à l’épaule. Une simple écorchure qu’il comprimasoigneusement.

Néanmoins, Barbicane fut quelque temps à revenir à lui, ce donts’effrayèrent ses deux amis qui ne lui épargnaient pas lesfrictions.

« Il respire cependant, disait Nicholl, approchant son oreillede la poitrine du blessé.

– Oui, répondait Ardan, il respire comme un homme qui a quelquehabitude de cette opération quotidienne. Massons, Nicholl, massonsavec vigueur. »

Et les deux praticiens improvisés firent tant et si bien, queBarbicane recouvra l’usage de ses sens. Il ouvrit les yeux, seredressa, prit la main de ses deux amis, et, pour sa premièreparole :

« Nicholl, demanda-t-il, marchons-nous ? »

Nicholl et Barbicane se regardèrent. Ils ne s’étaient pas encoreinquiétés du projectile. Leur première préoccupation avait été pourles voyageurs, non pour le wagon.

« Au fait marchons-nous ? répéta Michel Ardan.

– Ou bien reposons-nous tranquillement sur le sol de laFloride ? demanda Nicholl.

– Ou au fond du golfe du Mexique ? ajouta Michel Ardan.

– Par exemple ! » s’écria le président Barbicane.

Et cette double hypothèse suggérée par ses compagnons eut poureffet immédiat de le rappeler immédiatement au sentiment.

Quoi qu’il en soit, on ne pouvait encore se prononcer sur lasituation du boulet. Son immobilité apparente ; le défaut decommunication avec l’extérieur, ne permettaient pas de résoudre laquestion. Peut-être le projectile déroulait-il sa trajectoire àtravers l’espace ; peut-être, après un court enlèvement,était-il retombé sur terre, ou même dans le golfe du Mexique, chuteque le peu de largeur de la presqu’île floridienne rendaitpossible.

Le cas était grave, le problème intéressant. Il fallait lerésoudre au plus tôt. Barbicane, surexcité et triomphant par sonénergie morale de sa faiblesse physique, se releva. Il écouta. Al’extérieur, silence profond. Mais l’épais capitonnage étaitsuffisant pour intercepter tous les bruits de la Terre. Cependant,une circonstance frappa Barbicane. La température à l’intérieur duprojectile était singulièrement élevée. Le président retira unthermomètre de l’enveloppe qui le protégeait, et il le consulta.L’instrument marquait quarante-cinq degrés centigrades.

« Oui ! s’écria-t-il alors, oui ! nous marchons !Cette étouffante chaleur transsude à travers les parois duprojectile ! Elle est produite par son frottement sur lescouches atmosphériques. Elle va bientôt diminuer, parce que déjànous flottons dans le vide, et après avoir failli étouffer, noussubirons des froids intenses.

– Quoi, demanda Michel Ardan, suivant toi, Barbicane, nousserions dès à présent hors des limites de l’atmosphèreterrestre ?

– Sans aucun doute, Michel. Ecoute-moi. Il est dix heurescinquante-cinq minutes. Nous sommes partis depuis huit minutesenviron. Or, si notre vitesse initiale n’eût pas été diminuée parle frottement, six secondes nous auraient suffi pour franchir lesseize lieues d’atmosphère qui entourent le sphéroïde.

– Parfaitement, répondit Nicholl, mais dans quelle proportionestimez-vous la diminution de cette vitesse par lefrottement ?

– Dans la proportion d’un tiers, Nicholl, répondit Barbicanecette diminution est considérable, mais, d’après mes calculs, elleest telle. Si donc nous avons eu une vitesse initiale de onze millemètres, au sortir de l’atmosphère cette vitesse sera réduite à septmille trois cent trente-deux mètres, quoi qu’il en soit, nous avonsdéjà franchi cet intervalle, et…

– Et alors, dit Michel Ardan, l’ami Nicholl a perdu ses deuxparis : quatre mille dollars, puisque la Columbiad n’a paséclaté ; cinq mille dollars, puisque le projectile s’est élevéà une hauteur supérieure à six milles. Donc, Nicholl,exécute-toi.

– Constatons d’abord, répondit le capitaine, et nous paieronsensuite. Il est très possible que les raisonnements de Barbicanesoient exacts et que j’aie perdu mes neuf mille dollars. Mais unenouvelle hypothèse se présente à mon esprit, et elle annulerait lagageure.

– Laquelle ? demanda vivement Barbicane.

– L’hypothèse que, pour une raison ou une autre, le feu n’ayantpas été mis aux poudres, nous ne soyons pas partis.

– Pardieu, capitaine, s’écria Michel Ardan, voilà une hypothèsedigne de mon cerveau ! Elle n’est pas sérieuse ! Est-ceque nous n’avons pas été à demi assommés par la secousse ?Est-ce que je ne t’ai pas rappelé à la vie ? Est-ce quel’épaule du président ne saigne pas encore du contrecoup qui l’afrappée ?

– D’accord, Michel, répéta Nicholl, mais une seule question.

– Fais, mon capitaine.

– As-tu entendu la détonation qui certainement a dû êtreformidable ?

– Non, répondit Ardan, très surpris, en effet, je n’ai pasentendu la détonation.

– Et vous, Barbicane ?

– Ni moi non plus.

– Eh bien ? fit Nicholl.

– Au fait ! murmura le président, pourquoi n’avons-nous pasentendu la détonation ? »

Les trois amis se regardèrent d’un air assez décontenancé. Il seprésentait là un phénomène inexplicable. Le projectile était particependant, et, conséquemment, la détonation avait dû seproduire.

« Sachons d’abord où nous en sommes, dit Barbicane, et rabattonsles panneaux. »

Cette opération extrêmement simple, fut aussitôt pratiquée. Lesécrous qui maintenaient les boulons sur les plaques extérieures duhublot de droite, cédèrent sous la pression d’une clef anglaise.Ces boulons furent chassés au-dehors, et des obturateurs garnis decaoutchouc bouchèrent le trou qui leur donnait passage. Aussitôt laplaque extérieure se rabattit sur sa charnière comme un sabord, etle verre lenticulaire qui fermait le hublot apparut. Un hublotidentique s’évidait dans l’épaisseur des parois sur l’autre face,du projectile, un autre dans le dôme qui le terminait, un quatrièmeenfin au milieu du culot inférieur. On pouvait donc observer, dansquatre directions opposées, le firmament par les vitres latéraleset plus directement, la Terre ou la Lune par les ouverturessupérieures et inférieures du boulet.

Barbicane et ses deux compagnons s’étaient aussitôt précipités àla vitre découverte. Nul rayon lumineux ne l’animait. Une profondeobscurité enveloppait le projectile. Ce qui n’empêcha pas leprésident Barbicane de s’écrier :

« Non, mes amis, nous ne sommes pas retombés sur terre !Non, nous ne sommes pas immergés au fond du golfe du Mexique !Oui ! nous montons dans l’espace ! Voyez ces étoiles quibrillent dans la nuit, et cette impénétrable obscurité qui s’amasseentre la Terre et nous !

« Hurrah ! Hurrah ! » s’écrièrent d’une commune voixMichel Ardan et Nicholl.

En effet, ces ténèbres compactes prouvaient que le projectileavait quitté la Terre, car le sol, vivement éclairé alors par laclarté lunaire, eût apparu aux yeux des voyageurs, s’ils eussentreposé à sa surface. Cette obscurité démontrait aussi que leprojectile avait dépassé la couche atmosphérique, car la lumièrediffuse, répandue dans l’air eût reporté sur les parois métalliquesun reflet qui manquait aussi. Cette lumière aurait éclairé la vitredu hublot, et cette vitre était obscure. Le doute n’était pluspermis. Les voyageurs avaient quitté la Terre.

« J’ai perdu, dit Nicholl.

– Et je t’en félicite ! répondit Ardan.

– Voici neuf mille dollars, dit le capitaine en tirant de sapoche une liasse de dollars papier.

– Voulez-vous un reçu ? demanda Barbicane en prenant lasomme.

– Si cela ne vous désoblige pas, répondit Nicholl. C’est plusrégulier. »

Et, sérieusement, flegmatiquement, comme s’il eût été à sacaisse, le président Barbicane tira son carnet, en détacha une pageblanche, libella au crayon un reçu en règle, le data, le signa, leparapha, et le remit au capitaine qui l’enferma soigneusement dansson portefeuille.

Michel Ardan, ôtant sa casquette, s’inclina sans rien diredevant ses deux compagnons. Tant de formalisme en de pareillescirconstances lui coupait la parole. Il n’avait jamais rien vu desi « américain ».

Barbicane et Nicholl, leur opération terminée, s’étaientreplacés à la vitre et regardaient les constellations. Les étoilesse détachaient en points vifs sur le fond noir du ciel. Mais, de cecôté, on ne pouvait apercevoir l’astre des nuits, qui, marchant del’est à l’ouest, s’élevait peu à peu vers le zénith. Aussi sonabsence provoqua-t-elle une réflexion d’Ardan.

« Et la Lune ? disait-il. Est-ce que, par hasard, ellemanquerait à notre rendez-vous ?

– Rassure-toi, répondit Barbicane. Notre future sphéroïde est àson poste, mais nous ne pouvons l’apercevoir de ce côté. Ouvronsl’autre hublot latéral. »

Au moment où Barbicane allait abandonner la vitre pour procéderau dégagement du hublot opposé, son attention fut attirée parl’approche d’un objet brillant. C’était un disque énorme, dont lescolossales dimensions ne pouvaient être appréciées. Sa face tournéevers la Terre s’éclairait vivement. On eût dit une petite Lune quiréfléchissait la lumière de la grande. Elle s’avançait avec uneprodigieuse vitesse et paraissait décrire autour de la Terre uneorbite qui coupait la trajectoire du projectile. Le mouvement detranslation de ce mobile se complétait d’un mouvement de rotationsur lui-même. Il se comportait donc comme tous les corps célestesabandonnés dans l’espace.

« Eh ! s’écria Michel Ardan, qu’est cela ? Un autreprojectile ? »

Barbicane ne répondit pas. L’apparition de ce corps énorme lesurprenait et l’inquiétait. Une rencontre était possible, quiaurait eu des résultats déplorables, soit que le projectile fûtdévié de sa route, soit qu’un choc, brisant son élan, le précipitâtvers la Terre, soit enfin qu’il se vît irrésistiblement entraînépar la puissance attractive de cet astéroïde.

Le président Barbicane avait rapidement saisi les conséquencesde ces trois hypothèses qui, d’une façon ou d’une autre, amenaientfatalement l’insuccès de sa tentative. Ses compagnons, muets,regardaient à travers l’espace. L’objet grossissait prodigieusementen s’approchant, et par une certaine illusion d’optique, ilsemblait que le projectile se précipitât au-devant de lui.

« Mille dieux ! s’écria Michel Ardan, les deux trains vontse rencontrer ! »

Instinctivement, les voyageurs s’étaient rejetés en arrière.Leur épouvante fut extrême, mais elle ne dura pas longtemps,quelques secondes à peine. L’astéroïde passa à plusieurs centainesde mètres du projectile et disparut, non pas tant par la rapiditéde sa course, que parce que sa face opposée à la Lune se confonditsubitement avec l’obscurité absolue de l’espace.

« Bon voyage ! s’écria Michel Ardan en poussant un soupirde satisfaction. Comment ! l’infini n’est pas assez grand pourqu’un pauvre petit boulet puisse s’y promener sans crainte !Ah çà ! qu’est-ce que ce globe prétentieux qui a failli nousheurter ?

– Je le sais, répondit Barbicane.

– Parbleu ! tu sais tout.

– C’est, dit Barbicane, un simple bolide, mais un bolide énormeque l’attraction a retenu à l’état de satellite.

– Est-il possible ! s’écria Michel Ardan. La terre a doncdeux Lunes comme Neptune ?

– Oui, mon ami, deux Lunes, bien qu’elle passe généralement pourn’en posséder qu’une. Mais cette seconde Lune est si petite et savitesse est si grande, que les habitants de la Terre ne peuventl’apercevoir. C’est en tenant compte de certaines perturbationsqu’un astronome français, M. Petit, a su déterminer l’existence dece second satellite et en calculer les éléments. D’après sesobservations, ce bolide accomplirait sa révolution autour de laTerre en trois heures vingt minutes seulement, ce qui implique unevitesse prodigieuse.

– Tous les astronomes, demanda Nicholl, admettent-ilsl’existence de ce satellite ?

– Non, répondit Barbicane ; mais si, comme nous, ilss’étaient rencontrés avec lui, ils ne pourraient plus douter. Aufait, j’y pense, ce bolide qui nous eût fort embarrassés enheurtant le projectile permet de préciser notre situation dansl’espace.

– Comment ? dit Ardan.

– Parce que sa distance est connue et, au point où nous l’avonsrencontré, nous étions exactement a huit mille cent quarantekilomètres de la surface du globe terrestre.

– Plus de deux mille lieues ! s’écria Michel Ardan. Voilàqui enfonce les trains express de ce globe piteux qu’on appelle laTerre !

– Je le crois bien, répondit Nicholl en consultant sonchronomètre, il est onze heures, et nous n’avons quitté lecontinent américain que depuis treize minutes.

– Treize minutes seulement ? dit Barbicane

– Oui, répondit Nicholl, et si notre vitesse initiale de onzekilomètres était constante, nous ferions près de dix mille lieues àl’heure !

– Tout cela est fort bien, mes amis, dit le président, maisreste toujours cette insoluble question. Pourquoi n’avons-nous pasentendu la détonation de la Columbiad ? »

Faute de réponse, la conversation s’arrêta, et Barbicane, touten réfléchissant, s’occupa de rabaisser le mantelet du secondhublot latéral. Son opération réussit, et, par la vitre dégagée, laLune emplit l’intérieur du projectile d’une brillante lumière.Nicholl, en homme économe, éteignit le gaz qui devenait inutile, etdont l’éclat, d’ailleurs, nuisait à l’observation des espacesinterplanétaires.

Le disque lunaire brillait alors avec une incomparable pureté.Ses rayons, que ne tamisait plus la vaporeuse atmosphère du globeterrestre, filtraient à travers la vitre et saturaient l’airintérieur du projectile de reflets argentins. Le noir rideau dufirmament doublait véritablement l’éclat de la Lune, qui, dans cevide de l’éther impropre à la diffusion, n’éclipsait pas lesétoiles voisines. Le ciel, ainsi vu, présentait un aspect toutnouveau que l’œil humain ne pouvait soupçonner.

On conçoit l’intérêt avec lequel ces audacieux contemplaientl’astre des nuits, but suprême de leur voyage. Le satellite de laTerre dans son mouvement de translation se rapprochaitinsensiblement du zénith, point mathématique qu’il devait atteindreenviron quatre-vingt-seize heures plus tard. Ses montagnes, sesplaines, tout son relief ne s’accusaient pas plus nettement à leursyeux que s’ils les eussent considérés d’un point quelconque de laTerre ; mais sa lumière, à travers le vide, se développaitavec une incomparable intensité. Le disque resplendissait comme unmiroir de platine. De la terre qui fuyait sous leurs pieds, lesvoyageurs avaient déjà oublié tout souvenir.

Ce fut le capitaine Nicholl qui, le premier, rappela l’attentionsur le globe disparu.

« Oui ! répondit Michel Ardan, ne soyons pas ingrats enverslui. Puisque nous quittons notre pays, que nos derniers regards luiappartiennent. Je veux revoir la Terre avant qu’elle s’éclipsecomplètement à mes yeux ! »

Barbicane, pour satisfaire aux désirs de son compagnon, s’occupade déblayer la fenêtre du fond du projectile, celle qui devaitpermettre d’observer directement la Terre. Le disque que la forcede projection avait ramené jusqu’au culot fut démonté non sanspeine. Ses morceaux placés avec soin contre les parois, pouvaientencore servir, le cas échéant. Alors apparut une baie circulaire,large de cinquante centimètres, évidée dans la partie inférieure duboulet. Un verre, épais de quinze centimètres et renforcé d’unearmature de cuivre, la fermait. Au-dessous s’appliquait une plaqued’aluminium retenue par des boulons. Les écrous dévissés, lesboulons largués, la plaque se rabattit, et la communicationvisuelle fut établie entre l’intérieur et l’extérieur.

Michel Ardan s’était agenouillé sur la vitre. Elle était sombre,comme opaque.

« Eh bien, s’écria-t-il, et la Terre ?

– La Terre, dit Barbicane, la voilà.

– Quoi ! fit Ardan, ce mince filet, ce croissantargenté ?

– Sans doute, Michel. Dans quatre jours, lorsque la Lune serapleine, au moment même où nous l’atteindrons, la Terre seranouvelle. Elle ne nous apparaîtra plus que sous la forme d’uncroissant délié qui ne tardera pas à disparaître, et alors ellesera noyée pour quelques jours dans une ombre impénétrable.

– Ça ! la Terre ! » répétait Michel Ardan, regardantde tous ses yeux cette mince tranche de sa planète natale.

L’explication donnée par le président Barbicane était juste. LaTerre, par rapport au projectile, entrait dans sa dernière phase.Elle était dans son octant et montrait un croissant finement tracésur le fond noir du ciel. Sa lumière, rendue bleuâtre parl’épaisseur de la couche atmosphérique, offrait moins d’intensitéque celle du croissant lunaire. Ce croissant se présentait sous desdimensions considérables. On eût dit un arc énorme tendu sur lefirmament. Quelques points, vivement éclairés, surtout dans sapartie concave, annonçaient la présence de hautes montagnes ;mais ils disparaissaient parfois sous d’épaisses taches qui ne sevoient jamais à la surface du disque lunaire. C’étaient des anneauxde nuage disposés concentriquement autour du sphéroïdeterrestre.

Cependant, par suite d’un phénomène naturel, identique à celuiqui se produit sur la Lune lorsqu’elle est dans ses octants, onpouvait saisir le contour entier du globe terrestre. Son disqueentier apparaissait assez visiblement par un effet de lumièrecendrée, moins appréciable que la lumière cendrée de la Lune. Et laraison de cette intensité moindre est facile à comprendre. Lorsquece reflet se produit sur la Lune, il est dû aux rayons solaires quela Terre réfléchit vers son satellite. Ici, par un effet inverse,il était dû aux rayons solaires réfléchis de la Lune vers la Terre.Or, la lumière terrestre est environ treize fois plus intense quela lumière lunaire, ce qui tient à la différence de volume des deuxcorps. De là, cette conséquence que, dans le phénomène de lalumière cendrée, la partie obscure du disque de la Terre se dessinemoins nettement que celle du disque de la Lune, puisque l’intensitédu phénomène est proportionnelle au pouvoir éclairant des deuxastres. Il faut ajouter aussi que le croissant terrestre semblaitformer une courbe plus allongée que celle du disque. Pur effetd’irradiation.

Tandis que les voyageurs cherchaient à percer les profondesténèbres de l’espace, un bouquet étincelant d’étoiles filantess’épanouit à leurs yeux. Des centaines de bolides, enflammés aucontact de l’atmosphère, rayaient l’ombre de traînées lumineuses etzébraient de leurs feux la partie cendrée du disque. A cetteépoque, la Terre était dans son périhélie, et le mois de décembreest si propice à l’apparition de ces étoiles filantes, que desastronomes en ont compté jusqu’à vingt-quatre mille par heure. MaisMichel Ardan, dédaignant les raisonnements scientifiques, aimamieux croire que la Terre saluait de ses plus brillants feuxd’artifice le départ de trois de ses enfants.

En somme, c’était tout ce qu’ils voyaient de ce sphéroïde perdudans l’ombre, astre inférieur du monde solaire, qui, pour lesgrandes planètes, se couche ou se lève comme une simple étoile dumatin ou du soir ! Imperceptible point de l’espace, ce n’étaitplus qu’un croissant fugitif, ce globe où ils avaient laissé toutesleurs affections !

Longtemps, les trois amis, sans parler, mais unis de cœur,regardèrent, tandis que le projectile s’éloignait avec une vitesseuniformément décroissante. Puis, une somnolence irrésistibleenvahit leur cerveau. Était-ce fatigue de corps et fatigued’esprit ? Sans doute, car après la surexcitation de cesdernières heures passées sur la Terre, la réaction devaitinévitablement se produire.

« Eh bien, dit Michel, puisqu’il faut dormir, dormons. »

Et, s’étendant sur leurs couchettes, tous trois furent bientôtensevelis dans un profond sommeil.

Mais ils ne s’étaient pas assoupis depuis un quart d’heure, queBarbicane se relevait subitement et réveillant ses compagnons d’unevoix formidable :

« J’ai trouvé ! s’écria-t-il !

– Qu’as-tu trouvé ? demanda Michel Ardan sautant hors de sacouchette.

– La raison pour laquelle nous n’avons pas entendu la détonationde la Columbiad !

– Et c’est ? … fit Nicholl.

– Parce que notre projectile allait plus vite que le son !»

Chapitre 3Où l’on s’installe

Cette explication curieuse, mais certainement exacte, une foisdonnée, les trois amis s’étaient replongés dans un profond sommeil.Où auraient-ils, pour dormir, trouvé un lieu plus calme, un milieuplus paisible ? Sur terre, les maisons des villes, leschaumières des campagnes, ressentent toutes les secousses impriméesà l’écorce du globe. Sur mer, le navire, ballotté par les lames,n’est que choc et mouvement. Dans l’air, le ballon oscilleincessamment sur des couches fluides de densités diverses. Seul, ceprojectile, flottant dans le vide absolu, au milieu du silenceabsolu, offrait à ses hôtes le repos absolu.

Aussi, le sommeil des trois aventureux voyageurs se fût-ilpeut-être indéfiniment prolongé, si un bruit inattendu ne les eûtéveillés vers sept heures du matin, le 2 décembre, huit heuresaprès leur départ.

Ce bruit, c’était un aboiement très caractérisé.

« Les chiens ! Ce sont les chiens ! » s’écria MichelArdan, se relevant aussitôt.

– Ils ont faim, dit Nicholl.

– Pardieu ! répondit Michel, nous les avonsoubliés !

– Où sont-ils ? » demanda Barbicane.

On chercha, et l’on trouva l’un de ces animaux blotti sous ledivan. Épouvanté, anéanti par le choc initial, il était resté dansce coin jusqu’au moment où la voix lui revint avec le sentiment dela faim.

C’était l’aimable Diane, assez penaude encore, qui s’allongeahors de sa retraite, non sans se faire prier. Cependant MichelArdan l’encourageait de ses plus gracieuses paroles.

« Viens, Diane, disait-il, viens, ma fille ! toi, dont ladestinée marquera dans les annales cynégétiques ! toi que lespaïens eussent donnée pour compagne au dieu Anubis, et leschrétiens pour amie à saint Roch ! toi, digne d’être forgée enairain par le roi des enfers, comme ce toutou que Jupiter céda à labelle Europe au prix d’un baiser ! toi, dont la célébritéeffacera celle des héros de Montargis et du montSaint-Bernard ! toi, qui, t’élançant vers les espacesinterplanétaires, seras peut-être l’Ève des chiens sélénites !toi qui justifieras là-haut cette parole de Toussenel : « Aucommencement. « Dieu créa l’homme, et le voyant si faible, il lui «donna le chien ! » Viens, Diane ! viens ici ! »

Diane, flattée ou non, s’avançait peu à peu et poussait desgémissements plaintifs.

« Bon ! fit Barbicane, je vois bien Ève, mais où estAdam ?

– Adam ! répondit Michel, Adam ne peut être loin ! Ilest là, quelque part ! Il faut l’appeler !Satellite ! ici, Satellite ! »

Mais Satellite ne paraissait pas. Diane continuait de gémir. Onconstata cependant qu’elle n’était point blessée, et on lui servitune appétissante pâtée qui fit taire ses plaintes.

Quant à Satellite, il semblait introuvable. Il fallut chercherlongtemps avant de le découvrir dans un des compartimentssupérieurs du projectile, où un contrecoup, assez inexplicable,l’avait violemment lancé. La pauvre bête, fort endommagée, étaitdans un piteux état.

« Diable ! dit Michel, voilà notre acclimatationcompromise ! »

On descendit le malheureux chien avec précaution. Sa têtes’était fracassée contre la voûte, et il semblait difficile qu’ilrevînt d’un tel choc. Néanmoins, il fut confortablement étendu surun coussin et là, il laissa échapper un soupir.

« Nous te soignerons, dit Michel. Nous sommes responsables deton existence. J’aimerais mieux perdre un bras qu’une patte de monpauvre Satellite ! »

Et, ce disant, il offrit quelques gorgées d’eau au blessé, quiles but avidement.

Ces soins donnés, les voyageurs observèrent attentivement laTerre et la Lune. La Terre n’était plus figurée que par un disquecendré que terminait un croissant plus rétréci que la veille ;mais son volume restait encore énorme, si on le comparait à celuide la Lune qui se rapprochait de plus en plus d’un cercleparfait.

« Parbleu ! dit alors Michel Ardan, je suis vraiment fâchéque nous ne soyons pas partis au moment de la Pleine-Terre,c’est-à-dire lorsque notre globe se trouvait en opposition avec leSoleil.

– Pourquoi ? demanda Nicholl.

– Parce que nous aurions aperçu sous un nouveau jour noscontinents et nos mers, ceux-ci resplendissants sous la projectiondes rayons solaires, celles-là plus sombres et telles qu’on lesreproduit sur certaines mappemondes ! J’aurais voulu voir cespôles de la Terre sur lesquels le regard de l’homme ne s’est encorejamais reposé !

– Sans doute, répondit Barbicane, mais si la Terre avait étépleine, la Lune aurait été nouvelle, c’est-à-dire invisible aumilieu de l’irradiation du Soleil. Or, mieux vaut pour nous voir lebut d’arrivée que le point de départ.

– Vous avez raison, Barbicane, répondit le capitaine Nicholl, etd’ailleurs quand nous aurons atteint la Lune, nous aurons le temps,pendant les longues nuits lunaires, de considérer à loisir ce globeoù fourmillent nos semblables !

– Nos semblables ! s’écria Michel Ardan. Mais maintenant,ils ne sont pas plus nos semblables que les Sélénites ! Noushabitons un monde nouveau, peuplé de nous seuls, leprojectile ! Je suis le semblable de Barbicane, et Barbicaneest le semblable de Nicholl. Au-delà de nous, en dehors de nous,l’humanité finit, et nous sommes les seules populations de cemicrocosme jusqu’au moment où nous deviendrons de simplesSélénites !

– Dans quatre-vingt-huit heures environ, répliqua lecapitaine.

– Ce qui veut dire ? … demanda Michel Ardan.

– Qu’il est huit heures et demie, répondit Nicholl.

– Eh bien, repartit Michel, il m’est impossible de trouver mêmel’apparence d’une raison pour laquelle nous ne déjeunerions pasillico. »

En effet, les habitants du nouvel astre ne pouvaient y vivresans manger, et leur estomac subissait alors les impérieuses loisde la faim. Michel Ardan, en sa qualité de Français, se déclaracuisinier en chef, importante fonction qui ne lui suscita pas deconcurrents. Le gaz donna les quelques degrés de chaleur suffisantspour les apprêts culinaires, et le coffre aux provisions fournitles éléments de ce premier festin.

Le déjeuner débuta par trois tasses d’un bouillon excellent, dûà la liquéfaction dans l’eau chaude de ces précieuses tablettesLiebig, préparées avec les meilleurs morceaux des ruminants desPampas. Au bouillon de bœuf succédèrent quelques tranches debeefsteak comprimés à la presse hydraulique, aussi tendres, aussisucculents que s’ils fussent sortis des cuisines du café Anglais.Michel, homme d’imagination, soutint même qu’ils étaient «saignants ».

Des légumes conservés « et plus frais que nature », dit aussil’aimable Michel, succédèrent au plat de viande, et furent suivisde quelques tasses de thé avec tartines beurrées à l’américaine. Cebreuvage, déclaré exquis, était dû à l’infusion de feuilles depremier choix dont l’empereur de Russie avait mis quelques caissesà la disposition des voyageurs.

Enfin, pour couronner ce repas, Ardan dénicha une fine bouteillede Nuits, qui se trouvait « par hasard » dans le compartiment desprovisions. Les trois amis la burent à l’union de la Terre et deson satellite.

Et comme si ce n’était pas assez de ce vin généreux qu’il avaitdistillé sur les coteaux de Bourgogne, le Soleil voulut se mettrede la partie. Le projectile sortait en ce moment du cône d’ombreprojeté par le globe terrestre, et les rayons de l’astre radieuxfrappèrent directement le disque inférieur du boulet, en raison del’angle que fait l’orbite de la Lune avec celle de la Terre.

« Le Soleil ! s’écria Michel Ardan.

– Sans doute, répondit Barbicane. Je l’attendais.

– Cependant, dit Michel, le cône d’ombre que la Terre laissedans l’espace s’étend au-delà de la Lune ?

– Beaucoup au-delà, si on ne tient pas compte de la réfractionatmosphérique, dit Barbicane. Mais quand la Lune est enveloppéedans cette ombre, c’est que les centres des trois astres, leSoleil, la Terre et la Lune, sont en ligne droite. Alors les nœudscoïncident avec les phases de la Pleine-Lune et il y a éclipse. Sinous étions partis au moment d’une éclipse de Lune, tout notretrajet se fût accompli dans l’ombre, ce qui eût été fâcheux.

– Pourquoi ?

– Parce que, bien que nous flottions dans le vide, notreprojectile, baigné au milieu des rayons solaires recueillera leurlumière et leur chaleur. Donc, économie de gaz, économie précieuseà tous égards. »

En effet, sous ces rayons dont aucune atmosphère n’adoucissaitla température et l’éclat, le projectile se réchauffait ets’éclairait comme s’il eût subitement passé de l’hiver à l’été. LaLune en haut, le Soleil en bas, l’inondaient de leurs feux.

« Il fait bon ici, dit Nicholl.

– Je le crois bien ! s’écria Michel Ardan. Avec un peu deterre végétale répandue sur notre planète d’aluminium, nous ferionspousser les petits pois en vingt-quatre heures. Je n’ai qu’unecrainte, c’est que les parois du boulet n’entrent enfusion !

– Rassure-toi, mon digne ami, répondit Barbicane. Le projectilea supporté une température bien autrement élevée, pendant qu’ilglissait sur les couches atmosphériques. Je ne serais même pasétonné qu’il se fût montré aux yeux des spectateurs de la Floridecomme un bolide en feu.

– Mais alors, J. -T. Maston doit nous croire rôtis.

– Ce qui m’étonne, répondit Barbicane, c’est que nous ne l’ayonspas été. C’était là un danger que nous n’avions pas prévu.

– Je le craignais, moi, répondit simplement Nicholl.

– Et tu ne nous en avais rien dit, sublime capitaine ! »s’écria Michel Ardan en serrant la main de son compagnon.

Cependant Barbicane procédait à son installation dans leprojectile comme s’il n’eût jamais dû le quitter. On se rappelleque ce wagon aérien offrait à sa base une superficie decinquante-quatre pieds carrés. Haut de douze pieds jusqu’au sommetde sa voûte, habilement aménagé à l’intérieur, peu encombré par lesinstruments et ustensiles de voyage qui occupaient chacun une placespéciale, il laissait à ses trois hôtes une certaine liberté demouvements. L’épaisse vitre, engagée dans une partie du culot,pouvait supporter impunément un poids considérable. Aussi Barbicaneet ses compagnons marchaient-ils à sa surface comme sur un planchersolide ; mais le Soleil, qui la frappait directement de sesrayons, éclairant par en dessous l’intérieur du projectile, yproduisait de singuliers effets de lumière.

On commença par vérifier l’état de la caisse à eau et de lacaisse aux vivres. Ces récipients n’avaient aucunement souffert,grâce aux dispositions prises pour amortir le choc. Les vivresétaient abondants et pouvaient nourrir les trois voyageurs pendantune année entière. Barbicane avait voulu se précautionner pour lecas où le projectile arriverait sur une portion absolument stérilede la Lune. Quant à l’eau et à la réserve d’eau-de-vie quicomprenait cinquante gallons, il y en avait pour deux moisseulement. Mais, à s’en rapporter aux dernières observations desastronomes, la Lune conservait une atmosphère basse, dense,épaisse, au moins dans ses vallées profondes, et là les ruisseaux,les sources ne pouvaient manquer. Donc, pendant la durée du trajetet pendant la première année de leur installation sur le continentlunaire, les aventureux explorateurs ne devaient être éprouvés nipar la faim ni par la soif.

Restait la question de l’air à l’intérieur du projectile. Làencore, toute sécurité. L’appareil Reiset et Regnaut, destiné à laproduction de l’oxygène, était alimenté pour deux mois de chloratede potasse. Il consommait nécessairement une certaine quantité degaz, car il devait maintenir au-dessus de quatre cents degrés lamatière productrice. Mais là encore, on était en fonds. L’appareilne demandait, d’ailleurs, qu’un peu de surveillance. Ilfonctionnait automatiquement. A cette température élevée, lechlorate de potasse, se changeant en chlorure de potassium,abandonnait tout l’oxygène qu’il contenait. Or, que donnaientdix-huit livres de chlorate de potasse ? Les sept livresd’oxygène nécessaire à la consommation quotidienne des hôtes duprojectile.

Mais il ne suffisait pas de renouveler l’oxygène dépensé, ilfallait encore absorber l’acide carbonique produit parl’expiration. Or, depuis une douzaine d’heures, l’atmosphère duboulet s’était chargée de ce gaz absolument délétère, produitdéfinitif de la combustion des éléments du sang par l’oxygèneinspiré. Nicholl reconnut cet état de l’air en voyant Diane haleterpéniblement. En effet, l’acide carbonique– par un phénomèneidentique à celui qui se produit dans la fameuse Grotte du Chien–se massait vers le fond du projectile, en raison de sa pesanteur.La pauvre Diane, la tête basse, devait donc souffrir avant sesmaîtres de la présence de ce gaz. Mais le capitaine Nicholl se hâtade remédier à cet état de choses. Il disposa sur le fond duprojectile plusieurs récipients contenant de la potasse caustiquequ’il agita pendant un certain temps, et cette matière, très avided’acide carbonique, l’absorba complètement et purifia ainsi l’airintérieur.

L’inventaire des instruments fut alors commencé. Lesthermomètres et les baromètres avaient résisté, sauf un thermomètreà minima dont le verre s’était brisé. Un excellent anéroïde, retiréde la boîte ouatée qui le contenait, fut accroché à l’une desparois. Naturellement, il ne subissait et ne marquait que lapression de l’air à l’intérieur du projectile. Mais il indiquaitaussi la quantité de vapeur d’eau qu’il renfermait. En ce momentson aiguille oscillait entre 765 et 760 millimètres. C’était « dubeau temps ».

Barbicane avait emporté aussi plusieurs compas qui furentretrouvés intacts. On comprend que dans ces conditions, leuraiguille était affolée, c’est-à-dire sans direction constante. Eneffet, à la distance où le boulet se trouvait de la Terre, le pôlemagnétique ne pouvait exercer sur l’appareil aucune actionsensible. Mais ces boussoles, transportées sur le disque lunaire, yconstateraient peut-être des phénomènes particuliers. En tout cas,il était intéressant de vérifier si le satellite de la Terre sesoumettait comme elle à l’influence magnétique.

Un hypsomètre pour mesurer l’altitude des montagnes lunaires, unsextant destiné à prendre la hauteur du Soleil, un théodolite,instrument de géodésie qui sert à lever les plans et à réduire lesangles à l’horizon, les lunettes dont l’usage devait être trèsapprécié aux approches de la Lune, tous ces instruments furentvisités avec soin et reconnus bons, malgré la violence de lasecousse initiale.

Quant aux ustensiles, aux pics, aux pioches, aux divers outilsdont Nicholl avait fait un choix spécial ; quant aux sacs degraines variées, aux arbustes que Michel Ardan comptaittransplanter dans les terres sélénites, ils étaient à leur placedans les coins supérieurs du projectile. Là s’évidait une sorte degrenier encombré d’objets que le prodigue Français y avait empilés.Quels ils étaient, on ne savait guère, et le joyeux garçon nes’expliquait pas là-dessus. De temps en temps, il montait par descrampons rivés aux parois jusqu’à ce capharnaüm, dont il s’étaitréservé l’inspection. Il rangeait, il arrangeait, il plongeait unemain rapide dans certaines boîtes mystérieuses, en chantant de lavoix la plus fausse quelque vieux refrain de France qui égayait lasituation.

Barbicane observa avec intérêt que ses fusées et autresartifices n’avaient pas été endommagés. Ces pièces importantes,puissamment chargées, devaient servir à ralentir la chute duprojectile, lorsque celui-ci, sollicité par l’attraction lunaire,après avoir dépassé le point d’attraction neutre, tomberait sur lasurface de la Lune. Chute, d’ailleurs, qui devait être six foismoins rapide qu’elle ne l’eût été à la surface de la Terre, grâce àla différence de masse des deux astres.

L’inspection se termina donc à la satisfaction générale. Puischacun revint observer l’espace par les fenêtres latérales et àtravers la vitre inférieure.

Même spectacle. Toute l’étendue de la sphère céleste,fourmillant d’étoiles et de constellations d’une puretémerveilleuse, à rendre fou un astronome. D’un côté, le Soleil,comme la gueule d’un four embrasé, disque éblouissant sans auréole,se détachant sur le fond noir du ciel. De l’autre, la Lune luirejetant ses feux par réflexion, et comme immobile au milieu dumonde stellaire. Puis, une tache assez forte, qui semblait trouerle firmament et que bordait encore un demi-liséré argenté : c’étaitla Terre. Çà et là, des nébuleuses massées comme de gros floconsd’une neige sidérale, et du zénith au nadir, un immense anneauformé d’une impalpable poussière d’astres, cette voie lactée, aumilieu de laquelle le Soleil ne compte que pour une étoile dequatrième grandeur !

Les observateurs ne pouvaient détacher leurs regards de cespectacle si nouveau, dont aucune description ne saurait donnerl’idée. Que de réflexions il leur suggéra ! Quelles émotionsinconnues il éveilla dans leur âme ! Barbicane voulutcommencer le récit de son voyage sous l’empire de ces impressions,et il nota heure par heure tous les faits qui signalaient le débutde son entreprise. Il écrivait tranquillement de sa grosse écriturecarrée et dans un style un peu commercial.

Pendant ce temps, le calculateur Nicholl revoyait ses formulesde trajectoires et manœuvrait les chiffres avec une dextérité sanspareille. Michel Ardan causait tantôt avec Barbicane qui ne luirépondait guère, tantôt avec Nicholl qui ne l’entendait pas, avecDiane qui ne comprenait rien à ses théories, avec lui-même enfin,se faisant demandes et réponses, allant, venant, s’occupant demille détails, tantôt courbé sur la vitre inférieure, tantôt juchédans les hauteurs du projectile, et toujours chantonnant. Dans cemicrocosme il représentait l’agitation et la loquacité française,et l’on est prié de croire qu’elle était dignement représentée.

La journée, ou plutôt– car l’expression n’est pas juste– le lapsde douze heures qui forme le jour sur la Terre, se termina par unsouper copieux, finement préparé. Aucun incident de nature àaltérer la confiance des voyageurs ne s’était encore produit.Aussi, pleins d’espoir, déjà sûrs du succès, ils s’endormirentpaisiblement, tandis que le projectile, sous une vitesseuniformément décroissante, franchissait les routes du ciel.

Chapitre 4Un peu d’algèbre

La nuit se passa sans incident. A vrai dire, ce mot « nuit » estimpropre.

La position du projectile ne changeait pas par rapport auSoleil. Astronomiquement, il faisait jour sur la partie inférieuredu boulet, nuit sur sa partie supérieure. Lors donc que dans cerécit ces deux mots sont employés, ils expriment le laps de tempsqui s’écoule entre le lever et le coucher du Soleil sur laTerre.

Le sommeil des voyageurs fut d’autant plus paisible que, malgréson excessive vitesse, le projectile semblait être absolumentimmobile. Aucun mouvement ne trahissait sa marche à traversl’espace. Le déplacement, quelque rapide qu’il soit, ne peutproduire un effet sensible sur l’organisme, quand il a lieu dans levide ou lorsque la masse d’air circule avec le corps entraîné. Quelhabitant de la Terre s’aperçoit de sa vitesse, qui l’emportecependant à raison de quatre-vingt-dix mille kilomètres parheure ? Le mouvement, dans ces conditions, ne se « ressent »pas plus que le repos. Aussi tout corps y est-il indifférent. Uncorps est-il en repos, il y demeurera tant qu’aucune forceétrangère ne le déplacera. Est-il en mouvement, il ne s’arrêteraplus si aucun obstacle ne vient enrayer sa marche. Cetteindifférence au mouvement ou au repos, c’est l’inertie.

Barbicane et ses compagnons pouvaient donc se croire dans uneimmobilité absolue, étant enfermés à l’intérieur du projectile.L’effet eût été le même, d’ailleurs, s’ils se fussent placés àl’extérieur. Sans la Lune qui grossissait au-dessus d’eux, ilsauraient juré qu’ils flottaient dans une stagnation complète.

Ce matin-là, le 3 décembre, les voyageurs furent réveillés parun bruit joyeux, mais inattendu. Ce fut le chant du coq quiretentit à l’intérieur du wagon.

Michel Ardan, le premier sur pied, grimpa jusqu’au sommet duprojectile, et fermant une caisse entrouverte :

« Veux-tu te taire ? dit-il à voix basse. Cet animal-là vafaire manquer ma combinaison ! »

Cependant Nicholl et Barbicane s’étaient réveillés.

« Un coq ? avait dit Nicholl.

– Eh non ! mes amis, répondit vivement Michel, c’est moiqui ai voulu vous réveiller par cette vocalise champêtre !»

Et ce disant, il poussa un splendide kokoriko qui eût faithonneur au plus orgueilleux des gallinacés.

Les deux Américains ne purent s’empêcher de rire.

« Un joli talent, dit Nicholl, regardant son compagnon d’un airsoupçonneux.

– Oui, répondit Michel, une plaisanterie de mon pays. C’est trèsgaulois. On fait, comme cela, le coq dans les meilleuressociétés ! »

Puis, détournant la conversation :

« Sais-tu, Barbicane, dit-il, à quoi j’ai pensé toute lanuit ?

– Non, répondit le président.

– A nos amis de Cambridge. Tu as déjà remarqué que je suis unadmirable ignorant des choses mathématiques. Il m’est doncimpossible de deviner comment les savants de l’Observatoire ont pucalculer quelle vitesse initiale devrait avoir le projectile enquittant la Columbiad pour atteindre la Lune.

– Tu veux dire, répliqua Barbicane, pour atteindre ce pointneutre où les attractions terrestre et lunaire se font équilibre,car, à partir de ce point situé aux neuf dixièmes du parcoursenviron, le projectile tombera sur la Lune simplement en vertu desa pesanteur.

– Soit, répondit Michel, mais, encore une fois, comment ont-ilspu calculer la vitesse initiale ?

– Rien n’était plus aisé, répondit Barbicane.

– Et tu aurais su faire ce calcul ? demanda MichelArdan.

– Parfaitement. Nicholl et moi, nous l’eussions établi, si lanote de l’Observatoire ne nous eût évité cette peine.

– Eh bien, mon vieux Barbicane, répondit Michel, on m’eût plutôtcoupé la tête, en commençant par les pieds, que de me fairerésoudre ce problème-là !

– Parce que tu ne sais pas l’algèbre, répliqua tranquillementBarbicane.

– Ah ! vous voilà bien, vous autres, mangeursd’x ! Vous croyez avoir tout dit quand vous avez dit: l’algèbre.

– Michel, répliqua Barbicane, crois-tu qu’on puisse forger sansmarteau ou labourer sans charrue ?

– Difficilement.

– Eh bien, l’algèbre est un outil, comme la charrue ou lemarteau, et un bon outil pour qui sait l’employer.

– Sérieusement ?

– Très sérieusement.

– Et tu pourrais manier cet outil-là devant moi ?

– Si cela t’intéresse.

– Et me montrer comment on a calculé la vitesse initiale denotre wagon ?

– Oui, mon digne ami. En tenant compte de tous les éléments duproblème, de la distance du centre de la Terre au centre de laLune, du rayon de la Terre, de la masse de la Terre, de la masse dela Lune, je puis établir exactement quelle a dû être la vitesseinitiale du projectile, et cela par une simple formule.

– Voyons la formule.

– Tu la verras. Seulement, je ne te donnerai pas la courbetracée réellement par le boulet entre la Lune et la Terre, entenant compte de leur mouvement de translation autour du Soleil.Non. Je considérerai ces deux astres comme immobiles, ce qui noussuffit.

– Et pourquoi ?

– Parce que ce serait chercher la solution de ce problème qu’onappelle « le problème des trois corps », et que le calcul intégraln’est pas encore assez avancé pour le résoudre.

– Tiens, fit Michel Ardan de son ton narquois, les mathématiquesn’ont donc pas dit leur dernier mot ?

– Certainement non, répondit Barbicane.

– Bon ! Peut-être les Sélénites ont-ils poussé plus loinque vous le calcul intégral ! Et à propos, qu’est-ce que cecalcul intégral ?

– C’est un calcul qui est l’inverse du calcul différentiel,répondit sérieusement Barbicane.

– Bien obligé.

– Autrement dit, c’est un calcul par lequel on cherche lesquantités finies dont on connaît la différentielle.

– Au moins, voilà qui est clair, répondit Michel d’un air on nepeut plus satisfait.

– Et maintenant, reprit Barbicane, un bout de papier, un bout decrayon, et avant une demi-heure je veux avoir trouvé la formuledemandée. »

Barbicane, cela dit, s’absorba dans son travail, tandis queNicholl observait l’espace, laissant à son compagnon le soin dudéjeuner.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée que Barbicane, relevant latête, montrait à Michel Ardan une page couverte de signesalgébriques, au milieu desquels se détachait cette formule générale:

 

% 1 2 2 r m’r r % – (v – v) = gr { – – – 1 + – – (– – – – -) % 20 x m d-x d-r

\({1 {2 (v^2-v0^2)= gr\{{r {x -1+{m’ {m ({r {d-x – {r {d-r)\ \)

 

« Et cela signifie ? … , demanda Michel

– Cela signifie, répondit Nicholl, que : un demi de vdeux moins v zéro carré, égale gr multipliépar r sur x moins un, plus m primesur m multiplié par r sur d moinsx, moins r sur d moins r…

– X sur y monté sur z etchevauchant sur p, s’écria Michel Ardan en éclatant derire. Et tu comprends cela, capitaine ?

– Rien n’est plus clair.

– Comment donc ! dit Michel. Mais cela saute aux yeux,et je n’en demande pas davantage.

– Rieur sempiternel ! répliqua Barbicane. Tu as voulude l’algèbre, et tu en auras jusqu’au menton !

– J’aime mieux qu’on me pende !

– En effet, répondit Nicholl, qui examinait la formule enconnaisseur, ceci me paraît bien trouvé, Barbicane. C’estl’intégrale de l’équation des forces vives, et je ne doute pasqu’elle ne nous donne le résultat cherché.

– Mais je voudrais comprendre ! s’écria Michel. Jedonnerais dix ans de la vie de Nicholl pourcomprendre !

– Ecoute alors, reprit Barbicane. Un demi de v deuxmoins v zéro carré, c’est la formule qui nous donne lademi-variation de la force vive.

– Bon, et Nicholl sait ce que cela signifie ?

– Sans doute, Michel, répondit le capitaine. Tous cessignes, qui te paraissent cabalistiques, forment cependant lelangage le plus clair, le plus net, le plus logique pour qui saitle lire.

– Et tu prétends, Nicholl, demanda Michel, qu’au moyen deces hiéroglyphes, plus incompréhensibles que des ibis égyptiens, tupourras trouver quelle vitesse initiale il convenait d’imprimer auprojectile ?

– Incontestablement, répondit Nicholl, et même par cetteformule, je pourrai toujours te dire quelle est sa vitesse à unpoint quelconque de son parcours.

– Ta parole ?

– Ma parole.

– Alors, tu es aussi malin que notreprésident ?

– Non, Michel. Le difficile, c’est ce qu’a fait Barbicane.C’est d’établir une équation qui tienne compte de toutes lesconditions du problème. Le reste n’est plus qu’une questiond’arithmétique, et n’exige que la connaissance des quatrerègles.

– C’est déjà beau ! » répondit Michel Ardan, qui, de savie, n’avait pu faire une addition juste et qui définissait ainsicette règle : « Petit casse-tête chinois qui permet d’obtenir destotaux indéfiniment variés. »

Cependant Barbicane affirmait que Nicholl, en y songeant,aurait certainement trouvé cette formule.

« Je n’en sais rien, disait Nicholl, car, plus je l’étudie,plus je la trouve merveilleusement établie.

– Maintenant, écoute, dit Barbicane à son ignorant camarade,et tu vas voir que toutes ces lettres ont unesignification.

– J’écoute, dit Michel d’un air résigné.

– d, fit Barbicane, c’est la distance du centre dela Terre au centre de la Lune, car ce sont les centres qu’il fautprendre pour calculer les attractions.

– Cela je le comprends.

– r est le rayon de la Terre.

– r, rayon. Admis.

– m est la masse de la Terre ; mprime la masse de la Lune. En effet, il faut tenir compte de lamasse des deux corps attirants, puisque l’attraction estproportionnelle aux masses.

– C’est entendu.

– g représente la gravité, la vitesse acquise aubout d’une seconde par un corps qui tombe à la surface de la Terre.Est-ce clair ?

– De l’eau de roche ! répondit Michel.

– Maintenant, je représente par x la distancevariable qui sépare le projectile du centre de la Terre, etpar v la vitesse qu’a ce projectile à cettedistance.

– Bon.

– Enfin, l’expression v zéro qui figure dansl’équation est la vitesse que possède le boulet au sortir del’atmosphère.

– En effet, dit Nicholl, c’est à ce point qu’il fautcalculer cette vitesse, puisque nous savons déjà que la vitesse audépart vaut exactement les trois demis de la vitesse au sortir del’atmosphère.

– Comprends plus ! fit Michel.

– C’est pourtant bien simple, dit Barbicane.

– Pas si simple que moi, répliqua Michel.

– Cela veut dire que lorsque notre projectile est arrivé àla limite de l’atmosphère terrestre, il avait déjà perdu un tiersde sa vitesse initiale.

– Tant que cela ?

– Oui, mon ami, rien que par son frottement sur les couchesatmosphériques. Tu comprends bien que plus il marchait rapidement,plus il trouvait de résistance de la part de l’air.

– Ça, je l’admets, répondit Michel, et je le comprends, bienque tes v zéro deux et tes v zéro carrés sesecouent dans ma tête comme des clous dans un sac !

– Premier effet de l’algèbre, reprit Barbicane. Etmaintenant, pour t’achever, nous allons établir la donnée numériquede ces diverses expressions, c’est-à-dire chiffrer leurvaleur.

– Achevez-moi ! répondit Michel.

– De ces expressions, dit Barbicane, les unes sont connues,les autres sont à calculer.

– Je me charge de ces dernières, dit Nicholl.

– Voyons r, reprit Barbicane. r, c’est lerayon de la Terre qui, sous la latitude de la Floride notre pointde départ, égale six millions trois cent soixante-dix millemètres. d, c’est-à-dire la distance du centre de la Terreau centre de la Lune, vaut cinquante-six rayons terrestres, soit…»

Nicholl chiffra rapidement.

« Soit, dit-il, trois cent cinquante-six millions sept centvingt mille mètres, au moment où la Lune est à son périgée,c’est-à-dire à sa distance la plus rapprochée de la Terre.

– Bien, fit Barbicane. Maintenant m prime surm, c’est-à-dire le rapport de la masse de la Lune à celle de laTerre, égale un quatre-vingt-unième.

– Parfait, dit Michel.

– g, la gravité, est à la Floride de neuf mètresquatre-vingt-un. D’où résulte que gr égale…

– Soixante-deux millions quatre cent vingt-six mille mètrescarrés, répondit Nicholl.

– Et maintenant ? demanda Michel Ardan.

– Maintenant que les expressions sont chiffrées, réponditBarbicane, je vais chercher la vitesse v zéro,c’est-à-dire la vitesse que doit avoir le projectile en quittantl’atmosphère pour atteindre le point d’attraction égale avec unevitesse nulle. Puisque, à ce moment, la vitesse sera nulle, je posequ’elle égalera zéro, et que x, la distance où se trouvece point neutre, sera représentée par les neuf dixièmes ded, c’est-à-dire de la distance qu sépare les deuxcentres.

– J’ai une vague idée que cela doit être ainsi, ditMichel.

– J’aurai donc alors : x égale neuf dixièmesde d, et v égale zéro, et ma formule deviendra…»

Barbicane écrivit rapidement sur le papier :

 

\(v0^2=2gr\{1-{10r {9d -{1 {81 ({10r {d -{r {d-r )\\)

 

Nicholl lut d’un œil avide.

« C’est cela ! c’est cela ! s’écria-t-il.

– Est-ce clair ? demanda Barbicane.

– C’est écrit en lettres de feu ! répondit Nicholl.

– Les braves gens ! murmurait Michel.

– As-tu compris, enfin ? lui demanda Barbicane.

– Si j’ai compris ! s’écria Michel Ardan, mais c’est-à-direque ma tête en éclate !

– Ainsi, reprit Barbicane, v zéro deux égale deuxgr multiplié par un, moins dix r sur 9d, moins un quatre-vingt-unième multiplié par dixr sur d moins r sur d moinsr.

– Et maintenant, dit Nicholl, pour obtenir la vitesse du bouletau sortir de l’atmosphère, il n’y a plus qu’à calculer. »

Le capitaine, en praticien rompu à toutes les difficultés, semit à chiffrer avec une rapidité effrayante. Divisions etmultiplications s’allongeaient sous ses doigts. Les chiffresgrêlaient sa page blanche. Barbicane le suivait du regard, pendantque Michel Ardan comprimait à deux mains une migrainenaissante.

« Eh bien ? demanda Barbicane, après plusieurs minutes desilence.

– Eh bien, tout calcul fait, répondit Nicholl, v zéro,c’est-à-dire la vitesse du projectile au sortir de l’atmosphère,pour atteindre le point d’égale attraction, a dû être de…

– De ? … fit Barbicane.

– De onze mille cinquante et un mètres dans la premièreseconde.

– Hein ! fit Barbicane, bondissant, vous dites !

– Onze mille cinquante et un mètres.

– Malédiction ! s’écria le président en faisant un geste dedésespoir.

– Qu’as-tu ? demanda Michel Ardan, très surpris.

– Ce que j’ai ! Mais si à ce moment la vitesse était déjàdiminuée d’un tiers par le frottement, la vitesse initiale auraitdû être…

– De seize mille cinq cent soixante-seize mètres ! réponditNicholl.

– Et l’Observatoire de Cambridge, qui a déclaré que onze millemètres suffisaient au départ, et notre boulet qui n’est partiqu’avec cette vitesse !

– Eh bien ? demanda Nicholl.

– Eh bien, elle sera insuffisante !

– Bon.

– Nous n’atteindrons pas le point neutre !

– Sacrebleu !

– Nous n’irons même pas à moitié chemin !

– Nom d’un boulet ! s’écria Michel Ardan, sautant comme sile projectile fût sur le point de heurter le sphéroïdeterrestre.

– Et nous retomberons sur la Terre ! »

Chapitre 5Les froids de l’espace

Cette révélation fut un coup de foudre. Qui se serait attendu àpareille erreur de calcul ? Barbicane ne voulait pas y croire.Nicholl revit ses chiffres. Ils étaient exacts. Quant à la formulequi les avait déterminés, on ne pouvait soupçonner sa justesse, etvérification faite, il fut constant qu’une vitesse initiale deseize mille cinq cent soixante-seize mètres dans la premièreseconde était nécessaire pour atteindre le point neutre.

Les trois amis se regardèrent silencieusement. De déjeuner, plusquestion. Barbicane, les dents serrées, les sourcils contractés,les poings fermés convulsivement, observait à travers le hublot.Nicholl s’était croisé les bras, examinant ses calculs. MichelArdan murmurait :

« Voilà bien ces savants ! Ils n’en font jamaisd’autres ! Je donnerais vingt pistoles pour tomber surl’Observatoire de Cambridge et l’écraser avec tous les tripoteursde chiffres qu’il renferme ! »

Tout d’un coup, le capitaine fit une réflexion qui alla droit àBarbicane.

« Ah çà ! dit-il, il est sept heures du matin. Nous sommesdonc partis depuis trente-deux heures. Plus de la moitié de notretrajet est parcourue, et nous ne tombons pas, que je sache !»

Barbicane ne répondit pas. Mais, après un coup d’œil rapide jetéau capitaine, il prit un compas qui lui servait à mesurer ladistance angulaire du globe terrestre. Puis, à travers la vitreinférieure, il fit une observation très exacte, vu l’immobilitéapparente du projectile. Se relevant alors, essuyant son front oùperlaient des gouttes de sueur, il disposa quelques chiffres sur lepapier. Nicholl comprenait que le président voulait déduire de lamesure du diamètre terrestre la distance du boulet à la Terre. Ille regardait anxieusement.

« Non ! s’écria Barbicane après quelques instants, non,nous ne tombons pas ! Nous sommes déjà à plus de cinquantemille lieues de la Terre ! Nous avons dépassé ce point où leprojectile aurait dû s’arrêter, si sa vitesse n’eût été que de onzemille mètres au départ ! Nous montons toujours !

– C’est évident, répondit Nicholl, et il faut en conclure quenotre vitesse initiale, sous la poussée des quatre cent millelivres de fulmi-coton, a dépassé les onze mille mètres réclamés. Jem’explique alors que nous ayons rencontré, après treize minutesseulement, le deuxième satellite qui gravite à plus de deux millelieues de la Terre.

– Et cette explication est d’autant plus probable, ajoutaBarbicane, qu’en rejetant l’eau renfermée entre ses cloisonsbrisantes, le projectile s’est trouvé subitement allégé d’un poidsconsidérable.

– Juste ! fit Nicholl.

– Ah ! mon brave Nicholl, s’écria Barbicane, nous sommessauvés !

– Eh bien, répondit tranquillement Michel Ardan, puisque noussommes sauvés, déjeunons. »

En effet, Nicholl ne se trompait pas. La vitesse initiale avaitété, très heureusement, supérieure à la vitesse indiquée parl’Observatoire de Cambridge, mais l’Observatoire de Cambridge nes’en était pas moins trompé.

Les voyageurs, remis de cette fausse alerte, se mirent à tableet déjeunèrent joyeusement. Si l’on mangea beaucoup, on parla plusencore. La confiance était plus grande après qu’avant « l’incidentde l’algèbre ».

« Pourquoi ne réussirions-nous pas ? répétait Michel Ardan.Pourquoi n’arriverions-nous pas ? Nous sommes lancés. Pasd’obstacles devant nous. Pas de pierres sur notre chemin. La routeest libre, plus libre que celle du navire qui se débat contre lamer, plus libre que celle du ballon qui lutte contre le vent !Or, si un navire arrive où il veut, si un ballon monte où il luiplaît, pourquoi notre projectile n’atteindrait-il pas le but qu’ila visé.

– Il l’atteindra, dit Barbicane.

– Ne fût-ce que pour honorer le peuple américain, ajouta MichelArdan, le seul peuple qui fût capable de mener à bien une telleentreprise, le seul qui pût produire un président Barbicane !Ah ! j’y pense, maintenant que nous n’avons plus d’inquiétude,qu’allons-nous devenir ? Nous allons nous ennuyerroyalement ! »

Barbicane et Nicholl firent un geste de dénégation.

« Mais j’ai prévu le cas, mes amis, reprit Michel Ardan. Vousn’avez qu’à parler. J’ai à votre disposition, échecs, dames,cartes, dominos ! Il ne me manque qu’un billard !

– Quoi ! demanda Barbicane, tu as emporté de pareilsbibelots ?

– Sans doute, répondit Michel, et non seulement pour nousdistraire, mais aussi dans l’intention louable d’en doter lesestaminets sélénites.

– Mon ami, dit Barbicane, si la Lune est habitée, ses habitantsont apparu quelques milliers d’années avant ceux de la Terre, caron ne peut douter que cet astre ne soit plus vieux que le nôtre. Sidonc les Sélénites existent depuis des centaines de mille ans, sileur cerveau est organisé comme le cerveau humain, ils ont inventétout ce que nous avons inventé déjà, et même ce que nousinventerons dans la suite des siècles. Ils n’auront rien àapprendre de nous et nous aurons tout à apprendre d’eux.

– Quoi ! répondit Michel, tu penses qu’ils ont eu desartistes comme Phidias, Michel-Ange ou Raphaël ?

– Oui.

– Des poètes comme Homère, Virgile, Milton, Lamartine,Hugo ?

– J’en suis sûr.

– Des philosophes comme Platon, Aristote, Descartes,Kant ?

– Je n’en doute pas.

– Des savants comme Archimède, Euclide, Pascal,Newton ?

– Je le jurerais.

– Des comiques comme Arnal et des photographes comme… commeNadar ?

– J’en suis sûr.

– Alors, ami Barbicane, s’ils sont aussi forts que nous, et mêmeplus forts, ces Sélénites, pourquoi n’ont-ils pas tenté decommuniquer avec la Terre ? Pourquoi n’ont-ils pas lancé unprojectile lunaire jusqu’aux régions terrestres ?

– Qui te dit qu’ils ne l’ont pas fait ? réponditsérieusement Barbicane.

– En effet, ajouta Nicholl, cela leur était plus facile qu’ànous, et pour deux raisons : la première parce que l’attraction estsix fois moindre à la surface de la Lune qu’à la surface de laTerre, ce qui permet à un projectile de s’enlever plus aisément :la seconde, parce qu’il suffisait d’envoyer ce projectile à huitmille lieues seulement au lieu de quatre-vingt mille, ce qui nedemande qu’une force de projection dix fois moins forte.

– Alors, reprit Michel, je répète : Pourquoi ne l’ont-ils pasfait ?

– Et moi répliqua Barbicane, je répète : Qui te dit qu’ils nel’ont pas fait ?

– Quand ?

– Il y a des milliers d’années, avant l’apparition de l’hommesur la Terre.

– Et le boulet ? Où est le boulet ? Je demande à voirle boulet !

– Mon ami, répondit Barbicane, la mer couvre les cinq sixièmesde notre globe. De là, cinq bonnes raisons pour supposer que leprojectile lunaire, s’il a été lancé, est maintenant immergé aufond de l’Atlantique ou du Pacifique. A moins qu’il ne soit enfouidans quelque crevasse, à l’époque où l’écorce terrestre n’était pasencore suffisamment formée.

– Mon vieux Barbicane, répondit Michel, tu as réponse à tout etje m’incline devant ta sagesse. Toutefois il est une hypothèse quime sourirait mieux que les autres ; c’est que les Sélénites,étant plus vieux que nous, sont plus sages et n’ont point inventéla poudre ! »

En ce moment, Diane se mêla à la conversation par un aboiementsonore. Elle réclamait son déjeuner.

« Ah ! fit Michel Ardan, à discuter ainsi, nous oublionsDiane et Satellite ! »

Aussitôt, une respectable pâtée fut offerte à la chienne qui ladévora de grand appétit.

« Vois-tu, Barbicane, disait Michel, nous aurions dû faire de ceprojectile une seconde arche de Noé et emporter dans la Lune uncouple de tous les animaux domestiques.

– Sans doute, répondit Barbicane, mais la place eût manqué.

– Bon ! dit Michel, en se serrant un peu !

– Le fait est, répondit Nicholl, que bœuf, vache, taureau,cheval, tous ces ruminants nous seraient fort utiles sur lecontinent lunaire. Par malheur, ce wagon ne pouvait devenir ni uneécurie ni une étable.

– Mais au moins, dit Michel Ardan, aurions-nous pu emmener unâne, rien qu’un petit âne, cette courageuse et patiente bêtequ’aimait à monter le vieux Silène ! Je les aime, ces pauvresânes ! Ce sont bien les animaux les moins favorisés de lacréation. Non seulement on les frappe pendant leur vie, mais on lesfrappe aussi après leur mort !

– Comment l’entends-tu ? demanda Barbicane.

– Dame ! fit Michel, puisqu’on en fait des peaux detambour ! »

Barbicane et Nicholl ne purent s’empêcher de rire à cetteréflexion saugrenue. Mais un cri de leur joyeux compagnon lesarrêta. Celui-ci s’était courbé vers la niche de Satellite et serelevait en disant :

« Bon ! Satellite n’est plus malade.

– Ah ! fit Nicholl.

– Non, reprit Michel, il est mort. Voilà, ajouta-t-il d’un tonpiteux, voilà qui sera embarrassant. Je crains, ma pauvre Diane,que tu ne fasses pas souche dans les régions lunaires ! »

En effet, l’infortuné Satellite n’avait pu survivre à sablessure. Il était mort et bien mort. Michel Ardan trèsdécontenancé, regardait ses amis.

« Il se présente une question, dit Barbicane. Nous ne pouvonsgarder avec nous le cadavre de ce chien pendant quarante-huitheures encore.

– Non, sans doute, répondit Nicholl, mais nos hublots sont fixéspar des charnières. Ils peuvent se rabattre. Nous ouvrirons l’undes deux et nous jetterons ce corps dans l’espace. »

Le président réfléchit pendant quelques instants. et dit :

« Oui, il faudra procéder ainsi, mais en prenant les plusminutieuses précautions.

– Pourquoi ? demanda Michel.

– Pour deux raisons que tu vas comprendre répondit Barbicane. Lapremière est relative à l’air renfermé dans le projectile, et dontil ne faut perdre que le moins possible.

– Mais puisque nous le refaisons, cet air !

– En partie seulement. Nous ne refaisons que l’oxygène, monbrave Michel, – et à ce propos veillons bien à ce que l’appareil nefournisse pas cet oxygène en quantité immodérée, car cet excèsamènerait en nous des troubles physiologiques très graves. Mais sinous refaisons l’oxygène, nous ne refaisons pas l’azote, cevéhicule que les poumons n’absorbent pas et qui doit demeurerintact. Or, cet azote s’échapperait rapidement par les hublotsouverts.

– Oh ! le temps de jeter ce pauvre Satellite, ditMichel.

– D’accord, mais agissons rapidement.

– Et la seconde raison ? demanda Michel.

– La seconde raison, c’est qu’il ne faut pas laisser le froidextérieur, qui est excessif, pénétrer dans le projectile, souspeine d’être gelés vivants.

– Cependant, le Soleil…

– Le Soleil échauffe notre projectile qui absorbe ses rayons,mais il n’échauffe pas le vide où nous flottons en ce moment. Où iln’y a pas d’air, il n’y a pas plus de chaleur que de lumièrediffuse, et de même qu’il fait noir, il fait froid là où les rayonsdu Soleil n’arrivent pas directement. Cette température n’est doncautre que la température produite par le rayonnement stellaire,c’est-à-dire celle que subirait le globe terrestre si le Soleils’éteignait un jour.

– Ce qui n’est pas à craindre, répondit Nicholl.

– Qui sait ? dit Michel Ardan. D’ailleurs, en admettant quele Soleil ne s’éteigne pas, ne peut-il arriver que la Terres’éloigne de lui ?

– Bon ! fit Barbicane, voilà Michel avec sesidées !

– Eh ! reprit Michel, ne sait-on pas que la Terre atraversé la queue d’une comète en 1861 ? Or, supposons unecomète dont l’attraction soit supérieure à l’attraction solaire,l’orbite terrestre se courbera vers l’astre errant, et la Terre,devenue son satellite, sera entraînée à une distance telle que lesrayons du Soleil n’auront plus aucune action à sa surface.

– Cela peut se produire, en effet, répondit Barbicane, mais lesconséquences d’un pareil déplacement pourraient bien ne pas êtreaussi redoutables que tu le supposes.

– Et pourquoi ?

– Parce que le froid et le chaud s’équilibreraient encore surnotre globe. On a calculé que si la Terre eût été entraînée par lacomète de 1861, elle n’aurait pas ressenti, à sa plus grandedistance du Soleil, une chaleur seize fois supérieure à celle quenous envoie la Lune, chaleur qui, concentrée au foyer des plusfortes lentilles, ne produit aucun effet appréciable.

– Eh bien ? fit Michel.

– Attends un peu, répondit Barbicane. On calculé aussi, qu’à sonpérihélie, à sa distance la plus rapprochée du Soleil, la Terreaurait supporté une chaleur égale à vingt-huit mille fois celle del’été. Mais cette chaleur, capable de vitrifier les matièresterrestres et de vaporiser les eaux, eût formé un épais anneau denuages qui aurait amoindri cette température excessive. De là,compensation entre les froids de l’aphélie et les chaleurs dupérihélie, et une moyenne probablement supportable.

– Mais à combien de degrés estime-t-on la température desespaces planétaires ? demanda Nicholl.

– Autrefois, répondit Barbicane, on croyait que cettetempérature était excessivement basse. En calculant sondécroissement thermométrique, on arrivait à la chiffrer parmillions de degrés au-dessous de zéro. C’est Fourier, uncompatriote de Michel, un savant illustre de l’Académie desSciences, qui a ramené ces nombres à de plus justes estimations.Suivant lui, la température de l’espace ne s’abaisse pas au-dessousde soixante degrés.

– Peuh ! fit Michel.

– C’est à peu près, répondit Barbicane, la température qui futobservée dans les régions polaires, à l’île Melville ou au fortReliance, soit environ cinquante-six degrés centigrades au-dessousde zéro.

– Il reste à prouver, dit Nicholl, que Fourier ne s’est pasabusé dans ses évaluations. Si je ne me trompe, un autre savantfrançais, M. Pouillet, estime la température de l’espace à centsoixante degrés au-dessous de zéro. C’est ce que nousvérifierons.

– Pas en ce moment, répondit Barbicane, car les rayons solaires,frappant directement notre thermomètre, donneraient, au contraire,une température très élevée. Mais lorsque nous serons arrivés surla Lune, pendant les nuits de quinze jours que chacune de ses faceséprouve alternativement, nous aurons le loisir de faire cetteexpérience, car notre satellite se meut dans le vide.

– Mais qu’entends-tu par le vide ? demanda Michel, est-cele vide absolu ?

– C’est le vide absolument privé d’air.

– Et dans lequel l’air n’est remplacé par rien ?

– Si. Par l’éther, répondit Barbicane.

– Ah ! Et qu’est-ce que l’éther ?

– L’éther, mon ami, c’est une agglomération d’atomesimpondérables, qui, relativement à leurs dimensions, disent lesouvrages de physique moléculaire, sont aussi éloignés les uns desautres que les corps célestes le sont dans l’espace. Leur distance,cependant, est inférieure à un trois-millionièmes de millimètre. Cesont ces atomes qui, par leur mouvement vibratoire, produisent lalumière et la chaleur, en faisant par seconde quatre cent trentetrillions d’ondulations, n’ayant que quatre à six dix-millièmes demillimètre d’amplitude.

– Milliards de milliards ! s’écria Michel Ardan, on les adonc mesurées et comptées, ces oscillations ! Tout cela, amiBarbicane, ce sont des chiffres de savants qui épouvantentl’oreille et ne disent rien à l’esprit.

– Il faut pourtant bien chiffrer…

– Non. Il vaut mieux comparer. Un trillion ne signifie rien. Unobjet de comparaison dit tout. Exemple : Quand tu m’auras répétéque le volume d’Uranus est soixante-seize fois plus gros que celuide la Terre, le volume de Saturne neuf cents fois plus gros, levolume de Jupiter treize cents fois plus gros, le volume du Soleiltreize cent mille fois plus gros, je n’en serai pas beaucoup plusavancé. Aussi, je préfère, et de beaucoup, ces vieillescomparaisons du Double Liégeois qui vous dit tous bêtement: Le Soleil, c’est une citrouille de deux pieds de diamètre,Jupiter, une orange, Saturne, une pomme d’api, Neptune, une guigne,Uranus, une grosse cerise, la Terre, un pois, Vénus, un petit pois,Mars, une grosse tête d’épingle, Mercure un grain de moutarde, etJunon, Cérès, Vesta et Pallas, de simples grains de sable ! Onsait au moins à quoi s’en tenir ! »

Après cette sortie de Michel Ardan contre les savants et cestrillions qu’ils alignent sans sourciller, l’on procéda àl’ensevelissement de Satellite. Il s’agissait simplement de lejeter dans l’espace, de la même manière que les marins jettent uncadavre à la mer.

Mais, ainsi que l’avait recommandé le président Barbicane, ilfallut opérer vivement, de façon à perdre le moins possible de cetair que son élasticité aurait rapidement épanché dans le vide. Lesboulons du hublot de droite, dont l’ouverture mesurait environtrente centimètres, furent dévissés avec soin, tandis que Michel,tout contrit, se préparait à lancer son chien dans l’espace. Lavitre, manœuvrée par un puissant levier qui permettait de vaincrela pression de l’air intérieur sur les parois du projectile, tournarapidement sur ses charnières, et Satellite fut projeté au-dehors.C’est à peine si quelques molécules d’air s’échappèrent, etl’opération réussit si bien que, plus tard, Barbicane ne craignitpas de se débarrasser ainsi des débris inutiles qui encombraient lewagon.

Chapitre 6Demandes et réponses

Le 4 décembre, les chronomètres marquaient cinq heures du matinterrestre, quand les voyageurs se réveillèrent, aprèscinquante-quatre heures de voyage. Comme temps, ils n’avaientdépassé que de cinq heures quarante minutes, la moitié de la duréeassignée à leur séjour dans le projectile ; mais comme trajet,ils avaient déjà accompli près des sept dixièmes de la traversée.Cette particularité était due à la décroissance régulière de leurvitesse.

Lorsqu’ils observèrent la Terre par la vitre inférieure, elle neleur apparut plus que comme une tache sombre, noyée dans les rayonssolaires. Plus de croissant, plus de lumière cendrée. Le lendemain,à minuit, la Terre devait être nouvelle, au moment précis où laLune serait pleine. Au-dessus, l’astre des nuits se rapprochait deplus en plus de la ligne suivie par le projectile, de manière à serencontrer avec lui à l’heure indiquée. Tout autour, la voûte noireétait constellée de points brillants qui semblaient se déplaceravec lenteur. Mais à la distance considérable où ils se trouvaient,leur grosseur relative ne paraissait pas s’être modifiée. Le Soleilet les étoiles apparaissaient exactement tels qu’on les voit de laTerre. Quant à la Lune, elle avait considérablement grossi ;mais les lunettes des voyageurs, peu puissantes en somme, nepermettaient pas encore de faire d’utiles observations à sasurface, et d’en reconnaître les dispositions topographiques ougéologiques.

Aussi, le temps s’écoulait-il en conversations interminables. Oncausait de la Lune surtout. Chacun apportait son contingent deconnaissances particulières. Barbicane et Nicholl, toujourssérieux, Michel Ardan, toujours fantaisiste. Le projectile, sasituation, sa direction, les incidents qui pouvaient survenir, lesprécautions que nécessiterait sa chute sur la Lune, c’était làmatière inépuisable à conjectures.

Précisément, en déjeunant, une demande de Michel, relative auprojectile, provoqua une assez curieuse réponse de Barbicane etdigne d’être rapportée.

Michel, supposant le boulet brusquement arrêté, lorsqu’il étaitencore animé de sa formidable vitesse initiale, voulut savoirquelles auraient été les conséquences de cet arrêt.

« Mais, répondit Barbicane, je ne vois pas comment le projectileaurait pu être arrêté.

– Supposons-le, répondit Michel.

– Supposition irréalisable, répliqua le pratique Barbicane. Amoins que la force d’impulsion ne lui eût fait défaut. Mais alors,sa vitesse aurait décru peu à peu, et il ne se fût pas brusquementarrêté.

– Admets qu’il ait heurté un corps dans l’espace.

– Lequel ?

– Ce bolide énorme que nous avons rencontré.

– Alors, dit Nicholl, le projectile eût été brisé en millepièces, et nous avec.

– Mieux que cela, répondit Barbicane, nous aurions été brûlésvifs.

– Brûlés ! s’écria Michel. Pardieu ! je regrette quele cas ne se soit pas présenté « pour voir ».

– Et tu aurais vu, répondit Barbicane. On sait maintenant que lachaleur n’est qu’une modification du mouvement. Quand on faitchauffer de l’eau, c’est-à-dire quand on lui ajoute de la chaleur,cela veut dire que l’on donne du mouvement à ses molécules.

– Tiens ! fit Michel, voilà une théorieingénieuse !

– Et juste, mon digne ami, car elle explique tous les phénomènesdu calorique. La chaleur n’est qu’un mouvement moléculaire, unesimple oscillation des particules d’un corps. Lorsqu’on serre lefrein d’un train, le train s’arrête. Mais que devient le mouvementdont il était animé ? Il se transforme en chaleur, et le freins’échauffe. Pourquoi graisse-t-on l’essieu des roues ? Pourl’empêcher de s’échauffer, attendu que cette chaleur, ce serait dumouvement perdu par transformation. Comprends-tu ?

– Si je comprends ! répondit Michel, admirablement. Ainsi,par exemple, quand j’ai couru longtemps, que je suis en nage, queje sue à grosses gouttes, pourquoi suis-je forcé dem’arrêter ? Tout simplement, parce que mon mouvement s’esttransformé en chaleur ! »

Barbicane ne put s’empêcher de sourire à cette repartie deMichel. Puis, reprenant sa théorie :

« Ainsi donc, dit-il, dans le cas d’un choc, il en eût été denotre projectile comme de la balle qui tombe brûlante après avoirfrappé la plaque de métal. C’est son mouvement qui s’est changé enchaleur. En conséquence, j’affirme que si notre boulet avait heurtéle bolide, sa vitesse, brusquement anéantie, eût déterminé unechaleur capable de le volatiliser instantanément.

– Alors, demanda Nicholl, qu’arriverait-il donc si la Terres’arrêtait subitement dans son mouvement de translation ?

– Sa température serait portée à un tel point, réponditBarbicane, qu’elle serait immédiatement réduite en vapeurs.

– Bon, fit Michel, voilà un moyen de finir le monde quisimplifierait bien les choses.

– Et si la Terre tombait sur le Soleil ? dit Nicholl.

– D’après les calculs, répondit Barbicane, cette chutedévelopperait une chaleur égale à la chaleur produite par seizecents globes de charbon égaux en volume au globe terrestre.

– Bon surcroît de température pour le Soleil, répliqua MichelArdan, et dont les habitants d’Uranus ou de Neptune ne seplaindraient sans doute pas, car ils doivent mourir de froid surleur planète.

– Ainsi donc, mes amis, reprit Barbicane, tout mouvementbrusquement arrêté produit de la chaleur. Et cette théorie a permisd’admettre que la chaleur du disque solaire est alimentée par unegrêle de bolides qui tombe incessamment à sa surface. On a mêmecalculé…

– Défions-nous, murmura Michel, voilà les chiffres quis’avancent.

– On a même calculé, reprit imperturbablement Barbicane, que lechoc de chaque bolide sur le Soleil doit produire une chaleur égaleà celle de quatre mille masses de houille d’un volume égal.

– Et quelle est la chaleur solaire ? demanda Michel.

– Elle est égale à celle que produirait la combustion d’unecouche de charbon qui entourerait le Soleil sur une épaisseur devingt-sept kilomètres.

– Et cette chaleur ? …

– Elle serait capable de faire bouillir par heure deux milliardsneuf cents millions de myriamètres cubes d’eau.

– Et elle ne vous rôtit pas ? s’écria Michel.

– Non, répondit Barbicane, parce que l’atmosphère terrestreabsorbe les quatre dixièmes de la chaleur solaire. D’ailleurs, laquantité de chaleur interceptée par la Terre n’est qu’undeux-milliardièmes du rayonnement total.

– Je vois bien que tout est pour le mieux, répliqua Michel, etque cette atmosphère est une utile invention, car non seulementelle nous permet de respirer, mais encore elle nous empêche decuire.

– Oui, dit Nicholl, et, malheureusement, il n’en sera pas demême dans la Lune.

– Bah ! fit Michel, toujours confiant. S’il y a deshabitants, ils respirent. S’il n’y en a plus, ils auront bienlaissé assez d’oxygène pour trois personnes, ne fût-ce que dans lefond des ravins où sa pesanteur l’aura accumulé ! Eh bien,nous ne grimperons pas sur les montagnes ! Voilà tout. »

Et Michel, se levant, alla considérer le disque lunaire quibrillait d’un insoutenable éclat.

« Sapristi ! dit-il, qu’il doit faire chaudlà-dessus !

– Sans compter, répondit Nicholl, que le jour y dure trois centsoixante heures !

– Par compensation, dit Barbicane, les nuits y ont la mêmedurée, et comme la chaleur est restituée par rayonnement, leurtempérature ne doit être que celle des espaces planétaires.

– Un joli pays ! dit Michel. N’importe ! Je voudraisdéjà y être ! Hein ! mes chers camarades, sera-ce assezcurieux d’avoir la Terre pour Lune, de la voir se lever àl’horizon, d’y reconnaître la configuration de ses continents, dese dire : là est l’Amérique, là est l’Europe ; puis de lasuivre lorsqu’elle va se perdre dans les rayons du Soleil ! Apropos, Barbicane, y a-t-il des éclipses pour lesSélénites ?

– Oui, des éclipses de Soleil, répondit Barbicane, lorsque lescentres des trois astres se trouvent sur la même ligne, la Terreétant au milieu. Mais ce sont seulement des éclipses annulaires,pendant lesquelles la Terre, projetée comme un écran sur le disquesolaire, en laisse apercevoir la plus grande partie.

– Et pourquoi, demanda Nicholl, n’y a-t-il point d’éclipsetotale ? Est-ce que le cône d’ombre projeté par la Terre nes’étend pas au-delà de la Lune ?

– Oui, si l’on ne tient pas compte de la réfraction produite parl’atmosphère terrestre. Non, si l’on tient compte de cetteréfraction. Ainsi, soit delta prime la parallaxehorizontale, et p prime le demi-diamètre apparent…

– Ouf ! fit Michel, un demi de v zéro carré… ! Parle donc pour tout le monde, homme algébrique !

– Eh bien, en langue vulgaire, répondit Barbicane, la distancemoyenne de la Lune à la Terre étant de soixante rayons terrestres,la longueur du cône d’ombre, par suite de la réfraction, se réduità moins de quarante-deux rayons. Il en résulte donc que, lors deséclipses, la Lune se trouve au-delà du cône d’ombre pure, et que leSoleil lui envoie non seulement les rayons de ses bords, mais aussiles rayons de son centre.

– Alors, dit Michel d’un ton goguenard, pourquoi y a-t-iléclipse, puisqu’il ne doit pas y en avoir ?

– Uniquement, parce que ces rayons solaires sont affaiblis parcette réfraction, et que l’atmosphère qu’ils traversent en éteintle plus grand nombre !

– Cette raison me satisfait, répondit Michel. D’ailleurs, nousverrons bien quand nous y serons.

– Maintenant, dis-moi, Barbicane, crois-tu que la Lune soit uneancienne comète ?

– En voilà, une idée !

– Oui, répliqua Michel avec une aimable fatuité, j’ai quelquesidées de ce genre.

– Mais elle n’est pas de Michel, cette idée, réponditNicholl.

– Bon ! je ne suis donc qu’un plagiaire !

– Sans doute, répondit Nicholl. D’après le témoignage desAnciens, les Arcadiens prétendent que leurs ancêtres ont habité laTerre avant que la Lune fût devenue son satellite. Partant de cefait, certains savants ont vu dans la Lune une comète, que sonorbite amena un jour assez près de la Terre pour qu’elle fûtretenue par l’attraction terrestre.

– Et qu’y a-t-il de vrai dans cette hypothèse ? demandaMichel.

– Rien, répondit Barbicane, et la preuve, c’est que la Lune n’apas conservé trace de cette enveloppe gazeuse qui accompagnetoujours les comètes.

– Mais, reprit Nicholl, la Lune, avant de devenir le satellitede la Terre, n’aurait-elle pu, dans son périhélie, passer assezprès du Soleil pour y laisser par évaporation toutes ces substancesgazeuses ?

– Cela se peut, ami Nicholl, mais cela n’est pas probable.

– Pourquoi ?

– Parce que… Ma foi, je n’en sais rien.

– Ah ! quelles centaines de volumes, s’écria Michel, onpourrait faire avec tout ce qu’on ne sait pas !

– Ah çà ! quelle heure est-il ? demanda Barbicane.

– Trois heures, répondit Nicholl.

– Comme le temps passe, dit Michel, dans la conversation desavants tels que nous ! Décidément je sens que je m’instruistrop ! Je sens que je deviens un puits ! »

Ce disant, Michel se hissa jusqu’à la voûte du projectile, «pour mieux observer la Lune », prétendait-il. Pendant ce temps, sescompagnons considéraient l’espace à travers la vitre inférieure.Rien de nouveau à signaler.

Lorsque Michel Ardan fut redescendu, il s’approcha du hublotlatéral, et, soudain, il laissa échapper une exclamation desurprise.

« Qu’est-ce donc ? » demanda Barbicane.

Le président s’approcha de la vitre, et aperçut une sorte de sacaplati qui flottait extérieurement à quelques mètres du projectile.Cet objet semblait immobile comme le boulet, et par conséquent, ilétait animé du même mouvement ascensionnel que lui.

« Qu’est-ce que cette machine-là ? répétait Michel Ardan.Est-ce un des corpuscules de l’espace, que notre projectile retientdans son rayon d’attraction, et qui va l’accompagner jusqu’à laLune ?

– Ce qui m’étonne, répondit Nicholl, c’est que la pesanteurspécifique de ce corps, qui est très certainement inférieure àcelle du boulet, lui permette de se maintenir aussi rigoureusementà son niveau !

– Nicholl, répondit Barbicane après un moment de réflexion, jene sais pas quel est cet objet, mais je sais parfaitement pourquoiil se maintient par le travers du projectile.

– Et pourquoi ?

– Parce que nous flottons dans le vide, mon cher capitaine, etque dans le vide, les corps tombent où se meuvent – ce qui est lamême chose – avec une vitesse égale, quelle que soit leur pesanteurou leur forme. C’est l’air qui, par sa résistance, crée desdifférences de poids. Quand vous faites pneumatiquement le videdans un tube, les objets que vous y projetez, grains de poussièreou grains de plomb, y tombent avec la même rapidité. Ici, dansl’espace, même cause et même effet.

– Très juste, dit Nicholl, et tout ce que nous lanceronsau-dehors du projectile ne cessera de l’accompagner dans son voyagejusqu’à la Lune.

– Ah ! bêtes que nous sommes ! s’écria Michel.

– Pourquoi cette qualification ? demanda Barbicane.

– Parce que nous aurions dû remplir le projectile d’objetsutiles, livres, instruments, outils, etc. Nous aurions tout jeté,et « tout » nous aurait suivi à la traîne ! Mais j’y pense.Pourquoi ne nous promenons-nous pas au-dehors comme cebolide ? Pourquoi ne nous lançons-nous pas dans l’espace parle hublot ? Quelle jouissance ce serait de se sentir ainsisuspendu dans l’éther, plus favorisé que l’oiseau qui doit toujoursbattre de l’aile pour se soutenir !

– D’accord, dit Barbicane, mais comment respirer ?

– Maudit air qui manque si mal à propos !

– Mais, s’il ne manquait pas, Michel, ta densité étantinférieure à celle du projectile, tu resterais bien vite enarrière.

– Alors, c’est un cercle vicieux.

– Tout ce qu’il y a de plus vicieux.

– Et il faut rester emprisonné dans son wagon ?

– Il le faut.

– Ah ! s’écria Michel d’une voix formidable.

– Qu’as-tu ? demanda Nicholl.

– Je sais, je devine ce que c’est que ce prétendu bolide !Ce n’est point un astéroïde qui nous accompagne ! Ce n’estpoint un morceau de planète.

– Qu’est-ce donc ? demanda Barbicane.

– C’est notre infortuné chien ! C’est le mari deDiane ! »

En effet, cet objet déformé, méconnaissable, réduit à rien,c’était le cadavre de Satellite, aplati comme une cornemusedégonflée, et qui montait, montait toujours !

Chapitre 7Un moment d’ivresse

Ainsi donc, un phénomène curieux, mais logique, bizarre, maisexplicable, se produisait dans ces singulières conditions. Toutobjet lancé au-dehors du projectile devait suivre la mêmetrajectoire et ne s’arrêter qu’avec lui. Il y eut là un texte deconversation que la soirée ne put épuiser. L’émotion des troisvoyageurs s’accroissait, d’ailleurs, à mesure que s’approchait leterme de leur voyage. Ils s’attendaient à l’imprévu, à desphénomènes nouveaux, et rien ne les eût étonnés dans la dispositiond’esprit où ils se trouvaient. Leur imagination surexcitéedevançait ce projectile, dont la vitesse diminuait notablement sansqu’ils en eussent le sentiment. Mais la Lune grandissait à leursyeux, et ils croyaient déjà qu’il leur suffisait d’étendre la mainpour la saisir.

Le lendemain, 5 décembre, dès cinq heures du matin, tous troisétaient sur pied. Ce jour-là devait être le dernier de leur voyage,si les calculs étaient exacts. Le soir même, à minuit, dansdix-huit heures, au moment précis de la Pleine-Lune, ilsatteindraient son disque resplendissant. Le prochain minuit verraits’achever ce voyage, le plus extraordinaire des temps anciens etmodernes. Aussi dès le matin, à travers les hublots argentés parses rayons, ils saluèrent l’astre des nuits d’un confiant et joyeuxhurrah.

La Lune s’avançait majestueusement sur le firmament étoilé.Encore quelques degrés, et elle atteindrait le point précis del’espace où devait s’opérer sa rencontre avec le projectile.D’après ses propres observations, Barbicane calcula qu’ill’accosterait par son hémisphère nord, là où s’étendent d’immensesplaines, où les montagnes sont rares. Circonstance favorable, sil’atmosphère lunaire, comme on le pensait, était emmagasinée dansles fonds seulement.

« D’ailleurs, fit observer Michel Ardan, une plaine est plutôtun lieu de débarquement qu’une montagne. Un Sélénite que l’ondéposerait en Europe sur le sommet du Mont-Blanc, ou en Asie sur lepic de l’Himalaya, ne serait pas précisément arrivé !

– De plus, ajouta le capitaine Nicholl, sur un terrain plat, leprojectile demeurera immobile dès qu’il l’aura touché. Sur unepente, au contraire, il roulerait comme une avalanche, et n’étantpoint écureuils, nous n’en sortirions pas sains et saufs. Donc,tout est pour le mieux. »

En effet, le succès de l’audacieuse tentative ne paraissait plusdouteux. Cependant, une réflexion préoccupait Barbicane ;mais, ne voulant pas inquiéter ses deux compagnons, il garda lesilence à ce sujet.

En effet, la direction du projectile vers l’hémisphère nord dela Lune prouvait que sa trajectoire avait été légèrement modifiée.Le tir, mathématiquement calculé, devait porter le boulet au centremême du disque lunaire. S’il n’y arrivait pas, c’est qu’il y avaiteu déviation. Qui l’avait produite ? Barbicane ne pouvaitl’imaginer, ni déterminer l’importance de cette déviation, car lespoints de repère manquaient. Il espérait pourtant qu’elle n’auraitd’autre résultat que de le ramener vers le bord supérieur de laLune, région plus propice à l’atterrage.

Barbicane se contenta donc, sans communiquer ses inquiétudes àses amis, d’observer fréquemment la Lune, cherchant à voir si ladirection du projectile ne se modifierait pas. Car la situation eûtété terrible si le boulet, manquant son but et entraîné au-delà dudisque, se fût élancé dans les espaces interplanétaires.

En ce moment, la Lune, au lieu d’apparaître plate comme undisque, laissait déjà sentir sa convexité. Si le Soleil l’eûtobliquement frappée de ses rayons, l’ombre portée aurait faitvaloir les hautes montagnes qui se seraient nettement détachées. Leregard aurait pu s’enfoncer dans l’abîme béant des cratères, etsuivre les capricieuses rainures qui zèbrent l’immensité desplaines. Mais tout relief se nivelait encore dans unresplendissement intense. On distinguait à peine ces larges tachesqui donnent à la Lune l’apparence d’une figure humaine.

« Figure, soit, disait Michel Ardan, mais, j’en suis fâché pourl’aimable sœur d’Apollon, figure grêlée ! »

Cependant, les voyageurs, si rapprochés de leur but, necessaient plus d’observer ce monde nouveau. Leur imagination lespromenait à travers ces contrées inconnues. Ils gravissaient lespics élevés. Ils descendaient au fond des larges cirques. Çà et là,ils croyaient voir de vastes mers à peine contenues sous uneatmosphère raréfiée, et des cours d’eau qui versaient le tribut desmontagnes. Penchés sur l’abîme, ils espéraient surprendre lesbruits de cet astre, éternellement muet dans les solitudes duvide.

Cette dernière journée leur laissa des souvenirs palpitants. Ilsen notèrent les moindres détails. Une vague inquiétude les prenaità mesure qu’ils s’approchaient du terme. Cette inquiétude eûtencore redoublé s’ils avaient senti combien leur vitesse étaitmédiocre. Elle leur eût paru bien insuffisante pour les conduirejusqu’au but. C’est qu’alors le projectile ne « pesait » presqueplus. Son poids décroissait incessamment et devait entièrements’annihiler sur cette ligne où les attractions lunaires etterrestres se neutralisant, provoqueraient de si surprenantseffets.

Cependant, en dépit de ses préoccupations, Michel Ardan n’oubliapas de préparer le repas du matin avec sa ponctualité habituelle.On mangea de grand appétit. Rien d’excellent comme ce bouillonliquéfié à la chaleur du gaz. Rien de meilleur que ces viandesconservées. Quelques verres de bon vin de France couronnèrent cerepas. Et à ce propos, Michel Ardan fit remarquer que les vignobleslunaires, chauffés par cet ardent soleil, devaient distiller lesvins les plus généreux, – s’ils existaient toutefois. En tout cas,le prévoyant Français n’avait eu garde d’oublier dans son paquetquelques précieux ceps du Médoc et de la Côte-d’Or, sur lesquels ilcomptait particulièrement.

L’appareil Reiset et Regnault fonctionnait toujours avec uneextrême précision. L’air se maintenait dans un état de puretéparfaite. Nulle molécule d’acide carbonique ne résistait à lapotasse, et quant à l’oxygène, disait le capitaine Nicholl, « ilétait certainement de première qualité ». Le peu de vapeur d’eaurenfermé dans le projectile se mêlait à cet air dont il tempéraitla sécheresse, et bien des appartements de Paris, de Londres ou deNew York, bien des salles de théâtre ne se trouvent certainementpas dans des conditions aussi hygiéniques.

Mais, pour fonctionner régulièrement, il fallait que cetappareil fût tenu en parfait état. Aussi, chaque matin, Michelvisitait les régulateurs d’écoulement, essayait les robinets, etréglait au pyromètre la chaleur du gaz. Tout marchait bienjusqu’alors, et les voyageurs, imitant le digne J. -T. Maston,commençaient à prendre un embonpoint qui les eût rendusméconnaissables, si leur emprisonnement se fût prolongé pendantquelques mois. Ils se comportaient, en un mot, comme se comportentdes poulets en cage : ils engraissaient.

En regardant à travers les hublots, Barbicane vit le spectre duchien et les divers objets lancés hors du projectile quil’accompagnaient obstinément. Diane hurlait mélancoliquement enapercevant les restes de Satellite. Ces épaves semblaient aussiimmobiles que si elles eussent reposé sur un terrain solide.

« Savez-vous, mes amis, disait Michel Ardan, que si l’un de nouseût succombé au contrecoup du départ, nous aurions été fort gênéspour l’enterrer, que dis-je, pour l’« éthérer », puisque icil’éther remplace la Terre ! Voyez-vous ce cadavre accusateurqui nous aurait suivis dans l’espace comme un remords !

– C’eût été triste, dit Nicholl.

– Ah ! reprit Michel, ce que je regrette, c’est de nepouvoir faire une promenade à l’extérieur. Quelle volupté deflotter au milieu de ce radieux éther, de se baigner, de se roulerdans ces purs rayons de soleil ! Si Barbicane avait seulementpensé à se munir d’un appareil de scaphandre et d’une pompe à air,je me serais aventuré au dehors, et j’aurais pris des attitudes dechimère et d’hippogryphe sur le sommet du projectile.

– Eh bien, mon vieux Michel, répondit Barbicane, tu n’aurais pasfait longtemps l’hippogryphe, car, malgré ton habit de scaphandre,gonflé sous l’expansion de l’air contenu en toi, tu aurais éclatécomme un obus, ou plutôt comme un ballon qui s’élève trop haut dansl’air. Donc ne regrette rien, et n’oublie pas ceci : Tant que nousflotterons dans le vide, il faut t’interdire toute promenadesentimentale hors du projectile ! »

Michel Ardan se laissa convaincre dans une certaine mesure. Ilconvint que la chose était difficile, mais non pas « impossible »,mot qu’il ne prononçait jamais.

La conversation, de ce sujet, passa à un autre, et ne languitpas un instant. Il semblait aux trois amis que dans ces conditionsles idées leur poussaient au cerveau comme les feuilles poussentaux premières chaleurs du printemps. Ils se sentaient touffus.

Au milieu des demandes et des réponses qui se croisèrent pendantcette matinée, Nicholl posa une certaine question qui ne trouva pasde solution immédiate.

« Ah çà ! dit-il, c’est très bien d’aller dans la Lune,mais comment en reviendrons-nous ? »

Ses deux interlocuteurs se regardèrent d’un air surpris. On eûtdit que cette éventualité se formulait pour la première fois devanteux.

« Qu’entendez-vous par-là, Nicholl ? demanda gravementBarbicane.

– Demander à revenir d’un pays, ajouta Michel, quand on n’y estpas encore arrivé, me paraît inopportun.

– Je ne dis pas cela pour reculer, répliqua Nicholl, mais jeréitère ma question, et je demande : Commentreviendrons-nous ?

– Je n’en sais rien, répondit Barbicane.

– Et moi, dit Michel, si j’avais su comment en revenir, je n’yserais point allé.

– Voilà répondre, s’écria Nicholl.

– J’approuve les paroles de Michel, dit Barbicane, et j’ajouteque la question n’a aucun intérêt actuel. Plus tard, quand nousjugerons convenable de revenir, nous aviserons. Si la Columbiadn’est plus là, le projectile y sera toujours.

– Belle avance ! Une balle sans fusil !

– Le fusil, répondit Barbicane, on peut le fabriquer. La poudre,on peut la faire ! Ni les métaux, ni le salpêtre, ni lecharbon ne doivent manquer aux entrailles de la Lune. D’ailleurs,pour revenir, il ne faut vaincre que l’attraction lunaire, et ilsuffit d’aller à huit mille lieues pour retomber sur le globeterrestre en vertu des seules lois de la pesanteur.

– Assez, dit Michel en s’animant. Qu’il ne soit plus question deretour ! Nous en avons déjà trop parlé. Quant à communiqueravec nos anciens collègues de la Terre, cela ne sera pasdifficile.

– Et comment ?

– Au moyen de bolides lancés par les volcans lunaires.

– Bien trouvé, Michel, répondit Barbicane d’un ton convaincu.Laplace a calculé qu’une force cinq fois supérieure à celle de noscanons suffirait à envoyer un bolide de la Lune à la Terre. Or, iln’est pas de volcan qui n’ait une puissance de propulsionsupérieure.

– Hurrah ! cria Michel. Voilà des facteurs commodes que cesbolides, et qui ne coûteront rien ! Et comme nous rirons del’administration des postes ! Mais, j’y pense…

– Que penses-tu ?

– Une idée superbe ! Pourquoi n’avons-nous pas accroché unfil à notre boulet ? Nous aurions échangé des télégrammes avecla Terre !

– Mille diables ! riposta Nicholl. Et le poids d’un fillong de quatre-vingt-six mille lieues ne le comptes-tu pourrien ?

– Pour rien ! On aurait triplé la charge de laColumbiad ! On l’aurait quadruplée, quintuplée ! s’écriaMichel, dont le verbe prenait des intonations de plus en plusviolentes.

– Il n’y a qu’une petite objection à faire à ton projet,répondit Barbicane : c’est que pendant le mouvement de rotation duglobe, notre fil se serait enroulé autour de lui comme une chaînesur un cabestan, et qu’il nous aurait inévitablement ramenés àterre.

– Par les trente-neuf étoiles de l’Union ! dit Michel, jen’ai donc que des idées impraticables aujourd’hui ! des idéesdignes de J. -T. Maston ! Mais, j’y songe, si nous ne revenonspas sur la Terre, J. -T. Maston est capable de venir nousretrouver !

– Oui ! il viendra, répliqua Barbicane, c’est un digne etcourageux camarade. D’ailleurs, quoi de plus aisé ? LaColumbiad n’est-elle pas toujours creusée dans le solfloridien ! Le coton et l’acide azotique manquent-ils pourfabriquer du pyroxyle ? La Lune ne repassera-t-elle pas auzénith de la Floride ? Dans dix-huit ans n’occupera-t-elle pasexactement la place qu’elle occupe aujourd’hui ?

– Oui, répéta Michel, oui, Maston viendra, et avec lui nos amisElphiston, Blomsberry, tous les membres du Gun-Club, et ils serontbien reçus ! Et plus tard, on établira des trains deprojectiles entre la Terre et la Lune ! Hurrah pour J. -T.Maston ! »

Il est probable que, si l’honorable J. -T. Maston n’entendit pasles hurrahs poussés en son honneur, du moins les oreilles luitintèrent. Que faisait-il alors ? Sans doute, posté dans lesmontagnes Rocheuses, à la station de Long’s-Peak, il cherchait àdécouvrir l’invisible boulet gravitant dans l’espace. S’il pensaità ses chers compagnons, il faut convenir que ceux-ci n’étaient pasen reste avec lui, et que, sous l’influence d’une exaltationsingulière, ils lui consacraient leurs meilleures pensées.

Mais d’où venait cette animation qui grandissait visiblementchez les hôtes du projectile ? Leur sobriété ne pouvait êtremise en doute. Cet étrange éréthisme du cerveau, fallait-ill’attribuer aux circonstances exceptionnelles ou ils se trouvaient,à cette proximité de l’astre des nuits dont quelques heures lesséparaient seulement, à quelque influence secrète de la Lune quiagissait sur le système nerveux ? Leur figure rougissait commesi elle eût été exposée à la réverbération d’un four ; leurrespiration s’activait, et leurs poumons jouaient comme un souffletde forge ; leurs yeux brillaient d’une flammeextraordinaire ; leur voix détonait avec des accentsformidables ; leurs paroles s’échappaient comme un bouchon dechampagne chassé par l’acide carbonique ; leurs gestesdevenaient inquiétants, tant il fallait d’espace pour lesdévelopper. Et, détail remarquable, ils ne s’apercevaientaucunement de cette excessive tension de leur esprit.

« Maintenant, dit Nicholl d’un ton bref, maintenant que je nesais pas si nous reviendrons de la Lune, je veux savoir ce que nousy allons faire.

– Ce que nous y allons faire ? répondit Barbicane, frappantdu pied comme s’il eût été dans une salle d’armes, je n’en saisrien !

– Tu n’en sais rien ! s’écria Michel avec un hurlement quiprovoqua dans le projectile un retentissement sonore.

– Non, je ne m’en doute même pas ! riposta Barbicane, semettant à l’unisson de son interlocuteur.

– Eh bien, je le sais, moi, répondit Michel.

– Parle donc, alors, cria Nicholl, qui ne pouvait plus contenirles grondements de sa voix.

– Je parlerai si cela me convient, s’écria Michel en saisissantviolemment le bras de son compagnon.

– Il faut que cela te convienne, dit Barbicane, l’œil en feu, lamain menaçante. C’est toi qui nous as entraînés dans ce voyageformidable, et nous voulons savoir pourquoi !

– Oui ! fit le capitaine, maintenant que je ne sais pas oùje vais, je veux savoir pourquoi j’y vais !

– Pourquoi ? s’écria Michel, bondissant à la hauteur d’unmètre, pourquoi ? Pour prendre possession de la Lune au nomdes États-Unis ! Pour ajouter un quarantième État àl’Union ! Pour coloniser les régions lunaires, pour lescultiver, pour les peupler, pour y transporter tous les prodiges del’art, de la science et de l’industrie ! Pour civiliser lesSélénites, à moins qu’ils ne soient plus civilisés que nous, et lesconstituer en république, s’ils n’y sont déjà !

– Et s’il n’y a pas de Sélénites ! riposta Nicholl, quisous l’empire de cette inexplicable ivresse devenait trèscontrariant.

– Qui dit qu’il n’y a pas de Sélénites ? s’écria Micheld’un ton menaçant.

– Moi ! hurla Nicholl.

– Capitaine, dit Michel, ne répète pas cette insolence, ou je tel’enfonce dans la gorge à travers les dents ! »

Les deux adversaires allaient se précipiter l’un sur l’autre, etcette incohérente discussion menaçait de dégénérer en bataille,quand Barbicane intervint par un bond formidable.

« Arrêtez, malheureux, dit-il en mettant ses deux compagnons dosà dos, s’il n’y a pas de Sélénites, on s’en passera !

– Oui, s’exclama Michel, qui n’y tenait pas autrement, on s’enpassera. Nous n’avons que faire des Sélénites ! A bas lesSélénites !

– A nous l’empire de la Lune, dit Nicholl.

– A nous trois, constituons la république !

– Je serai le congrès, cria Michel.

– Et moi le sénat, riposta Nicholl.

– Et Barbicane le président, hurla Michel.

– Pas de président nommé par la nation ! réponditBarbicane.

– Eh bien, un président nommé par le congrès, s’écria Michel, etcomme je suis le congrès, je te nomme à l’unanimité !

– Hurrah ! hurrah ! hurrah pour le présidentBarbicane ! cria Nicholl.

– Hip ! hip ! hip ! » vociféra Michel Ardan.

Puis, le président et le sénat entonnèrent d’une voix terriblele populaire Yankee Doodle, tandis que le congrès faisaitretentir les mâles accents de la Marseillaise.

Alors commença une ronde échevelée avec gestes insensés,trépignements de fous, culbutes de clowns désossés. Diane, semêlant à cette danse, hurlant à son tour, sauta jusqu’à la voûte duprojectile. On entendit d’inexplicables battements d’ailes, descris de coq d’une sonorité bizarre. Cinq ou six poules volèrent, ense frappant aux parois comme des chauves-souris folles…

Puis, les trois compagnons de voyage, dont les poumons sedésorganisaient sous une incompréhensible influence, plus qu’ivres,brûlés par l’air qui incendiait leur appareil respiratoire,tombèrent sans mouvement sur le fond du projectile.

Chapitre 8 Asoixante-dix-huit mille cent quatorze lieues

Que s’était-il passé ? D’où provenait la cause de cetteivresse singulière dont les conséquences pouvaient êtredésastreuses ? Une simple étourderie de Michel, à laquelletrès heureusement, Nicholl put remédier à temps.

Après une véritable pâmoison qui dura quelques minutes lecapitaine, revenant le premier à la vie, reprit ses facultésintellectuelles.

Bien qu’il eût déjeuné deux heures auparavant, il ressentait unefaim terrible qui le tiraillait comme s’il n’avait pas mangé depuisplusieurs jours. Tout en lui, estomac et cerveau, était surexcitéau plus haut point.

Il se releva donc et réclama de Michel une collationsupplémentaire. Michel, anéanti, ne répondit pas. Nicholl voulutalors préparer quelques tasses de thé destinées à faciliterl’absorption d’une douzaine de sandwiches. Il s’occupa d’abord dese procurer du feu, et frotta vivement une allumette.

Quelle fut sa surprise en voyant briller le soufre d’un éclatextraordinaire et presque insoutenable à la vue. Du bec de gazqu’il alluma jaillit une flamme comparable aux jets de la lumièreélectrique.

Une révélation se fit dans l’esprit de Nicholl. Cette intensitéde lumière, les troubles physiologiques survenus en lui, lasurexcitation de toutes ses facultés morales et passionnelles, ilcomprit tout.

« L’oxygène ! » s’écria-t-il.

Et se penchant sur l’appareil à air, il vit que le robinetlaissait échapper à pleins flots ce gaz incolore, sans saveur, sansodeur, éminemment vital, mais qui, à l’état pur, produit lesdésordres les plus graves dans l’organisme. Par étourderie, Michelavait ouvert en grand le robinet de l’appareil !

Nicholl se hâta de suspendre cet écoulement d’oxygène, dontl’atmosphère était saturée, et qui eût entraîné la mort desvoyageurs, non par asphyxie, mais par combustion.

Une heure après, l’air moins chargé rendait aux poumons leur jeunormal. Peu à peu, les trois amis revenaient de leur ivresse ;mais il leur fallut cuver leur oxygène, comme un ivrogne cuve sonvin.

Quand Michel apprit quelle était sa part de responsabilité danscet incident, il ne s’en montra pas autrement déconcerté. Cetteébriété inattendue rompait la monotonie du voyage. Bien dessottises avaient été dites sous son influence, mais aussi viteoubliées que dites.

« Puis, ajouta le joyeux Français, je ne suis pas fâché d’avoirgoûté un peu de ce gaz capiteux. Savez-vous, mes amis, qu’il yaurait un curieux établissement à fonder, avec cabinets d’oxygène,où les gens dont l’organisme est affaibli pourraient, pendantquelques heures, vivre d’une vie plus active ! Supposez desréunions où l’air serait saturé de ce fluide héroïque, des théâtresoù l’administration l’entretiendrait à haute dose, quelle passiondans l’âme des acteurs et des spectateurs, quel feu, quelenthousiasme ! Et si, au lieu d’une simple assemblée, onpouvait en saturer tout un peuple, quelle activité dans sesfonctions, quel supplément de vie il recevrait ! D’une nationépuisée on referait peut-être une nation grande et forte, et jeconnais plus d’un État de notre vieille Europe qui devrait seremettre au régime de l’oxygène, dans l’intérêt de sa santé !»

Michel parlait et s’animait, à faire croire que le robinet étaitencore trop ouvert. Mais, d’une phrase, Barbicane enraya sonenthousiasme.

« Tout cela est bien, ami Michel, lui dit-il, mais nousapprendras-tu d’où viennent ces poules qui se sont mêlées à notreconcert ?

– Ces poules ?

– Oui. »

En effet, une demi-douzaine de poules et un superbe coq sepromenaient çà et là, voletant et caquetant.

« Ah ! les maladroites ! s’écria Michel. C’estl’oxygène qui les a mises en révolution !

– Mais que veux-tu faire de ces poules ? demandaBarbicane.

– Les acclimater dans la Lune, parbleu !

– Alors pourquoi les avoir cachées ?

– Une farce, mon digne président, une simple farce qui avortepiteusement ! Je voulais les lâcher sur le continent lunaire,sans vous en rien dire ! Hein ! quel eût été votreébahissement à voir ces volatiles terrestres picorer les champs dela Lune !

– Ah ! gamin ! gamin éternel ! réponditBarbicane, tu n’as pas besoin d’oxygène pour te monter latête ! Tu es toujours ce que nous étions sous l’influence dece gaz ! Tu es toujours fou !

– Eh ! qui dit qu’alors nous n’étions pas sages ! »répliqua Michel Ardan.

Après cette réflexion philosophique, les trois amis réparèrentle désordre du projectile. Poules et coq furent réintégrés dansleur cage. Mais, en procédant à cette opération, Barbicane et sesdeux compagnons eurent le sentiment très marqué d’un nouveauphénomène.

Depuis le moment où ils avaient quitté la Terre, leur proprepoids, celui du boulet et des objets qu’il renfermait, avaient subiune diminution progressive. S’ils ne pouvaient constater cettedéperdition pour le projectile, un instant devait arriver où ceteffet serait sensible pour eux-mêmes et pour les ustensiles ou lesinstruments dont ils se servaient.

Il va sans dire qu’une balance n’eût pas indiqué cettedéperdition, car le poids destiné à peser l’objet aurait perduprécisément autant que l’objet lui-même ; mais un peson àressort, par exemple, dont la tension est indépendante del’attraction, eût donné l’évaluation exacte de cettedéperdition.

On sait que l’attraction, autrement dit la pesanteur, estproportionnelle aux masses et en raison inverse du carré desdistances. De là cette conséquence : Si la Terre eût été seule dansl’espace, si les autres corps célestes se fussent subitementannihilés, le projectile, d’après la loi de Newton, aurait d’autantmoins pesé qu’il se serait éloigné de la Terre, mais sans jamaisperdre entièrement son poids, car l’attraction terrestre se fûttoujours fait sentir à n’importe quelle distance.

Mais dans le cas actuel, un moment devait arriver où leprojectile ne serait plus aucunement soumis aux lois de lapesanteur, en faisant abstraction des autres corps célestes dont onpouvait considérer l’effet comme nul.

En effet, la trajectoire du projectile se traçait entre la Terreet la Lune. A mesure qu’il s’éloignait de la Terre, l’attractionterrestre diminuait en raison inverse du carré des distances, maisaussi l’attraction lunaire augmentait dans la même proportion. Ildevait donc arriver un point où, ces deux attractions seneutralisant, le boulet ne pèserait plus. Si les masses de la Luneet de la Terre eussent été égales, ce point se fût rencontré à uneégale distance des deux astres. Mais, en tenant compte de ladifférence des masses, il était facile de calculer que ce pointserait situé aux quarante-sept cinquante-deuxièmes du voyage, soit,en chiffres, à soixante-dix-huit mille cent quatorze lieues de laTerre.

A ce point, un corps n’ayant aucun principe de vitesse ou dedéplacement en lui, y demeurerait éternellement immobile, étantégalement attiré par les deux astres, et rien ne le sollicitantplutôt vers l’un que vers l’autre.

Or, le projectile, si la force d’impulsion avait été exactementcalculée, le projectile devait atteindre ce point avec une vitessenulle, ayant perdu tout indice de pesanteur, comme tous les objetsqu’il portait en lui.

Qu’arriverait-il alors ? Trois hypothèses seprésentaient.

Ou le projectile aurait encore conservé une certaine vitesse,et, dépassant le point d’égale attraction, il tomberait sur la Luneen vertu de l’excès de l’attraction lunaire sur l’attractionterrestre.

Ou la vitesse lui manquant pour atteindre le point d’égaleattraction, il retomberait sur la Terre en vertu de l’excès del’attraction terrestre sur l’attraction lunaire.

Ou enfin, animé d’une vitesse suffisante pour atteindre le pointneutre, mais insuffisante pour le dépasser, il resteraitéternellement suspendu à cette place, comme le prétendu tombeau deMahomet, entre le zénith et le nadir.

Telle était la situation, et Barbicane en expliqua clairementles conséquences à ses compagnons de voyage. Cela les intéressaitau plus haut degré. Or, comment reconnaîtraient-ils que leprojectile avait atteint ce point neutre situé à soixante-dix-huitmille cent quatorze lieues de la Terre ?

Précisément lorsque ni eux ni les objets enfermés dans leprojectile ne seraient plus aucunement soumis aux lois de lapesanteur.

Jusqu’ici, les voyageurs, tout en constatant que cette actiondiminuait de plus en plus, n’avaient pas encore reconnu son absencetotale. Mais ce jour-là, vers onze heures du matin, Nicholl ayantlaissé échapper un verre de sa main, le verre, au lieu de tomber,resta suspendu dans l’air.

« Ah ! s’écria Michel Ardan, voilà donc un peu de physiqueamusante ! »

Et aussitôt, divers objets, des armes, des bouteilles,abandonnés à eux-mêmes, se tinrent comme par miracle. Diane, elleaussi, placée par Michel dans l’espace, reproduisit, mais sansaucun truc, la suspension merveilleuse opérée par les Caston et lesRobert-Houdin. La chienne, d’ailleurs, ne semblait pas s’apercevoirqu’elle flottait dans l’air.

Eux-mêmes, surpris, stupéfaits, en dépit de leurs raisonnementsscientifiques, ils sentaient, ces trois aventureux compagnonsemportés dans le domaine du merveilleux, ils sentaient que lapesanteur manquait à leur corps. Leurs bras, qu’ils étendaient, necherchaient plus à s’abaisser. Leur tête vacillait sur leursépaules. Leurs pieds ne tenaient plus au fond du projectile. Ilsétaient comme des gens ivres auxquels la stabilité fait défaut. Lefantastique a créé des hommes privés de leurs reflets, d’autresprivés de leur ombre ! Mais ici la réalité, par la neutralitédes forces attractives, faisait des hommes en qui rien ne pesaitplus, et qui ne pesaient pas eux-mêmes !

Soudain Michel, prenant un certain élan, quitta le fond, etresta suspendu en l’air comme le moine de la Cuisine desAnges de Murillo.

Ses deux amis l’avaient rejoint en un instant, et tous lestrois, au centre du projectile, ils figuraient une ascensionmiraculeuse.

« Est-ce croyable ? Est-ce vraisemblable ? Est-cepossible ? s’écria Michel. Non. Et pourtant cela est !Ah ! si Raphaël nous avait vus ainsi, quelle « Assomption » ileût jetée sur sa toile !

– L’Assomption ne peut durer, répondit Barbicane. Si leprojectile passe le point neutre, l’attraction lunaire nousattirera vers la Lune.

– Nos pieds reposeront alors sur la voûte du projectile,répondit Michel.

– Non, dit Barbicane, parce que le projectile, dont le centre degravité est très bas, se retournera peu a peu.

– Alors, tout notre aménagement va être bouleversé de fond encomble, c’est le mot !

– Rassure-toi, Michel, répondit Nicholl. Aucun bouleversementn’est à craindre. Pas un objet ne bougera, car l’évolution duprojectile ne se fera qu’insensiblement.

– En effet, reprit Barbicane, et quand il aura franchi le pointd’égale attraction, son culot, relativement plus lourd,l’entraînera suivant une perpendiculaire à la Lune. Mais, pour quece phénomène se produise, il faut que nous ayons passé la ligneneutre.

– Passer la ligne neutre ! s’écria Michel. Alors faisonscomme les marins qui passent l’Équateur. Arrosons notrepassage ! »

Un léger mouvement de côté ramena Michel vers la paroicapitonnée. Là, il prit une bouteille et des verres, les plaça «dans l’espace », devant ses compagnons, et, trinquant joyeusement,ils saluèrent la ligne d’un triple hurrah.

Cette influence des attractions dura une heure à peine. Lesvoyageurs se sentirent insensiblement ramenés vers le fond, etBarbicane crut remarquer que le bout conique du projectiles’écartait un peu de la normale dirigée vers la Lune. Par unmouvement inverse, le culot s’en rapprochait. L’attraction lunairel’emportait donc sur l’attraction terrestre. La chute vers la Lunecommençait, presque insensible encore ; elle ne devait êtreque d’un millimètre un tiers dans la première seconde, soit cinqcent quatre-vingt-dix millièmes de ligne. Mais peu à peu la forceattractive s’accroîtrait, la chute serait plus accentuée, leprojectile, entraîné par le culot, présenterait son cône supérieurà la Terre et tomberait avec une vitesse croissante jusqu’à lasurface du continent sélénite. Le but serait donc atteint.Maintenant, rien ne pouvait empêcher le succès de l’entreprise, etNicholl et Michel Ardan partagèrent la joie de Barbicane.

Puis ils causèrent de tous ces phénomènes qui les émerveillaientcoup sur coup. Cette neutralisation des lois de la pesanteursurtout, ils ne tarissaient pas à son propos. Michel Ardan,toujours enthousiaste, voulait en tirer des conséquences quin’étaient que fantaisie pure.

« Ah ! mes dignes amis, s’écriait-il, quel progrès si l’onpouvait ainsi se débarrasser, sur Terre, de cette pesanteur, decette chaîne qui vous rive à elle ! Ce serait le prisonnierdevenu libre ! Plus de fatigues, ni des bras ni des jambes.Et, s’il est vrai que pour voler à la surface de la Terre, pour sesoutenir dans l’air par le simple jeu des muscles, il faille uneforce cent cinquante fois supérieure à celle que nous possédons, unsimple acte de la volonté, un caprice nous transporterait dansl’espace, si l’attraction n’existait pas.

– En effet, dit Nicholl en riant, si l’on parvenait à supprimerla pesanteur comme on supprime la douleur par l’anesthésie, voilàqui changerait la face des sociétés modernes !

– Oui, s’écria Michel, tout plein de son sujet, détruisons lapesanteur, et plus de fardeaux ! Partant, plus de grues, decrics, de cabestans, de manivelles et autres engins qui n’auraientpas raison d’être !

– Bien dit, répliqua Barbicane, mais si rien ne pesait plus,rien ne tiendrait plus, pas plus ton chapeau sur ta tête, digneMichel, que ta maison dont les pierres n’adhèrent que par leurpoids ! Pas de bateaux dont la stabilité sur les eaux n’estqu’une conséquence de la pesanteur. Pas même d’Océan, dont lesflots ne seraient plus équilibrés par l’attraction terrestre. Enfinpas d’atmosphère, dont les molécules n’étant plus retenues sedisperseraient dans l’espace !

– Voilà qui est fâcheux, répliqua Michel. Rien de tel que cesgens positifs pour vous ramener brutalement à la réalité.

– Mais console-toi, Michel, reprit Barbicane, car si aucun astren’existe d’où soient bannies les lois de la pesanteur, tu vas, dumoins, en visiter un où la pesanteur est beaucoup moindre que surla Terre.

– La Lune ?

– Oui, la Lune, à la surface de laquelle les objets pèsent sixfois moins qu’à la surface de la Terre, phénomène très facile àconstater.

– Et nous nous en apercevrons ? demanda Michel.

– Évidemment, puisque deux cents kilogrammes n’en pèsent quetrente à la surface de la Lune.

– Et notre force musculaire n’y diminuera pas ?

– Aucunement. Au lieu de t’élever à un mètre en sautant, tut’élèveras à dix-huit pieds de hauteur.

– Mais nous serons des Hercules dans la Lune ! s’écriaMichel.

– D’autant plus, répondit Nicholl, que si la taille desSélénites est proportionnelle à la masse de leur globe, ils seronthauts d’un pied à peine.

– Des Lilliputiens ! répliqua Michel. Je vais donc jouer lerôle de Gulliver ! Nous allons réaliser la fable desgéants ! Voilà l’avantage de quitter sa planète et de courirle monde solaire !

– Un instant, Michel, répondit Barbicane. Si tu veux jouer lesGulliver ne visite que les planètes inférieures, telles queMercure, Vénus ou Mars, dont la masse est un peu moindre que cellede la Terre. Mais ne te hasarde pas dans les grandes planètes,Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune, car là les rôles seraientintervertis, et tu deviendrais Lilliputien.

– Et dans le Soleil ?

– Dans le Soleil, si sa densité est quatre fois moindre quecelle de la Terre, son volume est treize cent vingt-quatre millefois plus considérable, et l’attraction y est vingt-sept fois plusgrande qu’à la surface de notre globe. Toute proportion gardée, leshabitants y devraient avoir en moyenne deux cents pieds dehaut.

– Mille diables ! s’écria Michel. Je ne serais plus qu’unpygmée, un mirmidon !

– Gulliver chez les géants, dit Nicholl.

– Juste ! répondit Barbicane.

– Et il ne serait pas inutile d’emporter quelques piècesd’artillerie pour se défendre.

– Bon ! répliqua Barbicane, tes boulets ne feraient aucuneffet dans le Soleil, et ils tomberaient sur le sol au bout dequelques mètres.

– Voilà qui est fort !

– Voilà qui est certain, répondit Barbicane. L’attraction est siconsidérable sur cet astre énorme, qu’un objet pesant soixante-dixkilogrammes sur la Terre, en pèserait dix-neuf cent trente à lasurface du Soleil. Ton chapeau, une dizaine de kilogrammes !Ton cigare, une demi-livre. Enfin si tu tombais sur le continentsolaire, ton poids serait tel – deux mille cinq cents kilos environ–, que tu ne pourrais pas te relever !

– Diable ! fit Michel. Il faudrait alors avoir une petitegrue portative ! Eh bien, mes amis, contentons-nous de la Lunepour aujourd’hui. Là, au moins, nous ferons grande figure !Plus tard, nous verrons s’il faut aller dans ce Soleil, où l’on nepeut boire sans un cabestan pour hisser son verre à sabouche ! »

Chapitre 9Conséquences d’une déviation

Barbicane n’avait plus d’inquiétude, sinon sur l’issue duvoyage, du moins sur la force d’impulsion du projectile. Sa vitessevirtuelle l’entraînait au-delà de la ligne neutre. Donc, il nereviendrait pas à la Terre. Donc, il ne s’immobiliserait pas sur lepoint d’attraction. Une seule hypothèse restait à se réaliser,l’arrivée du boulet à son but sous l’action de l’attractionlunaire.

En réalité, c’était une chute de huit mille deux centquatre-vingt-seize lieues, sur un astre, il est vrai, où lapesanteur ne doit être évaluée qu’au sixième de la pesanteurterrestre. Chute formidable néanmoins, et contre laquelle toutesprécautions voulaient être prises sans retard.

Ces précautions étaient de deux sortes : les unes devaientamortir le coup au moment où le projectile toucherait le sollunaire ; les autres devaient retarder sa chute et, parconséquent, la rendre moins violente.

Pour amortir le coup, il était fâcheux que Barbicane ne fût plusà même d’employer les moyens qui avaient si utilement atténué lechoc du départ, c’est-à-dire l’eau employée comme ressort et lescloisons brisantes. Les cloisons existaient encore ; maisl’eau manquait, car on ne pouvait employer la réserve à cet usage,réserve précieuse pour le cas où, pendant les premiers jours,l’élément liquide manquerait au sol lunaire.

D’ailleurs, cette réserve eût été très insuffisante pour faireressort. La couche d’eau emmagasinée dans le projectile au départ,et sur laquelle reposait le disque étanche, n’occupait pas moins detrois pieds de hauteur sur une surface de cinquante-quatre piedscarrés. Elle mesurait en volume six mètres cubes et en poids cinqmille sept cent cinquante kilogrammes. Or, les récipients n’encontenaient pas la cinquième partie. Il fallait donc renoncer à cemoyen si puissant d’amortir le choc d’arrivée.

Fort heureusement, Barbicane, non content d’employer l’eau,avait muni le disque mobile de forts tampons à ressort, destinés àamoindrir le choc contre le culot après l’écrasement des cloisonshorizontales. Ces tampons existaient toujours ; il suffisaitde les rajuster et de remettre en place le disque mobile. Toutesces pièces, faciles à manier, puisque leur poids était à peinesensible, pouvaient être remontées rapidement.

Ce fut fait. Les divers morceaux se rajustèrent sans peine.Affaire de boulons et d’écrous. Les outils ne manquaient pas.Bientôt le disque remanié reposa sur ses tampons d’acier, comme unetable sur ses pieds. Un inconvénient résultait du placement de cedisque. La vitre inférieure était obstruée. Donc, impossibilitépour les voyageurs d’observer la Lune par cette ouverture,lorsqu’ils seraient précipités perpendiculairement sur elle. Maisil fallait y renoncer. D’ailleurs, par les ouvertures latérales, onpouvait encore apercevoir les vastes régions lunaires comme on voitla Terre de la nacelle d’un aérostat.

Cette disposition du disque demanda une heure de travail. Ilétait plus de midi quand les préparatifs furent achevés. Barbicanefit de nouvelles observations sur l’inclinaison duprojectile ; mais à son grand ennui, il ne s’était passuffisamment retourné pour une chute ; il paraissait suivreune courbe parallèle au disque lunaire. L’astre des nuits brillaitsplendidement dans l’espace, tandis qu’à l’opposé, l’astre du jourl’incendiait de ses feux.

Cette situation ne laissait pas d’être inquiétante.

« Arriverons-nous ? dit Nicholl.

– Faisons comme si nous devions arriver, répondit Barbicane.

– Vous êtes des trembleurs, répliqua Michel Ardan. Nousarriverons, et plus vite que nous ne le voudrons. »

Cette réponse ramena Barbicane à son travail préparatoire, et ils’occupa de la disposition des engins destinés à retarder lachute.

On se rappelle la scène du meeting tenu à Tampa-Town, dans laFloride, alors que le capitaine Nicholl se posait en ennemi deBarbicane et en adversaire de Michel Ardan. Au capitaine Nicholl,soutenant que le projectile se briserait comme verre, Michel avaitrépondu qu’il retarderait sa chute au moyen de fuséesconvenablement disposées.

En effet, de puissants artifices, prenant leur point d’appui surle culot et fusant à l’extérieur, pouvaient, en produisant unmouvement de recul, enrayer dans une certaine proportion, lavitesse du boulet. Ces fusées devaient brûler dans le vide, il estvrai, mais l’oxygène ne leur manquerait pas, car elles se lefournissaient elle-mêmes, comme les volcans lunaires, dont ladéflagration n’a jamais été empêchée par le défaut d’atmosphèreautour de la Lune.

Barbicane s’était donc muni d’artifices renfermés dans de petitscanons d’acier taraudés, qui pouvaient se visser dans le culot duprojectile. Intérieurement, ces canons affleuraient le fond.Extérieurement, ils le dépassaient d’un demi-pied. Il y en avaitvingt. Une ouverture, ménagée dans le disque, permettait d’allumerla mèche dont chacun était pourvu. Tout l’effet se produisaitau-dehors. Les mélanges fusants avaient été forcés d’avance danschaque canon. Il suffisait donc d’enlever les obturateursmétalliques engagés dans le culot, et de les remplacer par cescanons qui s’ajustaient rigoureusement à leur place.

Ce nouveau travail fut achevé vers trois heures, et, toutes cesprécautions prises, il ne s’agit plus que d’attendre.

Cependant, le projectile se rapprochait visiblement de la Lune.Il subissait évidemment son influence dans une certaineproportion ; mais sa propre vitesse l’entraînait aussi suivantune ligne oblique. De ces deux influences, la résultante était uneligne qui deviendrait peut-être une tangente. Mais il était certainque le projectile ne tombait pas normalement à la surface de laLune, car sa partie inférieure, en raison même de son poids, auraitdû être tournée vers elle.

Les inquiétudes de Barbicane redoublaient à voir son bouletrésister aux influences de la gravitation. C’était l’inconnu quis’ouvrait devant lui, l’inconnu à travers les espacesintra-stellaires. Lui, le savant, il croyait avoir prévu les troishypothèses possibles, le retour à la Terre, le retour à la Lune, lastagnation sur la ligne neutre ! Et voici qu’une quatrièmehypothèse, grosse de toutes les terreurs de l’infini, surgissaitinopinément. Pour ne pas l’envisager sans défaillance, il fallaitêtre un savant résolu comme Barbicane, un être flegmatique commeNicholl, ou un aventurier audacieux comme Michel Ardan.

La conversation fut mise sur ce sujet. D’autres hommes auraientconsidéré la question au point de vue pratique. Ils se seraientdemandé où les entraînait leur wagon-projectile. Eux, pas. Ilscherchèrent la cause qui avait dû produire cet effet.

« Ainsi nous avons déraillé ? dit Michel. Maispourquoi ?

– Je crains bien, répondit Nicholl, que malgré toutes lesprécautions prises, la Columbiad n’ait pas été pointée juste. Uneerreur, si petite qu’elle soit, devait suffire à nous jeter hors del’attraction lunaire.

– On aurait donc mal visé ? demanda Michel.

– Je ne le crois pas, répondit Barbicane. La perpendicularité ducanon était rigoureuse, sa direction sur le zénith du lieuincontestable. Or, la Lune passant au zénith, nous devionsl’atteindre en plein. Il y a une autre raison, mais ellem’échappe.

– N’arrivons-nous pas trop tard ? demanda Nicholl.

– Trop tard ? fit Barbicane.

– Oui, reprit Nicholl. La note de l’Observatoire de Cambridgeporte que le trajet doit s’accomplir en quatre-vingt-dix-septheures treize minutes et vingt secondes. Ce qui veut dire que, plustôt, la Lune ne serait pas encore au point indiqué, et plus tard,qu’elle n’y serait plus.

– D’accord, répondit Barbicane. Mais nous sommes partis le 1erdécembre, à onze heures moins treize minutes et vingt-cinq secondesdu soir, et nous devons arriver le 5 à minuit, au moment précis oùla Lune sera pleine. Or, nous sommes au 5 décembre. Il est troisheures et demie du soir, et huit heures et demie devraient suffireà nous conduire au but. Pourquoi n’y arrivons-nous pas ?

– Ne serait-ce pas un excès de vitesse ? répondit Nicholl,car nous savons maintenant que la vitesse initiale a été plusgrande qu’on ne supposait.

– Non ! cent fois non ! répliqua Barbicane. Un excèsde vitesse, si la direction du projectile eût été bonne, ne nousaurait pas empêchés d’atteindre la Lune. Non ! il y a eudéviation. Nous avons été déviés.

– Par qui ? par quoi ? demanda Nicholl.

– Je ne puis le dire, répondit Barbicane.

– Eh bien, Barbicane, dit alors Michel, veux-tu connaître monopinion sur cette question de savoir d’où provient cettedéviation ?

– Parle.

– Je ne donnerais pas un demi-dollar pour l’apprendre !Nous sommes déviés, voilà le fait. Où allons-nous, peum’importe ! Nous le verrons bien. Que diable ! puisquenous sommes entraînés dans l’espace, nous finirons bien par tomberdans un centre quelconque d’attraction ! »

Cette indifférence de Michel Ardan ne pouvait contenterBarbicane. Non que celui-ci s’inquiétât de l’avenir ! Maispourquoi son projectile avait dévié, c’est ce qu’il voulait savoirà tout prix.

Cependant le boulet continuait à se déplacer latéralement à laLune, et avec lui le cortège d’objets jetés au-dehors. Barbicaneput même constater, par des points de repère relevés sur la Lunedont la distance était inférieure à deux mille lieues, que savitesse devenait uniforme. Nouvelle preuve qu’il n’y avait paschute. La force d’impulsion l’emportait encore sur l’attractionlunaire, mais la trajectoire du projectile le rapprochaitcertainement du disque lunaire, et l’on pouvait espérer qu’à unedistance plus rapprochée, l’action de la pesanteur prédominerait etprovoquerait définitivement une chute.

Les trois amis n’ayant rien de mieux à faire, continuèrent leursobservations. Cependant, ils ne pouvaient encore déterminer lesdispositions topographiques du satellite. Tous ces reliefs senivelaient sous la projection des rayons solaires.

Ils regardèrent ainsi par les vitres latérales jusqu’à huitheures du soir. La Lune avait alors tellement grossi à leurs yeuxqu’elle masquait toute une moitié du firmament. Le Soleil d’uncôté, l’astre des nuits de l’autre, inondaient le projectile delumière.

En ce moment, Barbicane crut pouvoir estimer à sept cents lieuesseulement la distance qui les séparait de leur but. La vitesse duprojectile lui parut être de deux cents mètres par seconde, soitenviron cent soixante-dix lieues à l’heure. Le culot du boulettendait à se tourner vers la Lune sous l’influence de la forcecentripète ; mais la force centrifuge l’emportant toujours, ildevenait probable que la trajectoire rectiligne se changerait enune courbe quelconque dont on ne pouvait déterminer la nature.

Barbicane cherchait toujours la solution de son insolubleproblème.

Les heures s’écoulaient sans résultat. Le projectile serapprochait visiblement de la Lune, mais il était visible aussiqu’il ne l’atteindrait pas. Quant à la plus courte distance àlaquelle il en passerait, elle serait la résultante des deuxforces, attractive et répulsive, qui sollicitaient le mobile.

« Je ne demande qu’une chose, répétait Michel : passer assezprès de la Lune pour en pénétrer les secrets !

– Maudite soit alors, s’écria Nicholl, la cause qui a faitdévier notre projectile !

– Maudit soit alors, répondit Barbicane, comme si son esprit eûtété soudainement frappé, maudit soit le bolide que nous avonscroisé en route !

– Hein ! fit Michel Ardan.

– Que voulez-vous dire ? s’écria Nicholl.

– Je veux dire, répondit Barbicane d’un ton convaincu, je veuxdire que notre déviation est uniquement due à la rencontre de cecorps errant !

– Mais il ne nous a pas même effleurés, répondit Michel.

– Qu’importe. Sa masse, comparée à celle de notre projectileétait énorme, et son attraction a suffi pour influer sur notredirection.

– Si peu ! s’écria Nicholl.

– Oui, Nicholl, mais si peu que ce soit, répondit Barbicane, surune distance de quatre-vingt-quatre mille lieues, il n’en fallaitpas davantage pour manquer la Lune ! »

Chapitre 10Les observateurs de la lune

Barbicane avait évidemment trouvé la seule raison plausible decette déviation. Si petite qu’elle eût été, elle avait suffi àmodifier la trajectoire du projectile. C’était une fatalité.L’audacieuse tentative avortait par une circonstance toute fortuiteet, à moins d’événements exceptionnels, on ne pouvait plusatteindre le disque lunaire. En passerait-on assez près pourrésoudre certaines questions de physique ou de géologie insolublesjusqu’alors ? C’était la question, la seule qui préoccupâtmaintenant les hardis voyageurs. Quant au sort que leur réservaitl’avenir, ils n’y voulaient même pas songer. Cependant, quedeviendraient-ils au milieu de ces solitudes infinies, eux à quil’air devait bientôt manquer ? Quelques jours encore, et ilstomberaient asphyxiés dans ce boulet errant à l’aventure. Maisquelques jours, c’étaient des siècles pour ces intrépides, et ilsconsacrèrent tous leurs instants à observer cette Lune qu’ilsn’espéraient plus atteindre.

La distance qui séparait alors le projectile du satellite futestimée à deux cents lieues environ. Dans ces conditions, au pointde vue de la visibilité des détails du disque, les voyageurs setrouvaient plus éloignés de la Lune que ne le sont les habitants dela Terre, armés de leurs puissants télescopes.

On sait, en effet, que l’instrument monté par John Ross àParson-town, dont le grossissement est de six mille cinq centsfois, ramène la Lune à seize lieues ; de plus avec le puissantengin établi à Long’s Peak, l’astre des nuits, grossi quarante-huitmille fois, était rapproché à moins de deux lieues, et les objetsayant dix mètres de diamètre s’y montraient suffisammentdistincts.

Ainsi donc, à cette distance, les détails topographiques de laLune, observés sans lunette, n’étaient pas sensiblement déterminés.L’œil saisissait le vaste contour de ces immenses dépressionsimproprement appelées « mers », mais il ne pouvait en reconnaîtrela nature. La saillie des montagnes disparaissait dans la splendideirradiation que produisait la réflexion des rayons solaires. Leregard, ébloui comme s’il se fût penché sur un bain d’argent enfusion, se détournait involontairement.

Cependant la forme oblongue de l’astre se dégageait déjà. Ilapparaissait comme un œuf gigantesque dont le petit bout étaittourné vers la Terre. En effet, la Lune, liquide ou malléable auxpremiers jours de sa formation, figurait alors une sphèreparfaite ; mais, bientôt entraînée dans le centre d’attractionde la Terre, elle s’allongea sous l’influence de la pesanteur. Adevenir satellite, elle perdit la pureté native de sesformes ; son centre de gravité se reporta en avant du centrede figure, et, de cette disposition, quelques savants tirèrent laconséquence que l’air et l’eau avaient pu se réfugier sur cettesurface opposée de la Lune qu’on ne voit jamais de la Terre.

Cette altération des formes primitives du satellite ne futsensible que pendant quelques instants. La distance du projectile àla Lune diminuait très rapidement sous sa vitesse considérablementinférieure à la vitesse initiale, mais huit à neuf fois supérieureà celles dont sont animés les express de chemins de fer. Ladirection oblique du boulet, en raison même de son obliquité,laissait à Michel Ardan quelque espoir de heurter un pointquelconque du disque lunaire. Il ne pouvait croire qu’il n’yarriverait pas. Non ! il ne pouvait le croire, et il lerépétait souvent. Mais Barbicane, meilleur juge, ne cessait de luirépondre avec une impitoyable logique :

« Non, Michel, non. Nous ne pouvons atteindre la Lune que parune chute, et nous ne tombons pas. La force centripète nousmaintient sous l’influence lunaire, mais la force centrifuge nouséloigne irrésistiblement. »

Cela fut dit d’un ton qui enleva à Michel Ardan ses dernièresespérances.

La portion de la Lune dont le projectile se rapprochait étaitl’hémisphère nord, celui que les cartes sélénographiques placent enbas, car ces cartes sont généralement dressées d’après l’imagefournie par les lunettes, et l’on sait que les lunettes renversentles objets. Telle était la Mappa selenographica de Beer etMœdler que consultait Barbicane. Cet hémisphère septentrionalprésentait de vastes plaines, accidentées de montagnes isolées.

A minuit, la Lune était pleine. A ce moment précis, lesvoyageurs auraient dû y prendre pied, si le malencontreux boliden’eût pas dévié leur direction. L’astre arrivait donc dans lesconditions rigoureusement déterminées par l’Observatoire deCambridge. Il se trouvait mathématiquement à son périgée et auzénith du vingt-huitième parallèle. Un observateur placé au fond del’énorme Columbiad braquée perpendiculairement à l’horizon, eûtencadré la Lune dans la bouche du canon. Une ligne droite figurantl’axe de la pièce, aurait traversé en son centre l’astre de lanuit.

Inutile de dire que pendant cette nuit du 5 au 6 décembre, lesvoyageurs ne prirent pas un instant de repos. Auraient-ils pufermer les yeux, si près de ce monde nouveau ? Non. Tous leurssentiments se concentraient dans une pensée unique : Voir !Représentants de la Terre, de l’humanité passée et présente qu’ilsrésumaient en eux, c’est par leurs yeux que la race humaineregardait ces régions lunaires et pénétrait les secrets de sonsatellite ! Une certaine émotion les tenait au cœur et ilsallaient silencieusement d’une vitre à l’autre.

Leurs observations, reproduites par Barbicane, furentrigoureusement déterminées. Pour les faire, ils avaient deslunettes. Pour les contrôler, ils avaient des cartes.

Le premier observateur de la Lune fut Galilée. Son insuffisantelunette grossissait trente fois seulement. Néanmoins, dans cestaches qui parsemaient le disque lunaire, « comme les yeuxparsèment la queue d’un paon », le premier, il reconnut desmontagnes et mesura quelques hauteurs auxquelles il attribuaexagérément une élévation égale au vingtième du diamètre du disque,soit huit mille huit cents mètres. Galilée ne dressa aucune cartede ses observations.

Quelques années plus tard, un astronome de Dantzig, Hévélius –par des procédés qui n’étaient exacts que deux fois par mois, lorsdes première et seconde quadratures – réduisit les hauteurs deGalilée à un vingt-sixième seulement du diamètre lunaire.Exagération inverse. Mais c’est à ce savant que l’on doit lapremière carte de la Lune. Les taches claires et arrondies yforment des montagnes circulaires, et les taches sombres indiquentde vastes mers qui ne sont en réalité que des plaines. A ces montset à ces étendues d’eau, il donna des dénominations terrestres. Ony voit figurer le Sinaï au milieu d’une Arabie, l’Etna au centred’une Sicile, les Alpes, les Apennins, les Karpathes, puis laMéditerranée, le Palus-Méotide, le Pont-Euxin, la mer Caspienne.Noms mal appliqués, d’ailleurs, car ni ces montagnes ni ces mers nerappellent la configuration de leurs homonymes du globe. C’est àpeine si dans cette large tache blanche, rattachée au sud à de plusvastes continents et terminée en pointe, on reconnaîtrait l’imagerenversée de la péninsule indienne, du golfe du Bengale et de laCochinchine. Aussi ces noms ne furent-ils pas conservés. Un autrecartographe, connaissant mieux le cœur humain, proposa une nouvellenomenclature que la vanité humaine s’empressa d’adopter.

Cet observateur fut le père Riccioli, contemporain d’Hévélius.Il dressa une carte grossière et grosse d’erreurs. Mais auxmontagnes lunaires, il imposa le nom des grands hommes del’Antiquité et des savants de son époque, usage fort suivi depuislors.

Une troisième carte de la Lune fut exécutée au XVIIe siècle parDominique Cassini ; supérieure à celle de Riccioli parl’exécution, elle est inexacte sous le rapport des mesures.Plusieurs réductions en furent publiées, mais son cuivre, longtempsconservé à l’Imprimerie royale, a été vendu au poids comme matièreencombrante.

La Hire, célèbre mathématicien et dessinateur, dressa une cartede la Lune, haute de quatre mètres, qui ne fut jamais gravée.

Après lui, un astronome allemand, Tobie Mayer, vers le milieu duXVIIIe siècle, commença la publication d’une magnifique cartesélénographique, d’après les mesures lunaires rigoureusementvérifiées par lui ; mais sa mort, arrivée en 1762, l’empêchade terminer ce beau travail.

Viennent ensuite Schroeter, de Lilienthal, qui esquissa denombreuses cartes de la Lune, puis un certain Lorhmann, de Dresde,auquel on doit une planche divisée en vingt-cinq sections, dontquatre ont été gravées.

Ce fut en 1830 que MM. Beer et Mœdler composèrent leur célèbreMappa selenographica, suivant une projectionorthographique. Cette carte reproduit exactement le disque lunaire,tel qu’il apparaît ; seulement les configurations de montagneset de plaines ne sont justes que sur sa partie centrale ;partout ailleurs, dans les parties septentrionales ou méridionales,orientales ou occidentales, ces configurations, données enraccourci, ne peuvent se comparer à celles du centre. Cette cartetopographique, haute de quatre-vingt-quinze centimètres et diviséeen quatre parties, est le chef-d’œuvre de la cartographielunaire.

Après ces savants, on cite les reliefs sélénographiques del’astronome allemand Julius Schmidt, les travaux topographiques dupère Secchi, les magnifiques épreuves de l’amateur anglais Waren dela Rue, et enfin une carte sur projection orthographique de MM.Lecouturier et Chapuis, beau modèle dressé en 1860, d’un dessintrès net et d’une très claire disposition.

Telle est la nomenclature des diverses cartes relatives au mondelunaire. Barbicane en possédait deux, celle de MM. Beer et Mœdler,et celle de MM. Chapuis et Lecouturier. Elles devaient-lui rendreplus facile son travail d’observateur.

Quant aux instruments d’optique mis à sa disposition, c’étaientd’excellentes lunettes marines, spécialement établies pour cevoyage. Elles grossissaient cent fois les objets. Elles auraientdonc rapproché la Lune de la Terre à une distance inférieure àmille lieues. Mais alors, à une distance qui vers trois heures dumatin ne dépassait pas cent vingt kilomètres, et dans un milieuqu’aucune atmosphère ne troublait, ces instruments devaient ramenerle niveau lunaire à moins de quinze cents mètres.

Chapitre 11Fantaisie et réalisme

« Avez-vous jamais vu la Lune ? demandait ironiquement unprofesseur à l’un de ses élèves.

– Non, monsieur, répliqua l’élève plus ironiquement encore, maisje dois dire que j’en ai entendu parler. »

Dans un sens, la plaisante réponse de l’élève pourrait êtrefaite par l’immense majorité des êtres sublunaires. Que de gens ontentendu parler de la Lune, qui ne l’ont jamais vue… du moins àtravers l’oculaire d’une lunette ou d’un télescope ! Combienn’ont même jamais examiné la carte de leur satellite !

En regardant une mappemonde sélénographique, une particularitéfrappe tout d’abord.

Contrairement à la disposition suivie pour la Terre et Mars, lescontinents occupent plus particulièrement l’hémisphère sud du globelunaire. Ces continents ne présentent pas ces lignes terminales, sinettes et si régulières qui dessinent l’Amérique méridionale,l’Afrique et la péninsule indienne. Leurs côtes anguleuses,capricieuses, profondément déchiquetées, sont riches en golfes eten presqu’îles. Elles rappellent volontiers tout l’imbroglio desîles de la Sonde, où les terres sont divisées à l’excès. Si lanavigation a jamais existé à la surface de la Lune, elle a dû êtresingulièrement difficile et dangereuse, et il faut plaindre lesmarins et les hydrographes sélénites, ceux-ci quand ils faisaientle levé de ces rivages tourmentés, ceux-là lorsqu’ils donnaient surces périlleux atterrages.

On remarquera aussi que sur le sphéroïde lunaire, le pôle sudest beaucoup plus continental que le pôle nord. A ce dernier, iln’existe qu’une légère calotte de terres séparées des autrescontinents par de vastes mers. [Il est bien entendu que par ce mot« mers » nous désignons ces immenses espaces, qui, probablementrecouverts par les eaux autrefois, ne sont plus actuellement que devastes plaines.] Vers le sud, les continents revêtent presque toutl’hémisphère. Il est donc possible que les Sélénites aient déjàplanté le pavillon sur l’un de leurs pôles, tandis que lesFranklin, les Ross, les Kane, les Dumont-d’Urville, les Lambertn’ont pas encore pu atteindre ce point inconnu du globeterrestre.

Quant aux îles, elles sont nombreuses à la surface de la Lune.Presque toutes oblongues ou circulaires et comme tracées au compas,elles semblent former un vaste archipel, comparable à ce groupecharmant jeté entre la Grèce et l’Asie Mineure, que la mythologie ajadis animé de ses plus gracieuses légendes. Involontairement, lesnoms de Naxos, de Ténédos, de Milo, de Carpathos, viennent àl’esprit, et l’on cherche des yeux le vaisseau d’Ulysse ou le «clipper » des Argonautes. C’est, du moins, ce que réclamait MichelArdan ; c’était un archipel grec qu’il voyait sur la carte.Aux yeux de ses compagnons peu fantaisistes, l’aspect de ses côtesrappelait plutôt les terres morcelées du Nouveau-Brunswick et de laNouvelle-Écosse, et là où le Français retrouvait la trace des hérosde la fable, ces Américains relevaient les points favorables àl’établissement de comptoirs, dans l’intérêt du commerce et del’industrie lunaires.

Pour achever la description de la partie continentale de laLune, quelques mots sur sa disposition orographique. On y distinguefort nettement des chaînes de montagnes, des montagnes isolées, descirques et des rainures. Tout le relief lunaire est compris danscette division. Il est extraordinairement tourmenté. C’est uneSuisse immense, une Norvège continue où l’action plutonique a toutfait. Cette surface, si profondément raboteuse, est le résultat descontractions successives de la croûte, à l’époque où l’astre étaiten voie de formation. Le disque lunaire est donc propice à l’étudedes grands phénomènes géologiques. Suivant la remarque de certainsastronomes, sa surface, quoique plus ancienne que la surface de laTerre, est demeurée plus neuve. Là, pas d’eaux qui détériorent lerelief primitif et dont l’action croissante produit une sorte denivellement général, pas d’air dont l’influence décomposantemodifie les profils orographiques. Là, le travail plutonique, nonaltéré par les forces neptuniennes, est dans toute sa pureténative. C’est la Terre, telle qu’elle fut avant que les marais etles courants l’eussent empâtée de couches sédimentaires.

Après avoir erré sur ces vastes continents, le regard est attirépar les mers plus vastes encore. Non seulement leur conformation,leur situation, leur aspect rappellent celui des océans terrestres,mais encore, ainsi que sur la Terre, ces mers occupent la plusgrande partie du globe. Et cependant, ce ne sont point des espacesliquides, mais des plaines dont les voyageurs espéraient bientôtdéterminer la nature.

Les astronomes, il faut en convenir, ont décoré ces prétenduesmers de noms au moins bizarres que la science a respectésjusqu’ici. Michel Ardan avait raison quand il comparait cettemappemonde à une « carte du Tendre », dressée par une Scudéry ou unCyrano de Bergerac.

« Seulement, ajoutait-il, ce n’est plus la carte du sentimentcomme au XVIIe siècle, c’est la carte de la vie, très nettementtranchée en deux parties, l’une féminine, l’autre masculine. Auxfemmes, l’hémisphère de droite. Aux hommes, l’hémisphère degauche ! »

Et quand il parlait ainsi, Michel faisait hausser les épaules àses prosaïques compagnons. Barbicane et Nicholl considéraient lacarte lunaire à un tout autre point de vue que leur fantaisisteami. Cependant leur fantaisiste ami avait tant soit peu raison.Qu’on en juge.

Dans cet hémisphère de gauche s’étend la « mer des Nuées », oùva si souvent se noyer la raison humaine. Non loin apparaît « lamer des Pluies », alimentée par tous les tracas de l’existence.Auprès se creuse « la mer des Tempêtes » où l’homme lutte sanscesse contre ses passions trop souvent victorieuses. Puis, épuisépar les déceptions, les trahisons, les infidélités et tout lecortège des misères terrestres, que trouve-t-il au terme de sacarrière ? cette vaste « mer des Humeurs » à peine adoucie parquelques gouttes des eaux du « golfe de la Rosée » ! Nuées,pluies, tempêtes, humeurs, la vie de l’homme contient-elle autrechose et ne se résume-t-elle pas en ces quatre mots ?

L’hémisphère de droite, « dédié aux dames », renferme des mersplus petites, dont les noms significatifs comportent tous lesincidents d’une existence féminine. C’est la « mer de la Sérénité »au-dessus de laquelle se penche la jeune fille, et « le lac desSonges », qui lui reflète un riant avenir ! C’est « la mer duNectar », avec ses flots de tendresse et ses brises d’amour !C’est la « mer de la Fécondité », c’est « la mer des Crises », puis« la mer des Vapeurs », dont les dimensions sont peut-être troprestreintes, et enfin cette vaste « mer de la Tranquillité », où sesont absorbés toutes les fausses passions, tous les rêves inutiles,tous les désirs inassoupis, et dont les flots se déversentpaisiblement dans « le lac de la Mort » !

Quelle succession étrange de noms ! Quelle divisionsingulière de ces deux hémisphères de la Lune, unis l’un à l’autrecomme l’homme et la femme, et formant cette sphère de vie emportéedans l’espace ! Et le fantaisiste Michel n’avait-il pas raisond’interpréter ainsi cette fantaisie des vieux astronomes ?

Mais tandis que son imagination courait ainsi « les mers », sesgraves compagnons considéraient plus géographiquement les choses.Ils apprenaient par cœur ce monde nouveau. Ils en mesuraient lesangles et les diamètres.

Pour Barbicane et Nicholl, la mer des Nuées était une immensedépression de terrain, semée de quelques montagnes circulaires, etcouvrant une grande portion de la partie occidentale del’hémisphère sud ; elle occupait cent quatre-vingt-quatremille huit cents lieues carrées, et son centre se trouvait par 15°de latitude sud et 20° de longitude ouest. L’océan des Tempêtes,Oceanus Procellarum, la plus vaste plaine du disquelunaire, embrassait une superficie de trois cent vingt-huit milletrois cents lieues carrées, son centre étant par 10° de latitudenord et 45° de longitude est. De son sein émergeaient lesadmirables montagnes rayonnantes de Képler et d’Aristarque.

Plus au nord et séparée de la mer des Nuées par de hauteschaînes, s’étendait la mer des Pluies, Mare Imbrium, ayantson point central par 35° de latitude septentrionale et 20° delongitude orientale ; elle était de forme à peu prèscirculaire et recouvrait un espace de cent quatre-vingt-treizemille lieues. Non loin, la mer des Humeurs, Mare Humorum,petit bassin de quarante-quatre mille deux cents lieues carréesseulement, était située par 25° de latitude sud et 40° de longitudeest. Enfin, trois golfes se dessinaient encore sur le littoral decet hémisphère : le golfe Torride, le golfe de la Rosée et le golfedes Iris, petites plaines resserrées entre de hautes chaînes demontagnes.

L’hémisphère « féminin », naturellement plus capricieux, sedistinguait par des mers plus petites et plus nombreuses.C’étaient, vers le nord, la mer du Froid, Mare Frigoris,par 55° de latitude nord et 0° de longitude, d’une superficie desoixante-seize mille lieues carrées, qui confinait au lac de laMort et au lac des Songes ; la mer de la Sérénité, MareSerenitatis, par 25° de latitude nord et 20° de longitudeouest, comprenant une superficie de quatre-vingt-six mille lieuescarrées ; la mer des Crises, Mare Crisium, biendélimitée, très ronde, embrassant, par 17° de latitude nord et 55°de longitude ouest, une superficie de quarante mille lieues,véritable Caspienne enfouie dans une ceinture de montagnes. Puis àl’Équateur, par 5° de latitude nord et 25° de longitude ouest,apparaissait la mer de la Tranquillité, MareTranquillitatis, occupant cent vingt et un mille cinq centneuf lieues carrées ; cette mer communiquait au sud avec lamer du Nectar, Mare Nectaris, étendue de vingt-huit millehuit cents lieues carrées, par 15° de latitude sud et 35° delongitude ouest, et à l’est avec la mer de la Fécondité, MareFecunditatis, la plus vaste de cet hémisphère, occupant deuxcent dix-neuf mille trois cents lieues carrées, par 3° de latitudesud et 50° de longitude ouest. Enfin, tout à fait au nord et tout àfait au sud, deux mers se distinguaient encore, la mer de Humboldt,Mare Humboldtianum, d’une superficie de six mille cinqcents lieues carrées, et la mer Australe, Mare Australe,sur une superficie de vingt-six milles.

Au centre du disque lunaire, à cheval sur l’Équateur et sur leméridien zéro, s’ouvrait le golfe du Centre, Sinus Medii,sorte de trait d’union entre les deux hémisphères.

Ainsi se décomposait aux yeux de Nicholl et de Barbicane lasurface toujours visible du satellite de la Terre. Quand ilsadditionnèrent ces diverses mesures, ils trouvèrent que lasuperficie de cet hémisphère était de quatre millions sept centtrente-huit mille cent soixante lieues carrées, dont trois millionstrois cent dix-sept mille six cents lieues pour les volcans, leschaînes de montagnes, les cirques, les îles, en un mot tout ce quisemblait former la partie solide de la Lune, et quatorze cent dixmille quatre cents lieues pour les mers, les lacs, les marais, toutce qui semblait en former la partie liquide. Ce qui, d’ailleurs,était parfaitement indifférent au digne Michel.

Cet hémisphère, on le voit, est treize fois et demi plus petitque l’hémisphère terrestre. Cependant, les sélénographes y ont déjàcompté plus de cinquante mille cratères. C’est donc une surfaceboursouflée, crevassée, une véritable écumoire, digne de laqualification peu poétique que lui ont donnée les Anglais, de «green cheese », c’est-à-dire « fromage vert ».

Michel Ardan bondit quand Barbicane prononça ce nomdésobligeant.

« Voilà donc, s’écria-t-il, comment les Anglo-Saxons, au XIXesiècle, traitent la belle Diane, la blonde Phoebé, l’aimable Isis,la charmante Astarté, la reine des nuits, la fille de Latone et deJupiter, la jeune sœur du radieux Apollon ! »

Chapitre 12Détails orographiques

La direction suivie par le projectile, on l’a déjà faitobserver, l’entraînait vers l’hémisphère septentrional de la Lune.Les voyageurs étaient loin de ce point central qu’ils auraient dûfrapper, si leur trajectoire n’eût pas subi une déviationirrémédiable.

Il était minuit et demi. Barbicane estima alors sa distance àquatorze cents kilomètres, distance un peu supérieure à la longueurdu rayon lunaire, et qui devait diminuer à mesure qu’ils’avancerait vers le pôle nord. Le projectile se trouvait alors,non à la hauteur de l’Équateur, mais par le travers du dixièmeparallèle, et depuis cette latitude, soigneusement relevée sur lacarte jusqu’au pôle, Barbicane et ses deux compagnons purentobserver la Lune dans les meilleures conditions.

En effet, par l’emploi des lunettes, cette distance de quatorzecents kilomètres était réduite à quatorze, soit trois lieues etdemi. Le télescope des montagnes Rocheuses rapprochait davantage laLune, mais l’atmosphère terrestre amoindrissait singulièrement sapuissance optique. Aussi Barbicane, posté dans son projectile, salorgnette aux yeux, percevait-il certains détails insaisissablesaux observateurs de la Terre.

« Mes amis, dit alors le président d’une voix grave, je ne saisoù nous allons, je ne sais si nous reverrons jamais le globeterrestre. Néanmoins, procédons comme si ces travaux devaientservir un jour à nos semblables. Ayons l’esprit libre de toutepréoccupation. Nous sommes des astronomes. Ce boulet est un cabinetde l’Observatoire de Cambridge, transporté dans l’espace.Observons. »

Cela dit, le travail fut commencé avec une précision extrême, etil reproduisit fidèlement les divers aspects de la Lune auxdistances variables que le projectile occupa par rapport à cetastre.

En même temps que le boulet se trouvait à la hauteur du dixièmeparallèle nord, il semblait suivre rigoureusement le vingtièmedegré de longitude est.

Ici se place une remarque importante au sujet de la carte quiservait aux observations. Dans les cartes sélénographiques où, enraison du renversement des objets par les lunettes, le sud est enhaut et le nord en bas, il semblerait naturel que par suite decette inversion, l’est dût être placé à gauche et l’ouest à droite.Cependant, il n’en est rien. Si la carte était retournée etprésentait la Lune telle qu’elle s’offre aux regards, l’est seraità gauche et l’ouest à droite, contrairement à ce qui existe dansles cartes terrestres. Voici la raison de cette anomalie. Lesobservateurs situés dans l’hémisphère boréal, en Europe, si l’onveut, aperçoivent la Lune dans le sud par rapport à eux. Lorsqu’ilsl’observent, ils tournent le dos au nord, position inverse de cellequ’ils occupent quand ils considèrent une carte terrestre.Puisqu’ils tournent le dos au nord, l’est se trouve à leur gaucheet l’ouest à leur droite. Pour des observateurs situés dansl’hémisphère austral, en Patagonie, par exemple, l’ouest de la Luneserait parfaitement à leur gauche et l’est à leur droite, puisquele midi est derrière eux.

Telle est la raison de ce renversement apparent des deux pointscardinaux, et il faut en tenir compte pour suivre les observationsdu président Barbicane.

Aidé de la Mappa selenographica de Beer et Mœdler, lesvoyageurs pouvaient sans hésiter reconnaître la portion du disqueencadré dans le champ de leur lunette.

« Que voyons-nous en ce moment ? demanda Michel.

– La partie septentrionale de la mer des Nuées, réponditBarbicane. Nous sommes trop éloignés pour en reconnaître la nature.Ces plaines sont-elles composées de sables arides, ainsi que l’ontprétendu les premiers astronomes ? Ne sont-elles que desforêts immenses, suivant l’opinion de M. Waren de la Rue, quiaccorde à la Lune une atmosphère très basse mais très dense, c’estce que nous saurons plus tard. N’affirmons rien avant d’être endroit d’affirmer. »

Cette mer des Nuées est assez douteusement délimitée sur lescartes. On suppose que cette vaste plaine est semée de blocs delave vomis par les volcans voisins de sa partie droite, Ptolémée,Purbach, Arzachel. Mais le projectile s’avançait et se rapprochaitsensiblement, et bientôt apparurent les sommets qui ferment cettemer à sa limite septentrionale. Devant se dressait une montagnerayonnante de toute beauté, dont la cime semblait perdue dans uneéruption de rayons solaires.

« C’est ? … demanda Michel.

– Copernic, répondit Barbicane.

– Voyons Copernic. »

Ce mont, situé par 9° de latitude nord et 20° de longitude est,s’élève à une hauteur de trois mille quatre cent trente-huit mètresau-dessus du niveau de la surface de la Lune. Il est très visiblede la Terre, et les astronomes peuvent l’étudier parfaitement,surtout pendant la phase comprise entre le dernier quartier et laNouvelle-Lune, parce qu’alors les ombres se projettent longuementde l’est vers l’ouest et permettent de mesurer ses hauteurs.

Ce Copernic forme le système rayonnant le plus important dudisque après Tycho, situé dans l’hémisphère méridional. Il s’élèveisolément, comme un phare gigantesque sur cette portion de la merdes Nuées qui confine à la mer des Tempêtes, et il éclaire sous sonrayonnement splendide deux océans à la fois. C’était un spectaclesans égal que celui de ces longues traînées lumineuses, siéblouissantes dans la pleine Lune, et qui dépassant au nord leschaînes limitrophes, vont s’éteindre jusque dans la mer des Pluies.A une heure du matin terrestre, le projectile, comme un ballonemporté dans l’espace, dominait cette montagne superbe.

Barbicane put en reconnaître exactement les dispositionsprincipales. Copernic est compris dans la série des montagnesannulaires de premier ordre, dans la division des grands cirques.De même que Képler et Aristarque, qui dominent l’océan desTempêtes, il apparaît quelquefois comme un point brillant à traversla lumière cendrée et fut pris pour un volcan en activité. Mais cen’est qu’un volcan éteint, ainsi que tous ceux de cette face de laLune. Sa circonvallation présentait un diamètre de vingt-deuxlieues environ. La lunette y découvrait des traces destratifications produites par les éruptions successives, et lesenvirons paraissaient semés de débris volcaniques dont quelques-unsse montraient encore au dedans du cratère.

« Il existe, dit Barbicane, plusieurs sortes de cirques à lasurface de la Lune, et il est facile de voir que Copernicappartient au genre rayonnant. Si nous étions plus rapprochés, nousapercevrions les cônes qui le hérissent à l’intérieur, et quifurent autrefois autant de bouches ignivomes. Une dispositioncurieuse et sans exception sur le disque lunaire, c’est que lasurface intérieure de ces cirques est notablement en contrebas dela plaine extérieure, contrairement à la forme que présentent lescratères terrestres. Il s’ensuit donc que la courbure générale dufond de ces cirques donne une sphère d’un diamètre inférieur àcelui de la Lune.

– Et pourquoi cette disposition spéciale ? demandaNicholl.

– On ne sait, répondit Barbicane.

– Quel splendide rayonnement, répétait Michel. J’imaginedifficilement que l’on puisse voir un plus beauspectacle !

– Que diras-tu donc, répondit Barbicane, si les hasards de notrevoyage nous entraînent vers l’hémisphère méridional ?

– Eh bien, je dirai que c’est encore plus beau ! » répliquaMichel Ardan.

En ce moment, le projectile dominait le cirqueperpendiculairement. La circonvallation de Copernic formait uncercle presque parfait, et ses remparts très escarpés sedétachaient nettement. On distinguait même une double enceinteannulaire. Autour s’étalait une plaine grisâtre, d’aspect sauvage,sur laquelle les reliefs se détachaient en jaune. Au fond ducirque, comme enfermés dans un écrin, scintillèrent un instant deuxou trois cônes éruptifs, semblables à d’énormes gemmeséblouissantes. Vers le nord, les remparts se rabaissaient par unedépression qui eût probablement donné accès à l’intérieur ducratère.

En passant au-dessus de la plaine environnante, Barbicane putnoter un grand nombre de montagnes peu importantes, et entre autresune petite montagne annulaire nommée Gay-Lussac, et dont la largeurmesure vingt-trois kilomètres. Vers le sud, la plaine se montraittrès plate, sans une extumescence, sans un ressaut du sol. Vers lenord, au contraire, jusqu’à l’endroit où elle confinait à l’océandes Tempêtes, c’était comme une surface liquide agitée par unouragan, dont les pitons et les boursouflures figuraient unesuccession de lames subitement figées. Sur tout cet ensemble et entoutes directions couraient les traînées lumineuses quiconvergeaient au sommet de Copernic. Quelques-uns offraient unelargeur de trente kilomètres sur une longueur inévaluable.

Les voyageurs discutaient l’origine de ces étranges rayons, etpas plus que les observateurs terrestres, ils ne pouvaient endéterminer la nature.

« Mais pourquoi, disait Nicholl, ces rayons ne seraient-ils pastout simplement des contreforts de montagnes qui réfléchissent plusvivement la lumière du soleil ?

– Non, répondit Barbicane, s’il en était ainsi, dans certainesconditions de la Lune, ces arêtes projetteraient des ombres. Or,elles n’en projettent pas. »

En effet, ces rayons n’apparaissent qu’à l’époque où l’astre dujour se place en opposition avec la Lune, et ils disparaissent dèsque ses rayons deviennent obliques.

« Mais qu’a-t-on imaginé pour expliquer ces traînées delumières, demanda Michel, car je ne puis croire que des savantsrestent jamais à court d’explications !

– Oui, répondit Barbicane, Herschel a formulé une opinion, maisil n’osait l’affirmer.

– N’importe. Quelle est cette opinion ?

– Il pensait que ces rayons devaient être des courants de lavesrefroidis qui resplendissaient lorsque le soleil les frappaitnormalement. Cela peut être, mais rien n’est moins certain. Dureste, si nous passons plus près de Tycho, nous serons mieux placéspour reconnaître la cause de ce rayonnement.

– Savez-vous, mes amis, à quoi ressemble cette plaine vue de lahauteur où nous sommes ? dit Michel.

– Non, répondit Nicholl.

– Eh bien, avec tous ces morceaux de laves allongés comme desfuseaux, elle ressemble à un immense jeu de jonchets jetéspêle-mêle. Il ne manque qu’un crochet pour les retirer un à un.

– Sois donc sérieux ! dit Barbicane.

– Soyons sérieux, répliqua tranquillement Michel, et au lieu dejonchets, mettons des ossements. Cette plaine ne serait alors qu’unimmense ossuaire sur lequel reposeraient les dépouilles mortellesde mille générations éteintes. Aimes-tu mieux cette comparaison àgrand effet ?

– L’une vaut l’autre, répliqua Barbicane.

– Diable ! tu es difficile ! répondit Michel.

– Mon digne ami, reprit le positif Barbicane, peu importe desavoir à quoi cela ressemble, du moment que l’on ne sait pas ce quecela est.

– Bien répondu, s’écria Michel. Cela m’apprendra à raisonneravec des savants ! »

Cependant, le projectile s’avançait avec une vitesse presqueuniforme en prolongeant le disque lunaire. Les voyageurs, onl’imagine aisément, ne songeaient pas à prendre un instant derepos. Chaque minute déplaçait le paysage qui fuyait sous leursyeux. Vers une heure et demie du matin, ils entrevirent les sommetsd’une autre montagne. Barbicane, consultant sa carte, reconnutEratosthène.

C’était une montagne annulaire haute de quatre mille cinq centsmètres, l’un de ces cirques si nombreux sur le satellite. Et, à cepropos, Barbicane rapporta à ses amis la singulière opinion deKépler sur la formation de ces cirques. Suivant le célèbremathématicien, ces cavités cratériformes avaient dû être creuséespar la main des hommes.

« Dans quelle intention ? demanda Nicholl.

– Dans une intention bien naturelle ! répondit Barbicane.Les Sélénites auraient entrepris ces immenses travaux et creusé cesénormes trous pour s’y réfugier et se garantir des rayons solairesqui les frappent pendant quinze jours consécutifs.

– Pas bêtes, les Sélénites ! dit Michel.

– Singulière idée ! répondit Nicholl. Mais il est probableque Képler ne connaissait pas les véritables dimensions de cescirques, car les creuser eût été un travail de géants, impraticablepour des Sélénites !

– Pourquoi, si la pesanteur à la surface de la Lune est six foismoindre que sur la Terre ? dit Michel.

– Mais si les Sélénites sont six fois plus petits ?répliqua Nicholl.

– Et s’il n’y a pas de Sélénites ! » ajouta Barbicane. Cequi termina la discussion.

Bientôt Eratosthène disparut sous l’horizon sans que leprojectile s’en fût suffisamment approché pour permettre uneobservation rigoureuse. Cette montagne séparait les Apennins desKarpathes.

Dans l’orographie lunaire, on a distingué quelques chaînes demontagnes qui sont principalement distribuées sur l’hémisphèreseptentrional. Quelques-unes, cependant, occupent certainesportions de l’hémisphère sud.

Voici le tableau de ces diverses chaînes, indiquées du sud aunord, avec leurs latitudes et leurs hauteurs rapportées aux plushautes cimes :

 

Monts Doerfel 84° latitude S. 7603 mètres.

Leibnitz 65° » 7600 »

Rook 20° à 30° » 1600 »

Altaï 17° à 28° » 4047 »

Cordillères 10° à 20° » 3898 »

Pyrénées 8° à 18° » 3631 »

Oural 5° à 13° » 838 »

Alembert 4° à 10° » 5847 »

Hoemus 8° à 21° latitude N. 2021 »

Karpathes 15° à 19° » 1939 »

Apennins 14° à 27° » 5501 »

Taurus 21° à 28° » 2746 »

Riphées 25° à 33° » 4171 »

Hercyniens 17° à 33° » 1170 »

Caucase 32° à 41° » 5567 »

Alpes 42° à 49° » 3617 »

 

De ces diverses chaînes, la plus importante est celle desApennins, dont le développement est de cent cinquante lieues,développement inférieur, cependant, à celui des grands mouvementsorographiques de la Terre. Les Apennins longent le bord oriental dela mer des Pluies, et se continuent au nord par les Karpathes dontle profil mesure environ cent lieues.

Les voyageurs ne purent qu’entrevoir le sommet de ces Apenninsqui se dessinent depuis 10° de longitude ouest à 16° de longitudeest ; mais la chaîne des Karpathes s’étendit sous leursregards du dix-huitième au trentième degré de longitude orientale,et ils purent en relever la distribution.

Une hypothèse leur parut très justifiée. A voir cette chaîne desKarpathes affectant çà et là des formes circulaires et dominée pardes pitons, ils en conclurent qu’elle formait autrefois des cirquesimportants. Ces anneaux montagneux avaient dû être en partie rompuspar le vaste épanchement auquel est due la mer des Pluies. CesKarpathes étaient alors, par leur aspect, ce que seraient lescirques de Purbach, d’Arzachel et de Ptolémée, si un cataclysmejetait bas leurs remparts de gauche et les transformait en chaînecontinue. Ils présentent une hauteur moyenne de trois mille deuxcents mètres, hauteur comparable à celle de certains points desPyrénées, tels que le port de Pinède. Leurs pentes méridionaless’abaissent brusquement vers l’immense mer des Pluies.

Vers deux heures du matin, Barbicane se trouvait à la hauteur duvingtième parallèle lunaire, non loin de cette petite montagneélevée de quinze cent cinquante-neuf mètres, qui porte le nom dePythias. La distance du projectile à la Lune n’était plus que dedouze cents kilomètres, ramenée à trois lieues au moyen deslunettes.

Le Mare Imbrium s’étendait sous les yeux des voyageurs,comme une immense dépression dont les détails étaient encore peusaisissables. Près d’eux, sur la gauche, se dressait le montLambert, dont l’altitude est estimée à dix-huit cent treize mètres,et plus loin, sur la limite de l’océan des Tempêtes, par 23° delatitude nord et 29° de longitude est, resplendissait la montagnerayonnante d’Euler. Ce mont, élevé de dix-huit cent quinze mètresseulement au-dessus de la surface lunaire, avait été l’objet d’untravail intéressant de l’astronome Schrœter. Ce savant, cherchant àreconnaître l’origine des montagnes de la Lune, s’était demandé sile volume du cratère se montrait toujours sensiblement égal auvolume des remparts qui le formaient. Or, ce rapport existaitgénéralement, et Schrœter en concluait qu’une seule éruption dematières volcaniques avait suffi à former ces remparts, car deséruptions successives eussent altéré ce rapport. Seul, le montEuler démentait cette loi générale, et il avait nécessité pour saformation plusieurs éruptions successives, puisque le volume de sacavité était le double de celui de son enceinte.

Toutes ces hypothèses étaient permises à des observateursterrestres que leurs instruments servaient d’une manièreincomplète. Mais Barbicane ne voulait plus s’en contenter, etvoyant que son projectile se rapprochait régulièrement du disquelunaire, il ne désespérait pas, ne pouvant l’atteindre, desurprendre au moins les secrets de sa formation.

Chapitre 13Paysages lunaires

A deux heures et demie du matin, le boulet se trouvait par letravers du trentième parallèle lunaire à une distance effective demille kilomètres réduite à dix par les instruments d’optique. Ilsemblait toujours impossible qu’il pût atteindre un pointquelconque du disque. Sa vitesse de translation, relativementmédiocre, était inexplicable pour le président Barbicane. A cettedistance de la Lune, elle aurait dû être considérable pour lemaintenir contre la force d’attraction. Il y avait donc là unphénomène dont la raison échappait encore. D’ailleurs, le tempsmanquait pour en chercher la cause. Le relief lunaire défilait sousles yeux des voyageurs, et ils n’en voulaient pas perdre un seuldétail.

Le disque apparaissait donc dans les lunettes à une distance dedeux lieues et demie. Un aéronaute, transporté à cette distance dela Terre, que distinguerait-il à sa surface ? On ne saurait ledire, puisque les plus hautes ascensions n’ont pas dépassé huitmille mètres.

Voici, cependant, une exacte description de ce que voyaient, decette hauteur, Barbicane et ses compagnons.

Des colorations assez variées apparaissaient par larges plaquessur le disque. Les sélénographes ne sont pas d’accord sur la naturede ces colorations. Elles sont diverses et assez vivementtranchées. Julius Schmidt prétend que si les océans terrestresétaient mis à sec, un observateur sélénite lunaire ne distingueraitpas sur le globe, entre les océans et les plaines continentales,des nuances aussi diversement accusées que celles qui se montrentsur la Lune à un observateur terrestre. Selon lui, la couleurcommune aux vastes plaines connues sous le nom de « mers » est legris sombre mélangé de vert et de brun. Quelques grands cratèresprésentent aussi cette coloration.

Barbicane connaissait cette opinion du sélénographe allemand,opinion partagée par MM. Beer et Mœdler. Il constata quel’observation leur donnait raison contre certains astronomes quin’admettent que la coloration grise à la surface de la Lune. En decertains espaces, la couleur verte était vivement accusée, tellequ’elle ressort, selon Julius Schmidt, des mers de la Sérénité etdes Humeurs. Barbicane remarqua également de larges cratèresdépourvus de cônes intérieurs, qui jetaient une couleur bleuâtreanalogue aux reflets d’une tôle d’acier fraîchement polie. Cescolorations appartenaient bien réellement au disque lunaire, et nerésultaient pas, suivant le dire de quelques astronomes, soit del’imperfection de l’objectif des lunettes, soit de l’interpositionde l’atmosphère terrestre. Pour Barbicane, aucun doute n’existait àcet égard. Il observait à travers le vide et ne pouvait commettreaucune erreur d’optique. Il considéra le fait de ces colorationsdiverses comme acquis à la science. Maintenant ces nuances de vertétaient-elles dues à une végétation tropicale, entretenue par uneatmosphère dense et basse ? Il ne pouvait encore seprononcer.

Plus loin, il nota une teinte rougeâtre, très suffisammentaccusée. Pareille nuance avait été observée déjà sur le fond d’uneenceinte isolée, connue sous le nom de cirque de Lichtenberg, quiest située près des monts Hercyniens sur le bord de la Lune, maisil ne put en reconnaître la nature.

Il ne fut pas plus heureux à propos d’une autre particularité dudisque, car il ne put en préciser exactement la cause. Voici cetteparticularité.

Michel Ardan était en observation près du président, quand ilremarqua de longues lignes blanches, vivement éclairées par lesrayons directs du Soleil. C’était une succession de sillonslumineux très différents du rayonnement que Copernic présentaitnaguère. Ils s’allongeaient parallèlement les uns aux autres.

Michel, avec son aplomb habituel, ne manqua pas de s’écrier:

« Tiens ! des champs cultivés !

– Des champs cultivés ? répondit Nicholl, haussant lesépaules.

– Labourés tout au moins, répliqua Michel Ardan. Mais quelslaboureurs que ces Sélénites, et quels bœufs gigantesques ilsdoivent atteler à leur charrue pour creuser de telssillons !

– Ce ne sont pas des sillons, dit Barbicane, ce sont desrainures.

– Va pour des rainures, répondit docilement Michel. Seulementqu’entend-on par des rainures dans le monde scientifique ?»

Barbicane apprit aussitôt à son compagnon ce qu’il savait desrainures lunaires. Il savait que c’étaient des sillons observés surtoutes les parties non montagneuses du disque ; que cessillons, le plus souvent isolés, mesurent de quatre à cinquantelieues de longueur ; que leur largeur varie de mille à quinzecents mètres, et que leurs bords sont rigoureusementparallèles ; mais il n’en savait pas davantage, ni sur leurformation ni sur leur nature.

Barbicane, armé de sa lunette, observa ces rainures avec uneextrême attention. Il remarqua que leurs bords étaient formés depentes extrêmement raides. C’étaient de longs remparts parallèles,et avec quelque imagination on pouvait admettre l’existence delongues lignes de fortifications élevées par les ingénieurssélénites.

Des ces diverses rainures les unes étaient absolument droites etcomme tirées au cordeau. D’autres présentaient une légère courburetout en maintenant le parallélisme de leurs bords. Celles-cis’entrecroisaient ; celles-là coupaient des cratères. Ici,elles sillonnaient des cavités ordinaires, telles que Posidonius ouPetavius ; là, elles zébraient les mers, telles que la mer dela Sérénité.

Ces accidents naturels durent nécessairement exercerl’imagination des astronomes terrestres. Les premières observationsne les avaient pas découvertes, ces rainures. Ni Hévélius, niCassini, ni La Hire, ni Herschel ne paraissent les avoir connues.C’est Schrœter qui, en 1789, les signala pour la première fois àl’attention des savants. D’autres suivirent qui les étudièrent,tels que Pastorff, Gruithuysen, Beer et Mœdler. Aujourd’hui leurnombre s’élève à soixante-dix. Mais si on les a comptées, on n’apas encore déterminé leur nature. Ce ne sont pas des fortificationsà coup sûr, pas plus que d’anciens lits de rivières desséchées, card’une part, les eaux si légères à la surface de la Lune n’auraientpu se creuser de tels déversoirs, et de l’autre, ces sillonstraversent souvent des cratères placés à une grande élévation.

Il faut pourtant avouer que Michel Ardan eut une idée, et que,sans le savoir, il se rencontra dans cette circonstance avec JuliusSchmidt.

« Pourquoi, dit-il, ces inexplicables apparences neseraient-elles pas tout simplement des phénomènes devégétation ?

– Comment l’entends-tu ? demanda vivement Barbicane.

– Ne t’emporte pas, mon digne président, répondit Michel. Nepourrait-il se faire que ces lignes sombres qui formentl’épaulement, fussent des rangées d’arbres disposésrégulièrement ?

– Tu tiens donc bien à ta végétation ? dit Barbicane.

– Je tiens, riposta Michel Ardan, à expliquer ce que vous autressavants vous n’expliquez pas ! Au moins, mon hypothèse auraitl’avantage d’indiquer pourquoi ces rainures disparaissent ousemblent disparaître à des époques régulières.

– Et par quelle raison ?

– Par la raison que ces arbres deviennent invisibles lorsqu’ilsperdent leurs feuilles, et visibles quand ils les reprennent.

– Ton explication est ingénieuse, mon cher compagnon, réponditBarbicane, mais elle est inadmissible.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il n’y a, pour ainsi dire, pas de saison à la surfacede la Lune, et que, par conséquent, les phénomènes de végétationdont tu parles ne peuvent s’y produire. »

En effet, le peu d’obliquité de l’axe lunaire y maintient leSoleil à une hauteur presque constante sous chaque latitude.Au-dessus des régions équatoriales, l’astre radieux occupe presqueinvariablement le zénith et ne dépasse guère la limite de l’horizondans les régions polaires. Donc, suivant chaque région, il règne unhiver, un printemps, un été ou un automne perpétuels, ainsi quedans la planète Jupiter, dont l’axe est également peu incliné surson orbite.

A quelle origine rapporter ces rainures ? Questiondifficile à résoudre. Elles sont certainement postérieures à laformation des cratères et des cirques, car plusieurs s’y sontintroduites en brisant leurs remparts circulaires. Il se peut doncque, contemporaines des dernières époques géologiques, elles nesoient dues qu’à l’expansion des forces naturelles.

Cependant, le projectile avait atteint la hauteur du quarantièmedegré de latitude lunaire, à une distance qui ne devait pas excéderhuit cents kilomètres. Les objets apparaissaient dans le champ deslunettes, comme s’ils eussent été placés à deux lieues seulement. Ace point, sous leurs pieds, se dressait l’Hélicon, haut de cinqcent cinq mètres, et sur la gauche s’arrondissaient ces hauteursmédiocres qui enferment une petite portion de la mer des Pluiessous le nom de golfe des Iris.

L’atmosphère terrestre devrait être cent soixante-dix fois plustransparente qu’elle ne l’est, pour permettre aux astronomes defaire des observations complètes à la surface de la Lune. Mais dansce vide où flottait le projectile, aucun fluide ne s’interposaitentre l’œil de l’observateur et l’objet observé. De plus, Barbicanese trouvait ramené à une distance que n’avaient jamais donnée lesplus puissants télescopes, ni celui de John Ross, ni celui desmontagnes Rocheuses. Il était donc dans des conditions extrêmementfavorables pour résoudre cette grande question de l’habitabilité dela Lune. Cependant, cette solution lui échappait encore. Il nedistinguait que le lit désert des immenses plaines et, vers lenord, d’arides montagnes. Pas un ouvrage ne trahissait la main del’homme. Pas une ruine n’attestait son passage. Pas uneagglomération d’animaux n’indiquait que la vie s’y développât mêmeà un degré inférieur. Nulle part le mouvement, nulle part uneapparence de végétation. Des trois règnes qui se partagent lesphéroïde terrestre, un seul était représenté sur le globe lunaire: le règne minéral.

« Ah çà ! dit Michel Ardan d’un air un peu décontenancé, iln’y a donc personne ?

– Non, répondit Nicholl, jusqu’ici. Pas un homme, pas un animal,pas un arbre. Après tout, si l’atmosphère s’est réfugiée au fonddes cavités, à l’intérieur des cirques, ou même sur la face opposéede la Lune, nous ne pouvons rien préjuger.

– D’ailleurs, ajouta Barbicane, même pour la vue la plusperçante, un homme n’est pas visible à une distance supérieure àsept kilomètres. Donc s’il y a des Sélénites, ils peuvent voirnotre projectile, mais nous ne pouvons les voir. »

Vers quatre heures du matin, à la hauteur du cinquantièmeparallèle, la distance était réduite à six cents kilomètres. Sur lagauche se développait une ligne de montagnes capricieusementcontournées, dessinées en pleine lumière. Vers la droite, aucontraire, se creusait un trou noir comme un vaste puits,insondable et sombre, foré dans le sol lunaire.

Ce trou, c’était le lac Noir, c’était Platon, cirque profond quel’on peut convenablement étudier de la Terre, entre le dernierquartier et la Nouvelle-Lune, lorsque les ombres se projettent del’ouest vers l’est.

Cette coloration noire se rencontre rarement à la surface dusatellite. On ne l’a encore reconnue que dans les profondeurs ducirque d’Endymion, à l’est de la mer du Froid, dans l’hémisphèrenord, et au fond du cirque de Grimaldi, sur l’Équateur, vers lebord oriental de l’astre.

Platon est une montagne annulaire, située par 51° de latitudenord et 9° de longitude est. Son cirque est long dequatre-vingt-douze kilomètres et large de soixante et un. Barbicaneregretta de ne point passer perpendiculairement au-dessus de savaste ouverture. Il y avait là un abîme à sonder, peut-être quelquemystérieux phénomène à surprendre. Mais la marche du projectile nepouvait être modifiée. Il fallait rigoureusement la subir. On nedirige point les ballons, encore moins les boulets, quand on estenfermé entre leurs parois.

Vers cinq heures du matin, la limite septentrionale de la merdes Pluies était enfin dépassée. Les monts La Condamine etFontenelle restaient, l’un sur la gauche, l’autre sur la droite.Cette partie du disque, à partir du soixantième degré, devenaitabsolument montagneuse. Les lunettes la rapprochaient à une lieue,distance inférieure à celle qui sépare le sommet du mont Blanc duniveau de la mer. Toute cette région était hérissée de pics et decirques. Vers le soixante-dixième degré dominait Philolaüs, à unehauteur de trois mille sept cents mètres, ouvrant un cratèreelliptique long de seize lieues, large de quatre.

Alors, le disque, vu de cette distance, offrait un aspectextrêmement bizarre. Les paysages se présentaient au regard dansdes conditions très différentes de ceux de la Terre, mais trèsinférieures aussi.

La Lune n’ayant pas d’atmosphère, cette absence d’enveloppegazeuse a des conséquences déjà démontrées. Point de crépuscule àsa surface, la nuit suivant le jour et le jour suivant la nuit,avec la brusquerie d’une lampe qui s’éteint ou s’allume au milieud’une obscurité profonde. Pas de transition du froid au chaud, latempérature tombant en un instant du degré de l’eau bouillante audegré des froids de l’espace.

Une autre conséquence de cette absence d’air est celle-ci :c’est que les ténèbres absolues règnent là où ne parviennent pasles rayons du Soleil. Ce qui s’appelle lumière diffuse sur laTerre, cette matière lumineuse que l’air tient en suspension, quicrée les crépuscules et les aubes, qui produit les ombres, lespénombres et toute cette magie du clair-obscur, n’existe pas sur laLune. De là une brutalité de contrastes qui n’admet que deuxcouleurs, le noir et le blanc. Qu’un Sélénite abrite ses yeuxcontre les rayons solaires, le ciel lui apparaît absolument noir,et les étoiles brillent à ses regards comme dans les nuits les plussombres.

Que l’on juge de l’impression produite par cet étrange aspectsur Barbicane et sur ses deux amis. Leurs yeux étaient déroutés.Ils ne saisissaient plus la distance respective des divers plans.Un paysage lunaire que n’adoucit point le phénomène duclair-obscur, n’aurait pu être rendu par un paysagiste de la Terre.Des taches d’encre sur une page blanche, c’était tout.

Cet aspect ne se modifia pas, même quand le projectile, à lahauteur du quatre-vingtième degré, ne fut séparé de la Lune que parune distance de cent kilomètres. Pas même quand, à cinq heures dumatin, il passa à moins de cinquante kilomètres de la montagne deGioja, distance que les lunettes réduisaient à un demi-quart delieue. Il semblait que la Lune pût être touchée avec la main. Ilparaissait impossible que le boulet ne la heurtât pas avant peu, nefût-ce qu’à son pôle nord, dont l’arête éclatante se dessinaitviolemment sur le fond noir du ciel. Michel Ardan voulait ouvrir undes hublots et se précipiter vers la surface lunaire. Une chute dedouze lieues ! Il n’y regardait pas. Tentative inutiled’ailleurs, car si le projectile ne devait pas atteindre un pointquelconque du satellite, Michel, emporté dans son mouvement, nel’eût pas atteint plus que lui.

En ce moment, à six heures, le pôle lunaire apparaissait. Ledisque n’offrait plus aux regards des voyageurs qu’une moitiéviolemment éclairée, tandis que l’autre disparaissait dans lesténèbres. Soudain, le projectile dépassa la ligne de démarcationentre la lumière intense et l’ombre absolue, et fut subitementplongé dans une nuit profonde.

Chapitre 14La nuit de trois cent cinquante-quatre heures et demie

Au moment où se produisit si brusquement ce phénomène, leprojectile rasait le pôle nord de la Lune à moins de cinquantekilomètres. Quelques secondes lui avaient donc suffi pour seplonger dans les ténèbres absolues de l’espace. La transitions’était si rapidement opérée, sans nuances, sans dégradation delumière, sans atténuation des ondulations lumineuses, que l’astresemblait s’être éteint sous l’influence d’un souffle puissant.

« Fondue, disparue, la Lune ! » s’était écrié Michel Ardantout ébahi.

En effet, ni un reflet, ni une ombre. Rien n’apparaissait plusde ce disque naguère éblouissant. L’obscurité était complète etrendue plus profonde encore par le rayonnement des étoiles. C’était« ce noir » dont s’imprègnent les nuits lunaires qui durent troiscent cinquante-quatre heures et demie pour chaque point du disque,longue nuit qui résulte de l’égalité des mouvements de translationet de rotation de la Lune, l’un sur elle-même, l’autre autour de laTerre. Le projectile, immergé dans le cône d’ombre du satellite, nesubissait pas plus l’action des rayons solaires qu’aucun des pointsde sa partie invisible.

A l’intérieur, l’obscurité était donc complète. On ne se voyaitplus. De là, nécessité de dissiper ces ténèbres. Quelque désireuxque fût Barbicane de ménager le gaz dont la réserve était sirestreinte, il dut lui demander une clarté factice, un éclatdispendieux que le Soleil lui refusait alors.

« Le diable soit de l’astre radieux ! s’écria Michel Ardan,qui va nous induire en dépense de gaz au lieu de nous prodiguergratuitement ses rayons.

– N’accusons pas le Soleil, reprit Nicholl. Ce n’est pas safaute, mais bien la faute à la Lune qui est venue se placer commeun écran entre nous et lui.

– C’est le Soleil ! reprenait Michel.

– C’est la Lune ! » ripostait Nicholl.

Une dispute oiseuse à laquelle Barbicane mit fin en disant :

« Mes amis, ce n’est ni la faute au Soleil, ni la faute à laLune. C’est la faute au projectile qui, au lieu de suivrerigoureusement sa trajectoire, s’en est maladroitement écarté. Et,pour être plus juste, c’est la faute à ce malencontreux bolide quia si déplorablement dévié notre direction première.

– Bon ! répondit Michel Ardan, puisque l’affaire estarrangée, déjeunons. Après une nuit entière d’observations, ilconvient de se refaire un peu. »

Cette proposition ne trouva pas de contradicteurs. Michel, enquelques minutes, eut préparé le repas. Mais on mangea pour manger,on but sans porter de toasts, sans pousser de hurrahs. Les hardisvoyageurs entraînés dans ces sombres espaces, sans leur cortègehabituel de rayons, sentaient une vague inquiétude leur monter aucœur. L’ombre « farouche », si chère à la plume de Victor Hugo, lesétreignait de toutes parts.

Cependant ils causèrent de cette interminable nuit de trois centcinquante-quatre heures, soit près de quinze jours, que les loisphysiques ont imposée aux habitants de la Lune. Barbicane donna àses amis quelques explications sur les causes et les conséquencesde ce curieux phénomène.

« Curieux à coup sûr, dit-il, car si chaque hémisphère de laLune est privé de la lumière solaire pendant quinze jours, celuiau-dessus duquel nous flottons en ce moment ne jouit même pas,pendant sa longue nuit, de la vue de la Terre splendidementéclairée. En un mot, il n’y a de Lune – en appliquant cettequalification à notre sphéroïde – que pour un côté du disque. Or,s’il en était ainsi pour la Terre, si par exemple l’Europe nevoyait jamais la Lune et qu’elle fût visible seulement à sesantipodes, vous figurez-vous quel serait l’étonnement d’un Européenqui arriverait en Australie ?

– On ferait le voyage rien que pour aller voir la Lune !répondit Michel.

– Eh bien, reprit Barbicane, cet étonnement est réservé auSélénite qui habite la face de la Lune opposée à la Terre, face àjamais invisible à nos compatriotes du globe terrestre.

– Et que nous aurions vue, ajouta Nicholl, si nous étionsarrivés ici à l’époque où la Lune est nouvelle, c’est-à-dire quinzejours plus tard.

– J’ajouterai, en revanche, reprit Barbicane, que l’habitant dela face visible est singulièrement favorisé de la nature audétriment de ses frères de la face invisible. Ce dernier, commevous le voyez, a des nuits profondes de trois cent cinquante-quatreheures, sans qu’aucun rayon en rompe l’obscurité. L’autre, aucontraire, lorsque le Soleil qui l’a éclairé pendant quinze joursse couche sous l’horizon, voit se lever à l’horizon opposé un astresplendide. C’est la Terre, treize fois grosse comme cette Luneréduite que nous connaissons ; la Terre qui se développe surun diamètre de deux degrés, et qui lui verse une lumière treizefois plus intense que ne tempère aucune couche atmosphérique ;la Terre dont la disparition n’arrive qu’au moment où le Soleilreparaît à son tour !

– Belle phrase ! dit Michel Ardan, un peu académiquepeut-être.

– Il suit de là, reprit Barbicane, sans sourciller, que cetteface visible du disque doit être fort agréable à habiter,puisqu’elle regarde toujours, soit le Soleil quand la Lune estpleine, soit la Terre quand la Lune est nouvelle.

– Mais, dit Nicholl, cet avantage doit être bien compensé parl’insoutenable chaleur que cette lumière entraîne avec elle.

– L’inconvénient, sous ce rapport, est le même pour les deuxfaces, car la lumière reflétée par la Terre est évidemmentdépourvue de chaleur. Cependant cette face invisible est encoreplus éprouvée par la chaleur que la face visible. Je dis cela pourvous, Nicholl, parce que Michel ne comprendra probablement pas.

– Merci, fit Michel.

– En effet, reprit Barbicane, lorsque cette face invisiblereçoit à la fois la lumière et la chaleur solaire, c’est que laLune est nouvelle, c’est-à-dire qu’elle est en conjonction, qu’elleest située entre le Soleil et la Terre. Elle se trouve donc – parrapport à la situation qu’elle occupe en opposition, lorsqu’elleest pleine – plus rapprochée du Soleil du double sa distance à laTerre. Or, cette distance peut être estimée à la deux-centièmespartie de celle qui sépare le Soleil de la Terre, soit en chiffresronds, deux cent mille lieues. Donc cette face invisible est plusprès du Soleil de deux cent mille lieues, lorsqu’elle reçoit sesrayons.

– Très juste, répondit Nicholl.

– Au contraire… , reprit Barbicane.

– Un instant, dit Michel en interrompant son gravecompagnon.

– Que veux-tu ?

– Je demande à continuer l’explication.

– Pourquoi cela ?

– Pour prouver que j’ai compris.

– Va, fit Barbicane en souriant.

– Au contraire, dit Michel, en imitant le ton et les gestes duprésident Barbicane, au contraire, quand la face visible de la Luneest éclairée par le Soleil, c’est que la Lune est pleine,c’est-à-dire située à l’opposé du Soleil par rapport à la Terre. Ladistance qui la sépare de l’astre radieux est donc accrue enchiffres ronds de deux cent mille lieues, et la chaleur qu’ellereçoit doit être un peu moindre.

– Bien dit ! s’écria Barbicane. Sais-tu, Michel, que pourun artiste, tu es intelligent ?

– Oui, répondit négligemment Michel, nous sommes tous comme celasur le boulevard des Italiens ! »

Barbicane serra gravement la main de son aimable compagnon, etcontinua d’énumérer les quelques avantages réservés aux habitantsde la face visible.

Entre autres, il cita l’observation des éclipses de Soleil, quin’a lieu que pour ce côté du disque lunaire, puisque, pour qu’ellesse produisent, il est nécessaire que la Lune soit en opposition.Ces éclipses, provoquées par l’interposition de la Terre entre laLune et le Soleil, peuvent durer deux heures pendant lesquelles, enraison des rayons réfractés par son atmosphère, le globe terrestrene doit apparaître que comme un point noir sur le Soleil.

« Ainsi, dit Nicholl, voilà un hémisphère, cet hémisphèreinvisible, qui est fort mal partagé, fort disgracié de lanature !

– Oui, répondit Barbicane, mais pas tout entier. En effet, parun certain mouvement de libration, par un certain balancement surson centre, la Lune présente à la Terre un peu plus que la moitiéde son disque. Elle est comme un pendule dont le centre de gravitéest reporté vers le globe terrestre et qui oscille régulièrement.D’où vient cette oscillation ? De ce que son mouvement derotation sur son axe est animé d’une vitesse uniforme, tandis queson mouvement de translation suivant un orbe elliptique autour dela Terre, ne l’est pas. Au périgée, la vitesse de translationl’emporte, et la Lune montre une certaine portion de son bordoccidental. A l’apogée, la vitesse de rotation l’emporte aucontraire, et un morceau du bord oriental apparaît. C’est un fuseaude huit degrés environ qui apparaît tantôt à l’occident, tantôt àl’orient. Il en résulte que, sur mille parties, la Lune en laisseapercevoir cinq cent soixante-neuf.

– N’importe, répondit Michel, si nous devenons jamais Sélénites,nous habiterons la face visible. J’aime la lumière, moi !

– A moins, toutefois, répliqua Nicholl, que l’atmosphère ne sesoit condensée sur l’autre côté, comme le prétendent certainsastronomes.

– Ça, c’est une considération », répondit simplement Michel.

Cependant le déjeuner terminé, les observateurs avaient reprisleur poste. Ils essayaient de voir à travers les sombres hublots,en éteignant toute clarté dans le projectile. Mais pas un atomelumineux ne traversait cette obscurité.

Un fait inexplicable préoccupait Barbicane. Comment, étant passéà une distance si rapprochée de la Lune – cinquante kilomètresenviron –, comment le projectile n’y était-il pas tombé ? Sisa vitesse eût été énorme, on aurait compris que la chute ne se fûtpas produite. Mais avec une vitesse relativement médiocre, cetterésistance à l’attraction lunaire ne s’expliquait plus. Leprojectile était soumis à une influence étrangère ? Un corpsquelconque le maintenait-il donc dans l’éther ? Il étaitévident, désormais, qu’il n’atteindrait aucun point de la Lune. Oùallait-il ? S’éloignait-il, se rapprochait-il du disque ?Etait-il emporté dans cette nuit profonde à travers l’infini ?Comment le savoir, comment le calculer au milieu de cesténèbres ? Toutes ces questions inquiétaient Barbicane, maisil ne pouvait les résoudre.

En effet, l’astre invisible était là, peut-être, à quelqueslieues seulement, à quelques milles, mais ni ses compagnons ni luine l’apercevaient plus. Si quelque bruit se produisait à sasurface, ils ne pouvaient l’entendre. L’air, ce véhicule du son,manquait pour leur transmettre les gémissements de la Lune, que leslégendes arabes désignent comme « un homme déjà moitié granit etpalpitant encore ! »

Il y avait là de quoi agacer de plus patients observateurs, onen conviendra. C’était précisément cet hémisphère inconnu qui sedérobait à leurs yeux ! Cette face qui, quinze jours plus tôtou quinze jours plus tard, avait été ou serait splendidementéclairée par les rayons solaires, se perdait alors dans l’absolueobscurité. Dans quinze jours, où serait le projectile ? Où leshasards des attractions l’auraient-ils entraîné ? Qui pouvaitle dire ?

On admet généralement, d’après les observationssélénographiques, que l’hémisphère invisible de la Lune est, par saconstitution, absolument semblable à son hémisphère visible. On endécouvre, en effet, la septième partie environ, dans ces mouvementsde libration dont Barbicane avait parlé. Or, sur ces fuseauxentrevus, ce n’étaient que plaines et montagnes, cirques etcratères, analogues à ceux déjà relevés sur les cartes. On pouvaitdonc préjuger la même nature, un même monde, aride et mort. Etcependant, si l’atmosphère s’est réfugiée sur cette face ? Si,avec l’air, l’eau a donné la vie à ces continents régénérés ?Si la végétation y persiste encore ? Si les animaux peuplentces continents et ces mers ? Si l’homme, dans ces conditionsd’habitabilité, y vit toujours ? Que de questions il eût étéintéressant de résoudre ! Que de solutions on eût tirées de lacontemplation de cet hémisphère ! Quel ravissement de jeter unregard sur ce monde que l’œil humain n’a jamais entrevu !

On conçoit donc le déplaisir éprouvé par les voyageurs, aumilieu de cette nuit noire. Toute observation du disque lunaireétait interdite. Seules, les constellations sollicitaient leurregard, et il faut convenir que jamais astronomes, ni les Faye, niles Chacornac, ni les Secchi, ne s’étaient trouvés dans desconditions aussi favorables pour les observer.

En effet, rien ne pouvait égaler la splendeur de ce mondesidéral baigné dans le limpide éther. Ces diamants incrustés dansla voûte céleste jetaient des feux superbes. Le regard embrassaitle firmament depuis la Croix du Sud jusqu’à l’Étoile du Nord, cesdeux constellations qui, dans douze mille ans, par suite de laprécession des équinoxes, céderont leur rôle d’étoiles polaires,l’une à Canopus, de l’hémisphère austral, l’autre à Véga, del’hémisphère boréal. L’imagination se perdait dans cet infinisublime, au milieu duquel gravitait le projectile, comme un nouvelastre créé de la main des hommes. Par un effet naturel, cesconstellations brillaient d’un éclat doux ; elles nescintillaient pas, car l’atmosphère manquait, qui, parl’interposition de ses couches inégalement denses et diversementhumides, produit la scintillation. Ces étoiles, c’étaient de douxyeux qui regardaient dans cette nuit profonde, au milieu du silenceabsolu de l’espace.

Longtemps les voyageurs, muets, observèrent ainsi le firmamentconstellé, sur lequel le vaste écran de la Lune faisait un énormetrou noir. Mais une sensation pénible les arracha enfin à leurcontemplation. Ce fut un froid très vif, qui ne tarda pas àrecouvrir intérieurement la vitre des hublots d’une épaisse couchede glace. En effet, le soleil n’échauffait plus de ses rayonsdirects le projectile qui perdait peu à peu la chaleur emmagasinéeentre ses parois. Cette chaleur, par rayonnement, s’étaitrapidement évaporée dans l’espace, et un abaissement considérablede température s’était produit. L’humidité intérieure se changeaitdonc en glace au contact des vitres, et empêchait touteobservation.

Nicholl, consultant le thermomètre, vit qu’il était tombé àdix-sept degrés centigrades au-dessous de zéro. Donc, malgré toutesles raisons de s’en montrer économe, Barbicane, après avoir demandéau gaz sa lumière, dut aussi lui demander sa chaleur. Latempérature basse du boulet n’était plus supportable. Ses hôteseussent été gelés vivants.

« Nous ne nous plaindrons pas, fit observer Michel Ardan, de lamonotonie de notre voyage ! Quelle diversité, au moins dans latempérature ! Tantôt nous sommes aveuglés de lumière etsaturés de chaleur, comme les Indiens des Pampas ! tantôt noussommes plongés dans de profondes ténèbres, au milieu d’un froidboréal, comme les Esquimaux du pôle ! Non vraiment ! nousn’avons pas le droit de nous plaindre, et la nature fait bien leschoses en notre honneur.

– Mais, demanda Nicholl, quelle est la températureextérieure ?

– Précisément celle des espaces planétaires, réponditBarbicane.

– Alors, reprit Michel Ardan, ne serait-ce pas l’occasion defaire cette expérience que nous n’avons pu tenter, quand nousétions noyés dans les rayons solaires ?

– C’est le moment ou jamais, répondit Barbicane, car nous sommesutilement placés pour vérifier la température de l’espace, et voirsi les calculs de Fourier ou de Pouillet sont exacts.

– En tout cas, il fait froid ! répondit Michel. Voyezl’humidité intérieure se condenser sur la vitre des hublots. Pourpeu que l’abaissement continue, la vapeur de notre respiration varetomber en neige autour de nous !

– Préparons un thermomètre », dit Barbicane.

On le pense bien, un thermomètre ordinaire n’eût donné aucunrésultat dans les circonstances où cet instrument allait êtreexposé. Le mercure se fût gelé dans la cuvette, puisque saliquidité ne se maintient pas à quarante-deux degrés au-dessous dezéro. Mais Barbicane s’était muni d’un thermomètre à déversement,du système Walferdin, qui donne des minima de températureexcessivement bas.

Avant de commencer l’expérience, cet instrument fut comparé à unthermomètre ordinaire, et Barbicane se disposa à l’employer.

« Comment nous y prendrons-nous ? demanda Nicholl.

– Rien n’est plus facile, répondit Michel Ardan, qui n’étaitjamais embarrassé. On ouvre rapidement le hublot ; on lancel’instrument ; il suit le projectile avec une docilitéexemplaire ; un quart d’heure après, on le retire…

– Avec la main ? demanda Barbicane.

– Avec la main, répondit Michel.

– Eh bien, mon ami, ne t’y expose pas, répondit Barbicane, carla main que tu retirerais ne serait plus qu’un moignon gelé etdéformé par ces froids épouvantables.

– Vraiment !

– Tu éprouverais la sensation d’une brûlure terrible, telle queserait celle d’un fer chauffé à blanc ; car, que la chaleursorte brutalement de notre chair, ou qu’elle y entre, c’estidentiquement la même chose. D’ailleurs, je ne suis pas certain queles objets jetés par nous au dehors du projectile nous fassentencore cortège.

– Pourquoi ? dit Nicholl.

– C’est que, si nous traversons une atmosphère, quelque peudense qu’elle soit, ces objets seront retardés. Or, l’obscuriténous empêche de vérifier s’ils flottent encore autour de nous.Donc, pour ne pas nous exposer à perdre notre thermomètre, nousl’attacherons et nous le ramènerons plus facilement à l’intérieur.»

Les conseils de Barbicane furent suivis. Par le hublotrapidement ouvert, Nicholl lança l’instrument que retenait unecorde très courte, afin qu’il pût être rapidement retiré. Le hublotn’avait été entrouvert qu’une seconde, et cependant cette secondeavait suffi pour laisser un froid violent pénétrer à l’intérieur duprojectile.

« Mille diables ! s’écria Michel Ardan, il fait un froid àgeler des ours blancs ! »

Barbicane attendit qu’une demi-heure se fût écoulée, temps plusque suffisant pour permettre à l’instrument de descendre au niveaude la température de l’espace. Puis, après ce temps, le thermomètrefut rapidement retiré.

Barbicane calcula la quantité d’esprit-de-vin déversée dans lapetite ampoule soudée à la partie inférieure de l’instrument, etdit :

« Cent quarante degrés centigrades au-dessous de zéro !»

M. Pouillet avait raison contre Fourier. Telle était laredoutable température de l’espace sidéral ! Telle est,peut-être, celle des continents lunaires, quand l’astre des nuits aperdu par rayonnement toute cette chaleur que lui ont versée quinzejours de soleil !

Chapitre 15Hyperbole ou parabole

On s’étonnera peut-être de voir Barbicane et ses compagnons sipeu soucieux de l’avenir que leur réservait cette prison de métalemportée dans les infinis de l’éther. Au lieu de se demander où ilsallaient ainsi, ils passaient leur temps à faire des expériences,comme s’ils eussent été tranquillement installés dans leur cabinetde travail.

On pourrait répondre que des hommes si fortement trempés étaientau-dessus de pareils soucis, qu’ils ne s’inquiétaient pas de sipeu, et qu’ils avaient autre chose à faire que de se préoccuper deleur sort futur.

La vérité est qu’ils n’étaient pas maîtres de leur projectile,qu’ils ne pouvaient ni enrayer sa marche ni modifier sa direction.Un marin change à son gré le cap de son navire ; un aéronautepeut imprimer à son ballon des mouvements verticaux. Eux, aucontraire, ils n’avaient aucune action sur leur véhicule. Toutemanœuvre leur était interdite. De là cette disposition à laisserfaire, à « laisser courir », suivant l’expression maritime.

Où se trouvaient-ils en ce moment, à huit heures du matin,pendant cette journée qui s’appelait le 6 décembre sur laTerre ? Très certainement dans le voisinage de la Lune, etmême assez près pour qu’elle leur parût comme un immense écran noirdéveloppé sur le firmament. Quant à la distance qui les enséparait, il était impossible de l’évaluer. Le projectile, maintenupar des forces inexplicables, avait rasé le pôle nord du satelliteà moins de cinquante kilomètres. Mais, depuis deux heures qu’ilétait entré dans le cône d’ombre, cette distance, l’avait-il accrueou diminuée ? Tout point de repère manquait pour estimer et ladirection et la vitesse du projectile. Peut-être s’éloignait-ilrapidement du disque, de manière à bientôt sortir de l’ombre pure.Peut-être, au contraire, s’en rapprochait-il sensiblement, au pointde heurter avant peu quelque pic élevé de l’hémisphère invisible :ce qui eût terminé le voyage, sans doute au détriment desvoyageurs.

Une discussion s’éleva à ce sujet, et Michel Ardan, toujoursriche d’explications, émit cette opinion que le boulet, retenu parl’attraction lunaire, finirait par y tomber comme tombe unaérolithe à la surface du globe terrestre.

« D’abord, mon camarade, lui répondit Barbicane, tous lesaérolithes ne tombent pas sur la Terre ; c’est le petitnombre. Donc, de ce que nous serions passés à l’état d’aérolithe,il ne s’ensuivrait pas que nous dussions atteindre nécessairementla surface de la Lune.

– Cependant, répondit Michel, si nous en approchons assezprès…

– Erreur, répliqua Barbicane. N’as-tu pas vu des étoilesfilantes rayer le ciel par milliers à certaines époques ?

– Oui.

– Eh bien, ces étoiles, ou plutôt ces corpuscules, ne brillentqu’à la condition de s’échauffer en glissant sur les couchesatmosphériques. Or, s’ils traversent l’atmosphère, ils passent àmoins de seize lieues du globe, et cependant ils y tombentrarement. De même pour notre projectile. Il peut s’approcher trèsprès de la Lune, et cependant n’y point tomber.

– Mais alors, demanda Michel, je serais assez curieux de savoircomment notre véhicule errant se comportera dans l’espace.

– Je ne vois que deux hypothèses, répondit Barbicane aprèsquelques instants de réflexion.

– Lesquelles ?

– Le projectile a le choix entre deux courbes mathématiques, etil suivra l’une ou l’autre, suivant la vitesse dont il sera animé,et que je ne saurais évaluer en ce moment.

– Oui, dit Nicholl, il s’en ira suivant une parabole ou suivantune hyperbole.

– En effet, répondit Barbicane. Avec une certaine vitesse ilprendra la parabole, et l’hyperbole avec une vitesse plusconsidérable.

– J’aime ces grands mots, s’écria Michel Ardan. On sait tout desuite ce que cela veut dire. Et qu’est-ce que c’est que votreparabole, s’il vous plaît ?

– Mon ami, répondit le capitaine, la parabole est une courbe dusecond ordre qui résulte de la section d’un cône coupé par un plan,parallèlement à l’un de ses côtés.

– Ah ! ah ! fit Michel d’un ton satisfait.

– C’est à peu près, reprit Nicholl, la trajectoire que décritune bombe lancée par un mortier.

– Parfait. Et l’hyperbole ? demanda Michel.

– L’hyperbole, Michel, est une courbe du second ordre, produitepar l’intersection d’une surface conique et d’un plan parallèle àson axe, et qui constitue deux branches séparées l’une de l’autreet s’étendant indéfiniment dans les deux sens.

– Est-il possible ! s’écria Michel Ardan du ton le plussérieux, comme si on lui eût appris un événement grave. Alorsretiens bien ceci, capitaine Nicholl. Ce que j’aime dans tadéfinition de l’hyperbole – j’allais dire de l’hyperblague – c’estqu’elle est encore moins claire que le mot que tu prétendsdéfinir ! »

Nicholl et Barbicane se souciaient peu des plaisanteries deMichel Ardan. Ils s’étaient lancés dans une discussionscientifique. Quelle serait la courbe suivie par le projectile,voilà ce qui les passionnait. L’un tenait pour l’hyperbole, l’autrepour la parabole. Ils se donnaient des raisons hérisséesd’x. Leurs arguments étaient présentés dans un langage quifaisait bondir Michel. La discussion était vive, et aucun desadversaires ne voulait sacrifier à l’autre sa courbe deprédilection.

Cette scientifique dispute, se prolongeant, finit parimpatienter Michel, qui dit :

« Ah çà ! messieurs du cosinus, cesserez-vous enfin de vousjeter des paraboles et des hyperboles à la tête ? Je veuxsavoir, moi, la seule chose intéressante dans cette affaire. Noussuivrons l’une ou l’autre de vos courbes. Bien. Mais où nousramèneront-elles ?

– Nulle part, répondit Nicholl.

– Comment, nulle part !

– Évidemment, dit Barbicane. Ce sont des courbes non fermées,qui se prolongent à l’infini !

– Ah ! savants ! s’écria Michel, je vous porte dansmon cœur ! Eh ! que nous importent la parabole oul’hyperbole, du moment où l’une et l’autre nous entraînentégalement à l’infini dans l’espace ! »

Barbicane et Nicholl ne purent s’empêcher de sourire. Ilsvenaient de faire « de l’art pour l’art ! » Jamais questionplus oiseuse n’avait été traitée dans un moment plus inopportun. Lasinistre vérité, c’était que le projectile, hyperboliquement ouparaboliquement emporté, ne devait plus jamais rencontrer ni laTerre ni la Lune.

Or, qu’arriverait-il à ces hardis voyageurs dans un avenir trèsprochain ? S’ils ne mouraient pas de faim, s’ils ne mouraientpas de soif, c’est que, dans quelques jours, lorsque le gaz leurmanquerait, ils seraient morts faute d’air, si le froid ne lesavait pas tués auparavant !

Cependant, si important qu’il fût d’économiser le gaz,l’abaissement excessif de la température ambiante les obligea d’enconsommer une certaine quantité. Rigoureusement, ils pouvaient sepasser de sa lumière, non de sa chaleur. Fort heureusement, lecalorique développé par l’appareil Reiset et Regnaut élevait un peula température intérieure du projectile, et, sans grande dépense,on put la maintenir à un degré supportable.

Cependant, les observations étaient devenues très difficiles àtravers les hublots. L’humidité intérieure du boulet se condensaitsur les vitres et s’y congelait immédiatement. Il fallait détruirecette opacité du verre par des frottements réitérés. Toutefois, onput constater certains phénomènes du plus haut intérêt.

En effet, si ce disque invisible était pourvu d’une atmosphère,ne devait-on pas voir des étoiles filantes la rayer de leurstrajectoires ? Si le projectile lui-même traversait cescouches fluides, ne pourrait-on surprendre quelque bruit répercutépar les échos lunaires, les grondements d’un orage, par exemple,les fracas d’une avalanche, les détonations d’un volcan enactivité ? Et si quelque montagne ignivome se panachaitd’éclairs n’en reconnaîtrait-on pas les intensesfulgurations ? De tels faits, soigneusement constatés, eussentsingulièrement élucidé cette obscure question de la constitutionlunaire. Aussi Barbicane, Nicholl, postés à leur hublot comme desastronomes, observaient-ils avec une scrupuleuse patience.

Mais jusqu’alors, le disque demeurait muet et sombre. Il nerépondait pas aux interrogations multiples que lui posaient cesesprits ardents.

Ce qui provoqua cette réflexion de Michel, assez juste enapparence :

« Si jamais nous recommençons ce voyage, nous ferons bien dechoisir l’époque où la Lune est nouvelle.

– En effet, répondit Nicholl, cette circonstance serait plusfavorable. Je conviens que la Lune, noyée dans les rayons solaires,ne serait pas visible pendant le trajet, mais en revanche, onapercevrait la Terre qui serait pleine. De plus, si nous étionsentraînés autour de la Lune, comme cela arrive en ce moment, nousaurions au moins l’avantage d’en voir le disque invisiblemagnifiquement éclairé !

– Bien dit, Nicholl, répliqua Michel Ardan. Qu’en penses-tu,Barbicane ?

– Je pense ceci, répondit le grave président : Si jamais nousrecommençons ce voyage, nous partirons à la même époque et dans lesmêmes conditions. Supposez que nous eussions atteint notre but,n’eût-il pas mieux valu trouver des continents en pleine lumière aulieu d’une contrée plongée dans une nuit obscure ? Notrepremière installation ne se fût-elle pas faite dans descirconstances meilleures ? Oui, évidemment. Quant à ce côtéinvisible, nous l’eussions visité pendant nos voyages dereconnaissance sur le globe lunaire. Donc, cette époque de laPleine-Lune était heureusement choisie. Mais il fallait arriver aubut, et pour y arriver, ne pas être dévié de sa route.

– A cela, rien à répondre, dit Michel Ardan. Voilà pourtant unebelle occasion manquée d’observer l’autre côté de la Lune !Qui sait si les habitants des autres planètes ne sont pas plusavancés que les savants de la Terre au sujet de leurssatellites ? »

On aurait pu facilement, à cette remarque de Michel Ardan, fairela réponse suivante : Oui, d’autres satellites, par leur plusgrande proximité, ont rendu leur étude plus facile. Les habitantsde Saturne, de Jupiter et d’Uranus, s’ils existent, ont pu établiravec leurs Lunes des communications plus aisées. Les quatresatellites de Jupiter gravitent à une distance de cent huit milledeux cent soixante lieues, cent soixante-douze mille deux centslieues, deux cent soixante-quatorze mille sept cents lieues, etquatre cent quatre-vingt mille cent trente lieues. Mais cesdistances sont comptées du centre de la planète, et, en retranchantla longueur du rayon qui est de dix-sept à dix-huit mille lieues,on voit que le premier satellite est moins éloigné de la surface deJupiter que la Lune ne l’est de la surface de la Terre. Sur leshuit Lunes de Saturne, quatre sont également plusrapprochées ; Diane est à quatre-vingt-quatre mille six centslieues, Thétys à soixante-deux mille neuf cent soixante-sixlieues ; Encelade à quarante-huit mille cent quatre-vingt-onzelieues, et enfin Mimas à une distance moyenne de trente-quatremille cinq cents lieues seulement. Des huit satellites d’Uranus, lepremier, Ariel, n’est qu’à cinquante et un mille cinq cent vingtlieues de la planète.

Donc, à la surface de ces trois astres, une expérience analogueà celle du président Barbicane eût présenté des difficultésmoindres. Si donc leurs habitants ont tenté l’aventure, ils ontpeut-être reconnu la constitution de la moitié de ce disque, queleur satellite dérobe éternellement à leurs yeux. [Herschel, eneffet, a constaté que, pour les satellites, le mouvement derotation sur leur axe est toujours égal au mouvement de révolutionautour de la planète. Par conséquent, ils lui présentent toujoursla même face. Seul, le monde d’Uranus offre une différence assezmarquée : les mouvements de ses Lunes s’effectuent dans unedirection presque perpendiculaire au plan de l’orbite, et ladirection de ses mouvements est rétrograde, c’est-à-dire que sessatellites se meuvent en sens inverse des autres astres du mondesolaire.] Mais s’ils n’ont jamais quitté leur planète, ils ne sontpas plus avancés que les astronomes de la Terre.

Cependant, le boulet décrivait dans l’ombre cette incalculabletrajectoire qu’aucun point de repère ne permettait de relever. Sadirection s’était-elle modifiée, soit sous l’influence del’attraction lunaire, soit sous l’action d’un astre inconnu ?Barbicane ne pouvait le dire. Mais un changement avait eu lieu dansla position relative du véhicule, et Barbicane le constata versquatre heures du matin.

Ce changement consistait en ceci, que le culot du projectiles’était tourné vers la surface de la Lune et se maintenait suivantune perpendiculaire passant par son axe. L’attraction, c’est-à-direla pesanteur, avait amené cette modification. La partie la pluslourde du boulet inclinait vers le disque invisible, exactementcomme s’il fût tombé vers lui.

Tombait-il donc ? Les voyageurs allaient-ils enfinatteindre ce but tant désiré ? Non. Et l’observation d’unpoint de repère, assez inexplicable du reste, vint démontrer àBarbicane que son projectile ne se rapprochait pas de la Lune, etqu’il se déplaçait en suivant une courbe à peu prèsconcentrique.

Ce point de repère fut un éclat lumineux que Nicholl signalatout à coup sur la limite de l’horizon formé par le disque noir. Cepoint ne pouvait être confondu avec une étoile. C’était uneincandescence rougeâtre qui grossissait peu à peu, preuveincontestable que le projectile se déplaçait vers lui et ne tombaitpas normalement à la surface de l’astre.

« Un volcan ! c’est un volcan en activité ! s’écriaNicholl, un épanchement des feux intérieurs de la Lune ! Cemonde n’est donc pas encore tout à fait éteint.

– Oui ! une éruption, répondit Barbicane, qui étudiaitsoigneusement le phénomène avec sa lunette de nuit. Que serait-ceen effet si ce n’était un volcan ?

– Mais alors, dit Michel Ardan, pour entretenir cettecombustion, il faut de l’air. Donc, une atmosphère enveloppe cettepartie de la Lune.

– Peut-être, répondit Barbicane, mais non pas nécessairement. Levolcan, par la décomposition de certaines matières, peut se fournirà lui-même son oxygène et jeter ainsi des flammes dans le vide. Ilme semble même que cette déflagration a l’intensité et l’éclat desobjets dont la combustion se produit dans l’oxygène pur. Ne noushâtons donc pas d’affirmer l’existence d’une atmosphère lunaire.»

La montagne ignivome devait être située environ sur lequarante-cinquième degré de latitude sud de la partie invisible dudisque. Mais, au grand déplaisir de Barbicane, la courbe quedécrivait le projectile l’entraînait loin du point signalé parl’éruption. Il ne put donc en déterminer plus exactement la nature.Une demi-heure après avoir été signalé, ce point lumineuxdisparaissait derrière le sombre horizon. Cependant la constatationde ce phénomène était un fait considérable dans les étudessélénographiques. Il prouvait que toute chaleur n’avait pas encoredisparu des entrailles de ce globe, et là où la chaleur existe, quipeut affirmer que le règne végétal, que le règne animal lui-même,n’ont pas résisté jusqu’ici aux influences destructives ?L’existence de ce volcan en éruption, indiscutablement reconnue dessavants de la Terre, aurait amené sans doute bien des théoriesfavorables à cette grave question de l’habitabilité de la Lune.

Barbicane se laissait entraîner par ses réflexions. Ils’oubliait dans une muette rêverie où s’agitaient les mystérieusesdestinées du monde lunaire. Il cherchait à relier entre eux lesfaits observés jusqu’alors, quand un incident nouveau le rappelabrusquement à la réalité.

Cet incident, c’était plus qu’un phénomène cosmique, c’était undanger menaçant dont les conséquences pouvaient êtredésastreuses.

Soudain, au milieu de l’éther, dans ces ténèbres profondes, unemasse énorme avait apparu. C’était comme une Lune, mais une Luneincandescente, et d’un éclat d’autant plus insoutenable qu’iltranchait nettement sur l’obscurité brutale de l’espace. Cettemasse, de forme circulaire, jetait une lumière telle qu’elleemplissait le projectile. La figure de Barbicane, de Nicholl, deMichel Ardan, violemment baignée dans ces nappes blanches, prenaitcette apparence spectrale, livide, blafarde, que les physiciensproduisent avec la lumière factice de l’alcool imprégné de sel.

« Mille diables ! s’écria Michel Ardan, mais nous sommeshideux ! Qu’est-ce que cette Lune malencontreuse ?

– Un bolide, répondit Barbicane.

– Un bolide enflammé, dans le vide ?

– Oui. »

Ce globe de feu était un bolide, en effet. Barbicane ne setrompait pas. Mais si ces météores cosmiques observés de la Terrene présentent généralement qu’une lumière un peu inférieure à cellede la Lune, ici, dans ce sombre éther, ils resplendissaient. Cescorps errants portent en eux-mêmes le principe de leurincandescence. L’air ambiant n’est pas nécessaire à leurdéflagration. Et, en effet, si certains de ces bolides traversentles couches atmosphériques à deux ou trois lieues de la Terre,d’autres, au contraire, décrivent leur trajectoire à une distanceoù l’atmosphère ne saurait s’étendre. Tels ces bolides, l’un du 27octobre 1844, apparu à une hauteur de cent vingt-huit lieues,l’autre du 18 août 1841, disparu à une distance de centquatre-vingt-deux lieues. Quelques-uns de ces météores ont de troisà quatre kilomètres de largeur et possèdent une vitesse qui peutaller jusqu’à soixante-quinze kilomètres par seconde, [La vitessemoyenne du mouvement de la Terre, le long de l’écliptique, n’estque de 30 kilomètres à la seconde.] suivant une direction inversedu mouvement de la Terre.

Ce globe filant, soudainement apparu dans l’ombre à une distancede cent lieues au moins, devait, suivant l’estime de Barbicane,mesurer un diamètre de deux mille mètres. Il s’avançait avec unevitesse de deux kilomètres à la seconde environ, soit trente lieuespar minute. Il coupait la route du projectile et devait l’atteindreen quelques minutes. En s’approchant, il grossissait dans uneproportion énorme.

Que l’on s’imagine, si l’on peut, la situation des voyageurs. Ilest impossible de la décrire. Malgré leur courage, leur sang-froid,leur insouciance devant le danger, ils étaient muets, immobiles,les membres crispés, en proie à un effarement farouche. Leurprojectile, dont ils ne pouvaient dévier la marche, courait droitsur cette masse ignée, plus intense que la gueule ouverte d’un fourà réverbère. Il semblait se précipiter vers un abîme de feu.

Barbicane avait saisi la main de ses deux compagnons, et toustrois regardaient à travers leurs paupières à demi fermées cetastéroïde chauffé à blanc. Si la pensée n’était pas détruite eneux, si leur cerveau fonctionnait encore au milieu de sonépouvante, ils devaient se croire perdus !

Deux minutes après la brusque apparition du bolide, deux sièclesd’angoisses ! le projectile semblait prêt à le heurter, quandle globe de feu éclata comme une bombe, mais sans faire aucun bruitau milieu de ce vide où le son, qui n’est qu’une agitation descouches d’air, ne pouvait se produire.

Nicholl avait poussé un cri. Ses compagnons et lui s’étaientprécipités à la vitre des hublots. Quel spectacle ! Quelleplume saurait le rendre, quelle palette serait assez riche encouleurs pour en reproduire la magnificence ?

C’était comme l’épanouissement d’un cratère, commel’éparpillement d’un immense incendie. Des milliers de fragmentslumineux allumaient et rayaient l’espace de leurs feux. Toutes lesgrosseurs, toutes les couleurs, toutes s’y mêlaient. C’étaient desirradiations jaunes, jaunâtres, rouges, vertes, grises, unecouronne d’artifices multicolores. Du globe énorme et redoutable,il ne restait plus rien que ces morceaux emportés dans toutes lesdirections, devenus astéroïdes à leur tour, ceux-ci flamboyantscomme une épée, ceux-là entourés d’un nuage blanchâtre, d’autreslaissant après eux des traînées éclatantes de poussièrecosmique.

Ces blocs incandescents s’entrecroisaient, s’entrechoquaient,s’éparpillaient en fragments plus petits, dont quelques-unsheurtèrent le projectile. Sa vitre de gauche fut même fendue par unchoc violent. Il semblait flotter au milieu d’une grêle d’obus dontle moindre pouvait l’anéantir en un instant.

La lumière qui saturait l’éther se développait avec uneincomparable intensité, car ces astéroïdes la dispersaient en toussens. A un certain moment, elle fut tellement vive, que Michel,entraînant vers sa vitre Barbicane et Nicholl, s’écria :

« L’invisible Lune, visible enfin ! »

Et tous trois, à travers un effluve lumineux de quelquessecondes, entrevirent ce disque mystérieux que l’œil de l’hommeapercevait pour la première fois.

Que distinguèrent-ils à cette distance qu’ils ne pouvaientévaluer ? Quelques bandes allongées sur le disque, devéritables nuages formés dans un milieu atmosphérique trèsrestreint, duquel émergeaient non seulement toutes les montagnes,mais aussi les reliefs de médiocre importance, ces cirques, cescratères béants capricieusement disposés, tels qu’ils existent à lasurface visible. Puis des espaces immenses, non plus des plainesarides, mais des mers véritables, des océans largement distribués,qui réfléchissaient sur leur miroir liquide toute cette magieéblouissante des feux de l’espace. Enfin, à la surface descontinents, de vastes masses sombres, telles qu’apparaîtraient desforêts immenses sous la rapide illumination d’un éclair…

Était-ce une illusion, une erreur des yeux, une tromperie del’optique ? Pouvaient-ils donner une affirmation scientifiqueà cette observation si superficiellement obtenue ?Oseraient-ils se prononcer sur la question de son habitabilité,après un si faible aperçu du disque invisible ?

Cependant les fulgurations de l’espace s’affaiblirent peu àpeu ; son éclat accidentel s’amoindrit ; les astéroïdess’enfuirent par des trajectoires diverses et s’éteignirent dansl’éloignement. L’éther reprit enfin son habituelleténébrosité ; les étoiles, un moment éclipsées, étincelèrentau firmament, et le disque, à peine entrevu, se perdit de nouveaudans l’impénétrable nuit.

Chapitre 16L’hémisphère méridional

Le projectile venait d’échapper à un danger terrible, dangerbien imprévu. Qui eût imaginé une telle rencontre de bolides ?Ces corps errants pouvaient susciter aux voyageurs de sérieuxpérils. C’étaient pour eux autant d’écueils semés sur cette meréthérée, que, moins heureux que les navigateurs, ils ne pouvaientfuir. Mais se plaignaient-ils, ces aventuriers de l’espace ?Non, puisque la nature leur avait donné ce splendide spectacle d’unmétéore cosmique éclatant par une expansion formidable, puisque cetincomparable feu d’artifice, qu’aucun Ruggieri ne saurait imiter,avait éclairé pendant quelques secondes le nimbe invisible de laLune. Dans cette rapide éclaircie, des continents, des mers, desforêts leur étaient apparus. L’atmosphère apportait donc à cetteface inconnue ses molécules vivifiantes ? Questions encoreinsolubles, éternellement posées devant la curiositéhumaine !

Il était alors trois heures et demie du soir. Le boulet suivaitsa direction curviligne autour de la Lune. Sa trajectoireavait-elle été encore une fois modifiée par le météore ? Onpouvait le craindre. Le projectile devait, cependant, décrire unecourbe imperturbablement déterminée par les lois de la mécaniquerationnelle. Barbicane inclinait à croire que cette courbe seraitplutôt une parabole qu’une hyperbole. Cependant, cette paraboleadmise, le boulet aurait dû sortir assez rapidement du cône d’ombreprojeté dans l’espace à l’opposé du Soleil. Ce cône, en effet, estfort étroit, tant le diamètre angulaire de la Lune est petit, si onle compare au diamètre de l’astre du jour. Or, jusqu’ici, leprojectile flottait dans cette ombre profonde. Quelle qu’eût été savitesse – et elle n’avait pu être médiocre – sa périoded’occultation continuait. Cela était un fait évident, maispeut-être cela n’aurait-il pas dû être dans le cas supposé d’unetrajectoire rigoureusement parabolique. Nouveau problème quitourmentait le cerveau de Barbicane, véritablement emprisonné dansun cercle d’inconnues qu’il ne pouvait dégager.

Aucun des voyageurs ne pensait à prendre un instant de repos.Chacun guettait quelque fait inattendu qui eût jeté une lueurnouvelle sur les études uranographiques. Vers cinq heures, MichelArdan distribua, sous le nom de dîner, quelques morceaux de pain etde viande froide, qui furent rapidement absorbés, sans que personneeût abandonné son hublot, dont la vitre s’encroûtait incessammentsous la condensation des vapeurs.

Vers cinq heures quarante-cinq minutes du soir, Nicholl, armé desa lunette, signala vers le bord méridional de la Lune et dans ladirection suivie par le projectile quelques points éclatants qui sedécoupaient sur le sombre écran du ciel. On eût dit une successionde pitons aigus, se profilant comme une ligne tremblée. Ilss’éclairaient assez vivement. Tel apparaît le linéament terminal dela Lune, lorsqu’elle se présente dans l’un de ses octants.

On ne pouvait s’y tromper. Il ne s’agissait plus d’un simplemétéore, dont cette arête lumineuse n’avait ni la couleur ni lamobilité. Pas davantage, d’un volcan en éruption. Aussi Barbicanen’hésita-t-il pas à se prononcer.

« Le Soleil ! s’écria-t-il.

– Quoi ! le Soleil ! répondirent Nicholl et MichelArdan.

– Oui, mes amis, c’est l’astre radieux lui-même qui éclaire lesommet de ces montagnes situées sur le bord méridional de la Lune.Nous approchons évidemment du pôle sud !

– Après avoir passé par le pôle nord, répondit Michel. Nousavons donc fait le tour de notre satellite !

– Oui, mon brave Michel.

– Alors, plus d’hyperboles, plus de paraboles, plus de courbesouvertes à craindre !

– Non, mais une courbe fermée.

– Qui s’appelle ?

– Une ellipse. Au lieu d’aller se perdre dans les espacesinterplanétaires, il est probable que le projectile va décrire unorbe elliptique autour de la Lune.

– En vérité !

– Et qu’il en deviendra le satellite.

– Lune de Lune ! s’écria Michel Ardan.

– Seulement, je te ferai observer, mon digne ami, répliquaBarbicane, que nous n’en serons pas moins perdus pourcela !

– Oui, mais d’une autre manière, et bien autrementplaisante ! » répondit l’insouciant Français avec son plusaimable sourire.

Le président Barbicane avait raison. En décrivant cet orbeelliptique, le projectile allait sans doute graviter éternellementautour de la Lune, comme un sous-satellite. C’était un nouvel astreajouté au monde solaire, un microcosme peuplé de trois habitants –que le défaut d’air tuerait avant peu. Barbicane ne pouvait donc seréjouir de cette situation définitive, imposée au boulet par ladouble influence des forces centripète et centrifuge. Sescompagnons et lui allaient revoir la face éclairée du disquelunaire. Peut-être même leur existence se prolongerait-elle assezpour qu’ils aperçussent une dernière fois la Pleine-Terresuperbement éclairée par les rayons du Soleil ! Peut-êtrepourraient-ils jeter un dernier adieu à ce globe qu’ils ne devaientplus revoir ! Puis, leur projectile ne serait plus qu’unemasse éteinte, morte, semblable à ces inertes astéroïdes quicirculent dans l’éther. Une seule consolation pour eux, c’était dequitter enfin ces insondables ténèbres, c’était de revenir à lalumière, c’était de rentrer dans les zones baignées parl’irradiation solaire !

Cependant les montagnes, reconnues par Barbicane, se dégageaientde plus en plus de la masse sombre. C’étaient les monts Doerfel etLeibnitz qui hérissent au sud la région circumpolaire de laLune.

Toutes les montagnes de l’hémisphère visible ont été mesuréesavec une parfaite exactitude. On s’étonnera peut-être de cetteperfection, et cependant, ces méthodes hypsométriques sontrigoureuses. On peut même affirmer que l’altitude des montagnes dela Lune n’est pas moins exactement déterminée que celle desmontagnes de la Terre.

La méthode le plus généralement employée est celle qui mesurel’ombre portée par les montagnes, en tenant compte de la hauteur duSoleil au moment de l’observation. Cette mesure s’obtientfacilement au moyen d’une lunette pourvue d’un réticule à deux filsparallèles, étant admis que le diamètre réel du disque lunaire estexactement connu. Cette méthode permet également de calculer laprofondeur des cratères et des cavités de la Lune. Galilée en fitusage, et depuis, MM. Beer et Mœdler l’ont employée avec le plusgrand succès.

Une autre méthode, dite des rayons tangents, peut être aussiappliquée à la mesure des reliefs lunaires. On l’applique au momentoù les montagnes forment des points lumineux détachés de la lignede séparation d’ombre et de lumière, qui brillent sur la partieobscure du disque. Ces points lumineux sont produits par les rayonssolaires supérieurs à ceux qui déterminent la limite de la phase.Donc, la mesure de l’intervalle obscur que laissent entre eux lepoint lumineux et la partie lumineuse de la phase la plusrapprochée donnent exactement la hauteur de ce point. Mais, on lecomprend, ce procédé ne peut être appliqué qu’aux montagnes quiavoisinent la ligne de séparation d’ombre et de lumière.

Une troisième méthode consisterait à mesurer le profil desmontagnes lunaires qui se dessinent sur le fond, au moyen dumicromètre ; mais elle n’est applicable qu’aux hauteursrapprochées du bord de l’astre.

Dans tous les cas, on remarquera que cette mesure des ombres,des intervalles ou des profils, ne peut être exécutée que lorsqueles rayons solaires frappent obliquement la Lune par rapport àl’observateur. Quand ils la frappent directement, en un mot,lorsqu’elle est pleine, toute ombre est impérieusement chassée deson disque, et l’observation n’est plus possible.

Galilée, le premier, après avoir reconnu l’existence desmontagnes lunaires, employa la méthode des ombres portées pourcalculer leurs hauteurs. Il leur attribua, ainsi qu’il a été ditdéjà, une moyenne de quatre mille cinq cents toises. Hévéliusrabaissa singulièrement ces chiffres, que Riccioli doubla aucontraire. Ces mesures étaient exagérées de part et d’autre.Herschel, armé d’instruments perfectionnés, se rapprocha davantagede la vérité hypsométrique. Mais il faut la chercher, finalement,dans les rapports des observateurs modernes.

MM. Beer et Mœdler, les plus parfaits sélénographes du mondeentier, ont mesuré mille quatre-vingt-quinze montagnes lunaires. Deleurs calculs il résulte que six de ces montagnes s’élèventau-dessus de cinq mille huit cents mètres, et vingt-deux au-dessusde quatre mille huit cents. Le plus haut sommet de la Lune mesuresept mille six cent trois mètres ; il est donc inférieur àceux de la Terre, dont quelques-uns le dépassent de cinq à sixcents toises. Mais une remarque doit être faite. Si on les compareaux volumes respectifs des deux astres, les montagnes lunaires sontrelativement plus élevées que les montagnes terrestres. Lespremières forment la quatre cent soixante-dixième partie dudiamètre de la Lune, et les secondes, seulement la quatorze centquarantième partie du diamètre de la Terre. Pour qu’une montagneterrestre atteignît les proportions relatives d’une montagnelunaire, il faudrait que son altitude perpendiculaire mesurât sixlieues et demie. Or, la plus élevée n’a pas neuf kilomètres.

Ainsi donc, pour procéder par comparaison, la chaîne del’Himalaya compte trois pics supérieurs aux pics lunaires : le montEverest, haut de huit mille huit cent trente-sept mètres, leKunchinjuga, haut de huit mille cinq cent quatre-vingt-huit mètres,et le Dwalagiri, haut de huit mille cent quatre-vingt-sept mètres.Les monts Dœrfel et Leibnitz de la Lune ont une altitude égale àcelle du Jewahir de la même chaîne, soit sept mille six cent troismètres. Newton, Casatus, Curtius, Short, Tycho, Clavius, Blancanus,Endymion, les sommets principaux du Caucase et des Apennins, sontsupérieurs au mont Blanc, qui mesure quatre mille huit cent dixmètres. Sont égaux au mont Blanc : Moret, Théophyle,Catharnia ; au mont Rose, soit quatre mille six centtrente-six mètres : Piccolomini, Werner, Harpalus ; au montCervin, haut de quatre mille cinq cent vingt-deux mètres : Macrobe,Eratosthène, Albateque, Delambre ; au pic de Ténériffe, élevéde trois mille sept cent dix mètres : Bacon, Cysatus, Phitolaus etles pics des Alpes ; au mont Perdu des Pyrénées, soit troismille trois cent cinquante et un mètres : Roemer etBoguslawski ; à l’Etna, haut de trois mille deux centtrente-sept mètres : Hercule, Atlas, Furnerius.

Tels sont les points de comparaison qui permettent d’apprécierla hauteur des montagnes lunaires. Or, précisément, la trajectoiresuivie par le projectile l’entraînait vers cette région montagneusede l’hémisphère sud, là où s’élèvent les plus beaux échantillons del’orographie lunaire.

Chapitre 17Tycho

A six heures du soir, le projectile passait au pôle sud, à moinsde soixante kilomètres. Distance égale à celle dont il s’étaitapproché du pôle nord. La courbe elliptique se dessinait doncrigoureusement.

En ce moment, les voyageurs rentraient dans ce bienfaisanteffluve des rayons solaires. Ils revoyaient ces étoiles qui semouvaient avec lenteur de l’orient à l’occident. L’astre radieuxfut salué d’un triple hurrah. Avec sa lumière, il envoyait sachaleur qui transpira bientôt à travers les parois de métal. Lesvitres reprirent leur transparence accoutumée. Leur couche de glacese fondit comme par enchantement. Aussitôt, par mesure d’économie,le gaz fut éteint. Seul, l’appareil à air dut en consommer saquantité habituelle.

« Ah ! fit Nicholl, c’est bon, ces rayons de chaleur !Avec quelle impatience, après une nuit si longue, les Sélénitesdoivent-ils attendre la réapparition de l’astre du jour !

– Oui, répondit Michel Ardan, humant pour ainsi dire cet étheréclatant, lumière et chaleur, toute la vie est là ! »

En ce moment, le culot du projectile tendait à s’écarterlégèrement de la surface lunaire, de manière à suivre un orbeelliptique assez allongé. De ce point, si la Terre eût été pleine,Barbicane et ses compagnons auraient pu la revoir. Mais, noyée dansl’irradiation du Soleil, elle demeurait absolument invisible. Unautre spectacle devait attirer leurs regards, celui que présentaitcette région australe de la Lune, ramenée par les lunettes à undemi-quart de lieue. Ils ne quittaient plus les hublots et notaienttous les détails de ce continent bizarre.

Les monts Dœrfel et Leibnitz forment deux groupes séparés qui sedéveloppent à peu près au pôle sud. Le premier groupe s’étenddepuis le pôle jusqu’au quatre-vingt-quatrième parallèle, sur lapartie orientale de l’astre ; le second, dessiné sur le bordoriental, va du soixante-cinquième degré de latitude au pôle.

Sur leur arête capricieusement contournée apparaissaient desnappes éblouissantes, telles que les a signalées le père Secchi.Avec plus de certitude que l’illustre astronome romain, Barbicaneput reconnaître leur nature.

« Ce sont des neiges ! s’écria-t-il.

– Des neiges ? répéta Nicholl.

– Oui, Nicholl, des neiges dont la surface est glacéeprofondément. Voyez comme elle réfléchit les rayons lumineux. Deslaves refroidies ne donneraient pas une réflexion aussi intense. Ily a donc de l’eau, il y a donc de l’air sur la Lune. Si peu quel’on voudra, mais le fait ne peut plus être contesté ! »

Non, il ne pouvait l’être ! Et si jamais Barbicane revoitla Terre, ses notes témoigneront de ce fait considérable dans lesobservations sélénographiques.

Ces monts Dœrfel et Leibnitz s’élevaient au milieu de plainesd’une étendue médiocre que bornait une succession indéfinie decirques et de remparts annulaires. Ces deux chaînes sont les seulesqui se rencontrent dans la région des cirques. Peu accidentéesrelativement, elles projettent çà et là quelques pics aigus dont laplus haute cime mesure sept mille six cent trois mètres.

Mais le projectile dominait tout cet ensemble et le reliefdisparaissait dans cet intense éblouissement du disque. Aux yeuxdes voyageurs reparaissait cet aspect archaïque des paysageslunaires, crus de tons, sans dégradation de couleurs, sans nuancesd’ombres, brutalement blancs et noirs, puisque la lumière diffuseleur manque. Cependant la vue de ce monde désolé ne laissait pas deles captiver par son étrangeté même. Ils se promenaient au-dessusde cette chaotique région, comme s’ils eussent été entraînés ausouffle d’un ouragan, voyant les sommets défiler sous leurs pieds,fouillant les cavités du regard, dévalant les rainures, gravissantles remparts, sondant ces trous mystérieux, nivelant toutes cescassures. Mais nulle trace de végétation, nulle apparence decités ; rien que des stratifications, des coulées de laves,des épanchements polis comme des miroirs immenses qui reflétaientles rayons solaires avec un insoutenable éclat. Rien d’un mondevivant, tout d’un monde mort, où les avalanches, roulant du sommetdes montagnes, s’abîmaient sans bruit au fond des abîmes. Ellesavaient le mouvement, mais le fracas leur manquait encore.

Barbicane constata par des observations réitérées que lesreliefs des bords du disque, bien qu’ils eussent été soumis à desforces différentes de celles de la région centrale, présentaientune conformation uniforme. Même agrégation circulaire, mêmesressauts du sol. Cependant on pouvait penser que leurs dispositionsne devaient pas être analogues. Au centre, en effet, la croûteencore malléable de la Lune a été soumise à la double attraction dela Lune et de la Terre, agissant en sens inverse suivant un rayonprolongé de l’une à l’autre. Au contraire, sur les bords du disque,l’attraction lunaire a été pour ainsi dire perpendiculaire àl’attraction terrestre. Il semble que les reliefs du sol produitsdans ces deux conditions auraient dû prendre une forme différente.Or, cela n’était pas. Donc, la Lune avait trouvé en elle seule leprincipe de sa formation et de sa constitution. Elle ne devait rienaux forces étrangères. Ce qui justifiait cette remarquableproposition d’Arago : « Aucune action extérieure à la Lune n’acontribué à la production de son relief. »

Quoi qu’il en soit et dans son état actuel, ce monde, c’étaitl’image de la mort, sans qu’il fût possible de dire que la viel’eût jamais animé.

Michel Ardan crut pourtant reconnaître une agglomération deruines qu’il signala à l’attention de Barbicane. C’était à peu prèssur le quatre-vingtième parallèle et par trente degrés delongitude. Cet amoncellement de pierres, assez régulièrementdisposées, figurait une vaste forteresse, dominant une de ceslongues rainures qui jadis servaient de lit aux fleuves des tempsantéhistoriques. Non loin s’élevait, à une hauteur de cinq millesix cent quarante-six mètres, la montagne annulaire de Short, égaleau Caucase asiatique. Michel Ardan, avec son ardeur accoutumée,soutenait « l’évidence » de sa forteresse. Au-dessous, ilapercevait les remparts démantelés d’une ville ; ici, lavoussure encore intacte d’un portique ; là, deux ou troiscolonnes couchées sous leur soubassement ; plus loin, unesuccession de cintres qui avaient dû supporter les conduits d’unaqueduc ; ailleurs, les piliers effondrés d’un gigantesquepont, engagé dans l’épaisseur de la rainure. Il distinguait toutcela, mais avec tant d’imagination dans le regard, à travers une sifantaisiste lunette, qu’il faut se défier de son observation. Etcependant, qui pourrait affirmer, qui oserait dire que l’aimablegarçon n’a pas réellement vu ce que ses deux compagnons nevoulaient pas voir ?

Les moments étaient trop précieux pour les sacrifier à unediscussion oiseuse. La cité sélénite, prétendue ou non, avait déjàdisparu dans l’éloignement. La distance du projectile au disquelunaire tendait à s’accroître, et les détails du sol commençaient àse perdre dans un mélange confus. Seuls les reliefs, les cratères,les plaines, résistaient et découpaient nettement leurs lignesterminales.

En ce moment se dessinait vers la gauche l’un des plus beauxcirques de l’orographie lunaire, l’une des curiosités de cecontinent. C’était Newton que Barbicane reconnut sans peine, en sereportant à la Mappa Selenographica.

Newton est exactement situé par 77° de latitude sud et 16° delongitude est. Il forme un cratère annulaire, dont les remparts,élevés de sept mille deux cent soixante-quatre mètres, semblaientêtre infranchissables.

Barbicane fit observer à ses compagnons que la hauteur de cettemontagne au-dessus de la plaine environnante était loin d’égaler laprofondeur de son cratère. Cet énorme trou échappait à toutemesure, et formait un sombre abîme dont les rayons solaires nepeuvent jamais atteindre le fond. Là, suivant la remarque deHumboldt, règne l’obscurité absolue que la lumière du soleil et dela Terre ne peuvent rompre. Les mythologistes en eussent fait, avecraison, la bouche de leur enfer.

« Newton, dit Barbicane, est le type le plus parfait de cesmontagnes annulaires dont la Terre ne possède aucun échantillon.Elles prouvent que la formation de la Lune, par voie derefroidissement, est due à des causes violentes, car, pendant que,sous la poussée des feux intérieurs, les reliefs se projetaient àdes hauteurs considérables, le fond se retirait et s’abaissaitbeaucoup au-dessous du niveau lunaire.

– Je ne dis pas non », répondit Michel Ardan.

Quelques minutes après avoir dépassé Newton, le projectiledominait directement la montagne annulaire de Moret. Il longead’assez loin les sommets de Blancanus, et, vers sept heures etdemie du soir, il atteignait le cirque de Clavius.

Ce cirque, l’un des plus remarquables du disque, est situé par58° de latitude sud, et 15° de longitude est. Sa hauteur estestimée à sept mille quatre-vingt-onze mètres. Les voyageurs,distants de quatre cents kilomètres, réduits à quatre par leslunettes, purent admirer l’ensemble de ce vaste cratère.

« Les volcans terrestres, dit Barbicane, ne sont que destaupinières, comparés aux volcans de la Lune. En mesurant lesanciens cratères formés par les premières éruptions du Vésuve et del’Etna, on leur trouve à peine six mille mètres de largeur. EnFrance, le cirque du Cantal compte dix kilomètres ; à Ceyland,le cirque de l’île, soixante-dix kilomètres, et il est considérécomme le plus vaste du globe. Que sont ces diamètres auprès decelui de Clavius que nous dominons en ce moment ?

– Quelle est donc sa largeur ? demanda Nicholl.

– Elle est de deux cent vingt-sept kilomètres, réponditBarbicane. Ce cirque, il est vrai, est le plus important de laLune ; mais bien d’autres mesurent deux cents, cent cinquante,cent kilomètres !

– Ah ! mes amis, s’écria Michel, vous figurez-vous ce quedevait être ce paisible astre de la nuit, quand ces cratères,s’emplissant de tonnerres, vomissaient tous à la fois des torrentsde laves, des grêles de pierres, des nuages de fumée et des nappesde flammes ! Quel spectacle prodigieux alors, et maintenantquelle déchéance ! Cette Lune n’est plus que la maigrecarcasse d’un feu d’artifice dont les pétards, les fusées, lesserpenteaux, les soleils, après un éclat superbe, n’ont laissé quede tristes déchiquetures de carton. Qui pourrait dire la cause, laraison, la justification de ces cataclysmes ? »

Barbicane n’écoutait pas Michel Ardan. Il contemplait cesremparts de Clavius formés de larges montagnes sur plusieurs lieuesd’épaisseur. Au fond de l’immense cavité se creusait une centainede petits cratères éteints qui trouaient le sol comme une écumoire,et que dominait un pic de cinq mille mètres.

Autour, la plaine avait un aspect désolé. Rien d’aride comme cesreliefs, rien de triste comme ces ruines de montagnes, et, si l’onpeut s’exprimer ainsi, comme ces morceaux de pics et de monts quijonchaient le sol ! Le satellite semblait avoir éclaté en cetendroit.

Le projectile s’avançait toujours, et ce chaos ne se modifiaitpas. Les cirques, les cratères, les montagnes éboulées, sesuccédaient incessamment. Plus de plaines, plus de mers. UneSuisse, une Norvège interminables. Enfin, au centre de cette régioncrevassée, à son point culminant, la plus splendide montagne dudisque lunaire, l’éblouissant Tycho, auquel la postérité conserveratoujours le nom de l’illustre astronome du Danemark.

En observant la Pleine-Lune, dans un ciel sans nuages, il n’estpersonne qui n’ait remarqué ce point brillant de l’hémisphère sud.Michel Ardan, pour le qualifier, employa toutes les métaphores queput lui fournir son imagination. Pour lui, ce Tycho, c’était unardent foyer de lumière, un centre d’irradiation, un cratèrevomissant des rayons ! C’était le moyeu d’une roueétincelante, une astérie qui enserrait le disque de ses tentaculesd’argent, un œil immense rempli de flammes, un nimbe taillé pour latête de Pluton ! C’était comme une étoile lancée par la maindu Créateur, qui se serait écrasée contre la facelunaire !

Tycho forme une telle concentration lumineuse, que les habitantsde la Terre peuvent l’apercevoir sans lunette, quoiqu’ils en soientà une distance de cent mille lieues. Que l’on imagine alors quelledevait être son intensité aux yeux d’observateurs placés à centcinquante lieues seulement ! A travers ce pur éther, sonétincellement était tellement insoutenable, que Barbicane et sesamis durent noircir l’oculaire de leurs lorgnettes à la fumée dugaz, afin de pouvoir en supporter l’éclat. Puis, muets, émettant àpeine quelques interjections admiratives, ils regardèrent, ilscontemplèrent. Tous leurs sentiments, toutes leurs impressions seconcentrèrent dans leur regard, comme la vie, qui, sous une émotionviolente, se concentre tout entière au cœur.

Tycho appartient au système des montagnes rayonnantes, commeAristarque et Copernic. Mais de toutes la plus complète, la plusaccentuée, elle témoigne irrécusablement de cette effroyable actionvolcanique à laquelle est due la formation de la Lune.

Tycho est situé par 43° de latitude méridionale, et par 12° delongitude est. Son centre est occupé par un cratère large dequatre-vingt-sept kilomètres. Il affecte une forme un peuelliptique, et se renferme dans une enceinte de rempartsannulaires, qui, à l’est et à l’ouest, dominent la plaineextérieure d’une hauteur de cinq mille mètres. C’est une agrégationde monts Blancs, disposés autour d’un centre commun, et couronnésd’une chevelure rayonnante.

Ce qu’est cette montagne incomparable, l’ensemble des reliefsqui convergent vers elle, les extumescences intérieures de soncratère, jamais la photographie elle-même n’a pu les rendre. Eneffet, c’est en Pleine-Lune que Tycho se montre dans toute sasplendeur. Or, les ombres manquent alors, les raccourcis de laperspective ont disparu, et lés épreuves viennent blanches.Circonstance fâcheuse, car cette étrange région eût été curieuse àreproduire avec l’exactitude photographique. Ce n’est qu’uneagglomération de trous, de cratères, de cirques, un croisementvertigineux de crêtes ; puis, à perte de vue, tout un réseauvolcanique jeté sur ce sol pustuleux. On comprend alors que cesbouillonnements de l’éruption centrale aient gardé leur formepremière. Cristallisés par le refroidissement, ils ont stéréotypécet aspect que présenta jadis la Lune sous l’influence des forcesplutoniennes.

La distance qui séparait les voyageurs des cimes annulaires deTycho n’était pas tellement considérable qu’ils ne pussent enrelever les principaux détails. Sur le remblai même qui forme lacirconvallation de Tycho, les montagnes, s’accrochant sur lesflancs des talus intérieurs et extérieurs, s’étageaient comme degigantesques terrasses. Elles paraissaient plus élevées de trois àquatre cents pieds à l’ouest qu’à l’est. Aucun système decastramétation terrestre n’était comparable à cette fortificationnaturelle. Une ville, bâtie au fond de la cavité circulaire, eûtété absolument inaccessible.

Inaccessible et merveilleusement étendue sur ce sol accidenté deressauts pittoresques ! La nature, en effet, n’avait paslaissé plat et vide le fond de ce cratère. Il possédait sonorographie spéciale, un système montagneux qui en faisait comme unmonde à part. Les voyageurs distinguèrent nettement des cônes, descollines centrales, de remarquables mouvements de terrain,naturellement disposés pour recevoir les chefs-d’œuvre del’architecture sélénite. Là se dessinait la place d’un temple, icil’emplacement d’un forum, en cet endroit, les soubassements d’unpalais, en cet autre, le plateau d’une citadelle. Le tout dominépar une montagne centrale de quinze cents pieds. Vaste circuit, oùla Rome antique eût tenu dix fois tout entière !

« Ah ! s’écria Michel Ardan, enthousiasmé à cette vue,quelle ville grandiose on construirait dans cet anneau demontagnes ! Cité tranquille, refuge paisible, placé en dehorsde toutes les misères humaines ! Comme ils vivraient là,calmes et isolés, tous ces misanthropes, tous ces haïsseurs del’humanité, tous ceux qui ont le dégoût de la viesociale !

– Tous ! Ce serait trop petit pour eux ! » réponditsimplement Barbicane.

Chapitre 18Questions graves

Cependant, le projectile avait dépassé l’enceinte de Tycho.Barbicane et ses deux amis observèrent alors avec la plusscrupuleuse attention ces raies brillantes que la célèbre montagnedisperse si curieusement à tous les horizons.

Qu’était cette rayonnante auréole ? Quel phénomènegéologique avait dessiné cette chevelure ardente ? Cettequestion préoccupait à bon droit Barbicane.

Sous ses yeux, en effet, s’allongeaient dans toutes lesdirections des sillons lumineux à bords relevés et à milieuconcave, les uns larges de vingt kilomètres, les autres larges decinquante. Ces éclatantes traînées couraient en de certainsendroits jusqu’à trois cents lieues de Tycho, et semblaientcouvrir, surtout vers l’est, le nord-est et le nord, la moitié del’hémisphère méridional. L’un de ses jets s’étendait jusqu’aucirque de Néandre, situé sur le quarantième méridien. Un autreallait, en s’arrondissant, sillonner la mer du Nectar, et se brisercontre la chaîne des Pyrénées, après un parcours de quatre centslieues. D’autres, vers l’ouest, couvraient d’un réseau lumineux lamer des Nuées et la mer des Humeurs.

Quelle était l’origine de ces rayons étincelants quiapparaissaient sur les plaines comme sur les reliefs, à quelquehauteur qu’ils fussent ? Tous partaient d’un centre commun, lecratère de Tycho. Ils émanaient de lui. Herschel attribue leurbrillant aspect à d’anciens courants de lave figés par le froid,opinion qui n’a pas été adoptée. D’autres astronomes ont vu dansces inexplicables raies des sortes de moraines, des rangées deblocs erratiques, qui auraient été projetés à l’époque de laformation de Tycho.

« Et pourquoi pas ? demanda Nicholl à Barbicane, quirelatait ces diverses opinions en les repoussant.

– Parce que la régularité de ces lignes lumineuses, et laviolence nécessaire pour porter à de telles distances les matièresvolcaniques, sont inexplicables.

– Eh parbleu ! répondit Michel Ardan, il me paraît faciled’expliquer l’origine de ces rayons.

– Vraiment ? fit Barbicane.

– Vraiment, reprit Michel. Il suffit de dire que c’est un vasteétoilement, semblable à celui que produit le choc d’une balle oud’une pierre sur un carreau de vitre !

– Bon ! répliqua Barbicane en souriant. Et quelle main eûtété assez puissante pour lancer la pierre qui a fait un pareilchoc ?

– La main n’est pas nécessaire, répondit Michel, qui ne sedémontait pas, et, quant à la pierre, admettons que ce soit unecomète.

– Ah ! les comètes ! s’écria Barbicane, enabuse-t-on ! Mon brave Michel, ton explication n’est pasmauvaise, mais ta comète est inutile. Le choc qui a produit cettecassure peut être venu de l’intérieur de l’astre. Une contractionviolente de la croûte lunaire, sous le retrait du refroidissement,a pu suffire à imprimer ce gigantesque étoilement.

– Va pour une concentration, quelque chose comme une coliquelunaire, répondit Michel Ardan.

– D’ailleurs, ajouta Barbicane, cette opinion est celle d’unsavant anglais, Nasmyth, et elle me semble expliquer suffisammentle rayonnement de ces montagnes.

– Ce Nasmyth n’est point un sot ! » répondit Michel.

Longtemps les voyageurs, qu’un tel spectacle ne pouvait blaser,admirèrent les splendeurs de Tycho. Leur projectile, imprégnéd’effluves lumineux, dans cette double irradiation du Soleil et dela Lune, devait apparaître comme un globe incandescent. Ils étaientdonc subitement passés d’un froid considérable à une chaleurintense. La nature les préparait ainsi à devenir Sélénites.

Devenir Sélénites ! Cette idée ramena encore une fois laquestion d’habitabilité de la Lune. Après ce qu’ils avaient vu, lesvoyageurs pouvaient-ils la résoudre ? Pouvaient-ils conclurepour ou contre ? Michel Ardan provoqua ses deux amis àformuler leur opinion, et leur demanda carrément s’ils pensaientque l’animalité et l’humanité fussent représentées dans le mondelunaire.

« Je crois que nous pouvons répondre, dit Barbicane ; mais,suivant moi, la question ne doit pas se présenter sous cette forme.Je demande à la poser autrement.

– A toi la pose, répondit Michel.

– Voici, reprit Barbicane. Le problème est double et exige unedouble solution. La Lune est-elle habitable ? La Lune a-t-elleété habitée ?

– Bien, répondit Nicholl. Cherchons d’abord si la Lune esthabitable.

– A vrai dire, je n’en sais rien, répliqua Michel.

– Et moi, je réponds négativement, reprit Barbicane. Dans l’étatoù elle est actuellement, avec cette enveloppe atmosphériquecertainement très réduite, ses mers pour la plupart desséchées, seseaux insuffisantes, sa végétation restreinte, ses brusquesalternatives de chaud et de froid, ses nuits et ses jours de troiscent cinquante-quatre heures, la Lune ne me paraît pas habitable,et elle ne me semble pas propice au développement du règne animal,ni suffisante aux besoins de l’existence, telle que nous lacomprenons.

– D’accord, répondit Nicholl. Mais la Lune n’est-elle pashabitable pour des êtres organisés autrement que nous ?

– A cette question, répliqua Barbicane, il est plus difficile derépondre. J’essayerai cependant, mais je demanderai à Nicholl si lemouvement lui paraît être le résultat nécessaire de lavie, quelle que soit son organisation ?

– Sans nul doute, répondit Nicholl.

– Eh bien, mon digne compagnon, je vous répondrai que nous avonsobservé les continents lunaires à une distance de cinq cents mètresau plus, et que rien ne nous a paru se mouvoir à la surface de laLune. La présence d’une humanité quelconque se fût trahie par desappropriations, par des constructions diverses, par des ruinesmême. Or, qu’avons-nous vu ? Partout et toujours le travailgéologique de la nature, jamais le travail de l’homme. Si donc lesreprésentants du règne animal existent sur la Lune, ils seraientdonc enfouis dans ces insondables cavités que le regard ne peutatteindre. Ce que je ne puis admettre, car ils auraient laissé destraces de leur passage sur ces plaines que doit recouvrir la coucheatmosphérique, si peu élevée qu’elle soit. Or, ces traces ne sontvisibles nulle part. Reste donc la seule hypothèse d’une raced’êtres vivants auxquels le mouvement, qui est la vie, seraitétranger !

– Autant dire des créatures vivantes qui ne vivraient pas,répliqua Michel.

– Précisément, répondit Barbicane, ce qui pour nous n’a aucunsens.

– Alors, nous pouvons formuler notre opinion, dit Michel.

– Oui, répondit Nicholl.

– Eh bien, reprit Michel Ardan, la Commission scientifique,réunie dans le projectile du Gun-Club, après avoir appuyé sonargumentation sur les faits nouvellement observés, décide àl’unanimité des voix sur la question de l’habitabilité actuelle dela Lune : Non, la Lune n’est pas habitable. »

Cette décision fut consignée par le président Barbicane sur soncarnet de notes où figure le procès-verbal de la séance du 6décembre.

« Maintenant, dit Nicholl, attaquons la seconde question,complément indispensable de la première. Je demanderai donc àl’honorable Commission : Si la Lune n’est pas habitable, a-t-elleété habitée ?

– Le citoyen Barbicane a la parole, dit Michel Ardan.

– Mes amis, répondit Barbicane, je n’ai pas attendu ce voyagepour me faire une opinion sur cette habitabilité passée de notresatellite. J’ajouterai que nos observations personnelles ne peuventque me confirmer dans cette opinion. Je crois, j’affirme même quela Lune a été habitée par une race humaine organisée comme lanôtre, qu’elle a produit des animaux conformés anatomiquement commeles animaux terrestres, mais j’ajoute que ces races humaines ouanimales ont fait leur temps, et qu’elles sont à jamaiséteintes !

– Alors, demanda Michel, la Lune serait donc un monde plus vieuxque la Terre ?

– Non, répondit Barbicane avec conviction, mais un monde qui avieilli plus vite, et dont la formation et la déformation ont étéplus rapides. Relativement, les forces organisatrices de la matièreont été beaucoup plus violentes à l’intérieur de la Lune qu’àl’intérieur du globe terrestre. L’état actuel de ce disquecrevassé, tourmenté, boursouflé, le prouve surabondamment. La Luneet la Terre n’ont été que des masses gazeuses à leur origine. Cesgaz sont passés à l’état liquide sous diverses influences, et lamasse solide s’est formée plus tard. Mais très certainement, notresphéroïde était gazeux ou liquide encore, que la Lune, déjàsolidifiée par le refroidissement, devenait habitable.

– Je le crois, dit Nicholl.

– Alors, reprit Barbicane, une atmosphère l’entourait. Les eaux,contenues par cette enveloppe gazeuse, ne pouvaient s’évaporer.Sous l’influence de l’air, de l’eau, de la lumière, de la chaleursolaire, de la chaleur centrale, la végétation s’emparait descontinents préparés à la recevoir, et certainement la vie semanifesta vers cette époque, car la nature ne se dépense pas eninutilités, et un monde si merveilleusement habitable a dû êtrenécessairement habité.

– Cependant, répondit Nicholl, bien des phénomènes inhérents auxmouvements de notre satellite devaient gêner l’expansion des règnesvégétal et animal. Ces jours et ces nuits de trois centcinquante-quatre heures par exemple ?

– Aux pôles terrestres, dit Michel, ils durent sixmois !

– Argument de peu de valeur, puisque les pôles ne sont pashabités.

– Remarquons, mes amis, reprit Barbicane, que si, dans l’étatactuel de la Lune, ces longues nuits et ces longs jours créent desdifférences de température insupportables pour l’organisme, il n’enétait pas ainsi à cette époque des temps historiques. L’atmosphèreenveloppait le disque d’un manteau fluide. Les vapeurs s’ydisposaient sous forme de nuages. Cet écran naturel tempéraitl’ardeur des rayons solaires et contenait le rayonnement nocturne.La lumière comme la chaleur pouvaient se diffuser dans l’air. Delà, un équilibre entre ces influences qui n’existe plus, maintenantque cette atmosphère a presque entièrement disparu. D’ailleurs, jevais bien vous étonner…

– Étonne-nous, dit Michel Ardan.

– Mais je crois volontiers qu’à cette époque où la Lune étaithabitée, les nuits et les jours ne duraient pas trois centcinquante-quatre heures !

– Et pourquoi ? demanda vivement Nicholl.

– Parce que, très probablement alors, le mouvement de rotationde la Lune sur son axe n’était pas égal à son mouvement derévolution, égalité qui présente chaque point du disque pendantquinze jours à l’action des rayons solaires.

– D’accord, répondit Nicholl, mais pourquoi ces deux mouvementsn’auraient-ils pas été égaux, puisqu’ils le sontactuellement ?

– Parce que cette égalité n’a été déterminée que parl’attraction terrestre. Or, qui nous dit que cette attraction aiteu assez de puissance pour modifier les mouvements de la Lune, àl’époque où la Terre n’était encore que fluide ?

– Au fait, répliqua Nicholl, et qui nous dit que la Lune aittoujours été satellite de la Terre ?

– Et qui nous dit, s’écria Michel Ardan, que la Lune n’ait pasexisté bien avant la Terre ? »

Les imaginations s’emportaient dans le champ infini deshypothèses. Barbicane voulut les refréner.

« Ce sont là, dit-il, de trop hautes spéculations, des problèmesvéritablement insolubles. Ne nous y engageons pas. Admettonsseulement l’insuffisance de l’attraction primordiale, et alors, parl’inégalité des deux mouvements de rotation et de révolution, lesjours et les nuits ont pu se succéder sur la Lune comme ils sesuccèdent sur la Terre. D’ailleurs, même sans ces conditions, lavie était possible.

– Ainsi donc, demanda Michel Ardan, l’humanité aurait disparu dela Lune ?

– Oui, répondit Barbicane, après avoir sans doute persistépendant des milliers de siècles. Puis peu à peu, l’atmosphère seraréfiant, le disque sera devenu inhabitable, comme le globeterrestre le deviendra un jour, par le refroidissement.

– Par le refroidissement ?

– Sans doute, répondit Barbicane. A mesure que les feuxintérieurs se sont éteints, que la matière incandescente s’estconcentrée, l’écorce lunaire s’est refroidie. Peu à peu lesconséquences de ce phénomène se sont produites : disparition desêtres organisés, disparition de la végétation. Bientôt l’atmosphères’est raréfiée, très probablement soutirée par l’attractionterrestre ; disparition de l’air respirable, disparition del’eau par voie d’évaporation. A cette époque la Lune, devenueinhabitable, n’était plus habitée. C’était un monde mort, tel qu’ilnous apparaît aujourd’hui.

– Et tu dis que pareil sort est réservé à la Terre ?

– Très probablement.

– Mais quand ?

– Quand le refroidissement de son écorce l’aura rendueinhabitable.

– Et a-t-on calculé le temps que notre malheureux sphéroïdemettrait à se refroidir ?

– Sans doute.

– Et tu connais ces calculs ?

– Parfaitement.

– Mais parle donc, savant maussade, s’écria Michel Ardan, car tume fais bouillir d’impatience !

– Eh bien, mon brave Michel, répondit tranquillement Barbicane,on sait quelle diminution de température la Terre subit dans lelaps d’un siècle. Or, d’après certains calculs, cette températuremoyenne sera ramenée à zéro après une période de quatre cent milleans !

– Quatre cent mille ans ! s’écria Michel. Ah ! jerespire ! Vraiment, j’étais effrayé ! A t’entendre, jem’imaginais que nous n’avions plus que cinquante mille années àvivre ! »

Barbicane et Nicholl ne purent s’empêcher de rire desinquiétudes de leur compagnon. Puis Nicholl, qui voulait conclure,posa de nouveau la seconde question qui venait d’être traitée.

« La Lune a-t-elle été habitée ? » demanda-t-il.

La réponse fut affirmative, à l’unanimité.

Mais pendant cette discussion, féconde en théories un peuhasardées, bien qu’elle résumât les idées générales acquises à lascience sur ce point, le projectile avait couru rapidement versl’Équateur lunaire, tout en s’éloignant régulièrement du disque. Ilavait dépassé le cirque de Willem, et le quarantième parallèle àune distance de huit cents kilomètres. Puis, laissant à droitePitatus sur le trentième degré, il prolongeait le sud de cette merdes Nuées, dont il avait déjà approché le nord. Divers cirquesapparurent confusément dans l’éclatante blancheur de la Pleine-Lune: Bouillaud, Purbach, de forme presque carrée avec un cratèrecentral, puis Arzachel, dont la montagne intérieure brille d’unéclat indéfinissable.

Enfin, le projectile s’éloignant toujours, les linéamentss’effacèrent aux yeux des voyageurs, les montagnes se confondirentdans l’éloignement, et de tout cet ensemble merveilleux, bizarre,étrange, du satellite de la Terre, il ne leur resta bientôt plusque l’impérissable souvenir.

Chapitre 19Lutte contre l’impossible

Pendant un temps assez long, Barbicane et ses compagnons, muetset pensifs, regardèrent ce monde, qu’ils n’avaient vu que de loin,comme Moïse la terre de Chanaan, et dont ils s’éloignaient sansretour. La position du projectile, relativement à la Lune, s’étaitmodifiée, et, maintenant, son culot était tourné vers la Terre.

Ce changement, constaté par Barbicane, ne laissa pas de lesurprendre. Si le boulet devait graviter autour du satellitesuivant un orbe elliptique, pourquoi ne lui présentait-il pas sapartie la plus lourde, comme fait la Lune vis-à-vis de laTerre ? Il y avait là un point obscur.

En observant la marche du projectile, on pouvait reconnaîtrequ’il suivait, en s’écartant de la Lune, une courbe analogue àcelle qu’il avait tracée en s’en rapprochant. Il décrivait donc uneellipse très allongée, qui s’étendrait probablement jusqu’au pointd’égale attraction, là où se neutralisent les influences de laTerre et de son satellite.

Telle fut la conclusion que Barbicane tira justement des faitsobservés, conviction que ses deux amis partagèrent avec lui.

Aussitôt les questions de pleuvoir.

« Et rendus à ce point mort, que deviendrons-nous ? demandaMichel Ardan.

– C’est l’inconnu ! répondit Barbicane.

– Mais on peut faire des hypothèses, je suppose ?

– Deux, répondit Barbicane. Ou la vitesse du projectile serainsuffisante, et alors il restera éternellement immobile sur cetteligne de double attraction…

– J’aime mieux l’autre hypothèse, quelle qu’elle soit, répliquaMichel.

– Ou sa vitesse sera suffisante, reprit Barbicane, et ilreprendra sa route elliptique pour graviter éternellement autour del’astre des nuits.

– Révolution peu consolante, dit Michel. Passer à l’étatd’humbles serviteurs d’une Lune que nous sommes habitués àconsidérer comme une servante ! Et voilà l’avenir qui nousattend. »

Ni Barbicane ni Nicholl ne répondirent.

« Vous vous taisez ? reprit l’impatient Michel.

– Il n’y a rien à répondre, dit Nicholl.

– N’y a-t-il donc rien à tenter ?

– Non, répondit Barbicane. Prétendrais-tu lutter contrel’impossible ?

– Pourquoi pas ? Un Français et deux Américainsreculeraient-ils devant un pareil mot ?

– Mais que veux-tu faire ?

– Maîtriser ce mouvement qui nous emporte !

– Le maîtriser ?

– Oui, reprit Michel en s’animant, l’enrayer ou le modifier,l’employer enfin à l’accomplissement de nos projets.

– Et comment ?

– C’est vous que cela regarde ! Si des artilleurs ne sontmaîtres de leurs boulets, ce ne sont plus des artilleurs. Si leprojectile commande au canonnier, il faut fourrer à sa place lecanonnier dans le canon ! De beaux savants, ma foi ! Lesvoilà qui ne savent plus que devenir, après m’avoir induit…

– Induit ! s’écrièrent Barbicane et Nicholl. Induit !Qu’entends-tu par là ?

– Pas de récriminations ! dit Michel. Je ne me plainspas ! La promenade me plaît ! Le boulet me va ! Maisfaisons tout ce qu’il est humainement possible de faire pourretomber quelque part, ce n’est sur la Lune.

– Nous ne demandons pas autre chose, mon brave Michel, réponditBarbicane, mais les moyens nous manquent.

– Nous ne pouvons pas modifier le mouvement duprojectile ?

– Non.

– Ni diminuer sa vitesse ?

– Non.

– Pas même en l’allégeant comme on allège un navire tropchargé !

– Que veux-tu jeter ! répondit Nicholl. Nous n’avons pas delest à bord. Et d’ailleurs, il me semble que le projectile allégémarcherait plus vite.

– Moins vite, dit Michel.

– Plus vite, répliqua Nicholl.

– Ni plus ni moins vite, répondit Barbicane pour mettre ses deuxamis d’accord, car nous flottons dans le vide, où il ne faut plustenir compte de la pesanteur spécifique.

– Eh bien, s’écria Michel Ardan d’un ton déterminé, il n’y aplus qu’une chose à faire.

– Laquelle ? demanda Nicholl.

– Déjeuner ! » répondit imperturbablement l’audacieuxFrançais, qui apportait toujours cette solution dans les plusdifficiles conjonctures.

En effet, si cette opération ne devait avoir aucune influencesur la direction du projectile, on pouvait la tenter sansinconvénient, et même avec succès au point de vue de l’estomac.Décidément, ce Michel n’avait que de bonnes idées.

On déjeuna donc à deux heures du matin ; mais l’heureimportait peu. Michel servit son menu habituel, couronné par uneaimable bouteille tirée de sa cave secrète. Si les idées ne leurmontaient pas au cerveau, il fallait désespérer du chambertin de1863.

Ce repas terminé, les observations recommencèrent.

Autour du projectile se maintenaient à une distance invariableles objets qui avaient été jetés au-dehors. Évidemment, le boulet,dans son mouvement de translation autour de la Lune, n’avaittraversé aucune atmosphère, car le poids spécifique de ces diversobjets eût modifié leur marche relative.

Du côté du sphéroïde terrestre, rien à voir. La Terre necomptait qu’un jour, ayant été nouvelle la veille à minuit, et deuxjours devaient s’écouler encore avant que son croissant, dégagé desrayons solaires, vînt servir d’horloge aux Sélénites, puisque dansson mouvement de rotation, chacun de ses points repasse toujoursvingt-quatre heures après au même méridien de la Lune.

Du côté de la Lune, le spectacle était différent. L’astrebrillait dans toute sa splendeur, au milieu d’innombrablesconstellations dont ses rayons ne pouvaient troubler la pureté. Surle disque, les plaines reprenaient déjà cette teinte sombre qui sevoit de la Terre. Le reste du nimbe demeurait étincelant, et aumilieu de cet étincellement général, Tycho se détachait encorecomme un Soleil.

Barbicane ne pouvait en aucune façon apprécier la vitesse duprojectile, mais le raisonnement lui démontrait que cette vitessedevait uniformément diminuer, conformément aux lois de la mécaniquerationnelle.

En effet, étant admis que le boulet allait décrire une orbiteautour de la Lune, cette orbite serait nécessairement elliptique.La science prouve qu’il doit en être ainsi. Aucun mobile circulantautour d’un corps attirant ne faillit à cette loi. Toutes lesorbites décrites dans l’espace sont elliptiques, celles dessatellites autour des planètes, celles des planètes autour duSoleil, celle du Soleil autour de l’astre inconnu qui lui sert depivot central. Pourquoi le projectile du Gun-Club échapperait-il àcette disposition naturelle ?

Or, dans les orbes elliptiques, le corps attirant occupetoujours un des foyers de l’ellipse. Le satellite se trouve donc àun moment plus rapproché et à un autre moment plus éloigné del’astre autour duquel il gravite. Lorsque la Terre est plus voisinedu Soleil, elle est dans son périhélie, et dans son aphélie, à sonpoint le plus éloigné. S’agit-il de la Lune, elle est plus près dela Terre dans son périgée, et plus loin dans son apogée. Pouremployer des expressions analogues dont s’enrichira la langue desastronomes, si le projectile demeure à l’état de satellite de laLune, on devra dire qu’il se trouve dans son « aposélène » à sonpoint le plus éloigné, et à son point le plus rapproché, dans son «périsélène ».

Dans ce dernier cas, le projectile devait atteindre son maximumde vitesse ; dans le premier cas, son minimum. Or, il marchaitévidemment vers son point aposélénitique, et Barbicane avait raisonde penser que sa vitesse décroîtrait jusqu’à ce point, pourreprendre peu à peu, à mesure qu’il se rapprocherait de la Lune.Cette vitesse même serait absolument nulle, si ce point seconfondait avec celui d’égale attraction.

Barbicane étudiait les conséquences de ces diverses situations,et il cherchait quel parti on en pourrait tirer, quand il futbrusquement interrompu par un cri de Michel Ardan.

« Pardieu ! s’écria Michel, il faut avouer que nous nesommes que de francs imbéciles !

– Je ne dis pas non, répondit Barbicane, maispourquoi ?

– Parce que nous avons un moyen bien simple de retarder cettevitesse qui nous éloigne de la Lune, et que nous ne l’employonspas !

– Et quel est ce moyen ?

– C’est d’utiliser la force de recul renfermée dans nosfusées.

– Au fait ! dit Nicholl.

– Nous n’avons pas encore utilisé cette force, réponditBarbicane, c’est vrai, mais nous l’utiliserons.

– Quand ? demanda Michel.

– Quand le moment en sera venu. Remarquez, mes amis, que dans laposition occupée par le projectile, position encore oblique parrapport au disque lunaire, nos fusées, en modifiant sa direction,pourraient l’écarter au lieu de le rapprocher de la Lune. Or, c’estbien la Lune que vous tenez à atteindre ?

– Essentiellement, répondit Michel.

– Attendez alors. Par une influence inexplicable, le projectiletend à ramener son culot vers la Terre. Il est probable qu’au pointd’égale attraction, son chapeau conique se dirigera rigoureusementvers la Lune. A ce moment, on peut espérer que sa vitesse seranulle. Ce sera l’instant d’agir, et sous l’effort de nos fusées,peut-être pourrons-nous provoquer une chute directe à la surface dudisque lunaire.

– Bravo ! fit Michel.

– Ce que nous n’avons pas fait, ce que nous ne pouvions faire ànotre premier passage au point mort, parce que le projectile étaitencore animé d’une vitesse trop considérable.

– Bien raisonné, dit Nicholl.

– Attendons patiemment, reprit Barbicane. Mettons toutes leschances de notre côté, et après avoir tant désespéré, je mereprends à croire que nous atteindrons notre but ! »

Cette conclusion provoqua les hip et les hurrah de Michel Ardan.Et pas un de ces fous audacieux ne se souvenait de cette questionqu’ils avaient eux-mêmes résolue négativement : Non ! la Lunen’est pas habitée. Non ! la Lune n’est probablement pashabitable ! Et cependant, ils allaient tout tenter pourl’atteindre !

Une seule question restait à résoudre : A quel moment précis leprojectile aurait-il atteint ce point d’égale attraction où lesvoyageurs joueraient leur va-tout ?

Pour calculer ce moment à quelques secondes près, Barbicanen’avait qu’à se reporter à ses notes de voyage et à relever lesdifférentes hauteurs prises sur les parallèles lunaires. Ainsi, letemps employé à parcourir la distance située entre le point mort etle pôle sud devait être égal à la distance qui séparait le pôlenord du point mort. Les heures représentant les temps parcourusétaient soigneusement notées, et le calcul devenait facile.

Barbicane trouva que ce point serait atteint par le projectile àune heure du matin dans la nuit du 7 au 8 décembre. Or, il était ence moment trois heures du matin, de la nuit du 6 au 7 décembre.Donc, si rien ne troublait sa marche, le projectile atteindrait lepoint voulu dans vingt-deux heures.

Les fusées avaient été primitivement disposées pour ralentir lachute du boulet sur la Lune, et maintenant les audacieux allaientles employer à provoquer un effet absolument contraire. Quoi qu’ilen soit, elles étaient prêtes, et il n’y avait plus qu’à attendrele moment d’y mettre le feu.

« Puisqu’il n’y a rien à faire, dit Nicholl, je fais uneproposition.

– Laquelle ? demanda Barbicane.

– Je propose de dormir.

– Par exemple ! s’écria Michel Ardan.

– Voilà quarante heures que nous n’avons fermé les yeux, ditNicholl. Quelques heures de sommeil nous rendront toutes nosforces.

– Jamais, répliqua Michel.

– Bon, reprit Nicholl, que chacun agisse à sa guise ! Moije dors ! »

Et s’étendant sur un divan, Nicholl ne tarda pas à ronfler commeun boulet de quarante-huit.

« Ce Nicholl est plein de sens, dit bientôt Barbicane. Je vaisl’imiter. »

Quelques instants après, il soutenait de sa basse continue lebaryton du capitaine.

« Décidément, dit Michel Ardan, quand il se vit seul, ces genspratiques ont quelquefois des idées opportunes. »

Et, ses longues jambes allongées, ses grands bras repliés soussa tête, Michel s’endormit à son tour.

Mais ce sommeil ne pouvait être ni durable, ni paisible. Trop depréoccupations roulaient dans l’esprit de ces trois hommes, etquelques heures après, vers sept heures du matin, tous troisétaient sur pied au même instant.

Le projectile s’éloignait toujours de la Lune, inclinant de plusen plus vers elle sa partie conique. Phénomène inexplicablejusqu’ici, mais qui servait heureusement les desseins deBarbicane.

Encore dix-sept heures, et le moment d’agir serait venu.

Cette journée parut longue. Quelque audacieux qu’ils fussent,les voyageurs se sentaient vivement impressionnés à l’approche decet instant qui devait tout décider, ou leur chute vers la Lune, ouleur éternel enchaînement dans un orbe immutable. Ils comptèrentdonc les heures, trop lentes à leur gré, Barbicane et Nichollobstinément plongés dans leurs calculs, Michel allant et venantentre ces parois étroites, et contemplant d’un œil avide cette Luneimpassible.

Parfois, des souvenirs de la Terre traversaient rapidement leuresprit. Ils revoyaient leurs amis du Gun-Club, et le plus cher detous, J. -T. Maston. En ce moment, l’honorable secrétaire devaitoccuper son poste dans les montagnes Rocheuses. S’il apercevait leprojectile sur le miroir de son gigantesque télescope, quepenserait-il ? Après l’avoir vu disparaître derrière le pôlesud de la Lune, il le voyait réapparaître par le pôle nord !C’était donc le satellite d’un satellite ! J. -T. Mastonavait-il lancé dans le monde cette nouvelle inattendue ?Etait-ce donc là le dénouement de cette grandeentreprise ? …

Cependant, la journée se passa sans incident. Le minuitterrestre arriva. Le 8 décembre allait commencer. Une heure encore,et le point d’égale attraction serait atteint. Quelle vitesseanimait alors le projectile ? On ne savait l’estimer. Maisaucune erreur ne pouvait entacher les calculs de Barbicane. A uneheure du matin, cette vitesse devait être et serait nulle.

Un autre phénomène devait, d’ailleurs, marquer le point duprojectile sur la ligne neutre. En cet endroit les deux attractionsterrestres et lunaires seraient annulées. Les objets ne «pèseraient » plus. Ce fait singulier, qui avait si curieusementsurpris Barbicane et ses compagnons à l’aller, devait se reproduireau retour dans des conditions identiques. C’est à ce moment précisqu’il faudrait agir.

Déjà le chapeau conique du projectile était sensiblement tournévers le disque lunaire. Le boulet se présentait de manière àutiliser tout le recul produit par la poussée des appareilsfusants. Les chances se prononçaient donc pour les voyageurs. Si lavitesse du projectile était absolument annulée sur ce point mort,un mouvement déterminé vers la Lune suffirait, si léger qu’il fût,pour déterminer sa chute.

« Une heure moins cinq minutes, dit Nicholl.

– Tout est prêt, répondit Michel Ardan en dirigeant une mèchepréparée vers la flamme du gaz.

– Attends », dit Barbicane, tenant son chronomètre à lamain.

En ce moment, la pesanteur ne produisait plus aucun effet. Lesvoyageurs sentaient en eux-mêmes cette complète disparition. Ilsétaient bien près du point neutre, s’ils n’y touchaientpas ! …

« Une heure ! » dit Barbicane.

Michel Ardan approcha la mèche enflammée d’un artifice quimettait les fusées en communication instantanée. Aucune détonationne se fit entendre à l’intérieur où l’air manquait. Mais, par leshublots, Barbicane aperçut un fusement prolongé dont ladéflagration s’éteignit aussitôt.

Le projectile éprouva une certaine secousse qui fut trèssensiblement ressentie à l’intérieur.

Les trois amis regardaient, écoutaient sans parler, respirant àpeine. On aurait entendu battre leur cœur au milieu de ce silenceabsolu.

« Tombons-nous ? demanda enfin Michel Ardan.

– Non, répondit Nicholl, puisque le culot du projectile ne seretourne pas vers le disque lunaire ! »

En ce moment, Barbicane, quittant la vitre des hublots, seretourna vers ses deux compagnons. Il était affreusement pâle, lefront plissé, les lèvres contractées.

« Nous tombons ! dit-il.

– Ah ! s’écria Michel Ardan, vers la Lune ?

– Vers la Terre ! répondit Barbicane.

Diable ! » s’écria Michel Ardan, et il ajoutaphilosophiquement : « Bon ! en entrant dans ce boulet, nousnous doutions bien qu’il ne serait pas facile d’en sortir !»

En effet, cette chute épouvantable commençait. La vitesseconservée par le projectile l’avait porté au-delà du point mort.L’explosion des fusées n’avait pu l’enrayer. Cette vitesse, qui àl’aller avait entraîné le projectile en dehors de la ligne neutre,l’entraînait encore au retour. La physique voulait que, dans sonorbe elliptique, il repassât par tous les points par lesquelsil avait déjà passé.

C’était une chute terrible, d’une hauteur de soixante-dix-huitmille lieues, et qu’aucun ressort ne pourrait amoindrir. D’aprèsles lois de la balistique, le projectile devait frapper la Terreavec une vitesse égale à celle qui l’animait au sortir de laColumbiad, une vitesse de « seize mille mètres dans la dernièreseconde » !

Et, pour donner un chiffre de comparaison, on a calculé qu’unobjet lancé du haut des tours de Notre-Dame, dont l’altitude n’estque de deux cents pieds, arrive au pavé avec une vitesse de centvingt lieues à l’heure. Ici, le projectile devait frapper la Terreavec une vitesse de cinquante-sept mille six cents lieues àl’heure.

« Nous sommes perdus, dit froidement Nicholl.

– Eh bien, si nous mourons, répondit Barbicane avec une sorted’enthousiasme religieux, le résultat de notre voyage seramagnifiquement élargi ! C’est son secret lui-même que Dieunous dira ! Dans l’autre vie, l’âme n’aura besoin, poursavoir, ni de machines ni d’engins ! Elle s’identifiera avecl’éternelle sagesse !

– Au fait, répliqua Michel Ardan, l’autre monde tout entier peutbien nous consoler de cet astre infime qui s’appelle laLune !

Barbicane croisa ses bras sur sa poitrine par un mouvement desublime résignation.

« A la volonté du Ciel ! » dit-il

Chapitre 20Les sondages de la susquehanna

« Eh bien, lieutenant, et ce sondage ?

– Je crois, monsieur, que l’opération touche à sa fin, réponditle lieutenant Bronsfield. Mais qui se serait attendu à trouver unetelle profondeur si près de terre, à une centaine de lieuesseulement de la côte américaine ?

– En effet, Bronsfield, c’est une forte dépression, dit lecapitaine Blomsberry. Il existe en cet endroit une valléesous-marine creusée par le courant de Humboldt qui prolonge lescôtes de l’Amérique jusqu’au détroit de Magellan.

– Ces grandes profondeurs, reprit le lieutenant, sont peufavorables à la pose des câbles télégraphiques. Mieux vaut unplateau uni, tel que celui qui supporte le câble américain entreValentia et Terre-Neuve.

– J’en conviens, Bronsfield. Et, avec votre permission,lieutenant, où en sommes-nous maintenant ?

– Monsieur, répondit Bronsfield, nous avons en ce moment, vingtet un mille cinq cents pieds de ligne dehors, et le boulet quientraîne la sonde n’a pas encore touché le fond, car la sondeserait remontée d’elle-même.

– Un ingénieux appareil que cet appareil Brook, dit le capitaineBlomsberry. Il permet d’obtenir des sondages d’une grandeexactitude.

– Touche ! » cria en ce moment un des timoniers de l’avantqui surveillait l’opération.

Le capitaine et le lieutenant se rendirent sur le gaillard.

« Quelle profondeur avons-nous ? demanda le capitaine.

– Vingt et un mille sept cent soixante-deux pieds, répondit lelieutenant en inscrivant ce nombre sur son carnet.

– Bien, Bronsfield, dit le capitaine, je vais porter ce résultatsur ma carte. Maintenant, faites haler la sonde à bord. C’est untravail de plusieurs heures. Pendant cet instant, l’ingénieurallumera ses fourneaux, et nous serons prêts à partir dès que vousaurez terminé. Il est dix heures du soir, et, avec votrepermission, lieutenant, je vais aller me coucher.

Faites donc, monsieur, faites donc ! » réponditobligeamment le lieutenant Bronsfield.

Le capitaine de la Susquehanna, un brave homme s’il enfut, le très humble serviteur de ses officiers, regagna sa cabine,prit un grog au brandy qui valut d’interminables témoignages desatisfaction à son maître d’hôtel, se coucha non sans avoircomplimenté son domestique sur sa manière de faire les lits, ets’endormit d’un paisible sommeil.

Il était alors dix heures du soir. La onzième journée du mois dedécembre allait s’achever dans une nuit magnifique.

La Susquehanna, corvette de cinq cents chevaux, de lamarine nationale des États-Unis, s’occupait d’opérer des sondagesdans le Pacifique, à cent lieues environ de la côte américaine, parle travers de cette presqu’île allongée qui se dessine sur la côtedu Nouveau-Mexique.

Le vent avait peu à peu molli. Pas une agitation ne troublaitles couches de l’air. La flamme de la corvette, immobile, inerte,pendait sur le mât de perroquet.

Le capitaine Jonathan Blomsberry – cousin germain du colonelBlomsberry, l’un des plus ardents du Gun-Club, qui avait épousé uneHorschbidden, tante du capitaine et fille d’un honorable négociantdu Kentucky – le capitaine Blomsberry n’aurait pu souhaiter untemps meilleur pour mener à bonne fin ses délicates opérations desondage. Sa corvette n’avait même rien ressenti de cette vastetempête qui, balayant les nuages amoncelés sur les montagnesRocheuses, devait permettre d’observer la marche du fameuxprojectile. Tout allait à son gré, et il n’oubliait point d’enremercier le ciel avec la ferveur d’un presbytérien.

La série de sondages exécutés par la Susquehanna avaitpour but de reconnaître les fonds les plus favorables àl’établissement d’un câble sous-marin qui devait relier les îlesHawaï à la côte américaine.

C’était un vaste projet dû à l’initiative d’une compagniepuissante. Son directeur, l’intelligent Cyrus Field, prétendaitmême couvrir toutes les îles de l’Océanie d’un vaste réseauélectrique, entreprise immense et digne du génie américain.

C’était à la corvette la Susquehanna qu’avaient étéconfiées les premières opérations de sondage. Pendant cette nuit du11 au 12 décembre, elle se trouvait exactement par 27° 7’delatitude nord, et 41° 37’de longitude à l’ouest du méridien deWashington. [Exactement 119° 55’de longitude à l’ouest du méridiende Paris.]

La Lune, alors dans son dernier quartier, commençait à semontrer au-dessus de l’horizon.

Après le départ du capitane Blomsberry, le lieutenant Bronsfieldet quelques officiers s’étaient réunis sur la dunette. Al’apparition de la Lune, leurs pensées se portèrent vers cet astreque les yeux de tout un hémisphère contemplaient alors. Lesmeilleures lunettes marines n’auraient pu découvrir le projectileerrant autour de son demi-globe, et cependant toutes se braquèrentvers son disque étincelant que des millions de regards lorgnaientau même moment.

« Ils sont partis depuis dix jours, dit alors le lieutenantBronsfield. Que sont-ils devenus ?

– Ils sont arrivés, mon lieutenant, s’écria un jeune midshipman,et ils font ce que fait tout voyageur arrivé dans un pays nouveau,ils se promènent !

– J’en suis certain, puisque vous me le dites, mon jeune ami,répondit en souriant le lieutenant Bronsfield.

– Cependant, reprit un autre officier, on ne peut mettre leurarrivée en doute. Le projectile a dû atteindre la Lune au moment oùelle était pleine, le 5 à minuit. Nous voici au 11 décembre, ce quifait six jours. Or, en six fois vingt-quatre heures, sansobscurité, on a le temps de s’installer confortablement. Il mesemble que je les vois, nos braves compatriotes, campés au fondd’une vallée, sur le bord d’un ruisseau sélénite, près duprojectile à demi enfoncé par sa chute au milieu des débrisvolcaniques, le capitaine Nicholl commençant ses opérations denivellement, le président Barbicane mettant au net ses notes devoyage, Michel Ardan embaumant les solitudes lunaires du parfum deses londrès…

– Oui, cela doit être ainsi, c’est ainsi ! s’écria le jeunemidshipman, enthousiasmé par la description idéale de sonsupérieur.

– Je veux le croire, répondit le lieutenant Bronsfield, qui nes’emportait guère. Malheureusement, les nouvelles directes du mondelunaire nous manqueront toujours.

– Pardon, mon lieutenant, dit le midshipman, mais le présidentBarbicane ne peut-il écrire ? »

Un éclat de rire accueillit cette réponse.

« Non pas des lettres, reprit vivement le jeune homme.L’administration des postes n’a rien à voir ici.

– Serait-ce donc l’administration des lignestélégraphiques ? demanda ironiquement un des officiers.

– Pas davantage, répondit le midshipman qui ne se démontait pas.Mais il est très facile d’établir une communication graphique avecla Terre.

– Et comment ?

– Au moyen du télescope de Long’s peak. Vous savez qu’il ramènela Lune à deux lieues seulement des montagnes Rocheuses, et qu’ilpermet de voir, à sa surface, les objets ayant neuf pieds dediamètre. Eh bien, que nos industrieux amis construisent unalphabet gigantesque ! qu’ils écrivent des mots longs de centtoises et des phrases longues d’une lieue, et ils pourront ainsinous envoyer de leurs nouvelles ! »

On applaudit bruyamment le jeune midshipman qui ne laissait pasd’avoir une certaine imagination. Le lieutenant Bronsfield convintlui-même que l’idée était exécutable. Il ajouta que par l’envoi derayons lumineux groupés en faisceaux au moyen de miroirsparaboliques, on pouvait aussi établir des communicationsdirectes ; en effet, ces rayons seraient aussi visibles à lasurface de Vénus ou de Mars, que la planète Neptune l’est de laTerre. Il finit en disant que des points brillants déjà observéssur les planètes rapprochées, pourraient bien être des signauxfaits à la Terre. Mais il fit observer que si, par ce moyen, onpouvait avoir des nouvelles du monde lunaire, on ne pouvait enenvoyer du monde terrestre, à moins que les Sélénites n’eussent àleur disposition des instruments propres à faire des observationslointaines.

« Évidemment, répondit un des officiers, mais ce que sontdevenus les voyageurs, ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont vu, voilàsurtout ce qui doit nous intéresser. D’ailleurs, si l’expérience aréussi, ce dont je ne doute pas, on la recommencera. La Columbiadest toujours encastrée dans le sol de la Floride. Ce n’est doncplus qu’une question de boulet et de poudre, et toutes les fois quela Lune passera au zénith, on pourra lui envoyer une cargaison devisiteurs.

– Il est évident, répondit le lieutenant Bronsfield, que J. -T.Maston ira l’un de ces jours rejoindre ses amis.

– S’il veut de moi, s’écria le midshipman, je suis prêt àl’accompagner.

– Oh ! les amateurs ne manqueront pas, répliqua Bronsfield,et, si on les laisse faire, la moitié des habitants de la Terreaura bientôt émigré dans la Lune ! »

Cette conversation entre les officiers de laSusquehanna se soutint jusqu’à une heure du matin environ.On ne saurait dire quels systèmes étourdissants, quelles théoriesrenversantes furent émis par ces esprits audacieux. Depuis latentative de Barbicane, il semblait que rien ne fût impossible auxAméricains. Ils projetaient déjà d’expédier, non plus unecommission de savants, mais toute une colonie vers les rivagessélénites, et toute une armée avec infanterie, artillerie etcavalerie, pour conquérir le monde lunaire.

A une heure du matin, le halage de la sonde n’était pas encoreachevé. Dix mille pieds restaient dehors, ce qui nécessitait encoreun travail de plusieurs heures. Suivant les ordres du commandant,les feux avaient été allumés, et la pression montait déjà. LaSusquehanna aurait pu partir à l’instant même.

En ce moment – il était une heure dix-sept minutes du matin – lelieutenant Bronsfield se disposait à quitter le quart et à regagnersa cabine, quand son attention fut attirée par un sifflementlointain et tout à fait inattendu.

Ses camarades et lui crurent tout d’abord que ce sifflementétait produit par une fuite de vapeur ; mais, relevant latête, ils purent constater que ce bruit se produisait vers lescouches les plus reculées de l’air.

Ils n’avaient pas eu le temps de s’interroger, que ce sifflementprenait une intensité effrayante, et soudain, à leurs yeux éblouis,apparut un bolide énorme, enflammé par la rapidité de sa course,par son frottement sur les couches atmosphériques.

Cette masse ignée grandit à leurs regards, s’abattit avec lebruit du tonnerre sur le beaupré de la corvette qu’elle brisa auras de l’étrave, et s’abîma dans les flots avec une assourdissanterumeur !

Quelques pieds plus près, et la Susquehanna sombraitcorps et biens.

A cet instant, le capitaine Blomsberry se montra à demi vêtu, ets’élançant sur le gaillard d’avant vers lequel s’étaient précipitésses officiers :

« Avec votre permission, messieurs, qu’est-il arrivé ? »demanda-t-il.

Et le midshipman, se faisant pour ainsi dire l’écho de tous,s’écria :

« Commandant, ce sont « eux » qui reviennent ! »

Chapitre 21J. -T. Maston rappelé

L’émotion fut grande à bord de la Susquehanna.Officiers et matelots oubliaient ce danger terrible qu’ils venaientde courir, cette possibilité d’être écrasés et coulés par le fond.Ils ne songeaient qu’à la catastrophe qui terminait ce voyage.Ainsi donc, la plus audacieuse entreprise des temps anciens etmodernes coûtait la vie aux hardis aventuriers qui l’avaienttentée.

« Ce sont « eux » qui reviennent », avait dit le jeunemidshipman, et tous l’avaient compris. Nul ne mettait en doute quece bolide ne fût le projectile du Gun-Club. Quant aux voyageursqu’il renfermait, les opinions étaient partagées sur leur sort.

« Ils sont morts ! disait l’un.

– Ils vivent, répondait l’autre. La couche d’eau est profonde,et leur chute a été amortie.

– Mais l’air leur a manqué, reprenait celui-ci, et ils ont dûmourir asphyxiés !

– Brûlés ! répliquait celui-là. Le projectile n’était plusqu’une masse incandescente en traversant l’atmosphère.

– Qu’importe ! répondait-on unanimement. Vivants ou morts,il faut les tirer de là ! »

Cependant le capitaine Blomsberry avait réuni ses officiers, et,avec leur permission, il tenait conseil. Il s’agissait de prendreimmédiatement un parti. Le plus pressé était de repêcher leprojectile. Opération difficile, non impossible, pourtant. Mais lacorvette manquait des engins nécessaires, qui devaient être à lafois puissants et précis. On résolut donc de la conduire au port leplus voisin et de donner avis au Gun-Club de la chute duboulet.

Cette détermination fut prise à l’unanimité. Le choix du portdut être discuté. La côte voisine ne présentait aucun atterrage surle vingt-septième degré de latitude. Plus haut, au-dessus de lapresqu’île de Monterey, se trouvait l’importante ville qui lui adonné son nom. Mais, assise sur les confins d’un véritable désert,elle ne se reliait point à l’intérieur par un réseau télégraphique,et l’électricité seule pouvait répandre assez rapidement cetteimportante nouvelle.

A quelques degrés au-dessus s’ouvrait la baie de San Francisco.Par la capitale du pays de l’or, les communications seraientfaciles avec le centre de l’Union. En moins de deux jours, laSusquehanna, forçant sa vapeur, pouvait être arrivée auport de San Francisco. Elle dut donc partir sans retard.

Les feux étaient poussés. On pouvait appareiller immédiatement.Deux mille brasses de sonde restaient encore par le fond. Lecapitaine Blomsberry, ne voulant pas perdre un temps précieux à leshaler, résolut de couper sa ligne.

« Nous fixerons le bout sur une bouée, dit-il, et cette bouéenous indiquera le point précis où le projectile est tombé.

– D’ailleurs, répondit le lieutenant Bronsfield, nous avonsnotre situation exacte : 27° 7’de latitude nord et 41° 37’delongitude ouest.

– Bien, monsieur Bronsfield, répondit le capitaine, et, avecvotre permission, faites couper la ligne. »

Une forte bouée, renforcée encore par un accouplement d’espars,fut lancée à la surface de l’Océan. Le bout de la ligne futsolidement frappé dessus, et, soumise seulement au va-et-vient dela houle, cette bouée ne devait pas sensiblement dériver.

En ce moment, l’ingénieur fit prévenir le capitaine qu’il avaitde la pression, et que l’on pouvait partir. Le capitaine le fitremercier de cette excellente communication. Puis il donna la routeau nord-nord-est. La corvette, évoluant, se dirigea à toute vapeurvers la baie de San Francisco. Il était trois heures du matin.

Deux cent vingt lieues à franchir, c’était peu de chose pour unebonne marcheuse comme la Susquehanna. En trente-sixheures, elle eut dévoré cet intervalle, et le 14 décembre, à uneheure vingt-sept minutes du soir, elle donnait dans la baie de SanFrancisco.

A la vue de ce bâtiment de la marine nationale, arrivant àgrande vitesse, son beaupré rasé, son mât de misaine étayé, lacuriosité publique s’émut singulièrement. Une foule compacte futbientôt rassemblée sur les quais, attendant le débarquement.

Après avoir mouillé, le capitaine Blomsberry et le lieutenantBronsfield descendirent dans un canot armé de huit avirons, qui lestransporta rapidement à terre.

Ils sautèrent sur le quai.

« Le télégraphe ! » demandèrent-ils sans répondreaucunement aux mille questions qui leur étaient adressées.

L’officier de port les conduisit lui-même au bureautélégraphique, au milieu d’un immense concours de curieux.

Blomsberry et Bronsfield entrèrent dans le bureau, tandis que lafoule s’écrasait à la porte.

Quelques minutes plus tard, une dépêche, en quadrupleexpédition, était lancée : 1° au secrétaire de la Marine,Washington ; 2° au vice-président du Gun-Club,Baltimore ; 3° à l’honorable J. -T. Maston, Long’s Peak,montagnes Rocheuses ; 4° au sous-directeur de l’Observatoirede Cambridge, Massachusetts.

Elle était conçue en ces termes :

« Par 20 degrés 7 minutes de latitude nord et 41 degrés 37minutes de longitude ouest, ce 12 décembre, à une heure dix-septminutes du matin, projectile de la Columbiad tombé dans lePacifique. Envoyez instructions Blomsberry, commandantSusquehanna. »

Cinq minutes après, toute la ville de San Francisco connaissaitla nouvelle. Avant six heures du soir, les divers États de l’Unionapprenaient la suprême catastrophe. Après minuit, par le câble,l’Europe entière savait le résultat de la grande tentativeaméricaine.

On renoncera à peindre l’effet produit dans le monde entier parce dénouement inattendu.

Au reçu de la dépêche, le secrétaire de la Marine télégraphia àla Susquehanna l’ordre d’attendre dans la baie de SanFrancisco, sans éteindre ses feux. Jour et nuit, elle devait êtreprête à prendre la mer.

L’Observatoire de Cambridge se réunit en séance extraordinaire,et, avec cette sérénité qui distingue les corps savants, il discutapaisiblement le point scientifique de la question.

Au Gun-Club, il y eut explosion. Tous les artilleurs étaientréunis. Précisément, le vice-président, l’honorable Wilcome, lisaitcette dépêche prématurée, par laquelle J. -T. Maston et Belfastannonçaient que le projectile venait d’être aperçu dans legigantesque réflecteur de Long’s Peak. Cette communication portait,en outre, que le boulet, retenu par l’attraction de la Lune, jouaitle rôle de sous-satellite dans le monde solaire.

On connaît maintenant la vérité sur ce point.

Cependant, à l’arrivée de la dépêche de Blomsberry, quicontredisait si formellement le télégramme de J. -T. Maston, deuxpartis se formèrent dans le sein du Gun-Club. D’un côté, le partides gens qui admettaient la chute du projectile, et par conséquentle retour des voyageurs. De l’autre, le parti de ceux qui, s’entenant aux observations de Long’s Peak, concluaient à l’erreur ducommandant de la Susquehanna. Pour ces derniers, leprétendu projectile n’était qu’un bolide, rien qu’un bolide, unglobe filant qui, dans sa chute, avait fracassé l’avant de lacorvette. On ne savait trop que répondre à leur argumentation, carla vitesse dont il était animé avait dû rendre très difficilel’observation de ce mobile. Le commandant de laSusquehanna et ses officiers avaient certainement pu setromper de bonne foi. Un argument, néanmoins, militait en leurfaveur : c’est que, si le projectile était tombé sur la Terre, sarencontre avec le sphéroïde terrestre n’avait pu s’opérer que surce vingt-septième degré de latitude nord, et – en tenant compte dutemps écoulé et du mouvement de rotation de la Terre –, entre lequarante et unième et le quarante-deuxième degré de longitudeouest.

Quoi qu’il en soit, il fut décidé à l’unanimité, dans leGun-Club, que Blomsberry frère, Bilsby et le major Elphistongagneraient sans retard San Francisco, et aviseraient au moyen deretirer le projectile des profondeurs de l’Océan.

Ces hommes dévoués partirent sans perdre un instant, et lerail-road, qui doit traverser bientôt toute l’Amérique centrale,les conduisit à Saint-Louis, où les attendaient de rapidescoachs-mails.

Presque au même instant où le secrétaire de la Marine, levice-président du Gun-Club et le sous-directeur de l’Observatoirerecevaient la dépêche de San Francisco, l’honorable J. -T. Mastonéprouvait la plus violente émotion de toute son existence, émotionque ne lui avait même pas procuré l’éclatement de son célèbrecanon, et qui faillit, une fois de plus, lui coûter la vie.

On se rappelle que le secrétaire du Gun-Club était partiquelques instants après le projectile – et presque aussi vite quelui – pour le poste de Long’s Peak dans les montagnes Rocheuses. Lesavant J. Belfast, directeur de l’Observatoire de Cambridge,l’accompagnait. Arrivés à la station, les deux amis s’étaientinstallés sommairement, et ne quittaient plus le sommet de leurénorme télescope.

On sait, en effet, que ce gigantesque instrument avait étéétabli dans les conditions des réflecteurs appelés « front view »par les Anglais. Cette disposition ne faisait subir qu’une seuleréflexion aux objets, et en rendait, conséquemment, la vision plusclaire. Il en résultait que J. -T. Maston et Belfast, quand ilsobservaient, étaient placés à la partie supérieure de l’instrumentet non à la partie inférieure. Ils y arrivaient par un escaliertournant, chef-d’œuvre de légèreté, et au-dessous d’eux s’ouvraitce puits de métal terminé par le miroir métallique, qui mesuraitdeux cent quatre-vingts pieds de profondeur.

Or, c’était sur l’étroite plate-forme disposée au-dessus dutélescope, que les deux savants passaient leur existence,maudissant le jour qui dérobait la Lune à leurs regards, et lesnuages qui la voilaient obstinément pendant la nuit.

Quelle fut donc leur joie, quand, après quelques joursd’attente, dans la nuit du 5 décembre, ils aperçurent le véhiculequi emportait leurs amis dans l’espace ! A cette joie succédaune déception profonde, lorsque, se fiant à des observationsincomplètes, ils lancèrent, avec leur premier télégramme à traversle monde, cette affirmation erronée qui faisait du projectile unsatellite de la Lune gravitant dans un orbe immutable.

Depuis cet instant, le boulet ne s’était plus montré à leursyeux, disparition d’autant plus explicable, qu’il passait alorsderrière le disque invisible de la Lune. Mais quand il dutréapparaître sur le disque visible, que l’on juge alors del’impatience du bouillant J. -T. Maston et de son compagnon, nonmoins impatient que lui ! A chaque minute de la nuit, ilscroyaient revoir le projectile, et ils ne la revoyaient pas !De là, entre eux, des discussions incessantes, de violentesdisputes. Belfast affirmant que le projectile n’était pas apparent,J. -T. Maston soutenant qu’il « lui crevait les yeux ! ».

« C’est le boulet ! répétait J. -T. Maston.

– Non ! répondait Belfast. C’est une avalanche qui sedétache d’une montagne lunaire !

– Eh bien, on le verra demain.

– Non ! on ne le verra plus ! Il est entraîné dansl’espace.

– Si !

– Non ! »

Et dans ces moments où les interjections pleuvaient comme grêle,l’irritabilité bien connue du secrétaire du Gun-Club constituait undanger permanent pour l’honorable Belfast.

Cette existence à deux serait bientôt devenue impossible ;mais un événement inattendu coupa court à ces éternellesdiscussions.

Pendant la nuit du 14 au 15 décembre, les deux irréconciliablesamis étaient occupés à observer le disque lunaire. J. -T. Mastoninjuriait, suivant sa coutume, le savant Belfast, qui se montait deson côté. Le secrétaire du Gun-Club soutenait pour la millième foisqu’il venait d’apercevoir le projectile, ajoutant même que la facede Michel Ardan s’était montrée à travers un des hublots. Ilappuyait encore son argumentation par une série de gestes que sonredoutable crochet rendait fort inquiétants.

En ce moment, le domestique de Belfast apparut sur laplate-forme – il était dix heures du soir –, et il lui remit unedépêche. C’était le télégramme du commandant de laSusquehanna.

Belfast déchira l’enveloppe, lut, et poussa un cri.

« Hein ! fit J. -T. Maston.

– Le boulet !

– Eh bien ?

– Il est retombé sur la Terre ! »

Un nouveau cri, un hurlement cette fois, lui répondit.

Il se tourna vers J. -T. Maston. L’infortuné, imprudemmentpenché sur le tube de métal, avait disparu dans l’immensetélescope ! Une chute de deux cent quatre-vingts pieds !Belfast, éperdu, se précipita vers l’orifice du réflecteur.

Il respira, J. -T. Maston, retenu par son crochet de métal, setenait à l’un des étrésillons qui maintenaient l’écartement dutélescope. Il poussait des cris formidables.

Belfast appela. Ses aides accoururent. Des palans furentinstallés, et on hissa, non sans peine, l’imprudent secrétaire duGun-Club.

Il reparut sans accident à l’orifice supérieur.

« Hein ! dit-il, si j’avais cassé le miroir !

– Vous l’auriez payé, répondit sévèrement Belfast.

– Et ce damné boulet est tombé ? » demanda J. -T.Maston.

– Dans le Pacifique !

– Partons. »

Un quart d’heure après, les deux savants descendaient la pentedes montagnes Rocheuses, et deux jours après, en même temps queleurs amis du Gun-Club, ils arrivaient à San Francisco, ayant crevécinq chevaux sur leur route.

Elphiston, Blomsberry frère, Bilsby, s’étaient précipités verseux à leur arrivée.

« Que faire ? s’écrièrent-ils.

– Repêcher le boulet, répondit J. -T. Maston, et le plus tôtpossible ! »

Chapitre 22Le sauvetage

L’endroit même où le projectile s’était abîmé sous les flotsétait connu exactement. Les instruments pour le saisir et leramener à la surface de l’Océan manquaient encore. Il fallait lesinventer, puis les fabriquer. Les ingénieurs américains nepouvaient être embarrassés de si peu. Les grappins une fois établiset la vapeur aidant, ils étaient assurés de relever le projectile,malgré son poids, que diminuait d’ailleurs la densité du liquide aumilieu duquel il était plongé.

Mais repêcher le boulet ne suffisait pas. Il fallait agirpromptement dans l’intérêt des voyageurs. Personne ne mettait endoute qu’ils ne fussent encore vivants.

« Oui ! répétait incessamment J. -T. Maston, dont laconfiance gagnait tout le monde, ce sont des gens adroits que nosamis, et ils ne peuvent être tombés comme des imbéciles. Ils sontvivants, bien vivants, mais il faut se hâter pour les retrouvertels. Les vivres, l’eau, ce n’est pas ce qui m’inquiète ! Ilsen ont pour longtemps ! Mais l’air, l’air ! Voilà ce quileur manquera bientôt. Donc vite, vite ! »

Et l’on allait vite. On appropriait la Susquehanna poursa nouvelle destination. Ses puissantes machines furent disposéespour être mises sur les chaînes de halage. Le projectile enaluminium ne pesait que dix-neuf mille deux cent cinquante livres,poids bien inférieur à celui du câble transatlantique qui futrelevé dans des conditions pareilles. La seule difficulté étaitdonc de repêcher un boulet cylindro-conique que ses parois lissesrendaient difficile à crocher.

Dans ce but, l’ingénieur Murchison, accouru à San Francisco, fitétablir d’énormes grappins d’un système automatique qui ne devaientplus lâcher le projectile, s’ils parvenaient à le saisir dans leurspinces puissantes. Il fit aussi préparer des scaphandres qui, sousleur enveloppe imperméable et résistante, permettaient auxplongeurs de reconnaître le fond de la mer. Il embarqua également àbord de la Susquehanna des appareils à air comprimé, trèsingénieusement imaginés. C’étaient de véritables chambres, percéesde hublots, et que l’eau, introduite dans certains compartiments,pouvait entraîner à de grandes profondeurs. Ces appareilsexistaient à San Francisco, où ils avaient servi à la constructiond’une digue sous-marine. Et c’était fort heureux, car le temps eûtmanqué pour les construire.

Cependant, malgré la perfection de ces appareils, malgrél’ingéniosité des savants chargés de les employer, le succès del’opération n’était rien moins qu’assuré. Que de chancesincertaines, puisqu’il s’agissait de reprendre ce projectile àvingt mille pieds sous les eaux ! Puis, lors même que leboulet serait ramené à la surface, comment ses voyageursauraient-ils supporté ce choc terrible que vingt mille pieds d’eaun’avaient peut-être pas suffisamment amorti ?

Enfin, il fallait agir au plus vite. J. -T. Maston pressait jouret nuit ses ouvriers. Il était prêt, lui, soit à endosser lescaphandre, soit à essayer les appareils à air, pour reconnaître lasituation de ses courageux amis.

Cependant, malgré toute la diligence déployée pour la confectiondes divers engins, malgré les sommes considérables qui furent misesà la disposition du Gun-Club par le gouvernement de l’Union, cinqlongs jours, cinq siècles ! s’écoulèrent avant que cespréparatifs fussent terminés. Pendant ce temps, l’opinion publiqueétait surexcitée au plus haut point. Des télégrammes s’échangeaientincessamment dans le monde entier par les fils et les câblesélectriques. Le sauvetage de Barbicane, de Nicholl et de MichelArdan était une affaire internationale. Tous les peuples quiavaient souscrit à l’emprunt du Gun-Club s’intéressaientdirectement au salut des voyageurs.

Enfin, les chaînes de halage, les chambres à air, les grappinsautomatiques furent embarqués à bord de la Susquehanna. J.-T. Maston, l’ingénieur Murchison, les délégués du Gun-Cluboccupaient déjà leur cabine. Il n’y avait plus qu’à partir.

Le 21 décembre, à huit heures du soir, la corvette appareillapar une belle mer, une brise de nord-est et un froid assez vif.Toute la population de San Francisco se pressait sur les quais,émue, muette cependant, réservant ses hurrahs pour le retour.

La vapeur fut poussée à son maximum de tension, et l’hélice dela Susquehanna l’entraîna rapidement hors de la baie.

Inutile de raconter les conversations du bord entre lesofficiers, les matelots, les passagers. Tous ces hommes n’avaientqu’une seule pensée. Tous ces cœurs palpitaient sous la mêmeémotion. Pendant que l’on courait à leur secours, que faisaientBarbicane et ses compagnons ? Que devenaient-ils ?Étaient-ils en état de tenter quelque audacieuse manœuvre pourconquérir leur liberté ? Nul n’eût pu le dire. La vérité estque tout moyen eût échoué ! Immergé à près de deux lieues sousl’Océan, cette prison de métal défiait les efforts de sesprisonniers.

Le 23 décembre, à huit heures du matin, après une traverséerapide, la Susquehanna devait être arrivée sur le lieu dusinistre. Il fallut attendre midi pour obtenir un relèvement exact.La bouée sur laquelle était frappée la ligne de sonde n’avait pasencore été reconnue.

A midi, le capitaine Blomsberry, aidé de ses officiers quicontrôlaient l’observation, fit son point en présence des déléguésdu Gun-Club. Il y eut alors un moment d’anxiété. Sa positiondéterminée, la Susquehanna se trouvait dans l’ouest, àquelques minutes de l’endroit même où le projectile avait disparusous les flots.

La direction de la corvette fut donc donnée de manière à gagnerce point précis.

A midi quarante-sept minutes, on eut connaissance de la bouée.Elle était en parfait état et devait avoir peu dérivé.

« Enfin ! s’écria J. -T. Maston.

– Nous allons commencer ? demanda le capitaineBlomsberry.

– Sans perdre une seconde », répondit J. -T. Maston.

Toutes les précautions furent prises pour maintenir la corvettedans une immobilité complète.

Avant de chercher à saisir le projectile, l’ingénieur Murchisonvoulut d’abord reconnaître sa position sur le fond océanique. Lesappareils sous-marins, destinés à cette recherche, reçurent leurapprovisionnement d’air. Le maniement de ces engins n’est pas sansdanger, car, à vingt mille pieds au-dessous de la surface des eauxet sous des pressions aussi considérables, ils sont exposés à desruptures dont les conséquences seraient terribles.

J. -T. Maston, Blomsberry frère, l’ingénieur Murchison, sans sesoucier de ces dangers, prirent place dans les chambres à air. Lecommandant placé sur sa passerelle, présidait à l’opération, prêt àstopper ou à haler ses chaînes au moindre signal. L’hélice avaitété désembrayée, et toute la force des machines portée sur lecabestan eut rapidement ramené les appareils à bord.

La descente commença à une heure vingt-cinq minutes du soir, etla chambre, entraînée par ses réservoirs remplis d’eau, disparutsous la surface de l’Océan.

L’émotion des officiers et des matelots du bord se partageaitmaintenant entre les prisonniers du projectile et les prisonniersde l’appareil sous-marin. Quant à ceux-ci, ils s’oubliaienteux-mêmes, et, collés aux vitres des hublots, ils observaientattentivement ces masses liquides qu’ils traversaient.

La descente fut rapide. A deux heures dix-sept minutes, J. -T.Maston et ses compagnons avaient atteint le fond du Pacifique. Maisils ne virent rien, si ce n’est cet aride désert que ni la faune nila flore marine n’animaient plus. A la lumière de leurs lampesmunies de réflecteurs puissants, ils pouvaient observer les sombrescouches de l’eau dans un rayon assez étendu, mais le projectilerestait invisible à leurs yeux.

L’impatience de ces hardis plongeurs ne saurait se décrire. Leurappareil étant en communication électrique avec la corvette, ilsfirent un signal convenu, et la Susquehanna promena surl’espace d’un mille leur chambre suspendue à quelques mètresau-dessus du sol.

Ils explorèrent ainsi toute la plaine sous-marine, trompés àchaque instant par des illusions d’optique qui leur brisaient lecœur. Ici un rocher, là une extumescence du fond, leurapparaissaient comme le projectile tant cherché ; puis, ilsreconnaissaient bientôt leur erreur et se désespéraient.

« Mais où sont-ils ? où sont-ils ? » s’écriait J. -T.Maston.

Et le pauvre homme appelait à grands cris Nicholl, Barbicane,Michel Ardan, comme si ses infortunés amis eussent pu l’entendre oului répondre à travers cet impénétrable milieu !

La recherche continua dans ces conditions, jusqu’au moment oùl’air vicié de l’appareil obligea les plongeurs à remonter.

Le halage commença vers six heures du soir, et ne fut pasterminé avant minuit.

« A demain, dit J. -T. Maston, en prenant pied sur le pont de lacorvette.

– Oui, répondit le capitaine Blomsberry.

– Et à une autre place.

– Oui. »

J. -T. Maston ne doutait pas encore du succès, mais déjà sescompagnons, que ne grisait plus l’animation des premières heures,comprenaient toute la difficulté de l’entreprise. Ce qui semblaitfacile à San Francisco, paraissait ici, en plein Océan, presqueirréalisable. Les chances de réussite diminuaient dans une grandeproportion, et c’est au hasard seul qu’il fallait demander larencontre du projectile.

Le lendemain, 24 décembre, malgré les fatigues de la veille,l’opération fut reprise. La corvette se déplaça de quelques minutesdans l’ouest, et l’appareil, pourvu d’air, entraîna de nouveau lesmêmes explorateurs dans les profondeurs de l’Océan.

Toute la journée se passa en infructueuses recherches. Le lit dela mer était désert. La journée du 25 n’amena aucun résultat.Aucun, celle du 26.

C’était désespérant. On songeait à ces malheureux enfermés dansle boulet depuis vingt-six jours ! Peut-être, en ce moment,sentaient-ils les premières atteintes de l’asphyxie, si toutefoisils avaient échappé aux dangers de leur chute ! L’airs’épuisait, et, sans doute, avec l’air, le courage, lemoral !

« L’air, c’est possible, répondait invariablement J. -T. Maston,mais le moral, jamais. »

Le 28, après deux autres jours de recherches, tout espoir étaitperdu. Ce boulet, c’était un atome dans l’immensité de lamer ! Il fallait renoncer à le retrouver.

Cependant, J. -T. Maston ne voulait pas entendre parler dedépart. Il ne voulait pas abandonner la place sans avoir au moinsreconnu le tombeau de ses amis. Mais le commandant Blomsberry nepouvait s’obstiner davantage, et, malgré les réclamations du dignesecrétaire, il dut donner l’ordre d’appareiller.

Le 29 décembre, à neuf heures du matin, la Susquehanna,le cap au nord-est, reprit route vers la baie de San Francisco.

Il était dix heures du matin. La corvette s’éloignait souspetite vapeur et comme à regret du lieu de la catastrophe, quand lematelot, monté sur les barres du perroquet, qui observait la mer,cria tout à coup :

« Une bouée par le travers sous le vent à nous. »

Les officiers regardèrent dans la direction indiquée. Avec leurslunettes, ils reconnurent que l’objet signalé avait, en effet,l’apparence de ces bouées qui servent à baliser les passes desbaies ou des rivières. Mais, détail singulier, un pavillon,flottant au vent, surmontait son cône qui émergeait de cinq à sixpieds. Cette bouée resplendissait sous les rayons du soleil, commesi ses parois eussent été faites de plaques d’argent.

Le commandant Blomsberry, J. -T. Maston, les délégués duGun-Club, étaient montés sur la passerelle, et ils examinaient cetobjet errant à l’aventure sur les flots.

Tous regardaient avec une anxiété fiévreuse, mais en silence.Aucun n’osait formuler la pensée qui venait à l’esprit de tous.

La corvette s’approcha à moins de deux encablures del’objet.

Un frémissement courut dans tout son équipage.

Ce pavillon était le pavillon américain !

En ce moment, un véritable rugissement se fit entendre. C’étaitle brave J. -T. Maston, qui venait de tomber comme une masse.Oubliant d’une part, que son bras droit était remplacé par uncrochet de fer, de l’autre, qu’une simple calotte en gutta-percharecouvrait sa boîte crânienne, il venait de se porter un coupformidable.

On se précipita vers lui. On le releva. On le rappela à la vie.Et quelles furent ses premières paroles ?

« Ah ! triples brutes ! quadruples idiots !quintuples boobys que nous sommes !

– Qu’y a-t-il ? s’écria-t-on autour de lui.

– Ce qu’il y a ? …

– Mais parlez donc.

– Il y a, imbéciles, hurla le terrible secrétaire, il y a que leboulet ne pèse que dix-neuf mille deux cent cinquantelivres !

– Eh bien !

– Et qu’il déplace vingt-huit tonneaux, autrement ditcinquante-six mille livres, et que, par conséquent, ilsurnage ! »

Ah ! comme le digne homme souligna ce verbe «surnager ! » Et c’était la vérité ! Tous, oui ! tousces savants avaient oublié cette loi fondamentale : c’est que parsuite de sa légèreté spécifique, le projectile, après avoir étéentraîné par sa chute jusqu’aux plus grandes profondeurs del’Océan, avait dû naturellement revenir à la surface ! Etmaintenant, il flottait tranquillement au gré des flots…

Les embarcations avaient été mises à la mer. J. -T. Maston etses amis s’y étaient précipités. L’émotion était portée au comble.Tous les cœurs palpitaient, tandis que les canots s’avançaient versle projectile. Que contenait-il ? Des vivants ou desmorts ? Des vivants, oui ! des vivants, à moins que lamort n’eût frappé Barbicane et ses deux amis depuis qu’ils avaientarboré ce pavillon !

Un profond silence régnait sur les embarcations. Tous les cœurshaletaient. Les yeux ne voyaient plus. Un des hublots du projectileétait ouvert. Quelques morceaux de vitre, restés dansl’encastrement, prouvaient qu’elle avait été cassée. Ce hublot setrouvait actuellement placé à la hauteur de cinq pieds au-dessusdes flots.

Une embarcation accosta, celle de J. -T. Maston. J. -T. Mastonse précipita à la vitre brisée…

En ce moment, on entendit une voix joyeuse et claire, la voix deMichel Ardan, qui s’écriait avec l’accent de la victoire :

« Blanc partout, Barbicane, blanc partout ! »

Barbicane, Michel Ardan et Nicholl jouaient aux dominos.

Chapitre 23Pour finir

On se rappelle l’immense sympathie qui avait accompagné lestrois voyageurs à leur départ. Si au début de l’entreprise ilsavaient excité une telle émotion dans l’ancien et le nouveau monde,quel enthousiasme devait accueillir leur retour ? Ces millionsde spectateurs qui avaient envahi la presqu’île floridienne ne seprécipiteraient-ils pas au-devant de ces sublimesaventuriers ? Ces légions d’étrangers, accourus de tous lespoints du globe vers les rivages américains, quitteraient-elles leterritoire de l’Union sans avoir revu Barbicane, Nicholl et MichelArdan ? Non, et l’ardente passion du public devait dignementrépondre à la grandeur de l’entreprise. Des créatures humaines quiavaient quitté le sphéroïde terrestre, qui revenaient après cetétrange voyage dans les espaces célestes, ne pouvaient manquerd’être reçus comme le sera le prophète Élie quand il redescendrasur la Terre. Les voir d’abord, les entendre ensuite, tel était levœu général.

Ce vœu devait être réalisé très promptement pour la presqueunanimité des habitants de l’Union.

Barbicane, Michel Ardan, Nicholl, les délégués du Gun-Club,revenus sans retard à Baltimore, y furent accueillis avec unenthousiasme indescriptible. Les notes de voyage du présidentBarbicane étaient prêtes à être livrées à la publicité. Le NewYork Herald acheta ce manuscrit à un prix qui n’est pas encoreconnu, mais dont l’importance doit être excessive. En effet,pendant la publication du Voyage à la Lune, le tirage dece journal monta jusqu’à cinq millions d’exemplaires. Trois joursaprès le retour des voyageurs sur la Terre, les moindres détails deleur expédition étaient connus. Il ne restait plus qu’à voir leshéros de cette surhumaine entreprise.

L’exploration de Barbicane et de ses amis autour de la Luneavait permis de contrôler les diverses théories admises au sujet dusatellite terrestre. Ces savants avaient observé de visu,et dans des conditions toutes particulières. On savait maintenantquels systèmes devaient être rejetés, quels admis, sur la formationde cet astre, sur son origine, sur son habitabilité. Son passé, sonprésent, son avenir, avaient même livré leurs derniers secrets. Quepouvait-on objecter à des observateurs consciencieux qui relevèrentà moins de quarante kilomètres cette curieuse montagne de Tycho, leplus étrange système de l’orographie lunaire ? Que répondre àces savants dont les regards s’étaient plongés dans les abîmes ducirque de Platon ? Comment contredire ces audacieux que leshasards de leur tentative avaient entraînés au-dessus de cette faceinvisible du disque, qu’aucun œil humain n’avait entrevuejusqu’alors ? C’était maintenant leur droit d’imposer seslimites à cette science sélénographique qui avait recomposé lemonde lunaire comme Cuvier le squelette d’un fossile, et de dire :La Lune fut ceci, un monde habitable et habité antérieurement à laTerre ! La Lune est cela, un monde inhabitable et maintenantinhabité !

Pour fêter le retour du plus illustre de ses membres et de sesdeux compagnons, le Gun-Club songea à leur donner un banquet, maisun banquet digne de ces triomphateurs, digne du peuple américain,et dans des conditions telles que tous les habitants de l’Unionpussent directement y prendre part.

Toutes les têtes de ligne des rails-roads de l’État furentréunies entre elles par des rails volants. Puis, dans toutes lesgares, pavoisées des mêmes drapeaux, décorées des mêmes ornements,se dressèrent des tables uniformément servies. A certaines heures,successivement calculées, relevées sur des horloges électriques quibattaient la seconde au même instant, les populations furentconviées à prendre place aux tables du banquet.

Pendant quatre jours, du 5 au 9 janvier, les trains furentsuspendus, comme ils le sont le dimanche, sur les railways del’Union, et toutes les voies restèrent libres.

Seule une locomotive à grande vitesse, entraînant un wagond’honneur, eut le droit de circuler pendant ces quatre jours surles chemins de fer des États-Unis.

La locomotive, montée par un chauffeur et un mécanicien,portait, par grâce insigne, l’honorable J. -T. Maston, secrétairedu Gun-Club.

Le wagon était réservé au président Barbicane, au capitaineNicholl et à Michel Ardan.

Au coup de sifflet du mécanicien, après les hurrah, les hip ettoutes les onomatopées admiratives de la langue américaine, letrain quitta la gare de Baltimore. Il marchait avec une vitesse dequatre-vingts lieues à l’heure. Mais qu’était cette vitessecomparée à celle qui avait entraîné les trois héros au sortir de laColumbiad ?

Ainsi, ils allèrent d’une ville à l’autre, trouvant lespopulations attablées sur leur passage, les saluant des mêmesacclamations, leur prodiguant les mêmes bravos. Ils parcoururentainsi l’est de l’Union à travers la Pennsylvanie, le Connecticut,le Massachusetts, le Vermont, le Maine et leNouveau-Brunswick ; ils traversèrent le nord et l’ouest par leNew York, l’Ohio, le Michigan et le Wisconsin ; ilsredescendirent au sud par l’Illinois, le Missouri, l’Arkansas, leTexas et la Louisiane ; ils coururent au sud-est par l’Alabamaet la Floride ; ils remontèrent par la Georgie et lesCarolines ; ils visitèrent le centre par le Tennessee, leKentucky, la Virginie, l’Indiana ; puis, après la station deWashington, ils rentrèrent à Baltimore, et pendant quatre jours,ils purent croire que les États-Unis d’Amérique, attablés à ununique et immense banquet, les saluaient simultanément des mêmeshurrahs !

L’apothéose était digne de ces trois héros que la Fable eût misau rang des demi-dieux.

Et maintenant, cette tentative sans précédents dans les annalesdes voyages amènera-t-elle quelque résultat pratique ?Établira-t-on jamais des communications directes avec laLune ? Fondera-t-on un service de navigation à traversl’espace, qui desservira le monde solaire ? Ira-t-on d’uneplanète à une planète, de Jupiter à Mercure, et plus tard d’uneétoile à une autre, de la Polaire à Sirius ? Un mode delocomotion permettra-t-il de visiter ces soleils qui fourmillent aufirmament ?

A ces questions, on ne saurait répondre. Mais, connaissantl’audacieuse ingéniosité de la race anglo-saxonne, personne nes’étonnera que les Américains aient cherché à tirer parti de latentative du président Barbicane.

Aussi, quelque temps après le retour des voyageurs, le publicaccueillit-il avec une faveur marquée les annonces d’une Société encommandite (limited), au capital de cent millions de dollars,divisé en cent mille actions de mille dollars chacune, sous le nomde Société nationale des Communications interstellaires.Président, Barbicane ; vice-président, le capitaineNicholl ; secrétaire de l’administration, J. -T. Maston ;directeur des mouvements, Michel Ardan.

Et comme il est dans le tempérament américain de tout prévoir enaffaires, même la faillite, l’honorable Harry Troloppe, jugecommissaire, et Francis Dayton, syndic, étaient nommésd’avance !

 

FIN

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