Categories: Romans

Aventures de Lyderic

Aventures de Lyderic

d’ Alexandre Dumas

Chapitre 1

 

L’origine des comtes de Flandre remonterait, s’il faut en croire la chronique, à l’an 640 : comme toute grande puissance, son berceau est entouré de ces traditions mystérieuses familières à tous les peuples et qui se sont perpétuées depuis Sémiramis, la fille des colombes, jusqu’à Rémus et Romulus, les nourrissons de la louve. Voici, au reste, cette tradition dans toute sa simplicité :

Vers la fin de l’an 628, Boniface V étant pape à Rome et Clotaire régnant sur l’empire des Francs, Salwart, prince de Dijon,revenant, avec sa femme Ermengarde, de faire baptiser dans une église très vénérée, Lyderic, leur fils premier-né, traversait la forêt de Sans-Merci, que l’on appelait ainsi à cause des brigandages qu’y exerçait Phinard, prince de Buck. Malgré la mauvaise réputation du lieu, Salwart, comptant sur son courage,n’avait autour de lui, pour toute suite, que quatre serviteurs,lorsque, arrivés vers la fin du jour à un endroit très épais et très sombre de la forêt, il fut attaqué par une troupe d’une vingtaine d’hommes, commandée par un chef qu’à sa taille gigantesque il lui fut facile de reconnaître pour le prince de Buck. Malgré la disproportion du nombre, il ne résolut pas moins de combattre, non point qu’il eût l’espérance de sauver sa vie, mais parce que pendant le combat il espérait que sa femme et son enfant auraient le temps de fuir. En effet, comme la nuit, ainsi que nous l’avons dit, commençait à se faire sombre, Ermengarde se laissa glisser au bas de son cheval et s’enfonça dans la forêt. Confiante alors dans la providence de Dieu, et voulant accomplir autant qu’ilétait en elle ses devoirs de mère et d’épouse, elle cacha sonenfant au milieu d’un buisson, qui poussait proche d’une fontaineappelée encore aujourd’hui le Saulx, à cause des grands saules quil’ombrageaient ; puis, après l’avoir recommandé à Dieu dansune ardente prière, elle revint vers l’endroit de la forêt où elleavait quitté son mari, afin, vivant ou mort, libre ou prisonnier,de partager le sort qu’il avait plu au Seigneur de lui faire.

En arrivant au lieu du combat, elle trouva huit corps mortsétendus par terre. Comme la lune venait de se lever, elle put enexaminer les visages, reconnaître que c’étaient ceux de ses quatreserviteurs et probablement ceux de quatre assaillants ; maisen aucun des trépassés elle ne reconnut son mari : il étaitdonc à coup sûr prisonnier, car elle connaissait trop le noblecomte de Salwart pour penser un seul instant qu’il avait fui. Aumême instant, elle aperçut, à la lueur des torches quil’escortaient, un convoi qui s’avançait dans la direction d’unchâteau fort, qui avait été autrefois une citadelle romaine ;et, comme elle reconnut dans la haute stature de l’homme qui leprécédait à cheval le chef de la troupe qui les avait attaqués,elle ne fit plus de doute que ce convoi n’emmenât son mari. Or,comme elle avait décidé que sa place à elle était près du comte,elle hâta le pas et rejoignit le cortège. Elle ne s’était pointtrompée : le comte, mortellement blessé, était couché sur unbrancard. Les soldats s’écartèrent pour faire place à cette femmedéjà à demi veuve, et de Buck, enchanté d’avoir deux prisonniers aulieu d’un, continua sa route vers son château, où l’on arriva aprèsune demi-heure de marche à peu près.

Dans la nuit, le comte mourut en priant pour son fils. Lacomtesse resta prisonnière.

Dès le lendemain, le prince de Buck offrit à la comtesse deSalwart de racheter sa liberté au prix de ses États, ou du moinsd’une partie. Mais la comtesse pensa que tels elle les avait reçusde ses pères, tels elle devait les conserver à son enfant, etrefusa toute négociation, disant au prince de Buck que, comme sonmari et elle étaient comtes souverains, ayant reçu leurs biens deDieu, c’était à Dieu seul à disposer de leurs biens. Le prince deBuck ordonna alors de resserrer encore la captivité de la comtesse,espérant qu’elle se lasserait de sa prison, et qu’il obtiendrait dutemps ce qu’il voyait bien qu’il ne pourrait obtenir de la menaceet de la violence. Il reprit donc ses brigandages dans la forêtSans-Merci, et Ermengarde continua de prier près de la tombe ducomte.

Il y avait dans la forêt, et non loin de l’endroit où avait eulieu le combat, un ermitage très vénéré habité par un vieilanachorète, qui avait fait force miracles dans son temps, mais quicommençait à se reposer, voyant l’espèce humaine devenir de jour enjour plus mauvaise et ne la jugeant plus digne des célestesspectacles qu’il aurait pu lui donner ; aussi demeurait-ilpour la plupart du temps retiré dans le fond de sa grotte, où il nevivait que du lait d’une biche qui, trois fois par jour, venait luiprésenter sa mamelle. L’ermite buvait une partie de ce lait etfaisait cailler l’autre ; de sorte que, avec quelques racinesqu’il arrachait de terre aux environs de sa grotte, il se trouvaitavoir des provisions suffisantes : grâce à cette frugalité, ily avait plus de cinq ans qu’il n’avait mis le pied dans aucuneville ni dans aucun village.

Or, il arriva qu’un jour le bon vieillard s’aperçut que sa bichene revenait à lui que la mamelle à moitié pleine, si bien que cejour-là il eut encore du lait pour boire, mais n’en eut point àfaire cailler : il attribua cette cause à quelque accidentnaturel qui disparaîtrait sans doute comme il était venu, etattendit au lendemain.

Le lendemain, il trouva sa mesure encore diminuée, et nonseulement il n’en eut pas pour faire cailler, mais encore à peineen eut-il pour boire. Le bon ermite prit patience, espéranttoujours que les choses changeraient, et cela était d’autant plusprobable que sa biche paraissait mieux portante que jamais et avaitun air joyeux qui faisait plaisir à voir.

Mais, le surlendemain, la chose continuait d’aller de mal enpis : la pauvre biche ce jour-là avait la mamelle si sèche quel’ermite, qui n’avait plus même de lait pour boire, fut obligé desortir de sa grotte pour aller chercher de l’eau. Il profita enmême temps de la circonstance pour faire provision de racines, cardepuis deux jours il était à la diète, et son ordinaire était déjàsi peu de chose que, quelque peu qu’on en retranchât, le jeûnedevenait par trop rigoureux pour être supporté.

Le jour d’après, la biche revint la mamelle parfaitementvide.

Pour cette fois, il n’y avait pas à s’y tromper : quelquevoleur se trouvait sur la route de la bonne pourvoyeuse etinterceptait les vivres du pauvre anachorète. Cependant, avant deconcevoir un si terrible soupçon contre son prochain, le vieillardrésolut de s’en assurer, et, le matin du cinquième jour, comme labiche venait ainsi que d’habitude lui faire sa visite, il ferma laporte sur elle.

Toute la journée, la biche parut fort inquiète, allant del’ermite à la porte de l’ermitage, et de la porte de l’ermitage àl’ermite ; le tout en bramant d’une façon si lamentable, quele vieillard vit bien qu’il se passait quelque chose d’étrange.Pendant ce temps, au reste, sa mamelle se remplissait comme auxjours de sa plus grande abondance, et l’ermite fut obligé de latraire trois fois. Il était donc bien évident que le défaut de laitqu’il avait trouvé chez elle depuis quelques jours ne devait pasêtre attribué à la stérilité.

Le soir, l’ermite entrouvrit la porte pour se chauffer, commec’était son habitude, aux derniers rayons du soleil couchant ;mais, quelque précaution qu’il eût prise en ouvrant la porte pourretenir la biche prisonnière, celle-ci, dès qu’elle vit uneouverture, s’élança si violemment qu’elle renversa le vieillard,et, se trouvant libre, s’élança joyeuse et bondissante dans laforêt.

L’ermite se releva en secouant la tête ; il connaissait sabiche et la savait incapable de se porter à un pareil acte deviolence, même pour recouvrer sa liberté, car quelquefois, étanttombé malade, il l’avait vue des jours entiers rester couchée prèsde lui, ne sortant que pour brouter l’herbe et revenant aussitôt.Il comprit donc qu’il y avait là-dessous quelque mystère, et que cemystère était tout autre chose que ce qu’il avait soupçonnéd’abord.

Le jour suivant, sa conviction redoubla quand il ne vit pointrevenir la biche : c’était la première fois depuis cinq ansque le fidèle animal manquait à ses habitudes. Le bon ermiteattendit ; mais toute la journée se passa sans que la bichereparût.

Le lendemain, le vieillard commença de craindre qu’il ne fûtarrivé malheur à sa compagne. Aussi, dès le point du jour,alla-t-il ouvrir sa porte ; mais alors il la vit qui broutaità quelques pas de l’ermitage ; en l’apercevant, la bichemanifesta par quelques bonds joyeux le plaisir qu’elle avait à lerevoir ; mais ce fut tout, car elle ne fit pas un pas versl’ermitage. L’anachorète l’appela ; à sa voix, fût-elle à cinqcents pas de distance, elle avait l’habitude d’accourir ;mais, cette fois, elle se contenta de tourner la tête de son côtéen dressant les oreilles. L’ermite fit alors quelques pas verselle ; mais elle s’éloigna à mesure qu’elle le vit s’avancer.Il était évident qu’elle lui gardait rancune de sa captivité de laveille, et qu’elle ne voulait pas s’y exposer une seconde fois.

Ce langage mimique était trop clair pour que le vieillard ne lecomprît pas : il résolut donc de pénétrer les causes duchangement de la biche à son égard ; et comme, vers le midi,elle cessa de paître et parut manifester l’intention de s’enfoncerdans la forêt, l’ermite, de son côté, prit la résolution de lasuivre. Ce qu’il fit en effet, secondé par la complaisance del’animal, qui, comme s’il eût compris l’intention du vieillard,continua de marcher joyeusement par sauts et par bonds, mais sansjamais s’éloigner assez de lui pour qu’il la perdît de vue.

La biche conduisit ainsi le vieillard dans une charmante valléetoute plantée de saules qui trempaient l’extrémité de leurs longuesbranches pleurantes dans un petit ruisseau dont l’ermiteconnaissait la source pour s’y être souvent désaltéré. Arrivée àquelques pas de cette source, la biche fit trois ou quatre bonds etdisparut. Le vieillard hâta le pas et arriva à l’endroit où ill’avait perdue de vue : là, il s’arrêta, regardant autour delui sans rien voir autre chose qu’un gros buisson, sur lequelchantait un rossignol. Bientôt, au milieu de ce buisson, ilentendit bramer doucement ; il s’approcha alors avecprécaution et aperçut la biche couchée et allaitant un petit garçonde trois ou quatre mois, qui pressait ses mamelles avec ses petitesmains. Le voleur était trouvé.

Le vieillard tomba à genoux et loua Dieu. Puis, ne voulant paslaisser la faible créature exposée aux animaux féroces auxquelselle avait échappé jusqu’alors comme par miracle, il la prit entreses bras, et, l’enveloppant dans un pan de sa robe, il l’emportadans son ermitage.

La biche les accompagna, regardant l’enfant et léchant les mainsdu vieillard.

Le vieillard appela l’enfant Lyderic en mémoire du rossignol quichantait sur le buisson où il l’avait trouvé : liedervoulant dire en vieil allemand : joyeux chansonnier.

On devine qu’à compter de ce jour le bon anachorète vécut d’eauet de racines, laissant à son nourrisson tout le lait de labiche : aussi le nourrisson venait-il gros et fort que c’étaitmerveille ; à huit mois il se tenait debout sur ses pieds, et,à dix, il commençait à parler.

L’ermite lui apprit à lire dans la Bible. Mais de toutes leshistoires que contenait le livre saint, celles qui lui plaisaientdavantage étaient l’histoire de Nemrod, de Samson et de JudasMachabée.

Chapitre 2

 

Aussi, dès qu’il put courir, l’enfant se fit-il une fronde et unarc ; et bientôt son adresse fut telle, que, si éloigné et sipetit que fût le but, il était sûr de l’atteindre avec sa flèche etavec sa pierre.

Ses forces croissaient en proportion de son adresse. À huit ansil était fort comme un homme ordinaire, et à dix, comme il sepromenait un jour, ainsi que c’était son habitude, avec sa bonnenourrice, qui commençait à se faire vieille, un loup affamé se jetasur elle ; mais lui se jeta sur le loup et il l’étouffa entreses bras. Puis de sa peau il se fit un vêtement, comme il avait vu,dans les gravures byzantines de la Bible du vieil ermite, queSamson s’en était fait un de la dépouille du lion.

Comme il ne se servait de sa fronde et de son arc que contre lesoiseaux de proie ou les animaux de carnage, tout ce qui étaitfaible l’aimait et lui faisait fête : les lapins couraientdevant lui, les chevreuils le suivaient comme s’il eût été leberger de leur troupeau sauvage, et les oiseaux volaient au-dessusde sa tête en lui chantant leurs plus mélodieuses chansons ;et, parmi les oiseaux, les rossignols surtout, dont il y avait tousles ans un nid sur le buisson où il avait été trouvé, si bien queleur langage, inintelligible pour les autres, était compréhensiblepour lui, et qu’il entendait tout ce qu’ils disaient.

Le vieil ermite voyait cela en pleurant de joie et en disant quele jeune homme était béni de Dieu.

Le premier chagrin qu’eut Lyderic fut causé par la mort de sabonne biche : l’enfant ne savait point ce que c’était que lamort. Le vieillard le lui expliqua ; mais l’explication, aulieu de le consoler, le rendit plus triste encore. Il creusa unefosse pour elle, la recouvrit de terre et de gazon, puis il s’assiten pleurant près de la tombe.

Alors un rossignol se mit à chanter au-dessus de satête :

« Tout vient de Dieu, tout retourne à Dieu, l’éphémère enune seconde, l’insecte en une heure, la rose en un jour, lepapillon en six mois, le rossignol en un lustre, la biche en quinzeans et l’homme en un siècle, et depuis l’éphémère qui a vécu uneseconde jusqu’à l’homme qui a vécu un siècle, une fois mort, ilsemblera à l’éphémère, à l’insecte, au rossignol, à la biche et àl’homme, qu’ils auront vécu le même temps, car ils n’auront plusd’autre horloge que celle de l’éternité, dont un battementdit : jamais, et l’autre battement : toujours.

« Dieu est immortel, louons Dieu. »

Et le rossignol se mit alors à chanter, toujours dans sonlangage, un cantique si plein de foi, que Lyderic leva son regardau ciel, et qu’un rayon de soleil sécha les larmes qui coulaient deses yeux : l’enfant était consolé.

Cependant la consolation n’est pas l’oubli : l’une est lafille de la foi, l’autre est le fils de l’égoïsme. Tous les joursLyderic venait rendre visite à la tombe de la biche, sur laquellepoussaient des fleurs, et autour de laquelle chantaient lesoiseaux. Peu à peu le gazon qui la couvrait se confondit avec legazon voisin : à la fin de l’année, à peine s’il pouvaitreconnaître la place. L’hiver vint, la terre se couvrit deneige ; puis le printemps reparut à son tour, étendant sur laterre son tapis d’herbe tout brodé de fleurs ; la nature étaitplus belle que jamais ; mais tout vestige du tombeau de lapauvre biche avait disparu, et il fut impossible à Lyderic deretrouver même sa place.

Tandis qu’il la cherchait, courbé vers la terre, le rossignolchanta :

« Cherche, Lyderic, cherche ; mais tu chercherasvainement. Le monde n’est formé que de débris humains ; chaqueatome de poussière a appartenu à un être animé : si toutefosse ne s’affaissait d’elle-même, la terre aurait plus de vaguesque l’Océan, et l’homme ne trouverait pas de place pour sa tombeentre la tombe de ses pères et celle de ses fils. »

Lorsque Lyderic eut atteint l’âge de quinze ans, le vieilanachorète commença de lui apprendre l’histoire : c’était unancien clerc fort savant, tout à fait versé dans les languesanciennes, de sorte que les temps païens lui étaient familiers. Ilrésulta de ces connaissances qu’à ses trois héros bibliques Lydericne tarda point d’ajouter Alexandre, Annibal et César. Il lui appritensuite comment ce monde romain, si vaste qu’au-delà de sesfrontières on ne connaissait que déserts inhabités ou mersinnavigables, s’était un jour lézardé par le milieu, si bien que dechacun de ses deux morceaux on avait fait un empire. Il lui racontacomment les nations asiatiques, poussées par la voix de Dieu,s’étaient tout à coup répandues sur l’Europe pour rajeunir, de leursang barbare, le corps corrompu de la vieille civilisation, etcomment à cette heure même ils accomplissaient leur œuvrerégénératrice, les Visigoths en Espagne, les Lombards en Italie etles Francs dans les Gaules. Ces récits mêlés de combats et deguerre avaient pour Lyderic un tel charme qu’il était rare que levieillard eût besoin de répéter deux fois la même histoire pour quecette histoire se fixât dans son esprit. Il en résulta qu’à l’âgede dix-huit ans Lyderic, dont la double éducation physique etmorale était accomplie, était, quoiqu’il n’eût point quitté saforêt nourricière, un des hommes les plus forts et les plussavants, non seulement du royaume des Francs, mais encore du mondetout entier.

Alors, comme s’il n’eût attendu que ce moment pour terminer salongue et sainte carrière, le digne anachorète, qui venaitd’atteindre sa centième année, tomba malade ; et, sentant quesa fin approchait, après avoir raconté à Lyderic tout ce qu’ilsavait sur son compte, lui remit un chapelet auquel pendait unemédaille de la Vierge, et qui, étant roulé autour de son cou lejour où il l’avait trouvé, était le seul signe à l’aide duquel ilpût reconnaître ses parents ; puis il le laissa libre de vivredans la retraite comme il avait vécu jusqu’alors, ou d’entrer dansle monde, certain que, quelque voie que le pieux jeune hommesuivît, cette voie lui serait tracée par le doigt du Seigneur.

Puis, ce dernier soin accompli, il alla rendre compte à Dieud’un siècle tout entier consacré à son service.

Ce fut la seconde grande douleur de Lyderic : si certainqu’il fût que le digne vieillard était à cette heure au rang desélus, tout en glorifiant sa mémoire il n’en pleurait pas moins saperte. Pendant toute la journée et toute la nuit il pria près delui, afin qu’il veillât sur lui du haut du ciel, comme il avaitl’habitude de faire sur la terre ; et, le jour venu, il lecoucha dans la fosse que le vieil ermite s’était creusée lui-même,et sur la fosse il planta un jeune marronnier, afin que la tombe deson père ne fût point perdue comme celle de sa nourrice.

Puis, ces derniers devoirs accomplis, se croyant seul sur laterre, Lyderic s’assit au pied de l’arbre qu’il venait de planter,incertain s’il devait, comme l’ermite, passer sa vie dans ce petitcoin du monde, inconnu et priant, ou s’il devait, comme les autreshommes, se mettre à la poursuite de ces deux fantômes aux piedslégers, qu’on appelle la gloire et la fortune.

Comme son esprit flottait irrésolu d’un désir à l’autre, lerossignol vint se reposer sur l’arbre qu’avait planté Lyderic et semit à chanter :

« Il y a deux choses sacrées dans le monde entre les chosessacrées, c’est la tombe d’un père et la vieillesse d’une mère. Ilest un devoir à accomplir entre tous les devoirs, c’est celui quiprescrit à l’enfant de fermer les yeux qui ont vu s’ouvrir lessiens. »

Lyderic comprit le conseil que lui donnait le rossignol, et,ayant coupé un jeune chêne pour s’en faire un bâton de voyage, ilse mit en route sans inquiétude, certain qu’il trouverait partoutdes racines pour apaiser sa faim et une source pour étancher sasoif.

Lyderic marcha trois jours sans trouver la fin de la forêt,puis, vers le matin du quatrième jour, ayant entendu des coups demarteau, il se dirigea vers le bruit. Bientôt un nouveau guide vintà son secours, c’était la fumée qui s’élevait au-dessus des arbres.Lyderic doubla le pas, et, au bout d’un instant, il se trouva prèsd’une forge immense dans laquelle s’agitaient, comme dans un enfer,une douzaine de forgerons qui obéissaient aux ordres d’un homme quiparaissait leur chef. Au-dessus de la porte de la forge était uneenseigne avec ces mots : Maître Mimer, armurier.

Lyderic s’arrêta un instant derrière un arbre : c’était lapremière fois qu’il allait se trouver en contact avec les hommes,et il était défiant comme un jeune daim. Pendant qu’il était là, ilvit un beau chevalier qui arrivait à cheval, vêtu d’une armurecomplète, moins une épée. Parvenu devant la porte de maître Mimer,il descendit de son cheval, en jeta la bride aux mains de sonécuyer et entra dans la forge. Maître Mimer ouvrit alors unearmoire et présenta au chevalier une magnifique épée :celui-ci la lui paya en pièces d’or, puis, s’étant remis en selle,il continua son chemin et disparut.

À la vue de cette épée, l’envie prit à Lyderic d’en avoir unepareille.

Chapitre 3

 

Comme Lyderic n’avait pas d’or pour acheter l’épée qu’ilconvoitait, il résolut de s’en forger une lui-même. Alors,s’approchant de la forge :

– Maître, dit-il en s’adressant à Mimer, je voudrais bienune épée comme celle que tu viens de vendre à ce chevalier ;mais, comme je n’ai ni or ni argent pour l’acheter, il faut que tume permettes de la faire moi-même à ta forge et avec tesmarteaux ; j’y travaillerai deux heures par jour ; lereste de mon temps sera à toi, et, en échange de ce temps, tu medonneras une barre de fer : le reste me regarde.

À cette demande étrange et à la vue de cet enfant sans barbe,les compagnons se mirent à rire, et maître Mimer, le regardantpar-dessus son épaule :

– J’accepte ta proposition, lui dit-il ; mais encorefaut-il que je sache si tu as la force de lever un marteau.

Lyderic sourit, entra dans la forge, prit la masse la pluspesante, et, la faisant voltiger d’une seule main autour de satête, comme un enfant aurait fait d’un maillet en bois, il enfrappa un si rude coup sur l’enclume que l’enclume s’enfonça d’undemi-pied dans la terre ; et, avant que maître Mimer et sescompagnons fussent revenus de leur surprise, il avait frappé troisautres coups avec la même force et le même résultat, si bien quel’enclume était prête à disparaître.

– Et maintenant, dit Lyderic en reposant sa masse,croyez-vous, maître Mimer, que je suis digne d’être votreapprenti ?

Maître Mimer était stupéfait : il s’approcha de l’enclume,pouvant à peine croire ce qu’il avait vu, et essaya de l’arracherde terre ; mais, voyant qu’il ne pouvait y parvenir, ilordonna à ses compagnons de l’aider : les compagnons aussitôtse mirent à l’œuvre, mais tous leurs efforts furent inutiles ;alors on alla chercher des leviers, des cordes et uncabestan ; mais ni cabestan, ni cordes, ni leviers ne lapurent faire bouger d’une ligne. Ce que voyant Lyderic, il pritpitié du mal que se donnaient ces pauvres gens ; et, leurayant fait signe de s’écarter, il s’approcha de l’enclume à sontour et l’arracha avec la même facilité qu’un jardinier eût faitd’une rave.

Maître Mimer n’avait garde de refuser un tel compagnon, car ilavait mesuré du premier coup de quel secours il lui pouvaitêtre ; en conséquence, il se hâta de dire à Lyderic qu’ilacceptait les conditions qu’il lui avait proposées, tant ilcraignait que celui-ci ne se repentît d’avoir été si facile et nelui en demandât d’autres. Mais, comme on le pense bien, Lydericn’avait qu’une parole, et, à l’instant même, il fut installé chezmaître Mimer, avec le titre de treizième compagnon.

Tout alla à merveille : Lyderic choisit la barre de fer quilui convenait, et, tout en s’acquittant fidèlement des obligationscontractées avec maître Mimer, grâce aux deux heures qu’il s’étaitréservées chaque jour, sans leçons, sans enseignement, rien qu’enimitant ce qu’il voyait faire, il parvint en six semaines à seforger la plus belle et la plus puissante épée qui fût jamaissortie des ateliers de maître Mimer. Elle avait près de six piedsde long, la poignée et la lame étaient faites d’un mêmemorceau ; la lame était si fortement trempée qu’elle tranchaitle fer comme une autre eût tranché le bois, et la poignée, sidélicatement finie qu’on eût dit, non pas l’ouvrage d’un homme,mais l’œuvre des génies.

Lyderic l’appela Balmung.

Quand maître Mimer vit cette belle épée, il en fut jaloux ;car il pensa qu’adroit et fort comme était Lyderic, il pourrait luifaire un grand tort s’il lui prenait envie de s’établir dans lecanton : ce fut bien pis quand Lyderic lui demanda à resterchez lui encore trois autres mois pour se forger le reste del’armure, convaincu qu’il était que les chevaliers qui verraient cequi sortait de la main du compagnon ne voudraient plus de ce quefaisait le maître. Aussi, tout en faisant semblant d’accepter auxmêmes conditions ce prolongement d’apprentissage, chercha-t-il lesmoyens de se débarrasser de Lyderic. En ce moment, son premiercompagnon, nommé Hagen, qui craignait que le nouveau venu ne prîtsa place, s’approcha de Mimer :

– Maître, lui dit-il, je sais à quoi vous pensez :envoyez Lyderic faire du charbon dans la Forêt-Noire, et il seraimmanquablement dévoré par le dragon.

En effet, il y avait alors dans la Forêt-Noire un dragonmonstrueux qui avait déjà dévoré mainte et mainte personne ;si bien que nul n’osait plus passer dans la forêt. Mais Lydericignorait cela, n’ayant jamais quitté la grotte du bonanachorète.

Mimer trouva le conseil bon, et dit à Lyderic :

– Lyderic, le charbon commence à nous manquer : ilserait bon que tu allasses dans la Forêt-Noire et que turenouvelasses notre provision.

– C’est bien, maître, dit Lyderic, j’irai demain.

Le soir, Hagen s’approcha de Lyderic et lui donna le conseild’aller faire son charbon à un endroit appelé le Rocher qui pleure,lui disant que c’était là où il trouverait les chênes les plusbeaux et les hêtres les plus forts : Hagen lui indiquait cetendroit, parce que c’était celui où se tenait habituellement ledragon. Lyderic, sans défiance, se fit bien expliquer le chemin parHagen, et résolut d’aller le lendemain faire son charbon à la placequ’on lui avait désignée.

Le lendemain, comme il allait partir, le plus jeune descompagnons monta à sa chambre : c’était un bel enfant à lafigure ronde et enjouée, aux longs cheveux blonds et aux beaux yeuxbleus, nommé Peters, qui était aussi bon que les autres compagnonsétaient méchants. Aussi, comme il était le dernier, avait-il eubeaucoup à souffrir de ses camarades jusqu’au moment où Lydericétait entré dans la forge ; car, de ce moment, Lyderic s’étaitconstitué son défenseur, et personne, dès lors, n’avait plus osélui rien dire, ni lui faire aucun mal.

Peters venait dire à Lyderic de ne point aller à la forêt parcequ’il y avait un dragon ; mais Lyderic se mit à rire, et, touten remerciant Peters de sa bonne intention, il ne s’apprêta pasmoins à partir pour la forêt, mais toutefois après avoir prisBalmung, qu’il eût laissée sans doute s’il n’eût été averti. MaîtreMimer lui demanda alors pourquoi il prenait son épée : Lydericlui répondit que c’était pour couper les chênes et les hêtres dontil comptait faire son charbon. Puis, s’étant informé une secondefois à Hagen du chemin qui conduisait au Rocher qui pleure, il semit en route joyeusement.

En arrivant au bord de la Forêt-Noire, Lyderic, qui craignait dese tromper, demanda à un paysan le chemin du Rocher qui pleure. Lepaysan, croyant que Lyderic ignorait le danger qu’il y avait às’approcher de cet endroit, lui dit qu’il se trompait sansdoute ; que le rocher servait de caverne à un dragon qui avaitdévoré déjà plus de mille personnes. Mais Lyderic répondit qu’ilavait du charbon à faire en cet endroit, parce qu’on lui avait ditque c’était celui où il trouverait les chênes les plus beaux et lesplus forts ; que, quant au dragon, s’il osait se montrer, illui couperait la tête avec Balmung.

Le paysan, convaincu que Lyderic était fou, lui indiqua la routequ’il demandait, puis se sauva à toutes jambes en faisant le signede la croix.

Lyderic entra dans le bois, et, lorsqu’il eut marché une heure àpeu près dans la direction que lui avait indiquée le paysan, ilreconnut à la beauté des chênes et à la force des hêtres qu’ildevait approcher de la retraite du dragon. En outre, la terre étaittellement semée d’ossements humains, qu’on ne savait où poser lepied pour ne point marcher dessus. En effet, ayant fait quelquespas encore, il aperçut une énorme pierre, au bas de laquelle étaitl’ouverture d’une caverne. Comme cette pierre était toute mouilléepar une source qui suintait le long de sa paroi, Lyderic reconnutla Roche qui pleure.

Lyderic pensa que le plus pressé était d’exécuter d’abord lesordres de maître Mimer. En conséquence, il se mit à faire choixd’un emplacement pour établir son fourneau ; puis, ce choixfait, il frappa si rudement avec Balmung sur les arbres quil’entouraient, qu’en moins d’un quart d’heure il eut construit unénorme bûcher. Le bûcher construit, Lyderic y mit le feu.

Cependant, aux premiers coups qui avaient retenti dans la forêt,le dragon s’était éveillé et avait allongé la tête jusqu’à l’entréede sa caverne. Lyderic avait vu cette tête qui le regardait avecdes yeux flamboyants ; mais il avait pensé qu’il serait tempsde s’interrompre de son ouvrage quand le dragon viendrait à lui.Cependant, soit que le monstre fût repu, soit qu’il vît à qui ilavait affaire, il se tint tranquille tout le temps que Lyderic futoccupé à bâtir son fourneau ; mais, lorsqu’il vit briller laflamme, il se mit à siffler avec tant de violence, que tout autreque le jeune homme en eût été épouvanté. C’était déjà quelquechose, mais ce n’était point assez pour Lyderic, qui, afin del’exciter davantage, prit des tisons ardents au bûcher et commençade les jeter à la tête du dragon.

Le monstre, provoqué d’une façon aussi directe, sortit de lacaverne, déroula ses longs anneaux et s’avança en battant des ailesvers Lyderic, qui, après avoir fait une courte prière, lui épargnala moitié du chemin. Aussitôt commença un combat terrible, pendantlequel le dragon poussait de si horribles hurlements, que lesanimaux qui étaient à deux lieues à la ronde sortirent de leurstanières et s’enfuirent : il n’y eut qu’un rossignol qui restatout le temps de la lutte perché sur une petite branche au-dessusde la tête de Lyderic, ne cessant d’encourager le jeune homme parson chant. Enfin, le dragon, percé déjà par plusieurs coups de laterrible Balmung, commença de battre en retraite vers son repaire,laissant le champ de bataille tout couvert d’une mare de sang. MaisLyderic prit un tison allumé à son fourneau, le poursuivit dans sacaverne, où il s’enfonça après lui, et, au bout de dix minutes,reparut à l’entrée, tenant, comme le chevalier Persée, la tête dumonstre à la main.

Alors, en le voyant venir ainsi victorieux, le rossignol se mità chanter :

« Gloire à Lyderic, au pieux jeune homme qui a mis saconfiance en Dieu au lieu de la mettre en sa force. Qu’il dépouilleses vêtements, qu’il se baigne dans le sang du monstre, et ildeviendra invulnérable. »

Lyderic n’eut garde de négliger l’avis que lui donnait lerossignol ; il jeta aussitôt le peu de vêtements qu’il avait,s’approcha de la mare de sang qu’avait répandue le dragon ;mais, dans le trajet, une feuille de tilleul étant tombée sur sondos, elle s’y attacha, car, après un si rude combat, la peau dujeune homme était tout humide de sueur.

Lyderic se roula dans le sang du monstre, et, à l’instant même,tout son corps se couvrit d’écailles, à l’exception de l’endroit oùétait tombée la feuille de tilleul.

Le soir même, comme son charbon était fait, Lyderic en chargeaun grand sac sur son dos, et, prenant à la main la tête du dragon,il s’achemina vers la forge de maître Mimer, où il arriva lelendemain matin.

L’étonnement fut grand à la forge : personne ne comptaitplus voir Lyderic. Néanmoins, avec quelque sentiment qu’on le vîtrevenir, chacun lui fit bonne mine, et surtout Hagen, qui, pourrien au monde, n’aurait voulu que le jeune homme se doutât dumauvais tour qu’il avait voulu lui jouer. Mais le maître et lui, deplus en plus envieux contre Lyderic, rêvèrent aussitôt à quelsnouveaux dangers ils pourraient l’exposer.

Chapitre 4

 

Lyderic ne leur en donna pas le loisir, car le même jour ilsignifia à maître Mimer que, lui ayant, moins deux heures par jour,donné les semaines de son temps en échange de sa barre de fer, ilsétaient quittes ; en conséquence, il emportait Balmung etallait courir le monde pour y chercher des aventures, commefaisaient les chevaliers qui venaient tous les jours acheter desarmes à la forge. Mimer fit alors observer au jeune homme que cen’était point assez d’une épée pour se mettre en route dans unetelle intention, et qu’il lui fallait encore une cuirasse ;mais Lyderic lui répondit qu’une cuirasse lui était parfaitementinutile, attendu qu’après avoir tué le dragon il s’était baignédans son sang, ce qui le rendait invulnérable, à l’exception d’uneseule place, où était tombée une feuille de tilleul.

Maître Mimer et Hagen auraient bien voulu savoir quelle étaitcette place, mais ils n’osèrent pas le demander à Lyderic, de peurde lui inspirer des soupçons ; ils prirent donc congé de luiavec les expressions de la plus cordiale amitié, et ayant, commedes Judas, le baiser sur les lèvres, mais la trahison dans lecœur.

Lyderic chercha partout Peters pour lui dire adieu, mais il neput pas le trouver.

À cent pas de la forge, il rencontra l’enfant, qui l’attendaitderrière un arbre.

– Frère, lui dit l’enfant qui croyait Lyderic son égal, mescompagnons de la forge me haïssent, parce que je t’aimais ; jen’ose plus retourner auprès d’eux. Tu es fort et je suis faible,veux-tu que je t’accompagne ? tu me défendras et je teservirai.

– Viens, dit Lyderic.

Et l’enfant et le jeune homme se mirent gaiement en voyage.

Ils marchèrent ainsi quinze jours, droit devant eux, sans savoiroù ils étaient, mangeant des racines, buvant de l’eau, dormant aupied des arbres des forêts ou des bornes de la route, et confiantsen Dieu, aux mains duquel ils avaient remis leur destinée.

Vers le soir du quinzième jour, ils arrivèrent dans un bois trèsépais et très magnifique, où ils entendirent les aboiements d’unemeute et les cors des chasseurs. Lyderic se dirigea vers le bruit,car il était amoureux de tout amusement qui lui rappelait laguerre, et il arriva ainsi à un carrefour où il vit un sangliermonstrueux qui était acculé dans un bouge et qui tenait tête auxchiens. En même temps, un cavalier richement vêtu, et qui était sibien monté qu’il précédait tous les autres chasseurs de plus dedeux traits de flèche, accourut par une des allées, un épieu à lamain, et, sans attendre sa suite, s’élança vers le sanglier, qu’ilfrappa courageusement de son arme ; mais aussitôt le sanglier,furieux de sa blessure, abandonna les chiens auxquels il faisaittête, et, piquant droit à son antagoniste, il passa entre lesjambes du cheval, dont il ouvrit le ventre d’un coup de boutoir, etcela de telle façon que ses entrailles en sortirent et tombèrentjusqu’à terre. Le cheval, se sentant si cruellement blessé, secabra de douleur et se renversa sur son maître.

Aussitôt le sanglier, la soie hérissée et faisant claquer sesboutoirs, revint sur celui qui l’avait blessé ; mais Lyderic,d’un seul bond, s’élança entre l’animal et le cavalier renversé,et, d’un seul coup de Balmung, perça le sanglier de part en part.Puis aussitôt, courant à celui auquel il venait de sauver la vie,il le tira de dessous son cheval. Pendant ce temps, Peters coupaitla hure du sanglier et la présentait à Lyderic, qui la déposa auxpieds du chasseur, comme étant celui à qui elle devait appartenirde droit.

En ce moment, tout le reste de la chasse arriva, et chacun,sautant à bas de cheval, s’empressa de demander au noble chasseurs’il n’était point blessé ; mais celui-ci, pour toute réponse,présenta Lyderic aux seigneurs qui l’entouraient en leurdisant :

– Que ceux qui sont aises de me voir sain et saufremercient ce jeune homme, car c’est à lui que je dois la vie.

Aussitôt tous les chasseurs entourèrent Lyderic, en lui faisantforce compliments, que Lyderic leur laissa faire en les regardant,tout étonné d’être ainsi félicité pour une action qui lui avaitparu à lui si simple et si naturelle. Enfin les félicitationsallèrent si loin, que Lyderic, croyant ces gens fous, demanda dansquel pays il était et quel était l’homme auquel il venait de sauverla vie.

Les courtisans lui répondirent qu’il était dans la forêt deBraine, et que celui auquel il venait de sauver la vie était le roiDagobert.

Lyderic, qui connaissait par renommée la sagesse et le couragede ce prince, dont le nom, en langue teutonique, voulait direbrillante épée, s’avança alors modestement vers lui, et,mettant un genou en terre, il lui fit un compliment si bien tourné,que Dagobert, voyant qu’il avait affaire à un jeune homme d’unecondition plus distinguée que ne l’indiquaient ses vêtements, lereleva aussitôt en lui demandant à son tour d’où il venait et quiil était.

– Hélas ! sire, dit Lyderic, je ne puis répondre qu’àla première de ces deux questions. Je viens du bois Sans-Merci, quiest situé dans les environs du château du prince de Buck, sansm’être arrêté autrement que six semaines à la forge de maître Mimerpour me forger cette épée. Quant à ce qui est de ce que je suis, jene me connais pas moi-même, ayant été trouvé sous un buisson, prèsde la fontaine de Saulx, par un digne et bon ermite qui m’a élevé,et dont, vivant, je n’eusse jamais quitté la personne, ni mort, latombe, si un rossignol ne m’avait dit que le premier devoir d’unenfant était de chercher à connaître sa mère. Alors je me suis misen route, m’en rapportant à Dieu du choix du chemin. Dieu a choisile bon, puisqu’il m’a conduit ici assez à temps pour sauver la vieau plus grand roi de la chrétienté.

– Oui, tu as raison, mon enfant, et c’est Dieu lui-même quit’a conduit ici, reprit le roi Dagobert ; car peut-êtrepourrai-je t’apprendre ce que tu ignores. Éloi, continua le roi ense tournant vers le digne évêque de Noyon, qui était tout à la foisson orfèvre, son trésorier et son ministre, qu’avez-vous fait de lalettre que nous avons reçue ce matin même de notre vassale la nobleprincesse de Dijon, dame Ermengarde de Salwart, dont nous avionsmis la principauté en tutelle, la croyant morte, et qui n’était queprisonnière du prince de Buck.

– La voici, sire, dit Éloi.

C’était une lettre que la princesse de Dijon avait enfin réussià faire parvenir au roi par un des hommes d’armes du prince deBuck, qu’elle avait séduit en lui donnant une bague qui valait biensix mille livres tournois.

Le roi prit la lettre et la lut.

C’était mot pour mot le récit de la manière dont son mari etelle avaient été attaqués dans la forêt Sans-Merci par le prince deBuck et ses gens ; puis elle racontait la façon dont elles’était laissée glisser de cheval avec son enfant, comment elleavait déposé cet enfant, qui était un garçon, dans un buisson prèsd’une fontaine ombragée par des saules ; puis enfin comment,dans l’espérance que Dieu veillerait sur lui, elle l’avait laissélà pour rejoindre son mari blessé, lequel était mort dans la nuitsuivante. Depuis ce temps, elle était prisonnière du prince de Bucket n’avait jamais voulu consentir à aucune rançon, regardant laprincipauté de Dijon comme l’apanage de son enfant.

En conséquence, elle suppliait le roi Dagobert, non pas de lavenir délivrer, car elle ne voulait pas entraîner son suzerain dansune guerre avec un vassal si puissant que le prince de Buck, maisde faire chercher son fils, qui devait avoir dix-huit ans, et delui rendre la principauté de Dijon, qui était l’héritage de sonpère.

Elle espérait qu’on reconnaîtrait cet enfant à un chapeletqu’elle lui avait roulé autour du cou, lequel chapelet soutenaitune médaille à l’effigie de la Vierge.

Pendant tout le temps qu’avait duré la lecture, Lyderic avaitécouté, les mains jointes et les larmes aux yeux ; mais,lorsque le dernier paragraphe fut fini, il poussa un grand cri dejoie, et, ouvrant son habit, il montra au roi la médaille et lechapelet.

Le roi Dagobert avait d’abord voulu faire du meurtre de Salwartet de l’emprisonnement d’Ermengarde par le prince de Buck uneaffaire de suzerain à vassal ; mais Lyderic, se jetant à sesgenoux, avait réclamé, comme un droit à lui appartenant, lavengeance de son père et de sa mère, et cela avec tant d’instances,qu’il avait été forcé de lui accorder sa demande, et qu’il avaitautorisé Lyderic à défier Phinard, promettant de plus au jeunehomme que, si Phinard acceptait le défi, il l’armerait lui-mêmechevalier et se déclarait d’avance son parrain.

En conséquence, Dagobert ordonna que le héraut de France se tîntprêt pour aller défier le prince de Buck ; mais, cette foisencore, Lyderic lui fit observer que, puisque c’était une affaireparticulière, c’était un héraut particulier qui devait porter seslettres de défiance. Dagobert se rendit à ses raisons, et laissaLyderic libre de choisir son héraut, se chargeant seulement de luidonner une suite digne d’un prince. Lyderic choisit Peters, car,quoique l’enfant eût à peine quatorze ans, il connaissait tellementla grande amitié qu’il lui portait qu’il se fiait plus à lui qu’àqui que ce fût au monde.

Peters partit accompagné de six écuyers et de vingt hommesd’armes, et, traversant toute la Picardie, il entra en Flandre etvint jusqu’au château de Phinard, qui s’élevait à l’endroit même oùest situé aujourd’hui le pont de Phin, dans la ville de Lille, qui,à cette époque, n’existait pas encore ; arrivé devant laporte, il s’arrêta avec sa troupe et sonna du cor. Alors lasentinelle sortit de l’échauguette et lui demanda ce qu’il voulait.Peters répondit au soldat qu’il n’avait pas affaire aux valets,mais au maître, et qu’il eût à aller chercher son maître. Sihautaine que fût cette réponse, comme il était facile de juger,d’après la suite de celui qui l’avait faite, qu’il avait le droitde parler ainsi, le soldat alla prévenir le prince de Buck.

Celui-ci, qui était en train de déjeuner, se retourna de fortmauvaise humeur en voyant entrer ce message, car il n’aimait pas àêtre dérangé pendant ses repas, si bien qu’il y avait des peinestrès fortes contre ceux qui se permettaient de contrevenir à sesordres ; en conséquence, il avait déjà donné l’ordre à deux deses gardes de saisir le soldat et de le battre de verges, lorsquecelui-ci lui fit observer bien humblement qu’il n’avait pris laliberté d’entrer que parce que celui qui l’envoyait était suivid’écuyers à la livrée du roi de France, ce qui était facile à voiraux fleurs de lis sans nombre qui parsemaient leur manteau. À cesmots, le prince de Buck se leva vivement, et, comme le roi deFrance était son seigneur suzerain et qu’il connaissait sa sagesseet son courage, il n’eût voulu pour rien au monde se brouiller aveclui ; il se rendit donc sur le rempart pour s’assurer si lesoldat lui avait bien dit la vérité, et s’il n’avait pas été trompépar quelque fausse apparence, mais, au premier coup d’œil qu’iljeta sur la troupe qui était arrêtée devant la porte du château, ilvit bien, comme le soldat, que ceux qui étaient là venaient de lapart du roi Dagobert. En conséquence, il donna aussitôt l’ordre debaisser le pont-levis, afin de recevoir avec tous les honneurs quilui étaient dus celui qui venait au nom de son suzerain ; maisPeters, ayant entendu cet ordre, étendit la main en signe qu’ilvoulait parler. Chacun écouta.

– Prince de Buck, dit Peters, il est inutile que tu fasseslever la herse et baisser le pont-levis, je n’entrerai pas dans tonchâteau ; car ton château est celui d’un traître et d’unmeurtrier : écoute donc d’ici et à la face de tous, ce quej’ai à te dire :

« Je viens, au nom de ton seigneur suzerain, le très grand,très bon et très noble roi Dagobert, te dire qu’il te somme d’avoirà répondre d’ici en un mois, devant les pairs du royaume assemblés,aux charges et accusations que porte contre toi mon maître, le trèshaut et très puissant seigneur Lyderic, prince de Dijon, fils dutrès noble prince Salwart et de très vertueuse dameErmengarde ; premièrement, touchant le meurtre de son pèretraîtreusement assassiné par toi dans le bois Sans-Merci, et,secondement, touchant la détention injuste et cruelle que, depuisdix-huit ans, tu fais subir à sa mère ; si mieux tu n’aimestoutefois accepter l’offre que, sous la protection du roi, te portele seigneur Lyderic, mon maître, du combat à outrance à pied ou àcheval, avec la lance, l’épée ou le poignard.

« Et, en signe de défi, voici le gant que mon maître mecharge de clouer à la porte de ton château.

Et, ce disant, il s’avança jusqu’à la porte sur son cheval, et,faisant ce qu’il avait dit, il y cloua le gant avec sonpoignard.

Si insolent que fût ce défi, le prince de Buck, qui savait dansl’occasion être patient comme un anachorète, écouta d’un bout àl’autre avec un calme apparent ; puis, quand Peters eutfini :

– C’est bien, lui dit-il, retournez vers le roi monseigneur et maître, et l’assurez de ma part que je n’ai commis nifélonie ni trahison ; le prince de Salwart est tombé dans uncombat et non dans un guet-apens. Au reste, j’accepte le défi decelui qui m’accuse, et l’issue du combat prouvera, je l’espère, dequel côté est le bon droit et la vérité.

« Quant à la princesse Ermengarde, dont celui qui vousenvoie réclame la liberté, dites-lui que je lui offre de vidernotre différend ici même, afin que s’il a le dessus, comme il s’envante follement, il n’ait pas la peine de se transporter trop loinpour la délivrer.

« Et maintenant, si vous voulez entrer dans ce château,vous y serez reçu et traité comme a le droit de l’être, chez unvassal, l’envoyé de son souverain.

Mais, au lieu d’accepter cette offre, Peters secoua la tête, et,ayant sonné une seconde fois du cor en manière de congé, ilrepartit au galop avec toute sa suite, et vint rapporter au roiDagobert et au prince Lyderic la réponse de Phinard.

Rien ne pouvait être plus agréable au jeune homme que cetteréponse que Phinard avait faite, non pas que ce dernier comptât surson bon droit, mais se fiant sur sa force. Il demanda donc àDagobert d’activer autant que possible les préparatifs de sonvoyage, ayant hâte de délivrer sa mère.

Pendant ce temps le prince de Buck, qui avait ignoré jusque-làqu’il y eût un héritier du nom de Salwart, fit descendre Ermengardeet lui demanda ce que c’était qu’un certain Lyderic qui se faisaitpasser pour son fils, et qui, sous la protection du roi de France,était venu le provoquer au combat. Alors Ermengarde, pour touteréponse, tomba à genoux, remerciant Dieu avec une telle expressionde reconnaissance, que Phinard n’eut plus de doute que le hérautn’eût dit la vérité. Alors il demanda à la princesse comment il sefaisait qu’elle ne lui avait jamais parlé de ce fils, et Ermengarderépondit que c’est qu’elle avait craint qu’il ne s’en emparât et nele fît mourir ; mais que, puisqu’à cette heure il était sousla protection d’un aussi grand roi que le roi des Francs, et parconséquent n’avait plus rien à craindre, elle pouvait tout luidire. En effet, elle lui raconta comment les choses s’étaientpassées. Phinard demanda alors quel âge avait ce fils. Ermengarderépondit qu’il pouvait avoir dix-huit ou dix-neuf ans, et Phinardse mit à rire ; car il lui semblait étrange qu’un enfant decet âge vînt s’attaquer à lui, qui était dans toute la force de lavirilité, et si expert dans les armes, qu’à cent lieues à la rondenul homme peut-être n’eût osé se mesurer contre lui. Il attenditdonc avec une tranquillité parfaite l’arrivée de son adversaire,convaincu qu’il en aurait bon marché.

Il était dans cette persuasion lorsqu’un matin la sentinellevint lui dire qu’on apercevait une grosse troupe de cavaliers quis’avançait vers le château de Buck. Phinard monta aussitôt sur unetour, et, ayant bientôt reconnu que c’était le roi de France et sacour, il fit ouvrir les portes et s’avança au-devant de lui avectoute sa garnison, mais tête nue et sans armes, comme il convenaità un vassal devant son maître.

À la droite du roi était Lyderic, monté sur un magnifique chevalque lui avait donné le roi, et dont les housses de velours frangéesd’or tramaient jusqu’à terre. À gauche était le digne évêque deNoyon, dont Dagobert ne pouvait se passer un seul instant, en cequ’il le consultait sur toute chose.

Phinard, après avoir jeté sur Lyderic un regard rapide, maisscrutateur, qui le rassura encore, vu son extrême jeunesse, invitatoute la chevauchée à entrer au château. Mais Dagobert réponditqu’une accusation d’assassinat et de forfaiture pesant sur lui, ilne pouvait entrer dans son château tant qu’il n’en serait paslavé.

Alors Phinard répéta ce qu’il avait déjà dit : que la mortde Salwart était la suite d’un combat, et non d’un guet-apens, etqu’Ermengarde n’était restée prisonnière qu’à la suite de démêlésd’intérêts, ne voulant pas lui rendre, à lui Phinard, certainesportions de la principauté de Dijon sur lesquelles il prétendaitavoir des droits. Mais Lyderic ne put supporter plus longtempsqu’un mensonge si évident fût proféré devant lui.

– Sire, dit-il en s’adressant au roi, cet homme ment par lagorge ; d’ailleurs je ne suis pas venu, avec la permission deVotre Majesté, pour écouter ses raisons, mais pour mesurer mon épéeavec la sienne ; que Votre Majesté veuille donc bien ordonnerque les préparatifs du combat soient faits à l’instant même, cardepuis dix-huit ans ma mère est prisonnière et attend l’heure àlaquelle elle reverra son fils.

– Vous entendez ? dit le roi en se tournant vers leprince de Buck.

– Oui, sire, répondit Phinard, et je n’ai pas moins de hâted’en venir aux mains que celui qui m’accuse, et la fin du combat,je l’espère, me sera plus agréable encore que le commencement.

– Que l’on prépare donc à l’instant la lice, dit le roi, etque chaque champion songe à mettre sa conscience en repos, car lejugement de Dieu aura lieu demain matin, et malheur à celui que leSeigneur appellera pour l’interroger sans qu’il soit préparé à luirépondre.

Phinard s’inclina et rentra dans son château. Le roi Dagobertfit poser ses tentes à l’endroit même où il était ; etl’espace qui se trouvait compris entre le camp royal et laforteresse princière fut désigné pour la lice.

Chapitre 5

 

Lyderic passa la fin de la journée en prières ; puis, versle point du jour, il se confessa au saint évêque de Noyon, qui luidonna l’absolution de ses péchés.

Quant au prince de Buck, il agit d’une bien autre façon :car, complètement rassuré par la vue du jeune homme contre lequelil allait combattre, il n’avait conservé aucune crainte, et, simauvaise que fût sa cause, il comptait bien que son bras ne luiferait pas défaut dans une pareille occasion. Au lieu de passer lanuit en prières et en dévotions, comme il aurait dû faire, ilcommanda donc un grand souper, afin de faire fête à tous sesofficiers, et, en manière de brave, il invita la princesseErmengarde à en venir prendre sa part en lui disant qu’il lui avaitréservé une place à sa table en face de lui.

La princesse Ermengarde fit répondre à Phinard que la seuletable dont elle dût s’approcher en un pareil moment était celle duSeigneur. En effet, le messager rapporta à Phinard qu’il avaittrouvé Ermengarde agenouillée dans la chapelle.

Phinard se mit joyeusement à table avec ses officiers, enlaissant la place de la comtesse vide, afin que, si elle changeaitd’avis, elle pût la venir prendre ; puis il s’assit en face decette place, et donna le signal en se versant à boire et en passantà ses convives une cruche pleine de vin.

Le souper se prolongea fort avant dans la nuit au milieu deschants de joie, des blasphèmes et des éclats de rire ; tandisque la cloche sonnait tristement les heures que le temps emportaitet que Phinard aurait dû employer d’une tout autre façon.

Au premier coup de minuit, les lampes pâlirent, et l’on entenditcomme un pas lourd qui s’approchait lentement par la salle d’armes,à l’autre extrémité de laquelle était la chapelle ; chacun seretourna en silence du côté par où venait le bruit ; et, commela cloche frappait pour la douzième fois, la porte s’ouvrit, et unchevalier parut.

Mais ce qui fit frissonner tout le monde jusqu’au fond du cœur,c’est que ce chevalier était de marbre, et que chacun reconnut enlui la statue du père du prince de Buck, qui depuis trente ansétait restée immobile et couchée sur son tombeau.

À cet aspect, tout le monde se leva, et Phinard comme lesautres ; seulement, peut-être était-il encore plus pâle queles autres, car il savait que c’était une habitude dans sa famille,que les pères vinssent prévenir ainsi les fils la veille de leurmort.

La statue s’avança d’un pas lent et roide, la visière de soncasque levée et ses yeux de marbre fixés sur Phinard ; puiselle vint s’asseoir à la place vide en face de lui.

Alors Phinard ordonna à l’échanson de remplir la coupe de sonpère, et à l’écuyer tranchant de lui couvrir son assiette !Mais ni l’un ni l’autre n’osèrent s’approcher du convive de pierre.Phinard se leva, remplit la coupe de son père du meilleur vin quieût été servi à souper, et couvrit son assiette d’une tranche deviande coupée au meilleur morceau. La statue le regardait faire,tournant la tête sur son cou roide, sans que le reste du corpsbougeât de place. Mais elle ne décroisa pas les mains de dessus sapoitrine, et ne but ni ne mangea ; seulement, lorsque Phinardse fut rassis à sa place, il lui semblait que deux grosses larmescoulaient des paupières de marbre de la statue ; c’est quePhinard était le dernier de sa race, et que la statue, toute demarbre qu’elle était, pleurait de voir finir cette race d’une façonsi fatale et si ignominieuse.

Les deux larmes roulèrent des joues sur les moustaches du vieuxprince, puis des moustaches tombèrent sur la table. Alors les yeuxde la statue redevinrent secs, et elle se leva, en faisant de latête signe à Phinard de la suivre.

Phinard prit, dans une des mains de fer scellées au mur, unebranche de sapin allumée, et suivit la statue ; quant auxautres convives, ils restèrent immobiles à leurs places comme sieux-mêmes étaient devenus de pierre.

La statue, toujours suivie du prince, s’engagea dans la salled’armes ; mais, au lieu de la traverser entièrement comme elleavait dû le faire pour venir de la chapelle, elle prit une portelatérale et sortit dans le préau ; arrivée là, elle retournala tête pour voir si Phinard la suivait toujours, et, comme ellevit qu’il marchait derrière elle, elle continua son chemin,traversa le préau, entra dans une cour isolée où l’on jetait toutessortes de débris, et s’arrêta près d’une tombe fraîchementcreusée.

Phinard était passé pendant la soirée dans cette cour, etl’avait trouvée dans son état habituel ; la fosse avait doncété creusée pendant qu’il soupait. Phinard regarda autour de lui,et ne vit personne, si ce n’est la statue qui se remit en route,marchant toujours de son pas grave et inanimé.

Cette fois la statue se dirigeait vers la chapelle souterraineoù était sa propre tombe, toujours suivie de Phinard, qui marchaitderrière elle comme entraîné par une puissance surhumaine. Devantle fantôme de pierre, la porte s’ouvrit toute seule, et Phinard, enplongeant son regard sous la voûte, vit que la statue qu’il suivaitmanquait au tombeau. Seulement, le lion de marbre, qui était couchéà ses pieds, en signe que le noble prince dont il gardait le corpsétait mort sur un champ de bataille, s’était levé sur ses pattes dedevant, et, la tête tournée vers la porte, semblait attendre leretour de son maître. Alors la statue marcha droit au tombeau,s’étendit à la même place où elle dormait depuis trente ans ;le lion se recoucha à ses pieds, et tout rentra dans le silence etdans l’immobilité de la mort.

Phinard était un cœur de fer que le démon avait détourné de lavoie où avaient marché ses ancêtres ; mais qui, pour êtredevenu criminel, n’en était pas moins ferme et moins puissant. Ilvoulut donc s’assurer qu’il n’était pas le jouet de quelque vision,et s’approcha du tombeau : la pierre s’était déjà reprise à lapierre comme si elle n’en avait jamais été séparée. Il tourna latête alors du côté de la tombe de sa mère, placée en face de cellede son mari, et dont la statue était ordinairement couchée comme lasienne, excepté qu’au lieu d’avoir un lion à ses pieds, en signe decourage, elle avait un chien, en signe de fidélité. La statuematernelle avait miraculeusement changé de position : elleétait à genoux et priait.

Dès lors, Phinard n’eut plus de doute que tout ceci ne fût unavertissement de Dieu : le fantôme de pierre était venu luiannoncer, comme c’était l’habitude, que son dernier jour étaitproche. La tombe qu’il lui avait montrée, creusée dans une terreprofane, était la tombe infâme où il devait dormir jusqu’au jour dujugement dernier ; et sa mère, qu’il avait trouvée priant surson tombeau, priait le Seigneur qu’à défaut du corps il sauvât aumoins, dans sa miséricorde, l’âme de son fils.

Toutes ces choses apparurent aussi clairement à Phinard que s’illes voyait écrites en lettres de feu. Il retourna donc tout pensifdans la salle du festin ; la salle était vide, car chacuns’était promptement retiré de son côté. Phinard appela sesgens ; mais ce ne fut qu’au troisième appel qu’un vieuxserviteur, qui savait par expérience combien il était dangereux defaire attendre son maître, se présenta tout tremblant.

– Mon vieux Niklans, dit le prince de Buck d’une voixdouce, va me chercher le chapelain.

Le vieux serviteur regarda Phinard avec toutes les marques duplus profond étonnement. Celui-ci renouvela sa demande.

– Mais, monseigneur, répondit Niklans, vous savez bien quevoilà tantôt quinze ans que le chapelain est mort, et que, depuisce temps, vous n’avez jamais songé à le remplacer.

– C’est vrai, répondit Phinard en soupirant, je l’avaisoublié. Alors, va jusqu’au camp du roi des Francs, mon seigneur etmaître, et supplie l’évêque de Noyon de venir entendre laconfession d’un pauvre pécheur.

Le vieux serviteur obéit sans répliquer, et l’évêque le suivitsans même lui demander quel était l’homme qui réclamait sonministère.

Le lendemain, au point du jour, la lice étant prête, le roiDagobert, accompagné de toute sa chevalerie, monta sur l’estradequi lui avait été préparée. Quant à Lyderic, il était dans sonpavillon, où le roi lui avait envoyé une magnifique armure forgéeet bénie pour lui-même par l’évêque de Noyon ; mais, après enavoir essayé les différentes pièces, il s’était trouvé gêné danstoute cette ferraille, et, comme elle lui était inutile, puisqu’ilétait invulnérable, à l’exception de l’endroit où était tombée lafeuille de tilleul, il l’avait renvoyée au roi, en lui faisant direque sa coutume n’était point de combattre ainsi appareillé.

Six heures sonnèrent ; c’était l’heure fixée pour lecombat, et l’on était fort étonné de n’avoir pas encore vu paraîtrele prince de Buck, qui devait occuper le pavillon opposé à celui deLyderic ; mais le roi, ayant pensé qu’il se tenait tout arméderrière ses murailles, commanda que le signal fût donné comme s’ileût été présent, et la trompette retentit quatre fois, portant auxquatre coins de l’horizon le défi de Lyderic.

Le roi ne s’était point trompé ; le dernier appel guerriervenait d’expirer à peine, lorsque la porte du château s’ouvrit, etque Phinard parut, non point, comme on s’y attendait, monté sur soncheval de guerre et portant sa lance de bataille, mais à pied, lecorps vêtu d’un sac, les cheveux couverts de cendres, pieds nus etla corde au cou ; derrière lui marchaient, montés sur deuxmagnifiques chevaux, la princesse de Dijon, portant son manteau etsa couronne, et le digne évêque de Noyon revêtu de ses habitsépiscopaux ; puis enfin, derrière la princesse et l’évêque,toute la garnison couverte de ses armes défensives, mais sanscasque et sans épée.

L’étrange cortège entra ainsi dans la lice, et Phinard, montantles degrés de l’estrade, vint s’agenouiller devant le roi. Alorschacun fit silence pour entendre ce qu’il allait dire.

– Sire, dit Phinard, vous voyez à vos genoux un grandpécheur que la grâce a touché et qui a mérité la mort, mais quisupplie Votre Majesté de lui accorder la vie pour qu’il puissepleurer ses fautes et en obtenir le pardon de Dieu. Tout ce qu’adit contre moi le seigneur Lyderic est vrai ; mais je le priede me pardonner, comme m’a déjà pardonné sa noble mère, et derecevoir de moi, à titre d’expiation et de dédommagement du tortque je lui ai causé, ma principauté de Buck et mon comtéd’Harlebecque, convaincu que je suis que je ne pouvais en faire donà un plus noble et à un plus brave que lui.

– Prince, répondit le roi, si ceux que vous avez tenus enoppression et en captivité vous ont pardonné, je n’ai pas le droitd’être plus sévère qu’eux ; je vous fais donc grâce de lavie ; quant à votre âme, je n’ai aucun pouvoir sur elle, etc’est une affaire entre vous et Dieu. Prince de Dijon, ajouta leroi en se retournant du côté de Lyderic, avez-vous entendu, etpardonnez-vous à Phinard comme je lui pardonne ?

Mais Lyderic était déjà dans les bras de sa mère. Ermengarde, envoyant paraître ce beau jeune homme à la porte de son pavillon,l’avait instinctivement reconnu pour son enfant ; et tous deuxs’approchant du roi :

– Oui, sire, dit Ermengarde, et non seulement nous luipardonnons, tant notre cœur est joyeux, mais encore nous supplionsVotre Majesté de lui laisser son titre et ses biens au moinspendant sa vie durant. Notre principauté de Dijon est assez nobleet assez puissante pour donner dans l’occasion à notre bien-aiméfils le pouvoir de servir efficacement Votre Majesté.

Mais Phinard n’attendit pas même que le roi manifestât sonintention sur ce point ; et, déposant aux pieds du roi lesclefs de son château, il lui dit qu’il en faisait, ainsi que dureste de ses terres, l’abandon à l’instant même, et qu’il ne s’yréservait, avec la permission du nouveau maître, que les six piedsde terre où était creusée la fosse miraculeuse à laquelle il devaitsa conversion. Puis, à ces mots, dits avec une telle fermeté quechacun vit bien que sa résolution était prise, il salua le roi ets’enfonça dans la forêt, où on le vit disparaître.

Le même jour, le roi reçut, dans le château même de Buck, leserment et l’hommage de Lyderic pour la principauté de Dijon, laprincipauté de Buck et le comté d’Harlebecque, et, voulant ajouterun nouveau titre à ceux qu’il avait déjà, il le nomma premierforestier de Flandre.

Puis, quand le roi eut été bien fêté avec toute sa cour auchâteau de Buck, il reprit la route de Soissons, sa capitale.

Chapitre 6

 

Le premier soin de Lyderic fut de faire avec sa mère un voyagepar tous ses domaines anciens et nouveaux, afin d’y établir desdélégués qui, en son absence, pussent rendre la justice comme s’ileût été toujours là. Pendant trois mois que dura le voyage, ce nefurent que fêtes ; car Ermengarde était fort aimée de sessujets, et, pendant son absence, les mères avaient parlé d’elle àleurs filles, et les pères à leurs fils, et il ne s’était pointpassé de dimanche que l’on n’eût prié dans chaque église pour sonretour. La joie était donc grande de voir ces longues prièresexaucées au moment où on y comptait le moins.

De retour au château de Buck, Ermengarde demanda à son fils si,pendant toute la tournée qu’ils venaient de faire, il n’avait pasvu quelque noble jeune fille qu’il jugeât digne de son amour. MaisLyderic répondit que non, et que, jusqu’alors, ni dans ses voyages,ni dans la cour du roi Dagobert, ni dans ses propres domaines, iln’avait vu encore femme qu’il se sentît disposé à aimer. Cetteréponse fit grande peine à la bonne dame, car elle commençait à sefaire vieille, et, avant de mourir, elle aurait bien vouluembrasser ses petits-enfants.

Le soir, Lyderic descendit au jardin, et il y resta plus tardqu’à l’ordinaire, car la demande de sa mère l’avait rendu toutpensif. Il était donc assis sur un banc, le front appuyé entre sesmains, lorsqu’un rossignol vint se percher sur sa tête et se mit àchanter :

« Il y a dans un pays lointain une jeune fille plus blancheque la neige, plus fraîche que l’aurore et plus pure que l’eau dulac Sandhy, au fond duquel on voit se former les perles ; ellen’a jamais aimé encore, car elle ne doit aimer que celui qui auraconquis le grand trésor des Niebelungen et le casque qui rendinvisible. Cette jeune fille, plus blanche que la neige, plusfraîche que l’aurore et plus pure que l’eau du lac Sandhy, au fondduquel on voit les perles se former, est la belle Chrimhilde, lasœur de Gunther, roi des Higlands. »

Le lendemain Lyderic dit à sa mère que la seule femme qu’ilépouserait jamais serait la belle Chrimhilde, sœur de Gunther, roides Higlands. Ermengarde demanda quelle était cette belleChrimhilde et où était situé le royaume des Higlands. Lydericrépondit qu’il n’en savait rien, mais que le soir même il semettrait à la recherche de l’un et de l’autre.

En effet, le soir même Lyderic, ayant laissé le gouvernement deses États à sa mère, ceignit son épée Balmung, monta sur le chevalque lui avait donné le roi Dagobert, et, suivi de Peters, sonécuyer, se mit à la recherche de la belle Chrimhilde.

Lyderic fit plusieurs centaines de lieues, marchant par monts etvaux, mais sûr de ne pas se tromper, car le rossignol voletaitdevant lui, s’arrêtant le soir sur l’arbre sous lequel il étaitcouché, et se posant sur le mât de sa barque ou de son navirelorsqu’il traversait des fleuves ou des bras de mer. Enfin ilarriva un soir dans un pays qui lui parut magnifique, et, commed’habitude, il se coucha avec Peters sous un arbre ; lerossignol se percha dessus, et les chevaux se mirent à paître àl’entour.

Le lendemain, au point du jour, il se fit un tel bruit, qu’il seréveilla. Il voulut regarder ce qui le causait ; mais,lorsqu’il essaya de se lever, la chose lui était impossible :il était attaché à la terre non seulement par le corps, mais encorepar les bras, par les mains, par les jambes et par les cheveux.Alors il entendit autour de lui de grands éclats de rire, et enmême temps une voix menaçante retentit à son oreille, et luidit :

– Qui es-tu ? que veux-tu ? où vas-tu ?

Lyderic fit un si grand effort pour se tourner du côté d’oùvenait la voix, qu’il arracha les liens qui tenaient sa tête, desorte qu’il put voir celui qui lui parlait ainsi. C’était un petithomme de deux pieds de haut, avec une longue barbe blanche et unecouronne d’or sur la tête ; il tenait à la main un fouet d’orà quatre chaînes d’acier, et au bout de chaque chaîne il y avait undiamant brut dont chaque angle était plus effilé qu’un rasoir, desorte que, lorsqu’il frappait avec ce fouet, il faisait d’un coupsept blessures. Comme il ne doutait pas que ce ne fût ce nain quilui eût adressé la parole, il répondit :

– Je suis Lyderic, premier comte de Flandre ; je veuxconquérir le trésor des Niebelungen et le casque qui rendinvisible, et je vais à la recherche de la princesse Chrimhilde,sœur de Gunther, roi des Higlands.

– Eh bien ! dit le nain à la barbe blanche, ton voyageest fini, car tu es dans le pays des Niebelungen ; seulement,au lieu de conquérir leur trésor et le casque qui rend invisible,tu travailleras le reste de ta vie aux mines de Sauten. Ton écuyersera gardien de mes pourceaux, tes deux chevaux tourneront la meulede mes moulins à huile, ton rossignol chantera dans une cageattachée à ma fenêtre, et la princesse Chrimhilde, lassée det’attendre, en épousera un autre ou mourra vierge comme la fille deJephté ; et, afin que tu ne puisses douter de la vérité de ceque je te dis, sache que je suis le puissant Alberic, roi desNiebelungen.

À ces paroles menaçantes, auxquelles les oreilles du jeune comteavaient été si peu habituées jusqu’alors, il fit un si terriblemouvement, qu’il dégagea sa main droite des liens qui laretenaient, et, du même coup, saisit le roi Alberic par la barbe,mais celui-ci, brandissant son fouet d’or, en porta au comte deFlandre un coup si violent, que l’un des diamants ayant justementfrappé à l’endroit où il n’était pas invulnérable, la douleur luifit lâcher prise.

Aussitôt le roi appela à lui toute son armée, et Lyderic sentaitqu’on le frappait de tous côtés avec toutes sortes d’armes, et, aumilieu de tous les coups qu’il recevait et qui s’émoussaient surlui, il sentait les coups du fouet d’or rapides et redoublés commeceux d’un fléau qui bat le gram dans une grange Alors Lyderic vitbien qu’il n’y avait pas de temps à perdre, il fit un effort pareilà ceux qu’il avait déjà faits, et parvint à dégager son bras gaucheet à s’asseoir En cette position, il put voir toute la plainecouverte, à un quart de lieue autour de lui, de l’armée desNiebelungen, qui formait bien huit à dix mille hommes, les uns àcheval et armés de haches et de sabres, les autres à pied et armésde lances et de hallebardes. À leur tête était le roi Alberic, àqui on venait d’amener son coursier de bataille, et quis’empressait de le monter, jugeant le cas où il se trouvait plusgrave qu’il ne l’avait cru d’abord En outre, un groupe d’unecentaine de personnes emmenait Peters prisonnier avec les deuxchevaux, et une espèce de nain tout noir emportait, tout en dansantet en grimaçant, le rossignol dans sa cage.

Cette vue donna à Lyderic une plus grande douleur que n’auraitpu le faire son propre danger. Il dégagea donc aussitôt ses cuisseset ses jambes, et, se dressant sur ses pieds, il tira Balmung, et,s’élançant sur ceux qui emmenaient Peters, ses chevaux et lerossignol, il se mit à frapper sur eux comme s’il avait affaire àdes géants, de sorte qu’on vit à l’instant voler les bras et lestêtes d’une si rude façon, que chacun lâcha ce qu’il tenait et semit à fuir il n’y eut que le nègre qui ne voulût pas lâcher lerossignol, mais Lyderic fit trois pas dans sa direction, le saisitpar le milieu du corps, lui arracha la cage des mains, et, comme lenain se tordait entre ses doigts, avec de grands cris et enessayant de le mordre au lieu de demander grâce, il le jetarudement à terre et l’écrasa avec son talon, comme on fait d’unebête malfaisante.

Aussitôt il détacha les liens de Peters, coupa les entraves deschevaux et ouvrit la cage du rossignol, de sorte que chacun seretrouva en liberté.

Mais Lyderic comprit, au bruit qui se faisait autour de lui, querien n’était fait encore, et qu’au contraire l’affaire ne faisaitque de s’engager En effet, en se retournant, il vit que le roiavait fait ses dispositions pour une attaque générale ayant diviséson armée en trois corps, deux d’infanterie et un de cavalerie, quidevaient l’attaquer en face et sur les flancs, tandis qu’unrégiment tout entier filait de l’autre côté d’une montagne, avecl’intention de le venir surprendre par-derrière.

Lyderic songea un instant s’il ne monterait pas à cheval pourcharger tous ces myrmidons, mais, réfléchissant que son cheval,n’étant point invulnérable comme lui, lui serait plutôt un embarrasqu’un secours, il fit placer Peters et les deux coursiers àl’arrière-garde, avec ordre positif de ne pas bouger, et se résolutde combattre à pied Quant au rossignol, il était sur son arbre, et,joyeux de se retrouver libre, il chantait que c’étaitmerveille.

Alors la bataille commença Attaqué en face par le roi et sacavalerie, attaqué sur les deux flancs par l’infanterie, et menacésur ses derrières par un régiment, Lyderic commença à faire lemoulinet avec Balmung, de façon à répondre à la fois à tous lesassaillants Heureusement, si les Niebelungen étaient nombreux, lecomte de Flandre était infatigable, et un moissonneur eût été lasséqui eût abattu autant d’épis dans sa journée qu’au bout d’une heureil avait abattu d’hommes.

Alors Lyderic vit bien qu’il fallait procéder par méthode. Ils’attacha donc à l’aile gauche, qu’il détruisit entièrement, puisil se retourna vers l’aile droite, qu’il mit en fuite, de sortequ’il n’eut plus affaire qu’au roi et à sa cavalerie, quant aurégiment qui devait le venir prendre par-derrière, il avait ététenu en respect par Peters, et n’avait point osé s’approcher.

Il ne lui restait donc plus à combattre que le roi et sacavalerie, mais Alberic était tellement acharné contre lui, quec’était le plus fort de la besogne. Il y avait dans ce petit corpsl’âme et la force d’un géant, de sorte que Lyderic, sanss’inquiéter du reste de la cavalerie, ne s’occupa plus que du roi,qui évitait avec une merveilleuse agilité les coups de Balmung, etsanglait Lyderic de si rudes coups avec son fouet d’or, que toutautre que lui en eût eu le corps en lambeaux, enfin Lyderic, d’uncoup de Balmung, finit par couper les deux jambes de devant aucheval du roi, qui s’abattit et le prit sous lui Aussitôt Lydericmit la pointe de Balmung sur la poitrine du roi, qui lâcha sonfouet d’or en criant merci, et promettant, si le comte de Flandrevoulait lui laisser la vie, de lui livrer le grand trésor desNiebelungen et le casque qui rend invisible Quant au reste de lacavalerie, voyant le roi abattu, elle avait pris la fuite.

Lyderic remit Balmung au fourreau, tira le roi Alberic dedessous son cheval, et, lui ayant lié les deux mains avec sa barbe,ramassa le fouet d’or, et ordonna au roi de marcher devant lui pourle conduire à l’endroit où était caché le grand trésor desNiebelungen Peters, les deux chevaux et le rossignol suivirentLyderic.

Après avoir marché une demi-heure à peu près, on arriva à unendroit tellement fermé par des rochers, qu’il semblait qu’on nepût pas aller plus loin. Alors Alberic dit au comte de toucher lapierre avec son fouet d’or, et la pierre s’ouvrit aussitôt, formantune entrée assez grande pour que le roi, le comte, Peters et lesdeux chevaux pussent passer ; quant au rossignol, il restadehors, tant il avait peur que cette entrée ne fût celle d’uneénorme cage.

Le comte de Flandre et Alberic s’avancèrent à travers unecolonnade magnifique, car chaque colonne était de jaspe, deporphyre ou de lapis-lazuli, jusque dans une grande salle carrée,toute en malachite, qui avait une porte à chacune de sesfaces ; chacune de ces portes donnait dans une chambre toutepleine de pierres précieuses, et s’appelait du nom du trésorqu’elle renfermait : il y avait la porte des perles, la portedes rubis, la porte des escarboucles et la porte des diamants.Alberic lui ouvrit les quatre portes et lui dit de prendre ce qu’ilvoudrait.

Comme il aurait fallu plus de cinq cents voitures pour emportertout ce qu’il y avait là de pierres précieuses, Lyderic se contentade remplir quatre paniers que lui apporta le roi, le premier deperles, le second de rubis, le troisième d’escarboucles et lequatrième de diamants, et fit charger par Peters les quatre panierssur ses deux chevaux ; puis il dit au roi Alberic, qui lepressait d’en prendre davantage, que ce qu’il en avait luisuffisait pour le moment, et que quand il n’en aurait plus il enreviendrait chercher.

Alors Alberic demanda au comte de Flandre qu’il voulût bien,puisqu’il l’avait loyalement conduit à son trésor, lui délier lesmains et lui rendre son fouet d’or, et qu’alors il le mènerait avecla même fidélité à la caverne où était le casque qui rendinvisible ; il se fondait sur ce que le casque étant gardé parun géant que l’on nommait Taffner, le géant ne lui obéirait pass’il le voyait désarmé. Lyderic répondit que, si le géantn’obéissait pas, c’était son affaire à lui de le faire obéir, etqu’il en viendrait bien à bout ; mais à ceci Alberic répondità son tour que le géant n’aurait qu’à mettre le casque sur sa tête,et qu’alors il disparaîtrait, sans que ni l’un ni l’autre sussentoù le retrouver. Cette raison parut si plausible au comte deFlandre, qu’il délia les mains du roi et qu’il lui rendit son fouetd’or. Le nain parut très sensible à cette marque de confiance, et,étant sorti avec Lyderic, Peters et les deux chevaux chargés de laroche précieuse, il s’achemina vers une autre partie du royaume desNiebelungen, où l’on voyait s’élever un rocher si sombre, qu’on eûtdit qu’il était de fer. Pendant qu’ils marchaient ainsi, lerossignol voletait d’arbre en arbre et chantait :

« Prends garde à toi, Lyderic, prends garde : latrahison a des yeux de gazelle et une peau d’hermine, et ce n’estque tombé dans le piège que l’on sent ses griffes de tigre et sondard de serpent. Prends garde à toi, Lyderic, prendsgarde ! »

Et Lyderic, sans perdre de vue le roi des Niebelungen, faisaitsigne de la tête au rossignol qu’il l’entendait, et continuait sonchemin ; mais, au fond du cœur, il pensait que le rossignoln’était pas un oiseau très courageux, et qu’il voyait le dangerplus grand qu’il n’était.

À mesure que l’on avançait vers la montagne noire, le chemindevenait de plus en plus difficile ; mais Alberic marchaitdevant, frappant avec son fouet d’or et écartant tous lesobstacles. Enfin, ils arrivèrent à un endroit où la route tournaittout à coup, et ils se trouvèrent en face d’une grande caverne. Aumême instant, Alberic fit un bond de côté, cria : À moi,Taffner ! et, frappant la terre du talon, disparut parune trappe comme un fantôme qui serait rentré dans sa tombe.

Le comte de Flandre cherchait déjà l’entrée de la trappe, afinde le poursuivre jusque dans les entrailles de la terre, lorsqu’ilentendit des pas lourds et retentissants qui s’approchaient de lui.Il se retourna alors vivement du côté d’où venait le bruit ;mais il ne vit absolument rien, ce qui lui fit croire qu’il allaitavoir affaire au géant Taffner, et que celui-ci le venait combattreayant sur sa tête le casque qui rend invisible. En effet, à peineavait-il eu le temps de tirer son épée pour se mettre à tout hasarden défense, qu’il lui sembla que la montagne lui tombait sur latête : c’était le géant Taffner qui venait de lui donner uncoup de massue.

Si fort que fût Lyderic, comme il ne s’attendait point à êtreattaqué ainsi, il plia le front et tomba sur un genou ; maisaussitôt, se relevant, il donna à tout hasard un grand coup deBalmung devant lui. Quoiqu’il eût l’air de frapper dans le vide, ilsentit cependant une résistance, ce qui lui fit croire qu’il avaittouché le géant, qui, pour être invisible, n’était pointimpalpable. En même temps, un rugissement de douleur poussé parTaffner, et suivi d’un second coup de massue, lui prouva qu’il nes’était point trompé ; mais cette fois il s’y attendait, desorte que, si bien appliqué que fût le coup, Lyderic le reçut sansplier le jarret, et y riposta par un coup d’estoc à fendre unrocher. Il parut que le coup eut son effet, car Taffner poussa unsecond rugissement, et Lyderic attendit en vain, pendant quelquessecondes, une troisième attaque.

Le comte de Flandre croyait déjà être débarrassé du géant, etque celui-ci avait fui, lorsqu’il vit venir à lui, avec la rapiditéde la foudre, une pierre aussi grosse qu’une maison, laquellesortait toute seule de la caverne, comme si elle eût été lancée parquelque catapulte invisible ; cette pierre fut suivie d’uneseconde, puis d’une troisième, et cela avec une telle rapidité,qu’en évitant l’une il ne pouvait éviter l’autre. Lyderic compritalors que c’était le géant qui avait changé de tactique, et qui,satisfait des deux coups qu’il avait reçus, voulait l’attaquer deloin sans s’exposer à en recevoir un troisième. Il résolut doncd’user de ruse à son tour ; et, voyant venir à lui une énormepierre, au lieu de l’éviter il se jeta au-devant, et, tombant à larenverse comme s’il était renversé du coup, il demeura aussiimmobile que s’il était mort.

Peters poussa de grands cris de douleur, le rossignol sifflatristement, et le géant accourut si vite, que Lyderic, à mesurequ’il s’approchait de lui, sentait la terre trembler sous sespas : bientôt Lyderic sentit un genou qui se posait sur sapoitrine, tandis qu’avec un poignard on essayait de le percer aucœur. Alors, calculant, par la position du genou et de la main, laposition où devait être le géant, il le frappa avec Balmung d’uncoup si ferme et si juste à la fois, qu’il lui détacha la tête dedessus les épaules.

La tête roula, et en roulant elle sortit du casque, de sortequ’à l’instant même casque, tête et tronc devinrent visibles, latête mordant la terre de rage, et le tronc décapité se relevanttout sanglant et battant l’air de ses bras, car il fallait le tempsà la mort d’aller de la tête au cœur ; mais, enfin, elle sefraya sa route glacée, et le corps tomba comme un arbre séculairedéraciné par la tempête.

Lyderic ramassa aussitôt le casque ; et, après s’êtreassuré que Taffner était bien mort, il chercha par quel cheminavait pu lui échapper Alberic, car il lui en coûtait de quitter lepays des Niebelungen sans se venger de la trahison de leur roi. Ence moment un des chevaux ayant frappé du pied la terre, une trappes’ouvrit, et Lyderic, ayant reconnu que c’était l’endroit même oùavait disparu le roi, ne douta point que l’escalier qui s’offrait àlui ne conduisît à quelque chambre souterraine où sans douteAlberic se croyait bien en sûreté, et il résolut de l’ypoursuivre.

Alors Peters, qui était encore tout tremblant du danger quevenait de courir son maître, fit tout ce qu’il put pour l’enempêcher ; mais il n’était pas facile de faire revenir Lydericsur une résolution prise ; de sorte que tout ce que le pauvreécuyer put obtenir de lui, c’est qu’il mettrait le casque qui rendinvisible. Le comte de Flandre, enchanté d’essayer à l’instant mêmele pouvoir du casque magique, remercia son écuyer de lui avoirdonné cette idée, l’autorisant à venir le rejoindre si dans uneheure il n’était pas de retour. Aussitôt il mit le casque sur sonfront ; et, étant devenu à l’instant même invisible aux yeuxde Peters, il descendit par l’escalier souterrain.

Aux premiers pas qu’il fit, Lyderic vit bien qu’il ne s’étaitpoint trompé et qu’il devait être dans un des palais du roiAlberic : en effet, les murs étaient resplendissants depierreries et le chemin tout sablé de poudre d’or. Après avoirtraversé quelques appartements déserts, mais parfaitement éclairéspar des lampes d’albâtre où brûlait une huile parfumée, il entradans un jardin tout plein de fleurs qui lui sembla éclairé par lesoleil lui-même ; mais, en levant la tête, il s’aperçut que cequ’il prenait pour le ciel était le fond d’un lac, mais si clair etsi limpide, qu’on le voyait à travers : cependant ils’étonnait, si transparent que fût ce lac, que les rayons dusoleil, en le traversant, eussent assez de force pour faire écloreles fleurs, lorsqu’en y regardant de plus près il s’aperçut que cesfleurs n’étaient point des fleurs véritables, mais bien des plantesartificielles si artistement travaillées, qu’il s’y était laisséprendre. Au reste, elles n’en étaient que plus précieuses, car lestiges étaient de corail, les feuilles d’émeraudes ; et, selonqu’on avait voulu imiter des œillets, des tubéreuses ou desviolettes, les fleurs étaient en rubis, en topazes et ensaphirs.

Au milieu de ce jardin étrange s’élevait un kiosque si élégant,que Lyderic jugea que, s’il devait trouver le roi quelque part,c’était sans doute là. Il s’avança donc doucement, et, protégé parson casque, il arriva sur le seuil sans avoir été vu. Le comte deFlandre ne s’était pas trompé : le roi Alberic était couchédans un hamac entre deux de ses femmes, dont l’une le balançait,tandis que l’autre lui faisait de l’air avec une queue depaon ; près de lui, sur un sofa, était déposé le fouetd’or.

La conversation était des plus intéressantes : Albericétait en train de raconter à ses deux femmes ses aventures de lajournée. Il leur disait l’arrivée de l’étranger dans le pays desNiebelungen ; comment lui Alberic l’avait trompé en luifaisant accroire qu’il allait lui donner le casque qui rendinvisible, et comment, au lieu de tenir sa promesse, il s’étaitenfoncé dans la terre en appelant à son aide le géant Taffner, qui,à cette heure, l’avait sans doute assommé.

Lyderic n’eut pas la patience d’écouter plus longtemps, etempoignant le roi par la barbe et le tirant de son hamac :

– Misérable nain, lui dit-il, tu vas payer d’un coup toutestes trahisons.

Alors, lui ayant lié les mains derrière le dos, il détacha lelustre qui pendait au milieu du kiosque, et, ayant fait un nœud àla barbe du roi, il le suspendit au crochet d’or.

– Et maintenant, lui dit-il, reste là jusqu’à ce que tabarbe se soit assez allongée pour que tes pieds touchent laterre.

Le petit nain se tordait comme un brochet pris à l’hameçon,criant merci et jurant à cette fois qu’il ferait hommage à Lydericet le reconnaîtrait pour son suzerain, si celui-ci voulait ledétacher ; mais Lyderic le laissa crier et se tordre, mit lesdeux femmes du roi, dont il comptait faire cadeau à la princesseChrimhilde, l’une dans sa poche droite et l’autre dans sa pochegauche, prit le fouet d’or avec lequel on ouvrait le trésor desNiebelungen, ôta son casque un instant pour que le roi ne doutâtpoint que c’était à lui qu’il avait affaire, cueillit, entraversant le jardin, la plus belle rose qu’il put trouver, remontal’escalier, et, ayant rencontré Peters qui venait au-devant de lui,il se mit en route pour le pays des Higlands, suivi de son écuyer,de ses deux chevaux et précédé du rossignol, qui ne faisait quechanter, tant il paraissait joyeux que les choses eussent si bientourné.

Chapitre 7

 

Lyderic marcha ainsi huit jours, précédé de son rossignol, suivide Peters et causant avec les deux femmes du roi Alberic, quiaimaient bien mieux le ciel du Seigneur avec son soleil le jour etses étoiles la nuit, et la terre du Seigneur avec ses plantesparfumées, que leur ciel de cristal, qui était toujours terne etfroid, et leurs fleurs de diamants, dont la plus belle et la plusriche n’avait pas l’odeur de la plus pauvre violette se cachantsous l’herbe Aussi, chaque jour et chaque soir, quand le soleil selevait à l’orient et se couchait à l’occident, elles remerciaientLyderic de les avoir arrachées à leur prison, d’où la jalousie deleur maître ne leur avait jamais permis de sortir, et où ellespassaient leur temps, l’une à dormir dans son hamac, et l’autre àéventer avec une queue de paon cet horrible nain qui leur étaitodieux.

Au bout de huit jours, ils parvinrent au bord de la mer, ils latraversèrent en trois autres jours, et, vers le matin du quatrième,ils arrivèrent dans la capitale des Higlands, où il y avait degrandes fêtes en ce moment pour l’anniversaire de la naissance duroi.

Ces fêtes se composaient d’un tournoi entre les chevaliers, d’untir à l’oiseau entre les archers, et d’une course entre les jeunesfilles. Elles devaient être terminées par un combat entre desanimaux féroces, que venait d’envoyer au roi des Higlandsl’empereur de Constantinople, en échange de quatre faucons deNorvège, dont Gunther lui avait fait don.

Non seulement Chrimhilde devait présider au tournoi et assisterau tir de l’oiseau, mais elle devait encore prendre part à lacourse, car c’était un usage, dans la capitale du pays desHiglands, que toute jeune fille, sans en excepter les princesses,concourût, arrivée à l’âge de dix-huit ans, au prix de la rose ceprix était appelé ainsi, parce qu’un simple rosier était le but etle prix de la course, mais aussi une splendide promesse était faiteà celle qui, arrivée la première, cueillait la rose unique queportait le rosier elle devait épouser, dans l’année, le plusvaillant chevalier de la terre.

Lyderic avait donc trois occasions pour une de voir la princessedes Higlands, puisque les fêtes devaient commencer le lendemain,mais il n’eut point la patience d’attendre jusque-là, et, ayant misle casque qui rend invisible, il s’achemina vers le palais. Iltraversa d’abord trois magnifiques appartements : le premierplein de valets, le second plein de courtisans, et le troisièmeplein de ministres ; mais il ne s’arrêta ni dans le salon desvalets, ni dans le salon des courtisans, ni dans le salon desministres. Puis il passa dans la salle du trône, où le roi étaitassis sous un dais de pourpre brodé d’or, ayant la couronne en têteet le sceptre à la main, mais il ne s’arrêta point encore dans lasalle du trône. Enfin, il parvint dans un petit cabinet, tout degazon et de fleurs, au milieu duquel était un bassin plein d’eaujaillissante et limpide ; et, sur ce gazon, au bord de cetteeau, il vit une jeune fille couchée et effeuillant distraitementune marguerite sans lui rien demander, car elle n’aimait pointencore, et ignorait qu’elle fût déjà aimée. Cette jeune fille étaitla princesse Chrimhilde.

Elle était plus belle que Lyderic n’avait pu se l’imaginer, mêmedans ses rêves les plus insensés ; aussi résolut-il plus quejamais de l’obtenir pour femme à quelque prix que ce fût, dût-il,comme Jacob, se faire dix ans berger.

En attendant, Lyderic serait resté à regarder Chrimhilde ainsijusqu’au soir, si Gunther n’avait envoyé chercher la princesse. Lajeune fille se leva avec la douce obéissance d’une colombe et serendit aux ordres de son frère. Lyderic la suivit, toujours sansêtre vu ; il s’agissait des préparatifs du tournoi dulendemain, où elle devait couronner le vainqueur.

Dès que Lyderic sut que la couronne devait être donnée parChrimhilde, il résolut de la gagner ; et, comme il n’avait pasde temps à perdre de son côté s’il voulait être prêt le lendemain,il retourna à son auberge.

Comme il avait oublié d’ôter son casque, il entra sans être vu,et il trouva les deux femmes du roi Alberic, qui, voulant faire uncadeau à leur libérateur, avaient ramassé tout le long de la routedes fils de la sainte Vierge, si bien que l’une les filait plus finque les cheveux d’un enfant, tandis que l’autre en tissait uneétoffe plus blanche que la neige et plus douce que la soie, plusfine que la toile d’araignée. Les pauvres petites travailleuses sedépêchaient de toute leur âme, car elles voulaient avoir fini pourle lendemain, cette étoffe étant destinée à faire la tunique aveclaquelle le chevalier devait paraître au tournoi.

Lyderic devina leur intention, et se retira chez lui sans leurfaire connaître qu’elles étaient découvertes ; et les deuxpetites ouvrières travaillèrent si bien, que le lendemain au matinil trouva sa tunique prête. De plus, elle était si magnifiquementbrodée de perles, de saphirs, d’escarboucles et de diamants, qu’iln’aurait jamais cru qu’il fût possible qu’avec des pierres onimitât si exactement des fleurs s’il n’avait vu le parterresouterrain et artificiel du roi Alberic.

Aussi, à peine Lyderic eut-il paru dans la lice, que tous lesregards, même ceux de la belle Chrimhilde, se fixèrent sur lui, etque chacun fit des vœux pour que le beau jeune homme à la tuniqueblanche fût victorieux. Ces vœux furent exaucés ; Lydericdésarçonna tous ses adversaires, et le chevalier à la tuniqueblanche fut proclamé vainqueur du tournoi, couronné par Chrimhildeelle-même et invité au dîner de la cour et au bal qui en devaitêtre la suite.

Le lendemain, Lyderic s’habilla en archer, et, du premier coup,abattit l’oiseau ; car on se rappelle que nous avons dit que,pendant ses exercices dans la forêt où il avait été élevé, il étaitdevenu un des plus habiles tireurs d’arc qui fussent au monde.Alors il ramassa le perroquet encore tout percé de sa flèche ;et, lui ayant mis un gros diamant dans le bec et deux magnifiques àla place des yeux, il appela Peters, et lui ordonna de le porter auroi, comme un don qu’il désirait lui faire en remerciement de lamanière courtoise dont il avait été reçu par lui.

Le lendemain devait avoir lieu la course à la rose : toutesles jeunes filles étaient réunies dans une lice, dont deuxcordonnets de soie fermaient les limites, et au bout de cette lice,longue de cinq cents pas à peu près, était le rosier à la roseunique.

Chrimhilde était au milieu d’elles, la plus belle, la plussvelte et la plus élancée ; et son visage, tout resplendissantdu désir de gagner le prix et de devenir la femme du plus bravecavalier de la terre, lui donnait un éclat qui la rendait plusbelle encore que la première fois que Lyderic l’avait vue.

Lyderic résolut alors de lui faire gagner le prix : ilrentra à son auberge, mit sur sa tête le casque qui rend invisible,emplit ses poches de pierreries, descendit dans la lice, et seplaça auprès d’elle.

Le roi donna le signal de la course, et toutes les jeunes fillespartirent rapides comme des gazelles.

Cependant, si légère que fût Chrimhilde, cinq ou six de sescompagnes la suivaient de si près, qu’on pouvait hésiter à direlaquelle arriverait la première au rosier.

Mais alors Lyderic, qui courait derrière elle, prit de chaquemain une poignée de pierreries, qu’il sema dans la lice.

Alors les jeunes filles, voyant briller à leurs pieds desperles, des rubis, des escarboucles et des diamants, ne purentrésister au désir de les ramasser ; pendant ce temps,Chrimhilde gagna du chemin, et comme plus ses compagnes avançaientdans la lice, plus la lice était semée de pierres précieuses,Chrimhilde, pour qui l’espoir d’épouser le plus vaillant chevalierde la terre était plus précieux que tous les diamants du monde,arriva la première au but et cueillit la rose.

Le lendemain était consacré aux combats d’animaux féroces :ils étaient dans un grand cirque creusé en terre, et, tout autour,on avait bâti des estrades.

Sur l’une d’elles, isolée et magnifiquement enrichie, était leroi Gunther, et sa sœur Chrimhilde, qui, radieuse du triomphequ’elle avait remporté la veille, tenait à la main la rose qui enavait été le prix.

Déjà plusieurs couples d’animaux avaient combattu l’un contrel’autre, lorsqu’on amena un lion de l’Atlas et un tigre deLahore ; c’étaient à la fois les deux plus magnifiques et lesdeux plus terribles animaux que l’on pût voir en face l’un del’autre.

Ils étaient au moment le plus acharné de leur lutte, lorsque laprincesse Chrimhilde poussa un cri : elle venait de laissertomber entre eux la rose qu’elle tenait à la main.

Ce cri fut suivi d’un second que poussèrent d’une seule voixtous les spectateurs : Lyderic était sauté dans la lice pouraller chercher la rose !

Aussitôt, d’un mouvement unanime, le lion et le tigre cessèrentleur combat et se retournèrent vers Lyderic, rugissant et sebattant les flancs avec leur queue.

Mais, lui, tira le fouet d’or de sa ceinture et leur en appliquade si rudes coups, qu’ils s’enfuirent en hurlant comme deschiens.

Alors Lyderic s’avança librement vers la fleur et laramassa ; mais, au lieu de rendre à la princesse Chrimhilde larose qu’elle avait laissée tomber, il lui donna celle qu’il avaitcueillie dans les jardins souterrains d’Alberic : Chrimhildeétait si troublée, que, sans s’apercevoir de la substitution, elleprit la rose que lui tendait le jeune homme, et se tournant vers leroi :

– Ah ! mon frère, dit-elle, entraînée sans doute parle désir qu’elle en avait, je crois bien que le seigneur Lydericest le plus brave chevalier de la terre.

Le lendemain, Lyderic envoya au roi Gunther les quatre panierspleins de perles, de rubis, d’escarboucles et de diamants, en luifaisant demander en échange la main de sa sœur.

Mais le roi Gunther répondit que la main de sa sœur ne seraitqu’à celui qui l’aiderait à conquérir le château de Ségard, quiétait tout entouré de flammes, et dans lequel la belle Brunehilde,reine d’Islande, était endormie depuis cinquante ans.

Lyderic répondit qu’il était prêt à conquérir le château deSégard, à réveiller la reine d’Islande et à la ramener dans le paysdes Higlands.

Mais Gunther ne voulut point permettre que Lyderic accomplîtseul une entreprise qui ne le regardait point : de sorte qu’ilfut convenu que les deux jeunes gens iraient ensemble à la conquêtedu château de Ségard, et que, s’ils réussissaient dans cetteentreprise, à son retour dans la capitale des Higlands, Lydericépouserait Chrimhilde.

Chapitre 8

 

Au bout de huit jours, le vaisseau qui devait transporterGunther et Lyderic en Islande étant prêt, ils partirent accompagnésde cent des meilleurs chevaliers du pays des Higlands. En partant,Lyderic donna à Chrimhilde les deux femmes du roi Alberic, dontelle fit à l’instant même ses dames d’honneur, afin de pouvoircauser tout à son aise avec elles de celui qui, pour la posséder,allait tenter une entreprise si périlleuse.

Vers le soir du troisième jour de la navigation, on aperçut unegrande lueur à l’horizon, et les deux jeunes gens ayant interrogéle pilote, celui-ci répondit que ce devait être l’embrasement duchâteau de Ségard.

En effet, à mesure que la nuit s’avança, l’incendie devint plusvisible ; on distinguait les hautes murailles crénelées quibrûlaient sans se consumer, car elles étaient en pierresd’amiante ; puis, dans ces murailles, des portes au nombre dedix, dont chacune était gardée par un dragon.

Au point du jour, le vaisseau, toujours guidé par l’embrasementcomme par un immense phare, aborda dans un beau port que dominaitle château. Gunther voulait aussitôt s’élancer à terre et essayerde passer à travers les flammes ; mais Lyderic le retint, luidisant qu’il avait, lui, tous les moyens de mener l’entreprise àbien ; qu’il le laissât donc faire, et qu’il lui en rendraitbon compte.

Le roi resta donc sur le vaisseau avec ses cent cavaliers, etLyderic, ayant mis Balmung à son côté, passé son fouet d’or à saceinture et posé sur sa tête le casque qui rend invisible, sautasur le rivage, et, sans se donner la peine de choisir une porteplutôt qu’une autre, s’avança vers celle qui était la plus prochede la mer.

Elle était gardée par une hydre monstrueuse qui avait six têtes,dont trois veillaient sans cesse, tandis que les trois autresdormaient.

Lyderic s’avança résolument vers elle ; et, quoiqu’il fûtinvisible, l’hydre entendit le bruit de ses pas ; aussitôt lestrois têtes qui veillaient réveillèrent les trois têtes endormies,et toutes les six se dressèrent en jetant des flammes du côté d’oùvenait le bruit.

Ces flammes étaient si vives et si ardentes, que leur chaleur,jointe à celle des murailles, ne permettait pas à Lydericd’approcher de l’hydre à la longueur de Balmung ; force luifut donc de remettre son épée au fourreau et de se contenter de sonfouet d’or ; mais il s’en escrima si heureusement, qu’au boutde quelques secondes l’hydre tourna le dos et se mit à fuir.

Lyderic la poursuivit et entra avec elle dans la ville ;là, l’ayant forcée d’entrer dans un cul-de-sac, il la fouetta sibien, qu’elle cessa de jeter des flammes pour jeter du sang.

Lyderic profita de ce changement, repassa son fouet à saceinture, tira Balmung, coupa l’une après l’autre les six têtes dumonstre, et continua son chemin.

Il n’y avait point à se perdre, toutes les rues étaient tiréesau cordeau et toutes correspondaient au palais de la princesse, quiétait situé au centre de la ville.

Lyderic s’avança vers ce palais au milieu d’un silenceétrange : tout le long de la route, il trouvait descommissionnaires endormis sur leurs crochets ; des facteurs lebras étendu vers la sonnette de la maison où ils portaient deslettres ; des cochers assis sur le siège de leur voiture, lefouet à la main, des chasseurs derrière ; des marchands et desmarchandes assis sur le pas de la porte ; une procession quiallait à l’église, et tout cela dormait profondément etsilencieusement, à l’exception du joueur de serpent, qui soufflaitde telle façon, que l’on aurait pu croire qu’il continuait à jouerde son instrument.

Le comte de Flandre continua son chemin et entra dans lepalais.

Le même silence qu’au-dehors y régnait.

Le gardien du donjon dormait en tenant sa trompe à lamain ; les chiens étaient couchés près de la porte ; lesoiseaux se tenaient perchés sur les arbres ; les mouchesétaient immobiles sur les murs.

À mesure que Lyderic pénétrait dans les appartements, il luiétait facile de voir que le sommeil avait surpris les habitants duchâteau au milieu d’une fête : les antichambres étaientpleines de laquais qui étaient debout, portant des plateaux serviset rapportant des plateaux vides.

Enfin il entra dans la salle de bal, et il trouva tous lesconviés achevant une contredanse, les uns ayant le bras et lesautres la jambe en l’air : rien d’ailleurs n’était changé à lafigure ; les musiciens avaient l’archet sur les cordes deleurs violons et la bouche au bec de leurs clarinettes.

Sur une espèce de trône était couché un beau chevalier portantune armure étincelante de pierreries et le front couvert d’uncasque d’or.

Comme il semblait le roi de la fête, Lyderic alla droit à lui etdétacha son casque ; mais alors de magnifiques cheveux blondsse répandirent sur ses épaules, et un délicieux visage de femme luiapparut, encadré par eux comme dans une auréole d’or.

Lyderic approcha sa joue de la sienne pour sentir si ellerespirait encore ; un souffle doux et parfumé lui prouva quela vie n’avait point cessé d’animer ce beau corps.

Alors Lyderic, ayant la bouche si près de cette bouche decorail, ne put résister au désir d’y déposer un baiser, mais sidoucement, qu’à peine ses lèvres eurent touché les lèvres de labelle guerrière, celle-ci tressaillit et ouvrit les yeux.

En même temps qu’elle, tout se réveilla : les musiciensreprirent leur ritournelle, les danseurs achevèrent leur gigue, etles laquais entrèrent avec leurs rafraîchissements.

– Sois le bienvenu, jeune homme, dit Brunehilde à Lyderic,car les prophètes ont dit que je ne serais réveillée que par celuià qui appartiendraient un jour cette ceinture et cet anneau.

– Hélas ! belle princesse, répondit en souriantLyderic, tant de bonheur ne m’est point réservé. Je ne suis qu’unambassadeur, et je viens vous demander votre main pour Gunther, roides Higlands, dont je vais épouser la sœur.

– Ah ! ah ! dit Brunehilde en donnant à l’instantmême à son visage l’expression du plus profond dédain ; vousentendez, messieurs et mesdames, celui qui nous envoie demandernotre main n’a pas jugé que nous fussions digne des périls auxquelsil fallait s’exposer pour parvenir jusqu’à nous, et il nous aenvoyé un ambassadeur plus brave que lui.

– Je vous demande pardon, adorable princesse, repritLyderic. Je ne suis pas plus brave que Gunther ; mais lacondition que j’avais mise en l’accompagnant était qu’il melaisserait tenter l’aventure. Arrivé dans le port, je l’ai sommé detenir sa parole, et il a bien fallu qu’il la tînt, car vous savezque c’est le premier devoir de tout brave chevalier que d’êtrefidèle à ses engagements.

– C’est bien, c’est bien, dit Brunehilde presque sansécouter Lyderic. Et celui qui vous envoie sait quelles épreuvesdoit subir celui qui veut être mon époux ?

– Oui, noble princesse, répondit Lyderic, et, comme cesépreuves sont les plus dangereuses, celles-là Gunther se les estréservées.

– Retournez donc vers lui, dit alors Brunehilde, etdites-lui qu’il se tienne prêt à accomplir les épreuves que je luiimposerai demain matin ; mais sachez en même temps que, s’ilsuccombe, vous et lui périrez tous les deux.

Lyderic voulut ajouter quelques mots de galanterie pour prendrecongé ; mais Brunehilde ne lui en donna pas le temps, et, luitournant dédaigneusement le dos, elle passa dans la chambrevoisine.

Lyderic retourna vers Gunther.

Il trouva le roi qui l’attendait avec impatience, et lui racontacomment tout s’était passé, et comment il devait subir le lendemainles épreuves dont il fallait sortir vainqueur pour devenir le maride Brunehilde et roi d’Islande.

Puis il ajouta la menace qu’avait faite Brunehilde de lesenvoyer à la mort tous les deux si Gunther n’était pasvainqueur.

Gunther demanda alors à Lyderic s’il ne voulait pas lui laisserachever les épreuves seul et s’en retourner dans l’Île desHiglands, lui promettant que, de quelque manière que tournassentles choses, sa sœur Chrimhilde n’en serait pas moins safemme ; mais Lyderic, pensant que Gunther aurait besoin de luipendant les épreuves, refusa, en lui disant que telles n’étaientpoint leurs conventions, et qu’il désirait jusqu’au bout partagersa fortune.

Gunther, qui, de son côté, était bien aise d’avoir Lyderic prèsde lui, n’insista pas davantage, et les deux amis attendirent avecimpatience le lendemain.

Le moment du départ du vaisseau était fixé à six heures dumatin, et Gunther était prêt à l’heure dite, lorsqu’en regardantautour de lui il chercha vainement Lyderic.

Il commençait déjà à être fort inquiet de son absence et àcraindre quelque trahison lorsqu’il entendit à son oreille une voixqui lui disait :

– Ne crains rien, Gunther, je suis près de toi et ne tequitterai pas, et peut-être te serai-je plus utile ainsi que sij’étais visible à tous les yeux.

À ces mots, il reconnut la voix de Lyderic, et il futtranquillisé.

Alors il se mit en route avec ses cent chevaliers et s’avançavers la ville.

Mais bientôt il en vit sortir Brunehilde, à la tête de cinqcents soldats, qui enveloppèrent Gunther et ses cent chevaliers, demanière à ce que, si le roi échouait dans les épreuves, ni lui niaucun des hommes de sa suite ne pussent échapper.

Gunther commença à s’inquiéter, et demanda à voixbasse :

– Lyderic, es-tu là ?

– Oui, répondit Lyderic. Et Gunther se tranquillisa.

Arrivé devant la belle guerrière, le roi mit pied à terre, et seprésenta à elle comme celui qui sollicitait l’honneur de devenirson époux.

Alors Brunehilde sourit dédaigneusement en regardant Gunther, etlui dit :

– Il est une loi du ciel et de la terre pour que toutmariage soit heureux, c’est que la femme doit obéissance à sonmari : or, pour que la femme obéisse, il faut qu’ellerencontre un homme supérieur à elle ; or, j’ai juré den’épouser, moi, que celui qui sera plus adroit, plus fort et plusléger que moi, car à celui-là seulement je consentirai à obéir. RoiGunther, es-tu prêt à tenter les trois épreuves qu’il me conviendrade t’imposer ?

– Je suis prêt, dit Gunther.

– Alors, si cela est votre bon plaisir, monseigneur, commevous êtes tout armé et moi aussi, nous commencerons par la jouteApportez les lances.

Aussitôt huit écuyers apportèrent deux lances, si lourdes qu’ilfallait être quatre hommes pour porter chacune d’elles.

Gunther les regarda avec inquiétude, car elles étaient aussigrosses que le mât de son vaisseau, et il ne croyait même pas qu’ilpût les soulever.

Lyderic vit son inquiétude et lui dit :

– Ne crains rien, et fais-moi place sur le devant de laselle c’est toi qui feras le geste, et c’est moi qui porterai etqui recevrai le coup.

Ces paroles rassurèrent Gunther, de sorte qu’il accepta sanshésiter, ce qui parut fort étonner Brunehilde, qui prit une desdeux lances, qu’elle souleva avec une facilité extraordinaire, et,mettant son cheval au galop, elle alla se placer à l’endroit d’oùelle devait courir.

Quant à Gunther, il souleva la sienne avec la même aisance quesi c’était un fétu de paille, ce qui excita un long murmured’admiration parmi les assistants, et il alla se placer à cent pas,en face de Brunehilde.

Les juges donnèrent le signal, les chevaux partirent au galop,et les deux adversaires se rencontrèrent au milieu du chemin, et,au grand étonnement de tout le monde, la lance de Gunther se brisaen morceaux sur le bouclier d’or de Brunehilde, mais en la frappantd’un tel choc, que la belle guerrière fut renversée jusque sur lacroupe de son cheval, de sorte que son casque tomba et laissa voirson visage tout enflammé de colère et de honte, quant à Gunther,comme le choc avait atteint Lyderic, il était resté ferme etinébranlable sur ses arçons.

– Je suis vaincue, dit la reine en jetant sa lance, passonsà la seconde épreuve.

Et elle descendit de cheval.

– Tu ne t’en vas pas ? dit Gunther à Lyderic.

– Non, sois tranquille, répondit Lyderic.

– Bien, dit Gunther.

Et alors il reçut d’un visage modeste et souriant lescompliments de ses cent cavaliers, qui lui dirent que jamais ils nelui avaient vu déployer une pareille foi ce, et pour la premièrefois le roi Gunther reconnut en lui-même que ses courtisans luidisaient la vérité.

Pendant ce temps, douze hommes apportaient une énorme pierredont l’aspect seul fit frissonner Gunther.

– Vois-tu ce qu’ils font ? demanda tout bas Gunther àLyderic.

– Oui, dit Lyderic, mais ne t’inquiète pas.

– Roi Gunther, dit Brunehilde, tu vois bien cettepierre ? je vais la jeter jusqu’à cette petite montagne quiest à cinquante pas de nous à peu près ; si tu la jettes plusloin, je me reconnaîtrai vaincue, comme lorsque tu as brisé malance.

– Cinquante pas ! murmura tout bas Gunther.Peste !

– Ne crains rien, dit Lyderic, je mettrai ma main dans latienne : tu feras le mouvement, et c’est moi qui lalancerai.

Alors Brunehilde prit la pierre d’une seule main, la fit tournerdeux ou trois fois au-dessus de sa tête comme un berger fait d’unefronde, et la lança avec tant de force, qu’au lieu de s’arrêter aubas de la montagne, comme elle l’avait dit, la pierre monta enroulant jusqu’à la moitié, puis, entraînée par son poids, retombajusqu’au but qui lui avait été marqué.

Les chevaliers de Gunther tremblèrent ; ceux de Brunehildeapplaudirent.

Les douze hommes allèrent chercher la pierre, qu’ilsrapportèrent à grand-peine à l’endroit d’où l’avait lancéeBrunehilde.

Alors Gunther la prit, et, sans effort apparent, sans avoirbesoin de la faire tourner autour de sa tête, comme un joueur deboule lance sa boule, il lança la pierre, qui alla tomber dupremier coup plus loin qu’elle n’avait été même en roulant, et qui,continuant de rouler à son tour, franchit la montagne jusqu’à sonsommet, et, comme l’autre versant descendait vers la mer, elle eutencore assez d’impulsion pour franchir la cime, et, suivant lapente opposée, s’en aller en bondissant s’engloutir dans lamer.

Cette fois-ci, ce ne furent plus des applaudissements, mais descris d’admiration qui accueillirent cette preuve de la force deGunther.

Chacun voulant voir où s’était arrêtée la pierre courut à lamontagne, et vit au milieu de la mer, toute bouillonnante encore,s’élever la pointe d’un écueil nouveau et inconnu.

Brunehilde était pâle de colère ; elle rappela tout sonpeuple.

– Or çà, dit-elle, venez ici, car tout n’est point finiencore, et il nous reste une dernière épreuve. Roi Gunther,ajouta-t-elle en se retournant, tu vois ce précipice ?

– Oui, dit Gunther.

– Comme tu le vois, il a vingt-cinq pieds de large ;quant à sa profondeur, elle est inconnue, et une pierre comme celleque nous venons de lancer mettrait plusieurs minutes à en trouverle fond. Un jour que je poursuivais un élan à la chasse, l’élan lefranchit et crut être en sûreté, mais je le franchis derrière lui,je le joignis et je le tuai. Es-tu prêt à me poursuivre comme jepoursuivais l’élan et à le franchir derrière moi ?

– Hum ! fit Gunther.

– Accepte, dit Lyderic.

– Je suis prêt, répondit Gunther ; mais n’ôtons-nouspas notre armure ?

– Permis à toi d’ôter ton armure, roi Gunther, ditdédaigneusement Brunehilde ; mais, moi, je garderai lamienne.

– Garde ton armure, dit tout bas Lyderic.

– Je ferai comme vous ferez, répondit Gunther.

Alors la belle guerrière s’élança, légère comme une biche, et,sans crainte, sans hésitation, elle franchit le précipice ;mais cela si justement, que le bout de son pied à peine toucha del’autre côté, et que tous les assistants jetèrent un cri, croyantqu’elle allait retomber en arrière dans le précipice.

– À ton tour, roi Gunther, dit alors en se retournantBrunehilde.

– Comment allons-nous faire ? dit Gunther àLyderic.

– Je te prendrai par le poignet, répondit Lyderic, et jet’enlèverai avec moi.

– Ne va pas me lâcher, dit Gunther.

– Sois tranquille, répondit Lyderic.

Pour toute réponse, Gunther se mit à courir avec une tellerapidité, qu’à peine pouvait-on le suivre des yeux ; puis,arrivé au bord, il s’enleva comme s’il eût eu les ailes d’un aigle,et retomba de l’autre côté à plus de dix pieds plus loin quen’avait fait Brunehilde.

– Roi Gunther, dit Brunehilde, tu m’as vaincue dans lestrois épreuves que je t’avais imposées ; je n’ai donc plusrien à dire. Tu m’as conquise, je suis ta femme.

– Et toi, dit tout bas Gunther à Lyderic, tu es le mari dema sœur. Et, tandis que Gunther baisait la main de Brunehilde,Lyderic serrait la main de Gunther.

Gunther et Brunehilde s’avancèrent alors vers les assistants ense tenant par la main, et Brunehilde leur présenta Gunther commeson époux.

Cette nouvelle excita, tant parmi les chevaliers de l’Islandeque parmi ceux de l’Écosse, de grands transports de joie, car,selon eux, avec un tel roi et avec une telle reine, ils n’avaientrien à craindre d’aucun peuple étranger.

Lyderic ôta son casque, et, étant redevenu visible, il saluaGunther et Brunehilde comme s’il arrivait seulement à cette heuredu vaisseau. Mais à peine Brunehilde daigna-t-elle leregarder ; quant à Gunther, quelque envie qu’il eût del’embrasser, il se contenta de lui serrer la main.

Il fut convenu que les deux noces se feraient ensemble dans lacapitale des Higlands, seulement on resta quinze jours encore àSégard, pour que Brunehilde réglât avant son départ toutes lesaffaires de son royaume.

Puis, ces quinze jours écoulés, on partit, et un vent favorableconduisit le vaisseau dans la capitale des Higlands.

La princesse Chrimhilde fut bien heureuse de revoir Lyderic, etd’apprendre de la bouche même de son frère qu’il lui avait rendu detels services qu’il lui avait accordé sa main ; elle reçutaussi la reine Brunehilde comme une sœur à laquelle elle étaitdisposée d’avance à accorder toute son amitié : quant àcelle-ci, son accueil fut, selon son habitude, froid et fier, carelle méprisait beaucoup les jeunes filles qui, comme Chrimhilde, nes’étaient jamais occupées que de toilette et de broderies.

Quant aux deux petites dames d’honneur, elles furent fortcontentes aussi de revoir leur libérateur, car elles se trouvaientbien heureuses près de la princesse Chrimhilde, qui avait pourelles toutes sortes de bontés, et à qui, en échange, ellesmontraient à faire des broderies miraculeuses de finesse etd’éclat.

Les deux noces se firent en grande pompe, et il y eut, pendantles trois jours qui les précédèrent, force joutes et tournois.Mais, le jour même du mariage, Lyderic reçut des lettres de sa mèrequi le rappelaient dans ses États : la bonne vieille princessese mourait d’envie de revoir son fils, et le suppliait de revenirauprès d’elle avec sa belle-fille qu’elle avait grande envie devoir, lui disant que, s’il tardait seulement de huit jours à semettre en route, il la trouverait morte d’ennui et de chagrin. Ildit donc à la princesse sa femme qu’il devait partir le plus tôtpossible, et, comme celle-ci n’avait d’autre volonté que celle deson mari, elle lui offrit de se mettre en route dès lelendemain : seulement Chrimhilde demanda à Lyderic lapermission de faire cadeau à sa belle-sœur de la moitié de sesperles, de ses rubis, de ses escarboucles et de ses diamants, ce àquoi Lyderic consentit bien volontiers ; mais Brunehilderenvoya fièrement les pierreries à sa belle-sœur, en lui faisantdire que ses bijoux, à elle, étaient sa lance, sa cuirasse, sonbouclier, son casque et son épée.

Ce renvoi fut un nouveau motif à Lyderic de partir promptement,car il vit bien que, s’il était resté plus longtemps à la cour duroi son frère, la mésintelligence n’aurait point tardé à se mettreentre les deux femmes.

Lyderic et Chrimhilde partirent donc pour le château de Buck,qu’habitait toujours la vieille princesse, et ils y arrivèrent aubout de trois jours de route.

Ermengarde fut bien joyeuse de revoir son fils, et elle fit àChrimhilde un véritable accueil de mère.

Au reste, tout allait parfaitement dans les États du comte deFlandre, ses peuples, étant plus heureux qu’ils n’avaient jamaisété, ne demandaient rien autre chose au ciel que la conservationd’un si bon prince.

Au bout de neuf mois juste, la princesse Chrimhilde accouchad’un beau garçon, qui reçut au baptême le nom d’Andracus.

Chapitre 9

 

En même temps que Gunther félicitait sa sœur de sonaccouchement, il invita Lyderic à venir le voir avec Chrimhildeaussitôt qu’elle pourrait supporter le voyage, lui disant qu’ilavait des choses de la plus haute importance à lui communiquer.

Lyderic communiqua la lettre à sa femme : elle avait de soncôté grand désir de revoir son frère, de sorte que, comme, grâce àson bon naturel, elle avait oublié l’orgueilleux accueil de lareine Brunehilde, elle fut la première à l’inviter à revenir passerquelque temps à la cour du roi Gunther. Quant à la vieilleprincesse, elle eut bien quelque peine d’abord à donner sonconsentement à cette nouvelle absence, mais on lui promit de luilaisser son petit-fils, ce qui la détermina à ne plus s’opposer audépart de Lyderic et de Chrimhilde, qu’elle aimait maintenant àl’égal d’une fille.

Le comte de Flandre, au reste, s’était d’autant plus facilementdéterminé à laisser son fils à la vieille princesse, que Gunther nelui ayant pas même dit dans sa lettre que Brunehilde fût enceinte,il craignait de lui inspirer des regrets plus vifs encore en luirappelant sans cesse par la vue de son enfant qu’il avait été plusheureux que lui.

Lyderic et Chrimhilde partirent donc seuls pour la capitale desHiglands.

Ils furent reçus par Gunther avec les démonstrations de la joiela plus vive ; la fière Brunehilde elle-même parut contente deles recevoir, et, en apercevant Lyderic, son visage se couvritd’une vive rougeur, car elle ne pouvait oublier ce baiser quil’avait réveillée et dont elle n’avait jamais parlé à son mari.

De son côté, Lyderic avait jugé inutile de raconter à Gunthercette circonstance de son ambassade ; de sorte que Guntherattribuait la rougeur de Brunehilde à la joie qu’elle avait derevoir ses anciens amis.

Aussitôt que Lyderic et Gunther se trouvèrent seuls, ce qui netarda point, car tous deux en cherchaient l’occasion, Lydericdemanda à Gunther quelles étaient les choses importantes dont ilavait à l’entretenir.

Alors Gunther raconta à Lyderic une histoire étrange.

La nuit de ses noces, Brunehilde avait détaché sesjarretières ; avec l’une elle avait lié les mains de son mari,avec l’autre les pieds, et l’avait accroché à un faisceau d’armesqui était scellé dans la muraille, puis elle s’était couchéetranquillement.

Gunther alors avait voulu crier et appeler au secours ;aussitôt Brunehilde s’était relevée et l’avait si cruellementbattu, que le pauvre diable avait fini par promettre qu’il setiendrait tranquille et muet toute la nuit.

Sur cette promesse, Brunehilde s’était recouchée et avait dormitout d’une traite jusqu’au jour.

Au jour, elle s’était réveillée, et, touchée des supplicationsde Gunther, elle l’avait décroché.

Depuis lors, chaque nuit, la princesse en avait usé avec luicomme la première fois, seulement elle le battait plus cruellementencore.

Il ne restait d’autre ressource à Gunther que de se sauver lesoir dans une pièce voisine de la chambre nuptiale, et de s’ybarricader à double tour.

Telles étaient les choses importantes que Gunther avait àconfier à son ami Lyderic.

Ce ne fut pas sans raison que Gunther avait compté sur sonami.

Lyderic réfléchit un instant à ce qu’il venait d’entendre ;puis, posant la main sur l’épaule de Gunther :

– Sois tranquille, lui dit-il, et ce soir, quand les pageset les serviteurs se seront retirés, au lieu de sortir par laporte, ferme-la en dedans, et souffle la lampe, le reste meregarde. Je t’ai déjà soutenu dans les trois premières épreuves, jene t’abandonnerai pas dans la dernière.

– Tu seras donc là ? demanda Gunther.

– Je serai là, répondit Lyderic.

– Mais comment saurai-je que tu y es ?

– Je te parlerai à l’oreille, comme j’ai fait au château deSégard. Gunther se jeta dans les bras de son ami, lui jurant qu’iln’oublierait jamais ce dernier service, le plus grand de tous ceuxqu’il lui avait rendus.

La journée se passa en fêtes ; le roi et la reine desHiglands avaient l’air d’être au mieux ensemble ; aussi toutle monde déplorait-il la stérilité de leur union, seul nuage quipût obscurcir le ciel d’un aussi bon ménage, Brunehilde consentantà paraître la servante le jour, pourvu qu’elle fût la maîtressependant la nuit.

Le soir arriva sans que Brunehilde se doutât en rien du complotqui était tramé contre elle.

Quand l’heure de se retirer fut venue, Lyderic conduisitChrimhilde à sa chambre, et, lui disant qu’il avait à causerd’affaires d’État avec Gunther, il la laissa seule, contre sonhabitude.

Cet abandon momentané fit grande peine à Chrimhilde ; maisson âme, à elle, était faite de dévouement, comme celle deBrunehilde était faite d’orgueil, et, lorsque Lyderic lui eut ditque cette absence avait pour but de rendre un grand service à sonfrère, elle ne retint plus son mari.

En conséquence, Lyderic passa dans la chambre voisine, mit sursa tête le casque qui rend invisible, et s’achemina vers la chambredu roi.

La porte en était ouverte.

Comme d’habitude, des pages et des serviteurs, portant chacunune torche à la main, venaient de conduire leurs souverains danscette chambre témoin depuis un an de si étranges choses.

Lyderic se glissa parmi eux, et, voyant que le roi regardaitavec inquiétude, il s’approcha de lui en disant :

– Me voilà.

Dès lors le visage de Gunther reprit toute sa sérénité, et sonregard cessa de s’arrêter malgré lui sur le malencontreux faisceaud’armes, auquel il devait les plus mauvaises nuits qu’il eûtpassées de sa vie.

À l’heure habituelle, les serviteurs et les pages se retirèrent,emportant les flambeaux et ne laissant qu’une seule lampeallumée.

Alors Brunehilde, qui jusque-là avait gardé l’apparence d’unefemme soumise, se leva fièrement, et, avec la démarche d’une reine,s’avança vers son mari.

Mais celui-ci, ayant demandé tout bas à Lyderic s’il était là,et en ayant reçu une réponse affirmative, s’élança vers la porte,et, l’ayant fermée à la clef, mit la clef dans sa poche, au lieu des’enfuir comme il en avait l’habitude.

Brunehilde frappa Gunther si rudement, qu’il alla tomber sur latable où était la lampe, la renversa, et qu’il l’éteignit ; desorte que la chambre se trouva dans l’obscurité.

– Tu vois ? dit tout bas Gunther à Lyderic.

– Oui, répondit Lyderic ; et maintenant, mets-toi dansun coin et laisse-moi faire.

Alors Lyderic s’avança à la place de Gunther, et, commeBrunehilde crut que c’était toujours son mari, et que, parexpérience, elle avait appris à connaître sa supériorité sur lui,elle voulut lui saisir les mains pour les lui lier comme elle avaitdéjà fait.

Mais cette fois les choses ne se passèrent pas ainsi que decoutume, et, au contraire, ce fut Lyderic qui prit Brunehilde parles poignets et qui les lui lia avec le ceinturon ; puis ilattacha Brunehilde au faisceau d’armes et disparut.

En sortant, ses pieds rencontrèrent un léger obstacle près de laporte.

Il se baissa pour voir ce que c’était et ramassa quelque chosede soyeux.

Quand il fut arrivé à la lumière, il reconnut la ceinture queBrunehilde portait ordinairement, et dans laquelle, suivant sonhabitude, se trouvait passé un large anneau d’or à sesarmoiries.

En rentrant chez lui, Lyderic trouva Chrimhilde fortinquiète.

Alors, comme il n’avait point de secret pour elle, il luiraconta ce qui venait de se passer, et lui montra l’anneau et laceinture qu’il avait trouvés.

Chrimhilde les voulut avoir.

Lyderic s’y refusa un instant ; puis, comme il vit que sonrefus ne faisait qu’augmenter les désirs de sa femme, il lui donnal’anneau et la ceinture en la priant de ne jamais dire d’où ils luivenaient.

Chrimhilde le lui promit, et dans ce moment sans doute elleavait l’intention de tenir sa promesse.

Le lendemain, du plus loin que Gunther aperçut Lyderic, il allaà lui et lui serra la main d’un air triomphant ; quant àBrunehilde, elle parut au contraire honteuse et attristée, et commene pouvant se pardonner la victoire que son mari avait remportéesur elle.

Avec la faiblesse de la femme, ses petites passions étaientaussi venues à Brunehilde, et cette haine instinctive qu’elle avaitressentie pour Chrimhilde s’augmenta bientôt au point que les deuxfemmes ne pouvaient se rencontrer sans échanger l’une avec l’autredes paroles piquantes.

Sur ces entrefaites, des troubles éclatèrent dans le nord dupays des Higlands, et Gunther fut obligé de quitter sa capitalepour aller les apaiser.

Il prit donc congé de Lyderic et de Chrimhilde, laissant àBrunehilde le soin de remplir envers eux les devoirs del’hospitalité.

Mais Brunehilde ne se vit pas plutôt seule, qu’elle traitaLyderic et Chrimhilde avec une hauteur à laquelle ni l’un nil’autre n’étaient habitués.

Ce n’était rien pour Lyderic, qui croyait savoir la cause de cemépris apparent ; mais il n’en était point ainsi deChrimhilde, qui ressentait doublement, pour elle et pour son mari,les insultes qu’on lui faisait.

Enfin, les insultes lui devinrent insupportables, et ellerésolut de s’en venger.

Alors, comme vint le saint jour du dimanche, sans rien dire àson mari de ce qu’elle allait faire, elle passa à son doigtl’anneau et serra autour de sa taille la ceinture que Lyderic avaittrouvés chez Brunehilde pendant la nuit où il avait lutté avecelle, et, étant partie pour l’église en même temps que Brunehilde,au moment d’y entrer, elle prit le pas sur elle. Alors Brunehildel’arrêta.

– Depuis quand, lui dit-elle, la vassale prend-elle le passur la reine ?

– Depuis, répondit Chrimhilde, que je porte cette ceintureet cet anneau.

À ce geste, Brunehilde jeta un cri et tomba évanouie entre lesbras de ses femmes ; quant à Chrimhilde, elle entra avecassurance dans l’église et s’agenouilla à la place d’honneur.

Mais elle n’y fut pas plutôt, qu’elle se rappela qu’elle avaitmanqué à la promesse qu’elle avait faite à son mari, et qu’ellecalcula avec effroi quelles pouvaient être les suites terribles desa désobéissance : aussi, à peine le saint sacrifice de lamesse fut-il terminé, qu’elle rentra au palais, et qu’ayant ététrouver Lyderic elle le supplia de partir à l’instant même, nepouvant pas, lui dit-elle, endurer plus longtemps les humiliationsque lui faisait subir sa belle-sœur.

Lyderic, qui n’était point fâché de mettre un terme à toutes cesdissensions, fixa son départ au lendemain, et se présenta chezBrunehilde pour prendre congé d’elle.

Mais Brunehilde refusa de le recevoir, et Lyderic, prenant cerefus pour une nouvelle insulte, au lieu d’attendre le lendemain,partit le soir, sans même écrire à Gunther pour lui apprendre lacause de son départ.

Quelques jours s’étaient écoulés à peine depuis que Lyderic etChrimhilde avaient quitté la capitale des Higlands, lorsque Gunthery rentra, après avoir heureusement apaisé les troubles quil’avaient appelé dans le nord de ses États.

Son premier soin fut de se rendre auprès de la reine ;mais, au lieu de la voir toute joyeuse ainsi qu’il s’y attendait,il la retrouva en larmes, et, comme il s’avançait vers elle pour laserrer dans ses bras, elle tomba à ses genoux, en lui demandantvengeance contre Lyderic.

– Qu’a-t-il donc fait ? demanda Gunther étonné.

– Sire, répondit Brunehilde, il m’a insultée gravement, etvous a insulté plus gravement encore ; car, s’étant procuré,je ne sais comment, la ceinture et l’anneau que vous m’avez dérobéspendant la nuit, il les a donnés à Chrimhilde, en lui disant quec’était lui qui me les avait pris : et vous savez bien lecontraire, monseigneur, puisque vous avez été un an sans me lespouvoir enlever.

Gunther devint très pâle, car il crut qu’il avait été trahi parLyderic ; et relevant sa femme.

– C’est bien, lui répondit-il, mais n’avez-vous parlé decela à personne ?

– À personne qu’à vous, monseigneur, dit Brunehilde.

– Eh bien ! continuez d’être aussi discrète, réponditGunther, et, sur mon âme, vous serez vengée.

Et Brunehilde, la fière reine, se releva à demi consolée, à laseule idée de vengeance que lui promettait Gunther.

Cependant, comme Gunther était brave, sa première idée fut de sevenger bravement en accusant Lyderic de mensonge et en l’appelanten combat particulier ; mais aussi, comme il connaissait, pourles avoir éprouvés à son profit, la force et le courage de Lyderic,il résolut de prendre, avant d’en venir à ce combat, toutes lesprécautions que pouvait lui offrir la prudence réunie à laloyauté.

La plus urgente de ces précautions était de se procurer unearmure à l’épreuve de la lance et de l’épée ; mais, ne s’enrapportant à personne du choix de cette armure, il se mit un matinen route pour aller la commander lui-même au forgeron Mimer.

Au bout de cinq ou six jours de marche, Gunther arriva donc à laforge, où il trouva Mimer, Hagen et les autres compagnons, quicontinuaient de forger les plus belles et les plus fortes armes quise pussent voir.

Gunther leur expliqua minutieusement son armure telle qu’il lavoulait, et promit de la payer un tel prix que maître Mimer et sescompagnons, voulant de leur côté faire de leur mieux, demandèrent àGunther contre qui il voulait se servir de cette armure, afin d’enproportionner la force à celle de l’adversaire qu’ils devaientconnaître, quel qu’il fût, tous les chevaliers de l’Occident sefournissant chez eux.

Gunther répondit que cet adversaire était Lyderic, premier comtede Flandre.

Alors Mimer secoua la tête, et comme Gunther lui demandait ceque signifiait ce geste :

– Seigneur chevalier, répondit-il, vous avez là uneméchante besogne : il n’y a si bonne armure qui puisse vousdéfendre contre l’épée Balmung, qui a été forgée sur cette enclumepar Lyderic lui-même, et il n’y a si bonne épée qui puisse blesserLyderic, car il a tué le dragon dont le sang rend invulnérable, et,comme le chevalier Achille, il n’y a qu’une place du corps où onpuisse le frapper, car il s’est baigné dans le sang du dragon, et,à l’exception d’un endroit où est tombée une feuille de tilleul, ila tout le corps couvert d’une écaille qui, toute fine qu’elle est,est plus impénétrable que le plus impénétrable acier.

– Et à quel endroit cette feuille est-elle tombée ?demanda Gunther.

– Voilà ce que j’ignore, répondit le forgeron.

Alors Hagen, le premier compagnon, qui, comme on se le rappelle,avait donné à Mimer le conseil d’envoyer Lyderic à la Forêt-Noire,s’avança et dit à Gunther :

– Sire chevalier, avec les traîtres, il faut agirtraîtreusement. Si vous voulez me donner la moitié de la somme dontvous comptiez payer l’armure, et donner l’autre moitié à maîtreMimer, je me charge de vous débarrasser de Lyderic, et, quand ilsera mort, vous conquerrez ses États.

– Et quel moyen comptez-vous employer pour cela ?

– Cela me regarde, monseigneur ; rapportez-vous-en àmoi, répondit Hagen.

– Eh bien ! soit, dit Gunther, faites comme vousl’entendrez ; voici la moitié de la somme que je comptaismettre à l’armure, l’autre moitié vous sera payée quand vousm’aurez débarrassé de Lyderic.

C’est ainsi que fut fait le pacte entre Gunther, roi desHiglands, le forgeron Mimer et son premier compagnon Hagen.

Le même jour, Gunther repartit pour sa capitale, et Hagen, ayantpris son long bâton à la main et portant son paquet sur son dos,s’achemina vers le château de Buck.

Il y arriva le troisième jour, et demanda à parler au comteLyderic ; et Lyderic, ayant appris qu’un voyageur demandait àlui parler, ordonna que ce voyageur fût amené devant lui.

À peine l’eut-il aperçu, qu’il reconnut Hagen, le premiercompagnon de maître Mimer.

Comme Lyderic avait une mémoire tout à fait oublieuse du mal, ilreçut admirablement bien Hagen, et lui demanda ce qui l’amenait àsa cour.

Hagen répondit que, s’étant pris de querelle avec maître Mimerpour affaires de son état, il l’avait quitté, et que, s’étantrésolu d’aller offrir ses services comme armurier à quelque nobleseigneur, il avait pensé avant tout à son ancien camarade de forge,et venait en toute humilité mettre ses petits moyens à sadisposition.

Or, comme Lyderic savait que Hagen était, après maître Mimer, lepremier armurier qui existât, il le retint à l’instant même à sonservice, et lui confia la surveillance de toutes ses forges et detoutes ses armureries.

Cette importante acquisition fut vue d’un très bon œil par toutle monde, excepté par Peters, car il connaissait le mauvais naturelde Hagen et la haine qu’il portait à son maître ; mais Lydericne fit que rire de ses inquiétudes, et Hagen fut installé auchâteau dans l’emploi qui avait été créé pour lui.

Quelques jours après, Lyderic reçut de Gunther une lettre quilui annonçait que l’insurrection avait fait de tels progrès dansses États, qu’il le suppliait de venir à son secours avec sesmeilleurs chevaliers.

À l’instant même, Lyderic, oubliant la mésintelligence quirégnait entre les deux reines, ordonna que tout fût prêt le plustôt possible, et commanda à ses cent meilleurs hommes d’armes des’appareiller de leur mieux pour l’accompagner dans le royaume desHiglands.

Cet ordre avait répandu la joie dans le comté de Flandre, car,pour ces hommes de fer, la guerre était une fête ; il n’yavait que la vieille princesse et Chrimhilde qui, l’une parpressentiment maternel, et l’autre par connaissance du caractère deson frère, virent avec peine cette excursion.

Or, il arriva que Chrimhilde, ayant exposé assez haut sescraintes pour être entendue de Hagen, celui-ci s’approcha d’elle etlui dit :

– Noble dame, je sais ce qui cause vos inquiétudes :votre époux est invulnérable par tout le corps, excepté en un seulendroit où est tombée une feuille de tilleul, et vous craignezqu’il ne soit frappé justement en cet endroit ; mais, si vousvoulez faire une marque à son vêtement à cet endroit, je le suivraipar-derrière, et j’écarterai tous les coups qui pourraient lemenacer.

Chrimhilde accueillit cette offre comme une inspiration du ciel,remercia Hagen, et promit qu’elle broderait une petite croix sur lapartie de l’habit qui couvrait la partie vulnérable, afin que Hagenpût défendre cette partie.

C’était tout ce que voulait celui-ci.

Au jour fixé, Lyderic et ses cent hommes d’armes étaientprêts ; et, selon son habitude, le comte de Flandre n’avaitd’autre arme que son épée : il était vêtu d’un pourpoint quelui avait fait Chrimhilde, et sur lequel, au-dessous de l’épaulegauche, était brodée une petite croix.

Au moment du départ, Peters vint supplier le comte de ne pointemmener Hagen ; mais Hagen, dans une guerre, était un hommetrop précieux par son habileté à fabriquer et à réparer les armes,pour que Lyderic s’en privât : aussi ne fit-il que rire descraintes de Peters, et constitua-t-il Hagen intendant général deson armurerie.

Lyderic prit congé de sa mère et de sa femme, avec sa confianceordinaire dans la fortune : il avait l’épée Balmung, dont ilconnaissait la trempe ; il avait le fouet d’or du roi desNiebelungen ; enfin il avait le casque qui rendinvisible : c’était, avec son courage, des garanties plus quesuffisantes pour la victoire.

Chapitre 10

 

Le comte de Flandre et ses cent hommes marchèrent trois jours,puis ils s’embarquèrent sur des vaisseaux que Lyderic avait faitpréparer ; de sorte qu’au bout de huit jours de son départ duchâteau de Buck il abordait dans la capitale des Higlands.

Lyderic fut fort étonné ; car, au lieu de trouver les Étatsdu roi Gunther dans le trouble et la désolation, comme celui-ci luiavait écrit qu’ils étaient, il les trouva en fête de ce que larévolte était apaisée.

Au reste, le roi Gunther attendait Lyderic sur le rivage, et illui fit l’accueil qu’avait droit d’attendre un ami si diligent àporter secours.

Lyderic trouva tout préparé pour une grande chasse, que Guntherdonnait en son honneur.

Cette chasse devait avoir lieu le lendemain même de sonarrivée ; de sorte que Lyderic ne fit que coucher dans lacapitale du roi des Higlands, et dès le lendemain matin partit avecGunther pour une grande forêt, au centre de laquelle était fixé lerendez-vous.

Quant aux cent chevaliers, ils restèrent dans la capitale, etGunther ordonna aux gens de sa cour de leur faire grande chère,comme lui-même faisait au maître.

Hagen et Peters accompagnèrent seuls Lyderic.

Comme la forêt était peu distante de la capitale, on y arriva àsept heures du matin, et l’on se mit en chasse aussitôt ; lespiqueurs avaient détourné un ours.

Au bout d’une heure ou deux de chasse, l’ours fatigué s’acculaet tint aux chiens ; alors les piqueurs sonnèrent leursfanfares et les chasseurs accoururent.

Gunther allait le charger l’épée à la main, lorsque Lydericproposa de le prendre vivant, afin d’en faire don à la princesseBrunehilde.

Alors, comme personne n’osait se charger de la capture, il sefit donner des cordes, descendit de cheval, alla droit à l’ours,qui se levait sur ses pattes de derrière.

C’était ce que demandait Lyderic : il prit l’animal àbras-le-corps, et, l’ayant terrassé, il lui lia les quatre patteset le museau, le chargea sur son épaule ; et, comme tous leschevaux regimbaient quand on voulait le leur mettre sur le dos, ilcontinua de le porter jusqu’à l’endroit où l’on devait trouver ledéjeuner.

Le déjeuner était fidèlement arrivé à son poste, et il étaitriche et copieux, comme il convenait à des chasseurs affamés ;mais, par un oubli étrange, le vin manquait. Gunther gronda forttous les serviteurs, qui rejetèrent la faute les uns sur lesautres ; mais, comme cela ne remédiait en rien à l’affaire, leroi eut l’air de se rappeler qu’on était passé, en venant, prèsd’une si claire fontaine, que chacun avait voulu y boire ; ilordonna alors aux serviteurs d’aller y puiser de l’eau ; mais,comme Lyderic était échauffé de son combat avec l’ours, il n’eutpoint la patience d’attendre, et se mit à courir vers la fontaine.C’était l’occasion qu’attendait Hagen ; aussi le suivit-ildans l’intention apparente de le servir au besoin.

En arrivant près de la fontaine, Lyderic posa sa lance contre unsaule qui l’ombrageait, et, pour être encore plus à son aise, sedébarrassa de son casque et de son épée. Alors il s’agenouilla, et,baissant la tête, il but à même la source.

Hagen profita de ce moment, prit contre le saule la lance deLyderic, et, guidé par la croix que Chrimhilde avait brodéeelle-même sur son habit, il la lui enfonça au-dessous de l’épaulegauche de toute la longueur du fer.

Lyderic jeta un cri et se releva ; puis, quoique atteintmortellement, il saisit Balmung, et, comme un lion blessé et quiépuise sa vie dans un dernier effort de vengeance, il rejoignitHagen en trois bonds, et, d’un seul coup de Balmung, il lui fenditla tête si profondément que les deux parties tombèrent sur chaqueépaule.

Aussitôt il se retourna et aperçut Peters, qui, redoutantquelque trahison, avait suivi Hagen, mais qui était arrivé troptard : il voulut parler pour lui adresser quelque suprêmerecommandation, mais il ne put que lui faire de la main signe des’enfuir, et il tomba mort près du cadavre de son assassin.

Peters comprit qu’il n’y avait pas de temps à perdre, car ilétait évident que la vengeance de Gunther ne s’arrêterait pointlà : il s’orienta donc en jetant un coup d’œil sur les nuages,et, guidé par la direction du vent, il prit sa course vers lamer.

Arrivé sur le rivage, comme il vit qu’on le poursuivait, ils’élança la tête la première dans les flots, et, ayant gagné à lanage une des galères flamandes qui étaient à l’ancre, il raconta cequi venait d’arriver au capitaine, qui donna aussitôt l’ordred’appareiller et fit voile vers le port le plus près, qui étaitcelui de Blakenberg.

La désolation fut grande au château de Buck lorsqu’on y appritla fatale nouvelle.

Chrimhilde se jeta aux genoux de la vieille princesse en luidemandant pardon, car c’était elle qui doublement avait tuéLyderic, la première fois par son orgueil, la seconde fois par saconfiance.

Heureusement, Ermengarde était un cœur puissant etreligieux ; et, toute brisée qu’elle était de la perte de sonfils, elle songea qu’il fallait avant tout se mettre en mesurecontre de nouveaux malheurs ; et, ayant fait proclamer àl’instant la mort de Lyderic et la trahison de Gunther, elle appelatous les Flamands à la défense de leur jeune comte ; puis elleenvoya un messager au roi Dagobert, en lui faisant savoir le besoinqu’elle allait avoir de son secours.

En effet, huit jours s’étaient à peine écoulés, que Guntherdébarqua avec une armée considérable dans le port de l’Écluse.

Quelle que fût l’activité qu’eût déployée la bonne dameErmengarde, la situation n’en était pas moins critique.

Les cent chevaliers que Lyderic avait emmenés avec lui et quiétaient les plus braves de sa principauté de Dijon et de son comtéde Flandre, avaient été faits prisonniers au moment où ils s’yattendaient le moins, sans avoir même pu se défendre ; et lemessager envoyé à la cour des Francs avait répondu que le roiDagobert venait de mourir, et que son fils Sigebert, qui avaithérité de la France orientale, étant en guerre avec Clovis, sonfrère, qui avait hérité de la France occidentale, il ne pouvait,malgré le grand désir qu’il en avait, distraire aucune troupe deson armée.

Les deux pauvres femmes en étaient donc réduites à leurs propresforces, et ces forces, qui étaient peu de chose, étaient encoremoralement fort diminuées par l’absence d’un chef qui pût donner del’unité à la défense.

Cependant Gunther et son armée avançaient toujours : leprétexte qu’il donnait à son agression était que le jeune comteAndracus étant mineur, il venait, comme son oncle, réclamer larégence de son comté.

Mais, comme tout le monde savait qu’il était l’assassin du père,personne ne se laissait prendre à son apparente amitié pour lefils.

Ermengarde et Chrimhilde avaient rassemblé autour d’elles, etpour la défense du château de Buck, tout ce qu’elles avaient puréunir d’hommes d’armes et de serviteurs ; et, sans autreespoir qu’en Dieu, elles priaient agenouillées de chaque côté duberceau du jeune comte lorsqu’on vint leur annoncer qu’unchevalier, sans couronne à son casque et sans armoiries à sonbouclier, et qui cependant paraissait familier avec les armes,demandait à être introduit devant elles.

Dans une circonstance semblable, aucun secours n’était àdédaigner : Chrimhilde et Ermengarde donnèrent l’ordre que lechevalier fût introduit devant elles.

L’inconnu était un homme d’une haute et puissante stature, etqui paraissait, comme l’avait dit son introducteur, familier avecles armes.

La visière de son casque était baissée ; mais une barbeblanche qui passait par l’ouverture inférieure indiquait que, sicelui qui se présentait avait perdu quelque chose du côté de laforce, il avait dû gagner du côté de l’expérience.

Il s’inclina devant les deux femmes, et, abordant sans détour lesujet qui l’amenait, il leur dit qu’ayant appris la situationdéplorable où elles se trouvaient, il était venu leur offrir sonsecours, espérant qu’il ne serait point méprisé par elles, quelquefaible qu’il fût, et offrant, si elles avaient quelque défiance, dejurer sur l’Évangile qu’il était prêt à sacrifier sa vie pour ladéfense des droits du jeune comte.

Il y avait dans la voix de l’inconnu une telle expression devérité, que, quoique les deux femmes ignorassent encore si soncourage et son expérience répondaient à la confiance qu’il leuravait inspirée, elles acceptèrent ses services, lui disant qu’ellestenaient pour inutile tout autre serment que sa seule parole, etelles lui remirent la défense du château avec le commandement deleur petite armée.

Aussitôt, et comme il n’y avait pas de temps à perdre, lechevalier inconnu salua les deux dames et descendit dans la courfaire ses dispositions.

Là, ayant réuni tout son monde, il vit qu’il pouvait disposer dedouze cents hommes d’armes, sans compter les serviteurs et lesvalets, et, dès lors, les voyant animés du meilleur esprit, ilrésolut, quoique l’armée qui venait l’attaquer fût quatre fois plusnombreuse que la sienne, de ne point l’attendre derrière ses murs,mais d’aller au-devant d’elle dans la forêt.

En conséquence, il laissa, pour la défense du château, unecentaine d’hommes d’armes avec tous les valets et les serviteurs,et, avec le reste, il s’apprêta à marcher à l’ennemi.

Au moment de partir, un vieux garde lui offrit de lui servir deguide ; mais le chevalier inconnu lui répondit qu’ayant étéélevé non loin de cette forêt toutes les routes lui en étaientfamilières.

En effet, aux premières dispositions qu’il fit, les soldatsreconnurent qu’il avait une science des lieux au moins égale à laleur, et leur confiance en lui s’en augmenta encore.

Le chevalier inconnu disposa son armée à l’endroit même où,vingt-trois ans auparavant, le comte Salwart avait été assassiné,et la comtesse Ermengarde faite prisonnière.

C’était un défilé qui semblait fait exprès pour une embuscade,et où deux cents hommes pouvaient lutter contre deux mille.

À peine les dispositions étaient-elles prises, que l’on aperçutl’armée de Gunther, qui, se reposant sur sa force numérique, etsurtout sur le peu de résistance qu’on lui avait opposé jusque-là,s’avançait pleine de confiance et sans prendre d’autre précautionque de se faire précéder d’une avant-garde. Le chevalier inconnulaissa passer cette avant-garde ; puis, lorsque l’armée toutentière fut engagée dans le défilé, il donna le signal convenu, etles Higlands se virent écrasés par des rochers, sans qu’ils pussentmême distinguer la main vengeresse qui les poussait sur eux.

En même temps, et lorsqu’il vit que le désordre commençait à semettre dans leurs rangs, le chevalier inconnu les attaqua lui-mêmede front, avec grand bruit de cors et de fanfares, qui, répété parles échos de la forêt, pouvait faire croire à un nombre de soldatstriple de celui qu’il avait réellement.

Gunther paya bravement de sa personne ; mais lesdispositions étaient trop bien prises pour que la victoire restâtlongtemps incertaine.

Après un combat de deux heures, l’armée des Higlands fut mise enfuite et taillée en pièces, et Gunther lui-même, pressé vivement,parvint à grand-peine à se sauver avec une centaine d’hommes.Arrivé au bord de la mer, il se jeta dans un de ses navires, et,tout honteux de sa défaite, regagna nuitamment sa capitale.

Les vainqueurs regagnèrent le château, rapportant aux deuxfemmes cette bonne nouvelle, mais rapportant le chevalier inconnublessé à mort.

Elles allèrent au-devant de leur libérateur, qui, en les voyants’approcher de lui, leva la visière de son casque, et ellesreconnurent Phinard, le vieux prince de Buck, qui, trois ansauparavant, avait fait à Lyderic la cession de ses États, ets’était retiré dans la forêt pour y accomplir la pénitence qu’ils’était imposée.

Au fond de sa retraite, il avait appris le danger que couraientles deux princesses et le jeune comte ; il avait alors revêtuune dernière fois les armes mondaines pour venir à leursecours.

Dieu avait béni son entreprise, et, par un jeu de hasard ouplutôt par une permission de la Providence, l’expiation avait eulieu à l’endroit même où avait été commis le crime.

Phinard expira le lendemain, priant les deux princesses de nepas lui chercher une autre tombe que celle qui avait été creuséemiraculeusement pour lui dans la cour déserte pendant la nuit quiavait amené sa conversion. Il y fut enterré selon ses désirs. Dieuait son âme !

Quant au jeune comte Andracus, il régna pendant de longuesannées avec joie et honneur, et eut un fils, qui fut monseigneurBaudouin Ier, surnommé Baudouin aux côtes defer.

Ceci est la véritable légende de Lyderic, premier comte deFlandre.

Share