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Aziyadé

Aziyadé

de Pierre Loti

Extrait des notes et lettres d’un lieutenant de la marine anglaise entré au service de la Turquie le 10 mai 1876 tué dans les murs de Kars le 27 octobre 1877.

PRÉFACE DE PLUMKETT, AMI DE LOTI

Dans tout roman bien conduit, une description du héros est de rigueur. Mais ce livre n’est point un roman, ou, du moins, c’en est un qui n’a pas été plus conduit que la vie de son héros. Et puis décrire au public indifférent ce Loti que nous aimions n’est pas chose aisée, et les plus habiles pourraient bien s’y perdre.

Pour son portrait physique, lecteur, allez à Musset : ouvrez « Namouna, conte oriental » et lisez :

Bien cambré, bien lavé ;

Des mains de patricien, l’aspect fier et nerveux

Ce qu’il avait de beau surtout, c’étaient les yeux.

Comme Hassan, il était très joyeux, et pourtant très maussade ; indignement naïf, et pourtant très blasé. En bien comme en mal, il allait loin toujours ; mais nous l’aimions mieux que cet Hassan égoïste, et c’était à Rolla plutôt qu’il eût pu ressembler…

Dans plus d’une âme on voit deux choses à la fois :

Le ciel, — qui teint les eaux à peine remuées,

Et la vase, — fond morne, affreux, sombre et dormant.

(VICTOR HUGO, les Ondines.)

PLUMKETT.

1. SALONIQUE JOURNAL DE LOTI

I

16 mai 1876.

… Une belle journée de mai, un beau soleil, un ciel pur… Quand les canots étrangers arrivèrent, les bourreaux, sur les quais, mettaient la dernière main à leur œuvre : six pendus exécutaient en présence de la foule l’horrible contorsion finale… Les fenêtres, les toits étaient encombrés de spectateurs ; sur un balcon voisin, les autorités turques souriaient à ce spectacle familier.

Le gouvernement du sultan avait fait peu de frais pour l’appareil du supplice ; les potences étaient si basses que les pieds nus des condamnés touchaient la terre. Leurs ongles crispés grinçaient sur le sable.

II

L’exécution terminée, les soldats seretirèrent et les morts restèrent jusqu’à la tombée du jour exposésaux yeux du peuple. Les six cadavres, debout sur leurs pieds,firent, jusqu’au soir, la hideuse grimace de la mort au beau soleilde Turquie, au milieu de promeneurs indifférents et de groupessilencieux de jeunes femmes.

III

Les gouvernements de France et d’Allemagneavaient exigé ces exécutions d’ensemble, comme réparation de cemassacre des consuls qui fit du bruit en Europe au début de lacrise orientale.

Toutes les nations européennes avaient envoyésur rade de Salonique d’imposants cuirassés. L’Angleterre s’y étaitune des premières fait représenter, et c’est ainsi que j’y étaisvenu moi-même, sur l’une des corvettes de Sa Majesté.

IV

Un beau jour de printemps, un des premiers oùil nous fut permis de circuler dans Salonique de Macédoine, peuaprès les massacres, trois jours après les pendaisons, vers quatreheures de l’après-midi, il arriva que je m’arrêtai devant la portefermée d’une vieille mosquée, pour regarder se battre deuxcigognes.

La scène se passait dans une rue du vieuxquartier musulman. Des maisons caduques bordaient de petits cheminstortueux, à moitié recouverts par les saillies des shaknisirs(sorte d’observatoires mystérieux, de grands balcons fermés etgrillés, d’où les passants sont reluqués par des petits trousinvisibles). Des avoines poussaient entre les pavés de galetsnoirs, et des branches de fraîche verdure couraient sur lestoits ; le ciel, entrevu par échappées, était pur etbleu ; on respirait partout l’air tiède et la bonne odeur demai.

La population de Salonique conservait encoreenvers nous une attitude contrainte et hostile ; aussil’autorité nous obligeait-elle à traîner par les rues un sabre ettout un appareil de guerre. De loin en loin, quelques personnages àturban passaient en longeant les murs, et aucune tête de femme nese montrait derrière les grillages discrets des haremlikes ;on eût dit une ville morte.

Je me croyais si parfaitement seul, quej’éprouvai une étrange impression en apercevant près de moi,derrière d’épais barreaux de fer, le haut d’une tête humaine, deuxgrands yeux verts fixés sur les miens.

Les sourcils étaient bruns, légèrementfroncés, rapprochés jusqu’à se rejoindre ; l’expression de ceregard était un mélange d’énergie et de naïveté ; on eût ditun regard d’enfant, tant il avait de fraîcheur et de jeunesse.

La jeune femme qui avait ces yeux se leva, etmontra jusqu’à la ceinture sa taille enveloppée d’un camail à laturque (féredjé) aux plis longs et rigides. Le camail était de soieverte, orné de broderies d’argent. Un voile blanc enveloppaitsoigneusement la tête, n’en laissant paraître que le front et lesgrands yeux. Les prunelles étaient bien vertes, de cette teintevert de mer d’autrefois chantée par les poètes d’Orient.

Cette jeune femme était Aziyadé.

V

Aziyadé me regardait fixement. Devant un Turc,elle se fût cachée ; mais un giaour n’est pas un homme ;tout au plus est-ce un objet de curiosité qu’on peut contempler àloisir. Elle paraissait surprise qu’un de ces étrangers, quiétaient venus menacer son pays sur de si terribles machines de fer,pût être un très jeune homme dont l’aspect ne lui causait nirépulsion ni frayeur.

VI

Tous les canots des escadres étaient partisquand je revins sur le quai ; les yeux verts m’avaientlégèrement captivé, bien que le visage exquis caché par le voileblanc me fût encore inconnu ; j’étais repassé trois foisdevant la mosquée aux cigognes, et l’heure s’en était allée sansque j’en eusse conscience.

Les impossibilités étaient entassées comme àplaisir entre cette jeune femme et moi ; impossibilitéd’échanger avec elle une pensée, de lui parler ni de luiécrire ; défense de quitter le bord après six heures du soir,et autrement qu’en armes ; départ probable avant huit jourspour ne jamais revenir, et, par dessus tout, les farouchessurveillances des harems.

Je regardai s’éloigner les derniers canotsanglais, le soleil près de disparaître, et je m’assis irrésolu sousla tente d’un café turc.

VII

Un attroupement fut aussitôt formé autour demoi ; c’était une bande de ces hommes qui vivent à la belleétoile sur les quais de Salonique, bateliers ou portefaix, quidésiraient savoir pourquoi j’étais resté à terre et attendaient là,dans l’espoir que peut-être j’aurais besoin de leurs services.

Dans ce groupe de Macédoniens, je remarquai unhomme qui avait une drôle de barbe, séparée en petites bouclescomme les plus antiques statues de ce pays ; il était assisdevant moi par terre et m’examinait avec beaucoup decuriosité ; mon costume et surtout mes bottines paraissaientl’intéresser vivement. Il s’étirait avec des airs câlins, des minesde gros chat angora, et bâillait en montrant deux rangées de dentstoutes petites, aussi brillantes que des perles.

Il avait d’ailleurs une très belle tête, unegrande douceur dans les yeux qui resplendissaient d’honnêteté etd’intelligence. Il était tout dépenaillé, pieds nus, jambes nues,la chemise en lambeaux, mais propre comme une chatte.

Ce personnage était Samuel.

VIII

Ces deux êtres rencontrés le même jourdevaient bientôt remplir un rôle dans mon existence et jouer,pendant trois mois, leur vie pour moi ; on m’eût beaucoupétonné en me le disant. Tous deux devaient abandonner ensuite leurpays pour me suivre, et nous étions destinés à passer l’hiverensemble, sous le même toit, à Stamboul.

IX

Samuel s’enhardit jusqu’à me dire les troismots qu’il savait d’anglais :

– Do you want to go onboard ? (Avez-vous besoin d’aller à bord ?)

Et il continua en sabir :

– Te portarem col la mia barca. (Je t’yporterai avec ma barque.)

Samuel entendait le sabir ; je songeaitout de suite au parti qu’on pouvait tirer d’un garçon intelligentet déterminé, parlant une langue connue, pour cette entrepriseinsensée qui flottait déjà devant moi à l’état de vagueébauche.

L’or était un moyen de m’attacher ceva-nu-pieds, mais j’en avais peu. Samuel, d’ailleurs, devait êtrehonnête, et un garçon qui l’est ne consent point pour de l’or àservir d’intermédiaire entre un jeune homme et une jeune femme.

X

 

À WILLIAM BROWN, LIEUTENANT

AU 3E D’INFANTERIE DE LIGNE, À LONDRES

Salonique, 2 juin.

… Ce n’était d’abord qu’une ivresse del’imagination et des sens ; quelque chose de plus est venuensuite, de l’amour ou peu s’en faut ; j’en suis surpris etcharmé.

Si vous aviez pu suivre aujourd’hui votre amiLoti dans les rues d’un vieux quartier solitaire, vous l’auriez vumonter dans une maison d’aspect fantastique. La porte se refermesur lui avec mystère. C’est la case choisie pour ces changements dedécors qui lui sont familiers. (Autrefois, vous vous en souvenez,c’était pour Isabelle B…, l’étoile : la scène se passait dansun fiacre, ou Hay-Market street, chez la maîtresse du grandMartyn ; vieille histoire que ces changements de décors, etc’est à peine si le costume oriental leur prête encore quelque peud’attrait et de nouveauté.)

Début de mélodrame. Premier tableau : Unvieil appartement obscur. Aspect assez misérable, mais beaucoup decouleur orientale. Des narguilhés traînent à terre avec desarmes.

Votre ami Loti est planté au milieu et troisvieilles juives s’empressent autour de lui sans mot dire. Elles ontdes costumes pittoresques et des nez crochus, de longues vestesornées de paillettes, des sequins enfilés pour colliers, et, pourcoiffure, des catogans de soie verte. Elles se dépêchent de luienlever ses vêtements d’officier et se mettent à l’habiller à laturque, en s’agenouillant pour commencer par les guêtres dorées etles jarretières. Loti conserve l’air sombre et préoccupé quiconvient au héros d’un drame lyrique.

Les trois vieilles mettent dans sa ceintureplusieurs poignards dont les manches d’argent sont incrustés decorail, et les lames damasquinées d’or ; elles lui passent uneveste dorée à manches flottantes, et le coiffent d’un tarbouch.Après cela, elles expriment, par des gestes, que Loti est très beauainsi, et vont chercher un grand miroir.

Loti trouve qu’il n’est pas mal en effet, etsourit tristement à cette toilette qui pourrait lui êtrefatale ; et puis il disparaît par une porte de derrière ettraverse toute une ville saugrenue, des bazars d’Orient et desmosquées ; il passe inaperçu dans des foules bariolées, vêtuesde ces couleurs éclatantes qu’on affectionne en Turquie ;quelques femmes voilées de blanc se disent seulement sur sonpassage : « Voici un Albanais qui est bien mis, et sesarmes sont belles. »

Plus loin, mon cher William, il seraitimprudent de suivre votre ami Loti ; au bout de cette course,il y a l’amour d’une femme turque, laquelle est la femme d’un Turc,– entreprise insensée en tout temps, et qui n’a plus de nom dansles circonstances du jour. – Auprès d’elle, Loti va passer uneheure de complète ivresse, au risque de sa tête, de la tête deplusieurs autres, et de toutes sortes de complicationsdiplomatiques.

Vous direz qu’il faut, pour en arriver là, unterrible fond d’égoïsme ; je ne dis pas le contraire ;mais j’en suis venu à penser que tout ce qui me plaît est bon àfaire et qu’il faut toujours épicer de son mieux le repas si fadede la vie.

Vous ne vous plaindrez pas de moi, mon cherWilliam : je vous ai écrit longuement. Je ne crois nullement àvotre affection, pas plus qu’à celle de personne ; mais vousêtes, parmi les gens que j’ai rencontrés deçà et delà dans lemonde, un de ceux avec lesquels je puis trouver du plaisir à vivreet à échanger mes impressions. S’il y a dans ma lettre quelque peud’épanchement, il ne faut pas m’en vouloir : j’avais bu du vinde Chypre.

À présent c’est passé ; je suis monté surle pont respirer l’air vif du soir, et Salonique faisait piètremine ; ses minarets avaient l’air d’un tas de vieillesbougies, posées sur une ville sale et noire où fleurissent lesvices de Sodome. Quand l’air humide me saisit comme une doucheglacée, et que la nature prend ses airs ternes et piteux, jeretombe sur moi-même ; je ne retrouve plus au-dedans de moique le vide écœurant et l’immense ennui de vivre.

Je pense aller bientôt à Jérusalem, où jetâcherai de ressaisir quelques bribes de foi. Pour l’instant, mescroyances religieuses et philosophiques, mes principes de morale,mes théories sociales, etc., sont représentés par cette grandepersonnalité : le gendarme.

Je vous reviendrai sans doute en automne dansle Yorkshire. En attendant, je vous serre les mains et je suisvotre dévoué.

LOTI.

XI

Ce fut une des époques troublées de monexistence que ces derniers jours de mai 1876.

Longtemps j’étais resté anéanti, le cœur vide,inerte, à force d’avoir souffert ; mais cet état transitoireavait passé, et la force de la jeunesse amenait le réveil. Jem’éveillais seul dans la vie ; mes dernières croyances s’enétaient allées, et aucun frein ne me retenait plus.

Quelque chose comme de l’amour naissait surces ruines, et l’Orient jetait son grand charme sur ce réveil demoi-même, qui se traduisait par le trouble des sens.

XII

Elle était venue habiter avec les trois autresfemmes de son maître un yali de campagne, dans un bois, sur lechemin de Monastir ; là, on la surveillait moins.

Le jour je descendais en armes. Par grossemer, toujours, un canot me jetait sur les quais, au milieu de lafoule des bateliers et des pêcheurs ; et Samuel, placé commepar hasard sur mon passage, recevait par signes mes ordres pour lanuit.

J’ai passé bien des journées à errer sur cechemin de Monastir. C’était une campagne nue et triste, où l’œils’étendait à perte de vue sur des cimetières antiques ; destombes de marbre en ruine, dont le lichen rongeait les inscriptionsmystérieuses ; des champs plantés de menhirs de granit ;des sépultures grecques, byzantines, musulmanes, couvraient cevieux sol de Macédoine où les grands peuples du passé ont laisséleur poussière. De loin en loin, la silhouette aiguë d’un cyprès,ou un platane immense, abritant des bergers albanais et deschèvres ; sur la terre aride, de larges fleurs lilas pâle,répandant une douce odeur de chèvrefeuille, sous un soleil déjàbrûlant. Les moindres détails de ce pays sont restés dans mamémoire.

La nuit, c’était un calme tiède, inaltérable,un silence mêlé de bruits de cigales, un air pur rempli de parfumsd’été ; la mer immobile, le ciel aussi brillant qu’autrefoisdans mes nuits des tropiques.

Elle ne m’appartenait pas encore ; maisil n’y avait plus entre nous que des barrières matérielles, laprésence de son maître, et le grillage de fer de ses fenêtres.

Je passais ces nuits à l’attendre, à attendrece moment, très court quelquefois, où je pouvais toucher ses bras àtravers les terribles barreaux, et embrasser dans l’obscurité sesmains blanches, ornées de bagues d’Orient.

Et puis, à certaine heure du matin, avant lejour, je pouvais, avec mille dangers, rejoindre ma corvette par unmoyen convenu avec les officiers de garde.

XIII

Mes soirées se passaient en compagnie deSamuel. J’ai vu d’étranges choses avec lui, dans les tavernes desbateliers ; j’ai fait des études de mœurs que peu de gens ontpu faire, dans les cours des miracles et les tapis francs des juifsde la Turquie. Le costume que je promenais dans ces bouges étaitcelui des matelots turcs, le moins compromettant pour traverser denuit la rade de Salonique. Samuel contrastait singulièrement avecde pareils milieux ; sa belle et douce figure rayonnait surces sombres repoussoirs. Peu à peu je m’attachais à lui, et sonrefus de me servir auprès d’Aziyadé me faisait l’estimerdavantage.

Mais j’ai vu d’étranges choses la nuit avec cevagabond, une prostitution étrange, dans les caves où se consommentjusqu’à complète ivresse le mastic et le raki…

XIV

Une nuit tiède de juin, étendus tous deux àterre dans la campagne, nous attendions deux heures du matin, –l’heure convenue. – Je me souviens de cette belle nuit étoilée, oùl’on n’entendait que le faible bruit de la mer calme. Les cyprèsdessinaient sur la montagne des larmes noires, les platanes desmasses obscures ; de loin en loin, de vieilles bornesséculaires marquaient la place oubliée de quelque derviched’autrefois ; l’herbe sèche, la mousse et le lichen avaientbonne odeur ; c’était un bonheur d’être en pleine campagne unepareille nuit, et il faisait bon vivre.

Mais Samuel paraissait subir cette corvéenocturne avec une détestable humeur, et ne me répondait mêmeplus.

Alors je lui pris la main pour la premièrefois, en signe d’amitié, et lui fis en espagnol à peu près cediscours :

– Mon bon Samuel, vous dormez chaque nuit surla terre dure ou sur des planches ; l’herbe qui est ici estmeilleure et sent bon comme le serpolet. Dormez, et vous serez deplus belle humeur après. N’êtes-vous pas content de moi ? etqu’ai-je pu vous faire ?

Sa main tremblait dans la mienne et la serraitplus qu’il n’eût été nécessaire.

– Che volete, dit-il d’une voix sombre ettroublée, che volete mî ? (Que voulez-vous de moi ?)…

Quelque chose d’inouï et de ténébreux avait unmoment passé dans la tête du pauvre Samuel ; – dans le vieilOrient tout est possible ! – et puis il s’était couvert lafigure de ses bras, et restait là, terrifié de lui-même, immobileet tremblant…

Mais, depuis cet instant étrange, il est à monservice corps et âme ; il joue chaque soir sa liberté et savie en entrant dans la maison qu’Aziyadé habite ; il traverse,dans l’obscurité, pour aller la chercher, ce cimetière rempli pourlui de visions et de terreurs mortelles ; il rame jusqu’aumatin dans sa barque pour veiller sur la nôtre, ou bien m’attendtoute la nuit, couché pêle-mêle avec cinquante vagabonds, sur lacinquième dalle de pierre du quai de Salonique. Sa personnalité estcomme absorbée dans la mienne, et je le trouve partout dans monombre, quels que soient le lieu et le costume, que j’aie choisis,prêt à défendre ma vie au risque de la sienne.

XV

LOTI À PLUMKETT, LIEUTENANT DE MARINE

Salonique, mai 1876.

Mon cher Plumkett,

Vous pouvez me raconter, sans m’ennuyerjamais, toutes les choses tristes ou saugrenues, ou même gaies, quivous passeront par la tête ; comme vous êtes classé pour moien dehors du « vil troupeau », je lirai toujours avecplaisir ce que vous m’écrirez.

Votre lettre m’a été remise sur la fin d’undîner au vin d’Espagne, et je me souviens qu’elle m’a un peu, àpremière vue, abasourdi par son ensemble original. Vous êtes eneffet « un drôle de type », mais cela, je le savais déjà.Vous êtes aussi un garçon d’esprit, ce qui était connu. Mais cen’est point là seulement ce que j’ai démêlé dans votre longuelettre, je vous l’assure.

J’ai vu que vous avez dû beaucoup souffrir, etc’est là un point de commun entre nous deux. Moi aussi, il y a dixlongues années que j’ai été lancé dans la vie, à Londres, livré àmoi-même à seize ans ; j’ai goûté un peu toutes lesjouissances ; mais je ne crois pas non plus qu’aucun genre dedouleur m’ait été épargné. Je me trouve fort vieux, malgré monextrême jeunesse physique, que j’entretiens par l’escrime etl’acrobatie.

Les confidences d’ailleurs ne servent àrien ; il suffit que vous ayez souffert pour qu’il y aitsympathie entre nous.

Je vois aussi que j’ai été assez heureux pourvous inspirer quelque affection ; je vous en remercie. Nousaurons, si vous voulez bien, ce que vous appelez une amitiéintellectuelle, et nos relations nous aideront à passer le tempsmaussade de la vie.

À la quatrième page de votre papier, votremain courait un peu vite sans doute, quand vous avez écrit :« une affection et un dévouement illimités. » Si vousavez pensé cela, vous voyez bien, mon cher ami, qu’il y a encorechez vous de la jeunesse et de la fraîcheur, et que tout n’est pasperdu. Ces belles amitiés-là, à la vie, à la mort, personne plusque moi n’en a éprouvé tout le charme ; mais, voyez-vous, onles a à dix-huit ans ; à vingt-cinq, elles sont finies, et onn’a plus de dévouement que pour soi-même. C’est désolant, ce que jevous dis là, mais c’est terriblement vrai.

XVI

Salonique, juin 1876.

C’était un bonheur de faire à Salonique cescorvées matinales qui vous mettaient à terre avant le lever dusoleil. L’air était si léger, la fraîcheur si délicieuse, qu’onn’avait aucune peine à vivre ; on était comme pénétré debien-être. Quelques Turcs commençaient à circuler, vêtus de robesrouges, vertes ou orange, sous les rues voûtées des bazars, à peineéclairées encore d’une demi-lueur transparente.

L’ingénieur Thompson jouait auprès de moi lerôle du confident d’opéra-comique, et nous avons bien couruensemble par les vieilles rues de cette ville, aux heures les plusprohibées et dans les tenues les moins réglementaires.

Le soir, c’était pour les yeux un enchantementd’un autre genre : tout était rose ou doré. L’Olympe avait desteintes de braise ou de métal en fusion, et se réfléchissait dansune mer unie comme une glace. Aucune vapeur dans l’air : ilsemblait qu’il n’y avait plus d’atmosphère et que les montagnes sedécoupaient dans le vide, tant leurs arêtes les plus lointainesétaient nettes et décidées.

Nous étions souvent assis le soir sur lesquais où se portait la foule, devant cette baie tranquille. Lesorgues de Barbarie d’Orient y jouaient leurs airs bizarres,accompagnés de clochettes et de chapeaux chinois ; lescafedjis encombraient la voie publique de leurs petites tablestoujours garnies, et ne suffisaient plus à servir les narguilhés,les skiros, le lokoum et le raki.

Samuel était heureux et fier quand nousl’invitions à notre table. Il rôdait alentour, pour me transmettrepar signes convenus quelque rendez-vous d’Aziyadé, et je tremblaisd’impatience en songeant à la nuit qui allait venir.

XVII

Salonique, juillet 1876.

Aziyadé avait dit à Samuel qu’il resteraitcette nuit-là auprès de nous. Je la regardais faire avecétonnement : elle m’avait prié de m’asseoir entre elle et lui,et commençait à lui parler en langue turque.

C’était un entretien qu’elle voulait, lepremier entre nous deux, et Samuel devait servird’interprète ; depuis un mois, liés par l’ivresse des sens,sans avoir pu échanger même une pensée, nous étions restés jusqu’àcette nuit étrangers l’un à l’autre et inconnus.

– Où es-tu né ? Où as-tu vécu ? Quelâge as-tu ? As-tu une mère ? Crois-tu en Dieu ?Es-tu allé dans le pays des hommes noirs ? As-tu eu beaucoupde maîtresses ? Es-tu un seigneur dans ton pays ?

Elle, elle était une petite fille circassiennevenue à Constantinople avec une autre petite de son âge ; unmarchand l’avait vendue à un vieux Turc qui l’avait élevée pour ladonner à son fils ; le fils était mort, le vieux Turcaussi ; elle, qui avait seize ans, était extrêmementbelle ; alors, elle avait été prise par cet homme, qui l’avaitremarquée à Stamboul et ramenée dans sa maison de Salonique.

– Elle dit, traduisait Samuel, que son Dieun’est pas le même que le tien, et qu’elle n’est pas bien sûre,d’après le Koran, que les femmes aient une âme comme leshommes ; elle pense que, quand tu seras parti, vous ne vousverrez jamais, même après que vous serez morts, et c’est pour celaqu’elle pleure. Maintenant, dit Samuel en riant, elle demande si tuveux te jeter dans la mer avec elle tout de suite ; et vousvous laisserez couler au fond en vous tenant serrés tous les deux…Et moi, ensuite, je ramènerai la barque, et je dirai que je ne vousai pas vus.

– Moi, dis-je, je le veux bien, pourvu qu’ellene pleure plus ; partons tout de suite, ce sera finiaprès.

Aziyadé comprit, elle passa ses bras entremblant autour de mon cou ; et nous nous penchâmes tous deuxsur l’eau.

– Ne faites pas cela, cria Samuel, qui eutpeur, en nous retenant tous deux avec une poigne de fer. Vilainbaiser que vous vous donneriez là. En se noyant, on se mord et onfait une horrible grimace.

Cela était dit en sabir avec une cruditésauvage que le français ne peut pas traduire.

———————

Il était l’heure pour Aziyadé de repartir, et,l’instant d’après, elle nous quitta.

XVIII

PLUMKETT A LOTI

Londres, juin 1876.

Mon cher Loti,

J’ai une vague souvenance de vous avoir envoyéle mois dernier une lettre sans queue ni tête, ni rime ni raison.Une de ces lettres que le primesaut vous dicte, où l’imaginationgalope, suivie par la plume, qui, elle, ne fait que trotter, etencore en butant souvent comme une vieille rossinante delouage.

Ces lettres-là, on ne les a jamais reluesavant de les fermer car alors on ne les aurait point envoyées. Desdigressions plus ou moins pédantesques dont il est inutile dechercher l’à-propos, suivies d’âneries indignes du Tintamarre.Ensuite, pour le bouquet, un auto-panégyrique d’individu incomprisqui cherche à se faire plaindre, pour récolter des compliments quevous êtes assez bon pour lui envoyer. Conclusion : tout celaétait bien ridicule.

Et les protestations de dévouement ! –Oh ! pour le coup c’est là que la vieille rossinante à deuxbecs prenait le mors aux dents ! Vous répondez à cet articlede ma lettre comme eût pu le faire cet écrivain du XVIe siècleavant notre ère qui ayant essayé de tout, d’être un grand roi, ungrand philosophe, un grand architecte, d’avoir six cents femmes,etc., en vint à s’ennuyer et à se dégoûter tellement de toutes ceschoses, qu’il déclara sur ses vieux jours, toutes réflexionsfaites, que tout n’était que vanité.

Ce que vous me répondiez là, en styled’Ecclésiaste, je le savais bien ; je suis si bien de votreavis sur tout et même sur autre chose, que je doute fort qu’ilm’arrive jamais de discuter avec vous autrement que comme Pandoreavec son brigadier. Nous n’avons absolument rien à nous apprendrel’un à l’autre, pour ce qui est des choses de l’ordre moral.

– Les confidences, me dites-vous, sontinutiles.

Plus que jamais, je m’incline : j’aime àavoir des vues d’ensemble sur les personnes et les choses, j’aime àen deviner les grands traits ; quant aux détails, je les aitoujours eus en horreur.

« Affection et dévouementillimités ! » Que voulez-vous ! c’était un de cesbons mouvements, un de ces heureux éclairs à la faveur desquels onest meilleur que soi-même. Croyez bien que l’on est sincère aumoment où l’on écrit ainsi. Si ce ne sont que des éclairs, à quifaut-il s’en prendre ?… Est-ce à vous et à moi, qui ne sommesaucunement responsables de la profonde imperfection de notrenature ? Est-ce à celui qui ne nous a créés que pour nouslaisser à demi ébauchés, susceptibles des aspirations les plusélevées ; mais incapables d’actes qui soient en rapport avecnos conceptions ? N’est-ce à personne du tout ? Dans ledoute où nous sommes à ce sujet, je crois que c’est ce qu’il y a demieux à faire.

Merci pour ce que vous me dites de lafraîcheur de mes sentiments. Pourtant je n’en crois rien. Ils onttrop servi, ou plutôt je m’en suis trop servi, pour qu’ils nesoient pas un peu défraîchis par l’usage que j’en ai fait. Jepourrais dire que ce sont des sentiments d’occasion, et, à cepropos, je vous rappellerai que souvent on trouve de très bonnesoccasions. Je vous ferai également remarquer qu’il est des chosesqui gagnent en solidité ce que l’usure peut leur avoir enlevé debrillant et de fraîcheur ; comme exemple tiré du noble métierque nous exerçons tous deux, je vous citerai le vieux filin.

Il est donc bien entendu que je vous aimebeaucoup. Il n’y a plus à revenir là-dessus. Une fois pour toutes,je vous déclare que vous êtes très bien doué, et qu’il serait fortmalheureux que vous laissiez s’atrophier par l’acrobatie lameilleure partie de vous-même. Cela posé, je cesse de vous assommerde mon affection et de mon admiration, pour entrer dans quelquesdétails sur mon individu.

Je suis bien portant physiquement, et entraitement pour ce qui est du moral. – Mon traitement consiste à neplus me tourner la cervelle à l’envers, et à mettre un régulateur àma sensibilité. Tout est équilibre en ce monde, au-dedans denous-même comme au-dehors. Si la sensibilité prend le dessus, c’esttoujours aux dépens de la raison. Plus vous serez poète, moins vousserez géomètre, et, dans la vie, il faut un peu de géométrie, et,ce qui est pis encore, beaucoup d’arithmétique. Je crois, Dieu mepardonne, que je vous écris là quelque chose qui a presque le senscommun !

Tout à vous,

PLUMKETT.

XIX

Nuit du 27 juillet, Salonique.

À neuf heures, les uns après les autres, lesofficiers du bord rentrent dans leurs chambres ; ils seretirent tous en me souhaitant bonne chance et bonne nuit :mon secret est devenu celui de tout le monde.

Et je regarde avec anxiété le ciel du côté duvieil Olympe, d’où partent trop souvent ces gros nuages cuivrés,indices d’orages et de pluie torrentielle.

Ce soir, de ce côté-là, tout est pur, et lamontagne mythologique découpe nettement sa cime sur le cielprofond.

Je descends dans ma cabine, je m’habille et jeremonte.

Alors commence l’attente anxieuse de chaquesoir : une heure, deux heures se passent, les minutes setraînent et sont longues comme des nuits.

À onze heures, un léger bruit d’avirons sur lamer calme ; un point lointain s’approche en glissant comme uneombre. C’est la barque de Samuel. Les factionnaires le couchent enjoue et le hèlent. Samuel ne répond rien, et cependant les fusilss’abaissent ; – les factionnaires ont une consigne secrète quiconcerne lui seul, et le voilà le long du bord.

On lui remet pour moi des filets, etdifférents ustensiles de pêche ; les apparences sont sauvéesainsi, et je saute dans la barque, qui s’éloigne ; j’enlève lemanteau qui couvrait mon costume turc et la transformation estfaite. Ma veste dorée brille légèrement dans l’obscurité, la briseest molle et tiède, et Samuel rame sans bruit dans la direction dela terre.

Une petite barque est là qui stationne. – Ellecontient une vieille négresse hideuse enveloppée d’un drap bleu, unvieux domestique albanais armé jusqu’aux dents, au costumepittoresque ; et puis une femme, tellement voilée qu’on nevoit plus rien d’elle-même qu’une informe masse blanche.

Samuel reçoit dans sa barque les deux premiersde ces personnages, et s’éloigne sans mot dire. Je suis resté seulavec la femme au voile, aussi muette et immobile qu’un fantômeblanc ; j’ai pris les rames, et, en sens inverse, nous nouséloignons aussi dans la direction du large. – Les yeux fixés surelle, j’attends avec anxiété qu’elle fasse un mouvement ou unsigne.

Quand, à son gré, nous sommes assez loin, elleme tend ses bras ; c’est le signal attendu pour venirm’asseoir auprès d’elle. Je tremble en la touchant, ce premiercontact me pénètre d’une langueur mortelle, son voile est imprégnédes parfums de l’Orient, son contact est ferme et froid.

J’ai aimé plus qu’elle une autre jeune femmeque, à présent, je n’ai plus le droit de voir ; mais jamaismes sens n’ont connu pareille ivresse.

XX

 

La barque d’Aziyadé est remplie de tapissoyeux, de coussins et de couvertures de Turquie. On y trouve tousles raffinements de la nonchalance orientale, et il semblerait voirun lit qui flotte plutôt qu’une barque.

C’est une situation singulière que lanôtre : il nous est interdit d’échanger seulement uneparole ; tous les dangers se sont donné rendez-vous autour dece lit, qui dérive sans direction sur la mer profonde ; ondirait deux êtres qui ne se sont réunis que pour goûter ensembleles charmes enivrants de l’impossible.

Dans trois heures, il faudra partir, quand laGrande Ourse se sera renversée dans le ciel immense. Nous suivonschaque nuit son mouvement régulier, elle est l’aiguille du cadranqui compte nos heures d’ivresse.

D’ici là, c’est l’oubli complet du monde et dela vie, le même baiser commencé le soir qui dure jusqu’au matin,quelque chose de comparable à cette soif ardente des pays de sablede l’Afrique qui s’excite en buvant de l’eau fraîche et que lasatiété n’apaise plus…

À une heure, un tapage inattendu dans lesilence de cette nuit : des harpes et des voix defemmes ; on nous crie gare, et à peine avons-nous le temps denous garer. Un canot de la Maria Pia passe grand train près denotre barque ; il est rempli d’officiers italiens en partiefine, ivres pour la plupart ; – il avait failli passer surnous et nous couler.

XXI

Quand nous rejoignîmes la barque de Samuel, laGrande Ourse avait dépassé son point de plus grande inclinaison, eton entendait dans le lointain le chant du coq.

Samuel dormait, roulé dans ma couverture, àl’arrière, au fond de la barque ; la négresse dormait,accroupie à l’avant comme une macaque ; le vieil Albanaisdormait entre eux deux, courbé sur ses avirons.

Les deux vieux visiteurs rejoignirent leurmaîtresse, et la barque qui portait Aziyadé s’éloigna sans bruit.Longtemps je suivis des yeux la forme blanche de la jeune femme,étendue inerte à la place où je l’avais quittée, chaude de baisers,et humide de la rosée de la nuit.

Trois heures sonnaient à bord des cuirassésallemands : une lueur blanche à l’orient profilait le contoursombre des montagnes, dont la base était perdue dans l’ombre, dansl’épaisseur de leur propre ombre, reflétée profondément dans l’eaucalme. Il était impossible d’apprécier encore aucune distance dansl’obscurité projetée par ces montagnes ; seulement les étoilespâlissaient.

La fraîcheur humide du matin commençait àtomber sur la mer ; la rosée se déposait en gouttelettesserrées sur les planches de la barque de Samuel ; j’étais vêtuà peine, les épaules seulement couvertes d’une chemise d’Albanaisen mousseline légère. Je cherchais ma veste dorée ; elle étaitrestée dans la barque d’Aziyadé. Un froid mortel glissait le longde mes bras, et pénétrait peu à peu toute ma poitrine. Une heureencore avant le moment favorable pour rentrer à bord en évitant lasurveillance des hommes de garde ! J’essayai de ramer ;un sommeil irrésistible engourdissait mes bras. Alors je soulevaiavec des précautions infinies la couverture qui enveloppait Samuel,pour m’étendre sans l’éveiller à côté de cet ami de hasard.

Et, sans en avoir eu conscience, en moinsd’une seconde, nous nous étions endormis tous deux de ce sommeilaccablant contre lequel il n’y a pas de résistance possible ;– et la barque s’en alla en dérive.

Une voix rauque et germanique nous éveilla aubout d’une heure ; la voix criait quelque chose en allemanddans le genre de ceci : « Ohé du canot ! »

Nous étions tombés sur les cuirassésallemands, et nous nous éloignâmes à force de rames ; lesfusils des hommes de garde nous tenaient en joue. Il était quatreheures ; l’aube, incertaine encore, éclairait la masse blanchede Salonique, les masses noires des navires de guerre ; jerentrai à bord comme un voleur, assez heureux pour êtreinaperçu.

XXII

La nuit d’après (du 28 au 29), je rêvai que jequittais brusquement Salonique et Aziyadé. Nous voulions courir,Samuel et moi, dans le sentier du village turc où elle demeure,pour au moins lui dire adieu ; l’inertie des rêves arrêtaitnotre course ; l’heure passait et la corvette larguait sesvoiles.

– Je t’enverrai de ses cheveux, disait Samuel,toute une longue natte de ses cheveux bruns.

Et nous cherchions toujours à courir.

Alors, on vint m’éveiller pour le quart ;il était minuit. Le timonier alluma une bougie dans machambre : je vis briller les dorures et les fleurs de soie dela tapisserie, et m’éveillai tout à fait.

Il plut par torrents cette nuit-là, et je fustrempé.

XXIII

Salonique, 29 juillet.

Je reçois ce matin à dix heures cet ordreinattendu : quitter brusquement ma corvette etSalonique : prendre passage demain sur le paquebot deConstantinople, et rejoindre le stationnaire anglais le Deerhound,qui se promène par là-bas, dans les eaux du Bosphore ou duDanube.

Une bande de matelots vient d’envahir machambre ; ils arrachent les tentures et confectionnent lesmalles.

J’habitais, tout au fond du Prince-of-Wales,un réduit blindé confinant avec la soute aux poudres. J’avaismeublé d’une manière originale ce caveau, où ne pénétrait pas lalumière du soleil : sur les murailles de fer, une épaisse soierouge à fleurs bizarres ; des faïences, des vieilleriesredorées, des armes, brillant sur ce fond sombre.

J’avais passé des heures tristes, dansl’obscurité de cette chambre, ces heures inévitables du tête-à-têteavec soi-même, qui sont vouées aux remords, aux regrets déchirantsdu passé.

XXIV

J’avais quelques bons camarades sur lePrince-of-Wales ; j’étais un peu l’enfant gâté du bord, maisje ne tiens plus à personne, et il m’est indifférent de lesquitter.

Une période encore de mon existence qui vafinir, et Salonique est un coin de la terre que je ne reverraiplus.

J’ai passé pourtant des heures enivrantes surl’eau tranquille de cette grande baie, des nuits que beaucoupd’hommes achèteraient bien cher et j’aimais presque cette jeunefemme, si singulièrement délicieuse !

J’oublierai bientôt ces nuits tièdes, où lapremière lueur de l’aube nous trouvait étendus dans une barque,enivrés d’amour, et tout trempés de la rosée du matin.

Je regrette Samuel aussi, le pauvre Samuel,qui jouait si gratuitement sa vie pour moi, et qui va pleurer mondépart comme un enfant. C’est ainsi que je me laisse aller encoreet prendre à toutes les affections ardentes, à tout ce qui yressemble, quel qu’en soit le mobile intéressé ou ténébreux ;j’accepte, en fermant les yeux, tout ce qui peut pour une heurecombler le vide effrayant de la vie, tout ce qui est une apparenced’amitié ou d’amour.

XXV

30 juillet. Dimanche.

À midi, par une journée brûlante, je quitteSalonique. Samuel vient avec sa barque, à la dernière heure, medire adieu sur le paquebot qui m’emporte.

Il a l’air fort dégagé et satisfait. – Encoreun qui m’oubliera vite !

– Au revoir, effendim, pensia poco deSamuel ! (Au revoir, monseigneur ! pense un peu àSamuel !)

XXVI

– En automne, a dit Aziyadé, Abeddin-effendi,mon maître, transportera à Stamboul son domicile et sesfemmes ; si par hasard il n’y venait pas, moi seule j’yviendrais pour toi.

Va pour Stamboul, et je vais l’y attendre.Mais c’est tout à recommencer, un nouveau genre de vie, dans unnouveau pays, avec de nouveaux visages, et pour un temps quej’ignore.

XXVII

L’état-major du Prince-of-Wales exécute deseffets de mouchoirs très réussis, et le pays s’éloigne, baigné dansle soleil. Longtemps on distingue la tour blanche, où, la nuit,s’embarquait Aziyadé, et cette campagne pierreuse, çà et là plantéede vieux platanes, si souvent parcourue dans l’obscurité.

Salonique n’est plus bientôt qu’une tachegrise qui s’étale sur des montagnes jaunes et arides, une tachehérissée de pointes blanches qui sont des minarets, et de pointesnoires qui sont des cyprès.

Et puis la tache grise disparaît, pourtoujours sans doute, derrière les hautes terres du capKara-Bournou. Quatre grands sommets mythologiques s’élèventau-dessus de la côte déjà lointaine de Macédoine : Olympe,Athos, Pélion et Ossa !

2. SOLITUDE

I

Constantinople, 3 août 1876.

Traversée en trois jours et troisétapes : Athos, Dédéagatch, les Dardanelles.

Nous étions une bande ainsi composée :une belle dame grecque, deux belles dames juives, un Allemand, unmissionnaire américain, sa femme, et un derviche. Une société unpeu drôle ! mais nous avons fait bon ménage tout de même, etbeaucoup de musique. La conversation générale avait eu lieu enlatin, ou en grec du temps d’Homère. Il y avait même, entre lemissionnaire et moi, des apartés en langue polynésienne.

Depuis trois jours, j’habite, aux frais de SaMajesté Britannique, un hôtel du quartier de Péra. Mes voisins sontun lord et une aimable lady, avec laquelle les soirées se passentau piano à jouer tout Beethoven.

J’attends sans impatience le retour de monbateau, qui se promène quelque part, dans la mer de Marmara.

II

Samuel m’a suivi comme un ami fidèle ;j’en ai été touché. Il a réussi à se faufiler, lui aussi, à bordd’un paquebot des Messageries, et m’est arrivé ce matin ; jel’ai embrassé de bon cœur, heureux de revoir sa franche et honnêtefigure, la seule qui me soit sympathique dans cette grande ville oùje ne connais âme qui vive.

– Voilà, dit-il, effendim ; j’ai toutlaissé, mes amis, mon pays, ma barque, – et je t’ai suivi.

J’ai éprouvé déjà que, chez les pauvres gensplus qu’ailleurs, on trouve de ces dévouements absolus etspontanés ; je les aime mieux que les gens policés,décidément : ils n’en ont pas l’égoïsme ni lesmesquineries.

III

Tous les verbes de Samuel se terminent enate ; tout ce qui fait du bruit se dit : fate boum (faireboum).

– Si Samuel monte à cheval, dit-il, Samuelfate boum. ! (Lisez : « Samuel tombera. »)

Ses réflexions sont subites et incohérentescomme celles des petits enfants ; il est religieux avecnaïveté et candeur ; ses superstitions sont originales, et sesobservances saugrenues. Il n’est jamais si drôle que quand il veutfaire l’homme sérieux.

IV

A LOTI, DE SA SOEUR

Brightbury, août 1876.

Frère aimé,

Tu cours, tu vogues, tu changes, tu te poses…te voilà parti comme un petit oiseau sur lequel jamais on ne peutmettre la main. Pauvre cher petit oiseau, capricieux, blasé, battudes vents, jouet des mirages, qui n’a pas vu encore où il fallaitqu’il reposât sa tête fatiguée, son aile frémissante.

Mirage à Salonique, mirage ailleurs !Tournoie, tournoie toujours, jusqu’à ce que, dégoûté de ce volinconscient, tu te poses pour la vie sur quelque jolie branche defraîche verdure… Non ; tu ne briseras pas tes ailes, et tu netomberas pas dans le gouffre, parce que le Dieu des petits oiseauxa une fois parlé, et qu’il y a des anges qui veillent autour decette tête légère et chérie.

C’est donc fini ! Tu ne viendras pascette année t’asseoir sous les tilleuls ! L’hiver arriverasans que tu aies foulé notre gazon ! Pendant cinq années, j’aivu fleurir nos fleurs, se parer nos ombrages, avec la douce, lacharmante pensée que je vous y verrais tous deux. Chaque saison,chaque été, c’était mon bonheur… Il n’y a plus que toi, et nous net’y verrons pas.

Un beau matin d’août, je t’écris deBrightbury, de notre salon de campagne donnant sur la cour auxtilleuls ; les oiseaux chantent, et les rayons du soleilfiltrent joyeusement partout. C’est samedi, et les pierres, et leplancher, fraîchement lavés, racontent tout un petit poème rustiqueet intime, auquel, je le sais, tu n’es point indifférent. Lesgrandes chaleurs suffocantes sont passées et nous entrons danscette période de paix, de charme pénétrant, qui peut être sijustement comparée au second âge de l’homme ; les fleurs etles plantes, fatiguées de toutes ces voluptés de l’été, s’élancentmaintenant, refleurissent vigoureuses, avec des teintes plusardentes au milieu d’une verdure éclatante, et quelques feuillesdéjà jaunies ajoutent au charme viril de cette nature à sa secondepousse. Dans ce petit coin de mon Éden, tout t’attendait, frèrechéri ; il semblait que tout poussait pour toi… et encore unefois, tout passera sans toi. C’est décidé, nous ne te verronspas.

V

Le quartier bruyant du Taxim, sur la hauteurde Péra, les équipages européens, les toilettes européennesheurtant les équipages et les costumes d’Orient ; une grandechaleur, un grand soleil ; un vent tiède soulevant lapoussière et les feuilles jaunies d’août ; l’odeur desmyrtes ; le tapage des marchands de fruits, les ruesencombrées de raisins et de pastèques… Les premiers moments de monséjour à Constantinople ont gravé ces images dans mon souvenir.

Je passais des après-midi au bord de cetteroute du Taxim, assis au vent sous les arbres, étranger à tous. Enrêvant de ce temps qui venait de finir, je suivais d’un regarddistrait ce défilé cosmopolite ; je songeais beaucoup à elle,étonné de la trouver si bien assise tout au fond de ma pensée.

Je fis dans ce quartier la connaissance duprêtre arménien qui me donna les premières notions de la langueturque. Je n’aimais pas encore ce pays comme je l’ai aimé plustard ; je l’observais en touriste ; et Stamboul, dont leschrétiens avaient peur, m’était à peu près inconnu.

Pendant trois mois, je demeurai à Péra,songeant aux moyens d’exécuter ce projet impossible, aller habiteravec elle sur l’autre rive de la Corne d’or, vivre de la viemusulmane qui était sa vie, la posséder des jours entiers,comprendre et pénétrer ses pensées, lire au fond de son cœur deschoses fraîches et sauvages à peine soupçonnées dans nos nuits deSalonique, – et l’avoir à moi tout entière.

Ma maison était située en un point retiré dePéra, dominant de haut la Corne d’or et le panorama lointain de laville turque ; la splendeur de l’été donnait du charme à cettehabitation. En travaillant la langue de l’islam devant ma grandefenêtre ouverte, je planais sur le vieux Stamboul baigné de soleil.Tout au fond, dans un bois de cyprès, apparaissait Eyoub, où il eûtété doux d’aller avec elle cacher son existence, – point mystérieuxet ignoré où notre vie eût trouvé un cadre étrange et charmant.

Autour de ma maison s’étendaient de vastesterrains dominant Stamboul, plantés de cyprès et de tombes, –terrains vagues où j’ai passé plus d’une nuit à errer, poursuivantquelque aventure imprudente arménienne, ou grecque.

Tout au fond de mon cœur, j’étais resté fidèleà Aziyadé ; mais les jours passaient et elle ne venaitpas…

De ces belles créatures, je n’ai conservé quele souvenir sans charme que laisse l’amour enfiévré des sens ;rien de plus ne m’attacha jamais à aucune d’elles, et elles furentvite oubliées.

Mais j’ai souvent parcouru la nuit cescimetières, et j’y ai fait plus d’une fâcheuse rencontre.

À trois heures, un matin, un homme sorti dederrière un cyprès me barra le passage. C’était un veilleur denuit ; il était armé d’un long bâton ferré, de deux pistoletset d’un poignard ; – et j’étais sans armes.

Je compris tout de suite ce que voulait cethomme. Il eût attenté à ma vie plutôt que de renoncer à sonprojet.

Je consentis à le suivre : j’avais monplan. Nous marchions près de ces fondrières de cinquante mètres dehaut qui séparent Péra de Kassim-Pacha. Il était tout aubord ; je saisis l’instant favorable, je me jetai surlui ; – il posa un pied dans le vide, et perdit l’équilibre.Je l’entendis rouler tout au fond sur les pierres, avec un bruitsinistre et un gémissement.

Il devait avoir des compagnons et sa chuteavait pu s’entendre de loin dans ce silence. Je pris mon vol dansla nuit, fendant l’air d’une course si rapide qu’aucun être humainn’eût pu m’atteindre.

Le ciel blanchissait à l’orient quand jeregagnai ma chambre. La pâle débauche me retenait souvent par lesrues jusqu’à ces heures matinales. À peine étais-je endormi, qu’unesuave musique vint m’éveiller ; une vieille aubaded’autrefois, une mélodie gaie et orientale, fraîche comme l’aube dujour, des voix humaines accompagnées de harpes et de guitares.

Le chœur passa, et se perdit dansl’éloignement. Par ma fenêtre grande ouverte, on ne voyait que lavapeur du matin, le vide immense du ciel ; et puis, tout enhaut, quelque chose se dessina en rose, un dôme et desminarets ; la silhouette de la ville turque s’esquissa peu àpeu, comme suspendue dans l’air… Alors, je me rappelai que j’étaisà Stamboul, – et qu’elle avait juré d’y venir.

VI

La rencontre de cet homme m’avait laissé uneimpression sinistre ; je cessai ce vagabondage nocturne, etn’eus plus d’autres maîtresses, – si ce n’est une jeune fille juivenommée Rébecca, qui me connaissait, dans le faubourg israélite dePri-Pacha, sous le nom de Marketo.

Je passai la fin d’août et une partie deseptembre en excursions dans le Bosphore. Le temps était tiède etsplendide. Les rives ombreuses, les palais et les yalis se miraientdans l’eau calme et bleue que sillonnaient des caïques dorés.

On préparait à Stamboul la déposition dusultan Mourad, et le sacre d’Abd-ul-Hamid.

VII

Constantinople, 30 août.

Minuit ! la cinquième heure aux horlogesturques ; les veilleurs de nuit frappent le sol de leurslourds bâtons ferrés. Les chiens sont en révolution dans lequartier de Galata et poussent là-bas des hurlements lamentables.Ceux de mon quartier gardent la neutralité et je leur en saisgré ; ils dorment en monceaux devant ma porte. Tout est augrand calme dans mon voisinage ; les lumières s’y sontéteintes une à une, pendant ces trois longues heures que j’aipassées là, étendu devant ma fenêtre ouverte.

À mes pieds, les vieilles cases arméniennessont obscures et endormies ; j’ai vue sur un très profondravin, au bas duquel un bois de cyprès séculaires forme une masseabsolument noire ; ces arbres tristes ombragent d’antiquessépultures de musulmans ; ils exhalent dans la nuit desparfums balsamiques. L’immense horizon est tranquille et pur ;je domine de haut tout ce pays. Au-dessus des cyprès, une nappebrillante, c’est la Corne d’or ; au-dessus encore, tout enhaut, la silhouette d’une ville orientale, c’est Stamboul. Lesminarets, les hautes coupoles des mosquées se découpent sur un cieltrès étoilé où un mince croissant de lune est suspendu ;l’horizon est tout frangé de tours et minarets, légèrement dessinésen silhouettes bleuâtres sur la teinte pâle de la nuit. Les grandsdômes superposés des mosquées montent en teintes vagues jusqu’à lalune, et produisent sur l’imagination l’impression dugigantesque.

Dans un de ces palais là-bas, le Seraskierat,il se passe à l’heure qu’il est une sombre comédie ; lesgrands pachas y sont réunis pour déposer le sultan Mourad ;demain, c’est Abd-ul-Hamid qui l’aura remplacé. Ce sultan pourl’avènement duquel nous avons fait si grande fête, il y a troismois, et qu’on servait aujourd’hui encore comme un dieu, onl’étrangle peut-être cette nuit dans quelque coin du sérail.

Tout cependant est silencieux dansConstantinople… À onze heures, des cavaliers et de l’artilleriesont passés au galop, courant vers Stamboul ; et puis leroulement sourd des batteries s’est perdu dans le lointain, toutest retombé dans le silence.

Des chouettes chantent dans les cyprès, avecla même voix que celles de mon pays ; j’aime ce bruit d’étéqui me ramène aux bois du Yorkshire, aux beaux soirs de monenfance, passée sous les arbres, là-bas, dans le jardin deBrightbury.

Au milieu de ce calme, les images du passésont vivement présentes à mon esprit, les images de tout ce qui estbrisé, parti sans retour.

Je comptais que mon pauvre Samuel seraitauprès de moi ce soir, et sans doute je ne le reverrai jamais. J’enai le cœur serré et ma solitude me pèse. Il y a huit jours, jel’avais laissé partir pour gagner quelque argent, sur un navire quis’en allait à Salonique. Les trois bateaux qui pouvaient me leramener sont revenus sans lui, le dernier ce soir, et personne àbord n’en avait entendu parler…

Le croissant s’abaisse lentement derrièreStamboul, derrière les dômes de la Suleïmanieh. Dans cette grandeville, je suis étranger et inconnu. Mon pauvre Samuel était le seulqui y sût mon nom et mon existence, et sincèrement je commençais àl’aimer.

M’a-t-il abandonné, lui aussi, ou bien luiest-il arrivé malheur ?

VIII

Les amis sont comme les chiens : celafinit mal toujours, et le mieux est de n’en pas avoir.

IX

L’ami Saketo, qui fait le va-et-vient deSalonique à Constantinople sur les paquebots turcs, nous rendfréquemment visite. D’abord craintif dans la case, il y vintbientôt comme chez lui. Un brave garçon, ami d’enfance de Samuel,auquel il apporte les nouvelles du pays.

La vieille Esther, une juive de Salonique quiavait là-bas mission de me costumer en Turc et m’appelait son caropiccolo, m’envoie, par son intermédiaire, ses souhaits et sessouvenirs.

L’ami Saketo est bienvenu, surtout quand ilapporte les messages qu’Aziyadé lui transmet par l’organe de sanégresse.

– La hanum (la dame turque), dit-il, présenteses salam à M. Loti ; elle lui mande qu’il ne faut pointse lasser de l’attendre, et qu’avant l’hiver elle sera rendue…

X

LOTI A WILLIAM BROWN

J’ai reçu votre triste lettre il y a seulementdeux jours ; vous l’aviez adressée à bord du Prince-of-Wales,elle est allée me chercher à Tunis et ailleurs.

En effet, mon pauvre ami, votre part dechagrins est lourde aussi, et vous les sentez plus vivement qued’autres parce que, pour votre malheur, vous avez reçu comme moi cegenre d’éducation qui développe le cœur et la sensibilité.

Vous avez tenu vos promesses, sans doute, ence qui concerne la jeune femme que vous aimez. À quoi bon, monpauvre ami, au profit de qui et en vertu de quelle morale ? Sivous l’aimez à ce point et si elle vous aime, ne vous embarrassezpas des conventions et des scrupules ; prenez-la à n’importequel prix, vous serez heureux quelque temps, guéri après, et lesconséquences sont secondaires.

Je suis en Turquie depuis cinq mois, depuisque je vous ai quitté ; j’y ai rencontré une jeune femmeétrangement charmante, du nom d’Aziyadé, qui m’a aidé à passer àSalonique mon temps d’exil, – et un vagabond, Samuel, que j’ai prispour ami. Le moins possible j’habite le Deerhound ; j’y suisintermittent (comme certaines fièvres de Guinée), reparaissant tousles quatre jours pour les besoins du service. J’ai un bout de caseà Constantinople, dans un quartier où je suis inconnu ; j’ymène une vie qui n’a pour règle que ma fantaisie, et une petiteBulgare de dix-sept ans est ma maîtresse du jour.

L’Orient a du charme encore ; il estresté plus oriental qu’on ne pense. J’ai fait ce tour de forced’apprendre en deux mois la langue turque ; je porte fez etcafetan, – et je joue à l’effendi, comme les enfants jouent auxsoldats.

Je riais autrefois de certains romans où l’onvoit de braves gens perdre, après quelque catastrophe, lasensibilité et le sens moral ; peut-être cependant ce cas-làest-il un peu le mien. Je ne souffre plus, je ne me souviensplus : je passerais indifférent à côté de ceux qu’autrefoisj’ai adorés.

J’ai essayé d’être chrétien, je ne l’ai paspu. Cette illusion sublime qui peut élever le courage de certainshommes, de certaines femmes, – nos mères par exemple, – jusqu’àl’héroïsme, cette illusion m’est refusée.

Les chrétiens du monde me font rire ; sije l’étais, moi, le reste n’existerait plus à mes yeux ; je meferais missionnaire et m’en irais quelque part me faire tuer auservice du Christ…

Croyez-moi, mon pauvre ami, le temps et ladébauche sont deux grands remèdes ; le cœur s’engourdit à lalongue, et c’est alors qu’on ne souffre plus. Cette vérité n’estpas neuve, et je reconnais qu’Alfred de Musset vous l’eût beaucoupmieux accommodée ; mais, de tous les vieux adages, que, degénération en génération, les hommes se repassent, celui-là est undes plus immortellement vrais. Cet amour pur que vous rêvez est unefiction comme l’amitié ; oubliez celle que vous aimez pour unecoureuse. Cette femme idéale vous échappe ; éprenez-vous d’unefille de cirque qui aura de belles formes.

Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale,rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné à respecter ;il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander leplus de jouissances possible, en attendant l’épouvante finale quiest la mort.

Les vraies misères, ce sont les maladies, leslaideurs et la vieillesse ; ni vous ni moi, nous n’avons cesmisères-là ; nous pouvons avoir encore une foule demaîtresses, et jouir de la vie.

Je vais vous ouvrir mon cœur, vous faire maprofession de foi : j’ai pour règle de conduite de fairetoujours ce qui me plaît, en dépit de toute moralité, de touteconvention sociale. Je ne crois à rien ni à personne, je n’aimepersonne ni rien ; je n’ai ni foi ni espérance.

J’ai mis vingt-sept ans à en venir là ;si je suis tombé plus bas que la moyenne des hommes j’étais aussiparti de plus haut.

Adieu, je vous embrasse.

LOTI.

XI

La mosquée d’Eyoub, située au fond de la Corned’or, fut construite sous Mahomet II, sur l’emplacement du tombeaud’Eyoub, compagnon du prophète.

L’accès en est de tout temps interdit auxchrétiens, et les abords mêmes n’en sont pas sûrs pour eux.

Ce monument est bâti en marbre blanc ; ilest placé dans un lieu solitaire, à la campagne, et entouré decimetières de tous côtés. On voit à peine son dôme et ses minaretssortant d’une épaisse verdure, d’un massif de platanes gigantesqueset de cyprès séculaires.

Les chemins de ces cimetières sont trèsombragés et sombres, dallés en pierre ou en marbre, chemins creuxpour la plupart. Ils sont bordés d’édifices de marbre fort anciens,dont la blancheur, encore inaltérée, tranche sur les teintes noiresdes cyprès.

Des centaines de tombes dorées et entourées defleurs se pressent à l’ombre de ces sentiers ; ce sont destombes de morts vénérés, d’anciens pachas, de grands dignitairesmusulmans. Les cheik-ul-islam ont leurs kiosques funéraires dansune de ces avenues tristes.

C’est dans la mosquée d’Eyoub que sont sacrésles sultans.

XII

Le 6 septembre, à six heures du matin, j’ai pupénétrer dans la seconde cour intérieure de la mosquée d’Eyoub.

Le vieux monument était vide etsilencieux ; deux derviches m’accompagnaient, tout tremblantsde l’audace de cette entreprise. Nous marchions sans mot dire surles dalles de marbre. La mosquée, à cette heure matinale, étaitd’une blancheur de neige ; des centaines de pigeons ramierspicoraient et voletaient dans les cours solitaires.

Les deux derviches, en robe de bure,soulevèrent la portière de cuir qui fermait le sanctuaire, et il mefut permis de plonger un regard dans ce lieu vénéré, le plus saintde Stamboul, où jamais chrétien n’a pu porter les yeux.

C’était la veille du sacre du sultanAbd-ul-Hamid.

Je me souviens du jour où le nouveau sultanvint en grande pompe prendre possession du palais impérial. J’avaisété un des premiers à le voir, quand il quitta cette retraitesombre du vieux sérail où l’on tient en Turquie les prétendants autrône ; de grands caïques de gala étaient venus l’y chercher,et mon caïque touchait le sien.

Ces quelques jours de puissance ont déjàvieilli le sultan ; il avait alors une expression de jeunesseet d’énergie qu’il a perdue depuis. L’extrême simplicité de sa misecontrastait avec le luxe oriental dont on venait de l’entourer. Cethomme, que l’on tirait d’une obscurité relative pour le conduire ausuprême pouvoir, semblait plongé dans une inquiète rêverie ;il était maigre, pâle et tristement préoccupé, avec de grands yeuxnoirs cernés de bistre ; sa physionomie était intelligente etdistinguée.

Les caïques du sultan sont conduits chacun parvingt-six rameurs. Leurs formes ont l’élégance originale del’Orient ; ils sont d’une grande magnificence, entièrementciselés et dorés, et portent à l’avant un éperon d’or. La livréedes laquais de la cour est verte et orange, couverte de dorures. Letrône du sultan, orné de plusieurs soleils, est placé sous un daisrouge et or.

XIII

Aujourd’hui, 7 septembre, a lieu la grandereprésentation du sacre d’un sultan.

Abd-ul-Hamid, à ce qu’il semble, est pressé des’entourer du prestige des Khalifes ; il se pourrait que sonavènement ouvrît à l’islam une ère nouvelle, et qu’il apportât à laTurquie un peu de gloire encore et un dernier éclat.

Dans la mosquée sainte d’Eyoub, Abd-ul-Hamidest allé ceindre en grande pompe le sabre d’Othman.

Après quoi, suivi d’un long et magnifiquecortège, le sultan a traversé Stamboul dans toute sa longueur pourse rendre au palais du vieux sérail, faisant une pause et disantune prière, comme il est d’usage, dans les mosquées et les kiosquesfunéraires qui se trouvaient sur son chemin.

Des hallebardiers ouvraient la marche, coiffésde plumets verts de deux mètres de haut, vêtus d’habits écarlatestout chamarrés d’or.

Abd-ul-Hamid s’avançait au milieu d’eux, montésur un cheval blanc monumental, à l’allure lente et majestueuse,caparaçonné d’or et de pierreries.

Le cheik-ul-islam en manteau vert, les émirsen turban de cachemire, le sulémas en turban blanc à bandelettesd’or, les grands pachas, les grands dignitaires, suivaient sur deschevaux étincelants de dorures, – grave et interminable cortège oùdéfilaient de singulières physionomies ! De sulémasoctogénaires soutenus par des laquais sur leurs monturestranquilles, montraient au peuple des barbes blanches et de sombresregards empreints de fanatisme et d’obscurité.

Une foule innombrable se pressait sur tout ceparcours, une de ces foules turques auprès desquelles les plusluxueuses foules d’Occident paraîtraient laides et tristes. Desestrades disposées sur une étendue de plusieurs kilomètres pliaientsous le poids des curieux, et tous les costumes d’Europe et d’Asies’y trouvaient mêlés.

Sur les hauteurs d’Eyoub s’étalait la massemouvante des dames turques. Tous ces corps de femmes, enveloppéschacun jusqu’aux pieds de pièces de soie de couleurs éclatantes,toutes ces têtes blanches cachées sous les plis des yachmaks d’oùsortaient des yeux noirs, se confondaient sous les cyprès avec lespierres peintes et historiées des tombes. Cela était si coloré etsi bizarre, qu’on eût dit moins une réalité qu’une compositionfantastique de quelque orientaliste halluciné.

XIV

Le retour de Samuel est venu apporter un peude gaieté à ma triste case. La fortune me sourit aux roulettes dePéra, et l’automne est splendide en Orient. J’habite un des plusbeaux pays du monde, et ma liberté est illimitée. Je puis courir, àma guise, les villages, les montagnes, les bois de la côte d’Asieou d’Europe, et beaucoup de pauvres gens vivraient une année desimpressions et des péripéties d’un seul de mes jours.

Puisse Allah accorder longue vie au sultanAbd-ul-Hamid, qui fait revivre les grandes fêtes religieuses, lesgrandes solennités de l’islam ; Stamboul illuminé chaque soir,le Bosphore éclairé aux feux de Bengale, les dernières lueurs del’Orient qui s’en va, une féerie à grand spectacle que sans douteon ne reverra plus.

Malgré mon indifférence politique, messympathies sont pour ce beau pays qu’on veut supprimer, et toutdoucement je deviens Turc sans m’en douter.

XV

… Des renseignements sur Samuel et sanationalité : il est Turc d’occasion, israélite de foi, etEspagnol par ses pères.

À Salonique, il était un peu va-nu-pieds,batelier et portefaix. Ici, comme là-bas, il exerce son métier surles quais ; comme il a meilleure mine que les autres, il abeaucoup de pratiques et fait de bonnes journées ; le soir, ilsoupe d’un raisin et d’un morceau de pain, et rentre à la case,heureux de vivre.

La roulette ne donne plus, et nous voilà fortpauvres tous deux, mais si insouciants que cela compense ;assez jeunes d’ailleurs pour avoir pour rien des satisfactions qued’autres payent fort cher.

Samuel met deux culottes percées l’une surl’autre pour aller au travail ; il se figure que les trous necoïncident pas et qu’il est fort convenable ainsi.

Chaque soir, on nous trouve, comme deux bonsOrientaux, fumant notre narguilhé sous les platanes d’un café turc,ou bien nous allons au théâtre des ombres chinoises, voirKaragueuz, le Guignol turc qui nous captive. Nous vivons en dehorsde toutes les agitations, et la politique n’existe pas pournous.

Il y a panique cependant parmi les chrétiensde Constantinople, et Stamboul est un objet d’effroi pour les gensde Péra, qui ne passent plus les ponts qu’en tremblant.

XVI

Je traversais hier au soir Stamboul à cheval,pour aller chez Izeddin-Ali. C’était la grande fête du Baïram,grande féerie orientale, dernier tableau du Ramazan : toutesles mosquées illuminées ; les minarets étincelants jusqu’àleur extrême pointe ; des versets du Koran en lettreslumineuses suspendus dans l’air ; des milliers d’hommes criantà la fois, au bruit du canon, le nom vénéré d’Allah ; unefoule en habits de fête, promenant dans les rues des profusions defeux et de lanternes ; des femmes voilées circulant partroupes, vêtues de soie, d’argent et d’or.

Après avoir couru, Izeddin-Ali et moi, toutStamboul, à trois heures du matin nous terminions nos explorationspar un souterrain de banlieue, où de jeunes garçons asiatiques,costumés en almées, exécutaient des danses lascives devant unpublic composé de tous les repris de la justice ottomane, saturnaled’une écœurante nouveauté. Je demandai grâce pour la fin de cespectacle, digne des beaux moments de Sodome, et nous rentrâmes aupetit jour.

XVII

KARAGUEUZ

Les aventures et les méfaits du seigneurKaragueuz ont amusé un nombre incalculable de générations de Turcs,et rien ne fait présager que la faveur de ce personnage soit prèsde finir.

Karagueuz offre beaucoup d’analogies decaractère avec le vieux polichinelle français ; après avoirbattu tout le monde, y compris sa femme, il est battu lui-même parChéytan, – le diable, – qui finalement l’emporte, à la grande joiedes spectateurs.

Karagueuz est en carton ou en bois ; ilse présente au public sous forme de marionnette ou d’ombrechinoise ; dans les deux cas, il est également drôle. Iltrouve des intonations et des postures que Guignol n’avait passoupçonnées ; les caresses qu’il prodigue à madame Karagueuzsont d’un comique irrésistible.

Il arrive à Karagueuz d’interpeller lesspectateurs et d’avoir ses démêlés avec le public. Il lui arriveaussi de se permettre des facéties tout à fait incongrues, et defaire devant tout le monde des choses qui scandaliseraient même uncapucin. En Turquie, cela passe ; la censure n’y trouve rien àdire, et on voit chaque soir les bons Turcs s’en aller, la lanterneà la main, conduire à Karagueuz des troupes de petits enfants. Onoffre à ces pleines salles de bébés un spectacle qui, enAngleterre, ferait rougir un corps de garde.

C’est là un trait curieux des mœursorientales, et on serait tenté d’en déduire que les musulmans sontbeaucoup plus dépravés que nous-mêmes, conclusion qui seraitabsolument fausse.

Les théâtres de Karagueuz s’ouvrent le premierjour du mois lunaire du Ramazan et sont fort courus pendant trentejours.

Le mois fini, tout se ramasse et se démonte.Karagueuz rentre pour un an dans sa boîte et n’a plus, sous aucunprétexte, le droit d’en sortir.

XVIII

Péra m’ennuie et je déménage ; je vaishabiter dans le vieux Stamboul, même au-delà de Stamboul, dans lesaint faubourg d’Eyoub.

Je m’appelle là-bas Arif-Effendi ; monnom et ma position y sont inconnus. Les bons musulmans mes voisinsn’ont aucune illusion sur ma nationalité ; mais cela leur estégal, et à moi aussi.

Je suis là à deux heures du Deerhound, presqueà la campagne, dans une case à moi seul. Le quartier est turc etpittoresque au possible : une rue de village où règne dans lejour une animation originale ; des bazars, des cafedjis, destentes ; et de graves derviches fumant leur narguilhé sous desamandiers.

Une place, ornée d’une vieille fontainemonumentale en marbre blanc, rendez-vous de tout ce qui nous arrivede l’intérieur, tziganes, saltimbanques, montreurs d’ours. Surcette place, une case isolée, —c’est la nôtre.

En bas, un vestibule badigeonné à la chaux,blanc comme neige, un appartement vide. (Nous ne l’ouvrons que lesoir, pour voir, avant de nous coucher, si personne n’est venu s’ycacher, et Samuel pense qu’il est hanté.)

Au premier, ma chambre, donnant par troisfenêtres sur la place déjà mentionnée ; la petite chambre deSamuel, et le haremlike, ouvrant à l’est sur la Corne d’or.

On monte encore un étage, on est sur le toit,en terrasse comme un toit arabe ; il est ombragé d’une vigne,déjà fort jaunie, hélas ! par le vent de novembre.

Tout à côté de la case, une vieille mosquée devillage. Quand le muezzin, qui est mon ami, monte à son minaret, ilarrive à la hauteur de ma terrasse, et m’adresse, avant de chanterla prière, un salam amical.

La vue est belle de là-haut. Au fond de laCorne d’or, le sombre paysage d’Eyoub ; la mosquée sainteémergeant avec sa blancheur de marbre d’un bas-fond mystérieux,d’un bois d’arbres antiques ; et puis des collines tristes,teintées de nuances sombres et parsemées de marbres, des cimetièresimmenses, une vraie ville des morts.

À droite, la Corne d’or, sillonnée par desmilliers de caïques dorés ; tout Stamboul en raccourci, lesmosquées enchevêtrées, confondant leurs dômes et leursminarets.

Là-bas, tout au loin, une colline plantée demaisons blanches ; c’est Péra, la ville des chrétiens, et leDeerhound est derrière.

XIX

Le découragement m’avait pris, en présence decette case vide, de ces murailles nues, de ces fenêtres disjointeset de ces portes sans serrures. C’était si loin d’ailleurs, si loindu Deerhound, et si peu pratique…

XX

Samuel passe huit jours à laver, blanchir etcalfeutrer. Nous faisons clouer sur les planchers des nattesblanches qui les tapissent entièrement, – usage turc, propre etconfortable. – Des rideaux aux fenêtres et un large divan couvertd’une étoffe à ramages rouges complètent cette premièreinstallation, qui est pour l’instant une installation modeste.

Déjà l’aspect a changé ; j’entrevois lapossibilité de faire un chez moi de cette case où soufflent tousles vents, et je la trouve moins désolée. Cependant il y faudraitsa présence à elle qui avait juré de venir, et peut-être est-cepour elle seule que je me suis isolé du monde !

Je suis un peu à Eyoub l’enfant gâté duquartier, et Samuel aussi y est fort apprécié.

Mes voisins, méfiants d’abord, ont pris leparti de combler de prévenances l’aimable étranger qu’Allah leurenvoie, et chez lequel pour eux tout est énigmatique.

Le derviche Hassan-Effendi, à la suite d’unevisite de deux heures, tire ainsi ses conclusions :

– Tu es un garçon invraisemblable, et tout ceque tu fais est étrange ! Tu es très jeune, ou du moins tu leparais, et tu vis dans une si complète indépendance, que les hommesd’un âge mûr ne savent pas toujours en conquérir de semblable. Nousignorons d’où tu viens, et tu n’as aucun moyen connu d’existence.Tu as déjà couru tous les recoins des cinq parties du monde ;tu possèdes un ensemble de connaissance plus grand que celui de nosulémas ; tu sais tout et tu as tout vu. Tu as vingt ans,vingt-deux peut-être, et une vie humaine ne suffirait pas à tonpassé mystérieux. Ta place serait au premier rang dans la sociétéeuropéenne de Péra, et tu viens vivre à Eyoub, dans l’intimitésingulièrement choisie d’un vagabond israélite. Tu es un garçoninvraisemblable ; mais j’ai du plaisir à te voir, et je suischarmé que tu sois venu t’établir parmi nous.

XXI

Septembre 1876

Cérémonie du Surré-humayoun. Départ descadeaux impériaux pour la Mecque.

Le sultan, chaque année, expédie à la villesainte une caravane chargée de présents.

Le cortège, parti du palais de Dolma-Bagtchéva s’embarquer à l’échelle de Top-Hané, pour se rendre à Scutarid’Asie.

En tête, une bande d’Arabes dansent au son dutam-tam, en agitant en l’air de longues perches enroulées debanderoles d’or.

Des chameaux s’avancent gravement, coiffés deplumes d’autruche, surmontés d’édifices de brocart d’or enrichis depierreries ; ces édifices contiennent les présents les plusprécieux.

Des mulets empanachés portent le reste dutribut du Khalife, dans des caissons de velours rouge brodéd’or.

Les ulémas, les grands dignitaires, suivent àcheval, et les troupes forment la haie sur tout le parcours.

Il y a quarante jours de marche entre Stamboulet la ville sainte.

XXII

 

Eyoub est un pays bien funèbre par ces nuitsde novembre ; j’avais le cœur serré et rempli de sentimentsétranges, les premières nuits que je passai dans cet isolement.

Ma porte fermée, quand l’obscurité eut envahipour la première fois ma maison, une tristesse profonde s’étenditsur moi comme un suaire.

J’imaginai de sortir, j’allumai ma lanterne.(On conduit en prison, à Stamboul, les promeneurs sans fanal.)

Mais, passé sept heures du soir, tout estfermé et silencieux dans Eyoub ; les Turcs se couchent avec lesoleil et tirent les verrous sur leurs portes.

De loin en loin, si une lampe dessine sur lepavé le grillage d’une fenêtre, ne regardez pas par cetteouverture ; cette lampe est une lampe funéraire qui n’éclaireque de grands catafalques surmontés de turbans. On vous égorgeraitlà, devant cette fenêtre grillée, qu’aucun secours humain n’ensaurait sortir. Ces lampes qui tremblent jusqu’au matin sont moinsrassurantes que l’obscurité.

À tous les coins de rue, on rencontre àStamboul de ces habitations de cadavres.

Et là, tout près de nous, où finissent lesrues, commencent les grands cimetières, hantés par ces bandes demalfaiteurs qui, après vous avoir dévalisé, vous enterrent surplace, sans que la police turque vienne jamais s’en mêler.

Un veilleur de nuit m’engagea à rentrer dansma case, après s’être informé du motif de ma promenade, laquellelui avait semblé tout à fait inexplicable et même un peususpecte.

Heureusement il y a de fort braves gens parmiles veilleurs de nuit, et celui-là en particulier, qui devait voirpar la suite des allées et venues mystérieuses, fut toujours d’uneirréprochable discrétion.

XXIII

 

« On peut trouver un compagnon, mais nonpas un ami fidèle. »

« Si vous traversiez le monde entier,vous ne trouveriez peut-être pas un ami… »

(Extrait d’une vieille poésie orientale.)

XXIV

LOTI À SA SOEUR, A BRIGHTBURY

Eyoub…, 1876.

… T’ouvrir mon cœur devient de plus en plusdifficile, parce que chaque jour ton point de vue et le miens’éloignent davantage. L’idée chrétienne était restée longtempsflottante dans mon imagination alors même que je ne croyaisplus ; elle avait un charme vague et consolant. Aujourd’hui,ce prestige est absolument tombé ; je ne connais rien de sivain, de si mensonger, de si inadmissible.

J’ai eu de terribles moments dans ma vie, j’aicruellement souffert, tu le sais.

J’avais désiré me marier, je te l’avaisdit ; je t’avais confié le soin de chercher une jeune fillequi fût digne de notre toit de famille et de notre vieille mère. Jete prie de n’y plus songer : je rendrais malheureuse la femmeque j’épouserais, je préfère continuer une vie de plaisirs…

Je t’écris dans ma triste case d’Eyoub ;à part un petit garçon nommé Yousouf, que même j’habitue à obéirpar signes pour m’épargner l’ennui de parler, je passe chez moi delongues heures sans adresser la parole à âme qui vive.

Je t’ai dit que je ne croyais à l’affection depersonne ; cela est vrai. J’ai quelques amis qui m’entémoignent beaucoup, mais je n’y crois pas. Samuel, qui vient de mequitter, est peut-être encore de tous celui qui tient le plus àmoi. Je ne me fais pas d’illusion cependant : c’est de sa partun grand enthousiasme d’enfant. Un beau jour, tout s’en ira enfumée, et je me retrouverai seul.

Ton affection à toi, ma sœur, j’y crois dansune certaine mesure ; affaire d’habitude au moins, et puis ilfaut bien croire à quelque chose. Si c’est vrai que tu m’aimes,dis-le-moi, fais-le-moi voir… J’ai besoin de me rattacher àquelqu’un ; si c’est vrai, fais que je puisse y croire. Jesens la terre qui manque sous mes pas, le vide se fait autour demoi, et j’éprouve une angoisse profonde…

Tant que je conserverai ma chère vieille mère,je resterai en apparence ce que je suis aujourd’hui. Quand elle n’ysera plus, j’irai te dire adieu, et puis je disparaîtrai sanslaisser trace de moi-même…

XXV

LOTI A PLUMKETT

Eyoub, 15 novembre 1876.

Derrière toute cette fantasmagorie orientalequi entoure mon existence, derrière Arif-Effendi, il y a un pauvregarçon triste qui se sent souvent un froid mortel au cœur. Il estpeu de gens avec lesquels ce garçon, très renfermé par nature,cause quelquefois d’une manière un peu intime, —mais vous êtes deces gens-là. – J’ai beau faire, Plumkett, je ne suis pasheureux ; aucun expédient ne me réussit pour m’étourdir. J’aile cœur plein de lassitude et d’amertume.

Dans mon isolement, je me suis beaucoupattaché à ce va-nu-pieds ramassé sur les quais de Salonique, quis’appelle Samuel. Son cœur est sensible et droit ; c’est,comme dirait feu Raoul de Nangis, un diamant brut enchâssé dans dufer. De plus, sa société est naïve et originale, et je m’ennuiemoins quand je l’ai près de moi.

Je vous écris à cette heure navrante descrépuscules d’hiver ; on n’entend dans le voisinage que lavoix du muezzin qui chante tristement, en l’honneur d’Allah, sacomplainte séculaire. Les images du passé se présentent à monesprit avec une netteté poignante ; les objets qui m’entourentont des aspects sinistres et désolés ; et je me demande ce queje suis bien venu faire, dans cette retraite perdue d’Eyoub.

Si encore elle était là, – elle,Aziyadé !…

Je l’attends toujours, – mais, hélas !comme attendait sœur Anne…

Je ferme mes rideaux, j’allume ma lampe et monfeu : le décor change et mes idées aussi. Je continue malettre devant une flamme joyeuse, enveloppé dans un manteau defourrure, les pieds sur un épais tapis de Turquie. Un instant je meprends pour un derviche, et cela m’amuse.

Je ne sais trop que vous raconter de ma vie,Plumkett, pour vous distraire ; il y a abondance desujets ; seulement, c’est l’embarras du choix. Et puis ce quiest passé est passé, n’est-ce pas ? et ne vous intéresseplus.

Plusieurs maîtresses, desquelles je n’ai aiméaucune, beaucoup de péripéties, beaucoup d’excursions, à pied et àcheval, par monts et par vaux ; partout des visages inconnus,indifférents ou antipathiques ; beaucoup de dettes, des juifsà mes trousses ; des habits brodés d’or jusqu’à la plante despieds ; la mort dans l’âme et le cœur vide.

Ce soir, 15 novembre, à dix heures, voiciquelle est la situation :

C’est l’hiver ; une pluie froide et ungrand vent battent les vitres de ma triste case ; on n’entendplus d’autre bruit que celui qu’ils font, et la vieille lampeturque pendue au-dessus de ma tête est la seule qui brûle à cetteheure dans Eyoub. C’est un sombre pays qu’Eyoub, le cœur del’islam ; c’est ici qu’est la mosquée sainte où sont sacrésles sultans ; de vieux derviches farouches et les gardiens dessaints tombeaux sont les seuls habitants de ce quartier, le plusmusulman et le plus fanatique de tous…

Je vous disais donc que votre ami Loti estseul dans sa case, bien enveloppé dans un manteau de peau derenard, et en train de se prendre pour un derviche.

Il a tiré les verrous de ses portes, et goûtele bien-être égoïste du chez soi, bien-être d’autant plus grand quel’on serait plus mal au-dehors, par cette tempête, dans ce pays peusûr et inhospitalier.

La chambre de Loti, comme toutes les chosesextraordinairement vieilles, porte aux rêves bizarres et auxméditations profondes ; son plafond de chêne sculpté a dûjadis abriter de singuliers hôtes, et recouvrir plus d’undrame.

L’aspect d’ensemble est resté dans la couleurprimitive. Le plancher disparaît sous des nattes et d’épais tapis,tout le luxe du logis ; et, suivant l’usage turc, on sedéchausse en entrant pour ne point les salir. Un divan très bas etdes coussins qui traînent à terre composent à peu près toutl’ameublement de cette chambre, empreinte de la nonchalancesensuelle des peuples d’Orient. Des armes et des objets décoratifsfort anciens sont pendus aux murailles ; des versets du Koransont peints partout, mêlés à des fleurs et à des animauxfantastiques.

À côté, c’est le haremlike, comme nous disonsen turc, l’appartement des femmes. Il est vide ; lui aussi, ilattend Aziyadé, qui devrait être déjà près de moi, si elle avaittenu sa promesse.

Une autre petite chambre, auprès de la mienne,est vide également : c’est celle de Samuel, qui est allé mechercher à Salonique des nouvelles de la jeune femme aux yeuxverts. Et, pas plus qu’elle, il ne paraît revenir.

Si pourtant elle ne venait pas, mon Dieu, unde ces jours une autre prendrait sa place. Mais l’effet produitserait fort différent. Je l’aimais presque, et c’est pour elle queje me suis fait Turc.

XXVI

A LOTI, DE SA SOEUR

Brightbury…, 1876.

Frère chéri,

Depuis hier, je traîne le désespoir danslequel m’a mise ta lettre… Tu veux disparaître !… Un jour,peut-être prochain, où notre bien-aimée mère nous quittera, tu veuxdisparaître, m’abandonner pour toujours. Table rase de tous nossouvenirs, engloutissement de notre passé, – la vieille case deBrightbury vendue, les objets chéris dispersés, – et toi qui neseras pas mort… ! qui seras là quelque part à végéter sous lagriffe de Satan, quelque part où je ne saurai pas, mais où jesentirai que tu vieillis et que tu souffres !… Que Dieu plutôtte fasse mourir ! Alors, je te pleurerai ; alors, jesaurai qu’il faut ainsi que le vide se fasse, j’accepterai, jesouffrirai, je courberai la tête.

Ce que tu dis me révolte et me fait saigner lachair. Tu le ferais donc, puisque tu le dis ; tu le feraisd’un visage froid, d’un cœur sec, puisque tu te persuades suivre unfil fatal et maudit, puisque je ne suis plus rien dans tonexistence… Ta vie est ma vie, il y a un recoin de moi-même oùpersonne n’est… c’est ta place à toi, et quand tu me quitteras,elle sera vide et me brûlera.

J’ai perdu mon frère, je suis prévenue –affaire de temps, de quelques mois peut-être, – il est perdu pourle temps, et l’éternité, déjà mort de mille morts. Et touts’effondre, et tout se brise. Le voilà, l’enfant chéri qui plongedans un abîme sans fond, – l’abîme des abîmes ! Il souffre,l’air lui manque, la lumière, le soleil ; mais il est sansforce ; ses yeux restent attachés au fond, à ses pieds ;il ne relève plus sa tête, il ne peut plus, le prince des ténèbresle lui défend… Quelquefois pourtant il veut résister. Il entend unevoix lointaine, celle qui a bercé son enfance ; mais le princelui dit : « Mensonge, vanité, folie ! » et lepauvre enfant, lié, garrotté, au fond de son abîme, sanglant,éperdu, ayant appris de son maître à appeler le bien mal, et le malbien, que fait-il ?… il sourit.

Rien ne me surprend de ta pauvre âmetravaillée et chargée, même pas le sourire moqueur de Satan… il lefallait bien !

Tu l’as même perdue, pauvre frère, cette soifd’honnêteté dont tu me parlais. Tu ne la veux plus cette petitecompagne douce et modeste, fraîche, tendre et jolie, aimable, lamère de petits enfants que tu aurais aimés. Je la voyais, là, dansle vieux salon, assise sous les vieux portraits…

Un vent plein de corruption a passé là-dessus.Ce frère dont le cœur ne peut pourtant pas vivre sans affections,qui en a faim et soif, il n’en veut plus, d’affections pures ;il vieillira, mais personne ne sera là pour le chérir et égayer sonfront. Ses maîtresses se riront de lui, on ne peut leur en demanderdavantage ; et alors, abandonné, désespéré… alors, ilmourra !

Plus tu es malheureux, troublé, ballotté,confiant, plus je t’aime. Ah !mon bien-aimé frère, mon chéri,si tu voulais revenir à la vie ! si Dieu voulait ! si tuvoyais la désolation de mon cœur, si tu sentais la chaleur de mesprières !…

Mais la peur, l’ennui de la conversion, lesterreurs blafardes de la vie chrétienne… La conversion, quel motignoble !… Des sermons ennuyeux, des gens absurdes, unméthodisme maussade, une austérité sans couleur, sans rayons, degrands mots, le patois de Chanaan !… Est-ce tout cela qui peutte séduire ? Tout cela, vois-tu, n’est pas Jésus, et le Jésusque tu crois n’est pas le maître radieux que je connais et quej’adore. De celui-là, tu n’auras ni peur, ni ennui, ni éloignement.Tu souffres étrangement, tu brûles de douleur… il pleurera avectoi.

Je prie à toute heure, bien-aimé ; jamaista pensée ne m’avait tant rempli le cœur… Ne serait-ce que dans dixans, dans vingt ans, je sais que tu croiras un jour. Peut-être nele saurai-je jamais, – peut-être mourrai-je bientôt, – maisj’espérerai et je prierai toujours !

Je pense que j’écris beaucoup trop. Tant depages ! c’est dur à lire ! Mon bien-aimé a commencé àhausser les épaules. Viendra-t-il un jour où il ne me liraplus ?…

XXVII

– Vieux Kaïroullah, dis-je, amène-moi desfemmes !

Le vieux Kaïroullah était assis devant moi parterre. Il était ramassé sur lui-même, comme un insecte malfaisantet immonde ; son crâne chauve et pointu luisait à la lueur dema lampe.

Il était huit heures, une nuit d’hiver, et lequartier d’Eyoub était aussi noir et silencieux qu’un tombeau.

Le vieux Kaïroullah avait un fils de douze ansnommé Joseph, beau comme un ange, et qu’il élevait avec adoration.Ce détail à part, il était le plus accompli des misérables. Ilexerçait tous les métiers ténébreux du vieux juif déclassé deStamboul, un surtout pour lequel il traitait avec le YuzbâchiSuleïman, et plusieurs de mes amis musulmans.

Il était cependant admis et toléré partout,par cette raison que, depuis de longues années on s’était habitué àle voir. Quand on le rencontrait dans la rue, on disait :« Bonjour, Kaïroullah ! » et on touchait même lebout de ses grands doigts velus.

Le vieux Kaïroullah réfléchit longuement à mademande et répondit :

– Monsieur Marketo, dans ce moment-ci lesfemmes coûtent très cher. Mais, ajouta-t-il, il est desdistractions moins coûteuses, que je puis ce soir même vous offrir,monsieur Marketo… Un peu de musique, par exemple, vous seraagréable sans doute…

Sur cette phrase énigmatique, il alluma salanterne, mit sa pelisse, ses socques, et disparut.

Une demi-heure après, la portière de machambre se soulevait pour donner passage à six jeunes garçonsisraélites, vêtus de robes fourrées, rouges, bleues, vertes etorange. Kaïroullah les accompagnait avec un autre vieillard plushideux que lui-même, et tout ce monde s’assit à terre avec forcerévérences, tandis que je restais aussi impassible et immobilequ’une idole égyptienne.

Ces enfants portaient de petites harpes doréessur lesquelles ils se mirent à promener leurs doigts chargés debagues de clinquant. Il en résulta une musique originale quej’écoutai quelques minutes en silence.

– Comment vous plaisent, monsieur Marketo, medit le vieux Kaïroullah en se penchant à mon oreille.

J’avais déjà compris la situation et je nemanifestai aucune surprise ; j’eus seulement la curiosité depousser plus loin cette étude d’abjection humaine.

– Vieux Kaïroullah, dis-je, ton fils est plusbeau qu’eux…

Le vieux Kaïroullah réfléchit un instant etrépondit :

– Monsieur Marketo, nous pourrons recauserdemain…

… Quand j’eus chassé tout ce monde comme unetroupe de bêtes galeuses, je vis de nouveau paraître la têteallongée du vieux Kaïroullah, soulevant sans bruit la draperie dema porte.

– Monsieur Marketo, dit-il, ayez pitié demoi ! Je demeure très loin et on croit que j’ai de l’or. Mieuxvaudrait me tuer de votre main que me mettre à la porte à pareilleheure. Laissez-moi dormir dans un coin de votre maison, et, avantle jour, je vous jure de partir.

Je manquai de courage pour mettre dehors cevieillard, qui y fût mort de froid et de peur, en admettant qu’onne l’eût point assassiné. Je me contentai de lui assigner un coinde ma maison, où il resta accroupi toute une nuit glaciale,pelotonné comme un vieux cloporte dans sa pelisse râpée. Jel’entendais trembler ; une toux profonde sortait de sapoitrine comme un râle ; et j’en eus tant de pitié, que je melevai encore pour lui jeter un tapis qui lui servît decouverture.

Dès que le ciel parut blanchir, je lui donnail’ordre de disparaître, avec le conseil de ne point repasser leseuil de ma porte, et de ne se retrouver même jamais nulle part surmon chemin.

3. EYOUB À DEUX

I

 

Eyoub, le 4 décembre 1876.

On m’avait dit : « Elle estarrivée ! » – et depuis deux jours, je vivais dans lafièvre de l’attente.

– Ce soir, avait dit Kadidja (la vieillenégresse qui, à Salonique, accompagnait la nuit Aziyadé dans sabarque et risquait sa vie pour sa maîtresse), ce soir, un caïquel’amènera à l’échelle d’Eyoub, devant ta maison.

Et j’attendais là depuis trois heures.

La journée avait été belle et lumineuse ;le va-et-vient de la Corne d’or avait une activité inusitée ;à la tombée du jour, des milliers de caïques abordaient à l’échelled’Eyoub, ramenant dans leur quartier tranquille les Turcs que leursaffaires avaient appelés dans les centres populeux deConstantinople, à Galata ou au grand bazar.

On commençait à me connaître à Eyoub, et àdire :

– Bonsoir, Arif ; qu’attendez-vous doncainsi ?

On savait bien que je ne pouvais pas m’appelerArif, et que j’étais un chrétien venu d’Occident ; mais mafantaisie orientale ne portait plus ombrage à personne, et on medonnait quand même ce nom que j’avais choisi.

II

 

Portia ! flambeau du ciel !Portia ! ta main, c’est moi !

(ALFRED DE MUSSET, Portia.)

Le soleil était couché depuis deux heuresquand un dernier caïque s’avança seul, parti d’Azar-Kapou ;Samuel était aux avirons ; une femme voilée était assise àl’arrière sur des coussins. Je vis que c’était elle.

Quand ils arrivèrent, la place de la mosquéeétait devenue déserte, et la nuit froide.

Je pris sa main sans mot dire, et l’entraînaien courant vers ma maison, oubliant le pauvre Samuel, qui restadehors…

Et, quand le rêve impossible fut accompli,quand elle fut là, dans cette chambre préparée pour elle, seuleavec moi, derrière deux portes garnies de fer, je ne sus que melaisser tomber près d’elle, embrassant ses genoux. Je sentis que jel’avais follement désirée : j’étais comme anéanti.

Alors j’entendis sa voix. Pour la premièrefois, elle parlait et je comprenais, – ravissement encoreinconnu ! – Et je ne trouvais plus un seul mot de cette langueturque que j’avais apprise pour elle ; je lui répondais dansla vieille langue anglaise des choses incohérentes que jen’entendais même plus !

– Severim seni, Lotim ! (Je t’aime, Loti,disait-elle, je t’aime !)

On me les avait dits avant Aziyadé, ces motséternels ; mais cette douce musique de l’amour frappait pourla première fois mes oreilles en langue turque. Délicieuse musiqueque j’avais oubliée, est-ce bien possible que je l’entende encorepartir avec tant d’ivresse du fond d’un cœur pur de jeunefemme ; tellement, qu’il me semble ne l’avoir entenduejamais ; tellement qu’elle vibre comme un chant du ciel dansmon âme blasée…

Alors, je la soulevai dans mes bras, je plaçaisa tête sous un rayon de lumière pour la regarder, et je lui discomme Roméo :

– Répète encore ! redis-le !

Et je commençais à lui dire beaucoup de chosesqu’elle devait comprendre ; la parole me revenait avec lesmots turcs, et je lui posais une foule de questions en luidisant :

– Réponds-moi !

Elle, elle me regardait avec extase, mais jevoyais que sa tête n’y était plus, et que je parlais dans levide.

– Aziyadé, dis-je, tu ne m’entendspas ?

– Non, répondit-elle.

Et elle me dit d’une voix grave ces mots douxet sauvages :

– Je voudrais manger les paroles de tabouche ! Senin laf yemek isterim ! (Loti ! jevoudrais manger le son de ta voix !)

III

Eyoub, décembre 1876.

Aziyadé parle peu ; elle sourit souvent,mais ne rit jamais ; son pas ne fait aucun bruit ; sesmouvements sont souples, ondoyants, tranquilles, et ne s’entendentpas. C’est bien là cette petite personne mystérieuse, qui le plussouvent s’évanouit quand paraît le jour, et que la nuit ramèneensuite, à l’heure des djinns et des fantômes.

Elle tient un peu de la vision, et il semblequ’elle illumine les lieux par lesquels elle passe. On cherche desrayons autour de sa tête enfantine et sérieuse, et on en trouve eneffet, quand la lumière tombe sur certains petits cheveuximpalpables, rebelles à toutes les coiffures, qui entourentdélicieusement ses joues et son front.

Elle considère comme très inconvenants cespetits cheveux, et passe chaque matin une heure en efforts tout àfait sans succès pour les aplatir. Ce travail et celui qui consisteà teindre ses ongles en rouge orange sont ses deux principalesoccupations.

Elle est paresseuse, comme toutes les femmesélevées en Turquie ; cependant elle sait broder, faire del’eau de rose et écrire son nom. Elle l’écrit partout sur les murs,avec autant de sérieux que s’il s’agissait d’une opérationd’importance, et épointe tous mes crayons à ce travail.

Aziyadé me communique ses pensées plus avecses yeux qu’avec sa bouche ; son expression est étonnammentchangeante et mobile. Elle est si forte en pantomime du regard,qu’elle pourrait parler beaucoup plus rarement encore ou même s’endispenser tout à fait.

Il lui arrive souvent de répondre à certainessituations en chantant des passages de quelques chansons turques,et ce mode de citations, qui serait insipide chez une femmeeuropéenne, a chez elle un singulier charme oriental.

Sa voix est grave, bien que très jeune etfraîche ; elle la prend du reste toujours dans ses notesbasses, et les aspirations de la langue turque la font un peurauque quelquefois.

Aziyadé est âgée de dix-huit ou dix-neuf ans.Elle est capable de prendre elle-même et brusquement desrésolutions extrêmes, et de les suivre après, coûte que coûte,jusqu’à la mort.

IV

Autrefois à Salonique, quand il fallaitrisquer la vie de Samuel et la mienne pour passer auprès d’elleseulement une heure, j’avais fait ce rêve insensé : habiteravec elle, quelque part en Orient, dans un recoin ignoré, où lepauvre Samuel aussi viendrait avec nous. J’ai réalisé à peu près cerêve, contraire à toutes les idées musulmanes, impossible à touségards.

Constantinople était le seul endroit oùpareille chose pût être tentée ; c’est le vrai désert d’hommesdont Paris était autrefois le type, un assemblage de plusieursgrandes villes où chacun vit à sa guise et sans contrôle, – où l’onpeut mener de front plusieurs personnalités différentes, – Loti,Arif et Marketo.

… Laissons souffler le vent d’hiver ;laissons les rafales de décembre ébranler les ferrures de notreporte et les grilles de nos fenêtres. Protégés par de lourdsverrous de fer, par tout un arsenal d’armes chargées, – parl’inviolabilité du domicile turc, – assis devant le brasero decuivre… petite Aziyadé, qu’on est bien chez nous !

V

LOTI À SA SOEUR, À BRIGHBURY

Chère petite sœur,

J’ai été dur et ingrat de ne pas t’écrire plustôt. Je t’ai fait beaucoup de mal, tu le dis, et je le crois.Malheureusement, tout ce que j’ai écrit, je le pensais, et je lepense encore ; je ne puis rien maintenant contre ce mal que jet’ai fait ; j’ai eu tort seulement de te laisser voir au fondde mon cœur, mais tu l’avais voulu.

Je crois que tu m’aimes ; tes lettres mele prouveraient à défaut d’autres preuves. Moi aussi, je t’aime, tule sais.

Il faudrait m’intéresser à quelque chose,dis-tu ? à quelque chose de bon et d’honnête, et le prendre àcœur. Mais j’ai ma pauvre chère vieille mère ; elle estaujourd’hui un but dans ma vie, le but que je me suis donné àmoi-même. Pour elle, je me compose une certaine gaieté, un certaincourage : pour elle, je maintiens le côté positif etraisonnable de mon existence, je reste Loti, officier demarine.

Je suis de ton avis, je ne connais pas dechose plus repoussante qu’un vieux débauché qui s’en va de fatigueet d’usure, et qu’on abandonne. Mais je ne serai point cetobjet-là : quand je ne serai plus bien portant, ni jeune, niaimé, c’est alors que je disparaîtrai.

Seulement, tu ne m’as pas compris : quandj’aurai disparu, je serai mort.

Pour vous, pour toi, à mon retour, je ferai unsuprême effort. Quand je serai au milieu de vous, mes idéeschangeront ; si vous me choisissez une jeune fille que vousaimiez, je tâcherai de l’aimer, et de me fixer, pour l’amour devous, dans cette affection-là.

Puisque je t’ai parlé d’Aziyadé, je puis biente dire qu’elle est arrivée. – Elle m’aime de toute son âme, et nepense pas que je puisse me décider à la quitter jamais. – Samuelest revenu aussi ; tous deux m’entourent de tant d’amour, quej’oublie le passé et les ingrats, – un peu aussi les absents…

VI

Peu à peu, de modeste qu’elle était, la maisond’Arif-Effendi est devenue luxueuse : des tapis de Perse, desportières de Smyrne, des faïences, des armes. Tous ces objets sontvenus un par un, non sans peine, et ce mode de recrutement leurdonne plus de charme.

La roulette a fourni des tentures de satinbleu brodé de roses rouges, défroques du sérail ; et lesmurailles, qui jadis étaient nues, sont aujourd’hui tapissées desoie. Ce luxe, caché dans une masure isolée, semble une visionfantastique.

Aziyadé aussi apporte chaque soir quelqueobjet nouveau ; la maison d’Abeddin-Effendi est un capharnaümrempli de vieilles choses précieuses, et les femmes ont le droit,dit-elle, de faire des emprunts aux réserves de leurs maîtres.

Elle reprendra tout cela quand le rêve serafini, et ce qui est à moi sera vendu.

VII

Qui me rendra ma vie d’Orient, ma vie libre eten plein air, mes longues promenades sans but, et le tapage deStamboul ?

Partir le matin de l’Atmeïdan, pour aboutir lanuit à Eyoub ; faire, un chapelet à la main, la tournée desmosquées ; s’arrêter à tous les cafedjis, aux turbés, auxmausolées, aux bains et sur les places ; boire le café deTurquie dans les microscopiques tasses bleues à pied decuivre ; s’asseoir au soleil, et s’étourdir doucement à lafumée d’un narguilhé ; causer avec les derviches ou lespassants ; être soi-même une partie de ce tableau plein demouvement et de lumière ; être libre, insouciant etinconnu ; et penser qu’au logis la bien-aimée vous attendra lesoir.

Quel charmant petit compagnon de route que monami Achmet, gai ou rêveur, homme du peuple et poétique à l’excès,riant à tout bout de champ et dévoué jusqu’à la mort !

Le tableau s’assombrit à mesure qu’ons’enfonce dans le vieux Stamboul, qu’on s’approche du saintquartier d’Eyoub et des grands cimetières. Encore des échappées surla nappe bleue de Marmara, les îles ou les montagnes d’Asie, maisles passants rares et les cases tristes ; – un sceau devétusté et de mystère, – et les objets extérieurs racontant leshistoires farouches de la vieille Turquie.

Il est nuit close, le plus souvent, quand nousarrivons à Eyoub, après avoir dîné n’importe où, dans quelqu’une deces petites échoppes turques où Achmet vérifie lui-même la propretédes ingrédients et en surveille la préparation.

Nous allumons nos lanternes pour rejoindre lelogis, – ce petit logis si perdu et si paisible, dont l’éloignementmême est un des charmes.

VIII

Mon ami Achmet a vingt ans, suivant le comptede son vieux père Ibrahim ; vingt-deux ans, suivant le comptede sa vieille mère Fatma ; les Turcs ne savent jamais leurâge. Physiquement, c’est un drôle de garçon, de petite taille, bâtien hercule ; pour qui ne le saurait pas, sa figure maigre etbronzée ferait supposer une constitution délicate ; – toutpetit nez aquilin, toute petite bouche ; petits yeux tour àtour pleins d’une douceur triste, ou pétillants de gaieté etd’esprit. Dans l’ensemble, un attrait original.

Singulier garçon, gai comme un oiseau ; –les idées les plus comiques, exprimées d’une manière tout à faitneuve ; sentiments exagérés d’honnêteté et d’honneur. Ne saitpas lire et passe sa vie à cheval. Le cœur ouvert comme lamain : la moitié de son revenu est distribué aux vieillesmendiantes des rues. Deux chevaux qu’il loue au public composenttout son avoir.

Achmet a mis deux jours à découvrir quij’étais et m’a promis le secret de ce qu’il est seul à savoir, àcondition d’être à l’avenir reçu dans l’intimité. Peu à peu ils’est imposé comme ami, et a pris sa place au foyer. Chevalierservant d’Aziyadé qu’il adore, il est jaloux pour elle, plusqu’elle, et m’épie à son service, avec l’adresse d’un vieuxpolicier.

– Prends-moi donc pour domestique, dit-il unbeau jour, au lieu de ce petit Yousouf, qui est voleur etmalpropre ; tu me donneras ce que tu lui donnes, si tu tiens àme donner quelque chose ; je serai un peu domestique pourrire, mais je demeurerai dans ta case et cela m’amusera.

Yousouf reçut le lendemain son congé et Achmetprit possession de la place.

IX

Un mois après, d’un air embarrassé, j’offrisdeux medjidiés de salaire à Achmet, qui est la patience même ;il entra dans une colère bleue et enfonça deux vitres qu’il fit lelendemain remplacer à ses frais. La question de ses gages se trouvaréglée de cette manière.

X

 

Je le vois un soir, debout dans ma chambre etfrappant du pied.

– Sen tchok chéytan, Loti !…Anlamadum séni ! (Toi beaucoup le diable, Loti !Tu es très malin, Loti ! Je ne comprends pas qui tues !)

Son bras agitait avec colère sa large mancheblanche ; sa petite tête faisait danser furieusement le glandde soie de son fez.

Il avait comploté ceci avec Aziyadé pour mefaire rester : m’offrir la moitié de son avoir, un de seschevaux, et je refusais en riant. Pour cela, j’étais tchok chéytan,et incompréhensible.

À dater de cette soirée, je l’ai aimésincèrement.

Chère petite Aziyadé ! elle avait dépensésa logique et ses larmes pour me retenir à Stamboul ;l’instant prévu de mon départ passait comme un nuage noir sur sonbonheur.

Et, quand elle eut tout épuisé :

– Benim djan senin, Loti. (Mon âme est à toi,Loti.) Tu es mon Dieu, mon frère, mon ami, mon amant ; quandtu seras parti, ce sera fini d’Aziyadé ; ses yeux serontfermés, Aziyadé sera morte. – Maintenant, fais ce que tu voudras,toi, tu sais !

Toi, tu sais, phrase intraduisible, qui veutdire à peu près ceci : « Moi, je ne suis qu’une pauvrepetite qui ne peut pas te comprendre ; je m’incline devant tadécision, et je l’adore. »

Quand tu seras parti, je m’en irai au loin surla montagne, et je chanterai pour toi ma chanson :

Chéytanlar, djinler,

Kaplanlar, duchmanlar,

Arslanlar, etc…

(Les diables, les djinns, les tigres, leslions, les ennemis, passent loin de mon ami…) Et je m’en iraimourir de faim sur la montagne, en chantant ma chanson pourtoi.

Suivait la chanson, chantée chaque soir d’unevoix douce, chanson longue, monotone, composée sur un rythmeétrange, avec les intervalles impossibles, et les finales tristesde l’Orient.

Quand j’aurai quitté Stamboul, quand je serailoin d’elle pour toujours, longtemps encore j’entendrai la nuit lachanson d’Aziyadé.

XI

A LOTI, DE SA SOEUR

Brightbury, décembre 1876.

Chère frère,

Je l’ai lue, et relue, ta lettre ! C’esttout ce que je puis demander pour le moment, et je puis dire commela Sunamite voyant son fils mort : « Tout vabien ! »

Ton pauvre cœur est plein de contradictions,ainsi que tous les cœurs troublés qui flottent sans boussole. Tujettes des cris de désespoir, tu dis que tout t’échappe, tu enappelles passionnément à ma tendresse, et, quand je t’en assuremoi-même, avec passion, je trouve que tu oublies les absents, etque tu es si heureux dans ce coin de l’Orient que tu voudraistoujours voir durer cet Éden. Mais voilà, moi, c’est permanent,immuable ; tu le retrouveras, quand ces douces folies serontoubliées pour faire place à d’autres, et peut-être en feras-tu plustard plus de cas que tu ne penses.

Cher frère, tu es à moi, tu es à Dieu, tu es ànous. Je le sens, un jour, bientôt peut-être, tu reprendrascourage, confiance et espoir. Tu verras combien cette erreur estdouce et délicieuse, précieuse et bienfaisante. Oh ! mensongemille fois béni, que celui qui me fait vivre et me fera mourir,sans regrets, et sans frayeur ! qui mène le monde depuis dessiècles, qui a fait les martyrs, qui fait les grands peuples, quichange le deuil en allégresse, qui crie partout :« Amour, liberté et charité ! »

XII

Aujourd’hui, 10 décembre, visite aupadishah.

Tout est blanc comme neige dans les cours dupalais de Dolma-Bagtché, même le sol : quai de marbre, dallesde marbre, marches de marbre ; les gardes du sultan en costumeécarlate, les musiciens vêtus de bleu de ciel et chamarrés d’or,les laquais vert-pomme doublés de jaune-capucine tranchent ennuances crues sur cette invraisemblable blancheur.

Les acrotères et les corniches du palaisservent de perchoir à des familles de goélands, de plongeons et decigognes.

Intérieurement, c’est une grandesplendeur.

Les hallebardiers forment la haie dans lesescaliers, immobiles sous leurs grands plumets, comme des momiesdorées. Des officiers des gardes, costumés un peu comme feuAladdim, les commandent par signes.

Le sultan est grave, pâle, fatigué,affaissé.

Réception courte, profonds saluts ; on seretire à reculons, courbés jusqu’à terre.

Le café est servi dans un grand salon donnantsur le Bosphore.

Des serviteurs à genoux vous allument deschibouks de deux mètres de long à bout d’ambre, enrichis depierreries, et dont les fourneaux reposent sur des plateauxd’argent.

Les zarfs (pieds des tasses à café) sontd’argent ciselé, entourés de gros diamants taillés en rose, etd’une quantité de pierres précieuses.

XIII

En vain chercherait-on dans tout l’islam unépoux plus infortuné que le vieil Abeddin-Effendi. Toujours absent,ce vieillard, toujours en Asie ; et quatre femmes dont la plusâgée a trente ans, quatre femmes qui, par extraordinaire,s’entendent comme des larrons habiles, et se gardent mutuellementle secret de leurs équipées.

Aziyadé elle-même n’est pas trop détestée,bien qu’elle soit de beaucoup la plus jeune et la plus jolie, etses aînées ne la vendent pas.

Elle est leur égale d’ailleurs, une cérémoniedont la portée m’échappe, lui ayant donné, comme aux autres, letitre de dame et d’épouse.

XIV

Je disais à Aziyadé :

– Que fais-tu chez ton maître ? À quoipassez-vous vos longues journées dans le harem ?

– Moi ? répondit-elle, je m’ennuie ;je pense à toi, Loti ; je regarde ton portrait ; jetouche tes cheveux, ou je m’amuse avec divers petits objets à toi,que j’emporte d’ici pour me faire société là-bas.

Posséder les cheveux et le portrait dequelqu’un était pour Aziyadé une chose tout à fait singulière, àlaquelle elle n’eût jamais songé sans moi ; c’était une chosecontraire à ses idées musulmanes, une innovation de giaour, àlaquelle elle trouvait un charme mêlé d’une certaine frayeur.

Il avait fallu qu’elle m’aimât bien pour mepermettre de prendre de ses cheveux à elle ; la pensée qu’ellepouvait subitement mourir, avant qu’ils fussent repoussés, etparaître dans un autre monde avec une grosse mèche coupée tout raspar un infidèle, cette pensée la faisait frémir.

– Mais, lui dis-je encore, avant mon arrivéeen Turquie, que faisais-tu, Aziyadé ?

– Dans ce temps-là, Loti, j’étais presque unepetite fille. Quand pour la première fois je t’ai vu, il n’y avaitpas dix lunes que j’étais dans le harem d’Abeddin, et je nem’ennuyais pas encore. Je me tenais dans mon appartement, assisesur mon divan, à fumer des cigarettes, ou du hachisch, à jouer auxcartes avec ma servante Emineh, ou à écouter des histoires trèsdrôles du pays des hommes noirs, que Kadidja sait raconterparfaitement.

« Fenzilé-hanum m’apprenait à broder, etpuis nous avions les visites à rendre et à recevoir avec les damesdes autres harems.

« Nous avions aussi notre service à faireauprès de notre maître, et enfin la voiture pour nous promener. Lecarrosse de notre mari nous appartient en propre un jour àchacune : mais nous aimons mieux nous arranger pour sortirensemble et faire de compagnie nos promenades.

« Nous nous entendons relativement fortbien.

« Fenzilé-hanum, qui m’aime beaucoup, estla dame la plus âgée et la plus considérable du harem. Besmé estcolère, et entre quelquefois dans de grands emportements, mais elleest facile à calmer et cela ne dure pas. Aïché est la plus mauvaisede nous quatre ; mais elle a besoin de tout le monde et faitla patte de velours parce qu’elle est aussi la plus coupable. Ellea eu l’audace, une fois, d’amener son amant dans sonappartement !…

Cela avait été bien souvent mon rêve aussi, depénétrer une fois dans l’appartement d’Aziyadé, pour avoirseulement une idée du lieu où ma bien-aimée passait son existence.Nous avions beaucoup discuté ce projet, au sujet duquelFenzilé-hanum avait même été consultée ; mais nous ne l’avionspas mis à exécution, et plus je suis au courant des coutumes deTurquie, plus je reconnais que l’entreprise eût été folle.

– Notre harem, concluait Aziyadé, est réputépartout comme un modèle, pour notre patience mutuelle et le bonaccord qui règne entre nous.

– Triste modèle en tout cas !

Y en a-t-il à Stamboul beaucoup commecelui-là ?

Le mal y est entré d’abord par l’intermédiairede la jolie Aïché-hanum. La contagion a fait en deux ans desprogrès si rapides, que la maison de ce vieillard n’est plus qu’unfoyer d’intrigues où tous les serviteurs sont subornés. Cettegrande cage si bien grillée et d’un si sévère aspect, est devenueune sorte de boîte à trucs, avec portes secrètes et escaliersdérobés ; les oiseaux prisonniers en peuvent impunémentsortir, et prennent leur volée dans toutes les directions duciel.

XV

Stamboul, 25 décembre 1876.

Une belle nuit de Noël, bien claire, bienétoilée, bien froide.

À onze heures, je débarque du Deerhound aupied de la vieille mosquée de Foundoucli, dont le croissant brilleau clair de lune.

Achmet est là qui m’attend, et nous commençonsaux lanternes l’ascension de Péra, par les rues biscornues desquartiers turcs.

Grande émotion parmi les chiens. On croiraitcirculer dans un conte fantastique illustré par Gustave Doré.

J’étais convié là-haut dans la villeeuropéenne, à une fête de Christmas, pareille à celles qui secélèbrent à la même date dans tous les coins de la patrie.

Hélas ! les nuits de Noël de mon enfance…quel doux souvenir j’en garde encore !…

XVI

LOTI À PLUMKETT

Eyoub, 27 septembre 1876.

Cher Plumkett,

Voilà cette pauvre Turquie qui proclame saconstitution ! Où allons-nous ?je vous le demande ;et dans quel siècle avons-nous reçu le jour ? Un sultanconstitutionnel, cela déroute toutes les idées qu’on m’avaitinculquées sur l’espèce.

À Eyoub, on est consterné de cetévénement ; tous les bons musulmans pensent qu’Allah lesabandonne, et que le padishah perd l’esprit. Moi qui considèrecomme facéties toutes les choses sérieuses, la politique surtout,je me dis seulement qu’au point de vue de son originalité, laTurquie perdra beaucoup à l’application de ce nouveau système.

J’étais assis aujourd’hui avec quelquesderviches dans le kiosque funéraire de Soliman le Magnifique. Nousfaisions un peu de politique, tout en commentant le Koran, et nousdisions que, ni ce grand souverain qui fit étrangler en sa présenceson fils Mustapha, ni son épouse Roxelane qui inventa les nez entrompette, n’eussent admis la Constitution ; la Turquie seraperdue par le régime parlementaire, cela est hors de doute.

XVII

Stamboul, 27 septembre.

7 Zi-il-iddjé 1293 de l’hégire.

J’étais entré, pour laisser passer une averse,dans un café turc près de la mosquée de Bayazid.

Rien que de vieux turbans dans ce café, et devieilles barbes blanches. Des vieillards (des hadj-baba) étaientassis, occupés à lire les feuilles publiques, ou à regarder àtravers les vitres enfumées les passants qui couraient sous lapluie. Des dames turques, surprises par l’ondée, fuyaient de toutela vitesse que leur permettaient leurs babouches et leurs socques àpatins. C’était dans la rue une grande confusion et dans le public,une grande bousculade ; l’eau tombait à torrents.

J’examinai les vieillards quim’entouraient : leurs costumes indiquaient la rechercheminutieuse des modes du bon vieux temps ; tout ce qu’ilsportaient était eski, jusqu’à leurs grandes lunettes d’argent,jusqu’aux lignes de leurs vieux profils. Eski, mot prononcé avecvénération, qui veut dire antique, et qui s’applique en Turquieaussi bien à de vieilles coutumes qu’à de vieilles formes devêtement ou à de vieilles étoffes. Les Turcs ont l’amour du passé,l’amour de l’immobilité et de la stagnation.

On entendit tout à coup le bruit du canon, unesalve d’artillerie partie du Séraskiérat ; les vieillardséchangèrent des signes d’intelligence et des souriresironiques.

– Salut à la constitution de Midhat-pacha, ditl’un d’eux en s’inclinant d’un air de moquerie.

– Des députés ! une charte !marmottait un autre vieux turban vert ; les khalifes du tempsjadis n’avaient point besoin des représentations du peuple.

– Voï, voï, voï, Allah !… et nos femmesne couraient point en voile de gaze ; et les croyants disaientplus régulièrement leurs prières ; et les Moscow avaient moinsd’insolence !

Cette salve d’artillerie annonçait auxmusulmans que le padishah leur octroyait une constitution, pluslarge et plus libérale que toutes les constitutionseuropéennes ; et ces vieux Turcs accueillaient très froidementce cadeau de leur souverain.

Cet événement, qu’Ignatief avait retardé detout son pouvoir, était attendu depuis longtemps ; on put, àdater de ce jour, considérer la guerre comme tacitement déclaréeentre la Porte et le czar, et le sultan poussa ses armements avecardeur.

Il était sept heures et demie à la turque(environ midi). La promulgation avait lieu à Top-Kapou (la SublimePorte), et j’y courus sous ce déluge.

Les vizirs, les pachas, les généraux, tous lesfonctionnaires, toutes les autorités, en grand costume tous, etchamarrés de dorures, étaient parqués sur la grande place deTop-Kapou, où étaient réunies les musiques de la cour.

Le ciel était noir et tourmenté ; pluieet grêle tombaient abondamment et inondaient tout ce monde. Sousces cataractes, on donnait au peuple lecture de la charte, et lesvieilles murailles crénelées du sérail, qui fermaient le tableau,semblaient s’étonner beaucoup d’entendre proférer en plein Stamboulces paroles subversives.

Des cris, des vivats et des fanfaresterminèrent cette singulière cérémonie, et tous les assistants,trempés jusqu’aux os, se dispersèrent tumultueusement.

À la même heure, à l’autre bout deConstantinople, au palais de l’Amirauté, s’étaient réunis lesmembres de la conférence internationale.

C’était un effet combiné à dessein : lessalves devaient se faire entendre au milieu du discours deSafvet-pacha aux plénipotentiaires, et l’aider dans sapéroraison.

XVIII

– L’Orient ! l’Orient ! qu’yvoyez-vous, poètes ?

Tournez vers l’Orient vos esprits et vosyeux !

« Hélas ! ont répondu leurs voixlongtemps muettes,

Nous voyons bien là-bas un jourmystérieux !

———————

C’est peut-être le soir qu’on prend pour uneaurore »

———————

(VICTOR HUGO, Chants du crépuscule.)

Je n’oublierai jamais l’aspect qu’avait pris,cette nuit-là, la grande place du Séraskiérat, esplanade immensesur la hauteur centrale de Stamboul, d’où, par-dessus les jardinsdu sérail, le regard s’étend dans le lointain jusqu’aux montagnesd’Asie. Les portiques arabes, la haute tour aux formes bizarresétaient illuminés comme aux soirs de grandes fêtes. Le déluge de lajournée avait fait de ce lieu un vrai lac où se reflétaient toutesces lignes de feux ; autour du vaste horizon surgissaient dansle ciel les dômes des mosquées et les minarets aigus, longues tigessurmontées d’aériennes couronnes de lumières.

Un silence de mort régnait sur cetteplace ; c’était un vrai désert.

Le ciel clair, balayé par un vent qu’on nesentait pas, était traversé par deux bandes de nuages noirs,au-dessus desquels la lune était venue plaquer son croissantbleuâtre. C’était un de ces aspects à part que semble prendre lanature dans ces moments où va se consommer quelque grand événementde l’histoire des peuples.

Un grand bruit se fit entendre, bruit de paset de voix humaines ; une bande de softas entrait par lesportiques du centre, portant des lanternes et des bannières ;ils criaient : « Vive le sultan ! viveMidhat-pacha !vive la constitution ! vive laguerre ! » Ces hommes étaient comme enivrés de se croirelibres ; et, seuls, quelques vieux Turcs qui se souvenaient dupassé haussaient les épaules en regardant courir ces foulesexaltées.

– Allons saluer Midhat-pacha, s’écrièrent lessoftas.

Et ils prirent à gauche, par de petites ruessolitaires, pour se rendre à l’habitation modeste de ce grandvizir, alors si puissant, qui devait, quelques semaines après,partir pour l’exil.

Au nombre d’environ deux mille, les softass’en allèrent ensemble prier dans la grande mosquée (laSuleimanieh) et de là passèrent la Corne d’or, pour aller, àDolma-Bagtché, acclamer Abd-ul-Hamid.

Devant les grilles du palais, des députationsde tous les corps, et une grande masse confuse d’hommes s’étaientréunis spontanément dans le but de faire au souverainconstitutionnel une ovation enthousiaste.

Ces bandes revinrent à Stamboul par la granderue de Péra, acclamant sur leur passage lord Salisbury (qui devaitbientôt devenir si impopulaire), l’ambassade britannique et cellede France.

– Nos ancêtres, disaient les hodjas haranguantla foule, nos ancêtres, qui n’étaient que quelques centainesd’hommes, ont conquis ce pays, il y a quatre siècles ! Nousqui sommes plusieurs centaines de mille, le laisserons-nous envahirpar l’étranger ? Mourons tous, musulmans et chrétiens, mouronspour la patrie ottomane, plutôt que d’accepter des conditionsdéshonorantes…

XIX

La mosquée du sultan Mehmed-fatih (Mehmed leconquérant) nous voit souvent assis, Achmet et moi, devant sesgrands portiques de pierres grises, étendus tous deux au soleil etsans souci de la vie, poursuivant quelque rêve indécis,intraduisible en aucune langue humaine.

La place de Mehmed-fatih occupe, tout en hautdu vieux Stamboul, de grands espaces où circulent des promeneurs encafetans de cachemire, coiffés de larges turbans blancs. La mosquéequi s’élève au centre est une des plus vastes de Constantinople etaussi une des plus vénérées.

L’immense place est entourée de muraillesmystérieuses, que surmontent des files de dômes de pierres,semblables à des alignements de ruches d’abeilles ; ce sontdes demeures de softas, où les infidèles ne sont point admis.

Ce quartier est le centre d’un mouvement toutoriental ; les chameaux le traversent de leur pas tranquilleen faisant tinter leurs clochettes monotones ; les dervichesviennent s’y asseoir pour deviser des choses saintes, et rien n’yest encore arrivé d’Occident.

XX

Près de cette place est une rue sombre et sanspassants, où pousse l’herbe verte et la mousse. Là est la demeured’Aziyadé ; là est le secret du charme de ce lieu. Les longuesjournées où je suis privé de sa présence, je les passe là, moinsloin d’elle, ignoré de tous et à l’abri de tous les soupçons.

XXI

Aziyadé est plus souvent silencieuse, et sesyeux sont plus tristes.

– Qu’as-tu, Loti, dit-elle, et pourquoi es-tutoujours sombre ? C’est à moi de l’être, puisque, quand tuseras parti, je vais mourir.

Et elle fixa ses yeux sur les miens avec tantde pénétration et de persistance, que je détournai la tête sous ceregard.

– Moi, dis-je, ma chérie ! Je ne meplains de rien quand tu es là, et je suis plus heureux qu’unroi.

– En effet, qui est plus aimé que toi,Loti ? et qui pourrais-tu bien envier ? Envierais-tu mêmele sultan ?

Cela est vrai, le sultan, l’homme qui, pourles Ottomans, doit jouir de la plus grande somme du bonheur sur laterre, n’est pas l’homme que je puis envier ; il est fatiguéet vieilli et, de plus il est constitutionnel.

– Je pense, Aziyadé, dis-je, que le padishahdonnerait tout ce qu’il possède, – même son émeraude qui est aussilarge qu’une main, même sa charte et son parlement, – pour avoir maliberté et ma jeunesse.

J’avais envie de dire : « Pourt’avoir, toi !… » mais le padishah ferait sans doute bienpeu de cas d’une jeune femme, si charmante qu’elle fût, et j’euspeur surtout de prononcer une rengaine d’opéra-comique. Mon costumey prêtait d’ailleurs : une glace m’envoyait une imagedéplaisante de moi-même, et je me faisais l’effet d’un jeune ténor,prêt à entonner un morceau d’Auber.

C’est ainsi que, par moments, je ne réussisplus à me prendre au sérieux dans mon rôle turc ; Loti passele bout de l’oreille sous le turban d’Arif, et je retombe sottementsur moi-même, impression maussade et insupportable.

XXII

J’ai été difficile et fier pour tout ce quiporte lévite ou chapeau noir ; personne n’était pour moi assezbrillant ni assez grand seigneur ; j’ai beaucoup méprisé meségaux et choisi mes amis parmi les plus raffinés. Ici, je suisdevenu homme du peuple, et citoyen d’Eyoub ; je m’accommode dela vie modeste des bateliers et des pêcheurs, même de leur sociétéet de leurs plaisirs.

Au café turc, chez le cafedji Suleïman, onélargit le cercle autour du feu, quand j’arrive le soir, avecSamuel et Achmet. Je donne la main à tous les assistants, et jem’assieds pour écouter le conteur des veillées d’hiver (les longueshistoires qui durent huit jours, et où figurent les djinns et lesgénies). Les heures passent là sans fatigue et sans remords ;je me trouve à l’aise au milieu d’eux, et nullement dépaysé.

Arif et Loti étant deux personnages trèsdifférents, il suffirait, le jour du départ du Deerhound, qu’Arifrestât dans sa maison ; personne sans doute ne viendrait l’ychercher ; seulement, Loti aurait disparu, et disparu pourtoujours.

Cette idée, qui est d’Aziyadé, se présente àmon esprit par instants sous des aspects étrangementadmissibles.

Rester près d’elle, non plus à Stamboul, maisdans quelque village turc au bord de la mer ; vivre, au soleilet au grand air, de la vie saine des hommes du peuple ; vivreau jour le jour, sans créanciers et sans souci de l’avenir !Je suis plus fait pour cette vie que pour la mienne ; j’aihorreur de tout travail qui n’est pas du corps et desmuscles ; horreur de toute science ; haine de tous lesdevoirs conventionnels, de toutes les obligations sociales de nospays d’Occident.

Être batelier en veste dorée, quelque part ausud de la Turquie, là où le ciel est toujours pur et le soleiltoujours chaud…

Ce serait possible, après tout, et je seraislà moins malheureux qu’ailleurs.

– Je te jure, Aziyadé, dis-je, que jelaisserais tout sans regret, ma position, mon nom et mon pays. Mesamis… je n’en ai pas et je m’en moque ! Mais, vois-tu, j’aiune vieille mère.

Aziyadé ne dit plus rien pour me retenir, bienqu’elle ait compris peut-être que cela ne serait pas tout à faitimpossible ; mais elle sent par intuition ce que cela doitêtre qu’une vieille mère, elle, la pauvre petite qui n’en a jamaiseu ; et les idées qu’elle a sur la générosité et le sacrificeont plus de prix chez elle que chez d’autres, parce qu’elles luisont venues toutes seules, et que personne ne s’est inquiété de leslui donner.

XXIII

DE PLUMKETT A LOTI

Liverpool, 1876.

Mon cher Loti,

Figaro était un homme de génie : il riaitsi souvent, qu’il n’avait jamais le temps de pleurer. – Sa deviseest la meilleure de toutes, et je le sais si bien, que je m’efforcede la mettre en pratique et y arrive tant bien que mal.

Malheureusement, il m’est fort difficile derester trop longtemps le même individu. Trop souvent, la gaieté deFigaro m’abandonne, et c’est alors Jérémie, prophète de malheur, ouDavid, auguste désespéré sur lequel la main céleste s’estappesantie, qui s’empare de moi et me possède. Je ne parle pas, jecrie, je rugis ! Je n’écris pas, je ne pourrais que briser maplume et renverser mon encrier. Je me promène à grands pas enmontrant le poing à un être imaginaire, à un bouc émissaire idéal,auquel je rapporte toutes mes douleurs ; je commets toutes lesextravagances possibles : je me livre à huis clos aux actesles plus insensés, après quoi, soulagé ou plutôt fatigué, je mecalme et deviens raisonnable.

Vous allez me répéter encore que je suis undrôle de type ; un fou, que sais-je ? à quoi jerépondrai : « Oui mais bien moins que vous ne croyez.Bien moins que vous, par exemple. »

Avant de porter un jugement sur moi, encorefaudrait-il me connaître, me comprendre un peu et savoir quellescirconstances ont pu faire d’un individu, né raisonnable, le drôlede type que je suis. Nous sommes, voyez-vous, le produit de deuxfacteurs qui sont nos dispositions héréditaires, ou l’enjeu quenous apportons en paraissant sur la scène de la vie, et lescirconstances qui nous modifient et nous façonnent, comme unematière plastique qui prend et garde les empreintes de tout ce quil’a touchée. – Les circonstances, pour moi, n’ont été quedouloureuses ; j’ai été, pour me servir de l’expressionconsacrée, formé à l’école du malheur : – tout ce que je sais,je l’ai appris à mes dépens ; aussi je le sais bien ;c’est pourquoi je l’exprime parfois d’une manière un peutranchante. Si j’ai l’air parfois de dogmatiser, c’est que j’ai laprétention, moi qui ai souffert beaucoup, d’en savoir plus que ceuxqui ont moins souffert que moi, et de parler mieux qu’ils ne lepourraient faire en connaissance de cause.

Pour moi, il n’y a pas d’espoir en ce monde etje n’ai pas cette consolation de ceux qu’une foi ardente rend fortsau milieu des luttes de la vie, et confiants dans la justicesuprême du créateur.

Et, pourtant, je vis sans blasphémer.

Ai-je pu, au milieu de froissementscontinuels, conserver les illusions, l’enthousiasme et la fraîcheurmorale de la jeunesse ? Non, vous le savez bien ; j’airenoncé aux plaisirs de mon âge, qui ne sont déjà plus de mon goût,j’ai perdu l’aspect et les allures d’un jeune homme, et je visdésormais sans but comme sans espoir… Est-ce à dire pourtant quej’en sois réduit au même point que vous, dégoûté de tout, nianttout ce qui est bon, niant la vertu, niant l’amitié, niant tout cequi peut nous rendre supérieurs à la brute ? Entendons-nous,mon ami ; sur ces points, je pense tout autrement que vous.J’avoue que, malgré mon expérience des choses de ce monde(puissiez-vous n’en jamais acquérir une pareille, il en coûte tropcher !), je crois encore à tout cela, et à bien d’autreschoses encore.

À Londres, Georges m’a fait lire la lettrequ’il venait de recevoir de vous.

Vous la commencez gentiment par le récit,circonstancié et agrémenté de descriptions, d’une amourette à laturque. Nous vous suivons, Georges et moi, à travers les méandresfantasmagoriques d’une grande fourmilière orientale. Nous restonsla bouche béante en face des tableaux que vous nous tracez ;je songe à vos trois poignards, comme je songeais au bouclierd’Achille, si minutieusement chanté par Homère ! Et puisenfin, peut-être parce que vous avez reçu un grain de poussièredans l’œil, peut-être parce que votre lampe s’est mise à fumercomme vous acheviez votre lettre, peut-être pour moins que cela,vous terminez en nous lançant la série des lieux communs édités ausiècle dernier ! je crois vraiment que les lieux communs desfrères ignorantins valent encore mieux que ceux du matérialisme,dont le résultat sera l’anéantissement de tout ce qui existe. Onles acceptait au XVIIIe siècle, ces idées matérialistes : Dieuétait un préjugé ; la morale était devenue l’intérêt bienentendu, la société un vaste champ d’exploitation pour l’hommehabile. Tout cela séduisait beaucoup de gens par sa nouveauté etpar la sanction qu’en recevaient les actes les plus immoraux.Heureuse époque où aucun frein ne vous retenait ; où l’onpouvait tout faire ; l’on pouvait rire de tout, même deschoses les moins drôles, jusqu’au moment où tant de têtes tombèrentsous le couteau de la Révolution, que ceux qui conservèrent la leurcommencèrent à réfléchir. Ensuite vint une époque de transition, oùl’on vit apparaître une génération atteinte de phtisie morale,affligée de sensiblerie constitutionnelle, regrettant le passéqu’elle ne connaissait pas, maudissant le présent qu’elle necomprenait pas, doutant de l’avenir qu’elle ne devinait pas. Unegénération de romantiques, une génération de petits jeunes genspassant leur vie à rire, à pleurer, à prier, à blasphémer, modulantsur tous les tons leur insipide complainte pour en venir un beaujour à se faire sauter la cervelle.

Aujourd’hui, mon ami, on est beaucoup plusraisonnable, beaucoup plus pratique : on se hâte, avant d’êtredevenu un homme, de devenir une espèce d’homme ou un animalparticulier, comme vous voudrez. On se fait sur toute chose desopinions ou des préjugés en rapport avec son état ; on tombedans un certain milieu de la société, on en prend les idées. Vousacquérez ainsi une certaine tournure d’esprit, ou, si vous aimezmieux, un genre de bêtise qui cadre bien avec le milieu dans lequelvous vivez ; on vous comprend, vous comprenez les autres, vousentrez ainsi en communion intime avec eux et devenez réellement unmembre de leur corps. On se fait banquier, ingénieur, bureaucrate,épicier, militaire… Que sais-je ? mais au moins on est quelquechose ; on fait quelque chose ; on a la tête quelque partet non ailleurs ; on ne se perd pas dans des rêves sans fin.On ne doute de rien ; on a sa ligne de conduite toute tracéepar les devoirs que l’on est tenu de remplir. Les doutes que l’onpourrait avoir en philosophie, en religion, en politique, lescivilités puériles et honnêtes sont là pour les combler ;ainsi ne vous embarrassez donc pas pour si peu. La civilisationvous absorbe ; les mille et un rouages de la grande machinesociale vous engrènent ; vous vous trémoussez dansl’espace ; vous vous abêtissez dans le temps, grâce à lavieillesse : vous faites des enfants qui seront aussi bêtesque vous. Puis enfin, vous mourez, muni des sacrements del’Église ; votre cercueil est inondé d’eau bénite, on chantedu latin en faux bourdon autour d’un catafalque à la lueur descierges ; ceux qui étaient habitués à vous voir vousregrettent si vous avez été bon durant votre vie, quelques-uns mêmevous pleurent sincèrement. Puis enfin, on hérite de vous.

Ainsi va le monde !

Tout cela n’empêche pas, mon ami, qu’il n’yait sur cette terre de fort braves gens, des gens foncièrementhonnêtes, organiquement bons, faisant le bien pour la satisfactionintime qu’ils en retirent : ne volant pas et n’assassinantpas, lors même qu’ils seraient sûrs de l’impunité, parce qu’ils ontune conscience qui est un contrôle perpétuel des actes auxquelsleurs passions pourraient les pousser ; des gens capablesd’aimer, de se dévouer corps et âme, des prêtres croyant en Dieu etpratiquant la charité chrétienne, des médecins bravant lesépidémies pour sauver quelques pauvres malades, des sœurs decharité allant au milieu des armées soigner de pauvres blessés, desbanquiers à qui vous pourrez confier votre fortune, des amis quivous donneront la moitié de la leur ; des gens, moi parexemple sans aller chercher plus loin, qui seraient peut-êtrecapables, en dépit de tous vos blasphèmes, de vous offrir uneaffection et un dévouement illimités.

Cessez donc ces boutades d’enfant malade.Elles viennent de ce que vous rêvez au lieu de réfléchir ; dece que vous suivez la passion au lieu de la raison.

Vous vous calomniez, lorsque vous parlezainsi. Si je vous disais que tout est vrai dans votre fin de lettreet que je vous crois tel que vous vous y dépeignez, vous m’écririezaussitôt pour protester, pour me dire que vous ne pensez pas un motde toute cette atroce profession de foi ; que ce n’est que labravade d’un cœur plus tendre que les autres ; que ce n’estque l’effort douloureux que fait pour se raidir la sensitivecontractée par la douleur.

Non, non, mon ami, je ne vous crois pas, etvous ne vous croyez pas vous-même. Vous êtes bon, vous êtes aimant,vous êtes sensible et délicat ; seulement vous souffrez. Aussije vous pardonne et vous aime et demeure une protestation vivantecontre vos négations de tout ce qui est amitié, désintéressement,dévouement.

C’est votre vanité qui nie tout cela et nonpas vous ; votre fierté blessée vous fait cacher vos trésorset étaler à plaisir « l’être factice créé par votre orgueil etvotre ennui ».

PLUMKETT.

XXIV

LOTI A WILLIAM BROWN

Eyoub, décembre 1876.

Mon cher ami,

Je viens vous rappeler que je suis au monde.J’habite, sous le nom de Arif-Effendi, rue Kourou-Tchechmeh, àEyoub, et vous me feriez grand plaisir en voulant bien me donnersigne de vie.

Vous débarquez à Constantinople, côté deStamboul ; vous enfilez quatre kilomètres de bazars et demosquées, vous arrivez au saint faubourg d’Eyoub, où les enfantsprennent pour cible à cailloux votre coiffure insolite ; vousdemandez la rue Kourou-Tchechmeh, que l’on vous indiqueimmédiatement ; au bout de cette rue, vous trouvez unefontaine de marbre sous des amandiers, et ma case est à côté.

J’habite là en compagnie d’Aziyadé, cettejeune femme de Salonique de laquelle je vous avais autrefois parlé,et que je ne suis pas bien loin d’aimer. J’y vis presque heureux,dans l’oubli du passé et des ingrats.

Je ne vous raconterai point quellescirconstances m’ont amené dans ce recoin de l’Orient ; nicomment j’en suis venu à adopter pour un temps le langage et lescoutumes de la Turquie – même ses beaux habits de soie et d’or.

Voici seulement, ce soir 30 décembre, quelleest la situation : Beau temps froid, clair de lune. – A lacantonade, les derviches psalmodient d’une voix monotone ;c’est le bruit familier qui tinte chaque jour à mes oreilles. Monchat Kédi-bey et mon domestique Yousouf se sont retirés, l’unportant l’autre, dans leur appartement commun.

Aziyadé, assise comme une fille de l’Orientsur une pile de tapis et de coussins, est occupée à teindre sesongles en rouge orange, opération de la plus haute importance. Moi,je me souviens de vous, de notre vie de Londres, de toutes nossottises, – et je vous écris en vous priant de vouloir bien merépondre.

Je ne suis pas encore musulman pour tout debon, comme, au début de ma lettre, vous pourriez le supposer ;je mène seulement de front deux personnalités différentes, et suistoujours officiellement, mais le moins souvent possible,M. Loti, lieutenant de marine.

Comme vous seriez en peine pour mettre monadresse en turc, écrivez-moi sous mon nom véritable, par leDeerhound ou l’ambassade britannique.

XXV

Stamboul, 1er janvier 1877.

L’année 77 débute par une journée radieuse, untemps printanier.

Ayant expédié dans la journée certainesvisites, qu’un reste de condescendance pour les coutumes d’Occidentm’obligeait à faire dans la colonie de Péra, je rentre le soir àcheval à Eyoub, par le Champ-des-Morts et Kassim-Pacha.

Je croise le coupé du terrible Ignatief, quirevient ventre à terre de la Conférence, sous nombreuse escorte deCroates à ses gages ; un instant après, lord Salisbury etl’ambassadeur d’Angleterre rentrent aussi, fort agités l’un etl’autre : on s’est disputé à la séance, et tout est au plusmal.

Les pauvres Turcs refusent avec l’énergie dudésespoir les conditions qu’on leur impose ; pour leur peine,on veut les mettre hors la loi.

Tous les ambassadeurs partiraient ensemble, encriant : « Sauve qui peut ! » à la colonied’Europe. On verrait alors de terribles choses, une grandeconfusion et beaucoup de sang.

Puisse cette catastrophe passer loin denous !…

Il faudrait – demain peut-être – quitter Eyoubpour n’y plus revenir…

XXVI

Nous descendions, par une soirée splendide, larampe d’Oun-Capan.

Stamboul avait un aspect inaccoutumé ;les hodjas dans tous les minarets chantaient des prières inconnuessur des airs étranges ; ces voix aiguës, parties de si haut, àune heure insolite de la nuit inquiétaient l’imagination ; etles musulmans, groupés sur leurs portes, semblaient regarder tousquelque point effrayant du ciel.

Achmet suivit leurs regards, et me saisit lamain avec terreur : la lune que tout à l’heure nous avions vuesi brillante sur le dôme de Sainte-Sophie, s’était éteinte là-hautdans l’immensité ; ce n’était plus qu’une tache rouge, terneet sanglante.

Il n’est rien de si saisissant que les signesdu ciel, et ma première impression, plus rapide que l’éclair, futaussi une impression de frayeur. Je n’avais point prévu cetévénement, ayant depuis longtemps négligé de consulter lecalendrier.

Achmet m’explique combien c’est là un casgrave et sinistre : d’après la croyance turque, la lune est ence moment aux prises avec un dragon qui la dévore. On peut ladélivrer cependant, en intercédant auprès d’Allah, et en tirant àballe sur le monstre.

On récite en effet, dans toutes les mosquées,des prières de circonstance, et la fusillade commence à Stamboul.De toutes les fenêtres, de tous les toits, on tire des coups defusil à la lune, dans le but d’obtenir une heureuse solution del’effrayant phénomène.

Nous prenons un caïque au Phanar pourrejoindre notre logis ; on nous arrête en route. À mi-cheminde la Corne d’or, le canot des Zaptiés nous barre le passage :une nuit d’éclipse, se promener en caïque est interdit.

Nous ne pouvons cependant pas coucher dans larue. Nous parlementons, nous discutons, le prenant de très hautavec MM. les Zaptiés, et, une fois encore, en payant d’audacenous nous tirons d’affaire.

Nous arrivons à la case, où Aziyadé nousattend dans la consternation et la terreur.

Les chiens hurlent à la lune d’une façonlamentable, qui complique encore la situation.

D’un air mystique, Achmet et Aziyadém’apprennent que ces chiens hurlent ainsi pour demander à Allah uncertain pain mystérieux qui leur est dispensé dans certainescirconstances solennelles, – et que les hommes ne peuvent voir.

L’éclipse continue sa marche, malgré lafusillade ; le disque entier est même d’une nuance rougeextraordinairement prononcée, – coloration due à un étatparticulier de l’atmosphère.

J’essaye l’explication du phénomène au moyend’une bougie, d’une orange et d’un miroir, vieux procédéd’école.

J’épuise ma logique, et mes élèves necomprennent pas ; devant cette hypothèse tout à faitinadmissible que la terre est ronde, Aziyadé s’assied avec dignité,et refuse absolument de me prendre au sérieux. Je me fais l’effetd’un pédagogue, image horrible ! et je suis pris de fourire ; je mange l’orange et j’abandonne ma démonstration…

À quoi bon du reste cette sotte science, etpourquoi leur ôterais-je la superstition qui les rend pluscharmants ?

Et nous voilà, nous aussi, tirant tous lestrois des coups de fusil par la fenêtre, à la lune qui continue defaire là-haut un effet sanglant, au milieu des étoiles brillantes,dans le plus radieux de tous les ciels !

XXVII

Vers onze heures, Achmet nous éveille pournous annoncer que le traitement a réussi ; la lune est eyuyapilmich (guérie).

En effet, la lune, tout à fait rétablie,brillait comme une splendide lampe bleue dans le beau cield’Orient.

XXVIII

« Ma mère Béhidjé « est une trèsextraordinaire vieille femme, octogénaire et infirme, – fille etveuve de pacha, – plus musulmane que le Koran, et plus raide que laloi du Chéri.

Feu Chefket-Daoub-pacha, époux deBéhidjé-hanum, fut un des favoris du sultan Mahmoud, et trempa dansle massacre des janissaires. Béhidjé-hanum, admise à cette époquedans son conseil, l’y avait poussé de tout son pouvoir.

Dans une rue verticale du quartier turc deDjianghir, sur les hauteurs du Taxim, habite la vieilleBéhidjé-hanum. Son appartement, qui déjà surplombe des précipices,porte deux shaknisirs en saillie, soigneusement grillés de lattesde frêne.

De là, on domine d’aplomb les quartiers deFoundoucli, les palais de Dolma-Bagtché et de Tchéraghan, la pointedu Sérail, le Bosphore, le Deerhound, pareil à une coquille de noixposée sur une nappe bleue, —et puis Scutari et toute la côted’Asie.

Béhidjé-hanum passe ses journées à cetobservatoire, étendue sur un fauteuil, et Aziyadé est souvent à sespieds, – Aziyadé attentive au moindre signe de sa vieille amie, etdévorant ses paroles comme les arrêts divins d’un oracle.

C’est une anomalie que l’intimité de la jeunefemme obscure et de la vieille cadine, rigide et fière, de noblesouche et de grande maison.

Béhidjé-hanum ne m’est connue que parouï-dire : les infidèles ne sont point admis dans sademeure.

Elle est belle encore, affirme Aziyadé, malgréses quatre-vingts ans, « belle comme les beaux soirs d’hiver«

Et, chaque fois qu’Aziyadé m’exprime quelqueidée neuve, quelque notion nette et profonde sur des choses qu’ellesemblerait devoir ignorer absolument, et que je lui demande :« Qui t’a appris cela, ma chérie ? »— Aziyadérépond : « C’est ma mère Béhidjé. »

« Ma mère « et « mon père« sont des titres de respect qu’on emploie en Turquielorsqu’on parle de personnes âgées, même lorsque ces personnes voussont indifférentes ou inconnues.

Béhidjé-hanum n’est point une mère pourAziyadé. Tout au moins est-ce une mère imprudente, qui ne craintpas d’exalter terriblement la jeune imagination de son enfant.

Elle l’exalte au point de vue religieuxd’abord, tant et si bien, que la pauvre petite abandonnée versesouvent des larmes très amères sur son amour pour un infidèle.

Elle l’exalte au point de vue romanesqueaussi, par le récit de longues histoires, contées avec esprit etavec feu, qui me sont redites la nuit, par les lèvres fraîches dema bien-aimée.

Longues histoires fantastiques, aventures dugrand Tchengiz ou des anciens héros du désert, légendes persanes outartares, où l’on voit de jeunes princesses, persécutées par lesgénies, accomplir des prodiges de fidélité et de courage.

Et, quand Aziyadé arrive le soir,l’imagination plus surexcitée que de coutume, je puis en toutesûreté lui dire :

– Tu as passé ta journée, ma chère petiteamie, aux pieds de ta mère Béhidjé !

XXIX

Janvier 1877.

Huit jours à Buyukdéré, dans le haut Bosphore,à l’entrée de la mer Noire. Le Deerhound est mouillé près desgrands cuirassés turcs, qui sont postés là comme des chiens degarde, à l’intention de la Russie. Cette situation du Deerhound,qui m’éloigne de Stamboul, coïncide avec un séjour du vieil Abeddindans sa demeure ; tout est pour le mieux, et cette séparationnous tient lieu de prudence.

Il fait froid, il pleut, les journées sepassent à courir dans la forêt de Belgrade, et ces courses sousbois me ramènent aux temps heureux de mon enfance.

Des chênes antiques, des houx, de la mousse etdes fougères, presque la végétation du Yorkshire. À part qu’il ypousse aussi des ours, on se croirait dans les bons vieux bois dela patrie.

XXX

Samuel a peur des kédis (des chats). Le jour,les kédis lui inspirent des idées drôles ; il ne peut lesregarder sans rire. La nuit, il devient très respectueux, et s’entient à distance.

Je m’habillais pour un bal d’ambassade.Samuel, qui m’avait laissé pour aller dormir, revint tout à coupfrapper à ma porte.

– Bir madame kédi, disait-il d’un air effaré,bir madame kédi (une madame chat ; lisez : chatte) quiportate ses piccolos dormir com Samuel (qui a apporté ses petitspour dormir avec Samuel) !

Et il continuait à la cantonade, avec unsérieux imperturbable :

– Chez nous, dans ma famille, ceux-là quidérangent les chats, dans le mois même ils doivent mourir !Monsieur Loti, comment faire ?

Quand ma toilette fut achevée, je me décidai àprêter main-forte à mon ami, et j’entrai dans sa chambre.

Une dame kédi était en effet postée surl’oreiller de Samuel, tout au milieu. C’était une personne debeaucoup d’embonpoint, revêtue d’une belle pelure jaune. Avec unair de dignité et de triomphe, assise sur son innommable, ellecontemplait tour à tour Samuel immobile, et ses petits quis’ébattaient sur la couverture.

Samuel, assis dans un coin, tombant desommeil, assistait à cette scène de famille dans une attitude deconsternation résignée ; il attendait que je vinsse à sonsecours.

Cette madame Kédi m’était inconnue. Elle nefit aucune difficulté cependant pour se laisser prendre à mon couet porter dehors avec ses enfants. Après quoi, Samuel, ayantsoigneusement épousseté sa couverture, fit mine de s’allercoucher.

Je ne devais point rentrer cette nuit-là.J’arrivai à l’improviste à deux heures du matin.

Samuel avait ouvert toute grande la fenêtre desa chambre, et disposé des cordes sur lesquelles il avait étenduses couvertures, afin de les purger par le grand air de touteffluve de chat. Lui-même s’était installé dans mon lit, où ildormait du sommeil des têtes jeunes et des consciences pures. Pourlui, c’était bien là son cas.

Le lendemain, nous apprîmes que cette madameKédi était la bête adorée, mais coureuse, d’un vieux juif duvoisinage, repasseur de tarbouchs.

XXXI

C’était Noël à la grecque ; le vieuxPhanar était en fête.

Des bandes d’enfants promenaient deslanternes, des girandoles de papier, de toutes les formes et detoutes les couleurs ; ils frappaient à toutes les portes, àtour de bras, et donnaient des sérénades terribles, avecaccompagnement de tambour.

Achmet, qui passait avec moi, témoignait ungrand mépris pour ces réjouissances d’infidèles.

Le vieux Phanar, même au milieu de ce bruit,ne pouvait s’empêcher d’avoir l’air sinistre.

On voyait cependant s’ouvrir toutes lespetites portes byzantines, rongées de vétusté, et dans leursembrasures massives apparaissaient des jeunes filles, vêtues commedes Parisiennes, qui jetaient aux musiciens des piastres decuivre.

Ce fut bien pis quand nous arrivâmes àGalata ; jamais, dans aucun pays du monde, il ne fut donnéd’ouïr un vacarme plus discordant, ni de contempler un spectacleplus misérable.

C’était un grouillement cosmopoliteinimaginable, dans lequel dominait en grande majorité l’élémentgrec. L’immonde population grecque affluait en massescompactes ; il en sortait de toutes les ruelles deprostitution, de tous les estaminets, de toutes les tavernes.Impossible de se figurer tout ce qu’il y avait là d’hommes et defemmes ivres, tout ce qu’on y entendait de braillements avinés, decris écœurants.

Et quelques bons musulmans s’y trouvaientaussi, venus pour rire tranquillement aux dépens des infidèles,pour voir comment ces chrétiens du Levant sur le sort desquels on aattendri l’Europe, par de si pathétiques discours, célébraient lanaissance de leur prophète.

Tous ces hommes qui avaient si grande peurd’être obligés d’aller se battre comme des Turcs, depuis que laConstitution leur conférait le titre immérité de citoyens, s’endonnaient à cœur joie de chanter et de boire.

XXXII

Je me souviens de cette nuit où le bay-kouch(le hibou), suivit notre caïque sur la Corne d’or.

C’était une froide nuit de janvier ; unebrume glaciale embrouillait les grandes ombres de Stamboul, ettombait en pluie fine sur nos têtes. Nous ramions, Achmet et moi, àtour de rôle, dans le caïque qui nous menait à Eyoub.

À l’échelle du Phanar, nous abordâmes avecprécaution dans la nuit noire, au milieu de pieux, d’épaves et demilliers de caïques échoués sur la vase.

On était là au pied des vieilles murailles duquartier byzantin de Constantinople, lieu qui n’est fréquenté àpareille heure par aucun être humain. Deux femmes pourtant s’ytenaient blotties, deux ombres à tête blanche, cachées dans certainrecoin obscur qui nous était familier, sous le balcon d’une maisonen ruine… C’étaient Aziyadé, et la vieille, la fidèle Kadidja.

Quand Aziyadé fut assise dans notre barque,nous repartîmes.

La distance était grande encore, de l’échelledu Phanar à celle d’Eyoub. De loin en loin, une rare lumière,partie d’une maison grecque, laissait tomber dans l’eau trouble unetraînée jaune ; autrement, c’était partout la nuitprofonde.

Passant devant une antique maison bardée defer, nous entendîmes le bruit d’un orchestre et d’un bal. C’étaitune de ces grandes habitations, noires au-dehors, somptueusesau-dedans, où les anciens Grecs, les Phanariotes, cachent leuropulence, leurs diamants, et leurs toilettes parisiennes.

… Puis le bruit de la fête se perdit dans labrume, et nous retombâmes dans le silence et l’obscurité.

Un oiseau volait lourdement autour de notrecaïque, passant et repassant sur nous.

– Bou fena (mauvaise affaire) ! ditAchmet en hochant la tête.

– Bay-Kouch mî ? lui demanda Aziyadé,tout encapuchonnée et emmaillotée. (Est-ce point lehibou ?)

Quand il s’agissait de leurs superstitions oude leurs croyances, ils avaient coutume de s’entretenir tous lesdeux, et de ne me compter pour rien.

– Bou tchok fena Loti, dit-elle ensuite en meprenant la main ; ammâsen… bilmezsen ! (C’est trèsmauvais, cela Loti, mais toi…, tu ne sais pas !…)

C’était singulier au moins, de voir circulercette bête une nuit d’hiver, et elle nous suivit sans trêve,pendant plus d’une heure que nous mîmes à remonter de l’échelle duPhanar à celle d’Eyoub.

Il y avait un courant terrible, cette nuit-là,sur la Corne d’or ; la pluie tombait toujours, fine etglaciale ; notre lanterne s’était éteinte, et cela nousexposait à être arrêtés par des bachibozouks de patrouille, ce quieût été notre perte à tous les trois.

Par le travers de Balata, nous rencontrâmesdes caïques remplis de iaoudis (de juifs). Les iaoudis qui occupenten ce point les deux rives, Balate et Pri-Pacha, voisinent le soir,ou reviennent de la grande synagogue, et ce lieu est le seul oùl’on trouve, la nuit, du mouvement sur la Corne d’or.

Ils chantaient, en passant, une chansonplaintive dans leur langue de iaoudis. Le bay-kouch continuait devoltiger sur nos têtes, et Aziyadé pleurait, de froid et defrayeur.

Quelle joie ce fut, quand nous amarrâmes sansbruit, dans l’obscurité profonde, notre caïque à l’échelled’Eyoub ! Sauter sur la vase, de planche en planche (nousconnaissions ces planches par cœur, en aveugles), traverser lapetite place déserte, faire tourner doucement les serrures et lesverrous, et refermer le tout derrière nous trois ; passer lavisite des appartements vagues du rez-de-chaussée, le dessous del’escalier, la cuisine, l’intérieur du four ; laisser noschaussures pleines de boue et nos vêtements mouillés ; monterpieds nus sur les nattes blanches, donner le bonsoir à Achmet, quise retirait dans son appartement ; entrer dans notre chambreet la fermer encore à clef ; laisser tomber derrière nous laportière arabe blanche et rouge ; nous asseoir sur les tapisépais, devant le brasero de cuivre qui couvait depuis le matin, etrépandait une douce chaleur, embaumée de pastilles du sérail etd’eau de roses ; … c’était pour au moins vingt-quatre heures,la sécurité, et l’immense bonheur d’être ensemble !

Mais le bay-kouch nous avait suivis, et se mità chanter dans un platane sous nos fenêtres.

Et Aziyadé, brisée de fatigue, s’endormit auson de sa voix lugubre, en pleurant à chaudes larmes.

XXXIII

 

Leur « madame « était une vieillecoquine qui avait couru toute l’Europe et fait tous lesmétiers ; leur « madame « (la madame de Samuel etd’Achmet ; ils l’appelaient ainsi : bizum madame, notremadame) ; leur madame parlait toutes les langues et tenait uncafé borgne dans le quartier de Galata.

Le café de leur « madame « ouvraitsur la grande rue bruyante ; il était très profond et trèsvaste ; il avait une porte de derrière sur une impasse malfamée des quais de Galata, laquelle impasse servait de débouché àplusieurs mauvais lieux. Ce café était surtout le rendez-vous decertains matelots de commerce italiens et maltais, suspects de volet de contrebande ; il s’y traitait plusieurs sortes demarchés, et il était prudent, le soir, d’y entrer avec unrevolver.

Leur « madame « nous aimaitbeaucoup, Samuel, Achmet et moi ; c’était ordinairement ellequi préparait à manger à mes deux amis, leurs affaires les retenantsouvent dans ces quartiers ; leur « madame « étaitremplie pour nous d’attentions maternelles.

Il y avait, au premier, chez leur« madame « un petit cabinet et un coffre qui me servaientaux changements de décors. J’entrais en vêtements européens par lagrande porte, et je sortais en Turc par l’impasse.

Leur « madame « était italienne.

XXXIV

Eyoub, 20 janvier.

Hier finit en queue de rat la grande facétieinternationale des conférenciers. La chose ayant raté, lesExcellences s’en vont, les ambassadeurs aussi plient bagage, etvoilà les Turcs hors la loi.

Bon voyage à tout ce monde ! heureusementnous, nous restons. À Eyoub, on est fort calme et assez résolu.Dans les cafés turcs, le soir, même dans les plus modestes, seréunissent indifféremment les riches et les pauvres, les pachas etles hommes du peuple… (Ô Égalité ! inconnue à notre nationdémocratique, à nos républiques occidentales !) Un érudit estlà qui déchiffre aux assistants les grimoires des feuilles dujour ; chacun écoute, avec silence et conviction. Rien de cesdiscussions bruyantes, à l’ale et à l’absinthe, qui sont d’usagedans nos estaminets de barrières ; on fait à Eyoub de lapolitique avec sincérité et recueillement.

On ne doit pas désespérer d’un peuple qui aconservé tant de croyances et de sérieuse honnêteté.

XXXV

Aujourd’hui, 22 janvier, les ministres et leshauts dignitaires de l’empire, réunis en séance solennelle à laSublime Porte, ont décidé à l’unanimité de repousser lespropositions de l’Europe sous lesquelles ils voyaient passer lagriffe de la sainte Russie. Et des adresses de félicitationsarrivent de tous les coins de l’empire aux hommes qui ont priscette résolution désespérée.

L’enthousiasme national était grand dans cetteassemblée où l’on vit pour la première fois cette choseinsolite : des chrétiens siégeant à côté de musulmans ;des prélats arméniens, à côté des derviches et ducheik-ul-islam ; où l’on entendit pour la première fois sortirde bouches mahométanes cette parole inouïe : « Nos frèreschrétiens. »

Un grand esprit de fraternité et d’unionrapprochait alors les différentes communions religieuses del’empire ottoman, en face d’un péril commun, et le prélatarménien-catholique prononça dans cette assemblée cet étrangediscours guerrier :

« Effendis !

« Les cendres de nos pères à tousreposent depuis cinq siècles dans cette terre de la patrie. Lepremier de tous nos devoirs est de défendre ce sol qui nous estéchu en héritage. La mort a lieu, en vertu d’une loi de nature.L’histoire nous montre de grands États qui ont tour à tour paru etdisparu dans la scène du monde. Si donc les décrets de laProvidence ont fixé le terme de l’existence de notre patrie, nousn’avons qu’à nous incliner devant son arrêt ; mais autre choseest de s’éteindre honteusement ou de faire une fin glorieuse. Sinous devons périr d’une balle meurtrière ne renonçons donc pas àl’honneur de la recevoir en pleine poitrine et non dans ledos ; au moins alors le nom de notre pays figureraglorieusement dans l’histoire. Naguère encore, nous n’étions qu’uncorps inerte ; la charte qui nous a été octroyée est venuevivifier et consolider ce corps. – Aujourd’hui, pour la premièrefois, nous sommes invités à ce conseil ; grâces en soientrendues à Sa Majesté le Sultan et aux ministres de la SublimePorte ! désormais, que la question de religion ne sorte pas dudomaine de la conscience ! que le musulman aille à sa mosquéeet le chrétien à son église ; mais, en face de l’intérêt detous, en face de l’ennemi public, soyons et demeurons tousunis ! »

XXXVI

 

Aziyadé, qui était fidèle à la petite babouchede maroquin jaune des bonnes musulmanes, sans talon ni dessus depied, en consommait bien trois paires par semaine ; il y enavait toujours de rechange, traînant dans tous les recoins de lamaison, et elle écrivait son nom dans l’intérieur, sous prétexteque Achmet ou moi pourrions les lui prendre.

Celles qui avaient servi étaient condamnées àun supplice affreux : lancées dans le vide, la nuit, du hautde la terrasse, et précipitées dans la Corne d’or. Cela s’appelaitle kourban des pâpoutchs, le sacrifice des babouches.

C’était un plaisir de monter, par les nuitsbien claires et bien froides, dans le vieil escalier de bois quicraquait sous nos pas et nous menait sur les toits, et, là au beauclair de lune, mahitabda, après nous être assurés que toutsommeillait alentour, de consommer le kourban, et faire pirouetterdans l’air, une par une, les babouches condamnées.

Tombera-t-elle dans l’eau, la pâpoutch, ou surla vase, ou bien encore sur la tête d’un chat en maraude ?

Le bruit de sa chute dans le silence profondindiquait lequel de nous deux avait deviné juste, et gagné lepari.

Il faisait bon être là-haut, si seuls cheznous, si loin des humains, si tranquilles, souvent piétinant surune blanche couche de neige, et dominant le vieux Stamboul endormi.Nous étions privés, nous, de jouir ensemble de la lumière du jourdont jouissent tant d’autres qui s’en vont ensemble, bras dessusbras dessous au grand soleil, sans apprécier leur bonheur. Là-hautétait notre lieu de promenade ; là, nous allions respirerl’air pur et vif des belles nuits d’hiver, en société de la lune,compagne discrète qui tantôt s’abaissait lentement à l’ouest surles pays des infidèles, tantôt se levait toute rouge à l’orient,dessinant la silhouette lointaine de Scutari ou de Péra.

XXXVII

Est-ce la fin, Seigneur, ou lecommencement

(VICTOR HUGO, Chants du crépuscule.)

L’animation est grande sur le Bosphore. Lestransports arrivent et partent, chargés de soldats qui s’en vont enguerre. Il en vient de partout, des soldats et des rédifs, du fondde l’Asie, des frontières de Perse, même de l’Arabie et del’Égypte. On les équipe à la hâte pour les expédier sur le Danube,ou dans les camps de la Géorgie. De bruyantes fanfares, des cristerribles en l’honneur d’Allah, saluent chaque jour leur départ. LaTurquie ne s’était jamais vu tant d’hommes sous les armes, tantd’hommes si décidés et si braves. Allah sait ce que deviendront cesmultitudes !

XXXVIII

Eyoub, 29 janvier 1877.

Je n’aurais pas pardonné aux Excellences leurspasquinades diplomatiques, si elles avaient dérangé ma vie.

Je suis heureux de me retrouver dans cettepetite case perdue, qu’un instant j’avais eu peur de quitter.

Il est minuit, la lune promène sur mon papiersa lumière bleue, et les coqs ont commencé leur chanson nocturne.On est bien loin de ses semblables à Eyoub, bien isolé la nuit,mais aussi bien paisible. J’ai peine à croire, souvent, queArif-Effendi, c’est moi ; mais je suis si las de moi-même,depuis vingt-sept ans que je me connais, que j’aime assez pouvoirme prendre un peu pour un autre.

Aziyadé est en Asie ; elle est en visite,avec son harem, dans un harem d’Ismidt, et me reviendra dans cinqjours.

Samuel est là près de moi, qui dort par terre,d’un sommeil aussi tranquille que celui des petits enfants. Il a vudans la journée repêcher un noyé, lequel était, il paraît, sivilain et lui a fait tant de peur, que, par prudence, il a apportédans ma chambre sa couverture et son matelas.

Demain matin, dès l’aubette, les rédifs quis’en vont en guerre feront tapage, et il y aura foule dans lamosquée. Volontiers je partirais avec eux, me faire tuer aussiquelque part au service du Sultan. C’est une chose belle etentraînante que la lutte d’un peuple qui ne veut pas mourir, et jesens pour la Turquie un peu de cet élan que je sentirais pour monpays, s’il était menacé comme elle, et en danger de mort.

XXXIX

Nous étions assis, Achmet et moi, sur la placede la mosquée du Sultan Sélim. Nous suivions des yeux les vieillesarabesques de pierre qui grimpaient en se tordant le long desminarets gris, et la fumée de nos chibouks qui montait en spiraledans l’air pur.

La place du Sultan Sélim est entourée d’uneantique muraille, dans laquelle s’ouvrent de loin en loin desportes ogivales. Les promeneurs y sont rares, et quelques tombess’y abritent sous des cyprès ; on est là en bon quartier turc,et on peut aisément s’y tromper de deux siècles.

– Moi, disait Achmet d’un air frondeur, jesais bien ce que je ferai, Loti, quand tu seras parti : jemènerai joyeuse vie et je me griserai tous les jours ; unjoueur d’orgue me suivra, et me fera de la musique du matinjusqu’au soir. Je mangerai mon argent, mais cela m’est égal (zararyok).Je suis comme Aziyadé, quand tu seras parti, ce sera finiaussi de ton Achmet.

Et il fallut lui faire jurer d’êtresage ; ce qui ne fut point une facile affaire.

– Veux-tu, dit-il, me faire aussi un serment,Loti ? Quand tu seras marié et que tu seras riche, tu viendrasme chercher, et je serai là-bas ton domestique. Tu ne me payeraspas plus qu’à Stamboul, mais je serai près de toi, et c’est tout ceque je demande.

Je promis à Achmet de lui donner place sousmon toit, et de lui confier mes petits enfants.

Cette perspective d’élever mes bébés et de lescoiffer en fez suffit à le remettre en joie, et nous nous perdîmestoute la soirée en projets d’éducation, basés sur des méthodesextrêmement originales.

XL

PLUMKETT A LOTI

Mon cher ami,

Je ne vous écrivais pas, tout simplement parceque je n’avais rien à vous dire. En pareil cas, j’ai l’habitude deme taire.

Qu’aurais-je pu vous raconter en effet ?Que j’étais très préoccupé de choses nullement agréables ; quej’étais empoigné par dame Réalité, étreinte dont il est fort dur dese débarrasser ; que je languissais assez tristement au milieude messieurs maritimes et coloniaux ; que les lienssympathiques, les affinités mystérieuses qui, en certains moments,m’unissent si étroitement avec tout ce qui est aimable et beau,étaient rompus.

Je suis sûr que vous comprenez très bien ceci,car c’est là l’état dans lequel je vous ai vu plus d’une foisplongé.

Votre nature ressemble beaucoup à la mienne,ce qui m’explique fort bien la très grande sympathie que j’airessentie pour vous presque de prime abord. – Axiome : Ce quel’on aime le mieux chez les autres, c’est soi-même. Lorsque jerencontre un autre moi-même, il y a chez moi accroissement deforces ; il semblerait que les forces pareilles de l’un etl’autre s’ajoutent et que la sympathie ne soit que le désir, latendance vers cet accroissement de forces qui, pour moi, estsynonyme de bonheur. Si vous le voulez bien, j’intituleraiceci : le grand paradoxe sympathique.

Je vous parle un langage peu littéraire. Jem’en aperçois bien : j’emploie un vocabulaire emprunté à ladynamique et fort différent de celui de nos bons auteurs ;mais il rend bien ma pensée.

Ces sympathies, nous les éprouvons d’une foulede manières différentes. Vous qui êtes musicien, vous les avezressenties à l’égard de quoi, s’il vous plaît ? Qu’est-cequ’un son ? Tout simplement une sensation qui naît en nous àl’occasion d’un mouvement vibratoire transmis par l’air à notretympan et de là à notre nerf acoustique. Que se passe-t-il dansnotre cervelle ? Voyez donc ce phénomène bizarre : vousêtes impressionné par une suite de sons, vous entendez une phrasemélodique qui vous plaît. Pourquoi vous plaît-elle ? Parce queles intervalles musicaux dont la suite la compose, autrement ditles rapports des nombres de vibrations du corps sonore, sontexprimés par certains chiffres plutôt que par certainsautres ; changez ces chiffres, votre sympathie n’est plusexcitée ; vous dites, vous, que cela n’est plus musical, quec’est une suite de sons incohérents. Plusieurs sons simultanés sefont entendre, vous recevez une impression qui sera heureuse oudouloureuse : affaire de rapports chiffrés, qui sont lesrapports sympathiques d’un phénomène extérieur avec vous-même, êtresensitif.

Il y a de véritables affinités, entre vous etcertaines suites de sons, entre vous et certaines couleurséclatantes, entre vous et certains miroitements lumineux, entrevous et certaines lignes, certaines formes. Bien que les rapportsde convenance entre toutes ces différentes choses et vous-mêmesoient trop compliqués pour être exprimés, comme dans le cas de lamusique, vous sentez cependant qu’ils existent.

Pourquoi aime-t-on une femme ? Biensouvent cela tient uniquement à ce que la courbe de son nez, l’arcde ses sourcils, l’ovale de son visage, que sais-je ? ont ceje ne sais quoi auquel correspond en vous un autre je ne sais quoiqui fait le diable à quatre dans votre imagination. Ne vous récriezpas ! la moitié du temps, votre amour ne tient à rien deplus.

Vous me direz qu’il y a chez cette femme uncharme moral, une délicatesse de sentiment, une élévation decaractère qui sont la vraie cause de votre amour… Hélas !gardez-vous bien de confondre ce qui est en elle et ce qui est envous. Toutes nos illusions viennent de là : attribuer ce quiest en nous et nulle part ailleurs à ce qui nous plaît. Faire unechâsse à la femme que l’on aime et prendre son ami pour un homme degénie.

J’ai été amoureux de la Vénus de Milo et d’unenymphe du Corrège. Ce n’étaient certes pas les charmes de leurconversation et la soif d’échange intellectuel qui m’attiraientvers elles ; non, c’était l’affinité physique, le seul amourconnu des anciens, l’amour qui faisait des artistes. Aujourd’hui,tout est devenu tellement compliqué, que l’on ne sait plus oùdonner de la tête ; les neuf dixièmes des gens ne comprennentplus rien à quoi que ce soit.

Tout cela posé, passons à votre définition àvous, Loti. Il y a affinité entre tous les ordres de choses etvous. Vous êtes une nature très avide de jouissances artistiques etintellectuelles, et vous ne pouvez être heureux qu’au milieu detout ce qui peut satisfaire vos besoins sympathiques, qui sontimmenses. Hors de ces émotions, il n’y a pas de bonheur pour vous.Hors du milieu qui peut vous les procurer, ces émotions, vous sereztoujours un pauvre exilé.

Celui qui est apte à ressentir ces émotionsd’un ordre supérieur, pour lesquelles la grande masse des individusn’a pas de sens, sera fort peu impressionné par tout ce qui sera endessous de ses désirs. Qu’est-ce donc que l’attrait d’un bon dîner,d’une partie de chasse, d’une jolie fille pour celui qui a versédes larmes de ravissement en lisant les poètes, qui s’estdélicieusement abandonné au courant d’une suave mélodie, qui s’estplongé dans cette rêverie qui n’est pas la pensée, qui est plus quela sensation, et qu’aucun mot n’exprime ?

Qu’est-ce donc que le plaisir de voir passerdes figures vulgaires sur lesquelles sont peintes toutes lesnuances de la sottise, des corps mal proportionnés, emprisonnésdans des culottes ou des habits noirs, tout cela grouillant sur despavés boueux, autour de murailles sales, de boîtes à fenêtre et deboutiques ?

Votre imagination se resserre et la pensée sefige dans votre cerveau…

Quelle impression causera sur vous laconversation de ceux qui vous entourent, s’il n’y a pas harmonieentre vos pensées et celles qu’ils expriment ?

Si votre pensée s’élance dans l’espace et dansle temps ; si elle embrasse l’infinie simultanéité des faitsqui se passent sur toute la surface de la terre, qui n’est qu’uneplanète tournant autour du soleil, – qui n’est lui-même qu’uncentre particulier au milieu de l’espace ; si vous songez quecet infini simultané n’est qu’un instant de l’éternité, qui est unautre infini, que tout cela vous apparaît différemment, suivant lepoint de vue où vous vous placez, et qu’il y en a une infinité depoints de vue ; si vous songez que la raison de tout cela,l’essence de toutes ces choses vous est inconnue, et si vous agitezdans votre esprit ces éternels problèmes, qu’est-ce que toutcela ? que suis-je moi-même au milieu de cet infini ?

Vous aurez bien des chances pour ne pas êtreen communion intellectuelle avec ceux qui vous entourent.

Leur conversation ne vous touchera guère plusque celle d’une araignée qui vous raconterait qu’un plumeaudévastateur lui a détruit une partie de sa toile ; ou quecelle d’un crapaud qui vous annoncerait qu’il vient d’hériter d’ungros tas de plâtras dans lequel il pourra gîter tout à l’aise. (Unmonsieur me disait aujourd’hui qu’il avait fait de mauvaisesrécoltes, et qu’il avait hérité d’une maison de campagne.)

Vous avez été amoureux, vous l’êtes peut-êtreencore ; vous avez senti qu’il existait un genre de vie toutspécial, un état particulier de votre être à la faveur duquel toutprenait pour vous des aspects entièrement nouveaux.

Une sorte de révélation semble alors sefaire ; on dirait qu’on vient de naître une seconde fois, cardès lors on vit davantage, on fonctionne tout entier ; tout cequ’il y a en nous d’idées, de sentiments, se réveille et s’avivecomme la flamme du punch que l’on agite. (Littérature del’avenir !)

Bref, on s’épanouit, on est heureux, et toutce qui est antérieur à ce bonheur disparaît dans une sorte de nuit.Il semble qu’on était dans les limbes ; on vivait,relativement à la vie actuelle, comme l’enfant en bas âge parrapport au jeune homme. Les sentiments par lesquels on passelorsque l’on est amoureux, on ne peut les décrire qu’au moment mêmeoù on les éprouve, et certes, je ne ressens rien de pareil en cemoment-ci. Et pourtant, tenez, sapristi ! je m’emballe enremuant toutes ces idées-là, je m’exalte, je perds la tête, je nesais plus où j’en suis !… Quelle bonne chose d’aimer et d’êtreaimé ! savoir qu’une nature d’élite a compris la vôtre ;que quelqu’un rapporte toutes ses pensées, tous ses actes àvous ; que vous êtes un centre, un but, en vue duquel uneorganisation aussi délicatement compliquée que la vôtre, vit, penseet agit ! Voilà qui nous rend forts ; voilà qui peutfaire des hommes de génie.

Et puis cette image gracieuse de la femme quenous aimons, qui est peut-être moins une réalité que le plus purproduit de notre imagination, et ce mélange d’impressions,physiques et morales, sensuelles et spirituelles, ces impressionsabsolument indescriptibles que l’on ne peut que rappeler à l’espritde celui qui les a déjà éprouvées, – impressions que vous causera,par suite d’une mystérieuse association d’idées, le moindre objetayant appartenu à votre bien-aimée, son nom quand vous l’entendezprononcer, quand vous le voyez simplement écrit sur du papier, etmille autres sublimes niaiseries, qui sont peut-être tout ce qu’ily a de meilleur au monde.

Et l’amitié, qui est un sentiment plus sévère,plus solidement assis, puisqu’il repose sur tout ce qu’il y a deplus élevé en nous, la partie purement intellectuelle de nous-même.Quel bonheur de pouvoir dire tout ce que l’on sent à quelqu’un quivous comprend jusqu’au bout et non pas seulement jusqu’à un certainpoint, à quelqu’un qui achève votre pensée avec le même mot quiétait sur vos lèvres, dont la réplique fait jaillir de chez vous untorrent de conceptions, un flot d’idées. Un demi-mot de votre amivous en dit plus que bien des phrases, car vous êtes habitué àpenser avec lui. Vous comprenez tous les sentiments qui l’animentet il le sait. Vous êtes deux intelligences qui s’ajoutent et secomplètent.

Il est certain que celui qui a connu tout cedont je viens de parler, et à qui tout cela manque, est fort àplaindre.

Pas d’affections, personne qui pense à moi… Àquoi bon avoir des idées pour n’avoir personne à qui lesdire ? à quoi bon avoir du talent s’il n’y a pas en ce mondeune personne à l’estime de laquelle je tiens plus qu’à tout lereste ? à quoi bon avoir de l’esprit avec des gens qui ne mecomprendront pas ?

On laisse tout aller ; on a éprouvé desdéceptions, on en éprouve tous les jours de nouvelles ; on avu que rien en ce monde n’était durable, qu’on ne pouvait compterabsolument sur rien : on nie tout. On a les nerfs détendus, onne pense plus que faiblement, le moi s’amoindrit à tel point que,lorsqu’on est seul, on est quelquefois à se demander si l’on veilleou si l’on dort. L’imagination s’arrête ; donc, plus dechâteaux en Espagne. Autant vaut dire plus d’espérance. On tombedans la bravade, on parle cavalièrement de bien des choses dont onrit beaucoup quand on n’en pleure pas.

On n’aime rien, et pourtant on était fait pourtout aimer : on ne croit à rien et on pourrait peut-êtreencore bien croire à tout ; on était bon à tout et on n’estbon à rien.

Avoir en soi une exubérance de facultés etsentir que l’on avorte, une excroissance de sensibilité, unexcédent de sentiments, et ne savoir qu’en faire, c’estatroce ! la vie, dans de telles conditions, est une souffrancede tous les jours : souffrance dont certains plaisirs peuventvous distraire un instant (votre écuyère de cirque, l’odalisqueAziyadé et autres cocottes turques) ; mais c’est toujours pourretomber de nouveau, et plus contusionné que jamais.

Voilà votre profession de foi expliquée,développée, et considérablement augmentée par le drôle de type quivous écrit.

La conclusion de ce long galimatias peuintelligible, la voici : je vous porte un très vif intérêt,moins peut-être à cause de ce que vous êtes, que pour ce que jesens que vous pourriez devenir.

Pourquoi avez-vous pris comme dérivatif àvotre douleur la culture des muscles, qui tuera en vous ce qui seulpeut vous sauver ? Vous êtes clown, acrobate et bontireur ; il eût mieux valu être un grand artiste, mon cherLoti.

Je voudrais d’ailleurs vous pénétrer de cetteidée en laquelle j’ai foi : il n’y a pas de douleur morale quin’ait son remède. C’est à notre raison de le trouver et del’appliquer suivant la nature du mal et le tempérament dusujet.

Le désespoir est un état complètementanormal ; c’est une maladie aussi guérissable que beaucoupd’autres ; son remède naturel est le temps. Si malheureux quevous soyez, faites en sorte d’avoir toujours un petit coin devous-même que vous ne laissiez pas envahir par le mal : cepetit coin sera votre boîte à médicaments. – Amen !

PLUMKETT.

Parlez-moi de Stamboul, du Bosphore, despachas à trois queues, etc. Je baise les mains de vos odalisques etsuis votre affectionné.

PLUMKETT.

XLI

LOTI A PLUMKETT

Vous avais-je dit, mon cher ami, que j’étaismalheureux ? Je ne le crois pas, et assurément, si je vous aidit cela, j’ai dû me tromper. Je rentrais ce soir chez moi en medisant, au contraire, que j’étais un des heureux de ce monde, etque ce monde aussi était bien beau. Je rentrais à cheval par unebelle après-midi de janvier ; le soleil couchant dorait lescyprès noirs, les vieilles murailles crénelées de Stamboul, et letoit de ma case ignorée, où Aziyadé m’attendait.

Un brasier réchauffait ma chambre, trèsparfumée d’essence de roses. Je tirai le verrou de ma porte etm’assis les jambes croisées, position dont vous ignorez le charme.Mon domestique Achmet prépara deux narguilhés, l’un pour moi,l’autre pour lui-même, et posa à mes pieds un plateau de cuivre oùbrûlait une pastille du sérail.

Aziyadé entonna d’une voix grave la chansondes djinns, en frappant sur un tambour chargé de paillettes demétal ; la fumée se mit à décrire dans l’air ses spiralesbleuâtres, et peu à peu je perdis conscience de la vie, de latriste vie humaine, en contemplant ces trois visages amis etaimables à regarder : ma maîtresse, mon domestique et monchat.

Point d’intrus d’ailleurs, point de visiteursinattendus ou déplaisants. Si quelques Turcs me visitentdiscrètement quand je les y invite, mes amis ignorent absolument lechemin de ma demeure, et des treillages de frêne gardent sifidèlement mes fenêtres qu’à aucun moment du jour un regard curieuxn’y saurait pénétrer.

Les Orientaux, mon cher ami, savent seuls êtrechez eux ; dans vos logis d’Europe, ouverts à tous venants,vous êtes chez vous comme on est ici dans la rue, en butte àl’espionnage des amis fâcheux et des indiscrets ; vous neconnaissez point cette inviolabilité de l’intérieur, ni le charmede ce mystère.

Je suis heureux, Plumkett ; je retiretoutes les lamentations que j’ai été assez ridicule pour vousenvoyer… Et pourtant je souffre encore de tout ce qui a été brisédans mon cœur : je sens que l’heure présente n’est qu’un répitde ma destinée, que quelque chose de funèbre plane toujours surl’avenir, que le bonheur d’aujourd’hui amènera fatalement unterrible lendemain. Ici même, et quand elle est près de moi, j’aide ces instants de navrante tristesse, comparables à ces angoissesinexpliquées qui souvent, dans mon enfance, s’emparaient de moi àl’approche de la nuit.

Je suis heureux, Plumkett, et même je me sensrajeunir ; je ne suis plus ce garçon de vingt-sept ans, quiavait tant roulé, tant vécu, et fait toutes les sottises possibles,dans tous les pays imaginables.

On déciderait difficilement quel est le plusenfant d’Achmet ou d’Aziyadé, ou même de Samuel. J’étais vieux etsceptique ; auprès d’eux, j’avais l’air de ces personnages deBuldwer qui vivaient dix vies humaines sans que les années pussentmarquer sur leur visage, et logeaient une vieille âme fatiguée dansun jeune corps de vingt ans.

Mais leur jeunesse rafraîchit mon cœur, etvous avez raison, je pourrais peut-être bien encore croire à tout,moi qui pensais ne plus croire à rien…

XLII

 

Une certaine après-midi de janvier, le cielsur Constantinople était uniformément sombre ; un vent froidchassait une fine pluie d’hiver, et le jour était pâle comme unjour britannique.

Je suivais à cheval une longue et large route,bordée d’interminables murailles de trente pieds de haut, droites,polies, inaccessibles comme des murailles de prison.

En un point de cette route, un pont voûté enmarbre gris passait en l’air ; il était supporté par descolonnes de marbre curieusement sculptées, et servait decommunication entre la partie droite et la partie gauche de cesconstructions tristes.

Ces murailles étaient celles du sérail deTchéraghan. D’un côté étaient les jardins, de l’autre le palais etles kiosques, et ce pont de marbre permettait aux belles sultanesde passer des uns aux autres sans être aperçues du dehors.

Trois portes s’ouvraient seulement à de longsintervalles dans ces remparts du palais, trois portes de marbregris que fermaient des battants de fer, dorés et ciselés.

C’étaient d’ailleurs de hautes et majestueusesportes, donnant à deviner quelles pouvaient être les richessescachées derrière la monotonie de ces murs.

Des soldats et des eunuques noirs gardaientces entrées défendues. Les styles de ces portiques semblaitindiquer lui-même que le seuil en était dangereux à franchir ;les colonnes et les frises de marbre, fouillées à jour dans le goûtarabe, étaient couvertes de dessins étranges et d’enroulementsmystérieux.

Une mosquée de marbre blanc, avec un dôme etdes croissants d’or était adossée à des roches sombres oùpoussaient des broussailles sauvages. On eût dit qu’une baguette depéri l’avait d’un seul coup fait surgir avec sa neigeuse blancheur,en respectant à dessein l’aspect agreste et rude de la nature quil’entourait.

Passait une riche voiture, contenant troisfemmes turques inconnues, dont l’une, sous son voile transparent,semblait d’une rare beauté.

Deux eunuques, chevauchant à leur suite,indiquaient que ces femmes étaient de grandes dames.

Ces trois Turques se tenaient fort mal, à lafaçon de toutes les hanums de grande maison qui ne craignent guèred’adresser aux Européens dans les rues les regards les plusencourageants ou les plus moqueurs.

Celle surtout qui était jolie m’avait souriavec tant de complaisance, que je tournai bride pour la suivre.

Alors commença une longue promenade de deuxheures, pendant laquelle labelle dame m’envoya par la portièreouverte la collection de ses plus délicieux sourires. La voiturefilait grand train, et je l’escortai surtout son parcours, passantdevant ou derrière, ralentissant ma course, ou galopant pour ladépasser. Les eunuques (qui sont surtout terribles dans lesopéras-comiques) considéraient ce manège avec bonhomie, etcontinuaient de trotter à leur poste, dans l’impassibilité la pluscomplète.

Nous passâmes Dolma-Bagtché, Sali-Bazar,Top-Hané, le bruyant quartier de Galata, – et puis le pont deStamboul, le triste Phanar et le noir Balate. A Eyoub enfin, dansune vieille rue turque, devant un Conak antique, à la mine opulenteet sombre, les trois femmes s’arrêtèrent et descendirent.

La belle Séniha (je sus le lendemain son nom),avant de rentrer dans sa demeure, se retourna pour m’envoyer undernier sourire ; elle avait été charmée de mon audace, etAchmet augura fort mal de cette aventure…

XLIII

Les femmes turques, les grandes dames surtout,font très bon marché de la fidélité qu’elles doivent à leurs époux.Les farouches surveillances de certains hommes, et la terreur duchâtiment sont indispensables pour les retenir. Toujours oisives,dévorées d’ennui, physiquement obsédées de la solitude des harems,elles sont capables de se livrer au premier venu, —au domestiquequi leur tombe sous la patte, ou au batelier qui les promène, s’ilest beau et s’il leur plaît. Toutes sont fort curieuses des jeunesgens européens, et ceux-ci en profiteraient quelquefois s’ils lesavaient, s’ils l’osaient, ou si plutôt ils étaient placés dans desconditions favorables pour le tenter. Ma position à Stamboul, maconnaissance de la langue et des usages turcs, – ma porte isoléetournant sans bruit sur ses vieilles ferrures, – étaient chosesfort propices à ces sortes d’entreprises ; et ma maison eût pudevenir sans doute, si je l’avais désiré, le rendez-vous des bellesdésœuvrées des harems.

XLIV

Quelques jours plus tard, un gros nuaged’orage s’abattait sur ma case paisible, un nuage bien terriblepassait entre moi et celle que je n’avais cependant pas cessé dechérir. Aziyadé se révoltait contre un projet cynique que je luiexposais ; elle me résistait avec une force de volonté quivoulait maîtriser la mienne, sans qu’une larme vînt dans ses yeux,ni un tremblement dans sa voix.

Je lui avais déclaré que le lendemain je nevoulais plus d’elle ; qu’une autre allait pour quelques joursprendre sa place ; qu’elle-même reviendrait ensuite, etm’aimerait encore après cette humiliation sans en garder même lesouvenir.

Elle connaissait cette Séniha, célèbre dansles harems par ses scandales et son impunité ; elle haïssaitcette créature que Béhidjé-hanum chargeait d’anathèmes ;l’idée d’être chassée pour cette femme la comblait d’amertume et dehonte.

– C’est absolument décidé, Loti, disait-elle,quand cette Séniha sera venue, ce sera fini et je ne t’aimerai mêmeplus. Mon âme est à toi et je t’appartiens ; tu es libre defaire ta volonté. Mais, Loti, ce sera fini ; j’en mourrai dechagrin peut-être, mais je ne te reverrai jamais.

XLV

Et, au bout d’une heure, à force d’amour, elleavait consenti à ce compromis insensé : elle partait et juraitde revenir – après quand l’autre s’en serait allée et qu’il meplairait de la faire demander.

Aziyadé partit, les joues empourprées et lesyeux secs, et Achmet, qui marchait derrière elle, se retourna pourme dire qu’il ne reviendrait plus. La draperie arabe qui fermait machambre retomba sur eux, et j’entendis jusqu’à l’escalier traînerleurs babouches sur les tapis. Là, leurs pas s’arrêtèrent. Aziyadés’était affaissée sur les marches pour fondre en larmes, et lebruit de ses sanglots arrivait jusqu’à moi dans le silence de cettenuit.

Cependant, je ne sortis pas de ma chambre etje la laissai partir.

Je venais de le lui dire, et c’étaitvrai : je l’adorais, elle, et je n’aimais point cetteSéniha ; mes sens seulement avaient la fièvre et m’emportaientvers cet inconnu plein d’enivrements. Je songeais avec angoissequ’en effet, si elle ne voulait plus me revoir, une fois retranchéederrière les murs du harem, elle était à tout jamais perdue, etqu’aucune puissance humaine ne saurait plus me la rendre.J’entendis avec un indicible serrement de cœur la porte de lamaison se refermer sur eux. Mais la pensée de cette créature quiallait venir brûlait mon sang : je restai là, et je ne lesrappelai pas.

XLVI

Le lendemain soir, ma case était parée etparfumée, pour recevoir la grande dame qui avait désiré faire, entout bien tout honneur, une visite à mon logis solitaire. La belleSéniha arriva très mystérieusement sur le coup de huit heures,heure indue pour Stamboul.

Elle enleva son voile et le féredjé de lainegrise qui, par prudence, la couvrait comme une femme du peuple, etlaissa tomber la traîne d’une toilette française dont la vue ne mecharma pas. Cette toilette, d’un goût douteux, plus coûteuse quemoderne, allait mal à Séniha, qui s’en aperçut. Ayant manqué soneffet, elle s’assit cependant avec aisance et parla avecvolubilité. Sa voix était sans charme et ses yeux se promenaientavec curiosité sur ma chambre, dont elle louait très fort le bonair et l’originalité. Elle insistait surtout sur l’étrangeté de mavie, et me posait sans réserve une foule de questions auxquellesj’évitais de répondre.

Et je regardais Séniha-hanum…

C’était une bien splendide créature, auxchairs fraîches et veloutées, aux lèvres entr’ouvertes, rouges ethumides. Elle portait la tête en arrière, haute et fière, avec laconscience de sa beauté souveraine.

L’ardente volupté se pâmait dans le sourire decette bouche, dans le mouvement lent de ces yeux noirs, à moitiécachés sous la frange de leurs cils. J’en avais rarement vu de plusbelle, là, près de moi, attendant mon bon plaisir, dans la tièdesolitude d’une chambre parfumée ; et cependant il se livraiten moi-même une lutte inattendue ; mes sens se débattaientcontre ce quelque chose de moins défini qu’on est convenu d’appelerl’âme, et l’âme se débattait contre les sens. À ce moment,j’adorais la chère petite que j’avais chassée ; mon cœurdébordait pour elle de tendresse et de remords. La belle créatureassise près de moi m’inspirait plus de dégoût que d’amour ; jel’avais désirée, elle était venue ; il ne tenait plus qu’à moide l’avoir ; je n’en demandais pas davantage et sa présencem’était odieuse.

La conversation languissait, et Séniha avaitdes intonations ironiques. Je me raidissais contre moi-même, ayantpris une résolution si forte, que cette femme n’avait plus lepouvoir de la vaincre.

– Madame, dis-je, – toujours en turc, – quandviendra le moment où vous me causerez le chagrin de me quitter (etje souhaite que ce moment tarde beaucoup encore), mepermettrez-vous de vous reconduire ?

– Merci, dit-elle, j’ai quelqu’un.

C’était une femme à précautions : unaimable eunuque, habitué sans doute aux escapades de sa maîtresse,se tenait, à toute éventualité, près de la porte de ma maison.

La grande dame, en passant le seuil de mademeure, eut un mauvais rire qui me fit monter la colère au visage,et je ne fus pas loin de saisir son bras rond pour la retenir.

Je me calmai cependant, en songeant que je nem’étais nullement dérangé, et que, des deux rôles que nous avionsjoué, le plus drôle assurément n’était pas le mien.

XLVII

Achmet, qui ne devait plus revenir, seprésenta le lendemain dès huit heures.

Il s’était composé une mine très bourrue, etme salua d’un air froid.

L’histoire de Séniha-hanum l’eut bientôt misen grande gaieté ; il en conclut, comme à l’ordinaire, quej’étais tchok chéytan (très malin) et s’assit dans un coin pour enrire plus à l’aise.

Quand plus tard, dans nos courses à cheval,nous rencontrions la voiture de Séniha-hanum, il prenait des airssi narquois, que je fus obligé de lui faire à ce sujet desreprésentations et un sermon.

XLVIII

J’expédiai Achmet à Oun-Capan chez Kadidja. Ilavait mission d’instruire cette macaque de confiance de laréception faite à Séniha ; de la prier de dire à Aziyadé quej’implorais mon pardon, et que je désirais le soir même sa chèreprésence.

J’expédiai en même temps dans la campagnetrois enfants chargés de me rapporter des branches de verdure, etdes gerbes, de pleins paniers de narcisses et de jonquilles. Jevoulais que la vieille maison prît ce jour-là pour son retour unaspect inaccoutumé de joie et de fête.

Quand Aziyadé entra le soir, du seuil de laporte à l’entrée de notre chambre, elle trouva un tapis defleurs ; les jonquilles détachées de leurs tiges couvraient lesol d’une épaisse couche odorante ; on était enivré de ceparfum suave, et les marches sur lesquelles elle avait pleuré ne sevoyaient plus.

Aucune réflexion ni aucun reproche ne sortitde sa bouche rose, elle sourit seulement en regardant cesfleurs ; elle était bien assez intelligente pour saisir d’unseul coup tout ce qu’elles lui disaient de ma part dans leursilencieux langage, et ses yeux cernés par les larmes rayonnaientd’une joie profonde. Elle marchait sur ces fleurs, calme et fièrecomme une petite reine reprenant possession de son royaume perdu,ou comme Apsâra circulant dans le paradis fleuri des divinitésindoues.

Les vraies apsâras et les vrais houris ne sontcertes pas plus jolies ni plus fraîches, ni plus gracieuses ni pluscharmantes…

L’épisode de Séniha-hanum était clos ; ilavait eu pour résultat de nous faire plus vivement nous aimer.

XLIX

C’était l’heure de la prière du soir, un soird’hiver. Le muezzin chantait son éternelle chanson, et nous étionsenfermés tous deux dans notre mystérieux logis d’Eyoub.

Je la vois encore, la chère petite Aziyadé,assise à terre sur un tapis rose et bleu que les juifs nous ontpris, – droite et sérieuse, les jambes croisées dans son pantalonde soie d’Asie. Elle avait cette expression presque prophétique quicontrastait si fort avec l’extrême jeunesse de son visage et lanaïveté de ses idées ; expression qu’elle prenait lorsqu’ellevoulait faire entrer dans ma tête quelque raisonnement à elle,appuyé le plus souvent sur quelque parabole orientale, dont l’effetdevait être concluant et irrésistible.

– Bak, Lotim, disait-elle en fixant sur moises yeux profonds, Katebtané parmak bourada var ?

Et elle montrait sa main, les doigtsétendus.

(Regarde, Loti, et dis-moi combien de doigtsil y a là ?)

Et je répondis en riant :

– Cinq, Aziyadé.

– Oui, Loti, cinq seulement. Et cependant ilsne sont pas tous semblables. Bou, boundan bir partcha kutchuk.(Celui-ci – le pouce —est un peu plus court que le suivant ;le second, un peu plus court que le troisième, etc. ; enfin,celui-ci, le dernier, est le plus petit de tous.)

Il était en effet très petit, le plus petitdoigt d’Aziyadé. Son ongle, très rose à la base, dans la partie quivenait de pousser, était à sa partie supérieure teint tout commeles autres d’une couche de henné, d’un beau rouge orange.

– Eh bien, dit-elle, de même, et à plus forteraison, Loti, les créatures d’Allah, qui sont beaucoup plusnombreuses, ne sont pas toutes semblables ; toutes les femmesne sont pas les mêmes, ni tous les hommes non plus…

C’était une parabole ayant pour but de meprouver que, si d’autres femmes aimées autrefois avaient pum’oublier ; que, si des amis m’avaient trompé et abandonné,c’était une erreur de juger par eux toutes les femmes et tous leshommes ; qu’elle, Aziyadé, n’était pas comme les autres, et nepourrait jamais m’oublier ; que Achmet lui-même m’aimeraitcertainement toujours.

– Donc, Loti, donc, reste avec nous…

Et puis elle songeait à l’avenir, à cet avenirinconnu et sombre qui fascinait sa pensée.

La vieillesse, – chose très lointaine, qu’ellene se représentait pas bien… Mais pourquoi ne pas vieillir,ensemble et s’aimer encore ; —s’aimer éternellement dans lavie, et après la vie.

– Sen kodja, disait-elle (tu serasvieux) ; ben kodja (je serai vieille)…

Cette dernière phrase était à peine articulée,et, suivant son habitude, plutôt mimée que parlée. Pour dire :« Je serai vieille », elle cassait sa voix jeune, et,pendant quelques secondes, elle se ramassait sur elle-même commeune petite vieille, courbant son corps si plein de jeunesse ardenteet fraîche.

– Zarar yok (cela ne fait rien), était laconclusion. Cela ne fait rien, Loti, nous nous aimeronstoujours.

L

Eyoub, février 1877.

Singulier début, quand on y pense, que ledébut de notre histoire !

Toutes les imprudences, toutes lesmaladresses, entassées jour par jour pendant un mois, dans le butd’arriver à un résultat par lui-même impossible.

S’habiller en turc à Salonique, dans uncostume qui, pour un œil quelque peu attentif, péchait même parl’exactitude des détails ; circuler ainsi par la ville, quandune simple question adressée par un passant eût pu trahir et perdrel’audacieux giaour ; faire la cour à une femme musulmane sousson balcon, entreprise sans précédent dans les annales de laTurquie, et tout cela, mon Dieu, plutôt pour tromper l’ennui devivre, plutôt pour rester excentrique aux yeux de camaradesdésœuvrés, plutôt par défi jeté à l’existence, plutôt par bravadeque par amour.

Et le succès venant couronner ce combled’imprudence, l’aventure réussissant par l’emploi des moyens lesplus propres à la faire tourner en tragédie.

Ce qui tendrait à prouver qu’il n’y a que leschoses les plus notoirement folles qui viennent à bonne fin, qu’ily a une chance pour les fous, un Dieu pour les téméraires.

… Elle, la curiosité et l’inquiétude avaientété les premiers sentiments éveillés dans son cœur. La curiositéavait fixé aux treillages du balcon ses grands yeux, quiexprimaient au début plus d’étonnement que d’amour.

Elle avait tremblé pour lui d’abord, pour cetétranger qui changeait de costume comme feu Protée changeait deforme, et venait en Albanais tout doré se planter sous safenêtre.

Et puis elle avait songé qu’il fallait qu’ill’aimât bien, elle, l’esclave achetée, l’obscure Aziyadé, puisque,pour la contempler, il risquait si témérairement sa tête. Elle nese doutait pas, la pauvre petite, que ce garçon si jeune de visageavait déjà abusé de toutes les choses de la vie, et ne luiapportait qu’un cœur blasé, en quête de quelque nouveautéoriginale ; elle s’était dit qu’il devait faire bon être aiméeainsi, —et tout doucement elle avait glissé sur la pente qui devaitl’amener dans les bras du giaour.

On ne lui avait appris aucun principe demorale qui pût la mettre en garde contre elle-même, – et peu à peuelle s’était laissée aller au charme de ce premier poème d’amourchanté pour elle, au charme terrible de ce danger. Elle avait donnésa main d’abord, à travers les grilles du yali du chemin deMonastir ; et puis son bras, et puis ses lèvres, jusqu’au soiroù elle avait ouvert tout à fait sa fenêtre, et puis étaitdescendue dans son jardin comme Marguerite, – comme Marguerite dontelle avait la jeunesse et la fraîche candeur.

Comme l’âme de Marguerite, son âme était pureet vierge, bien que son corps d’enfant, acheté par un vieillard, nele fût déjà plus.

LI

Et maintenant que nous agissons d’une manièresûre et réfléchie, avec une connaissance complète de tous lesusages turcs, de tous les détours de Stamboul, avec tous lesperfectionnements de l’art de dissimuler, nous tremblons encoredans nos rendez-vous, et les souvenirs de ces premiers mois deSalonique nous semblent des souvenirs de rêves.

Souvent, assis devant le feu tous deux, commedeux enfants devenus raisonnables causent gravement de leurssottises passées, nous causons de ces temps troublés de Salonique,de ces chaudes nuits d’orage pendant lesquelles nous errions dansla campagne comme des malfaiteurs, – ou sur la mer comme desinsensés, – sans pouvoir encore échanger une pensée, ni mêmeseulement une parole.

Le plus singulier de l’histoire est encorececi, c’est que je l’aime. —La « petite fleur bleue de l’amournaïf « s’est de nouveau épanouie dans mon cœur, au contact decette passion jeune et ardente. Du plus profond de mon âme, jel’aime et je l’adore…

LII

Un beau dimanche de janvier, rentrant à lacase par un gai soleil d’hiver, je vis dans mon quartier cinq centspersonnes et des pompes.

– Qu’est-ce qui brûle ? demandai-je avecimpatience.

J’avais toujours eu un pressentiment que mamaison brûlerait.

– Cours vite, Arif ! me répondit un vieuxTurc, cours vite, Arif ! c’est ta maison !

Ce genre d’émotion m’était encore inconnu.

Je m’approchai pourtant d’un air indifférentde ce petit logis que nous avions arrangé l’un pour l’autre, ellepour moi, moi pour elle, avec tant d’amour.

La foule s’ouvrait sur mon passage, hostile etmenaçante ; de vieilles femmes en fureur excitaient les hommeset m’injuriaient ; on avait senti des odeurs de soufre et vudes flammes vertes ; on m’accusait de sorcellerie et demaléfices. Les vieilles méfiances n’étaient qu’endormies, et jerecueillais les fruits d’être un personnage inquiétant etinvraisemblable, ne pouvant se réclamer de personne et sansappui.

J’approchais lentement de notre case. Lesportes étaient enfoncées, les vitres brisées, la fumée sortait parle toit ; tout était au pillage, envahi par une de ces foulessinistres qui surgissent à Constantinople dans les heures debagarre. J’entrai chez moi, il pleuvait de l’eau noire mêlée desuie, du plâtre calciné et des planches enflammées…

Le feu cependant était éteint. Un appartementbrûlé, un plancher, deux portes et une cloison. Avec une grandedose de sang-froid j’avais dominé la situation ; lesbachibozouks avaient arraché aux pillards leur butin, fait évacuerla place et dispersé la foule.

Deux zaptiés en armes faisaient faction à maporte enfoncée. Je leur confiai la garde de mes biens etm’embarquai pour Galata. J’allais y chercher Achmet, garçon de bonconseil, dont la présence amie m’eût été précieuse au milieu de cedésarroi.

Au bout d’une heure, j’arrivai dans ce centredu tapage et des estaminets ; j’allai inutilement chez leurmadame, et dans tous les bouges : Achmet ce soir-là futintrouvable.

Et force me fut de revenir dormir seul, dansma chambre sans vitres ni portes, roulé, par un froid mortel, dansdes couvertures mouillées qui sentaient le roussi. Je dormis peu,et mes réflexions furent sombres ; cette nuit fut une desnuits désagréables de ma vie.

LIII

Le lendemain matin, Achmet et moi, nousconstations les dégâts ; ils étaient relativement minimes, etle mal pouvait aisément se réparer. La pièce détruite était vide etinhabitée ; on eût imaginé un incendie de commande commedistraction, qu’on l’eût fait faire comme celui-là ; les pluslégers objets se retrouvaient partout, dérangés et salis, maisprésents et intacts.

Achmet déployait une activité fiévreuse ;trois vieilles juives rangeaient et frottaient sous ses ordres, etil se passait des scènes d’un haut comique.

Le jour suivant, tout était déblayé, lavé,séché, net et propre. Un trou noir béant remplaçait deuxpièces ; ce détail à part, la maison avait repris sonassiette, et ma chambre, son aspect d’originale élégance.

Mes appartements étaient, ce soir-là même,disposés pour une grande réception ; de nombreux plateauxsupportaient des narguilhés, du ratlokoum et du café ; il yavait même un orchestre, deux musiciens : un tambour et unhautbois.

Achmet avait voulu tous ces frais, et combinécette mise en scène : à sept heures, je recevais les autoritéset les notables qui allaient décider de mon sort.

Je craignais d’être obligé de me faireconnaître, et de réclamer le secours de l’ambassadebritannique : j’étais fort perplexe en attendant macompagnie.

Cette façon de terminer l’aventure aurait eupour conséquence forcée un ordre supérieur coupant court à ma viede Stamboul, et je redoutais cette solution, plus encore que lajustice ottomane.

Je les vois encore tous, tout ce monde, quinzeou vingt personnes, gravement assis sur mes tapis ; monpropriétaire, les notables, les voisins, les juges, la police etles derviches ; l’orchestre faisant vacarme ; et Achmetversant à pleins bords du mastic et du café.

Il s’agissait de me justifier de l’accusationd’incendiaire ou d’enchanteur ; d’aller en prison ou de payergrosse amende pour avoir failli brûler Eyoub ; enfin,d’indemniser mon propriétaire et de réparer à mes frais.

Il ne faut guère compter que sur soi-même enTurquie, mais en général on réussit tout ce que l’on oseentreprendre et l’aplomb est toujours un moyen de succès. Toute lasoirée, je tranchai du grand seigneur, je payai d’impertinence etd’audace ; Achmet versait toujours et embrouillait à desseinles intérêts et les questions, magnifique dans son rôle ;—l’orchestre faisait rage, et, au bout de deux heures, la situationatteignait son paroxysme : mes hôtes ne se comprenaient pluset se disputaient entre eux, j’étais hors de cause.

– Allons, Loti, dit Achmet, les voilà tous àpoint et c’est mon œuvre. Tu ne trouverais pas dans tout Stamboulun autre comme ton Achmet, et je te suis vraiment bienprécieux.

La situation était compliquée et comique, – etAchmet, d’une gaieté folle et contagieuse ; je cédai au besoinimpérieux de faire une acrobatie, et, sautant sur les mains sanspréambule, j’exécutai deux tours de clown devant l’assistanceahurie.

Achmet, ravi d’une pareille idée, tira profitde cette diversion ; avec force saluts, il remit à chacun sessocques, sa pelisse et sa lanterne, et la séance fut dissoute sansque rien fût conclu.

Fin et moralité. – Je n’allai point en prisonet ne payai point d’amende. Mon propriétaire fit réparer sa maisonen remerciant Allah de lui en avoir laissé la moitié, et jedemeurai l’enfant gâté du quartier.

Quand, deux jours après, Aziyadé revint aulogis, elle le retrouva à son poste, en bon ordre et plein defleurs.

Le feu prenant tout seul, au milieu d’unemaison fermée, est un phénomène d’une explication difficile, et lacause première de l’incendie est toujours restée mystérieuse.

LIV

L’essence de cette région est l’oubli…

Quiconque est plongé dans l’Océan du cœur a trouvé

le repos dans cet anéantissement.

Le cœur n’y trouve autre chose que le ne pas être…

(FERIDEDDIN ATTAR, poète persan.)

Il y avait réception chez Izeddin-Ali-effendi,au fond de Stamboul : la fumée des parfums, la fumée dutembaki, le tambour de basque aux paillettes de cuivre, et des voixd’hommes chantant comme en rêve les bizarres mélodies del’Orient.

Ces soirées qui m’avaient paru d’abord d’uneétrangeté barbare, peu à peu m’étaient devenues familières, et chezmoi, plus tard, avaient lieu des réceptions semblables où l’ons’enivrait au bruit du tambour, avec des parfums et de lafumée.

On arrive le soir aux réceptions deIzeddin-Ali-effendi, pour ne repartir qu’au grand jour. Lesdistances sont grandes à Stamboul par une nuit de neige, et Izeddinentend très largement l’hospitalité.

La maison d’Izeddin-Ali, vieille et caduqueau-dehors, renferme dans ses murailles noires les mystérieusesmagnificences du luxe oriental. Izeddin-Ali professe d’ailleurs leculte exclusif de tout ce qui est eski, de tout ce qui rappelle lestemps regrettés du passé, de tout ce qui est marqué au sceaud’autrefois,

On frappe à la porte, lourde et ferrée ;deux petites esclaves circassiennes viennent sans bruit vousouvrir.

On éteint sa lanterne, on se déchausse,opérations très bourgeoises voulues par les usages de la Turquie.Le chez soi, en Orient, n’est jamais souillé de la boue dudehors ; on la laisse à la porte, et les tapis précieux que lepetit-fils a reçus de l’aïeul, ne sont foulés que par des babouchesou des pieds nus.

Ces deux esclaves ont huit ans ; ellessont à vendre et elles le savent. Leurs faces épanouies sontrégulières et charmantes ; des fleurs sont plantées dans leurscheveux de bébé, relevés très haut sur le sommet de la tête. Avecrespect elles vous prennent la main et la touchent doucement deleur front.

Aziyadé, qui avait été, elle aussi, une petiteesclave circassienne, avait conservé cette manière de m’exprimer lasoumission et l’amour…

On monte de vieux escaliers sombres, couvertsde somptueux tapis de Perse ; le haremlike s’entr’ouvredoucement et des yeux de femmes vous observent, parl’entrebâillement d’une porte incrustée de nacre.

Dans une grande pièce où les tapis sont siépais qu’on croirait marcher sur le dos d’un mouton de Kachemyre,cinq ou six jeunes hommes sont assis, les jambes croisées, dans desattitudes de nonchalance heureuse, et de tranquille rêverie. Ungrand vase, de cuivre ciselé, rempli de braise, fait à cetappartement une atmosphère tiède, un tant soit peu lourde qui porteau sommeil. Des bougies sont suspendues par grappes au plafond dechêne sculpté ; elles sont enfermées dans des tulipes d’opale,qui ne laissent filtrer qu’une lumière rose, discrète etvoilée.

Les chaises, comme les femmes, sont inconnuesdans ces soirées turques. Rien que des divans très bas, couverts deriches soies d’Asie ; des coussins de brocart, de satin etd’or, des plateaux d’argent, où reposent de longs chibouks dejasmin ; de petits meubles à huit pans, supportant desnarguilhés que terminent de grosses boules d’ambre incrustéesd’or.

Tout le monde n’est pas admis chezIzeddin-Ali, et ceux qui sont là sont choisis ; non pas de cesfils de pacha, traînés sur les boulevards de Paris, gommeux etabêtis, mais tous enfants de la vieille Turquie élevés dans lesYalis dorés, à l’abri du vent égalitaire empesté de fumée dehouille qui souffle d’Occident. L’œil ne rencontre dans ces groupesque de sympathiques figures, au regard plein de flamme et dejeunesse.

Ces hommes qui, dans le jour, circulaient encostume européen, ont repris le soir, dans leur inviolableintérieur, la chemise de soie et le long cafetan en cachemiredoublé de fourrure. Le paletot gris n’était qu’un déguisementpassager et sans grâce, qui seyait mal à leurs organisationsasiatiques.

… La fumée odorante décrit dans la tièdeatmosphère des courbes changeantes et compliquées ; on cause àvoix basse, de la guerre souvent, d’Ignatief et des inquiétants« Moscov », des destinées fatales que Allah prépare aukhalife et à l’islam. Les toutes petites tasses de café d’Arabieont été plusieurs fois remplies et vidées ; les femmes duharem, qui rêvent de se montrer, entr’ouvrent la porte pour passeret reprendre elles-mêmes les plateaux d’argent. On aperçoit le boutde leurs doigts, un œil quelquefois, ou un bras retiréfurtivement ; c’est tout, et, à la cinquième heure turque (dixheures), la porte du haremlike est close, les belles ne paraissentplus.

Le vin blanc d’Ismidt que le Koran n’a pasinterdit est servi dans un verre unique, où, suivant l’usage,chacun boit à son tour.

On en boit si peu, qu’une jeune fille endemanderait davantage, et que ce vin est tout à fait étranger à cequi va suivre.

Peu à peu, cependant, la tête devient pluslourde, et les idées plus incertaines se confondent en un rêveindécis.

Izeddin-Ali et Suleïman prennent en main destambours de basque, et chantent d’une voix de somnambule de vieuxairs venus d’Asie. On voit plus vaguement la fumée qui monte, lesregards qui s’éteignent, les nacres qui brillent, la richesse dulogis. Et tout doucement arrive l’ivresse, l’oubli désiré de toutesles choses humaines !

Les domestiques apportent les yatags, oùchacun s’étend et s’endort…

… Le matin est rendu ; le jour se faufileà travers les treillages de frêne, les stores peints et les rideauxde soie.

Les hôtes d’Izeddin-Ali s’en vont faire leurtoilette, chacun dans un cabinet de marbre blanc, à l’aide deserviettes si brodées et dorées qu’en Angleterre on oserait à peines’en servir.

Ils fument une cigarette, réunis autour dubrasero de cuivre, et se disent adieu.

Le réveil est maussade… On s’imagine avoir étévisité par quelque rêve des Mille et Une Nuits, quand on seretrouve le matin, pataugeant dans la boue de Stamboul, dansl’activité des rues et des bazars.

LV

Tous ces bruits des nuits de Constantinoplesont restés dans ma mémoire, mêlés au son de sa voix à elle, quisouvent m’en donnait des explications étranges.

Le plus sinistre de tous était le cri desbeckdjis, le cri des veilleurs de nuit annonçant l’incendie, leterrible yangun vâr ! si prolongé, si lugubre, répété danstous les quartiers de Stamboul, au milieu du silence profond.

Et puis, le matin, c’était le chant sonore,l’aubade des coqs, précédant de peu la prière des muezzins, chanttriste parce qu’il annonçait le jour, et que, demain, pour revenir,tout serait de nouveau en question, tout, même sa vie !

Une des premières nuits qu’elle passa danscette case isolée d’Eyoub, un bruit rapproché, dans l’escalier mêmedu vieux logis, nous fit tous deux frémir. Tous deux nous crûmesentendre à notre porte une troupe de djinns, ou des hommes àturban, rampant sur les marches vermoulues, avec des poignards etdes yatagans dégainés. Nous avions tout à craindre, quand nousétions réunis, et il nous était permis de trembler.

Mais le bruit s’était renouvelé, plus distinctet moins terrible, si caractéristique même qu’il ne laissait plusd’équivoque :

– Setchan ! (Les souris !) dit-elleen riant, et tout à fait rassurée…

Le fait est que la vieille masure en étaitpleine, et qu’elles s’y livraient, la nuit, des batailles rangéesfort meurtrières.

– Tchok setchan var senin evdé, Lotim !disait-elle souvent. (Il y a beaucoup de souris dans ta maison,Loti !)

C’est pourquoi, un beau soir, elle me fitprésent du jeune Kédi-bey.

Kédi-bey (le seigneur chat), qui devint plustard un énorme et très imposant matou, avait alors à peine unmois ; c’était une toute petite boule jaune, ornée de grosyeux verts, et très gourmande.

Elle me l’avait apporté en surprise, un soir,dans un de ces cabas de velours brodé d’or dont se servent lesenfants turcs qui vont à l’école.

Ce cabas avait été le sien, à l’époque où elleallait, jambes nues et sans voile, faire son instruction trèsincomplète chez le vieux pédagogue à turban du village de Canlidja,sur la côte asiatique du Bosphore. Elle avait très peu profité desleçons de ce maître, et écrivait fort mal ; ce qui nem’empêchait point d’aimer ce pauvre cabas fané, qui avait été lecompagnon de sa petite enfance…

Kédi-bey, le soir où il me fut offert, étaitemmailloté en outre dans une serviette de soie, où la frayeur duvoyage lui avait fait commettre toute sorte d’incongruités.

Aziyadé, qui avait pris la peine de lui broderun collier à paillettes d’or fut tout à fait désolée de voir sonélève dans une situation si pénible. Il avait si singulière mine,elle-même était si désappointée, que nous fûmes, Achmet et moi,pris d’un accès de fou rire en présence de ce déballage.

Cette présentation de Kédi-bey est restée undes souvenirs que de ma vie je ne pourrai oublier.

LVI

Allah illah Allah, vé Mohammed ! reçoulAllah (Dieu seul est Dieu, et Mahomet est son prophète !).

Tous les jours, depuis des siècles, à la mêmeheure, sur les mêmes notes, du haut du minaret de la djiami, lamême phrase retentit au-dessus de ma maison antique. Le muezzin, desa voix stridente, la psalmodie aux quatre points cardinaux, avecune monotonie automatique, une régularité fatale.

Ceux-là qui ne sont déjà plus qu’un peu decendre l’entendaient à cette même place, tout comme nous qui sommesnés d’hier. Et sans trêve, depuis trois cents ans, à l’aubeincertaine des jours d’hiver, aux beaux levers du soleil d’été, laphrase sacramentelle de l’islam éclate dans la sonorité matinale,mêlée au chant des coqs, aux premiers bruits de la vie quis’éveille. Diane lugubre, triste réveil à nos nuits blanches, à nosnuits d’amour. Et alors, il faut partir, précipitamment nous direadieu, sans savoir si nous nous reverrons jamais, sans savoir sidemain quelque révélation subite, quelque vengeance d’un vieillardtrompé par quatre femmes, ne viendra pas nous séparer pourtoujours, si demain ne se jouera pas quelqu’un de ces sombresdrames de harem, contre lesquels toute justice humaine estimpuissante, tout secours matériel, impossible.

Elle s’en va, ma chère petite Aziyadé,affublée comme une femme du bas peuple d’une grossière robe delaine grise fabriquée dans ma maison, courbant sa taille flexible,– appuyée sur un bâton quelquefois, et cachant son visage sous unépais yachmak.

Un caïque l’emmène, là-bas, dans le quartierpopuleux des bazars, d’où elle rejoint au grand jour le harem deson maître, après avoir repris chez Kadidja ses vêtements decadine. Elle rapporte de sa promenade, pour un peu sauvegarder lesapparences, quelques objets pouvant ressembler à des achats defleurs ou de rubans…

LVII

…Achmet était très important et trèssolennel : nous accomplissions tous deux une expédition pleinede mystère, et lui était nanti des instructions d’Aziyadé, tandisque moi, j’avais juré de me laisser mener et d’obéir.

À l’échelle d’Eyoub, Achmet débattit le prixd’un caïque pour Azar-kapou. Le marché conclu, il me fit embarquer.Il me dit gravement :

– Assieds-toi, Loti.

Et nous partîmes.

À Azar-kapou, je dus le suivre dans d’immondesruelles de truands, boueuses, noires, sinistres, occupées par desmarchands de goudron, de vieilles poulies et de peaux delapin ; de porte en porte, nous demandions un certain vieuxDimitraki, que nous finîmes par trouver, au fond d’un bougeinénarrable.

C’était un vieux Grec en haillons, à barbeblanche, à mine de bandit.

Achmet lui présenta un papier sur lequel étaitcalligraphié le nom d’Aziyadé, et lui tint, dans la langued’Homère, un long discours que je ne compris pas.

Le vieux tira d’un coffre sordide une manièrede trousse pleine de petits stylets, parmi lesquels il parutchoisir les plus affilés, préparatifs peu rassurants !

Il dit à Achmet ces mots, que mes souvenirsclassiques me permirent cependant de comprendre :

– Montrez-moi la place.

Et Achmet, ouvrant ma chemise, posa le doigtdu côté gauche, sur l’emplacement du cœur…

LVIII

L’opération s’acheva sans grande souffrance,et Achmet remit à l’artiste un papier-monnaie de dix piastres,provenant de la bourse d’Aziyadé.

Le vieux Dimitraki exerçait l’invraisemblablemétier de tatoueur pour marins grecs. Il avait une légèreté detouche, et une sûreté de dessin très remarquables.

Et j’emportais sur ma poitrine une petiteplaque endolorie, rouge, labourée de milliers d’égratignures – qui,en se cicatrisant ensuite, représentèrent en beau bleu le nom turcd’Aziyadé.

Suivant la croyance musulmane, ce tatouage,comme toute autre marque ou défaut de mon corps terrestre, devaitme suivre dans l’éternité.

LIX

LOTI À PLUMKETT

Février 1877.

Oh ! la belle nuit qu’il faisait…Plumkett, comme Stamboul était beau !

À huit heures, j’avais quitté leDeerhound.

Quand, après avoir marché bien longtemps,j’arrivai à Galata, j’entrai chez leur « madame « prendreen passant mon ami Achmet, et tous deux nous nous acheminâmes versAzar-kapou, par de solitaires quartiers musulmans.

Là, Plumkett, deux chemins se présentent ànous chaque soir, entre lesquels nous devons choisir, pourrejoindre Eyoub.

Traverser le grand pont de bateau qui mène àStamboul, s’en aller à pied par le Phanar, Balate et lescimetières, est une route directe et originale ; mais c’estaussi, la nuit, une route dangereuse que nous n’entreprenons guèrequ’à trois, quand nous avons avec nous notre fidèle Samuel.

Ce soir-là, nous avions pris un caïque au pontde Kara-Keui, pour nous rendre par mer tranquillement àdomicile.

Pas un souffle dans l’air, pas un mouvementsur l’eau, pas un bruit ! Stamboul était enveloppé d’unimmense suaire de neige.

C’était un aspect imposant et septentrional,qu’on n’attendait point de la ville du soleil et du ciel bleu.

Toutes ces collines, couvertes de milliers etde milliers de cases noires, défilaient en silence sous nos yeux,confondues ce soir dans une monotone et sinistre teinteblanche.

Au-dessus de ces fourmilières humainesensevelies sous la neige, se dressaient les masses grandioses desmosquées grises, et les pointes aiguës des minarets.

La lune, voilée dans les brouillards,promenait sur le tout sa lumière indécise et bleue.

Quand nous arrivâmes à Eyoub, nous vîmesqu’une lueur filtrait à travers les carreaux, les treillages et lesépais rideaux de nos fenêtres : elle était là ; lapremière, elle était rendue au logis…

Voyez-vous, Plumkett, dans vos maisonsd’Europe, bêtement accessibles à vous-mêmes et aux autres, vous nepouvez point soupçonner ce bonheur d’arriver, qui vaut à lui seultoutes les fatigues et tous les dangers…

LX

Un temps viendra où, de tout ce rêve d’amour,rien ne restera plus ; un temps viendra, où tout sera engloutiavec nous-mêmes dans la nuit profonde ; où tout ce qui étaitnous aura disparu, tout jusqu’à nos noms gravés sur la pierre…

Il est un pays que j’aime et que je voudraisvoir : la Circassie, avec ses sombres montagnes et ses grandesforêts. Cette contrée exerce sur mon imagination un charme qui luivient d’Aziyadé : là, elle a pris son sang et sa vie.

Quand je vois passer les farouchesCircassiens, à moitié sauvages, enveloppés de peaux de bêtes,quelque chose m’attire vers ces inconnus, parce que le sang deleurs veines est pareil à celui de ma chérie.

Elle, elle se souvient d’un grand lac, au bordduquel elle pense qu’elle était née, d’un village perdu dans lesbois dont elle ne sait plus le nom, d’une plage où elle jouait enplein air, avec les autres petits enfants des montagnards…

On voudrait reprendre sur le temps le passé dela bien-aimée, on voudrait avoir vu sa figure d’enfant, sa figurede tous les âges ; on voudrait l’avoir chérie petite fille,l’avoir vue grandir dans ses bras à soi, sans que d’autres aient euses caresses, sans qu’aucun autre ne l’ait possédée, ni aimée, nitouchée, ni vue. On est jaloux de son passé, jaloux de tout ce qui,avant vous, a été donné à d’autres ; jaloux des moindressentiments de son cœur, et des moindres paroles de sa bouche, que,avant vous, d’autres ont entendues. L’heure présente ne suffitpas ; il faudrait aussi tout le passé, et encore toutl’avenir. On est là, les mains dans les mains ; les poitrinesse touchent, les lèvres se pressent ; on voudrait pouvoir setoucher sur tous les points à la fois, et avec des sens plussubtils, on voudrait ne faire qu’un seul être et se fondre l’undans l’autre…

– Aziyadé, dis-je, raconte-moi un peu depetites histoires de ton enfance, et parle-moi du vieux maîtred’école de Canlidja.

Aziyadé sourit, et cherche dans sa têtequelque histoire nouvelle, entremêlée de réflexions fraîches et deparenthèses bizarres. Les plus aimées de ces histoires, où leshodjas (les sorciers) jouent ordinairement les grands premiersrôles, les plus aimées sont les plus anciennes, celles qui sontdéjà à moitié perdues dans sa mémoire, et ne sont plus que dessouvenirs furtifs de sa petite enfance.

– À toi, Loti, dit-elle ensuite.Continue ; nous en étions restés à quand tu avais seizeans…

Hélas !… Tout ce que je lui dis dans lalangue de Tchengiz, dans d’autres langues, je l’avais dit àd’autres ! Tout ce qu’elle me dit, d’autres me l’avaient ditavant elle ! Tous ces mots sans suite, délicieusementinsensés, qui s’entendent à peine, avant Aziyadé, d’autres me lesavaient répétés !

Sous le charme d’autres jeunes femmes dont lesouvenir est mort dans mon cœur, j’ai aimé d’autres pays, d’autressites, d’autres lieux, et tout est passé !

J’avais fait avec une autre ce rêve d’amourinfini : nous nous étions juré qu’après nous être adorés surla terre, nous être fondus ensemble tant qu’il y aurait de la viedans nos veines, nous irions encore dormir dans la même fosse, etque la même terre nous reprendrait, pour que nos cendres fussentmêlées éternellement. Et tout cela est passé, effacé,balayé !…Je suis bien jeune encore, et je ne m’en souviensplus.

S’il y a une éternité, avec laquelle irai-jerevivre ailleurs ? Sera-ce avec elle, petite Aziyadé, ou bienavec toi ?

Qui pourrait bien démêler, dans ces extasesinexpliquées, dans ces ivresses dévorantes, qui pourrait biendémêler ce qui vient des sens, de ce qui vient du cœur ?Est-ce l’effort suprême de l’âme vers le ciel, ou la puissanceaveugle de la nature, qui veut se recréer et revivre ?Perpétuelle question, que tous ceux qui ont vécu se sont posée,tellement que c’est divaguer que de se la poser encore.

Nous croyons presque à l’union immatérielle etsans fin, parce que nous nous aimons. Mais combien de milliersd’êtres qui y ont cru, depuis des milliers d’années que lesgénérations passent, combien qui se sont aimés et qui, toutilluminés d’espoir, se sont endormis confiants, au mirage trompeurde la mort ! Hélas ! dans vingt ans, dans dix anspeut-être, où serons-nous, pauvre Aziyadé ? Couchés en terre,deux débris ignorés, des centaines de lieues sans doute séparerontnos tombes, – et qui se souviendra encore que nous nous sommesaimés ?

Un temps viendra où, de tout ce rêve d’amour,rien ne restera plus. Un temps viendra où nous serons perdus tousdeux dans la nuit profonde, où rien ne survivra de nous-mêmes, oùtout s’effacera, tout jusqu’à nos noms écrits sur nos pierres.

Les petites filles circassiennes viendronttoujours de leurs montagnes dans les harems de Constantinople. Lachanson triste du muezzin retentira toujours dans le silence desmatinées d’hiver, – seulement, elle ne nous réveilleraplus !

LXI

Le voyage à Angora, capitale des chats, étaitdepuis longtemps en question.

J’obtiens de mes chefs l’autorisation departir (permission de dix jours), à la condition que je ne memettrai là-bas dans aucune espèce de mauvais cas pouvant nécessiterl’intervention de mon ambassade.

La bande s’organise à Scutari par un tempssans nuage ; les derviches Riza-effendi, Mahmoud-effendi, etplusieurs amis de Stamboul sont de l’expédition ; il y a aussides dames turques, des domestiques et un grand nombre de bagages.La caravane pittoresque défile au soleil, dans la longue avenue decyprès qui traverse les grands cimetières de Scutari. Le site estlà d’une majesté funèbre ; on a, de ces hauteurs, uneincomparable vue de Stamboul.

LXII

La neige retarde de plus en plus notre marche,à mesure que nous nous enfonçons plus avant dans les montagnes.Impossible d’atteindre avant deux semaines la capitale deschats.

Après trois jours de marche, je me décide àdire adieu à mes compagnons de route ; je tourne au sud avecAchmet et deux chevaux choisis, pour visiter Nicomédie et Nicée,les vieilles villes de l’antiquité chrétienne.

J’emporte de cette première partie du voyagele souvenir d’une nature ombreuse et sauvage, de fraîchesfontaines, de profondes vallées, tapissées de chênes verts, defusains et de rhododendrons en fleurs, le tout par un beau tempsd’hiver, et légèrement saupoudré de neige.

Nous couchons dans des hane, dans des bougessans nom.

Celui de Mudurlu est de tous le plusremarquable. Nous arrivons de nuit à Mudurlu ; nous montons aupremier étage d’un vieux hane enfumé où dorment déjà pêle-mêle destziganes et des montreurs d’ours. Immense pièce noire, si basse,que l’on y marche en courbant la tête. Voici la table d’hôte :une vaste marmite où des objets inqualifiables nagent dans uneépaisse sauce ; on la pose par terre, et chacun s’assiedalentour. Une seule et même serviette, longue à la vérité deplusieurs mètres, fait le tour du public et sert à tout lemonde.

Achmet déclare qu’il aime mieux périr de froiddehors que de dormir dans la malpropreté de ce bouge. Au bout d’uneheure cependant, transis et harassés de fatigue, nous étionscouchés et profondément endormis.

Nous nous levons avant le jour, pour aller, dela tête aux pieds, nous laver en plein vent, dans l’eau claired’une fontaine.

LXIII

Le soir d’après, nous arrivons à Ismidt(Nicomédie) à la nuit tombante. Nous étions sans passeport et onnous arrête. Certain pacha est assez complaisant pour nous enfabriquer deux de fantaisie, et, après de longs pourparlers, nousréussissons à ne pas coucher au poste. Nos chevaux cependant sontsaisis et dorment en fourrière.

Ismidt est une grande ville turque, assezcivilisée, située au bord d’un golfe admirable ; les bazars ysont animés et pittoresques. Il est interdit aux habitants de sepromener après huit heures du soir, même en compagnie d’unelanterne.

J’ai bon souvenir de la matinée que nouspassâmes dans ce pays, une première matinée de printemps, avec unsoleil déjà chaud, dans un beau ciel bleu. Bien rassasiés tous deuxd’un bon déjeuner de paysans, bien frais et dispos, et nos papiersen règle, nous commençons l’ascension d’Orkhan-djiami. Nousgrimpons par de petites rues pleines d’herbes folles, aussi raidesque des sentiers de chèvre. Les papillons se promènent et lesinsectes bourdonnent ; les oiseaux chantent le printemps, etla brise est tiède. Les vieilles cases de bois, caduques etbiscornues, sont peintes de fleurs et d’arabesques ; lescigognes nichent partout sur les toits, avec tant de sans-gêne queleurs constructions empêchent plusieurs particuliers d’ouvrir leursfenêtres.

Du haut de la djiami d’Orkhan, la vue planesur le golfe d’Ismidt aux eaux bleues, sur les fertiles plainesd’Asie, et sur l’Olympe de Brousse qui dresse là-haut tout au loinsa grande cime neigeuse.

LXIV

 

D’Ismidt à Taouchandjil, de Taouchandjil àKara-Moussar, deuxième étape où la pluie nous prend.

De Kara-Moussar à Nicée (Isnik), course àcheval dans des montagnes sombres, par temps de neige ;l’hiver est revenu. Course semée de péripéties, un certain Ismaël,accompagné de trois zéibeks armés jusqu’aux dents, ayant eul’intention de nous dévaliser. L’affaire s’arrange pour le mieux,grâce à une rencontre inattendue de bachibozouks, et nous arrivonsà Nicée, crottés seulement. Je présente avec assurance monpasseport de sujet ottoman, fabrique du pacha d’Ismidt ;l’autorité, malgré mon langage encore hésitant, se laisse prendre àmon chapelet et à mon costume ; me voilà pour tout de bon unindiscutable effendi.

À Nicée, de vieux sanctuaires chrétiens despremiers siècles, une Aya-Sophia (Sainte-Sophie), sœur aînée de nosplus anciennes églises d’Occident. Encore des montreurs d’ours pourcompagnons de chambrée.

Nous voulions rentrer par Brousse etMoudania ; l’argent étant venu à manquer, nous retournons àKara-Moussar, où nos dernières piastres passent à déjeuner. Noustenons conseil, duquel conseil il résulte que je donne ma chemise àAchmet, qui va la vendre. Cet argent suffit à payer notre retour etnous nous embarquons le cœur léger, et la bourse aussi.

Nous voyons reparaître Stamboul avec joie. Cesquelques journées y ont changé l’aspect de la nature ; denouvelles plantes ont poussé sur le toit de ma case ; touteune nichée de petits chiens, dernièrement nés sur le seuil de maporte, commencent à japer et à remuer la queue ; leur mamannous fait grand accueil.

LXV

Aziyadé arriva le soir, me racontant combienelle avait été inquiète, et combien de fois elle avait dit pourmoi :

– Allah ! Sélamet versen Loti !(Allah ! protège Loti !)

Elle m’apportait quelque chose de lourd,contenu dans une toute petite boîte, qui sentait l’eau de rosescomme tout ce qui venait d’elle. Sa figure rayonnait de joie en meremettant ce petit objet mystérieux, très soigneusement caché danssa robe.

– Tiens, Loti, dit-elle, bon benden sana édié.(Ceci est un cadeau que je te fais.)

C’était une lourde bague en or martelé, surlaquelle était gravé son nom.

Depuis longtemps, elle rêvait de me donner unebague, sur laquelle j’emporterais dans mon pays son nom gravé. Maisla pauvre petite n’avait pas d’argent ; elle vivait dans unelarge aisance, dans un luxe relatif ; il lui était possibled’apporter chez moi des pièces de soie brodée, des coussins etdifférents objets dont elle disposait sans contrôle ; mais onne lui donnait que de petites sommes ; tout passait à payer ladiscrétion d’Emineh, sa servante, et il lui était difficiled’acheter une bague sur ses économies. Alors elle avait songé à sesbijoux à elle ; mais elle avait eu peur de les envoyer vendreou troquer au bazar des bijoutiers, et il avait fallu recourir auxexpédients. C’étaient ses propres bijoux, écrasés au marteau, encachette, par un forgeron de Scutari, qu’elle m’apportaitaujourd’hui, transformés en une énorme bague, irrégulière etmassive.

Et je lui fis sur sa demande le serment quecette bague ne me quitterait jamais, que je la porterais toute mavie…

LXVI

C’était un matin radieux d’hiver, – de l’hiversi doux du Levant.

Aziyadé, qui avait quitté Eyoub une heureavant nous et descendu la Corne d’or en robe grise, la remontait enrobe rose pour aller rejoindre le harem de son maître, àMehmed-Fatih. – Elle était gaie et souriante sous son voileblanc ; la vieille Kadidja était auprès d’elle, et toutes deuxétaient confortablement assises au fond de leur caïque effilé, dontl’avant était orné de perles et de dorures.

Nous descendions, Achmet et moi, en sensinverse, étendus sur les coussins rouges d’un long caïque à deuxrameurs.

C’était le moment de la splendeur matinale deConstantinople ; les palais et les mosquées, encore roses sousle soleil levant, se réfléchissaient dans les profondeurstranquilles de la Corne d’or ; des bandes de karabataks (deplongeons noirs) exécutaient des cabrioles fantastiques autour desbarques des pêcheurs, et disparaissaient la tête la première dansl’eau froide et bleue.

Le hasard, ou la fantaisie de nos caiqdjis,fit que nos barques dorées passèrent l’une près de l’autre, si prèsmême que nos avirons furent engagés. Nos bateliers prirent le tempsde s’adresser à cette occasion les injures d’usage :« Chien ! fils de chien ! arrière-petit-fils dechien ! » Et Kadidja crut pouvoir nous envoyer un sourireà la dérobée, montrant ses longues dents blanches dans sa bouchenoire.

Aziyadé, au contraire, passa sanssourciller.

Elle semblait uniquement occupéed’espiègleries de karabataks :

– Neh cheytan haivan ! disait-elle àKadidja. (Quel oiseau malin !)

LXVII

« Qui sait, quand la belle saison finira,lequel de nous sera encore envie ?

« Soyez gais, soyez pleins de joie, carla saison du printemps passe vite, elle ne durera pas.

« Écoutez la chanson du rossignol :la saison vernale s’approche.

« Le printemps a déployé un berceau dejoie dans chaque bosquet.

« Où l’amandier répand ses fleursargentées.

« Soyez gais, soyez pleins de joie, carla saison du printemps passe vite, elle ne durera pas »

(Extrait d’une vieille poésie orientale)

… Encore un printemps, les amandiersfleurissent, et moi, je vois avec terreur, chaque saison quim’entraîne plus avant dans la nuit, chaque année qui m’approche dugouffre… Où vais-je, mon Dieu ?… Qu’y a-t-il après ? etqui sera près de moi quand il faudra boire la sombrecoupe !…

« C’est la saison de la joie et duplaisir : la saison vernale est arrivée.

« Ne fais pas de prière avec moi, ôprêtre ; cela a son propre temps. »

4. MANÉ, THÉCEL, PHARÈS

I

Stamboul, 19 mars 1877.

L’ordre de départ était arrivé comme un coupde foudre : le Deerhound était rappelé à Southampton. J’avaisremué ciel et terre pour éluder cet ordre et prolonger mon séjour àStamboul ; j’avais frappé à toutes les portes, même à la portede l’armée ottomane qui fut bien près de s’ouvrir pour moi.

– Mon cher ami, avait dit le pacha, dans unanglais très pur, et avec cet air de courtoisie parfaite des Turcsde bonne naissance, mon cher ami, avez-vous aussi l’intentiond’embrasser l’islamisme ?

– Non, Excellence, dis-je ; il me seraitindifférent de me faire naturaliser ottoman, de changer de nom etde patrie, mais, officiellement, je resterai chrétien.

– Bien, dit-il, j’aime mieux cela ;l’islamisme n’est pas indispensable, et nous n’aimons guère lesrenégats. Je crois pouvoir vous affirmer, continua le pacha, quevos services ne seront pas admis à titre temporaire, votregouvernement d’ailleurs s’y opposerait ; mais ils pourraientêtre admis à titre définitif. Voyez si vous voulez nous rester. Ilme semble difficile que vous ne partiez pas d’abord avec votrenavire, car nous avons peu de temps pour ces démarches ; celavous permettrait d’ailleurs de réfléchir longuement à unedétermination aussi grave, et vous nous reviendrez après. Sicependant vous le désirez, je puis faire dès ce soir présentervotre requête à Sa Majesté le Sultan, et j’ai tout lieu de croireque sa réponse vous sera favorable.

– Excellence, dis-je, j’aime mieux, si celaest possible, que la chose se décide immédiatement ; plustard, vous m’oublieriez. Je vous demanderai seulement ensuite uncongé pour aller voir ma mère.

Je priai cependant qu’on m’accordât une heure,et je sortis pour réfléchir.

Cette heure me parut courte ; les minutess’enfuyaient comme des secondes, et mes pensées se pressaient avectumulte.

Je marchais au hasard dans les rues du vieuxquartier musulman qui couvre les hauteurs du Taxim, entre Péra etFoundoucli. Il faisait un temps sombre, lourd et tiède : lesvieilles cases de bois variaient de nuances, entre le gris foncé,le noir et le brun rouge ; sur les pavés secs, des femmesturques circulaient en petites pantoufles jaunes, en se tenantenveloppées jusqu’aux yeux dans des pièces de soie écarlate ouorange brodées d’or. On avait des échappées de perspective de troiscents mètres de haut, sur le sérail blanc et ses jardins de cyprèsnoirs, sur Scutariet sur le Bosphore, à demi voilés par des vapeursbleues.

Abandonner son pays, abandonner son nom, c’estplus sérieux qu’on ne pense quand cela devient une réalitépressante, et qu’il faut avant une heure avoir tranché la questionpour jamais. Aimerai-je encore Stamboul, quand j’y serai rivé pourla vie ? L’Angleterre, le train monotone de l’existencebritannique, les amis fâcheux, les ingrats, je laisse tout celasans regrets et sans remords. Je m’attache à ce pays dans uninstant de crise suprême ; au printemps, la guerre décidera deson sort et du mien. Je serai le yuzbâchi Arif ; aussi souventque dans la marine de Sa Majesté, j’aurai des congés pour allervoir là-bas ceux que j’aime, pour aller m’asseoir encore au foyer,à Brightbury sous les vieux tilleuls.

Mon Dieu, oui !… pourquoi pas, yuzbâchi,turc pour de bon, et rester auprès d’elle…

Et je songeai à cet instant d’ivresse :rentrer à Eyoub, un beau jour, costumé en yuzbâchi, en luiannonçant que je ne m’en vais plus.

Au bout d’une heure, ma décision était priseet irrévocable : partir et l’abandonner me déchirait le cœur.Je me fis de nouveau introduire chez le pacha, pour lui donner leoui solennel qui devait me lier pour jamais à la Turquie, et leprier de faire, le soir même, présenter ma requête au sultan.

II

Quand je fus devant le pacha, je me sentistrembler, et un nuage passa devant mes yeux :

– Je vous remercie, Excellence, dis-je ;je n’accepte pas. Veuillez seulement vous souvenir de moi ;quand je serai en Angleterre, peut-être vous écrirai-je…

III

Alors, il fallut pour tout de bon songer àpartir.

Courant de porte en porte, j’expédiai le soirmême les courses de Péra, remettant, sans demander mon reste, descartes P. P. C.

Achmet, en tenue de cérémonie, suivait à troispas, portant mon manteau :

– Ah ! dit-il, ah ! Loti, tu nousquittes et tu fais tes visites d’adieu ; j’ai deviné cela,moi. Eh bien, s’il est vrai que tu nous aimes, nous, et que ceux-làt’ennuient ; s’il est vrai que les conventions des autres nesont pas faites pour toi, laisse-les ; laisse ces habits noirsqui sont laids, et ce chapeau qui est drôle. Viens vite à Stamboulavec nous, et envoie promener tout ce monde.

Plusieurs de mes visites d’adieu furentmanquées, par suite de ce discours d’Achmet.

IV

Stamboul, 20 mars 1877.

Une dernière promenade avec Samuel. Nosinstants sont comptés. Le temps inexorable emporte ces dernièresheures, après lesquelles nous nous séparerons pour jamais ! –des heures d’hiver, grises et froides, avec des rafales demars.

Il était convenu qu’il allait s’embarquer pourson pays avant mon départ pour l’Angleterre. Il m’avait demandé,comme dernière faveur, de le promener avec moi en voiture ouvertejusqu’au coup de sifflet du paquebot.

Cet Achmet qui avait pris sa place, et devaitdans l’avenir me suivre en Angleterre, augmentait sa douleur ;il était malade de chagrin. Il ne comprenait pas, le pauvre Samuel,qu’il y avait un abîme entre son affection à lui, si tourmentée, etl’affection limpide et fraternelle de Mihran-Achmet ; que lui,Samuel, était une plante de serre chaude, impossible à transplanterlà-bas, sous mon toit paisible.

L’arabahdji nous mène grand train, au grandtrot de ses chevaux. Samuel est enveloppé comme un pacha dans monmanteau de fourrure, que je lui abandonne ; sa belle tête estpâle et triste ; il regarde en silence défiler les quartiersde Stamboul, les places immenses et désertes où poussent l’herbe etla mousse, les minarets gigantesques, les vieilles mosquéesdécrépites, blanches sur le ciel gris, les vieux monuments avecleur cachet d’antiquité et de délabrement, qui s’en vont en ruinecomme l’islamisme.

Stamboul est désolé et mort sous ce derniervent d’hiver ; les muezzins chantent la prière de troisheures ; c’est l’heure du départ.

Je l’aimais bien pourtant, mon pauvreSamuel ; je lui dis, comme on dit aux enfants, que, pour luiaussi, je dois revenir, et que j’irai le voir à Salonique ;mais il a compris, lui, qu’il ne me reverra jamais, et ses larmesme brisent un peu le cœur.

V

21 mars.

Pauvre chère petite Aziyadé ! le couragem’avait manqué pour lui dire à elle : « Après-demain, jevais partir. »

Je rentrai le soir à la case. Le soleilcouchant éclairait ma chambre de ses beaux rayons rouges ; leprintemps était dans l’air. Les cafedjis s’étalaient dehors commedans les jours d’été ; tous les hommes du voisinage, assisdans la rue, fumaient leur narguilhé sous les amandiers blancs defleurs.

Achmet était dans la confidence de mon départ.Nous faisions l’un et l’autre des efforts inouïs deconversation ; mais Aziyadé avait à moitié compris, etpromenait sur nous ses grands yeux interrogateurs ; la nuitvint, et nous trouva silencieux comme des morts.

À une heure à la turque (sept heures), Achmetapporta une certaine vieille caisse qui, renversée, nous servait detable, et posa dessus notre souper de pauvres. (Nos derniersarrangements avec le juif Isaac nous avaient laissés sans sou nimaille.)

C’était gai d’ordinaire, notre dîner à deux,et nous nous amusions nous-mêmes de notre misère : deuxpersonnages souvent habillés de soie et d’or, assis sur des tapisde Turquie, et mangeant du pain sec sur le fond d’une vieillecaisse.

Aziyadé s’était assise comme moi ; maissa part devant elle restait intacte ; ses yeux étaientattachés sur moi avec une fixité étrange, et nous avions peur l’unet l’autre de rompre ce silence.

– J’ai compris, va, Loti, dit-elle… C’est ladernière fois, n’est-ce pas ?

Et ses larmes pressées commencèrent à tombersur son pain sec.

– Non, Aziyadé, non, ma chérie ! Demainencore, et je te le jure. Après, je ne sais plus…

Achmet vit que le souper était inutile. Ilemporta sans rien dire la vieille caisse, les assiettes de terre,et se retira, nous laissant dans l’obscurité…

VI

Le lendemain, c’était le jour de toutarracher, de tout démolir, dans cette chère petite case, meubléepeu à peu avec amour, où chaque objet nous rappelait unsouvenir.

Deux hamals que j’avais enrôlés pour cettebesogne étaient là, attendant mes ordres pour s’y mettre ;j’imaginai de les envoyer dîner pour gagner du temps et retardercette destruction.

– Loti, dit Achmet, pourquoi ne dessines-tupas ta chambre ? Après les années, quand la vieillesse seravenue, tu la regarderas et tu te souviendras de nous.

Et j’employai cette dernière heure à dessinerma chambre turque. Les années auront du mal à effacer le charme deces souvenirs.

Quand Aziyadé vint, elle trouva des muraillesnues, et tout en désarroi ; c’était le commencement de la fin.Plus que des caisses, des paquets et du désordre ; les aspectsqu’elle avait aimés étaient détruits pour toujours. Les nattesblanches qui couvraient les planches, les tapis sur lesquels on sepromenait nu-pieds, étaient partis chez les juifs, tout avaitrepris l’air triste et misérable.

Aziyadé entra presque gaie, s’étant monté latête avec je ne sais quoi ; elle ne put cependant supporterl’aspect de cette chambre dénudée, et fondit en larmes.

VII

Elle m’avait demandé cette grâce des condamnésà mort, de faire ce dernier jour tout ce qui lui plairait.

– Aujourd’hui, à tout ce que je demanderai,Loti, tu ne diras jamais non. Je veux faire plusieurs choses à matête. Tu ne diras rien, et tu approuveras tout.

À neuf heures du soir, rentrant en caïque deGalata, j’entendis dans ma case un tapage inusité ; il ensortait des chants et une musique originale.

Dans l’appartement récemment incendié, aumilieu d’un tourbillon de poussière, s’agitait la chaîne d’une deces danses turques qui ne finissent qu’après complet épuisement desacteurs ; des gens quelconques, matelots grecs ou musulmans,ramassés sur la Corne d’or, dansaient avec fureur ; on leurservait du raki, du mastic et du café.

Les habitués de la case, Suleïman, le vieuxRiza, les derviches Hassan et Mahmoud, contemplaient ce spectacleavec stupéfaction.

La musique partait de ma chambre : j’ytrouvai Aziyadé tournant elle-même la manivelle d’une de cesgrandes machines assourdissantes, orgues de Barbarie du Levant quijouent les danses turques sur des notes stridentes, avecaccompagnement de sonnettes et de chapeaux chinois.

Aziyadé était dévoilée, et les danseurspouvaient, par la portière entr’ouverte, apercevoir sa figure.C’était contraire à tous les usages, et aussi à la prudence la plusélémentaire. On n’avait jamais vu dans le saint quartier d’Eyoubpareille scène ni pareil scandale, et, si Achmet n’eût affirmé aupublic qu’elle était Arménienne, elle eût été perdue.

Achmet, assis dans un coin, laissait faireavec soumission ; c’était drôle et c’était navrant ;j’avais envie de rire, et son regard à elle me serrait le cœur. Lespauvres petites filles qui poussent sans père ni mère à l’ombre desharems, sont pardonnables de toutes leurs idées saugrenues, et onne peut juger leurs actions avec les lois qui régissent les femmeschrétiennes.

Elle tournait comme une folle la manivelle decet orgue et tirait de ce grand meuble des sons extravagants.

On a défini la musique turque : les accèsd’une gaieté déchirante, et je compris admirablement, ce soir-là,une si paradoxale définition.

Bientôt, intimidée de son œuvre, intimidée deson propre tapage, et toute honteuse de se trouver sans voile à lavue de ces hommes, elle alla s’asseoir sur un large divan, seulmeuble qui restât dans la case, et, après avoir ordonné au joueurd’orgue de continuer sa besogne, elle pria qu’on lui donnât commeaux autres une cigarette et du café.

VIII

On avait, suivant la couleur et la formeconsacrées, apporté à Aziyadé son café turc dans une tasse bleueposée sur un pied de cuivre, et grande à peu près comme la moitiéd’un œuf.

Elle semblait plus calme et me regardait ensouriant ; ses yeux limpides et tristes me demandaient pardonde cette foule et de ce vacarme ; comme un enfant qui aconscience d’avoir fait des sottises, et qui se sait chéri, elledemandait grâce avec ses yeux, qui avaient plus de charme et depersuasion que toute parole humaine.

Elle avait fait pour cette soirée une toilettequi la rendait étrangement belle ; la richesse orientale deson costume contrastait maintenant avec l’aspect de notre demeure,redevenue sombre et misérable. Elle portait une de ces vestes àlongues basques dont les femmes turques d’aujourd’hui ont presqueperdu le modèle, une veste de soie violette semée de roses d’or. Unpantalon de soie jaune descendait jusqu’à ses chevilles, jusqu’àses petits pieds chaussés de pantoufles dorées. Sa chemise en gazede Brousse lamée d’argent, laissait échapper ses bras ronds, d’uneteinte mate et ambrée, frottés d’essence de roses. Ses cheveuxbruns étaient divisés en huit nattes, si épaisses, que deux d’entreelles auraient suffi au bonheur d’une merveilleuse de Paris ;ils s’étalaient à côté d’elle sur le divan, noués au bout par desrubans jaunes, et mêlés de fils d’or, à la manière des femmesarméniennes. Une masse d’autres petits cheveux plus courts et plusrebelles formaient nimbe autour de ses joues rondes, d’une pâleurchaude et dorée. Des teintes d’un ambre plus foncé entouraient sespaupières ; et ses sourcils, très rapprochés d’ordinaire, serejoignaient ce soir-là avec une expression de profondedouleur.

Elle avait baissé les yeux, et on devinaitseulement, sous ses cils, ses larges prunelles glauques, penchéesvers la terre ; ses dents étaient serrées, et sa lèvre rouges’entr’ouvrait par une contraction nerveuse qui lui étaitfamilière. Ce mouvement qui eût rendu laide une autre femme, larendait, elle, plus charmante ; il indiquait chez elle lapréoccupation ou la douleur, et découvrait deux rangées pareillesde toutes petites perles blanches. On eût vendu son âme pourembrasser ces perles blanches, et la contraction de cette lèvrerouge, et ces gencives qui semblaient faites de la pulpe d’unecerise mûre.

Et j’admirais ma maîtresse ; je mepénétrais à la dernière heure de ses traits bien-aimés pour lesfixer dans mon souvenir. Le bruit déchirant de cette musique, lafumée aromatisée du narguilhé amenaient doucement l’ivresse, cettelégère ivresse orientale qui est l’anéantissement du passé etl’oubli des heures sombres de la vie.

Et ce rêve insensé s’imposait à monesprit : tout oublier, et rester près d’elle, jusqu’à l’heurefroide du désenchantement ou de la mort…

IX

On entendit au milieu de ce tapage un légercraquement de porcelaine : Aziyadé était restée immobile,seulement elle venait de briser sa tasse dans sa main crispée, etles débris tombaient à terre.

Le mal n’était pas grand ; le café épaisaprès avoir désagréablement sali ses doigts, se répandit sur leplancher, et l’incident passa sans qu’aucun de nous fît mine del’avoir remarqué.

Cependant la tache s’élargissait par terre, etun liquide sombre tombait toujours de sa main fermée, goutte àgoutte d’abord, ensuite en mince filet noir. Une lanterne éclairaitmisérablement cette chambre. Je m’approchai pour regarder : ily avait près d’elle une mare de sang. La porcelaine brisée avaitentaillé cruellement sa chair, et l’os seulement avait arrêté cettecoupure profonde.

Le sang de ma chérie coula une demi-heure,sans qu’on trouvât aucun moyen de l’étancher.

On en emportait des cuvettes toutesrougies ; on tenait sa main dans l’eau froide en comprimantles lèvres de cette plaie : rien n’arrêtait ce sang, etAziyadé, blanche comme une jeune fille morte, s’était affaisséeenfermant les yeux.

Achmet avait pris sa course pour allerréveiller une vieille femme à tête de sorcière qui l’arrêta enfinavec des plantes et de la cendre.

La vieille, après avoir recommandé de luitenir toute la nuit le bras vertical, et réclamé trente piastres desalaire, fit quelques signes sur la blessure et disparut.

Il fallut ensuite congédier tous ces hommes etcoucher l’enfant malade. Elle était pour l’instant aussi froidequ’une statue de marbre, et complètement évanouie.

La nuit qui suivit fut sans sommeil pour nousdeux.

Je la sentais souffrir ; tout son corpsse raidissait de douleur. Il fallait tenir verticalement ce brasblessé, c’était la recommandation de l’affreuse vieille, et ellesouffrait moins ainsi. Je tenais moi-même ce bras nu qui avait lafièvre ; toutes les fibres vibraient et tremblaient, je lessentais aboutir à cette coupure profonde et béante ; il mesemblait souffrir moi-même, comme si ma propre chair eût été coupéejusqu’à l’os et non la sienne.

La lune éclairait des murailles nues, unplancher nu, une chambre vide ; les meubles absents, lestables de planches grossières dépouillées de leurs couvertures desoie, éveillaient des idées de misère, de froid et desolitude ; les chiens hurlaient au-dehors de cette manièrelugubre qui, en Turquie comme en France est réputée présage demort ; le vent sifflait à notre porte, ou gémissait toutdoucement comme un vieillard qui va mourir.

Son désespoir me faisait mal, il était siprofond et si résigné, qu’il eût attendri des pierres. J’étais toutpour elle, le seul qu’elle eût aimé, et le seul qui l’eût jamaisaimée, et j’allais la quitter pour ne plus revenir.

– Pardon, Loti, disait-elle, de t’avoir donnéce tracas de me couper les doigts ; je t’empêche de dormir.Mais dors, Loti, cela ne fait rien que je souffre, puisque c’estfini de moi-même.

– Écoute, lui dis-je, Aziyadé, ma bien-aimée,veux-tu que je revienne ?…

X

Un moment après, nous étions assis tous deuxsur le bord de ce lit ; je tenais toujours son bras blessé, etaussi sa tête affaiblie, et suivant la formule musulmane desserments solennels, je lui jurais de revenir.

– Si tu es marié, Loti, disait-elle, cela nefait rien. Je ne serai plus ta maîtresse, je serai ta sœur.Marie-toi, Loti ; c’est secondaire, cela ! J’aime mieuxton âme. Te revoir seulement, c’est tout ce que je demande à Allah.Après cela, je serai presque heureuse encore, je vivrai pourt’attendre, tout ne sera pas fini pour Aziyadé.

Ensuite, elle commença à s’endormir toutdoucement ; le jour se mit à poindre, et je la laissai, commede coutume avant le soleil, dormant d’un bon sommeiltranquille.

XI

23 mars.

J’allai à bord et je revins à la hâte. Coursede trois heures. J’annonçai à Aziyadé un sursis de départ de deuxjours.

C’est peu, deux jours, quand ce sont lesderniers de l’existence, et qu’il faut se hâter de jouir l’un del’autre comme si on allait mourir.

La nouvelle de mon départ avait déjà circuléet je reçus plusieurs visites d’adieu de mes voisins de Stamboul.Aziyadé s’enfermait dans la chambre de Samuel, et je l’entendaispleurer. Les visiteurs aussi l’entendaient bien un peu, mais saprésence fréquente chez moi avait déjà transpiré dans le voisinage,et elle était tacitement admise. Achmet, d’ailleurs, avait affirméla veille au soir au public qu’elle était Arménienne ; etcette assurance, donnée par un musulman, était sa sauvegarde.

– Nous nous étions toujours attendus, disaitle derviche Hassan-effendi, à vous voir disparaître ainsi, par unetrappe ou un coup de baguette. Avant de partir, nous direz-vous,Arif ou Loti, qui vous êtes et ce que vous êtes venu faire parminous ?

Hassan-effendi était de bonne foi ; bienque lui et ses amis eussent désiré savoir qui j’étais, ilsl’ignoraient absolument parce qu’ils ne m’avaient jamais épié. Onn’a pas encore importé en Turquie le commissaire de policefrançais, qui vous dépiste en trois heures ; on est libre d’yvivre tranquille et inconnu.

Je déclinai à Hassan-effendi mes noms etqualités, et nous nous fîmes la promesse de nous écrire.

Aziyadé avait pleuré plusieurs heures ;mais ses larmes étaient moins amères. L’idée de me revoircommençait à prendre consistance dans son esprit et la rendait pluscalme. Elle commençait à dire : « Quand tu seras deretour… »

– Je ne sais pas, Loti, disait-elle, si tureviendras, – Allah seul le sait ! Tous les jours jerépéterai : Allah ! sélamet versenLoti !(Allah ! protège Loti !) et Allah ensuite feraselon sa volonté. Pourtant, reprenait-elle avec sérieux, commentpourrais-je t’attendre un an, Loti ? Comment cela sepourrait-il, quand je ne sais plus rester un jour, non pas même uneheure, sans te voir. Tu ne sais pas, toi, que les jours où tu es degarde, je vais me promener en haut du Taxim, ou m’installer envisite chez ma mère Béhidjé, parce que de là on aperçoit de loin leDeerhound. Tu vois bien, Loti, que c’est impossible, et que, si tureviens. Aziyadé sera morte…

XII

Achmet aura mission de me transmettre leslettres d’Aziyadé et de lui faire passer les miennes, voie deKadidja, et il me faut une provision d’enveloppes à sonadresse.

Or, Achmet ne sait point écrire, ni lui nipersonne de sa famille ; Aziyadé écrit trop mal pour affronterla poste, et nous voilà tous les trois assis sous la tente del’écrivain public, faisant vignette d’Orient.

C’est très compliqué, l’adresse d’Achmet, etcela tient huit lignes :

« À Achmet, fils d’Ibrahim, qui demeure àYedi-Koulé, dans une traverse donnant sur Arabahdjilar-Malessi,près de la mosquée. C’est la troisième maison après un tutundji, età côté il y a une vieille Arménienne qui vend des remèdes, et, enface, un derviche. »

Aziyadé fait confectionner huit enveloppessemblables, qu’elle paye de son argent, huit piastresblanches ; après quoi, il lui faut de ma part le serment dem’en servir.

Elle cache sous son yachmak ses yeux pleins delarmes : ce serment ne la rassure pas. D’abord, commentadmettre qu’un papier parti tout seul de si loin puisse lui arriverjamais ? Et puis elle sait bien, elle, qu’avant longtemps,« Aziyadé sera oubliée pour toujours » !

XIII

Le soir, nous remontions en caïque la Corned’or ; jamais nous n’avions tant couru Stamboul ensemble enplein jour. Elle paraissait ne plus se soucier d’aucune précaution,comme si tout était fini pour elle, et que le monde lui fûtindifférent.

Nous avions pris un caïque à l’échelled’Oun-Capan ; le jour baissait, le soleil se couchait derrièreun ciel de tempête.

On voit rarement en Europe ciel si tourmentéet si noir ; c’était, au nord, un de ces terribles nuagesarqués, à l’aspect de cataclysme, qui annoncent en Afrique lesgrands orages.

– Regarde, dis-je à Aziyadé, voilà le ciel queje voyais chaque soir dans le pays des hommes noirs, où j’ai habitéun an avec le frère que j’ai perdu !

Du côté opposé, Stamboul, avec ses pointesaiguës, se frangeait sur une grande déchirure jaune, d’une nuanceéclatante et profonde, – éclairage fantastique et presquefunèbre.

Un vent terrible se leva tout à coup sur laCorne d’or ; la nuit tombait et nous étions transis defroid.

Les grands yeux d’Aziyadé étaient fixés surles miens, regardant à une étrange profondeur ; ses prunellessemblaient se dilater à la lueur crépusculaire, et lire au fond demon âme. Je ne lui avais jamais vu ce regard et il me causait uneimpression inconnue ; c’était comme si les replis les plussecrets de moi-même eussent été tout à coup pénétrés parelle, etexaminés au scalpel. Son regard me posait à la dernière heure cetteinterrogation suprême : « Qui es-tu, toi que j’ai tantaimé ? Serai-je oubliée bientôt comme une maîtresse de hasard,ou bien m’aimes-tu ? As-tu dit vrai et dois-turevenir ? »

Les yeux fermés, je retrouve encore ce regard,cette tête blanche, seulement indiquée sous les plis de mousselinedu yachmak, et, par-derrière, cette silhouette de Stamboul,profilée sur ce ciel d’orage…

XIV

Nous débarquons encore une fois là-bas, surcette petite place d’Eyoub que demain je ne verrai plus.

Nous avions voulu jeter ensemble un derniercoup d’œil à notre demeure.

L’entrée en était encombrée de caisses et depaquets, et il y faisait déjà nuit. Achmet découvrit dans un coinune vieille lanterne qu’il promena tristement dans notre chambrevide. J’avais hâte de partir : je pris Aziyadé par la main etl’entraînai dehors.

Le ciel était toujours étrangement noir,menaçant d’un déluge ; les cases et les pavés se détachaienten clair sur ce ciel, bien que noirs par eux-mêmes. La rue étaitdéserte et balayée par des rafales qui faisaient touttrembler ; deux femmes turques étaient blotties dans une porteet nous examinaient curieusement. Je tournai la tête pour voirencore cette demeure où je ne devais plus revenir, jeter un coupd’œil dernier sur ce coin de la terre où j’avais trouvé un peu debonheur…

XV

Nous traversons la petite place de la mosquéepour nous embarquer de nouveau. Un caïque nous emporte àAzar-kapou, d’où nous devons rejoindre Galata, et puis Top-hané,Foundoucli, et le Deerhound.

Aziyadé a voulu venir me conduire ; ellea juré d’être sage ; elle est à cette dernière heure d’uncalme inattendu.

Nous traversons tout le tumulte deGalata ; on ne nous avait jamais vus circuler ensemble dansces quartiers européens. Leur « madame « est sur sa porteà nous voir passer ; la présence de cette jeune femme voiléelui donne le mot de l’énigme qu’elle avait depuis longtempscherché.

Nous passons Top-hané, pour nous enfoncer dansles quartiers solitaires de Sali-Bazar, dans les larges avenues quilongent les grands harems.

Enfin, voici Foundoucli, où nous devons nousdire adieu.

Une voiture est là qui stationne, commandéepar Achmet, pour ramener Aziyadé dans sa demeure.

Foundoucli est encore un coin de la vieilleTurquie, qui semble détaché du fond de Stamboul : petite placedallée, au bord de la mer, antique mosquée à croissant d’or,entourée de tombes de derviches, et de sombres retraitesd’oulémas.

L’orage est passé et le temps estradieux ; on n’entend que le bruit lointain des chiens errantsqui jappent dans le silence du soir.

Huit heures sonnent à bord du Deerhound,l’heure à laquelle je dois rentrer. Un coup de sifflet m’annoncequ’un canot du bord va venir ici me prendre. Le voilà qui sedétache de la masse noire du navire, et qui lentement s’approche denous. C’est l’heure triste, l’heure inexorable desadieux !

J’embrasse ses lèvres et ses mains. Ses mainstremblent légèrement ; cela à part, elle est aussi calme quemoi-même, et sa chair est glacée.

Le canot est rendu : elle et Achmet seretirent dans un angle obscur de la mosquée ; je pars, et jeles perds de vue !

Un instant après, j’entends le roulementrapide de la voiture qui emporte pour toujours mabien-aimée !… bruit aussi sinistre que celui de la terre quiroule sur une tombe chérie.

C’est bien fini sans retour ! si jereviens jamais comme je l’ai juré, les années auront secoué surtout cela leur cendre, ou bien j’aurai creusé l’abîme entre nousdeux en en épousant une autre, et elle ne m’appartiendra plus.

Et il me prit une rage folle de courir aprèscette voiture, de retenir ma chérie dans mes bras, de nouer mesbras autour d’elle, pendant que nous nous aimions encore de toutela force de notre âme, et de ne plus les ouvrir qu’à l’heure de lamort.

XVI

24 mars.

Un matin pluvieux de mars, un vieux juifdéménage la maison d’Arif. Achmet surveille cette opération d’unœil morne.

– Achmet, où va votre maître ? disent lesvoisins matineux sortis sur leur porte.

– Je ne sais pas, répond Achmet.

Des caisses mouillées, des paquets trempés depluie, s’embarquent dans un caïque, et s’en vont, on ne sait où,descendant la Corne d’or du côté de lamer.

Et c’est fini d’Arif, le personnage a cesséd’exister.

Tout ce rêve oriental est achevé ; cetteétape de mon existence, la dernière sans doute qui aura du charme,est passée sans retour, et le temps peut-être en balayera jusqu’ausouvenir.

XVII

Quand Achmet vint à bord, escortant ce convoide bagages, je lui annonçai qu’un nouveau sursis nous étaitaccordé, de vingt-quatre heures au moins. Il ventait tempête ducôté de Marmara.

– Allons encore courir Stamboul, luidis-je ; ce sera comme une promenade posthume, qui aura soncharme de tristesse. Mais elle, je ne la reverrai plus !

Et j’allai déposer mes habits européens chezleur « madame » ; Arif-effendi en personne sortitencore une fois de ce bouge, et passa les ponts, un chapelet à lamain, avec l’air grave et la tenue correcte des bons musulmans quise prennent au sérieux et s’en vont pieusement faire leurs prières.Achmet marchait à côté de lui, revêtu de ses plus beaux habits. Ilavait demandé de régler lui-même le programme de cette dernièrejournée, et se renfermait pour l’instant dans un deuilsilencieux.

XVIII

Après avoir couru tous les recoins familiersdu vieux Stamboul, fumé un grand nombre de narguilhés et faitstation à toutes les mosquées, nous nous retrouvons le soir àEyoub, ramenés encore une fois vers ce lieu, où je ne suis plusqu’un étranger sans gîte, dont le souvenir même sera bientôteffacé.

Mon entrée au café de Suleïman produitsensation : on m’avait considéré comme un personnage disparu,éteint pour tout de bon et pour jamais.

L’assistance, ce soir, y est nombreuse et fortmêlée : beaucoup de têtes entièrement nouvelles, de provenanceinconnue ; un public de cour des Miracles, ou peu s’enfaut.

Achmet cependant organise pour moi une fêted’adieu et commande un orchestre : deux hautbois à l’aigrevoix de cornemuse, un orgue et une grosse caisse.

Je consens à ces préparatifs sur la promesseformelle qu’on ne brisera rien, et que je ne verrai pas couler desang.

Nous allons nous étourdir ce soir ; pourmon compte, je ne demande pas mieux.

On m’apporte mon narguilhé et ma tasse de caféturc, qu’un enfant est chargé de renouveler tous les quartsd’heure, et Achmet, prenant les assistants par la main, les formeen cercle et les invite à danser.

Une longue chaîne de figures bizarres commenceà s’agiter devant moi, à la lueur troublée des lanternes ; unemusique assourdissante fait trembler les poutres de cettemasure ; les ustensiles de cuivre pendus aux murailles noiress’ébranlent et donnent des vibrations métalliques ; leshautbois poussent des notes stridentes, et la gaieté déchiranteéclate avec frénésie.

Au bout d’une heure, tous étaient grisés demouvement et de tapage ; la fête était à souhait.

Je n’y voyais plus moi-même qu’à travers unnuage, ma tête s’emplissait de pensées étranges et incohérentes.Les groupes, exténués et haletants, passaient et repassaient dansl’obscurité. La danse tourbillonnait toujours, et Achmet, à chaquetour, brisait une vitre du revers de sa main.

Une à une, toutes les vitres del’établissement tombaient à terre, et se pulvérisaient sous lespieds des danseurs ; les mains d’Achmet, labourées de coupuresprofondes, ensanglantaient le plancher.

Il paraît qu’il faut du bruit et du sang auxdouleurs turques.

J’étais écœuré de cette fête, inquiet aussipour l’avenir de voir Achmet faire de pareilles sottises et sesoucier si peu de ses promesses.

Je me levai pour sortir ; Achmet compritet me suivit en silence. L’air froid du dehors nous rendit le calmeet la possession de nous-mêmes.

– Loti, dit Achmet, où vas-tu ?

– À bord, répondis-je ; je ne te connaisplus ; je tiendrai mes promesses comme tu as ce soir tenu lestiennes, tu ne me reverras jamais.

Et j’allai plus loin discuter avec un batelierattardé le prix d’un passage pour Galata.

– Loti, dit Achmet, pardonne-moi, tu ne peuxpas laisser ainsi ton frère !

Et il commença à me supplier en pleurant.

Moi non plus, je ne voulais pas le laisserainsi, mais j’avais jugé qu’une pénitence et une semonce luiétaient nécessaires, et je restais inexorable.

Alors, il chercha à me retenir avec ses mainspleines de sang, et s’accrocha à moi avec désespoir. Je lerepoussai violemment et le lançai contre une pile de bois quis’écroula avec fracas. Des bachibozouks de patrouille qui passaientnous prirent pour des malfaiteurs, et s’approchèrent avec unfanal.

Nous étions au bord de l’eau, dans un endroitsolitaire de la banlieue, loin des murs de Stamboul, et ces mainsrouges représentaient mal.

– Ce n’est rien, dis-je ; seulement, cegarçon a bu, et je le ramenais chez lui.

Alors, je pris Achmet par la main, etl’emmenai chez sa sœur Eriknaz, qui, après avoir pansé ses doigts,lui fit un long sermon et l’envoya coucher.

XIX

26 mars.

Encore un jour, – dernier sursis de notredépart.

Encore un jour, encore une toilette chez leur« madame « et je me retrouve à Stamboul.

Il fait temps sombre d’orage, la brise esttiède et douce. Nous fumons un narguilhé de deux heures sous lesarcades mauresques de la rue du Sultan-Sélim. – Les colonnadesblanches, déformées par les années, alternent avec les kiosquesfunéraires et les alignements de tombeaux. Des branches d’arbres,toutes roses de fleurs, passent par-dessus les muraillesgrises ; de fraîches plantes croissent partout, et courentgaiement sur les vieux marbres sacrés.

J’aime ce pays, et tous ces détails mecharment ; je l’aime parce que c’est le sien et qu’elle a toutanimé de sa présence, – elle qui est encore là tout près, et quecependant je ne verrai plus.

Le soleil couchant nous trouve assis devant lamosquée de Mehmed-Fatih, sur certain banc où nous avons autrefoispassé de longues heures. Par-ci, par-là, des groupes de musulmans,éparpillés sur l’immense place, fument en causant, et goûtent avecnonchalance les charmes d’une soirée de printemps.

Le ciel est redevenu calme et sansnuages ; j’aime ce lieu, j’aime cette vie d’Orient, j’ai peineà me figurer qu’elle est finie et que je vais partir.

Je regarde ce vieux portique noir, là-bas, etcette rue déserte qui s’enfonce dans un bas-fond sombre. C’est làqu’elle habite, et, en m’avançant de quelques pas, je verraisencore sa demeure.

Achmet a suivi mon regard et m’examine avecinquiétude : il a deviné ce que je pense, et compris ce que jeveux faire.

– Ah ! dit-il, Loti, aie pitié d’elle situ l’aimes ! Tu lui as dit adieu ; à présent,laisse-la !

Mais j’avais résolu de la voir, et j’étaissans force contre moi-même.

Achmet plaida avec larmes la cause de laraison, la cause même du simple bon sens : Abeddin était là,le vieil Abeddin, son maître, et toute tentative pour la voirdevenait insensée.

– D’ailleurs, disait-il, si même elle sortait,tu n’as plus de maison pour la recevoir. Où trouverais-tu, Loti,dans Stamboul, l’hospitalité pour toi et la femme d’un autre ?Si elle te voit ou si les femmes lui disent que tu es là, elle seperdra comme une folle, et, demain, tu la laisseras dans la rue.Cela t’est égal, à toi qui vas partir ; mais, Loti, si tu faiscela, je te déteste et tu n’as pas de cœur.

Achmet baissa la tête, et se mit à frapper dupied contre le sol, parti qu’il avait coutume de prendre quand mavolonté dominait la sienne.

Je le laissai faire, et je me dirigeai vers leportique.

Je m’adossai contre un pilier, plongeant lesyeux dans la rue sombre et déserte : on eût dit la rue d’uneville morte.

Pas une fenêtre ouverte, pas un passant, pasun bruit ; seulement, de l’herbe croissant entre les pierres,et, gisant sur le pavé, deux carcasses desséchées de chiensmorts.

C’était un quartier aristocratique : lesvieilles maisons, bâties en planches de nuances foncées, décelaientune opulence mystérieuse ; des balcons fermés, des shaknisirsen grande saillie, débordant sur la rue triste ; derrière lesgrilles de fer, des treillages discrets en lattes de frêne, surlesquels des artistes d’autrefois avaient peint des arbres et desoiseaux. Toutes les fenêtres de Stamboul sont peintes et fermées decette manière.

Dans les villes d’Occident, la vie du dedansse devine au-dehors ; les passants, par l’ouverture desrideaux, découvrent des têtes humaines, jeunes ou vieilles, laidesou gracieuses.

Le regard ne plonge jamais dans une demeureturque. Si la porte s’ouvre pour laisser passer un visiteur, elles’entrebâille seulement ; quelqu’un est derrière, qui lareferme aussitôt. L’intérieur ne se devine jamais.

Cette grande maison là-bas, peinte en rougesombre, c’est celle d’Aziyadé. La porte est surmontée d’un soleil,d’une étoile et d’un croissant ; le tout en planchesvermoulues. Les peintures qui ornent les treillages des shaknisirsreprésentent des tulipes bleues mêlées à des papillons jaunes. Pasun mouvement n’indique qu’un être vivant l’habite ; on ne saitjamais si, des fenêtres d’une maison turque, quelqu’un vous regardeou ne vous regarde pas.

Derrière moi, là-haut, la grande place estdorée par le soleil couchant ; ici, dans la rue, tout est déjàdans l’ombre.

Je me cache à moitié derrière un pan demuraille, je regarde cette maison, et mon cœur batterriblement.

Je pense à ce jour où je l’avais vue, et pourla première fois de ma vie, derrière les grilles de la maison deSalonique. Je ne sais plus ce que je veux, ni ce que je suis venuchercher ; j’ai peur que les autres femmes ne rient demoi ; j’ai peur d’être ridicule, et surtout j’ai peur de laperdre…

XX

Quand je remontai sur la place deMehmed-Fatih, le soleil dorait en plein l’immense mosquée, lesportiques arabes et les minarets gigantesques. Les oulémas quisortaient de la prière du soir s’étaient tous arrêtés sur le seuil,et s’étageaient dans la lumière sur les grandes marches de pierre.La foule accourait vers eux et les entourait : au milieu dugroupe, un jeune homme montrait le ciel, un jeune homme qui avaitune admirable tête mystique. Le turban blanc des oulémas entouraitson beau front large ; son visage était pâle, sa barbe et sesgrands yeux étaient noirs comme de l’ébène.

Il montrait en haut un point invisible, ilregardait avec extase dans la profondeur du ciel bleu etdisait :

– Voilà Dieu ! Regardez tous ! Jevois Allah ! Je vois l’Éternel !

Et nous courûmes, Achmet et moi, comme lafoule, auprès de l’ouléma qui voyait Allah.

XXI

Nous ne vîmes rien, hélas ! Nous enaurions eu besoin cependant. Alors, comme toujours, j’aurais donnéma vie pour cette vision divine, ma vie seulement pour un signe duciel, ma vie pour une simple manifestation du surnaturel.

– Il ment, disait Achmet ; quel estl’homme qui a jamais vu Allah ?

– Ah ! c’est vous, Loti, dit l’oulémaIzzet ; vous aussi, vous voulez voir Allah ? Allah,dit-il en souriant, ne se montre pas aux infidèles.

– Il est fou, dirent les derviches.

Et on emmena le visionnaire dans sacellule.

Achmet avait profité de cette diversion pourm’entraîner sur le versant de Marmara, le plus loin d’ellepossible. La nuit vint et nous trouva à moitié égarés.

XXII

Nous dînons sous les porches de la rue duSultan-Sélim. Il est déjà tard pour Stamboul ; les Turcs secouchent avec le soleil.

L’une après l’autre, les étoiles s’allumentdans le ciel pur ; la lune éclaire la rue large et déserte,les arcades arabes et les vieilles tombes. De loin en loin un caféturc encore ouvert jette une lueur rouge sur les pavés gris ;les passants sont rares et circulent le fanal à la main ;par-ci par-là, de petites lampes tristes brûlent dans les kiosquesfunéraires. Je vois pour la dernière fois ces tableauxfamiliers ; demain, à pareille heure, je serai loin de cepays.

– Nous allons descendre jusqu’à Oun-Capan, ditAchmet, qui a ce soir encore l’autorisation de faire leprogramme ; nous prendrons des chevaux jusqu’à Balate, uncaïque jusqu’à Pri-pacha, et nous irons coucher chez Eriknaz quinous attend.

Nous nous perdons pour aller à Oun-Capan, etles chiens aboient après nos lanternes ; nous connaissons biencependant notre Stamboul, mais les vieux Turcs eux-mêmes se perdentla nuit dans ces dédales. Personne pour nous indiquer laroute ; toujours les mêmes petites rues, qui montent,descendent et se contournent sans motif plausible, comme lessentiers d’un labyrinthe.

À Oun-Capan, à l’entrée du Phanar, deuxchevaux nous attendent.

Un coureur nous précède, porteur d’un fanal dedeux mètres de haut, et nous partons comme le vent.

Le sombre et interminable Phanar estendormi ; tout y est silencieux. Dans les rues où nouscourons, le soleil en plein midi hésite à descendre, et deuxchevaux ont peine à passer de front. D’un côté, c’est la grandemuraille de Stamboul ; de l’autre, de hautes maisons bardéesde fer et plus vieilles que l’islam, qui s’élargissent par le haut,et font voûte sur la ruelle humide. Il faut courber la tête enpassant à cheval sous les balcons des maisons byzantines, quitendent au-dessus de vous dans l’obscurité profonde leurs gros brasde pierre.

C’est le chemin que nous faisions chaque soirpour rejoindre le logis d’Eyoub ; arrivés à Balate, nous ensommes bien près, mais ce logis n’existe plus…

Nous réveillons un batelier qui nous mène encaïque sur l’autre rive…

Là, c’est la campagne, et de grands cyprèsnoirs se dressent au milieu des platanes.

Nous commençons aux lanternes l’ascension dessentiers qui mènent à la case d’Eriknaz.

XXIII

Eriknaz-hanum est d’une laideur agréable etdistinguée, blanche comme de la cire, les yeux et les sourcilsnoirs comme l’aile du corbeau. Elle nous reçoit sans voile, commeune femme franque.

Tout son intérieur respire l’ordre, l’aisance,et la plus stricte propreté. Ses amies Murrah et Fenzilé, quiveillaient avec elle, à notre arrivée prennent la fuite en secachant le visage. Elles étaient occupées à broder de paillettesd’or de petites pantoufles rouges, à bouts retroussés comme destrompettes.

Mon amie Alemshah, fille d’Eriknaz et nièced’Achmet, vient prendre sa place habituelle sur mes genoux et s’yendort ; c’est une jolie petite créature de trois ans, auxgrands yeux de jais, mignonne et proprette comme une poupée.

Après le café et la cigarette, on nous apportedeux matelas blancs, deux yatags blancs, deux couvre-pieds blancs,le tout comme neige ; Eriknazet Alemshah se retirent en noussouhaitant bonne nuit, et nous nous endormons tous deux d’unprofond sommeil.

Un soleil radieux vient de grand matin nouséveiller, et quatre à quatre nous dégringolons les sentiers quimènent à la Corne d’or. Un caïque matinal est là qui nousattend.

La multitude des cases noires de Pri-pacha,étagées là-haut en pyramide, baignent dans la lumière orangée, ettoutes les vitres étincellent. Eriknaz et Alemshah nous regardentde loin partir, perchées, en robes rouges, au soleil levant, sur letoit de leur maison.

Voici Eyoub qui passe, voici le café deSuleïman, la petite place de la mosquée, et la case d’Arif-effendi,en pleine lumière du matin. Personne au bord de l’eau ; toutencore est clos et endormi.

Ma demeure, que j’ai si souvent vue sombre ettriste, sous la neige et le vent du nord, me laisse comme dernièreimage un éblouissement de soleil.

Ce dernier lever du jour est d’une splendeurinaccoutumée ; tout le long de la Corne d’or, depuis Eyoubjusqu’au sérail, les dômes et les minarets se dessinent sur le ciellimpide en teintes roses ou irisées. Les caïques dorés commencent àcirculer par centaines, chargés de passants pittoresques ou defemmes voilées.

Au bout d’une heure, nous sommes à bord. Touty est sens dessus dessous, et c’est bien le départ cette fois.

Il est fixé pour midi.

XXIV

– Viens, Loti, dit Achmet ; allons encoreà Stamboul, fumer notre narguilhé ensemble pour la dernièrefois…

Nous traversons en courant Sali-Bazar,Tophané, Galata. Nous voici au pont de Stamboul.

La foule se presse sous un soleilbrûlant ; c’est bien le printemps, pour tout de bon, quiarrive comme moi je m’en vais. La grande lumière de midi ruissellesur tout cet ensemble de murailles, de dômes et de minarets, quicouronnent là-haut Stamboul ; elle s’éparpille sur une foulebariolée, vêtue des couleurs les plus voyantes del’arc-en-ciel.

Les bateaux arrivent et partent, chargés d’unpublic pittoresque ; les marchands ambulants hurlent àtue-tête, en bousculant la foule.

Nous connaissons tous ces bateaux qui nous onttransportés à tous les points du Bosphore ; nous connaissonssur le pont de Stamboul toutes les échoppes, tous les passants,même tous les mendiants, la collection complète des estropiés,aveugles, manchots, becs-de-lièvre et culs-de-jatte ! Toute latruanderie turque est aujourd’hui sur pied ; je distribue desaumônes à tout ce monde, et recueille toute une kyrielle debénédictions et de salams.

Nous nous arrêtons à Stamboul, sur la grandeplace de Jeni-djami, devant la mosquée. Pour la dernière fois de mavie, je jouis du plaisir d’être en Turc, assis à côté de mon amiAchmet, fumant un narguilhé au milieu de ce décor oriental.

Aujourd’hui, c’est une vraie fête duprintemps, un étalage de costumes et de couleurs. Tout le monde estdehors, assis sous les platanes, autour des fontaines de marbre,sous les berceaux de vignes qui se couvriront bientôt de feuillestendres. Les barbiers ont établi leurs ateliers dans la rue etopèrent en plein air ; les bons musulmans se font gravementraser la tête, en réservant au sommet la mèche par laquelle Mahometviendra les prendre pour les porter en paradis.

… Qui me portera, moi, dans un paradisquelconque ? quelque part ailleurs que dans ce vieux monde quime fatigue et m’ennuie, quelque part où rien ne changera plus,quelque part où je ne serai pas perpétuellement séparé de ce quej’aime ou de ce que j’ai aimé ?

Si quelqu’un pouvait me donner seulement lafoi musulmane, comme j’irais, en pleurant de joie, embrasser ledrapeau vert du prophète !

– Digression stupide, à propos d’une queueréservée sur le sommet de la tête…

XXV

– Loti, dit Achmet, explique-moi un peu levoyage que tu vas faire.

– Achmet, dis-je, quand j’aurai traversé lamer de Marmara, l’Ak-Déniz (la mer vieille), comme vous l’appelez,j’en traverserai une beaucoup plus grande pour aller au pays desGrecs, une plus grande encore pour aller au pays des Italiens, lepays de ta « madame », et puis encore une plus grandepour atteindre la pointe d’Espagne. Si au moins je restais danscette mer si bleue, la Méditerranée, je serais moins loin devous ; ce serait encore un peu votre ciel, et les bateaux quifont le va-et-vient du Levant m’apporteraient souvent des nouvellesde la Turquie ! Mais j’entrerai dans une autre mer, tellementimmense, que tu n’as aucune idée d’une étendue pareille, et il mefaudra, là, naviguer plusieurs jours en remontant vers l’étoile (lenord) pour arriver dans mon pays – dans mon pays, où nous voyonsplus souvent la pluie que le beau temps, et les nuages que lesoleil.

« Je serai là-bas bien loin de vous etcette contrée ne ressemble guère à la tienne ; tout y est pluspâle, et les couleurs de toute chose y sont plus ternes ;c’est comme ici quand il fait de la brume, encore est-ce moinstransparent.

« Le pays est si plat, que tu n’en asjamais vu de semblable, si ce n’est quand tu es allé en Arabie,faire à la Mecque le pèlerinage que tout bon musulman doit autombeau du prophète ; seulement, au lieu de sable, c’est del’herbe verte et de grands champs labourés. Les maisons sont toutescarrées et pareilles ; pour perspective, on n’a guère que lemur de son voisin, et souvent cette platitude vous étouffe, onvoudrait s’élever pourvoir plus loin.

« Encore n’y a-t-il pas, comme enTurquie, des escaliers pour monter sur les toits, et, moi qui teparle, ayant un jour eu l’idée de me promener sur ma maison, je mesuis vu passer dans mon quartier pour un garçon excentrique.

« Tout le monde est à l’uniforme, paletotgris, chapeau ou casquette, et c’est pis qu’à Péra. Tout est prévu,réglé, numéroté ; il y a des lois surtout et des règlementspour tout le monde, si bien que le dernier des cuistres, marchandde bonneterie ou garçon coiffeur, a les mêmes droits à vivre qu’ungarçon intelligent et déterminé, comme toi ou moi par exemple.

« Enfin, croirais-tu, mon cher Achmedim,que, pour le quart de ce que nous faisons journellement à Stamboul,on aurait dans mon pays des pourparlers d’une heure avec lecommissaire de police !

Achmet comprit très bien cet aperçu decivilisation occidentale, et resta un instant rêveur.

– Pourquoi, dit-il, après la guerre,n’amènerais-tu pas ta famille en Turquie d’Asie, Loti ?

– Loti, dit Achmet, je veux que tu emportes cechapelet qui me vient de mon père Ibrahim, et promets-moi qu’il nete quittera jamais. Je sais bien, reprit-il en pleurant, que je nete reverrai plus. Dans un mois, nous aurons la guerre ; c’estfini des pauvres Turcs, c’est fini de Stamboul, les Moscov nousdétruiront tous, et, quand tu reviendras, Loti, ton Achmet seramort.

« Son corps restera quelque part dans lacampagne, du côté du Nord ; il n’aura même pas une petitetombe en marbre gris, sous les cyprès, dans le cimetière deKassim-Pacha ; Aziyadé sera passée en Asie, et tu neretrouveras plus sa trace, personne ne pourra plus te parlerd’elle. Loti, dit-il en pleurant, reste avec ton frère !

Hélas ! Je crains ces Moscov autant quelui-même, je tremble à cette idée horrible que je pourrais en effetperdre sa trace, et que je ne trouverais plus personne au monde quipût jamais me parler d’elle !…

XXVI

Les muezzins montent à leurs minarets, c’estl’heure du namaze de midi ; il est temps de partir.

En passant par Galata, je vais saluer leur« madame ». J’embrasserais presque cette vieillecoquine.

Achmet me reconduit à bord, où nous nousdisons adieu au milieu du tohu-bohu des visites et del’appareillage.

Nous partons, et Stamboul s’éloigne…

XXVII

En mer, 27 mars 1877.

Un pâle soleil de mars se couche sur la mer deMarmara. L’air du large est vif et froid. Les côtes, tristes etnues, s’éloignent dans la brume du soir. Est-ce fini, mon Dieu, etne la verrai-je plus ?

Stamboul a disparu ; les plus hauts dômesdes plus hautes mosquées, tout s’est perdu dans l’éloignement, touts’est effacé. Je voudrais seulement une minute la voir, jedonnerais ma vie pour seulement toucher sa main ; j’ai uneenvie folle de sa présence.

J’ai encore dans la tête tout le tapage del’Orient, les foules de Constantinople, l’agitation du départ, etce calme de la mer m’oppresse.

Si elle était là, je pleurerais, ce que jen’ai pu faire ; je mettrais ma tête sur ses genoux et jepleurerais comme un enfant ; elle me verrait pleurer et elleaurait confiance. J’ai été bien tranquille et bien froid en luidisant adieu.

Et je l’adore pourtant. En dehors de touteivresse, je l’aime, de l’affection la plus tendre et la pluspure ; j’aime son âme et son cœur qui sont à moi ; jel’aimerai encore au-delà de la jeunesse, au-delà du charme dessens, dans l’avenir mystérieux qui nous apportera la vieillesse etla mort.

Ce calme de la mer, ce ciel pâle de mars meserrent le cœur. Je souffre bien, mon Dieu ; c’est uneangoisse comme si je l’avais vue mourir. J’embrasse ce qui me vientd’elle ; je voudrais pleurer, et je ne le puis même pas.

Elle est à cette heure dans son harem, mabien-aimée, dans quelque appartement de cette demeure si sombre etsi grillée, étendue, sans paroles et sans larmes, anéantie, àl’approche de la nuit.

Achmet est resté, nous suivant des yeux, assissur le quai de Foundoucli ; je l’ai perdu de vue en même tempsque ce coin familier de Constantinople, où, chaque soir, Samuel oului venaient m’attendre.

Lui aussi pense que je ne reviendrai plus.

Pauvre petit ami Achmet, je l’aimais bien,celui-là encore ; son amitié m’était douce etbienfaisante.

C’est fini de l’Orient, le rêve est achevé. Lapatrie est devant nous ; dans ce paisible petit Brightburylà-bas, on m’attend avec bonheur. Moi aussi, je les aime tous, maisqu’il est triste ce foyer qui m’attend.

Je revois ce nid, chéri pourtant, où s’estpassée mon enfance, les vieux murs et le lierre, le ciel gris duYorkshire, les vieux toits, la mousse et les tilleuls, témoinsd’autrefois, témoins des premiers rêves et du bonheur que rien dansle monde ne peut plus me rendre.

Souvent déjà j’y suis revenu, au foyer, lecœur tourmenté et déchiré ; j’y ai rapporté bien des passions,bien des espérances, toujours brisées ; il est rempli depoignants souvenirs, son calme béni n’a plus sur moi son actionsalutaire ; j’étoufferai là, maintenant, comme une planteprivée de soleil…

XXVIII

A LOTI, DE SA SOEUR

Brightbury, avril 1877.

Cher frère aimé, je veux, moi aussi, tesouhaiter la bienvenue dans notre pays. Fasse Celui auquel je meconfie que tu t’y trouves bien et que notre tendresse adoucisse tespeines ! Il me semble que nous ne négligerons rien pour cela,nous sommes pleins de la joie de ton retour.

Je fais souvent la réflexion qu’alors qu’onest si aimé, si chéri, et qu’on est l’affection et la penséedominante de tant de cœurs, il n’y a point de quoi se croire unevie maudite et déshéritée dans ce monde. Je t’ai écrit àConstantinople une longue lettre que tu ne recevras sans doutejamais. Je te disais combien je prenais part à tes peines, à tesdouleurs même. Va, j’ai plus d’une fois versé des larmes ensongeant à l’histoire d’Aziyadé.

Je pense, cher petit frère, que ce n’est pastout à fait ta faute, si tu laisses ainsi partout un morceau de tapauvre existence. On se l’est bien disputée, cette existence, bienqu’elle ne soit pas longue encore… mais tu sais que je crois qu’ily aura bientôt quelqu’un qui la prendra tout à fait, et que tu t’entrouveras le mieux du monde.

Le rossignol et le coucou, la fauvette et leshirondelles saluent ton arrivée ; tu ne pouvais pas mieuxtomber que dans cette saison. Qui sait si nous allons pouvoir tegarder un peu, pour te bien gâter.

Adieu ; tous nos baisers, et àbientôt !

XXIX

Traduction d’un grimoire turc, écrit sous ladictée d’Achmet par un écrivain public de la place d’Emin-Ounou àStamboul, et adressé à Loti, à Brightbury.

« ALLAH !

« Mon cher Loti,

« Achmet te fait beaucoup desalutations.

« J’ai fait remettre ta lettre deMytilène à Aziyadé par la vieille Kadidja ; elle l’a serréedans sa robe, et n’a pas pu se la faire lire encore, parce qu’ellen’est pas sortie depuis ton départ.

« Le vieux Abeddin a soupçonné et toutdeviné, car nous avions été sans prudence pendant les derniersjours. Il ne lui a pas fait de reproches, adit Kadidja, et ne l’apas chassée, parce qu’il l’aimait beaucoup. Seulement, il n’entreplus dans son appartement ; il ne prend plus garde à elle etil ne lui parle plus. Les autres femmes aussi du harem l’ontabandonnée, excepté Fenzilé-hanum, qui est allée pour elleconsulter le hodja (le sorcier).

« Elle est malade depuis tondépart ; cependant le grand ekime (médecin) qui l’a vue a ditqu’elle n’avait rien et n’est pas revenu.

« C’est la vieille qui avait un jourarrêté le sang de sa main qui la soigne ; elle est saconfidente et je crois qu’elle l’a dénoncée pour de l’argent.

« Aziyadé te fait dire qu’elle ne vit passans toi ; qu’elle ne voit pas le moment de ton retour àConstantinople ; qu’elle ne croit pas qu’elle puisse jamaisvoir tes yeux face à face et qu’il lui semble qu’il n’y a plus desoleil.

« Loti, les paroles que tu m’as dites, neles oublie pas ; les promesses que tu m’as faites, ne lesoublie jamais ! Dans ta pensée, crois-tu que je peux êtreheureux un seul moment sans toi à Constantinople ? Je ne lepuis pas, et, quand tu es parti, mon cœur s’est brisé de peine.

« On ne m’a pas encore appelé pour laguerre, à cause de mon père, qui est très vieux ; cependant jepense qu’on m’appellera bientôt.

« Je te salue

« Ton frère,

« ACHMET »

« P.-S. – Le feu a pris dans le quartierdu Phanar cette dernière semaine. Le Phanar est toutbrûlé. »

XXX

LOTI À IZEDDIN-ALI, A STAMBOUL

Brightbury, 20 mai 1877.

Mon cher Izzedin-Ali,

Me voici dans mon pays, bien différent duvôtre ! sous les vieux tilleuls qui m’ont abrité enfant, dansce petit Brightbury dont je vous parlais à Stamboul, au milieu demes bois de chênes verts. C’est le printemps, mais un pâleprintemps : de la pluie et de la brume, un peu comme est chezvous l’hiver.

J’ai repris l’uniforme d’Occident, chapeau etpaletot gris, il me semble par instants que mon costume, c’est levôtre, et que c’est à présent que je suis déguisé.

J’aime ce petit coin de la patriecependant ; j’aime ce foyer de la famille que j’ai tant defois déserté ; j’aime ceux qui m’aiment ici, et dontl’affection rendait douces et heureuses mes premières années.J’aime tout ce qui m’entoure, même cette campagne et ces vieux boisqui ont leur charme à eux, un grand charme pastoral, quelque chosequ’il m’est difficile de définir pour vous, charme du passé, charmed’autrefois et des anciens bergers.

Les nouvelles se succèdent, mon cher effendim,les nouvelles de la guerre ; les événements se précipitent.J’avais espéré que le peuple anglais prendrait parti pour laTurquie, et je ne vis qu’à moitié, si loin de Stamboul. Vous avezmes sympathies ardentes ; j’aime votre pays, je fais pour luides vœux sincères, et sans doute vous me reverrez bientôt.

Et puis, vous l’avez deviné, effendim, jel’aime, elle, dont vous aviez soupçonné et toléré la présence.Votre cœur est grand ; vous êtes au-dessus de toutes lesconventions, de tous les préjugés. Je puis bien vous dire à vousque je l’aime, et que, pour elle surtout, je reviendraibientôt.

XXXI

Brightbury, mai 1877.

J’étais assis à Brightbury, sous les vieuxtilleuls. Une mésange à tête bleue chantait au-dessus de ma têteune chanson compliquée et fort longue ; elle y mettait touteson âme de mésange, et son chant réveillait chez moi un monde desouvenirs.

C’était confus d’abord, comme les souvenirslointains ; puis peu à peu les images vinrent, plus nettes etplus précises, je m’y retrouvai tout à fait.

Oui, c’était là-bas, à Stamboul, – une de nosgrandes imprudences, un de nos jours d’école buissonnière et detémérité. Mais c’est si grand, Stamboul ! on y est siinconnu !… Et le vieil Abeddin, qui était àAndrinople !…

C’était une belle après-midi d’hiver, et nousnous promenions tous deux, elle et moi, heureux comme deux enfantsde nous trouver ensemble au soleil, une fois par hasard, et decourir la campagne.

Il était triste cependant le lieu de promenadeque nous avions choisi : nous longions la grande muraille deStamboul, lieu solitaire par excellence, et où tout semble s’êtreimmobilisé depuis les derniers empereurs byzantins.

La grande ville a toutes ses communicationspar mer, et autour de ses murs antiques le silence est aussicomplet qu’aux abords d’une nécropole. Si, de loin en loin,quelques portes s’ouvrent dans les épaisseurs de ces remparts, onpeut affirmer que personne n’y passe et qu’il eût autant valu lessupprimer. Ce sont du reste de petites portes basses, contournées,mystérieuses, surmontées d’inscriptions dorées et d’ornementsbizarres.

Entre la partie habitée de la ville et sesfortifications s’étendent de vastes terrains vagues occupés par desmasures inquiétantes, des ruines éboulées de tous les âges del’histoire.

Et rien au-dehors ne vient interrompre lalongue monotonie de ces murailles ; à peine, de distance endistance, un minaret dressant sa tige blanche ; toujours lesmêmes créneaux, toujours les mêmes tours, la même teinte sombreapportée par les siècles, – les mêmes lignes régulières, qui s’envont, droites et funèbres, se perdre dans l’extrême horizon.

Nous marchions tous deux seuls au pied de cesgrands murs. Tout autour de nous, dans la campagne, c’étaient desbois de ces cyprès gigantesques, hauts comme des cathédrales, àl’ombre desquels par milliers se pressaient les sépultures desOsmanlis. Je n’ai vu nulle part autant de cimetières que dans cepays, ni autant de tombes, ni autant de morts.

– Ces lieux, disait Aziyadé, étaientaffectionnés d’Azraël qui, la nuit, y arrêtait son vol. Il repliaitses grandes ailes et marchait comme un homme sous ces ombragesterribles.

Cette campagne était silencieuse, ces sitesimposants et solennels.

Et cependant nous étions gais, tous les deux,heureux de notre escapade, heureux d’être jeunes et libres, decirculer une fois par hasard, en plein vent comme tout le monde, etsous le beau ciel bleu.

Son yachmak, très épais, était ramené sur sesyeux jusqu’à dérober tout son front ; à peine voyait-on, parl’ouverture du voile, rouler ses prunelles, si limpides et simobiles ; son féredjé d’emprunt était d’une couleur foncée,d’une coupe sévère, que n’adoptent point d’ordinaire les femmesélégantes et jeunes. Et le vieil Abeddin lui-même ne l’eût pointreconnue.

Nous marchions d’un pas souple et rapide,frôlant les modestes marguerites blanches et l’herbe courte dejanvier, respirant à pleine poitrine le bon air vif et piquant desbeaux jours d’hiver.

Tout à coup, dans ce grand silence, nousentendîmes un délicieux chant de mésange, en tout semblable à celuid’aujourd’hui ; les petits oiseaux de même espèce répètentdans tous les coins du monde la même chanson.

Aziyadé s’arrêta court, étonnée ; avecune mine de stupéfaction comique, du bout de son doigt teint dehenné, elle me montrait le petit chanteur posé près de nous sur unebranche de cyprès. Ce petit oiseau, tout petit, tout seul, sedonnait tant de mal pour faire tout ce bruit, il se démenait d’unair si important et si joyeux, que, de bon cœur, nous nous mîmes àrire.

Et nous restâmes là longtemps à l’écouter,jusqu’au moment où il prit son vol, effrayé par six grands chameauxqui s’avançaient d’une allure bête, attachés à la queue leu leu pardes ficelles.

Après… après, nous vîmes poindre une troupe defemmes en deuil qui se dirigeaient vers nous.

C’étaient des femmes grecques ; deuxpopes marchaient en tête ; elles portaient un petit cadavre, àdécouvert sur une civière, suivant leur rite national.

– Bir guzel tchoudjouk (Un joli petitenfant !), dit Aziyadé devenue sérieuse.

En effet, c’était une jolie petite fille dequatre ou cinq ans, une délicieuse poupée de cire qui semblaitendormie sur des coussins. Elle était vêtue d’une élégante robe demousseline blanche et portait sur la tête une couronne de fleursd’or.

Il y avait une fosse creusée au bord duchemin. On enterre ainsi les morts n’importe où, le long des routesou au pied des murs…

– Approchons-nous, dit Aziyadé, redevenueenfant ; on nous donnera des bonbons.

On avait dérangé pour creuser cette fosse uncadavre qui ne devait pas être fort ancien ; la terre qui enétait sortie était pleine d’ossements et de lambeaux de diversesétoffes. Il y avait surtout un bras, plié à angle droit, dont lesos, encore rouges, se tenaient au coude par quelque chose que laterre n’avait pas eu le temps de dévorer.

Il y avait là deux popes à grands cheveux defemme, couverts de sordides oripeaux dorés, sales, patibulaires,assistés de quatre mauvais drôles d’enfants de chœur.

Ils marmottèrent quelque chose sur l’enfantmort, et puis la mère lui enleva sa couronne de fleurs, etemprisonna avec soin ses cheveux blonds dans un petit bonnet denuit, toilette qui nous eût fait sourire, si elle n’eût pas étéfaite par cette mère.

Quand elle fut couchée tout au fond sur le solhumide, sans planches, sans bière, on jeta sur elle cette terremalsaine ; tout tomba dans le trou, sur la jolie petite figurede cire, y compris les vieux os et le vieux coude ; et ellefut promptement enfouie.

On nous donna des bonbons en effet ;j’ignorais cet usage grec.

Une jeune fille, puisant dans un sac rempli dedragées blanches, en remit une poignée à chacun des assistants, etnous en eûmes aussi, bien que nous fussions Turcs.

Quand Aziyadé tendit la main pour recevoir lessiennes, ses yeux étaient pleins de larmes…

XXXII

Le fait est que ce petit oiseau était drôle dese trouver si heureux de vivre, et d’être si gai au milieu de cesite funèbre !…

5. AZRAËL

I

20 mai 1877.

… C’est bien le ciel pur et la mer bleue duLevant. Là-bas, quelque chose se dessine ; l’horizon se frangede mosquées et de minarets ; – mon cœur bat, c’estStamboul !

Je mets pied à terre. – C’est une émotion viveque de me retrouver dans ce pays…

Achmet n’est plus là, à son poste, caracolantà Top-Hané sur son cheval blanc. Galata même est mort ; onvoit que quelque chose de terrible comme une guerre d’exterminationse passe au-dehors.

… J’ai repris mes habits turcs. Je cours àAzarkapou. Je monte dans le premier caïque qui passe. Le caïqdji mereconnaît.

– Et Achmet ?… dis-je.

– Parti, parti pour la guerre !

J’arrive chez Eriknaz, sa sœur.

– Oui, parti, dit-elle. Il était à Batoum, et,depuis la bataille, nous sommes sans nouvelles.

Les sourcils noirs d’Eriknaz s’étaientcontractés avec douleur ; elle pleurait amèrement ce frère queles hommes lui avaient ravi, et la petite Alemshah pleurait enregardant sa mère.

Je me rendis à la case de Kadidja ; maisla vieille avait déménagé, et personne ne put m’indiquer sademeure.

II

Alors, je me dirigeai seul vers la mosquée deMehmed-Fatih, vers la maison d’Aziyadé, sans arrêter aucun projetdans ma tête troublée, sans songer même à ce que j’allais faire,poussé seulement par le besoin de m’approcher d’elle et de lavoir !…

Je traversai ce monceau de ruines et decendres qui avait été autrefois l’opulent Phanar ; ce n’étaitplus qu’une grande dévastation, une longue suite de rues funèbres,encombrées de débris noirs et calcinés. C’était ce Phanar que,chaque soir, je traversais gaiement pour aller à Eyoub, oùm’attendait ma chérie…

On criait dans ces rues ; des groupesd’hommes à peine vêtus, levés pour la guerre, à moitié armés, àmoitié sauvages, aiguisaient leurs yatagans sur les pierres, etpromenaient de vieux drapeaux verts, zébrés d’inscriptionsblanches.

Je marchai longtemps. Je traversai lesquartiers solitaires de l’Eski-Stamboul.

J’approchais toujours. J’étais dans la ruesombre qui monte à Mehmed-Fatih, la rue qu’ellehabitait !…

Les objets extérieurs étalaient au soleil desaspects sinistres qui me serraient le cœur. Personne dans cette ruetriste ; un grand silence, et rien que le bruit de mespas…

Sur les pavés, sur l’herbe verte, apparut unetournure de vieille, rasant les murailles ; sous les plis deson manteau passaient ses jambes maigres et nues, d’un noird’ébène ; elle trottinait tête basse, et se parlait àelle-même… C’était Kadidja.

Kadidja me reconnut. Elle poussa unintraduisible Ah ! avec une intonation aiguë de négresse ou demacaque, et un ricanement de moquerie.

– Aziyadé ? dis-je.

– Eûlû ! eûlû ! dit-elle en appuyantà plaisir sur ces mots bizarrement sauvages qui, dans la languetartare, désignent la mort.

– Eûlû ! eûlmûch ! criait-elle,comme à quelqu’un qui ne comprend pas.

Et, avec un ricanement de haine et desatisfaction, elle me poursuivait sans pitié de ce motfunèbre :

– Morte ! Morte !… elle estmorte !

On ne comprend pas de suite un mot semblable,qui tombe inattendu comme un coup de foudre ; il faut unmoment à la souffrance, pour vous étreindre et vous mordre au cœur.Je marchais toujours, j’avais horreur d’être si calme. Et lavieille me suivait pas à pas, comme une furie, avec son horribleEûlû ! eûlû !

Je sentais derrière moi la haine exaspérée decette créature, qui adorait sa maîtresse que j’avais fait mourir.J’avais peur de me retourner pour la voir, peur de l’interroger,peur d’une preuve et d’une certitude, et je marchais toujours,comme un homme ivre…

III

Je me retrouvai appuyé contre une fontaine demarbre, près de la maison peinte de tulipes et de papillons jaunesqu’Aziyadé avait habitée ; j’étais assis et la tête metournait ; les maisons sombres et désertes dansaient devantmes yeux une danse macabre ; mon front frappait sur le marbreet s’ensanglantait ; une vieille main noire, trempée dansl’eau froide de la fontaine, faisait matelas à ma tête… Alors, jevis la vieille Kadidja près de moi qui pleurait ; je serraises mains ridées de singe ; – elle continuait de verser del’eau sur mon front…

Des hommes qui passaient ne prenaient pasgarde à nous ; ils causaient avec animation, en lisant despapiers qu’on distribuait dans les rues, des nouvelles de lapremière bataille de Kars. On était aux mauvais jours des débuts dela guerre, et les destinées de l’islam semblaient déjà perdues.

IV

Je veille, et, nuit et jour, mon front rêve enflammé,

Ma joue en pleurs ruisselle,

Depuis qu’Albaydé dans la tombe a fermé

Ses beaux yeux de gazelle.

(VICTOR HUGO, Orientales.)

La chose froide que je tenais serrée dans mesbras était une borne de marbre plantée dans le sol.

Ce marbre était peint en bleu d’azur, etterminé en haut par un relief de fleurs d’or. Je vois encore cesfleurs et ces lettres dorées en saillie, que machinalement jelisais…

C’était une de ces pierres tumulaires qui sonten Turquie particulières aux femmes, et j’étais assis sur la terre,dans le grand cimetière de Kassim-Pacha.

La terre rouge et fraîchement remuée formaitune bosse de la longueur d’un corps humain ; de petitesplantes déracinées par la bêche étaient posées sur ce guéret lesracines en l’air ; tout alentour, c’étaient la mousse etl’herbe fine, des fleurs sauvages odorantes. – On ne porte nibouquets ni couronnes sur les tombes turques.

Ce cimetière n’avait pas l’horreur de noscimetières d’Europe ; sa tristesse orientale était plus douce,et aussi plus grandiose. De grandes solitudes mornes, des collinesstériles, çà et là plantées de cyprès noirs ; de loin en loin,à l’ombre de ces arbres immenses, des mottes de terre retournées dela veille, d’antiques bornes funéraires, de bizarres tombesturques, coiffées de tarbouchs et de turbans.

Tout au loin, à mes pieds, la Corne d’or, lasilhouette familière de Stamboul, et là-bas… Eyoub !

C’était un soir d’été ; la terre, l’herbesèche, tout était tiède, à part ce marbre autour duquel j’avaisnoué mes bras, qui était resté froid ; sa base plongeait enterre, et se refroidissait au contact de la mort.

Les objets extérieurs avaient ces aspectsinaccoutumés que prennent les choses, quand les destinées deshommes ou des empires touchent aux grandes crises décisives, quandles destinées s’achèvent.

On entendait au loin les fanfares des troupesqui partaient pour la guerre sainte, ces étranges fanfares turques,unisson strident et sonore, timbre inconnu à nos cuivresd’Europe ; on eût dit le suprême hallali de l’islamisme et del’Orient, le chant de mort de la grande race de Tchengiz.

Le yatagan turc traînait à mon côté, jeportais l’uniforme de yuzbâchi ; celui qui était là nes’appelait plus Loti, mais Arif, le yuzbâchi Arif-Ussam ; –j’avais sollicité d’être envoyé aux avant-postes, je partais lelendemain…

Une tristesse immense et recueillie planaitsur cette terre sacrée de l’islam ; le soleil couchant doraitles vieux marbres verdâtres des tombes, il promenait des lueursroses sur les grands cyprès, sur leurs troncs séculaires, sur leurmélancolique ramure grise. Ce cimetière était comme un templegigantesque d’Allah ; il en avait le calme mystérieux, etportait à la prière.

J’y voyais comme à travers un voile funèbre,et toute ma vie passée tourbillonnait dans ma tête avec le vaguedésordre des rêves ; tous les coins du monde où j’ai vécu etaimé, mes amis, mon frère, des femmes de diverses couleurs que j’aiadorées, et puis, hélas ! le foyer bien-aimé que j’ai désertépour jamais, l’ombre de nos tilleuls, et ma vieille mère…

Pour elle qui est là couchée, j’ai toutoublié !… Elle m’aimait, elle, de l’amour le plus profond etle plus pur, le plus humble aussi : et tout doucement,lentement, derrière les grilles dorées du harem, elle est morte dedouleur, sans m’envoyer une plainte. J’entends encore sa voix graveme dire : « Je ne suis qu’une petite esclavecircassienne, moi… Mais, toi, tu sais ; pars, Loti, si tu leveux ; fais suivant ta volonté ! »

Les fanfares retentissaient dans le lointain,sonores comme les fanfares bibliques du jugement dernier ; desmilliers d’hommes criaient ensemble le nom terrible d’Allah, leurclameur lointaine montait jusqu’à moi et remplissait les grandscimetières de rumeurs étranges.

Le soleil s’était couché derrière la collinesacrée d’Eyoub, et la nuit d’été descendait transparente surl’héritage d’Othman…

… Cette chose sinistre qui est là-dessous, siprès de moi que j’en frémis, cette chose sinistre déjà dévorée parla terre, et que j’aime encore… Est-ce tout, mon Dieu ?… Oubien y a-t-il un reste indéfini, une âme, qui plane ici dans l’airpur du soir, quelque chose qui peut me voir encore pleurant là surcette terre ?…

Mon Dieu, pour elle je suis près de prier, moncœur qui s’était durci et fermé dans la comédie de la vie, s’ouvreà présent à toutes les erreurs délicieuses des religions humaines,et mes larmes tombent sans amertume sur cette terre nue. Si toutn’est pas fini dans la sombre poussière, je le saurai bientôtpeut-être, je vais tenter de mourir pour le savoir…

 

V

CONCLUSION

On lit dans le Djerideï-havadis, journal deStamboul :

« Parmi les morts de la dernière bataillede Kars, on a retrouvé le corps d’un jeune officier de la marineanglaise, récemment engagé au service de la Turquie sous le nom deArif-Ussam-effendi.

« Il a été inhumé parmi les bravesdéfenseurs de l’islam (que Mahomet protège !), aux pieds duKizil-Tépé, dans les plaines de Karadjémir. »

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Tags: Pierre Loti