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Baltus le Lorrain

Baltus le Lorrain

de René Bazin

Chapitre 1 LA HORGNE-AUX-MOUTONS

 

En Lorraine de langue allemande, tout près de la frontière, une grande ferme est posée au bord de la forêt. Sa façade principale regarde la France. Comme elle est bâtie sur une colline, on voit de là, et bien loin, les campagnes pour lesquelles les hommes se sont tant battus ; et si l’on fait, en arrière,du côté de l’orient, trois cents mètres seulement, – vergers,grands arbres, champs de fougères et quelquefois de pommes de terre, – on entre dans la forêt du Warndt, qui est de la Sarre.

Cela se nomme la Horgne-aux-moutons, cet ensemble de bâtiments où la même famille, depuis quatre générations au moins, – le reste, qui le sait ? – cultive le sol profond dans la plaine, fauche les prés de la pente, et cueille les fruits épars que des futaies protègent contre les vents glacés de l’est. La Horgne ? Le nom lui fut donné aux temps où la Lorraine,peuplée de Celtes et gouvernée par Rome, parlait la langue latine : horreum, la grange. Et il y en a, des Horgnes autour d’elle ! Rien que dans le pays messin, on le rencontre au moins sept fois, ce nom : près de Peltre, près de Nouilly, près de Chesny, près de Pontoy, près d’Amélécourt et ailleurs. Mais la ferme la plus proche, l’invisible voisine, séparée par un plateau, une vallée, et un plateau encore,se nomme La Brûlée, et lui ressemble un peu de visage. Elle a remplacé la ferme anonyme, à jamais privée d’état civil, qui fut brûlée en 1635, quand les Suédois et de nombreux irréguliers ravageaient la Lorraine. La Horgne-aux-moutons, solide sur un promontoire, surveille tout un pays. La route de Carling à Sarrelouis, longeuse de frontière, passe derrière elle et un peu au-dessus ; les lignes forestières qui partent de là conduisent en Allemagne.

La Horgne est seule, puissante, peuplée.

Hélas ! l’homme qui la commande n’a pas d’enfants. Dans cette féconde Lorraine, lui, fils aîné de ceux qui lui transmirent la ferme, lui qui, tout jeune, en est devenu propriétaire, il est seul de son nom sur la terre des Baltus. Sa femme, une belle fille de Pange, épousée à vingt ans, est morte en donnant le jour à un enfant qui n’a pas vécu. D’autres ont cherché à plaire à maître Léo, et, pendant une période qui fut longue parce qu’il était riche, on parla plus d’une fois d’un nouveau mariage,avec celle-ci, avec celle-là, et elles eussent consenti,assurément, à devenir maîtresses de la Horgne-aux-moutons. Mais lui, il ne voulait pas.

Il est vieux à présent. Il a passétoute la guerre de 1914 dans sa Horgne, seul avec de jeunes gars,ou des bossus, bancals, malingres, que la conscription allemandelui laissait, travaillant comme à trente ans, et il en aura tout àl’heure soixante. Son aide la plus assurée et constante, ça étéGlossinde, une vieille fille silencieuse et dévouée, claire deregard, d’âme intrépide, douloureuse à jamais, comme tant de femmesde Lorraine qui ont vu les deux guerres, et que la victoireelle-même n’a pas consolées.

 

Le voici, dans la grande salle de la ferme. Lesoir du jeudi saint, 17 avril 1924, il est rentré des champs plustôt que d’ordinaire, puisqu’il y a encore un peu de jour, et qu’onvoit assez « pour se conduire dans lacampagne ». Par les deux fenêtres, on aperçoit,dans le ciel au-dessus de France, de grands nuages ronds,compagnons du soleil en fuite, éclairés par en bas, et rouges deson feu. Il fait très froid dehors. Glossinde tourne autour de lacheminée, rapprochant les bouts de tisons, écumant le pot de terreoù elle a mis toutes sortes de légumes à bouillir. Léo Baltus estassis devant le feu, sur une chaise basse, penché en avant, lesmains à la flamme. Ses genoux sont remontés ; son grand corpsreplié, tassé, paraît plus gros qu’il n’est ; il a des épaulesde porteur de grains, une tête ronde, aux cheveux gris abondants etcoupés ras, un visage sans barbe, les traits épais, les yeuxjaunes, les sourcils droits. Son frère, le cadet, qui est près delui, à sa gauche, lui disait autrefois : « Tu as lemasque d’un vieux Latin, Léo, et on ne t’appelle pas pour rien« le Romain ».

Jacques Baltus, lui, de six années moins âgé,habillé en demi-bourgeois, assis sur le bout d’un banc de cerisierqu’il a rapproché du foyer, une jambe passée sur l’autre, le dos bien droit, maigre et bâti en hauteur, a le type militaire desgrands Lorrains qui servent dans la cavalerie. Ses cheveux,clairsemés sur le haut du crâne, fournis et bouffants sur lescôtés, sont blonds, et sa moustache est plus blonde encore. Il aplus de rides que son frère aîné ; il a des yeux bleus, auxmouvements rapides ; les lèvres fortes, trop portées en avant,défaut que cachent à demi les moustaches gauloises, tombantes lelong des joues. Pas plus que Léo, Jacques Baltus n’a fait la guerrecontre nous, dans les armées allemandes. Sa profession l’a exempté,en 1914 : il est instituteur primaire à Condé-la-Croix.

La conversation, commencée depuis une heurepeut-être, avec son frère, ne vit plus que par soubresauts. Ons’est dit à peu près tout ce qu’on pouvait se dire. Tantôt, ilregarde Léo, qui ne bouge pas, lui, creusant la même idée, ettantôt il regarde sa fille, dans l’ombre, là-bas, et qui n’a pasdit un mot, ni fait un geste. Elle se tient debout, longue etmince, la poitrine appuyée au mur, et son front touche les vitresde la fenêtre, qui est haute. On lui a donné, ou bien elle s’estdonné à elle-même, une consigne dont elle ne s’écarte pas. Elleattend quelqu’un qui doit apparaître, dans les ténèbres presquefaites de la cour et des terres en pente. La lumière ne vient plusdu dehors à son visage ; la flamme de la lampe, celle du foyermettent seulement quelques points d’or sur les cheveux blondsqu’Orane porte en bandeaux, selon la mode ancienne. Si, à traversles vitres, un passant apercevait la jeune fille ainsi penchée versl’ombre, il pourrait ne pas la trouver jolie. Elle est simplementagréable ; on la devine brave, pure, et, tout au fond, tendre.Mais brave d’abord. C’est un être sûr, et qui, malgré sa jeunesse,a le parfait commandement de soi-même. Elle a des yeux tout neufs,tout clairs, tout bleus, où tremblent des étamines jaunes, et elleles gouverne à merveille. Ils se posent sur les yeux de celui quilui parle, et ils jugent ; et après cela, si vous avez déplu,cherchez-les : vous ne les trouverez plus. Elle excelle àcacher sa sensibilité frémissante. Elle parle peu. Pour ce qu’elleaime, elle est capable de parler très bien et même avec esprit, etd’attendre indéfiniment, et d’être héroïque. Elle a de la défense,des amitiés, des répulsions, vierge attentive et passionnée.

En ce moment, elle guette ; son cœur estoccupé d’une seule pensée, qui trouble aussi, mais inégalement, lesdeux frères Baltus. Ceux-ci mettent de longs intervalles entre desphrases qui sont des répétitions de crainte ou d’espoir déjàexprimés, et qu’ils prononcent uniquement pour garder le contact,navires en voyage, et qui disent : « Rien de nouveau àbord. » Les ténèbres sont de plus en plus épaisses, sur lacampagne. Les nuages les plus bas ont à peine un peu de pourpre àl’ourlet.

– Tu dis, Jacques, qu’elle a quitté tamaison à deux heures ? Dans quelle direction ?

– Le charpentier Cabayot l’a vue, qui sedirigeait de vos côtés.

– Elle n’a pas paru à la Horgne. Les boissont grands : les chiens s’y perdent.

– C’est tous les jours à présent qu’ellecourt la campagne, avec ses morceaux de pain dans son tablier.

– De combien, chaque morceau, qu’elleperd ainsi ?

– D’une livre, une livre et demie.

Le paysan serra les deux poings qu’il tendaità la flamme.

– Tu supportes cela, Jacques !

– Que veux-tu ? le chagrin l’achangée !

– Je l’aurais corrigée, moi !

–… Tu n’en sais rien, Léo : tu es veufdepuis trop longtemps, pour être sûr que tu aurais fait cela. Moi,je ne le crois pas.

L’homme de l’école, rude aussi, mais plusraffiné, eut un sourire douloureux, en regardant la flamme dansantedu foyer. Il reprit, longtemps après :

– J’ai toujours fait bon ménage avecelle, Léo.

La vieille Glossinde, à ce mot-là, tourna latête ; la jeune fille qui guettait, sans se retourner, fit unmouvement : mais il n’y eut ni réponse, ni suite. L’horloge,dans sa gaine de bois peint, sonna sept heures. Le chef de laHorgne-aux-moutons tira, de son gousset, un ognon d’argent, montrehéritée, et la monta, avec la clé qui pendait à la chaîne d’acier.Le meuglement d’une vache, dans l’étable voisine, affaibli par lescloisons, remplit la salle, et fit trembler une assiette enéquilibre dans le vaisselier.

– J’ai livré le veau ce matin, dit lepaysan.

Le silence dura ensuite un peu de temps,rompu, tout à coup, par quatre notes jeunes, claires,heureuses :

– Voilà Mansuy !

La guetteuse quitta la fenêtre, courut à laporte, et l’ouvrit. L’air glacé entra, balayant des brins de paillequi coulèrent sur le sol, et de la poussière qui tourbillonnaautour de la lampe.

– Et voilà maman en arrière !

Elle s’élança dehors. L’instituteur s’étaitlevé le premier, et l’avait suivie jusqu’auprès du seuil. LéoBaltus se levait aussi, mécontent d’avoir perdu deux heurespeut-être, et des mots, par la faute de cette belle-sœur à demifolle. Le bruit de plusieurs voix mêlées entra en vol de bourdon,sans qu’on pût deviner ce qu’elles disaient. Trois hommes, au lieud’un, apparurent, montant les marches : Mansuy, solide gars,d’allure dégagée, qui venait d’achever son service militaire ;le berger tout vieux, barbu jusqu’aux yeux, couvert de sahouppelande ; un adolescent courtaud, robuste, petit valet deferme. Et ils allèrent dans l’ombre, de l’autre côté de la table.On les vit passer, on ne les regardait pas. Tout le monde regardaitcelles qui devaient entrer maintenant. Jacques Baltus s’étaiteffacé le long du mur. Elles entrèrent dans la lumière, la fille etla mère, se donnant la main. Elles étaient de même taille, l’unetrès blonde, l’autre presque brune, et pâle, et dont les yeuxétaient cernés d’une grande ombre.

– C’est Mansuy qui l’a retrouvée !dit la jeune fille. Il n’a pas eu à l’appeler. Elle l’a vu dans lechamp. Elle a dit : « Si c’est Marie-au-pain que vouscherchez, elle est dans le chemin ! » Il a descendu, àtoute vitesse, et il l’a trouvée sur la route, la chère maman. Elleallait chez nous, à Condé-la-Croix. Elle a grand chaud, elle sedépêchait. N’est-ce pas, maman, que vous saviez bien que vous étiezen retard ?

Elle disait cela pour excuser la mère, quiinclina la tête, en signe d’assentiment, et répondit :

– J’avais dû aller plus loin qued’habitude, à des carrefours, dans les forêts. J’ai idée que c’estpar là qu’il reviendra. S’il était en France, nous l’aurions déjà,dans sa petite chambre, dans son lit qui est fait, les draps bientirés, une fleur fraîche à côté, pour qu’il repose mieux.

La jeune fille avait fermé la porte. La mèreétait seule, debout près de l’entrée, disant avec volubilité, etcomme si elle récitait une leçon, ces choses qui semblaientdéraisonnables aux autres. À peine avait-elle l’air de lesreconnaître, ceux qui se trouvaient là, dans la salle. Son mari,que sa fille avait rejoint, près du mur, à droite, se taisait,gêné.

Ce fut la forte voix du maître qui essaya detirer du rêve la mère hallucinée. Il la connaissait mal. Il n’avaitjamais su la comprendre, même au temps des noces de Jacques ;il ne voyait pas en elle, sans dépit, une sorte de demi-dame, quiavait passé plusieurs années au pensionnat des religieuses dePeltre ; il attribuait à son influence le peu de goût qu’avaitmontré, pour la vie rurale, Nicolas Baltus, le disparu, le neveu,l’espoir trompé de la ligne terrienne.

– Eh bien ! avez-vous découvert satrace, ma pauvre Marie ?

Elle tressaillit, et répondit, comme un témoinrépond au juge, tâchant d’assurer sa voix, de ne dire quel’essentiel :

– Non ; mais mon espoir estinvincible ; les chemins sont longs pour moi, ils sont longspour lui ; il n’a pas encore passé la frontière.

– Vous le croyez toujours enAllemagne ?

– Oui, Léo, peut-être, ou bienailleurs.

– Ma pauvre amie, voilà six ans bientôtqu’il n’a point été revu.

– Six ans aujourd’hui même : c’estpour cela que j’ai été plus loin que d’habitude.

– Vous n’en pouvez plus !Regardez-moi cette mine-là ! Et ces yeux creux ! Et cetterobe tachée de boue, plus que mes culottes de labour, biensûr ! Vous croyez que c’est prudent, à une femme qui n’est pasencore trop désagréable à voir, d’errer des demi-journées dans lesforêts de la Sarre ?

– Les mères qui cherchent leur enfant, çan’a peur de rien, Léo.

– Allons il faut vous en retourner àCondé. Je vous dirais bien de souper avec nous…

– Oh ! non, merci !

– Je sais que vous n’aimez plus lacompagnie… Prenez une goutte de café ; ça vous soutiendra,jusqu’à l’école… La nuit est devenue toute noire : Mansuy, tuallumeras la lanterne, et tu les reconduiras jusqu’à laroute !

Du groupe des trois hommes qui avaientassisté, muets, à l’entrée de la belle-sœur du patron, Mansuy sedétacha aussitôt, il traversa la cuisine en diagonale, ouvrit laporte qui, en face de la cheminée, donnait accès dans les autrespièces de la grande ferme, et revint quelques instants plus tard,portant au bout de son bras gauche, une lanterne d’écurie d’unmodèle antique, construite en forme de tour, grillagée, cerclée demétal, coiffée d’un toit à plusieurs étages noircis par la fumée,meuble fabriqué surtout en vue de résister aux chocs, et d’oùs’échappait, cependant, une petite lumière. En passant devant lafille de Marie Baltus, le jeune homme, à l’aise dans la ferme commeun vrai fils, leva un peu la lanterne, en manière de salut. Oranesourit. Les adieux furent rapides. Léo Baltus reconduisit son frèreet sa belle-sœur jusqu’à trois pas au delà du seuil. Il les regardadescendre un moment, puis remonter pour gagner la route de Carlingà Sarrelouis. La femme, fatiguée de la longue course dans la forêt,boitait un peu, tout à côté de son mari. En avant, Mansuy allait,balançant la lanterne, et éclairant le sentier quand il y avait unepierre, ou un tournant. Orane était près de lui.

On ne les entendait ni marcher, ni parler, cesquatre voyageurs dans la nuit, car ils se disaient seulement desmots à voix basse, et l’herbe, et l’humidité de la terre,assourdissaient le bruit des pas. Au-dessus d’eux, les étoilesluisaient, voilées de brume. C’était la nuit de printemps, quimouille les germes entr’ouverts et les premières feuilles, plusdouce que la pluie, et plus lente.

Au bout du sentier, ils trouvèrent la route deCarling, route de hauteur, bordée, à droite, par les massifsforestiers du Warndt, et qui côtoie, à gauche, deux kilomètresaprès la Horgne-aux-moutons, ce village où habitait Baltus, ceCondé-la-Croix, dont les maisons sont posées en accent circonflexesur les flancs d’un plateau cultivé. Mansuy continuait, soi-disant,d’éclairer le chemin. Mais la lanterne, pendue à sa main gauche, etdont la vitre était tournée vers l’arrière, ne donnait un peu delumière qu’à Baltus et à Marie qui suivaient ; et lui, ildemeurait dans l’ombre, marchant près d’Orane à pas mesurés,balancés au rythme des labours.

Quand deux jeunes gens s’en vont ainsi, ne seregardant pas l’un l’autre, mais graves, le visage levé, disant auxétoiles, à voix basse, des mots que n’entendent point les parentsqui les suivent, on peut être assuré que l’amour est entre eux. Lamère, épuisée, possédée d’autres songes, avait perdu, depuislongtemps, ce don qu’ont les mères d’interroger sans cesse, enesprit, leurs filles un peu grandes et en danger d’amour. MarieBaltus ne voyait que ceci : par la nuit sans lune, elle avait,pour la mieux guider sur le chemin, le chef de culture de laHorgne, un homme qui avait la confiance du maître, et auquelcelui-ci avait dit : « Reconduis-les jusqu’à laroute. »

Mansuy fit beaucoup plus. Il ne s’arrêta qu’aucommencement du village, aux premières de ces maisons qui avaienttoutes une fenêtre éclairée, mais une seule : habitations decultivateurs ou d’artisans, façades claires, longs toits, fumiersle long des murs, deux ruisseaux encadrant la chaussée bienempierrée, descendant de là-haut, où était la place de l’école. Nitrop de paroles, ni trop de gestes. Peut-être avait-il,furtivement, serré la main d’Orane Baltus. On vit seulement qu’ilse retournait, qu’il enlevait sa vieille toque de fourrure :« Bonsoir, la compagnie ! » et qu’il reprenait lechemin de la Horgne, à grandes enjambées.

Quand il fut éloigné de cinquante ou soixantepas, il se mit à chanter, pour être encore un peu près de cellequ’il aimait. Marie Baltus n’y fit point attention. Orane, quis’était mise à gauche de ses parents, connaissait les paroles de lachanson d’ancienne France, la chanson qu’elle lui avait apprise,afin de l’habituer à mieux prononcer le français :

S’il fut jamais, s’il fut un jour

Un amant payé de retour,

Ce n’est pas moi :

Vive le roi !

Le refrain s’en alla parmi les ensemencés etparmi les arbres du Warndt. Il ne s’adressait qu’à une seulecréature au monde. Elle riait secrètement, les yeux mi-clos. Elleentendit le premier couplet, et le sourire s’allongeaencore :

Vous êtes sûre de vous-même,

Votre cœur, sans doute, est fermé :

Si c’est pour ne pas être aimé,

Pourquoi voulez-vous qu’on vous aime ?

Orane n’entendit pas la suite. Le chanteurétait déjà trop loin. Elle se rappelait le jour où ce timide, dansle verger de la Horgne, lui avait dit : « Pour êtrecertain de vos amitiés, il en faut, du temps, mademoiselleOrane ! » et comment elle avait répondu :« Lent à donner sa foi, et fort ensuite pour la défendre,mais, Mansuy, c’est toute la Lorraine ! »

Elle songeait à ce passé, qui datait de troismois. Les premières maisons de Condé remplaçaient les poiriersplantés au bord de la route. Aucun feu derrière les volets clos.Elles dormaient, et de même celles d’après. La rue était déserte.Elle débouchait dans une place rectangulaire, trois fois largecomme elle, montant de même vers le sommet du plateau, et quebarraient, en haut, les bâtiments de l’école. Orane, son père et samère, arrivés devant le perron, tournèrent à gauche, où était lelogement de l’instituteur, et rentrèrent chez eux, là où il y avaiteu du bonheur, autrefois.

Chapitre 2LES TROIS BALTUS

&|160;

Qu’étaient ces Baltus&|160;? les représentantsd’une des plus anciennes familles de Condé-la-Croix, le feuillagecaduc, mais vert pour le moment, d’un des chênes les mieuxenracinés de la frontière lorraine. On prétendait, – et c’estl’abbé Gérard qui disait cela, sans assez de preuves et un peuglorieusement, – les rattacher à ce Louis Baltus qui fut échevin deMetz vers les années 1690, et dont le fils publia le Journal dece qui se faisait à Metz, lors du passage de Marie Leczinska.Il se peut. La ligne collatérale était demeurée dans l’ombre, entout cas&|160;; elle avait mérité d’une autre manière&|160;: auservice du blé, du seigle, de l’herbe et de la forêt. C’étaient,ces gens de Condé, des fermiers de longue lignée sur des terresdifficiles. Elles exigeaient des laboureurs habiles, parce qu’ellessont inégales souvent, ou à flanc de coteau, et des hommes de grandcourage, parce qu’elles n’ont jamais cessé d’être disputées. Lessoldats de toutes les Allemagnes, ceux des ducs de Lorraine, ceuxde France, ceux de Suède même et d’ailleurs, étaient entrés, tour àtour, dans la Horgne-aux-moutons, celle d’à présent, vieille dedeux siècles, ou l’une de celles qui avaient été bâties sur la mêmefalaise boisée, dominant la vallée. Les contrebandiers laconnaissaient bien, les déserteurs aussi, et chacune des espèces derôdeurs de bois. Il fallait être un chef pour tenir là, en bonordre, les champs, les greniers, les troupeaux et les gens.

Léo Baltus en était un. Aîné de deux frères,il avait été maintenu en possession du domaine indivis que le père,un des plus rudes paysans de ce coin de Lorraine, avait acheté dedemoiselle Collin, dernière héritière d’une famille du pays. On nesait plus à quelle date remontait, dans les âges, l’association deces deux noms, les Collin propriétaires, les Baltus fermiers de laHorgne. Il n’y avait plus de Collin, du moins de cettefamille-là&|160;; il y avait encore trois Baltus, et l’aîné, àl’automne de chaque année, donnait, à Jacques et à Gérard, leurpart de bénéfices. Il ne la faisait jamais large. Si la récolte defroment, ou de seigle, ou d’avoine, ou de pommes de terre, avaitété bonne, il trouvait toujours à dire que les valets de fermeavaient demandé une augmentation de gages&|160;; que deux vachesavaient péri&|160;; que la provision d’avoine n’avait pas suffipour les chevaux&|160;; que les réparations soit aux bâtiments,soit aux attelages, aux charrettes, aux charrues, ne laissaient pasgrand’-chose aux co-partageants. Il recevait sesfrères une ou deux fois l’an, et princièrement, à sa table&|160;;il savait, à l’occasion, faire un cadeau, soit à l’abbé, soit auxenfants de l’instituteur&|160;: personne ne s’était jamais plaint,et la Horgne-aux-moutons passait, non sans raison, pour une desfermes les mieux tenues de toute la contrée.

Gérard, l’abbé, était d’un demi-pied plus hautque Léo et que Jacques, déjà fort grands. Ce dernier venu de lafamille eût ressemblé à un de ces athlètes dont on voit le portraitdans les journaux de sport, s’il avait été formé, dès sa jeunesse,aux exercices du corps, à la gymnastique, au lancement du disque etdu javelot, au patinage, à la lutte, au maniement des haltères.Prêtre, et passionné pour les études d’histoire, – bien entendupour l’histoire de Lorraine, – il ne prouvait guère son aptitudeaux jeux de force que par l’ampleur de sa voix et une incroyablerésistance aux fatigues de la marche. Il parlait d’une voix grave,méthodiquement, avec beaucoup de sens commun. Puis, tout à coup, sabonne figure pleine s’illuminait, il riait d’avance d’uneplaisanterie ou d’un mot vif qu’il allait dire, et ce n’était pastoujours drôle, mais on s’amusait, malgré soi, au plaisir qu’il yprenait. Âme candide et régulière, sans ambition humaine, toutpétri d’ambition divine, il était plus porté que d’autres à nepoint cacher ses sentiments, et non seulement sa foi, mais sespréférences, son amour pour la France, qu’il connaissait uniquementpar les livres, par une comparaison devenue quotidienne avecl’immigré allemand, et par le sang des Baltus, qui était pur.Lorsque sa mère, première avertie, avait appris de lui-même, unsoir, dans le fournil, qu’il se croyait appelé au sacerdoce, elles’était écriée&|160;: «&|160;Ah&|160;! cet honneur-là nous étaitbien dû, pour tous les prêtres que nos grands-parents ont cachés, àla Horgne, pendant la Révolution&|160;!&|160;» Elle avait assisté àla première messe de Gérard, communié de la main de son fils, puis,comme si sa raison de vivre eût désormais cessé, tranquille, elleavait quitté ce monde.

Son grand Gérard, attaché d’abord à l’Œuvredes jeunes ouvriers de Metz, et devenu l’hôte toujours présent ettoujours accueillant de la maison bâtie au sommet de la ville,avait été nommé, plus tard, curé d’une toute petite paroisse deMetz-Campagne. Mais il ne devait pas occuper son poste trèslongtemps. La guerre éclata&|160;: les Allemands avaient eu soind’inscrire l’abbé Gérard Baltus sur la liste noire.

Le clergé lorrain leur était en particulièredétestation. Ils n’ignoraient pas que l’esprit latin voit en euxdes barbares, et qu’un cœur catholique est porté à aimer la France,un peu, beaucoup, passionnément, selon le degré de connaissancequ’il en a. Quarante-quatre années n’avaient pas changé les âmesnobles de Lorraine. Qui incarnait cet esprit, et qui dirigeait cescœurs, si ce n’est les prêtres, descendants presque toujours desfamilles les plus exactes dans la foi&|160;? Les gens de la Prussele savaient bien. S’ils avaient pu détruire les souvenirs du«&|160;temps français&|160;», eux, les maîtres del’Allemagne&|160;! Mais la foi, l’histoire et la légende échappentaux plus puissants. Ils n’avaient que bien peu réussi. Ilsaccusaient les prêtres, – non sans raison, – d’avoir été, d’êtretoujours, avec bon nombre de maires et d’instituteurs, l’obstacleprincipal à la germanisation de cette province, que les historiensteutons déclaraient allemande, et que la guerre de 1870 avaitarrachée à la France. Dès la déclaration de guerre, et quelquefoisavant que la nouvelle officielle fût publiée, ils se hâtèrent doncd’arrêter les plus connus de ces «&|160;ennemis de la patrieallemande&|160;». Sous quels prétextes&|160;? les plus variés, lesplus vaguement formulés. Quatre ou cinq soldats, baïonnette aucanon, un officier arrivant en automobile, et descendant, revolverau poing, ordonnaient au curé de les suivre. C’était à la porte dupresbytère, à la sortie de l’église, sur une route, quand le prêtrerevenait d’administrer un de ses paroissiens. Le curé demandait lesraisons de cette arrestation&|160;: «&|160;Qu’ai-jefait&|160;?&|160;» On lui répondait&|160;: «&|160;J’ai l’ordre.Vous saurez plus tard.&|160;» Plus tard, cela signifiait&|160;:«&|160;Quand nous voudrons&|160;»&|160;; cela signifiaitaussi&|160;: «&|160;Jamais.&|160;» Les soldats aimaient àplaisanter. Quand ils eurent arrêté, par exemple, l’abbéVechenauski, qui venait de célébrer la messe à Orny, ils luidemandèrent&|160;: «&|160;Pourquoi avez-vous été, ce matin, àChérisey&|160;? – Parce que c’est l’annexe de ma paroisse. – Oui,répliquèrent-ils&|160;; votre annexe, c’est le diocèsede France.&|160;» Souvent le prisonnier n’est pas autorisé àrentrer dans son presbytère, pour y prendre un manteau ou du linge.Il faut l’emmener au plus vite à la prison militaire de la ville laplus proche, d’où il sera expédié en Allemagne, à moins qu’on nepréfère le garder en cellule, dans quelque forteresse de Lorraineou d’Alsace. Il y a des gares où l’on change de train, pour gagnerles lieux de destination&|160;: aubaines pour la canailledéchaînée&|160;! Soldats et immigrés se rassemblent autour des«&|160;espions&|160;»&|160;; les injures sont toutes permises, lescoups de pied, de canne ou de crosse de fusil autorisés, lesplaisanteries teutonnes applaudies, celles surtout qui fontbeaucoup souffrir, car «&|160;c’est la guerre&|160;», et laconscience allemande est en syncope. Une des meilleures farces desofficiers et sous-officiers consiste à faire aligner leurscaptures, prêtres et laïques, le long d’un mur, à les prévenirqu’on va les fusiller, à commander à un peloton de charger lesarmes et de mettre en joue, puis à déclarer que l’exécution auralieu à un autre moment. Lorsque le vieux curé de Gélucourt eut étéarrêté, en août 1914, un supplice inédit fut inventé par lessoldats, dans la gare de Sarreguemines&|160;: ils s’approchèrent,en file, du vieillard qu’ils avaient adossé à un mur, et, l’unaprès l’autre, ils lui écrasèrent les pieds à coups de talon debottes.

Songez donc&|160;: il y avait, parmi cesprêtres, des hommes convaincus d’avoir dit qu’ils étaient fiersd’être nés avant 1870&|160;; il y en avait d’autres qui avaientrefusé de faire des sermons en allemand, devant des populationshabituées à entendre le français&|160;; d’autres, qu’on avait vusmonter sur les coteaux et approcher l’oreille de terre, pourécouter si le bruit du canon français ne se rapprochait pas, et, detous, on pouvait dire ce qu’écrivait à l’évêque de Metz, endécembre 1914, un fonctionnaire impérial&|160;: «&|160;Je feraiobserver que, non seulement le sous-préfet de Thionville-est, maisaussi d’autres sous-préfets se plaignent de ce que le clergé, enopposition flagrante avec la vieille Allemagne, ou bien ne parlepas du tout, ou bien parle trop peu, à l’église, de la guerre, dansle sens national allemand.&|160;»

Ainsi furent saisis, emmenés en captivité,généralement aux premiers jours de la mobilisation, des curés deparoisses lorraines, ou des professeurs ecclésiastiques, connuspour leurs sentiments français, comme l’abbé Vechenauski&|160;; lePère Bonichut, du couvent de Saint-Ulrich&|160;; l’abbé Hennequin,curé de Moyenvic&|160;; l’abbé Théodore Robinet, curé deGélucourt&|160;; l’abbé Rhodes, curé de Maizeroy&|160;; l’abbéCourtehoux, curé de Corny, qui mourut peu après&|160;; l’abbéÉtienne, aux yeux clairs, fils d’instituteur, oncle de deuxofficiers français, curé de Lorry-lès-Metz&|160;; l’abbé Jean, curéde Château-Noué, arrêté pendant la bataille de Sarrebourg, et mortpar suite des mauvais traitements endurés&|160;; l’abbé Betsch, quine rentra dans sa paroisse de Destry qu’au bout de cinquante-deuxmois&|160;; l’abbé Reinert, curé de Vannecourt&|160;; l’abbéMichel, curé de Falchwiller&|160;; l’abbé Leidinger, curé deMorange-Silvange&|160;; l’abbé Ritz, alors rédacteur auLorrain, et collaborateur de ce grand patriote, lechanoine Collin, qu’il avait fait partir pour la France quelquesheures avant que les soldats allemands ne vinssent enfoncer laporte du logis de la rue du Haut-Poirier&|160;; l’abbé Lacroix,curé de Norroy&|160;; l’abbé Walbock, curé de Sailly&|160;; l’abbéPierre, archiprêtre de Delme, accusé d’avoir «&|160;combattu l’idéeallemande&|160;»&|160;; l’abbé Mouraux, curé de Sérouville&|160;;l’abbé Hippert, curé de Longeville-lès-Metz&|160;; et tantd’autres, tant d’autres&|160;!

Gérard Baltus fit partie de cette levée enmasse de suspects. Saisi par cinq soldats allemands, au petitmatin, quand il sortait de son presbytère pour aller dire sa messe,le 1er août 1914, il était conduit à la prison militairede Metz, et recommandé à la sollicitude particulière du feld webelgeôlier Koch. Après un mois, transféré à Coblentz, puis à Cassel,il ne rentra à Metz qu’à la fin de novembre 1918. La prison avaitété dure pour ce fils de laboureur, habitué à la vie au grandair&|160;; les «&|160;repas impériaux&|160;», composés d’un morceaude pain large comme la main, et d’une tasse d’eau, les alertescontinuelles, les réveils en sursaut, que multipliaient lesgardiens ouvrant à toute heure le guichet, l’absence de nouvellesdes siens, la saignée quotidienne que lui faisait subir la verminedes cachots, la douleur où le jetaient les acclamations desAllemands, saluant les victoires annoncées par l’état-major,avaient altéré la plus belle santé de Lorraine. L’abbé Baltus étaitdevenu un géant maigre, travaillé de rhumatismes, sans cesse menacéde crises cardiaques. Il n’avait gardé, du temps d’avant-guerre,que sa foi, sa voix et sa passion de l’histoire lorraine&|160;:«&|160;tout l’essentiel&|160;», disait-il. Et il retrouva, dans lajoie, sa petite paroisse de l’arrondissement de Metz-Campagne.Souvent, dans la famille, on l’avait appelé&|160;: «&|160;Gérardl’Asseuré&|160;»&|160;; il demeurait, après la longue épreuve,digne du surnom qui signifiait, ici, que l’homme n’avait pointl’air de ceux qui se rendent facilement, ni dans une discussion, nidans une bataille.

Le second des Baltus avait quitté laHorgne-aux-moutons, comme Gérard, et il était devenu maîtred’école. Ce corps des instituteurs lorrains, les Français leconnaissaient mal. Ils en donnèrent la preuve immédiate, lorsque laFrance rentra dans ses provinces reconquises. Il parut alorsconvenable de rédiger et de publier un petit guide enAlsace-Lorraine, un vade-mecum pour tant de«&|160;Français de l’intérieur&|160;», qui allaient parcourir ledomaine, depuis quarante ans fermé à clé du côté de l’ouest,administré, exploité, et de plus en plus envahi par les Allemands.La joie ne suffisait pas au vainqueur, en effet, pour reprendre saplace. L’administration militaire fit donc savoir aux officiers,aux soldats, aux fonctionnaires, quelles amitiés ils avaient chancede rencontrer, dans les villages, à qui se fier, de qui sedéfier.

Une petite brochure fut imprimée. Imparfaiteet sommaire, elle disait, des instituteurs de Lorraine etd’Alsace&|160;: «&|160;Il n’y a pas grande confiance à accorder auxinstituteurs&|160;: ils sont allemands et pangermanistes. Dans lesagglomérations agricoles, on pourra les distinguer suivant lespromotions. Les vieux maîtres d’école restent fidèles à la France,mais ils sont de plus en plus rares. D’autre part, les tout jeunesinstituteurs, partisans actifs du nationalisme alsacien-lorrain,commençaient parfois à se dérober aux influences officielles, et àse rapprocher des idées françaises&|160;; mais ils sont presquetous mobilisés. On se trouvera donc en présence d’instituteurspliés à la discipline allemande, ou gâtés par la soi-disant cultured’outre-Rhin.&|160;»

Ce furent des lignes injustes pour beaucoup deces instituteurs, vieux, moyennement jeunes ou tout à fait,auxquels on prêtait, avant que l’enquête pût être approfondie, dessentiments qu’ils n’avaient pas. Nous eûmes bon nombre d’amis, autemps de notre abandon, dans le «&|160;personnel enseignant&|160;»que surveillait le schulrat de Metz&|160;; oui, de grandsamis, dont l’amitié fut méritoire, et il faut entendre par là nonseulement les religieuses de Peltre, de Sainte-Chrétienne, deSaint-Jean-de-Bassel en Lorraine, de Ribeauvillé en Alsace,admirables femmes, qui continuèrent de former, à la française, lecœur de toutes les femmes de Lorraine et d’Alsace, mais d’autresmaîtres et maîtresses d’école, dénoncés, inquiétés, obligés de nepoint déclarer leur amour pour le pays de France, habiles pourtantet résolus à ne pas le renoncer. Il y eut des héros parmieux&|160;: Jacques Baltus en fut un.

Avant l’âge de quinze ans, il avait décidé dedevenir instituteur, et, le soir même du jour où sa décision futprise, il en avait avisé le père, le vieux chef qui commandaittoute chose à la ferme de la Horgne-aux-moutons. Le père, hommeconsidérable dans le pays, réputé pour sa taille, sa force, safortune, et son humeur française, avait répondu&|160;: «&|160;C’estbien, petit&|160;! Je n’ai que trois fils&|160;: l’aîné est déjà,comme moi, paysan&|160;; toi, tu seras maître d’école&|160;; si letroisième, comme il en parle déjà, se fait curé, mes trois filsauront bien servi Dieu et la Lorraine.&|160;» Et les choses nes’étaient point passées autrement.

Que Jacques Baltus, le second, eût, àproprement parler, la vocation de l’enseignement, on aurait pu endouter. C’était, dans sa première jeunesse, un de ces Lorrains,grands lurons tout en bois souple, qui n’aimaient rien tant que dejouer un bon tour aux maîtres germains de la Lorraine, dût laplaisanterie s’achever en bataille. Il évitait, pour ne pas nuireaux intérêts du père Baltus, de provoquer les fils des immigrésallemands qui habitaient le village de Condé-la-Croix, le plusvoisin de la Horgne, mais il ne manquait guère l’occasion demanifester ses sentiments français, lorsque, dans les petitesvilles moins voisines, à Boulay, notamment, ou dans la grande villecapitale, il y avait une occasion de se montrer bleu, blanc,rouge.

Sur ses économies de jeune fils de ferme, –elles n’étaient pas grosses, – il trouvait le moyen de prendre lechemin de fer, et de rejoindre des amis messins, qui lesurnommaient «&|160;le sergent-major&|160;». On l’attendait à lagare&|160;; le soir, on l’y reconduisait. Il avait ainsi, dansl’été de sa quinzième année, le 15 août, fait à bicyclettel’excursion de Metz à Mars-la-Tour, un peu pour pèleriner jusqu’àGravelotte, et passer, en sifflant Sambre-et-Meuse, devantl’hôtel du Cheval d’or, où le vieux Guillaume a couché le 17 août1870&|160;; mais surtout dans l’intention de rencontrer des bandesde jeunes Allemands qui se rendaient, avec leurs provisions decharcuterie, au monument des Hessois, qui est sur la route&|160;;on s’était battu, dix contre dix, à coups de poing, sur un bas-côtédu chemin, avant d’arriver à la Schlucht. Le vingt et unièmepersonnage avait mis en fuite les combattants&|160;: c’était ungendarme allemand, chargé de veiller au bon ordre de la fête.

Lorsque le temps fut venu, Jacques Baltusentra à l’école préparatoire de Saint-Avold, puis à l’école normaleprimaire de Metz&|160;; il y trouva des jeunes gens comme lui, touscatholiques, – les protestants étaient formés à l’école normale deStrasbourg, – très décidés à ne point servir contre la France, dumoins avec un grade dans l’armée allemande, et auxquels nul maîtrene tenta d’arracher la foi, ni l’amour de la Lorraine, ni lesouvenir de ce que le père et la mère avaient enseigné, parl’exemple, durant la petite jeunesse. Après cinq ans, il seretrouva, au sortir de l’école normale, aussi Lorrain qu’il étaitentré. Et très vite, après un stage de quelques années dans unautre bourg de la Lorraine de langue allemande, il eut la chanced’être nommé instituteur dans son propre village de Condé-la-Croix.Il y était demeuré populaire&|160;: il fut, promptement, un despremiers hommes de la région.

Dans sa chaire de maître d’école, il étaitredouté, voyant tout, apercevant la main furtive d’un gamin quipinçait la culotte du voisin, ou lançait une boulette de papier,habile à saisir le coupable en flagrant délit, capable encore derire avec les petits, lorsqu’il suffisait d’avoir ainsi faitentendre&|160;: «&|160;Je te vois&|160;!&|160;» et qu’une punitioneût froissé l’esprit nuancé de cette jeunesse lorraine&|160;; ausurplus, attentif à ne point faire de jaloux, à ne point supporterde coteries et de clans parmi les élèves. C’était l’école, le lieuoù le maître remplace le père. Ces âmes d’enfants, bourrées depassions, – vingt poussins sous la poule, – intéressaient au plushaut point l’instituteur. «&|160;Parbleu&|160;! disait-il, lemétier n’est pas commode&|160;: de tous mes renards, de mes ours,de mes loups et de mes moutons faire des Lorrains&|160;!&|160;» Ilavait, du Lorrain, une idée toute belle, qu’à vrai dire il tenaitde son père, de sa mère, de ses aïeux, de l’air des forêts et desplaines, et qu’il regrettait de n’avoir pu étudier dans l’histoire.«&|160;Que voulez-vous, disait-il, le temps m’a toujoursmanqué&|160;! Quarante gamins à instruire, les parents à recevoir,les papiers du maire à tenir à jour, ma femme à raisonner, Orane àregarder vivre, et mon petit verre de mirabelle à boire,m’empêcheront toujours d’être savant. Dans la famille, c’est leplus jeune qui est savant, l’abbé Gérard&|160;: quand nous seronsvieux tous deux, je m’instruirai près de lui. Ce sera ma dernièrejoie de redevenir écolier. Il aura bien sa retraite, et moiaussi.&|160;»

Dure mission, celle d’un maître d’école qui ade la conscience&|160;! Du matin au coucher du soleil, Baltus neprenait point de repos. S’il n’était pas dans sa classe, on étaitsûr de le trouver à la mairie, dont il était le«&|160;greffier&|160;», comme on dit en Lorraine.

Fonctions assez lourdes, devenues trèsdifficiles pour lui, en raison de l’inimitié du maire.Condé-la-Croix, bourg frontière, était une des rares communes dupays administrées par un homme au cœur allemand, et qui s’entendaità augmenter, pour ses administrés, la rigueur de la dominationétrangère. Mais il fallait vivre&|160;: Baltus était marié.

Il s’était marié dès qu’il avait été nomméinstituteur à Condé. Amitié d’enfance&|160;? non. Jeune fille duvillage ou des fermes&|160;? non. Ses courses à Metz lui avaientfait connaître plusieurs familles de là-bas, et un jour, ayantaccepté de dîner dans la famille des Hubert Servières, il avaitrencontré, dans leur maison de la haute ville, logis de la rue desMurs, tout moussu, ayant pignon sur l’air frais des collines, unejeune orpheline, qui venait de sortir du pensionnat des Sœurs dePeltre. Elle était Messine, elle s’appelait Marie, elle étaitbrune, longue, et sur son pâle visage, elle avait une âme claire,aimable, pour un rien amusée ou émue. Chez elle, l’éducation avaitdéveloppé le don de repartie, le sentiment du comique, le goût desnuances, l’aptitude à souffrir non seulement du malheur, mais dumal et de la grossièreté. Par là elle appartenait, bien que decondition modeste, à cette antique élite que, dès le moyen âge, lepays des Trois Évêchés opposait aux voyageurs d’outre-Rhin.Certainement, Marie avait plus de distinction que Baltus, et cen’était pas une petite raison d’être aimée&|160;; Baltus, ayantmoins d’arguments, avait plus de volonté que Marie. Que de fois,même à présent qu’elle avait vieilli, on l’entendait dire à sonmari&|160;: «&|160;Que tu es donc Lorrain, Baltus&|160;! – Et toiMessine&|160;!&|160;» Elle employait même l’ancienne appellation,vivante encore après des siècles&|160;: «&|160;Que tu es bien deceux du duc&|160;!&|160;» Il revenait le premier, toujours,disant&|160;: «&|160;Tu es plus fine que moi, Marie, tu dois avoirraison&|160;: embrassons-nous.&|160;»

Baltus le rude pliait devant Marie la fine. Cen’était point un homme qui faisait deux fois au lieu d’une le signede la Croix&|160;; mais sa foi était grande, et il aimait ce qu’ilcroyait. Le matin, pendant que Marie s’habillait en hâte etdescendait pour faire chauffer le café, il récitait une courteprière qu’il avait composée&|160;: «&|160;Dieu le Père qui êtes laPuissance, Dieu le Fils qui êtes la Parole, Dieu le Saint-Espritqui êtes l’Amour, faites avec moi ma journée.&|160;» Le soir, ilrécitait, avec sa femme, de plus longues formules.

Vint la guerre. La première pensée de JacquesBaltus fut celle-ci&|160;: «&|160;Heureusement, Nicolas n’a pasl’âge&|160;! Il ne partira pas&|160;!&|160;» L’enfant n’avaitencore que seize ans. Comment supposer, alors, que la guerredurerait quatre années, et que le frère aîné d’Orane, le blondcharmant, l’élève de la maîtrise de Metz, celui qui se préparait,non pas à entrer dans l’enseignement, mais à obtenir le diplôme defin d’études, et qui avait résolu de passer ensuite la frontièreavant l’appel, comment supposer qu’il arriverait un jour où,maintenu en Lorraine par la guerre, il devrait rejoindre, àdix-huit ans, les hommes de sa classe&|160;? Il aurait voulu vivreen France, celui-là&|160;; il avait déclaré qu’il ne serait jamaissoldat allemand. Passer la frontière&|160;: chose que le pèren’avait pas faite, résolution qu’il avait combattue. Que n’avait-ilpas dit&|160;? Quelles colères, quelles larmes, aux dernièresvacances, lorsque les deux puissances, – le fils, le père, –s’affrontaient d’abord, puis s’attendrissaient, puis demeuraientmuettes, sans que l’une ou l’autre eût cédé&|160;! On lui avait dittout ce qu’on pouvait lui dire, à ce petit, et ceci, avant tout,qu’il fallait demeurer au pays, ne pas diminuer la force lorraine,tenir en attendant l’assaut&|160;; il répondait&|160;: «&|160;Jesuis peut-être faible&|160;; ce que vous me dites est peut-être lemieux, mais je n’en suis pas sûr, et puis, je ne pourrai pas, je nepeux pas&|160;; que de plus forts que moi restent enLorraine&|160;; moi, je ne peux plus vivre sous le commandement duPrussien&|160;: je veux être libre, français, tout moi-même.D’ailleurs, si je suis ainsi, le père, c’est votre faute. Votresang a revigoré en moi. Je ne peux plus lutter contre lui&|160;: jepasserai la ligne. Il y a encore une Légion étrangère, n’est-cepas&|160;? Le nom sera pour moi mensonger, on le verra vite&|160;:j’y serai mieux que par ici, sans le commandement de ceux qui n’ontjamais compris.&|160;» Chers yeux qui se voilaient lorsqu’il disaitcela&|160;; yeux étincelants qui défiaient le père, la mère,l’oncle, le curé même de Condé, appelé à la rescousse, pour tâcherde rendre plus «&|160;raisonnable&|160;» ce beau petit adolescentde Metz et de Condé-en-Lorraine&|160;! L’image ne quittait plusl’esprit de Jacques Baltus. Et, de l’apercevoir ainsi, le jour, lanuit, en rêve, il était venu des mèches toutes blanches dans labrosse de cheveux fournie que portait l’instituteur tout à coupvieilli.

La seconde pensée qui lui faisait tant de mal,pendant la guerre, c’était celle des défaites françaises. Onsavait, en pays lorrain, la redoutable force de l’Allemagne, etcomment tout avait été préparé pour l’invasion, depuis des années.Le jour où on avait appris la déclaration de guerre, dans plus desoixante maisons, sur soixante-dix qui formaient le bourg deCondé-la-Croix, les mêmes mots avaient été dits avec précaution etavec effroi&|160;: «&|160;Les pauvres Français&|160;! Que vont-ilsdevenir&|160;?&|160;» Et les nouvelles du premier mois, celles dela première semaine de septembre 1914, comme elles étaient venuesaugmenter l’angoisse&|160;! À chaque succès de l’Allemagne, laMutte de la cathédrale de Metz sonnait de sa voix grave. Lescloches des bourgs d’Alsace et de Lorraine étaient contraintes dechanter aussi. La police les épiait. Plus tard, quand il y eut desreculs des armées allemandes, les cloches durent sonner quand même.L’État-major télégraphiait&|160;: «&|160;Nouveau grandsuccès&|160;!&|160;»&|160;; les préfets transmettaient la nouvelleet l’ordre de se réjouir&|160;; deux fois les Lorrains, dans lescamps lointains de Königsberg, entendirent annoncer la prise deVerdun. À chacune de ces victoires, vraies ou fausses,l’instituteur devait expliquer aux enfants que l’invincibleAllemagne, refoulant ses ennemis, c’est-à-dire le monde entier, nepouvait manquer de leur imposer la paix qu’elle voudrait.

Il devait annoncer en même temps aux élèvesque la patrie victorieuse leur accordait un jour de congé.L’administration prodiguait les vacances. Elle avait besoin dumaître, elle licenciait l’enfant. Le petit discours patriotique del’instituteur lui était une occasion naturelle de recommander lesemprunts de guerre qui, bientôt, se succédèrent rapidement. Par là,et par les affiches, et par les journaux, la population recevaitavis de souscrire à la mairie. Et l’instituteur-greffier tenait leslistes&|160;; il savait que le contrôle serait fait par le maire etpar d’autres encore&|160;; qu’on remarquerait lesabstentions&|160;; qu’on établirait une comparaison entre lessommes recueillies à Condé-la-Croix et celles que les villagesvoisins, de même importance, avaient offertes à l’Empire. JacquesBaltus ne recevait pas souvent les félicitations des agents duTrésor. L’un de ceux-ci lui avait même dit, en 1915, vers la fin del’année&|160;: «&|160;Il y a ici bien des «&|160;têtes deFrançais&|160;», cela se voit au chiffre des souscriptions&|160;:vous serez appelé sous les drapeaux, si la commune continue àmontrer aussi peu de patriotisme.&|160;»

Le maire, Joseph Hellmuth, Lorrain«&|160;assimilé&|160;», marié à une Sarroise de Mertzig, père d’unjeune fonctionnaire allemand, que l’Empereur avait nommé juge dansune ville du Rhin, détestait Baltus, mais se gardait bien de seséparer d’un tel travailleur. Il est même probable qu’il empêcha,plusieurs fois, l’administration militaire d’envoyer au«&|160;greffier du maire&|160;» l’ordre d’avoir à rejoindre uneformation de landsturm. Punir le greffier, c’eût été punirle maire. Et par qui l’eût-on remplacé&|160;? Du coin de l’œil,Hellmuth voyait tout en se promenant, et son épaisse oreilleentendait à merveille. Son costume de chasse, presque un uniformepour lui, suffisait à l’étiqueter. Le gros maire de Condéempruntait à l’Allemagne ses modes. Il était renégat depuis lechapeau de chasse vert, pointu, orné, en arrière, d’un pinceau àbarbe en poils de sanglier, depuis le col vert en celluloïd,serrant la nuque rouge et courte, jusqu’à l’ample veston, vertaussi, jusqu’aux bas de laine rayés, jusqu’à la pipe à couverclehabituée, comme le greffier, à travailler toujours. JosephHellmuth, marchand de bois, faisait de merveilleuses affairespendant la guerre, puisque les mines du voisinage avaient, comme decoutume, besoin de poteaux pour les galeries, et quel’administration militaire réclamait sans cesse des solives et desplanches, pour construire des baraquements.

D’autres besognes administratives obligeaientencore Baltus tantôt à passer des heures à la mairie, ou dans lavilla, très élégamment boche, de M.&|160;Hellmuth, tantôt à courirla campagne. À chaque instant l’ordre arrivait de signaler laquantité de blé, d’avoine, d’huile, de cuivre ou d’étain, le nombredes volailles, des porcs, des moutons, des bovidés appartenant àchacun des habitants de la commune&|160;; ou bien de distribuer descartes de pain, de sucre, de viande, de beurre, de lait, d’œufs, depommes de terre, de saccharine. C’étaient là des besognes siabsorbantes, qu’il fut établi, dans toute la contrée du moins,qu’en dehors du jeudi, les instituteurs auraient deux après-midi deliberté, c’est-à-dire de travail forcé. Donner peu, prendrebeaucoup, c’était la devise officielle. Vers la fin de la guerre,quand le cultivateur tuait un cochon, il était expressément invitéà donner un morceau de lard pour l’armée&|160;: la quête deHindenbourg, disait-on, Hindenburgspende.

Pauvre homme&|160;! Il aurait bien voulu sesoustraire à ce rôle d’agent administratif de l’Allemagne. Il n’ypouvait échapper, pas plus qu’à d’autres obligations que les chefsde l’instruction publique, en Lorraine, tenaient, avec raison, pourdes disciplines très probantes, et qui donnaient la mesure durattachement des maîtres d’école à l’Empire. Par exemple, lesinstituteurs devaient, et cela, dès le début de la conquêteallemande, fêter le jour anniversaire de la naissance del’Empereur, et faire l’éloge du souverain, devant les élèves. Ilsdevaient se lever quand une musique jouait un air patriotique,quand un chœur entonnait l’hymne national allemand. Ils mettaient,la plupart, à remplir ces devoirs de leur état, un défaut deferveur dans le style ou de promptitude dans les gestes, qui étaitsouvent remarqué. Jacques Baltus se trouvait à Metz, en 1917, à ladate où tous les instituteurs de Lorraine durent célébrer lesoixante-dixième anniversaire du maréchal Hindenbourg. Selon lapromesse qu’il avait faite à un de ses chers amis, à un admirablepatriote français, son ancien à l’école normale de Metz, ilassistait à la fête officielle, dans l’école moyenne des filles quedirigeait M.&|160;Charlot.

Pendant que celui-ci parlait, Jacques Baltus,ému de la douleur qui pâlissait le visage de son ami, observaitl’assemblée&|160;: la satisfaction ou la grosse ironie desmaîtresses ou des élèves allemandes&|160;; les yeux baissés oudevenus fixes, – des yeux de crucifix, – des jeunes Lorraines enqui souffrait aussi la France. On savait que M.&|160;Charlot avaitsauvé l’enseignement du français dans les écoles de Thionville.L’épreuve lui était dure. Volontairement, il prononçait des parolesd’une grande généralité, et décernait au maréchal des éloges d’unetiédeur courageuse. À peine eut-il achevé de parler, que leprincipal personnage de l’assemblée, un «&|160;conseillersupérieur&|160;» délégué par le préfet, se leva, prit son chapeau,et s’en alla, disant&|160;: «&|160;Ce discours-là, n’importe quiaurait pu le tenir&|160;!&|160;» Dans là soirée, Baltus parvint àrejoindre M.&|160;Charlot, le félicita, et lui dit cent chosesqu’il était prudent de garder pour soi, en ce temps-là, ou de neconfier qu’à de sûrs amis. «&|160;Nous servons quand même,disait-il&|160;: il y a une grande dame lointaine qui nousremerciera, quand elle saura nos peines. Nous sommes obligés defaire nos leçons en allemand, soit, mais les élèves remarquent, àla longue, que nous ne disons jamais de mal de la France, et quenous disons toujours du bien de la patrie lorraine. Ils devinent.Nous laissons les influences, partout répandues sur notre terre,envelopper leur cœur jeune&|160;; les vieux parents, une chanson,une photographie, l’air qui souffle de l’ouest travaillent en paixpour la France, tant que nous sommes ici, nous qui gardons l’âme dupays. J’ai eu quelquefois envie de démissionner&|160;: ma femme, mafille, mes frères, m’en ont toujours détourné.

–&|160;Et ton fils&|160;?

–&|160;Mon fils, pauvre petit&|160;! Françaiscomme nous&|160;! Mais je ne l’ai plus&|160;!

–&|160;Où est-il&|160;?

–&|160;À l’armée&|160;; je ne sais plusoù&|160;; pas du côté de l’ouest, heureusement, mais je crainstoujours qu’il ne soit ramené par ici.

Et, de son pouce renversé, Baltus désignaitl’horizon, où des nuages rouges diminuaient de lumière, au-dessusdes terres occupées par la nuit.

Le fils très cher, le mince, le blond, lefrère d’Orane, avait dû, en novembre 1916, à dix-huit ans,rejoindre un corps allemand. La Prusse commandante se défiait desLorrains et des Alsaciens, elle les écartait du front français, etles jetait à l’est. Les jeunes conscrits furent donc dirigés surCoblentz, où était le dépôt du 17e régimentd’infanterie, Coblentz, au pied du fort d’Ehrenbreitstein, où denombreux Lorrains étaient enfermés dans des casemates. Là, ilsreçurent l’instruction militaire. Ils n’y furent pas bienaccueillis. Dans les premiers temps, à certains jours, des bandesde forcenés, qu’ils appelaient des Hurrah-patriotes, excitées parles victoires qu’on célébrait, et par les revers qu’on savait aussiet qu’on taisait, se massèrent devant les grilles de la caserne oùles «&|160;non-Allemands&|160;» faisaient l’exercice. Pendant desheures, sans qu’on les en empêchât, des hommes purent insulter ces«&|160;traîtres à la patrie&|160;».

Huit mois plus tard, la 15edivision de réserve était appelée au front oriental, pour luttercontre les Russes, en Galicie. Elle subissait de grandes pertes, enjuillet, dans la région de Husiatin. Nicolas Baltus et les jeunesrecrues lorraines du 17e régiment ne rejoignirent lesautres troupes de la division qu’au mois d’août.

La distance était immense, de cette Galicieaux champs de Lorraine, et les lettres devenaient rares. De temps àautre, il en arrivait une à l’adresse de Marie Baltus, et on eûtdit que cette mère inquiète l’apprenait par cœur, la lisant etrelisant, l’ayant toujours à portée de la main, dans la poche deson tablier. Elles étaient brèves, d’habitude, les lettres deNicolas, et le contrôle empêchait le jeune homme de dire ce qu’ilpensait, ce qu’il souffrait, la force même de sa tendresse pour lafamille. La mère disait&|160;: «&|160;Lui qui est si chérissant,mon Nicolas, dans ses lettres, il ne me dit pas son cœur&|160;: jele cherche, et je n’en ai pas mon content.&|160;» Le père laplaisantait. Il la savait d’une extrême sensibilité, plus agitéeque l’oiseau de garde, perché sur la branche, l’œil en mouvement,l’oreille tendue, le bec entr’ouvert déjà pour le cri d’appel,tandis que la troupe picore dans l’herbe. Il la rassuraitdifficilement contre la crainte qu’elle avait eue depuis lecommencement. «&|160;Pourvu qu’il ne revienne pas se battre parchez nous&|160;!&|160;» L’instituteur avait consulté les traités degéographie qu’il possédait, et mesuré, sur les cartes, la distancequi sépare Husiatin de Condé-la-Croix. «&|160;Tu comprends,disait-il, que s’ils ont besoin de renforts, les «&|160;Beiuns&|160;»*, ils les feront venir de pas troploin&|160;; ils n’iront pas courir après notre fils, un petitjeune, dont ils se défient&|160;; et qu’ils ont, à cause de cela,envoyé dans le grand nord-est, là-bas, là-bas, au pays des canessauvages.&|160;» Elle écoutait&|160;; ses yeux étaient cernés d’uneombre grandissante, elle avait un si pauvre sourire que d’autresque son mari, ou sa fille, ou le vieux Léo, de la Horgne, l’eussentpris pour un signe d’attendrissement, avant-coureur des larmes,Mais elle ne pleurait pas. Elle ne voulait paspleurer.

*. Les Allemands disaient, à toutpropos&|160;: «&|160;Rien ne vaut, ici, ce que nous avons cheznous, «&|160;bei uns&|160;», et les Lorrains lesdésignaient, à cause de cela, par ces deux mots.

Une seule fois, dans cette première année, lalettre de Nicolas fut bien du cœur, de l’âme de ce fils tant aimé.Elle était datée de la fin de novembre 1917. Évidemment, elle avaitété écrite avec la certitude que l’autorité militaire allemande nela lirait pas. Qui s’était chargé de faire parvenir la lettre àdestination&|160;? prisonnier libéré&|160;? blessé évacué vers lafrontière de l’ouest&|160;? camarade sûr embarqué hâtivement avecsa division fraîche, envoyée par Hindenbourg au secours des arméesengagées contre les Français&|160;? On ne le sut jamais. Elleportait un timbre suisse. Elle répondait à la principale craintedes parents&|160;: la race continuait de tenir les âmes bienaccordées.

«&|160;Rien ne fait prévoir que nous puissionsêtre rappelés vers l’ouest. Mes camarades et moi, nous comptonsfinir la guerre par ici, dans les terres glacées, gardiens detranchées, quelquefois empierreurs de routes, bûcherons dans lesbois. Que maman Marie se rassure&|160;: quand je reviendrai par noschamps de Lorraine, c’est que la guerre sera finie&|160;; jemonterai la côte de Condé-la-Croix&|160;; j’irai tout enhaut&|160;; je frapperai à la vitre de la cuisine, pas plus fortque le bec du rouge-gorge d’hiver, – vous vous rappelez, les joursde neige, – et elle entendra&|160;! Car elle entend nos pas, ellenous devine longtemps avant de nous voir&|160;!&|160;»

Hélas&|160;! l’enfant se trompait.Verdun&|160;! Verdun&|160;! quelle dépense de soldats tufaisais&|160;! Les Allemands ne pouvaient plus hésiter. Leurstroupes fondaient. Il fallait, toutes les semaines, des divisionsnouvelles. À la fin de décembre, ce fut le tour de la15e de réserve, et donc du 17 e d’infanterie,où se trouvait le fils du maître d’école de Condé. En toute hâte,elle fit un dur voyage&|160;: Brest-Litovsk, Varsovie, Halle,Francfort-sur-le-Mein, Mayence, Sarrebrück, Thionville. Au début dejanvier 1918, elle était «&|160;au repos&|160;» du côté deDun-sur-Meuse. Le 27, elle entrait en ligne, sur la rive gauche dela Meuse, dans le secteur de Malancourt-Béthincourt.

Les lettres de Nicolas Baltus devinrent plusrares encore. Il était devant la citadelle imprenable&|160;; lecombat ne cessait point&|160;; les soldats allemands tombaient ensi grand nombre que la fatigue et la certitude de mouririnutilement, comme eux, accablaient les survivants&|160;; lesgrands chefs voyaient l’armée impériale s’user, et leur angoisse setraduisait d’abord par l’excessive rigueur des mesures de police.On avait peur que la correspondance des soldats ne démentît lescloches qui sonnaient tout le temps la victoire. Marie Baltus,chaque semaine, portait à la gare un colis postal, où elle avaitmis ce que l’enfant aimait&|160;: une galette entre deux painsfrais de madame Poincignon&|160;; un pot de mirabelles&|160;; unpaquet de tabac blond. Orane lui disait&|160;: «&|160;Pourquoi pasmoi&|160;? je suis jeune&|160;; la course est longue déjà pourvous.&|160;» La mère répondait&|160;: «&|160;Il devinera que c’estmoi qui ai tout fait. Je crois l’emmailloter encore, quand jeficelle le paquet. Orane, s’il le fallait, j’userais mes pauvresjambes au service de l’enfant. – Vous êtes pâle, à présent. –D’autres le sont. As-tu remarqué&|160;? les mères, depuis lecommencement de cette année, ne peuvent plus être distraites. Tuleur parles, elles répondent, mais elles ont des airs de statuesvivantes. Les hommes disent&|160;: «&|160;À quoipensent-elles&|160;?&|160;» Hélas&|160;! hélas&|160;! Comment tonpère peut-il penser à autre chose, et faire saclasse&|160;?&|160;»

Il y en eut, parmi les femmes, que leurspressentiments trompèrent. Elle ne fut pas de celles-là. Le 18avril, dans le courrier de la mairie de Condé, il y eut un avisofficiel marqué du timbre de la cinquième armée, que commandait vonGallwitz. Ce fut le «&|160;greffier de mairie&|160;» qui l’ouvrit.«&|160;La 4 e compagnie du 17e régiment deréserve, XIIe armée, regrette de vous faire savoir quele nommé Nicolas Baltus a disparu dans les combats du 15 courant.Elle prie les parents, dès qu’ils auront des nouvelles, de lescommuniquer à la compagnie. Ce soldat était d’une extraordinairebravoure.

»&|160;Le capitaine&|160;:(illisible).&|160;»

Le «&|160;greffier&|160;» garda la lettre,d’abord, sans en rien dire à personne. Le lendemain seulement,après l’heure du courrier, – il avait espéré on ne sait quoi, undémenti, un avis nouveau, ce qui ne pouvait venir, – il entra dansla cuisine, où se trouvait Marie, et dit qu’il y avait desnouvelles, qu’elles n’étaient pas mauvaises tout à fait, maisqu’elles n’étaient pas bonnes non plus. La femme répondit&|160;:«&|160;Donne le papier, je suis forte.&|160;» Quand elle eutparcouru l’avis, elle demanda&|160;: «&|160;Baltus&|160;? disparu,cela ne veut jamais dire mort, n’est-ce pas&|160;? – Mais non,heureusement&|160;! Il n’est pas revenu, le soir, ni le lendemain,ni le surlendemain peut-être, à sa compagnie… Cela arrive souvent…Peut-être prisonnier&|160;?…&|160;»

Le pauvre homme regretta, par la suite,d’avoir essayé de la consoler. Elle était d’âme héroïque. Elle setut. Elle disparut presque du village où elle habitait. Désormais,on ne la vit plus causer sur le pas de la porte, acheter deslégumes chez Noiron, quand elle en manquait&|160;; elle refusad’assister aux réunions où ses amies, même en deuil d’un enfant,acceptaient de se rendre&|160;; elle n’accueillit pas celles quivoulaient lui parler de sa peine, levant seulement la main, etfaisant signe d’effacer les mots qui traversaient l’air&|160;:«&|160;Inutile, je vous remercie&|160;; laissez-moi.&|160;» On luiobéit promptement, et plusieurs dirent&|160;: «&|160;Marie Baltuss’en va de chagrin.&|160;» Même Léo, son beau-frère, ne put obtenirqu’elle sortît de la perpétuelle contemplation de ce petit visageblond, disparu. «&|160;Car vous lui parlez&|160;? demandait-il, voslèvres remuent&|160;! – Oui, tantôt à lui, tantôt à Dieu. – Queleur dites-vous&|160;? – Qu’il revienne&|160;!&|160;» Il falluts’accoutumer à une douleur qui refusait l’amitié et la pitié. Chezelle, Marie Baltus demeurait la ménagère attentive, ennemie de lapoussière, de la tache et du retard, peu accueillante aux gamins del’école qui venaient rôder trop près de la cuisine ou du jardin,obéissante envers son mari, tendre pour Orane, qu’elle embrassaitparfois si fort que la petite songeait&|160;: «&|160;Sûr, ellecroit embrasser Nicolas&|160;!&|160;» Mais la santé, qui avaittoujours été médiocre, déclinait. Marie Baltus, en quelques mois,avait perdu toute fraîcheur et toute jeunesse. Son long visage, soncou, ses mains étaient si pâles que des enfants, jouant sur laplace et voyant passer la femme de l’instituteur, avaient rapportéchez eux&|160;: «&|160;Nous avons vu la maman blanched’Orane&|160;», et que le nom lui était resté. Plusieursl’appelaient «&|160;la maman blanche&|160;». Mais bientôt un autresurnom lui fut donné, plus étrange.

Entre ces deux époques, il y eut la fin de laguerre, et tant de choses alors, qui émurent chaque homme ou femmevivant en ce monde.

Chez les Baltus, l’un des premiers événementsqui marquèrent cette époque, fut le retour de l’abbé Gérard.

Jusqu’en juin 1918, la famille n’avait eu delui que bien peu de nouvelles, quatre ou cinq lignes, d’unebanalité sévèrement contrôlée, écrites sur des cartes postales quiarrivaient, soit à Condé-la-Croix, soit à la Horgne-aux-moutons,avec des retards considérables. Tout à coup, vers le milieu dumois, un après-midi que le chef de ferme, les femmes, les enfantsengagés à la place des hommes pour travailler aux champs, étaientdescendus vers les prés, pour faucher et faner le foin, le maigreabbé au nez mince et courbé, l’abbé qui ressemblait maintenant à unvieux moine, absorbé dans la méditation de la mort et par elleadouci, monta jusqu’à la grande maison familiale, heurta trois foisle bois de la porte, du bout de son bâton de noisetier sauvage, et,n’ayant pas eu de réponse, s’assit sur la marche du seuil.

Ce fut Orane, – on la voyait souvent à laferme, – qui le reconnut d’en bas, de la bordure du pré où elletravaillait. Ce fut sa voix claire, lancée au frémissement de deuxlèvres tendues, qui cria&|160;:

–&|160;L’oncle Gérard&|160;! C’est lui&|160;!La guerre est donc finie&|160;?

Elle n’était pas finie, la guerre&|160;; lesAllemands avaient relâché l’abbé Baltus, sans plus de raisonapparente qu’ils n’en avaient eu pour l’arrêter. Ils lui avaientdit, un matin&|160;: «&|160;Vous êtes libre.&|160;» Les Lorrains,empressés de trouver, aux événements mystérieux, un petit aird’espérance, disaient&|160;: «&|160;La très dure nationfléchit&|160;: elle doit être mal nourrie.&|160;»

Ils étaient soutenus, dans cette heureusedisposition d’esprit, par les rumeurs qui couraient la Lorraine. Onse gardait de parler trop librement sur la place publique, maisdans les chemins, dans la forêt, ou dans les maisons, quand on setrouvait entre Lorrains, on se racontait des nouvelles quin’étaient pas toutes vraies, mais qui étaient toutes bonnes. Desanciens, qui avaient eu tant de raisons de pleurer, reprenaientl’habitude de rire. On voyait une flamme brève au coin de leursyeux, quand on leur demandait&|160;: «&|160;Comment çava&|160;?&|160;» et qu’ils répondaient&|160;: «&|160;Ça va trèsbien.&|160;» Le mot d’armistice, – quel mot&|160;! – sifflait déjàsous les branches des pruniers, oiseau de passage dont le chantétait doux. À Condé-la-Croix, les premiers qui le prononcèrentfurent des enfants du pays, venus en permission, et quidirent&|160;: «&|160;Les soldats allemands n’en veulent plus, de laguerre&|160;; ils se sentent battus&|160;: l’armistice n’est pasloin.&|160;» En septembre, qu’est-ce qu’on apprend&|160;? Et lanouvelle, cette fois, est tout à fait sûre&|160;: l’Empereur estarrivé, à Courcelles-Chaussy, le 23, dans l’après-midi, par trainspécial. Tout le monde le connaît, le château de l’Empereur, àquinze kilomètres de Metz. Tout près de la gare de Courcelles, lechâteau jaune d’Urville, qui n’a point l’air impérial, quel’Empereur avait acheté faute de pouvoir acquérir Pange ou quelquenoble demeure ancienne, et où, pas une fois depuis 1910, le«&|160;seigneur de la guerre&|160;» n’a reparu. Qu’est-il venufaire&|160;? commander le déménagement. Il est resté un quartd’heure à peine, le temps de choisir ce qu’on devait emballer. Sontrain spécial l’attendait, à deux cents mètres de là. Quelquesjours après, les tentures ont été détachées par huit serviteurs dela maison impériale, et les pendules, les lustres mis dans descaisses, les fauteuils, les canapés, les chaises, entassés, lespieds en bas ou les pieds en l’air, dans les voitures qui lesemportent directement à Berlin. On ne s’est pas caché. Cela ne futpas le déménagement à la cloche de bois. Des curieuxs’approchèrent, cachés dans les massifs du petit parc bourgeois, ousur la route, près de la halte, et ils virent que l’hôteindésirable comptait bien ne pas revenir. Dans les fermes de laplaine, dans celles qui bordent la forêt Sarroise, et au fond desboutiques, tout le long des rues des petites villes, l’aventure areçu bon accueil. La Lorraine ne doute plus de sa délivrance. Ellemurmure, à huis clos&|160;: «&|160;Bon voyage, Guigui&|160;!&|160;»En octobre elle connaîtra que le temps est tout proche.

Cette fois, la nouvelle paraît d’abordinvraisemblable. Elle est vraie cependant. L’Empereur a quitté lefront de bataille de Saint-Mihiel&|160;; il a pris, comme lesmeubles d’Urville, la direction de l’est&|160;; il arrive àVatimont, un village sur la grand’route de Sarrebrück. Bien destémoins sont là, postés derrière les vitres des fenêtres, pères,mères, enfants, en grappes, retenant leurs voix. Car l’Empereur vapasser, accompagné d’un état-major d’officiers de guerre et deCour. Les soldats sont alignés le long des rues et sur laplace&|160;; les commandements ont retenti&|160;; les musiquesannoncent que le voici. Le voici, en effet, à cheval, accompagné,flanqué étroitement, botte à botte, de colosses en uniforme«&|160;feldgrau&|160;». Il est sombre, il est voûté, il passe dansle silence, après que la fanfare s’est tue. Et les plus audacieuxdes spectateurs, ceux qui ont soulevé le rideau, aperçoivent queles troupes sont sans armes. Est-il possible&|160;? Pas unfusil&|160;! Pas un revolver&|160;! On a eu peur d’un mauvaiscoup&|160;: on a désarmé les compagnies d’honneur&|160;! L’Empereurn’est plus sûr de rien, si ce n’est du désastre.

Et alors, ce furent les grandes dates denovembre. Le dimanche 10 novembre 1918, la nuit venue, leshabitants de Condé-la-Croix étaient dans leurs lits, excepté ledirecteur de l’école, qui corrigeait des cahiers, et le mitron demadame Poincignon, le grand mitron demi-nu, enfermé dans une caved’où l’ahan s’échappait avec la régularité d’une détonation demoteur. Une nuit calme, des nuées disjointes, pâles, qui venaientde France. Au dixième coup de dix heures, voici la cloche del’église, la seule à présent, la petite, car les deux grosses, il ya beau temps qu’elles ont été descendues de la tour, chargées dansun wagon, envoyées à Essen et fondues pour la guerre&|160;: voicila cloche qui se met à sonner, d’abord irrégulièrement, maniée pardes mains inexpertes, puis à grandes volées presque régulières.Qu’y a-t-il&|160;? le feu&|160;? Jacques Baltus écoute un moment,jette sur ses épaules un vieux caban, pendu à un clou du cabinet detravail, et prend son bâton d’épine dure.

–&|160;Où vas-tu, Baltus, à cetteheure-ci&|160;?

Du bas de l’escalier, il répond enhâte&|160;:

–&|160;Ne te tourmente pas, surtout ne te lèvepas… C’est une réquisition, pour sûr. Le greffier de mairie doit yaller&|160;: le maire est malade. Reste en paix, Marie&|160;: Oraneest près de toi&|160;!

La cloche sonne toujours.

Il fait froid dehors. Baltus descend à grandspas. Une lumière, deux, trois, aux fenêtres du côté de la gare. Ily aura des compagnons. Une ombre sort de la maison duvétérinaire.

–&|160;Hé, par là, Chardat&|160;!

–&|160;Je vous vois à peine dans l’ombre…monsieur Baltus&|160;!

–&|160;Oui, c’est moi, venez vite. Où estl’incendie&|160;?

–&|160;Peut-être dans la campagne. Ici, rien,c’est sûr.

–&|160;Descendons ensemble.

Ils descendent&|160;; deux, trois, six hommes,les yeux mal éveillés, se joignent à eux. Presque au bout duvillage, à gauche, il y a la petite place de l’église&|160;:oh&|160;! qu’est-ce que c’est que cela&|160;? L’église est ouverte,les lampes électriques l’illuminent comme aux fêtes&|160;: elleséclairent le terrain devant le portail, et le bas des premièresmaisons de la place. Mais là, sur les marches du péristyle et àl’intérieur, ces hommes&|160;?… des soldats allemands&|160;!«&|160;Serrons-nous, les enfants&|160;!&|160;» dit Baltus à voixbasse. La cloche continue de se démener. Ils entrent tous les huit,franchissant la porte de l’église, huit Lorrains en gilet detricot, culotte et sabots&|160;; trois seulement ont eu le temps deprendre leur veste de travail. Baltus va droit au bénitier. Ilcommence par se signer. On l’a laissé se porter en avant, commes’il était le chef. Il y a, près du bénitier, quatre soldats, deuxcouchés sur les chaises, deux assis, la tête tournée vers lesLorrains.

–&|160;Que faites-vous ici&|160;? demandeBaltus. Pourquoi sonnez-vous&|160;? Je suis l’instituteur de Condé,et le greffier de la mairie.

–&|160;Où est le maire&|160;?

–&|160;Malade.

Le vieux «&|160;feldgrau&|160;», qui est leplus proche de lui, n’a ni casque ni calotte de drap sur la tête.Il est coiffé d’une casquette de laine à oreilles, et il n’a aucungrade, à moins que… Mais oui, ces pattes de drap rouge, cousues surses épaules avec de la ficelle, et ces yeux surtout, luisantsd’ironie et de mépris à travers les lunettes, le nez gonfléd’orgueil de la lourde brute importante, la barbe fauve que latête, en se renversant en arrière, porte en avant, versBaltus&|160;: ce doit être, sinon un officier, du moins un hommequi prétend commander. Il a bu&|160;: ses paupières le disent, etaussi les mèches mouillées et tordues de sa barbe.

–&|160;Pourquoi sonnez-vous la cloche&|160;?répète Baltus.

–&|160;Parce que ça nous plaît, aux camaradeset à moi.

–&|160;Qui êtes-vous&|160;?

Plusieurs gros rires montent sous les voûtes,et se mêlent aux appels de la cloche. Mais, en même temps, desLorrains du village, hésitants d’abord, étonnés, puis décidés enapercevant Baltus, et Chardat, et d’autres, pénètrent dansl’église. Les intrus commencent à s’émouvoir. Les deux dormeurs selèvent. Partout, dans la nef, on voit le mouvement des têtes qui setournent vers la porte.

–&|160;Monsieur le greffier du maire, ditl’homme roux, nous sommes un conseil de soldats… Vous ne savez pasce que c’est&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Vous l’apprendrez plus tard, vous enverrez d’autres. Nous arrivons du front. L’armistice sera signédemain.

–&|160;Ah&|160;!

–&|160;Ça vous fait plaisir, je le vois&|160;?À nous aussi. Nous rentrons chez nous. Et sur le passage, noussonnons la fête du peuple… Les Français vont nous suivre. Danstrois ou quatre jours, ils seront ici… Je vous étonne, évidemment…Regardez les camarades&|160;: ils peuvent certifier ce que jedis.

Des cris s’élèvent de la nef, de la tribunelà-haut, de l’escalier du clocher.

–&|160;Oui, oui&|160;! la guerre estfinie&|160;! Finie&|160;!

Tous les soldats couchés sur les bancs ou leschaises se redressent. Il y en a beaucoup. On entend un bruit defusils et de sabres heurtant les dalles.

Très maître de lui, l’instituteur, qu’unedouzaine d’habitants ont maintenant rejoint, et pressent enarrière, considère la troupe campée en désordre dans l’église. Rienque des uniformes de simples soldats. Cependant, le long du mur dedroite, ces trois Allemands, serrés, assis, très droits, maistournés de façon qu’on ne puisse voir leurs visages&|160;?…L’étoffe et la coupe de l’uniforme, l’attitude, la honte même,est-ce que ceux-là&|160;?…

–&|160;Il n’y a plus d’officiers, dit lecamarade roux&|160;; nous les avons mis à la suite… Dites donc, jecrois que vous nous comptez&|160;?

–&|160;Précisément.

L’homme lève la tête, aussitôt menaçant&|160;;il est aussi grand que Baltus, et plus jeune.

–&|160;Eh&|160;! tête de Français, nous sommesarmés&|160;!

Avec un fracas d’armes, des jurons, des criscontre les Lorrains, les membres du conseil de soldats se mettentdebout, et, par l’allée centrale de l’église, en troupe serrée,s’approchent. Le vétérinaire se penche à l’oreille de Baltus.

–&|160;Prends garde&|160;; la moitié sontivres.

Sans paraître le moins du monde ému,l’instituteur demande, très haut&|160;:

–&|160;C’est vrai, je ne puis pas savoir lenombre. Dites-le-moi&|160;: j’ai l’intention de vous offrir lecafé.

–&|160;Tiens, tiens&|160;! répondent des voixqui rient.

–&|160;À la condition que vous continuerezvotre route, lorsque vous aurez bu, oui, je vous offre le café.Bien des gens de la campagne seront ici dans un quart d’heure, vouscomprenez. Il pourrait y avoir des malentendus. Chardat, mon ami,allez donc prévenir le cafetier de la Pomme de Pin,voulez-vous&|160;?

Le bas de l’église est plein d’hommes àprésent, soviétisants et Lorrains les uns en face des autres,incertains, formant deux groupes séparés par la largeur de troisdalles. Le «&|160;feldgrau&|160;» à la barbe rousse crie&|160;:

–&|160;Chargez vos fusils, et sortez&|160;!nous allons boire le café. Vous payez aussi l’eau-de-vie, monsieurle greffier du maire&|160;?

–&|160;C’est l’habitude, ici.

–&|160;Sans cela, nous enprendrions&|160;!

–&|160;N’exagérez pas, répond Baltus.Dépêchez-vous&|160;: cela vaut mieux. Vous avez si bien sonné lacloche que les gens du pays sont tous éveillés, à présent. J’aicru, d’abord, qu’elle sonnait pour un incendie.

–&|160;C’en est un&|160;! dit l’Allemand.

–&|160;Vous ne serez pas étonné de ce que jevais ajouter&|160;: j’ai donc envoyé, aussitôt, des jeunes gens, àbicyclette, prévenir les hommes des fermes, et ceux des communesvoisines, ceux de Creutzwald d’abord.

Cela était dit sous la voûte du porche. Lalueur sortant de l’église faisait un clair tunnel dans la nuit, etlaissait voir une centaine d’habitants de Condé, hommes, femmes,qui se tenaient rassemblés en deux masses compactes, comme ledimanche, après la messe. Mais à peine avaient-ils aperçu lessoldats allemands, ils se taisaient&|160;; les hommes faisaient seretirer les femmes au second rang. Quand le chef roux du sovietapparut, la foule, d’elle-même, s’écarta. Plus personne devant lui.À droite, à gauche, des hommes protégeant des femmes&|160;: lepassage était ouvert.

–&|160;En rangs&|160;! cria le chef&|160;; quepersonne ne tire&|160;!

Il bourra, d’un coup de poing, l’épaule deJacques Baltus.

–&|160;Expliquez à vos administrés ce que jevous ai dit&|160;!

Baltus s’avança, et dit&|160;:

–&|160;La guerre est finie&|160;! L’armisticesera signé demain&|160;! Voici les premiers éléments des troupesallemandes, qui regagnent leur pays. Laissez-les passer. Ils neferont de mal ni aux gens, ni aux maisons. Écartez-vous&|160;! Pasun mot&|160;! J’ai promis.

Il était étonnant d’aisance et d’autorité, cegrand maître d’école, tête nue, vêtu à la diable, les yeux ardents,dans la clarté du porche de l’église. La race, et l’habitude detenir une classe d’enfants, lui faisaient, en cette minute, unvisage de vieux chef de guerre. Les Lorrains le regardaient, et setaisaient. La lueur des lampes électriques coulait, comme au début,sur la terre nue, molle et libre.

Alors, la colonne se mit en marche&|160;:soixante hommes, que l’homme à la barbe rousse avait secoués, etrassemblés sous les orgues. Il allait en avant, sans autre armequ’un revolver au poing, sans casque, une canne dans la maingauche, et Baltus, otage évidemment, et qui acceptait le rôle,marchait près de lui. Le défilé devait faire rire les habitants deCondé-la-Croix, plus tard, pendant des mois, et, même en ce moment,il y eut des hommes qui eurent la bravoure de rire, sans bruit,mais les lèvres écartées, et les dents luisant dans la nuit.Spectacle inimaginable&|160;! La révolution avait fait, d’unecompagnie de l’armée impériale allemande, une troupe de masques. Lamoitié des hommes avaient jeté leurs fusils, leurs baïonnettes,leurs cartouchières&|160;; ils n’avaient gardé que leurs bidons,qui devaient être vides, à voir ces trognes allumées, ces autrespâles, farouches, capables d’une seule expression, et d’un seulcri&|160;: «&|160;La guerre finie&|160;! plusd’officiers&|160;!&|160;» Une dizaine avaient encore lecasque&|160;; les autres étaient coiffés de casquettes, de vieillestoques militaires, même, une demi-douzaine, de chapeaux hauts deforme, volés dans les villages français du front. Ils défilaientsans cadence, en désordre, deux ensemble, ou trois, ouquatre&|160;; on entendait, entre les cris et les commencements decouplets, les notes d’une musique grêle, que des rires sonoresencourageaient. On se penchait pour découvrir les musiciens&|160;:c’étaient deux membres du conseil des soldats, dont l’un jouait dela guitare, l’autre de l’accordéon. Et les soixante, titubants,bruyants, dépassèrent le seuil de l’église, descendirent les troismarches, inclinèrent à droite, vers l’Allemagne. Au dernier rang,il y avait deux, hommes, chargés d’une mission de confiance, et quila remplissaient. Ceux-là étaient armés, ils se retournaient àchaque instant, l’un ou l’autre, car, derrière eux, venaient ceuxqui ne faisaient point partie des hommes libres, ceux qui nechantaient pas, ne criaient, pas, et regardaient à terre. C’étaientles prisonniers du soviet&|160;: ils levaient le bras, souvent,pour cacher leur visage. Il y avait un gros homme, au milieu, quis’efforçait de marcher correctement, comme il avait appris auxautres à le faire, et dont le front et les joues étaient couvertsde sueur. La honte et la fatigue, la conscience qu’il ne pouvaits’échapper, lui faisaient un visage digne de pitié, mais qui avaitdû être effroyablement dur, aux jours de prospérité et d’autorité.Les deux plus jeunes qui le flanquaient, tous deux élancés,nerveux, n’accusaient aucune lassitude, aucune diminution del’orgueil du rang et du sang. L’un avait la figure imberbe, l’autrede fines moustaches cassées et relevées, à la mode impériale. LesLorrains qui purent rencontrer les regards de ces deux lieutenantsdégradés par leurs soldats et traînés à la remorque, ont racontédepuis que c’étaient là les seuls hommes de cette tourbe. Les deuxlieutenants avaient jeté sur leurs épaules un manteau noir, pourqu’on ne vît pas que les insignes du grade avaient été arrachés.Une femme, – allemande sans doute, – cria&|160;: «&|160;Vivel’armée&|160;!&|160;» Ils tournèrent la tête vers elle, et ne lavirent pas.

–&|160;Plus vite&|160;!

La voix, qui venait du premier rang, là-bas,dans la nuit, devait être celle du chef du conseil. Ils passèrent.Derrière eux, les deux groupes de Lorrains et de Lorraines sefondirent en un seul, où la rumeur s’accrut, et devint joyeuse,quand les pas lourds s’éloignèrent. Quelques amis, le vétérinaireChardat, l’épicier Noiron, et l’énorme charpentier Cabayot, avaientsuivi, à peu de distance, la compagnie révoltée. Ils voulaientsavoir ce qui arriverait à Baltus, et, au besoin… Un seul avait unrevolver, arme prohibée, mais il le tenait caché, la main droitedans la poche de son veston.

Après que la colonne eut monté la côte,jusqu’à l’endroit où s’ouvrait la place de l’école, et descendu unecinquantaine de mètres au delà, Baltus dit au chef dusoviet&|160;:

–&|160;Voici l’auberge de la Pomme de Pin.Entrez-vous&|160;? On vous attend.

Il y avait, en effet, de la lumière aux deuxfenêtres d’en bas.

–&|160;Inutile, fit l’homme&|160;; lescamarades sont reposés… Nous allons chez nous, vous comprenez. Laguerre est finie. Adieu&|160;!

–&|160;Adieu&|160;!

Au milieu de la seconde rue de Condé, àl’entrée d’un sentier qui remonte vers la Sarre, un moment après,des cris sauvages s’élevèrent&|160;: les soixante hommes durentcrier ensemble. Quelles paroles et pourquoi&|160;? Nul ne perçutles mots&|160;: injures adressées aux Lorrains&|160;? révolte deces énergumènes contre le soldat qui avait refusé de les laisserboire encore&|160;? Trois autres cris furent entendus, à peud’intervalle, mais assourdis&|160;: le conseil des soldats devaits’être engagé sous les futaies des grands bois d’Uberherrn, dansune des lignes de la forêt Sarroise. Baltus, demeuré sur la route,en face de l’auberge, pensa&|160;: «&|160;Ils ont dû passer bienprès de la Horgne-aux-moutons&|160;! S’ils étaient entrés chez monfrère&|160;!&|160;»

Mais il n’avait pas le droit de songer auxsiens, en ce moment. La foule le tenait, la foule délivrée. Ilétait entouré par les amis qui l’avaient suivi, il le fut bientôtpar ceux qui accouraient, hommes et femmes. Parmi les femmes, il yavait la petite veuve tranquille, la boulangère. Elle était venueau tocsin, l’une des premières, habillée, coiffée à l’ordinaire,vêtue même de sa robe des dimanches. Deux fois, elle avait étérudoyée par un des Allemands qui gardaient la porte de l’église.Et, à présent, légère, elle arrivait, plus pressée que les hommes,apparition blanche en avant de leur groupe.

–&|160;Bravo, monsieur Baltus&|160;!Bravo&|160;! Les voilà partis, hein&|160;? Grâce à vous&|160;!

Elle attendait, essoufflée, contente d’êtrepremière, les hommes qui, eux, tendirent les mains&|160;:

–&|160;Oui, bravo, Baltus&|160;! Tu as eu uneriche idée, de leur dire que les habitants des villages allaientvenir voir ce qui se passait chez nous. Est-ce que, vraiment, tuavais envoyé à Creutzwald&|160;?

–&|160;Personne&|160;!

–&|160;Des bicyclistes&|160;?

–&|160;Je n’aurais pas eu le temps&|160;: j’aicouru tout de suite à la cloche…

–&|160;Très fort ce que tu as faitlà&|160;!

–&|160;Écoutez&|160;!

Tous se turent. Le vent venait de France, et,cependant, du côté de l’Allemagne, on entendait chanter en partieces soldats révoltés et travestis, que l’esprit de révolution avaitreformés en tribus et jetés contre la patrie. En approchant del’Allemagne, sous la voûte des forêts, quelque chose de l’ancienusage leur revenait dans la mémoire et dans le sang. Le chantqu’ils chantaient, bien que la distance ne permît pas de le suivretout entier, était grave et religieux. Le vieux dieu du Rhinreprenait ses fils, un à un.

–&|160;Ce sont des choses que nous n’aurionspas imaginées, dit Baltus, et des ruines aussi surprenantes quecelles qu’ils ont faites. Si toute l’armée allemande ressemble àces gens-là, nous passerons de mauvais moments, mes amis. Il fautveiller. Moi, je ne me coucherai pas. Je serai derrière la fenêtredu premier, qui ouvre sur la place. Si j’entends du bruit, je coursà l’église, et je sonne la cloche, et vous viendrez de nouveau. Ilfaudrait bien un autre veilleur, dans le bas du bourg. Y a-t-il unvolontaire&|160;?

–&|160;Moi&|160;! dit une voix.

–&|160;Très bien, Cabayot. S’ils ne sont pasplus de dix, tu n’auras qu’à te montrer pour les faire filerdoux&|160;! Bonne nuit, mes amis, je remonte à mon poste.

Serrant la main du grand charpentier, puis desautres, saluant de la tête madame Poincignon, il ouvrit la porte del’auberge, et dit en riant&|160;:

–&|160;Soixante mauvais clients partis, monpauvre Grimard&|160;; ne les regrette pas&|160;! Pour les frais,j’arrangerai cela avec le maire. Que diable&|160;! tu étais enservice commandé&|160;!

Et il remonta vers l’école, qu’on apercevaitdans la nuit, ombre vague, où brillait, tout en haut, un pointlumineux. Marie attendait Baltus. Elle ouvrit la porte, au bruitdes pas qui s’approchaient.

–&|160;Ah&|160;! que j’ai eu peur&|160;! Tevoilà sauvé… Ils ont crié&|160;: «&|160;Vive Baltus&|160;!&|160;»les gens d’ici. Et ils ont eu raison.

Elle ferma la porte, poussa les deux verrous,donna un tour de clé, puis, mettant la main sur l’épaule de sonmari, qui tâtait du pied la première marche del’escalier&|160;:

–&|160;Jacques, as-tu pensé à tonfils&|160;?

–&|160;Non. Pourquoi&|160;?

–&|160;Ils revenaient du front, ces«&|160;carnavaux&|160;»-là&|160;; peut-être de Verdun&|160;?Ah&|160;! je vois bien que tu n’es pas comme moi, toujours occupéede lui…

–&|160;Va, Marie, va… J’irai là-bas, s’il lefaut, une fois encore, deux fois… Nous arriverons à savoir… Non, jene pouvais pas leur parler de ces choses-là, il fallait délivrer lebourg… À présent, je monte dans la soupente… Je dois veillerencore. Donne-moi le gros manteau.

Quand ils furent arrivés au premier étage,Marie donna le gros manteau d’une étoffe usée, mais épaisse d’undoigt, une sorte de cape longue, qui avait servi à couvrir leschâssis du jardin, par certaines nuits de printemps.

Et la paix des choses ne fut plus troublée.Mais beaucoup de gens ne purent reprendre leur sommeil interrompu.Il y eut des lames de lumière sous les volets, et des reflets surla route montante ou descendante, jusqu’aux premières heures dujour.

Le matin du lendemain, 11 novembre, futéclatant et presque doux. On découvrait, dans la cuve du chemin baset des terres labourées, un vaste lac de brume, déjà en mouvement,et qui s’envolait par flocons, sans hâte, caressant les labours,puis les arbres de la route de Sarrelouis, puis ceux du Warndt. Lesgens de Condé se levaient en retard. Ils changeaient les projetsqu’ils avaient faits la veille. «&|160;Non, je n’irai pas dans laforêt&|160;», ou bien&|160;: «&|160;Je ne veux pas faireaujourd’hui le voyage de Boulay. J’irai la semaineprochaine.&|160;» La joie de l’armistice, la crainte aussi qued’autres bandes de soldats ne traversassent la contrée, divisaientles esprits. Il fut bêché, ce matin-là, dans les jardins et lesvergers, plus de terrain qu’on n’en voyait remuer à pareilleépoque, depuis des siècles. On restait au ras de la maison. Desmères avaient recommandé à leur fille&|160;: «&|160;Si lesPrussiens sont annoncés, tu iras te cacher dans les fossés et dansles bouillées de saules des prairies du Nassau.&|160;» Baltus n’eutpresque pas d’écoliers, à huit heures.

Mais, pour la classe de l’après-midi, lesenfants vinrent au complet. Ils étaient énervés. On leur avait ditque l’armistice avait été signé&|160;; que les hostilités devaientêtre suspendues depuis onze heures, et, sans comprendre l’immensitédes mots, ils répétaient ce qu’avait dit le père ou la mère, devanteux&|160;: «&|160;La victoire est aux Français&|160;; on va lesrevoir avant trois jours&|160;; c’est un Prussien qui l’a dit àpapa.&|160;»

La salle de classe était pleine de rumeurs etde mouvements. Cependant, l’instituteur ne grondait pas, lui, sisévère. Il avait des distractions&|160;; il regardait par lafenêtre&|160;; il se taisait, pendant des minutes entières. Lesenfants remuaient les jambes, sous les tables. Ils devinaient quela traversée du ciel, une dernière fois, ce jour-là, était permiseaux bourdons, aux abeilles et aux mouches, et qu’il y avaitpromenade, pour les bêtes de l’air, à quoi ils ressemblent, eux,quand ils jouent. Et ils n’auraient jamais osé demandercongé&|160;; non, ces choses-là ne peuvent être accordées que parles autorités qui écrivent sur du papier à en-tête, outélégraphient des ordres, mais qu’on ne voit jamais àCondé-la-Croix&|160;; une idée pareille ne serait jamais venue àces écoliers blonds de Lorraine&|160;: ils laissaient voir,pourtant, que la journée de l’armistice n’aurait pas dû ressembleraux autres. Maître, élèves, tous, ils avaient l’âme en voyage. Verstrois heures, un nuage s’étant écarté, qui avait caché le soleilpendant dix minutes, une rayée de lumière et de chaleur vive entradans la salle de classe. Elle passait au-dessus des enfants, maiselle illuminait, elle éclaboussait les épaules et la tête du maîtreassis dans la chaire. Il sentit la brûlure, porta la main à sajoue, contempla, un long moment, la place bordée de maisons, lesdeux rues soudées à la place, la belle campagne au delà, et cethomme en deuil se mit à rire silencieusement.

–&|160;Qu’a-t-il&|160;? se demandaient lesélèves.

Aucun bruit dehors. Personne ne devaittraverser la place.

Le maître ne parlait pas, il avait l’airabsent. M.&|160;Baltus, ébloui par tant de clarté, avait fermé lesyeux, et demeurait là, dans le rayon, tourné vers le village, et ilriait.

–&|160;Qu’a-t-il donc&|160;?

Il n’entendait même pas les deux fils dufacteur Renguillon qui faisaient rouler des billes, sur le dernierbanc de la classe, dans une enceinte de livres et de plumiers. Non,il devait penser à des choses gaies&|160;; les rides de son front,même la grosse entre les sourcils, s’étaient effacées. On le vit selever, saisir la poignée de fonte, et ouvrir la première baie,toute grande, comme au plein été. Puis il dit&|160;:

–&|160;Mes enfants…

Il parlait français, à présent&|160;! Enclasse&|160;! C’était défendu. L’attente d’un grand événementsaisit les écoliers. Les petits Renguillon s’arrêtèrent de joueraux billes. L’instituteur les regardait maintenant avec des larmesau coin des yeux&|160;!

–&|160;Mes enfants, qui sait la chansonfrançaise&|160;?

–&|160;Moi&|160;! moi&|160;! moi&|160;!

Trois petites voix répondirent d’abord, puistrois autres, et six bras se tendirent vers la chaire.

–&|160;Toi, Mansuy Renguillon, chante lachanson française, puisque la guerre est finie&|160;!

Sans demander s’il fallait se lever, Mansuy seleva.

C’était le plus grand de la classe. Fier del’honneur, et de voir toutes les têtes vers lui, il regarda lescamarades, tout riant, et il chanta&|160;:

Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine,

Et, malgré vous, nous resterons Français&|160;!

La jolie voix, qui s’envolait&|160;!

–&|160;Non, pas cela&|160;! dit Baltus. Lachanson française, c’est la Marseillaise.

–&|160;Je la sais, monsieurl’instituteur&|160;!

–&|160;On va bien voir. C’est moi qui entonne,vous chanterez avec moi, les gars de Lorraine, si vous savez…

Comment ces vieux mots de France, peu usitésen Lorraine, lui venaient-ils à l’esprit&|160;? Vague de fond, quis’étale au rivage.

Ayant battu une mesure pour rien, debout danssa chaire, Baltus commença donc, de sa forte voix&|160;:

Allons, enfants de la Patrie,

Le jour de gloire est arrivé…

Les écoliers suivirent. Ils ne chantaient pastous&|160;; plusieurs ne savaient que la moitié de l’air, d’autresque la moitié des paroles, et la prononciation n’était pasirréprochable. Mais l’entrain y était. Les notes aux timbresdifférents, les mots écorchés et reconnaissables, sortaient par labaie ouverte, et visitaient les maisons du village. Les anges de lanuit de Noël, antiques chanteurs de la paix, durent sourire dansles cieux.

Il y en avait, par le village, des femmes quiécoutaient, s’arrêtant de remettre la vaisselle dans ledressoir&|160;; il y en avait, des filles appliquées au travail decouture, derrière le contrevent à demi fermé, comme enjuillet&|160;; il y en avait des hommes, surpris, dans les jardins,par la chanson française, l’ancienne chanson prohibée, s’arrêtantde bêcher&|160;! La troisième fois que les écoliers etl’instituteur de Condé chantèrent le refrain de laMarseillaise, une voix du dehors se mêla à toutes cellesqui s’échappaient de l’école&|160;; au quatrième couplet, ce futtoute une foule qui répondit&|160;: voix de femmes et voixd’hommes, voix hautes et voix graves, qui durent courir dans lesvallées, bien loin, et apprendre aux villages voisins que le jourdu 11 novembre n’avait point eu, depuis longtemps, son pareil. Lerefrain achevé, sous les fenêtres de la classe, desapplaudissements, des bravos en français et en allemand, et son nomvingt fois crié, apprirent à Jacques Baltus que les gens de Condétrouvaient bonne sa manière de fêter l’armistice. Il se pencha etdit, en riant, à ceux du dehors&|160;:

–&|160;Excusez&|160;! nous chantions pournotre plaisir. Ne faut pas vous déranger&|160;! On fera la fêtequand les Français seront là&|160;!

–&|160;Bravo&|160;!

Une femme cria&|160;:

–&|160;Non, pas bravo&|160;! Il en fait troppour les Français.

On grogna dans la foule. L’instituteur sepencha, et reconnut les cheveux blonds mousseux.

–&|160;Et pourquoi donc, madamePoincignon&|160;?

–&|160;N’êtes-vous pas trop bon poureusses&|160;?

–&|160;Eh&|160;! que dites-vous là&|160;?

–&|160;Ils ne vous remercieront pas,allez&|160;! Ceux qu’ils préfèrent, ce ne sont pas lesmeilleurs&|160;!

Un vacarme véritable accueillit les propos dela boulangère. Elle fut entourée par des femmes du bourg, etreconduite, poussée plutôt jusqu’à la boulangerie, dont la porte,ouverte et fermée, fit trois fois sonner le timbre.

À chaque instant, le nombre des habitantsgrossissait devant l’école. Tout le village à peu près était là.L’instituteur ne pouvait plus empêcher ses élèves de monter sur lesbancs, sur les tables, d’ouvrir les deux autres baies,d’interpeller les gens de connaissance. Quelle imprudence d’avoirchanté si haut&|160;! Il fit signe qu’il allait parler. Il voulaitdemander à cette foule de se retirer, et de laisser le maîtred’école à son devoir quotidien, lorsque, au bas de la place, àl’endroit où elle se sépare en deux rues qui descendent à droite età gauche, un groupe d’hommes apparut. C’étaient les plus vieux deCondé, ceux qui avaient connu le temps français. Ils étaientsept&|160;; ils montaient vers la bâtisse en rumeur&|160;; un grandancien, tout blanc de moustaches, marchait en tête, et portait undrapeau tricolore au bout d’une perche de châtaignier. Le drapeau,c’est eux et leurs femmes, ou leurs filles, qui l’avaient fabriquéavec la toile d’un drap&|160;; c’est eux et elles qui avaient teintun morceau de l’étoffe en rouge, un morceau en bleu.

Et ils s’avançaient, fredonnant la marche deSambre-et-Meuse. Pauvres voix lasses ou faussées par l’âge&|160;!Tous ceux de la place s’étaient tus pour les entendre. Ilss’écartaient pour les laisser passer. Eux, les compagnons dudrapeau, à mesure qu’ils approchaient, ils se redressaient plusfièrement, voyant qu’on leur faisait accueil, et qu’on saluait letricolore. Où allaient-ils&|160;? droit à l’école. Oh&|160;! qu’ily a de belles minutes&|160;! Ils s’approchèrent de la porte del’instituteur. Car Baltus, devinant qu’on venait à lui, et nevoulant pas que la salle de classe fût envahie, l’avaitquittée&|160;; il allait apparaître sur la place. Dans le couloirde sa maison, il passa près de sa femme, immobile à l’entrée de lacuisine, et qui dit&|160;:

–&|160;Comment peux-tu chanter, toi qui n’aspas encore retrouvé ton fils&|160;!

–&|160;Marie, nous le retrouveronspeut-être&|160;!

Elle tressaillit à ce mot-là, qu’il disait parpitié.

–&|160;Marie, écoute-les&|160;! Ils apportentle drapeau. La France vient&|160;: faut-il pas larecevoir&|160;?

Il avait, en passant, pris la main de Marie,et Marie avait eu un pauvre sourire, qu’à moitié détourné, ilregardait encore.

–&|160;Ah&|160;! les hommes, dit-elle, commevous êtes&|160;!

Il n’entendit pas. Il ouvrit la porte. Devantlui, au bas des marches du perron, le vétéran des armées de 1870tendait la hampe du drapeau&|160;; l’étoffe rouge et un peu dublanc retombaient sur les épaules du vieux&|160;; la foulecriait&|160;:

–&|160;Prends le drapeau, Baltus&|160;!Promène-le par le bourg&|160;! Tu as reçu les Prussiens comme ilfallait&|160;: c’est à toi de le porter&|160;!

–&|160;Non pas&|160;!

L’ancien combattant continuait de tendre lebras et la hampe.

–&|160;Non pas&|160;! c’est à toi de leporter, mon vieux, à toi qui t’es battu&|160;! Nous irons côte àcôte&|160;! Viens avec moi&|160;!

Il passa le bras gauche sous le bras droit duvétéran&|160;; ils avaient l’air, serrés l’un contre l’autre,enveloppés dans les plis tricolores, d’avoir tous deux la main surla hampe, mais c’était le vieux seul qui tenait le drapeau, etjalousement. D’elle-même, l’assemblée s’ouvrit pour leur faireplace. Tous les froissements, toutes les plaintes de naguère, dutemps où Baltus faisait exécuter les réquisitions allemandes,étaient oubliés.

–&|160;Laissez-les passer&|160;!

La bise soufflait. Les deux hommess’avancèrent, longeant le mur. Tous les écoliers, sur trois ouquatre rangs, se pressaient aux fenêtres. Têtes roses, yeuxardents, lèvres ouvertes, ils regardaient le maître.

–&|160;Allons, bouquet fleuri&|160;! Vous êtesdu cortège&|160;! Descendez&|160;!

Une acclamation le remercia. On put croire quetout le mobilier de l’école volait en pièces. Ils se mêlèrent auxparents. Et il y eut des commencements de chansons dans lecortège&|160;; mais les gens de Condé ne savaient pas assez de motsfrançais, et ils ne voulaient pas chanter en patois lorrain, en cemoment, à cause des trois couleurs qui allaient devant. Baltusétait déjà au bas de la place, quand les derniers rangs quittèrentl’école. Il tourna à gauche&|160;; une petite couturière, dans laseconde maison, agitait un drapeau pas plus haut que la main, etqui devait être de sa façon, car le rouge était le long de lahampe&|160;: un qui savait, par hasard, lui chanta un demi-coupletde la Madelon. Plus loin, la porte du maire était fermée,et il y eut des poings qui s’abattirent sur les panneaux de bois.On descendit jusqu’à l’église, et beaucoup s’attendaient à ce quele cortège fît halte. Il continua&|160;; les dernières maisons dubourg furent laissées en arrière. Où prétendait aller Baltus&|160;?À la gare&|160;? Et qu’aurait-on fait là&|160;? Mais non&|160;:tout à coup, une émotion nouvelle saisit les cœurs. Comme la routeétait droite, tous les habitants purent voir, à trois cents mètresde Condé, que la tête du cortège s’engageait dans un chemin demoindre largeur, à gauche.

–&|160;On va au cimetière&|160;! dirent lesgens.

Les conversations, les vivats, lescommencements de chansons, tout le bruit cessa. Ce fut Baltus quiouvrit la vieille barrière peinte en noir et surmontée de la croix.Puis il reprit son poste, près du porteur de drapeau, et tous deux,suivis de la foule qui avait encore grossi, se dirigèrent vers lecalvaire érigé, aux temps anciens, au milieu des tombes. Tout lemonde observait Baltus. Quelle idée avait-il&|160;? Des mains duvétéran de 1870, il prit le drapeau&|160;; il l’éleva au-dessus detous ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui remplissaientl’avenue, et qui pour mieux voir, se glissaient entre les tombes,autour des croix de fer, de pierre ou de bois. Alors, lui, lemaître déjà ancien, le lien vivant entre ces hommes et ces enfantsde Condé, plantant le drapeau dans le piédestal du calvaire, dansune fente qu’il y avait là, au pied de la grande croix de fonte, ilcria&|160;:

–&|160;Pour que nos morts sachent que laLorraine est redevenue française, je leur donne le premierdrapeau&|160;!

Bien des gens pleurèrent, qui ne s’attendaientpoint à pleurer.

Toute la fin de l’après-midi fut joyeuse. Lesauberges ne désemplirent pas. On n’aurait pas pu compter dix hommesdans les champs ou dans les jardins. Les nuages ne parurent pointdans le ciel, et la lumière de ce jour ne fut point abrégée. Aucunedépêche n’était venue du front. Un homme de Boulay avait passé,disant qu’un avion avait apporté le communiqué officiel et que, duterrain d’aviation, la nouvelle s’était répandue dans la ville, oùla bonne Lorraine exultait.

Baltus résolut de veiller encore cette nuitprochaine. Il se rendit, à la brune, chez son ami, le charpentierCabayot.

–&|160;Dis, Cabayot, m’est avis qu’il ne fautpas laisser le bourg sans guetteurs une nuit d’armistice&|160;? Moije veillerai encore.

–&|160;Moi aussi. Je peux dire, puisque mamaison est au bout du village, pas loin de la gare, que j’habite àla porte de France. S’ils viennent, je les entendrai lepremier.

–&|160;Sans doute.

–&|160;Alors, je t’envoie mon fils, l’aîné,qui n’a pas peur&|160;: dix-sept ans, songe donc&|160;! S’il lefaut, il fera le tour par les jardins, il débouchera par la ruelle,près de la boulangerie de madame Poincignon, et il t’appellera…

–&|160;Pas trop haut&|160;: cela ferait peurchez moi, tu comprends&|160;? Il n’aura qu’à siffler un petitair&|160;; je serai derrière la lucarne du grenier.

–&|160;Qu’est-ce que tu feras, s’ilsviennent&|160;?

–&|160;Rien, s’ils ne nous disent rien. Maiss’ils ont quelque chose à demander, j’irai parlementer, et ton filste préviendra que je suis avec eux.

–&|160;Agent de liaison, alors&|160;?

–&|160;Cela même.

–&|160;Il va être flatté, dit Cabayot.

Les hommes se séparèrent.

L’instituteur alluma sa lampe, là-haut, toutpetit phare que les voyageurs durent apercevoir du chemin creux etdes champs qui se relèvent au delà. À dix heures, tranquillitéparfaite&|160;; à onze heures, de même&|160;; à minuit moins dix,un sifflement de rossignol monta de la place. Baltus se pencha.

–&|160;Qu’y a-t-il, Dominique&|160;?

Une voix haletante&|160;:

–&|160;Monsieur Baltus, ils approchent&|160;;ils vont au pas&|160;; ils doivent bien être un cent, au bruitqu’ils font.

–&|160;Pas de mandoline&|160;?

–&|160;Non, dit le gars en riant&|160;; pas demusique du tout. C’est peut-être des Français&|160;!

–&|160;Reprends ton chemin&|160;; dis à tonpère que, si ce sont des Français, il les embrasse&|160;! Si cesont des Allemands, qu’il les suive de loin, en se cachant. Si jecrie, qu’il aille sonner la cloche&|160;: mais, si je ne crie pas,quoi qu’il arrive, c’est que je n’aurai pas besoin de lui.

–&|160;Compris&|160;! dit le jeune.

Et il disparut, bondissant, dans la ruelle dela boulangerie.

Un quart d’heure d’attente. Le dur battementdes pieds faisait sonner la route, et le rythme de la marche s’enallait dans la nuit, cherchant des esprits éveillés, pourdire&|160;: «&|160;C’est eux, entendez-les donc, c’esteux&|160;!&|160;» La cadence restait égale, le bruit grossissait.Il s’épanouit tout à fait au moment où la troupe sortit de la ruede gauche, et déboucha au bas de la place. L’instituteur eut envied’éteindre la lampe&|160;: un tout petit mouvement, et nul n’auraitdeviné qu’un homme veillait là-haut. Il ne consentit pas. Il crutqu’il devait résister à la peur. Il avança seulement la tête horsdu cadre de la lucarne.

Le commandement «&|160;Halt&|160;!&|160;»retentit au même moment. Le premier quartier de la lune, très vif,donnait un peu de lumière. En bas, la troupe était dense, enformation régulière&|160;; les soldats avaient le fusil à labretelle&|160;; ils étaient vêtus de l’uniforme que Baltusconnaissait bien, et un officier se portait vers le haut de laplace, suivi de l’œil par tous les soldats, et marchant commel’Allemand sous les armes, en service commandé. Il ne fit guèreplus de quinze pas, s’arrêta, et, jugeant la distance assez faiblepour qu’il pût se faire entendre&|160;:

–&|160;Eh&|160;! là-haut, l’homme&|160;!

–&|160;Que voulez-vous, monsieur lecapitaine&|160;?

–&|160;Le chemin le plus court versCreutzwald&|160;?

–&|160;Devant vous&|160;: vous arriverez entrele Neudorf et le Nassau.

–&|160;Vous avez appris l’armistice,ici&|160;?

–&|160;Hier, par une compagnie…

–&|160;Je sais, je sais. La mienne neressemble pas à ces traîtres-là… Dites&|160;: aucune embuscade àcraindre, dans la seconde partie du village&|160;?

–&|160;Aucune.

–&|160;J’ai vu s’allumer des lumières devantnous&|160;?

–&|160;Le bruit que vous faites a réveillé lesgens, voilà tout.

–&|160;C’est bien&|160;: s’il est tiré un seulcoup de fusil, tout sera brûlé.

Il tourna sur ses talons, et rejoignit seshommes.

Aucune troupe allemande ne traversa plus levillage pendant la grande retraite collective qui suivitl’armistice.

Baltus s’inquiétait un peu de la visite de sesnouveaux chefs de l’administration française. Ce qui le troublaitle plus, c’était la crainte de ne pas assez bien parler le françaisquand viendraient ces inspecteurs, ou ces collègues du cadremétropolitain, dont il s’imaginait que le langage était de Racine,et l’élégance toute semblable à celle des modèles en cire desgrands magasins. Il les vit. Les chefs furent courtois, abondantsen formules patriotiques, peu explicites sur d’autres points,renvoyant à plus tard les difficultés, ce qu’ils nommaient la«&|160;réadaptation&|160;», ce que l’un des plus jeunes collèguesappela «&|160;l’unification des méthodes d’instruction&|160;».

Le maître d’école, bon enfant et soupçonneuxtout ensemble, répliqua&|160;: «&|160;Nous avons la parole de laFrance.&|160;» L’autre consentit d’un signe de tête. Baltus pensaque des mots eussent été plus clairs. Puis les annéespassèrent&|160;; rien ne changea. Il y eut beaucoup de discourspendant les deux premières, et même après, en Lorraine, en Alsace.La proposition qui lui fut faite, à deux reprises, d’être nommé,avec avancement, dans une autre commune du pays, l’instituteur larejeta, avec les plus sincères remerciements pour l’honneur qu’onlui voulait faire. Il expliqua qu’il n’avait nulle ambition, horscelle d’achever sa carrière là où il était connu de tous, aimé dela plupart, près de son frère de la Horgne-aux-moutons&|160;; ilajouta sans insister, – c’était là, cependant, son argument majeurcontre tout changement, – que sa femme ne pourrait pas quitter unemaison où la douleur, et un peu d’espérance la retenaient sifort.

Jusqu’en 1923, Marie Baltus ressembla à tantd’autres mères qui n’attendent plus celui dont on n’eut jamais denouvelles. Dix mois après la fin de la guerre, dans l’été de 1919,elle avait obtenu de son mari qu’il fît le voyage de Verdun.Baltus, dans la ville en ruines, avait interrogé les officiers dela garnison, les chefs de bureau de la mairie&|160;; il avaitvisité le grand cimetière militaire, lisant toutes les inscriptionssur les croix de bois&|160;; puis, à travers les territoiresbouleversés de la rive gauche de la Meuse, il s’était avancéjusqu’aux pierrailles qu’on appelait encore le village deBéthincourt&|160;; nulle part il n’avait pu trouver de réponse à laquestion qu’il adressait aux hommes et aux choses&|160;:«&|160;Nicolas Baltus, porté disparu à la suite des combats du 15avril 1918, est-il vivant, ou est-il mort&|160;?&|160;» Les gensavec lesquels il avait causé, confidents habituels de ces sortes derecherches, hôteliers réfugiés dans des baraques, prêtres, soldatsramasseurs d’obus et de grenades, lui avaient répété, avec un gestede pitié&|160;: «&|160;Mon pauvre homme, il ne faut pas vous ytromper&|160;: un disparu, c’est un mort dont on ne sait pas latombe.&|160;» Il était revenu désespéré de ce voyage. Et Marien’avait plus parlé à personne, pas même à lui, des imaginationsdont son pauvre esprit était parfois traversé.

Marie ne prononçait plus le nom de son fils,mais elle se tenait obstinément dans la maison où il avaitvécu&|160;; on ne la voyait presque jamais dans les rues du bourg,sauf le dimanche, quand elle se rendait aux offices&|160;; Orane,grande déjà, faisait les provisions et les courses. LaHorgne-aux-moutons, qu’elle aimait, étant de race paysanne, nerecevait plus la visite de Marie. Le maître d’école y montait seul,rarement, car il avait peur qu’il n’arrivât quelque malheur en sonabsence. Elle était à présent si fragile, sa femme, d’une nervositési inquiétante&|160;! Une porte s’ouvrait-elle brusquement&|160;?la mère regardait, avec une flamme dans les yeux, l’ouverture quis’élargissait, et la flamme s’évanouissait tout de suite, dès quel’homme ou la femme était entré. Il y avait des matins où elleétait si blanche, que Baltus lui disait&|160;: «&|160;Il faudraitaller au médecin, ma Marie&|160;?&|160;» Et il «&|160;n’y&|160;»allait point, parce qu’ils savaient bien, l’un et l’autre, où étaitle mal. Elle cousait, tricotait, repassait mieux que les lingèresdu bourg, mais elle s’interrompait quelquefois dix bonnes minuteset plus, le regard levé, les bras pendants, pareille à ces saintesmartyres, qu’on voit dans les images, avec un glaive ou une roue, àleurs pieds. Orane, travaillant près d’elle, et la voyant ainsiabsente, n’essayait point de la ramener au présent&|160;; ilfallait que la songeuse s’éveillât toute seule. Et la mère, quandelle s’éveillait, ne manquait guère de dire en quel monde desouvenirs, les mêmes toujours, elle avait voyagé&|160;: «&|160;Jeme rappelle le plaisir que j’ai eu à coudre ses premières chemisesde petit garçon&|160;; la toile venait de Metz, d’une maison quin’est plus, «&|160;en Fournirue&|160;»&|160;; ou bien&|160;:«&|160;J’ai cru entendre son cri. Lorsque les enfants glissaientsur la patinoire, au bas de la place, dans les jours de grandhiver, Dieu sait qu’ils criaient tous&|160;; mais sa voix, à lui,dominait toutes les autres&|160;: un chant de merle dans unebataille de geais. Tu te souviens aussi que notre curé l’avaitvoulu avoir dans la maîtrise&|160;? Je parle de l’ancien&|160;:celui d’aujourd’hui n’a pas d’oreille.&|160;» C’était alors, entrela mère et la fille, penchées sur l’ouvrage, au ras de la fenêtrede la cuisine, un échange de souvenirs que Marie Baltus ne trouvaitjamais long.

Une fois, longtemps après, vers le milieu del’été de 1923, elle avait dit, d’un ton de confidence&|160;:«&|160;Orane, figure-toi, je ne puis me défaire de l’idée qu’il estvivant&|160;; je ne la combats pas beaucoup, il est vrai&|160;:elle grandit en moi. Je n’ose pas le confier à ton père&|160;: tusais qu’il est rude, et que nos pressentiments de femme, il lestraiterait de folie&|160;; à toi cependant, je peux avouer qu’il mevient une douceur, à penser que ton frère est seulement disparu.Cela peut reparaître, un disparu&|160;? Il y a eu des exemplesdéjà. Il avait le goût des voyages et des aventures…&|160;» Elleavait une grande crainte, en parlant de la sorte, que sa fille nerépondît comme tout le monde, et vraiment son cœur cessa de battre,tandis qu’elle épiait les mots qui allaient sortir des lèvres qu’onne voyait pas, des lèvres de cette jeune fille, penchée si bas autravail de couture, que la mère n’aurait pu baiser que le frontd’Orane ou les bandeaux de cheveux d’or souple et vivant. Oranen’avait rien répondu. Deux larmes seulement étaient tombées sur sesmains&|160;: la mère ne sut jamais pour qui elles furentversées.

Vers la même époque, Jacques Baltus, ouvrantle tiroir d’un petit secrétaire qui appartenait à sa femme, trouvaune enveloppe non fermée, sur laquelle Marie avait écrit&|160;:«&|160;Espérance.&|160;» Il en retira des coupures de journaux,soigneusement pliées. Chacun des fragments portait le texte d’untélégramme d’agence française, annonçant que dans telle commune deLorraine, ou d’Alsace, un ancien combattant, disparu en 1914, en1915, en 1917, était rentré inopinément au foyer. L’un de cesjeunes hommes avait été retenu en Russie, contre son gré,disait-on, et avait traversé toute l’Allemagne à pied. Un autre,dont on ne racontait point les aventures précédentes, s’étaitprésenté à la porte de sa maison, avait trouvé sa femme mariée à uncamarade, et, n’ayant pas été reconnu, s’était éloigné, sans plusparler. C’étaient là les trésors de Marie Baltus, la cause de cessourires mystérieux qui recommençaient d’allonger ses lèvresdéshabituées, et lui donnaient une si étrange expression, car lesyeux ne souriaient pas en même temps, et l’angoisse y demeurait.Elle avait pleuré, d’abord à deux, avec son mari&|160;; puis douté,sans autre raison que le besoin de vivre&|160;; maintenant, elle seprenait à espérer, parce que d’autres disparus avaient été rendus àleurs mères.

Enfin, Pâques de l’année 1924 approchant, elleavait répété à Jacques Baltus, le soir, dans la chambre&|160;:

–&|160;Puisque tu m’aimes, puisque tu as eupitié de moi, retourne à Verdun&|160;: ils ont tant de choses àfaire, là-bas, qu’ils peuvent bien avoir eu des nouvelles deNicolas, sans nous les écrire. Tu interrogeras&|160;; tut’assureras que son nom n’a pas été peint sur les croix récemmentpiquées dans les cimetières. S’il ne figure point parmi les nomsdes morts, maintenant que l’inventaire est fait, et que toute laterre a été fouillée, quelle douceur déjà, tu comprends&|160;? Jete promets d’être plus calme après…

Elle mettait sa tête sur l’épaule deBaltus&|160;; elle disait encore&|160;:

–&|160;Laisse-moi, en attendant, porter lepain aux carrefours par où il peut passer… Cela coûte cher, je lesais bien&|160;; d’autres que moi seraient peut-être moinsmères&|160;: moi, je le vois errer dans la plaine et dans laforêt&|160;; il approche, et il hésite, il n’ose pas venir jusqu’àla porte&|160;; il a peur de nous faire du mal, à cause de la joieque j’aurais… Tu permets que j’emporte, dans mon tablier ou dans unsac, du pain de chez madame Poincignon&|160;?

–&|160;Oui, Marie-au-pain.

–&|160;Ils m’appellent ainsi, en effet. Maisil n’y a que les Bei Uns, une demi-douzaine demeurés ici,qui se moquent de moi. Les autres comprennent, toi le premier. Tues bon. Tu n’as pas cessé d’être bon avec moi, quoique j’aie bienchangé… Tu feras le voyage, n’est-ce pas&|160;? Tes élèves seronten vacances, pendant la semaine de Pâques&|160;; je garderai lamaison&|160;; je n’ai plus la santé qu’il faudrait pour aller auloin&|160;; tu emmèneras Orane&|160;; vous serez deux&|160;: moi jeresterai avec le souvenir qui ne me quitte jamais…

Il avait promis.

Le mardi de Pâques, 22 avril 1924,l’instituteur de Condé-la-Croix et sa fille étaient donc partispour Verdun.

Chapitre 3LE PAYS DES MORTS

 

– Orane ?

– Oui, le père.

– Tu as entendu la bête quivient ?

– Déjà deux fois.

– Baisse-toi un peu.

Elle se baissa ; le corsage bleu foncé,le col attaché avec une barrette d’or disparurent derrière lesbranches ; la tête blonde et mince continua seule de dépasserle feuillage que le vent poussait vers elle. Le vent ne faisait pasde bruit ; les nuages n’en faisaient pas, là-haut ; elleécouta le silence. Elle dit tout bas :

– Elle est en colère !

– Comme tu as biencompris !

– Ce n’est pas l’aboiement d’unchien…

– Non, pas un chien : une autrebête, une sauvage. Que vient-elle faire ici, dans le pays desmorts ? Surveille la lisière, là, sur la gauche.

– Pays des morts, en effet.

Un aboiement rauque, bref et répété, s’élevades bois.

Ils étaient, le père et la fille, à demicachés dans la dernière touffe de chêne d’une forêt que ni lacharrue ni la hache n’empêchaient plus de conquérir le sol voisin,et qui, cependant, n’avançait pas. Une défense de vivre était là,pour les racines et pour les graines. Au delà de la lisière, quifuyait, incertaine et dentelée, dans l’immense paysage, le modeléde la terre sans arbres, sans moisson et sans herbe, était partoutvisible. Quel fléau l’avait ainsi rendue stérile ? Ils lesavaient bien, ceux-là qui étaient venus en pèlerinage ! Rienque des collines au long dos, presque parallèles, imbriquées lesunes dans les autres. On ne voyait point, à cause de la distance,les ravins qui les séparaient ; on voyait seulement leurséchines droites, nues, sous un ciel où passaient des nuages sanscontours et d’où la pluie ne tombait pas. Aucune maison, aucunvillage, aucune fumée, aucun bruit, sinon celui de la bête errantequi s’approchait de cette désolation. Rien ne luisait non plus. Leregard ne pouvait quitter ce désert, où il cherchait ce qu’iltrouve tout de suite d’habitude, la vie, et ne la trouvait pas. Ilcomptait les plans gris, les plans mauves, les plans lointains quela brume violette laissait transparaître encore. Du point où lepère et la fille observaient l’étendue, il y avait six grands capsde terre successifs, allongés et tendus : les Hauts de Meuse.Derrière le sixième, dans sa vasque, Verdun la guerrière devaitreposer, là-bas, Verdun, citadelle couronnée de peupliers.

L’homme toucha du doigt le bras de sa fille.Avec précaution elle tourna la tête. Là, à gauche, à dix pas, unbel animal venait de bondir hors des fourrés, un broquart, étonné,lui aussi, devant la terre morte. La tête, levée pour aspirer levent, rejetait en arrière, au-dessus des reins d’un roux ardent,les andouillers blancs, aigus, tout champignonnés de perlures à labase ; les jambes de devant étaient plus droites que desgaules ; les cuisses pliaient sous le poids de la croupe, ou,peut-être, ramassées, attendaient, pour se détendre, et pourhausser leur charge, que la bête eût cessé d’avoir peur. Un autreaboiement, trois fois, s’échappa du mufle du broquart, et l’on vitl’haleine chaude, un moment, fumer autour des lèvres.

La bête avait couru depuis l’aube dans laforêt encore intacte ; elle avait brouté les jeunes poussesvertes et sucrées, celles surtout de la bourdaine, aux tigesviolettes et qui saoulent les chevreuils ; elle était ivre,elle était folle, et cette clairière énorme, tout à coup dévoilée,l’inquiétait. Sûrement, les forêts recommençaient, au loin ;sûrement le vent d’ouest le lui disait ; mais cette odeurqu’il apportait ne ressemblait à aucune autre, ni à celle desmarécages, ni à celle des hêtrées, ni à celle des chênaies, ni àcelle des landes : quelque chose de nouveau se mêlait auxémanations de la terre et des bois, entrait dans le profond de labête, et touchait son âme obscure. Brusquement, le broquart levaencore son poitrail, tourna sur ses pieds de derrière, et, d’unbond, se rejeta dans le taillis.

– Quel dommage ! Il étaitbeau !

– Si j’avais eu mon fusil, réponditl’homme, je l’aurais abattu !

Orane considéra ce grand Lorrain, qui s’étaitmis tout debout, tourné vers le point de la forêt où l’animal avaitdisparu.

– Pourquoi ? dit-elle.

– Tu ne comprends pas ?

– Non.

– Pour qu’il n’aille pas raconter auxchevrettes, aux hardes de cerfs et de biches, dans les forêts duRhin, ce qu’il a vu ici, et comment la vie végétale elle-même esttarie, dans les champs de bataille d’aujourd’hui. Ils n’en ont pas,chez eux, les Boches, de ces terres labourées à l’obus et fumées àl’hypérite. On a fini trop tôt la guerre. Ce broquart-là, il a vuce qu’il ne devait pas voir !

La jeune fille, qui était de race lorrainepure, autant dire peu causante, eut un sourire, qui tendit la peauplissée et rose de ses lèvres ; elle considérait son père avecune admiration tendre, muette, habituelle, où il y avait tous lessouvenirs de l’enfance, et un orgueil naïf. Ce qu’il disait, ellele recueillait comme du grain vanné, et, des pensées qu’il disait,des moindres, elle vivait.

L’homme étendit le bras.

– Vois ce qu’ils ont fait de laterre !

Près d’eux, autour d’eux, partout la terreétait bossuée, plaque martelée, sur laquelle les traces du pilon setouchaient, et qui mettrait plus d’un siècle à se niveler sous larouille. Car la rouille, c’était la pluie, la tempête et lavégétation. Depuis l’automne de 1918, il en était tombé, de lapluie, dans les trous d’obus ! Les derniers jours même avaientamené dans le ciel, au-dessus du désert, des poches grises, devrais lacs de pluie qui tombaient en gouttes pressées, et lesfosses étaient encore à moitié pleines d’eau. Des piquets, desdébris de roues, des fils de fer barbelés, des planches, avaientglissé dans les fondrières, et quelques rejets de taillis, et desronces, et des herbes, cherchaient inutilement à souleverl’obstacle, ou à passer au travers. Pauvre lutte pour la vie !Elle était misérable, la pousse de ces six années d’après laguerre. Du sol empoisonné, les racines ne tiraient pas la sève quifait l’arbre ; même entre les trous d’obus, les touffes dechêne, maigres, ne dépassaient le sol que d’un pied ou deux, et neparvenaient pas à donner, à ces habitats séculaires des forêts,l’aspect d’un bois clairsemé. Dans le lointain, tache de bouenette, luisant faiblement, on voyait la coupole d’acier de ce quifut le fort de Douaumont.

Baltus et sa fille essayaient d’imaginer, dansce paysage, l’enfant mince, l’enfant blond aux yeux verts, quis’était battu là, et y était mort. Seul, l’homme pouvait, enpensée, ramener des armées dans les abris, et la guerre dans cesespaces blessés. Les hampes les plus hautes, à perte de vue,étaient celles des chardons de l’année passée, et les quenouillescommençantes de ces fleurs jaunes, à feuilles laineuses, qui nefont pas plus de bruit, dans le vent qui les courbe, que les ailesduvetées des chouettes.

– Il est tombé ici 400 000 hommes,dit Baltus, et les Français qui ont la garde du champ de bataillen’en ont identifié que 80 000. Compte à présent !

– Où étaient-ils, ceux que nous n’aimonspas ?

– Les Allemands ? ici où noussommes, et par là, là encore… Nous verrons mieux, tout à l’heure,où a été Nicolas.

– Où il ne s’est pas battu. Pauvrecher ! Dites, le père, je pense quelquefois aux premierschrétiens, qui refusaient de sacrifier aux idoles.

– On ne l’a pas su, en ce temps-là.

– Heureusement.

– Pour lui, il y avait péril de mort desdeux côtés. Il n’a été d’aucune armée : ni de celle del’Allemagne, qu’il n’a pas voulu servir, ni de l’autre, qu’il eûtaimée, et qui l’a tué.

» J’ai sa lettre, celle qu’il a écrite laveille ; dans mon tiroir, avant de partir, je l’ai prise.

– Tout ce que nous avons de lui !Pas un autre souvenir !…

Baltus demeura un peu de temps silencieux àcôté de sa fille. Tous ces lointains, son fils les avait considéréspendant des jours et des jours. La même image ! Comme desfleurs, comme des pierres touchées par des parents morts, nousregardons pieusement les lignes que des yeux amis ontreflétées.

– Il est l’heure, dit-il,partons !

– Où allons-nous ?

– À la cote 304, qu’il appelait, tu terappelles, « la mauvaise auberge ». Il faut passer lefleuve, et aller sur la rive gauche.

Ils se détournèrent, reprirent la route quitraversait la forêt encore vivante, et là, tout à la lisière,montèrent dans une petite automobile découverte, louée à Verdun, lematin. Baltus conduisait avec trop de rudesse, mais la décision, lecoup d’œil, étaient remarquables. Bien qu’il connût à peine lamachine de louage, il savait déjà quel effort il lui pouvaitdemander. Bien lui en prit, car il y a des montées« sévères », comme il disait, dans ces Hauts de Meuse. Ilfallait revenir jusqu’à Bras, pour traverser le fleuve. L’hommefaisait exprès de ne pas aller vite : penché sur le volant, unpeu tourné vers la gauche, où Orane était assise, il disaitquelques-unes des pensées que les images faisaient lever dans sonâme. La jeune fille, intimidée par l’horreur de ces lieux funèbres,ne répondait que des mots, et pas toujours. Elle voulait ne paspleurer. Quand elle sentait les larmes monter à ses yeux, elle sepenchait, elle regardait la route blanche, aveuglante de lumièredans le gris de toutes choses. Il disait :

– Un poteau indicateur : qu’y a-t-ild’écrit, sur le poteau ?

– Beaumont.

– Détruit ! Plus unemaison !

Il arrêta la voiture.

– Là-bas, il y avait Bezonvaux,détruit ; il y avait Douaumont, détruit ; il y avaitFleury, détruit ; il y avait Louvemont, et tu en verras encoreplus loin, d’autres tombes de villages.

Orane dit :

– Comme c’est gris à perte devue !

– C’a été presque bleu.

– Quand ?

– Des hommes m’ont dit que les pentes, ence temps-là, étaient couvertes de vêtements bleu horizon. A-t-ilété souffert, ici !

Baltus remit la voiture en marche. Pendant dixminutes il se tut, le visage durci par la colère. Il cherchait,quand la route montait, un point, vers l’orient. Il leva la main,un moment, lâchant le volant.

– Vois-tu, dans le mauve, tout àl’horizon, la colline maîtresse ?

– Pointue, avec des futaies ?

– Des futaies autrefois ; mais lesobus en ont fait du travail de bûcheron ! C’est Montfaucon,l’observatoire des Allemands, d’où ils voyaient tout. La mortpartait de là… Le petit y a été, une semaine… Regarde à côté denous, à présent, le ravin, là, de ton côté : il a changé lenom ; il s’appelait le ravin de la Dame ; les soldatsl’ont appelé « le ravin de la Mort… » C’était un bois desapins…

À gauche de la voiture, la pente, raide etnue, formait un des côtés d’une étroite vallée, un peu verte aufond, où la pluie avait dû porter des graines, et la terre serelevait, de l’autre côté, en talus sans arbre et sans herbe.

La petite se signa, en souvenir des âmes. Ilspassèrent dans un village, à peu près rebâti, traversèrent laMeuse, montèrent, par un raidillon terrible, au sommet d’unecolline, et enfin s’arrêtèrent. Le vent venait à eux. Le sol étaitlà tout blanc, comme de moisissures. Alors, du bras, Baltus montrades plateaux qui se rejoignaient par leurs éperons, ildit :

– Nous sommes au Mort-Homme !… Lacote 304 !… Le Bois des Corbeaux !… Dans la plaine,là-bas, c’était Béthincourt.

Ils demeurèrent un moment debout, puis, sur lesol, devant le monument aux morts qui s’élève au sommet, sanss’être concertés, du même mouvement lent, tournés vers les espacesoù il y eut les maisons de Béthincourt, les champs de Béthincourt,et des soldats, ils s’agenouillèrent, et ils pleurèrent.

Quelqu’un avait monté, à pied, le durchemin.

Le sentiment qui nous avertit qu’un êtrehumain est près de nous, qu’il nous regarde, qu’il nous attend, fitse relever Baltus. Quand le solide Lorrain fut debout, il sedétourna, il aperçut, à trois pas, une petite femme en noir, latête enveloppée d’un châle de laine tricotée, et dont le pauvrevisage était pour jamais en deuil : jeunesse, joie, couleur dusang, présence visible de l’âme : tout était fini. Elletenait, par la main, une enfant toute rose, en deuil aussi.

– Monsieur, est-ce que vous pourriez medire si on a rebâti, à Béthincourt ? Nos voisins sont-ilsrevenus ?

– Je crois qu’il y a quelques bâtisses, àprésent, des granges surtout. On me l’a dit, mais je ne suis pas dupays : excusez-moi.

– Vous venez pour les Morts ?

– Oui.

– J’en ai aussi : un fils, presquedeux fils, car l’autre ne peut plus travailler, depuis lesgaz : je le soigne. Tenez, voilà tout ce qui me reste…

Elle mit la main sur l’épaule de l’enfant,plus engoncée encore que la mère dans les étoffes chaudes, et quirougit de plaisir, parce qu’on s’occupait d’elle.

– Vous voudriez donc rentrer dans levillage ?

– Bien entendu : c’est là qu’on aété faits. On est encore aux environs de Rouen. Vous comprenez, cen’est pas le pays ! Des gens qui ne sont pas méchants,non : mais, depuis mon mariage que j’étais àBéthincourt !… On voudrait y rentrer, avec la petite, et lefils. Quand même on n’aurait qu’une baraque, et l’ancien jardin… Ilétait si bien tenu par mon homme : toute la provision del’année ; même de quoi donner !… Allons, viens, Désirée,c’est loin encore… J’irai,… je veux revoir ma maison…

– Des orties, des chardons…

– Possible. Si trois Béthincourtoisseulement sont rentrés, nous rentrerons, n’est-ce pas,Désirée ? Il y a assez longtemps que j’espère après leursindemnités…

Orane se tenait devant elle, et la regardait.La femme demanda :

– C’est votre fille, monsieur ?

– Ma joie aussi.

– Je l’aurais dit… Adieu,mademoiselle ! Bon courage à vous deux ! Il enfaut !

– Attendez !

Orane posa la main sur l’épaule de lamère.

– Peut-être pourrez-vous nous rendre unservice, oh ! un grand…

– Volontiers, si ça ne gêne pas trop.

– Mon frère a disparu àBéthincourt ; nous le croyons tué, mon père et moi…

– Vous ne vous trompez pas.

– On n’a pas retrouvé son corps, nousaurions été avertis, vous pensez ?

– Ça n’est pas sûr.

– Mais, lorsque les charrues et lesbêches remueront la terre, il se peut que le corpsapparaisse : des os, des vêtements… Vous nouspréviendriez ?

– Pas de refus, bien sûr. Mais comment lereconnaître ? Il était grand ?

– Presque comme moi, dit Baltus.

– Officier ?

– Non, il ne pouvait pas l’être,songez : pas vingt ans ! Et puis il n’aurait pas voulu.Mais il y a la plaque d’identité, autour du cou.

– Au poignet, vous voulez dire ?

– La sienne, autour du cou, mais c’est lamême chose. Il y a encore l’uniforme.

– Bleu horizon, oui…

L’homme hésita, un éclair de temps ; ilregarda Orane, et ce fut elle, décidée, qui répondit à saplace :

– Non, madame, gris vert,feldgrau… Mon frère a été tué par une balle française…

La femme se recula d’un pas.

– Vous ne seriez pas Allemands, tout demême ?

– Oh, non ! Oh, non ! Français,de Lorraine ! Rappelez-vous le nom, ma bonne dame : ils’appelait Baltus, Nicolas, et demeurait chez nous, àCondé-la-Croix, dans la Moselle à présent…

– Je me rappellerai bien ; aurevoir, monsieur et mademoiselle.

– Il n’y a que la mère, chez nous, quicroit qu’il va revenir…

– La pauvre ! Je la comprends,… oncroit ce qu’on espère… Moi, je ne peux pas : j’ai reçu laplaque, le livret et le porte-monnaie vide.

En parlant, elle continuait de regarder, avecle même étonnement, cet homme qui avait une si bonne figure, de lapolitesse de chez nous, qui s’exprimait en français, tout commenous, mais dont le fils, pourtant, avait servi parmi les Allemands,avait laissé ses os dans la terre de Béthincourt, au temps del’occupation allemande.

Elle tira sa révérence, en hâte, et, prenantl’enfant par la main, chercha, parmi les tranchées et les réseauxde fil de fer, un sentier, tracé par les curieux et par lesramasseurs d’obus, et conduisant vers Béthincourt.

Une minute plus tard, Baltus et Orane étaientseuls, sur le sommet du Mort-Homme, seuls dans l’immense paysage decollines dévastées et de plaines aussi nues que les collines.

Le père avait repris la physionomie mécontentequi déplaisait tant à Orane, et qu’elle s’ingéniait aussitôt àtransformer. Cette fois, la jeune Lorraine avait été blessée, aussivivement que son père, par les propos de la femme ; elles’approcha de lui, sans rien dire, prit, entre ses mains, le poingqu’il tenait fermé, et, caressant les doigts de l’homme, elle lespriait ainsi de se détendre et de s’allonger. Les doigts rudesrésistaient. Il était demeuré tourné vers la plaine où lesréfugiées s’en allaient chercher la trace de leur village, ettantôt il regardait cette vallée aux formes souples, toutengraissée de la pourriture des morts, et tantôt les pentes de lacote 304, vers le sommet, d’où avait dû partir l’obus ou le coup demitrailleuse des Français. Le vent, qui fraîchit vite en la saisond’automne, dès quatre heures de l’après-midi, remuait lesmoustaches de ce Gaulois. Baltus finit par abandonner sa mainouverte aux mains tendres qui la pressaient, et Orane dit alors, leregard errant sur les mêmes paysages :

– C’est nous qui avons le plus souffertpour la patrie. Qu’est-ce que cela fait, que les Français del’intérieur se trompent ? Le mérite est acquis : il serareconnu un jour, et nous serons aimés.

– Tu ne sais pas encore ce que c’estqu’un ménage, Orane, heureusement pour toi. Tu apprendras, un jour,que quand on est deux, il y en a un, presque toujours, qui aimemieux que l’autre… Les gens de l’intérieur ne comprennent pas lafrontière… Eux, ils se battent quelquefois, dur et bien, c’estvrai : mais ils oublient que nous sommes toujours en guerre.Oui, le Lorrain, un paysan, un boulanger, un pauvre instituteurcomme ton père, n’a jamais la paix… Moi, quand l’éclatement d’uncoup de mine sonne dans les bois de la Houve, ou dans les nôtres,j’ai un frémissement ; je crois toujours que c’est le premiercoup de canon d’une autre guerre ; quand je vois venir, – etil en vient trop, – des commis-voyageurs ou de prétendus touristesde Rhénanie, je cherche la haine dans leurs yeux, et toujours je latrouve…

– Moi aussi : que voulez-vous, lepère, nous sommes les guetteurs, en avant des lignes, et ils nesavent pas, eux autres.

– Je leur ai pourtant donné monfils ! Une cible : pas autre chose. Quand je pense que lafemme, tout à l’heure, a osé dire : « Vous ne seriez pasdes Allemands, tout de même ! »

– Pouvait-elle comprendre ?

– Est-ce que j’ai l’air de ça ? Ettoi ? Et toi ?

– Il fait froid ici, le père, vousprendrez du mal ; déjà vous êtes tout pâle !

– Cette colline-là, la cote 304, cetteplaine-là, j’ai voulu les revoir : il y a eu du sang surchaque motte, Orane ; je n’ai pas le courage d’aller plusloin ; j’aurais peur de marcher sur le sang de ton frère… Quedécouvrirait-on de Béthincourt ? Je ne peux pas y fouiller laterre !… Le petit, te rappelles-tu ses adieux, quand il a dit,levant la main, devant ta mère et devant moi : « Je jurede ne jamais tuer un Français, et de me laisser tuerplutôt ! » Il a tenu son serment…

Baltus s’animait. La jeune fille résolut debriser cet attendrissement et cette colère mêlés. Elle savait lemoyen.

– Je commence à avoir froid !

– Alors, partons !

À côté du monument élevé aux soldats, autourduquel la piété populaire rassemble les débris d’armes, lescasques, les fragments de capotes ou de tricots trouvés dans lestranchées voisines, elle ramassa une pierre plate, large comme lamoitié de la main, et la mit dans son sac. L’automobile descenditla pente. Le vent soufflait en tempête ; les nuages, moinssombres au-dessus des vagues de terre les plus proches, étaientchargés de nuit tout autour de l’horizon ; seulement, aucouchant, deux lèvres de vapeurs sanglantes, entr’ouvertes,achevaient de se décolorer. Baltus les avait vues ; tant qu’ileut cette image à sa droite, il ne tourna pas une fois la tête dece côté ; pas une parole non plus ne sortit de dessous sesmoustaches jaunes, mouillées par la brume du crépuscule, devenuespareilles aux arçons d’une selle et tombantes autour de labouche.

Après Chattancourt, lorsque la voiture euttourné, il dit à sa fille toute courbée en avant, à cause du froidde la nuit venant :

– Ta mère n’aurait pu voir cela !…Elle aurait cru voir la blessure de son fils…

Chapitre 4LE DÎNER DE LA MORILLE

 

Ils continuèrent longtemps de suivre la route,et il y eut enfin des lumières et de la vie devant eux : lacapitale des terres mortes et des hommes sacrifiés, Verdun. Arrivéprès de la gare, parmi ces îlots de bâtisses neuves qui se sontélevés en dehors des anciennes fortifications, le Lorrain remitl’automobile au directeur du garage, paya le prix convenu, et ilsortait et regagnait la chaussée, lorsque, sur le trottoir, unpassant, dont il allait croiser la route, s’arrêta et leva lesbras.

– Baltus ! En voilà unechance ! Qu’est-ce qui t’amène ?

– Beaucoup de gens, à présent, ont uneraison de venir à Verdun, tu sais.

– Je comprends, mon pauvre vieux ;n’en dis pas plus long. Toujours instituteur àCondé-la-Croix ?

– Oui ; et toi, Nominé, toujours àSainte-Menehould ?

– Non ! Retraité depuis deuxmois !

– Tu es plus jeune que moi !

– Oui ; mais « gazé » celavieillit ! Je me suis retiré, en famille, dans un petitvillage du Cher, près d’une rivière. Je pêche.

– Tu es heureux ?

– Passablement. Je suis tranquille.

– C’est une sorte de bonheur impossible àrencontrer chez nous, dit le Lorrain.

L’autre se prit à rire, et, se tournant unpeu, par un reste d’habitude, pour voir s’il n’était pas observé,il aperçut Orane.

– Je vous demande pardon,mademoiselle : mes hommages ! Ta fille, Baltus ?

– Oui, le seul enfant qui vive avec nous,maintenant : l’autre a été tué.

– Tu rentres en ville ? Moi aussi.Nous ferons route ensemble, si tu veux. Tant de choses, depuis letemps où tu venais passer ton mois de vacances à l’école deSainte-Menehould, pour te reposer, pour changer d’air !C’était en 1912, n’est-ce pas ? Nous étions jeunes, tousdeux.

Nominé s’était placé à la droite deBaltus ; la jeune fille, à gauche. Il était moins grand queson ami, et plus épais. Son visage rasé, creusé de rides aux deuxailes du nez et aux coins de la bouche, demeurait d’une grandemobilité et singulièrement expressif : pour un mot drôle, pourun souvenir plaisant, les pommettes rondes se relevaient, les yeuxse plissaient, les lèvres, la pointe en l’air, faisaient lecroissant, et, sur tout le masque ainsi sculpté, on voyait luire unesprit vif et jovial. Cet homme, vêtu d’un complet de laine grise,coiffé d’une casquette de voyage, la boutonnière décorée du rubande la médaille militaire, avait, dans la démarche, beaucoup plus desouplesse que le Lorrain. Ils traversèrent la route qui vient de lacitadelle, puis, dans la demi-ombre, ce qui fut jadis les jardinsde Verdun, les bosquets humides, à présent bien abandonnés, quipoussent dans les fossés de Vauban.

Tout à coup, ayant franchi les remparts, ilsrentrèrent dans la nuit éclairée, au débouché de la porteSaint-Paul, où commence la principale rue de Verdun. De vieuxgrands édifices, échappés au canon des Allemands, disaient lanoblesse de la ville. Au delà, c’étaient les rues qui montaient,les îlots de maisons rebâties ou réparées, et, à côté, desamoncellements de décombres, des façades déchirées du haut en bas,des cheminées dont il ne reste que la suie le long d’un mur et unpot de terre au sommet, des poutres qui ne portent plus rien et quis’avancent dans le vide, au-dessus des caves d’où montent unfouillis de ronces, et la liane couleuvrine d’une pomme de terre.Beaucoup de passants et de passantes, et qui se hâtaient :c’était l’heure où les employés, vendeurs, comptables,dactylographes, quittent le travail.

– Dis, Baltus, où dînez-vous ce soir, tafille et toi ?

– À l’hôtel.

– Une idée ! Tu ne sais pas pourquoije suis venu à Verdun ?

– Je ne le devinerai jamais : uninstituteur en retraite, et qui habite le Cher !

– Eh bien ! nous sommes venusplusieurs, comme chaque année, pour le « dîner de laMorille ». Je t’expliquerai cela. Les compagnons sont tous debraves garçons, qui seront enchantés de te connaître. Ta demoisellesera la bienvenue aussi. C’est convenu, n’est-ce pas ? Au lieude nous séparer, nous montons ensemble : le rendez-vous est ausommet de Verdun, près de la cathédrale.

Baltus ne crut pas nécessaire de formuler sonacceptation : il se remit en marche. Le Meusien, les deuxMosellans, dans l’ordre où ils étaient venus, continuèrent desuivre, au delà de la porte Saint-Paul, la rue animée, éclairée,puis tournèrent à droite, et commencèrent l’ascension de la rueChâtel, vrai lacet de montagne, au sol glissant, bordé de maisons,les unes vivantes, les autres mortes, séparées, çà et là, par desvides, emplacements de bâtisses ruinées, couloirs par lesquels leregard recevait l’image des quartiers bas, et d’un ciel tourmenté,où la fumée des nuages courait sur les étoiles. Tout en haut, unerue coupait, à angle droit, cette ruelle du Châtel. C’était la ruede la Belle Vierge.

– Nous y sommes ! dit Nominéessoufflé. Si vous avez une barrette à remettre en place,mademoiselle Orane, ou une mèche de vos cheveux blonds à rejeterderrière l’oreille, voici la dernière minute.

Il se donnait à lui-même le temps de reprendrehaleine.

– La maison où se fait le dîner de laMorille est celle-ci, ajouta-t-il.

Du doigt, il indiquait un hôtel ancien, peuélevé, long et blanc, qui paraissait n’avoir pas souffert desbombardements, et dont les fenêtres laissaient passer, en haut eten bas des volets clos, de minces lames de lumière.

Nominé sonna. La porte fut ouverte par unevieille cuisinière vêtue de noir, maigre, pâle, et d’humeurabsorbée. On assure qu’avant la guerre Barbe Travault était rose etpresque enjouée. Elle avait tout perdu pendant les moisterribles : sa santé, son petit bien, un peu même de sa vanitéde cordon bleu. Barbe Travault arrivait de son royaume, enveloppéed’une atmosphère de haute cuisine, senteur du bouillon de poule,fumet du lièvre mariné, nard de l’ognon frit, parfum des compotesvariées où mijotait l’automne lui-même en chacun de ses fruitsconservés. Artiste annonciatrice, qu’environnait son menu résumé enarômes, elle était cependant d’assez méchante humeur, pestantcontre cette obligation de venir ouvrir la porte, au moment même oùil aurait fallu surveiller la couleur des roux, celle des rôtisbardés, celle encore des poires baignées dans un jus rose.

– Barbe Travault, je vous salue !dit Nominé, passant le premier. Vous ferez mettre deux couverts deplus : celui de monsieur, celui de mademoiselle. Combienserons-nous ?

– Pardine, avec elle et lui, ça feraneuf. Vous amenez une demoiselle ? Elle n’a pourtant pasramassé, comme vous autres, les morilles, monsieurNominé !

– Non, Barbe ; mais elle est digned’en manger : une reconquise, une Lorraine !

La cuisinière leva, vers Orane plus grandequ’elle, ses yeux soupçonneux :

– Lorraine, dit-elle : en généralc’est du bon monde. Comme c’est jeune ! Allons, accrochez doncvos manteaux, vos chapeaux, et le reste,… car ma cuisine m’appelle.Vous aurez un dîner manqué, avec vos conversations.

Elle n’attendit pas longtemps : les troisconvives pénétrèrent, à gauche du vestibule, dans un salon éclairépar deux lampes à pétrole posées sur la cheminée, – car lesappareils d’éclairage électrique n’avaient pu encore être rétablis,– et meublé de fauteuils, de chaises et de deux canapés recouvertsde velours bleu, du style Louis-Philippe. Six hommes se trouvaientlà réunis, qui se levèrent, en voyant entrer les nouveaux convives.Ce fut tout de suite bruyant : « Bonjour, Nominé ! –Bonjour, vieux ! – Te voilà retraité, à ce qu’il paraît ?Ça se voit à ta bedaine. – Tu étais moins gros aux tranchées !Qui amènes-tu là ?… – Jolie frimousse, la petiteLorraine ! Dis donc, présente-moi ? »

L’instituteur Nominé, après avoir nommé, à lasection des six compagnons debout, rassemblés entre les canapésparallèles, Jacques Baltus et sa fille, présentait à ces derniers,les « fondateurs du dîner de la Morille ».C’étaient : Loumeau, « un vieux pépère du 120ede ligne », laboureur et vendangeur de muscadet dans laLoire-Inférieure, long corps, tout en charpente, que surmontait unetête longue, un visage pâle et méditatif ;… Bellanger, unpetit grisonnant, au nez busqué, pattes de lapin le long desoreilles, vaguement garde, vaguement jardinier ;… Houdeiller,marchand épicier dans un bourg du même département, après avoir étéun des plus intrépides soldats du régiment, solide gaillard,reposé, rose, amène, aux traits courts, les cheveux en brosse, etchez qui personne n’eût deviné la témérité dont il avait été l’undes exemples fameux ;… Poilâne, mince « bonhomme »de la terre, sans âge évident, chafouin, barbu, un peu sourd depuisl’éclatement d’une torpille en 1917, éleveur d’abeilles, capable delongues résignations, sujet à des accès terribles de colère ;…de La Frairie, taille modeste, jaquette neuve, gants, pince-nezdoré, seul élégant parmi les compagnons de la morille ;… enfinGuillemet, l’officier, le sous-lieutenant Guillemet, l’homme leplus tranquille, en apparence : un visage aux traitsréguliers, des moustaches jaunes taillées en brosse, des cheveuxassez longs, au contraire, et séparés au milieu par la raie, un airvivant, heureux, des yeux très clairs, et capables, on le devinaità la qualité même du sourire habituel, à la promptitude du regard,à sa limpidité, de transmettre un message, d’ordonner, de refuser,de juger, de vouloir pour plusieurs qui n’ont pas de volonté, ou enont une trop faible. Dans l’ordinaire, un homme plus gai que lesautres. Sa profession ? principal clerc de notaire dans unchef-lieu de canton. Il était venu chaque année à Verdun, depuis1919.

Les présentations avaient été faites par unautre compagnon. Maintenant c’était le tour de Guillemet deparaître. Au fond de lui-même, il entendit l’officier de complémentqui murmurait : « À toi, Guillemet, sors de latranchée ! » Et, docile comme à la guerre, surmontant unetimidité moins dure à vaincre, il se tourna vers Orane, assise à sagauche, dans un des fauteuils bleus, que deux convives en mêmetemps avaient avancé, et il dit :

– Mademoiselle, il faut que je vousexplique pourquoi nous sommes réunis, et pourquoi le dîner, auquelvous nous faites l’honneur de prendre part, porte ce nom-là.

– Dîner de la Morille, dit Houdeiller,c’est bien nommé !

– Ça rappelle des souvenirs ! ditLoumeau le laboureur, qui, supposant que les occasions de parlerseraient rares pour lui, ce soir-là, plaçait une interruptionfacile.

– En effet, reprit Guillemet, mescamarades que vous voyez ici, et moi, nous avons passé, sur lesHauts de Meuse, quatre mois, en 1918…

– Pas tout à fait, mon lieutenant,interrompit Poilâne, jaloux du mot placé par Loumeau, et quivoulait, lui aussi, couler sa phrase ; je vous demandeexcuse : exactement trois mois dix jours, du 5 février au 15mai.

– C’est juste, mais ces jours-là étaienttous de plus de vingt-quatre heures, je vous assure, mademoiselle,et les trois mois en valaient quatre. Mes hommes et moi, – dans lesrapports je disais : « moi et mes hommes », maisici, en famille, je dis : « mes hommes et moi »,parce qu’il n’y a plus de discipline entre nous, voyez : iln’y a plus que de l’amitié…

Trois voix l’arrêtèrent, sonnant l’une aprèsl’autre, et graves parce que la guerre avait été nommée.

– Solide !… Vous pouvez le croire,mademoiselle !… Vive le lieutenant Guillemet !

Les anciens se penchaient tous etconsidéraient leur officier, comme s’il y avait eu rapport, à laveille d’un coup de main.

– Nous allions en première ligne en facede la cote 344, reprit Guillemet. C’était une hauteur trèsdisputée, sur la rive droite. L’endroit n’était pas gai… À peu prèspas de tranchées ; des attaques continuelles ; on semettait dans des trous d’obus ; on se cachait derrière lescadavres ; toute la terre était retournée, toute la terreétait noire ; pas un brin d’herbe bien vivant : ilsétaient comme nous, morts ou blessés. Toutes les vallées, autour,étaient pleines de gaz.

– Je me rappelle, dit une voix, que lechocolat jaunissait dans les poches.

– Mauvais brouillard, pour la promenadematinale, mademoiselle ! dit une autre.

– Cependant, nous la faisions, lapromenade, un peu avant le jour. On s’ennuyait derrière des murs decadavres, à recevoir des balles. Les camarades que vous voyez, cinqautres qui n’ont pu venir, nous faisions des patrouilles demorilles. Un petit bois avait existé, naguère, en face de nous, surune pente, au delà d’une dépression avec son petit sentier, etau-dessus du niveau habituel de la nappe de gaz. Bien entendu, ilne restait pas de trace de souche ou de branche. Le taillis avaitété rasé, je vous en réponds : mais la morille était encorefidèle. Nous allions à la cueillette, armés, vous le devinez, etnous revenions nos casques pleins de champignons de printemps.

– Le lieutenant était de mèche, ditNominé. Même, une ou deux fois, il a conduit la patrouille. Laplupart du temps, le sergent de La Frairie nous commandait.

On entendit la voix nette, appliquée, d’OraneBaltus, qui parlait plus lentement le français que lepatois :

– Il n’y a jamais eu de casse ?

– Quelquefois, répondit l’officier-clercde notaire. Un jour, au retour d’une patrouille de morilles,j’étais au poste de commandement, il faisait noir encore, etfroid ; les Allemands recommençaient à tirer, – c’était leurheure, depuis deux semaines ; – quatre hommes entrent dans lacagna. Ils étaient de belle humeur, tous… J’écrivais à la lumièred’une bougie. Ils faisaient un tapage ! « Mon lieutenant,on est de retour ! Y en avait du champignon, après la pluie, yen avait ! » Je dévisage le sergent, qui était le plusprès de moi. « Que rapportes-tu ? – Mon plein casque. –Mais, autre chose aussi ?… Tu boites !… – Une petiteblessure : ça ne sera rien, mon lieutenant. » Jem’aperçus alors qu’il avait le bas de la jambe serré par unmouchoir, et que le mouchoir était plein de sang. Mon sergent depatrouille vous a été présenté, mademoiselle, je vous ledénonce…

L’ex-sergent de La Frairie se dressa debout, –assurément l’ancienne blessure ne le gênait plus, – et, tourné versla jeune Lorraine, fit le salut militaire. Elle répondit d’unimperceptible mouvement de tête. Tous ces hommesl’observaient ; tous demandaient son attention, sonadmiration, secrètement. Elle demeurait grave, les considérant l’unaprès l’autre, sans aucune expression d’amitié, d’intérêt, commedes unités qu’on dénombre, car elle pensait uniquement :« Ni celui-ci, ni celui-là, ni cet autre, ni cet autre encoren’a pu tuer mon frère Nicolas. Il était près de Béthincourt, et lescompagnons de la Morille se battaient sur l’autre rive de laMeuse… »

L’émotion l’avait d’abord glacée. Quellehorreur au premier rappel de la lutte ! Baltus, à côté de safille, droit aussi, les yeux au-dessus des hommes qui venaient deparler, devait penser ce qu’elle pensait elle-même. L’un aprèsl’autre, La Frairie, Loumeau, Houdeiller, plus perspicaces,prenaient un air de gêne ou d’étonnement. Ils se demandaient :« Qu’ont-ils ? Qu’avons-nous dit ? » Et ilscherchaient, confusément, sans rien trouver.

Mais les jeunes visages, même si le chagrindure, ne peuvent demeurer sombres : le matin les reprend.Quand Orane eut reçu, dans ses yeux sans parole, l’image de cesbraves gens placides, amusés ou surpris, elle sentit la paixrevenir. Non embarrassée, non rougissante, pareille à celles quisavent qu’elles viennent d’échapper à un danger, et qui en gardentencore un peu d’effroi, elle dit à La Frairie :

– Oui, je comprends : ceux qui ontmanqué de mourir célèbrent leur chance, à présent. Le dîner de laMorille, c’est une façon de chanter Alléluia !

– Vous dites bien, mademoiselle.

– Et où sommes-nous ici ?

– Chez une de mes tantes, mademoiselle.Vous l’avez déjà deviné : l’hôtel était un mutilé de laguerre ; on n’a pas même entièrement achevé lesréparations ; les meubles étaient anciens, avant la guerre,ceux d’aujourd’hui sont seulement démodés. Ma tante n’est plus dela première jeunesse, la pauvre femme.

– Elle habite ?

– Non, elle attend. C’est ce qui nous apermis de donner, cette année, l’hospitalité aux convives de laMorille. Je vous assure qu’elle sera charmée d’apprendre que laplace de la maîtresse de maison a été tenue, ce soir, parmademoiselle Orane Baltus.

– C’est cela ! dit Guillemet :vous présiderez, mademoiselle, en face de moi !

– Mademoiselle est servie ! ditBarbe Travault, qui ouvrait la porte du salon, et venait d’entendrele mot du lieutenant. Il ne faut pas m’en vouloir si je suis enretard : le fourneau tire mal.

– Quelques trous d’obus ; ne voustroublez pas pour si peu, Barbe : nous avons causé.

– Causer, causer, cela ne vous gêneguère, vous autres du Midi.

Elle appelait l’Ouest le Midi. Mais chacuncomprit que c’était la profession de foi d’une Meusienne, à qui neplaît pas une certaine allégresse de parole. Orane passant lapremière, au bras de l’officier, les convives sortirent du salon,et, de l’autre côté du couloir, entrèrent dans la salle à mangerdont les murs et le plafond venaient d’être revêtus d’une couche deplâtre, et qui n’avait d’autres meubles qu’une table et des chaisesen noyer. Le potage était servi. Une grosse lampe, coiffée d’unabat-jour, placée au milieu de la table, sur un piédestal ensimili-bronze, éclairait la nappe damassée, le service de Gien,blanc et bleu, les cristaux, les menus ornés de deux drapeauxtricolores, mais laissait dans la demi-ombre le visage desconvives. Orane se plaça, en effet, entre son père et La Frairie,en face de Guillemet.

Et le dîner commença. Il était servi par unjeune domestique engagé pour la circonstance, comme la cuisinière,et qui servait vivement, mais, n’ayant pas l’expérience qui rendimpassibles les vieux routiers, laissait paraître, sur son visage,les sentiments que lui inspirait la conversation et, parfois même,pour comprimer l’éclat de rire, portait à ses lèvres sa main gantéede fil blanc. Les convives mangeaient de bon appétit ;surtout, campagnards pour la plupart, et d’un pays où la vignemûrit quelquefois, ils prenaient plaisir à goûter le vin gris deLorraine, et attendaient, en faisant semblant de douter, le vin deScy, que Guillemet avait fait inscrire sur le menu.

– Le raisin ne peut pas s’assaisonnerdans votre pays, disait Poilâne : il ne fait pas assez chaud.Nous autres, dans la Loire-Inférieure, si nous avons du gros-plantet du muscadet, c’est à cause de la mer.

– Tu crois donc qu’il y a de tout, dansla mer ?

C’était Nominé, le Meusien, quis’ébaudissait.

– Oui bien ! dit le laboureur.

Il avait cligné ses yeux verts. Il regardaitdevant lui, il voyait sans doute les plages, et sa vigne, à l’abriderrière les petits murs de pierre sèche. À ce moment, le petitdomestique apportait le lièvre rôti, – un lièvre colleté dans lesdéserts des Hauts de Meuse, mais on ne le savait pas, – et desacclamations saluèrent l’entrée de cette pièce dorée, dont le fumetemplissait la salle. Guillemet déboucha lui-même et servit le vinblanc récolté sur les coteaux de Scy, le plus bel espalier de laMoselle, et jusqu’où viennent les ondes sonores des cloches deMetz.

On appela Barbe ; on but à sa santé, etla vieille fille, habituée à ces sortes de triomphes, retournapromptement d’où elle venait. Les figures des convives, celles quipouvaient rougir, avaient pris du ton ; les yeux surtout etles voix disaient la chaleur du sang avivé. D’un bord à l’autre dela table, des propos de bonne humeur se croisaient. Il y avaitquelque chose de rétabli, entre ces hommes du dîner de laMorille : l’ancienne camaraderie, la présence du passé. Leclerc de notaire, constamment interpellé : « monlieutenant… », avait à peine le temps de manger et de boire.Sa forte voix, dominant les conversations, proposa :

– Mes amis, nous ne pouvons paschanter : ça ne serait pas convenable, dans ce Verdun, si prèsdes camarades morts ; mais je demande que plusieurs de nousracontent une histoire de ce temps-là. Vous devez être commemoi : je n’ai guère cessé d’y vivre. Dès que les affaires ontfini de m’occuper, les souvenirs me reviennent.

– Ça va ! dit Loumeau, qui n’avaitencore presque point parlé.

– Eh bien ! commence donc !

Chacun sait que les grands charrueurs desterres de l’Ouest ne discourent pas volontiers, comme ceux qui ontdu temps à perdre et peu de choses à dire. Il faut qu’unecirconstance les décide, et la moins rare, c’est le printempsrapide et chansonnier qu’éveille en eux le deuxième verre de vinblanc.

Loumeau s’érailla pour avoir la voix nette, ilessuya longuement ses lèvres rasées, tira son cou de ses épaules,et son long visage grave, au milieu des convives amusés, dépassales autres. Il aurait eu la même physionomie pour raconter commentson arrière-grand-père était mort, une faux à la main, à labataille de Torfou, dans la grande armée vendéenne, fleurdelysée,rosariée, où Dieu avait bien des amis.

– Voilà, mon lieutenant, voilà, mesgars : du temps que nous fûmes en famille, nous du Bocage etde la Loire-Inférieure, avec le bon Guillemet pour lieutenant, dansles campagnes de Verdun, vous vous rappelez que la première ligneétait au sommet de la cote 344, à quelques mètres des tranchéesallemandes, et notre deuxième ligne, à trois cents pas en arrièrede l’autre. Si nos femmes nous avaient vus, nous, les pauvresbonhommes, – Loumeau ne disait point bonshommes, – elles auraientpleuré chacune tout leur rosaire de larmes, quand on se mettait enroute, venant de la citadelle pour aller reprendre la bataille. Onavait eu quinze jours de repos, à cent vingt pieds sous terre, desmorts vivants, quoi ? et on repartait, ayant tout lefourniment sur le dos, et le cœur plus lourd encore. J’aurais mieuxaimé avoir mon brabant sur mes épaules, et mes deux bœufs avec…

– Oh ! oh ! Loumeau, qu’est-ceque tu dis là !

– C’est pour plaisanter, Poilâne, tu doisle comprendre : je les aurais mis à terre, et j’aurais sifflépour les engager dans le sillon. Mais non, il fallait marcher, ilfallait bien : j’étions venus pour ça. C’était de nuit ;souvent il pleuvait ; le chemin n’était pas court ; onpassait par la porte Saint-Paul ; on dévalait le long ducanal, et les Boches devaient connaître les dates, oui, car çamarmitait au moins jusqu’à Bras, et il y avait toujours des amisqui tombaient avec un grand cri, quelquefois sans rien dire, et quine rejoignaient plus la compagnie. À Bras, on tournait à droite, eton était un peu mieux, à cause de la côte du Poivre, qui nousabritait, mais après, devers Louvemont, il fallait encore tourner,pour remonter vers la cote 344. Va donc t’y reconnaître, dans lanuit surtout ! Il ne restait pas un mur, pas un morceau depierre. Mes camarades, ce qui dure le plus longtemps, sous latorpille et sous l’obus, ça n’est pas les murs : il y avaitlà, tout près de la route, un rosier.

– Je me rappelle, dit Guillemet, je t’aidit, une fois : « Va reconnaître le rosier,Loumeau ? »

– Il avait dû être planté par la maind’une femme heureuse. Il poussait bien ! il avait sa racine etses branches entre quatre entonnoirs. Un Bengale, je crois.

– Mais non : une rose deFrance !

– Une gloire de Dijon !

– Pauvre petit diable, il était là pournous autres bonhommes : un particulier n’aurait pastenu ; le rosier tenait. Eh bien ! la nuit justement quetu dis, lieutenant Guillemet, le rosier avait fleuri. Un de mescamarades était venu avec moi ; voilà que nous faisons trentepas, en tournant et tâtonnant, dans la nuit, dans la boue. C’estlui qui l’a vu le premier. Il a crié : « Le voilà !Le voilà ! » Je me dépêche, j’arrive, au moment où il vacueillir la rose. « Bougre, que je crie, faut pas cueillir larose qui conduit le monde ! » Et je lui donne, avec monsac et mon fourbi, un si dur coup d’épaule, qu’il est tombé dans untrou d’obus, et qu’il était peint en kaki, un vrai Anglais, quandil est sorti de l’entonnoir. J’ai toujours pensé que j’avaispeut-être, ce soir-là, sauvé des régiments. Voilà monhistoire !

– Bravo ! dit Guillemet.

Les applaudissements suivirent. Loumeau levatrois fois l’épaule droite, ses longues lèvres gercées tremblantencore des mots qu’il n’avait pas dits. Cela signifiait qu’il étaitcontent. Puis, ayant promené le regard tout autour de la table,comme il eût fait sur une rangée de pommiers, pour juger larécolte, il se remit, la conscience tranquille, à manger sonmorceau de râble qui avait refroidi.

Un seul des convives était demeurégrave : Jacques Baltus. Nominé, du bout de la table, sepenchant, lui dit :

– Que penses-tu du dîner de la Morille,Baltus ?

– Excellent.

– Bien gai, aussi, n’est-cepas ?

– Pas pour moi.

– Pas pour toi ? Qu’est-ce que tuas ? Le voyage de cet après-midi, je devine, mon pauvreami ?

Il devinait mal. Baltus prévoyait ce quipouvait arriver, ce qui devait arriver. Mieux maîtresse de sesémotions, Orane ne laissait pas paraître une inquiétude dont, avantlui, et dès l’entrée dans cette maison, elle avait été saisie. Etcette inquiétude grandissait à mesure que d’autres convives selevaient, et disaient un souvenir de guerre. Cinq, six, septhistoires : elle les comptait. La huitième serait demandée àson père, la huitième serait demandée à l’instituteur deCondé-la-Croix. Accepterait-il ? Pour en douter, il eût fallune pas le connaître. La jeune fille essaya de dire en se penchant,et se servant du patois, et à demi-voix : « Le père, ilvaut mieux ne rien raconter » ; il fit semblant de ne pasentendre.

– Monsieur Baltus, dit Guillemet, vous nevoudrez pas que tous nos camarades aient parlé, sans nous conter unde vos souvenirs de la guerre ? Nous finirons par vous. Il adû se passer des choses, en Lorraine…

– Oui, monsieur Guillemet.

L’homme aux moustaches jaunes était hardi audanger. Il s’y jetait ; il s’était préparé à celui-là.

– Je paierai mon écot, comme les autres.Je ne manque pas de souvenirs du temps de la guerre, en effet. J’endirai deux, même, si vous le permettez, une histoire qui s’estpassée dans les environs de Condé-la-Croix, et une autre, dont jefus témoin.

– Avec plaisir !

Le domestique présentait les assiettes degâteaux ; trois des anciens combattants allumèrent uncigare ; Bellanger, avec une longue tendresse, bourra unetoute petite pipe. On entendit un son de cloche, qui, partant de lacathédrale, volait au-dessus des vivants, allait vers les désertstout pleins de morts.

– Nous avons une petite capitale, pasloin de chez nous, qui s’appelle Boulay, et qui est françaisejoliment, dit Baltus.

Loumeau, Poilâne et Bellanger, les troispaysans, coulèrent l’œil en même temps vers Baltus, et le regardsignifiait : « Comme c’est drôle de dire qu’une ville estfrançaise, quand elle est en France ! » Car ils nes’étaient pas rendu compte, bien exactement, de ce qu’était JacquesBaltus, et ils ne le connaissaient que par le mot de Guillemet,présentant les invités : « Ce sont desLorrains. »

– Jamais les Prussiens n’ont pu direqu’ils étaient là chez eux. Boulay avait une musique instrumentale,qui s’appelait « La Lyre », et une fanfare aussi, qui nemanquaient pas une occasion de leur jouer la marche deSidi-Brahim, Sambre-et-Meuse, le Chant du Départ, le Pèrela Victoire. Derrière les musiciens, défilaient des pompierscoiffés du képi d’artilleur français ; puis les jeunes gens duCercle catholique de Saint-Étienne… Les trois couleurs neparaissaient pas à l’extérieur, c’était défendu, vous ledevinez ! N’empêche que, sous le revers de la veste de chacunde ces jeunes gens, il y avait, épinglé, un petit ruban bleu,blanc, rouge. Dans ces années-là, il fallait un homme, et un vrai,pour être maire. Nous l’avions : il s’appelait Werner, et,comme il s’appelait aussi Henri, et que la Saint-Henri tombe le 15juillet, toute la ville souhaitait la fête du maire le 14juillet…

Les convives se mirent à rire, quelques-unsbruyamment, La Frairie et Guillemet du coin des lèvres.

– Ces Boulageois se montrèrent braves, jevous assure, et gens d’esprit. Ils ont, dans le cimetière de leurpetite ville, la tombe d’un capitaine Jouveneau, tué dans uneescarmouche, en 1870. Pendant quarante-huit ans, cette tombe-là futla plus fleurie, la mieux ornée de nos tombes familiales. Au 14juillet, au 15 août, au 2 novembre, elle était parée si bien queles policiers allemands trépignaient, devinant l’intention. Lesdames orneuses n’en avaient cure. Ils auraient bien voulusurprendre celui ou celle qui, chaque fois, la parure terminée, ymêlait un ruban tricolore. Pendant quarante-huit ans, ils postèrentun agent, et ce n’était pas le même, et il ne découvrit rien… Toutcela pour vous expliquer, messieurs de la Morille, qu’ons’entendait mal avec eux. Leur fureur ne cessa de grandir.Lorsqu’ils durent quitter la ville, après la victoire, il fallut,pour les protéger contre la foule, que les officiers allemands serendissent à travers champs, à la nuit tombante, à un kilomètre etdemi de la ville, pour monter dans le train qui leur était réservé,et qu’on avait arrêté là. Ils s’en vengèrent, car, quand ilspassèrent à la gare, et bien que la paix eût été proclamée, ilstirèrent des coups de revolver sur les maisons de Boulay. Je vousle dis : voilà ce que fut la Lorraine, en vous attendant.

Tous les convives, tournés vers Baltus,penchés en avant, voulaient parler. Ils avaient le sentiment que cequ’ils allaient dire n’était pas sans importance. Ils étaientinégaux, ils s’en souvenaient parce qu’on parlait de laguerre : à cette minute grave, on vit Loumeau, Houdeiller,Poilâne, Bellanger, Nominé lui-même, se tourner vers le chef, pourlui faire comprendre : « À vousl’honneur ! »

Le gros Guillemet entendit fort bien ce quedisaient les yeux de sa compagnie.

– C’est fier, tout cela, monsieurBaltus ! dit-il.

– C’est aussi bien mystérieux, cetattachement de la Lorraine ! dit La Frairie : toutparticulièrement de la Lorraine de langue allemande.

Le lieutenant, le sergent ayant parlé, leshommes se sentirent plus libres. Poilâne aux yeux verts étendit lamain, comme pour demander la permission de donner son avis. Ilattendit un moment, puis se décida. Des pensées tumultueuses, toutà coup, étaient entrées dans les esprits.

– Dites donc, monsieur Baltus,excusez-moi : mais puisque vous êtes de la partieallemande…

– Non pas ! répondit sèchementBaltus : de langue allemande !

– C’est ce que j’entends bien : vousavez dû en voir de toutes les couleurs, pendant laguerre ?

Le Lorrain tira ses moustaches, l’une aprèsl’autre. Il considérait, de son œil bleu, peu tendre en ce moment,ce paysan des côtes, soupçonneux, maladroit, qui avait préparé sonpiège, et qui le tendait à l’oiseau en liberté.

– La plus belle couleur, je l’ai vueseulement à la fin, monsieur, quand vous êtes rentrés chez nous.C’était le 18 novembre 1918. Un caporal et six hommes vinrent enbalade, de Varize à Boulay, où le maire m’avait invité. Ils étaienten bleu horizon ; je désirais la voir, cette couleur-là :je l’ai vue enfin.

– Bien, très bien, dirent plusieurs desconvives, dont le lieutenant.

Blessé de l’approbation qui allait à l’autre,Poilâne reprit :

– D’habitude, c’était une autre couleurque vous voyiez ?

– Laquelle voulez-vous dire ?

– Gris sale.

– L’uniforme allemand ?

– Précisément… Peut-être l’avez-vousporté ?

Orane saisit le bras de son père :

– Ne répondez pas !

Mais le Lorrain dégagea son bras.

– Non, je ne l’ai pas porté : c’eûtété une douleur de plus !

– Vous n’avez pas combattu,alors ?

– Jamais !

Guillemet s’était levé, avant même que Poilâneeût achevé sa phrase. Il tourna autour de la table, empaumarudement l’épaule de son ancien soldat, et cria :

– Assez, Poilâne ! C’est lelieutenant qui le dit !

– J’ai le droit de causer !

– Tu as celui de te taireaussi !

Et se redressant, au milieu des convives,presque tous debout, comme Baltus, comme Orane :

– Il est brave, celui-là, monsieurBaltus, mais il ne comprend pas !

– Il faut lui pardonner ! reprit LaFrairie. Ne pleurez pas, mademoiselle Orane… Nous sommes tousdésolés de ce mot d’un camarade qui ne comprend pas. Tu es stupide,Poilâne !

Poilâne, têtu, branlait sa tête baissée, etgrognait, tout près de la nappe, des paroles qu’on n’entendait pas,mais qui signifiaient certainement : « J’ai raison !Il a eu, bien sûr, des parents de l’autre côté ! Il ne devraitpas être de la Morille ! Voilà mon avis ! Faites tout letapage que vous voudrez : moi, Poilâne Jules, c’est ce que jedis ! »

Nominé, Loumeau, Houdeiller, avaient quittéleurs places ; à droite et à gauche du Lorrain, ilsprotestaient, de la mine et de l’épaule ; ilsrépétaient : « Il ne connaît rien ! Nous sommesaussi de la Morille, nous autres, et on vous comprend !Allons ! Pour un mot de travers, ne prenez pas cet air-là,monsieur Baltus !

Ils lui tendaient la main ; mais lui, ildemeurait les bras croisés, ne faisant pas plus attention à leursgestes qu’à ceux de trois chiens jappant. Il ne quittait pas desyeux Poilâne, gîté contre la table, à trois pas, et toujoursmarmonnant.

– Assez ! cria-t-il.

Le domestique, curieux ou croyant qu’onl’appelait, entr’ouvrit la porte, et l’on voyait seulement sa têteentre les deux battants.

– Je ne serai pas longtemps de laMorille, monsieur Poilâne, n’ayez pas peur ! Je pars. Mais,auparavant, il faut que je vous apprenne à mieux parler desFrançais de l’Est. J’aurai, cette année, cinquante-quatre ans. À ladéclaration de guerre, j’en avais quarante-quatre, et j’aurais étémobilisé tout de suite dans le landsturm, la territorialeen français, si je n’avais pas été instituteur. Ils m’ont laissé.Mais, en 1916, ils ont pris mon fils, un petit de dix-huit ans. Cen’est pas au front de France qu’ils l’ont d’abord envoyé !Non, ils se défiaient de nous, les Prussiens ! Ils sedisaient : « Ces gens-là, si nous les mettons devant unrégiment français, au lieu de le combattre, ils iront lerejoindre ! Alors, qu’ont-ils fait ? Vous n’en savezprobablement rien, monsieur Poilâne ? Qu’est-ce qu’on vous adit de nous, dans vos écoles de la pauvre morale ? quelquesmots : ce sont des leçons entières qu’il aurait fallu fairesur nos malheurs ! Mais ils ont toujours eu peur, vosministres, de la gloire et des glorieux. Eh bien ! lesPrussiens ont envoyé mon enfant de l’autre côté, là-bas, au-devantdes Russes. C’était un petit brave, je vous en réponds. Aucommencement de 1918, comme leurs réserves fondaient devant Verdun,ils l’ont fait revenir sur le front de l’ouest.

Poilâne releva la tête.

– Vous voyez bien !

– Et c’est vous qui l’avez tué, àBéthincourt, le 15 avril 18, dans le temps même que vous ramassiezdes morilles !

Il était si grand, disant cela, et il y avaittant de douleur en lui, que Guillemet, voyant se tourner encore,pour quelque riposte, le visage de Poilâne, commanda :

– Pas un mot, soldat Poilâne ! Tuveux répondre que nous n’étions pas en face de Béthincourt ?Oui, je comprends, et c’est vrai. Mais ce sont nos camarades quiont tué le fils de Baltus le Lorrain : il est mort parnous.

– Par la France ! Il a été celui quireçoit la mort et qui ne la donne pas !… Je veux que voussachiez tout. On n’a pas retrouvé son corps. Mais, la veille dujour où il a disparu, j’avais reçu, en Lorraine, une lettre de lui…Je l’ai ici… Tenez…

Il fouillait dans la poche de son veston, enretirait un portefeuille de cuir usagé, bourré de papiers,l’ouvrait, prenait une lettre, et tremblait en dépliant le papier,et en le tendant à Guillemet.

– Montrez cela à l’homme qui m’a injurié,lieutenant ! Ne lâchez pas le papier ! Montrez-leseulement, et lisez, pour tout le monde… C’est en bas, après lasignature…

Guillemet s’approcha de nouveau de Poilâne,qui fit signe qu’il ne regarderait pas la lettre, et il lut, pourtous les convives debout, penchés vers lui :

– C’est écrit en patois lorrain, endemi-allemand, mais c’est bougrement français… Je comprends lepatois : « Ne craignez rien, le père ; je ne tireraijamais un coup de fusil contre les Français ; je fais le gested’épauler, quand il le faut : je ne tire pas ; lefeldwebel me complimente de la propreté de mon arme, eh ! jecrois bien ! pas une balle n’a passé par le canon ; jesème mes cartouches dans les tranchées, ou quand je vais enreconnaissance… »

Tous ces hommes, qui avaient fait la guerre,d’un même élan vinrent à Baltus, même Poilâne aux yeux verts.

– C’est beau ce qu’il a fait !Monsieur Baltus, faut pas m’en vouloir… Pardonnez-lui ! Non,il ne savait pas…

Baltus serra la main de tous, excepté celle dePoilâne, et, malgré les instances de Guillemet, de La Frairie etdes autres, rendossant son gros pardessus, refusant de répondre,emmenant Orane et la poussant devant lui, sortit de la salle, et dela maison.

Quand il se retrouva dans la rue de la BelleVierge, il était encore si ému qu’il ne pouvait dire un mot.

– Le père, je vous assure, ils ont eubien du regret ! Il n’y en a eu qu’un parmi eux,… et encore ila demandé pardon !…

Le père et la fille descendaient la rueChâtel, toutes les fenêtres fermées, toutes les lampes éteintesdans les maisons ; des chats miaulaient dans les ruines. Quandles voyageurs passèrent à cet endroit, justement, où la rue, àmi-côte, était ouverte, à gauche, béante sur le ciel, le grand ventdes plateaux de Meuse leur souffla au visage. La lune encorepresque pleine, – elle avait été pleine le jour de Pâques, – leséclaira. Orane vit que des larmes coulaient sur les joues de sonpère ; elle le laissa se souvenir de Nicolas Baltus, l’enfantqu’elle avait tant aimé. La grande irritation ne se calmait pas. Ilne disait rien ; ses deux poings, tendus dans l’ombre, enavant, étaient un clair discours, et sa fille n’essayait pasd’apaiser cette colère.

En bas, la grande rue qui part de la porteSaint-Paul était déserte et éclairée. Baltus s’arrêta, mit la mainsur l’épaule d’Orane :

– Tu les a entendus, cesWelches ?

Le fin visage se détourna à moitié du côté dupère, et il était si ferme de lignes et si décidé, que JacquesBaltus eut une espèce de fierté de reconnaître son sang.

– Non, dit-elle : je n’ai entendumal parler que l’un d’eux.

– N’est-ce pas trop ? Nous appelerAllemands ! Nous reprocher nos maux ! Je n’oublierai pasça !

– Mais si !

– Nous qui avons élevé nos enfants commedes Jeanne d’Arc ! Tu le sais, toi, Orane !

– Oui.

– La prière tous les jours pour laFrance !

– Tous les soirs, même quand il fallaitparler bas, à cause des espions, oui, je suis témoin.

– Des disputes, à cause de la France,avec tous les Allemands et les ralliés qui ne manquaient pas !Plus d’un danger avant la guerre, et jamais une concession !Quelle peine inutile, en vérité !

– Ne dites pas cela !

– Je le dis ! Et je me demande si jerecommencerais !

– Baltus ! Jacques Baltus deLorraine !…

Elle prononça ces mots tranquillement, commesi elle rêvait et chantait sa réponse. Elle dit encore :

– Tous ceux de la Horgne-aux-moutons,depuis le temps du duc Stanislas, ou même avant, je crois bien, ontété de bons Français, le père !

Il y a un si grand pouvoir des mots, queJacques Baltus ne répondit plus rien, et qu’ils gagnèrent l’hôtel,le père et l’enfant, comme s’ils revenaient d’une messe du bout del’an.

Chapitre 5MARIE-AU-PAIN

 

Pendant que Jacques Baltus et sa filletraversaient les Hauts de Meuse, la mère, à Condé, entrait, versonze heures, dans la boulangerie de madame Poincignon, pour acheterce qu’elle appelait elle-même le pain des croix, de sorte qu’en cemême instant, trois âmes, et c’est beaucoup, étaient uniquementoccupées du jeune fils tombé à Béthincourt, il y avait de cela sixannées. Elle était presque gaie, ce matin, étant libre de faire,pour le petit, ce qu’elle voulait, sans qu’on pût lui reprocher dequitter la maison. L’air était froid, le temps clair, le cielmaillé, très haut, de nuages blancs qui semblaient ne pas remuer,mais s’en allaient pourtant d’un mouvement tranquille : neigesfondantes sur de l’eau bleue. Marie Baltus ouvrit la porte,s’approcha du comptoir, tenant, bien ouverte, du revers de sesmains écartées, la poche à blé dont la toile, en bas, touchait lecarreau de la boulangerie, et elle attendit que la boulangèreapparût, au bruit encore vibrant du timbre. Celle-ci vint, sans sepresser, du fond de son jardin, la mine éveillée, les cheveux mieuxque jamais frisés, le long du front, des tempes et des oreilles quecaressaient deux mèches dorées. Un coin de son tablier bleu étaitrelevé et passé dans sa ceinture. En apercevant sa voisine, elleeut un léger mouvement d’épaules et, en même temps, un sourire,qu’elle faisait à toute rencontre de client.

– Vous apportez la poche, ce matin,madame Baltus ? C’est donc que vous allez loin ?

– Mais oui.

– Le prix du pain a encoreaugmenté : mais ça vous est égal, n’est-ce pas ?

– Ne faut-il pas nourrir lesenfants ? Donnez-moi du bien cuit : c’est celui qu’ilaime le mieux.

La dame aux yeux bleus prit, sur les étagèresde métal, plusieurs pains de trois livres, les coupa en deux outrois, selon la coutume, jeta les morceaux dans la poche. Alors,Marie Baltus tordit le haut du sac, en fit une sorte de câble, souslequel, se courbant, elle passa le bras gauche et l’épaule, puis,se redressant, elle fut celle que les bourgs et les champs voyaientcheminer, deux ou trois fois par semaine : la mère porteuse depain.

– Bonsoir et merci, madamePoincignon !

– Bonne chance, madame Baltus !

L’inconsolée descendit entre les maisons de laplace. Elle était vêtue de sa robe noire, – la seconde, celle desvoyages à présent, – qui était bien usée, et, sur sa tête elleavait mis, retombant sur les épaules, un châle tricoté quidescendait en lignes droites le long de ses joues, et lui donnaitun air de religieuse. Au bas de la place, elle prit la rue qui s’enva vers le chemin de Lauterbach à Creutzwald, mais ne la suivit pasjusqu’en bas. Aux deux tiers de la rue, entre deux maisons, il y aun sentier qui remonte au nord, à travers les cultures, et sert auxgens du bourg, et à leurs troupeaux, à gagner le plateau bordant lafrontière de la Sarre. Elle allait d’un pas régulier, les yeux unpeu devant elle, mais sans regarder, songeant à l’unique objet. Levent, sur ses cheveux gris, remuait en festons, vite effacés etreparus, les bords du châle. Marie se fatiguait à monter les pentesde ce long sentier ; elle ne s’arrêtait pas. Deux foiscependant, elle interrompit sa méditation, et, levant haut la tête,comme font les biches dans les bois, elle respira de toute sapoitrine, et dit : « Le printemps vient ! » Levent soufflait d’Allemagne. De là-bas, il était parti, sentant lesmarécages de Poméranie, mais voici qu’au-delà du Rhin, il abordaitla terre transformatrice : il avait touché nos premiers talus,où la primevère a toujours une fleur à ouvrir, humble et toutmiel ; il avait rencontré le genêt qui risque sa voile d’or,les tulipes qui sonnent la cloche au-dessus de l’herbe, encorehésitante et courte, et, dans la forêt proche, ce petit daphnérose, plus précoce que le perce-neige, et qu’on nomme bois-joli.Ayant hurlé jusqu’au Rhin, il commençait à chanter dans lescampagnes lorraines, et Marie au cœur triste le remerciait.

Elle était essoufflée, lorsqu’elle parvint àla lisière des grands bois d’Uberherrn, qui ne sont plus de France,mais qui regardent chez nous. Un peu de temps, elle suivit lafrontière, vers la droite, cherchant un arbre parmi les arbres detoutes tailles, réserves et taillis. Elle se rappelait que Nicolas,avant le départ pour le régiment, ayant fait un pèlerinage autombeau de Sainte Orane, qui est en Sarre, était passé par là pours’y rendre, et qu’au retour, il avait parlé d’un sapin géant, brisépar la foudre, à l’ombre duquel il avait déjeuné. Le souvenirpouvait ramener l’enfant. Elle découvrit ce tronc d’arbre, brisé àune vingtaine de pieds au-dessus du sol, et qui portait, à cettehauteur, une couronne de branches sans pareilles. Les aiguilles del’une rejoignaient les aiguilles de l’autre. Des débris de verre etde boîtes de conserves disaient que bien des promeneurs avaientdîné à leur ombre. Marie détordit la toile de son sac, prit unmorceau de pain, un des gros, et le suspendit à un éclat coupant,vrai couteau de bois jailli de l’écorce, à portée de la main. Dansla croûte dorée, elle piqua un papier où elle avait écrit :« Si tu passes par ici, Nicolas Baltus, ne crains pas demanger le pain, ne crains pas de te faire connaître : c’estmoi qui suis venue, ta mère, Marie. » Puis, ayant regardéautour d’elle, prompte, elle chargea de nouveau la poche sur sonépaule, et reprit sa marche le long du massif forestierd’Uberherrn.

Après un temps, elle tira encore de son sac unmorceau de pain, et le posa sur le haut d’une croix qui est dansles terres, à quelque distance de la route de Sarrelouis. Lescultivateurs du pays, revenus au travail après le repas de midi, lasaluaient d’un « bonjour » quand elle passait, mais ellerefusait de se laisser distraire et ne tournait point la tête verseux, elle l’inclinait un peu, seulement, comme font ceux et cellesqui remplissent une mission. Ils savaient, ces vieux, ces filles deCondé et des hameaux, que c’était une mère malade de son amour.Elle s’éloignait. Et, quand elle eut ainsi voyagé, et erré mêmedans les premiers massifs de la forêt du Warndt, elle rentra enLorraine, traversa une route, et, dans le bois de sapins qui est del’autre côté et près d’une ferme, trop lasse pour aller plus loin,se reposa. Elle s’étendit au pied d’un arbre, le dos appuyé àl’écorce du tronc, et s’endormit.

L’après-midi commençait de s’avancer, quandelle fut éveillée en sursaut. Autour d’elle, dans le bois qui estclair, une douzaine d’hommes assis, debout, vêtus de drap bleu,coiffés du casque, plaisantaient en la regardant.

– Eh ! la petite mère, le somme aété bon ?… La voilà qui s’éveille !… Qu’a-t-elle dans sapoche de toile ?… Dis, Clochet, va donc voir ce qu’il y a làdedans ? Elle ne veut pas ?… Elle est fâchée ?…Allons, laisse-la, puisqu’elle ne veut pas… Le sergent va luiparler… Sergent Prunier, avance à l’ordre !… Parlemente avecla dame du bois !

Elle s’éveillait, se relevait, un peuhonteuse. Debout, elle leur parut grande, et de bonne mine.C’étaient des soldats du 146e d’infanterie, qui étaientvenus de Saint-Avold. Il y en avait d’autres plus loin, entre lesarbres, et on entendait des voix jeunes, du côté de La Brûlée, laferme voisine, qui appelaient : « Par ici, les gars, y adu vin ! » Le sergent Prunier s’était avancé, il faisaitle salut militaire, en riant, et il avait une petite figure pasméchante, et une moustache mince, toute dorée, ah ! mon Dieu,comme celle…

– Pardon, excuse, madame : mais lescamarades veulent savoir ce que vous avez dans votre sac ?

Sans répondre, elle se baissa vers la poche,et la mit debout.

– Prunier, dit un des soldats couchés, etqui mordillait un brin d’herbe, ouvre le sac, je devine ce quec’est : c’est du tabac de contrebande, du tabac de laSarre !

– Bonne affaire ! Ne craignez rien,on ne le dira pas ! La contrebande, ça nous connaît !Tout le monde en fait, par ici ! Ouvre donc le sac,Prunier !

Six jeunes soldats s’approchèrent, dont lesergent. Marie Baltus avait eu peur d’abord, et voici qu’elleattirait le sac, le remontait le long de sa robe ; qu’ellerabattait les bords de la poche, et montrait la croûte brune dupain de madame Poincignon, et qu’elle disait, riant àmoitié :

– Vous le voyez : je n’ai que dupain, du pain pour mon fils.

Ils s’approchèrent encore, penchant la tête,pour mieux voir.

– Du pain joli, ma foi ! Dites donc,il ne mangera pas tout ça, votre fils ! On va vous enacheter !…

Elle écarta deux bras qui se tendaient. Mais,par derrière, un homme s’était glissé, un homme à la bonne facerougeaude et qui riait ; il s’approcha, courbé, se redressatout à coup, en levant au-dessus de sa tête un morceau de painqu’il avait saisi.

– J’en ai un, les amis, j’en aiun !

Marie poussa un cri.

– Arrêtez-le ! Il a volé lepauvre !

Mais l’autre déjà courait sous les branches.La femme avait ramené ses deux bras sur le sac, et le tenait serrécontre sa poitrine, comme si ç’avait été son enfant même ;elle se reculait jusqu’à faire plier les basses branches del’arbre, et à s’appuyer sur elles. Au cri qu’elle avait jeté, deshommes s’étaient relevés. Ils l’enveloppaient dans leurdemi-cercle, l’arbre lui-même achevant de la tenir prisonnière.Alors, des grands yeux sombres de Marie Baltus, deux larmescoulèrent, et deux autres… Le sergent écarta les hommes.

– Arrière, les enfants ! Voyons, lapetite mère, c’est pas la peine de pleurer pour une miche qu’onvous a prise !… Je vais dire à Poriot de vous la rapporter…Eh ! Poriot ? Fais pas de bêtises ! Elle pleure, tusais ; rapporte, mon vieux chien ! Faut être chic !Tu es, comme les amis, ici, de la 1re du 2e,la plus belle compagnie du bataillon…

Poriot ne parut pas. Mais la femme laissatomber la poche pleine à ses pieds, et, regardant les soldats, elledit, de sa voix qui était son âme elle-même, émouvante, et tendredans le reproche :

– Prenez donc tout ce que je luiportais !… J’ai plusieurs pains, parce je ne sais pas par oùil va revenir chez nous, n’est-ce pas ?… Je les mets ici, etje les mets là, aux carrefours, sur les croix. Il a disparu dans laguerre, mon fils… Mais il n’est pas mort, vous comprenez… On auraitretrouvé son corps, depuis le temps. C’est à Béthincourt qu’il sebattait…

Le sergent, qui avait combattu dans lesderniers mois de la guerre, l’interrompit. Il était devant elle,et, tandis qu’il parlait, elle considérait les petits épis de barbeblonde qui se levaient et remuaient sur les lèvres du sergentPrunier.

– Béthincourt, autant dire Verdun. J’ysuis allé. Il en est resté par là, ma bonne dame !

De la voir pleurer, et de penser à des mères,comme elle, qu’ils connaissaient bien, les jeunes hommes étaientémus, et tâchaient tous de ne point le paraître. Il y en avait quila regardaient bien en face, et d’autres du coin de l’œil. Et ilsvirent, étonnés d’abord, que cette longue figure pâle souriait, dece qu’avait dit le sergent.

– Non, monsieur le sergent ; j’aides nouvelles de lui, des nouvelles pour moi toute seule, que je neveux pas vous raconter. À mon avis, il a été tenté par les grosprix que gagnent les ouvriers dans les provinces dévastées… Je luiécris des bouts de billet ; – elle tirait, de la poche de sarobe, des carrés de papier, et les leur montrait ; – je neveux pas qu’il ait trop faim, le pauvre petit, car la route estlongue, longue… J’ai idée que vous l’avez peut-êtrerencontré ?… Il est par là, ou par là…

De son bras, qui tenait encore les billets,elle traçait une large ligne en l’air, qui désignait toute lacampagne autour du bois. Et comme ces jeunes gens devinaient bien,à présent, qu’elle avait l’esprit troublé, plusieurs s’étaient misà rire ; d’autres la prenaient en pitié. Un homme disait, enarrière : « Elle est folle ! » Un second, plusbas : « Tais-toi donc ! Folle de cœur, ça n’est pasméchant ! »

– La paix, vous autres ! criaPrunier. Laissez-la raconter ! C’est une mère, vous voyezbien !

Marie Baltus avait rajeuni. Ses lèvres fanéesreprenaient du rose. L’espérance était revenue, sa compagne sisouvent, et l’assistait.

– Je vous en prie, vous qui êtes soldats,comme il était, dites-moi que vous en connaissez, vous aussi, desdisparus qu’on a vus revenir à la maison de chez eux ?

Deux ou trois jeunes gens, pour lui faire dubien, murmurèrent : « Parbleu ! » Elle lesentendit, et puis elle écouta encore. Elle les considérait, de sesbeaux yeux doux, l’un après l’autre, leur demandant :« Ce n’est pas assez, un petit mot ; rappelez-vous ?dites davantage ? »

Un gros du second rang, qui portait son casquesur la pointe du crâne et la visière en haut, parce qu’il avaitchaud, se souvint de quelque chose.

– Positivement, madame, j’ai appris, parune lettre, qu’un menuisier d’un bourg, pas loin de chez moi, étaitrentré comme ça, après quatre ans…

– Il n’y en a que six à présent,dit-elle, c’est à peu près pareil.

– Moi, dit un autre, le plus haut detaille, et qui se tenait tout près de Marie, moi, madame, j’ai unparent qu’on a cru mort aussi : l’annonce avait été faite, onavait renvoyé à la famille des petites choses et le livret…

– Oh ! dites vite !

– Un soir que son père et sa mèredînaient, il a ouvert la porte : « Mevoilà ! »

– Et ils ne sont pas tombésmorts ?

– Ma foi non, madame, ils ont dit :« Il n’y a qu’un couvert à mettre… » Il a expliqué, commeça, qu’il avait été retenu prisonnier chez les Russes… Il y en ad’autres, vous savez…

– Oui, mes enfants, oui, et c’est ce quiarrivera chez moi.

Le sergent se détourna.

– Poriot ? Rapplique ici ! Eten vitesse !

Tout le groupe fit demi-tour, pour voir Poriotrevenir. Parmi les arbres, on vit s’avancer, tranquillement, celuiqui avait chapardé un morceau de pain. Prunier se porta vivementau-devant de lui, et lui parla tout bas, puis le prit par le bras,et l’amena. Poriot avait encore, dans la main droite, une partie dupain, et le couteau ouvert… Quand il fut devant Marie, et que lesergent l’eut lâché, entendant les camarades qui luidisaient : « T’as été bête, Poriot !… Rends-luidonc !… Faut pas offenser les mères ! »… il tenditle pain, et s’excusa.

– J’en ai mangé un bout, j’avais faim, etil est bon, le pain de votre enfant. Mais je ne suis pas unvoleur :… je vas vous le payer.

En même temps, il fouillait dans la poche deson pantalon, tirait son porte-monnaie, et, prenant une pièce devingt sous, ostensiblement, il la jetait dans le sac de lavoyageuse, avec le reste du pain.

Marie dit :

– Il ne vous en voudra pas, mon petit,pas plus que moi.

Un coup de sifflet. Rassemblement. Les hommestrottent vers la route ; on voit des ombres, entre lessapins.

– Bonsoir, madame ! Bonnechance ! Vive vot’petit gars !

Les voix s’éteignent. Une escouade, celle quitrouvait de son goût le vin de La Brûlée, accourt à grandesenjambées, et ne voit pas même Marie Baltus, qui recharge sur sondos la poche, et prend le chemin qu’ont pris les soldats. Quandelle sort du bois de sapins, le bataillon du 146e estdéjà en marche, clairons sonnant. La route n’est qu’une tranchéedans la haute forêt. Marie suit les soldats qui vont plus vitequ’elle, et diminuent de hauteur et de couleur en s’éloignant. Ellen’en regarde qu’un, au dernier rang, celui dont l’allure dégagéerappelle celle de Nicolas ; elle se demande même si ce n’estpas lui. Car il s’est retourné une fois, deux fois. Qu’a-t-ilcherché à voir ? Ne serait-ce pas la grande femme en noir, simince, si droite, qui porte un paquet gris sur l’épaule ?L’équilibre de l’esprit est vraiment tout rompu, ce soir.L’espérance a grandi dans le cœur de Marie Baltus. Le vent froid dela matinée ne souffle plus. Le bataillon en marche n’est qu’unnuage de poussière à l’horizon. Marie a continué de suivre laroute ; elle dépasse le bourg de Condé, dont elle aperçoit lesmaisons étagées ; elle distribue son pain entre les croix duplateau et les troncs d’arbres abattus, dans les réserves de boisnouvellement coupées.

Dans le soir apaisé, elle est revenue à Condé,épuisée et heureuse. La voisine, la petite veuve tranquille, lui ademandé : « Qu’avez-vous donc, madame Baltus ? Vousavez l’air d’une jeunesse. » Elle a répondu :« Celui qui me la rendra n’est pas loin. » Mais, sonsecret, elle ne le dit jamais, et, au surplus, les autres ne lacomprennent pas. Peut-être, dans la nuit, Jacques et Oraneseront-ils de retour ? La mère s’est mise à veiller. L’eaud’une bouilloire chante au coin du fourneau.

Chapitre 6TARD DANS LA NUIT

 

Très tard, dans la grande nuit d’onze heures,Baltus et Orane descendirent à la gare de Condé-la-Croix. Baltusportait, sur l’épaule, la petite valise recouverte de peau poiluede sanglier, qui l’avait suivi en voyage. Nuit très pure ; desétoiles, en corps d’armée, au-dessus des forêts. Ce n’était pas lasaison où la nuit chante. Aux frontières de l’Est, en ces premièressemaines d’avril, la vie a le sommeil encore des petitsenfants : à peine un rêve, un appel, une plainte la traverse.Il ne gelait pas ; la sève, dont la saison était venue, s’enallait au travail et montait à la découverte ; l’air mouillécommençait d’ouvrir les bourgeons des arbres et la spirale desherbes. Une odeur de résine descendait des falaises boisées.L’instituteur et sa fille, après avoir marché quelques centaines demètres, sur la route, s’engagèrent dans la première des deux ruesdu village.

Les voyageurs avaient déjà l’âme à lamaison : « La mère, pendant ces jours passés, qu’est-elledevenue ? Les voisins m’ont promis de prendre soin d’elle, deveiller sur elle, sans qu’elle s’en aperçoive,… car il ne faut pasla contrarier : mais ils n’ont pu la suivre. Elle fait de silongues courses, Marie-au-pain ! Nous aussi, nous étions à larecherche de Nicolas : toute la famille à la poursuite del’ombre. La mère est-elle rentrée ? A-t-elle songé que nousrevenions cette nuit ? »

Voici le bureau de poste, bâti au tempsallemand, troisième maison du bourg quand on vient de lagare ; un énorme toit brun couché sur des murs bas. Le bureauest fermé ; la receveuse est dans sa chambre, au-dessus, carla lucarne, là-haut, fait un dessin pâle dans l’ombre. On veilleaussi dans la villa du maire. Les autres maisons, à droite, àgauche, dorment. Le pas de Baltus et celui d’Orane, rapides,peuvent sonner sur la route, pas une tête n’apparaît derrière lesrideaux, pas un retardataire, revenant du café, ou d’une coursedans la vallée, ne se retourne, la clé déjà engagée dans laserrure, pour voir qui peut passer, à pareille heure, dansCondé-la-Croix. Voici des boutiques de marchands ; la mairie,dont le drapeau de fer fut repeint le 22 novembre 1918 ; àprésent la route s’infléchit en montant ; voici la forge, etle ferblantier Coppat, et puis l’espèce de place, au sommet delaquelle est bâtie la chère école : Marie est rentrée !Marie attend ! le phare brille ! la fenêtre à gauche, enbas, est éclairée !

– Il faut entrer doucement, dit le père.Tu sais, un peu de bruit : elle aurait peur.

Il longea la partie gauche de la façade, et, àl’endroit où l’immense gerbe d’un laurier faisait ombre, même lanuit, sur les murs et sur le toit, il revit la petite porte de samaison à lui. Il aurait pu ouvrir la porte, ou sonner : ilpréféra s’annoncer comme il faisait au temps heureux, lorsque lesdeux enfants vivaient et que le ménage était jeune encore.Regardant sa fille, qui avait déjà deviné, et touchant de la têteles feuilles basses et épuisées des hautes piques de l’arbuste, ilchanta à demi-voix : « Je suis un enfant deLorraine… » Aussitôt, l’âme qui veille avec nous, la lumière,s’agita : elle quitta la cuisine, elle apparut, faible, puisviolente, derrière les vitres qui, au-dessus de la porte, formaientbandeau, et la porte s’ouvrit, et la mère, avec sa lampe à bout debras, se pencha. Elle n’avait pas sa figure hagarde, elle souriait,elle disait :

– Mes amis, vous avez mis bien du temps àfaire votre voyage !

Lorsqu’ils furent tous trois dans la cuisine,Marie embrassa Orane, et son mari, puis elle fit signe à safille : « Sers-le et sers-toi : tout estprêt. » Et elle vint s’asseoir près d’une table de ferme,massive, longue, et elle éteignit la lampe à pétrole, parcequ’Orane venait d’allumer la grosse lampe électrique pendue auplafond. C’était encore une des manies de la femme de Baltus ;Marie-au-pain, dans son travail quotidien, aux heures du soir et dumatin, se servait, pour s’éclairer, d’une vieille lampe en cuivrequi avait une anse et pouvait s’accrocher aux murs. On la laissaitfaire : Baltus avait deviné la raison de cette apparentesingularité. La lampe datait des années anciennes, oùCondé-la-Croix n’avait pas d’éclairage électrique ; elle avaitété maniée par tous ceux de la famille, par les petites mains, parconséquent, de celui qui n’était pas revenu de la guerre.L’instituteur s’était assis en face de sa femme, et il laregardait, tandis qu’Orane apportait le café et le lait chaud, lesucrier, le bol de faïence à fleurs bleues. Il trouvait le pauvrelong visage moins fané que de coutume, les yeux moins inquiets, carils ne se détournaient point. Mais, retirés au fond de l’ombrebleue qui les cernait, où ils s’ensevelissaient de plus en plus,ils luisaient pourtant d’une petite douceur, d’une nouvelle qu’ilsoffraient sans la dire encore : « Tu dois deviner qu’il apassé une joie en moi, et qu’elle m’a laissé au cœur un calmeinaccoutumé, fragile : ne le détruis pas. Traite-moi aveccette tendresse enfermée dans ta rude coque de Lorrain, et que j’aiconnue, en nos années plus jeunes. » Il comprenait le regardde celle qu’il n’avait point cessé d’aimer, mais qui était devenuesa pitié à présent. Il mangeait vite, car le voyage et la courselui avaient donné faim, puis, soulevant le bol, de ses deux mainsen corbeille, il buvait : et ses regards ne la quittaientguère. Orane, debout au fond de la salle, près de la fenêtre,mangeait aussi, et elle se demandait pourquoi sa mère était, cesoir, plus pareille à la mère d’autrefois.

Ayant bu l’avant-dernière gorgée de café,l’instituteur posa les deux bras sur la table, et il avait l’air deles tendre vers sa femme.

– Qu’y a-t-il, ma bonne ?dit-il.

Les lèvres s’entr’ouvrirent, la voix qui avaitchanté près des berceaux retrouva des notes chantantes, mesurées ausommeil sacré, prudentes.

– Il est revenu ! répondit-elle.

Les paupières de Baltus s’abaissèrent unmoment ; ses cils jaunes battirent dans la lumière, quand ilrouvrit les yeux. L’illusion avait peu de prise sur cet hommemaître de soi, et qui savait. Mais les mots ont une puissance, mêmesi nous ne les croyons pas ; ils remuaient la douleur dans cecœur résigné.

Baltus passa son mouchoir sur ses moustaches,pour essuyer les gouttes de café, et il mit longtemps à renfoncerensuite, dans sa poche, le carré de linge de coton. Ce fut la femmequi reprit :

– Tu n’as eu de lui aucune nouvelle àVerdun ?

– Non.

La mère leva les mains, poursignifier :

« Est-ce étonnant ? » et sarobe de grosse laine fit des plis sur les épaules tombantes etbelles de cette Lorraine.

– J’aurais dû t’empêcher de partir.J’avais le pressentiment que vous ne pourriez pas rapporter denouvelles, qu’elles étaient réservées pour une qui ne vit que pourles apprendre elle-même, et de lui. Quelle réponse ont-ilsfaite ? La même toujours ?

– Oui : « disparu », unqui n’a, sur la terre, ni tombe, ni maison.

– Ils se trompent : sa maison, c’estla nôtre ; il y sera bientôt.

– Comment le sais-tu donc, mapauvre ?

– Il a mangé le pain que j’avais placépour lui ! En deux endroits, parmi les champs, dans la forêt,le pain a été enlevé…

– Un oiseau ou un chien…

– Un oiseau ne pourrait enlever un sigros morceau ; un chien ne peut monter jusque-là…

– Un errant…

– Nicolas en est un…

L’homme éprouvait une douleur cruelle ;ses yeux se détournèrent de celle qui les interrogeait avecpassion.

– Je voudrais te croire, ma pauvre Marie…Peut-être, en effet, as-tu raison contre tous et contre letemps…

– Attendre, Baltus, qu’est-ce que cela,quand la joie est certaine ? Il est près de nous !

– Ne te fâche pas, Marie ; net’excite pas en me répondant ; je veux seulement bien savoirta pensée… Tu dis : « Il est près de nous » ;je souhaite tant de le revoir que je le crois presque…

– N’est-ce pas ?

– Pas tout à fait autant que toi :mais, à ton avis, ma femme, pourquoi ne serait-il pas déjà venuici, tout droit ?…

Elle se leva, et elle dit, semblable à unereine, et le regardant de haut :

– Il m’aurait tuée, tu ne comprends doncrien ! Tous les Baltus que vous êtes, vous ne valez pas unefemme, pour le sentiment !

– Oh ! crois-tu ?

– Vous ne devinez pas ce qui nousarrivera. Il faut que vous alliez tout droit, advienne quepourra ! Mais lui, qui est de moi et de toi, il est toutimagination et tendresse. Mon fils Nicolas, je ne le verrai que peuà peu ; il s’annonce ; il se fait espérer, par pitiéd’amour. Je l’aime encore plus pour la peur qu’il a de noussaisir…

Alors, Baltus se leva aussi, et ildemanda :

– Viens, ma Marie, tu dois être bienlasse !

– Non ! pas ce soir : je suisheureuse !

– Il faut que tu dormes ; demain, jete laisserai partir, sans essayer de te retenir, comme j’ai faitquelquefois…

– Tant mieux ! je te remercie.J’aurai, un jour prochain, un signe de mon enfant…

– Viens, Marie… Il est la grandenuit.

– Peut-être a-t-il passé sous nosfenêtres, et ne l’avons-nous pas entendu ?

– Viens, minuit est sonné.

– Bah ! tes vacances ne seront pasfinies demain matin !

La voix était jeune encore qui répondait cela.Marie Baltus s’avança vers la porte. Comme si le premier pas, horsde cette place où elle venait de parler de son fils, la libérait del’obsession, elle détourna la tête, en marchant, et dit à Orane,témoin immobile au fond de la cuisine, appuyée au mur etsongeant :

– Orane, demain matin, il y aura le lingeà donner à la blanchisseuse ; tu prépareras deux assiettes desoupe, pour la femme Barisey, qui viendra de bonne heure, pourparler à ton père : elle veut mettre son petit garçon àl’école, après Pâques…

Elle ajouta, plus bas :

– Mets tout en ordre, ce soir : celavaut mieux… Tu iras aussi, demain matin, chez la boulangère, et tuachèteras cinq pains d’une livre, tu comprends ?

– Oui, maman.

– Bien cuits : il aime que la croûtesoit dorée.

La mère disparut dans le corridor, et montal’escalier derrière son mari. La jeune fille remit tout en ordre.Elle donnait à ce travail plus de temps qu’il n’en eût fallu. Laconversation qu’elle venait d’entendre lui tenait, malgré lafatigue et malgré l’heure tardive, l’esprit éveillé. Comme lesfilles issues d’honnêtes ménages, et qui voient, à l’âge où ellescommencent d’aimer, leurs parents s’aimer encore, faire effort pourne point s’offenser, et porter l’épreuve ensemble, Orane avaittrouvé l’occasion de songer à elle-même : nous y cédonstoujours. Elle se réjouissait de l’exemple donné ce soir ;elle se promettait, si elle pouvait, seule à seul, s’entreteniravec le grand Mansuy de la Horgne-aux-moutons, de lui dire :« Chez nous, il n’y aura pas un temps et puis un autre temps,mais le cœur que j’ai en moi ne se reprendra jamais. » Et lajoie qu’elle aurait à dire cette chose, et à parler, toutefrémissante, de ces longues années graves où l’on ne changeraitpoint, la tenait ravie, tendre et reconnaissante, tandis que, dansla cuisine de l’école, elle continuait à veiller. Un à un, elleserra les bols, les cuillers, les assiettes, dans l’armoire basse,faite de planches antiques, veinées semblablement, rouges encore dumême rouge pourpré dont s’étaient nourries les guignesforestières.

Chapitre 7UN ESSAI DE DRESSAGE

 

L’été venait. Les élections du 11 mai, l’échecd’un certain nombre de députés nationalistes, l’arrivée au pouvoirde ministres d’opinions « avancées », dont la hâte étaitgrande de détruire quelque chose, avaient déjà troublé les espritsen Lorraine. N’allait-on pas imposer, aux provinces reconquises, lacruelle laïcité, supprimer l’école confessionnelle, exclure lessœurs de l’enseignement, et commencer, là encore, la chasse auxâmes qui prient ? Toutes les familles, inquiètes, guettaientles nouvelles. Dans les villages et les villes, les Allemands,qu’on n’avait pas tous renvoyés dans leur pays, se moquaient :« Gens de Lorraine, disaient-ils, voilà ce que vous gagnez àtant aimer la France ! » Les déclarations du nouveaugouvernement, vers le milieu de juin, ne laissèrent plus dedoute : la Lorraine et l’Alsace, jusqu’au fond des forêts,connurent la menace qu’on leur faisait, le cadeau de bienvenue deshommes nouveaux.

Dans ces jours-là, une note, transmise auxinstituteurs et institutrices de toutes les écoles du canton deSaint-Nabor, les convoquait à une réunion qui devait être présidéepar « M. Pergot, délégué du ministère de l’Instructionpublique », dans ce gros bourg que connaissent lesvoyageurs : deux rues qui font la croix, une place aucarrefour, des maisons blanches aux toits de tuile, et, du côté dunord, abritant le village, des forêts qui montent en pentedouce.

La note disait encore : « Réuniontout officieuse, où l’on procédera à un échange de vues, au sujetdu régime des écoles, en Lorraine. » Échange, en pareil cas,signifie monologue. On le savait. Et, comme si un pareil programmepouvait ne pas suffire à décider les instituteurs, on ajoutait que« M. Couvel, officier d’Académie, instituteur principalde l’école publique de Saint-Nabor, exposerait quelques idées surl’enseignement de l’histoire, objet, sans doute, de nos plusrécentes réunions pédagogiques, mais qui peut se prêter à denouveaux développements ».

Le libellé manquait peut-être d’élégance dansla forme ; chacun comprit qu’il exprimait un ordre. Ilsvinrent, elles vinrent. La réunion était fixée à neuf heures. Dèshuit heures et demie, quelques instituteurs à bicyclettecommencèrent à s’approcher du bourg, la plupart Lorrains, et d’uncertain âge. Ils allaient posément, causant par-dessus le guidon,penchés en avant, pesant sur leurs mains, et non pas droits sur laselle, comme ces débutants dont les jambes se détendent et serelèvent sans effort. Des « dames et des demoiselles del’enseignement », des maîtresses laïques d’écolesconfessionnelles, suivaient à distance. On se rencontra sur laplace. « Bonjour, mademoiselle. – Bonjour, monsieurl’instituteur. – Vous venez pour la réunion : savez-vouspourquoi notre canton est privilégié ? Quelle raison ont-ils,les gens de Paris, de nous envoyer, à nous, pauvres petitsfonctionnaires de la frontière sarroise, un personnage aussiimportant pour nous instruire ? » La jeune fille àlaquelle s’adressait l’instituteur, une toute jeune, le visageaimable et décidé, répondait, baissant la voix :

« Ce n’est pas pour nous instruire qu’ilvient, monsieur, c’est pour s’instruire. – Vous croyez ?Mouchard alors ? J’ai connu ça sous l’ancien régime : lesPrussiens s’y entendaient. Je n’aurais pas cru ça des Français…Nous mettrons nos bicyclettes dans une des salles de l’école,n’est-ce pas ? »

Ils se dirigeaient vers la grande bâtisse, auxarêtes de brique rouge sous des toits de tuile rose, qui borde laplace, vers le bas. Une pétarade retentissante annonçait l’arrivée,en bolide, d’une motocyclette. L’homme apparut, gris de poussière,la tête serrée dans une cape de cuir, et fit tout le tour du champde foire, évitant, d’un balancé rapide et sûr, les bonnes gensinquiets et les enfants effarouchés. C’était un jeune maître« de l’intérieur », récemment nommé dans le canton. Uneautomobile, qui semblait sage après la « moto », alla seranger près de la devanture de l’épicier. Il en sortit un hommegrave et nouveau dans le pays. Ce devait être l’inspecteurprimaire. Puis, du côté du sud, ce furent plus de trente personnesqui s’avancèrent sur la place, venant de la gare, et traversèrenten diagonale le terrain caillouteux. Il y avait parmi elles bonnombre de religieuses.

Le « personnel » convoqué était aucomplet, soixante-dix maîtres ou maîtresses, lorsque neuf heuressonnèrent. À droite, sur les bancs de la classe la plus vaste,étaient assis les instituteurs, la plupart en jaquette, ou enveston ; cinq ou six, trop gros pour se couler entre deuxrangs de tables, avaient été chercher des chaises, çà et là, dansl’école, et se tenaient, épanouis de buste et de visage, en file,le long du mur. Chose curieuse, ce n’était pas les anciens, presquetous lorrains, qui occupaient les premiers bancs ; on lesvoyait à l’arrière du groupe, ceux-là, un peu froids, un peugraves, s’attendant à quelque avanie ; même les jeunes, parmieux, avaient cette physionomie disciplinée et prudente qui ne passepas, trois fois en une minute, du sérieux au sourire. Solides têtesde braves gens, hommes évidemment capables de soutenir un long rôledifficile, et chez lesquels dominait, on le devinait à leurs yeux,la qualité majeure et présidente-née : le bon sens. Ilsavaient plus de tenue que les collègues des premiers bancs, lesinstituteurs « du cadre métropolitain », animés, drôlesou se croyant tels, et très courtois sans doute avec ceux deLorraine, mais marquant, à de petits jeux de physionomie, sans levouloir, la distance, qu’ils imaginaient infinie, entre lesdiplômes qu’ils avaient conquis et ceux de l’école normale de laMoselle.

Ces nouveaux venus représentaient, – c’étaitune de leurs convictions les plus fortes, – la civilisationcomplète, le progrès, la science. Leurs regards, volontiers, setournaient vers les premiers bancs du côté gauche de la salle, oùétaient les « dames de l’enseignement ». Elles n’ysemblaient point prendre garde. Un bras demi-nu se levait ;une main, avec lenteur, tournait vers la lumière la pierre carréed’une bague ; un jeune profil, d’une distinction véritable,demeurait immobile, l’œil aux solives, perdu dans le rêve. Peu derecherche de toilette, d’ailleurs ; des robes simples ;des dames demi-vieilles ou jeunes encore dont le visagedisait : « J’ai beaucoup travaillé ; j’ai vécu et jevis dans le tracas perpétuel de l’école, enfants, parents,autorités ; que de fois déjà je suis venue à ces réunionsprofessionnelles, sans y prononcer le moindre mot, sans en retirerle moindre bien ! » Au fond de la salle, leurs robesnoires serrées l’une contre l’autre et faisant une seule draperie,les cornettes blanches voilées de noir s’élevant au-dessus de latable, en petites chapelles, trente religieuses attendaient,paisibles.

Cependant, chez la plupart de ces maîtres etmaîtresses d’école, chez ceux qui s’agitaient et chez ceux quidemeuraient graves, le sentiment commun était une inquiétude vague.Bien des paroles avaient été échangées, entre voisins, ou d’unetable à l’autre, souvent à demi-voix. « Qu’est-ce que c’estque ce délégué du ministère ? Que va-t-il nous dire, nousdéfendre, nous obliger de faire ? » La seconde questionne pouvait être résolue par personne. La première l’avait été assezrapidement, par des hommes qui se prétendaient tous « bieninformés ». « Un très gros personnage ! Vouscomprenez qu’on ne nous envoie pas une mazette ! C’est uninspecteur général en disponibilité. – Allons donc ! On lesconnaît, les inspecteurs généraux, il y en a très peu :pourquoi voulez-vous qu’il soit en disponibilité ? Avez-vousjamais trouvé cette mention-là, à la suite du nom d’un inspecteurgénéral, dans nos bulletins et nos journaux ? – Non. – Pourmoi, c’est un directeur du ministère. – J’ai travaillé auministère, dit un jeune : il est inconnu, votre Pergot, jevous en réponds ! – Moi, dit un autre, je ne crois pas metromper : Pergot, ç’a été un sous-secrétaire d’État. – Àl’Instruction publique ? – Je ne sais pas ; ils ne fontque passer, on ne peut pas se rappeler, mais Pergot, c’est collédans ma mémoire, comme une carte de visite, avec la seconde ligne,« sous-secrétaire d’État ». – En quelle année ? –Peu importe. Quand ils l’ont été une fois, on leur sert toujoursleur titre. – Comment les appelle-t-on ? Il ne faudrait pas,parce que nous sommes en Lorraine, avoir l’air d’ignorer lesusages ! – Ils aiment qu’on leur donne du « monsieur leministre ». – Alors, pourquoi ne l’a-t-il pas fait mettre surla convocation ? – Peut-être est-il modeste ? – Vousplaisantez ? Aujourd’hui ! »

La qualité ne pouvait être contrôlée. Elleflattait l’assemblée. Elle courut d’un banc à l’autre. On la tintpour très sûre, d’autant mieux que celui qui, le premier, avaitdonné le renseignement, ajoutait : « Le prénom merevient : Philibert, Philibert Pergot. » Deux« dames » firent une mine drôle et déconfite, etdirent : « Ce qu’il doit être vieux ! »

La porte s’ouvrit : un inspecteurprimaire, – ce n’était pas celui qu’on voyait d’habitude àSaint-Nabor, – avança le bras, le retira, s’effaça, et laissaentrer M. Pergot, Philibert. Tout l’enseignement était debout.Grand silence, curiosité, sympathie, amour-propre satisfait :il était beau, l’envoyé ; il marchait comme un doge, englissant, et saluant d’un très léger mouvement de la tête. Frontdégarni, crâne encore duveté, figure longue, teint debibliothécaire, mais nullement maladif, oh ! non, le teint quel’on attribue volontiers à l’homme qui pense ; des yeux trèsvifs, noirs avec l’étincelle, des moustaches fournies, dessinant unarc, et plus bas, cachant le menton, une barbiche d’un brun sombre,taillée avec un soin extrême, non pas en pointe et à laméridionale, mais en ruban d’une largeur égale, ondulée légèrementpar la fréquente caresse de la main, une barbiche descendantjusqu’à la cravate de soie claire, et se terminant par une lignedroite, nette, qui se brisait si la tête s’inclinait, et quilaissait alors apercevoir le feu d’une émeraude montée sur uneépingle d’or. Le vêtement était jeune, et cependant, comme disentles tailleurs, demi-sérieux.

Habitué aux succès d’entrée, le délégué seprésentait avec aisance, n’oubliant ni de s’incliner pluslonguement vers le côté gauche de la salle, ni de favoriser leshommes d’un signe de la main, condescendant et nuancé decamaraderie. La chaire du principal de l’école était placée en facede l’allée centrale. M. Pergot la dépassa un peu, afin demieux exprimer cette sympathie qui l’entraînait vers l’auditoire,revint sur ses pas, monta dans la caisse de bois peint, et s’assit,offrant son visage et son buste aux regards de ceux qu’il avaitmission de séduire, tandis que l’inspecteur primaire, debout prèsde l’escabeau de la chaire, disait :

– Mesdames, messieurs, nous avons legrand honneur de recevoir à Saint-Nabor une personnalité éminente,un délégué du ministère. En votre nom à tous, je remercie monsieurPergot d’avoir commencé, par notre lointain canton, une visite dontla Lorraine ne peut manquer de retirer de nombreux bienfaits.

L’inspecteur s’étant tourné vers uninstituteur du cadre métropolitain, celui-ci tira de sa poche unrouleau de papier écolier, qu’il commença de rouler en sensinverse, pour effacer le premier pli, et, comme il regardait versla chaire, en continuant ce petit manège, l’envoyé lui fit signeque la permission lui était accordée, et qu’il eût à lire sontravail, ce qui ne fut pas sans causer une déception, parmil’auditoire, car on attendait la voix de la « personnalitééminente », et ce n’était point la philosophie de l’histoirequi préoccupait, en ce moment, les instituteurs et lesinstitutrices du canton.

Le « métropolitain », selonl’expression qu’employaient, par abréviation, plusieurs desLorrains présents, rappela les « études magistrales » quiavaient été lues à la dernière réunion pédagogique, et donna sonavis sur « cette science maîtresse des hommes ». Mais ilne citait cette parole d’un collègue que pour y contredire, et onle vit bien, lorsqu’il eut exposé ce qu’il nomma « l’anciennethéorie de l’histoire, ces conceptions erronées, funestes,abandonnées par l’école moderne, et qui, sous prétexted’impartialité, ou d’objectivité, attribuent au fait uneimportance, qu’il n’a pas ». Comme il arrive toujours, lorsquel’orateur s’engage dans l’abstraction, et demande un effort, bonnombre d’auditeurs cessèrent de considérer le collègue au maigre etardent visage, qui déroulait sa prose en l’accompagnant d’un gestecoupant de la main gauche. Plusieurs vieilles dames, le crayon surla lèvre, excitées, au contraire, par la difficulté, tâchaient desuivre, et tout à coup, rabattant le crayon, notaient des mots surla page d’un cahier ; mais la plupart de leurs compagnes,surtout les jeunes, ayant jugé l’effort inutile, et sans agrément,décidaient de laisser faire et de laisser passer. Elles avaientleur physionomie de promenade, tranquille et curieuse. Ellesregardaient le beau Pergot, la fenêtre entr’ouverte, une voisine,un voisin.

« Je vous le demande : qu’est-cequ’on fait ? tout pour les arriérés ; pour nous, presquerien en soi. Le fait ne vaut que par l’interprétation que nous enfaisons. Il revit parce que nous vivons. Il est nous-mêmes,comprenant le passé beaucoup mieux que les contemporains qui l’ontvécu, et le comprenaient mal. Par là, l’histoire est variée àl’infini ; par là, elle confine à la politique ; elle estune arme dans nos mains ; nous la pouvons polir, aiguiser,orner à notre gré. Je raconte, donc, je crée. Je pourraisdire : « Donc j’invente. » Et je ne connais guère deplus juste méthode que celle de ce penseur, si contesté, qui avaitl’habitude de « solliciter les textes », le célèbreRenan. Toute l’histoire est là. »

La fin du « travail » del’instituteur ne fut qu’un dithyrambe en l’honneur des« méthodes nouvelles », de la « libérationdéfinitive de l’esprit humain ». Cette péroraison, toutevéhémente qu’elle était, ne persuadait, assurément, ni lesreligieuses immobiles, ni la plupart des professeurs laïques. Onl’avait lue dans les journaux, et jugée misérable. Plusieurssongeaient : « À quoi bon ce discours ? Nousconnaissons tout cela. M. Pergot ne doit pas l’ignorer. Quelleraison d’avoir fait parler ce collègue, avant de nous parlerlui-même ? »

Innocence ! Ceux-là n’observaient pasl’envoyé. Impassible sous l’averse des phrases, M. Pergot,Philibert, le regard voilé par les paupières à demi baissées,étudiait chaque visage. Il négligeait d’interroger, sous lacornette et le voile, la physionomie des conventuelles ; nesavait-il pas bien ce que pensaient, de tout ce verbiage, cesfilles de la foi et de la tradition ? Mais ces hommes, cesjeunes gens, ces filles jeunes ou vieilles des premiers bancs àgauche, tous ces autres maîtres d’école de la province nouvellementrattachée à la France, quelle opinion pouvaient-ils avoir de ce quedisait le « métropolitain » ? Il l’avait déjà lu, etavec déplaisir, dans les yeux, le sourire, les hochements de tête,dans les haussements d’épaules de plusieurs, et dans l’air distraitdu grand nombre.

Des applaudissements peu nourris annoncèrentque l’épreuve était achevée. M. Pergot laissa couler quelquessecondes, et parla.

– Je vous le disais bien, ma chère, fitune toute jeune blonde, penchée vers sa voisine : il a toutpour lui, cet homme-là !

Une voix belle, en effet, et pasd’accent ; un air de bonne foi ; une manière si musicalede nuancer les diverses parties d’une phrase, que la pensée, commeun vers de romance, demeurait dans l’oreille et semblaitnégligeable : voilà ce qui faisait le « charme »auquel elles étaient prises, et ce qui leur semblait nouveau.M. Pergot poussait loin l’art des variations. À peine s’ilremuait ses mains longues. Le regard séduisant, distribué, sanspréférence, aux hommes et aux femmes, il s’adressait à tous,parfois même aux sœurs, et leur laissait deviner, à ces fillesd’une province reculée, la courtoisie de la grande ville.

M. Pergot remerciait, sans aucune raisonapparente, d’ailleurs, la Lorraine, du bon accueil qu’elle luifaisait ; il félicitait le précédent orateur de ses vues« ingénieuses et modernes », et, s’interrompant, prenantun ton de familiarité :

– Voyons, mon cher camarade, monsieurCouvel, quel a été votre principal professeur d’histoire ;quel a été, pour vous, le grand livre, vous comprenez ?

– Michelet, monsieur le ministre.

Il avait, disant cela, un léger mouvement detête et un sourire. Évidemment, le mot portait. Au bas de lachaire, l’inspecteur primaire leva le nez, puis le baissa : cedevait être un signe d’approbation.

– Ah ! Michelet ! dit l’envoyé,Michelet !… Et vous, monsieur le principal, à l’extrémité dutroisième banc…, oui, parfaitement, vous-même !… Quel a étévotre maître, à vous ?

– Henri Martin, monsieur le ministre…

– Ah ! Henri Martin ! Un desnôtres aussi ! Un précurseur !… Mais laissons l’histoireancienne, et venons à celle que nous vivons ; mêmemieux : à celle qui s’annonce, et de laquelle j’ai été prié devous entretenir…

L’orateur, d’un regard semi-circulaire,inspecta l’auditoire. Il prit un air épanoui ; on vit sesblanches dents.

– Vous qui m’écoutez avec une attentiondont je vous remercie, sachez que j’ai mis en vous une espéranceque vous ne tromperez pas. On vous avait représentés comme rebellesau changement, un peu entêtés, rudes dans l’expression de vossentiments. J’ai dit : « Ils ont tant de qualités, – vousme laisserez le plaisir de les énumérer tout à l’heure, – quej’irai vers ces instituteurs et institutrices de la frontière, queje leur parlerai en toute franchise, en toute confiance, et que jerapporterai à Paris l’adhésion de ce premier groupe lorrain, lapremière adhésion au projet indiqué ces jours derniers, dans unedéclaration solennelle de notre Premier. » J’aime cetteexpression « notre Premier » ; c’est un des articlesanglais que nous avons eu raison d’importer. Ne trouvez-vouspas ?

La voix devint plus ferme ; tout le mondeécoutait. La petite du premier banc, qui traçait des arabesques aubas de ses notes, avait fermé le carnet.

– Il s’agit de progrès, il s’agit deliberté, et de ne point avoir, dans un même pays, en matièred’enseignement, deux législations…

– En fait de liberté, nous tenons àgarder la nôtre !

La voix, qui jetait ces mots-là, partait del’extrémité de la salle. Tous les assistants se détournèrent.Beaucoup applaudirent : tout ce qui était lorrain, mêmequelques autres. Deux ou trois « nouveaux venus »protestaient. L’inspecteur primaire était debout, et soufflait àl’oreille du délégué : « Baltus, monsieur le délégué,Baltus, Jacques, l’instituteur de Condé-la-Croix, dont je vous aiparlé ce matin. » Sur le dernier banc, son long torse appuyéau mur, sa tête d’homme d’armes se détachant bien sur la paroiblanche, Baltus regardait l’envoyé.

Celui-ci riposta, impertinent :

– Croyez-vous donc parler au nom de tous,monsieur l’instituteur ?

– Parfaitement, monsieur : si vousattaquez la foi, vous attaquez la Lorraine elle-même. Elle seratoute contre vous.

– Contre la France alors, dites-ledonc !

– Contre ses maîtres du moment, et pourla France qui dure.

Nouveaux applaudissements, cette fois trèsardents. L’envoyé en recevait les bordées sur ses joues. Ilcherchait les coupables. Ses regards couraient la salle. D’abord,que font les nonnes ? Il vit qu’elles étaient droites, lesbras croisés ou allongés sur les tables, et que plusieurs remuaientles lèvres, priant sans doute. Il regarda les « dames et lesdemoiselles », et il vit que cet éclat de Baltus avait délivréleurs âmes. Elles étaient fières. Elles n’auraient pas osé dire,les premières, ce qu’il venait de dire, mais elles n’avaient paspeur de l’approuver, et elles restaient tournées vers lui, qui neles regardait pas, mais qui regardait toujours Pergot, leprésident, celui qu’il avait appelé « monsieur ». Lesinstituteurs lorrains grognaient entre eux, avec satisfaction.Plusieurs maîtres, venus d’autres départements, ne protestaient pascontre les paroles de Baltus. Ils montraient même avec discrétion,par leur attitude, que cet homme avait raison, quand ildisait : « Toute la Lorraine. » Ce n’étaient pas lesapostrophes d’une demi-douzaine de jeunes gens qui pouvaient faireillusion. Ils menaient grand tapage. « À basBaltus ! » On leur répondait. Nul ne prêtait attentionaux bras tendus de l’inspecteur primaire, qui faisait signe :« Calmez-vous tous ! tous ! tous ! » Dansla tourmente, Pergot, habitué, affectait la sérénité.

Il attendit plusieurs minutes avant de selever, pianiste qui compte les vibrations pour mieux placer la notesuivante, et, quand il se leva, les assistants se turent.

– Nous n’avons pas à discuter lesprincipes, monsieur Baltus, et vous, mes chers camarades : ilssont édictés par nos assemblées, appliqués par nous. Ce que jedésire, ce que je m’efforce de faire, c’est de gagner non passeulement votre obéissance, elle est certaine…

Il y eut des hochements de tête, un peupartout.

–… mais votre sympathie, pour des idéesgénéreuses, encore mal comprises. L’école neutre n’est aucunementfaite pour combattre cette foi que vous avez ; son nom le ditassez, elle tient la balance égale entre les systèmes, elle évitede se prononcer, de juger, d’imposer…

Les autres lieux communs vinrent se ranger àla suite de celui-là. Aucun ne manquait à l’appel. Puis, pourrallier les troupes débandées, l’orateur se souvint qu’il avaitpromis de louer la Lorraine. Il la loua, en effet, sans définir lesexpressions, d’avoir toujours été attachée à la liberté, et depousser jusqu’à la rudesse son esprit d’indépendance. « C’estpourquoi nulle province n’est mieux faite pour comprendre nosprincipes républicains. » Les mots semblaient s’offrird’eux-mêmes à ce personnage, dès qu’il abordait un sujet politique.Il parla de la monarchie, du moyen âge, de la Révolution, del’inquisition, de la philanthropie, de la tolérance, de l’égalité,du totémisme, de Félix Pécaut et de Lamartine qu’il admirait« également », du génie populaire, de l’avenir indéfini,de la fraternité, et de la conférence de la Haye. Comme de telles« idées » lui coûtaient peu, et que les formules aussilui étaient familières, il pouvait aisément lire l’accueil fait auxunes et aux autres, sur les visages et dans les yeux des auditeurs.Or, il s’étonnait de plus en plus. Les mots tant employés, cesimprécations, ces prédictions, ces basses flatteries au peuple,rien de tout cela ne portait : toutes ces flèches, bienlancées pourtant, avaient la pointe usée, rouillée, et qui nepiquait plus. Il ne convainquait pas : il ennuyait. N’ayantpas d’autre vocabulaire, et n’ayant plus de provisions, ilconsidéra que la partie était perdue, et jugea dès lors cesLorrains comme des imbéciles. Brusquement, il cessa de parler.Beaucoup des claquements de mains, qui saluèrent son silence,devaient avoir une signification peu flatteuse. Au fond de lasalle, un vieux maître d’école, montrant du doigt le délégué,demandait tout bas à Baltus :

– Triste discours, et désordonné !Est-ce là cette France qui a battu l’Allemagne ?

– Non, mon cher : une de ses figuresseulement, l’officielle.

– Où est-elle la vraie ? la plusbelle ?

Baltus toucha son cœur, et dit :

– Là, et dans le tien aussi.

Au même moment, et avant que personne encoreeût osé quitter la salle, M. Pergot, s’épongeant le front,désigna, du bras gauche, les deux instituteurs qui causaientainsi.

– Monsieur Baltus, je vous prie de resterquelques minutes avec moi, lorsque nos camarades se seront retirés…La séance est levée.

De nouveau, les regards se portèrent versl’instituteur de Condé-la-Croix, qui ne sembla pas troublé, etlaissa tranquillement ses collègues le précéder. Ils passèrent prèsdu délégué, descendu de la chaire, et qui s’était placé au débouchéde l’allée centrale. On saluait M. Pergot, on lui serrait lamain. Quelques rares instituteurs profitaient de l’occasion pour serecommander au puissant. L’un d’eux disait en riant, avec unebonhomie affectée :

– Moi, voyez-vous, monsieur le ministre,je fais de la religion, dans ma classe, parce que j’y suisobligé ; quand on me dira de ne plus en faire, je n’en feraiplus… Mon traitement sera toujours le même, n’est-ce pas ?

– Mais oui, mon brave ; voilà unhomme qui comprend !

– Je ne suis pas le seul !

Un tout jeune maître d’école le suivait, etdisait très haut :

– Moi, monsieur le ministre, j’aitoujours bien quelque chose pour moi : c’est que mon père a euun enterrement civil. Il y tenait…

L’envoyé ne dissimula pas son dégoût. Setournant vers Baltus qui venait en arrière, il lui indiqua uneplace, à l’extrémité du premier banc, et vint s’asseoir près delui. Il le considérait avec attention, et même avec l’espèced’admiration gouailleuse qu’éprouvent ses pareils, devant un hommequi ne cède pas à l’intérêt.

– Monsieur Baltus, vous avez été vif,avouez-le.

– Je l’avoue, monsieur.

L’envoyé fut surpris de la sécheresse de ce« monsieur » tout court, dans un canton où le« monsieur le ministre » se donnait couramment, mais iln’en laissa rien paraître.

– Nous ne nous sommes pas compris, je levois.

– C’est vrai.

– Vous m’avez dit que le Gouvernement, enmettant à exécution les projets annoncés, allait blesser tous lesLorrains.

– À fond.

– Et, sans doute, vous entendiez qu’unhomme comme vous, très influent, très capable…, mais si, je lesais, ne refusez pas l’éloge…, n’accepterait pas de devenir ou dedemeurer le directeur d’une école neutre, d’une école laïque, sivous voulez.

Baltus eut le sentiment qu’il se jetait audanger. Il attendit, avant de répondre, qu’une voiture, roulantdevant le groupe scolaire, se fût éloignée. Et alors, sans témoin,sans l’appui qu’auraient pu lui donner, tout à l’heure, ses amisdes villages voisins, il dit :

– Je me refuse à ignorer Dieu six heurespar jour.

M. Pergot leva les bras.

– Mais je ne vous demande pas de ne pascroire, je vous demande de ne pas dire ce que vouscroyez !

– Vous vous jugez.

– Permettez ! La différence estgrande !

– Pas assez pour moi.

L’envoyé s’écarta un peu, afin de mieux voirencore ce qu’allaient révéler les yeux de Baltus, car il ne pouvaitrester sur cet échec.

– Je connais votre vie et sesdifficultés, monsieur Baltus, et vos épreuves.

– Grandes, en effet.

– Votre fils a été tué dans l’arméeallemande…

Baltus regarda l’homme si durement quel’envoyé eut peur de ce grand diable par trop proche.

– Oui.

– Votre femme est très souffrante,m’a-t-on assuré ?

– Une mère qui ne peut se consoler.

– Dans ces conditions, je craindrais,pour vous, un changement de résidence…

– Que dites-vous là ? M’obliger àquitter mon école ? Il faudrait qu’un conseil disciplinaire yconsentît ! Nous sommes protégés, ici, et jugés par nospairs.

Pâle d’émotion, Baltus avait saisi le bras del’envoyé, et le secouait rudement.

– Pas cela ! Pas cela,entendez-vous ! Si vous me déplacez, elle est morte !

M. Pergot, qui jouait encore au tennis,pensa : « Avantage ! » Il eut le mot sur leslèvres. Puis, rabattant la manche de sa jaquette sur sa manchettefroissée :

– Qui vous parle de vous révoquer,monsieur Baltus ? Vos chefs peuvent vous imposer un changementd’office, « pour le bien du service », avecavancement.

– Il faudrait des motifs.

– Il me semble que vous en donnez.

– Lesquels donc ?

– Comment voulez-vous que je fasse ?Que vous l’ayez voulu ou non, vous vous êtes conduit, tout àl’heure, comme un chef de résistance. Lorsque je rendrai compte, àParis, de ma mission, je devrai vous nommer, répéter les propos quevous avez tenus en public, et ceux que vous venez de tenir devantmoi. Ils sont nets, vous le reconnaissez. Et vous avez étéapplaudi. Si je raconte ce que j’ai entendu, je ne vous cache pasque la conséquence est probable. Je ne pourrai pas empêcher qu’onne vous déplace : « dans l’intérêt du service », jele répète.

– La formule couvrirait uneinjustice.

– Mettons, si vous le voulez, unesanction juste. Elle a déjà servi à cela, et plus d’une fois.

Baltus voyait, en imagination, Marie apprenantqu’il fallait quitter le bourg, et ce désespoir, et peut-être…Comment, sans la tuer, l’arracher à ce coin de pays où, chaquejour, elle attendait son fils ?

– La seule chance de salut, ce serait unepromesse que vous me feriez, de ne plus vous élever contre cettesubstitution du régime français au régime lorrain… Je ne vousdemande pas autre chose : n’encouragez pas la révolte.

Jacques hésita :… cette Marie, morte, unmatin, dans les champs, noyée dans le ruisseau de la Biestenqu’elle traversait tous les jours… Il se détourna, il dit, presquesans voix :

– Je ne pourrais pas m’y engageraujourd’hui…

– Je vous donne du temps !

– Combien ?

– Ma mission, en Lorraine, va durerencore une huitaine. J’irai vous demander la réponse, moi-même, àCondé-la-Croix. Vous serez prévenu. Cela va-t-il ?

Baltus n’eut pas l’air de remarquer quel’envoyé lui tendait la main.

– Vous m’avez troublé l’âme, monsieur, etje n’ai pas le courage qu’il faudrait pour vous répondre, en cemoment, ou par oui, ou par non.

– Allons, j’ai bon espoir que vous nequitterez pas Condé-la-Croix, et que vous serez un des croyantsdont l’opposition, sage, et que nous, nous comprenons, estprécieuse à notre œuvre même, qu’elle modère.

Il se leva :

– Mon cher monsieur Baltus, aurevoir ! Dînez-vous avec nous ?

– Non, monsieur, je dois repartir.

– Alors, à bientôt !

L’instituteur, dans le couloir dallé surlequel ouvraient les classes, quitta l’homme puissant qui seréjouissait d’avoir maté le Lorrain. Baltus s’accusaitlui-même ; il répétait, en traversant la place :« Tu as été un chien muet, Baltus, qui aboie d’abord, et puisqui se tait par peur des coups ! Chien !chien ! » Il entra dans le bureau de poste, téléphonad’abord à l’abbé Gérard : « Ta présence est nécessaire àla Horgne, ce soir ; je compte sur toi » ; puis àLéo, pour l’avertir que les deux cadets se rencontreraient avecleur aîné, à la nuit. Il reprit sa bicyclette, et rentra àCondé.

Chapitre 8LE CONSEIL À LA HORGNE

 

Ce soir-là, il n’y eut qu’une courte joie,lorsque Jacques Baltus apparut, montant vers la Horgne-aux-moutons.Il suivait le sentier de la grand’prée en pente, le long du bois,et c’est là que Glossinde, qui tricotait à la dernière lueur dujour d’été, aperçut le frère de son maître, par la fenêtre del’arrière-cuisine. Elle avait coutume, lorsque la besogne etl’immobilité la fatiguaient, de s’interrompre, de se hausser sur lapointe des pieds, d’approcher ainsi son visage de la lucarneouverte, et de prendre un peu de lumière, un peu d’air pur, de quoireposer ses yeux et sa poitrine, pour une petite heure. Elle aimaitle maître d’école de Condé-la-Croix, à cause de la bonne humeurhabituelle de l’homme, des nouvelles qu’il apportait du village, etelle dit, assez haut pour être entendue de la cuisine, où le maîtreétudiait une facture du charron, près de la tabledesservie :

– V’là monsieur Jacques dans le bas dupré !

La grosse voix du maître sonna aussitôt, et,en même temps, le bruit du papier froissé et jeté sur lesplanches.

– J’étais prévenu.

– Vous ne me l’aviez pas dit !

– Faut-il que je te raconte tout, àprésent ?

– C’est bien lui : même il marchevite !…

Elle avait à peine eu le temps de seretourner, puis de s’approcher encore de la fenêtre, qu’elles’exclama de nouveau, et entra dans la cuisine.

– Maître Léo ! Maître Léo !

– Que veux-tu encore ?

– Maître Léo, qu’est-ce qu’il y a donc cesoir ?

– Il n’y a rien dont tu aies àt’occuper.

– Voilà à présent monsieur le curé, votrefrère, qui arrive !

– Eh bien ! laisse-levenir !

– Il fait presque nuit, mais je l’aireconnu à sa taille. C’est comme un if qui marcherait ! Allezdonc sur le devant de chez vous : ils ne sont pas à troislongueurs de charrue l’un de l’autre.

Le paysan se leva pesamment. Il commença parrelever la mèche de la lampe, afin de mieux éclairer et de mieuxvoir ceux qui allaient entrer. En cinq enjambées, il fut sur leseuil de la maison. Le vent d’ouest, un reste de jour, lancépar-dessus les terres de plaine, touchèrent en même temps le visagequi, tant de fois, à cette même place, avait souri aux frères àbout de souffle et montant vers la Horgne. Léo Baltus essaya desourire. Mais, devant lui, l’homme qui venait ne souriait pas.Jacques, tête nue, comme il était souvent, les mains dans lespoches, regardait fixement la figure de son aîné. Nous interrogeonsainsi le pauvre calme et l’amitié des autres, quand nous sommesporteurs de la mauvaise nouvelle. « Que vont-ils dire ?ils ne se doutent pas de ce que je vais leur apprendre. Encore deuxsecondes, une seconde, et la paix sera morte, et c’est moi qui vaisla faire mourir ! »

– Bonsoir, mon frère Jacques.

– Bonsoir.

– Tu ne me donnes pas la main ?

– J’oubliais.

– Qu’as-tu donc ?

Les deux hommes s’approchèrent du coin de latable, et l’aîné, à voix très basse, recommençad’interroger :

– Jacques, est-ce Marie qui vamal ?

– Non, et elle ne sait pas les choses,heureusement.

– Je devine : ton petit, tu asappris que ton petit disparu est mort ?

– Non, Léo : c’est plus graveencore, parce que c’est un malheur pour tous.

À ce moment, Gérard s’approcha des autres, etles sépara, tendant les deux mains :

– Bonsoir, Léo ; bonsoir,Jacques !

Et, aussitôt après, tourné vers le maîtred’école :

– J’ai reçu ton coup de téléphone à midi.Je venais d’entendre les confessions, pour demain ; jerentrais. Le marchand de grains de chez moi m’a proposé de meconduire ici dans la soirée. Je n’ai eu qu’à monter la côte. Çadoit être une affaire sérieuse, dis donc ?

Le bruit de détente d’un ressort, letremblement d’une cloison que vient de toucher un panneau de bois,apprirent aux frères Baltus que la domestique ne voulait pasentendre ce qu’ils disaient. Glossinde s’effaçait, selonl’habitude ; elle fermait la porte entre l’espèce d’office oùelle était rentrée, et la pièce maîtresse où se retrouvaient lestrois Baltus. Eux, formant un groupe serré, leurs trois visagesinquiets éclairés en dessous par la lampe, ils se regardaient, lecœur tout chaviré d’émotion, Jacques parce qu’il savait les choses,les deux autres parce qu’ils ne savaient pas. L’abbé dominait sesgrands frères de la tête.

– Nous ne serons pas bien ici,dit-il.

Le chef fronça les sourcils, cherchant lecommandement à faire ; puis les sourcils se détendirent ;il prit la lampe, et dit :

– Montons dans la chambre des onclescurés : nous y serons bien. Les jeunes gens dorment loin delà.

Dans l’angle de la pièce commune, il y avaitun antique escalier de chêne, à palier, qui conduisait au premierétage. Les frères, à la file, l’aîné marchant le premier pouréclairer les autres, montèrent les vingt marches, et suivirent lecouloir qui desservait les chambres, celle du maître, celle, depuissi longtemps vide, où avaient grandi les enfants de la Horgne,celle des amis ; ils longèrent le grenier, plus long que toutle reste ensemble, et tout cela était à leur droite, orienté versl’ouest et vers la plaine. Mais, à l’extrémité du corridor et àgauche, touchant le pignon des étables, qui s’allongeaient au delàet n’étaient séparées de la demeure des hommes que par l’épaisseurd’un mur, une sorte de tour carrée bossuait la façade de la Horgne.En bas, dans le réduit percé de fenêtres étroites, pareilles à desmeurtrières, on serrait les vieilles barriques ; au premier,les anciens avaient fait une chambre pour « l’onclecuré », car il y a bien souvent un prêtre dans les grandesfamilles de la Lorraine, et les successeurs des premiers colons dela Horgne avaient continué, selon les temps, de loger là, pour unjour, pour une semaine parfois, un fils, un frère, un oncle, uncousin, appartenant au clergé de la région. Léo Baltus tourna laclé dans la serrure, et posa la lampe sur un coffre en bois noir,qui soutenait une petite bibliothèque fermée, pleine de livres devieille date et de peu de prix. Adossé à la bibliothèque et aucoffre, un fauteuil de paille attendait depuis longtemps unvisiteur.

– Assieds-toi là, Gérard : c’est taplace, dit l’aîné.

Il prit lui-même une chaise, en indiqua une àJacques, et, entre eux trois, il mit la table de toilette surlaquelle on voyait le plat à barbe, une savonnette enveloppée depapier, et un bougeoir. Autour d’eux, les hommes avaient encore unlit de camp près de la porte, un prie-Dieu le long du mur del’étable, et un crucifix pendu au-dessus. La fenêtre, dont lespetites vitres secouaient depuis trop longtemps leurs bourrelets demastic, laissait passer l’air des forêts toutes proches etprofondes comme un royaume.

Les trois Baltus levèrent les yeux,d’instinct, vers cette baie mal close. Tout ce sable d’étoiles quiest le chemin de Saint-Jacques ne diminuait pas les ténèbres del’Est ; les forêts dormaient, épanouissant leurs cimes dansl’air immobile : celle de Weinbrunn et celle du Warndt, quisont en terre sarroise, et les bois de Saint-Hangen, leur bordureen terre lorraine, et dont l’ombre, au premier matin, vient toucherles murs de la Horgne.

– Explique-toi, Jacques, ditl’aîné : qu’y a-t-il de si grave ?

Jacques continua de regarder la fenêtre, commes’il prenait à témoin le pays : la lumière de la lampetremblait dans ses yeux clairs.

– Il y a, mes frères, que la Francemanque à l’honneur.

– Ce n’est pas possible ! dit lefermier.

– Tu parles de travers, mon pauvreJacques, dit l’abbé : tes mots sont trop forts !

– Non pas ! ils sont justes :elle manque à l’honneur.

– Tu pourras l’accuser, si les projetssont mis à exécution. Pour le moment, ce ne sont que desprojets.

– Tu les connais donc aussi, toi,Gérard ?

– Comment veux-tu que je ne les connaissepas ? Les journaux en parlent tous ! Le discours duministre est du 17 juin. Nous sommes le jeudi 26…

– Qu’a-t-il dit ? demanda Léo. Moi,je ne lis pas tous les jours le journal. Qu’a-t-il dit, leministre ?

La face romaine de Léo Baltus était touteattention et passion. Contre le jugement de Jacques, il faisaitappel au prêtre, leur cadet à tous deux, mais leur supérieur devantDieu. Son âme était dans ses yeux : elle allait apprendre unechose qui importait sans doute à la religion, à la Lorraine, àtoute la race née de la Horgne, et dont lui, Léo, il était le chef.Comme il ne recevait pas tout de suite la réponse, il répéta sademande, et la fit plus humble :

– Enseigne-moi, monsieur le curé ?dit-il.

L’abbé comprenait bien que ses parolestoucheraient le fond de cette âme-là, et de l’autre sans doute, ets’y graveraient. Il se tenait droit dans son fauteuil, les mainsjointes sur ses genoux, tout malheureux d’avoir à dire du mal de cequ’il aimait ; au delà de ses frères, ses yeux cherchaient lecrucifix pendu au mur, dans la demi-ombre. Il toussa. Il faisaiteffort pour tâcher d’avoir une voix naturelle, et nond’indignation : il était juge.

– J’ai lu, en effet, que le ministreavait fait une déclaration. Il annonce le rappel de l’ambassadeurprès du Pape, l’introduction du régime laïque dans les écolesd’Alsace et de Lorraine, des rigueurs nouvelles contre lescongrégations religieuses.

Léo Baltus étendit le bras jusqu’au milieu dela table, et il la frappa de son poing fermé et tout poilu.

– Ça n’est pas possible, ce que turacontes là, l’abbé !

– Malheureusement, c’est trop vrai.

– On lui avait donc fait quelque chose demauvais ? Une offense ? une menace, à cethomme-là ?

– Non, Léo.

– Alors, ne le nomme pas, pour que je nele haïsse point !

Le fermier retira son bras de dessus la table.Jacques le considérait en branlant la tête pour faireentendre : « Tu vois, je ne me trompais pas. »L’abbé fermait les paupières, pour ne pas voir souffrir ces deuxhommes sans reproche. Ce fut l’aîné qui rompit le silence, aprèsune longue minute. Oh ! comme il avait changé de physionomie,en un instant ! Pauvre fidèle ami qui s’avouait blessé !Pauvre Romain dont la rudesse était tombée ! Pauvres yeux dechef, gonflés de larmes qu’il tâchait de retenir ! On nel’avait vu plus ému qu’à la mort de sa femme. Il fallait bienrépondre : ce ne fut qu’une plainte d’abord.

– Tout de même, on avait bien souffertpour elle : on ne méritait pas ça.

– Oui, on avait souffert, répétaJacques.

– Pendant plus de quarante ans, ditl’abbé.

– Toi, Gérard, plus que nous…

– On souffrait volontiers pour elle, mesfrères, et on sentait au fond, que c’était pour Dieu, et que lesPrussiens la détestaient surtout à cause de sa vocation…

– De son histoire, dit Jacques.

– De sa foi, dit le paysan ; de lamienne, que j’ai apprise de mes parents français, et en laquellenous sommes tous morts, dans la famille ancienne. Mais si, àprésent, elle renie sa foi et notre foi…

L’abbé interrompit :

– Non, Léo, elle n’est pasrenégate ; je ne peux pas te laisser dire cela !

Le maître de la Horgne se leva. La colère, enlui, avait monté. Il était rouge, il se tournait vers la porte,comme s’il cherchait un ennemi à frapper, mais il n’entraitpersonne. Il reprit :

– Un pays que j’ai toujoursdéfendu !…

– Défends-le encore une fois ! ditl’abbé.

– Non pas !

– Ce n’est pas la France qui agit :ce sont les hommes qui la gouvernent. Assieds-toi. Tu prendras tarésolution après que Jacques aura parlé. Car s’il m’a téléphoné, cesoir, je devine bien qu’il a eu une raison à lui, et non pas cellede tout le monde. Il n’aurait pas dit, dans le téléphone :« J’ai besoin de ton conseil, Gérard, tout de suite »,s’il n’avait pas reçu une visite, une lettre, un avis de quelquesupérieur…

– En effet, dit l’instituteur : tudevines juste.

– De qui ? demanda le fermier. Del’inspecteur d’Académie ?

– D’un plus haut.

– De Paris ?

– Oui.

– Tu l’as écouté ?

– Fallait bien.

– Raconte ! fit le fermier en serasseyant. Moi, je te dirai ce que je pense. Mais, d’abord,qu’est-ce qui t’arrive, à toi ?

Les trois hommes se rapprochèrent, parce quel’instituteur parlait bas, d’instinct, ayant peur que le couloir etles chambres n’entendissent ce qui devait rester secret. Est-ce queson frère, tout à l’heure, est-ce que ses frères n’avaient pas tropélevé la voix ?

– Mes frères, je suis flambé.

– Qu’est-ce que cela signifie ?

– Renvoyé, changé d’école.

– Ah ! mais, c’est grave !

– J’ai refusé d’être ce qu’ils appellentun « laïque ».

– T’as bien fait ! dit Léo.

– Tu as noblement fait, dit Gérard.

– Tu es un Baltus ! dit Léo.

– Tu es un chrétien ! dit l’abbé.Alors, pourquoi es-tu triste ?

Il lui tendait la main. Jacques larepoussa.

– Non, je ne mérite pas : il fauttout savoir.

Alors, moment par moment, Jacques racontal’arrivée des instituteurs au bourg de Saint-Nabor, ce qu’avait ditM. Philibert Pergot, puis l’entretien, la dispute même quelui, Baltus, il avait eue avec ce délégué du ministère, et iln’oublia rien du dialogue, dont chaque mot demeurait vivant, nonpas dans sa mémoire habituelle, mais dans celle du cœur blessé, quiest si prompte à obéir, si fidèle, et qui fait souffrir encorequand elle répète ce qu’on lui demande. Il racontait, il jugeaitsans employer de formules violentes. Quelques heures avaientpassé : son tempérament calculateur, sa coutume de peser lesmots pour les enfants, avaient repris leur pouvoir. On eût ditqu’il récitait un procès-verbal exact et expurgé, mais surtout, ilse jugeait coupable de faiblesse, et, à cause de cela, il n’élevaitpas le ton. Seul, Léo l’interrogeait. Les coudes touchant la table,et sa puissante tête appuyée sur ses poings, le paysandisait :

– Comment, tu ne l’as pas quitté tout desuite, le Parisien ?… Quel homme es-tu donc ? Avec tonair de militaire, tu n’es qu’un bleu, voyons !… Il a dû êtrecontent ! Tu peux supporter qu’on te parle ainsi de tareligion ?… J’en appelle à l’abbé : est-ce qu’on doitseulement écouter ces propos-là, et laisser croire qu’on vafaiblir ?… Il t’a menacé de te nommer ailleurs qu’àCondé-la-Croix ?… Il fallait répondre oui, et ne pascaler ; il fallait mériter d’être puni, et ne pas trahir lafoi, toi, un Baltus !

Comme Jacques se taisait, Léo repritencore :

– Elles sont belles les promesses qu’ilsfont !… Voilà ce qu’ils avaient promis, leur Joffre, leurPoincaré, leur Mangin, leur Gouraud, leur Millerand !

L’abbé Gérard Baltus n’avait encore rien dit.À ce mot-là, le maigre géant posa la main sur le bras de son frère,et, sévèrement :

– Léo, je ne permets pas cela ! Ilne faut dire : « leur Joffre, leur Mangin, leurMillerand » ; ils sont nôtres !

– Ah ! tu ne permets pas ?

– Tu m’as demandé det’enseigner !

– Eh bien ! c’est moi qui vais lefaire.

Et, se dressant de nouveau, le fermier, sansplus retenir sa voix, cria :

– Mon avis, il est clair à présent :nous n’avons pas été chercher les Français ; nous avons étécontents de revenir avec eux, oui, c’est vrai, mais qu’il nous f…la paix, ou bien je leur dis : nous sommes d’abord Lorrains,Lorrains, Lorrains !

Les trois frères étaient debout, maintenant,l’abbé et l’instituteur poussant le maître de la Horgne vers laporte, sans le frapper, mais rudement, pour lui fairecomprendre : « On ne parle pas comme ça !…Éloigne-toi !… Tu déraisonnes !… Nous ne pouvons entendredes choses pareilles ! »

Or, la porte s’entr’ouvrit. Une tête jeune, unvisage paisible, un cou solide, que laissait voir entièrement lecol déboutonné d’une chemise de couleur, se pencha vers les frères,dans la demi-lumière. Mansuy Demangin demanda :

– Maître Léo, c’est pour la vache noire,qui va vêler…

– Ça presse-t-il ?

– Je crois que oui.

Le fermier prit une petite seconde, pourn’avoir pas l’air d’un chef qui ne réfléchit pas, etrépondit :

– Descends : j’y vais.

Il ne se retourna pas ; il suivit lejeune homme ; on entendit les pas lourds dans le secondescalier, tout voisin, qui aboutissait juste à la porte del’étable.

L’abbé et Jacques, au milieu de la pièce,demeurèrent immobiles, tant que le bruit des pas monta vers eux. Leprêtre avait beaucoup souffert, en écoutant le récit de Jacques.Les malheurs du pays n’étaient donc pas finis ? Il fallaitrecommencer à lutter ? Et cette fois, les ennemis étaient ducôté qu’on aimait ! Quarante-huit ans passés à dire :« Le temps français, quand reviendra-t-il ? quandserons-nous délivrés ? quand serons-nous parmi ceux qui ont lamême âme que nous ? » Voilà que ce long désir était àpeine accompli ; les jeunes gens, les jeunes filles et lesjeunes femmes attendaient la bienvenue promise avec des cœursémerveillés ; les anciens continuaient à racontercomplaisamment les souvenirs des années d’avant 1870 ; lesplus sages reprenaient les impatients : « Tout n’est pasà souhait encore, mais vous verrez bientôt ! » Etmaintenant on commençait de voir la persécution de la foi, et lecomplot contre les enfants ! Expliquer cela ! Empêcherdes colères comme celle du Romain, là, tout à l’heure ! Quelcrédit trouverait-on, parmi les désabusés ? Lui, le grand curéterrien, l’ancien prisonnier des forteresses allemandes, il pouvaitne pas confondre la France avec ceux qui font les lois, et avec lesministres qui donnent des ordres, mais la plupart des Lorrainspenseraient peut-être : « Nos pères nous ontmenti ! » Dans sa paroisse, n’en aurait-il pas de cesbraves gens, qui allaient être séparés de nous désormais ? Oùiraient-ils ? La réponse de Léo le laissait prévoir. Jacqueslui-même inquiétait l’abbé. Il avait rapporté la menace du visiteurparisien ; à aucun moment, il n’avait dit : « Jen’en tiendrai pas compte ; j’irai où il faudra, dans le pluspetit village de Lorraine ou d’ailleurs, mais je n’achèterai pasmon maintien à l’école de Condé, au prix qu’on me demande. »L’abbé ne doutait pas de son frère : il s’étonnait seulementde ne l’avoir pas trouvé plus net. Pourquoi n’avoir pas ditdéjà : je ferai ceci, je ne ferai pas cela ?

Gérard passa le bras par-dessus les épaules deJacques, et l’emmena vers la fenêtre.

– Viens, dit-il, allons respirer unpeu ?

Il avait son projet, et sa tendre amitié pourJacques lui indiquait les choses qu’il fallait dire.

Quand ils furent devant la fenêtre aux vitresdéchaussées, l’abbé souleva le verrou d’en bas, tira celui d’enhaut ; les deux vantaux s’ouvrirent avec un bruit derupture ; des mille-pattes, domiciliés dans les rainures dubois, coulèrent sur le mur de la chambre, et l’air des forêtsentra. Les deux, frères s’accoudèrent sur les pierres d’appui,l’abbé à gauche, joignant ses mains dans le vide. Ils voyaient,au-dessous d’eux, les ombres rondes et inégales, dans le verger,des poiriers et des choux ; un peu plus loin, les cimesd’arbres qui montaient, et au-dessus, le ciel et le sable toutriant des étoiles. Nuit paisible sur les disputes deshommes !

– Tu comprends, Jacques, que ce qu’a ditnotre frère Léo ne peut être soutenu. La Lorraineindépendante ? Non, cela n’a pas le sens commun. Il faut quela bouchée de pain soit à l’un ou à l’autre. Notre aîné a parlédans la colère.

– Oui.

– Tu te rappelles, lorsque nous étionspetits, il était déjà ainsi, emporté dans ses paroles, bien au delàde la raison.

– Oui, le coup a été rude.

– Pour moi aussi, tu comprends ; etpour toi, sans doute.

– Oh ! mon Gérard, mon Gérard, j’aieu de grandes douleurs dans ma vie : mon fils mort, mafemme…

– Oui, mon pauvre…

– Ma femme qui ne peut plus être monconseil…

– Elle ne sait rien ?

– Non, j’ai dit que j’avais des affairesd’intérêt à traiter avec Léo… Et voilà que nous devons souffrir dece que nous avons toujours voulu, de ce qui fut notre espérance detoute la vie : d’être Français.

– Nous le sommes, Jacques.

– Oui, désillusionnés ! Je n’ai pasvoulu soutenir Léo, tu l’as bien vu : mais je me sensdésemparé. La France, pour moi, ce n’était pas ça…

– Mais ce n’est pas ça ! Tu l’aimes,et tu ne la connais pas, et ce que tu vois, c’est elle déguisée… Jene te demande pas encore quelle réponse tu donneras au monsieur deParis…

– Je ne sais pas… Je suis si troublé queje ne sais pas, Gérard.

– Fais attention ! Déjà tu as lesentiment que ton exemple est de conséquence, et ce que tu feras,d’autres le feront…

L’abbé, de sa main droite, frappa amicalementl’épaule de Jacques, puis reprit la même attitude qu’il avaitauparavant : et ses deux mains jointes s’avançaient dans lanuit. Un petit souffle, venu des forêts de la Sarre, descendit lesétages des frondaisons de France, caressa le visage des deuxhommes, et passa. Un oiseau éveillé, loin dans les étendues, jetaun cri de peur.

– J’ai songé bien souvent à ce mystère,Jacques : comment se fait-il que nous aimions la France d’unamour qui résiste au temps et, – tu le verras, – aux déceptions,nous qui parlons un dialecte allemand ?…

– Aussi m’ont-ils appelé Boche, les gensdu dîner de la Morille, à Verdun !

– Pas les gens, un d’eux ;tu me l’as conté. As-tu essayé de résoudre ceproblème-là ?

– Quelquefois.

– Qu’as-tu trouvé ? Car enfin, noussommes, ici, des Français de la dernière heure.

– Préparés.

– Tu dis bien.

– Des Celtes, et puis desGallo-Romains.

L’abbé étendit le bras vers lesforêts :

– La Sarre était peuplée de Celtes. Mêmelà-bas, le sang n’est pas allemand. L’Allemand, c’étaitl’envahisseur périodique, qu’on repoussait ensemble. Ils n’ontjamais changé. Nous étions, nous, de la Gaule convoitée.

– Je l’enseigne aux enfants, surtout àprésent.

– Tu vois bien : c’est une liberténouvelle !

Il se mit à rire, et, pour la première fois dela soirée, de la journée même, le visage de Jacques se détendit unpeu. Gérard, plus grand, observait affectueusement ce frère irritéet confus, qu’il essayait d’arracher à lui-même, et de faire monterjusqu’à la région des idées et des causes, où est la leçon debravoure. Il reprit :

– N’empêche que nous sommes Françaisdepuis bien peu d’années, et presque les derniers venus dans leroyaume. Encore, les « terres évêchoises », si tu terappelles, Toul, Metz, Verdun, furent réunies sous Henri II.

– 1552.

– Bravo, l’écolâtre ! Je ne sais passi la date me serait revenue aussi vite qu’à toi. Cela fait près dequatre siècles. Mais, le reste, dont nous sommes, n’est à la Franceque depuis Louis XV. Ah ! je retrouve la date, Jacques, c’esten 1766, que nous devînmes définitivement Français. Si tu défalquesles années d’occupation allemande, après la guerre de 1870, nousn’avons été gouvernés par la France, nous autres, que pendant unsiècle et demi. Que cela est peu !

Il crut entendre, dans le grand silence de lanuit douce :

– Devons-nous le regretter ?

Il ne releva pas le mot ; mais il repritson plaidoyer, pasteur d’une seule brebis, fraternel, atténuant larudesse de sa voix, comme il faisait pour ne pas effrayer lesenfants du catéchisme :

– Jacques, ces derniers venus de lafamille de France ont été tout de suite de merveilleux Français.Loyauté, ardeur, tendresse, quels traits on peut citer ! Etmême avant d’avoir été déclarés Français par les traités, ilsl’étaient, ces vieux-là, nos pères endormis, nos pères qui sont enparadis.

Respectueusement, le prêtre inclina la tête.Après un silence, il demanda :

– Tu ne t’es pas inquiété de savoirpourquoi ? Tu n’as pas été plus loin ?

– Non.

– Il y avait un va-et-vient à travers lesfrontières, vois-tu, des commerçants, des voyageurs pour leplaisir, des pèlerins. Ceux de France devaient dire du bien du Roi.Il y avait aussi nos princes Lorrains, dont je suis si fier, lestrois grands Guises, Claude, François, Henri. Ces comtes devenusducs, devenus princes, devenus presque rois, mon cher, c’étaientles plus beaux hommes du temps, Claude surtout…

– Peut-être, hasarda Jacques.

– Oh ! sûrement, et marié à uneBourbon, batailleur, – nous le sommes tous ! – généreux,prodigue même, chevalier parfait, et si avenant que ses ennemisvoulaient le tuer, ne pouvant supporter cette belle âme dans un sibeau corps. Tantôt il battait les Allemands, et tantôt les Anglais.Le roi François Ier ne savait plus comment lerécompenser. Henri II connut le même embarras. Ce beau Guise,prince des marches de France, et ses enfants nous conquéraient pourle Roi, sans nous faire la guerre. La France idolâtrait les Guises,mais nous, Jacques, je le sens à mon cœur qui saute, nous étionsdéjà pour eux, avant d’être pour elle. Ils avaient toutes sortesd’influences dans la Lorraine, encore impériale de nom. J’airelevé, dans mes études d’histoire, que ces Guises, ou pareux-mêmes, ou par leurs parents ou alliés, tenaient tous les nœudsde routes entre l’Est et Paris. Tu en concluras ce que tu voudras,et peut-être que l’ambition leur vint, la tentation de monter surle trône, un jour. On parlait d’eux, aux veillées. Les rois, quandils eurent acquis les Trois-Évêchés, et, plus tard, notre provinceentière, nous envoyèrent ce qu’ils avaient de mieux, commegouverneurs, officiers, magistrats…

– Ça leur a réussi mieux que ne réussirace qu’on fait à présent.

– C’étaient des rois, Jacques ; maisle fond d’où sortaient leurs commis, crois-moi, il est toujoursaussi riche… La guerre l’a tant montré ! Ils avaient du goût,les princes, ils choisissaient leurs hommes. Dans les marches del’Est, avant la réunion, après, pendant trois siècles au moins, ils’est fait chez nous la plus folle ou la plus sage dépense, commetu voudras, d’esprit, de belles manières, de politesse, la plussage démonstration de la force et du charme d’un pays qui nousvoulait avoir ou garder, de notre bon aveu.

Les choses qu’il résumait ainsi, l’abbé éruditles aimait de vieille passion. Il se mit à rire, et cette fois touthaut.

– Je crois même que la mode n’a pas étéétrangère à cette conquête des cœurs lorrains. Les modistes deParis qui venaient en Lorraine, par les coches, auXVIIe, au XVIII e siècle, avec desfanfreluches plein leurs boîtes, remportaient des succès près denos dames lorraines, – pour ne parler que de ceux-là, – quifaisaient dire : « Paris ! Paris ! » à nosbourgeoises, aux femmes de nos plus grands et de nos plus petitsseigneurs. J’en ai trouvé mention dans des mémoires… Toute la suitel’a confirmé, nous étions de France, plus volontiers que personne,aussi anciennement que les Français des vieilles provinces, et, entoute vérité, depuis le treizième. Tu entends : letreizième !

– Depuis plus longtemps encore nousétions préparés, Gérard ; tu vas rire, peut-être : jepense bien souvent que nous sommes demeurés fidèles àCharlemagne.

– Bien dit ! Fidèles au grandempereur qui alla tant de fois porter secours au pape deRome !

– À Charlemagne, organisateur de la rivegauche du Rhin, à celui qui ne passait le fleuve que pour corrigerle Saxon envahisseur et païen !

– À Charlemagne qui voulut, à sa mort,distribuer l’or de ses coffres, pour agrandir et embellir leséglises les plus fameuses de son empire, et, sur vingt et unevilles ainsi honorées de ses largesses, en avait choisi dix-septdans la latinité. Je savais la liste par cœur, autrefois.

– Moi aussi, Gérard : tu me l’avaisapprise.

– Aide-moi donc : Rome, Ravenne,Milan, Cividale, Grado, Sens, Besançon, Lyon, Rouen, Arles, Vienne,Tarantaise, Embrun, Bordeaux, Tours…

L’abbé hésita. Jacques se souvint, etacheva :

– Bourges, à quoi fut réduit, un jour, unroi de France, et Reims que les Saxons devaient dévaster en nostemps !

Ils se turent, et songèrent un long moment. Lalune, invisible encore, sortie d’on ne sait quelle ombre, mettait,sur les futaies étagées devant eux, une lueur argentée, quifrémissait au vent.

– Que c’est beau ! dit Jacques.

L’abbé comprit, à ce mot-là, que l’heure étaitvenue de porter secours à son frère inquiet.

– Jacques, fit-il, tu m’as appelé auconseil, et tu ne m’as pas avoué ton secret. Qu’as-tu répondu àl’envoyé de Paris ? Tu as dû te tromper, mon pauvre : jele devine, puisque tu ne t’en vantes pas…

Alors, le prêtre, sur son épaule, sentit seposer et se cacher la tête de son frère, et il entendit la voix querouillaient les larmes :

– Pardonne-moi, Gérard ! On me croitfort, et j’ai été faible, et je le suis. Je t’ai appelé au secours,juge-moi, et cependant, je ne peux pas te promettre de t’obéir…J’ai d’abord bien répondu à l’homme, et puis j’ai balbutié.Oh ! que tu es heureux d’être l’Asseuré, toi ! Je lui ailaissé voir que le manque de parole de la France m’indignait, quej’étais blessé au cœur, comme chrétien, comme Lorrain ; mais,quand il m’a menacé, avec les formes que ces gens-là sont habiles àprendre, et qu’il m’a dit de donner l’exemple de la neutralité,moi, Jacques Baltus, je ne lui ai pas répondu :« Jamais ! »

– Pauvre ami !

– À l’heure où je te parle, là, en mecachant le visage, je me dis que je pourrais peut-être commencer maclasse en omettant la prière…

– Jacques, que dis-tu là ?

– Que je pourrais, en tous cas, me bornerà faire réciter aux enfants leurs leçons de catéchisme etd’histoire sainte, sans plus donner les explications que j’aicoutume d’ajouter, beau droit de mon métier, joie pour moi, tu lesais bien…

– Je ne te comprends plus ! Tuprétends être indigné de ces manœuvres, pour introduire en Lorrainel’éducation sans Dieu, et tu vas y aider !

– Je ne ferais rien contre ma foi,Gérard ; je ne parlerais pas d’elle, voilà tout.

– Mais c’est la nier de n’en riendire ! Tu connais le mot seigneurial : « Qui n’estpas pour moi est contre moi ! » Qu’y a-t-il là,Jacques ?… Une femme ?

– Oui : la mienne.

– Marie ? Mais elle ne sait rien, tume l’affirmes !

– Ce n’est pas cela. Tu ne peux pas voir,comme moi, qu’elle ne vit que pour courir sa chance ; qu’elleest, ici, dans le seul lieu du monde où elle puisse vivre, parcequ’elle l’attend, lui, l’enfant qu’elle a porté et qu’elle croitvivant. Je ne veux pas la perdre ! Suppose que je soiscondamné à quitter Condé-la-Croix : je la connais, elle nenous suivra pas ; elle s’enfuira de la maison nouvelle pourretourner à l’ancienne, ou dans les bois, ou à la Horgne, et, demisère ou de désespoir, elle périra. J’ai été faible ; j’ailaissé voir ma peur, et je me confesse à toi !

– Je te plains infiniment…

L’Asseuré s’était redressé, il avait pris dansses bras son frère aîné qui pleurait ; il le serrait, et,penché, il disait :

– Les choses qu’il y aurait à dire, tu nepeux pas les entendre en ce moment ; Jacques, nous sommes tousde pauvres faibles ; nous imaginons l’avenir, et, d’après nosimaginations, nous voulons qu’il décide le devoir présent ;cela nous perd souvent ;… tu es dans la grande peine et j’ysuis avec toi ;… il va falloir nous séparer, tout àl’heure ; ne raconte pas à Léo ce que tu m’as raconté ;ne lui dis pas de mal de la France ; n’en dis àpersonne : si tu la perdais, ce serait bien pis que de perdreMarie…

– Non, par exemple !

– Ne blasphème pas ! Tu ignores dequelle créature, infiniment plus malheureuse, tu es tenté de parlerinjustement. Elle aussi, elle a perdu ses enfants ; elleaussi, elle est victime d’une folie qui sera guérie… Si tu pouvaisconnaître son cœur, comme tu connais celui de Marie ! Il esttout noble, va ! On ne l’a pas encore gâté. Dieu la regarde enpitié. Elle est pécheresse, mais nous ne pouvons énumérer non plustous les services qu’elle a rendus à la miséricorde quêteuse demérites ; sa vocation ne lui a pas été enlevée ; elledemeure l’unique, la nécessaire, au fond la bien-aimée ingrate,destinée au pardon à cause des saints qu’elle a enfantés pour lemonde entier… Jacques, je te dirai ma foi la plus profonde aprèscelle à l’Évangile : Dieu s’est interdit de laisser périr laFrance, puisqu’il n’a préparé aucune nation qui la puisseremplacer… Va, mon bon frère, nous nous retrouverons bientôt…Écoute !

– Il remonte !

– Oui ! Remets-toi à la fenêtre,essuie tes yeux ! C’est lui !

Il entra, le Romain, avec fracas.

– Mes enfants, c’est unegénisse !

– Ça vaut mieux pour l’étable, dit l’abbéen se retournant.

– Est-elle jolie au moins ? demandaJacques.

Le fermier fit claquer sa langue.

– Toute mignonne, bien faite, tachetéecomme une pomme, là et là.

L’homme touchait ses deux flancs.

– Même elle a une petite étoile sur lefront.

– Bon signe, répondit Jacques :elles sont laitières, d’habitude, quand elles ont l’étoile.

Les deux frères cadets serrèrent la main del’aîné, qui rabattait, sur son poignet, la manche de sa chemise etla manche de sa veste, qu’il avait relevées en partant.

– Et vous, reprit-il, les frères,qu’avez-vous fait pendant ce temps-là ?

– Oh ! dit l’abbé, nous avons causé,assez tranquillement.

– Eh bien ! moi, dans l’étable, jen’ai pas été tranquille du tout. Ça n’allait pas comme je voulais.Et puis, j’étais en colère. Je pensais à l’histoire de Jacques, etaux misères que vont nous faire les Français. Je vous le dis, plushaut que je ne le disais quand vous m’avez trouvé violent…

Sa voix sonnait dans la petite pièce, aussiâpre que s’il commandait aux quatre chevaux de sonharnais :

– Je te le dis, Jacques, je te le dis,monsieur le curé qui défends ces gens-là : si c’est pour nousrendre païens qu’ils sont revenus, il valait mieux qu’ils restentchez eux !… Qu’il y a-t-il encore ? Comment, c’est toi,Glossinde ? Tu n’as pas même frappé à la porte ? Envoilà, des manières !

– Vous criez trop haut, maître Léo, çavous empêche d’entendre !

La domestique se tenait dans la chambre, à unpas de la porte grande ouverte, les bras tombants, les mainsjointes sur son tablier. Elle avait pris sa résolution. Servante àla Horgne, mais plus ancienne que son maître, et devenue sacrée parun dévouement de plus de cinquante années, elle pouvait dire sonmot, oui, elle le devait même. Son visage était serréd’angoisse ; ses pauvres lèvres déformées, non appuyées surdes dents, tremblaient, mais elle levait, sur Léo Baltus, des yeuxclairs, innocents et résolus.

– Réponds, Glossinde : qu’es-tuvenue faire ici ?

– Vous avertir, vous et la compagnie, quej’ai fait du vin chaud.

Subitement, la colère du fermier se dissipa.Son rire, aussi sonore que sa colère, fut la première réponse. Ildit aussi, pour apaiser Glossinde :

– Elle a de riches idées, qu’endites-vous, mes frères ?

Mais Glossinde ne riait pas. Elle ne quittaitpas du regard son maître, qui commençait à être gêné par ce témoinde toute la vie. Enfin, elle ouvrit les lèvres, pour libérer sonâme de pauvre vieille Française.

– Venez donc. Il est grand temps… Mais envérité, j’ai du regret de ne pas m’être couchée.

– Pourquoi donc ?

– Je n’aurais pas entendu mal parler denos Français. Une maison où, jamais du grand jamais, personne n’adit du mal de la France !

Elle rougit, se sentant regardée par euxtrois, et d’être hors de son rôle de servante, mais elle ne baissani les yeux, ni le menton : le secret de son cœur était plusfort que tout.

– Voyez-vous ça ! Glossinde qui mefait la leçon, à présent ?

– Oui donc ; ça me tourne les sangs,d’entendre autre chose que ce que j’ai toujours entendu. Votrepère, votre mère à tous trois, il n’aurait pas fallu, devant eux,en dire la moitié sur la France !

Mécontent, Léo fit le geste du faucilleur quiabat une javelle.

– Arrête ici, ma vieille ! Tu nesais pas ce dont il est question. Tu défends la France et tu ne laconnais pas !

– Et vous ?

Elle comprit qu’elle allait trop loin.

– Excusez-moi, mon maître… Mais, aussibien, chez ma cousine, il y a un proverbe…

– D’où est-elle, ta cousine ?

– D’Auvergne.

– Et que dit le proverbe ?

– Il dit : « N’est pas beau cequi est beau, mais est beau ce qu’on aime. » Moi, je l’aiconnue par vos parents, la France, et par les miens, et je l’aime.Excusez-moi.

Glossinde reprit son air de servante humble etlasse. Elle ajouta tout de suite :

– Le vin chaud est tout versé. Il varefroidir.

Le fermier leva les épaules, de pitié. L’abbétira sa montre.

– Minuit moins vingt : j’ai letemps. Ce n’est pas de refus, Glossinde. Nous en avons dit, desmots, ce soir ! Descendons !

Ils descendirent, sauf Glossinde qui s’étaiteffacée dans le couloir, pour les laisser passer. En bas, ilstrouvèrent Mansuy, debout, à l’écart. La cuisine sentait le vinrouge et la cannelle. Quatre verres étaient alignés sur la table.Léo, Jacques, l’abbé, le chef de culture prirent chacun le leur,et, d’un seul trait, le vidèrent. Pour la seconde fois, cettenuit-là, Gérard Baltus et l’instituteur de Condé se retrouvèrentpaysans.

– Viens, Jacques, dit l’abbé, en reposantson verre sur la table. Je t’accompagnerai un bout de chemin.

– Où vas-tu ? demanda Léo. Tu auraispu coucher ici ?

– Prendre le train à Creutzwald ; jedormirai un somme dans la gare, et mes paroissiens me trouverontencore bonne mine, quand je descendrai de mon wagon, pour dire lamesse de sept heures. Ils me trouvent toujours bonne mine.

Les deux cadets sortirent de la Horgne, ayantsalué l’aîné qui se tint alors sur le seuil, et qui remplissait deson corps presque toute l’ouverture de la porte. Dehors, il faisaitdoux et clair. Jacques et Gérard montèrent, à travers bois, jusqu’àla route de Carling à Sarrelouis, et se trouvèrent là en un lieudominant. La lune penchait. Ils étaient seuls à faire sonner, sousleurs talons, la route empierrée. Les champs, à gauche,descendaient vers Creutzwald, et leurs avoines, et leurs seigles,tout épiés et près de la moisson, dormaient. À droite, les forêtsdormaient aussi. Le vent ne remuait plus que la pointe fine desarbres.

– Ça donne envie de chanter, ditl’Asseuré.

Ils se séparèrent. Cinq minutes plus tard,dans le grand silence de minuit, Jacques entendit une voix quivenait du milieu du plateau cultivé. C’était la voix superbe deGérard. Invité par la solitude, le cœur tout plein de ces heuresqu’il venait de vivre, il devait, en continuant de marcher entreles blés, tourner la tête par-dessus l’épaule, et chercher le frèremalheureux et tenté qui regagnait la maison.

– Allohé pour le voyageur !Allohé ! Allohé !

Jacques tressaillit. Ç’avait été leur coutume,dans leur jeunesse, de se « guirlander » ainsi, d’unecolline à l’autre, lorsqu’ils se séparaient, et les paroles, àchaque fois changées, accompagnaient un refrain d’une antiquitévéritable, un mot de la marine malouine, qu’avait transmis, auxBaltus, un vieil oncle engagé sur les vieilles goélettes. Ilrépondit :

– Allohé pour l’abbé Gérard !

La voix d’en bas reprit :

– Allohé pour les bonsLorrains !

Jacques, ayant respiré l’air des bois jusqu’aufond de sa poitrine, chanta :

– Allohé pour la nuit trèsdouce !

Il se passa un court moment, comme il arriveentre oiseaux qui s’appellent, avant que la réponse vînt de laplaine. Et quand elle vint, elle était faible et voilée. Gérarddevait descendre, par les prés, vers les maisons du Nassau, toutesproches de Creutzwald.

– Allohé pour la France aimée !Allohé ! Allohé !

Jacques ne répondit pas. Depuis qu’il avaitquitté Gérard, à peine s’il avait fait une centaine de pas. Ilvoulut prendre l’allure rapide qui lui était habituelle. Mais,presque tout de suite, il s’arrêta. Là, sur le talus de la route etdu côté du plateau, il apercevait une pierre taillée, large, hautede plus d’un mètre, sur laquelle une croix était gravéeprofondément. Il la connaissait bien. Mille fois il avait passé,songeant : « Un homme tué sur la route, jadis, à lalisière des forêts ? Un laboureur écrasé par sacharrette ? Foudroyé ? » Il ne savait pas. Quiest-ce qui savait, hormis Dieu ? Mais cette nuit, au sommet dela pierre, un pain était posé, qu’éclairait la lune inclinée.Jacques descendit dans le fossé, et se tint debout, le cœurbattant. Sa pauvre femme, celle qui dormait là-bas, dans levillage, était venue ici, le matin même ou la veille. Sur la tombede l’inconnu, elle avait mis de la nourriture pour l’enfant mortaussi, et qui n’était guère moins oublié que celui-là. Baltus,Baltus, il faut supporter cette tendresse maternelle qui ne veutpas croire à la séparation, accepter de n’être que le second amourde cette âme égarée, pardonner les silences, les inattentions, leslongues courses à travers la campagne, et ne pas avoir l’air det’apercevoir que la santé de Marie s’affaiblit, que les yeux sontde plus en plus cernés, et les lèvres aussi pâles que la lumière dela lune.

En ce moment, le pain boulangé par l’ouvrierde madame Poincignon luisait aussi, plus blanc qu’à dix heures,quand l’étalage recevait le soleil du matin et que le mitrontournait la roue dentée du store. Jacques Baltus étendit le bras,et prit le grignon de pain ; il avait faim, après cette longueveille à la Horgne, et puis vaguement, demi-combattue, puisaccueillie, la tentation lui venait de faire ce qu’aurait fait lepetit, s’il était revenu : de goûter au pain de la mère. Avecla pointe de son couteau, sur le plat de l’entame, il traça unecroix à deux croisillons, comme c’était l’immémoriale habitude chezles Baltus, puis, coupant une tranche, il y mordit, et replaça lerestant au sommet de la pierre. Un carré de papier, tout petit,avait glissé à terre. L’homme le ramassa. La lune éclairait si bienqu’il put lire les trois lignes d’une écriture un peu lourde etqu’il connaissait : « Mon Nicolas, tu as déjà mangé demon pain, un peu partout. À présent reviens vite et droit cheznous. Tout sera pardonné. Six ans que je t’attends, et je suis tamère Marie ! » Dans la poche de son veston, près du cœur,Jacques enfonça le carré de papier, il avait des larmes dans lesyeux. Elles eurent le temps de sécher, tandis qu’il achevait deparcourir, au pas militaire, la route qui va versCondé-la-Croix.

Chapitre 9LES INQUIETS

 

Baltus n’avait pas raconté ce qui s’était dit,dans la réunion des instituteurs du canton ; cependant, dès lelendemain, tous les gens de Condé s’entretenaient de lanouvelle.

Ce fut, pour lui, une journée d’angoisse. Endictant à ses élèves un texte de Buffon, en leur faisant réciterleurs leçons, il ne cessait de voir, près de lui, l’envoyé duministère, les collègues du cadre lorrain ou de l’intérieur, l’abbéGérard, Léo, Mansuy, Glossinde. Il aurait voulu être seul ; lebruit et le perpétuel mouvement des élèves l’énervaient.

Quand onze heures sonnèrent, il hâta la sortiedes écoliers, qui se faisait, d’habitude, en bel ordre et dans lecalme ; il avait oublié, sur la tablette de sa chaire, soncourrier du matin et les « livres du professeur », dontil usait ; il s’aperçut de l’oubli au moment où il fermait laporte principale de l’école, au-dessus du perron, et il ne retournapas dans la salle de classe, pour serrer ses lettres dans le tiroirde la chaire : signe de grande préoccupation, et premierexemple, assurément, qu’il eût donné d’un pareil désordre. Oùallait-il, si pressé, descendant la place, la tête basse, lui qui,d’ordinaire, la relevait et inspectait la façade de chaquemaison ? Il se rendait chez le maire, pour affaires deservice.

– Monsieur Baltus ? S’il vousplaît ?

Il releva la tête. Devant lui, il y avait unevieille femme, vêtue d’une mauvaise robe, et dont les cheveuxblancs, mêlés d’un peu de jaune, étaient tordus en arrière, etformaient un tout petit chignon, bien serré, une vraie queue de ratblanc, roulée sur elle-même. La femme avait encore de beaux yeuxsombres, auxquels la douleur et la plainte allaient bien. Le maîtred’école se souvint, après un effort, que c’était la veuve Laître,du hameau de Demmen, inscrite parmi les assistées du bureau debienfaisance.

– Je suis venue rapport à la nouvelleloi, monsieur Baltus.

– Il n’y a pas de nouvelle loi, mèreLaître.

Elle parut toute décontenancée, puis seressaisissant et continuant, parce qu’elle avait résolu de parler,oui, ce matin même, et de ne pas céder :

– Ma petite fille, songez donc, monsieurBaltus : on est responsable des enfants, nousautres !

Elle agita ses deux poings, transparents demisère :

– Tenez, j’aimerais mieux m’en aller dela paroisse, si c’était vrai !… Ailleurs, je n’auraispeut-être pas mes six livres de pain par semaine, mais j’irais toutde même !

– Et où iriez-vous ?

La pauvresse montra, de l’épaule soulevée, ladirection de l’Orient.

– Pas par là, toujours !

Elle riait, de sa pauvre bouche sans dents.Puis, comprenant qu’elle était sans pouvoir, et que son idée nevalait rien, elle joignit les mains :

– Monsieur Baltus, faut nous aider !Ne faut pas livrer les âmes !

– Allez, mère Laître ; ne vousalarmez pas avant le temps !

Elle eut envie de lui crier : « Maissi, il faut s’alarmer avant le danger, pour le prévenir, pour semettre à l’abri ! » Elle n’osa pas ; Baltuss’éloignait, car, l’ayant vu converser avec la mère Laître, – etelles devinaient sur quel sujet, – plusieurs femmes, qui balayaientle couloir de leur maison ou les dalles devant la porte,s’apprêtaient à faire comme la mère Laître. Il était guetté. Ellesrestaient dehors pour le rencontrer et l’arrêter. L’une d’elles,appuyée sur le manche de son balai, àtrois pas de son seuil,immobile, attendait même délibérément l’homme de la commune. Baltusmarcha plus vite. Au passage, il entendit les femmes Louve, Barbé,Travault, Boultain, deux vieilles, deux jeunes, dire, à sonadresse, les mêmes mots, lancés de droite et de gauche, balles detennis, au travers de la rue :

– Nous ne voulons pas de la mauvaise loifrançaise, monsieur Baltus ! Nous voulons nos écoles comme àprésent ! C’est notre droit ! Dites-le aumaire !

L’instituteur salua les femmes de lamain ; il passa devant la plus grande ferme du bourg, et,apercevant un groupe d’hommes qui discutaient, quelques pas plusloin, et qu’il eût certainement « bonjourés » en tempsordinaire, il se hâta de tourner à droite, où était la maison dumaire : toit de tuiles, imitant le chapeau cloche, voletsverts, deux lianes, en ciment armé, enroulées autour des montantsde la porte et se rejoignant au linteau. Baltus pénétra dans lejardin, et monta au premier.

Il y avait là, dans une pièce éclairée pardeux fenêtres, un homme endormi, ou qui feignait de l’être, dans unfauteuil de paille, devant une table chargée de papiers. Sur sesgenoux, malgré la température élevée de ce jour de juin, unecouverture verte était posée. Les murs étaient peu ornés :quelques chromolithographies banales, un certificat de libérationdu service militaire allemand, une photographie de très vieuxparents en costumes de la Forêt-Noire. Le greffier trouvait souventle maire ainsi somnolent. Mais il ne se fiait plus aux apparences.Il avait observé que le visage de M. Hellmuth étaitinvariablement tourné du côté de la porte ; il avait remarqué,plus d’une fois, en entrant, quelque précaution qu’il eût prisepour ne faire aucun bruit, que les paupières du dormeur s’étaientlégèrement écartées avant de se relever tout à fait ; il enavait conclu que ce vieux magistrat municipal, podagre officiel,usait de ce facile subterfuge pour examiner la physionomie desgens, avant qu’ils eussent pu composer leur visage. Ce personnage,violent et dissimulé, maître de toutes les coupes de bois qu’onadjugeait dans la région de Condé, avait été maintenu à la tête dela commune, parce qu’il avait partout des obligés et des clients.Étonné lui-même de ne pas avoir été chassé de la mairie, après lavictoire, malade, retenu à la chambre, il sentait rapidementdiminuer sa popularité, c’est-à-dire la peur qu’il inspirait. Et ilaccusait le greffier, l’homme le plus actif et le plus aimé de lacommune, de le desservir « auprès du peuple ».

Jacques Baltus s’annonça, comme il avaitcoutume de le faire, en appuyant fortement les talons sur lesdernières marches de l’escalier. La porte était grande ouverte. Ilvit qu’on l’examinait avec une particulière attention. Le maire nese contenta pas d’un coup d’œil : il interrogea aussitôt.

– Asseyez-vous… Il y a dunouveau ?

– Oui, monsieur le maire, dit Baltus, enmontrant le cartable en toile noire qu’il tenait sous lebras : deux demandes de secours…

– Mais, ce n’est pas ça !

Le poing d’Hellmuth s’abattit sur latable.

– Vous vous moquez de moi, Baltus !Belles nouvelles, en effet ! Parlez donc de l’autre, de cellequi tourne les têtes…

– Les cœurs aussi…

– Ah ! enfin, vous y venez ! Jen’aime pas beaucoup ces manières-là. Vous avez assisté à uneréunion d’instituteurs, à Saint-Nabor, où les plus gravesindications vous ont été données…

– Professionnelles, monsieur lemaire.

– Et politiques ! Tout un régimechangé ! Osez-vous dire que cela ne concerne que laprofession ? Les journaux nous ont appris les intentions duministère, mais j’ai besoin que vous me fournissiez desrenseignements plus particuliers.

– Je n’en ai pas, monsieur le maire, et,si j’en avais, je ne vous les communiquerais pas, parce que lesavis donnés aux instituteurs regardent les instituteurs…

– Par exemple !

Le visage d’Hellmuth était aussi dur que si lesecrétaire de mairie avait été un débiteur en retard de six mois.Baltus répondit, sa petite tête de soldat gaulois biendroite :

– C’est comme je vous le dis.

– Vous auriez pu me prévenir, tout aumoins, que vous étiez menacé d’avoir un avancement ? Est-cevrai ? malgré vous ?

– Malgré moi.

– Cela s’appelle une disgrâce. Vous avezdonc protesté contre le projet du gouvernement ?

Le secrétaire de mairie rompit la marche del’interrogatoire, en interrogeant à son tour.

– Quel est donc votre avis, monsieur lemaire ?

L’homme se redressa, appuyant les reins aubois du fauteuil, et la couverture glissa sur le parquet. Les yeuxd’Hellmuth foudroyaient le greffier.

– Mon avis est de céder à l’État quiordonne. Je ne l’ai pas caché aux gens de la commune. Ils sontvenus me déclarer leur volonté, et impérieusement, et insolemment,je vous en réponds !

– Des femmes ?

– Non, des hommes, les plus enragés dubourg, Cabayot le premier. Ah ! je les ai bien reçus !…Je leur ai signifié que nous n’avions pas de politique à faire, nieux, ni moi, en dehors des élections.

– Ils ont été d’accord avecvous ?

– Non, les forcenés !

– Des hommes qui défendent leurs enfants,monsieur le maire…

– Je vois que vous êtes de leur bord.Cela ne m’étonne pas : c’est justement ce que je voulaissavoir.

– J’ai refusé de répondre, là-dessus, àl’envoyé du ministère.

Hellmuth se mit à rire, bruyamment.

– Vous m’avez répondu, à moi, celasuffît…

– Vous vous trompez : je ne dois maréponse qu’à mes chefs de l’instruction publique, je la ferai quandils renouvelleront la demande.

– Et vous accepteriez, vous, JacquesBaltus, de devenir un neutre ? Laissez-moi rire ! Si vousdites cela, vous mentirez.

– Monsieur Hellmuth !

– Oui, vous mentirez. Vous ne le direzque pour ne pas être déplacé !… ah ! je vousconnais ! pour que madame Baltus, Marie-au-pain, puissedemeurer à Condé-la-Croix, et continuer à courir lacampagne !… On le saura, soyez tranquille !… À la fin, jeme défends, monsieur le greffier de mairie !

– Contre qui ?

– Contre vous ! Vos plans…

– Je n’en ai aucun.

– Sont percés à jour. Je servirai l’Étatfrançais comme j’ai servi le Reich, avec la même fidélité…

– Associé aux puissants, indifférent aumal commandé…

– Le mal commandé n’est plus le mal…

– Vous êtes resté Prussien, monsieurHellmuth !

Le maire s’était levé. La colère lui donnaitune expression terrible. Il appuyait son poing gauche sur un boutond’appel : le bruit d’une sonnerie de timbre montait par lacage de l’escalier. Jacques Baltus, à qui l’emportement du mairerendait le sang-froid, tirait du portefeuille les pièces qu’ilavait apportées, les posait devant le maire, et disait :

– Voici les demandes de secours :voici le devis du maçon. Monsieur le maire, ce sont les dernièrespièces que je vous ferai signer : à partir de cette minute-ci,je ne suis plus votre collaborateur. Cherchez un greffier demairie !

Deux femmes entraient dans la pièce, madameHellmuth et une servante. Elles accouraient.

– Qu’y a-t-il ?

L’homme, épuisé, se laissait retomber dans lefauteuil, désignant, de ses deux poings, Jacques Baltus, etdemandant :

– Donnez-moi à boire !J’étouffe !

Baltus, qui connaissait le personnage, sedétourna, et, commençant à descendre l’escalier, ditseulement :

– Donnez-lui de sa bière de Munich, maismodérément : il en avait déjà trop bu quand je suisentré !

En sortant de la villa, il tourna vite àgauche, pour regagner sa maison. Il était l’heure de déjeuner, maissurtout l’instituteur voulait éviter la rencontre des hommes qu’ilavait aperçus, en arrivant, un peu plus bas, sur la route. Il neregarda pas de ce côté, mais une image confuse lui vint. Il nepouvait douter : le groupe avait doublé. Et, à peine si Baltusavait fait cinq pas dehors, qu’un cri s’élevait, poussé par quinzeLorrains de Condé :

– Vive l’instituteur !

Le cri fut entendu, sûrement, dans la maisondu maire. Aussitôt après, l’unisson fut rompu, mais des voixisolées jetèrent d’autres mots, qui firent s’ouvrir des fenêtrestout le long de la route, et poursuivirent Baltus montant vers sonécole :

– Nous voulons qu’il reste ! À basceux qui l’ont trahi ! À bas le maire !

Savaient-ils donc autre chose ? Est-ceque le changement de résidence n’était pas déjà décidé. Le facteurn’allait-il pas, ce soir même, au second courrier, apporter lanouvelle officielle ? L’idée traversa seulement l’esprit deBaltus. Mais que la population fût déjà avertie de la menace dedéplacement, il n’en pouvait douter. D’habitude, la plupart desgens du village le saluaient. Mais aujourd’hui, c’était toute larue qui le saluait. Les mineurs de l’équipe de nuit, qui serasaient dans les chambres basses, penchaient, à la fenêtre, leurvisage barbouillé de mousse de savon ; des ménagères, auprèsde leur table servie, l’apercevant, s’arrêtaient de couper le pain,et, de la main qui tenait encore le couteau, faisaient signe :« Bonjour ! Nous connaissons l’injustice qui seprépare ! Nous l’empêcherons ! Bonjour ! Vous êtesl’homme de Condé ! »

Quelles sont encore celles-ci qui leguettent ? En vérité, les sœurs de l’école des filles !Elles sont venues toutes deux, parce qu’il ne serait pas convenablequ’une d’entre elles fût vue causant seule à seul avecM. Baltus. Mais quelle angoisse il a fallu, pour que cespetites maîtresses d’école, qui se cloîtrent autant qu’ellespeuvent, habituées du seul chemin de l’église, vinssent là, aucommencement de la place, pour attendre le greffier de lamairie ! C’est la plus vieille, la « supérieure »,dans le costume sans changement, voile noir sur la tête, robe noirebien bas tombant, qui s’avance en saluant.

– Excusez-nous, monsieur Baltus, noussommes bien audacieuses… Le bruit court, monsieur Baltus, que vousavez vu un grand personnage, de Paris ?

– Oui, ma sœur, une espèce decourtier…

– Il vous a parlé. Vous devez savoir cequ’on veut faire de nos enfants, et de nous ? Vous a-t-il ditqu’on pouvait espérer un peu ?

Baltus ne put s’empêcher de sourire.

– Ma sœur, vous connaissez ledicton : « La fortune vient en dormant » ? Jecrois que c’est en ne dormant pas que la Lorraine se sauvera. Elleest menacée de ne plus être elle-même, tout simplement, si elle selaisse faire. Chacun, à sa manière, doit repousser l’attaque…

Il prit un ton de bonne humeur, à quoi ellesdevinèrent qu’il était bien un chef, car, toutes deux ensemble,elles levèrent les yeux vers lui.

– Priez vigoureusement, mes sœurs, et quevive la Lorraine !

– Merci, monsieur Baltus !

Il continua de monter la place. Quand il futpresque en haut, le bruit du timbre de la boutique de madamePoincignon le fit se détourner. C’était la boulangère, àprésent ! Elle s’avançait, décidée, comme toujours, aimable, –pouvait-elle ne pas l’être ? – mais tout juste.

– Monsieur Baltus, on raconte que vousallez nous quitter ?

– Je n’en sais rien, madame. Qui vous l’adit ?

– Que ce soit vrai ou faux, je suisobligée de vous avertir que le compte de madame Baltus, à laboulangerie, commence à devenir un peu gros.

– Combien ?

– Trois cent dix-sept francsquatre-vingt-cinq, à la date d’hier. Mais elle a fait sa provisionaujourd’hui, naturellement…

L’instituteur, qui n’était pas accommodant,lorsque les gens le prenaient sur ce ton avec lui, toucha le bordde son chapeau, sans saluer.

– Orane vous paiera cet après-midi,madame Poincignon, y compris la fourniture du jour.

La petite veuve tranquille pinça les lèvres.Baltus ne le vit pas. Il se hâtait de rentrer. On commençait donc àle traiter comme un fonctionnaire qui s’en va : lesfournisseurs prenaient des précautions, et présentaient lafacture.

Il entrait chez lui. Pourvu que Marie ne sacherien ! Heureusement, elle fuit, à présent, les occasionsqu’autrefois elle recherchait, de bavarder avec les commères dubourg ! Où est-elle ? Dans la cuisine ? Dans lebureau ? Non, personne. « Marie ?Marie ? » Aucune réponse ne vient de là-haut non plus.Inquiet, il ouvre la porte du couloir qui, à l’extrémité, donneaccès dans le jardin. Là, tout au bout de ce terrain montant,cultivé, fleuri par places, « les deux dames Baltus »,comme on dit à Condé-la-Croix, sont occupées à cueillir desgroseilles, pour faire des confitures. Elles ont chacune, devantelles, un panier plein de fruits : à distance entre lesfeuilles, une pivoine rouge. Elles se courbent, elles se relèvent,souples toutes deux ; des mots viennent de là-bas,tranquilles, indistincts, de timbre différent ; on devinequ’ils ne portent point d’idées, qu’ils sont des caresses d’âme, unrefrain tendre et dépourvu, qui va de l’une à l’autre. « Jesuis heureuse près de vous, près de toi ; beaux fruits, beaujour ; la paix habite en nous, elle y passe,aimons-la. »

Jacques, secrétaire qui a donné sa démissiontout à l’heure, instituteur menacé, peut-être déjà sacrifié, écoutecette musique et goûte la joie des autres. Puis, tâchant deretrouver sa voix de jeunesse :

– Marie ? Orane ? Il est plusde midi !

Elles n’obéissent pas vite. Marie achève dedégarnir, des dernières grappes qu’il porte, un groseillier qui lacache à moitié. Orane a répondu : « Nous arrivons !Tout est prêt ! Lait caillé, ce matin ! »

C’est un mets lorrain que le père aimebeaucoup. Marie arrive après elle. On s’assied. Depuis des mois etdes mois, Marie n’a pas été calme pareillement. Elle cause sagementdes choses du ménage et du proche entourage. Jacques Baltussouhaite, – et c’est la première fois, – qu’elle s’éloigne duvillage aujourd’hui. Des pères, des mères vont venir, inquiets,demandant : « Est-ce vrai ? » Des assistés, desjeunes gens du prochain tirage, s’informeront : « Il n’apas paru à la mairie, aujourd’hui, c’est le champêtre qui l’adit. »

La journée a été telle qu’il l’avait prévu.Les visiteurs se sont succédé. Heureusement, c’est Orane qui aouvert la porte. Elle a l’oreille fine, l’esprit net, la réponsetoujours prête : « Merci. Dans ce moment, il est enclasse. Impossible de le déranger. Je lui dirai que vous êtesvenu. » Le pauvre maître, expliquant, aux plus grands, lesprincipes de l’analyse logique, comptait les coups de sonnette. Et,à chaque fois, il songeait : « Si Marie ouvre la porte,elle apprendra les nouvelles, et que deviendra-t-elle ? »Marie était sortie, elle courait les champs. À quatre heures, il abrusquement quitté la salle de classe, laissant les élèves seprécipiter dehors et dévaler la place en criant, comme s’il n’yavait ni règlement, ni usages… Justement, Orane se trouvait là,dans le couloir.

– Je suis sûre que vous avez faim, plusque d’habitude, le père. J’ai préparé… Venez.

Elle était de ces femmes qui ont la claire vuede ce qu’il faut faire, à chaque instant de la vie. En elle, aucunede ces impulsions trop vives, de ces impatiences, bonnes oufâcheuses, auxquelles le père obéissait, sauf à se reprendreensuite. Elle jugeait tout, sans délai ni reprise, avec son âmeégale, et cela faisait l’admiration de Baltus. Il chercha, dans leregard de la jeune fille, cette préoccupation qu’il avait cruapercevoir, un peu plus tôt, lorsqu’il revenait du fond du jardin,à midi. Les yeux d’Orane étaient assurés, beaux de cette paixattentive et armée qui est bien de Lorraine, mais elle setaisait : il ne l’interrogea pas.

Le soir vint. L’odeur du pain nouveau flottaitdans les campagnes : c’était celle des blés mûrissants.

Marie rentra.

Jacques embrassa la mère lasse et souriant àun songe, et Orane qui les vit, murmura, en ouvrant laporte :

– On dirait un jeune ménage : çafera bientôt deux…

Le père fut tout saisi de ces mots-là, siimprudents. Comment osait-elle ?… Mais Marie-au-pain continuade rêver, et ce fut elle qui répondit :

– Pourquoi pas ? Il a l’âge.

Et aussitôt une lumière se fit dans l’espritde Baltus : il était résolu à faire connaître à Marie que leurfille était aimée d’amour.

Dans la soirée, voulant classer les papiersqu’il remettrait, dans deux ou trois jours, au nouveau secrétairede mairie, il s’assit devant sa table de travail. Marie n’étaitplus dans la cuisine, à côté. Orane s’y trouvait seule, et cousaitsous la lampe.

Au bout d’une heure, las de remuer desfeuillets de papier, l’instituteur s’arrêta, et, comme il arrive,chercha une distraction d’une minute, avant de se remettre à labesogne. Là, devant lui, entre l’encrier de gros verre et le bordde la table, il y avait un livre ouvert, et qu’il n’avait pasaperçu, un livre de petit format, médiocre et usagé, un de cesvolumes de bibliothèque paroissiale qui sont traités sansménagements. Non seulement le livre était ouvert, mais un signet depapier marquait une intention. Baltus prit le volume, et commença àlire la Vie de saint Pierre de Vérone :

« Les hérétiques, les Cathares, selon lenom qu’ils portaient alors, formaient le projet de faire tuer,tandis qu’il se rendait d’une ville à l’autre, cet homme de ladroite foi. Ils trouvèrent des bandits, auxquels le sang du justefut d’avance payé. Pierre de Vérone, averti de l’embuscade, nevoulut point faire de détour, et, non loin de Milan, dans le boisde Barlasina, il eut la tête fendue d’un coup de serpe. Lesassassins le crurent mort, et s’enfuirent. Mais, ayant repris sessens, Pierre eut le courage de tremper un doigt dans son sang, etd’écrire, sur la poussière de la route : Credo inDeum, ce qui fut, contre l’erreur des Cathares et Vaudois, sadernière prédication. »

L’instituteur songea un moment. Une ombrepassa dans la cuisine. Orane gagnait la porte, pour monter dans sachambre. Elle regarda, sans s’arrêter, tâchant de ne pas faire debruit et de ne pas être vue, le père qui devait être penché sur latable, au-dessus des liasses de papiers. Mais non ; il avaitvu sa fille, il lui souriait gravement, et il disait ces deux motsqu’elle emporta comme un trésor :

– Combattante, va !

Il ne s’était pas trompé : elle savaittout.

Tard, dans la nuit, il monta à son tour.L’ombre couvrait depuis longtemps les maisons de Condé-la-Croix,les champs autour du village, les forêts autour des champs. Lesanges, qui planent entre les étoiles et nous, recueillant lesprières pour les porter là-haut, avaient bien à faire, cettenuit-là. Plus d’un pauvre ménage et même quelques enfants, devantlesquels on avait dit la crainte qu’on devait avoir des gens deParis, continuaient de veiller, les lumières éteintes. Les bonnessœurs de l’école des filles ne s’étaient pas couchées. Tout au boutdu village, vers la Horgne-aux-moutons, un mari et une femme,jeunes encore et chargés d’enfants, causaient, tous deux assis etpenchés, la femme raccommodant un tablier d’écolière. Ils parlaientbas, pour ne pas réveiller leurs deux filles endormies près de lafenêtre, chacune dans un lit menu.

– Je te dis qu’il faudrait dormir,Marguerite ; c’est bientôt le milieu de la nuit ; demaintu auras à faire toute la laverie, et le ménage, et la soupe degrand matin.

– Quand j’aurai cousu la manche, oui, jeme reposerai. Mais je ne sais pas si je pourrai dormir : lecœur me fend, de penser aux petites. Ils veulent chasser les sœurs,à ce que dit le monde.

– On n’est pas sûr encore,Marguerite.

– Oh ! si, moi, je suis biensûre : ils l’ont fait ailleurs.

– En Lorraine, ils n’oserontpas !

– On ose tout le mauvais, Quirin,lorsqu’on n’a pas peur de Dieu. Ce n’est pas que je sois meilleurequ’une autre, mais j’ai bien souvent pensé que je ne serais pasbonne du tout, si je n’avais pas été élevée par les sœurs dePeltre, qui sont nos sœurs à nous, et depuis si longtemps… Écoute,– promets-moi…

– Quoi donc ?

– Promets-moi que jamais nos fillesn’iront dans une école où le bon Dieu n’est pas aimé. Que veux-tuqu’il y ait de bon là dedans, puisqu’il n’y est pas ?

– Où iront-elles ?

– Je ne sais pas ; àCreutzwald-la-Croix, qui est grand. S’il le faut, je les feraialler par le chemin de fer, tous les jours ; je les conduiraimoi-même ; je les recommanderai au chef de train. On seconnaît : il a des enfants aussi… Ça sera de la dépense, jesais bien ; n’importe : je donnerais mon dernier sou pourque les petites aient toute leur âme.

– Mais si toutes les écoles sontpareilles, Marguerite, à quoi servira-t-il, ton chemin defer ? Il faut raisonner. Tu ne raisonnes pas. Ici, à Condé, onest pauvre.

– Je ne l’oublie pas, va !

– On n’aura pas deux écoles, ça coûtetrop cher. Et moi, je porte les lettres, je suis facteur, c’est legouvernement qui me paye… Tu veux donc que je ne sois plusrien ?

– Parle plus bas ! Les petites setournent dans leurs lits… C’est si fatigant de ne pas dormir, quandon a leur âge !… Il me semble que l’aînée s’éveille ?…Non, elle a rêvé. Je vais tâcher de bien raisonner : si legouvernement t’oblige à mettre nos filles dans une école dont nousne voulons pas, comme si c’étaient ses enfants à lui, et non lesnôtres, tu lui diras : « Jamais ! » et je seraicontente !

– Il me révoquera !

– Et je serai contente ! oui,contente d’échapper ! On aura nos âmes bien à nous, bien enpaix. Vois-tu, je sais mon catéchisme. Ma mère le savait. C’étaitune femme qui rendait heureuse sa maison. Mon petit Quirin lefacteur, il ne faudra pas hésiter ; tu leur répondras, à cesbrigands-là : « Jamais vous ne m’aurez ! Je suis dela Lorraine, et ma femme est Marguerite, qui a le cœur comme celuide sa mère !… »

L’homme caressa la main qui cousait.

– Je ne te contredis point pour leplaisir. Tu es bonne de conseil, oui, d’ordinaire. Cependant, tuquitterais Condé ? Je quitterais ma place ? Oùirions-nous ?

Elle se troubla, un petit moment. Elle n’avaitjamais pensé à cela. Où était la sauve ?D’instinct, sans réfléchir, elle répondit :

– En France.

L’homme la trouva bien déraisonnable. Ellereprit, les paupières fermées :

– Comme la Lorraine va souffrir !C’est sa vocation, de souffrir !

– Oui, femme, on le dirait.

– Par ceux qu’elle n’aime pas, même parceux qu’elle aime.

– Que leur avons-nous fait, auxFrançais ?

D’autres qu’elle n’eussent point répondu. Maiselle avait l’esprit prompt, formé aux pensées nobles par lespetites Sœurs de Peltre, ses maîtresses de jadis. Elledit :

– Nous avons sur nous le signe de lacontradiction…

– Lequel ?

– Le signe béni.

– La croix, tu veux dire ?

– Oui, la croix de Lorraine à deuxbranches. C’est aussi de quoi espérer.

Elle se remit à travailler, plus vite, plusvite. Les anges de la nuit présentèrent à Dieu les mots de cettefemme et de cet homme. Les saints de France s’y reconnurent.

Longue, longue nuit. Jacques Baltus ne dormitguère, épuisé par les émotions de la veille, et par celle qui, enlui, d’instant en instant, grandissait, car il avait résolu de direà Marie, dès que le jour serait levé, le secret jusque-là biengardé : les fiançailles d’Orane.

Les volets fermés laissent passer un peu de lalueur lunaire. Une lame fine entame les ténèbres. Elle est faible,elle ne traverse pas toute la chambre, car la tapisserie de papierà fleurs, en face, ne reçoit aucun reflet ; la glace poséeau-dessus de la commode reste morte. Marie dort, paisible, sansrêve, tournée du côté du gros mur qui sépare la chambre du jardin.Que va-t-elle penser de cette nouvelle, où tant d’avenir estenfermé ?

Très lentement, la nuit est devenue complètedans la chambre. Même en penchant la tête hors du lit, et enregardant la place où doit être la fenêtre, on n’aperçoit plusaucune clarté, même légère. Ténèbres au dehors, ténèbres aussi dansl’âme. Baltus repasse en esprit les années de mariage avec cellequi dort là. Ce calme sommeil lui rappelle la créature équilibrée,raisonnable, appliquée, que fut Marie jusqu’à la grande douleurd’avril 1918. Orane doit tenir d’elle cet esprit de décision. Sicette pauvre Marie-au-pain, volonté moins sûre à présent, maisdemeurée puissante, s’oppose au mariage d’Orane, ce sera unterrible obstacle. Et, même si elle ne s’y oppose pas, la surprise,l’émotion peuvent lui faire beaucoup de mal… Moins cependant que lamenace d’éloignement, et la belle illusion détruite : leretour de l’enfant à la maison maternelle…

Les heures s’écoulent. Une ligne de pâleurlaiteuse sépare le volet de la muraille. Elle se fait plusclaire ; un arc de rayons d’or se dessine au sommet de laglace : c’est le jour ! Il est commencé pour lesbêtes ; l’ombre d’une aile a effacé les rayons sur la glace,ils ont reparu aussitôt, puis disparu, puis reparu encore :passage de corneilles, branchées, la nuit, dans les sapins duWarndt, et volant à l’aurore, pour se répandre et picorer dans lesprairies mouillées. Un peu de temps encore, et on entendra rouleret cahoter les longs chariots de Condé. Que vont être, pourl’école, pour Baltus, pour Marie dont le sommeil est encore sipaisible, les heures que voici appelées à la vie ?

Il sortit du lit avec précaution, commença des’habiller, ouvrit la fenêtre, poussa les volets sans les fairecrier sur leurs gonds, et revint près du lit. Sa femme s’étaitretournée, mais non pas éveillée. Dans l’ombre des rideaux, lesmains posées sur la poitrine et se touchant par la pointe, lespaupières baissées, – les longs cils de sa jeunesse leur faisaientencore une frange brune et relevée au bout, – elle était dans cettetorpeur que l’âme va dominer, l’âme à demi consciente déjà de lafin de la nuit.

– Marie ?

Elle ouvrit les yeux, elle le vit au bord dulit, penché un peu. La voix qu’elle entendait, plus mesurée que decoutume, et l’expression de ce visage où l’inquiétude apparaissait,mêlée au vieil amour fidèle, l’éveillèrent tout à fait. Elle seredressa brusquement.

– Qu’y a-t-il, Jacques ? Unmalheur ?

Il lui prit les mains.

– Non, Marie, une joie.

– Il est là ?

– Pas encore… Le jour viendra, j’espère.Aujourd’hui, j’ai à te parler d’Orane…

Marie Baltus dégagea ses mains, tendit lesbras à son mari, l’attira, et, tout près, demanda :

– Qui est-ce ?

Elle avait deviné. Il ne voulut pas tout direà la fois. Il fallait l’habituer. Le faible cœur battait sous lachemise.

– Femme, elle est belle, ta filleOrane.

– Oui, son moment est venu. Je le penseen la voyant, tous les jours : elle est sur l’espalier.Comment s’appelle-t-il, celui-là qui la veut cueillir ?

– Un très brave homme.

– Oh ! dépêche-toi, Jacques ;apprends-moi le nom, et les choses qui se sont dites :j’aurais dû les savoir déjà… Il est d’ici ? il estjeune ? il travaille ?

Baltus, pour la mieux voir, s’écarta.

– Non, ne t’écarte pas, reste, reste…

– Je veux voir si tu esheureuse ?

– Alors, contemple.

Les deux mains pâles retombèrent sur le drap.La joie est une lumière : elle éclairait le visage deMarie ; elle passait dans le regard ; deux larmescoulaient sur les pâles joues, et, rappelée du fond du passé, leslèvres tout allongées, c’était la mère, la jeune mère quisouriait.

– Tu vois bien que je suisheureuse ? Dis le nom ?

– Mansuy.

Elle tressaillit, parce que l’image étaitmaintenant précise, de celui qui enlèverait son enfant. Mais ce nefut qu’un moment.

– Mansuy, de laHorgne-aux-moutons ?

– Le fort, le brave, le franc Mansuy dela Horgne, oui, Marie.

– Je me souviens à présent : il estvenu nous reconduire, et même plus loin que n’avait demandé Léo.C’était pour Orane. Ils allaient devant. Dire que je n’ai pascompris ! Un autre m’occupe tout l’esprit !… CeMansuy ! Quel âge a-t-il ?

– Vingt-trois ans. En novembre, il a euson congé de l’armée.

Marie Baltus, qui ne riait plus jamais, se mità rire.

– Et il va de nouveau s’engager !Comme je le plains ! Et toi, Jacques ?

Elle consentait ! Le son d’une âme enjoie va plus vite qu’un autre ; plus finement, il perce lesmurailles. À peine la voix rajeunie de la mère avait sonné dans lamaison, qu’Orane frappait à la porte. D’en bas, elle avait entendurire la mère en deuil. Elle entrait, elle apercevait le père,debout, la mère, blanche dans le lit, grave à présent, avec un airde songe et de prière, comme il arrive si la joie prend toutel’âme, et devient reconnaissance.

Orane aux cils d’or n’hésita pas.

– Vous savez tout !

– Oui, bien-aimée !

– Oh ! maman, j’aurais voulu ne vousrien cacher !…

Elles s’embrassèrent. Elles demeurèrentembrassées un peu de temps, se disant de pauvres mots inutiles, carleurs cœurs se touchaient, et leurs âmes se parlaient. Quand Oranese fut redressée, elle comprit qu’elle devait rester là, immobile,parce que sa mère la regardait, non plus comme l’enfant, ni lacompagne, ni l’aide du ménage, ni la gaieté de la maison :mais comme l’être marqué d’un signe nouveau. Elle devinait les motsde cette pensée muette : « Tu es belle, Orane ma fille,fiancée de Mansuy ; il me semble que je ne t’ai pas regardéeassez, car tu es une joie vivante ; je ne t’ai regardée ainsiqu’au jour de ta naissance, quand tu fus mise dans mes bras, sipetite, toute rose, et déjà un petit duvet blond voletait à monsouffle, sur ta tête bien faite. Promise, mon Orane ! Lesnoces vont venir bientôt, et les enfants de la Horgne saboterontdans l’escalier, et lèveront leur bonnet : « Bonjour,grand’mère ! »

Marie dit :

– Quand seront les noces ?

– Quand vous voudrez, et c’est l’oncleLéo qui veut qu’on danse à la Horgne ; il invitera toutes lesfermes…

– Oui, ce sera bien… Vous ne m’avez pasconsultée parce que mon esprit est faible, à ce que vous croyez… Jene vous en veux pas. Vous avez dû bien choisir, ton père et toi. Jele connais à peine, ton Mansuy, Orane ! Est-ce depuislongtemps que vous vous êtes accordés ?

– Trois mois, maman.

– Trois mois de ton bonheur que je n’aipas vécus !

La jeune fille hésita une seconde, etdit :

– À présent que vous savez tout…

Puis elle s’arrêta.

– Que veux-tu que je fasse ?

– Que vous veniez bientôt, avec mon pèreet moi.

– Où donc ?

– Voir l’oncle, et Mansuy, à laHorgne…

L’ombre de la déraison passa sur le visage dela femme. Marie effaça, d’un geste de la main, les mots qui latentaient.

– Non, je n’irai pas avec vous !J’ai d’autres visites à faire d’abord. Lui, le petit, il n’a quemoi. Moi seule, je le nourris. Moi seule, je puis lui apprendre quesa sœur est fiancée. Il a déjà lu mes lettres. Quand il aura lucelle où j’écrirai : « Rentre vite, Orane va se marier,elle attend son frère Nicolas, pour décider le jour desnoces », ne le pensez-vous pas, toi, mon mari, toi, ma fille,il laissera tous les scrupules qui le tiennent encore loin denous ; il se hâtera ; nous l’entendrons ; nous leverrons, et alors…

Marie-au-pain pleurait. Le nuage s’étaitreformé où vivait son esprit. Et pourtant, consciente de la peinequ’elle faisait à ces deux êtres chers, qui s’étaient approchés deson lit, elle ajouta :

– J’irai plus tard. Tu peux promettre,Orane, que j’aurai de l’amitié pour lui. Ton mari ! Tonmari !

Elle s’efforça de sourire.

– Je ne sais seulement pas la voix qu’ila !

– En effet, il parle peu, maman.

– Sauf à toi, je parie ?

– C’est que nous n’avons plus peur l’unde l’autre. Il faut bien, quand on va vivre ensemble. Il me racontetout. Il veut toujours que je reste… Tenez, la prochaine fois quevous monterez à la Horgne, ou qu’il trouvera une autre occasion, jelui dirai de vous parler…

Le grand jour emplissait la chambre. Les troiscœurs qui s’aimaient n’avaient pas encore retrouvé la paix.

Chapitre 10LA FIN DE LA FENAISON

 

Ils étaient las de remuer le foin, de lesoulever au bout des fourches, de le charger sur la charrette, lasde la chaleur que la terre dénudée leur soufflait au visage, etdont ne les garantissaient ni les chapeaux de paille des hommes, niles hâlettes des femmes. Ils ne se reposaient guère,cependant : ni Léo, le maître, aussi large qu’un muid, vêtud’une chemise toute fumante de sueur et d’un vieux pantalon develours brun, aminci par l’usage et devenu vêtement d’été ; nila vachère qui aidait les hommes dans les grands travaux ; nila petite rousselle venue du Nassau, à la fenaison de laHorgne ; ni surtout Mansuy, tête nue, le col de sa chemiseouvert, les manches relevées, opiniâtre et passionné garçon, que lavue du travail à faire excitait. La vieille Glossinde avait seulele droit de se reposer. Elle en usait, ayant moins de force qu’ellen’avait de courage. Mais ses pauses ne duraient guère. Son cœur luirépétait : « Aidons, aidons ! » Elle avaitpassé toute sa vie à aider. Le long chariot, aux deux tiers plein,attendait au bas du pré, car, partout ailleurs, le sol était sifortement en pente, que les deux meilleurs chevaux de la Horgne,Bayard et la Belotte, n’auraient pu y amener lavoiture et la charge. On commençait à voir les pigeons et lestourterelles, les premiers des couche-tôt, se lever du milieu desluzernes et des seigles, et gagner les forêts. Le soleil inclinéfaisait sortir de l’ombre le tronc des arbres : à la lisièredu massif de la Houve, là-bas, sombre sur la colline, luisait unecolonnade fauve.

– Qu’as-tu donc, ma vieille Glossinde, àguigner, comme tu fais, du côté du chemin de la vallée ?

C’était maître Léo Baltus qui parlait ainsi,plus qu’à moitié caché sous les retombées d’un meulon de foin,qu’au bout de sa fourche d’acier il portait au chariot. Ellerépondit :

– Je vois votre nièce Orane qui vient ànous.

Encore une minute, et elle parut, en effet, lasouple, la fine, l’heureuse, qui n’avait à porter que sa nouvelle.Mansuy, du milieu du pré, l’avait aperçue, et, courant, toutcouvert de son faix d’herbe, lui aussi, il jeta sa fourchée ausommet du chariot, et, derrière la jument de tête, il rencontraOrane, toute pâle malgré la longue marche. Il boutonnait son colpour faire un peu de toilette, car celle qu’il aimait l’intimidaitencore.

– Ne crains rien, dit la jeune fille, ily a du nouveau : maman sait que nous causons, elle sait que jesuis ici, en ce moment.

– Qui le lui a dit ?

– Mon père, ce matin ; j’étaislà : elle a pleuré, elle veut bien !Embrasse-moi !

Ils s’embrassèrent, une fois, deux fois, unpeu longuement, si bien que Léo Baltus, qui, de loin, veillait,cria, en haut du pré :

– Eh ! là-bas ! Mansuy, Orane,si vous montiez, au lieu de vous chérir comme ça, devant lemonde !

En riant, l’un à côté de l’autre, Mansuytenant sa fourche sur l’épaule, Orane contant la belle histoire,ils montèrent.

En haut du pré, le maître de la Horgne lesattendait, bien planté sur l’herbe tondue, et les femmesregardaient les fiancés monter vers le seigneur rustique. La petiterousselle du Nassau les suivait d’un œil suprêmement curieux ;la vachère avait envie de rire ou de pleurer, on ne pouvaitsavoir ; la vieille servante, toute seule, admirait sansimagination et sans retour sur soi-même, Orane, son enfant, quitraversait la grand’prée dans la gloire de six heures. Il étaittrop bon commandant, Léo Baltus, pour perdre le temps en paroles.Dès qu’Orane, s’arrêtant sur la pente, près de lui, un peu plusbas, lui eut dit la nouvelle, il n’en marqua ni mécontentement, nijoie.

– Ce n’est pas en fanant le foin qu’onpeut causer de ces affaires-là, espèce de cigale !s’écria-t-il. Finissons vite ! Tu monteras, avec Mansuy, surla dernière charretée, et c’est à la Horgne que je te parlerai.

Le vieux maître savait qu’un mot de luirelevait les courages mieux qu’une lampée de vin. En peud’instants, les hommes, les femmes, y compris Orane, râtelant lesmeulons, les piquant au bout des fourches et courant sur la pente,eurent fait la longue charrette toute pleine et débordante de foin.Mansuy, accoutumé à la gymnastique des champs, mit un pied sur lemoyeu de la roue, l’autre sur le fer, grimpa sur les montants debois qui épaulaient la charge, se hissa sur le faîte et y planta safourche, qu’il coiffa de son chapeau, afin que les travailleurs,disséminés dans la plaine, pussent voir que c’était là un char detriomphe. Il se pencha, donna la main à Orane, qui fut vite près delui. Puis, sur le toit branlant, ils s’assirent. Mansuy, dans samain gauche, prit les rênes de l’attelage ; de son bras droit,il entoura la taille de sa fiancée blonde, et « Hue…Hue !… » la charrette s’ébranla, roula, tangua, tourna aubout du pré, et s’engagea dans le chemin, pour gagner la route deCarling à Sarrelouis, tandis que les travailleurs des domainesvoisins, disséminés dans la plaine, songeaient : « Ilsont fini les foins, à la Horgne-aux-moutons, voici le char couronnéqui s’en va ! »

Les domestiques, plus vite que les fiancés,furent de retour à la ferme, car ils n’avaient que la pente àremonter, et, au delà, c’était la cour de la Horgne, avec safrontière de vieux arbres fruitiers fatigués. Maître Léo, lui,suivit la charrette, de loin, parce qu’il voulait voir ce quepromettaient deux champs qu’il avait, le long de la route, l’un defroment, l’autre d’avoine. Il avait remis sa veste ; lafatigue le rendait plus lent que de coutume ; il marchait àpas comptés, regardant, devant lui, les deux larges bandes de terreoù les épis encore verts, mais partout dégagés et pleins,commençaient de mûrir dans le soir immobile. Quand il eut passé lahaie du chemin, pauvre haie basse et trouée, et qu’il pénétra dansle premier champ, le maître de la Horgne leva son chapeau. C’étaitson habitude de saluer son froment. À ceux qui s’en étonnaient,autrefois, il avait répondu : « Mon père faisait ainsi.Je salue mon blé : le blé est noble ; c’est de là quevient l’hostie. » Il s’avança de quelques pas dans une rigoletracée par la charrue, et les tiges, écartées en gerbes par le groscorps de l’homme, faisaient, autour de lui, un murmure de moissonfroissée. Belle espérance à perte de vue : pas une mauvaiseherbe, pas de rouille sur les feuilles, pas un arpent de blé plusmaigre que l’autre, ou versé par le vent ! Léo prit un desépis, le pesa dans sa main épaisse et savante, l’égrena, et, ayantcompté les grains, les mit dans la poche de sa veste. Un peu plusloin, il prit de même un épi d’avoine, à la lisière, et, tenantentre deux doigts ce petit arbre épanoui, dont chaque branche fineportait un lourd pendentif et pliait sous le poids, il sourit à lapromesse déjà sûre. Car la tige était blonde, et les écailles desgraines commençaient de s’entrouvrir.

Lorsqu’il eut, par le chemin, puis, par lacharroyère, monté jusqu’à la Horgne, tout était revenu à l’étathabituel : la rousselle avait regagné le Nassau, la vachèreson étable, Glossinde les chambres ; Mansuy achevait dedécharger la charrette, arrêtée et dételée près du mur, au-dessousde la lucarne du grenier.

– Viens ? dit le maître.

Ils entrèrent dans la cuisine. Orane lesattendait.

– Mettez-vous sur le banc, là, devantmoi, mes enfants, que je vous voie !

C’était la première fois qu’il disait cemot-là au pluriel, et faisait un tel honneur à Mansuy Domangin. Ilss’assirent, elle et lui, sérieux, un peu émus. Leurs épaules setouchaient. Et le chef de la Horgne était devant eux, de l’autrecôté de la table, les bras croisés, et il regardait ce blondMansuy, et cette sœur de Nicolas, cette fille de Jacques Baltus, enqui la race n’avait point eu de diminution.

– Mansuy, dit-il, tu m’as fait de lapeine, voilà trois ou quatre mois. Tu ne savais pas trop si tudevais rester dans ma ferme. Tu parlais de devenir forestier, gardeforestier… Quelle misère ! Je t’ai mal jugé ce jour-là. Est-ceque ça tient toujours ?

– Non, répondit vivement Orane ; ila renoncé ; il ne faut pas vous moquer de lui, oncleLéo ; il avait le goût de l’uniforme, et puis, il voulaitfaire de l’ordre : c’était bien.

– C’est mieux de rester ici,petite ! Faiseur d’ordre ! est-ce que je n’en suis pasun, moi, qui commande la Horgne ?… Allons, je suis contentqu’il n’ait plus cette idée-là, et je crois que tu l’as aidé à neplus l’avoir…

– Nous sommes décidés : il ne vousquitte pas, et moi, je viens avec lui.

Les fiancés, à ce mot-là, virent que le visagedu Romain perdait quelques-unes de ses rides, et qu’il devenaitpareil à celui d’un vieux père, que rajeunit d’avance la joie qu’ilva donner.

– Orane, tu te souviens du jour où tum’as appris tes accordailles ? Je t’ai répondu :« Tes noces dépendent de moi. Je ne veux pas que la noced’Orane Baltus et de Mansuy se fasse ailleurs qu’à laHorgne-aux-moutons ; il faut se marier sur le domaine où onvivra ; j’inviterai tous les chefs de ferme, mes voisins,depuis la Houve jusqu’à la Brûlée ; je n’épargnerai pas monbien, pour cette fête-là ; toutes mes barriques de cidre et devin seront mises en perce ; on dansera dans ma salle, dans macour, dans mon aire à battre : mais il faut que vous attendiezune belle récolte… »

Léo Baltus mit la main dans la poche de saveste, et jeta, sur la table, les grains d’avoine et defroment.

– Va donc, à présent, annoncer que tupourras te marier quand ce blé-là sera rentré dans mon grenier. Tonheure est venue ! La récolte va être belle !

Mansuy, à son tour, avait pris les grains deblé dans sa main, et il disait :

– Oui, on peut le croire : ça seraune belle récolte d’avoine et de froment.

Le vieux chef de la ferme regarda de nouveau,l’un après l’autre, Mansuy et Orane.

– Vous faites bien la paire, dit-il. MaHorgne ne dépérira pas entre vos mains, après moi…

Et ils étaient si émus, les uns et les autres,qu’ils se serrèrent les mains, comme s’ils n’avaient plus rien à sedire, et qu’ils se séparèrent presque aussitôt, Orane se hâtant deretourner à Condé-la-Croix, où le père et la mère devaients’approcher des fenêtres, et songer : « Voici la nuitpresque faite, et l’enfant n’est pas revenue ! »

Chapitre 11LE LENDEMAIN DE LA JOIE

 

Le lendemain, qui était un jeudi, il futconvenu que les fiancés « iraient aux habits »,c’est-à-dire acheter les cadeaux de noce, dans la ville deBoulay.

De bonne heure, Jacques Baltus et Oranequittaient l’école de Condé. À la porte se trouvait une automobile,empruntée à un commerçant du bourg. Au moment où Jacques sortait dela maison, sa femme, l’ayant laissé descendre les marches, disait,debout sur le seuil :

– Au revoir, mes bien-aimés !

Ces deux mots-là firent se détournerl’instituteur et sa fille, déjà montés dans l’automobile. JacquesBaltus se pencha :

– Tu devrais venir avec nous !

Marie-au-pain hocha la tête :

– Que penserait-il, le pauvre petit,quand il va venir, si je n’étais pas ici, ou bien à sarecherche ?

L’automobile descendit aussitôt la pente, et,au bas de la place, tourna à droite. À la sortie du bourg, Mansuyattendait, vêtu d’un complet brun, son bâton à la main, et lamoustache relevée. Il prit place à l’arrière, près d’Orane.C’étaient trois heureux qui partaient. Après le long village deCreutzwald, ils entrèrent dans l’immense forêt de la Houve, sapinsd’abord, puis chênes, et ormes, et bouleaux. La brume dormaitencore, dans les creux ; le soleil ne touchait que les hautesfrondaisons ; ni lui, ni le vent léger, n’avaient chasséencore le parfum de la nuit amassé sous les arbres, parfum desaiguilles résineuses, parfum des mousses et des fougères. La routeétait presque déserte. La voiture, dans la longue traversée desmassifs sans clairières, croisa seulement deux de ces charsautomobiles qui, de tous les points de l’horizon, amènent desouvriers aux mines de la Houve. Puis, brusquement, la forêts’ouvrit sur la lumière des champs. Les seigles, les avoines, lestrèfles, les guérets nouvellement remués, buvaient le jour limpideet l’air irrespiré. Toute la campagne était dehors, occupée auxtravaux des longs jours d’été. On eût dit que les gens devinaientle bonheur au passage. Beaucoup, même de loin, touchaient le bordde leur chapeau, ou faisaient signe avec la main. Dans ce matinpur, les choses étaient une caresse pour l’âme, et luidisaient : « Bénis ! » Quelques villages :des enfants par gerbes devant les maisons ; des mères quirappellent, perdrix effarouchées : « Rangez-vousdonc ! » des fuchsias au bord des fenêtres ; desfumiers, bien dressés en rectangles, et le coq, au soleil, perchésur un tas d’or. « Le temps ne durait à personne », pasmême à Jacques Baltus, qui oubliait le maire de Condé, les soucisde la classe, ceux plus graves du ménage, et les menaces de Paris,pour ne penser qu’à ces deux enfants amoureux, et aux rires dejeunesse emportés par le vent.

On fut bientôt rendu à la gare de Boulay, aucommencement de cette longue rue, tige unique, au bout de laquelleil y a une place, et tout un gros dahlia de maisons et de ruesautour d’un vieil hôtel de ville. On ne trouve guère, sur nosfrontières, de petite ville plus française que celle-là. Lesmaisons, presque toutes, ont une modeste figure de France ;quelques-unes, les aïeules, portent la coiffure à la Mansart ;beaucoup ont des fenêtres Louis XV ; l’hôtel de ville est de1770, l’église de 1780. Mais ce qu’il a de mieux accordé à notrecivilisation, à nos coutumes, à nos goûts, à nos amours, ce Boulayd’extrême Moselle, c’est le cœur de ses habitants. Les Allemands,pendant l’interrègne, ne l’ont point gagné, ni changé. Ilsappelaient Boulay : « un nid de Français ». JacquesBaltus avait un ami commerçant, établi sur la place de laRépublique. Quand il lui eut rendu visite, et qu’on eut goûté lesmacarons fameux et le vin blanc du pays, ce furent les jeunes gensqui traversèrent les premiers la place, l’un près de l’autre ;le père suivait. Mansuy, chez le bijoutier, acheta l’allianced’Orane, et Orane l’alliance de Mansuy. Chez le marchand d’étoffes,le fiancé offrit à sa fiancée le coupon de belle soie noire, danslequel serait taillée la robe de mariage ; la fiancée offritla cravate, et la chemise de fine toile. On retraversa la place,pour choisir, chez le libraire, – c’était l’un des deux amis deJacques, l’autre était M. Koune, le maire de la ville, – lesdeux paroissiens reliés en beau maroquin, et dorés sur tranche, etriches de signets de soie. Il était de bonne heure encore, lorsqueces présents d’usage, et plusieurs autres, eurent été serrés dansle coffre de la voiture, qu’on avait arrêtée devant la porte deM. Steinger, le libraire. Jacques Baltus, qui connaissait àmerveille son chef-lieu, proposa à sa fille et à Mansuy de« faire un tour de vieille ville », de voir la mairie, etl’église, les restes des remparts, la rue des Arquebusiers, la ruedu Pressoir, celle du Four banal, celle du Chaudron, la place duCouvent, où habitèrent, jusqu’à la Révolution, des bénédictinsirlandais, la place de la Vendée où des femmes de Boulay, pendantla Terreur, mirent en fuite de mauvais gars qui commençaient àbrûler les ornements sacrés et un crucifix de bois. Orane regardason père, qui s’apprêtait à remettre en marche l’automobile.

– Si vous voulez nous faireplaisir ? dit-elle…

– Je suis venu pour cela…

– Vous nous conduirez à Bérus, où est letombeau de ma patronne, et nous déjeunerons chez Johann HaasKaas.

– Tu le connais ?

– Non : je voudrais montrer à Mansuydes choses qu’on voit de là.

Il savait que cette fille, plus ardente quelui-même, ne parlait jamais à l’étourdie. Sans comprendre bien cequ’elle voulait, songeuse aux longs projets, il accepta. Rentrerquelques heures plus tard à Condé, qu’importait, cejour-là ?

Les voyageurs remontèrent dans la voiture,qui, sortant de la ville, prit une route vers l’Est. On suivit lesvallées, quelquefois dans les bois, plus souvent parmi les terrescultivées, ou les prés de la Wéyère. Il faisait chaud. Juin étaittout au travail de mûrir les épis. Après Merten, on entra dans laSarre : les voyageurs aperçurent un paysage étendu, couleurd’herbe, vers la droite, et, de l’autre côté, tout près, un massifescarpé et boisé. On tourna la hauteur en traversant Bisten. Deuxminutes plus tard, un haut éperon apparaissait, cap avancé dans laplaine de Sarrelouis.

– Bérus ! dit Orane. Si vous pouvez,le père, arrêtez-vous quelquefois sur la pente ; c’est sibeau !

La pente était rude ; on montait parmides vergers qui, tout du long, couvraient le flanc de la falaise,et au sommet, demi-cachés par les buissons, les têtes d’arbres, lesbouts de haie, des maisons dormaient en longue file. Une seule rue.Jacques Baltus eut vite fait d’amener l’automobile jusqu’au bourgde Bérus, haut porté par sa roche dans la lumière, et il rangea lavoiture à l’ombre des murs de l’église.

La jeune fille et son fiancé prièrent unmoment devant l’autel, puis devant la statue de la patronne de lafrontière lorraine, qui est près de l’autel. Mansuy, ayant examinéavec attention le médaillon encastré dans le socle, et où la sainteest représentée tenant la croix, vêtue d’une robe rouge et d’unmanteau bleu, et la tête couverte d’un voile blanc, ditgravement :

– Tu lui ressembles !

Orane répondit en riant :

– Elle était fille de roi !

– Eh bien ! ça se trouveencore ! dit-il.

Et, comme il disait cela en français, il nes’expliqua pas davantage.

Dehors, ils retrouvèrent Jacques Baltus. Lesdernières maisons du village n’étaient pas loin. On laissal’automobile à la garde de dix petits Sarrois qui l’admiraient. Lestrois voyageurs prirent un sentier et, sous les branches despruniers et des pommiers, gagnèrent l’auberge qu’avait désignéeOrane. Tandis que l’instituteur entrait dans la maison, et faisaitmettre le couvert, Orane et Mansuy traversaient le jardin, où, ledimanche, des pèlerins et des promeneurs, de toute la plainevisible de la Sarre, viennent faire de longues beuveries etfumeries. À cette heure-là, et ce jour-là, on n’y voyait personne.Les tables de bois blanc, disposées avec ordre, occupaient presquetoute la largeur du rocher. Des brassées de genêts secs, étenduessur des fils de fer, à trois mètres au-dessus du sol, faisaient del’ombre, par places. Mais, l’espace se resserrant, entre les deuxmurailles à pic de l’éperon, il avait bien fallu laisser l’extrêmepointe aux pierres et aux buissons de ronces. Là, sur un bloc deroche, Orane et Mansuy montèrent, et se tinrent debout, se donnantla main.

– Regarde ! dit la jeune fille. Tues venu ici deux fois, peut-être ?

– Une fois, en septembre, pour le grandpèlerinage du troisième dimanche, et il y a longtemps.

– Moi, je suis une habituée de Bérus, àcause de mon nom, tu comprends. Et puis, notre père nous menait àBérus, chaque année, au temps des Allemands. Tu vas voirpourquoi.

– Je devine !

– Non, tu ne peux pas deviner pourquoij’ai voulu venir. Regarde bien !

Au-dessous d’eux, jusqu’à l’extrême horizon,c’était la plaine d’un vert tendre et mouillé, où les villagesnombreux, se suivant comme grains de chapelet, formaient des tachesd’un rose éteint : puits de mines avec les corons, habitationsouvrières, ateliers de métallurgie, que la fumée couvrait, maishumblement, au bas d’un ciel immense. L’herbe et les moissonsvertes gardaient leur seigneurie dans le paysage sarrois. Et puis,çà et là, si loin parfois que les yeux ne pouvaient estimer ladistance, on apercevait un massif de brume dont les bords, aux deuxextrémités, tombaient droit sur la plaine, et qui la bleuissait. Etc’était, parmi les prairies, les seigles, les avoines, et plus hautque les toits des villages, une futaie antique, épargnée, détachéedes forêts qui couvrent, au delà, les collines.

– Tout cela, Mansuy, fut à la Franceavant 1815. Le savais-tu ?

– On me l’avait dit.

– Tout cela peut nous revenir.

– Oui, je sais.

– Nous cultiverons une des fermes lesplus proches de la Sarre. Tu commanderas tes chevaux ; et lesbûcherons, dans les bois de la Sarre, pourront dire :« C’est monsieur Mansuy, de la Horgne. »

– « Celui qui a épousé uneBaltus. »

– Eh ! oui, et tu iras quelquefois àSarrelouis ou ailleurs. Il faut donc que je t’apprenne, mon Mansuy,que nos officiers et soldats d’autrefois avaient laissé, dans lesbons cœurs de plusieurs villes d’ici, un goût de la France. LaHorgne, vois-tu, c’est comme la dernière motte de notre pays ;il faut connaître les mottes voisines.

Elle était fière, cette fille de Lorraine, deconfier ainsi le secret de son âme à l’homme qu’elle aimait. L’ordes belles rayées de juin était sur son visage. Pas un bruit nemontait vers eux. Mansuy éprouvait pour elle une admiration quigrandissait son amour et qu’elle devinait. Elle reprit, désignantde la main une région vers la droite :

– Là, ce village a nom Picard. As-tudemandé pourquoi ?

– Non.

– En souvenir du régiment de RoyalPicard, qui était de chez nous. Là-bas, en face, pas très loin, tuvois la petite ville rose ? C’est Bourg-Dauphin. Encore un nomde notre royauté ! Comme elle en a des filleuls dans la Sarre,la France d’autrefois ! Regarde encore plus loin, Mansuy, laville, tout devant nous, qu’est-ce que c’est ?

– Sarrelouis.

– Ce Louis-là, on le connaît par toute laterre. Oui, tu sais cela. Mais j’ai appris de mon père des chosesqui me passionnent, parce que je suis Française, comme tous lesBaltus, comme tu l’es toi-même. Il disait, à table, regardantNicolas, et moi aussi : « Sarrelouis, fortifiée parVauban, jamais prise par fait de guerre : 1792 !1814 ! 1815 ! trois bombardements, des morts, desincendies, point de reddition. Il a fallu la force des traités,pour qu’elle fût prise. Entre ces deux dates extrêmes, que je vousindique, en vingt-trois ans, elle a compté, dans les arméesfrançaises, plus de quatre cents gradés »… C’est pour te direces choses-là que je suis venue ici !

– Quatre cents ! dit Mansuy, etc’est grand comme la main ! Es-tu sûre ?

– Oui ; je sais encore leschiffres ; je les avais appris comme un pater, avecNicolas le blond, et nous les récitions. Attends : Ney,maréchal de France, douze généraux, neuf colonels, soixante-neufcapitaines, quatre-vingt-douze lieutenants ousous-lieutenants ; des sous-officiers, plus de deuxcents ! Et ce n’étaient pas des conscrits, mon Mansuy :c’étaient des volontaires, des engagés…

– Chic !

– Tu vois bien que tu sais lefrançais : les mots d’argot te montent du cœur auxlèvres !

– Plus vite que les autres !

– Écoute encore : une seule famille,du nom de Sellier, – si nous n’étions pas en équilibre, tu pourraislever ton chapeau, – a donné, dans ces temps-là, à la France, septofficiers de cuirassiers, tous sept décorés, tous sept tués àl’ennemi. Ils n’étaient, vois-tu bien, qu’à dix lieues deMetz : le vent portait.

– Dis encore des noms de famille :j’en connais peut-être.

Orane leva les yeux vers le bleu du ciel,comme si les noms avaient été écrits là-haut.

– Les Ganal…

Elle se tut.

– Les Hautz, dit une voix, derrière elleet en bas.

C’était le père, qui était revenu.

– Les Hermann, reprit Orane.

– Les Tellinges.

Baltus ajouta :

– La frange du pays a toujours été bellede ce côté… Allons, mes petits, descendez de votre rocher : lafille de Johann a mis votre couvert. Venez !

Il aida Orane à descendre dans le sentier.

Tous trois, gaiement, ils traversèrent denouveau le jardin, et ils entrèrent dans une salle que l’aubergisteavait réservée pour eux. La demi-heure qu’ils passèrent là futd’abord très joyeuse, paisible, et telle qu’ils disaient :« Nous n’en perdrons jamais le souvenir. » Hélas !en parlant ainsi, ils ignoraient à quel point ils allaient avoirraison.

Vers la fin du repas, Orane proposa detéléphoner à sa mère.

– Si elle répond, je lui parlerai, ditMansuy.

Il sortit de la salle, avec Orane, et, dansune pièce voisine, décrochant l’écouteur du téléphone, la jeunefille demanda « la communication avec Condé-la-Croix, numérosept ». Presque tout de suite le timbre sonna.

– C’est bien à madame Jacques Baltus queje parle ? dit en riant Orane.

– À elle-même. Pourquoi n’êtes-vous pasrevenus encore ? J’étais tout inquiète.

– C’est ma faute.

– Alors, je pardonne.

– Le père a bien voulu nous mener deBoulay à Bérus. Bonne journée, je vous assure. Mansuy m’agâtée : non seulement une robe de la plus belle soie, nonseulement nos livres, nos alliances, mais un bracelet d’or, quevous verrez. Dans cinquante minutes, nous serons à Condé.

– Tu es heureuse, mon Orane ?

– Tout à fait.

– Alors, moi aussi, je vais l’être.Croirais-tu…

– Dites la nouvelle ?

– Trois des pains que j’avais mis, pourlui, le long de la lisière du Warndt, ont été emportés. Quelqu’unm’a dit avoir vu un jeune homme, tout semblable à celui quej’attends, errer sur la route que vous suivrez en revenant.Regardez bien ! Ce jeune homme était vêtu pauvrement, etportait un paquet de hardes sur l’épaule. Il ne cessait d’observerde loin notre Condé, et il s’avançait, et il s’arrêtait.

– Ne vous tourmentez pas, comme vousfaites, de ce que les gens vous racontent. Tenez, j’ai là, près demoi, un autre jeune homme, Mansuy, vous savez bien…

– Oh ! oui.

– Il demande la permission de causer avecvous.

– Dis-lui de parler.

Orane tendit l’écouteur à son fiancé.

– Est-ce bien vous qui parlez ?reprit la voix lointaine.

– Mais oui.

– N’est-ce pas toi, plutôt ?

Le pauvre gars ne comprit pas. Ilrépondit :

– Si vous voulez, moi je veux bien ;tutoyez-moi, ça me fera honneur : bonjour, maman !

Orane poussa un cri d’effroi.

– Qu’as-tu fait ? mon pauvreami ! Donne-moi vite l’écouteur : « Maman ?maman ?… » Elle ne répond pas !…« Maman ?… »

Deux fois encore, elle essaya d’avoir uneréponse, et n’en eut point. Elle se précipita hors de la pièce, etcourut jusqu’à la salle où Baltus, ayant achevé de déjeuner, fumaiten regardant le jardin de l’auberge.

– Vite ! Partons ! J’ai appeléau téléphone. Maman, tout à coup, a cessé de répondre. Je l’aidemandée de nouveau, et rien ne répond. Partons, je vous ensupplie !

À l’autre extrémité du fil, dans la cuisine del’école de Condé-la-Croix, Marie-au-pain, entendant la voix deMansuy, a cru entendre la voix de son enfant. Le sang a battuviolemment dans toutes les artères et les veines de son corps.Lorsque le mot lui est parvenu, « maman », elle n’a pluseu de doute : de trop de joie qu’elle a eu, le cœur lui apâmé.

Doucement, le long du mur de sa cuisine, elles’est étendue sur le carreau. Elle dit, tout bas, pour se rassurerelle-même : « Ce n’est rien. » Mais elle a mis lesdeux mains sur son cœur, qui saute trop vite. Son visage est tournédu côté de l’ombre. Une longue minute, elle demeure évanouie. Puiselle se soulève un peu, sur le coude, sans plus rien voir. Elleouvre encore les lèvres : « Je savais bien que mon filsreviendrait, et il est revenu ! Maman !Maman ! » Mais la tête retombe, les lèvres baisent le solet s’y appuient. Marie-au-pain a refermé les yeux, et plus jamaisne les a rouverts.

Chapitre 12LA DÉCISION

 

La foule fut grande aux funérailles de Marie.De beaucoup de communes voisines, des instituteurs étaient venus,et d’autres de Metz et de plus loin encore. Mais la Lorraine de laterre, celle de l’étable et de la hache, le peuple croyant, ancien,résistant, fut remué aussi par la nouvelle de la mort de cettemère, et du deuil de Jacques Baltus. On avait su qu’un personnageofficieux avait présidé une réunion d’instituteurs à Saint-Nabor,qu’il avait « prêché contre la religion », et quel’instituteur de Condé ne s’était pas laissé intimider. Aussi leshommes s’étaient rassemblés, pour voir et honorer celui qui avaitété brave en temps de paix : car, dans la guerre, tout lemonde ose, et cela paraît naturel.

L’histoire, la légende, la douleur, faisaientdonc une gloire à ce pauvre homme, qui marchait en tête du cortège,lorsque le corps de Marie fut porté au cimetière. Les femmesdisaient : « Comme il a de la peine ! Il aimait biencette Marie ! Elle avait gardé pour lui sa tendresse de jeunefemme. Voyez aussi Orane, qui va en avant de nous : lesvierges des vitraux ne sont pas plus droites qu’elle, ni plusindifférentes aux regards qui les cherchent. Je vous le dis, elleest une puissance de foi, de bravoure, d’opiniâtreté, le portraitvivant de notre Lorraine, où les hommes ne sont si braves que parceque l’exemple est auprès d’eux, secret, caché, aimé. » Leshommes, entre eux, parlaient bas, et disaient des choses plus duresà entendre. Beaucoup avaient pris leur tenue de cérémonie, laredingote et le chapeau haut de forme, qu’on nomme, sur cettefrontière, la capote et le cylindre. Ils disaient :« Faudra soutenir Baltus : c’est notre homme. Nos gens del’intérieur se sont déclarés contre nous… – Non pas tous,Dominique, n’exagère pas : ceux qui mènent. Ils ne nousconnaissent pas. – Tu veux dire qu’ils ne nous connaissentplus ; cinquante ans d’absence ! – Eh bien ! ceJacques leur a dit, à ce qu’il paraît, des paroles justes, l’autrejour, à la réunion des régents. – Oui, si tu m’en crois, nous lenommerons au conseil l’an prochain. – Ton avis n’est pas mauvais.Mais il faut que le pauvre survive à son chagrin. – Laissefaire : ces sortes d’hommes-là, on les croit abattus : onles touche, ils sont debout ! »

Dans le cortège, on voyait aussi, formant ungroupe serré, des mineurs polonais des mines de la Houve. Peut-êtreleurs enfants avaient-ils été instruits par Baltus. Mais ces hautsgaillards au poil fauve, et aux pommettes écartées, étaient venuslà, surtout, comme témoins religieux, attirés par la pitié. Ils setinrent un peu à l’écart, lorsque, les prières dites, au cimetière,les paroissiens de Condé-la-Croix, les amis de l’instituteur et lesamies de Marie, se pressèrent, chacun cherchant à passer devantl’autre, afin d’asperger le cercueil d’eau bénite et de retrouverau plus vite la maison, le travail, la vie ordinaire où l’on gagne.Les mineurs de Pologne se présentèrent les derniers. De loin, ilsvirent qu’un groupe nombreux, de ceux-là qui avaient déjà donnél’eau bénite, s’était formé autour de la croix élevée au milieu duchamp des morts. Était-ce un discours qui rassemblait ainsi leshabitants ?

Non, la scène était presque muette, et ellefut courte. Un jeune homme, un de ces bûcherons qui travaillentdans la solitude, et ruminent longtemps leurs projets, s’étaitavancé, tout à coup, vers la croix. Le drapeau que Baltus avaitplanté là, entre deux pierres du piédestal, le jour de l’armistice,était demeuré à la même place. Combien fané, noirci par lapoussière, délavé par la pluie, usé aux bords par le vent, ilflottait quand même. Avant que personne eût deviné ce qu’il allaitfaire, le tâcheron avait saisi la hampe, avait soulevé le drapeau,et, maintenant, il le jetait sur le socle. Savait-il bien ce qu’ilfaisait ? Cinquante voix grondèrent aussitôt, cinquanteLorrains accoururent et montèrent sur la marche. On eût dit que leshommes se battaient. Le profanateur se glissa parmi eux, etdisparut. Puis, subitement, le silence se fit. Un homme s’emparaitdu drapeau, que toutes les autres mains abandonnaient auxsiennes ; il le replantait au même endroit, l’enfonçait plusprofondément, et disait :

– Que personne n’y touche !

Et c’était le même homme qui, naguère, avaitapporté, aux morts de Condé, la nouvelle que la vieille patrieétait enfin retrouvée : Jacques Baltus. Il écarta ceux quivoulaient le remercier. Il rejoignit Orane. Seul avec elle, on levit monter, l’air accablé, sa haute taille toute courbée, versl’école où, le lendemain, il allait reprendre son métier.

Le lendemain, il reçut la visite redoutée. Lalettre qui le prévenait arriva à huit heures, l’automobile à onze.« Le bel homme », comme disaient les dames del’enseignement, sortit lestement de la limousine, et se tint, uninstant, sur la première marche du perron, tourné vers le village,regardant la place en pente, les maisons, la plaine au delà,chercheur de pittoresque dans le bourg inconnu. Puis, d’un gesteaisé, il enleva le pardessus d’été qu’il avait mis à cause de lafraîcheur du matin, il le jeta sur les coussins de l’automobile,et, satisfait, dans sa jaquette grise serrée à la taille, laboutonnière ornée de la rosette sur canapé d’argent, il acheva demonter les marches du perron, et sonna à la porte de l’écolecommunale.

Orane vint ouvrir. Il s’inclina.

– Monsieur l’instituteur public deCondé-la-Croix, s’il vous plaît ?… Ah ! pardon :mademoiselle Baltus, peut-être ?

– Oui, monsieur. Mon père vient de finirsa classe. Veuillez me suivre.

Elle marchait devant lui ; elle sesentait regardée ; et tandis qu’elle traversait ainsi lagrande salle de l’école, puis le corridor, Orane se promettait dene pas donner, à cet ennemi de son père, l’occasion de causer avecune petite Lorraine de Condé. Arrivée devant le cabinet de travailde Baltus, elle ouvrit la porte, indiquant à l’envoyé qu’il devaitentrer.

– Je vais prévenir mon père,dit-elle : il est au jardin.

Baltus bêchait un carré de légumes. Il s’étaithâté, dès que les enfants avaient eu quitté l’école, de prendre savieille veste de travail, usée aux coudes, et perdant sa doublurepar des crevés sans points d’arrêt. Il arrivait nu-tête, les mainstachées de terre et les moustaches en berne. Et cela signifiaitquelque chose, que le délégué comprit très bien, lorsque Baltusentra.

– Asseyez-vous, monsieur, je vous prie,prenez le fauteuil : c’est le seul de la maison.

L’instituteur désignait un fauteuil placéentre deux chaises, le long de la muraille, sous le petit crucifixde plâtre bronzé, et, lui-même, il s’asseyait en face de l’hommeofficiel, à la table de travail, la tête bien droite.

Non, vraiment ce n’était plus le même hommeque M. Pergot avait interrogé, menacé, et intimidé finalement,après la réunion des instituteurs du canton de Saint-Nabor. Ladouleur avait creusé les rides du visage et marqué les plans decette tête dure de Lorrain ; le menton avançant était devenule trait maître du visage ; les méplats des joues n’avaientplus une once de graisse ; les tempes, bleuies, serraient lefront qui paraissait plus haut ; les yeux ne cherchaient ni àplaire, ni à deviner : ils voulaient. Quoi ? les motsdevaient être prêts, qui allaient formuler cette décision. L’envoyédes bureaux de Paris avait trop l’habitude de traiter avec leshommes, pour ne pas les aborder, d’ordinaire, avec le secret méprisde la force sans charité. Par exception, il soupçonnait, en cemoment, qu’il allait perdre la bataille : mais il devait lalivrer ; il fallait savoir au moins comment elle seraitperdue. C’est pourquoi M. Pergot, sans conviction, prit le tonpatelin.

– Mon pauvre monsieur Baltus, depuisl’autre jour, vous avez eu un grand malheur…

– Celui que j’ai tant redouté.

– Je vous exprime mes bien profondescondoléances…

Rompant avec le formulaire, Baltus jeta cesmots, d’un autre ordre :

– Moi, monsieur, j’ai des excuses à vousfaire.

Pergot a-t-il bien entendu ? Lasouplesse, à présent ? Il ressent un plaisir qui passe enéclair dans ses yeux.

– Je l’aurais parié ! Je m’étaisdit, lorsque vous m’avez quitté : « Ce garçon estintelligent. Qu’il réfléchisse un jour seulement, il verra sonintérêt, et nous nous comprendrons ! »

– Monsieur, je n’ai pas eu besoin deréfléchir un jour.

– Mieux encore !

– Avant même que vous eussiez annoncé,avec un luxe de précautions…

Le personnage sourit, sa barbes’entr’ouvrit :

– Nécessaire, dit-il.

– Habile, monsieur…

– Je vous remercie…

– Oui, avant même de vous entendreexposer ce projet d’imposer à la Lorraine l’école neutre, je vousai dit qu’à mon avis, il y avait là un grand danger.

– En toute franchise, vous l’avezdéclaré, en effet.

– Un manque de parole de la France…

– Monsieur l’instituteur, vous allez troploin…

– Une injustice.

– Je ne puis permettre cemot-là !

– Ne vous levez pas, monsieur ledélégué : pourquoi me quittez-vous avant d’avoir connu maréponse ?

– Parce que, monsieur l’instituteur, jepense que votre deuil si récent ne vous laisse pas le sang-froidnécessaire pour discuter des questions pareilles… Si vous voulezbien éviter les mots violents, je me rassieds.

– À la bonne heure. Mais tout est violentdans cette affaire, monsieur : violence faite aux parents, quiveulent, pour leurs enfants, l’éducation chrétienne ; violencefaite aux enfants qu’on sépare de leur race ; violence auxmaîtres, comme moi, je ne m’en cache pas, qui suis croyant autantque mon frère l’abbé ; violence dans les moyens, car, pourcommencer, ne m’avez-vous pas menacé de me déplacer, si je neservais pas votre politique ?…

– Celle du ministère, monsieur. Je neretire rien. Je me borne à vous faire observer que votre premiermot, tout à l’heure, annonçait des excuses : je lesattends.

– Les voici : je vous fais mesexcuses, en très grande confusion, d’avoir pu vous laisser croire,par lâcheté, dans la surprise du premier moment, que j’étaiscapable de renier ma foi…

Le délégué leva les épaules, et dit, devenurouge et dur de regard :

– Je ne vous ai jamais demandécela !

– Vous n’aurez pour vous, en Lorraine,que certains des immigrés de l’enseignement, les moins heureusementchoisis ! Autrefois, les indésirables venaient de l’Est.

– Et à présent, monsieur,achevez !…

– À présent, vous vous préparez à nous enenvoyer de l’Ouest, qui ne seront pas moins dangereux pour laLorraine, et contre lesquels elle se défendra.

– Fort bien !

– J’ai eu grand’honte, à la réflexion, dene vous avoir pas dit aussi clairement ma pensée. Mais vous memenaciez de déplacement…

– Je me souviens.

– Ma femme était malade : vous lesaviez…

L’homme eut un geste digne, évasif. Baltusreprit :

– Lui annoncer que nous allions quitterCondé-la-Croix, c’était la tuer. Je n’aurais pu la décider à mesuivre ailleurs. Je me suis tu. Marie est morte à présent, et je mesens, hélas ! bien libre de répondre selon mesconvictions…

– Vous en usez !

– J’en use ! Mais, au derniermoment, je suis sûr que j’aurais fait de même, si ma pauvre femmeavait vécu : j’aurais couru le risque… En vous disant cela, jene crois pas me vanter.

Il vit que Pergot allait lui répondre, et nelui en laissa pas le temps. Comme beaucoup d’hommes du peuple, dansla contradiction, à un certain moment, l’ardeur de ses convictionsl’empêchait d’écouter l’adversaire.

– Révoquez-moi ! Ou bien nommez-moiinstituteur à cent kilomètres d’ici… Montrez votre puissance.Allons ! Décidez de mon sort !

Si bien que l’autre, blessé,demanda :

– Que feriez-vous, monsieur, si je vousfaisais changer de poste ?

– Cela dépend. Si la Lorraine garde saliberté et ses écoles chrétiennes, j’accepte d’aller où vousvoudrez, dans les limites de la province. Si vous changez lerégime, je refuse toute complicité…

– Monsieur !…

– Je refuse, vous dis-je, je donne madémission, je me retire près de mon frère, à la Horgne. Dès lors,je deviens éligible, et, je vous en préviens, j’userai aussi de cedroit-là, je me présenterai aux élections municipales, et je seraimaire de Condé au commencement de l’année prochaine.

– Vous avez songé à tout !

– À tout. Renseignez-vous : lapopulation, dans la lutte pour l’enseignement, sera tout entièreavec moi !

Il n’y avait plus de distance sociale entreces deux hommes. Baltus exprimait le fond de son être, sans plus deménagement, résolu à vivre comme il pourrait, mais à ne pointfaiblir, même en paroles. Il lui semblait que la Lorraine venait,par lui, de donner sa réponse à la menace, et qu’elle leremerciait : « Bien, bien, mon Baltus ! »L’envoyé, lui, voyait clairement quel bénéfice il pourrait tirer decette disposition d’esprit du Lorrain. Obtenir d’un homme qu’illivre la doctrine totale et le secret d’un parti, d’uneprovince : quelle aubaine ! Au grand étonnement deBaltus, qui s’attendait à recevoir son congé, l’homme puissantavait pris un air satisfait. Il caressa, par trois fois, sa barbe,et, appuyant ses épaules au dossier du fauteuil :

– Mon cher monsieur Baltus, puisque vousêtes si bien informé de la pensée de la Lorraine, je ne serais pasfâché de vous entendre exposer ce que vous voulez, ce que veut,d’après vous, la province.

– Le respect de nos écolesconfessionnelles, pas autre chose, monsieur le délégué :l’exécution d’une promesse dix fois répétée.

– Sans doute, mais je voudrais savoirquelle part quelle place, vos futurs administrés et vous-même, vousestimez que doit avoir la religion dans l’enseignement ?

– Oh ! la première ! Ou plutôt,non, comprenez bien : vous prétendez ignorer toute religion, àl’école, et nous, les Lorrains, nous voulons vivre la nôtre, làcomme ailleurs. Elle n’est pas séparable de nous : elle estnous-mêmes.

– Alors, monsieur Baltus, en classe, vousparlez de Dieu tout le temps ?

– Non pas : je le supposetoujours ; je le nomme si c’est utile… Au point où nous ensommes, je n’ai pas grand’chose à ménager…

– Ni personne, sans doute ?

– Ni personne, parce qu’il s’agit du plusgrand bien qui soit. Nous n’accepterons jamais que nos enfantssoient élevés comme les vôtres. En les séparant de Dieu, autant quevous le pouvez, vous êtes les ennemis de chacun d’eux. Vous lesdiminuez ; vous tuerez le pays, si vous durez. Vos catholiquesde l’intérieur sont de trop bonnes gens. Nous, ici, nous sommes surla terre de lutte : pas d’Allemands, pas d’impies ;Français de la grande manière, voilà tout le programme. Que vousvous y preniez par la force ou par la ruse, vous ne réussirez pas.Pour vous être fidèles, nous avons supporté les deux manières depersécution pendant quarante-huit ans : s’il faut que nous lasouffrions à présent de votre part, eh bien ! soit, nous vousvaincrons aussi, pour votre bien, et je sais des mamans, des mèresde mes écoliers, qui ont commencé la prière quotidienne pour laconversion…

– De la République ?

– Pas précisément : des yeux bénisde la France, qui ne voient pas assez loin ! Je ne suis qu’unfils de paysans, monsieur, qu’un maître d’école de la frontière,mais j’ai mon bel honneur, et je vous répète mes excuses, de ne pasvous avoir parlé tout de suite comme je viens de faire.

Le puissant, qui écoutait ces mots-là avec unecolère mal dissimulée, fit effort pour modérer sa voix et songeste. Il demanda, comme si l’entretien venait de s’ouvrir, etqu’il eût besoin d’un premier renseignement :

– Et vous dites, monsieur Baltus, qu’il ya, en Lorraine, beaucoup d’instituteurs qui vousressemblent ?

– Beaucoup, monsieur : presque tousceux qui sont Lorrains, et quelques autres, venus de chez vous…J’ai encore ceci à vous dire, après quoi vous pourrez rapporter àParis notre conversation…

– Je n’y manquerai pas.

– Eh bien ! à notre avis, la Franceofficielle se conduit, vis-à-vis de l’Alsace-Lorraine, comme unamant vis-à-vis de sa maîtresse. Des fleurs, des rubans, des fêtes,de jolies phrases : le mépris est sous-entendu. Ce que nousvoulions, nous, c’était nous mettre en ménage avec le grand pays,honnêtement, pour toujours, en respectant la loi divine.

– Fort bien ! Je vous remercie.

L’envoyé s’était tourné du côté de la fenêtre.Il eut une espèce de sourire.

– Joli jardin, monsieurl’instituteur !

Il étendit le bras, traçant dans l’air undemi-cercle :

– Et cette large campagne ! Vousêtes privilégiés, vous autres !

– Croyez-vous ?

Ne sachant trop que faire, manquant un peu dece qui faisait la force de l’autre, l’instituteur de Condé quittala place où il était, et vint à la fenêtre.

– Tenez, monsieur le délégué, ici lespetits oignons ; là, des pommes de terre, qui viennent biendans nos terres légères de jardin…

– Vraiment ?

– Oui, très bien, pourvu que l’année nesoit pas trop pluvieuse…

Subitement, Baltus fut pris de honte, ilsentit l’indignité de cette comédie d’un moment, à laquelle ils’était prêté, et, regardant Pergot dans les yeux :

– Dites-moi, à votre tour : suis-jerévoqué ?

– Nullement.

– Serai-je changé de poste ?

Un peu gêné par le regard de Baltus, l’envoyéconsidérait avec attention le plateau montant, qu’on apercevaitentre les arbres.

– Ne vous troublez pas. Je suis venuprincipalement pour me renseigner : vous m’y avez aidé. Leschangements dont j’ai entretenu vos collègues et vous ne sont pasde ceux qui doivent être faits brusquement. Le gouvernement esttrop sage pour ne pas se faire un allié du temps… Au revoir,monsieur Baltus, continuez d’instruire les enfants de Condé…

L’envoyé tendait la main, que Baltus serrafaiblement.

Les deux hommes passèrent la porte du cabinetde travail, et suivirent le couloir. Quelqu’un marchait dans lapièce voisine.

– Vous avez une fille charmante, monsieurBaltus !

Il ne fut point répondu à cette politesse.L’automobile, auprès de l’école, attendait toujours. M. Pergotmonta dans la voiture, et fit un geste d’adieu.

Dès qu’il eut entendu le meuglement bref del’automobile qui tournait, Baltus ferma, d’une forte poussée, laporte de sa maison ; il éprouva une sorte de satisfaction àtenir, un moment, sa main appliquée sur le panneau de bois qui leséparait de la place et de l’homme. Il entra dans la cuisine, Oranecourut à lui.

– Eh bien ! le père, sommes-nouscondamnés ?

Il était aussi blanc de visage que le jour où,dans cette même pièce, il avait aperçu le corps inanimé deMarie-au-pain. Orane s’écarta de lui, doucement, elle joignit lesmains ; elle répéta la question :

– Sommes-nous condamnés ?

Quand Baltus entendit, pour la seconde fois,la voix de celle qu’il aimait, il retrouva un peu de calme, et ildit, croisant les bras :

– Je n’ai pas eu peur. Tout m’est égal àprésent. C’est lui qui a eu peur, quand je lui ai dit que je neserais jamais contre Dieu…

– Bravo, le père !

– Il a calé, il a pateliné, il a trouvédes formules rassurantes. Je le connais, maintenant : il estplus puissant que moi, mais il a une âme de pleutre, et moipas !

– Que je suis contente de vous, lepère !… Cela veut dire fière !

Elle souriait de jeunesse et de pitié, etaussi d’admiration. Mais lui, il s’assombrissait de nouveau.

– M’avoir parlé comme il a fait ! Jen’ai jamais eu plus de colère contre un Allemand ; pourtant,c’est un Français. J’ai été fidèle au pays, Orane !… mais jesuis bien las :… compte les coups que j’ai reçus… Mon fils aété tué par les balles des Français.

– Hélas ! oui.

– Ta mère a perdu la moitié de la raisonet puis la vie à cause de son enfant, et donc à cause d’eux.

– Oui.

– Ils m’ont appelé Boche !

– Oui.

– Ils menacent, à présent, ma religion,ils me traitent déjà en ennemi ; toute la Lorraine estinquiétée par eux !

Il soupira et dit encore :

– Orane, parle-moi.

Il penchait vers elle sa tête de vieil ouvrierdes champs et de l’école, si las de lutter contre les deuxpuissances qui s’étaient succédé : l’Allemagne, la France. Lajeune fille comprenait bien qu’il lui demandait conseil, qu’elleétait appelée au rôle divin de la femme, enfant, sœur, épouse oumère, qui devient, aux heures troubles, juge de la conscience del’homme. Au fond de son âme, elle sentit une grande joie, et laplénitude de sa raison, et une sorte d’assurance qu’elle n’avaitpoint, d’ordinaire, à ce degré.

– Le père, ce n’est pas à moi de vousconseiller, c’est à Nicolas, mon frère, dont vous parliez.

– Que veux-tu dire ?

– Il n’a jamais voulu, dans le danger,faire du mal à un seul de ces soldats qui étaient en face de lui, àVerdun. Bien sûr, il ne les aurait pas tous aimés, s’il les avaitconnus. Mais au-dessus d’eux, il voyait la France, qui n’a pas faitseulement du bien, à la Lorraine, et qui est douée, cependant,mieux qu’aucune nation, pour comprendre la nôtre…

– Bien, ma fille, cela est juste.

–… qui est souvent revenue de ses fautes, vousme l’avez appris, dans vos leçons d’histoire. Ce qu’elle a fait,elle le refera. Tout sera réparé. Tandis que la voisine, elle, nese repent jamais.

– Pour ça, tu dis vrai !

– S’il faut une merveille pour ramenernos Français à Dieu et à sa gloire, ah ! le père chéri, vousme l’avez dit aussi, pour la France, Dieu n’en est pas à sonpremier miracle !

L’homme regarda longtemps celle qui ne doutaitpas, et il répondit :

– Qui t’a instruite de ceschoses-là ?

Elle se mit à rire.

– Mais, vous-même, le père ! Jeviens de vous le rappeler.

– Pas comme cela, non, je n’ai jamais eules mêmes mots que tu dis. Tu parles comme ta mère, comme mon frèreGérard : mieux que moi.

Orane redevint grave ; il ne lui restaqu’un petit sourire fier, au coin des lèvres, et elledit :

– Alors, c’est la race qui a parlé.

Il quitta Orane pour entrer dans le cabinet detravail, où il recevait les parents, et il demeura longtemps,immobile et songeant. Il était seul, la porte fermée, devant lafenêtre. Une inquiétude nouvelle l’agitait. Il se disait :« Je suis un pauvre instituteur de village, dont le lendemainn’est guère sûr. Il me manque beaucoup de choses pour être maire deCondé, et d’abord, la fortune. Ne plus faire mon métier, ce seraitdur aussi pour moi. J’espère que je ne serai pas forcé del’abandonner. J’ai eu raison de dire à l’envoyé, tout à l’heure,que si l’école reste ce qu’elle est, moi, j’irai où l’onm’enverra : j’accepterai la disgrâce et la séparation d’avecOrane. Qui sait ? mon départ ne tardera peut-être pasbeaucoup… Je devrais expliquer aux gens de Condé, mes témoins, mesamis, ce que je pense de cette agitation qui peut grandir, et nuireà la France… Un discours ? non, je manquerais à mes habitudes,je sortirais de ma profession…

Il s’approcha de son bureau : « Jesais ce que je ferai. » Il prit une feuille de papier, écrivitquelques lignes, ratura, écrivit encore. Il n’avait pas fini cetravail, lorsque Orane ouvrit la porte.

– Avez-vous fait peu de bruit !Venez, le père, c’est l’heure du déjeuner. L’angélus a sonné, enbas du bourg. Qu’écriviez-vous donc ?

– Mon testament.

– Oh !

– Tu verras.

Chapitre 13LA DICTÉE

 

Le lendemain, les enfants qui jouaient sur lacour de récréation de Condé-la-Croix, en attendant l’heure de laclasse, remarquèrent que le maître avait l’air préoccupé.D’ordinaire, notre humeur, s’ils n’en sont pas victimes, leurimporte peu. Ils n’eurent point de mérite à observer que JacquesBaltus était moins gai que de coutume, ce fils de la Barisey, cepetit Laître, ce Noiron, ce Chardat et les autres, compagnons del’équipe du jeu de balle au pied. Ils étaient avertis qu’il avaitdû se passer, ou qu’il allait se passer quelque chose de grave àl’école. Cette automobile devant la porte, la veille : ladestinée voyage ainsi. Un chef, et dès lors, probablement, – lepeuple a cette idée, – une punition, une menace. Plusieurs mèresavaient dit : « On va nous l’enlever, notre bon monsieurBaltus. Et qui viendra à sa place ? un de l’intérieur, un qui,peut-être, sera mauvais. Mes petits, je le jure : il n’aurapas votre âme. » D’autres avaient demandé :« Retiens bien ses paroles, s’il raconte quelque chose. Ets’il ne raconte rien, tâche de voir mademoiselle Orane, la jolie,tu sais bien ? – Oui, maman. – Et tu lui diras :« Mademoiselle, est-ce que vous restez ? »

Ils étaient donc sept ou huit, parmi lesélèves, qui regardaient le maître au lieu de jouer, ou qui sedétournaient pour le regarder, après avoir lancé la balle.L’instituteur se promenait, les mains dans ses poches, nu-têtecomme à l’ordinaire, mais, contre son habitude, il ne parlait àaucun de ses élèves ; on ne l’entendait pas demander :« Eh ! Jérôme, tu n’as plus mal aux dents ?… Tonpère a-t-il rentré tous ses foins, mon petit Thierry ?… Viensici, mon pauvre Pierre : est-ce que la maman vamieux ? » Le maître avait l’air de ne porter intérêtqu’aux nuages d’orage qui montaient, de l’est et de l’ouest, noirsd’un côté, fauves de l’autre, et ne laissant entre eux qu’unintervalle bleu, étroit, – la paix, – des deux côtés rongé.

Un coup de sifflet, et les élèves se sont missur deux rangs, sans un mot.

– Au pas ! dit le maître, et entrezsans bruit : gauche, droite, gauche, droite !…

La prière récitée, Jacques Baltus donne uneleçon à repasser, aux plus petits de la classe.

– Pour les grands, maintenant. Cahiers dedictées ; un ! deux ! trois !

Les pupitres s’ouvrirent ensemble, sefermèrent de même et silencieusement ; au commandement de« trois ! » les grands de l’école de Condé,porte-plume en main, tête levée, étaient prêts à écrire ce que lemaître allait dicter.

Jacques Baltus ne prit pas un livre ; ildéplia une feuille de papier qu’il avait tirée de sa poche, etposée sur le bois de la chaire.

– Écrivez !

Les têtes se penchèrent, mais plusieursenfants levaient les yeux, quand la voix du maître marquait unpoint, et ils trouvaient bien pâle le visage que le soleil touchaitau front.

« Ne jugez pas un pays sur le premierhomme de son peuple que vous rencontrez, ni d’après le premierjournal que vous lisez, ni selon les commères, – attention !commères, c’est un mot difficile ! – qui remplacent tropsouvent le savoir par l’invention. Ne le condamnez pas parce qu’ila commis une erreur, ou deux, ou même plus. Étudiez son histoire.Voyez s’il a toujours eu des saints chez lui, car alors les pauvresy sont aimés ; s’il a encore aujourd’hui des saints parmi seshommes et ses femmes, car alors on peut tout espérer pourlui ; s’il ne tient pas trop à l’argent, s’il est plus facilequ’un autre à tromper par de belles paroles, car alors il y a deschances pour qu’il soit chevalier. C’est ce que nous faisons, enétudiant l’histoire de France, notre patrie retrouvée. Vous n’avezpoint à approuver les injustices qu’elle peut commettre, maissouvenez-vous, mes enfants, que notre esprit et celui de nos pères,c’est elle qui l’a embelli ; que le courage des nôtres l’aservie en tous lieux, et qu’on ne connaît pas de peuple qui ait sivite quitté la barbarie, et y soit moins souvent retombé. La Francea besoin de sa Lorraine, comme nous avons besoin de la France. Vousl’aimerez mieux si vous la comparez. Servez-la, et elle serameilleure encore. Quand elle se trompe de catéchisme, cettemissionnaire, ce n’est jamais pour longtemps. Sa charité ne cessepoint d’inventer ni d’agir. Croyez en la parole de ceux qui saventplus de choses que vous et moi. Mon frère l’abbé me disait :« Dieu veut qu’elle vive encore et qu’elle refleurisse,puisqu’il n’a préparé aucune nation pour la remplacer. »

Il s’arrêta, toucha sa poitrine, comme s’ilavait eu mal, puis il dit encore :

– Vous montrerez à vos parents la dictéede ce matin. Vous leur porterez vos cahiers.

Un enfant, un des grands, leva lamain :

– M’sieu ?

– Que veux-tu ?

– De qui elle est, m’sieu ? Vous ledites toujours ?

Jacques Baltus ne répondit pas. Deux larmescoulèrent sur ses joues. Un élève, un des petits, dit augrand :

– Pourquoi demandes-tu ça ? Tu voisbien que c’est de lui !

FIN

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