de Charles Dickens
UN MOT D’INTRODUCTION.
De l’histoire ! Dieu vous bénisse ; je n’en ai aucune à dire, monsieur.
Voici de longues années… permettez-moi de ne pas en avouer le nombre… que m’arriva la bonne nouvelle de ma promotion comme enseigne dans le 4e d’infanterie de Sa Majesté. Mon nom, qui si longtemps avait figuré sur les états du Duc, avec ces mots en marge : « Question épineuse, »allait enfin se trouver inscrit sur le registre mensuel des promotions et des appointements. Depuis ce jour, j’ai traversé toutes les vicissitudes de la guerre et de la paix. Le camp et le bivouac, l’insouciante gaieté de la mess-table, la désolante solitude d’une prison française, les émotions violentes du service de campagne ,l’ existence monotone de garnison, m’ont également apporté leur part de plaisirs et d’épreuves. Une carrière de ce genre, quand la nature vous a donné un tempérament toujours prêt à vous mettre à l’unisson de ceux qui vous entourent, ne saurait manquer d’avoir sa bonne provision d’aventures. Telle a été la mienne ; et, sans prétendre à autre chose qu’à retracer quelques-unes des scènes dans lesquelles j’ai joué un rôle, et qu’à rappeler le souvenir de leurs autres acteurs… hélas ! dont quelques-uns ne sont plus aujourd’hui… j’ai livré ces pages aux hasards de la publicité.
Si je n’ai pas choisi cette portion de ma vie qui présentait le plus d’incidents et de faits dignes d’être racontés, mon excuse est bien simple ; c’est que j’ai mieux aimé, dans cette première apparition sur les planches, m’accoutumer à l’air de la maison par le personnage du Coq[2] que de me montrer au public dans un rôle plus difficile d’ Hamlet.
Mais comme malheureusement il existe en ce monde des gens très difficiles, qui, ainsi que le dit Curran [3], ne sont pas satisfaits de savoir qui tua le jaugeur, si vous ne pouvez leur apprendre qui portait sa veste de tiretaine… à ceux-là je dirais, en toute humilité, qu’ils n’ont rien à faire avec ce livre. Je n’ai pas plus d’histoire que de morale à offrir ; ma seule prétention à l’une est dans le récit d’une passion qui, pendant quelques années, fut tout l’intérêt de ma vie, mon unique tentative à l’égard de l’autre consiste en ce que j’ai tâché de faire ressortir tous les dangers dont peut être entouré un homme qui, avec une imagination ardente et un caractère facile, a trop de penchant à la confiance, et peut rarement jouer un rôle sans oublier qu’il n’est que comédien. Cela dit, je me recommande une fois encore à cette indulgence qui n’a jamais été refusée à l’humilité sincère, et je commence.
Il y avait en 1775, sur la lisière de la forêt d’ Epping, à une distance d’environ douze milles de Londres (en mesurant du Standard[4] dans Cornhill, ou plutôt de l’endroit sur lequel ou près duquel le Standard avait accoutumé d’être aux temps jadis), un établissement public appelé le Maypole [5], comme pouvaient le voir tous ceux des voyageurs qui ne savaient ni lire ni écrire (et, il y a soixante-six ans, il n’y avait pas besoin d’ être voyageur pour se trouver dans ce cas-là), en regardant l’emblème dressé sur le bas côté de la route en face dudit établissement. Ce n’est pas que cet emblème eût les nobles proportions des maypoles plantés d’ordinaire dans les anciens temps ; mais ce n’en était pas moins un beau jeune frêne, de trente pieds de haut et droit comme n’importe quelle flèche qu’un arbalétrier de la yeomanry d’Angleterre ait jamais pu tirer.
Le Maypole (ce terme exprime à partir d’à présent la maison, et non pas son emblème), le Maypole était un vieux bâtiment avec plus de bouts de chevron sur le pignon qu’un désœuvré ne se soucierait d’en compter par un jour de soleil ;avec de grandes cheminées en zigzag d’où il semblait que la fumée elle-même ne pouvait sortir, quoi qu’elle en eût, que sous des formes naturellement fantastiques, grâce à sa tortueuse ascension ; enfin avec de vastes écuries, sombres, tombant en ruine, et vides. Cette habitation passait pour avoir été construite à l’époque de Henry VIII, et il existait une légende comme quoi non seulement la reine Elisabeth, durant une excursion de chasse, avait couché là une nuit, dans une certaine chambre à boiseries de chêne avec fenêtre à large embrasure, mais encore comme quoi le lendemain, debout sur un montoir devant la porte, un pied à l’étrier, la vierge monarque avait donné deçà et delà force coups de poing et force soufflets à un pauvre page pour quelque négligence dans son service. Les gens positifs et sceptiques, en minorité parmi les habitués du Maypole, comme ils le sont malheureusement dans chaque petite communauté, inclinaient à regarder cette tradition comme un peu apocryphe ; mais quand le maître de l’antique hôtellerie en appelait au témoignage du montoir lui-même, quand d’un air de triomphe il faisait voir que le bloc était demeuré immobile à sa propre place jusqu’au jour d’aujourd’hui, les douteurs ne manquaient jamais d’être terrassés par une majorité imposante, et tous les vrais croyants triomphaient de leur défaite.
Que ces récits, et beaucoup d’autres du même genre, fussent authentiques ou controuvés, le Maypole n’en était pas moins réellement une vieille maison, une très vieille maison, aussi vieille peut-être qu’elle prétendait l’être, peut-être même plus vieille, ce qui arrive parfois aux maisons d’un âge incertain tout comme aux dames d’un certain âge. Ses fenêtres avaient de vieux carreaux à treillis, ses planchers étaient affaissés et inégaux, ses plafonds étaient noircis par la main du temps et alourdis par des poutres massives. Au-dessus de la porte et du passage était un ancien porche sculpté d’une façon bizarre et grotesque ; c’est là que, les soirs d’été, les pratiques favorites fumaient et buvaient, et chantaient aussi, pardieu !quelquefois mainte bonne chanson, en se reposant sur des sièges à dossier élevé, de mine rébarbative, qui, semblables à des dragons jumeaux de je ne sais plus quel conte de fée, gardaient l’entrée du manoir.
Dans les cheminées des chambres hors d’usage , les hirondelles maçonnaient leurs nids depuis de bien longues années, et, du commencement du printemps à la fin de l’automne, des colonies entières de moineaux gazouillaient au bord des toits et des gouttières. Il y avait dans la cour de la sombre écurie et sur les bâtiments extérieurs, plus de pigeons que n’en saurait compter tout autre amateur qu’un aubergiste. Les vols circulaires et tournoyants des pigeons mignons, des pigeons à queue en éventail ,des pigeons culbutant, des pigeons francolins, ne s’accordaient peut-être pas complètement avec le caractère grave et sévère de l’édifice ; mais le monotone roucoulement que ne cessaient d’entretenir, tant que durait le jour, quelques-uns de ces volatiles, seyait à merveille au Maypole et paraissait l’inviter à dormir. Avec ses étages superposés, ses petites vitres brouillées et comme assoupies, sa façade bombant et surplombant sur la chaussée, la vieille maison avait l’air de pencher la tête dans son sommeil. Véritablement, il ne fallait pas un très grand effort d’imagination pour y découvrir d’autres ressemblances encore avec l’humanité. Les briques dont elle était bâtie avaient été primitivement d’un gros rouge foncé, mais elles étaient devenues jaunes et décolorées comme la peau d’un vieillard ; les solides charpentes étaient tombées, comme tombent les dents d’une vieille mâchoire, et çà et là le lierre, tel qu’un chaud vêtement propre à réconforter son grand âge, enveloppait et serrait de ses vertes feuilles les murailles rongées par le temps.
C’était pourtant une vieillesse robuste encore et généreuse ; et les soirs d’été ou d’automne, quand le soleil couchant illuminait les chênes et les châtaigniers de la forêt voisine, la vieille maison, partageant leur éclat, semblait être leur digne compagne et pouvait se flatter d’avoir dans le corps beaucoup de bonnes années encore à vivre.
La soirée dont il s’agit pour nous n’était ni une soirée d’été ni une soirée d’automne, mais le crépuscule d’un jour de mars. Le vent hurlait alors d’une manière effrayante à travers les branches nues des arbres, et en grondant sourdement dans les amples cheminées, en fouettant la pluie contre les fenêtres de l’auberge du Maypole, il donnait à ceux des habitués qui s’y trouvaient en ce moment une incontestable raison d’y prolonger leur séance, en même temps qu’il permettait à l’aubergiste de prophétiser que le ciel devait s’éclaircir juste à onze heures sonnantes, ce qui coïncidait étonnamment avec l’heure où il fermait toujours sa maison.
Le nom de celui sur lequel descendait ainsi l’inspiration prophétique, était John Willet, homme corpulent, à large tête, dont la face rebondie dénotait une profonde obstination et une rare lenteur d’intelligence, combinées avec une confiance vigoureuse en son propre mérite. La vanterie ordinaire de John Willet, dans sa plus grande tranquillité d’humeur, consistait à dire que, s’il n’était pas prompt d’esprit, au moins il était sûr et infaillible ; assertion qui du moins ne pouvait être contredite, lorsqu’on le voyait en toute chose l’opposé de la promptitude, comme aussi l’un des gaillards les plus bourrus, les plus absolus qui fussent au monde, toujours sûr que ce qu’il disait, pensait ou faisait était irréprochable, et le tenant pour une chose établie, ordonnée par les lois de la nature et de la Providence, si bien que n’importe qui disait, faisait ou pensait autrement, devait être inévitablement et de toute nécessité dans son tort.
M. Willet marcha lentement vers la fenêtre, aplatit son nez grassouillet contre la froide vitre, et, ombrageant ses yeux pour que la rouge lueur de l’âtre ne gênât point sa vue, il regarda au dehors. Puis il retourna lentement vers son vieux siège, dans le coin de la cheminée, et s’y installant avec un léger frisson, comme un homme qui aurait assez pâti du froid pour sentir mieux les délices d’un feu qui réchauffe et qui brille, il dit en regardant ses hôtes à la ronde :
« Le ciel s’éclaircira à onze heures sonnantes, ni plus tôt ni plus tard. Pas avant et pas après.
– À quoi devinez-vous ça ? dit un petit homme dans le coin d’en face ; la lune n’est plus en son plein, et elle se lève à neuf heures. »
John regarda paisiblement et solennellement son questionneur, jusqu’à ce qu’il fût bien sûr d’avoir réussi à saisir la portée de l’observation, et alors il fit une réponse d’un ton qui semblait signifier que la lune était son affaire personnelle, et que nul autre n’avait rien à y voir.
« Ne vous inquiétez pas de la lune. Ne vous donnez pas cette peine-là. Laissez la lune tranquille, et moi je vous laisserai tranquille aussi.
– Je ne vous ai pas fâché, j’espère ? » dit le petit homme.
Derechef John attendit à loisir jusqu’à ce que l’observation eût pénétré dans son cerveau, et alors répliquant : « Fâché ? non, pas jusqu’à présent ; » il alluma sa pipe, et fuma dans un calme silence. Il jetait de temps en temps un coup d’œil oblique sur un homme enveloppé d’une ample redingote, avec de larges parements ornés de galons d’argent tout ternis, et de grands boutons de métal. Cet homme était assis à part de la clientèle régulière de l’établissement ; il portait un chapeau rabattu sur sa figure,ombragée d’ailleurs par la main sur laquelle reposait son front. Il avait l’air assez peu sociable.
Un autre étranger était assis également, botté et éperonné, à quelque distance du feu. Ses pensées, à en juger par ses bras croisés, ses sourcils froncés, et le peu de souci qu’il avait de la liqueur qu’il laissait devant lui sans y goûter,s’occupaient de tout autre chose que du sujet de la conversation,ou des messieurs qui conversaient ensemble. C’était un jeune homme d’environ vingt-huit ans, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, et, quoique d’une figure assez mignonne, à la grâce il joignait la vigueur. Il portait ses propres cheveux noirs ; il avait un costume de cavalier, et ce vêtement, ainsi que ses grandes bottes (semblables pour la forme et le style à celles de nos Life-Guards [6] d’aujourd’hui), montrait d’incontestables traces du mauvais état des routes. Mais, tout souillé qu’il était de sa course, il était bien habillé, même avec richesse, quoique avec une simplicité de bon goût ; en un mot, il avait l’air d’un charmant gentleman.
Sur la table, à côté de lui, gisaient négligemment une lourde cravache et un chapeau à bords plats, qui sans doute convenait mieux à l’inclémence de la température. Il y avait aussi là une paire de pistolets dans leurs fontes, avec un court manteau de cavalier. On ne voyait de sa figure que les longs cils noirs qui cachaient ses yeux baissés ; mais un air d’aisance négligente et de grâce aussi parfaite que naturelle dans les attitudes circulait sur toute sa personne, et semblait même se répandre sur ces menus accessoires, tous beaux et en bon état.
Une seule fois M. Willet laissa ses yeux errer vers le jeune gentleman, comme pour lui demander à la muette s’il avait remarqué son silencieux voisin. Évidemment John et le jeune gentleman s’étaient souvent rencontrés à une époque antérieure. Comme son coup d’œil ne lui avait pas été rendu, et n’avait pas même été remarqué par la personne à qui il l’avait adressé, John concentra graduellement toute sa puissance visuelle dans un foyer unique, pour la braquer sur l’homme au chapeau rabattu. Il en vint même, à la longue, à une fixité de regard d’une intensité si notable, qu’elle frappa ses compères du coin du feu.Tous, d’un commun accord, ôtant leurs pipes de leurs lèvres, se mirent également à considérer l’étranger, l’œil fixe, la bouche béante.
Le robuste aubergiste avait une paire de grands yeux stupides comme des yeux de poisson, et le petit homme qui avait hasardé la remarque au sujet de la lune (il était sacristain et sonneur de Chigwell, village situé tout près du Maypole) avait de petits yeux ronds, noirs et brillants comme des grains de rosaire. Ce petit homme portait en outre aux genouillères de sa culotte d’un noir de rouille, sur son habit du même ton, et du haut en bas de son gilet à pans rabattus, de petits boutons bizarres qui ne ressemblaient à rien qu’à ses yeux ; mais, par exemple, la ressemblance était si frappante, que, lorsqu’ils étincelaient et chatoyaient à la flamme de l’âtre également reflétée sur les boucles luisantes de ses souliers, il paraissait tout yeux des pieds à la tête. et l’on eût dit qu’il employait chacun d’eux à contempler le chaland inconnu. Qui s’étonnerait qu’un homme devînt mal à son aise sous le feu d’une pareille batterie, sans parler des yeux appartenant à Tom Cobb le courtaud,marchand de chandelles et buraliste de la poste ; puis encore au long Philippe Parkes, le garde forestier, qui tous deux, gagnés par la contagion de l’exemple, regardaient non moins fixement l’homme au chapeau rabattu ?
L’étranger finit par devenir mal à son aise ; peut-être était-ce de se voir exposé à cette fusillade de regards inquisiteurs : peut-être cela dépendait-il de la nature de ses méditations précédentes ; plus probablement de la dernière cause : car, lorsqu’il changea sa position et jeta à la hâte un regard autour de lui, il tressaillit de se trouver le point le mire de regards si perçants, et il lança au groupe de la cheminée un coup d’œil colère et soupçonneux, Ce coup d’œil eut pour effet de détourner immédiatement tous les yeux vers l’âtre,excepté ceux de John Willet, lequel, se voyant pris en quelque sorte sur le fait, et n’étant pas (comme nous l’avons déjà constaté) d’un naturel très vif, restait seul à contempler son hôte d’une façon singulièrement gauche et embarrassée.
« Eh bien ? » dit l’étranger.
Eh bien ! il n’y avait pas grand-chose dans cet Eh bien-là, ce n’était pas un long discours.
« J’avais cru que vous demandiez quelque chose, » dit l’aubergiste après une pause de deux ou trois minutes, pour se donner le temps de la réflexion.
L’étranger ôta son chapeau et découvrit les traits durs d’un homme de soixante ans ou environ. Ils étaient fatigués et usés par le temps. Leur expression, naturellement rude,n’était pas adoucie par un foulard noir serré autour de sa tête, et qui, tout en tenant lieu de perruque, ombrageait son front et cachait presque ses sourcils Était-ce pour distraire les regards et leur dérober une profonde balafre à présent cicatrisée en une laide couture, mais qui, lorsqu’elle était fraîche, avait dû mettre à nul a pommette de la joue ? Si c’était là son but, il n’y réussissait guère, car elle sautait aux yeux. Son teint était d’une nuance cadavéreuse, et il avait une barbe grise, déjà longue de quelque trois semaines de date. Tel était le personnage (très piètrement vêtu) qui se leva alors de son siège et vint, en se promenant à travers la salle, se rasseoir dans le coin de la cheminée, que lui céda très vite le petit sacristain, par politesse ou par crainte.
« Un voleur de grand chemin !chuchota Tom Cobb à Parkes, le garde forestier.
– Croyez-vous que les voleurs de grand chemin n’ont pas un plus beau costume que celui-là ? repartit Parkes C’est, quelque chose de mieux que ce que vous pensez, Tom.Les voleurs de grand chemin ne sont pas des gueux en guenilles, ce n’est pas dans leurs goûts ni dans leurs habitudes, je vous en donne ma parole. »
Pendant ce dialogue, le sujet de leurs conjectures avait fait à l’établissement l’honneur de demander quelque breuvage, qui lui avait été servi par Joe[7], fils de l’aubergiste, gars d’une vingtaine d’années, à larges épaules bien découplé, que son père se plaisait encore à considérer comme un petit garçon, et à traiter en conséquence. Étendant ses mains pour les réchauffer au feu de l’âtre, l’homme tourna la tête du côté de la compagnie, et, après l’avoir parcourue d’un regard perçant, il dit, d’une voix bien appropriée à son extérieur :
« Quelle est donc cette maison qui se trouve à environ un mille d’ici ?
– Un cabaret ? dit l’aubergiste de son ton habituel.
– Un cabaret, père ! se récria Joe.Y pensez-vous ? un cabaret à un mille environ du Maypole ? Il veut parler de la grande maison, la Garenne, rien de plus clair. N’est-ce pas, monsieur, la vieille maison en briques rouges, bâtie sur ses propres terres ?
– Oui, dit l’étranger.
– Et qui était, il y a quinze ou vingt ans, au milieu d’un parc cinq fois aussi vaste. Ce parc, ainsi que d’autres domaines plus riches, a changé de mains pièce à pièce et a disparu. C’est bien dommage, poursuivit le jeune homme.
– Possible, fut la réplique. Mais ma question concernait le propriétaire. Ce qu’a été la maison, je ne m’en soucie guère ; et pour ce qu’elle est, je peux bien le voir par moi-même. »
L’héritier présomptif du Maypole pressa ses lèvres de son doigt ; et lançant un coup d’œil du côté du jeune gentleman que nous avons déjà fait connaître, et qui avait changé d’attitude la première fois qu’on avait parlé de la maison,il répliqua d’un ton moins haut :
« Le propriétaire se nomme Haredale,M. Geoffroy Haredale, et… (il lança de nouveau un coup d’œil dans la même direction) et un digne gentleman encore…Hem ! »
Ne faisant pas plus attention à cette toux d’avertissement qu’au geste significatif dont elle avait été précédée, l’étranger continua son rôle de questionneur.
« Je me suis détourné de mon chemin en venant ici, et j’ai pris le sentier pour traverser les terres de cette Garenne. Quelle est la jeune dame que j’ai vue monter en voiture ? serait-ce sa fille ?
– Mais comment le saurais-je, mon brave homme ? répliqua Joe, qui essayait, tout en faisant quelques rangements autour de l’âtre, de s’avancer près de son questionneur et de le tirer par la manche ; je n’ai jamais vu la jeune dame dont vous parlez. Aïe !… Encore du vent et de la pluie !Bon, en voilà une soirée !
– Diable de temps, en effet !observa l’étranger.
– Vous y êtes habitué, n’est-ce pas ? dit Joe, saisissant tout ce qui semblait promettre une diversion au sujet de l’entretien.
– Mais oui, pas mal comme ça, repartit l’autre. Revenons donc à la jeune dame. Est-ce que M. Haredale a une fille ?
– Non, non, dit le jeune homme impatienté ; il est célibataire… il est… laissez-nous donc un peu tranquilles, mon brave homme, si c’est possible. Ne voyez-vous pas bien qu’on ne goûte pas trop là-bas votre conversation ? »
Sans tenir compte de cette remontrance chuchotée, et faisant semblant de ne pas l’entendre, le bourreau poursuivit, de manière à pousser Joe à bout :
« La belle raison ! Ce n’est pas la première fois que des célibataires ont eu des filles. Comme si elle ne pouvait pas être sa fille sans qu’il fût marié !
– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, » répondit Joe, ajoutant d’un ton plus bas et en se rapprochant de lui : « Ah çà ! vous le faites donc exprès, hein ?
– Ma foi ! je n’ai pas du tout de mauvaise intention. Je ne vois pas de mal à ça. Je fais quelques questions, ainsi que tout étranger peut le faire naturellement, sur les habitants d’une maison remarquable, dans un pays nouveau pour moi, et vous voilà tout troublé, tout effaré, comme si je conspirais contre le roi Georges !… Ne pouvez-vous pas,monsieur, me donner tout bonnement cette explication ? car enfin, je vous le répète, je suis étranger ; et tout ça, c’est de l’hébreu pour moi. »
La dernière observation était adressée à la personne qui causait évidemment l’embarras de Joe Willet. Elle s’était levée, mettait son manteau de voyage et se préparait à sortir. Ayant répondu d’une manière brève qu’il ne pouvait pas lui donner de renseignements, le jeune homme fit un signe à Joe, lui tendit une pièce de monnaie pour payer sa dépense, et s’élança dehors, accompagné du jeune Willet lui-même, qui prit une chandelle pour le suivre et l’éclairer jusqu’à la porte.
Pendant que Joe s’absentait pour s’acquitter de cet office, le vieux Willet et ses trois compagnons continuèrent à fumer avec une extrême gravité, dans un profond silence, ayant chacun leurs yeux fixés sur un chaudron de cuivre qui était pendu à la crémaillère sur le feu. Au bout de quelque temps, John Willet secoua lentement la tête, et là-dessus ses amis secouèrent aussi lentement la tête, mais sans que personne détournât ses yeux du chaudron, et sans rien changer à l’expression solennelle de leur physionomie.
Enfin Joe rentra, fort causeur et fort conciliant, comme un homme qui s’attend à être grondé et qui voudrait esquiver le coup.
« Ce que c’est que l’amour ! dit-il en avançant une chaise près du feu et jetant à la ronde un regard qui cherchait la sympathie. Il vient de partir pour Londres, tout du long, rien que ça. Son bidet, qu’il a rendu boiteux à le faire galoper ici cette après-midi, venait à peine de se reposer sur une confortable litière dans notre écurie il n’y a qu’un instant ;et lui-même le voilà qui renonce à un bon souper bien chaud et à notre meilleur lit… pourquoi ? parce que Mlle Haredale est allée à un bal masqué à Londres, et qu’il met la joie de son cœur à la voir. Ce n’est pas moi qui ferais ça, toute belle qu’elle est. Mais moi, je ne suis pas amoureux, ou ce serait donc sans le savoir ; et ça fait une fière différence.
– Il est donc amoureux, dit l’étranger ?
– Un peu, répliqua Joseph : il pourrait bien l’être moins, mais il ne peut pas l’être plus.
– Silence, monsieur ! cria le père.
– Quel luron vous faites, Joseph !dit le long Parkes.
– Peut-on voir un garçon plus inconsidéré ! murmura Tom Cobb.
– Se lancer comme ça ! tordre et arracher le nez de son propre père ! exclama le sacristain par forme de métaphore.
– Qu’est-ce que j’ai donc fait ?répliqua le pauvre Joe.
– Silence, monsieur ! repartit son père ; pourquoi vous avisez-vous de parler, quand vous voyez des gens qui ont deux ou trois fois votre âge rester tranquillement assis sans souffler mot ?
– Eh bien alors, n’est-ce pas justement le bon moment de parler ? dit Joe d’un air mutin.
– Le bon moment, monsieur ! riposta son père, le bon moment ! il n’y a pas de bon moment !
– Ah ! certainement, marmotta Parkes en penchant gravement la tête vers les deux autres, qui penchèrent leur tête par réciproque, et qui murmurèrent tout bas que l’observation était d’une grande justesse.
– Oui, monsieur, le bon moment, c’est le moment de se taire, répéta John Willet, quand j’étais à votre âge,jamais je ne parlais, je n’avais jamais la démangeaison de parler,j’écoutais pour m’instruire… Voilà ce que je faisais, moi.
– Et voilà ce qui fait que vous avez dans votre père un rude jouteur pour le raisonnement, Joe, dit Parkes,si tant est que personne se frotte à raisonner avec lui.
– Quant à cela, Philippe, observa M. Willet en soufflant d’un coin de sa bouche un nuage de fumée long, mince et sinueux, et en le regardant d’un air abstrait flotter et disparaître, quant à cela, Philippe, le raisonnement est un don de la nature. Si la nature douce un homme des puissances du raisonnement, un homme a le droit de s’en faire honneur, il n’a pas le droit de s’en tenir à une fausse modestie et de nier qu’il ait reçu ce don-là : car c’est tourner le dos à la nature, c’est se moquer d’elle, c’est mésestimer ses plus précieux cadeaux, c’est se ravaler jusqu’au pourceau, qui ne mérite pas qu’elle jette ses perles devant lui. »
L’aubergiste ayant fait une longue pause,M. Parkes en conclut naturellement que le discours était terminé aussi, se tournant avec un air austère vers le jeune homme,il s’écria :
« Vous entendez, ce que dit votre père,Joe ? Vous n’aimeriez pas trop à vous frotter à lui pour le raisonnement, n’est-ce pas ?
– Si…, dit John Willet en reportant ses yeux du plafond au visage de son interrupteur, et en articulant le monosyllabe comme avec des majuscules, pour lui apprendre qu’il avait fait un pas de clerc en s’engageant avec une précipitation malséante et irrespectueuse, si la nature m’avait conféré,monsieur, le don du raisonnement, pourquoi ne l’avouerais-je pas,ou plutôt pourquoi ne m’en glorifierais-je pas ? Oui,monsieur, je suis un rude jouteur de ce côté-là. Vous avez raison,monsieur : j’ai fait mes preuves, monsieur, dans cette salle mainte et mainte fois, comme vous le savez, je pense ; ou si vous ne le savez pas, ajouta John remettant sa pipe à sa bouche,tant mieux, car je n’ai pas d’orgueil, et ce n’est pas moi qui irai vous le conter. »
Un murmure général de ses trois compères,accompagné d’un mouvement général de leurs têtes approbatives,toujours dans la direction du chaudron de cuivre, assura John Willet qu’ils avaient trop bien expérimenté ses facultés puissantes, et qu’ils n’avaient pas besoin de preuves ultérieures pour être convaincus de sa supériorité. John n’en fuma qu’avec plus de dignité, les examinant en silence.
« Une très jolie conversation, marmotta Joe, qui s’était remué sur sa chaise avec des gestes de mécontentement. Mais si vous entendez me dire par là que je ne dois jamais ouvrir la bouche…
– Silence, monsieur ! vociféra le père. Non, vous ne le devez jamais. Quand on vous demande votre avis, donnez-le. Quand on vous parle, parlez. Quand on ne vous demande pas votre avis et qu’on ne vous parle pas, ne donnez pas votre avis et ne parlez pas. Ma foi ! le monde a subi un beau changement depuis ma jeunesse. Je crois, vraiment, qu’il n’y a plus d’enfants ; qu’il n’y en a plus du tout d’enfants ; qu’il n’y a plus de différence entre un moutard et un homme, et que tous les enfants sont partis de ce monde avec feu Sa Majesté le roi George Il.
– Voilà une observation très juste, en exceptant toujours les jeunes princes, dit le sacristain, qui, en sa double qualité de représentant de l’Église et de l’État dans cette compagnie, se croyait tenu à la plus parfaite fidélité envers ses souverains. Si c’est d’institution divine et légale que les petits garçons, tant qu’ils sont encore dans l’âge où l’on est petit garçon, se conduisent comme des petits garçons, il faut bien que les jeunes princes soient des petits garçons, et ils ne sauraient être autre chose.
– Avez-vous jamais, monsieur, entendu parler de sirènes ? dit M. Willet.
– Certainement, j’en ai entendu parler,répliqua le sacristain.
– Très bien, dit M. Willet. D’après la constitution des sirènes, tout ce qui, dans la sirène, n’est point femme, doit être poisson. D’après la constitution des jeunes princes, tout ce qui, dans un jeune prince, si c’est possible,n’est pas réellement ange, doit être divin et légal. En conséquence, s’il est convenable, divin et légal que les jeunes princes (comme cela l’est à leur âge) soient des petits garçons,ils sont et doivent être des petits garçons, et il est de toute impossibilité qu’ils soient autre chose. »
Cette élucidation d’un point épineux ayant été reçue avec des marques d’approbation bien propres à mettre John Willet de bonne humeur il se contenta de répéter à son fils l’ordre de garder le silence, et s’adressant à l’étranger :« Monsieur, dit-il, si vous aviez posé vos questions à une grande personne, à moi ou à l’un de ces messieurs, on vous eût satisfait, et vous n’eussiez pas perdu vos peines.Mlle Haredale est la nièce de M. Geoffroy Haredale.
– Son père existe-t-il ? dit l’ homme négligemment.
– Non, répliqua l’aubergiste, il n’existe plus, et il n’est pas mort.
– Pas mort ! s’écria l’autre.
– Pas mort comme on l’est généralement. » dit l’aubergiste.
Les compères inclinèrent leurs têtes l’un vers l’autre, et M. Parkes, en secouant quelque temps la sienne comme pour dire « Allons ! allons ! qu’on ne vienne pas me contredire là-dessus, car personne ne me ferait croire le contraire », dit à voix basse : « John Willet est ce soir d’une force étonnante, et capable de tenir tête à un président de cour de justice. »
L’étranger laissa s’écouler quelques moments sans rien dire, puis ensuite il demanda d’une manière un peu brusque :
« Qu’entendez-vous par là ?
– Plus que vous ne pensez, l’ami,répondit John Willet. Il y a peut-être plus de portée dans ces mots-là que vous ne le soupçonnez.
– Ça peut bien être, dit l’étranger d’un ton bourru, mais pourquoi diable parlez-vous d’une façon si mystérieuse ? Vous me dites d’abord qu’un homme n’existe plus,et que cependant il n’est pas mort, puis qu’il n’est pas mort comme on l’est généralement, puis que vous entendez par là beaucoup plus de choses que je ne pense. Eh bien ! je vous le répète,qu’entendez-vous par là ?
– C’est que, répondit l’aubergiste un peu ébranlé dans sa dignité par l’humeur rubanière de son hôte, c’est une histoire du Maypole, et qui a bien quelque vingt-quatre ans.Cette histoire est l’histoire de Salomon Daisy : elle appartient à l’établissement ; et personne autre que Salomon Daisy ne l’a jamais racontée sous ce toit, ni personne que lui ne la racontera jamais, c’est bien plus fort. »
L’homme lança un regard au sacristain.Celui-ci, dont l’air important et capable témoignait ouvertement que c’était lui dont l’aubergiste venait de parler, avait commencé par retirer sa pipe de ses lèvres après une longue aspiration pour l’entretenir allumée, et se disposait évidemment à raconter son histoire sans se faire prier davantage ; ce que voyant,l’étranger ramassa son large manteau autour de lui, et, se retirant plus en arrière, se trouva presque perdu dans l’obscurité du coin de la spacieuse cheminée, si ce n’est lorsque la flamme, parvenant à se dégager de dessous le gros fagot dont le poids l’avait presque étouffée pendant quelque temps, jaillit en haut avec un soudain et violent éclat, et, illuminant un moment sa figure, parut ensuite la rejeter dans une obscurité plus profonde qu’auparavant.
À la lueur de cette clarté voltigeante, qui faisait que la vieille maison, avec ses lourdes poutres et ses murailles boisées, avait l’air d’être construite en ébène polie, le vent rugissant et hurlant au dehors, tantôt secouant de toutes ses forces le loquet, tantôt faisant grincer les gonds de la solide porte de chêne, tantôt enfin venant battre le châssis comme s’il allait l’enfoncer ; à la lueur de cette clarté, dis-je, et dans des circonstances si propices, Salomon Daisy commença son histoire :
« C’était M. Reuben Haredale, frère aîné de M. Geoffroy. » Ici, il eut une espèce d’accroc,et fit une si longue halte, que John Willet lui-même en éprouva de l’impatience, et demanda pourquoi il ne continuait pas.
« Cobb, dit Salomon Daisy baissant la voix et interpellant le buraliste de la poste, le combien sommes-nous du mois ?
– Le dix-neuf.
– De mars, dit le sacristain en se penchant en avant, le dix-neuf de mars, c’est fort extraordinaire. »
Tous répétèrent à voix basse que c’était fort extraordinaire et Salomon poursuivit.
« C’était M. Reuben Haredale, frère de M. Geoffroy, qui était, il y a vingt-deux ans, le propriétaire de la Garenne, laquelle Garenne comme l’a dit Joe (non pas que vous vous rappeliez cela, Joe, c’est trop ancien pour un jouvenceau de votre âge, mais vous me l’avez entendu dire), était un domaine plus vaste et bien meilleur, une propriété d’une valeur bien plus considérable qu’aujourd’hui. Son épouse venait de mourir,lui laissant un enfant, Mlle Haredale, l’objet de vos informations, elle avait alors un an à peine. »
Quoique l’orateur se fut adressé à l’homme qui avait montré tant de curiosité à l’égard de cette famille, et qu’il eût fait là une pause, comme s’il attendait quelque exclamation de surprise et d’encouragement, ce dernier ne fit aucune remarque,aucun signe qui pût seulement faire croire qu’il eût entendu ce qu’on venait de dire ni qu’il y prît le moindre intérêt. Salomon se tourna en conséquence vers ses vieux camarades, dont les nez étaient brillamment illuminés par la lueur rouge foncé des fourneaux de leurs pipes. Assuré par une longue expérience de leur attention, et résolu à faire voir qu’il sentait toute l’indécence d’une conduite pareille :
« M. Haredale, dit Salomon en tournant le dos à l’étranger, quitta ce domaine après la mort de son épouse, il s’y trouvait trop isolé, et s’en alla à Londres où il séjourna quelques mois, mais se trouvant dans cette ville tout autant isolé qu’ici (je le suppose du moins, et je l’ai toujours ouï dire), il revint tout à coup avec sa petite fille à la Garenne, amenant en outre avec lui ce jour-là seulement deux femmes de service, son intendant et un jardinier »
M. Daisy s’arrêta pour faire un nouvel appel à sa pipe qui allait s’éteindre, et il continua, d’abord d’un ton nasillard causé par la mordante jouissance du tabac et l’énergique aspiration qu’exigeait l’entretien de son instrument,mais ensuite avec une netteté de voix toujours croissante.
« Amenant avec lui, ce jour-là, deux femmes de service, son intendant et un jardinier, le reste de ses gens avait été laissé à Londres et devait venir le lendemain. Il arriva que, ce même soir, un vieux gentleman qui demeurait à Chigwell-row, où il avait longtemps vécu pauvrement, décéda, et que je reçus à minuit et demi l’ordre d’aller sonner le glas des trépassés. »
Il y eut ici dans le petit groupe des auditeurs un mouvement qui indiqua d’une manière sensible la forte répugnance que chacun d’entre eux aurait éprouvée à sortir à pareille heure pour une pareille commission. Le sacristain s’aperçut de ce mouvement, le comprit et développa son thème en conséquence.
« Oui, ce n’était pas gai, allez ;d’autant plus que, comme le fossoyeur était alité, à force d’avoir travaillé dans un sol malsain, et pour s’être assis en prenant son repas sur la pierre froide d’une tombe, il me fallait absolument aller seul, car une heure si avancée ne me laissait pas l’espoir de trouver quelque autre compagnon. J’étais cependant un peu préparé à cela ; le vieux gentleman avait souvent demandé que l’on tintât la cloche le plus tôt possible après son dernier soupir ; et depuis quelques jours on s’attendait à le voir passer d’un moment à l’autre. Je fis donc contre fortune bon cœur,et, bien emmitouflé, car c’était par un froid mortel, je m’élançai dehors, tenant d’une main ma lanterne allumée et de l’autre la clef de l’église.
À cet endroit du récit, le vêtement de l’étranger rendit un froissement, comme s’il se fût tourné pour entendre d’une manière plus distincte. Regardant avec dédain par-dessus son épaule, Salomon haussa les sourcils, inclina la tête, et fit l’œil à Joe pour savoir si en effet le monsieur se dérangeait pour écouter. Joe, ombrageant ses yeux avec sa main,sonda l’encoignure ; mais, ne pouvant rien découvrir, il secoua la tête comme pour dire non.
« C’était précisément une nuit telle que celle-ci. L’ouragan sifflait, il pleuvait à torrents, le ciel était plus noir que je ne l’ai jamais vu, ni avant ni depuis. C’est peut-être une idée ; mais les maisons étaient toutes bien closes, les gens étaient chez eux, et il n’y a peut-être que moi qui sache réellement combien il faisait noir. J’entrai dans l’église, j’attachai la porte en arrière avec la chaîne, de sorte qu’elle restât entrebâillée : car, pour dire la vérité, je n’aurais pas voulu être enfermé là tout seul, et, posant ma lanterne sur le siège de pierre, dans le petit coin où est la corde de la cloche, je m’assis à côté pour moucher la chandelle.
« Je m’assis pour moucher la chandelle,et, quand j’eus fini de la moucher, je ne pus point me résoudre à me lever et à me mettre à l’ouvrage. Je ne sais pas comment cela se fit, mais je pensais à toutes les histoires de fantômes que j’avais entendu raconter, même à celles que j’avais entendu raconter quand j’étais petit garçon à l’école, et que j’avais oubliées depuis longtemps, et notez bien qu’elles ne me revenaient pas à l’esprit une à une, mais toutes à la fois, et comme en bloc.
« Je me rappelai une histoire de notre village, comme quoi il y avait une certaine nuit dans l’année (rien ne me disait que ce ne fût pas cette nuit-là même), où tous les morts sortaient de terre et s’asseyaient au chevet de leurs propres fosses jusqu’au matin. Cela me fit songer combien de gens que j’avais connus étaient enterrés entre la porte de l’église et la porte du cimetière, et quelle chose effroyable ce serait que d’avoir à passer au milieu d’eux et de les reconnaître, malgré leurs figures terreuses, et quoique si différents d’eux-mêmes. Je connaissais depuis mon enfance toutes les niches et tous les arceaux de l’église ; cependant je ne pouvais me persuader que ce fût leur ombre que je voyais sur les dalles, mais j’étais convaincu qu’il y avait là une foule de laides figures qui se cachaient parmi ces ombres pour m’épier. Dans le cours de mes réflexions, je commençai à penser au vieux gentleman qui venait de mourir, et j’aurais juré, lorsque je regardais en haut le noir sanctuaire, que je le voyais à sa place accoutumée, s’enveloppant de son linceul, et frissonnant comme s’il eût senti froid. Tout ce temps, je restai assis écoutant, écoutant toujours, et n’osant presque pas respirer. À la fin je me levai brusquement et je pris dans mes mains la corde de la cloche. Au moment même sonna, non pas cette cloche, car j’avais à peine touché la corde, mais une autre.
« J’entendis sonner une autre cloche, et une fameuse cloche encore. Ce fut l’affaire d’un instant, car le vent emporta le son, mais je l’entendis. J’écoutai longtemps, mais plus rien. J’avais ouï dire que les morts avaient des chandelles à eux ; je finis par me persuader qu’ils pouvaient bien aussi avoir une cloche qui tintait d’elle-même à minuit pour les trépassés. Je tintai ma cloche, comment ou combien de temps, je n’en sais rien, et je courus regagner la maison et mon lit sans regarder derrière mes talons.
« Je me levai le lendemain matin après une nuit sans sommeil, et je racontai mon aventure à mes voisins.Quelques-uns l’écoutèrent sérieusement, d’autres n’en firent que rire ; je crois qu’au fond personne n’y voulut croire. Mais ce matin-là, on trouva M. Reuben Haredale assassiné dans sa chambre à coucher : il tenait à la main un morceau de la corde attachée à une cloche d’alarme en dehors du toit ; cette corde pendait dans sa chambre, et elle avait été coupée en deux, sans aucun doute par l’assassin, lorsque sa victime l’avait saisie.
« La cloche que j’avais entendue, c’était celle-là.
« On trouva un secrétaire ouvert ;une cassette, que M. Haredale avait apportée la veille et qu’on supposait renfermer une grosse somme d’argent, avait disparu.L’intendant et le jardinier n’étaient plus là ni l’un ni l’autre,et tous deux furent longtemps soupçonnés ; mais on ne parvint jamais à les trouver, quoiqu’on les cherchât bien loin, bien loin.On aurait pu chercher encore plus loin l’intendant, le pauvre M. Rudge : car son corps, à peine reconnaissable sans ses vêtements, sans la montre et l’anneau qu’il portait, fut trouvé,des mois après, au fond d’une pièce d’eau, dans les terres du domaine, avec une blessure béante à la poitrine : il avait été frappé d’un coup de couteau. Il était à moitié vêtu, et tout le monde s’accorda à dire qu’il était en train de lire dans sa chambre, qu’on trouva pleine de traces de sang, quand on était tombé soudainement sur lui pour le tuer avant son maître.
« Chacun reconnut alors que c’était le jardinier qui devait être l’assassin, et, quoiqu’on n’en ait jamais entendu parler depuis cette époque jusqu’à présent, on en entendra parler ; prenez note de ce que je vous dis là. Le crime a été commis il y a vingt-deux ans, jour pour jour, le 19 mars 1753. Le19 mars d’une année quelconque, peu importe quand… je sais toujours bien, et j’en suis sûr, parce que toujours, d’une manière quelconque, et par une coïncidence étrange, nous avons été ramenés à en parler, ce même jour, depuis l’événement… le 19 mars d’une année quelconque, tôt ou tard cet homme-là sera découvert. »
« Voilà une étrange histoire ! dit l’homme qui avait donné lieu au récit, plus étrange encore si votre prédiction se réalise. Est-ce tout ? »
Une question tellement inattendue ne piqua pas peu Salomon Daisy. À force de raconter cette histoire très souvent,et de l’embellir, disait-on au village, de quelques additions que lui suggéraient de temps à autre ses divers auditeurs, il en était venu par degrés à produire en la racontant un grand effet ; et ce « Est-ce tout ? » après le crescendo d’intérêt,certes, il ne s’y attendait guère.
« Est-ce tout ? répéta le sacristain ; oui, monsieur, oui, c’est tout. Et c’est bien assez, je pense.
– Moi, de même. Mon cheval, jeune homme.Ce n’est qu’une rosse, louée à une maison de poste sur la route ; mais il faut que l’animal me porte à Londres ce soir.
– Ce soir ! dit Joe.
– Ce soir, répliqua l’autre. Qu’avez-vous à vous ébahir ? Cette taverne a l’air d’être le rendez-vous de tous les gobe-mouches du voisinage. »
En entendant cette évidente allusion à l’examen qu’on lui avait fait subir, comme nous l’avons mentionné dans le précédent chapitre, les yeux de John Willet et de ses amis se dirigèrent de nouveau vers le chaudron de cuivre avec une rapidité merveilleuse. Il n’en fut pas ainsi de Joe, garçon plein d’ardeur, qui soutint d’un regard ferme l’œillade irritée de l’inconnu, et lui répondit :
« Il n’y a pas grande hardiesse à s’étonner que vous partiez ce soir. Certainement une question si inoffensive vous a été faite déjà dans quelque auberge, et surtout par un temps meilleur que celui-ci. Je supposais que vous pouviez ne pas connaître la route, puisque vous semblez étranger à ce pays.
– La route ? répéta l’autre d’un ton agacé.
– Oui. La connaissez-vous ?
– Je la… hum !… Je la trouverai bien, répliqua l’homme en agitant la main et en tournant sur ses talons. L’aubergiste, payez-vous. »
John Willet fit ce que désirait son hôte : car, sur cet article, rarement montrait-il de la lenteur, sauf lorsqu’il y avait des détails de change, parce qu’alors il lui fallait constater si chaque pièce d’argent qu’on lui présentait au comptoir était bonne, l’essayer avec ses dents ou sa langue, la soumettre à toute autre épreuve, ou, dans le cas douteux, à une série de contestations terminées par un rejet formel. L’homme, son compte réglé, s’enveloppa de ses vêtements de manière à se garantir le plus possible du temps atroce qu’il faisait, et, sans le moindre mot ou signe d’adieu, il alla vers l’écurie. Joe, qui avait quitté la salle après leur court dialogue,était dans la cour, s’abritant de la pluie, ainsi que le cheval,sous le toit en auvent d’un vieux hangar.
« Il est joliment de mon avis, dit Joe en tapotant le cou du cheval ; je gagerais qu’il serait plus charmé de vous voir rester ici cette nuit que je ne le serais moi-même.
– Lui et moi ne sommes pas d’accord,comme cela nous est arrivé plus d’une fois dans notre passage sur cette route-ci, fut la brève réponse.
– C’est ce que je pensais avant votre sortie de la salle, car il paraît qu’elle a senti vos éperons, la pauvre bête. »
L’étranger, sans répondre, ajusta autour de sa figure le collet de sa redingote.
« Vous me reconnaîtrez, à ce que je vois,dit-il lorsqu’il eut sauté en selle, car il remarqua la vive attention du jeune gars.
– Un homme mérite bien qu’on s’en souvienne, maître, quand il fait une route qu’il ne connaît pas,sur un cheval éreinté, et qu’il abandonne pour cela un bon gîte par une soirée comme celle-ci.
– Il me paraît que vous avez des yeux perçants et une langue bien affilée.
– C’est un double don de nature,j’imagine ; mais le dernier se rouille quelquefois, faute de m’en servir.
– Servez-vous moins aussi du premier.Réservez vos yeux perçants pour vos bonnes amies, mon garçon. »
En parlant ainsi, l’homme secoua la bride que Joe tenait d’une main ; il le frappa rudement sur la tête avec la poignée de son fouet, et partit au galop, s’élançant à travers la boue et l’obscurité avec une vitesse impétueuse, dont peu de cavaliers mal montés auraient voulu suivre l’imprudent exemple,eussent-ils été même très familiarisés avec le pays : pour quelqu’un qui ne connaissait nullement la route, c’était s’exposer à chaque pas aux plus grands dangers.
Les routes d’alors, même dans un rayon de douze milles de Londres, étaient mal pavées, rarement réparées, et très pauvrement établies. Ce cavalier en prenait une qui avait été labourée par les roues de pesants chariots, et gâtée par les gelées et les dégels de l’hiver précédent, et peut-être même de beaucoup d’hivers antérieurs. Le sol était miné ; il y avait de grands trous et des crevasses, difficiles à distinguer même durant le jour, à cause de l’eau des dernières pluies qui les remplissait. Un plongeon dans l’une de ces cavités aurait pu faire choir un cheval ayant le pied plus sûr que la pauvre bête lancée à fond de train et jusqu’aux limites suprêmes de ses forces. Des cailloux tranchants et des pierres roulaient sans cesse de dessous ses sabots ; le cavalier voyait à peine au delà des oreilles de sa monture, ou plus loin de chaque côté que la longueur de son bras. À cette époque aussi des voleurs à pied et des brigands à cheval infestaient toutes les routes dans le voisinage de la capitale, et c’était une nuit, entre toutes les autres, pendant laquelle cette classe de malfaiteurs pouvait presque, sans crainte d’être découverte, vaquer à sa profession illégale. Toujours est-il que le voyageur courait ainsi au triple galop, ne s’inquiétant ni de la boue, ni de l’eau qui tombait sur sa tête, ni de la profonde obscurité de la nuit, ni de la rencontre fort probable de quelques rôdeurs, capables de tout. À chaque détour, à chaque angle, là même où l’on pouvait le moins s’attendre à un coude du chemin, et où l’on ne pouvait le voir qu’en arrivant dessus, il manœuvrait la bride sans se tromper,gardant toujours le milieu de la chaussée. C’est de la sorte qu’il accélérait sa course en se dressant sur les étriers, en penchant son corps en avant, presque couché sur le cou du cheval, et en faisant claquer son lourd fouet au-dessus de sa tête avec une ardeur enragée.
Il y a des heures où, les éléments étant émus d’une manière insolite, ceux qui se livrent corps et âme à d’audacieuses entreprises, ou qui sont agités par de grandes pensées, soit pour le bien soit pour le mal, éprouvent une mystérieuse sympathie avec le tumulte de la nature, auquel ils répondent par un transport plein de violence. Parmi le tonnerre,l’éclair et la tempête, beaucoup d’actes terribles se sont accomplis ; des hommes qui s’étaient possédés auparavant ont soudain déchaîné leurs passions en révolte. Les démons de la colère et du désespoir se sont évertués à rivaliser avec ceux qui chevauchent sur le tourbillon et dirigent la tempête ; et l’homme, fouetté à en devenir fou par les vents rugissants et les eaux bouillonnantes, s’est senti alors aussi farouche, aussi impitoyable que les éléments eux-mêmes.
Soit que le voyageur fut en proie à des pensées que les fureurs de la nuit avaient échauffées et fait bondir comme un torrent fougueux, soit qu’un puissant motif le poussât à atteindre le but de son voyage, il volait, plus semblable à un fantôme poursuivi par la meute mystérieuse qu’à un homme, et il ne s’arrêta pas, jusqu’à ce que, arrivant à un carrefour dont l’une des branches conduisait par un plus long trajet au point d’où il était parti naguère, il allât donner si soudainement sur une voiture qui venait vers lui, que, dans son effort pour l’éviter, il abattit presque son cheval, et faillit être jeté à terre.
« Hoho ! cria la voix d’un homme.Qu’est-ce qu’il y a ? Qui va là ?
– Un ami ! répondit le voyageur.
– Un ami ! répéta la voix. Mais qui donc s’appelle un ami et galope de cette façon, abusant des bienfaits du ciel, représentés par un pauvre cheval, et mettant en péril, non seulement son propre cou, ce qui n’aurait pas grande importance, mais encore le cou d’autrui ?
– Vous avez une lanterne, à ce que je vois, dit le voyageur en sautant à bas de sa monture. Prêtez-la-moi pour un moment. Je crois que vous avez blessé mon cheval avec votre timon ou votre roue.
– Le blesser ! cria l’autre ;si je ne l’ai pas tué, ce n’est pas votre faute, à vous. Quelle idée de galoper comme ça sur le pavé du roi ! Pourquoi donc,hein ?
– Donnez-moi la lumière, répliqua le voyageur l’arrachant de sa main, et ne faites pas d’inutiles questions à un homme qui n’est pas d’humeur à causer.
– Si vous m’aviez dit d’abord que vous n’étiez pas d’humeur à causer, je n’aurais peut-être pas été d’humeur à vous éclairer, dit la voix. Néanmoins, comme c’est le pauvre cheval qui est endommagé et non pas vous, l’un de vous deux,à tout hasard, est le bienvenu au falot ; et ce n’est toujours pas le plus hargneux des deux. »
Le voyageur ne riposta point à ces paroles,mais approchant la lumière de la bête haletante et fumante, il examina ses membres et son corps. Cependant l’autre homme restait fort tranquillement assis dans sa voiture, espèce de chaise, avec une manne contenant un gros sac d’outils, et il regardait d’un œil attentif comment s’y prenait le cavalier.
L’observateur était un robuste villageois,tout rond, à la figure rougeaude, avec un double menton et une voix sonore qui dénotaient bonne nourriture, bon sommeil, bonne humeur et bonne santé. Il avait passé la fleur de l’âge ; mais le temps, ce patriarche, n’est pas toujours un rude père, et,quoiqu’il ne soit en retard pour aucun de ses enfants, il pose souvent une main plus légère sur ceux qui ont bien agi à son égard ; il est inexorable pour en faire de vieux hommes et de vieilles femmes, mais il laisse leurs cœurs et leurs esprits jeunes et en pleine vigueur. Chez de pareilles gens, les frimas de la tête ne sont que l’empreinte de la main du grand vieillard lorsqu’il leur donne sa bénédiction, et chaque ride n’est qu’une coche dans le paisible calendrier d’une vie bien dépensée.
Celui que le voyageur avait rencontré d’une façon si subite était une personne de ce genre-là, un homme assez gros, solide, très vert dans sa vieillesse, en paix avec lui-même et évidemment disposé à l’être avec les autres. Quoique emmitouflé de divers vêtements et foulards dont l’un, passé par-dessus le haut de sa tête et noué à un pli propice de son double menton, empêchait son chapeau à trois cornes et sa petite perruque ronde d’être emportés par un coup de vent, il n’y avait pas moyen qu’il pût dissimuler son embonpoint et sa figure rebondie ; certaines marques de doigts salis qui s’étaient essuyés sur son visage ajoutaient seulement à son expression bizarre et comique, sans diminuer en rien l’éclat de sa bonne humeur naturelle.
« Il n’est pas blessé, dit enfin le voyageur. relevant à la fois sa tête et la lanterne.
– Vous avez donc fini par découvrir ça ? répondit le vieillard. Mes yeux ont été jadis meilleurs que les vôtres ; mais aujourd’hui encore je n’en changerais pas avec vous.
– Que voulez-vous dire ?
– Ce que je veux dire ! c’est que je vous aurais bien dit, il y a cinq minutes, qu’il n’était pas blessé. Donnez-moi la lumière, l’ami ; continuez votre chemin,et galopez plus doucement ; bonne nuit. »
En tendant la lanterne, l’homme dut lancer ses rayons en plein sur la figure de son interlocuteur. Leurs yeux se rencontrèrent au même instant. Il laissa tout à coup tomber le falot et l’écrasa sous son pied.
« N’avez-vous donc jamais vu jusqu’ici de figure de serrurier, pour tressaillir comme si vous vous trouviez en face d’un fantôme ? cria le vieillard dans sa voiture ; ou bien serait-ce, ajouta-t-il très vite en fourrant sa main dans la manne aux outils et en tirant de là un marteau,quelque ruse de voleur ? Je connais ces routes-ci, mon cher.Quand j’y voyage, je n’ai sur moi que quelques shillings, à peine la valeur d’une couronne. Je vous déclare franchement, pour nous épargner à tous deux de l’embarras, qu’il n’y a rien à attendre de moi qu’un bras assez vigoureux pour mon âge, et cet outil dont, par une longue habitude, je peux me servir assez prestement. Tout n’ira pas à votre gré, je vous le promets, si vous tâtez de ce jeu-là. »
En disant ces mots, il se tint sur la défensive.
« Je ne suis pas ce que vous me croyez,Gabriel Varden, repartit l’autre.
– Qu’êtes-vous alors et qui êtes-vous ? répliqua le serrurier. Vous savez mon nom, à ce qu’il paraît ? Que je sache donc le vôtre.
– Ce que je sais, je n’en suis pas redevable à une confidence de votre part, mais à la plaque de votre chariot ; elle en informe toute la ville.
– Alors vous avez de meilleurs yeux pour cela que pour votre cheval, dit Varden, descendant de sa chaise avec agilité ; qui êtes-vous ? Voyons votre figure. »
Pendant que le serrurier descendait, le voyageur s’était remis en selle, et de là il avait à présent en face de lui le vieillard qui, suivant tous les mouvements du cheval plein d’impatience sous la bride serrée, se tenait le plus près possible de son inconnu.
« Mais voyons donc votre figure.
– Reculez-vous.
– Allons, pas de mascarades ici !dit le serrurier. Je ne veux pas que l’on raconte demain au club que Gabriel Varden s’est laissé effrayer par un homme qui faisait la grosse voix dans une nuit ténébreuse. Halte-là ! Voyons votre figure. »
Sentant que résister davantage n’aurait d’autre résultat que de le mettre aux prises avec un adversaire qui n’était nullement méprisable, le voyageur rejeta en arrière le collet de sa redingote et se baissa en regardant fixement le serrurier.
Jamais peut-être deux hommes offrant un plus frappant contraste ne se trouvèrent face à face. Les traits rougeauds du serrurier donnaient un tel relief à l’excessive pâleur de l’homme à cheval, qu’il avait l’air d’un spectre privé de sang ; la sueur dont cette rude course avait humecté son visage y pendait en grosses gouttes noires, comme une rosée d’agonie et de mort. La physionomie du serrurier s’illuminait d’un sourire : c’était bien là un homme qui s’attendait à surprendre dans l’étranger suspect quelque malice cachée de l’œil ou de la lèvre pour lui révéler une de ses connaissances familières sous ce subtil déguisement, et détruire le charme de la mystification. La figure de l’autre, sombre et farouche, mais contractée aussi, était celle d’un homme réduit aux abois, tandis que ses mâchoires serrées, sa bouche grimaçante, et, plus que tout cela, un mouvement furtif de sa main dans sa poitrine, semblaient trahir une intention terrible, qui n’avait rien de la pantomime d’un acteur ou des jeux d’un enfant.
Pendant quelque temps ils se regardèrent ainsi l’un et l’autre en silence.
« Hum ! dit le serrurier lorsqu’il eut examiné les traits du voyageur ; je ne vous connais pas.
– N’en ayez plus l’envie, répondit l’autre en s’enveloppant comme il l’était avant.
– Ma foi non, dit Gabriel ; à vous parler franc, mon cher, vous ne portez pas sur votre figure une lettre de recommandation.
– Je ne le désire pas, dit le voyageur.Ce qui me plaît, c’est qu’on m’évite.
– Oh ! vous ne serez pas gêné dans vos goûts, dit le serrurier d’un ton brusque.
– Je ne le serai pas, coûte que coûte,répliqua le voyageur. Pour preuve de cela, pénétrez-vous bien de ce que je vais vous dire : jamais dans toute votre vie vous n’avez couru un plus grand danger que durant ce peu d’instants ; lorsque vous serez à cinq minutes de votre dernier soupir ; vous ne serez pas plus près de la mort que vous ne l’avez été ce soir.
– Oui-da ! dit le robuste serrurier.
– Oui ! et d’une mort violente.
– Venant de quelle main ?
– De la mienne, » répliqua le voyageur.
Là-dessus il éperonna son cheval et partit. Ce ne fut d’abord qu’un pas accentué ; il trottait lourdement au beau milieu des éclaboussures ; mais par degrés sa vitesse alla croissante, jusqu’à ce que le dernier son des sabots du cheval fut emporté par le vent : alors il se précipitait derechef d’un galop aussi furieux que celui qui avait occasionné sa rencontre avec le serrurier.
Gabriel Varden resta debout sur la route avec sa lanterne brisée à la main, stupéfait, écoutant en silence,jusqu’à ce qu’aucun son n’arriva plus à ses oreilles que le gémissement du vent et le clapotement de la pluie. Enfin il se donna un ou deux bons coups sur la poitrine comme pour se réveiller, et il lança cette exclamation de surprise :
« Que diable ce gaillard-là peut-il être ? un fou ? un voleur de grand chemin ? un homme à vous couper la gorge ? S’il n’avait pas filé si vite, nous aurions vu qui était le plus en danger, de lui ou moi. Ah ! je n’ai jamais été plus près de la mort que ce soir ! J’espère bien n’en pas être plus près d’une vingtaine d’années ; et, à ce compte-là, je serai content de n’en pas être plus loin. Jour de Dieu ! une jolie fanfaronnade à l’adresse d’un homme solide au poste. Fi ! Fi ! »
Gabriel remonta dans sa voiture ; il regarda d’un air pensif la route par laquelle était venu le voyageur, et il se chuchota à demi-voix les réflexions suivantes :
« Le Maypole… deux milles d’ici au Maypole. J’ai pris l’autre route pour venir de la Garenne, après une longue journée de travail aux serrures et aux sonnettes. Mon but était de ne point passer par le Maypole, et de ne point manquer de parole à Marthe en y entrant. Superbe résolution ! Il serait dangereux d’aller à Londres sans une lanterne allumée. Or,il y a quatre milles et un bon demi-mille en sus d’ici à Halfway-House [8], et c’est précisément entre ces deux points qu’on a le plus besoin de lumière. Deux milles d’ici au Maypole ! J’ai dit à Marthe que je n’y entrerais pas, et je n’y suis pas entré. Superbe résolution ! »
Répétant souvent ces deux derniers mots, comme s’il eût voulu compenser le peu de résolution qu’il allait faire voir par l’éloge de tout ce qu’il avait montré de résolution,Gabriel Varden retourna tranquillement sa voiture, décidé à prendre une lumière au Maypole, mais à n’y prendre qu’une lumière.
Toutefois, quand il fut arrivé au Maypole, et que Joe, répondant à son appel bien connu, s’élança dehors à la tête de son cheval, laissant la porte ouverte derrière lui, et dévoilant une perspective de chaleur et de splendeur ; quand le vif éclat du foyer, ruisselant au travers des vieux rideaux rouges de la salle commune, parut apporter, comme une partie de lui-même, un agréable bourdonnement de voix, et une suave odeur de grog bouillant et de tabac exquis, le tout imbibé, pour ainsi dire,dans la joyeuse teinte brillante ; lorsque les ombres, passant rapidement sur les rideaux, montrèrent que ceux de l’intérieur s’étaient levés de leurs bonnes places et s’occupaient d’en faire une pour le serrurier dans l’encoignure la plus confortable (il la connaissait trop bien, cette encoignure), et qu’une large clarté,jaillissant soudain, annonça l’excellence de la bûche pétillante,d’où une magnifique gerbe d’étincelles tourbillonnait sans doute au faîte de la cheminée dans le moment même, en l’honneur de son arrivée ; lorsque, s’ajoutant à ces séductions, il se glissa jusqu’à lui de la lointaine cuisine un doux pétillement de friture,avec un cliquetis musical d’assiettes et de plats, et une odeur savoureuse qui changeait le vent impétueux en parfum, Gabriel sentit par tous ses pores sa fermeté s’en aller. Il essaya de regarder stoïquement la taverne, mais ses traits s’amollirent en un regard de tendresse. Il tourna la tête de l’autre côté ; mais la campagne froide et noire, à l’aspect rébarbatif, parut l’inviter à chercher un refuge dans les bras hospitaliers du Maypole.
« L’homme vraiment humain, Joe, dit le serrurier, est humain pour sa bête. Je vais entrer un petit instant. »
Et, en effet, n’était-il pas bien naturel d’entrer ? ne semblait-il pas contre nature, au contraire, à un homme sage de trimer dans le gâchis des routes, en affrontant les rudes coups de vent et la pluie battante, lorsqu’il y avait là un plancher propre, couvert d’un sable blanc qui craquait sous le pied, un âtre bien balayé, un feu flambant, une table parée de linge d’une blancheur parfaite, des cannelles d’étain éblouissantes, et d’autres préparatifs fort tentants d’un repas bien accommodé ; lorsqu’il y avait là de pareilles choses et une compagnie disposée à y faire honneur, tout cela sous sa main et le conviant avec instance au plaisir !
Telles furent les pensées du serrurier lorsqu’il s’assit d’abord dans la confortable encoignure, se remettant peu à peu de l’agréable défaillance de sa vue :agréable, disons-nous, parce que, comme elle provenait du vent qui lui avait soufflé dans les yeux, elle l’autorisait, par égard pour lui-même, à chercher un abri contre le mauvais temps. C’est encore le même motif qui lui donna la tentation d’exagérer une toux légère, et de déclarer qu’il ne se sentait pas trop à son aise.Cela se prolongea plus d’une grande heure après, lorsqu’il alla, le souper fini, se rasseoir dans le bon coin bien chaud, écoutant le petit Salomon Daisy, dont la voix ressemblait au gazouillement du grillon, et prenant avec une importance réelle sa bonne part du bavardage commun autour de l’âtre du Maypole.
« Tout ce que je souhaite, c’est que ce soit un honnête homme, dit Salomon (qui résumait diverses conjectures relatives à l’étranger, car Gabriel avait comparé ses observations avec celles de la compagnie, et soulevé par là une grave discussion), oui, je souhaite que ce soit un honnête homme.
– Nous le souhaitons tous aussi, je suppose. N’est-ce pas, vous autres ? ajouta le serrurier.
– Moi, non, dit Joe.
– Vraiment ? s’écria Gabriel.
– Non, certes. Il m’a frappé avec son fouet, le lâche, étant à cheval et moi à pied. J’aimerais mieux qu’il fût, en définitive, ce que je crois qu’il est.
– Et que peut-il être, Joe ?
– Rien de bon, monsieur Varden. Vous avez beau secouer la tête, père, je dis que cet homme-là n’est rien de bon, je répète que ce n’est rien de bon, et je le répéterais cent fois, si cela pouvait le faire revenir pour avoir la volée qu’il mérite.
– Taisez-vous, monsieur, dit John Willet.
– Père, je ne me tairai pas. C’est bien grâce à vous qu’il a osé faire ce qu’il a fait. Il m’a vu traiter comme un enfant, humilier comme un imbécile, ça lui a donné du cœur, et il a voulu aussi malmener un jeune homme qu’il s’imagine,chose fort naturelle, n’avoir pas un brin de caractère, mais il se trompe, je le lui ferai voir, et je vous le ferai voir à tous avant peu.
– Ce garçon là sait il bien ce qu’il dit ? cria John Willet, grandement étonné.
– Père, répliqua Joe, je sais bien ce que je dis et ce que je veux dire beaucoup mieux que vous ne faites quand vous m’écoutez. De votre part j’endurerais tout ; mais le moyen d’endurer le mépris que la manière dont vous me traitez m’attire chaque jour de la part des autres ? Voyez les jeunes gens de mon âge : n’ont-ils ni la liberté ni le droit de parler quand ils veulent ? Les oblige-t-on d’être assis comme au jeu de bouche cousue ; d’être aux ordres de tout le monde ; enfin, de devenir le plastron des jeunes et des vieux ? Je suis la fable de tout Chigwell, et je vous déclare,mieux vaut vous le dire à présent que d’attendre votre mort et votre héritage, je vous déclare qu’avant peu je serai réduit à briser de pareils liens, et que, quand je l’aurai fait, ce ne sera pas de moi que vous aurez à vous plaindre, mais de vous-même, et de nul autre que vous. »
John Willet fut tellement confondu de l’exaspération et de l’audace de son digne fils, qu’il resta sur sa chaise comme un homme dont l’esprit est égaré. Il regarda fixement avec un sérieux risible le chaudron de cuivre, et chercha, mais sans pouvoir y parvenir, à rassembler ses pensées retardataires et à trouver une réponse. Les assistants, presque aussi troublés que lui, étaient dans un égal embarras. Enfin, avec diverses expressions de condoléance marmottées à demi-voix, et des espèces de conseils, ils se levèrent pour partir, d’autant plus qu’ils avaient une pointe de liqueur.
Seul, notre brave serrurier adressa quelques mots suivis et des conseils sensés aux deux parties, en pressant John Willet de se souvenir que Joe allait atteindre l’âge viril et ne devait plus être mené comme un enfant ; en exhortant Joe,de son côté, à supporter les caprices de son père et à tâcher de les vaincre plutôt par des représentations modérées que par une rébellion intempestive. Ces conseils furent reçus comme se reçoivent habituellement de semblables conseils. Cela ne fit guère plus d’impression sur John Willet que sur l’enseigne extérieure de l’auberge ; tandis que Joe, qui prit la chose aussi bien que possible, le remercia de tout son cœur, mais en déclarant poliment son intention de n’en faire, toutefois, qu’à sa tête, sans se laisser influencer par personne.
« Vous avez toujours été un excellent ami pour moi, monsieur Varden, dit-il comme ils étaient hors du porche,et que le serrurier s’équipait pour retourner à la maison ; je sais que c’est par pure bonté que vous me dites ça ; mais le temps est quasi venu où, le Maypole et moi, il faudra nous séparer.
– Pierre qui roule n’amasse pas mousse,Joe, dit Gabriel.
– Les bornes de la route n’en amassent pas beaucoup non plus, répliqua Joe, et, si je ne suis pas ici comme une borne, je n’en vaux guère mieux, et je ne vois guère plus de monde.
– Alors, que voudriez-vous faire,Joe ? poursuivit le serrurier, qui se frottait doucement le menton d’un air réfléchi. Que pourriez-vous être ? où pourriez-vous aller ? songez-y !
– Je dois me fier à ma bonne étoile,monsieur Varden.
– Mauvaise chose. Ne vous y fiez pas. Je n’aime point ça. Je dis toujours à ma fille, quand nous causons d’un mari pour elle, de ne jamais se fier à sa bonne étoile, mais de s’assurer d’avance un excellent homme, un fidèle époux, parce que, une fois en ménage, ce ne sera pas son étoile qui la rendra riche ni pauvre, heureuse ni malheureuse. Mais qu’avez-vous donc à vous remuer comme ça, Joe ? Il ne manque rien au harnais,j’espère ?
– Non, non, dit Joe, trouvant néanmoins quelques sangles de plus à serrer, quelques boucles de plus à rattacher. Mamzelle Dolly [9] va tout à fait bien ?
– Très bien, merci. Elle a l’air de devenir assez gentille et pas trop méchante.
– Pour ce qui est de ça, c’est bien vrai,monsieur Varden.
– Oui, oui, Dieu merci.
– J’espère, dit Joe après un peu d’hésitation, que vous ne parlerez pas de ma sotte histoire, du horion que j’ai reçu comme si j’étais un petit garçon, car c’est comme ça qu’on me traite ici, du moins jusqu’à ce que j’aie pu rattraper mon individu et régler mon compte avec lui. Alors, je vous permettrai d’en parler.
– En parler ! mais à qui en parlerais-je ? On le sait ici, et je ne rencontrerai probablement nulle autre personne ailleurs qui se soucie de le savoir.
– C’est bien vrai, dit le jeune homme en soupirant. J’avais complètement oublié ça ; oui, c’est vrai,bien vrai ! »
En disant ces mots, il se redressa, la figure toute rouge, sans doute à cause des efforts qu’il avait faits pour sangler et boucler partout ; puis, donnant les rênes au serrurier, qui avait pris place dans sa voiture, il soupira derechef, et lui souhaita le bonsoir.
« Bonsoir ! cria Gabriel.Réfléchissez maintenant à ce que nous venons de dire ; ayez des idées plus saines. Pas de coups de tête. Vous êtes un brave garçon ; je m’intéresse à vous, et je serais désolé de vous voir vous mettre vous-même sur le pavé. Bonsoir ! »
Répondant par un souhait cordial à son adieu encourageant, Joe musa jusqu’à ce que le bruit des roues eût cessé de vibrer dans ses oreilles, et alors, secouant la tête avec tristesse, il rentra.
Gabriel se dirigeait vers Londres, pensant à une foule de choses, et surtout au style bouillant dans lequel il raconterait son aventure, et se justifierait ainsi auprès de Mme Varden d’avoir rendu visite au Maypole, en dépit de certaines conventions solennelles entre lui et cette dame. La méditation n’engendre pas seulement la pensée, mais quelquefois aussi l’assoupissement ; or, plus le serrurier méditait, plus il avait envie de dormir.
Un homme peut bien être très sobre, ou du moins se tenir encore ferme sur ce terrain neutre qui sépare les confins de la parfaite sobriété et d’un petit coup de trop, et sentir pourtant une forte tendance à mêler dans son esprit des circonstances présentes avec d’autres qui ne s’y rattachent en rien ; à confondre toute considération de personnes, de temps et de lieux ; à rassembler ses pensées disjointes dans une espèce de brouillamini, de kaléidoscope mental qui produit des combinaisons aussi inattendues que fugitives. Tel était l’état de Gabriel Varden, lorsque, piquant de la tête dans son coquin de sommeil, et laissant son cheval suivre une route qu’il connaissait bien, il gagnait pays sans en avoir conscience, et approchait de plus en plus de la maison. Il s’était réveillé une fois, quand le cheval s’était arrêté jusqu’à ce que la barrière fût ouverte, et il avait crié un vigoureux : « Bonsoir ! » au péager ; mais il venait déjà de faire un rêve où il crochetait une serrure dans l’estomac du Grand Mogol, et même après son réveil il amalgamait le garde-barrière avec l’image de sa propre belle-mère, morte depuis vingt ans. On ne saurait donc s’étonner s’il se rendormit bientôt, et si, malgré de rares cahots tout le long du chemin, il ne s’aperçut pas de son voyage.
Et maintenant il approchait de la grande cité,qui s’étendait devant lui comme une ombre noire sur le sol, et rougissait l’air d’une immense et terne lumière, annonçant des labyrinthes de rues et de boutiques, et des essaims de gens affairés. Lorsqu’il approcha encore davantage, ce halo commença à s’effacer, et les causes qui le produisaient se développèrent lentement elles-mêmes. On put distinguer à peine de longues lignes de rues mal éclairées, avec, çà et là, quelque point plus lumineux,où les réverbères plus nombreux se groupaient autour d’un square,d’un marché ou d’un grand édifice. Au bout de quelque temps, tout devint plus distinct, et on put voir les réverbères eux-mêmes,comme des taches jaunes qui semblaient rapidement s’éteindre l’une après l’autre lorsque des obstacles successifs les dérobaient à la vue. Puis, ce furent toute sorte de bruits, l’heure qui sonnait aux horloges des églises, l’aboiement des chiens dans le lointain, le bourdonnement du commerce dans les rues ; puis des contours se dessinèrent, on vit paraître de hauts clochers sur l’océan aérien,et des amas de toits inégaux écrasés sous les lourdes cheminées ; puis le tapage grandit, grandit, et devint un véritable vacarme ; enfin les formes des objets se montrèrent plus nettes, plus nombreuses, et Londres, rendu visible dans l’obscurité par sa faible lumière, et non par celle des cieux,Londres apparut.
Cependant, sans s’apercevoir le moins du monde que Londres fût si proche, le serrurier continuait d’être cahoté entre la veille et le sommeil, lorsqu’un grand cri poussé à peu de distance en tête de sa voiture le réveilla en sursaut.
Un moment il regarda autour de lui, comme un homme qui, durant son sommeil, aurait été transporté dans quelque pays étranger ; mais, reconnaissant bientôt des objets familiers, il se frotta les yeux nonchalamment, et peut-être allait-il se rendormir encore, si ce même cri ne s’était fait entendre de nouveau, non pas une fois, deux fois, trois fois, mais plusieurs fois, et chaque fois, semblait-il, avec une force croissante. Complètement réveillé, Gabriel, qui était un gaillard hardi et qui n’avait pas froid aux yeux, lança droit de ce côté son vigoureux petit cheval, comme s’il fallait vaincre ou mourir.
Il s’agissait vraiment de quelque chose d’assez sérieux : car en arrivant à la place d’où les cris étaient partis, il avisa un homme étendu sur la chaussée et en apparence sans vie, autour duquel tournoyait un autre homme ayant une torche à la main, l’agitant en l’air avec le délire de l’impatience, et redoublant en même temps ses cris : « Au secours ! au secours ! » qui avaient amené là le serrurier.
« Qu’y a-t-il ? dit le vieillard en sautant à bas de sa voiture. Qu’est-ce que c’est donc ?quoi ! Barnabé ? »
Celui qui tenait la torche rejeta en arrière la longue chevelure éparse sur ses yeux ; et, faisant aussitôt volte-face, il fixa sur le serrurier un regard où se lisait toute son histoire.
« Vous me reconnaissez,Barnabé ? » dit Varden.
Il fit un signe affirmatif, non pas une fois,ni deux fois, mais une vingtaine de fois, d’une manière tellement bizarre et exagérée qu’il aurait remué sa tête pendant une heure,si le serrurier, le doigt levé en fixant sur lui un œil sévère, ne l’eût fait cesser, puis, montrant le corps, ne l’eût interrogé du regard.
« Il y a du sang sur lui, dit Barnabé en frissonnant. Ça me fait mal.
– D’où vient ce sang ? demanda Varden.
– Du fer, du fer, du fer, répliqua l’autre d’un ton farouche, en imitant avec sa main l’action de donner un coup de poignard.
– Quelque voleur. » dit le serrurier.
Barnabé le saisit par le bras et fit encore un signe affirmatif ; puis il indiqua la direction de la ville.
« Ah ! dit le vieillard en se penchant sur le corps et se retournant pour parler à Barnabé, dont la pâle figure brillait d’une lueur étrange qui n’était point celle de l’intelligence, le voleur s’est sauvé par là ? Bien, bien,ne vous occupez pas de ça pour l’instant. Tenez, ainsi votre torche, un peu plus loin, c’est ça. À présent, restez tranquille pendant que je vais tâcher de voir quelle est sa blessure. »
Cela dit, il s’appliqua à examiner de plus près le corps étendu à terre, tandis que Barnabé, tenant sa torche comme on le lui avait recommandé, regarda en silence, fasciné par l’intérêt ou la curiosité, mais repoussé néanmoins par quelque puissante et secrète horreur qui imprimait à chacun de ses nerfs un mouvement convulsif.
Debout comme il était alors, reculant d’effroi, et cependant à demi penché en avant pour mieux voir, sa figure et toute sa personne étaient en plein dans la vive clarté de la torche et se révélaient aussi distinctement que s’il eût fait grand jour. Il avait environ vingt trois ans, et, quoique maigre,il était d’une belle taille et solidement bâti. Sa chevelure rouge,très abondante, pendait en désordre autour de sa figure et de ses épaules, donnant à ses regards sans cesse en mouvement une expression qui n’était pas du tout de ce monde, rehaussée par la pâleur de son teint et l’éclat vitreux de ses grands yeux saillants. Quoi qu’on ne pût le voir sans saisissement, sa physionomie était bonne, et il y avait même quelque chose de plaintif dans son visage blême et hagard. Mais l’absence de l’âme est bien plus terrible chez un vivant que chez un mort, et chez cet être infortuné les facultés les plus nobles faisaient défaut.
Il portait un habillement vert, décoré çà et là assez gauchement, et probablement par ses propres mains d’un somptueux galon, plus éclatant à l’endroit où l’étoffe était plus usée et plus sale. Une paire de manchettes d’un faux goût pendillaient à ses poignets, tandis que sa gorge était presque nue.Il avait orné son chapeau d’une touffe de plumes de paon, mais flasques et cassées à présent, elles traînaient négligemment derrière son dos. À sa ceinture brillait la garde d’acier d’une vieille épée sans lame ni fourreau, quelques bouts de rubans bicolores et de pauvres colifichets de verre complétaient la partie ornementale de son ajustement. La disposition confuse et voltigeante de tous les morceaux bigarrés qui formaient son costume, trahissait, aussi bien que ses gestes vifs et capricieux,le désordre de son esprit, et, par un grotesque contraste, mettait en relief l’étrangeté plus frappante encore de sa figure.
« Barnabé, dit le serrurier, après un rapide mais soigneux examen, cet homme n’est pas mort ; il aune blessure au flanc, mais il n’est qu’évanoui.
– Je le connais, je le connais !cria Barnabé en claquant des mains.
– Vous le connaissez ? reprit le serrurier.
– Chut ! dit Barnabé en mettant ses doigts sur ses lèvres. Il était sorti aujourd’hui pour aller faire sa cour. Je ne voudrais pas, pour un beau louis d’or, qu’il retournât encore faire sa cour ; car, s’il y retournait, je sais des yeux qui perdraient bientôt leur éclat, quoi qu’ils brillent comme… À propos d’yeux, voyez-vous là-haut les étoiles ? De qui donc sont-elles les yeux ? Si ce sont les yeux des anges, pourquoi s’amusent-elles à regarder ici-bas pour voir blesser de bon monde, et ne font-elles que clignoter et scintiller toute la nuit ?
– Dieu ait pitié du pauvre fou !murmura le serrurier fort perplexe. Connaîtrait-il en effet ce gentleman ? La maison de sa mère n’est pas loin. Je ferais mieux de voir si elle peut me dire qui il est. Barnabé, mon garçon,aidez-moi à le placer dans la voiture, et nous irons ensemble jusque chez vous.
– Impossible à moi de le toucher !cria l’idiot reculant et frissonnant comme avec un spasme violent ; il est tout en sang.
– Oui, je sais, c’est une répugnance qui est dans sa nature, marmotta le serrurier. Il y a de la cruauté à lui demander un pareil service, mais il faut pourtant qu’on m’aide…Barnabé ! bon Barnabé ! cher Barnabé ! si vous connaissez ce gentleman. Au nom de sa propre vie, et de la vie de ceux qui l’aiment, aidez-moi à le lever et à l’étendre là.
– Tenez ! couvrez-le, enveloppez-le tout à fait. Ne me laissez pas voir ça, sentir ça, en entendre seulement le mot. Ne prononcez pas le mot. Gardez-vous-en bien.
– Convenu ; n’ayez aucune crainte.Là, regardez, il est couvert maintenant.
– Doucement. C’est ça, c’est ça. »
Ils le placèrent dans la voiture avec une grande facilité, car Barnabé était fort et actif ; mais,durant tout le temps qu’ils employèrent à cette opération, il frissonnait de la tête aux pieds, et il éprouvait évidemment une terreur si pleine d’angoisse, que le serrurier pouvait à peine supporter le spectacle de ses souffrances.
L’opération accomplie, et le blessé ayant été recouvert du pardessus de Varden, que celui-ci ôta exprès pour cela, ils avancèrent d’un bon pas, Barnabé comptant gaiement sur ses doigts les étoiles, et Gabriel se félicitant en lui-même d’avoir actuellement à raconter une aventure qui, sans aucun doute,ferait taire ce soir Mme Varden au sujet du Maypole ; ou bien il n’y avait donc plus moyen de se fier aux femmes.
Passons au vénérable faubourg de Clerkenwell,car c’était jadis un faubourg ; pénétrons dans cette partie de ses confins la plus voisine de Charter-House, et dans une de ces rues fraîches, ombreuses, dont il ne reste plus que quelques échantillons éparpillés dans ces vieux quartiers de la capitale.Là, chaque demeure végète tranquillement comme un bon vieux bourgeois qui, depuis longues années, retiré des affaires, roupille sur ses infirmités, jusqu’à ce que par la suite du temps il fasse la culbute pour céder la place à quelque jeune héritier, dont l’extravagante vanité se pavanera dans les ornements en stuc de sa maison rajeunie et dans tous les colifichets de l’architecture moderne. C’est dans ce quartier et dans une rue de ce genre que nous réclament les faits du présent chapitre.
À l’époque dont il s’agit, quoiqu’elle ne date que de soixante-dix ans, une très grande partie de Londres n’existait pas encore. Même les plus effrénés spéculateurs n’avaient point fait éclore dans leurs cerveaux d’immenses lignes de rues reliant High gate avec White chapel, ni des rassemblements de palais sur des marécages desséchés et comblés, ni de petites cités en rase campagne. Quoique cette partie de la ville fût alors, comme de nos jours, sillonnée de rues et fort peuplée, sa physionomie était bien différente. La plupart des maisons avaient des jardins ; le long du trottoir s’élevaient des arbres ; on respirait de tout côté une fraîcheur que, par ce temps-ci, on y chercherait vainement. On avait à sa porte des champs à travers lesquels serpentaient les eaux de New River, et il se faisait là dans l’été de joyeuses fenaisons. La nature n’était pas si éloignée, si reculée qu’elle l’est de nos jours ; et,quoiqu’il y eût beaucoup d’industries actives dans Clerkenwell, et des ateliers de bijoutier par vingtaines, c’était un endroit plus salubre, plus à proximité des fermes, qu’une foule d’habitants du nouveau Londres ne seraient disposés à le croire, plus à portée aussi des promenades pour les amoureux, promenades qui se changèrent en cours dégoûtantes, longtemps avant que les amoureux de ce siècle eussent été mis au monde, ou, selon la phrase consacrée, avant qu’on pensât seulement à eux.
Dans l’une de ces rues, la plus propre de toutes, et du côté de l’ombre (car les bonnes ménagères savent que le soleil endommage les tentures objet de leurs soins, et elles aiment mieux l’ombre que l’éclat des rayons pénétrants} se trouvait la maison dont nous avons à nous occuper. C’était un modeste bâtiment, qui n’était pas de la dernière mode, ni trop large, ni trop étroit, ni trop haut ; il n’avait pas de ses façades hardies avec ces grandes fenêtres qui vous regardent effrontément ; c’était une maison timide, clignant des yeux,pour ainsi dire, avec un toit en cône qui se dressait en forme de pic au-dessus de la fenêtre du grenier, garnie de quatre petits carreaux de vitre, comme un chapeau à cornes sur la tête d’un monsieur âgé, qui n’a qu’un œil. Elle n’était pas bâtie en briques ni en pierres de taille, mais en bois et en plâtre ; elle n’avait pas été dessinée avec un monotone et fatigant respect de la symétrie, car il n’y avait pas deux fenêtres pareilles ;chacune d’elles semblait tenir à ne ressembler à rien.
La boutique, car il y avait une boutique,était au rez-de-chaussée, comme toutes les boutiques ; mais là toute ressemblance entre elle et une autre boutique cessait brusquement. Les gens qui entraient ou sortaient n’avaient pas à monter quelques marches, ou à glisser de plain-pied sur le sol au niveau de la rue ; mais il leur fallait descendre par trois degrés fort roides, et plonger comme dans une cave. La place était pavée avec de la pierre et de la brique, ainsi qu’aurait pu l’être celle de toute autre cave ; et, au lieu d’une fenêtre à châssis et à vitres, il y avait un grand battant ou volet de bois peint en noir, presque à hauteur d’appui, qui se reployait pendant le jour, donnant autant de froid que de jour, très souvent même moins de jour que de froid. Derrière cette boutique était une salle à manger lambrissée ayant vue d’abord sur une cour pavée, et au delà sur une terrasse et un petit jardin à quelques pieds au-dessus de la salle. Tout le monde aurait supposé que cette salle lambrissée, sauf la porte de communication par laquelle on avait été introduit, était retranchée du reste de l’univers ; et véritablement on avait remarqué que beaucoup d’étrangers, en y entrant pour la première fois, étaient devenus extrêmement pensifs,et semblaient chercher à résoudre dans leur esprit le problème de savoir si les chambres de l’étage supérieur n’étaient accessibles que du dehors par des échelles, ne soupçonnant jamais que deux des portes les moins prétentieuses et les plus invraisemblables qu’il y eût au monde, et que les plus ingénieux mécaniciens de la terre devaient de toute nécessité supposer des portes de cabinets,ouvraient une issue hors de cette salle, chacune sans la moindre préparation et sans livrer plus d’un quart de pouce de passage, sur deux escaliers noirs et tournants, l’un dirigé vers le haut,l’autre vers le bas : car c’étaient là les seuls moyens de communication entre cette pièce et les autres parties de la maison.
Avec toutes ces singularités, il n’y avait pas une maison plus propre, plus scrupuleusement rangée, plus minutieusement ordonnée dans Clerkenwell, dans Londres, dans toute l’Angleterre. Il n’y avait pas de croisées mieux nettoyées, de planchers plus blancs, de poêles plus brillants, de meubles en vieil acajou d’un lustre plus admirable. On ne frottait pas, on ne grattait pas, on ne brunissait pas, on ne polissait pas davantage dans toutes les maisons de la rue prises ensemble. Et cette perfection n’était pas obtenue sans quelques frais, quelques peines, et une grande dépense de poumons : les voisins ne s’en apercevaient que trop, quand la bonne dame du logis veillait et aidait elle-même à ce que tout fût mis en état les jours de nettoyage, ce qui, d’habitude, avait lieu du lundi matin au samedi soir, ces deux jours inclus.
Appuyé contre le montant de la porte de ce logis qui était le sien, le serrurier se tenait debout de bonne heure, le lendemain du jour où avait eu lieu sa rencontre avec le blessé, considérant d’un air inconsolable son enseigne, une grande clef de bois, peinte en jaune vif pour simuler l’or, laquelle pendillait sur le devant de la maison et oscillait à droite et à gauche en criant d’une manière lugubre, comme si elle se plaignait de n’avoir rien à ouvrir. Quelquefois il regardait par-dessus son épaule dans la boutique, qui était si assombrie par les nombreuses marques de sa profession, si noircie par la fumée d’une petite forge, près de laquelle son apprenti était à l’ouvrage, qu’il eût été difficile, pour un œil inaccoutumé à des investigations de ce genre, de distinguer là autre chose que divers outils d’une façon et d’une forme grossières, de grands paquets de clefs rouillées,des morceaux de fer, des serrures à moitié finies, et maint objet de même nature, garnissant les murailles ou pendant en grappes du plafond.
Après une longue et patiente contemplation de la clef d’or, et plusieurs coups d’œil lancés ainsi derrière lui,Gabriel fit quelques pas dans la rue, et dirigea un regard furtif vers les fenêtres de l’étage supérieur. L’une d’elles, par hasard,s’ouvrit toute grande en ce moment, et une figure friponne rencontra la sienne. C’était une figure illuminée par la plus aimable paire d’yeux étincelants sur lesquels un serrurier eût jamais fixé sa vue ; c’était la figure d’une jeune folle,jolie, rieuse, aux fraîches fossettes pleines de santé, la véritable personnification de la bonne humeur et de la beauté dans sa fleur.
« Chut ! dit elle tout bas, en se penchant et montrant avec malice la fenêtre d’au-dessous ;mère dort encore.
– Encore, ma chérie ! répondit le serrurier du même ton. Tu en parles à ton aise. Ne dirait-on pas qu’elle a dormi toute la nuit, quand elle n’a guère eu plus d’une demi-heure de sommeil ? Mais, Dieu soit loué ! le sommeil est une bénédiction… il n’y a pas de doute à cela. »
Le serrurier marmotta ces derniers mots pour lui seul.
« C’est bien cruel à vous de nous avoir tenus sur pied si tard dans la nuit, sans seulement nous dire où vous étiez, et sans nous envoyer au moins un petit mot pour nous rassurer, reprit la jeune fille.
– Ah ! Dolly, Dolly ! répliqua le serrurier secouant la tête et souriant, c’est bien cruel à vous d’avoir couru là-haut dans votre chagrin, pour vous mettre au lit ! Descendez déjeuner, petite folle, et bien doucement, ou vous réveilleriez votre mère. Elle doit être fatiguée, j’en suis sûr ; certainement elle doit l’être. »
Gardant pour lui ces derniers mots, et répondant au signe de tête de sa fille, il allait entrer dans sa boutique, la figure encore toute rayonnante du sourire que Dolly y avait éveillé, lorsqu’il put voir, juste au moment même, le bonnet de papier goudronné de son apprenti faire un plongeon afin d’éviter l’œil du maître, et se reculer de la fenêtre, pour retourner en tapinois à sa première place, où il ne fut pas plutôt qu’il se mit à jouer vigoureusement du marteau.
« Encore Simon aux aguets ! se dit Gabriel ; ça ne vaut rien. Que diable croit-il donc que la petite va dire ? Toujours je le surprends à écouter lorsqu’elle parle, jamais à un autre moment. Mauvaise habitude,Sim, que de se cacher comme ça pour faire ses coups à la sourdine.Ah ! vous avez beau jouer du marteau, vous ne m’ôterez pas cela de l’idée, quand vous y travailleriez toute votre vie. »
En se parlant ainsi à lui-même et secouant la tête d’un air grave, il rentra dans l’atelier et toisa l’objet de ces remarques.
« En voilà assez pour l’instant, dit le serrurier. Il est inutile de continuer ce bruit infernal. Le déjeuner est prêt.
– Monsieur, dit Sim en levant les yeux sur son maître avec une politesse étonnante et un petit salut à lui qui s’arrêtait net au cou, je suis à vous immédiatement.
– Je suppose, marmotta Gabriel, que c’est une phase de « la Guirlande de l’Apprenti, » ou des« Délices de l’Apprenti, » ou du « Chansonnier de l’Apprenti, » ou du « Guide de l’Apprenti à la Potence, » ou de quelque autre livre instructif de ce genre-là. Bon ! ne va-t-il pas maintenant se faire beau !…un amour de serrurier, ma foi. »
Sans se douter le moins du monde que son maître l’observait de la sombre encoignure près de la porte de la salle à manger, Sim jeta son bonnet de papier, sauta à bas de son siège, et, en deux pas extraordinaires, quelque chose entre l’enjambée d’un patineur et celle d’un danseur de menuet, il bondit jusqu’à une sorte de lavabo à l’autre bout de l’atelier, et là il fit disparaître de sa figure et de ses mains toutes les traces du travail de la matinée, exécutant le même pas pendant tout le temps avec le plus grand sérieux. Cela fait, il tira de quelque endroit caché un petit morceau de miroir, dont il s’aida pour arranger ses cheveux et constater l’état exact d’un petit bouton qu’il avait sur le nez. Ayant alors parachevé sa toilette, il posa le morceau de miroir sur un banc peu élevé, et regarda par-dessus son épaule tout ce qui put se refléter de ses jambes dans un cadre si étroit, avec une extrême complaisance et une extrême satisfaction.
Sim, comme on l’appelait dans la famille du serrurier, ou M. Simon Tappertit, comme il s’appelait lui-même et exigeait que tout le monde l’appelât au dehors, les jours de fête, sans compter les dimanches, était un drôle de corps, d’une figure mince, aux cheveux plats, aux petits yeux, de petite taille,n’ayant pas beaucoup plus de cinq pieds, mais absolument convaincu dans son propre esprit qu’il était au-dessus de la taille moyenne,et plutôt grand qu’autrement. Sa personne, qui était bien faite,quoique des plus maigres, lui inspirait une haute admiration ;et ses jambes, qui, dans sa culotte courte, étaient deux curiosités, deux raretés, au point de vue de leur exiguïté,excitaient en lui l’enthousiasme à un degré voisin de l’extase. Il avait aussi quelques idées majestueusement nuageuses, que n’avaient jamais sondées à fond ses amis les plus intimes, sur la puissance de son œil. On n’ignorait pas qu’il était allé jusqu’à se vanter de pouvoir complètement réduire et subjuguer la plus fière beauté par un simple procédé qu’il définissait « l’œillade fascinatrice ; » mais il faut ajouter que de cette puissance, pas plus que d’un don homogène qu’il prétendait avoir de vaincre et dompter les animaux, même enragés, il n’avait jamais fourni de preuve qu’on pût estimer tout à fait satisfaisante et décisive.
Ces prémisses permettent de conclure que le petit corps de M. Tappertit renfermait une âme ambitieuse et pleine de présomption. De même que certaines liqueurs, contenues dans des barils de dimensions trop étroites, fermentent, s’agitent et s’échauffent dans leur prison, ainsi l’essence spirituelle de l’âme de M. Tappertit fumait quelquefois dans le précieux baril de son corps, jusqu’à ce que, avec beaucoup d’écume, de mousse et de fracas, elle s’ouvrît de force un passage, et emportât tout devant elle. Il avait coutume de remarquer. dans ces occasions, que son âme lui avait monté à la tête ; et, dans ce nouveau genre d’ivresse, il lui était arrivé nombre d’anicroches et de mésaventures, qu’il avait fréquemment cachées, non sans de grandes difficultés, à son digne maître.
Sim Tappertit, parmi les autres fantaisies dont cette âme se repaissait et se régalait incessamment(fantaisies qui, telles que le foie de Prométhée, se multipliaient par la consommation), avait une haute idée de son ordre ; et la servante l’avait entendu exprimer ouvertement le regret que les apprentis ne pussent plus porter de bâtons pour en assommer les pékins, selon son expression énergique. Il aurait dit aussi qu’on avait jadis stigmatisé l’honneur de leur corps par l’exécution de Georges Barnwell ; que les apprentis n’eussent pas dû se soumettre bassement à cette exécution, qu’ils eussent dû réclamer leur collègue à la législature, d’abord d’une manière calme, puis,s’il le fallait, au moyen d’un appel aux armes, dont ils auraient fait usage comme ils l’auraient jugé à propos dans leur sagesse.Ces réflexions l’amenaient toujours à considérer quel glorieux instrument les apprentis pourraient devenir encore, si seulement ils avaient à leur tête un esprit supérieur ; et il faisait alors d’une façon ténébreuse, et terrifiante pour ceux qui l’écoutaient, allusion à certains gaillards de sa connaissance,tous crânes finis, et à un certain Cœur-de-Lion prêt à devenir leur capitaine, lequel, une fois en besogne, ferait trembler le lord-maire sur son trône municipal.
Quant au costume et à la décoration personnelle, Sim Tappertit n’était pas d’un caractère moins aventureux ni moins entreprenant. On l’avait vu, chose incontestable, ôter des manchettes superfines au coin de la rue les dimanches soir, et les mettre soigneusement dans sa poche avant de rentrer au logis ; et il était notoire que, tous les jours de grande fête, il avait l’habitude de changer ses boucles de genouillères en simple acier contre des boucles de strass reluisant, sous l’abri amical d’un poteau, très commodément planté audit endroit. Ajoutez à cela qu’il était âgé de vingt ans juste ; que son extérieur lui en donnait davantage, et sa suffisance au moins deux cents ; qu’il ne trouvait pas de mal à ce qu’on le plaisantât en passant sur son admiration pour la fille de son maître ; et qu’il avait même, comme on l’invitait, dans une certaine taverne obscure, à proposer la santé de la dame qu’il honorait de son amour, porté le toast suivant,avec force œillades et lorgnades : « Une belle créature dont le nom de baptême commence par un D. » Et maintenant le lecteur sait de Sim Tappertit, qui avait en ce moment rejoint à table le serrurier, tout ce qu’il est nécessaire d’en savoir pour faire connaissance avec lui.
C’était un repas substantiel : car,indépendamment du thé de rigueur et de ses accessoires, la table craquait sous le poids d’une bonne rouelle de bœuf, d’un jambon de première qualité, et de divers étages de gâteau beurré du Yorkshire, dont les tranches s’élevaient l’une sur l’autre dans la disposition la plus appétissante. Il y avait aussi un superbe cruchon bien verni, ayant la forme d’un vieux bonhomme qui ressemblait un peu au serrurier ; au-dessus de sa tête chauve était une belle mousse blanche qui lui tenait lieu de perruque et promettait, à ne pas s’y tromper, une ale pétillante brassée à la maison. Mais plus adorable que cette ale jolie brassée à la maison,que le gâteau du Yorkshire, que le jambon, que le bœuf, qu’aucune autre chose à manger ou à boire que la terre ou l’air ou l’eau pût fournir, il y avait là, présidant à tout, la fille du serrurier,aux joues de rose : devant ses yeux noirs le bœuf perdait tout son prestige, et la bière n’était plus rien, ou peu s’en faut.
Les pères ne devraient jamais embrasser leurs filles en présence de jeunes gens. C’est trop aussi. Il y a des limites aux épreuves humaines. Voilà justement ce que pensait Sim Tappertit quand Gabriel attira, vers ses lèvres les lèvres rosées de sa fille… Ces lèvres qui étaient chaque jour si près de Sim, et pourtant si loin ! Il respectait son maître, mais il aurait souhaité dans ce moment-là que le gâteau de Yorkshire l’étouffât plutôt.
« Père, dit la fille du serrurier,lorsque fut finie cette embrassade, qu’est-ce donc que j’apprends ? Est-il bien vrai que cette nuit…
– Tout ça est vrai, chère enfant ;vrai comme l’Évangile, Doll.
– M. Chester fils volé, et gisant blessé sur la route, quand vous êtes survenu ?
– Oui ; M. Édouard. Et auprès de lui Barnabé, criant au secours tant qu’il pouvait. Je suis survenu fort à point, car c’est une route solitaire ; il était tard, et, comme la nuit était froide, et que le pauvre Barnabé avait encore moins de raison qu’à l’ordinaire, par suite de sa surprise et de son épouvante, le jeune monsieur n’en avait pas pour longtemps de s’en aller dans l’autre monde.
– Je tremble, rien que d’y penser !cria sa fille en frémissant. Comment l’avez-vous reconnu ?
– Reconnu ? répliqua le serrurier.Je ne l’ai pas reconnu. Et le moyen de le reconnaître ? Je ne l’avais jamais vu ; j’avais seulement mainte fois entendu parler de lui, comme j’en avais parlé moi-même sans le connaître.Je l’ai transporté chez mistress Rudge, et elle ne l’eut pas plus tôt vu, qu’elle me dit qui c’était.
– Mlle Emma, père, si cette nouvelle lui arrive, exagérée comme elle le sera certainement, est capable d’en devenir folle.
– Eh mais ! écoutez donc encore, et voyez à quoi un homme s’expose quand il a bon cœur, dit le serrurier. Mlle Emma était avec son oncle au bal masqué, à Carlisle-House ; elle y était allée bien malgré elle, m’a-t-on dit à la Garenne. Savez-vous ce que fait votre imbécile de père,après avoir tenu conseil avec mistress Rudge ? Il y va lorsqu’il aurait dû être dans son lit ; il sollicite la protection de son ami le portier, s’affuble d’un masque et d’un domino, et se mêle aux masques.
– Et comme c’est bien digne de lui d’avoir fait cela ! s’écria la fillette, lui mettant son beau bras autour du cou, et lui donnant le plus enthousiaste des baisers.
– Bien digne de lui ! répéta Gabriel, qui affectait de grommeler, mais qui évidemment était enchanté du rôle qu’il avait joué et des louanges de sa fille. Bien digne de lui ! C’est ainsi que parle votre mère. Cela n’empêche pas qu’il s’est mêlé à la foule ; harcelé,tourmenté, je vous en réponds, par des gens qui venaient lui rebattre les oreilles de leur : « Est-ce que tu ne me connais pas, beau masque ? moi je te connais bien, » et d’un tas de sottises de cette espèce. Sans compter qu’il y serait encore à chercher, s’il n’y avait eu, dans une petite salle, une jeune dame qui venait de retirer son masque, à cause de l’extrême chaleur de l’endroit, et qui restait assise là toute seule.
– Et c’était elle ? dit sa fille précipitamment.
– Et c’était elle, répondit le serrurier ; et je ne lui eus pas plutôt murmuré à l’oreille ce dont il s’agissait, avec autant de ménagement, Doll, et presque avec autant d’art que vous auriez pu en mettre vous-même, qu’elle jeta un cri aigu et s’évanouit.
– Et alors qu’arriva-t-il après ?demanda sa fille.
– Eh mais ! un troupeau de masques accourut autour d’elle ; il y eut un bruit général, un brouhaha, et je m’estimai heureux de m’esquiver : voilà tout,répliqua le serrurier. Ce qui arriva lorsque je revins au logis,vous pouvez le deviner, si vous ne l’avez pas entendu. Ah !…Bien… Ma foi ! il ne faut pas toujours avoir la mort dans l’âme. Passez-moi Tobie par ici, chère enfant. »
Ce Tobie, c’était le cruchon brun dont il a déjà été fait mention. Le serrurier, qui pendant tout l’entretien avait exercé d’affreux ravages parmi les comestibles, appliqua les lèvres au front bienveillant du digne bonhomme, et les y laissa si longtemps collées, tandis qu’il levait lentement le vase en l’air qu’à la fin il eut la tête de Tobie sur son nez ; alors il fit claquer ses lèvres, et le replaça sur la table avec un regret plein de tendresse.
Quoique Sim Tappertit n’eût pas pris part à cette conversation, et que la parole ne lui eût jamais été adressée, il n’avait pas manqué de faire en silence les manifestations d’étonnement qu’il croyait les plus propres à déployer avec succès la puissance fascinatrice de ses yeux.Regardant la pause qui avait suivi le dialogue comme une circonstance particulièrement avantageuse, et voulant frapper un grand coup sur la fille du serrurier (elle le regardait alors, à ce qu’il croyait dans une muette admiration), il commença à crisper et contracter sa figure, et principalement ses yeux ; à faire des contorsions si extraordinaires, si hideuses, si incomparables, que Gabriel, qui regarda par hasard de son côté, en fut tout ébahi.
« Eh mais ! que diable a donc ce garçon ? cria le serrurier. Est-ce qu’il s’étouffe ?
– Qui ? demanda Sim avec quelque dédain.
– Qui ? Eh mais ! vous,répliqua son maître. Pourquoi faites-vous ces horribles grimaces à table ?
– Chacun son goût, monsieur ; si j’aime les grimaces, moi ! dit M. Tappertit, un peu déconcerté ; et ce qui le déconcertait le plus, c’était d’avoir vu la fille du serrurier sourire.
– Sim, répliqua Gabriel en riant de bon cœur, pas de bêtises ; je voudrais vous voir devenir raisonnable. Ces jeunes gens, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille, sont toujours à faire quelque folie. Il y a eu une querelle hier au soir entre Joe Willet et le vieux John, quoique je ne puisse pas dire que Joe fût tout à fait dans son tort. Un de ces matins on ne le trouvera plus là-bas ; il sera parti pour chercher fortune, et courir la prétentaine. Eh mais ! qu’y a-t-il, Doll ? c’est vous qui faites des grimaces maintenant.Allons, je vois bien que les filles ne valent pas mieux que les garçons !
– C’est le thé, dit Dolly en devenant tour à tour très rouge et très pâle (c’est toujours comme ça quand on se brûle), il est si chaud ! »
M. Tappertit fit de gros yeux à un pain de quatre livres qui était sur la table, et respira fortement.
« Est-ce tout ? répondit le serrurier. Mets dans ton thé un peu plus de lait. Oui, j’en suis fâché pour Joe, parce que c’est un brave jeune homme, qui gagne à être connu, mais il partira tout à coup, vous verrez. Il me l’a, ma foi ! dit lui-même.
– Vraiment, cria Dolly d’une voix faible,vraiment !
– Est-ce le thé qui vous chatouille encore le gosier, chère enfant ? » dit le serrurier.
Mais, avant que sa fille eût pu lui répondre,elle fut prise d’une toux importune, d’une espèce de toux si désagréable que, l’accès fini, des larmes sortaient de ses beaux yeux. Le bon serrurier était encore à lui donner de petites tapes sur le dos, et à lui prodiguer de doux remèdes de même nature,lorsqu’on reçut un message de Mme Varden. Elle faisait savoir à tous ceux que cela pouvait intéresser, qu’elle se sentait beaucoup trop indisposée pour se lever, après l’agitation et l’anxiété de la nuit précédente ; qu’en conséquence elle désirait qu’on lui procurât immédiatement la petite théière noire avec du bon thé bien fort, une demi-douzaine de rôties beurrées,une platée raisonnable de bœuf et de jambon en tranches minces, et le Manuel protestant en deux volumes in-douze. Comme quelques autres dames qui, dans les âges reculés, fleurirent sur ce globe, Mme Varden était d’autant plus dévote qu’elle était de moins bonne humeur. Chaque fois qu’elle et son mari se trouvaient,contre l’habitude, en mésintelligence, le Manuel protestant reprenait tout de suite faveur.
Sachant par expérience ce que cette requête voulait dire, le triumvirat dut se dissoudre. Dolly alla faire exécuter en toute hâte les ordres de sa mère ; Gabriel monta dans sa carriole pour aller dehors vaquer à quelque affaire, et Sim retourna à sa besogne journalière dans l’atelier, toujours avec ses gros yeux fixes, quoique le pain de quatre livres restât derrière lui sur la table.
Que dis-je ? ses gros yeux grossirent encore, et, lorsqu’il eut noué son tablier, ils étaient gigantesques. Ce ne fut pas avant de s’être plusieurs fois promené de long en large, les bras croisés, en faisant les plus grandes enjambées qu’il pouvait faire, et d’avoir écarté à coups de pied une foule de menus objets, que ces lèvres commencèrent à onduler.Enfin une sombre dérision parut sur ses traits, et il sourit, et en même temps il proféra avec un mépris suprême le monosyllabe« Joe ! »
« Je l’ai joliment fascinée avec mon œillade pendant qu’il parlait de ce garçon, dit-il ; voilà naturellement ce qui l’a rendue si confuse… Joe ! »
Il se repromena de long en large plus vite encore9, et, s’il est possible, avec de plus grandes enjambées ; s’arrêtant quelquefois pour regarder un peu ses jambes, quelque fois pour éjaculer avec un geste terrible un autre« Joe ! » Au bout d’un quart d’heure ou environ, il reprit le bonnet de papier, et il essaya de travailler. Non, il ne pouvait venir à bout de rien faire.
« Je ne ferai rien aujourd’hui dit M. Tappertit en jetant par terre son ouvrage, que repasser. Je vais repasser tous les outils. Le métier de rémouleur va mieux à mon humeur. Joe ! »
Whir-r-r-r. La meule fut bientôt en mouvement,on vit jaillir une pluie d’étincelles : c’était l’occupation qu’il fallait à son esprit effervescent.
Whir-r-r-r-r-r.
« Ça ne se passera pas comme ça !dit M. Tappertit, s’arrêtant d’un air de triomphe et essuyant sur sa manche sa figure échauffée Ça ne se passera pas comme ça. Je désire qu’il n’y ait pas de sang répandu. »
Whir-r-r-r-r-r-r-r.
1
Aussitôt qu’il eut terminé les affaires du jour, le serrurier sortit seul pour visiter le gentleman blessé et s’assurer des progrès de son rétablissement. La maison où il l’avait laissé était dans une rue détournée de Southwark non loin de London-Bridge, et ce fut là qu’il se dirigea de toute sa vitesse, bien décidé à s’y arrêter le moins possible et à revenir se coucher de bonne heure.
La soirée était tempétueuse presque autant que celle de la veille. Un homme solide comme Gabriel avait de la peine à rester sur ses jambes au coin des rues ou à tenir tête au vent,qui se montrait parfois le plus fort et le repoussait en arrière de quelques pas ou, malgré toute son énergie, le forçait de s’abriter sous une voûte à l’entrée de quelque maison, jusqu’à ce que la bourrasque eût épuisé sa furie. De temps en temps un chapeau ou une perruque, ou l’un et l’autre arrivaient en filant et roulant, en gambadant devant lui follement, tandis que le spectacle plus sérieux de tuiles et d’ardoises qui tombaient, ou de masses de brique ou de mortier ou de morceaux de pierres de couronnement qui résonnaient sur le trottoir tout à côté de lui, et se brisaient en mille éclats n’augmentait pas le charme de son expédition, et ne rendait pas la route moins effrayante.
« Ce n’est pas amusant, pour un homme de mon âge, de faire une visite par une telle soirée ! dit le serrurier en frappant doucement à la porte de la veuve. J’aimerais mieux être dans l’encoignure de la cheminée du vieux John, ma parole !
– Qui est là ? » demanda du dedans une voix de femme. On lui répondit ; elle ajouta vite un mot de bienvenue, et la porte fut promptement ouverte.
Cette femme avait environ quarante ans,peut-être deux ou trois ans de plus, une physionomie riante et une figure qui autrefois avait été jolie. Elle portait des traces d’affliction et d’inquiétude, mais des traces déjà anciennes ;le temps les avait lissées. Quiconque n’avait accordé par hasard qu’un simple coup d’œil à Barnabé aurait reconnu que cette femme était sa mère. Leur ressemblance était frappante ; mais là où le visage du fils offrait l’égarement et le vide de la pensée, il y avait chez la mère ce calme patient qui est le résultat de longs efforts et d’une paisible résignation.
Une seule chose, dans sa figure, était étrange et saisissante. Vous ne pouviez pas la regarder, au milieu de son humeur la plus joyeuse, sans la reconnaître capable, à un degré extraordinaire, d’exprimer la terreur. Ce n’était point à la surface. Ce n’était pas non plus particulièrement dans un de ses traits ; vous ne pouviez prendre ni les yeux, ni la bouche, ni les lignes de la joue, et dire en les détaillant que cela tenait à quelqu’un d’eux pris à part. Il y avait plutôt, dans l’ensemble, je ne sais où, en embuscade, quelque chose qu’on ne voyait jamais que d’une manière obscure, mais qui était toujours là sans s’absenter jamais une minute. C’était l’ombre la plus faible, la plus fugitive, de quelque regard, expression soudaine, enfantée sans doute par un moment rapide d’intense et inexprimable horreur ;mais, si vague et faible que fût cette ombre, elle faisait deviner ce que cette expression avait dû être, et la fixait dans l’esprit comme l’image d’un mauvais rêve.
Plus faible, plus chétive, manquant de force et d’énergie, pour ainsi dire, à raison des ténèbres de son intelligence, la même empreinte s’était gravée dans la physionomie du fils. Si on avait vu cela dans un portrait, on aurait demandé la légende, on n’aurait pu regarder la toile sans être obsédé par une curiosité pénible. Les personnes qui connaissaient l’histoire du Maypole, et se souvenaient de ce qu’était la veuve avant l’assassinat de son mari et de son maître, n’avaient pas besoin d’explication. Outre la façon dont la malheureuse avait changé, on se rappelait que, quand son fils était né, le jour même où l’on avait su la nouvelle du double meurtre, il portait sur son poignet une marque semblable à une tache de sang mal effacée.
« Dieu vous garde ! voisine, dit le serrurier, en la suivant de l’air d’un vieil ami dans une petite salle à manger où brillait un bon feu.
– Et vous pareillement, répondit-elle avec un sourire. C’est votre excellent cœur qui vous a ramené ici.Rien ne peut vous retenir chez vous, je le sais de longue date s’il y a des amis à servir ou à consoler au dehors.
– Fi ! Fi ! répliqua le serrurier en se frottant les mains et les réchauffant. Voilà bien les femmes ! il ne leur faut pas grand’ chose pour jaser.Comment va le malade, voisine ?
– Il dort maintenant. Il a été très agité vers le jour, et pendant quelques heures il s’est tourné et retourné douloureusement ; mais la fièvre l’a quitté, et le médecin dit qu’il sera bientôt guéri. Défense de le transporter avant demain.
– Il a eu des visites aujourd’hui,hein ? dit Gabriel avec finesse.
– Oui, M. Chester père est resté ici depuis que nous l’avons envoyé prévenir, et il ne faisait que de partir quand vous avez frappé.
– Pas de dames ? dit Gabriel en haussant les sourcils, et d’un air désappointé.
– Une lettre, reprit la veuve.
– Allons ! ça vaut mieux que rien ! cria le serrurier. Qui en était porteur ?
– Barnabé, naturellement.
– Barnabé est un bijou ! dit Varden.Il va et vient à son aise là où nous autres, qui nous croyons plus raisonnables que lui, serions fort embarrassés d’en faire autant.Il n’est pas à courir encore, j’espère ?
– Dieu merci, il est dans son lit. Comme il a été debout toute la nuit, vous savez et toute la journée sur pied, il était rompu de fatigue. Ah ! voisin, si je pouvais seulement le voir plus souvent aussi tranquille, si je pouvais seulement dompter cette terrible inquiétude !
– Cela viendra, dit le serrurier avec bonté ; cela viendra. Ne vous laissez pas abattre. Je trouve qu’il gagne en raison chaque jour. »
La veuve secoua la tête ; et, cependant,bien qu’elle sût que le serrurier cherchait à l’encourager, et qu’il ne parlait pas ainsi de conviction, elle éprouvait de la joie à entendre même cet éloge de son pauvre benêt de fils.
« Il finira par faire un homme d’esprit,continua le serrurier. Prenez garde que, quand nous deviendrons de vieux radoteurs, Barnabé ne nous fasse la nique. Je ne vous dis que ça. Mais notre autre ami, ajouta-t-il en regardant sous la table et autour du plancher, le plus fin matois de tous les matois, où donc est-il ?
– Dans la chambre de Barnabé, répliqua la veuve avec un sourire languissant.
– Ah ! c’est celui-là qui est un rusé compère, dit Varden en secouant la tête. Je serais bien fâché de parler de choses secrètes devant lui. Ah ! c’est ça un fameux gaillard. Je parie qu’il pourrait lire, écrire et compter,s’il voulait s’en donner la peine. Qu’est-ce que j’entends là ? N’est-ce pas lui qui tape à la porte ?
– Non, répondit la veuve ; c’était dans la rue, je pense. Écoutez ! oui. Encore ce bruit. Il y a quelqu’un qui frappe doucement au volet. Qui ce peut-il être ? »
Ils avaient parlé à voix basse, car le malade était couché au-dessus ; et, comme les murs et les plafonds étaient minces et légèrement bâtis, le son de leurs voix aurait,sans cette précaution, troublé son sommeil. La personne qui frappait, quelle qu’elle fût, avait pu se tenir fort près du volet sans rien entendre ; et voyant la lumière à travers les fentes, sans aucun bruit, elle avait bien pu croire qu’il n’y avait là qu’une seule personne.
« Quelque brigand de voleur, peut-être,dit le serrurier. Donnez-moi la lumière.
– Non, non, répondit-elle précipitamment : de tels visiteurs ne sont jamais venus à ce pauvre logis. Restez ici. Je suis toujours à même de vous appeler en cas de besoin. Je préfère y aller seule.
– Pourquoi ? dit le serrurier,laissant à contrecœur la chandelle qu’il avait prise de dessus la table.
– Parce que, je ne sais pourquoi, mais c’est plus fort que moi, répondit-elle. On frappe encore ; ne me retenez pas, je vous en supplie. »
Gabriel la regarda, grandement étonné de voir une personne d’ordinaire si calme et si tranquille en proie à une pareille agitation, et pour si peu de chose. Elle quitta la chambre et ferma la porte derrière elle. Un moment elle resta là, comme si elle hésitait, sa main sur la serrure. Dans ce court intervalle il y eut encore un petit coup donné ; et une voix tout près de la fenêtre, une voix dont le souvenir parut réveiller chez lui des idées désagréables, chuchota :« Dépêchez-vous. »
Ces mots furent prononcés à voix basse, mais distinctement, de cette voix qui arrive si vite aux oreilles de ceux qui dorment, et qui les réveille en sursaut. Un instant cela fit tressaillir le serrurier ; il se recula involontairement de la fenêtre et écouta.
Le vent grondant lourdement dans la cheminée ne lui permit pas trop d’entendre ce qui se passa ; mais il aurait affirmé que la porte de la rue avait été ouverte, que le pas d’un homme avait fait craquer le plancher, puis qu’il y avait eu un moment de silence, silence interrompu par quelque chose d’étouffé,qui n’était ni un cri perçant, ni un gémissement, ni un appel au secours, et qui cependant aurait pu être tout cela également ;et les mots : « Mon Dieu ! » prononcés d’une voix qu’il n’avait pas entendue sans un frisson.
Il s’élança aussitôt dehors. Enfin il la vit,cette terrible expression, celle qu’il connaissait si bien, pour l’avoir devinée, sans l’avoir vue auparavant sur la figure de la veuve. Elle était là debout, comme gelée sur le sol, les yeux effarés, les joues livides, chaque trait d’une fixité lugubre, à regarder l’homme qu’il avait rencontré dans la sombre nuit de la veille. Les yeux de cet homme se croisèrent avec ceux du serrurier.Ce ne fut qu’un éclair, un instant, un souffle sur une glace polie,et il n’était plus là.
Le serrurier allait l’atteindre ; il avait presque saisi les pans de sa redingote flottante, quand ses bras furent étroitement serrés par la veuve, qui se jeta sur le pavé devant lui.
« De l’autre côté ! de l’autre côté ! cria-t-elle. Il a pris de l’autre côté. Revenez !revenez !
– De l’autre côté ! je le vois maintenant, répondit le serrurier, là-bas ; voici son ombre qui passe où est cette lumière. Que fait cet homme ? Qui est-il ? Laissez-moi courir après lui.
– Revenez ! revenez ! s’écria la femme, luttant avec lui et l’étreignant dans ses bras. Ne le touchez pas, au nom de votre salut. Je vous en adjure,revenez ! Il emporte d’autres vies que la sienne.Revenez !
– Que voulez-vous dire ?
– Inutile de savoir ce que je veux dire.Ne demandez rien, n’en parlez plus, n’y pensez plus. Il ne faut pas qu’on le suive, qu’on lui fasse obstacle, qu’on l’arrête.Revenez ! »
Le vieillard la regarda tout ébahi, au moment où elle se tordait pour s’attacher à lui ; et, vaincu par sa douleur impétueuse, il se laissa entraîner dans la maison. Ce ne fut pas avant d’avoir mis la chaîne, fermé la porte à double tour,assuré chaque verrou et chaque barre avec l’ardeur furieuse d’une folle, et l’avoir tiré en arrière dans la chambre, qu’elle dirigea de nouveau sur lui ce regard de statue, plein d’horreur, et que,s’affaissant sur une chaise, elle se couvrit la figure et frissonna comme si la main de la mort était sur elle.
Étonné à l’excès des événements qui s’étaient passés avec tant de rapidité et de violence, le serrurier contempla cette femme qui frissonnait sur sa chaise, de l’air d’un homme hébété ; il l’aurait contemplée beaucoup plus longtemps, si la compassion et l’humanité n’eussent délié sa langue.
« Vous êtes malade, dit Gabriel.Laissez-moi appeler quelque voisine.
– Non, pour tout au monde, répondit-elle en lui faisant signe de sa main tremblante et tenant sa figure encore détournée. C’est bien assez que vous vous soyez trouvé ici pour voir cela.
– Oui, plus qu’assez ; c’est trop ou trop peu, dit Gabriel.
– Soit, répliqua-t-elle. Comme vous voudrez. Pas de questions, je vous en supplie.
– Voisine, dit le serrurier après une pause, est-ce beau, est-ce raisonnable, est-ce juste envers vous-même ? Est-ce digne de vous, qui me connaissez depuis si longtemps et m’avez demandé conseil pour toutes sortes de choses ? digne de vous, à qui j’ai connu l’esprit vigoureux et le cœur ferme quand vous n’étiez encore qu’une enfant ?
– J’en ai eu grand besoin, répondit-elle.Je vieillis à la fois par les années et par les inquiétudes. C’est peut-être là une trop rude épreuve qui m’a énervé le cœur et affaibli l’esprit. Ne me parlez pas.
– Comment puis-je voir ce que j’ai vu, et me taire ? répartit le serrurier. Quel était cet homme, et pourquoi sa venue a-t-elle produit en vous ce changement ? »
Elle demeura silencieuse, mais se cramponna à la chaise comme pour s’empêcher de choir par terre.
« Je m’autorise d’une ancienne connaissance, Marie, dit le serrurier, car j’ai toujours eu la plus vive affection pour vous, et peut-être ai-je essayé de vous le prouver quand ça m’a été possible. Quel est cet homme de mauvaise mine, et qu’a-t-il à faire avec vous ? Quel est ce fantôme qu’on ne voit que par les nuits les plus noires et par de mauvais temps ? Comment connaît-il et pourquoi vient-il hanter cette maison, chuchotant à travers les fentes et les crevasses, comme s’il y avait entre lui et vous quelque chose dont ni l’un ni l’autre n’oserait parler tout haut ? Qui est-il ?
– Vous avez bien raison de dire qu’il hante cette maison, répliqua la veuve d’une voix languissante. Son ombre a plané sur elle et sur moi dans la lumière et dans les ténèbres, à midi et à minuit. Et maintenant, enfin, le voilà revenu en chair et en os.
– Mais il ne serait pas parti en chair et en os, répliqua le serrurier avec quelque irritation, si vous aviez laissé libres mes bras et mes jambes. Quelle énigme est ceci ?
– C’en est une, répondit-elle, et en même temps elle se leva, qui doit rester à jamais une énigme. Je n’ose pas vous en dire davantage.
– Vous n’osez pas ! répéta le serrurier confondu de surprise.
– Ne me pressez point. Je suis malade et faible, et toutes mes facultés vitales semblent mortes au dedans de moi. Non ! ne me touchez point non plus. »
Gabriel, qui s’était avancé de quelques pas pour la secourir, recula lorsqu’elle fit cette exclamation précipitée, et la regarda en silence avec un profond étonnement.
« Laissez-moi aller seule, dit-elle à voix basse, et que les mains d’un honnête homme ne touchent pas les miennes ce soir. » Quand elle eut marché en chancelant vers la porte, elle se retourna, et ajouta avec un violent effort :« N’oubliez pas que ceci est un secret qu’il faut, de toute nécessité, que je confie à votre honneur. Vous êtes un homme sûr.Comme vous avez toujours été bon et affectueux pour moi, gardez-le.Si vous entendez quelque bruit là-haut, excusez mon absence ;imaginez quelque prétexte ; dites n’importe quoi, sauf ce que vous avez vu en réalité, et que jamais un mot, un regard entre nous, ne rappelle cette circonstance. Je me fie à vous. Songez-y,je me fie à vous. Et jusqu’où va ma confiance en vous, jamais vous ne pourriez le concevoir. »
Fixant ses yeux sur lui un instant, elle s’éloigna et le laissa seul dans la chambre.
Gabriel, ne sachant que penser, se tenait debout, l’œil fixé sur la porte ; son visage était plein d’étonnement et d’épouvante. Plus il méditait sur ce qui venait de se passer, moins il pouvait y donner quelque explication favorable.Trouver cette femme veuve, dont la vie avait été supposée pendant tant d’années une vie de solitude et de retraite, et qui, par sa paisible résignation à ses douleurs, avait gagné l’estime et le respect de tous ceux qui la connaissaient, la trouver liée mystérieusement avec un homme sinistre, s’alarmant de son apparition, et pourtant l’aidant à s’échapper, c’était une découverte qui le peinait autant qu’elle l’effrayait. La pleine confiance qu’elle venait de montrer dans sa discrétion, et le consentement tacite qu’il y avait donné, augmentaient la détresse de son esprit. S’il eût parlé hardiment, s’il eût persisté à la questionner, s’il l’eût retenue quand elle s’était levée pour quitter la chambre, s’il eût fait une protestation quelconque, au lieu de se compromettre lui-même par son silence, comme il sentait bien s’être compromis, il aurait été plus à son aise.
« Pourquoi lui ai-je laissé dire que c’était un secret et qu’elle me le confiait ? dit Gabriel en mettant sa perruque sur un côté de sa tête pour se gratter d’une manière plus commode, et regardant le feu avec tristesse. Je n’ai pas plus de présence d’esprit que le vieux John lui-même. Pourquoi ne lui ai-je pas dit d’un ton ferme : « Vous n’avez pas le droit d’avoir de pareils secrets, et je vous somme de me dire ce que cela signifie ? » au lieu de rester bouche béante devant elle, comme un vieil imbécile que je suis ! Mais c’est bien là mon faible. Je sais, au besoin, résister obstinément à des hommes ; mais des femmes peuvent, quand elles le veulent, me rouler autour de leurs doigts comme le fil de leurs quenouilles. »
Il ôta tout à fait sa perruque en faisant cette réflexion, chauffa au feu son mouchoir, et commença de s’en frotter et polir sa tête chauve, jusqu’à ce qu’elle redevînt luisante.
« Et cependant, dit le serrurier que calmait cette douce opération et qui s’arrêta pour sourire, ce n’est peut-être rien. Quelque braillard d’ivrogne qui s’efforçait d’entrer dans la maison ; il n’en faudrait pas davantage pour alarmer une âme aussi tranquille que la sienne. Mais alors (et cette pensée le tourmentait), comment se fait-il que ce soit cet homme ? comment se fait-il qu’il ait cette influence-là surelle ? comment se fait-il qu’elle l’ait aidé à m’échapper ? et plus que tout cela, comment se fait-il qu’elle ne m’ait pas dit que c’était une peur soudaine, et rien de plus ? » Triste chose que d’avoir en une minute à se défier d’une personne qu’on connaît depuis si longtemps, et d’une ancienne bonne amie, par-dessus le marché ; mais le moyen de ne pas le faire, lorsque tout cela vous frappe l’esprit !…« Est-ce Barnabé qui arrive là ?
– Oui ! cria-t-il en jetant un regard dans la chambre et faisant un signe de tête. Sans doute,c’est Barnabé. Comment l’avez-vous deviné ?
– Par votre ombre, dit le serrurier.
– Ho ho ! cria Barnabé en lançant, un coup d’œil par-dessus son épaule, elle est bon enfant, cette ombre,de s’attacher à moi, quoique je ne sois qu’un insensé. Quel joyeux compagnon ! Nous sautons, nous nous promenons, nous courons,nous gambadons si bien sur l’herbe ensemble ! Quelquefois il est la moitié aussi haut qu’un clocher d’église, et quelquefois pas plus grand qu’un nain. Tantôt il va devant, tantôt derrière, et tout de suite il se dérobe avec adresse ; le voilà par ici, le voilà par là ; s’arrêtant lorsque je m’arrête, et croyant que je ne peux pas le voir, quoique j’aie l’œil sur lui, bel et bien.Ah ! c’est un joyeux compagnon. Dites-moi, est-il insensé aussi ?… Je crois qu’il l’est.
– Pourquoi ? demanda Gabriel.
– Parce qu’il ne se lasse jamais de se moquer de moi. Il ne fait que cela tout le long de la journée…Pourquoi ne venez-vous pas ?
– Où ?
– Là-haut. Il vous demande. Restez… À propos ; et lui, où est son ombre ? Voyons. Vous qui êtes un homme raisonnable, dites-moi ça.
– À côté de lui, Barnabé, à côté de lui,je suppose, répondit le serrurier.
– Non, répliqua-t-il en secouant la tête.Devinez encore.
– Elle est allée se promener, peut-être bien ?
– Il a changé d’ombre avec une femme,chuchota l’idiot à son oreille, et puis il recula d’un air de triomphe. Son ombre à elle est toujours avec lui, et son ombre à lui toujours avec elle. C’est un jeu, je pense, hein ?
– Barnabé, dit le serrurier d’un air grave, venez ici, mon garçon.
– Je sais ce que vous voulez me dire. Je sais ! répliqua-t-il en s’éloignant de lui. Mais je suis un malin, je me tais. Je ne vous dis qu’une chose : Êtes-vous prêt ? »
En achevant ces mots, il saisit la lumière, et l’agita sur sa tête avec un rire égaré.
– Doucement, bellement, dit le serrurier,déployant toute son influence pour le maintenir calme et paisible.Je croyais que vous étiez allé dormir.
– Voilà comme je dormais, répondit-il les yeux démesurément ouverts. Il y avait de grandes figures allant et venant, tout près de ma figure, et ensuite, un mille plus loin, des endroits bas à travers lesquels il fallait ramper, bon gré malgré ; de hautes églises du faîte desquelles il fallait tomber ; une foule d’étranges créatures se pressant les unes contre les autres de la tête aux pieds pour s’asseoir sur le lit.C’est dormir cela, hein ?
– Des rêves, Barnabé, des rêves, dit le serrurier.
– Des rêves ! répéta-t-il doucement en s’approchant de lui. Ce ne sont pas des rêves.
– Qu’est-ce donc, répliqua le serrurier,si ce ne sont pas des rêves ?
– Je rêvais, dit Barnabé, en passant son bras dans le bras de Varden et en regardant de fort près sa figure,tandis qu’il lui chuchotait sa réponse. Je rêvais précisément tout à l’heure que quelque chose (cela avait la forme d’un homme) me suivait, venait sans bruit derrière moi, ne voulait pas me laisser,mais était toujours à se cacher et à se tapir, comme un chat, dans des coins noirs, et à attendre mon passage ; alors cela sortait en rampant et cela venait sans bruit derrière moi.M’avez-vous jamais vu courir ?
– Plus d’une fois, vous le savez bien.
– Jamais vous ne m’avez vu courir comme je l’ai fait dans ce rêve. Cela se mit à ramper encore pour me harceler : plus près, plus près, plus près. Je courus plus vite, je sautai, je m’élançai hors du lit, et vers la fenêtre, et là dans la rue en bas. Mais il nous attend. Venez-vous ?
– Quoi ! dans la rue en bas, cher Barnabé ? » dit Varden, s’imaginant découvrir quelque rapport entre cette vision et ce qui s’était passé tout à l’heure.
Barnabé le regarda fixement, marmotta des paroles incohérentes, agita de nouveau la lumière sur sa tête, rit,et serrant le bras du serrurier contre le sien d’une manière plus étroite le conduisit à l’étage supérieur en silence.
Ils entrèrent dans une chambre à coucher des plus simples, garnie de quelques chaises dont les pieds en fuseau donnaient la date de leur naissance. Le reste de l’ameublement n’avait pas grande valeur ; mais il était tenu avec beaucoup de propreté.
Dans une bergère devant le feu, pâle et affaibli par une perte de sang considérable, était penché Édouard Chester, le jeune gentleman qui avait le premier quitté le Maypole,durant la soirée précédente. Il tendit la main au serrurier, et lui souhaita la bienvenue comme à son sauveur et à son ami.
« Ne me remerciez pas davantage,monsieur, ne me remerciez pas davantage, dit Gabriel. J’en aurais fait au moins autant, j’espère, pour n’importe qui dans une position si critique, et à plus forte raison pour vous, monsieur.Il y a de par le monde certaine demoiselle, ajouta-t-il avec quelque hésitation, qui a été plus d’une fois pleine de bonté pour nous, et naturellement nous en avons de la reconnaissance.J’espère, monsieur, que ce que je dis là ne vous offense pas. »
Le jeune homme sourit et secoua la tête ;il fit en même temps un mouvement sur sa chaise comme s’il eût souffert.
« Ce n’est presque rien, dit-il en réponse au regard d’intérêt du serrurier : un pur malaise qui provient au moins autant de l’ennui d’être claquemuré ici que de ma légère blessure ou du sang que j’ai perdu. Veuillez vous asseoir,monsieur Varden.
– Si ce n’est pas trop hardi de ma part,monsieur Édouard, de m’appuyer sur votre fauteuil, répliqua le serrurier, faisant comme il disait et se penchant par-dessus lui,je resterai debout ; ce sera plus commode pour parler bas.Barnabé n’est pas dans son humeur la plus calme ce soir, et en pareil cas la conversation ne lui fait jamais de bien. »
Tous deux jetèrent un coup d’œil sur l’objet de cette observation. Il avait pris un siège de l’autre côté du feu, et avec son sourire insignifiant s’occupait à emmêler sur ses doigts un écheveau de fil.
« Je vous prie, monsieur, de me raconter exactement, dit Varden en parlant plus bas encore, ce qui vous est arrivé hier soir. J’ai des motifs pour m’en informer. Quand vous quittâtes le Maypole, vous étiez seul ?
– Et je poursuivis seul ma route vers la maison, jusqu’à ce que je fusse parvenu à l’endroit où vous m’avez trouvé. Là j’entendis le galop d’un cheval.
– Derrière vous ? dit le serrurier.
– Oui, en effet, derrière moi. C’était un cavalier seul, qui bientôt m’atteignit, et, arrêtant son cheval, me demanda la route de Londres.
– Vous étiez sur vos gardes, monsieur,sachant qu’une foule de voleurs de grands chemins bat le pays dans toutes les directions ? dit Varden.
– J’étais sur mes gardes, mais je n’avais qu’une cravache, ayant eu l’imprudence de laisser mes pistolets dans leurs fontes au fils de l’aubergiste. J’indiquai à ce cavalier son chemin. Avant que mes paroles fussent sorties de mes lèvres, il se précipita sur moi d’un élan furieux, comme s’il eût voulu me fouler à terre sous les sabots de son cheval. En me jetant de côté,je glissai et je tombai. Vous m’avez ramassé là avec ce coup de poignard et une ou deux vilaines contusions, et sans ma bourse,dans laquelle il aura trouvé peu de chose pour ses peines. Et maintenant, monsieur Varden, ajouta-t-il en donnant au serrurier une poignée de main, sauf toute l’étendue de ma gratitude envers vous, vous en savez autant que moi.
– Si ce n’est, dit Gabriel en se penchant encore davantage, et regardant avec précaution leur silencieux voisin, si ce n’est en ce qui concerne le voleur lui-même. À quoi ressemblait-il, monsieur ? Parlez bas, s’il vous plaît.Barnabé n’y entend pas malice ; mais je l’ai observé plus souvent que vous, et je sais, quoique vous ne le supposiez guère,qu’il nous écoute en ce moment. »
Il fallait une extrême confiance dans la véracité du serrurier, pour faire croire à n’importe qui ce qu’il avançait là : car tous les sens et toutes les facultés de Barnabé paraissaient absorbés par son écheveau de fil, à l’exclusion de tout autre objet. Le jeune homme en laissa percer quelque chose sur sa figure, car Gabriel lui répéta ce qu’il venait de dire, et avec plus d’insistance que la première fois ;puis, lançant un nouveau coup d’œil vers Barnabé, il demanda de nouveau au blessé à quoi ressemblait l’homme.
« La nuit était si sombre, dit Édouard,l’attaque fut si soudaine, il était tellement enveloppé,emmitouflé, que je pus à peine établir une ressemblance. Je trouve que…
– Ne le nommez pas, monsieur, interrompit le serrurier en suivant son regard vers Barnabé ; je sais qu’il l’a vu. J’ai besoin de savoir ce que vous avez vu, vous.
– Tout ce que je me rappelle, dit Édouard, c’est que quand il arrêta son cheval, son chapeau fut enlevé par un coup de vent. Il le rattrapa et le remit sur sa tête ; je remarquai qu’elle était ceinte d’un foulard noir. Il y a un étranger qui est entré au Maypole pendant que j’ y étais ; je ne l’ai pas vu, parce que je me tenais à l’écart pour des raisons personnelles ; et, lorsque je me levai afin de quitter la salle, et que je jetai un regard autour de moi, il était dans l’ombre de la cheminée, et caché à mes yeux. Mais, si cet étranger et le voleur étaient deux personnes différentes, leurs voix avaient une ressemblance extraordinaire : car, sitôt que l’homme m’adressa la parole sur la route, je reconnus son accent et son langage.
– C’est bien ce que je craignais. L’homme même qui était là ce soir, pensa le serrurier, en changeant de couleur. Quelle ténébreuse affaire que tout ceci ?
– Halloa ! lui cria aux oreilles une voix rauque. Halloa, halloa, halloa ! Coa, coa, coa. Qu’est-ce que c’est que ça ! Halloa ! »
L’interlocuteur qui fit tressaillir le serrurier, comme si c’eût été quelque être surnaturel, était un grand corbeau qui s’était perché au sommet de la bergère, sans être vu de Varden ou Édouard, et qui écoutait, avec une attention polie et la plus singulière prétention de comprendre chaque mot, tout ce qui avait été dit jusqu’à ce moment, tournant sa tête de l’un à l’autre, comme s’il était appelé là pour juger leur cas, et qu’il fût de la dernière importance qu’il ne perdît pas un mot de l’affaire.
« Regardez-le, dit Varden, partagé entre son admiration pour l’oiseau et une sorte de crainte qu’il semblait en avoir. Avez-vous jamais vu un lutin plus rusé ? Oh !c’est un terrible compère ! »
Le corbeau, dont la tête était toute penchée d’un côté, et dont l’œil étincelait comme un diamant, garda un silence pensif pendant quelques secondes ; puis il répliqua,d’une voix si rauque et si lointaine qu’elle paraissait plutôt venir à travers son épais plumage que de son bec et de son gosier :
« Halloa, halloa, halloa ! Qu’est-ce que c’est ? Allons, courage. N’aie pas peur. Coa, coa, coa. Je suis un démon, je suis un démon, je suis un démon.Hourra ! »
Et alors, comme si son rôle infernal le transportait de bonheur, il se mit à siffler.
« Je crois, ma parole d’honneur, qu’il sait ce qu’il dit. Je vous jure que je le crois, reprit Varden.Voyez-vous de quelle façon il me regarde, comme s’il savait aussi ce que je viens de dire ? »
À cela l’oiseau, se balançant en quelque sorte sur la pointe du pied, et remuant son corps en haut et en bas comme pour une espèce de danse grave, repartit : « Je suis un démon, je suis un démon, je suis un démon, » et fit battre ses ailes contre ses flancs, comme s’il crevait de rire. Barnabé claqua des mains et se roula tout bonnement sur le plancher dans un accès d’enthousiasme et de joie.
« D’étranges camarades, monsieur !dit le serrurier en secouant la tête, tandis que son regard allait de l’un à l’autre. C’est l’oiseau qui a tout l’esprit.
– Étranges vraiment ! dit Édouard,présentant son doigt au corbeau, qui, en reconnaissance de ce geste amical, plongea aussitôt pour le saisir de son bec de fer. Est-il âgé ?
– C’est un enfant, répliqua le serrurier : cent vingt ans, ou environ. Barnabé, mon ami,appelez-le pour qu’il descende.
– L’appeler ! répéta Barnabé se dressant sur son séant au milieu du plancher et regardant Gabriel d’un air hébété, en même temps qu’il rejeta en arrière ses cheveux épars sur son visage. Mais qui donc le ferait venir à volonté ? C’est lui qui m’appelle et me fait venir où il veut.Il marche devant, et moi à sa suite. Il est le maître, et je suis le domestique. Est-ce la vérité, Grip ? »
Le corbeau fit entendre une sorte de croassement court, confortable, confidentiel ; un croassement très expressif, qui semblait dire : « Vous n’avez pas besoin d’initier ces gens-là à nos secrets. Nous nous comprenons bien tous deux. Ça suffit. »
« Moi le faire venir ! cria Barnabé en montrant l’oiseau. Lui qui ne dort jamais ; c’est tout au plus s’il cligne des yeux ! Mais, n’importe à quel instant de la nuit, vous pourriez voir ses yeux dans l’obscurité de ma chambre, comme deux étincelles. Chaque nuit, et tant que la nuit dure, il est bien éveillé, allez, et il se parle à lui-même, en pensant à ce qu’il fera le lendemain, et où nous irons, et à ce qu’il volera, cachera, enfouira. Moi le faire venir !Ha ! ha ! ha ! »
Changeant d’idée, le corbeau parut disposé à descendre de lui-même. Après un rapide examen du plancher, et quelques regards obliques jetés au plafond et sur chacun des assistants à tour de rôle, il voltigea en bas et alla vers Barnabé,non point en sautant, ni en marchant, ni en courant, mais du pas d’un élégant prétentieux qui, avec des bottes excessivement étroites, essaye de passer bien vite sur de petites pierres qui roulent sous ses pieds. Puis, montant sur la main que lui avait tendue Barnabé, et consentant à se tenir au bout de son bras, il fit entendre une série de sons assez comparables au glouglou de longs bouchons tirés de quelques douzaines de bouteilles, après quoi il confirma de nouveau d’une voix fort distincte que sa naissance et son parent age infernal sentaient le roussi.
Le serrurier secoua la tête (peut-être parce qu’il ne savait pas trop si cette créature n’était pas réellement autre chose qu’un oiseau), peut-être parce qu’il s’apitoyait sur Barnabé, qui tenait pendant ce temps-là le corbeau entre ses bras,et se roulait avec lui sur le plancher. Lorsqu’il leva ses yeux de dessus le pauvre garçon, il rencontra ceux de sa mère ; elle était entrée dans la chambre, et regardait en silence.
Sa figure était toute pâle, même ses lèvres ; mais elle avait dominé son émotion, et rendu à son regard son calme habituel. Varden s’imagina que, lorsqu’il lui lança un coup d’œil, elle s’était cachée de sa vue, et que, pour mieux l’éviter, elle s’occupait du jeune blessé.
Il était temps qu’il se couchât, disait-elle.Il devait être transporté chez lui le lendemain, et il avait déjà dépassé d’une grande heure le temps où il pouvait être levé. Sur cette insinuation, le serrurier se prépara à prendre congé.
« À propos, dit Édouard en lui donnant une poignée de main et en promenant ses regards de Varden à la veuve et de la veuve à Varden, quel bruit y avait-il donc en bas ? J’ai entendu votre voix au milieu de ce tapage, et je vous eusse fait cette question auparavant, si notre autre conversation ne m’avait pas fait passer cela de la mémoire.Qu’était-ce donc ?
Le serrurier la regarda et se mordit la lèvre.Elle s’appuya contre la bergère et fixa ses yeux vers le plancher.Barnabé aussi écoutait.
« Quelque fou, monsieur, ou quelque ivrogne, dit enfin Varden, regardant, fixement la veuve pendant qu’il parlait. Il s’était trompé de maison, et il voulait entrer ici comme chez lui. »
Elle respira plus librement, mais resta debout dans une complète immobilité. Lorsque le serrurier souhaita le bonsoir, et que Barnabé leva la chandelle pour l’éclairer jusqu’au bas de l’escalier elle la lui prit, et lui ordonna, peut-être avec plus de hâte et de vivacité que n’en comportait une si légère circonstance, de ne pas bouger. Le corbeau les suivit, pour avoir la satisfaction de constater si tout était en bas comme il fallait,et, quand ils eurent atteint la porte de la rue, il resta sur la dernière marche, faisant entendre d’innombrables glouglous de bouteilles qu’on débouche.
D’une tremblante main elle détacha la chaîne,poussa en dehors le verrou et tourna la clef. Comme elle avait sa main sur le loquet, le serrurier lui dit à voix basse :
« J’ai fait ce soir un mensonge en votre faveur, Marie, et en faveur des temps passés et de nos anciennes relations, j’aurais dédaigné d’en faire autant pour mon propre compte. J’espère n’avoir pas fait de mal, ni causé de mal à personne. Je ne peux écarter les soupçons que vous m’avez donnés malgré moi, et c’est avec répugnance, je vous le dis franchement,que je laisse M. Édouard ici. Prenez garde qu’il ne lui arrive aucun mal. La sûreté de ce toit m’est suspecte, et je me réjouis de savoir qu’il s’en éloignera bientôt. Maintenant, laissez-moi sortir. »
Un moment elle cacha sa figure dans ses mains et pleura, mais, résistant à l’impétueux besoin qu’elle avait évidemment de lui répondre, elle ouvrit la porte, tout juste la place de passer, et lui fit signe de s’en aller. Le serrurier était encore sur le pas de la porte, qu’on l’avait déjà fermée derrière lui à clef et tendu la chaîne ; le corbeau, s’associant à ces précautions, aboyait de son côté comme un vigoureux chien de garde.
« Cette ligue avec un personnage de mauvaise mine, un échappé de gibet… pendant Édouard l’entend ici de sa retraite ! La présence de Barnabé, venu le premier sur le lieu de l’événement, la nuit dernière ! Se pourrait-il que cette femme, qui a toujours eu la meilleure réputation fût devenue secrètement complice de tels crimes ! dit le serrurier se livrant à ses rêveries. Que le ciel me pardonne si j’ai tort, et qu’il ne m’envoie que des pensées de justice, mais elle est pauvre,la tentation peut bien être grande, et nous entendons parler tous les jours de choses qui ne sont pas plus extraordinaires. Oui, oui,aboie, mon ami. Il y a quelque chose là-dessous ; le diable ou le corbeau s’en mêle, j’en mettrais bien ma main au feu.
Mme Varden était une dame de cette humeur qu’on appelle communément incertaine ; ce qui signifie, quand on veut tirer les choses au clair, une humeur au contraire trop certaine d’incommoder plus ou moins tout le monde. Ainsi, il arrivait en général que, quand les autres étaient gais,Mme Varden était triste, et que, quand les autres étaient tristes, Mme Varden était disposée à être d’une gaieté surprenante. Véritablement la digne ménagère était d’une nature si capricieuse, que non seulement elle s’élevait au-dessus du génie de Macbeth par son aptitude à montrer, en un tour de main, sagesse et stupéfaction, modération et fureur, loyauté et indifférence ;mais encore sa voix changeait de gamme, montait et descendait dans tous les tons et tous les modes possibles en moins d’un petit quart d’heure ; en un mot, elle savait manœuvrer le triple carillon et jouer à toute volée des instruments éclatants du clocher féminin, avec une adresse et une rapidité d’exécution qui étonnaient tous les auditeurs.
Une observation faite sur cette bonne dame(qui ne manquait pas de charmes en sa personne, car on la trouvait potelée et de même appétissante, quoique, comme sa charmante fille,un peu courte de taille), c’était que son humeur incertaine se fortifiait et s’augmentait en raison de sa prospérité temporelle ; et il ne manquait pas de gens très sensés, ma foi, hommes et femmes, en liaison d’amitié avec le serrurier et sa famille, qui allaient jusqu’à dire qu’une culbute d’une demi-douzaine de tours sur l’échelle du monde, tels que, la banqueroute d’une banque où son mari plaçait son argent, ou quelque autre accident de ce genre, la rendrait et sans faute une des dames du plus agréable commerce ici-bas. Je n’ai pas à m’expliquer sur cette conjecture bien ou mal fondée, toujours est-il que les esprits, comme les corps, tombent souvent dans un état fâcheux où ils se couvrent de pustules par pur excès de bien être, et, comme eux, se guérissent souvent avec des remèdes nauséabonds, d’un goût affreux au palais.
Le principal auxiliaire et l’âme damnée de Mme Varden, mais en même temps la principale victime de ses colères, était son unique servante, une demoiselle Miggs, ou, comme on l’appelait, conformément à ces préjuges sociaux qui élaguent et étêtent chez les pauvres filles de service tout ce luxe de politesse, Miggs. Cette Miggs était une grande jeune demoiselle,très adonnée aux socques dans la vie privée, mince et acariâtre,qui aurait pu être mieux faite, et, sans avoir absolument une mauvaise physionomie, d’un visage acide comme du vinaigre. En principe général et comme pure abstraction, Miggs soutenait que le sexe mâle était extrêmement méprisable et indigne d’attention,qu’il était volage, faux, bas, fat, enclin au parjure, et totalement dénué de mérite. Lorsqu’elle était exaspérée contre les hommes d’une façon particulière (ce qui arrivait au dire des médisants, dans les moments où elle avait le plus à se plaindre des mépris de Sim Tappertit), elle avait coutume de souhaiter, avec une grande énergie, que toutes les femmes vinssent à mourir un beau jour, pour apprendre aux hommes à mieux connaître la valeur de ces créatures célestes auxquelles ils attachent si peu de prix ;oui, dans le transport de son patriotisme féminin, elle allait jusqu’à déclarer quelquefois que, si on pouvait lui garantir un bon nombre, un chiffre rond de dix mille jeunes vierges, par exemple,prêtes à l’imiter, elle n’hésiterait pas, pour faire dépit au sexe masculin, à se pendre, à se noyer, à se poignarder, à s’empoisonner elle même, avec une joie indicible.
Ce fut la voix de Miggs qui salua le serrurier, quand il frappa à la porte de sa maison, d’un cri perçant de : « Qui est là ?
– C’est moi, ma fille, c’est moi,répondit Gabriel.
– Quoi, déjà, monsieur ! dit Miggs,ouvrant la porte d’un air de surprise. Nous mettions justement notre bonnet de nuit pour veiller, moi et ma maîtresse. Oh !elle a été si mal ! »
Miggs dit cela d’un air de candeur et de sollicitude peu commun ; mais la porte de la salle à manger était toute grande ouverte, et Gabriel, sachant parfaitement pour qui c’était dit, lui jeta en passant un regard qui n’était rien moins que satisfait.
« C’est monsieur qui rentre, mame, cria Miggs, courant devant lui dans la salle à manger. C’est vous qui aviez tort, mame, et c’est moi qui avais raison. Je pensais bien qu’il ne nous ferait pas veiller si tard, deux nuits de suite. Ce n’est pas monsieur qui ferait ça. J’en suis contente, mame, à cause de vous. Je suis un peu… ici Miggs pleurnicha… un peu tourmentée par le sommeil moi-même, je l’avoue maintenant, mame, quoique je n’aie pas voulu en convenir quand vous me l’avez demandé. Mais ça ne fait rien, mame, naturellement.
– Vous auriez mieux fait, dit le serrurier, qui aurait bien voulu que le corbeau de Barnabé fût là pour mordre Miggs à la cheville, vous auriez mieux fait alors d’aller vous coucher tout de suite.
– Je vous remercie, monsieur, de tout mon cœur, répliqua Miggs. Je n’aurais pu reposer en paix, ni fixer mes pensées sur mes prières, sans la certitude que madame était confortablement dans son lit ; et, franchement, il y a déjà bien des heures qu’elle devrait y être.
– Vous jasez beaucoup, mademoiselle, dit Varden en ôtant son pardessus et la regardant de travers.
– Je vous comprends, monsieur, cria Miggs la rougeur au front, et je vous remercie de tout mon cœur, j’oserai dire que, si je vous offense par mes égards pour ma maîtresse, je ne vous en dois point d’excuses, trop heureuse de m’attirer ainsi des tribulations et des peines. »
Ici Mme Varden, qui, la tête ensevelie dans un grand bonnet de nuit, avait été, pendant tout ce temps,absorbée par le Manuel protestant, regarda autour d’elle,et, pour reconnaître les exploits de Miggs son champion, lui commanda de se taire.
Chacun des petits os que Miggs pouvait avoir au cou et à la gorge se développa avec une plénitude de dépit tout à fait alarmante, et elle répliqua :
« Oui, mame, je me tairai.
– Comment vous trouvez-vous maintenant,ma chère amie ? dit le serrurier en s’asseyant auprès de sa femme (qui avait repris son livre) et se frottant rudement les genoux pendant qu’il faisait cette question.
– Vous êtes bien en peine de le savoir,n’est-ce pas ? répondit Mme Varden, ses yeux sur le texte, vous qui n’avez pas été auprès de moi de toute la journée,et qui m’abandonneriez bien tout de même, quand je serais à l’article de la mort !
– Ma chère Marthe ! » dit Gabriel.
Mme Varden tourna la page, puis elle revint à la dernière ligne de la page précédente, pour s’assurer parfaitement des derniers mots, puis elle continua de lire, de l’air d’une personne qui étudie avec un profond intérêt.
« Ma chère Marthe dit le serrurier,comment pouvez vous dire pareilles choses, quand vous savez bien que vous ne les pensez pas ? Quand vous seriez à l’article de la mort ! mais, si vous aviez la moindre indisposition un peu sérieuse, est-ce que je ne serais pas continuellement auprès de vous ?
– Oui, cria Mme Varden fondant en larmes, oui, vous y seriez. Je n’en doute pas, Varden. Certainement vous y seriez. Autant me dire tout de suite que vous planeriez autour de moi comme un vautour, attendant que j’eusse rendu l’âme pour pouvoir aller en épouser une autre. »
Miggs, par sympathie, fit entendre un gémissement, un petit gémissement court, réprimé dès sa naissance,et changé en une quinte de toux. La servante semblait dire« Je n’en peux mais ; ça m’est arraché par l’affreuse brutalité de ce monstre de maître. »
« Mais vous me briserez le cœur un de ces jours ajouta Mme Varden avec plus de résignation, et alors nous serons heureux tous les deux. Mon seul désir est de voir Dolly bien établie, et quand elle le sera, vous pourrez m’établir, moi aussitôt que vous voudrez.
– Ah ! cria Miggs, et elle toussa de nouveau.
Le pauvre Gabriel tortilla sa perruque en silence pendant quelque temps et alors il dit avec douceur :« Est-ce que Dolly est allée se coucher ?
– Votre maître vous parle, dit Mme Varden, regardant sévèrement par-dessus son épaule Miggs qui attendait ses ordres.
– Non ma chère amie, c’est à vous que je parle, répliqua le serrurier toujours avec douceur.
– Ne m’entendez-vous pas Miggs ?cria la dame opiniâtre en frappant du pied le plancher. Voilà que vous commencez vous aussi, n’est-ce pas ? à ne tenir aucun compte de moi maintenant. Mais on vous en donne l’exemple. »
À ce cruel reproche, Miggs, dont les larmes étaient toujours prêtes à grandes ou petites doses, selon les cas,dans le plus bref délai et sans s’inquiéter des motifs, se mit à pleurer violemment, en tenant ses deux mains serrées pendant ce temps-là sur son cœur, comme si cette précaution pouvait seule l’empêcher de se rompre en mille morceaux. Mme Varden, qui possédait la même faculté à un haut degré de perfection, pleura à l’unisson, mais ma foi ! Miggs ne tarda pas à être débordée et céda la première, et, sauf un soupir qui semblait dans l’occasion trahir quelque arrière-pensée de vouloir éclater derechef, elle laissa sa maîtresse en possession du champ de bataille.
Sa supériorité bien constatée, cette dame mit également un prompt terme à ses pleurs, et tomba dans une paisible mélancolie.
Le soulagement était si grand, et la fatigue des incidents de la veille était si accablante pour le serrurier,qu’il pencha sa tête sur sa chaise et eut dormi là toute la nuit,si la voix de Mme Varden, après une pause de quelque cinq minutes, ne l’avait éveillé en sursaut.
« S’il m’arrive, dit Mme Varden, non plus d’une voix querelleuse, mais de l’accent d’une monotone remontrance, d’être de bonne humeur, s’il m’arrive d’être gaie,s’il m’arrive d’être plus qu’à l’ordinaire disposée au plaisir de la conversation, voilà comme on me traite.
– De bonne humeur comme vous étiez, mame,il n’y a qu’une demi-heure ! cria Miggs. Je n’ai jamais vu si agréable compagnie !
– Parce que, dit Mme Varden, parce que jamais je ne me mêle de quoique ce soit, jamais je n’interromps, parce que jamais je ne demande pourquoi l’on va,pourquoi l’on vient ; parce que tout mon esprit et toute mon âme ne sont appliqués qu’à faire les économies que je peux faire dans mon ménage, et à travailler dans l’intérêt de cette maison,voilà les épreuves qu’on me destine pour récompense.
– Marthe, dit vivement le serrurier, qui tâchait d’avoir l’air aussi réveillé que possible, de quoi vous plaignez-vous ? Je suis réellement venu chez nous avec le plus vif désir d’être heureux. Oui, c’est la pure vérité.
– De quoi je me plains ! rétorqua sa femme. Y a-t-il rien de plus glacial que de voir un mari bouder, et s’endormir aussitôt après son retour à la maison, que de le voir vous éteindre toute chaleur au cœur, et jeter de l’eau froide sur le foyer domestique ? N’est-ce pas naturel, quand je sais qu’il était sorti pour une affaire à laquelle je m’intéresse autant que personne au monde, que je souhaite savoir ce qui s’est passé,ou qu’il se croie obligé de me le dire sans que je le lui demande les mains jointes ? Est-ce naturel, oui ou non ?
– Je suis très fâché, Marthe, de n’avoir pas su cela plus tôt, dit l’excellent serrurier. Je craignais vraiment que vous ne fussiez pas disposée à une conversation divertissante. je vous dirai tout ce que vous voudrez, je serai trop heureux de vous le dire, ma chère amie.
– Non, Varden, répliqua sa femme en se levant avec dignité. Non, je vous remercie, je ne suis pas un enfant qu’on corrige, pour le caresser une minute après, je suis trop âgée pour cela, Varden, Miggs, prenez la lumière. Vous du moins, Miggs, vous pouvez être gaie ! Vous êtes bienheureuse. »
Miggs qui, jusqu’à ce moment, avait été dans les abîmes de la compassion la plus désespérée, passa instantanément à toute l’allégresse imaginable, et secouant la tête tandis qu’elle lançait un coup d’œil au serrurier, elle emporta à la fois sa maîtresse et la chandelle.
« Qui donc croirait, pensa Varden en haussant les épaules et rapprochant du feu sa chaise, que cette femme put jamais être enjouée et agréable ? Et cependant c’est la vérité. Allons, c’est bon, nous avons tous nos défauts. Je neveux pas insister sur les siens : il y a trop longtemps que nous sommes mari et femme pour cela. »
Il s’assoupit de nouveau, et de bon cœur,grâce à son heureux caractère bon et cordial. Lorsqu’il eut fermé les yeux, la porte conduisant aux étages supérieurs s’ouvrit, et il en sortit une tête qui, en le voyant, se rejeta en arrière avec précipitation.
« Je voudrais bien, murmura Gabriel s’éveillant au bruit et regardant autour de la salle, je voudrais bien que quelqu’un épousât Miggs, mais c’est impossible ! Je serais fort étonné qu’il y eût un fou assez fou dans ce monde pour épouser Miggs ! »
C’était là un si vaste sujet de réflexions que notre homme s’assoupit encore une fois, et dormit jusqu’à ce que le feu fût entièrement consumé. Enfin il se réveilla de lui même ; et, après avoir fermé à double tour la porte de la rue,selon l’usage, et mis la clef dans sa poche, il alla se coucher.
La salle n’était dans l’obscurité que depuis quelques minutes lorsque la tête apparut encore, et que Sim Tappertit entra, portant à la main une petite lampe.
« Que diable a-t-il donc eu à faire pour me boucher le passage si tard ? marmotta Sim en passant dans l’atelier et mettant sa lampe sur la forge. Voilà déjà la moitié de la nuit d’écoulée ! Chien de métier, de rouille et de ferraille ! je n’y ai jamais gagné, sur mon âme, que cette pièce de canaillerie. »
En parlant ainsi, il tira du côté droit ou plutôt du gousset de la jambe droite de sa culotte, une grande clef grossièrement fabriquée ; il l’introduisit avec précaution dans la serrure fermée par son maître, et il ouvrit la porte doucement. Cela fait, il remit dans sa poche son chef-d’œuvre clandestin ; puis laissant la lampe allumée, et fermant la porte avec soin et sans bruit, il se glissa dans la rue, aussi peu soupçonné du serrurier dormant d’un profond sommeil, que de Barnabé lui-même en proie aux fantômes de ses rêves.
Lorsqu’il fut hors de la maison du serrurier,Sim Tappertit mit de côté ses manières circonspectes, et, prenant en leur place des airs de tapageur, de fanfaron, de batteur d’estrade, qui n’hésiterait pas à tuer un homme et à le manger tout cru au besoin, il chemina de son mieux le long des rues obscures.
Faisant de temps à autre une demi-pause pour taper sur sa poche, afin de s’assurer qu’il avait bien son passe-par tout, il marcha en toute hâte vers Barbican[10], et, tournant dans l’une des plus étroites des étroites rues qui divergeaient de ce point central, il ralentit son pas et il essuya son front en sueur, comme s’il était près d’atteindre le terme de sa course.
Le lieu n’était pas d’un très bon choix pour une promenade nocturne, car il jouissait véritablement d’une renommée plus qu’équivoque et n’avait pas une apparence des plus engageantes. De la rue principale, ou plutôt de la ruelle où il était entré, une allée basse conduisait dans une cour borgne,profondément noire, non pavée, et exhalant des odeurs stagnantes.Ce fut sur ce terrain de mauvaise mine que l’apprenti fugitif du serrurier chercha sa route à tâtons, et que, s’arrêtant devant une maison dont la façade, sale et pourrie, portait le grossier simulacre d’une bouteille suspendue pour enseigne comme quelque malfaiteur à la potence, il frappa trois fois de son pied une grille en fer. Après avoir attendu en vain quelque réponse à son signal, M. Tappertit s’impatienta, et frappa la grille trois fois encore ; puis un nouveau délai, mais cette fois il ne fut pas de longue durée : le sol parut s’ouvrir à ses pieds, et une tête raboteuse apparut.
« Est-ce le capitaine ? dit une voix aussi raboteuse que la tête.
– Oui, répondit M. Tappertit avec hauteur, en même temps qu’il descendait. Qui donc pourrait-ce être ?
– Il est si tard que nous ne comptions plus sur vous, répliqua la voix, pendant que l’orateur s’arrêtait pour fermer la grille et l’attacher. Vous venez tard, monsieur.
– Marchez, dit M. Tappertit avec une sombre majesté, et pas d’observations avant que je vous y autorise.En avant, marche ! »
Ce dernier mot de commandement était peut-être quelque peu théâtral et superflu, d’autant plus qu’on descendait par un escalier très étroit, roide et glissant, et que la moindre précipitation, le moindre écart de la trace battue, devait aboutir à un tonneau d’eau tout béant. Mais M. Tappertit, qui, à l’exemple d’autres grands commandants, aimait les grands effets et le déploiement de la dignité personnelle, cria derechef :« En avant, marche ! » de la voix la plus rauque qu’il put trouver dans ses poumons ; puis il descendit le premier, les bras croisés et les sourcils froncés, jusqu’au bas des degrés de la cave, où il y avait une petite chaudière en cuivre fixée dans un coin, une chaise ou deux, un banc et une table, un feu qui ne brillait pas beaucoup, et un lit à roulettes, couvert d’une espèce de bure rapiécée et déguenillée.
« Salut, noble capitaine ! »cria un maigre personnage en se levant, comme s’il se réveillait.
Le capitaine fit un signe de tête ; puis,ôtant son pardessus, il se tint debout, en composant son attitude,et, dans tout l’éclat de sa dignité, il lança son œillade à son acolyte.
« Quelles nouvelles ce soir ?demanda-t-il en le regardant jusqu’au fin fond de l’âme.
– Rien de particulier, répondit l’autre en s’étendant (et il était si long déjà, que c’était chose tout à fait alarmante que de le voir s’étendre ainsi). Pourquoi donc venez-vous si tard ?
– Peu vous importe, fut la seule réponse que daigna faire le capitaine.
– La salle est-elle préparée ?
– Elle l’est, répliqua son acolyte.
– Le camarade… est-il ici ?
– Oui, et les autres en petit nombre.Vous les entendez ?
– Ils jouent aux quilles ! dit le capitaine avec humeur. Des têtes légères ! des hommes de plaisir ! »
On ne pouvait avoir de doute sur l’amusement spécial auquel se livraient ces esprits inférieurs : car, même dans l’atmosphère renfermée et étouffée de la cave, le bruit retentissait comme un tonnerre lointain. Certes, à première vue, le choix d’un pareil lieu pour un pareil délassement pouvait paraître singulier, si les autres caves ressemblaient à celles où avait eu lieu ce colloque ; car le sol était de la terre cuite, le muret la voûte de simple brique, tapissée de limaçons et de limaces.L’air était écœurant, corrompu et malsain. On aurait cru, d’après un fumet prononcé qui dominait entre les diverses odeurs de l’endroit qu’on s’en était servi, à une époque peu reculée, comme d’un magasin à fromages : circonstance explicative de l’humidité graisseuse répandue de toute part en même temps qu’elle faisait naître dans l’esprit l’agréable idée des rats, amateurs de fromages. La localité, en outre, était naturellement humide, et l’on voyait de petits champignons surgir de chaque coin vermoulu.
Le propriétaire de cette charmante retraite,auquel appartenait également la tête raboteuse mentionnée ci-dessus, car il portait une vieille perruque à nœud aussi nue et aussi sale qu’un balai usé, les avait rejoints, pendant ce temps-là, et il se tenait un peu à l’écart, se frottant les mains,remuant son menton hérissé de soies de porc toutes blanches, et souriant en silence. Ses yeux étaient fermés ; mais eussent-ils été ouverts, on aurait facilement pu dire, d’après l’attentive expression de sa figure tournée vers eux, figure pâle et dépourvue de santé, comme on devait s’y attendre chez un homme voué à cette existence souterraine, comme aussi d’après un certain tremblement inquiet de ses paupières retroussées qu’il était aveugle.
« Stagg lui-même s’est endormi, dit le long camarade en indiquant d’un signe de tête ce personnage.
– Solidement, capitaine,solidement ! cria l’aveugle. Que veut boire mon noble capitaine ? Eau-de-vie, rhum, scubac ? Est-ce de la poudre trempée ou de l’huile brûlante ? Nommez quelque chose,cœur de chêne, et nous vous le procurerons, quand ce serait du vin des caves de l’évêque, ou de l’or fondu de la monnaie du roi Georges.
– Eh bien ! dit M. Tappertit d’une façon hautaine, quelque chose, et que ce soit vite servi, et pendant que vous y êtes, vous pouvez m’apporter ça, si vous le voulez, des caves du diable.
– Bravement parlé, noble capitaine !répliqua l’aveugle c’est parlé comme la gloire des apprentis. Ha ! ha ! des caves du diable ! Fameuse plaisanterie ! Le capitaine aime à rire. Ha, ha, ha !
– Je n’ai qu’un mot à vous dire mon beau garçon, dit M. Tappertit en lançant une œillade à l’hôte,pendant que ce dernier se dirigea vers un placard d’où il tira une bouteille et un verre, aussi négligemment que s’il avait eu la pleine jouissance de sa vue : c’est que, si vous faites ce vacarme, vous apprendrez que le capitaine n’aime pas toujours à rire. Vous m’entendez ?
– Il a les yeux sur moi ! cria Stagg, s’arrêtant tout court au moment où il revenait, et affectant de couvrir sa figure avec la bouteille. Je les sens, quoique je ne puisse pas les voir. Ôtez-les, noble capitaine ;détournez-les, car ils me percent jusqu’à l’âme, comme des vrilles. »
M. Tappertit sourit affreusement à son camarade ; et, dirigeant sur lui un autre regard en coulisse,une espèce de vis oculaire, sous l’influence de laquelle l’aveugle feignit d’éprouver une grande angoisse, une vraie torture, il lui commanda, d’un ton radouci, d’approcher et de se taire.
« Je vous obéis, capitaine, cria Stagg,en s’approchant et en versant à son chef une rasade, sans répandre une goutte, par la raison qu’il tint son petit doigt au bord du verre, et qu’il s’arrêta dès que la liqueur l’eut touché ;buvez, noble commandant. Mort à tous les maîtres, vivent tous les apprentis, et amour à toutes les belles demoiselles ! Buvez,brave général, et réchauffez votre cœur intrépide ! »
Tappertit daigna prendre le verre de la main de l’aveugle. Stagg alors mit un genou en terre, et frotta doucement les mollets de son chef, avec un air d’humble admiration.
« Que n’ai-je des yeux ! cria-t-il,pour voir les proportions symétriques de mon capitaine ! Quen’ai-je des yeux pour contempler ces deux jumeaux, fatals à la paixdes ménages !
– Laissez-moi ! ditM. Tappertit en abaissant son regard sur ses membres favoris.Voulez-vous me laisser, Stagg !
– Quand je touche les miens après, cria l’hôte les tapant d’un air de reproche, ils me sont odieux.Comparativement parlant, ils n’ont pas plus de forme que des jambes de bois, à côté des jambes moulées de mon noble capitaine.
– Les vôtres ! s’écria M. Tappertit, oh ! je le crois bien. N’allez-vous pas comparer ces vieux cure-dents-là avec mes propres membres ?c’est presque un manque de respect. Allons, prenez ce verre.Benjamin ouvrez la marche. À l’ouvrage !
En disant ces mots il recroisa ses bras, et,fronçant les sourcils avec une sombre majesté, il suivit son compagnon à travers une petite porte vers l’extrémité supérieure de la cave, et disparut, laissant Stagg à ses méditations personnelles.
La cave dans laquelle ils entrèrent, jonchée de sciure de bois et faiblement éclairée, séparait la première de celle où s’amusaient les joueurs de quilles, comme l’indiquait le bruit croissant et la clameur des langues. Ce bruit cessa soudain,toutefois, et fut remplacé par un profond silence, au signal du long camarade. Alors ce jeune monsieur, allant vers une petite armoire, en rapporta un fémur, qui, dans les siècles passés, avait dû faire partie intégrante de quelque individu au moins aussi long que lui, et il déposa cet os dans les mains de M. Tappertit.Celui-ci, le recevant comme un sceptre ou un bâton de maréchal,prit une mine farouche en relevant sur le haut de sa tête son chapeau à trois cornes, et monta sur une grande table, où un fauteuil d’apparat, joyeusement orné d’une couple de crânes, était tout prêt à le recevoir.
Il ne faisait que de s’installer, quand parut un autre jeune monsieur, portant entre ses bras un gros livre fermé avec une agrafe. Ce personnage adressa au président une profonde révérence, remit le livre au long camarade, s’approcha de la table,tourna le dos, et, se pliant en deux, se tint là dans la posture d’Atlas. Alors, le long camarade monta aussi sur la table ; et s’asseyant dans un fauteuil moins haut que celui de M. Tappertit, avec beaucoup de solennité et de cérémonie,plaça le gros livre sur les épaules de leur compagnon muet, aussi tranquillement que si c’eût été un pupitre de bois, et se prépara à y faire des inscriptions avec une plume de taille analogue.
Lorsque le long camarade eut fini ces préparatifs, il regarda M. Tappertit ; et M. Tappertit, faisant le moulinet avec l’os en question,frappa neuf fois sur l’un des crânes. Au neuvième coup, un troisième jeune monsieur entra par la porte menant au quartier des quilles, et, après un profond salut, il attendit les ordres du chef.
« Apprenti ! dit le puissant capitaine, qui attend là-bas ? » L’apprenti répondit qu’un étranger attendait pour solliciter son admission dans la société secrète des Chevaliers Apprentis, et une libre participation à leurs droits, privilèges et immunités. Là-dessus M. Tappertit fit de nouveau le moulinet avec le tibia de la présidence, et donnant au second crâne un coup prodigieux sur le nez, il s’écria : « Qu’on l’introduise ! » À ces terribles paroles l’apprenti salua encore, et se retira comme il était entré.
Bientôt apparurent à la même porte deux autres apprentis, ayant entre eux un troisième, dont les yeux étaient bandés. Il avait une perruque à bourse, un habit à larges pans,avec une garniture de galon terni ; il était en outre ceint d’une épée, conformément aux statuts de l’ordre qui réglaient l’introduction des récipiendaires, et qui leur enjoignaient de revêtir ce costume de cour et de le garder constamment dans de la lavande, pour s’en servir au besoin. L’un des parrains du récipiendaire tenait pointée à son oreille une espingole rouillée,et l’autre un très vieux sabre, avec lequel, tout en s’avançant, il découpait en l’air d’imaginaires ennemis, d’une façon sanguinaire et anatomique.
Comme ce groupe silencieux approchait,M. Tappertit enfonça son chapeau sur sa tête. Le récipiendaire mit alors sa main sur sa poitrine et s’inclina devant lui. Quand ilse fut suffisamment humilié, le capitaine ordonna de lui ôter le bandeau et lui fit subir l’épreuve de l’œillade.
« Ha ! dit le capitaine, d’un air pensif, à la suite de l’épreuve, continuez. » Le long camarade lut tout haut ce qui suit : « Marc Gilbert. Age, dix-neuf ans. Engagé avec Thomas Curzon, bonnetier, à la Toison d’Or,Aldgate. Aime la fille de Curzon. Ne peut pas dire si la fille de Curzon l’aime. Serait disposé à le croire. Curzon lui a tiré les oreilles le mardi de la semaine dernière. »
– Comment donc ? cria le capitaine,qui tressaillit.
– Pour avoir regardé sa fille, sauf votre respect, dit le récipiendaire.
– Écrivez : « Curzon dénoncé, » dit le capitaine. Mettez une croix noire devant le nom de Curzon.
– Sauf votre respect, dit le récipiendaire, ce n’est pas ce qu’il y a de pire. Il appelle son apprenti chien de paresseux, et lui supprime sa bière s’il ne travaille pas à son idée. En outre il lui donne à manger du fromage de Hollande, pendant qu’il mange lui-même du chester,monsieur ; et ne le laisse sortir le dimanche qu’une fois par mois.
– Ceci, dit gravement M. Tappertit,est un flagrant délit. Mettez deux croix noires au nom de Curzon.
– Si la société, dit le récipiendaire,qui était un gros lourdaud de mauvaise mine, avec la taille tournée et des yeux renfoncés très voisins l’un de l’autre, si la société voulait réduire sa maison en cendres, car il n’est pas assuré, ou lui donner une raclée le soir quand il revient de son club, ou m’aider à enlever sa fille et à l’épouser dans l’église de Fleet,bon gré mal gré… »
M. Tappertit agita son terrible bâton de commandement comme pour l’avertir de ne pas interrompre, et il ordonna de mettre trois croix noires au nom de Curzon.
« Ce qui signifie, dit-il en manière de gracieuse explication, vengeance complète et terrible. Apprenti,aimez-vous la Constitution ?
À cela le récipiendaire, se conformant aux instructions des parrains qui l’assistaient, répliqua :« Oui !
– L’Église, l’État, et toute chose établie, excepté les maîtres ? dit le capitaine.
– Oui ! » dit encore le récipiendaire.
Après quoi, il écouta d’un air docile le capitaine, qui, dans un discours préparé pour des circonstances semblables, lui narra comme quoi, sous cette même constitution (qui était gardée dans un coffre-fort quelque part, mais il ne pouvait dire où), les Apprentis avaient, aux temps passés, eu de droit des vacances fréquentes, qu’ils avaient cassé la tête aux gens par centaines, bravé leurs maîtres, oui-da, et même consommé quelques glorieux meurtres dans les rues, privilèges qu’on leur avait successivement arrachés en restreignant leurs nobles aspirations ; comme quoi les gênes dégradantes qu’on leur avait imposées étaient incontestablement imputables à l’esprit novateur de l’époque, et comme quoi ils s’étaient associés en conséquence pour résister à tout changement autre que ceux qui restaureraient les bonnes vieilles coutumes anglaises sous lesquelles ils voulaient vivre ou mourir. Après avoir mis en lumière ce qu’il y a de sagesse à savoir marcher à reculons,témoins l’écrevisse et cet ingénieux poisson, le crabe, témoin aussi la pratique constante de l’âne et du mulet, il décrivit leurs buts principaux, qui étaient, en deux mots, vengeance contre leurs tyrans de maîtres (dont la cruelle et insupportable oppression ne pouvait pas laisser à un apprenti l’ombre d’un doute) et restauration de leurs anciens droits, y compris les vacances ;ils n’étaient pas présentement tout à fait mûrs pour cette double mission, la société n’ayant en tout et pour tout qu’une force brute de vingt hommes, mais ils s’engageaient à atteindre leur but par le fer et le feu quand besoin serait. Puis il fit connaître le serment que prêtait chaque membre du petit reste d’un noble corps, serment d’un genre terrible et saisissant, qui l’obligeait, sur l’ordre de ses chefs, à résister et faire obstacle au lord-maire, porte-glaive et chapelain ; à mépriser l’autorité des shérifs ; à regarder le tribunal des aldermen comme zéro ; mais, sous aucun prétexte, dans le cas où le progrès des temps amènerait une insurrection générale des Apprentis, on ne devait endommager ni défigurer en rien Temple-Bar[11], le palladium de la constitution, dont on ne devait approcher qu’avec respect. Ayant traité ces différents points avec une éloquence véhémente, et informé en outre le récipiendaire que la société avait pris naissance dans son fécond cerveau, stimulé par un sentiment de haine contre l’injustice et l’outrage, sentiment toujours croissant dans son âme, M. Tappertit lui demanda s’il se croyait le cœur assez ferme pour prêter le formidable serment requis par les statuts, ou s’il préférait se retirer pendant que la retraite était encore possible.
Le récipiendaire répondit à cela qu’il prêterait le serment, dût-il en étouffer. La prestation du serment eut donc lieu. Elle offrit maintes circonstances très propres à impressionner l’esprit le plus héroïque. L’illumination des deux crânes au moyen d’un bout de chandelle à l’intérieur de chacun d’eux, et force moulinets exécutés avec l’os vengeur, en furent les traits les plus remarquables, pour ne pas mentionner divers exercices sérieux avec l’espingole et le sabre, et quelques lugubres gémissements que firent entendre hors de la salle des apprentis invisibles. Toutes ces sombres et effroyables cérémonies ayant eu leur accomplissement, la table fut mise de côté, ainsi que le fauteuil d’apparat, le sceptre fut mis sous clef dans son armoire ordinaire, les portes de communication entre les trois caves furent toutes grandes ouvertes, et les Chevaliers Apprentis se livrèrent au plaisir.
Mais M. Tappertit, qui avait une âme au-dessus de ce vil troupeau, le vulgaire, et qui, à cause de sa grandeur, ne pouvait condescendre à se donner du plaisir que de temps en temps, se jeta sur un banc, de l’air d’un homme accablé sous le poids de sa dignité. Il regarda les cartes et les dés d’un œil aussi indifférent que les quilles ; il ne pensait qu’à la fille du serrurier, et aux jours de turpitude et de décadence où il avait le malheur de vivre.
« Mon noble capitaine ne joue pas, ne chante pas, ne danse pas, dit l’hôte en s’asseyant auprès de lui.Buvez alors, brave général ! »
M. Tappertit vida jusqu’à la lie le calice qui lui était présenté ; puis il plongea ses mains dans ses poches, et avec un visage nuageux il se promena au travers des quilles, tandis que ses acolytes (telle est l’influence d’un génie supérieur) retenaient l’ardente boule, témoignant pour ses petits tibias le respect le plus profond.
« Si j’étais né corsaire ou pirate,brigand, gentilhomme de grand’route ou patriote, car tout cela seressemble, pensa M. Tappertit en rêvant au milieu des quilles,à la bonne heure ! Mais traîner une ignoble existence et rester inconnu à l’humanité en général !… Patience. Je saurai devenir fameux. Une voix, là dedans, ne cesse de me chuchoter ma future grandeur. J’éclaterai un de ces jours, et alors qui pour rame retenir ? À cette idée, je sens mon âme monter dans ma tête. Buvons ! versez encore ! Le nouveau membre poursuivit M. Tappertit, non pas précisément d’une voix de tonnerre, car son organe, à dire vrai, était un peu fêlé et perçant, mais d’une voix très propre à faire impression néanmoins ; où est-il ?
– Ici, noble capitaine ! cria Stagg.Il y a là près de moi quelqu’un que je sens être un étranger.
– Avez-vous, dit M. Tappertit en laissant tomber son regard sur la personne indiquée, et c’était effectivement le nouveau chevalier qui avait à présent repris son costume de ville ; avez-vous l’empreinte en cire de la clef de la porte qui mène de chez vous à la porte de la rue ? »
Le long camarade prévint la réponse en produisant cette empreinte, qu’il enleva d’une planche où elle avait été déposée.
– Bon ! » dit M. Tappertit, l’examinant avec attention, tandis qu’un silence absolu régnait autour de lui (car il avait fabriqué des clefs secrètes pour toute la société, et il devait peut-être quelque chose de son influence à ce petit service trivial : les hommes de génie ne sont pas eux-mêmes à l’abri de ces considérations mesquines). Venez ici, l’ami. Ça sera bientôt fait. »
En parlant de la sorte, d’un signe il prit àpart le nouveau chevalier, et, mettant le modèle dans sa poche, ill’invita à se promener avec lui.
« Ainsi donc, dit-il, après quelquestours en long et en large, vous… vous aimez la fille de votremaître ?
– Je l’aime, dit l’apprenti. En tout bien tout honneur. Pas de bêtises, vous savez.
– Avez-vous, répliqua M. Tappertit en le saisissant par le poignet, et lui lançant un regard qui aurait exprimé la plus mortelle malveillance, si un hoquet accidentel n’était venu jeter un peu de trouble dans ce regard ; avez-vous un rival ?
– Non, pas que je sache, répliqua l’apprenti.
– Si vous en aviez un maintenant, dit M. Tappertit, que feriez-vous ? hein ! »
L’apprenti lança un regard farouche et serra ses poings.
« C’est assez, dit vivement M. Tappertit. Nous nous comprenons ; on nous observe ; merci. »
En disant cela il lui fit signe de s’éloigner ; puis appelant le long camarade et le prenant à part, après avoir fait seul quelques tours précipités, il lui ordonna d’écrire immédiatement, et d’afficher sur la muraille un avis proscrivant un certain Joseph Willet (connu en général sous le nom de Joe) de Chigwell ; faisant défense aux Chevaliers Apprentis de lui prêter secours et assistance, d’entretenir des rapports avec lui ; et leur enjoignant, sous peine d’excommunication, de molester ledit Joseph, de le maltraiter, de lui faire du tort, de l’ennuyer, de lui chercher querelle,n’importe quand, et n’importe où les uns ou les autres pourraient faire sa rencontre.
Cette mesure énergique ayant soulagé son esprit, il voulut bien s’approcher de !a table joyeuse, et,s’échauffant peu à peu, il daigna enfin présider, et même charmer la compagnie avec une chanson. Ensuite il s’éleva à un tel degré de complaisance, qu’il consentit à régaler ses subalternes d’une danse de cornemuse. Il l’exécuta immédiatement aux sons d’un violon dont joua un virtuose de la société ; et il l’exécuta d’une manière si brillante et avec une agilité si merveilleuse, que les spectateurs ne pouvaient pas trouver assez d’enthousiasme pour manifester leur admiration. Quant à l’hôte, il protesta, les larmes dans les yeux, qu’il n’avait jamais senti le regret d’être aveugle comme à présent.
Mais l’hôte, après s’être retiré, probablement pour pleurer en secret sur sa cécité, revint bientôt annoncer qu’il ne restait guère plus d’une heure avant que le jour parût, et que tous les coqs de Barbican avaient déjà commencé à chanter comme des perdus. À cette nouvelle, les Chevaliers Apprentis se levèrent en toute hâte, et, se rangeant sur une seule ligne, défilèrent l’un après l’autre, et se dispersèrent du pas le plus accéléré vers leurs domiciles respectifs, laissant leur commandant passer le dernier par la grille.
« Bonne nuit, noble capitaine !chuchota l’aveugle pendant qu’il tenait la porte ouverte pour le laisser passer. Adieu, brave général. Allez faire dodo, illustre commandant. Bonne chance, imbécile, vaniteux, fanfaron, tête vide,jambes de canard. »
Après avoir prononcé ces derniers mots d’adieu, avec un sang-froid malhonnête, tandis qu’il écoutait s’éloigner le bruit des pas du capitaine, et qu’il refermait la grille sur lui-même, il descendit les marches, et allumant du feu sous le petit chaudron, il se prépara, sans aucune aide, à son occupation du jour. Elle consistait à vendre au détail, à l’entrée de la cour d’au-dessus, des portions de soupe et de bouillon un penny, et des pouddings savoureux faits avec des rogatons, tels que ceux qu’on pouvait acheter en bloc au plus vil prix, dans la soirée, à Fleet-Market. Naturellement, pour le débit de sa marchandise. il comptait principalement sur ses connaissances personnelles : car la cour était une impasse qui ne recevait pas une grande variété de clients, et il ne semblait pas que beaucoup de monde choisît cet endroit de préférence pour venir y prendre l’air, ni pour y faire par agrément, un tour de promenade.
Les chroniqueurs ont le privilège d’entrer où ils veulent, d’aller et venir par des trous de serrure, de chevaucher sur le vent, de surmonter dans leur essor, de haut en bas, de bas en haut, tous les obstacles de distance, de temps et de lieu. Trois fois bénie soit cette dernière considération,puisqu’elle nous permet de suivre la dédaigneuse Miggs jusque dans le sanctuaire de sa chambre, et de jouir de sa douce compagnie durant les terribles veilles de la nuit.
Mlle Miggs après avoir défait sa maîtresse, comme elle s’exprimait (ce qui signifie, l’avoir aidée à se déshabiller), et l’avoir vue bien confortablement au lit dans la chambre de derrière du premier étage, se retira dans son propre appartement, à l’étage de la corniche. Nonobstant sa déclaration en présence du serrurier, elle n’avait pas envie de dormir, aussi,mettant la lumière sur la table, et écartant le rideau de la petite fenêtre, elle contempla d’un air pensif le vaste ciel nocturne.
Peut-être se demandait-elle avec étonnement quelle étoile était destinée à lui servir de séjour lorsqu’elle aurait parcouru sa petite carrière ici-bas ; peut-être cherchait-elle à pénétrer laquelle de ces sphères brillantes pouvait être le globe natal de M. Tappertit, peut-être s’émerveillait-elle qu’elles s’abaissassent à regarder cette perfide créature, l’homme, sans en avoir mal au cœur, sans en devenir tout à coup vertes comme les lampes des pharmaciens,peut-être ne pensait-elle à aucune chose en particulier. Quel que fût l’objet de ses réflexions, elle resta assise là jusqu’à ce que son attention, éveillée par tout ce qui se rattachait à l’insinuant apprenti, fut attirée par un bruit dans la chambre voisine de sa propre chambre, dans sa chambre à lui, la chambre où il dormait et rêvait, où quelquefois peut-être il rêvait d’elle.
Qu’il ne rêvât pas maintenant, à moins qu’il ne se promenât tout endormi, rien de plus clair car d’instant en instant il venait de là une espèce de frottement, comme s’il était occupé à polir le mur blanchi à la chaux, puis sa porte cria doucement, puis il y eut une faible indication de sa marche furtive sur le palier. Notant cette dernière circonstance, Mlle Miggs pâlit et frissonna, comme si elle se méfiait de ses intentions, et plus d’une fois elle s’écria, en retenant son souffle.« Oh ! c’est un effet de la Providence que j’aie mis le verrou ! » En cela elle se trompait, c’est sans doute la frayeur qui lui faisait confondre en idée un verrou et son usage car il était bien vrai qu’il y avait un verrou à la porte, mais il n’était pas mis en dedans.
Quoi qu’il en soit, le sens de l’ouïe ayant,chez Mlle Miggs, un tranchant aussi effilé que son caractère,et se trouvant de la même nature hargneuse et soupçonneuse,l’informa bientôt que le promeneur nocturne dépassait sa porte, et paraissait avoir quelque but tout à fait distinct d’elle-même, sans le moindre rapport avec sa personne. À cette découverte elle fut plus effrayée que jamais, et elle allait donner libre issue à ses cris de : « Au voleur ! à l’assassin ! »qu’elle avait jusqu’ici comprimés, quand elle s’avisa d’ouvrir doucement sa porte et de regarder, pour savoir si ses crainte savaient quelque fondement solide et palpable.
En conséquence, regardant dehors, et étendant son cou au-dessus de la rampe elle aperçut, à sa grande stupéfaction, M. Tappertit complètement habillé, qui descendait à la dérobée l’escalier, une marche à la fois, avec ses souliers dans une de ses mains et une lampe dans l’autre. Elle le suivit des yeux, et, descendant elle-même quelques marches pour profiter d’un angle propice, elle le vit passer la tête par la porte de la salle à manger, la retirer avec une grande promptitude,et commencer immédiatement une retraite vers le haut de l’escalier avec toute la célérité possible.
« Il y a là un mystère ! dit la demoiselle, lorsqu’elle fut rentrée dans sa propre chambre saine et sauve, mais ne pouvant plus respirer. Bonté divine ! il y a là un mystère ! »
La perspective de surprendre n’importe quel secret de n’importe qui aurait suffi pour tenir éveillée Mlle Miggs même sous l’influence de la jusquiame. Bientôt elle entendit encore le pas de l’apprenti ; d’ailleurs elle aurait entendu celui d’une plume automate qui serait descendue sur la pointe du pied. Puis elle se glissa hors de sa chambre, ainsi qu’auparavant, et aperçut de nouveau le fuyard qui revenait à la charge : il regarda encore avec précaution à la porte de la salle à manger ; mais cette fois, au lieu de battre en retraite, il entra et disparut.
Miggs était de retour dans sa chambre, et avait mis la tête à la fenêtre, en moins de temps qu’il n’en faut à un homme d’âge pour cligner de l’œil et se remettre. L’apprenti sortit par la porte de la rue, la ferma soigneusement derrière lui,s’en assura en y appuyant le genou, et partit avec une allure de fanfaron, en mettant quelque chose dans sa poche tandis qu’il s’éloignait. À ce spectacle, Miggs cria derechef :« Bonté divine ! » puis : « Juste ciel ! » puis : « Seigneur,protégez-moi ! » puis, prenant une chandelle en main,elle descendit l’escalier comme il avait fait. Arrivée à l’atelier,elle vit la lampe allumée sur la forge, et chaque chose comme Sim l’avait laissée.
« Eh ! mais, je veux n’avoir qu’un enterrement à pied après ma mort, au lieu d’un convoi décent avec un corbillard à plumes, si ce moutard ne s’est point fabriqué une clef particulière ! cria Miggs. Oh ! le petit scélérat ! »
Elle n’arriva pas à cette conclusion sans réfléchir, sans beaucoup regarder, beaucoup examiner ; ses souvenirs l’y aidèrent aussi : elle se rappela que, dans diverses occasions, étant tombée tout à coup sur le dos de l’apprenti, elle l’avait trouvé occupé d’un travail mystérieux. De peur que le nom de moutard donné par Mlle Miggs à celui sur qui elle daignait abaisser les yeux n’éveille de l’étonnement dans quelque esprit, il est bon de faire observer qu’elle considérait tous les mâles bipèdes au-dessous de trente ans comme de simples marmots, de vrais poupons, phénomène assez commun chez les dames du caractère de Mlle Miggs, et qu’en général on trouve associé à ces indomptables et sauvages vertus.
Mlle Miggs délibéra en elle-même durant quelques minutes, les yeux fixés tout le temps sur la porte de l’atelier comme si ses yeux et ses pensées ne pouvaient s’en détacher. Puis, prenant dans un fauteuil une feuille de papier,elle en fit un long et mince tortillon. Après avoir rempli cet instrument d’une quantité de poussière du menu charbon de la forge,elle s’approcha de la porte, et, mettant un genou en terre, elle souffla avec dextérité dans le trou de la serrure autant de cette fine poudre qu’il en pouvait contenir. Lorsqu’elle l’eut bourré jusqu’au bord d’une façon très industrieuse et très habile, elle remonta l’escalier à la sourdine, et, arrivée dans sa chambre, elle gloussa de rire.
« Là ! cria Miggs en se frottant les mains, nous verrons maintenant si vous ne vous trouvez pas bienheureux de faire quelque attention à moi, monsieur. Hi !hi ! hi ! maintenant vous aurez des yeux pour quelque autre, j’imagine, que Mlle Dolly, avec sa vilaine figure de chat bouffi comme je n’en ai jamais vu, moi ! »
En proférant cette critique, elle lança un coup d’œil approbateur à son petit miroir, comme une personne qui dirait : « Je rends grâces à mon étoile qu’on ne puisse pas en dire autant de moi. » Et certainement c’était chose impossible ; car le style de beauté de Mlle Miggs appartenait à ce genre que M. Tappertit lui-même avait assez bien qualifié, dans l’intimité, du titre de décharné.
« Je ne me coucherai pas cette nuit, dit Miggs en s’enveloppant d’un châle, tirant une couple de chaises près de la fenêtre, s’enfonçant sur l’une et mettant ses pieds sur l’autre, que vous ne soyez revenu au logis, mon garçon. Je ne me coucherai pas, dit Miggs avec résolution, oh ! non, pas même pour quarante-cinq guinées. »
Là-dessus, avec une expression de figure où un grand nombre d’ingrédients contraires, tels que la méchanceté, la ruse, la malice, le triomphe, la confiance dans le succès de sa patience, étaient tous mêlés ensemble en une sorte de punch physionomique, Mlle Miggs s’arrangea pour attendre et pour écouter, semblable à quelque belle ogresse qui vient de dresser un piège sur le chemin et guette un jeune voyageur bien dodu pour en manger une tranche.
Elle resta assise là, dans une parfaite tranquillité, toute la nuit. Enfin, juste à la pointe du jour, il y eut un bruit de pas dans la rue, et bientôt elle put voir M. Tappertit s’arrêter devant la porte. Puis elle put découvrir qu’il essayait sa clef, qu’il soufflait dedans, qu’il la tapait contre le poteau le plus proche pour faire tomber la poussière, qu’il allait l’examiner sous un réverbère, qu’il fourrait des petits morceaux de bois dans la serrure pour la nettoyer, qu’il regardait dans le trou de la serrure, d’abord avec un œil, et ensuite avec l’autre, qu’il essayait la clef une seconde fois, qu’elle ne pouvait plus tourner, et, qui pis est, qu’elle ne pouvait plus ressortir, qu’il la courbait, qu’elle était alors moins disposée à ressortir qu’auparavant, qu’il la tordait avec une grande force et la tirait d’une main vigoureuse, et qu’alors elle ressortait si soudainement qu’il manquait de tomber à la renverse,qu’il donnait un coup de pied à la porte, qu’il la secouait, qu’il finissait par se frapper le front, et s’asseoir sur la marche, d’un air désespéré.
Quand la crise fut arrivée à son paroxysme,Mlle Miggs, affectant d’être épuisée par la terreur et de se cramponner à l’allège de la fenêtre pour se soutenir, fit voir au dehors son bonnet de nuit, et demanda d’une voix faible qui était là.
M. Tappertit cria :« Chut ! » et, reculant de quelques pas dans la rue,l’exhorta, dans une pantomime frénétique, au secret et au silence.
« Un mot, un seul, dit Miggs. Y a-t-il des voleurs ?
– Non, non, non ! cria M. Tappertit.
– Alors, dit Miggs d’une voix plus faible qu’avant, est-ce le feu ? où est-il, monsieur ? Près de cette chambre, je le parie. Je n’ai rien sur la conscience,monsieur, et j’aime mieux mourir que de descendre par une échelle.Tout ce que je désire, vu l’amour que je porte à ma sœur, qui est mariée, cour du Lion d’or, n° 27, deuxième cordon de sonnette, sur le montant, à droite…
– Miggs ! cria M. Tappertit, ne me reconnaissez-vous pas ? Sim, vous savez, Sim.
– Oh ! qu’est-ce qu’il a ? cria Miggs en serrant ses mains ; court-il quelque danger ?est-il au milieu des flammes ardentes ? Ah ciel ! ah ciel !
– Eh ! mais, je suis ici, répliqua M. Tappertit en se frappant la poitrine. Ne me voyez-vous pas ? Êtes-vous folle, Miggs ?
– Quoi ! c’est vous ! cria Miggs, sans faire attention à ce compliment. Eh ! mais oui,c’est lui-même. Bonté divine ! qu’est-ce que cela signifie,s’il vous plaît ? Mame, c’est…
– Non, non ! cria M. Tappertit,qui se tenait sur la pointe des pieds, comme s’il espérait, par ce moyen, pouvoir se rapprocher assez pour fermer de là la bouche à Miggs dans son galetas. Ne dites rien. Je suis sorti sans permission, et il y a je ne sais quoi à la serrure. Descendez,venez ouvrir la fenêtre de la boutique, afin que je puisse entrer par là.
– Je n’ose pas, Simmun, cria Miggs, car c’était ainsi qu’elle prononçait son nom de baptême. Je n’ose pas,en vérité. Vous savez aussi bien que n’importe qui combien je suis scrupuleuse. Et descendre en pleine nuit, lorsque la maison est plongée dans le sommeil et voilée de ténèbres ! »
Ici elle s’arrêta et frissonna, car sa pudeur en attrapait un rhume rien que d’y penser.
« Mais, Miggs, cria M. Tappertit en allant sous le réverbère pour qu’elle pût voir ses yeux. Ma Miggs chérie… »
Miggs jeta un petit cri perçant.
« Que j’aime tant, et à laquelle je ne peux m’empêcher de penser toujours ; » et il est impossible de décrire l’usage qu’il fit de ses yeux en disant ceci.« Descendez ; pour l’amour de moi, descendez.
– Oh ! Simmun, cria Miggs, c’est pire que tout le reste. Je sais que, si je descends, vous irez plus loin, et…
– Et quoi, précieuse amie ? dit M. Tappertit.
– Et vous essayerez, dit Miggs d’un air agacé, de m’embrasser, ou quelque autre horreur ; vous l’essayerez, je le sais.
– Je vous jure que non, dit Tappertit avec une remarquable vivacité. Sur mon âme, je n’en ferai rien. Il s’en va grand jour, et le watchman est en train de se réveiller.Angélique Miggs ! si vous voulez bien descendre et m’introduire, je vous promets sincèrement et loyalement que je serai bien sage. »
Mlle Miggs, dont le bon petit cœur fut touché, n’attendit point le serment, (sachant combien la tentation était forte, et craignant que ce ne fût pour lui l’occasion d’un parjure), mais elle sauta en bas de l’escalier lestement, et, de ses belles mains, elle rabattit la rude fermeture de la fenêtre de l’atelier. Après avoir aidé l’apprenti à entrer, elle articula d’une voix faible les mots : « Simmun est sauvé ! » et, cédant à sa nature féminine, elle perdit immédiatement connaissance.
« Je savais que je la fascinerais, dit Sim, un peu embarrassé par cet incident. J’étais sûr,naturellement, que ça finirait comme ça ; mais il n’y avait pas d’autre parti à prendre. Si je ne lui eusse pas lancé mon œillade, elle ne serait pas descendue. Voyons, soutenez-vous une minute, Miggs. Quelle glissante personne que cette fille ! il n’y a pas moyen de la tenir commodément. Soutenez-vous une minute,Miggs, soutenez-vous donc. »
Miggs restant néanmoins sourde à toutes les supplications, M. Tappertit l’appuya contre la muraille, comme on ferait d’une canne ou d’un parapluie, jusqu’à ce qu’il eût bien barricadé la fenêtre. Alors, il la prit de nouveau dans ses bras ; puis, par de petites étapes et avec une grande difficulté qui tenait surtout à ce qu’elle était d’une haute taille, et lui d’une taille exiguë, peut-être aussi à cette particularité dans sa conformation physique qu’il avait déjà qualifiée, il finit par la porter au haut de l’escalier, la planta encore, comme un parapluie ou une canne, juste devant la porte de sa chambre, et la laissa tranquille.
« Libre à lui d’être froid autant qu’il le voudra, dit Miggs, qui revint à elle dès qu’elle se vit seule ; mais je suis dans sa confidence, et il ne peut pas m’en empêcher, non, non, fût-il vingt Simmuns à lui tout seul ! »
C’était par une de ces matinées si fréquentes au commencement du printemps, lorsque l’année volage et changeante en sa jeunesse, comme toutes les autres créatures de ce monde, est encore incertaine si elle doit reculer jusqu’à l’hiver ou avancer jusqu’à l’été, et, dans son doute, incline tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre, tantôt vers tous les deux à la fois, courtisant l’été, au soleil, et s’attardant avec l’hiver, à l’ombre. Bref,c’était par une de ces matinées où le temps est, dans le courte space d’une heure chaud et froid, humide et sec, clair et sombre,triste et gai, dés enchanteur et réconfortant, que John Willet qui s’endormait tout doucement auprès du chaudron de cuivre fut réveillé par le bruit des pas d’un cheval, et que, donnant un coup d’œil à la fenêtre, il aperçut un voyageur de belle apparence s’arrêter à la porte du Maypole.
Ce n’était pas un de ces jeunes gens dégagés qui demanderaient un pot d’ale épicée, et se mettraient tout aussi à leur aise que s’ils se faisaient servir un muid de vin ; un de vos jeunes casseurs d’assiettes qui ne respectent rien, et qui pénétreraient même dans le comptoir, ce solennel sanctuaire, pour donner au vieux John une tape sur le ventre, et s’informer s’il n’y aurait pas quelque jolie fille dans la maison, où c’est qu’il cache ses petites chambrières, avec cent autres impertinences de ce genre ; un M. Sans-Gêne qui décrotterait ses bottes sur les chenets dans la salle commune, et ne se montrerait pas difficile pour trouver les crachoirs, un de vos jeunes fous qui s’en viennent exiger des côtelettes impossibles, et commander des sauces qu’on n’a jamais vues ni connues. C’était un gentleman rassis, grave, tranquille, un peu au delà du printemps de la vie,se tenant droit encore, malgré cela, et mince comme un lévrier.Bien monté sur un double poney alezan, il avait l’assiette gracieuse d’un cavalier expérimenté, quant à son équipement,quoique exempt des affectations alors en vogue, il était beau et bien choisi. Il portait une redingote d’un vert plus clair peut-être qu’on ne s’y serait attendu de la part d’un monsieur de son âge, avec un petit collet de velours noir, poches et parements garnis, le tout d’une façon élégante, son linge, aussi, était de fine étoffe, travaillé sur un riche dessin aux poignets et aux devants, et d’une blancheur irréprochable. Quoiqu’il semblât, à en juger d’après la boue qu’il avait ramassée sur la route, venir de Londres, son cheval n’était pas moins lisse ni moins frais que la perruque gris de fer et la queue de son maître. Ni l’homme ni l’animal n’avaient un poil de dérangé, et, sauf les taches de ses basques et de ses guêtres, ce monsieur, avec sa figure fleurie, ses dents blanches, son costume régulier et propret, et son calme parfait, aurait pu tout aussi bien sortir de faire exprès sa toilette afin de venir, à la porte du vieux John Willet, poser pour un portrait équestre.
Bien entendu que John n’observa pas d’un seul coup d’œil tous ces détails caractéristiques ; il y mit du temps au contraire, il les recueillit un à un, brin à brin, après bien des suppositions et de sérieuses réflexions avant de se décider. Soyons francs : s’il eût été troublé tout d’abord par des questions et des ordres, il lui aurait fallu au moins une quinzaine pour prendre note de tous les renseignements que nous venons de donner ; mais il arriva que le monsieur, étonné de l’aspect de la vieille auberge, ou des pigeons dodus qui la saluaient dans leur vol rapide, ou du mai élevé au faîte duquel une girouette, en mauvais état depuis quinze ans, exécutait une perpétuelle promenade au son criard de sa propre musique, resta en selle quelque temps à regarder autour de lui en silence. Voilà pourquoi John, debout, la main sur la bride du cheval, et ses grands yeux sur le cavalier, rien ne passant sur la route qui pût distraire ses pensées, avait réellement recueilli dans son cerveau plusieurs de ces petits détails, au moment où il fut invité à parler.
« Curieux endroit que celui-ci ! dit le gentleman, et sa voix avait la richesse de son habillement.Êtes-vous l’aubergiste ?
– À votre service, monsieur, répondit John Willet.
– Vous pouvez, n’est-ce pas, faire bien soigner mon cheval à l’écurie, et me donner promptement à dîner(n’importe quoi, pourvu que ce soit proprement servi), et une chambre décente ? Il n’en manque pas apparemment dans cette grande maison, dit l’étranger, parcourant de nouveau du regard l’extérieur de l’auberge.
– Vous aurez, monsieur, répliqua John avec une promptitude surprenante, tout ce que vous voudrez.
– Il est fort heureux que je me contente aisément, repartit l’autre avec un sourire ; sans cela vous pourriez bien perdre la gageure, mon ami. »
Et en même temps, il descendit de cheval en un clin d’œil, à l’aide du billot placé devant la porte.
« Holà, quelqu’un ! Hugh !rugit John. Je vous demande pardon, monsieur, de vous retenir là debout sous le porche ; mais mon fils est allé à la ville[12] pour affaire, et comme ce garçon,voyez-vous m’est assez utile je me trouve dans l’embarras lorsqu’il n’est pas ici. Hugh ! Celui-là, monsieur, c’est un terrible paresseux, un franc vagabond monsieur, une espèce de bohémien,j’imagine, toujours à dormir au soleil en été, monsieur, et dans la paille en hiver, Hugh. Bon dieu faire attendre un monsieur sous le porche, à cause de lui ! Hugh ! Je voudrais que le drôle fût mort, en vérité, je le voudrais.
– Peut-être l’est-il, répliqua l’autre.S’il était en vie, je suppose qu’il vous aurait entendu maintenant.
– Quand il est dans ses accès de paresse il dort si profondément, dit l’aubergiste bouleversé, que, si vous lui tiriez des boulets de canon dans les oreilles, ça ne le réveillerait pas, monsieur. »
Son hôte ne fit aucune remarque sur ce nouveau traitement d’une hypertrophie de sommeil, et sur la recette proposée pour donner aux gens de la vivacité, mais il resta sous le porche, les mains croisées derrière le dos. Il semblait s’amuser beaucoup à voir le vieux John, la bride à la main hésiter entre une violente envie d’abandonner l’animal à sa destinée, et une demi disposition à l’introduire dans la maison et à l’enfermer dans la salle à manger, pendant qu’il s’occuperait de son maître.
« Peste soit de ce garçon !ah ! le voici enfin, cria John, arrivé au zénith de sa détresse. Ne m’entendiez-vous pas appeler,polisson ? »
Le personnage auquel il s’adressait ne fit pas de réponse, mais, mettant sa main sur la selle il sauta dessus d’un bond, tourna la tête du cheval vers l’écurie et disparut en un instant.
« Assez alerte, quand il est éveillé ! dit l’étranger.
– Assez alerte, monsieur ! répliqua John en regardant la place où il avait vu le cheval, comme s’il ne comprenait pas encore parfaitement ce qu’il était devenu.
– Il fond à l’œil, c’est comme une goutte de mousse de vin de Champagne. Vous le regardez, il est là, vous le regardez encore et il n’y est plus. »
Après avoir, sans plus de paroles, résumé dans cette brusque conclusion le long exposé qu’il voulait faire de toute la vie et du caractère de son domestique, John Willet, fier d’avoir parlé comme un oracle, conduisit le gentleman, par son grand escalier démantibulé, au meilleur appartement du Maypole.
En conscience, il était bien assez spacieux,car il occupait toute la profondeur de la maison, et il avait à chaque bout une grande fenêtre dont l’ouverture était aussi large que beaucoup de chambres modernes. À ces fenêtres, quelques panneaux de verres de couleur, embastionnés de fragments d’armoiries, quoique fêlés, rapiécés et brisés, restaient encore pour attester par leur présence que le premier propriétaire avait fait servir la lumière elle-même à la splendeur de son rang et enrôlé jusqu’au soleil parmi ses flatteurs, en lui commandant,lorsqu’il brillait dans sa chambre, de réfléchir les insignes de son ancienne famille et d’emprunter de nouvelles nuances à leu rorgueil.
Mais c’était dans les temps jadis, et à présent chaque petit rayon allait et venait à son gré, disant la vérité toute simple, toute nue et toute pénétrante. Quoique cette pièce fût la meilleure de l’auberge, elle avait le mélancolique aspect de la grandeur déchue, et elle était trop vaste pour qu’on y trouvât du confortable. Le frôlement de riches tentures flottant sur les murailles, et, ce qui vaut bien mieux, le frôlement des habits de la jeunesse et de la beauté ; l’éclat des yeux des femmes, éclipsant les flambeaux et les bijoux qu’elles portaient ; le son de douces voix, et la musique, et le bruit des pas des jeunes filles, tout cela autrefois avait été dans ce lieu et l’avait rempli de délices. Mais tout cela était parti, et en même temps toute allégresse. Il n’y avait plus là d’intérieur ; d’enfants naissants, d’enfants élevés près du foyer paternel ; le foyer même était devenu mercenaire,quelque chose qui s’achète et qui se vend, une vraie courtisane : mourez-y, asseyez-vous là, ou décampez ;comme il vous plaira, ça m’est égal, il ne regrettait personne, ne s’inquiétait de personne, il entretenait seulement une chaleur égale et des sourires stéréotypés pour tout le monde. Dieu assiste l’homme dont le cœur change sans cesse dans le monde, comme un antique manoir qui devient une auberge !
On n’avait fait aucun effort pour meubler celte glaciale solitude, mais on avait planté devant la large cheminée une colonie de chaises et de tables sur carré de tapis ; elle était flanquée d’un paravent épouvantable que décoraient des figures grotesques et grimaçantes. Après avoir allumé de ses propres mains les fagots entassés sur l’âtre, le vieux John se retira pour tenir un grave conseil avec sa cuisinière touchant le repas de l’étranger, tandis que celui-ci, trouvant peu de chaleur dans ces fagots qui n’étaient pas encore enflammés, alla ouvrir un treillis à la fenêtre lointaine, et se réchauffa à la lueur languissante d’un froid soleil de mars.
Quittant de temps en temps la fenêtre pour arranger les bûches qui pétillaient, ou pour se promener d’un bout à l’autre de cette chambre sonore, il la ferma quand le bois fut tout à fait embrasé, et ayant roulé dans le coin le plus chaud la meilleure bergère, il appela John Willet.
« Monsieur, » dit John.
C’était une plume, de l’encre, et du papier qu’il désirait. Il y avait sur la haute tablette de la cheminée un vieil écritoire contenant, parmi la poussière, quelque chose qui pouvait, à la rigueur, représenter ces trois articles. Ayant mis cela devant l’étranger, l’aubergiste se retirait quand on lui fit signe de rester.
« Il y a une maison non loin d’ici, dit le monsieur, après avoir écrit quelques lignes, que vous nommez, je crois, la Garenne ?
Comme c’était dit du ton d’une personne qui connaissait le fait et ne questionnait que pour la forme, John se contenta d’incliner la tête en signe d’affirmation, il tira en même temps de son gousset une de ses mains, derrière laquelle il toussa,puis il la remit dans sa poche.
« Je voudrais que ce billet, dit son hôte en jetant un coup d’œil sur ce qu’il avait écrit et le pliant, fût porté là le plus tôt possible, et qu’on me rapportât une réponse.Avez-vous un messager tout prêt ? »
John resta pensif une minute ou environ, et alors il dit oui.
« Faites-le monter. »
Il y avait de quoi déconcerter notre homme car Joe étant dehors, et Hugh occupé à étriller le double poney alezan,il se proposait de charger de la commission Barnabé, qui venait précisément d’arriver au Maypole dans une de ses excursions et qui,une fois persuadé qu’il était chargé de quelque affaire grave et sérieuse, serait allé n’importe où.
« Mais, la vérité est, dit John après une longue pause, que la personne qui ferait le plus vite la commission est une espèce d’idiot, monsieur ; et quoiqu’il ait le pied leste, et qu’on puisse se fier à lui comme à la poste elle-même, il n’est pas bon pour parler ; car il est timbré, monsieur, il bat la campagne.
– Vous ne voulez pas, dit son hôte,levant les yeux sur la grasse figure de John, vous ne voulez pas parler de… Quel est donc le nom de ce garçon ? Vous ne voulez pas parler de Barnabé ?
– Si fait bien, répliqua l’aubergiste,dont la surprise rendait les traits singulièrement expressifs.
– Comment se trouve-t-il ici ?demanda l’étranger en se renversant dans la bergère, parlant du ton agréable et égal qu’il avait toujours soutenu, et gardant sur sa figure le même sourire invariablement doux et courtois. Je l’ai vu à Londres hier soir.
– Il est toujours comme ça, ici à cette heure, là le moment d’après, répondit le vieux John, après sa pause ordinaire pour laisser le temps à la question de bien entrer dans son esprit. Quelquefois il marche ; quelquefois il court.Chacun le connaît tout le long de la route ; quelquefois il arrive ici dans un chariot ou dans une voiture, quelquefois en croupe. Il va et vient, à travers le vent, la pluie, la neige, la grêle, et par les nuits les plus noires. Rien ne lui fait du mal, à lui.
– Il va souvent à la Garenne, n’est-ce pas ? dit l’hôte négligemment. Je crois me rappeler que sa mère me contait hier quelque chose comme ça. Mais je n’ai pas fait grande attention à ce que me disait la bonne femme.
– Vous ne vous trompez pas, monsieur,répondit John, il y va souvent. Son père, monsieur, a été assassiné dans cette maison.
– Je l’ai entendu dire, répliqua l’hôte en tirant de sa poche, avec le même sourire, un cure-dent d’or.C’est très désagréable pour la famille.
– Extrêmement, dit John d’un air embarrassé, comme s’il entrevoyait à l’horizon que c’était traiter le sujet un peu légèrement.
– Toutes les circonstances qui suivent un assassinat, continua l’étranger dans une espèce de soliloque,doivent être terriblement déplaisantes. Tant de mouvement et de remue-ménage, pas de repos, un texte éternel de conversation, des gens qui entrent et sortent en courant, qui montent et descendent l’escalier, c’est intolérable. Je ne voudrais pas que pareille chose arrivât à n’importe qui dans mes connaissances, ma parole d’honneur. Il y aurait de quoi rendre malheureux au possible. Vous vouliez me dire, mon ami ? ajouta-t-il en se retournant de nouveau vers John.
– Seulement que Mme Rudge vit d’une petite pension qu’elle reçoit de la famille, et que Barnabé n’est pas plus gêné là que le chat ou le chien de la maison, répondit John. Le chargerai-je de votre commission, monsieur ?
– Oh ! oui, répliqua l’hôte,oh ! certainement. Il faut que vous l’en chargiez. Ayez la bonté de l’amener ici pour que je lui recommande d’aller vite. S’il faisait quelque objection, vous pouvez lui dire que c’est M. Chester. Il se rappellera mon nom, j’en suis sûr. »
John fut si étonné d’apprendre qui était son hôte, qu’il fut incapable d’en exprimer son étonnement, ni par son regard, ni d’aucune autre manière ; et il quitta la chambre aussi tranquille, aussi imperturbable que si de rien n’était. On rapporte qu’après avoir descendu l’escalier, il regarda fixement le chaudron dix minutes durant à l’horloge, et que pendant ce temps-là il ne cessa pas de secouer sa tête. Ce fait prend un nouveau caractère de vraisemblance, si on le rapproche de cette circonstance, qu’il est certain que c’est juste l’intervalle de temps qui s’écoula, montre en main, avant que John revînt avec Barnabé à l’appartement de son hôte.
« Approchez, mon garçon, dit M. Chester. Vous connaissez M. Geoffroy Haredale ? »
Barnabé se mit à rire, et il regarda l’aubergiste comme pour lui dire : « Vous l’entendez ? »
John, choqué grandement de cette atteinte portée au décorum, appliqua son doigt sur son nez, et secoua la tête en manière de muette remontrance.
« Il le connaît, monsieur, dit John, en regardant Barnabé de côté et en fronçant le sourcil, aussi bien que vous et moi.
– Je n’ai pas le plaisir de connaître beaucoup ce monsieur, répliqua l’hôte. Vous, c’est peut-être différent. Par conséquent parlez pour vous, mon ami. »
Quoiqu’il eût dit cela avec la même affabilité pleine d’aisance et le même sourire, John se sentit remis à sa place, et, jetant sur le dos de Barnabé cette mortification, il se promit bien de chasser à coups de pied son corbeau à la première occasion favorable.
« Donnez ceci, dit l’hôte, qui avait maintenant cacheté le billet, et qui tout en parlant faisait signe à son commissionnaire d’approcher de lui, à M. Haredale en personne. Attendez la réponse, et apportez-la-moi ici. Dans le cas où M. Haredale serait occupé en ce moment, dites-lui… Peut il se rappeler un message verbal, monsieur l’aubergiste ?
– Quand il veut monsieur, répliqua John.Il n’oubliera pas celui-ci.
– Comment êtes-vous certain de cela ? »
John lui montra simplement Barnabé, debout, la tête penchée en avant, son œil sérieux étroitement fixé sur !a figure du monsieur qui l’interrogeait, et lui faisant gravement signe de la tête qu’il avait compris ses ordres.
« Dites-lui donc, Barnabé, s’il était occupé, reprit M. Chester, que j’attendrai avec plaisir qu’il soit à sa convenance de se rendre ici, et que je le recevrai (s’il me demande) à n’importe quelle heure, ce soir… Au pis allez, je peux avoir un lit ici, Willet, je suppose ? »
Le vieux John, immensément flatté de la notoriété personnelle qu’impliquait cette forme familière d’interpellation répondit d’un air malin : « Mais je le pense, monsieur, je le pense, » et il roulait dans son esprit diverses formes d’éloges, avec l’intention d’en choisir une appropriée aux qualités de son meilleur lit, lorsque ses idées furent mises en déroute par M. Chester, qui donna la lettre à Barnabé en lui commandant de partir à toute vitesse.
« Vitesse ! dit Barnabé en serrant le petit paquet dans son gilet ! Vitesse ! Si vous voulez voir hâte et mystère, venez ici. Ici ! »
En disant cela, il mit sa main, à la grande horreur de John Willet, sur la belle manche de la redingote de M. Chester, et le conduisit à pas furtifs vers la fenêtre du fond.
« Regardez là en bas, dit-il doucement ; voyez comme ils chuchotent aux oreilles les uns des autres ; et puis comme ils dansent et sautent pour faire croire qu’ils s’amusent ! Voyez-vous comme ils s’arrêtent un moment, quand ils présument que personne n’est là qui les voie, et marmottent de nouveau entre eux, et puis comme ils se roulent et gambadent, ravis des méfaits qu’ils viennent de comploter ?Regardez-les maintenant. Voyez comme ils tourbillonnent et plongent. Et maintenant ils s’arrêtent encore, et chuchotent ensemble avec précaution. Ils ne songent guère, voyez-vous, combien de fois je me suis couché sur l’herbe pour les épier… Dites donc,quel est le complot qu’ils couvent ? Le savez-vous ?
– Je ne vois là que du linge, répliqua l’hôte, tel que nous en portons. Il pend sur ces cordes pour sécher, et il voltige au vent.
– Du linge ! répéta Barnabé en le regardant presque dans le blanc des yeux et se rejetant aussitôt en arrière. Ha ! ha ! Eh mais ! en ce cas, il vaut mieux être insensé comme moi que d’avoir la raison comme vous ! Vous ne voyez pas là des êtres fantastiques semblables à ceux qui habitent le sommeil ? Vous ne les voyez pas,vous ? Ni des yeux dans les panneaux de vitres, ni des spectres rapides lorsque le vent souffle avec violence, et vous n’entendez pas des voix dans l’air, et vous ne voyez pas des hommes qui marchent dans le ciel ? Rien de tout cela n’existe pour vous ! Je mène une vie plus joyeuse que vous, avec toute votre raison. Vous êtes des esprits lourds. Les esprits subtils, c’est nous autres. Ha ! ha ! je ne changerais pas avec vous,moi ! avec tout votre esprit. »
En disant cela, il agita son chapeau au-dessus de sa tête et partit comme un trait.
« Étrange créature, ma parole ! dit M. Chester en tirant une belle boîte et prenant une prise de tabac.
– Il manque d’imagination, dit M. Willet très lentement et après un long silence ; c’est là ce qui lui manque. J’ai essayé de lui en infuser mainte et mainte fois ; mais… (John ajouta ceci d’une manière confidentielle) il n’est pas propre à ça, voilà le fait. »
Il serait bien déplacé de rappeler que M. Chester sourit de la remarque de John. Dans tous les cas,cela ne l’empêcha pas de conserver toujours le même regard conciliant et agréable. Toutefois il rapprocha du feu sa bergère,comme s’il eût voulu insinuer qu’il préférait être seul, et John,n’ayant plus d’excuse raisonnable pour rester, le laissa à lui-même.
Le vieux John Willet fut très pensif pendant qu’on prépara le dîner ; et, si son cerveau était jamais moins lucide dans un moment que dans un autre, il est fort naturel de supposer qu’il dut y jeter ce jour-là un fier trouble à force de secouer sa tête en ruminant. Que M. Chester, connu dans tout le voisinage pour être au plus mal avec M. Haredale, fût venu de Londres dans l’unique but, semblait-il, de le voir, et qu’il eût choisi le Maypole pour le théâtre de leur entrevue, et qu’il eût envoyé un exprès, c’étaient là autant de pierres d’achoppement contre lesquelles venait se briser toute l’intelligence de John. Sa seule ressource était de consulter le chaudron et d’attendre avec impatience le retour de Barnabé.
Mais Barnabé n’avait jamais été si long à revenir. Le dîner de l’hôte fut servi, enlevé, son vin fut mis sur la table, le feu ravitaillé, l’âtre proprement balayé ; le jour baissa, la brune vint, il fit tout à coup noir, et Barnabé ne parut pas. Cependant, quoique John Willet fût plein d’étonnement et de méfiance, son hôte demeura assis dans sa bergère, une jambe sur l’autre, sans plus de dérangement, selon toute apparence, en ses pensées qu’en son costume ; le même monsieur tranquille, à son aise, froid, n’ayant pas l’air de songer à autre chose qu’à son cure-dent d’or.
« Barnabé tarde bien, dit John, qui hasarda cette observation en plaçant sur la table une paire de chandeliers ternis, hauts de trois pieds, ou peu s’en faut, et en mouchant les chandelles qui les allongeaient encore.
– Il tarde un peu, répliqua l’hôte en dégustant son vin. Il ne tardera guère davantage,assurément. »
John toussa, et en même temps il dégagea le feu.
« Comme vos routes n’ont pas une très bonne réputation. si du moins j’en peux juger d’après l’accident de mon fils, dit M. Chester, et comme je ne me soucie pas de recevoir un coup sur la tête, ce qui non seulement déconcerte pour l’instant, mais vous met en outre dans une position ridicule aux yeux des gens qui surviennent et vous ramassent, je resterai ici ce soir. Vous m’avez dit, il me semble, que vous aviez un lit de réserve ?
– Et un lit, monsieur, répliqua John, un lit comme il y en a peu, même dans les maisons aristocratiques, un lit qui ne bouge pas d’ici, monsieur. J’ai entendu dire que ce lit-là avait près de deux cents ans. Votre noble fils, un beau jeune homme, est la dernière personne, monsieur, qui ait couché dedans il y a six mois.
– Ma foi, vous êtes heureux dans vos recommandations ! dit l’hôte en haussant les épaules et roulant sa bergère plus près du feu. Veillez à ce que les draps soient bien séchés monsieur Willet, et faites allumer en même temps un feu vif dans la chambre. Cette maison est humide et glaciale. »
John releva encore les fagots, plus par habitude que par présence d’esprit, ou pour donner satisfaction à l’observation faite, et il était sur le point de se retirer quand on entendit rebondir un pas sur l’escalier. Barnabé entra haletant.
« Il aura le pied à l’étrier dans une heure d’ici, cria-t-il en s’approchant ; il a couru à cheval toute la journée, il arrive chez lui à la minute ; mais il se remettra en selle, dès qu’il aura mangé et bu, pour venir voir son bien cher ami.
– Est-ce là son message ? demanda l’hôte en levant les yeux, mais sans le plus léger trouble, ou du moins sans le plus léger signe de trouble.
– Tout son message, sauf les derniersmots, répliqua Barnabé, mais il en avait la pensée : j’ai vucela sur sa figure.
– Voici pour votre peine, dit l’autre en lui mettant de l’argent dans la main et le regardant fixement ; voici pour votre peine, pénétrant Barnabé.
– Pour Grip, et moi, et Hugh, à partager entre nous, répliqua-t-il en serrant l’argent et en inclinant la tête, tandis qu’il le comptait sur ses doigts. Grip un, moi deux,Hugh trois ; le chien, la chèvre, les chats, bon ; nous aurons bientôt dépensé ça, je vous en avertis. Arrêtez, regardez.Vous autres hommes sensés, vous ne voyez rien ici,maintenant ? »
Il se pencha vivement, un genou sur l’autre,et contempla d’un regard intense la fumée roulant vers le haut de la cheminée en un nuage épais et noir. John Willet, qui paraissait se considérer comme la personne à laquelle Barnabé avait fait particulièrement et principalement allusion en parlant d’hommes sensés, regarda du même côté que lui et avec une physionomie des plus assurées.
« Maintenant, dites-moi où ils vont quand ils s’élancent aussi vite que ça, demanda Barnabé. Pourquoi se serrent-ils de si près en se talonnant les uns les autres, et pourquoi se dépêchent-ils toujours ainsi ? Vous me blâmez d’en faire autant, mais je ne fais que prendre exemple sur ces êtres actifs qui m’entourent. Là ! les voilà encore ! ils se saisissent les uns les autres par leurs basques ; et, si vite qu’ils aillent, il y en a d’autres qui les suivent et les rattrapent ! La joyeuse danse que c’est là ! Je voudrais que Grip et moi pussions nous trémousser de la sorte !
– Qu’a-t-il donc dans cette corbeille qui est sur son dos ? demanda l’hôte au bout de quelques moments,durant lesquels Barnabé resta penché sur l’âtre, à regarder le haut de la cheminée et à épier la fumée d’un air sérieux.
– Là dedans ? répondit-il en sautant tout droit sur ses pieds, avant que John Willet eût pu répondre,secouant la corbeille et baissant la tête pour écouter. Là dedans ? ce qu’il y a là dedans ? Dis-le-lui !
– Un démon, un démon, un démon, cria une voix rauque.
– Voici de l’argent ! dit Barnabé en le faisant sonner dans sa main, de l’argent pour nous régaler,Grip !
– Hourra ! hourra !Hourra ! répliqua le corbeau. Allons, courage. N’aie pas peur. Coa, coa, coa. »
M. Willet, qui semblait douter fortement qu’un chaland ayant un habit à garniture et portant de beau linge dût être exposé au soupçon d’avoir jamais eu le moindre rapport avec d’aussi vilains messieurs que le corps infernal dont l’oiseau se vantait d’être membre, emmena Barnabé là-dessus, pour éviter toute autre observation malsonnante, et quitta la chambre en faisant sa plus belle révérence.
Grandes nouvelles ce soir-là pour les habitués réguliers du Maypole ! Quand chacun d’eux entrait séparément pour occuper la place qui lui était échue en partage dans le coin de la cheminée, John, avec une lenteur de débit très frappante et un chuchotement apoplectique, lui communiquait que M. Chester était seul dans l’appartement d’en haut, et qu’il y attendait M. Geoffroy Haredale, auquel il avait envoyé une lettre (sans doute d’une nature menaçante) par les mains de Barnabé, qui se trouvait là.
Pour un petit noyau de fumeurs et de cancaniers affamés, rarement à pareille fête, c’était la plus admirable des aubaines. Il y avait là un bon mystère, bien sombre,et qui se développait sous le toit même qui les abritait, servi tout chaud, pour ainsi dire, au coin du feu, et dont ils allaient se régaler sans le moindre trouble, la moindre peine. On ne saurait croire quel goût, quelle saveur cela donnait à la boisson, quel nouveau parfum au tabac. Chacun fumait sa pipe avec une figure pleine de graves et sérieuses délices, et en regardant son voisin avec une sorte de paisible congratulation. Oui, on sentait si bien que c’était une soirée spéciale, une véritable fête, que, sur la motion du petit Salomon Daisy, chacun (y compris John lui-même)déboursa ses six pence pour un pot de flip [13], breuvage agréable qui fut préparé le plus diligemment possible, et placé au milieu d’eux sur le carreau de brique, afin de le faire bouillir doucement et mijoter à petit feu, pour qu’en même temps l’odorante vapeur, s’élevant parmi eux et se combinant avec les guirlandes de fumée qui sortaient de leurs pipes, les enveloppât d’une délicieuse atmosphère de leur goût, et les dérobât au monde entier. L’ameublement même de la salle en devenait plus moelleux et prenait une teinte plus foncée ; les plafonds et les murs avaient l’air plus noirs et d’un plus beau poli ; les rideaux semblaient d’un rouge plus éclatant ;les flammes étaient plus vives et plus hautes, et les grillons gazouillaient dans l’âtre avec plus de satisfaction qu’à l’ordinaire.
Il y avait là pourtant deux personnages qui prenaient une bien petite part au contentement général. L’un était Barnabé lui-même, qui dormait, ou, pour éviter d’être assiégé de questions, feignait de dormir dans l’encoignure de la cheminée ; l’autre était Hugh, qui dormait aussi, étendu sur le banc du côté opposé, à la pleine lueur du feu flamboyant.
La lumière qui tombait sur cette forme inerte la montrait dans toutes ses musculeuses et élégantes proportions.C’était celle d’un jeune homme au robuste corps d’athlète, à la vigueur de géant, dont la figure brûlée par le soleil et le cou basané, couverts d’une chevelure d’un noir de jais, eussent pu servir de modèle à un peintre. Vêtu, de la manière la plus négligée, d’un costume des plus grossiers et des plus rudes, avec des brins de paille et de foin, son lit habituel, attachés çà et là et mêlés à ses boucles vierges du peigne, il s’était endormi dans une posture aussi sans façon que son habillement. La négligence et le désordre de toute sa personne, avec quelque chose de farouche et de sombre dans ses traits, lui donnaient une pittoresque apparence qui attira les regards, même des clients du Maypole, quoiqu’ils le connussent bien, et fit dire au long Parkes que jamais Hugh n’avait plus ressemblé que ce soir à un coquin de braconnier.
« Il attend ici, je suppose, dit Salomon,afin de prendre le cheval de M. Haredale.
– En effet, monsieur, répliqua John Willet. Il n’est pas souvent dans la maison, vous savez ; il est mieux à son aise parmi les chevaux que parmi les hommes. Je le considère lui-même comme un animal. »
Accompagnant cette opinion d’un haussement d’épaules qui avait l’air de vouloir dire : « Nous ne pouvons pas espérer que chacun nous ressemble, » John remit sa pipe dans la bouche, et fuma comme quelqu’un qui sent sa supériorité sur le commun des hommes.
« Ce gaillard-là, monsieur, dit John ôtant de nouveau sa pipe de ses lèvres, après un entr’ acte assez long et en montrant Hugh avec le tuyau, quoiqu’il ait en lui toutes ses facultés, mises en bouteilles et bien bouchées, par exemple, si je peux m’exprimer ainsi…
– Très bien ! dit Parkes en inclinant la tête. Excellentes expressions, Johnny. Vous allez empoigner quelqu’un tout à l’heure Je vois que vous êtes en veine,ce soir.
– Prenez garde, dit M. Willet, sans la moindre gratitude pour le compliment, que je ne vous empoigne tout le premier, monsieur, c’est ce que je ne manquerai pas de faire si vous m’interrompez quand je fais des observations.
– Ce gaillard-là, disais-je, quoiqu’ilait toutes ses facultés au dedans de lui-même d’un côté ou d’unautre, mises en bouteilles et bien bouchées n’a pas plusd’imagination que Barnabé n’en a. Et pourquoi n’en a-t-il pasplus ? »
Les trois amis secouèrent leurs têtes l’unvers l’autre, comme pour dire par ce simple geste, sans se donnerla peine d’ouvrir leurs lèvres : « Remarquez-vous l’esprit philosophique de notre ami ? »
« Pourquoi n’en a-t-il pas ? reprit John en frappant doucement la table de sa main étendue. Parce qu’onne les lui a point débouchées lorsqu’il était petit garçon, voilà pourquoi. Qu’aurait été chacun de nous, si nos pères ne nous avaient point débouché nos facultés ? Qu’aurait été mon petit garçon Joe, si je ne lui avais point débouché ses facultés ?Écoutez-vous ce que je suis en train de vous dire,messieurs ?
– Ah ! certes oui, nous vous écoutons, cria Parkes. Continuez pour notre instruction,Johnny.
– Conséquemment alors, dit M. Willet, ce gaillard-là, dont la mère, lorsqu’il était tout petit garçon, fut pendue avec six autres, pour avoir passé de faux billets de banque, et c’est une bénédiction de penser combien il y a de gens pendus par fournée toutes les six semaines, pour cela ou pour autre chose, car ça montre l’extrême vigilance de notre gouvernement, ce gaillard-là, qui fut dès lors abandonné à lui-même, qui eut à garder les vaches, à servir d’épouvantail aux oiseaux, à faire je ne sais quoi pour gagner son pain, qui arriva par degrés à soigner les chevaux, et par la suite des temps à coucher dans les greniers et la litière, au lieu de dormir sous les meules de foin et les haies, jusqu’à ce qu’enfin il devînt le pale frenier du Maypole, pour sa nourriture, son logement et une modique somme annuelle ; ce gaillard-là qui ne sait ni lire ni écrire, et qui n’a jamais eu beaucoup de rapports avec autre chose que des animaux, et qui n’a jamais vécu en aucune manière autrement que comme les animaux parmi lesquels il a vécu, c’est un animal,et, ajouta M. Willet, en tirant des prémisses sa conclusion logique, il doit être traité en conséquence.
– Willet, dit Salomon Daisy, qui avait témoigné quelque impatience à voir l’intrusion d’un sujet si indigne dans le thème bien plus intéressant de leur conversation,lorsque M. Chester est arrivé ce matin, a-t-il demandé la grande chambre ?
– Il déclara, monsieur, dit John, qu’il désirait un vaste appartement. Oui, c’est certain.
– Eh bien ! voulez-vous que je vous dise ? reprit Salomon en parlant doucement et d’un air sérieux. Ils vont s’y battre en duel, lui et M. Haredale. »
Chacun regarda M. Willet, après cette insinuation alarmante. M. Willet regarda le feu, en pesant dans son propre esprit les résultats qu’une telle rencontre aurait,selon toute apparence, pour l’établissement.
« Possible, dit John, je ne sais pas… Je suis sûr… Je me rappelle que, la dernière fois que je suis monté là-haut, il avait mis les chandeliers sur les tablettes de la cheminée.
– C’est une chose aussi évidente,répliqua Salomon, que le nez de Parkes sur sa figure.
M. Parkes, dont le nez était fort gros,le frotta, et eut l’air de considérer ceci comme une personnalité.C’est qu’ils se battront dans cette chambre. Rien de plus commun,vous le savez par les journaux, que les duels des gentlemen dans les cafés, sans témoins. L’un d’eux sera blessé ou peut-être tué dans cette auberge.
– Alors c’était un cartel que la lettre dont Barnabé fut le porteur, hein ? dit John.
– Contenant une bande de papier avec la mesure de son épée dessus, je paierais une guinée, répondit le petit homme. Nous connaissons le caractère de M. Haredale.Vous nous avez raconté ce que Barnabé avait dit de ses regards,quand il revint. Croyez-moi, je suis dans le vrai. Maintenant,attention. »
Le flip n’avait pas encore eu de saveur. Le tabac n’avait été qu’un vil produit du sol anglais, comparé à son parfum d’à présent. Un duel dans la grande vieille chambre au premier étage, et le meilleur lit de l’hôtel commandé d’avance pour le blessé !
« Mais sera-ce à l’épée ou au pistolet ? dit John.
– Dieu le sait. Peut être au pistolet et à l’épée, répliqua Salomon. Ces messieurs-là portent l’épée, et ils peuvent aisément avoir des pistolets dans leurs poches, il est fort probable, ma foi qu’ils en ont. S’ils tirent l’un sur l’autre sans se toucher, alors ils dégaineront et se mettront à en découdre sérieusement. »
Un nuage passa sur la figure de M. Willet, lorsqu’il réfléchit aux vitres cassées, aux rideaux endommagés, mais s’étant expliqué à lui-même que l’un des deux adversaires survivrait probablement et payerait le dégât, sa figure redevint rayonnante.
« Et puis, dit Salomon, regardant tour à tour chaque figure, nous aurons alors sur le plancher une de ces taches qui ne s’en vont jamais. Si M. Haredale gagne,croyez-moi, ce sera une tache profonde, ou, s’il perd, c’en sera une plus profonde encore, car jamais il ne cédera qu’il ne soit abattu. Nous en savons quelque chose, hein ?
– Ah ! oui nous en savons quelque chose, chuchotèrent-ils tous ensemble.
– Quant à jamais disparaître, continua Salomon, je vous dis que jamais, cela ne pourra se faire. Ne savez-vous pas qu’on a essayé pareille chose dans une certaine maison que vous connaissez ?
– La Garenne ! cria John. Non, bien sûr !
– Si, bien sûr, si vraiment. Seulement il y a très peu de gens qui le sachent Et, avec tout cela, on en a assez causé. On rabota le parquet pour la faire disparaître :mais elle y resta. Le rabot entama le parquet profondément, elle glissa plus profondément. On posa de nouvelles planches ; mais une grande tache perça encore, et se montra à l’ancienne place. Et…Écoutez ; approchez-vous. M. Geoffroy Haredale fit de cette chambre son cabinet d’étude, et c’est là qu’il s’assoit,ayant toujours (à ce que j’ai entendu dire) son pied sur la tache,parce qu’il a la conviction, après y avoir longtemps et beaucoup pensé, que jamais elle ne s’effacera qu’il ne découvre l’homme qui commit le crime. »
Ce récit finissait, et ils se rapprochaient tous du feu en cercle, lorsque retentit au dehors le piétinement d’un cheval.
« C’est lui ! cria John, se levant avec précipitation. Hugh ! Hugh ! »
Le dormeur bondit sur ses pieds, tout chancelant, et s’élança derrière son maître.
John revint presque aussitôt, introduisant avec des marques d’extrême déférence (car M. Haredale était son propriétaire) le visiteur longtemps attendu. Celui-ci entra àgrands pas dans la salle, en faisant résonner ses grosses bottessur le carreau ; il parcourut d’un œil perçant le groupe quile saluait, et il souleva son chapeau pour reconnaître leur hommagede profond respect.
« Vous avez ici, Willet. un étranger quim’a envoyé quelqu’un, dit-il d’une voix dont le timbre étaitnaturellement grave et sévère. Où est-il ?
– Dans la grande chambre d’en haut,monsieur, répondit John.
– Conduisez-moi. Votre escalier estsombre, autant que je me rappelle. Messieurs, bonsoir. »
En disant cela, il fit signe à l’aubergisted’aller devant ; et, lorsqu’il sortit de la salle, on entenditrésonner ses bottes sur l’escalier. Le vieux John, dans sonagitation, éclairait ingénieusement tout autre chose que le chemin,et trébuchait à chaque pas.
« Arrêtez ! lui ditM. Haredale, quand ils eurent atteint le palier. Je peuxm’annoncer moi même. Je n’ai plus besoin de vous. »
Il mit la main sur la porte, entra, et lareferma pesamment. M. Willet n’était pas du tout disposé àrester là tout seul pour écouter, d’autant plus que les mursétaient fort épais. Il descendit donc plus vite qu’il n’étaitmonté, pour aller rejoindre en bas ses amis.
Il y eut une courte pause dans la chambre decérémonie du Maypole, pendant le temps que M. Haredale essayala serrure pour s’assurer qu’elle était bien fermée, et traversantà grands pas la sombre pièce jusqu’à l’endroit où le paravententourait une petite place de lumière et de chaleur, il seprésenta, brusquement et en silence, devant l’hôte souriant.
Si ces deux hommes n’avaient pas plus desympathie dans leurs pensées intimes que dans leur extérieur, leurentrevue ne promettait pas d’être très calme ni très agréable. Sansqu’il y eût entre eux une grande différence d’âge, ils étaient soustous les autres rapports aussi dissemblables et aussi opposés l’unà l’autre que deux hommes peuvent l’être. L’un avait la paroledouce, une forme délicate une correcte élégance, l’autre,corpulent, carré par la base, négligemment habillé, rude et brusquedans ses façons d’un aspect sévère, avait, en son humeur actuelle,un regard aussi maussade que son langage. L’un gardait un calme ettranquille sourire, l’autre, un froncement de sourcils plein deméfiance. Le nouveau venu, véritablement, semblait s’appliquer àfaire voir par chacun de ses accents et de ses gestes sonantipathie décidée et son hostilité systématique contre l’hommequ’il venait trouver. Celui-ci semblait sentir que le contrasteétait en sa faveur, et puiser dans cet avantage un contentementpaisible qui le mettait plus à son aise que jamais.
« Haredale, dit ce monsieur sans lamoindre apparence d’embarras ou de réserve je suis charmé de vousvoir.
– Trêve de compliments. Ils sont déplacésentre nous, répliqua l’autre en agitant sa main. Dites-moisimplement ce que vous avez à me dire. Vous m’avez demandé uneentrevue. Me voici. Pourquoi nous retrouvons-nous face àface ?
– Toujours à ce que je vois, le mêmecaractère franc et impétueux !
– Bon ou mauvais, je suis, monsieur,répliqua l’autre en appuyant son bras sur le chambranle de lacheminée, et tournant un regard hautain sur celui qui occupait labergère, l’homme que j’ai accoutumé d’être. Je n’ai perdu ni mesvieilles sympathies ni mes vieilles antipathies ; ma mémoirene me fait pas défaut de l’épaisseur d’un cheveu. Vous m’avezdemandé une entrevue… Je vous le répète, me voici.
– Notre entrevue, Haredale, ditM. Chester, en donnant un petit coup sur sa tabatière etaccompagnant d’un sourire le geste d’impatience que l’autre avaitfait, à son insu peut-être, vers son épée, sera une conférencepacifique, j’espère ?
– Je suis venu ici, répliqua l’autre,selon votre désir, me tenant pour engagé à venir vous trouver,quand et où vous le voudrez. Je ne suis pas venu pour faire assautd’agréables discours ni de protestations vaines. Vous êtes un hommedu monde à la langue dorée, monsieur, et à ce jeu-là je ne suis pasde force avec vous. Le dernier homme ici-bas avec lequelj’entrerais en lice pour un combat de doux compliments et degrimaces masquées, est M. Chester, je vous l’assure.Impossible à moi de lui tenir tête avec de telles armes, et j’aitoute raison de croire que peu d’hommes en seraient capables.
– Vous me faites beaucoup d’honneur,Haredale, répliqua l’autre avec le plus grand calme, et je vousremercie. Je serai franc avec vous.
– Pardon, vous serez,dites-vous ?
– Franc, ouvert, parfaitementcandide.
– Ah ! cria M. Haredale enfaisant rentrer son haleine avec un sourire sarcastique ; maisje ne veux pas vous interrompre.
– Je suis si résolu à suivre cettemarche, répliqua l’autre en dégustant son vin d’un air trèscirconspect, que je me suis promis de n’avoir pas de querelle avecvous, et de ne pas me laisser entraîner à quelque expressionchaleureuse ou à quelque mot hasardé.
– En cela, j’aurai encore vis-à-vis devous, dit M. Haredale, une grande infériorité. Votre empiresur vous-même…
– Ne saurait être troublé quand il sertmes desseins, voulez-vous dire, répliqua l’autre, l’interrompantavec la même aménité. Soit je vous l’accorde, et j’ai un dessein àpoursuivre maintenant vous en avez un aussi. Notre but est le mêmej’en suis sûr. Permettez-nous de l’atteindre comme des hommesraisonnables qui ont cessé d’être des petits garçons il y a déjàquelque temps. Voulez-vous boire ?
– Je bois avec mes amis, répliqual’autre.
– Au moins, dit M. Chester, vousvoudrez bien vous asseoir ?
– Je resterai debout, répliquaimpatiemment M. Haredale, sur ce foyer dénudé misérable, et jene le souillerai pas, tout déchu qu’il est, par de l’hypocrisie.Continuez !
– Vous avez tort, Haredale, dit l’autreen croisant ses jambes et souriant, tandis qu’il tenait son verrelevé à la brillante lueur de l’âtre. Vous avez réellement tort. Lemonde est un théâtre mouvant où nous devons nous accommoder auxcirconstances, naviguer avec le courant aussi mollement quepossible, nous contenter de prendre la mousse pour la substance, lasurface pour le fond, la fausse monnaie pour la bonne. Je m’étonnequ’aucun philosophe n’ait jamais établi que notre globe est creuxcomme le reste. Il devrait l’être, si la nature est conséquentedans ses œuvres.
– Vous pensez qu’il l’est, peut-être.
– J’affirmerais, répliqua-t-il en buvantson vin à petits traits, qu’il ne saurait y avoir le moindre doutelà-dessus. Voilà qui est bien. Quant à nous, en jouant avec cegrelot, nous avons eu le guignon de nous heurter et de nousbrouiller. Nous ne sommes pas ce que le monde appelle des amis,mais nous n’en sommes pas moins pour cela des amis aussi bons,aussi vrais, aussi aimants que les neuf dixièmes de ceux auxquelson décerne ce titre. Vous avez une nièce et moi j’ai un fils, unbeau garçon, Haredale, mais un peu fou. Ils tombent amoureux l’unde l’autre, et forment ce que ce même monde appelle un attachementvoulant dire quelque chose de capricieux et de faux comme le reste,et qu’on n’aurait qu’à abandonner librement à sa destinée pourqu’il crevât bientôt comme toute autre bulle. Mais, si nous leslaissons faire, bonsoir, tout est dit. La question est donccelle-ci : Nous tiendrons-nous à distance l’un et l’autre,parce que la société nous appelle des ennemis, et souffrons-nousqu’ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre lorsque, ennous rapprochant raisonnablement, comme nous le faisons maintenant,nous pouvons empêcher cela et les séparer ?
– J’aime ma nièce, dit M. Haredaleaprès un court silence. C’est un mot qui sonne étrangementpeut-être à vos oreilles ; mais je l’aime.
– Étrangement, mon bon garçon ! criaM. Chester en remplissant de nouveau son verre avecnonchalance et en ôtant son cure-dent. Pas du tout. J’ai aussi dugoût pour Ned[14], ou, comme vous dites, jel’aime ; c’est le terme usité entre si proches parents. J’aimeNed avec passion ; il est étonnamment bon garçon, et joligarçon, qui plus est, un peu fou et faible encore, voilàtout : mais le fait est, Haredale, car je serai franc comme jevous ai promis de l’être, qu’indépendamment de n’importe quellerépugnance nous pourrions avoir, vous et moi, à nous allier l’un àl’autre, et indépendamment de la différence de religion qui existeentre nous (et, diable ! c’est important), je ne sauraisconsentir à un mariage de ce genre. Ned et moi nous ne saurions yconsentir, c’est impossible.
– Maîtrisez votre langue, au nom du ciel,si cette conversation doit durer, répliqua M. Haredale d’unton farouche. Je vous ai dit que j’aime ma nièce. Pensez-vous que,cela étant, je voudrais jeter son cœur à n’importe quel homme quieût de votre sang dans les veines ?
– Vous voyez, dit l’autre sans la moindreémotion, l’avantage qu’il y a d’être franc et ouvert. C’est justece que j’allais ajouter, sur mon honneur ! Je suis étonnammentattaché à Ned, je raffole de lui, en vérité ; aussi, quand ilnous serait possible de nous effacer tout à fait, vous et moi, danscette affaire, resterait toujours cette dernière objection, que jeregarde comme insurmontable.
– Écoutez-moi bien, dit M. Haredale,marchant vers la table et mettant sa main dessus pesamment, sin’importe quel homme croit, ose croire que moi, dans mes paroles,dans mes actions, dans mes rêves les plus extravagants, j’aiejamais eu l’idée de favoriser la recherche d’Emma Haredale parquelqu’un qui vous touchât de près, n’importe par quel motif, je neme soucie pas de le savoir, il ment ; il ment, et il me faitune grave injure, rien que de le croire.
– Haredale, répliqua l’autre en sebalançant d’un air convaincu, et le confirmant par des signes detête dirigés vers le foyer, c’est extrêmement noble et viril, c’estréellement très généreux de votre part de me parler comme vousfaites, franchement et à cœur ouvert. Ce sont exactement là messentiments, oui, ma parole ; mais vous les exprimez avecbeaucoup plus de force et de puissance que je ne saurais le faire.Vous connaissez ma nature indolente, et vous me pardonnerez, j’ensuis sûr.
– Quelque décidé que je sois à défendre àma nièce toute correspondance avec votre fils et à rompre leursrelations ici, cela dût-il causer la mort d’Emma, ditM. Haredale, qui s’était promené en long et en large, jevoudrais y mettre de la bonté et de la tendresse autant quepossible. Je suis chargé d’un dépôt que ma nature n’est pas propreà comprendre, et, par cette raison, la simple nouvelle qu’il y aentre eux de l’amour tombe sur moi ce soir presque pour la premièrefois.
– Je suis plus enchanté que je nepourrais vous le dire, répliqua M. Chester du ton le plusdoux, de trouver mes impressions personnelles ainsi confirmées.Vous voyez ce que notre entrevue a d’avantageux. Nous nouscomprenons l’un l’autre, nous sommes tout à fait d’accord, nousavons une explication complète, et nous savons quelle marchesuivre. Eh mais, pourquoi ne goûtez-vous pas au vin de votrelocataire ? Il est réellement très bon.
– Qui donc, je vous prie, ditM. Haredale, a aidé Emma ou votre fils ? Quels sont leursintermédiaires, leurs agents ? savez-vous ?
– Toutes les bonnes gens par ici, levoisinage en général, je pense, répliqua l’autre avec son plusaffable sourire. Le messager que je vous ai envoyé aujourd’hui sedistingue parmi tous les autres.
– L’idiot ? Barnabé ?
– Cela vous étonne ? J’en suis bienaise, car j’étais un peu étonné de cela moi-même. Oui, j’ai arrachécela de sa mère, une sorte de femme très convenable ; c’estd’elle, en vérité, que j’ai principalement appris combien la choseétait devenue sérieuse. J’ai résolu de me rendre à cheval ici,aujourd’hui, et d’avoir avec vous une conférence sur ce terrainneutre. Vous avez plus d’embonpoint qu’autrefois, Haredale, maisvous avez bien bonne mine.
– Notre affaire, je le présume, tire à safin, dit M. Haredale avec un air d’impatience qu’il ne sedonnait pas la peine de cacher. Comptez sur moi, monsieur Chester,ma nièce changera dès à présent. J’en appellerai, ajouta-t-il d’unton plus bas, à son cœur de femme, à sa dignité, à son orgueil, àson devoir.
– C’est ce que je ferai auprès de Ned,dit M. Chester en réintégrant à leur place, sur la grille dufoyer, avec le bout de sa botte, quelques débris errants du fagot.S’il y a quelque chose de réel dans le monde, ce sont cessentiments si beaux, ces obligations naturelles qui doiventsubsister entre un père et un fils. Je lui poserai la question surle double terrain du sentiment moral et religieux. Je luireprésenterai que nous ne pouvons pas absolument consentir àcela ; que j’ai toujours visé de loin à un bon mariage pourlui, moyennant une provision décente pour moi dans l’automne de lavie ; qu’il y a un grand nombre d’aboyeurs à payer, dont lesréclamations sont parfaitement fondées en droit et en justice, etqui doivent être satisfaits sur la dot de sa femme ; bref, queles sentiments les plus élevés, les plus honorables de notrenature, toutes les considérations de devoir et d’amour filial, ettoutes les autres choses de ce genre, exigent impérieusement qu’ilprenne la fuite avec une héritière.
– Et qu’il lui brise le cœur le plus vitepossible ? dit M. Haredale en mettant son gant.
– Ned fera en cela exactement comme illui plaira, répliqua l’autre en buvant son vin à petitstraits ; c’est entièrement son affaire. Je ne voudrais paspour tout au monde me mêler des affaires de mon fils, Haredale, audelà d’un certain point. La parenté entre père et fils, vous savez,est positivement une sorte de lien sacré… Ne me laisserez-vous pasvous persuader de prendre un verre de vin ?… Allons !comme il vous plaira, comme il vous plaira, ajouta-t-il en seservant lui-même derechef.
– Chester, dit M. Haredale, après uncourt silence durant lequel il porta de temps en temps sur levisage souriant de son interlocuteur des regards prolongés, vousavez la tête et le cœur d’un mauvais génie, en toute occasion detromper.
– À votre santé, dit l’autre, avec unsigne de tête qui semblait le remercier ; mais vousdisiez… ?
– Si maintenant, continuaM. Haredale, nous trouvions qu’il fût difficile de séparer cesjeunes gens, de rompre leurs rapports ; si, par exemple, voustrouviez la chose difficile de votre côté, quelle marche vousproposez-vous de suivre ?
– Rien de plus simple, mon bon garçon,rien de plus aisé, répliqua l’autre en haussant les épaules ets’étendant plus confortablement devant le feu. Je déploierai alorsces facultés puissantes au sujet desquelles vous me donnez de sigrandes et si flatteuses louanges, quoique, ma parole, je ne soispas digne d’être comblé de vos compliments ; et je recourrai àquelques petits subterfuges assez communs pour exciter la jalousieet le ressentiment. Vous voyez ?
– Bref, justifiant les moyens par la fin,il nous faudra, comme dernière ressource pour les arracher l’un àl’autre, recourir à la perfidie et au mensonge ? ditM. Haredale.
– Oh ! non. Fi ! Fi !répliqua l’autre en aspirant une prise de tabac avec délices etvolupté. Pas de mensonge. Seulement un peu de manège, un peu dediplomatie, un peu d’intrigue, c’est le mot.
– Je regrette, dit M. Haredale enfaisant çà et là quelques pas, puis s’arrêtant, puis faisantquelques pas encore comme quelqu’un qui était mal à son aise, den’avoir pas pu prévoir et empêcher cela. Mais, puisque c’est allési loin qu’il nous est nécessaire d’agir, reculer ou regretter nesert de rien. Allons ! je seconderai vos efforts de tout monpouvoir. C’est le seul sujet, dans tout le vaste horizon de lapensée humaine, sur lequel nous soyons tous les deux d’accord. Nousagirons de concert, mais à part. Il ne sera pas besoin, j’espère,d’en conférer encore ensemble.
– Est-ce que vous vous en allez ?dit M. Chester en se levant avec une gracieuse nonchalance.Laissez-moi vous éclairer jusqu’au bas de l’escalier.
– Restez assis, je vous prie, répliqual’autre sèchement. Je connais le chemin. »
En disant cela, il fit un mouvement de maintrès léger, remit son chapeau sur sa tête en même temps qu’iltournait les talons, et s’en alla d’un pas retentissant, comme ilétait venu, ferma la porte derrière lui, et descendit l’escalierdont il réveilla l’écho.
« Peuh ! un très grossier animal, envérité ! dit M. Chester en se replaçant dans sa bergère.Une brute des plus farouches ; un vrai blaireau à facehumaine ! »
John Willet et ses amis, qui avaient été trèsattentifs pour entendre le cliquetis des épées ou les détonationsdes pistolets dans la grande chambre, et qui avaient réglé d’avancel’ordre dans lequel ils s’y précipiteraient au premier appel,procession où le vieux John avait eu le soin de s’arranger de façonà se réserver l’arrière-garde, furent fort étonnés de voirM. Haredale descendre sans une égratignure, demander soncheval, et s’éloigner au pas, d’un air pensif. Après y avoir un peuréfléchi, on décida qu’il avait laissé le monsieur du premier étagepour mort, et que, s’il montrait tant de calme, c’était unstratagème pour qu’on ne s’avisât ni de le soupçonner ni de lepoursuivre.
Comme cette conclusion impliquait pour eux lanécessité de monter sur-le-champ à la grande chambre pour s’enassurer, ils étaient sur le point de le faire dans l’ordre convenu,lorsqu’un coup de sonnette assez vif, qui semblait dénoter chezl’hôte assez de vigueur encore, renversa toutes leurs conjectureset les enveloppa dans la plus grande incertitude. EnfinM. Willet consentit à monter lui-même, escorté de Hugh et deBarnabé, les plus solides et intrépides gaillards qui fussent surles lieux ; ils pourraient se montrer avec lui, sous prétexted’être venus pour emporter les verres.
Fort de cette protection, le brave John, à lalarge figure, entra dans la chambre hardiment avec une avance d’undemi-pas, et reçut sans trembler la demande d’un tire-botte. Maislorsque le tire-botte eut été apporté, et que l’aubergiste prêta àson hôte sa robuste épaule, on observa que, pendant que celui-ciôtait ses bottes, M. Willet les regarda extrêmement, et queses gros yeux, bien plus ouverts que de coutume, parurent exprimerquelque surprise et quelque désappointement de ne pas les trouverpleines de sang. Il se ménagea aussi l’occasion d’examiner legentleman du plus près qu’il put, s’attendant à découvrir sur sapersonne un certain nombre de trous faits par l’épée de sonadversaire. N’en découvrant aucun toutefois, et remarquant par lasuite du temps que son hôte était aussi froid, aussi régulier danssa tenue et dans son humeur qu’il l’avait été toute la journée, levieux John à la fin poussa un profond soupir, et commença à penserqu’il n’était pas question de duel pour ce soir.
« Et maintenant, Willet, ditM. Chester, si la chambre est bien échauffée, j’essayerai lesmérites de ce fameux lit.
– La chambre, monsieur, répliqua John enprenant une chandelle, et invitant d’un coup de coude Barnabé etHugh à les accompagner, en cas que le monsieur vînt à tombersoudainement évanoui ou mort de quelque blessure interne, lachambre est aussi chaude qu’une croûte au pot. Barnabé, prenezcette autre chandelle, et allez devant. Hugh, suivez-nous,monsieur, avec la bergère. »
C’est dans cet ordre, et encore, pour plus desûreté, tenant sa chandelle fort près de l’hôte ; tantôt luien faisant sentir la chaleur autour des jambes, tantôt risquant demettre le feu à sa perruque, et lui demandant sans cesse pardonavec une grande gaucherie et beaucoup d’embarras, que Johnconduisit ce personnage à la meilleure chambre à coucher. Presqueaussi spacieuse que la pièce d’où ils étaient venus, ellecontenait, près du feu, pour avoir plus chaud, un grand et antiquelit d’un aspect tumulaire, tendu de brocart fané et orné, au sommetde chaque montant sculpté, d’une touffe de plumes qui jadis avaientété blanches, mais que l’âge et la poussière avaient renduessemblables à des panaches de corbillard et de catafalque.
« Bonsoir, mes amis, dit M. Chesteravec un doux sourire, en s’asseyant, après avoir considéré lachambre d’un bout à l’autre, dans la bergère, que ses serviteursroulèrent devant le feu. Bonsoir, Barnabé, mon bon garçon ;vous dites quelques prières avant de vous coucher,j’espère ? »
Barnabé fit un signe affirmatif.
« Il a comme ça des bêtises qu’il appelleses prières, monsieur, dit John officieusement. J’ai bien peur quelà dedans il n’y ait pas grand chose de bon.
– Et Hugh ? dit M. Chester ense tournant vers celui-ci.
– Moi, non, répondit-il. Je connais lessiennes (et il montra Barnabé), elles ne sont pas mal. Il leschante quelquefois sur la paille. J’écoute.
– Monsieur, c’est tout à fait un animal,chuchota John à l’oreille de son hôte avec dignité. Vousl’excuserez, certainement. S’il a une espèce d’âme, ce doit être sipeu que rien, et ce qu’il fait ou ne fait pas sur ce pointn’importe guère. Bonsoir, monsieur.
M. Chester répliqua : « Dieuvous bénisse ! » avec une ferveur des plustouchantes ; et John, faisant signe à ses gardes du corpsd’aller devant, sortit de la chambre après une révérence, et laissal’hôte libre de reposer dans l’antique lit du Maypole.
Si Joseph Willet, le jeune homme dénoncé auxApprentis et proscrit par eux, s’était trouvé à la maison quandl’hôte courtois de son père se présenta devant la porte du Maypole,c’est-à-dire si ce n’avait pas été, par une malice du sort, une dessix fois de l’année entière dans lesquelles il était libre des’absenter tout le jour durant sans question ni reproche, il seraitparvenu, de manière ou d’autre, à plonger au fin fond du mystère deM. Chester, et à pénétrer son dessein avec la même certitudeque s’il eût été son confident et conseiller. Dans cet heureux cas,les amants auraient été vite avertis des maux qui les menaçaient,et aidés, par-dessus le marché, de diverses inspirations aussisages qu’opportunes ; car Joe, en pensées comme en actions,tenait toutes ses sympathies et ses meilleurs souhaits à ladisposition de nos jeunes gens, et était fermement dévoué à leurcause. Cette disposition provenait-elle de ses anciennespréventions en faveur de la jeune demoiselle, dont l’histoirel’avait environnée dans son esprit, presque au sortir du berceau,de circonstances d’un intérêt extraordinaire ; ou de sonattachement au jeune monsieur dans la confidence duquel il s’étaitpresque imperceptiblement glissé, par son esprit subtil et sesvives allures, ainsi qu’en lui rendant plusieurs servicesd’importance comme éclaireur et comme messager ? Que ce fûtcela ou autre chose, par exemple, les persécutions fatigantes etles manies ennuyeuses de son vénérable père, ou bien encore quelquepetite affaire d’amour secrète, qui le disposait favorablement àservir d’autres amoureux comme lui : il est inutile dechercher à le savoir, d’autant plus que Joe n’était pas là, etqu’il n’avait pas par conséquent, dans cette conjoncture,d’occasion particulière de fixer nos doutes par sa conduite.
C’était, par le fait, le vingt-cinq mars, jourqui comme beaucoup de gens le savent à leurs dépens, est, de tempsimmémorial, une de ces désagréables époques qu’on appelle le terme.Ce jour là donc, John Willet se faisait chaque année un pointd’honneur de régler son compte en espèces sonnantes avec un certainmarchand de vin et distillateur de la Cité de Londres, et deremettre dans les mains de ce négociant un sac de toile contenantl’exact montant de la somme, pas un penny de plus, pas un penny demoins, c’était pour Joe l’objet d’un voyage aussi sûr et aussirégulier que le retour annuel du vingt-cinq mars.
Le voyage s’accomplissait sur une vieillejument grise, sur laquelle John s’était fait dans l’esprit unsystème d’idées préconçues, par exemple, qu’elle était capable degagner un couvert ou une tasse d’argent à la course si elle voulaitl’essayer. Elle ne l’avait jamais essayé, et il ne fallait pluscompter qu’elle l’essayât jamais maintenant, car elle était âgée dequelque quatorze ou quinze ans, poussive, ensellée et passablementrâpée de la crinière et de la queue. Nonobstant ces légèresimperfections, John était fier de son animal, et lorsque Hugh, entournant, l’eut amenée jusqu’à la porte il se retira pour l’admirerà son aise dans le comptoir, et là, caché par un bosquet decitrons, il se mit à rire avec orgueil.
« Voilà ce qui s’appelle une jument,Hugh ! dit John, quand il eut recouvré assez d’empire sur luimême pour reparaître à la porte. Voilà une gracieusecréature ! regardez-moi cette ardeur ! regardez-moi cesos ! »
Pour des os, il y en avait suffisamment, sansaucun doute, c’est ce que semblait penser Hugh, assis en traverssur la selle, paresseusement plié en deux, son menton touchantpresque ses genoux, et, ne s’inquiétant ni des étriers quipendillaient, ni de la bride flottante, il sauta de haut en bas surla petite pelouse devant la porte.
« Songez à avoir bien soin d’elle,monsieur, dit John, laissant cet être inférieur, pour s’adresser àla sensibilité de son fils et héritier, qui parut alors équipécomplètement et tout prêt à monter en selle ; n’allez pas tropvite !
– J’en serais bien embarrassé, j’imagine,père, répondit Joe en jetant sur l’animal un regard dedésespoir.
– Pas de vos impertinences, monsieur,s’il vous plaît, riposta le vieux John. Quelle monture vous faut-ildonc, monsieur ? Un âne sauvage ou un zèbre en serait une troppacifique pour vous, n’est-ce pas, monsieur ? Vous voudriezmonter un lion rugissant, monsieur ; n’est-ce pas,monsieur ? Taisez-vous, monsieur. »
Lorsque M. Willet, dans ses querellesavec son fils, avait épuisé toutes les questions qui s’offraient àson esprit, et que Joe n’avait répondu rien du tout, généralementil concluait en lui ordonnant de se taire.
« Et quelle idée a donc ce petit garçon,ajouta M. Willet, après l’avoir considéré quelque temps d’unair ébahi et comme stupéfait, de, retrousser comme ça son chapeauen casseur d’assiettes ? Est-ce que vous allez tuer lemarchand de vin, monsieur ?
– Non, dit Joe avec un peu d’aigreur, jene vais pas le tuer. Vous voilà rassuré maintenant, père ?
– Et avec cela, un air militaire !dit M. Willet en l’examinant de la tête aux pieds ; nedirait-on pas d’un mangeur de braise, d’un avaleur d’eaubouillante ? Et que signifient les crocus et les perce-neigeque vous arborez à votre boutonnière, monsieur ?
– Ce n’est qu’un petit bouquet, dit Joeen rougissant. Il n’y a pas de mal à ça, j’espère ?
– Voilà un garçon bien entendu auxaffaires, en vérité, dit M. Willet dédaigneusement, d’allersupposer que les marchands de vin se soucient debouquets !
– Je ne suppose rien de pareil, réponditJoe. Qu’ils gardent leurs nez rouges pour flairer leurs bouteilleset leurs cruchons. Ces fleurs-ci vont chez M. Varden.
– Vous supposez donc qu’il s’inquiètebeaucoup de vos crocus ? demanda John.
– Je n’en sais rien, et, à dire vrai, jene m’en soucie guère, dit Joe. Voyons, père, donnez-moi l’argent,et, au nom de la sainte patience, laissez-moi partir.
– Le voici, monsieur, répliqua John, ayezen soin. Songez à ne pas revenir trop tôt, pour mieux laisserreposer la jument. Vous m’entendez ?
– Oui, je vous entends, répliqua Joe.Dieu sait qu’elle en aura besoin.
– Et ne dépensez pas trop au Lionnoir, dit John. Songez à cela aussi.
– Alors pourquoi ne me permettez-vous pasd’avoir à moi quelque argent ? riposta Joe d’un air chagrin,pourquoi pas, père ? Pourquoi m’envoyez-vous à Londres en nem’accordant que le droit de demander au Lion noir un dînerque vous payerez au premier voyage, comme si l’on ne pouvait pas melaisser disposer de quelques schellings ? Pourquoi metraitez-vous comme ça ? ce n’est pas bien à vous. Commentpouvez-vous croire que je vais rester longtemps à cerégime ?
– Lui permettre d’avoir del’argent ! cria John dans une rêverie somnolente.Qu’appelle-t-il de l’argent ? des guinées ? Est-ce qu’iln’en a pas, de l’argent ? N’a-t-il pas, en sus des péages, unschelling et six pence ?
– Un shilling et six pence ! répétason fils avec mépris.
– Oui, monsieur, répliqua John, unschelling et six pence. Quand j’étais à votre âge, jamais jen’avais vu tant d’argent en un monceau. Le schelling est pour pareraux accidents, par exemple si la jument perdait un de ses fers, ouquelque chose de ce genre. Il vous reste six pence pour vous amuserà Londres, je vous recommande surtout de vous amuser à monter aufaîte du Monument[15], et àvous reposer là. Il n’y a pas là de tentation, monsieur, pas deribotte, pas de jeunes femmes, pas de mauvaises compagnies d’aucunesorte, rien que l’imagination. Quand j’étais à votre âge, monsieur,voilà comment je m’amusais. »
À ceci, Joe ne fit pas d’autre réponse qu’unsigne de la main à Hugh pour tenir le cheval, puis il sauta enselle et s’éloigna ; et je vous réponds qu’il avait l’air d’unsolide et mâle cavalier, digne d’une meilleure monture que celleque lui faisait enfourcher son destin. John resta à le contemplerou plutôt à contempler la jument grise (car il n’avait pas assezd’yeux pour elle), jusqu’à ce que l’homme et la bête fussentdisparus depuis vingt minutes. Alors il commença à penser qu’ilsétaient partis, et rentrant lentement dans la maison, ils’abandonna à un doux assoupissement.
L’infortunée jument grise, l’agonie de la viede Joe, se trémoussa selon son bon plaisir jusqu’à ce que leMaypole ne fût plus visible, puis, corrigeant son pas tout à coupde son propre gré, elle contracta ses jambes en une allure, qu’onaurait regardée dans un spectacle de marionnettes comme uneimitation assez maladroite d’un petit galop. La connaissancequ’elle avait des habitudes de son cavalier ne lui suggéra passeulement cette amélioration dans les siennes, elle lui donna aussil’idée de prendre un chemin détourné. Il conduisait non pas àLondres mais par des sentiers parallèles à la route que Joe avaitsuivie, et, passant à quelques centaines de mètres du Maypole, ilaboutissait à l’enclos d’un vaste et ancien manoir bâti en briquerouge, la Garenne, dont il a été question au premier chapitre denotre histoire. Faisant une halte soudaine dans un petit taillisvoisin, la jument se prêta de la meilleure grâce du monde à laisserdescendre son cavalier, qui l’attacha au tronc d’un arbre.
« Reste là, vieille fille, dit Joe, quej’aille voir s’il y a pour moi aujourd’hui quelque petitecommission. » En même temps, il la laissa brouter le gazon raset les mauvaises herbes qui se trouvaient croître à la portée deson licou, et, passant par une porte à claire-voie, il entra de sonpied sur les terres du domaine.
Le sentier, après quelques minutes de marche,l’amena près de la maison. Il y lança plus d’un coup d’œil entapinois, et surtout vers une certaine fenêtre. C’était un bâtimentlugubre, silencieux, avec des cours sonores, des tourellesdésolées, et des files entières de chambres fermées qui tombaienten poussière et en ruine.
Le jardin, formant terrasse, obscurci parl’ombre des arbres qui le dominaient, avait un air de mélancolietout à fait accablant. De grandes portes de fer, hors d’usagedepuis bien des années, rougies par la rouille, s’affaissant surleurs gonds et recouvertes de longues herbes luxuriantes,semblaient vouloir s’enfoncer dans le sol et cacher leur décadencedans une forêt de mauvaises herbes, propices à ce dessein. Sur lesmurailles sculptées, les animaux fantastiques qui les décoraient,verdis par l’âge et l’humidité, et revêtus çà et là de mousse,avaient un aspect hideux et lamentable. La partie de la maison quiétait habitée et tenue en bon état avait elle-même une physionomiesombre ; le spectateur, frappé d’un sentiment de tristesse,éprouvait une impression pénible en face de cet abandon et de cettedéchéance affligeante. Il eût été difficile d’imaginer un beau feuflamboyant dans ces chambres mornes et ténébreuses, et de sefigurer quelque joie du cœur ou quelque fête dans l’enceinte de cesmurs rébarbatifs. On voyait bien qu’il pouvait y avoir eu là dansles temps jadis quelque chose de pareil ; mais c’était fini àjamais. Ce n’était plus que le revenant d’une maison défunte quivenait hanter son ancienne place sous son ancienne forme, maisvoilà tout.
La physionomie sombre et déchue de la Garennedevait, sans aucun doute, s’attribuer en grande partie à la mort deson précédent possesseur et au caractère de son possesseuractuel ; mais, lorsqu’on se rappelait la légende de ce manoir,il avait véritablement un air approprié à un pareil forfait :on voyait qu’il était prédestiné des siècles d’avance à en être lethéâtre. Considérée au point de vue de cette légende, la pièced’eau où l’on avait retrouvé le corps de l’intendant semblait avoirune teinte noire et sinistre que nulle autre mare ne pouvaitrevendiquer comme elle ; la cloche qui du haut du toit avaitannoncé le meurtre, au vent de minuit, devenait un vrai fantômedont la voix faisait dresser les cheveux de l’auditeur ; etchaque branche dépouillée de feuilles, en s’inclinant vers uneautre branche, semblait échanger avec elle à la dérobée deschuchotements au sujet du crime.
Joe se promena de long en large dans lesentier ; quelquefois il s’arrêtait et faisait semblant decontempler l’édifice ou le paysage ; quelquefois, s’appuyantcontre un arbre, il prenait un air d’oisiveté indifférente ;mais il avait toujours l’œil sur la fenêtre qu’il avait distinguéed’abord. Au bout d’un quart d’heure environ d’attente, une petitemain blanche fut un instant agitée vers lui de cette fenêtre ;le jeune homme fit un salut respectueux et partit ; et, enenfourchant de nouveau son cheval, il se dit à voix trèsbasse : « Pas de commission pour moiaujourd’hui ! »
Mais l’air d’élégance, le retroussis duchapeau que John Willet avait critiqué, et le bouquet printanier,tout dénotait quelque petite commission pour son propre compte, àl’adresse d’une personne plus intéressante qu’un marchand de vin oumême qu’un serrurier. C’est effectivement ce qui arriva : car,lorsqu’il eut réglé avec le marchand de vin, qui tenait son bureaude commerce dans quelques caves profondes près de Thames-Street (unvieux monsieur à la face aussi empourprée que s’il avait toute savie porté leurs voûtes sur sa tête), lorsqu’il eut pris le reçu, etrefusé de boire plus de trois verres de vieux xérès, à l’extrêmeétonnement du négociant rubicond, qui, foret en main, avait projetéd’assaillir une vingtaine au moins de barils poudreux, et qui enresta cloué ou moralement vrillé, pour ainsi dire, au mur de sacave ; lorsqu’il eut fait tout cela, et achevé en outre unfrugal dîner au Lion noir dans Whitechapel, méprisant le Monumentet le conseil de John, il dirigea ses pas vers la maison duserrurier, attiré par les yeux de la florissante Dolly Varden.
Joe n’était nullement un nigaud ; maisnéanmoins, quand il fut arrivé à l’encoignure de la rue où leserrurier demeurait, il ne put pas se résoudre à aller droit à lamaison. D’abord il prit le parti de flâner dans une autre ruependant cinq minutes, puis pendant cinq minutes encore dans uneautre rue, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il eut perdu une grandedemi-heure ; il fit alors un hardi plongeon, et se trouva dansla boutique enfumée, le visage rouge et le cœur palpitant.
« John Willet, ou son ombre ! ditVarden, en se levant de dessus le pupitre où il était occupé à seslivres, et le regardant sous ses lunettes ; ma foi ! oui,c’est bien Joe en chair et en os ! À la bonne heure ! Etcomment va toute la société de Chigwell, Joe ?
– Toujours comme à l’ordinaire,monsieur ; nous nous entendons, eux et moi, aussi bien que parle passé.
– Bon, bon ! dit le serrurier. Ilnous faut être patients, Joe, et endurer les faibles des vieillesgens. Comment va la jument, Joe ? Elle fait toujours sesquatre milles à l’heure aussi aisément que jamais ? Ha, ha,ha ! n’est-ce pas, Joe ? Tiens ! qu’est-ce que nousavons là Joe, un bouquet ?
– De bien pauvres fleurs, monsieur ;je pensais que Mlle Dolly …
– Non, non, dit Gabriel, baissant la voixet secouant la tête, pas Dolly. Donnez-les à sa mère, Joe. Il vautbeaucoup mieux les donner à sa mère. Ça ne vous contrarie pas deles donner à Mme Varden, Joe ?
– Oh ! non, monsieur, répliqua Joeen cherchant, mais sans beaucoup de succès, à cacher sondésappointement. J’en serais charmé, je vous assure.
– Très bien, dit le serrurier en lefrappant doucement sur le dos. Peu vous importe qui les aura,n’est-ce pas, Joe ?
– Oh ! oui, monsieur. »
Cher cœur, comme ces mots s’attachèrent à sagorge !
« Entrez, dit Gabriel, on vient justementde m’appeler pour le thé. Elle est dans la salle à manger.
– Elle ! pensa Joe. Laquelle desdeux, je ne sais, madame ou mademoiselle ? » Le serrurieréclaircit son doute avec autant d’à-propos que s’il l’eût entenduformuler à haute voix, en le menant à la porte et disant :« Ma chère Marthe, voici M. Willet fils. »
Mme Varden, regardant le Maypole commeune espèce de souricière humaine, ou de traquenard pour les maris,considérant son propriétaire, et tous ses aides et suppôts, commeautant de braconniers à l’affût des chrétiens, et croyantd’ailleurs que les publicains accouplés avec les pécheurs dansl’Écriture sainte étaient de véritables aubergistes patentés, parcequ’ils tenaient des maisons publiques, était loin d’être disposéefavorablement à l’égard du jeune homme qui lui rendait visite.Aussi fut-elle sur-le-champ prise d’une faiblesse, et, lorsque lescrocus et les perce-neige lui eurent été dûment présentés, elledevina, en y réfléchissant, que c’étaient eux qui étaient la causede cette pâmoison qui avait accablé ses sens. « Je craindraisde ne pouvoir supporter l’atmosphère de la salle une minute deplus, dit la bonne dame, s’ils demeuraient ici. Voulez-vous bienm’excuser de les mettre en dehors de la fenêtre ? »
Joe la pria de vouloir bien se dispenser detoute excuse, et sourit faiblement lorsqu’il vit ses fleurs misessur l’allège extérieure. Jamais personne ne saura les peines qu’ils’était données pour composer ce bouquet voué maintenant au dédainet traité si cavalièrement.
« Ah ! comme cela me fait du biend’en être débarrassée ! dit Mme Varden. Je me sens déjàbeaucoup mieux. » Et en vérité elle semblait avoir recouvréses sens.
Joe exprima sa gratitude envers la Providenced’une faveur si précieuse, et il n’eut seulement pas l’air desonger où pouvait être Dolly.
« Vous êtes de vilaines gens à Chigwell,monsieur Joseph, dit Mme Varden.
– Mais non, madame, je l’espère, répliquaJoe.
– Vous êtes les gens les plus cruellementirréfléchis qu’il y ait au monde, dit Mme Varden en serengorgeant. Je m’étonne que M. Willet père, ayant étélui-même un homme marié, ne sache pas mieux se conduire qu’il nefait. Je sais bien qu’il y trouve son profit, mais ce n’est pas uneexcuse ; j’aimerais mieux payer vingt fois plus, et que Vardenrevînt à la maison comme un respectable et sobre commerçant. S’il ya un défaut au monde qui me blesse et me dégoûte, plus que toutautre, c’est l’ivrognerie.
– Allons, ma chère Marthe, dit leserrurier d’un air jovial, faites-nous servir le thé, et ne parlonspas d’ivrognes. Il n’y en pas ici, et Joe ne se soucie guère d’enparler, à coup sûr. »
En ce moment critique, Miggs parut avec lesrôties.
« À coup sûr, il ne s’en soucie guère,dit Mme Varden, ni vous non plus, Varden, à coup sûr. C’est unsujet fort désagréable, je n’en doute pas, bien que je ne veuillepas dire qu’il soit personnel… Miggs toussa… quoiqu’on ne soit pasmaîtresse de ce qu’on pense. Vous ne saurez jamais, Varden, etpersonne à l’âge de M. Willet fils (excusez-moi, monsieur) nepeut naturellement savoir ce que souffre une femme qui attend chezelle dans de pareilles circonstances. Si vous ne me croyez pas,comme je n’en ai que trop la preuve, voici Miggs qui en est assezsouvent témoin ; veuillez l’interroger.
– Oh ! elle a été très mal l’autresoir, monsieur, très mal en vérité, dit Miggs. S’il n’y avait pasen vous la douceur d’un ange, mame. je pense que vous ne pourriezpas supporter cela, réellement je le pense.
– Miggs, dit Mme Varden, vous faitesun blasphème.
– Pardonnez-moi, mame, répliqua Miggsavec une volubilité perçante, ce n’était pas mon intention, et çan’est pas dans mon caractère, j’ose l’espérer, bien que je ne soisqu’une domestique.
– Vous pouvez bien répondre, Miggs, sansoublier le soin de votre salut, riposta sa maîtresse en regardant àla ronde avec dignité. Comment osez-vous parler d’anges, à proposde misérables pécheurs comme vous et moi ? Est-ce que noussommes autre chose, dit Mme Varden en jetant un coup d’œil surun miroir voisin, et en arrangeant le ruban de son bonnet plus àson avantage…, que des vers de terre ?
– Je n’ai pas eu l’intention, mame, s’ilvous plaît, de vous offenser, dit Miggs confiante en la force deson compliment, et développant vigoureusement son gosier comme decoutume, et je ne m’attendais pas à voir prendre comme ça ce que jedis ; je connais ma propre indignité, je l’espère, et je n’aique haine et mépris pour moi-même et pour mes semblables, commec’est le devoir d’un bon chrétien.
– Ayez la bonté, s’il vous plaît, ditMme Varden avec hauteur, de monter voir si Dolly a fini des’habiller ; vous l’avertirez que la chaise commandée pourelle sera ici dans une minute, et que, si elle fait attendre lesporteurs, je les renverrai à l’instant. Je suis fâchée de voir quevous ne preniez pas votre thé, Varden, ni vous le vôtre, monsieurJoseph ; mais c’est naturel, et il y aurait folie de ma part àsupposer que les choses qu’on peut se procurer à la maison, et dansla compagnie des dames, aient le moindre charme pourvous ! »
Ce pronom, dans son intention, était bien aupluriel, et s’adressait à ces deux messieurs, quoique l’un etl’autre n’eussent guère mérité ce coup de boutoir : carGabriel avait attaqué la collation avec un appétit qui promettait,jusqu’à ce que Mme Varden elle-même le lui eût faitperdre ; quant à Joe, il avait pour la compagnie des dameschez le serrurier, ou du moins pour une partie d’entre elles,autant de goût qu’il était possible à un homme d’en avoir.
Mais il n’eut pas le temps de dire quoi que cefût pour sa défense ; Dolly elle-même parut à ce moment, et ilresta muet, les yeux éblouis de sa beauté. Jamais Dolly n’avaitsemblé si belle qu’alors, dans toute la splendeur et la grâce de lajeunesse, avec tous ses attraits centuplés par une toilette qui luiseyait à merveille, par mille petites coquettes façons que personnene savait prendre avec plus de grâce, le visage tout scintillant del’attente de cette maudite soirée. Il est impossible de direcombien Joe la détestait, cette soirée, quel qu’en fût le théâtre,et tous les invités, quels qu’ils fussent.
Et elle le regarda à peine ; oui, à peinele regarda-t-elle. Et quand on vit, par la porte ouverte, la chaiseentrer de guingois dans la boutique, alors elle claqua des mains etsembla toute joyeuse de s’en aller. Mais Joe lui donna le bras,c’était toujours une consolation, et il l’aida à monter dans lachaise. Oh ! la voir prendre place à l’intérieur, avec sesyeux riants qui brillaient plus que les diamants ; voir samain (elle avait sans aucun doute la plus jolie main du monde),voir sa main sur le bord du vasistas baissé ; voir son petitdoigt en arrêt d’une façon provocante et impertinente, comme s’ils’étonnait que Joe ne le serrât ni ne le baisât ! Penser quelbon effet un ou deux des modestes perce-neige auraient pu faire surce corsage délicat, pendant qu’ils étaient là, gisant à l’abandonsur le rebord de la fenêtre de la salle à manger ! Voircomment la regardait Miggs, avec une figure où on pouvait lirequ’elle n’était pas dupe de toute cette gentillessed’emprunt ; qu’elle était dans le secret de chaque lacet, dechaque épingle, des agrafes et des œillets : « Et toutcela, monsieur, n’est pas à moitié aussi réel que vous lecroyez ; mais je n’aurais pas besoin de tout cela non pluspour être encore plus jolie, si je voulais m’en donner lapeine. » Entendre ce précieux petit cri de frayeur provocantelorsque la chaise fut hissée sur ses bâtons, et saisir la vision,vision fugitive mais éternelle, de l’heureux visage qui étaitdedans ; quels tourments, quel surcroît de souffrance, etnéanmoins quelles délices ! les porteurs eux-mêmes semblèrentà ses yeux jaloux des rivaux favorisés, quand il les vit descendrela rue avec elle.
Il n’y eut jamais dans une petite pièce, en uncourt espace de temps, un changement comparable à celui de la salleà manger, lorsqu’on revint finir le thé. C’était sombre, c’étaitdésert, c’était un complet désenchantement. Joe trouvait quec’était sottise pure de rester là tranquillement assis, tandisqu’elle était au bal avec un nombre incalculable d’amants quivoltigeaient autour d’elle, et toute la société raffolant d’elle,et l’adorant, et voulant l’épouser en masse ; et Miggs quiétait là, à voltiger autour de la table. Le fait seul de sonexistence, le simple phénomène qu’elle eût pu jamais naître, luiparaissait, auprès de Dolly, une plaisanterie inexplicable et sansbut. Impossible de parler, pas moyen d’y réussir. Il n’étaitcapable que de remuer son thé avec sa cuiller tout autour, toutautour, tout autour, en ruminant sur toutes les fascinations del’aimable fille du serrurier.
Gabriel aussi était taciturne. Or, c’était undes côtés certains de l’incertaine humeur de Mme Varden,qu’elle se montrât vive et gaie quand elle voyait aux autres desdispositions contraires.
« Il faut que je sois naturellement d’unebien heureuse humeur, dit la souriante ménagère, pour conserveravec tout ça un peu d’entrain ; comment fais-je pour en avoirencore ? je n’en sais en vérité rien.
– Ah ! mame, soupira Miggs, je vousdemande pardon de vous interrompre, mais il n’y en a pas beaucoupcomme vous.
– Emportez tout cela, Miggs, ditMme Varden en se levant, emportez tout cela. Je vois bien queje gêne ici ; et, comme je désire que chacun ait le plusd’agrément qu’il peut, je sens que je ferai mieux de m’enaller.
– Non, non, Marthe, cria le serrurier.Demeurez ici ; nous serions, ma foi, très fâchés de vousperdre : n’est-ce pas, Joe ? »
Joe tressaillit et dit :« Certainement. »
– Je vous remercie, mon cher Varden,répliqua sa femme, mais je connais vos goûts : le tabac, labière, les spiritueux, ont de plus grandes séductions qu’aucune decelles dont je peux me vanter. Je vais m’en aller, je vais monterm’asseoir là-haut et regarder à la fenêtre, mon amour. Bonsoir,monsieur Joseph ; je suis très contente de vous avoir vu, jeregrette seulement de n’avoir pas eu à vous offrir quelque chose deplus à votre goût. Rappelez-moi affectueusement, s’il vous plaît,au souvenir de M. Willet père, et dites-lui que, quand ilviendra par ici, nous aurons une fusée à démêler ensemble.Bonsoir. »
Après avoir prononcé ces paroles avec uneextrême douceur de manières, la bonne dame fit une révérence pleinede condescendance, et se retira avec sérénité.
C’était donc pour cela que Joe avait attendule 25 mars pendant des semaines, bien des semaines, et qu’il avaitcueilli les fleurs avec tant de soin, et qu’il avait retroussé sonchapeau, et qu’il s’était fait si pimpant ! c’était donc làqu’aboutissait toute sa résolution hardie, prise pour la centièmefois, de faire sa déclaration à Dolly, et de lui dire combien ill’aimait ! La voir une minute, rien qu’une minute ; latrouver partant pour une soirée, et toute joyeuse d’y aller ;se voir traité comme un culotteur de pipes, un buveur de bière, ungobelotteur de spiritueux, en un mot, comme un ivrogne ! Ildit adieu à son ami le serrurier, et se hâta d’aller reprendre soncheval au Lion noir. Lorsqu’il tourna bride vers la maison, ilpensait, comme maint autre Joe l’avait pensé avant et l’a pensédepuis, que c’en était fait de toutes ses espérances ; quec’était chose impossible et sans espoir ; qu’elle nes’occupait pas plus de lui que s’il n’existait pas ; qu’ilétait malheureux pour la vie, et qu’il n’avait plus qu’une seuleperspective acceptable : c’était de devenir soldat ou marin,et de trouver quelque ennemi assez obligeant pour lui faire sauterla cervelle aussitôt que possible.
Joe Willet ne chevaucha pas vite le long de laroute : car, dans son désespoir, il se représentait la filledu serrurier dansant de longues contredanses et de terriblesbranles avec de hardis étrangers, image intolérable, lorsqu’ilentendit derrière lui le piétinement d’un cheval. Ayant tourné latête, il aperçut un gentleman bien monté, avançant à un bon petitgalop. Le gentleman, en passant, contint un peu sa monture, etl’appela par son nom, comme l’héritier du Maypole. Joe donna del’éperon à la jument grise, et fut tout de suite côte à côte de cecavalier.
« Je pensais bien que c’était vous,monsieur dit-il en mettant la main à son chapeau. Une belle soirée,monsieur Je suis heureux de voir que vous n’êtes plusclaquemuré. »
Le cavalier sourit, et en le remerciant d’unsigne de tête : « Comment avez-vous employé la journée,Joe ? gaiement, n’est-ce pas ? Est-elle toujours aussigentille ? Il n’y a pas de quoi rougir, mon garçon.
– Ce n’est pas ce qui me donne ce peu decouleur, monsieur Édouard, dit Joe, c’est plutôt de penser quej’aie été assez fou pour avoir jamais eu la moindre espérance àpropos d’elle. Elle est aussi loin de moi que le firmament.
« Allons Joe, vous n’en êtes pas si loinque ça j’espère, dit Édouard avec bonne humeur … hein ?
– Ah ! soupira Joe. C’est bon àdire, monsieur. Il n’est pas difficile de plaisanter quand on n’apas de chagrin. Mais voyez-vous, c’est sans remède. Iriez-vous parhasard à notre maison ?
– Oui, comme je n’ai pas encore repristoutes mes forces, je coucherai chez vous ce soir, et jeretournerai au logis demain matin à la fraîche.
– Si vous n’êtes pas trop pressé, dit Joeaprès un court silence, et si vous pouvez endurer le pas de cettepauvre rosse, je serai heureux de vous accompagner jusqu’à laGarenne, monsieur, et de tenir votre cheval quand vous descendrez.Cela vous épargnera la fatigue d’aller à pied au Maypole, et derevenir à pied. Je peux très bien vous donner le temps nécessaire,monsieur, car je suis en avance.
– Et moi de même, répliqua Édouard,quoique à mon insu je galopasse tout à l’heure un peu vite,m’accommodant, je suppose, au train de mes pensées qui couraient laposte. J’irai volontiers avec vous, Joe, au pas de votre jument, etnous nous ferons aussi bonne compagnie que possible. Allons, ducourage ! pensez à la fille du serrurier avec un cœur résolu,et vous parviendrez à la conquérir. »
Joe secoua la tête, mais il y avait, dans leton de ces paroles pleines de chaleur et d’espoir, quelque chose desi encourageant, que son ardeur se ranima sous leurinfluence ; et la jument grise elle-même en parut toutefrétillante. Elle interrompit son amble modeste, et, prenant untrot assez doux, elle rivalisa d’allure avec le cheval d’ÉdouardChester ; et encore on eût dit qu’elle se flattait enelle-même que le coursier faisait de son mieux pour la suivre.
C’était une belle soirée ; il faisait untemps sec, et la lumière d’une jeune lune, que, précisément, onvoyait alors se lever, répandait à la ronde cette paix et cettetranquillité qui donne au soir son charme le plus délicieux. Lesombres allongées des arbres, estompées comme si elles sereflétaient dans une eau immobile, jetaient leur tapis sur lechemin que suivaient nos voyageurs, et la légère brise soufflaitavec plus de douceur encore qu’auparavant, comme pour éventerseulement la nature dans son sommeil. Peu à peu ils cessèrent deparler, et chevauchèrent côte à côte dans un agréable silence.
« Le Maypole, ce soir, est éclairé d’unemanière brillante, dit Édouard lorsqu’ils passèrent le long de laruelle d’où l’auberge était visible, parce que les arbres qui lesen séparaient étaient dépouillés de feuilles.
– Brillante en effet, monsieur, réponditJoe en se haussant sur les étriers pour mieux voir. Des lumièresdans le grand salon et un feu qui s’allume dans la meilleurechambre à coucher ? Eh mais ! ça m’étonne ; quelhôte pouvons-nous donc avoir ?
– Quelque cavalier attardé sur la routede Londres, et qui n’aura pas été tenté de s’y rendre de nuit, jesuppose, au récit de la merveilleuse histoire de mon ami le voleurde grand chemin, dit Édouard
– Ce doit être un cavalier de qualité,pour qu’on l’installe de cette manière-là. Votre propre lit,monsieur !
– Il n’importe, Joe. Je m’arrangerai detoute autre chambre. Mais, allons, voici neuf heures qui sonnent.Doublons le pas. »
Ils partirent à un petit galop aussi vif queput le soutenir la monture de Joe, et s’arrêtèrent promptement dansle taillis où la jument avait été laissée le matin. Édouarddescendit de cheval, donna sa bride à son compagnon, et marcha versla maison d’un pas léger.
Une servante attendait à une porte latérale dumur du jardin, et l’introduisit sans retard. Il se précipita lelong de l’allée de la terrasse, et monta comme une flèche un largeperron menant à une antique et sombre salle, dont les muraillesétaient ornées de panoplies couvertes de rouille, de bois de cerfs,d’instruments de chasse, et d’autres décorations de ce genre. Ilfit là une pause, mais pas longue : car au moment où ilregardait autour de lui, comme s’il eût pensé que la servante dûtle suivre, et qu’il s’étonnât qu’elle ne l’eût pas fait, unepersonne parut, fille charmante, dont la tête aux noirs cheveuxreposa bientôt sur sa poitrine. Presque au même instant, une mainpesante saisit le bras de cette jeune fille, Édouard se sentitrudement écarté : M. Haredale était là entre eux.
Il fixa sur le jeune homme un œil sévère, sansôter son chapeau ; d’une main il étreignit sa nièce, et, del’autre, qui tenait sa cravache, il montra la porte à Édouard.Celui-ci. dans une fière attitude, le regarda fixement à sontour.
« C’est fort beau de votre part,monsieur, de corrompre mes domestiques, et d’entrer chez moi devotre chef et clandestinement comme un voleur ! ditM. Haredale. Sortez d’ici, monsieur, et n’y revenez plusjamais.
– La présence de Mlle Haredale,répliqua le jeune homme et votre parenté avec elle, vous donnent undroit dont vous n’abuserez pas, si vous êtes un homme de cœur.C’est vous qui m’avez contraint à ces entrevues secrètes, et lafaute en est à vous, non pas à moi.
– Ce n’est ni généreux ni honorable, cen’est pas le fait d’un galant homme, riposta l’autre, de chercher àsurprendre l’affection d’une jeune fille, faible et confiante,tandis que vous avez l’indignité de vous dérober à la surveillancede son tuteur, de son protecteur, et que vous n’osez pas venir àvos rendez-vous en plein jour. Je ne vous en dirai pasdavantage ; mais, je vous le répète, je vous défends l’entréede cette maison, et vous somme de sortir.
– Ce n’est ni généreux ni honorable, cen’est pas le fait d’un galant homme de jouer le rôled’espion ! dit Édouard Vos paroles attaquent mon honneur, etje les rejette avec le mépris qu’elles méritent.
– Vous trouverez, dit M. Haredaled’un ton calme, votre fidèle entremetteur qui vous attend à laporte par laquelle vous êtes entré. Je n’ai pas joué le rôled’espion, monsieur. Le hasard m’a permis de vous voir franchir laporte, et je vous ai suivi. Vous auriez pu m’entendre frapper pourentrer, si vous aviez eu le pied moins leste, ou si vous vous étiezarrêté dans le jardin. Veuillez vous retirer. Votre présence iciest blessante pour moi et pénible pour ma nièce. »
En disant ces mots, il passa son bras autourde la taille de la jeune fille terrifiée et tout en pleurs, pourl’attirer plus près de lui, et, quoique l’habituelle sévérité deses manières n’en fût guère altérée, on voyait néanmoins dans sonair de la tendresse et de la sympathie pour la douleur d’Emma.
« Monsieur Haredale, dit Édouard, vousentourez de votre bras celle en qui j’ai mis toutes mes espéranceset mes pensées et pour laquelle je sacrifierais ma vie avecplaisir, s’il s’agissait de lui procurer une minute debonheur ; cette maison est l’écrin qui renferme le plusprécieux joyau de mon existence. Votre nièce m’a engagé sa foi, etje lui ai engagé la mienne. Qu’ai-je donc fait pour que vous meteniez en si mince estime, et que vous m’adressiez ces parolesdiscourtoises ?
– Vous avez fait, monsieur, réponditM. Haredale, ce qu’il faut défaire. Vous avez formé un nœudd’amour qu’il faut trancher tout net. Prenez bien garde à ce que jevous dis : il le faut. J’annule votre engagement mutuel. Jevous rejette, vous et tous ceux de votre race, tous gens fauxhypocrites et sans cœur.
– Des insultes, monsieur ? ditÉdouard dédaigneusement.
– Ce sont, monsieur, des parolesréfléchies et sérieuses, et vous en verrez l’effet, répliqual’autre. Gravez-les dans votre cœur.
– Gravez donc celles-ci dans le vôtre,dit Édouard. Votre humeur froide et farouche, qui glace toutepoitrine autour de vous qui change l’affection en crainte et ledevoir en frayeur, nous a réduits à ces rapports clandestins. Ilsrépugnent à notre nature et à nos désirs, ils nous coûtent,monsieur, plus qu’à vous. Je ne suis pas un homme faux, hypocriteet sans cœur ; c’est vous plutôt, qui hasardez misérablementces injurieuses expressions-là en dépit de la vérité, et sousl’abri des sentiments que je vous ai exprimés tout à l’heure. Vousn’annulerez pas notre engagement mutuel. Je n’abandonnerai pas mespoursuites. Je compte sur la loyauté et l’honneur de votre nièce,et je mets votre influence au défi. Je quitte Emma plein deconfiance en sa pure foi, que jamais vous ne réussirez à ébranler,et je n’ai d’autre souci que de ne pas la laisser livrée à dessoins plus dignes d’elle. »
Cela dit, il pressa sur ses lèvres la froidemain de la jeune fille, et, rencontrant encore le ferme regard deM. Haredale avec un regard aussi ferme, il se retira.
Quelques mots à Joe en remontant à cheval, luiexpliquèrent suffisamment ce qui s’était passé, renouvelèrent toutle désespoir de ce jeune homme et rendirent sa peine dix fois plusaccablante. Ils reprirent la route du Maypole sans échanger unesyllabe, et arrivèrent à la porte, chacun avec leur poids sur lecœur.
Le vieux John, qui avait guetté de derrière lerideau rouge, lorsque nos cavaliers avaient crié pour faire venirHugh, sortit tout de suite et dit au jeune Chester avec beaucoupd’importance, en lui tenant l’étrier :
« Il est bien confortablement dans sonlit, dans le meilleur lit. Un parfait gentleman, le plus souriant,le plus affable gentleman à qui j’aie jamais eu affaire.
– Qui donc, Willet ? dit Édouardnégligemment en descendant de cheval.
– Votre digne père, monsieur, répliquaJohn, votre honorable, votre vénérable père.
– Que veut-il dire ? demanda Édouarden regardant Joe avec un air où la crainte se mêlait au doute.
– Que voulez vous dire ? répéta Joe.Ne voyez-vous pas que monsieur Édouard ne vous comprend point,père ?
– Eh mais ! ne saviez-vous pas ça,monsieur ? dit John en ouvrant ses gros yeux tant qu’il put.Par exemple, c’est singulier ! Il est resté ici toute l’aprèsmidi ; M. Haredale a eu avec lui un long entretien, et iln’y a pas plus d’une heure qu’il s’en est allé.
– Mon père, Willet ?
– Oui, monsieur, il me l’a dit lui-même,un beau gentleman, à la taille fine et droite, habit vert et or.Dans votre ancienne chambre là-haut, monsieur. Pas de doute quevous ne puissiez y entrer, monsieur, dit John en reculant dequelques pas sur le chemin et levant ses yeux vers la fenêtre. Iln’a pas encore éteint sa lumière, à ce que je vois. »
Édouard jeta aussi un coup d’œil sur lafenêtre, et, murmurant à la hâte qu’il avait changé d’idée, qu’ilavait oublié quelque chose, et qu’il lui fallait retourner àLondres, il remonta à cheval et s’éloigna, laissant les Willet pèreet fils se regarder l’un l’autre dans un muet étonnement.
Le lendemain, vers midi, l’hôte de la veillede John Willet, assis en sa propre maison, prolongeait sondéjeuner, entouré d’une variété de jouissances qui laissaientderrière elles, à une distance infinie, les plus énergiquestentatives et le plus haut essor du Maypole pour le bien-être desvoyageurs, et dont la comparaison était loin d’être à l’avantage decette vénérable taverne.
Dans l’embrasure antique d’une fenêtre, sur unsiège aussi large que bien des sofas modernes, et garni de coussinspour tenir lieu d’un voluptueux canapé, dans une chambre spacieuse,M. Chester se dorlotait à son aise devant une table chargéed’un déjeuner complet. Il avait changé sa redingote contre unebelle robe de chambre, ses bottes contre des pantoufles ; ilavait eu bien de la peine à réparer le malheur d’avoir été obligéde faire au Maypole sa toilette, à son lever, sans l’aide de sonnécessaire et de sa garde-robe : mais ayant oublié par degrés,à la faveur de ces ressources domestiques, les désagréments d’unenuit médiocre et d’une chevauchée matinale, il était dans unparfait état d’aménité, d’indolence et de satisfaction.
Il est vrai de dire que la situation où il setrouvait, était singulièrement favorable au développement de cessentiments ; car, sans parler de l’influence nonchalante d’undéjeuner tardif et solitaire, avec l’additionnel sédatif d’unjournal, il y avait autour de son domicile un air de reposparticulier à ce quartier qui semble y peser encore, même de notretemps, quoiqu’il soit aujourd’hui plus bruyant et plus agité qu’iln’était jadis.
Londres offre certainement des quartiers moinspropices que le Temple pour se chauffer au soleil, ou se reposeroisivement à l’ombre, par une journée de chaleur étouffante. Il y aencore dans ses cours quelque chose d’assoupissant, et unemonotonie rêveuse dans ses arbres et ses jardins, ceux quitraversent ses petites rues et ses squares peuvent encore entendrel’écho de leurs pas sur les pierres sonores et lire à ses portes,en y passant du tumulte du Strand et de Fleet-Street :« Quiconque entre ici laisse tout bruit derrière soi. »Il y a encore le clapotement de l’eau qui tombe dans la belle courdes Fontaines, il y a encore des réduits et des coins où lesétudiants obsédés par les créanciers peuvent regarder, du haut deleurs poudreux galetas, un mobile rayon de soleil qui marquettel’ombre des grands bâtiments, et qui ne reflète que par hasard laforme d’un étranger égaré par là. Il y a encore, dans le Temple,quelque chose de l’atmosphère cléricale et monacale que les bureauxpublics de la Justice n’ont pas troublé, et que même les agencesofficielles de jurisprudence n’ont pas pu faire disparaître. Dansl’été, ses pompes fournissent des jets plus frais, plusétincelants, plus profonds que les autres puits, aux flâneursaltérés, en suivant la trace de l’eau que les cruches pleinesrépandent sur le sol brûlant, ils aspirent la fraîcheur, jettent ensoupirant de tristes regards vers la Tamise, et pensent aux bains,aux bateaux, aux excursions aquatiques, avec un mornedésespoir.
C’était dans une chambre de Paper Buildings,rangée de belles demeures qu’ombragent par devant de vieux arbres,et qui ont vue par derrière sur les jardins du Temple, que sedorlotait notre homme à son aise, tantôt reprenant le journal qu’ilavait déposé cent fois, tantôt s’amusant avec les bribes de sonrepas tantôt tirant son cure-dent d’or et regardant à loisir autourde la chambre, ou bien par la fenêtre, dans les allées bienpeignées des jardins, où un petit nombre de gens inoccupés étaientdéjà, quoiqu’il fût de bonne heure, à se promener de côté etd’autre. Ici, une paire d’amants se trouvaient à un rendez-vouspour se quereller et se raccommoder après ; là, une bonned’enfant aux yeux noirs faisait plus d’attention aux étudiants endroit qu’à son marmot ; de ce côté, une vieille fille, tenantun bichon en laisse, jetait sur cette double énormité d’obliquesregards de dédain ; de l’autre côté, un vieux monsieur, grêleet chétif, lorgnait la bonne d’enfant et jetait sur la vieillefille des regards aussi dédaigneux que les siens, et s’étonnait quela malheureuse ne sût pas qu’elle n’était plus jeune. Loin de tousces gens-là, sur le bord du fleuve, deux ou trois couples de gensd’affaires marchaient de long en large, livrés à une conversationsérieuse ; un jeune homme assis sur un banc, et seul, avaitl’air tout pensif.
« Ned est prodigieusement patient !dit M. Chester en lançant un coup d’œil à ce dernier, tandisqu’il remettait sa tasse à thé sur la table et pliait son cure-dentd’or… immensément patient ! Il était assis là-bas quand j’aicommencé à m’habiller, et c’est à peine s’il a changé d’attitudedepuis. Le drôle de garçon ! »
Comme il parlait, l’autre se leva et vint danssa direction d’un pas rapide.
« Vraiment on croirait qu’il m’a entendu,dit le père en reprenant son journal avec un bâillement. CherNed ! »
Aussitôt la porte de la chambre s’ouvrit, etle jeune homme entra ; son père lui dit un petit bonjour de lamain, et sourit.
« Avez-vous assez de loisir pour un courtentretien, monsieur ? dit Édouard
– Assurément, Ned ; j’ai toujours duloisir ; vous connaissez mon tempérament. Avez-vousdéjeuné ?
– Il y a trois heures.
– Quel gaillard matinal ! cria sonpère en le contemplant de derrière son cure-dent avec unlanguissant sourire.
– La vérité est, dit Édouard en avançantune chaise et s’asseyant près de la table, que j’ai mal dormi cettenuit et que j’étais bien aise de me lever de bonne heure. La causede mon malaise ne vous est sans doute pas connue, monsieur, etc’est là-dessus que je désire vous parler.
– Mon cher garçon, répliqua son père,ayez confiance en moi, je vous en prie. Mais vous connaissez montempérament ; pas de phrases.
– Je serai clair et bref, ditÉdouard.
– Ne dites pas que vous le serez, mon bongarçon, répliqua son père en croisant ses jambes, ou vous ne leserez certainement pas. Vous disiez donc…
– Simplement ceci alors, dit le fils d’unair de profonde affliction, que je sais où vous étiez hier soir,parce que j’y étais moi-même, voyez-vous. Je sais qui vous y avezvu et ce que vous y alliez faire.
– Est-il possible ! cria son père.Je suis enchanté de l’apprendre ; cela nous épargne l’ennui,les tiraillements d’une explication, et c’est un grand soulagementpour nous deux. Quoi ! à l’auberge ? Que n’êtes-vous doncmonté ? J’aurais été charmé de vous voir.
– Je savais que ce que j’avais à vousdire serait mieux dit après une nuit de réflexion, quand nousserions tous deux à nous parler plus froidement, répliqua sonfils.
– Devant Dieu, Ned, riposta le père,j’étais assez froidement hier soir. Ce détestable Maypole ! Ilfaut que ce soit quelque infernale invention de celui qui l’aconstruit, il tient le vent et le garde frais. Vous vous rappelezce vent d’est si âpre, et qui soufflait si fort il y a cinqsemaines ? Je vous en donne ma parole d’honneur, il avait éludomicile hier soir dans cette masure, quoiqu’il y eût au dehorscalme plat. Mais vous alliez me dire…
– J’allais vous dire, Dieu sait avecquelle sérieuse conviction, que vous avez fait mon malheur,monsieur. Voulez-vous m’écouter un moment etsérieusement ?
– Mon cher Ned, dit son père, je vousécouterai volontiers avec la patience d’un anachorète. Ayezl’obligeance de me passer le lait.
– J’ai vu hier soir Mlle Haredale,reprit Édouard après avoir accédé à cette requête ; son oncle,en sa présence, immédiatement après votre entrevue, et, comme jesuis forcé de le reconnaître, en conséquence de votre accord, m’adéfendu sa maison, et, avec des circonstances outrageantes qui,j’en suis sûr, sont votre ouvrage, il m’a sommé de sortir àl’instant.
– Je ne suis nullement responsable, jevous en donne ma parole d’honneur, Ned, dit son père, de ses façonsd’agir à votre égard. En cela, il vous faut l’excuser ; c’estun vrai rustre, une bûche, un animal, sans l’ombre de savoir-vivre…Ah ! par exemple, une mouche dans le pot à la crème ! lapremière que j’aie vue de l’année. »
Édouard se leva et fit quelques pas dans lachambre. Son imperturbable père but son thé à petits traits.
« Père, dit le jeune homme, s’arrêtant àla fin devant lui, il n’y a pas à badiner en pareille matière. Nousne devons pas nous tromper l’un l’autre ni nous-mêmes. Laissez-moisoutenir ouvertement le rôle viril que je désire prendre, et ne merepoussez pas par cette indifférence affligeante.
– Si je suis indifférent ou non, répliqual’autre, c’est ce dont je vous laisse juge, mon cher garçon. Unecourse à cheval de vingt-cinq ou trente milles à travers des routesfangeuses ; un dîner du Maypole, un tête-à-tête avec Haredale,ce qui, vanité à part, me rappelait tout à fait la scène entreOrson et Valentine ; un lit du Maypole, un aubergiste duMaypole et un cortège du Maypole, composé d’un idiot et d’uncentaure, j’ai supporté tout cela : est-ce de l’indifférence,cher Ned ? n’est-ce pas plutôt l’excessive sollicitude, ledévouement, et toute chose analogue, d’un père ? Je vous enfais juge vous-même.
– Je désire que vous considériez,monsieur, dit Édouard, dans quelle cruelle situation je suis placé.Aimant Mlle Haredale comme je l’aime…
– Mon cher garçon, interrompit son pèreavec un sourire plein de compassion, non, vous ne faites rien depareil. Vous ne savez pas du tout ce que vous dites. Tout celan’est pas, je vous assure. Maintenant, croyez ce que je vous endis. Vous avez du bon sens, Ned, beaucoup de bon sens. Je m’étonneque vous puissiez commettre d’aussi prodigieuses absurdités.Réellement vous me surprenez.
– Je répète, dit son fils d’un ton ferme,que je l’aime. Vous êtes intervenu pour nous séparer, et vous yavez réussi autant que vous pouviez le faire : je vous en aidit l’effet tout à l’heure. Est-il encore temps pour moi de vousamener, monsieur, à voir notre attachement d’un œil plusfavorable ? ou bien est-ce votre intention et votre immuablerésolution de nous tenir séparés si vous pouvez ?
– Mon cher Ned, répliqua son père enprenant une prise de tabac et lui poussant sa tabatière, c’est mondessein indubitablement.
– Le temps qui s’est écoulé, répondit sonfils, depuis que j’ai commencé à connaître ce qu’elle vaut, a fuidans un tel rêve que j’ai pu à peine jusqu’à présent m’arrêter àréfléchir sur ma position. Que vous dirai-je ? Dès l’enfance,j’ai été accoutumé au luxe et à l’oisiveté, j’ai été élevé comme sima fortune était considérable, et mes espérances presque sanslimites. On m’a familiarisé dans mon berceau avec l’idée de lafortune. On m’a appris à regarder ces moyens, par lesquels leshommes parviennent à la richesse et aux distinctions, commeindignes de mes soins et de mes efforts. J’ai reçu suivantl’expression consacrée, une éducation libérale, ce qui fait que jene suis propre à rien. Je me trouve finalement dépendre tout à faitde vous, et n’avoir pas d’autre ressource que dans votrebienveillance. Sur cette question de la dernière importance pourmon avenir, nous ne sommes point d’accord, et il ne semble guèreque nous puissions l’être jamais. Je me suis senti une répugnanceinstinctive, aussi bien pour les personnes auxquelles vous m’aviezpressé de faire ma cour, que pour les motifs d’intérêt et delucre[16] qui vous faisaient souhaiter qu’ellesdevinssent mon point de mire. S’il n’y a pas eu jusqu’ici defranche explication entre nous, monsieur, ce n’est certes pas mafaute. S’il vous semble que je vous parle maintenant avec trop defranchise, je le fais, croyez-moi, mon père, dans l’espoir qu’il yaura entre nous à l’avenir plus de franchise, une plus digneconfiance et un plus tendre épanchement.
– Mon bon garçon, dit en souriant sonpère, vous me touchez tout à fait. Continuez, je vous prie, moncher Édouard Mais rappelez-vous votre promesse. Il y a un grandsérieux, une immense candeur, une évidente sincérité dans tout ceque vous dites, mais j’ai bien peur d’y trouver la trace d’unevague tendance à faire des phrases.
– J’en suis très fâché, monsieur.
– J’en suis très fâché aussi, Ned, maisvous savez qu’il m’est impossible de fixer mon esprit sur unelongue période à la fois. Si vous voulez aller d’un seul coup aupoint capital, j’imaginerai tout ce qui doit précéder, et jesupposerai que cela a été dit. Ayez l’obligeance de me passerencore le lait. Voyez-vous, c’est plus fort que moi, cela me donnela fièvre.
– Voici donc en résumé ce que j’auraisvoulu vous dire, reprit Édouard Je ne saurais supporter de dépendreabsolument de quelqu’un, même de vous, monsieur. J’ai perdu bien dutemps, j’ai jeté à mes pieds bien des occasions propices, mais jesuis encore jeune, et cela peut se réparer. Me fournirez-vous lesmoyens de dévouer les talents et toute l’énergie que j’ai enpartage à quelque but digne de mes efforts ? Me laisserez-voustenter de me frayer moi-même un honorable chemin dans la vie ?Pendant tout ce laps de temps qu’il vous plaira de me fixer, cinqans, par exemple, si cela vous convient, je m’engage à ne pasfaire, sur le terrain où nous sommes en désaccord, un pas de plussans votre plein concours. Durant cette période, je tâcherai aussisérieusement, aussi patiemment que n’importe qui, de m’ouvrirquelque perspective d’avenir, et de vous délivrer du fardeau quevous pourriez craindre de voir retomber sur vous si j’épousais unefemme dont le mérite et la beauté sont les principaux avantages.Consentez-vous à cela, monsieur ? À l’expiration du termeconvenu, ce sujet sera discuté de nouveau. Jusque-là donc, à moinsque vous ne le remettiez sur le tapis vous-même, qu’il n’en soitplus question entre nous.
– Mon cher Ned, répliqua son père, endéposant le journal qu’il avait négligemment parcouru et serejetant en arrière sur son siège dans l’embrasure de la fenêtre,vous savez, je crois, combien j’aime peu ce qu’on appelle affairesde famille, cela n’est bon, suivant la coutume plébéienne, qu’auxjours de Noël, et n’a pas le moindre rapport avec des gens de notrecondition. Mais comme votre plan de conduite roule sur unmalentendu, Ned, absolument sur un malentendu, je surmonterai marépugnance à traiter des matières pareilles, et je vous répondraid’une façon parfaitement claire et candide, si vous voulez bienavoir la complaisance de fermer la porte. »
Édouard lui ayant obéi, il tira de sa poche unélégant petit couteau, et se faisant les ongles, ilcontinua :
« Vous avez à me remercier, Ned d’être debonne famille : car votre mère, qui était une charmante femme,et qui m’a laissé presque le cœur brisé (je vous fais grâce desautres locutions d’usage) lorsqu’elle fut prématurément contraintede me quitter pour devenir immortelle, n’avait pas de quoi sevanter sur le chapitre de la naissance.
– Son père était du moins monsieur unlégiste éminent, dit Édouard
– C’est juste Ned, parfaitement juste. Ilavait une haute position au barreau, un grand nom et une grandefortune, mais il n’était pas né. J’ai toujours fermé mes yeux etobstinément résisté à cette considération, mais je crains fort quele père de votre grand-père maternel n’ait vendu de la charcuterieet que son commerce n’ait cumulé les pieds de veau et lessaucisses. Il désirait marier sa fille dans une bonne famille. Levœu de son cœur fut accompli, Ned. J’étais le cadet d’un cadet,j’épousai votre mère. Nous avions chacun notre but, qui futatteint. Elle entra tout d’un coup dans les cercles les plusdistingués, dans le meilleur monde, et moi j’entrai en possessiond’une fortune qui, je vous l’assure, était très nécessaire à monconfort, tout à fait indispensable. Maintenant, mon bon garçon,cette fortune est du nombre des choses qui ont été. Elle estpartie, Ned, il y a déjà… Quel est votre âge ? je l’oublietoujours.
– Vingt-sept ans, monsieur.
– Auriez-vous vraiment cet âge-là ?cria son père, en soulevant ses paupières avec une languissantesurprise. Déjà ! Il faut donc vous dire, Ned, que la queue decette comète brillante qu’on appelait ma fortune a disparu del’horizon il y a environ, autant que je peux me le rappeler,dix-huit ou dix-neuf ans. Ce fut vers cette époque que je vinsoccuper cet appartement (qu’occupa jadis votre grand-père, et quem’a légué cette personne extrêmement respectable), et c’est alorsque je commençai à vivre d’une pension assez chétive et de maréputation passée.
– Vous plaisantez avec moi, monsieur, ditÉdouard
– Pas le moins du monde, je vousl’assure, répliqua son père avec un grand calme. Ces questionsdomestiques sont excessivement arides, et n’admettent pas, je ledis à mon profond regret, la plaisanterie : ce serait au moinsune consolation. C’est pour cette raison et parce que je n’aime pasce qui ressemble à une affaire que je ne peux pas les souffrir. Ehbien, vous savez le reste. Un fils, Ned, sauf lorsque son âge nousen fait un compagnon, c’est-à-dire lorsqu’il n’a que vingt-deux ouvingt-trois ans, n’est pas quelque chose d’agréable à avoir autourde soi. C’est une gêne pour son père, comme son père est une gênepour lui ; ils portent atteinte l’un et l’autre à leur mutuelbien-être. C’est pourquoi, jusqu’à ces quatre dernières années ouenviron… j’ai une pauvre mémoire en fait de dates, mais vousrectifierez cela dans votre esprit… vous avez poursuivi vos étudesà distance, et amassé une grande variété de talents. Nous avonspassé ici, dans l’occasion, une semaine ou deux ensemble, et nousne nous sommes incommodés que comme de si proches parents peuventle faire. Enfin vous êtes revenu à la maison. Et je vous dirai aveccandeur, mon cher enfant, que, si vous aviez été un de ces grandsdadais comme j’en vois, je vous eusse exporté au bout du monde.
– Je regrette de tout mon cœur que vousne l’ayez pas fait, monsieur, dit Édouard.
– Non, vous ne le regrettez pas, Ned,répliqua froidement son père. Vous êtes dans l’erreur, je vousl’assure. J’ai trouvé en vous un beau garçon, qui prévient en safaveur, qui a de l’élégance, et je vous ai lancé dans un monde oùje commande encore. En cela, mon cher garçon, j’estime que j’aipourvu à votre avenir, et je compte que vous ferez quelque choseafin de pourvoir en revanche au mien.
– Je ne comprends pas votre pensée,monsieur, dit Édouard
– Ma pensée, Ned, est facile à saisir…Encore une mouche dans le pot à crème ! Mais ayez la bonté dene pas la poser là comme vous avez fait la première fois :car, lorsqu’elles marchent avec leurs pattes toutes pleines delait, il n’y a rien de plus disgracieux et de plus désagréable… Mapensée est que vous devez faire ce que j’ai fait, que vous devezfaire un bon mariage et tirer le meilleur parti possible devous-même.
– Un véritable coureur de fortune !cria le fils, d’un air indigné.
– Mais, au nom du diable, Ned, quevoulez-vous donc être ? répliqua le père. Tous les hommes nesont-ils pas des coureurs de fortune ? La magistrature,l’Église, la cour, l’armée, voyez comme tout cela est encombré decoureurs de fortune, qui se heurtent les uns les autres dans leurpoursuite. La Bourse, la chaire, le comptoir, le salon royal, leschambres, qu’est ce qui remplit tout cela, sinon des coureurs defortune ? Un coureur de fortune ! oui, vous en êtes un,et vous ne seriez pas autre chose, mon cher Ned, si vous étiez leplus grand courtisan, légiste, législateur, prélat ou marchand,qu’il y eût au monde. Si vous vous piquez de délicatesse, demoralité, Ned, consolez-vous par cette réflexion qu’en vous faisantun coureur de fortune, vous ne pouvez, au pis, que rendre une seulepersonne misérable ou malheureuse. Combien supposez vous que ceschasseurs d’une autre espèce écrasent de gens lorsqu’ils courentaprès la fortune ? Des centaines à chaque pas, ou desmilliers ? »
Le jeune homme, sans répondre, appuya sa têtesur sa main.
« Je suis tout à fait charmé, dit lepère, qui se leva et se promena lentement ça et là, s’arrêtant detemps en temps pour se regarder dans une glace, ou pour examiner untableau avec son lorgnon, d’un air de connaisseur, que nous ayonseu cette conversation, Ned, si peu attrayante qu’elle fût. Celaétablit entre nous une confiance qui est tout à fait délicieuse, etqui était certainement nécessaire, quoique je ne puisse pasconcevoir, je vous l’avoue, que vous ayez jamais pu vous méprendresur notre position et sur mes desseins. Je me suis persuadé,jusqu’à ce que j’eusse découvert votre caprice pour cette jeunefille, que tous ces points-là étaient tacitement convenus entrenous.
– Je savais vos embarras de fortune,monsieur, répliqua le fils, en relevant sa tête un moment etretombant ensuite dans sa première attitude, mais je n’avais aucuneidée que nous fussions des misérables, réduits à la mendicité,comme vous venez de nous dépeindre. Comment pouvais-je le supposer,élevé comme je l’ai été, témoin de la vie que vous avez toujoursmenée et du train de maison que vous avez toujours eu ?
– Non, cher enfant dit le père ; caren réalité vous parlez si bien comme un enfant, que je ne peux pasvous donner d’autre nom ; vous avez été élevé d’après unprincipe de haute prudence, le style de votre éducation, je vousl’assure, a maintenu mon crédit d’une façon étonnante. Quant à lavie que je mène, il faut que je la mène, Ned. Il faut que j’aieautour de moi ces petits raffinements. J’ai toujours été habitué àles avoir, je ne saurais exister sans cela. Il faut que j’en soisenvironné, comme vous voyez, et c’est pour cela que j’y tiens.Quant à notre situation financière, Ned, vous pouvez mettre votreesprit en repos sur cet article. Elle est désespérée. Votrereprésentation personnelle n’est nullement méprisable, et l’argentréuni de nos menus plaisirs dévore à lui seul notre revenu. Voilàla vérité.
– Pourquoi ne l’ai-je pas connue plustôt ? Pourquoi m’avez-vous encouragé, monsieur, à des dépenseset à un genre de vie auxquels nous n’avons ni droit nititre ?
– Mon bon garçon, répliqua son père d’unevoix plus compatissante que jamais, si vous n’aviez pas dereprésentation, comment auriez-vous chance de réussir à faire lemariage que je vous destine ? Quant à notre genre de vie, touthomme a le droit de vivre le mieux qu’il peut et de se procurerautant de confort qu’il peut, ou c’est un gredin dénaturé. Nosdettes sont grandes, j’en conviens, il vous sied donc, à vous quiêtes un jeune homme muni de principes d’honneur, de payer nosdettes le plus diligemment possible.
– Quel rôle de scélérat, marmottaÉdouard, j’ai joué à mon insu ! moi conquérir le cœur d’EmmaHaredale ! Je voudrais, par pitié pour elle, être mortavant !
– Je suis bien aise que vous voyiez, Ned,répliqua son père, une chose qui est de la plus parfaite évidence,c’est-à-dire qu’il n’y a rien à faire de ce côte-là. Mais à partceci, et la nécessité de vous pourvoir avec diligence d’un autrecôté (comme vous savez que vous le pouvez dès demain, si vousvoulez), je désirerais que vous pussiez envisager avec plaisirl’événement. Au seul point de vue religieux, est-ce que vousdevriez jamais songer à une union avec une catholique… à moinsqu’elle ne fût prodigieusement riche ? vous qui devez être unsi bon protestant, puisque vous sortez d’une si bonne familleprotestante ! Soyons moraux, Ned, ou nous ne sommes rien.Quand même on écarterait cette objection, ce qui est impossible,nous arrivons à une autre qui est tout à fait décisive. La simpleidée d’épouser une jeune fille dont le père a été assassiné, hachécomme chair à pâté ! bon Dieu, Ned, y a-t-il une idée plusdésagréable ? Réfléchissez à l’impossibilité d’avoir quelquerespect pour votre beau-père dans des circonstances sidéplaisantes ; pensez que. ayant été l’objet de l’examen desjurés, de l’autopsie des coroners, il ne peut avoir en conséquencequ’une position très équivoque au sein de sa famille. Cela mesemble quelque chose de si contraire à la délicatesse des idées,que, dans ma conviction, l’État aurait dû mettre à mort la jeunefille, pour prévenir les suites. Mais je vous ennuiepeut-être ; vous préféreriez être seul ? Je vouslaisserai seul, mon cher Ned, très volontiers. Dieu vousbénisse ! Je vais sortir tout à l’heure, mais nous nousretrouverons ce soir, ou sinon ce soir, certainement demain. Ayezsoin de vous d’ici là, pour l’amour de vous et pour l’amour de moi.Vous êtes une personne dont la santé est d’un grand intérêt pourmoi, Ned, d’une importance énorme, en vérité. Dieu vousbénisse ! »
Cela dit, le père, qui avait arrangé sacravate devant la glace pendant qu’il parlait avec une négligencedécousue, quitta l’appartement en fredonnant un air. Le fils, quiavait paru plongé dans ses pensées au point de ne pas entendre nicomprendre ce que son père disait, resta tout à fait immobile etsilencieux. Au bout d’une demi-heure ou environ, Chester père, dansune fraîche toilette, sortit. Chester fils resta toujours assis etimmobile, sa tête appuyée sur ses mains ; il semblait êtredevenu stupide.
Une série de peintures représentant les ruesde Londres la nuit, à la date comparativement récente de cettehistoire, offrirait aux yeux quelque chose d’un caractère sidifférent de la réalité dont nous sommes aujourd’hui les témoins,qu’il serait difficile pour le spectateur de reconnaître ses plusfamilières promenades à la distance d’un demi-siècle ou à peuprès.
Elles étaient, depuis la première jusqu’à ladernière, depuis la plus large et la plus belle jusqu’à la plusétroite et la moins fréquentée, fort ténébreuses. Les réverbères àmèche de coton imbibée d’huile, quoique régulièrement visités deuxou trois fois durant les longues nuits d’hiver, ne brûlaient qu’àpeine dans les meilleurs cas, et à une heure avancée, lorsqu’ilsn’avaient plus l’assistance des lampes et des chandelles desboutiques, ils ne projetaient sur le trottoir qu’une traînée delumière douteuse, laissant les portes en saillie et les façades desmaisons dans la plus profonde obscurité. Une foule de cours et deruelles étaient totalement abandonnées aux ténèbres. Les voiespubliques d’un ordre inférieur où une faible lumière clignotaitpour une vingtaine de maisons, passaient pour être très favorisées.Même dans ces quartiers, les habitants avaient souvent de bonsmotifs pour éteindre leur réverbère aussitôt qu’on l’allumait, etla surveillance étant impuissante à les empêcher de le faire, ilsne se gênaient pas pour recommencer selon leur bon plaisir. Ainsi,dans les passages les mieux éclairés, il y avait à chaque tournant,quelque place obscure et dangereuse où un voleur pouvait se sauveret se cacher et où peu de gens se souciaient de le suivre, et lacité était alors séparée des faubourgs, qui l’ont rejointe depuispar une ceinture de champs, d’allées vertes de terres incultes, deroutes solitaires, qui permettaient au malfaiteur, même quand lapoursuite était vive, de s’échapper aisément.
Il ne faut pas s’étonner qu’à la faveur de cescirconstances en pleine et incessante activité, des vols dans lesrues, vols souvent accompagnés de cruelles blessures, et maintesfois de mort d’homme, eussent lieu nuitamment au cœur même deLondres, ni que les gens paisibles éprouvassent une grande frayeurà traverser ses rues quand les boutiques étaient fermées. Pour ceuxqui rentraient seuls chez eux à minuit, c’était une habitude assezcommune de tenir le milieu de la chaussée afin d’être mieux engarde contre les voleurs en embuscade sur les bas-côtés ; on yregardait pour s’en retourner, sur le tard à Kentish Town ou àHampstead, ou même à Kensington et à Chelsea, sans armes et sansescorte, celui-là qui venait de faire blanc de son épée au souperde la taverne, et qui n’avait qu’un mille environ à faire, n’étaitpas fâché de payer un porteur de torche pour se faire escorterjusque chez lui.
Beaucoup d’autres détails caractéristiques,pas tout à fait si désagréables se voyaient alors à Londres dansles voies de circulation, détails avec lesquels on était depuislongtemps familiarisé. Quelques boutiques, spécialement celles ducôté oriental de Temple-Bar, adhéraient encore à l’ancien usage desuspendre à l’extérieur une enseigne, et ces belles images, encriant et se balançant dans leurs cadres de fer durant les nuitsvendeuses, formaient, pour les oreilles de ceux qui étaient au lit,mais réveillés, ou de ceux qui traversaient les ruesprécipitamment, un concert étrange et lamentable. De longuesstations de voitures de louage et des groupes de porteurs dechaise, en comparaison desquels les cochers d’à présent sont douxet polis, obstruaient la voie publique et remplissaient l’air declameurs. Les caveaux nocturnes indiqués par un petit courant delumière qui, franchissant le trottoir, s’étendait jusqu’au milieude la rue, et par le tapage étouffé des voix d’en bas restaientbéants pour recevoir et régaler les êtres les plus dépravés desdeux sexes. Sous chaque auvent et à l’encoignure de chaque édificedes porteurs de torches, en petits groupes perdaient au jeu leurgain de la journée, ou l’un deux, plus las que les autres cédait ausommeil, et laissait le reste de sa torche tomber en sifflant surle sol bourbeux.
Il y avait aussi le veilleur avec son bâton etsa lanterne, criant l’heure qu’il était et le temps qu’il faisait,et ceux qui, réveillés à sa voix, se retournaient dans leur lit, nel’en trouvaient que meilleur en apprenant avec plaisir qu’ilpleuvait ou qu’il neigeait, ou qu’il ventait, ou qu’il gelait, sansqu’ils en souffrissent en rien dans leur confort. Le passantsolitaire tressaillait au cri des porteurs de chaise :« Place, s’il vous plaît ! » lorsque deux de ceshommes arrivaient en trottant et le dépassaient avec leur véhiculeà vide, renversé en arrière pour montrer qu’il était libre, en seprécipitant vers la station la plus proche. Mainte chaiseparticulière renfermant quelque belle dame monstrueusement garniede cerceaux et de falbalas, et précédée de coureurs portant desflambeaux, dont les éteignoirs sont encore suspendus devant laporte d’un petit nombre de maisons du meilleur genre, donnait à larue un moment de gaieté et de légèreté, pendant qu’elle y passaiten dansant, pour la rendre plus sombre et plus sinistre encorelorsqu’elle avait passé. Ce n’était pas chose rare, pour cescoureurs, qui menaient tout le monde tambour battant, de se prendrede querelle dans la salle des domestiques tandis qu’ils attendaientleurs maîtres et leurs maîtresses ; d’en venir aux coups soitlà, soit dehors dans la rue, et de joncher le lieu de l’escarmouchede poudre à cheveux, de morceaux de perruques et de bouquetséparpillés. Le jeu, ce vice si répandu dans tous les rangs (ilétait mis naturellement à la mode par l’exemple des classessupérieures) était en général la cause de ces disputes ; carles cartes et les dés s’étalaient aussi à découvert, enfantaientautant de mal, et produisaient une excitation aussi grande dans lesvestibules que dans les salons. Tandis que des incidents de cegenre, provenant de soirées, de mascarades ou de parties auquadrille[17], se passaient à l’extrémité orientalede la ville, de lourdes diligences et des charrettes massives (iln’y avait pas d’ailleurs grande différence de vitesse) roulaientlentement leur cargaison vers la cité ; le cocher, leconducteur, les voyageurs, étaient armés jusqu’aux dents ; ladiligence, en retard d’un jour ou deux peut-être, mais on n’yregardait pas de si près, était dévalisée par des voleurs de grandchemin. Ces voleurs-là ne se faisaient pas scrupule d’attaquer,souvent seuls de leur bande, toute une caravane d’hommes et demarchandises ; ils tuaient quelquefois à coups de fusil unvoyageur ou deux ; quelquefois aussi ils se faisaient tuereux-mêmes, selon que le cas se présentait. Le lendemain, le bruitde ce nouvel acte d’audace sur les routes parcourait la ville etfournissait matière aux conversations pendant quelques heures. Puisune procession publique de quelques beaux gentlemen (à moitiéivres), dirigés sur Tyburn, habillés à la dernière mode, etmaudissant l’aumônier de la prison avec une bravoure et une grâceinexprimables, offrait à la populace un agréable divertissement enmême temps qu’un grand et salutaire exemple.
Parmi tous les redoutables individus qui,profitant d’un tel état de société, rôdaient et se cachaient lanuit dans la capitale, il y avait un homme dont beaucoup d’autres,aussi rudes et aussi farouches que lui, s’écartaient avec uneterreur involontaire. Qui il était, d’où il venait, c’était unequestion souvent faite, mais à laquelle personne ne pouvaitrépondre. On ignorait son nom ; il n’y avait pas plus de huitjours qu’on l’avait vu pour la première fois, et il était égalementinconnu des vieux et des jeunes scélérats dont il s’aventurait sanscrainte à hanter les repaires. Ce ne pouvait être un espion, car ilne relevait jamais son chapeau rabattu pour regarder autour delui ; il n’entrait en conversation avec personne, nes’occupait en rien de ce qui se passait, n’écoutait aucun discours,n’examinait ni ceux qui arrivaient ni ceux qui s’en allaient. Maisaussitôt qu’on était au fort de la nuit, on était sûr de leretrouver au milieu de la cohue des caveaux nocturnes où serendaient les bandits de tout grade ; et il y restait assisjusqu’au matin.
Ce n’était pas seulement à leurs fêteslicencieuses qu’il avait l’air d’un spectre, de quelque chose quiles glaçait au milieu de leur bruyante gogaille, et les obsédaitcomme un fantôme ; sorti de là, il était le même. Dès qu’ilfaisait sombre, il était dehors, jamais en compagnie de qui que cefût, mais toujours seul ; jamais ne s’arrêtant, ne flânant,mais toujours marchant d’un pas rapide, regardant par-dessus sonépaule de temps en temps, et, après avoir regardé ainsi, accélérantson pas. Dans les champs, dans les sentiers, dans les routes, danstous les quartiers de la ville, est, ouest, nord et sud, on voyaitcet homme glisser comme une ombre. Il était toujours pressé. Ceuxqui le rencontraient le voyaient passer bien vite ; ilssurprenaient son coup d’œil en arrière, et le voyaient se perdredans l’obscurité.
Cette constante agitation, cette fuite erranteet perpétuelle, donnaient naissance à d’étranges histoires ;on l’avait vu en des endroits si éloignés l’un de l’autre et à desheures si rapprochées, qu’il y avait des gens qui n’étaient pasbien sûrs, qu’au lieu d’être tout seul, cet homme-là ne fût pasdouble ou triple, avec des moyens surnaturels pour voyager d’unendroit à un autre. Le voleur à pied qui se cachait dans un fossél’avait remarqué passant comme un spectre le long du bord ; levagabond l’avait vu sur la grande route ténébreuse ; lemendiant l’avait vu s’arrêter sur un pont, baisser la tête pourregarder l’eau, puis filer encore ; ceux qui trafiquaient descadavres avec les chirurgiens pouvaient jurer qu’il couchait dansdes cimetières, et qu’ils l’avaient vu fuir en glissant parmi lestombes, à leur approche. Et, lorsqu’on se racontait ces histoires àl’oreille l’un de l’autre, on était tout étonné que le narrateur,après avoir regardé autour de lui, tirait son auditeur par lamanche pour lui dire : « Chut ! il estlà. »
Enfin un homme, un de ceux qui travaillentdans le cadavre, résolut de questionner cet étrange compagnon. Lanuit suivante, quand l’autre eut mangé sa pauvre pitance avecvoracité (on avait observé que c’était sa coutume de manger de lasorte, comme s’il ne faisait pas d’autres repas de tout le jour),notre gaillard vint s’asseoir auprès de l’inconnu, coude àcoude.
« Une sombre nuit, maître !
– Oui, une sombre nuit.
– Plus sombre que la dernière, bienqu’elle fût noire comme de la poix. N’est-ce pas vous que j’aicroisé proche la barrière, sur la route d’Oxford ?
– Comme il vous plaira. Je ne saispas.
– Allons, allons, maître, cria lequestionneur, encouragé par les regards de ses camarades et luitapant sur l’épaule, soyez donc plus sociable, plus communicatif.Il faut se conduire en gentleman quand on est en si bonnecompagnie. Il circule des histoires parmi nous que vous êtes venduau diable, et que sais-je encore ?
– Est-ce que nous ne le sommes pas tousici ? répliqua l’inconnu en redressant la tête. Si nous étionsmoins nombreux, peut-être nous donnerait-il un meilleur prix.
– Ma foi ! ça ne vous profite pasbeaucoup, en effet, dit le loustic, lorsque l’inconnu laissa voirsa sauvage figure toute crasseuse et ses vêtements en lambeaux.Qu’est-ce que ça veut dire ? Allons ! gai, gai, monmaître ! un couplet de chansonnette à nous faire rire auxéclats !
– Si vous voulez entendre chanter, vousn’avez qu’à chanter vous-même, répliqua l’autre en l’écartant avecrudesse ; mais ne me touchez pas, pour peu que vous ayez deprudence. Je porte des armes qui partent aisément ; ellesl’ont déjà fait avant cette heure-ci, et des étrangers qui n’ensavent pas le truc s’exposent en mettant la main sur moi.
– Est-ce une menace ? dit lequestionneur.
– Oui, » répliqua l’inconnu en selevant, se tournant vers lui, et regardant à la ronde avec un airfarouche, comme dans l’appréhension d’une attaque générale.
Sa voix, son regard, son attitude, exprimantla scélératesse qui ne calcule rien et qui est capable de tout,domptèrent l’assistance par le dégoût autant que par la crainte.Quoique dans une sphère très différente, c’était encore l’effetdéjà produit au Maypole.
« Je suis ce que vous êtes tous, et jevis comme vous vivez tous, dit l’inconnu d’un ton sévère après uncourt silence. Je me cache ici comme les autres, et, si nous étionssurpris, je jouerais peut-être mon rôle avec les meilleurs d’entrevous. Si mon humeur est qu’on me laisse tranquille, laissez-moitranquille, ou bien, et il fit alors un terrible jurement, il yaura quelque mauvais coup de fait dans ce lieu quoique vous soyezplus de vingt contre moi. »
Un sourd murmure, qui tenait peut-être à laterreur qu’inspirait l’homme et au mystère qui l’environnaitpeut-être aussi à la sincère opinion de quelques-uns desspectateurs, que ce serait un fâcheux précédent de se mêler d’unefaçon trop curieuse des affaires personnelles d’un gentleman quandil juge à propos de les celer, avertit l’auteur de la querellequ’il n’avait rien de mieux à faire que de ne pas la mener plusloin. Peu de temps après, l’inconnu se coucha sur un banc pourdormir, et, lorsqu’on se remit à penser à lui, il avaitdisparu.
Le lendemain soir, aussitôt que fut venuel’obscurité, il circula de nouveau et traversa les rues, il alladevant la maison du serrurier plus d’une fois mais la famille étaitabsente et tout était fermé. Ce soir-là, par le pont de Londres, ilarriva dans Southwark. Comme il enfilait une rue longue, une femmeavec un petit panier au bras tournait pour y entrer à l’autre bout.Dès qu’il la vit, il se cacha sous une espèce de voûte, et se tintà l’écart jusqu’à ce qu’elle fût passée ; alors il sortit desa cachette et la suivit.
Elle entra dans différentes boutiques pour yacheter diverses provisions de ménage, et, autour de chaque endroitoù elle s’arrêta, il voltigea comme son mauvais génie, la suivantchaque fois qu’elle reparaissait. Il était près de neuf heures, etles rues se dégarnissaient vite de passants, lorsqu’elle retournasur ses pas, sans doute pour aller au logis. Le fantôme la suivitencore.
Elle reprit la même rue borgne où il l’avaitaperçue la première fois ; cette rue, n’ayant pas de boutiqueset étant étroite, se trouvait extrêmement sombre. La pauvre femme ydoubla le pas, comme si elle eût craint d’être arrêtée etdépouillée de ce qu’elle avait sur elle, quoiqu’elle n’eût pasgrand’chose. Il rampa le long de l’autre côté. Eût-elle été douéede la vitesse du vent, il semblait que l’ombre terrible de cethomme l’eût suivie à la trace et réduite aux abois.
Enfin la veuve, car c’était elle, atteignit sapropre porte, et, toute haletante, elle fit une pose pour prendrela clef dans son panier. La joue en feu, par suite de sa marcheprécipitée, et peut-être aussi de sa joie d’être arrivée saine etsauve au logis, elle se baissa pour tirer la clef, lorsque, enrelevant la tête, elle le vit qui se tenait silencieusement auprèsd’elle : l’apparition d’un rêve.
Il lui mit la main sur la bouche, mais c’étaitinutile, car sa langue, s’attachant à son palais, ne lui laissaitnul moyen de crier.
« Voilà plusieurs soirs que je vousguette. La maison est-elle libre ? Répondez. Y a-t-ilquelqu’un chez vous ? »
Elle ne put répondre que par un râle dans songosier.
« Faites-moi un signe. «
Elle sembla indiquer qu’il n’y avait personnechez elle. Il prit la clef, ouvrit la porte, déposa la malheureuseà l’intérieur, et ferma la porte avec soin derrière eux.
C’était une nuit glaciale, et dans la salle àmanger de la veuve il n’y avait presque plus de feu. L’inconnu, soncompagnon, l’assit sur une chaise, se baissa devant les braises àmoitié éteintes, et, les ayant réunies et rassemblées, les éventaavec son chapeau. De temps en temps, il lui jetait un coup d’œilpar-dessus son épaule, comme pour s’assurer qu’elle demeuraittranquille et ne faisait aucune tentative de fuite, puis, le coupd’œil jeté, il ne s’occupait plus que du feu.
Ce n’était pas sans raison qu’il prenait toutecette peine, car ses vêtements étaient tout trempés, ses dentsclaquaient, et il frissonnait de la tête aux pieds. Il avait plutrès fort durant la nuit précédente et quelques heures le matin,mais, à partir de l’après-midi, il avait fait beau. En quelque lieuqu’il eût passé les heures ténébreuses, son état témoignaitsuffisamment qu’il en avait passé la plus grande partie en pleinair. Souillé de boue, ses habits saturés d’eau s’attachant à sesmembres dans une étreinte humide, sa barbe non faite, sa figuresale, les joues maigres et creuses, il est douteux qu’il existât unêtre plus misérable que cet homme accroupi sur le foyer de laveuve, et surveillant les progrès de la flamme avec des yeuxinjectés de sang.
Elle avait couvert de ses mains safigure ; il semblait qu’elle craignît de regarder de son côté.Ils restèrent ainsi pendant quelques moments en silence. Jetantderechef un coup d’œil autour de lui, il demanda enfin :
« Est-ce votre maison ?
– C’est ma maison. Pourquoi, au nom duciel, venez-vous l’attrister ?
– Donnez-moi à manger et à boire,répondit il d’un ton bourru, ou je ferai bien pis. Je suis glacéjusqu’à la moelle des os par l’humidité et par la faim. Il me fautde la chaleur et de la nourriture, et il me les faut ici.
– C’est vous qui étiez le voleur de laroute de Chigwell ?
– C’était moi.
– Et presque un assassin après.
– Ce n’est pas l’intention qui a manqué.Il y a quelqu’un qui est arrivé sur moi en criant à tue-tête, illui en aurait cuit s’il n’était pas si agile. Je lui ai lancé uncoup.
– Un coup de poignard, à lui ! criala veuve, les yeux au ciel. Vous entendez cet homme, monDieu ! vous l’entendez, et vous en êtes témoin. »
Il la regarda au moment où, la tête renverséeen arrière, et les deux mains crispées ensemble, elle prononça cesmots dans l’agonie de son appel à Dieu. Alors, bondissant sur sespieds, après cette crise, il s’avança vers elle :
« Prenez garde ! cria-t-elle d’unevoix qu’elle étouffait, et dont la fermeté l’arrêta à mi-chemin. Neme touchez pas du bout du doigt, ou vous êtes perdu, perdu, vousdis-je, corps et âme.
– Écoutez-moi, répliqua-t-il en lamenaçant de sa main. Moi qui sous la forme d’un homme mène la vied’une bête traquée, moi qui dans un corps suis un esprit, unfantôme sur la terre, une chose qui fait reculer d’effroi toutesles créatures, excepté ces êtres maudits de l’autre monde qui ne melâcheront pas ; je n’ai d’autre crainte, en cette nuitdésespérée, que celle de l’enfer où je vis au jour le jour. Jetezl’alarme, poussez un cri, refusez de m’abriter, je ne vous feraipas de mal, mais on ne me prendra point vivant ; et, aussi sûrque vous me menacez là à voix basse, je tombe mort sur ce plancher.Que le sang dont je l’arroserai soit sur vous et les vôtres, au nomdu mauvais esprit qui tente les hommes pour lesperdre ! »
À ces mots il tira de sa poitrine un pistolet,et le serra fortement dans sa main.
« Éloigne de moi cet homme, Dieu debonté ! cria la veuve. En ta grâce et ta miséricorde,donne-lui une minute de repentir, et frappe-le de mort après.
– Il paraît que ce n’est pas son idée,dit l’autre l’envisageant : il est sourd. Voyons, à boire et àmanger, de peur que je ne fasse ce que je ne peux m’empêcher defaire ; et alors, tant pis pour vous.
– Me laisserez-vous, si je le fais ?me laisserez-vous, pour ne plus jamais revenir ?
– Je n’ai rien à vous promettre,répliqua-t-il en s’asseyant à la table. Rien que ceci :j’exécuterai ma menace si vous me trahissez. »
Elle se leva enfin, et, allant à un cabinetattenant à la chambre, elle apporta quelques restes de viandefroide et du pain, et mit le tout sur la table. Il demanda un grogà l’eau-de-vie, il but et mangea avec la voracité d’un chien dechasse affamé. Tout le temps qu’il fut occupé à apaiser sa faim,elle se tint dans la partie la plus reculée de la chambre, assiseet frissonnante, sa figure tournée vers lui. Jamais elle ne luitourna le dos, et quand elle avait à passer près de lui pour allerau buffet par exemple, et pour en revenir, elle ramassait les bordsde ses vêtements autour d’elle, comme si elle eût frémi de l’idéequ’ils pussent le toucher même par hasard, mais, au milieu de safrayeur, de sa terreur profonde, elle gardait toujours sa figuredirigée vers celle de son épouvantail, et surveillait chacun de sesmouvements.
Son repas terminé, si l’on peut appeler repasce qui n’était que la satisfaction dévorante des exigences de lafaim, il approcha de nouveau sa chaise du feu, et, en seréchauffant devant la flamme qui jaillissait à présent toutebrillante, il lui adressa encore la parole.
« Je suis un paria pour lequel un toitsur sa tête est souvent une jouissance extraordinaire, et lesaliments que rejetterait un mendiant une nourriture délicate. Vousvivez ici dans l’aisance. Êtes-vous seule ?
– Je ne suis pas seule, répondit-elleavec un effort.
– Qui est ce donc qui demeure avecvous ?
– Quelqu’un… ça ne vous regarde pas. Vousferez bien de partir pour qu’il ne vous trouve pas là.Qu’attendez-vous ?
– Que je sois réchauffé, répliqua-t-il enétendant ses mains devant le feu. Je me réchauffe. Vous êtes richepeut être ?
– Oh !oui, dit elle d’une voixfaible. Très riche. Il n’y a pas de doute, je suis très riche.
– Du moins vous n’êtes pas sans le sou.Vous avez quelque argent, vous faisiez des emplettes ce soir.
– Il me reste peu de chose. Quelquesschellings.
– Donnez-moi votre bourse. Vous l’aviezdans votre main à la porte. Donnez-la-moi. »
Elle alla vers la table, et mit sa boursedessus. Il étendit son bras sur la table, prit la bourse, et encompta le contenu dans la main. Comme il était à compter, elleécouta un moment, et s’élança vers lui.
« Prenez ce qu’il y a, prenez tout,prenez plus s’il y avait plus, mais allez-vous-en avant qu’il soittrop tard. Je viens d’entendre dehors un pas étrange que je connaisbien. Ce pas va revenir tout de suite. Allez-vous-en.
– Que voulez-vous dire ?
– Ne vous arrêtez pas à ledemander ; je ne vous répondrais pas. Quelque horreur quej’aie à vous toucher, je vous traînerais à la porte, si j’en avaisla force, plutôt que de vous laisser perdre un instant. Misérable,fuyez de ce lieu.
– S’il y a des espions dehors, je suisplus en sûreté ici, répliqua l’homme debout et effaré. Je resteraiici, et je ne fuirai pas que le danger ne soit passé.
– Il est trop tard ! cria la veuvequi avait écouté ce pas. sans faire attention à ce qu’ildisait ; entendez-vous ce pas sur le sol ? Est-ce qu’ilne vous fait pas trembler ? C’est mon fils, mon filsidiot ! »
Comme elle disait cela d’un air égaré, onfrappa pesamment à la porte. Ils s’entre-regardèrent elle etlui.
« Faites-le entrer, dit l’homme d’unevoix rauque ; je le crains moins que la nuit noire, sansasile. Le voilà qui frappe encore. Faites-le entrer.
– L’effroi de cette heure, répliqua laveuve, a été sur moi toute ma vie. Je n’ouvrirai pas. Le crimetombera sur lui, si vous vous trouvez face à face. Mon pauvre filsa la raison brûlée dans sa fleur ! Vous tous, bons anges quisavez la vérité, exaucez la prière d’une mère, et préservez monfils de reconnaître cet homme !
– Il agite avec bruit les volets !cria l’homme. Il vous appelle. Cette voix, ce cri ! c’est luiqui m’a saisi à bras-le-corps sur la route. Est-celui ? »
Elle s’était affaissée sur ses genoux, et elledemeura agenouillée, remuant ses lèvres sans proférer aucun son.Comme il la considérait, incertain de ce qu’il devait faire pours’éclipser, les volets s’ouvrirent tout grands. Attraper un couteausur la table, lui donner pour gaine la large manche de son habit,se cacher dans le cabinet, tout cela fut fait avec la vitesse del’éclair, et déjà Barnabé, tapant sur la vitre, avait haussé lechâssis avec une joie triomphante.
« Mais qui peut donc me laisser dehorsavec Grip ? cria-t-il en fourrant sa tête à l’intérieur et enregardant fixement autour de la chambre. Êtes-vous là, mère ?Comme vous nous laissez longtemps loin de la lumière et dufeu ! »
Elle balbutia quelque excuse et lui tendit samain. Mais Barnabé, sans aide, s’élança légèrement à l’intérieur,et, se jetant au cou de la veuve, la baisa plus de cent fois.
« Nous avons été aux champs, mère,sautant les fossés, grimpant au travers des haies, descendant à lacourse des berges abruptes, toujours en avant, plus loin, et d’unbon pas. Le vent soufflait, les joncs et les jeunes plantess’inclinaient et pliaient sous lui, de peur qu’il ne leur fît dumal, les lâches, et Grip, ha, ha, ha ! le brave Grip, qui nes’inquiète de rien, et qui, lorsque le vent le roule dans lapoussière, se retourne vaillamment pour le mordre, Grip, levaillant Grip, s’est querellé avec chaque brindille qui s’inclinaitde son côté, pensant, m’a-t-il dit, qu’elle se moquait de lui, etil vous l’a houspillée comme un vrai bouledogue. Ha, ha,ha ! »
Le corbeau, dans son petit panier au dos deson maître, entendant répéter fréquemment son nom d’une voixaccentuée par la plus vive allégresse, exprima sa sympathie enchantant comme un coq, et parcourant ses diverses phases deconversation avec une telle rapidité et une telle variété de sonsrauques, qu’ils retentissaient comme les murmures d’unemultitude.
« Et puis il faut voir comme il prendsoin de moi, dit Barnabé. Ah ! oui, il a bien soin de moi,mère ! Il veille tout le temps que je dors ; et, lorsqueje ferme les yeux pour lui faire croire que je sommeille, il répètedoucement quelque leçon nouvelle, mais sans me perdre des yeuxjamais ; et s’il me voit rire, si peu que ce soit, tout desuite il s’arrête, pour faire une surprise quand il sera bien sûrde son affaire. »
Le corbeau chanta derechef, avec une sorte detransport qui disait clairement : « Il est certain que jereconnais là quelques traits de mon caractère, je m’envante. » Dans l’intervalle, Barnabé ferma bien la fenêtre, etallant à la cheminée, il se préparait à s’asseoir, la figuretournée vers le cabinet. Mais sa mère l’en empêcha, en se hâtant deprendre elle-même cette place, et lui faisant signe de prendrel’autre.
« Comme vous êtes pâle ce soir ! ditBarnabé en s’appuyant sur son bâton. Ce n’est pas bien, Grip ;nous lui avons causé de l’inquiétude ! »
De l’inquiétude, oh ! oui, elle enéprouvait, elle en était navrée dans le cœur ! L’homme auxécoutes tenait entr’ouverte avec sa main la porte de sa cachette etsurveillait de près le fils de la veuve. Grip, attentif à toutesles choses dont son maître ne s’apercevait pas, sortait sa tête deson petit panier, et répondait à l’espionnage de l’inconnu en lesurveillant extrêmement de son œil étincelant.
« Il bat des ailes, dit Barnabé en setournant si vite que sa vue faillit saisir cette ombre qui seretirait, cette porte qui se refermait, comme s’il y avait ici desétrangers ; mais Grip est trop raisonnable pour s’imaginercela. Saute donc !
Acceptant cette invitation avec unclignotement qui lui était particulier, l’oiseau sautilla surl’épaule de son maître, de là sur sa main étendue, et de là enfinsur le plancher. Barnabé se débarrassa des courroies du petitpanier et le déposa par terre dans un coin, le couvercle ouvert, lepremier soin de Grip fut de faire tomber ce couvercle le plus vitepossible, et ensuite de se percher dessus : croyant, sansaucun doute, qu’il avait rendu tout à fait impraticable à lapuissance d’un mortel l’opération de l’enfermer après, il imita,dans son triomphe, le glouglou d’un grand nombre de bouteillesdébouchées, et poussa autant de hourras.
« Mère ! dit Barnabé en mettant decôté son chapeau et son bâton, et retournant s’asseoir sur sachaise je vais vous dire où nous avons été aujourd’hui et ce quenous avons fait, voulez-vous ? »
Elle prit sa main dans les siennes, et l’ytenant, elle donna d’un signe de tête le consentement qu’ellen’avait pas la force d’articuler.
« Vous n’en direz rien, il ne le fautpas, dit Barnabé en levant son doigt : car c’est un secret,voyez-vous, qui n’est connu que de moi, de Grip et de Hugh. Nousavions le chien avec nous, mais il ne vaut pas Grip, malgré safinesse, et il ne s’en doute seulement pas. Pourquoi regardez-vousainsi derrière moi ?
– Ai-je regardé ? répondit-elled’une voix faible. C’est bien sans le savoir. Rapprochez-vous demoi.
– Vous êtes effrayée ! dit Barnabéen changeant de couleur. Mère, vous ne venez pas de voir ?
– Voir quoi ?
– Il n’y en a pas par ici ; il n’yen a pas du tout, n’est-ce pas ? répondit-il avec unchuchotement ; et il se rapprocha d’elle, et il serra d’unemain la marque empreinte sur son poignet. J’ai peur que ça n’ysoit, quelque part. Vous me faites dresser les cheveux sur la tête,vous me donnez la chair de poule. Pourquoi regardez-vous de lasorte ? ça serait-il dans la salle comme je l’ai vu en mesrêves, éclaboussant le plafond et les murs de rouge ?Dites-moi. Ça y est-il ? »
Il eut un accès de frisson en faisant cettedemande, et couvrant de ses mains la lumière, il resta assis,tremblant de tous ses membres, jusqu’à ce que la crise fût passée.Quelque temps après, il leva la tête et regarda autour de lui.
« Ça a-t-il disparu ?
– Il n’y a rien eu ici, répliqua sa mèreen le calmant. Rien en vérité, cher Barnabé, regardez ! vousvoyez qu’il n’y a que vous et moi. »
Il la considéra d’un œil distrait, et serassurant par degrés, il jeta un fol éclat de rire.
« Mais voyons, dit-il d’un air pensif, ilme semble que nous… Était-ce vous et moi ? où avons-nousété ?
– Nulle part ailleurs qu’ici.
– Oui, mais Hugh, et moi, dit Barnabé,c’est cela… Hugh du Maypole et moi, vous savez, et Grip, nous avonsété à l’affût dans la forêt, et parmi les arbres qui bordent laroute avec une lanterne sourde, après la tombée de la nuit, et lechien en laisse, une laisse prête à glisser, dès que l’hommeviendrait tout contre.
– Quel homme ?
– Le voleur ; celui que les étoilesregardaient en clignotant. Nous l’avons attendu à partir du momentoù il fait noir pendant plusieurs des nuits dernières, et nousl’aurons. Je le reconnaîtrais entre mille, mère, voyez donc, voicil’homme tel qu’il est. Regardez ! »
Il tortilla son mouchoir autour de son cou,enfonça son chapeau sur ses sourcils, s’enveloppa de son habit, etse tint debout devant elle. C’était une copie si parfaite del’original, que le sombre personnage qui l’examinait derrière parla porte entr’ouverte aurait pu passer lui-même pour n’en être quel’ombre. « Ha ! Ha ! ha ! nous l’aurons,cria-t-il en dépouillant cette ressemblance aussi promptement qu’ill’avait prise, vous le verrez, mère, pieds et poings liés, onl’amènera à Londres, sanglé sur la selle d’un cheval. Vousentendrez parler de lui au gibet de Tyburn, si nous avons de lachance. C’est ce que dit Hugh. Eh ! bien, vous voilà redevenuepâle et tremblante. Mais pourquoi donc regardez-vous ainsi derrièremoi ?
– Ce n’est rien, répondit elle, je nesuis pas tout à fait à mon aise. Allez vous mettre au lit, cherenfant, et laissez-moi ici.
– Au lit ! répliqua-t-il, je n’aimepas le lit. J’aime à me coucher devant le feu, et à guetter lesimages qui s’échappent des charbons enflammés, les rivières, lescollines, les vallons qu’empourpre un large soleil couchant et desfigures extraordinaires. J’ai faim d’ailleurs, et Grip n’a rienmangé depuis plus de midi, donnez-nous à souper. Grip ! onsoupe, mon garçon ! »
Le corbeau battit des ailes, et croassant pourmontrer qu’il était satisfait il sautilla aux pieds de son maître,et là il resta le bec ouvert, prêt à happer tels morceaux de viandeque celui-ci lui jetterait. Il en reçut une vingtaine environ, sansque la rapidité avec laquelle ils se succédèrent troublâtaucunement son attitude.
– C’est tout, dit Barnabé.
– Encore ! cria Grip.Encore ! »
Mais comme il reconnut qu’il n’avaitpositivement pas à en espérer davantage, il s’éloigna avec saprovision, et dégorgeant les morceaux un à un de son jabot, il allales cacher dans divers coins, prenant un soin particulier,toutefois, d’éviter le cabinet, comme s’il doutait que l’hommecaché pût vaincre sa gourmandise et résister à la tentation. Quandil eut terminé ces arrangements, il fit un tour ou deux au traversde la salle en s’étudiant à feindre que rien ne le préoccupait(mais ayant un œil fixé sur son trésor pendant tout ce temps-là) etaprès, mais pas tout de suite, il commença à le tirer descachettes, morceau par morceau, et à le manger avec la plus grandevolupté.
Barnabé, pour sa part, ayant pressé sa mère desouper, mais en vain, soupa comme Grip, de bon cœur. Une fois, dansle cours de son repas, il lui fallut encore du pain, et il se levapour en prendre dans le cabinet. Elle se précipita au devant,l’empêcha d’y entrer, et appelant à soi tout son courage, elleentra dans le réduit, et rapporta le pain elle-même.
« Mère, dit Barnabé en la regardantfixement lorsqu’elle s’assit près de lui à son retour du cabinet,c’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance.
– Aujourd’hui ! répondit-elle ;ne vous souvenez vous pas que c’était il n’y a pas plus de huitjours, et que l’été, l’automne, l’hiver devront s’écouler avantqu’il revienne ?
– Je me souviens que c’était comme celajusqu’à présent, dit Barnabé, mais je crois que, malgré tout, c’estaujourd’hui aussi l’anniversaire de ma naissance. » Elle luidemanda pourquoi. « Je vais vous dire pourquoi, dit-il. Jevous ai toujours vue, je ne vous l’ai pas laissé remarquer, maisrien n’est plus vrai, devenir, le soir de ce jour-là, d’une extrêmetristesse, je vous ai vue pleurer quand Grip et moi nous étionsfort joyeux, et avoir l’air effrayé sans aucun motif, et j’aitouché votre main et j’ai senti qu’elle était froide comme ellel’est à présent. Une fois, mère (c’était aussi un des anniversairesde ma naissance), Grip et moi pensâmes à cette tristesse après êtremontés nous coucher, et passé minuit, au moment où sonnait uneheure, nous descendîmes à votre porte pour voir si vous n’étiez pasmalade, vous étiez à genoux. Je ne me souviens pas de ce que vousdisiez, Grip, qu’est-ce que nous avons entendu dire cettenuit-là ?
– Je suis un démon ! répliquapromptement le corbeau.
– Non, non, dit Barnabé, mais vous disiezquelque chose dans une prière, et quand vous vous relevâtes etfîtes plusieurs pas autour de la chambre, vous aviez (comme vousl’avez toujours eue depuis, mère, quand approche la nuit del’anniversaire de ma naissance) juste la physionomie que vous avezà présent. J’ai découvert cela, vous voyez, quoique je sois uninsensé. Je dis donc que vous êtes dans l’erreur, et ce doit êtreaujourd’hui l’anniversaire de ma naissance, mon anniversaire denaissance, Grip ! »
L’oiseau accueillit cette communication avecde tels croassements qu’un coq, doué de plus d’intelligence quetous ceux de son espèce, n’annoncerait pas le plus long jour par unchant plus soutenu. Puis, après avoir bien réfléchi pour dégoiser,en guise de toast, la phrase qu’il jugeait la plus convenable pourfêter un anniversaire de naissance, il cria plusieurs fois :« N’aie pas peur ! » et il accentua ces mots enbattant des ailes.
La veuve essaya de paraître attacher peud’importance à la remarque de Barnabé, et chercha à reporterl’attention de son fils sur quelque autre sujet, tâche toujoursfacile, elle le savait trop bien. Son souper fini, Barnabé, sanstenir compte des instances de sa mère, s’étendit sur le paillassondevant le feu ; Grip se percha sur la jambe de son maître, etpartagea son temps entre des assoupissements causés par l’agréablechaleur, et des efforts (comme il le parut bientôt) pour serappeler un nouvel exercice qu’il avait étudié toute lajournée.
Un long et profond silence suivit, silenceinterrompu seulement lorsque changeait de position Barnabé, dontles yeux, encore tout grands ouverts, regardaient fixement lefeu ; ou lorsqu’il y avait quelque effort mnémonique[18] de la part de Grip, qui criait de tempsen temps à voix basse : « Polly mettez le bouilli… »et s’arrêtait court, oubliant le reste et faisant un nouveausomme.
Après un long intervalle, la respiration deBarnabé devint plus profonde et plus régulière, et ses yeuxfinirent par se fermer. Mais ce n’était pas le compte de l’espritinquiet du corbeau. « Polly mettez la bouill… » criaGrip, et son maître fut encore réveillé cette fois.
Enfin Barnabé s’endormit solidement, etl’oiseau, avec son bec affaissé sur sa poitrine, qui prit la formebouffante d’une confortable bedaine d’alderman[19], etses yeux brillants qui devenaient de plus en plus petits, parutvéritablement s’abandonner aussi au repos. De temps en tempsseulement il marmottait encore d’une voix sépulcrale :« Polly, mettez la bouill… » comme quelqu’un de trèsassoupi, et plutôt comme un homme ivre que comme un corbeauméditatif.
La veuve, respirant à peine de peur de lesréveiller, se leva de son siège. L’homme se coula hors du cabinetet éteignit la chandelle.
« …Oire au feu ! cria Grip, frappéd’une idée subite, et très excité ; …oire au feu !Hourra ! Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendronstous du thé. Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendronstous du thé. Hourra ! hourra ! hourra ! Je suis undémon, je suis un démon, je suis… La bouilloire ! Allons,courage. N’aie pas peur. Coa, coa, coa ! Je suis un démon, jesuis… La bouilloire… Je suis… Polly, mettez la bouilloire au feu,nous prendrons tous du thé. »
Ils restèrent enracinés au sol, comme si c’eûtété une voix sortant d’un tombeau.
Mais ceci même ne put pas réveiller ledormeur. Il se retourna du côté du feu, son bras tomba sur le sol,et sa tête s’abattit lourdement sur son bras. La veuve et sonaffreux visiteur regardèrent Barnabé un moment et se regardèrentl’un l’autre, puis elle lui montra la porte.
« Un instant, dit-il tout bas. Vousinstruisez bien votre fils !
– Je ne lui ai rien enseigné de ce quevous avez entendu ce soir. Partez à l’instant, ou je vais leréveiller.
– Libre à vous de le faire. Voulez-vousque je le réveille !
– Vous n’oserez pas.
– J’oserai faire n’importe quoi, je vousl’ai dit. Il me connaît bien, ce me semble. Au moins je veux aussile connaître.
– Voudriez-vous le tuer dans sonsommeil ? cria la veuve en se jetant entre eux.
– Femme, répliqua-t-il en desserrant àpeine les dents, comme il lui faisait signe de s’écarter, je désirele voir de plus près, je le veux. Si vous tenez à ce que l’un denous tue l’autre, réveillez-le. »
Cela dit, il avança, et, se penchant sur lecorps étendu, il tourna doucement la tête en arrière et regarda enface la figure. La lueur du foyer donnait en plein sur elle, etchaque trait s’y révélait d’une manière distincte. Il contemplacette figure un moment, puis, se redressant avecprécipitation :
« Rappelez-vous bien ceci, chuchota-t-ilà l’oreille de la veuve. Par lui, dont l’existence a été ignorée demoi jusqu’à ce soir, je vous tiens en ma puissance. Prenez garde àvos procédés envers moi. Prenez-y garde. Je suis dénué de tout, jemeurs de faim, j’erre incessamment sur la terre. Je puis tirer devous une sûre et lente vengeance.
– Il y a dans vos paroles quelque senshorrible que je ne saurais approfondir.
– Le sens en est clair, et je vois quevous l’approfondissez autant qu’il faut. Voilà bien des années quevous pressentiez cela ; vous me l’avez presque dit. Je vouslaisse réfléchir là-dessus. N’oubliez pas monavertissement. »
Il lui montra du doigt, comme il la quittait,Barnabé endormi, et, se retirant à la dérobée, il gagna la rue.Elle tomba à genoux auprès du dormeur, et y resta semblable à unefemme pétrifiée, jusqu’à ce que les larmes, gelées si longtemps parla frayeur, vinssent lui procurer un tendre soulagement.
« Ô toi ! cria-t-elle, qui m’asenseigné un si profond amour pour cet unique reste des promessesd’une vie heureuse, pour ce fils dont l’affliction même est pourmoi la source de mon unique consolation, quand je vois en lui unenfant plein de confiance en moi, plein d’amour pour moi, sansdevenir jamais ni vieux ni froid de cœur ; condamné, dans laforce de l’âge viril, comme lorsqu’il était en son berceau, à avoirbesoin de ma sollicitude maternelle et de mon dévouement, daigne leprotéger durant sa marche obscure au travers de ce triste monde, ouc’en est fait de lui, et mon pauvre cœur estbrisé ! »
Glissant le long des rues silencieuses etchoisissant, pour y diriger sa course, les plus sombres et les plustristes, l’homme qui avait quitté la maison de la veuve traversa lepont de Londres, et, une fois dans la Cité, plongea au sein desplaces écartées, des ruelles et des cours, entre Cornhill etSmithfield ; il n’avait pas d’autre but que de se perdre parmileurs détours, et de déjouer toute poursuite, si quelqu’uns’attachait à ses pas.
C’était au plus fort de la nuit, et tout étaittranquille. De temps en temps les pas d’un watchman assoupirésonnaient sur le trottoir, ou l’allumeur de réverbères, dans sesrondes, passait comme l’éclair, en laissant derrière lui une petitetraînée de fumée qui se mêlait à des flammèches rouges de sa torcheardente. L’homme se cachait même de ces compagnons accidentels desa course solitaire, et se repliant sous quelque voûte ou quelqueentrée de porte jusqu’à ce qu’ils fussent passés, il sortait de làquand ils s’étaient éloignés et continuait d’errer seul.
Être seul et sans abri en rase campagne,entendre le vent gémir, guetter le jour pendant toute une longuenuit fatigante, écouter tomber la pluie, et se tapir, pour avoirchaud, sous la retraite abritée de quelque vieille grange ou dequelque meule, ou dans le creux d’un arbre, c’est une horriblechose, mais moins horrible que d’errer çà et là où se trouvent desabris, des lits et des dormeurs par milliers créature sans asile etqu’on rejette. Fouler d’heure en heure les pavés retentissants encomptant la monotone sonnerie des horloges, observer les lumièresqui scintillent aux fenêtres des chambres, penser quel heureuxoubli de la vie renferme chaque maison, se dire qu’il y a là desenfants roulés ensemble dans leurs lits, que les jeunes, les vieux,les pauvres, les riches, jouissent tous là de l’égalité devant lasommeil, et goûtent tous le repos, n’avoir rien de commun avec lemonde endormi autour de soi, pas même le sommeil, don de Dieu àtoutes ses créatures et ne se connaître d’autre parenté que ledésespoir ; se sentir, par le misérable contraste avec toutechose de tout côté, plus absolument seul et plus proscrit que dansun désert inabordable : c’est un genre de souffrance quemainte fois les grandes cités roulent dans leurs flots populeux etqui ne peut naître que dans la solitude en pleine foule.
Le malheureux homme arpenta en tous sens cesrues si longues, si ennuyeuses, si semblables les unes, aux autres,et souvent il jeta un regard attentif vers l’est, espérant voir lespremiers faibles rais du jour, mais la nuit obstinée gardait encorele ciel en sa possession, et la course inquiète et incessante durôdeur ne trouvait pas de repos.
Une maison dans une rue écartée brillait dujoyeux éclat des lumières : on y entendait le son de lamusique et les pas des danseurs. Il y avait là de joyeuses voix etplus d’un éclat de rire. Pour se rapprocher de quelque chose quifût éveillé et qui sentît la joie, il y retourna à plusieursreprises, et plus d’un des gais convives qui quittèrent cettemaison quand l’allégresse y était au comble, sentirent leur folâtrehumeur réprimée en le voyant voltiger çà et là comme une âme enpeine. À la fin ils se retirèrent tous jusqu’au dernier, et alorsla maison fut complètement close, et devint à son tour aussi morneet silencieuse que le reste.
Sa course errante l’amena une fois à la prisonde la Cité. Au lieu de s’en éloigner à la hâte comme d’un endroitde mauvais augure, d’un endroit qu’il avait sujet d’éviter, ils’assit sur quelques degrés qui étaient tout près, et, appuyant sonmenton sur sa main, il en considéra les murailles âpres etrébarbatives, comme si elles promettaient un refuge à ses yeuxharassés. Il fit et refit le tour de cet endroit, il y revint, ils’y rassit. Il recommença, et une fois, avec un mouvementprécipité, il traversa pour aller où veillaient quelques hommesdans la loge du portier de la prison, et il eut le pied sur lesmarches. Mais ayant regardé autour de lui, il vit que le jourcommençait à poindre, et abandonnant son dessein, il tourna le doset s’enfuit.
Il se retrouva bientôt dans le quartier qu’ilavait parcouru naguère, et l’arpenta en tous sens, comme il avaitfait encore avant. Il descendait une rue infime, lorsque d’uneallée tout près de lui s’élevèrent de bachiques acclamations, etsortirent nonchalamment une douzaine d’écervelés, se huant,s’appelant l’un l’autre, puis se séparant d’une manière tapageuse,prenant différentes routes, et se dispersant en petits groupes.
Dans l’espoir qu’il y avait à proximitéquelque taverne de bas étage qui lui procurerait un sûr asile, ilentra dans cette cour quand la bande fut partie et il promena sesyeux à la ronde, afin d’apercevoir une porte à demi ouverte, ou unefenêtre éclairée, ou quelque autre indice du lieu d’où venaient cesbambocheurs ; mais tout y était d’une obscurité si profonde,d’un aspect tellement sinistre, qu’il en conclut que les braillardsne s’étaient introduits là qu’en se trompant de chemin, et qu’ilsrevenaient sur leurs pas au moment où il les avait remarqués. Avecune semblable opinion, et reconnaissant d’ailleurs qu’il n’existaitpoint d’autre issue que celle par où il était entré lui-même, ilallait reprendre le même chemin, lorsque d’un grillage presque àses pieds s’échappa un soudain courant de lumière, et le bruitd’une conversation se rapprocha. Le rôdeur fit retraite dans uneentrée de porte pour voir qui étaient ces causeurs et lesécouter.
Comme il exécutait son mouvement, la lumièrearriva au niveau du pavé de la cour, et un homme monta, une torcheà la main. Ce personnage ouvrit la serrure et tint le grillagerelevé pour en laisser passer un autre, qui parut immédiatement,sous la forme d’un jeune homme de petite stature et d’un aird’importance peu commun, habillé à la vieille mode, avec un luxe demauvais goût.
« Bonsoir, noble capitaine, dit l’homme àla torche. Adieu, commandant. Bonne chance, illustregénéral ! »
L’autre répondit à ces compliments en luiordonnant de se taire et de garder pour lui son bruyantramage ; il lui adressa plusieurs autres injonctions du mêmegenre, avec une grande fluidité de paroles et une grande sévéritéde manières.
« Mes hommages, capitaine, à cette Miggsdont vous avez transpercé le cœur, répliqua le porteur de torche enbaissant de ton. Mon capitaine vise à un gibier de plus haute voléeque des Miggs. Ha ! ha ! ha ! Mon capitaineest un aigle, s’il en a le coup d’œil, il en a aussi les ailes. Moncapitaine vous casse un cœur comme d’autres célibataires vouscassent un œuf à la coque.
– Vous êtes fou, Stagg ! ditM. Tappertit en mettant le pied sur le pavé de la cour, et sefrottant les jambes pour ôter la poussière qu’il avait ramasséedans son ascension.
– Quels précieux membres ! criaStagg en étreignant une de ses chevilles. Une Miggs oseraitprétendre à des jambes faites au tour comme ça ! Non, non, moncapitaine. Nous enlèverons de belles dames, et nous les épouseronsdans notre secrète caverne. Nous nous unirons avec de florissantesbeautés, capitaine.
– Je vous dirai une chose, mon gaillard,dit M. Tappertit en dégageant sa jambe, c’est que je vousdispense de prendre de ces libertés-là avec moi et de touchercertaines questions, à moins que je ne vous y autorise. Parlezquand on vous parle, de certains sujets réservés, mais jamaisautrement. Tenez votre torche en l’air jusqu’à ce que je sois àl’entrée de la cour, avant de retourner vous blottir dans votrechenil, m’entendez-vous ?
– Je vous entends, noble capitaine.
– Obéissez donc, dit M. Tappertitavec hauteur. Messieurs, en avant, marche ! » Enprononçant ce commandement (adressé à son état-major imaginaire),il se croisa les bras et sortit de la cour avec une dignitésuprême.
Son obséquieux acolyte resta debout, levant latorche au-dessus de sa tête, et l’espion vit alors pour la premièrefois, du fond de sa cachette, que c’était un aveugle. Quelquemouvement involontaire de l’espion frappa la fine oreille del’aveugle, avant que l’autre eût seulement bougé d’un pouce, car ilse retourna soudain en criant : « Qui est là ?
– Un homme, dit l’autre en s’avançant, unami.
– Un inconnu ! répliqua l’aveugle.Les inconnus ne sont pas mes amis. Que faites-vous là ?
– J’ai vu votre compagnie sortir, et j’aiattendu ici qu’elle fût partie. Il me faut un logement.
– Un logement à cette heure !répliqua Stagg, en lui montrant du doigt l’aube comme s’il lavoyait. Savez-vous qu’il va être jour ?
– Je le sais, repartit l’autre, à mesdépens. J’ai sillonné cette ville au cœur de fer pendant toute lanuit.
– Ce que vous avez de mieux à faire,c’est de la sillonner encore, dit l’aveugle en se préparant àdescendre, jusqu’à ce que vous trouviez quelque logement dont votregoût s’accommode. Moi je n’en loue pas.
– Arrêtez ! cria l’autre en leretenant par le bras.
– Ne me retenez pas, ou je vais vousbriser cette torche sur votre figure de pendard (car c’est unefigure de pendard si elle ressemble à votre voix), et je vaisréveiller tout le voisinage. Laissez-moi descendre,entendez-vous ?
– Entendez-vous ? ripostal’autre en faisant sonner ensemble quelques schellings, et les luicollant dans la main avec précipitation. Je ne suis pas unmendiant. Je payerai l’asile que vous me donnerez. Par lamort ! est-ce donc trop demander à un homme tel quevous ? J’arrive de la campagne, et je désire me reposerquelque part à l’abri des curieux. Je suis affaibli, épuisé,harassé, mourant de fatigue. Laissez-moi me coucher comme un chiendevant votre feu ; je ne vous en demande pas davantage. Sivous voulez vous débarrasser de moi, je partirai demain.
– Lorsqu’un gentleman a eu quelquemalheur sur la route, marmotta Stagg, cédant à l’autre qui, lesuivant de près, avait déjà gagné une marche, et qu’il peut payerson logement…
– Je vous donnerai tout ce que j’ai.Justement je n’éprouve en ce moment aucun besoin de nourriture,Dieu le sait, et je ne souhaite que d’acheter un asile. Avez-vousquelqu’un en bas ?
– Personne.
– Alors fermez votre grille, etmontrez-moi le chemin, vite. »
L’aveugle consentit après un momentd’hésitation, et ils descendirent ensemble. Le dialogue avait étédes plus rapides, et les deux hommes atteignirent la misérabledemeure de Stagg avant que celui-ci eût eu le temps de revenir desa première surprise.
« Puis-je voir où mène cette porte, et cequ’il y a plus loin ? dit l’étranger en jetant à la ronde unœil perçant. Ça ne vous fait rien ?
– Je vais vous le montrer moi-même !suivez-moi, ou allez devant. À votre choix. »
L’étranger lui dit de le précéder, et, à lalueur de la torche que son guide levait en l’air exprès, il fit destrois caves un examen minutieux. Assuré que l’aveugle ne l’avaitpas trompé, et qu’il habitait là tout seul, le visiteur retournaavec son hôte à la première cave dans laquelle était un bon feu, etse jeta devant, étendu par terre, avec un profond gémissement.
Son hôte continua ses occupations ordinairessans paraître songer à lui davantage. Mais à peine se fut-ilendormi (et l’aveugle s’en aperçut aussi promptement que l’eût faitun homme doué de la vue la plus perçante), que Stagg s’agenouillaauprès de lui, et lui passa légèrement mais soigneusement la mainsur la figure et sur le corps.
Il eut un sommeil entrecoupé de soubresauts etde gémissements, et interrompu rarement d’un mot ou deux qu’ilmurmurait. Ses mains étaient serrées, ses sourcils froncés, sabouche étroitement close. Rien de tout cela n’échappa àl’inventaire exact que l’aveugle dressa de sa personne ; etsentant sa curiosité fortement excitée, comme s’il avait déjàpénétré quelque chose du secret de l’inconnu, il resta assis à lesurveiller, si l’on peut surveiller sans voir, et à écouter,jusqu’à ce qu’il fit grand jour.
La jolie petite tête de Dolly Varden étaitencore éperdue des divers souvenirs de la soirée, et ses yeuxbrillants étaient encore éblouis d’une foule d’images qui dansaientdevant eux comme des atomes dans les rayons du soleil ; parmices images figurait spécialement l’effigie d’un de ses partenaires,jeune carrossier (avec brevet de maître), lequel lui avait donné àentendre, en lui offrant la main pour la conduire à sa chaise aumoment du départ, que son idée fixe et sa résolution irrévocableétaient de négliger désormais ses affaires, et de mourir lentementd’amour pour elle. La tête de Dolly et ses yeux, disons-nous, etses pensées, et tous ses sens se trouvaient donc dans un étatd’agitation désordonnée que la soirée justifiait bien, quoiqu’elleeût déjà trois jours de date, lorsque, au moment où, assise àtable, au déjeuner, et fort distraite, elle lisait sa bonneaventure (c’est-à-dire de beaux mariages et de splendides fortunes)dans le résidu de sa tasse à thé, on entendit un pas dans laboutique. On aperçut en même temps, par la porte vitrée,M. Édouard Chester, debout au milieu des serrures et des clefspleines de rouille, tel que l’Amour au milieu des roses :comparaison d’une justesse dont l’historien ne peut nullement sefaire honneur, attendu que l’invention appartient à un autre, à lachaste et modeste Miggs, qui, voyant le jeune homme du seuil de laporte, où elle était alors à nettoyer, se sentit en veine desentiment, et se permit dans la foi intérieure de son âme virginalecette similitude poétique.
Le serrurier, les yeux au plafond et la têteen arrière, était justement en ce moment dans le feu de sescommunications intimes avec Tobie, et il n’aperçut pas, pour sapart, la personne qui lui faisait visite, jusqu’à ce queMme Varden, plus vigilante que les autres, eût prié SimTappertit d’ouvrir la porte vitrée et de faire entrer le gentleman.Et notez que la bonne dame ne fut pas fâchée de trouver son mari enfaute, pour lui faire une bonne morale à propos de rien, sur ceque, par exemple, prendre le matin une gorgée de petite bière,c’était une coutume pernicieuse, irréligieuse et païenne, dont lesdélices devaient être laissées à des pourceaux, à Satan, ou dumoins aux sectateurs du pape, et faire horreur aux justes comme uneœuvre de crime et de péché. Elle allait sans aucun doute pousserson admonition beaucoup plus loin ; elle y eût rattaché unelongue liste de préceptes d’une valeur inestimable, si le jeunegentleman, dont l’attitude était quelque peu gênée et décontenancéependant qu’elle sermonnait son mari, ne l’eût engagée à conclureprématurément.
« Vous m’excuserez, monsieur, j’en suisbien sûre, dit Mme Varden en se levant et lui faisant desrévérences. Varden est si irréfléchi, et il a tellement besoinqu’on lui rappelle… Sim, apportez une chaise. »
M. Tappertit obéit avec un geste pleind’une noble fierté, qui semblait dire qu’il ne voulait pas larefuser, mais qu’il protestait contre cet attentat à sadignité.
« Vous pouvez vous en aller, Sim, »dit le serrurier.
M. Tappertit obéit encore, mais toujourssous réserve de protestation ; et en retournant à l’atelier,il commença sérieusement à craindre qu’il ne fût obligé d’en venirà empoisonner son maître avant la fin de son apprentissage.
Pendant ce temps, Édouard répondit auxrévérences de Mme Varden par les compliments les mieuxappropriés ; cette dame en était toute rayonnante :aussi, quand il accepta une tasse de thé des belles mains de Dolly,la mère fut on ne peut plus agréable.
« Assurément, s’il y a quelque chose quenous puissions faire, Varden ou moi, ou bien Dolly elle-même, pourvous obliger, monsieur, n’importe quand, vous n’avez qu’à le dire,et ce sera fait, dit Mme Varden.
– Je vous suis fort obligé assurément,répliqua Édouard ; vous m’encouragez à vous dire que je suisjustement venu ici pour vous demander vos bons offices. »
Mme Varden fut enchantée outremesure.
« Il m’est venu à l’esprit queprobablement votre charmante fille irait à la Garenne soitaujourd’hui soit demain, dit Édouard en regardant Dolly ; s’ilen est ainsi, et que vous consentiez à ce qu’elle se charge decette lettre, vous m’obligerez, madame, plus que je ne saurais vousle dire. La vérité est que, malgré le plus vif désir que ma lettrearrive à sa destination, j’ai des raisons particulières pour ne pasla confier à tout autre moyen de transport ; ce qui fait que,sans votre aide, je serais dans un extrême embarras.
– Elle ne devait pas aller de ce côté-là,monsieur, ni aujourd’hui ni demain, ni en vérité de toute lasemaine prochaine, répliqua gracieusement la dame ; mais nousserons heureux de nous déranger pour vous, et, si vous lesouhaitez, vous pouvez compter qu’elle ira aujourd’hui. Voussupposeriez peut-être, ajouta Mme Varden, et elle regardaitson époux en fronçant le sourcil, à voir Varden assis là, sombre ettaciturne, qu’il a quelque objection à cet arrangement ; maisn’y faites pas attention, s’il vous plaît : c’est son habitudeà la maison ; car au dehors il est assez gai et assezcauseur. »
Or le fait est que l’infortuné serrurier,bénissant son étoile de ce qu’il trouvait sa compagne de si bonnehumeur, était resté assis avec une radieuse figure, et prenant unplaisir infini à l’entendre dégoiser si bien. Cette soudaineattaque le prit donc tout à fait au dépourvu.
« Ma chère Marthe, dit-il.
– Oh oui, bien sûr, interrompitMme Varden, avec un sourire où le dédain se mêlait àl’enjouement. Très chère ! nous savons tous cela.
– Mais, ma chère âme vous êtesentièrement dans l’erreur, vous vous méprenez en vérité. J’étaisravi de vous voir si bonne, si prompte à obliger ;j’attendais, ma chère, avec anxiété, je vous le jure, ce que vousalliez dire.
– Vous attendiez avec anxiété, répétaMme Varden. Oui vraiment, je vous remercie, Varden. Vousattendiez, comme vous faites toujours, que je pusse m’exposer àquelque reproche de votre part si vous trouviez matière à m’enfaire, mais je suis accoutumée à cela dit la dame avec un rire souscape d’un genre solennel, et c’est ce qui me console.
– Je vous donne ma parole. Marthe… ditGabriel.
– Laissez-moi vous donner ma parole, moncher, dit en l’interrompant sa femme avec un sourire charitable,que lorsqu’il y a de semblables discussions entre gens mariés, lemieux est d’y couper court. Nous mettrons donc ce sujet de côtés’il vous plaît, Varden. Je ne désire pas le poursuivre. J’auraisbeaucoup à dire, mais je préfère ne dire rien ; je vous priede n’en pas parler davantage.
– Je ne demande pas à en parlerdavantage, répliqua le serrurier piqué.
– Eh bien donc, en voilà assez, ditMme Varden.
– Seulement ce n’est pas moi qui aicommencé, ajouta le serrurier avec bonne humeur, vous devez lereconnaître.
– Vous n’avez pas commencé, Varden !s’écria sa femme en ouvrant de grands yeux et regardant lacompagnie à la ronde, comme si elle disait : Vous entendezcet homme ! Vous n’avez pas commencé. Varden, mais vousne direz pas que je fusse de mauvaise humeur. Non, vous n’avez pascommencé, oh ! mon Dieu non, ce n’est pas vous, moncher !
– Bien, bien, dit le serrurier, voilàdonc une affaire réglée.
– Oh oui, répliqua sa femme, tout à fait.S’il vous convient de dire que c’est Dolly qui a commencé, moncher, je ne vous contredirai pas, je connais mon devoir. J’aibesoin de le connaître, bien sûr, je suis souvent contrainte de mele représenter à l’esprit, quand j’aurais envie de l’oublier unmoment. Je vous remercie, Varden. » Et en parlant de la sorte,avec une puissante démonstration d’humilité et de clémence, ellecroisa ses mains et regarda encore à la ronde et son sourire disaitclairement : « Si vous voulez voir celle qui mérite lepremier rang parmi les femmes martyres, elle est ici, sous vosyeux, contemplez-la ! »
Ce petit incident, quoique bien propre à faireressortir la douceur et l’amabilité extraordinaires deMme Varden, était de nature à gêner la conversation et àdéconcerter tout le monde, sauf cette excellente dame : aussin’y eut-il que quelques monosyllabes échangés jusqu’à ce qu’Édouardse retirât ; ce qu’il fit bientôt, en remerciant un grandnombre de fois la maîtresse de la maison de sa condescendance, eten chuchotant à l’oreille de Dolly qu’il viendrait voir lelendemain s’il n’y avait pas par hasard réponse à son billet. Dollyvéritablement n’avait pas besoin qu’il le lui dit pour lesavoir : car Barnabé avec son ami Grip s’était glissé chezelle la veille au soir pour la préparer à la visite qu’ellerecevait en ce moment.
Gabriel accompagna Édouard à la porte de larue, et revint les mains dans ses poches ; puis, après avoirtourné dans la salle inquiet et mal à son aise, après avoir lancébeaucoup de coups d’œil obliques vers Mme Varden (qui avec laplus calme des physionomies était plongée à cinq brasses deprofondeur dans le Manuel Protestant), il interpella Dolly et luidemanda comment elle comptait aller à la Garenne. Dolly réponditque, selon sa supposition, elle s’y rendrait par la diligence, etregarda madame sa mère qui, voyant qu’on lui faisait un appelsilencieux, plongea dans le Manuel, et perdit conscience de touteschoses terrestres.
« Marthe, dit le serrurier.
– Je vous entends, Varden, dit sa femme,sans remonter à la surface.
– Je suis fâché, ma chère amie, que vousayez des préventions contre le Maypole et le vieux John : carsans cela, comme la matinée est très belle et que le samedi n’estpas pour nous un jour de besogne, nous aurions pu aller tous lestrois à Chigwell, et passer une journée tout à faitagréable. »
Mme Varden ferma immédiatement le Manuel,et fondant en larmes, demanda qu’on la conduisît en haut.
« Eh bien ! qu’avez-vous donc,Marthe ? » dit le serrurier.
À quoi Marthe répliqua : « Oh !ne me parlez pas, » et protesta dans une espèce d’agonie que,si on lui avait dit cela, elle n’aurait pas voulu croire que ce fûtpossible.
« Mais, Marthe, dit Gabriel en se plaçantsur son passage comme elle se mettait en route pour sa chambre avecl’aide de l’épaule de Dolly, qu’est-ce que vous n’auriez pas crupossible ? Dites-moi le nouveau tort que j’ai maintenant avecvous, voyons, dites-le-moi ; sur mon âme je ne le saispas ; le savez-vous, ma fille ? Damnation ! cria leserrurier en arrachant sa perruque dans une sorte de frénésie,personne ne le sait, non vraiment personne, à moins que ce ne soitMiggs !
– Miggs, dit Mme Vardenlanguissamment et avec des symptômes d’une extravagance imminente,Miggs m’est attachée, et cela suffit pour attirer sur elle la hainedans cette maison. Eh bien ! oui, cette fille est uneconsolation pour moi, si elle ne sait pas plaire à d’autres.
– Ce n’est pas toujours une consolationpour moi, cria Gabriel rendu audacieux par le désespoir. C’est lemalheur de ma vie. Elle vaut à elle seule toutes les plaiesd’Égypte !
– Il y a des gens qui le pensent, je n’endoute pas, dit Mme Varden. J’étais préparée à cela, c’estnaturel, cela va avec le reste. Lorsque vous m’insultez en face,comme vous le faites, puis-je m’étonner que vous l’insultiezderrière son dos ? »
Et ici l’extravagance allant son trainMme Varden pleura, rit, soupira, frissonna, eut des hoquets etdes suffocations, elle dit qu’elle savait que c’était folie de sapart, mais qu’elle ne pouvait pas s’en empêcher, et que quand elleserait morte peut-être on aurait du chagrin de tout cela, ce quiréellement vu les circonstances, ne paraissait pas tout à faitaussi probable qu’elle semblait le croire, et elle en chanta bienplus long sur la même gamme. En un mot, elle n’oublia aucune descérémonies qui accidentent les occasions de ce genre, et s’étantfait soutenir jusqu’au haut de l’escalier, elle fut déposée dans unétat spasmodique des plus graves sur son propre lit, où bientôtaprès Mlle Miggs se lança elle-même à corps perdu sur sapauvre maîtresse.
Le fin mot de toute cette comédie, c’est queMme Varden désirait aller à Chigwell, qu’elle désirait nefaire aucune concession et ne donner aucune explication ;qu’elle ne voulait y aller qu’autant qu’on la prierait etsupplierait de le faire et qu’elle était décidée à ne pas accepterd’autres conditions. En conséquence, après un total énorme degémissements et de cris à l’étage supérieur, après qu’on eut bienhumecté le front de la malade et frotté ses tempes, appliqué sousson nez le sel de corne de cerf, et ainsi de suite ; après lespathétiques adjurations que Miggs appuya d’un grog bien chaud etpas trop faible, et de divers autres cordiaux, également d’unevertu stimulante, administrés d’abord avec une cuiller à thé, maisplus tard en doses toujours croissantes, dont Miggs elle-même pritsa part, comme mesure préventive (car la syncope estcontagieuse) ; après l’emploi de tous ces remèdes et debeaucoup d’autres trop longs à citer, sinon à gober ; aprèsqu’on eut assaisonné le tout de consolations morales, religieuseset combinées, le serrurier s’humilia, et le but fut atteint.
« C’est seulement pour l’amour de la paixet de la tranquillité, père, dit Dolly en le pressant de monter àla chambre.
– Oh ! Doll, Doll, dit son bonhommede père, si jamais vous avez un mari à vous ! »
Dolly jeta un coup d’œil à la glace.
« Bien ; quand vous l’aurez ce mari,continua le serrurier, pas de syncope, mignonne. La syncope troprépétée cause à elle seule plus de maux domestiques, Doll, quetoutes les passions mises ensemble. Rappelez-vous ça, chère petite,si vous voulez être réellement heureuse, et vous ne pouvez l’être,si votre mari ne l’est pas. Un mot encore dans le tuyau del’oreille, mon trésor ; n’ayez jamais de Miggs autour devous ! »
Avec cet avis il donna un baiser à sa fillesur sa joue en fleur, et lentement il gagna la chambre deMme Varden. Cette dame gisait toute pâle et languissante sursa couche, se réconfortant par la vue de son dernier chapeau neuf,que Miggs, comme un moyen de calmer ses sens troublés, déployaitsur le bord de son lit dans l’aspect le plus favorable.
« Voici monsieur, mame, dit Miggs.Oh ! quel bonheur quand mari et femme se raccommodent !Oh ! penser que lui et elle puissent jamais avoir un motensemble ! »
Dans l’énergique effusion de ces espèces detoasts, qui furent proférés comme une apostrophe aux cieux engénéral, Mlle Miggs percha sur sa propre tête le chapeau de samaîtresse, croisa ses mains, et se mit à pleurer.
« Je ne peux pas retenir mes larmes, criaMiggs. Je ne le saurais même quand je devrais m’y noyer. Elle a untel esprit de clémence et de miséricorde ! elle va oubliertout ce qui s’est passé, et elle ira avec vous, monsieur. Oh !oui, lui fallût-il aller au bout du monde, elle irait avecvous. »
Mme Varden, avec un sourire plein delangueur, blâma doucement la camériste de cet enthousiasme, et luireprésenta en même temps qu’elle se sentait beaucoup trop mal à sonaise pour se hasarder à sortir ce jour-là.
« Oh ! non, vous ne l’êtes pas trop,mame, en vérité, vous ne l’êtes pas trop, dit Miggs. J’en appelle àmonsieur ; monsieur sait que vous ne l’êtes pas trop, mame. Lebon hair, le mouvement de la voiture, vous feront du bien,mame ; il ne faut pas vous laisser abattre, il ne le faut pasréellement. N’est-ce pas, monsieur, qu’elle doit se lever pourl’amour de nous tous ? C’est précisément ce que j’étais entrain de lui dire. Elle doit se souvenir de nous, si elle s’oublieelle-même. Monsieur vous persuadera, mame, j’en suis sûre. VoiciMlle Dolly prête à partir, vous savez, avec monsieur et avecvous, et tous trois si heureux et si contents. Oh ! criaMiggs, en se remettant à pleurer, avant de quitter la chambre, dansune grande émotion, jamais je n’ai vu d’angélique créature commeelle pour son esprit de clémence ; jamais, jamais je n’en aivu. Monsieur non plus n’en a jamais vu ; non, ni personne aumonde, jamais ! »
Pendant cinq minutes environ, Mme Vardenfit une douce opposition aux prières de son mari, lequel luirépétait qu’elle l’obligerait en prenant un jour de plaisir ;mais à la fin elle céda, se laissa persuader, et lui accordant uneamnistie (dont tout le mérite, disait elle avec humilité, revenaitau Manuel Protestant, et non pas à elle), elle exprima le désir queMiggs vînt l’aider à s’habiller. Miggs fut prompte à venir, et nousne ferons que rendre justice aux efforts réunis de la maîtresse etde la servante en constatant que la bonne dame lorsqu’elledescendit après un certain temps, équipée d’une façon complète pourle voyage, paraissait jouir, comme s’il ne s’était rien passé, dela meilleure santé imaginable.
Quant à Dolly, elle était là aussi, la perleet le modèle des jolis minois, parée d’une gentille petite mantecouleur cerise, avec le capuchon rabattu sur sa tête, et sur lehaut de ce capuchon il y avait un petit chapeau de paille garni derubans couleur cerise, et posé un tantinet de côté, juste assezpour en faire la plus agaçante et la plus perverse coiffure qu’eûtjamais inventée une malicieuse marchande de modes. Et, sans parlerde la manière dont ce système d’ornements couleur cerise ajoutaitdu brillant à ses yeux, ou rivalisait avec ses lèvres, ou répandaitsur sa figure une nouvelle fleur de beauté, elle portait un sicruel petit manchon, et une paire de souliers si capables de vousfendre le cœur, et elle était entourée et enveloppée, s’il estpermis de le dire, de tant de coquetteries aggravantes de touteespèce, que quand M. Tappertit, tenant la tête du cheval, vitla jeune fille sortir seule de la maison, la tentation lui vint del’attirer dans la chaise et de fuir au galop comme un fou. Et ill’eût incontestablement fait sans les doutes qui l’assiégèrent ausujet de Gretna-Green : il ignorait le chemin le plus court,il ne savait pas s’il fallait monter la rue ou la descendre,tourner à droite ou tourner à gauche, si, en supposant qu’onemportât d’assaut toutes les barrières sur le chemin, le forgeronde la localité, en définitive, les marierait à crédit, ce qui, vule caractère clérical du personnage qui prête son officecomplaisant à la chose, parut, même à son imagination excitée,d’une telle invraisemblance, qu’il hésita. Pendant qu’il était làhésitant, et lançant à Dolly des regards de ravisseur en chaise deposte à six chevaux, son maître et sa maîtresse sortirent de chezeux avec la fidèle Miggs, et l’occasion propice s’évanouit pourjamais, car la carriole cria sur ses ressorts, et Mme Vardenfut dedans, et la carriole cria de nouveau et plus que la premièrefois, et le serrurier fut dedans, et la chaise bondit, comme sielle avait un léger battement de cœur, et Dolly fut dedans et lachaise partit, et sa place resta vide, et il ne resta plus que luiet cette lugubre Miggs debout, ensemble, dans la rue.
Le brave serrurier était d’aussi bonne humeurque s’il ne fût rien arrivé qui le contrariât pendant les douzederniers mois ; Dolly était tous sourires et toutes grâces, etMme Varden était agréable au delà de tout précédent. Comme ilsroulaient cahotés à travers les rues en parlant de chose etd’autre, devinez qui l’on aperçut sur le trottoir : c’était lecarrossier lui-même, ayant un air si distingué que personne nepouvait croire qu’il se fut jamais autrement occupé d’une voitureque pour s’y faire promener, et saluer de là les piétons comme unnoble personnage. Il est bien sûr que Dolly fut confuse quand ellerendit le salut ; il est bien sûr que les rubans couleurcerise tremblèrent un peu lorsqu’elle rencontra ses mélancoliquesregards qui semblaient dire. « J’ai tenu ma parole, j’aicommencé, l’affaire va un train du diable, et vous en êtes lacause » Il resta là fixé sur le sol comme une statue, suivantl’expression de Dolly comme une pompe, suivant l’expression deMme Varden, jusqu’à ce qu’ils eussent tourné le coin de larue, et, quand son père déclara qu’il fallait que ce garçon-là fûtbien impudent, quand sa mère demanda avec étonnement quelle pouvaitêtre l’intention de ce jeune homme, Dolly redevint toute rouge, sirouge que son capuchon pâlit.
Mais ils n’en continuèrent pas moins gaiementleur voyage. Le serrurier, dans l’imprudente plénitude de son cœur,« levait le coude » à toutes sortes d’endroits, ettrahissait la plus étroite intimité avec toutes les tavernes de laroute et tous les hôteliers et hôteliers, amicales relations quepartageait véritablement le petit cheval, car il s’arrêtait delui-même. Jamais gens ne furent plus heureux de voir d’autres gens,que ces hôteliers et hôtelières de contempler M. Varden etMme Varden et Mlle Varden. « Ne descendrez-vouspas ? disait l’un – Il faut absolument que vous montiezchez nous, disait un autre. – Si vous nous refusez de goûtersi peu que ce soit de quelque chose, je me fâcherai et je seraiconvaincue que vous êtes fiers, » disait une troisièmepersonne du sexe féminin, et ainsi de suite au point que ce n’étaitpas tant un voyage qu’une marche solennelle, une scèned’hospitalité qui se prolongeait du commencement à la fin. Il étaitassez flatteur de jouir d’une pareille estime ; aussiMme Varden ne dit rien sur le moment, et fut de l’affabilitéla plus délicieuse, mais quelle masse de témoignages ellerecueillit ce jour-là contre l’infortuné serrurier, pour en faireusage au besoin ! Jamais on n’en fit pareille collection dansune enquête matrimoniale.
Avec le temps, avec un temps assez long, carils ne furent pas peu retardés par ces interruptions agréables, ilsatteignirent la lisière de la forêt et, après la plus agréablepromenade sous les arbres en berceau, ils arrivèrent enfin auMaypole. Le joyeux « holà ho ! » du serrurier amenavite à son porche le vieux John, et après lui Joe, si transportésl’un et l’autre à la vue de ces dames, que pendant un moment illeur fut tout à fait impossible d’articuler un mot de bienvenue, nide faire autre chose que s’ébahir.
Joe, toutefois, ne s’oublia qu’unmoment ; il revint vite à lui, poussa de côté son pèresomnolent (M. Willet parut concevoir de cette bousculade uneprofonde, une inexprimable indignation), et s’élançant dehors commeun trait, il se trouva en mesure d’aider ces dames à descendre. Ilfallait que Dolly descendît la première. Joe l’eut dans sesbras ; oui, le temps seulement de compter jusqu’à un, Joel’eut dans ses bras. Rayon de bonheur !
Il serait difficile de décrire quelle plate etbanale affaire ce fut après cela d’aider Mme Varden àdescendre ; mais Joe le fit, et de la meilleure grâce dumonde. Mais le vieux John, qui, ayant une vague et nébuleuse idéeque Mme Varden ne l’aimait pas, n’était pas bien sûr qu’ellene fût pas venue dans des intentions d’assaut et de bataille, pritcourage, dit qu’il espérait qu’elle allait bien, et s’offrit à laconduire dans la maison. Cette offre étant reçue d’une façonamicale, ils se dirigèrent ensemble vers l’intérieur ; Joe etDolly suivirent, bras dessus bras dessous (encore dubonheur !) ; Varden composait l’arrière-garde.
Le vieux John ne fut pas content qu’on ne sefût assis dans le comptoir, et, personne n’y faisant objection, cefut dans le comptoir qu’on entra. Tous les comptoirs sont de petitsendroits bien commodes ; mais le comptoir du Maypole était leplus mignon, le plus confortable et le plus complet que l’esprithumain eût jamais inventé. Il y avait de si merveilleusesbouteilles dans le vieux casier en bois de chêne ; des pots sibrillants qui pendillaient à des chevilles, inclinés à peu prèsd’avance dans la position voulue pour qu’un homme altéré les portâtà ses lèvres ; il y avait de si solides barillets de Hollanderangés sur des tablettes ; un si grand nombre de citronssuspendus par des filets séparés, formant l’odorant bosquet dont ila déjà été question dans cette chronique, et suggérant, avec despains de sucre d’un blanc de neige, amoncelés auprès, l’idée d’unpunch exquis au delà de toute connaissance humaine ; il yavait de tels cabinets, de telles armoires, de tels tiroirs pleinsde pipes, de telles places pour serrer une foule de choses dansl’embrasure des fenêtres, le tout bourré jusqu’à la gorge decomestibles, de liquides ou d’assaisonnements savoureux ;enfin, et pour couronner tout cela, comme symbole des immensesressources de l’établissement et de son défi aux consommateurs depouvoir en venir à bout, il y avait un si monstrueuxfromage !
C’aurait été un pauvre cœur, incapable dejamais se réjouir… le cœur le plus pauvre, le plus faible, le plusaqueux qui battit jamais, que celui qui ne se serait pas sentiréchauffé devant le comptoir du Maypole. Ce n’est toujours pascelui de Mme Varden, car il prit feu à l’instant. Il ne luieût pas été plus possible de faire des reproches à John Willetparmi ces dieux domestiques, les barillets et les bouteilles, lescitrons et les pipes, et le fromage, que de lui prendre son proprecouteau à découper, si luisant, pour le poignarder du coup. Le menudu dîner aussi avait de quoi attendrir un sauvage. « Un peu depoisson, dit John à la cuisinière, et quelques côtelettes de moutonpanées, avec beaucoup de ketchup[20] et unebonne salade, et un jeune poulet rôti, et un plat de saucisses à lapurée de pommes de terre, ou quelque chose de ce genre. »Quelque chose de ce genre ! Voyez donc les ressources de cesauberges ! Indiquer négligemment des plats qui étaient eneux-mêmes une espèce de dîner de première classe et de jour defête, et qui convenaient à un repas de noce, les appeler« quelque chose de ce genre » n’était-ce pas comme s’ilavait dit : « Si vous n’avez pas un jeune poulet, vousnous servirez, en fait de volaille, quelque autre bagatelle, parexemple un faisan, peut-être ! » Et la cuisine donc, avecsa cheminée large comme une caverne, en voilà une cuisine où il nesemblait pas que l’art de cuisiner eût des limites, où vous pouviezcroire à n’importe quoi de tout ce qu’on aurait pu vous raconterdes choses qui se mangent ! Mme Varden revint au comptoiraprès avoir contemplé ces merveilles, la tête tout étourdie deravissement. Sa capacité comme ménagère n’était pas assez vastepour les embrasser toutes. Elle fut contrainte d’aller dormir. Celafaisait mal de rester les yeux ouverts au milieu d’une telleimmensité. Durant ce sommeil, Dolly, dont le cœur et la têtecouraient gaiement sur d’autres sujets, passa la porte du jardin,et regardant de temps en temps derrière elle (mais ce n’était pas,croyez-le bien, pour voir si Joe l’avait aperçue), d’un pied légersuivit dans les champs, pour remplir sa mission à la Garenne, unpetit sentier de traverse qu’elle connaissait fort bien ; et,moi qui vous parle, j’ai été informé, et je le crois dur comme fer,que vous auriez vu peu d’objets aussi agréables que la mante et lesrubans couleur cerise, lorsqu’ils voltigeaient le long des vertesprairies, à la brillante lumière du jour, comme de petits étourdisqu’ils étaient.
L’orgueil qu’elle ressentait de la missionconfiée à son adresse, et la grande importance qu’elle en tiraitnaturellement, l’eussent trahie aux yeux de toute la maison, s’illui avait fallu essuyer les regards de ses habitants ; mais,comme Dolly avait joué mainte et mainte fois dans chaque passage etchaque sombre pièce, au temps de son enfance, et que, depuis, elleavait été l’humble amie de Mlle Haredale, dont elle était lasœur de lait, elle en connaissait aussi bien les êtres que cettejeune personne elle-même. Ne prenant donc pas d’autres précautionsque de retenir son haleine et de marcher sur la pointe du pieddevant la porte de la bibliothèque, elle alla droit à la chambred’Emma, comme une visiteuse privilégiée.
C’était la chambre la plus gaie de l’édifice.La pièce était sans doute sombre comme le reste ; mais lajeunesse et la beauté rendent une prison joyeuse (sauf,hélas ! que l’isolement les y étiole) et prêtent quelques-unsde leurs propres charmes à la plus lugubre scène. Oiseaux, fleurs,livres, dessins, musique, et mille choses de ce genre, millegracieux témoignages des affections et des préoccupationsféminines, remplissaient de plus de vie et de sympathie humainecette seule pièce que la maison tout entière ne semblait faite pouren contenir. Il y avait un cœur dans cette chambre ; et celuiqui a un cœur ne manque jamais de reconnaître la silencieuseprésence d’un cœur comme le sien.
Dolly en avait incontestablement un, et pastrop coriace, je vous assure, quoiqu’il y eût autour un petitbrouillard de velléités coquettes comparable à ces vapeurs quienvironnent le soleil de la vie dans son matin et obscurcissent unpeu son lustre. Aussi, quand Emma, s’étant levée pour aller à sarencontre et l’ayant baisée affectueusement sur la joue, lui eutdit, avec son calme ordinaire, qu’elle avait été bien malheureuse,les larmes vinrent aux yeux de Dolly, et elle se sentit pluschagrine qu’elle ne pouvait le dire ; mais un moment, après illui arriva de relever les yeux, de les voir dans la glace, et ilsavaient en vérité quelque chose de si excessivement agréable, quetout en soupirant elle sourit, et se sentit étonnammentconsolée.
« J’ai entendu parler de cela,mademoiselle, dit Dolly, et c’est vraiment fort pénible ;mais, quand les choses sont au pis, elles ne peuvent que tourner aumieux.
– Mais êtes-vous sûre qu’elles sont aupis ? demanda Emma avec un triste sourire.
– Eh ! mais, je ne vois pas commentelles pourraient donner moins d’espérances. Je ne le voisréellement pas, dit Dolly. Et, pour qu’elles commencent à changer,je vous apporte quelque chose.
– Ce n’est point de la partd’Édouard ? »
Dolly fit un signe de tête et sourit ;elle tâta dans ses poches (il y avait des poches à cette époque-là)en affectant de craindre qu’elle ne fût jamais capable de trouverce qu’elle cherchait, ce qui rehaussa grandement son importance,puis elle finit par produire la lettre. Lorsque Emma eut bien viterompu le cachet et dévoré l’écriture, les yeux de Dolly, par un deces étranges hasards dont on ne saurait rendre compte, errèrent denouveau dans la direction de la glace. Elle ne put s’empêcher de sedire qu’en effet le carrossier devait souffrir beaucoup, et deplaindre tout à fait le pauvre jeune homme.
C’était une longue lettre, une très longuelettre, écrite en lignés serrées sur les quatre pages, et encoreentrecroisées, qui plus est ; mais ce n’était pas une lettreconsolante, car Emma pendant sa lecture s’arrêta de temps en tempspour mettre son mouchoir sur ses yeux. Il est certain que Dollys’émerveilla fort de la voir en proie à une si grandeaffliction : car une affaire d’amour devait être, dans sonidée, un des meilleurs badinages, une des plus piquantes et desplus amusantes choses de la vie. Mais elle considéra comme positifen son esprit que tout ceci venait de l’extrême constance deMlle Haredale, et que, si elle voulait s’éprendre de quelqueautre jeune gentleman, de la façon la plus innocente du monde,juste assez pour maintenir son premier amant à l’étiage des grandeseaux de la passion, elle se trouverait soulagée d’une manièresensible.
« Bien sûr, c’est ce que je ferais sic’était moi, pensa Dolly. Rendre ses amants malheureux, c’est assezlégitime et tout à fait légitime ; mais se rendre malheureusesoi-même, pas de ça. »
Toutefois un tel langage aurait malréussi ; elle demeura donc assise à regarder en silence. Forcelui fut d’avoir une patience du plus gentil tempérament : car,lorsque la longue lettre eut été lue une fois d’un bout à l’autre,elle fut relue une seconde fois, et, lorsqu’elle eut été lue deuxfois d’un bout à l’autre, elle fut relue une troisième fois. Durantcette ennuyeuse séance, Dolly trompa de son mieux la lenteur dutemps ; elle frisa sa chevelure sur ses doigts, en s’aidant dumiroir déjà consulté plus d’une fois, et se fit quelques bouclesassassines.
Toute chose a son terme. Les jeunes amoureuseselles-mêmes ne peuvent pas lire éternellement les lettres qu’onleur écrit. Avec le temps le paquet fut replié, et il ne resta plusqu’à écrire la réponse.
Mais comme cela promettait d’être une œuvrequi exigerait aussi du temps, Emma le remit après le dîner, disantqu’il fallait absolument que Dolly dînât avec elle. Dolly s’étaitd’avance proposé de le faire ; il n’y eut donc pas besoin dela presser extrêmement, et ce point réglé, les deux amies sortirentpour se promener dans le jardin.
Elles flânèrent en tous sens le long desallées de la terrasse, parlant continuellement (Dolly, du moins, nedéparla pas une minute), et donnant à ce quartier de la lugubremaison une gaieté complète : non qu’on les entendît parlerhaut ni qu’on les vît rire beaucoup ; mais elles étaienttoutes les deux si bien tournées, et il faisait une si douce brisece jour-là, et leurs légers vêtements, et les brunes boucles deleur chevelure paraissaient si libres et si joyeuses dans leurabandon, et Emma était si belle, et Dolly avait un teint si rosé,et Emma avait une taille si délicate, et Dolly était si rondelette,et en un mot il n’y a pas de fleurs dans aucun jardin comme cesfleurs-là, quoi qu’en disent les horticulteurs ; la maison etle jardin semblaient bien aussi le savoir : il n’y avait qu’àvoir la mine radieuse qu’ils avaient.
Après la promenade vint le dîner, puis lalettre fut écrite, puis il y eut encore quelque petite causerie,dans le cours de laquelle Mlle Haredale saisit l’occasiond’accuser Dolly de certaines tendances coquettes et volages ;on aurait cru que Dolly prenait ces accusations pour descompliments, et qu’elle s’en amusait extrêmement. La trouvant toutà fait incorrigible, Emma consentit à son départ, mais non sans luiavoir confié auparavant cette importante réponse dont jamais on nepouvait avoir assez de soin ; et elle la gratifia, en outre,d’un joli petit bracelet pour lui servir de souvenir. L’ayantagrafé au bras de sa sœur de lait, et lui ayant derechef, moitiéplaisamment moitié sérieusement, conseillé de s’amender dans sesfriponnes coquetteries, car Emma savait que Dolly aimait Joe aufond du cœur (ce que Dolly niait avec force en multipliantd’altières protestations, et qu’elle espérait bien rencontrer mieuxque cela en vérité ! et ainsi de suite), Mlle Haredalelui dit adieu ; et après l’avoir rappelée, elle lui donna pourÉdouard quelques messages supplémentaires, qu’une personne dix foisplus grave que Dolly aurait eu de la peine à retenir, et elle lacongédia enfin.
Dolly lui dit adieu, et, sautant avec légèretéles marches de l’escalier, elle arriva à la porte de la terriblebibliothèque, devant laquelle elle allait repasser sur la pointe dupied, lorsque cette porte s’ouvrit, et tout à coup parutM. Haredale. Or, Dolly avait dès son enfance associé avecl’idée de ce gentleman celle de quelque chose d’affreux comme unfantôme, sa conscience étant d’ailleurs au même moment agitée deremords, la vue de l’oncle d’Emma la jeta dans un tel désordred’esprit qu’elle ne put ni le saluer ni s’échapper ; elleéprouva un grand tressaillement, et puis elle resta là, les yeuxbaissés, immobile et tremblante.
« Venez ici, petite fille, ditM. Haredale en la prenant par la main. J’ai à vous parler.
– S’il vous plaît, monsieur, il faut queje me dépêche, balbutia Dolly, et… et vous m’avez effrayée enm’abordant d’une manière si soudaine, monsieur. J’aimerais mieuxm’en aller, monsieur, si vous étiez assez bon pour me lepermettre.
– Immédiatement, dit M. Haredale,qui pendant ce temps l’avait conduite dans la bibliothèque. dont ilavait fermé la porte. Vous vous en irez tout de suite. Vous venezde quitter Emma ?
– Oui, monsieur, il n’y a qu’uneminute ; mon père m’attend, monsieur ; ayez la bonté,s’il vous plaît…
– Je sais, je sais, dit M. Haredale.Répondez à cette question. Qu’avez-vous apporté iciaujourd’hui ?
– Apporté ici, monsieur ? balbutiaDolly.
– Vous me direz la vérité, j’en suis sûr.N’est-ce pas ? »
Dolly hésita un instant, et quelque peuenhardie par le ton de M. Haredale, elle dit enfin :« Eh bien, monsieur, c’était une lettre.
– De M. Édouard Chester,naturellement. Et vous remportez la réponse ? »
Dolly hésita de nouveau, et, faute de mieux,elle fondit en larmes.
« Vous vous alarmez sans motif, ditM. Haredale. Pourquoi ces enfantillages ? Assurément vouspouvez me répondre. Vous savez que je n’aurais qu’à poser laquestion à Emma, pour connaître aussitôt la vérité. Avez-vous laréponse sur vous ? »
Dolly avait, comme on dit, son petitcaractère, et, se voyant alors joliment aux abois, elle le déployade son mieux.
« Oui, monsieur, répliqua-t-elle, toutetremblante et effrayée qu’elle était ; oui, monsieur, je l’ai.Vous pouvez me tuer si vous voulez, monsieur, mais je ne m’endessaisirai pas. J’en suis très fâchée, mais je ne la livreraipas ; voilà, monsieur.
– Je loue votre fermeté et votrefranchise, dit M. Haredale. Soyez assurée que je désire aussipeu vous ravir votre lettre que votre vie. Vous êtes une trèsdiscrète messagère et une bonne fille. »
Ne se sentant point la pleine certitude, commeelle l’avoua plus tard, qu’il n’allait pas sauter sur elle à lafaveur de ces compliments, Dolly se tint éloignée de lui autantqu’elle put et pleura de nouveau, décidée à défendre sa poche (oùétait la lettre) jusqu’à la dernière extrémité.
« J’ai quelque intention, ditM. Haredale après un court silence, pendant lequel un sourire,alors qu’il regarda Dolly, avait percé le sombre nuage demélancolie naturelle répandue sur sa figure, de procurer unecompagne à ma nièce car sa vie est très solitaire. Aimeriez-vouscette position ? Vous êtes la plus ancienne amie qu’elle ait,et vous avez à notre préférence les meilleurs titres.
– Je ne sais, monsieur, répondit Dolly,craignant un peu qu’il ne voulût se moquer d’elle, je ne peux rienvous dire. J’ignore ce qu’on en penserait à la maison, je ne peuxpas vous donner mon opinion là-dessus, monsieur.
– Si vos parents n’y avaient pasd’objections, en auriez-vous pour votre compte ? ditM. Haredale. Allons, c’est une question toute simple, àlaquelle il est aisé de répondre.
– Aucune absolument que je sachemonsieur, répliqua Dolly. Je serais fort heureuse sans doute d’êtreauprès de Mlle Emma, car c’est toujours un bonheur pourmoi.
– Très bien, dit M. Haredale. Voilàtout ce que j’avais à vous dire, vous brûlez de vous en aller,libre à vous, je ne vous retiens plus. »
Dolly ne se laissa point retenir, etn’attendit point qu’il l’essayât : car ces mots n’eurent passitôt fui des lèvres de M. Haredale, que Dolly avait fui ausside la chambre et de la maison, et se retrouvait dans leschamps.
La première chose qu’elle fit, comme deraison, quand elle revint à elle-même et qu’elle considéra le grandémoi où elle venait d’être, ce fut de repleurer de nouveau, et laseconde, lorsqu’elle réfléchit au succès de sa résistance, ce futde rire de tout son cœur. Les larmes une bonne fois banniescédèrent la place aux sourires et Dolly finit par rire tant, maistant, qu’il lui fallut s’appuyer contre un arbre et donner carrièreà ses transports. Quand elle ne put pas rire davantage, et qu’elleen fut tout à fait fatiguée, elle rajusta sa coiffure, sécha sesyeux, regarda derrière elle avec une joie bien vive et bientriomphante les cheminées de la Garenne qui allaient bientôtdisparaître à sa vue, et poursuivit sa route.
Le crépuscule était survenu, et l’obscuritéaugmentait d’une manière rapide dans la campagne ; mais Dollyétait si familiarisée avec le sentier, pour l’avoir traversé biensouvent, qu’elle s’apercevait à peine de la brune, et n’éprouvaitaucun malaise d’être seule. D’ailleurs, il y avait le bracelet àadmirer ; et quand elle l’eut bien frotté et se le fut offerten perspective au bout de son bras étendu, il étincelait etreluisait si magnifiquement à son poignet, que le contempler danstous les points de vue, et en tournant le bras de toutes les façonspossibles, était devenu une occupation tout à fait absorbante. Il yavait la lettre, aussi, et qui lui semblait si mystérieuse, sirusée, quand elle la tira de sa poche, et qui contenait tantd’écriture sur ses pages, que de la tourner, et retourner, en sedemandant de quelle manière elle commençait, de quelle manière ellefinissait, et ce qu’elle disait tout du long, cela devint un autresujet d’occupation continuelle. Entre le bracelet et la lettre, ily eut bien assez à faire sans penser à autre chose ; et, enles admirant tour à tour, Dolly chemina gaiement.
Comme elle passait par une ported’échalier[21], là où le sentier était étroit etflanqué de deux haies garnies d’arbres de place en place, elleentendit tout près d’elle un frôlement qui la fit s’arrêtersoudain. Elle écouta. Tout était tranquille, et elle poursuivit saroute, non pas absolument avec frayeur, mais avec un peu plus devitesse qu’avant peut-être ; il est possible aussi qu’elle fûtun peu moins à son aise, car une alerte de ce genre est toujourssaisissante.
Elle n’eut pas sitôt repris sa marche, qu’elleentendit le même son, semblable au bruit d’une personne qui seglisserait à pas de loup le long des buissons et des broussailles.Regardant du côté d’où ce bruit paraissait venir, elle s’imaginapresque pouvoir distinguer une forme rampante. Elle s’arrêtaderechef. Tout était tranquille comme avant. Elle se remit enmarche, décidément plus vite cette fois, et elle essaya da chanterdoucement à part elle. Bon ! encore ! il fallait donc quece fût le vent.
Mais comment arrivait-il que le vent soufflâtseulement lorsqu’elle marchait, et qu’il cessât de soufflerlorsqu’elle restait immobile ? Elle s’arrêta sans le vouloiren faisant cette réflexion, et le frôlement s’arrêta également.Elle ressentait en réalité de la frayeur à présent, et ellehésitait encore sur ce qu’elle devait faire, quand des branchescraquèrent, se cassèrent, et un homme plongeant au travers vint seplanter en face d’elle et tout près d’elle.
Ce fut pour Dolly un soulagement inexprimablelorsqu’elle reconnut en la personne qui avait pénétré de force dansle sentier d’une façon si soudaine, et qui maintenant se trouvaitdebout précisément sur son passage, Hugh du Maypole ; elleproféra son nom d’un accent de délicieuse surprise, d’un accentsorti du cœur.
« C’était vous ? dit-elle. Que jesuis heureuse de vous voir ! Comment pouviez-vous m’effrayerainsi ? »
En réponse à cela, il ne dit rien du tout,mais resta parfaitement immobile à la regarder.
« Est-ce que vous êtes venu à marencontre ? » demanda Dolly.
Hugh fit un signe de tête affirmatif, etmarmotta quelque chose dont le sens était qu’il l’avait attendue,et qu’il croyait la revoir plus tôt.
« Je supposais bien qu’on enverraitau-devant de moi, dit Dolly, grandement rassurée par les paroles deHugh.
– Personne ne m’a envoyé, répondit-ild’un air maussade. Je suis venu de mon chef. »
Les rudes manières de ce garçon, et sonextérieur étrange et inculte, avaient souvent rempli la jeune filled’une crainte vague, même quand il y avait là d’autrespersonnes ; et cette crainte était cause qu’elle s’éloignainvolontairement de lui. La pensée d’avoir en lui un compagnon venude son chef, dans cet endroit solitaire, et lorsque les ténèbres serépandaient avec rapidité autour d’eux, renouvela et même augmentales alarmes qu’elle avait ressenties d’abord.
Si l’air de Hugh n’avait été que hargneux etpassivement farouche, comme d’habitude, elle n’aurait pas eu poursa compagnie plus de répugnance qu’elle n’en avait toujourséprouvé ; peut-être même eût-elle été bien aise de cetteescorte. Mais il y avait dans ses regards une espèce de grossièreet audacieuse admiration qui la terrifia. Elle jetait sur lui descoups d’œil timides, incertaine si elle devait avancer ou reculer,et lui, debout, la regardait comme un beau Satyre ; et ilsrestèrent ainsi pendant quelque temps sans bouger ni rompre lesilence. Enfin Dolly prit courage, le dépassa d’un bond, et marchaprécipitamment.
« Pourquoi donc vous essoufflez-vous àm’éviter ? dit Hugh, en accommodant son pas à celui de lajeune fille et se tenant tout près d’elle.
– Je veux rentrer le plus vite possible,et d’ailleurs vous marchez trop près de moi, répondit Dolly.
– Trop près ! dit Hugh en sebaissant sur elle au point qu’elle pouvait sentir l’haleine decelui-ci sur son front. Pourquoi trop près ? Vous êtestoujours fière avec moi, mistress.
– Je ne suis fière avec personne. Vous mejugez mal, répondit Dolly. Tenez-vous en arrière, s’il vous plaît,ou allez-vous-en.
– Non, mistress, répliqua-t-il encherchant à mettre le bras de la jeune fille dans le sien. J’iraiavec vous. »
Elle se dégagea, et serrant sa petite main,elle le frappa avec toute la bonne volonté possible. Ce coup fitéclater de rire Hugh du Maypole, ou plutôt il poussa un rugissementjovial ; et lui passant son bras autour de la taille, il laretint dans sa forte étreinte aussi aisément que si elle eût été unoiseau.
« Ha, ha, ha ! bravo,mistress ! Frappez encore. Meurtrissez-moi la figure,arrachez-moi les cheveux, déracinez-moi la barbe, j’y consens, pourl’amour de vos beaux yeux. Frappez encore, maîtresse. Allons. Ha,ha, ha ! ça me fait plaisir.
– Lâchez-moi, cria-t-elle, en s’efforçantavec les deux mains de se débarrasser de lui. Lâchez-moi tout desuite.
– Vous feriez bien d’être moins cruellepour moi, mon adorable, dit Hugh, vous feriez bien, en vérité.Voyons, pourquoi êtes-vous toujours si fière ? Mais je ne vousen fais pas de reproche. J’aime à vous voir fière comme cela. Ha,ha, ha ! Vous ne pouvez pas cacher votre beauté à un pauvregarçon ; c’est toujours ça. »
Elle ne lui fit aucune réponse ; mais,comme il ne l’avait pas encore empêchée de continuer sa marche,elle avançait le plus vite qu’elle pouvait. À la fin, tandisqu’elle marchait avec précipitation, dans sa terreur, et qu’ill’étreignait davantage, la force manqua à la pauvre enfant, et ellene put pas aller plus loin.
« Hugh, cria la jeune fille haletante, sivous me laissez, je vous donnerai quelque chose, tout ce que j’ai,et je ne dirai jamais un mot de ceci à âme qui vive.
– C’est ce que vous avez de mieux àfaire, répondit-il. Écoutez, petite colombe, c’est ce que vous avezde mieux à faire. Tout le monde d’alentour me connaît, et l’on saitce dont je suis capable, quand je veux. Si jamais vous êtes tentéede parler de cela, arrêtez-vous avant que les mots s’échappent devos lèvres, et pensez au mal que vous attireriez, en jasant, surquelques têtes innocentes dont vous ne voudriez pas qu’il tombât uncheveu. Faites-moi de la peine, et je leur en ferai, et quelquechose de plus en retour. Je ne me soucie pas plus de leur peau quesi c’étaient des chiens, pas même autant. Et pourquoi m’ensoucierais-je ? Il n’y a pas de jour où je ne fusse plusdisposé à tuer un homme qu’un chien. Je n’ai jamais été peiné de lamort d’un homme dans toute ma vie, et la mort d’un chien m’a faitde la peine. »
Il y avait quelque chose de si complètementsauvage dans le caractère de ces expressions, dans les regards etles gestes dont elles étaient accompagnées, que la frayeur de Dollylui donna une nouvelle vigueur, et la rendit capable de se dégagerpar un soudain effort et de courir de toute sa vitesse. Mais Hughétait aussi agile et vigoureux, aussi rapide à la course quen’importe quel coureur dans toute l’Angleterre. Ce ne fut qu’unevaine dépense d’énergie ; car, avant que la fugitive eût faitcent pas, il l’entoura une seconde fois de ses bras.
« Doucement ! chérie,doucement ! Voudriez-vous donc fuir le rude Hugh, qui ne vousaime pas moins que n’importe quel galant de salon ?
– Oui, je le voudrais, dit-elle ens’efforçant de se dégager de nouveau. Je le veux. Ausecours !
– À l’amende, pour avoir crié ainsi, ditHugh. Ha, ha, ha ! une amende, une gentille amende, que vontpayer vos lèvres. Tenez, je me paye moi-même. Ha, ha, ha !
– Au secours ! Au secours ! Ausecours ! »
Comme elle poussait ce cri perçant avec toutela véhémence qu’elle pouvait y mettre, on entendit un cri répondreau sien, puis un autre, et un autre encore.
« Merci, mon Dieu ! s’écria la jeunefille, dans l’ivresse de la délivrance. Joe, cher Joe, par ici. Ausecours ! »
Hugh cessa son attaque, et resta irrésolupendant un moment ; mais les cris, approchant de plus en pluset arrivant vite sur eux, le forcèrent de prendre une prompterésolution. Il relâcha Dolly, chuchota d’un air de menace :« Vous n’avez qu’à lui conter ça, et vous en verrez lessuites. » Puis sautant par-dessus la haie, il disparut en uninstant. Dolly s’élança comme une flèche, et courut se jeter toutbellement dans les bras ouverts de Joe Willet.
« Qu’y a-t-il ? Êtes-vousblessée ? Qu’était-ce donc ? Qui était-ce ? Oùest-il ? À quoi ressemblait-il ? » Telles furent lespremières paroles qui jaillirent de la bouche de Joe, avec un grandnombre d’expressions encourageantes et d’assurances qu’elle n’avaitplus rien à craindre. Mais la pauvre petite Dolly était si horsd’haleine et si terrifiée que, pendant quelque temps, elle ne putlui répondre, et resta pendue à l’épaule de son libérateur,sanglotant et pleurant comme si son cœur voulait se briser.
Joe n’avait pas la moindre objection à sentirDolly suspendue à son épaule ; non, pas la moindre, quoiquecela froissât pitoyablement les rubans couleur cerise, et ôtât àl’élégant petit chapeau toute espèce de forme. Mais il ne supportapas la vue de ses larmes ; cela lui alla au fond du cœur. Ilessaya de la consoler, se pencha sur elle, lui chuchota quelquesmots, d’aucuns prétendent qu’il lui donna quelques baisers, maisc’est une fable. Quoi qu’il en soit, Joe dit toutes lesaffectueuses et tendres choses qu’il put imaginer, et Dolly lelaissa continuer sans l’interrompre une seule fois, et dix bonnesminutes se passèrent avant qu’elle fût en état de relever la têteet de le remercier.
« Qu’est-ce donc qui vous aeffrayée ? » dit Joe.
Un homme, un inconnu l’avait suivie,répondit-elle ; il avait commencé par lui demander l’aumône,puis il en était venu à des menaces de vol, menaces qu’il étaitprêt de mettre à exécution, et qu’il aurait exécutées si Joen’était accouru à temps pour la défendre. La manière hésitante etconfuse dont elle dit tout cela fut attribué par Joe à l’effroiqu’elle avait éprouvé, pour le moment. Il ne soupçonna pas lavérité le moins du monde.
« Arrêtez-vous avant que ces motss’échappent de vos lèvres ! » Cent fois durant cettesoirée, et bien des fois à une époque postérieure, quand larévélation monta pour ainsi dire à sa langue, Dolly se rappelal’avertissement de Hugh, et se retint de parler. Une terreur de cethomme profondément enracinée chez elle, la certitude que sa férocenature, une fois excitée, ne reculerait devant rien, et laconviction que, si elle l’accusait, sa colère et sa vengeance sedéchargeraient pleinement sur Joe, son libérateur : ce furentlà des considérations qu’elle n’eut pas le courage de surmonter,des motifs trop puissants de garder le silence pour qu’elle en pûttriompher.
Joe, de son côté, était beaucoup trop heureuxpour pousser ses questions avec une grande curiosité ; etDolly étant, du sien, encore trop tremblante pour marcher sansappui, ils avancèrent très lentement et, selon lui, trèsagréablement, jusqu’à ce que les lumières du Maypole furent toutprès, plus brillantes que jamais pour leur faire un joyeux accueil.Alors Dolly s’arrêta tout à coup et poussa un demi-crid’effroi.
« La lettre !
– Quelle lettre ? cria Joe.
– Celle que j’apportais. Je l’avais à lamain. Mon bracelet aussi, dit-elle en serrant de sa main le poignetde l’autre. Je les ai perdus tous les deux.
– Ne faites-vous que de vous enapercevoir ? dit Joe.
– Je les ai laissés tomber ou on me les apris, répondit Dolly, tandis qu’elle fouillait en vain dans sapoche et secouait ses vêtements, Ils n’y sont plus, ils ont disparutous les deux. Malheureuse fille que je suis ! » À cesmots, la pauvre Dolly, qui, pour lui rendre justice, étaitabsolument aussi chagrine d’avoir perdu la lettre que le bracelet,pleura de nouveau et gémit sur son destin d’une façon trèstouchante.
Joe la consola en l’assurant qu’aussitôt qu’ill’aurait mise en sûreté au Maypole, il retournerait à l’endroitavec une lanterne (car il faisait maintenant tout à fait noir), etchercherait scrupuleusement les objets perdus, qu’il trouverait,selon la plus grande probabilité, car il n’était pas vraisemblableque quelqu’un eût depuis passé par là, et elle n’avait pas laconviction que ces objets lui eussent été soustraits. Dolly leremercia très cordialement de son offre, en avouant qu’ellen’espérait guère qu’il réussît dans ses recherches ; et de lasorte, avec beaucoup de lamentations du côté de Dolly, et beaucoupde paroles d’espoir du côté de Joe, et une extrême faiblesse ducôté de Dolly, et le plus tendre empressement à la soutenir du côtéde Joe, ils purent atteindre enfin le comptoir du Maypole, où leserrurier, sa femme et le vieux John, prolongeaient encore unjoyeux festin.
M. Willet reçut la nouvelle de l’accidentde Dolly avec cette surprenante présence d’esprit et cettepromptitude d’élocution qui le distinguaient d’une façon siéminente et le plaçaient au-dessus des autres hommes.Mme Varden exprima sa sympathie pour la douleur de sa fille enla grondant vertement de revenir si tard ; et le bon serrurierse partagea entre les consolations et les baisers qu’il donnait àDolly et les poignées de main qu’il prodiguait à Joe, ne pouvantassez le louer et le remercier.
Sur cet article, le vieux John était loind’être d’accord avec son ami : car, outre qu’en thèse généraleil n’avait aucun goût pour les esprits aventureux, il lui vint àl’idée que, si son fils et héritier avait été sérieusementendommagé dans une batterie, cela aurait eu des conséquences sansaucun doute dispendieuses, gênantes, et peut-être mêmepréjudiciables aux affaires du Maypole. Pour cette raison, et aussiparce qu’il ne regardait pas d’un œil favorable les jeunes filles,mais plutôt les considérait, avec le sexe féminin tout entier,comme une espèce de bévue de la nature, il sortit du comptoir sousun prétexte, et alla secouer sa tête en particulier devant lechaudron en cuivre. Inspiré et incité par ce silencieux oracle, ilfit du coude quelques signes clandestins à Joe, en guise depaternel reproche et de douce admonition, comme pour luidire : « Tu ferais mieux de t’occuper de tes affaires, aulieu de faire des sottises pareilles. »
Joe, toutefois, prit sur une planche lalanterne et l’alluma : puis, s’armant d’un solide bâton, ildemanda si Hugh était dans l’écurie.
« Il dort, étendu devant le feu de lacuisine, monsieur, dit M. Willet. Que luivoulez-vous ?
– Je veux l’emmener avec moi pourchercher ce bracelet, répondit Joe. Holà ! venez ici,Hugh. »
Dolly devint pâle comme la mort et se sentittoute prête à s’évanouir. Quelques moments, après Hugh entra d’unpas chancelant, en s’étirant et bâillant selon son habitude, etayant tout à fait l’air d’avoir été réveillé d’un profondsomme.
« Ici, dormeur éternel ! dit Joe enlui donnant la lanterne. Emportez cela et amenez le chien. Malheurà cet individu si nous l’attrapons !
– Quel individu ? grogna Hugh enfrottant ses yeux et se secouant.
– Quel individu ! répliqua Joe qui,dans sa bouillante valeur, ne pouvait pas rester en place. Voussauriez de quel l’individu il s’agit, si vous étiez un peu plusvigilant. Il est bien digne de vous et de ceux qui vousressemblent, paresseux géant que vous êtes, de passer le temps àronfler dans le coin d’une cheminée, quand les filles des honnêtesgens ne peuvent traverser même nos paisibles prairies à la chute dujour sans être attaquées par des voleurs, et effrayées au point quecela compromet leurs précieuses vies.
– Jamais ils ne me volent, moi, cria Hughen riant. Je n’ai rien à perdre. Mais c’est égal, je lesassommerais aussi volontiers que d’autres. Combiensont-ils ?
– Un seul, dit Dolly d’une voix faible,car tout le monde la regardait.
– Et quelle espèce d’homme,mistress ? dit Hugh, en lançant sur le jeune Willet un coupd’œil si léger, si rapide, que ce qu’il avait de menaçant fut perdupour tous excepté pour elle. À peu près de ma taille ?
– Non, pas si grand, répliqua Dolly, quisavait à peine ce qu’elle disait.
– Son costume, dit Hugh en la regardantd’une manière perçante, ressemblait-il à quelqu’un desnôtres ? Je connais tous les gens des alentours, et peut-êtreque je mettrais sur la voie de cet homme, si j’avais un simplerenseignement pour me guider. »
Dolly balbutia et redevint pâle ; puiselle répondit qu’il était enveloppé d’un habit très ample et que safigure était cachée par un mouchoir, et qu’elle ne saurait fournird’autres détails de signalement.
« Alors il est probable que vous ne lereconnaîtriez pas si vous le voyiez, dit Hugh avec un malicieuxsourire qui montra ses dents.
– Je ne le reconnaîtrais pas, répliquaDolly ; et elle fondit de nouveau en larmes. Je souhaite de nepas le revoir. Penser à lui m’est insupportable : je ne peuxmême en parler davantage. Monsieur Joe, je vous en prie, n’allezpas à la recherche de ces objets. Je vous conjure de ne pas alleravec cet homme.
– De ne pas aller avec moi ! criaHugh. Ne semble-t-il pas que je sois un épouvantail pour euxtous ? Ils ont tous peur de moi. Ah bien ! par exemple,mistress, vous ne savez donc pas que j’ai le plus tendre cœur qu’ily ait au monde. J’aime toutes les dames, madame, » dit Hugh ense tournant vers la femme du serrurier.
Mme Varden émit l’opinion que, s’ildisait vrai, il devrait en mourir de honte ; des sentimentspareils convenant mieux, selon elle, à un musulman plongé dans lanuit de l’erreur, ou à un sauvage des îles, qu’à un zéléprotestant. D’après la conclusion qu’elle tira de l’état imparfaitdes principes moraux de Hugh, elle émit ensuite l’opinion qu’iln’avait sans doute jamais étudié le Manuel. Hugh admettant qu’il nel’avait jamais lu, pour plusieurs raisons, dont la première étaitqu’il ne savait pas lire, Mme Varden déclara avec beaucoup desévérité qu’il devrait encore bien plus mourir de honte ; ellelui recommanda fortement d’économiser l’argent de ses menusplaisirs pour l’acquisition d’un exemplaire de ce livre, dont ilferait bien, après cela, d’apprendre le contenu par cœur en toutediligence.
Elle était encore à développer ce texte, quandHugh, d’une manière quelque peu incérémonieuse et irrévérente,suivit son jeune maître dehors, la laissant édifier sans fin lereste de la compagnie. C’est ce qu’elle continua de faire, et,trouvant que les yeux de M. Willet étaient fixés sur elle avecune apparence de profonde attention, elle lui adressa graduellementla totalité de son discours ; elle lui fit une leçon morale etthéologique d’une longueur considérable, dans la conviction qu’elleopérait sur lui les effets les plus merveilleux. Voici cependant lasimple vérité : quoique ses yeux fussent tout grands ouvertset qu’il vît devant lui une femme dont la tête, à force de laregarder longtemps et fixement, lui avait semblé devenir si grossepetit à petit qu’elle eut bientôt rempli le comptoir,M. Willet était bel et bien endormi, et il demeura ainsipenché en arrière sur sa chaise, les mains dans ses poches, jusqu’àce que le retour de son fils l’arracha au sommeil. On l’entenditsoupirer profondément, car il lui restait une vague idée d’avoirrêvé de porc mariné aux légumes, vision de ses sommeils qu’ilfallait imputer sans aucun doute à la circonstance d’avoir entenduMme Varden prononcer fréquemment le mot « Grâce »avec l’accent oratoire. Or, ce mot, entrant dans le cerveau deM. Willet pendant que la porte en était entre-bâillée, et s’yaccouplant avec les mots « après le repas » qui erraienttout autour, lui suggéra, par le souvenir des grâces,l’idée de ce mets particulier avec l’espèce de légumes quil’accompagne d’ordinaire.
Les recherches n’avaient eu aucun succès. Joeavait tâté le long du sentier une douzaine de fois dans l’herbe,dans le fossé à sec et dans la haie, mais tout cela en vain.Inconsolable de sa double perte, Dolly écrivit à Mlle Haredaleun billet qui lui donnait là-dessus les mêmes renseignementsqu’elle avait donnés déjà au Maypole, et Joe se chargea de remettrece billet en mains propres, le lendemain, dès qu’il y auraitquelqu’un de levé dans la maison. Après cela, on s’assit pourprendre le thé dans le comptoir. Il y eut une prodigalité peucommune de rôties beurrées, et, afin que les voyageursn’éprouvassent pas de faiblesse par défaut de nourriture, et enfaisant pour ainsi dire une bonne petite halte à mi-chemin entre ledîner et le souper, on n’oublia pas quelques savoureuses bagatellessous forme de larges grillades de lard bien soignées, cuites àpoint et toutes fumantes, qui exhalèrent un parfum délicieux etappétissant.
Mme Varden, bonne protestante d’ailleurs,ne protestait jamais contre un bon repas, ou il fallait donc queles mets fussent trop peu cuits ou trop cuits, ou qu’il y eûtn’importe quoi qui eût altéré son humeur. L’aspect de cesexcellentes préparations augmentant beaucoup son entrain, elle quivenait de dire que les bonnes œuvres n’étaient rien sans la foi,déclara de la manière la plus gaie que le jambon et la rôtieétaient quelque chose. Bien plus, sous l’influence de cessalutaires stimulants, elle reprocha vivement à sa fille d’êtreabattue et découragée (ce qu’elle considérait comme une dispositiond’esprit condamnable), et elle remarqua, en tendant son assiettepour prendre encore un morceau, qu’au lieu de se désoler de laperte d’une babiole et d’une feuille de papier, elle ferait bienmieux de réfléchir aux privations des missionnaires dans les paysétrangers, où ces bons chrétiens poussent le dévouement jusqu’à nevivre que de salade.
Les accidents divers d’une semblable journéesont bien faits pour occasionner quelques fluctuations dans lethermomètre humain, et surtout lorsque cet instrument est d’uneconstruction aussi délicate et d’une aussi grande sensibilité quecelui de Mme Varden. Ainsi, au dîner, Mme Varden se tintà la chaleur d’été ; elle fut sereine, souriante, délicieuse.Après le dîner, le vin lui avait donné un coup de soleil quil’éleva au moins d’une demi-douzaine de degrés ; on n’avaitjamais vu pareille enchanteresse. Maintenant elle était redescendueà la chaleur d’été, à l’ombre ; et lorsque le thé fut fini, etque le vieux John, tirant de son casier de chêne une bouteille d’uncertain cordial, insista pour qu’elle en bût deux verres à petitstraits et fort lentement, elle remonta et se tint fixe àquatre-vingt-dix pendant une heure un quart. Instruit parl’expérience, le serrurier profita de cette sereine températurepour fumer sa pipe sous le porche, et, grâce à sa conduiteprudente, il était pleinement en mesure, quand baissa lethermomètre, de partir aussitôt pour retourner au logis.
En conséquence le cheval fut attelé, et lachaise amenée devant la porte. Joe, que rien n’aurait pu dissuaderde leur servir d’escorte jusqu’à ce qu’ils eussent passé la partiela plus solitaire et la plus terrible de la route, fit sortir enmême temps de l’écurie la jument grise ; et, après avoir aidéDolly à monter en voiture (encore du bonheur !), il sauta enselle gaiement. Puis, après qu’on eut dit plusieurs fois bonsoiraux voyageurs, qu’on leur eut recommandé de s’envelopper, qu’endirigeant sur eux le rayon des lumières on leur eut tendu leursmanteaux et leurs châles, la carriole roula et Joe trotta auprès,du côté de Dolly, cela va sans dire, et presque tout contre laroue.
C’était une belle et brillante nuit. Malgréson abattement, Dolly regardait les étoiles avec une attitude etd’une manière si propre à ensorceler (elle le savait bien), que Joeen avait perdu la tête, et que, si jamais un homme s’enfonça, c’esttrop peu dire jusqu’aux oreilles et par-dessus la tête, mais plutôtpar-dessus le Monument et le dôme de Saint-Paul, dans le fin fondde l’amour, cet homme-là, c’était lui, la chose était claire commele jour. La route était fort bonne : ce n’était pas une routeà cahots, ni même une route inégale ; et cependant Dolly, desa petite main, voulut se retenir à la chaise durant tout letrajet. Quand il y aurait eu là derrière lui un exécuteur avec sahache levée en l’air et prêt à le décoller s’il touchait cettemain, Joe n’aurait pas pu s’empêcher de le faire. Après avoir missa propre main sur celle de Dolly comme par hasard, et l’avoirretirée au bout d’une minute, il en vint à chevaucher tout le longde la route, sans retirer sa main du tout. On eût dit que l’escorteavait cette consigne, comme partie importante de son service, etqu’elle n’avait pas quitté le Maypole pour autre chose. Le pluscurieux incident de ce petit épisode, c’est que Dolly avait l’airde ne pas s’en apercevoir. Elle semblait si pleine d’innocence, sisainte nitouche quand elle tournait ses yeux sur lui, que c’enétait agaçant.
Elle parla néanmoins ; elle parla de safrayeur et de l’arrivée de Joe à son secours, et de sareconnaissance, et de sa crainte de ne pas l’avoir assez remercié,et de l’espérance que désormais ils vivraient comme une bonne paired’amis et de mille choses de ce genre. Et quand Joe exprimal’espoir, au contraire. qu’ils ne vivraient pas comme une bonnepaire d’amis, Dolly parut extrêmement surprise, et elle exprimal’espoir qu’ils ne seraient toujours pas des ennemis ; et,quand Joe lui demanda s’ils ne pourraient pas être quelque chose demieux qu’amis ou ennemis, tout à coup Dolly de découvrir une étoileplus étincelante que toutes les autres étoiles, et d’y appelerl’attention du jeune homme, et d’être mille fois plus pleined’innocence et plus sainte nitouche que jamais.
Ils poursuivaient de cette façon leur voyage,chuchotant plutôt qu’ils ne parlaient, et souhaitant que la routes’allongeât à peu près de douze fois sa longueur naturelle ;c’était, du moins, le souhait de Joe, lorsque, au moment de sortirde la forêt et de déboucher dans la partie la plus fréquentée de laroute, ils entendirent le bruit des pas d’un cheval allant au grandtrot. Ce bruit, devenu vite plus distinct, à mesure qu’ilapprochait, arracha à Mme Varden un cri perçant, auquelrépondit cette exclamation : « Ami ! » pousséepar le cavalier qui arriva aussitôt tout haletant, et arrêta soncheval auprès d’eux.
« Encore cet homme ! cria Dolly enfrissonnant.
– Hugh, dit Joe, quelle commission vousa-t-on donnée ?
– Celle de revenir avec vous, répondit-ilen lançant à la fille du serrurier un secret coup d’œil. C’est luiqui m’envoie.
– Mon père ? » dit le pauvreJoe. Et il ajouta à voix basse cette apostrophe très peufiliale : « Il ne me croira donc jamais assez grand pourme protéger moi-même ?
– Oui, votre père, répliqua Hugh à lapremière partie de la question. Il dit que depuis quelque temps lesroutes ne sont pas sûres, et qu’il vaut mieux que vous n’y soyezpas seul.
– En ce cas, allez toujours, dit Joe, jene reviens pas encore. »
Hugh obéit, et on continua le voyage. Parcaprice ou par goût, il chevaucha immédiatement devant la chaise,et de cette position il tournait sans cesse la tête pour regarderen arrière. Dolly sentit qu’il la regardait ; mais elledétourna ses yeux et craignit de les lever une seule fois, tantétait grande la terreur qu’il lui inspirait.
Cette interruption, en éveillantMme Varden, qui avait dormi jusque-là la tête inclinée, saufpendant une minute ou deux de temps en temps, lorsqu’elle reprenaitses sens pour gronder le serrurier, qui se permettait de la reteniret l’empêcher de choir de la voiture en inclinant ainsi la tête,vint mettre des entraves à la conversation, qui se chuchotait toutbas, et la rendit fort difficile à reprendre. Effectivement, avantqu’on eût fait un autre mille, Gabriel arrêta, selon le désir de safemme, et cette bonne dame déclara positivement que Joe ne feraitpoint un pas de plus sous aucun prétexte, et qu’elle n’en voulaitpoint entendre parler. Ce fut en vain que, de son côté, Joeprotesta qu’il n’était nullement fatigué, qu’il tournerait bridetout à l’heure, qu’il voulait seulement les voir sains et saufs audelà de tel ou tel endroit, et ainsi de suite. Mme Vardens’obstina, et, quand elle s’obstinait, il n’y avait pas de pouvoirterrestre capable d’en venir à bout.
« Bonsoir, puisqu’il faut vous le dire,dit Joe avec un peu de tristesse.
– Bonsoir, » dit Dolly. Elle auraitbien ajouté : « Gardez-vous de cet homme, ne vous y fiezpas, je vous en prie ; » mais Hugh avait retourné soncheval et il se trouvait tout près d’eux. Elle ne put donc faireautre chose que de souffrir que Joe lui serrât les doigts, et,quand la voiture fut à quelque distance, de regarder en arrière etd’agiter sa main, tandis qu’il était encore arrêté sur le lieu deleur séparation, avec cette grande et sombre figure de Hugh auprèsde lui.
À quoi pensa-t-elle en revenant aulogis ? Le carrossier eut-il dans ses méditations une placeaussi favorisée que celle qu’il avait occupée le matin ? C’estce qu’on ignore. Ils arrivèrent enfin à la maison ; enfin, carla route était longue, et les gronderies de Mme Varden ne laraccourcissaient pas du tout. Miggs, entendant le bruit des roues,fut aussitôt à la porte.
« Les voilà, Simmun ! lesvoilà ! cria Miggs en claquant des mains et sortant pour aidersa maîtresse à descendre. Apportez une chaise, Simmun. Ehbien ! vous ne vous en êtes pas trouvée plus mal, n’est-cepas, mame ? Je suis sûre que vous vous sentez mieux dans votreassiette que si vous étiez restée à la maison. Oh !miséricorde, que vous avez froid ! Bonté divine, monsieur,mais c’est un vrai glaçon.
– Je n’y peux rien, ma bonne fille. Vousferiez mieux de l’emmener se chauffer, dit le serrurier.
– Monsieur en parle bien à son aise,mame, dit Miggs d’un ton compatissant ; mais, au fond, je suissûre qu’il n’est pas si insensible qu’il le paraît. Après ce qu’ila vu de vous aujourd’hui, je croirai toujours qu’il a dessentiments plus affectueux dans le cœur que sur les lèvres. Entrez,venez vous asseoir auprès du feu : je vous en ai fait un quiest si bon ! Venez. »
Mme Varden agréa le conseil et entra. Leserrurier la suivit les mains dans ses poches, et M. Tappertitfit rouler la carriole vers une remise voisine.
« Ma chère Marthe, dit le serrurierlorsqu’on fut arrivé à la salle à manger, si vous vous occupiezvous-même de Dolly, ou si vous laissiez les autres s’en occuper,peut-être ce tendre soin serait-il plus raisonnable. Elle a eupeur, voyez-vous, et elle n’est pas du tout bien cesoir. »
En effet, Dolly s’était jetée sur le sofa,sans faire attention à toutes les belles petites choses qui, lematin, lui avaient donné tant d’orgueil ; et, la figureensevelie dans ses mains, elle pleurait beaucoup, maisbeaucoup.
À la première vue de ce phénomène (car lesmanifestations de ce genre n’étaient nullement une habitude chezDolly, qui apprenait plutôt, par l’exemple de sa mère, à les éviterle plus possible), Mme Varden exprima sa conviction qu’il n’yavait jamais eu de femme aussi tourmentée qu’elle ; que sa vieétait une scène continuelle d’épreuves ; que, quand elle étaitdisposée par hasard à se sentir un peu plus gaie, aussitôt sonentourage venait, d’une manière ou d’autre, faire l’office derabat-joie, et que, comme elle s’était donné un peu de bon temps cejour-là, et le ciel savait si elle s’en donnait souvent, elleallait maintenant en payer la folle enchère : toutesjérémiades que Miggs accueillit par un assentiment complet. Lapauvre Dolly, néanmoins, ne se trouvait pas mieux d’êtreréconfortée de la sorte ; sa situation empirait, au contraire.Voyant donc qu’elle était réellement malade, Mme Varden etMiggs furent toutes deux prises de compassion. et se mirent à lasoigner sérieusement.
Mais, alors même, leur bonté prit la formehabituelle de leur caractère ; et, quoique Dolly fût évanouie,il devint évident pour l’intelligence la plus bornée que c’étaitMme Varden qui souffrait. De même, quand Dolly commença à setrouver mieux, et passa à cette période où les matrones tiennentqu’on peut appliquer avec succès les remontrances et lesraisonnements, sa mère lui représenta, les larmes aux yeux, que sielle avait eu de l’émoi et du chagrin ce jour-là, elle devait serappeler que c’était le lot commun de l’humanité, et spécialementcelui des femmes, qui, pendant tout le cours de leur existence, nedevaient pas s’attendre à autre chose, et qui n’avaient rien demieux à faire que de supporter leurs peines avec douceur etrésignation. Mme Varden la supplia de se rappeler encore quel’un de ces jours elle aurait, selon toute probabilité, à faireviolence à ses sentiments, au point de se marier ; et que lemariage, comme elle pouvait le voir chaque jour de sa vie (et ellene le voyait que trop), était un état qui exigeait un grand courageet une grande patience. Elle lui exposa avec de vives couleurs quesi elle (Mme Varden), en se dirigeant à travers cette valléede larmes, ne se fût pas appuyée sur de forts principes de devoir,qui seuls la tenaient sur ses pieds et l’empêchaient de tomberd’épuisement, elle serait dans sa fosse depuis bien des années. et,alors, que serait devenue, je vous le demande, cette âme en peine(elle entendait par là le serrurier), qui ne pouvait voir que parses yeux, qui avait tant besoin d’elle, son étoile et son fanal,pour guider ses pas dans les ténèbres de la vie ?
Mlle Miggs plaça aussi son mot à mêmefin. En vérité, en vérité je vous le dis, Mlle Dolly pouvaitprendre exemple sur sa digne mère, car elle l’avait toujours dit etle dirait toujours, dût-elle la minute d’ensuite être pendue ouécartelée, c’était bien la femme la plus douce, la plus aimable, laplus clémente, la plus capable de souffrir longtemps qu’on pûtjamais imaginer. Elle ajouta que le simple récit de ses perfectionsavait opéré un changement salutaire dans l’âme de sa proprebelle-sœur ; qu’elle et son mari, qui vivaient avant commechien et chat, et avaient l’habitude de se lancer à la têtechandeliers de cuivre, couvercles de marmite, fers à repasser, ettoutes les marques les plus pesantes de leur ressentiment, étaientmaintenant le couple le plus heureux et le plus tendre qu’il y eûtau monde, ainsi qu’on pouvait le voir chaque jour en s’adressantCour du Lion d’or, numéro 27, seconde sonnette au montant à droite.Puis faisant un retour rapide sur elle-même, comme sur unvase[22] indigne de comparaison, mais qui avaitbien aussi son petit mérite, elle la supplia de se bien mettre dansl’idée que sa susdite mère unique et chérie, d’une faibleconstitution et d’une nature excitable, avait eu constamment àsupporter, dans la vie domestique, des afflictions auprèsdesquelles larrons et voleurs n’étaient rien, et que cependantjamais elle n’avait cédé ni à l’affaissement, ni au désespoir, ni àla colère furieuse ; mais que, comme on dit à la boxe, elleavait toujours pris le dessus avec une physionomie joyeuse, etgagné le prix, comme si de rien n’était. Quand Miggs eut fini sonsolo, sa maîtresse reprit sa partie, et toutes deux ensemble, sedonnant le la, exécutèrent un duo dont voici le refrain :« Mme Varden était la vertu accomplie, maispersécutée ; et M. Varden, représentant du sexe masculindans cet appartement, était une créature d’habitudes vicieuses etbrutales, un mari tout à fait insensible aux bénédictionsconjugales dont il jouissait. » Enfin, sous le masque de lasympathie, elles déployèrent contre lui une tactique si habile etsi raffinée, que quand Dolly, remise de sa défaillance, embrassason père avec tendresse, comme pour rendre témoignage à sa bonté,Mme Varden exprima le solennel espoir que cela lui serviraitde leçon pour le reste de sa vie, et qu’il rendrait toujoursdorénavant un peu plus de justice au mérite des femmes, désir queMlle Miggs, par des reniflements et des quintes de touxalternatifs plus éloquents que le plus long discours, témoignapartager entièrement.
Mais la grande joie du cœur de Miggs fut quenon seulement elle recueillit tous les détails de ce qui étaitarrivé, mais qu’elle eut le suprême délice de les communiquer àM. Tappertit, pour mettre sa jalousie à la torture : carce gentleman, vu l’indisposition de Dolly, avait été prié de souperdans la boutique, et son repas lui avait été apporté là par lesbelles mains de Mlle Miggs en personne.
« Oh, Simmun ! dit la jeunedemoiselle ; les étranges choses qui se sont passéesaujourd’hui ! Oh ! miséricorde, Simmun ! »
M. Tappertit, qui n’était pas de trèsbonne humeur, et à qui Mlle Miggs déplaisait, surtout quandelle plaçait sa main sur son cœur tout haletant, parce que sonmanque de contour n’était jamais plus apparent, lui lança uneœillade du style le plus superbe, et ne daigna pas montrer lamoindre curiosité.
« Je n’ai jamais vu pareille chose, niqui que ce soit non plus, poursuivit Miggs. S’occuper d’elle !en voilà une idée ! Faire attention à elle, comme si cen’était pas perdre son temps ! Quelle plaisanterie ! Hé,hé, hé ! »
Voyant qu’il s’agissait d’une dame,M. Tappertit invita d’une façon hautaine la belle amie à êtreplus explicite, et à lui apprendre ce qu’elle entendait parelle.
« Eh mais, cette Dolly, dit Miggs endonnant à ce nom un accent oratoire des plus aigus ; mais, maparole d’honneur, Joseph Willet est un brave jeune homme, et il lamérite ; ça, c’est positif.
– Femme ! dit M. Tappertit ensautant à bas du comptoir où il était assis, prenezgarde !
– Ciel, Simmun ! cria Miggs, avec unétonnement affecté ; vous m’effrayez à mourir. Qu’est-ce qu’ily a ?
– Il est des cordes dans le cœur humain,dit M. Tappertit en brandissant en l’air le couteau qui luiservait à couper son pain et son fromage, qu’il vaut mieux ne pasfaire vibrer. Voilà ce qu’il y a.
– Oh ! très bien, si vous êtes encolère, dit Miggs, lui tournant le dos comme pour s’en aller.
– En colère ou pas en colère, ditM. Tappertit, la retenant par le poignet, qu’entendez-vous parlà, Jézabel ? Qu’alliez-vous me dire ?répondez-moi. »
Nonobstant cette incivile exhortation, Miggsfit volontiers ce dont elle était requise, et lui raconta commequoi leur jeune maîtresse, étant seule dans les prairies passé labrune, avait été attaquée par trois ou quatre hommes de grandetaille, qui l’auraient enlevée et peut-être assassinée, si JosephWillet n’était survenu à temps, ne les avait mis, de sa seule main,tous en fuite, et ne l’avait délivrée, ce qui le rendait l’objet dela durable admiration de ses semblables en général, et de l’éternelamour de la reconnaissante Dolly Varden.
« Très bien, dit M. Tappertit enrespirant fortement, lorsque l’histoire eut été achevée, etrebroussant ses cheveux jusqu’à ce qu’ils se tinssent roides etdroits sur le haut de sa tête ; ses jours sont comptés.
– Oh ! Simmun !
– Je vous le répète, dit l’apprenti, sesjours sont comptés. Laissez-moi ; allez-vous-en. »
Miggs partit sur son ordre, mais peut-êtremoins par docilité que par envie d’aller glousser de rire touteseule à son aise. Lorsqu’elle eut donné carrière à sa gaieté, elleretourna dans la salle à manger, où le serrurier, stimulé par lebonheur de se sentir enfin tranquille et par Toby, était devenucauseur, et semblait disposé à passer gaiement en revue lesincidents de sa journée. Mais Mme Varden, dont la religionpratique (chose assez commune) était volontiers de l’ordrerétrospectif, coupa court à ses causeries en déclamant contre lespéchés qu’entraînent « des régalades comme celled’aujourd’hui, » et en soutenant qu’il était grandementl’heure d’aller au lit. Elle alla donc au lit avec une physionomieaussi farouche et aussi lugubre que celle du lit d’apparat duMaypole ; et le reste de l’établissement alla également au litbientôt après la maîtresse.
Le crépuscule avait fait place à la nuitdepuis quelques heures, et il était plus que l’après-midi dans cesquartiers de la ville que le monde consent à habiter, car le mondeétait alors, comme maintenant, retiré dans des dimensions trèsrestreintes et logé à son aise dans un espace circonscrit, quandM. Chester s’étendit sur un sofa, dans son cabinet de toiletteau Temple, s’amusant à la lecture de quelque livre.
Il s’habillait par intermittences, pour sedonner moins de mal à la fois, et, comme il avait déjà fait lamoitié de la besogne, il était à prendre un long repos.Complètement vêtu, quant à ses pieds et à ses jambes, dans la pluscorrecte mode du jour, il avait encore le reste de sa toilette àfaire. L’habit était étendu comme un élégant épouvantail, sur sonchevalet spécial ; le gilet était déployé de la façon la plusavantageuse ; les divers articles de parure étaient séparémentétalés dans l’ordre le plus attrayant ; et néanmoins ilrestait assis là, ses jambes pendillant entre le sofa et leparquet, les yeux fixés sur son livre avec autant d’attention quesi toutes ces belles choses ne lui donnaient seulement pas latentation de se lever.
« Sur mon honneur, dit-il en levant enfinses yeux au plafond, de l’air d’un homme qui réfléchit sérieusementà ce qu’il vient de lire ; sur mon honneur, voilà bien la pluscapitale composition, les pensées les plus délicates, le code demorale le plus distingué, les plus gentlemanesques sentiments qu’ily ait au monde. Ah ! Ned, Ned, si vous vouliez seulementformer votre esprit par de tels préceptes, nous ne pourrions quenous entendre à merveille sur toutes les questions qui viendraientà s’agiter entre nous ! »
Cette apostrophe fut adressée, comme le restede la remarque, au vide de l’air, car Édouard n’était pas présent,son père était tout seul.
« Milord Chesterfield, dit-il en appuyantdoucement sa main sur le livre, lorsqu’il le déposa, si j’avaisseulement pu profiter de votre génie assez tôt pour former mon filssur le modèle que vous avez laissé à tous les pères sages, nousserions riches à présent l’un et l’autre. Shakespeare étaitincontestablement très distingué dans son genre ; Milton a dubon, quoique prosaïque ; lord Bacon est profond, un vraiconnaisseur : mais l’écrivain qui doit être à jamais l’orgueilde son pays, c’est milord Chesterfield. »
Il redevint pensif, et le cure-dent fut mis enréquisition.
« Je me croyais vraiment un homme dumonde passablement accompli, poursuivit-il ; je me flattaisd’être suffisamment versé dans tous ces petits arts et ces grâcesqui distinguent les hommes du monde des rustres et des paysans, etséparent leur caractère de ces sentiments horriblement vulgairesqu’on appelle le caractère national. En dehors de toute préventionnaturelle en ma faveur, je croyais pouvoir me rendre cette justice.Et pourtant, dans chaque page de cet écrivain éclairé, je trouvequelque séduisante hypocrisie que je n’avais jamais rencontréeauparavant, quelque principe supérieur d’égoïsme auquel j’étaisabsolument étranger. Je rougirais tout à fait de moi-même devantcette prodigieuse créature, si ses principes mêmes ne nousapprenaient à ne rougir de n’importe quoi. Quel hommeétonnant ! Quel véritable grand seigneur ! Un roi ou unereine peut faire un lord, mais le diable seul et les Grâces peuventfaire un Chesterfield. »
Les hommes qui sont pétris de fausseté et deperfidie essayent rarement de se dissimuler ces vices ; ettoutefois, en se les avouant à eux-mêmes, ils prétendent aux vertusqu’ils feignent le plus de mépriser. « Car, disent-ils, il y ade l’honnêteté à confesser la vérité. Tous les hommes sont commenous ; seulement ils n’ont pas la candeur d’enconvenir. » Plus de tels hypocrites affectent de nier que lasincérité existe sur la terre, plus ils voudraient qu’on crûtqu’ils la possèdent sous sa forme la plus hardie ; et c’estainsi qu’à leur insu ces philosophes rendent à la vérité un hommagequi mettra contre eux les rieurs au jour du jugement.
M. Chester, après avoir exalté son auteurfavori par cet élan d’enthousiasme, reprit son livre dans l’excèsde son admiration ; et il se disposait à continuer la lecturede cette sublime morale, quand il fut troublé par un bruit étrangeà la porte extérieure. Il lui semblait que son domestique barraitle passage à quelque visiteur désagréable.
« Il est tard pour un créancierimpatient, dit-il en levant ses sourcils avec une expressiond’étonnement aussi indolente que si le bruit eût été dans la rue,et ne l’eût pas concerné lui-même le moins du monde. Il estbeaucoup plus tard que ces gens-là n’ont coutume de venir. Leprétexte ordinaire, je suppose. Sans doute un fort payement à fairedemain. Pauvre garçon, il perd son temps, et le temps est del’argent, comme dit le bon proverbe, quoique pour moi je n’aiejamais vu cela. Eh bien ! qu’y a-t-il ? vous savez que jen’y suis pas.
– Un homme, monsieur, répliqua ledomestique, qui était dans son genre d’une tout aussi grandefroideur et d’une tout aussi grande indolence que son maître, arapporté chez vous la cravache que vous avez perdue l’autre jour.Je lui ai dit que vous étiez absent, mais il a déclaré qu’ilattendrait que je vous eusse apporté cette cravache, et ne s’enirait pas avant.
– Il avait complètement raison, réponditson maître, et vous êtes un imbécile, sans aucune espèce dejugement ni de discernement. Dites-lui d’entrer, et veillez à cequ’il essuie ses souliers pendant cinq minutes précises avantd’entrer. »
Le domestique posa la cravache sur une chaiseet se retira. Le maître, qui avait seulement entendu ses pas sur leparquet, sans prendre la peine de se retourner pour le voir, fermason livre, et poursuivit le cours de ses idées interrompues parl’entrée du valet.
« Si le temps était de l’argent, dit-ilen maniant sa tabatière, je transigerais avec mes créanciers, et jeleur donnerais… voyons donc… combien chaque jour ? Il y a monsomme après dîner, une heure. Je peux leur sacrifier cela bienvolontiers, pour qu’ils en tirent le meilleur parti possible. Lematin, entre mon déjeuner et le journal, je leur réserverais uneautre heure ; et le soir avant dîner, mettons encore uneheure. Trois heures chaque jour. Ils se payeraient eux-mêmes envisites, avec les intérêts, dans l’espace de douze mois. J’ai enviede leur en faire la proposition quelque jour… Ah ! moncentaure, c’est vous qui êtes là ?
– C’est moi, répondit Hugh en entrant àgrandes enjambées, suivi d’un chien aussi rude et aussi faroucheque lui ; j’ai eu assez de mal à arriver jusqu’ici. Pourquoidonc me demandez-vous de venir, et me laissez-vous dehors quand jeviens ?
– Mon bon garçon, répliqua l’autre enlevant un peu sa tête de dessus le coussin, et l’examinant avecinsouciance de la tête aux pieds, je suis enchanté de vous voir, etd’acquérir, par votre présence ici, la preuve la plus convaincantequ’on ne vous laisse pas dehors, quoi que vous en disiez. Commentallez-vous ?
– Je vais assez bien, dit Hughimpatienté.
– Vous avez l’air de jouir d’unemerveilleuse santé. Asseyez-vous.
– Je préfère rester debout, dit Hugh.
– À votre aise, mon bon garçon, réponditM. Chester, se levant, ôtant lentement l’ample robe de chambrequ’il portait, et s’asseyant devant sa toilette. Faites comme vousvoudrez. »
Cela dit du ton le plus poli, le plus aimable,M. Chester commença de s’habiller, sans plus s’occuper de sonhôte. Celui-ci restait debout à la même place, incertain de cequ’il devait faire maintenant, et regardant de temps en temps d’unair boudeur.
« Allez-vous me parler, maître ?dit-il après un long silence.
– Ma digne créature, répliquaM. Chester, vous êtes un peu ému, et vous ne paraissez pas debonne humeur. J’attendrai que vous soyez tout à fait dans votreassiette ; je ne suis pas pressé. »
Cette conduite produisit immédiatement soneffet. Elle humilia l’homme, elle le couvrit de confusion, et lerendit plus irrésolu encore et plus incertain. De dures paroles, ily eût riposté ; la violence, il l’eût remboursée avec lesintérêts : mais cet accueil froid, affable, dédaigneux, d’unpersonnage maître de lui-même, lui fit sentir son infériorité d’unemanière beaucoup plus complète que ne l’eussent fait lesraisonnements les mieux élaborés. Tout contribuait donc à ledéconcerter. Son rude langage, si mal assorti avec les accentsdoucement persuasifs de l’autre ; son geste inculte et lesfaçons polies de M. Chester ; le désordre et lanégligence de ses vêtements déguenillés et l’élégant costume qu’ilvoyait devant lui ; l’aspect de la chambre remplie d’unvoluptueux confort auquel il n’était pas accoutumé ; lesilence qui lui donna le loisir d’observer ces choses, et de sentircomme elles le mettaient mal à son aise : toutes cesinfluences qui n’opèrent que trop souvent sur des esprits cultivés,mais qui deviennent d’une puissance presque irrésistible quandelles pèsent sur un esprit grossier comme le sien, domptèrent Hughen un moment. Il s’avança peu à peu plus près de la chaise deM. Chester, et, regardant par-dessus l’épaule la figure dugentleman son interlocuteur, reflétée par le miroir, comme s’ilcherchait dans son expression quelque encouragement, il dit enfinavec un rude effort de conciliation :
« Voulez-vous me parler, maître, oufaut-il que je m’en aille ?
– Parlez, vous, ditM. Chester ; c’est à vous à parler, mon bon garçon. J’aiparlé, moi, n’est-ce pas ? J’attends maintenant que vousparliez à votre tour.
– Mais voyons, monsieur, répliqua Hughavec un embarras qui ne faisait que croître, ne suis-je pas l’hommeauquel vous avez laissé en particulier votre cravache avant dequitter à cheval le Maypole, en lui disant de vous la rapporterlorsqu’il désirerait vous parler sur un certain sujet ?
– Certainement si, vous êtes bien cethomme, ou il faut que vous ayez un frère jumeau, ditM. Chester en regardant l’inquiète figure de Hugh reflétéeaussi par le miroir ; ce qui n’est pas probable, n’est-cepas ?
– Je suis donc venu, monsieur, dit Hugh,vous rapporter cela, en y joignant autre chose ; c’est unelettre, monsieur, que j’ai prise à la personne qui en étaitchargée. »
En même temps il posa sur la toilette l’épîtremême d’Emma, cette missive dont la perte avait causé tant dechagrin à Dolly.
« Avez-vous enlevé ceci de vive force,mon bon garçon ? dit M. Chester en y jetant les yeux,sans le moindre signe visible d’étonnement ou de plaisir.
– Pas tout à fait, dit Hugh, pas tout àfait.
– Qui était le messager auquel vousl’avez pris ?
– Une femme, la fille d’un nomméVarden.
– Oh ! vraiment, dit gaiementM. Chester. Ne lui avez-vous pas encore pris autrechose ?
– Quelle autre chose ?
– Oui, dit le gentleman d’un tontraînant, car il était occupé à fixer un tout petit morceau detaffetas d’Angleterre sur un tout petit bouton à l’un des coins dela bouche, autre chose.
– Eh bien !… un baiser.
– Et rien de plus ?
– Rien.
– Je présume, dit M. Chester avec lamême aisance, et en souriant deux ou trois fois pour voir si lepetit morceau de taffetas adhérait bien au petit bouton, je présumequ’il y avait quelque autre chose. J’ai entendu parler d’un bijou…une simple bagatelle… Une chose de si minime valeur, en vérité, quevous pouvez ne plus vous en souvenir. Vous rappelez-vous quelquechose de ce genre… un bracelet, par exemple ? »
Hugh, en marmottant un jurement, plongea lamain dans sa poitrine, et tirant de là le bracelet, enveloppé d’unepoignée de foin, il allait mettre le tout sur la toilette, quandson patron, arrêtant sa main, l’invita à remettre le bijou àl’endroit où il était.
« Vous avez pris cela pour vous, monexcellent ami, dit-il ; gardez-le donc. Je ne suis ni unvoleur, ni un receleur. Ne me le montrez pas. Vous ferez mieux dele cacher, et promptement. Ne me montrez pas non plus l’endroit oùvous le mettez, ajouta-t-il en détournant la tête.
– Vous n’êtes pas un receleur ! ditHugh d’un ton brusque, malgré le respect croissant que luiinspirait le gentleman. Comment appelez-vous cela, maître ? etil frappa la lettre de sa main pesante.
– J’appelle cela d’une manière toutedifférente, dit froidement M. Chester. Je vais vous le prouverà l’instant, vous verrez. Vous avez soif, jesuppose ? »
Hugh, passant sa manche en travers de seslèvres, répondit oui d’un air rechigné.
« Allez à ce cabinet ; apportez-moiune bouteille que vous y trouverez et un verre. »
Il obéit. Son patron le suivit des yeux, et,quand il eut tourné le dos, M. Chester sourit alors, ce qu’iln’avait eu garde de faire tant que Hugh était debout à côté de laglace. À son retour, il remplit le verre, et lui dit de boire.Cette goutte expédiée, il lui en versa une autre, puis uneautre.
« Combien en pouvez-vous boire ?dit-il en remplissant le verre derechef.
– Autant qu’il vous plaira de m’endonner. Versez toujours. Remplissez tout plein. Une rasade avec lamousse par-dessus ! Quelqu’un qui m’en donnerait à moncontentement, ajouta-t-il en entonnant le liquide dans sa gorgebarbue, j’irais pour lui assassiner un homme s’il me ledemandait.
– Comme je n’ai pas l’intention de vousle demander, et que vous le feriez peut-être sans qu’on vous ledemandât, si vous continuiez de boire, dit M. Chester avec ungrand calme, nous nous arrêterons, s’il vous plaît, mon bon ami, auprochain verre. N’aviez-vous pas déjà bu avant de venirici ?
– Je bois toujours, quand je peux trouverà boire, cria Hugh d’une voix bruyante, en agitant au-dessus de satête le verre vide, et prenant vivement la pose grossière d’unSatyre qui va entrer en danse. Je bois toujours. Pourquoipas ! Ha, ha, ha ! Y a-t-il jamais rien eu qui m’ait faittant de bien ? Non, non, rien, jamais. N’est-ce pas ce qui medéfend du froid dans les nuits piquantes ? qui me soutientlorsque je meurs de faim ? Qu’est-ce donc qui m’aurait jamaisdonné la force et le courage d’un homme, quand les hommesm’auraient laissé mourir, chétif enfant ? Sans cela, est-ceque j’aurais jamais eu le cœur d’un homme ? Je serais mortdans un fossé. Quel est celui qui, du temps où j’étais un pauvremalheureux, faible, maladif, les jambes flageolantes et les yeuxéteints, m’a jamais remis le cœur au ventre comme un verre deça ? Jamais, jamais. Je bois à la santé de la boisson, maître.Ha, ha, ha !
– Vous êtes un jeune homme d’un entrainextraordinaire, dit M. Chester en mettant sa cravate avec unegrande circonspection, et remuant légèrement sa tête d’un côté àl’autre pour installer son menton à sa place. Un vrai luron.
– Voyez-vous cette main, maître, et cebras ? dit Hugh, mettant à nu jusqu’au coude le membremusculeux. Tout ça n’était autrefois que de la peau et des os, etça ne serait plus que de la poussière dans quelque pauvrecimetière, sans la boisson.
– Vous pouvez le couvrir, ditM. Chester, on le verrait tout aussi bien dans votremanche.
– Je n’aurais jamais eu l’audace deprendre un baiser à l’orgueilleuse petite beauté, maître, sans laboisson, cria Hugh. Ha, ha, ha ! C’était un bon baiser. Douxcomme miel, je vous le garantis. C’est encore à la boisson que jedois ce baiser-là. Je vais boire encore à la boisson, maître.Remplissez-moi ce verre. Allons. Encore une fois !
– Vous êtes un garçon qui promettez trop,dit son patron en mettant son gilet avec le soin le plusscrupuleux, et sans tenir compte de sa requête ; il est de mondevoir de vous garder des impulsions trop vives qui résulteraientinfailliblement pour vous de la boisson, et qui peuvent vous fairependre prématurément. Quel âge avez-vous ?
– Je ne sais pas.
– Dans tous les cas, dit M. Chester,vous êtes assez jeune pour échapper, pendant quelques annéesencore, à ce que je peux appeler une mort naturelle. Commentvenez-vous donc vous livrer dans mes mains, sur une si courteconnaissance, avec la corde autour du cou ? Il faut que voussoyez d’une nature bien confiante ! »
Hugh recula d’un pas ou deux, et l’examinad’un air où se mêlaient la terreur, l’indignation et la surprise.Quant à son patron, en se regardant dans le miroir avec la mêmeaffabilité qu’auparavant, et parlant d’une manière aussi aisée ques’il eût discuté quelque agréable commérage de la ville, ilpoursuivit :
« Le vol sur la grande route, mon jeuneami, est une occupation dangereuse et chatouilleuse. Elle estagréable, je n’en doute pas, tant qu’elle dure ; mais, commetous les autres plaisirs en ce monde où tout passe, rarement elledure longtemps. Et en réalité, si, dans la candeur de la jeunesse,vous êtes si prompt à ouvrir votre cœur sur ce sujet, je crains quevotre carrière ne soit extrêmement limitée.
– Qu’est-ce-ci ? dit Hugh. De quoiparlez-vous là, maître ? qui m’y a poussé ?
– Qui donc ? dit M. Chester, enpivotant avec vivacité, et le regardant en face pour la premièrefois ; je ne vous ai pas bien entendu. Quiest-ce ? »
Hugh se troubla et marmotta quelque chosequ’on ne pouvait pas entendre.
« Qui est-ce ? Je suis curieux de lesavoir, dit M. Chester avec une affabilité des plus grandes.Quelque rustique beauté peut-être ? mais soyez prudent, monbon ami. Il ne faut pas toujours se fier à ces fillettes. Preneznote de l’avis que je vous donne, et faites attention àvous. » En disant ces mots, il se retourna vers le miroir etcontinua sa toilette.
Hugh lui aurait bien répondu que c’était lui,lui qui lui faisait cette question, qui l’y avait poussé ;mais les mots se collèrent dans sa gorge. L’art consommé aveclequel son patron l’avait amené là, l’habileté avec laquelle ilavait dirigé toute la conversation, dérouta complètement le pauvrediable. Il ne douta pas que, s’il eût lâché la riposte qui étaitsur ses lèvres quand M. Chester se retourna si vivement, cegentleman ne l’eût fait arrêter sur-le-champ et ne l’eût traînédevant un magistrat avec l’objet volé en sa possession ;auquel cas il eût été pendu, aussi sûr qu’il était né. L’ascendantque l’homme du monde avait voulu prendre sur ce sauvage instrumentfut conquis dès cet instant, et la soumission de Hugh fut complète.Il en eut une peur affreuse ; il sentait que le hasard etl’artifice venaient de lui filer un bout de chanvre qui, au moindremouvement d’une main aussi habile que celle de M. Chester, lesuspendrait à la potence.
En proie à ces pensées qui traversèrentrapidement son esprit, et pourtant se demandant encore comment ilpouvait se faire qu’au moment même où il venait en tapageur, pours’imposer lui-même à cet homme, il se fût laissé au contrairesubjuguer si vite et si complètement, Hugh se tenait humble ettimide devant M. Chester, le regardant de temps en temps avecune espèce de malaise, tandis qu’il finissait de s’habiller. Quandle gentleman eut fini, il prit la lettre, rompit le cachet, et sejetant en arrière dans sa chaise, lut à loisir les pages d’Emmad’un bout à l’autre.
« Tout à fait bien troussé, sur mavie ! Une vraie lettre de femme ; c’est plein de ce qu’onappelle tendresse, désintéressement, et tout ce quis’ensuit ! »
En parlant ainsi, il tortilla le papier, etregardant avec indolence du côté de Hugh, comme s’il eût vouludire : « Vous voyez ! » il le présenta à laflamme de la bougie. Quand le papier fut tout en flamme, il le jetasur la grille, et l’y laissa se consumer.
« C’était adressé à mon fils, dit-il ense tournant vers Hugh ; vous avez eu complètement raison de mel’apporter. Je l’ai ouvert sous ma responsabilité personnelle, etvous voyez ce que j’en ai fait. Prenez ceci pour votrepeine. »
Hugh, s’avançant de quelques pas, reçut lapièce d’argent que M. Chester lui tendait. Lorsque ce dernierla lui remit dans la main, il ajouta :
» S’il vous arrivait de trouver quelque autrechose de cette sorte, ou de recueillir quelque renseignement qu’ilvous parût que je pusse désirer connaître, apportez-les ici ;voulez-vous, mon bon garçon ? »
Cela fut dit avec un sourire qui signifiait,ou du moins Hugh le crut : « Manquez-y et vous me lepayerez. » Il répondit qu’il n’y manquerait pas.
« Et ne soyez pas, reprit son patron, del’air du plus affectueux patronage, ne soyez pas du tout abattu oumal à votre aise au sujet de cette petite témérité dont nous avonsparlé. Votre cou est aussi en sûreté dans mes mains que si c’étaitun baby qui le caressât dans ses petits doigts, je vous assure.Buvez encore un coup, maintenant que vous êtes plustranquille. »
Hugh l’accepta de sa main, et, regardant à ladérobée sa figure souriante, il but en silence le contenu.
« Eh bien ! vous ne buvez plus, ha,ha ! vous ne buvez donc plus à la Boisson ? ditM. Chester, de sa manière la plus séduisante.
– À vous, monsieur, répondit l’autre d’unair assez gauche, en faisant quelque chose comme une révérence.C’est à vous que je bois.
– Merci. Dieu vous bénisse ! Àpropos, quel est votre nom, mon brave homme ? On vous appelleHugh, oui, je sais ; mais votre autre nom ?
– Je n’ai pas d’autre nom.
– Un bien étrange garçon !Voulez-vous dire par là que vous ne vous en êtes jamais connud’autre, ou que vous aimez mieux l’oublier ? Lequel desdeux ?
– Je vous dirais mon autre nom si je lesavais, reprit Hugh avec vivacité, mais je ne m’en connais pasd’autre : on m’a toujours appelé Hugh, rien de plus. Je ne mesuis jamais ni vu ni connu de père, je n’y ai seulement pas songé.J’étais un petit garçon de six ans, ce n’est pas bien vieux,lorsqu’on pendit ma mère à Tyburn pour procurer à deux mille hommesle plaisir de la voir à la potence. On aurait pu la laisservivre : elle était assez malheureuse.
– C’est triste, bien triste ! ditson patron, avec un sourire plein de condescendance. Je ne doutepas qu’elle ne fût extrêmement belle.
– Voyez-vous mon chien ? dit Hughd’un ton brusque.
– Fidèle, je parie, répliqua son patron,lorgnant le chien, et plein d’intelligence ? Les animauxvertueux et bien doués, hommes et bêtes, sont toujours trèshideux.
– Ce chien que vous voyez, et un de lamême portée, furent la seule chose vivante, excepté moi, qui poussades cris plaintifs ce jour-là, dit Hugh. De deux mille hommes, etdavantage (la foule était plus nombreuse, parce que c’était unefemme), le chien et moi nous fûmes les seuls à ressentir quelquepitié. Si ç’avait été un homme, il aurait été bien aise d’êtredébarrassé d’elle, car elle avait été contrainte par la misère dele laisser maigrir et presque mourir de faim ; mais comme cen’était qu’un chien, et qu’il n’avait pas naturellement lessentiments d’un homme, il en eut du chagrin.
– C’était pure stupidité de bête brute,certainement, dit M. Chester, et bien digne d’une bête brutecomme lui. »
Hugh ne répliqua pas ; mais sifflant sonchien, qui bondit au sifflement et vint sauter et gambader autourde lui, il souhaita le bonsoir à son ami, le gentlemansympathique.
« Bonsoir, répondit M. Chester.N’oubliez pas que vous êtes en sûreté avec moi, tout à fait ensûreté. Aussi longtemps que vous le mériterez, mon bon garçon, etvous le mériterez toujours, j’espère, vous aurez en moi un ami surle silence duquel vous pouvez compter. Maintenant faites attentionà vous, et songez à quoi vous vous exposez. Bonsoir ! Dieuvous assiste ! »
Hugh, intimidé par le sens caché de cesparoles, fit le chien couchant, et gagna la porte en rampant, pourainsi dire, d’une manière si soumise et si subalterne, d’une façon,en un mot, si différente des airs de bravache qu’il avait enentrant, que son patron resté seul sourit plus que jamais.
« Et cependant, dit-il en prenant uneprise de tabac, je n’aime pas qu’on ait pendu sa mère. Ce garçon aun bel œil ; je suis sûr qu’elle était belle. Mais trèsprobablement c’était une grossière créature ; elle avaitpeut-être un nez rouge et de gros vilains pieds. Baste ! Touta été pour le mieux, sans aucun doute. »
Après cette réflexion consolante, il mit sonhabit, adressa un regard d’adieu au miroir et sonna son domestique.Celui-ci parût promptement, suivi d’une chaise et de sesporteurs.
« Pouah ! dit M. Chester,l’atmosphère que ce centaure m’a apportée est empestée : celapue l’échelle et la charrette. Ici, Peak. Apportez quelque eau desenteur et arrosez le parquet ; prenez la chaise sur laquelleil s’est assis, et exposez-la à l’air : jetez un peu de cetteessence sur moi. Je suis suffoqué ! »
Le domestique obéit ; puis la chambre etle maître étant tous deux purifiés, M. Chester n’eut plus qu’àdemander son claque, à le placer gracieusement plié sous son bras,à s’asseoir dans la chaise, et à se laisser emporter dehors enfredonnant un air à la mode.
Comment ce gentleman distingué passa la soiréeau milieu d’un cercle brillant, éblouissant ; comment ilenchanta tous ceux dont il s’approcha, par la grâce de sonmaintien, la politesse de ses manières, la vivacité de saconversation et la douceur de sa voix ; comment on remarquadans chaque coin du salon que Chester était un homme d’une heureusehumeur, que rien ne le troublait, que les soucis et les erreurs dumonde ne lui pesaient pas plus que son habit, et que sa figuresouriante reflétait constamment un esprit calme ettranquille ; comment d’honnêtes gens, qui par instinct leconnaissaient mieux, s’inclinèrent néanmoins devant lui, pleins dedéférence pour chacune de ses paroles, et courtisant la faveur d’unde ses regards ; comment des gens qui avaient réellement dubon se laissèrent aller au courant, le flattèrent, l’adulèrent,l’approuvèrent, et se méprisèrent eux-mêmes de tant debassesse ; comment, en un mot, il fut un de ceux qui sontreçus et choyés dans la société par nombre de personnes qui,individuellement, se fussent éloignées avec dégoût de celui quifaisait en ce moment l’objet de leur attention avide : voilàdes choses si naturelles, qu’elles se présenteront d’elles-mêmes ànos lecteurs. De pareilles platitudes sont si communes qu’elles nevalent à peine qu’un coup d’œil rapide, et c’est tout.
Les gens qui méprisent l’humanité (je ne parlepas des imbéciles et des comédiens, qui se font de cela unereligion) sont de deux sortes : ceux qui croient leur méritenégligé et incompris forment la première classe ; ceux quirecueillent la flatterie et l’adulation, sachant bien leur propreindignité, composent l’autre. Soyez sûr que les misanthropes, quiont le cœur le plus froid, sont toujours de la dernière.
M. Chester était dans son lit, sur sonséant, le lendemain matin, et buvant à petits traits soncafé ; il se rappelait, avec une espèce de satisfactionméprisante, comment il avait brillé la veille au soir, comment ilavait été caressé et courtisé, lorsque son domestique lui apportaun très petit morceau de papier sale, étroitement cacheté à deuxplaces, et à l’intérieur duquel étaient écrits en assez groscaractères les mots suivants : « Un ami. On désire uneconférence. Immédiatement. En particulier. Brûlez cela aprèsl’avoir lu. »
« Où donc, au nom de la conspiration despoudres[23], avez-vous ramassé cela ? »dit son maître.
Cela lui avait été donné par une personne quiattendait maintenant à la porte : telle fut la réponse dudomestique.
« Avec un manteau et un poignard ?dit M. Chester.
– Cette personne n’avait sur elle rien deplus menaçant, à ce qu’il m’a semblé, qu’un tablier de cuir et unefigure sale.
– Qu’elle entre. » Elle entra.C’était M. Tappertit, avec ses cheveux encore hérissés, etdans sa main une grande serrure qu’il déposa sur le parquet aumilieu de la chambre, comme s’il eût été prêt à exécuter quelquereprésentation où devait figurer une serrure.
« Monsieur, dit M. Tappertit enfaisant un profond salut, je vous remercie de votre condescendance,et je suis bien aise de vous voir. Excusez l’emploi servile danslequel je suis engagé, et étendez votre sympathie sur un homme qui,malgré son humble apparence, travaille intérieurement à une œuvrefort au-dessus de son rang social. »
M. Chester écarta les rideaux du lit plusen arrière, et regarda ce visiteur avec une vague idée que c’étaitquelque maniaque qui non seulement avait forcé la porte de sa loge,mais avait emporté la serrure par-dessus le marché.M. Tappertit salua de nouveau, et développa ses jambes dansl’attitude la plus avantageuse.
« Vous avez entendu parler, monsieur, ditM. Tappertit, en mettant sa main sur sa poitrine, de G.Varden, serrurier, pose les sonnettes et exécute proprement lesréparations à la ville et à la campagne, Clerkenwell,Londres ?
– Eh bien, après ? demandaM. Chester.
– Je suis son apprenti, monsieur.
– Eh bien, après ?
– Hem ! dit M. Tappertit,voulez-vous me permettre de fermer la porte, monsieur, etvoulez-vous en outre, monsieur, me donner votre parole d’honneurque ce qui se passera entre nous demeurera strictementconfidentiel ? »
M. Chester se recoucha dans son lit aveccalme, et tournant une figure où il n’y avait pas le moindretrouble, vers l’étrange apparition qui pendant ce temps avait ferméla porte, il pria l’inconnu de s’expliquer aussi raisonnablementque possible, si cela ne le gênait pas.
« En premier lieu, monsieur, ditM. Tappertit, exhibant un petit mouchoir de poche et lesecouant pour le déplier, comme je n’ai pas de carte sur moi(l’envie des maîtres nous ravale au-dessous de ce niveau), souffrezque je vous offre ce que les circonstances me fournissent de mieuxen remplacement d’une carte. Si vous voulez prendre ceci dans votremain, monsieur, et jeter les yeux sur le coin qui est à votredroite, dit M. Tappertit en présentant d’un air gracieux sonmouchoir, vous y trouverez mes lettres de créance.
– Je vous remercie, réponditM. Chester en acceptant ce mouchoir avec politesse, etregardant à l’un des bouts quelques caractères d’un rouge desang : Quatre. Simon Tappertit. Un. Est-cecela ?
– C’est mon nom, monsieur, ne faites pasattention aux numéros, répliqua l’apprenti. Les numéros ne sont làque comme de simples indications pour la blanchisseuse, sans aucuneconnexion avec moi ni ma famille. Votre nom, monsieur, ditM. Tappertit en regardant fixement le bonnet de nuit dugentleman, est Chester, je suppose ? vous n’avez pas besoin del’ôter, monsieur, je vous remercie. Je vois d’ici E. C. ; noustiendrons le reste pour chose convenue.
– Monsieur Tappertit, je vous prie, ditM. Chester, cette pièce compliquée de serrurerie que vousm’avez fait la faveur d’apporter avec vous a-t-elle quelqueconnexion immédiate avec l’affaire que nous avons àdiscuter ?
– Elle n’en a aucune, monsieur, répliqual’apprenti. C’est que j’allais la poser à la porte d’un magasindans Thames-Street.
– Peut-être, en ce cas, ditM. Chester, comme elle a un parfum d’huile grasse un peu plusfort que je n’ai l’habitude d’en rafraîchir ma chambre à coucher,voudrez-vous bien m’obliger de la déposer dehors à laporte ?
– Certainement, monsieur, ditM. Tappertit, se hâtant d’acquiescer à ce désir.
– Vous m’excuserez de cette observation,j’espère ?
– Ne vous en excusez pas, monsieur, jevous prie. Et maintenant, s’il vous plaît, à notreaffaire. »
Durant tout le cours de ce dialogue,M. Chester n’avait rien laissé paraître sur sa figure que sonsourire de sérénité et de politesse inaltérable. Sim Tappertit, quiavait de lui-même une opinion beaucoup trop bonne pour soupçonnerque n’importe qui pût s’amuser à ses dépens, s’imagina reconnaîtrelà quelque chose du respect qui lui était dû, et fit de cetteconduite courtoise d’un étranger à son égard une comparaison quin’était point du tout favorable à celle du digne serrurier, sonpatron.
– D’après ce qui se passe chez nous, ditM. Tappertit, je suis instruit, monsieur, d’un commerce quevotre fils entretient avec une jeune demoiselle contre vosinclinations. Votre fils ne s’est pas bien conduit avec moi,monsieur.
« Monsieur Tappertit, dit l’autre, vousme peinez au delà de toute expression.
– Je vous remercie, monsieur, répliqual’apprenti. Je suis aise de vous entendre parler ainsi. Il est trèsfier, monsieur votre fils, très hautain.
– J’en ai peur, dit M. Chester.Savez-vous que je le craignais un peu déjà ? mais votretémoignage ne me permet plus d’en douter.
– Raconter les corvées serviles que j’aieu à faire pour votre fils, monsieur, dit M. Tappertit ;les chaises que j’ai eu à lui donner, les voitures que j’ai eu àaller lui chercher, les nombreuses besognes dégradantes, et sans lamoindre connexion avec mon contrat d’apprentissage, que j’ai eu àsubir pour lui, remplirait une Bible de famille. D’ailleurs,monsieur, ce n’est lui-même au bout du compte qu’un jeune homme, etje ne considère pas : « Merci, Sim » comme uneformule convenable de politesse en ces occasions.
– Monsieur Tappertit, vous avez unesagesse au-dessus de votre âge. Continuez, je vous prie.
– Je vous remercie de votre bonneopinion, monsieur, dit Sim, très flatté, et je tâcherai de lajustifier. Maintenant, monsieur, à cause de ce grief (et peut-êtreencore pour une ou deux raisons qu’il est inutile de vous déduire),je suis de votre côté. Et voici ce que je vous dis : tant quenos gens iront et viendront, çà et là, en long et en large, à cevieux joyeux Maypole là-bas, avec des lettres, des commissionsmille choses qu’on porte, qu’on va chercher, vous ne sauriezempêcher votre fils d’entretenir commerce avec cette jeunedemoiselle par délégué, quand tous les Horse-Guards[24] le surveilleraient nuit et jour, engrand uniforme, depuis le premier jusqu’au dernier. »
M. Tappertit s’arrêta pour prendrehaleine après cette hypothèse ; puis il reprit son élan.
« Maintenant, monsieur, j’arrive au pointcapital. Vous demanderez comment empêcher cela ? je vais vousdire comment. Si un honnête, civil, et souriant gentleman, tel quevous…
– Monsieur Tappertit, réellement…
– Non, non, je parle sérieusement,répliqua l’apprenti, je parle sérieusement, ma parole d’honneur. Siun honnête, civil, et souriant gentleman, tel que vous, consentaità causer seulement pendant dix minutes avec notre vieille femme,Mme Varden, et à la flatter un brin, elle vous serait acquiseà jamais. Et nous obtiendrons cet autre résultat que sa fille Dolly(ici une rougeur subite se répandit sur la figure de M, Tappertit)n’aurait plus la permission de servir dorénavantd’intermédiaire ; mais rien ne l’en empêchera, tant que nousn’aurons pas la mère pour nous. Songez-y bien.
– Monsieur Tappertit, votre connaissancede la nature humaine…
– Attendez une minute, dit Sim, encroisant ses bras avec un calme effrayant. J’arrive à présent aupoint le plus capital. Monsieur, il y a un scélérat à ce Maypole,un monstre sous forme humaine, un vagabond fini. Si vous ne vous endébarrassez pas, si vous ne le faites pas au moins enlever etconfisquer, vous ne réussirez à rien, il mariera votre fils,soyez-en sûr et certain, comme s’il était l’archevêque deCanterbéry en personne. Il le fera, monsieur, vu la hainemalicieuse qu’il vous porte, et à part le plaisir de faire unemauvaise action, qui suffit pour le payer de toutes ses peines. Sivous saviez comme ce gaillard, ce Joseph Willet (c’est son nom), vaet vient chez nous, vous diffamant, vous dénonçant, vous menaçant,et comme je frémis quand je l’entends, vous le haïriez plus que jene fais, monsieur, dit M. Tappertit d’un air farouche, enhérissant sa chevelure encore davantage, et en grinçant des dentscomme s’il voulait écraser son ennemi sous ses molaires, si c’étaitpossible.
– Une petite vengeance particulière,monsieur Tappertit ?
– Vengeance particulière, monsieur, ouintérêt public, ou tous les deux combinés, n’importe ;détruisez-le, répliqua M. Tappertit. Miggs le dit comme moi.Miggs et moi, voyez-vous, nous ne pouvons souffrir tous cescomplots souterrains qui vont leur train. Nos cœurs s’en révoltent.Barnabé Rudge et Mme Rudge sont dans l’affaireégalement ; mais c’est ce scélérat de Joseph Willet qui est lemeneur. Leurs complots et leurs plans sont connus de moi et deMiggs. Si vous désirez vous renseigner là-dessus, vous n’avez qu’àvous adresser à nous. À bas Joseph Willet, monsieur !Détruisez-le. Écrasez-le. Et ce sera bien fait. »
En disant ces mots, M. Tappertit, quisemblait ne pas attendre de réplique, et regarder comme uneconséquence nécessaire de son éloquence que son auditeur fût tout àfait abasourdi, muet d’admiration, réduit au mutisme et anéanti,croisa ses bras de telle sorte que la paume de chacune de ses mainsresta sur l’épaule opposée ; et il disparut à la manière deces conseillers mystérieux dont il avait vu les allures dans leslivres de contes à bon marché.
« Ce garçon, dit M. Chester endétendant sa figure, lorsque l’apprenti fut déjà loin, est bon pourm’entretenir la main. Il faut vraiment que je sois maître de maphysionomie comme je le suis, pour ne pas pouffer de rire. Mais,avec tout cela, il n’en confirme pas moins pleinement mes soupçons.Il y a telles circonstances où des outils émoussés valent mieuxpour l’usage qu’on en veut faire que des instruments bien raffinés.Je crains d’être obligé de faire un grand ravage parmi ces dignesgens. Fâcheuse nécessité ! J’en suis tout à fait désolé poureux. »
Cela dit, il commença par s’assoupir toutdoucement : puis il tomba petit à petit dans un sommeil sipaisible, si agréable, qu’il avait tout à fait l’air d’un enfantqui fait son dodo.
Laissant l’homme favorisé, bien reçu et flattépar le monde, l’homme du monde le plus mondain, qui jamais ne secompromit en dérogeant au code du gentleman, qui jamais ne futcoupable d’une action virile, dormir dans son lit en souriant (carle sommeil lui-même, n’opérant qu’un faible changement sur safigure dissimulée, devenait, chez M. Chester, une espèced’hypocrisie conventionnelle et calculée), nous allons suivre deuxvoyageurs qui se dirigent lentement à pied vers Chigwell.
Barnabé et sa mère. Grip les accompagne, bienentendu.
La veuve, à qui chaque pénible mille semblaitplus long que le dernier, poursuivait sa route triste etfatigante ; Barnabé, cédant à toutes les impulsions du moment,voltigeait çà et là, tantôt la laissant loin derrière lui, tantôtmusant loin derrière elle, tantôt s’élançant dans quelque ruelledétournée ou quelque sentier, pendant qu’elle continuait seule saroute, et puis apparaissant de nouveau à la dérobée et arrivant surelle avec un hourra de folle joie, selon les inspirations de safantasque et capricieuse nature. Tantôt il l’appelait de la branchela plus élevée de l’un des plus hauts arbres du bord de laroute ; tantôt, se servant de son grand bâton en guise deperche à sauter, il volait par-dessus un fossé, ou une haie, ou unebarrière à cinq traverses ; tantôt, avec une vitesseétonnante, il courait un mille ou plus sur la route tout droitdevant lui, et faisait halte pour jouer avec Grip sur un peu degazon, jusqu’à ce qu’elle le rejoignît. C’étaient là sesdélices ; et, quand sa patiente mère entendait sa voix, ouqu’elle regardait sa figure animée et pleine de santé, ellen’aurait pas voulu gâter ses plaisirs par une triste parole, ni parun murmure, quoique la gaieté insouciante et salubre qui faisait lebonheur de son fils fût pour elle, par réflexion, la source de sessouffrances éternelles.
C’est quelque chose pourtant d’avoir sous lesyeux le spectacle de la gaieté libre, impétueuse, à la face de lanature, lors même que c’est la gaieté folâtre d’un idiot. C’estquelque chose de savoir que le ciel a laissé une place pour lecontentement dans la poitrine d’une telle créature ; c’estquelque chose d’être assuré que, si légèrement qu’on voie leshommes détruire cette faculté chez leurs semblables, le grandcréateur de l’humanité l’accorde au plus humble, au plus méprisé deses ouvrages. Qui ne préférerait être témoin du bonheur d’un idioten plein soleil plutôt que des angoisses languissantes de l’hommele plus sensé dans une ténébreuse prison ?
Gens d’une austérité lugubre, vous dont lepinceau prête au visage de l’infinie bienveillance un continuelfroncement de sourcils, lisez le livre éternel tout grand ouvert àvos yeux, et retenez la leçon qu’il vous donne. Ses peintures n’ontpas des nuances noires et sombres, mais des teintes brillantes etéblouissantes ; sa musique, si ce n’est quand vous la couvrezde vos croassements, ne consiste pas en soupirs et en gémissements,mais en chansons et en joyeux accords. Écoutez ces millions de voixdans l’air d’été, et trouvez-en une seule aussi lamentable que lavôtre. Rappelez-vous, si vous pouvez, le sentiment d’espoir et deplaisir que chaque riant retour du jour éveille dans la poitrine detous vos semblables qui n’ont pas changé leur nature ; etapprenez quelque sagesse même des pauvres d’esprit, quand leurscœurs sont soulevés, ils ne savent pas pourquoi, par toutel’allégresse et tout le bonheur que le jour renaissant leurapporte.
Le sein de la veuve était rempli d’inquiétude,il était accablé d’affliction et d’une secrète épouvante ;mais la gaieté de cœur de son fils la réjouissait, et trompait lesennuis de ce long voyage. Quelquefois il l’invitait à s’appuyer surson bras, et il restait bien tranquille à côté d’elle pendant unecourte distance ; mais il était plus dans sa nature de rôderçà et là, et elle avait plus de plaisir encore à le voir libre etheureux qu’à le garder auprès d’elle, parce qu’elle l’aimait plusqu’elle-même.
Elle avait quitté l’endroit où ils serendaient, aussitôt après l’événement qui avait changé toute leurexistence ; et, depuis vingt-deux ans, elle n’avait jamais eule courage de retourner le visiter. C’était son village natal.Quelle foule de souvenirs s’empara de son esprit lorsque Chigwellfrappa sa vue !
Vingt-deux ans ! Toute la vie et toutel’histoire de son garçon. La dernière fois qu’elle avait jeté enarrière un regard sur ces toits au milieu des arbres, ellel’emportait dans ses bras, enfant en bas âge. Que de fois, depuisce temps, elle était restée assise à ses côtés jour et nuit, épiantl’aube de l’intelligence qui jamais ne parut ! Quelles avaientété ses craintes, ses doutes, et cependant ses espérances,longtemps encore après avoir acquis la conviction d’un mal sansremède ! Les petits stratagèmes qu’elle avait inventés pourl’éprouver, les petites marques qu’il avait données dans ses actesenfantins, non pas de stupidité, mais de quelque chose d’infinimentpis, tant sa malice était affreuse et peu semblable à l’espiègleried’un enfant, lui revinrent à la mémoire aussi vivement que si celase fût passé la veille. La chambre dans laquelle ils se tenaientd’ordinaire, la place où était son berceau, lui-même enfin avec safigure de vieux petit marmouset, mais toujours chéri de sa mère,fixant sur elle un œil égaré et sans regard, et bourdonnant quelquechant bigarre, tandis que, assise à ses côtés, elle le berçait,toutes les circonstances de son enfance se représentèrent en foule,et les plus triviales furent peut-être les plus distinctes.
Sa seconde enfance aussi ; les étrangesimaginations qu’il avait ; sa terreur de certaines chosesinsensibles, objets familiers qu’il animait et douait de lavie ; la marche lente et graduelle de cette subite horreur, aumilieu de laquelle, avant sa naissance, son intelligence obscurcieétait éclose ; comment, au milieu de tout cela, elle avaittrouvé quelque espérance et quelque consolation à voir qu’il neressemblait pas aux autres enfants ; comment elle en étaitpresque venue à croire au tardif développement de sa raison,jusqu’à ce qu’il fût devenu un homme, et qu’alors son enfance fûtcomplète et durable : toutes ces anciennes pensées jaillirentde suite dans son esprit, plus fortes après leur long sommeil etplus amères que jamais.
Elle prit son bras, et ils traversèrent à lahâte la rue du village. C’était bien le même village tel qu’ellel’avait connu jadis ; néanmoins elle le trouvait un peuchangé ; il avait un autre air. Le changement venait d’elle etnon de lui, mais elle ne songeait pas à cela ; elle s’étonnaitde ne plus lui retrouver la même physionomie ; elle sedemandait à quoi cela tenait.
Tout le monde reconnut Barnabé ; lesenfants s’attroupèrent autour de lui, comme elle se souvenait del’avoir fait avec leurs pères et leurs mères autour de quelquemendiant idiot, lorsqu’elle était un enfant elle-même. Maispersonne ne la reconnut. Ils passèrent devant chaque maison qu’ellese rappelait bien, chaque cour, chaque enclos ; et, pénétrantdans les champs, ils se retrouvèrent bientôt seuls.
La Garenne fut le terme de leur voyage.M. Haredale se promenait dans le jardin ; il les vitpasser devant la porte de fer, et l’ayant ouverte, il leur ditd’entrer par là.
« Enfin, vous avez eu le courage devisiter l’antique demeure, dit-il à la veuve. Je vous sais gré decet effort.
– J’y viens pour la première fois,monsieur, et pour la dernière, répliqua-t-elle.
– La première depuis bien des années,mais non pas la dernière.
– Oh ! la dernière.
– Voulez-vous dire, repartitM. Haredale, en la regardant avec quelque surprise, qu’aprèsavoir fait cet effort, vous êtes résolue de ne pas y persévérer, etque vous allez retomber dans votre faiblesse ? Ce seraitindigne de vous. Je vous ai souvent dit que vous devriez revenirici. Vous y seriez plus heureuse que partout ailleurs, j’en suissûr. Quant à Barnabé, il est ici comme chez lui.
– Et Grip aussi, » dit Barnabé enprésentant son petit panier ouvert.
Le corbeau sautilla gravement dehors, sepercha sur l’épaule de son maître, et, s’adressant àM. Haredale, il cria, comme pour donner à entendre peut-êtreque quelque rafraîchissement modéré ne serait pas derefus :
« Polly, mettez la bouilloire au feu,nous prendrons tous du thé !
– Écoutez-moi, Marie, dit affectueusementM. Haredale, comme il lui faisait signe de le suivre vers lamaison. Votre vie a été un exemple de patience et de courage, saufcette unique faiblesse qui m’a souvent causé beaucoup de peine.C’est bien assez de savoir que vous fûtes cruellement enveloppéedans la catastrophe qui me priva d’un frère unique et Emma de sonpère, sans être obligé de supposer (comme cela m’arrive parfois)que vous nous associez avec l’auteur de notre double infortune.
– Vous associer avec lui, monsieur !s’écria-t-elle.
– Réellement, dit M. Haredale, jevous en accuse quelquefois. Je suis tenté de croire que, comme denombreux liens attachaient votre mari à notre parent, et qu’il estmort à son service et pour sa défense, vous en êtes venue enquelque sorte à nous confondre dans l’assassinat dont il a étévictime aussi.
– Hélas ! répondit-elle, que vousconnaissez peu mon cœur, monsieur ! que vous êtes loin de lavérité !
– C’est une idée si naturelle ! Ilest probable qu’elle vous vient malgré vous et à votre insu, ditM. Haredale, se parlant à lui-même plutôt qu’à elle. Noussommes une maison déchue. L’argent, dispensé de la main la plusprodigue, ne serait qu’une pauvre indemnité pour des souffrancestelles que les vôtres ; répandu avec économie par des mainsaussi étroitement serrées que les nôtres, il devient une misérabledérision. Je sens cela, Dieu le sait, ajouta-t-il avecprécipitation. Pourquoi m’étonnerais-je qu’elle le senteaussi ?
– Vous me faites vraiment tort, chermonsieur, répondit-elle avec une grande vivacité ; et quandvous aurez entendu ce que je désire avoir la permission de vousdire…
– Je verrai mes soupçons seconfirmer ? dit-il en observant qu’elle balbutiait et devenaitconfuse. C’est bien ! »
Il accéléra sa marche pendant quelques pas,mais il revint bientôt se mettre à ses côtés.
« Et enfin, dit-il, vous avez fait toutce chemin seulement pour me parler ?
– Oui, répliqua-t-elle.
– Malédiction, murmura-t-il, sur notrepitoyable position de gueux orgueilleux, également déplacés quenous sommes près du riche et près du pauvre ! l’un forcé denous traiter avec une apparence de froid respect, l’autre nousmontrant de la condescendance en toutes ses actions et ses paroles,et nous tenant davantage à distance à mesure qu’il nous approche.Dites-moi, au lieu de vous donner la peine de rompre pour si peu dechose la chaîne d’habitude qu’ont forgée vingt-deux ans d’absence,ne pouviez-vous pas me faire connaître votre désir de recevoir mavisite ?
– Je n’en ai pas eu le temps, monsieur,répondit-elle. Je n’ai pris ma résolution que la nuit dernière, etl’ayant prise, j’ai senti qu’il me fallait sans perdre un jour, unjour ? pas même une heure, avoir un entretien avecvous. »
Ils avaient, pendant ce dialogue, atteint lamaison. M. Haredale s’arrêta un moment et la regarda commes’il était étonné de l’énergie de ses manières. Remarquant,toutefois, qu’elle n’avait pas l’air de faire attention à lui, maisqu’elle levait les yeux et jetait, en frissonnant, un regard surces vieilles murailles qui s’unissaient dans son esprit à desemblables horreurs, il la mena par un escalier particulier dans sabibliothèque, où Emma était à lire, assise à la fenêtre.
Cette jeune personne, voyant qui s’approchait,se leva précipitamment et mit son livre de côté ; puis avecbeaucoup de paroles affectueuses, et non sans larmes, elle voulutfaire à la veuve l’accueil le plus empressé, le plus cordial. Maiscelle-ci se déroba à son embrassement comme si elle avait peurd’elle, et s’affaissa tremblante sur une chaise.
« C’est l’effet de votre retour ici aprèsune si longue absence, dit Emma avec douceur. Sonnez, je vous prie,cher oncle, ou plutôt ne bougez pas : Barnabé courra lui-mêmedemander du vin.
– Non, pour tout au monde, cria la veuve.Il aurait un autre goût. Je ne pourrais pas y toucher. Je n’aibesoin que d’une minute de repos ; rien que cela. »
Mlle Haredale resta debout auprès de sachaise, la regardant avec une compassion silencieuse. Elle demeuraun peu de temps tout à fait tranquille ; puis elle se leva etse tourna vers M. Haredale, qui s’était assis dans sa bergèreet la contemplait avec l’attention la plus soutenue.
La légende rattachée au manoir semblait, commenous l’avons déjà dit, le prédestiner à devenir le théâtre d’uncrime pareil à celui qui avait ensanglanté ses murs. La chambredans laquelle ils se trouvaient, voisine de la chambre même où lemeurtre s’était accompli, ténébreuse, mélancolique et morne,surchargée de livres mangés aux vers, close par des rideaux quiamortissaient et étouffaient chaque son, couverte d’ombres lugubrespar des arbres dont les branches bruissantes venaientcontinuellement, ainsi que des spectres, frapper les carreaux,avait, plus que toutes les autres chambres de la maison, un airsinistre et funèbre. Le groupe même qui se trouvait là offrait despersonnages appropriés aussi à ce lieu terrible. La veuve, avec safigure tressaillante et ses yeux baissés ; M. Haredale,sévère et morne, comme toujours ; sa nièce auprès de lui,ressemblant, malgré de très grandes différences, au portrait de sonpère, qui, de la muraille noircie, les considérait d’un air dereproche ; Barnabé, avec son regard vague et ses yeuxmobiles ; tous répondaient bien au lieu de la scène et auxacteurs de la légende. Le corbeau lui-même, qui avait sauté sur latable, où, semblable à un vieux nécromancien, il paraissait étudierprofondément un grand volume in-folio, ouvert sur un pupitre, étaiten harmonie avec le reste : on aurait dit une incarnation dumauvais esprit, attendant son heure de faire le mal.
« Je sais à peine, dit la veuve enrompant le silence, par où commencer. Vous allez croire qu’il y adu trouble dans ma raison.
– Tout le cours de votre vie paisible etirréprochable depuis que vous avez quitté la Garenne, réponditdoucement M. Haredale, portera témoignage en votre faveur.Pourquoi craignez-vous d’exciter un pareil soupçon ? vous neparlez pas à des étrangers. Ce n’est pas la première fois que vousavez à réclamer notre intérêt ou notre considération.Remettez-vous. Prenez courage. Quelque avis ou quelque assistanceque vous réclamiez de ma part, vous savez qu’ils vous appartiennentde droit, qu’ils vous sont pleinement acquis.
– Que diriez-vous donc, monsieur, sij’étais venue, répliqua-t-elle, moi qui n’ai pas d’autre ami quevous sur la terre, pour rejeter votre aide à partir de ce moment,et pour vous dire que désormais je me lance sur l’océan du monde,seule et sans soutien, prête à y enfoncer ou y surnager, selon quele ciel en décidera ?
– Vous auriez, si vous étiez venue versmoi dans une semblable intention, dit avec calme M. Haredale,quelque motif à me donner sans doute d’une conduite siextraordinaire, et, malgré l’étonnement que pourrait me causer unerésolution si soudaine et si étrange, naturellement je ne letraiterais pas légèrement.
– C’est là, monsieur, répondit-elle, cequ’il y a de déplorable dans mon malheur. Je ne puis vous donner demotif. Ma résolution, sans explication aucune, est tout ce que jepuis vous offrir. C’est mon devoir, mon devoir impérieux et forcé.Si je ne le remplissais pas, je serais une créature vile etcriminelle. Maintenant que je vous ai dit cela, mes lèvres sontscellées ; je ne puis vous en dire davantage. »
Comme si elle se fût sentie soulagée d’enavoir tant dit, et que cela lui eût donné du nerf pour le restantde sa tâche, elle continua de parler d’une voix plus ferme et avecplus de courage.
« Le ciel m’est témoin, comme l’est monpropre cœur (et le vôtre, chère demoiselle, parlera pour moi, je lesais), que j’ai vécu, depuis le temps dont nous avons tous d’amerssujets de nous souvenir, dans un dévouement et une gratitudeinvariables pour cette famille. Le ciel m’est témoin que, n’importeen quel lieu j’aille, je conserverai les mêmes sentiments à jamaisinaltérables. Il m’est témoin encore qu’eux seuls me poussent dansla voie que je vais suivre, et dont rien à présent ne medétournera, aussi vrai que j’espère en la miséricorde divine.
– Voilà d’étranges énigmes, ditM. Haredale.
– Dans ce monde, monsieur,répliqua-t-elle, peut-être ne seront-elles jamais expliquées. Dansun autre, la vérité se découvrira d’elle-même. Et puisse ce temps,ajouta-t-elle à voix basse, être bien éloigné !
– Voyons, dit M. Haredale, si jevous comprends bien ; car je doute de mes propres sens.Voulez-vous dire que vous êtes volontairement résolue à vous priverdes moyens de subsistance que vous avez si longtemps reçus denous ; que vous êtes déterminée à résigner la rente que nousvous avons faite il y a vingt ans : à quitter votre maison,votre intérieur, tout ce qui vous appartient, pour recommencer unevie nouvelle ; et cela pour quelque secret motif ou quelquemonstrueuse fantaisie, qui n’est pas susceptible d’explication, quin’existe que d’aujourd’hui et n’a pas cessé de dormir dans l’ombrependant tout ce temps ? Au nom de Dieu, à quelle illusionêtes-vous en proie ?
– Aussi vrai que je suis profondémentreconnaissante, répondit-elle, des bontés de ceux qui, vivants oumorts, ont été ou sont les propriétaires de cette maison ;aussi vrai que je ne voudrais pas que son toit tombât et m’écrasât,ou que ses murs suassent du sang, lorsqu’ils entendent prononcermon nom ; aussi vrai est-il que je ne subsisterai plus jamaisaux dépens de leur libéralité, ni que je ne souffrirai qu’elle aideà ma subsistance. Vous ne savez pas, ajouta-t-elle avecpromptitude, à quels usages vos bienfaits peuvent être appliqués,dans quelles mains ils peuvent passer. Je le sais, et j’yrenonce.
– Sûrement, dit M. Haredale, vousêtes maîtresse de l’emploi de cette rente.
– Je le fus. Je ne saurais l’être pluslongtemps. Il se peut qu’elle soit (elle l’est) consacrée à unusage qui raille les morts dans leurs tombeaux. Cela ne peut que meporter malheur, attirer encore quelque affreuse condamnation duciel sur la tête de mon cher fils, dont l’innocence souffrira desfautes de sa mère.
– Quels mots viens-je d’entendrelà ? cria M. Haredale en la regardant avec étonnement.Parmi quels associés êtes-vous donc tombée ? quelle est cettefaute où l’on vous aurait entraînée par surprise ?
– Je suis coupable et pourtantinnocente ; j’ai tort et j’ai raison ; pure d’intention,et contrainte de protéger et d’aider les méchants. Ne mequestionnez pas davantage, monsieur ; mais croyez que je suisplutôt à plaindre qu’à condamner. Il faut que j’abandonne demain mamaison : car, tandis que je me trouve ici, elle est hantée. Mafuture résidence, si je veux y vivre en paix, doit être un mystère.Si mon pauvre garçon poussait un jour ses courses errantes de cecôté, ne tentez pas de découvrir notre asile car, si on nousrelance, il nous faudra fuir encore. Et maintenant mon esprit estdélivré de ce fardeau. Je vous conjure, monsieur, ainsi que vous,chère mademoiselle Haredale d’avoir confiance en moi, si vouspouvez, et de penser à moi aussi affectueusement que vous aviezaccoutumé de le faire. Si je meurs sans pouvoir dire mon secret,même alors (car cela peut arriver), grâce à l’œuvre d’aujourd’hui,ma poitrine sera plus légère à l’heure suprême, et le jour de mamort, et chaque jour jusqu’à ce que celui-là vienne, je prieraipour vous deux, je vous remercierai et ne vous troublerai plusjamais. »
Cela dit, elle voulait les quitter, mais ilsla retinrent, et, avec beaucoup de paroles d’encouragement etd’affectueuses instances, ils la supplièrent de considérer cequ’elle faisait et par dessus tout d’avoir en eux plus de confianceet de leur dire ce qui accablait son esprit d’une façon sinavrante. La voyant sourde à leurs efforts de persuasion,M. Haredale s’avisa d’une dernière ressource il suggéra l’idéeque la veuve prît pour confidente Emma, qui, à raison de sajeunesse et de son sexe, l’effrayerait peut-être moins que lui.Cette proposition, toutefois, la fit reculer avec la mêmeexpression de répugnance qu’elle avait manifestée au commencementde leur entrevue. Tout ce qu’on put obtenir d’elle, ce fut unepromesse de recevoir chez elle M. Haredale le lendemain soir,et d’employer cet intervalle à réfléchir de nouveau sur sarésolution et sur leurs, conseils, quoiqu’il n’y eut pas du tout àespérer, leur dit-elle, aucun changement de sa part. Cettecondition acceptée enfin, ils laissèrent à contrecœur partir laveuve puisqu’elle ne voulait ni boire ni manger dans la maison, eten conséquence, elle, Barnabé et Grip s’en allèrent, comme ilsétaient venus, par l’escalier particulier et la porte du jardin,sans voir personne et sans que personne les vît sur le chemin.
Une chose remarquable chez le corbeau, c’estque, durant tout le cours de l’entrevue, il tint ses yeux fixés surson livre, exactement de l’air du plus rusé coquin qui aurait feintde lire avec une extrême attention, mais qui aurait tout écouté,sans perdre un seul mot. Il fallait même que la conversation qu’ilvenait d’entendre occupât fortement son esprit : car,lorsqu’ils furent seuls tous les trois, tout en donnant des ordrespour l’immédiate préparation d’innombrables bouilloires dans le butde prendre du thé, il restait pensif et semblait plutôt céder à unsentiment abstrait de devoir qu’au désir de se rendre agréable etd’être ce qu’on appelle communément de bonne compagnie.
Les voyageurs devaient retourner à Londres parla diligence. Comme il y avait un intervalle de deux grandes heuresavant qu’elle partît, et qu’ils avaient besoin de repos et dequelque nourriture, Barnabé insista pour une visite auMaypole ; mais sa mère, qui ne souhaitait pas d’être reconnue,et qui craignait en outre que M. Haredale, après réflexion,n’envoyât à sa recherche quelque messager vers cet établissement,proposa d’attendre dans le cimetière au lieu d’aller au Maypole.Rien n’étant plus aisé pour Barnabé que d’acheter et d’apporter làles humbles aliments qu’il leur fallait, celui-ci consentit avecjoie ; et bientôt ils furent assis dans le cimetière à prendreleur frugal repas.
Là encore, le corbeau prit une attitude dehaute méditation ; il se promena de long en large quand il eutdîné, de l’air d’un grave gentleman et avec une telle importance,qu’il ne lui manquait plus que d’avoir ses mains sous les pansretroussés de son habit ; il fit semblant de lire les pierrestumulaires en critique consommé. Quelquefois, après avoirlonguement examiné une épitaphe, il aiguisait son bec sur la tombeet criait d’un ton rauque : « Je suis un démon, je suisun démon, je suis un démon ! » Après cela, il n’est passûr du tout qu’il adressât ces allusions à la personne qui étaitcensée reposer dessous ; il est bien possible qu’il ne lesvociférât que comme une réflexion générale.
Le cimetière était un joli endroit fortpaisible, mais bien triste pour la mère de Barnabé, carM. Reuben Haredale gisait là, et, près du caveau où sescendres reposaient, elle pouvait voir une pierre élevée à lamémoire de son propre époux, avec une courte inscriptionmentionnant quand et comment il avait perdu la vie. Elle s’assitlà, pensive et à l’écart, jusqu’à ce que leur temps se fût écoulé,et que le son lointain du cor annonçât que la diligencearrivait.
Barnabé, qui dormait sur le gazon, bondit à cebruit, et Grip, qui parut l’entendre aussi bien que lui, entra toutdroit dans son panier, suppliant la société en général (comme s’ilvoulait faire une espèce de satire contre ceux qui avaient desrapports avec les cimetières) de ne jamais « avoir peur »dans aucun cas. Ils furent bientôt tous trois perchés sur ladiligence et roulèrent sur la route.
On passa devant le Maypole et on s’arrêta à laporte. Joe était absent, Hugh vint, avec sa nonchalance accoutumée,tendre le paquet demandé. Il n’y avait pas à craindre que le vieuxJohn sortît. Ils purent, du faîte de la diligence, le voirprofondément endormi dans son confortable comptoir. C’était là uneparticularité du caractère de John. Il se faisait un pointd’honneur d’aller dormir à l’heure de la diligence, il dédaignaitde flâner par là ; il regardait les diligences comme deschoses qui auraient dû être poursuivies en justice, parce qu’ellestroublaient le repos de l’humanité, comme des inventions d’uneactivité continuelle, sans cesse en mouvement, toujours affairées,ne servant qu’à souffler dans un cor, tout à fait au-dessous de ladignité d’hommes et convenant seulement à de folles jeunes fillesqui ne savaient que babiller et courir les boutiques. « Nousne nous occupons pas ici des diligences, monsieur, avait coutume derépondre John, si quelque étranger mal chanceux prenait auprès delui quelque information sur ces odieux véhicules, nousn’enregistrons pas pour les diligences, elles donnent plusd’embarras qu’elles ne valent, avec leur bruit et leur tintamarre.Si vous voulez les attendre, vous le pouvez, mais nous ne nousoccupons pas d’elles, il est possible qu’elles s’arrêtent, il estpossible qu’elles ne s’arrêtent pas, il y a un messager, on letrouvait fort suffisant pour nous quand j’étais petitgarçon. »
Elle baissa son voile lorsque Hugh grimpa ettandis qu’il causa avec Barnabé en chuchotant, mais ni lui niaucune autre personne ne lui parla, ni ne fit attention à elle, nine montra la moindre curiosité à son sujet, et ce fut ainsi que,comme une étrangère, elle visita et quitta le village où elle étaitnée, où elle avait vécu joyeuse enfant, gracieuse jeune fille,heureuse épouse, où elle avait connu toutes les jouissances de lavie, et où elle avait commencé la carrière de ses chagrins les pluscruels.
« Et vous entendez ceci sans surprise,Varden ? dit M. Haredale. Fort bien ! Vous et elleavez toujours été les meilleurs amis, et, s’il est quelqu’un quipuisse la comprendre, ce doit être vous.
– Je vous demande pardon, monsieur,répondit le serrurier ; je ne vous ai pas dit que je lacomprisse. Je n’aurais pas la présomption de dire cela d’aucunefemme. Ce n’est déjà pas si facile. Mais je ne suis pas aussisurpris, monsieur, que vous vous y attendiez, certainement.
– Puis-je vous demander pourquoi vous nel’êtes pas, mon bon ami ?
– J’ai vu, monsieur, répliqua leserrurier en se faisant évidemment violence, j’ai vu chez ellequelque chose qui m’a rempli de défiance et d’inquiétude. Elle acontracté de mauvaises liaisons ; quand ou comment, jel’ignore ; mais que sa maison soit le refuge d’un voleur etd’un coupe-jarret, au moins, je n’en suis que trop sûr. Voilà,monsieur. Maintenant, le mot est lâché.
– Varden !
– J’en appelle, monsieur, au témoignagede mes propres yeux ; je voudrais, pour l’amour d’elle, être àdemi aveugle et avoir le bonheur de douter de mes yeux. J’ai gardéle secret jusqu’à ce moment, et il restera entre vous et moi, je lesais ; mais je vous déclare que de mes propres yeux, et bienéveillé, j’ai vu, dans le corridor de sa maison, un soir, après labrune, le voleur de grand chemin qui a volé et blesséM. Édouard Chester, et qui, cette nuit-là même, m’avaitmenacé.
– Et vous n’avez pas fait d’effort pourl’arrêter ? dit vivement M. Haredale.
– Monsieur, répliqua le serrurier,elle-même m’en empêcha, me retint, de toute sa force, se penditautour de moi jusqu’à ce qu’il se fut échappé. »
Et ayant poussé la confidence si loin, ilraconta d’une manière circonstanciée la scène qui s’était passée lesoir en question.
Ce dialogue avait lieu à voix basse dans lapetite salle à manger du serrurier, où l’honnête Gabriel avaitintroduit M. Haredale à son arrivée. Celui-ci était venu leprier d’être son compagnon dans sa visite à la veuve, il désiraitavoir le concours de son influence persuasive, et c’est cettedemande qui avait été l’origine de la conversation.
« Je me suis abstenu, dit Gabriel, derépéter un seul mot de ceci à qui que ce soit, car c’était denature à ne lui faire aucun bien, mais à lui faire plutôt un grandmal. Je pensais et j’espérais, pour dire la vérité, qu’elleviendrait vers moi, me parlerait de cela et me dirait ce qui enétait mais, quoique je me sois à dessein placé moi-même plusieursfois sur son passage, elle n’a jamais touché ce sujet, sauf par unregard. Et vraiment, dit le brave homme de serrurier, il y avaitbeaucoup de choses dans ce regard, plus qu’on n’aurait pu en mettredans un grand nombre de mots. Ce regard disait entre autreschoses : « Ne me faites aucune question, » d’un airsi suppliant, que je ne lui fis aucune question. Vous pensez,monsieur, je le sais, que je suis un vieux fou. Si ça vous soulagede m’appeler ainsi, ne vous gênez pas.
– Ce que vous venez de me dire me jettedans un désordre d’esprit extrême, dit M. Haredale après unmoment de silence. Comment vous expliquez-vous ça ? »
Le serrurier secoua la tête, et regarda par lafenêtre avec incertitude le jour qui tombait.
« Elle ne saurait s’être remariée, ditM. Haredale.
– Pas sans que vous en soyez instruit,monsieur, assurément.
– Elle pourrait me l’avoir caché, dans lacrainte que ce projet ne l’exposât, étant connu, à quelqueobjection ou à quelque marque de répugnance. Supposons qu’elle sesoit mariée imprudemment, ce qui n’est pas improbable, car sonexistence a été depuis bien des années une existence solitaire etmonotone, et que l’homme soit devenu un scélérat, elle aurait unvif désir de le protéger, et cependant serait révoltée de sescrimes. Cela est possible. Cela s’accorde avec l’ensemble de saconversation d’hier, et nous expliquerait entièrement sa conduite.Supposez-vous que Barnabé soit initié à ce mystère ?
– Il est tout à fait impossible de ledire, monsieur, répondit le serrurier en secouant de nouveau latête, et il est presque impossible de le savoir de lui. Si votresupposition est exacte, je tremble pour ce garçon ; il n’estque trop commode à entraîner au mal.
– N’est-il pas possible, Varden, ditM. Haredale, à voix plus basse encore qu’il n’avait parléjusque-là, que nous ayons été aveuglés et trompés par cette femmedepuis le commencement ? N’est-il pas possible que sa liaisonait été formée du vivant de son époux, et soit cause que lui et monfrère…
– Mon Dieu, monsieur, cria Gabriel enl’interrompant, n’entretenez pas un moment de si sombres pensées.Il y a vingt-deux ans, où auriez-vous trouvé une jeunesse commeelle, gaie, belle, riante, aux yeux brillants ? souvenez-vousde ce qu’elle était, monsieur. Cela me remue encore le cœur àprésent, oui, même à présent que je suis vieux, avec une fillebonne à faire une femme, de songer à ce qu’elle était et de voir cequ’elle est. Nous changeons tous, mais c’est avec le temps ;le temps fait honnêtement son œuvre, et je ne m’en occupe pas.Nargue du temps, monsieur ! usez-en bien avec lui, et c’est unbon compagnon qui dédaigne de prendre sur vous trop d’avantages.Mais les soucis et les souffrances, voilà ce qui l’a changée, voilàles démons, monsieur, les démons secrets, clandestins, qui vousminent, qui foulent aux pieds les fleurs les plus éclatantes del’Eden, et qui font plus de ravage dans un mois que le temps n’enfait dans une année. Représentez-vous une minute ce qu’était Marieavant qu’ils attaquassent son cœur et sa figure dans leurfraîcheur, rendez-lui justice, et dites si votre soupçon estpossible.
– Vous êtes un brave homme, Varden, ditM. Haredale, et vous avez tout à fait raison. J’ai couvé silongtemps ce triste sujet, que le moindre accident m’y ramène. Vousavez tout à fait raison.
– Ce n’est pas, monsieur, répliqua leserrurier, dont les yeux s’animaient et dont la forte voix avaitl’accent de la loyauté, ce n’est pas parce que je lui ai fait lacour avant Rudge, et sans succès, que je dis qu’elle valait mieuxque lui. On aurait pu dire de même qu’elle valait mieux que moi.Mais c’est égal, elle valait mieux que ça, il n’était pas assezfranc ni assez ouvert pour elle. Je ne le reproche pas à samémoire, pauvre garçon, je veux seulement vous rappeler ce qu’elleétait réellement. Quant à moi, je garde un vieux portrait d’elledans mon esprit, et, tant que je songerai à ce portrait et auchangement qu’elle a subi, elle aura en moi un ami solide quis’efforcera de lui faire retrouver la paix. Et Dieu me damne !monsieur, cria Gabriel, pardonnez-moi l’expression, j’agirais demême, eût-elle épousé en un an cinquante voleurs de grand chemin,et je pense que ça doit être dans le Manuel protestant.Marthe a beau me dire le contraire, je le soutiendrai mordicusjusqu’au jour du jugement dernier ! »
Quand l’obscure petite salle à manger auraitété remplie d’un épais brouillard qui, se dissipant en un instant,l’eût laissée pleine d’éclat et radieuse, elle n’aurait pas pu êtreplus soudainement égayée que par cette explosion du cœur de Varden.Presque aussi haut et presque aussi rondement, M. Haredalecria de son côté : « Bien dit ! » et l’invita àpartir sans prolonger l’entretien. Gabriel y consentant trèsvolontiers, ils montèrent tous deux dans une voiture de louage quiattendait à la porte, et qui partit aussitôt.
Ils descendirent au coin de la rue, et,congédiant leur véhicule, ils marchèrent jusqu’à la maison. Aupremier coup qu’ils frappèrent à la porte, pas de réponse. Lesecond eut le même résultat. Mais en réponse au troisième, quiétait plus vigoureux, le châssis de la fenêtre de la salle à mangerfut levé doucement, et une voix musicale cria :
« Haredale, mon garçon, je suisextrêmement aise de vous voir. Votre santé me parait bien amélioréedepuis notre dernière entrevue Je ne vous vis jamais plus bellemine. Comment vous portez-vous ? »
M. Haredale tourna les yeux vers lafenêtre d’où venait la voix, quoique cela ne fût pas nécessairepour reconnaître l’orateur, et M. Chester, agitant sa main,l’accueillit courtoisement avec un sourire.
« On va ouvrir la porte tout de suite,dit-il. Personne ici n’est chargé de ces fonctions qu’une femmetrès délabrée. Vous excuserez ses infirmités : si elle étaitplus élevée sur l’échelle sociale, elle se plaindrait de la goutte,mais n’ayant pour état que de fendre du bois et de tirer de l’eau,elle se plaint seulement d’un rhumatisme. Mon cher Haredale, cesont là les distinctions naturelles des classes, soyez-enconvaincu. »
M. Haredale, dont la figure avait reprisson air sombre et défiant dès qu’il avait entendu la voix, inclinasa tête avec roideur et tourna le dos à l’orateur.
« Pas ouvert encore ! ditM. Chester. Ah ! mon Dieu ! j’espère que l’antiquecréature ne s’est pas pris le pied en chemin dans quelquemalencontreuse toile d’araignée. La voici enfin ! Entrez, jevous prie ! »
M. Haredale entra, suivi du serrurier. Setournant, d’un air très étonné, vers la vieille femme qui avaitouvert la porte, il demanda Mme Rudge et Barnabé. Ils étaientpartis ensemble tout de bon, répliqua-t-elle en secouant sa têtechenue. Il y avait dans la salle à manger un gentleman qui leur endirait peut-être davantage. Pour elle, c’était tout ce qu’elle ensavait.
« Veuillez, monsieur, ditM. Haredale, en se présentant devant ce nouvel occupant, medire où est la personne que je venais voir ici.
– Mon cher ami, répliqua-t-il, je n’en aipas la moindre idée.
– Vos plaisanteries sont intempestives,riposta l’autre d’un ton de voix étouffé, et le sujet est malchoisi. Réservez-les pour vos amis, au lieu de les perdre avec moi.Je ne me reconnais aucun titre à cette distinction, et j’ai ledésintéressement de la refuser.
– Mon cher bon monsieur, ditM. Chester, la marche vous a échauffé. Asseyez-vous, je vousprie. Notre ami est… ?
– Tout uniment un honnête homme, répliquaM. Haredale, et tout à fait indigne de votre attention.
– Monsieur, je me nomme Gabriel Varden,dit le serrurier d’un ton un peu brusque.
– Un estimable yeoman anglais ! ditM. Chester, un très estimable yeoman, dont j’ai souvententendu parler à mon fils Ned, cher garçon, et que j’ai souvent eule désir de voir. Varden, mon bon ami, je suis enchanté de vousconnaître. Vous êtes bien étonné, dit-il en se tournantlanguissamment vers M. Haredale, de me trouver ici ?Allons, avouez que vous l’êtes. »
M. Haredale le regarda (ce n’était pasd’un regard bien tendre ni bien amical), sourit et restasilencieux.
« Le mystère va être dévoilé en unmoment, dit M. Chester, en un moment. Allons un instant àl’écart, s’il vous plaît. Vous vous rappelez notre petiteconvention par rapport à Ned et à votre chère nièce,Haredale ? Vous vous rappelez la liste de ceux qui lesaidaient dans leur innocente intrigue ? Vous vous rappelez queBarnabé et sa mère figuraient parmi eux ? Mon cher garçon,félicitez-vous et félicitez-moi. J’ai acheté leur départ.
– Vous avez fait cela ? ditM. Haredale.
– J’ai acheté leur départ, répliqua sonsouriant ami. J’ai jugé nécessaire de prendre quelques mesuresactives pour en finir tout à fait avec l’attachement de ce garçonet de cette jeune fille, et j’ai commencé par éloigner ces deuxagents. Vous êtes surpris ? qui peut résister à l’influenced’un peu d’or ? Ils en avaient besoin, j’ai acheté leurdépart. Nous n’avons plus rien à craindre d’eux. Ils sontpartis.
– Partis ! répétaM. Haredale ; où ?
– Mon cher garçon, et vous me permettrezde vous dire encore que vous n’avez jamais eu l’air si jeune, sipositivement jouvenceau que ce soir, le Seigneur sait où ;Colomb lui-même, je crois, en serait pour ses frais. Entre nous,ils ont leurs raisons cachées, mais sur ce point je me suis engagéau secret. Elle vous avait donné rendez-vous pour ce soir, je lesais ; mais elle à trouvé qu’il y avait de l’inconvénient etqu’il lui était impossible de vous attendre. Voici la clef de laporte. Je crains qu’elle ne vous paraisse d’une grosseur assezgênante ; mais comme la maison est à vous, votre bon naturelm’excusera, j’en suis sûr, Haredale, de vous donner cetembarras. »
M. Haredale resta immobile dans la salleà manger de la veuve avec la clef de la porte à la main, regardanttour à tour M. Chester et Gabriel Varden, abaissant mêmeparfois ses yeux sur la clef comme dans l’espoir que, de son pleingré, elle lui ferait pénétrer le mystère, jusqu’à ce queM. Chester, mettant son chapeau et ses gants, et s’informantd’une voix suave s’ils allaient dans la même direction, le rappelaà lui-même.
« Non, dit-il, nos routes sont bienopposées, énormément, comme vous savez. Quant à présent, jeresterai ici.
– Vous allez broyer du noir,Haredale ; vous allez être malheureux, mélancolique,profondément misérable, répliqua l’autre. C’est le pire endroitpour un homme de votre caractère. Je sais que vous y aurez la mortdans l’âme.
– Soit, dit M. Haredale ens’asseyant ; donnez-vous le plaisir de le croire.Bonsoir ! »
Feignant de ne s’être pas du tout aperçu dubrusque mouvement qui rendait cet adieu équivalent à un congé,M. Chester y répondit par une bénédiction aimable et biensentie, puis il demanda à Gabriel de quel côté il allait.
« Ce serait trop d’honneur pour un hommecomme moi, que de suivre le même chemin que vous, repartit Gabrielen hésitant.
– Je désire que vous demeuriez ici unpetit instant, Varden, dit M. Haredale, sans les regarder.J’ai deux mots à vous dire.
– Je ne ferai pas obstacle à votreconférence, un moment de plus, dit M. Chester avec uneinconcevable politesse. Puisse-t-elle avoir pour vous deux desrésultats satisfaisants ! Dieu vous garde ! »
Alors il accorda au serrurier le plusresplendissant sourire, et les quitta.
« Que voilà un raboteux personnage, sedit-il en marchant dans la rue, un véritable ours mal léché !c’est une atrocité qui porte avec soi son propre châtiment. Cethomme-là se ronge le cœur. Et voilà un des inestimables avantagesd’avoir un parfait empire sur ses propres inclinations. J’ai ététenté cinquante fois pendant ces deux courtes entrevues de dégainercontre ce garçon. Cinq hommes sur six auraient cédé à leurimpulsion. En reprenant la mienne, je lui ai fait une blessure plusprofonde et plus mordante que si je fusse la meilleure lame detoute l’Europe, et lui la plus mauvaise. Vous êtes bien la dernièreressource de l’homme d’esprit, dit-il en tapant la garde de sonépée, nous ne devons en appeler à vous qu’après avoir épuisé toutle reste. Si l’on commençait par vous dégainer, on ferait trop deplaisir à ses adversaires ; c’est un procédé de spadassin quin’est bon que pour des barbares, mais tout à fait indigne d’unhomme qui a la plus lointaine prétention à des sentiments raffinéset délicats. »
Il sourit d’une manière si agréable en secommuniquant à lui-même ces réflexions, qu’un gueux s’enhardit àl’accompagner pour avoir l’aumône, et à le suivre à la pistependant quelque temps. M. Chester fut charmé de cet incident,qu’il regarda comme une espèce d’hommage rendu au pouvoir de saphysionomie et, pour l’en récompenser, il voulut bien lui permettrede l’escorter jusqu’à ce qu’il eût appelé une chaise, alors, il lecongédia gracieusement avec un « Dieu vousassiste ! » plein de ferveur.
« Cela ne coûte pas plus que de l’envoyerau diable ajouta-t-il judicieusement en prenant place, et cela siedmieux à la physionomie… À Clerkenwell, s’il vous plaît, mes bonnescréatures ! » Paroles courtoises qui donnèrent des ailesaux porteurs, et les voilà partis pour Clerkenwell d’un joli petittrot.
Mettant pied à terre à un certain endroitqu’il leur avait indiqué en route, et les payant un peu moins queces braves gens ne s’y attendaient pour le port d’un gentleman sibien élevé, il entra dans la rue où habitait le serrurier ets’arrêta bientôt sous l’ombre de la clef d’or. M. Tappertitqui travaillait dur à la lumière de la lampe dans un coin del’atelier, ne s’aperçut pas de la présence du visiteur jusqu’à cequ’une main posée sur son épaule lui fît tourner la tête ensursaut.
« L’industrie, dit M. Chester, estl’âme des affaires, et la clef de voûte de la prospérité. MonsieurTappertit, j’espère bien que vous m’inviterez à dîner quand vousserez lord-maire de Londres.
– Monsieur, dit l’apprenti en déposantson marteau et se frottant le nez avec le dos d’une main couvertede suie, je méprise le lord-maire et tout ce qui se rattache à sapersonne. Il nous faudra un autre état social, monsieur, avant quevous m’attrapiez à être lord-maire. Comment vous portez-vous,monsieur ?
– Mieux encore, monsieur Tappertit,depuis que je revois votre figure pleine d’une honnête franchise.Vous vous portez bien, j’espère ?
– Je me porte aussi bien, monsieur, ditSim en se redressant pour rapprocher de l’oreille du gentleman unrauque chuchotement, que peut se porter un homme sous l’empire desvexations auxquelles je suis exposé. La vie m’est à charge. Si cen’était l’espoir de la vengeance, je jouerais ma vie à pile ou faceen un coup.
– Mme Varden est-elle céans ?dit M. Chester.
– Monsieur, répliqua Sim, en lui lançantune œillade d’une expression concentrée, elle y est. Souhaitez-vousde la voir ? »
M. Chester fit un signe affirmatif.
« Alors venez par ici, monsieur, dit Simen s’essuyant le visage sur un tablier de cuir ; suivez-moi,monsieur. Voulez-vous me permettre de vous chuchoter à l’oreille untout petit mot ?
– Certainement. »
M. Tappertit se haussa sur la pointe dupied, appliqua ses lèvres à l’oreille de M. Chester, retira satête sans dire quoi que ce soit, le regarda fixement, appliquaderechef ses lèvres à l’oreille de l’autre, retira encore sa tête,et finit par chuchoter :
« Son nom est Joseph Willet. Chut !je ne vous en dis pas davantage. »
Ayant dit tout cela, il fit signe au visiteurde le suivre à la porte de la salle à manger, où il l’annonça duton d’un huissier du roi :
« M. Chester, et non pasM. Édouard, remarquez bien, » dit Sim, en jetant unnouveau coup d’œil dans la salle, et ajoutant en guise depost-scriptum de son cru : « C’est son père.
– Mais pourtant, que son père, ditM. Chester en s’avançant le chapeau à la main, lorsqu’il eutremarqué l’effet de cette dernière explication, que son père nevous dérange ni ne vous gêne en rien dans vos occupationsdomestiques, mademoiselle Varden.
– Ah ! bon, maintenant. N’est-ce pasce que je dis toujours ? s’écria Miggs en claquant des mains.Il a pris madame pour sa propre fille. Vraiment oui, qu’elle en atout l’air, c’est un fait. Rappelez-vous seulement ce que je vousdisais, mame !
– Est-il possible, dit M. Chester deson accent le plus divin, que j’aie l’honneur de parler à madameVarden ? je suis confondu. Cette jeune personne n’est pasvotre fille, madame Varden ? ce n’est pas possible. C’estvotre sœur.
– C’est ma fille, monsieur, en vérité,répliqua Mme Varden en rougissant d’une façon toutejuvénile.
– Ah ! madame Varden ! cria levisiteur. Ah ! madame, on n’a certes pas à se plaindre de sonlot, quand on a l’avantage de se reproduire dans ses enfants sanscesser d’être aussi jeune qu’eux. Vous permettrez que je vousembrasse, comme cela se fait à la campagne, ma chère madame, etvotre fille également. »
Dolly montra quelque répugnance à accomplircette cérémonie ; mais elle fut vertement gourmandée parMme Varden, qui insista pour qu’elle ne se fît pas prier, et« dépêchons. » Car l’orgueil, dit-elle avec une grandesévérité, était l’un des sept péchés mortels, tandis que l’humilitéde cœur était une vertu. C’est pourquoi elle voulut que Dolly selaissât embrasser immédiatement, sous peine de lui causer un justedéplaisir ; elle insinua en même temps que tout ce qu’ellevoyait faire à sa mère, elle pouvait le faire elle-même en toutesûreté de conscience, sans se donner la peine de raisonner ni deréfléchir sur ce sujet : ce qui serait d’ailleurs un manque derespect, et par conséquent une contravention directe au catéchismede l’Église établie.
Ainsi admonestée, Dolly s’exécuta, quoique pasdu tout volontiers, car il y avait sur la figure de M. Chesterun regard admiratif trop prononcé, bien qu’une exquise politessecherchât à en amortir la hardiesse, et ce regard la mettait fortmal à son aise. Comme elle se tenait les yeux baissés, ne sesouciant pas de les lever et de rencontrer ceux du gentleman, il laconsidéra d’un air approbatif, puis se tournant vers lamère :
« Mon ami Gabriel (dont je n’ai fait laconnaissance que ce soir même) doit être un heureux homme, madameVarden.
– Ah ! soupira Mme Varden ensecouant sa tête.
– Ah ! répéta Miggs comme unécho.
– Est-il possible ? ditM. Chester avec compassion. Ah ! mon Dieu !qu’est-ce que vous me dites là ?
– Le bourgeois serait bien fâché,monsieur, murmura Miggs en se rapprochant de guingois du côté deM. Chester, de ne pas se montrer aussi reconnaissant que sanature le lui permet pour tout ce qu’il peut apprécier dans lemérite des personnes qui lui appartiennent. Mais, vous savez,monsieur, dit Miggs en regardant latéralement Mme Varden etentrelaçant son discours d’un soupir, nous ne connaissonsquelquefois tout le prix de notre vigne et de notrefiguier[25] quequand nous les avons perdus. Tant pis pour ceux qui en font fi,monsieur, et qui ont ce tort sur leurs consciences, quand lesfruits sont allés s’épanouir ailleurs. » Et Mlle Miggsleva les yeux en l’air, pour indiquer où cela pouvait être.
Comme Mme Varden entendait distinctementtout ce que disait Miggs à l’intention de sa maîtresse, et que cesmots semblaient présenter en termes métaphoriques un présage ou uneprédiction, et lui annoncer que, à une période quelconque maisprématurée, elle s’affaisserait sous ses épreuves, et fuirait d’unfacile essor vers les astres, elle commença aussitôt à devenirlanguissante, et, prenant sur une table voisine un volume duManuel protestant, elle y appuya son bras comme si elleeût été l’Espérance et ce livre son ancre. M. Chester s’enapercevant, et voyant sur le dos du volume le titre de l’ouvrage,le lui retira doucement des mains et en tourna les feuilletslégers.
« Mon livre favori, chère madame. Que defois, oui, que de fois dans son plus jeune âge, à une époqueantérieure à ses souvenirs (cette clause était strictement vraie),j’ai tiré de petites leçons de morale facile des pages de monManuel pour mon cher fils Ned ! Vous connaissezNed ? »
Mme Varden dit qu’elle avait cet honneur,et que c’était un beau et gracieux jeune homme.
« Vous êtes mère, madame Varden, ditM. Chester en prenant une prise de tabac, et vous savez ce queje ressens, moi son père, lorsqu’on en fait l’éloge. Il me causequelque peine, beaucoup de peine, il est d’une nature vagabonde,madame ; il voltige de fleur en fleur, de douce amie en douceamie mais à l’âge qu’il a, on peut être papillon, et il ne nousfaut pas être sévères pour de pareilles bagatelles »
Il regarda Dolly. Elle était tout oreillesC’était justement ce qu’il désirait.
« La seule chose que je trouve à rediredans ce petit trait de caractère chez Ned, dit M. Chester etla mention de son nom me remémore, en passant, que j’ai à vousdemander la faveur d’une minute d’entretien particulier, la seulechose que j’y trouve à redire, c’est qu’il y a là un défaut desincérité. Or, j’ai beau m’efforcer de déguiser le fait à mespropres yeux, par suite de mon affection pour Ned, il n’en est pasmoins vrai que j’en reviens toujours à dire que si nous ne sommespas sincères, nous ne sommes rien… rien sur terre. Soyons sincères,ma chère madame.
– Et protestants, murmuraMme Varden.
– Et protestants par-dessus touteschoses. Soyons sincères et protestants, strictement moraux,strictement justes (quoique toujours en inclinant versl’indulgence), strictement honnêtes et strictement vrais, et nous ygagnons. C’est un faible point, sans doute mais encore est-cequelque chose de palpable, nous y gagnons de jeter les assises, etpour ainsi parler, les fondements solides sur lesquels il nous estpossible plus tard d’élever quelque bel édifice.
– Voilà, certainement, pensaMme Varden, voilà un parfait modèle d’honnêteté, voilà unhomme plein de douceur et de droiture, un chrétien accompli. Aprèsavoir conquis ces qualités si difficiles à acquérir, après avoirattrapé toutes les vertus cardinales en leur mettant un grain desel sur la queue, il n’y attache pas plus d’importance qu’à rien dutout, il a l’air de ne pas savoir seulement la valeur de cestrésors précieux »
Car la bonne dame ne douta pas (c’est toujourscomme cela que font les bonnes dames, et, en général, les bonnesgens), qu’il ne fallût prendre au mot ces déclarations du méprisqu’on fait de soi-même, ce peu de valeur qu’on accorde à de grandeschoses qu’on possède, cet air de dire : « Je ne suis pasorgueilleux, je suis ce que vous voyez, mais je ne me crois paspour cela meilleur que les autres ; changeons de conversation,je vous prie. » Au reste, il vous avait inventé cela, et ilvous l’avait débité avec tant de modestie, qu’il avait l’air de nepas pouvoir s’en empêcher, ce qui en rendait l’effet plusmerveilleux encore.
S’apercevant de l’impression qu’il avait faite(il n’y avait personne comme lui pour s’en rendre compte),M. Chester redoubla ses coups en avançant certaines maximesvertueuses, quelque peu vagues et générales, sans doute, quiavaient bien parfois le cachet de ces vérités banales et usées quimontrent la corde, mais énoncées d’une voix si charmante, et avecun calme d’esprit et une sérénité si rares, qu’elles atteignaientle même but que si elles eussent été des plus saisissantes. Et iln’y a pas à s’en étonner : car, de même qu’un vase creuxproduit, en tombant, un son bien plus musical que ceux qui sontpleins et solides, ainsi l’on trouve souvent que des opinions videset creuses sont celles qui retentissent le mieux dans le monde, etsont les plus goûtées.
M. Chester, tenant d’une main le volumemollement étendu, et laissant l’autre légèrement plantée sur sapoitrine, parla de la façon la plus délicieuse, et enchanta tout àfait ses divers auditeurs, en dépit de la lutte de leurs intérêtset de leurs pensées. Même Dolly, qui, entre le regard perçant deM. Chester et l’œillade fascinatrice de M. Tappertit,était toute décontenancée, ne put pas s’empêcher d’avouer au dedansde soi qu’elle n’avait jamais vu de gentleman doué d’une paroleaussi emmiellée que celui-là. Même Mlle Miggs, qui étaitpartagée entre son admiration pour M. Chester et la jalousiemortelle que lui inspirait sa jeune maîtresse, eut le loisir des’apaiser. Même M. Tappertit, quoique occupé, comme nousl’avons dit, à contempler les délices de son cœur, ne put pascomplètement soustraire ses pensées à la voix de l’autreenchanteur. Quant à Mme Varden. selon son opinion personnelleet intime, elle n’avait jamais autant profité de sa vie ni de sesjours, et lorsque M. Chester, se levant et sollicitant lapermission de l’entretenir en particulier, lui eut offert la mainet l’eut conduite en haut dans le grand salon, à longueur de bras,elle le considéra presque comme un être surhumain.
« Chère madame, dit-il en pressantdélicatement la main de sa dame sur ses lèvres, veuillez vousasseoir. »
Mme Varden prit tout à fait un air decour et s’assit.
« Vous soupçonnez mon dessein ? ditM. Chester en tirant une chaise vers elle ; vous devinezmon but ? Je suis un père plein de tendresse, ma chère madameVarden.
– J’en suis bien sûre, monsieur, ditMme Varden.
– Je vous remercie, répliquaM. Chester en tapant le couvercle de sa tabatière. Les pèreset les mères ont de lourdes responsabilités morales, madameVarden. »
Mme Varden leva légèrement ses mains,secoua sa tête, et regarda le plancher, comme si elle plongeaittout droit ses yeux au travers du globe, d’un bout à l’autre, etdans l’immensité de l’espace au delà.
« Je peux me fier à vous, ditM. Chester, m’y fier sans réserve. J’aime mon fils, madame,avec tendresse ; et, l’aimant comme je fais, je voudrais lesauver d’une misère certaine. Vous savez quelque chose de sonattachement pour Mlle Haredale. Vous l’avez favorisé, et il yavait beaucoup de bonté de votre part à le faire. Je vous suis trèsobligé, profondément obligé, de l’intérêt que vous avez témoigné àson égard ; mais, ma chère madame, vous vous êtes méprise, jevous assure. »
Mme Varden balbutia qu’elle étaitfâchée.
« Fâchée, ma chère madame ?répondit-il en l’interrompant. Ne soyez nullement fâchée d’unechose si aimable, si bonne dans l’intention, si parfaitement dignede vous. Mais il y a de graves et fortes raisons, de pressantesconsidérations de famille, et même, en les écartant, desdifficultés dans la différence de religion, qui se mettent entravers de leurs sentiments, et rendent leur union impossible, toutà fait impossible. J’aurais exposé ces circonstances à votremari ; mais il n’a pas, vous m’excuserez de parler sifranchement, il n’a pas votre vivacité à saisir les choses, nivotre profondeur de sens moral… Que cette maison-ci a un aspectagréable, et qu’elle est admirablement tenue ! Pour un hommecomme moi, veuf depuis si longtemps, ces marques du soin et de lasurveillance d’une femme ont des charmes inexprimables. »
Mme Varden commença à penser (sans tropsavoir pourquoi), que M. Chester fils devait avoir tort, etque M. Chester père devait avoir raison.
« Mon fils Ned, reprit le tentateur, deson air le plus séduisant, a eu, m’a-t-on dit, l’aide de votreaimable fille, et de votre mari, un homme franc comme l’or.
– Beaucoup plus que la mienne, monsieur,dit Mme Varden, infiniment plus. J’ai eu souvent mes doutes.C’est un…
– Un mauvais exemple, suggéraM. Chester. « Oui, c’en est un. Il n’y a pas de doutelà-dessus, c’en est un. Votre fille est d’âge à ce qu’on doiveéviter de mettre sous ses yeux un encouragement pour des jeunesgens à se révolter contre leurs parents sur un point de la plushaute importance ; c’est un acte tout à fait imprudent. Vousavez parfaitement raison. J’aurais dû y songer moi-même ; maiscela m’a échappé, je le confesse, tant votre sexe est supérieur aunôtre, chère madame, sous le rapport de la pénétration et de lasagacité. »
Mme Varden prit un air aussi avisé que sielle eût réellement dit quelque chose qui méritât cecompliment ; elle finit par en avoir la conviction, et sa foidans sa propre habileté s’en accrut considérablement.
« Ma chère madame, dit M. Chester,vous m’enhardissez à vous parler franchement : mon fils et moinous sommes en désaccord sur cet article ; la jeune demoiselleet son tuteur le sont également. Bref, pour conclure, mon fils estobligé, au nom de ses devoirs envers moi, de son honneur, des liensles plus solennels, d’en épouser une autre.
– Il a pris l’engagement d’épouser uneautre demoiselle ? dit Mme Varden en levant sesmains.
– Ma chère madame, il a été élevé,instruit, formé expressément dans cette vue, expressément danscette vue. Mlle Haredale, m’a-t-on dit, est une très charmantecréature ?
– Je l’ai nourrie, je dois laconnaître ; c’est la meilleure demoiselle que je connaisse,dit Mme Varden.
– Je n’ai pas là-dessus le moindre doute,elle l’est, j’en suis sûr. Et vous, qui avez eu ces tendresrelations avec elle, vous n’en êtes que plus obligée de consulterson bonheur. Maintenant puis-je, moi, comme je l’ai dit à Haredale,qui en tombe d’accord, puis-je être là, et souffrir qu’elle sejette (bien qu’elle soit d’une famille catholique) dans les brasd’un jeune homme qui, quant à présent, n’a pas du tout desentiments du cœur ? Ce n’est pas lui faire de tort que dedire qu’il n’en a pas, car les jeunes gens qui se sont plongés aufond des frivolités et des habitudes convenues de la société, enont très rarement. Le cœur ne leur pousse jamais, ma chère madame,qu’après la trentaine ; je ne crois pas, non, je ne crois pasque j’eusse moi-même un cœur quand j’étais à l’âge de Ned.
– Oh ! monsieur, ditMme Varden, je pense que vous devez en avoir eu un ; vousen avez trop aujourd’hui pour n’en avoir pas toujours eu.
– J’aime à espérer, répondit-il enhaussant les épaules avec humilité, que j’en ai eu un peu, un toutpetit peu, le ciel le sait ! Mais, pour en revenir à Ned, jene doute pas que vous n’ayez pensé, quand vous avez eu la bonté devous entremettre en sa faveur, que je ne rendais pas justice àMlle Haredale, c’est bien naturel ! Mais point du tout,ma chère madame, c’est contre lui, contre lui seul que portent mesobjections. Je le répète énergiquement, contre Nedlui-même. »
Mme Varden resta ébahie de cetterévélation.
« Il a, s’il remplit en homme d’honneurl’engagement solennel dont je vous ai parlé (et il faut qu’il soitun homme d’honneur, ma chère madame Varden, ou il ne serait pas monfils), une fortune sous la main. Avec ses habitudes dispendieuses,ruineuses, si, dans un moment de caprice et d’entêtement, ilépousait cette jeune demoiselle et se privait par là des moyens decontenter les goûts auxquels il a été si longtemps accoutumé, ilbriserait, ma chère madame, le cœur de cette douce créature. MadameVarden, ma bonne dame, ma chère âme, je m’en rapporte à vous :est-ce là un sacrifice qu’il faille souffrir ? le cœur d’unefemme est-il une chose à laisser traiter d’une façon silégère ? Interrogez le vôtre, ma chère madame, interrogez levôtre, je vous en supplie.
– Vraiment, pensa Mme Varden, cegentleman est un saint. Mais, ajouta-t-elle à haute voix et biennaturellement, si vous ôtez à Mlle Emma celui qu’elle aime,que deviendra donc, monsieur, le cœur de cette pauvre jeunefille ?
– C’est juste le point, ditM. Chester sans être du tout déconcerté, où je désirais vousamener. Un mariage avec mon fils, que je serais contraint dedésavouer, n’aurait d’autre suite que des années de misère, ils sesépareraient, ma chère madame, au bout d’un an. Rompre cetattachement, qui est plus imaginaire que réel, comme vous et moi lesavons très bien, coûtera seulement quelques larmes à cette chèreenfant ; mais cela ne l’empêchera pas d’être heureuse après.Jugez-en par le cas de votre propre fille, la jeune demoiselle quiest en bas, votre vivante image. » Mme Varden toussa etsourit ingénument. « Il y a un jeune homme (je suis fâché dele dire, un garçon débauché, d’une réputation très médiocre) dontj’ai entendu parler à mon fils Ned. Il s’appelle Boulet, Poulet ouMollet.
– Je connais un jeune homme appelé JosephWillet, monsieur, dit Mme Varden en croisant ses mains avecdignité.
– C’est cela, cria M. Chester.Supposez que ce Joseph Willet voulût aspirer aux affections devotre charmante fille, et fît tout ce qu’il pourrait pour yréussir.
– Il faudrait qu’il eût une fièreimpudence, interrompit Mme Varden, d’oser penser à pareillechose !
– Ma chère madame, c’est exactement lemême cas ; ce serait une grande impudence, et voilàl’impudence que je reproche à Ned. Mais vous ne voudriez pas pourcela, j’en suis sûr, dût-il en coûter quelques larmes à votrefille, vous abstenir d’étouffer leurs inclinationsnaissantes ; c’est ce que j’aurais voulu dire à votre mariquand je l’ai vu ce soir chez Mme Rudge…
– Mon mari, dit Mme Varden eninterrompant avec émotion, ferait beaucoup mieux de rester à lamaison que d’aller chez Mme Rudge si souvent. Je ne sais cequ’il va faire là. Je ne sais pas quel motif il peut avoir,monsieur, de se mêler du tout des affaires de Mme Rudge.
– Si je ne vous parais pas exprimer monadhésion aux sentiments que vous venez de manifester, répliquaM. Chester, tout à fait avec autant de force que vous lesouhaiteriez peut-être, c’est parce que je dois à sa présence en celieu, ma chère madame, et à son peu de goût pour la conversation,d’être venu ici vous trouver vous-même ; c’est ce qui m’aprocuré le bonheur de cet entretien avec une personne dans laquellesont concentrées, à ce que je vois, l’entière direction, laconduite et la prospérité de la famille. »
Cela dit, il reprit la main deMme Varden, et l’ayant pressée sur ses lèvres avec la suprêmegalanterie du jour, un peu chargée, pour qu’elle frappât davantageles yeux inaccoutumés de la bonne dame, il continua, en employantle même mélange de sophismes et de cajoleries, à la supplier defaire tout son possible pour que son mari et sa fille n’aidassentplus Édouard dans sa recherche de la main de Mlle Haredale, etne favorisassent plus, par aucune démarche, l’un ou l’autre desdeux jeunes gens. Mme Varden n’était qu’une femme, et elleavait sa part de vanité, d’obstination, d’amour du pouvoir. Ellesigna donc un traité d’alliance offensive et défensive avec soninsinuant visiteur ; et réellement elle crut, comme eussentfait beaucoup d’autres qui le voyaient et l’entendaient, qu’enagissant ainsi elle poussait de toutes ses forces au progrès de lavérité, de la justice et de la moralité.
Plein de joie du succès de sa négociation, etsingulièrement amusé dans son for intérieur, M. Chester laconduisit en bas avec les mêmes cérémonies, puis, sans oublier laplus agréable, celle de l’embrassade, y compris encore Dolly, il seretira, non sans avoir complété la conquête du cœur deMlle Miggs, en demandant si « cette jeunedemoiselle » voudrait bien l’éclairer jusqu’à la porte.
« Oh ! mame, dit Miggs, lorsqu’ellerevint avec la chandelle ; oh ! miséricorde, mame, envoilà un gentleman ! Y a-t-il jamais eu un ange pour parlercomme lui ? et un homme qui a l’air si avenant, si droit et sinoble qu’il semble mépriser le sol même sur lequel il marche ;et cependant d’une douceur et d’une condescendance si grandes qu’ilsemble dire : « N’ayez pas peur : je ne lui feraipas de mal. » Et penser qu’il vous prend pour Mlle Dolly,et qu’il prend Mlle Dolly pour votre sœur ! Oh, bontédivine ! si j’étais le bourgeois, croyez-vous que je ne seraispas jaloux ? »
Mme Varden blâma sa servante de cesparoles légères ; mais doucement, très doucement, d’unemanière tout à fait souriante en vérité ; remarquant, pourl’excuser, que c’était une fille un peu folle, étourdie, une têtelégère, dont l’humeur vive l’emportait au delà des bornes, et quine pensait pas la moitié de ce qu’elle disait ; que, sanscela, elle se fâcherait contre elle.
« Pour ma part, dit Dolly d’un airpensif, je suis bien tentée de croire que M. Chester ressembleun peu à Miggs sous ce rapport. Avec toute sa politesse et son beaulangage, je suis presque sûre qu’il se moquait de nous, et tout dulong.
– Si vous vous hasardez à dire encorechose pareille, et à parler mal des gens derrière leur dos en maprésence, mademoiselle, dit Mme Varden, j’exigerai que vouspreniez une lumière pour aller vous coucher tout de suite. Commentosez-vous, Dolly ? Vous m’étonnez. Toute votre conduite cesoir a été d’une rudesse choquante. A-t-on jamais entendu, cria lamatrone furieuse et fondant en larmes, une fille dire à sa mèrequ’on se moquait d’elle ? »
Il faut avouer que Mme Varden justifiaitbien sa réputation d’avoir une humeur incertaine.
Lorsqu’il eut quitté la maison du serrurier,M. Chester se rendit à un café distingué dans Covent-Garden,et y resta longtemps assis à prolonger son dîner, s’égayantexcessivement des souvenirs amusants de sa récente visite, et sefélicitant du succès de son insigne adresse. Grâce à l’influence deses pensées, sa figure avait une expression si bénigne et sitranquille, que le garçon chargé particulièrement du service de satable se sentait presque capable de mourir pour sa défense, et semit dans la tête (il en fut désabusé au reçu du montant de lacarte, où il n’eut pour prix de toutes les peines qu’il s’étaitdonnées qu’une gratification d’un penny) qu’un chaland siapostolique valait une demi-douzaine au moins de dîneursordinaires.
Une visite à la table de jeu, non pas enétourdi qui risque gros pour satisfaire à l’ardeur qui l’emporte,mais en homme sage et posé qu’on a plaisir à voir sacrifier l’enjeude ses deux ou trois écus pour condescendre aux folies de lasociété et sourire avec une égale bienveillance au gain et à laperte, fut cause qu’il ne rentra chez lui qu’à une heure avancée.Il avait l’habitude de dire à son domestique d’aller se coucherquand il voudrait, à moins d’un ordre contraire, et de laisserseulement une bougie sur l’escalier. Au palier était une lampe oùil pouvait toujours l’allumer lorsqu’il revenait tard, et, comme ilavait sur lui une clef de la porte, il pouvait rentrer et secoucher à l’heure qu’il voulait.
Il ouvrit le verre de la sombre lampe, dont lamèche, presque toute embrasée et enflée comme le nez d’un ivrogne,s’envolait en petites escarboucles au toucher de la chandelle, et,répandant tout autour d’ardentes étincelles, rendait assezdifficile l’opération d’allumer le paresseux flambeau, quand unbruit, semblable au ronflement profond d’un homme endormi quelquesmarches au-dessus, tint en suspens M. Chester et le fitécouter. C’était bien la forte respiration d’un homme qui dormaitlà, tout contre. Un individu s’était couché sur l’escalier même, ety dormait solidement. Après avoir allumé enfin la chandelle etouvert sa porte, le gentleman monta doucement, en tenant leflambeau élevé sur sa tête et regardant avec précaution alentour,curieux de voir quelle espèce d’homme avait choisi pour son gîte unabri si peu confortable.
Sa tête sur le palier supérieur et ses grandsmembres étendus sur une demi-douzaine de marches, aussinégligemment qu’un cadavre jeté la par des croque-morts engoguette, gisait Hugh, son visage en l’air, sa longue chevelureéparpillée comme une algue sauvage sur son oreiller de bois avec salarge poitrine haletante dont le bruit troublait ce lieu à cetteheure d’une manière si inaccoutumée.
Le gentleman, qui s’attendait peu à le voirlà, allait interrompre son repos en le poussant du pied, lorsque,au moment de le faire, un coup d’œil sur le visage tourné vers luil’arrêta. Se baissant donc et ombrageant de sa main la bougie, ilexamina les traits du dormeur, mais, de si près qu’il les eûtexaminés, cela ne lui suffit pas, car il passa et repassa sur lafigure de cet homme la lumière couverte encore avec plus de soin,pour observer l’inconnu d’un œil plus pénétrant.
Tandis qu’il était tout entier à cet examen,le dormeur, sans tressaillir, sans se tourner même, se réveilla. Ily eut dans la rencontre soudaine de son fixe regard une espèce defascination qui ôta à l’observateur la présence d’esprit de retirerses yeux, et l’obligea en quelque sorte de soutenir les yeux del’autre. Ils restèrent ainsi à se considérer avec un étonnementréciproque, jusqu’à ce que M. Chester rompit enfin le silence,et lui demanda à voix basse pourquoi il était venu coucher là.
« Il me semblait, dit Hugh, ens’efforçant de se mettre sur son séant et continuant à fixer surlui un regard prolongé, que vous faisiez partie de mon rêve. Unrêve curieux, ma foi ; j’espère qu’il ne se réalisera jamais,maître.
– D’où vient que vousfrissonnez ?
– C’est le froid, je suppose, grogna-t-ilen se secouant et se levant. Je ne sais pas encore bien où j’ensuis.
– Est-ce que vous ne me reconnaissezpas ? dit M. Chester.
– Oh que si, je vous reconnais bien,répliqua-t-il. Je rêvais de vous ; mais, par exemple, nous nesommes pas où je croyais être avec vous, Dieumerci ! »
En disant ces mots, il regarda autour de lui,et particulièrement au-dessus de sa tête, comme s’il se fût attenduà se trouver au-dessous de quelque objet qui faisait partie de sonrêve. Puis il se frotta les yeux, se secoua de nouveau, et suivitson conducteur dans son appartement.
M. Chester alluma les bougies de sa tablede toilette, et roulant une bergère vers le feu qui brûlait encore,s’assit devant, et dit à son inculte visiteur :
« Venez ici, ôtez-moi mes bottes… Vousavez encore bu, mon drôle, dit-il lorsque Hugh s’agenouilla pourexécuter l’ordre qu’il avait reçu.
– Aussi vrai que j’existe, maître, j’aifait à pied les quatre mortelles lieues, après quoi, j’ai attenduici je ne sais depuis combien de temps, sans qu’il m’ait passé unegoutte de boisson par les lèvres depuis midi que j’ai dîné.
– Et n’aviez-vous rien de mieux à faire,mon agréable ami, que de vous endormir à ébranler la maison toutentière de vos ronflements ? dit M. Chester. Nepouviez-vous pas aller rêver sur votre paille au Maypole, mauvaischien que vous êtes, au lieu de venir ici pour cela ? Allez mechercher mes pantoufles, et marchez doucement. »
Hugh obéit en silence.
« Écoutez un peu, mon cher jeunegentleman, dit M. Chester en mettant les pantoufles. Lapremière fois que vous rêverez, dispensez-vous de rêver demoi ; rêvez de quelque chien ou de quelque rosse avec qui vousserez plus lié. Remplissez-vous un verre ; vous le trouverez,ainsi que la bouteille, à la même place, et videz-le pour voustenir éveillé. »
Hugh obéit derechef, et, cette fois, même avecplus de zèle ; puis après il se présenta devant sonpatron.
« Maintenant, dit M. Chester, que mevoulez-vous ?
– Il y a des nouvelles aujourd’hui,répliqua Hugh ; votre fils a paru chez nous, il est venu àcheval. Il a essayé de voir la jeune femme, il n’a pas pu seulementl’entrevoir. Il a laissé quelque lettre ou quelque message dontnotre Joe s’est chargé ; mais lui et le vieux se sontquerellés à ce sujet quand votre fils a été parti, et le vieux nevoulait pas que la commission fût faite. Il dit comme ça (c’est levieux qui parle) qu’il ne veut pas que personne chez lui se mêle decette affaire pour lui procurer du désagrément. Il est aubergiste,comme il dit, et ne veut pas mécontenter ses pratiques qui le fontvivre.
– C’est un vrai diamant, ditM. Chester avec un sourire, et un diamant brut, ce qui n’envaut que mieux. Après ?
– La fille de Varden… c’est la jeunesse àqui j’ai pris un baiser…
– Et à qui vous avez volé un bracelet surla grande route, dit M. Chester tranquillement. Eh bien,qu’avez-vous à dire d’elle ?
– Elle a écrit chez nous une lettre à lajeune femme, pour lui annoncer qu’elle avait perdu celle que jevous ai apportée et que vous avez brûlée. Notre Joe devait porterce billet à la Garenne ; mais le vieux a retenu son fils aulogis toute la journée suivante, afin de l’empêcher de faire lacommission. Le surlendemain, il m’en a chargé ; le voici.
– Vous ne l’avez donc pas remis à sonadresse, mon bon ami ? dit M. Chester, en tortillant lebillet de Dolly entre son doigt et son pouce, et feignant lasurprise.
– J’ai supposé que vous ne seriez pasfâché de l’avoir, répliqua Hugh. Quand on en brûle une, autant lesbrûler toutes, ai-je pensé.
– Ma foi, monsieur le Diable, ditChester, réellement, si vous ne prenez pas plus de discernement,votre carrière pourra bien se trouver raccourcie avec une rapiditémerveilleuse. Ne savez-vous pas que la lettre que vous m’avezapportée était adressée à mon fils qui reste ici même ? et nemettez-vous aucune différence entre ses lettres et celles qui sontadressées à d’autres ?
– Si vous n’en voulez pas, dit Hughdéconcerté par ce reproche, quand il s’attendait à des compliments,rendez-la-moi, et je la remettrai à son adresse. Je ne sais pascomment vous contenter, maître.
– Je la remettrai, répliqua son patron,en la rangeant de côté après avoir réfléchi un moment… La jeunedemoiselle se promène-t-elle dehors, dans les bellesmatinées ?
– Très souvent. Ordinairement sur lemidi.
– Seule ?
– Oui, seule !
– Où ?
– Sur la pelouse en face de la maison,celle qui est traversée par le sentier.
– Si le temps est beau, il est possibleque je me lance demain sur son passage, dit M. Chester, aussifroidement que si cette demoiselle eût été une de ses connaissanceshabituelles. Monsieur Hugh, si j’arrive à cheval devant la porte duMaypole, vous me ferez la faveur de ne m’avoir jamais vu qu’uneseule fois. Vous devez supprimer votre gratitude et tâcherd’oublier ma tolérance dans l’affaire du bracelet. Cette gratitudeest naturelle : je ne suis pas étonné que vous la montriez, etcela vous fait honneur ; mais quand il y a là d’autrespersonnes, vous devez, pour votre propre sûreté, continuer d’êtrecomme à votre ordinaire, absolument, comme si vous ne m’aviezaucune espèce d’obligation, et que vous ne vous fussiez jamaistrouvé ici entre ces quatre murs. Vous mecomprenez ? »
Hugh le comprit parfaitement. Après une pause,il marmotta qu’il espérait que son patron ne le jetterait pas dansquelque embarras au sujet de cette dernière lettre, qu’il avaitgardée dans l’unique vue de lui plaire. Il allait continuer de ceton, lorsque M. Chester coupa court à ses excuses de l’air duplus généreux des protecteurs, et lui dit :
« Mon bon garçon, vous avez ma promesse,ma parole, mon engagement scellé (car un engagement verbal de mapart a tout autant de valeur) que je vous protégerai toujours aussilongtemps que vous le mériterez. Mettez donc votre esprit en repos.Soyez bien tranquille, je vous en prie. Quand un homme se livre àmoi aussi complètement que vous avez fait, il me semble en véritéqu’il a une sorte de droit sur moi. Je suis plus disposé à lamiséricorde et à la tolérance dans le cas actuel que je ne peuxvous le dire, Hugh. Regardez-moi comme votre protecteur ; et àl’égard de cette indiscrétion, soyez assuré, je vous en conjure,que vous pouvez conserver, aussi longtemps que vous et moi seronsamis, le cœur le plus léger qui ait jamais battu dans une poitrinehumaine. Remplissez encore une fois le verre, pour vous fairereprendre gaiement la route du Maypole. Je suis réellement confusquand je songe au chemin énorme que vous avez à faire ; etpuis adieu, bonne nuit !
– Ils croient, dit Hugh après avoirentonné la liqueur, que je suis à dormir solidement dans l’écurie.Ha ha ha ! La porte de l’écurie est fermée, mais la bête n’yest plus, maître.
– Vous êtes un franc luron, répliqua sonami, et il n’y a rien qui m’amuse comme votre humeur joviale. Bonnenuit ! Prenez le plus grand soin possible de vous, pourl’amour de moi ! »
Il est remarquable que, durant le cours decette entrevue, chacun d’eux avait essayé de regarder à la dérobéela figure de l’autre, sans jamais pouvoir parvenir à la voir enplein. Ils échangèrent un rapide coup d’œil lorsque Hugh fermaderrière lui la double porte, avec soin et sans bruit ; etM. Chester resta dans sa bergère, fixant sur le feu un regardattentif.
« C’est bien, dit-il après une longue,méditation, et il le dit avec un profond soupir et en changeantpéniblement l’attitude, comme s’il écartait de son esprit quelquesautres pensées, pour en revenir à celles qui l’avaient préoccupétout le jour. L’intrigue se complique ; voilà ma bombelancée ; elle éclatera dans quarante-huit heures, et va vouséparpiller toutes ces bonnes gens-là d’une manière étonnante. Nousverrons ! »
Il se coucha et s’endormit ; mais il n’yavait pas longtemps qu’il dormait quand il se réveilla en sursaut,croyant que Hugh était à la porte extérieure et demandait d’unevoix étrange, très différente de la sienne, qu’on le fît entrer.L’illusion était si forte et si pleine de cette vague terreur quela nuit donne à de semblables visions, qu’il se leva, et, prenant àla main son épée dans le fourreau, ouvrit la porte, regardal’escalier à l’endroit où il avait trouvé Hugh endormi, et l’appelamême par son nom. Mais tout était sombre et paisible. Il retournalentement au lit, et, après une heure de veille fatigante, ilretrouva le sommeil, et ne s’éveilla plus que le lendemainmatin.
Les pensées des hommes du monde sont à jamaisréglées par une loi morale de gravitation, qui, comme la loiphysique, les emporte vers la terre en vertu de l’attraction. Leglorieux éclat du jour et les silencieuses merveilles d’une nuitéclairée par les étoiles font un vain appel à leurs esprits. Il n’ya pas de signes dans le soleil, ni dans la lune ni dans lesétoiles, qu’ils sachent lire. Ils ressemblent à quelques savantsqui connaissent chaque planète par son nom latin, mais qui ont toutà fait oublié de petites constellations célestes telles que lacharité, la tolérance, l’amour universel et la miséricorde,quoiqu’elles brillent nuit et jour d’une clarté si splendide queles aveugles peuvent les voir ; et qui, en regardant là hautle ciel parsemé de paillettes, n’y voient rien que le reflet deleur grand savoir et de leur instruction de rencontre puisée dansdes bouquins.
Il est curieux de se représenter ces gens dumonde, s’arrachant un moment à leurs grandes affaires pour tournerles yeux par hasard vers les innombrables sphères qui scintillentau-dessus de nous, qu’y voient-ils, croyez-vous ? rien quel’image qu’ils portent dans le cœur. L’homme qui ne peut vivre quedans l’atmosphère des princes ne voit rien là dans le ciel que desétoiles pour décorer la poitrine des courtisans. L’envieux ypoursuit de sa haine jalouse les honneurs brillants de son voisin.Pour le ladre, occupé à entasser de l’or, et pour la foule des gensdu monde, tout le firmament au-dessus de nous reluit de piècessterling, toutes fraîches sorties de la monnaie, avec l’empreintede la figure du souverain : ils ont beau se retourner, ils nevoient rien autre chose entre eux et le ciel. C’est ainsi que lesombres de nos désirs viennent se mettre entre nous et nos bonsanges, qu’ils éclipsent à notre vue.
Tout était frais et gai, comme si le monden’eût été fait que de ce matin, quand M. Chester chevauchad’un pas tranquille le long de la route de la forêt. Bien que lasaison ne fût pas avancée, la température était chaude etfécondante ; les boutons des arbres s’épanouissaient enfeuilles, les haies et l’herbe étaient vertes, l’air était unevraie musique, grâce aux chansons des oiseaux, et, s’élevant bienloin au-dessus d’eux tous, l’alouette répandait ses plus richesmélodies. Dans les endroits à l’ombre, la rosée du matin étincelaitsur chaque jeune feuille et sur chaque brin d’herbe ; et, làoù rayonnait le soleil, quelques gouttes diamantines brillaientencore, comme par regret de quitter un si beau monde et d’avoir unesi courte existence. Même le vent léger, dont le bruissement étaitaussi agréable à l’oreille que l’eau qui tombe doucement,promettait un beau jour ; et laissant une suave odeur sur satrace, pendant qu’il s’éloignait en voltigeant, il chuchotaitquelque chose de ses rapports intimes avec l’été, dont il attendaitincessamment l’heureux retour.
Le cavalier solitaire allait toujours du mêmepas, toujours égal, promenant à travers les arbres un coup d’œil dusoleil à l’ombre et de l’ombre au soleil, regardant autour de lui,sans doute, de moment en moment ; mais s’il pensait avecquelque plaisir au jour si beau, au chemin si charmant, c’étaitseulement pour s’applaudir dans l’intérêt de sa toilette, plussoignée que jamais, d’être favorisé d’un pareil temps. Il souriaitalors avec complaisance, mais plutôt comme satisfait de lui-mêmeque de toute autre chose, poursuivant ainsi sa promenade sur sonbidet alezan, d’aussi bonne mine que le cavalier, et probablementplus sensible aux scènes intéressantes de la nature dont ilmarchait environné.
Les massives cheminées du Maypole finirent parse dresser à ses yeux, mais il n’accéléra point son pas, et ce futtoujours avec la même gravité calme qu’il arriva auprès du porchede la taverne. John Willet, qui faisait rôtir sa rouge figuredevant un grand feu dans la salle et qui, avec une prévoyance etune vivacité d’esprit prodigieuses, venait de penser, en regardantle ciel bleu, que, si l’état des choses se prolongeait, il faudraitde toute nécessité éteindre les feux et ouvrir les fenêtres toutesgrandes, sortit pour tenir l’étrier au gentleman, appelant d’unevoix gaillarde : Hugh !
« Oh ! c’est vous ; vous y êtesdonc déjà, monsieur ? dit John un peu étonné de la promptitudeavec laquelle Hugh avait paru. Menez à l’écurie ce précieux animal,et ayez-en un soin plus que particulier, si vous désirez, gardervotre place… Un fainéant, monsieur, comme il n’y en apas !
– Mais vous avez un fils, répliquamonsieur Chester en donnant sa bride après avoir mis pied à terre,et répondant au salut de l’aubergiste par un négligent mouvement desa main vers son chapeau. Pourquoi ne l’utilisez-vous pas,lui ? »
– Eh mais, la vérité est, monsieur,repartit John avec une grande importance, que mon fils… Qu’est-ceque vous faites là à m’écouter, vilain curieux ?
– Qui est-ce qui écoute ? ripostaHugh en colère. Avec ça que c’est amusant de vous écouter !Voulez-vous pas que j’emmène le cheval à l’écurie tout en sueur,pour qu’il s’enrhume ?
– Alors promenez-le de long en large plusloin de nous, monsieur, cria le vieux John, et quand vous me voyezen train de causer avec un noble gentleman, restez à distance. Sivous ne connaissez pas votre distance, monsieur, ajoutaM. Willet après une pause énormément longue, durant laquelleil fixa ses grands yeux stupides sur Hugh, et attendit avec unepatience exemplaire qu’il lui passât par l’esprit quelque chose quiressemblât à une idée, nous trouverons un moyen de vous l’apprendreplus vite que ça. »
Hugh haussa les épaules dédaigneusement, pritson air téméraire et traversa de l’autre côté du gazon, où, ayantjeté la bride en bandoulière sur son épaule, il promena le cheval,tout en lançant de temps en temps à son maître, par-dessous sessourcils touffus, des coups d’œil aussi sinistres qu’un tyran demélodrame.
M. Chester qui, sans que cela parût,l’avait attentivement observé durant cette courte dispute, entradans le porche, et se tournant brusquement vers M. Willet, luidit :
« Vous avez d’étranges domestiques,John.
– Il est certain, monsieur, que celui-cia l’air assez étrange, répondit l’aubergiste ; mais c’est unbon domestique pour le dehors. Pour les chevaux, les chiens et toutcela, il n’y a pas en Angleterre un plus habile homme que ce Hughdu Maypole. Par exemple, il ne vaut rien pour le dedans, ajoutaM. Willet de l’air confidentiel d’un homme qui sentait lasupériorité de sa propre nature. Le dedans, c’est monaffaire ; mais si ce gars avait simplement un brind’imagination, monsieur…
– C’est un garçon actif, je le parierais,dit M. Chester, ayant l’air de se parler à lui-même plutôtqu’à la cantonade.
– Actif, monsieur, riposta John, dont lafigure par extraordinaire prit de l’expression ; cegars-là ! Ohé, ici ! monsieur ! Amenez le cheval parici, et allez pendre ma perruque à la girouette, pour montrer à cegentleman si vous êtes leste. »
Hugh ne répondit pas, mais jetant la bride àson maître, et lui arrachant de la tête sa perruque avec si peu decérémonie et tant de précipitation que M. Willet n’en fut paspeu déconcerté, quoiqu’il en eût exprimé le désir spécial, ilgrimpa lestement au faîte du mai placé devant la maison, etsuspendant la perruque sur la girouette, il l’y fit tourner commela manivelle d’un tournebroche. Cet exercice achevé, il la lança àterre, et glissant lui-même en bas le long du mai avec uneinconcevable rapidité, il se trouva sur ses pieds presque aussitôtque la perruque touchait le sol.
« Voilà, monsieur ! dit Johnretombant dans son état de stupidité habituelle. Vous ne verrez pasbeaucoup d’auberges comme le Maypole, pour y avoir bon logis àpied, à cheval ; ni pour voir ça non plus, quoique ce ne soitrien au prix de tout ce qu’il fait. »
Cette dernière remarque était une allusion àla manière dont Hugh sautait sur le dos d’un cheval, comme il avaitfait lors de la première visite de M. Chester, etdisparaissait promptement par la porte de l’écurie.
« Ça n’est rien au prix de tout ce qu’ilfait, répéta M. Willet en brossant sa perruque avec sonpoignet, et se décidant intérieurement à distribuer sur les diversarticles de la note de son hôte une petite augmentation pour ledommage causé par la poussière à cette pièce de son ajustement. Ilsaute de presque toutes les fenêtres de la maison. Il n’y a jamaiseu de gars pour se jeter comme lui de n’importe où, sans se rompreles os. C’est mon opinion, monsieur, qu’il ne doit guère tout çaqu’à son manque d’imagination, et que, si l’imagination pouvait(chose impossible) lui être fourrée dans la tête, il ne serait pluscapable d’en faire autant. Mais nous parlions de mon fils,monsieur.
– C’est vrai, Willet, c’est vrai, dit levisiteur en se tournant vers l’aubergiste avec sa sérénitéhabituelle. Mon bon ami, qu’est-ce qu’on dit delui ? »
On m’a rapporté que M. Willet avant derépondre cligna de l’œil. Mais comme il n’a jamais été reconnucoupable d’une telle légèreté de conduite, ni antérieurement niultérieurement, on peut regarder cette inconvenance comme uneinvention de ses ennemis, fondée peut-être sur le fait suivant quiest incontestable. Il prit son hôte par le troisième bouton de sonhabit sur la poitrine, en comptant à partir du menton, et luiinsinuant sa réplique dans l’oreille :
« Monsieur, dit John avec dignité, jeconnais mon devoir. Nous n’avons pas besoin ici d’amourettes,monsieur, d’amourettes à l’insu des parents. Je respecte certainjeune gentleman, comme un jeune gentleman qu’il est ; jerespecte certaine jeune demoiselle, comme une demoiselle qu’elleest, mais ces deux personnes, en tant que les deux font la paire,je ne connais pas ça, monsieur, je n’entends pas ça. Mon fils,monsieur, s’est engagé.
– Je croyais l’avoir vu regarder tout àl’heure à travers la fenêtre du coin, dit M. Chester, qui,naturellement, pensa que, s’il était engagé, il devait être quelquepart sous les drapeaux.
– Vous ne vous êtes pas trompé, monsieur,c’est bien lui que vous avez vu, répliqua John. Je vous disaisqu’il était engagé… d’honneur, monsieur, à ne pas sortir d’ici. Moiet quelques-uns de mes amis qui passent leurs soirées au Maypole,monsieur, nous avons considéré que c’était le meilleur parti àprendre pour l’empêcher de faire quoi ce soit de fâcheux enopposition avec vos désirs. Nous l’avons fait engager. Et il y aplus, monsieur, nous ne lui laisserons pas rompre son engagementavant un bon bout de temps, je vous en réponds. »
Lorsqu’il eut causé par ses paroles ambiguëscette légère méprise, dont l’origine était sans doute la récenteescapade d’un garçon du village, qui venait de s’engager pour debon, M. Willet se recula de l’oreille de son hôte ; et,sans aucune modification visible dans ses traits, il gloussa derire trois fois bien distinctement. Il ne riait jamais plus fortque cela. il ne se le serait pas permis (et encore, encore, ilfallait des occasions rares et extraordinaires) ; il neretroussait pas même ses lèvres, et n’aurait pas, pour tout aumonde, remué tant seulement son double menton, gras et dodu, lequelen ces circonstances, aussi bien que dans toutes les autres,restait, comme un véritable désert de Sahara, sur la largemappemonde de sa frimousse ; un steppe en blanc sur la carte,un monde inconnu, sans ville, sans verdure et sans eau.
Que personne ne s’étonne si M. Willet sepermit ce petit éclat de rire, sans respect pour une personne qu’ilavait souvent hébergée et qui avait toujours payé généreusement sonpassage au Maypole ; c’est au contraire un fait à l’honneur desa pénétration et de sa sagacité, qui lui conseillaient, contre sonhabitude, cette démonstration badine et familière. CarM. Willet, après avoir pesé avec soin le père et le fils dansses balances mentales, était arrivé à la conclusion fort nette quele vieux gentleman était un chaland de meilleure qualité que lejeune. Puis, jetant dans le même plateau, déjà victorieux, sonpropriétaire, et, par-dessus M. Haredale, le vif agrément decontrecarrer le malheureux Joe, et sa résistance paternelle, enprincipe général, à toutes les affaires d’amour et de mariage, ceplateau plongea droit vers le plancher, envoyant droit au plafondle jeune gentleman, qui ne pesait pas plus qu’une plume.M. Chester n’était pas homme à se faire illusion sur lesmotifs de M. Willet ; mais il le remercia avec autant degrâce que si l’aubergiste eût été un des plus désintéressés martyrsqui eussent jamais paru dans ce monde ; et, le laissant maîtrede lui préparer un dîner de son choix, grande preuve de confiancedans son goût et son jugement, dit-il d’un ton complimenteur, ildirigea ses pas vers la Garenne.
Habillé avec encore plus d’élégance que decoutume, prenant une grâce accomplie de manières, qui, pour être lerésultat d’une longue étude, ne lui en laissait pas moins toute sonaisance et lui seyait à merveille, donnant à ses traitsl’expression la plus sereine et la plus faite pour gagner lescœurs ; bref, irréprochable de tout point, ce qui dénotaitqu’il n’attachait pas une médiocre importance à l’impression que sapersonne allait faire, il entra sur les limites de la promenadehabituelle de Mlle Haredale. À peine eut-il fait quelques paset jeté un coup d’œil autour de lui, qu’il aperçut une femme venantdans sa direction. Un coup d’œil jeté sur sa taille et sa toilette,comme elle traversait un petit pont de bois qui les séparait,suffit pour lui donner la certitude que c’était bien la personnequ’il désirait voir. Il s’avança sur son chemin, et, le momentd’après, ils étaient tout près l’un de l’autre.
Il ôta son chapeau, et, cédant le sentier à lajeune fille, il la laissa passer. Puis, comme si l’idée ne lui enétait venue qu’en ce moment, il se tourna vers elle avecprécipitation, et lui dit d’une voix agitée :
« Je vous demande pardon, n’est-ce pas àmademoiselle Haredale que je m’adresse ?
Elle s’arrêta, quelque peu confuse d’êtreaccostée d’une façon si inattendue par un étranger, et réponditoui.
« Quelque chose me disait, reprit-il avecun regard qui était un compliment pour sa beauté, que ce ne pouvaitêtre une autre. Mademoiselle Haredale, je porte un nom qui ne vousest pas inconnu, et qui, pardonnez-moi d’en éprouver à la fois del’orgueil et du chagrin, résonne, je crois, agréablement à vosoreilles. Je suis déjà d’un certain âge, comme vous voyez. Je suisle père de l’homme que vous daignez distinguer par-dessus tous lesautres. Puis-je, pour de puissantes raisons qui me sont bienpénibles, vous prier de m’accorder ici une minuted’entretien ? »
Comment une jeune fille, étrangère à la ruse,avec un cœur plein d’une noble franchise, aurait-elle pu douter dela sincérité de cet homme, surtout quand elle reconnaissait dans savoix l’écho affaibli d’une voix qu’elle connaissait si bien etqu’elle aimait tant à entendre ? Elle inclina la tête,s’arrêta, et jeta les yeux sur le sol.
« Un peu plus à l’écart, entre cesarbres. C’est la main d’un vieillard que je vous offre,mademoiselle Haredale ; une main loyale et honnête, croyez-lebien. »
Elle y mit la sienne comme il disait ces mots,et se laissa conduire vers un siège voisin.
« Vous m’alarmez, monsieur, dit-elle àvoix basse. Vous n’êtes pas porteur de quelque mauvaise nouvelle,j’espère ?
– D’aucune que vous puissiez craindreavant de m’entendre, répondit-il en s’asseyant près d’elle. Édouardva bien, tout à fait bien. C’est de lui que je désire vous parler,certainement ; mais je n’ai pas de malheur à vousannoncer.
Elle inclina la tête de nouveau, comme pour leprier de poursuivre, mais sans rien dire elle-même.
« Je sais que j’ai tout contre moi dansce que je vais avoir à vous dire, chère mademoiselle Haredale.Croyez-moi, je n’ai pas oublié les sentiments de ma jeunesse aupoint de ne pas savoir que vous êtes peu disposée à me regarderd’un œil favorable. Vous m’avez entendu dépeindre comme un homme aucœur froid, positif, égoïste.
– Je n’ai jamais, monsieur,interrompit-elle d’un air mécontent et d’une voix ferme, je n’aijamais entendu parler de vous en termes durs ou incivils. Vous nerendez pas justice au naturel d’Édouard, si vous croyez votre filscapable de sentiments si bas et si vulgaires.
– Pardonnez-moi, ma douce jeunedemoiselle, mais votre oncle…
– Ce n’est pas non plus dans le caractèrede mon oncle, répliqua-t-elle, et sa joue se coloradavantage ; il n’est pas dans son caractère de frapper dansl’ombre, pas plus que dans le mien d’aimer de pareils actes.
À ces mots elle se leva et voulait lequitter ; mais il la retint doucement de sa main, et il lasupplia d’un accent persuasif de l’entendre encore uneminute : elle se laissa calmer et consentit à se rasseoir.
« Et c’est, dit M. Chester en levantles yeux au ciel et en apostrophant l’air, c’est ce cœur si franc,si ingénu, si noble, que vous pouvez, Ned, blesser silégèrement ! C’est honteux, honteux pour vous, jeunehomme ! »
Elle se tourna vite vers lui, avec un regardde dédain et des éclairs dans les yeux. Dans les yeux deM. Chester il y avait des larmes ; mais il les essuyaprécipitamment, comme s’il lui eût répugné qu’elle vît cettefaiblesse, et il la regarda d’un œil où l’admiration se mêlait à lacompassion.
« Je n’aurais jamais cru jusqu’à présent,dit-il, que la conduite frivole d’un jeune homme pût m’émouvoircomme vient de le faire celle de mon propre fils. Je n’avais jamaisconnu comme en ce moment ce que vaut le cœur d’une femme que cesjeunes garçons se font un jeu de prendre et de quitter avec tant delégèreté. Croyez, chère demoiselle, que jamais, jusqu’à présent, jen’avais connu votre mérite ; et quoique je n’aie fait, envenant vous trouver, que céder à mon horreur pour tout ce qui esttromperie et mensonge, car je l’eusse fait également pour la pluspauvre et la moins douée de votre sexe, je n’aurais pas eu lecourage d’affronter cette conversation, si j’avais pu vous peindreà mon esprit telle que vous m’apparaissez réellement. »
Oh ! si Mme Varden avait pu voir levertueux gentleman quand il prononça ces paroles, avec ses yeuxétincelants d’indignation… si elle avait pu entendre sa voixentrecoupée, tremblotante… si elle avait pu le contempler quand,debout et nu-tête au soleil, il épanchait son éloquence avec uneénergie inaccoutumée !
La figure altière, mais pâle et tremblanteaussi, Emma le regardait en silence. Elle ne parlait ni nebougeait, mais elle le considérait comme si elle eût voulu liredans son cœur.
« Je secoue, dit M. Chester, lacontrainte que l’affection naturelle imposerait à quelques hommes,et je brise tous autres liens que ceux de la vérité et du devoirMademoiselle Haredale, vous êtes trompée, vous êtes trompée parvotre indigne amant, par mon indigne fils !
Elle le regarda fixement et ne dit pas encoreun seul mot. « J’ai toujours été opposé à l’amour dont il afait profession envers vous, vous serez assez juste, chèremademoiselle Haredale, pour vous le rappeler, votre oncle et moifûmes ennemis dans notre jeunesse, et, si j’avais cherché desreprésailles, j’aurais pu en trouver ici. Mais en devenant vieuxnous devenons plus sages, meilleurs, j’aimerais à l’espérer, et dèsle principe j’ai été opposé à mon fils dans cette tentative. J’enprévoyais la fin, et je voulais vous l’épargner, si cela m’étaitpossible.
– Parlez ouvertement, monsieur,balbutia-t-elle, vous me trompez ou vous vous trompez. Je ne vouscrois pas, je ne le peux pas, je ne le dois pas.
– D’abord, dit M. Chester d’un toninsinuant, comme il y a peut-être dans votre esprit quelque secretsentiment de colère que je ne veux pas exploiter, prenez, je vousprie, cette lettre. Elle est tombée en mes mains par hasard, parsuite d’une méprise, elle était destinée à vous expliquer, m’a-t-ondit, pourquoi mon fils n’a pas répondu à un autre billet de vous. ÀDieu ne plaise, mademoiselle Haredale, dit le bon gentleman avecune grande émotion, qu’il reste dans votre tendre cœur un injustesujet de reproche contre Édouard ! Vous deviez connaître,comme vous allez le voir, qu’Édouard n’est pas en faute sur cepoint. »
Un semblable procédé semblait si candide, siscrupuleux, si honorable, si vrai et si juste, il y avait làquelque chose qui en rendait le loyal auteur si digne de confiance,qu’Emma sentit, pour la première fois, son cœur défaillir. Elle sedétourna et fondit en larmes.
« Je voudrais, dit M. Chester en sepenchant vers elle en lui parlant d’une voix douce et tout à faitvénérable je voudrais, chère demoiselle, que ma tâche fût dedissiper et non d’accroître ces témoignages de votre douleur. Monfils, mon fils égaré… car je ne veux pas l’accuser d’être criminelde propos délibéré : les jeunes gens qui ont déjà eu deux outrois amourettes auparavant agissent sans réflexion, sans savoirseulement le mal qu’ils font… rompra la foi qu’il vous aengagée ; il l’a même rompue maintenant. M’arrêterai-je là,et, après vous avoir donné cet avertissement, laisserai-je àl’avenir le soin de le justifier, ou bien voulez-vous que jecontinue ?
– Continuez, monsieur, répondit-elle, etparlez plus ouvertement encore ; vous le devez pour lui commepour moi.
– Ma chère demoiselle, ditM. Chester en se courbant vers elle d’une manière encore plusaffectueuse, que je voudrais nommer ma chère fille, mais lesdestins ne le permettent pas, Édouard cherche à rompre avec voussous un prétexte faux et tout à fait inexcusable. Je le sais parses manifestations, j’en ai eu la preuve de sa main. Pardonnez-moisi j’ai surveillé sa conduite ; je suis son père ; votrepaix et son honneur m’étaient chers, et il ne me restait plusd’autre ressource. Une lettre se trouve en ce moment sur sonpupitre, prête à vous être envoyée, et dans laquelle il vous ditque notre pauvreté… notre pauvreté, la sienne et la mienne,mademoiselle Haredale, l’empêche de persister et de prétendre àvotre main ; dans laquelle il vous offre, vous proposevolontairement, de vous dégager de votre foi, et parle avecmagnanimité (ce que les hommes font très communément en pareil cas)d’être un jour plus digne de votre attention, et ainsi desuite ; une lettre, enfin, dans laquelle non seulement il faitavec vous des façons, pardonnez-moi l’expression, je voudraisappeler à votre secours votre orgueil et votre dignité ; nonseulement il fait avec vous des façons pour retourner, je lecrains, à l’objet dont les dédains lui avaient inspiré sa courtepassion pour vous (car elle prit naissance dans sa vanité blessée),mais encore affecte de se faire un mérite et une vertu de sonprétendu sacrifice. »
Emma lança de nouveau à M. Chester unregard orgueilleux, comme par un mouvement involontaire, et ellerépliqua le cœur gros :
« Si ce que vous dites est vrai, il prendune peine bien inutile, monsieur, pour exécuter son dessein. Il estbien bon de se préoccuper de la paix de mon esprit. Je lui en suisfort obligée.
– Vous reconnaîtrez si ce que je vous disest vrai, chère demoiselle, repartit M. Chester, en recevantou en ne recevant pas la lettre dont je vous parle… Haredale, moncher garçon, je suis charmé de vous voir, quoique nous nousrencontrions dans une circonstance singulière et assez triste. Vousvous portez bien je l’espère ? »
À ces mots, la jeune demoiselle leva ses yeuxqui étaient pleins de larmes en voyant son oncle debout en effetdevant eux, se sentant d’ailleurs incapable de supporter l’épreuved’entendre ou de dire elle même un mot de plus, elle s’éloignaprécipitamment et les laissa. Ils restèrent à se regarder l’unl’autre et à suivre des yeux Emma qui se retirait sans que, pendantlongtemps, ni l’un ni l’autre ouvrît la bouche.
« Qu’est-ce que cela signifie ?Expliquez-vous, dit enfin M. Haredale. Pourquoi êtes-vous ici,et pourquoi avec elle ?
– Mon cher ami, répondit l’autre enreprenant ses manières accoutumées avec une merveilleusepromptitude, et se jetant sur le banc d’un air fatigué, vous m’avezdit il n’y a pas longtemps, à cette vieille taverne délicieuse dontvous êtes le propriétaire estimé (c’est un charmant établissementpour des personnes qui ont des occupations rurales et une santéassez robuste pour ne pas craindre d’attraper un rhume), quej’avais la tête et le cœur d’un mauvais génie en toute matière dedéception. J’ai pensé alors, j’ai pensé réellement que vous meflattiez, mais maintenant je commence à m’étonner de votrediscernement et, vanité à part, je crois sincèrement que vousdisiez la vérité. Avez-vous jamais simulé l’extrême ingénuité etl’honnête indignation ? Mon cher garçon, vous n’imaginez passi vous ne l’avez jamais fait, combien un effort de ce genrefatigue un homme. »
M. Haredale l’examina d’un regard defroid mépris.
« Vous ne seriez pas fâché d’échapper àune explication, dit-il en croisant ses bras, mais il m’en fautune, je peux attendre.
– Pas du tout, pas du tout, mon bon monsieur,vous n’attendrez pas un moment, répliqua son ami en croisantnonchalamment ses jambes, c’est la chose la plus simple du monde,et l’explication ne sera pas longue : Ned a écrit une lettre,une enfantine, honnête, sentimentale composition qui est encore surson pupitre parce qu’il n’a pas eu le cœur de l’envoyer. J’ai prisune liberté que mon affection et mon anxiété paternelle excusentsuffisamment, et je me suis approprié la connaissance de ce querenferme cette lettre ; je l’ai décrit à votre nièce (unepersonne enchanteresse, Haredale, une créature angélique), avecquelques traits et quelques couleurs adaptés à notre dessein. C’estune affaire faite, vous pouvez désormais être tranquille ;c’est fini. Privés de leurs entremetteurs, l’orgueil et la jalousiede la jeune fille étant excités au plus haut degré, personnen’étant là pour la détromper, et vous y étant au contraire pourappuyer mes assertions, vous verrez que leurs rapports cesserontavec la réponse qu’elle va faire. Si elle reçoit la lettre de Neddemain vers midi, vous pouvez dater leur séparation de demain soir.Je ne vous demande pas de remercîment, vous ne m’en devezaucun ; j’ai agi pour moi-même, et, si j’ai avancé lesrésultats de notre pacte avec toute l’ardeur que vous auriez pudésirer vous-même, je l’ai fait par pur égoïsme, eu vérité.
– Je maudis ce pacte, comme vousl’appelez, de tout mon cœur et de toute mon âme, répliqual’autre ; il a été fait dans une mauvaise heure. Je me suisengagé à un mensonge, je me suis ligué avec vous, et, quoique jel’aie fait par le plus légitime motif et qu’il m’en coûte un effortque peut-être peu d’hommes connaissent, je me hais et me méprisepour cette action.
– Vous vous échauffez beaucoup, ditM. Chester avec un sourire languissant.
– Oui, je m’échauffe. Votre sang-froid merend fou. Morbleu ! Chester, si votre sang coulait plus chauddans vos veines, et si je n’étais pas astreint à des devoirs qui mecontiennent et m’arrêtent… Allons, c’est fini ; vous le dites,et sur une chose de ce genre je peux vous croire. Quandj’éprouverai des remords de cette perfidie, je penserai à vous et àvotre mariage, et j’essayerai de me justifier par un tel souvenir,d’avoir séparé Emma et votre fils, à tout prix. Voilà notre contratbiffé maintenant, et nous n’avons plus qu’à nousquitter. »
M. Chester lui adressa avec grâce unbaiser de la main ; et avec la figure tranquille qu’il avaitconservée pendant cette scène, même quand il avait vu son compagnontorturé et transporté par la colère, au point que tout son corps enétait ébranlé, il demeura sur son siège dans une attitudeindolente, observant M. Haredale qui s’éloignait.
« Mon bouc émissaire et monsouffre-douleur à l’école, dit-il en levant sa tête pour regarderaprès lui ; mon ami d’autrefois, qui ne put pas s’assurer lamaîtresse dont il avait gagné l’amour, et qui me rapprocha d’ellepour que je pusse mieux le supplanter. Je triomphe dans le présentet dans le passé. Aboie, pauvre chien galeux et pelé ; lafortune a toujours été de mon côté ; tes aboiements me fontplaisir. »
Le lieu où ils s’étaient rencontrés était uneavenue d’arbres. M. Haredale, sans passer de l’autre côté,avait marché tout droit. Il tourna par hasard la tête quand il futà une distance considérable, et voyant que son ancien camarades’était levé depuis son départ et regardait après lui, il s’arrêta,croyant que peut-être l’autre avait envie de venir le rencontrer,et l’attendit de pied ferme.
« Un jour, un jour peut-être, mais pasencore, se dit M. Chester en agitant sa main, comme s’ilseussent été les meilleurs amis, et se retournant pour s’éloigner.Pas encore, Haredale. La vie est assez agréable pour moi ;pour vous elle est triste et pesante. Non. Croiser l’épée avec unpareil homme, se prêter ainsi à son humeur, à moins d’uneextrémité, ce serait véritablement une faiblesse. »
Malgré tout cela, il dégaina en s’en allant,et, sans y penser, il laissa courir vingt fois ses yeux de la gardede son épée à la pointe. Mais c’est la réflexion qui fait que l’onvit vieux. Il se rappela cet adage, remit son arme au fourreau,détendit son sourcil contracté, fredonna un air des plus gais et del’humeur la plus enjouée lui-même, il redevint comme devantl’imperturbable M. Chester.
Il y a malheureusement des gens dont unproverbe populaire dit que, si vous leur accordez un pied, ils enprennent quatre. Sans citer les illustres exemples de ces héroïquesfléaux de l’humanité, dont l’aimable chemin dans la vie a ététracé, depuis leur naissance jusqu’à leur mort, à travers le sang,le feu et les ruines, et qui semblent n’avoir existé que pourapprendre à l’humanité que, comme l’absence du mal est un bien, laterre, purgée de leur présence, peut être considérée comme un lieude bénédiction ; sans citer d’aussi puissants exemples,contentons-nous de celui du vieux John Willet.
Le vieux John Willet ayant empiété un bonpouce, grande mesure, sur la liberté de Joe, et lui ayant rogné unegrande aune de permission d’ouvrir la bouche, devint si despotiqueet si superbe, que sa soif de conquêtes ne connut plus de bornes.Plus le jeune Joe se soumit, plus le vieux John se montra absolu.L’aune fut bientôt réduite à néant : on en vint aux pieds, auxpouces, aux lignes ; et le vieux John continua de la manièrela plus plaisante à tailler dans le vif de ses réformes, àretrancher tous les jours quelque chose sur la liberté de parole oud’action de son esclave, enfin à se conduire dans sa petite sphèreavec autant de hauteur et de majesté que le plus glorieux tyran destemps anciens ou modernes qui ait jamais eu sa statue érigée sur lavoie publique.
De même que les grands hommes sont excités auxabus de pouvoir (quand ils ont besoin d’y être excités, ce quin’arrive pas souvent) par leurs flatteurs et leurs subalternes,ainsi le vieux John fut poussé à ces empiétements d’autorité parl’applaudissement et l’admiration de ses compères du Maypole.Chaque soir, dans les intermèdes de leurs pipes et de leurs pots debière, ils secouaient leurs têtes et disaient que M. Willetétait un père de la bonne vieille roche anglaise ; qu’il n’yavait pas à lui parler de ces inventions modernes de douceurpaternelle, ni des méthodes du jour ; qu’il leur rappelaitexactement à tous ce qu’étaient leurs pères quand ils étaientpetits garçons, et qu’il faisait bien ; qu’il vaudrait mieuxpour le pays qu’il y eût plus de pères comme lui, et que c’étaitpitié qu’il n’y en eût point davantage ; avec beaucoupd’autres remarques originales de la même nature. Puis ilscondescendaient à faire comprendre au jeune Joe que tout cela étaitpour son bien, et qu’il en serait reconnaissant un jour.M. Cobb, en particulier, l’informait que, quand il avait sonâge, son père lui donnait un paternel coup de pied, un horion surles oreilles, ou une taloche sur la tête, ou quelque petitavertissement de ce genre, comme il aurait fait toute autrechose ; et il remarquait en outre, avec des regards trèssignificatifs, que, s’il n’avait pas reçu cette judicieuseéducation, il n’aurait jamais pu devenir ce qu’il était. Et laconclusion n’était que trop probable, car il était devenu le chienle plus hargneux de toute la compagnie. Bref, entre le vieux Johnet les amis du vieux John, il n’y eut jamais un infortuné garçon,si rudoyé, si malmené, si tourmenté, si irrité, si harcelé, ni siabreuvé du dégoût de la vie que le pauvre Joe Willet.
C’en était venu au point que c’était à présentl’état de choses officiel et légal ; mais, comme le vieux Johnavait un vif désir de faire briller sa suprématie aux yeux deM. Chester, il se surpassa ce jour-là, et il aiguillonna etéchauffa tellement son fils et héritier que, si Joe n’avait prisavec lui-même l’engagement solennel de garder ses mains dans sespoches lorsqu’elles n’étaient pas occupées d’une autre façon, ilest impossible de dire ce qu’il en aurait fait peut-être. Mais laplus longue journée a son terme, et M. Chester finit parmonter sur son cheval, qui était prêt devant la porte.
Comme le vieux John ne se trouvait pas là ence moment, Joe, qui, dans le comptoir, méditait sur son triste sortet sur les perfections innombrables de Dolly Varden, courut dehorspour tenir l’étrier à son hôte et l’aider à monter. M. Chesterétait à peine en selle, et Joe était en train de lui faire ungracieux salut, quand le vieux John, plongeant du porche dans lacour, saisit son fils au collet.
« Pas de cela, monsieur, dit John, pas decela, monsieur. Il ne faut point rompre votre engagement. Commentosez-vous, monsieur, franchir la porte sans permission ? Vouscherchez à vous sauver, n’est-ce pas, monsieur, comme unparjure ? Que prétendez-vous, monsieur ?
– Lâchez-moi, père, dit Joe d’un airsuppliant, lorsqu’il aperçut un sourire sur la figure du visiteuret qu’il observa le plaisir que lui procurait sa mésaventure. C’esttrop fort aussi. Qui est-ce qui songe à se sauver ?
– Qui est-ce qui songe à se sauver ?cria John en le secouant. Eh mais, c’est vous, monsieur. C’estvous : c’est vous, petit polisson, monsieur, ajouta John, enle colletant d’une main et employant l’autre à faire au visiteur unsalut d’adieu, c’est vous qui voulez vous glisser comme un serpentdans les maisons, et susciter des différends entre de noblesgentlemen et leurs fils ; direz-vous que ce n’est pas vous,hein ? Taisez-vous, monsieur. »
Joe ne fit pas d’effort pour répliquer. Sahonte était consommée : la dernière goutte allait fairedéborder le vase. Il se dégagea de l’étreinte de son père, lança unregard courroucé à l’hôte qui partait, et retourna dansl’auberge.
« Si ce n’était pour elle, pensa Joe, ense jetant à une table dans la salle commune et laissant tomber satête sur ses bras ; si ce n’était pour Dolly (car je nepourrais supporter l’idée qu’elle pût me croire un mauvais sujet,comme ils ne manqueraient pas de le dire, si je me sauvais de lamaison), le Maypole et moi nous nous séparerions cettenuit. »
Le soir étant alors arrivé, Salomon Daisy, TomCobb et le long Parkes, étaient réunis dans la salle commune, d’oùils avaient été témoins par la fenêtre de toute la scène.M. Willet, les joignant bientôt après, reçut les complimentsde ses compagnons avec un grand calme, alluma sa pipe, et s’assitparmi eux.
« Nous verrons, messieurs, dit John aprèsune longue pause qui est le maître ici et qui ne l’est pas. Nousverrons si ce sont les petits polissons qui doivent mener leshommes, ou si ce sont les hommes qui doivent mener les petitspolissons.
– C’est vrai aussi, dit Salomon Daisyavec quelques inclinations de tête d’un caractère approbatif, vousavez raison. Johnny. Très bien, Johnny. Bien dit, monsieur Willet.Brayvo, monsieur. »
John porta lentement ses yeux surl’approbateur, le regarda longtemps, et finit par faire cetteréponse qui consterna l’auditoire d’une manière inexprimable :« Quand je voudrai des encouragements de vous, monsieur, jevous en demanderai. Je vous prie de me laisser tranquille,monsieur. Je n’ai pas besoin de vous, j’espère. Ne vous frottez pasà moi, s’il vous plaît.
– Ne prenez point pas mal la chose,Johnny ; je n’ai pas eu de mauvaise intention, dit le petithomme pour sa défense.
– Très bien, monsieur, dit John, plusobstiné que de coutume après sa dernière victoire. Ne vous occupezpas de ça, monsieur ; je saurai bien me tenir tout seul, jepense, monsieur, sans que vous vous donniez la peine de mesoutenir. » Et après cette riposte, M. Willet, fixant sesyeux sur le chaudron, tomba dans une sorte d’extase tabachique.
L’entrain de la société se trouvantsingulièrement amorti par la conduite embarrassante de leur hôte,on ne dit rien de plus pendant longtemps ; mais enfinM. Cobb prit sur lui de remarquer, en se levant pour vider lescendres de sa pipe, qu’il espérait que Joe dorénavant apprendrait àobéir à son père en toutes choses, ayant vu ce jour-là queM. Willet n’était pas un homme avec lequel on pûtbadiner ; et il ajouta qu’il lui recommandait, poétiquementparlant, de ne pas s’endormir sur le rôti.
« Et vous, je vous recommande enrevanche, dit, en levant les yeux, Joe dont la figure était touterouge, de ne pas m’adresser la parole.
– Taisez-vous, monsieur, criaM. Willet, en se réveillant soudain, et se retournant.
– Je ne me tairai pas, père, cria Joe, enfrappant du poing la table, et si fort que les verres et les potsdansèrent ; c’est bien assez dur de souffrir de vous pareilleschoses ; je ne les endurerai plus de tout autre, quel qu’ilsoit. Ainsi je le répète, monsieur Cobb, ne m’adressez pas laparole.
– Eh mais, qui êtes-vous donc, ditM. Cobb d’un air narquois, pour qu’on ne puisse vous parler,hein, Joe ?
À cela Joe ne répondit pas ; mais, avecun sombre hochement de tête qui n’était pas du tout de bon augure,il reprit sa position antérieure. Il l’aurait conservéepaisiblement jusqu’à la fermeture de l’auberge au bout de lasoirée ; mais M. Cobb, stimulé par l’étonnement quecausait à la société la présomption du jeune homme, riposta en luidécochant quelques brocards ; c’était trop : la chair etle sang ne purent supporter cela. En un seul moment s’accumulèrentla vexation et le courroux de bien des années. Joe bondit, renversala table, tomba sur son ennemi invétéré, le gourma de toute saforce et de toute son adresse, et finit par le lancer avec unerapidité surprenante contre un monceau de crachoirs dans un coin.M. Cobb y plongeant, la tête la première, avec un fracasterrible, resta étendu de tout son long parmi les ruines, abasourdiet sans mouvement. Alors le vainqueur, n’attendant pas que lesspectateurs le complimentassent sur son triomphe, se retira dans sachambre à coucher, et, se considérant comme en état de siège, ilentassa contre la porte tous les meubles transportables, en guisede barricade.
« Voilà qui est fait, dit Joe, ens’asseyant sur son bois de lit et essuyant sa figure échauffée. Jesavais que j’en viendrais là. Le Maypole et moi, il faut que nousnous séparions. Je suis un vagabond, un coureur, elle me liait pourtoujours. Tout est perdu ! »
Réfléchissant sur sa malheureuse destinée, Joeresta assis et écouta longtemps ; il s’attendait à chaqueinstant à entendre l’escalier crier sous leurs pas ou à être saluédes sommations de son digne père, exigeant qu’il capitulât sanscondition et se rendît tout de suite. Mais ni voix ni pas ne vintjusqu’à lui, et, quoique des échos de portes qu’on fermait, de gensqui allaient et venaient dans les chambres avec précipitation,résonnant de temps en temps à travers les grands corridors etpénétrant au fond de sa solitude reculée, lui fissent comprendrequ’il y avait en bas un bouleversement extraordinaire, aucun sonplus rapproché ne troubla le lieu de sa retraite, qui semblaitencore plus paisible à cause de ces bruits lointains, et qui étaittriste et sombre comme la cellule d’un ermite.
Il fit de plus en plus noir. Le gothiqueameublement de cette chambre, espèce d’hôpital des invalides pourles meubles de la maison, devint indistinct et fantastique. Leschaises et les tables, qui étaient dans le jour d’aussi honnêtesestropiées que possible, prirent un caractère équivoque etmystérieux, et un vieux lépreux de paravent en cuir terni del’Inde, avec bordure d’or, qui jadis avait tenu en respect plusd’un courant d’air dangereux et servi de rempart à plus d’unejoyeuse figure, le regardait d’un air rébarbatif et spectral, et setenait de toute sa hauteur dans les coins qu’on lui avait assigné,semblable à quelque maigre fantôme qui attendait qu’on lui adressâtdes questions. Un portrait en face de la fenêtre, portrait bizarred’un vieux général aux yeux gris, dans un cadre ovale, semblaitcligner de l’œil et s’assoupir à mesure que le jour baissait ;et enfin, quand la dernière des faibles taches lumineuses du jours’évanouit, il parut fermer les yeux de bon cœur et s’endormirsolidement. Il y avait là un tel silence et un tel mystère autourde toute chose, que Joe ne put s’empêcher d’en suivre l’exemple. Ilse livra donc au sommeil comme tout le reste et rêva de Dolly,jusqu’à ce que l’horloge de l’église de Chigwell sonna deuxheures.
Personne ne vint encore. Les bruits lointainsde la maison avaient cessé ; au dehors tout était égalementtranquille, sauf lorsque aboyait par hasard un chien à largegueule, ou lorsque le vent agitait les branches des arbres. Ilregarda mélancoliquement, de la fenêtre ouverte, chaque objet bienconnu qui gisait endormi à l’obscure lueur de la lune ; puisse traînant vers le siège qu’il avait quitté, il pensa à l’algaradede la veille, tant qu’après y avoir pensé longtemps, il lui semblaqu’un mois s’était écoulé depuis cette scène. Tandis qu’ils’assoupissait, méditait, allait à la fenêtre et regardait audehors, la nuit se passa ; le vieux paravent rébarbatif, leschaises et les tables ses contemporaines, commencèrent lentement àse révéler dans leurs formes accoutumées ; le général aux yeuxgris recommença à cligner de l’œil, à bâiller, à se réveiller, etenfin, quand il fut réveillé tout à fait, il se montra mal à sonaise, transi de froid et l’air hagard, à la triste lumière grisâtredu matin.
Le soleil perçait déjà au-dessus des arbres dela forêt ; déjà s’étendaient à travers le brouillard onduleuxde brillantes barres d’or, quand Joe jeta de la fenêtre sur le solun petit paquet avec son fidèle bâton, et se prépara à descendrelui-même.
Ce n’était pas une tâche bien difficile, caril y avait là tout du long tant de saillies et tant de bouts dechevrons, que cela faisait presque un escalier rustique, d’où il nerestait plus à faire qu’un saut de quelques pieds pour être enbas.
Joe se trouva bientôt sur la terre ferme, sonbâton à la main, son paquet sur l’épaule, et il leva les yeux pourregarder le vieux Maypole, peut-être pour la dernière fois.
Il ne l’apostropha pas d’un adieu solennel,comme aurait pu le faire un vétéran de rhétorique ; il ne lemaudit pas non plus, car il n’avait pas dans son cœur le moindrefiel contre quoi que ce fut au monde. Il éprouvait au contraireplus d’affection et de tendresse à son égard qu’il n’en avaitjamais éprouvé dans toute sa vie. Il lui dit donc de tout soncœur : « Dieu vous bénisse ! » comme souhaitd’adieu, se détourna et s’éloigna.
Il se mit en route d’un bon pas. Il étaitplein de grandes pensées : il voulait être soldat, mourir dansquelque contrée étrangère où il y eût beaucoup de chaleur etbeaucoup de sable, et laisser en mourant Dieu sait quellesrichesses inouïes de ses parts de prise à Dolly, qui serait fortaffectée lorsqu’elle viendrait à le savoir. Rempli de ces visionsde jeune homme, quelquefois ardentes, quelquefois mélancoliques,mais qui avaient toujours la jeune fille pour point central, ilpoussa en avant avec vigueur, jusqu’à ce que le tapage de Londresretentit à ses oreilles, et que l’enseigne du Lion Noir se dressa àses yeux.
Il n’était alors que huit heures, et le LionNoir fut très étonné en le voyant entrer les pieds couverts depoussière à cette heure matinale, et sans la jument grise encore,pour lui tenir au moins compagnie. Mais Joe ayant demandé qu’on luiservît à déjeuner le plus tôt possible, et ayant donné, quand ledéjeuner eut été placé devant lui, d’incontestables témoignagesd’un appétit excellent, le Lion lui fit comme de coutume un accueilhospitalier, et le traita avec ces marques de distinctionauxquelles, à titre de pratique régulière et de membre de lafranc-maçonnerie du métier, il avait tous les droits du monde.
Ce Lion ou cet aubergiste, car on appelaitainsi l’homme du nom de la bête, pour avoir prescrit à l’artistequi avait peint son enseigne de mettre tout ce qu’il avait detalent d’invention et d’exécution à faire passer, avec autantd’exactitude que possible, dans les traits du roi des animaux dontelle portait l’effigie, une contrefaçon de sa propre figure, étaitun gentleman presque égal par la promptitude de son intelligence etla subtilité de son esprit au puissant John lui-même. Mais voici enquoi consistait entre eux la différence : c’est que, tandisque l’extrême sagacité et l’extrême finesse de M. Willetrésultaient des efforts d’une nature spontanée, le lion semblaitdevoir la moitié de ses moyens à la bière, dont il absorbait de sicopieuses gorgées que la plupart de ses facultés étaientcomplètement noyées et entraînées par ce liquide, sauf une seule,la grande faculté du sommeil, qu’il conservait à un degré deperfection surprenant. Le Lion qui craquait au vent au-dessus de laporte de la taverne était donc, à dire la vérité, un lion assoupi,apprivoisé, sans vigueur ; et, comme ces représentants sociauxd’une classe sauvage offrent habituellement un caractèreconventionnel (étant peints, en général, dans des attitudesimpossibles et avec des couleurs qui ne sont pas de ce monde), lesplus ignorants et les plus mal informés du voisinage croyaientfréquemment voir en lui le portrait véritable de l’aubergiste encostume officiel pour quelque grande cérémonie funèbre, ou pour undeuil public.
« Quel est donc le gaillard qui fait tantde bruit dans la salle voisine ? dit Joe, lorsqu’il eutdéjeuné et qu’il se fut levé et brossé.
– Un sergent recruteur, répliqua leLion. »
Joe tressaillit involontairement. Ilrencontrait là tout juste l’objet de ses rêvasseries tout le longdu chemin.
« Et je souhaiterais, dit le Lion, qu’ilfût bien loin d’ici. Ces gens-là et leur bande font beaucoup debruit, mais ne consomment guère. Des cris et du tapage, tant qu’onen veut, mais de l’argent, bonsoir. Votre père n’aime pas ceschalands-là, je le sais. »
Peut-être ne les aimait-il guère, en effet, enaucune circonstance : mais peut-être, s’il eût pu savoir cequi se passait en ce moment dans l’esprit de Joe, les eût-il moinsaimés que jamais.
« Il recrute pour un …, pour un beaurégiment ? dit Joe en donnant un coup d’œil à un petit miroirrond suspendu dans le comptoir.
– Oui, je crois, répliqua l’hôte ;c’est à peu près la même chose, n’importe le régiment pour lequelil recrute. Je me suis laissé dire qu’il n’y a pas grandedifférence entre un bel homme et un autre, quand ils attrapent uneballe dans le ventre.
– Tout le monde n’attrape pas une balle,dit Joe.
– Non, répondit le Lion, pas tout lemonde, et ceux-là qui sont tués, en supposant que leur affaire soitbientôt faite, sont les plus heureux dans mon opinion.
– Ah ! riposta Joe, vous n’avez doncnul souci de la gloire ?
– Souci de quoi ? dit le Lion.
– De la gloire.
– Non, répliqua le Lion avec une suprêmeindifférence. Je n’en ai nul souci. Vous avez raison en cela,monsieur Willet. Quand la gloire viendra ici me demander quelquechose à boire, et me changera une guinée pour le payer, je le luidonnerai pour rien. Voyez-vous, monsieur, je crois qu’une aubergequi veut faire ses affaires fera aussi bien de prendre un lion noirpour enseigne que non pas « les armes de la gloire. »
Ces remarques n’étaient pas du toutencourageantes, Joe sortit du comptoir, s’arrêta à la porte de lasalle voisine, et écouta. Le sergent décrivait la vie militaire. Onne faisait que boire, disait-il, excepté qu’il y avait de grandsintervalles pour manger et faire l’amour. Une bataille était laplus belle chose du monde, quand votre côté la gagnait, et lesAnglais gagnaient toujours.
« Supposons que vous seriez tué,monsieur ? dit une voix timide dans un coin.
– Eh bien, monsieur, supposons que vousle seriez, dit le sergent, qu’arrive-t-il alors ? Votre paysvous aime, monsieur ; S. M. le roi Georges III vousaime ; votre mémoire est honorée, révérée, respectée ;tout le monde a de la tendresse pour vous, de la reconnaissancepour vous ; votre nom est couché tout au long dans un livre auministère de la guerre. Dieu me damne, gentleman, ne devons-nouspas tous mourir un jour ou l’autre, hein ? »
La voix toussa et ne dit plus rien.
Joe entra dans la salle. Une demi-douzaine degars s’y étaient réunis et groupés ; ils écoutaient d’uneoreille avide. L’un d’eux, un charretier en blouse, avait l’aird’hésiter encore, quoique disposé à s’enrôler. Le reste, quin’était nullement disposé à en faire autant, le pressait vivementde prendre ce parti (voilà bien les hommes !), appuyait lesarguments du sergent, et ricanait ensemble.
« Il n’y a pas besoin, mes amis, dit lesergent, qui était assis un peu à l’écart, à boire sa liqueur, d’endire bien long pour des lurons résolus (ici il jeta un regard surJoe), mais voilà le vrai moment. Je ne veux pas vous enjôler. Leroi n’en est pas réduit là, j’espère. Ce qu’il nous faut, ce n’estpas du sang de navet, c’est un sang jeune et bouillant. Nous neprenons point des hommes de pacotille. Il nous faut des gensd’élite. Je ne viens pas vous compter des gausses d’écolier ;mais ! Dieu me damne, si je vous citais tous les fils degentlemen qui servent dans notre corps, après quelques peccadillespeut-être ou quelques castilles avec les papas… »
Ici son regard se porta encore sur Joe, etavec tant de bonhomie, que Joe lui fit signe de sortir. Il sortittout de suite.
« Vous êtes un gentleman, sacrebleu. luidit-il d’abord en lui donnant une claque sur le dos. Vous êtes ungentleman déguisé, moi aussi ; jurons-nous amitié. »
Joe ne fit pas exactement comme cela, mais illui donna une poignée de main, et le remercia de sa bonneopinion.
« Vous désirez servir ? dit sonnouvel ami. Vous servirez, vous êtes fait pour le service. Vousêtes né pour être un des nôtres. Que voulez-vous boire ?
– Rien pour le moment, répliqua Joe avecun faible sourire. Je ne suis pas encore tout à fait décidé.
– Un garçon plein d’ardeur comme vous, etqui n’est pas décidé ! cria le sergent. Tenez !laissez-moi sonner ; vous serez décidé dans une demi-minute,j’en suis sûr.
– Vous êtes bien dans l’erreur, répliquaJoe : car, si vous sonnez ici où je suis connu, vous allezfaire évaporer en un clin d’œil ma vocation militaire. Regardez-moien face. Vous me voyez bien, n’est-ce pas ?
– Si je vous vois ! répliqua lesergent avec un juron ; jamais plus beau garçon ni plus propreà servir son roi et son pays n’a frappé mes… yeux, ajouta-t-il enintercalant une épithète de troupier.
– Je vous remercie, dit Joe, je ne vousai pas demandé cela pour avoir de vous un compliment, mais je vousremercie tout de même. Ai-je l’air d’un poltron ou d’unmenteur ? »
Le sergent répondit avec beaucoup deprotestations flatteuses qu’il n’en avait pas l’air, et que si sonpropre père, à lui, sergent, était là soutenant qu’il en avaitl’air, il passerait de bon cœur son épée au travers du corps duvieux gentleman. et croirait faire un acte méritoire.
Joe lui exprima combien il lui était obligé etcontinua :
« Vous pouvez vous fier à moi, et comptersur ce que je vous dis. Je crois que je m’enrôlerai ce soir dansvotre régiment. Si je ne le fais pas maintenant, c’est que je n’aipas besoin de prendre avant ce soir un engagement qui ne pourraplus être rétracté. Où vous trouverai-je donc dans lasoirée ? »
Son ami répliqua avec quelque répugnance, etaprès beaucoup d’inutiles instances pour régler immédiatementl’affaire, que son quartier général était à la BûcheTortue, dans Tower-Street, où on le trouverait éveillé jusqu’àminuit, et dormant jusqu’au lendemain à l’heure du déjeuner.
« Et si je vais vous rejoindre (il y a unmillion à parier contre un que j’irai), quand m’emmènerez-vous deLondres ? demanda Joe.
– Demain matin, à huit heures et demie,répliqua le sergent, Vous partirez pour l’étranger… pour unecontrée où tout est soleil et pillage… le plus beau climat dumonde.
– Partir pour l’étranger, dit Joe endonnant une poignée de main, c’est précisément ce que je souhaite.Vous pouvez m’attendre.
– Vous êtes un des lurons qu’il nousfaut, cria le sergent, retenait la main de Joe dans l’excès de sonenthousiasme. Vous êtes un luron à faire vite votre chemin. Je nedis pas ça par jalousie ou parce que je voudrais diminuer en rienl’honneur de vos succès ; mais, si j’avais été élevé etinstruit comme vous, je serais à présent colonel.
– À d’autres, l’ami ! dit Joe ;je ne suis pas si nigaud que vous croyez. Il y a nécessité quand lediable vous pousse, et le diable qui me pousse, c’est une boursevide et des contrariétés à la maison. Pour l’instant, adieu.
– Vivent le roi et le pays ! cria lesergent en agitant son drapeau.
– Vivent le pain et laviande ! » cria Joe en faisant claquer ses doigts. Etc’est ainsi qu’ils se séparèrent.
Il avait très peu d’argent dans sa poche, sipeu en vérité que, après avoir payé son déjeuner (car il était trophonnête et peut-être aussi trop fier pour laisser l’écot à lacharge de son père), il ne lui restait qu’un penny. Il eutnéanmoins le courage de résister à toutes les affectueusesimportunités du sergent, qui le conduisit jusqu’à la porte avecbeaucoup de protestations d’éternelle amitié et le pria enparticulier de lui faire la faveur d’accepter un seul et uniqueshilling d’avance sur son engagement. Rejetant à la fois ses offresd’espèces et de crédit, Joe s’en alla comme il était venu, avec sonbâton et son paquet, déterminé à passer sa journée le mieux qu’ilpourrait, et à se rendre chez le serrurier le soir à labrune ; car il ne voulait pas après tout partir sans dire unmot d’adieu à la charmante Dolly Varden.
Il sortit de Londres par Islington et poussajusqu’à Highgate ; il s’assit sur bien des pierres, devantbien des portes, mais il n’entendit pas les cloches lui dire des’en retourner. C’était bon du temps du noble Whittington, la finefleur des marchands ; mais les cloches ont fini par avoirmoins de sympathie pour l’humanité. Elles ne sonnent que pour del’argent et dans des occasions solennelles. Le nombre des émigrantss’est accru ; des vaisseaux quittent la Tamise pour delointaines régions, n’ayant pas d’autre cargaison de la poupe à laproue, et les cloches restent silencieuses, elles ne sonnent plusni supplications ni regrets ; elles sont accoutumées auxdéparts, et se sont faites aux usages du monde.
Joe acheta un petit pain, et réduisit sabourse (sauf une différence) à la condition de la célèbre bourse deFortunatus, laquelle contenait toujours la même somme, quels quefussent les besoins de son possesseur privilégié. Dans nos tempsplus réalistes, où les fées sont mortes et enterrées, il y a encoreune foule de bourses qui ont la même vertu. Le total qu’ellescontiennent s’expriment en arithmétique par un cercle vicieux qu’onpeut additionner ou multiplier par sa propre somme sans changer lerésultat du problème résultat clair et net s’il en futjamais : 0 X 0 = 0.
Le soir arriva enfin. Avec le sentiment dedésolation d’un homme qui n’avait ni feu ni lieu, et qui étaitcomplètement seul dans le monde pour la première fois, il sedirigea vers la maison du serrurier. Il avait différé jusqu’à cetteheure, sachant que Mme Varden allait quelquefois seule, ouaccompagnée seulement de Miggs, entendre des sermons du soir, etespérant ardemment que ce serait peut-être une de ses soirées deculture morale.
Il se promena deux ou trois fois de long enlarge devant la maison, de l’autre côté de la rue ; et, commeil revenait sur ses pas, il entrevit soudain une jupe qui flottaità la porte. C’était celle de Dolly ; à quelle autrepouvait-elle appartenir ? il n’y avait que sa robe pour avoircette tournure. Il s’arma donc de tout son courage, et suivit lajupe dans l’atelier de la Clef d’Or.
Comme il boucha le jour de la porte enentrant, Dolly se retourna pour regarder. « Oh quellefigure ! ma foi je ne regrette pas, pensa Joe, d’être tombésur ce pauvre Tom Cobb. Elle est vingt fois plus belle que jamais.Elle épouserait un lord qu’elle lui ferait honneur. »
Il ne le dit pas, il se contenta de lepenser ; peut-être était-ce écrit aussi dans ses yeux. Dollyfut joyeuse de le voir ; mais, comme elle était si fâchée queson père et sa mère se trouvassent absents, Joe la supplia de nepoint s’en tourmenter du tout.
Dolly hésitait à le conduire dans la salle àmanger, car il y faisait presque noir ; en même temps ellehésitait à causer debout dans la boutique, où il faisait encoreclair, et où l’on était vu de tous les passants. Ils étaientarrivés comme ça jusqu’à la petite forge, et Joe tenait la main deDolly dans la sienne (il n’en avait pas le droit, car Dolly n’avaitentendu lui donner qu’une poignée de main), comme s’ils étaient làdevant quelque autel mythologique pour se marier, si bien quec’était la position la plus embarrassante du monde.
« Je suis venu, dit Joe, vous dire adieu,vous dire adieu je ne sais pour combien d’années, peut-être pourtoujours. Je pars pour l’étranger. »
C’était précisément ce qu’il n’aurait pas dûdire. Il parlait là comme un gentleman maître de sa personne libred’aller, de venir, de courir le monde selon son bon plaisir,lorsque le galant carrossier avait juré pas plus tard que la veilleau soir que Mlle Varden le retenait dans des chaînesadamantines, lorsqu’il avait positivement déclaré en termes exprèsqu’elle le faisait mourir à petit feu, et que dans une quinzaineplus ou moins, il s’attendait à faire une fin décente et à laisserson établissement à sa mère.
Dolly dégagea sa main et dit :« Vraiment ? » faisant observer, sans reprendrehaleine qu’il faisait bien beau ce soir, bref, elle ne trahit pasplus d’émotion que l’enclume même de la forge.
« Je n’ai pu partir, dit Joe, sans venirvous voir. Je n’en avais pas le courage. »
Dolly témoigna qu’elle était bien fâchée qu’ileût pris tant de peine. C’était une si longue course, el il devaitavoir tant de choses à faire ! Et comment allaitM. Willet, ce bon vieux gentleman ?
« Est-ce là tout ce que vous avez à medire ? s’écria Joe.
– Tout ! Bonté divine ! Et surquoi donc avait compté ce garçon-là ? » Elle fut obligéede prendre son tablier d’une main et de jeter les yeux sur l’ourletd’un bout à l’autre, pour s’empêcher de lui rire au nez, car cen’était pas un effet de son trouble ou de sa stupéfaction.Oh ! pas du tout.
Joe avait peu d’expérience en affairesd’amour, et il n’avait aucune idée de la manière dont les jeunesdemoiselles varient selon les temps. Il s’attendait à retrouverDolly juste au point où il l’avait laissée lors de ce délicieuxvoyage nocturne, et il n’était pas plus préparé à un tel changementqu’à voir le soleil et la lune changer de place. Il avait étésoutenu toute la journée par l’idée vague qu’elle lui diraitcertainement : « Ne partez pas, » ou « Ne nousquittez pas, » ou : « Pourquoipartez-vous ? » ou « Pourquoi nousquittez-vous ? » ou qu’elle lui donnerait quelque petitencouragement de ce genre ; il avait même admis comme possiblequ’elle fondît en larmes, qu’elle se précipitât dans ses bras, ouqu’elle tombât en pamoison sans un mot, sans un signe aupréalable : mais il avait été si loin de penser à rien quiapprochât d’une pareille ligne de conduite, qu’il ne put que laregarder avec un silencieux étonnement.
Dolly cependant en revenait aux coins de sontablier, mesurait les côtes, effaçait les plis, et restait aussisilencieuse que lui-même. Enfin, après une longue pause, Joe luidit au revoir.
« Au revoir ! dit Dolly, avec unsourire aussi agréable que s’il allait dans la rue voisine faire untour avant de revenir souper, au revoir !
– Voyons, dit Joe, en lui tendant sesdeux mains, Dolly, chère Dolly, ne nous séparons pas comme cela. Jevous aime tendrement, de tout mon cœur et de toute mon âme, avecautant de sincérité et de sérieux que jamais homme aima une femmedans ce monde, je le crois. Je suis un pauvre garçon, comme voussavez, plus pauvre à présent que jamais, car j’ai fui de la maisonpaternelle, ne pouvant souffrir plus longtemps d’être traité de lasorte, et il faut que je fasse mon chemin sans aucune aide. Vousêtes belle, admirée, vous êtes aimée de chacun, vous êtes dansl’aisance et heureuse, puissiez-vous toujours l’être ! Le cielme préserve de compromettre votre bonheur ! mais dites-moi unmot de consolation Je n’ai pas le droit de le réclamer de vous, jele sais ; mais je vous le demande parce que je vous aime, etque le moindre mot de vous sera pour un moi un trésor que jegarderai chèrement pendant toute ma vie. Dolly, ma chère Dolly,n’avez vous rien à me dire ?
– Non, rien. »
Dolly était coquette de sa nature, et de plusenfant gâté. Elle n’avait pas du tout envie qu’on vînt la prendred’assaut de cette manière-là. Le carrossier aurait fondu en larmes,il se serait agenouillé, il se serait fait des reproches, il auraitcrispé ses mains, frappé sa poitrine, serré sa cravate às’étrangler, et fait toute sorte de poésie. Joe n’avait pas besoind’aller à l’étranger. Il n’avait pas le droit d’en être capable,et, puisqu’il était dans les chaînes adamantines, il ne pouvaitplus disposer de lui.
« Je vous ai dit au revoir, dit Dolly, etencore deux fois. 0tez tout de suite votre bras, monsieur Joseph,ou j’appelle Miggs.
– Je ne vous ferai pas de reprochesrépondit Joe, c’est ma faute sans doute J’ai cru quelquefois quevous ne me méprisiez pas mais c’était folie de ma part. Je doisêtre méprisé de quiconque a vu la vie que j’ai menée, de vous plusque de tous les autres. Que Dieu vous bénisse ! »
Il était parti, ma foi l ! mais partipour de bon. Dolly attendit un peu de temps pensant qu’il allaitrevenir sur ses pas, elle se coula près de la porte, regarda dansla rue, à droite et à gauche, autant que l’obscurité croissante lelui permit rentra dans la boutique, attendit encore un peu plus,monta en fredonnant un air, s’enferma au verrou, laissa tomber satête sur son lit, et pleura comme si son cœur eût voulu éclater. Etcependant ces natures-là sont faites de tant de contradictions, quesi Joe Willet était revenu ce soir, le lendemain, la semainesuivante, le mois suivant, elle l’aurait traité absolument de lamême façon, quitte à pleurer encore après, avec la mêmedouleur.
Elle n’eut pas sitôt quitté la boutique qu’onaurait pu voir surgir de derrière la cheminée de la forge unefigure qui était déjà sortie deux ou trois fois de ladite cachettesans être vue, et qui, après s’être assurée qu’il n’y avaitpersonne, fut suivie d’une jambe, d’une épaule, et ainsigraduellement, jusqu’à ce que parut en son entier la forme bienaccusée de M. Tappertit, avec un bonnet de papier grisnégligemment enfoncé sur un des côtes de sa tête, et les deuxpoings fièrement plantés sur les hanches.
« Mes oreilles m’ont-elles trompé, ditl’apprenti, ou est-ce que je rêve ? Dois-je te remercier, ôFortune, ou te maudire ? lequel des deux ? »
Il descendit gravement du lieu élevé qu’iloccupait, prit son morceau de miroir, le planta contre la muraillesur le banc habituel, frisa sa tête, et regarda ses jambes avecattention.
« Si ce sont là des rêves, dit Sim en lescaressant, je souhaite aux sculpteurs d’en avoir de pareils et deles façonner sur ce moule à leur réveil. Mais non, c’est bien uneréalité. Le sommeil ne vous fait pas des membres comme ceux-là.Tremble, Willet, tremble de désespoir. Elle est à moi ! Elleest à moi ! »
En achevant ces triomphantes paroles, ilsaisit un marteau et en asséna un coup violent sur une vis quireprésentait aux yeux de son imagination la caboche ou la tête deJoseph Willet. Cela fait, il poussa un long éclat de rire donttressaillit Mlle Miggs même dans sa lointaine cuisine ;et plongeant sa tête dans un bol rempli d’eau, il eut recours àl’essuie-mains placé en dedans de la porte du cabinet, et s’enservit à la fois pour étouffer ses sentiments et sécher safigure.
Joe, inconsolable et abattu, mais plein decourage pourtant, en quittant la maison du serrurier, se dirigea deson mieux vers la Bûche Tortue, et demanda là son ami lesergent. Celui-ci, qui ne s’attendait guère à le voir, le reçut àbras ouverts. Cinq minutes après son arrivée à cette taverne, ilétait enrôlé parmi les braves défenseurs de son pays natal ;et au bout d’une demi-heure on le régalait à souper d’un platfumant de tripes bouillies aux oignons, préparé, comme le luiassura plus d’une fois son nouvel ami, par l’ordre exprès de Satrès sacrée Majesté le roi. Ce mets lui sembla fort savoureux aprèsson long jeûne ; il y fit donc grand honneur, et quand ill’eut accompagné des divers toasts d’un fidèle sujet envers sonprince et sa patrie, on le conduisit à une paillasse dans ungrenier à foin, au-dessus de l’écurie, et on l’y enferma pour lanuit.
Le lendemain, grâce au soin obligeant de sonmartial ami, il trouva son chapeau décoré de plusieurs rubansbigarrés qui lui donnaient un air coquet. En compagnie de cetofficier, et de trois autres militaires nouvellement enrôlés, sibien enrubannés comme lui, que sous ce nuage flottant on ne pouvaitdistinguer que trois souliers, une botte, et un habit et demi, ilalla vers le bord du fleuve. Là ils furent rejoints par un caporalet quatre héros de plus, dont deux étaient ivres et tapageurs, etles deux autres sobres et repentants, mais ayant chacun, comme Joe,son bâton poudreux et son paquet au bout. La société s’embarqua surun bateau de passage en destination pour Gravesend, d’où on devaitaller pédestrement à Chatham. Le vent les favorisait, et ils eurentbientôt laissé Londres derrière eux ; ce n’était plus qu’unbrouillard sombre, le fantôme d’un géant dans les airs.
Un malheur, dit le proverbe, ne vient jamaisseul. On ne peut douter en effet que les tribulations ne soientexcessivement collectives de leur nature, et qu’elles ne prennentplaisir à voler par bandes, pour aller de là se percher selon leurcaprice sur la tête de quelque pauvre diable, jusqu’à ce qu’ellesne lui laissent plus sur le crâne un pouce de libre, sans faireseulement attention à d’autres qui offriraient à la plante de leurspieds d’aussi bonnes places de repos, mais qu’elles s’obstinent àne pas voir. Il arriva peut-être qu’une volée de tribulationsplanant sur Londres, et épiant Joseph Willet sans pouvoir letrouver, fondirent à tout hasard sur le premier jeune homme quileur tomba sous la main, pour s’y abattre. Quoi qu’il en soit, ilest positif que, le jour même du départ de Joe, un essaim detribulations fit autour des oreilles d’Édouard Chester un telbourdonnement, un tel tintamarre de ses ailes, qu’il en étourditcette infortunée victime.
C’était le soir, il était juste huit heures,quand lui et son père, en face du vin et du dessert qu’on venait deplacer devant eux, furent laissés seuls pour la première fois de lajournée. Ils avaient dîné ensemble, mais une tierce personne avaitété présente pendant tout le repas, et, jusqu’au moment où ilss’étaient rencontrés à table, ils ne s’étaient point vus depuis lasoirée précédente.
Édouard était réservé et silencieux,M. Chester était plus gai que de coutume ; mais ne sesouciant pas, à ce qu’il semblait, d’engager la conversation avecquelqu’un d’une humeur si différente, il donnait cours à lalégèreté de la sienne en sourires et en regards scintillants, sansfaire d’ailleurs aucuns frais pour attirer l’attention de son fils.Ils restèrent ainsi quelque temps, le père étendu sur un sofa avecson air accoutumé de gracieuse négligence, le fils assis en face delui, les yeux baissés, évidemment préoccupé de pensées et d’ennuispénibles.
« Mon cher Édouard, dit enfinM. Chester avec un rire des plus attrayants, n’étendez pasvotre influence assoupissante jusque sur le carafon. Faites aumoins circuler cela, pour empêcher que votre humeur ne reste tropstagnante. »
Édouard s’excusa et lui passa lecarafon ; puis il retomba dans son état de torpeur.
« Vous avez tort de ne pas remplir votreverre, dit M. Chester en tenant le sien devant la lumière. Levin pris modérément, sans excès, car cela rend laid, à milleinfluences agréables. Il donne aux yeux plus de brillant, à la voixplus d’éclat, aux pensées plus de vivacité, à la conversation plusde piquant. Vous devriez en essayer, Ned.
– Ah ! père, s’écria son fils,si…
– Mon bon garçon, interrompitprécipitamment le père, en mettant son verre sur la table ethaussant ses sourcils avec l’expression de physionomie d’un hommequi tressaille d’horreur, au nom du ciel, ne m’appelez pas de cenom antique et suranné. Ayez quelque égard pour la délicatesse.Suis-je donc déjà tout gris, tout ridé, marché-je sur desbéquilles, ai-je perdu mes dents, que vous adoptiez une pareilleformule avec moi ? Bon Dieu, quelle grossièreté !
– J’allais vous parler du fond de moncœur, monsieur, répondit Édouard, avec toute la confiance quidevrait exister entre nous ; et vous m’arrêtez tout court dèsle début.
– Oh ! de grâce, Ned, ditM. Chester en levant sa main délicate comme pour implorer sonfils, ne vous énoncez pas de cette monstrueuse façon ; vousalliez me parler du fond de votre cœur ! Ne savez-vous pointque le cœur est une partie ingénieuse de notre mécanisme, le centredes vaisseaux sanguins et de toutes les choses de ce genre, qui n’apas plus de rapports avec vos pensées et vos paroles que n’en ontvos genoux ? Comment pouvez-vous être si vulgaire et siabsurde ? On doit laisser ces allusions anatomiques auxgentlemen de la profession médicale. Elles ne sont réellement pasagréables en société. Vous me surprenez tout à fait, Ned.
– Je sais bien que, selon vous, des cœursblessés, des cœurs consolés, des cœurs à ménager, ce sont touteschimères. Je connais vos principes à cet égard, monsieur, et jen’en parlerai plus, répliqua son fils.
– Voici encore, dit M. Chester enbuvant son vin à petits traits, que vous êtes dans l’erreur. Je disnettement, au contraire, que ce ne sont point des chimères, noussavons qu’il y en a. Les cœurs des animaux, des bœufs, des moutonset ainsi de suite, sont mis sur le feu et dévorés à ce qu’on m’adit, par la basse classe, avec un suprême délice. Des hommes sontquelquefois percés d’un coup de poignard au cœur, frappés d’uneballe au cœur, mais ces locutions « du fond du cœur, » ou« jusqu’au cœur, » « cœur chaud et cœurfroid, » ou « cœur brisé, » ou « qui est toutcœur, » ou « qui n’a pas de cœur, » peuh !voilà ce que je dis qui n’a pas de sens, Ned.
– Sans doute, monsieur, répliqua sonfils, voyant qu’il faisait une pause pour le laisser parler, sansdoute.
– Voilà la nièce de Haredale, le dernierobjet de vos feux dit M. Chester, comme s’il prenait lepremier exemple venu pour éclaircir sa pensée. Sans doute elleétait tout cœur dans votre esprit jadis ; maintenant elle n’aplus du tout de cœur : pourtant c’est la même personne, Ned,exactement la même !
– C’est une personne qui a changé,monsieur, cria Édouard en rougissant, et changé, je le crains, pardes influences odieuses.
– Vous avez reçu là un congé assez froid,n’est-ce pas ? Pauvre Ned ! je vous disais l’autre soirque cela vous arriverait. Puis-je vous demander le cassenoisettes ?
– Il faut qu’il y ait eu autour d’ellequelque machination, elle a été trompée de la manière la plusperfide, cria Édouard en se levant de table. Je ne croirai jamaisque la connaissance de ma véritable position, dont elle recevait demoi la confidence, ait pu produire ce changement. Je sais qu’elleest assiégée et torturée, mais, quoique notre engagement soit finiet rompu sans ressource, quoique je l’accuse d’avoir manqué defermeté, de fidélité envers elle-même comme envers moi, je ne croispas et je ne croirai jamais qu’aucun motif sordide, ni son propremouvement, sa volonté libre et spontanée, lui aient dicté cetteconduite… jamais.
– Vous me faites rougir, répliquagaiement son père, de la folie de votre naturel ou j’espère… maisil est vrai qu’on ne se connaît jamais soi-même…où j’espèreardemment qu’il n’y a nul reflet du mien. Quant à ce qui regardecette jeune demoiselle, elle a agi très naturellement et trèsconvenablement, mon cher garçon ; elle a fait ce que vous-mêmevous aviez proposé de faire, à ce que m’apprend Haredale, et ce queje vous avais prédit (il ne fallait pas pour cela grande sagacité)qu’elle ferait indubitablement. Elle vous supposait riche, ou dumoins assez riche, et elle découvre que vous êtes pauvre. Lemariage est un contrat civil ; les gens se marient pouraméliorer leur condition en ce monde et pour y faire figure. C’estune affaire de maison et d’ameublement, de livrées, de domestiques,d’équipage, et ainsi de suite. La demoiselle étant pauvre, et vousaussi, tout est dit. Cela ne vous regarde plus, et vous n’avez rienà voir dans cette cérémonie. Je bois à sa santé, je la respecte etl’honore à cause de son extrême bon sens ; elle vous donne làun bon exemple à suivre. Remplissez votre verre, Ned.
– C’est un exemple, répliqua son fils,dont j’espère ne jamais profiter ; et, si l’expérience desannées grave de pareilles leçons dans…
– N’allez pas dire dans le cœur,interrompit son père.
– Dans des esprits que le monde et sonhypocrisie ont gâtés, dit Édouard avec chaleur, le ciel me préservede les connaître !
– Allons, monsieur, répondit son père ense levant un peu sur le sofa et regardant droit vers lui, en voilàbien assez sur ce sujet. Rappelez-vous, s’il vous plaît, votredevoir, vos obligations morales, votre affection filiale, et toutesles choses de ce genre auxquelles il est si délicieux et sicharmant de réfléchir, ou vous vous en repentirez.
– Je ne me repentirai jamais de conserverle respect de moi-même, monsieur, dit Édouard. Pardonnez-moi si jevous déclare que je ne le sacrifierai pas à votre commandement, queje ne suivrai pas la route que vous voudriez me faire prendre pourme rendre complice de la part secrète que vous avez eue dans cettedernière séparation. »
Le père se leva encore un peu plus, et leregardant comme par un sentiment de curiosité, pour voir s’ilparlait sérieusement, il se laissa doucement glisser de nouveau enarrière, et dit de la voix la plus calme, tout en croquant sesnoisettes :
« Édouard, mon père eut un fils qui,étant fou comme vous, et comme vous entretenant des sentiments dedésobéissance bas et vulgaires, fut déshérité et maudit un matinaprès déjeuner. La circonstance se représente ce soir à mon espritavec une précision singulière dans mes souvenirs. Je me rappelleencore que j’étais en train de manger des petits pains au beurreavec de la marmelade. Il mena une misérable vie (le fils, bienentendu), et mourut jeune ; ce fut bien heureux sous tous lesrapports, car il ne faisait guère honneur à la famille. C’est unetriste circonstance, Édouard, quand un père se trouve dans lanécessité de recourir à des mesures si extrêmes.
– Oui, sans doute, répliqua Édouard, etc’en est une fort triste aussi quand un fils, offrant à son pèreson amour et ses devoirs dans le sens le meilleur et le plus vrai,se trouve repoussé à tout propos, et forcé de désobéir. Cher père,ajouta-t-il d’un air plus sérieux encore, quoique d’un ton plusdoux, j’ai souvent réfléchi sur ce qui se passa entre nous lorsquenous discutâmes ce sujet pour la première fois. Souffrez que nousayons ensemble une explication confidentielle, mais je dis uneexplication franche et sincère. Écoutez ce que j’ai à vousdire.
– Comme je pressens ce qu’elle serait etque je ne peux manquer de le pressentir, Édouard, réponditfroidement son père, je m’y refuse ; je ne saurais m’y prêter.Je suis sûr qu’elle me mettrait de mauvaise humeur, ce qui est unesituation d’esprit que je ne peux pas endurer. Si vous vousproposez de faire obstacle à mes plans pour votre établissementdans la vie et pour la conservation de cette noblesse de race et decet orgueil bienséant que notre famille a si longtempssoutenus ; en un mot, si vous êtes résolu de suivre la routeque vous vous tracez, suivez-la et emportez avec tous mamalédiction. J’en suis très fâché, mais il n’y a réellement pasd’alternative.
– La malédiction peut traverser voslèvres, dit Édouard, mais ce ne sera qu’un vain souffle. Je necrois pas qu’un homme ait le pouvoir ici-bas d’en attirer une surson semblable, et surtout sur son propre enfant, pas plus que defaire tomber, par ses conjurations impies, une goutte d’eau ou unflocon de neige des nuages qui sont au-dessus de nous. Regardez-y àdeux fois, monsieur.
– Vous êtes si irréligieux, siirrespectueux, si horriblement profane, répondit son père en setournant vers lui avec nonchalance et cassant une autre noisette,que je dois positivement vous interrompre ici. Il est tout à faitimpossible que notre entretien continue sur ce ton-là. Si vousvoulez, bien sonner, le domestique va vous conduire jusqu’à laporte. Ne revenez plus sous ce toit, je vous en prie. Allez,monsieur, puisqu’il ne vous reste aucun sens moral, et allez audiable, c’est ce que je vous souhaite. Bonjour. »
Édouard quitta la chambre sans un mot de plus,sans un regard, et tourna le dos à la maison pour jamais.
Le visage du père rougit et s’échauffalégèrement ; mais il n’y eut pas la moindre altération dansses manières lorsqu’il sonna derechef et dit à son domestique,quand il fut entré :
« Peak, si ce gentleman qui vient desortir…
– Pardon, monsieur ;M. Édouard ?
– Y en avait-il donc ici plus d’un,balourd, que vous me faites cette question ? Si ce gentlemanenvoyait prendre sa garde-robe, vous la lui donneriez, vousentendez ? S’il se présentait lui-même, n’importe quand, jen’y suis pas. Vous le lui direz comme ça, et vous fermerez laporte. »
Ainsi l’on chuchota bientôt à la ronde queM. Chester était très malheureux d’avoir un fils qui luicausait beaucoup de peine et de chagrin. Les bonnes gens quil’entendirent et le répétèrent s’émerveillèrent d’autant plus deson égalité d’âme et de sa sérénité. « Quelle aimable natureil faut avoir, disaient-ils, pour montrer tant de calme après tantd’épreuves ! » Et, lorsqu’on prononçait le nom d’Édouard,la société secouait la tête et mettait son doigt sur salèvre ; elle soupirait, elle prenait son air grave ; etceux qui avaient des fils de l’âge de ce jeune homme, dans un accèsde pieuse colère et de vertueuse indignation, lui souhaitaient lamort, comme une expiation due à la piété filiale. Et ce n’est paslà ce qui empêcha le monde d’aller son petit train pendant cinq ansdont cette histoire ne parle pas.
Un soir d’hiver, dans les premiers mois del’an de Notre Seigneur mil sept cent quatre-vingts, un vent perçantdu nord s’éleva vers la brune, et, quand parut la nuit, le cielétait noir et affreux. Une violente tempête de grésil aigu, épaiset froid comme la glace, balaya les rues humides et retentit surles fenêtres tremblantes. Les enseignes, secouées sans pitié dansleurs cadres gémissants tombèrent avec fracas sur le pavé, devieilles cheminées branlantes vacillèrent et chancelèrent, comme unhomme ivre, sous l’ouragan ; en plus d’un clocher se balançacette nuit comme s’il y avait un tremblement de terre.
Ce n’était pas, pour ceux qui pouvaient seprocurer chez eux du feu et de la chandelle, le moment de braver lafurie de la tempête. Dans les meilleurs cafés, les habitués, réunisautour du feu, oubliaient la politique et se disaient les uns auxautres, avec une secrète joie que le vent devenait plus terrible deminute en minute. Chaque humble taverne du bord de l’eau avaitautour du foyer son groupe d’incultes personnages qui parlaient devaisseaux sombrant en mer et d’équipages perdus, rapportaientmainte histoire de naufrage et d’hommes noyés, faisaient des vœuxpour que quelques matelots de leur connaissance sortissent de làsains et saufs, et secouaient leur tête en signe de doute. Dans lesmaisons particulières, les enfants, en peloton près de la flamme del’âtre, écoutaient les contes de fantômes et de lutins, de grandesfigures vêtues de blanc qui venaient se tenir debout dans la ruelledu lit, de gens qui, étant allés dormir dans de vieilles églises etayant échappé à la ronde du sacristain, s’étaient trouvés là toutseuls au fort de la nuit. Les pauvres petits frissonnaient enpensant aux chambres ténébreuses de l’étage supérieur, et cependantils aimaient à entendre aussi le vent gémir, et ils espéraient bienqu’il allait continuer de souffler bravement. De temps en temps cesbienheureux causeurs à l’abri s’arrêtaient pour écouter ; oubien l’un d’eux, levant le doigt, criait :« Chut ! » Et alors, au-dessus du ronflement du ventdans la cheminée, du clapotage de l’eau fouettée contre les vitres,on entendait un bruit lamentable, impétueux, qui secouait les murscomme d’une main de géant ; puis un rauque mugissement, commesi la mer eût monté ; puis un tourbillon si tumultueux, quel’air semblait en délire ; puis, avec un hurlement prolongé,les vagues de vent passaient rapidement et laissaient l’intervalled’un instant de repos.
Ce soir-là, bien qu’il n’y eût personne audehors pour la voir, il y avait grande illumination au Maypole.Comme cela faisait bien sur le vieux rideau rouge de la fenêtre…d’un beau rouge vif écarlate, qui mêlait dans un riche courant desplendeur le feu et la chandelle, les plats, les verres et lesconvives, et qui brillait comme un œil jovial sur le morne désertdu dehors ! Au dedans, quel tapis comparable à son sablecraquant sous le pied ? Quelle musique aussi gaie que sesbûches pétillantes ? Quel parfum aussi suave que la friandevapeur de sa cuisine ? Quelle température aussi féconde que sapuissante chaleur ? Parlez-moi de la vieille maison solidecomme le roc ! Que le vent irrité s’acharne tant qu’il voudraà rugir autour de son toit robuste ; qu’il s’essouffle, sicela lui plaît, dans sa lutte avec les larges cheminées, ça ne lesempêchera pas de vomir de leurs gosiers hospitaliers de grandsnuages de fumée, et de les lui jeter par défi à la face. Laissez-les’épuiser à battre et secouer bruyamment les fenêtres. Plus il semontre jaloux d’éteindre ce joyeux éclat qui l’offusque, et plusvous verrez la lueur briller et pétiller, animée par la lutte.
Et que dire aussi des profusions, desopulentes prodigalités de cette splendide taverne ? Ce n’étaitpas assez qu’un seul feu rugît et étincelât dans son spacieuxfoyer ; sur les carreaux qui le pavaient tout autour, cinqcents feux brûlaient en scintillant avec une égale clarté. Cen’était pas assez qu’un seul rideau rouge repoussât au dehors lanuit farouche, et versât sa joyeuse influence sur la salle commune.Dans chaque couvercle de casserole, dans chaque chandelier, danschaque vase de cuivre, jaune ou rouge, ou d’étain, suspendu auxmurailles, il y avait d’innombrables rideaux rouges, qui brillaientd’un éclat soudain à chaque mouvement de la flamme, et offraient,n’importe où l’œil s’égarât, des perspectives sans borne de cetteriche couleur. La vieille boiserie en chêne, les poutres, leschaises, les sièges, la reflétaient dans une faible lueur d’un tonfoncé. Il y avait des feux et des rideaux rouges jusque dans lesyeux des buveurs, dans leurs boutons, dans leur liqueur, dans lespipes qu’ils fumaient.
M. Willet était assis à l’endroit quiavait été sa place accoutumée cinq ans auparavant, ses yeux fixessur l’éternel chaudron. Il était assis là depuis que l’horlogeavait sonné huit heures, il ne donnait pas d’autres signes de vieque de respirer avec un ronflement sonore et continuel (quoiqu’ilfût très éveillé), de porter de temps en temps son verre à seslèvres, de faire tomber les cendres de sa pipe et de la bourrer denouveau Il était maintenant dix heures et demie. M. Cobb et lelong Phil Parkes étaient ses compagnons, comme jadis, et, pendantdeux mortelles heures et demie, personne de la société n’avaitprononcé un mot.
À force de s’asseoir ensemble à la même placeet dans les mêmes positions relatives, à force de faire exactementla même chose durant un grand nombre d’années, serait-il vrai queles gens finissent par acquérir un sixième sens, ou, à son défaut,la faculté occulte de s’influencer les uns les autres qui en tientlieu ? c’est une question que je laisse à la philosophie lesoin de résoudre. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que le vieuxJohn Willet, M. Parkes et M. Cobb, étaient tous troisfermement convaincus qu’ils formaient un trio de jolis lurons,qu’ils étaient plutôt des esprits d’élite qu’autrement. Il estencore certain qu’ils se regardaient les uns les autres de temps entemps, comme s’il y avait entre eux un perpétuel échange d’idées,qu’aucun d’eux ne considérait nullement ni lui ni son voisin commesilencieux, et que chacun d’eux, quand il rencontrait le regardd’un autre, faisait un signe de tête affirmatif, comme pour luidire : « Ce que vous venez de dire là est parfait,monsieur, on ne pouvait pas mieux s’exprimer, et je suis tout àfait de votre avis. »
La salle était si chaude, le tabac sidélicieux, le feu si caressant, que M. Willet commença pardegrés à s’assoupir, mais comme il avait supérieurement acquis, parsuite d’une longue habitude, l’art de fumer dans son sommeil, etcomme sa respiration était presque la même, qu’il fût éveillé ouendormi, sauf que dans ce dernier cas il éprouvait quelquefois unepetite difficulté du genre de celle qu’un charpentier rencontrelorsque son rabot ou sa plane trouve un nœud sur son chemin, aucunde ses camarades ne s’était aperçu de la chose, jusqu’à ce qu’ilrencontra un de ces obstacles et fut obligé de s’y reprendre.
« Voilà Johnny parti, chuchotaM. Parkes.
– Il ronfle comme un sabot, » ditM. Cobb.
Ils n’en dirent pas davantage jusqu’à ce queM. Willet arriva à un autre nœud, un nœud d’une duretésurprenante, qui promettait de le jeter dans des convulsions, maisque, par un effort tout à fait surhumain, il surmonta enfin sans seréveiller.
« Il a le sommeil terriblementdur, » dit M. Cobb.
M. Parkes, qui était peut-être lui-mêmeun dormeur de première force, répliqua avec quelque dédain :« Ah bien oui, joliment ! » et dirigea ses yeux versune affiche collée sur le manteau de la cheminée. Le haut de cetteaffiche avait pour décoration une gravure sur bois, laquellereprésentait un jeune garçon d’un âge tendre, fuyant d’un piedleste et portant un paquet au bout d’un bâton, et, pour aider àl’intelligence des spectateurs, un poteau avec une main et uneborne milliaire, à côté du fugitif. M. Cobb tourna égalementses yeux dans la même direction, et examina le placard comme sic’était la première fois qu’il l’eût vu. Or ce placard était undocument que M. Willet lui-même avait dicté lors de ladisparition de son fils Joseph ; il y informait la grandenoblesse, la petite noblesse et le public en général, descirconstances dans lesquelles son fils avait quitté lamaison ; il dépeignait son costume et son extérieur ; etil offrait une récompense de cinq livres sterling à la personne ouaux personnes qui emballeraient le fugitif et le renverraient sainet sauf au Maypole à Chigwell, ou qui le logeraient dans quelqu’unedes prisons de Sa Majesté jusqu’à ce que son père eût le temps devenir le réclamer. Dans cet avertissement, M. Willet avait,d’une manière obstinée, en dépit des avis et des prières de sesamis, persisté à dépeindre son fils comme « un petitgarçon, » bien plus, dans son signalement, il lui donnaitdix-huit pouces ou deux pieds de moins que sa taille réelle Cettedouble inexactitude suffisait pour expliquer peut-être l’uniquerésultat que l’affiche avait produit, c’est-à-dire la transmissionà Chigwell, en différentes fois et avec des frais considérables, dequelque quarante-cinq vagabonds, dont l’âge variait de six à douzeans.
M. Cobb et M. Parkes regardaientdonc d’un air mystérieux cette composition, puis ils se regardaientl’un l’autre, puis ils regardaient le vieux John. Depuis le tempsqu’il l’avait collée de ses propres mains, M. Willet n’avaitjamais, soit par un mot, soit par un signe, fait allusion à cesujet, ni encouragé quelque autre à le faire. Personne n’avait lamoindre idée de ses pensées et de ses opinions à cet égard, s’ils’en souvenait ou s’il l’avait oublié, s’il avait ou non dansl’esprit qu’un semblable événement eût jamais eu lieu. Aussi, mêmetandis qu’il dormait, personne ne se hasardait à y faire allusionen sa présence, et voilà ce qui faisait que ses amis de cœurétaient silencieux en ce moment.
M. Willet en était venu cependant à unetelle complication de nœuds, qu’évidemment de deux choses l’une, ilallait se réveiller ou mourir. Il opta pour la premièrealternative, et ouvrit les yeux.
« S’il n’arrive pas d’ici à cinq minutes,dit John, je ferai servir le souper sans lui. »
L’antécédent de ce pronom avait été mentionnépour la dernière fois à huit heures. MM. Parkes et Cobb,accoutumés à ce style de conversation intermittente, répliquèrentsans difficulté qu’assurément Salomon était fort en retard, etqu’ils s’étonnaient de ce qui pouvait le retenir.
« Il n’a pas été emporté par le vent, jesuppose ? dit Parkes, quoique le vent soit assez fort pourenlever un homme de sa taille, et sans se gêner encore.Tenez ! entendez-vous ? on dirait de la grosseartillerie. Il y aura bien du fracas ce soir dans la forêt, et plusd’une branche brisée à ramasser par terre demain matin.
– Il ne brisera toujours pas grand choseau Maypole, je vous en réponds, monsieur, répliqua le vieux John.Il n’a qu’à essayer. Je lui en donne la permission. Qu’est-ce quec’est que ça ?
– Le vent, cria Parkes. Il hurle comme unchrétien, il n’a fait que ça toute la soirée.
– Avez-vous jamais, monsieur, demandaJohn, après une minute de contemplation, entendu le ventdire : « Maypole ? »
– Eh mais, qui donc l’a jamaisentendu ? dit Parkes.
– Ni : « Ohé ! »peut-être ? ajouta John.
– Non, pas davantage.
– Très bien, monsieur, dit M. Willetsans la plus légère émotion. En ce cas, si c’était le vent, commevous dites, que j’entendais tout à l’heure, et pour peu que vousveuillez vous donner la peine d’écouter un moment sans parler, vousallez voir comme il dit ces deux mots-là d’une manière trèsdistincte. »
M. Willet avait raison. Après avoirécouté quelques instants, ils purent entendre distinctement,par-dessus le tumulte rugissant du dehors, ce cri répété ; etcela d’une façon perçante et avec une énergie dénotant qu’il venaitd’une personne en proie à une grande douleur ou à une grandeterreur. Ils se regardèrent les uns les autres, pâlirent etretinrent leur haleine. Pas un ne bougea.
Ce fut dans cette conjoncture queM. Willet déploya quelque chose de la vigueur d’esprit et dela plénitude de ressources mentales qui lui attiraient l’admirationde tous ses amis et voisins. Après avoir regardé MM. Parkes etCobb quelque temps en silence, il appliqua ses deux mains à sesjoues, et poussa un rugissement qui fit danser les verres etrésonner les chevrons ; un beuglement longtemps soutenu,discordant, qui, roulant avec le vent et faisant tressaillir chaqueécho, rendit cette bruyante nuit cent fois plus tumultueuse ;un braiment profond, éclatant, formidable, qui retentit comme ungong humain. Puis, ayant toutes les veines de sa tête et de safigure enflées par ce grand effort, et la pourpre la plus viverépandue sur son teint, il s’avança plus près du feu, et y tournantle dos, il dit avec dignité :
« Si ça peut réconforter quelqu’un, qu’ilen profite ; si c’est inutile, j’en suis fâché pour lui. S’ilplaît à l’un de vous deux de sortir et d’aller voir ce qui en est,vous le pouvez, messieurs. Je ne suis pas curieux pour mapart. »
Tandis qu’il parlait, le cri se rapprocha, serapprocha, un bruit de pas se fit entendre sous la fenêtre, leloquet de la porte fut levé, elle s’ouvrit ; on la refermaviolemment, et Salomon Daisy, avec sa lanterne allumée à la main etses habits en désordre et ruisselants de pluie, se précipita dansla salle.
Il serait difficile d’imaginer une peintureplus exacte de la terreur que celle que présentait le petitbonhomme. Sa transpiration formait des perles sur sa figure, sesgenoux claquaient l’un contre l’autre, chacun de ses membrestremblait, il avait perdu tout pouvoir d’articuler des mots ;il était là debout, haletant, fixant sur eux des regards silivides, si plombés, qu’ils furent infectés de son effroi, bienqu’ils en ignorassent la cause, et que, reflétant son visageterrifié, frappé d’horreur, ils reculèrent ébahis, sans se risquerà lui faire la moindre question. Enfin le vieux John Willet, dansun accès de délire momentané, se jeta sur sa cravate, et, lesaisissant par cette partie de son costume, le secoua de çà et delà, si bien que ses dents lui en claquaient dans la tête.
« Dites-nous tout de suite ce que vousavez, monsieur, cria John, ou je vous tue. Dites-nous ce que vousavez, ou je vous plonge à l’instant la tête dans le chaudron.Comment osez-vous prendre cet air-là ? Y a-t-il quelqu’un quivous poursuive ? Dites quelque chose, ou je vous extermine,oui, je vous extermine. »
M. Willet, dans sa frénésie, fut si prèsde tenir sa parole à la lettre, car Salomon Daisy commençait déjà àrouler ses yeux d’une manière alarmante, et certains sons rauques,semblables à ceux d’un homme qui suffoque, sortaient déjà de sagorge, que les deux spectateurs, qui avaient un peu recouvré leurssens, lui arrachèrent de force sa victime, et placèrent le petitsacristain de Chigwell sur une chaise. Celui-ci, jetant un regardd’épouvanté autour de la salle, les supplia d’une voix faible delui donner quelque chose à boire ; et surtout de fermer à clefla porte de la maison, et de mettre les barres aux volets, sansperdre un moment. La dernière requête n’était pas propre à rassurerses auditeurs, ni à les remplir des sensations les plusréconfortantes. Ils firent néanmoins ce qu’il demandait, avec toutela célérité possible ; et, après lui avoir servi une rasade degrog presque bouillant, ils attendirent le récit de ce qu’ilpouvait avoir à leur apprendre.
« Ô Johnny, dit Salomon en le secouantpar la main. Ô Parkes ! Ô Tommy Cobb ! pourquoi ai-jequitté l’auberge ce soir ? le dix-neuf mars ! le jour leplus terrible de l’année, le dix-neuf mars ! »
Ils se rapprochèrent tous du feu. Parkes, quiétait le plus près de la porte, tressaillit et regarda par-dessusson épaule. M. Willet, avec une grande indignation, demanda ceque diable il voulait dire par là ; puis il dit :« Dieu me pardonne ! » lança un coup d’œil de méprispar-dessus son épaule, et se rapprocha de l’âtre tant soit peu.
« Lorsque je vous laissai ici ce soir,dit Salomon Daisy, je ne songeais guère au quantième. Je n’étaisjamais allé seul dans l’église après la brune, à pareil jour,depuis vingt-sept ans : car j’ai entendu dire que, comme nousfêtons nos anniversaires de naissance durant notre vie, lesfantômes des morts qui sont mal à leur aise dans leurs tombeaux,fêtent l’anniversaire de leur décès… Comme le ventrugit ! »
Personne ne dit mot. Tous les yeux étaientfixés sur Salomon.
« J’aurais dû reconnaître la date, ainsique ce temps exécrable. Il n’y a pas dans tout le cours de l’annéeune nuit pareille à cette nuit, il n’y en a pas. Jamais je ne dorstranquille dans mon lit le dix-neuf mars.
– Continuez, dit Tom Cobb à voixbasse ; ni moi non plus. »
Salomon Daisy porta son verre à seslèvres ; il le remit sur le carreau d’une main si tremblanteque la cuiller tinta dans le verre comme une clochette, et ilcontinua ainsi :
« Ne vous disais-je pas bien que nousétions ramenés à ce sujet de quelque étrange façon, à chaqueanniversaire du dix-neuf mars ? Supposez-vous que ce soit parun simple hasard que j’avais oublié de remonter l’horloge del’église ? Jamais je ne l’oublie d’ordinaire, bien que cettesotte machine ait besoin d’être remontée chaque jour. Pourquoi mamémoire serait-elle plus en défaut ce jour-là que tous lesautres ?
« J’y allai au sortir d’ici, avec autantde hâte que possible : mais j’avais à passer d’abord à lamaison pour prendre les clefs ; et, le vent et la pluiefaisant rage contre moi tout le long de la route, c’était tout ceque je pouvais faire que de me tenir sur mes jambes. Enfinj’arrive, j’ouvre la porte et j’entre. Je n’avais pas rencontré uneâme tout le long de la route, jugez si c’était rassurant. Pas un devous n’avait voulu me tenir compagnie, et, si vous aviez pu vousdouter de ce qui allait advenir, vous aviez bien raison.
« Le vent était si violent, que c’esttout au plus si je pus fermer la porte de l’église en appuyant detout mon poids ; et malgré ça, elle s’ouvrit toute grande deuxfois avec une telle force, que chacun de vous aurait juré, envoyant la résistance qu’elle opposait à mes efforts, que quelqu’unpoussait de l’autre côté. Je finis cependant par tourner la clef,j’entrai dans le beffroi, et je remontai l’horloge : il étaittemps, elle était presque au bout de son rouleau, et elle allaits’arrêter dans une demi-heure.
« Lorsque je pris ma lanterne pourquitter l’église, voilà que je me sens l’esprit frappé de l’idéeque c’était le dix-neuf mars, mais frappé, là, comme d’un coupqu’une main robuste m’eût porté pour mieux me le faire entrer dansla tête ; au même moment, j’entendis une voix hors de la tour…une voix qui s’élevait d’entre les tombeaux. »
Ici le vieux John interrompit précipitammentl’orateur, et pria M. Parkes, qui était assis en face de luiet regardait fixement par-dessus sa tête, s’il voyait quelquechose, d’avoir la bonté de le lui dire. M. Parkes s’excusa endéclarant qu’il ne voyait rien, que c’était seulement pour écouter.M. Willet riposta avec colère que sa façon d’écouter avec unepareille expression de physionomie n’était pas agréable, et que,s’il ne pouvait point regarder comme tout le monde, il ferait mieuxde se couvrir la tête avec son mouchoir. M. Parkes, avec unegrande soumission, promit de ne pas y manquer à sa premièresommation, et John Willet, se tournant vers Salomon, le pria decontinuer. Après avoir attendu qu’une violente bourrasque de ventet de pluie, qui semblait ébranler même cette solide maisonjusqu’en ses fondements, fût passée, le petit homme obéit à sarequête.
« Et n’allez pas me dire que c’était uneffet de mon imagination, ni que je pris un bruit pour unautre ! J’entendis le vent siffler à travers les arceaux del’église. J’entendis le clocher crier en résistant. J’entendis lapluie qui venait battre contre les murs. Je sentis les cloches enbranle. Je vis les cordes aller en haut et en bas. Et j’entendiscette voix.
– Que dit-elle ? demanda TomCobb.
– Ma foi ! je ne sais quoi ; jene sais pas même si c’étaient des paroles. Elle proféra une espècede cri, comme chacun de nous en pousserait un, si quelque visionterrible le poursuivait en rêve ou venait l’assaillir àl’improviste ; et puis ça s’évanouit dans l’air, ça semblapasser tout autour de l’église.
– Je ne vois pas que ce soit grand’chose,dit John en reprenant longuement haleine, et regardant autour delui comme un homme qui se sent soulagé.
– Peut-être que non, répliqua sonami ; mais ce n’est pas tout.
– Qu’est-ce que vous allez encore nousconter, monsieur ? demanda John, en s’arrêtant au beau momentoù il s’essuyait le front avec son tablier ; qu’est-ce quevous allez encore nous chanter ?
– Ce que j’ai vu !
– Vu ! répétèrent-ils tous les troisen se penchant vers lui.
– Quand j’ouvris la porte de l’églisepour sortir, dit le petit homme avec une expression de physionomiequi témoignait amplement de la sincérité de sa conviction, quandj’ouvris la porte de l’église pour sortir, ce que je fisbrusquement, parce qu’il me fallait la refermer avant qu’un autrecoup de vent vînt m’en empêcher, alors je me croisai, si près qu’enétendant mes doigts je l’aurais touché, avec quelque chose quiressemblait à un homme. C’était nu-tête au milieu del’ouragan ! Ça tourna sa figure sans s’arrêter, et ça fixa sesyeux sur les miens ! C’était un fantôme !… unesprit !…
– De qui ? » crièrent-ils tousles trois en même temps.
Dans l’excès de son émotion, car il tomba enarrière tout tremblant sur sa chaise, et agita sa main comme s’illes conjurait de ne pas l’interroger davantage, sa réponse futperdue pour tous, excepté pour le vieux John Willet, qui setrouvait assis près du sacristain.
« Qui donc ? crièrent Parkes et TomCobb, en regardant avec ardeur Salomon Daisy et M. Willet tourà tour. Qui donc était-ce ?…
– Messieurs, dit M. Willet après unelongue pause, vous n’avez pas besoin de le demander. L’image d’unhomme assassiné ! C’est le dix-neuf mars ! »
Un profond silence s’ensuivit.
« Si vous voulez m’en croire, dit John,nous ferons bien, tous tant que nous sommes, de tenir ça secret. Depareilles histoires ne seraient pas fort goûtées à la Garenne.Gardons ça pour nous, quant à présent, ou nous pourrions nousattirer quelque désagrément, et Salomon pourrait perdre sa place.Que la chose soit réellement comme il le dit ou qu’elle ne le soitpas, peu importe. Qu’il ait raison ou qu’il ait tort, personne nevoudra le croire. Quant aux probabilités, je ne pense pas, pour mapart, dit M. Willet, en regardant les coins de la salle d’unemanière qui dénotait que, comme quelques autres philosophes, iln’était pas parfaitement rassuré sur sa théorie, qu’un fantôme quiaurait été un homme sensé pendant sa vie, irait se promener par unpareil temps, ce que je sais seulement, c’est que ce n’est pas moiqui m’en aviserais à sa place. »
Mais cette doctrine hérétique rencontra uneforte opposition chez les trois autres camarades, qui citèrent ungrand nombre de précédents pour montrer que le mauvais temps étaitprécisément le temps propice aux apparitions de ce genre, etM. Parkes (qui avait eu un fantôme dans sa famille, du côtematernel) argumenta sur le sujet avec tant d’esprit et une tellevigueur de raisonnement, que John aurait été obligé de se rétracterpiteusement, si l’on n’avait pas apporté à point le souper, auquelils s’appliquèrent avec un appétit effrayant. Salomon Daisylui-même, grâce aux influences exhilarantes du feu, des lumières,de l’eau-de-vie et de la bonne compagnie, recouvra ses sens aupoint de manier son couteau et sa fourchette d’une façon qui luifit beaucoup d’honneur, et de déployer pour boire comme pour mangerune capacité si remarquable, qu’elle dissipa toutes les craintesqu’on aurait pu concevoir pour lui de la peur qu’il avait eue.
Le souper terminé, ils se rassemblèrent encoreautour du feu, et, conformément à l’usage en de tellescirconstances, ils mirent en avant toutes sortes de questionsmajeures qui ne faisaient qu’ajouter à l’horreur de cette histoiremerveilleuse. Mais Salomon Daisy, nonobstant ces tentations del’incrédulité se montra si ferme dans sa foi, et répéta si souventson récit avec de si légères variantes et avec de si solennellesprotestations de la vérité de ce qu’il avait vu de ses yeux, queses auditeurs furent à bon droit plus étonnés encore que lapremière fois. Comme il adopta les vues de John Willet relativementà la prudence qu’il y aurait à ne pas ébruiter cette histoire audehors, à moins que le fantôme ne lui apparût derechef, auquel casil serait nécessaire de demander immédiatement conseil à M. lecuré, résolution solennelle fut prise de garder le silence et de setenir tranquille. Et, comme la plupart des hommes ne sont pasfâchés d’avoir un secret à dire qui puisse rehausser leurimportance, ils arrivèrent à cette conclusion avec une parfaiteunanimité.
Cependant il s’était fait tard ; l’heurehabituelle de leur séparation était passée depuis longtemps ;les compères se dirent adieu pour aller se coucher. Salomon Daisy,avec une chandelle neuve dans sa lanterne, regagna son logis sousl’escorte du long Phil Parkes et de M. Cobb, qui étaient unpeu moins émus que lui. M. Willet, après les avoir conduits àla porte, retourna recueillir ses pensées avec l’assistance duchaudron, tout en écoutant la tempête de vent et de pluie, quin’avait rien rabattu de sa rage et de sa furie.
Il n’y avait pas plus de vingt minutes que levieux John considérait le chaudron, quand il concentra ses idéessur un point unique, en leur donnant pour objet l’histoire deSalomon Daisy. Plus il y pensa, plus il devint pénétré du sentimentde sa propre sagesse et du désir de faire partager àM. Haredale le même sentiment. À la fin, résolu à jouer encette affaire un rôle principal, un rôle de la plus hauteimportance ; voulant d’ailleurs devancer Salomon et ses deuxamis, qui ne manqueraient pas d’aller ébruiter l’aventure,considérablement augmentée, en la confiant au moins à une vingtainede gens discrets comme eux, et très vraisemblablement àM. Haredale lui-même, le lendemain, à l’heure de sondéjeuner ; il se détermina à se rendre à la Garenne, avantd’aller au lit.
« C’est mon propriétaire, pensa John,tandis que prenant une chandelle, et la fixant dans un coin hors del’atteinte du vent, il ouvrait, sur le derrière de la maison, unefenêtre qui regardait les écuries. Nous n’avons pas eu durant cesdernières années d’aussi fréquentes relations que celles dont nouseûmes jadis l’habitude. Des changements vont avoir lieu dans lafamille. Il est à désirer que je sois avec eux, au point de vue dema dignité, aussi bien que possible. Les chuchotements qu’on feraici de cette histoire le mettront en colère. Il est bon d’être surun pied de confiance avec un gentleman de son caractère, et de semettre bien dans son esprit. Holà, ho ! Hugh !Hugh ! Holà, ho ! »
Quand il eut répété ce cri une douzaine defois, et réveillé en sursaut tous ses pigeons, une porte s’ouvritdans l’un des vieux bâtiments en ruine, et une voix rude demanda cequ’il y avait de nouveau, pour qu’on ne pût pas seulement dormirtranquille pendant la nuit.
« Quoi ! Ne dormez-vous pas assez,chien hargneux, pour qu’on puisse vous réveiller une fois parhasard ? dit John.
– Non, répliqua la voix, tandis quel’orateur bâillait et se secouait. Je ne dors pas la moitié de cequ’il me faudrait de sommeil.
– Je ne sais pas comment vous pouvezdormir lorsque le vent beugle et rugit autour de vous, et faitvoler les tuiles comme un paquet de cartes, dit John ; maispeu importe. Enveloppez-vous d’une chose quelconque, et venez ici,car il vous faut aller à la Garenne avec moi. Et tâchez d’être plusvif que ça. »
Hugh, après avoir beaucoup grogné et marmotté,rentra dans sa bauge et reparut bientôt, apportant une lanterne etun gourdin, et enveloppé de la tête aux pieds d’une vieille et salecouverture de cheval rabattue sur sa figure. M. Willet reçutce personnage à la porte de derrière, et l’introduisit dans lasalle, tandis qu’il s’enveloppait lui-même d’une foule de pardessuset de capes, et qu’il liait et nouait tellement sa figure avec deschâles et des foulards, que sa respiration était un mystère.
« Vous n’emmènerez pas un homme dehors àprès de minuit par un temps pareil, sans lui mettre un peu de cœurau ventre, n’est-ce pas, maître ? dit Hugh.
– Si fait, monsieur, répliqua John ;je lui mettrai du cœur au ventre (comme vous appelez ça), lorsqu’ilm’aura ramené sain et sauf à la maison, et qu’il y aura moins dedanger pour la solidité de ses jambes, à lui verser à boire. Ainsi,levez la lumière, s’il vous plaît, et allez un pas ou deux enavant, pour me montrer le chemin. »
Hugh obéit d’assez mauvaise grâce, et enjetant sur les bouteilles un regard d’impatient désir. Le vieuxJohn, après avoir strictement enjoint à sa cuisinière de tenir laporte fermée à clef en son absence, et de n’ouvrir qu’à lui souspeine de renvoi, suivit Hugh, dehors dans le tumulte de l’air etl’obscurité du ciel.
Le chemin était si détrempé et si affreux, lanuit était si noire, que, si M. Willet eût été son proprepilote, il se fût jeté dans un profond abreuvoir à quelquescentaines de pas de sa maison, et aurait certainement terminé sacarrière dans cette ignoble sphère d’activité. Mais Hugh, qui avaitla vue perçante qu’un faucon, et qui, en outre de ce don naturel,était capable de trouver son chemin, les yeux bandés, dansn’importe quelle direction, à une distance de douze milles, traînale vieux John à la remorque, se montrant tout à fait sourd à sesremontrances, et se dirigea d’après ses idées personnelles, sansconsulter le moins du monde, sans écouter seulement celles de sonmaître. Tous deux tinrent ainsi tête au vent le mieuxpossible ; Hugh écrasant sous ses pieds lourds l’herbetrempée, et marchant comme à l’ordinaire d’un air sauvage etfanfaron ; John Willet le suivant à une longueur de bras,choisissant où poser ses pieds, et regardant autour de lui s’il n’yavait pas des fossés ou des fondrières, ou s’il ne s’y trouvait pasdes revenants égarés qui cherchaient leur chemin, témoignant enfinautant d’effroi et d’inquiétude que sa figure immuable pouvait enexprimer.
Ils finirent par être sur la grande avenuesablée devant la Garenne. Le bâtiment était profondémentsombre ; il n’y avait personne qui remuât près de làqu’eux-mêmes. Toutefois, de la chambre solitaire d’une tourelles’échappait un rayon de lumière. Ce fut vers ce point lumineux, leseul qui égayât cette scène froide, triste et silencieuse, queM. Willet ordonna à son pilote de le conduire.
« La vieille chambre, dit John en levantun regard timide, l’appartement même de M. Reuben, Dieu nousassiste ! Je m’étonne que son frère aime à s’y tenir, à uneheure si avancée de la nuit, et de cette nuit surtout.
– Eh mais, pourquoi se tiendrait-ilailleurs ? demanda Hugh en plaçant la lanterne contre sapoitrine pour l’abriter du vent, tandis qu’il mouchait la chandelleavec ses doigts. Est-ce qu’elle n’est pas bien gentille, cettepetite chambre ?
– Gentille ! dit John d’un airindigné. En vérité, monsieur, vous avez une confortable idée de lagentillesse. Savez-vous ce qui s’est fait dans cette chambre,scélérat ?
– Eh mais, elle n’en est pas pire pourça ! cria Hugh en regardant fixement la grasse figure de John.Est-ce qu’elle en garantit moins de la pluie, de la neige et duvent ? Est-elle moins chaude ou moins sèche parce qu’un hommey a été tué ? Ha, ha, ha ! vous ne le croyez pas,n’est-ce pas, maître ? Un homme de plus ou de moins, il n’y apas là de quoi changer les choses. »
M Willet fixa ses yeux stupides sur sonacolyte, et commença, par une espèce d’inspiration, à penser qu’ilétait véritablement fort possible que Hugh fût quelqu’un dedangereux, et qu’il y aurait peut-être sagesse à s’en débarrasserun de ces jours. Mais il était aussi trop prudent pour dire lamoindre chose avant d’être de retour au logis. Il alla donc à lagrille devant laquelle avait eu lieu ce court dialogue, et il tirala sonnette, dont le cordon pendait à côté. La tourelle où l’onapercevait la lumière se trouvant à l’un des coins du bâtiment, etn’étant séparée de l’avenue que par une des allées du jardin, surlaquelle donnait cette grille, M. Haredale ouvrit aussitôt lafenêtre et demanda qui était là.
« Pardon, monsieur, dit John, je savaisque vous ne vous couchiez pas de bonne heure, et j’ai pris laliberté de venir parce que j’avais un mot à vous communiquer.
– Willet, n’est ce pas ?
– Du Maypole, à votre service,monsieur. »
M. Haredale ferma la fenêtre et seretira. Il reparut bientôt à la porte au bas de la tourelle, et,traversant l’allée du jardin, il leur ouvrit la grille.
« Vous venez tard chez les gens, Willet.De quoi s’agit-il ?
– De moins que rien, monsieur, ditJohn ; c’est une histoire insignifiante, dont j’ai pensécependant que je devais vous instruire. Voilà tout.
– Que votre domestique aille devant avecla lanterne, et donnez-moi votre main. L’escalier est tortueux etétroit. Doucement avec votre lanterne, l’ami. Vous la balancezcomme un encensoir. »
Hugh, qui avait atteint déjà la tourelle,cessa d’agiter le falot et monta le premier, se tournant de tempsen temps pour répandre en bas sa lumière sur les degrés.M. Haredale venait après lui, et observait son visage sombred’un œil peu favorable ; Hugh répondait d’en haut à cet examenen lui rendant avec usure ses regards antipathiques, tandis quetous trois gravissaient l’escalier en spirale.
L’ascension eut pour terme une petiteantichambre attenant à la pièce où les nouveaux venus avaient vu dela lumière. M. Haredale entra le premier, les mena à traverscette pièce jusqu’à celle du fond, et là, s’assit à un bureau d’oùil s’était levé lorsqu’on avait tiré la sonnette.
« Entrez, dit-il en faisant signe auvieux John, qui restait à la porte et s’inclinait. Pas vous, l’ami,ajouta-t-il avec précipitation en s’adressant à Hugh, qui entraitcomme son maître. Willet, pourquoi amenez-vous ici cegarçon ?
– Eh mais, monsieur, répondit John,haussant les sourcils et abaissant la voix au diapason de lademande qui lui était faite, c’est un camarade solide, comme vousvoyez, pour tenir compagnie la nuit.
– Ne vous y fiez pas trop, ditM. Haredale en portant ses yeux vers Hugh. Moi, je n’y auraispas confiance. Il a l’œil mauvais.
– Il n’y a pas beaucoup d’imaginationdans son œil, répliqua M. Willet en lançant un regardpar-dessus son épaule à l’organe en question ; ça, c’estcertain.
– Il n’y a rien de bon, soyez-en sûr, ditM. Haredale. Attendez dans la petite pièce, l’ami, et fermezla porte entre nous. »
Hugh haussa les épaules, et, d’un airdédaigneux qui montrait ou qu’il avait entendu de loin, ou qu’ildevinait le sens de leur chuchotement mystérieux, fit ce qu’on luicommandait. Lorsqu’il se fut séparé d’eux en fermant la porte,M. Haredale se tourna vers John, et l’invita à dire ce qu’ilvoulait lui communiquer, mais à ne pas le dire trop haut, parcequ’il y avait de fines oreilles de l’autre côté.
Ainsi dûment averti, M. Willet racontatout bas, tout bas, ce qu’il avait entendu dire, ce qu’il avait ditlui-même pendant la soirée ; appuyant particulièrement sur sasagacité personnelle, sur son grand respect pour la famille, et sursa sollicitude pour la paix de leur esprit et leur bonheur.L’histoire émut son auditeur beaucoup plus que John ne s’y étaitattendu. M. Haredale changea souvent d’attitude, se leva,marcha dans la chambre, revint s’asseoir, le pria de répéter, aussiexactement que possible, les propres mots dont s’était serviSalomon, et donna tant d’autres signes de trouble et de malaise,que M. Willet lui-même en fut surpris.
« Vous avez bien fait, dit-il enfinissant cette longue conversation, de les engager à tenir secrèteune pareille histoire. C’est une folle imagination, née dans lefaible cerveau d’un homme nourri de craintes superstitieuses. MaisMlle Haredale, malgré tout, serait troublée par ce conte, s’ilarrivait à ses oreilles ; cela se rattache de trop près à unsujet qui nous navre tous, pour qu’elle en entendît parler avecindifférence. Vous avez été très prudent, et je vous ai une extrêmeobligation. Je vous en remercie beaucoup. »
Ce remercîment répondait aux plus ardentesespérances de John ; il eût toutefois mieux aimé voirM. Haredale le regarder en lui parlant, comme si réellement ille remerciait, que de le voir se promener de long en large, parlerd’un ton brusque et saccadé, s’arrêtant souvent pour fixer les yeuxsur le parquet, s’élançant de nouveau dans sa chambre comme un fou,presque sans avoir l’air de savoir ce qu’il disait ni ce qu’ilfaisait.
Telle fut cependant son attitude pendant cettecommunication, et John en était si embarrassé, qu’il restalongtemps assis tout à fait comme un spectateur passif, sans savoirquel parti prendre. À la fin il se leva. M. Haredale fixa surlui son regard étonné pendant un moment, comme s’il eût tout à faitoublié sa présence, lui donna une poignée de main, et ouvrit laporte. Hugh, qui était ou feignait d’être fort endormi sur leplancher de l’antichambre, bondit sur ses pieds quand ilsentrèrent, et, jetant autour de lui son manteau, il empoigna sonbâton et sa lanterne, et se prépara à descendre l’escalier.
« Attendez, dit M. Haredale, cethomme boira peut-être bien un coup.
– Boire ! Il boirait la Tamise,monsieur, si ce n’était pas de l’eau, répliqua John Willet. Il auraquelque chose quand nous serons rentrés au logis. Il vaut mieuxqu’il n’en ait pas avant, monsieur.
– Là ! voyez ! la moitié de ladistance est faite, dit Hugh. Quel rude maître vous êtes ! Jen’en irai que mieux au logis, si je bois un bon verre à mi-route.Allons, un coup à boire ! »
Comme John ne riposta pas, M. Haredaleapporta un verre de liqueur et le donna à Hugh, qui, en le prenantdans sa main, en répandit une partie sur le plancher.
« À quoi pensez-vous, monsieur,d’éclabousser ainsi avec votre boisson la maison d’ungentleman ? dit John.
– Je porte un toast, répliqua Hugh,levant le verre au-dessus de sa tête, et fixant ses yeux sur levisage de M. Haredale, un toast à cette maison et à sonmaître. »
Il marmotta ensuite quelque chose pour luiseul, but le reste du liquide, et, replaçant le verre, les précédasans ajouter un mot.
John fut grandement scandalisé de cethommage ; mais, voyant que M. Haredale s’occupait peu dece que Hugh pouvait dire ou faire, et que sa pensée était ailleurs,il se dispensa de lui présenter des excuses ; il descendit ensilence l’escalier, traversa l’allée du jardin et franchit lagrille. Il s’arrêta du côté extérieur pour que Hugh éclairâtM. Haredale, tandis que celui-ci fermait en dedans. John vitalors avec étonnement (comme il le raconta maintes fois par lasuite) qu’il était très pâle, et que sa figure avait tellementchangé depuis leur entrée, et que ses yeux étaient devenus sihagards qu’il semblait presque un autre homme.
Ils furent bientôt sur la grande route. JohnWillet marchait derrière son escorte, ainsi qu’en allant à laGarenne, et pensait très posément à ce qu’il avait vu tout àl’heure. Soudain Hugh le tira de côté, et presque au même instanttrois cavaliers passèrent au galop, il était temps, car le plusproche lui rasa l’épaule. Ces cavaliers, arrêtant leurs chevauxtout court, restèrent immobiles et attendirent que les deux piétonsfussent arrivés près d’eux.
Quand John Willet vit les cavaliers fairevivement volte-face et se mettre tous les trois de front sur laroute étroite, attendant qu’il les eût rejoints avec sondomestique, il lui vint à l’idée avec une précipitation insoliteque ce devaient être des voleurs de grand chemin. Si Hugh eût étéarmé d’une espingole, au lieu de son solide gourdin, il lui auraitcertainement ordonné de faire feu à tout hasard, et, pendant quecelui-ci eût exécuté le commandement, notre homme eût avisé à sasûreté personnelle en prenant aussitôt la fuite. Mais, dans lescirconstances désavantageuses où lui et son garde du corps étaientplacés, il jugea prudent d’adopter un autre genre de tactique.C’est pourquoi il chuchota à son acolyte de leur adresser la paroledans les termes les plus pacifiques et les plus courtois. Parmanière d’agir conformément à l’esprit et à la lettre de cetteinstruction, Hugh s’avança et, faisant le moulinet avec son bâtondevant les yeux mêmes du cavalier le plus proche de lui, il luidemanda dans quel dessein il venait avec ses compagnons galoperainsi presque sur eux battant le pavé du roi à cette heureindue.
L’homme à qui il s’était adressé commençaitune réplique pleine de colère et dans le même style, lorsqu’il futarrêté par le cavalier du centre, qui, s’interposant avec un aird’autorité, dit d’une voix un peu haute, mais qui n’avait rien derude ni de désagréable.
« Pourriez-vous nous dire, je vous prie,si c’est bien là la route de Londres ?
– Si vous la suivez en droiteligne ; c’est elle, répondit Hugh avec rudesse.
– Eh ! camarade, dit la mêmepersonne, vous n’êtes qu’un Anglais grossier, si vous êtes unAnglais, ce dont je douterais fort sans la langue que vous parlez.Votre compagnon, j’en suis sûr, me répondra plus civilement. Qu’endites-vous, l’ami ?
– Je dis, monsieur, que c’est la route deLondres, répondit John. Et je souhaiterais, ajouta-t-il à voixbasse en se tournant vers Hugh, que vous fussiez sur quelque autreroute, vous, chien de vagabond. Êtes-vous las de vivre, monsieur,pour aller provoquer trois grands vauriens, trois gibiers depotence qui pourraient fondre sur nous, par devant et par derrière,jusqu’à ce qu’ils nous eussent mis à mort, et puis prendre noscorps en croupe pour aller nous noyer à dix milles d’ici ?
– À quelle distance est Londres ?demanda le même cavalier.
– Eh mais, il y a d’ici, monsieur,répondit John, cinq petites lieues. »
Cette locution adoucissante était jetée làpour exciter les voyageurs à s’éloigner en toute hâte ; mais,au lieu de produire l’effet désiré, elle fit jaillir des lèvres duquestionneur une exclamation toute contraire.
« Cinq lieues ! c’est une longuedistance ! »
Et cette observation fut suivie d’une courtepause d’indécision.
« Dites-moi, je vous prie, dit legentleman, y a-t-il des auberges par ici ? »
À ce mot d’auberges, John recueillit soncourage d’une manière surprenante ; ses craintes s’envolèrentcomme la fumée ; tout l’aubergiste se réveilla en lui.
« Des auberges ? non, réponditM. Willet en mettant un fort accent oratoire sur le nombrepluriel ; mais il y a une auberge… une auberge unique…l’auberge du Maypole. C’est ce qu’on peut appeler une auberge. Vousne verrez pas souvent une auberge comme celle-là.
– C’est vous qui la tenezpeut-être ? dit le cavalier en souriant.
– C’est moi qui la tiens, monsieur,répliqua John, grandement étonné que l’autre eût fait cettedécouverte.
– Et quelle est la distance d’ici auMaypole ?
– Environ un mille. »
John allait ajouter que c’était un tout petitmille, le plus petit du monde, quand le troisième cavalier, quijusqu’alors était resté un peu à l’arrière-garde, l’interrompitsoudain.
« Et avez-vous un excellent lit,aubergiste ? Hein ! un lit que vous puissiez recommander…un lit dont vous soyez sûr que les draps soient bien secs… un litoù ait couché quelque personnage d’un caractère respectable etirréprochable ?
– D’abord, nous ne recevons pas,monsieur, de racaille ni de canaille chez nous, répondit John. Etquant au lit lui-même…
– Dites quant aux trois lits, répliqua enl’interrompant le gentleman qui avait parlé le premier, car il nousen faut trois si nous descendons chez vous, quoique mon ami n’aitparlé que d’un.
– Non, non, milord ; vous êtes tropbon, vous êtes trop bienveillant ; mais votre vie importebeaucoup trop à la nation, dans ces temps sinistres, pour êtreplacée au même niveau qu’une vie aussi inutile et aussi chétive quela mienne. Une grande cause, milord, une cause puissante dépend devous. Vous êtes son guide et son champion, sa sentinelle et sonavant-garde. C’est la cause de nos autels et de nos foyers, denotre pays et de notre foi. Souffrez que je dorme, moi, sur unechaise… sur le tapis… n’importe où. Personne ne s’inquiétera sij’attrape un rhume ou la fièvre. Laissez John Grueby passer la nuità la belle étoile… Personne ne s’inquiétera de lui non plus. Maisquarante mille hommes de notre pays, de cette terre qu’entourentles vagues (sans compter les femmes et les enfants), ont leurs yeuxet leurs pensées attachés sur lord Georges Gordon, et chaque jour,depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, prient Dieu de luigarder vigueur et santé. Oui, milord, dit l’orateur se dressant surses étriers, c’est une glorieuse cause et elle ne doit pas êtreoubliée. Milord, c’est une puissante cause, et elle ne doit pasêtre mise en péril. Milord, c’est une sainte cause, et elle ne doitpas être abandonnée.
– C’est une sainte cause ! s’écriaSa Seigneurie en levant son chapeau d’une manière très solennelle.Amen !
– John Grueby, dit l’autre gentleman quiparlait à perte d’haleine d’un ton de doux reproche, Sa Seigneuriedit Amen.
– J’ai entendu milord, monsieur, ditl’homme assis en selle droit comme une statue.
– Pourquoi donc ne dites-vous pas Amencomme lui ? »
John Grueby, sans rien répondre, se tintimmobile et regardant droit devant lui.
« Vous me surprenez, Grueby, dit legentleman. Dans une crise comme celle d’à présent, lorsque la reineElisabeth, cette vierge monarque, pleure au fond de sa tombe, etque Marie la Sanglante, avec un visage sombre et sourcilleux,marche triomphante…
– Oh ! monsieur, cria l’homme d’unton bourru, à quoi bon parler de Marie la Sanglante dans lasituation actuelle, lorsque milord est traversé par la pluie etharassé d’une rude course à cheval ? Laissez-nous aller àLondres, monsieur, ou nous arrêter une bonne fois ; sinon,cette infortunée Marie la Sanglante aura à répondre encore d’unautre accident… et elle aura fait beaucoup plus de mal dans sontombeau qu’elle n’en fit jamais durant sa vie, à ce que jecrois. »
En ce moment M. Willet, qui n’avaitjamais entendu personne dire tant de mots à la fois avec lavolubilité de débit et l’accent oratoire du gentleman à longuehaleine, et dont le cerveau, complètement incapable d’en soutenirle poids et de les saisir au passage, avait fini par y renoncertout à fait, recouvra assez de présence d’esprit pour faireobserver que le Maypole était à même de recevoir amplement toute lacompagnie ; qu’on y trouverait de bons lits, des vins soignés,excellent logis à pied et à cheval ; salles particulières pourgrandes ou petites sociétés ; dîners servis dans le plus courtdélai ; belles écuries, et remise fermée à clef. Bref, ilpassa en revue tous les bouts de phrases élogieuses qui étaientpeints sur les diverses parties de son auberge, et que, durantquelque quarante ans, il avait appris à répéter d’une façonsuffisamment correcte. Il examinait à part soi s’il serait possibled’insérer quelques nouvelles réclames tendant au même but, lorsquele gentleman qui avait parlé le premier, se tournant vers lecavalier à longue haleine, s’écria :
« Qu’en dites-vous, Gashford ? Nousarrêterons-nous à l’auberge dont il parle, ou poursuivrons-nousvivement notre route ? Décidez.
– Je vous soumettrai donc mon avis,milord, répliqua d’un ton doux comme miel la personne interrogée,mon avis est que votre santé et votre liberté d’esprit, quiimportent tant, après la Providence, à notre grande cause, à notrecause pure et fidèle (ici Sa Seigneurie ôta derechef son chapeau,quoiqu’il plût à verse), ont besoin d’être renouvelées etrafraîchies par le repos.
– Allez devant, aubergiste, etmontrez-nous le chemin, dit lord Georges Gordon. Nous vous suivronsau pas.
– Si vous le permettez, milord, dit JohnGrueby à voix basse, je changerai de place pour marcher devantvous. La mine de l’ami de l’aubergiste n’est pas des plus honnêtes,et il n’y a pas de mal à prendre ses précautions avec lui.
– John Grueby a tout à fait raison,interrompit M. Gashford se plaçant avec précipitation enarrière. Milord, il ne faut pas exposer une vie aussi précieuse quela vôtre. Allez devant, John, certainement. Si vous avez la moindreraison de suspecter ce gaillard-là, faites-lui sauter lacervelle. »
John ne répondit pas, mais, regardant droitdevant lui comme il paraissait en avoir l’habitude quand parlait lesecrétaire, il dit à Hugh de se mettre en marche, et le serra. deprès. Ensuite venait Sa Seigneurie avec M. Willet à la bridede son cheval, et le secrétaire de Sa Seigneurie car c’était,semblait-il, l’emploi de Gashford, fermait la marche.
Hugh allait lestement et à grands pas,regardant souvent en arrière le domestique, dont le cheval étaitpresque sur ses talons, et jetant un coup d’œil de travers sur lesfontes de pistolets auxquelles ce serviteur semblait attacher ungrand prix. C’était un Anglais pur sang, un gaillard carré par labase, solidement bâti, au cou de taureau et, comme Hugh le toisaitdes yeux il toisait Hugh à son tour de temps en temps avec unregard de brusque dédain. Il était plus âgé que l’homme du Maypole,car il pouvait avoir, selon toute apparence quarante-cinq ans maisc’était un de ces camarades à tête dure, froide, imperturbable, quise moquent bien de recevoir une gourmade en route et ne se laissentpas arrêter pour si peu dans la poursuite de leurs desseins.
« Si je vous égarais maintenant, dit Hughd’un air moqueur, vous me feriez… ha ! ha ! ha !…,vous me feriez sauter la cervelle, je suppose ? »
John Grueby ne tint pas plus compte de cetteremarque que s’il eût été sourd et Hugh muet ; il continua dechevaucher à son aise, les yeux fixés sur l’horizon.
« Avez-vous jamais essayé de vouscolleter avec quelqu’un, monsieur, quand vous étiez jeune ?dit Hugh. Savez-vous jouer du bâton ? »
John Grueby le regarda de travers avec le mêmeair d’insouciance, sans daigner répondre un mot.
« Comme ceci ? dit Hugh en exécutantavec son gourdin un de ces habiles moulinets qui faisaient lesdélices des paysans de cette époque. Houp !
– Ou comme ça, répondit John Grueby enrabattant avec son fouet le gourdin de son conducteur, et lefrappant sur la tête avec le manche. Oui, j’en ai joué un peujadis. Vous portez vos cheveux trop longs ; s’ils avaient étéun peu plus courts, je vous aurais fêlé le crâne. »
C’était, dans le fait, un petit coup vif etretentissant ; évidemment il étonna Hugh, qui, dans le premiermoment, parut disposé à désarçonner sa nouvelle connaissance. Maisla figure de John Grueby ne dénotant ni malice, ni triomphe, nirage, rien enfin qui pût faire croire à une offensepréméditée ; ses yeux restant toujours fixés dans l’anciennedirection, et son air étant aussi insoucieux et aussi calme ques’il eût simplement chassé une mouche qui le gênait ; Hugh futsi démonté, si disposé à le regarder comme un luron d’une vigueurpresque surnaturelle, qu’il se contenta de rire et des’écrier : « Bien joué ! » puis, s’écartant unpeu, il reprit son office de guide en silence.
Quelques minutes après, la compagnie fit halteà la porte du Maypole. Lord Georges et son secrétaire, ayantpromptement mis pied à terre, donnèrent leurs chevaux audomestique, qui, sous la conduite de Hugh, les mena à l’écurie.Très aises d’échapper à l’inclémence de la nuit, les gentlemensuivirent M. Willet dans la salle commune, et, debout devantl’âtre où il y avait un bon feu, ils se réchauffèrent et séchèrentleurs vêtements, tandis que l’aubergiste s’occupait à donner lesordres et veillait aux préparatifs qu’exigeait le haut rang de sonhôte.
Comme il allait et venait fort affairé, toutentier à ces arrangements, il eut l’occasion d’observer dans lasalle les deux voyageurs dont, jusque-là, il ne connaissait que lavoix. Le lord, le grand personnage, qui faisait un pareil honneurau Maypole, était à peu près de taille moyenne, grêle de corps etd’un teint blême, il avait le nez aquilin, et de longs cheveux d’unrouge brun, rabattus, à plat sur ses oreilles et légèrementpoudrés, sans le moindre vestige de frisure. Il était vêtu, sousson pardessus, d’un habillement tout noir, sans ornements, et de lacoupe la plus simple et la plus sobre. La gravité de son costume,jointe à la maigreur de ses joues, et à la roideur de son maintien,lui donnait bien dix ans de plus, mais c’était un homme qui n’avaitpoint passé la trentaine. Tandis qu’il rêvait debout à la rougelueur du feu, on était frappé de voir ses grands yeux brillants,qui trahissaient une continuelle mobilité de pensées et dedesseins, singulièrement en désaccord avec le calme étudié et lesérieux de sa mine, ainsi qu’avec son bizarre et triste costume. Saphysionomie n’avait rien d’âpre ni de cruel dans son expression,non plus que sa figure, qui était mince et douce et d’un caractèremélancolique, mais l’une et l’autre annonçaient un indéfinissablemalaise, qu’on ne pouvait voir sans en prendre sa part et sanséprouver une sorte de pitié pour ce personnage, quoiqu’on eût étébien en peine de dire pourquoi.
Gashford, le secrétaire, était plus grand, deformes anguleuses, haut des épaules, décharné et disgracieux. Sonhabillement, à l’imitation de son supérieur, était modeste et graveà l’excès, il y avait dans ses manières quelque chose d’officiel etde contraint. Il avait des sourcils proéminents, de grandes mains,de grands pieds, de grandes oreilles, et une paire d’yeux quisemblaient avoir battu en retraite au fond de sa tête, et s’y êtrecreusé une caverne pour se cacher. Ses manières étaient douces ethumbles, mais tortueuses et évasives. Il avait l’air d’un hommetoujours à l’affût sur le passage de quelque proie qui ne voulaitpas venir, mais il paraissait patient, très patient, comme unépagneul en arrêt, qui remue la queue sans bouger. Même en cemoment, tandis qu’il chauffait et frottait ses mains devant le feu,il ne semblait pas avoir d’autre prétention que de jouir de cettechaleur, pour sa part, comme un simple roturier ; et, bienqu’il sût que son maître ne le regardait pas, il jetait de temps entemps les yeux sur sa figure, et, d’un air soumis et plein dedéférence, il souriait comme pour ne pas en perdre l’habitude.
Tels étaient les hôtes sur lesquels le vieuxJohn Willet fixait son œil de plomb, les examinant sans relâche. Ils’avança vers eux alors, tenant un chandelier d’apparat de chaquemain, et les supplia de le suivre dans une pièce plus digne d’eux.« Car, milord, dit John (c’est assez étrange, mais il y a desgens qui semblent avoir autant de plaisir à prononcer des titresque ceux qui les ont en éprouvent à les porter), cette salle,milord, n’est pas du tout faite pour Votre Seigneurie, et je doisdemander pardon à Votre Seigneurie de vous avoir laissé ici,milord, une seule minute. »
Après cette allocution, John les conduisit enhaut dans l’appartement d’apparat, qui, semblable en cela àbeaucoup d’autres choses d’apparat, était froid et incommode. Lebruit de leurs pas, se répercutant à travers la chambre spacieuse,frappait leurs oreilles d’un son creux ; et l’atmosphèrehumide et glaciale qui y régnait était rendue doublement fâcheusepar son contraste avec la chaleur de la salle vulgaire qu’ilsvenaient d’abandonner.
Il aurait été inutile toutefois de proposerd’y revenir, car les préparatifs se firent si prestement qu’onn’aurait pas eu seulement le temps de les contremander. John,tenant de chaque main les hauts chandeliers, précéda les gentlemenvers la cheminée avec une profonde révérence ; Hugh, entrant àgrands pas, jeta un tison allumé et une pile de menu bois surl’âtre, qui fut bientôt en feu ; John Grueby, portant à sonchapeau une cocarde bleue pour laquelle il paraissait avoir unsouverain mépris, déposa sur le plancher le portemanteau dont ilavait déchargé son cheval ; et tous les trois s’occupèrent àl’instant avec activité de développer le paravent, de mettre lanappe, d’inspecter les lits, d’allumer du feu dans les chambres àcoucher, d’accélérer le souper, et de rendre toute chose aussicommode et aussi confortable qu’il était possible de le faire à sicourt délai. En moins d’une heure, le souper avait été servi,mangé, desservi ; lord Georges et son secrétaire, tous deux enpantoufles, les jambes étendues devant le feu, étaient assis auprèsd’un bol de vin chaud bien épicé.
« Ainsi se termine, milord, dit Gashforden remplissant son verre avec une grande aménité, l’œuvre bénied’un jour béni du ciel.
– Et d’une veille également bénie, dit SaSeigneurie en levant la tête.
– Ah !… et ici le secrétaire joignitses mains… Une veille bénie en vérité ! Les protestants deSuffolk sont des hommes pieux et fidèles. Quoique beaucoup de noscompatriotes, milord, se soient égarés dans les ténèbres,exactement comme nous cette nuit sur la route, ces braves gens-làn’ont pas quitté le chemin de lumière et de gloire.
– Les ai-je émus, Gashford ? ditlord Georges.
– Si vous les avez émus, milord ! sivous les avez émus ! Ils criaient qu’on les menât contre lespapistes ; ils appelaient une terrible vengeance sur leurstêtes ; ils rugissaient comme des possédés.
– Des possédés ! non pas despossédés du démon, toujours, dit le maître.
– Du démon ! non pas, milord ;dites plutôt des anges.
– Oui ; oh ! sûrement ;des anges, sans aucun doute, dit lord Georges en mettant ses mainsdans ses poches, les retirant pour ronger ses ongles, et regardantle feu d’un air embarrassé ; ce ne peuvent être que des angesqui les possèdent, n’est-ce pas, Gashford ?
– Vous n’en doutez pas, milord ? ditle secrétaire.
– Non, non, répliqua le maître ;non. Pourquoi en douterais-je ? Je suppose qu’il seraitpositivement irréligieux d’en douter… n’est-ce pas, Gashford ?Bien que parmi eux il y eût certainement, ajouta-t-il sans attendreune réponse, quelques personnages d’une physionomie diabolique.
– Quand vous avez fait avec chaleur, ditle secrétaire, en jetant un regard perçant sur l’autre, dont lesyeux baissés reprirent peu à peu leur éclat tandis que Gashfordparlait ; quand vous avez fait avec chaleur cette noblesortie ; quand vous leur avez déclaré que vous n’étiez pas dela tribu des tièdes ou des timides, et que vous les avez invités àconsidérer qu’ils se préparaient à suivre quelqu’un qui lesconduirait en avant, fût-ce jusqu’à la mort même ; quand vousavez parlé de cent vingt mille hommes sur la frontière d’Écosse quise feraient justice un beau jour, si on ne la leur faisaitpas ; lorsque vous avez crié : « Périssent le papeet tous ses vils adhérents ; les lois pénales portées contreeux ne seront jamais abrogées tant que les Anglais auront des cœurset des mains… » et que vous avez agité la vôtre, avant de lamettre sur la garde de votre épée ; et lorsqu’ils se sontécriés à leur tour : « Pas de papisme ! » etque vous leur avez répondu : « Non ! quand même nousserions obligés de marcher dans le sang ! » et qu’ils ontlevé leurs chapeaux en l’air, en criant : « Hourra !non, quand même nous marcherions dans le sang ! Pas depapisme, lord Georges ! À bas les papistes ! vengeancesur leurs têtes ! » Pendant que tout cela se faisait etse disait, et qu’un mot de vous, milord, excitait ou apaisait letumulte, ah ! je sentais alors tout ce qu’il y avait là degrandeur, et je me disais en moi-même : « Y eut-il jamaispuissance comparable à celle de lord GeorgesGordon ? »
– C’est une grande puissance, vous avezraison ; c’est une grande puissance ! cria-t-il, les yeuxétincelants. Mais, cher Gashford, ai-je réellement dit toutcela ?
– Et beaucoup plus encore ! cria lesecrétaire, les yeux levés au ciel. Ah ! beaucoup plusencore.
– Et je leur ai parlé, à ce que vousdisiez tout à l’heure, de cent quarante mille hommes en Écosse,n’est-ce pas ? demanda-t-il avec un plaisir évident. C’étaitun peu hardi.
– Notre cause n’est que hardiesse. Lavérité est toujours hardie.
– Certainement, de même que la religion.Elle est hardie aussi, Gashford !
– La vraie religion l’est, milord.
– Et c’est la nôtre, répondit-il en seremuant avec inquiétude sur son siège, et rongeant ses ongles,comme s’il voulait les couper jusqu’au vif. Il n’y a pas de douteque la nôtre ne soit la vraie. Vous êtes aussi certain de cela queje le suis, Gashford, n’est-ce pas ?
– Milord peut-il me le demander, ditGashford de son ton câlin, en approchant sa chaise d’un airoffensé, et posant sa large main à plat sur la table, à moi,répéta-t-il en dirigeant sur lui les sombres cavités de ses yeuxavec un sourire malsain, à moi qui, frappé en Écosse, il y a un an,par votre magique éloquence, abjurai les erreurs de l’Égliseromaine, et m’attachai à Votre Seigneurie comme à un libérateurdont la main m’avait retiré du bord du précipice ?
– C’est vrai. Non, non. Je… je n’ai paseu cette idée, répliqua l’autre en lui donnant une poignée de main,se levant de son siège, et se promenant autour de la chambre avecagitation. Savez-vous qu’on se sent fier de mener le peuple,Gashford ? ajouta-t-il en faisant une halte soudaine.
– Et par la force de la raison, réponditson flatteur.
– Oui, bien sûr. Ils peuvent tousser, semoquer et grogner dans le parlement ; ils peuvent me traiterde fou et d’insensé : mais quel est celui d’entre eux qui peutsoulever cet océan humain et le faire enfler et rugir à songré ? Pas un.
– Pas un, répéta Gashford.
– Quel est celui d’entre eux qui peut sevanter comme moi, à l’honneur de son caractère, d’avoir refusé duministre un présent corrupteur de mille livres sterling par an pourrésigner son siège en faveur d’un autre ? Pas un.
– Pas un, répéta de nouveau Gashford enprélevant, dans l’intervalle, la part du lion sur le bol de vinchaud aux épices.
– Et comme nous sommes d’honnêtes gens,des gens sincères, les défenseurs fidèles d’une cause sacrée,Gashford, dit, en mettant sa main fiévreuse sur l’épaule de sonsecrétaire, lord Georges, dont le teint s’animait et dont la voixs’élevait à mesure qu’il parlait, comme nous sommes les seuls quiprenions souci de la masse du peuple, et dont elle prenne souci àson tour, nous la soutiendrons jusqu’à la fin ; nouspousserons, contre ces Anglais renégats qui se sont faits papistes,un cri qui retentira au travers du pays, et y roulera avec unfracas comparable au tonnerre. Je serai digne de la devise de macotte d’armes : Appelé, élu et fidèle. »
– Appelé, dit le secrétaire, par leciel.
– Je le suis.
– Élu par le peuple.
– Oui.
– Fidèle à tous deux.
– Jusqu’au billot ! »
Il serait difficile de donner une idéecomplète de l’excitation avec laquelle il fit ces réponses à chaqueappel de son secrétaire, de la rapidité de son débit, ou de laviolence de son accent et de ses gestes. Quelque chose de faroucheet d’ingouvernable, luttant contre sa tenue puritaine, forçaittoute contrainte. Pendant plusieurs minutes il marcha de long enlarge dans la pièce à pas précipités ; puis, s’arrêtantsoudain, il s’écria :
« Gashford, vous aussi, vous les avezémus. Oh ! oui, et bien émus.
– Un reflet de l’auréole de milord,répliqua l’humble secrétaire en plaçant sa main sur son cœur. J’aifait de mon mieux.
– Vous avez bien parlé, dit son maître,et vous êtes un grand et digne instrument. Si vous voulez sonnerJohn Grueby pour qu’il apporte la valise dans ma chambre, etattendre ici que je sois déshabillé, nous réglerons les affairescomme de coutume, si toutefois vous n’êtes pas trop fatigué.
– Trop fatigué, milord !… mais jereconnais bien là votre charité ! Chrétien de la tête auxpieds. »
En s’adressant ce soliloque, le secrétaireinclina le bol et regarda très sérieusement au fond ce qu’il yrestait de vin chaud.
John Willet et John Grueby parurent ensemble.L’un se chargeant des hauts chandeliers, et l’autre duportemanteau, ils conduisirent à sa chambre le lord dupé ; ilslaissèrent le secrétaire seul bâiller et se secouer, puiss’endormir enfin devant le feu.
« Maintenant, monsieur Gashford,monsieur, lui dit John Grueby à l’oreille, lorsqu’il reconnut quele secrétaire avait perdu un moment connaissance, milord estcouché.
– Ah ! très bien John, répondit-ildoucement : merci, John. Personne n’a besoin de veiller. Jesais quelle est ma chambre.
– J’espère que vous n’allez pas troublerdavantage votre tête, ni celle de milord, avec Marie la Sanglante,à cette heure de la nuit, dit John. Plût à Dieu que cettemalheureuse vieille créature n’eût jamais existé !
– J’ai dit que vous pouviez vous coucher,John, répliqua le secrétaire. Vous ne m’avez pas entendu, jepense ?
– Avec toutes ces Maries sanglantes, cescocardes bleues, ces glorieuses reines Besses[26],ces Pas de Papistes, ces Associations protestantes, et cette fureurde faire des speechs, poursuivit John Grueby, regardant, commed’habitude, fort loin devant lui, et sans tenir compte del’avertissement de Gashford, milord a perdu la tête ou peu s’enfaut. Quand nous sortons, un tel ramas de bélîtres vient crieraprès nous : « Vive Gordon ! » que j’en suishonteux et ne sais où regarder. Quand nous sommes au logis, ilsviennent rugir et glapir autour de la maison, comme autant dediables ; et milord, au lieu d’ordonner qu’on les chasse, seprésente au balcon, s’abaisse à leur faire des harangues ; illes appelle : « citoyens d’Angleterre » et« compatriotes », comme s’il les aimait passionnément etqu’il les remerciât d’être venus là. Je ne peux pas m’expliquerça ; mais ils sont tous mêlés de façon ou d’autre avec cetteinfortunée Marie la Sanglante, ils s’enrouent à vociférer son nom.Ce sont pourtant tous bons protestants, les hommes comme les petitsgarçons ; mais il faut croire que les protestants ont unterrible faible pour les cuillers et l’argenterie en général, quandles portes de la cuisine sont par hasard ouvertes. Je souhaitequ’il n’y ait rien de pire, et qu’il n’arrive pas plus dedommage ; mais, si vous n’arrêtez pas à temps ces vilainscompères, M. Gashford (et je vous connais, je sais que c’estvous qui soufflez le feu), vous verrez qu’ils vous monteront sur ledos : un de ces soirs, que la température sera chaude et queles protestants auront soif, ils vous jetteront Londres àbas ; et je n’ai jamais entendu dire que Marie la Sanglanteait été jusque-là. »
Gashford avait disparu depuis longtemps, etces réflexions se perdaient dans le vide de l’air. Quand JohnGrueby s’en aperçut, il n’en fut pas ému autrement ; ilenfonça son chapeau sur sa tête, autant que possible à rebours,afin de ne pas voir seulement l’ombre de l’odieuse cocarde, et ilgagna son lit tout en secouant la tête, d’une manière sinistre etprophétique, jusqu’à ce qu’il eût atteint sa chambre.
Gashford, avec une figure souriante, maisaussi avec un air de déférence et d’humilité profondes, se rendit àla chambre de son maître, en lissant ses cheveux le long de laroute, et bourdonnant une psalmodie. Lorsqu’il approcha de la portede lord Georges, il éclaircit son gosier pour bourdonner plusvigoureusement encore.
Il y avait un remarquable contraste entrel’occupation de cet homme en ce moment, et l’expression de saphysionomie, qui était singulièrement repoussante et malicieuse.Son sourcil en saillie obscurcissait presque ses yeux ; salèvre se repliait d’une manière dédaigneuse ; ses épaules mêmeparaissaient échanger à la dérobée des chuchotements moqueurs avecses grandes oreilles rabattues.
« Chut ! marmotta-t-il doucement, enjetant un coup d’œil de la porte de la chambre dans l’intérieur. Ilsemble être endormi. Dieu veuille qu’il le soit ! Trop deveilles, trop de soucis, trop de pensées. Ah ! que le Seigneurle réserve pour en faire un martyr ! c’est un saint, si jamaissaint respira sur cette misérable terre. »
Plaçant sa lumière sur une table, il alla surla porte du pied jusqu’au feu, et s’asseyant dans une chaise devantl’âtre, le dos tourné au lit, il continua de s’entretenir aveclui-même, comme quelqu’un qui pense tout haut.
« Le sauveur de son pays et de lareligion de son pays, l’ami des pauvres, l’ennemi du richeorgueilleux ; l’amour des malheureux et des opprimés, l’idolede quarante mille cœurs anglais hardis et fidèles ; que sonsommeil doit être heureux ! »
Et ici il soupira, il chauffa ses mains etsecoua sa tête, comme font les gens qui ont le cœur tropplein ; puis il poussa encore un soupir et se remit à sechauffer les mains.
« Eh bien, Gashford ? dit lordGeorges qui était dans son lit tout éveillé, et ne l’avait pasquitté des yeux depuis qu’il était entré.
– Milord, dit Gashford en tressaillant etregardant autour de lui comme avec une grande surprise. Je vous aidérangé ?
– Je ne dormais pas.
– Vous ne dormiez pas ! répéta-t-ilavec une feinte confusion. Que puis-je dire pour m’excuser d’avoirexprimé en votre présence des pensées … mais elles étaientsincères… Elles étaient sincères, s’écria le secrétaire en passantà la hâte sa manche sur ses yeux : et pourquoi regretterais-jeque vous les ayez entendues ?
– Gashford, dit le pauvre lord en luitendant la main avec une émotion manifeste, ne le regrettez pas.Vous m’aimez bien, je le sais, vous m’aimez trop, je ne mérite pasun tel hommage. »
Gashford ne répondit pas, mais il saisit lamain et la pressa sur ses lèvres. Puis se levant et tirant de lamalle un petit pupitre, il le plaça sur une table près du feu,l’ouvrit avec une clef qu’il avait dans sa poche, s’assit devant, yprit une plume, et, avant de la tremper dans l’encrier, il la suça,peut être pour corriger l’expression de sa bouche, sur laquelleplanait encore un sourire.
« Où en sont nos chiffres depuis ladernière soirée d’enrôlement ? demanda lord Georges.Sommes-nous réellement forts de quarante mille hommes, ou est-ceseulement pour avoir un nombre rond, que nous faisons monterl’association jusque-là ?
– Notre total excède ce nombre devingt-trois membres, répliqua Gashford en jetant les yeux sur sespapiers.
– Les fonds ?
– Ils ne prospèrent pas beaucoup, mais ily a de la manne dans le désert, milord. Hem ! Vendredi soir,le denier de la veuve s’est glissé dans notre caisse.
« Quarante boueurs, trois shillings etquatre pence ;
« Un vieil ouvreur de bancs à la paroisseSaint-Martin, six pence ;
« Un sonneur de l’Église établie, sixpence ;
« Un protestant nouveau-né, undemi-penny ;
« La société des porte-falots, troisshillings, dont un mauvais ;
« Les prisonniers antipapistes deNewgate, cinq shillings et quatre pence ;
« Un ami à Bedlam, une demicouronne ;
« Dennis le bourreau, un shilling.
– Ce Dennis, dit Sa Seigneurie, est unhomme plein d’ardeur. Je l’ai remarqué au milieu de la foule dansWelbeck-Street, vendredi dernier.
– Un excellent homme, répondit lesecrétaire, un homme solide, sincère et vraiment zélé.
– Il faut l’encourager, dit lord Georges.Prenez note de Dennis. Je lui parlerai. »
Gashford obéit, et continua de lire sa listede souscription :
« Les Amis de la Raison, unedemi-guinée ;
« Les Amis de la Liberté, unedemi-guinée ;
« Les Amis de la Paix, unedemi-guinée ;
« Les Amis de la Charité, unedemi-guinée ;
« Les Amis de la Miséricorde, unedemi-guinée ;
« Les frères vengeurs de Marie laSanglante, une demi-guinée ;
« Les Bouledogues Unis, unedemi-guinée.
– Les Bouledogues, dit lord Georges enmordant ses ongles d’une manière affreuse, sont une nouvelleSociété, n’est-ce pas ?
– Ci-devant les Chevaliers Apprentis,Milord. Les contrats d’apprentissage des anciens membres expirantpar degrés, ils ont changé leur nom, à ce qu’il paraît, quoiqu’ilsaient encore des apprentis parmi eux, aussi bien que desouvriers.
– Comment se nomme leur président ?demanda lord Georges.
– Président, dit Gashford en lisant dansun papier, M. Simon Tappertit.
– Je me le rappelle ; c’est ce petithomme qui amène quelquefois une sœur aînée à nos meetings, etquelquefois aussi une autre femme qui peut être une consciencieuseet fidèle protestante, sans doute, mais qui n’est pas favorisée parla nature ?
– Lui-même, milord.
– Tappertit est un homme plein d’ardeur,dit lord Georges d’un air pensif ; n’est-ce pas,Gashford ?
– C’est un des plus avancés,milord ; il appelle de loin la bataille et l’aspire à pleinsnaseaux, comme le coursier de guerre. Il jette en l’air son chapeaudans la rue, comme s’il était inspiré, et prononce des discourstrès émouvants du haut des épaules de ses amis.
– Prenez note de Tappertit, dit lordGeorges Gordon. On pourra l’élever à une place de confiance.
– Voilà, répond le secrétaire après enavoir pris note, voilà tout, excepté la tirelire de Mme Varden(c’est la quatorzième qu’elle casse en notre faveur), septshillings et six pence en argent et en cuivre, et une demi-guinéeen or ; et Miggs (ce sont les épargnes d’un trimestre degages), un shilling et trois pence.
– Miggs, dit lord Georges, est-ce unhomme ?
– Le nom est porté sur la liste commeétant celui d’une femme, répliqua le secrétaire. Je pense que c’estla grande femme maigre dont vous parliez tout à l’heure, milord, lapersonne si peu favorisée qui vient quelquefois entendre les speechen compagnie de Tappertit et de Mme Varden.
– Mme Varden alors est la dame âgée,n’est-ce pas ? »
Le secrétaire fit un signe de tête affirmatif,et se frotta le nez avec les barbes de sa plume.
« C’est une sœur zélée, dit lord Georges.Les offrandes qu’elle amasse vont bien et se poursuivent avecferveur. Son mari s’est-il joint à nous ?
– C’est un méchant, répliqua lesecrétaire en pliant ses papiers, indigne d’une telle femme. Ilreste au fond de ses ténèbres, et refuse opiniâtrement de suivrel’exemple de sa femme.
– Que les conséquences en retombent sursa tête. Gashford !
– Milord.
– Vous ne pensez pas, dit-il en setournant et s’agitant dans son lit, que ces gens-làm’abandonneront, quand l’heure sera venue ? J’ai parléhardiment pour eux, j’ai risqué beaucoup, je n’ai rien ménagé. Ilsne reculeront point, n’est-ce pas ?
– N’ayez pas peur, milord, dit Gashfordavec un regard significatif, qui était plutôt l’expressioninvolontaire de sa propre pensée qu’une réponse aux inquiétudes deSa Seigneurie, car la figure de lord Georges était tournée dansl’autre sens. N’ayez pas peur, il n’y a pas de danger.
– Il n’y a pas non plus à craindre,dit-il en se remuant encore davantage, qu’on ne les… mais non, onne peut pas les punir pour s’être ligués dans ce but. Le droit estde notre côté, quand même la force serait contre nous. Vous voussentez convaincu de cela comme moi, n’est-ce pas ?Voyons ! la main sur la conscience ? »
Le secrétaire commençait sa réponse par :« Vous ne doutez pas… » lorsque l’autre l’interrompit, etrépliqua avec impatience :
« Douter. Non. Qui dit que jedoute ? Si je doutais, re-nierais-je parents, amis, toutechose, en faveur de ce malheureux pays ? ce malheureux pays,cria-t-il en se redressant dans son lit, après s’être répété àlui-même la phrase : « en faveur de ce malheureuxpays » au moins une douzaine de fois, oublié de Dieu et deshommes, livré à une dangereuse confédération des puissancespapales, en proie à la corruption, à l’idolâtrie, audespotisme ! Qui peut dire après cela que je doute ? nesuis-je pas appelé, élu et fidèle ? Voyons ! le suis-jeou ne le suis-je pas ?
– Oui, fidèle à Dieu, au pays et àvous-même, cria Gashford.
– Je le suis, je le serai, je le disderechef, je le serai jusqu’au billot. Qui est-ce qui en ditautant ? est-ce vous ? est-ce quelque autre ? Qu’onm’en cite un au monde seulement. »
Le secrétaire baissa la tête avec uneexpression de complet acquiescement à tout ce que son maître avaitdit ou pourrait dire ; et lord Georges, s’affaissant peu à peusur son oreiller, s’endormit.
Quoiqu’il y eût quelque chose de risible dansla véhémence de ses manières rapprochée de sa maigreur et de sonaspect disgracieux, il n’y avait vraiment pas de quoi rire pour unhomme doué de quelque sensibilité ; ou bien, s’il eût cédé àce premier mouvement, il en aurait été fâché, il se le seraitreproché à lui-même le moment d’après. Lord Gordon était aussisincère dans sa violence que dans son hésitation. Il étaitnaturellement enclin au faux enthousiasme, il avait la vanité devouloir être un chef de parti ; c’étaient là les deux plusgrands défauts de son caractère. Le reste n’était que faiblesse…pure faiblesse ; et c’est le malheureux lot des hommesfaibles, que même leurs sympathies, leurs affections, leurconfiance… toutes les qualités qui, dans les esprits mieuxconstitués, sont des vertus, dégénèrent en défauts, s’ils nedeviennent pas des vices complets.
Gashford, en dirigeant vers le lit plus d’unregard rusé, resta assis à ricaner de la folie de son maître,jusqu’à ce qu’une profonde et lourde respiration l’eût averti qu’ilpouvait se retirer. Fermant son pupitre, et le replaçant dans lamalle (mais non pas sans avoir pris d’un compartiment secret deuximprimés), il se retira avec précaution. Comme il s’en allait, ilregarda en arrière pour considérer la figure de son maître endormi.Au-dessus de la tête de lord Georges, les panaches poudreux quicouronnaient la royale couche du Maypole s’agitaient d’un airtriste et lugubre comme sur une bière.
S’arrêtant sur l’escalier pour écouter si toutétait tranquille, et pour retirer ses souliers de peur que ses pasn’alarmassent près de là quelque dormeur qui aurait le sommeilléger, il descendit au rez-de-chaussée, et jeta un de ses impriméssous la grande porte de la maison ; cela fait, il se couladoucement, revint à sa chambre, et de la fenêtre laissa tomber dansla cour l’autre imprimé, soigneusement roulé autour d’une pierre,pour que le vent ne l’emportât pas.
Ces proclamations avaient au dos lasuscription suivante : « À tout protestant aux mainsduquel ceci tombera, » et à l’intérieur :
« Hommes et frères, quiconque trouveracette lettre doit la regarder comme un avertissement d’allerrejoindre sans délai les amis de lord Georges Gordon. De grandsévénements se préparent, et les temps sont pleins de péril et detrouble. Lisez cet avis avec soin, tenez-le propre, et faites-lecirculer. Pour le roi et le pays, union. »
« Semons encore, semons toujours, ditGashford en fermant la fenêtre ; quand viendra lamoisson ? »
Environner quelque chose de monstrueux ou deridicule d’un air de mystère, c’est l’investir d’un charme secret,et d’un pouvoir d’attraction qui est irrésistible pour la foule.Faux prêtres, faux prophètes, faux docteurs, faux patriotes, fauxprodiges de toute sorte, enveloppant leurs actes dans le mystère,se sont adressés avec un immense profit à la crédulité populaire,et ont été plus redevables peut-être à cette habile manœuvred’avoir gagné et gardé pour un temps l’avantage sur la vérité et lesens commun, qu’à n’importe quelle demi-douzaine d’articles lesplus accrédités dans tout le catalogue de l’imposture.
Si un homme s’était tenu sur le pont deLondres, à appeler les passants à gorge déployée, pour les inviterà se joindre à lord Georges Gordon, fût-ce même pour un objetincompris de tout le monde, ce qui lui aurait donné un charmeparticulier, il est probable qu’il aurait pu faire une vingtaine deprosélytes en un mois. Si tous les zélés protestants avaient étépubliquement pressés de se joindre à une association ayant pour butavoué de chanter une hymne ou deux dans l’occasion, d’entendrequelques discours médiocres, et en dernier lieu de pétitionner auparlement, afin qu’il n’y passât pas d’acte pour l’abolition deslois pénales contre les prêtres catholiques romains, de la pénalitéde l’emprisonnement perpétuel portée contre ceux qui élevaient lesenfants dans la foi catholique, et de l’interdiction de tous lesmembres de l’Église romaine, désormais inhabiles à posséder desbiens immeubles dans le Royaume-Uni par acquêt ou par héritage,toutes ces matières étrangères aux occupations et aux goûts desmasses n’auraient peut-être pas ému une centaine de gens. Maislorsque des bruits vagues coururent au dehors que dans cetteassociation protestante un pouvoir occulte essayait ses forcescontre le gouvernement pour de grands desseins indéterminés ;lorsque l’air fut rempli de sourdes rumeurs au sujet d’uneconfédération des puissances papistes pour dégrader et asservirl’Angleterre, établir une inquisition à Londres, et convertir lesbarrières du marché de Smithfield en bûchers et enchaudières ; lorsque des terreurs et des alarmes que personnene comprenait furent répandues, à l’intérieur ainsi qu’àl’extérieur du parlement, par un enthousiaste qui ne les comprenaitpas lui-même, lorsqu’enfin d’antiques fantômes, qui avaient étécouchés tranquillement depuis des siècles dans leurs tombeaux,furent évoqués pour obséder les gens ignorants et crédules ;lorsque tout cela se fut machiné, en quelque sorte, dans lesténèbres, que des invitations secrètes de se joindre à la grandeAssociation protestante pour la défense de la religion, de la vieet de la liberté, furent semées sur la voie publique, jetées sousles portes des maisons, glissées à l’intérieur des appartements parles fenêtres, fourrées dans les mains des passants, la nuit ;lorsqu’elles étincelèrent à chaque muraille, et brillèrent surchaque poteau, sur chaque pilier, au point que le bois et lespierres paraissaient infectés de la fièvre commune, excitant tousles hommes à se réunir en aveugles pour résister sans savoir àquoi, sans savoir pourquoi : alors la folie se propagea sansobstacles, et bientôt, croissant de jour en jour, l’associationprésenta une force de quarante mille membres.
Du moins c’est le chiffre déclaré au mois demars 1780 par lord Georges Gordon, son président ; qu’il fûtexact ou non, peu de gens le surent ou se soucièrent de s’enassurer. Elle n’avait jamais fait de démonstration publique, on nel’avait jamais vue, il y avait même encore des personnes qui nevoulaient y voir qu’une pure création de son cerveau détraqué. Ilétait habitué à parler longuement à des multitudes, stimulé, à cequ’on pouvait croire, par certains troubles qui avaient réussi enÉcosse l’année précédente sur le même sujet.
Membre de la chambre des Communes, on leregardait comme un cerveau brûlé qui attaquait tous les partis,sans être d’aucun, et ne jouissait pas d’une grande considération.On savait qu’un certain mécontentement régnait au dehors ; ily en a toujours. Lord Georges Gordon s’était fait une habitude des’adresser au peuple par des placards, des discours, de pamphlets,sur d’autres questions déjà. Rien n’était venu en Angleterre de sestentatives passées en Écosse, et on n’appréhendait rien decelle-là. Tel qu’il vient de se montrer au lecteur, tel il avaitparu de temps en temps devant le public, qui l’avait oublié lelendemain, lorsque soudainement, comme on le voit dans ces pages,après une lacune de cinq longues années, sa personne et ses actescommencèrent à s’imposer, vers cette période, à la connaissance demilliers de gens, qui s’étaient mêlés à la vie active durant toutl’intervalle, et qui n’étaient pourtant ni sourds ni aveugles auxévénements contemporains, mais qui n’avaient jamais pensé à luiauparavant.
« Milord, dit Gashford à son oreille, envenant le lendemain tirer de bonne heure les rideaux de sonlit ; milord !
– Oui, qui est là ? Qu’est-ce quec’est ?
– L’horloge a sonné neuf heures, réponditle secrétaire, les mains croisées avec humilité. Vous avez biendormi ? J’espère que vous avez bien dormi. Si mes prières ontété exaucées, vos forces doivent être réparées par le repos.
– À dire vrai, j’ai dormi d’un si profondsommeil, dit lord Georges en se frottant les yeux et regardantautour de la chambre, que je ne me rappelle pas bien où noussommes.
– Milord ! dit Gashford avec unsourire.
– Oh ! répliqua son supérieur. Oui,vous n’êtes donc pas un juif ?
– Un juif ! s’écria le pieuxsecrétaire en reculant d’horreur.
– Je rêvais que nous étions des juifs,Gashford. Vous et moi… tous les deux des juifs avec de longuesbarbes.
– Le ciel nous en préserve, milord !Autant vaudrait que nous fussions papistes.
– Je suppose que cela vaudrait autant,répliqua l’autre avec beaucoup de vivacité. N’est-ce pas ?c’est bien votre avis, Gashford ?
– N’en doutez pas ! cria lesecrétaire d’un air de grande surprise.
– Hum ! marmotta son maître. Oui,cela me semble assez raisonnable.
– J’espère, milord… commença lesecrétaire.
– Vous espérez ! répéta lord Georgesen l’interrompant. Pourquoi dites-vous que vous espérez ? Iln’y a pas de mal à avoir de ces idées-là.
– En rêve, répondit le secrétaire.
– En rêve ! non, et pendant laveille non plus.
– Appelé, élu, fidèle, » ditGashford, prenant la montre de lord Georges qui était sur unechaise, et paraissant lire d’une manière distraite la deviseinscrite sur le cachet.
Dans cet incident indifférent en lui-même, iln’y avait rien, ce semble, qui dût attirer l’attention dumaître ; ce n’était qu’une distraction sans but, qui ne valaitpas la peine d’être remarquée : mais, lorsque les mots furentproférés, lord Georges, qui avait pris un ton impétueux, s’arrêtacourt, rougit et garda le silence. Feignant de ne s’être pas dutout aperçu de ce changement dans la conduite de son maître,l’astucieux secrétaire fit quelques pas à l’écart, sous prétexte derelever la jalousie, et revenant bientôt, lorsque l’autre eut eu letemps de se remettre :
« La cause sainte, dit-il, marchebravement, milord. Je n’ai pas été oisif, même cette nuit. J’aijeté deux affiches avant d’aller me coucher, et toutes les deux ontdisparu ce matin. Personne dans la maison n’en a soufflé mot,quoique j’aie été en bas une grande demi-heure. Elles nous vaudrontune ou deux recrues, je gage et, qui sait s’il n’y en aura pasbeaucoup plus, grâce à la bénédiction que le ciel peut répandre survos efforts inspirés ?
– C’est une fameuse idée que nous avonseue là dans le principe, répliqua lord Georges ; une fameuseidée, et qui a rendu d’excellents services en Écosse. Elle étaitbien digne de vous. Vous me rappelez, Gashford, que je ne dois paslambiner, quand la vigne du Seigneur est menacée de destruction, etqu’elle se voit en danger d’être foulée aux pieds des papistes.Faites seller les chevaux dans une demi-heure. Debout et àl’œuvre ! »
Il avait, en parlant ainsi, la figure trèscolorée, et un tel accent d’enthousiasme que le secrétaire crutinutile de rien ajouter, et se retira.
« Il a rêvé qu’il était juif, dit-il d’unair pensif, lorsqu’il ferma la porte de la chambre à coucher. Ilpourrait bien en venir là avant de mourir. C’est assezvraisemblable. Ma foi ! on verra plus tard, et, pourvu que jen’y perde rien, je ne dis pas que cette religion ne me conviendraitpoint autant qu’une autre. Il y a des gens riches parmi lesjuifs ; et puis c’est si ennuyeux de se faire la barbe.Oui ! ça me convient assez. Quant à présent, toutefois, nousdevons être chrétiens dans l’âme. Notre devise prophétiques’accommodera à toutes les croyances tour à tour ; c’est cequi me console. »
En réfléchissant sur cette source deconsolation, il se rendit au salon, et sonna pour le déjeuner.
Lord Georges fut promptement habillé (satoilette était assez simple pour n’être pas longue à faire), et,comme il n’était pas moins sobre dans ses repas que dans soncostume puritain, il eut bientôt expédié sa part. Mais lesecrétaire, moins négligent des bonnes choses de ce monde, ou plusattentif à soutenir sa force et son entrain en faveur de la causeprotestante, ne cessa pas de manger, de boire en conscience jusqu’àla dernière minute ; il lui fallut trois ou quatreavertissements de John Grueby avant qu’il pût se résoudre às’arracher aux abondantes tentations de la table deM. Willet.
Enfin, il descendit l’escalier en essuyant sabouche graisseuse, et, après avoir payé la note de John Willet, ilgrimpa sur sa selle. Lord Georges, qui s’était promené de long enlarge devant la maison en se parlant à lui-même avec des gestesanimés, monta à cheval ; et, répondant à la révérencecérémonieuse du vieux John Willet, aussi bien qu’aux salutationsd’adieu d’une douzaine de flâneurs que la nouvelle d’un vrai lorden chair et en os, prêt à quitter le Maypole, avait rassemblésautour du porche, il s’éloigna avec son monde, le robuste JohnGrueby formant l’arrière-garde.
Si John Willet avait trouvé, la veille ausoir, que lord Georges Gordon avait l’air d’un grand seigneur assezfantasque, ce fut bien autre chose ce matin-là. Perché tout droitcomme une pique sur une rossinante, avec ses longs cheveux platspendillant autour de sa figure et voltigeant au vent ; tousses membres roides et pointus, ses coudes collés de chaque côtéd’une façon disgracieuse, et, tout son corps cahoté et secoué àchaque mouvement des pieds de son cheval, c’était bien lepersonnage le plus gauche et le plus grotesque qu’on pût voir. Aulieu de cravache, il avait à la main une grande canne à pomme d’or,aussi haute que celles que portent aujourd’hui les laquais ;et ses diverses évolutions dans le maniement de cette arme pesante,tantôt droite devant sa figure comme un sabre de cavalerie, tantôtsur son épaule comme un mousquet, tantôt entre son doigt et lepouce, et toujours de l’air le plus maladroit du monde, necontribuaient pas peu à lui donner un extérieur ridicule. Empesé,maigre, solennel, habillé en dépit de la mode, et déployant avecostentation, soit à dessein, soit par pur hasard, toutes lessingularités de son port, de ses gestes et de sa tenue, toutes lesqualités, naturelles et artificielles, qui le distinguaient desautres hommes, il aurait excité le rire de l’observateur le plusgrave ; jugez s’il excita les sourires et les chuchotementsrailleurs qui saluèrent son départ de l’auberge du Maypole. Pourlui, sans se douter le moins du monde de l’effet qu’il avaitproduit, il trotta à côté de son secrétaire, se parlant à lui-mêmepresque tout le long de la route, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à unou deux milles de Londres. Là, de temps en temps, ils rencontrèrentquelque passant qui le connaissait de vue, et qui le montra àquelque autre, s’arrêtant peut-être pour le considérer, ou pourcrier par plaisanterie ou autrement : « Hourra,Geordie[27] ! Pas de papisme ! » Ilôtait alors gravement son chapeau et saluait. Quand on eut atteintla ville et qu’on chevaucha par les rues, ces reconnaissancesdevinrent plus fréquentes ; quelques-uns riaient, quelques-unssifflaient, quelques-uns tournaient la tête et souriaient,quelques-uns demandaient avec étonnement qui c’était, quelques-unscouraient le long du trottoir auprès de lui et l’applaudissaient.Lorsque cela arrivait au milieu d’un embarras de chariots, dechaises et de voitures, il s’arrêtait tout d’un coup, et ôtant sonchapeau, il criait : « Gentlemen, pas depapisme ! » Les gentlemen répondaient à ce cri par troissalves de hourras bien nourries, et puis il continuait d’avanceravec une vingtaine des plus déguenillés, qui suivaient à la queuede son cheval et poussaient des cris sauvages à plein gosier.
Et les vieilles dames, donc ! car il yavait un grand nombre de vieilles dames dans les rues, et elles leconnaissaient toutes. Quelques-unes d’entre elles, non pas cellesdu plus haut rang, mais celles qui vendaient du fruit dans deséventaires ou qui portaient des fardeaux, faisaient claquer leursmains ridées, et poussaient un cri aigu, perçant, essoufflé :« Hourra, milord ! » D’autres agitaient leurs mainsou leurs mouchoirs, ou bien elles secouaient leurs éventails etleurs parasols, ou bien elles ouvraient leurs fenêtres et criaientprécipitamment à ceux de l’intérieur de venir voir. Toutes cesmarques d’estime populaire, il les recevait avec une profondegravité et un respect profond, saluant très bas et si souvent, queson chapeau n’était presque jamais sur sa tête, et regardant lesmaisons devant lesquelles il passait de l’air d’un homme quifaisait une entrée triomphale, mais qui n’en était pas plus fierpour cela.
Ils chevauchèrent de la sorte (John Grueby enressentait un dégoût extrême, inexprimable) tout le long deWhitechapel, de Leadenhall-Street, de Cheapside et de Saint-Paul.En arrivant près de la cathédrale, il fit halte, parla à Gashford,et regardant en haut le dôme superbe, il secoua la tête, comme s’ildisait : « L’Église est en danger ! « C’estpour le coup que les spectateurs s’éraillèrent le gosier ;puis il continua de nouveau sa route, au milieu des acclamationsfuribondes de la populace, qu’il saluait plus bas que jamais.
Il s’avança ainsi par le Strand,Swallow-Street, Oxford-Road, et de là jusqu’à sa maison dansWelbeck-Street, près Cavendish-Square, où il fut accompagné par unedouzaine de traînards dont il prit congé sur les marches avec cebref adieu : « Gentlemen, pas de papisme ! Bonjour,Dieu vous bénisse ! » Comme on s’était attendu à uneallocution plus substantielle, on l’accueillit avec quelquedéplaisir, en criant : « Un speech ! unspeech ! » et il allait faire droit à leur demande, siJohn Grueby, en faisant sur eux une furieuse charge avec leschevaux qu’il menait à l’écurie, n’eût déterminé ces braillards àse disperser dans les champs voisins, où ils se mirent tout desuite à jouer à pile ou face, à la fossette, à pair ou non, à descombats de chiens et autres récréations protestantes.
Dans l’après-midi, lord Georges sortit denouveau, vêtu d’un habit de velours noir, pantalon large et giletécossais du clan de Gordon, le tout de la même coupe quakeresse, etsous ce costume, qui lui donnait un air vingt fois plus étrange etplus singulier qu’auparavant, il alla à pied à Westminster.Gashford, pendant son absence, resta à la maison, et il ytravaillait encore lorsque, peu de temps après la brune, JohnGrueby vint lui annoncer un visiteur.
« Faites-le entrer, dit Gashford.
– Ici ! entrez ! dit John engrognant à quelqu’un qui était dehors. Vous êtes protestant,n’est-ce pas ?
– Je vous en réponds, répliqua une voixforte et bourrue.
– Ça se voit bien, dit John Grueby. Jevous aurais reconnu pour un protestant, n’importe où. » Cetteremarque faite, il introduisit le visiteur, se retira et ferma laporte.
L’homme qui se trouvait maintenant en face deGashford était un personnage trapu, ramassé, avec un front bas etfuyant, une tignasse semblable au poil d’un caniche, et des yeux sipetits et si proches l’un de l’autre, que son nez brisé paraissaitseul empêcher leur rencontre et leur fusion en un œil de grandeurordinaire. Une cravate de couleur sombre, tortillée autour de soncou comme une corde, laissait voir ses grosses veines, gonflées etsaillantes, comme si elles regorgeaient de malice et de méchanceté.Son habillement de velours râpé, terni, était couleur de rouille,d’un noir blanchâtre, semblable aux cendres d’une pipe ou d’un feude charbon éteint depuis vingt-quatre heures, souillé d’ailleurs demarques nombreuses d’anciennes débauches, et exhalait encore uneforte odeur de cabaret. Au lieu de boucles à ses genoux, il portaitdes brides inégales de ficelle d’emballage ; et dans ses mainssales il tenait un bâton noueux, dont le gros bout sculpté offraitune grossière image de son ignoble figure. Tel était le visiteurqui ôta son chapeau à trois cornes en présence de Gashford, etattendit, en jetant des regards de côté, qu’on fît attention àlui.
« Ah ! c’est vous, Dennis ?cria le secrétaire. Asseyez-vous.
– Je viens de voir milord là-bas, crial’homme en lançant son pouce dans la direction du quartier dont ilparlait, et il m’a dit, qu’il dit : « Si vous n’avez rienà faire, Dennis, allez chez moi, vous causerez avec maîtreGashford. » Naturellement je n’avais rien à faire, vous savez.Ce n’est pas l’heure où je travaille. Ha ha ! je prenais l’airquand j’ai vu milord : voilà tout ce que je faisais. Je prendsl’air le soir, comme les hiboux, maître Gashford.
– Et quelquefois aussi pendant le jour,n’est-ce pas ? dit le secrétaire ; quand vous sortez engrande compagnie, vous savez.
– Ha ha ! rugit le gaillard enfrappant sa jambe. Parlez-moi de maître Gashford pour savoir manierla plaisanterie ; il n’a pas son pareil à Londres ni àWestminster ! Ce n’est pas pour mépriser milord, mais ce n’estqu’un imbécile auprès de vous. Ah ! vous avez raison… quand jesors en grande cérémonie.
– Avez-vous votre carrosse ? dit lesecrétaire, et votre chapelain, et le reste ?
– Vous me faites mourir, cria Dennis avecun autre éclat de rire. Mais qu’est-ce qu’il y a de nouveauaujourd’hui, maître Gashford ? demanda-t-il d’une voix un peurauque. Hein ! sommes-nous sur le point de recevoir l’ordre dedémolir une de leurs chapelles papistes, ou bien quoi ?
– Chut ! dit le secrétaire enlaissant errer sur sa figure un faible sourire. Chut ! commevous y allez, Dennis ! Notre association, vous savez, ne veutque la paix et le respect de la loi.
– Connu ! connu ! Dieu vousbénisse ! répliqua l’homme en soulevant sa joue avec salangue. Je n’y suis entré que pour ça, n’est-ce pas ?
– Sans doute, » dit Gashford,souriant comme avant.
Dennis à ces mots fit un nouvel éclat de rireet se frappa la jambe encore plus fort ; il riait aux larmeset s’essuya les yeux avec le coin de sa cravate en criant :« Maître Gashford n’a pas son pareil dans toute l’Angleterre…Ho la la ! »
« Lord Georges et moi nous parlions devous la nuit dernière, dit Gashford après une pause. Il dit quevous êtes un garçon très zélé.
– Oui, je le suis, répondit lebourreau.
– Et que vous haïssez les papistes detout cœur.
– Si je les hais ! » Et ilconfirma son dire par un bon gros juron, « Regardez ici,maître Gashford, dit le sacripant en plaçant son chapeau et sonbâton sur le parquet, et frappant lentement la paume d’une de sesmains avec les doigts de l’autre. Remarquez ! je suis unofficier constitutionnel qui travaille pour vivre et qui fait sabesogne honorablement. Est-ce vrai ? est-ce faux ?
– C’est incontestable.
– Très bien. Attendez une minute. Mabesogne est solide, protestante, constitutionnelle, une besogneanglaise. Est-ce vrai ? est-ce faux ?
– Il n’y a pas l’ombre d’un doute àcela.
– Voici ce que dit le parlement, qu’ildit : « Si un homme, une femme ou un enfant, fait quelquechose de contraire à un certain nombre de nos lois… » Combienpouvons-nous avoir actuellement, maître Gashford, de lois quicondamnent à être pendu ? cinquante ?
– Je ne sais pas exactement combien,répliqua Gashford en se penchant en arrière sur sa chaise et enbâillant ; je sais seulement que le nombre en estconsidérable.
– Bien. Mettons cinquante. Le parlementdit, qu’il dit : « Si un homme, une femme ou un enfant,fait quelque chose contre l’un de ces cinquante actes, l’homme, lafemme ou l’enfant sera exécuté par Dennis ! » Georges IIIintervint lorsque cela monta à un chiffre trop élevé à la fin de lasession, et dit : « Il y en a trop pour Dennis, je vaisen garder la moitié pour moi, et Dennis en aura la moitié pour sapart ; » et quelquefois il m’en jette un de pluspar-dessus le marché, comme il y a trois ans, quand j’eus MarieJones, une jeune femme de dix-neuf ans, que je menai à Tyburn avecson enfant au sein. Elle fut exécutée pour avoir pris une pièced’étoffe au comptoir d’une boutique de Ludgate-Hill. Elle était entrain de la remettre quand le marchand l’aperçut. Elle n’avaitjamais fait de mal auparavant, et n’avait essayé cette fois queparce que son mari, enlevé par la presse[28] depuistrois semaines, l’avait laissée réduite à mendier avec deux jeunesenfants, comme depuis ça fut prouvé dans le procès. Ha ha !qu’est-ce que ça fait ? Avant tout, les lois et coutumes del’Angleterre, c’est la gloire de notre pays. N’est-ce pas, maîtreGashford ?
– Certainement, dit le secrétaire.
– Et dans l’avenir, poursuivit lebourreau, si nos petits-fils pensent à l’époque de leursgrands-pères et trouvent tout ça changé, ils diront :« C’était ça, un temps ! et nous n’avons fait quedégringoler depuis. » N’est-ce pas qu’ils diront ça, maîtreGashford ?
– Je n’en doute pas, répliqua lesecrétaire.
– Eh bien donc, voyez un peu, dit lebourreau, si ces papistes s’emparent du pouvoir et qu’ils semettent à bouillir et rôtir les gens au lieu de les pendre, quedevient ma besogne ? S’ils touchent à ma besogne, qui faitpartie de tant de lois, que deviennent les lois en général, quedevient la religion, que devient le pays ? Êtes-vous alléparfois à l’église, maître Gashford ?
– Parfois ? répéta le secrétaireavec quelque indignation ; sans doute.
– Bien, dit le sacripant, c’est commemoi : j’y suis allé aussi une ou deux fois, en comptant celleoù j’ai été baptisé… Si bien donc que, lorsqu’on vint me dire qu’onallait supplier le parlement, et que je pensai au grand nombre desnouvelles lois de pendaison qu’il faisait à chaque session, je mesuis considéré moi-même comme supplié par la même occasion ;parce que vous comprenez, maître Gashford, continua-t-il enreprenant son bâton et l’agitant d’un air de menace, je n’ai pasenvie qu’on vienne toucher à ma besogne protestante, ni rienchanger à cet état de choses protestant, et je ferai tout ce que jepourrai pour l’empêcher. Je n’ai pas envie que les papistesviennent se mêler de mes affaires, à moins qu’ils n’aient recours àmoi pour se faire exécuter d’après la loi. Je n’ai pas envie qu’onfasse ni bouillir, ni rôtir, ni frire ; je veux qu’on se borneà pendre. Milord peut bien dire que je suis un garçon zélé. Poursoutenir le grand principe protestant d’avoir des pendaisons àgogo, à la bonne heure ; je saurai (et il frappa de son bâtonle parquet) brûler, combattre, tuer, faire tout je que vous mecommanderez, si hardi et si diabolique que ce soit, quand jedevrais, en fin de compte, devenir de pendeur pendu. Voilà !maître Gashford. »
Il avait accompagné, comme de raison, cettefréquente prostitution du noble mot de protestant aux plus vilsdesseins, en vomissant, dans une sorte de frénésie, une vingtaineau moins des plus terribles jurons ; après quoi il essuya safigure échauffée sur sa cravate, et se mit à crier :« Pas de papisme ! je suis un homme religieux, nom deDieu !
Gashford s’était penché en arrière sur sachaise, le regardant avec des yeux si creux et si ombragés par sesépais sourcils, que pour ce qu’en voyait le bourreau, l’autre eûtaussi bien pu être complètement aveugle. Il resta encore un peu detemps à sourire en silence, puis il dit d’une manière lente etdistincte :
« Je vois décidément que vous êtes ungarçon zélé, Dennis, un précieux sujet, l’homme le plus solide queje connaisse dans nos rangs ; mais il faut vous calmer, ilfaut être pacifique, légal, doux comme un mouton : n’oubliezpas cela.
– C’est bon, c’est bon, nous verrons,maître Gashford, nous verrons ; vous n’aurez pas à vousplaindre de moi, répliqua l’autre en hochant la tête.
– J’y compte bien, dit le secrétaire dumême ton plein de douceur et avec le même accent oratoire. Nousaurons, à ce que nous pensons, vers le mois prochain ou dans lemois de mai, quand ce bill en faveur des papistes viendra devant laChambre, à rassembler notre corps tout entier pour la premièrefois. Milord a l’idée de nous faire faire une procession dans lesrues, simplement pour nous montrer en force et pour accompagnernotre pétition jusqu’à la porte de la chambre des Communes.
– Plus tôt ça se fera, mieux ça vaudra,dit Dennis avec un autre juron.
– Il nous faudra marcher pardivisions ; notre nombre, sans cela, serait tropconsidérable ; et je crois pouvoir me hasarder à dire, repritGashford en affectant de ne pas avoir entendu l’interruption,quoique je n’aie pas d’instructions directes à ce sujet, que lordGeorges a l’idée que vous feriez un excellent chef pour l’une deces bandes ; et je n’en doute pas pour ma part.
– Vous n’avez qu’à essayer, dit le coquinen clignant de l’œil d’une manière atroce.
– Vous auriez du sang froid, je le sais,poursuivit le secrétaire toujours souriant et toujours faisantmanœuvrer ses yeux de telle sorte, qu’il pouvait l’observer de prèssans se laisser voir lui-même ; vous garderiez bien votreconsigne et vous seriez d’une modération parfaite. Vous ne mèneriezpas votre colonne au danger, j’en suis certain.
– Je la mènerai, maître Gashford… »Le bourreau allait gâter tout, quand Gashford se releva en sursaut,mit son doigt sur ses lèvres et feignit d’écrire, juste au momentoù John Grueby ouvrait la porte.
« Oh ! dit John en passant latête ; voilà encore un protestant.
– Faites-le attendre ailleurs, John, criaGashford de sa voix la plus aimable ; je suis occupé, quant àprésent. »
Mais John avait amené à la porte le nouveauvisiteur, qui entra sans façon, en même temps que Gashford donnaitcet ordre. Ce n’était ni plus ni moins que le corps, les traits, legrossier costume et l’air tapageur de Hugh.
Le secrétaire mit la main devant ses yeux pourles garantir de la clarté de la lampe, et pendant quelques momentsil regarda Hugh en fronçant le sourcil, comme s’il se souvenait del’avoir vu naguère, mais sans pouvoir se rappeler en quel lieu nien quelle occasion. Son incertitude dura peu : car avant queHugh eût prononcé un mot, il dit, en même temps que sa figures’éclaircissait :
« Oui, oui, je me rappelle. C’est trèsbien, John, vous n’avez pas besoin de rester… Ne vous dérangez pas,Dennis.
– Votre serviteur, maître, dit Hugh quandGrueby eut disparu.
– Eh bien, mon ami, répliqua lesecrétaire de son ton le plus doux, qu’est-ce qui vous amèneici ? Nous n’aurions pas par hasard oublié de payer notreécot ? »
Hugh fit entendre un rire bref à cetteplaisanterie, et mettant la main dans les poches de son gilet, ilexhiba une des affiches, toute sale et toute crottée d’avoir passéla nuit dehors, la posa sur le pupitre du secrétaire, après avoircommencé par la lisser et par effacer les rides qui s’y voyaientencore, avec la lourde paume de sa main.
« Vous n’avez oublié que ça,maître ; et c’est tombé en bonnes mains, comme vous voyez.
– Qu’est-ce que c’est que cela ? ditGashford en retournant l’affiche d’un air de surprise innocente. Oùvous êtes-vous procuré cela, mon bon garçon ? qu’est-ce quecela signifie ? Je n’y comprends rien du tout »
Un peu déconcerté de cet accueil, Hugh portaitses regards du secrétaire sur Dennis, qui s’était levé et se tenaitdebout aussi près de la table, en observant l’étranger à ladérobée, il paraissait éprouver la plus grande sympathie pour sesmanières et son extérieur. Se croyant suffisamment autorisé par cetappel muet, M. Dennis hocha trois fois la tête à son intentioncomme confirmant le dire de Gashford « Non, il ne comprendrien du tout à ça ; je sais qu’il n’y comprend rien, jejurerais qu’il n’y comprend rien, » et cachant son profil àHugh avec l’un des coins de sa cravate malpropre, il faisait dessignes de tête et ricanait derrière cet écran, comme s’il trouvaitadmirable la conduite discrète du secrétaire.
« Ça dit toujours bien à celui qui letrouvera de venir ici, n’est-ce pas ? demanda Hugh. Je ne suispas un grand clerc, mais je l’ai montré à un ami, et il m’a assureque ça disait ça.
– Oui, c’est positif, répliqua Gashforden ouvrant des yeux aussi grands qu’une porte cochère. Voici bienla plus drôle de chose que j’aie jamais vue de ma vie. Comment celavous est-il tombé entre les mains, mon bon ami ?
– Maître Gashford, dit le bourreau toutbas, d’une voix étouffée, vous n’avez pas votre pareil dans toutNewgate[29]. »
Soit que Hugh l’eût entendu, ou qu’il eût vu,à l’air de Dennis, qu’on se moquait de lui, soit qu’il eût devinéde lui-même le manège de Gashford, il alla droit au but,brutalement, selon son habitude.
« Voyons, cria-t-il en étendant sa mainet reprenant l’affiche, ne vous occupez point de ce papier, de cequ’il dit ou de ce qu’il ne dit pas. Vous n’y comprenez rien,maître … ni moi non plus… ni lui non plus, ajouta-t-il en lançantun coup d’œil à Dennis. Personne de nous ne sait ce que ça signifieni d’où ça vient, c’est une affaire entendue. Tant il y a que jevoudrais m’enrôler contre les catholiques ; je suisantipapiste, et prêt à m’engager par serment. Voilà pourquoi jesuis venu ici.
– Couchez-le sur la liste, maîtreGashford, dit Dennis d’un air approbatif. C’est comme ça qu’on semet à la besogne : droit au but, sans barguigner et sansbavarder.
– À quoi ça sert-il de tirer sa poudreaux moineaux, mon vieux ? cria Hugh.
– Mes sentiments tout crachés !répondit le bourreau. Voilà un gaillard comme il m’en faut dans madivision, maître Gashford. Prenez son nom, monsieur, couchez-le surla liste. Je veux bien être son parrain, quand il faudrait pour sonbaptême faire un feu de joie des billets de la banqued’Angleterre. »
M. Dennis accompagna ces témoignages deconfiance, et d’autres compliments non moins flatteurs, d’une bonnetape sur le dos qu’il donna à Hugh, et que celui-ci lui rendit sansse faire attendre.
« À bas le papisme, frère ! cria lebourreau.
– À bas la propriété, frère !répondit Hugh.
– Le papisme, le papisme, dit lesecrétaire avec son habituelle douceur.
– Tout ça, c’est la même chose !cria Dennis. Tout ça, c’est très bien. Le camarade a raison, maîtreGashford. À bas tout le monde, à bas tout ! Hourra pour lareligion protestante ! Voilà le vrai moment, maîtreGashford ! »
Le secrétaire les regarda tous les deux avecune expression de physionomie très favorable, tandis qu’ilslâchaient la bride à toutes ces démonstrations de leurs sentimentspatriotiques ; et il allait faire quelque remarque à hautevoix, quand Dennis, s’avançant vers lui et lui couvrant la bouchede sa main, lui dit tout bas de sa voix rauque, en lui poussant lecoude :
« Ne tranchez pas trop avec lui dumagistrat constitutionnel, maître Gashford. Il y a des préjugéspopulaires, vous savez ; il pourrait bien ne pas aimer ça.Attendez qu’il soit plus intime avec moi. C’est un gaillard bienbâti, n’est-ce pas ?
– Un robuste compère, envérité !
– Avez-vous jamais, maître Gashford,chuchota Dennis, avec l’espèce d’admiration sauvage et monstrueused’un cannibale affamé, en regardant son intime ami ; avez-vousjamais (et alors il s’approcha plus près de l’oreille du secrétaireen cachant sa bouche de ses deux mains) vu une gorge commecelle-là ? Jetez-y seulement les yeux. Quel col pour y passerla corde, maître Gashford ! »
Le secrétaire acquiesça à cette opinion de lameilleure grâce qu’il put y mettre : car il y a de cesjouissances de connaisseur qu’on ne peut guère simuler avec succèsquand on n’est pas du métier ; et, après avoir fait aucandidat un petit nombre de questions peu importantes, il procéda àson enrôlement comme membre de la grande Association protestante del’Angleterre. Si quelque chose avait pu surpasser la joie que causaà M. Dennis l’heureuse conclusion de cette cérémonie, c’auraitété le ravissement avec lequel il reçut la déclaration que lenouveau membre ne savait ni lire ni écrire : ces deux sciencesétant, sacrebleu ! dit M. Dennis, la plus grandemalédiction qu’une société civilisée pût connaître, et causant plusde préjudice aux émoluments professionnels et aux profits du grandoffice constitutionnel qu’il avait l’honneur d’exercer, quen’importe quels autres fléaux qui pouvaient se présenter à sonimagination.
L’enrôlement étant achevé dans les formes etGashford ayant instruit à sa manière le néophyte des vuespacifiques et strictement légales du corps auquel il avaitl’honneur d’appartenir, cérémonie pendant laquelle Dennis jouasouvent du coude et fit à Gashford diverses grimaces remarquables,le secrétaire leur fit entendre qu’il désirait être seul. Ilsprirent donc congé de lui sans délai, et sortirent ensemble de lamaison.
« Vous promenez-vous, frère ? ditDennis.
– Oui ! répliqua Hugh, où vousvoudrez.
– Voilà ce qui s’appelle un bon camarade,dit son nouvel ami. Quel chemin allons-nous prendre ?Voulez-vous que nous allions jeter un coup d’œil aux portes où nousdevons faire un joli tapage, avant qu’il soit longtemps ?Qu’en dites-vous, frère ? »
Hugh ayant accepté cette offre, ils s’enallèrent tout doucement à Westminster, où les deux chambres duparlement étaient alors en séance. Se mêlant à la foule descarrosses, des chevaux, des domestiques, des porteurs de chaises,des porte-falots, des commissionnaires et des oisifs de tout genre,ils flânèrent aux alentours. Le nouvel ami de Hugh lui montra dudoigt, d’une manière significative, les parties faibles del’édifice ; lui expliqua combien il était aisé de pénétrerdans le couloir, et par là à la porte même de la chambre desCommunes ; il lui fit voir enfin que, lorsqu’ils marcheraienten masse, leurs rugissements et leurs acclamations seraientfacilement entendus à l’intérieur par les membres du parlement. Ilajouta beaucoup d’autres observations analogues, toutes reçues parHugh avec un plaisir manifeste.
Dennis lui nomma aussi quelques-uns des lordset des membres de la Chambre des communes, à mesure qu’ilsentraient ou sortaient ; il lui dit s’ils étaient amis ouennemis des papistes, et il l’engagea à remarquer leurs livrées etleurs équipages, pour ne pas s’y tromper, en cas de besoin.Quelquefois il l’entraîna tout près de la portière d’un carrossequi passait, afin que l’autre pût voir la figure du maître à lalueur des réverbères. Bref, sous le double rapport des personnes etdes localités, il prouva une telle connaissance de tout ce quil’entourait, qu’il fut évident pour Hugh que Dennis avait faitsouvent de cet endroit l’objet de ses études antérieures, commeeffectivement, lorsque leurs relations devinrent un peu plusconfidentielles, ce dernier ne fit pas difficulté d’enconvenir.
Mais ce qu’il y avait dans tout cela de plusfrappant, c’était le nombre de gens, jamais en groupes de plus dedeux ou trois ensemble, qui semblaient se tenir cachés dans lafoule pour le même motif. À la majeure partie de ces gens un légersigne de tête ou un simple regard du compagnon de Hugh était unsalut suffisant ; mais, de temps en temps, un homme venait ets’arrêtait auprès de Dennis dans la foule, et, sans tourner la têteni paraître communiquer avec lui, lui disait un mot ou deux à voixbasse. Puis ils se séparaient comme des étrangers. Quelques-uns deces hommes reparaissaient souvent d’une façon inattendue dans lafoule tout près de Hugh, et, en passant, lui serraient la main, oule regardaient d’un air farouche en plein visage, mais jamais ilsne lui parlaient, ni lui à eux ; non, pas un mot.
Une chose remarquable encore, c’est que, quandil leur arrivait de se trouver là où il y avait presse, et que Hughbaissait par hasard les yeux, il était sûr de voir un bras allongé,sous le sien peut-être, ou peut-être par devant lui, pour jeterquelque papier dans la main ou la poche d’un spectateur, puis seretirer si soudainement qu’il était impossible de dire à qui ilappartenait ; Hugh ne pouvait pas non plus, en lançant unrapide coup d’œil à la ronde, découvrir sur n’importe quelle figurela moindre confusion, ni la moindre surprise. Souvent ilsmarchaient sur un papier semblable à celui qu’il portait dans sonsein ; mais son compagnon lui disait à l’oreille de n’y pastoucher, de ne pas le relever, de ne pas même le regarder ;ils le laissaient donc sur le pavé et passaient leur chemin.
Lorsqu’ils eurent ainsi rôdé dans la rue etdans toutes les avenues de l’édifice durant près de deux heures,ils s’éloignèrent, et son ami lui demanda ce qu’il pensait de cequ’il venait de voir, et s’il était prêt à quelque échauffourée,dans le cas où l’on en viendrait là.
« Plus elle sera chaude, mieux ça vaudra,dit Hugh ; je suis prêt à n’importe quoi.
– Je le suis également, dit son ami, etnous ne sommes pas les seuls. »
Alors ils se donnèrent une poignée de mainsavec un grand juron et nombre d’imprécations les plus terriblescontre les papistes.
Comme ils se sentaient altérés, Dennis proposade se rendre ensemble à la Botte, où il y avait bonne compagnie etliqueurs fortes. Hugh ne s’étant pas fait prier, ils dirigèrentleurs pas de ce côté sans perdre de temps.
Cette Botte était un établissement publicsitué à l’écart dans les champs, derrière l’hôpital des Enfantstrouvés, lieu très solitaire à cette époque, et tout à fait désertaprès la brune. La taverne était à quelque distance de toute granderoute ; on n’en approchait que par une ruelle étroite etsombre : aussi Hugh fut-il très surpris de trouver là beaucoupde gens qui buvaient et faisaient bombance. Il fut encore plussurpris de retrouver parmi ces gens-là toutes les figures quiavaient attiré son attention dans la foule ; mais soncompagnon l’ayant prévenu tout bas avant d’entrer qu’il serait demauvais genre à la Botte de faire attention à la société, il gardases réflexions pour lui et n’eut pas l’air de connaître âme quivive.
Avant de porter à ses lèvres la liqueur qu’onleur avait servie, Dennis porta à haute voix la santé de lordGeorges Gordon, président de la grande Associationprotestante ; Hugh fit raison à ce toast avec le mêmeenthousiasme. Un joueur de violon qui se trouvait là, et qui avaitl’air de remplir les fonctions de ménestrel officiel de lacompagnie, racla immédiatement un branle d’Écosse, et il y mit tantd’entrain que Hugh et son ami, qui avaient commencé par boire, selevèrent de leurs sièges comme d’un commun accord, et, à la grandeadmiration des hôtes réunis, exécutèrent une improvisationchorégraphique, la danse de Pas de papisme.
Les applaudissements que la danse exécutée parHugh et son nouvel ami arracha aux spectateurs de la Botten’avaient pas encore cessé, et les deux danseurs étaient encoretout haletants de leurs gambades, qui avaient été d’un caractèredes plus violents, quand la compagnie reçut du renfort. Lesnouveaux venus, composés d’un détachement des Bouledogues Unis,furent reçus avec des marques très flatteuses de distinction et derespect.
Le chef de cette petite troupe (car ilsn’étaient que trois en le comptant) était notre ancienneconnaissance, M. Tappertit, qui semblait, physiquementparlant, être devenu plus petit avec les années, particulièrementdes jambes : jamais vous n’en avez vu de plus fluettes ;mais par exemple, au point de vue moral, en dignité personnelle, enestime de soi-même, il avait acquis des proportions gigantesques.Il ne fallait pas avoir l’esprit bien observateur pour découvrirces sentiments chez l’ex-apprenti : car non seulement il lesproclamait, de manière à faire impression et à éviter touteméprise, par sa majestueuse démarche et son œil flamboyant, mais enoutre il avait trouvé un moyen frappant de révélation dans son nezretroussé, qui semblait affecter pour toutes les choses de la terrele plus profond dédain, et ne voulait entrer en communion qu’avecle ciel, sa patrie.
M. Tappertit, comme chef ou capitaine desBouledogues, était accompagné de ses deux lieutenants : l’un,le long camarade de sa vie juvénile ; l’autre, un chevalierapprenti au temps jadis, Marc Gilbert, engagé anciennement chezThomas Curzon de la Toison d’or. Ces gentlemen, comme lui-même,étaient maintenant émancipés de leur esclavage d’apprenti, etservaient en qualité d’ouvriers ; mais c’étaient, dans leurhumble émulation de son grand exemple, des esprits hardis,audacieux, et ils aspiraient à un rôle distingué dans les grandsévénements politiques. De là leur alliance avec l’Associationprotestante d’Angleterre, sanctionnée par le nom de lord GeorgesGordon ; de là aussi leur visite actuelle à la Botte.
« Gentlemen ! dit M. Tappertit,en ôtant son chapeau comme fait un grand général qui s’adresse àses troupes. Bonne rencontre ! Milord me fait ainsi qu’à vousl’honneur de nous envoyer ses compliments personnels.
– Vous avez vu milord aussi, n’est-cepas ? dit Dennis ; moi, je l’ai vu dans l’après-midi.
– Mon devoir m’appelait au couloir de laChambre après la fermeture de notre boutique ; et c’est là queje l’ai vu, monsieur, répliqua M. Tappertit, en même tempsqu’il s’assit avec ses lieutenants. Comment vousportez-vous ?
– À merveille, maître, à merveille, ditle luron. Voici un nouveau frère, inscrit en règle noir sur blanc,par maître Gashford. Il fera honneur à la cause, c’est un vraisans-souci, une artère de mon cœur. Regardez-moi ça ; n’est-cepas qu’il a l’air d’un homme qui fera l’affaire ? Qu’endites-vous ? cria-t-il en donnant une tape à Hugh sur ledos.
– Que j’en aie l’air ou pas l’air, ditHugh, dont le bras fit un moulinet d’ivrogne, je suis l’homme qu’ilvous faut. Je hais les papistes, tous du premier jusqu’au dernier.Ils me haïssent et je les hais. Ils me font tout le mal qu’ilspeuvent, et je leur ferai tout le mal que je pourrai.Hourra !
– Y eut-il jamais, dit Dennis en regardantautour de la salle, lorsque l’écho de la voix pétulante de Hugh sefut évanoui, avez-vous jamais vu pareil gaillard ?Tenez ! vous me croirez si vous voulez, frères, mais maîtreGashford aurait pu courir cent milles et enrôler cinquante hommesordinaires, qu’ils n’auraient pas valu celui-ci. »
La majeure partie de la société souscrivitimplicitement à cette opinion, et témoigna sa confiance dans Hughpar des signes de tête et des coups d’œil très significatifs.M. Tappertit, de son siège, le contempla longtemps en silence,comme s’il suspendait son jugement ; puis il s’approcha de luiun peu plus près, pour l’examiner plus soigneusement, puis allatout contre lui, et le prenant à part dans un coinsombre :
« Dites-moi, demanda-t-il, en commençantson interrogatoire d’un front soucieux, ne vous ai-je pas déjà vuquelque part ?
– C’est possible, dit Hugh de son tonindifférent. Je ne sais pas ; je n’en serais pas étonné.
– Non, mais c’est chose facile à établir,répliqua Sim. Regardez-moi, m’avez-vous déjà vu ? Il estprobable que vous ne l’oublieriez pas, vous savez, si vous en aviezeu l’occasion ? Regardez-moi, n’ayez pas peur ; je nevous ferai aucun mal. Regardez-moi bien, voyons,fixement. »
La manière encourageante dontM. Tappertit fit cette demande, en y joignant l’assurance quel’autre ne devait pas avoir peur, amusa Hugh énormément ; à cepoint même qu’il ne vit rien du tout du petit homme qui étaitdevant lui, quand il ferma les yeux dans un accès de fou rire quisecouait ses larges flancs. Il finit par en avoir mal auxcôtes.
« Allons ! dit M. Tappertit,qui commençait à s’impatienter de se voir traité avec cetteirrévérence, me connaissez-vous, mon gars ?
– Non, cria Hugh. Ha ha ha ! non,mais je voudrais bien vous connaître.
– Et moi je gagerais une pièce de septshillings, dit M. Tappertit en se croisant les bras et leregardant en face, les jambes très écartées et solidement plantéessur le sol, que vous avez été palefrenier au Maypole. »
Hugh ouvrit les yeux à ces mots, et le regardad’un air fort surpris.
« Et vous l’étiez en effet, ditM. Tappertit, en poussant Hugh, avec une condescendanceenjouée. Mes yeux n’ont jamais trompé que les jolies femmes !Ne me connaissez-vous pas maintenant ?
– Mais ne seriez-vous pas… ?balbutia Hugh.
– Ne seriez-vous pas… ? ditM. Tappertit. Vous n’en êtes donc pas encore bien sûr ?vous vous rappelez Georges Varden, n’est-ce pas ? »
Certainement Hugh se le rappelait, et il serappelait Dolly Varden, aussi ; mais il ne le lui ditpoint.
« Vous rappelez-vous que j’allai là-bas,avant d’avoir achevé mon apprentissage, et que j’y demandai desnouvelles d’un vagabond qui avait filé, laissant son pèreinconsolable en proie aux plus amères émotions, et tout ce quis’ensuit ? vous le rappelez-vous ? ditM. Tappertit.
– Sans doute, je me le rappelle !cria Hugh. C’est là que je vous ai vu.
– C’est là que vous m’avez vu ? ditM. Tappertit. Oui, certainement c’est là que vous m’avezvu ! on n’y ferait pas grand-chose de bon sans moi. Ne vousrappelez-vous pas que je vous crus l’ami du vagabond, et qu’à cepropos j’étais au moment de vous chercher querelle ? puis,qu’ayant reconnu que vous le détestiez plus que du poison, jevoulus boire un coup avec vous ? Ne vous rappelez-vous pascela ?
– Si fait ! cria Hugh.
– Bien ! et êtes-vous toujours dansles mêmes idées ? dit M. Tappertit.
– Oui ! rugit Hugh.
– Vous parlez en homme, ditM. Tappertit, et je vous donnerai une poignée demain. »
Après ce langage conciliant, le geste suivitde près la parole. Hugh répondit avec empressement aux avances del’autre, et la cérémonie s’accomplit avec des démonstrations defranche cordialité.
« Il se trouve, dit M. Tappertit enregardant à la ronde toute la compagnie, que le frère… je ne saispas son nom… et moi, nous sommes de vieilles connaissances… Vousn’avez plus jamais entendu parler de ce drôle, je suppose,hein ?
– Pas un mot, répliqua Hugh. Je ne ledésire pas. Je ne crois pas que jamais j’en entende parler. Il estmort depuis longtemps, j’espère.
– Espérons, en faveur de l’humanité engénéral et du bonheur de la société, espérons qu’il est mort, ditM. Tappertit en frottant ses jambes avec la paume de sa main,qu’il considérait de temps en temps dans l’intervalle. Votre autremain est-elle un peu plus propre ? C’est la même chose. Bien.Je vous dois une autre poignée de main. Nous la tiendrons pourdonnée, si vous n’y voyez pas d’objection. »
Hugh se mit à rire derechef, et il se livra sicomplètement à sa folle humeur, que ses membres semblèrent sedisloquer et tout son corps courir le risque d’éclater parmorceaux, mais M. Tappertit, loin d’accueillir cette extrêmegaieté de mauvaise grâce, daigna la prendre en très bonne part, etmême il s’associa autant que le pouvait un personnage aussi graveet d’un rang aussi élevé, qui sait la réserve et le décorum qu’ondoit s’attendre à voir garder en toute occasion par un homme quioccupe une haute position.
M. Tappertit ne se borna pas là, commeeussent fait beaucoup de personnages publics, mais, ayant appeléses deux lieutenants, il leur présenta Hugh avec les plus grandesrecommandations déclarant que, par le temps qui courait, c’était unhomme qui ne pouvait être trop bien traité. En outre, il lui fitl’honneur de remarquer que c’était une acquisition dont lesBouledogues Unis eux-mêmes seraient fiers, et, après s’être assuré,en le sondant qu’il était tout prêt à entrer volontiers dans laSociété (car Hugh n’avait pas l’ombre d’un scrupule, et il seserait ligué ce soir-là avec n’importe quoi, ou n’importe qui, pourn’importe quel dessein), il voulut que les préliminairesindispensables fussent accomplis sur place. Cet honneur rendu à songrand mérite n’enchanta personne plus que M. Dennis, comme ille proclama lui-même avec force jurons des plus satisfaisants, etvéritablement l’assemblée tout entière en ressentit unesatisfaction infinie.
« Faites de moi ce que vousvoudrez ! cria Hugh en agitant en l’air le pot qu’il avaitdéjà vidé plus d’une fois. Imposez-moi le service quelconque quivous plaira Je suis votre homme. Je remplirai mon devoir. Voici moncapitaine… voici mon chef. Ha ha ha ! Qu’il m’en donnel’ordre, je combattrai à moi seul tout le parlement, ou je mettraiune torche allumée au trône même du roi ! »
En disant cela, il frappa M. Tappertitsur le dos avec une telle violence que son petit corps en parutréduit à sa plus simple expression, puis il recommença ses éclatsde rire à réveiller en sursaut, dans leurs lits, les enfantstrouvés du voisinage.
Le fait est que l’idée du singulier patronageauquel il se trouvait accouplé avait pour lui quelque chose de sicomique que son rude cerveau ne pouvait s’en détacher. La simplecirconstance d’avoir pour patron ce grand homme qu’il eût écraséd’une main, s’offrit à ses yeux sous des couleurs si excentriqueset si fantasques, qu’une sorte de gaieté sauvage le possédait toutentier et subjuguait tout à fait sa brutale nature. Il réitéra seséclats de rire, porta cent toasts à M. Tappertit, se déclaraBouledogue jusque dans la moelle des os, et jura de lui être fidèlejusqu’à la dernière goutte de sang qui coulait dans ses veines.
M. Tappertit reçut tous ces complimentscomme choses fort naturelles… peut-être un peu flatteuses dans leurgenre, mais dont on ne devait attribuer l’exagération qu’à sonimmense supériorité. Son aplomb plein de dignité ne fit que réjouirHugh encore davantage, en un mot, le géant et le nain contractèrentune amitié qui promettait d’être durable : car l’un regardaitle commandement comme son droit légitime, et l’autre considéraitl’obéissance comme une exquise plaisanterie, et, pour faire voirqu’il ne serait pas un de ces acolytes passifs, qui se fontscrupule d’agir sans ordres précis et définis, lorsqueM. Tappertit monta sur un tonneau vide qui était debout enguise de tribune, dans la salle, et qu’il improvisa un speech surla crise alarmante prête à éclater, le gaillard Hugh alla se placerà côté de l’orateur, et, bien qu’il ricanât d’une oreille à l’autreà chaque mot que disait son capitaine, il adressa aux railleurs desavertissements si expressifs par la manœuvre de son gourdin, queceux qui étaient d’abord les plus disposés à interrompre l’orateurdevinrent d’une attention remarquable et furent les premiers àtémoigner hautement leur approbation.
Tout n’était pas néanmoins tapage et badinageà la Botte, toute la compagnie n’écoutait pas le speech. Il yavait, à l’autre bout de la salle (longue chambre, basse deplafond), quelques hommes en conversation sérieuse pendant cetemps-là. Lorsqu’un des personnages de ce groupe s’en allaitdehors, on était sûr de voir de nouvelles recrues entrer après ets’asseoir à leur tour, comme si on devait les relever de faction,et il était assez clair que la chose se passait ainsi, car ceschangements avaient lieu de demi-heure en demi-heure, au coup del’horloge. Ces personnes chuchotaient beaucoup entre elles, setenaient à distance et regardaient souvent alentour, comme si ellesne voulaient pas que leurs discours fussent entendus. Deux ou troisd’entre elles consignaient dans des registres les rapports desautres, à ce qu’il semblait ; quand elles n’étaient pasoccupées de ce soin, l’une d’elles recourait aux journaux quiétaient éparpillés sur la table, et lisait aux autres, à voixbasse, dans la Chronique de Saint-James, le Messager, la Chroniqueou l’Avertisseur public, quelque passage relatif à la question quiles intéressait tous si profondément. Mais ce qui attirait le plusleur attention, c’était un pamphlet intitulé le Foudroyant, quiavait épousé leurs opinions et que l’on supposait, à cette époque,émaner directement de l’Association. Il était toujours demandé, et,soit qu’il fût lu tout haut à un petit groupe avide ou médité parun lecteur isolé, la lecture en était infailliblement suivie d’uneconversation orageuse et de regards très animés.
Au milieu de son allégresse et de sonadmiration pour son capitaine, Hugh reconnut, à ces signes etd’autres encore, l’air de mystère qui l’avait déjà frappé avantd’entrer. Il était clair comme le jour qu’il y avait là-dessousquelque projet sérieux, et que les bruyantes régalades du cabaretcachaient des menées dangereuses. Peu ému de cette découverte, iln’en était pas moins satisfait de ses quartiers, et il y seraitdemeuré jusqu’au matin si son conducteur ne s’était levé bientôtaprès minuit pour rentrer chez lui. M. Tappertit, ayant suivil’exemple de M. Dennis, ne laissa plus à Hugh aucun prétextede rester. Ils quittèrent donc ensemble la taverne tous les trois,en braillant une chanson de Pas de papisme à faireretentir toute la campagne de ce vacarme affreux.
« Allez, capitaine ! cria Hughlorsqu’ils eurent braillé jusqu’à en perdre la respiration. Encoreun couplet ! »
M. Tappertit, sans la moindre répugnance,recommença ; et le trio continua sa route d’un pas chancelant,bras dessus, bras dessous, poussant des cris enragés et défiant leguet avec une grande valeur. Il est vrai qu’il n’y avait pas à celaune grande bravoure ni une hardiesse exagérée, vu que les watchmend’alors, n’ayant pas d’autres titres à leur emploi qu’un âge trèsavancé et des infirmités constatées, s’enfermaient d’habitudehermétiquement et vivement dans leurs guérites aux premierssymptômes de troubles et n’en sortaient que quand ils avaientdisparu. M. Dennis, qui avait une voix de basse-taille et despoumons d’une puissance considérable se distinguaitparticulièrement dans ce genre, ce qui lui fit beaucoup d’honneurauprès de ses deux compagnons.
« Quel drôle de garçon vous êtes !dit M. Tappertit. Vous êtes joliment discret et réservé.Pourquoi ne dites-vous jamais votre profession ?
– Répondez tout de suite au capitaine,cria Hugh en lui enfonçant son chapeau sur la tête. Pourquoi nedites-vous jamais votre profession ?
– J’ai une profession aussi distinguée,frère, que n’importe quel gentleman en Angleterre… une occupationaussi douce que n’importe quel gentleman peut en désirer une.
– Avez-vous fait un apprentissage ?demanda M. Tappertit.
– Non. Génie naturel, dit M. Dennis.Pas d’apprentissage. Ça m’est venu tout seul. Maître Gashfordconnaît ma profession. Regardez cette main que voici ; ehbien ! elle a fait plus d’une besogne avec une propreté et unedextérité inconnues auparavant. Lorsque je regarde cette main, ditM. Dennis en l’agitant en l’air, et que je me rappelle lesélégantes besognes qu’elle a troussées, je me sens tout à faitmélancolique de penser que je deviens vieux et faible. Mais voilàla vie du monde ! »
Il poussa un profond soupir en s’abandonnant àces réflexions, puis, mettant d’un air distrait ses doigts sur lagorge de Hugh, et particulièrement sous l’oreille gauche comme s’ilétudiait le développement anatomique de cette partie de saconstitution, il hocha la tête d’une manière consternée et versa devraies larmes.
« Vous êtes une espèce d’artiste, jesuppose… hein ? dit M. Tappertit.
– Oui, répliqua Dennis, oui… Je peuxm’appeler un artiste… un ouvrier de fantaisie, « l’artembellit la nature ; » telle est ma devise.
– Et comment appelez-vous ceci ? ditM. Tappertit en lui prenant le bâton qu’il avait à lamain.
– C’est mon portrait qui est en haut,répliqua Dennis, le trouvez-vous ressemblant ?
– Eh ! mais… il est un peu tropbeau, dit M. Tappertit. Qui l’a fait ? Vous ?
– Moi ! repartit Dennis encontemplant avec tendresse son image. Je voudrais bien avoir cetalent. Cela fut sculpté par un de mes amis, qui n’existe plus. Laveille même de sa mort, il tailla cela de mémoire avec son couteaude poche ! « Je mourrai bravement, dit mon ami, et mesderniers instants seront consacrés à faire le portrait deDennis » Voilà ce que c’est.
– Voilà une drôle d’idée ! ditM. Tappertit.
– Ah ! oui, une drôle d’idée !répliqua l’autre en soufflant sur le nez de son image et lepolissant avec le manche de son habit, mais c’était aussi un drôlede sujet… une espèce de bohémien… un des plus beaux hommes et desmieux découplés que vous ayez jamais vus. Ah ! il me dit deschoses qui vous feraient joliment tressaillir, cet ami-là, le matindu jour où il mourut.
– Vous étiez donc avec lui dans cemoment-le ? dit M. Tappertit.
– Mais, oui, répondit Dennis avec unregard singulier, j’y étais. Oh ! certainement que j’yétais ! Sans moi, il ne serait point parti pour l’autre mondeaussi confortablement de moitié. Je m’étais trouvé avec trois ouquatre membres de sa famille dans les mêmes circonstances.C’étaient tous de beaux garçons.
– Ils devaient bien vous aimer, remarquaM, Tappertit en lui lançant un coup d’œil oblique.
– Je ne sais pas s’ils m’aimaient bien,en effet, dit Dennis avec quelque hésitation, mais ils m’eurenttous auprès d’eux à leur décès. Aussi j’ai honte de leurgarde-robe. Ce foulard que vous voyez autour de mon cou appartenaità celui dont je vous parle, celui qui fit ce portrait. »
M Tappertit regarda l’article désigné, etparut se dire en lui-même que le défunt avait sur la toilette desidées particulières, et qui dans tous les cas, n’étaient pasruineuses. Il n’en fit cependant pas tout haut la remarque, etlaissa son mystérieux camarade continuer sans interruption.
« Cette culotte dit Dennis en frottantses jambes, cette culotte même… elle appartenait à un de mes amisqui a échappé pour toujours aux tribulations d’ici-bas : cethabit aussi … j’ai souvent marché derrière cet habit, dans lesrues, en me demandant s’il ne me reviendrait pas quelquejour ; cette paire de souliers a dansé une bourrée, aux piedsd’un autre individu, devant mes yeux, une demi-douzaine de fois aumoins, et quant à mon chapeau, dit il en l’ôtant et le faisanttourner sur son poing, Seigneur Dieu ! quand je pense que j’aivu ce chapeau monter Holborn sur le siège d’une voiture de louage…ah ! bien des fois, bien des fois !
– Vous ne voulez pas dire que ceux quiont porté jadis ces objets soient tous morts, j’espère ? ditM. Tappertit, s’éloignant un peu de lui en lui posant cettequestion.
– Il n’y en a pas un qui soit en vie,répliqua Dennis, pas un, depuis le premier jusqu’audernier. »
Il y avait quelque chose de si lugubre danscette circonstance, et qui expliquait d’une manière si étrange etsi horrible son habillement fané, décoloré, peut-être par la terredes tombeaux, que M. Tappertit annonça brusquement qu’ilsuivait un autre chemin, et s’arrêta tout court pour lui souhaiterle bonsoir de tout son cœur. Comme ils se trouvaient près deOld-Bailey[30], et que M. Dennis se rappela qu’ily avait des porte-clefs dans la loge du concierge avec lesquels ilpourrait passer la nuit à discuter sur des sujets intéressants poureux tous, sur quelque point de sa profession, au coin du feu, envidant le petit verre de l’amitié, il se sépara de ses compagnonssans trop de regret, et ayant échangé une cordiale poignée de mainavec Hugh en lui donnant rendez vous pour le lendemain matin, debonne heure, à la Botte, il les laissa poursuivre leur route.
« C’est un drôle de corps, ditM. Tappertit en observant le chapeau de feu le cocher defiacre descendre la rue avec un mouvement oscillatoire. Je ne peuxpas deviner ce qu’il est. Pourquoi donc n’a t-il pas des culottesde commande comme tout le monde ? Qu’est-ce qui l’empêche deporter des habits de vivant ?
– C’est un homme chanceux, capitaine,cria Hugh. Je voudrais bien avoir des amis tels que les siens.
– J’espère toujours qu’il ne leur faitpas faire leur testament pour les assommer ensuite, ditM. Tappertit d’un air soucieux. Mais allons, les BouledoguesUnis m’attendent. En avant !… Qu’est-ce que vousavez ?
– Quelque chose que j’avais tout à faitoublié, dit Hugh, qui venait de tressaillir en entendant unehorloge voisine. J’ai quelqu’un à voir cette nuit… Il faut que jeretourne tout de suite sur mes pas. Tandis que nous étions là àboire et à chanter, ça m’était sorti de la tête. C’est bien heureuxque je me le sois rappelé. »
M. Tappertit le regarda comme s’il eûtété sur le point d’exprimer quelques reproches majestueux au sujetde cet acte de désertion ; mais la précipitation de Hughmontrant clairement que l’affaire était pressante, il lui fit grâcede ses observations, et lui accorda la permission de partirsur-le-champ, faveur précieuse que l’autre reconnut par un grandéclat de rire.
« Bonne nuit, capitaine ! cria-t-il.Je suis à vous à la vie à la mort, souvenez-vous-en.
– Adieu ! dit M. Tappertit enagitant sa main. Hardiesse et vigilance !
– Pas de papisme, capitaine ! rugitHugh.
– Plutôt voir l’Angleterre dans lesang ! » cria son terrible chef.
Sur quoi Hugh applaudit, toujours en riant auxéclats, et se mit à courir comme un lévrier.
« Cet homme fera honneur à mon corps, ditSimon en tournant sur son talon d’un air pensif. Et voyons un peu.Dans un changement de société, qui est inévitable, si nous noussoulevons et que nous remportions la victoire, quand la fille duserrurier sera à moi, il faudra me débarrasser de Miggs d’unemanière quelconque, ou un soir, pendant mon absence, elleempoisonnera la bouilloire à thé. Il pourrait épouser Miggs dans unmoment d’ivresse. Oui, c’est ça. Je vais en prendrenote. »
Songeant fort peu au plan d’heureuxétablissement dont venait d’accoucher pour lui la féconde cervellede son prévoyant capitaine, Hugh ne s’arrêta pas avant que lesgéants de Saint-Dunstan eussent frappé l’heure au-dessus de satête. Alors il fit jouer avec une grande vigueur la poignée d’unepompe qui se trouvait près de là ; et, fourrant sa tête sousle robinet, il se mit à prendre une bonne douche, laissant l’eautomber en cascade de chacun de ses cheveux vierges du peigne ;et quand il fut trempé jusqu’à la ceinture, considérablementrafraîchi d’esprit et de corps par cette ablution, et presquedégrisé pour le moment, il se sécha du mieux qu’il put ; puisil franchit la chaussée, et fit manœuvrer le marteau de la porte deMiddle-Temple.
Le portier de nuit regarda d’un œil revêche àtravers un petit guichet du portail et cria : « Quivive ? » Salut auquel Hugh répondit :« Ami ! » en lui disant de se dépêcher de luiouvrir.
« Nous ne vendons pas de bière ici, crial’homme ; qu’est-ce que vous voulez ?
– Entrer, répliqua Hugh, et il donna ungrand coup de pied dans la porte.
– Pour aller où ?
– À Paper-Buildings.
– Chez qui ?
– Sir John Chester. » Et il accentuachacune de ses réponses d’un nouveau coup de pied.
Après avoir un peu grogné, le portier luiouvrit la porte, et Hugh passa, mais non sans subir une inspectionsérieuse.
« Qui ? vous ? rendre visite àsir John, à cette heure de nuit ! dit l’homme.
– Oui ! dit Hugh. Moi ! eh bienquoi ?
– Mais il faut que je vous accompagne etque je vois si vous y allez, car je ne le crois pas.
– Venez donc alors. »
L’examinant d’un regard soupçonneux, l’homme,avec une clef et une lanterne, marcha à son côté et le suivitjusqu’à la porte de sir John Chester. Le coup de marteau qu’y donnaHugh retentit au travers du sombre escalier comme l’appel d’unfantôme, et fit trembler le pâle lumignon dans la lampeassoupie.
« Croyez-vous maintenant qu’il désire mevoir ? » dit Hugh.
Avant que l’homme eût eu le temps de répondre,on entendit un pas à l’intérieur, une lumière apparut, et sir John,en robe de chambre et en pantoufles, ouvrit la porte.
« Je vous demande pardon, sir John, ditle portier en ôtant son chapeau. Voici un jeune homme qui prétendavoir à vous parler. Ce n’est guère l’heure des visites. J’ai cruprudent de l’accompagner.
– Ah ! ah ! cria sir John enrelevant les sourcils. C’est vous, messager ? Entrez. C’estbien, mon ami. Je loue grandement votre prudence. Merci. Dieu vousbénisse ! Bonne nuit. »
De se voir loué, remercié, honoré d’un :« Dieu vous bénisse ! » et congédié avec lesmots : « Bonne nuit ! » par un gentleman quiavait un sir devant son nom, et qui signait M. P.[31], par-dessus le marché, c’était quelquechose pour un portier. Il se retira très humblement et avec forcesaluts. Sir John suivit dans son cabinet de toilette son visiteurattardé, et, se plaçant dans sa bergère devant le feu, aprèsl’avoir dérangée pour mieux le voir debout devant lui, le chapeau àla main, près de la porte, il le regarda de la tête aux pieds.
C’était bien ce vieillard au visage toujourscalme et agréable ; c’était son teint fleuri, clair, et tout àfait juvénile ; le même sourire ; la précision etl’élégance habituelles de sa toilette ; les dents blanches etbien rangées ; ses manières composées et paisibles ;chaque chose comme elle avait accoutumé d’être : nullesmarques de l’âge ni des passions, ni envie, ni haine, nimécontentement : tout tranquille et serein ; cela faisaitplaisir à voir.
Il signait M. P., mais commentcela ? Eh mais, voici comment. C’était une orgueilleusefamille, plus orgueilleuse, en vérité, qu’opulente. Il avait courule risque d’être arrêté pour dettes, d’avoir affaire auxbaillifs[32] et de tâter de la prison, d’une prisonvulgaire, ouverte aux petites gens qui ne jouissent que de petitsrevenus. Les gentlemen des maisons les plus anciennes n’ont pas deprivilège qui les exempte de si cruelles lois ; il faut pourcela qu’ils appartiennent à une grande maison[33], laseule qui confère ce privilège : alors c’est différent. Unorgueilleux personnage de sa race trouva moyen de l’envoyer auparlement. Il offrit, non pas de payer ses dettes, mais de lelaisser siéger pour un bourg dévoué jusqu’à ce que son propre filseût atteint sa majorité : c’était toujours vingt ans de bon,s’il vivait jusque-là. Cela valait un bill d’insolvabilitéreconnue, et c’était infiniment plus distingué. Voilà comme sirJohn Chester devint un membre du parlement.
Mais pourquoi, sir John ? Rien de sisimple, de si aisé. Que l’épée royale vous touche, et latransformation est accomplie. John Chester, esquire, M. P.,parut à la cour ; il y alla porter une adresse au chef del’État, à la tête d’une députation. Des manières si élégantes, tantde grâce dans le maintien, une conversation si aisée, ne pouvaientpasser inaperçues. Monsieur était trop commun pour un pareilmérite. Un homme si gentlemanesque aurait dû… mais la fortune estsi capricieuse… naître duc : précisément comme quelques ducsauraient dû naître gens de rien. Il plut au roi, s’agenouillachrysalide et se releva papillon. Voilà comment John Chester,esquire, fut fait chevalier et devint sir John.
« Je croyais, quand vous m’avez laissé cesoir, mon estimable connaissance, dit sir John après un silenceassez long, que vous aviez l’intention de revenir plus tôt quecela ?
– Je l’avais en effet, maître.
– Et c’est comme cela que vous avez tenuparole ? riposta M. Chester en jetant les yeux sur samontre. Est-ce là ce que vous voulez dire ? »
Au lieu de répliquer, Hugh s’appuya sur sonautre jambe, fit passer son chapeau dans son autre main, regarda leparquet, le mur, le plafond, et enfin sir John lui-même. Devantl’agréable figure de son hôte, il baissa de nouveau ses yeux, etles fixa sur le parquet.
« Et comment avez-vous employé votretemps ? dit sir John en croisant ses jambes avecindolence ; où avez-vous été ? Quel mal avez-vousfait ?
– Pas de mal du tout, maître, grommelaHugh d’un air humble. Je n’ai fait que ce que vous m’avezordonné.
– Ce que je quoi ? répliquasir John.
– Eh bien alors, dit Hugh avec embarras,ce que vous m’avez conseillé, ce que vous m’avez dit que je devaisou que je pouvais faire, ou que vous feriez vous-même si vous étiezà ma place. Ne soyez donc pas si sévère avec moi,maître. »
Quelque chose comme une expression detriomphe, à la vue du parfait contrôle qu’il avait établi sur cerude instrument, parut un instant dans les traits duchevalier ; mais cela s’évanouit aussitôt qu’il commença derépondre, en se taillant les ongles :
« Lorsque vous dites que je vous aiordonné, mon bon garçon, cela implique que je vous ai chargé defaire quelque chose pour moi… quelque chose que je désirais vousfaire faire… quelque chose de relatif à mes desseins particuliers…vous comprenez ? Or, je n’ai pas besoin, j’en suis sûr,d’insister sur l’extrême absurdité d’une telle idée, encore qu’ellene soit nullement intentionnelle. Ainsi, veuillez (et ici il tournases yeux vers lui) faire plus d’attention à ce que vous dites. Vousy penserez, n’est-ce pas ?
– Je n’ai pas eu l’intention de vousoffenser, dit Hugh. Je ne sais que dire. Vous me tenez de sicourt !
– On vous tiendra de beaucoup plus court,mon bon ami, d’infiniment plus court, un de ces jours ; vouspouvez y compter, répliqua son patron avec calme. À propos, au lieude m’étonner que vous ayez été si long à venir, je devrais plutôtm’étonner que vous soyez venu. Qu’est-ce que vous mevoulez ?
– Vous savez, maître, dit Hugh, que je nepouvais pas lire l’affiche que j’avais trouvée, et que, supposantque c’était quelque chose d’extraordinaire à la façon dont c’étaitenveloppé, je l’apportai ici.
– Et ne pouviez-vous demander à toutautre que moi de vous la lire, ours mal léché ? dit sirJohn.
– Je n’avais personne à qui confier unsecret, maître. Depuis que Barnabé Rudge a disparu pour tout debon, et il y a cinq ans de cela, je n’ai causé qu’avec vousseul.
– Vous m’avez fait un grand honneur,certainement.
– Mes allées et venues, maître, pendanttout ce temps, lorsqu’il y avait quelque chose à vous dire, se sontrépétées, parce que je savais que vous seriez en colère contre moisi je restais à l’écart, dit Hugh, lâchant ses paroles àl’étourdie, après un silence plein d’embarras, et parce que jedésirais faire mon possible pour vous plaire, afin de ne pas vousavoir contre moi. Voilà ! c’est la vraie raison pour laquelleje suis venu cette nuit. Vous le savez bien, maître ; j’ensuis sûr.
– Vous êtes un finaud, répliqua sir Johnen fixant sur lui ses yeux, et vous avez deux faces sous votrecapuchon, tout aussi bien que les plus rusés. Ne m’avez-vous pasdonné, ce soir, dans cette chambre, un tout autre motif ? nem’avez-vous pas dit que vous en vouliez à quelqu’un qui vous atémoigné du mépris dernièrement, et qui, en toute circonstance,vous a malmené ; qui vous a traité plutôt comme un chien quecomme un homme, son semblable ?
– Bien sûr, je vous ai donné cemotif ! cria Hugh en s’emportant, ainsi que l’autre l’avaitprévu ; je vous l’ai dit, et je vous le répète, je ferain’importe quoi pour tirer vengeance de lui ; n’importe quoi.Et quand vous m’avez dit que lui et les catholiques souffriraientde la part de ceux qui se sont réunis sous cette affiche, je vousai déclaré que je voulais être l’un d’eux, leur chef fût-il lediable en personne. Eh bien ! je suis l’un d’eux, à présent.Voyez si je suis homme de parole, et si on peut compter sur moi. Ilest possible que je n’aie pas beaucoup de tête, maître, mais j’aiassez de tête pour me souvenir de ceux qui ont des torts avec moi.Vous verrez, il verra, et cent autres verront si j’en rabattrairien quand le moment sera venu. Ce n’est rien de m’entendre, ilfaut me voir mordre. J’en connais d’aucuns pour qui il vaudraitmieux avoir un lion sauvage au milieu d’eux que moi, quand je seraidéchaîné. Oh oui ! cela vaudrait mieux pour eux. »
Le chevalier le regarda avec un sourirebeaucoup plus significatif qu’à l’ordinaire ; et, lui montrantla vieille armoire, il le suivit des yeux, tandis que Hughremplissait un verre et le vidait d’un trait. M. Chester,derrière le dos de son hôte, sourit d’une façon encore plussignificative.
« Vous êtes d’une humeur tapageuse, monami, dit-il lorsque Hugh se fut retourné de son côté.
– Moi ? non, maître ! criaHugh. Je ne dis pas la moitié de ce que je pense. Je ne sais pasm’exprimer. Je n’ai pas ce don. Il y en a assez qui parlent parminous ; moi, je serai un de ceux qui agissent.
– Ah ! vous avez donc rejoint cesgaillards-là ? dit sir John de l’air de la plus profondeindifférence.
– Oui ; je suis allé à la maison quevous m’aviez désignée, et je me suis fait inscrire comme recrue. Ily avait là un autre homme nommé Dennis.
– Dennis, ah ! oui, cria sir John enriant. Oui, oui, encore un joli garçon, je crois.
– Un fameux luron, maître, un camaradeselon mon cœur, et joliment chaud sur l’affaire en question ;chaud comme braise.
– Je l’ai entendu dire, répliqua sir Johnnégligemment. Vous n’avez pas eu l’occasion d’apprendre quel estson métier, n’est-ce pas ?
– Il n’a pas voulu nous le dire, criaHugh. Il en fait mystère.
– Ah ! ah ! dit sir John enriant ; un étrange caprice ; il y a des gens qui ontcette faiblesse-là. Vous le saurez un jour, je vous le jure.
– Nous sommes des intimes déjà, ditHugh.
– C’est tout à fait naturel ! Etvous avez bu ensemble, hein ? poursuivit sir John. Vous nem’avez pas dit, je crois, où vous êtes allés de compagnie ensortant de chez lord Georges ? »
Hugh ne le lui avait pas dit, et n’avait passongé à le lui dire ; mais il le lui conta ; et cettedemande ayant été suivie d’une longue file de questions, ilrapporta tout ce qui s’était passé, soit à l’intérieur soit àl’extérieur, l’espèce de gens qu’il avait vus, leur nombre, leurssentiments, leur conversation, leurs espérances et leurs intentionsapparentes. Son interrogatoire fut dirigé avec tant d’art, qu’ilcroyait donner tous ces renseignements de lui-même, et non se leslaisser arracher ; et, grâce, à l’habile manège de sir John,il en était tellement convaincu que, lorsqu’il le vit bâiller enfinet se plaindre d’être excessivement fatigué, Hugh lui fit desexcuses à sa manière, de l’avoir tenu là si longtemps à écouter sonbavardage.
« Là, maintenant, allez-vous-en, dit sirJohn en tenant d’une main la porte ouverte. Vous avez fait de lajolie besogne ce soir. Je vous avais dit de ne pas faire cela. Vouspouvez vous mettre dans l’embarras. Mais vous voulez absolument uneoccasion de vous venger de votre orgueilleux ami Haredale, et poury réussir vous risqueriez n’importe quoi, je suppose ?
– Oui, certes, riposta Hugh en s’arrêtantau moment où il sortait et regardant en arrière ; maisqu’est-ce que je risque ? Qu’est-ce que j’ai à perdre,maître ? des amis, un ménage ? je m’en moque pasmal ; je n’en ai pas, ainsi qu’est-ce que ça me fait ?Donnez-moi une bonne bagarre ; laissez-moi régler de vieuxcomptes dans une émeute hardie où il y aura des hommes pour mesoutenir ; et après ça, faites de moi ce que vous voudrez. Aubout du fossé la culbute.
– Qu’avez-vous fait de ce papier ?dit sir John.
– Je l’ai sur moi, maître.
– Jetez-le à terre en vous enallant ; il vaut mieux ne pas garder de ces choses-là sursoi. »
Hugh fit un signe de tête affirmatif, et ôtantson bonnet de l’air le plus respectueux qu’il put prendre, ils’éloigna.
Sir John, ayant mis le verrou à la portederrière son visiteur, revint à son cabinet de toilette, se rassitencore une fois devant le feu, qu’il contempla longtemps dans uneméditation sérieuse.
« Cela va bien, dit-il enfin avec unsourire, et promet merveilles. Voyons un peu. Mes parents et moi,qui sommes les plus chauds protestants du monde, nous souhaitonstout le mal possible à la cause des catholiques romains ; etquant à Saville, qui a présenté le bill en leur faveur, j’ai contrelui en outre une objection personnelle : mais, comme chacun denous fait de sa propre personne le premier article de soncredo, nous ne nous commettrons pas en nous joignant à unfou fieffé, tel que l’est indubitablement ce Gordon. Seulement jepeux fomenter en secret les troubles qu’il occasionne, et me servirdans ce but d’un aussi bon instrument que le sauvage ami qui sortde chez moi, c’est une chose utile pour favoriser nos vues réelles.Je puis encore exprimer dans toutes les conjonctures convenables,en termes modérés et polis, une désapprobation de ses actes, bienque nous soyons d’accord avec lui en principe : c’est le moyeninfaillible de nous faire une réputation de gens honnêtes et droitsdans nos desseins, réputation qui ne peut manquer de nous êtreinfiniment avantageuse, et de nous élever à quelque importancepolitique. Très bien. Voilà pour le côté public de cette affaire.Quant aux considérations privées, j’avoue que, si ces vagabondsfaisaient quelque émeute (ce qui ne semble pas impossible), etqu’ils infligeassent quelque petit châtiment à Haredale, commeétant un des membres les plus actifs de la secte, cela me seraitextrêmement agréable, et m’amuserait outre mesure. Très bienencore ! et même peut-être mieux ! »
Quand il en fut là, il prit une prise detabac, puis commençant à se déshabiller tout doucement, il résumases méditations en disant avec un sourire :
« Je crains, oui, je crains excessivementque mon ami ne marche un peu bien vite sur les traces de sa mère.Son intimité avec M. Dennis est de mauvais augure. Mais je nedoute pas qu’il n’eût toujours fini par là. Si je lui prête lesecours de ma main, la seule différence, c’est qu’il boirapeut-être, au total, un peu moins de gallons, ou de poinçons, ou demuids en cette vie qu’il n’en aurait bu autrement. Cela ne meregarde pas, et c’est d’ailleurs une affaire de minceimportance ! »
Là-dessus il prit une autre prise de tabac, etalla se coucher.
De l’atelier de la Clef d’Or s’échappait untintement si joyeux et de si bonne humeur, qu’il donnaitnaturellement à penser que celui qui faisait une musique siagréable devait travailler gaiement et de bon cœur. N’ayez pas peurqu’un homme qui manie seulement le marteau pour accomplir une tâcheennuyeuse et monotone tire jamais des sons si guillerets de l’acieret du fer Il fallait pour cela un compère gazouillant, bienportant, franc et honnête, bienveillant pour tout le monde, un vraiRoger Bontemps. Il eût été chaudronnier, qu’il eût battu seschaudrons en cadence. Eut-il été sur le siège de quelque chariotsautant sur le pavé avec une cargaison de barres de fer, qu’il eûttiré bien sûr de leurs cahots quelque harmonie imprévue.
Tink, tink, tink. C’était clair comme unesonnette d’argent et cela se faisait entendre à chaque pause desbruits plus âpres de la rue, comme si cela disait « Il ne m’enchaut ; rien ne me contrarie, je suis résolu à êtreheureux. » Les femmes grondaient, les enfants piaillaient, leslourdes charrettes passaient avec un sourd tapage, d’horribles crissortaient des poumons des colporteurs, et toujours cela refrappait,pas plus haut, pas plus bas, pas plus fort, pas plus doucement,sans chercher à s’imposer un brin à l’attention publique, pour sedédommager d’avoir été dominé par des sons plus bruyants. Tink,tink, tink, tink, tink. C’était une personnification parfaite d’unepetite voix d’enfant vierge de tout rhume, de tout embarras dans lagorge, de tout enrouement ou de toute autre incommodité. Lespiétons ralentissaient leur pas, et étaient disposés à s’arrêterauprès ; les voisins, qui s’étaient levés le matin avec lespleen, sentaient la bonne humeur se glisser en eux lorsqu’ilsentendaient ce tink, tink là, et petit à petit ils devenaient toutgaillards, les mères faisaient danser leurs poupons à ce tintement,et toujours ce magique tink, tink, tink s’échappait joyeux del’atelier de la Clef d’Or.
Il n’y avait que le serrurier pour pouvoirfaire pareille musique ! Un rayon de soleil, brillant àtravers la fenêtre sans croisée et rompant l’obscurité du sombreatelier par une large plaque de lumière, tombait en plein sur lui,comme attiré par son cœur chaleureux. Il était là, debout à sonenclume, sa figure toute rayonnante d’exercice et d’allégresse, sesmanches retroussées, sa perruque en arrière de son frontluisant ; c’était bien l’homme le plus à son aise, le pluslibre, le plus heureux du monde entier. Auprès de lui se tenaitassis un chat au poil lisse, faisant son ronron, clignant des yeuxau grand jour, et s’abandonnant de temps en temps à unassoupissement paresseux, comme par excès de confort.Tobie[34] regardait son maître du bout d’un bancplacé tout près de là ; Tobie n’est tout entier qu’un radieuxsourire de la tête aux pieds, depuis sa frimousse en terre cuite,brun marron, jusqu’aux boucles rissolées de ses souliers. Sesserrures elles-mêmes, suspendues autour de la boutique, avaientjusque dans leur rouille quelque chose de jovial, et ressemblaientà ces gentlemen goutteux, de gaillarde nature, disposés àplaisanter de leurs infirmités. Rien de maussade, rien de sévèredans toute cette scène. Je suis sûr que dans cette collection declefs innombrables, il n’y en avait pas une qui se fût prêtée àouvrir les coffres-forts d’un avare, ou une porte de prison. Quantà des caves pleines de bière et de vin, des chambres avec un bonfeu, des livres intéressants, une causerie piquante, et des éclatsde rire réjouissants, à la bonne heure, les clefs se trouvaient làsur leur terrain ; mais des lieux de méfiance, de cruauté etde contrainte, elles les auraient laissés fermés bel et bien pourjamais, à quatre tours.
Tink, tink, tink. Le serrurier fit enfin unepause et essuya son front. Le silence réveilla le chat, qui,sautant doucement à bas, rampa vers la porte, et y guetta avec desyeux de tigre un oiseau dans sa cage à une fenêtre d’en face.Gabriel leva Tobie jusqu’à ses lèvres et but une bonne gorgée.
Alors, comme il était tout droit, sa têterejetée en arrière, sa corpulente poitrine en saillie, on aurait vuque la partie inférieure de l’habillement de Gabriel appartenait aucostume militaire. Si l’on avait en outre regardé le mur, on y eûtobservé, suspendus à leurs différentes chevilles, un chapeau àplumet, un sabre, un ceinturon, un habit ronge ; et touthomme, pour peu qu’il fût versé en pareilles matières, auraitreconnu à leur façon et à leur patron ces divers objets pourl’uniforme de sergent des volontaires royaux de Londresoriental.
Lorsqu’il eut vidé son cruchon, et qu’il l’eutreplacé sur le banc d’où Tobie lui avait souri auparavant, leserrurier regarda ces articles d’un œil de jubilation, et, enpenchant la tête un peu de côté, comme s’il eût voulu les réunirsous le même rayon visuel, il dit, appuyé sur sonmarteau :
« Un temps fut, je m’en souviens, que leplaisir de porter un habit de cette couleur m’aurait presque rendufou, et, si tout autre que mon père eût voulu plaisanter monenthousiasme, comme j’aurais jeté feu et flamme ! Et pourtantj’ai fait là une grande folie certainement !
– Ah ! soupira Mme Varden, quiétait entrée sans être aperçue, certainement c’est une folie. Unhomme de votre âge, Varden, faire des bêtises pareilles !
– Eh mais, quelle drôle de femme vousfaites, Marthe ! dit le serrurier, qui se retourna ensouriant.
– Certainement, répliqua Mme Vardenavec une gravité extrême. Sans doute je suis très drôle en effet.Je sais cela, Varden, merci.
– Je veux dire… commença leserrurier.
– Oui, dit la femme, je sais ce que vousvoulez dire. Vous parlez assez clairement pour vous fairecomprendre, Varden. C’est bien de la bonté de votre part que devous mettre ainsi à ma portée.
– Là ! Marthe, répliqua leserrurier ; ne vous fâchez donc pas pour rien. Je veux direqu’il est fort étrange que vous me reprochiez cet enrôlementvolontaire, lorsqu’on ne le fait que pour vous défendre, vous ettoutes les autres femmes, notre foyer domestique et celui de toutle monde, en cas de besoin.
– C’est le fait d’un mauvais chrétien,cria Mme Varden en hochant la tête.
– D’un mauvais chrétien ! dit leserrurier. Eh mais, le diable… »
Mme Varden regarda le plafond, comme sielle se fût attendue que la conséquence immédiate de cetteprofanation serait de faire dégringoler par le plafond le lit àquatre montants du second étage, avec le beau salon dupremier ; mais aucun jugement visible ne s’étant accompli,elle poussa un grand soupir, et pria son mari, avec l’accent de larésignation, de continuer, et de ne pas se gêner pourblasphémer ; qu’il savait combien elle aimait cela.
Le serrurier parut un moment disposé à luifaire ce plaisir ; mais il se ravisa à propos, et lui réponditdoucement :
« Dame aussi ! pourquoi, au nom duciel, dites-vous que c’est le fait d’un mauvais chrétien ?Lequel serait plus chrétien, Marthe, de rester tranquilles et delaisser saccager nos maisons par une armée ennemie, ou de nouslever comme des hommes pour la mettre en fuite ? Ne serais-jepas une belle espèce de chrétien, si j’allais me cacher dans uncoin de ma cheminée pour regarder de là une bande de sauvages enmoustaches emporter Dolly, ou vous peut-être ? »
Quand il dit : « Ou vouspeut-être, » Mme Varden, malgré qu’elle en eût, ne puts’empêcher de sourire. Il y avait dans cette idée une manière decompliment.
« J’avoue que, si les choses en étaientlà… dit-elle avec un sourire modeste.
– Si les choses en étaient là !répéta le serrurier. Mais c’est ce que vous verriez arriver tout desuite. Miggs elle-même y passerait. Quelque négrillon, jouant dutambour de basque, avec un grand turban sur la tête, viendraitessayer de l’emporter, et, à moins que le joueur de tambour debasque ne fût à l’épreuve des coups de pied et des égratignures,c’est ma conviction qu’il en serait le mauvais marchand. Ha !ha ! ha ! Je plaindrais le joueur de tambour de basque.Je ne lui conseille pas de s’y frotter, le pauvre garçon. » Etici le serrurier se mit à rire de si bon cœur, que les larmes luien vinrent aux yeux, au grand scandale de Mme Varden, quipensait que le rapt d’une protestante aussi solide, d’une personneaussi estimable dans sa vie privée que Miggs, et par un nègreencore, un vil païen, était une circonstance trop choquante et tropeffroyable pour qu’on y songeât sans frémir.
Le tableau que Gabriel venait d’esquissermenaçait d’avoir des conséquences sérieuses, et il en aurait eusans aucun doute, si par bonheur, en ce moment, un léger pas n’eûtfranchi le seuil, et si Dolly, s’élançant dans la boutique, n’eutjeté ses bras autour du cou de son vieux père qu’elle tenaitétroitement serré.
« La voilà donc enfin ! criaGabriel. Quelle bonne mine vous avez, Doll ! et comme vousvenez tard, ma chérie ! »
Quelle bonne mine elle avait ? Bonnemine ? Je crois bien ; il eût épuisé tous les adjectifsélogieux du dictionnaire, qu’il n’aurait pas encore assez loué safille. Où donc vit-on jamais dans le monde entier une petiteminette si potelée, si friponne, si avenante, si pétillante, siséduisante, si ravissante, si éblouissante, si enivrante queDolly ! Ne me parlez pas de la Dolly d’il y a cinq ans, c’estbien autre chose aujourd’hui ! Combien de carrossiers, deselliers, d’ébénistes et de garçons passés maîtres dans d’autresarts utiles, qui avaient abandonné leurs pères, leurs mères, leurssœurs, leurs frères, et, ce qui est au-dessus de tout cela, leurscousines, pour l’amour d’elle ! Combien de gentlemen inconnus,qu’on supposait nantis d’immenses fortunes, sinon de titres … quiguettaient Miggs au coin de la rue après la brune, pour engagercette fille incorruptible, en la tentant par des guinées d’or, àremettre à sa jeune maîtresse des offres de mariage sous le sceaud’un billet doux ! Combien de pères inconsolables, négociantsaisés, avaient fait visite au serrurier pour le même motif, et luiavaient raconté de lugubres histoires domestiques, comme quoi leursfils, perdant l’appétit, en étaient venus à s’enfermer dansd’obscures chambres à coucher, ou bien à errer dans des faubourgssolitaires avec de pâles figures, et tout cela parce que DollyVarden était aussi cruelle que jolie ! Que de jeunes gens, quiavaient montré à une époque antérieure une sagesse exemplaire,s’étaient portés soudain pour le même motif à des extravagancesinexcusables, comme d’arracher les marteaux des portes et deculbuter les guérites des watchmen rhumatisants ! Combienavait-elle recruté pour le service du roi, tant sur terre que surmer, en réduisant au désespoir les sujets de Sa Majesté quis’étaient amourachés d’elle, entre dix-huit et vingt-cinqans ! Combien de jeunes demoiselles avaient publiquementdéclaré, les larmes aux yeux, qu’elle était beaucoup trop petite,trop grande, trop hardie, trop froide, trop forte, trop mince, tropblonde, trop brune, trop n’importe quoi, mais pas belle !Combien de vieilles dames, dans leurs conciliabules, avaientremercié le ciel de ce que leurs filles ne lui ressemblaient pas,et avaient exprimé le souhait qu’il ne lui arrivât rien de fâcheux,quoique bien persuadées qu’elle ne tournerait pas bien, et avaientfini par dire qu’elle avait un air effronté qui ne leur avaitjamais plu, et qu’au demeurant ce n’était qu’une mystificationparfaite et une bévue de la foule !
Et avec tout cela, Dolly Varden était sicapricieuse et si difficile, qu’elle était encore Dolly Varden,avec tous ses sourires, et ses fossettes, et son joli minois, ne sesouciant pas plus des cinquante ou soixante jeunes gens dont lecœur se brisait du désir de l’épouser, que si c’eussent été autantd’huîtres contrariées dans leurs amours qui fussent là, l’écaillebéante, à exhaler leurs peines de cœur.
Dolly embrassa son père, comme nous l’avonsdéjà dit, et, après avoir embrassé aussi sa mère, elle lesaccompagna tous deux dans la petite salle à manger où la nappeétait déjà mise pour le dîner, et où Mlle Miggs, un tantinetplus roide et plus raboteuse que jamais, l’accueillit avec unecontraction hystérique de sa bouche qu’elle croyait un sourire.
Aux mains de cette jeune vierge, Dolly confiason chapeau et sa robe de promenade (le tout d’un goût terriblementartificieux, plein de mauvaises intentions), et alors elle dit avecun rire qui balança la musique du serrurier :
« Avec quel plaisir je reviens toujours àla maison !
– Et quel plaisir c’est toujours pournous, Doll, dit son père, en relevant en arrière les cheveux noirsqui voilaient ses yeux étincelants, de vous revoir à lamaison ! Donnez-moi un baiser. »
Ah ! s’il y avait eu là quelquemalheureux du sexe masculin pour voir le baiser que Dolly luidonna ! mais il n’y en avait pas, Dieu merci !
« Je n’aime pas que vous restiez à laGarenne, dit le serrurier. Je ne peux point supporter de ne plusvous avoir sous mes yeux. Et quelles nouvelles de là-bas,Doll ?
– Quelles nouvelles de là-bas ? Jepense que vous les savez déjà, répondit sa fille. Oh ! oui,vous les savez, j’en suis sûre.
– Vrai ? cria le serrurier ;qu’est-ce qu’il y a donc ?
– Allons, allons, dit Dolly, vous lesavez bien. Mais dites-moi donc un peu, pourquoi M. Haredale…oh ! comme il est redevenu morose et brusque, envérité !… est parti de la Garenne depuis quelques jours, etpourquoi il est en voyage (nous ne savons qu’il est en voyage quepar ses lettres) sans dire seulement à sa nièce où, ni pourquoi, nicomment ?
– Je parie que Mlle Emma ne demandepas à le savoir, répliqua le serrurier.
– Je n’en sais rien, dit Dolly ;mais moi je le demande, à tout prix. Dites-le-moi. D’où vient qu’ilest si mystérieux ? et qu’est-ce que cette histoire defantôme, que personne ne doit raconter à Mlle Emma, et quisemble se rattacher au départ de son oncle ? Ah ! je voisque vous le savez, car vous devenez tout rouge.
– Ce que signifie cette histoire ou cequ’elle est au fond, ou le rapport qu’elle a avec son départ, je nele sais pas plus que vous, ma chère, répliqua le serrurier, sinonque c’est quelque frayeur folle du petit Salomon, qui ne signifierien du tout, je suppose. Quant au voyage de M. Haredale, ilva, selon ce que je crois…
– Oui, dit Dolly.
– Selon ce que je crois, reprit leserrurier en lui pinçant la joue… à ses affaires, Doll. Quellessont ses affaires ? c’est une tout autre question. Vous n’avezqu’à lire Barbe-Bleue, et vous ne serez pas si curieuse, enfantgâtée ; cela ne vous regarde pas plus que moi, voilà ce qu’ily a de sûr ; et voici le dîner, qui est beaucoup plusintéressant. »
En dépit de l’apparition du dîner, Dolly seserait révoltée contre cette façon cavalière d’écarter la question,si, à la mention faite de Barbe-Bleue, Mme Varden n’étaitintervenue, protestant que sa conscience ne lui permettait pasd’entendre là, tranquillement assise, recommander à sa fille delire les aventures d’un Turc et d’un musulman, bien moins encored’un faux Turc, comme l’était dans son idée ce potentat. Ellesoutint que, dans des temps aussi agités, aussi redoutables queceux où l’on vivait, il serait beaucoup plus utile à Dolly deprendre une souscription régulière au Foudroyant ; qu’elleaurait au moins l’occasion d’y lire mot pour mot les discours delord Georges Gordon ; et ces discours lui offriraient beaucoupplus de confort et de consolation que ne pourraient, lui enprocurer cent cinquante Barbes-Bleues. Elle en appela, pour appuyercette proposition, à Mlle Miggs, qui servait alors à table.Celle-ci dit que le calme d’esprit qu’elle avait retiré de lalecture de cet écrit en général, mais en particulier d’un articlede la semaine dernière, positivement la dernière, etintitulé : « La Grande-Bretagne noyée dans lesang, » surpassait en vérité toute croyance. Elle ajouta quele même morceau avait produit sur l’esprit d’une sœur à elle,mariée et domiciliée cour du Lion d’Or, numéro vingt-sept, deuxièmecordon de sonnette au montant de la porte à main droite, un effetsi réconfortant, que, dans le délicat état de santé où elle setrouvait, puisqu’elle attendait un surcroît à sa petite famille,elle était tombée en attaque de nerfs à la lecture dudit article,et n’avait depuis parlé en son délire que de l’inquisition, à lagrande édification de son mari et de ses amis. Mlle Miggs necraignit pas de dire qu’elle recommandait à tous ceux dont lescœurs étaient endurcis d’entendre eux-mêmes lord Georges, qu’ellelouait d’abord pour son ferme protestantisme, puis pour son génieoratoire, puis pour ses yeux, puis pour son nez, puis pour sesjambes, et finalement pour l’ensemble de sa personne, qu’elleconsidérait comme faite pour honorer une statue modèle de prince oud’ange ; sentiment auquel Mme Varden souscrivitpleinement.
Mme Varden profita de la circonstancepour regarder sur le dessus de la cheminée une boîte peinte,imitant une maison bâtie en briques très rouges, avec un toitjaune, surmonté d’une vraie cheminée par laquelle les souscripteursvolontaires faisaient couler leur argent, leur or, ou leurs sous,dans la salle à manger ; et sur la porte, l’imitation d’uneplaque de cuivre où se lisaient très bien ces deux mots :Association Protestante ; et en la regardant, elle déclara quec’était pour elle une source de poignante affliction de penser quejamais Varden n’avait, de tout son avoir, fait couler la moindrechose dans ce temple, sauf une fois, en secret, comme elle l’avaitdécouvert plus tard, deux fragments de pipe, profanation dont ellesouhaitait qu’on ne le rendît pas responsable, au jour du règlementdes comptes. Elle remarqua ensuite, elle était peinée de le dire,que Dolly ne se montrait guère moins retardataire dans sescontributions, aimant mieux à ce qu’il semblait, acheter des rubanset de semblables babioles, qu’encourager la grande cause, soumisealors à de si accablantes tribulations. Elle la suppliait donc (carpour son père, elle craignait bien qu’il ne fût incorrigible), ellela suppliait de ne point mépriser, mais d’imiter au contraire lebrillant exemple de Miggs, qui jetait ses gages pour ainsi dire àla figure du pape, au risque de lui casser le nez avec sontrimestre.
« Oh ! mame, dit Miggs, ne parlezpas de ça. Je n’ai pas l’intention, mame, que personne le sache.Des sacrifices comme ceux que je puis faire sont le denier de laveuve. C’est tout ce que j’ai, cria Miggs en fondant en larmes, carchez elle les larmes ne venaient jamais par degrés, mais j’en suisrécompensée d’une autre manière, j’en suis bienrécompensée. »
C’était complètement vrai, quoique peut-êtrepas tout à fait de la manière que Miggs voulait le dire. Comme ellene manquait jamais de consommer ses sacrifices généreux sous lesyeux et dans la tirelire de Mme Varden, cela lui valait de sinombreux cadeaux de bonnets, de robes et autres articles detoilette, que, au total, la maison en briques rouges était sansdoute le meilleur placement qu’elle pût trouver pour son petitcapital, cette maison lui rendant un intérêt de sept ou de huitpour cent en argent, et de cinquante au moins en réputationpersonnelle et en estime.
« Vous n’avez pas besoin de pleurer,Miggs, dit Mme Varden elle-même en larmes. Vous n’avez pasbesoin d’en être toute honteuse, quoique vous ayez en cela lemalheur de faire comme votre pauvre maîtresse. »
Miggs, à cette remarque, hurla d’une façonparticulièrement lugubre, en disant qu’elle savait bien que maîtreVarden la haïssait, que c’était une terrible chose que de vivre encondition, pour être entre l’enclume et le marteau, sans pouvoirplaire à tout le monde, que c’était une chose dont elle ne pouvaitsupporter la pensée, que de semer la zizanie, et que ses sentimentslui défendaient de jouer ce rôle plus longtemps, que si c’était ledésir du bourgeois de se séparer d’elle, il valait mieux se séparertout de suite, qu’elle ne souhaitait qu’une chose, c’était qu’il enfût plus heureux ; car elle ne lui voulait que du bien, et nedemandait pas mieux qu’il trouvât quelqu’un qui pût convenir à soncaractère. Ce serait une dure épreuve, continua-t-elle, de seséparer d’une si bonne maîtresse ; mais elle était capabled’accepter n’importe quelle souffrance quand sa conscience luidisait qu’elle était dans le droit chemin, et c’était là ce qui luidonnait le courage de se résigner à son sort. Elle ne pensait pas,ajouta-t-elle, qu’elle survécût longtemps à ces séparations ;mais puisqu’on la haïssait et qu’on ne la voyait qu’avec déplaisir,peut-être sa mort, et aussi prompte que possible, était-elle cequ’il y avait de mieux à souhaiter pour tout le monde. Arrivée àcette navrante conclusion, Mlle Miggs répandit encore deslarmes, et sanglota comme une Madeleine.
« Pouvez-vous supporter cela,Varden ? dit sa femme d’une voix solennelle, en posant soncouteau et sa fourchette.
– Ma foi ! pas trop bien, ma chère,répliqua le serrurier ; mais je fais tout ce que je peux pourgarder mon sang-froid.
– Qu’il n’y ait pas de mots à mon sujet,mame, soupira Miggs. Mieux vaut que nous nous séparions. Je nevoudrais pas rester… oh ! miséricorde divine !… et causerdes divisions. Non, pas même pour une mine d’or par an, ou pour unerente de thé sucré. »
De crainte que le lecteur ne soit en peine dedécouvrir le motif de la profonde émotion de Mlle Miggs, nouspouvons en aparté lui confier tout bas que, comme elle étaittoujours aux écoutes, elle avait entendu, au moment où Gabriel etsa femme conversaient ensemble, la plaisanterie du serrurierrelative à ce négrillon qui jouait du tambour de basque ; ellen’avait pu retenir l’explosion des sentiments de dépit que cesarcasme avait éveillés dans son beau sein, et voilà ce qui l’avaitfait éclater comme nous venons de voir. Les choses étant arrivéesalors à une crise, le serrurier, selon sa coutume, par amour pourla paix et la tranquillité, commença à mettre les pouces.
« Qu’avez-vous à pleurer, ma fille ?dit-il. De quoi s’agit-il ? qui est-ce qui vous dit qu’on voushait ? moi ! je ne vous hais pas ; je ne haispersonne. Séchez vos yeux, devenez de meilleure humeur, au nom duciel, et ne nous rendons pas malheureux tous tant que noussommes : il sera toujours assez tôt. »
Les puissances confédérées, jugeant d’unebonne tactique de considérer ces paroles comme une excusesuffisante de l’ennemi commun et comme un aveu de ses torts,séchèrent leurs yeux et prirent la chose en bonne part.Mlle Miggs fit remarquer qu’elle ne voulait de mal à personne,pas même à son plus grand ennemi, et qu’elle l’aimait d’autant plusau contraire qu’il lui infligeait une persécution plus cruelle.Mme Varden approuva hautement cet esprit de douceur et declémence, et déclara incidemment, comme si c’eût été une desclauses du traité de paix, que Dolly l’accompagnerait ce soir mêmeà la succursale de l’Association siégeant à Clerkenwell. Ce fut làun exemple extraordinaire de sa grande prudence et de sa politique.Il y avait bien longtemps qu’elle visait à ce résultat, et, commeelle soupçonnait secrètement que le serrurier (toujours hardilorsqu’il était question de sa fille) ne manquerait pas d’y fairedes objections, si elle avait tant soutenu Mlle Miggs tout àl’heure, c’était pour le prendre à son désavantage. La manœuvreréussit à souhait. Gabriel se contenta de faire une grimace, et,pour ne pas s’attirer une seconde scène comme celle de tout àl’heure, il n’osa pas dire un seul mot.
Miggs y gagna de Mme Varden une robe etde Dolly une demi-couronne, pour la récompenser de s’êtreéminemment distinguée dans le sentier de la vertu et de lasainteté. Mme Varden, selon sa coutume, exprima l’espoir quece qui venait de se passer serait pour Varden une leçon qui luiapprendrait à tenir une plus généreuse conduite à l’avenir.
Le dîner s’étant refroidi, et personne n’ayantgagné beaucoup d’appétit durant cette scène, on continua le repas,comme dit Mme Varden, « en chrétiens. »
La grande parade des volontaires royaux deLondres oriental devait avoir lieu dans l’après-midi ; leserrurier ne travailla donc pas davantage, mais il s’assit à sonaise, la pipe à la bouche et son bras autour de la taille de sajolie fille, regardant de temps en temps Mme Varden d’un airaimable, et ne montrant du sommet de sa tête à la plante de sespieds qu’une surface souriante de bonne humeur. Et bien sûr,lorsque vint l’heure de revêtir son uniforme, et que Dolly, sesuspendant autour de lui avec toute sorte de poses gracieuses etdes plus séduisantes, l’aida à se boutonner, à se boucler, à sebrosser et à entrer dans l’un des habits les plus justes qu’aitjamais faits tailleur en ce monde, c’était bien le plus orgueilleuxpère de toute l’Angleterre.
« Ah ! la bonne pièce ! dit leserrurier à Mme Varden, qui était debout à l’admirer les brascroisés (car, après tout, elle était un peu fière de son martialépoux), tandis que Miggs lui tendait le chapeau et le sabre àlongueur de bras, comme si elle eût craint que ce dernier ne passâtde son chef au travers du corps de quelqu’un ; mais, Doll, machère, n’épouse jamais un soldat. »
Dolly ne demanda pas pourquoi, ni ne ditmot ; mais elle baissa bien bas la tête pour attacher leceinturon.
« Je ne porte jamais cet uniforme, ditl’honnête Gabriel, que je ne pense au pauvre Joe Willet. J’aimaisJoe ; il a toujours été mon favori. Pauvre Joe !… Tudieu,ma fille, ne me serre donc pas si fort ! »
Dolly se mit à rire ; mais ce n’était passon rire habituel ; c’était le plus étrange petit rire dumonde. Et elle pencha la tête encore plus bas.
« Pauvre Joe ! reprit le serrurieren marmottant ces mots entre ses dents ; j’ai toujoursregretté qu’il ne fût pas venu me trouver. J’aurais rétabli le bonaccord entre eux, s’il était venu. Ah ! le vieux John s’estbien trompé dans sa manière de traiter ce garçon… oh ! oui,fièrement trompé… Aurez-vous bientôt attaché mon ceinturon, machère ? »
Il fallait que ce ceinturon fût malfait ! il venait encore de se détacher, et le voilà quitraînait à terre. Dolly fut obligée de s’agenouiller et derecommencer de plus belle.
« Qu’est-ce que vous avez besoin deparler du jeune Willet, Varden ? dit sa femme en fronçant lesourcil ; est-ce que vous ne pourriez pas nous parler dequelque chose de plus intéressant ? »
Mlle Miggs fit un grand reniflement quiavait le même sens.
« Allons ! Marthe, cria leserrurier ; ne soyons pas trop sévères à son égard. Si cegarçon est mort, soyons du moins affectueux pour sa mémoire.
– Un fugitif et un vagabond ! »dit Mme Varden.
Mlle Miggs exprima comme auparavantqu’elle partageait l’avis de sa maîtresse.
« Un fugitif, ma chère, mais non pas unvagabond, répliqua doucement le serrurier. Il se conduisait bien,Joe, toujours bien, et c’était un beau et brave garçon. Nel’appelez pas un vagabond, Marthe. »
Mme Varden toussa… et Miggs fit demême.
« Et qui a bien fait tout ce qu’il a pupour gagner votre estime, Marthe, je vous en réponds, ajouta leserrurier en souriant et en se caressant le menton. Ah !oui ; il a bien fait ce qu’il a pu. Un soir, il me semble quec’est hier, il me suivit à la porte du Maypole, et me pria de nepas dire qu’on le traitait chez lui comme un petit garçon… de nepas le dire ici, à la maison, c’était comme cela qu’ill’entendait ; quoique sur le moment, je m’en souviens, je nel’eusse pas compris. » Et comment va Mlle Dolly,monsieur ? » me disait-il, poursuivit le serrurier, enrêvant avec tristesse. Ah ! pauvre Joe !
– Bon, je vous avertis, moi, cria Miggs.Oh ! miséricorde divine !
– Eh bien ! qu’est-ce qu’il vousprend ? dit Gabriel en se retournant vivement vers laservante.
– Eh mais, est-ce que ne voilà pasMlle Dolly, dit Miggs, en se baissant pour regarder sa jeunemaîtresse en face, qui verse un torrent de larmes ? Oh,mame ! oh, monsieur ! vraiment ça me retourne au point,cria l’impressionnable camériste en pressant son côté de sa mainpour arrêter les palpitations de son cœur, que vous me ferieztomber morte, rien qu’en me touchant du bout d’uneplume. »
Le serrurier, après un coup d’œil àMlle Miggs, comme s’il eût souhaité qu’on lui apportât uneplume tout de suite, jeta des yeux effarés sur Dolly, quis’enfuyait, suivie de cette jeune femme pleine de sympathie ;puis, se tournant vers son épouse, il balbutia : « Dollyserait-elle malade ? Est-ce que c’est moi qui lui ai faitquelque chose ? Est-ce que c’est ma faute ?
– Votre faute ! cria Mme Vardend’un air de reproche. Là ! vous auriez mieux fait de vousdépêcher de partir.
– Qu’est-ce que j’ai donc fait ? ditle pauvre Gabriel. Il avait été convenu que jamais le nom deM. Édouard en serait prononcé, je n’ai pas parlé de lui ;est-ce que j’en ai parlé ? »
Mme Varden répliqua purement etsimplement qu’elle perdait patience, et s’élança après les deuxautres. L’infortuné serrurier attacha son ceinturon, ceignit sonsabre, mit son chapeau et sortit.
« Je ne suis pas bien ferré surl’exercice, dit-il à voix basse, mais je me tirerai encore mieuxd’affaire de cette besogne-là que de celle-ci. Chaque homme estvenu au monde pour quelque chose ; mon département semble êtrede faire pleurer toutes les femmes sans le vouloir. C’est un peufort ! »
Mais il n’avait pas encore atteint le bout dela rue qu’il avait déjà oublié cet incident. Il continua son cheminavec une figure rayonnante, faisant un signe de tête en passantdevant chaque voisin, et répandant autour de lui ses salutationsamicales comme une douce pluie de printemps.
Les volontaires royaux de Londres orientaloffrirent ce jour-là un brillant spectacle : formés en lignes,en carrés, en cercles, en triangles et mille autres figures, avecleurs tambours battants et leurs drapeaux flottants, ilsexécutèrent un nombre immense d’évolutions compliquées, et lesergent Varden ne fut pas des derniers à s’y faire remarquer. Aprèsavoir déployé au plus haut point leur prouesse militaire dans cesscènes guerrières, ils marchèrent au pas, dans un ordreéblouissant, vers Chelsea Bun-House, et se régalèrent jusqu’à lanuit dans les tavernes adjacentes. Puis, au son du tambour, ilsreformèrent leurs rangs, et retournèrent, parmi les vivats dessujets de Sa Majesté, au lieu d’où ils étaient venus.
Cette marche vers le logis fut quelque peuretardée par la conduite peu militaire de certains caporaux,gentlemen d’habitudes tranquilles dans la vie privée, maisexcitables au dehors. Ils cassèrent à coups de baïonnette lesvitres de plusieurs fenêtres, et mirent le commandant en chef dansl’impérieuse nécessité de les placer sous la garde d’une forteescouade, avec laquelle ils se battirent par intervalles tout lelong du chemin. Voilà pourquoi notre serrurier n’atteignit pas sondomicile avant neuf heures. Une voiture de louage attendait près dela porte ; et, au moment où il entrait, M. Haredale,passant la tête à la portière, l’appela par son nom.
« Voilà une vue qui peut guérir lesophtalmies, monsieur, dit le serrurier en s’avançant vers cegentleman. Je regrette que vous ne soyez pas entré, plutôt qued’attendre ici.
– Il n’y a personne chez vous, à ce qu’ilparaît, répondit M. Haredale ; je désire d’ailleurs quenous ayons un entretien aussi particulier que possible.
– Hum ! marmotta le serrurier enjetant un regard autour de la maison. Parties avec Simon Tappertit,sans doute pour aller à cette précieusesuccursale ! »
M. Haredale l’invita à monter dans lavoiture, et, s’il n’était pas fatigué ou trop pressé de rentrer aulogis, à faire une petite promenade avec lui pour pouvoir causer unpeu ensemble. Gabriel y consentit avec plaisir, et le cocher,montant sur son siège, lança les chevaux.
« Varden, dit M. Haredale après unepause d’une minute, vous serez stupéfait en apprenant la missiondont je me suis chargé ; elle vous paraîtra bien étrange.
– Je ne doute pas qu’elle ne soitraisonnable, monsieur, et fort sensée, répliqua le serrurier ;sans cela, vous ne vous en seriez pas chargé. Ne faites-vous que derevenir à la ville, monsieur ?
– Il n’y a qu’une demi-heure que je suisà Londres.
– Vous n’apportez pas de nouvelles deBarnabé ni de sa mère ? dit le serrurier d’un air inquiet.Ah ! vous n’avez pas besoin de secouer la tête, monsieur.C’était une chasse aux oies sauvages. Je m’en suis bien douté dèsl’origine. Vous aviez épuisé tous les moyens raisonnables de lesdécouvrir lorsqu’ils sont partis. Et, après un si long temps, iln’y avait guère d’espérance de recommencer vos recherches avecsuccès.
– Mais où sont-ils ? répliquaM. Haredale avec impatience Où peuvent-ils être ? Ils nepeuvent pas être sous terre.
– Dieu le sait, répondit le serrurier. Ily en a plus d’un, que j’ai connus il y a cinq ans encore, qui sontcouchés maintenant sous le gazon. Et le monde est si grandi. C’estune tentative sans espoir, monsieur, croyez-moi. Nous devonslaisser la découverte de ce mystère, ainsi que de tous les autres,au temps, au hasard, au bon plaisir du ciel.
– Varden, mon excellent garçon, ditM. Haredale, j’ai, dans mon anxiété présente, une enviedémesurée de poursuivre mes recherches. Ce n’est pas un purcaprice ; ce ne sont pas mes anciens souhaits, mes anciensdésirs accidentellement réveillés ; c’est un dessein ardent,solennel. Toutes mes pensées, tous mes rêves, tendent à le fixerdavantage en mon esprit. Je n’ai de repos ni jour ni nuit ; nipaix ni trêve ; je suis obsédé. »
Il y avait une si grande altération dansl’accent habituel de sa voix, et ses manières dénotaient uneémotion si forte, que Gabriel, plein d’étonnement, ne put querester assis, à le regarder dans l’ombre, pour chercher à devinerl’expression de sa figure.
« Ne me demandez pas d’explication,continua M. Haredale. Si je vous en donnais, vous me croiriezvictime de quelque hallucination hideuse. Il suffit que la chosesoit telle qu’elle est, et que je ne puisse pas, non, je ne le peuxpas, reposer tranquillement dans mon lit, sans faire des choses quivous paraîtront incompréhensibles.
– Depuis quand, monsieur, dit leserrurier après une pause, avez-vous éprouvé cette péniblesensation ? »
M. Haredale hésita quelques instants,puis il répliqua : « Depuis la nuit de l’orage. Bref,depuis le dix-neuf mars dernier. »
Comme s’il eût craint que Varden n’exprimât dela surprise, ou qu’il ne voulût discuter avec lui, il se hâta depoursuivre :
« Vous pensez, je le sais, que je suis enproie à quelque illusion. Peut-être le suis-je. Mais elle n’a riende morbide en tous cas ; c’est un acte de mon esprit dans sonétat le plus sain, et raisonnant sur des faits très réels. Vousvous rappelez que Mme Rudge a laissé son mobilier dans lamaison qu’elle occupait. Depuis son départ, cette maison a étéfermée par mes ordres, sauf une fois ou deux la semaine qu’unevieille voisine y fait sa visite pour faire la chasse aux rats.C’est là que je vais en ce moment.
– Dans quel but ? demanda leserrurier.
– Pour y passer la nuit, répliqua-t-il,et pas seulement cette nuit, mais bien d’autres. C’est un secretque je vous confie en cas d’événement inattendu. Vous ne viendrezme trouver que s’il y avait nécessité pressante ; depuis labrune jusqu’au grand jour, je serai là. Emma, votre fille et lesautres, me supposent hors de Londres, comme je l’étais encore iln’y a pas plus d’une heure. Ne les détrompez pas. Voilà la missionà laquelle je me suis dévoué. Je sais que je peux me fier à vous,et je compte que vous ne me questionnerez pas davantage, quant àprésent ! »
Puis M. Haredale, comme pour changer desujet, ramena le serrurier confondu à la soirée du voleur de grandchemin qu’il avait rencontré au Maypole, au vol commis surM. Édouard Chester, à la nouvelle apparition de cet homme chezMme Rudge, et à toutes les circonstances étranges qui avaientencore eu lieu après. Il lui fit négligemment des questions sur lataille de cet homme, sur sa figure, sur toute sa personne ; illui demanda s’il ressemblait à quelqu’un qu’il eût jamais vu… àHugh, par exemple, ou à quelque autre de sa connaissance… et il luifit beaucoup d’autres questions de ce genre, que le serrurierconsidéra comme des sujets imaginés pour distraire son attention etdonner le change à son étonnement. Aussi y répondit-il un peu enl’air.
Enfin ils arrivèrent au coin de la rue oùétait la maison. M. Haredale descendit et renvoya la voiture.« Si vous voulez voir comme je suis bien logé, dit-il en seretournant vers le serrurier avec un sombre sourire, vous lepouvez. »
Gabriel, pour qui toutes les merveillespassées n’étaient rien en comparaison de celle-ci, le suivit ensilence le long de l’étroit trottoir. Ils atteignirent laporte ; M. Haredale l’ouvrit doucement avec une clefqu’il avait sur lui, et la referma lorsque Varden fut entré. Ils setrouvèrent dans l’obscurité la plus complète.
Ils parvinrent à tâtons dans la pièce durez-de-chaussée.
Là, M. Haredale battit le briquet etalluma une bougie de poche qu’il avait apportée à cette intention.Ce fut alors qu’à la lumière qui l’éclairait en plein, le serruriervit pour la première fois combien il était hagard, pâle etchangé ; combien il était exténué, amaigri ; combien toutson extérieur répondait parfaitement à tout ce qu’il avait dit desi étrange durant leur course. C’était un mouvement assez naturelchez Gabriel, après tout ce qu’il avait entendu, que d’observercurieusement l’expression de ses yeux. Elle était pleine de calmeet de bon sens… au point, en vérité, que, se sentant honteux de sessoupçons passagers, il baissa ses propres yeux lorsqueM. Haredale regarda vers lui, de crainte qu’ils ne trahissentsa pensée.
« Voulez-vous parcourir la maison ?dit M. Haredale en jetant un coup d’œil sur la fenêtre, dontles volets peu solides étaient fermés et assujettis. Parlezbas. »
Il eût été difficile de parler autrement, tantce lieu inspirait de terreur. Gabriel chuchota :« Oui, » et suivit en haut M. Haredale.
Chaque chose était précisément comme ilsl’avaient vue la dernière fois ; il y régnait une odeur derenfermé provenant de ce que l’air frais n’y pénétrait jamais, etune obscurité pesante, comme si un long emprisonnement eût rendu lesilence lui-même plus lugubre encore. Les grossières tentures deslits et des fenêtres avaient commencé à tomber de vétusté ; lapoussière gisait épaisse sur leurs plis en lambeaux ;l’humidité s’était fait un passage à travers le plafond, les murset le plancher. Le parquet craquait sous leurs pieds, comme s’il serévoltait contre les pas inaccoutumés de quelques intrus ;d’agiles araignées, paralysées par l’éclat de la bougie,suspendaient le mouvement de leurs cent pattes sur la muraille, ouse laissaient choir à terre comme des choses inanimées ; lever rongeur, dans les poutres, faisait retentir son tic-tacfunèbre, et l’on entendait derrière la boiserie le remue-ménage desrats et des souris qui décampaient.
En considérant cet ameublement délabré, ilss’étonnèrent tous deux de la vivacité d’images avec laquelle illeur représenta ceux à qui il avait appartenu et qui s’en servaientautrefois pour leurs usages familiers. Grip semblait être encoreperché sur la chaise à dossier élevé : Barnabé s’accroupitencore dans son ancien coin favori, près du feu ; la mèrereprendre sa place habituelle pour le surveiller comme jadis. Mêmelorsqu’ils pouvaient séparer dans leur esprit ces objets visiblesdes fantômes disparus, ces fantômes se dérobaient seulement à leurvue, mais ils restaient près d’eux encore : car ils semblaientles guetter du fond des cabinets ou de derrière les portes, prêts àsortir de là soudain pour les interpeller de leurs voix bienconnues.
Ils descendirent l’escalier et revinrent dansla pièce qu’ils avaient quittée quelques instants avant.M. Haredale déboucla son épée et la mit sur la table avec unepaire de pistolets de poche ; puis il dit au serrurier qu’ilallait l’éclairer jusqu’à la porte.
« Savez-vous que vous avez pris là unposte qui n’est pas gai du tout, monsieur ? dit Gabriel, quis’en allait à contrecœur. Est-ce que vous ne voulez personne pourpartager votre veille ? »
Il secoua la tête et manifesta si positivementson désir d’être seul, que Gabriel ne put insister. Un moment aprèsle serrurier était dans la rue, d’où il vit la lumière voyager uneseconde fois en haut ; elle ne tarda pas à revenir dans lachambre basse et à y briller à travers les fentes des volets.
Si jamais homme fut cruellement embarrassé etinquiet, ce fut le serrurier ce soir-là. Même lorsqu’il se vitconfortablement assis au coin de son propre foyer, ayant devant luiMme Varden en bonnet de nuit et en camisole, et à côté de luiDolly (dans le déshabillé le plus assassin) frisant ses cheveux etsouriant comme si elle n’eût jamais pleuré de sa vie et qu’elle nedût pleurer jamais… même alors avec Tobie à son coude et sa pipe àsa bouche, et Miggs (mais ça, ça ne compte pas) s’endormant parderrière, il ne put écarter sa profonde surprise et sa viveinquiétude. Il en fut de même dans ses rêves… il y voyait encoreM. Haredale, hagard, rongé par les soucis, écoutant dans lamaison déserte le moindre bruit, le moindre mouvement, à la lueurde la bougie qui brillait à travers les fentes, jusqu’à ce que lejour vînt la faire pâlir et mettre un terme à sa veillesolitaire.
FIN DU PREMIER VOLUME.