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Bel Ami

Bel-Ami de Guy de Maupassant

Première partie

Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de
sa pièce de cent sous, Georges Duroy sortit du
restaurant.
Comme il portait beau, par nature et par pose
d’ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa
moustache d’un geste militaire et familier, et jeta
sur les dîneurs attardés un regard rapide et
circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui
s’étendent comme des coups d’épervier.
Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois
petites ouvrières, une maîtresse de musique entre
deux âges, mal peignée, négligée, coiffée d’un
chapeau toujours poussiéreux et vêtue toujours
d’une robe de travers, et deux bourgeoises avec
leurs maris, habituées de cette gargote à prix fixe.
Lorsqu’il fut sur le trottoir, il demeura un
instant immobile, se demandant ce qu’il allait
faire.

On était au 28 juin, et il lui restait juste en
poche trois francs quarante pour finir le mois.
Cela représentait deux dîners sans déjeuners, ou
deux déjeuners sans dîners, au choix. Il réfléchit
que les repas du matin étant de vingt-deux sous,
au lieu de trente que coûtaient ceux du soir, il lui
resterait, en se contentant des déjeuners, un franc
vingt centimes de boni, ce qui représentait encore
deux collations au pain et au saucisson, plus deux
bocks sur le boulevard. C’était là sa grande
dépense et son grand plaisir des nuits ; et il se mit
à descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette.
Il marchait ainsi qu’au temps où il portait
l’uniforme des hussards, la poitrine bombée, les
jambes un peu entrouvertes comme s’il venait de
descendre de cheval ; et il avançait brutalement
dans la rue pleine de monde, heurtant les épaules,
poussant les gens pour ne point se déranger de sa
route. Il inclinait légèrement sur l’oreille son
chapeau à haute forme assez défraîchi, et battait
le pavé de son talon. Il avait l’air de toujours
défier quelqu’un, les passants, les maisons, la
ville entière, par chic de beau soldat tombé dans
le civil.

Quoique habillé d’un complet de soixante francs, il gardait une certaine élégance tapageuse,
un peu commune, réelle cependant. Grand, bien
fait, blond, d’un blond châtain vaguement roussi,
avec une moustache retroussée, qui semblait
mousser sur sa lèvre, des yeux bleus, clairs,
troués d’une pupille toute petite, des cheveux
frisés naturellement, séparés par une raie au
milieu du crâne, il ressemblait bien au mauvais
sujet des romans populaires.
C’était une de ces soirées d’été où l’air
manque dans Paris. La ville, chaude comme une
étuve, paraissait suer dans la nuit étouffante. Les
égouts soufflaient par leurs bouches de granit
leurs haleines empestées, et les cuisines
souterraines jetaient à la rue, par leurs fenêtres
basses, les miasmes infâmes des eaux de vaisselle
et des vieilles sauces.
Les concierges, en manches de chemise, à
cheval sur des chaises en paille, fumaient la pipe
sous des portes cochères, et les passants allaient
d’un pas accablé, le front nu, le chapeau à la
main.

Quand Georges Duroy parvint au boulevard, il

s’arrêta encore, indécis sur ce qu’il allait faire. Il
avait envie maintenant de gagner les Champs-
Élysées et l’avenue du bois de Boulogne pour
trouver un peu d’air frais sous les arbres ; mais un
désir aussi le travaillait, celui d’une rencontre
amoureuse.
Comment se présenterait-elle ? Il n’en savait
rien, mais il l’attendait depuis trois mois, tous les
jours, tous les soirs. Quelquefois cependant,
grâce à sa belle mine et à sa tournure galante, il
volait, par-ci, par-là, un peu d’amour, mais il
espérait toujours plus et mieux.
La poche vide et le sang bouillant, il
s’allumait au contact des rôdeuses qui
murmurent, à l’angle des rues : « Venez-vous
chez moi, joli garçon ? » mais il n’osait les
suivre, ne les pouvant payer ; et il attendait aussi
autre chose, d’autres baisers, moins vulgaires.
Il aimait cependant les lieux où grouillent les
filles publiques, leurs bals, leurs cafés, leurs
rues ; il aimait les coudoyer, leur parler, les
tutoyer, flairer leurs parfums violents, se sentir

près d’elles. C’étaient des femmes enfin, des
femmes d’amour. Il ne les méprisait point du
mépris inné des hommes de famille.
Il tourna vers la Madeleine et suivit le flot de
foule qui coulait accablé par la chaleur. Les
grands cafés, pleins de monde, débordaient sur le
trottoir, étalant leur public de buveurs sous la
lumière éclatante et crue de leur devanture
illuminée. Devant eux, sur de petites tables
carrées ou rondes, les verres contenaient des
liquides rouges, jaunes, verts, bruns, de toutes les
nuances ; et dans l’intérieur des carafes on voyait
briller les gros cylindres transparents de glace qui
refroidissaient la belle eau claire.
Duroy avait ralenti sa marche, et l’envie de
boire lui séchait la gorge.
Une soif chaude, une soif de soir d’été le
tenait, et il pensait à la sensation délicieuse des
boissons froides coulant dans la bouche. Mais s’il
buvait seulement deux bocks dans la soirée, adieu
le maigre souper du lendemain, et il les
connaissait trop, les heures affamées de la fin du
mois.

Il se dit : « Il faut que je gagne dix heures et je

prendrai mon bock à l’Américain. Nom d’un
chien ! que j’ai soif tout de même ! » Et il
regardait tous ces hommes attablés et buvant,
tous ces hommes qui pouvaient se désaltérer tant
qu’il leur plaisait. Il allait, passant devant les
cafés d’un air crâne et gaillard, et il jugeait d’un
coup d’œil, à la mine, à l’habit, ce que chaque
consommateur devait porter d’argent sur lui. Et
une colère l’envahissait contre ces gens assis et
tranquilles. En fouillant leurs poches, on
trouverait de l’or, de la monnaie blanche et des
sous. En moyenne, chacun devait avoir au moins
deux louis ; ils étaient bien une centaine au café ;
cent fois deux louis font quatre mille francs ! Il
murmurait : « Les cochons ! » tout en se
dandinant avec grâce. S’il avait pu en tenir un au
coin d’une rue, dans l’ombre bien noire, il lui
aurait tordu le cou, ma foi, sans scrupule, comme
il faisait aux volailles des paysans, aux jours de
grandes manœuvres.
Et il se rappelait ses deux années d’Afrique, la
façon dont il rançonnait les Arabes dans les petits
postes du Sud. Et un sourire cruel et gai passa sur

ses lèvres au souvenir d’une escapade qui avait
coûté la vie à trois hommes de la tribu des Ouled-
Alane et qui leur avait valu, à ses camarades et à
lui, vingt poules, deux moutons et de l’or, et de
quoi rire pendant six mois.
On n’avait jamais trouvé les coupables, qu’on
n’avait guère cherché d’ailleurs, l’Arabe étant un
peu considéré comme la proie naturelle du soldat.
À Paris, c’était autre chose. On ne pouvait pas
marauder gentiment, sabre au côté et revolver au
poing, loin de la justice civile, en liberté. Il se
sentait au cœur tous les instincts de sous-off lâché
en pays conquis. Certes il les regrettait, ses deux
années de désert. Quel dommage de n’être pas
resté là-bas ! Mais voilà, il avait espéré mieux en
revenant. Et maintenant !… Ah ! oui, c’était du
propre, maintenant !
Il faisait aller sa langue dans sa bouche, avec
un petit claquement, comme pour constater la
sécheresse de son palais.
La foule glissait autour de lui, exténuée et
lente, et il pensait toujours : « Tas de brutes ! tous
ces imbéciles-là ont des sous dans le gilet. » Il

bousculait les gens de l’épaule, et sifflotait des
airs joyeux. Des messieurs heurtés se retournaient
en grognant ; des femmes prononçaient : « En
voilà un animal ! »
Il passa devant le Vaudeville, et s’arrêta en
face du café Américain, se demandant s’il n’allait
pas prendre son bock, tant la soif le torturait.
Avant de se décider, il regarda l’heure aux
horloges lumineuses, au milieu de la chaussée. Il
était neuf heures un quart. Il se connaissait ; dès
que le verre plein de bière serait devant lui, il
l’avalerait. Que ferait-il ensuite jusqu’à onze
heures ?
Il passa. « J’irai jusqu’à la Madeleine, se dit-il,
et je reviendrai tout doucement. »
Comme il arrivait au coin de la place de
l’Opéra, il croisa un gros jeune homme, dont il se
rappela vaguement avoir vu la tête quelque part.
Il se mit à le suivre en cherchant dans ses
souvenirs, et répétant à mi-voix : « Où diable ai-
je connu ce particulier-là ? »
Il fouillait dans sa pensée, sans parvenir à se le

rappeler ; puis tout d’un coup, par un singulier
phénomène de mémoire, le même homme lui
apparut moins gros, plus jeune, vêtu d’un
uniforme de hussard. Il s’écria tout haut : « Tiens,
Forestier ! » et, allongeant le pas, il alla frapper
sur l’épaule du marcheur. L’autre se retourna, le
regarda, puis dit :
– Qu’est-ce que vous me voulez, monsieur ?
Duroy se mit à rire :
– Tu ne me reconnais pas ?
– Non.
– Georges Duroy du sixième hussards.
Forestier tendit les deux mains :
– Ah ! mon vieux ! comment vas-tu ?
– Très bien, et toi ?
– Oh ! moi, pas trop ; figure-toi que j’ai une
poitrine de papier mâché maintenant ; je tousse
six mois sur douze, à la suite d’une bronchite que
j’ai attrapée à Bougival, l’année de mon retour à
Paris, voici quatre ans maintenant.
– Tiens ! tu as l’air solide, pourtant.

Et Forestier, prenant le bras de son ancien

camarade, lui parla de sa maladie, lui raconta les
consultations, les opinions et les conseils des
médecins, la difficulté de suivre leurs avis dans
sa position. On lui ordonnait de passer l’hiver
dans le Midi ; mais le pouvait-il ? Il était marié et
journaliste, dans une belle situation.
– Je dirige la politique à La Vie Française. Je
fais le Sénat au Salut, et, de temps en temps, des
chroniques littéraires pour La Planète. Voilà, j’ai
fait mon chemin.
Duroy, surpris, le regardait. Il était bien
changé, bien mûri. Il avait maintenant une allure,
une tenue, un costume d’homme posé, sûr de lui,
et un ventre d’homme qui dîne bien. Autrefois il
était maigre, mince et souple, étourdi, casseur
d’assiettes, tapageur et toujours en train. En trois
ans Paris en avait fait quelqu’un de tout autre, de
gros et de sérieux, avec quelques cheveux blancs
sur les tempes, bien qu’il n’eût pas plus de vingt-
sept ans.
Forestier demanda :
– Où vas-tu ?

Duroy répondit :

– Nulle part, je fais un tour avant de rentrer.
– Eh bien ! veux-tu m’accompagner à La Vie
Française, où j’ai des épreuves à corriger ; puis
nous irons prendre un bock ensemble.
– Je te suis.
Et ils se mirent à marcher en se tenant par le
bras avec cette familiarité facile qui subsiste entre
compagnons d’école et entre camarades de
régiment.
– Qu’est-ce que tu fais à Paris ? » dit
Forestier.
Duroy haussa les épaules :
– Je crève de faim, tout simplement. Une fois
mon temps fini, j’ai voulu venir ici pour… pour
faire fortune ou plutôt pour vivre à Paris ; et voilà
six mois que je suis employé aux bureaux du
chemin de fer du Nord, à quinze cents francs par
an, rien de plus.
Forestier murmura :
– Bigre, ça n’est pas gras.

– Je te crois. Mais comment veux-tu que je

m’en tire ? Je suis seul, je ne connais personne, je
ne peux me recommander à personne. Ce n’est
pas la bonne volonté qui me manque, mais les
moyens.
Son camarade le regarda des pieds à la tête, en
homme pratique, qui juge un sujet, puis il
prononça d’un ton convaincu :
– Vois-tu, mon petit, tout dépend de l’aplomb,
ici. Un homme un peu malin devient plus
facilement ministre que chef de bureau. Il faut
s’imposer et non pas demander. Mais comment
diable n’as-tu pas trouvé mieux qu’une place
d’employé au Nord ?
Duroy reprit :
– J’ai cherché partout, je n’ai rien découvert.
Mais j’ai quelque chose en vue en ce moment, on
m’offre d’entrer comme écuyer au manège
Pellerin. Là, j’aurai, au bas mot, trois mille
francs.
Forestier s’arrêta net :
– Ne fais pas ça, c’est stupide, quand tu

devrais gagner dix mille francs. Tu te fermes
l’avenir du coup. Dans ton bureau, au moins, tu
es caché, personne ne te connaît, tu peux en
sortir, si tu es fort, et faire ton chemin. Mais une
fois écuyer, c’est fini. C’est comme si tu étais
maître d’hôtel dans une maison où tout Paris va
dîner. Quand tu auras donné des leçons
d’équitation aux hommes du monde ou à leurs
fils, ils ne pourront plus s’accoutumer à te
considérer comme leur égal.
Il se tut, réfléchit quelques secondes, puis
demanda :
– Es-tu bachelier ?
– Non. J’ai échoué deux fois.
– Ça ne fait rien, du moment que tu as poussé
tes études jusqu’au bout. Si on parle de Cicéron
ou de Tibère, tu sais à peu près ce que c’est ?
– Oui, à peu près.
– Bon, personne n’en sait davantage, à
l’exception d’une vingtaine d’imbéciles qui ne
sont pas fichus de se tirer d’affaire. Ça n’est pas
difficile de passer pour fort, va ; le tout est de ne

pas se faire pincer en flagrant délit d’ignorance.
On manœuvre, on esquive la difficulté, on tourne
l’obstacle, et on colle les autres au moyen d’un
dictionnaire. Tous les hommes sont bêtes comme
des oies et ignorants comme des carpes.
Il parlait en gaillard tranquille qui connaît la
vie, et il souriait en regardant passer la foule.
Mais tout d’un coup il se mit à tousser, et s’arrêta
pour laisser finir la quinte, puis, d’un ton
découragé :
– Est-ce pas assommant de ne pouvoir se
débarrasser de cette bronchite ? Et nous sommes
en plein été. Oh ! cet hiver, j’irai me guérir à
Menton. Tant pis, ma foi, la santé avant tout.
Ils arrivèrent au boulevard Poissonnière,
devant une grande porte vitrée, derrière laquelle
un journal ouvert était collé sur les deux faces.
Trois personnes arrêtées le lisaient.
Au-dessus de la porte s’étalait, comme un
appel, en grandes lettres de feu dessinées par des
flammes de gaz : La Vie Française. Et les
promeneurs passant brusquement dans la clarté
que jetaient ces trois mots éclatants

apparaissaient tout à coup en pleine lumière,
visibles, clairs et nets comme au milieu du jour,
puis rentraient aussitôt dans l’ombre.
Forestier poussa cette porte : « Entre », dit-il.
Duroy entra, monta un escalier luxueux et sale
que toute la rue voyait, parvint dans une
antichambre, dont les deux garçons de bureau
saluèrent son camarade, puis s’arrêta dans une
sorte de salon d’attente, poussiéreux et fripé,
tendu de faux velours d’un vert pisseux, criblé de
taches et rongé par endroits, comme si des souris
l’eussent grignoté.
– Assieds-toi, dit Forestier, je reviens dans
cinq minutes.
Et il disparut par une des trois sorties qui
donnaient dans ce cabinet.
Une odeur étrange, particulière, inexprimable,
l’odeur des salles de rédaction, flottait dans ce
lieu. Duroy demeurait immobile, un peu intimidé,
surpris surtout. De temps en temps des hommes
passaient devant lui, en courant, entrés par une
porte et partis par l’autre avant qu’il eût le temps
de les regarder.

C’étaient tantôt des jeunes gens, très jeunes,

l’air affairé, et tenant à la main une feuille de
papier qui palpitait au vent de leur course ; tantôt
des ouvriers compositeurs, dont la blouse de toile
tachée d’encre laissait voir un col de chemise
bien blanc et un pantalon de drap pareil à celui
des gens du monde ; et ils portaient avec
précaution des bandes de papier imprimé, des
épreuves fraîches, tout humides. Quelquefois un
petit monsieur entrait, vêtu avec une élégance
trop apparente, la taille trop serrée dans la
redingote, la jambe trop moulée sous l’étoffe, le
pied étreint dans un soulier trop pointu, quelque
reporter mondain apportant les échos de la soirée.
D’autres encore arrivaient, graves, importants,
coiffés de hauts chapeaux à bords plats, comme si
cette forme les eût distingués du reste des
hommes.
Forestier reparut tenant par le bras un grand
garçon maigre, de trente à quarante ans, en habit
noir et en cravate blanche, très brun, la
moustache roulée en pointes aiguës, et qui avait
l’air insolent et content de lui.

Forestier lui dit : « Adieu, cher maître. »

L’autre lui serra la main : « Au revoir, mon
cher », et il descendit l’escalier en sifflotant, la
canne sous le bras.
Duroy demanda :
– Qui est-ce ?
– C’est Jacques Rival, tu sais, le fameux
chroniqueur, le duelliste. Il vient de corriger ses
épreuves. Garin, Montel et lui sont les trois
premiers chroniqueurs d’esprit et d’actualité que
nous ayons à Paris. Il gagne ici trente mille francs
par an pour deux articles par semaine.
Et comme ils s’en allaient, ils rencontrèrent un
petit homme à longs cheveux, gros, d’aspect
malpropre, qui montait les marches en soufflant.
Forestier salua très bas.
– Norbert de Varenne, dit-il, le poète, l’auteur
des Soleils morts, encore un homme dans les
grands prix. Chaque conte qu’il nous donne coûte
trois cents francs, et les plus longs n’ont pas deux
cents lignes. Mais entrons au Napolitain, je
commence à crever de soif.

Dès qu’ils furent assis devant la table du café,

Forestier cria : « Deux bocks ! » et il avala le sien
d’un seul trait, tandis que Duroy buvait la bière à
lentes gorgées, la savourant et la dégustant,
comme une chose précieuse et rare.
Son compagnon se taisait, semblait réfléchir,
puis tout à coup :
– Pourquoi n’essaierais-tu pas du
journalisme ?
L’autre, surpris, le regarda ; puis il dit :
– Mais… c’est que… je n’ai jamais rien écrit.
– Bah ! on essaie, on commence. Moi, je
pourrais t’employer à aller me chercher des
renseignements, à faire des démarches et des
visites. Tu aurais, au début, deux cent cinquante
francs et tes voitures payées. Veux-tu que j’en
parle au directeur ?
– Mais certainement que je veux bien,
– Alors, fais une chose, viens dîner chez moi
demain ; j’ai cinq ou six personnes seulement, le
patron, M. Walter, sa femme, Jacques Rival et
Norbert de Varenne, que tu viens de voir, plus

une amie de Mme Forestier. Est-ce entendu ?
Duroy hésitait, rougissant, perplexe. Il
murmura enfin :
– C’est que… je n’ai pas de tenue convenable.
Forestier fut stupéfait :
– Tu n’as pas d’habit ? Bigre ! en voilà une
chose indispensable pourtant. À Paris, vois-tu, il
vaudrait mieux n’avoir pas de lit que pas d’habit.
Puis, tout à coup, fouillant dans la poche de
son gilet, il en tira une pincée d’or, prit deux
louis, les posa devant son ancien camarade, et,
d’un ton cordial et familier :
– Tu me rendras ça quand tu pourras. Loue ou
achète au mois, en donnant un acompte, les
vêtements qu’il te faut ; enfin arrange-toi, mais
viens dîner à la maison, demain, sept heures et
demie, 17, rue Fontaine.
Duroy, troublé, ramassait l’argent en
balbutiant :
– Tu es trop aimable, je te remercie bien, sois
certain que je n’oublierai pas…

L’autre l’interrompit :

– Allons, c’est bon. Encore un bock, n’est-ce
pas ? Et il cria : Garçon, deux bocks !
Puis, quand ils les eurent bus, le journaliste
demanda :
– Veux-tu flâner un peu, pendant une heure ?
– Mais certainement.
Et ils se remirent en marche vers la Madeleine.
– Qu’est-ce que nous ferions bien ? demanda
Forestier. On prétend qu’à Paris un flâneur peut
toujours s’occuper ; ça n’est pas vrai. Moi, quand
je veux flâner, le soir, je ne sais jamais où aller.
Un tour au Bois n’est amusant qu’avec une
femme, et on n’en a pas toujours une sous la
main ; les cafés-concerts peuvent distraire mon
pharmacien et son épouse, mais pas moi. Alors,
quoi faire ? Rien. Il devrait y avoir ici un jardin
d’été, comme le parc Monceau, ouvert la nuit, où
on entendrait de la très bonne musique en buvant
des choses fraîches sous les arbres. Ce ne serait
pas un lieu de plaisir, mais un lieu de flâne ; et on
paierait cher pour entrer, afin d’attirer les jolies

dames. On pourrait marcher dans des allées bien
sablées, éclairées à la lumière électrique, et
s’asseoir quand on voudrait pour écouter la
musique de près ou de loin. Nous avons eu à peu
près ça autrefois chez Musard, mais avec un goût
de bastringue et trop d’airs de danse, pas assez
d’étendue, pas assez d’ombre, pas assez de
sombre. Il faudrait un très beau jardin, très vaste.
Ce serait charmant. Où veux-tu aller ?
Duroy, perplexe, ne savait que dire ; enfin, il
se décida :
– Je ne connais pas les Folies-Bergère. J’y
ferais volontiers un tour.
Son compagnon s’écria :
– Les Folies-Bergère, bigre ? nous y cuirons
comme dans une rôtissoire. Enfin, soit, c’est
toujours drôle.
Et ils pivotèrent sur leurs talons pour gagner la
rue du Faubourg-Montmartre.
La façade illuminée de l’établissement jetait
une grande lueur dans les quatre rues qui se
joignent devant elle. Une file de fiacres attendait
la sortie.

Forestier entrait, Duroy l’arrêta :
– Nous oublions de passer au guichet.
L’autre répondit d’un ton important :
– Avec moi on ne paie pas.
Quand il s’approcha du contrôle, les trois
contrôleurs le saluèrent. Celui du milieu lui tendit
la main. Le journaliste demanda :
– Avez-vous une bonne loge ?
– Mais certainement, monsieur Forestier.
Il prit le coupon qu’on lui tendait, poussa la
porte matelassée, à battants garnis de cuir ; et ils
se trouvèrent dans la salle.
Une vapeur de tabac voilait un peu, comme un
très fin brouillard, les parties lointaines, la scène
et l’autre côté du théâtre. Et s’élevant sans cesse,
en minces filets blanchâtres, de tous les cigares et
de toutes les cigarettes que fumaient tous ces
gens, cette brume légère montait toujours,
s’accumulait au plafond, et formait, sous le large
dôme, autour du lustre, au-dessus de la galerie du
premier chargée de spectateurs, un ciel ennuagé
de fumée.
Dans le vaste corridor d’entrée qui mène à la
promenade circulaire, où rôde la tribu parée des
filles, mêlée à la foule sombre des hommes, un
groupe de femmes attendait les arrivants devant
un des trois comptoirs où trônaient, fardées et
défraîchies, trois marchandes de boissons et
d’amour.
Les hautes glaces, derrière elles, reflétaient
leurs dos et les visages des passants.
Forestier ouvrait les groupes, avançait vite, en
homme qui a droit à la considération.
Il s’approcha d’une ouvreuse.
– La loge dix-sept ? dit-il.
– Par ici, monsieur.
Et on les enferma dans une petite boîte en
bois, découverte, tapissée de rouge, et qui
contenait quatre chaises de même couleur, si
rapprochées qu’on pouvait à peine se glisser entre
elles. Les deux amis s’assirent : et, à droite
comme à gauche, suivant une longue ligne
arrondie aboutissant à la scène par les deux bouts,
une suite de cases semblables contenait des gens
assis également et dont on ne voyait que la tête et
la poitrine.
Sur la scène, trois jeunes hommes en maillot
collant, un grand, un moyen, un petit, faisaient,
tour à tour, des exercices sur un trapèze.
Le grand s’avançait d’abord, à pas courts et
rapides, en souriant, et saluait avec un
mouvement de la main comme pour envoyer un
baiser.
On voyait, sous le maillot, se dessiner les
muscles des bras et des jambes ; il gonflait sa
poitrine pour dissimuler son estomac trop
saillant ; et sa figure semblait celle d’un garçon
coiffeur, car une raie soignée ouvrait sa chevelure
en deux parties égales, juste au milieu du crâne. Il
atteignait le trapèze d’un bond gracieux, et,
pendu par les mains, tournait autour comme une
roue lancée ; ou bien, les bras raides, le corps
droit, il se tenait immobile, couché
horizontalement dans le vide, attaché seulement à
la barre fixe par la force des poignets.

Puis il sautait à terre, saluait de nouveau en

souriant sous les applaudissements de l’orchestre,
et allait se coller contre le décor, en montrant
bien, à chaque pas, la musculature de sa jambe.
Le second, moins haut, plus trapu, s’avançait à
son tour et répétait le même exercice, que le
dernier recommençait encore, au milieu de la
faveur plus marquée du public.
Mais Duroy ne s’occupait guère du spectacle,
et, la tête tournée, il regardait sans cesse derrière
lui le grand promenoir plein d’hommes et de
prostituées.
Forestier lui dit : « Remarque donc
l’orchestre : rien que des bourgeois avec leurs
femmes et leurs enfants, de bonnes têtes stupides
qui viennent pour voir. Aux loges, des
boulevardiers ; quelques artistes, quelques filles
de demi-choix ; et, derrière nous, le plus drôle de
mélange qui soit dans Paris. Quels sont ces
hommes ? Observe-les. Il y a de tout, de toutes
les castes, mais la crapule domine. Voici des
employés, employés de banque, de magasin, de
ministère, des reporters, des souteneurs, des
officiers en bourgeois, des gommeux en habit,
qui viennent de dîner au cabaret et qui sortent de
l’Opéra avant d’entrer aux Italiens, et puis encore
tout un monde d’hommes suspects qui défient
l’analyse. Quant aux femmes, rien qu’une
marque : la soupeuse de l’Américain, la fille à un
ou deux louis qui guette l’étranger de cinq louis
et prévient ses habitués quand elle est libre. On
les connaît toutes depuis six ans ; on les voit tous
les soirs, toute l’année, aux mêmes endroits, sauf
quand elles font une station hygiénique à Saint-
Lazare ou à Lourcine.

Duroy n’écoutait plus. Une de ces femmes,
s’étant accoudée à leur loge, le regardait. C’était
une grosse brune à la chair blanchie par la pâte, à
l’œil noir, allongé, souligné par le crayon,
encadré sous des sourcils énormes et factices. Sa
poitrine, trop forte, tendait la soie sombre de sa
robe ; et ses lèvres peintes, rouges comme une
plaie, lui donnaient quelque chose de bestial,
d’ardent, d’outré, mais qui allumait le désir
cependant.
Elle appela, d’un signe de tête, une de ses

amies qui passait, une blonde aux cheveux
rouges, grasse aussi, et elle lui dit d’une voix
assez forte pour être entendue :
– Tiens, v’là un joli garçon : s’il veut de moi
pour dix louis, je ne dirai pas non.
Forestier se retourna, et, souriant, il tapa sur la
cuisse de Duroy :
– C’est pour toi, ça : tu as du succès, mon
cher. Mes compliments.
L’ancien sous-off avait rougi ; et il tâtait, d’un
mouvement machinal du doigt, les deux pièces
d’or dans la poche de son gilet.
Le rideau s’était baissé ; l’orchestre
maintenant jouait une valse.
Duroy dit :
– Si nous faisions un tour dans la galerie ?
– Comme tu voudras.
Ils sortirent, et furent aussitôt entraînés dans le
courant des promeneurs. Pressés, poussés, serrés,
ballottés, ils allaient, ayant devant les yeux un
peuple de chapeaux. Et les filles, deux par deux,

passaient dans cette foule d’hommes, la
traversaient avec facilité, glissaient entre les
coudes, entre les poitrines, entre les dos, comme
si elles eussent été bien chez elles, bien à l’aise, à
la façon des poissons dans l’eau, au milieu de ce
flot de mâles.
Duroy ravi, se laissait aller, buvait avec
ivresse l’air vicié par le tabac, par l’odeur
humaine et les parfums des drôlesses. Mais
Forestier suait, soufflait, toussait.
– Allons au jardin, dit-il.
Et, tournant à gauche, ils pénétrèrent dans une
espèce de jardin couvert, que deux grandes
fontaines de mauvais goût rafraîchissaient. Sous
des ifs et des thuyas en caisse, des hommes et des
femmes buvaient sur des tables de zinc.
– Encore un bock ? demanda Forestier.
– Oui, volontiers.
Ils s’assirent en regardant passer le public.
De temps en temps, une rôdeuse s’arrêtait,
puis demandait avec un sourire banal :
« M’offrez-vous quelque chose, monsieur ? » Et
comme Forestier répondait : « Un verre d’eau à la
fontaine », elle s’éloignait en murmurant : « Va
donc, mufle ! »

Mais la grosse brune qui s’était appuyée tout à
l’heure derrière la loge des deux camarades
reparut, marchant arrogamment, le bras passé
sous celui de la grosse blonde. Cela faisait
vraiment une belle paire de femmes, bien
assorties.
Elle sourit en apercevant Duroy, comme si
leurs yeux se fussent dit déjà des choses intimes
et secrètes ; et, prenant une chaise, elle s’assit
tranquillement en face de lui et fit asseoir son
amie, puis elle commanda d’une voix claire :
« Garçon, deux grenadines ! » Forestier, surpris,
prononça :
– Tu ne te gênes pas, toi !
Elle répondit :
– C’est ton ami qui me séduit. C’est vraiment
un joli garçon. Je crois qu’il me ferait faire des
folies !
Duroy, intimidé, ne trouvait rien à dire. Il

retroussait sa moustache frisée en souriant d’une
façon niaise. Le garçon apporta les sirops, que les
femmes burent d’un seul trait ; puis elles se
levèrent, et la brune, avec un petit salut amical de
la tête et un léger coup d’éventail sur le bras, dit à
Duroy : « Merci, mon chat. Tu n’as pas la parole
facile. »
Et elles partirent en balançant leur croupe.
Alors Forestier se mit à rire :
– Dis donc, mon vieux, sais-tu que tu as
vraiment du succès auprès des femmes ? Il faut
soigner ça. Ça peut te mener loin. Il se tut une
seconde, puis reprit, avec ce ton rêveur des gens
qui pensent tout haut : c’est encore par elles
qu’on arrive le plus vite.
Et comme Duroy souriait toujours sans
répondre, il demanda :
– Est-ce que tu restes encore ? Moi, je vais
rentrer, j’en ai assez.
L’autre murmura :
– Oui, je reste encore un peu. Il n’est pas tard.
Forestier se leva :

– Eh bien ! adieu, alors. À demain. N’oublie

pas ? 17, rue Fontaine, sept heures et demie.
– C’est entendu ; à demain. Merci.
Ils se serrèrent la main, et le journaliste
s’éloigna.
Dès qu’il eut disparu, Duroy se sentit libre, et
de nouveau il tâta joyeusement les deux pièces
d’or dans sa poche ; puis, se levant, il se mit à
parcourir la foule qu’il fouillait de l’œil.
Il les aperçut bientôt, les deux femmes, la
blonde et la brune, qui voyageaient toujours de
leur allure fière de mendiantes, à travers la cohue
des hommes.
Il alla droit sur elles, et quand il fut tout près,
il n’osa plus.
La brune lui dit :
– As-tu retrouvé ta langue ?
Il balbutia : « Parbleu », sans parvenir à
prononcer autre chose que cette parole.
Ils restaient debout tous les trois, arrêtés,
arrêtant le mouvement du promenoir, formant un

remous autour d’eux.
Alors, tout à coup, elle demanda :
– Viens-tu chez moi ?
Et lui, frémissant de convoitise, répondit
brutalement.
– Oui, mais je n’ai qu’un louis dans ma poche.
Elle sourit avec indifférence :
– Ça ne fait rien.
Et elle prit son bras en signe de possession.
Comme ils sortaient, il songeait qu’avec les
autres vingt francs il pourrait facilement se
procurer, en location, un costume de soirée pour
le lendemain.

                      II

– Monsieur Forestier, s’il vous plaît ?
– Au troisième, la porte à gauche.
Le concierge avait répondu cela d’une voix
aimable où apparaissait une considération pour
son locataire. Et Georges Duroy monta l’escalier.
Il était un peu gêné, intimidé, mal à l’aise. Il
portait un habit pour la première fois de sa vie, et
l’ensemble de sa toilette l’inquiétait. Il la sentait
défectueuse en tout, par les bottines non vernies
mais assez fines cependant, car il avait la
coquetterie du pied, par la chemise de quatre
francs cinquante achetée le matin même au
Louvre, et dont le plastron trop mince ce cassait
déjà. Ses autres chemises, celles de tous les jours,
ayant des avaries plus ou moins graves, il n’avait
pu utiliser même la moins abîmée.
Son pantalon, un peu trop large, dessinait mal

la jambe, semblait s’enrouler autour du mollet,
avait cette apparence fripée que prennent les
vêtements d’occasion sur les membres qu’ils
recouvrent par aventure. Seul, l’habit n’allait pas
mal, s’étant trouvé à peu près juste pour la taille.
Il montait lentement les marches, le cœur
battant, l’esprit anxieux, harcelé surtout par la
crainte d’être ridicule ; et, soudain, il aperçut en
face de lui un monsieur en grande toilette qui le
regardait. Ils se trouvaient si près l’un de l’autre
que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il
demeura stupéfait : c’était lui-même, reflété par
une haute glace en pied qui formait sur le palier
du premier une longue perspective de galerie. Un
élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux
qu’il n’aurait cru.
N’ayant chez lui que son petit miroir à barbe,
il n’avait pu se contempler entièrement, et
comme il n’y voyait que fort mal les diverses
parties de sa toilette improvisée, il s’exagérait les
imperfections, s’affolait à l’idée d’être grotesque.
Mais voilà qu’en s’apercevant brusquement
dans la glace, il ne s’était pas même reconnu ; il

s’était pris pour un autre, pour un homme du
monde, qu’il avait trouvé fort bien, fort chic, au
premier coup d’œil.
Et maintenant, en se regardant avec soin, il
reconnaissait que, vraiment, l’ensemble était
satisfaisant.
Alors il s’étudia comme font les acteurs pour
apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la
main, fit des gestes, exprima des sentiments :
l’étonnement, le plaisir, l’approbation ; et il
chercha les degrés du sourire et les intentions de
l’œil pour se montrer galant auprès des dames,
leur faire comprendre qu’on les admire et qu’on
les désire.
Une porte s’ouvrit dans l’escalier. Il eut peur
d’être surpris et il se mit à monter fort vite et
avec la crainte d’avoir été vu, minaudant ainsi,
par quelque invité de son ami.
En arrivant au second étage, il aperçut une
autre glace et il ralentit sa marche pour se
regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment
élégante. Il marchait bien. Et une confiance
immodérée en lui-même emplit son âme. Certes,

il réussirait avec cette figure-là et son désir
d’arriver, et la résolution qu’il se connaissait et
l’indépendance de son esprit. Il avait envie de
courir, de sauter en gravissant le dernier étage. Il
s’arrêta devant la troisième glace, frisa sa
moustache d’un mouvement qui lui était familier,
ôta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et
murmura à mi-voix, comme il faisait souvent :
« Voilà une excellente invention. » Puis, tendant
la main vers le timbre, il sonna.
La porte s’ouvrit presque aussitôt, et il se
trouva en présence d’un valet en habit noir,
grave, rasé, si parfait de tenue que Duroy se
troubla de nouveau sans comprendre d’où lui
venait cette vague émotion : d’une inconsciente
comparaison, peut-être, entre la coupe de leurs
vêtements. Ce laquais, qui avait des souliers
vernis, demanda en prenant le pardessus que
Duroy tenait sur son bras par peur de montrer les
taches :
– Qui dois-je annoncer ?
Et il jeta le nom derrière une porte soulevée,
dans un salon où il fallait entrer.

 Mais Duroy, tout à coup perdant son aplomb,

se sentit perclus de crainte, haletant. Il allait faire
son premier pas dans l’existence attendue, rêvée.
Il s’avança, pourtant. Une jeune femme blonde
était debout qui l’attendait, toute seule, dans une
grande pièce bien éclairée et pleine d’arbustes,
comme une serre.
Il s’arrêta net, tout à fait déconcerté. Quelle
était cette dame qui souriait ? Puis il se souvint
que Forestier était marié ; et la pensée que cette
jolie blonde élégante devait être la femme de son
ami acheva de l’effarer.
Il balbutia :
– Madame, je suis…
Elle lui tendit la main :
– Je le sais, monsieur. Charles m’a raconté
votre rencontre d’hier soir, et je suis très heureuse
qu’il ait eu la bonne inspiration de vous prier de
dîner avec nous aujourd’hui.
Il rougit jusqu’aux oreilles, ne sachant plus
que dire ; et il se sentait examiné, inspecté des
pieds à la tête, pesé, jugé.

 Il avait envie de s’excuser, d’inventer une

raison pour expliquer les négligences de sa
toilette ; mais il ne trouva rien, et n’osa pas
toucher à ce sujet difficile.
Il s’assit sur un fauteuil qu’elle lui désignait,
et quand il sentit plier sous lui le velours
élastique et doux du siège, quand il se sentit
enfoncé, appuyé, étreint par ce meuble caressant
dont le dossier et les bras capitonnés le
soutenaient délicatement, il lui sembla qu’il
entrait dans une vie nouvelle et charmante, qu’il
prenait possession de quelque chose de délicieux,
qu’il devenait quelqu’un, qu’il était sauvé ; et il
regarda Mme Forestier dont les yeux ne l’avaient
point quitté.
Elle était vêtue d’une robe de cachemire bleu
pâle qui dessinait bien sa taille souple et sa
poitrine grasse.
La chair des bras et de la gorge sortait d’une
mousse de dentelle blanche dont étaient garnis le
corsage et les courtes manches ; et les cheveux
relevés au sommet de la tête, frisant un peu sur la
nuque, faisaient un léger nuage de duvet blond
au-dessus du cou.
Duroy se rassurait sous son regard, qui lui
rappelait sans qu’il sût pourquoi, celui de la fille
rencontrée la veille aux Folies-Bergère. Elle avait
les yeux gris, d’un gris azuré qui en rendait
étrange l’expression, le nez mince, les lèvres
fortes, le menton un peu charnu, une figure
irrégulière et séduisante, pleine de gentillesse et
de malice. C’était un de ces visages de femme
dont chaque ligne révèle une grâce particulière,
semble avoir une signification, dont chaque
mouvement paraît dire ou cacher quelque chose.
Après un court silence, elle lui demanda :
– Vous êtes depuis longtemps à Paris ?
Il répondit, en reprenant peu à peu possession
de lui :
– Depuis quelques mois seulement, madame.
J’ai un emploi dans les chemins de fer ; mais
Forestier m’a laissé espérer que je pourrais, grâce
à lui, pénétrer dans le journalisme.
Elle eut un sourire plus visible, plus
bienveillant ; et elle murmura en baissant la voix :
– Je sais.
Le timbre avait tinté de nouveau. Le valet
annonça :
– Mme de Marelle.
C’était une petite brune, de celles qu’on
appelle des brunettes.
Elle entra d’une allure alerte ; elle semblait
dessinée, moulée des pieds à la tête dans une robe
sombre toute simple.
Seule une rose rouge, piquée dans ses cheveux
noirs, attirait l’œil violemment, semblait marquer
sa physionomie, accentuer son caractère spécial,
lui donner la note vive et brusque qu’il fallait.
Une fillette en robe courte la suivait.

Mme Forestier s’élança :
– Bonjour, Clotilde.
– Bonjour, Madeleine.
Elles s’embrassèrent. Puis l’enfant tendit son
front avec une assurance de grande personne, en
prononçant :

 – Bonjour, cousine.
Mme Forestier la baisa ; puis fit les

présentations :
– M. Georges Duroy, un bon camarade de
Charles.
» Mme de Marelle, mon amie, un peu ma
parente.
Elle ajouta :
– Vous savez, nous sommes ici sans
cérémonie, sans façon et sans pose. C’est
entendu, n’est-ce pas ?
Le jeune homme s’inclina.
Mais la porte s’ouvrit de nouveau, et un petit
gros monsieur, court et rond, parut, donnant le
bras à une grande et belle femme, plus haute que
lui, beaucoup plus jeune, de manières distinguées
et d’allure grave. M. Walter, député, financier,
homme d’argent et d’affaires, juif et méridional,
directeur de La Vie Française, et sa femme, née
Basile-Ravalau, fille du banquier de ce nom.
Puis parurent, coup sur coup, Jacques Rival,
très élégant, et Norbert de Varenne, dont le col

d’habit luisait, un peu ciré par le frottement des
longs cheveux qui tombaient jusqu’aux épaules,
et semaient dessus quelques grains de poussière
blanche.
Sa cravate, mal nouée, ne semblait pas à sa
première sortie. Il s’avança avec des grâces de
vieux beau et, prenant la main de Mme Forestier,
mit un baiser sur son poignet. Dans le
mouvement qu’il fit en se baissant, sa longue
chevelure se répandit comme de l’eau sur le bras
nu de la jeune femme.
Et Forestier entra à son tour en s’excusant
d’être en retard. Mais il avait été retenu au
journal par l’affaire Morel. M. Morel, député
radical, venait d’adresser une question au
ministère sur une demande de crédit relative à la
colonisation de l’Algérie.
Le domestique cria : « Madame est servie ! »
Et on passa dans la salle à manger.
Duroy se trouvait placé entre Mme de Marelle
et sa fille. Il se sentait de nouveau gêné, ayant
peur de commettre quelque erreur dans le
maniement conventionnel de la fourchette, de la
cuiller ou des verres. Il y en avait quatre, dont un
légèrement teinté de bleu. Que pouvait-on boire
dans celui-là ?

On ne dit rien pendant qu’on mangeait le
potage, puis Norbert de Varenne demanda :
« Avez-vous lu ce procès Gauthier ? Quelle drôle
de chose ! »
Et on discuta sur le cas d’adultère compliqué
de chantage. On n’en parlait point comme on
parle, au sein des familles, des événements
racontés dans les feuilles publiques, mais comme
on parle d’une maladie entre médecins ou de
légumes entre fruitiers. On ne s’indignait pas, on
ne s’étonnait pas des faits ; on en cherchait les
causes profondes, secrètes, avec une curiosité
professionnelle et une indifférence absolue pour
le crime lui-même. On tâchait d’expliquer
nettement les origines des actions, de déterminer
tous les phénomènes cérébraux dont était né le
drame, résultat scientifique d’un état d’esprit
particulier. Les femmes aussi se passionnaient à
cette poursuite, à ce travail. Et d’autres
événements récents furent examinés, commentés,
tournés sous toutes leurs faces, pesés à leur
valeur, avec ce coup d’œil pratique et cette
manière de voir spéciale des marchands de
nouvelles, des débitants de comédie humaine à la
ligne, comme on examine, comme on retourne et
comme on pèse, chez les commerçants, les objets
qu’on va livrer au public.
Puis il fut question d’un duel, et Jacques Rival
prit la parole. Cela lui appartenait : personne
autre ne pouvait traiter cette affaire.
Duroy n’osait point placer un mot. Il regardait
parfois sa voisine, dont la gorge ronde le
séduisait. Un diamant tenu par un fil d’or pendait
au bas de l’oreille, comme une goutte d’eau qui
aurait glissé sur la chair. De temps en temps, elle
faisait une remarque qui éveillait toujours un
sourire sur les lèvres. Elle avait un esprit drôle,
gentil, inattendu, un esprit de gamine
expérimentée qui voit les choses avec
insouciance et les juge avec un scepticisme léger
et bienveillant.
Duroy cherchait en vain quelque compliment à
lui faire, et, ne trouvant rien, il s’occupait de sa
fille, lui versait à boire, lui tenait ses plats, la
servait. L’enfant, plus sévère que sa mère,
remerciait avec une voix grave, faisait de courts
saluts de la tête : « Vous êtes bien aimable,
monsieur », et elle écoutait les grandes personnes
d’un petit air réfléchi.
Le dîner était fort bon, et chacun s’extasiait.
M. Walter mangeait comme un ogre, ne parlait
presque pas, et considérait d’un regard oblique,
glissé sous ses lunettes, les mets qu’on lui
présentait. Norbert de Varenne lui tenait tête et
laissait tomber parfois des gouttes de sauce sur
son plastron de chemise.
Forestier, souriant et sérieux, surveillait,
échangeait avec sa femme des regards
d’intelligence, à la façon de compères
accomplissant ensemble une besogne difficile et
qui marche à souhait.
Les visages devenaient rouges, les voix
s’enflaient. De moment en moment, le
domestique murmurait à l’oreille des convives :
« Corton – Château-Laroze ? »

Duroy avait trouvé le Corton de son goût et il
laissait chaque fois emplir son verre. Une gaieté
délicieuse entrait en lui ; une gaieté chaude, qui
lui montait du ventre à la tête, lui courait dans les
membres, le pénétrait tout entier. Il se sentait
envahi par un bien-être complet, un bien-être de
vie et de pensée, de corps et d’âme.
Et une envie de parler lui venait, de se faire
remarquer, d’être écouté, apprécié comme ces
hommes dont on savourait les moindres
expressions.
Mais la causerie qui allait sans cesse,
accrochant les idées les unes aux autres, sautant
d’un sujet à l’autre sur un mot, un rien, après
avoir fait le tour des événements du jour et avoir
effleuré, en passant, mille questions, revint à la
grande interpellation de M. Morel sur la
colonisation de l’Algérie.
M. Walter, entre deux services, fit quelques
plaisanteries, car il avait l’esprit sceptique et gras.
Forestier raconta son article du lendemain.
Jacques Rival réclama un gouvernement militaire
avec des concessions de terre accordées à tous les
officiers après trente années de service colonial.
– De cette façon, disait-il, vous créerez une
société énergique, ayant appris depuis longtemps
à connaître et à aimer le pays, sachant sa langue
et au courant de toutes ces graves questions
locales auxquelles se heurtent infailliblement les
nouveaux venus.
Norbert de Varenne l’interrompit :
– Oui… ils sauront tout, excepté l’agriculture.
Ils parleront l’arabe, mais ils ignoreront comment
on repique des betteraves et comment on sème du
blé. Ils seront même forts en escrime, mais très
faibles sur les engrais. Il faudrait au contraire
ouvrir largement ce pays neuf à tout le monde.
Les hommes intelligents s’y feront une place, les
autres succomberont. C’est la loi sociale.
Un léger silence suivit. On souriait.
Georges Duroy ouvrit la bouche et prononça,
surpris par le son de sa voix, comme s’il ne
s’était jamais entendu parler :
– Ce qui manque le plus là-bas, c’est la bonne
terre. Les propriétés vraiment fertiles coûtent
aussi cher qu’en France, et sont achetées, comme
placements de fonds, par des Parisiens très riches.
Les vrais colons, les pauvres, ceux qui s’exilent
faute de pain, sont rejetés dans le désert, où il ne
pousse rien, par manque d’eau.
Tout le monde le regardait. Il se sentit rougir.
M. Walter demanda :
– Vous connaissez l’Algérie, monsieur ?
Il répondit :
– Oui, monsieur, j’y suis resté vingt-huit mois,
et j’ai séjourné dans les trois provinces.
Et brusquement, oubliant la question Morel,
Norbert de Varenne l’interrogea sur un détail de
mœurs qu’il tenait d’un officier. Il s’agissait du
Mzab, cette étrange petite république arabe née
au milieu du Sahara, dans la partie la plus
desséchée de cette région brûlante.
Duroy avait visité deux fois le Mzab, et il
raconta les mœurs de ce singulier pays, où les
gouttes d’eau ont la valeur de l’or, où chaque
habitant est tenu à tous les services publics, où la
probité commerciale est poussée plus loin que
chez les peuples civilisés.
Il parla avec une certaine verve hâbleuse,
excité par le vin et par le désir de plaire ; il
raconta des anecdotes de régiment, des traits de la
vie arabe, des aventures de guerre. Il trouva
même quelques mots colorés pour exprimer ces
contrées jaunes et nues, interminablement
désolées sous la flamme dévorante du soleil.
Toutes les femmes avaient les yeux sur lui.

Mme Walter murmura de sa voix lente :
– Vous feriez avec vos souvenirs une
charmante série d’articles.
Alors Walter considéra le jeune homme par-
dessus le verre de ses lunettes, comme il faisait
pour bien voir les visages. Il regardait les plats
par-dessous.
Forestier saisit le moment :
– Mon cher patron, je vous ai parlé tantôt de
M. Georges Duroy, en vous demandant de me
l’adjoindre pour le service des informations
politiques. Depuis que Marambot nous a quittés,
je n’ai personne pour aller prendre des
renseignements urgents et confidentiels, et le
journal en souffre.
Le père Walter devint sérieux et releva tout à
fait ses lunettes pour regarder Duroy bien en face.
Puis il dit :
– Il est certain que M. Duroy a un esprit
original. S’il veut bien venir causer avec moi,
demain à trois heures, nous arrangerons ça. Puis,
après un silence, et se tournant tout à fait vers le
jeune homme : Mais faites-nous tout de suite une
petite série fantaisiste sur l’Algérie. Vous
raconterez vos souvenirs, et vous mêlerez à ça la
question de la colonisation, comme tout à l’heure.
C’est d’actualité, tout à fait d’actualité, et je suis
sûr que ça plaira beaucoup à nos lecteurs. Mais
dépêchez-vous ! Il me faut le premier article pour
demain ou après-demain, pendant qu’on discute à
la Chambre, afin d’amorcer le public.
Mme Walter ajouta, avec cette grâce sérieuse
qu’elle mettait en tout et qui donnait un air de
faveurs à ses paroles :
– Et vous avez un titre charmant : Souvenirs
d’un chasseur d’Afrique ; n’est-ce pas, monsieur
Norbert ?
Le vieux poète, arrivé tard à la renommée,
détestait et redoutait les nouveaux venus. Il
répondit d’un air sec :
– Oui, excellent, à condition que la suite soit
dans la note, car c’est là la grande difficulté ; la
note juste, ce qu’en musique on appelle le ton.
Mme Forestier couvrait Duroy d’un regard
protecteur et souriant, d’un regard de connaisseur
qui semblait dire : « Toi, tu arriveras. » Mme de
Marelle s’était, à plusieurs reprises, tournée vers
lui, et le diamant de son oreille tremblait sans
cesse, comme si la fine goutte d’eau allait se
détacher et tomber.
La petite fille demeurait immobile et grave, la
tête baissée sur son assiette.
Mais le domestique faisait le tour de la table,
versant dans les verres bleus du vin de
Johannisberg ; et Forestier portait un toast en
saluant M. Walter :
– À la longue prospérité de La Vie Française !

Tout le monde s’inclina vers le patron, qui souriait, et Duroy, gris de triomphe, but d’un
trait. Il aurait vidé de même une barrique entière,
lui semblait-il ; il aurait mangé un bœuf, étranglé
un lion. Il se sentait dans les membres une
vigueur surhumaine, dans l’esprit une résolution
invincible et une espérance infinie. Il était chez
lui, maintenant, au milieu de ces gens ; il venait
d’y prendre position, d’y conquérir sa place. Son
regard se posait sur les visages avec une
assurance nouvelle, et il osa, pour la première
fois, adresser la parole à sa voisine :
– Vous avez, madame, les plus jolies boucles
d’oreilles que j’aie jamais vues.
Elle se tourna vers lui en souriant :
– C’est une idée à moi de pendre des diamants
comme ça, simplement au bout du fil. On dirait
vraiment de la rosée, n’est-ce pas ?
Il murmura, confus de son audace et tremblant
de dire une sottise :
– C’est charmant… mais l’oreille aussi fait
valoir la chose.
Elle le remercia d’un regard, d’un de ces clairs
regards de femme qui pénètrent jusqu’au cœur.
Et comme il tournait la tête, il rencontra
encore les yeux de Mme Forestier, toujours
bienveillants, mais il crut y voir une gaieté plus
vive, une malice, un encouragement.
Tous les hommes maintenant parlaient en
même temps, avec des gestes et des éclats de
voix ; on discutait le grand projet du chemin de
fer métropolitain. Le sujet ne fut épuisé qu’à la
fin du dessert, chacun ayant une quantité de
choses à dire sur la lenteur des communications
dans Paris, les inconvénients des tramways, les
ennuis des omnibus et la grossièreté des cochers
de fiacre.
Puis on quitta la salle à manger pour aller
prendre le café. Duroy, par plaisanterie, offrit son
bras à la petite fille. Elle le remercia gravement,
et se haussa sur la pointe des pieds pour arriver à
poser la main sur le coude de son voisin.
En entrant dans le salon, il eut de nouveau la
sensation de pénétrer dans une serre. De grands
palmiers ouvraient leurs feuilles élégantes dans
les quatre coins de la pièce, montaient jusqu’au
plafond, puis s’élargissaient en jets d’eau.
Des deux côtés de la cheminée, des
caoutchoucs, ronds comme des colonnes,
étageaient l’une sur l’autre leurs longues feuilles
d’un vert sombre, et sur le piano deux arbustes
inconnus, ronds et couverts de fleurs, l’un tout
rose et l’autre tout blanc, avaient l’air de plantes
factices, invraisemblables, trop belles pour être
vraies.
L’air était frais et pénétré d’un parfum vague,
doux, qu’on n’aurait pu définir, dont on ne
pouvait dire le nom.
Et le jeune homme, plus maître de lui,
considéra avec attention l’appartement. Il n’était
pas grand ; rien n’attirait le regard en dehors des
arbustes ; aucune couleur vive ne frappait ; mais
on se sentait à son aise dedans, on se sentait
tranquille, reposé ; il enveloppait doucement, il
plaisait, mettait autour du corps quelque chose
comme une caresse.
Les murs étaient tendus avec une étoffe
ancienne d’un violet passé, criblée de petites
fleurs de soie jaune, grosses comme des mouches.
Des portières en drap bleu-gris, en drap de
soldat, ou l’on avait brodé quelques œillets de
soie rouge, retombaient sur les portes ; et les
sièges, de toutes les formes, de toutes les
grandeurs, éparpillés au hasard dans
l’appartement, chaises longues, fauteuils énormes
ou minuscules, poufs et tabourets, étaient
couverts de soie Louis XVI ou du beau velours
d’Utrecht, fond crème, à dessin grenat.
– Prenez-vous du café, monsieur Duroy ?
Et Mme Forestier lui tendait une tasse pleine,
avec ce sourire ami qui ne quittait point sa lèvre.
– Oui, madame, je vous remercie.
Il reçut la tasse, et comme il se penchait plein
d’angoisse pour cueillir avec la pince d’argent un
morceau de sucre dans le sucrier que portait la
petite fille, la jeune femme lui dit à mi-voix :
– Faites donc votre cour à Mme Walter.
Puis elle s’éloigna avant qu’il eût pu répondre
un mot.

Il but d’abord son café qu’il craignait de

laisser tomber sur le tapis ; puis, l’esprit plus
libre, il chercha un moyen de se rapprocher de la
femme de son nouveau directeur et d’entamer
une conversation.
Tout à coup il s’aperçut qu’elle tenait à la
main sa tasse vide ; et, comme elle se trouvait
loin d’une table, elle ne savait où la poser. Il
s’élança.
– Permettez, madame.
– Merci, monsieur.
Il emporta la tasse, puis il revint :
– Si vous saviez, madame, quels bons
moments m’a fait passer La Vie Française quand
j’étais là-bas dans le désert. C’est vraiment le
seul journal qu’on puisse lire hors de France,
parce qu’il est plus littéraire, plus spirituel et
moins monotone que tous les autres. On trouve
de tout là-dedans.
Elle sourit avec une indifférence aimable, et
répondit gravement :
– M. Walter a eu bien du mal pour créer ce
type de journal, qui répondait à un besoin
nouveau.
Et ils se mirent à causer. Il avait la parole
facile et banale, du charme dans la voix,
beaucoup de grâce dans le regard et une
séduction irrésistible dans la moustache. Elle
s’ébouriffait sur sa lèvre, crépue, frisée, jolie,
d’un blond teinté de roux avec une nuance plus
pâle dans les poils hérissés des bouts.
Ils parlèrent de Paris, des environs, des bords
de la Seine, des villes d’eaux, des plaisirs de
l’été, de toutes les choses courantes sur lesquelles
on peut discourir indéfiniment sans se fatiguer
l’esprit.
Puis, comme M. Norbert de Varenne
s’approchait, un verre de liqueur à la main, Duroy
s’éloigna par discrétion.
Mme de Marelle, qui venait de causer avec
Forestier, l’appela : « Eh bien ! monsieur, dit-elle
brusquement, vous voulez donc tâter du
journalisme ? »
Alors il parla de ses projets, en termes vagues,
puis recommença avec elle la conversation qu’il
venait d’avoir avec Mme Walter ; mais, comme il
possédait mieux son sujet, il s’y montra
supérieur, répétant comme de lui des choses qu’il
venait d’entendre. Et sans cesse il regardait dans
les yeux sa voisine, comme pour donner à ce
qu’il disait un sens profond.
Elle lui raconta à son tour des anecdotes, avec
un entrain facile de femme qui se sait spirituelle
et qui veut toujours être drôle ; et, devenant
familière, elle posait la main sur son bras, baissait
la voix pour dire des riens, qui prenaient ainsi un
caractère d’intimité. Il s’exaltait intérieurement à
frôler cette jeune femme qui s’occupait de lui. Il
aurait voulu tout de suite se dévouer pour elle, la
défendre, montrer ce qu’il valait, et les retards
qu’il mettait à lui répondre indiquaient la
préoccupation de sa pensée.
Mais tout à coup, sans raison, Mme de Marelle
appela : « Laurine ! » et la petite fille s’en vint.
– Assieds-toi là, mon enfant, tu aurais froid
près de la fenêtre.
Et Duroy fut pris d’une envie folle
d’embrasser la fillette, comme si quelque chose
de ce baiser eût dû retourner à la mère.
Il demanda d’un ton galant et paternel :
– Voulez-vous me permettre de vous
embrasser, mademoiselle ?
L’enfant leva les yeux sur lui d’un air surpris.

Mme de Marelle dit en riant :
– Réponds : « Je veux bien, monsieur, pour
aujourd’hui ; mais ce ne sera pas toujours comme
ça. »

Duroy, s’asseyant aussitôt, prit sur son genou
Laurine, puis effleura des lèvres les cheveux
ondés et fins de l’enfant.
La mère s’étonna :
– Tiens, elle ne s’est pas sauvée ; c’est
stupéfiant. Elle ne se laisse d’ordinaire embrasser
que par les femmes. Vous êtes irrésistible,
monsieur Duroy.
Il rougit, sans répondre, et d’un mouvement
léger il balançait la petite fille sur sa jambe.
Mme Forestier s’approcha, et, poussant un cri
d’étonnement :

– Tiens, voilà Laurine apprivoisée, quel miracle !
Jacques Rival aussi s’en venait, un cigare à la
bouche, et Duroy se leva pour partir, ayant peur
de gâter par quelque mot maladroit la besogne
faite, son œuvre de conquête commencée.
Il salua, prit et serra doucement la petite main
tendue des femmes, puis secoua avec force la
main des hommes. Il remarqua que celle de
Jacques Rival était sèche et chaude et répondait
cordialement à sa pression ; celle de Norbert de
Varenne, humide et froide et fuyait en glissant
entre les doigts ; celle du père Walter, froide et
molle, sans énergie, sans expression ; celle de
Forestier, grasse et tiède. Son ami lui dit à mi-
voix :
– Demain, trois heures, n’oublie pas.
– Oh ! non, ne crains rien.
Quand il se retrouva sur l’escalier, il eut envie
de descendre en courant, tant sa joie était
véhémente, et il s’élança, enjambant les marches
deux par deux ; mais tout à coup, il aperçut, dans

la grande glace du second étage, un monsieur
pressé qui venait en gambadant à sa rencontre, et
il s’arrêta net, honteux comme s’il venait d’être
surpris en faute.
Puis il se regarda longuement, émerveillé
d’être vraiment aussi joli garçon ; puis il se sourit
avec complaisance ; puis, prenant congé de son
image, il se salua très bas, avec cérémonie,
comme on salue les grands personnages.

Quand Georges Duroy se retrouva dans la rue,
il hésita sur ce qu’il ferait. Il avait envie de
courir, de rêver, d’aller devant lui en songeant à
l’avenir et en respirant l’air doux de la nuit ; mais
la pensée de la série d’articles demandés par le
père Walter le poursuivait, et il se décida à rentrer
tout de suite pour se mettre au travail.
Il revint à grands pas, gagna le boulevard
extérieur, et le suivit jusqu’à la rue Boursault
qu’il habitait. Sa maison, haute de six étages,
était peuplée par vingt petits ménages ouvriers et
bourgeois, et il éprouva en montant l’escalier,
dont il éclairait avec des allumettes-bougies les
marches sales où traînaient des bouts de papiers,
des bouts de cigarettes, des épluchures de cuisine,
une écœurante sensation de dégoût et une hâte de
sortir de là, de loger comme les hommes riches,
en des demeures propres, avec des tapis. Une
odeur lourde de nourriture, de fosse d’aisances et
d’humanité, une odeur stagnante de crasse et de
vieille muraille, qu’aucun courant d’air n’eût pu
chasser de ce logis, l’emplissait du haut en bas.
La chambre du jeune homme, au cinquième
étage, donnait, comme sur un abîme profond, sur
l’immense tranchée du chemin de fer de l’Ouest,
juste au-dessus de la sortie du tunnel, près de la
gare des Batignolles. Duroy ouvrit sa fenêtre et
s’accouda sur l’appui de fer rouillé.
Au-dessous de lui, dans le fond du trou
sombre, trois signaux rouges immobiles avaient
l’air de gros yeux de bête ; et plus loin on en
voyait d’autres, et encore d’autres, encore plus
loin. À tout instant des coups de sifflet prolongés
ou courts passaient dans la nuit, les uns proches,
les autres à peine perceptibles, venus de là-bas,
du côté d’Asnières. Ils avaient des modulations
comme des appels de voix. Un d’eux se
rapprochait, poussant toujours son cri plaintif qui
grandissait de seconde en seconde, et bientôt une
grosse lumière jaune apparut, courant avec un
grand bruit ; et Duroy regarda le long chapelet
des wagons s’engouffrer sous le tunnel.
Puis il se dit : « Allons, au travail ! » Il posa sa
lumière sur sa table ; mais au moment de se
mettre à écrire, il s’aperçut qu’il n’avait chez lui
qu’un cahier de papier à lettres.
Tant pis, il l’utiliserait en ouvrant la feuille
dans toute sa grandeur. Il trempa sa plume dans
l’encre et écrivit en tête, de sa plus belle écriture :

Souvenirs d’un chasseur d’Afrique.

Puis il chercha le commencement de la
première phrase.
Il restait le front dans sa main, les yeux fixés
sur le carré blanc déployé devant lui.
Qu’allait-il dire ? Il ne trouvait plus rien
maintenant de ce qu’il avait raconté tout à
l’heure, pas une anecdote, pas un fait, rien. Tout à
coup il pensa : « Il faut que je débute par mon
départ. » Et il écrivit : C’était en 1874, aux
environs du 15 mai, alors que la France épuisée
se reposait après les catastrophes de l’année
terrible…
Et il s’arrêta net, ne sachant comment amener
ce qui suivrait, son embarquement, son voyage,
ses premières émotions.
Après dix minutes de réflexions il se décida à
remettre au lendemain la page préparatoire du
début, et à faire tout de suite une description
d’Alger.
Et il traça sur son papier : Alger est une ville
toute blanche… sans parvenir à énoncer autre
chose. Il revoyait en souvenir la jolie cité claire,
dégringolant, comme une cascade de maisons
plates, du haut de sa montagne dans la mer, mais
il ne trouvait plus un mot pour exprimer ce qu’il
avait vu, ce qu’il avait senti.
Après un grand effort, il ajouta : Elle est
habitée en partie par des Arabes… Puis il jeta sa
plume sur la table et se leva.
Sur son petit lit de fer, où la place de son corps
avait fait un creux, il aperçut ses habits de tous
les jours jetés là, vides, fatigués, flasques, vilains
comme des hardes de la morgue. Et, sur une
chaise de paille, son chapeau de soie, son unique
chapeau, semblait ouvert pour recevoir l’aumône.
Ses murs, tendus d’un papier gris à bouquets
bleus, avaient autant de taches que de fleurs, des
taches anciennes, suspectes, dont on n’aurait pu
dire la nature, bêtes écrasées ou gouttes d’huile,
bouts de doigts graissés de pommade ou écume
de la cuvette projetée pendant les lavages. Cela
sentait la misère honteuse, la misère en garni de
Paris. Et une exaspération le souleva contre la
pauvreté de sa vie. Il se dit qu’il fallait sortir de
là, tout de suite, qu’il fallait en finir dès le
lendemain avec cette existence besogneuse.
Une ardeur de travail l’ayant soudain ressaisi,
il se rassit devant sa table, et recommença à
chercher des phrases pour bien raconter la
physionomie étrange et charmante d’Alger, cette
antichambre de l’Afrique mystérieuse et
profonde, l’Afrique des Arabes vagabonds et des
nègres inconnus, l’Afrique inexplorée et tentante,
dont on nous montre parfois, dans les jardins
publics, les bêtes invraisemblables qui semblent
créées pour des contes de fées, les autruches,

ces poules extravagantes, les gazelles, ces chèvres
divines, les girafes surprenantes et grotesques, les
chameaux graves, les hippopotames monstrueux,
les rhinocéros informes, et les gorilles, ces frères
effrayants de l’homme.
Il sentait vaguement des pensées lui venir ; il
les aurait dites, peut-être, mais il ne les pouvait
point formuler avec des mots écrits. Et son
impuissance l’enfiévrant, il se leva de nouveau,
les mains humides de sueur et le sang battant aux
tempes.

Et ses yeux étant tombés sur la note de sa
blanchisseuse, montée, le soir même, par le
concierge, il fut saisi brusquement par un
désespoir éperdu. Toute sa joie disparut en une
seconde avec sa confiance en lui et sa foi dans
l’avenir. C’était fini ; tout était fini, il ne ferait
rien ; il ne serait rien ; il se sentait vide,
incapable, inutile, condamné.
Et il retourna s’accouder à la fenêtre, juste au
moment où un train sortait du tunnel avec un
bruit subit et violent. Il s’en allait là-bas, à travers
les champs et les plaines, vers la mer. Et le
souvenir de ses parents entra au cœur de Duroy.
Il allait passer près d’eux, ce convoi, à
quelques lieues seulement de leur maison. Il la
revit, la petite maison, au haut de la côte,
dominant Rouen et l’immense vallée de la Seine,
à l’entrée du village de Canteleu.
Son père et sa mère tenaient un petit cabaret,
une guinguette où les bourgeois des faubourgs
venaient déjeuner le dimanche : À la Belle-Vue.
Ils avaient voulu faire de leur fils un monsieur et
l’avaient mis au collège. Ses études finies et son
baccalauréat manqué, il était parti pour le service
avec l’intention de devenir officier, colonel,
général. Mais dégoûté de l’état militaire bien
avant d’avoir fini ses cinq années, il avait rêvé de
faire fortune à Paris.
Il y était venu, son temps expiré, malgré les
prières du père et de la mère, qui, leur songe
envolé, voulaient le garder maintenant. À son
tour, il espérait un avenir ; il entrevoyait le
triomphe au moyen d’événements encore confus
dans son esprit, qu’il saurait assurément faire
naître et seconder.

Il avait eu au régiment des succès de garnison,

des bonnes fortunes faciles et même des
aventures dans un monde plus élevé, ayant séduit
la fille d’un percepteur, qui voulait tout quitter
pour le suivre, et la femme d’un avoué, qui avait
tenté de se noyer par désespoir d’être délaissée.
Ses camarades disaient de lui : « C’est un
malin, c’est un roublard, c’est un débrouillard qui
saura se tirer d’affaire. » Et il s’était promis en
effet d’être un malin, un roublard et un
débrouillard.
Sa conscience native de Normand, frottée par
la pratique quotidienne de l’existence de
garnison, distendue par les exemples de
maraudages en Afrique, de bénefs illicites, de
supercheries suspectes, fouettée aussi par les
idées d’honneur qui ont cours dans l’armée, par
les bravades militaires, les sentiments
patriotiques, les histoires magnanimes racontées
entre sous-offs et par la gloriole du métier, était
devenue une sorte de boîte à triple fond où l’on
trouvait de tout.
Mais le désir d’arriver y régnait en maître.
Il s’était remis, sans s’en apercevoir, à
rêvasser, comme il faisait chaque soir. Il
imaginait une aventure d’amour magnifique qui
l’amenait, d’un seul coup, à la réalisation de son
espérance. Il épousait la fille d’un banquier ou
d’un grand seigneur rencontrée dans la rue et
conquise à première vue.
Le sifflet strident d’une locomotive qui, sortie
toute seule du tunnel, comme un gros lapin de
son terrier, et courant à toute vapeur sur les rails,
filait vers le garage des machines, où elle allait se
reposer, le réveilla de son songe.
Alors, ressaisi par l’espoir confus et joyeux
qui hantait toujours son esprit, il jeta, à tout
hasard, un baiser dans la nuit, un baiser d’amour
vers l’image de la femme attendue, un baiser de
désir vers la fortune convoitée. Puis il ferma sa
fenêtre et commença à se dévêtir en murmurant :
« Bah, je serai mieux disposé demain matin. Je
n’ai pas l’esprit libre ce soir. Et puis, j’ai peut-
être aussi un peu trop bu. On ne travaille pas bien
dans ces conditions-là. »
Il se mit au lit, souffla la lumière, et
s’endormit presque aussitôt.
Il se réveilla de bonne heure, comme on
s’éveille aux jours d’espérance vive ou de souci,
et, sautant du lit, il alla ouvrir sa fenêtre pour
avaler une bonne tasse d’air frais, comme il
disait.
Les maisons de la rue de Rome, en face, de
l’autre côté du large fossé du chemin de fer,
éclatantes dans la lumière du soleil levant,
semblaient peintes avec de la clarté blanche. Sur
la droite, au loin, on apercevait les coteaux
d’Argenteuil, les hauteurs de Sannois et les
moulins d’Orgemont dans une brume bleuâtre et
légère, semblable à un petit voile flottant et
transparent qui aurait été jeté sur l’horizon.
Duroy demeura quelques minutes à regarder la
campagne lointaine, et il murmura : « Il ferait
bougrement bon, là-bas, un jour comme ça. »
Puis il songea qu’il lui fallait travailler, et tout de
suite, et aussi envoyer, moyennant dix sous, le
fils de sa concierge dire à son bureau qu’il était
malade.

Il s’assit devant sa table, trempa sa plume dans

l’encrier, prit son front dans sa main et chercha
des idées. Ce fut en vain. Rien ne venait.
Il ne se découragea pas cependant. Il pensa :
« Bah, je n’en ai pas l’habitude. C’est un métier à
apprendre comme tous les métiers. Il faut qu’on
m’aide les premières fois. Je vais trouver
Forestier, qui me mettra mon article sur pied en
dix minutes. »
Et il s’habilla. Quand il fut dans la rue, il jugea
qu’il était encore trop tôt pour se présenter chez
son ami qui devait dormir tard. Il se promena
donc, tout doucement, sous les arbres du
boulevard extérieur.
Il n’était pas encore neuf heures, et il gagna le
parc Monceau tout frais de l’humidité des
arrosages.
S’étant assis sur un banc, il se remit à rêver.
Un jeune homme allait et venait devant lui, très
élégant, attendant une femme sans doute.
Elle parut, voilée, le pied rapide, et, ayant pris
son bras, après une courte poignée de main, ils
s’éloignèrent.

Un tumultueux besoin d’amour entra au cœur

de Duroy, un besoin d’amours distinguées,
parfumées, délicates. Il se leva et se remit en
route en songeant à Forestier. Avait-il de la
chance, celui-là !
Il arriva devant sa porte au moment où son
ami sortait.
– Te voilà ! à cette heure-ci ! que me voulais-
tu ?
Duroy, troublé de le rencontrer ainsi comme il
s’en allait, balbutia :
– C’est que… c’est que… je ne peux pas arriver
à faire mon article, tu sais, l’article que M. Walter
m’a demandé sur l’Algérie. Ça n’est pas bien
étonnant, étant donné que je n’ai jamais écrit. Il
faut de la pratique pour ça comme pour tout. Je
m’y ferai bien vite, j’en suis sûr, mais, pour
débuter, je ne sais pas comment m’y prendre. J’ai
bien les idées, je les ai toutes, et je ne parviens
pas à les exprimer,
Il s’arrêta, hésitant un peu. Forestier souriait
avec malice :

– Je connais ça. Duroy reprit : – Oui, ça doit arriver à tout le monde en

commençant. Eh bien ! je venais… je venais te
demander un coup de main… En dix minutes tu
me mettrais ça sur pied, toi, tu me montrerais la
tournure qu’il faut prendre. Tu me donnerais là
une bonne leçon de style, et sans toi, je ne m’en
tirerai pas.
L’autre souriait toujours d’un air gai. Il tapa
sur le bras de son ancien camarade et lui dit :
– Va-t’en trouver ma femme, elle t’arrangera
ton affaire aussi bien que moi. Je l’ai dressée à
cette besogne-là. Moi, je n’ai pas le temps ce
matin, sans quoi je l’aurais fait bien volontiers.
Duroy, intimidé soudain, hésitait, n’osait
point :
– Mais à cette heure-ci, je ne peux pas me
présenter devant elle ?…
– Si, parfaitement. Elle est levée. Tu la
trouveras dans mon cabinet de travail, en train de
mettre en ordre des notes pour moi.

L’autre refusait de monter.
– Non… ça n’est pas possible…
Forestier le prit par les épaules, le fit pivoter
sur ses talons, et le poussant vers l’escalier :
– Mais, va donc, grand serin, quand je te dis
d’y aller. Tu ne vas pas me forcer à regrimper
mes trois étages pour te présenter et expliquer ton
cas.
Alors Duroy se décida :
– Merci, j’y vais. Je lui dirai que tu m’as forcé,
absolument forcé à venir la trouver.
– Oui. Elle ne te mangera pas, sois tranquille.
Surtout, n’oublie pas tantôt trois heures.
– Oh ! ne crains rien.
Et Forestier s’en alla de son air pressé, tandis
que Duroy se mit à monter lentement, marche à
marche, cherchant ce qu’il allait dire et inquiet de
l’accueil qu’il recevrait.
Le domestique vint lui ouvrir. Il avait un
tablier bleu et tenait un balai dans ses mains.
– Monsieur est sorti, dit-il, sans attendre la question.
Duroy insista :
– Demandez à Mme Forestier si elle peut me
recevoir, et prévenez-la que je viens de la part de
son mari, que j’ai rencontré dans la rue.
Puis il attendit. L’homme revint, ouvrit une
porte à droite, et annonça :
– Madame attend monsieur.
Elle était assise sur un fauteuil de bureau, dans
une petite pièce dont les murs se trouvaient
entièrement cachés par des livres bien rangés sur
des planches de bois noir. Les reliures de tons
différents, rouges, jaunes, vertes, violettes, et
bleues, mettaient de la couleur et de la gaieté
dans cet alignement monotone de volumes.
Elle se retourna, souriant toujours, enveloppée
d’un peignoir blanc garni de dentelle ; et elle
tendit sa main, montrant son bras nu dans la
manche largement ouverte.
– Déjà ? dit-elle ; puis elle reprit : Ce n’est
point un reproche, c’est une simple question.
Il balbutia :
– Oh ! madame, je ne voulais pas monter ;
mais votre mari, que j’ai rencontré en bas, m’y a
forcé. Je suis tellement confus que je n’ose pas
dire ce qui m’amène.
Elle montrait un siège :
– Asseyez-vous et parlez.
Elle maniait entre deux doigts une plume d’oie
en la tournant agilement ; et, devant elle, une
grande page de papier demeurait écrite à moitié,
interrompue à l’arrivée du jeune homme.
Elle avait l’air chez elle devant cette table de
travail, à l’aise comme dans son salon, occupée à
sa besogne ordinaire. Un parfum léger s’envolait
du peignoir, le parfum frais de la toilette récente.
Et Duroy cherchait à deviner, croyait voir le
corps jeune et clair, gras et chaud, doucement
enveloppé dans l’étoffe moelleuse.
Elle reprit, comme il ne parlait pas :
– Eh bien ! dites, qu’est-ce que c’est ?
Il murmura, en hésitant :
– Voilà… mais vraiment… je n’ose pas… C’est
que j’ai travaillé hier soir très tard… et ce matin…

très tôt… pour faire cet article sur l’Algérie que
M. Walter m’a demandé… et je n’arrive à rien de
bon… j’ai déchiré tous mes essais… Je n’ai pas
l’habitude de ce travail-là, moi ; et je venais
demander à Forestier de m’aider… pour une
fois…
Elle l’interrompit, en riant de tout son cœur,
heureuse, joyeuse et flattée :
– Et il vous a dit de venir me trouver ?… C’est
gentil ça…
– Oui, madame. Il m’a dit que vous me tireriez
d’embarras mieux que lui… Mais, moi, je n’osais
pas, je ne voulais pas. Vous comprenez ?
Elle se leva :
– Ça va être charmant de collaborer comme
ça. Je suis ravie de votre idée. Tenez, asseyez-
vous à ma place, car on connaît mon écriture au
journal. Et nous allons vous tourner un article,
mais là, un article à succès.
Il s’assit, prit une plume, étala devant lui une
feuille de papier et attendit.
Mme Forestier, restée debout, le regardait faire

ses préparatifs ; puis elle atteignit une cigarette
sur la cheminée et l’alluma :
– Je ne puis pas travailler sans fumer, dit-elle.
Voyons, qu’allez-vous raconter ?
Il leva la tête vers elle avec étonnement.
– Mais je ne sais pas, moi, puisque je suis
venu vous trouver pour ça.
Elle reprit :
– Oui, je vous arrangerai la chose. Je ferai la
sauce, mais il me faut le plat.
Il demeurait embarrassé ; enfin il prononça
avec hésitation :
– Je voudrais raconter mon voyage depuis le
commencement…
Alors elle s’assit, en face de lui, de l’autre côté
de la grande table, et le regardant dans les yeux :
– Eh bien ! racontez-le-moi d’abord, pour moi
toute seule, vous entendez, bien doucement, sans
rien oublier, et je choisirai ce qu’il faut prendre.
Mais comme il ne savait par où commencer,
elle se mit à l’interroger comme aurait fait un

prêtre au confessionnal, posant des questions
précises qui lui rappelaient des détails oubliés,
des personnages rencontrés, des figures
seulement aperçues.
Quand elle l’eut contraint à parler ainsi
pendant un petit quart d’heure, elle l’interrompit
tout à coup :
– Maintenant, nous allons commencer.
D’abord, nous supposons que vous adressez à un
ami vos impressions, ce qui vous permet de dire
un tas de bêtises, de faire des remarques de toute
espèce, d’être naturel et drôle, si nous pouvons.
Commencez :
Mon cher Henry, tu veux savoir ce que c’est
que l’Algérie, tu le sauras. Je vais t’envoyer,
n’ayant rien à faire dans la petite case de boue
sèche qui me sert d’habitation, une sorte de
journal de ma vie, jour par jour, heure par heure.
Ce sera un peu vif quelquefois, tant pis, tu n’es
pas obligé de le montrer aux dames de ta
connaissance…
Elle s’interrompit pour rallumer sa cigarette
éteinte, et, aussitôt, le petit grincement criard de
la plume d’oie sur le papier s’arrêta.
– Nous continuons, dit-elle.
L’Algérie est un grand pays français sur la
frontière des grands pays inconnus qu’on appelle
le désert, le Sahara, l’Afrique centrale, etc., etc.
Alger est la porte, la porte blanche et
charmante de cet étrange continent.
Mais d’abord il faut y aller, ce qui n’est pas
rose pour tout le monde. Je suis, tu le sais, un
excellent écuyer, puisque je dresse les chevaux du
colonel, mais on peut être bon cavalier et
mauvais marin. C’est mon cas.
Te rappelles-tu le major Simbretas, que nous
appelions le docteur Ipéca ? Quand nous nous
jugions mûrs pour vingt-quatre heures
d’infirmerie, pays béni, nous passions à la visite.
Il était assis sur sa chaise, avec ses grosses
cuisses ouvertes dans son pantalon rouge, les
mains sur ses genoux, les bras formant pont, le
coude en l’air, et il roulait ses gros yeux de loto
en mordillant sa moustache blanche.

Tu te rappelles sa prescription :

« Ce soldat est atteint d’un dérangement

d’estomac. Administrez-lui le vomitif n° 3 selon
ma formule, puis douze heures de repos ; il ira
bien. »
Il était souverain, ce vomitif, souverain et
irrésistible. On l’avalait donc, puisqu’il le fallait.
Puis, quand on avait passé par la formule du
docteur Ipéca, on jouissait de douze heures de
repos bien gagné.
Eh bien ! mon cher, pour atteindre l’Afrique,
il faut subir, pendant quarante heures, une autre
sorte de vomitif irrésistible, selon la formule de
la Compagnie Transatlantique.
Elle se frottait les mains, tout à fait heureuse
de son idée.

Elle se leva et se mit à marcher, après avoir

allumé une autre cigarette, et elle dictait, en
soufflant des filets de fumée qui sortaient d’abord
tout droit d’un petit trou rond au milieu de ses
lèvres serrées, puis s’élargissant, s’évaporaient en
laissant par places, dans l’air, des lignes grises,

une sorte de brume transparente, une buée
pareille à des fils d’araignée. Parfois, d’un coup
de sa main ouverte, elle effaçait ces traces légères
et plus persistantes ; parfois aussi elle les coupait
d’un mouvement tranchant de l’index et regardait
ensuite, avec une attention grave, les deux
tronçons d’imperceptible vapeur disparaître
lentement.
Et Duroy, les yeux levés, suivait tous ses
gestes, toutes ses attitudes, tous les mouvements
de son corps et de son visage occupés à ce jeu
vague qui ne prenait point sa pensée.
Elle imaginait maintenant les péripéties de la
route, portraiturait des compagnons de voyage
inventés par elle, et ébauchait une aventure
d’amour avec la femme d’un capitaine
d’infanterie qui allait rejoindre son mari.
Puis, s’étant assise, elle interrogea Duroy sur
la topographie de l’Algérie, qu’elle ignorait
absolument. En dix minutes, elle en sut autant
que lui, et elle fit un petit chapitre de géographie
politique et coloniale pour mettre le lecteur au
courant et le bien préparer à comprendre les

questions sérieuses qui seraient soulevées dans
les articles suivants.
Puis elle continua par une excursion dans la
province d’Oran, une excursion fantaisiste, où il
était surtout question des femmes, des
Mauresques, des Juives, des Espagnoles.
« Il n’y a que ça qui intéresse », disait-elle.
Elle termina par un séjour à Saïda, au pied des
hauts plateaux, et par une jolie petite intrigue
entre le sous-officier Georges Duroy et une
ouvrière espagnole employée à la manufacture
d’alfa de Aïn-el-Hadjar. Elle racontait les rendez-
vous, la nuit, dans la montagne pierreuse et nue,
alors que les chacals, les hyènes et les chiens
arabes crient, aboient et hurlent au milieu des
rocs.
Et elle prononça d’une voix joyeuse : « La
suite à demain ! » Puis, se relevant :
– C’est comme ça qu’on écrit un article, mon
cher monsieur. Signez, s’il vous plaît.
Il hésitait.
– Mais signez donc !


Alors, il se mit à rire, et écrivit au bas de la page : Georges Duroy.
Elle continuait à fumer en marchant ; et il la
regardait toujours, ne trouvant rien à dire pour la
remercier, heureux d’être près d’elle, pénétré de
reconnaissance et du bonheur sensuel de cette
intimité naissante. Il lui semblait que tout ce qui
l’entourait faisait partie d’elle, tout, jusqu’aux
murs couverts de livres. Les sièges, les meubles,
l’air où flottait l’odeur du tabac avaient quelque
chose de particulier, de bon, de doux, de
charmant, qui venait d’elle.
Brusquement elle demanda :
– Qu’est-ce que vous pensez de mon amie, Mme de Marelle ?
Il fut surpris :
– Mais… je la trouve… je la trouve très
séduisante.
– N’est-ce pas ?
– Oui, certainement.
Il avait envie d’ajouter : « Mais pas autant que
vous. » Il n’osa point.

Elle reprit :
– Et si vous saviez comme elle est drôle,
originale, intelligente ! C’est une bohème, par
exemple, une vraie bohème. C’est pour cela que
son mari ne l’aime guère. Il ne voit que le défaut
et n’apprécie point les qualités.
Duroy fut stupéfait d’apprendre que Mme de Marelle était mariée. C’était bien naturel,
pourtant.
Il demanda.
– Tiens… elle est mariée ? Et qu’est-ce que fait son mari ?
Mme Forestier haussa tout doucement les
épaules et les sourcils, d’un seul mouvement
plein de significations incompréhensibles.
– Oh ! il est inspecteur de la ligne du Nord. Il passe huit jours par mois à Paris. Ce que sa
femme appelle « le service obligatoire », ou
encore « la corvée de semaine », ou encore « la
semaine sainte ». Quand vous la connaîtrez
mieux, vous verrez comme elle est fine et
gentille. Allez donc la voir un de ces jours.


Duroy ne pensait plus à partir ; il lui semblait

qu’il allait rester toujours, qu’il était chez lui.
Mais la porte s’ouvrit sans bruit, et un grand
monsieur s’avança, qu’on n’avait point annoncé.
Il s’arrêta en voyant un homme. Mme Forestier
parut gênée une seconde, puis elle dit, de sa voix
naturelle, bien qu’un peu de rose lui fût monté
des épaules au visage :
– Mais entrez donc, mon cher. Je vous
présente un bon camarade de Charles, M.
Georges Duroy, un futur journaliste. Puis, sur un
ton différent, elle annonça : Le meilleur et le plus
intime de nos amis, le comte de Vaudrec.
Les deux hommes se saluèrent en se regardant
au fond des yeux, et Duroy tout aussitôt se retira.
On ne le retint pas. Il balbutia quelques
remerciements, serra la main tendue de la jeune
femme, s’inclina encore devant le nouveau venu,
qui gardait un visage froid et sérieux d’homme du
monde, et il sortit tout à fait troublé, comme s’il
venait de commettre une sottise.
En se retrouvant dans la rue, il se sentit triste,

mal à l’aise, obsédé par l’obscure sensation d’un
chagrin voilé. Il allait devant lui, se demandant
pourquoi cette mélancolie subite lui était venue ;
il ne trouvait point, mais la figure sévère du
comte de Vaudrec, un peu vieux déjà, avec des
cheveux gris, l’air tranquille et insolent d’un
particulier très riche et sûr de lui, revenait sans
cesse dans son souvenir.
Et il s’aperçut que l’arrivée de cet inconnu,
brisant un tête-à-tête charmant où son cœur
s’accoutumait déjà, avait fait passer en lui cette
impression de froid et de désespérance qu’une
parole entendue, une misère entrevue, les
moindres choses parfois suffisent à nous donner.
Et il lui semblait aussi que cet homme, sans
qu’il devinât pourquoi, avait été mécontent de le
trouver là.
Il n’avait plus rien à faire jusqu’à trois heures ;
et il n’était pas encore midi. Il lui restait en poche
six francs cinquante : il alla déjeuner au Bouillon
Duval. Puis il rôda sur le boulevard ; et comme
trois heures sonnaient, il monta l’escalier-réclame
de La Vie Française.


Les garçons de bureau, assis sur une banquette, les bras croisés, attendaient, tandis
que, derrière une sorte de petite chaire de
professeur, un huissier classait la correspondance
qui venait d’arriver. La mise en scène était
parfaite, pour en imposer aux visiteurs. Tout le
monde avait de la tenue, de l’allure, de la dignité,
du chic, comme il convenait dans l’antichambre
d’un grand journal.
Duroy demanda :
– M. Walter, s’il vous plaît ?
L’huissier répondit :
– M. le directeur est en conférence. Si
monsieur veut bien s’asseoir un peu.
Et il indiqua le salon d’attente, déjà plein de
monde.
On voyait là des hommes graves, décorés,
importants, et des hommes négligés au linge
invisible, dont la redingote, fermée jusqu’au col,
portait sur la poitrine des dessins de taches
rappelant les découpures des continents et des
mers sur les cartes de géographie. Trois femmes

étaient mêlées à ces gens. Une d’elles était jolie,
souriante, parée, et avait l’air d’une cocotte ; sa
voisine, au masque tragique, ridée, parée aussi
d’une façon sévère, portait ce quelque chose de
fripé, d’artificiel qu’ont, en général, les anciennes
actrices, une sorte de fausse jeunesse éventée,
comme un parfum d’amour ranci.
La troisième femme, en deuil, se tenait dans
un coin, avec une allure de veuve désolée. Duroy
pensa qu’elle venait demander l’aumône.
Cependant on ne faisait entrer personne, et
plus de vingt minutes s’étaient écoulées.
Alors Duroy eut une idée, et, retournant
trouver l’huissier :
– M. Walter m’a donné rendez-vous à trois
heures, dit-il. En tout cas, voyez si mon ami M.
Forestier n’est pas ici.
Alors on le fit passer par un long corridor qui
l’amena dans une grande salle où quatre
messieurs écrivaient autour d’une large table
verte.
Forestier, debout devant la cheminée, fumait

une cigarette en jouant au bilboquet. Il était très
adroit à ce jeu et piquait à tous coups la bille
énorme en buis jaune sur la petite pointe de bois.
Il comptait : « Vingt-deux, vingt-trois, vingt-
quatre, vingt-cinq.
Duroy prononça : « Vingt-six. » Et son ami
leva les yeux, sans arrêter le mouvement régulier
de son bras.
– Tiens, te voilà ! Hier, j’ai fait cinquante-sept
coups de suite. Il n’y a que Saint-Potin qui soit
plus fort que moi ici. As-tu vu le patron ? Il n’y a
rien de plus drôle que de regarder cette vieille
bedole de Norbert jouer au bilboquet. Il ouvre la
bouche comme pour avaler la boule.
Un des rédacteurs tourna la tête vers lui :
– Dis donc, Forestier, j’en connais un à
vendre, un superbe, en bois des îles. Il a
appartenu à la reine d’Espagne, à ce qu’on dit.
On en réclame soixante francs. Ça n’est pas cher.
Forestier demanda : « Où loge-t-il ? » Et
comme il avait manqué son trente-septième coup,
il ouvrit une armoire où Duroy aperçut une

vingtaine de bilboquets superbes, rangés et
numérotés comme des bibelots dans une
collection. Puis ayant posé son instrument à sa
place ordinaire, il répéta :
– Où loge-t-il, ce joyau ?
Le journaliste répondit :
– Chez un marchand de billets du Vaudeville.
Je t’apporterai la chose demain, si tu veux.
– Oui, c’est entendu. S’il est vraiment beau, je
le prends, on n’a jamais trop de bilboquets.
Puis se tournant vers Duroy :
– Viens avec moi, je vais t’introduire chez le
patron, sans quoi tu pourrais moisir jusqu’à sept
heures du soir.
Ils retraversèrent le salon d’attente, où les
mêmes personnes demeuraient dans le même
ordre. Dès que Forestier parut, la jeune femme et
la vieille actrice, se levant vivement, vinrent à lui.
Il les emmena, l’une après l’autre, dans
l’embrasure de la fenêtre, et, bien qu’ils prissent
soin de causer à voix basse, Duroy remarqua
qu’il les tutoyait l’une et l’autre.

Puis, ayant poussé deux portes capitonnées, ils
pénétrèrent chez le directeur.
La conférence, qui durait depuis une heure,
était une partie d’écarté avec quelques-uns de ces
messieurs à chapeaux plats que Duroy avait
remarqués la veille.
M. Walter tenait les cartes et jouait avec une
attention concentrée et des mouvements
cauteleux, tandis que son adversaire abattait,
relevait, maniait les légers cartons coloriés avec
une souplesse, une adresse et une grâce de joueur
exercé. Norbert de Varenne écrivait un article,
assis dans le fauteuil directorial, et Jacques Rival,
étendu tout au long sur un divan, fumait un
cigare, les yeux fermés.
On sentait là-dedans le renfermé, le cuir des
meubles, le vieux tabac et l’imprimerie ; on
sentait cette odeur particulière des salles de
rédaction que connaissent tous les journalistes.
Sur la table en bois noir aux incrustations de
cuivre, un incroyable amas de papier gisait :
lettres, cartes, journaux, revues, notes de
fournisseurs, imprimés de toute espèce.

Forestier serra les mains des parieurs debout
derrière les joueurs, et sans dire un mot regarda la
partie ; puis, dès que le père Walter eut gagné, il
présenta :
– Voici mon ami Duroy.
Le directeur considéra brusquement le jeune
homme de son coup d’œil glissé par-dessus le
verre des lunettes, puis il demanda :
– M’apportez-vous mon article ? Ça irait très
bien aujourd’hui, en même temps que la
discussion Morel.
Duroy tira de sa poche les feuilles de papier
pliées en quatre :
– Voici, monsieur.
Le patron parut ravi, et, souriant :
– Très bien, très bien. Vous êtes de parole. Il
faudra me revoir ça, Forestier ?
Mais Forestier s’empressa de répondre :
– Ce n’est pas la peine, monsieur Walter : j’ai
fait la chronique avec lui pour lui apprendre le
métier. Elle est très bonne.


Et le directeur qui recevait à présent les cartes

données par un grand monsieur maigre, un député
du centre gauche, ajouta avec indifférence :
– C’est parfait, alors.
Forestier ne le laissa pas commencer sa
nouvelle partie ; et, se baissant vers son oreille :
– Vous savez que vous m’avez promis
d’engager Duroy pour remplacer Marambot.
Voulez-vous que je le retienne aux mêmes
conditions ?
– Oui, parfaitement.
Et prenant le bras de son ami, le journaliste
l’entraîna pendant que M. Walter se remettait à
jouer.
Norbert de Varenne n’avait pas levé la tête, il
semblait n’avoir pas vu ou reconnu Duroy.
Jacques Rival, au contraire, lui avait serré la main
avec une énergie démonstrative et voulue de bon
camarade sur qui on peut compter en cas
d’affaire.
Ils retraversèrent le salon d’attente, et comme
tout le monde levait les yeux, Forestier dit à la

plus jeune des femmes, assez haut pour être
entendu des autres patients :
– Le directeur va vous recevoir tout à l’heure.
Il est en conférence en ce moment avec deux
membres de la commission du budget.
Puis il passa vivement, d’un air important et
pressé, comme s’il allait rédiger aussitôt une
dépêche de la plus extrême gravité.
Dès qu’ils furent rentrés dans la salle de
rédaction, Forestier retourna prendre
immédiatement son bilboquet, et, tout en se
remettant à jouer et en coupant ses phrases pour
compter les coups, il dit à Duroy :
– Voilà. Tu viendras ici tous les jours à trois
heures et je te dirai les courses et les visites qu’il
faudra faire, soit dans le jour, soit dans la soirée,
soit dans la matinée. – Un – je vais te donner
d’abord une lettre d’introduction pour le chef du
premier bureau de la préfecture de police – deux
– qui te mettra en rapport avec un de ses
employés. Et tu t’arrangeras avec lui pour toutes
les nouvelles importantes – trois – du service de
la préfecture, les nouvelles officielles et quasi

officielles, bien entendu. Pour tout le détail, tu
t’adresseras à Saint-Potin, qui est au courant –
quatre – tu le verras tout à l’heure ou demain. Il
faudra surtout t’accoutumer à tirer les vers du nez
des gens que je t’enverrai voir – cinq – et à
pénétrer partout malgré les portes fermées – six –
Tu toucheras pour cela deux cents francs par
mois de fixe, plus deux sous la ligne pour les
échos intéressants de ton cru – sept – plus deux
sous la ligne également pour les articles qu’on te
commandera sur des sujets divers – huit.
Puis il ne fit plus attention qu’à son jeu, et il
continua à compter lentement – neuf – dix – onze
– douze – treize. – Il manqua le quatorzième, et,
jurant :
– Nom de Dieu de treize ! il me porte toujours
la guigne, ce bougre-là. Je mourrai un treize
certainement.
Un des rédacteurs qui avait fini sa besogne prit
à son tour un bilboquet dans l’armoire ; c’était un
tout petit homme qui avait l’air d’un enfant, bien
qu’il fût âgé de trente-cinq ans ; et plusieurs
autres journalistes étant entrés, ils allèrent l’un

après l’autre chercher le joujou qui leur
appartenait. Bientôt ils furent six, côte à côte, le
dos au mur, qui lançaient en l’air, d’un
mouvement pareil et régulier, les boules rouges,
jaunes ou noires, suivant la nature du bois. Et une
lutte s’étant établie, les deux rédacteurs qui
travaillaient encore se levèrent pour juger les
coups.
Forestier gagna de onze points. Alors le petit
homme à l’air enfantin, qui avait perdu, sonna le
garçon de bureau et commanda : « Neuf bocks. »
Et ils se remirent à jouer en attendant les
rafraîchissements.
Duroy but un verre de bière avec ses nouveaux
confrères, puis il demanda à son ami :
– Que faut-il que je fasse ?
L’autre répondit :
– Je n’ai rien pour toi aujourd’hui. Tu peux
t’en aller si tu veux.
– Et… notre… notre article… est-ce ce soir
qu’il passera ?
– Oui, mais ne t’en occupe pas : je corrigerai les épreuves. Fais la suite pour demain, et viens
ici à trois heures, comme aujourd’hui.
Et Duroy, ayant serré toutes les mains sans
savoir même le nom de leurs possesseurs,
redescendit le bel escalier, le cœur joyeux et
l’esprit allègre.

Georges Duroy dormit mal, tant l’excitait le

désir de voir imprimé son article. Dès que le jour
parut, il fut debout, et il rôdait dans la rue bien
avant l’heure où les porteurs de journaux vont, en
courant, de kiosque en kiosque.
Alors il gagna la gare Saint-Lazare, sachant
bien que La Vie Française y arriverait avant de
parvenir dans son quartier. Comme il était encore
trop tôt, il erra sur le trottoir.
Il vit arriver la marchande, qui ouvrit sa
boutique de verre, puis il aperçut un homme
portant sur sa tête un tas de grands papiers pliés.
Il se précipita : c’étaient Le Figaro, le Gil-Blas,
Le Gaulois, L’Événement, et deux ou trois autres
feuilles du matin ; mais La Vie Française n’y
était pas.
Une peur le saisit. « Si on avait remis au
lendemain Les souvenirs d’un chasseur

d’Afrique, ou si, par hasard, la chose n’avait pas
plu, au dernier moment, au père Walter ? »
En redescendant vers le kiosque, il s’aperçut
qu’on vendait le journal, sans qu’il l’eût vu
apporter. Il se précipita, le déplia, après avoir jeté
les trois sous, et parcourut les titres de la
première page. Rien. Son cœur se mit à battre ; il
ouvrit la feuille, et il eut une forte émotion en
lisant, au bas d’une colonne, en grosses lettres :
Georges Duroy. Ça y était ! quelle joie !
Il se mit à marcher, sans penser, le journal à la
main, le chapeau sur le côté, avec une envie
d’arrêter les passants pour leur dire : « Achetez
ça, achetez ça ! Il y a un article de moi. » Il aurait
voulu pouvoir crier de tous ses poumons, comme
font certains hommes, le soir, sur les boulevards :
« Lisez La Vie Française, lisez l’article de
Georges Duroy : Les souvenirs d’un chasseur
d’Afrique. » Et, tout à coup, il éprouva le désir de
lire lui-même cet article, de le lire dans un endroit
public, dans un café, bien en vue. Et il chercha un
établissement qui fût déjà fréquenté. Il lui fallut
marcher longtemps. Il s’assit enfin devant une

espèce de marchand de vin où plusieurs
consommateurs étaient déjà installés, et il
demanda : « Un rhum », comme il aurait
demandé : « Une absinthe », sans songer à
l’heure. Puis il appela :
– Garçon, donnez-moi La Vie Française.
Un homme à tablier blanc accourut :
– Nous ne l’avons pas, monsieur, nous ne
recevons que Le Rappel, Le Siècle, La Lanterne
et Le Petit Parisien.
Duroy déclara, d’un ton furieux et indigné :
– En voilà une boîte ! Alors, allez me
l’acheter.
Le garçon y courut, la rapporta. Duroy se mit à
lire son article ; et plusieurs fois il dit, tout haut :
« Très bien, très bien ! » pour attirer l’attention
des voisins et leur inspirer le désir de savoir ce
qu’il y avait dans cette feuille. Puis il la laissa sur
la table en s’en allant. Le patron s’en aperçut, le
rappela :
– Monsieur, monsieur, vous oubliez votre
journal !

 Et Duroy répondit :
– Je vous le laisse, je l’ai lu. Il y a d’ailleurs

aujourd’hui, dedans, une chose très intéressante.
Il ne désigna pas la chose, mais il vit, en s’en
allant, un de ses voisins prendre La Vie Française
sur la table où il l’avait laissée.
Il pensa : « Que vais-je faire maintenant ? » Et
il se décida à aller à son bureau toucher son mois
et donner sa démission. Il tressaillait d’avance de
plaisir à la pensée de la tête que feraient son chef
et ses collègues. L’idée de l’effarement du chef,
surtout, le ravissait.
Il marchait lentement pour ne pas arriver avant
neuf heures et demie, la caisse n’ouvrant qu’à dix
heures.
Son bureau était une grande pièce sombre, où
il fallait tenir le gaz allumé presque tout le jour en
hiver. Elle donnait sur une cour étroite, en face
d’autres bureaux. Ils étaient huit employés là-
dedans, plus un sous-chef dans un coin, caché
derrière un paravent.
Duroy alla d’abord chercher ses cent dix-huit

francs vingt-cinq centimes, enfermés dans une
enveloppe jaune et déposés dans le tiroir du
commis chargé des paiements, puis il pénétra
d’un air vainqueur dans la vaste salle de travail
où il avait déjà passé tant de jours.

Dès qu’il fut entré, le sous-chef, M. Potel,
l’appela :
– Ah ! c’est vous, monsieur Duroy ? Le chef
vous a déjà demandé plusieurs fois. Vous savez
qu’il n’admet pas qu’on soit malade deux jours
de suite sans attestation du médecin.
Duroy, qui se tenait debout au milieu du
bureau, préparant son effet, répondit d’une voix
forte :
– Je m’en fiche un peu, par exemple !
Il y eut parmi les employés un mouvement de
stupéfaction, et la tête de M. Potel apparut,
effarée, au-dessus du paravent qui l’enfermait
comme une boîte.
Il se barricadait là-dedans, par crainte des
courants d’air, car il était rhumatisant. Il avait
seulement percé deux trous dans le papier pour

surveiller son personnel.
On entendait voler les mouches. Le sous-chef,
enfin, demanda avec hésitation :
– Vous avez dit ?
– J’ai dit que je m’en fichais un peu. Je ne
viens aujourd’hui que pour donner ma démission.
Je suis entré comme rédacteur à La Vie Française
avec cinq cents francs par mois, plus les lignes.
J’y ai même débuté ce matin.
Il s’était pourtant promis de faire durer le
plaisir, mais il n’avait pu résister à l’envie de tout
lâcher d’un seul coup.
L’effet, du reste, était complet. Personne ne
bougeait.
Alors Duroy déclara :
– Je vais prévenir M. Perthuis, puis je viendrai
vous faire mes adieux.
Et il sortit pour aller trouver le chef, qui
s’écria en l’apercevant :
– Ah ! vous voilà. Vous savez que je ne veux
pas…

 L’employé lui coupa la parole :
– Ce n’est pas la peine de gueuler comme ça...
M. Perthuis, un gros homme rouge comme

une crête de coq, demeura suffoqué par la
surprise.
Duroy reprit :
– J’en ai assez de votre boutique. J’ai débuté
ce matin dans le journalisme, où on me fait une
très belle position. J’ai bien l’honneur de vous
saluer.
Et il sortit. Il était vengé.
Il alla en effet serrer la main de ses anciens
collègues, qui osaient à peine lui parler, par peur
de se compromettre, car on avait entendu sa
conversation avec le chef, la porte étant restée
ouverte.
Et il se retrouva dans la rue avec son
traitement dans sa poche. Il se paya un déjeuner
succulent dans un bon restaurant à prix modérés
qu’il connaissait ; puis, ayant encore acheté et
laissé La Vie Française sur la table où il avait
mangé, il pénétra dans plusieurs magasins où il

acheta de menus objets, rien que pour les faire
livrer chez lui et donner son nom : Georges
Duroy. Il ajoutait : « Je suis rédacteur de La Vie
Française.
Puis il indiquait la rue et le numéro, en ayant
soin de stipuler : « Vous laisserez chez le
concierge. »
Comme il avait encore du temps, il entra chez
un lithographe qui fabriquait des cartes de visite à
la minute, sous les yeux des passants ; et il s’en
fit faire immédiatement une centaine, qui
portaient, imprimée sous son nom, sa nouvelle
qualité.
Puis il se rendit au journal.
Forestier le reçut de haut, comme on reçoit un
inférieur :
– Ah ! te voilà, très bien. J’ai justement
plusieurs affaires pour toi. Attends-moi dix
minutes. Je vais d’abord finir ma besogne.
Et il continua une lettre commencée.
À l’autre bout de la grande table, un petit
homme très pâle, bouffi, très gras, chauve, avec

un crâne tout blanc et luisant, écrivait, le nez sur
son papier, par suite d’une myopie excessive.
Forestier lui demanda :
– Dis donc, Saint-Potin, à quelle heure vas-tu
interviewer nos gens ?
– À quatre heures.
– Tu emmèneras avec toi le jeune Duroy ici
présent, et tu lui dévoileras les arcanes du métier.
– C’est entendu.
Puis, se tournant vers son ami, Forestier
ajouta :
– As-tu apporté la suite sur l’Algérie ? Le
début de ce matin a eu beaucoup de succès.
Duroy, interdit, balbutia :
– Non, j’avais cru avoir le temps dans l’après-
midi, j’ai eu un tas de choses à faire, je n’ai pas
pu…
L’autre leva les épaules d’un air mécontent :
– Si tu n’es pas plus exact que ça, tu rateras
ton avenir, toi. Le père Walter comptait sur ta
copie. Je vais lui dire que ce sera pour demain. Si

tu crois que tu seras payé pour ne rien faire, tu te
trompes.
Puis, après un silence, il ajouta :
– On doit battre le fer quand il est chaud, que
diable !
Saint-Potin se leva :
– Je suis prêt, dit-il.
Alors Forestier, se renversant sur sa chaise,
prit une pose presque solennelle pour donner ses
instructions, et, se tournant vers Duroy :
– Voilà. Nous avons à Paris depuis deux jours
le général chinois Li-Theng-Fao, descendu au
Continental, et le rajah Taposahib Ramaderao
Pali, descendu à l’hôtel Bristol. Vous allez leur
prendre une conversation.
Puis, se tournant vers Saint-Potin :
– N’oublie point les principaux points que je
t’ai indiqués. Demande au général et au rajah leur
opinion sur les menées de l’Angleterre dans
l’Extrême-Orient, leurs idées sur son système de
colonisation et de domination, leurs espérances
relatives à l’intervention de l’Europe, et de la
France en particulier, dans leurs affaires. Il se tut,
puis il ajouta, parlant à la cantonade : Il sera on
ne peut plus intéressant pour nos lecteurs de
savoir en même temps ce qu’on pense en Chine
et dans les Indes sur ces questions, qui
passionnent si fort l’opinion publique en ce
moment. Il ajouta, pour Duroy : Observe
comment Saint-Potin s’y prendra, c’est un
excellent reporter, et tâche d’apprendre les
ficelles pour vider un homme en cinq minutes.
Puis il recommença à écrire avec gravité, avec
l’intention évidente de bien établir les distances,
de bien mettre à sa place son ancien camarade et
nouveau confrère.
Dès qu’ils eurent franchi la porte, Saint-Potin
se mit à rire et dit à Duroy :
– En voilà un faiseur ! Il nous la fait à nous-
mêmes. On dirait vraiment qu’il nous prend pour
ses lecteurs.
Puis ils descendirent sur le boulevard, et le
reporter demanda :
– Buvez-vous quelque chose ?

– Oui, volontiers. Il fait très chaud.

Ils entrèrent dans un café et se firent servir des
boissons fraîches. Et Saint-Potin se mit à parler.
Il parla de tout le monde et du journal avec une
profusion de détails surprenants.
– Le patron ? Un vrai juif ! Et vous savez, les
juifs on ne les changera jamais. Quelle race !
Et il cita des traits étonnants d’avarice, de
cette avarice particulière aux fils d’Israël, des
économies de dix centimes, des marchandages de
cuisinière, des rabais honteux demandés et
obtenus, toute une manière d’être d’usurier, de
prêteur à gages.
– Et avec ça, pourtant, un bon zig qui ne croit
à rien et roule tout le monde. Son journal, qui est
officieux, catholique, libéral, républicain,
orléaniste, tarte à la crème et boutique à treize,
n’a été fondé que pour soutenir ses opérations de
bourse et ses entreprises de toute sorte. Pour ça il
est très fort, et il gagne des millions au moyen de
sociétés qui n’ont pas quatre sous de capital…
Il allait toujours, appelant Duroy « mon cher ami ».
– Et il a des mots à la Balzac, ce grigou.
Figurez-vous que, l’autre jour, je me trouvais
dans son cabinet avec cette antique bedole de
Norbert, et ce Don Quichotte de Rival, quand
Montelin, notre administrateur, arrive, avec sa
serviette en maroquin sous le bras, cette serviette
que tout Paris connaît. Walter leva le nez et
demanda : « Quoi de neuf ? » Montelin répondit
avec naïveté : « Je viens de payer les seize mille
francs que nous devions au marchand de papier. »
Le patron fit un bond, un bond étonnant. « Vous
dites ? – Que je viens de payer M. Privas. – Mais
vous êtes fou ! – Pourquoi ? – Pourquoi…
pourquoi… pourquoi… »
» Il ôta ses lunettes, les essuya. Puis il sourit,
d’un drôle de sourire qui court autour de ses
grosses joues chaque fois qu’il va dire quelque
chose de malin ou de fort, et avec un ton
gouailleur et convaincu, il prononça :
« Pourquoi ? Parce que nous pouvions obtenir là-
dessus une réduction de quatre à cinq mille
francs. » Montelin, étonné, reprit : « Mais,
monsieur le directeur, tous les comptes étaient
réguliers, vérifiés par moi et approuvés par
vous… »
» Alors le patron, redevenu sérieux, déclara :
« On n’est pas naïf comme vous. Sachez,
monsieur Montelin, qu’il faut toujours accumuler
ses dettes pour transiger. »
Et Saint-Potin ajouta avec un hochement de
tête de connaisseur :
– Hein ? Est-il à la Balzac, celui-là ?
Duroy n’avait pas lu Balzac, mais il répondit
avec conviction :
– Bigre oui.
Puis le reporter parla de Mme Walter, une
grande dinde, de Norbert de Varenne, un vieux
raté, de Rival, une resucée de Fervacques. Puis il
en vint à Forestier :
– Quant à celui-là, il a de la chance d’avoir
épousé sa femme, voilà tout.
Duroy demanda :
– Qu’est-ce au juste que sa femme ?

Saint-Potin se frotta les mains : – Oh ! une rouée, une fine mouche. C’est la

maîtresse d’un vieux viveur nommé Vaudrec, le
comte de Vaudrec, qui l’a dotée et mariée…
Duroy sentit brusquement une sensation de
froid, une sorte de crispation nerveuse, un besoin
d’injurier et de gifler ce bavard. Mais il
l’interrompit simplement pour lui demander :
– C’est votre nom, Saint-Potin ?
L’autre répondit avec simplicité :
– Non, je m’appelle Thomas. C’est au journal
qu’on m’a surnommé Saint-Potin.
Et Duroy, payant les consommations, reprit :
– Mais il me semble qu’il est tard et que nous
avons deux nobles seigneurs à visiter.
Saint-Potin se mit à rire :
– Vous êtes encore naïf, vous ! Alors vous
croyez comme ça que je vais aller demander à ce
Chinois et à cet Indien ce qu’ils pensent de
l’Angleterre ? Comme si je ne le savais pas
mieux qu’eux, ce qu’ils doivent penser pour les
lecteurs de La Vie Française. J’en ai déjà
interviewé cinq cents de ces Chinois, Persans,
Hindous, Chiliens, Japonais et autres. Ils
répondent tous la même chose, d’après moi. Je
n’ai qu’à reprendre mon article sur le dernier
venu et à le copier mot pour mot. Ce qui change,
par exemple, c’est leur tête, leur nom, leurs titres,
leur âge, leur suite. Oh ! là-dessus, il ne faut pas
d’erreur, parce que je serais relevé raide par Le
Figaro ou Le Gaulois. Mais sur ce sujet le
concierge de l’hôtel Bristol et celui du
Continental m’auront renseigné en cinq minutes.
Nous irons à pied jusque-là en fumant un cigare.
Total : cent sous de voiture à réclamer au journal.
Voilà, mon cher, comment on s’y prend quand on
est pratique.
Duroy demanda :
– Ça doit rapporter bon d’être reporter dans
ces conditions-là.
Le journaliste répondit avec mystère :
– Oui, mais rien ne rapporte autant que les
échos, à cause des réclames déguisées.

Ils s’étaient levés et suivaient le boulevard,

vers la Madeleine. Et Saint-Potin, tout à coup, dit
à son compagnon :
– Vous savez, si vous avez à faire quelque
chose, je n’ai pas besoin de vous, moi.
Duroy lui serra la main, et s’en alla.
L’idée de son article à écrire dans la soirée le
tracassait, et il se mit à y songer. Il emmagasina
des idées, des réflexions, des jugements, des
anecdotes, tout en marchant, et il monta jusqu’au
bout de l’avenue des Champs-Élysées, où on ne
voyait que de rares promeneurs, Paris étant vide
par ces jours de chaleur.
Ayant dîné chez un marchand de vin auprès de
l’arc de triomphe de l’Étoile, il revint lentement à
pied chez lui par les boulevards extérieurs, et il
s’assit devant sa table pour travailler.
Mais dès qu’il eut sous les yeux la grande
feuille de papier blanc, tout ce qu’il avait amassé
de matériaux s’envola de son esprit, comme si sa
cervelle se fût évaporée. Il essayait de ressaisir
des bribes de souvenirs et de les fixer : ils lui
échappaient à mesure qu’il les reprenait, ou bien
ils se précipitaient pêle-mêle, et il ne savait
comment les présenter, les habiller, ni par lequel
commencer.
Après une heure d’efforts et cinq pages de
papier noircies par des phrases de début qui
n’avaient point de suite, il se dit : « Je ne suis pas
encore assez rompu au métier. Il faut que je
prenne une nouvelle leçon. » Et tout de suite la
perspective d’une autre matinée avec

Mme Forestier, l’espoir de ce long tête-à-tête
intime, cordial, si doux, le firent tressaillir de
désir. Il se coucha bien vite, ayant presque peur à
présent de se remettre à la besogne et de réussir
tout à coup.
Il ne se leva, le lendemain, qu’un peu tard,
éloignant et savourant d’avance le plaisir de cette
visite.
Il était dix heures passées quand il sonna chez
son ami.
Le domestique répondit :
– C’est que monsieur est en train de travailler.

Duroy n’avait point songé que le mari pouvait

être là. Il insista cependant :
– Dites-lui que c’est moi, pour une affaire
pressante.
Après cinq minutes d’attente, on le fit entrer
dans le cabinet où il avait passé une si bonne
matinée.
À la place occupée par lui, Forestier
maintenant était assis et écrivait, en robe de
chambre, les pieds dans ses pantoufles, la tête
couverte d’une petite toque anglaise, tandis que
sa femme, enveloppée du même peignoir blanc,
et accoudée à la cheminée, dictait, une cigarette à
la bouche.
Duroy, s’arrêtant sur le seuil, murmura :
– Je vous demande bien pardon, je vous
dérange.
Et son ami, ayant tourné la tête, une tête
furieuse, grogna :
– Qu’est-ce que tu veux encore ? Dépêche-toi,
nous sommes pressés.
L’autre, interdit, balbutiait :

– Non, ce n’est rien, pardon.

Mais Forestier, se fâchant :
– Allons, sacrebleu ! ne perds pas de temps ;
tu n’as pourtant pas forcé ma porte pour le plaisir
de nous dire bonjour.
Alors, Duroy, fort troublé, se décida :
– Non… voilà… c’est que… je n’arrive pas
encore à faire mon article… et tu as été… vous
avez été si… si… gentils la dernière fois que… que
j’espérais… que j’ai osé venir…
Forestier lui coupa la parole :
– Tu te fiches du monde, à la fin ! Alors tu
t’imagines que je vais faire ton métier, et que tu
n’auras qu’à passer à la caisse au bout du mois.
Non ! elle est bonne, celle-là !
La jeune femme continuait à fumer, sans dire
un mot, souriant toujours d’un vague sourire qui
semblait un masque aimable sur l’ironie de sa
pensée.
Et Duroy, rougissant, bégayait :
– Excusez-moi… j’avais cru… j’avais pensé…

Puis brusquement, d’une voix claire : Je vous
demande mille fois pardon, madame, en vous
adressant encore mes remerciements les plus vifs
pour la chronique si charmante que vous m’avez
faite hier. Puis il salua, dit à Charles : Je serai à
trois heures au journal, et il sortit.
Il retourna chez lui, à grands pas, en
grommelant : « Eh bien ! je m’en vais la faire
celle-là, et tout seul, et ils verront… »
À peine rentré, la colère l’excitant, il se mit à
écrire.
Il continua l’aventure commencée par

Mme Forestier, accumulant des détails de roman-
feuilleton, des péripéties surprenantes et des
descriptions ampoulées, avec une maladresse de
style de collégien et des formules de sous-
officier. En une heure, il eut terminé une
chronique qui ressemblait à un chaos de folies, et
il la porta, avec assurance, à La Vie Française.
La première personne qu’il rencontra fut
Saint-Potin qui, lui serrant la main avec une
énergie de complice, demanda :

 – Vous avez lu ma conversation avec le

Chinois et avec l’Hindou. Est-ce assez drôle ? Ça
a amusé tout Paris. Et je n’ai pas vu seulement le
bout de leur nez.
Duroy, qui n’avait rien lu, prit aussitôt le
journal, et il parcourut de l’œil un long article
intitulé Inde et Chine, pendant que le reporter lui
indiquait et soulignait les passages les plus
intéressants.
Forestier survint, soufflant, pressé, l’air
effaré :
– Ah ! bon, j’ai besoin de vous deux.
Et il leur indiqua une série d’informations
politiques qu’il fallait se procurer pour le soir
même.
Duroy lui tendit son article.
– Voici la suite sur l’Algérie,
– Très bien, donne : je vais la remettre au
patron.
Ce fut tout.
Saint-Potin entraîna son nouveau confrère, et,

lorsqu’ils furent dans le corridor, il lui dit :
– Avez-vous passé à la caisse ?
– Non. Pourquoi ?
– Pourquoi ? Pour vous faire payer. Voyez-
vous, il faut toujours prendre un mois d’avance.
On ne sait pas ce qui peut arriver.
– Mais… je ne demande pas mieux.
– Je vais vous présenter au caissier. Il ne fera
point de difficultés. On paie bien ici.
Et Duroy alla toucher ses deux cents francs,
plus vingt-huit francs pour son article de la veille,
qui, joints à ce qui lui restait de son traitement du
chemin de fer, lui faisaient trois cent quarante
francs en poche.
Jamais il n’avait tenu pareille somme, et il se
crut riche pour des temps indéfinis.
Puis Saint-Potin l’emmena bavarder dans les
bureaux de quatre ou cinq feuilles rivales,
espérant que les nouvelles qu’on l’avait chargé de
recueillir avaient été prises déjà par d’autres, et
qu’il saurait bien les leur souffler, grâce à
l’abondance et à l’astuce de sa conversation.

Le soir venu, Duroy, qui n’avait plus rien à

faire, songea à retourner aux Folies-Bergère, et,
payant d’audace, il se présenta au contrôle :
– Je m’appelle Georges Duroy, rédacteur à La
Vie Française. Je suis venu l’autre jour avec M.
Forestier, qui m’avait promis de demander mes
entrées. Je ne sais s’il y a songé.
On consulta un registre. Son nom ne s’y
trouvait pas inscrit. Cependant le contrôleur,
homme très affable, lui dit :
– Entrez toujours, monsieur, et adressez vous-
même votre demande à M. le directeur, qui y fera
droit assurément.
Il entra, et presque aussitôt, il rencontra
Rachel, la femme emmenée le premier soir.
Elle vint à lui :
– Bonjour, mon chat. Tu vas bien ?
– Très bien, et toi ?
– Moi, pas mal. Tu ne sais pas, j’ai rêvé deux
fois de toi depuis l’autre jour.
Duroy sourit, flatté :

– Ah ! ah ! et qu’est-ce que ça prouve ?

– Ça prouve que tu m’as plu, gros serin, et que
nous recommencerons quand ça te dira.
– Aujourd’hui si tu veux.
– Oui, je veux bien.
– Bon, mais écoute… Il hésitait, un peu confus
de ce qu’il allait faire : C’est que, cette fois, je
n’ai pas le sou, je viens du cercle, où j’ai tout
claqué.
Elle le regardait au fond des yeux, flairant le
mensonge avec son instinct et sa pratique de fille
habituée aux roueries et aux marchandages des
hommes. Elle dit :
– Blagueur ! Tu sais, ça n’est pas gentil avec
moi cette manière-là.
Il eut un sourire embarrassé :
– Si tu veux dix francs, c’est tout ce qui me
reste.
Elle murmura avec un désintéressement de
courtisane qui se paie un caprice :
– Ce qui te plaira, mon chéri, je ne veux que

toi.
Et levant ses yeux séduits vers la moustache
du jeune homme, elle prit son bras et s’appuya
dessus amoureusement :
– Allons boire une grenadine d’abord. Et puis
nous ferons un tour ensemble. Moi, je voudrais
aller à l’Opéra, comme ça, avec toi, pour te
montrer. Et puis nous rentrerons de bonne heure,
n’est-ce pas ?

Il dormit tard, chez cette fille. Il faisait jour
quand il sortit, et la pensée lui vint aussitôt
d’acheter La Vie Française. Il ouvrit le journal
d’une main fiévreuse ; sa chronique n’y était pas ;
et il demeurait debout sur le trottoir, parcourant
anxieusement de l’œil les colonnes imprimées
avec l’espoir d’y trouver enfin ce qu’il cherchait.
Quelque chose de pesant tout à coup accablait
son cœur, car, après la fatigue d’une nuit
d’amour, cette contrariété tombant sur sa
lassitude avait le poids d’un désastre.

 Il remonta chez lui et s’endormit tout habillé

sur son lit.
En entrant quelques heures plus tard dans les
bureaux de la rédaction, il se présenta devant M.
Walter :
– J’ai été tout surpris ce matin, monsieur, de
ne pas trouver mon second article sur l’Algérie.
Le directeur leva la tête, et d’une voix sèche :
– Je l’ai donné à votre ami Forestier, en le
priant de le lire ; il ne l’a pas trouvé suffisant ; il
faudra me le refaire.
Duroy, furieux, sortit sans répondre un mot,
et, pénétrant brusquement dans le cabinet de son
camarade :
– Pourquoi n’as-tu pas fait paraître, ce matin,
ma chronique ?
Le journaliste fumait une cigarette, le dos au
fond de son fauteuil et les pieds sur sa table,
salissant de ses talons un article commencé. Il
articula tranquillement avec un son de voix
ennuyé et lointain, comme s’il parlait du fond
d’un trou :

 – Le patron l’a trouvé mauvais, et m’a chargé

de te le remettre pour le recommencer. Tiens, le
voilà. Et il indiquait du doigt les feuilles dépliées
sous un presse-papier.
Duroy, confondu, ne trouva rien à dire, et,
comme il mettait sa prose dans sa poche,
Forestier reprit :
– Aujourd’hui tu vas te rendre d’abord à la
préfecture…
Et il indiqua une série de courses d’affaires, de
nouvelles à recueillir. Duroy s’en alla, sans avoir
pu découvrir le mot mordant qu’il cherchait.
Il rapporta son article le lendemain. Il lui fut
rendu de nouveau. L’ayant refait une troisième
fois, et le voyant refusé, il comprit qu’il allait
trop vite et que la main de Forestier pouvait seule
l’aider dans sa route.
Il ne parla donc plus des Souvenirs d’un
chasseur d’Afrique, en se promettant d’être
souple et rusé, puisqu’il le fallait, et de faire, en
attendant mieux, son métier de reporter avec zèle.
Il connut les coulisses des théâtres et celles de

la politique, les corridors et le vestibule des
hommes d’État et de la Chambre des députés, les
figures importantes des attachés de cabinet et les
mines renfrognées des huissiers endormis.
Il eut des rapports continus avec des ministres,
des concierges, des généraux, des agents de
police, des princes, des souteneurs, des
courtisanes, des ambassadeurs, des évêques, des
proxénètes, des rastaquouères, des hommes du
monde, des grecs, des cochers de fiacre, des
garçons de café et bien d’autres, étant devenu
l’ami intéressé et indifférent de tous ces gens, les
confondant dans son estime, les toisant à la même
mesure, les jugeant avec le même œil, à force de
les voir tous les jours, à toute heure, sans
transition d’esprit, et de parler avec eux tous des
mêmes affaires concernant son métier. Il se
comparait lui-même à un homme qui goûterait
coup sur coup les échantillons de tous les vins, et
ne distinguerait bientôt plus le Château-Margaux
de l’Argenteuil.
Il devint en peu de temps un remarquable
reporter, sûr de ses informations, rusé, rapide,

subtil, une vraie valeur pour le journal, comme
disait le père Walter, qui s’y connaissait en
rédacteurs.
Cependant, comme il ne touchait que dix
centimes la ligne, plus ses deux cents francs de
fixe, et comme la vie de boulevard, la vie de café,
la vie de restaurant coûte cher, il n’avait jamais le
sou et se désolait de sa misère.
« C’est un truc à saisir », pensait-il, en voyant
certains confrères aller la poche pleine d’or, sans
jamais comprendre quels moyens secrets ils
pouvaient bien employer pour se procurer cette
aisance. Et il soupçonnait avec envie des
procédés inconnus et suspects, des services
rendus, toute une contrebande acceptée et
consentie. Or, il lui fallait pénétrer le mystère,
entrer dans l’association tacite, s’imposer aux
camarades qui partageaient sans lui.
Et il rêvait souvent le soir, en regardant de sa
fenêtre passer les trains, aux procédés qu’il
pourrait employer.

Deux mois s’étaient écoulés ; on touchait à

septembre, et la fortune rapide que Duroy avait
espérée lui semblait bien longue à venir. Il
s’inquiétait surtout de la médiocrité morale de sa
situation et ne voyait pas par quelle voie il
escaladerait les hauteurs où l’on trouve la
considération et l’argent.
Il se sentait enfermé dans ce métier médiocre
de reporter, muré là-dedans à n’en pouvoir sortir.
On l’appréciait, mais on l’estimait selon son rang.
Forestier même, à qui il rendait mille services, ne
l’invitait plus à dîner, le traitait en tout comme un
inférieur, bien qu’il le tutoyât comme un ami.
De temps en temps, il est vrai, Duroy,
saisissant une occasion, plaçait un bout d’article,
et ayant acquis par ses échos une souplesse de
plume et un tact qui lui manquaient lorsqu’il avait
écrit sa seconde chronique sur l’Algérie, il ne

courait plus aucun risque de voir refuser ses
actualités. Mais de là à faire des chroniques au
gré de sa fantaisie ou à traiter, en juge, les
questions politiques, il y avait autant de
différence qu’à conduire dans les avenues du
Bois, étant cocher, ou à conduire, étant maître. Ce
qui l’humiliait surtout, c’était de sentir fermées
les portes du monde, de n’avoir pas de relations à
traiter en égal, de ne pas entrer dans l’intimité des
femmes, bien que plusieurs actrices connues
l’eussent parfois accueilli avec une familiarité
intéressée.
Il savait d’ailleurs, par expérience, qu’elles
éprouvaient pour lui, toutes, mondaines ou
cabotines, un entraînement singulier, une
sympathie instantanée, et il ressentait, de ne point
connaître celles dont pourrait dépendre son
avenir, une impatience de cheval entravé.
Bien souvent il avait songé à faire une visite à

Mme Forestier ; mais la pensée de leur dernière
rencontre l’arrêtait, l’humiliait, et il attendait, en
outre, d’y être engagé par le mari. Alors le
souvenir lui vint de Mme de Marelle et, se

rappelant qu’elle l’avait prié de la venir voir, il se
présenta chez elle un après-midi qu’il n’avait rien
à faire.
« J’y suis toujours jusqu’à trois heures »,
avait-elle dit.
Il sonnait à sa porte à deux heures et demie.
Elle habitait rue de Verneuil, au quatrième.
Au bruit du timbre, une bonne vint ouvrir, une
petite servante dépeignée qui nouait son bonnet
en répondant : « Oui, madame est là, mais je ne
sais pas si elle est levée. » Et elle poussa la porte
du salon qui n’était point fermée.
Duroy entra. La pièce était assez grande, peu
meublée et d’aspect négligé. Les fauteuils,
défraîchis et vieux, s’alignaient le long des murs,
selon l’ordre établi par la domestique, car on ne
sentait en rien le soin élégant d’une femme qui
aime le chez soi. Quatre pauvres tableaux,
représentant une barque sur un fleuve, un navire
sur la mer, un moulin dans une plaine et un
bûcheron dans un bois, pendaient au milieu des
quatre panneaux, au bout de cordons inégaux, et

tous les quatre accrochés de travers. On devinait
que depuis longtemps ils restaient penchés ainsi
sous l’œil négligent d’une indifférente.
Duroy s’assit et attendit. Il attendit longtemps.
Puis une porte s’ouvrit, et Mme de Marelle entra
en courant, vêtue d’un peignoir japonais en soie
rose où étaient brodés des paysages d’or, des
fleurs bleues et des oiseaux blancs, et elle
s’écria :
« Figurez-vous que j’étais encore couchée.
Que c’est gentil à vous de venir me voir ! J’étais
persuadée que vous m’aviez oubliée. »
Elle tendit ses deux mains d’un geste ravi, et
Duroy, que l’aspect médiocre de l’appartement
mettait à son aise, les ayant prises, en baisa une,
comme il avait vu faire à Norbert de Varenne.
Elle le pria de s’asseoir ; puis, le regardant des
pieds à la tête : « Comme vous êtes changé !
Vous avez gagné de l’air. Paris vous fait du bien.
Allons, racontez-moi les nouvelles. »
Et ils se mirent à bavarder tout de suite,
comme s’ils eussent été d’anciennes

connaissances, sentant naître entre eux une
familiarité instantanée, sentant s’établir un de ces
courants de confiance, d’intimité et d’affection
qui font amis, en cinq minutes, deux êtres de
même caractère et de même race.
Tout à coup, la jeune femme s’interrompit, et
s’étonnant : « C’est drôle comme je suis avec
vous. Il me semble que je vous connais depuis
dix ans. Nous deviendrons, sans doute, bons
camarades. Voulez-vous ? »
Il répondit : « Mais, certainement », avec un
sourire qui en disait plus.
Il la trouvait tout à fait tentante, dans son
peignoir éclatant et doux, moins fine que l’autre
dans son peignoir blanc, moins chatte, moins
délicate, mais plus excitante, plus poivrée.
Quand il sentait près de lui Mme Forestier,
avec son sourire immobile et gracieux qui attirait
et arrêtait en même temps, qui semblait dire :
« Vous me plaisez » et aussi : « Prenez garde »,
dont on ne comprenait jamais le sens véritable, il
éprouvait surtout le désir de se coucher à ses
pieds, ou de baiser la fine dentelle de son corsage

et d’aspirer lentement l’air chaud et parfumé qui
devait sortir de là, glissant entre les seins. Auprès
de Mme de Marelle, il sentait en lui un désir plus
brutal, plus précis, un désir qui frémissait dans
ses mains devant les contours soulevés de la soie
légère.
Elle parlait toujours, semant en chaque phrase
cet esprit facile dont elle avait pris l’habitude,
comme un ouvrier saisit le tour de main qu’il faut
pour accomplir une besogne réputée difficile et
dont s’étonnent les autres. Il l’écoutait, pensant :
« C’est bon à retenir tout ça. On écrirait des
chroniques parisiennes charmantes en la faisant
bavarder sur les événements du jour. »
Mais on frappa doucement, tout doucement à
la porte par laquelle elle était venue ; et elle cria :
« Tu peux entrer, mignonne. » La petite fille
parut, alla droit à Duroy et lui tendit la main.
La mère étonnée murmura : « Mais c’est une
conquête. Je ne la reconnais plus. » Le jeune
homme, ayant embrassé l’enfant, la fit asseoir à
côté de lui, et lui posa, avec un air sérieux, des
questions gentilles sur ce qu’elle avait fait depuis

qu’ils ne s’étaient vus. Elle répondait de sa petite
voix de flûte, avec son air grave de grande
personne.
La pendule sonna trois heures. Le journaliste
se leva.
– Venez souvent, demanda Mme de Marelle,
nous bavarderons comme aujourd’hui, vous me
ferez toujours plaisir. Mais pourquoi ne vous
voit-on plus chez les Forestier ?
Il répondit :
– Oh ! pour rien. J’ai eu beaucoup à faire.
J’espère bien que nous nous y retrouverons un de
ces jours.
Et il sortit, le cœur plein d’espoir, sans savoir
pourquoi.
Il ne parla pas à Forestier de cette visite.
Mais il en garda le souvenir, les jours suivants,
plus que le souvenir, une sorte de sensation de la
présence irréelle et persistante de cette femme. Il
lui semblait avoir pris quelque chose d’elle,
l’image de son corps restée dans ses yeux et la
saveur de son être moral restée en son cœur.

Il demeurait sous l’obsession de son image, comme
il arrive quelquefois quand on a passé des heures
charmantes auprès d’un être. On dirait qu’on
subit une possession étrange, intime, confuse,
troublante et exquise parce qu’elle est
mystérieuse.
Il fit une seconde visite au bout de quelques
jours.
La bonne l’introduisit dans le salon, et Laurine
parut aussitôt. Elle tendit, non plus sa main, mais
son front, et dit :
– Maman m’a chargée de vous prier de
l’attendre. Elle en a pour un quart d’heure, parce
qu’elle n’est pas habillée. Je vous tiendrai
compagnie.
Duroy, qu’amusaient les manières
cérémonieuses de la fillette, répondit :
– Parfaitement, mademoiselle, je serai
enchanté de passer un quart d’heure avec vous :
mais je vous préviens que je ne suis point sérieux
du tout, moi, je joue toute la journée ; je vous
propose donc de faire une partie de chat perché.

 La gamine demeura saisie, puis elle sourit,

comme aurait fait une femme, de cette idée qui la
choquait un peu et l’étonnait aussi ; et elle
murmura :
– Les appartements ne sont pas faits pour
jouer.
Il reprit :
– Ça m’est égal. Moi je joue partout. Allons,
attrapez-moi.
Et il se mit à tourner autour de la table, en
l’excitant à le poursuivre, tandis qu’elle s’en
venait derrière lui, souriant toujours avec une
sorte de condescendance polie, et étendant
parfois la main pour le toucher, mais sans
s’abandonner jusqu’à courir.
Il s’arrêtait, se baissait, et, lorsqu’elle
approchait, de son petit pas hésitant, il sautait en
l’air comme les diables enfermés en des boîtes,
puis il s’élançait d’une enjambée à l’autre bout du
salon. Elle trouvait ça drôle, finissait par rire, et,
s’animant, commençait à trottiner derrière lui,
avec de légers cris joyeux et craintifs, quand elle

avait cru le saisir. Il déplaçait les chaises, en
faisait des obstacles, la forçait à pivoter pendant
une minute autour de la même, puis, quittant
celle-là, en saisissait une autre. Laurine courait
maintenant, s’abandonnait tout à fait au plaisir de
ce jeu nouveau et, la figure rose, elle se
précipitait d’un grand élan d’enfant ravie, à
chacune des fuites, à chacune des ruses, à
chacune des feintes de son compagnon.
Brusquement, comme elle s’imaginait
l’atteindre, il la saisit dans ses bras, et, l’élevant
jusqu’au plafond, il cria : « Chat perché ! »
La fillette enchantée agitait ses jambes pour
s’échapper et riait de tout son cœur.
Mme de Marelle entra et, stupéfaite : « Ah !
Laurine… Laurine qui joue… Vous êtes un
ensorceleur, monsieur. »
Il reposa par terre la gamine, baisa la main de
la mère, et ils s’assirent, l’enfant entre eux. Ils
voulurent causer, mais Laurine, grisée, si muette
d’ordinaire, parlait tout le temps, et il fallut
l’envoyer à sa chambre.

Elle obéit sans répondre, mais avec des larmes

dans les yeux.
Dès qu’ils furent seuls, Mme de Marelle baissa
la voix : « Vous ne savez pas, j’ai un grand
projet, et j’ai pensé à vous. Voilà. Comme je dîne
toutes les semaines chez les Forestier, je leur
rends ça, de temps en temps, dans un restaurant.
Moi, je n’aime pas à avoir du monde chez moi, je
ne suis pas organisée pour ça, et, d’ailleurs, je
n’entends rien aux choses de la maison, rien à la
cuisine, rien à rien. J’aime vivre à la diable. Donc
je les reçois de temps en temps au restaurant,
mais ça n’est pas gai quand nous ne sommes que
nous trois, et mes connaissances à moi ne vont
guère avec eux. Je vous dis ça pour vous
expliquer une invitation peu régulière. Vous
comprenez, n’est-ce pas, que je vous demande
d’être des nôtres samedi, au Café Riche, sept
heures et demie. Vous connaissez la maison ? »
Il accepta avec bonheur. Elle reprit : « Nous
serons tous les quatre seulement, une vraie partie
carrée. C’est très amusant ces petites fêtes-là,
pour nous autres femmes qui n’y sommes pas habituées. »
Elle portait une robe marron foncé, qui
moulait sa taille, ses hanches, sa gorge, ses bras
d’une façon provocante et coquette ; et Duroy
éprouvait un étonnement confus, presque une
gêne dont il ne saisissait pas bien la cause, du
désaccord de cette élégance soignée et raffinée
avec l’insouci visible pour le logis qu’elle
habitait.
Tout ce qui vêtait son corps, tout ce qui
touchait intimement et directement sa chair, était
délicat et fin, mais ce qui l’entourait ne lui
importait plus.
Il la quitta, gardant, comme l’autre fois, la
sensation de sa présence continuée dans une sorte
d’hallucination de ses sens. Et il attendit le jour
du dîner avec une impatience grandissante.
Ayant loué pour la seconde fois un habit noir,
ses moyens ne lui permettant point encore
d’acheter un costume de soirée, il arriva le
premier au rendez-vous, quelques minutes avant
l’heure.

 On le fit monter au second étage, et on

l’introduisit dans un petit salon de restaurant,
tendu de rouge et ouvrant sur le boulevard son
unique fenêtre.
Une table carrée, de quatre couverts, étalait sa
nappe blanche, si luisante qu’elle semblait
vernie ; et les verres, l’argenterie, le réchaud
brillaient gaiement sous la flamme de douze
bougies portées par deux hauts candélabres.
Au dehors on apercevait une grande tache
d’un vert clair que faisaient les feuilles d’un
arbre, éclairées par la lumière vive des cabinets
particuliers.
Duroy s’assit sur un canapé très bas, rouge
comme les tentures des murs, et dont les ressorts
fatigués, s’enfonçant sous lui, lui donnèrent la
sensation de tomber dans un trou. Il entendait
dans toute cette vaste maison une rumeur
confuse, ce bruissement des grands restaurants
fait du bruit des vaisselles et des argenteries
heurtées, du bruit des pas rapides des garçons
adouci par le tapis des corridors, du bruit des
portes un moment ouvertes et qui laissent

échapper le son des voix de tous ces étroits salons
où sont enfermés des gens qui dînent. Forestier
entra et lui serra la main avec une familiarité
cordiale qu’il ne lui témoignait jamais dans les
bureaux de La Vie Française.
« Ces deux dames vont arriver ensemble, dit-
il ; c’est très gentil ces dîners-là ! »
Puis il regarda la table, fit éteindre tout à fait
un bec de gaz qui brûlait en veilleuse, ferma un
battant de la fenêtre, à cause du courant d’air, et
choisit sa place bien à l’abri en déclarant : « Il
faut que je fasse grande attention ; j’ai été mieux
pendant un mois, et me voici repris depuis
quelques jours. J’aurai attrapé froid mardi en
sortant du théâtre. »
On ouvrit la porte et les deux jeunes femmes
parurent, suivies d’un maître d’hôtel, voilées,
cachées, discrètes, avec cette allure de mystère
charmant qu’elles prennent en ces endroits où les
voisinages et les rencontres sont suspects.
Comme Duroy saluait Mme Forestier, elle le
gronda fort de n’être pas revenu la voir ; puis elle
ajouta, avec un sourire, vers son amie : « C’est

ça, vous me préférez Mme de Marelle, vous
trouvez bien le temps pour elle. »

Puis on s’assit, et le maître d’hôtel ayant
présenté à Forestier la carte des vins, Mme de
Marelle s’écria : « Donnez à ces messieurs ce
qu’ils voudront ; quant à nous, du champagne
frappé, du meilleur, du champagne doux par
exemple, rien autre chose. » Et l’homme étant
sorti, elle annonça avec un rire excité : « Je veux
me pocharder ce soir, nous allons faire une noce,
une vraie noce. »
Forestier, qui paraissait n’avoir pas entendu,
demanda :
– Cela ne vous ferait-il rien qu’on fermât la
fenêtre ? j’ai la poitrine un peu prise depuis
quelques jours.
– Non, rien du tout.
Il alla donc pousser le battant resté entrouvert
et il revint s’asseoir avec un visage rasséréné,
tranquillisé.
Sa femme ne disait rien, paraissait absorbée ;
et, les yeux baissés vers la table, elle souriait aux

verres, de ce sourire vague qui semblait promettre
toujours pour ne jamais tenir.
Les huîtres d’Ostende furent apportées,
mignonnes et grasses, semblables à de petites
oreilles enfermées en des coquilles, et fondant
entre le palais et la langue ainsi que des bonbons
salés,
Puis, après le potage, on servit une truite rose
comme de la chair de jeune fille ; et les convives
commencèrent à causer.
On parla d’abord d’un cancan qui courait les
rues, l’histoire d’une femme du monde surprise,
par un ami de son mari, soupant avec un prince
étranger en cabinet particulier.
Forestier riait beaucoup de l’aventure ; les
deux femmes déclaraient que le bavard indiscret
n’était qu’un goujat et qu’un lâche. Duroy fut de
leur avis et proclama bien haut qu’un homme a le
devoir d’apporter en ces sortes d’affaires, qu’il
soit acteur, confident ou simple témoin, un
silence de tombeau. Il ajouta : « Comme la vie
serait pleine de choses charmantes si nous
pouvions compter sur la discrétion absolue les

uns des autres. Ce qui arrête souvent, bien
souvent, presque toujours les femmes, c’est la
peur du secret dévoilé. »
Puis il ajouta, souriant : « Voyons, n’est-ce
pas vrai ? Combien y en a-t-il qui
s’abandonneraient à un rapide désir, au caprice
brusque et violent d’une heure, à une fantaisie
d’amour, si elles ne craignaient de payer par un
scandale irrémédiable et par des larmes
douloureuses un court et léger bonheur ! »
Il parlait avec une conviction contagieuse,
comme s’il avait plaidé une cause, sa cause,
comme s’il eût dit : « Ce n’est pas avec moi
qu’on aurait à craindre de pareils dangers.
Essayez pour voir. »
Elles le contemplaient toutes les deux,
l’approuvant du regard, trouvant qu’il parlait bien
et juste, confessant par leur silence ami que leur
morale inflexible de Parisiennes n’aurait pas tenu
longtemps devant la certitude du secret.
Et Forestier, presque couché sur le canapé, une
jambe repliée sous lui, la serviette glissée dans
son gilet pour ne point maculer son habit, déclara

tout à coup, avec un rire convaincu de sceptique :
« Sacristi oui, on s’en paierait si on était sûr du
silence. Bigre de bigre ! les pauvres maris ! »
Et on se mit à parler d’amour. Sans l’admettre
éternel, Duroy le comprenait durable, créant un
lien, une amitié tendre, une confiance ! L’union
des sens n’était qu’un sceau à l’union des cœurs.
Mais il s’indignait des jalousies harcelantes, des
drames, des scènes, des misères qui, presque
toujours, accompagnent les ruptures.
Quand il se tut, Mme de Marelle soupira :
« Oui, c’est la seule bonne chose de la vie, et
nous la gâtons souvent par des exigences
impossibles. »
Mme Forestier qui jouait avec un couteau,
ajouta : « Oui… oui… c’est bon d’être aimée… »
Et elle semblait pousser plus loin son rêve,
songer à des choses qu’elle n’osait point dire.
Et comme la première entrée n’arrivait pas, ils
buvaient de temps en temps une gorgée de
champagne en grignotant des croûtes arrachées
sur le dos des petits pains ronds. Et la pensée de

l’amour, lente et envahissante, entrait en eux,
enivrait peu à peu leur âme, comme le vin clair,
tombé goutte à goutte en leur gorge, échauffait
leur sang et troublait leur esprit.
On apporta des côtelettes d’agneau, tendres,
légères, couchées sur un lit épais et menu de
pointes d’asperges.
« Bigre ! la bonne chose ! » s’écria Forestier.
Et ils mangeaient avec lenteur, savourant la
viande fine et le légume onctueux comme une
crème.
Duroy reprit : « Moi, quand j’aime une
femme, tout disparaît du monde autour d’elle. »
Il disait cela avec conviction, s’exaltant à la
pensée de cette jouissance de table qu’il goûtait.
Mme Forestier murmura, avec son air de n’y
point toucher : « Il n’y a pas de bonheur
comparable à la première pression des mains,
quand l’un demande : « M’aimez-vous ? » et
quand l’autre répond : « Oui, je t’aime. »
Mme de Marelle, qui venait de vider d’un trait
une nouvelle flûte de champagne, dit gaiement en

reposant son verre : « Moi, je suis moins
platonique. »
Et chacun se mit à ricaner, l’œil allumé, en
approuvant cette parole.

Forestier s’étendit sur le canapé, ouvrit les
bras, les appuya sur des coussins et d’un ton
sérieux : « Cette franchise vous honore et prouve
que vous êtes une femme pratique. Mais peut-on
vous demander quelle est l’opinion de M. de
Marelle ? »
Elle haussa les épaules lentement, avec un
dédain infini, prolongé ; puis, d’une voix nette :
« M. de Marelle n’a pas d’opinion en cette
matière. Il n’a que des… que des abstentions. »
Et la causerie, descendant des théories élevées
sur la tendresse, entra dans le jardin fleuri des
polissonneries distinguées.
Ce fut le moment des sous-entendus adroits,
des voiles levés par des mots, comme on lève des
jupes, le moment des ruses de langage, des
audaces habiles et déguisées, de toutes les
hypocrisies impudiques, de la phrase qui montre

des images dévêtues avec des expressions
couvertes, qui fait passer dans l’œil et dans
l’esprit la vision rapide de tout ce qu’on ne peut
pas dire, et permet aux gens du monde une sorte
d’amour subtil et mystérieux, une sorte de contact
impur des pensées par l’évocation simultanée,
troublante et sensuelle comme une étreinte, de
toutes les choses secrètes, honteuses et désirées
de l’enlacement. On avait apporté le rôti, des
perdreaux flanqués de cailles, puis des petits pois,
puis une terrine de foie gras accompagnée d’une
salade aux feuilles dentelées, emplissant comme
une mousse verte un grand saladier en forme de
cuvette. Ils avaient mangé de tout cela sans y
goûter, sans s’en douter, uniquement préoccupés
de ce qu’ils disaient, plongés dans un bain
d’amour.
Les deux femmes, maintenant, en lançaient de
roides, Mme de Marelle avec une audace naturelle
qui ressemblait à une provocation, Mme Forestier
avec une réserve charmante, une pudeur dans le
ton, dans la voix, dans le sourire, dans toute
l’allure, qui soulignait, en ayant l’air de les
atténuer, les choses hardies sorties de sa bouche.

Forestier, tout à fait vautré sur les coussins,

riait, buvait, mangeait sans cesse et jetait parfois
une parole tellement osée ou tellement crue que
les femmes, un peu choquées par la forme et pour
la forme, prenaient un petit air gêné qui durait
deux ou trois secondes. Quand il avait lâché
quelque polissonnerie trop grosse, il ajoutait :
« Vous allez bien, mes enfants. Si vous continuez
comme ça, vous finirez par faire des bêtises.
Le dessert vint, puis le café ; et les liqueurs
versèrent dans les esprits excités un trouble plus
lourd et plus chaud.
Comme elle l’avait annoncé en se mettant à
table, Mme de Marelle était pocharde, et elle le
reconnaissait, avec une grâce gaie et bavarde de
femme qui accentue, pour amuser ses convives,
une pointe d’ivresse très réelle.
Mme Forestier se taisait maintenant, par
prudence peut-être ; et Duroy, se sentant trop
allumé pour ne pas se compromettre, gardait une
réserve habile.
On alluma des cigarettes, et Forestier, tout à
coup, se mit à tousser.

Ce fut une quinte terrible qui lui déchirait la

gorge ; et, la face rouge, le front en sueur, il
étouffait dans sa serviette. Lorsque la crise fut
calmée, il grogna, d’un air furieux : « Ça ne me
vaut rien, ces parties-là ; c’est stupide. » Toute sa
bonne humeur avait disparu dans la terreur du
mal qui hantait sa pensée.
– Rentrons chez nous », dit-il.
Mme de Marelle sonna le garçon et demanda
l’addition. On la lui apporta presque aussitôt. Elle
essaya de la lire ; mais les chiffres tournaient
devant ses yeux, et elle passa le papier à Duroy :
– Tenez, payez pour moi, je n’y vois plus, je
suis trop grise.
Et elle lui jeta en même temps sa bourse dans
les mains.
Le total montait à cent trente francs. Duroy
contrôla et vérifia la note, puis donna deux
billets, et reprit la monnaie, en demandant, à mi-
voix :
– Combien faut-il laisser aux garçons ?
– Ce que vous voudrez, je ne sais pas.

Il mit cinq francs sur l’assiette, puis rendit la

bourse à la jeune femme, en lui disant :
– Voulez-vous que je vous reconduise à votre
porte ?
– Mais certainement. Je suis incapable de
retrouver mon adresse.
On serra les mains des Forestier ; et Duroy se
trouva seul avec Mme de Marelle dans un fiacre
qui roulait.
Il la sentait contre lui, si près, enfermée avec
lui dans cette boîte noire, qu’éclairaient
brusquement, pendant un instant, les becs de gaz
des trottoirs. Il sentait, à travers sa manche, la
chaleur de son épaule, et il ne trouvait rien à lui
dire, absolument rien, ayant l’esprit paralysé par
le désir impérieux de la saisir dans ses bras.
« Si j’osais, que ferait-elle ? » pensait-il. Et le
souvenir de toutes les polissonneries chuchotées
pendant le dîner l’enhardissait, mais la peur du
scandale le retenait en même temps.
Elle ne disait rien non plus, immobile,
enfoncée en son coin. Il eût pensé qu’elle dormait

s’il n’avait vu briller ses yeux chaque fois qu’un
rayon de lumière pénétrait dans la voiture.
« Que pensait-elle ? » Il sentait bien qu’il ne
fallait point parler, qu’un mot, un seul mot,
rompant le silence, emporterait ses chances ; mais
l’audace lui manquait, l’audace de l’action
brusque et brutale.
Tout à coup il sentit remuer son pied. Elle
avait fait un mouvement, un mouvement sec,
nerveux, d’impatience ou d’appel peut-être. Ce
geste, presque insensible, lui fit courir, de la tête
aux pieds, un grand frisson sur la peau, et, se
tournant vivement, il se jeta sur elle, cherchant la
bouche avec ses lèvres et la chair nue avec ses
mains.
Elle jeta un cri, un petit cri, voulut se dresser,
se débattre, le repousser ; puis elle céda, comme
si la force lui eût manqué pour résister plus
longtemps.
Mais la voiture s’étant arrêtée bientôt devant
la maison qu’elle habitait, Duroy, surpris, n’eut
point à chercher des paroles passionnées pour la
remercier, la bénir et lui exprimer son amour

reconnaissant. Cependant elle ne se levait pas,
elle ne remuait point, étourdie par ce qui venait
de se passer. Alors il craignit que le cocher n’eût
des doutes, et il descendit le premier pour tendre
la main à la jeune femme.
Elle sortit enfin du fiacre en trébuchant et sans
prononcer une parole. Il sonna, et, comme la
porte s’ouvrait, il demanda, en tremblant :
« Quand vous reverrai-je ? »
Elle murmura, si bas qu’il entendit à peine :
« Venez déjeuner avec moi demain. » Et elle
disparut dans l’ombre du vestibule en repoussant
le lourd battant, qui fit un bruit de coup de canon.
Il donna cent sous au cocher et se mit à
marcher devant lui, d’un pas rapide et
triomphant, le cœur débordant de joie.
Il en tenait une, enfin, une femme mariée ! une
femme du monde ! du vrai monde ! du monde
parisien ! Comme ça avait été facile et inattendu !
Il s’était imaginé jusque-là que pour aborder et
conquérir une de ces créatures tant désirées, il
fallait des soins infinis, des attentes

interminables, un siège habile fait de galanteries,
de paroles d’amour, de soupirs et de cadeaux. Et
voilà que tout d’un coup, à la moindre attaque, la
première qu’il rencontrait s’abandonnait à lui, si
vite qu’il en demeurait stupéfait.
« Elle était grise, pensait-il ; demain, ce sera
une autre chanson. J’aurai les larmes. » Cette idée
l’inquiéta, puis il se dit : « Ma foi, tant pis.
Maintenant que je la tiens, je saurai bien la
garder. »
Et, dans le mirage confus où s’égaraient ses
espérances, espérances de grandeur, de succès, de
renommée, de fortune et d’amour, il aperçut tout
à coup, pareille à ces guirlandes de figurantes qui
se déroulent dans le ciel des apothéoses, une
procession de femmes élégantes, riches,
puissantes, qui passaient en souriant pour
disparaître l’une après l’autre au fond du nuage
doré de ses rêves.
Et son sommeil fut peuplé de visions.
Il était un peu ému, le lendemain, en montant
l’escalier de Mme de Marelle. Comment allait-elle
le recevoir ? Et si elle ne le recevait pas ? Si elle

avait défendu l’entrée de sa demeure ? Si elle
racontait ?… Mais non, elle ne pouvait rien dire
sans laisser deviner la vérité tout entière. Donc il
était maître de la situation.
La petite bonne ouvrit la porte. Elle avait son
visage ordinaire. Il se rassura, comme s’il se fût
attendu à ce que la domestique lui montrât une
figure bouleversée.
Il demanda :
– Madame va bien ?
Elle répondit :
– Oui, monsieur, comme toujours.
Et elle le fit entrer dans le salon.
Il alla droit à la cheminée pour constater l’état
de ses cheveux et de sa toilette ; et il rajustait sa
cravate devant la glace, quand il aperçut dedans
la jeune femme qui le regardait, debout sur le
seuil de la chambre.
Il fit semblant de ne l’avoir point vue, et ils se
considérèrent quelques secondes, au fond du
miroir, s’observant, s’épiant avant de se trouver
face à face.

Il se retourna. Elle n’avait point bougé, et

semblait attendre. Il s’élança, balbutiant :
« Comme je vous aime ! comme je vous aime ! »
Elle ouvrit les bras et tomba sur sa poitrine ; puis,
ayant levé la tête vers lui, ils s’embrassèrent
longtemps.
Il pensait : « C’est plus facile que je n’aurais
cru. Ça va très bien. » Et, leurs lèvres s’étant
séparées, il souriait, sans dire un mot, en tâchant
de mettre dans son regard une infinité d’amour.
Elle aussi souriait, de ce sourire qu’elles ont
pour offrir leur désir, leur consentement, leur
volonté de se donner. Elle murmura :
– Nous sommes seuls. J’ai envoyé Laurine
déjeuner chez une camarade.
Il soupira, en lui baisant les poignets :
– Merci, je vous adore.
Alors elle lui prit le bras, comme s’il eût été
son mari, pour aller jusqu’au canapé où ils
s’assirent côte à côte.
Il lui fallait un début de causerie habile et
séduisant ; ne le découvrant point à son gré, il

balbutia :
– Alors vous ne m’en voulez pas trop ?
Elle lui mit une main sur la bouche :
– Tais-toi !
Ils demeurèrent silencieux, les regards mêlés,
les doigts enlacés et brûlants.
– Comme je vous désirais ! dit-il.
Elle répéta :
– Tais-toi.
On entendait la bonne remuer les assiettes
dans la salle, derrière le mur.
Il se leva :
– Je ne veux pas rester si près de vous. Je
perdrais la tête.
La porte s’ouvrit : « Madame est servie. »
Et il offrit son bras avec gravité.
Ils déjeunèrent face à face, se regardant et se
souriant sans cesse, occupés uniquement d’eux,
tout enveloppés par le charme si doux d’une
tendresse qui commence. Ils mangeaient, sans

savoir quoi. Il sentit un pied, un petit pied, qui
rôdait sous la table. Il le prit entre les siens et l’y
garda, le serrant de toute sa force.
La bonne allait, venait, apportait et enlevait les
plats d’un air nonchalant, sans paraître rien
remarquer.
Quand ils eurent fini de manger, ils rentrèrent
dans le salon et reprirent leur place sur le canapé,
côte à côte.
Peu à peu, il se serrait contre elle, essayant de
l’étreindre. Mais elle le repoussait avec calme :
– Prenez garde, on pourrait entrer.
Il murmura :
– Quand pourrai-je vous voir bien seule pour
vous dire comme je vous aime ?
Elle se pencha vers son oreille, et prononça
tout bas :
– J’irai vous faire une petite visite chez vous
un de ces jours.
Il se sentit rougir :
– C’est que… chez moi… c’est… c’est bien modeste.
Elle sourit :
– Ça ne fait rien. C’est vous que j’irai voir et
non pas l’appartement.

Alors il la pressa pour savoir quand elle
viendrait. Elle fixa un jour éloigné de la semaine
suivante, et il la supplia d’avancer la date, avec
des paroles balbutiées, des yeux luisants, en lui
maniant et lui broyant les mains, le visage rouge,
enfiévré, ravagé de désir, de ce désir impétueux
qui suit les repas en tête-à-tête.
Elle s’amusait de le voir l’implorer avec cette
ardeur, et cédait un jour, de temps en temps. Mais
il répétait :
– Demain… dites… demain.
Elle y consentit à la fin :
– Oui. Demain. Cinq heures.
Il poussa un long soupir de joie ; et ils
causèrent presque tranquillement, avec des
allures d’intimité, comme s’ils se fussent connus
depuis vingt ans.

Un coup de timbre les fit tressaillir ; et, d’une

secousse, ils s’éloignèrent l’un de l’autre.
Elle murmura : « Ce doit être Laurine. »
L’enfant parut, puis s’arrêta interdite, puis
courut vers Duroy en battant des mains,
transportée de plaisir en l’apercevant, et elle cria :
– Ah ! Bel-Ami !
Mme de Marelle se mit à rire :
– Tiens ! Bel-Ami ! Laurine vous a baptisé !
C’est un bon petit nom d’amitié pour vous, ça ;
moi aussi je vous appellerai Bel-Ami !
Il avait pris sur ses genoux la fillette, et il dut
jouer avec elle à tous les petits jeux qu’il lui avait
appris.
Il se leva à trois heures moins vingt minutes,
pour se rendre au journal ; et sur l’escalier, par la
porte entrouverte, il murmura encore du bout des
lèvres : « Demain. Cinq heures. »
La jeune femme répondit : « Oui », d’un
sourire, et disparut.
Dès qu’il eut fini sa besogne journalière, il

songea à la façon dont il arrangerait sa chambre
pour recevoir sa maîtresse et dissimuler le mieux
possible la pauvreté du local. Il eut l’idée
d’épingler sur les murs de menus bibelots
japonais, et il acheta pour cinq francs toute une
collection de crépons, de petits éventails et de
petits écrans, dont il cacha les taches trop visibles
du papier. Il appliqua sur les vitres de la fenêtre
des images transparentes représentant des
bateaux sur des rivières, des vols d’oiseaux à
travers des ciels rouges, des dames multicolores
sur des balcons et des processions de petits
bonshommes noirs dans les plaines remplies de
neige.
Son logis, grand tout juste pour y dormir et s’y
asseoir, eut bientôt l’air de l’intérieur d’une
lanterne de papier peint. Il jugea l’effet
satisfaisant, et il passa la soirée à coller sur le
plafond des oiseaux découpés dans des feuilles
coloriées qui lui restaient.
Puis il se coucha, bercé par le sifflet des trains.
Il rentra de bonne heure le lendemain, portant
un sac de gâteaux et une bouteille de madère

achetée chez l’épicier. Il dut ressortir pour se
procurer deux assiettes et deux verres ; et il
disposa cette collation sur sa table de toilette,
dont le bois sale fut caché par une serviette, la
cuvette et le pot à l’eau étant dissimulés par-
dessous.
Puis il attendit.
Elle arriva vers cinq heures un quart, et,
séduite par le papillotement coloré des dessins,
elle s’écria : « Tiens, c’est gentil chez vous. Mais
il y a bien du monde dans l’escalier. »
Il l’avait prise dans ses bras, et il baisait ses
cheveux avec emportement, entre le front et le
chapeau, à travers le voile.
Une heure et demie plus tard, il la reconduisit
à la station de fiacres de la rue de Rome.
Lorsqu’elle fut dans la voiture, il murmura :
« Mardi, à la même heure. »
Elle dit : « À la même heure, mardi. » Et,
comme la nuit était venue, elle attira sa tête dans
la portière et le baisa sur les lèvres. Puis, le
cocher ayant fouetté sa bête, elle cria : « Adieu,

Bel-Ami » et le vieux coupé s’en alla au trot
fatigué d’un cheval blanc.
Pendant trois semaines, Duroy reçut ainsi
me
M de Marelle tous les deux ou trois jours, tantôt
le matin, tantôt le soir.
Comme il l’attendait, un après-midi, un grand
bruit, dans l’escalier, l’attira sur sa porte. Un
enfant hurlait. Une voix furieuse, celle d’un
homme, cria :
– Qu’est-ce qu’il a encore à gueuler, ce
bougre-là ?
La voix glapissante et exaspérée d’une femme
répondit :
– C’est c’te sale cocotte qui vient chez
l’ journalisse d’en haut qu’a renversé Nicolas sur
l’ palier. Comme si on devrait laisser des roulures
comme ça qui n’ font seulement pas attention aux
éfants dans les escaliers.
Duroy, éperdu, se recula, car il entendait un
rapide frôlement de jupes et un pas précipité
gravissant l’étage au-dessous de lui.
On frappa bientôt à sa porte, qu’il venait de

refermer. Il ouvrit, et Mme de Marelle se jeta dans
la chambre, essoufflée, affolée, balbutiant :
– As-tu entendu ?
Il fit semblant de ne rien savoir.
– Non, quoi ?
– Comme ils m’ont insultée ?
– Qui ça ?
– Les misérables qui habitent au-dessous.
– Mais non, qu’est-ce qu’il y a, dis-moi ?
Elle se mit à sangloter sans pouvoir prononcer
un mot.
Il dut la décoiffer, la délacer, l’étendre sur le
lit, lui tapoter les tempes avec un linge mouillé ;
elle suffoquait ; puis, quand son émotion se fut un
peu calmée, toute sa colère indignée éclata.
Elle voulait qu’il descendît tout de suite, qu’il
se battît, qu’il les tuât.

Il répétait :
– Mais ce sont des ouvriers, des rustres. Songe
qu’il faudrait aller en justice, que tu pourrais être

reconnue, arrêtée, perdue. On ne se commet pas
avec des gens comme ça.
Elle passa à une autre idée :
– Comment ferons-nous, maintenant ? Moi, je
ne peux pas rentrer ici.
Il répondit :
– C’est bien simple, je vais déménager.
Elle murmura :
– Oui, mais ce sera long. Puis, tout d’un coup,
elle imagina une combinaison, et rassérénée
brusquement : Non, écoute, j’ai trouvé, laisse-
moi faire, ne t’occupe de rien. Je t’enverrai un
petit bleu demain matin.
Elle appelait des « petits bleus » les
télégrammes fermés circulant dans Paris.
Elle souriait maintenant, ravie de son
invention, qu’elle ne voulait pas révéler ; et elle
fit mille folies d’amour.
Elle était bien émue cependant, en
redescendant l’escalier, et elle s’appuyait de toute
sa force sur le bras de son amant, tant elle sentait

fléchir ses jambes.
Ils ne rencontrèrent personne.
Comme il se levait tard, il était encore au lit, le
lendemain vers onze heures, quand le facteur du
télégraphe lui apporta le petit bleu promis.
Duroy l’ouvrit et lut :

Rendez-vous tantôt, cinq heures, rue de
Constantinople, 127. Tu te feras ouvrir
l’appartement loué par Mme Duroy.
Clo t’embrasse.

À cinq heures précises, il entrait chez le
concierge d’une grande maison meublée et
demandait :
– C’est ici que Mme Duroy a loué un
appartement ?
– Oui, monsieur.
– Voulez-vous m’y conduire, s’il vous plaît ?
L’homme, habitué sans doute aux situations
délicates où la prudence est nécessaire, le

regardant dans les yeux, puis, choisissant dans la
longue file de clefs :
– Vous êtes bien M. Duroy ?
– Mais oui, parfaitement.
Et il ouvrit un petit logement composé de deux
pièces et situé au rez-de-chaussée, en face de la
loge.
Le salon, tapissé de papier ramagé, assez frais,
possédait un meuble d’acajou recouvert en reps
verdâtre à dessins jaunes, et un maigre tapis à
fleurs, si mince que le pied sentait le bois par-
dessous.
La chambre à coucher était si exiguë que le lit
l’emplissait aux trois quarts. Il tenait le fond,
allant d’un mur à l’autre, un grand lit de maison
meublée, enveloppé de rideaux bleus et lourds,
également en reps, et écrasé sous un édredon de
soie rouge maculé de taches suspectes.
Duroy, inquiet et mécontent, pensait : « Ça va
me coûter un argent fou, ce logis-là. Il va falloir
que j’emprunte encore. C’est idiot, ce qu’elle a
fait. »

La porte s’ouvrit, et Clotilde se précipita en

coup de vent, avec un grand bruit de robe, les
bras ouverts. Elle était enchantée. « Est-ce gentil,
dis, est-ce gentil ? Et pas à monter, c’est sur la
rue, au rez-de-chaussée ! On peut entrer et sortir
par la fenêtre sans que le concierge vous voie.
Comme nous nous aimerons, là-dedans. »
Il l’embrassait froidement, n’osant faire la
question qui lui venait aux lèvres.
Elle avait posé un gros paquet sur le guéridon,
au milieu de la pièce. Elle l’ouvrit et en tira un
savon, une bouteille d’eau de Lubin, une éponge,
une boîte d’épingles à cheveux, un tire-bouchon
et un petit fer à friser pour rajuster les mèches de
son front qu’elle défaisait toutes les fois.
Et elle joua à l’installation, cherchant la place
de chaque chose, s’amusant énormément.
Elle parlait tout en ouvrant les tiroirs :
– Il faudra que j’apporte un peu de linge, pour
pouvoir en changer à l’occasion. Ce sera très
commode. Si je reçois une averse, par hasard, en
faisant des courses, je viendrai me sécher ici.

Nous aurons chacun notre clef, outre celle laissée
dans la loge pour le cas où nous oublierions les
nôtres. J’ai loué pour trois mois, à ton nom, bien
entendu, puisque je ne pouvais donner le mien.
Alors il demanda :
– Tu me diras quand il faudra payer ?
Elle répondit simplement :
– Mais c’est payé, mon chéri !
Il reprit :
– Alors, c’est à toi que je le dois ?
– Mais non, mon chat, ça ne te regarde pas,
c’est moi qui veux faire cette petite folie.
Il eut l’air de se fâcher :
– Ah ! mais non, par exemple. Je ne le
permettrai point.
Elle vint à lui suppliante, et, posant les mains
sur ses épaules :
– Je t’en prie, Georges, ça me fera tant de
plaisir, tant de plaisir que ce soit à moi, notre nid,
rien qu’à moi ! Ça ne peut pas te froisser ? En
quoi ? Je voudrais apporter ça dans notre amour.

Dis que tu veux bien, mon petit Géo, dis que tu
veux bien ?…
Elle l’implorait du regard, de la lèvre, de tout
son être.
Il se fit prier, refusant avec des mines irritées,
puis il céda, trouvant cela juste, au fond.
Et quand elle fut partie, il murmura, en se
frottant les mains et sans chercher dans les replis
de son cœur d’où lui venait, ce jour-là, cette
opinion : « Elle est gentille, tout de même. »
Il reçut quelques jours plus tard un autre petit
bleu qui lui disait :

Mon mari arrive ce soir, après six semaines
d’inspection. Nous aurons donc relâche huit
jours. Quelle corvée, mon chéri !
Ta Clo.

Duroy demeura stupéfait. Il ne songeait
vraiment plus qu’elle était mariée. En voilà un
homme dont il aurait voulu voir la tête, rien qu’une fois, pour le connaître.
Il attendit avec impatience cependant le départ
de l’époux, mais il passa aux Folies-Bergère deux
soirées qui se terminèrent chez Rachel.
Puis, un matin, nouveau télégramme contenant
quatre mots :

Tantôt, cinq heures. – CLO.

Ils arrivèrent tous les deux en avance au
rendez-vous. Elle se jeta dans ses bras avec un
grand élan d’amour, le baisant passionnément à
travers le visage ; puis elle lui dit :
– Si tu veux, quand nous nous serons bien
aimés, tu m’emmèneras dîner quelque part. Je me
suis faite libre.
On était justement au commencement du
mois, et bien que son traitement fût escompté
longtemps d’avance, et qu’il vécût au jour le jour
d’argent cueilli de tous les côtés, Duroy se
trouvait par hasard en fonds ; et il fut content
d’avoir l’occasion de dépenser quelque chose pour elle.
Il répondit :
– Mais oui, ma chérie, où tu voudras.
Ils partirent donc vers sept heures et gagnèrent
le boulevard extérieur. Elle s’appuyait fortement
sur lui et lui disait, dans l’oreille :
– Si tu savais comme je suis contente de sortir
à ton bras, comme j’aime te sentir contre moi !
Il demanda :
– Veux-tu aller chez le père Lathuille ?
Elle répondit :
– Oh ! non, c’est trop chic. Je voudrais
quelque chose de drôle, de commun, comme un
restaurant, où vont les employés et les ouvrières ;
j’adore les parties dans les guinguettes ! Oh ! si
nous avions pu aller à la campagne !
Comme il ne connaissait rien en ce genre dans
le quartier, ils errèrent le long du boulevard, et ils
finirent par entrer chez un marchand de vin qui
donnait à manger dans une salle à part. Elle avait
vu, à travers la vitre, deux fillettes en cheveux
attablées en face de deux militaires.

Trois cochers de fiacre dînaient dans le fond

de la pièce étroite et longue, et un personnage,
impossible à classer dans aucune profession,
fumait sa pipe, les jambes allongées, les mains
dans la ceinture de sa culotte, étendu sur sa chaise
et la tête renversée en arrière par-dessus la barre.
Sa jaquette semblait un musée de taches, et dans
les poches gonflées comme des ventres on
apercevait le goulot d’une bouteille, un morceau
de pain, un paquet enveloppé dans un journal, et
un bout de ficelle qui pendait. Il avait des
cheveux épais, crépus, mêlés, gris de saleté ; et sa
casquette était par terre, sous sa chaise.
L’entrée de Clotilde fit sensation par
l’élégance de sa toilette. Les deux couples
cessèrent de chuchoter, les trois cochers cessèrent
de discuter, et le particulier qui fumait, ayant ôté
sa pipe de sa bouche et craché devant lui, regarda
en tournant un peu la tête.
Mme de Marelle murmura : « C’est très gentil !
Nous serons très bien ; une autre fois, je
m’habillerai en ouvrière. » Et elle s’assit sans
embarras et sans dégoût en face de la table de
bois vernie par la graisse des nourritures, lavée
par les boissons répandues et torchée d’un coup
de serviette par le garçon. Duroy, un peu gêné, un
peu honteux, cherchait une patère pour y pendre
son haut chapeau. N’en trouvant point, il le
déposa sur une chaise.
Ils mangèrent un ragoût de mouton, une
tranche de gigot et une salade. Clotilde répétait :
– Moi, j’adore ça. J’ai des goûts canailles. Je
m’amuse mieux ici qu’au Café Anglais. Puis elle
dit : Si tu veux me faire tout à fait plaisir, tu me
mèneras dans un bastringue. J’en connais un très
drôle près d’ici qu’on appelle La Reine Blanche.
Duroy, surpris, demanda :
– Qui est-ce qui t’a menée là ?
Il la regardait et il la vit rougir, un peu
troublée, comme si cette question brusque eût
éveillé en elle un souvenir délicat. Après une de
ces hésitations féminines si courtes qu’il les faut
deviner, elle répondit :
– C’est un ami…, puis, après un silence, elle ajouta : … qui est mort.
Et elle baissa les yeux avec une tristesse bien
naturelle.

Et Duroy, pour la première fois, songea à tout
ce qu’il ne savait point dans la vie passée de cette
femme, et il rêva. Certes elle avait eu des amants,
déjà, mais de quelle sorte ? de quel monde ? Une
vague jalousie, une sorte d’inimitié s’éveillait en
lui contre elle, une inimitié pour tout ce qu’il
ignorait, pour tout ce qui ne lui avait point
appartenu dans ce cœur et dans cette existence. Il
la regardait, irrité du mystère enfermé dans cette
tête jolie et muette et qui songeait, en ce moment-
là même peut-être, à l’autre, aux autres, avec des
regrets. Comme il eût aimé regarder dans ce
souvenir, y fouiller, et tout savoir, tout
connaître !…
Elle répéta :
– Veux-tu me conduire à La Reine Blanche ?
Ce sera une fête complète.
Il pensa : « Bah ! qu’importe le passé ? Je suis
bien bête de me troubler de ça. » Et, souriant, il
répondit :
– Mais certainement, ma chérie.
Lorsqu’ils furent dans la rue, elle reprit, tout
bas, avec ce ton mystérieux dont on fait les
confidences :
– Je n’osais point te demander ça, jusqu’ici ;
mais tu ne te figures pas comme j’aime ces
escapades de garçon dans tous ces endroits où les
femmes ne vont pas. Pendant le carnaval je
m’habillerai en collégien. Je suis drôle comme
tout en collégien.
Quand ils pénétrèrent dans la salle de bal, elle
se serra contre lui, effrayée et contente, regardant
d’un œil ravi les filles et les souteneurs et, de
temps en temps, comme pour se rassurer contre
un danger possible, elle disait, en apercevant un
municipal grave et immobile : « Voilà un agent
qui a l’air solide. » Au bout d’un quart d’heure,
elle en eut assez, et il la reconduisit chez elle.
Alors commença une série d’excursions dans
tous les endroits louches où s’amuse le peuple ; et
Duroy découvrit dans sa maîtresse un goût
passionné pour ce vagabondage d’étudiants en
goguette.
Elle arrivait au rendez-vous habituel vêtue
d’une robe de toile, la tête couverte d’un bonnet
de soubrette, de soubrette de vaudeville ; et,
malgré la simplicité élégante et cherchée de la
toilette, elle gardait ses bagues, ses bracelets et
ses boucles d’oreilles en brillants, en donnant
cette raison, quand il la suppliait de les ôter :
« Bah ! on croira que ce sont des cailloux du
Rhin.
Elle se jugeait admirablement déguisée, et,
bien qu’elle fût en réalité cachée à la façon des
autruches, elle allait dans les tavernes les plus
mal famées.
Elle avait voulu que Duroy s’habillât en
ouvrier ; mais il résista et garda sa tenue correcte
de boulevardier, sans vouloir même changer son
haut chapeau contre un chapeau de feutre mou.
Elle s’était consolée de son obstination par ce
raisonnement : « On pense que je suis une femme
de chambre en bonne fortune avec un jeune
homme du monde. » Et elle trouvait délicieuse
cette comédie.

Ils entraient ainsi dans les caboulots
populaires et allaient s’asseoir au fond du bouge
enfumé, sur des chaises boiteuses, devant une
vieille table de bois. Un nuage de fumée âcre où
restait une odeur de poisson frit du dîner
emplissait la salle ; des hommes en blouse
gueulaient en buvant des petits verres ; et le
garçon étonné dévisageait ce couple étrange, en
posant devant lui deux cerises à l’eau-de-vie.
Elle, tremblante, apeurée et ravie, se mettait à
boire le jus rouge des fruits, à petits coups, en
regardant autour d’elle d’un œil inquiet et allumé.
Chaque cerise avalée lui donnait la sensation
d’une faute commise, chaque goutte du liquide
brûlant et poivré descendant en sa gorge lui
procurait un plaisir âcre, la joie d’une jouissance
scélérate et défendue.
Puis elle disait à mi-voix : « Allons-nous-en. »
Et ils partaient. Elle filait vivement, la tête basse,
d’un pas menu, d’un pas d’actrice qui quitte la
scène, entre les buveurs accoudés aux tables qui
la regardaient passer d’un air soupçonneux et

mécontent ; et quand elle avait franchi la porte,
elle poussait un grand soupir, comme si elle
venait d’échapper à quelque danger terrible.
Quelquefois elle demandait à Duroy, en
frissonnant :
– Si on m’injuriait dans ces endroits-là, qu’est-
ce que tu ferais ?

Il répondait d’un ton crâne :
– Je te défendrais, parbleu !
Et elle lui serrait le bras avec bonheur, avec le
désir confus peut-être d’être injuriée et défendue,
de voir des hommes se battre pour elle, même ces
hommes-là, avec son bien-aimé.
Mais ces excursions, se renouvelant deux ou
trois fois par semaine, commençaient à fatiguer
Duroy, qui avait grand mal d’ailleurs, depuis
quelque temps, à se procurer le demi-louis qu’il
lui fallait pour payer la voiture et les
consommations.
Il vivait maintenant avec une peine infinie,
avec plus de peine qu’aux jours où il était
employé du Nord, car, ayant dépensé largement,
sans compter, pendant ses premiers mois de
journalisme, avec l’espoir constant de gagner de
grosses sommes le lendemain, il avait épuisé
toutes ses ressources et tous les moyens de se
procurer de l’argent.
Un procédé fort simple, celui d’emprunter à la
caisse, s’était trouvé bien vite usé, et il devait
déjà au journal quatre mois de son traitement,
plus six cents francs sur ses lignes. Il devait, en
outre, cent francs à Forestier, trois cents francs à
Jacques Rival, qui avait la bourse large, et il était
rongé par une multitude de petites dettes
inavouables de vingt francs ou de cent sous.
Saint-Potin, consulté sur les méthodes à
employer pour trouver encore cent francs, n’avait
découvert aucun expédient, bien qu’il fût un
homme d’invention ; et Duroy s’exaspérait de
cette misère, plus sensible maintenant
qu’autrefois, parce qu’il avait plus de besoins.
Une colère sourde contre tout le monde couvait
en lui, et une irritation incessante, qui se
manifestait à tout propos, à tout moment, pour les
causes les plus futiles.

Il se demandait parfois comment il avait fait

pour dépenser une moyenne de mille livres par
mois, sans aucun excès ni aucune fantaisie ; et il
constatait qu’en additionnant un déjeuner de huit
francs avec un dîner de douze pris dans un grand
café quelconque du boulevard, il arrivait tout de
suite à un louis, qui, joint à une dizaine de francs
d’argent de poche, de cet argent qui coule sans
qu’on sache comment, formait un total de trente
francs. Or, trente francs par jour donnent neuf
cents francs à la fin du mois. Et il ne comptait pas
là-dedans tous les frais d’habillement, de
chaussure, de linge, de blanchissage, etc.
Donc, le 14 décembre, il se trouva sans un sou
dans sa poche et sans un moyen dans l’esprit pour
obtenir quelque monnaie.
Il fit, comme il avait fait souvent jadis, il ne
déjeuna point et il passa l’après-midi au journal à
travailler, rageant et préoccupé.
Vers quatre heures, il reçut un petit bleu de sa
maîtresse, qui lui disait : Veux-tu que nous
dînions ensemble ? nous ferons ensuite une
escapade.

Il répondit aussitôt : Impossible dîner. Puis il

réfléchit qu’il serait bien bête de se priver des
moments agréables qu’elle pourrait lui donner, et
il ajouta : Mais je t’attendrai, à neuf heures, dans
notre logis.
Et ayant envoyé un des garçons porter ce mot,
afin d’économiser le prix du télégramme, il
réfléchit à la façon dont il s’y prendrait pour se
procurer le repas du soir.
À sept heures, il n’avait encore rien inventé ;
et une faim terrible lui creusait le ventre. Alors il
eut recours à un stratagème de désespéré. Il laissa
partir tous ses confrères, l’un après l’autre, et,
quand il fut seul, il sonna vivement. L’huissier du
patron, resté pour garder les bureaux, se présenta.
Duroy debout, nerveux, fouillait ses poches, et
d’une voix brusque :
– Dites donc, Foucart, j’ai oublié mon
portefeuille chez moi, et il faut que j’aille dîner
au Luxembourg. Prêtez-moi cinquante sous pour
payer ma voiture.

L’homme tira trois francs de son gilet, en
demandant :
– Monsieur Duroy ne veut pas davantage ?
– Non, non, cela me suffit. Merci bien.
Et, ayant saisi les pièces blanches, Duroy
descendit en courant l’escalier, puis alla dîner
dans une gargote où il échouait aux jours de
misère.
À neuf heures, il attendait sa maîtresse, les
pieds au feu dans le petit salon.
Elle arriva, très animée, très gaie, fouettée par
l’air froid de la rue :
– Si tu veux, dit-elle, nous ferons d’abord un
tour, puis nous rentrerons ici à onze heures. Le
temps est admirable pour se promener.
Il répondit d’un ton grognon :
– Pourquoi sortir ? On est très bien ici.
Elle reprit, sans ôter son chapeau :
– Si tu savais, il fait un clair de lune
merveilleux. C’est un vrai bonheur de se
promener, ce soir.
– C’est possible, mais moi je ne tiens pas à me
promener.
Il avait dit cela d’un air furieux. Elle en fut
saisie, blessée, et demanda :
– Qu’est-ce que tu as ? pourquoi prends-tu ces
manières-là ? J’ai le désir de faire un tour, je ne
vois pas en quoi cela peut te fâcher.
Il se souleva, exaspéré.
– Cela ne me fâche pas. Cela m’embête. Voilà.
Elle était de celles que la résistance irrite et
que l’impolitesse exaspère.
Elle prononça, avec dédain, avec une colère
froide :
– Je n’ai pas l’habitude qu’on me parle ainsi.
Je m’en irai seule, alors ; adieu !
Il comprit que c’était grave, et s’élançant
vivement vers elle, il lui prit les mains, les baisa,
en balbutiant :
– Pardonne-moi, ma chérie, pardonne-moi, je
suis très nerveux, ce soir, très irritable. C’est que
j’ai des contrariétés, des ennuis, tu sais, des
affaires de métier.

Elle répondit, un peu adoucie, mais non

calmée :
– Cela ne me regarde pas, moi ; et je ne veux
point supporter le contrecoup de votre mauvaise
humeur.
Il la prit dans ses bras, l’attira vers le canapé :
– Écoute, ma mignonne, je ne voulais point te
blesser ; je n’ai point songé à ce que je disais.
Il l’avait forcée à s’asseoir, et s’agenouillant
devant elle :
– M’as-tu pardonné ? Dis-moi que tu m’as
pardonné.
Elle murmura, d’une voix froide :
– Soit, mais ne recommence pas. Et, s’étant
relevée, elle ajouta : Maintenant, allons faire un
tour.
Il était demeuré à genoux, entourant les
hanches de ses deux bras ; il balbutia :
– Je t’en prie, restons ici. Je t’en supplie.
Accorde-moi cela. J’aimerais tant à te garder ce
soir, pour moi tout seul, là, près du feu.

Dis « oui », je t’en supplie, dis « oui ».
Elle répliqua nettement, durement :
– Non, je tiens à sortir, et je ne céderai pas à
tes caprices.
Il insista :
– Je t’en supplie, j’ai une raison, une raison
très sérieuse…
Elle dit de nouveau :
– Non. Et si tu ne veux pas sortir avec moi, je
m’en vais. Adieu.
Elle s’était dégagée d’une secousse, et gagnait
la porte. Il courut vers elle, l’enveloppa dans ses
bras :
– Écoute, Clo, ma petite Clo, écoute, accorde-
moi cela…
Elle faisait non, de la tête, sans répondre,
évitant ses baisers et cherchant à sortir de son
étreinte pour s’en aller.
Il bégayait :
– Clo, ma petite Clo, j’ai une raison.

Elle s’arrêta en le regardant en face :

– Tu mens… laquelle ?
Il rougit, ne sachant que dire. Et elle reprit,
indignée :
– Tu vois bien que tu mens… sale bête…
Et avec un geste rageur, les larmes aux yeux,
elle lui échappa.
Il la prit encore une fois par les épaules, et
désolé, prêt à tout avouer pour éviter cette
rupture, il déclara avec un accent désespéré :
– Il y a que je n’ai pas le sou… Voilà.
Elle s’arrêta net, et le regardant au fond des
yeux pour y lire la vérité :
– Tu dis ?
Il avait rougi jusqu’aux cheveux :
– Je dis que je n’ai pas le sou. Comprends-tu ?
Mais pas vingt sous, pas dix sous, pas de quoi
payer un verre de cassis dans le café où nous
entrerons. Tu me forces à confesser des choses
honteuses. Il ne m’était pourtant pas possible de
sortir avec toi, et quand nous aurions été attablés

devant deux consommations, de te raconter
tranquillement que je ne pouvais pas les payer…
Elle le regardait toujours en face :
– Alors… c’est bien vrai… ça ?
En une seconde, il retourna toutes ses poches,
celles du pantalon, celles du gilet, celles de la
jaquette, et il murmura :
– Tiens… es-tu contente… maintenant ?
Brusquement, ouvrant ses deux bras avec un
élan passionné, elle lui sauta au cou, en
bégayant :
– Oh ! mon pauvre chéri… mon pauvre chéri…
si j’avais su ! Comment cela t’est-il arrivé ?
Elle le fit asseoir, et s’assit elle-même sur ses
genoux, puis le tenant par le cou, le baisant à tout
instant, baisant sa moustache, sa bouche, ses
yeux, elle le força à raconter d’où lui venait cette
infortune.
Il inventa une histoire attendrissante. Il avait
été obligé de venir en aide à son père qui se
trouvait dans l’embarras. Il lui avait donné non
seulement toutes ses économies, mais il s’était
endetté gravement.
Il ajouta :
– J’en ai pour six mois au moins à crever de
faim, car j’ai épuisé toutes mes ressources. Tant
pis, il y a des moments de crise dans la vie.
L’argent, après tout, ne vaut pas qu’on s’en
préoccupe.
Elle lui souffla dans l’oreille :
– Je t’en prêterai, veux-tu ?
Il répondit avec dignité :
– Tu es bien gentille, ma mignonne, mais ne
parlons plus de ça, je te prie. Tu me blesserais.
Elle se tut ; puis, le serrant dans ses bras, elle
murmura :
– Tu ne sauras jamais comme je t’aime.
Ce fut une de leurs meilleures soirées
d’amour.
Comme elle allait partir, elle reprit en
souriant :
– Hein ! quand on est dans ta situation, comme
c’est amusant de retrouver de l’argent oublié dans

une poche, une pièce qui avait glissé dans la
doublure.
Il répondit avec conviction :
– Ah ! ça oui, par exemple.
Elle voulut rentrer à pied sous prétexte que la
lune était admirable, et elle s’extasiait en le
regardant.

C’était une nuit froide et sereine du
commencement de l’hiver. Les passants et les
chevaux allaient vite, piqués par une claire gelée.
Les talons sonnaient sur les trottoirs.
En le quittant, elle demanda :
– Veux-tu nous revoir après-demain ?
– Mais oui, certainement.
– À la même heure ?
– À la même heure.
– Adieu, mon chéri.
Et ils s’embrassèrent tendrement.
Puis il revint à grands pas, se demandant ce
qu’il inventerait le lendemain, afin de se tirer

d’affaire. Mais comme il ouvrit la porte de sa
chambre, il fouilla dans la poche de son gilet pour
y trouver des allumettes, et il demeura stupéfait
de rencontrer une pièce de monnaie qui roulait
sous son doigt.
Dès qu’il eut de la lumière, il saisit cette pièce
pour l’examiner. C’était un louis de vingt francs !
Il se pensa devenu fou.
Il le tourna, le retourna, cherchant par quel
miracle cet argent se trouvait là. Il n’avait
pourtant pas pu tomber du ciel dans sa poche.
Puis, tout à coup, il devina, et une colère
indignée le saisit. Sa maîtresse avait parlé, en
effet, de monnaie glissée dans la doublure et
qu’on retrouvait aux heures de pauvreté. C’était
elle qui lui avait fait cette aumône.
Quelle honte !
Il jura : « Ah ! bien, je vais la recevoir après-
demain ! Elle en passera un joli quart d’heure ! »
Et il se mit au lit, le cœur agité de fureur et
d’humiliation.
Il s’éveilla tard. Il avait faim. Il essaya de se

rendormir pour ne se lever qu’à deux heures ;
puis il se dit : « Cela ne m’avance à rien, il faut
toujours que je finisse par découvrir de l’argent. »
Puis il sortit, espérant qu’une idée lui viendrait
dans la rue.
Il ne lui en vint pas, mais en passant devant
chaque restaurant, un désir ardent de manger lui
mouillait la bouche de salive. À midi, comme il
n’avait rien imaginé, il se décida brusquement :
« Bah ! je vais déjeuner sur les vingt francs de
Clotilde. Cela ne m’empêchera pas de les lui
rendre demain. »
Il déjeuna donc dans une brasserie pour deux
francs cinquante. En entrant au journal il remit
encore trois francs à l’huissier. « Tenez, Foucart,
voici ce que vous m’avez prêté hier soir pour ma
voiture. »
Et il travailla jusqu’à sept heures. Puis il alla
dîner et prit de nouveau trois francs sur le même
argent. Les deux bocks de la soirée portèrent à
neuf francs trente centimes sa dépense du jour.
Mais comme il ne pouvait se refaire un crédit
ni se recréer des ressources en vingt-quatre

heures, il emprunta encore six francs cinquante le
lendemain sur les vingt francs qu’il devait rendre
le soir même, de sorte qu’il vint au rendez-vous
convenu avec quatre francs vingt dans sa poche.
Il était d’une humeur de chien enragé et se
promettait bien de faire nette tout de suite la
situation. Il dirait à sa maîtresse : « Tu sais, j’ai
trouvé les vingt francs que tu as mis dans ma
poche l’autre jour. Je ne te les rends pas
aujourd’hui parce que ma position n’a point
changé, et que je n’ai pas eu le temps de
m’occuper de la question d’argent. Mais je te les
remettrai la première fois que nous nous
verrons. »
Elle arriva, tendre, empressée, pleine de
craintes. Comment allait-il la recevoir ? Et elle
l’embrassa avec persistance pour éviter une
explication dans les premiers moments.
Il se disait, de son côté : « Il sera bien temps
tout à l’heure d’aborder la question. Je vais
chercher un joint. »
Il ne trouva pas de joint et ne dit rien, reculant
devant les premiers mots à prononcer sur ce sujet

délicat.
Elle ne parla point de sortir et fut charmante
de toute façon.
Ils se séparèrent vers minuit, après avoir pris
rendez-vous seulement pour le mercredi de la
semaine suivante, car Mme de Marelle avait
plusieurs dîners en ville de suite.
Le lendemain, en payant son déjeuner, comme
Duroy cherchait les quatre pièces de monnaie qui
devaient lui rester, il s’aperçut qu’elles étaient
cinq, dont une en or.
Au premier moment il crut qu’on lui avait
rendu, la veille, vingt francs par mégarde, puis il
comprit, et il sentit une palpitation de cœur sous
l’humiliation de cette aumône persévérante.
Comme il regretta de n’avoir rien dit ! S’il
avait parlé avec énergie, cela ne serait point
arrivé.
Pendant quatre jours il fit des démarches et
des efforts aussi nombreux qu’inutiles pour se
procurer cinq louis, et il mangea le second de
Clotilde.

Elle trouva moyen, bien qu’il lui eût dit, d’un
air furieux : « Tu sais, ne recommence pas la
plaisanterie des autres soirs, parce que je me
fâcherais », de glisser encore vingt francs dans la
poche de son pantalon la première fois qu’ils se
rencontrèrent.
Quand il les découvrit, il jura « Nom de
Dieu ! » et il les transporta dans son gilet pour les
avoir sous la main, car il se trouvait sans un
centime.
Il apaisait sa conscience par ce raisonnement :
« Je lui rendrai le tout en bloc. Ce n’est en
somme que de l’argent prêté. »
Enfin le caissier du journal, sur ses prières
désespérées, consentit à lui donner cent sous par
jour. C’était tout juste assez pour manger, mais
pas assez pour restituer soixante francs.
Or, comme Clotilde fut reprise de sa rage pour
les excursions nocturnes dans tous les lieux
suspects de Paris, il finit par ne plus s’irriter outre
mesure de trouver un jaunet dans une de ses
poches, un jour même dans sa bottine, et un autre
jour dans la boîte de sa montre, après leurs
promenades aventureuses.


Puisqu’elle avait des envies qu’il ne pouvait
satisfaire dans le moment, n’était-il pas naturel
qu’elle les payât plutôt que de s’en priver ?
Il tenait compte d’ailleurs de tout ce qu’il
recevait ainsi, pour le lui restituer un jour.
Un soir elle lui dit : « Croiras-tu que je n’ai
jamais été aux Folies-Bergère ? Veux-tu m’y
mener ? » Il hésita, dans la crainte de rencontrer
Rachel. Puis il pensa : « Bah ! je ne suis pas
marié, après tout. Si l’autre me voit, elle
comprendra la situation et ne me parlera pas.
D’ailleurs, nous prendrons une loge.
Une raison aussi le décida. Il était bien aise de
cette occasion d’offrir à Mme de Marelle une loge
au théâtre sans rien payer. C’était là une sorte de
compensation.
Il laissa d’abord Clotilde dans la voiture pour
aller chercher le coupon afin qu’elle ne vît pas
qu’on le lui offrait, puis il la vint prendre et ils
entrèrent, salués par les contrôleurs.
Une foule énorme encombrait le promenoir.

Ils eurent grand-peine à passer à travers la cohue
des hommes et des rôdeuses. Ils atteignirent enfin
leur case et s’installèrent, enfermés entre
l’orchestre immobile et le remous de la galerie.
Mais Mme de Marelle ne regardait guère la
scène, uniquement préoccupée des filles qui
circulaient derrière son dos ; et elle se retournait
sans cesse pour les voir, avec une envie de les
toucher, de palper leur corsage, leurs joues, leurs
cheveux, pour savoir comment c’était fait, ces
êtres-là.
Elle dit soudain :
– Il y en a une grosse brune qui nous regarde
tout le temps. J’ai cru tout à l’heure qu’elle allait
nous parler. L’as-tu vue ?
Il répondit :
– Non. Tu dois te tromper.
Mais il l’avait aperçue depuis longtemps déjà.
C’était Rachel qui rôdait autour d’eux avec une
colère dans les yeux et des mots violents sur les
lèvres.
Duroy l’avait frôlée tout à l’heure en

traversant la foule, et elle lui avait dit :
« Bonjour » tout bas avec un clignement d’œil
qui signifiait : « Je comprends. » Mais il n’avait
point répondu à cette gentillesse dans la crainte
d’être vu par sa maîtresse, et il avait passé
froidement, le front haut, la lèvre dédaigneuse. La
fille, qu’une jalousie inconsciente aiguillonnait
déjà, revint sur ses pas, le frôla de nouveau et
prononça d’une voix plus forte : « Bonjour,
Georges. »
Il n’avait encore rien répondu. Alors elle
s’était obstinée à être reconnue, saluée, et elle
revenait sans cesse derrière la loge, attendant un
moment favorable.
Dès qu’elle s’aperçut que Mme de Marelle la
regardait, elle toucha du bout du doigt l’épaule de
Duroy :
– Bonjour. Tu vas bien ?
Mais il ne se retourna pas.
Elle reprit :
– Eh bien ? es-tu devenu sourd depuis jeudi ?
Il ne répondit point, affectant un air de mépris

qui l’empêchait de se compromettre, même par
un mot, avec cette drôlesse.
Elle se mit à rire, d’un rire de rage et dit :
– Te voilà donc muet ? Madame t’a peut-être
mordu la langue ?
Il fit un geste furieux, et d’une voix
exaspérée :
– Qu’est-ce qui vous permet de parler ? Filez
ou je vous fais arrêter.
Alors, le regard enflammé, la gorge gonflée,
elle gueula :
– Ah ! c’est comme ça ! Va donc, mufle !
Quand on couche avec une femme, on la salue au
moins. C’est pas une raison parce que t’es avec
une autre pour ne pas me reconnaître aujourd’hui.
Si tu m’avais seulement fait un signe quand j’ai
passé contre toi, tout à l’heure, je t’aurais laissé
tranquille. Mais t’as voulu faire le fier, attends,
va ! Je vais te servir, moi ! Ah ! tu ne me dis
seulement pas bonjour quand je te rencontre…
Elle aurait crié longtemps, mais Mme de
Marelle avait ouvert la porte de la loge et elle se

sauvait, à travers la foule, cherchant éperdument
la sortie.
Duroy s’était élancé derrière elle et s’efforçait
de la rejoindre.
Alors Rachel les voyant fuir, hurla,
triomphante :
– Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! Elle m’a volé mon
amant.
Des rires coururent dans le public. Deux
messieurs, pour plaisanter, saisirent par les
épaules la fugitive et voulurent l’emmener en
cherchant à l’embrasser. Mais Duroy l’ayant
rattrapée, la dégagea violemment et l’entraîna
dans la rue.
Elle s’élança dans un fiacre vide arrêté devant
l’établissement. Il y sauta derrière elle, et comme
le cocher demandait : « Où faut-il aller,
bourgeois ? » il répondit : « Où vous voudrez. »
La voiture se mit en route lentement, secouée
par les pavés. Clotilde en proie à une sorte de
crise nerveuse, les mains sur sa face, étouffait,
suffoquait ; et Duroy ne savait que faire ni que

dire.

Elle trouva moyen, bien qu’il lui eût dit, d’un
air furieux : « Tu sais, ne recommence pas la
plaisanterie des autres soirs, parce que je me
fâcherais », de glisser encore vingt francs dans la
poche de son pantalon la première fois qu’ils se
rencontrèrent.
Quand il les découvrit, il jura « Nom de
Dieu ! » et il les transporta dans son gilet pour les
avoir sous la main, car il se trouvait sans un
centime.
Il apaisait sa conscience par ce raisonnement :
« Je lui rendrai le tout en bloc. Ce n’est en
somme que de l’argent prêté. »
Enfin le caissier du journal, sur ses prières
désespérées, consentit à lui donner cent sous par
jour. C’était tout juste assez pour manger, mais
pas assez pour restituer soixante francs.
Or, comme Clotilde fut reprise de sa rage pour
les excursions nocturnes dans tous les lieux
suspects de Paris, il finit par ne plus s’irriter outre
mesure de trouver un jaunet dans une de ses
poches, un jour même dans sa bottine, et un autre
jour dans la boîte de sa montre, après leurs
202
promenades aventureuses.
Puisqu’elle avait des envies qu’il ne pouvait
satisfaire dans le moment, n’était-il pas naturel
qu’elle les payât plutôt que de s’en priver ?
Il tenait compte d’ailleurs de tout ce qu’il
recevait ainsi, pour le lui restituer un jour.
Un soir elle lui dit : « Croiras-tu que je n’ai
jamais été aux Folies-Bergère ? Veux-tu m’y
mener ? » Il hésita, dans la crainte de rencontrer
Rachel. Puis il pensa : « Bah ! je ne suis pas
marié, après tout. Si l’autre me voit, elle
comprendra la situation et ne me parlera pas.
D’ailleurs, nous prendrons une loge.
Une raison aussi le décida. Il était bien aise de
cette occasion d’offrir à Mme de Marelle une loge
au théâtre sans rien payer. C’était là une sorte de
compensation.
Il laissa d’abord Clotilde dans la voiture pour
aller chercher le coupon afin qu’elle ne vît pas
qu’on le lui offrait, puis il la vint prendre et ils
entrèrent, salués par les contrôleurs.
Une foule énorme encombrait le promenoir.

                    203

Ils eurent grand-peine à passer à travers la cohue
des hommes et des rôdeuses. Ils atteignirent enfin
leur case et s’installèrent, enfermés entre
l’orchestre immobile et le remous de la galerie.
Mais Mme de Marelle ne regardait guère la
scène, uniquement préoccupée des filles qui
circulaient derrière son dos ; et elle se retournait
sans cesse pour les voir, avec une envie de les
toucher, de palper leur corsage, leurs joues, leurs
cheveux, pour savoir comment c’était fait, ces
êtres-là.
Elle dit soudain :
– Il y en a une grosse brune qui nous regarde
tout le temps. J’ai cru tout à l’heure qu’elle allait
nous parler. L’as-tu vue ?
Il répondit :
– Non. Tu dois te tromper.
Mais il l’avait aperçue depuis longtemps déjà.
C’était Rachel qui rôdait autour d’eux avec une
colère dans les yeux et des mots violents sur les
lèvres.
Duroy l’avait frôlée tout à l’heure en

                    204

traversant la foule, et elle lui avait dit :
« Bonjour » tout bas avec un clignement d’œil
qui signifiait : « Je comprends. » Mais il n’avait
point répondu à cette gentillesse dans la crainte
d’être vu par sa maîtresse, et il avait passé
froidement, le front haut, la lèvre dédaigneuse. La
fille, qu’une jalousie inconsciente aiguillonnait
déjà, revint sur ses pas, le frôla de nouveau et
prononça d’une voix plus forte : « Bonjour,
Georges. »
Il n’avait encore rien répondu. Alors elle
s’était obstinée à être reconnue, saluée, et elle
revenait sans cesse derrière la loge, attendant un
moment favorable.
Dès qu’elle s’aperçut que Mme de Marelle la
regardait, elle toucha du bout du doigt l’épaule de
Duroy :
– Bonjour. Tu vas bien ?
Mais il ne se retourna pas.
Elle reprit :
– Eh bien ? es-tu devenu sourd depuis jeudi ?
Il ne répondit point, affectant un air de mépris

                    205

qui l’empêchait de se compromettre, même par
un mot, avec cette drôlesse.
Elle se mit à rire, d’un rire de rage et dit :
– Te voilà donc muet ? Madame t’a peut-être
mordu la langue ?
Il fit un geste furieux, et d’une voix
exaspérée :
– Qu’est-ce qui vous permet de parler ? Filez
ou je vous fais arrêter.
Alors, le regard enflammé, la gorge gonflée,
elle gueula :
– Ah ! c’est comme ça ! Va donc, mufle !
Quand on couche avec une femme, on la salue au
moins. C’est pas une raison parce que t’es avec
une autre pour ne pas me reconnaître aujourd’hui.
Si tu m’avais seulement fait un signe quand j’ai
passé contre toi, tout à l’heure, je t’aurais laissé
tranquille. Mais t’as voulu faire le fier, attends,
va ! Je vais te servir, moi ! Ah ! tu ne me dis
seulement pas bonjour quand je te rencontre…
Elle aurait crié longtemps, mais Mme de
Marelle avait ouvert la porte de la loge et elle se

                    206

sauvait, à travers la foule, cherchant éperdument
la sortie.
Duroy s’était élancé derrière elle et s’efforçait
de la rejoindre.
Alors Rachel les voyant fuir, hurla,
triomphante :
– Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! Elle m’a volé mon
amant.
Des rires coururent dans le public. Deux
messieurs, pour plaisanter, saisirent par les
épaules la fugitive et voulurent l’emmener en
cherchant à l’embrasser. Mais Duroy l’ayant
rattrapée, la dégagea violemment et l’entraîna
dans la rue.
Elle s’élança dans un fiacre vide arrêté devant
l’établissement. Il y sauta derrière elle, et comme
le cocher demandait : « Où faut-il aller,
bourgeois ? » il répondit : « Où vous voudrez. »
La voiture se mit en route lentement, secouée
par les pavés. Clotilde en proie à une sorte de
crise nerveuse, les mains sur sa face, étouffait,
suffoquait ; et Duroy ne savait que faire ni que

dire.

VI

Georges Duroy eut le réveil triste, le

lendemain.
Il s’habilla lentement, puis s’assit devant sa
fenêtre et se mit à réfléchir. Il se sentait, dans tout
le corps, une espèce de courbature, comme s’il
avait reçu, la veille, une volée de coups de bâton.
Enfin, la nécessité de trouver de l’argent
l’aiguillonna et il se rendit chez Forestier.
Son ami le reçut, les pieds au feu, dans son
cabinet.
– Qu’est-ce qui t’a fait lever si tôt ?
– Une affaire très grave. J’ai une dette
d’honneur.
– De jeu ?
Il hésita, puis avoua :
– De jeu.

– Grosse ?

– Cinq cents francs !
Il n’en devait que deux cent quatre-vingt.
Forestier, sceptique, demanda :
– À qui dois-tu ça ?
Duroy ne put pas répondre tout de suite.
– … Mais à… à… à un M. de Carleville.
– Ah ! Et où demeure-t-il ?
– Rue… rue…
Forestier se mit à rire :
– Rue du Cherche-Midi à quatorze heures,
n’est-ce pas ? Je connais ce monsieur-là, mon
cher. Si tu veux vingt francs, j’ai encore ça à ta
disposition, mais pas davantage.
Duroy accepta la pièce d’or.
Puis il alla, de porte en porte, chez toutes les
personnes qu’il connaissait, et il finit par réunir,
vers cinq heures, quatre-vingts francs.
Comme il lui en fallait trouver encore deux
cents, il prit son parti résolument, et, gardant ce

qu’il avait recueilli, il murmura : « Zut, je ne vais
pas me faire de bile pour cette garce-là. Je la
paierai quand je pourrai. »
Pendant quinze jours il vécut d’une vie
économe, réglée et chaste, l’esprit plein de
résolutions énergiques. Puis il fut pris d’un grand
désir d’amour. Il lui semblait que plusieurs
années s’étaient écoulées depuis qu’il n’avait
tenu une femme dans ses bras, et, comme le
matelot qui s’affole en revoyant la terre, toutes
les jupes rencontrées le faisaient frissonner.
Alors il retourna, un soir, aux Folies-Bergère,
avec l’espoir d’y trouver Rachel. Il l’aperçut, en
effet, dès l’entrée, car elle ne quittait guère cet
établissement.
Il alla vers elle souriant, la main tendue. Mais
elle le toisa de la tête aux pieds :
– Qu’est-ce que vous me voulez ?
Il essaya de rire :
– Allons, ne fais pas ta poire.
Elle lui tourna les talons en déclarant :
– Je ne fréquente pas les dos verts.

Elle avait cherché la plus grossière injure. Il

sentit le sang lui empourprer la face, et il rentra
seul.
Forestier, malade, affaibli, toussant toujours,
lui faisait, au journal, une existence pénible,
semblait se creuser l’esprit pour lui trouver des
corvées ennuyeuses. Un jour même, dans un
moment d’irritation nerveuse, et après une longue
quinte d’étouffement, comme Duroy ne lui
apportait point un renseignement demandé, il
grogna : « Cristi, tu es plus bête que je n’aurais
cru. »
L’autre faillit le gifler, mais il se contint et
s’en alla en murmurant : « Toi, je te rattraperai. »
Une pensée rapide lui traversa l’esprit, et il
ajouta : « Je te vas faire cocu, mon vieux. » Et il
s’en alla en se frottant les mains, réjoui par ce
projet.
Il voulut, dès le jour suivant, en commencer
l’exécution. Il fit à Mme Forestier une visite en
éclaireur.
Il la trouva qui lisait un livre, étendue tout au
long sur un canapé.

 Elle lui tendit la main, sans bouger, tournant

seulement la tête, et elle dit :
– Bonjour, Bel-Ami.
Il eut la sensation d’un soufflet reçu :
– Pourquoi m’appelez-vous ainsi ?
Elle répondit en souriant :
– J’ai vu Mme de Marelle l’autre semaine, et
j’ai su comment on vous avait baptisé chez elle.
Il se rassura devant l’air aimable de la jeune
femme. Comment aurait-il pu craindre,
d’ailleurs ?
Elle reprit :
– Vous la gâtez ! Quant à moi, on me vient
voir quand on y pense, les trente-six du mois, ou
peu s’en faut ?
Il s’était assis près d’elle et il la regardait avec
une curiosité nouvelle, une curiosité d’amateur
qui bibelote. Elle était charmante, blonde d’un
blond tendre et chaud, faite pour les caresses ; et
il pensa : « Elle est mieux que l’autre,
certainement. » Il ne doutait point du succès, il

n’aurait qu’à allonger la main, lui semblait-il, et à
la prendre, comme on cueille un fruit.
Il dit résolument :
– Je ne venais point vous voir parce que cela
valait mieux.
Elle demanda, sans comprendre :
– Comment ? Pourquoi ?
– Pourquoi ? Vous ne devinez pas.
– Non, pas du tout.
– Parce que je suis amoureux de vous… oh !
un peu, rien qu’un peu… et que je ne veux pas le
devenir tout à fait…
Elle ne parut ni étonnée, ni choquée, ni
flattée ; elle continuait à sourire du même sourire
indifférent, et elle répondit avec tranquillité :
– Oh ! vous pouvez venir tout de même. On
n’est jamais amoureux de moi longtemps.
Il fut surpris du ton plus encore que des
paroles, et il demanda :
– Pourquoi ?

 – Parce que c’est inutile et que je le fais

comprendre tout de suite. Si vous m’aviez
raconté plus tôt votre crainte, je vous aurais
rassuré et engagé au contraire à venir le plus
possible.
Il s’écria, d’un ton pathétique :
– Avec ça qu’on peut commander aux
sentiments.
Elle se tourna vers lui :
– Mon cher ami, pour moi un homme
amoureux est rayé du nombre des vivants. Il
devient idiot, pas seulement idiot, mais
dangereux. Je cesse, avec les gens qui m’aiment
d’amour, ou qui le prétendent, toute relation
intime, parce qu’ils m’ennuient d’abord, et puis
parce qu’ils me sont suspects comme un chien
enragé qui peut avoir une crise. Je les mets donc
en quarantaine morale jusqu’à ce que leur
maladie soit passée. Ne l’oubliez point. Je sais
bien que chez vous l’amour n’est autre chose
qu’une espèce d’appétit, tandis que chez moi ce
serait, au contraire, une espèce de… de… de
communion des âmes qui n’entre pas dans la

religion des hommes. Vous en comprenez la
lettre, et moi l’esprit. Mais… regardez-moi bien
en face…
Elle ne souriait plus. Elle avait un visage
calme et froid et elle dit en appuyant sur chaque
mot :
– Je ne serai jamais, jamais votre maîtresse,
entendez-vous. Il est donc absolument inutile, il
serait même mauvais pour vous de persister dans
ce désir… Et maintenant que… l’opération est
faite… voulez-vous que nous soyons amis, bons
amis, mais là, de vrais amis, sans arrière-pensée ?
Il avait compris que toute tentative resterait
stérile devant cette sentence sans appel. Il en prit
son parti tout de suite, franchement, et, ravi de
pouvoir se faire cette alliée dans l’existence, il lui
tendit les deux mains :
– Je suis à vous, madame, comme il vous
plaira.
Elle sentit la sincérité de la pensée dans la
voix, et elle donna ses mains.
Il les baisa, l’une après l’autre, puis il dit

simplement en relevant la tête :
– Cristi, si j’avais trouvé une femme comme
vous, avec quel bonheur je l’aurais épousée !
Elle fut touchée, cette fois, caressée par cette
phrase comme les femmes le sont par les
compliments qui trouvent leur cœur, et elle lui
jeta un de ces regards rapides et reconnaissants
qui nous font leurs esclaves.
Puis, comme il ne trouvait pas de transition
pour reprendre la conversation, elle prononça,
d’une voix douce, en posant un doigt sur son
bras :
– Et je vais commencer tout de suite mon
métier d’amie. Vous êtes maladroit, mon cher…
Elle hésita, et demanda :
– Puis-je parler librement ?
– Oui.
– Tout à fait ?
– Tout à fait.
– Eh bien ! allez donc voir Mme Walter, qui
vous apprécie beaucoup, et plaisez-lui. Vous

trouverez à placer par là vos compliments, bien
qu’elle soit honnête, entendez-moi bien, tout à
fait honnête. Oh ! pas d’espoir de… de maraudage
non plus de ce côté. Vous y pourrez trouver
mieux, en vous faisant bien voir. Je sais que vous
occupez encore dans le journal une place
inférieure. Mais ne craignez rien, ils reçoivent
tous les rédacteurs avec la même bienveillance.
Allez-y croyez-moi.

Il dit, en souriant :
– Merci, vous êtes un ange… un ange gardien.
Puis ils parlèrent de choses et d’autres.
Il resta longtemps, voulant prouver qu’il avait
plaisir à se trouver près d’elle ; et, en la quittant,
il demanda encore :
– C’est entendu, nous sommes des amis ?
– C’est entendu.
Comme il avait senti l’effet de son
compliment, tout à l’heure, il l’appuya, ajoutant :
– Et si vous devenez jamais veuve, je
m’inscris.

 Puis il se sauva bien vite pour ne point lui

laisser le loisir de se fâcher.
Une visite à Mme Walter gênait un peu Duroy,
car il n’avait point été autorisé à se présenter chez
elle, et il ne voulait pas commettre de maladresse.
Le patron lui témoignait de la bienveillance,
appréciait ses services, l’employait de préférence
aux besognes difficiles ; pourquoi ne profiterait-il
pas de cette faveur pour pénétrer dans la maison ?
Un jour donc, s’étant levé de bonne heure, il
se rendit aux halles au moment des ventes, et il se
procura, moyennant une dizaine de francs, une
vingtaine d’admirables poires. Les ayant ficelées
avec soin dans une bourriche pour faire croire
qu’elles venaient de loin, il les porta chez le
concierge de la patronne avec sa carte où il avait
écrit :

              Georges Duroy

prie humblement Mme Walter d’accepter ces
quelques fruits qu’il a reçus ce matin de
Normandie.

 Il trouva le lendemain dans sa boîte aux

lettres, au journal, une enveloppe contenant, en
retour, la carte de Mme Walter qui remerciait bien
vivement M. Georges Duroy, et restait chez elle
tous les samedis.
Le samedi suivant, il se présenta.
M. Walter habitait, boulevard Malesherbes,
une maison double lui appartenant, et dont une
partie était louée, procédé économique de gens
pratiques. Un seul concierge, gîté entre les deux
portes cochères, tirait le cordon pour le
propriétaire et pour le locataire, et donnait à
chacune des entrées un grand air d’hôtel riche et
comme il faut par sa belle tenue de suisse
d’église, ses gros mollets emmaillotés en des bas
blancs, et son vêtement de représentation à
boutons d’or et à revers écarlates.
Les salons de réception étaient au premier
étage, précédés d’une antichambre tendue de
tapisseries et enfermée par des portières. Deux
valets sommeillaient sur des sièges. Un d’eux prit
le pardessus de Duroy, et l’autre s’empara de sa

canne, ouvrit une porte, devança de quelques pas
le visiteur, puis, s’effaçant, le laissa passer en
criant son nom dans un appartement vide.
Le jeune homme, embarrassé, regardait de
tous les côtés, quand il aperçut dans une glace des
gens assis et qui semblaient fort loin. Il se trompa
d’abord de direction, le miroir ayant égaré son
œil, puis il traversa encore deux salons vides pour
arriver dans une sorte de petit boudoir tendu de
soie bleue à boutons d’or où quatre dames
causaient à mi-voix autour d’une table ronde qui
portait des tasses de thé.
Malgré l’assurance qu’il avait gagnée dans son
existence parisienne et surtout dans son métier de
reporter qui le mettait incessamment en contact
avec des personnages marquants, Duroy se
sentait un peu intimidé par la mise en scène de
l’entrée et par la traversée des salons déserts.
Il balbutia : « Madame, je me suis permis… »
en cherchant de l’œil la maîtresse de la maison.
Elle lui tendit la main, qu’il prit en s’inclinant,
et lui ayant dit : « Vous êtes fort aimable,
monsieur, de venir me voir », elle lui montra un

siège où, voulant s’asseoir, il se laissa tomber,
l’ayant cru beaucoup plus haut.
On s’était tu. Une des femmes se remit à
parler. Il s’agissait du froid qui devenait violent,
pas assez cependant pour arrêter l’épidémie de
fièvre typhoïde ni pour permettre de patiner. Et
chacune donna son avis sur cette entrée en scène
de la gelée à Paris ; puis elles exprimèrent leurs
préférences dans les saisons, avec toutes les
raisons banales qui traînent dans les esprits
comme la poussière dans les appartements.

Un bruit léger de porte fit retourner la tête de
Duroy, et il aperçut, à travers deux glaces sans
tain, une grosse dame qui s’en venait. Dès qu’elle
apparut dans le boudoir, une des visiteuses se
leva, serra les mains, puis partit ; et le jeune
homme suivit du regard, par les autres salons, son
dos noir où brillaient des perles de jais.
Quand l’agitation de ce changement de
personnes se fut calmée, on parla spontanément,
sans transition, de la question du Maroc et de la
guerre en Orient, et aussi des embarras de
l’Angleterre à l’extrémité de l’Afrique.

Ces dames discutaient ces choses de mémoire,

comme si elles eussent récité une comédie
mondaine et convenable, répétée bien souvent.
Une nouvelle entrée eut lieu, celle d’une petite
blonde frisée, qui détermina la sortie d’une
grande personne sèche, entre deux âges.
Et on parla des chances qu’avait M. Linet pour
entrer à l’Académie. La nouvelle venue pensait
fermement qu’il serait battu par M. Cabanon-
Lebas, l’auteur de la belle adaptation en vers
français de Don Quichotte pour le théâtre.
– Vous savez que ce sera joué à l’Odéon
l’hiver prochain !
– Ah ! vraiment. J’irai certainement voir cette
tentative très littéraire.
Mme Walter répondait gracieusement, avec
calme et indifférence, sans hésiter jamais sur ce
qu’elle devait dire, son opinion étant toujours
prête d’avance.
Mais elle s’aperçut que la nuit venait et elle
sonna pour les lampes, tout en écoutant la
causerie qui coulait comme un ruisseau de

guimauve, et en pensant qu’elle avait oublié de
passer chez le graveur pour les cartes d’invitation
du prochain dîner.
Elle était un peu trop grasse, belle encore, à
l’âge dangereux où la débâcle est proche. Elle se
maintenait à force de soins, de précautions,
d’hygiène et de pâtes pour la peau. Elle semblait
sage en tout, modérée et raisonnable, une de ces
femmes dont l’esprit est aligné comme un jardin
français. On y circule sans surprise, tout en y
trouvant un certain charme. Elle avait de la
raison, une raison fine, discrète et sûre, qui lui
tenait lieu de fantaisie, de la bonté, du
dévouement, et une bienveillance tranquille, large
pour tout le monde et pour tout.
Elle remarqua que Duroy n’avait rien dit,
qu’on ne lui avait point parlé, et qu’il semblait un
peu contraint ; et comme ces dames n’étaient
point sorties de l’Académie, ce sujet préféré les
retenant toujours longtemps, elle demanda :
– Et vous qui devez être renseigné mieux que
personne, monsieur Duroy, pour qui sont vos
préférences ?

Il répondit sans hésiter :

– Dans cette question, madame, je
n’envisagerais jamais le mérite, toujours
contestable, des candidats, mais leur âge et leur
santé. Je ne demanderais point leurs titres, mais
leur mal. Je ne rechercherais point s’ils ont fait
une traduction rimée de Lope de Vega, mais
j’aurais soin de m’informer de l’état de leur foie,
de leur cœur, de leurs reins et de leur moelle
épinière. Pour moi, une bonne hypertrophie, une
bonne albuminurie, et surtout un bon
commencement d’ataxie locomotrice vaudraient
cent fois mieux que quarante volumes de
digressions sur l’idée de patrie dans la poésie
barbaresque.
Un silence étonné suivit cette opinion.
Mme Walter, souriant, reprit :
– Pourquoi donc ?
Il répondit :
– Parce que je ne cherche jamais que le plaisir
qu’une chose peut causer aux femmes. Or,
madame, l’Académie n’a vraiment d’intérêt pour

vous que lorsqu’un académicien meurt. Plus il en
meurt, plus vous devez être heureuses. Mais pour
qu’ils meurent vite, il faut les nommer vieux et
malades.
Comme on demeurait un peu surpris, il
ajouta :
– Je suis comme vous d’ailleurs et j’aime
beaucoup lire dans les échos de Paris le décès
d’un académicien. Je me demande tout de suite :
« Qui va le remplacer ? » Et je fais ma liste. C’est
un jeu, un petit jeu très gentil auquel on joue dans
tous les salons parisiens à chaque trépas
d’immortel : « Le jeu de la mort et des quarante
vieillards. »
Ces dames, un peu déconcertées encore,
commençaient cependant à sourire, tant était juste
sa remarque.

Il conclut, en se levant :
– C’est vous qui les nommez, mesdames, et
vous ne les nommez que pour les voir mourir.
Choisissez-les donc vieux, très vieux, le plus
vieux possible, et ne vous occupez jamais du

reste.
Puis il s’en alla avec beaucoup de grâce.
Dès qu’il fut parti, une des femmes déclara :
– Il est drôle, ce garçon. Qui est-ce ?
Mme Walter répondit :
– Un de nos rédacteurs, qui ne fait encore que
la menue besogne du journal, mais je ne doute
pas qu’il arrive vite.
Duroy descendait le boulevard Malesherbes
gaiement, à grands pas dansants, content de sa
sortie et murmurant : « Bon départ. »
Il se réconcilia avec Rachel, ce soir-là.
La semaine suivante lui apporta deux
événements. Il fut nommé chef des échos et
invité à dîner chez Mme Walter. Il vit tout de suite
un lien entre les deux nouvelles.
La Vie Française était avant tout un journal
d’argent, le patron étant un homme d’argent à qui
la presse et la députation avaient servi de leviers.
Se faisant de la bonhomie une arme, il avait
toujours manœuvré sous un masque souriant de

brave homme, mais il n’employait à ses
besognes, quelles qu’elles fussent, que des gens
qu’il avait tâtés, éprouvés, flairés, qu’il sentait
retors, audacieux et souples. Duroy, nommé chef
des échos, lui semblait un garçon précieux.
Cette fonction avait été remplie jusque-là par
le secrétaire de la rédaction, M. Boisrenard, un
vieux journaliste correct, ponctuel et méticuleux
comme un employé. Depuis trente ans il avait été
secrétaire de la rédaction de onze journaux
différents, sans modifier en rien sa manière de
faire ou de voir. Il passait d’une rédaction dans
une autre comme on change de restaurant,
s’apercevant à peine que la cuisine n’avait pas
tout à fait le même goût. Les opinions politiques
et religieuses lui demeuraient étrangères. Il était
dévoué au journal quel qu’il fût, entendu dans la
besogne, et précieux par son expérience. Il
travaillait comme un aveugle qui ne voit rien,
comme un sourd qui n’entend rien, et comme un
muet qui ne parle jamais de rien. Il avait
cependant une grande loyauté professionnelle, et
ne se fût point prêté à une chose qu’il n’aurait pas
jugée honnête, loyale et correcte, du point de vue

spécial de son métier.
M. Walter, qui l’appréciait cependant, avait
souvent désiré un autre homme pour lui confier
les échos, qui sont, disait-il, la moelle du journal.
C’est par eux qu’on lance les nouvelles, qu’on
fait courir les bruits, qu’on agit sur le public et
sur la rente. Entre deux soirées mondaines, il faut
savoir glisser, sans avoir l’air de rien, la chose
importante, plutôt insinuée que dite. Il faut, par
des sous-entendus, laisser deviner ce qu’on veut,
démentir de telle sorte que la rumeur s’affirme,
ou affirmer de telle manière que personne ne
croie au fait annoncé. Il faut que, dans les échos,
chacun trouve chaque jour une ligne au moins qui
l’intéresse, afin que tout le monde les lise. Il faut
penser à tout et à tous, à tous les mondes, à toutes
les professions, à Paris et à la Province, à l’armée
et aux peintres, au clergé et à l’Université, aux
magistrats et aux courtisanes.
L’homme qui les dirige et qui commande au
bataillon des reporters doit être toujours en éveil,
et toujours en garde, méfiant, prévoyant, rusé,
alerte et souple, armé de toutes les astuces et

doué d’un flair infaillible pour découvrir la
nouvelle fausse du premier coup d’œil, pour juger
ce qui est bon à dire et bon à celer, pour deviner
ce qui portera sur le public ; et il doit savoir le
présenter de telle façon que l’effet en soit
multiplié.
M. Boisrenard, qui avait pour lui une longue
pratique, manquait de maîtrise et de chic ; il
manquait surtout de la rouerie native qu’il fallait
pour pressentir chaque jour les idées secrètes du
patron.
Duroy devait faire l’affaire en perfection, et il
complétait admirablement la rédaction de cette
feuille « qui naviguait sur les fonds de l’État et
sur les bas-fonds de la politique », selon
l’expression de Norbert de Varenne.
Les inspirateurs et véritables rédacteurs de La
Vie Française étaient une demi-douzaine de
députés intéressés dans toutes les spéculations
que lançait ou que soutenait le directeur. On les
nommait à la Chambre « la bande à Walter » et
on les enviait parce qu’ils devaient gagner de
l’argent avec lui et par lui.

Forestier, rédacteur politique, n’était que

l’homme de paille de ces hommes d’affaires,
l’exécuteur des intentions suggérées par eux. Ils
lui soufflaient ses articles de fond, qu’il allait
toujours écrire chez lui pour être tranquille,
disait-il.
Mais, afin de donner au journal une allure
littéraire et parisienne, on y avait attaché deux
écrivains célèbres en des genres différents,
Jacques Rival, chroniqueur d’actualité, et Norbert
de Varenne, poète et chroniqueur fantaisiste, ou
plutôt conteur, suivant la nouvelle école.
Puis on s’était procuré, à bas prix, des
critiques d’art, de peinture, de musique, de
théâtre, un rédacteur criminaliste et un rédacteur
hippique, parmi la grande tribu mercenaire des
écrivains à tout faire. Deux femmes du monde,
« Domino rose » et « Patte blanche », envoyaient
des variétés mondaines, traitaient les questions de
mode, de vie élégante, d’étiquette, de savoir-
vivre, et commettaient des indiscrétions sur les
grandes dames.
Et La Vie Française « naviguait sur les fonds

et bas-fonds », manœuvrée par toutes ces mains
différentes.
Duroy était dans toute la joie de sa nomination
aux fonctions de chef des échos quand il reçut un
petit carton gravé, où il lut :

M. et Mme Walter prient Monsieur Georges
Duroy de leur faire le plaisir de venir dîner chez
eux le jeudi 20 janvier.

Cette nouvelle faveur, tombant sur l’autre,
l’emplit d’une telle joie qu’il baisa l’invitation
comme il eût fait d’une lettre d’amour. Puis il alla
trouver le caissier pour traiter la grosse question
des fonds.
Un chef des échos a généralement son budget
sur lequel il paie ses reporters et les nouvelles,
bonnes ou médiocres, apportées par l’un ou
l’autre, comme les jardiniers apportent leurs
fruits chez un marchand de primeurs.
Douze cents francs par mois, au début, étaient
alloués à Duroy, qui se proposait bien d’en garder

une forte partie.
Le caissier, sur ses représentations pressantes,
avait fini par lui avancer quatre cents francs. Il
eut, au premier moment, l’intention formelle de
renvoyer à Mme de Marelle les deux cent quatre-
vingts francs qu’il lui devait, mais il réfléchit
presque aussitôt qu’il ne lui resterait plus entre
les mains que cent vingt francs, somme tout à fait
insuffisante pour faire marcher, d’une façon
convenable, son nouveau service, et il remit cette
restitution à des temps plus éloignés.
Pendant deux jours, il s’occupa de son
installation, car il héritait d’une table particulière
et de casiers à lettres, dans la vaste pièce
commune à toute la rédaction. Il occupait un bout
de cette pièce, tandis que Boisrenard, dont les
cheveux d’un noir d’ébène, malgré son âge,
étaient toujours penchés sur une feuille de papier,
tenait l’autre bout.
La longue table du centre appartenait aux
rédacteurs volants. Généralement elle servait de
banc pour s’asseoir, soit les jambes pendantes le
long des bords, soit à la turque sur le milieu. Ils

étaient quelquefois cinq ou six accroupis sur cette
table, et jouant au bilboquet avec persévérance,
dans une pose de magots chinois.
Duroy avait fini par prendre goût à ce
divertissement, et il commençait à devenir fort,
sous la direction et grâce aux conseils de Saint-
Potin.
Forestier, de plus en plus souffrant, lui avait
confié son beau bilboquet en bois des îles, le
dernier acheté, qu’il trouvait un peu lourd, et
Duroy manœuvrait d’un bras vigoureux la grosse
boule noire au bout de sa corde, en comptant tout
bas : « Un – deux – trois – quatre – cinq – six. »
Il arriva justement, pour la première fois, à
faire vingt points de suite, le jour même où il
devait dîner chez Mme Walter. « Bonne journée,
pensa-t-il, j’ai tous les succès. » Car l’adresse au
bilboquet conférait vraiment une sorte de
supériorité dans les bureaux de La Vie Française.
Il quitta la rédaction de bonne heure pour
avoir le temps de s’habiller, et il remontait la rue
de Londres quand il vit trotter devant lui une
petite femme qui avait la tournure de Mme de

Marelle. Il sentit une chaleur lui monter au
visage, et son cœur se mit à battre. Il traversa la
rue pour la regarder de profil. Elle s’arrêta pour
traverser aussi. Il s’était trompé ; il respira.
Il s’était souvent demandé comment il devrait
se comporter en la rencontrant face à face. La
saluerait-il, ou bien aurait-il l’air de ne la point
voir ?
« Je ne la verrais pas », pensa-t-il.
Il faisait froid, les ruisseaux gelés gardaient
des empâtements de glace. Les trottoirs étaient
secs et gris sous la lueur du gaz.
Quand le jeune homme entra chez lui, il
songea : « Il faut que je change de logement. Cela
ne me suffit plus maintenant. » Il se sentait
nerveux et gai, capable de courir sur les toits, et il
répétait tout haut, en allant de son lit à la fenêtre :
« C’est la fortune qui arrive ! c’est la fortune ! Il
faudra que j’écrive à papa. »
De temps en temps, il écrivait à son père ; et la
lettre apportait toujours une joie vive dans le petit
cabaret normand, au bord de la route, au haut de

la grande côte d’où l’on domine Rouen et la large
vallée de la Seine.

De temps en temps aussi il recevait une
enveloppe bleue dont l’adresse était tracée d’une
grosse écriture tremblée, et il lisait infailliblement
les mêmes lignes au début de la lettre paternelle :

Mon cher fils, la présente est pour te dire que
nous allons bien, ta mère et moi. Pas grand-
chose de nouveau dans le pays. Je t’apprendrai
cependant…

Et il gardait au cœur un intérêt pour les choses

du village, pour les nouvelles des voisins et pour
l’état des terres et des récoltes.
Il se préparait, en nouant sa cravate blanche
devant sa petite glace : « Il faut que j’écrive à
papa dès demain. S’il me voyait, ce soir, dans la
maison où je vais, serait-il épaté, le vieux !
Sacristi, je ferai tout à l’heure un dîner comme il
n’en a jamais fait. » Et il revit brusquement la
cuisine noire de là-bas, derrière la salle de café

vide, les casseroles jetant des lueurs jaunes le
long des murs, le chat dans la cheminée, le nez au
feu, avec sa pose de Chimère accroupie, la table
de bois graissée par le temps et par les liquides
répandus, une soupière fumant au milieu, et une
chandelle allumée entre deux assiettes. Et il les
aperçut aussi l’homme et la femme, le père et la
mère, les deux paysans aux gestes lents,
mangeant la soupe à petites gorgées. Il
connaissait les moindres plis de leurs vieilles
figures, les moindres mouvements de leurs bras et
de leur tête. Il savait même ce qu’ils se disaient,
chaque soir, en soupant face à face.
Il pensa encore : « Il faudra pourtant que je
finisse par aller les voir. » Mais comme sa toilette
était terminée, il souffla sa lumière et descendit.
Le long du boulevard extérieur, des filles
l’accostèrent. Il leur répondait en dégageant son
bras : « Fichez-moi donc la paix ! » avec un
dédain violent, comme si elles l’eussent insulté,
méconnu… Pour qui le prenaient-elles ? Ces
rouleuses-là ne savaient donc point distinguer les
hommes ? La sensation de son habit noir endossé

pour aller dîner chez des gens très riches, très
connus, très importants, lui donnait le sentiment
d’une personnalité nouvelle, la conscience d’être
devenu un autre homme, un homme du monde,
du vrai monde.
Il entra avec assurance dans l’antichambre
éclairée par les hautes torchères de bronze et il
remit, d’un geste naturel, sa canne et son
pardessus aux deux valets qui s’étaient approchés
de lui.
Tous les salons étaient illuminés. Mme Walter
recevait dans le second, le plus grand. Elle
l’accueillit avec un sourire charmant, et il serra la
main des deux hommes arrivés avant lui, M.
Firmin et M. Laroche-Mathieu, députés,
rédacteurs anonymes de La Vie Française. M.
Laroche-Mathieu avait dans le journal une
autorité spéciale provenant d’une grande
influence sur la Chambre. Personne ne doutait
qu’il fût ministre un jour.
Puis arrivèrent les Forestier, la femme en rose,
et ravissante. Duroy fut stupéfait de la voir intime
avec les deux représentants du pays. Elle causa

tout bas, au coin de la cheminée, pendant plus de
cinq minutes, avec M. Laroche-Mathieu. Charles
paraissait exténué. Il avait beaucoup maigri
depuis un mois, et il toussait sans cesse en
répétant : « Je devrais me décider à aller finir
l’hiver dans le Midi. »
Norbert de Varenne et Jacques Rival
apparurent ensemble. Puis une porte s’étant
ouverte au fond de l’appartement, M. Walter
entra avec deux grandes jeunes filles de seize à
dix-huit ans, une laide et l’autre jolie.
Duroy savait pourtant que le patron était père
de famille, mais il fut saisi d’étonnement. Il
n’avait jamais songé aux filles de son directeur
que comme on songe aux pays lointains qu’on ne
verra jamais. Et puis il se les était figurées toutes
petites et il voyait des femmes. Il en ressentait le
léger trouble moral que produit un changement à
vue.
Elles lui tendirent la main, l’une après l’autre,
après la présentation, et elles allèrent s’asseoir à
une petite table qui leur était sans doute réservée,
où elles se mirent à remuer un tas de bobines de
soie dans une bannette.
On attendait encore quelqu’un, et on
demeurait silencieux, dans cette sorte de gêne qui
précède les dîners entre gens qui ne se trouvent
pas dans la même atmosphère d’esprit, après les
occupations différentes de leur journée.
Duroy ayant levé par désœuvrement les yeux
vers le mur, M. Walter lui dit, de loin, avec un
désir visible de faire valoir son bien : « Vous
regardez mes tableaux ? » Le mes sonna. « Je vais
vous les montrer. » Et il prit une lampe pour
qu’on pût distinguer tous les détails.
« Ici les paysages », dit-il.
Au centre du panneau on voyait une grande
toile de Guillemet, une plage de Normandie sous
un ciel d’orage. Au-dessous, un bois de
Harpignies, puis une plaine d’Algérie, par
Guillaumet, avec un chameau à l’horizon, un
grand chameau sur ses hautes jambes, pareil à un
étrange monument.
M. Walter passa au mur voisin et annonça,
avec un ton sérieux, comme un maître de

cérémonies : « La grande peinture. » C’étaient
quatre toiles : une Visite d’Hôpital, par Gervex ;
une Moissonneuse, par Bastien-Lepage ; une
Veuve, par Bouguereau, et une Exécution, par
Jean-Paul Laurens. Cette dernière œuvre
représentait un prêtre vendéen fusillé contre le
mur de son église par un détachement de Bleus.

Un sourire passa sur la figure grave du patron
en indiquant le panneau suivant : « Ici les
fantaisistes. » On apercevait d’abord une petite
toile de Jean Béraud, intitulée : Le Haut et le Bas.
C’était une jolie Parisienne montant l’escalier
d’un tramway en marche. Sa tête apparaissait au
niveau de l’impériale, et les messieurs assis sur
les bancs découvraient, avec une satisfaction
avide, le jeune visage qui venait vers eux, tandis
que les hommes debout sur la plate-forme du bas
considéraient les jambes de la jeune femme avec
une expression différente de dépit et de
convoitise.
M. Walter tenait la lampe à bout de bras, et
répétait en riant d’un rire polisson : « Hein ? Est-
ce drôle ? est-ce drôle ? »

 Puis il éclaira : Un sauvetage, par Lambert.
Au milieu d’une table desservie, un jeune chat,

assis sur son derrière, examinait avec étonnement
et perplexité une mouche se noyant dans un verre
d’eau. Il avait une patte levée, prêt à cueillir
l’insecte d’un coup rapide. Mais il n’était point
décidé. Il hésitait. Que ferait-il ?
Puis le patron montra un Detaille : La Leçon,
qui représentait un soldat dans une caserne,
apprenant à un caniche à jouer du tambour, et il
déclara : « En voilà de l’esprit ! »
Duroy riait d’un rire approbateur et
s’extasiait : « Comme c’est charmant, comme
c’est charmant, char… » Il s’arrêta net, en
entendant derrière lui la voix de Mme de Marelle
qui venait d’entrer.
Le patron continuait à éclairer les toiles, en les
expliquant.
Il montrait maintenant une aquarelle de
Maurice Leloir : L’Obstacle. C’était une chaise à
porteurs arrêtée, la rue se trouvant barrée par une
bataille entre deux hommes du peuple, deux

gaillards luttant comme des hercules. Et on voyait
sortir par la fenêtre de la chaise un ravissant
visage de femme qui regardait… qui regardait…
sans impatience, sans peur, et avec une certaine
admiration le combat de ces deux brutes.
M. Walter disait toujours : « J’en ai d’autres
dans les pièces suivantes, mais ils sont de gens
moins connus, moins classés. Ici c’est mon Salon
carré. J’achète des jeunes en ce moment, des tout
jeunes, et je les mets en réserve dans les
appartements intimes, en attendant le moment où
les auteurs seront célèbres. » Puis il prononça
tout bas : « C’est l’instant d’acheter des tableaux.
Les peintres crèvent de faim. Ils n’ont pas le sou,
pas le sou… »
Mais Duroy ne voyait rien, entendait sans
comprendre. Mme de Marelle était là, derrière lui.
Que devait-il faire ? S’il la saluait, n’allait-elle
point lui tourner le dos ou lui jeter quelque
insolence ? S’il ne s’approchait pas d’elle, que
penserait-on ?
Il se dit : « Je vais toujours gagner du temps. »
Il était tellement ému qu’il eut l’idée un moment

de simuler une indisposition subite qui lui
permettrait de s’en aller.
La visite des murs était finie. Le patron alla
reposer sa lampe et saluer la dernière venue,
tandis que Duroy recommençait tout seul
l’examen des toiles comme s’il ne se fût pas lassé
de les admirer.
Il avait l’esprit bouleversé. Que devait-il
faire ? Il entendait les voix, il distinguait la
conversation. Mme Forestier l’appela : « Dites
donc, monsieur Duroy. » Il courut vers elle.
C’était pour lui recommander une amie qui
donnait une fête et qui aurait bien voulu une
citation dans les Échos de La Vie Française.
Il balbutiait : « Mais certainement, madame,
certainement… »
Mme de Marelle se trouvait maintenant tout
près de lui. Il n’osait point se retourner pour s’en
aller.
Tout à coup, il se crut devenu fou ; elle avait
dit, à haute voix :
– Bonjour, Bel-Ami. Vous ne me reconnaissez

donc plus ?
Il pivota sur ses talons avec rapidité. Elle se
tenait debout devant lui, souriante, l’œil plein de
gaieté et d’affection. Et elle lui tendit la main.
Il la prit en tremblant, craignant encore
quelque ruse et quelque perfidie. Elle ajouta, avec
sérénité :
– Que devenez-vous ? On ne vous voit plus.
Il bégayait, sans parvenir à reprendre son
sang-froid :
– Mais j’ai eu beaucoup à faire, madame,
beaucoup à faire. M. Walter m’a confié un
nouveau service qui me donne énormément
d’occupation.
Elle répondit, en le regardant toujours en face,
sans qu’il pût découvrir dans son œil autre chose
que de la bienveillance :
– Je le sais. Mais ce n’est pas une raison pour
oublier vos amis.
Ils furent séparés par une grosse dame qui
entrait, une grosse dame décolletée, aux bras
rouges, aux joues rouges, vêtue et coiffée avec

prétention, et marchant si lourdement qu’on
sentait, à la voir aller, le poids et l’épaisseur de
ses cuisses.
Comme on paraissait la traiter avec beaucoup
d’égards, Duroy demanda à Mme Forestier :
– Quelle est cette personne ?
– La vicomtesse de Percemur, celle qui signe :
« Patte blanche ».
Il fut stupéfait et saisi par une envie de rire :
« Patte blanche ! Patte blanche ! Moi qui voyais,
en pensée, une jeune femme comme vous ! C’est
ça, Patte blanche ? Ah ! elle est bien bonne ! bien
bonne ! »
Un domestique apparut dans la porte et
annonça :
« Madame est servie. »
Le dîner fut banal et gai, un de ces dîners où
l’on parle de tout sans rien dire. Duroy se trouvait
entre la fille aînée du patron, la laide, Mlle Rose,
et Mme de Marelle. Ce dernier voisinage le gênait
un peu, bien qu’elle eût l’air fort à l’aise et causât
avec son esprit ordinaire. Il se trouva d’abord

contraint, hésitant, comme un musicien qui a
perdu le ton. Peu à peu, cependant, l’assurance
lui revenait, et leurs yeux, se rencontrant sans
cesse, s’interrogeaient, mêlaient leurs regards
d’une façon intime, presque sensuelle, comme
autrefois.

Tout à coup, il crut sentir, sous la table,
quelque chose effleurer son pied. Il avança
doucement la jambe et rencontra celle de sa
voisine qui ne recula point à ce contact. Ils ne
parlaient pas, en ce moment, tournés tous deux
vers leurs autres voisins.
Duroy, le cœur battant, poussa un peu plus son
genou. Une pression légère lui répondit. Alors il
comprit que leurs amours recommençaient.
Que dirent-ils ensuite ? Pas grand-chose ; mais
leurs lèvres frémissaient chaque fois qu’ils se
regardaient.
Le jeune homme, cependant, voulant être
aimable pour la fille de son patron, lui adressait
une phrase de temps en temps. Elle y répondait,
comme l’aurait fait sa mère, n’hésitant jamais sur
ce qu’elle devait dire.

 À la droite de M. Walter, la vicomtesse de

Percemur prenait des allures de princesse ; et
Duroy, s’égayant à la regarder, demanda tout bas
à Mme de Marelle :
– Est-ce que vous connaissez l’autre, celle qui
signe : « Domino rose » ?
– Oui, parfaitement : la baronne de Livar !
– Est-elle du même cru ?
– Non. Mais aussi drôle. Une grande sèche,
soixante ans, frisons faux, dents à l’anglaise,
esprit de la Restauration, toilettes même époque.
– Où ont-ils déniché ces phénomènes de
lettres ?
– Les épaves de la noblesse sont toujours
recueillies par les bourgeois parvenus.
– Pas d’autre raison ?
– Aucune autre.
Puis une discussion politique commença entre
le patron, les deux députés, Norbert de Varenne
et Jacques Rival ; et elle dura jusqu’au dessert.
Quand on fut retourné dans le salon, Duroy

s’approcha de nouveau de Mme de Marelle, et, la
regardant au fond des yeux :
– Voulez-vous que je vous reconduise, ce
soir ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Parce que M. Laroche-Mathieu, qui est mon
voisin, me laisse à ma porte chaque fois que je
dîne ici.
– Quand vous verrai-je ?
– Venez déjeuner avec moi, demain.
Et ils se séparèrent sans rien dire de plus.
Duroy ne resta pas tard, trouvant monotone la
soirée. Comme il descendait l’escalier, il rattrapa
Norbert de Varenne qui venait aussi de partir. Le
vieux poète lui prit le bras. N’ayant plus de
rivalité à redouter dans le journal, leur
collaboration étant essentiellement différente, il
témoignait maintenant au jeune homme une
bienveillance d’aïeul.
– Eh bien ! vous allez me reconduire un bout

de chemin ? dit-il.
Duroy répondit :
– Avec joie, cher maître.
Et ils se mirent en route, en descendant le
boulevard Malesherbes, à petits pas.
Paris était presque désert cette nuit-là, une nuit
froide, une de ces nuits qu’on dirait plus vastes
que les autres, où les étoiles sont plus hautes, où
l’air semble apporter dans ses souffles glacés
quelque chose venu de plus loin que les astres.
Les deux hommes ne parlèrent point dans les
premiers moments. Puis Duroy, pour dire quelque
chose, prononça :
– Ce M. Laroche-Mathieu a l’air fort
intelligent et fort instruit.
Le vieux poète murmura :
– Vous trouvez ?
Le jeune homme, surpris, hésitait :
– Mais oui ; il passe d’ailleurs pour un des
hommes les plus capables de la Chambre.
– C’est possible. Dans le royaume des

aveugles les borgnes sont rois. Tous ces gens-là,
voyez-vous, sont des médiocres, parce qu’ils ont
l’esprit entre deux murs, l’argent et la politique.
Ce sont des cuistres, mon cher, avec qui il est
impossible de parler de rien, de rien de ce que
nous aimons. Leur intelligence est à fond de vase,
ou plutôt à fond de dépotoir, comme la Seine à
Asnières.
» Ah ! c’est qu’il est difficile de trouver un
homme qui ait de l’espace dans la pensée, qui
vous donne la sensation de ces grandes haleines
du large qu’on respire sur les côtes de la mer.
J’en ai connu quelques-uns, ils sont morts.
Norbert de Varenne parlait d’une voix claire,
mais retenue, qui aurait sonné dans le silence de
la nuit s’il l’avait laissée s’échapper. Il semblait
surexcité et triste, d’une de ces tristesses qui
tombent parfois sur les âmes et les rendent
vibrantes comme la terre sous la gelée.
Il reprit :
– Qu’importe, d’ailleurs, un peu plus ou un
peu moins de génie, puisque tout doit finir !

Et il se tut. Duroy, qui se sentait le cœur gai,
ce soir-là, dit, en souriant :
– Vous avez du noir, aujourd’hui, cher maître.
Le poète répondit.
– J’en ai toujours, mon enfant, et vous en
aurez autant que moi dans quelques années. La
vie est une côte. Tant qu’on monte, on regarde le
sommet, et on se sent heureux ; mais, lorsqu’on
arrive en haut, on aperçoit tout d’un coup la
descente, et la fin qui est la mort. Ça va lentement
quand on monte, mais ça va vite quand on
descend. À votre âge, on est joyeux. On espère
tant de choses, qui n’arrivent jamais d’ailleurs.
Au mien, on n’attend plus rien… que la mort.
Duroy se mit à rire :
– Bigre, vous me donnez froid dans le dos.
Norbert de Varenne reprit :
– Non, vous ne me comprenez pas
aujourd’hui, mais vous vous rappellerez plus tard
ce que je vous dis en ce moment.
» Il arrive un jour, voyez-vous, et il arrive de
bonne heure pour beaucoup, où c’est fini de rire,

comme on dit, parce que derrière tout ce qu’on
regarde, c’est la mort qu’on aperçoit.
» Oh ! vous ne comprenez même pas ce mot-
là, vous, la mort. À votre âge, ça ne signifie rien.
Au mien, il est terrible.
» Oui, on le comprend tout d’un coup, on ne
sait pas pourquoi ni à propos de quoi, et alors tout
change d’aspect, dans la vie. Moi, depuis quinze
ans, je la sens qui me travaille comme si je
portais en moi une bête rongeuse. Je l’ai sentie
peu à peu, mois par mois, heure par heure, me
dégrader ainsi qu’une maison qui s’écroule. Elle
m’a défiguré si complètement que je ne me
reconnais pas. Je n’ai plus rien de moi, de moi
l’homme radieux, frais et fort que j’étais à trente
ans. Je l’ai vue teindre en blanc mes cheveux
noirs, et avec quelle lenteur savante et méchante !
Elle m’a pris ma peau ferme, mes muscles, mes
dents, tout mon corps de jadis, ne me laissant
qu’une âme désespérée qu’elle enlèvera bientôt
aussi.
» Oui, elle m’a émietté, la gueuse, elle a
accompli doucement et terriblement la longue

destruction de mon être, seconde par seconde. Et
maintenant je me sens mourir en tout ce que je
fais. Chaque pas m’approche d’elle, chaque
mouvement, chaque souffle hâte son odieuse
besogne. Respirer, dormir, boire, manger,
travailler, rêver, tout ce que nous faisons, c’est
mourir. Vivre enfin, c’est mourir !
» Oh ! vous saurez cela ! Si vous réfléchissiez
seulement un quart d’heure, vous la verriez.
» Qu’attendez-vous ? De l’amour ? Encore
quelques baisers, et vous serez impuissant.
» Et puis, après ? De l’argent ? Pour quoi
faire ? Pour payer des femmes ? Joli bonheur ?
Pour manger beaucoup, devenir obèse et crier des
nuits entières sous les morsures de la goutte ?
» Et puis encore ? De la gloire ? À quoi cela
sert-il quand on ne peut plus la cueillir sous
forme d’amour ?
» Et puis, après ? Toujours la mort pour finir.
» Moi, maintenant, je la vois de si près que j’ai
souvent envie d’étendre les bras pour la
repousser. Elle couvre la terre et emplit l’espace.

Je la découvre partout. Les petites bêtes écrasées
sur les routes, les feuilles qui tombent, le poil
blanc aperçu dans la barbe d’un ami me ravagent
le cœur et me crient : « La voilà ! »
» Elle me gâte tout ce que je fais, tout ce que
je vois, ce que je mange et ce que je bois, tout ce
que j’aime, les clairs de lune, les levers de soleil,
la grande mer, les belles rivières, et l’air des soirs
d’été, si doux à respirer !
Il allait doucement, un peu essoufflé, rêvant
tout haut, oubliant presque qu’on l’écoutait.
Il reprit :
– Et jamais un être ne revient, jamais… On
garde les moules des statues, les empreintes qui
refont toujours des objets pareils ; mais mon
corps, mon visage, mes pensées, mes désirs ne
reparaîtront jamais. Et pourtant il naîtra des
millions, des milliards d’êtres qui auront dans
quelques centimètres carrés un nez, des yeux, un
front, des joues et une bouche comme moi, et
aussi une âme comme moi, sans que jamais je
revienne, moi, sans que jamais même quelque
chose de moi reconnaissable reparaisse dans ces

créatures innombrables et différentes,
indéfiniment différentes bien que pareilles à peu
près.
» À quoi se rattacher ? Vers qui jeter des cris
de détresse ? À quoi pouvons-nous croire ?
» Toutes les religions sont stupides, avec leur
morale puérile et leurs promesses égoïstes,
monstrueusement bêtes.
» La mort seule est certaine.
Il s’arrêta, prit Duroy par les deux extrémités
du col de son pardessus, et, d’une voix lente :
– Pensez à tout cela, jeune homme, pensez-y
pendant des jours, des mois et des années, et vous
verrez l’existence d’une autre façon. Essayez
donc de vous dégager de tout ce qui vous
enferme, faites cet effort surhumain de sortir
vivant de votre corps, de vos intérêts, de vos
pensées et de l’humanité tout entière, pour
regarder ailleurs, et vous comprendrez combien
ont peu d’importance les querelles des
romantiques et des naturalistes, et la discussion
du budget.

Il se remit à marcher d’un pas rapide.
– Mais aussi vous sentirez l’effroyable
détresse des désespérés. Vous vous débattrez,
éperdu, noyé, dans les incertitudes. Vous crierez :
« à l’aide » de tous les côtés, et personne ne vous
répondra. Vous tendrez les bras, vous appellerez
pour être secouru, aimé, consolé, sauvé ; et
personne ne viendra.
» Pourquoi souffrons-nous ainsi ? C’est que
nous étions nés sans doute pour vivre davantage
selon la matière et moins selon l’esprit ; mais, à
force de penser, une disproportion s’est faite
entre l’état de notre intelligence agrandie et les
conditions immuables de notre vie.
» Regardez les gens médiocres : à moins de
grands désastres tombant sur eux ils se trouvent
satisfaits, sans souffrir du malheur commun. Les
bêtes non plus ne le sentent pas.
Il s’arrêta encore, réfléchit quelques secondes,
puis d’un air las et résigné :
– Moi, je suis un être perdu. Je n’ai ni père, ni
mère, ni frère, ni sœur, ni femme, ni enfants, ni

Dieu.
Il ajouta, après un silence :
– Je n’ai que la rime.
Puis, levant la tête vers le firmament, où
luisait la face pâle de la pleine lune, il déclama :

Et je cherche le mot de cet obscur problème
Dans le ciel noir et vide où flotte un astre
blême.

Ils arrivaient au pont de la Concorde, ils le
traversèrent en silence, puis ils longèrent le
Palais-Bourbon. Norbert de Varenne se remit à
parler :
– Mariez-vous, mon ami, vous ne savez pas ce
que c’est que de vivre seul, à mon âge. La
solitude, aujourd’hui, m’emplit d’une angoisse
horrible ; la solitude dans le logis, auprès du feu,
le soir. Il me semble alors que je suis seul sur la
terre, affreusement seul, mais entouré de dangers
vagues, de choses inconnues et terribles ; et la
cloison, qui me sépare de mon voisin que je ne

connais pas, m’éloigne de lui autant que des
étoiles aperçues par ma fenêtre. Une sorte de
fièvre m’envahit, une fièvre de douleur et de
crainte, et le silence des murs m’épouvante. Il est
si profond et si triste, le silence de la chambre où
l’on vit seul. Ce n’est pas seulement un silence
autour du corps, mais un silence autour de l’âme,
et, quand un meuble craque, on tressaille
jusqu’au cœur, car aucun bruit n’est attendu dans
ce morne logis.
Il se tut encore une fois, puis ajouta :
– Quand on est vieux, ce serait bon, tout de
même, des enfants.
Ils étaient arrivés vers le milieu de la rue de
Bourgogne. Le poète s’arrêta devant une haute
maison, sonna, serra la main de Duroy, et lui dit :
– Oubliez tout ce rabâchage de vieux, jeune
homme, et vivez selon votre âge ; adieu !
Et il disparut dans le corridor noir.
Duroy se remit en route, le cœur serré. Il lui
semblait qu’on venait de lui montrer quelque trou
plein d’ossements, un trou inévitable où il lui

faudrait tomber un jour. Il murmura : « Bigre, ça
ne doit pas être gai, chez lui. Je ne voudrais pas
un fauteuil de balcon pour assister au défilé de
ses idées, nom d’un chien ! »
Mais, s’étant arrêté pour laisser passer une
femme parfumée qui descendait de voiture et
rentrait chez elle, il aspira d’un grand souffle
avide la senteur de verveine et d’iris envolée dans
l’air. Ses poumons et son cœur palpitèrent
brusquement d’espérance et de joie ; et le
souvenir de Mme de Marelle qu’il reverrait le
lendemain l’envahit des pieds à la tête.
Tout lui souriait, la vie l’accueillait avec
tendresse. Comme c’était bon, la réalisation des
espérances.
Il s’endormit dans l’ivresse et se leva de bonne
heure pour faire un tour à pied, dans l’avenue du
Bois-de-Boulogne, avant d’aller à son rendez-
vous.
Le vent ayant changé, le temps s’était adouci
pendant la nuit, et il faisait une tiédeur et un
soleil d’avril. Tous les habitués du Bois étaient
sortis ce matin-là, cédant à l’appel du ciel clair et

doux.
Duroy marchait lentement, buvant l’air léger,
savoureux comme une friandise de printemps. Il
passa l’arc de triomphe de l’Étoile et s’engagea
dans la grande avenue, du côté opposé aux
cavaliers. Il les regardait, trottant ou galopant,
hommes et femmes, les riches du monde, et c’est
à peine s’il les enviait maintenant. Il les
connaissait presque tous de nom, savait le chiffre
de leur fortune et l’histoire secrète de leur vie, ses
fonctions ayant fait de lui une sorte d’almanach
des célébrités et des scandales parisiens.
Les amazones passaient, minces et moulées
dans le drap sombre de leur taille, avec ce
quelque chose de hautain et d’inabordable qu’ont
beaucoup de femmes à cheval ; et Duroy
s’amusait à réciter à mi-voix, comme on récite
des litanies dans une église, les noms, titres et
qualités des amants qu’elles avaient eus ou qu’on
leur prêtait ; et, quelquefois même, au lieu de
dire :

Baron de Tanquelet,

Prince de la Tour-Enguerrand ;

il murmurait : « Côté Lesbos,

Louise Michot, du Vaudeville,
Rose Marquetin, de l’Opéra. »

Ce jeu l’amusait beaucoup, comme s’il eût
constaté, sous les sévères apparences, l’éternelle
et profonde infamie de l’homme, et que cela l’eût
réjoui, excité, consolé.
Puis il prononça tout haut : « Tas
d’hypocrites ! » et chercha de l’œil les cavaliers
sur qui couraient les plus grosses histoires.
Il en vit beaucoup soupçonnés de tricher au
jeu, pour qui les cercles, en tout cas, étaient la
grande ressource, la seule ressource, ressource
suspecte à coup sûr.
D’autres, fort célèbres, vivaient uniquement
des rentes de leurs femmes, c’était connu ;
d’autres, des rentes de leurs maîtresses, on
l’affirmait. Beaucoup avaient payé leurs dettes

(acte honorable), sans qu’on eût jamais deviné
d’où leur était venu l’argent nécessaire (mystère
bien louche). Il vit des hommes de finance dont
l’immense fortune avait un vol pour origine, et
qu’on recevait partout, dans les plus nobles
maisons, puis des hommes si respectés que les
petits bourgeois se découvraient sur leur passage,
mais dont les tripotages effrontés, dans les
grandes entreprises nationales, n’étaient un
mystère pour aucun de ceux qui savaient les
dessous du monde.
Tous avaient l’air hautain, la lèvre fière, l’œil
insolent, ceux à favoris et ceux à moustaches.
Duroy riait toujours, répétant : « C’est du
propre, tas de crapules, tas d’escarpes ! »
Mais une voiture passa, découverte, basse et
charmante, traînée au grand trot par deux minces
chevaux blancs dont la crinière et la queue
voltigeaient, et conduite par une petite jeune
femme blonde, une courtisane connue qui avait
deux grooms assis derrière elle. Duroy s’arrêta,
avec une envie de saluer et d’applaudir cette
parvenue de l’amour qui étalait avec audace dans

cette promenade et à cette heure des hypocrites
aristocrates, le luxe crâne gagné sur ses draps. Il
sentait peut-être vaguement qu’il y avait quelque
chose de commun entre eux, un lien de nature,
qu’ils étaient de même race, de même âme, et que
son succès aurait des procédés audacieux de
même ordre.
Il revint plus doucement, le cœur chaud de
satisfaction, et il arriva, un peu avant l’heure, à la
porte de son ancienne maîtresse.
Elle le reçut, les lèvres tendues, comme si
aucune rupture n’avait eu lieu, et elle oublia
même, pendant quelques instants, la sage
prudence qu’elle opposait, chez elle, à leurs
caresses. Puis elle lui dit, en baisant les bouts
frisés de ses moustaches :
– Tu ne sais pas l’ennui qui m’arrive, mon
chéri ? J’espérais une bonne lune de miel, et voilà
mon mari qui me tombe sur le dos pour six
semaines ; il a pris congé. Mais je ne veux pas
rester six semaines sans te voir, surtout après
notre petite brouille, et voilà comment j’ai
arrangé les choses. Tu viendras me demander à

dîner lundi, je lui ai déjà parlé de toi. Je te
présenterai.
Duroy hésitait, un peu perplexe, ne s’étant
jamais trouvé encore en face d’un homme dont il
possédait la femme. Il craignait que quelque
chose le trahît, un peu de gêne, un regard,
n’importe quoi. Il balbutiait :
– Non, j’aime mieux ne pas faire la
connaissance de ton mari.
Elle insista, fort étonnée, debout devant lui et
ouvrant des yeux naïfs :
– Mais pourquoi ? quelle drôle de chose ? Ça
arrive tous les jours, ça ! Je ne t’aurais pas cru si
nigaud, par exemple.
Il fut blessé :
– Eh bien ! soit, je viendrai dîner lundi.
Elle ajouta :
– Pour que ce soit bien naturel, j’aurai les
Forestier. Ça ne m’amuse pourtant pas de
recevoir du monde chez moi.
Jusqu’au lundi, Duroy ne pensa plus guère à

cette entrevue ; mais voilà qu’en montant
l’escalier de Mme de Marelle, il se sentit
étrangement troublé, non pas qu’il lui répugnât de
prendre la main de ce mari, de boire son vin et de
manger son pain, mais il avait peur de quelque
chose, sans savoir de quoi.
On le fit entrer dans le salon, et il attendit,
comme toujours. Puis la porte de la chambre
s’ouvrit, et il aperçut un grand homme à barbe
blanche, décoré, grave et correct, qui vint à lui
avec une politesse minutieuse :
– Ma femme m’a souvent parlé de vous,
monsieur, et je suis charmé de faire votre
connaissance.
Duroy s’avança en tâchant de donner à sa
physionomie un air de cordialité expressive et il
serra avec une énergie exagérée la main tendue
de son hôte. Puis, s’étant assis, il ne trouva rien à
lui dire.
M. de Marelle remit un morceau de bois au
feu, et demanda :
– Voici longtemps que vous vous occupez de

journalisme ?

Duroy répondit :
– Depuis quelques mois seulement.
– Ah ! vous avez marché vite.
– Oui, assez vite ; et il se mit à parler au
hasard, sans trop songer à ce qu’il disait, débitant
toutes les banalités en usage entre gens qui ne se
connaissent point. Il se rassurait maintenant et
commençait à trouver la situation fort amusante.
Il regardait la figure sérieuse et respectable de M.
de Marelle, avec une envie de rire sur les lèvres,
en pensant : « Toi, je te fais cocu, mon vieux, je
te fais cocu. » Et une satisfaction intime,
vicieuse, le pénétrait, une joie de voleur qui a
réussi et qu’on ne soupçonne pas, une joie fourbe,
délicieuse. Il avait envie, tout à coup, d’être l’ami
de cet homme, de gagner sa confiance, de lui
faire raconter les choses secrètes de sa vie.
Mme de Marelle entra brusquement, et les
ayant couverts d’un coup d’œil souriant et
impénétrable, elle alla vers Duroy qui n’osa
point, devant le mari, lui baiser la main, ainsi

qu’il le faisait toujours.
Elle était tranquille et gaie comme une
personne habituée à tout, qui trouvait cette
rencontre naturelle et simple, en sa rouerie native
et franche. Laurine apparut, et vint, plus
sagement que de coutume, tendre son front à
Georges, la présence de son père l’intimidant. Sa
mère lui dit :
– Eh bien ! tu ne l’appelles plus Bel-Ami,
aujourd’hui.
Et l’enfant rougit, comme si on venait de
commettre une grosse indiscrétion, de révéler une
chose qu’on ne devait pas dire, de dévoiler un
secret intime et un peu coupable de son cœur.
Quand les Forestier arrivèrent, on fut effrayé
de l’état de Charles. Il avait maigri et pâli
affreusement en une semaine et il toussait sans
cesse. Il annonça d’ailleurs qu’ils partaient pour
Cannes le jeudi suivant, sur l’ordre formel du
médecin.
Ils se retirèrent de bonne heure, et Duroy dit
en hochant la tête :

il ne fera pas de vieux os.
Mme de Marelle affirma avec sérénité :
– Oh ! il est perdu ! En voilà un qui avait eu
de la chance de trouver une femme comme la
sienne.
Duroy demanda :
– Elle l’aide beaucoup ?
– C’est-à-dire qu’elle fait tout. Elle est au
courant de tout, elle connaît tout le monde sans
avoir l’air de voir personne ; elle obtient ce
qu’elle veut, comme elle veut, et quand elle veut.
Oh ! elle est fine, adroite et intrigante comme
aucune, celle-là. En voilà un trésor pour un
homme qui veut parvenir.
Georges reprit :
– Elle se remariera bien vite, sans doute ?
Mme de Marelle répondit :
– Oui. Je ne serais même pas étonnée qu’elle
eût en vue quelqu’un… un député… à moins que…
qu’il ne veuille pas… car… car… il y aurait peut-

être de gros obstacles… moraux… Enfin, voilà. Je
ne sais rien.
M. de Marelle grommela avec une lente
impatience :
– Tu laisses toujours soupçonner un tas de
choses que je n’aime pas. Ne nous mêlons jamais
des affaires des autres. Notre conscience nous
suffit à gouverner. Ce devrait être une règle pour
tout le monde.
Duroy se retira, le cœur troublé et l’esprit
plein de vagues combinaisons.
Il alla le lendemain faire une visite aux
Forestier et il les trouva terminant leurs bagages.
Charles, étendu sur un canapé, exagérait la
fatigue de sa respiration et répétait : « Il y a un
mois que je devrais être parti », puis il fit à Duroy
une série de recommandations pour le journal,
bien que tout fût réglé et convenu avec M.
Walter.
Quand Georges s’en alla, il serra
énergiquement les mains de son camarade :
– Eh bien ! mon vieux, à bientôt !

jusqu’à la porte, il lui dit vivement :
– Vous n’avez pas oublié notre pacte ? Nous
sommes des amis et des alliés, n’est-ce pas ?
Donc, si vous avez besoin de moi, en quoi que ce
soit, n’hésitez point. Une dépêche ou une lettre,
et j’obéirai.
Elle murmura :
– Merci, je n’oublierai pas. Et son œil aussi lui
dit : « Merci », d’une façon plus profonde et plus
douce.
Comme Duroy descendait l’escalier, il
rencontra, montant à pas lents, M. de Vaudrec,
qu’une fois déjà il avait vu chez elle. Le comte
semblait triste – de ce départ, peut-être ?
Voulant se montrer homme du monde, le
journaliste le salua avec empressement.
L’autre rendit avec courtoisie, mais d’une
manière un peu fière.
Le ménage Forestier partit le jeudi soir.

La disparition de Charles donna à Duroy une
importance plus grande dans la rédaction de La
Vie Française. Il signa quelques articles de fond,
tout en signant aussi ses échos, car le patron
voulait que chacun gardât la responsabilité de sa
copie. Il eut quelques polémiques dont il se tira
avec esprit ; et ses relations constantes avec les
hommes d’État le préparaient peu à peu à devenir
à son tour un rédacteur politique adroit et
perspicace.
Il ne voyait qu’une tache dans tout son
horizon. Elle venait d’un petit journal frondeur
qui l’attaquait constamment, ou plutôt qui
attaquait en lui le chef des échos de La Vie
Française, le chef des échos à surprises de M.
Walter, disait le rédacteur anonyme de cette
feuille appelée : La Plume. C’étaient, chaque
jour, des perfidies, des traits mordants, des
insinuations de toute nature.
Jacques Rival dit un jour à Duroy :
– Vous êtes patient.
L’autre balbutia :
– Que voulez-vous, il n’y a pas d’attaque
directe.
Or, un après-midi, comme il entrait dans la
salle de rédaction, Boisrenard lui tendit le numéro
de La Plume :
– Tenez, il y a encore une note désagréable
pour vous.
– Ah ! à propos de quoi ?
– À propos de rien, de l’arrestation d’une
dame Aubert par un agent des mœurs.
Georges prit le journal qu’on lui tendait, et lut,
sous ce titre : Duroy s’amuse.

L’illustre reporter de La Vie Française nous
apprend aujourd’hui que la dame Aubert, dont
nous avons annoncé l’arrestation par un agent de
l’odieuse brigade des mœurs, n’existe que dans
notre imagination. Or, la personne en question
demeure 18, rue de l’Écureuil, à Montmartre.
Nous comprenons trop, d’ailleurs, quel intérêt ou
quels intérêts peuvent avoir les agents de la
banque Walter à soutenir ceux du préfet de police
qui tolère leur commerce. Quant au reporter dont
il s’agit, il ferait mieux de nous donner
quelqu’une de ces bonnes nouvelles à sensation
dont il a le secret : nouvelles de morts démenties
le lendemain, nouvelles de batailles qui n’ont pas
eu lieu, annonce de paroles graves prononcées
par des souverains qui n’ont rien dit, toutes les
informations enfin qui constituent les « Profits
Walter », ou même quelqu’une des petites
indiscrétions sur des soirées de femmes à succès,
ou sur l’excellence de certains produits qui sont
d’une grande ressource à quelques-uns de nos
confrères.

Le jeune homme demeurait interdit, plus qu’irrité, comprenant seulement qu’il y avait là-
dedans quelque chose de fort désagréable pour lui.

Boisrenard reprit :
– Qui vous a donné cet écho ?
Duroy cherchait, ne se rappelant plus. Puis,
tout à coup, le souvenir lui revint :
– Ah ! oui, c’est Saint-Potin.
Puis il relut l’alinéa de La Plume, et il rougit
brusquement, révolté par l’accusation de vénalité.
Il s’écria :
– Comment, on prétend que je suis payé
pour…
Boisrenard l’interrompit :
– Dame, oui. C’est embêtant pour vous. Le
patron est fort sur l’œil à ce sujet. Ça pourrait
arriver si souvent dans les échos…
Saint-Potin, justement, entrait. Duroy courut à
lui :
– Vous avez vu la note de La Plume ?
– Oui, et je viens de chez la dame Aubert. Elle
existe parfaitement, mais elle n’a pas été arrêtée.
Ce bruit n’a aucun fondement.

Alors Duroy s’élança chez le patron qu’il

trouva un peu froid, avec un œil soupçonneux.
Après avoir écouté le cas, M. Walter répondit :
– Allez vous-même chez cette dame et
démentez de façon qu’on n’écrive plus de
pareilles choses sur vous. Je parle de ce qui suit.
C’est fort ennuyeux pour le journal, pour moi et
pour vous. Pas plus que la femme de César, un
journaliste ne doit être soupçonné.
Duroy monta en fiacre avec Saint-Potin pour
guide, et il cria au cocher : « 18, rue de
l’Écureuil, à Montmartre. »
C’était dans une immense maison dont il fallut
escalader les six étages. Une vieille femme en
caraco de laine vint lui ouvrir :
– Qu’est-ce que vous me r’voulez ? dit-elle en
apercevant Saint-Potin.
Il répondit :
– Je vous amène monsieur, qui est inspecteur
de police et qui voudrait bien savoir votre affaire.
Alors elle les fit entrer, en racontant :
– Il en est encore r’venu deux d’puis vous

pour un journal, je n’ sais point l’quel. Puis, se
tournant vers Duroy : Donc, c’est monsieur qui
désire savoir ?
– Oui. Est-ce que vous avez été arrêtée par un
agent des mœurs ?
Elle leva les bras :
– Jamais d’ la vie, mon bon monsieur, jamais
d’ la vie. Voilà la chose. J’ai un boucher qui sert
bien, mais qui pèse mal. Je m’en ai aperçu
souvent sans rien dire, mais comme je lui
demandais deux livres de côtelettes, vu que
j’aurais ma fille et mon gendre, je m’aperçois
qu’il me pèse des os de déchet, des os de
côtelettes, c’est vrai, mais pas des miennes.
J’aurais pu en faire du ragoût, c’est encore vrai,
mais quand je demande des côtelettes, c’est pas
pour avoir le déchet des autres. Je refuse donc,
alors y me traite de vieux rat, je lui réplique vieux
fripon ; bref, de fil en aiguille, nous nous sommes
chamaillés, qu’il y avait plus de cent personnes
devant la boutique et qui riaient, qui riaient ! Tant
qu’enfin un agent fut attiré et nous invita à nous
expliquer chez le commissaire. Nous y fûmes, et

on nous renvoya dos à dos. Moi, depuis, je
m’ sers ailleurs, et je n’ passe même pu devant la
porte, pour éviter des esclandres.
Elle se tut. Duroy demanda :
– C’est tout ?
– C’est toute la vérité, mon cher monsieur, et,
lui ayant offert un verre de cassis, qu’il refusa de
boire, la vieille insista pour qu’on parlât dans le
rapport des fausses pesées du boucher.
De retour au journal, Duroy rédigea sa
réponse :

Un écrivaillon anonyme de La Plume, s’en
étant arraché une, me cherche noise au sujet
d’une vieille femme qu’il prétend avoir été
arrêtée par un agent des mœurs, ce que je nie.
J’ai vu moi-même la dame Aubert, âgée de
soixante ans au moins, et elle m’a raconté par le
menu sa querelle avec un boucher, au sujet d’une
pesée de côtelettes, ce qui nécessita une
explication devant le commissaire de police.
Voilà toute la vérité.

Quant aux autres insinuations du rédacteur de
La Plume, je les méprise. On ne répond pas,
d’ailleurs, à de pareilles choses, quand elles sont
écrites sous le masque.
Georges Duroy.

M. Walter et Jacques Rival, qui venait
d’arriver, trouvèrent cette note suffisante, et il fut
décidé qu’elle passerait le jour même, à la suite
des échos.
Duroy rentra tôt chez lui, un peu agité, un peu
inquiet. Qu’allait répondre l’autre ? Qui était-il ?
Pourquoi cette attaque brutale ? Avec les mœurs
brusques des journalistes, cette bêtise pouvait
aller loin, très loin. Il dormit mal.
Quand il relut sa note dans le journal, le
lendemain, il la trouva plus agressive imprimée
que manuscrite. Il aurait pu, lui semblait-il,
atténuer certains termes.
Il fut fiévreux tout le jour et il dormit mal
encore la nuit suivante. Il se leva dès l’aurore
pour chercher le numéro de La Plume qui devait
répondre à sa réplique.
Le temps s’était remis au froid ; il gelait dur.
Les ruisseaux, saisis comme ils coulaient encore,
déroulaient le long des trottoirs deux rubans de
glace.
Les journaux n’étaient point arrivés chez les
marchands, et Duroy se rappela le jour de son
premier article : Les Souvenirs d’un chasseur
d’Afrique. Ses mains et ses pieds
s’engourdissaient, devenaient douloureux, au
bout des doigts surtout ; et il se mit à courir en
rond autour du kiosque vitré, où la vendeuse,
accroupie sur sa chaufferette, ne laissait voir, par
la petite fenêtre, qu’un nez et des joues rouges
dans un capuchon de laine.
Enfin le distributeur de feuilles publiques
passa le paquet attendu par l’ouverture du
carreau, et la bonne femme tendit à Duroy La
Plume grande ouverte.
Il chercha son nom d’un coup d’œil et ne vit
rien d’abord. Il respirait déjà, quand il aperçut la
chose entre deux tirets :

Le sieur Duroy, de La Vie Française, nous

donne un démenti ; et, en nous démentant, il
ment. Il avoue cependant qu’il existe une femme
Aubert, et qu’un agent l’a conduite à la police. Il
ne reste donc qu’à ajouter deux mots : « des
mœurs » après le mot « agent » et c’est dit.
Mais la conscience de certains journalistes est
au niveau de leur talent.
Et je signe : Louis Langremont.

Alors le cœur de Georges se mit à battre
violemment, et il rentra chez lui pour s’habiller,
sans trop savoir ce qu’il faisait. Donc, on l’avait
insulté, et d’une telle façon qu’aucune hésitation
n’était possible. Pourquoi ? Pour rien. À propos
d’une vieille femme qui s’était querellée avec son
boucher.
Il s’habilla bien vite et se rendit chez M.
Walter, quoiqu’il fût à peine huit heures du
matin.
M. Walter, déjà levé, lisait La Plume.

– Eh bien ! dit-il avec un visage grave, en

apercevant Duroy, vous ne pouvez pas reculer ?
Le jeune homme ne répondit rien. Le directeur
reprit :
– Allez tout de suite trouver Rival qui se
chargera de vos intérêts.
Duroy balbutia quelques mots vagues et sortit
pour se rendre chez le chroniqueur, qui dormait
encore. Il sauta du lit, au coup de sonnette, puis
ayant lu l’écho :
– Bigre, il faut y aller. Qui voyez-vous comme
autre témoin ?
– Mais, je ne sais pas, moi.
– Boisrenard ? Qu’en pensez-vous ?
– Oui, Boisrenard.
– Êtes-vous fort aux armes ?
– Pas du tout.
– Ah ! diable ! Et au pistolet ?
– Je tire un peu.
– Bon. Vous allez vous exercer pendant que je
m’occuperai de tout. Attendez-moi une minute.

Il passa dans son cabinet de toilette et reparut
bientôt, lavé, rasé, correct.
– Venez avec moi, dit-il.
Il habitait au rez-de-chaussée d’un petit hôtel,
et il fit descendre Duroy dans la cave, une cave
énorme, convertie en salle d’armes et en tir,
toutes les ouvertures sur la rue étant bouchées.
Après avoir allumé une ligne de becs de gaz
conduisant jusqu’au fond d’un second caveau, où
se dressait un homme de fer peint en rouge et en
bleu, il posa sur une table deux paires de pistolets
d’un système nouveau chargeant par la culasse, et
il commença les commandements d’une voix
brève comme si on eût été sur le terrain.
– Prêt ?
– Feu ! – un, deux, trois.
Duroy, anéanti, obéissait, levait les bras,
visait, tirait, et comme il atteignait souvent le
mannequin en plein ventre, car il s’était beaucoup
servi dans sa première jeunesse d’un vieux
pistolet d’arçon de son père pour tuer des oiseaux
dans la cour, Jacques Rival, satisfait, déclarait :
« Bien – très bien – très bien – vous irez – vous
irez. »

Puis il le quitta :
– Tirez comme ça jusqu’à midi. Voilà des
munitions, n’ayez pas peur de les brûler. Je
viendrai vous prendre pour déjeuner et vous
donner des nouvelles.
Et il sortit.
Resté seul, Duroy tira encore quelques coups,
puis il s’assit et se mit à réfléchir.
Comme c’était bête tout de même, ces choses-
là. Qu’est-ce que ça prouvait ? Un filou était-il
moins un filou après s’être battu ? Que gagnait un
honnête homme insulté à risquer sa vie contre
une crapule ? Et son esprit vagabondant dans le
noir se rappela les choses dites par Norbert de
Varenne sur la pauvreté d’esprit des hommes, la
médiocrité de leurs idées et de leurs
préoccupations, la niaiserie de leur morale !
Et il déclara tout haut : « Comme il a raison,
sacristi ! »

 Puis il sentit qu’il avait soif, et ayant entendu

un bruit de gouttes d’eau derrière lui, il aperçut
un appareil à douches et il alla boire au bout de la
lance. Puis il se remit à songer. Il faisait triste
dans cette cave, triste comme dans un tombeau.
Le roulement lointain et sourd des voitures
semblait un tremblement d’orage éloigné. Quelle
heure pouvait-il être ? Les heures passaient là-
dedans comme elles devaient passer au fond des
prisons, sans que rien les indique et que rien les
marque, sauf les retours du geôlier portant les
plats. Il attendit, longtemps, longtemps.
Puis tout d’un coup il entendit des pas, des
voix, et Jacques Rival reparut, accompagné de
Boisrenard. Il cria dès qu’il aperçut Duroy :
« C’est arrangé ! »
L’autre crut l’affaire terminée par quelque
lettre d’excuses ; son cœur bondit, et il balbutia :
« Ah !… merci. » Le chroniqueur reprit : « Ce
Langremont est très carré, il a accepté toutes nos
conditions. Vingt-cinq pas, une balle au
commandement en levant le pistolet. On a le bras
beaucoup plus sûr ainsi qu’en l’abaissant. Tenez,

Boisrenard, voyez ce que je vous disais. »
Et prenant des armes il se mit à tirer en
démontrant comment on conservait bien mieux la
ligne en levant le bras.
Puis il dit : « Maintenant, allons déjeuner, il
est midi passé. »
Et ils se rendirent dans un restaurant voisin.
Duroy ne parlait plus guère. Il mangea pour
n’avoir pas l’air d’avoir peur, puis dans le jour il
accompagna Boisrenard au journal et il fit sa
besogne d’une façon distraite et machinale. On le
trouva crâne.
Jacques Rival vint lui serrer la main vers le
milieu de l’après-midi ; et il fut convenu que ses
témoins le prendraient chez lui en landau, le
lendemain à sept heures du matin, pour se rendre
au bois du Vésinet où la rencontre aurait lieu.
Tout cela s’était fait inopinément, sans qu’il y
prît part, sans qu’il dît un mot, sans qu’il donnât
son avis, sans qu’il acceptât ou refusât, et avec
tant de rapidité qu’il demeurait étourdi, effaré,
sans trop comprendre ce qui se passait.

Il se retrouva chez lui vers neuf heures du soir
après avoir dîné chez Boisrenard, qui ne l’avait
point quitté de tout le jour par dévouement.
Dès qu’il fut seul, il marcha pendant quelques
minutes, à grands pas vifs, à travers sa chambre.
Il était trop troublé pour réfléchir à rien. Une
seule idée emplissait son esprit : « Un duel
demain », sans que cette idée éveillât en lui autre
chose qu’une émotion confuse et puissante. Il
avait été soldat, il avait tiré sur des Arabes, sans
grand danger pour lui, d’ailleurs, un peu comme
on tire sur un sanglier, à la chasse.
En somme, il avait fait ce qu’il devait faire. Il
s’était montré ce qu’il devait être. On en parlerait,
on l’approuverait, on le féliciterait. Puis il
prononça à haute voix, comme on parle dans les
grandes secousses de pensée : « Quelle brute que
cet homme ! »
Il s’assit et se mit à réfléchir. Il avait jeté sur
sa petite table une carte de son adversaire remise
par Rival, afin de garder son adresse. Il la relut
comme il l’avait déjà lue vingt fois dans la
journée. Louis Langremont, 176,rue Montmartre. Rien de plus.
Il examinait ces lettres assemblées qui lui
paraissaient mystérieuses, pleines de sens
inquiétants. « Louis Langremont », qui était cet
homme ? De quel âge ? De quelle taille ? De
quelle figure ? N’était-ce pas révoltant qu’un
étranger, un inconnu, vînt ainsi troubler notre vie,
tout d’un coup, sans raison, par pur caprice, à
propos d’une vieille femme qui s’était querellée
avec son boucher ?
Il répéta encore une fois, à haute voix :
« Quelle brute ! »
Et il demeura immobile, songeant, le regard
toujours planté sur la carte. Une colère s’éveillait
en lui contre ce morceau de papier, une colère
haineuse où se mêlait un étrange sentiment de
malaise. C’était stupide, cette histoire-là ! Il prit
une paire de ciseaux à ongles qui traînaient et il
les piqua au milieu du nom imprimé comme s’il
eût poignardé quelqu’un.
Donc il allait se battre, et se battre au pistolet ?
Pourquoi n’avait-il pas choisi l’épée ! Il en aurait
été quitte pour une piqûre au bras ou à la main,
tandis qu’avec le pistolet on ne savait jamais les
suites possibles.
Il dit : « Allons, il faut être crâne. »
Le son de sa voix le fit tressaillir, et il regarda
autour de lui. Il commençait à se sentir fort
nerveux. Il but un verre d’eau, puis se coucha.
Dès qu’il fut au lit, il souffla sa lumière et
ferma les yeux.
Il avait très chaud dans ses draps, bien qu’il fît
très froid dans sa chambre, mais il ne pouvait
parvenir à s’assoupir. Il se tournait et se
retournait, demeurait cinq minutes sur le dos,
puis se plaçait sur le côté gauche, puis se roulait
sur le côté droit.
Il avait encore soif. Il se releva pour boire,
puis une inquiétude le saisit : « Est-ce que
j’aurais peur ? »
Pourquoi son cœur se mettait-il à battre
follement à chaque bruit connu de sa chambre ?
Quand son coucou allait sonner, le petit
grincement du ressort lui faisait faire un sursaut ;
et il lui fallait ouvrir la bouche pour respirer
pendant quelques secondes, tant il demeurait
oppressé.

Il se mit à raisonner en philosophe sur la
possibilité de cette chose : « Aurais-je peur ? »
Non certes il n’aurait pas peur puisqu’il était
résolu à aller jusqu’au bout, puisqu’il avait cette
volonté bien arrêtée de se battre, de ne pas
trembler. Mais il se sentait si profondément ému
qu’il se demanda : « Peut-on avoir peur malgré
soi ? » Et ce doute l’envahit, cette inquiétude,
cette épouvante ! Si une force plus puissante que
sa volonté, dominatrice, irrésistible, le domptait,
qu’arriverait-il ? Oui, que pouvait-il arriver ?
Certes il irait sur le terrain puisqu’il voulait y
aller. Mais s’il tremblait ? Mais s’il perdait
connaissance ? Et il songea à sa situation, à sa
réputation, à son avenir.
Et un singulier besoin le prit tout à coup de se
relever pour se regarder dans la glace. Il ralluma
sa bougie. Quand il aperçut son visage reflété
dans le verre poli, il se reconnut à peine, et il lui
sembla qu’il ne s’était jamais vu. Ses yeux lui
parurent énormes ; et il était pâle, certes, il était
pâle, très pâle.
Tout d’un coup, cette pensée entra en lui à la
façon d’une balle : « Demain, à cette heure-ci, je
serai peut-être mort. » Et son cœur se remit à
battre furieusement.
Il se retourna vers sa couche et il se vit
distinctement étendu sur le dos dans ces mêmes
draps qu’il venait de quitter. Il avait ce visage
creux qu’ont les morts et cette blancheur des
mains qui ne remueront plus.
Alors il eut peur de son lit, et afin de ne plus le
voir il ouvrit la fenêtre pour regarder dehors.
Un froid glacial lui mordit la chair de la tête
aux pieds, et il se recula, haletant.
La pensée lui vint de faire du feu. Il l’attisa
lentement sans se retourner. Ses mains
tremblaient un peu d’un frémissement nerveux
quand elles touchaient les objets. Sa tête
s’égarait ; ses pensées tournoyantes, hachées,
devenaient fuyantes, douloureuses ; une ivresse
envahissait son esprit comme s’il eût bu.
Et sans cesse il se demandait : « Que vais-je
faire ? que vais-je devenir ? »
Il se remit à marcher, répétant, d’une façon
continue, machinale : « Il faut que je sois
énergique, très énergique. »
Puis il se dit : « Je vais écrire à mes parents,
en cas d’accident. »
Il s’assit de nouveau, prit un cahier de papier à
lettres, traça : Mon cher papa, ma chère maman…
Puis il jugea ces termes trop familiers dans
une circonstance aussi tragique. Il déchira la
première feuille, et recommença : Mon cher père,
ma chère mère ; je vais me battre au point du
jour, et comme il peut arriver que…
Il n’osa pas écrire le reste et se releva d’une
secousse.
Cette pensée l’écrasait maintenant. « Il allait
se battre en duel. Il ne pouvait plus éviter cela.
Que se passait-il donc en lui ? Il voulait se
battre ; il avait cette intention et cette résolution
fermement arrêtées ; et il lui semblait, malgré
tout l’effort de sa volonté, qu’il ne pourrait même
pas conserver la force nécessaire pour aller
jusqu’au lieu de la rencontre. »
De temps en temps ses dents
s’entrechoquaient dans sa bouche avec un petit
bruit sec ; et il demandait : « Mon adversaire
s’est-il déjà battu ? a-t-il fréquenté les tirs ? est-il
connu ? est-il classé ? » Il n’avait jamais entendu
prononcer ce nom. Et cependant si cet homme
n’était pas un tireur au pistolet remarquable, il
n’aurait point accepté ainsi, sans hésitation, sans
discussion, cette arme dangereuse.
Alors Duroy se figurait leur rencontre, son
attitude à lui et la tenue de son ennemi. Il se
fatiguait la pensée à imaginer les moindres détails
du combat ; et tout à coup il voyait en face de lui
ce petit trou noir et profond du canon dont allait
sortir une balle.
Et il fut pris brusquement d’une crise de
désespoir épouvantable. Tout son corps vibrait,
parcouru de tressaillements saccadés. Il serrait les
dents pour ne pas crier, avec un besoin fou de se
rouler par terre, de déchirer quelque chose, de
mordre. Mais il aperçut un verre sur sa cheminée
et il se rappela qu’il possédait dans son armoire
un litre d’eau-de-vie presque plein ; car il avait
conservé l’habitude militaire de tuer le ver
chaque matin.
Il saisit la bouteille et but, à même le goulot, à
longues gorgées, avec avidité. Et il la reposa
seulement lorsque le souffle lui manqua. Elle
était vide d’un tiers.
Une chaleur pareille à une flamme lui brûla
bientôt l’estomac, se répandit dans ses membres,
raffermit son âme en l’étourdissant.
Il se dit : « Je tiens le moyen. » Et comme il se
sentait maintenant la peau brûlante, il rouvrit la
fenêtre.
Le jour naissait, calme et glacial. Là-haut, les
étoiles semblaient mourir au fond du firmament
éclairci, et dans la tranchée profonde du chemin
de fer les signaux verts, rouges et blancs
pâlissaient.
Les premières locomotives sortaient du garage
et s’en venaient en sifflant chercher les premiers
trains. D’autres, dans le lointain, jetaient des
appels aigus et répétés, leurs cris de réveil,

comme font les coqs dans les champs.

Duroy pensait : « Je ne verrai peut-être plus
tout ça. » Mais comme il sentit qu’il allait de
nouveau s’attendrir sur lui-même, il réagit
violemment : « Allons, il ne faut songer à rien
jusqu’au moment de la rencontre, c’est le seul
moyen d’être crâne. »
Et il se mit à sa toilette. Il eut encore, en se
rasant, une seconde de défaillance en songeant
que c’était peut-être la dernière fois qu’il
regardait son visage.
Il but une nouvelle gorgée d’eau-de-vie, et
acheva de s’habiller.
L’heure qui suivit fut difficile à passer. Il
marchait de long en large en s’efforçant en effet
d’immobiliser son âme. Lorsqu’il entendit
frapper à sa porte, il faillit s’abattre sur le dos,
tant la commotion fut violente. C’étaient ses
témoins. Déjà !
Ils étaient enveloppés de fourrures. Rival
déclara, après avoir serré la main de son client :
– Il fait un froid de Sibérie. Puis il demanda :

Ça va bien ?
– Oui, très bien.
– On est calme ?
– Très calme.
– Allons, ça ira. Avez-vous bu et mangé
quelque chose ?
– Oui, je n’ai besoin de rien.
Boisrenard, pour la circonstance, portait une
décoration étrangère, verte et jaune, que Duroy
ne lui avait jamais vue.
Ils descendirent. Un monsieur les attendait
dans le landau. Rival nomma : « Le docteur Le
Brument. » Duroy lui serra la main en balbutiant :
« Je vous remercie », puis il voulut prendre place
sur la banquette du devant et il s’assit sur quelque
chose de dur qui le fit relever comme si un ressort
l’eût redressé. C’était la boîte aux pistolets.
Rival répétait : « Non ! Au fond le combattant
et le médecin, au fond ! » Duroy finit par
comprendre et il s’affaissa à côté du docteur.
Les deux témoins montèrent à leur tour et le

cocher partit. Il savait où on devait aller.
Mais la boîte aux pistolets gênait tout le
monde, surtout Duroy, qui eût préféré ne pas la
voir. On essaya de la placer derrière le dos ; elle
cassait les reins ; puis on la mit debout entre
Rival et Boisrenard ; elle tombait tout le temps.
On finit par la glisser sous les pieds.
La conversation languissait, bien que le
médecin racontât des anecdotes. Rival seul
répondait. Duroy eût voulu prouver de la
présence d’esprit, mais il avait peur de perdre le
fil de ses idées, de montrer le trouble de son
âme ; et il était hanté par la crainte torturante de
se mettre à trembler.
La voiture fut bientôt en pleine campagne. Il
était neuf heures environ. C’était une de ces rudes
matinées d’hiver où toute la nature est luisante,
cassante et dure comme du cristal. Les arbres,
vêtus de givre, semblent avoir sué de la glace ; la
terre sonne sous les pas ; l’air sec porte au loin
les moindres bruits : le ciel bleu paraît brillant à
la façon des miroirs et le soleil passe dans
l’espace, éclatant et froid lui-même, jetant sur la

création gelée des rayons qui n’échauffent rien.
Rival disait à Duroy :
– J’ai pris les pistolets chez Gastine-Renette. Il
les a chargés lui-même. La boîte est cachetée. On
les tirera au sort, d’ailleurs, avec ceux de notre
adversaire.
Duroy répondit machinalement :
– Je vous remercie.
Alors Rival lui fit des recommandations
minutieuses, car il tenait à ce que son client ne
commît aucune erreur. Il insistait sur chaque
point plusieurs fois :
– Quand on demandera : « Êtes-vous prêts,
messieurs ? » vous répondrez d’une voix forte :
« Oui ! »
» Quand on commandera « Feu ! » vous
élèverez vivement le bras, et vous tirerez avant
qu’on ait prononcé trois.
Et Duroy se répétait mentalement : « Quand
on commandera feu, j’élèverai le bras, quand on
commandera feu, j’élèverai le bras, quand on
commandera feu, j’élèverai le bras. »

Il apprenait cela comme les enfants
apprennent leurs leçons, en le murmurant à
satiété pour se le bien graver dans la tête. «
Quand on commandera feu, j’élèverai le bras. »
Le landau entra sous un bois, tourna à droite
dans une avenue, puis encore à droite. Rival,
brusquement, ouvrit la portière pour crier au
cocher : « Là, par ce petit chemin. » Et la voiture
s’engagea dans une route à ornières entre deux
taillis où tremblotaient des feuilles mortes
bordées d’un liséré de glace.
Duroy marmottait toujours : « Quand on
commandera feu, j’élèverai le bras. » Et il pensa
qu’un accident de voiture arrangerait tout. Oh ! si
on pouvait verser, quelle chance ! s’il pouvait se
casser une jambe !…
Mais il aperçut au bout d’une clairière une
autre voiture arrêtée et quatre messieurs qui
piétinaient pour s’échauffer les pieds ; et il fut
obligé d’ouvrir la bouche tant sa respiration
devenait pénible.
Les témoins descendirent d’abord, puis le
médecin et le combattant. Rival avait pris la boîte

aux pistolets et il s’en alla avec Boisrenard vers
deux des étrangers qui venaient à eux. Duroy les
vit se saluer avec cérémonie puis marcher
ensemble dans la clairière en regardant tantôt par
terre et tantôt dans les arbres, comme s’ils avaient
cherché quelque chose qui aurait pu tomber ou
s’envoler. Puis ils comptèrent des pas et
enfoncèrent avec grand-peine deux cannes dans
le sol gelé. Ils se réunirent ensuite en groupe et ils
firent les mouvements du jeu de pile ou face,
comme des enfants qui s’amusent.
Le docteur Le Brument demandait à Duroy :
– Vous vous sentez bien ? Vous n’avez besoin
de rien ?
– Non, de rien, merci.
Il lui semblait qu’il était fou, qu’il dormait,
qu’il rêvait, que quelque chose de surnaturel était
survenu qui l’enveloppait.
Avait-il peur ? Peut-être ? Mais il ne savait
pas. Tout était changé autour de lui.
Jacques Rival revint et lui annonça tout bas
avec satisfaction :

 – Tout est prêt. La chance nous a favorisés

pour les pistolets.
Voilà une chose qui était indifférente à Duroy.
On lui ôta son pardessus. Il se laissa faire. On
tâta les poches de sa redingote pour s’assurer
qu’il ne portait point de papiers ni de portefeuille
protecteur.
Il répétait en lui-même, comme une prière :
« Quand on commandera feu, j’élèverai le bras. »
Puis on l’amena jusqu’à une des cannes
piquées en terre et on lui remit son pistolet. Alors
il aperçut un homme debout, en face de lui, tout
près, un petit homme ventru, chauve, qui portait
des lunettes. C’était son adversaire.
Il le vit très bien, mais il ne pensait à rien qu’à
ceci : « Quand on commandera feu, j’élèverai le
bras et je tirerai. » Une voix résonna dans le
grand silence de l’espace, une voix qui semblait
venir de très loin, et elle demanda :
– Êtes-vous prêts, messieurs ?
Georges cria :
– Oui.

 Alors la même voix ordonna :
– Feu !
Il n’écouta rien de plus, il ne s’aperçut de rien,

il ne se rendit compte de rien, il sentit seulement
qu’il levait le bras en appuyant de toute sa force
sur la gâchette.
Et il n’entendit rien.
Mais il vit aussitôt un peu de fumée au bout du
canon de son pistolet ; et comme l’homme en
face de lui demeurait toujours debout, dans la
même posture également, il aperçut aussi un autre
petit nuage blanc qui s’envolait au-dessus de la
tête de son adversaire.
Ils avaient tiré tous les deux. C’était fini.
Ses témoins et le médecin le touchaient, le
palpaient, déboutonnaient ses vêtements en
demandant avec anxiété :
– Vous n’êtes pas blessé ?
Il répondit au hasard :
– Non, je ne crois pas.
Langremont d’ailleurs demeurait aussi intact

que son ennemi, et Jacques Rival murmura d’un
ton mécontent :
– Avec ce sacré pistolet, c’est toujours comme
ça, on se rate ou on se tue. Quel sale instrument !
Duroy ne bougeait point, paralysé de surprise
et de joie : « C’était fini ! » Il fallut lui enlever
son arme qu’il tenait toujours serrée dans sa
main. Il lui semblait maintenant qu’il se serait
battu contre l’univers entier. C’était fini. Quel
bonheur ! il se sentait brave tout à coup à
provoquer n’importe qui.
Tous les témoins causèrent quelques minutes,
prenant rendez-vous dans le jour pour la
rédaction du procès-verbal, puis on remonta dans
la voiture, et le cocher, qui riait sur son siège,
repartit en faisant claquer son fouet.
Ils déjeunèrent tous les quatre sur le
boulevard, en causant de l’événement. Duroy
disait ses impressions.
– Ça ne m’a rien fait, absolument rien. Vous
avez dû le voir du reste ?

Rival répondit :

– Oui, vous vous êtes bien tenu. Quand le procès-verbal fut rédigé, on le

présenta à Duroy qui devait l’insérer dans les
échos. Il s’étonna de voir qu’il avait échangé
deux balles avec M. Louis Langremont, et, un
peu inquiet, il interrogea Rival :
– Mais nous n’avons tiré qu’une balle.
L’autre sourit :
– Oui, une balle… une balle chacun… ça fait
deux balles.
Et Duroy, trouvant l’explication satisfaisante,
n’insista pas. Le père Walter l’embrassa :
« Bravo, bravo, vous avez défendu le drapeau de
La Vie Française, bravo ! »
Georges se montra, le soir, dans les principaux
grands journaux et dans les principaux grands
cafés du boulevard. Il rencontra deux fois son
adversaire qui se montrait également.
Ils ne se saluèrent pas. Si l’un des deux avait
été blessé, ils se seraient serrés les mains. Chacun
jurait d’ailleurs avec conviction avoir entendu
siffler la balle de l’autre.

Le lendemain, vers onze heures du matin,
Duroy reçut un petit bleu :

Mon Dieu, que j’ai eu peur ! Viens donc tantôt
rue de Constantinople, que je t’embrasse, mon
amour. Comme tu es brave, je t’adore.
Clo.

Il alla au rendez-vous et elle s’élança dans ses
bras, le couvrant de baisers :
– Oh ! mon chéri, si tu savais mon émotion
quand j’ai lu les journaux ce matin. Oh ! raconte-
moi. Dis-moi tout. Je veux savoir.
Il dut raconter les détails avec minutie. Elle
demandait :
– Comme tu as dû avoir une mauvaise nuit
avant le duel !
– Mais non. J’ai bien dormi.
– Moi, je n’aurais pas fermé l’œil. Et sur le
terrain, dis-moi comment ça s’est passé.
Il fit un récit dramatique :

– Lorsque nous fûmes en face l’un de l’autre,

à vingt pas, quatre fois seulement la longueur de
cette chambre, Jacques, après avoir demandé si
nous étions prêts, commanda : « Feu. » J’ai élevé
mon bras immédiatement, bien en ligne, mais j’ai
eu le tort de vouloir viser la tête. J’avais une arme
fort dure et je suis accoutumé à des pistolets bien
doux, de sorte que la résistance de la gâchette a
relevé le coup. N’importe, ça n’a pas dû passer
loin. Lui aussi il tire bien, le gredin. Sa balle m’a
effleuré la tempe. J’en ai senti le vent.
Elle était assise sur ses genoux et le tenait
dans ses bras comme pour prendre part à son
danger. Elle balbutiait :
– Oh ! mon pauvre chéri, mon pauvre chéri…
Puis, quand il eut fini de conter, elle lui dit :
– Tu ne sais pas, je ne peux plus me passer de
toi ! Il faut que je te voie, et, avec mon mari à
Paris, ça n’est pas commode. Souvent, j’aurais
une heure le matin, avant que tu sois levé, et je
pourrais aller t’embrasser, mais je ne veux pas
rentrer dans ton affreuse maison. Comment
faire ?

Il eut brusquement une inspiration et
demanda :
– Combien paies-tu ici ?
– Cent francs par mois.
– Eh bien ! je prends l’appartement à mon
compte et je vais l’habiter tout à fait. Le mien
n’est plus suffisant dans ma nouvelle position.
Elle réfléchit quelques instants, puis répondit :
– Non. Je ne veux pas.
Il s’étonna :
– Pourquoi ça ?
– Parce que…
– Ce n’est pas une raison. Ce logement me
convient très bien. J’y suis. J’y reste.
Il se mit à rire :
– D’ailleurs, il est à mon nom.
Mais elle refusait toujours :
– Non, non, je ne veux pas…
– Pourquoi ça, enfin ?
Alors elle chuchota tout bas, tendrement :

– Parce que tu y amènerais des femmes, et je

ne veux pas.
Il s’indigna :
– Jamais de la vie, par exemple. Je te le
promets.
– Non, tu en amènerais tout de même.
– Je te le jure.
– Bien vrai ?
– Bien vrai. Parole d’honneur. C’est notre
maison, ça, rien qu’à nous.
Elle l’étreignit dans un élan d’amour :
– Alors je veux bien, mon chéri. Mais tu sais,
si tu me trompes une fois, rien qu’une fois, ce
sera fini entre nous, fini pour toujours.
Il jura encore avec des protestations, et il fut
convenu qu’il s’installerait le jour même, afin
qu’elle pût le voir quand elle passerait devant la
porte.
Puis elle lui dit :
– En tout cas, viens dîner dimanche. Mon mari
te trouve charmant.

Il fut flatté : – Ah ! vraiment ?… – Oui, tu as fait sa conquête. Et puis écoute, tu

m’as dit que tu avais été élevé dans un château à
la campagne, n’est-ce pas ?
– Oui, pourquoi ?
– Alors tu dois connaître un peu la culture ?
– Oui.
– Eh bien ! parle-lui de jardinage et de
récoltes, il aime beaucoup ça.
– Bon. Je n’oublierai pas.
Elle le quitta, après l’avoir indéfiniment
embrassé, ce duel ayant exaspéré sa tendresse.
Et Duroy pensait, en se rendant au journal :
« Quel drôle d’être ça fait ! Quelle tête d’oiseau !
Sait-on ce qu’elle veut et ce qu’elle aime ? Et
quel drôle de ménage ! Quel fantaisiste a bien pu
préparer l’accouplement de ce vieux et de cette
écervelée ? Quel raisonnement a décidé cet
inspecteur à épouser cette étudiante ? Mystère !
Qui sait ? L’amour, peut-être ? »

Puis il conclut : « Enfin, c’est une bien gentille
maîtresse. Je serais rudement bête de la lâcher. »

VIII

Son duel avait fait passer Duroy au nombre
des chroniqueurs de tête de La Vie Française ;
mais, comme il éprouvait une peine infinie à
découvrir des idées, il prit la spécialité des
déclamations sur la décadence des mœurs, sur
l’abaissement des caractères, l’affaissement du
patriotisme et l’anémie de l’honneur français. (Il
avait trouvé le mot « anémie » dont il était fier.)
Et quand Mme de Marelle, pleine de cet esprit
gouailleur, sceptique et gobeur qu’on appelle
l’esprit de Paris, se moquait de ses tirades qu’elle
crevait d’une épigramme, il répondait en
souriant : « Bah ! ça me fait une bonne réputation
pour plus tard. »
Il habitait maintenant rue de Constantinople,
où il avait transporté sa malle, sa brosse, son
rasoir et son savon, ce qui constituait son
déménagement. Deux ou trois fois par semaine,

la jeune femme arrivait avant qu’il fût levé, se
déshabillait en une minute et se glissait dans le
lit, toute frémissante du froid du dehors.
Duroy, par contre, dînait tous les jeudis dans
le ménage et faisait la cour au mari en lui parlant
agriculture ; et comme il aimait lui-même les
choses de la terre, ils s’intéressaient parfois
tellement tous les deux à la causerie qu’ils
oubliaient tout à fait leur femme sommeillant sur
le canapé.
Laurine aussi s’endormait, tantôt sur les
genoux de son père, tantôt sur les genoux de Bel-
Ami.
Et quand le journaliste était parti, M. de
Marelle ne manquait point de déclarer avec ce ton
doctrinaire dont il disait les moindres choses :
« Ce garçon est vraiment fort agréable. Il a
l’esprit très cultivé. »
Février touchait à sa fin. On commençait à
sentir la violette dans les rues en passant le matin
auprès des voitures traînées par les marchandes
de fleurs.

 Duroy vivait sans un nuage dans son ciel.
Or, une nuit, comme il rentrait, il trouva une

lettre glissée sous sa porte. Il regarda le timbre et
il vit « Cannes ». L’ayant ouverte, il lut :

                             Cannes, villa Jolie.

Cher monsieur et ami, vous m’avez dit, n’est-
ce pas, que je pouvais compter sur vous en tout ?
Eh bien ! j’ai à vous demander un cruel service,
c’est de venir m’assister, de ne pas me laisser
seule aux derniers moments de Charles qui va
mourir. Il ne passera peut-être pas la semaine,
bien qu’il se lève encore, mais le médecin m’a
prévenue.
Je n’ai plus la force ni le courage de voir cette
agonie jour et nuit. Et je songe avec terreur aux
derniers moments qui approchent. Je ne puis
demander une pareille chose qu’à vous, car mon
mari n’a plus de famille. Vous étiez son
camarade ; il vous a ouvert la porte du journal.
Venez, je vous en supplie. Je n’ai personne à
appeler.

Croyez-moi votre camarade toute dévouée. Madeleine Forestier.

Un singulier sentiment entra comme un
souffle d’air au cœur de Georges, un sentiment de
délivrance, d’espace qui s’ouvrait devant lui, et il
murmura : « Certes, j’irai. Ce pauvre Charles !
Ce que c’est que de nous, tout de même ! »
Le patron, à qui il communiqua la lettre de la
jeune femme, donna en grognant son autorisation.
Il répétait : « Mais revenez vite, vous nous êtes
indispensable. »
Georges Duroy partit pour Cannes le
lendemain par le rapide de sept heures, après
avoir prévenu le ménage de Marelle par un
télégramme.
Il arriva, le jour suivant, vers quatre heures du
soir.
Un commissionnaire le guida vers la villa
Jolie, bâtie à mi-côte, dans cette forêt de sapins
peuplée de maisons blanches, qui va de Cannes
au golfe Juan.

La maison était petite, basse, de style italien,

au bord de la route qui monte en zigzag à travers
les arbres, montrant à chaque détour d’admirables
points de vue.
Le domestique ouvrit la porte et s’écria :
– Oh ! monsieur, madame vous attend avec
bien de l’impatience.
Duroy demanda :
– Comment va votre maître ?
– Oh ! pas bien, monsieur. Il n’en a pas pour
longtemps.
Le salon où le jeune homme entra était tendu
de perse rose à dessins bleus. La fenêtre, large et
haute, donnait sur la ville et sur la mer.
Duroy murmurait : « Bigre, c’est chic ici
comme maison de campagne. Où diable
prennent-ils tout cet argent-là ? »
Un bruit de robe le fit se retourner.
Mme Forestier lui tendait les deux mains :
– Comme vous êtes gentil, comme c’est gentil
d’être venu !

Et brusquement elle l’embrassa. Puis ils se

regardèrent.
Elle était un peu pâlie, un peu maigrie, mais
toujours fraîche, et peut-être plus jolie encore
avec son air plus délicat. Elle murmura :
– Il est terrible, voyez-vous, il se sait perdu et
il me tyrannise atrocement. Je lui ai annoncé
votre arrivée. Mais où est votre malle ?
Duroy répondit :
– Je l’ai laissée au chemin de fer, ne sachant
pas dans quel hôtel vous me conseilleriez de
descendre pour être près de vous.
Elle hésita, puis reprit :
– Vous descendrez ici, dans la villa. Votre
chambre est prête, du reste. Il peut mourir d’un
moment à l’autre, et si cela arrivait la nuit, je
serais seule. J’enverrai chercher votre bagage.
Il s’inclina :
– Comme vous voudrez.
– Maintenant, montons, dit-elle,
Il la suivit. Elle ouvrit une porte au premier

étage, et Duroy aperçut auprès d’une fenêtre,
assis dans un fauteuil et enroulé dans des
couvertures, livide sous la clarté rouge du soleil
couchant, une espèce de cadavre qui le regardait.
Il le reconnaissait à peine ; il devina plutôt que
c’était son ami.
On sentait dans cette chambre la fièvre, la
tisane, l’éther, le goudron, cette odeur
innommable et lourde des appartements où
respire un poitrinaire.
Forestier souleva sa main d’un geste pénible et
lent.
– Te voilà, dit-il, tu viens me voir mourir. Je te
remercie.
Duroy affecta de rire :
– Te voir mourir ! ce ne serait pas un spectacle
amusant, et je ne choisirais point cette occasion-
là pour visiter Cannes. Je viens te dire bonjour et
me reposer un peu.

L’autre murmura :
– Assieds-toi, et il baissa la tête comme

enfoncé en des méditations désespérées.

Il respirait d’une façon rapide, essoufflée, et

parfois poussait une sorte de gémissement,
comme s’il eût voulu rappeler aux autres
combien il était malade.
Voyant qu’il ne parlait point, sa femme vint
s’appuyer à la fenêtre et elle dit en montrant
l’horizon d’un coup de tête : « Regardez cela !
Est-ce beau ? »
En face d’eux, la côte semée de villas
descendait jusqu’à la ville qui était couchée le
long du rivage en demi-cercle, avec sa tête à
droite vers la jetée que dominait la vieille cité
surmontée d’un vieux beffroi, et ses pieds à
gauche à la pointe de la Croisette, en face des îles
de Lérins. Elles avaient l’air, ces îles, de deux
taches vertes, dans l’eau toute bleue. On eût dit
qu’elles flottaient comme deux feuilles
immenses, tant elles semblaient plates de là-haut.
Et tout au loin, fermant l’horizon de l’autre
côté du golfe, au-dessus de la jetée et du beffroi,
une longue suite de montagnes bleuâtres dessinait
sur un ciel éclatant une ligne bizarre et charmante
de sommets tantôt arrondis, tantôt crochus, tantôt

pointus, et qui finissait par un grand mont en
pyramide plongeant son pied dans la pleine mer.
Mme Forestier l’indiqua : « C’est l’Estérel. »
L’espace derrière les cimes sombres était
rouge, d’un rouge sanglant et doré que l’œil ne
pouvait soutenir.
Duroy subissait malgré lui la majesté de cette
fin du jour.
Il murmura, ne trouvant point d’autre terme
assez imagé pour exprimer son admiration :
« Oh ! oui, c’est épatant, ça ! »
Forestier releva la tête vers sa femme et
demanda :
– Donne-moi un peu d’air.
Elle répondit :
– Prends garde, il est tard, le soleil se couche,
tu vas encore attraper froid, et tu sais que ça ne te
vaut rien dans ton état de santé.
Il fit de la main droite un geste fébrile et faible
qui aurait voulu être un coup de poing et il
murmura avec une grimace de colère, une
grimace de mourant qui montrait la minceur des
lèvres, la maigreur des joues et la saillie de tous
les os :
– Je te dis que j’étouffe. Qu’est-ce que ça te
fait que je meure un jour plus tôt ou un jour plus
tard, puisque je suis foutu…
Elle ouvrit toute grande la fenêtre.
Le souffle qui entra les surprit tous les trois
comme une caresse. C’était une brise molle,
tiède, paisible, une brise de printemps nourrie
déjà par les parfums des arbustes et des fleurs
capiteuses qui poussent sur cette côte. On y
distinguait un goût puissant de résine et l’âcre
saveur des eucalyptus.
Forestier la buvait d’une haleine courte et
fiévreuse. Il crispa les ongles de ses mains sur les
bras de son fauteuil, et dit d’une voix basse,
sifflante, rageuse : « Ferme la fenêtre. Cela me
fait mal. J’aimerais mieux crever dans une
cave. »
Et sa femme ferma la fenêtre lentement, puis
elle regarda au loin, le front contre la vitre.

 Duroy, mal à l’aise, aurait voulu causer avec

le malade, le rassurer.
Mais il n’imaginait rien de propre à le
réconforter.
Il balbutia :
– Alors ça ne va pas mieux depuis que tu es
ici ?
L’autre haussa les épaules avec une
impatience accablée :
– Tu le vois bien. Et il baissa de nouveau la
tête.
Duroy reprit :
– Sacristi, il fait rudement bon ici,
comparativement à Paris. Là-bas on est encore en
plein hiver. Il neige, il grêle, il pleut, et il fait
sombre à allumer les lampes dès trois heures de
l’après-midi.
Forestier demanda :
– Rien de nouveau au journal ?
– Rien de nouveau. On a pris pour te
remplacer le petit Lacrin qui sort du Voltaire ;

mais il n’est pas mûr. Il est temps que tu
reviennes !
Le malade balbutia :
– Moi ? J’irai faire de la chronique à six pieds
sous terre maintenant.
L’idée fixe revenait comme un coup de cloche
à propos de tout, reparaissait sans cesse dans
chaque pensée, dans chaque phrase.
Il y eut un long silence ; un silence douloureux
et profond. L’ardeur du couchant se calmait
lentement ; et les montagnes devenaient noires
sur le ciel rouge qui s’assombrissait. Une ombre
colorée, un commencement de nuit qui gardait
des lueurs de brasier mourant, entrait dans la
chambre, semblait teindre les meubles, les murs,
les tentures, les coins avec des tons mêlés d’encre
et de pourpre. La glace de la cheminée, reflétant
l’horizon, avait l’air d’une plaque de sang.
Mme Forestier ne remuait point, toujours
debout, le dos à l’appartement, le visage contre le
carreau.
Et Forestier se mit à parler d’une voix

saccadée, essoufflée, déchirante à entendre :
« Combien est-ce que j’en verrai encore, de
couchers de soleil ?… huit… dix… quinze ou
vingt… peut-être trente, pas plus… Vous avez du
temps, vous autres… moi, c’est fini… Et ça
continuera… après moi, comme si j’étais là… »
Il demeura muet quelques minutes, puis
reprit : « Tout ce que je vois me rappelle que je
ne le verrai plus dans quelques jours… C’est
horrible… je ne verrai plus rien… rien de ce qui
existe… les plus petits objets qu’on manie… les
verres… les assiettes… les lits où l’on se repose si
bien… les voitures. C’est bon de se promener en
voiture, le soir… Comme j’aimais tout çà. »
Il faisait avec les doigts de chaque main un
mouvement nerveux et léger, comme s’il eût joué
du piano sur les deux bras de son siège. Et
chacun de ses silences était plus pénible que ses
paroles, tant on sentait qu’il devait penser à
d’épouvantables choses.
Et Duroy tout à coup se rappela ce que lui
disait Norbert de Varenne, quelques semaines
auparavant : « Moi, maintenant, je vois la mort de

si près que j’ai souvent envie d’étendre le bras
pour la repousser… Je la découvre partout. Les
petites bêtes écrasées sur les routes, les feuilles
qui tombent, le poil blanc aperçu dans la barbe
d’un ami, me ravagent le cœur et me crient : La
voilà ! »
Il n’avait pas compris, ce jour-là, maintenant il
comprenait en regardant Forestier. Et une
angoisse inconnue, atroce, entrait en lui, comme
s’il eût senti tout près, sur ce fauteuil où haletait
cet homme, la hideuse mort à portée de sa main.
Il avait envie de se lever, de s’en aller, de se
sauver, de retourner à Paris tout de suite ! Oh !
s’il avait su, il ne serait pas venu.

La nuit maintenant s’était répandue dans la
chambre comme un deuil hâtif qui serait tombé
sur ce moribond. Seule la fenêtre restait visible
encore, dessinant, dans son carré plus clair, la
silhouette immobile de la jeune femme.
Et Forestier demanda avec irritation : « Eh
bien ! on n’apporte pas la lampe aujourd’hui ?
Voilà ce qu’on appelle soigner un malade. »
L’ombre du corps qui se découpait sur les
carreaux disparut, et on entendit tinter un timbre
électrique dans la maison sonore.
Un domestique entra bientôt qui posa une
lampe sur la cheminée. Mme Forestier dit à son
mari :
– Veux-tu te coucher, ou descendras-tu pour
dîner ?
Il murmura :
– Je descendrai.
Et l’attente du repas les fit demeurer encore
près d’une heure immobiles, tous les trois,
prononçant seulement parfois un mot, un mot
quelconque, inutile, banal, comme s’il y eût du
danger, un danger mystérieux, à laisser durer trop
longtemps ce silence, à laisser se figer l’air muet
de cette chambre, de cette chambre où rôdait la
mort.
Enfin le dîner fut annoncé. Il sembla long à
Duroy, interminable. Ils ne parlaient pas, ils
mangeaient sans bruit, puis émiettaient du pain
du bout des doigts. Et le domestique faisait le
service, marchait, allait et venait sans qu’on

entendit ses pieds, car le bruit des semelles
irritant Charles, l’homme était chaussé de
savates. Seul le tic-tac dur d’une horloge de bois
troublait le calme des murs de son mouvement
mécanique et régulier.
Dès qu’on eut fini de manger, Duroy, sous
prétexte de fatigue, se retira dans sa chambre, et,
accoudé à sa fenêtre, il regardait la pleine lune au
milieu du ciel, comme un globe de lampe
énorme, jeter sur les murs blancs des villas sa
clarté sèche et voilée, et semer sur la mer une
sorte d’écaille de lumière mouvante et douce. Et
il cherchait une raison pour s’en aller bien vite,
inventant des ruses, des télégrammes qu’il allait
recevoir, un appel de M. Walter.
Mais ses résolutions de fuite lui parurent plus
difficiles à réaliser, en s’éveillant le lendemain.
Mme Forestier ne se laisserait point prendre à ses
adresses, et il perdrait par sa couardise tout le
bénéfice de son dévouement. Il se dit : « Bah !
c’est embêtant ; eh bien ! tant pis, il y a des
passes désagréables dans la vie ; et puis, ça ne
sera peut-être pas long. »

Il faisait un temps bleu, de ce bleu du Midi qui

vous emplit le cœur de joie ; et Duroy descendit
jusqu’à la mer, trouvant qu’il serait assez tôt de
voir Forestier dans la journée.
Quand il rentra pour déjeuner, le domestique
lui dit : « Monsieur a déjà demandé Monsieur
deux ou trois fois. Si Monsieur veut monter chez
Monsieur. »
Il monta. Forestier semblait dormir dans un
fauteuil. Sa femme lisait, allongée sur le canapé.
Le malade releva la tête. Duroy demanda :
– Eh bien ! comment vas-tu ? Tu m’as l’air
gaillard ce matin.
L’autre murmura :
– Oui, ça va mieux, j’ai repris des forces.
Déjeune bien vite avec Madeleine, parce que
nous allons faire un tour en voiture.
La jeune femme, dès qu’elle fut seule avec
Duroy, lui dit : « Voilà ! aujourd’hui il se croit
sauvé. Il fait des projets depuis le matin. Nous
allons tout à l’heure au golfe Juan acheter des
faïences pour notre appartement de Paris. Il veut

sortir à toute force, mais j’ai horriblement peur
d’un accident. Il ne pourra pas supporter les
secousses de la route. »
Quand le landau fut arrivé, Forestier descendit
l’escalier pas à pas, soutenu par son domestique.
Mais dès qu’il aperçut la voiture, il voulut qu’on
la découvrît.
Sa femme résistait :
– Tu vas prendre froid. C’est de la folie.
Il s’obstina :
– Non, je vais beaucoup mieux. Je le sens
bien.
On passa d’abord dans ces chemins ombreux
qui vont toujours entre deux jardins et qui font de
Cannes une sorte de parc anglais, puis on gagna
la route d’Antibes, le long de la mer.
Forestier expliquait le pays. Il avait indiqué
d’abord la villa du comte de Paris. Il en nommait
d’autres. Il était gai, d’une gaieté voulue, factice
et débile de condamné. Il levait le doigt, n’ayant
point la force de tendre le bras.
« Tiens, voici l’île Sainte-Marguerite et le
château dont Bazaine s’est évadé. Nous en a-t-on
donné à garder avec cette affaire-là ! »
Puis il eut des souvenirs de régiment ; il
nomma des officiers qui leur rappelaient des
histoires. Mais, tout à coup, la route ayant tourné,
on découvrit le golfe Juan tout entier avec son
village blanc dans le fond et la pointe d’Antibes à
l’autre bout.
Et Forestier, saisi soudain d’une joie
enfantine, balbutia : « Ah ! l’escadre, tu vas voir
l’escadre ! »
Au milieu de la vaste baie, on apercevait, en
effet, une demi-douzaine de gros navires qui
ressemblaient à des rochers couverts de ramures.
Ils étaient bizarres, difformes, énormes, avec des
excroissances, des tours, des éperons s’enfonçant
dans l’eau comme pour aller prendre racine sous
la mer.
On ne comprenait pas que cela pût se déplacer,
remuer, tant ils semblaient lourds et attachés au
fond. Une batterie flottante, ronde, haute, en
forme d’observatoire, ressemblait à ces phares
qu’on bâtit sur des écueils.

Et un grand trois-mâts passait auprès d’eux

pour gagner le large, toutes ses voiles déployées,
blanches et joyeuses. Il était gracieux et joli
auprès des monstres de guerre, des monstres de
fer, des vilains monstres accroupis sur l’eau.
Forestier s’efforçait de les reconnaître. Il
nommait : le Colbert, le Suffren, l’Amiral-
Duperré, le Redoutable, la Dévastation, puis il
reprenait : « Non, je me trompe, c’est celui-là la
Dévastation. »
Ils arrivèrent devant une sorte de grand
pavillon où on lisait : Faïences d’art du golfe
Juan, et la voiture ayant tourné autour d’un gazon
s’arrêta devant la porte.
Forestier voulait acheter deux vases pour les
poser sur sa bibliothèque. Comme il ne pouvait
guère descendre de voiture, on lui apportait les
modèles l’un après l’autre. Il fut longtemps à
choisir, consultant sa femme et Duroy : « Tu sais,
c’est pour le meuble au fond de mon cabinet. De
mon fauteuil, j’ai cela sous les yeux tout le
temps. Je tiens à une forme ancienne, à une forme
grecque. » Il examinait les échantillons, s’en

faisait apporter d’autres, reprenait les premiers.
Enfin, il se décida ; et ayant payé, il exigea que
l’expédition fût faite tout de suite. « Je retourne à
Paris dans quelques jours », disait-il.

Ils revinrent, mais, le long du golfe, un
courant d’air froid les frappa soudain, glissé dans
le pli d’un vallon, et le malade se mit à tousser.
Ce ne fut rien d’abord, une petite crise ; mais
elle grandit, devint une quinte ininterrompue,
puis une sorte de hoquet, un râle.
Forestier suffoquait, et chaque fois qu’il
voulait respirer la toux lui déchirait la gorge,
sortie du fond de sa poitrine. Rien ne la calmait,
rien ne l’apaisait. Il fallut le porter du landau dans
sa chambre, et Duroy, qui lui tenait les jambes,
sentait les secousses de ses pieds, à chaque
convulsion de ses poumons.
La chaleur du lit n’arrêta point l’accès qui
dura jusqu’à minuit ; puis les narcotiques, enfin,
engourdirent les spasmes mortels de la toux. Et le
malade demeura jusqu’au jour, assis dans son lit,
les yeux ouverts.
Les premières paroles qu’il prononça furent
pour demander le barbier, car il tenait à être rasé
chaque matin. Il se leva pour cette opération de
toilette ; mais il fallut le recoucher aussitôt, et il
se mit à respirer d’une façon si courte, si dure, si
pénible, que Mme Forestier, épouvantée, fit
réveiller Duroy, qui venait de se coucher, pour le
prier d’aller chercher le médecin.
Il ramena presque immédiatement le docteur
Gavaut qui prescrivit un breuvage et donna
quelques conseils ; mais comme le journaliste le
reconduisait pour lui demander son avis : « C’est
l’agonie, dit-il. Il sera mort demain matin.
Prévenez cette pauvre jeune femme et envoyez
chercher un prêtre. Moi, je n’ai plus rien à faire.
Je me tiens cependant entièrement à votre
disposition. »
Duroy fit appeler Mme Forestier :
– Il va mourir. Le docteur conseille d’envoyer
chercher un prêtre. Que voulez-vous faire ?
Elle hésita longtemps, puis, d’une voix lente,
ayant tout calculé :

 – Oui, ça vaut mieux... sous bien des

rapports… Je vais le préparer, lui dire que le curé
désire le voir… Je ne sais quoi, enfin. Vous seriez
bien gentil, vous, d’aller m’en chercher un, un
curé, et de le choisir. Prenez-en un qui ne nous
fasse pas trop de simagrées. Tâchez qu’il se
contente de la confession, et nous tienne quittes
du reste.
Le jeune homme ramena un vieil
ecclésiastique complaisant qui se prêtait à la
situation. Dès qu’il fut entré chez l’agonisant,
Mme Forestier sortit, et s’assit, avec Duroy, dans
la pièce voisine.
« Ça l’a bouleversé, dit-elle. Quand j’ai parlé
d’un prêtre, sa figure a pris une expression
épouvantable comme… comme s’il avait senti…
senti… un souffle… vous savez… Il a compris que
c’était fini, enfin, et qu’il fallait compter les
heures… »
Elle était fort pâle. Elle reprit : « Je n’oublierai
jamais l’expression de son visage. Certes, il a vu
la mort à ce moment-là. Il l’a vue… »
Ils entendaient le prêtre, qui parlait un peu
haut, étant un peu sourd, et qui disait :
« Mais non, mais non, vous n’êtes pas si bas
que ça. Vous êtes malade, mais nullement en
danger. Et la preuve c’est que je viens en ami, en
voisin. »
Ils ne distinguèrent pas ce que répondit
Forestier. Le vieillard reprit : « Non, je ne vous
ferai pas communier. Nous causerons de ça
quand vous irez bien. Si vous voulez profiter de
ma visite pour vous confesser par exemple, je ne
demande pas mieux. Je suis un pasteur, moi, je
saisis toutes les occasions pour ramener mes
brebis. »
Un long silence suivit. Forestier devait parler
de sa voix haletante et sans timbre.
Puis tout d’un coup, le prêtre prononça, d’un
ton différent, d’un ton d’officiant à l’autel :
« La miséricorde de Dieu est infinie, récitez le
Confiteor, mon enfant. Vous l’avez peut-être
oublié, je vais vous aider. Répétez avec moi :
Confiteor Deo omnipotenti… Beatae Mariae
semper virgini… »

Il s’arrêtait de temps en temps pour permettre

au moribond de le rattraper. Puis il dit :
« Maintenant, confessez-vous… »
La jeune femme et Duroy ne remuaient plus,
saisis par un trouble singulier, émus d’une attente
anxieuse.
Le malade avait murmuré quelque chose. Le
prêtre répéta : « Vous avez eu des complaisances
coupables… de quelle nature, mon enfant ? »
La jeune femme se leva, et dit simplement :
« Descendons un peu au jardin. Il ne faut pas
écouter ses secrets. »
Et ils allèrent s’asseoir sur un banc, devant la
porte, au-dessous d’un rosier fleuri, et derrière
une corbeille d’œillets qui répandait dans l’air
pur son parfum puissant et doux.
Duroy après quelques minutes de silence,
demanda :
– Est-ce que vous tarderez beaucoup à rentrer
à Paris ?

Elle répondit :

– Oh ! non. Dès que tout sera fini je

reviendrai.
– Dans une dizaine de jours ?
– Oui, au plus.
Il reprit :
– Il n’a donc aucun parent ?
– Aucun, sauf des cousins. Son père et sa mère
sont morts comme il était tout jeune.
Ils regardaient tous deux un papillon cueillant
sa vie sur les œillets, allant de l’un à l’autre avec
une rapide palpitation des ailes qui continuaient à
battre lentement quand il s’était posé sur la fleur.
Et ils restèrent longtemps silencieux.
Le domestique vint les prévenir que « M. le
curé avait fini ». Et ils remontèrent ensemble.
Forestier semblait avoir encore maigri depuis
la veille.
Le prêtre lui tenait la main. « Au revoir, mon
enfant, je reviendrai demain matin. »
Et il s’en alla.
Dès qu’il fut sorti, le moribond, qui haletait,
essaya de soulever ses deux mains vers sa femme
et il bégaya : « Sauve-moi… sauve-moi… ma
chérie… je ne veux pas mourir… je ne veux pas
mourir… Oh ! sauvez-moi… Dites ce qu’il faut
faire, allez chercher le médecin… Je prendrai ce
qu’on voudra… Je ne veux pas… Je ne veux
pas… »
Il pleurait. De grosses larmes coulaient de ses
yeux sur ses joues décharnées ; et les coins
maigres de sa bouche se plissaient comme ceux
des petits enfants qui ont du chagrin.
Alors ses mains retombées sur le lit
commencèrent un mouvement continu, lent et
régulier, comme pour recueillir quelque chose sur
les draps.
Sa femme qui se mettait à pleurer aussi
balbutiait : « Mais non, ce n’est rien. C’est une
crise, demain tu iras mieux, tu t’es fatigué hier
avec cette promenade. »
L’haleine de Forestier était plus rapide que
celle d’un chien qui vient de courir, si pressée
qu’on ne la pouvait point compter, et si faible
qu’on l’entendait à peine.

 Il répétait toujours : « Je ne veux pas

mourir !… Oh ! mon Dieu… mon Dieu… mon
Dieu… qu’est-ce qui va m’arriver ? Je ne verrai
plus rien… plus rien… jamais… Oh ! mon Dieu ! »
Il regardait devant lui quelque chose
d’invisible pour les autres et de hideux, dont ses
yeux fixes reflétaient l’épouvante. Ses deux
mains continuaient ensemble leur geste horrible
et fatigant.
Soudain il tressaillit d’un frisson brusque
qu’on vit courir d’un bout à l’autre de son corps
et il balbutia : « Le cimetière… moi… mon
Dieu !… »
Et il ne parla plus. Il restait immobile, hagard
et haletant.
Le temps passait ; midi sonna à l’horloge d’un
couvent voisin. Duroy sortit de la chambre pour
aller manger un peu. Il revint une heure plus tard.
Mme Forestier refusa de rien prendre. Le malade
n’avait point bougé. Il traînait toujours ses doigts
maigres sur le drap comme pour le ramener vers
sa face.

La jeune femme était assise dans un fauteuil,

au pied du lit. Duroy en prit un autre à côté
d’elle, et ils attendirent en silence.
Une garde était venue, envoyée par le
médecin ; elle sommeillait près de la fenêtre.
Duroy lui-même commençait à s’assoupir
quand il eut la sensation que quelque chose
survenait. Il ouvrit les yeux juste à temps pour
voir Forestier fermer les siens comme deux
lumières qui s’éteignent. Un petit hoquet agita la
gorge du mourant, et deux filets de sang
apparurent aux coins de sa bouche, puis coulèrent
sur sa chemise. Ses mains cessèrent leur hideuse
promenade. Il avait fini de respirer.
Sa femme comprit, et, poussant une sorte de
cri, elle s’abattit sur les genoux en sanglotant
dans le drap. Georges, surpris et effaré, fit
machinalement le signe de la croix. La garde,
s’étant réveillée, s’approcha du lit : « Ça y est »,
dit-elle. Et Duroy qui reprenait son sang-froid
murmura, avec un soupir de délivrance : « Ça a
été moins long que je n’aurais cru. »
Lorsque fut dissipé le premier étonnement,
après les premières larmes versées, on s’occupa
de tous les soins et de toutes les démarches que
réclame un mort. Duroy courut jusqu’à la nuit.
Il avait grand-faim en rentrant. Mme Forestier
mangea quelque peu, puis ils s’installèrent tous
deux dans la chambre funèbre pour veiller le
corps.
Deux bougies brûlaient sur la table de nuit à
côté d’une assiette où trempait une branche de
mimosa dans un peu d’eau, car on n’avait point
trouvé le rameau de buis nécessaire.
Ils étaient seuls, le jeune homme et la jeune
femme, auprès de lui, qui n’était plus. Ils
demeuraient sans parler, pensant et le regardant.
Mais Georges, que l’ombre inquiétait auprès
de ce cadavre, le contemplait obstinément. Son
œil et son esprit attirés, fascinés, par ce visage
décharné que la lumière vacillante faisait paraître
encore plus creux, restaient fixes sur lui. C’était
là son ami, Charles Forestier, qui lui parlait hier
encore ! Quelle chose étrange et épouvantable
que cette fin complète d’un être ! Oh ! s’il se les
rappelait maintenant les paroles de Norbert de
Varenne hanté par la peur de la mort. – « Jamais
un être ne revient. » Il en naîtrait des millions et
des milliards, à peu près pareils, avec des yeux,
un nez, une bouche, un crâne, et dedans une
pensée, sans que jamais celui-ci reparût, qui était
couché dans ce lit.

Pendant quelques années il avait vécu, mangé,
ri, aimé, espéré, comme tout le monde. Et c’était
fini, pour lui, fini pour toujours. Une vie !
quelques jours, et puis plus rien ! On naît, on
grandit, on est heureux, on attend, puis on meurt.
Adieu ! homme ou femme, tu ne reviendras point
sur la terre ! Et pourtant chacun porte en soi le
désir fiévreux et irréalisable de l’éternité, chacun
est une sorte d’univers dans l’univers, et chacun
s’anéantit bientôt complètement dans le fumier
des germes nouveaux. Les plantes, les bêtes, les
hommes, les étoiles, les mondes, tout s’anime,
puis meurt pour se transformer. Et jamais un être
ne revient, insecte, homme ou planète !
Une terreur confuse, immense, écrasante,
pesait sur l’âme de Duroy, la terreur de ce néant
illimité, inévitable, détruisant indéfiniment toutes

les existences si rapides et si misérables. Il
courbait déjà le front sous sa menace. Il pensait
aux mouches qui vivent quelques heures, aux
bêtes qui vivent quelques jours, aux hommes qui
vivent quelques ans, aux terres qui vivent
quelques siècles. Quelle différence donc entre les
uns et les autres ? Quelques aurores de plus, voilà
tout.
Il détourna les yeux pour ne plus regarder le
cadavre.
Mme Forestier, la tête baissée, semblait songer
aussi à des choses douloureuses. Ses cheveux
blonds étaient si jolis sur sa figure triste, qu’une
sensation douce comme le toucher d’une
espérance passa dans le cœur du jeune homme.
Pourquoi se désoler quand il avait encore tant
d’années devant lui ?
Et il se mit à la contempler. Elle ne le voyait
point, perdue dans sa méditation. Il se disait :
« Voilà pourtant la seule chose de la vie :
l’amour ! tenir dans ses bras une femme aimée !
Là est la limite du bonheur humain. »
Quelle chance il avait eue, ce mort, de
rencontrer cette compagne intelligente et
charmante. Comment s’étaient-ils connus ?
Comment avait-elle consenti, elle, à épouser ce
garçon médiocre et pauvre ? Comment avait-elle
fini par en faire quelqu’un ?
Alors il songea à tous les mystères cachés
dans les existences. Il se rappela ce qu’on
chuchotait du comte de Vaudrec qui l’avait dotée
et mariée, disait-on.
Qu’allait-elle faire maintenant ? Qui
épouserait-elle ? Un député, comme le pensait
Mme de Marelle, ou quelque gaillard d’avenir, un
Forestier supérieur ? Avait-elle des projets, des
plans, des idées arrêtées ? Comme il eût désiré
savoir cela ! Mais pourquoi ce souci de ce qu’elle
ferait ? Il se le demanda, et s’aperçut que son
inquiétude venait d’une de ces arrière-pensées
confuses, secrètes, qu’on se cache à soi-même et
qu’on ne découvre qu’en allant fouiller au fond
de soi.
Oui, pourquoi n’essaierait-il pas lui-même
cette conquête ? Comme il serait fort avec elle, et
redoutable ! Comme il pourrait aller vite et loin,
et sûrement !
Et pourquoi ne réussirait-il pas ? Il sentait bien
qu’il lui plaisait, qu’elle avait pour lui plus que de
la sympathie, une de ces affections qui naissent
entre deux natures semblables et qui tiennent
autant d’une séduction réciproque que d’une sorte
de complicité muette. Elle le savait intelligent,
résolu, tenace ; elle pouvait avoir confiance en
lui.
Ne l’avait-elle pas fait venir en cette
circonstance si grave ? Et pourquoi l’avait-elle
appelé ? Ne devait-il pas voir là une sorte de
choix, une sorte d’aveu, une sorte de
désignation ? Si elle avait pensé à lui, juste à ce
moment où elle allait devenir veuve, c’est que,
peut-être, elle avait songé à celui qui deviendrait
de nouveau son compagnon, son allié ?
Et une envie impatiente le saisit de savoir, de
l’interroger, de connaître ses intentions. Il devait
repartir le surlendemain, ne pouvant demeurer
seul avec cette jeune femme dans cette maison.
Donc il fallait se hâter, il fallait, avant de
retourner à Paris, surprendre avec adresse, avec
délicatesse, ses projets, et ne pas la laisser
revenir, céder aux sollicitations d’un autre peut-
être, et s’engager sans retour.
Le silence de la chambre était profond ; on
n’entendait que le balancier de la pendule qui
battait sur la cheminée son tic-tac métallique et
régulier.

Il murmura :
– Vous devez être bien fatiguée ?
Elle répondit :
– Oui, mais je suis surtout accablée.
Le bruit de leur voix les étonna, sonnant
étrangement dans cet appartement sinistre. Et ils
regardèrent soudain le visage du mort, comme
s’ils se fussent attendus à le voir remuer, à
l’entendre leur parler, ainsi qu’il faisait, quelques
heures plus tôt.
Duroy reprit :
– Oh ! c’est un gros coup pour vous, et un
changement si complet dans votre vie, un vrai
bouleversement du cœur et de l’existence entière.

 Elle soupira longuement sans répondre.
Il continua :
– C’est si triste pour une jeune femme de se

trouver seule comme vous allez l’être.
Puis il se tut. Elle ne dit rien. Il balbutia :
– Dans tous les cas, vous savez le pacte conclu
entre nous. Vous pouvez disposer de moi comme
vous voudrez. Je vous appartiens.
Elle lui tendit la main en jetant sur lui un de
ces regards mélancoliques et doux qui remuent en
nous jusqu’aux moelles des os.
– Merci, vous êtes bon, excellent. Si j’osais et
si je pouvais quelque chose pour vous, je dirais
aussi : « Comptez sur moi. »
Il avait pris la main offerte et il la gardait, la
serrant, avec une envie ardente de la baiser. Il s’y
décida enfin, et l’approchant lentement de sa
bouche, il tint longtemps la peau fine, un peu
chaude, fiévreuse et parfumée contre ses lèvres.
Puis quand il sentit que cette caresse d’ami
allait devenir trop prolongée, il sut laisser
retomber la petite main. Elle s’en revint

mollement sur le genou de la jeune femme qui
prononça gravement : « Oui, je vais être bien
seule, mais je m’efforcerai d’être courageuse. »
Il ne savait comment lui laisser comprendre
qu’il serait heureux, bien heureux, de l’avoir pour
femme à son tour. Certes il ne pouvait pas le lui
dire, à cette heure, en ce lieu, devant ce corps ;
cependant il pouvait, lui semblait-il, trouver une
de ces phrases ambiguës, convenables et
compliquées, qui ont des sens cachés sous les
mots, et qui expriment tout ce qu’on veut par
leurs réticences calculées.
Mais le cadavre le gênait, le cadavre rigide,
étendu devant eux, et qu’il sentait entre eux.
Depuis quelque temps d’ailleurs il croyait saisir
dans l’air enfermé de la pièce une odeur suspecte,
une haleine pourrie, venue de cette poitrine
décomposée, le premier souffle de charogne que
les pauvres morts couchés en leur lit jettent aux
parents qui les veillent, souffle horrible dont ils
emplissent bientôt la boîte creuse de leur cercueil.
Duroy demanda :
– Ne pourrait-on ouvrir un peu la fenêtre ? Il
me semble que l’air est corrompu.
Elle répondit :
– Mais oui. Je venais aussi de m’en
apercevoir.
Il alla vers la fenêtre et l’ouvrit. Toute la
fraîcheur parfumée de la nuit entra, troublant la
flamme des deux bougies allumées auprès du lit.
La lune répandait, comme l’autre soir, sa lumière
abondante et calme sur les murs blancs des villas
et sur la grande nappe luisante de la mer. Duroy,
respirant à pleins poumons, se sentit brusquement
assailli d’espérances, comme soulevé par
l’approche frémissante du bonheur.

Il se retourna.
– Venez donc prendre un peu le frais, dit-il, il

fait un temps admirable.
Elle s’en vint tranquillement et s’accouda près
de lui.
Alors il murmura, à voix basse :
– Écoutez-moi, et comprenez bien ce que je
veux vous dire. Ne vous indignez pas, surtout, de
ce que je vous parle d’une pareille chose en un

semblable moment, mais je vous quitterai après-
demain, et quand vous reviendrez à Paris il sera
peut-être trop tard. Voilà… Je ne suis qu’un
pauvre diable sans fortune et dont la position est
à faire, vous le savez. Mais j’ai de la volonté,
quelque intelligence à ce que je crois, et je suis en
route, en bonne route. Avec un homme arrivé on
sait ce qu’on prend ; avec un homme qui
commence on ne sait pas où il ira. Tant pis, ou
tant mieux. Enfin je vous ai dit un jour, chez
vous, que mon rêve le plus cher aurait été
d’épouser une femme comme vous. Je vous
répète aujourd’hui ce désir. Ne me répondez pas.
Laissez-moi continuer. Ce n’est point une
demande que je vous adresse. Le lieu et l’instant
la rendraient odieuse. Je tiens seulement à ne
point vous laisser ignorer que vous pouvez me
rendre heureux d’un mot, que vous pouvez faire
de moi soit un ami fraternel, soit même un mari, à
votre gré, que mon cœur et ma personne sont à
vous. Je ne veux pas que vous me répondiez
maintenant ; je ne veux plus que nous parlions de
cela, ici. Quand nous nous reverrons, à Paris,
vous me ferez comprendre ce que vous aurez

résolu. Jusque-là plus un mot, n’est-ce pas ?
Il avait débité cela sans la regarder, comme
s’il eût semé ses paroles dans la nuit devant lui.
Et elle semblait n’avoir point entendu, tant elle
était demeurée immobile, regardant aussi devant
elle, d’un œil fixe et vague, le grand paysage pâle
éclairé par la lune.
Ils demeurèrent longtemps côte à côte, coude
contre coude, silencieux et méditant.
Puis elle murmura : « Il fait un peu froid », et,
s’étant retournée, elle revint vers le lit. Il la suivit.
Lorsqu’il s’approcha, il reconnut que vraiment
Forestier commençait à sentir ; et il éloigna son
fauteuil, car il n’aurait pu supporter longtemps
cette odeur de pourriture. Il dit :
– Il faudra le mettre en bière dès le matin.
Elle répondit :
– Oui, oui, c’est entendu ; le menuisier viendra
vers huit heures.
Et Duroy ayant soupiré : « Pauvre garçon ! »
elle poussa à son tour un long soupir de
résignation navrée.

Ils le regardaient moins souvent, accoutumés

déjà à l’idée de cette mort, commençant à
consentir mentalement à cette disparition qui,
tout à l’heure encore, les révoltait et les indignait,
eux qui étaient mortels aussi.
Ils ne parlaient plus, continuant à veiller d’une
façon convenable, sans dormir. Mais, vers minuit,
Duroy s’assoupit le premier. Quand il se réveilla,
il vit que Mme Forestier sommeillait également, et
ayant pris une posture plus commode, il ferma de
nouveau les yeux en grommelant : « Sacristi ! on
est mieux dans ses draps, tout de même. »
Un bruit soudain le fit tressauter. La garde
entrait. Il faisait grand jour. La jeune femme, sur
le fauteuil en face, semblait aussi surprise que lui.
Elle était un peu pâle, mais toujours jolie, fraîche,
gentille, malgré cette nuit passée sur un siège.
Alors, ayant regardé le cadavre, Duroy
tressaillit et s’écria : « Oh ! sa barbe ! » Elle avait
poussé, cette barbe, en quelques heures, sur cette
chair qui se décomposait, comme elle poussait en
quelques jours sur la face d’un vivant. Et ils
demeuraient effarés par cette vie qui continuait
sur ce mort, comme devant un prodige affreux,
devant une menace surnaturelle de résurrection,
devant une des choses anormales, effrayantes qui
bouleversent et confondent l’intelligence.
Ils allèrent ensuite tous les deux se reposer
jusqu’à onze heures. Puis ils mirent Charles au
cercueil, et ils se sentirent aussitôt allégés,
rassérénés. Ils s’assirent en face l’un de l’autre
pour déjeuner avec une envie éveillée de parler
de choses consolantes, plus gaies, de rentrer dans
la vie, puisqu’ils en avaient fini avec la mort.
Par la fenêtre, grande ouverte, la douce
chaleur du printemps entrait, apportant le souffle
parfumé de la corbeille d’œillets fleurie devant la
porte.
Mme Forestier proposa à Duroy de faire un tour
dans le jardin, et ils se mirent à marcher
doucement autour du petit gazon en respirant
avec délices l’air tiède plein de l’odeur des sapins
et des eucalyptus.
Et tout à coup, elle lui parla, sans tourner la
tête vers lui, comme il avait fait pendant la nuit,
là-haut. Elle prononçait les mots lentement, d’une
voix basse et sérieuse :

– Écoutez, mon cher ami, j’ai bien réfléchi…
déjà… à ce que vous m’avez proposé, et je ne
veux pas vous laisser partir sans vous répondre
un mot. Je ne vous dirai, d’ailleurs, ni oui ni non.
Nous attendrons, nous verrons, nous nous
connaîtrons mieux. Réfléchissez beaucoup de
votre côté. N’obéissez pas à un entraînement trop
facile. Mais, si je vous parle de cela, avant même
que ce pauvre Charles soit descendu dans sa
tombe, c’est qu’il importe, après ce que vous
m’avez dit, que vous sachiez bien qui je suis, afin
de ne pas nourrir plus longtemps la pensée que
vous m’avez exprimée, si vous n’êtes pas d’un…
d’un… caractère à me comprendre et à me
supporter.
» Comprenez-moi bien. Le mariage pour moi
n’est pas une chaîne, mais une association.
J’entends être libre, tout à fait libre de mes actes,
de mes démarches, de mes sorties, toujours. Je ne
pourrais tolérer ni contrôle, ni jalousie, ni
discussion sur ma conduite. Je m’engagerais, bien
entendu, à ne jamais compromettre le nom de

l’homme que j’aurais épousé, à ne jamais le
rendre odieux ou ridicule. Mais il faudrait aussi
que cet homme s’engageât à voir en moi une
égale, une alliée, et non pas une inférieure ni une
épouse obéissante et soumise. Mes idées, je le
sais, ne sont pas celles de tout le monde, mais je
n’en changerai point. Voilà.
» J’ajoute aussi : Ne me répondez pas, ce
serait inutile et inconvenant. Nous nous reverrons
et nous reparlerons peut-être de tout cela, plus
tard.
» Maintenant, allez faire un tour. Moi je
retourne près de lui. À ce soir.
Il lui baisa longuement la main et s’en alla
sans prononcer un mot.
Le soir, ils ne se virent qu’à l’heure du dîner.
Puis ils montèrent à leurs chambres, étant tous
deux brisés de fatigue.
Charles Forestier fut enterré le lendemain,
sans aucune pompe, dans le cimetière de Cannes.
Et Georges Duroy voulut prendre le rapide de
Paris qui passe à une heure et demie.

Mme Forestier l’avait conduit à la gare. Ils se

promenaient tranquillement sur le quai, en
attendant l’heure du départ, et parlaient de choses
indifférentes.
Le train arriva, très court, un vrai rapide,
n’ayant que cinq wagons.
Le journaliste choisit sa place, puis
redescendit pour causer encore quelques instants
avec elle, saisi soudain d’une tristesse, d’un
chagrin, d’un regret violent de la quitter, comme
s’il allait la perdre pour toujours.
Un employé criait : « Marseille, Lyon, Paris,
en voiture ! » Duroy monta, puis s’accouda à la
portière pour lui dire encore quelques mots. La
locomotive siffla et le convoi doucement se mit
en marche.
Le jeune homme, penché hors du wagon,
regardait la jeune femme immobile sur le quai et
dont le regard le suivait. Et soudain, comme il
allait la perdre de vue, il prit avec ses deux mains
un baiser sur sa bouche pour le jeter vers elle.
Elle le lui renvoya d’un geste plus discret,
hésitant, ébauché seulement.

Bel Ami, de Maupassant, 2ème partie

Georges Duroy avait retrouvé toutes ses
habitudes anciennes. Installé maintenant dans le
petit rez-de-chaussée de la rue de Constantinople,
il vivait sagement, en homme qui prépare une
existence nouvelle. Ses relations avec Mme de
Marelle avaient même pris une allure conjugale,
comme s’il se fût exercé d’avance à l’événement
prochain ; et sa maîtresse, s’étonnant souvent de
la tranquillité réglée de leur union, répétait en
riant : « Tu es encore plus popote que mon mari,
ça n’était pas la peine de changer. »
Mme Forestier n’était pas revenue. Elle
s’attardait à Cannes. Il reçut une lettre d’elle,
annonçant son retour seulement pour le milieu
d’avril, sans un mot d’allusion à leurs adieux. Il
attendit. Il était bien résolu maintenant à prendre
tous les moyens pour l’épouser, si elle semblait
hésiter. Mais il avait confiance en sa fortune,
confiance en cette force de séduction qu’il sentait
en lui, force vague et irrésistible que subissaient
toutes les femmes.
Un court billet le prévint que l’heure décisive
allait sonner.

Je suis à Paris. Venez me voir.
Madeleine Forestier.

Rien de plus. Il l’avait reçu par le courrier de
neuf heures. Il entrait chez elle à trois heures, le
même jour.
Elle lui tendit les deux mains, en souriant de
son joli sourire aimable ; et ils se regardèrent
pendant quelques secondes, au fond des yeux.
Puis elle murmura :
– Comme vous avez été bon de venir là-bas
dans ces circonstances terribles.
Il répondit :
– J’aurais fait tout ce que vous m’auriez
ordonné.

Et ils s’assirent. Elle s’informa des nouvelles,

des Walter, de tous les confrères et du journal.
Elle y pensait souvent, au journal.
– Ça me manque beaucoup, disait-elle, mais
beaucoup. J’étais devenue journaliste dans l’âme.
Que voulez-vous, j’aime ce métier-là.
Puis elle se tut. Il crut comprendre, il crut
trouver dans son sourire, dans le ton de sa voix,
dans ses paroles elles-mêmes, une sorte
d’invitation ; et bien qu’il se fût promis de ne pas
brusquer les choses, il balbutia :
– Eh bien !… pourquoi… pourquoi ne le
reprendriez-vous pas… ce métier… sous… sous le
nom de Duroy ?
Elle redevint brusquement sérieuse et, posant
la main sur son bras, elle murmura :
– Ne parlons pas encore de ça.
Mais il devina qu’elle acceptait, et tombant à
genoux il se mit à lui baiser passionnément les
mains en répétant, en bégayant :
– Merci, merci, comme je vous aime !
Elle se leva. Il fit comme elle et il s’aperçut
qu’elle était fort pâle. Alors il comprit qu’il lui
avait plu, depuis longtemps peut-être ; et comme
ils se trouvaient face à face, il l’étreignit, puis il
l’embrassa sur le front, d’un long baiser tendre et
sérieux.
Quand elle se fut dégagée, en glissant sur sa
poitrine, elle reprit d’un ton grave :
– Écoutez, mon ami, je ne suis encore décidée
à rien. Cependant il se pourrait que ce fût oui.
Mais vous allez me promettre le secret absolu
jusqu’à ce que je vous en délie.

Il jura et partit, le cœur débordant de joie.
Il mit désormais beaucoup de discrétion dans
les visites qu’il lui fit et il ne sollicita pas de
consentement plus précis, car elle avait une
manière de parler de l’avenir, de dire « plus
tard », de faire des projets où leurs deux
existences se trouvaient mêlées, qui répondait
sans cesse, mieux et plus délicatement, qu’une
formelle acceptation.
Duroy travaillait dur, dépensait peu, tâchait
d’économiser quelque argent pour n’être point

sans le sou au moment de son mariage, et il
devenait aussi avare qu’il avait été prodigue.
L’été se passa, puis l’automne, sans qu’aucun
soupçon vînt à personne, car ils se voyaient peu,
et le plus naturellement du monde.
Un soir Madeleine lui dit, en le regardant au
fond des yeux :
– Vous n’avez pas encore annoncé notre projet
à Mme de Marelle ?
– Non, mon amie. Vous ayant promis le secret
je n’en ai ouvert la bouche à âme qui vive.
– Eh bien ! il serait temps de la prévenir. Moi,
je me charge des Walter. Ce sera fait cette
semaine, n’est-ce pas ?
Il avait rougi.
– Oui, dès demain.
Elle détourna doucement les yeux, comme
pour ne point remarquer son trouble, et reprit :
– Si vous le voulez, nous pourrons nous
marier au commencement de mai. Ce serait très
convenable.

– J’obéis en tout avec joie.

– Le 10 mai, qui est un samedi, me plairait
beaucoup, parce que c’est mon jour de naissance.
– Soit, le 10 mai.
– Vos parents habitent près de Rouen, n’est-ce
pas ? Vous me l’avez dit du moins.
– Oui, près de Rouen, à Canteleu.
– Qu’est-ce qu’ils font ?
– Ils sont… ils sont petits rentiers.
– Ah ! J’ai un grand désir de les connaître.
Il hésita, fort perplexe :
– Mais… c’est que, ils sont…
Puis il prit son parti en homme vraiment fort :
– Ma chère amie, ce sont des paysans, des
cabaretiers qui se sont saignés aux quatre
membres pour me faire faire des études. Moi, je
ne rougis pas d’eux, mais leur… simplicité…
leur… rusticité pourrait peut-être vous gêner.
Elle souriait délicieusement, le visage illuminé
d’une bonté douce.

– Non. Je les aimerai beaucoup. Nous irons les
voir. Je le veux. Je vous reparlerai de ça. Moi
aussi je suis fille de petite gens… mais je les ai
perdus, moi, mes parents. Je n’ai plus personne
au monde… elle lui tendit la main et ajouta… que
vous.
Et il se sentit attendri, remué, conquis comme
il ne l’avait pas encore été par aucune femme.
– J’ai pensé à quelque chose, dit-elle, mais
c’est assez difficile à expliquer.
Il demanda :
– Quoi donc ?
– Eh bien ! voilà, mon cher, je suis comme
toutes les femmes, j’ai mes… mes faiblesses, mes
petitesses, j’aime ce qui brille, ce qui sonne.
J’aurais adoré porter un nom noble. Est-ce que
vous ne pourriez pas, à l’occasion de notre
mariage, vous… vous anoblir un peu ?
Elle avait rougi, à son tour ; comme si elle lui
eût proposé une indélicatesse.
Il répondit simplement :
– J’y ai bien souvent songé, mais cela ne me
paraît pas facile.
– Pourquoi donc ?
Il se mit à rire :
– Parce que j’ai peur de me rendre ridicule.
Elle haussa les épaules :
– Mais pas du tout, pas du tout. Tout le monde
le fait et personne n’en rit. Séparez votre nom en
deux : « Du Roy. » Ça va très bien.
Il répondit aussitôt, en homme qui connaît la
question :
– Non, ça ne va pas. C’est un procédé trop
simple, trop commun, trop connu. Moi j’avais
pensé à prendre le nom de mon pays, comme
pseudonyme littéraire d’abord, puis à l’ajouter
peu à peu au mien, puis même, plus tard, à
couper en deux mon nom comme vous me le
proposiez.
Elle demanda :
– Votre pays c’est Canteleu ?
– Oui.
Mais elle hésitait :

– Non. Je n’en aime pas la terminaison.

Voyons, est-ce que nous ne pourrions pas
modifier un peu ce mot… Canteleu ?
Elle avait pris une plume sur la table et elle
griffonnait des noms en étudiant leur
physionomie. Soudain elle s’écria :
– Tenez, tenez, voici.
Et elle lui tendit un papier où il lut : Madame
Duroy de Cantel.
Il réfléchit quelques secondes, puis il déclara
avec gravité :
– Oui, c’est très bon.
Elle était enchantée et répétait :
– Duroy de Cantel, Duroy de Cantel, Mme
Duroy de Cantel. C’est excellent, excellent !
Elle ajouta, d’un air convaincu :
– Et vous verrez comme c’est facile à faire
accepter par tout le monde. Mais il faut saisir
l’occasion. Car il serait trop tard ensuite. Vous
allez, dès demain, signer vos chroniques D. de
Cantel, et vos échos tout simplement Duroy. Ça

se fait tous les jours dans la presse et personne ne
s’étonnera de vous voir prendre un nom de
guerre. Au moment de notre mariage, nous
pourrons encore modifier un peu cela en disant
aux amis que vous aviez renoncé à votre du par
modestie, étant donné votre position, ou même
sans rien dire du tout. Quel est le petit nom de
votre père ?
– Alexandre.
Elle murmura deux ou trois fois de suite :
« Alexandre, Alexandre », en écoutant la sonorité
des syllabes, puis elle écrivit sur une feuille toute
blanche :

Monsieur et Madame Alexandre du Roy de
Cantel ont l’honneur de vous faire part du
mariage de Monsieur Georges du Roy de Cantel,
leur fils, avec Madame Madeleine Forestier.

Elle regardait son écriture d’un peu loin, ravie
de l’effet, et elle déclara :
– Avec un rien de méthode, on arrive à réussir

tout ce qu’on veut.
Quand il se retrouva dans la rue, bien
déterminé à s’appeler désormais du Roy, et même
du Roy de Cantel, il lui sembla qu’il venait de
prendre une importance nouvelle. Il marchait plus
crânement, le front plus haut, la moustache plus
fière, comme doit marcher un gentilhomme. Il
sentait en lui une sorte d’envie joyeuse de
raconter aux passants :
« Je m’appelle du Roy de Cantel. »
Mais à peine rentré chez lui, la pensée de
Mme de Marelle l’inquiéta et il lui écrivit aussitôt,
afin de lui demander un rendez-vous pour le
lendemain.
« Ça sera dur, pensait-il. Je vais recevoir une
bourrasque de premier ordre. »
Puis il en prit son parti avec l’insouciance
naturelle qui lui faisait négliger les choses
désagréables de la vie, et il se mit à faire un
article fantaisiste sur les impôts nouveaux à
établir afin de rassurer l’équilibre du budget. Il y
fit figurer la particule nobiliaire pour cent francs

par an, et les titres, depuis baron jusqu’à prince,
pour cinq cents jusqu’à mille francs.
Et il signa : D. de Cantel.
Il reçut le lendemain un petit bleu de sa
maîtresse annonçant qu’elle arriverait à une
heure.
Il l’attendit avec un peu de fièvre, résolu
d’ailleurs à brusquer les choses, à tout dire dès le
début, puis, après la première émotion, à
argumenter avec sagesse pour lui démontrer qu’il
ne pouvait pas rester garçon indéfiniment, et que
M. de Marelle s’obstinant à vivre, il avait dû
songer à une autre qu’elle pour en faire sa
compagne légitime.
Il se sentait ému cependant. Quand il entendit
le coup de sonnette, son cœur se mit à battre.
Elle se jeta dans ses bras. « Bonjour, Bel-
Ami. » Puis, trouvant froide son étreinte, elle le
considéra et demanda :
– Qu’est-ce que tu as ?
– Assieds-toi, dit-il. Nous allons causer
sérieusement.

Elle s’assit sans ôter son chapeau, relevant

seulement sa voilette jusqu’au-dessus du front, et
elle attendit.
Il avait baissé les yeux ; il préparait son début.
Il commença d’une voix lente :
– Ma chère amie, tu me vois fort troublé, fort
triste et fort embarrassé de ce que j’ai à t’avouer.
Je t’aime beaucoup, je t’aime vraiment du fond
du cœur, aussi la crainte de te faire de la peine
m’afflige-t-elle plus encore que la nouvelle même
que je vais t’apprendre.
Elle pâlissait, se sentant trembler, et elle
balbutia :
– Qu’est-ce qu’il y a ? Dis vite !
Il prononça d’un ton triste mais résolu, avec
cet accablement feint dont on use pour annoncer
les malheurs heureux :
– Il y a que je me marie.
Elle poussa un soupir de femme qui va perdre
connaissance, un soupir douloureux venu du fond
de la poitrine, et elle se mit à suffoquer, sans
pouvoir parler, tant elle haletait.

Voyant qu’elle ne disait rien, il reprit :
– Tu ne te figures pas combien j’ai souffert
avant d’arriver à cette résolution. Mais je n’ai ni
situation ni argent. Je suis seul, perdu dans Paris.
Il me fallait auprès de moi quelqu’un qui fût
surtout un conseil, une consolation et un soutien.
C’est une associée, une alliée que j’ai cherchée et
que j’ai trouvée !
Il se tut, espérant qu’elle répondrait,
s’attendant à une colère furieuse, à des violences,
à des injures.
Elle avait appuyé une main sur son cœur
comme pour le contenir et elle respirait toujours
par secousses pénibles qui lui soulevaient les
seins et lui remuaient la tête.
Il prit la main restée sur le bras du fauteuil,
mais elle la retira brusquement. Puis elle
murmura comme tombée dans une sorte
d’hébétude :
– Oh !… mon Dieu…
Il s’agenouilla devant elle, sans oser la toucher
cependant, et il balbutia, plus ému par ce silence

qu’il ne l’eût été par des emportements :
– Clo, ma petite Clo, comprends bien ma
situation, comprends bien ce que je suis. Oh ! si
j’avais pu t’épouser, toi, quel bonheur ! Mais tu
es mariée. Que pouvais-je faire ? Réfléchis,
voyons, réfléchis ! Il faut que je me pose dans le
monde, et je ne le puis pas faire tant que je
n’aurai pas d’intérieur. Si tu savais !… Il y a des
jours où j’avais envie de tuer ton mari…
Il parlait de sa voix douce, voilée, séduisante,
une voix qui entrait comme une musique dans
l’oreille. Il vit deux larmes grossir lentement dans
les yeux fixes de sa maîtresse, puis couler sur ses
joues, tandis que deux autres se formaient déjà au
bord des paupières.
Il murmura :
– Oh ! ne pleure pas, Clo, ne pleure pas, je
t’en supplie. Tu me fends le cœur.
Alors, elle fit un effort, un grand effort pour
être digne et fière ; et elle demanda avec ce ton
chevrotant des femmes qui vont sangloter :
– Qui est-ce ?

 Il hésita une seconde, puis, comprenant qu’il

le fallait :
– Madeleine Forestier.
Mme de Marelle tressaillit de tout son corps,
puis elle demeura muette, songeant avec une telle
attention qu’elle paraissait avoir oublié qu’il était
à ses pieds.
Et deux gouttes transparentes se formaient
sans cesse dans ses yeux, tombaient, se
reformaient encore.
Elle se leva. Duroy devina qu’elle allait partir
sans lui dire un mot, sans reproches et sans
pardon : et il en fut blessé, humilié au fond de
l’âme. Voulant la retenir, il saisit à pleins bras sa
robe, enlaçant à travers l’étoffe ses jambes rondes
qu’il sentit se roidir pour résister.
Il suppliait :
– Je t’en conjure, ne t’en va pas comme ça.
Alors elle le regarda, de haut en bas, elle le
regarda avec cet œil mouillé, désespéré, si
charmant et si triste qui montre toute la douleur
d’un cœur de femme, et elle balbutia :

– Je n’ai… je n’ai rien à dire… je n’ai… rien à

faire… Tu… tu as raison… tu… tu… as bien choisi
ce qu’il te fallait…
Et s’étant dégagée d’un mouvement en arrière,
elle s’en alla, sans qu’il tentât de la retenir plus
longtemps.
Demeuré seul, il se releva, étourdi comme s’il
avait reçu un horion sur la tête ; puis prenant son
parti, il murmura : « Ma foi, tant pis ou tant
mieux. Ça y est… sans scène. J’aime autant ça. »
Et, soulagé d’un poids énorme, se sentant tout à
coup libre, délivré, à l’aise pour sa vie nouvelle,
il se mit à boxer contre le mur en lançant de
grands coups de poing, dans une sorte d’ivresse
de succès et de force, comme s’il se fût battu
contre la Destinée.
Quand Mme Forestier lui demanda :
– Vous avez prévenu Mme de Marelle ?
Il répondit avec tranquillité :
– Mais oui…
Elle le fouillait de son œil clair.
– Et ça ne l’a pas émue ?

– Mais non, pas du tout. Elle a trouvé ça très

bien au contraire.

La nouvelle fut bientôt connue. Les uns
s’étonnèrent, d’autres prétendirent l’avoir prévu,
d’autres encore sourirent en laissant entendre que
ça ne les surprenait point.
Le jeune homme qui signait maintenant D. de
Cantel ses chroniques, Duroy ses échos, et du
Roy les articles politiques qu’il commençait à
donner de temps en temps, passait la moitié des
jours chez sa fiancée qui le traitait avec une
familiarité fraternelle où entrait cependant une
tendresse vraie mais cachée, une sorte de désir
dissimulé comme une faiblesse. Elle avait décidé
que le mariage se ferait en grand secret, en
présence des seuls témoins, et qu’on partirait le
soir même pour Rouen. On irait le lendemain
embrasser les vieux parents du journaliste, et on
demeurerait quelques jours auprès d’eux.
Duroy s’était efforcé de la faire renoncer à ce
projet, mais n’ayant pu y parvenir, il s’était
soumis, à la fin.
Donc, le 10 mai étant venu, les nouveaux
époux, ayant jugé inutiles les cérémonies
religieuses, puisqu’ils n’avaient invité personne,
rentrèrent pour fermer leurs malles, après un
court passage à la mairie, et ils prirent à la gare
Saint-Lazare le train de six heures du soir qui les
emporta vers la Normandie.
Ils n’avaient guère échangé vingt paroles
jusqu’au moment où ils se trouvèrent seuls dans
le wagon. Dès qu’ils se sentirent en route, ils se
regardèrent et se mirent à rire, pour cacher une
certaine gêne, qu’ils ne voulaient point laisser
voir.
Le train traversait doucement la longue gare
des Batignolles, puis il franchit la plaine galeuse
qui va des fortifications à la Seine.
Duroy et sa femme, de temps en temps,
prononçaient quelques mots inutiles, puis se
tournaient de nouveau vers la portière.
Quand ils passèrent le pont d’Asnières, une
gaieté les saisit à la vue de la rivière couverte de
bateaux, de pêcheurs et de canotiers. Le soleil, un
puissant soleil de mai, répandait sa lumière
oblique sur les embarcations et sur le fleuve
calme qui semblait immobile, sans courant et
sans remous, figé sous la chaleur et la clarté du
jour finissant. Une barque à voile, au milieu de la
rivière, ayant tendu sur ses deux bords deux
grands triangles de toile blanche pour cueillir les
moindres souffles de brise, avait l’air d’un
énorme oiseau prêt à s’envoler.
Duroy murmura :
– J’adore les environs de Paris, j’ai des
souvenirs de fritures qui sont les meilleurs de
mon existence.
Elle répondit :
– Et les canots ! Comme c’est gentil de glisser
sur l’eau au coucher du soleil.
Puis ils se turent comme s’ils n’avaient point
osé continuer ces épanchements sur leur vie
passée, et ils demeurèrent muets, savourant peut-
être déjà la poésie des regrets.
Duroy, assis en face de sa femme, prit sa main
et la baisa lentement.
– Quand nous serons revenus, dit-il, nous
irons quelquefois dîner à Chatou.

Elle murmura : – Nous aurons tant de choses à faire ! sur un

ton qui semblait signifier : « Il faudra sacrifier
l’agréable à l’utile. »
Il tenait toujours sa main, se demandant avec
inquiétude par quelle transition il arriverait aux
caresses. Il n’eût point été troublé de même
devant l’ignorance d’une jeune fille ; mais
l’intelligence alerte et rusée qu’il sentait en
Madeleine rendait embarrassée son attitude. Il
avait peur de lui sembler niais, trop timide ou
trop brutal, trop lent ou trop prompt.
Il serrait cette main par petites pressions, sans
qu’elle répondît à son appel. Il dit :
– Ça me semble très drôle que vous soyez ma
femme.
Elle parut surprise :
– Pourquoi ça ?
– Je ne sais pas. Ça me semble drôle. J’ai
envie de vous embrasser, et je m’étonne d’en
avoir le droit.
Elle lui tendit tranquillement sa joue, qu’il
baisa comme il eût baisé celle d’une sœur.

Il reprit :
– La première fois que je vous ai vue (vous
savez bien, à ce dîner où m’avait invité
Forestier), j’ai pensé : « Sacristi, si je pouvais
découvrir une femme comme ça. » Eh bien ! c’est
fait. Je l’ai.
Elle murmura :
– C’est gentil. Et elle le regardait tout droit,
finement, de son œil toujours souriant.
Il songeait : « Je suis trop froid. Je suis
stupide. Je devrais aller plus vite que ça. » Et il
demanda :
– Comment aviez-vous donc fait la
connaissance de Forestier ?
Elle répondit, avec une malice provocante :
– Est-ce que nous allons à Rouen pour parler
de lui ?
Il rougit :
– Je suis bête. Vous m’intimidez beaucoup.
Elle fut ravie :

– Moi ! Pas possible ? D’où vient ça ?

Il s’était assis à côté d’elle, tout près. Elle
cria :
– Oh ! un cerf !
Le train traversait la forêt de Saint-Germain ;
et elle avait vu un chevreuil effrayé franchir d’un
bond une allée.
Duroy s’étant penché pendant qu’elle regardait
par la portière ouverte posa un long baiser, un
baiser d’amant dans les cheveux de son cou.
Elle demeura quelques moments immobile ;
puis, relevant la tête :
– Vous me chatouillez, finissez.
Mais il ne s’en allait point, promenant
doucement, en une caresse énervante et
prolongée, sa moustache frisée sur la chair
blanche.
Elle se secoua :
– Finissez donc.
Il avait saisi la tête de sa main droite glissée
derrière elle, et il la tournait vers lui. Puis il se

jeta sur sa bouche comme un épervier sur une
proie.
Elle se débattait, le repoussait, tâchait de se
dégager. Elle y parvint enfin, et répéta :
– Mais finissez donc.
Il ne l’écoutait, plus, l’étreignant, la baisant
d’une lèvre avide et frémissante, essayant de la
renverser sur les coussins du wagon.
Elle se dégagea d’un grand effort, et, se levant
avec vivacité :
– Oh ! voyons, Georges, finissez. Nous ne
sommes pourtant plus des enfants, nous pouvons
bien attendre Rouen.
Il demeurait assis, très rouge, et glacé par ces
mots raisonnables ; puis, ayant repris quelque
sang-froid :
– Soit, j’attendrai, dit-il avec gaieté, mais je ne
suis plus fichu de prononcer vingt paroles jusqu’à
l’arrivée. Et songez que nous traversons Poissy.
– C’est moi qui parlerai, dit-elle.
Elle se rassit doucement auprès de lui.

Et elle parla, avec précision, de ce qu’ils

feraient à leur retour. Ils devaient conserver
l’appartement qu’elle habitait avec son premier
mari, et Duroy héritait aussi des fonctions et du
traitement de Forestier à La Vie Française.
Avant leur union, du reste, elle avait réglé,
avec une sûreté d’homme d’affaires, tous les
détails financiers du ménage.
Ils s’étaient associés sous le régime de la
séparation de biens, et tous les cas étaient prévus
qui pouvaient survenir : mort, divorce, naissance
d’un ou de plusieurs enfants. Le jeune homme
apportait quatre mille francs, disait-il, mais, sur
cette somme, il en avait emprunté quinze cents.
Le reste provenait d’économies faites dans
l’année, en prévision de l’événement. La jeune
femme apportait quarante mille francs que lui
avait laissés Forestier, disait-elle.
Elle revint à lui, citant son exemple :
– C’était un garçon très économe, très rangé,
très travailleur. Il aurait fait fortune en peu de
temps.

Duroy n’écoutait plus, tout occupé d’autres

pensées.
Elle s’arrêtait parfois pour suivre une idée
intime, puis reprenait :
– D’ici à trois ou quatre ans, vous pouvez fort
bien gagner de trente à quarante mille francs par
an. C’est ce qu’aurait eu Charles, s’il avait vécu.
Georges, qui commençait à trouver longue la
leçon, répondit :
– Il me semblait que nous n’allions pas à
Rouen pour parler de lui.
Elle lui donna une petite tape sur la joue :
– C’est vrai, j’ai tort.
Elle riait.
Il affectait de tenir ses mains sur ses genoux,
comme les petits garçons bien sages.
– Vous avez l’air niais, comme ça, dit-elle.
Il répliqua :
– C’est mon rôle, auquel vous m’avez
d’ailleurs rappelé tout à l’heure, et je n’en sortirai
plus.
– Pourquoi ?
– Parce que c’est vous qui prenez la direction
de la maison, et même celle de ma personne. Cela
vous regarde, en effet, comme veuve !
Elle fut étonnée :
– Que voulez-vous dire au juste ?
– Que vous avez une expérience qui doit
dissiper mon ignorance, et une pratique du
mariage qui doit dégourdir mon innocence de
célibataire, voilà, na !
Elle s’écria :
– C’est trop fort !
Il répondit :
– C’est comme ça. Je ne connais pas les
femmes, moi, na, et vous connaissez les hommes,
vous, puisque vous êtes veuve, na, c’est vous qui
allez faire mon éducation… ce soir, na, et vous
pouvez même commencer tout de suite, si vous
voulez, na.
Elle s’écria, très égayée :
– Oh ! par exemple, si vous comptez sur moi

pour ça !…
Il prononça, avec une voix de collégien qui
bredouille sa leçon :
– Mais oui, na, j’y compte. Je compte même
que vous me donnerez une instruction solide… en
vingt leçons… dix pour les éléments… la lecture
et la grammaire… dix pour les perfectionnements
et la rhétorique… Je ne sais rien, moi, na.
Elle s’écria, s’amusant beaucoup :
– T’es bête.
Il reprit :
– Puisque tu commences par me tutoyer,
j’imiterai aussitôt cet exemple, et je te dirai, mon
amour, que je t’adore de plus en plus, de seconde
en seconde, et que je trouve Rouen bien loin !
Il parlait maintenant avec des intonations
d’acteur, avec un jeu plaisant de figure qui
divertissaient la jeune femme habituée aux
manières et aux joyeusetés de la grande bohème
des hommes de lettres.
Elle le regardait de côté, le trouvant vraiment
charmant, éprouvant l’envie qu’on a de croquer

un fruit sur l’arbre, et l’hésitation du
raisonnement qui conseille d’attendre le dîner
pour le manger à son heure.
Alors elle dit, devenant un peu rouge aux
pensées qui l’assaillaient :
– Mon petit élève, croyez mon expérience, ma
grande expérience. Les baisers en wagon ne
valent rien. Ils tournent sur l’estomac.
Puis elle rougit davantage encore, en
murmurant :
– Il ne faut jamais couper son blé en herbe.
Il ricanait, excité par les sous-entendus qu’il
sentait glisser dans cette jolie bouche ; et il fit le
signe de la croix avec un marmottement des
lèvres, comme s’il eût murmuré une prière, puis il
déclara :
– Je viens de me mettre sous la protection de
saint Antoine, patron des Tentations. Maintenant,
je suis de bronze.

La nuit venait doucement, enveloppant
d’ombre transparente, comme d’un crêpe léger, la
grande campagne qui s’étendait à droite. Le train

longeait la Seine, et les jeunes gens se mirent à
regarder dans le fleuve, déroulé comme un large
ruban de métal poli à côté de la voie, des reflets
rouges, des taches tombées du ciel que le soleil
en s’en allant avait frotté de pourpre et de feu.
Ces lueurs s’éteignaient peu à peu, devenaient
foncées, s’assombrissant tristement. Et la
campagne se noyait dans le noir, avec ce frisson
sinistre, ce frisson de mort que chaque crépuscule
fait passer sur la terre.
Cette mélancolie du soir entrant par la portière
ouverte pénétrait les âmes, si gaies tout à l’heure,
des deux époux devenus silencieux.
Ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre pour
regarder cette agonie du jour, de ce beau jour
clair de mai.
À Mantes, on avait allumé le petit quinquet à
l’huile qui répandait sur le drap gris des capitons
sa clarté jaune et tremblotante.
Duroy enlaça la taille de sa femme et la serra
contre lui. Son désir aigu de tout à l’heure
devenait de la tendresse, une tendresse alanguie,
une envie molle de menues caresses consolantes,
de ces caresses dont on berce les enfants.
Il murmura, tout bas : « Je t’aimerai bien, ma
petite Made. »
La douceur de cette voix émut la jeune femme,
lui fit passer sur la chair un frémissement rapide,
et elle offrit sa bouche, en se penchant vers lui,
car il avait posé sa joue sur le tiède appui des
seins.
Ce fut un très long baiser, muet et profond,
puis un sursaut, une brusque et folle étreinte, une
courte lutte essoufflée, un accouplement violent
et maladroit. Puis ils restèrent aux bras l’un de
l’autre, un peu déçus tous deux, las et tendres
encore, jusqu’à ce que le sifflet du train annonçât
une gare prochaine.
Elle déclara, en tapotant du bout des doigts les
cheveux ébouriffés de ses tempes :
« C’est très bête. Nous sommes des gamins. »
Mais il lui baisait les mains, allant de l’une à
l’autre avec une rapidité fiévreuse et il répondit :
« Je t’adore, ma petite Made. »
Jusqu’à Rouen ils demeurèrent presque
immobiles, la joue contre la joue, les yeux dans la
nuit de la portière où l’on voyait passer parfois
les lumières des maisons ; et ils rêvassaient,
contents de se sentir si proches et dans l’attente
grandissante d’une étreinte plus intime et plus
libre.
Ils descendirent dans un hôtel dont les fenêtres
donnaient sur le quai, et ils se mirent au lit après
avoir un peu soupé, très peu.
La femme de chambre les réveilla, le
lendemain, lorsque huit heures venaient de
sonner.
Quand ils eurent bu la tasse de thé posée sur la
table de nuit, Duroy regarda sa femme, puis
brusquement avec l’élan joyeux d’un homme
heureux qui vient de trouver un trésor, il la saisit
dans ses bras, en balbutiant :
– Ma petite Made, je sens que je t’aime
beaucoup… beaucoup… beaucoup…
Elle souriait de son sourire confiant et satisfait
et elle murmura, en lui rendant ses baisers :
– Et moi aussi… peut-être.

Mais il demeurait inquiet de cette visite à ses
parents. Il avait déjà souvent prévenu sa femme ;
il l’avait préparée, sermonnée. Il crut bon de
recommencer.
– Tu sais, ce sont des paysans, des paysans de
campagne, et non pas d’opéra-comique.
Elle riait :
– Mais je le sais, tu me l’as assez dit. Voyons,
lève-toi et laisse-moi me lever aussi.
Il sauta du lit, et mettant ses chaussettes :
– Nous serons très mal à la maison, très mal. Il
n’y a qu’un vieux lit à paillasse dans ma
chambre. On ne connaît pas les sommiers, à
Canteleu.
Elle semblait enchantée :
– Tant mieux. Ce sera charmant de mal
dormir… auprès de… auprès de toi… et d’être
réveillée par le chant des coqs.
Elle avait passé son peignoir, un grand
peignoir de flanelle blanche, que Duroy reconnut
aussitôt. Cette vue lui fut désagréable. Pourquoi ?
Sa femme possédait, il le savait bien, une
douzaine entière de ces vêtements de matinée.
Elle ne pouvait pourtant point détruire son
trousseau pour en acheter un neuf ? N’importe, il
eût voulu que son linge de chambre, son linge de
nuit, son linge d’amour ne fût plus le même
qu’avec l’autre. Il lui semblait que l’étoffe
moelleuse et tiède devait avoir gardé quelque
chose du contact de Forestier.
Et il alla vers la fenêtre en allumant une
cigarette. La vue du port, du large fleuve plein de
navires aux mâts légers, de vapeurs trapus, que
des machines tournantes vidaient à grand bruit
sur les quais, le remua, bien qu’il connût cela
depuis longtemps. Et il s’écria :
« Bigre, que c’est beau ! »
Madeleine accourut et posant ses deux mains
sur une épaule de son mari, penchée vers lui dans
un geste abandonné, elle demeura ravie, émue.
Elle répétait : « Oh ! que c’est joli ! que c’est
joli ! Je ne savais pas qu’il y eût tant de bateaux
que ça ? »
Ils partirent une heure plus tard, car ils
devaient déjeuner chez les vieux, prévenus depuis
quelques jours. Un fiacre découvert et rouillé les
emporta avec un bruit de chaudronnerie secouée.
Ils suivirent un long boulevard assez laid, puis
traversèrent des prairies où coulait une rivière,
puis ils commencèrent à gravir la côte.
Madeleine, fatiguée, s’était assoupie sous la
caresse pénétrante du soleil qui la chauffait
délicieusement au fond de la vieille voiture,
comme si elle eût été couchée dans un bain tiède
de lumière et d’air champêtre.
Son mari la réveilla. « Regarde », dit-il.
Ils venaient de s’arrêter aux deux tiers de la
montée, à un endroit renommé pour la vue, où
l’on conduit tous les voyageurs.
On dominait l’immense vallée, longue et
large, que le fleuve clair parcourait d’un bout à
l’autre, avec de grandes ondulations. On le voyait
venir de là-bas, taché par des îles nombreuses et
décrivant une courbe avant de traverser Rouen.
Puis la ville apparaissait sur la rive droite, un peu
noyée dans la brume matinale, avec des éclats de
soleil sur ses toits, et ses mille clochers légers,
pointus ou trapus, frêles et travaillés comme des

bijoux géants, ses tours carrées ou rondes coiffées
de couronnes héraldiques, ses beffrois, ses
clochetons, tout le peuple gothique des sommets
d’églises que dominait la flèche aiguë de la
cathédrale, surprenante aiguille de bronze, laide,
étrange et démesurée, la plus haute qui soit au
monde.
Mais en face, de l’autre côté du fleuve,
s’élevaient, rondes et renflées à leur faîte, les
minces cheminées d’usines du vaste faubourg de
Saint-Sever.
Plus nombreuses que leurs frères les clochers,
elles dressaient jusque dans la campagne
lointaine leurs longues colonnes de briques et
soufflaient dans le ciel bleu leur haleine noire de
charbon.
Et la plus élevée de toutes, aussi haute que la
pyramide de Chéops, le second des sommets dus
au travail humain, presque l’égale de sa fière
commère la flèche de la cathédrale, la grande
pompe à feu de la Foudre semblait la reine du
peuple travailleur et fumant des usines, comme sa
voisine était la reine de la foule pointue des

monuments sacrés.

Là-bas, derrière la ville ouvrière, s’étendait
une forêt de sapins ; et la Seine, ayant passé entre
les deux cités, continuait sa route, longeait une
grande côte onduleuse boisée en haut et montrant
par place ses os de pierre blanche, puis elle
disparaissait à l’horizon après avoir encore décrit
une longue courbe arrondie. On voyait des
navires montant et descendant le fleuve, traînés
par des barques à vapeur grosses comme des
mouches et qui crachaient une fumée épaisse.
Des îles, étalées sur l’eau, s’alignaient toujours
l’une au bout de l’autre, ou bien laissant entre
elles de grands intervalles, comme les grains
inégaux d’un chapelet verdoyant.
Le cocher du fiacre attendait que les
voyageurs eussent fini de s’extasier. Il
connaissait par expérience la durée de
l’admiration de toutes les races de promeneurs.
Mais quand il se remit en marche, Duroy
aperçut soudain, à quelques centaines de mètres,
deux vieilles gens qui s’en venaient, et il sauta de
la voiture, en criant : « Les voilà. Je les
reconnais. »
C’étaient deux paysans, l’homme et la femme,
qui marchaient d’un pas régulier, en se balançant
et se heurtant parfois de l’épaule. L’homme était
petit, trapu, rouge et un peu ventru, vigoureux
malgré son âge ; la femme, grande, sèche, voûtée,
triste, la vraie femme de peine des champs qui a
travaillé dès l’enfance et qui n’a jamais ri, tandis
que le mari blaguait en buvant avec les pratiques.
Madeleine aussi était descendue de voiture et
elle regardait venir ces deux pauvres êtres avec
un serrement de cœur, une tristesse qu’elle
n’avait point prévue. Ils ne reconnaissaient point
leur fils, ce beau monsieur, et ils n’auraient
jamais deviné leur bru dans cette belle dame en
robe claire.
Ils allaient, sans parler, et vite, au-devant de
l’enfant attendu, sans regarder ces personnes de
la ville que suivait une voiture.
Ils passaient. Georges, qui riait, cria :
« Bonjour, pé Duroy. » Ils s’arrêtèrent net, tous
les deux, stupéfaits d’abord, puis abrutis de
surprise. La vieille se remit la première et

balbutia, sans faire un pas : « C’est-i té,
not’ fieu ? »
Le jeune homme répondit : « Mais oui, c’est
moi, la mé Duroy ! » et marchant à elle, il
l’embrassa sur les deux joues, d’un gros baiser de
fils. Puis il frotta ses tempes contre les tempes du
père, qui avait ôté sa casquette, une casquette à la
mode de Rouen, en soie noire, très haute, pareille
à celle des marchands de bœufs.
Puis Georges annonça : « Voilà ma femme. »
Et les deux campagnards regardèrent Madeleine.
Ils la regardèrent comme on regarde un
phénomène, avec une crainte inquiète, jointe à
une sorte d’approbation satisfaite chez le père, à
une inimitié jalouse chez la mère.
L’homme, qui était d’un naturel joyeux, tout
imbibé par une gaieté de cidre doux et d’alcool,
s’enhardit et demanda, avec une malice au coin
de l’œil :
« J’ pouvons-ti l’embrasser tout d’ même ? »
Le fils répondit : « Parbleu. » Et Madeleine,
mal à l’aise, tendit ses deux joues aux bécots

sonores du paysan qui s’essuya ensuite les lèvres
d’un revers de main.
La vieille, à son tour, baisa sa belle-fille avec
une réserve hostile. Non, ce n’était point la bru de
ses rêves, la grosse et fraîche fermière, rouge
comme une pomme et ronde comme une jument
poulinière. Elle avait l’air d’une traînée, cette
dame-là, avec ses falbalas et son musc. Car tous
les parfums, pour la vieille, étaient du musc.
Et on se remit en marche à la suite du fiacre
qui portait la malle des nouveaux époux.
Le vieux prit son fils par le bras, et le retenant
en arrière, il demanda avec intérêt :
– Eh ben, ça va-t-il, les affaires ?
– Mais oui, très bien.
– Allons suffit, tant mieux ! Dis-mé, ta
femme, est-i aisée ?
Georges répondit :
– Quarante mille francs.
Le père poussa un léger sifflement
d’admiration et ne put que murmurer :

– Bougre ! tant il fut ému par la somme. Puis

il ajouta avec une conviction sérieuse : Nom d’un
nom, c’est une belle femme.

Car il la trouvait de son goût, lui. Et il avait
passé pour connaisseur, dans le temps.
Madeleine et la mère marchaient côte à côte,
sans dire un mot. Les deux hommes les
rejoignirent.
On arrivait au village, un petit village en
bordure sur la route, formé de dix maisons de
chaque côté, maisons de bourg et masures de
fermes, les unes en briques, les autres en argile,
celles-ci coiffées de chaume et celles-là
d’ardoise. La café du père Duroy : À la belle vue,
une bicoque composée d’un rez-de-chaussée et
d’un grenier, se trouvait à l’entrée du pays, à
gauche. Une branche de pin, accrochée sur la
porte, indiquait, à la mode ancienne, que les gens
altérés pouvaient entrer.
Le couvert était mis dans la salle du cabaret,
sur deux tables rapprochées et cachées par deux
serviettes. Une voisine, venue pour aider au
service, salua d’une grande révérence en voyant

apparaître une aussi belle dame, puis
reconnaissant Georges, elle s’écria :
– Seigneur Jésus, c’est-i té, petiot ?
Il répondit gaiement :
– Oui, c’est moi, la mé Brulin !
Et il l’embrassa aussitôt comme il avait
embrassé père et mère.
Puis il se tourna vers sa femme :
– Viens dans notre chambre, dit-il, tu te
débarrasseras de ton chapeau.
Il la fit entrer par la porte de droite dans une
pièce froide, carrelée, toute blanche, avec ses
murs peints à la chaux et son lit aux rideaux de
coton. Un crucifix au-dessus d’un bénitier, et
deux images coloriées représentant Paul et
Virginie sous un palmier bleu et Napoléon Ier sur
un cheval jaune, ornaient seuls cet appartement
propre et désolant.
Dès qu’ils furent seuls, il embrassa
Madeleine :
– Bonjour, Made. Je suis content de revoir les

vieux. Quand on est à Paris, on n’y pense pas, et
puis quand on se retrouve, ça fait plaisir tout de
même.
Mais le père criait en tapant du poing la
cloison :
– Allons, allons, la soupe est cuite.
Et il fallut se mettre à table.
Ce fut un long déjeuner de paysans avec une
suite de plats mal assortis, une andouille après un
gigot, une omelette après l’andouille. Le père
Duroy, mis en joie par le cidre et quelques verres
de vin, lâchait le robinet de ses plaisanteries de
choix, celles qu’il réservait pour les grandes
fêtes, histoires grivoises et malpropres arrivées à
ses amis, affirmait-il. Georges, qui les connaissait
toutes, riait cependant, grisé par l’air natal,
ressaisi par l’amour inné du pays, des lieux
familiers dans l’enfance, par toutes les sensations,
tous les souvenirs retrouvés, toutes les choses
d’autrefois revues, des riens, une marque de
couteau dans une porte, une chaise boiteuse
rappelant un petit fait, des odeurs de sol, le grand
souffle de résine et d’arbres venu de la forêt
voisine, les senteurs du logis, du ruisseau, du
fumier.
La mère Duroy ne parlait point, toujours triste
et sévère, épiant de l’œil sa bru avec une haine
éveillée dans le cœur, une haine de vieille
travailleuse, de vieille rustique aux doigts usés,
aux membres déformés par les dures besognes,
contre cette femme de ville qui lui inspirait une
répulsion de maudite, de réprouvée, d’être impur
fait pour la fainéantise et le péché. Elle se levait à
tout moment pour aller chercher les plats, pour
verser dans les verres la boisson jaune et aigre de
la carafe ou le cidre doux mousseux et sucré des
bouteilles dont le bouchon sautait comme celui
de la limonade gazeuse.
Madeleine ne mangeait guère, ne parlait guère,
demeurait triste avec son sourire ordinaire figé
sur les lèvres, mais un sourire morne, résigné.
Elle était déçue, navrée. Pourquoi ? Elle avait
voulu venir. Elle n’ignorait point qu’elle allait
chez des paysans, chez des petits paysans.
Comment les avait-elle donc rêvés, elle qui ne
rêvait pas d’ordinaire ?

Le savait-elle ? Est-ce que les femmes
n’espèrent point toujours autre chose que ce qui
est ! Les avait-elle vus de loin plus poétiques ?
Non, mais plus littéraires peut-être, plus nobles,
plus affectueux, plus décoratifs. Pourtant elle ne
les désirait point distingués comme ceux des
romans. D’où venait donc qu’ils la choquaient
par mille choses menues, invisibles, par mille
grossièretés insaisissables, par leur nature même
de rustres, par ce qu’ils disaient, par leurs gestes
et leur gaieté ?
Elle se rappelait sa mère à elle, dont elle ne
parlait jamais à personne, une institutrice séduite,
élevée à Saint-Denis et morte de misère et de
chagrin quand Madeleine avait douze ans. Un
inconnu avait fait élever la petite fille. Son père,
sans doute ? Qui était-il ? Elle ne le sut point au
juste, bien qu’elle eût de vagues soupçons.
Le déjeuner ne finissait pas. Des
consommateurs entraient maintenant, serraient
les mains du père Duroy, s’exclamaient en voyant
le fils, et, regardant de côté la jeune femme,
clignaient de l’œil avec malice ; ce qui signifiait :

« Sacré mâtin ! elle n’est pas piquée des vers,
l’épouse à Georges Duroy. »
D’autres, moins intimes, s’asseyaient devant
les tables de bois, et criaient : « Un litre ! » –
« Une chope ! » – « Deux fines ! » – « Un
raspail ! » Et ils se mettaient à jouer aux dominos
en tapant à grand bruit les petits carrés d’os
blancs et noirs.
La mère Duroy ne cessait plus d’aller et de
venir, servant les pratiques avec son air
lamentable, recevant l’argent, essuyant les tables
du coin de son tablier bleu.
La fumée des pipes de terre et des cigares d’un
sou emplissait la salle. Madeleine se mit à tousser
et demanda : « Si nous sortions ? je n’en puis
plus. »
On n’avait point encore fini. Le vieux Duroy
fut mécontent. Alors elle se leva et alla s’asseoir
sur une chaise, devant la porte, sur la route, en
attendant que son beau-père et son mari eussent
achevé leur café et leurs petits verres.
Georges la rejoignit bientôt.

– Veux-tu dégringoler jusqu’à la Seine ? dit-il.

Elle accepta avec joie :
– Oh ! oui. Allons.
Ils descendirent la montagne, louèrent un
bateau à Croisset, et ils passèrent le reste de
l’après-midi le long d’une île, sous les saules,
somnolents tous deux, dans la chaleur douce du
printemps, et bercés par les petites vagues du
fleuve.
Puis ils remontèrent à la nuit tombante.
Le repas du soir, à la lueur d’une chandelle,
fut plus pénible encore pour Madeleine que celui
du matin. Le père Duroy, qui avait une demi-
soûlerie, ne parlait plus. La mère gardait sa mine
revêche.
La pauvre lumière jetait sur les murs gris les
ombres des têtes avec des nez énormes et des
gestes démesurés. On voyait parfois une main
géante lever une fourchette pareille à une fourche
vers une bouche qui s’ouvrait comme une gueule
de monstre, quand quelqu’un, se tournant un peu,
présentait son profil à la flamme jaune et
tremblotante.
Dès que le dîner fut achevé, Madeleine
entraîna son mari dehors pour ne point demeurer
dans cette salle sombre où flottait toujours une
odeur âcre de vieilles pipes et de boissons
répandues.
Quand ils furent sortis :
– Tu t’ennuies déjà, dit-il.
Elle voulut protester. Il l’arrêta :
– Non. Je l’ai bien vu. Si tu le désires, nous
partirons demain.
Elle murmura :
– Oui. Je veux bien.
Ils allaient devant eux doucement. C’était une
nuit tiède dont l’ombre caressante et profonde
semblait pleine de bruits légers, de frôlements, de
souffles. Ils étaient entrés dans une allée étroite,
sous des arbres très hauts, entre deux taillis d’un
noir impénétrable.
Elle demanda :
– Où sommes-nous ?

Il répondit :

– Dans la forêt.
– Elle est grande ?
– Très grande, une des plus grandes de la
France.
Une senteur de terre, d’arbres, de mousse, ce
parfum frais et vieux des bois touffus, fait de la
sève des bourgeons et de l’herbe morte et moisie
des fourrés, semblait dormir dans cette allée. En
levant la tête, Madeleine apercevait des étoiles
entre les sommets des arbres, et bien qu’aucune
brise ne remuât les branches, elle sentait autour
d’elle la vague palpitation de cet océan de
feuilles.
Un frisson singulier lui passa dans l’âme et lui
courut sur la peau ; une angoisse confuse lui serra
le cœur. Pourquoi ? Elle ne comprenait pas. Mais
il lui semblait qu’elle était perdue, noyée,
entourée de périls, abandonnée de tous, seule,
seule au monde, sous cette voûte vivante qui
frémissait là-haut.
Elle murmura :

– J’ai un peu peur. Je voudrais retourner.

– Eh bien ! revenons.
– Et… nous repartirons pour Paris demain ?
– Oui, demain.
– Demain matin ?
– Demain matin, si tu veux.
Ils rentrèrent. Les vieux étaient couchés. Elle
dormit mal, réveillée sans cesse par tous les
bruits nouveaux pour elle de la campagne, les cris
des chouettes, le grognement d’un porc enfermé
dans une hutte contre le mur, et le chant d’un coq
qui claironna dès minuit.
Elle fut levée et prête à partir aux premières
lueurs de l’aurore.
Quand Georges annonça aux parents qu’il
allait s’en retourner, ils demeurèrent saisis tous
deux, puis ils comprirent d’où venait cette
volonté.
Le père demanda simplement :
– J’ te r’verrons-ti bientôt ?
– Mais oui. Dans le courant de l’été.

 – Allons, tant mieux.
La vieille grogna :
– J’ te souhaite de n’ point regretter c’ que t’as

fait.
Il leur laissa deux cents francs en cadeau, pour
calmer leur mécontentement ; et le fiacre, qu’un
gamin était allé chercher, ayant paru vers dix
heures, les nouveaux époux embrassèrent les
vieux paysans et repartirent.
Comme ils descendaient la côte, Duroy se mit
à rire :
– Voilà, dit-il, je t’avais prévenue. Je n’aurais
pas dû te faire connaître M. et Mme du Roy de
Cantel, père et mère.
Elle se mit à rire aussi, et répliqua :
– Je suis enchantée maintenant. Ce sont de
braves gens que je commence à aimer beaucoup.
Je leur enverrai des gâteries de Paris.
Puis elle murmura :
– Du Roy de Cantel… Tu verras que personne
ne s’étonnera de nos lettres de faire-part. Nous
raconterons que nous avons passé huit jours dans
la propriété de tes parents.
Et, se rapprochant de lui, elle effleura d’un
baiser le bout de sa moustache :
– Bonjour, Geo !
Il répondit :
– Bonjour, Made, en passant une main derrière
sa taille.
On apercevait au loin, dans le fond de la
vallée, le grand fleuve déroulé comme un ruban
d’argent sous le soleil du matin, et toutes les
cheminées des usines qui soufflaient dans le ciel
leurs nuages de charbon, et tous les clochers
pointus dressés sur la vieille cité.

Les Du Roy étaient rentrés à Paris depuis deux
jours et le journaliste avait repris son ancienne
besogne en attendant qu’il quittât le service des
échos pour s’emparer définitivement des
fonctions de Forestier et se consacrer tout à fait à
la politique.
Il remontait chez lui, ce soir-là, au logis de son
prédécesseur, le cœur joyeux, pour dîner, avec le
désir éveillé d’embrasser tout à l’heure sa femme
dont il subissait vivement le charme physique et
l’insensible domination. En passant devant un
fleuriste, au bas de la rue Notre-Dame-de-Lorette,
il eut l’idée d’acheter un bouquet pour Madeleine
et il prit une grosse botte de roses à peine
ouvertes, un paquet de boutons parfumés.
À chaque étage de son nouvel escalier il se
regardait complaisamment dans cette glace dont
la vue lui rappelait sans cesse sa première entrée

dans la maison.
Il sonna, ayant oublié sa clef, et le même
domestique, qu’il avait gardé aussi sur le conseil
de sa femme, vint ouvrir.
Georges demanda :
– Madame est rentrée ?
– Oui, monsieur.
Mais en traversant la salle à manger il
demeura fort surpris d’apercevoir trois couverts ;
et, la portière du salon étant soulevée, il vit
Madeleine qui disposait dans un vase de la
cheminée une botte de roses toute pareille à la
sienne. Il fut contrarié, mécontent, comme si on
lui eût volé son idée, son attention et tout le
plaisir qu’il en attendait.
Il demanda en entrant :
– Tu as donc invité quelqu’un ?
Elle répondit sans se retourner, en continuant à
arranger ses fleurs :
– Oui et non. C’est mon vieil ami le comte de
Vaudrec qui a l’habitude de dîner ici tous les

lundis, et qui vient comme autrefois.
Georges murmura :
– Ah ! très bien.
Il restait debout derrière elle, son bouquet à la
main, avec une envie de le cacher, de le jeter. Il
dit cependant :
– Tiens, je t’ai apporté des roses !
Elle se retourna brusquement, toute souriante,
criant :
– Ah ! que tu es gentil d’avoir pensé à ça.
Et elle lui tendit ses bras et ses lèvres avec un
élan de plaisir si vrai qu’il se sentit consolé.
Elle prit les fleurs, les respira, et, avec une
vivacité d’enfant ravie, les plaça dans le vase
resté vide en face du premier. Puis elle murmura
en regardant l’effet :
– Que je suis contente ! Voilà ma cheminée
garnie maintenant.
Elle ajouta, presque aussitôt, d’un air
convaincu :
– Tu sais, il est charmant, Vaudrec, tu seras
tout de suite intime avec lui.
Un coup de timbre annonça le comte. Il entra,
tranquille, très à l’aise, comme chez lui. Après
avoir baisé galamment les doigts de la jeune
femme il se tourna vers le mari et lui tendit la
main avec cordialité en demandant :
– Ça va bien, mon cher Du Roy ?
Il n’avait plus son air roide, son air gourmé de
jadis, mais un air affable, révélant bien que la
situation n’était plus la même. Le journaliste,
surpris, tâcha de se montrer gentil pour répondre
à ces avances. On eût cru, après cinq minutes,
qu’ils se connaissaient et s’adoraient depuis dix
ans.
Alors Madeleine, dont le visage était radieux,
leur dit :
– Je vous laisse ensemble. J’ai besoin de jeter
un coup d’œil à ma cuisine. Et elle se sauva,
suivie par le regard des deux hommes.
Quand elle revint, elle les trouva causant
théâtre, à propos d’une pièce nouvelle, et si
complètement du même avis qu’une sorte
d’amitié rapide s’éveillait dans leurs yeux à la
découverte de cette absolue parité d’idées.
Le dîner fut charmant, tout intime et cordial ;
et le comte demeura fort tard dans la soirée, tant
il se sentait bien dans cette maison, dans ce joli
nouveau ménage.
Dès qu’il fut parti, Madeleine dit à son mari :
– N’est-ce pas qu’il est parfait ? Il gagne du
tout au tout à être connu. En voilà un bon ami,
sûr, dévoué, fidèle. Ah ! sans lui…
Elle n’acheva point sa pensée, et Georges
répondit :
– Oui, je le trouve fort agréable. Je crois que
nous nous entendrons très bien.
Mais elle reprit aussitôt :
– Tu ne sais pas, nous avons à travailler, ce
soir, avant de nous coucher. Je n’ai pas eu le
temps de te parler de ça avant le dîner, parce que
Vaudrec est arrivé tout de suite. On m’a apporté
des nouvelles graves, tantôt, des nouvelles du
Maroc. C’est Laroche-Mathieu le député, le futur
ministre, qui me les a données. Il faut que nous
fassions un grand article, un article à sensation.
J’ai des faits et des chiffres. Nous allons nous
mettre à la besogne immédiatement. Tiens,
prends la lampe.
Il la prit et ils passèrent dans le cabinet de
travail.
Les mêmes livres s’alignaient dans la
bibliothèque qui portait maintenant sur son faîte
les trois vases achetés au golfe Juan par Forestier,
la veille de son dernier jour. Sous la table, la
chancelière du mort attendait les pieds de Du
Roy, qui s’empara, après s’être assis, du porte-
plume d’ivoire, un peu mâché au bout par la dent
de l’autre.
Madeleine s’appuya à la cheminée, et ayant
allumé une cigarette, elle raconta ses nouvelles,
puis exposa ses idées, et le plan de l’article
qu’elle rêvait.
Il l’écoutait avec attention, tout en griffonnant
des notes, et quand il eut fini il souleva des
objections, reprit la question, l’agrandit,
développa à son tour non plus un plan d’article,
mais un plan de campagne contre le ministère
actuel. Cette attaque serait le début. Sa femme
avait cessé de fumer, tant son intérêt s’éveillait,
tant elle voyait large et loin en suivant la pensée
de Georges.
Elle murmurait de temps en temps : « Oui…
oui… C’est très bon… C’est excellent… C’est très
fort… »
Et quand il eut achevé, à son tour, de parler :
« Maintenant écrivons », dit-elle.
Mais il avait toujours le début difficile et il
cherchait ses mots avec peine. Alors elle vint
doucement se pencher sur son épaule et elle se
mit à lui souffler ses phrases tout bas, dans
l’oreille.
De temps en temps elle hésitait et demandait :
– Est-ce bien ça que tu veux dire ?
Il répondait :
– Oui, parfaitement.
Elle avait des traits piquants, des traits
venimeux de femme pour blesser le chef du
Conseil, et elle mêlait des railleries sur son visage
à celles sur sa politique, d’une façon drôle qui
faisait rire et saisissait en même temps par la
justesse de l’observation.
Du Roy, parfois, ajoutait quelques lignes qui
rendaient plus profonde et plus puissante la
portée d’une attaque. Il savait, en outre, l’art des
sous-entendus perfides, qu’il avait appris en
aiguisant des échos, et quand un fait donné pour
certain par Madeleine lui paraissait douteux ou
compromettant, il excellait à le faire deviner et à
l’imposer à l’esprit avec plus de force que s’il
l’eût affirmé.
Quand leur article fut terminé, Georges le relut
tout haut, en le déclamant. Ils le jugèrent
admirable d’un commun accord et ils se
souriaient, enchantés et surpris, comme s’ils
venaient de se révéler l’un à l’autre. Ils se
regardaient au fond des yeux, émus d’admiration
et d’attendrissement, et ils s’embrassèrent avec
élan, avec une ardeur d’amour communiquée de
leurs esprits à leurs corps.
Du Roy reprit la lampe :
– Et maintenant, dodo, dit-il avec un regard
allumé.
Elle répondit :
– Passez, mon maître, puisque vous éclairez la
route.
Il passa, et elle le suivit dans leur chambre en
lui chatouillant le cou du bout du doigt, entre le
col et les cheveux pour le faire aller plus vite, car
il redoutait cette caresse.
L’article parut sous la signature de Georges
Du Roy de Cantel, et fit grand bruit. On s’en
émut à la Chambre. Le père Walter en félicita
l’auteur et le chargea de la rédaction politique de
La Vie Française. Les échos revinrent à
Boisrenard.
Alors commença, dans le journal, une
campagne habile et violente contre le ministère
qui dirigeait les affaires. L’attaque, toujours
adroite et nourrie de faits, tantôt ironique, tantôt
sérieuse, parfois plaisante, parfois virulente,
frappait avec une sûreté et une continuité dont
tout le monde s’étonnait. Les autres feuilles
citaient sans cesse La Vie Française, y coupaient

des passages entiers, et les hommes du pouvoir
s’informèrent si on ne pouvait pas bâillonner
avec une préfecture cet ennemi inconnu et
acharné.
Du Roy devenait célèbre dans les groupes
politiques. Il sentait grandir son influence à la
pression des poignées de main et à l’allure des
coups de chapeau. Sa femme, d’ailleurs,
l’emplissait de stupeur et d’admiration par
l’ingéniosité de son esprit, l’habileté de ses
informations et le nombre de ses connaissances.
À tout moment, il trouvait dans son salon, en
rentrant chez lui, un sénateur, un député, un
magistrat, un général, qui traitaient Madeleine en
vieille amie, avec une familiarité sérieuse. Où
avait-elle connu tous ces gens ? Dans le monde,
disait-elle. Mais comment avait-elle su capter
leur confiance et leur affection ? Il ne le
comprenait pas.

« Ça ferait une rude diplomate », pensait-il.
Elle rentrait souvent en retard aux heures des
repas, essoufflée, rouge, frémissante, et, avant
même d’avoir ôté son voile, elle disait : « J’en ai
du nanan, aujourd’hui. Figure-toi que le ministre
de la Justice vient de nommer deux magistrats qui
ont fait partie des commissions mixtes. Nous
allons lui flanquer un abattage dont il se
souviendra. »
Et on flanquait un abattage au ministre, et on
lui en reflanquait un autre le lendemain et un
troisième le jour suivant. Le député Laroche-
Mathieu qui dînait rue Fontaine tous les mardis,
après le comte de Vaudrec qui commençait la
semaine, serrait vigoureusement les mains de la
femme et du mari avec des démonstrations de
joie excessives. Il ne cessait de répéter : « Cristi,
quelle campagne. Si nous ne réussissons pas
après ça ? »
Il espérait bien réussir en effet à décrocher le
portefeuille des Affaires étrangères qu’il visait
depuis longtemps.
C’était un de ces hommes politiques à
plusieurs faces, sans conviction, sans grands
moyens, sans audace et sans connaissances
sérieuses, avocat de province, joli homme de
chef-lieu, gardant un équilibre de finaud entre

tous les partis extrêmes, sorte de jésuite
républicain et de champignon libéral de nature
douteuse, comme il en pousse par centaines sur le
fumier populaire du suffrage universel.
Son machiavélisme de village le faisait passer
pour fort parmi ses collègues, parmi tous les
déclassés et les avortés dont on fait des députés.
Il était assez soigné, assez correct, assez familier,
assez aimable pour réussir. Il avait des succès
dans le monde, dans la société mêlée, trouble et
peu fine des hauts fonctionnaires du moment.
On disait partout de lui : « Laroche sera
ministre », et il pensait aussi plus fermement que
tous les autres que Laroche serait ministre.
Il était un des principaux actionnaires du
journal du père Walter, son collègue et son
associé en beaucoup d’affaires de finances.
Du Roy le soutenait avec confiance et avec
des espérances confuses pour plus tard. Il ne
faisait que continuer d’ailleurs l’œuvre
commencée par Forestier, à qui Laroche-Mathieu
avait promis la croix, quand serait venu le jour du
triomphe. La décoration irait sur la poitrine du

nouveau mari de Madeleine ; voilà tout. Rien
n’était changé, en somme.
On sentait si bien que rien n’était changé, que
les confrères de Du Roy lui montaient une scie
dont il commençait à se fâcher.
On ne l’appelait plus que Forestier.
Aussitôt qu’il arrivait au journal, quelqu’un
criait : « Dis donc, Forestier. »
Il feignait de ne pas entendre et cherchait les
lettres dans son casier. La voix reprenait, avec
plus de force : « Hé ! Forestier. » Quelques rires
étouffés couraient.
Comme Du Roy gagnait le bureau du
directeur, celui qui l’avait appelé l’arrêtait :
« Oh ! pardon ; c’est à toi que je veux parler.
C’est stupide, je te confonds toujours avec ce
pauvre Charles. Cela tient à ce que tes articles
ressemblent bigrement aux siens. Tout le monde
s’y trompe. »
Du Roy ne répondait rien, mais il rageait ; et
une colère sourde naissait en lui contre le mort.
Le père Walter lui-même avait déclaré, alors
qu’on s’étonnait de similitudes flagrantes de
tournures et d’inspiration entre les chroniques du
nouveau rédacteur politique et celles de l’ancien :
« Oui, c’est du Forestier, mais du Forestier plus
nourri, plus nerveux, plus viril. »
Une autre fois, Du Roy en ouvrant par hasard
l’armoire aux bilboquets avait trouvé ceux de son
prédécesseur avec un crêpe autour du manche, et
le sien, celui dont il se servait quand il s’exerçait
sous la direction de Saint-Potin, était orné d’une
faveur rose. Tous avaient été rangés sur la même
planche, par rang de taille ; et une pancarte,
pareille à celle des musées, portait écrit :
« Ancienne collection Forestier et Cie, Forestier-
Du Roy, successeur, breveté S.G.D.G. Articles
inusables pouvant servir en toutes circonstances,
même en voyage. »
Il referma l’armoire avec calme, en
prononçant assez haut pour être entendu :
« Il y a des imbéciles et des envieux partout. »
Mais il était blessé dans son orgueil, blessé
dans sa vanité, cette vanité et cet orgueil
ombrageux d’écrivain, qui produisent cette
susceptibilité nerveuse toujours en éveil, égale
chez le reporter et chez le poète génial.
Ce mot : « Forestier » déchirait son oreille ; il
avait peur de l’entendre, et se sentait rougir en
l’entendant.
Il était pour lui, ce nom, une raillerie
mordante, plus qu’une raillerie, presque une
insulte. Il lui criait : « C’est ta femme qui fait ta
besogne comme elle faisait celle de l’autre. Tu ne
serais rien sans elle. »
Il admettait parfaitement que Forestier n’eût
rien été sans Madeleine ; mais quant à lui, allons
donc !
Puis, rentré chez lui, l’obsession continuait.
C’était la maison tout entière maintenant qui lui
rappelait le mort, tout le mobilier, tous les
bibelots, tout ce qu’il touchait. Il ne pensait guère
à cela dans les premiers temps ; mais la scie
montée par ses confrères avait fait en son esprit
une sorte de plaie qu’un tas de riens inaperçus
jusqu’ici envenimaient à présent.
Il ne pouvait plus prendre un objet sans qu’il
crût voir aussitôt la main de Charles posée
dessus. Il ne regardait et ne maniait que des
choses lui ayant servi autrefois, des choses qu’il
avait achetées, aimées et possédées. Et Georges
commençait à s’irriter même à la pensée des
relations anciennes de son ami et de sa femme.
Il s’étonnait parfois de cette révolte de son
cœur, qu’il ne comprenait point, et se demandait :
« Comment diable cela se fait-il ? Je ne suis pas
jaloux des amis de Madeleine. Je ne m’inquiète
jamais de ce qu’elle fait. Elle rentre et sort à son
gré, et le souvenir de cette brute de Charles me
met en rage ! »
Il ajoutait, mentalement : « Au fond, ce n’était
qu’un crétin ; c’est sans doute ça qui me blesse.
Je me fâche que Madeleine ait pu épouser un
pareil sot. »
Et sans cesse il se répétait : « Comment se
fait-il que cette femme-là ait gobé un seul instant
un semblable animal ? »
Et sa rancune s’augmentait chaque jour par
mille détails insignifiants qui le piquaient comme
des coups d’aiguille, par le rappel incessant de
l’autre, venu d’un mot de Madeleine, d’un mot du
domestique ou d’un mot de la femme de
chambre.
Un soir, Du Roy qui aimait les plats sucrés
demanda :
– Pourquoi n’avons-nous pas d’entremets ? Tu
n’en fais jamais servir.
La jeune femme répondit gaiement :
– C’est vrai, je n’y pense pas. Cela tient à ce
que Charles les avait en horreur…
Il lui coupa la parole dans un mouvement
d’impatience dont il ne fut pas maître.
– Ah ! tu sais, Charles commence à
m’embêter. C’est toujours Charles par-ci, Charles
par-là. Charles aimait ci, Charles aimait ça.
Puisque Charles est crevé, qu’on le laisse
tranquille.
Madeleine regardait son mari avec stupeur,
sans rien comprendre à cette colère subite. Puis,
comme elle était fine, elle devina un peu ce qui se
passait en lui, ce travail lent de jalousie posthume
grandissant à chaque seconde par tout ce qui
rappelait l’autre.
Elle jugea cela puéril, peut-être, mais elle fut
flattée et ne répondit rien.

Il s’en voulut, lui, de cette irritation, qu’il
n’avait pu cacher. Or, comme ils faisaient, ce
soir-là, après dîner, un article pour le lendemain,
il s’embarrassa dans la chancelière. Ne parvenant
point à la retourner, il la rejeta d’un coup de pied,
et demanda en riant :
– Charles avait donc toujours froid aux
pattes ?
Elle répondit, riant aussi :
– Oh ! il vivait dans la terreur des rhumes ; il
n’avait pas la poitrine solide.
Du Roy reprit avec férocité :
– Il l’a bien prouvé, d’ailleurs. Puis il ajouta
avec galanterie : Heureusement pour moi. Et il
baisa la main de sa femme.
Mais en se couchant, toujours hanté par la
même pensée, il demanda encore :
– Est-ce que Charles portait des bonnets de
coton pour éviter les courants d’air dans les
oreilles ?
Elle se prêta à la plaisanterie et répondit :
– Non, un madras noué sur le front.
Georges haussa les épaules et prononça avec
un mépris supérieur :
– Quel serin !
Dès lors, Charles devint pour lui un sujet
d’entretien continuel. Il parlait de lui à tout
propos, ne l’appelant plus que : « ce pauvre
Charles », d’un air de pitié infinie.
Et quand il revenait du journal, où il s’était
entendu deux ou trois fois interpeller sous le nom
de Forestier, il se vengeait en poursuivant le mort
de railleries haineuses au fond de son tombeau. Il
rappelait ses défauts, ses ridicules, ses petitesses,
les énumérait avec complaisance, les développant
et les grossissant comme s’il eût voulu combattre,
dans le cœur de sa femme, l’influence d’un rival
redouté.
Il répétait :
– Dis donc, Made, te rappelles-tu le jour où ce
cornichon de Forestier a prétendu nous prouver
que les gros hommes étaient plus vigoureux que
les maigres ?
Puis il voulut savoir sur le défunt un tas de
détails intimes et secrets que la jeune femme, mal
à l’aise, refusait de dire. Mais il insistait,
s’obstinait.
– Allons, voyons, raconte-moi ça. Il devait
être bien drôle dans ce moment-là ?
Elle murmurait du bout des lèvres :
– Voyons, laisse-le tranquille, à la fin.
Il reprenait :
– Non, dis-moi ! c’est vrai qu’il devait être
godiche au lit, cet animal !
Et il finissait toujours par conclure :
– Quelle brute c’était !
Un soir, vers la fin de juin, comme il fumait
une cigarette à sa fenêtre, la grande chaleur de la
soirée lui donna l’envie de faire une promenade.
Il demanda :
– Ma petite Made, veux-tu venir jusqu’au
Bois ?
– Mais oui, certainement.
Ils prirent un fiacre découvert, gagnèrent les
Champs-Élysées, puis l’avenue du Bois-de-
Boulogne. C’était une nuit sans vent, une de ces
nuits d’étuve où l’air de Paris surchauffé entre
dans la poitrine comme une vapeur de four. Une
armée de fiacres menait sous les arbres tout un
peuple d’amoureux. Ils allaient, ces fiacres, l’un
derrière l’autre, sans cesse.
Georges et Madeleine s’amusaient à regarder
tous ces couples enlacés, passant dans ces
voitures, la femme en robe claire et l’homme
sombre. C’était un immense fleuve d’amants qui
coulait vers le Bois sous le ciel étoilé et brûlant.
On n’entendait aucun bruit que le sourd
roulement des roues sur la terre. Ils passaient,
passaient, les deux êtres de chaque fiacre,
allongés sur les coussins, muets, serrés l’un
contre l’autre, perdus dans d’hallucination du
désir, frémissant dans l’attente de l’étreinte
prochaine. L’ombre chaude semblait pleine de
baisers. Une sensation de tendresse flottante,
d’amour bestial épandu alourdissait l’air, le
rendait plus étouffant. Tous ces gens accouplés,
grisés de la même pensée, de la même ardeur,
faisaient courir une fièvre autour d’eux. Toutes
ces voitures chargées d’amour, sur qui semblaient
voltiger des caresses, jetaient sur leur passage une
sorte de souffle sensuel, subtil et troublant.
Georges et Madeleine se sentirent eux-mêmes
gagnés par la contagion de la tendresse. Ils se
prirent doucement la main, sans dire un mot, un
peu oppressés par la pesanteur de l’atmosphère et
par l’émotion qui les envahissait.
Comme ils arrivaient au tournant qui suit les
fortifications, ils s’embrassèrent, et elle balbutia
un peu confuse : « Nous sommes aussi gamins
qu’en allant à Rouen. »
Le grand courant des voitures s’était séparé à
l’entrée des taillis. Dans le chemin des Lacs que
suivaient les jeunes gens, les fiacres s’espaçaient
un peu, mais la nuit épaisse des arbres, l’air
vivifié par les feuilles et par l’humidité des
ruisselets qu’on entendait couler sous les
branches, une sorte de fraîcheur du large espace
nocturne tout paré d’astres, donnaient aux baisers
des couples roulants un charme plus pénétrant et
une ombre plus mystérieuse.
Georges murmura : « Oh ! ma petite Made »,
en la serrant contre lui.
Elle lui dit :
– Te rappelles-tu la forêt de chez toi, comme
c’était sinistre. Il me semblait qu’elle était pleine
de bêtes affreuses et qu’elle n’avait pas de bout.
Tandis qu’ici, c’est charmant. On sent des
caresses dans le vent, et je sais bien que Sèvres
est de l’autre côté du Bois.
Il répondit :
– Oh ! dans la forêt de chez moi, il n’y avait
pas autre chose que des cerfs, des renards, des
chevreuils et des sangliers, et, par-ci, par-là, une
maison de forestier.
Ce mot, ce nom du mort sorti de sa bouche, le
surprit comme si quelqu’un le lui eût crié du fond
d’un fourré, et il se tut brusquement, ressaisi par
ce malaise étrange et persistant, par cette
irritation jalouse, rongeuse, invincible qui lui
gâtait la vie depuis quelque temps.
Au bout d’une minute, il demanda :
– Es-tu venue quelquefois ici comme ça, le
soir, avec Charles ?
Elle répondit :
– Mais oui, souvent.
Et, tout à coup, il eut envie de retourner chez
eux, une envie nerveuse qui lui serrait le cœur.
Mais l’image de Forestier était rentrée en son
esprit, le possédait, l’étreignait. Il ne pouvait plus
penser qu’à lui, parler que de lui.
Il demanda avec un accent méchant :
– Dis donc, Made ?
– Quoi, mon ami ?
– L’as-tu fait cocu, ce pauvre Charles ?
Elle murmura, dédaigneuse :
– Que tu deviens bête avec ta rengaine.
Mais il ne lâchait pas son idée.
– Voyons, ma petite Made, sois bien franche,
avoue-le ? Tu l’as fait cocu, dis ? Avoue que tu
l’as fait cocu ?
Elle se taisait, choquée comme toutes les
femmes le sont par ce mot.
Il reprit, obstiné :
– Sacristi, si quelqu’un en avait la tête, c’est
bien lui, par exemple. Oh ! oui, oh ! oui. C’est ça
qui m’amuserait de savoir si Forestier était cocu.
Hein ! quelle bonne binette de jobard ?
Il sentit qu’elle souriait à quelque souvenir
peut-être, et il insista :
– Voyons, dis-le. Qu’est-ce que ça fait ? Ce
serait bien drôle, au contraire, de m’avouer que tu
l’as trompé, de m’avouer ça, à moi.
Il frémissait, en effet, de l’espoir et de l’envie
que Charles, l’odieux Charles, le mort détesté, le
mort exécré, eût porté ce ridicule honteux. Et
pourtant… pourtant une autre émotion, plus
confuse, aiguillonnait son désir de savoir.
Il répétait :
– Made, ma petite Made, je t’en prie, dis-le.
En voilà un qui ne l’aurait pas volé. Tu aurais eu
joliment tort de ne pas lui faire porter ça. Voyons,
Made, avoue.
Elle trouvait plaisante, maintenant, sans doute,
cette insistance, car elle riait, par petits rires
brefs, saccadés.
Il avait mis ses lèvres tout près de l’oreille de
sa femme :
– Voyons… voyons… avoue-le.
Elle s’éloigna d’un mouvement sec et déclara
brusquement :
– Mais tu es stupide. Est-ce qu’on répond à
des questions pareilles ?
Elle avait dit cela d’un ton si singulier qu’un
frisson de froid courut dans les veines de son
mari et il demeura interdit, effaré, un peu
essoufflé, comme s’il avait reçu une commotion
morale.
Le fiacre maintenant longeait le lac, où le ciel
semblait avoir égrené ses étoiles. Deux cygnes
vagues nageaient très lentement, à peine visibles
dans l’ombre.
Georges cria au cocher : « Retournons. » Et la
voiture s’en revint, croisant les autres, qui allaient
au pas, et dont les grosses lanternes brillaient
comme des yeux dans la nuit du Bois.
Comme elle avait dit cela d’une étrange
façon ! Du Roy se demandait : « Est-ce un
aveu ? » Et cette presque certitude qu’elle avait
trompé son premier mari l’affolait de colère à
présent. Il avait envie de la battre, de l’étrangler,
de lui arracher les cheveux !
Oh ! si elle lui eût répondu : « Mais, mon
chéri, si j’avais dû le tromper, c’est avec toi que
je l’aurais fait. » Comme il l’aurait embrassée,
étreinte, adorée !

Il demeurait immobile, les bras croisés, les
yeux au ciel, l’esprit trop agité pour réfléchir
encore. Il sentait seulement en lui fermenter cette
rancune et grossir cette colère qui couvent au
cœur de tous les mâles devant les caprices du
désir féminin. Il sentait pour la première fois
cette angoisse confuse de l’époux qui
soupçonne ! Il était jaloux enfin, jaloux pour le
mort, jaloux pour le compte de Forestier ! jaloux
d’une étrange et poignante façon, où entrait
subitement de la haine contre Madeleine.

Puisqu’elle avait trompé l’autre, comment
pourrait-il avoir confiance en elle, lui !
Puis, peu à peu, une espèce de calme se fit en
son esprit, et se roidissant contre sa souffrance, il
pensa : « Toutes les femmes sont des filles, il faut
s’en servir et ne rien leur donner de soi. »
L’amertume de son cœur lui montait aux
lèvres en paroles de mépris et de dégoût. Il ne les
laissa point s’épandre cependant. Il se répétait :
« Le monde est aux forts. Il faut être fort. Il faut
être au-dessus de tout. »
La voiture allait plus vite. Elle repassa les
fortifications. Du Roy regardait devant lui une
clarté rougeâtre dans le ciel, pareille à une lueur
de forge démesurée ; et il entendait une rumeur
confuse, immense, continue, faite de bruits
innombrables et différents, une rumeur sourde,
proche, lointaine, une vague et énorme
palpitation de vie, le souffle de Paris respirant,
dans cette nuit d’été, comme un colosse épuisé de
fatigue.
Georges songeait : « Je serais bien bête de me
faire de la bile. Chacun pour soi. La victoire est

aux audacieux. Tout n’est que de l’égoïsme.
L’égoïsme pour l’ambition et la fortune vaut
mieux que l’égoïsme pour la femme et pour
l’amour. »
L’arc de triomphe de l’Étoile apparaissait
debout à l’entrée de la ville sur ses deux jambes
monstrueuses, sorte de géant informe qui
semblait prêt à se mettre en marche pour
descendre la large avenue ouverte devant lui.
Georges et Madeleine se retrouvaient là dans
le défilé des voitures ramenant au logis, au lit
désiré, l’éternel couple, silencieux et enlacé. Il
semblait que l’humanité tout entière glissait à
côté d’eux, grise de joie, de plaisir, de bonheur.
La jeune femme, qui avait bien pressenti
quelque chose de ce qui se passait en son mari,
demanda de sa voix douce :
– À quoi songes-tu, mon ami ? Depuis une
demi-heure tu n’as point prononcé une parole.
Il répondit en ricanant :
– Je songe à tous ces imbéciles qui
s’embrassent, et je me dis que, vraiment, on a
autre chose à faire dans l’existence.
Elle murmura :
– Oui… mais c’est bon quelquefois.
– C’est bon… c’est bon… quand on n’a rien de
mieux !
La pensée de Georges allait toujours, dévêtant
la vie de sa robe de poésie, dans une sorte de rage
méchante : « Je serais bien bête de me gêner, de
me priver de quoi que ce soit, de me troubler, de
me tracasser, de me ronger l’âme comme je le
fais depuis quelque temps. » L’image de Forestier
lui traversa l’esprit sans y faire naître aucune
irritation. Il lui sembla qu’ils venaient de se
réconcilier, qu’ils redevenaient amis. Il avait
envie de lui crier : « Bonsoir, vieux. »
Madeleine, que ce silence gênait, demanda :
– Si nous allions prendre une glace chez
Tortoni, avant de rentrer.
Il la regarda de coin. Son fin profil blond lui
apparut sous l’éclat vif d’une guirlande de gaz
qui annonçait un café-chantant.
Il pensa : « Elle est jolie ! Eh ! tant mieux. À

bon chat bon rat, ma camarade. Mais si on me
reprend à me tourmenter pour toi, il fera chaud au
pôle Nord. » Puis il répondit :
– Mais certainement, ma chérie. Et, pour
qu’elle ne devinât rien, il l’embrassa.
Il sembla à la jeune femme que les lèvres de
son mari étaient glacées.
Il souriait cependant de son sourire ordinaire
en lui donnant la main pour descendre devant les
marches du café.

En entrant au journal, le lendemain, Du Roy
alla trouver Boisrenard.
– Mon cher ami, dit-il, j’ai un service à te
demander. On trouve drôle depuis quelque temps
de m’appeler Forestier. Moi, je commence à
trouver ça bête. Veux-tu avoir la complaisance de
prévenir doucement les camarades que je giflerai
le premier qui se permettra de nouveau cette
plaisanterie. Ce sera à eux de réfléchir si cette
blague-là vaut un coup d’épée. Je m’adresse à toi
parce que tu es un homme calme qui peut
empêcher des extrémités fâcheuses, et aussi parce
que tu m’as servi de témoin dans notre affaire.
Boisrenard se chargea de la commission.
Du Roy sortit pour faire des courses, puis
revint une heure plus tard. Personne ne l’appela
Forestier.

Comme il rentrait chez lui, il entendit des voix

de femmes dans le salon. Il demanda :
– Qui est là ?
Le domestique répondit :
– Mme Walter et Mme de Marelle.
Un petit battement lui secoua le cœur, puis il
se dit :
« Tiens, voyons », et il ouvrit la porte.
Clotilde était au coin de la cheminée, dans un
rayon de jour venu de la fenêtre. Il sembla à
Georges qu’elle pâlissait un peu en l’apercevant.
Ayant d’abord salué Mme Walter et ses deux filles
assises, comme deux sentinelles aux côtés de leur
mère, il se tourna vers son ancienne maîtresse.
Elle lui tendait la main ; il la prit et la serra avec
intention comme pour dire : « Je vous aime
toujours. » Elle répondit à cette pression.
Il demanda :
– Vous vous êtes bien portée pendant le siècle
écoulé depuis notre dernière rencontre ?
Elle répondit avec aisance :

– Mais, oui, et vous, Bel-Ami ?

Puis, se tournant vers Madeleine, elle ajouta :
– Tu permets que je l’appelle toujours Bel-
Ami ?
– Certainement, ma chère, je permets tout ce
que tu voudras.
Une nuance d’ironie semblait cachée dans
cette parole.
Mme Walter parlait d’une fête qu’allait donner
Jacques Rival dans son logis de garçon, un grand
assaut d’armes où assisteraient des femmes du
monde ; elle disait :
– Ce sera très intéressant. Mais je suis désolée,
nous n’avons personne pour nous y conduire,
mon mari devant s’absenter à ce moment-là.
Du Roy s’offrit aussitôt. Elle accepta.
– Nous vous en serons très reconnaissantes,
mes filles et moi.
Il regardait la plus jeune des demoiselles
Walter, et pensait : « Elle n’est pas mal du tout,
cette petite Suzanne, mais pas du tout. » Elle

avait l’air d’une frêle poupée blonde, trop petite,
mais fine, avec la taille mince, des hanches et de
la poitrine, une figure de miniature, des yeux
d’émail d’un bleu gris dessinés au pinceau, qui
semblaient nuancés par un peintre minutieux et
fantaisiste, de la chair trop blanche, trop lisse,
polie, unie, sans grain, sans teinte, et des cheveux
ébouriffés, frisés, une broussaille savante, légère,
un nuage charmant, tout pareil en effet à la
chevelure des jolies poupées de luxe qu’on voit
passer dans les bras de gamines beaucoup moins
hautes que leur joujou.
La sœur aînée, Rose, était laide, plate,
insignifiante, une de ces filles qu’on ne voit pas,
à qui on ne parle pas et dont on ne dit rien.
La mère se leva, et se tournant vers Georges :
– Ainsi je compte sur vous jeudi prochain, à
deux heures.
Il répondit :
– Comptez sur moi, madame.
Dès qu’elle fut partie, Mme de Marelle se leva
à son tour.

 – Au revoir, Bel-Ami.
Ce fut elle alors qui lui serra la main très fort,

très longtemps ; et il se sentit remué par cet aveu
silencieux, repris d’un brusque béguin pour cette
petite bourgeoise bohème et bon enfant, qui
l’aimait vraiment, peut-être.
« J’irai la voir demain », pensa-t-il.
Dès qu’il fut seul en face de sa femme,
Madeleine se mit à rire, d’un rire franc et gai, et
le regardant bien en face :
– Tu sais que tu as inspiré une passion à
Mme Walter ?
Il répondit incrédule :
– Allons donc !
– Mais oui, je te l’affirme, elle m’a parlé de toi
avec un enthousiasme fou. C’est si singulier de sa
part ! Elle voudrait trouver deux maris comme toi
pour ses filles !… Heureusement qu’avec elle ces
choses-là sont sans importance.
Il ne comprenait pas ce qu’elle voulait dire :
– Comment, sans importance ?

Elle répondit, avec une conviction de femme

sûre de son jugement :
– Oh ! Mme Walter est une de celles dont on
n’a jamais rien murmuré, mais tu sais, là, jamais,
jamais. Elle est inattaquable sous tous les
rapports. Son mari, tu le connais comme moi.
Mais elle, c’est autre chose. Elle a d’ailleurs
assez souffert d’avoir épousé un juif, mais elle lui
est restée fidèle. C’est une honnête femme.
Du Roy fut surpris :
– Je la croyais juive aussi.
– Elle ? pas du tout. Elle est dame patronnesse
de toutes les bonnes œuvres de la Madeleine. Elle
est même mariée religieusement. Je ne sais plus
s’il y a eu un simulacre de baptême du patron, ou
bien si l’Église a fermé les yeux.
Georges murmura :
– Ah !… alors… elle… me gobe ?
– Positivement, et complètement. Si tu n’étais
pas engagé, je te conseillerais de demander la
main de… de Suzanne, n’est-ce pas, plutôt que
celle de Rose ?

Il répondit, en frisant sa moustache :

– Eh ! la mère n’est pas encore piquée des
vers.
Mais Madeleine s’impatienta :
– Tu sais, mon petit, la mère, je te la souhaite.
Mais je n’ai pas peur. Ce n’est point à son âge
qu’on commet sa première faute. Il faut s’y
prendre plus tôt.
Georges songeait : « Si c’était vrai, pourtant,
que j’eusse pu épouser Suzanne ?… »
Puis il haussa les épaules : « Bah !… c’est
fou !… Est-ce que le père m’aurait jamais
accepté ? »
Il se promit toutefois d’observer désormais
avec plus de soin les manières de Mme Walter à
son égard, sans se demander d’ailleurs s’il en
pourrait jamais tirer quelque avantage.
Tout le soir, il fut hanté par des souvenirs de
son amour avec Clotilde, des souvenirs tendres et
sensuels en même temps. Il se rappelait ses
drôleries, ses gentillesses, leurs escapades. Il se
répétait à lui-même : « Elle est vraiment bien

gentille. Oui, j’irai la voir demain. »
Dès qu’il eut déjeuné, le lendemain, il se
rendit en effet rue de Verneuil. La même bonne
lui ouvrit la porte, et, familièrement à la façon
des domestiques de petits bourgeois, elle
demanda :
– Ça va bien, monsieur ?
Il répondit :
– Mais oui, mon enfant.
Et il entra dans le salon, où une main
maladroite faisait des gammes sur le piano.
C’était Laurine. Il crut qu’elle allait lui sauter au
cou. Elle se leva gravement, salua avec
cérémonie, ainsi qu’aurait fait une grande
personne, et se retira d’une façon digne.
Elle avait une telle allure de femme outragée,
qu’il demeura surpris. Sa mère entra. Il lui prit et
lui baisa les mains.
– Combien j’ai pensé à vous, dit-il.
– Et moi, dit-elle.
Ils s’assirent. Ils se souriaient, les yeux dans

les yeux avec une envie de s’embrasser sur les
lèvres.
– Ma chère petite Clo, je vous aime.
– Et moi aussi.
– Alors… alors… tu ne m’en as pas trop
voulu ?
– Oui et non… Ça m’a fait de la peine, et puis
j’ai compris ta raison, et je me suis dit : « Bah ! il
me reviendra un jour ou l’autre. »
– Je n’osais pas revenir ; je me demandais
comment je serais reçu. Je n’osais pas, mais j’en
avais rudement envie. À propos, dis-moi donc ce
qu’a Laurine. Elle m’a à peine dit bonjour et elle
est partie d’un air furieux.
– Je ne sais pas. Mais on ne peut plus lui
parler de toi depuis ton mariage. Je crois
vraiment qu’elle est jalouse.
– Allons donc !
– Mais oui, mon cher. Elle ne t’appelle plus
Bel-Ami, elle te nomme M. Forestier.
Du Roy rougit, puis, s’approchant de la jeune

femme :
– Donne ta bouche.
Elle la donna.
– Où pourrons-nous nous revoir ? dit-il.
– Mais… rue de Constantinople.
– Ah !… L’appartement n’est donc pas loué ?
– Non, je l’ai gardé !
– Tu l’as gardé ?
– Oui, j’ai pensé que tu y reviendrais.
Une bouffée de joie orgueilleuse lui gonfla la
poitrine. Elle l’aimait donc, celle-là, d’un amour
vrai, constant, profond.
Il murmura : « Je t’adore. » Puis il demanda :
– Ton mari va bien ?
– Oui, très bien. Il vient de passer un mois ici ;
il est parti d’avant-hier.
Du Roy ne put s’empêcher de rire :
– Comme ça tombe !
Elle répondit naïvement :

– Oh ! oui, ça tombe bien. Mais il n’est pas

gênant quand il est ici, tout de même. Tu le sais !
– Ça c’est vrai. C’est d’ailleurs un charmant
homme.
– Et toi, dit-elle, comment prends-tu ta
nouvelle vie ?
– Ni bien ni mal. Ma femme est une camarade,
une associée.
– Rien de plus ?
– Rien de plus… Quant au cœur…
– Je comprends bien. Elle est gentille,
pourtant.
– Oui, mais elle ne me trouble pas.
Il se rapprocha de Clotilde, et murmura :
– Quand nous reverrons-nous ?
– Mais… demain… si tu veux ?
– Oui. Demain, deux heures ?
– Deux heures.
Il se leva pour partir, puis il balbutia, un peu
gêné :

– Tu sais, j’entends reprendre, seul,

l’appartement de la rue de Constantinople. Je le
veux. Il ne manquerait plus qu’il fût payé par toi.
Ce fut elle qui baisa ses mains avec un
mouvement d’adoration, en murmurant :
– Tu feras comme tu voudras. Il me suffit de
l’avoir gardé pour nous y revoir.
Et Du Roy s’en alla, l’âme pleine de
satisfaction.
Comme il passait devant la vitrine d’un
photographe, le portrait d’une grande femme aux
larges yeux lui rappela Mme Walter : « C’est égal,
se dit-il, elle ne doit pas être mal encore.
Comment se fait-il que je ne l’aie jamais
remarquée. J’ai envie de voir quelle tête elle me
fera jeudi. »
Il se frottait les mains, tout en marchant avec
une joie intime, la joie du succès sous toutes ses
formes, la joie égoïste de l’homme adroit qui
réussit, la joie subtile, faite de vanité flattée et de
sensualité contente, que donne la tendresse des
femmes.

Le jeudi venu, il dit à Madeleine :
– Tu ne viens pas à cet assaut chez Rival ?
– Oh ! non. Cela ne m’amuse guère, moi ;
j’irai à la Chambre des députés.
Et il alla chercher Mme Walter, en landau
découvert, car il faisait un admirable temps.
Il eut une surprise en la voyant, tant il la
trouva belle et jeune.
Elle était en toilette claire dont le corsage un
peu fendu laissait deviner, sous une dentelle
blonde, le soulèvement gras des seins. Jamais elle
ne lui avait paru si fraîche. Il la jugea vraiment
désirable. Elle avait son air calme et comme il
faut, une certaine allure de maman tranquille qui
la faisait passer presque inaperçue aux yeux
galants des hommes. Elle ne parlait guère
d’ailleurs que pour dire des choses connues,
convenues et modérées, ses idées étant sages,
méthodiques, bien ordonnées, à l’abri de tous les
excès.
Sa fille Suzanne, tout en rose, semblait un
Watteau frais verni ; et sa sœur aînée paraissait

être l’institutrice chargée de tenir compagnie à ce
joli bibelot de fillette.
Devant la porte de Rival, une file de voitures
était rangée. Du Roy offrit son bras à Mme Walter,
et ils entrèrent.
L’assaut était donné au profit des orphelins du
sixième arrondissement de Paris, sous le
patronage de toutes les femmes des sénateurs et
députés qui avaient des relations avec La Vie
Française.
Mme Walter avait promis de venir avec ses
filles, en refusant le titre de dame patronnesse,
parce qu’elle n’aidait de son nom que les œuvres
entreprises par le clergé, non pas qu’elle fût très
dévote, mais son mariage avec un Israélite la
forçait, croyait-elle, à une certaine tenue
religieuse ; et la fête organisée par le journaliste
prenait une sorte de signification républicaine qui
pouvait sembler anticléricale.
On avait lu dans les journaux de toutes les
nuances, depuis trois semaines :

Notre éminent confrère Jacques Rival vient
d’avoir l’idée aussi ingénieuse que généreuse
d’organiser, au profit des orphelins du sixième
arrondissement de Paris, un grand assaut dans
sa jolie salle d’armes attenant à son appartement
de garçon.
Les invitations sont faites par Mmes Laloigne,
Remontel, Rissolin, femmes des sénateurs de ce
nom, et par Mmes Laroche-Mathieu, Percerol,
Firmin, femmes des députés bien connus. Une
simple quête aura lieu pendant l’entracte de
l’assaut, et le montant sera versé immédiatement
entre les mains du maire du sixième
arrondissement ou de son représentant.

C’était une réclame monstre que le journaliste
adroit avait imaginé à son profit.
Jacques Rival recevait les arrivants à l’entrée
de son logis où un buffet avait été installé, les
frais devant être prélevés sur la recette.
Puis il indiquait, d’un geste aimable, le petit
escalier par où on descendait dans la cave, où il

avait installé la salle d’armes et le tir ; et il disait :
« Au-dessous, mesdames, au-dessous. L’assaut a
lieu en des appartements souterrains. »
Il se précipita au-devant de la femme de son
directeur ; puis, serrant la main de Du Roy :
– Bonjour, Bel-Ami.
L’autre fut surpris :
– Qui vous a dit que…
Rival lui coupa la parole :
– Mme Walter, ici présente, qui trouve ce
surnom très gentil.
Mme Walter rougit :
– Oui, j’avoue que, si je vous connaissais
davantage, je ferais comme la petite Laurine, je
vous appellerais aussi Bel-Ami. Ça vous va très
bien.
Du Roy riait :
– Mais, je vous en prie, madame, faites-le.
Elle avait baissé les yeux :
– Non. Nous ne sommes pas assez liés.

Il murmura :
– Voulez-vous me laisser espérer que nous le
deviendrons davantage ?
– Eh bien ! nous verrons, alors, dit-elle.
Il s’effaça à l’entrée de la descente étroite
qu’éclairait un bec de gaz ; et la brusque
transition de la lumière du jour à cette clarté
jaune avait quelque chose de lugubre. Une odeur
de souterrain montait par cette échelle tournante,
une senteur d’humidité chauffée, de murs moisis
essuyés pour la circonstance, et aussi des souffles
de benjoin qui rappelaient les offices sacrés, et
des émanations féminines de Lubin, de verveine,
d’iris, de violette.
On entendait dans ce trou un grand bruit de
voix, un frémissement de foule agitée.
Toute la cave était illuminée avec des
guirlandes de gaz et des lanternes vénitiennes
cachées en des feuillages qui voilaient les murs
de pierre salpêtrés. On ne voyait rien que des
branchages. Le plafond était garni de fougères, le
sol couvert de feuilles et de fleurs.

On trouvait cela charmant, d’une imagination

délicieuse. Dans le petit caveau du fond s’élevait
une estrade pour les tireurs, entre deux rangs de
chaises pour les juges.
Et dans toute la cave, les banquettes, alignées
par dix, autant à droite qu’à gauche, pouvaient
porter près de deux cents personnes. On en avait
invité quatre cents.
Devant l’estrade, des jeunes gens en costumes
d’assaut, minces, avec des membres longs, la
taille cambrée, la moustache en croc, posaient
déjà devant les spectateurs. On se les nommait,
on désignait les maîtres et les amateurs, toutes les
notabilités de l’escrime. Autour d’eux causaient
des messieurs en redingote, jeunes et vieux, qui
avaient un air de famille avec les tireurs en tenue
de combat. Ils cherchaient aussi à être vus,
reconnus et nommés, c’étaient des princes de
l’épée en civil, les experts en coups de bouton.
Presque toutes les banquettes étaient couvertes
de femmes, qui faisaient un grand froissement
d’étoffes remuées et un grand murmure de voix.
Elles s’éventaient comme au théâtre, car il faisait

déjà une chaleur d’étuve dans cette grotte
feuillue. Un farceur criait de temps en temps :
« Orgeat ! limonade ! bière ! »
Mme Walter et ses filles gagnèrent leurs places
réservées au premier rang. Du Roy les ayant
installées allait partir, il murmura :
– Je suis obligé de vous quitter, les hommes ne
peuvent accaparer les banquettes.
Mais Mme Walter répondit en hésitant :
– J’ai bien envie de vous garder tout de même.
Vous me nommerez les tireurs. Tenez, si vous
restiez debout au coin de ce banc, vous ne
gêneriez personne.
Elle le regardait de ses grands yeux doux. Elle
insista :
– Voyons, restez avec nous… monsieur…
monsieur Bel-Ami. Nous avons besoin de vous.
Il répondit :
– J’obéirai… avec plaisir, madame.
On entendait répéter de tous les côtés : « C’est
très drôle, cette cave, c’est très gentil. »
Georges la connaissait bien, cette salle
voûtée ! Il se rappelait le matin qu’il y avait
passé, la veille de son duel, tout seul, en face
d’un petit carton blanc qui le regardait du fond du
second caveau comme un œil énorme et
redoutable.
La voix de Jacques Rival résonna, venue de
l’escalier : « On va commencer, mesdames. »
Et six messieurs, très serrés en leurs vêtements
pour faire saillir davantage le thorax, montèrent
sur l’estrade et s’assirent sur les chaises destinées
au jury.
Leurs noms coururent : Le général de
Raynaldi, président, un petit homme à grandes
moustaches ; le peintre Joséphin Rouget, un
grand homme chauve à longue barbe ; Matthéo
de Ujar, Simon Ramoncel, Pierre de Carvin, trois
jeunes hommes élégants, et Gaspard Merleron, un
maître.
Deux pancartes furent accrochées aux deux
côtés du caveau. Celle de droite portait : M.
Crèvecœur, et celle de gauche : M. Plumeau.

C’étaient deux maîtres, deux bons maîtres de

second ordre. Ils apparurent, secs tous deux, avec
un air militaire, des gestes un peu raides. Ayant
fait le salut d’armes avec des mouvements
d’automates, ils commencèrent à s’attaquer,
pareils, dans leur costume de toile et de peau
blanche, à deux pierrots-soldats qui se seraient
battus pour rire.
De temps en temps, on entendait ce mot :
« Touché ! » Et les six messieurs du jury
inclinaient la tête en avant d’un air connaisseur.
Le public ne voyait rien que deux marionnettes
vivantes qui s’agitaient en tendant le bras ; il ne
comprenait rien, mais il était content. Ces deux
bonshommes lui semblaient cependant peu
gracieux et vaguement ridicules. On songeait aux
lutteurs de bois qu’on vend, au jour de l’an, sur
les boulevards.
Les deux premiers tireurs furent remplacés par
MM. Planton et Carapin, un maître civil et un
maître militaire. M. Planton était tout petit et M.
Carapin très gros. On eût dit que le premier coup
de fleuret dégonflerait ce ballon comme un
éléphant de baudruche. On riait. M. Planton
sautait comme un singe. M. Carapin ne remuait
que son bras, le reste de son corps se trouvant
immobilisé par l’embonpoint, et il se fendait
toutes les cinq minutes avec une telle pesanteur et
un tel effort en avant qu’il semblait prendre la
résolution la plus énergique de sa vie. Il avait
ensuite beaucoup de mal à se relever.
Les connaisseurs déclarèrent son jeu très
ferme et très serré. Et le public, confiant,
l’apprécia.

Puis vinrent MM. Porion et Lapalme, un
maître et un amateur qui se livrèrent à une
gymnastique effrénée, courant l’un sur l’autre
avec furie, forçant les juges à fuir en emportant
leurs chaises, traversant et retraversant l’estrade
d’un bout à l’autre, l’un avançant et l’autre
reculant par bonds vigoureux et comiques. Ils
avaient de petits sauts en arrière qui faisaient rire
les dames, et de grands élans en avant qui
émotionnaient un peu cependant. Cet assaut au
pas gymnastique fut caractérisé par un titi
inconnu qui cria : « Vous éreintez pas, c’est à

l’heure ! » L’assistance, froissée par ce manque
de goût, fit : « Chut ! » Le jugement des experts
circula. Les tireurs avaient montré beaucoup de
vigueur et manqué parfois d’à-propos.
La première partie fut clôturée par une fort
belle passe d’armes entre Jacques Rival et le
fameux professeur belge Lebègue. Rival fut fort
goûté des femmes. Il était vraiment beau garçon,
bien fait, souple, agile, et plus gracieux que tous
ceux qui l’avaient précédé. Il apportait dans sa
façon de se tenir en garde et de se fendre une
certaine élégance mondaine qui plaisait et faisait
contraste avec la manière énergique, mais
commune de son adversaire. « On sent l’homme
bien élevé », disait-on.
Il eut la belle. On l’applaudit.
Mais depuis quelques minutes, un bruit
singulier, à l’étage au-dessus, inquiétait les
spectateurs. C’était un grand piétinement
accompagné de rires bruyants. Les deux cents
invités qui n’avaient pu descendre dans la cave
s’amusaient sans doute, à leur façon. Dans le petit
escalier tournant une cinquantaine d’hommes

étaient tassés. La chaleur devenait terrible en bas.
On criait : « De l’air ! À boire ! » Le même
farceur glapissait sur un ton aigu qui dominait le
murmure des conversations : « Orgeat !
limonade ! bière ! »
Rival apparut très rouge, ayant gardé son
costume d’assaut. « Je vais faire apporter des
rafraîchissements », dit-il. Et il courut dans
l’escalier. Mais toute communication était coupée
avec le rez-de-chaussée. Il eût été aussi facile de
percer le plafond que de traverser la muraille
humaine entassée sur les marches.
Rival criait : « Faites passer des glaces pour
les dames ! »
Cinquante voix répétaient : « Des glaces ! »
Un plateau apparut enfin. Mais il ne portait que
des verres vides, les rafraîchissements ayant été
cueillis en route.
Une forte voix hurla : « On étouffe là-dedans,
finissons vite et allons-nous-en. »
Une autre voix lança : « La quête ! » Et tout le
public, haletant, mais gai tout de même, répéta :
« La quête… la quête… »
Alors six dames se mirent à circuler entre les
banquettes et on entendit un petit bruit d’argent
tombant dans les bourses.
Du Roy nommait les hommes célèbres à
Mme Walter. C’étaient des mondains, des
journalistes, ceux des grands journaux, des vieux
journaux, qui regardaient de haut La Vie
Française, avec une certaine réserve née de leur
expérience. Ils en avaient tant vu mourir de ces
feuilles politico-financières, filles d’une
combinaison louche, et écrasées par la chute d’un
ministère. On apercevait aussi là des peintres et
des sculpteurs, qui sont, en général, hommes de
sport, un poète académicien qu’on montrait, deux
musiciens et beaucoup de nobles étrangers dont
Du Roy faisait suivre le nom de la syllabe Rast
(ce qui signifiait Rastaquouère), pour imiter,
disait-il, les Anglais qui mettent Esq. sur leurs
cartes.
Quelqu’un lui cria : « Bonjour, cher ami. »
C’était le comte de Vaudrec. S’étant excusé
auprès des dames, Du Roy alla lui serrer la main.

Il déclara, en revenant : « Il est charmant,

Vaudrec. Comme on sent la race, chez lui. »

Mme Walter ne répondit rien. Elle était un peu
fatiguée et sa poitrine se soulevait avec effort à
chaque souffle de ses poumons, ce qui attirait
l’œil de Du Roy. Et de temps en temps, il
rencontrait le regard de « la patronne », un regard
trouble, hésitant, qui se posait sur lui et fuyait
tout de suite. Et il se disait : « Tiens… tiens…
tiens… Est-ce que je l’aurais levée aussi, celle-
là ? »
Les quêteuses passèrent. Leurs bourses étaient
pleines d’argent et d’or. Et une nouvelle pancarte
fut accrochée sur l’estrade annonçant :
« Grrrrande surprise. » Les membres du jury
remontèrent à leurs places. On attendit.
Deux femmes parurent, un fleuret à la main,
en costume de salle, vêtues d’un maillot sombre,
d’un très court jupon tombant à la moitié des
cuisses, et d’un plastron si gonflé sur la poitrine
qu’il les forçait à porter haut la tête. Elles étaient
jolies et jeunes. Elles souriaient en saluant
l’assistance. On les acclama longtemps.
Elles se mirent en garde au milieu d’une
rumeur galante et de plaisanteries chuchotées.
Un sourire aimable s’était fixé sur les lèvres
des juges, qui approuvaient les coups par un petit
bravo.
Le public appréciait beaucoup cet assaut et le
témoignait aux deux combattantes qui allumaient
des désirs chez les hommes et réveillaient chez
les femmes le goût naturel du public parisien
pour les gentillesses un peu polissonnes, pour les
élégances du genre canaille, pour le faux-joli et le
faux-gracieux, les chanteuses de café-concert et
les couplets d’opérette.
Chaque fois qu’une des tireuses se fendait, un
frisson de joie courait dans le public. Celle qui
tournait le dos à la salle, un dos bien replet,
faisait s’ouvrir les bouches et s’arrondir les yeux ;
et ce n’était pas le jeu de son poignet qu’on
regardait le plus.
On les applaudit avec frénésie.
Un assaut de sabre suivit, mais personne ne le
regarda, car toute l’attention fut captivée par ce
qui se passait au-dessus. Pendant quelques
minutes on avait écouté un grand bruit de
meubles remués, traînés sur le parquet comme si
on déménageait l’appartement. Puis tout à coup,
le son du piano traversa le plafond ; et on entendit
distinctement un bruit rythmé de pieds sautant en
cadence. Les gens d’en haut s’offraient un bal,
pour se dédommager de ne rien voir.
Un grand rire s’éleva d’abord dans le public
de la salle d’armes, puis le désir de danser
s’éveillant chez les femmes, elles cessèrent de
s’occuper de ce qui se passait sur l’estrade et se
mirent à parler tout haut.
On trouvait drôle cette idée de bal organisé par
les retardataires. Ils ne devaient pas s’embêter
ceux-là. On aurait bien voulu être au-dessus.
Mais deux nouveaux combattants s’étaient
salués ; et ils tombèrent en garde avec tant
d’autorité que tous les regards suivaient leurs
mouvements.
Ils se fendaient et se relevaient avec une grâce
élastique, avec une vigueur mesurée, avec une
telle sûreté de force, une telle sobriété de gestes,

une telle correction d’allure, une telle mesure
dans le jeu que la foule ignorante fut surprise et
charmée.
Leur promptitude calme, leur sage souplesse,
leurs mouvements rapides, si calculés qu’ils
semblaient lents, attiraient et captivaient l’œil par
la seule puissance de la perfection. Le public
sentit qu’il voyait là une chose belle et rare, que
deux grands artistes dans leur métier lui
montraient ce qu’on pouvait voir de mieux, tout
ce qu’il était possible à deux maîtres de déployer
d’habileté, de ruse, de science raisonnée et
d’adresse physique.
Personne ne parlait plus, tant on les regardait.
Puis, quand ils se furent serrés la main, après le
dernier coup de bouton, des cris éclatèrent, des
hourras. On trépignait, on hurlait. Tout le monde
connaissait leurs noms : c’étaient Sergent et
Ravignac.
Les esprits exaltés devenaient querelleurs. Les
hommes regardaient leurs voisins avec des envies
de dispute. On se serait provoqué pour un sourire.
Ceux qui n’avaient jamais tenu un fleuret en leur
main esquissaient avec leur canne des attaques et
des parades.
Mais peu à peu la foule remontait par le petit
escalier. On allait boire, enfin. Ce fut une
indignation quand on constata que les gens du bal
avaient dévalisé le buffet, puis s’en étaient allés
en déclarant qu’il était malhonnête de déranger
deux cents personnes pour ne leur rien montrer.
Il ne restait pas un gâteau, pas une goutte de
champagne, de sirop ou de bière, pas un bonbon,
pas un fruit, rien, rien de rien. Ils avaient saccagé,
ravagé, nettoyé tout.
On se faisait raconter les détails par les
servants qui prenaient des visages tristes en
cachant leur envie de rire. « Les dames étaient
plus enragées que les hommes, affirmaient-ils, et
avaient mangé et bu à s’en rendre malades. » On
aurait cru entendre le récit des survivants après le
pillage et le sac d’une ville pendant l’invasion.
Il fallut donc s’en aller. Des messieurs
regrettaient les vingt francs donnés à la quête ; ils
s’indignaient que ceux d’en haut eussent ripaillé
sans rien payer.
Les dames patronnesses avaient recueilli plus
de trois mille francs. Il resta, tous frais payés,
deux cent vingt francs pour les orphelins du
sixième arrondissement.
Du Roy, escortant la famille Walter, attendait
son landau.
En reconduisant la patronne, comme il se
trouvait assis en face d’elle, il rencontra encore
une fois son œil caressant et fuyant, qui semblait
troublé. Il pensait : « Bigre, je crois qu’elle
mord », et il souriait en reconnaissant qu’il avait
vraiment de la chance auprès des femmes, car
Mme de Marelle, depuis le recommencement de
leur tendresse, paraissait l’aimer avec frénésie.
Il rentra chez lui d’un pied joyeux.
Madeleine l’attendait dans le salon.
– J’ai des nouvelles, dit-elle. L’affaire du
Maroc se complique. La France pourrait bien y
envoyer une expédition d’ici quelques mois.
Dans tous les cas on va se servir de ça pour
renverser le ministère, et Laroche profitera de
l’occasion pour attraper les Affaires étrangères.

Du Roy, pour taquiner sa femme, feignit de
n’en rien croire. On ne serait pas assez fou pour
recommencer la bêtise de Tunis.
Mais elle haussait les épaules avec impatience.
– Je te dis que si ! Je te dis que si ! Tu ne
comprends donc pas que c’est une grosse
question d’argent pour eux. Aujourd’hui, mon
cher, dans les combinaisons politiques, il ne faut
pas dire : « Cherchez la femme », mais :
« Cherchez l’affaire. »
Il murmura :
– Bah ! avec un air de mépris, pour l’exciter.
Elle s’irritait :
– Tiens, tu es aussi naïf que Forestier.
Elle voulait le blesser et s’attendait à une
colère. Mais il sourit et répondit :
– Que ce cocu de Forestier ?
Elle demeura saisie, et murmura :
– Oh ! Georges !
Il avait l’air insolent et railleur, et il reprit :

 – Eh bien ! quoi ? Me l’as-tu pas avoué,

l’autre soir, que Forestier était cocu ? Et il
ajouta : Pauvre diable ! sur un ton de pitié
profonde.
Madeleine lui tourna le dos, dédaignant de
répondre ; puis après une minute de silence, elle
reprit :
– Nous aurons du monde mardi :
me
M Laroche-Mathieu viendra dîner avec la
comtesse de Percemur. Veux-tu inviter Rival et
Norbert de Varenne ? J’irai demain chez Mmes
Walter et de Marelle. Peut-être aussi aurons-nous
Mme Rissolin.
Depuis quelque temps, elle se faisait des
relations, usant de l’influence politique de son
mari, pour attirer chez elle, de gré ou de force, les
femmes des sénateurs et des députés qui avaient
besoin de l’appui de La Vie Française.
Du Roy répondit : « Très bien. Je me charge
de Rival et de Norbert. »
Il était content et il se frottait les mains, car il
avait trouvé une bonne scie pour embêter sa

femme et satisfaire l’obscure rancune, la confuse
et mordante jalousie née en lui depuis leur
promenade au Bois. Il ne parlerait plus de
Forestier sans le qualifier de cocu. Il sentait bien
que cela finirait par rendre Madeleine enragée. Et
dix fois pendant la soirée il trouva moyen de
prononcer avec une bonhomie ironique le nom de
ce « cocu de Forestier ».
Il n’en voulait plus au mort ; il le vengeait.
Sa femme feignait de ne pas entendre et
demeurait, en face de lui, souriante et
indifférente.
Le lendemain, comme elle devait aller
adresser son invitation à Mme Walter, il voulut la
devancer, pour trouver seule la patronne et voir si
vraiment elle en tenait pour lui. Cela l’amusait et
le flattait. Et puis… pourquoi pas… si c’était
possible.
Il se présenta boulevard Malesherbes dès deux
heures. On le fit entrer dans le salon. Il attendit.
Mme Walter parut, la main tendue avec un
empressement heureux.

 – Quel bon vent vous amène ?
– Aucun bon vent, mais un désir de vous voir.

Une force m’a poussé chez vous, je ne sais
pourquoi, je n’ai rien à vous dire. Je suis venu,
me voilà ! me pardonnez-vous cette visite
matinale et la franchise de l’explication ?
Il disait cela d’un ton galant et badin, avec un
sourire sur les lèvres et un accent sérieux dans la
voix.
Elle restait étonnée, un peu rouge, balbutiant :
– Mais… vraiment… je ne comprends pas…
vous me surprenez…
Il ajouta :
– C’est une déclaration sur un air gai, pour ne
pas vous effrayer.
Ils s’étaient assis l’un près de l’autre. Elle prit
la chose de façon plaisante.
– Alors, c’est une déclaration… sérieuse ?
– Mais oui ! Voici longtemps que je voulais
vous la faire, très longtemps même. Et puis, je
n’osais pas. On vous dit si sévère, si rigide…

Elle avait retrouvé son assurance. Elle

répondit :
– Pourquoi avez-vous choisi aujourd’hui ?
– Je ne sais pas. Puis il baissa la voix : Ou
plutôt, c’est parce que je ne pense qu’à vous,
depuis hier.
Elle balbutia, pâlie tout à coup :
– Voyons, assez d’enfantillages, et parlons
d’autre chose.
Mais il était tombé à ses genoux si
brusquement qu’elle eut peur. Elle voulut se
lever ; il la tenait assise de force et ses deux bras
enlacés à la taille et il répétait d’une voix
passionnée :
– Oui, c’est vrai que je vous aime, follement,
depuis longtemps. Ne me répondez pas. Que
voulez-vous, je suis fou ! Je vous aime… Oh ! si
vous saviez, comme je vous aime !
Elle suffoquait, haletait, essayait de parler et
ne pouvait prononcer un mot. Elle le repoussait
de ses deux mains, l’ayant saisi aux cheveux pour
empêcher l’approche de cette bouche qu’elle

sentait venir vers la sienne. Et elle tournait la tête
de droite à gauche et de gauche à droite, d’un
mouvement rapide, en fermant les yeux pour ne
plus le voir.
Il la touchait à travers sa robe, la maniait, la
palpait ; et elle défaillait sous cette caresse
brutale et forte. Il se releva brusquement et voulut
l’étreindre, mais, libre une seconde, elle s’était
échappée en se rejetant en arrière, et elle fuyait
maintenant de fauteuil en fauteuil.
Il jugea ridicule cette poursuite, et il se laissa
tomber sur une chaise, la figure dans ses mains,
en feignant des sanglots convulsifs.
Puis il se redressa, cria : « Adieu ! adieu ! » et
il s’enfuit.
Il reprit tranquillement sa canne dans le
vestibule et gagna la rue en se disant : « Cristi, je
crois que ça y est. » Et il passa au télégraphe pour
envoyer un petit bleu à Clotilde, lui donnant
rendez-vous le lendemain.
En rentrant chez lui, à l’heure ordinaire, il dit à
sa femme :

– Eh bien ! as-tu tout ton monde pour ton

dîner ?
Elle répondit :
– Oui ; il n’y a que Mme Walter qui n’est pas
sûre d’être libre. Elle hésite ; elle m’a parlé de je
ne sais quoi, d’engagement, de conscience. Enfin
elle m’a eu l’air très drôle. N’importe, j’espère
qu’elle viendra tout de même.
Il haussa les épaules :
– Eh ! parbleu oui, elle viendra.
Il n’en était pas certain, cependant, et il
demeura inquiet jusqu’au jour du dîner.
Le matin même, Madeleine reçut un petit mot
de la patronne :

Je me suis rendue libre à grand-peine et je
serai des vôtres. Mais mon mari ne pourra pas
m’accompagner.

Du Roy pensa : « J’ai rudement bien fait de
n’y pas retourner. La voilà calmée. Attention. »

Il attendit cependant son entrée avec un peu

d’inquiétude. Elle parut, très calme, un peu
froide, un peu hautaine. Il se fit très humble, très
discret et soumis.
Mmes Laroche-Mathieu et Rissolin
accompagnaient leurs maris. La vicomtesse de
Percemur parla du grand monde. Mme de Marelle
était ravissante dans une toilette d’une fantaisie
singulière, jaune et noire, un costume espagnol
qui moulait bien sa jolie taille, sa poitrine et ses
bras potelés, et rendait énergique sa petite tête
d’oiseau.
Du Roy avait pris à sa droite Mme Walter, et il
ne lui parla, durant le dîner, que de choses
sérieuses, avec un respect exagéré. De temps en
temps il regardait Clotilde. « Elle est vraiment
plus jolie et plus fraîche », pensait-il. Puis ses
yeux revenaient vers sa femme qu’il ne trouvait
pas mal non plus, bien qu’il eût gardé contre elle
une colère rentrée, tenace et méchante.
Mais la patronne l’excitait par la difficulté de
la conquête, et par cette nouveauté toujours
désirée des hommes.

Elle voulut rentrer de bonne heure.

– Je vous accompagnerai, dit-il.
Elle refusa. Il insistait :
– Pourquoi ne voulez-vous pas ? Vous allez
me blesser vivement. Ne me laissez pas croire
que vous ne m’avez point pardonné. Vous voyez
comme je suis calme.
Elle répondit :
– Vous ne pouvez pas abandonner ainsi vos
invités.
Il sourit :
– Bah ! je serai vingt minutes absent. On ne
s’en apercevra même pas. Si vous me refusez,
vous me froisserez jusqu’au cœur.
Elle murmura :
– Eh bien ! j’accepte.
Mais dès qu’ils furent dans la voiture, il lui
saisit la main, et la baisant avec passion :
– Je vous aime, je vous aime. Laissez-moi
vous le dire. Je ne vous toucherai pas. Je veux
seulement vous répéter que je vous aime.

Elle balbutiait :

– Oh !… après ce que vous m’avez promis…
C’est mal… c’est mal…
Il parut faire un grand effort, puis il reprit,
d’une voix contenue :
– Tenez, vous voyez comme je me maîtrise. Et
pourtant… Mais laissez-moi vous dire seulement
ceci. Je vous aime… et vous le répéter tous les
jours… oui, laissez-moi aller chez vous
m’agenouiller cinq minutes à vos pieds pour
prononcer ces trois mots, en regardant votre
visage adoré.
– Non, je ne peux pas, je ne veux pas. Songez
à ce qu’on dirait, à mes domestiques, à mes filles.
Non, non, c’est impossible…
Il reprit :
– Je ne peux plus vivre sans vous voir. Que ce
soit chez vous ou ailleurs, il faut que je vous voie,
ne fût-ce qu’une minute tous les jours, que je
touche votre main, que je respire l’air soulevé par
votre robe, que je contemple la ligne de votre
corps, et vos beaux grands yeux qui m’affolent.

Elle écoutait, frémissante, cette banale

musique d’amour et elle bégayait :
– Non… non… c’est impossible. Taisez-vous !
Il lui parlait tout bas, dans l’oreille,
comprenant qu’il fallait la prendre peu à peu,
celle-là, cette femme simple, qu’il fallait la
décider à lui donner des rendez-vous, où elle
voudrait d’abord, où il voudrait ensuite :
– Écoutez… il le faut… je vous verrai… je vous
attendrai devant votre porte… comme un pauvre…
Si vous ne descendez pas, je monterai chez
vous… mais je vous verrai… je vous verrai…
demain.
Elle répétait :
– Non, non, ne venez pas. Je ne vous recevrai
point. Songez à mes filles.
– Alors dites-moi où je vous rencontrerai…
dans la rue… n’importe où… à l’heure que vous
voudrez… pourvu que je vous voie… Je vous
saluerai… Je vous dirai : « Je vous aime », et je
m’en irai.

Elle hésitait, éperdue. Et comme le coupé

passait la porte de son hôtel, elle murmura très
vite :
– Eh bien ! j’entrerai à la Trinité, demain, à
trois heures et demie.
Puis, étant descendue, elle cria à son cocher :
– Reconduisez M. Du Roy chez lui.
Comme il rentrait, sa femme lui demanda :
– Où étais-tu donc passé ?
Il répondit, à voix basse :
– J’ai été jusqu’au télégraphe pour une
dépêche pressée.
Mme de Marelle s’approchait :
– Vous me reconduisez, Bel-Ami, vous savez
que je ne viens dîner si loin qu’à cette condition ?
Puis se tournant vers Madeleine :
– Tu n’es pas jalouse ?
Mme Du Roy répondit lentement :
– Non, pas trop.

Les convives s’en allaient. Mme Laroche-

Mathieu avait l’air d’une petite bonne de
province. C’était la fille d’un notaire, épousée par
Laroche qui n’était alors que médiocre avocat.
Mme Rissolin, vieille et prétentieuse, donnait
l’idée d’une ancienne sage-femme dont
l’éducation se serait faite dans les cabinets de
lecture. La vicomtesse de Percemur les regardait
de haut. Sa « patte blanche » touchait avec
répugnance ces mains communes.
Clotilde, enveloppée de dentelles, dit à
Madeleine en franchissant la porte de l’escalier :
– C’était parfait, ton dîner. Tu auras dans
quelque temps le premier salon politique de Paris.
Dès qu’elle fut seule avec Georges, elle le
serra dans ses bras :
– Oh ! mon chéri Bel-Ami, je t’aime tous les
jours davantage.
Le fiacre qui les portait roulait comme un
navire.
– Ça ne vaut point notre chambre, dit-elle.
Il répondit :
– Oh ! non.
Mais il pensait à Mme Walter.

IV

La place de la Trinité était presque déserte,

sous un éclatant soleil de juillet. Une chaleur
pesante écrasait Paris, comme si l’air de là-haut,
alourdi, brûlé, était retombé sur la ville, de l’air
épais et cuisant qui faisait mal dans la poitrine.
Les chutes d’eau, devant l’église, tombaient
mollement. Elles semblaient fatiguées de couler,
lasses et molles aussi, et le liquide du bassin où
flottaient des feuilles et des bouts de papier avait
l’air un peu verdâtre, épais et glauque.
Un chien, ayant sauté par-dessus le rebord de
pierre, se baignait dans cette onde douteuse.
Quelques personnes, assises sur les bancs du petit
jardin rond qui contourne le portail, regardaient
cette bête avec envie.
Du Roy tira sa montre. Il n’était encore que
trois heures. Il avait trente minutes d’avance.

 Il riait en pensant à ce rendez-vous. « Les

églises lui sont bonnes à tous les usages, se disait-
il. Elles la consolent d’avoir épousé un juif, lui
donnent une attitude de protestation dans le
monde politique, une allure comme il faut dans le
monde distingué, et un abri pour ses rencontres
galantes. Ce que c’est que l’habitude de se servir
de la religion comme on se sert d’un en-tout-cas.
S’il fait beau, c’est une canne ; s’il fait du soleil,
c’est une ombrelle ; s’il pleut, c’est un parapluie,
et, si on ne sort pas, on le laisse dans
l’antichambre. Et elles sont des centaines comme
ça, qui se fichent du bon Dieu comme d’une
guigne, mais qui ne veulent pas qu’on en dise du
mal et qui le prennent à l’occasion pour
entremetteur. Si on leur proposait d’entrer dans
un hôtel meublé, elles trouveraient ça une
infamie, et il leur semble tout simple de filer
l’amour au pied des autels. »
Il marchait lentement le long du bassin ; puis
il regarda l’heure de nouveau à l’horloge du
clocher, qui avançait de deux minutes sur sa
montre. Elle indiquait trois heures cinq.

Il jugea qu’il serait encore mieux dedans ; et il

entra.
Une fraîcheur de cave le saisit ; il l’aspira avec
bonheur, puis il fit le tour de la nef pour bien
connaître l’endroit.
Une autre marche régulière, interrompue
parfois, puis recommençant, répondait, au fond
du vaste monument, au bruit de ses pieds qui
montait sonore sous la haute voûte. La curiosité
lui vint de connaître ce promeneur. Il le chercha.
C’était un gros homme chauve, qui allait le nez
en l’air, le chapeau derrière le dos.
De place en place, une vieille femme
agenouillée priait, la figure dans ses mains.
Une sensation de solitude, de désert, de repos,
saisissait l’esprit. La lumière, nuancée par les
vitraux, était douce aux yeux.
Du Roy trouva qu’il faisait « rudement bon
» là-dedans.
Il revint près de la porte, et regarda de
nouveau sa montre. Il n’était encore que trois
heures quinze. Il s’assit à l’entrée de l’allée

principale, en regrettant qu’on ne pût pas fumer
une cigarette. On entendait toujours, au bout de
l’église, près du chœur, la promenade lente du
gros monsieur.
Quelqu’un entra. Georges se retourna
brusquement. C’était une femme du peuple, en
jupe de laine, une pauvre femme, qui tomba a
genoux près de la première chaise, et resta
immobile, les doigts croisés, le regard au ciel,
l’âme envolée dans la prière.
Du Roy la regardait avec intérêt, se demandant
quel chagrin, quelle douleur, quel désespoir
pouvaient broyer ce cœur infime. Elle crevait de
misère ; c’était visible. Elle avait peut-être encore
un mari qui la tuait de coups ou bien un enfant
mourant.
Il murmurait mentalement : « Les pauvres
êtres. Y en a-t-il qui souffrent pourtant. » Et une
colère lui vint contre l’impitoyable nature. Puis il
réfléchit que ces gueux croyaient au moins qu’on
s’occupait d’eux là-haut et que leur état civil se
trouvait inscrit sur les registres du ciel avec la
balance de la dette et de l’avoir. « Là-haut. » Où
donc ?
Et Du Roy, que le silence de l’église poussait
aux vastes rêves, jugeant d’une pensée la
création, prononça, du bout des lèvres : « Comme
c’est bête tout ça. »
Un bruit de robe le fit tressaillir. C’était elle.
Il se leva, s’avança vivement. Elle ne lui tendit
pas la main, et murmura, à voix basse : « Je n’ai
que peu d’instants. Il faut que je rentre, mettez-
vous à genoux, près de moi, pour qu’on ne nous
remarque pas. »
Et elle s’avança dans la grande nef, cherchant
un endroit convenable et sûr, en femme qui
connaît bien la maison. Sa figure était cachée par
un voile épais, et elle marchait à pas sourds qu’on
entendait à peine.
Quand elle fut arrivée près du chœur, elle se
retourna et marmotta, de ce ton toujours
mystérieux qu’on garde dans les églises : « Les
bas-côtés vaudront mieux. On est trop en vue par
ici. »

Elle salua le tabernacle du maître-autel d’une

grande inclinaison de tête, renforcée d’une légère
révérence, et elle tourna à droite, revint un peu
vers l’entrée, puis, prenant une résolution, elle
s’empara d’un prie-Dieu et s’agenouilla.
Georges prit possession du prie-Dieu voisin,
et, dès qu’ils furent immobiles, dans l’attitude de
l’oraison :
– Merci, merci, dit-il. Je vous adore. Je
voudrais vous le dire toujours, vous raconter
comment j’ai commencé à vous aimer, comment
j’ai été séduit la première fois que je vous ai
vue… Me permettrez-vous, un jour, de vider mon
cœur, de vous exprimer tout cela ?
Elle l’écoutait dans une attitude de méditation
profonde, comme si elle n’eût rien entendu. Elle
répondit entre ses doigts :
– Je suis folle de vous laisser me parler ainsi,
folle d’être venue, folle de faire ce que je fais, de
vous laisser croire que cette… cette… cette
aventure peut avoir une suite. Oubliez cela, il le
faut, et ne m’en reparlez jamais.
Elle attendit. Il cherchait une réponse, des
mots décisifs, passionnés, mais ne pouvant
joindre les gestes aux paroles, son action se
trouvait paralysée.
Il reprit :
– Je n’attends rien… je n’espère rien. Je vous
aime. Quoi que vous fassiez, je vous le répéterai
si souvent, avec tant de force et d’ardeur, que
vous finirez bien par le comprendre. Je veux faire
pénétrer en vous ma tendresse, vous la verser
dans l’âme, mot par mot, heure par heure, jour
par jour, de sorte qu’enfin elle vous imprègne
comme une liqueur tombée goutte à goutte,
qu’elle vous adoucisse, vous amollisse et vous
force, plus tard, à me répondre : « Moi aussi je
vous aime. »
Il sentait trembler son épaule contre lui et sa
gorge palpiter ; et elle balbutia, très vite :
– Moi aussi, je vous aime.
Il eut un sursaut, comme si un grand coup lui
fût tombé sur la tête, et il soupira :
– Oh ! mon Dieu !…
Elle reprit, d’une voix haletante :

– Est-ce que je devrais vous dire cela ? Je me

sens coupable et méprisable… moi… qui ai deux
filles… mais je ne peux pas… je ne peux pas… Je
n’aurais pas cru… je n’aurais jamais pensé… c’est
plus fort… plus fort que moi. Écoutez… écoutez…
je n’ai jamais aimé… que vous… je vous le jure.
Et je vous aime depuis un an, en secret, dans le
secret de mon cœur. Oh ! j’ai souffert, allez, et
lutté, je ne peux plus, je vous aime…
Elle pleurait dans ses doigts croisés sur son
visage, et tout son corps frémissait, secoué par la
violence de son émotion.
George murmura :
– Donnez-moi votre main, que je la touche,
que je la presse…
Elle ôta lentement sa main de sa figure. Il vit
sa joue toute mouillée, et une goutte d’eau prête à
tomber encore au bord des cils.
Il avait pris cette main, il la serrait :
– Oh ! comme je voudrais boire vos larmes.
Elle dit d’une voix basse et brisée, qui
ressemblait à un gémissement :

– N’abusez pas de moi… je me suis perdue !

Il eut envie de sourire. Comment aurait-il
abusé d’elle en ce lieu ? Il posa sur son cœur la
main qu’il tenait, en demandant : « Le sentez-
vous battre ? » Car il était à bout de phrases
passionnées.
Mais, depuis quelques instants, le pas régulier
du promeneur se rapprochait. Il avait fait le tour
des autels, et il redescendait, pour la seconde fois
au moins, par la petite nef de droite. Quand
Mme Walter l’entendit tout près du pilier qui la
cachait, elle arracha ses doigts de l’étreinte de
Georges, et, de nouveau, se couvrit la figure.
Et ils restèrent tous deux immobiles,
agenouillés comme s’ils eussent adressé
ensemble au ciel des supplications ardentes. Le
gros monsieur passa près d’eux, leur jeta un
regard indifférent, et s’éloigna vers le bas de
l’église en tenant toujours son chapeau dans son
dos.
Mais Du Roy, qui songeait à obtenir un
rendez-vous ailleurs qu’à la Trinité, murmura :

– Où vous verrai-je demain ? Elle ne répondit pas. Elle semblait inanimée,

changée en statue de la prière.
Il reprit :
– Demain, voulez-vous que je vous retrouve
au parc Monceau ?
Elle tourna vers lui sa face redécouverte, une
face livide, crispée par une souffrance affreuse,
et, d’une voix saccadée :
– Laissez-moi… laissez-moi, maintenant…
allez-vous-en… allez-vous-en… seulement cinq
minutes ; je souffre trop, près de vous… je veux
prier… je ne peux pas… allez-vous-en… laissez-
moi prier… seule… cinq minutes… je ne peux
pas… laissez-moi implorer Dieu qu’il me
pardonne… qu’il me sauve… laissez-moi… cinq
minutes…
Elle avait un visage tellement bouleversé, une
figure si douloureuse, qu’il se leva sans dire un
mot, puis après un peu d’hésitation, il demanda :
– Je reviendrai tout à l’heure ?
Elle fit un signe de tête, qui voulait dire :

– Oui, tout à l’heure. Et il remonta vers le

chœur.
Alors, elle tenta de prier. Elle fit un effort
d’invocation surhumaine pour appeler Dieu, et, le
corps vibrant, l’âme éperdue, elle cria : « Pitié ! »
vers le ciel.
Elle fermait ses yeux avec rage pour ne plus
voir celui qui venait de s’en aller ! Elle le chassait
de sa pensée, elle se débattait contre lui, mais au
lieu de l’apparition céleste attendue dans la
détresse de son cœur, elle apercevait toujours la
moustache frisée du jeune homme.

Depuis un an, elle luttait ainsi tous les jours,
tous les soirs, contre cette obsession grandissante,
contre cette image qui hantait ses rêves, qui
hantait sa chair et troublait ses nuits. Elle se
sentait prise comme une bête dans un filet, liée,
jetée entre les bras de ce mâle qui l’avait vaincue,
conquise, rien que par le poil de sa lèvre et par la
couleur de ses yeux.
Et maintenant, dans cette église, tout près de
Dieu, elle se sentait plus faible, plus abandonnée,
plus perdue encore que chez elle. Elle ne pouvait

plus prier, elle ne pouvait penser qu’à lui. Elle
souffrait déjà qu’il se fût éloigné. Elle luttait
cependant en désespérée, elle se défendait,
appelait du secours de toute la force de son âme.
Elle eût voulu mourir, plutôt que de tomber ainsi,
elle qui n’avait point failli. Elle murmurait des
paroles éperdues de supplication ; mais elle
écoutait le pas de Georges s’affaiblir dans le
lointain des voûtes.
Elle comprit que c’était fini, que la lutte était
inutile ! Elle ne voulait pas céder pourtant ; et elle
fut saisie par une de ces crises d’énervement qui
jettent les femmes, palpitantes, hurlantes et
tordues sur le sol. Elle tremblait de tous ses
membres, sentant bien qu’elle allait tomber, se
rouler entre les chaises en poussant des cris aigus.
Quelqu’un s’approchait d’une marche rapide.
Elle tourna la tête. C’était un prêtre. Alors elle se
leva, courut à lui en tendant ses mains jointes, et
elle balbutia :
– Oh ! sauvez-moi ! sauvez-moi !
Il s’arrêta surpris :

 – Qu’est-ce que vous désirez, madame ?
– Je veux que nous me sauviez. Ayez pitié de

moi. Si vous ne venez pas à mon aide, je suis
perdue.
Il la regardait, se demandant si elle n’était pas
folle. Il reprit :
– Que puis-je faire pour vous ?
C’était un jeune homme, grand, un peu gras,
aux joues pleines et tombantes, teintées de noir
par la barbe rasée avec soin, un beau vicaire de
ville, de quartier opulent, habitué aux riches
pénitentes.
– Recevez ma confession, dit-elle, et
conseillez-moi, soutenez-moi, dites-moi ce qu’il
faut faire !
Il répondit :
– Je confesse tous les samedis, de trois heures
à six heures.
Ayant saisi son bras, elle le serrait en
répétant :
– Non ! non ! non ! tout de suite ! tout de

suite ! Il le faut ! Il est là ! Dans cette église ! Il
m’attend.
Le prêtre demanda :
– Qui est-ce qui vous attend ?
– Un homme… qui va me perdre… qui va me
prendre, si vous ne me sauvez pas… Je ne peux
plus le fuir… Je suis trop faible… trop faible… si
faible… si faible !…
Elle s’abattit à ses genoux, et sanglotant :
– Oh ! ayez pitié de moi, mon père ! Sauvez-
moi, au nom de Dieu, sauvez-moi !
Elle le tenait par sa robe noire pour qu’il ne
pût s’échapper ; et lui, inquiet, regardait de tous
les côtés si quelque œil malveillant ou dévot ne
voyait point cette femme tombée à ses pieds.
Comprenant, enfin, qu’il ne lui échapperait
pas : « Relevez-vous, dit-il, j’ai justement sur moi
la clef du confessionnal. » Et fouillant dans sa
poche, il en tira un anneau garni de clefs, puis il
en choisit une, et il se dirigea, d’un pas rapide,
vers les petites cabanes de bois, sorte de boîtes
aux ordures de l’âme, où les croyants vident leurs

péchés.
Il entra par la porte du milieu qu’il referma sur
lui, et Mme Walter, s’étant jetée dans l’étroite case
d’à côté, balbutia avec ferveur, avec un élan
passionné d’espérance : « Bénissez-moi, mon
père, parce que j’ai péché. »

........................................

Du Roy, ayant fait le tour du chœur, descendit

la nef de gauche. Il arrivait au milieu quand il
rencontra le gros monsieur chauve, allant
toujours de son pas tranquille, et il se demanda :
« Qu’est-ce que ce particulier-là peut bien faire
ici ? »
Le promeneur aussi avait ralenti sa marche et
regardait Georges avec un désir visible de lui
parler. Quand il fut tout près, il salua, et très
poliment :
– Je vous demande pardon, monsieur, de vous
déranger, mais pourriez-vous me dire à quelle
époque a été construit ce monument ?
Du Roy répondit :

– Ma foi, je n’en sais trop rien, je pense qu’il y

a vingt ans, ou vingt-cinq ans. C’est, d’ailleurs, la
première fois que j’y entre.
– Moi aussi. Je ne l’avais jamais vu.
Alors, le journaliste, qu’un intérêt gagnait,
reprit :
– Il me semble que vous le visitez avec grand
soin. Vous l’étudiez dans ses détails.
L’autre, avec résignation :
– Je ne le visite pas, monsieur, j’attends ma
femme qui m’a donné rendez-vous ici, et qui est
fort en retard.
Puis il se tut, et après quelques secondes :
– Il fait rudement chaud, dehors.
Du Roy le considérait, lui trouvant une bonne
tête, et, tout à coup, il s’imagina qu’il ressemblait
à Forestier.
– Vous êtes de la province ? dit-il.
– Oui. Je suis de Rennes. Et vous, monsieur,
c’est par curiosité que vous êtes entré dans cette
église ?

– Non. J’attends une femme, moi. Et l’ayant

salué, le journaliste s’éloigna, le sourire aux
lèvres.
En approchant de la grande porte, il revit la
pauvresse, toujours à genoux et priant toujours. Il
pensa : « Cristi ! elle a l’invocation tenace. » Il
n’était plus ému, il ne la plaignait plus.
Il passa, et, doucement, se mit à remonter la
nef de droite pour retrouver Mme Walter.
Il guettait de loin la place où il l’avait laissée,
s’étonnant de ne pas l’apercevoir. Il crut s’être
trompé de pilier, alla jusqu’au dernier, et revint
ensuite. Elle était donc partie ! Il demeurait
surpris et furieux. Puis il s’imagina qu’elle le
cherchait, et il refit le tour de l’église. Ne l’ayant
point trouvée, il retourna s’asseoir sur la chaise
qu’elle avait occupée, espérant qu’elle l’y
rejoindrait. Et il attendit.
Bientôt un léger murmure de voix éveilla son
attention. Il n’avait vu personne dans ce coin de
l’église. D’où venait donc ce chuchotement ? Il
se leva pour chercher, et il aperçut, dans la
chapelle voisine, les portes du confessionnal. Un

bout de robe sortait de l’une et traînait sur le
pavé. Il s’approcha pour examiner la femme. Il la
reconnut. Elle se confessait !…
Il sentit un désir violent de la prendre par les
épaules et de l’arracher de cette boîte. Puis il
pensa : « Bah ! c’est le tour du curé, ce sera le
mien demain. » Et il s’assit tranquillement en
face des guichets de la pénitence, attendant son
heure, et ricanant, à présent, de l’aventure.
Il attendit longtemps. Enfin, Mme Walter se
releva, se retourna, le vit et vint à lui. Elle avait
un visage froid et sévère. « Monsieur, dit-elle, je
vous prie de ne pas m’accompagner, de ne pas
me suivre, et de ne plus venir, seul, chez moi.
Vous ne seriez point reçu. Adieu ! »
Et elle s’en alla, d’une démarche digne.
Il la laissa s’éloigner, car il avait pour principe
de ne jamais forcer les événements. Puis comme
le prêtre, un peu troublé, sortait à son tour de son
réduit, il marcha droit à lui, et le regardant au
fond des yeux, il lui grogna dans le nez : « Si
vous ne portiez point une jupe, vous, quelle paire
de soufflets sur votre vilain museau. »

 Puis il pivota sur ses talons et sortit de l’église

en sifflotant.
Debout sous le portail, le gros monsieur, le
chapeau sur la tête et les mains derrière le dos, las
d’attendre, parcourait du regard la vaste place et
toutes les rues qui s’y rejoignent.
Quand Du Roy passa près de lui, ils se
saluèrent.
Le journaliste, se trouvant libre, descendit à
La Vie Française. Dès l’entrée, il vit à la mine
affairée des garçons qu’il se passait des choses
anormales, et il entra brusquement dans le cabinet
du directeur.
Le père Walter, debout, nerveux, dictait un
article par phrases hachées, donnait, entre deux
alinéas, des missions à ses reporters qui
l’entouraient, faisait des recommandations à
Boisrenard, et décachetait des lettres.
Quand Du Roy entra, le patron poussa un cri
de joie :
– Ah ! quelle chance, voilà Bel-Ami !
Il s’arrêta net, un peu confus, et s’excusa :

– Je vous demande pardon de vous avoir

appelé ainsi, je suis très troublé par les
circonstances. Et puis, j’entends ma femme et
mes filles vous nommer « Bel-Ami » du matin au
soir, et je finis par en prendre moi-même
l’habitude. Vous ne m’en voulez pas ?
Georges riait :
– Pas du tout. Ce surnom n’a rien qui me
déplaise.
Le père Walter reprit :
– Très bien, alors je vous baptise Bel-Ami
comme tout le monde. Eh bien ! voilà, nous
avons de gros événements. Le ministère est
tombé sur un vote de trois cent dix voix contre
cent deux. Nos vacances sont encore remises,
remises aux calendes grecques, et nous voici au
28 juillet. L’Espagne se fâche pour le Maroc,
c’est ce qui a jeté bas Durand de l’Aine et ses
acolytes. Nous sommes dans le pétrin jusqu’au
cou. Marrot est chargé de former un nouveau
cabinet. Il prend le général Boutin d’Acre à la
Guerre et notre ami Laroche-Mathieu aux
Affaires étrangères. Il garde lui-même le

portefeuille de l’Intérieur, avec la présidence du
Conseil. Nous allons devenir une feuille
officieuse. Je fais l’article de tête, une simple
déclaration de principes, en traçant leur voie aux
ministres.
Le bonhomme sourit et reprit :
– La voie qu’ils comptent suivre, bien
entendu. Mais il me faudrait quelque chose
d’intéressant sur la question du Maroc, une
actualité, une chronique à effet, à sensation, je ne
sais quoi ? Trouvez-moi ça, vous.
Du Roy réfléchit une seconde puis répondit :
– J’ai votre affaire. Je vous donne une étude
sur la situation politique de toute notre colonie
africaine, avec la Tunisie à gauche, l’Algérie au
milieu, et le Maroc à droite, l’histoire des races
qui peuplent ce grand territoire, et le récit d’une
excursion sur la frontière marocaine jusqu’à la
grande oasis de Figuig où aucun Européen n’a
pénétré et qui est la cause du conflit actuel. Ça
vous va-t-il ?
Le père Walter s’écria :

 – Admirable ! Et quel titre ?
– De Tunis à Tanger !
– Superbe.
Et Du Roy s’en alla fouiller dans la collection

de La Vie Française pour retrouver son premier
article : Les Mémoires d’un chasseur d’Afrique,
qui, débaptisé, retapé et modifié, ferait
admirablement l’affaire, d’un bout à l’autre,
puisqu’il y était question de politique coloniale,
de la population algérienne et d’une excursion
dans la province d’Oran.
En trois quarts d’heure, la chose fut refaite,
rafistolée, mise au point, avec une saveur
d’actualité et des louanges pour le nouveau
cabinet.
Le directeur, ayant lu l’article, déclara :
– C’est parfait… parfait… parfait. Vous êtes un
homme précieux. Tous mes compliments.
Et Du Roy rentra dîner, enchanté de sa
journée, malgré l’échec de la Trinité, car il sentait
bien la partie gagnée.

Sa femme, fiévreuse, l’attendait. Elle s’écria

en le voyant :
– Tu sais que Laroche est ministre des
Affaires étrangères.
– Oui, je viens même de faire un article sur
l’Algérie à ce sujet.
– Quoi donc ?
– Tu le connais, le premier que nous ayons
écrit ensemble : Les Mémoires d’un chasseur
d’Afrique, revu et corrigé pour la circonstance.
Elle sourit.
– Ah ! oui, mais ça va très bien.
Puis après avoir songé quelques instants :
– J’y pense, cette suite que tu devais faire
alors, et que tu as… laissée en route. Nous
pouvons nous y mettre à présent. Ça nous
donnera une jolie série bien en situation.
Il répondit en s’asseyant devant son potage :
– Parfaitement. Rien ne s’y oppose plus,
maintenant que ce cocu de Forestier est trépassé.
Elle répliqua vivement d’un ton sec, blessé :

– Cette plaisanterie est plus que déplacée, et je

te prie d’y mettre un terme. Voilà trop longtemps
qu’elle dure.
Il allait riposter avec ironie ; on lui apporta
une dépêche contenant cette seule phrase, sans
signature :

J’avais perdu la tête. Pardonnez-moi et venez
demain, quatre heures, au parc Monceau.

Il comprit, et, le cœur tout à coup plein de joie,

il dit à sa femme, en glissant le papier bleu dans
sa poche :
– Je ne le ferai plus, ma chérie. C’est bête. Je
le reconnais.
Et il recommença à dîner.
Tout en mangeant, il se répétait ces quelques
mots : « J’avais perdu la tête, pardonnez-moi, et
venez demain, quatre heures, au parc Monceau. »
Donc elle cédait. Cela voulait dire : « Je me
rends, je suis à vous, où vous voudrez, quand
vous voudrez. »

Il se mit à rire. Madeleine demanda :

– Qu’est-ce que tu as ?
– Pas grand-chose. Je pense à un curé que j’ai
rencontré tantôt, et qui avait une bonne binette.

Du Roy arriva juste à l’heure au rendez-vous
du lendemain. Sur tous les bancs du parc étaient
assis des bourgeois accablés par la chaleur, et des
bonnes nonchalantes qui semblaient rêver
pendant que les enfants se roulaient dans le sable
des chemins.
Il trouva Mme Walter dans la petite ruine
antique où coule une source. Elle faisait le tour
du cirque étroit de colonnettes, d’un air inquiet et
malheureux.
Aussitôt qu’il l’eut saluée :
– Comme il y a du monde dans ce jardin ! dit-
elle.
Il saisit l’occasion :
– Oui, c’est vrai ; voulez-vous venir autre
part ?

– Mais où ?

– N’importe où, dans une voiture, par
exemple. Vous baisserez le store de votre côté, et
vous serez bien à l’abri.
– Oui, j’aime mieux ça ; ici je meurs de peur.
– Eh bien ! vous allez me retrouver dans cinq
minutes à la porte qui donne sur le boulevard
extérieur. J’y arriverai avec un fiacre.
Et il partit en courant.
Dès qu’elle l’eut rejoint et qu’elle eut bien
voilé la vitre de son côté, elle demanda :
– Où avez-vous dit au cocher de nous
conduire ?
Georges répondit :
– Ne vous occupez de rien, il est au courant.
Il avait donné à l’homme l’adresse de son
appartement de la rue de Constantinople.
Elle reprit :
– Vous ne vous figurez pas comme je souffre à
cause de vous, comme je suis tourmentée et
torturée. Hier, j’ai été dure, dans l’église, mais je

voulais vous fuir à tout prix. J’ai tellement peur
de me trouver seule avec vous. M’avez-vous
pardonné ?
Il lui serrait les mains :
– Oui, oui. Qu’est-ce que je ne vous
pardonnerais pas, vous aimant comme je vous
aime ?
Elle le regardait d’un air suppliant.
– Écoutez, il faut me promettre de me
respecter… de ne pas… de ne pas… autrement je
ne pourrais plus vous revoir.
Il ne répondit point d’abord ; il avait sous la
moustache ce sourire fin qui troublait les femmes.
Il finit par murmurer :
– Je suis votre esclave.
Alors elle se mit à lui raconter comment elle
s’était aperçue qu’elle l’aimait en apprenant qu’il
allait épouser Madeleine Forestier. Elle donnait
des détails, de petits détails de dates et de choses
intimes.
Soudain elle se tut. La voiture venait de
s’arrêter. Du Roy ouvrit la portière.

– Où sommes-nous ? dit-elle.

Il répondit :
– Descendez et entrez dans cette maison. Nous
y serons plus tranquilles.
– Mais où sommes-nous ?
– Chez moi. C’est mon appartement de garçon
que j’ai repris… pour quelques jours… pour avoir
un coin où nous puissions nous voir.
Elle s’était cramponnée au capiton du fiacre,
épouvantée à l’idée de ce tête-à-tête, et elle
balbutiait :
– Non, non, je ne veux pas ! Je ne veux pas !
Il prononça d’une voix énergique :
– Je vous jure de vous respecter. Venez. Vous
voyez bien qu’on nous regarde, qu’on va se
rassembler autour de nous. Dépêchez-vous…
dépêchez-vous… descendez.
Et il répéta :
– Je vous jure de vous respecter.
Un marchand de vin sur sa porte les regardait
d’un air curieux. Elle fut saisie de terreur et

s’élança dans la maison.
Elle allait monter l’escalier. Il la retint par le
bras :
– C’est ici, au rez-de-chaussée.
Et il la poussa dans son logis.
Dès qu’il eut refermé la porte, il la saisit
comme une proie. Elle se débattait, luttait,
bégayait : « Oh ! mon Dieu !… oh ! mon
Dieu !… »
Il lui baisait le cou, les yeux, les lèvres avec
emportement, sans qu’elle pût éviter ses caresses
furieuses ; et tout en le repoussant, tout en fuyant
sa bouche, elle lui rendait, malgré elle, ses
baisers.
Tout d’un coup elle cessa de se débattre, et
vaincue, résignée, se laissa dévêtir par lui. Il
enlevait une à une, adroitement et vite, toutes les
parties de son costume, avec des doigts légers de
femme de chambre.
Elle lui avait arraché des mains son corsage
pour se cacher la figure dedans, et elle demeurait
debout, toute blanche, au milieu de ses robes

abattues à ses pieds.

Il lui laissa ses bottines et l’emporta dans ses
bras vers le lit. Alors, elle lui murmura à l’oreille,
d’une voix brisée : « Je vous jure… je vous jure…
que je n’ai jamais eu d’amant. » Comme une
jeune fille aurait dit : « Je vous jure que je suis
vierge. »
Et il pensait : « Voilà ce qui m’est bien égal,
par exemple. »

                     V

L’automne était venu. Les Du Roy avaient
passé à Paris tout l’été, menant une campagne
énergique dans La Vie Française en faveur du
nouveau cabinet pendant les courtes vacances des
députés.
Quoiqu’on fût seulement dans les premiers
jours d’octobre, les Chambres allaient reprendre
leurs séances, car les affaires du Maroc
devenaient menaçantes.
Personne, au fond, ne croyait à une expédition
vers Tanger, bien que, le jour de la séparation du
Parlement, un député de la droite, le comte de
Lambert-Sarrazin, dans un discours plein
d’esprit, applaudi même par les centres, eût offert
de parier et de donner en gage sa moustache,
comme avait fait jadis un célèbre vice-roi des
Indes, contre les favoris du chef du Conseil, que
le nouveau cabinet ne se pourrait tenir d’imiter

l’ancien et d’envoyer une armée à Tanger, en
pendant à celle de Tunis, par amour de la
symétrie, comme on met deux vases sur une
cheminée.
Il avait ajouté : « La terre d’Afrique est en
effet une cheminée pour la France, messieurs,
une cheminée qui brûle notre meilleur bois, une
cheminée à grand tirage qu’on allume avec le
papier de la Banque.
» Vous vous êtes offert la fantaisie artiste
d’orner l’angle de gauche d’un bibelot tunisien
qui vous coûte cher, vous verrez que M. Marrot
va vouloir imiter son prédécesseur et orner
l’angle de droite avec un bibelot marocain. »
Ce discours, demeuré célèbre, avait servi de
thème à Du Roy pour dix articles sur la colonie
algérienne, pour toute sa série interrompue lors
de ses débuts au journal, et il avait soutenu
énergiquement l’idée d’une expédition militaire,
bien qu’il fût convaincu qu’elle n’aurait pas lieu.
Il avait fait vibrer la corde patriotique et
bombardé l’Espagne avec tout l’arsenal
d’arguments méprisants qu’on emploie contre les

peuples dont les intérêts sont contraires aux
vôtres.
La Vie Française avait gagné une importance
considérable à ses attaches connues avec le
pouvoir. Elle donnait, avant les feuilles les plus
sérieuses, les nouvelles politiques, indiquait par
des nuances les intentions des ministres, ses
amis ; et tous les journaux de Paris et de la
province cherchaient chez elle leurs informations.
On la citait, on la redoutait, on commençait à la
respecter. Ce n’était plus l’organe suspect d’un
groupe de tripoteurs politiques, mais l’organe
avoué du cabinet. Laroche-Mathieu était l’âme du
journal et Du Roy son porte-voix. Le père Walter,
député muet et directeur cauteleux, sachant
s’effacer, s’occupait dans l’ombre, disait-on,
d’une grosse affaire de mines de cuivre, au
Maroc.
Le salon de Madeleine était devenu un centre
influent, où se réunissaient chaque semaine
plusieurs membres du cabinet. Le président du
Conseil avait même dîné deux fois chez elle ; et
les femmes des hommes d’État, qui hésitaient
autrefois à franchir sa porte, se vantaient à
présent d’être ses amies, lui faisant plus de visites
qu’elles n’en recevaient d’elle.
Le ministre des Affaires étrangères régnait
presque en maître dans la maison. Il y venait à
toute heure, apportant des dépêches, des
renseignements, des informations qu’il dictait soit
au mari, soit à la femme, comme s’ils eussent été
ses secrétaires.
Quand Du Roy, après le départ du ministre,
demeurait seul en face de Madeleine, il
s’emportait, avec des menaces dans la voix, et
des insinuations perfides dans les paroles, contre
les allures de ce médiocre parvenu.
Mais elle haussait les épaules avec mépris,
répétant :
– Fais-en autant que lui, toi. Deviens ministre ;
et tu pourras faire la tête. Jusque-là, tais-toi.
Il frisait sa moustache en la regardant de côté.
– On ne sait pas de quoi je suis capable, disait-
il, on l’apprendra peut-être, un jour.
Elle répondait avec philosophie :

– Qui vivra, verra.

Le matin de la rentrée des Chambres, la jeune
femme, encore au lit, faisait mille
recommandations à son mari, qui s’habillait afin
d’aller déjeuner chez M. Laroche-Mathieu et de
recevoir ses instructions avant la séance, pour
l’article politique du lendemain dans La Vie
Française, cet article devant être une sorte de
déclaration officieuse des projets réels du cabinet.
Madeleine disait :
– Surtout n’oublie pas de lui demander si le
général Belloncle est envoyé à Oran, comme il en
est question. Cela aurait une grande signification.
Georges, nerveux, répondit :
– Mais je sais aussi bien que toi ce que j’ai à
faire. Fiche-moi la paix avec tes rabâchages.
Elle reprit tranquillement :
– Mon cher, tu oublies toujours la moitié des
commissions dont je te charge pour le ministre.
Il grogna :
– Il m’embête, ton ministre, à la fin ! C’est un

serin.
Elle dit avec calme :
– Ce n’est pas plus mon ministre que le tien. Il
t’est plus utile qu’à moi.
Il s’était tourné un peu vers elle en ricanant :
– Pardon, il ne me fait pas la cour, à moi.
Elle déclara, lentement :
– À moi non plus, d’ailleurs ; mais il fait notre
fortune.
Il se tut, puis après quelques instants :
– Si j’avais à choisir parmi tes adorateurs,
j’aimerais encore mieux cette vieille ganache de
Vaudrec. Qu’est-ce qu’il devient, celui-là ? je ne
l’ai pas vu depuis huit jours.
Elle répliqua, sans s’émouvoir :
– Il est souffrant, il m’a écrit qu’il gardait
même le lit avec une attaque de goutte. Tu
devrais passer prendre de ses nouvelles. Tu sais
qu’il t’aime beaucoup, et cela lui ferait plaisir.
Georges répondit :

– Oui, certainement, j’irai tantôt.

Il avait achevé sa toilette, et, son chapeau sur
la tête, il cherchait s’il n’avait rien négligé.
N’ayant rien trouvé, il s’approcha du lit,
embrassa sa femme sur le front :
– À tantôt, ma chérie, je ne serai pas rentré
avant sept heures au plus tôt.
Et il sortit. M. Laroche-Mathieu l’attendait,
car il déjeunait à dix heures ce jour-là, le conseil
devant se réunir à midi, avant la réouverture du
Parlement.

Dès qu’ils furent à table, seuls avec le
secrétaire particulier du ministre, Mme Laroche-
Mathieu n’ayant pas voulu changer l’heure de
son repas, Du Roy parla de son article, il en
indiqua la ligne, consultant ses notes griffonnées
sur des cartes de visite ; puis quand il eut fini :
– Voyez-vous quelque chose à modifier, mon
cher ministre ?
– Fort peu, mon cher ami. Vous êtes peut-être
un peu trop affirmatif dans l’affaire du Maroc.
Parlez de l’expédition comme si elle devait avoir

lieu, mais en laissant bien entendre qu’elle n’aura
pas lieu et que vous n’y croyez pas le moins du
monde. Faites que le public lise bien entre les
lignes que nous n’irons pas nous fourrer dans
cette aventure.
– Parfaitement. J’ai compris, et je me ferai
bien comprendre. Ma femme m’a chargé de vous
demander à ce sujet si le général Belloncle serait
envoyé à Oran. Après ce que vous venez de dire,
je conclus que non.
L’homme d’État répondit :
– Non.
Puis on causa de la session qui s’ouvrait.
Laroche-Mathieu se mit à pérorer, préparant
l’effet des phrases qu’il allait répandre sur ses
collègues quelques heures plus tard. Il agitait sa
main droite, levant en l’air tantôt sa fourchette,
tantôt son couteau, tantôt une bouchée de pain, et
sans regarder personne, s’adressant à
l’Assemblée invisible, il expectorait son
éloquence liquoreuse de beau garçon bien coiffé.
Une très petite moustache roulée redressait sur sa
lèvre deux pointes pareilles à des queues de

scorpion, et ses cheveux huilés de brillantine,
séparés au milieu du front, arrondissaient sur ses
tempes deux bandeaux de bellâtre provincial. Il
était un peu trop gras, un peu bouffi, bien que
jeune ; le ventre tendait son gilet.
Le secrétaire particulier mangeait et buvait
tranquillement, accoutumé sans doute à ses
douches de faconde ; mais Du Roy, que la
jalousie du succès obtenu mordait au cœur,
songeait : « Va donc, ganache ! Quels crétins que
ces hommes politiques ! »
Et, comparant sa valeur à lui, à l’importance
bavarde de ce ministre, il se disait : « Cristi, si
j’avais seulement cent mille francs nets pour me
présenter à la députation dans mon beau pays de
Rouen, pour rouler dans la pâte de leur grosse
malice mes braves Normands finauds et
lourdauds, quel homme d’État je ferais, à côté de
ces polissons imprévoyants. »
Jusqu’au café, M. Laroche-Mathieu parla,
puis, ayant vu qu’il était tard, il sonna pour qu’on
fit avancer son coupé, et, tendant la main au
journaliste :

– C’est bien compris, mon cher ami ?

– Parfaitement, mon cher ministre, comptez
sur moi.
Et Du Roy s’en alla tout doucement vers le
journal, pour commencer son article, car il
n’avait rien à faire jusqu’à quatre heures. À
quatre heures, il devait retrouver, rue de
Constantinople, Mme de Marelle qu’il y voyait
toujours régulièrement deux fois par semaine, le
lundi et le vendredi.
Mais en rentrant de la rédaction, on lui remit
une dépêche fermée ; elle était de Mme Walter, et
disait :

Il faut absolument que je te parle aujourd’hui.
C’est très grave, très grave. Attends-moi à deux
heures, rue de Constantinople. Je peux te rendre
un grand service.
Ton amie jusqu’à la mort,
Virginie.

Il jura : « Nom de Dieu ! quel crampon. » Et,

saisi par un excès de mauvaise humeur, il
ressortit aussitôt, trop irrité pour travailler.
Depuis six semaines il essayait de rompre avec
elle sans parvenir à lasser son attachement
acharné.
Elle avait eu, après sa chute, un accès de
remords épouvantable, et, dans trois rendez-vous
successifs, avait accablé son amant de reproches
et de malédictions. Ennuyé de ces scènes, et déjà
rassasié de cette femme mûre et dramatique, il
s’était simplement éloigné, espérant que
l’aventure serait finie de cette façon. Mais alors
elle s’était accrochée à lui éperdument, se jetant
dans cet amour comme on se jette dans une
rivière avec une pierre au cou. Il s’était laissé
reprendre, par faiblesse, par complaisance, par
égards ; et elle l’avait emprisonné dans une
passion effrénée et fatigante, elle l’avait
persécuté de sa tendresse.
Elle voulait le voir tous les jours, l’appelait à
tout moment par des télégrammes, pour des
rencontres rapides au coin des rues, dans un

magasin, dans un jardin public.
Elle lui répétait alors, en quelques phrases,
toujours les mêmes, qu’elle l’adorait et
l’idolâtrait, puis elle le quittait en lui jurant
« qu’elle était bien heureuse de l’avoir vu ».
Elle se montrait tout autre qu’il ne l’avait
rêvée, essayant de le séduire avec des grâces
puériles, des enfantillages d’amour ridicules à
son âge. Étant demeurée jusque-là strictement
honnête, vierge de cœur, fermée à tout sentiment,
ignorante de toute sensualité, ça avait été tout
d’un coup chez cette femme sage dont la
quarantaine tranquille semblait un automne pâle
après un été froid, ça avait été une sorte de
printemps fané, plein de petites fleurs mal sorties
et de bourgeons avortés, une étrange éclosion
d’amour de fillette, d’amour tardif ardent et naïf,
fait d’élans imprévus, de petits cris de seize ans,
de cajoleries embarrassantes, de grâces vieillies
sans avoir été jeunes. Elle lui écrivait dix lettres
en un jour, des lettres niaisement folles, d’un
style bizarre, poétique et risible, orné comme
celui des Indiens, plein de noms de bêtes et

d’oiseaux.
Dès qu’ils étaient seuls, elle l’embrassait avec
des gentillesses lourdes de grosse gamine, des
moues de lèvres un peu grotesques, des sauteries
qui secouaient sa poitrine trop pesante sous
l’étoffe du corsage.
Il était surtout écœuré de l’entendre dire
« Mon rat », « Mon chien », « Mon chat », « Mon
bijou », « Mon oiseau bleu », « Mon trésor », et
de la voir s’offrir à lui chaque fois avec une petite
comédie de pudeur enfantine, de petits
mouvements de crainte qu’elle jugeait gentils, et
de petits jeux de pensionnaire dépravée.
Elle demandait : « À qui cette bouche-là ? » Et
quand il ne répondait pas tout de suite : « C’est à
moi », elle insistait jusqu’à le faire pâlir
d’énervement.
Elle aurait dû sentir, lui semblait-il, qu’il faut,
en amour, un tact, une adresse, une prudence et
une justesse extrêmes, que s’étant donnée à lui,
elle mûre, mère de famille, femme du monde, elle
devait se livrer gravement, avec une sorte
d’emportement contenu, sévère, avec des larmes

peut-être, mais avec les larmes de Didon, non
plus avec celles de Juliette.
Elle lui répétait sans cesse : « Comme je
t’aime, mon petit ! M’aimes-tu autant, dis, mon
bébé ? »
Il ne pouvait plus l’entendre prononcer « mon
petit » ni « mon bébé » sans avoir envie de
l’appeler « ma vieille ».
Elle lui disait : « Quelle folie j’ai faite de te
céder. Mais je ne le regrette pas. C’est si bon
d’aimer. »
Tout cela semblait à Georges irritant dans
cette bouche. Elle murmurait : « C’est si bon
d’aimer » comme l’aurait fait une ingénue, au
théâtre.
Et puis elle l’exaspérait par la maladresse de
sa caresse. Devenue soudain sensuelle sous le
baiser de ce beau garçon qui avait si fort allumé
son sang, elle apportait dans son étreinte une
ardeur inhabile et une application sérieuse qui
donnaient à rire à Du Roy et le faisaient songer
aux vieillards qui essaient d’apprendre à lire.

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