Rome ! L’antique capitale du monde civilisé dormait,appesantie en une morne tristesse.
Une sorte de terreur mystérieuse et profonde glaçait la superbe cité jusque dans ses moelles. Rome se taisait, Rome priait, Rome étouffait.
Là où la voix puissante de Cicéron avait fait retentir la tribune d’un Forum tumultueux, psalmodiaient des voix sinistres. Là où les Gracchus avaient combattu pour la liberté, pesait de tout son poids le sombre et farouche despotisme de Rodrigue Borgia.
Et Rodrigue Borgia n’était qu’une personne dans la trinité menaçante qui régnait sur la Ville des Villes. Rodrigue avait un fils qui, plus que lui, représentait la Violence, et une fille qui,mieux que lui, symbolisait la Ruse !
Le fils s’appelait César. La fille s’appelait Lucrèce…
Nous sommes au mois de mai de l’an 1501, à l’aube du seizième siècle. Ce jour-là, le soleil s’est levé dans un ciel rutilant. La matinée est radieuse. Une joie immense est dans les airs.
Mais Rome demeure glacée, glaciale, car les prêtres règnent sur terre. Pourtant, devant la grande porte du château Saint-Ange, la forteresse qui, près du Vatican, hérisse ses odieuses tourelles,des hommes du peuple sont rassemblés par la curiosité.
Pieds nus, en haillons, la tête couverte de crasseux bonnets phrygiens, ils contemplent, avec une admiration pleine de respect,un groupe de jeunes seigneurs qui, réunis sur la place, paradent,causent bruyamment, rient aux éclats et dédaignent de laisser tomber un regard sur la tourbe qui, de loin, les envie.
Ces cavaliers, couverts de velours et de soie, par-dessus lesfines cuirasses, parfois entrevues dans un mouvement des manteauxchatoyants, brodés d’or, montés sur de beaux chevaux, sont groupésprès de la porte du château… Soudain, cette porte s’ouvre toutegrande.
Le silence se fait. Les têtes se découvrent. Un homme à figurebasanée, vêtu de velours noir, paraît sur un magnifique étalon noiret s’avance vers les jeunes seigneurs qui, sur une seule ligne, serangent pour le saluer.
Il laisse errer ses yeux sur la ville qui, à son aspect, sembleplus silencieuse encore, comme prise d’une angoisse.
Puis, sa tête tombe sur sa poitrine. Et il murmure quelquesparoles que nul n’entend :
– Cet amour me brûle… Primevère !… Primevère !…Pourquoi t’ai-je rencontrée ?…
Alors, il fait de la main un signe aux cavaliers et la petitetroupe, riant et caracolant, se met en marche vers l’une des portesde Rome tandis que, parmi les gens du peuple courbés, passe commeun frisson ce mot sourdement répété par des bouches haineuses etcraintives :
– Le fils du Pape !… Monseigneur CésarBorgia !…
En cette même matinée de mai, à sept lieues de Rome environ, surla route de Florence, cheminait, solitaire, au pas de son rouan, unjeune cavalier, qui, sans hâte, insoucieusement, se dirigeait versla Ville des Villes. Il paraissait vingt-quatre ans.
Son costume était fatigué, délabré. Il y avait plus d’unereprise à son pourpoint, et ses bottes en peau de daim étaientrapiécées par endroits.
Mais vraiment, il avait fière mine sous ses longs cheveux quiretombaient sur les épaules en boucles naturelles, avec sa finemoustache retroussée en crocs, sa taille svelte, hardimentdécouplée, ses yeux vifs et perçants, et surtout cet air d’ingénuegaîté qui rayonnait sur son visage.
Bien que le jeune homme n’eût ni l’allure, ni la physionomied’un contemplatif, il semblait s’abandonner à une sorte de rêverieet son regard parcourait avec indolence la campagne romaine brûléepar le soleil, vaste plaine déserte et nue.
– Parbleu ! s’écria-t-il, voilà qui ne ressemble guèreaux tant joyeux environs de mon cher Paris, avec ses bois ombreux,ses bouchons et ses guinguettes où l’on boit de si joli vin, et sesfilles accortes… Allons, Capitan, un temps de trot, mon ami… etvoyons si nous ne pourrons rencontrer quelque honnête hôtellerie oùdeux bons chrétiens comme toi et moi puissent s’abreuver…
Capitan, c’était le nom du cheval. Celui-ci dressa les oreilleset prit un trot relevé.
Dix minutes ne s’étaient pas écoulées lorsque le cavalier, sedressant sur ses étriers, aperçut au loin un petit nuage depoussière blanche qui, rapidement, s’avançait au-devant de lui.Quelques instants plus tard, il distingua deux chevaux lancés augalop.
Sur l’un d’eux flottait une robe noire : un prêtre !Sur l’autre, une robe blanche : une femme !
Presque aussitôt, ils furent sur lui.
Le jeune Français s’apprêtait à saluer la dame blanche avectoute la grâce que la nature lui avait départie, lorsque à sagrande stupéfaction, elle arrêta net sa monture lancée à fond detrain et vint se ranger près de lui.
– Monsieur, s’écria-t-elle d’une voix tremblante, qui quevous soyez, secourez-moi !…
– Madame, répondit-il avec chaleur, je suis tout à vous, etsi vous voulez me faire l’honneur de me dire en quoi je puis vousservir…
– Délivrez-moi de cet homme !…
Du doigt, elle désignait le moine qui s’était arrêté et quihaussait dédaigneusement les épaules.
– Un homme d’église ! s’exclama le Français.
– Un démon… Je vous en supplie, faites que je puissecontinuer seule mon chemin…
– Holà, sire moine, vous avez entendu ?…
L’homme noir ne jeta même pas un coup d’œil sur celui qui luiparlait ainsi et, s’adressant à la jeune femme :
– Vous vous repentirez amèrement… mais il sera troptard.
– Silence, moine ! éclata le jeune cavalier. Silenceou, par le ciel, tu vas faire connaissance avec cetteépée !
– Vous osez menacer un prêtre ? fit le moine d’unevoix fielleuse.
– Vous osez bien, vous, menacer une femme !Arrière ! Tournez bride à l’instant, ou vous n’aurez plusjamais occasion de menacer qui que ce soit.
En même temps, le Français tirait son épée et marchait sur lemoine. Celui-ci lança au jeune homme un regard de rage affreuse,puis, tournant bride, il s’enfuit au galop dans la direction deRome. Une minute on put voir son manteau noir qui voltigeait auvent comme les ailes d’un oiseau de malheur. Puis il disparut.
Le jeune cavalier se retourna alors vers la dame blanche. Ildemeura saisi d’admiration.
C’était une jeune fille d’environ dix-huit ans, d’unemerveilleuse beauté. D’admirables cheveux d’un blond cendréencadraient harmonieusement un visage qu’éclairaient deux grandsyeux noirs. Une sorte de grâce hautaine se dégageait de toute sapersonne.
À ce moment, la rougeur de l’indignation empourprait son visageet la rendait mille fois plus belle encore. Elle aussi avait suivides yeux l’affreux moine qui s’envolait comme un hibou.
– Je vous dois, dit-elle d’une voix pure et chantante, jevous dois toute ma reconnaissance, monsieur… ?
– Le chevalier de Ragastens, répondit le cavalier ens’inclinant profondément.
– Un Français !
– Parisien, madame…
– Eh bien… monsieur le chevalier de Ragastens, soyez millefois remercié pour l’immense service…
– Bien faible service, madame, et j’eusse été heureux detirer l’épée contre un ennemi sérieux, en l’honneur d’une dameaussi accomplie… Mais pourrais-je savoir pourquoi ce moine…
– Oh ! c’est bien simple, monsieur, fit la jeune fillequi ne put s’empêcher de frissonner. J’ai commis l’imprudence dem’écarter seule, plus que je ne devais… Cet homme s’est tout à coupapproché de moi… Il m’a outragée par ses paroles… j’ai voulu fuir…il m’a poursuivie…
Il était visible qu’elle ne disait pas toute la vérité.
– Et vous ne le connaissez pas ? reprit le jeunehomme. Elle hésita un instant. Puis, se décidant :
– Je le connais… pour mon malheur !… C’est le vilinstrument d’un homme néfaste et puissant… Oh ! monsieur, vousdisiez que c’est là un ennemi peu sérieux… Ce moine est aucontraire, pour vous, et dès ce moment, un redoutable ennemi… Sivous le rencontrez, fuyez-le… Si votre destinée est de vous trouveravec lui, n’acceptez rien de lui… Redoutez le verre d’eau qu’ilvous offrira, le fruit dont il mangera une moitié devant vous,l’arme qu’il vous priera d’accepter… Redoutez surtout qu’il ne vousfasse saisir et jeter dans quelque oubliette du château Saint-Ange…Le moine que vous venez de voir s’appelle dom Garconio…
– Madame, reprit le chevalier de Ragastens, je vous rendsgrâce pour les inquiétudes que vous voulez concevoir à mon sujet…Mais je ne crains rien, ajouta-t-il en se redressant…
– Il faut que je vous demande un autre service…
– Parlez, madame !
– C’est de ne pas chercher à voir de quel côté je medirige… de ne pas chercher à savoir qui je suis…
– Quoi ! madame !… Je n’aurai donc aucun souvenirde cette rencontre que je bénis… Je ne saurais même pas quel nom jedois mettre sur ce visage charmant qui va, dès cette heure, hantermes rêves ?…
Le chevalier parlait d’une voix émue et tendre. Elle le regardaavec un intérêt non dissimulé. Un sourire vint se jouer sur seslèvres.
– Je ne puis vous dire mon nom, dit-elle. De trop gravesintérêts m’obligent à le tenir caché… Mais je puis vous dire lesurnom que m’ont donné ceux qui me connaissent.
– Et quel est ce surnom ? demanda le Français.
– Quelquefois… on m’appelle… Primevère !…
Et, faisant un signe d’adieu, la dame blanche prit le galop ets’enfonça dans la direction de Florence…
Le chevalier était demeuré sur place, tout étourdi, ébloui parcette éclatante et fugitive apparition. Son regard demeuraitinvinciblement attaché sur la robe blanche qui flottait dans unnuage de poussière.
Il la vit tourner brusquement à droite et se jeter en pleinecampagne. Puis elle disparut.
Longtemps, il demeura au même endroit… Enfin, il poussa unsoupir.
– Primevère ! fit-il. Le joli nom ! Primevère…primavera… printemps ! Elle est belle, en effet,belle comme le printemps en fleur… Mais à quoi bon songer àcela ! Sans doute elle m’aura oublié dans une heure… Et quandmême, que pourrais-je espérer, pauvre aventurier ?
Sur cette mélancolique réflexion, le chevalier de Ragastenspoursuivit vers Rome son voyage interrompu.
La brillante escorte de jeunes seigneurs qui accompagnaientCésar Borgia trottait depuis près de deux heures sur la route deFlorence. Le fils du Pape interrogeait fiévreusement la campagne,et de temps à autre, un juron lui échappait.
– Enfin ! s’exclama-t-il tout à coup.
Et il se précipita au-devant d’un cavalier qui accourait verslui.
– Dom Garconio !… Quelles nouvelles ? demandaCésar impétueusement.
– Bonnes et mauvaises…
– Ce qui veut dire ? Explique-toi, par lamadone !
– Patience, monseigneur ! Mon ami Machiavelm’affirmait, hier encore, que la patience est une inestimable vertupour les princes.
– Drôle ! Prends garde que ma cravache…
– Eh bien… j’ai vu la jeune fille…
Borgia pâlit.
– Tu l’as vue !… fit-il en frémissant.
– Je lui ai parlé…
– Garconio !… Je te ferai donner par mon père lebénéfice du couvent de Sainte-Marie-Mineure…
– Monseigneur, vous êtes un maître généreux…
– Ce n’est pas moi qui paie ! grommela César dans samoustache… Mais achève !… Donc… tu lui as parlé ?…Qu’a-t-elle dit ?…
– C’est là que les nouvelles deviennent mauvaises…
– Elle refuse !…
– Elle se dérobe… Mais nous en viendrons à bout…
– As-tu su son vrai nom ?…
– Je n’ai rien su… sinon qu’elle se montre indomptable,pour le moment.
– Mais tu l’as suivie ? Tu sais en quel recoin elle secache ?… Parle, tu me fais mourir…
– Monseigneur, j’ai suivi la jeune fille selon vosinstructions et vous allez voir que si je n’ai pas encore découvertson nid, ce n’est pas de ma faute…
– Enfer !… Elle m’échappe…
– Je l’ai rencontrée près du bois d’oliviers, et ce fut unvrai miracle… Dès lors, je m’attachai à ses pas… je lui parlaicomme il convenait… Elle voulut fuir… Je la serrai de près…Affolée, telle une biche aux abois, j’allais enfin savoir la véritélorsque…
– Elle t’échappa, sans doute, misérable moine…
– Nous fîmes, continua dom Garconio sans broncher, larencontre d’un jeune bandit qui me chercha dispute et fonça surmoi, l’épée à la main… Pendant ce temps, le bel oiseau blancs’envolait…
– Malédiction !… Et cet homme… ce misérable… oùest-il ?… Qu’est-il devenu ? Tu l’as perdu de vue aussi,lâche ?…
– Non pas ! Je l’ai épié de loin… Et, en ce momentmême, le drôle déjeune à l’auberge de la Fourche, à vingt minutesd’ici…
– En route ! hurla le fils du Pape en enfonçant seséperons d’or dans les flancs de son cheval qui bondit en avant.
– Le compte du Français me paraît clair ! murmura lemoine.
Ruée en un galop infernal, la troupe ne tarda pas à se trouverdevant l’hôtellerie signalée par le moine.
C’était une méchante auberge, une sorte de bouchon de bas étageoù le voyageur altéré ne trouvait pour se rafraîchir qu’un mauvaisvin et de l’eau tiède. Un jardin s’étendait contre cette masure, lelong de la route, dont il n’était séparé ni par un fossé, ni parune palissade quelconque. Dans ce jardin quelque chose se dressait,qui avait la prétention de ressembler à une tonnelle.
C’est sous cette tonnelle recouverte d’une toile, à défaut deverdures grimpantes, que déjeunait en effet le chevalier deRagastens.
– Voilà l’homme ! fit le moine.
César examina d’un œil sombre le jeune homme qui, à l’arrivéesoudaine de ces nombreux cavaliers, avait salué, puis s’était remistranquillement à son déjeuner.
Ragastens avait reconnu le moine et, aussitôt, il avait rajustéla ceinture de cuir qui soutenait son épée et qu’il avait dégrafée.Puis, son œil perçant, en parcourant le groupe, avait aussi reconnuun autre homme. Et celui-là, c’était César Borgia !…
– Parbleu ! murmura le chevalier entre ses dents, larencontre est admirable. Ou je me trompe fort, ou ma bonne étoilem’a ménagé une heureuse surprise…
Cependant, Borgia s’était tourné vers les jeunes seigneurs quil’entouraient et, s’adressant à l’un d’eux :
– Que te semble, dit-il d’un ton goguenard, de cet illustreseigneur qui déjeune en ce palais ? Parle franchement,Astorre.
Le chevalier ne perdit pas une syllabe de cette interrogation etil en saisit le sens méprisant.
– Oh ! oh ! pensa-t-il, je crois que décidémentla surprise n’aura rien d’heureux et que ma bonne étoile n’y estpour rien…
Le seigneur que Borgia avait interpellé s’était avancé dequelques pas. C’était un homme d’une trentaine d’années, taillé enhercule, avec une encolure de taureau, des yeux sanglants… Ilavait, à Rome, une réputation de spadassin terrible. Les quinzeduels qu’on lui connaissait s’étaient terminés par quinzemorts.
Le colosse considéra un instant le chevalier et éclata d’un grosrire.
– Je pense, dit-il, que je vais donner à ce magnifiqueinconnu l’adresse du savetier qui raccommode les bottes de mesdomestiques…
Il y eut un éclat de rire général. Borgia seul demeura sérieux,mais il fit un signe imperceptible à Astorre. L’imagination decelui-ci étant à bout de ressources, il se contenta de répéter lamême plaisanterie :
– Je lui donnerai aussi l’adresse d’un tailleur pourrecoudre son pourpoint… Mais j’y pense, ajouta-t-il…
Il s’avança encore.
– Eh ! monsieur… je veux vous rendre un service… carvotre air me plaît…
Le chevalier de Ragastens se leva alors et s’avançant à sontour :
– Quel service, monsieur ? Voudriez-vous, par hasard,me prêter un peu de cet esprit qui pétille dans vosdiscours ?
– Non, répondit Astorre sans comprendre. Mais si vousvoulez passer chez moi, mon valet a mis de côté son derniercostume… Je lui ordonnerai de vous en faire présent… car le vôtreme paraît en mauvais état.
– Vous faites allusion sans doute, monsieur, aux nombreusesreprises qui ornent mon pourpoint ?…
– Vous avez deviné du premier coup !…
– Eh bien, je vais vous dire… Ces reprises sont une modenouvelle que je veux acclimater en Italie… Aussi, il me déplaîtfort que votre pourpoint, à vous, soit intact, et j’ai laprétention d’y pratiquer autant d’entailles qu’il y a de reprisesau mien…
– Et avec quoi, s’il vous plaît ?…
– Avec ceci ! répondit le chevalier.
En même temps, il tira son épée. Astorre dégaina.
– Monsieur, dit-il, je suis le baron Astorre, garde noble,avantageusement connu à Rome.
– Moi, monsieur, de la Bastille, au pied de laquelle jesuis né, jusqu’au Louvre, on m’appelle le chevalier de la Rapière…parce que ma rapière et moi ne faisons qu’un… Est-ce que ce nomvous suffit ?…
– Un Français ! murmura César Borgia étonné.
– Va pour la rapière, riposta Astorre. Cela me permettra defaire coup double… car je vais vous briser et vous percer en mêmetemps…
Les deux hommes tombèrent en garde et les fers s’engagèrent.
– Monsieur le baron Astorre, vous qui avez un si bon œil,avez-vous compté combien il y a de reprises à monpourpoint ?
– Monsieur La Rapière, j’en vois trois, répondit Astorre enferraillant.
– Vous faites erreur… Il y en a six… Vous avez donc droit àsix entailles… et en voici une !
Astor bondit en arrière, avec un cri : il venait d’êtretouché en pleine poitrine, et une goutte de sang empourpra la soiegrise de son pourpoint. Les spectateurs de cette scène seregardèrent avec surprise.
– Prends garde, Astorre ! fit Borgia.
– Par l’enfer ! Je vais le clouer au sol…
Et le colosse se rua, l’épée haute.
– Deux ! riposta Ragastens en éclatant de rire.
Coup sur coup, le chevalier se fendit trois fois encore. Et, àchaque fois, une goutte de sang apparaissait sur la soie. L’herculerugissait, bondissait, tournait autour de son adversaire. Ragastensne bougeait pas.
– Monsieur, dit-il, vous en avez cinq déjà… Prenez garde àla sixième.
Astorre, les dents serrées, porta sans répondre une bottesavante, celle qu’il réservait aux adversaires réputés invincibles.Mais, au moment où il se fendait, il jeta un hurlement de douleuret de rage en laissant tomber son épée. Ragastens venait de luitranspercer le bras droit.
– Six ! fit tranquillement le chevalier.
Et, se tournant vers le groupe de spectateurs :
– Si quelqu’un de ces messieurs veut se mettre à lamode…
Deux ou trois des jeunes seigneurs sautèrent à terre.
– À mort ! crièrent-ils.
– Holà ! silence… et paix !
C’était Borgia qui parlait. Dans l’âme de ce bandit, il n’yavait qu’un culte : celui de la force et de l’adresse. Ilavait admiré la souplesse du chevalier, son sang-froid, sonintrépidité. Et il s’était dit que c’était là, peut-être, uneexcellente recrue…
– Monsieur, dit-il en s’avançant, tandis que ses compagnonss’empressaient autour d’Astorre, comment vousnommez-vous ?
– Monseigneur, je suis le chevalier de Ragastens…
Borgia tressaillit.
– Pourquoi m’appelez-vous« monseigneur » ?
– Parce que je vous connais… Et, ne vous eussé-je pasconnu, qui ne devinerait, à votre prestance et à votre air,l’illustre guerrier que la France admire comme un grand diplomatesous le nom de duc de Valentinois et que l’Italie salue comme unmoderne César sous le nom de Borgia ?
– Par le ciel ! s’écria César Borgia, ces Françaissont plus habiles encore dans l’art de la parole que dans l’art del’épée… Jeune homme, vous me plaisez… Répondez-moi franchement…Qu’êtes-vous venu faire en Italie ?…
– Je suis venu dans l’espoir d’être admis à servir sous vosordres, monseigneur… Pauvre d’écus, riche d’espoir, j’ai pensé quele plus grand capitaine de notre époque pourrait peut-êtreapprécier mon épée…
– Certes !… Eh bien, votre espoir ne sera pas trompé…Mais comment se fait-il que vous parliez si bienl’italien ?…
– J’ai longtemps séjourné à Milan, à Pise, à Florence, d’oùje viens… et puis, j’ai lu et relu Dante Alighieri… C’est dans laDivine Comédie que j’ai pris mes leçons.
À ce moment, dom Garconio s’approcha de Borgia.
– Monseigneur, dit-il, vous ne savez pas que cet homme aosé porter la main sur un homme d’Église… Songez que, sans lui,Primevère serait en votre pouvoir…
Ragastens n’entendit pas ces mots. Mais il en devina le sens. Ilcomprit, à l’expression de sombre menace qui envahissait le visagede Borgia, que son affaire allait peut-être prendre mauvaisetournure.
– Monseigneur, dit-il, vous ne m’avez pas demandé où etquand je vous ai connu… Si vous le désirez, je vais vousl’apprendre…
Le chevalier déganta rapidement sa main droite. Au petit doigtde cette main brillait un diamant enchâssé dans un anneau d’or.
– Reconnaissez-vous ce diamant, monseigneur ?
Borgia secoua la tête.
– C’est mon talisman, reprit le chevalier, et il a falluque j’y tienne pour que je ne le vende pas, même pour me présenteren une tenue décente devant vous… Voici l’histoire de ce diamant…Un soir, il y a quatre ans de cela, j’arrivais à Chinon…
– Chinon ! s’exclama Borgia.
– Oui, monseigneur… et j’y arrivai le soir même du jour oùvous y fîtes une entrée dont on parle encore en France… Jamais onn’avait vu, et jamais sans doute on ne verra rien d’aussimagnifique… Les mules de votre escorte étaient ferrées d’argent… etquant aux chevaux, ils portaient des clous d’or à leurs fers… etces clous tenaient à peine à la corne, en sorte que mules etchevaux semaient de l’or et de l’argent sur votre passage, et quela population se ruait pour ramasser ces bribes de votre faste…
» Le soir, vers minuit, vous commîtes une grandeimprudence… Vous sortîtes du château… seul !… Ayant franchi laporte de la ville, vous vous dirigiez vers une certaine demeureécartée, de riche apparence, lorsque…
– Lorsque je fus attaqué par trois ou quatre malandrins quien voulaient sans aucun doute à mes bijoux…
– Tout juste, monseigneur… Vous rappelez-vous lasuite ?
– Par le ciel ! Comment pourrais-je l’oublier ?…J’allais succomber. Tout à coup, un inconnu survint et s’escrima sibien de l’épée qu’il mit en fuite les drôles…
– Ce fut alors, monseigneur, que vous me donnâtes ce beaudiamant…
– C’était vous ?…
–… en me disant qu’il me servirait à me faire reconnaître devous partout où vous seriez, dès que j’aurais besoin d’aide et deprotection…
– Jeune homme ! Touchez là… Mon aide et ma protectionvous sont acquises… Dès cette heure vous êtes à mon service etmalheur à qui oserait seulement vous vouloir du mal !…
Un regard circulaire jeté autour de lui appuya ces paroles.Toute l’escorte, jusqu’à Astorre, dont le bras était bandé, jusqu’àdom Garconio, s’inclina devant le jeune Français qui, d’une façonaussi imprévue, venait de conquérir la faveur de César Borgia.
– En route, messieurs, commanda celui-ci. Nous retournons àRome. Quant à vous, jeune homme, je vous attends ce soir, à minuit…Minuit, ajouta-t-il avec un singulier sourire, c’est mon heure, àmoi !…
– Où vous trouverai-je, monseigneur ?
– Au palais de ma sœur Lucrèce… Au Palais-Riant… Tout lemonde, à Rome, vous l’indiquera.
– Au Palais-Riant !… À minuit !… On ysera !…
Le chevalier de Ragastens s’inclina.
Quand il se redressa, il vit la troupe des seigneurs quis’éloignait dans un nuage de poussière. Mais, si vite ques’éloignât cette troupe, le chevalier n’en distingua pas moins deuxregards de haine mortelle qui lui furent jetés à la dérobée :l’un par le baron Astorre, l’autre par le moine Garconio.
Ragastens haussa les épaules. Il acheva tranquillement sonmodeste déjeuner et, ayant payé son écot, se remit en selle.
Il était environ quatre heures de l’après-midi, lorsque lechevalier de Ragastens pénétra dans la Ville Éternelle. Il avaitfait au pas le reste de la route, tant pour donner du repos aubrave Capitan qu’il aimait comme un bon et fidèle compagnon, quepour se livrer à l’aise à ses méditations…
Enfant du pavé parisien, le chevalier de Ragastens avait jusqu’àcette époque vécu un peu au hasard. Il n’avait connu ni son père,ni sa mère.
En effet, celle-ci était morte en lui donnant le jour. Et quantà son père, pauvre gentilhomme gascon, venu à Paris pour tâcher defaire fortune, il avait succombé à la misère, alors que le petitchevalier tétait encore le sein d’une nourrice.
Cette nourrice, marchande de hardes sous un auvent placé àl’encoignure de la rue Saint-Antoine, presque en face la grandeporte de la Bastille, s’était attachée au petit orphelin. Elles’était mis en tête d’en faire son successeur dans son négoce defriperies.
Or, étant devenue veuve, elle prit un amant pour remplacer ledigne homme que l’on venait de porter en terre. Le petit chevalieravait alors sept ans.
L’amant de la fripière était un clerc. Vrai savant qui lisait,écrivait, et même calculait. Toute la science du clerc passa de soncerveau à celui de l’enfant.
À quatorze ans, celui-ci en savait presque autant qu’un abbé. Ladigne fripière rêvait déjà pour lui de flamboyantes destinées,lorsqu’une épidémie de petite vérole l’emporta.
Le jeune chevalier suivit en pleurant, jusqu’au cimetière, lecorps de celle qui lui avait servi de mère. Puis il revint,s’ébroua, sécha ses larmes et dans la boutique de la défunte,choisit un équipement complet dont le principal ornement était uneimmense rapière qui traînait sur le pavé dès qu’il cessaitd’appuyer sur la poignée.
Vers l’âge de dix-huit ans, c’était un fieffé spadassin, redoutédans les cabarets et tavernes, grand coureur de filles, grandvideur de brocs de Suresnes, un peu dépenaillé, friand de la lame,l’épée toujours à moitié hors du fourreau, courant la prétentaine,rossant le bourgeois et battant le guet : enfin, un vraigibier de potence.
Le chevalier était surtout une nature aventureuse. Généreux, ilpartageait ce qu’il avait – quand il avait ! – avec de pluspauvres que lui. Il défendait les faibles avec sa bonne rapière. Iln’eût pas commis une mauvaise action. Mais, sans ressources,n’ayant pour guide que son robuste appétit d’aventures, jetéd’ailleurs dans un milieu d’une morale infiniment élastique, ilvivait comme il pouvait, prenait son bien où il le trouvait…
Un beau jour, celui qu’on appelait le chevalier La Rapière etqui, entre la Bastille et le Louvre, était devenu ce qu’on appelaitune « Terreur », disparut soudain.
Nous le retrouvons assagi. Les bonnes qualités l’ont emporté surles mauvaises. Le chevalier de Ragastens a jeté sa gourme et, à bondroit, il peut alors se considérer comme un parfaitgentilhomme.
Au moment où le cavalier franchit la porte de Rome, il conclut,en secouant la tête comme pour laisser derrière lui un passé quiétait bien mort :
– Me voici avec deux ennemis sur les bras : le signorAstorre et le moine Garconio. J’ai menacé l’un et malmené l’autre.Oui, mais j’ai un protecteur puissant…
Et le chevalier jeta autour de lui un regard conquérant.Pourtant, dans cet avenir rose et or qu’il entrevoyait, un pointnoir obscurcissait son horizon. Bien qu’il s’en défendît, ilpensait à cette mystérieuse inconnue au nom si doux, au visage plusdoux encore, et ce fut avec un profond soupir, qu’ilrépéta :
– Primevère !… La reverrai-je jamais ?… Quiest-elle ?… Pourquoi cet horrible moine lapoursuivait-il ?…
Cependant, ayant tout à coup levé la tête, il s’aperçut que desgens le regardaient avec curiosité. Il jeta les yeux autour de luiet vit qu’il se trouvait sur un pont.
– Quel est ce pont ? demanda-t-il à un gamin en luijetant une menue pièce de monnaie.
– Excellence, c’est le pont des Quatre-Têtes…
– Et le Palais-Riant, le connais-tu ?
– Le palais de la signora Lucrézia ! s’exclamal’enfant, avec une évidente terreur.
– Oui, sais-tu où il est ?
– Là ! fit le gamin en étendant le bras.
Puis, il s’enfuit comme s’il eût eu à ses trousses une armée desdiables d’enfer. Le chevalier se dirigea dans la direction quivenait de lui être désignée, réfléchissant à cette étrange frayeurqu’avait manifestée l’enfant.
Une fois encore, il demanda son chemin à un homme. Et l’homme,au nom du Palais-Riant, le regarda tout à coup d’un air sombre,puis passa son chemin en grommelant une malédiction.
– Étrange ! murmura le chevalier.
Il arriva enfin sur une place déserte. Au fond de cette place sedressait une somptueuse demeure. Une double rangée de colonnes enmarbre rose, que doraient les rayons du soleil à son déclin,formaient une sorte de galerie couverte qui s’étendait en avant dupalais.
Au fond de cette galerie, par une large baie ouverte, onapercevait un escalier monumental, également en marbre… Quant à lafaçade du palais, elle était décorée de motifs d’ornements,précieux travaux de sculpture antique pris, raflés au hasard destrouvailles parmi les trésors de l’ancienne Rome.
Le chevalier se dit que ce devait être là le Palais-Riant qui, àcoup sûr, méritait son nom grâce à la profusion de statues blancheset riantes qui l’ornaient, grâce aussi à la profusion de plantesrares et de fleurs merveilleuses qui formaient, sous la galerie, unincomparable jardin.
En avant de ce jardin, pareils à deux statues équestres, deuxcavaliers immobiles, silencieux, montaient la garde. Ragastenss’adressa à l’un d’eux.
– C’est ici le Palais-Riant ? demanda-t-il.
– Oui… au large ! répondit la statue d’un tonmenaçant.
– Diable ! murmura le chevalier en poursuivant sonchemin, voilà un palais bien gardé.
La place était déserte : pas un passant… pas une boutiqueouverte On eût dit d’un lieu maudit ! Ragastens poussa soncheval et une cinquantaine de pas plus loin, en entrant dans la ruequi faisait suite à la place, il se trouva devant une hôtellerie.Là, la vie semblait renaître, mais avec une sorte de crainte etd’hésitation encore.
Ragastens mit pied à terre et pénétra dans l’hôtellerie qui, parun singulier caprice du patron, ou par un excès de bizarrelatinité, s’appelait Auberge du beau Janus.
Le chevalier demanda une place à l’écurie pour Capitan et unechambre pour lui. Un domestique s’empara du cheval et l’hôtelierconduisit Ragastens à une chambrette du rez-de-chaussée.
– C’est humide, observa-t-il.
– Nous n’en avons pas d’autre disponible.
– Je la prends tout de même, parce que vous êtes tout prèsdu Palais-Riant.
– Vous êtes bien servi, fit l’hôte étonné, car de votrefenêtre vous pouvez justement voir le derrière du palais.
L’hôte ouvrit la fenêtre ou plutôt la porte-fenêtre, etRagastens reçut au visage une bouffée d’humidité.
– Qu’est-ce que cela ? fit-il.
– Cela ?… C’est le Tibre, donc !
En effet, le fleuve coulait entre deux rangées de maisons, sansquai, sans berge. Derrière chaque maison, un escalier de quelquesmarches aboutissait au ras de l’eau. Devant sa porte-fenêtre, un deces escaliers montrait quatre marches de pierre verdâtre.
– Tenez, reprit l’hôte, voyez là-bas… au coude du fleuve,cet escalier plus large que les autres… c’est celui duPalais-Riant.
– Bon ! fit Ragastens en rentrant et refermant laporte, cette chambre me plaît, tout humide qu’elle est…
– On paie d’avance, seigneur, observa l’hôte.
Le chevalier s’exécuta.
Puis, ayant demandé du fil et une aiguille, il s’absorba en uneméticuleuse réparation de ses pauvres effets, qu’il brossa, battit,nettoya de fond en comble. Après quoi, il dîna de bon appétit.
Ces diverses occupations le conduisirent jusqu’à neuf heures.Une heure plus tard, Ragastens, flamboyant de propreté, l’épée aucôté, attendait avec impatience le moment de se rendre au palais deLucrèce Borgia.
Un profond silence pesait sur la ville, endormie depuislongtemps. Seul, le sourd murmure du Tibre qui roulait au pied dela maison ses eaux grisâtres, élevait dans la nuit des voix tristescomme des plaintes fugitives. Le chevalier les écoutait avec uneémotion dont il n’était pas le maître… Il se secoua pour échapper àcette impression nerveuse. Bientôt, d’ailleurs, il allait êtreminuit…
Le chevalier souffla sa chandelle et, drapé dans son manteau,s’apprêta à sortir. À ce moment, une plainte plus déchirante montadu fleuve. Ragastens tressaillit.
– Cette fois, murmura-t-il, ce n’est pas une illusion…c’est une voix humaine.
Un nouveau cri de détresse se fit entendre. On eût dit qu’ilvenait de retentir dans la chambre. Ragastens frémit… Ses tempes semouillèrent. Pour la troisième fois une plainte s’éleva, étoufféecomme un râle d’agonisant.
– Cela vient du Tibre ! s’écria Ragastens.
Il s’élança, ouvrit la porte-fenêtre… La nuit était opaque. LeTibre, resserré entre les maisons au haut desquelles on apercevaità peine un pan de ciel étoilé, roulait des flots noirs. À tâtons,le chevalier descendit les quatre marches ; il se baissa…allongea les mains.
Ses mains rencontrèrent une étoffe soyeuse. L’étoffe couvrait lecorps d’un homme. L’homme râlait, haletait. Ragastens le saisit parles épaules.
– Qui êtes-vous ? demanda l’inconnu.
– Ne craignez rien… un étranger… un ami…
– Il n’y a pas d’amis… Oh ! je vais mourir…Écoutez !…
L’homme incrusta ses mains sur les dalles… Ragastens voulut letirer de l’eau…
– Non ! fit l’homme dans un hoquet d’agonie… inutile…je vais… mourir… mais je veux… me venger… Écoutez…
– J’écoute ! fit Ragastens, les cheveux hérissés.
– Le comte Alma… prévenez-le… prévenez sa fille… il veutl’enlever… il ne faut pas…
– Qui, le comte Alma ? Qui, sa fille…
– Sa fille !… Béatrix… Primevère !…
– Vous dites, fit Ragastens d’une voix rauque d’angoisse,vous dites qu’il veut l’enlever… Qui ?…
– Celui qui vient de me tuer… mon…
À ce moment, l’homme fut secoué d’un spasme mortel… il seraidit… ses mains lâchèrent la pierre, le corps roula dans l’eau…et disparut dans un remous des flots noirs.
Ragastens se redressa. Ses yeux fouillèrent avidement l’ombreépaisse. Mais en vain !
Alors, il rentra dans la chambre, et essuya son visage couvertd’une sueur d’angoisse.
– Oh ! prononça-t-il sourdement, quel est cet horriblesecret que je n’ai pu saisir !… Elle s’appelle Béatrix… elleest la fille du comte Alma… Et quelqu’un veut l’enlever… Maisqui ?… Qui ?…
À ce moment, l’heure sonna lentement à Saint-Pierre.
– Minuit, fit le chevalier bouleversé.
Et il s’élança au dehors, courant vers le Palais-Riant oùl’attendait son illustre protecteur, César Borgia.
À peu près au moment où le chevalier de Ragastens, setransformait en tailleur et s’occupait à recoudre à son pourpointquelques passementeries destinées à en rehausser la bonne mine,César Borgia, escorté de quatre jeunes gens, pénétrait auPalais-Riant.
César et son escorte traversèrent rapidement ces magnifiquessalons où se trouvaient accumulées les merveilles de l’art italien.Ils arrivèrent à une porte de bronze doré que gardaient deuxNubiens, noirs comme la nuit, muets comme le silence.
César fit un signe. L’un des Nubiens posa le doigt sur un boutonet la porte de bronze s’ouvrit.
… Là commençait la partie intime du palais.
Dès que César et ses amis eurent franchi la porte, elle sereferma sans bruit. Ils se trouvèrent alors dans une sorte devestibule, aux hautes murailles de jaspe.
Face à la porte de bronze se trouvait une porte en bois de roseincrusté de délicates orfèvreries d’argent…
Cette fois, c’étaient deux femmes qui gardaient la porte :deux femmes nues, d’une sculpturale beauté, assises ou plutôt àdemi couchées sur d’épais coussins…
Cette porte s’ouvrit mystérieusement comme la première, sur unsigne de César. Toujours suivi de son escorte, il pénétra alorsdans une pièce de moindre dimension, mais d’un luxe plus raffiné,plus subtil.
Une musique douce où dominaient les accords d’harmonie de flûte,de viole et de guitare, se faisait entendre en un murmure à peineperceptible. Et cette musique, arrivant comme par boufféesmystérieuses, se mêlait de voix féminines qui chantaient la gloireet l’amour.
Il n’y avait pas de meubles dans cette salle, hormis un dressoiret une immense table ; mais çà et là, une profusion de largeset moelleux coussins, des tapis épais, richement brodés, invitaitau repos.
La table dressée supportait des plats d’une fabuleuse richessedans lesquels des fruits glacés, des confitures exotiques, despâtisseries délicates dont Lucrèce avait seule la formule etqu’elle faisait pétrir dans son palais…
Autour de cette table, plusieurs hommes déjà avaient pris place.Ils n’étaient pas assis, mais à demi couchés sur une sorte de lit,à la mode des anciens Romains.
Parmi eux se trouvait une femme, une seule : la maîtressedu palais, la Circé de cette caverne enchantée, la prodigieusemagicienne qui régnait sur les sens des hommes, la sœur de César,la fille du Pape, Lucrèce Borgia !
– Comme vous venez tard, mon frère !
– Excusez-nous, ma chère Lucrèce, répondit César, cesseigneurs et moi, nous sommes rentrés à la nuit, après une longuepromenade sur la route de Florence…
– Vous êtes pardonné… mais vous ne dites rien à votrefrère ?
César se tourna vers un homme qui, près de Lucrèce, avaittressailli d’inquiétude en voyant entrer César. C’était FrançoisBorgia, duc de Gandie, deuxième fils du pape, frère de César et deLucrèce.
Les deux frères se tendirent la main avec un sourire. Maischacun d’eux surveillait étroitement chaque mouvement del’autre.
Lucrèce se pencha tout à coup vers François, saisit sa tête àpleines mains et l’embrassa sur la bouche.
– Voilà de l’amour fraternel, ricana César, ou je ne m’yconnais pas ! Et pourtant, je suis expert en la matière…
– C’est vrai, fit Lucrèce, j’aime François… c’est lemeilleur d’entre nous.
– Vous me comblez, ma sœur, dit avec inquiétude le duc deGandie… vous oubliez que si notre maison est glorieuse, et le trônepontifical de notre père inébranlable, nous le devons à l’épée denotre cher César…
– C’est juste ! reprit César. J’ai assez jolimentmanié l’épée… L’arme blanche, c’est mon affaire…
En disant ces mots, il sortit son poignard et, d’un coupviolent, l’enfonça sur la table. Un frémissement parcourut lesconvives. François pâlit affreusement. Mais Lucrèce éclata derire.
– Soupons ! fit-elle gaiement.
Elle avait jeté un rapide coup d’œil sur une portière en étoffede brocard qui s’était agitée doucement.
Aussitôt les servantes commencèrent leur office.
Lucrèce Borgia était vêtue – mais juste assez pour apparaîtreaux convives plus désirable encore. Une gaze légère recouvrait sanudité, sa beauté, un peu massive – des formes qui semblaienttaillées en plein marbre.
De temps à autre, elle jetait un regard furtif vers la portièrede brocard qui frémissait imperceptiblement. Mais si léger que fûtce frisson de l’étoffe, il suffisait à Lucrèce pour lui fairecomprendre que quelqu’un la regardait et l’écoutait.
– Que dit-on dans notre bonne ville de Rome ?demanda-t-elle.
– Parbleu, madame, on raconte une chose fabuleuse, inouïe,incroyable…
– Et que raconte-t-on, duc de Rienzi ?
– Duc ! interrompit François Borgia d’un ton presquesuppliant.
– C’est une histoire d’amour ! reprit le duc.
– Voyons l’histoire… dit Lucrèce… L’amour… la seule chosevraie, la seule digne qu’on vive et qu’on meure pourelle !…
En même temps, elle enlaçait le cou de François…
– Racontez, duc ! ordonna-t-elle d’une voix pâmée.
– Oui, oui ! s’écrièrent les convives. Del’amour ! Ne parlons que d’amour !
– Oh ! continua le duc de Rienzi, c’est un amour puret virginal. J’ai presque de la honte à le dire ici…
– Parlez, fit César d’un ton bref.
– Puisque c’est vous-même qui l’ordonnez, monseigneur… Ondit donc qu’un célèbre capitaine, le plus noble qui soit, se trouveamoureux…
Les regards convergèrent vers César.
– Mais, reprit le duc, amoureux comme il ne le fut jamais.Lui qui, assure-t-on, avait un cœur de bronze, a maintenant un cœurde colombe… il soupire, il gémit… Ce qu’il y a de plus curieux,c’est que l’objet de sa flamme se trouve être une inconnue que nuln’a pu approcher… Et enfin, où l’histoire devient invraisemblable,mais demeure pourtant véridique, c’est que l’inconnue loind’accueillir avec transport et reconnaissance les offres de cegrand capitaine, les repousse et les dédaigne !…
– Et le nom du bel amoureux ? demanda Lucrèce.
– Cherchez ! bégaya le duc de Rienzi tout à fait ivre…Il est parmi nous…
– Inutile ! gronda César Borgia. L’amoureux, c’estmoi !… Et malheur à qui trouverait à y redire !…
– Monseigneur !… Croyez…
– Quant à la femme je vous jure que, sous peu, elle auracessé de me dédaigner !…
Lucrèce éclata de rire.
– Ainsi, mon cher César, fit-elle, vous metrahissez ?… Vous m’abandonnez ?…
– Non pas ! répondit César qui sentait son cerveau setroubler dans une ivresse envahissante, ivresse du vin, ivresse dessens, ivresse de l’orgueil.
Et il continua, balbutiant :
– Non, Lucrèce, je ne te trahis pas, tu es à moi !Comme elle sera à moi, elle aussi !… Comme ta femme, Rienzi, aété à moi !… Comme tout doit être à moi ! à moi ! àmoi seul ! Entendez-vous, vous tous !…
Il haletait. Son regard lançait des éclairs sanglants… Ce fut àcette minute précise que Lucrèce, se levant, saisit François, ducde Gandie, dans ses deux bras.
François subit ce baiser, avec une pâleur croissante. Il essayavainement de se dégager…
– Enfer ! rugit César Borgia qui, d’une pousséefurieuse, repoussa la table.
En même temps, il saisit son poignard qui était resté plantédevant lui et, hagard, s’avança sur son frère François… D’un bond,il fut sur lui.
Son bras se leva, puis s’abaissa dans un geste foudroyant.L’arme pénétra tout entière dans la poitrine du duc de Gandie.Celui-ci tomba à la renverse. Sa bouche vomit un flot de sang.
Les spectateurs de cette scène, épouvantés, demeurèrent commepétrifiés. Lucrèce s’était reculée, simplement, et un singuliersourire vint errer sur ses lèvres.
– À moi, râlait l’infortuné duc de Gandie… à moi !…Oh !… je brûle… De l’eau !… par pitié !… Un peud’eau…
– Ah ! tu veux de l’eau, fit César dans un ricanementsinistre. Attends, mon frère, je vais te faire boire !…
Alors on vit une chose monstrueuse. César Borgia se baissa,saisit son frère par les pieds et, traînant ainsi le corps dont latête livide s’ensanglantait sur les dalles, il l’emporta enhurlant :
– De l’eau pour mon frère François ! De l’eau pourl’amant de Lucrèce !… Toute l’eau du Tibre pour le duc deGandie !…
César parcourut ainsi une enfilade de pièces et parvint enfin àune dernière porte. Il l’ouvrit lui-même… Le Tibre était là quicoulait dans la nuit. César souleva le corps et, d’une pousséeviolente, le lança dans le fleuve.
Les témoins de cette scène s’étaient enfuis, blêmes d’horreur etd’effroi… Alors Lucrèce Borgia s’élança vers la portière debrocard, la souleva et pénétra dans une sorte de cabinet à peineéclairé.
Là, un vieillard aux traits rudes et empreints d’uneindéfinissable malice était assis dans une sorte de fauteuil. Cevieillard avait tout entendu, tout vu !… C’était le père deFrançois, duc de Gandie, le père de César, duc de Valentinois, lepère de Lucrèce, duchesse de Bisaglia, c’était Rodrigue Borgia…C’était le pape Alexandre VI…
– Êtes-vous content, mon père ? demanda Lucrèce.
– Per bacco, ma fille, tu as été un peu loin… Ce pauvreFrançois !… Enfin, je dirai moi-même une messe pour le reposde son âme !… C’est dommage, peccato !… C’étaitun bon diable, ce François… mais… mais le duc de Gandie gênait mesprojets… Allons, adieu, ma fille… je te donne la bénédictionpontificale, que ce nouveau péché te soit entièrement remis…
Lucrèce s’inclina. Le pape se leva, étendit la dextre. LorsqueLucrèce Borgia se releva, son père avait disparu.
Lucrèce Borgia rentra dans la salle du festin et s’aperçutqu’elle était vide.
– Les lâches, murmura-t-elle, ils ont fui… l’ivresse del’épouvante a remplacé dans leurs veines l’ivresse de la volupté…Ah ! il n’y a pas d’hommes !… Mon père en fut un… maisc’est un vieillard… Pourquoi la nature m’a-t-elle donné ce sexe, àmoi… à moi qui me sens d’appétit à dévorer un monde…
Elle se renversa sur une pile de coussins, et s’étira.
Une ombre se dressa près d’elle tout à coup. Elle tournanégligemment la tête.
– C’est vous, mon frère ? dit-elle en tendant la mainà César.
Il venait de rentrer, et qui l’eût vu en ce moment n’eût jamaispu supposer que cet homme venait d’assassiner son frère. Ilmontrait un visage enjoué à sa sœur qui, de son côté, le regardaiten souriant. C’était quelque chose d’effroyable que le doublesourire de ce couple monstrueux.
– Méchant ! fit Lucrèce, pourquoi avez-vous faitdu mal à ce pauvre François ?… Vous étiez doncjaloux ?…
– Ma foi, oui, Lucrèce… Il me déplaît que, devant mes amis,en quelque lieu que ce soit, en quelque circonstance qui seprésente, je ne sois pas le premier…
Lucrèce hocha la tête et demeura pensive.
– Au fait, reprit-elle soudain, mais tu hérites, mon César…Cette mort t’enrichit, toi déjà si riche… etl’« accident » te fait duc de Gandie…
– C’est vrai, petite sœur… mais tu auras ta part. Je teréserve un million de ducats d’or sur la succession… es-tucontente ?…
– Mais oui, répondit Lucrèce avec un bâillement. J’avaisjustement envie de bâtir un temple…
– Un temple ? s’écria César étonné.
– Oui… un temple à Vénus… Je veux rétablir son culte dansRome… Je veux que le temple s’élève entre Saint-Pierre et leVatican… Et, tandis que notre père dira sa messe, au prochain jourde Pâques, en son temple chrétien, je veux, moi, dire la mienne enmon église païenne, et nous verrons qui des deux aura le plus defidèles.
– Lucrèce, s’écria César, tu es vraiment une femmeadmirable. Ton idée est sublime.
– Moins que ton idée de t’emparer de l’Italie et d’en faireun seul royaume dont tu serais le roi, le maître absolu, monCésar…
– À nous deux, Lucrèce, lorsque j’aurai réalisé mon plan, ànous deux, nous dominerons le monde et nous le transformerons…
À ce moment, un bruit de clameurs s’éleva près d’eux. Ilsprêtèrent l’oreille. Le bruit venait des appartements dupalais.
Lucrèce jeta un manteau de soie sur ses épaules et, précédée deCésar, s’élança dans le vestibule aux statues, puis ouvrit la portede bronze. Le frère et la sœur s’arrêtèrent sur le seuil.
Une trentaine de domestiques hurlant, vociférant,tourbillonnant, se bousculant, se culbutant, entouraient ouessayaient d’entourer un homme, un étranger qui tenait tête à toutela meute enragée.
– Quel est l’insolent ?… s’écria Lucrèce.
Elle allait s’élancer. César la saisit par le poignet et laretint.
– Eh ! s’écria-t-il, c’est mon petit Français… Je luiavais donné rendez-vous ici, à minuit… Par le diable ! Quelgaillard ! Quels coups ! Pan ! à droite !Pan ! à gauche ! En voici deux à terre… et deux autresqui crachent leurs dents !
César, enthousiasmé, battit des mains, frénétiquement !L’homme qui s’escrimait contre la meute des valets, à la grandeadmiration de César et à la grande satisfaction de Lucrèce, étaiten effet le chevalier de Ragastens. Comme minuit sonnait, ils’était élancé de l’auberge du Beau-Janus.
– Oh ! l’abominable vision ! songeait-il tout encourant. Cet homme dans le Tibre !… Ce malheureux qu’on vientd’assassiner… oh ! ces deux mains crispées sur la dalle… cecorps qui disparaît dans les eaux noires… Et ces parolesmystérieuses… On veut enlever Primevère !… Et celui qui veutl’enlever, c’est précisément l’assassin ! Mais qui est cetassassin ?… Où le trouver ?… Comment prévenir le comteAlma ?… Il faut que je raconte ces étranges événements àl’illustre capitaine qui m’attend… Lui seul, à Rome, est assezpuissant pour démêler la vérité, et prévenir peut-être de nouveauxmeurtres !…
En monologuant ainsi le chevalier atteignit rapidement le palaisde Lucrèce. Il voulut pénétrer sous la colonnade que nous avonsdécrite. Mais les deux gardes équestres se jetèrent au-devant delui.
– Au large ! ordonnèrent-ils.
– Eh ! l’ami, fit Ragastens, doucement, quediable ! On m’attend en ce palais…
– Au large ! répondit le garde.
– Vous êtes bien entêté, mon cher !… Je vous dis queje suis attendu… par monseigneur César Borgia, s’il vousplaît !… Place donc !…
Non seulement le cavalier n’obéit pas à cette injonction, maisencore une douzaine de valets, attirés par le bruit, accoururent etse ruèrent sur le chevalier.
– Oh ! oh ! s’écria Ragastens, il paraît que lavaletaille est enragée en ce beau pays… Morbleu !… Est-cequ’ils oseraient porter la main sur moi ! Arrière,valets !
De fait, l’air du chevalier devint si terrible que lesdomestiques reculèrent, effarés. Mais le garde, lui, fonça sur lejeune homme. Ragastens comprit que sa victoire serait de courtedurée et qu’il allait être cerné, malmené, s’il ne faisait pas unexemple salutaire.
En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, il s’élança surle garde et se suspendit à sa jambe, cherchant, par de violentessecousses, à lui faire perdre l’équilibre.
À la première secousse, le garde vociféra un « sang ettripes ! » à faire trembler les fenêtres des maisonsenvironnantes, et se raccrocha à la crinière de son cheval.
À la deuxième secousse, il leva le pommeau de son sabre pour enassommer son impétueux adversaire. Mais il n’eut pas le temps demettre ce projet à exécution.
Une troisième secousse venait de se produire, plus violente queles deux premières. La bouche du cavalier, qui s’apprêtait àenvoyer à toute volée un nouveau juron bien senti, demeuraentr’ouverte et silencieuse de stupéfaction. Ragastens, de soncôté, avait reculé de plusieurs pas et avait failli tomber…
Qu’était-il arrivé ?… Avait-il lâché prise ?…Non !… Il arrivait tout simplement qu’à force de tirer sur lajambe du géant, Ragastens avait fait venir l’énorme botte ducavalier, et que celui-ci, hébété de surprise, demeurait déchausséd’un pied, mais toujours vissé sur son cheval, tandis que lechevalier, emporté par l’élan de la secousse, reculait, tenant àpleines mains une botte gigantesque…
Il y eut une débandade parmi les valets. Mais cette hésitationfut de courte durée. Les assaillants avaient reçu du renfort. Ilsétaient maintenant une trentaine, armés de bâtons.
Ragastens jeta les yeux autour de lui et se vit entouré detoutes parts.
– Ah ! maroufles, tonna-t-il, ah ! ramassis deprimauds ! C’est à coup de bottes que je vais vouschasser…
Et il fit comme il avait dit !… Saisissant la botte par lepied, il se servit de la tige comme d’une masse d’armes et exécutaun moulinet terrible. En même temps, il se dirigea vers l’escalierqu’il atteignit en quelques enjambées toujours poursuivi par lameute hurlante.
Au bout de l’escalier, Ragastens se vit dans une salle immense…Il choisit son champ de bataille, et s’accula à un coin. Alors, cefut épique.
Ragastens manœuvrait sa tige de botte comme Samson dut jadismanœuvrer sa mâchoire d’âne pour en assommer les Philistins. Cettetige tourbillonnait, voltigeait au-dessus de sa tête.
À chaque instant, comme une claque retentissante, elles’abattait sur une tête, sur une joue, sur un dos… Il y eut descris de douleur, des grincements de dents, des menacesapocalyptiques proférées à tue-tête par la bande affolée. Cela durajusqu’au moment où, une dizaine de valets, étant hors de combat,les autres reculèrent en désordre, en appelant au secours…
Maître du champ de bataille, sans une égratignure, son manteau àpeine dérangé, Ragastens partit alors d’un éclat de rire formidableet s’écria :
– Allons, valets ! Allez prévenir votre maître que lechevalier de Ragastens est à ses ordres…
– Je suis tout prévenu, fit une voix, vous vous chargez devous annoncer vous-même, monsieur !…
Ragastens se retourna et se trouva en présence de César et deLucrèce. Une seconde, il demeura ébloui, fasciné par la beautéfatale de la fille du pape. Lucrèce vit l’effet qu’elle venait deproduire et elle sourit. Mais déjà le chevalier se remettait,s’inclinait et répondait :
– Monseigneur, et vous, madame, daignez m’excuser d’avoirquelque peu malmené vos valets… Je n’ai d’autre défense à présenterque l’ordre que vous m’aviez donné de me trouver ici à minuit… Or,pour être à un tel rendez-vous, j’eusse passé à travers une légionde démons…
– Venez monsieur, dit César, c’est moi qui suis coupable den’avoir pas prévenu ces imbéciles…
Ragastens suivit le frère et la sœur, tandis que les valets,courbés jusqu’au sol, demeuraient stupéfaits de l’accueil fait àcet intrus si mal vêtu.
Près des Nubiens, postés à la porte de bronze, Lucrèce s’arrêtaun instant. Les deux muets n’avaient pas bronché. Ils avaient uneporte à garder : ils la gardaient.
– Et vous, demanda-t-elle, qu’eussiez-vous fait si on eûtessayé de franchir cette porte ?
Les noirs sourirent largement en montrant une double rangée dedents éblouissantes. Ils touchèrent du bout du doigt le fil deleurs yatagans, puis ils montrèrent le cou du chevalier.
– C’est clair ! fit celui-ci en riant : ilsm’eussent tranché le col. Mais, pour avoir le bonheur de vouscontempler, madame, je jure que j’eusse affronté ce péril…
Lucrèce sourit de nouveau. Puis, ayant tapoté la joue des deuxNubiens, ce qui parut les plonger dans une extase de ravissement,elle passa, suivie de César et du chevalier.
Elle les conduisit dans une sorte de boudoir dont Ragastensadmira le luxe raffiné. Mais le chevalier se garda bien de laisserparaître les sentiments qui l’agitaient.
– Ma sœur, dit alors César, monsieur est le chevalier deRagastens, un Français, un enfant de ce pays que j’aime tant… Sontitre de Français serait donc une suffisante recommandation à vosbontés, ma chère sœur… mais ce n’est pas tout : lors de monvoyage à Chinon, M. le Chevalier que voici me sauva lavie…
– Oh ! monseigneur, vous êtes trop bon de parler decette misère, fit le chevalier ; je ne vous ai rappelé cetteaventure que pour me faire reconnaître…
– J’aime les Français, dit à son tour Lucrèce, et j’aimeraiM. le chevalier particulièrement, pour l’amour de vous, monfrère… Nous vous pousserons, chevalier…
– Ah ! madame, je suis confus de la faveur que vous mefaites l’honneur de me témoigner si promptement.
– Vous la méritez, fit Lucrèce avec enjouement. Mais j’ypense, ajouta-t-elle tout à coup… Vous devez avoir besoin d’unrafraîchissement, après cette grande bataille… Venez, venez,chevalier !
Elle le saisit par la main et l’entraîna. Le chevalier fut agitéd’un frisson. Cette main tiède, langoureuse, parfumée avait serréla sienne.
L’aventurier ferma les yeux une seconde, la gorge nouée parl’angoisse d’inexprimables voluptés.
– Tant pis ! songea-t-il. Je risque gros peut-être…Mais la partie en vaut la peine.
Et sa main, fortement, presque brutalement, rendit la pressionamoureuse à la main de Lucrèce. L’instant d’après, ils setrouvaient dans la fabuleuse salle des festins…
Enfiévré, Ragastens se crut transporté dans quelque paradismahométan… Lucrèce elle-même plaçait devant lui des cédratsconfits, des pastèques glacées par un procédé qu’elle avaitimaginé, puis elle versait dans sa coupe un vin qui moussait etpétillait.
– Buvez, dit-elle avec un regard qui acheva de bouleverserle chevalier… C’est du vin de votre pays… mais je le fais traiterpar une méthode spéciale…
Le chevalier vida sa coupe d’un trait. Ses veines charrièrentdes flammes…
Il goûta aux confitures que lui présentait Lucrèce. Et sestempes se mirent à battre, tandis que son imagination s’ouvrait àdes visions délirantes…
– Madame, s’écria-t-il, je bois, je mange, j’entends, jevois… et je me demande si je ne fais pas quelque rêve splendideaprès lequel la réalité me paraîtra plus cruelle !… Oùsuis-je !… Dans quel palais enchanté !… Dans la demeurede quelle adorable fée !…
– Hélas ! vous êtes simplement chez une mortelle… chezla pauvre Lucrèce Borgia, qui cherche à se distraire et qui yarrive rarement.
– Quoi ! madame, vous seriez malheureuse ?Ah ! dites quel vœu vous avez formulé… lequel de vos désirsest resté inassouvi… Morbleu ! quand je devrais remuer lemonde… quand je devrais, comme les Titans de jadis, escaladerl’Olympe pour aller demander le secret du bonheur…
– Bravo chevalier ! s’exclama César. Et s’il ne suffitpas de l’Olympe, nous escaladerons le ciel pour demander au PèreÉternel la recette des confitures idéales par quoi Lucrèce setiendra satisfaite !…
– Je ne suis qu’un gentilhomme sans fortune, réponditRagastens en reprenant son sang-froid. Mais j’ai un cœur qui saitvibrer, un bras qui ne tremble pas et une épée ; je les mets,madame, à votre dévotion, trop heureux si vous daignez en accepterl’hommage.
– J’accepte cet hommage, dit Lucrèce, avec une gravité quifit tressaillir le chevalier.
– Et maintenant que vous voilà l’homme-lige de la duchessede Bisaglia, reprit César, voyons, chevalier, à vous trouver unesituation officielle où vous puissiez utiliser vos talents… Je puisobtenir de mon père un brevet de garde-noble pour vous.
– Monseigneur, fit le chevalier, rappelé par ces paroles àla réalité, je vous avoue que j’aimerais mieux autre chose.
– Diavolo ! Vous êtes difficile, mon cher ! Lesgardes-nobles doivent prouver six quartiers de noblesse… et, aprèstout, ajouta-t-il, avec une brutalité voulue, j’ignore, au fond,qui vous êtes…
Ragastens se leva et se campa fièrement.
– Monseigneur, dit-il d’une voix mordante, vous ne m’avezpas demandé mes parchemins à Chinon.
– Aïe ! je suis touché ! fit César.
– Quant à mes titres de noblesse, ils sont écrits sur monvisage ; chez nous, les gentilshommes se devinent au premiercoup d’œil… et ces titres, je suis prêt à les contresigner du boutde ma rapière.
– Bravo ! Bien riposté !…
– Puisque vous pensez que je suis venu en Italie pourmonter la garde dans les églises, autour d’un vieillard qui dit desprières, adieu, monseigneur !…
– Eh là ! Quel diable d’enragé êtes-vous donc… ?Je sais, parbleu, que vous méritez mieux ! Aussi, ne vousl’ai-je proposé que pour vous éprouver… Vous me plaisez, tel quevous êtes… La manière dont vous avez arrangé mon terrible Astorre,dit l’Invincible, vos réponses, votre air, et jusqu’à cettemagnifique volée, tout à l’heure… ah ! cela surtout… j’en risencore…
César se renversa, riant en effet à pleine gorge. Le chevalierse rassit, en souriant.
– Donc, vous voulez entrer à mon service ?…
– Je vous l’ai dit, monseigneur !
– Eh bien, c’est fait, monsieur… Dans peu de temps, je vaisrecommencer la campagne contre certains principicules qui secroient tout permis… Mais je m’entends… À ce moment-là, jecompterai sur vous, chevalier. Les hommes braves et spirituels sontrares… je vous connais depuis quelques heures, mais le peu que j’aivu me répond de vous… Chevalier de Ragastens, vous entrerez encampagne sous mes ordres, à la tête d’une compagnie.
– Ah ! monseigneur, fit Ragastens en bondissant, quedites-vous là ?… Vous voulez vous moquer, sans doute…
– Après-demain, au château Saint-Ange, venez chercher votrebrevet…
Ivre de joie, tous ses rêves dépassés d’un coup par la plussingulière fortune, le chevalier s’inclina, saisit la main de Césaret la porta à ses lèvres…
– Maintenant, vous pouvez vous retirer, monsieur… Un motencore, cependant. Ce matin, lorsque vous fîtes peur à ce bonGarconio, vous avez rencontré une jeune dame vêtue de blanc etmontée sur un cheval blanc ?…
Il allait parler… Il cherchait les mots qui devaient assurer àPrimevère les bonnes grâces de César… Tout à coup, une pâleurlivide s’étendit sur son front. Les paroles s’étranglèrent dans sagorge…
En s’inclinant, Ragastens avait jeté les yeux, par hasard, surla mosaïque de marbre qui formait le plancher de la salle. Et ilvenait d’apercevoir une large tache de sang !…
Pourquoi cette vue arrêta-t-elle les mots irréparables qu’ilallait proférer… Frémissant, il se tut…
– Eh bien, monsieur, fit César, vous alliez dire…
– J’allais dire, monseigneur, que j’ai en effet rencontréla dame dont vous me parlez et que j’ai bien regretté d’avoirinterrompu la conversation de ce digne moine, lorsque j’ai su qu’ilétait à vous !
– Ainsi, reprit Borgia devenu sombre, vous ne la connaissezpas ?…
– Comment la connaîtrais-je monseigneur ?… J’ignoreson nom : je ne sais même pas par quel chemin elle adisparu…
– Bien, monsieur… Vous pouvez vous retirer. Après-demain,au château Saint-Ange… N’oubliez pas !
– Diable, monseigneur, pour oublier, il faudrait quej’eusse perdu l’esprit.
Et Ragastens, de l’air le plus naturel du monde, fit uneprofonde et gracieuse salutation à Lucrèce, qui lui donna sa main àbaiser. Puis il sortit, se réservant de réfléchir à la découvertequ’il venait de faire.
Ses soupçons éveillés, il se demandait maintenant si toute cetteaventure, commencée comme un beau rêve, n’allait pas aboutir àquelque traquenard. Avec un frisson, il se rappela lesavertissements de Primevère. À ce moment, une petite main doucesaisit la sienne et une voix lui glissa à l’oreille :
– Venez, et ne faites pas de bruit…
Ragastens était brave. La voix n’avait rien de sinistre aucontraire… Et pourtant, il fut saisi d’un malaise. Mais il se remitpromptement et, s’en remettant à sa bonne étoile, il suivit songuide féminin.
Après des tours et des détours, il se retrouva tout à coup dansla salle des festins. La vaste pièce était maintenant faiblementéclairée par un seul flambeau. Le cœur de Ragastens battait àrompre.
– Ne bougez pas… ne remuez pas, murmura son guide, etattendez ici… jusqu’à ce qu’on vienne vous chercher.
Puis la servante qui avait conduit le chevalier disparut.
Les yeux de Ragastens furent aussitôt invinciblement attirésvers la tache de sang… Elle était là encore… Il s’approcha sur lapointe du pied… se baissa… toucha le sang… il n’était pas encorecomplètement coagulé.
– Il y a une heure à peine que ce sang a été répandu !murmura-t-il… Oh ! Qu’est cela ?…
Une autre tache apparaissait plus loin… puis d’autres… tout unchemin rouge, une piste sanglante ! Haletant, il suivit cettepiste, courbé sur les dalles, pas à pas…
Il arriva à une porte et mit la main sur le verrou… La portes’ouvrit… Au delà, la piste continuait…
Guidé par elle, Ragastens traversa plusieurs salles et parvintenfin à une dernière porte qu’il ouvrit. Il étouffa alors uneexclamation de surprise épouvantée. Il se trouvait au bord duTibre !…
Un instant, il eut la pensée de se laisser glisser dans leTibre, de se sauver… Mais l’idée de fuir – de fuir devant unefemme ! – le révolta.
Il raffermit son épée, ferma la porte et rapidement, d’un pasléger, regagna la salle des festins, toujours obscure etsilencieuse. Quelques minutes pleines d’angoisse s’écoulèrent.
Enfin la même servante reparut. Comme tout à l’heure, elle leprit par la main et lui fit traverser trois ou quatre piècesobscures. Elle s’arrêta alors devant une porte et lui ditsimplement :
– Vous pouvez entrer.
Ragastens hésita une seconde ; puis, haussant les épaules,poussa la porte…
Il se trouva au seuil d’une sorte de réduit mystérieusementéclairé, comme le sont les chapelles, pendant les nuits deprières.
Au fond de ce réduit, sur un amas de peaux de panthères, unefemme !… Une femme nue qui souriait, les bras tendus… C’étaitLucrèce !…
Il était environ trois heures du matin, lorsque Ragastens,rentré à l’hôtellerie du Beau-Janus, tomba sur son lit, épuisé defatigue, et s’endormit d’un sommeil de plomb. Il dormit d’unetraite jusqu’à huit heures et fut réveillé par son hôte.
Le digne Romain venait lui demander le prix de la journée quicommençait. C’était, dans son honorable maison, une règleinvariable : on payait d’avance.
Le chevalier tâta ses poches et constata qu’il était pauvrecomme Job. Il soupira, jeta un coup d’œil sur son diamant et prial’hôte d’aller lui chercher un joaillier. L’hôte avait surpris lecoup d’œil et comprit.
– Le Ghetto est à deux pas, seigneur ; dans cinqminutes, je vous amène un Juif de mes amis qui achète les pierresprécieuses.
– Amenez-en aussi un autre qui vende des hardes.
– Ce sera le même ! répondit l’aubergiste, qui partiten courant. Quelques minutes plus tard il revenait, en effet, suivid’un vieillard à barbe majestueuse, mais sale et crasseuse, lequelse confondit en salutations et déposa sur le lit un assortimentcomplet de costumes. Ragastens lui tendit son diamant.
Le Juif tira une petite balance de sa poche, pesa la superbepierre et l’examina à la loupe.
Il y eut un débat. Le Juif commença par offrir le quart de lavaleur du diamant. Mais, il s’aperçut bientôt qu’il avait affaire àforte partie et, avec force gémissements, il dut se résigner à negagner que le tiers du prix réel.
Ragastens, alors, fit choix d’un équipement tout neuf ets’habilla au fur et à mesure qu’il choisissait les diverses piècesde son costume, dont chacune donna lieu à un marchandageeffréné.
Finalement, le chevalier se trouva équipé de pied en cap,luisant, rayonnant, flamboyant. Mais, tout payé, et l’hôteprudemment soldé pour trois jours d’avance, il ne lui restait plusque quelques écus.
Il allait sortir, lorsque l’hôtelier introduisit dans sa chambreun personnage bizarre qui demandait à le voir.
Ce vieillard entra en exécutant une série de courbettes.L’hôtelier l’avait introduit en lui témoignant un respect étrange,où il y avait de la terreur. Et, comme il demeurait là poursatisfaire une intense curiosité, Ragastens, d’un signe impérieux,lui ordonna de sortir.
L’hôte s’éclipsa. Mais il n’en perdit pas un coup d’œil car,penché à la serrure de la porte, il assista à l’entrevue. Dèsqu’ils furent seuls, Ragastens interrogea son visiteur d’unregard.
– Il signor Giacomo, pour vous servir.
– Monsieur Giacomo, que me vaut le plaisir ?…
– Je suis chargé de vous remettre ceci.
En parlant ainsi, le signor Giacomo avait entr’ouvert son vastemanteau et déposé sur le coin d’une table un petit sac rebondi. Lesac rendit un son de métal…
– Il y a là cent pistoles, continua Giacomo en multipliantles courbettes… si vous voulez vous donner la peine de compter…
– Hein ? s’écria Ragastens. Vous dites qu’il y a làcent pistoles ? Et c’est pour moi ?
– Vous êtes bien le seigneur chevalier deRagastens ?…
– En chair et en os, bien que doutant s’il rêve ou s’ilveille, depuis cette nuit.
– En ce cas, les cent pistoles sont pour vous.
– Mais qui me les envoie ?… Je veux être pendu si jecomprends…
– Chutt !… Comptez, signor mio…
Abasourdi, Ragastens défit le sac, tandis qu’un large souriresardonique balafrait la figure ratatinée de Giacomo. Les centpistoles y étaient bien.
Et, tout émerveillé qu’il fût, Ragastens les engloutit àl’instant même dans la ceinture de cuir qu’il portait autour desreins. Cette besogne accomplie, il se prépara à interrogerl’étrange visiteur. Mais celui-ci s’était évanoui !… Il appelal’hôte.
– Où est passé le signor Giacomo ?
– Il vient de s’en aller, monseigneur, réponditl’aubergiste courbé en deux.
Cette soudaine vénération surprit Ragastens.
– Oh ! oh ! fit-il en saisissant l’hôtelier parl’oreille, tu as tout vu, toi ?…
– Monseigneur, excusez-moi… mais vous voudrez bienpardonner à un pauvre aubergiste qui ignorait quel puissantseigneur il avait l’honneur de loger…
– Ah çà ! interrompit Ragastens étourdi,m’apprendras-tu ce que cela signifie ?…
– Cela signifie que je sais maintenant ce que je ne savaispas tout à l’heure… que je loge sous mon humble toit un allié… unami… un parent peut-être des plus illustres et des plus redoutablesseigneurs de Rome… Et je le sais, puisque le signor Giacomo quisort d’ici est l’homme de confiance de Lucrèce Borgia… l’intendantdu Palais-Riant.
Sur ces mots, prononcés avec un frisson d’émoi, l’hôte sortit àreculons, en saluant plus bas que terre !…
Ragastens demeura une minute rêveur.
Puis, secouant la tête, il s’en alla à l’écurie, sella Capitan,sauta à cheval avec la légèreté d’un homme qui se sent en passe defaire bonne fortune. Au pas, il prit le chemin de la porteFlorentine par laquelle, la veille, il était entré dans la VilleÉternelle.
Il se donnait à lui-même pour prétexte qu’il fallait absolumentprévenir Primevère de ce qui se tramait contre elle. En réalité, ilvoulait ardemment la revoir, pour le seul bonheur de la contemplerencore.
Et, des deux genoux, il pressa les flancs de Capitan comme s’ileût pensé la sauver en allant plus vite vers le lieu où il l’avaitrencontrée. La brave bête comprit ce qu’on lui demandait, sansl’intermédiaire de l’éperon, et accentua son galop.
Ce fut ainsi qu’il parvint à l’endroit précis où Primevère,poursuivie par le moine Garconio, s’était tout à coup approchée delui pour implorer son aide.
Il alla plus loin et se jeta à travers champs, sur la droite, àl’endroit exact où il avait vu tourner Primevère.
Il ne tarda pas à se trouver à la lisière d’un bois d’olivierset dut se mettre au pas, le sol étant hérissé de racines quicrevaient la terre, pour darder au ciel de nouvelles pousses. Lebois, clairsemé au début, se fit épais et serré. Il mit pied àterre.
Ragastens parvint sur les bords d’un ruisselet qui courait sousle bois. Il s’arrêta donc, débrida Capitan et le fit boire. Alors,il songea à lui-même et tira de ses fontes un pain, un carré deviande froide et un fiasco de vin blanc, protégé par une envelopped’osier. Il mit le fiasco à rafraîchir dans le ruisseau et attaquason morceau de viande froide.
– Corbleu ! fit-il presque à haute voix, le jolibois ! Et le joli ruisseau que voilà ! Il n’y manque quela naïade ou la nymphe.
– C’est que vous ne la voyez pas ! Car elle est là quiassiste à votre repas, répondit une voix pure avec un éclat de riremoqueur.
Le chevalier se leva d’un bond, effaré… Et il demeura touttroublé en voyant, de l’autre côté du ruisseau, sortant d’unbuisson de verdure, celle qu’il cherchait en vain, la jeune fille àla robe blanche… Primevère !
Dans ce cadre, elle semblait plus que jamais mériter son surnom.Elle était vraiment l’incarnation radieuse du printemps.
– Eh bien ! reprit-elle, il paraît que la nymphe duruisselet vous fait peur, chevalier ?
– Madame, répondit Ragastens, sans trop savoir ce qu’ildisait, je n’ai peur que d’une chose… c’est que l’apparitions’évapore…
– Que faisiez-vous donc en ces lieux écartés ?reprit-elle pour se donner une contenance.
– Je vous cherchais ! Et vous, madame ?
– Je vous attendais, répondit-elle.
Ragastens jeta un léger cri de joie, franchit d’un bond leruisseau qui les séparait et il allait tomber aux pieds de la jeunefille, lorsque, d’un geste plein d’une charmante dignité, celle-cil’arrêta.
– Je vous attendais, chevalier, continua-t-elle d’une voixaltérée par une subite émotion, parce que j’ai vu en vous, un je nesais quoi me disant que je pouvais me fier à vous… Ai-je eutort ?…
– Oh non, madame, dit le chevalier en se courbant avec unprofond respect, non, vous n’avez pas eu tort d’avoir confiance enun homme qui, depuis qu’il vous a vue, ne songe plus qu’à sedévouer à votre défense…
– En effet, chevalier, j’ai besoin d’être défendue,hélas !…
– Je le sais, madame !
– Vous le savez ?
– Vos paroles suffiraient pour me l’apprendre… mais je saisaussi autre chose, et ceci m’amène à vous dire pourquoi je vouscherchais…
– Qu’avez-vous donc appris ? s’écria la jeune filleavec une surprise mêlée de frayeur.
– D’abord votre vrai nom !… Je sais que vous vousappelez Béatrix, que vous êtes la fille du comte Alma…
À ces mots, elle pâlit et recula, en jetant autour d’elle unregard de terreur. Une soudaine méfiance parut dans ses yeux.
– Oh ! rassurez-vous, madame, fit ardemmentRagastens ; ce nom ne sortira jamais de ma bouche.
Elle se rapprocha, toute tremblante encore, et tendit sa mainque le chevalier porta à ses lèvres.
– Pardonnez-moi, monsieur… c’est que je suis entouréed’embûches et d’ennemis… c’est que ce nom est, en effet, un secretet que je suis épouvantée que quelqu’un l’ait appris, fût-il leloyal et brave gentilhomme que vous êtes !
– Un hasard m’a seul fait connaître ce secret… et j’avoued’ailleurs que ce hasard est assez effrayant…
– Que voulez-vous dire ?…
Ragastens raconta alors dans tous ses détails la scène terribleà laquelle il avait assisté et il répéta textuellement les paroleslugubres du blessé du Tibre.
– Je suis perdue !… finit-elle par murmurer.
– Par le soleil qui nous éclaire, s’écria Ragastens, jevous jure que les jours du misérable qui vous fait pleurer sontcomptés, si vous me révélez son nom…
Primevère secoua la tête et un frisson l’agita. Puis elle jetaun profond regard sur le chevalier.
– Eh bien, oui, fit-elle tout à coup. Vous saureztout !… Mais pas aujourd’hui… pas ici !… Vendredi, à uneheure de la nuit, rendez-vous sur la voie Appienne… Comptez survotre gauche vingt-deux tombeaux… au vingt-troisième, arrêtez-vous,approchez-vous et à celui qui vous dira : Roma !répondez : Amor !… Alors, chevalier, vous saurezquels terribles ennemis sont les miens.
Le chevalier mit la main sur son cœur, qui battait à rompre etvoulut répondre. Mais, légère et gracieuse, Primevère s’était déjàenfoncée dans l’épais feuillage…
Pensif, agité de mille pensées diverses, le chevalier rebridaCapitan, sortit du bois et sauta en selle. Puis il prit le cheminde Rome. Mais, rendu prudent par le peu qu’il savait, et surtoutpar ce qu’il supposait, il fit un grand détour, et, vers le soir,rentra dans la ville par une autre porte que celle qu’il avaitprise pour en sortir.
Le lendemain, de bonne heure, Ragastens, resplendissant dans sonbeau costume se prépara à se rendre au château Saint-Ange. Comme ilallait sortir, il vit une foule de gens du peuple qui, causant etriant entre eux, se dirigeaient tous dans le même sens.
– Où vont donc tous ces gens ? demanda le chevalier àson hôte qui, respectueusement, lui tenait l’étrier.
– À Saint-Pierre, seigneur.
– À Saint-Pierre ? Il y a donc une fêtereligieuse ? Nous ne sommes ni à Pâques, ni à laPentecôte…
– Non, mais il y aura cérémonie tout de même ! Et unebelle ! On dit que ce sera magnifique. Pour tout dire, ils’agit des funérailles de monseigneur François Borgia, duc deGandie, mort lâchement assassiné…
– Assassiné ?…
– Hélas, oui ! On a retrouvé son cadavre, percé d’unmaître coup de poignard !
– Et où a-t-on retrouvé ce cadavre ?… demandaRagastens avec une avide curiosité.
– Dans le Tibre !… À trois cents pas à peined’ici !
– Dans le Tibre !…
– Les brigands, non contents d’assassiner le pauvreseigneur, ont jeté à l’eau son corps, dans l’espoir peut-être qu’ilserait entraîné jusqu’à la mer…
– Ainsi, on a trouvé le cadavre dans le Tibre !interrompit Ragastens.
– Comme j’ai l’honneur de vous le dire, à trois cents pasd’ici !… La découverte en fut faite hier matin, une heure àpeine après que vous eûtes quitté l’hôtellerie…
– Et soupçonne-t-on l’assassin ?…
– On a arrêté une douzaine de gens mal famés… Il est sûrqu’on retrouvera les criminels, car c’est monseigneur César enpersonne qui dirige les recherches…
– Merci de vos renseignements, mon cher monsieurBartholomeo.
– Savez-vous, seigneur chevalier, ce que quelques-unsdisent tout bas ?…
– Que dit-on ? fit Ragastens en se penchant sur saselle, car il était déjà à cheval.
Mais Bartholomeo se tut soudain. Il venait de se rappeler que lechevalier avait reçu, la veille, la visite de Giacomo, l’intendantdu Palais-Riant, et que, selon toute apparence, il était l’ami desBorgia… Il jeta un regard effaré sur Ragastens.
– Rien ! fit-il en balbutiant ; on ne ditrien…
– Eh bien, je vais vous l’apprendre, ce qu’on dit ! Ondit que le Palais-Riant est bien près du Tibre où l’on a retrouvéle duc de Gandie… n’est-ce pas ?
Bartholomeo devint cramoisi, puis livide de terreur.
– Je n’en sais rien, Excellence… Rien, je vous jure !je ne dis rien, je ne suppose rien, je ne sais rien…
Le chevalier se dirigea, au pas de sa monture, vers le châteauSaint-Ange et passa Saint-Pierre. Là, sur la place dallée, venaientaboutir et se perdre en de sombres remous les fleuves d’hommes quedéversaient toutes les rues.
La nouvelle de la mort de François Borgia avait produit uneprofonde impression.
Ragastens observa la foule qu’il fendait lentement du poitraildu Capitan. De sourdes rumeurs faisaient tressaillir cette foule etcouraient à sa surface comme les souffles d’une prochaine tempêtesur la face des mers. Dans certains groupes, on n’hésitait pas àdire qu’il fallait venger la mort de François. Et, au mot devengeance, des regards se tournaient vers le château Saint-Ange. Detoute évidence, ces regards menaçaient César.
Préoccupé de ce qu’il voyait et entendait, Ragastens ne fit pasattention à un homme – un religieux, un moine ! – quiparcourait les groupes, glissant un mot dans l’oreille des uns,faisant à d’autres des signes mystérieux. Ce moine, c’était DomGarconio.
À quelle besogne se livrait-il ?
C’est ce que se fût demandé le chevalier s’il eût vu le moine.Mais, comme nous l’avons dit, il marchait, tâchant de recueillirles impressions qui se dégageaient de la foule, puis songeant àl’étrange entrevue qu’il avait eue la veille avec Béatrix. L’imagede la jeune fille flottant devant ses yeux finit par l’absorbercomplètement.
Et lorsqu’il fut parvenu devant la porte du château Saint-Ange,une modification extraordinaire s’était opérée dans l’attitude dela foule. Tout brave qu’il était, Ragastens eût sans doute frémis’il eût vu à ce moment les yeux luisants qui se braquaient surlui, et les sourires mauvais qui l’accompagnaient. Mais il ne vitrien et, paisiblement, pénétra dans la cour du château, sillonnéede laquais, de soldats, d’officiers et de seigneurs.
Ragastens avait mis pied à terre et, assez embarrassé, regardaitautour de lui sans trop savoir à qui s’adresser, lorsqu’une voix debasse-taille retentit à ses côtés.
– Comment, « facchini » !… Vous ne voyez pasque M. le chevalier de Ragastens vous tend la bride de samonture ?
Les laquais auxquels s’adressait cette apostrophe seprécipitèrent vers le chevalier et, avec toutes les marques d’ungrand respect, s’emparèrent de Capitan, qu’ils conduisirent dansl’une des vastes écuries du château. Ragastens s’était retournévers celui qui venait si à propos de le tirer d’embarras.
– Le baron Astorre ! s’écria-t-il non sanssurprise.
– Moi-même, répondit le colosse, enchanté de me mettre àvotre disposition, pour vous guider à travers cette petite villetouffue qu’est le château de Saint-Ange !
– Ma foi, mon cher baron, je vous suis vraiment obligé del’offre… Mais permettez-moi de m’enquérir de votre santé… Bien quevous ayez le bras en écharpe, j’espère que je n’aurais pas étéassez maladroit pour vous endommager sérieusement…
– Vous le voyez, chevalier, je n’ai pas l’air d’unmoribond ; par tous les diables, l’épée qui doit m’envoyerad patres n’est pas encore forgée… Mais venez… je vaisvous conduire jusqu’aux appartements de monseigneur César qui, ence moment, est en conférence avec son illustre Père…
Le baron lui fit monter un somptueux escalier de granit rose, auhaut duquel commençait une enfilade de salles décorées avec un luxeplus sobre que celui du Palais-Riant. Ils arrivèrent ainsi à unesorte de vaste salon où grouillait tout un monde de seigneurschamarrés, de gardes, de courtisans, qui bavardaient sans lamoindre retenue.
– Messieurs, dit Astorre de façon à dominer lesconversations, permettez-moi de vous présenter M. le chevalierde Ragastens, gentilhomme français, venu en Italie pour nousmontrer à tous comment on manie une épée et qui a débuté par medonner, à moi l’Invincible Astorre, une leçon dont je mesouviendrai longtemps !
Tous les regards convergèrent sur le chevalier. Ragastenstressaillit. Car il lui avait semblé démêler dans la voix d’Astorrequelque intonation ironique et c’étaient des regards moqueurs quise tournaient vers lui…
César Borgia se trouvait en effet chez le pape, ainsi que lebaron Astorre l’avait annoncé à Ragastens.
Alexandre VI était, à cette époque, un vieillard de soixante-dixans. Sa physionomie « ondoyante et diverse » portait lesmarques d’une subtile diplomatie.
Alexandre était de taille un peu au-dessus de la moyenne ;il se tenait droit, bien que parfois il feignît de courber la têtecomme sous le poids de la pensée. C’était un vieillard d’uneadmirable verdeur. Ses origines espagnoles se révélaient dans sonœil dur et hautain, dans le circonflexe de la bouche fine etserrée, dans les sourcils demeurés touffus et presque noirs.
Au moment où nous pénétrons auprès du pape, il se trouve dansune sorte d’oratoire sévèrement meublé, assis dans un vastefauteuil à haut dossier sculpté.
Un jeune homme, qui semblait à peine avoir dépassé la vingtièmeannée, était devant lui, debout, dans une attitude de respectpleine de dignité et le pape achevait un entretien commencé depuisune demi-heure. Ses yeux pétillants se fixaient sur un tableauqu’on venait d’accrocher à la muraille. Le jeune homme suivait ceregard avec une évidente inquiétude.
– Admirable ! disait le pape. Merveilleux !Raphaël, mon cher enfant, tu seras un grand peintre…
– Ainsi… Votre Sainteté n’est pas mécontente de cettemadone ?…
– Admirable, Sanzio ! Je ne trouve pas d’autre terme…Elle est si simple dans cette chaise populaire…
Le jeune homme aux yeux rêveurs écoutait ces éloges avec unenoble simplicité. Il allait se retirer, lorsque le pape le retintd’un geste.
– Et cette « Transfiguration », dit-il,avance-t-elle ?
Raphaël Sanzio devint soucieux et poussa un soupir.
– Cette œuvre me désespère, fit-il sourdement.
– Allons, allons ! Du courage perbacco ! Va, mon enfant, tu es libre… Ah ! un motencore. Où prends-tu tes modèles ? Où trouves-tu ces parfaitesbeautés que tu peins ?… Quelque grande dame, sans doute…
– Que Votre Sainteté daigne me pardonner, répondit Raphaël.Ce n’est pas parmi les grandes dames que je pourrais trouver cettesuavité de lignes, cette pure harmonie des contours et ces refletsde profonde noblesse qui viennent des âmes vraiment pures…
– Et où donc, per bacco ?…
– Dans le peuple qui sait aimer, qui saitsouffrir…
– Ainsi, ta madone ?…
– Est une simple fille du peuple, une humblefornarina[1] .
Le pape demeura songeur et ferma les yeux une minute. Puis,simplement, il ajouta :
– Eh bien, Raphaël, je veux la connaître !… Va,maintenant.
Le jeune homme se retira, étonné, presque inquiet. Quant aupape, les yeux fixés sur la « Vierge à la chaise », ilmurmurait :
– Oui… connaître cette pure enfant !… Réveillerpeut-être quelques étincelles dans les cendres déjà froides de monvieux cœur !… Aimer encore une fois !… Vivre… Oh !ne fût-ce qu’une heure !
Alexandre VI se tourna alors à demi vers une porte et dit :« Entre ! »
La porte s’ouvrit aussitôt. César parut.
Une singulière transformation venait de s’opérer dans laphysionomie du pape. La tête penchée sur la poitrine, les mainsjointes, il paraissait horriblement souffrir. Mais il eût étéimpossible de dire si son mal était corporel ou moral. Sur un gestede lui, César s’assit.
Le duc de Valentinois, cuirassé, botté, la figure rude, le poingappuyé sur le pommeau d’une lourde épée, l’œil en éveil, la boucheplissée par un sourire d’une cynique impudence, formait un violentcontraste avec son père. C’était le reître en présence dudiplomate…
– Eh bien, mon fils, dit enfin le pape, cette immensedouleur nous était donc réservée ?… J’étais donc destiné, surla fin de ma vie, à voir tomber un de mes enfants sous le poignardd’un misérable bravo ? Le plus soumis de mes enfants… lemeilleur, peut-être !… Ah ! malheureux père que jesuis ! Le ciel réservait ce châtiment cruel à mes péchés, sansdoute !
César ne répondit pas un mot. Le pape essuya ses yeux oùd’ailleurs il n’y avait pas de larmes.
– Mais, reprit-il, ma vengeance sera éclatante. Sais-tu lechâtiment qu’a mérité l’assassin, César ? Lesais-tu ?
César tressaillit et une ombre passa sur son front. Mais ilcontinua à se taire. Alexandre lui saisit la main.
– Je veux que ce soit terrible. L’assassin, quel qu’ilsoit, du peuple ou de la noblesse, fût-il même quelque puissantseigneur, même un de nos parents, l’assassin subira le supplicedont j’ai dicté tout à l’heure l’ordonnance : il aura lesongles arrachés, la langue coupée, les yeux crevés, et demeureraexposé ainsi au poteau d’infamie jusqu’à ce que mort s’ensuive.Alors, on lui arrachera le cœur et le foie pour les jeter auxchiens, puis le cadavre sera brûlé et les cendres jetées au Tibre…,Cela te paraît-il suffisant, César ?… Parle !
César garda le silence. Il était seulement un peu pâle. Le papereprit :
– Ah ! mon pauvre François ! Quand je songe quel’autre soir, plein de vie et de gaîté, il vint me trouver… et queje lui conseillai d’aller passer la soirée chez ta sœur Lucrèce…Ah ! maudit conseil… Car c’est sûrement en sortant du Palaisde Lucrèce qu’il a été tué… pauvre François ! Si bon ! Sitendre !… Mon cœur en saigne… Mais tu ne pleures donc pas,César ?…
– Mon père, j’attends, pour vous parler de choses sérieusesque vous ayez fini de jouer la comédie…
– Per bacco ! Que signifie !…
– Cela signifie que la mort de François vous enchante ousinon je ne comprends plus, moi !
– Malheureux enfant ! Comment peux-tu penser depareilles abominations ! Tu outrages ma douleur !
– François vous gênait, mon père, reprit César en haussantla voix. Fourbe, lâche, imposteur, indigne de ce nom de Borgiaqu’il portait, ennemi en secret de votre gloire et de votregrandeur, impuissant conspirateur, ne sachant ni aimer ni haïr, ilnous déshonorait, mon père ! Sa mort est labienvenue !
– Conspirateur ?… Tu dis qu’il conspirait ?…
– Vous le savez aussi bien que moi, mon père !
– N’importe ! Le crime est atroce et doit êtrepuni ! Tu m’entends, César ?… Quoi qu’ait pu faire contrenous le pauvre François, il est intolérable que quelqu’un au mondeait osé porter la main sur un Borgia ! Un châtiment exemplairedoit apprendre à l’univers que les Borgia sontinviolables !
– Je suis de votre avis, mon père, dit froidement César.Aussi, je vous jure que l’assassin sera retrouvé : c’estmoi-même qui m’en occupe !
– Alors je commence à me tranquilliser, César… Si aprèsavoir réduit la noblesse et muselé le peuple, si après avoir domptél’Italie et mis Rome dans une cage, nous laissons assassiner, cen’est pas la peine d’avoir fait ce que nous avons fait !…Seul, un Borgia peut toucher à un Borgia !
– Mon père, votre sagesse est infinie et je m’inclinehumblement devant votre génie. François nous trahissait…
– La Providence l’en a puni avec une sérénité qui faittrembler de douleur mon cœur paternel…
– Maintenant que nous avons réglé la question des justesvengeances…
– Tu retrouveras l’assassin, n’est-ce pas, César ?Promets-le-moi pour me tranquilliser.
– C’est juré, mon père… et vous savez ce que valent lesserments d’un Borgia… quand il y va de son intérêt !…Maintenant que cette question est réglée, je voudrais connaître undétail qui m’échappe…
– Parle, César.
– Vous avez dit que François conspirait, et que sa mortvous délivrait d’un danger.
– Per bacco ! C’est toi qui as ditcela !
– Oui, mais vous l’avez pensé. Mettons que vous l’ayez ditpar l’intermédiaire de ma bouche…
– Soit, admettons-le… Après ?…
– Eh bien, mon père, achevez de m’éclairer : avec quiconspirait François ? Il est important que je le sache…
Le pape réfléchit quelques instants.
– Mon fils, dit-il enfin, il n’est que trop vrai queFrançois avait fait alliance avec nos pires ennemis…
– Nommez-les, mon père !
– Te les nommer ! s’écria-t-il. Comme tu y vas !Si je pouvais te les nommer, la besogne serait tropfacile !
– Ainsi, vous ne savez pas le nom desconspirateurs ?
– Je sais que l’on conspire, voilà tout !… Je saisqu’on veut ma mort – et la tienne, César !… Je sais que lestraîtres avaient mis leur confiance en ton frère François… que ladivine Providence ait pitié de son âme…
– Songeons à nous, mon père !
– Juste, per bacco !… Et, à ce propos, ilm’est venu une idée.
Les idées du pape étaient généralement funestes à ceux à qui illes confiait. César ne l’ignorait pas.
– Je songe à te marier ! fit tout à coup le vieuxBorgia.
César éclata de rire, rassuré.
– Quel mal vous ai-je fait, mon père ?s’écria-t-il.
– Ne plaisante pas, César… Je connais tes goûts, je saisque le sacrement du mariage inspire à ton indépendance unerépulsion que je ne veux pas contrarier… Donc, si je te parle d’unmariage possible, c’est que j’y vois le moyen de consolider àjamais notre puissance…
– Je vous écoute, mon père ! dit César redevenuattentif et sérieux.
– Écoute, César, il m’arrive parfois de regarder derrièremoi dans ma vie et de me rappeler tout ce que j’ai fait pour lagloire et la fortune de notre maison…
La voix du vieillard devint rocailleuse… sa figures’assombrit.
– Alors, César, il me semble que des fantômes se mettent àrôder autour de moi !… Des princes, des comtes, des évêques,des cardinaux… toute une ronde infernale de têtes livides qui memenacent… tous ceux qui sont tombés autour de nous, par le fer oupar le poison… Les Malatesta, les Manfredi, les Vitelli, lesSforza… tous sortent de leurs tombeaux et me disent :« Rodrigue Borgia, quiconque tue sera tué ! Borgia, tupériras par le poison !… »
– Mon père !… Chassez ces puériles imaginations…
– César ! César ! murmura le pape en saisissantla main de son fils, j’en ai l’horrible pressentiment : jemourrai avant peu… et c’est par le poison que je mourrai !…Tais-toi !… Laisse-moi achever ! Que je meure, moi, cen’est rien ! Mais toi !
– Suis-je donc menacé ?…
Le pape jeta à son fils un de ces coups d’œil en dessous qui luiétaient familiers et vit que la terreur commençait à faire sonœuvre dissolvante dans l’esprit de César.
– Enfant ! s’écria-t-il. T’imagines-tu donc que cesoit à moi qu’on en veut ? Allons donc ! S’il n’y avaitque moi, on me laisserait mourir de vieillesse… car je suis usé…Mais toi ! Toi !… Le digne héritier de mapuissance ! Toi, qui as conquis les Romagnes ! Toi, quirêves de restaurer l’empire de Néron et de Caligula ! Toi,César, mon fils, c’est toi que l’on veut atteindre, et pour tefrapper plus sûrement, il faut que je disparaisse le premier…
– Par l’enfer ! gronda César, avant qu’on ait touché àun cheveu de votre tête, mon père, j’incendierai l’Italie, du capSpartivento jusqu’aux Alpes !…
– Il y a mieux à faire, César ! reprit le pape dontl’œil noir s’éclaira de satisfaction.
– Parlez… je suis prêt à tout !
– Eh bien, César… ce mariage… il arrangeraittout !
– Encore faut-il que je sache…
– Le nom de celle qui nous apportera en dot la pacificationde l’Italie et la certitude de notre puissance consolidée ? Jevais te le dire : c’est la fille du comte Alma…Béatrix !
– La fille du comte Alma !… fit César étonné.
– Tu la connais ?
– J’ignorais même que le comte eût une fille !… Mais,mon père, comment pouvez-vous supposer qu’une alliance soitpossible entre les Borgia et les Alma ?… Vous disiez que j’aiconquis les Romagnes… C’est vrai, mais je n’ai pu faire capitulerla citadelle de Monteforte, qui a résisté à six assauts et à unsiège de quatorze mois ! Le comte Alma, seigneur de Montefortedemeure debout, insolent, superbe, comme une perpétuellemenace…
– Eh ! tu mets le doigt sur la plaie… Monteforte estdevenu le rendez-vous de tous les mécontents… de tous ceux que nousavons dépossédés et dépouillés. Intrigant, actif, courageux, lecomte Alma a concentré autour de lui, en un faisceau, les haines etles rancunes éparses dans l’Italie… Vois-tu bien l’intérêt que nousavons à ce que Béatrix devienne ta femme ?…
– Jamais le comte n’y consentira…
– Tu l’y obligeras.
– Comment ?
– En enlevant sa fille, d’abord.
César, soucieux, le front barré d’un pli de défiance, cherchaitdans sa tête les arguments pour se dispenser de cette opération quilui souriait médiocrement. L’amour sauvage qui, d’heure en heure,grandissait dans ce cœur, n’y laissait plus de place pourl’aventure proposée.
– Marcher sur Monteforte, reprit le pape, avec des forcessuffisantes, s’emparer de ce dernier rempart, tenir le comte à tamerci, et alors lui proposer d’épouser sa fille : c’est uncoup magnifique, superbe… C’est la fin des révoltes… c’estl’apaisement définitif… la déroute de nos ennemis désormaisdécouragés…
» La fille est belle, sais-tu ?… Cette Béatrix estjolie à damner un pape !…
César haussa les épaules. Le pape se leva.
– Je vois que cette affaire ne te convient pas…
César demeura muet, obstiné.
– Soit ! reprit le vieux Borgia en dardant sur lui unregard empreint d’une inexprimable malice. J’y renonce… Jetrouverai bien le moyen de me défendre et de te défendre aussi,sans t’obliger à un désagréable mariage avec cette petitePrimevère…
César bondit. Il était devenu très pâle.
– Qu’avez-vous dit, mon père ? fit-il d’une voixrauque.
– J’ai dit : Primevère… C’est un surnom que des gensont donné à Béatrix…
– Vous dites ? Primevère est la fille du comteAlma ?
– Je le dis ! Qu’y a-t-il qui puisset’émouvoir ?
César souffla bruyamment, assura son ceinturon et, se tournantvers le pape :
– Mon père, quand faut-il marcher surMonteforte ?…
– Je te dirai cela d’ici quatre jours… Tu acceptesdonc ?
– Oui, fit César les dents serrées.
– Bien !… Va maintenant t’occuper des funérailles dece pauvre François. On me dit qu’il y a, à ce sujet, quelque fièvreparmi le peuple…
César sortit en haussant les épaules avec mépris. Le pape écoutaun instant le bruit décroissant de ses éperons qui résonnaient surles dalles. Puis, simplement, il murmura :
– Imbécile !…
Quant à César, après avoir franchi un grand nombre de salles, ilavait descendu un escalier, puis un autre… puis s’était enfintrouvé dans les vastes caves du Vatican. Personne nel’accompagnait.
Au fond des caves – immense enchevêtrement de sous-sols – ilouvrit une trappe et descendit encore. Alors, il parvint à uncaveau circulaire.
Il appuya des deux mains sur une pierre que rien ne distinguaitdes autres – et la muraille s’entr’ouvrit, laissant le passagelibre pour un homme. Une sorte d’étroit boyau, noir et humide,commençait là. César s’y engagea sans lumière.
Ce boyau, c’était le fameux souterrain qui réunissait le Vaticanau château Saint-Ange. À cette époque-là, trois personnes seulementconnaissaient l’existence de ce souterrain : le pape, César etLucrèce.
Après la pompeuse et ironique présentation du baron Astorre, lafoule des courtisans s’était tournée vers le nouveau venu. Lechevalier salua avec cette grâce impertinente dont il avait lesecret.
– Messieurs, dit-il avec une modestie qui frisait de prèsl’insolence, M. le baron Astorre est trop bon de vous rappelerl’avantage que j’ai eu de le toucher six fois de suite.
Astorre pâlit et, par un regard circulaire, implora l’aide deses amis. Il était évident que, sur le terrain des allusions, iln’était pas de force à lutter avec le chevalier. Un jeune hommes’avança et, saluant Ragastens :
– Ainsi, monsieur le chevalier est venu… Comment as-tu dit,Astorre ? Pour nous enseigner l’escrime ?
– À votre disposition, monsieur, fit Ragastens avec sonimperturbable politesse.
– Prends garde, cher Rinaldo, dit Astorre en riant.Monsieur porte un nom terrible : il s’appelle le chevalier LaRapière.
Il y eut des éclats de rire tout autour de Ragastens.
– Ma foi ! s’écria Rinaldo, je serais enchanté de voirjusqu’à quel point ce nom est justifié…
– Cela vous sera difficile, monsieur, réponditRagastens.
– Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?
– Parce que je ne veux pas vous battre.
– Dites que vous ne voulez pas vous battre…
– Vous n’y êtes pas… je ne demande pas mieux que de vousdonner la petite leçon dont vous paraissez avoir aussi grand besoinque notre ami, le baron Astorre…
Il s’était fait un grand silence, et chacun attendait la suitede la provocation. Le chevalier continua :
– Malheureusement, j’ai fait hier un serment…
– Celui de ne plus vous exposer ?…
– Voyant combien il était facile de vous toucher, vousautres Romains…
Des murmures menaçants se firent entendre.
– J’ai été pris, continua Ragastens avec son sourire, deremords et de pitié…
– Et alors ? s’écria Rinaldo, livide de fureur.
– Alors, j’ai résolu de ne plus accepter de duel, à Rome, àmoins d’avoir deux adversaires… Pour ma rapière, il faut deux épées– au moins !
Trois épées étincelèrent, parmi lesquelles celle de Rinaldo.
– J’en demandais deux, on m’en offre trois… Je les accepte,puisqu’on me les offre !
Aussitôt, il tira sa rapière et tomba en garde. Il étaitrayonnant et superbe d’audace.
– Messieurs, ricana-t-il, pour aujourd’hui encore, ce seraune simple leçon… Vous allez voir comment on fait décrire à troisépées des courbes élégantes dans l’espace… Attention…une !…
L’un des trois spadassins jeta une exclamation furieuse ;son épée venait de lui sauter des mains.
– Deux ! continua tout à coup le chevalier.
C’était l’épée de Rinaldo qui sautait. Fendant le cercle desspectateurs, il courut après l’arme. L’épée était tordue…
Au moment où il se baissait pour la ramasser, un moine qui,debout dans un coin obscur, notait les phases de cette passed’armes, s’avança vers lui. Il entr’ouvrit son manteau et, tendantune épée nue à Rinaldo :
– En voici une, dit-il, qui ne se tordra pas. Pourl’honneur de Rome, pour notre salut, touchez cet insolent…
Rinaldo n’écoutait plus. Il avait saisi l’arme qu’on lui tendaitet, s’élançant vers le chevalier de Ragastens, il tomba en gardedevant lui au moment où il s’écriait :
– Trois !
Son troisième adversaire, en effet, venait d’être désarmé.
– Ah ! fit Ragastens en se tournant vers Rinaldo, ilparaît qu’une leçon ne vous suffit pas… J’aime cette ardeur…Tiens ! Vous avez une épée neuve ?… Je croyais avoirtordu la vôtre…
Rinaldo ne disait rien et s’escrimait froidement, résolu àtoucher au moins une fois l’indomptable chevalier.
– Je vois que vous n’avez pas bien compris, repritcelui-ci… Tenez, regardez bien… Je commence par vous endormir lepoignet par ces battements… bon !… Puis, par cette série dedoublés, je lie votre épée… un dernier coup… et… ça faitquatre !…
Une fois encore, l’épée venait de sauter… Elle décrivit unecourbe et alla retomber par-dessus le cercle des spectateurs… Onentendit un léger cri : l’arme, en retombant, venaitd’égratigner à la main un laquais qui passait.
– Ce n’est rien ! fit le moine en s’élançant vers lelaquais. Tais-toi et suis-moi. Je vais te guérir cela àl’instant.
Le laquais suivit le moine, très étonné, car l’égratignure, àpeine visible, n’offrait rien de grave.
Pendant ce temps, un remous s’était opéré dans le cercle descourtisans. Toutes les têtes se découvraient. César Borgia venaitd’apparaître.
– À cheval, messieurs, dit-il… À cheval, aujourd’hui, pourla cérémonie funèbre qui nous attend… Mais, dans quelques jours, àcheval pour la bataille !…
Un grand vivat s’éleva, et la cohue entoura César.
– Oui, messieurs, continua celui-ci ; sous peu nouspartons… que chacun soit prêt au plus tôt pour une campagne quisera dure… En attendant, allons enterrer mon bien-aimé frèreFrançois… M. le chevalier de Ragastens, ajouta-t-il enapercevant le chevalier, vous vous tiendrez près de moi, vousentendez ?… Messieurs, je vous présente M. le chevalierde Ragastens, mon ami… l’un des meilleurs !
Aussitôt, César se dirigea vers le grand escalier d’honneur quiaboutissait à la cour du château. La foule des courtisans le suivitavec un grand cliquetis d’épées et d’éperons.
Des mains nombreuses s’étaient tendues vers Ragastens. Les unss’empressaient à saluer en lui un favori du maître. D’autres,simplement heureux de témoigner une sympathie à sa vaillance.
Dom Garconio – le moine qui avait tendu une épée neuve à Rinaldodésarmé – dom Garconio avait entraîné le laquais que cette épéevenait d’égratigner légèrement à la main. Mais il n’avait pas faitvingt pas que l’homme s’arrêta soudain, comme frappé d’un vertige.Il devint livide. Une mousse apparut au coin de ses lèvres. Ilvoulut parler. Mais sa gorge ne put émettre qu’une sorte de criguttural. Puis ses genoux fléchirent et il s’abattit.
Garconio, penché sur lui, suivait attentivement les phases del’agonie. Cette agonie fut courte.
– Bien, murmura Dom Garconio… Selon mes prévisions, lepoison paralyse la langue dès que ses effets commencent à seproduire… Donc, pas de bavardages inutiles au moment de l’agonie…Mais, d’autre part, cette agonie vient beaucoup trop vite… j’avaiscalculé qu’elle se produirait au moins deux heures après lablessure… Il faudra modifier le dosage…
Puis, Garconio ayant jeté un dernier regard sur le cadavre, s’enalla lentement, la tête penchée, absorbé par de savantscalculs.
Les funérailles de François Borgia, duc de Gandie, avaient eulieu en grande pompe. Après la messe solennelle célébrée àSaint-Pierre, le corps avait été promené par la ville, enprocession.
Il était environ cinq heures lorsque, ayant fait le tour de laville au son des cloches de toutes les églises, le cercueil futramené à Saint-Pierre. Là, il fut fermé et le cadavre fut déposédans un des caveaux de la crypte.
Sur tout le parcours, des cris retentirent, comme s’il y eût euun commencement de sédition. À ces cris, César qui, jusque-là,avait paru s’absorber en une profonde méditation, releva latête.
– Oh ! oh ! fit-il, nos Romains sont biencourageux aujourd’hui ! Ils osent me regarder enface !…
Mais aussitôt il s’aperçut avec stupéfaction que ce n’était pasvers lui que convergeaient les mille menaces jaillies de lafoule.
– Corpo di bacco, comme dit mon vénéré père… À quien ont-ils donc ?
Près de lui, sur sa droite, comme il le lui avait recommandé, setenait le chevalier de Ragastens. Un peu en arrière, venaitAstorre, favori détrôné, puis Rinaldo, le duc de Rienzi et unecentaine de seigneurs.
César avait jeté un rapide coup d’œil derrière lui. Choseétrange, les courtisans qui, en vingt circonstances pareilles,s’étaient massés autour de lui, l’épée haute, ne bronchaient pas.Et même, il lui sembla que des signes s’échangeaient entre certainsseigneurs et la foule.
César pâlit. Était-il donc trahi ?…
Mais, presque aussitôt, il se rassura.
Non ! Ce n’était pas à lui qu’on en voulait !… Lesclameurs éclataient maintenant, brutales etsignificatives :
– Mort à l’assassin de François !…
– Au Tibre, le Français maudit !…
– Justice ! Au bourreau, le meurtrier !…
Et c’était vers Ragastens que se tendaient les poings. Borgiaeut un mauvais rire.
– Parbleu ! fit-il, entendez-vous,chevalier ?
– J’entends, monseigneur, mais je ne comprends pas.
– C’est pourtant du bon italien…
– Peuh ! De l’italien de bas étage !
– Mais enfin, que leur avez-vous fait ?
– Le diable y perdrait son latin, monseigneur… Holà… ilssont enragés… Attention, Capitan !…
La situation devenait périlleuse. En effet, dans les moments deflux et de reflux de la foule que l’impunité excitait, Ragastensfut tout à coup enveloppé dans un tourbillon et violemment séparéde Borgia.
Le chevalier ramassa les rênes de son cheval et, par unepression des genoux, le mit en garde.
Borgia voulut se retourner et donner l’ordre de charger lamultitude. Mais il se vit entouré de ses courtisans. Rinaldo saisitla bride de son cheval et s’écria :
– Au château, monseigneur ! Tout à l’heure noussortirons en force pour dompter cette rébellion… Maintenant, nousserions écrasés.
Ragastens demeura seul. Il ne se demanda pas pourquoi la foulel’accusait de l’assassinat du duc de Gandie. Il ne vit pas le moineGarconio qui, vêtu en homme du peuple, courait de groupe en groupe.Mais il vit qu’il était cerné de toutes parts.
Et il résolut de vendre chèrement sa vie. La vision de Primevèreflotta un instant devant ses yeux. Il eut comme un soupir deregret.
– Bah ! murmura-t-il, un peu plus tôt, un peu plustard… peu importe ! Montrons à ces faquins comment sait mourirle pauvre aventurier qui n’a pour capital que sa dague et soncourage !
En même temps, il enfonça ses éperons dans les flancs deCapitan. Celui-ci, peu habitué à semblable traitement, se cabra,pointa et finalement détacha coup sur coup une douzaine deformidables ruades. En un clin d’œil, un vaste cercle vide s’étaitformé. Des hurlements de fureur s’élevèrent, mêlés aux gémissementsde trois ou quatre assaillants dont Capitan venait de fracasser lesmâchoires.
Ragastens répondit aux clameurs par un éclat de rire.
Il avait dédaigné de tirer sa rapière qui, d’ailleurs, contrecette masse compacte lui eût été d’un faible secours. Mais,crânement campé sur sa selle, le buste haut, le rire sonore, ilapparaissait comme un Hercule qui eût entrepris de bousculer à luitout seul un peuple de Cacus.
Capitan, tenu dans les rênes par la main de fer du chevalier,piétinait rageusement, écumait, soufflait bruyamment ; sesnaseaux grands ouverts semblaient aspirer la bataille. Tout à coup,Ragastens lui rendit la bride… Le cheval bondit, se rua,tourbillonnant, battant l’air de ses fers…
– Place, faquins ! Place, truands ! tonnaRagastens.
– Mort à l’assassin ! Mort au Français ! réponditla foule dans une clameur délirante.
Des coups d’arquebuse avaient retenti. Mais pas une ballen’atteignit le cavalier qui, dans un tourbillonnement vertigineux,insaisissable, gagnait du terrain vers la place du Châteaumaintenant tout proche… Mais, entre cette place et le chevalier, unrang de forcenés dressait une barrière vivante etinfranchissable.
Ragastens, pourtant, s’avança… Tout à coup, il vit un hommes’approcher en rampant de son cheval. L’homme avait à la main unlarge coutelas.
L’homme allait couper les jarrets de Capitan !…
Ragastens se vit perdu.
À cette minute où sa vie ne dépendait plus que d’une inspirationd’héroïsme fou qui, seule, pouvait le sauver, le chevalier sentitses forces centuplées. À l’instant précis où l’homme au coutelasbondissait sur Capitan, il se baissa, rapide comme la foudre, etsaisissant l’homme par la ceinture, il le souleva, l’enleva, leplaça en travers de sa selle… Cet homme, c’était Garconio !Mais Ragastens ne le reconnut pas. Il ne le regarda pas… Il poussadroit à la barrière vivante, qui redoublait ses invectivesfurieuses et s’ébranlait sur lui…
Alors, Ragastens, lâchant la bride de Capitan, empoigna à deuxmains l’homme qui rugissait et se démenait… Il le souleva jusquepar-dessus sa tête, à bras tendus, se dressa tout droit sur sesétriers et, d’une secousse formidable, d’un effort qui fit craquerses nerfs et ses muscles, il balança un instant le moine, puis, àtoute volée, comme une catapulte, le projeta violemment sur sesassaillants !…
En même temps, il ressaisissait la bride et enlevait Capitandans un élan de tempête. Le cheval, fou de terreur, se ramassa surses jarrets, exécuta un bond prodigieux et, sautant par-dessusplusieurs rangs, alla retomber de l’autre côté de la vivantebarrière et galopa vers la grande porte du château.
Il y avait à Rome, comme dans la plupart des grandes villes, unquartier spécial qu’on appelait le Ghetto. C’était unenchevêtrement de sombres ruelles au milieu desquelles, parmi despavés disjoints, croupissait l’eau des ruisseaux où les détritus etles ordures achevaient de pourrir.
Toutes les langues du monde connu résonnaient dans cet étrangecapharnaüm, comme si les peuples s’y fussent donné rendez-vousaprès la destruction de la tour de Babel.
Ce quartier, dont les habitants avaient à peine le droit desortir – et à certaines heures seulement – ce Ghetto dont leschrétiens s’écartaient avec horreur et dégoût, était réservé auxincroyants, aux infidèles.
Là, vivaient des Égyptiens, marchands de sortilèges ; desBohémiens, diseurs de bonne aventure ; des Juifs, trafiquantsde pierres précieuses et d’étoffes ; des Maures fabricantsd’armes, de cuirasses et de cottes d’acier.
Le soir même des funérailles de François, donc, comme onzeheures sonnaient, un homme pénétra dans l’une de ces ruellesinfectes. Il était accompagné de quatre serviteurs, dont l’unmarchait en avant, une lanterne à la main, et dont les trois autressuivaient par derrière, armés de pistolets et de poignards.
L’homme ainsi escorté franchit la chaîne qui barrait la ruelleet que le porteur de lanterne avait au préalable détachée. Puis ils’enfonça dans le Ghetto, indiquant parfois d’un mot bref le cheminqu’il fallait prendre au serviteur chargé du soin del’éclairer.
Le nocturne visiteur s’arrêta enfin devant une maison basse,délabrée, fendillée de lézardes, d’aspect plus répugnant et plussinistre que ses voisines.
D’un geste, il ordonna à son escorte de l’attendre dans la rue.Puis, sans hésitation, il pénétra dans l’allée, grimpa lentement unescalier en bois, très raide, et se trouva devant une porte qu’ilouvrit.
Il entra et referma la porte. Il se trouva alors dans une piècequ’éclairait la lueur sombre et fumeuse d’une torche de résine. Aufond de cette pièce était assise, sur une natte, ou plutôtaccroupie, le menton sur les genoux, une femme qui paraissaitprodigieusement vieille tant son visage était sillonné de rides,mais à qui un observateur, après avoir constaté la vie de sonregard, n’eût pas donné plus d’une soixantaine d’années.
À l’entrée du visiteur, la femme n’eut pas un geste, pas un mot.Seulement, un imperceptible tressaillement, comme si la vue de cethomme eût avivé en elle une profonde et secrète douleur.
– Tu m’attendais, Maga, fit l’homme ; c’est bien…
– Prévenue de votre visite dans la soirée, je me suispréparée à vous répondre. Maintenant je suis prête…
L’homme, alors, dégrafa son manteau et rabattit le capuchon quilui couvrait entièrement la tête. Mais son visage demeurainvisible. Il était masqué…
Pour plus de précautions, des gants recouvraient ses mains etses cheveux disparaissaient sous un bonnet qui, par derrière,retombait jusqu’au-dessous de la nuque.
La sorcière qui habitait cet antre était vêtue d’oripeauxbariolés, à la mode des Égyptiennes. Nul ne savait qui elle était,ni d’où elle venait. Nul ne connaissait son nom.
Elle était là depuis très longtemps, depuis des années et desannées ; on venait lui demander des consultations dans unefoule de cas ; on la redoutait pour le pouvoir diaboliquequ’on lui accordait et on l’appelait la Maga[2] .C’était là toute son histoire.
– Tu sais qui je suis ? demanda le visiteur.
La vieille demeura silencieuse.
– Je suis Lorenzo Vicini, riche bourgeois qui ne regarderapas au prix de ta consultation, pourvu que tu le satisfasses…
La sorcière hocha la tête.
– On m’a parlé de ta science… et, bien que mon âme dechrétien réprouve tes sortilèges, j’ai voulu m’adresser à toi…Fasse le ciel que je ne me repente pas d’être venu ici… pour lapremière et, j’espère, la dernière fois de ma vie…
La Maga eut une sorte de rire discret qui grinça sur les raresdents déchaussées qui lui restaient.
– Que signifie ?… Est-ce que tu ne me croispas ?…
À ce moment, un coq noir s’agita et remua bruyamment sesailes.
– La paix, Altaïr ! commanda la vieille.
Puis elle poursuivit tranquillement :
– C’est la troisième fois que vous venez ici, maître !L’homme sursauta, épouvanté.
– La première fois… oh ! il y a longtemps !… vousêtes venu me demander le moyen de tuer sans que personne pût sedouter de rien… Je composai pour vous cette eau mortelle dont vousavez fait un si prodigieux usage…
Le visiteur demeura sur son fauteuil, sans voix, commeanéanti.
– La deuxième fois, maître, vous êtes venu me demander devous sauver d’une langueur qui lentement, mais sûrement, vousconduisait au tombeau… Un mois plus tard, vous étiez vigoureuxcomme au temps de votre jeunesse… Il y a dix ans de cela,maître !
– Mais tu es donc réellement sorcière ! s’écria levisiteur qui frissonna longuement.
– La première fois, maître, vous vous appeliezStéfano ; la deuxième, Giulio de Faënza ; aujourd’hui,Lorenzo Vicini… Eh bien ! moi, je vais vous dire le nomredoutable que vous portez…
Elle se pencha plus encore et murmura ce nom à l’oreille duvisiteur.
– Par le ciel, vieille sorcière, tu en sais trop long… Tuvas mourir.
– Je ne mourrai pas, dit-elle avec une étrange solennité…tu ne me tueras pas… car mon heure n’est pas venue… car ma destinéeni la tienne ne se sont accomplies… Tu ne me tueras pas, parce quetu sais que je ne t’ai pas trahi… et que tu as encore besoin demoi !…
– Tu as raison, sorcière ; tu aurais pu metrahir ; tu ne l’as pas fait… j’ai confiance en toi !…Mais ce nom…
– Maître, interrompit la Maga, ce nom est plus en sûretédans mon cœur que dans votre esprit lui-même…
» Eh bien ! maître, reprit-elle, votre première visitefut pour me demander de la mort ; votre deuxième pour medemander de la vie… Que venez-vous maintenant medemander ?…
– De l’amour !… répondit sourdement l’homme.
La vieille fut secouée d’un frisson. Son visage blême devintplus livide encore.
– Je veux aimer… ne fût-ce qu’une nuit encore, ne fût-cequ’une heure, dût cette heure d’amour éteindre d’un coup ce qui mereste de vie vacillante… Une nuit d’amour, Maga, et c’est un trésorque je jetterai à tes pieds…
La Maga secoua la tête. L’homme laissa retomber ses bras qu’ilavait tendus.
– Tu refuses ? fit-il durement.
– Ce sont vos trésors que je refuse ! Quant au philtredont vous me parlez, c’est pour moi un jeu d’enfant… Demain, laliqueur qui doit vous rendre la jeunesse pour quelques heures seraprête…
– Mais, songes-y, reprit le visiteur, il faut aussi que tonphiltre donne à celle que j’ai choisie le pouvoir d’oublier que jesuis vieux… le pouvoir de m’aimer !
– Il faut que je sache qui elle est ! fit lavieille.
– Qui elle est !… Je le sais à peine moi-même !Je l’ai vue une fois, une seule fois, aujourd’hui ! Ce matin,j’ignorais qu’elle existât… Mais son portrait m’a donné l’ardentdésir de la voir… Le portrait d’un ange, Maga !… Je l’ai vuecet après-midi… Caché dans ma loge de Saint-Pierre, j’ai pu lacontempler longuement, détailler sa beauté souveraine… Jamais…jamais, dans ma longue vie, je n’ai éprouvé semblable émotion.
– Jamais ? interrompit la sorcière d’un tonlugubre.
– Non, jamais !…
– Et comment l’appelle-t-on ?
– C’est une pauvre fille du peuple… une fornarina… on nelui connaît pas de nom, pas de famille…
– Et le portrait, demanda-t-elle d’une voix en apparenceindifférente, qui l’a fait ?…
– Un jeune peintre… nommé Raphaël Sanzio… maisqu’importe !… Feras-tu ce que je te demande ?
– Je le ferai !
– Combien de temps te faut-il ?
– Un mois.
– Un mois ? Jamais je ne pourrai me résigner…
– Il le faut !
– Mais réussiras-tu au moins ?
– Je réussirai.
– Eh bien soit ! Dans un mois, tu me reverras.
– Je serai prête…
Alors, le visiteur se leva et se dirigea vers la porte. Maisavant de disparaître, il esquissa une dernière recommandation dansun geste de prière et de menace tout à la fois. Puis il descenditl’escalier, rejoignit son escorte et, par les ruelles noires, semit en route vers le château Saint-Ange.
Parvenu sur la place, il tendit à chacun des hommes quil’avaient accompagné une pièce d’argent. Les hommes s’éloignèrenten remerciant.
Quelques minutes plus tard, quelqu’un qui l’eût épié l’eût vu seperdre dans l’obscurité de l’étroit boyau que César Borgia avait,le matin même, parcouru en sens inverse. Le mystérieux promeneur,partant des caves du château Saint-Ange, arriva enfin par une portedérobée dans une chambre à coucher du Vatican où il retira sonmasque… et où, après s’être déshabillé, il se coucha dans un vastelit armoiré d’une tiare et de deux clefs. Aussitôt, il frappa avecun petit marteau sur un timbre d’argent.
Un valet accourut.
– Ma tisane ! commanda-t-il.
Le domestique s’empressa et exécuta l’ordre.
– Maintenant, envoie-moi mon lecteur…
Le valet disparut comme une ombre et fut instantanément remplacépar un jeune abbé.
– Angelo, mon enfant, voilà deux heures que je me retournedans mon lit sans pouvoir trouver le sommeil… Lis-moi quelquechose… Tiens ! Prends donc le quatrième livre del’« Énéide » !…
– Tout de suite, Saint-Père, répondit l’abbé.
Depuis le départ de son visiteur, la Maga était demeuréeaccroupie dans son coin, près de ses serpents. Une profonde rêveriela tenait les yeux ouverts, fixés sur de flottantes images.
– Voici bientôt le jour ! murmura-t-elle au moment oùle coq chanta, saluant l’aurore.
Elle se leva, alla à tâtons vers un vieux bahut qu’elle ouvrit.Puis elle fit jouer un ressort, et un tiroir s’ouvrit.
Au fond de ce tiroir, ses mains saisirent un coffret en boisd’érable, merveilleusement sculpté, enrichi d’incrustations d’or…Dans le coffret, il n’y avait que deux objets.
Un poignard à lame acérée, de fabrication maure. Le poignardétait très simple et s’emboîtait dans une gaine recouverte develours d’un cramoisi déteint.
L’autre objet était une miniature enchâssée dans un cadre d’orouvragé, orné de diamants et de rubis. Le cadre eût suffi pourfaire la fortune de la Maga… si elle eût voulu le vendre. Cetteminiature représentait un jeune homme vêtu du costume en usageparmi les étudiants espagnols du XVe siècle. La têteétait expressive, empreinte d’un caractère de résolution hautaine,avec des yeux noirs et durs, un front que barrait le trait touffudes sourcils, une bouche ironique, et un air d’incroyable audace,de violente obstination.
Mais ce que ce portrait pouvait dégager de dureté, presque decruauté, s’adoucissait, s’estompait, fondu dans le rayonnement dela jeunesse. La Maga le regardait avec une expression d’infiniedouleur.
– Ô mon amour, ma jeunesse ! murmura-t-elle. Oùêtes-vous ?… Là, dans ce coffret que je n’ai pas osé ouvrirdepuis dix ans… depuis sa dernière visite…
Brusquement, elle tomba sur ses genoux et éclata en sanglots… sabouche frémissante collée sur la bouche froide de la miniature…
– Mère !… Vous pleurez donc encore ?
Une voix d’une incomparable pureté, d’une ineffable tendressevenait de prononcer ces quelques mots. La Maga se releva d’un bond,referma précipitamment le coffret, le tiroir, le bahut et seretourna vers une porte qui donnait sur une pièce voisine.
– Où êtes-vous, mère ? reprit la voix. Je vous aientendue…
La Maga alluma une torche. Et, dans l’encadrement de la porte,apparut une jeune fille d’environ seize ans.
Ce n’était pas une vierge. Elle était la virginité même.
Lorsque la torche fut allumée, la jeune fille, à peine vêtue,les pieds nus, s’avança vers la vieille, jeta autour du cou flétrises bras d’une éclatante blancheur et laissa reposer sa tête sur lapoitrine décharnée.
– Rosita !… mon unique consolation ! fit laMaga.
– Comme votre cœur bat vite, pauvre mère Rosa…
Celle à qui la vieille Maga venait de donner le nom deRosita[3] leva les yeux vers la sorcière. Et il yavait un monde de tendresse dans ses yeux.
– Vous pleuriez, mère Rosa, reprit-elle… Vous avez un grandchagrin, et vous ne voulez pas me le dire… à moi, votrefille ?
La sorcière frissonna.
– Ma fille !… Oui, ma fille… ma seule fille !…Et, sourdement, en elle-même, elle ajouta :
– Que « l’autre » soit maudite pour avoir achevéde briser mon cœur de mère… comme « lui » avait brisé…mon cœur d’amante !…
Elle continua :
– C’est vrai, ma Rosita : j’ai un grand chagrin… unchagrin qui me tue lentement. Mais ce chagrin, je ne dois pas te ledire parce qu’il faudrait, enfant, te raconter ma vie !… Et teraconter ma vie, à moi, ce serait jeter sur ta candeur un voileimpur, ce serait ternir ta joie et ton innocence,comprends-tu ?
– Je ne comprends qu’une chose, ma mère, c’est que je vousaime de tout mon cœur et que je souffre de vous voir souffrir, etque je voudrais connaître vos douleurs pour les partager… pour vousconsoler…
– Ah ! ma Rosita, ta présence seule est uneconsolation infinie… Une seule de tes caresses suffit à me faireoublier pour un moment le mal terrible qui ronge mon âme… Tiens,vois, je ne pleure plus… Et puisque te voilà éveillée, causons unpeu… J’ai des choses à te dire… Depuis longtemps, j’hésitais… lemoment est venu…
Le jour se levait et envahissait le taudis, Rosita s’étaitassise. La Maga éteignit la torche de résine.
– Quelles choses voulez-vous me dire, ma mère ?
– Hélas ! Que ne suis-je vraiment ta mère !
Un nuage de tristesse passa sur le front de la jeune fille.
– Vous l’êtes ! reprit-elle. Vous êtes ma seule mère…puisque la vraie… m’a… abandonnée…
– Oui ! Abandonnée… Et c’est de cela que je veux tecauser, mon enfant.
– À quoi bon, mère Rosa !… Pourquoi éveiller cessouvenirs ?…
– Il le faut, ma fille… Mais, dis-moi, dois-tu alleraujourd’hui à l’atelier de Raphaël ?…
À ce nom, Rosita eut une exclamation de joie. Son visages’éclaira.
– Tu l’aimes donc bien ?…
– Oui, mère Rosa ! Je l’aime de toute mon âme, commeil m’aime… Il est si beau… si bon… Nous avons fixé la date de notremariage, mère !… Sauf votre approbation, bien entendu !Raphaël doit venir demain vous en parler…
– Chère enfant ! Qu’importent les dates !… Soisheureuse, c’est cela seulement qui m’importe… Mais tu ne m’as pasrépondu… Dois-tu le voir aujourd’hui ?
– Non, mère : il a donné avant-hier le dernier coup depinceau à cette Vierge si belle… pour laquelle j’ai posé. Et il m’adit que nous nous reverrions ici, demain… Il a dû porter sontableau à Notre Saint-Père…
– Au pape ? s’exclama sourdement la Maga.
– Oui, mère ! Et la peinture de mon Raphaël est biendigne de figurer parmi les chefs-d’œuvre du Vatican…
Il y eut un silence de quelques minutes.
Puis celle que la mystérieuse vieille appelait Rosita, et queles voisins appelaient simplement « la Fornarina » ne luiconnaissant pas d’autre nom, eut un sourire rêveur etextasié :
– Quand je pense à tout mon bonheur, fit-elle doucement, jeme demande si je ne vais pas l’expier par quelque soudainecatastrophe…
La Maga tressaillit.
– Que veux-tu dire, enfant ?… demanda-t-elle avecangoisse.
– Oh ! rien… des idées folles, mère… Mais voyezvous-même si je ne suis vraiment pas trop heureuse… depuis six ansque je suis avec vous… Rappelez-vous combien j’ai souffert avant devous connaître…
– Par ma faute ! murmura-t-elle si bas que la jeunefille ne l’entendit pas.
– J’avais alors dix ans, poursuivit Rosita, les yeux perdusdans le vague. Je me voyais maltraitée, méprisée, battue… Les unsm’appelaient petite bâtarde… d’autres juraient que je n’étais mêmepas baptisée… Mais tout cela n’était rien encore. La femme qui megardait chez elle… me battait cruellement. À la moindre faute, ellelevait sur mes épaules un lourd bâton…
Immobile, la sueur au front, la vieille écoutait avec uneprofonde attention ce récit que, pourtant, elle avait entendu déjàplus d’une fois.
– Cette femme était si méchante qu’on l’appelait laStryga[4] . Je ne lui connaissais pas d’autre nom,et elle disait que moi-même je n’en avais pas… C’est pourquoi lesgens prirent l’habitude de m’appeler la Fornarina… et ce nom m’estresté, si bien que Raphaël lui-même m’appelle ainsi le plussouvent… Oh ! mère, quelle triste époque de ma vie !…J’étais maigre à faire pitié… La Stryga me donnait à peine àmanger… Quelquefois, je disputais au chien les restes qu’elle luijetait… Un jour, je crus que ma dernière heure était venue… J’avaisvu au four de la Stryga des pains qui me faisaient bien envie… Il yavait si longtemps que je n’en avais mangé ! J’avais faim…j’attendis la nuit… je me glissai vers le fournil… je volai unpain, un tout petit… Au moment où j’allais me sauver dans la nicheoù je couchais sur un peu de paille, la Stryga se dressa devantmoi ! Elle m’avait épiée… elle m’avait vue !… Elle mejeta par terre d’un seul coup… j’étais si faible !… puis elleme piétina… et enfin, se baissant sur moi, elle me mordit si fortque le sang jaillit !… Glacée d’horreur et d’épouvante, jem’évanouis… Lorsque je me réveillai, j’étais ici, dans vos bras,mère Rosa… et vous sanglotiez… tenez… comme vous sanglotezmaintenant !… Pourquoi pleurez-vous, mère ?… Ces chosessont passées…
– Mais ce souvenir me brûle comme un fer chaud…
– Bonne mère Rosa ! s’écria la jeune fille. Suis-jeassez sotte d’augmenter ainsi vos chagrins, en vous parlant dechoses que vous auriez ignorées… si je ne vous les avais racontées…Chassez ces souvenirs, mère… c’est fini…
– Ce qui n’est pas fini, c’est le remords, dit lavieille.
– Le remords ? s’exclama la Fornarina.
– Pussé-je te faire horreur ! Ce serait une justepunition !
– Mère ! balbutia la Fornarina, quel vertige voussaisit ? Revenez à vous… vos paroles m’épouvantent…
– Et pourtant, il faut que tu saches ! fit la Maga ense tordant les bras et s’agenouillant. Maudis-moi, Rosita !…Car ce fut moi ton bourreau…
– Vous maudire alors que vous m’avez sauvée, alors que parvous j’ai connu la douceur de vivre, d’aimer et d’être aimée…
– Écoute… c’est moi qui t’ai livrée à la Stryga !…
– C’est un affreux rêve ! bégaya la Fornarina.
– Non seulement je t’ai livrée à ce démon, mais je lui aidonné de l’argent pour te haïr, pour te battre, pour te fairesouffrir…
– Oh ! mère Rosa ! Vous n’avez pas votre raison…Relevez-vous… je vous en supplie…
– Pas avant que tu saches tout ! Tes douleurs, je lesépiais, et je m’en repaissais. Tes larmes rafraîchissaient mon cœurulcéré. Et cela dura jusqu’à cette nuit où je te vis palpitante,agonisante sous la dent de la Stryga. Alors, une incompréhensiblerévolution se fit en moi… Je te saisis… je t’emportai… Mais tu nepouvais oublier… tu n’as pas oublié… Oh ! les heureseffroyables que j’ai passées lorsque de ta voix si douce, tu meracontais ta misère passée… C’est que le remords m’étreignait à lagorge… Maintenant que tu sais… maudis-moi !
La Fornarina jeta un cri. Elle se baissa, souleva presque lavieille femme, l’enlaça dans ses bras.
– Mère ! fit-elle d’une voix tremblante, mère, je vousaime… et vous… vous n’aimez donc plus votre fille ?…
– Seigneur ! Seigneur ! cria-t-elle. Elle mepardonne !… Elle ne me repousse pas… elle m’appelle encore samère !
La vieille Rosa refoula ses larmes, comprima la violente émotionqui l’étouffait, et reprit :
– Maintenant, ma fille, il faut que tu saches tout…
– Mère, dit la Fornarina, il est temps que j’aille au fourde Nuncia…
– Aujourd’hui, tu n’iras pas, mon enfant.
– Pourtant, mère, le prix de ma journée, vous feradéfaut.
– Rosita !… Je t’ai dit que tu saurais tout, réponditla Maga avec une volubilité fiévreuse. Ton pauvre salaire,enfant ! Tiens, regarde !
Elle entraîna la jeune fille devant le bahut, ouvrit un tiroir.Ce tiroir était rempli de pièces d’or et d’argent. La Fornarinaregarda la vieille avec stupéfaction.
– Ne comprends-tu pas ? s’écria la sorcière. Nevois-tu pas que si je t’ai laissée te livrer à ces humbles travaux,c’est que je ne voulais pas… qu’on devine… qu’on soupçonne !…Aujourd’hui, ma fille, tu n’iras pas au four, ni demain, ni lesjours suivants…
La vieille s’arrêta.
– Oh ! murmura-t-elle… Il est venu !… Il étaitlà… là, sur ce fauteuil…
Puis, revenant à la Fornarina toute frissonnante, elleajouta :
– Écoute, Rosita ! Tu vas savoir pourquoi tu es unefille sans nom et sans famille…
Il était environ dix heures du matin.
Une chaise de poste s’arrêta près de la porte Florentine, nonloin d’un bouquet de chênes où elle se mit à l’ombre. Une femmevêtue de noir en descendit et, pénétrant à pied dans Rome, sedirigea rapidement vers le Vatican. Mais ce ne fut pas du côté dela façade qu’elle se présenta. En arrière, s’étendait un jardind’une étendue considérable et clôturé de murs. Il n’y avait, pourpénétrer dans cette partie du Vatican, qu’une petite porte bassedepuis longtemps hors d’usage.
La femme en noir, le visage couvert d’un voile épais, longea cesmurs, parvint à la petite porte, introduisit en tremblant une clefdans la serrure qui, rouillée par le temps, grinça sous l’effort,résista, et enfin céda.
La visiteuse se trouva dans le jardin. Un instant elle s’arrêta,puis, à pas précipités, elle se dirigea vers un élégant pavillonqui disparaissait à moitié dans un massif de lauriers-rosesgéants.
À l’entrée du pavillon, un vieux domestique revêtu d’une simplelivrée noire, se promenait mélancoliquement. Tout à coup, ilaperçut l’inconnue et jeta cette exclamation de colère.
– Madame, par où êtes-vous entrée ici ? Dehors…vite !
Sans répondre, la femme tira de son sein un petit crucifix d’or,et le tendit au domestique soudain courbé en deux.
– Veuillez faire… parvenir ce crucifix… où vous savez… ditla dame d’une voix étouffée par l’émotion.
Il prit le crucifix, s’effaça pour laisser entrer la visiteusedans le pavillon et s’élança vers le palais.
La dame entra dans une pièce retirée. Et, s’étant assise, elleattendit, l’oreille aux aguets, le cœur battant.
Plus d’une heure s’écoula. Enfin, un bruit de pas fit crier lesable du jardin. Un homme apparut bientôt dans l’encadrement de laporte et jeta sur la visiteuse un regard de curiosité, de méfianceet d’inquiétude tout à la fois.
La dame s’était vivement levée. D’un geste lent, elle découvritson visage…
– La comtesse Alma ! s’exclama l’homme sourdement.
– Autrefois, Rodrigue, vous m’appeliez Honorata !répondit faiblement la femme.
– Madame, reprit l’homme, il n’y a ici ni Rodrigue, niHonorata… je ne vois que la comtesse Alma… une femme ennemie denotre Église… et je ne suis moi-même qu’un pauvre pécheur qui passeles derniers jours de sa vie à demander pardon de ses erreurs auTout-Puissant miséricordieux… Mais asseyez-vous, madame…
La femme obéit, tremblante. Des larmes vinrent poindre à sesyeux. L’homme l’observait de son regard aigu, fouilleur.
– Dix-sept ans ! murmura la dame en jetant les yeuxautour d’elle. Voilà dix-sept ans que, pour la dernière fois, jepénétrai ici… Vous parlez de vos fautes… Mais qui me pardonnera lamienne !…
– Dieu est grand, madame…
Et, la tête baissée, les mains jointes, l’homme attendit, sansposer une question…
– Oui ! reprit la dame, depuis ces temps éloignés, jesouffre, je pleure ; femme parjure, infidèle, j’ai trahi mesdevoirs… une minute d’orgueil et d’ambition m’a jetée dans vosbras… oh ! j’ai été cruellement punie ! L’enfant… cetteenfant que, lâche jusqu’au bout, j’abandonnai au seuil d’uneéglise… que de fois j’ai songé à la pauvre petiteabandonnée !… que de fois aussi je me suis dit que lesmalheurs qui ont frappé notre maison n’étaient qu’un justechâtiment de mon crime !…
– Dieu est juste, madame…
– Est-ce à vous de me dire cela ! s’écria la comtesseAlma dans un élan de révolte… Vous, Rodrigue, qui m’avez conseillél’abandon de l’enfant ! Vous par qui la maison des Alma asouffert comme ont souffert toutes les nobles maisonsd’Italie ! Rodrigue !
– Le pape n’est pas responsable des fautes de l’amant.
– Oui, répondit amèrement la comtesse, oui, Saint-Père… eneffet, vous n’êtes plus Rodrigue, et je ne suis plus Honorata…C’est donc au Saint-Père que je m’adresse… c’est au souverainpontife que va mon humble prière…
– Parlez, ma fille, et s’il est en mon pouvoir de voussoulager, je le ferai…
– Saint-Père, reprit la comtesse d’une voix qu’elles’efforçait en vain d’affermir, s’il ne s’agissait que de moi,j’aurais tôt fait de renoncer à ce monde… Un cloître se refermeraitcomme une porte de tombeau sur ma honte…
– C’est là une belle résolution, fit vivement le pape.
– Mais je n’ai pas le droit de l’exécuter !… S’il nes’agissait que du comte Alma, sa faiblesse morale s’accommoderaitvite de ce que Votre Sainteté pourrait lui offrir en échange de lacitadelle de Monteforte.
– Le comte Alma, interrompit le pape avec la même vivacité,peut être sûr de trouver à Rome, au Vatican même, une splendidesituation quand il lui plaira de quitter son nid d’aigle… Je vousautorise à le lui dire…
– Je n’ai pas besoin de l’en informer, Saint-Père… le comtesait tout ce qu’il gagnerait à se soumettre… Et souvent il ysonge !…
– Eh bien ! Qui l’empêche ? Je lui ouvrirai mesbras !
– Qui l’empêche de rendre Monteforte ? Qui m’empêche,moi, de m’enterrer vivante dans un cloître ? C’est ma fille…C’est Béatrix…
– Une enfant ! Je la doterai magnifiquement. Je lacréerai princesse. Je ferai plus encore pour elle… Je luichercherai un parti qui peut prétendre dès maintenant à la maind’une fille de roi. Et l’homme que je lui destine montera peut-êtrelui-même sur un trône… Ainsi votre fille deviendra reine !Reine, entendez-vous, Honorata !…
– Votre Sainteté vient de m’appeler« Honorata ! »
– Cela m’a échappé !
– Et quel est, reprit la comtesse Alma, ce parti que vousoffririez à Béatrix ?…
Le pape se redressa et, avec une sorte de solennité :
– Il s’appelle César Borgia, duc de Valentinois… enattendant mieux…
– Votre fils ?…
– Lui-même ! Ah ! comtesse, croyez que je vousdonne en ce jour une preuve d’affection singulière entretoutes…
– Vous ne connaissez pas Béatrix !… Le sang que je luiai transmis, c’est du sang des Sforce. Mais alors que j’ai pul’oublier, moi, ce sang coule dans ses veines avec une impétuositéqui m’effraie… Vous croyez sans doute, Saint-Père, que le comteAlma a défendu Monteforte, la seule forteresse qui ait résisté àCésar Borgia, vainqueur des Romagnes. Tout le monde le croit… Ehbien ! ce fut Béatrix qui enflamma la garnison, ce fut ellequi prépara l’échec de votre fils… Et aujourd’hui encore, elle estprête à se battre.
Le pape garda longtemps le silence, tandis que la comtessepleurait à ses pieds. Puis, par une manœuvre dont il avaitl’habitude et l’habileté, il répondit par une question à lasupplication de l’infortunée.
– Ainsi, dit-il, vous refusez ce mariage entre César etBéatrix ?…
La comtesse releva la tête, surprise :
– Je ne le refuse pas… il est impossible… Béatrix a contrevous tous une haine qu’elle a héritée des Sforce…
– Que la volonté du Seigneur s’accomplisse !
– Saint-Père, j’attends votre décision. Quelle réponsevais-je porter à Monteforte ?
– Hélas ! ma fille… Je ne puis rien sur César. Depuislongtemps il a échappé à mon influence. Ses guerres, il les afaites contre mon gré. Je crois que nulle puissance au monde nel’empêchera de marcher sur Monteforte…
La comtesse se releva lentement. Elle jeta un dernier regarddésespéré sur le pape.
– Adieu, Rodrigue ! dit-elle.
– Dieu vous protège, ma fille ! répondit le pape.
Honorata, comtesse Alma, sortit d’un pas chancelant. À peine sefut-elle éloignée, que le pape se redressa.
– Per bacco ! murmura-t-il. Quelspectre ! Voilà une visite à laquelle je ne m’attendaisguère…
Le vieillard eut un sourire aigu. Alors, il poussa une portièreet pénétra dans une pièce voisine. Là, dans la pénombre, un hommeétait assis.
C’était César Borgia, César lui-même, que le pape avait amenéavec lui au moment où on lui avait remis le crucifix d’or de lacomtesse Alma.
– Eh bien, tu as entendu ? demanda le vieuxBorgia.
– Tout !… Par l’enfer… je raserai Monteforte.
– À moins que la guerrière Béatrix…
– Primevère ! fit César en pâlissant.
– Tu as entendu quels bons sentiments elle a pourtoi !
– Je l’en ferai changer ! dit César d’une voixsombre.
– En attendant, après la déconvenue qu’elle est venuechercher ici, nous voici avec une ennemie de plus… Cette comtesseAlma… sur laquelle, au fond, je comptais un peu pour aplanir lesdifficultés et préparer ton mariage, maintenant, loin de nous êtreune alliée, elle va se tourner contre nous…
– Si elle arrive à Monteforte… Quant à sa fille, elle ne laverra peut-être pas tout de suite.
– Que veux-tu dire ?
– Qu’on a vu Béatrix aux environs de Rome.
– Aux environs de Rome ?… s’écria le pape avec unfrémissement. Ah ! ces Sforce sont de terribles jouteurs… Va,César, mon fils… Je vais prier. Fasse le ciel que la mère et lafille ne se rejoignent plus !…
– Je m’en charge ! grommela César.
Il allait s’élancer. Le pape le retint d’un geste.
– À propos, dit-il, la comtesse a oublié ici un petitbijou… Tiens… ce crucifix d’or… Je crois que tu pourrais larejoindre et lui rendre cet emblème sacré auquel, si je ne metrompe, elle doit tenir fort…
César regarda son père attentivement.
– Au surplus, reprit le pape, si ce n’est là son crucifix,c’en est un qui lui ressemble exactement. Il n’y a qu’une toutepetite différence… Tiens, regarde, César… Le Christ n’a pasd’épines, sur le crucifix de la comtesse… tandis que, sur celui-ci,la tête est couronnée de piquants… Vois… Et voici une épine qui estbien pointue, per bacco… elle doit bien piquer…
César arracha le crucifix d’or des mains du pape et s’élançaau-dehors.
La comtesse Alma, s’éloignant rapidement, avait rejoint lachaise de poste qui l’attendait sous le bouquet de chênes, non loinde la porte Florentine. La voiture s’ébranla.
Elle n’avait pas fait cinq cents pas qu’un cavalier accourut àfond de train, la rejoignit et fit signe au postillon de s’arrêter.Celui-ci obéit.
Le cavalier se pencha à la portière et salua gravement. Lacomtesse releva la tête et reconnut cet homme.
– César Borgia ! murmura-t-elle en pâlissant.
– Moi-même, madame… Bien que nos deux maisons soientennemies, j’ai tenu à vous présenter l’hommage de mon respect…Lorsque mon vénéré père a voulu envoyer un serviteur pour vousremettre un objet oublié par vous, je n’ai pas voulu que ceserviteur fût un autre que moi !…
– Un objet oublié ? interrogea la comtesse.
– Ce crucifix… Mon père m’a affirmé que vous regretteriezsans doute sa perte… J’ai voulu vous éviter ce léger chagrin.
La comtesse eut un sourire de tristesse.
– Je vous remercie, monsieur, fit-elle en rougissant.
Elle tendit la main pour recevoir le crucifix d’or que César luiprésentait. Au même instant, elle poussa un léger cri.
Une aspérité du crucifix venait de lui érafler la paume de lamain, mais d’une éraflure si mince qu’elle était à peinevisible.
– Maladroit ! s’écria César. Vous ai-je fait mal,madame ?… Je ne me le pardonnerais pas.
– Ce n’est rien…
– Adieu donc, madame… Voilà ma mission accomplie…Laissez-moi ajouter un seul mot : c’est que, quoi qu’ilarrive, quelles que soient les nécessités de la politique et de laguerre, je conserverai toujours pour vous et les vôtres une ardentesympathie…
Sur ces mots, César tourna bride et disparut dans la directionde Rome. Avant de s’enfoncer dans la ville, il s’arrêta, seretourna, et contempla un instant la voiture qui disparaissait auloin.
– Cette chaise de poste arrivera dans trois jours àMonteforte, murmura-t-il, mais elle n’y ramènera qu’uncadavre !…
Ce n’est pas à Monteforte qu’allait la chaise de poste. Elles’arrêta à cette même Auberge de la Fourche où nous avons vu lechevalier de Ragastens lier connaissance avec César Borgia, etdonner au signor Astorre une consultation sur les modesparisiennes.
La voiture fut remisée. La comtesse Alma s’enferma dans unechambre d’où elle ne sortit qu’à la nuit. Alors, elle monta àcheval et, seule, continua son chemin.
Bientôt elle quitta la route de Florence et, après deux heuresde marche au pas à travers champs, parvint enfin à une sorte degorge resserrée entre des rochers. Au fond de cette gorge sedressait une sorte de villa d’assez modeste apparence.
Au moment où la comtesse parut en vue de cette maison, une ombreblanche surgissant d’entre les rochers couverts de myrtes et delentisques se dressa tout à coup sur le sentier.
– Béatrix ! s’exclama la comtesse dans un élan dejoie.
– Ma mère ! Quelles inquiétudes !… Comme vousrentrez tard !… répondit Primevère en serrant la comtesse dansses bras.
Les deux femmes se hâtèrent d’entrer dans la maison dont unserviteur armé ferma les portes.
– Eh bien, ma mère,… avez-vous réussi ? demandaBéatrix lorsqu’elles furent installées dans une pièce durez-de-chaussée. Avez-vous pu voir les personnages que vousespériez rencontrer ?…
– Ces personnages ne sont pas à Rome ! répondit lacomtesse d’une voix sourde.
– Ah ! ma mère… vous m’en voyez toute joyeuse… Lorsquevous m’avez appris hier votre détermination d’aller faire cesdémarches qui pouvaient aboutir à une sorte de paix entre nous etles Borgia, je n’ai pu me défendre d’un serrement de cœur… Il n’y apas de paix possible en Italie tant que ces monstres verront lejour…
– Rassure-toi, Béatrix, fit amèrement la comtesse, je croisque la guerre est inévitable…
– Courage, mère !… Je suis résolue à lutter jusqu’aubout… Mais, dites-moi, êtes-vous sûre que cette retraite ne serapas découverte, qu’on ne vous a pas suivie ?
– Sûre, mon enfant ! Je me suis d’ailleurs conformée àton plan. La chaise de poste est restée à « l’Auberge de laFourche ».
– Bien, ma mère ! D’ailleurs notre exil va prendrefin… Demain soir, à Rome, c’est la dernière réunion… Etaprès-demain, à l’aube, nous quittons cette retraite où nous sommesensevelies depuis un mois, et nous reprenons le chemin deMonteforte…
– Ah ! Tu as une âme héroïque, Béatrix…
– Il le faut bien, puisque les hommes ont des cœurs defemmes.
La comtesse tressaillit.
– Tu fais allusion à ton père…
– Oui ! À mon père qui n’a pas osé venir ici… Maisqu’avez-vous donc, mère ?… Vous pâlissez…
– Ce n’est rien… J’ai voulu prendre ce verre d’eau et… mamain… n’a pu saisir le verre…
– Buvez, ma mère, fit la jeune fille en présentant le verreà la comtesse.
Celle-ci voulut le saisir, mais ses doigts raidis le lâchèrentbrusquement et le verre se brisa sur le plancher…
– Je ne sais… ce que j’ai… Depuis un instant… ma main estcomme paralysée…
– En effet, mère, cria Primevère effrayée, votre main estblanche comme de la cire… vos doigts se crispent… Mère !Qu’avez-vous ?
– Je sens que mon bras s’engourdit… le froid… jusqu’aucoude… Ma tête tourne… Oh ! je devine !
Cette dernière exclamation, la comtesse la jeta dans un cridéchirant d’angoisse et de terreur. Primevère avait saisi sa mèredans ses bras comme pour la protéger contre un invisibledanger.
– Que faire ? murmurait-elle éperdue.
– Rien, ma fille… répondit la comtesse. Rien. Tous lessoins sont inutiles, car le poison qui coule dans mes veines est unpoison qui ne pardonne pas…
– Le poison ? exclama Primevère épouvantée.
– Le poison des Borgia !…
La jeune fille demeura stupéfaite, atterrée, se demandant si laraison de sa mère ne s’égarait pas… Mais la comtesse reprit d’unevoix déjà haletante :
– Fouille dans mon sein, car mes mains sont mortes.
Primevère se hâta d’obéir.
– Le crucifix !… Prends-le…
– Le voici, mère…
– Montre… Je vois ! Ce n’est pas mon crucifix… Il aété changé… Le poison est là… dans la couronne d’épines… Béatrix…prends garde à cette croix…
– Oh ! Ce n’est pas possible ! bégaya la jeunefille, c’est un rêve atroce.
– C’est une terrible réalité, Béatrix… Écoute-moi, mafille… Je vais mourir. Dans une heure, je ne serai plus… Écoute-moisans m’interrompre… Ce que j’ai à te dire est grave…
Béatrix s’agenouilla, entoura la taille de sa mère de ses bras,posa la tête sur ses genoux et se prit à sangloter doucement.
– Béatrix, reprit la comtesse, tu es jeune fille… mais tuas une âme intrépide et forte. Tu es de celles qui peuvent toutentendre… Il me faut, pour te dire ces choses, un courage que lamort seule peut m’inspirer… la certitude de ne plus te voir… den’avoir pas à rougir devant toi…
– À rougir… Vous… Ma mère ?…
– Béatrix, je suis une femme coupable ! Écoute, unhomme vint… ton père s’éloigna de Monteforte… Que le ciel mepardonne la pensée horrible qui traverse en ce moment moncerveau !… Quoi qu’il en soit, ton père fut absent huit jours…Un soir, je sentis une étrange folie m’envahir… l’homme m’entraîna…je succombai…
Un atroce sanglot déchira la gorge de Primevère. Mais elle nedit pas un mot.
– Cet homme, je le revis… à Rome… dans son palais… Si je tefais cet aveu qui m’écrase, Béatrix, c’est que cette liaison eutune suite qu’il faut que tu saches… Je devins mère… Une petitefille naquit…
En disant ces mots, la comtesse jeta un regard ardent surPrimevère. Mais celle-ci, la tête enfouie dans les genoux de samère, ne montra pas son visage.
– Si je fus une épouse coupable, continua alors lacomtesse, je devins mère criminelle… Cette enfant, sur les conseilsde l’homme, je l’abandonnai ! Je l’exposai au seuil de lapetite église qui est à l’entrée du Ghetto, l’église des Anges…Depuis, tourmentée de remords, je l’ai vainement cherchée… Ce futlà mon vrai crime, Béatrix… Tu m’écoutes, ma fille ?
Primevère fit un signe de la tête.
– C’est ce crime que j’expie aujourd’hui… non par la mort,comme tu pourrais le croire… mais par les regrets qui étreignentmon cœur… Cette enfant, Béatrix… ta sœur… elle est vivante… je lesens… Ce que je n’ai pu faire… Béatrix… ta mère mourante te suppliede le faire… Cherche ! Trouve… Fais que ta sœur ne soit pasmalheureuse en ce monde.
– Je le ferai, ma mère !… dit Béatrix dans unchuchotement. Cette sœur, je la trouverai… je l’aimerai, mamère !…
Et Primevère se relevant approcha du front de sa mère etlonguement, tendrement, y déposa un baiser.
– Ne songez plus au passé, supplia-t-elle.
La moribonde secoua la tête.
– Il faut que je… te dise… le nom !…
– Le nom ?
– Oui… Tu dois connaître le père de l’enfant… de tasœur !… C’est l’homme qui ensanglante l’Italie… c’est celuiqui m’a fait empoisonner par son fils… C’est Borgia… c’est lepape !…
Un cri d’horreur échappa à la jeune fille. Elle saisit la mainde sa mère et la secoua violemment.
– Oh ! répétez… Est-ce possible ?
Mais la comtesse Alma se tenait à jamais immobile et muette.Elle venait d’expirer dans une effrayante secousse… Primevère tombasur les genoux, glacée, désespérée, en proie à la douleur et àl’épouvante…
Nous conduirons maintenant nos lecteurs dans une grande et bellemaison, située sur les flancs du Pincio – l’une des collines deRome.
Au premier étage, c’était une vaste pièce où, par une baieimmense ouverte sur un balcon, la lumière entrait à flots. C’étaitl’atelier de Raphaël Sanzio.
Aidé d’un jeune homme qui avait à peu près son âge, le peintres’occupait activement à décrocher les toiles qui garnissaient lesmurs de cet atelier. Au fur et à mesure que les toiles étaientdécrochées, les deux jeunes gens les attachaient à une corde et,par le balcon, les descendaient sur une charrette qui stationnaiten bas devant le seuil et sur laquelle un ouvrier les arrangeaitméthodiquement. Cela ressemblait à un déménagement hâtif et, eût-ondit, aux préparatifs d’une fuite.
Tout en travaillant à cette besogne, les jeunes gens causaientsans s’interrompre.
– Ainsi, disait l’ami de Raphaël, c’est à Florence que jete ferai parvenir tout cela ?
– Oui, mon cher Machiavel… à Florence… Là, j’espère trouveraide et protection, grâce à l’influence de mon vénéré maître LePérugin…
– Dans quinze jours au plus tard, tous tes trésors seront àFlorence, je t’en réponds, Sanzio.
– Merci, Machiavel. Je sais que je puis compter sur tonamitié. Mais pourquoi, au lieu de m’envoyer mes toiles, ne lesapporterais-tu pas toi-même ? Viens me rejoindre, Machiavel…Rome est une ville morte… Florence, au contraire, c’est le cerveaude l’Italie…
Machiavel secoua la tête.
– Oui, dit-il, j’aime Florence, comme toi… Et un jour,c’est là que j’irai pour mettre en ordre mes notes et commencer lelivre qui hante mes songes… Mais ici, je trouve des matériaux queje ne trouverais nulle part…
– Que veux-tu dire ?…
– Que pour écrire mon livre, je ne pouvais souhaiter demeilleur modèle que Borgia… Quel somptueux criminel ! Peut-onrêver assemblage plus parfait de cruauté, d’astuce et deviolence ? Quel admirable type de despote, pour inspirer aupeuple l’horreur du despotisme !… Ah ! combien je suisheureux de ne pas avoir donné suite à mon projet de poignarderBorgia !…
Machiavel se tut subitement. Puis, il passa sur son front samain brûlante et, revenant tout à coup à Raphaël qui lecontemplait :
– Pardonne-moi, mon ami, de me laisser emporter par messonges, alors que de graves périls t’entourent… Mais à quoipensais-tu ?…
– Rosita ! murmura-t-il, pris d’une soudaineangoisse.
– Ta Fornarina ! continua Machiavel. Et à ce propos,tu devais me dire les causes de ce départ précipité… de cettefuite.
– Machiavel… les minutes sont précieuses… Un jour, lorsquetu seras venu nous rejoindre, soit à Florence, soit à Urbin, tusauras tout… Aujourd’hui, sache seulement que Rosita est menacéed’un affreux danger… Ce que m’a raconté hier la Maga, du Ghetto,m’a atterré… Demain matin, à l’aube, la Fornarina et moi nousserons loin de Rome, sur la route de Florence… Mais avant notredépart, notre union sera consommée…
– Soit… Et le mariage a lieu ?…
– Cette nuit, dans la petite église des Anges, qui est àl’entrée du Ghetto… C’est là que ma pauvre Fornarina fut jadistrouvée par la Maga…
– Quelle heure ?…
– La première messe nocturne… deux heures du matin…aussitôt après la cérémonie, nous quittons Rome à pied et nousallons rejoindre la chaise de poste à l’endroit que tu medésigneras.
– Sois tranquille, tout sera prêt… voiture solide, chevauxrapides… Je m’en charge… À propos, j’ai une cinquantaine de ducatsdans un tiroir… les veux-tu ?
– Non, je suis riche, j’ai touché chez le trésorier du papele prix de ma Vierge à la chaise.
Le déménagement des toiles était achevé.
Les deux amis descendirent et se dirent au revoir jusqu’à lacérémonie de l’église des Anges. Machiavel serait le témoin de laFornarina.
Raphaël gagna l’église des Anges et y entra. Le peintre cherchades yeux un prêtre et, n’en voyant pas, il allait se diriger versla sacristie lorsqu’il en vit sortir un moine qui, le capuchonrabattu sur les yeux, traversa la nef. Raphaël l’aborda.
– Mon père, lui dit-il, pourriez-vous me dire si ledesservant de cette église est ici en ce moment ?…
Le moine jeta un rapide coup d’œil sur le jeune homme et eut ungeste de surprise vite dissimulé.
– Ce vénérable prêtre est malade, répondit-il, mais je leremplace… Auriez-vous besoin des secours de notre saintereligion ?…
– Mon père, reprit le peintre après une légère hésitation,c’est pour un mariage…
– Bien, mon enfant… Et alors ?…
– Un mariage… sans faste… sans bruit… La fiancée… parcaprice… désire que ce mariage soit consommé la nuit…
– C’est vous le fiancé ?…
– Oui, mon révérend.
– Et la fiancée… qui est-ce ?…
– Vous saurez les noms au moment nécessaire…
– Bien, bien… mon enfant… Et vous désirez que ce mariage sefasse la nuit ?… Peut-être voulez-vous qu’il demeuresecret ? Vous pouvez tout me confier, mon fils…
– Eh bien, oui, digne père… Il faut que cette union demeuresecrète…
– Nous avons une messe à une heure de la nuit… une autre àdeux heures…
– Celle-ci me convient…
– C’est très bien… Et, pour quand ?
– Cette nuit, mon père ! Y voyez-vous uninconvénient ?
– Aucun, aucun ! Soyez ici cette nuit, à deux heures,avec votre fiancée et vos témoins… et je vous unirai.
Raphaël remercia le moine et s’élança au-dehors. Quant aurévérend, il attendit que le jeune homme eût disparu, puis sedirigea vivement vers la sacristie. Là, un vieux prêtre mettait enordre une armoire.
– Fra Domenico, dit le moine, vous allez rentrer chezvous.
Le prêtre leva un regard surpris sur le révérend.
–… Car vous êtes malade, continua celui-ci.
– Je suis malade, dom Garconio ?…
– Oui ! Jusqu’à demain ! Vous m’entendez ?reprit le moine d’un ton d’autorité.
Le prêtre s’inclina humblement.
– Que votre volonté soit faite, dom Garconio !
– Dès le matin, vous pourrez revenir à l’église. Jusque-là,croyez-moi, gardez le lit…
Le prêtre soupira, remit au moine la clef de l’église ets’éloigna. À son tour, le moine sortit, ferma à clef la porte de lapetite église et, en toute hâte, prit le chemin du Vatican…
– Il est une heure… Gens de la ville, dormez enpaix !…
Le veilleur de nuit venait jeter ce cri à l’entrée du Ghetto…sans y entrer.
Dans le sombre logis de la Maga, Raphaël Sanzio et Rosita, lapetite Fornarina, sa fiancée, venaient de faire leurs adieux à lavieille sorcière. Calme et presque indifférente, en apparence, laMaga consolait d’une caresse la Fornarina qui pleurait dans sesbras…
– Mère, suppliait celle-ci, venez avec nous…
– Il faut que je reste ! répondit la sorcière d’unevoix ferme. Plus tard, je vous rejoindrai… peut-être ! Maismaintenant, ma tâche n’est pas terminée…
– Vous ferez selon votre volonté, Maga, dit Raphaël d’unevoix émue.
– Mère ! Comment vais-je vivre, loin de vous ?reprit à son tour la Fornarina.
– Allez, enfants ! fit-elle. Voici l’heure !…
– Un dernier mot ! dit Raphaël. N’oubliez pas que vousavez promis de me faire savoir quels ennemis menaçaient Rosita… etqui est son père !
– Oui, vous le saurez… mais quand il sera temps… Pour lemoment, fuyez Rome au plus tôt…
– La chaise de poste nous attend… Dans peu de jours, nousserons à Florence…
– Alors, seulement, je respirerai… Allez… il est temps…
La Maga étreignit Rosita sur son sein. Puis, précipitamment,elle se retira dans la pièce voisine – la chambre qu’avait habitéela Fornarina – en larmes.
Demeurée seule, la Maga s’accroupit selon son habitude, la têtesur les genoux : une immense douleur bouleversait sestraits.
Raphaël et Rosita avaient rapidement franchi l’espace qui lesséparait de l’église des Anges. Il allait être deux heureslorsqu’ils atteignirent la chapelle.
Au fond de la nef, une chapelle latérale brillait faiblement,éclairée par la lueur de deux cierges. Les témoins, des jeunes gensamis de Machiavel et de Sanzio, attendaient… Un prêtre, accompagnéd’un enfant de chœur, sortit de la sacristie.
La messe fut dite. Les anneaux s’échangèrent. Lorsque ce futfini, Machiavel s’approcha de Sanzio :
– La voiture attend près de la porte Florentine, en dehorsdes murs… je cours devant pour faire ouvrir la porte… Hâte-toi…
Le jeune homme disparut. Sanzio et Rosita sortirent de l’église.Les trois autres témoins s’approchèrent, saluèrent la nouvelleépousée et se hâtèrent de s’éloigner.
Raphaël et la Fornarina demeurèrent seuls. Puis ils se mirent enroute, à pas pressés, vers la porte Florentine, et s’engagèrentdans une rue étroite et tortueuse.
Soudain, autour d’eux, surgirent une quinzaine d’ombressilencieuses qui les entourèrent. Sanzio tira sa dague. Rosita jetaun cri de terreur.
Sans un mot, gardant toutes ses forces pour la lutte, Raphaëlsouleva, enleva sa jeune femme dans un de ses bras et, le poignardlevé, se rua sur un groupe qui se dressait devant lui. Mais iln’avait pas fait deux pas qu’il trébucha, roula sur le pavé ;un coup furieux venait de l’atteindre à la tête…
Le jeune homme entendit comme un cri de détresse éperdue… Puis,presque aussitôt, il s’évanouit.
Lorsque Raphaël revint à lui, il faisait encore nuit.
– Rosita ! appela-t-il d’une voix angoissée.
Ses mains cherchèrent à tâtons dans l’obscurité. Autour deRaphaël étendu, il n’y avait que le pavé. Le sentiment d’horreurqui l’envahit fouetta ses forces. Il put se mettre sur les genoux…Il regarda, hagard.
– Rosita ! appela-t-il encore.
Mais il ne vit rien, et nul ne lui répondit.
Alors, l’affreuse vérité se fit jour dans le cerveau du jeunehomme. Rosita avait disparu ! Enlevée !
Sanzio ne poussa pas un cri, ne proféra pas une plainte… Unespoir lui restait : prévenir la Maga !
Tout étourdi encore par le coup de pommeau d’épée qu’il avaitreçu sur la tête, Raphaël prit en chancelant le chemin du Ghetto etdu logis de la sorcière.
Haletant, il entra. Une torche achevait de se consumer dans uncoin… À sa lumière, Raphaël vit le bahut ouvert, ses tiroirsbouleversés.
– Maga ! Maga ! fit-il d’une voix angoissée.
Il se rua dans la chambre de Rosita où il supposait que lasorcière se trouvait. Et une exclamation de douleur, un cri demalédiction montèrent à ses lèvres. La chambre était vide. La Magaavait disparu.
En cette même nuit où s’était consommé le mariage secret deRaphaël Sanzio et de la Fornarina, le chevalier de Ragastens avaitquitté l’hôtellerie du Beau Janus qu’il habitait encore.
À la suite de l’échauffourée où le chevalier avait failli êtreécharpé par la foule qui voyait en lui l’assassin du duc de Gandie,César Borgia lui avait offert un logement au château Saint-Ange.Mais, soit par bravade du danger, soit qu’il voulut garder unecertaine liberté de ses faits et gestes, Ragastens avaitrefusé.
– Monseigneur, avait-il dit, j’étoufferais dans la bellecage que vous me proposez ; je suis resté un peu le vagabondnocturne que je fus dans mon adolescence…
César Borgia n’insista pas et se contenta d’admirerl’insouciance du chevalier, comme il avait admiré d’abord sonintrépidité dans l’émotion populaire.
Le chevalier erra longuement par les rues désertes, noires,pleines d’ombre et de silence et se trouva enfin à l’entrée de laVoie Appienne.
– Elle m’a dit : le vingt-troisième tombeau à gauche.Quant au mot de passe, j’aurai à prononcer l’anagramme de Roma –puisse-t-il m’être de bon augure !
Et il s’avança en comptant les édifices tantôt serrés l’uncontre l’autre, tantôt séparés par de longs espaces où croissaienttamaris et lentisques.
Ragastens songeait que, pour la troisième fois, il allait revoircette étrange jeune fille dont la destinée était encore une énigmeà ses yeux, cette Primevère dont son imagination ne pouvait plus sedétacher. Et lorsqu’il atteignit le vingt-troisième tombeau, lecœur lui battait certes fort.
Il fit le tour du tombeau et ne vit personne.
– Serais-je venu trop tôt, ou trop tard ?pensa-t-il.
À ce moment, près de lui, dans l’ombre des fourrés, une voixmurmura :
– Roma !
– Amor ! répondit le chevalier.
Aussitôt, un homme parut, surgissant d’un bouquet d’arbustessauvages. Sans dire un mot, il poussa la petite porte de bronze quifermait l’entrée du tombeau et s’effaça pour laisser passerRagastens.
Le chevalier entra et se trouva dans une sorte de celluleétroite qu’éclairait faiblement un flambeau. Le sol était composéde larges dalles. L’une d’entre elles, arrachée de son alvéole etposée debout contre la muraille, laissait béant un trou noir…
Ragastens s’étant penché sur ce trou vit un escalier de pierresbranlantes qui s’enfonçait dans les entrailles de la terre. Il s’yengagea sans hésiter.
Au bas de l’escalier commençait une galerie au bout de laquelleil apercevait une lueur… Ce fut vers cette lueur qu’il sedirigea.
La galerie aboutissait à une assez vaste salle dans laquellerayonnaient de nombreux boyaux semblables à celui que Ragastensvenait de parcourir.
– Les catacombes ! murmura-t-il.
Alors, il ramena les yeux autour de lui. La salle où il setrouvait était circulaire. Tout autour, le long des murs, dessièges communs, mais confortables étaient disposés : il y enavait une vingtaine. Sur chacun de ces sièges était assis un homme.D’un geste, l’un de ces hommes montra au chevalier un siègeinoccupé : Ragastens y prit place et attendit.
La plupart de ces hommes étaient jeunes. Sur leurs visagess’accentuait le type de la beauté italienne dans ce qu’il y a desévère et de doux à la fois. Une même gravité imprimait à cesphysionomies un caractère commun de décision, d’inébranlablevolonté…
– Morbleu ! Voilà des hommes !… S’ils conspirent,je plains celui ou ceux à qui ils en veulent… Mais contre quiconspirent-ils ?… Et « elle » ?… Oùest-elle ?… Quel rôle joue-t-elle dans le formidable drame quej’entrevois sur ces visages ?… Quel rôle me réserve-t-elle àmoi-même ?…
À ce moment, un bruissement de robe, des pas légers se firententendre dans la galerie que Ragastens avait suivie. Toutes lestêtes se tournèrent de ce côté.
Presque toutes les figures de ces hommes exprimaientl’impatience. Mais trois ou quatre d’entre elles laissaient percerun sentiment auquel l’instinct du chevalier ne pouvait setromper : c’était de l’amour !…
À l’entrée de la salle, une femme parut. Ragastens ladevina : c’était Primevère ! Son visage se cachait sousun long voile noir et elle était vêtue de noir…
À l’aspect de ces signes d’un deuil récent, un murmured’étonnement parcourut l’assemblée ; tous ces hommes selevèrent et entourèrent la jeune fille qui, debout, appuyée au mur,laissa éclater une douleur qu’elle ne pouvait plus contenir. L’undes conjurés, le prince Manfredi, vieillard à barbe grise,s’approcha et lui prit la main.
– Béatrix, dit-il, que signifient ces vêtements dedeuil ? Parlez… quelle catastrophe…
Primevère, alors, souleva son voile.
– Ma mère est morte !
– Morte ? La comtesse Alma ?
– Assassinée !… Empoisonnée !… En est-ceassez ? Seigneurs dépouillés, princes, barons et comtesdépossédés, faut-il encore de nouveaux crimes ?… Et c’esttoujours la même main qui frappe, infatigable, jamais rassasiée demeurtres… c’est toujours le même homme… le même tyran qui conçoitl’assassinat : le pape !… Et c’est toujours le mêmehomme… le même tigre qui se rue sur la victime désignée à sescoups… son fils… César Borgia !…
– César Borgia ! exclama sourdement le chevalier deRagastens devenu livide. César ! Mon protecteur !
Au nom de Borgia, un frémissement agita les conspirateurs. Aucuncri ne leur échappa. Mais un sentiment d’implacable haine se lutsur leurs visages.
– Béatrix ! reprit alors le prince Manfredi… mafille !… laissez-moi vous donner ce nom, puisque votre pèren’est pas à la place qu’il devrait occuper… mon enfant, je chercheen vain les paroles qui pourraient consoler votre douleur… C’est unaffreux malheur, mon enfant… Mais si une chose au monde peut vousconsoler, c’est la certitude d’une prochaine et éclatantevengeance… Nos amis, tous présents à ce dernier rendez-vous quevous aviez indiqué, nous apportent de bonnes nouvelles… LesRomagnes s’agitent… Florence s’inquiète de la puissance des Borgia…Bologne et Plombino vont se soulever… Forli, Pesaro, Imola, Rimini,lèvent des hommes… Il suffit d’une étincelle pour enflammer cetincendie qui couve…
Béatrix s’essuya ses yeux. Sur ce charmant visage s’étenditcomme un masque volontaire d’intrépide énergie…
– Seigneurs, dit-elle, la douleur où vous me voyez n’apoint abattu mon ardeur. Si terrible que soit le coup qui mefrappe, il n’a rien ajouté à ma haine, rien retranché à madécision… Une première fois, Monteforte a résisté à César… Cettefois-ci, c’est de Monteforte que partira le signal libérateur… Jesais que César se prépare à marcher sur la forteresse des Alma,dernier rempart de nos libertés… Seigneurs, c’est donc à Monteforteque nous devons concentrer toutes les forces de résistance… Etc’est là que je vous donne rendez-vous…
– À Monteforte !
Ce fut un cri, ou plutôt une exclamation brève et forte quijaillit de toutes les bouches.
– Nous allons nous séparer, reprit alors Béatrix ;mais je veux d’abord remplir un devoir envers vous tous en vousprésentant le nouveau compagnon qui est parmi nous.
Les regards se portèrent, avec une curieuse sympathie, surRagastens. Primevère saisit la main du chevalier.
– Seigneurs, dit-elle, voici le chevalier de Ragastens, unefière épée, un noble cœur… Vous comprendrez toute la confiancequ’il m’a inspirée, puisqu’il n’a pas hésité, pour me sauver, àrisquer la haine de Borgia !…
Un murmure de sympathie se fit entendre. Le prince Manfreditendit sa main à Ragastens.
– Chevalier, dit-il, soyez le bienvenu parmi nous…
Mais, à la stupéfaction générale, Ragastens ne prit pas la mainqui lui était offerte. Il avait baissé la tête. Une expression detristesse bouleversait son visage si insoucieux d’habitude.
Un silence plein de menace et de méfiance se fit dans la crypte.Primevère recula de deux pas. Elle pâlit et ses yeux anxieuxinterrogèrent le chevalier.
Celui-ci releva la tête. Son regard fit le tour de l’assembléeet se posa enfin sur Primevère.
– Madame, dit-il, et vous, messieurs, un terriblemalentendu s’élève entre nous… Il ne me convient pas de dissimulerla vérité… Quelles que soient les suites de ma franchise, je doisvous dire que j’appartiens à Monseigneur César Borgia depuis monarrivée à Rome…
– Trahison ! s’exclama le prince Manfredi, tandis queplusieurs poignards jetaient dans l’ombre de sinistres lueurs.
– Non, pas trahison, monsieur ! répondit Ragastensavec une souveraine hauteur… Malentendu dont je ne suis même pasresponsable !… En d’autres circonstances, monsieur, vouspaieriez de votre vie le mot que vous venez de prononcer… Mais pourvotre vieillesse, pour vos inquiétudes, et surtout pour des penséesque je n’ai pas à vous expliquer… je vous pardonne !
– Vous me pardonnez ! se récria le vieillard. MortDieu ! C’est la première fois qu’on parle ainsi à un princeManfredi !
– Oui, monsieur… et j’ai le droit de parler ainsi parce quevous m’avez outragé par une fausse accusation. Fussiez-vous roi,fussiez-vous empereur, fussiez-vous souverain pontife, moi chétif,je suis plus grand que vous, puisque je m’interdis d’user dereprésailles…
Ragastens avait prononcé ces mots avec une singulière douceur.Et il y avait dans son attitude une telle noblesse et dans latristesse de son accent une si réelle grandeur que tous ces hommes,connaisseurs en intrépidité, ne purent s’empêcher de l’admirer.
Primevère, à l’écart, assistait à cette scène pénible sans qu’ilfût possible de deviner les sentiments qui agitaient son cœur.
– Expliquez-vous, reprit Manfredi d’un ton bref.
Le chevalier se tourna vers Primevère.
– Madame, dit-il, lorsque j’ai eu le bonheur de vousrencontrer et que j’ai pu m’interposer entre vous et ce moine,j’ignorais quelles étaient vos amitiés et vos haines !… Si, enaccomplissant un devoir que tout homme eût accompli à ma place, jem’exposais à la vengeance du prince Borgia, du moins je ne lesavais pas… L’eussé-je su, madame, j’eusse considéré comme un grandhonneur de m’exposer pour vous…
– Eh bien, monsieur, fit vivement le prince Manfredi, sivous n’êtes pas engagé…
– Je le suis ! interrompit Ragastens. J’ai vu leprince Borgia. L’accueil qu’il m’a fait a dépassé mesespérances…
– En sorte qu’en venant ici ?
– En venant ici, je jure que j’ignorais que je dusserencontrer des ennemis de Borgia…
Primevère, alors, s’avança :
– Seigneurs, dit-elle non sans fermeté, M. lechevalier de Ragastens a raison, il est ici par suite d’unmalentendu dont, seule, je suis responsable… Monsieur, vous êteslibre de vous retirer… Votre parole de ne pas révéler ce que vousavez vu ou entendu nous suffira…
Ragastens pâlit. Il eut la sensation atroce qu’un fossé venaitde se creuser entre lui et celle qu’il adorait. Il répondit d’unevoix altérée :
– À vous aussi, madame, je vous pardonne… Vous demandez maparole de ne rien révéler des secrets que le hasard m’a livrés… Etcela seul suppose que vous me croyez capable d’une trahison, si jene suis enchaîné par un serment… Mais vous avez ma parole.
Les conjurés, étonnés de la simplicité, de l’assurance et de lanoblesse qui éclataient dans les paroles et l’attitude duchevalier, s’inclinèrent.
Ragastens, avec une sorte de mélancolie douloureuse, reçut cethommage de ces hommes intrépides. Il salua d’un grand geste et,d’un pas assuré, s’enfonça dans la galerie qui conduisait autombeau.
Primevère, glacée, le vit s’éloigner lentement. Il lui semblaque la douleur de la mort de sa mère lui déchirait le cœur pluscruellement…
Ragastens, lorsqu’il fut remonté à la surface de la terre, étaitlivide, comme si, du tombeau de la Voie Appienne, il fût réellementsorti un mort. Quelque chose de nouveau et de profond venaitd’entrer dans sa vie. C’était une poignante sensation de désespoiret un sentiment confus de joie orgueilleuse à peineperceptible.
Il allait à pas lents, entre les deux rangées de tombeaux,silencieux, s’interrogeant, cherchant à comprendre ce qui sepassait en lui. Et sa pensée s’épandait en phraseshachées :
– Jadis, lorsqu’il m’arrivait de sentir battre mon cœur àl’aspect d’une femme, maintes fois, je me suis dit que j’aimais…Puis, en quelque cabaret, une querelle, un duel me faisaientoublier la femme aimée… J’étais libre alors… Libre de parcourirl’univers, avec la joie d’être partout chez moi !…
Il s’arrêta, essuya son front d’un revers de main. Puis ilmurmura :
– Libre !… Et seul !… Primevère !murmura-t-il.
Et comme sa main crispée se posait, dans un mouvement machinal,sur ses yeux brûlants de fièvre, il sentit que cette main semouillait… Oui !… Ragastens pleurait !…
Ragastens rentra dans Rome.
Il se dirigea vers l’hôtellerie du Beau-Janus. Comme il longeaitune rue qui le conduisait directement à l’auberge, son pied heurtaquelque chose qui était étendu sur le pavé.
– Qu’est-ce que cela ? murmura-t-il en se baissant. Unhomme !… Un ivrogne peut-être ?… Ou un blessé ?…Eh ! l’homme, éveillez-vous, que diable !…
Le chevalier se baissa davantage et secoua l’homme qui ne bougeapas.
– Le pauvre est dans un triste état, pensa-t-il. Cependant,il n’est pas blessé… mes mains toucheraient du sang…
À la lueur indécise du jour qui commençait à filtrer entre lestoits, Ragastens constata alors que l’inconnu était un jeune hommeaux cheveux ondulés châtain foncé, au front large et bombé, à lafigure expressive ; ce jeune homme était simplement évanoui,car le chevalier, en posant sa main sur la poitrine, sentitnettement les battements du cœur.
Il jeta les yeux autour de lui et s’aperçut qu’il n’était pas àvingt pas du Beau-Janus. Alors, il souleva l’inconnu, le chargeasur ses épaules et l’emporta.
Réveillé par quelques coups de pied vigoureusement distribuésdans la porte, maître Bartholomeo, l’aubergiste, s’empressad’ouvrir et, tout en prodiguant les exclamations et les SantaMaria ! aida Ragastens à transporter le jeune homme,toujours évanoui, jusque dans la chambre du chevalier.
Là, l’inconnu fut déposé sur le lit. Ragastens et son hôte semirent à le frictionner, à lui frapper dans les mains et à bassinerses tempes avec de l’eau fraîche.
– Serait-il mort ? fit Bartholomeo… Mais, ajouta-t-iltout à coup, je le connais ! Il vient quelquefois ici boire unfiasco de vin blanc et manger une murène, avec un de ses amis.C’est un peintre. Il s’appelle Raphaël Sanzio…
– Enfin ! murmura-t-il.
Le jeune homme ouvrait les yeux. Rapidement, il revenait à lavie.
– Êtes-vous mieux, monsieur ? demanda Ragastens.
– Merci… Oui, mieux… beaucoup mieux… Qui êtes-vous, je vousprie ?
– Chevalier de Ragastens, homme d’épée.
– Et moi, Raphaël Sanzio, peintre… Je vous remercie de vosbons soins, monsieur… Mais qui m’a porté ici ?…
– Moi-même… Je vous ai trouvé dans la rue, étendu tout devotre long et ne donnant plus signe de vie… à vingt pas d’ici…
Raphaël passa ses deux mains sur son visage. Un soupir rauquecomme un sanglot souleva sa poitrine.
– Quel épouvantable rêve ! murmura-t-il.
Ragastens, cependant, l’examinait avec une vive sympathie. Ileût voulu savoir pourquoi le jeune peintre s’était évanoui… il eûtvoulu pouvoir lui offrir son aide… car tout, dans l’attitude dujeune homme, dénonçait la violente douleur qui le bouleversait.
– Monsieur, dit-il à Raphaël, je vois à votre visage quequelque tourment d’importance est cause de l’état où je vous aitrouvé… Peut-être puis-je disposer… du moins pour quelques heuresencore… d’une certaine influence… Si quelqu’un peut vous venir enaide dans le malheur que semble annoncer votre mine affligée, jeserais heureux d’être ce quelqu’un…
– Oui, fit-il doucement, après examen, je vois que je puisme fier à vous. Je sens en vous un ami…
D’un même mouvement spontané les deux hommes se tendirent lamain et leur étreinte cimenta la sympathie mutuelle qui naissait decette aventure.
– Monsieur, s’écria Ragastens, puisque vous voulez bienm’appeler votre ami, disposez de moi, je vous prie, et dites-moi enquoi je puis vous être utile.
– Chevalier, dit-il, vous voyez en moi l’homme le plusmalheureux de Rome…
– Auriez-vous donc l’infortune d’aimer et de ne pas êtreaimé ? demanda-t-il machinalement.
Raphaël secoua la tête.
– J’aime, répondit-il, et je suis aimé… Mais mon infortunen’en est peut-être que plus grande. Mais vous-même, monsieur… auson de vos paroles, je vois que votre cœur souffre autant que lemien…
Le visage de Ragastens se crispa dans l’effort qu’il fit pourcontenir une larme prête à lui échapper.
– Ah ! monsieur, s’écria Raphaël en joignant lesmains, je vous plains de toute mon âme…
– L’aventure est plaisante, fit-il… c’est vous quisouffrez… c’est vous qui avez besoin d’aide, et c’est moi qui meplains, qui me fais consoler !… Ne parlons pas de moi…D’ailleurs, avec le caractère que je me connais, dans quinze jours,lorsque je serai loin d’ici, lorsque j’aurai repris ma vie erranteau grand soleil, je n’y penserai plus…
– Vous allez donc quitter Rome ?…
– Au plus tôt ! répondit sans hésiter le chevalier… Àmoins que je ne puisse vous être vraiment utile… et, en ce cas, jeretarderai volontiers mon départ…
Ragastens parlait de bonne foi. Il était bien résolu à fuir. Ets’il ne s’avouait pas qu’il serait bien heureux de rester, de seraccrocher encore à quelque vague espoir, c’est que cette pensée,enfouie au fond de son cœur, ne se formulait pas encore en lui.
Raphaël reprit gravement :
– Je crois, monsieur, que votre secours me sera précieux…Pour lutter contre des ennemis que je ne connais pas, mais qui,sans doute, sont tout puissants, je suis seul… avec un ami… chezqui je me rendais…
– Parlez donc, en ce cas, et soyez sûr que mon aide ne vousdéfaut.
Raphaël se recueillit quelques instants. Il raconta tout àRagastens : comment il était venu à Rome d’Urbin, sa villenatale, sur la recommandation du Perrugin, son maître. Comment ilrencontra La Fornarina et celle qui l’avait recueillie. Il racontason amour partagé, sa décision de prendre Rosita pour femme, cellede la Maga de précipiter, avant de fuir, ce mariage en secret. Ilraconta ses préparatifs, dans la hâte de quitter Rome, son union àRosita, à l’église des Anges, la nuit même. Au souvenir de lacatastrophe qui suivit, Raphaël pâlit. L’angoisse mouillait sonfront.
– Courage ! lui dit Ragastens.
– Je vous jure qu’il m’en faut… Nous sortions de l’église,un peu après deux heures, et nous nous hâtions vers la porteFlorentine où nous devions trouver une voiture lorsque, tout àcoup, nous fûmes attaqués… Je reçus un coup violent à la tête et jeperdis connaissance… Lorsque je revins à moi, Rosita avait disparu…Je courus chez la Maga… elle n’était plus dans la maison duGhetto !…
– Et que supposez-vous ?…
– Le sais-je ! s’écria Raphaël en contenant sondésespoir. Rosita a été enlevée… Je pense que c’est là le dangerdont me parlait la Maga… Je pense que la Maga elle-même a dû êtreenlevée… Mais par qui ?… À quels ennemis ai-je affaire ?…Que veulent-ils ?… Voilà le problème que je retourne en vaindans ma tête… En sortant de chez la Maga, j’ai voulu allerretrouver l’ami qui m’avait préparé une voiture… Mais la douleur asurpassé mes forces…
Ragastens avait attentivement écouté ce récit. Sanzio en avaitprononcé les derniers mots d’une voix à peine distincte. Ragastenslui prit les mains :
– Courage ! répéta-t-il. Votre aventure est triste,cela est sûr… mais il n’y a rien de désespéré… Voyons : vousn’avez aucune idée de ces ennemis ?
– Aucune, hélas !…
– Un rival, peut-être ?…
Raphaël fut secoué d’un frémissement.
– C’est cela qui me désespère ! s’écria-t-il. C’estcette pensée qui me brûle la poitrine et fait éclater ma tête…Ah ! vous avez vu juste… Il n’en faut pas douter. Il y avaitquelqu’un qui aimait Rosita… La Maga l’a su… Elle m’a prévenu… troptard !…
– Croyez-moi, reprit Ragastens ému, vous n’arriverez àtriompher qu’à force de calme et de sang-froid…
Raphaël fit un geste d’accablement.
– Oui… avec du sang-froid seulement, vous verrez clair danscette situation… Mettons les choses au pis. Supposons que votreRosita a été enlevée par un rival… Elle vous aime, n’est-cepas ?…
– Oh ! cela, du moins, j’en suis sûr !…
– Une femme qui aime est forte ! Les ressources de sonesprit se décuplent… Car vous n’imaginez pas que Rosita va acceptertranquillement la situation qui lui est faite… Sans doute elle serasurveillée… mais vous pouvez tenir pour certain que, dèsmaintenant, elle travaille à vous prévenir…
– Oh ! vous me rendez la vie !… Je n’avais songéà rien de cela !…
– D’autre part, comme je vous le disais, je puis disposerde quelque influence… Un grand seigneur de Rome me veut du bien… Ilest vrai que je vais le quitter… Mais je ne doute pas qu’ilconsente à provoquer des recherches sérieuses.
Raphaël se leva et se jeta dans les bras de Ragastens.
– Vous me sauvez ! s’écria-t-il. Vous me sauvezdoublement… Et quand je songe qu’il y a une heure, vous m’étiezinconnu, que vous pouviez passer près de moi sans me voir, quandj’examine le concours de circonstances qui fait de vous l’ami leplus inattendu, le plus précieux, je me sens renaître.
Ragastens sourit. Cette joie débordante qui était son œuvre,calmait un peu son propre tourment.
– Allez, reprit-il, et tenez-vous tranquille jusqu’à ce queje vous aie revu…
– Quand vous reverrai-je ? demanda ardemmentRaphaël.
– Dans deux heures au plus tard… Dites-moi où je voustrouverai…
– Chez l’ami dont je vous ai parlé. Il s’appelle Machiavelet demeure dans la rue des Quatre-Fontaines, juste en face lemonument qui porte ce nom.
– Bien… Attendez-moi donc chez votre ami Machiavel… Et ayezbon espoir…
Les deux nouveaux amis se serrèrent la main et Ragastens, partitréconforté, plein d’espoir et de courage. Quant à Ragastens, ilpoussa un profond soupir et murmura :
– Il est bien heureux, lui… puisqu’il est aimé !
Ragastens venait de passer une nuit blanche. Cependant, iln’éprouvait aucun besoin de repos. Surexcité par les événements dela nuit et les pensées qui tourbillonnaient dans sa cervelleenfiévrée, il n’eût pu fermer l’œil.
Il recommanda Capitan aux bons soins de maître Bartholomeo, etse dirigea à pied vers le château Saint-Ange. L’heure étaitmatinale encore. Mais Ragastens savait que le prince Borgia selevait tôt.
Lorsque le chevalier arriva dans les antichambres quiprécédaient les appartements de César, il les trouva vides :ni courtisans, ni officiers… Un intendant s’avança au-devant deRagastens.
– Monseigneur se trouve en ce moment au Vatican, luidit-il ; je suis chargé d’en prévenir M. lechevalier.
– Au Vatican ?…
– Oui : il y a ce matin solennelle audience de SaSainteté.
– Et vous dites que le prince vous a chargé de meprévenir ?
– Monseigneur m’a même chargé d’ajouter qu’il attendM. le chevalier dans la salle des audiences pontificales…
Ragastens sortit. Quelques minutes plus tard, il entrait auVatican et gagnait les salons officiels.
Là, une foule sur laquelle planait le bruissement des murmuresattendait, attentive, les yeux tournés vers une portemonumentale.
De temps à autre, cette porte s’ouvrait. Un introducteur,encadré de deux hérauts, tout raide dans un costume de lourd satinblanc, s’avançait de quelques pas. L’introducteur prononçait un nomet l’un des hérauts le répétait à haute voix.
Aussitôt, un cardinal, ou un officier, ou un groupe de députéss’avançait et passait la porte, précédé par l’introducteur.
Alors, le grand silence qui venait de se faire était à nouveauremplacé par le bruissement des conversations échangées à voixbasse et la foule attendait une réapparition de l’introducteur.
Un laquais le toucha au bras. Ragastens tressaillit.
– Que monsieur le chevalier me pardonne, fit le laquaisdans un murmure.
– Que désirez-vous ?
– Si monsieur le chevalier veut me suivre…
– Où me conduisez-vous ?…
– Dans la salle des audiences, où j’ai l’ordre de vousintroduire. Monseigneur vous attend.
Ragastens suivit sans plus de réflexion le laquais qui seglissait entre les groupes. Cependant, aux regards d’envie et destupéfaction qui convergèrent sur lui, il dut se rendre comptequ’une faveur inouïe venait de lui être accordée.
Il poussa un soupir, en songeant que cette faveur allait luiêtre inutile. En effet, il était fermement résolu à faire sesadieux à César. La seule idée de combattre contre Primevère luicausait une insurmontable horreur. Et, d’autre part, l’accueilqu’il avait jusque-là reçu de César le mettait dans l’impossibilitéde se tourner contre lui… Mais, tout au moins, il pourrait profiterde l’évidente amitié de Borgia pour apporter à son nouvel amiRaphaël Sanzio une aide efficace.
Ce fut en agitant ces diverses pensées qu’il pénétra dans lasalle des audiences – non par la porte monumentale et officielle,mais par une porte plus petite, réservée aux allées et venues desintimes – dernière faveur qui provoqua parmi les courtisans unmurmure de véritable admiration.
Près de la porte, se tenait immobile l’introducteur, entouré deses deux hérauts. Devant une haute fenêtre, douze abbés faisantoffice de secrétaires, penchés sur une table immense, écrivaientfiévreusement. Tout autour de la salle, des gardes nobles debout,l’épée à la main, se tenaient droits et rigides, sans un geste.
Enfin, au milieu, assise à une table, une femme décachetaitactivement des lettres amoncelées devant elle. À quelques pas delà, un homme, botté, cuirassé, à demi renversé dans un fauteuil,les jambes croisées l’une sur l’autre, se balançait.
L’homme, c’était César…
La femme, c’était Lucrèce Borgia.
– Ah ! s’écria César en l’apercevant, voici lechevalier, le brave Ragastens à qui, comme à son compatrioteBayard, on pourrait donner le titre de « chevalier sans peuret sans reproche !… »
– Monseigneur… interrompit Ragastens embarrassé.
– Ma sœur, continua César, vous n’avez pas vu le chevalierempoigner un homme et s’en servir comme une catapulte qui lanceraitun bloc de rocher… Vous n’avez pas vu le chevalier faire sauter àson cheval un triple rang de faquins armés de poignards…
– Vous m’avez raconté tout cela, mon frère. Asseyez-vous,terrible chevalier… nous aurons à causer.
Ragastens s’était incliné devant la jeune femme et une rapideévocation des magnifiques splendeurs du Palais-Riant passa devantses yeux.
– Allons bon ! reprit Lucrèce en parcourant unelettre, voilà le cardinal Vicenti qui proteste contre la redevanceque nous demandons sur chaque mariage et enterrement… Écrivez-lui,ajouta-t-elle, en se tournant vers les abbés secrétaires, qu’il n’aqu’à s’en référer aux termes formels de notre dernière bulleEsto matriomonium… Aidez-moi donc, chevalier…décachetez-moi ce paquet.
Ragastens obéit, abasourdi, stupéfait.
Lucrèce parlait, agissait, commandait, comme si elle eût été lepape ! Ce n’était plus la Lucrèce du Palais-Riant. C’était unereine aux yeux durs, à la parole brève, au geste impérieux, undiplomate, un ministre travaillant à l’expédition des affairesd’État !…
– Ah ! ah ! s’écria César en riant, vous êtesétonné, chevalier… Avouez que vous êtes stupéfait… Vous en verrezbien d’autres… Notre Lucrèce, voyez-vous, c’est notre fortetête !
– Monseigneur ! fit Ragastens, j’admire sans en êtreétonné, l’activité d’esprit et la puissance de travail deMme la duchesse de Bisaglia.
– Une lettre de notre envoyé à Pesaro ! fit Lucrèce.Il nous prévient que les bons habitants de Pesaro s’agitent… deuxmille hommes en armes… À toi, César !…
– Bon ! Nous allons régler tout cela d’uncoup !
– Écrivez à l’ambassadeur d’Espagne que ce qu’il demandeest impossible, reprit Lucrèce. Le pape ne peut tolérer unepareille usurpation de ses droits… Le roi d’Espagne est tropcatholique pour ne pas le comprendre… Et, s’il le faut, on l’aideraà comprendre…
– Diable ! Tu te fâches, Lucrèce ? ricana César.Qu’y a-t-il ?…
– Rien… une misère.
Ragastens assistait avec une stupéfaction croissante à cettescène où Lucrèce se révélait. Elle était la papesse !… Unesorte d’écœurement lui venait devant le flagrant délit de cetteimpudente audace. Il s’était un peu reculé, dans la pénombre d’uneencoignure. Mais de là, il voyait tout, il entendait tout…
– Écrivez, dit à ce moment Lucrèce en se tournant vers l’undes secrétaires, écrivez au cardinal Orsini que Sa Sainteté le prieà déjeuner demain, en sa villa du Belvédère…
– Alors, ce pauvre cardinal Orsini déjeune avec nous,demain ? interrogea César à demi-voix.
– Ça lui apprendra, répondit Lucrèce sur le même ton, çalui apprendra à faire des enquêtes sur la mort de notre pauvre cherFrançois…
Ragastens avait entendu. Il frissonna. Il crut avoir entrevu lalugubre signification de cette invitation…
– À propos, continua Lucrèce tout haut, et l’assassin denotre cher frère, est-il trouvé ?
– J’ai fait arrêter une vingtaine de chenapans, réponditnégligemment César. Une douzaine d’entre eux ont déjà subi latorture, mais pas un de ces faquins ne veut avouer… Il faudra bienpourtant retrouver le scélérat… un tel crime ne saurait demeurerimpuni.
– C’est mon avis, dit froidement Lucrèce.
Ragastens écoutait de ses deux oreilles et se demandait s’il nerêvait pas… Il avait sinon la certitude matérielle, du moins laconviction instinctive que le duc de Gandie avait été assassiné auPalais-Riant. Et ce fut avec une horreur insurmontable qu’ilentendit César parler, avec un sinistre sourire, de la tortureinfligée à des malheureux à qui il « fallait » faireavouer le crime qu’ils n’avaient pas commis.
Il fut sur le point de dire aussitôt à César qu’il était venupour lui faire ses adieux. La pensée des promesses qu’il avaitfaites à Raphaël Sanzio le retint. Et il résolut d’attendre la finde cette scène.
Il allait se rapprocher de la table à laquelle était assiseLucrèce, lorsqu’une petite porte latérale s’ouvrit. Un moine entraet se dirigea aussitôt vers Lucrèce. Ragastens tressaillit enreconnaissant dom Garconio.
Celui-ci n’avait pas vu le chevalier. Il s’était arrêté près dela table, et tournait le dos à Ragastens.
– Eh bien ? demanda Lucrèce au moine.
– Princesse, c’est fait.
– Bon ! Voilà qui va faire plaisir à mon père.
– La chose a marché toute seule… Nous avons à moitiéassommé le peintre…
– Pas tué, j’espère ?… Mon père tient à ce qu’ilachève cette Transfiguration… Caprice de vieillard…
– Non, princesse, pas tué… à demi assommé seulement… Il enreviendra… Quant à la petite, nous n’avons eu qu’à la cueillir dansnos bras… et, selon vos ordres, nous l’avons conduite auTivoli…
– Parfait ! Vous pouvez vous retirer, maître Garconio…Monsieur l’introducteur, ajouta-t-elle à haute voix, veuillezannoncer que l’audience est terminée…
Le moine s’était retiré. Ragastens, livide, la sueur au front,s’était mordu la lèvre jusqu’au sang pour ne pas crier…
Ainsi, c’était Garconio qui avait enlevé Rosita… Ainsi, c’étaitsur l’ordre de Borgia que cet enlèvement avait été exécuté… Etc’est au Tivoli que la jeune femme avait été conduite. Ragastens,frappé d’une sorte de stupeur, se demanda de quels formidablesbandits se composait décidément cette famille des Borgia, auservice desquels il était venu s’engager !
Mais dans quel but cet enlèvement ? Il osait à peinel’imaginer. Et pourtant, ce mot de « Tivoli », qu’ilavait saisi au vol, était presque un trait de lumière… Il serappelait tout ce qui se disait à Rome sur cette maison de campagnedu pape… il évoquait les récits d’orgie et de débauche qu’on sechuchotait…
Il frémit en songeant à Raphaël qui lui avait inspiré si viteune si chaude amitié. Il fallait avant tout le prévenir.
Ragastens cherchait des yeux par où il pourrait s’éclipser sansattirer l’attention de César, lorsqu’une main douce saisit lasienne.
– À quoi pensez-vous, beau chevalier ?
Lucrèce était devant lui.
Ragastens fit un effort pour surmonter le frisson d’épouvante etde dégoût qu’il éprouvait. Il parvint à sourire.
– Que complotez-vous ? cria de loin César.
– Ce soir, à dix heures, au Palais-Riant, murmura Lucrèce.Je vous laisse votre chevalier, mon frère, ajouta-t-elle à hautevoix. À bientôt, monsieur…
Le chevalier salua profondément pour cacher son trouble.
– Ma sœur est vraiment une femme de tête, n’est-cepas ? dit César qui s’était approché et qui, familièrement,passa son bras sous celui de Ragastens.
– Un admirable ministre, monseigneur…
– Oui ! C’est elle qui expédie les affaires courantes,c’est elle qui reçoit les lettres, qui répond, qui reçoit même lesambassadeurs… Mon père commence à se fatiguer… il a tant travaillé…Mais venez, chevalier, je veux vous présenter à lui… C’est pourcela que je vous attendais…
– Monseigneur… objecta Ragastens… plus tard, je vous enprie… Je ne suis pas préparé à cet honneur…
– Bah ! interrompit César en entraînant Ragastens,j’ai parlé de vous au pape ; il veut vous voir… Venez…
Ragastens suivit. Il bouillait d’impatience. Mais force lui futde se contenir et de faire bon visage.
L’instant d’après, il se trouvait dans un cabinet qui n’étaitséparé de la salle des audiences que par une portière d’étoffe. Delà, selon son habitude, Alexandre VI avait entendu tout ce qui sedisait.
César traversa vivement ce cabinet et parvint enfin dansl’oratoire. Le pape était là, assis dans son grand fauteuil, unsourire bienveillant sur les lèvres…
D’un coup d’œil pénétrant, il chercha à juger Ragastens. Lechevalier s’inclinait, fléchissait le genou, selon l’étiquette.Mais déjà le pape lui avait saisi la main.
– Asseyez-vous, mon fils, dit-il avec une douceur et uneaffabilité qui déconcertèrent le chevalier ; ce n’est pas leSouverain Pontife qui vous reçoit, c’est le père de César et deLucrèce. J’ai entendu mes deux enfants dire tant de bien de vousque j’ai désiré vous voir…
– Saint-Père, balbutia Ragastens, vous me voyez confondu del’excès d’honneur et de bienveillance que Votre Sainteté veut bienme témoigner…
Alexandre VI vit parfaitement l’effet qu’il avait produit et unmince sourire de satisfaction narquoise passa sur ses lèvres.
– Remettez-vous, mon enfant, dit-il en accentuant encore ladouceur de sa parole ; et veuillez, je vous prie, laisser decôté toute question d’étiquette… Si vous voulez m’être agréable,vous me parlerez avec la liberté qu’un fils peut avoir devant sonpère.
– J’essaierai de vous obéir, Saint-Père, répondit lechevalier en s’asseyant sur le fauteuil que le pape luidésignait.
– Ainsi, reprit Borgia, vous êtes venu en Italie pourprendre du service auprès de mon fils ?
– En effet, Saint-Père, j’avais cette intention…
– Il vous est permis d’en avoir d’autres encore, monenfant… Tout nous prouve que vous êtes un de ces hommes intrépidesqui, dirigés dans la voie du bien, peuvent accomplir de grandeschoses…
– Ah ! mon père, s’écria César, si vous l’aviez vu lejour des funérailles de François !…
– Pauvre François ! murmura le pape en s’essuyant lesyeux. Mais je n’ai pas le droit, hélas, de me livrer aux sentimentsde ma douleur paternelle… Le souci de l’État passe avant mon deuilmême… Ah ! Chevalier, vous ne savez pas de quelles tristessess’entoure la puissance de ce monde.
À mesure que le pape parlait, Ragastens sentait son cœur sedilater… Celui-là, au moins, comprendrait son amour et n’essaieraitpas de l’entraîner dans une lutte contre Primevère… Peut-êtreréussirait-il à l’attendrir sur cette jeune fille !… Un espoirinsensé entrait peu à peu dans son esprit.
– Saint-Père, dit-il avec émotion, vos douleurs sacréesrésonnent jusque dans mon cœur… Je supplie Votre Sainteté de croireque je lui suis tout dévoué…
– Je le sais, chevalier… Vous êtes un noble cœur, et sivotre bras ne tremble pas dans le combat, votre âme contient destrésors de dévouement. J’ai voulu y faire appel, mon enfant,puisque vous me les offrez si spontanément…
– Mon père, fit vivement César, je me porte garant duchevalier de Ragastens… il est digne en tous points de la missionque vous voulez lui confier…
Ragastens tressaillit. Il était donc question d’une mission àlui confier ! On allait donc lui demander un signalé service,puisque le Souverain Pontife en personne prenait la peine de l’enentretenir !
La fortune lui souriait décidément ! Un concours decirconstances dues à un heureux hasard lui permettait de servirloyalement ce bon vieillard et de sauver en même temps celle qu’iladorait.
Alexandre VI avait suivi sur le visage du chevalier, les penséesde dévouement qui germaient dans son cœur. Satisfait, certaind’obtenir tout ce qu’il voudrait, il se recueillit quelquesminutes.
– Chevalier, dit-il alors, j’ai des ennemis… et ce m’estune profonde douleur, si près de la mort, de savoir que mes penséessont méconnues, mes intentions travesties… J’ai, toute ma vie,essayé de lutter contre les grands pour me rapprocher des petits…J’ai voulu réduire la force et l’insolence des princes pour faireplus belle la part des humbles, des déshérités, ou encore de ceuxqui, comme vous, sont écartés de la haute noblesse, parce que leurescarcelle est vide. Et pourtant, c’est l’application de ces idéesqui m’a valu tant d’ennemis puissants… Et encore, s’ils mecombattaient loyalement… mais ils emploient contre moi les armesempoisonnées de la calomnie… ils répandent sur mes mœurs, ma vie etmes intentions, des bruits que je rougirais d’évoquer…
Ragastens, pensif, se rappela alors de quelle nature étaient cesbruits… On accusait couramment le pape des plus abominablesdébauches… On disait qu’une invitation à dîner chez lui équivalaità une condamnation à mort… Frémissant, il songea à l’enlèvement deRosita… L’entretien de Lucrèce et de Garconio lui traversa l’espritcomme un éclair. Il se perdait à vouloir sonder cet abîme deténèbres… Comment croire que ce vieillard au visage auguste étaitréellement le monstre qu’il avait pu supposer ?
Alexandre VI continua :
– Dieu a permis, mon enfant, que je pusse triompher de laplupart des méchants… Mais ils sont forts encore… et mes derniersjours sont troublés par la pensée que mes ennemis finiront parl’emporter…
– Mon père, s’écria César, nous mourrons pour vous, s’il lefaut… J’ai mes défauts, parbleu ! Je suis violent, et mêmebrutal… mais par tous les diables, j’ai un cœur qui bat dans mapoitrine !…
Cette sortie de César fit sur Ragastens un effet prodigieux. Lepape avait jeté sur son fils un regard d’admiration. Et cetteadmiration était justifiée. Car l’exclamation de César avait plusfait encore pour convaincre le chevalier que la savante diplomatiedu pape.
– Monseigneur, reprit chaleureusement Ragastens, le jour oùvous mourrez pour Sa Sainteté, nous serons deux !
– Chevalier, poursuivit aussitôt Alexandre VI, ce que jevais vous demander est beaucoup plus facile… Voici : parmi mesennemis, il en est un surtout qui ne veut désarmer à aucunprix…
Ragastens tressaillit : il crut qu’il allait être questionde Primevère. Mais il respira, soulagé, lorsqu’il entendit le papecontinuer :
– C’est un homme que mène l’esprit d’orgueil, ou plutôt devanité… Si cet homme disparaissait, la paix de l’Italie seraitassurée… Une guerre impie que mon fils César va être obligéd’entreprendre serait évitée… Une malheureuse enfant que j’aimecomme un père et qui s’est laissée entraîner dans le camp de larévolte, reviendrait au bonheur paisible…
Ces mots désignaient si clairement Primevère dans l’esprit duchevalier qu’il eut comme un éblouissement.
Il y avait donc un homme dont le sort était lié au sort deBéatrix !… Ah ! il ne pouvait en douter !… Cet hommel’aimait… Et cet homme, il le haït d’instinct…
– Oui, reprenait le pape, si cet ennemi venait àdisparaître par un moyen ou par un autre, je suis sûr que toutrentrerait dans l’ordre…
« Va-t-il me proposer de l’assassiner ? se demandaRagastens. Tout plutôt que cela !… »
Et, comme si le pape eût lu dans sa pensée, ilcontinua :
– Bien entendu, je ne désire pas la mort du pêcheur… Je neveux pas que le sang soit répandu… Il s’agirait tout simplement del’enlever… de l’amener ici…
– L’enlever ? s’exclama Ragastens.
– Je me hâte d’ajouter que cet enlèvement ne souffrira pasde grandes difficultés de la part de celui-là même qu’il s’agitd’amener à Rome… Cet homme, au fond, ne demanderait pas mieux quede se soumettre… mais il est prisonnier de ses amis…
– Je comprends, Saint-Père. Il est votre ennemi tout en nedemandant qu’à devenir votre ami…
– Vous m’avez compris, chevalier ! reprit le pape… Ehbien… consentez-vous à ce que je vous demande ?…
– Il me semble, Saint-Père, que cette expédition n’offrirapas de bien gros dangers… J’eusse préféré une occasion de m’exposerréellement…
– Rassurez-vous, chevalier… L’expédition est des pluspérilleuses… Elle exige autant de souplesse que d’intrépidité,autant de sang-froid que de bravoure… Elle demande le secret leplus absolu… L’homme qui l’accomplira devra agir seul… il faudraqu’il allie la prudence d’un diplomate au courage aveugle d’unsoldat de métier… Vous avez les qualités requises, chevalier… Jecrois sincèrement que seul, vous pouvez mener à bien cetteentreprise… Songez qu’il s’agit d’entrer seul dans une place fortebien défendue, de manœuvrer parmi de redoutables ennemis, de vousemparer par force ou persuasion du chef de la garnison, de l’amenerici… enfin, de risquer cent fois votre vie !…
Le visage de Ragastens s’éclaira. On lui offrait la bataille. Ilentrevoyait une de ces aventures formidables que son audaceembellissait de cette âpre poésie spéciale du danger. Il se sentitrenaître.
– Quand faut-il partir ? demanda-t-il.
– Tout de suite !… Pendant ce temps, César rassembleson armée et la citadelle de Monteforte, privée de son chef, serend à notre merci…
– Monteforte ! répéta Ragastens en devenantlivide…
– Oui ! C’est là que vous allez vous rendre. L’hommedont il faut vous emparer, c’est le comte Alma !…
– Le père de Béatrix ! murmura d’une voixinintelligible le chevalier.
Ses rêves s’écroulaient. Le cauchemar le reprenait, l’atrocedilemme qu’il avait voulu fuir ! Il eût reçu un coup depoignard qu’il ne fût pas devenu plus pâle…
– Qu’avez-vous, chevalier ? s’écria César…
– Le comte Alma !… La citadelle de Monteforte !…balbutia le jeune homme.
– Oui ! fit durement César. Qu’y a-t-il là pour voussurprendre ?
– Jamais !… jamais !…
– Que dites-vous ?
– Je dis que jamais je n’entreprendrai quoi que ce soitcontre le comte Alma et la citadelle de Monteforte…
– La raison ? fit César, les yeux pleins demenaces.
– Saint-Père, éclata-t-il dans son désespoir, et vousmonseigneur, écoutez-moi !… Demandez-moi ma vie… Demandez-moid’aller combattre seul contre vos ennemis… Je suis prêt à tout…Mais contre Alma, contre Monteforte… jamais !… C’estimpossible !…
– La raison ? redemanda César ivre de fureur, pendantque le pape, s’étant levé, soulevait une portière et faisait àquelqu’un un signe mystérieux.
– La raison ! s’écria le malheureux jeune homme, c’estque j’aime comme un fou… j’aime comme un insensé… j’aime à enmourir… j’aime, à préférer une mort affreuse à la seule pensée demériter son mépris ou sa haine…
– Tu aimes !… Qui ?… Mais qui donc ?
– La fille du comte Alma !… Béatrix… Primevère.
César poussa un rugissement qui n’avait rien d’humain. Ilarracha son poignard. Il se rua sur le chevalier qui, d’un bond, semit en garde.
Mais Alexandre VI se jeta sur son fils. Ce vieillard qui,l’instant d’avant, parlait de sa mort prochaine avec toutes lesapparences de la vérité, saisit le poignet de César, le maintintcomme dans un étau de fer.
– Tu es fou, César ! prononça-t-il en espagnol.Laisse-moi faire…
César Borgia recula.
– Chevalier, fit le pape avec une étrange douceur,pardonnez à mon fils… Il est violent, il vous le disait lui-même.Mais je suis sûr qu’il regrette déjà le mouvement de colère aveugleauquel il vient de se livrer…
– Monseigneur est libre de ses mouvements, dit Ragastensfroidement, toute sa raison reconquise devant le danger.
– Et vous, chevalier, vous êtes libre de vos sentiments,reprit le pape avec la même douceur… la mission que je voulais vousconfier ne vous plaît pas ?… Soit !… Seulement, vouscomprendrez que nous ne puissions garder près de nous quelqu’und’aussi dévoué aux intérêts de nos ennemis, surtout quand cequelqu’un est un homme de votre valeur, chevalier… Je vous prieraidonc simplement de quitter Rome dès que vous le pourrez… oh !je ne vous presse pas… je vous laisse un mois… dans l’espoir que laréflexion vous ramènera à nous…
– Je remercie Sa Sainteté, fit Ragastens avec empressement.Je profiterai de l’autorisation qu’elle me donne.
Et, en lui-même, il ajouta :
« Ce soir, j’aurai quitté Rome ! »
– Je ne vous dis donc pas adieu, continua le pape avec plusde douceur encore… J’espère de tout mon cœur que nous nousreverrons… Allez, mon fils… allez en paix…
Le chevalier salua César Borgia, s’inclina profondément devantle pape, et franchit une porte dont Alexandre VI soulevait laportière pour le laisser passer.
– Qu’avez-vous fait, mon père ? s’écria César. Cethomme est, dès ce moment, mon plus mortel ennemi…
– Il y a mieux que le poignard… Il y a lebourreau !
– Le bourreau ?…
– Oui ! Tu n’as pas encore trouvé l’assassin du duc deGandie, n’est-ce pas ?… Eh bien, je l’ai trouvé, moi !…Dès demain, son procès sera commencé… Dans huit jours, sa têteroulera !… Et cet assassin, mon fils… c’est l’homme qui sortd’ici… Tiens, écoute… En ce moment, on l’arrête !
En effet, on entendit pendant une minute un bruit de lutteviolente… Puis tout s’apaisa. Un homme se montra alors dansl’encadrement de la portière. C’était dom Garconio…
– Eh bien ? demanda le pape.
– C’est fini, Saint-Père. L’homme est au cachot, avec unebonne chaîne à chacun de ses poignets et à chacune de seschevilles… Mais la chose a été dure… il y a cinq morts et troisblessés…
– Qu’on enlève les cadavres et qu’on distribue cinquanteducats d’or entre les survivants, dit froidement le pape.
– Eh bien, monseigneur, dit alors Garconio dont la figurerayonnait d’une joie affreuse, avais-je assez raison de vous direde vous méfier…
– Tu avais raison, mon bon Garconio, répondit César. Àpropos, mon père, je lui ai promis le bénéfice deSainte-Marie-Mineure…
– Il l’a ! fit le pape.
Garconio se courba jusqu’à terre et disparut.
– Eh bien, mon fils ? demanda Alexandre VI, crois-tuque ton poignard nous eût rendu le service de nous faire retrouverl’assassin de François et de prouver au bon peuple de Rome que lesBorgia savent faire prompte et bonne justice ?…
– Mon père, je vous admire. Votre sagesse est infinie…
– Je le sais… En attendant, il nous faut absolumentquelqu’un qui puisse nous amener Alma…
– Mon père, nous prendrons Astorre… ce bon Astorre à quij’en voulais un peu depuis l’arrivée de ce maudit Ragastens…
– Soit ! Va pour Astorre !… Et maintenant,laisse-moi, César, j’ai à causer avec ta sœur Lucrèce – depolitique… et d’autres choses qui ne t’intéresseraient pas.
Ragastens marchait d’un pas hâtif, comme s’il eût éprouvé unsoulagement à s’éloigner de ce César Borgia que, la veille encore,il considérait comme un grand capitaine au service duquel il étaitfier d’entrer en campagne.
Soudain il se sentit vigoureusement saisi par les deux bras. Enmême temps, sa tête se trouva enveloppée dans un épais capuchonqu’une cordelette fixa aussitôt autour de son cou.
Ragastens, pris au piège, à demi étouffé par l’étoffe ducapuchon, Ragastens ne dit pas un mot, ne proféra pas un cri. Il seramassa dans un suprême effort, tendit ses muscles et, d’unesecousse imprévue, puissante, se délivra de la double étreinte quiparalysait ses bras.
– Liez-le !… Nous le tenons ! s’écria une voix –celle de Garconio.
– Pas encore ! répondit Ragastens.
D’un bond, les deux mains étendues, il s’était précipité enavant, avait trouvé une encoignure et s’y était accolé. Alors, ilvoulut dégainer, mais, au moment où il allait saisir la poignée desa rapière, le moine s’en empara en éclatant de rire.
– La dent du sanglier est arrachée ! ricana-t-il.
– Et celle-ci ! riposta Ragastens, en tirant de saceinture un court poignard à lame solide.
Violemment, il frappa devant lui, au jugé… Le coup porta dans levide. Et Ragastens, haletant, ramassé sur lui-même, attendit, lebras droit en arrêt, tandis que, de la main gauche, il cherchaitvainement à se débarrasser du capuchon.
Garconio, maintenant, était blême de rage. Silencieusement, ilrangea ses hommes en demi-cercle autour de Ragastens, acculé à sonencoignure.
Deux d’entre eux portaient des cordes. Ils étaient unequinzaine, se regardant, effarés, terrifiés.
Le moine, tout à coup, fit un signe. Les assaillants se ruèrenten masse. Ce fut épouvantable.
La lutte enragée, acharnée, silencieuse, – d’un silenceentrecoupé de râles brefs, d’imprécations sourdes, de malédictionsétouffées – dura une minute. À chaque instant, le bras de Ragastensse levait.
Et le poignard retombait, s’enfonçait dans une poitrine, dansune épaule, dans un bras, au hasard, au jugé… Il frappait danscette masse qui grouillait, tourbillonnait autour de lui…
Brusquement, il s’abattit. Garconio était parvenu à lui passerla corde autour des jambes. Ce fut fini.
L’instant d’après, Ragastens désarmé, ligoté, était emporté…
Ragastens, la tête toujours couverte de l’épais capuchon, sentitqu’on descendait des escaliers, puis qu’on longeait des couloirsmultiples, qu’on descendait encore, puis encore… Il entendit enfinqu’on ouvrait une porte. Un froid glacial s’abattit sur les épaulesdu chevalier. Brusquement, il fut déposé sur le sol.
Il sentit que ses poignets et ses chevilles étaient enserrésdans des anneaux. Il entendit des grincements de clefs comme si oneût fermé des cadenas sur chacun de ses membres. Alors, la mêmevoix ordonna :
– Enlevez-lui son capuchon.
Ragastens, un instant ébloui par la lumière d’une torche quibrûlait près de lui, se vit dans un étroit caveau. Il constataqu’il était enchaîné par quatre chaînes rivées par un bout à lamuraille contre laquelle il se trouvait placé et venant aboutir parl’autre à des anneaux fermés au moyen de solides cadenas.
Le caveau était très haut de plafond. Les murs noirs, gluants,se plaquaient de salpêtre… Et le long des pierres de taillecouraient d’immondes animaux, de monstrueuses araignées qu’effaraitla lueur de la torche.
Le sol était de terre battue. Des flaques d’eau croupie ystagnaient et exhalaient d’insupportables odeurs. Il n’y avait nibanc pour s’asseoir, ni paille pour se coucher.
Les chaînes des pieds étaient juste assez longues pour permettreau prisonnier de faire deux pas en avant ; les chaînes despoignets lui laissaient la faculté de mouvoir ses bras, de lescroiser, de se servir de ses mains.
Près de lui, une cruche recouverte d’osier contenait de l’eau.Sur la cruche, il y avait un pain.
Il y avait, au château Saint-Ange, six rangées de prisonssuperposées : une au premier étage, une au rez-de-chaussée,les quatre autres dans les sous-sols.
Chaque rangée comprenait un nombre décroissant de cellules.Alors qu’il y en avait douze au premier étage, il n’y en avait plusqu’une au dernier sous-sol. En sorte que ces prisons superposéesformaient une sorte de pyramide renversée, dont le sommets’enfonçait dans les entrailles de la terre.
César Borgia appelait ces différents étages : les sixcercles de l’enfer.
Les cellules du premier étage étaient réservées aux officiers duchâteau qui étaient mis aux arrêts, ou aux seigneurs romains quiavaient commis quelque peccadille. C’était le premier cercle.
Le deuxième cercle, c’était le rez-de-chaussée : ilcomprenait des prisons ordinaires pour les soldats de lagarnison.
À partir de là, on s’enfonçait dans les sous-sols. On y trouvaitd’abord une rangée de cellules suffisamment éclairées et aérées pardes soupiraux munis de barres de fer : c’était le troisièmecercle, destiné aux voleurs et assassins.
On descendait un étage et on arrivait au quatrième cercle :cinq ou six cellules sans chaîne, avec un banc pour s’asseoir, dela paille pour dormir. On y mettait les condamnés à mort.
Un étage encore et on arrivait au cinquième cercle : troiscellules semblables à celle que nous avons décrite. Là étaientenfermés les accusés, réputés dangereux, et qu’on allait fairepasser en jugement.
Enfin, le sixième et dernier cercle se composait d’une uniquecellule. Située à quatre étages au-dessous du rez-de-chaussée, elleformait une espèce de puits noir ayant quelques pieds decirconférence.
L’infortuné qu’on descendait dans cet abîme, au moyen d’unecorde, ne pouvait s’asseoir ni se coucher : la place luimanquait. Et d’ailleurs, eût-il eu assez de place pour s’allongerqu’il lui eût été encore impossible de le faire. Dans ce puits, ily avait de l’eau. Le prisonnier en avait jusqu’à mi-jambe ;une eau putride, infecte, où on précipitait des reptiles, descrapauds, des rats énormes.
Lorsque le condamné était descendu dans ce puits, les crapauds,les reptiles, et surtout les rats, affamés, se jetaient sur lemalheureux, soit pour chercher à satisfaire leur faim, soit pourtrouver un abri contre l’eau.
C’était dans l’un des trois cachots du cinquième cercle queRagastens avait été enchaîné, après avoir été transporté du Vaticanjusqu’au château Saint-Ange par une voie souterraine plus large quele boyau connu du pape, de César et de Lucrèce seuls.
Lorsqu’on lui eut retiré son capuchon, il jeta autour de lui unregard rapide. Garconio, d’un geste, avait renvoyé tout son mondeet sortit après avoir lancé au captif un dernier regardhaineux.
– L’ennemi est en fuite ! murmura Ragastens quand ilfut seul. Je crois bien que je suis perdu… Mais je ne leur donneraipas la joie de mourir en gémissant…
Il était jeune pourtant, plein de vie exubérante. Il luiparaissait impossible d’échapper à la vengeance des Borgia. Et,malgré tout ce qu’il y avait d’horrible dans sa situation, il étaitplus loin du désespoir qu’au moment où il était sorti du tombeau dela Voie Appienne avec la conviction d’être à jamais séparé dePrimevère.
Un étrange phénomène s’accomplissait dans cet esprit robuste etalerte. Il se trouvait délivré de Borgia !
Libre, il n’eût jamais pu devenir l’ennemi de cet homme qui,somme toute, ne lui avait donné que des marques d’une éclatantefaveur. La reconnaissance l’enchaînait.
Mais, en le faisant arrêter sans motif avouable, César ledégageait. Cette captivité devenait une délivrance. Et il se disaitmaintenant que, si jamais il pouvait reconquérir sa liberté, ilpourrait, sans scrupule, mettre sa vie au service de Primevère.
Cependant, les heures coulaient lentement. Ragastens essayad’abord de desceller le crampon de fer encastré dans la pierre.Mais bientôt, il dut constater qu’avec un outil solide, il luifaudrait plusieurs jours pour y arriver.
Alors, il tenta de briser les cadenas de ses poignets en lescognant violemment l’un contre l’autre : il ne parvint qu’à semeurtrir.
Enfin, il s’arc-bouta sur les chaînes, dans l’espoir que quelquemaillon usé se romprait… Mais tout fut inutile. Il s’assit contrele mur et mangea machinalement un morceau de pain. Puis, peu à peu,la fatigue l’emporta sur l’inquiétude : il s’endormit.
Il fut soudain réveillé par le bruit des verrous que l’ontirait. Son cachot s’éclaira.
Deux gardes entrèrent, tenant chacun une torche. Derrière eux,quatre arquebusiers pénétrèrent dans la cellule. Puis, enfin, troishommes, la tête couverte de cagoules, se placèrent devant lui. Dansle couloir Ragastens entrevit des piques, des hallebardes… unevingtaine de soldats prêts à se ruer sur lui au premier signe.
L’un des trois hommes à cagoule s’avança d’un pas, tandis qu’unautre s’apprêta à écrire.
– Vous êtes bien le chevalier de Ragastens ? demandal’homme.
– Oui, monsieur… et vous ?…
– Je suis le juge du tribunal suprême, rendant arrêts sansappel au nom de la justice pontificale et de la justice divine dontelle émane. Accusé, vous êtes venu en Italie pour fomenter latrahison contre notre Saint-Père et son auguste famille.
– Je suis venu en Italie pour mettre au service du princeBorgia une épée loyale, répondit Ragastens.
– Des témoins prouvent que vos intentions étaient loin dubut que vous avouez… Mais nous ne voulons pas scruter vos pensées…Nous ne retiendrons contre vous que le grief d’assassinat…
– D’assassinat ? fit Ragastens, plus étonnéqu’ému.
– Vous avez, par surprise, lâcheté et félonie, poignardémonseigneur François Borgia, duc de Gandie…
Ragastens, un moment étourdi par cette accusation imprévue,haussa les épaules.
– Répondez à l’accusation portée contre vous… Vous voustaisez…
– Je me tais parce que cette accusation est absurde.L’assassin… peut-être le connaissez-vous aussi bien que moi.J’avais, jusqu’ici, douté de ce que j’avais cru voir… douté même dutémoignage de mes sens… Je m’aperçois que je ne m’étais pas trompé.Dites à monseigneur César qu’il fera bien, à son prochain coup depoignard, d’effacer soigneusement les traces de sang.
– Vous essayez en vain d’en imposer à la justice par unabominable sacrilège, se hâta de reprendre le juge. Pouvez-vous,encore une fois, prouver que vous n’avez pas poignardé François,duc de Gandie ?
Ragastens se mit à siffler un air de chasse.
– Écrivez que l’accusé avoue ! s’écria le juge.
– Écrivez aussi que le juge du tribunal suprême en a menti,répondit Ragastens.
Sans répondre, le juge prit vivement une feuille de papier quelui tendait l’homme à l’écritoire et se mit à lire en toute hâte.Il conclut par ces mots :
– Condamné, la sentence sera exécutée dans trois jours pourtout délai. Vous avez donc trois jours pour implorer la miséricordedivine…
– Et vous, vous avez toute votre vie pour essayer de lavervotre conscience du forfait que vous commettez.
Ragastens, quelques secondes plus tard, se retrouva seul. Cetteparodie de jugement s’était accomplie avec une rapidité telle qu’ilse demandait s’il n’avait pas rêvé.
Mais bientôt, il put se retracer avec netteté tous les épisodesde cette scène stupéfiante. Les termes mêmes de la sentence, par uneffet de rétroaction, résonnaient maintenant à sonoreille :
– Condamné à être jeté dans la dernière cellule et à yséjourner deux fois douze heures pour que le repentir puissepénétrer dans cette âme pervertie… Puis, de là, être tiré, vif oumort et avoir les deux poignets tranchés en place publique… par lebourreau-juré avoir le col tranché sur le billot de justice par lahache ou par le glaive… condamné enfin à être exposé au piloripendant les deux jours qui suivront l’exécution…
Qu’était cette dernière cellule dont il étaitquestion ? Ragastens l’ignorait. Mais, en revanche, ilcomprenait parfaitement qu’il allait avoir le cou tranché par lebourreau. Sa pensée se reporta irrésistiblement sur César.
– J’avais choisi là un joli maître !murmura-t-il ; j’étais venu prendre des leçons de gloire… etc’est des leçons d’assassinat qu’il m’eût données. Je l’échappebelle !…
Raphaël Sanzio, après l’enlèvement de sa jeune femme, avaitcouru au Ghetto pour prévenir la Maga de ce qui se passait et iln’avait plus retrouvé la mère adoptive de Rosita. Celle-ci avait eneffet disparu.
… Lorsque Raphaël fut parti, emmenant pour toujours laFornarina, la vieille Rosa, retirée dans la chambre de la jeunefille, avait eu une crise de désespoir.
– Seule, maintenant !… seule au monde !… Seuleavec ma vengeance…
Ces mots sans suite lui échappaient avec des sanglots. Mais lecœur de Maga s’était endurci dans les souffrances. Car bientôt,elle parut avoir retrouvé le calme.
Elle rentra dans le taudis où elle avait reçu la visite du pape.Puis, ouvrant le vieux bahut, elle en tira le coffret, entassa dansune ceinture l’or et les pierreries qui se trouvaient dans untiroir.
Quand ce fut fini, elle jeta autour d’elle un dernier regard dedésolation.
Puis elle sortit.
La Maga, ayant franchi les chaînes qui formaient les rues duGhetto, sembla peu à peu reprendre possession de son sang-froid.Dix minutes plus tard, elle se trouvait devant le Palais-Riant.
Elle en fit le tour et, arrivée au point où la constructiontouchait presque les eaux du Tibre, s’arrêta devant une petiteporte qu’elle ouvrit au moyen d’une clef.
La vieille Rosa ne s’en servait pas pour la première fois ;déjà, à différentes reprises, elle avait dû pénétrer dans la maisonde Lucrèce. En effet, ce fut sans hésitation qu’elle franchit unesorte de cour et s’engagea dans un couloir au bout duquel ellemonta un escalier étroit.
Parvenue au deuxième étage, la Maga s’orienta dans le dédale descouloirs avec une sûreté qui prouvait sa parfaite connaissance deleur topographie. Enfin, du bout de l’ongle, elle gratta à uneporte.
Ayant attendu quelques secondes, elle gratta encore, mais, cettefois, d’une manière spéciale, comme d’après un signal convenu. Uneminute plus tard, la porte s’entrouvrit et, dans l’obscurité, unevoix murmura :
– Est-ce vous, signora ?… Sainte Vierge ! Commevotre main est glacée… Asseyez-vous… là… un instant, j’allume unflambeau…
La Maga se laissa conduire par la main, et s’assit sans dire unmot. L’homme qui venait de parler s’empressa, alluma un flambeau àla lueur duquel apparut un petit vieillard à figureméphistophélique et à sourire sardonique, celui-là même entrevu àl’auberge du Beau-Janus, apportant à Ragastens un sac depistoles : l’intendant du Palais-Riant, il signor Giacomo.
– Ce tartan sur vos épaules, signora Rosa, reprit le vieilhomme, ce coussin sous vos pieds… Êtes-vous bien dans cefauteuil ?
L’intendant se tenait debout, dans une attitude de respect etpresque de vénération devant la vieille assise.
– Giacomo, dit la Maga, je veux la voir…
Le vieux tressauta, joignit les mains.
– Que dites-vous, signora ?
– Je dis que je veux voir Lucrèce…
– Signora ! que me demandez-vous là ?
– Une chose toute simple et toute naturelle…
– Mais comment voulez-vous que je la fasse réveiller… queje lui annonce une pareille visite… ?
– Qui te parle de tout cela… Je ne veux pas qu’on laréveille… je veux entrer dans sa chambre, voilà tout…
– Pendant qu’elle dort ?…
– Mais oui !
Le vieillard se tordit les bras.
– Elle se réveillera… elle vous tuera… c’est unetigresse…
– Giacomo, tu parles quand il s’agit d’obéir… Je ne puisplus compter sur toi ?… Ce serait dans l’ordre, ajoutaamèrement la sorcière, on jure obéissance et fidélité, on affirmesur l’évangile qu’on est prêt à mourir au premier appel, et puis onse dérobe…
Giacomo se jeta à genoux. L’expression sardonique de son sourireavait disparu. Une poignante tristesse s’était répandue sur sonvisage maigre, tourmenté, tout ridé.
– Maîtresse, fit-il sourdement, noble maîtresse, je suisprêt encore à mourir pour vous…
– Mais non à me faire entrer dans la chambre de Lucrèce,n’est-ce-pas ? Écoute, Giacomo, un jour que tu arrivasd’Espagne… tu suivais à la piste l’homme que tu avais juré de tuer…est-ce vrai ?…
– J’avais, à Jativa, fit l’intendant, une femme quim’aimait et que j’idolâtrais… Cet homme l’attira dans unguet-apens… Pendant huit jours, fou de désespoir, je la cherchaidans la ville et dans la montagne… Un soir, elle reparut à lamaison… mais si pâle que je n’eus pas la force de l’interroger…Alors… d’une voix ferme, elle me dit l’horrible vérité… l’hommel’avait violée… puis, rassasié, l’avait laissé partir… Quand elleeut fini de parler, ma femme se poignarda sous mes yeux sans que jefisse un geste pour l’en empêcher… Car si elle ne l’eût fait, jel’eusse fait, moi !… Je jurai sur son cadavre de la venger… etje suivis l’homme, le guettant, attendant l’heure… Il vint à Rome…il fut cardinal… puis pape… Il était si puissant qu’à peinepouvais-je concevoir l’espoir de l’atteindre… C’est alors que jevous rencontrai, signora… Malgré vos misérables vêtements, jereconnus en vous la grande dame que, parfois, j’avais aperçue àJativa, dans son carrosse…
– C’est vrai, Giacomo. Tu étais triste : je teconsolai. Tu étais pauvre : je te donnai de l’argent. Tu étaisfaible : je te promis de te secourir, et je crois avoir tenuparole…
– Ah ! signora, certes !… car vous avez sauvé letrésor qui me restait… En arrivant de Jativa, j’avais amené mafille… ma Nina, si belle que, parfois, en la regardant, j’oubliaisque sa mère était morte…
– Achève, Giacomo. Il ne me déplaît pas que tu me prouvesla force de ta mémoire…
– Soit !… Et croyez bien, signora, que ma mémoireseule n’est pas forte… Il y avait déjà des années que j’étais àRome… Sur vos conseils, et sans doute grâce à votre influenceocculte, j’étais entré ici en qualité de deuxième intendant… Survos ordres, je m’appliquai à conquérir la confiance absolue de lasignora Lucrèce, en sorte que je parvins au poste envié de premierintendant de son palais… Un soir – Nina avait alors quatorze ans –vous êtes venu me trouver… Sur vos conseils toujours, j’avais louéune petite maison où ma fille Nina vivait enfermée avec unedomestique, ne sortant qu’au soir… Donc, ce soir-là signora, vousavez sauvé ma dernière affection… Quelqu’un avait vu Nina… Cequelqu’un, c’était César, fils du pape !… Et de même que lepère avait violé ma femme, de même le fils voulait violer maNina !… Mais vous étiez là !… nous nous rendîmes ensembleaux abords de la maison que j’avais louée pour Nina… Cachésderrière une masure, nous guettions les alentours… Je ne comprenaispas… Tout à coup, une douzaine d’hommes arrivèrent, pénétrèrentdans la maison… Ivre de rage et de désespoir, je voulus m’élancer…“– Ma Nina ! ma pauvre Nina ! m’écriai-je.
– Elle est en sûreté… tais-toi !”
» C’était la vérité… Vous aviez su ce qui allait se passer…Et, sans me prévenir, vous aviez fait partir mon enfant… Les hommesrepassèrent devant nous en sacrant. À leur tête, je reconnus César…Dès lors, signora, je vous jurai autant de reconnaissance quej’avais juré de haine aux Borgia…
– Reconnaissance que tu témoignes en refusant…
– Rien, signora ! Je ne vous refuse rien !…Demandez ma vie… elle est à vous… Si je suis épouvanté de ce quevous voulez faire, c’est pour vous, pour vous seule…
– Pour moi ?… Voyons, Giacomo : veux-tu tevenger ?
– Si je le veux !…
Giacomo s’était levé. Sa figure resplendissait de haine.
– Si je le veux ! répéta-t-il. Je ne vis que pourcela… Voyez s’il faut que ma haine soit forte, puisque j’ai pu, desannées, lui faire subir le supplice de la patience !
La Maga le regardait avec une sombre satisfaction.
– Eh bien, Giacomo, reprit-elle alors, ne comprends-tu pasque, moi aussi, j’ai une vengeance à assouvir ? Necomprends-tu pas que ma haine poursuit le même but que toi ?…Comprends donc au moins que l’heure est peut-être venue !…
La sorcière avait prononcé ces mots avec une étrange etsolennelle énergie. Ses traits se tendaient sous l’effort dusentiment redoutable qui les animait, ils reprenaient pour uninstant une sorte de jeunesse.
– Oh ! s’écria Giacomo, il me semble que je vousrevois telle que jadis !…
– C’est la haine qui me rajeunit !
– Oui… Vous êtes presque comme je vous entrevis en Espagne,à Jativa !…
– Heureuse !… Ah ! oui, certes, je le fus !Riche, honorée, orgueil et joie de la grande famille des Vanozzo,recherchée par les plus nobles et les plus puissants seigneurs,belle de mes dix-huit printemps… je ne songeais qu’au bonheur devivre… Mon père et ma mère m’idolâtraient… Mes caprices faisaientla loi dans le somptueux château de Vanozzo. Des hommes jeunes,beaux, se disputaient la faveur de mes sourires… Mais je n’enaimais aucun… Un jour, il vint, lui !… Il passa dans lechâteau comme un météore malfaisant… La famille des Vanozzo,honorée d’abriter sous son toit Rodrigue Borgia, le descendant desrois d’Aragon, le neveu du pape Calixte III, lui offrit unehospitalité comme les Grands d’Espagne savent en offrir auxprinces…
» Dès que je le vis, je compris le sens de l’amour… Ilétait beau, d’une sombre, d’une fatale beauté… ses yeux ardents mebouleversaient… sa parole fougueuse me berçait. Je n’entrevoyaisplus de bonheur que dans la joie de lui appartenir, d’être à luitout entière corps et âme, à jamais. Lorsqu’il partit, il n’eutqu’à me faire un signe… Je le suivis, abandonnant père, mère,maison, famille… je le suivis, heureuse de devenir son esclave… jele suivis sans même savoir pourquoi… uniquement parce qu’il m’avaitdit : Viens !…
La Maga était dans une de ces minutes de crise où les penséesenfouies dans les replis du cerveau s’échappent d’elles-mêmes, oùles secrets qui dormaient au fond du cœur montent jusqu’auxlèvres.
– De ce jour, poursuivit-elle, commença mon martyre…Lorsque je rappelai à Rodrigue qu’il m’avait juré de faireconsacrer notre union, il éclata de rire… Et bientôt, j’acquisl’atroce conviction que l’amour de ses yeux était un mensonge…mensonge l’amour de ses paroles… mensonges tout ce qu’il faisait etdisait… Des années coulèrent, lentes, mornes… Mon père et ma mèreétaient morts de désespoir… J’eus des enfants, j’essayai deraccrocher ma vie à l’amour maternel… Un jour, Rodrigue me dit queje le gênais… Je me jetai à ses genoux, je priai, je pleurai… Lelendemain, Rodrigue avait disparu, me laissant un billet quicontenait cette seule ligne : « Puisque tu ne veux past’en aller, c’est moi qui m’en vais. » Affolée, je meprécipitai dans la chambre des enfants : ils avaientdisparu…
» Comment ne suis-je pas devenue folle ?… Comment nesuis-je pas morte ?… Lorsque je revins à la santé, après sixmois de fièvre, je m’aperçus, avec une épouvante sans nom, quej’aimais encore Rodrigue…
Celle qui avait été Rosa Vanozzo et qui n’était plus que lasorcière du Ghetto ajouta :
– Hélas ! Malheureuse et lâche !… Je l’ai aimé delongues années… Je l’ai aimé de loin… Je le suivis à Rome… Jepassai ma vie à l’épier, à compter ses amours… et peu à peu, jesentais se fortifier dans mon cœur le besoin de la vengeance…Longtemps, l’amour et la haine se sont disputé mon âme… la haine atriomphé…
– Ah ! Comme vous avez dû souffrir !… Mais vosenfants ?
– Mes enfants !… Lorsqu’ils furent devenus grands, jevoulus les voir, leur dire la vérité… César voulut me tuer…François voulut me faire enfermer comme folle… Lucrèce me fit jeterdans la rue…
– Signora… ces souvenirs atroces vous font mal…
– Ils me font du bien, Giacomo… Quand j’ai fouillé ainsiles plaies de mon cœur, quand j’ai versé sur elles le poison quicorrode, il me semble que le mal diminue… et le mal, c’est l’amour…Écoute, je n’ai pas fini… Parmi toutes celles que Rodrigue aaimées, il en est une que j’ai détestée plus que les autres… Il mesembla que, celle-là, Rodrigue l’aimait vraiment… Grâce auxintelligences que j’avais su me créer dans le Vatican, je visenfin, qu’« elle » était enceinte… L’enfant naquit…C’était une petite fille… Il m’est impossible de dire à quel pointje la haïssais et quelle fut ma joie lorsque je constatai que lamère, lâche comme le père était féroce, abandonnait sonenfant !…
– Vous m’épouvantez, signora !…
– La mère, c’était la comtesse Alma… L’enfant fut exposéesur les marches de l’église des Anges… Je m’en saisis ! Jel’emportai… Toutes mes haines vinrent se concentrer sur la tête decette innocente… Je la donnai à une horrible mégère qui la tortura…jusqu’au jour où une révolte gronda soudain dans mes entrailles etoù je m’aperçus que mon cœur saignait des abominables souffrancesde l’enfant… Elle avait dix ans… Toute pantelante de son martyre,je l’emportai chez moi… Et ce fut comme un rayon de soleil quientre dans l’enfer. Je l’appelai Rosita… Elle grandit, sa beautédevint ineffable… et moi, la maudite, moi, la sorcière, j’éprouvaialors des joies si douces, qu’il me semblait parfois que mon cœurallait éclater… j’en arrivais à oublier ma vengeance… Mais Rodriguedevait lui-même se rappeler à mon souvenir… Un homme… un vieillard…s’est pris de passion pour ma Rosita… Et ce vieillard qui aimeRosita, qui veut la violer, sais-tu qui c’est, Giacomo ? C’estle pape, c’est Rodrigue Borgia, le père de mes enfants, l’amant dela comtesse Alma, le père de Rosita…
– L’assassin de ma femme… acheva Giacomo.
La Maga sourit étrangement.
– De même que j’ai sauvé ta fille Nina, dit-elle, je viensde sauver Rosita. Cette nuit même, elle quitte Rome… à cette heure,elle doit être en sûreté… Eh bien, Giacomo, comprends-tu quel’heure est venue de me venger et de te venger aussi ?Comprends-tu que j’aie hésité tant que j’avais près de moi Rositaet que, maintenant, il ne me reste plus rien à faire dans la vie…Sinon de faire souffrir ceux qui m’ont fait souffrir !
– Oui, signora ! Et je vous aiderai de toutes mesforces…
– Bien ! Pour commencer, il faut que Rodrigue sache oùme trouver…
– Vous croyez donc qu’il voudra vous voir ?
– J’en suis sûre !… Il me fera chercher au Ghetto. Nem’y trouvant pas, il voudra savoir ce qu’est devenue la Maga… Techarges-tu de l’en informer ?…
– Ce sera très simple, signora…
– Tu connais le temple de la Sibylle ?…
– À Tivoli… près de la villa du pape ! J’y ai été avecla signora Lucrèce…
– C’est cela… J’ai de fortes raisons de croire que le papevoudra aller y passer quelques jours… C’est l’antre de sesdébauches. Eh bien, c’est là que je vais… À vingt pas du temple dela Sibylle se trouve, au-dessus du précipice, une cavernenaturelle… Je l’ai déjà habitée… C’est dans cette caverne queRodrigue me retrouvera dès qu’il aura besoin de moi… Et bientôt, ilaura ce besoin de me voir… Il faut qu’il le sache.
– Il le saura, signora. Je m’en charge.
– Bien, Giacomo. Tu es un loyal serviteur… Et maintenant,moi la mère de Lucrèce, conduis-moi près d’elle…
– Signora ! Prenez garde !… fit Giacomo entremblant. Si elle se réveille, elle vous tuera !
– Non, Giacomo… elle ne me tuera pas… Avant de dire adieupour toujours à mon passé, et peut-être à la vie, je veux voir mafille… Je le veux, Giacomo…
– Venez, signora ! consentit enfin le vieillard.
Il éteignit le flambeau et prit la main de la Maga. La vieillefrissonna d’une joie terrible. Tous deux sortirent.
Ils longèrent des couloirs obscurs, descendirent des escaliers,franchirent des salles silencieuses et entrèrent enfin dans unétroit cabinet.
– C’est là ! murmura le vieillard à l’oreille de laMaga. Personne n’entre jamais dans ce cabinet. La porte que nousvenons de franchir ne s’ouvre jamais… Lucrèce en a seule la clef…mais j’en ai fait une, sur vos ordres… Là est la chambre à coucher…le lit est en face… Les suivantes de nuit dorment dans la piècevoisine…
– Attends-moi ici ! répondit la Maga, qui déjà ouvraitavec d’infinies précautions une petite porte faisant communiquer lecabinet avec la chambre à coucher.
La mère de Lucrèce, ayant franchi cette porte, la laissaentrouverte et s’arrêta un instant.
Elle fouilla dans son sein et en tira un minuscule flaconqu’elle déboucha lentement, sans trembler…
Elle s’avança vers le lit, glissant plutôt que marchant, sans unbruissement…
– Une goutte… une seule goutte sur ses lèvres… et c’estfini de Lucrèce… l’agonie sera affreuse… demain, les Borgiaporteront le deuil… demain, l’âme du vieux Borgia subira le premiercoup de ma vengeance…
À la lueur de la veilleuse, Lucrèce lui apparut. Elle dormait.Un sourire errait sur ses lèvres…
Un de ses bras pendait hors du lit, tandis que l’autre soutenaitsa tête qu’encadrait le flot de ses cheveux dénoués… Elle étaitainsi souverainement belle.
– Ma fille ! pensa la Maga.
Immobile, elle contempla silencieusement Lucrèce. La jeune femmefit un mouvement, soupira, prononça quelques mots inintelligibleset son sourire se fit plus doux… Lorsque Lucrèce eut reprisl’immobilité du profond sommeil, la vieille, dans un glissement, serapprocha de la tête du lit…
– Elle rêve… pensa-t-elle. Elle rêve, heureuse… car sonsourire est calme… Jadis… là-bas… je venais la nuit dans sachambre… et comme maintenant, je me penchais sur son berceau…Alors, il arrivait parfois qu’elle s’éveillât… Elle me tendait sespetits bras en riant et elle me disait : “Bonsoir petitemère”. Et maintenant, je vais la tuer !…
La sorcière se pencha presque à toucher le visage de Lucrèce.Une étrange hallucination s’empara d’elle. Un miracle s’accomplitdans cette âme ulcérée…
Elle revit Lucrèce… sa fille… toute petite… telle qu’ellel’avait bercée dans ses bras maternels… Rayonnante puissance de lanature mystérieuse et tendre !
Et la pauvre vieille, maintenant, pleurait à chaudes larmes.Machinalement, elle avait rebouché son flacon et l’avait remis danssa ceinture… Et ce ne fut pas une goutte de poison qui tomba surles lèvres de Lucrèce endormie… Ce fut une larme…
Au contact de la goutte chaude et salée, Lucrèce avait eu unesecousse… Une seconde encore, elle lutta contre le sommeil. Puis,brusquement réveillée, elle porta la main à sa lèvre.
– Qui est là ? cria-t-elle épouvantée en sautant dulit.
L’instant d’après les servantes réveillées accoururent avec desflambeaux… Et Lucrèce jeta des ordres furieux.
– Cherchez !… Qu’on fouille partout ! Il y avaitquelqu’un, j’en suis sûre… J’ai senti… là… sur ma bouche… Oh !c’est peut-être un baiser de spectre !…
On chercha partout. On ne trouva rien.
Cependant, Giacomo avait reconduit la Maga jusqu’à la petiteporte par où la sorcière avait pénétré dans le Palais-Riant.
– Êtes-vous satisfaite, signora ? demanda-t-il aumoment où elle allait s’éloigner…
– Non ! répondit la vieille sur un ton étrange… maisj’ai vu ma fille…
Et elle s’enfonça dans la nuit, se dirigeant vers l’une desportes de Rome. Là, elle attendit l’aube.
La porte ouverte, elle sortit de la ville et s’éloigna dans lacampagne, marchant d’un pas résolu.
Deux jours après l’arrestation de Ragastens au Vatican.
La bibliothèque, séjour préféré d’Alexandre VI, petite pièce quin’avait rien de commun avec la grande bibliothèque officielle dupalais, était une salle de rêverie, merveilleusement agencée pourle repos du corps et de l’esprit.
Il était environ huit heures du soir. Près d’une grande baieouverte, d’où l’on dominait la ville, le pape, César et Lucrècedevisaient à voix basse.
– Conseil de famille ! murmurèrent mystérieusement lesprélats et les seigneurs disséminés dans le palais. Qu’ensortira-t-il ? Quelle bulle ? Quelle guerre ?…
Alexandre VI était assis dans un fauteuil, César étalé sur descoussins. Lucrèce, allongée sur le ventre, au long d’un tapis,laissa errer son regard sur Rome.
– Astorre est-il parti ? demanda le pape.
– Ce matin, répondit César.
– Seul ?…
– Non ! Je lui ai adjoint Garconio, comme vous mel’aviez dit ; ils sont en route, à cette heure… Mais, monpère, tout cela me paraît bien long.
– Patience, César ! Tu as le temps… Tu as encore touteune existence devant toi… Que dirais-tu si, comme moi, tu n’avaisplus que quelques mois à vivre ?
– Cornes d’enfer ! Je n’en serais que plus pressé… Jeme rouille… Il y a des moments où j’ai la nostalgie de la bataille…Je rêve de chevauchées titanesques, je vois des masses humaines oùj’entre avec mes cavaliers comme un coin de fer dans la chair…C’est une belle musique, mon père, que le tumulte d’une mêlée. Etla jouissance de la destruction ! La jouissance de l’acier quis’enfonce dans une poitrine, ou dans un dos… L’éclaboussement d’unecervelle qui éclate sous un coup de masse, et les flaques noires dusang où s’enfonce le sabot des chevaux… Je rêve de tout cela, jem’ennuie de ne pas tuer…
César, en parlant ainsi de ses rêves était d’autant pluseffroyable à voir qu’il disait ces choses sur un même ton bas etconcentré, sans éclats de voix. Seulement ses yeux s’injectaient desang comme il lui arrivait toutes les fois qu’une émotionl’agitait.
Son père le contempla avec une curiosité admirative.
– Quel magnifique tigre, pensa-t-il.
Lucrèce ne dit rien. Elle continua à regarder dans le vague deschoses qu’elle voyait seule et qui étaient en elle.
– Aussi, mon père, reprit César, le plut tôt sera le mieux.Il faut d’ailleurs en finir promptement. Sans quoi, nous sommesmenacés d’avoir l’Italie sur les bras… Oui… oui… le plustôt !… Il faut s’emparer de ce nid de vipères qui s’appelleMonteforte.
– Dès que j’aurai des nouvelles du comte Alma, fit le pape,il sera temps. Tu ne rêves que plaies et bosses… mais moi, je veuxassurer le succès de l’entreprise… D’ailleurs, je serai là poursurveiller la campagne.
– Quoi, mon père, vous voulez venir àMonteforte ?…
– Non, mais je m’installerai à Tivoli, qui est à peu prèssur le chemin. De là, je pourrai surveiller à la fois Rome etMonteforte. Je serai près de toi qui feras la guerre, et près deLucrèce qui fera de la diplomatie… À propos, Lucrèce, il faudraprévenir la Maga du Ghetto que quelqu’un va lui faire une petitevisite… celui-là même à qui elle a promis certain philtre…
– La Maga n’est plus à Rome, dit nonchalamment Lucrèce.
Le pape sursauta dans son fauteuil et fronça les sourcils.
– Elle est à Tivoli, ajouta Lucrèce.
– À Tivoli ! s’écria le vieux Borgia presque avec dela terreur ; c’est vraiment à croire que cette damnée sorcièredevine mes pensées… je voulais lui dire de s’y rendre. Mais quepeut-elle bien faire à Tivoli ?
– Sans doute ses dévotions à son ancêtre, la sorcière dejadis… Car il paraît qu’elle habite une espèce de caverne quitouche au temple de la Sibylle.
– Je la connais… Tout va bien, mes enfants…
– Pour vous deux, observa Lucrèce avec une moue. César s’enva batailler à Monteforte, où il pourra faire nager son cheval dansdes fleuves de sang, ce qui, bien certainement, lui vaudral’affection de la jeune et candide Béatrix…
Sous les coups d’épingle de Lucrèce, César pâlit de fureur.
– Qu’elle m’aime ou non, gronda-t-il, elle sera àmoi !
– Vous, mon père, reprit Lucrèce, vous vous en allez dansce lieu de délices, Tivoli… Vous allez pouvoir, tout à votre aise,admirer les splendides panoramas champêtres qui se dérouleront sousvos yeux ; et votre admiration sera d’autant plus vive quequelqu’un vous aidera à comprendre la belle nature. Je veux dire lachaste Fornarina qui vous attend là-bas et soupire sans doute aprèsles leçons que vous voulez lui donner…
À son tour, le pape eut un frisson au nom de la Fornarina, commeCésar avait tressailli au nom de Primevère. Lucrècecontinua :
– Seule ici, je vais m’ennuyer prodigieusement.
– Tu joueras à mystifier ton cher époux, dit César.
– Le duc de Bisaglia ! Pauvre hère !… Est-cequ’il vaut seulement la peine que je m’occupe de sanullité ?…
– Tu te créeras des distractions.
Lucrèce haussa les épaules.
– À propos de distractions, reprit le pape, nos Romainsvont en avoir une dont ils ne se plaindront pas, j’imagine…
– Oui, l’exécution de M. de Ragastens ? ditCésar.
Et ce fut autour de Lucrèce de se sentir frissonner soudain à cenom.
– Quand lui tranche-t-on la tête ? demanda-t-ellefroidement.
– Après-demain, au lever du soleil, ma sœur. Tu viendrasvoir ?
– Sans aucun doute.
– Ce brave chevalier !… Moi, ce qui m’amusera le plus,ce sera de le voir dans la fosse aux lions.
César désignait ainsi la cellule aux reptiles. Ilpoursuivit :
– Demain matin, on l’y descendra, et je veux être là pourprodiguer à ce digne ami les plus chaudes consolations. Par tousles diables ! Je veillerai moi-même à ce qu’il soit dans sontrou en bonne et nombreuse compagnie… J’ai expédié, aujourd’hui unedouzaine de chasseurs qui ont dû battre la campagne ; j’auraiune superbe collection de couleuvres, de crapauds, de vipères… Ilme semble que je le vois déjà…
César riait en grinçant des dents. Il était épouvantable à voir.Brusquement, il s’accouda sur son genou, le front subitement barréd’un pli.
– Il aime Primevère ! pensa-t-il. Et qui sait si ellene l’aime pas ! Oh ! Je veux, si cela est… inventerquelque supplice inconnu… Ah ! Nous allons voir…misérable !
Il écumait silencieusement et se rongeait le poing. Il eûteffrayé jusqu’à Lucrèce, jusqu’au pape, s’ils l’eussent regardé.Mais ils ne le voyaient pas…
Le vieux Borgia était à Tivoli… Il errait sous les ombrages desa villa, emportant dans ses bras la vierge qu’il destinait auxétreintes de sa vieillesse. Et Lucrèce, immobile, le regard vague,songeait :
« Oh ! Cette volupté inédite ! Descendre dansl’enfer du prisonnier à l’heure où son âme agonise sous la terreurde la mort toute proche !… Me donner à lui, parmi ses chaînes…Éprouver son amour décuplé par l’horreur… Me meurtrir à ses baiserset à ses chaînes… Faire que le cri d’épouvante qu’il poussera quandon le descendra aux bêtes se confonde avec le cri de passion quelui arrachera mon baiser… cette volupté… oui, il me lafaut !… »
Tous trois haletants, chacun oubliant la présence des deuxautres, subissaient la morsure des délices inventées.
Une heure silencieuse s’écoula ainsi.
Lorsqu’ils revinrent à eux, ils se regardèrent et se virentpâles sans s’en étonner.
– Adieu, mes enfants, je vais me reposer, dit le pape.
– Moi, je vais méditer mon plan de campagne, dit César.
– Et moi, je vais rêver à trouver enfin une distractioninédite, acheva Lucrèce.
Quelques minutes plus tard, Lucrèce était dans sa chambre, auPalais-Riant. Elle prit son bain, se fit masser et parfumer. Puis,s’étant mise au lit, commanda qu’on la laissât seule.
La tête enfouie dans les dentelles de l’oreiller qu’ellemordillait et lacérait du bout des dents, par plaisir, elle établitalors sa résolution et convint avec elle-même comment elle s’yprendrait pour l’exécuter.
Elle voulait revoir Ragastens. Elle était résolue à aller leretrouver dans sa cellule, et cela à l’heure même où l’infortunéserait sur le point d’être descendu dans la cellule aux reptiles,sinistre antichambre de la mort.
Pas un instant l’idée ne lui vint de sauver le chevalier. Ce quiexcitait son désir morbide, c’était justement ce baiser decondamné, cette étreinte de l’homme qui va mourir, et qui sait querien au monde ne peut le sauver…
Vers trois heures du matin, Lucrèce se leva et s’habillaposément, sans avoir requis l’aide de ses suivantes.
Elle s’enveloppa d’un ample manteau et, sortant à pied, sedirigea rapidement vers le château Saint-Ange. Rome dormait. Unsilence auguste enveloppait la Ville Éternelle.
Lucrèce à pas lents, les yeux noyés de langueur, se dirigea dansce silence, vers les voluptés qu’elle allait chercher jusque sur leseuil de la mort…
Rentré dans sa chambre à coucher, César se jeta dans un fauteuilet laissa tomber sa tête dans ses deux mains. Toute sa penséetourmentée, tortueuse et imprécise encore, se résuma dans ces motsqu’il murmura :
– Il aime Primevère… Mais est-ce qu’elle l’aime ?
César était une sorte de fauve. Il avait aimé souvent :mais à la façon des fauves. Il était le mâle qu’excite la vue d’unefemelle qui passe : il prenait la femelle, et c’était tout.Jamais sa jalousie ne s’était éveillée au moment où ses sens aurepos ne lui faisaient pas convoiter la femme.
Or, pour la première fois, un sentiment « humain »naissait et se développait dans cette conscience de fauve. Pour lapremière fois, la possession de la femme convoitée ne luiapparaissait pas comme la complète satisfaction. Pour la premièrefois, il s’inquiétait des antécédents et du sentiment de la femmeaimée.
L’étonnement où cette découverte le jeta d’abord fit place à uneviolente colère. Il se leva, parcourut sa chambre à grands pas,brisa une statuette et deux magnifiques vases de porphyre, écuma,jura. Finalement, il tomba tout habillé sur son lit et se remit àpenser.
– Elle l’aime, c’est incontestable. Ils se sont vus. Il amenti lorsqu’il m’a dit qu’il ne la connaissait pas… Elle l’aime,soit !… Mais s’est-elle donnée à lui ? Oh !rugit-il, ne pas savoir !… Si au moins, je savais !…
Il se jeta brusquement hors du lit et se remit à marcher, avecvraiment les allures d’un fauve qui gronde en songeant à uneproie.
Mais il eut beau faire, se démener, tempêter furieusement, lamême question entêtée venait se poser.
– Le lui demander ? Descendre dans sa cellule !L’interroger ?
Mais il la repoussa avec violence. Il éclata de rire :
– Moi, César Borgia, demandant à M. le chevalier deRagastens si ma future maîtresse est pure ! Quelspectacle !… Ah çà ! je deviens fou à lier…
Pendant une partie de la nuit, il se débattit, tantôt prostrédans une sorte d’abattement maladif, tantôt en proie à des accès dedélire qui, dans les salles voisines, faisaient trembler leslaquais éveillés… Enfin, il finit par arrêter un plan qui, enapparence, conciliait les sentiments qui s’étaient entrechoquésdans sa pensée.
– Eh bien, j’y vais, fit-il en grondant entre ses dents.J’y vais !… Il faut que je sache… je n’y puis plus tenir…Voici le matin… Ragastens plongé dans la dernière cellule, jamaisplus je ne pourrai savoir… Il faut que je sache !… Ilparlera !… Je lui offrirai au besoin la liberté en échange dela vérité ! Il ne sera pas assez fou pour refuser !…
Et, avec un sourire, il continua :
– Quant à lui donner la liberté, je tiendrai ma parole… Jelui ouvrirai la porte… mais un bon coup de poignard par derrière…quand il aura parlé.
Il n’acheva pas. Seulement, il s’assura que sa dague était bienà sa place à sa ceinture.
Il descendit aussitôt au corps de garde situé aurez-de-chaussée, prit la clef de la cellule où était enferméRagastens, la clef qui ouvrait les cadenas des chaînes, ets’enfonça dans les sous-sols…
Pendant que Lucrèce et César s’apprêtaient, chacun de son côté,à descendre dans le cachot du chevalier, pendant que le frère et lasœur cherchaient des raffinements de volupté ou de cruauté, quefaisait Ragastens ?
Ragastens dormait.
Il s’était accoté au mur et avait cherché la position la moinsgênante possible. Cette position n’en était pas moins atroce.
Ragastens savait maintenant à quoi s’en tenir sur cette fameuse« dernière cellule » dont le juge suprême l’avait menacé.Garconio avait eu soin de le lui apprendre avant son voyage àMonteforte.
Ne pas assister au supplice ! Quel crève-cœur !Toutefois, il résolut, au moins, de prévenir le chevalier.
Ce serait toujours un petit quart d’heure agréable. Ne pouvantassister au drame, il éprouva une jubilation suffisante à enexprimer copieusement le scénario au malheureux jeune homme. Onpeut croire qu’il n’épargna aucun détail. Ragastens s’étaitcontenté de répondre :
– Pourvu qu’on ne te descende pas avec moi dans le puits,c’est l’essentiel. La vue et le contact des crapauds et des rats nesont qu’effroyables. Tandis que ton contact, à toi, serait par troprépugnant…
Depuis cette dernière visite du moine, Ragastens n’avait plus vupersonne, sinon un geôlier qui était venu trois fois pour luiapporter du pain et de l’eau.
Donc Ragastens dormait.
Il fut soudain réveillé par une lumière qui entrait dans sacellule. Il ouvrit les yeux et vit César Borgia. Ragastens ne putmaîtriser un frisson.
– C’est le moment, pensa-t-il, on va me précipiter… adieula vie… adieu, Primevère !…
Pourtant, il regarda César bien en face sans laisser voir aucuntrouble. À sa grande satisfaction, il constata que Borgia n’étaitaccompagné d’aucun garde, d’aucun geôlier. Il jeta un coup d’œilsur le couloir, par la porte que César avait laissée ouverte et vitqu’il était désert.
– Je me trompais… Ce n’est pas le moment !… Mais quevient-il faire ?… Ah ! oui, je comprends… Comme sonfidèle Garconio, il vient se repaître de sa vengeance…
Alors, il se leva, et, d’une voix railleuse :
– Bonjour, monseigneur… Excusez-moi de ne pas vous offrirde siège… on a oublié d’en mettre en ce logis.
César avait fiché en terre la torche qu’il avait apportée. Il seretourna comme Ragastens finissait de parler et le regarda d’un airsombre, sans dire un mot.
– Vous venez admirer votre œuvre ? reprit Ragastens.Et vous rendre compte du visage que vous auriez si vous occupiezcette place qui est la vôtre ? Je regrette vivement de nepouvoir vous offrir la figure bouleversée que vous espériez sansdoute.
César se croisa les bras.
– Car enfin, monseigneur, continua le chevalier au boutd’un silence, je suis à votre place… C’est vous qui assassinez, etc’est moi qui suis enchaîné… Ceci, soit dit sans reproche, mesemble un peu manquer de logique… À propos, comment va monsieurvotre père ? C’est un habile homme et j’ai pour cette habiletéla plus grande estime… J’ai rarement vu bateleur cynique et fourbeprendre avec autant d’aisance la figure d’un honnête homme… C’est àtel point que, tandis qu’il me parlait, j’avais fini par mepersuader qu’il n’était peut-être pas l’assassin, empoisonneur,parjure et hypocrite que l’on dit. Faites-lui en mes excuses, jevous prie…
César garda le silence. Il continuait à fixer sur Ragastens unœil attentif et sombre. Ragastens se mit à rire. Ce rire sonnaitétrangement sous ces voûtes.
– Vous vous demandez de quoi je ris, monseigneur ?C’est de moi-même. Je ne crois pas qu’on puisse pousser la naïvetépuérile aussi loin que je l’ai poussée. Figurez-vous que je vous aid’abord pris pour un grand capitaine : vous n’étiez qu’untruand… Je voyais dans votre main une épée flamboyante :l’épée n’était qu’un stylet. Mais enfin, tel que je vous imaginais,il y a une heure encore, vous aviez de l’allure. Morbleu !quelle belle figure de bête féroce ! Vous étiez encore à mesyeux, l’homme du poignard. Et voilà que je dois vous fairedescendre du piédestal qui vous allait si bien. Vous descendez,monseigneur, si bien que vous êtes tout juste à la hauteur de votreGarconio. Lui aussi est venu voir comment je mourrais… Et vous,monseigneur César ? Vous êtes venu voir si les chaînes de moncachot m’ont bien meurtri les poignets et si quelque pâleur sur monvisage de condamné ne vous apportera pas une revanche ? Dites,qu’êtes-vous venu faire ici ?
– Je suis venu vous offrir la liberté, dit César.
– La liberté ?…
– Oui ! Vous êtes condamné… Vous n’avez pas tuéFrançois… c’est moi qui l’ai poignardé… Tout cela est exact… Maisvous êtes condamné… Vous allez mourir… Dans une minute, si je veux,si vous voulez, j’ouvre les cadenas de vos chaînes et vous êteslibre…
– Je ne vous comprends pas…
– Je vais m’expliquer, reprit César d’une voix haletante.Cette jeune fille… Béatrix… vous l’aimez ?…
– Je l’aime !…
La main de César se crispa sur son poignard. Mais il secontint.
– Et elle… répondez… elle ?…
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux savoir si elle vous aime…
– Ah çà ! monseigneur, s’écria Ragastens, dans l’œilduquel passa un éclair soudain, qu’est-ce que cela peut vousfaire ?…
César avança d’un pas. Il sentait gronder en lui un de ces accèsde fureur qui le transformaient en bête fauve incapable deraisonner même sa haine.
– Tu parleras, gronda-t-il, oubliant toute la diplomatiequ’il avait arrangée, tu parleras !… Je veux savoir !
Ragastens se ramassa pour quelque terrible effort. Une penséesubite venait de jeter en lui un espoir fou.
– Monseigneur, dit-il froidement, vous vous êtes trompé…Vous ne saurez rien… La vérité, je veux en emporter le secret dansle puits où vous allez me faire jeter !
– Misérable ! rugit César. Elle a été à toi !… Tues mort !…
À l’instant, il se rua sur Ragastens, le poignard levé.Ragastens, qui attendait ce mouvement, vit venir le coup. D’ungeste foudroyant, il se redressa et saisit le poignet de César.
Les chaînes semblaient ne plus lui peser.
César chercha d’une saccade furieuse à se dégager. Mais l’autremain de Ragastens s’abattit sur son cou. Il sentit des doigts defer entrer lentement dans sa gorge.
– Je te tiens ! dit Ragastens la voix rauque dejoie.
Il y eut une lutte d’une demi-minute. D’une main, Ragastenstordait le poignet de César, tandis que de l’autre, il faisaitcraquer les muscles de son cou. César lâcha d’abord le poignard,puis s’abattit sur les genoux.
L’étreinte continua. Il y eut un râle. Puis tout à coup, Césartomba sur le sol, sans signe de vie.
Fébrilement, Ragastens le fouilla.
Brusquement, il eut un sursaut de joie insensée et il étouffa unrugissement : sa main venait de rencontrer, dans la ceinturede César, une petite clef de fer…
Il l’approcha du cadenas qui bouclait son poignet gauche. Enquelques secondes, les quatre cadenas furent ouverts. Ragastens,alors, se pencha sur César.
– Il en reviendra, murmura-t-il… Si j’avais l’âme d’unBorgia, l’occasion serait belle… Quel service je rendrais peut-êtreà l’humanité en achevant ce que mes doigts ont commencé…Bah !… Ce n’est pas mon affaire.
Tout en parlant, Ragastens avait détaché la ceinture de César etla ceignait autour de ses reins. Puis il mit sur sa tête la toquede velours noir, habituelle coiffure du fils du pape. Enfin, ils’empara de son manteau et s’en enveloppa.
– Il me semble, fit-il en riant, que je fais un César assezprésentable.
Il jeta un dernier regard sur Borgia toujours évanoui, et sedirigea vers la porte. À ce moment, il se frappa le front et revinttout à coup sur ses pas.
Il se baissa et, pendant une minute, se livra à un singuliertravail, au cours duquel on eût pu entendre remuer les chaînes.Quand Ragastens se releva, il éclata d’un rire silencieux : ilvenait de rattacher les quatre chaînes en fermant à clef lescadenas sur les poignets et les chevilles de César Borgia, enchaînédans la situation exacte où Ragastens se trouvait un quart d’heureauparavant !…
Ragastens sortit de la cellule. À droite, le couloir, vaguementéclairé par la torche qui continuait à brûler dans le cachot, seprolongeait de quelques pas seulement.
Ragastens aperçut au pied du mur qui barrait le couloir de cecôté, un trou circulaire. Il s’en approcha.
– Ah ! ah ! fit-il en frémissant, voilà lepuisard en question ! Corbacque !… César Borgia ne manquepas d’imagination… Moisir là-dedans !… C’était décidément unefière canaille que j’avais choisie pour me protéger.
Il s’éloigna avec un geste d’horreur et de dégoût.
À gauche, le couloir se prolongeait pendant une quinzaine depas, jusqu’au pied d’un escalier de pierre dont Ragastens aperçutles premières marches vaguement éclairées. Il s’y dirigea vivementet commença à monter.
Tout à coup, une lumière apparut, Ragastens arrivait au haut del’escalier. Là, un homme, un geôlier se tenait debout, une lanternesourde à la main.
Enveloppé dans le manteau de César, les doigts crispés sur lemanche du poignard, Ragastens marcha droit à l’homme. Celui-cis’était courbé en deux.
– Monseigneur désire-t-il que je l’éclaire ?demanda-t-il.
Ragastens ne souffla pas mot et s’enfonça dans le deuxièmeescalier.
L’homme, persuadé que Monseigneur voulait être seul puisqu’iln’avait pas daigné répondre, n’avait pas bougé de place.
Au bout du deuxième escalier, il n’y avait personne. Ragastensrespira. Il n’y avait plus qu’un étage à monter… Un escalierencore, et c’était la liberté…
Ragastens monta… Mais il n’avait pas franchi trois marches qu’ils’arrêta, la sueur de l’angoisse au front. Quelqu’un descendaitl’escalier, tournant, assez étroit.
Ragastens, immobile, attendit. Le meurtre répugnait à sa naturefine, mais il y allait de sa propre vie… Si celui qui descendait lereconnaissait, c’était un homme mort !
Bientôt, Ragastens aperçut la lueur d’une lanterne qui venaitau-devant de lui et se projetait sur les murs. Presque aussitôt, levisiteur inconnu apparut. Le chevalier avait rabattu sa toque surses yeux et remonté le manteau jusqu’au nez.
– Mon frère ! exclama sourdement une voix.
Ragastens leva les yeux.
– Une femme ! murmura-t-il… Lucrèce !
Le mouvement qu’il fit découvrit un peu son visage. Lucrèce lereconnut. Elle dissimula un geste de stupéfaction. Puis, avec unsourire narquois, elle dit :
– Je crois que c’est M. le chevalier deRagastens ?
– Lui-même, madame…
En même temps, Ragastens tira du fourreau le poignard ets’apprêta à mourir en tuant le plus possible d’adversaires, au casoù la duchesse appellerait du monde.
– Et je crois que vous vous sauvez, mon chermonsieur ? reprit Lucrèce revenue de sa surprise.
– Madame, je m’ennuyais dans le taudis où monsieur votrepère m’avait fait loger…
– Et vous éprouviez le besoin d’aller respirer au grandair ?…
– Juste, madame !… Et puis, j’avais une visite àfaire, que je me reprochais d’avoir tant reculée…
– Une visite ? À qui ?… À la route deFrance ?
– Non, madame, à vous !
– À moi ?…
– Hélas ! Madame, la fatuité est grande de ma part…mais je me figurais que vous ne pouviez avoir oublié le rendez-vousque vous me fîtes l’honneur de me donner au Palais-Riant… Je vois,madame, à votre front sévère, que vous m’en voulez de n’être pasvenu le soir même… Pardonnez-moi… Monsieur votre père m’avaittrouvé une occupation qui, vraiment, m’a empêché…
– Et vous veniez chez moi ? reprit Lucrèce stupéfaitede tant de calme et d’aisance.
– Je vous l’ai dit, madame…
Lucrèce réfléchit quelques secondes.
– Eh bien, venez, fit-elle tout à coup.
– Je vous suis, madame.
Lucrèce le regarda dans les yeux.
– Je dois vous prévenir, chevalier, qu’au haut de cetescalier se trouve le corps de garde, où il y a un officier etvingt hommes, tant pertuisaniers qu’arquebusiers… qu’après le corpsde garde, il y a la cour d’honneur à franchir, et vous risquez d’yrencontrer des curieux… Après la cour d’honneur, il y a encore unposte à franchir, une porte à vous faire ouvrir… Seul, vous neferez pas dix pas sans être reconnu et arrêté… Enfin, je dois vousdire aussi qu’une fois hors du château, si par hasard une nouvelleoccupation pressante vous obligeait à remettre la visite que…
– Oh ! madame, interrompit sérieusement le chevalier,du moment que vous me faites l’honneur d’accepter mon escortejusqu’à votre palais, il n’est pas d’occupation au monde qui puissem’engager à vous fausser compagnie, pas même le besoin d’échapper àl’amitié mortelle des Borgia !…
Lucrèce tressaillit. « Celui-là est un homme ! »pensa-t-elle. Et elle répéta :
– Venez !
Comme l’avait dit la duchesse, il y avait au haut de l’escalierun corps de garde. Elle ouvrit la porte et entra en s’appuyant surle bras de Ragastens. L’officier qui commandait le poste avait jetéun commandement ; les vingt soldats alignés, dans une attituderaide de respect, appuyés sur leurs armes, s’étaient rangés surdeux files.
– Ah ! mon frère, disait Lucrèce à haute voix, je suisheureuse de vous avoir rencontré… Décidément, ces souterrains mefont peur… Je renonce à les visiter, la nuit du moins… Je suispoltronne…
L’officier avait ouvert la porte qui donnait sur la cour ets’inclinait très bas. Un instant plus tard, Lucrèce et Ragastens setrouvaient dans la cour.
Ragastens aspira avec délices l’air de la nuit embaumée.
Ils arrivèrent à la grande porte du château.
Là aussi, il y avait un officier et un poste d’hommes.Seulement, le poste était le double de l’autre. À la vue de Lucrèceet de celui qu’on supposait être César, le même cérémonials’accomplit. Enfin, ils franchirent la porte. Ils étaient sur laplace.
– Mordieu ! s’exclama Ragastens en poussant un largeet profond soupir.
Le trajet du château Saint-Ange au Palais-Riant était assezcourt. Lucrèce, toujours suspendue au bras du chevalier, s’enfonçadans un dédale de petites rues. Elle marchait silencieusement,hâtant le pas.
Plus d’une fois, dans ce trajet, Ragastens se demanda s’il nevalait pas mieux, décidément, s’écarter d’un bond, disparaître audétour de quelque ruelle.
Un esprit de bravade et de défi, une jouissance du danger couru,la confiance très grande qu’il avait dans son étonnante forcemusculaire et dans sa prodigieuse adresse aux armes, la confianceillimitée qu’il avait aussi dans les ressources de son imaginationtoujours en éveil, toutes ces causes réunies firent qu’il suivitcrânement la duchesse de Bisaglia et entra avec elle auPalais-Riant.
Tout dormait dans la vaste et somptueuse demeure.
Elle conduisit Ragastens dans le boudoir où elle l’avait déjàreçu un soir.
– Asseyez-vous, chevalier, dit-elle. Je suis à vous tout àl’heure.
Elle disparut.
– Que peut-elle bien me vouloir ? se demandaRagastens. Il serait grandement temps d’aller respirer hors deRome. Ce bon M. César doit être revenu de son étourdissement…Gare au réveil !…
Quelques minutes se passèrent. Lucrèce rentra. Elle portait unplateau d’argent sur lequel elle avait disposé toute une collation.Ragastens remarqua qu’il n’y avait qu’une coupe sur le plateau.
– Voici pour me faire oublier le pain et l’eau du châteauSaint-Ange, fit en souriant Lucrèce.
– Madame, que faites-vous ? s’écria Ragastens.
– Eh bien… je vous sers !…
– Oh ! madame, vous voulez donc me rendre bienorgueilleux ?… Servi par la duchesse de Bisaglia, parl’illustre signora Lucrèce… C’est trop, madame, c’est trop pour unpauvre soldat d’aventure…
Il y avait une telle vibration dans la voix du chevalier queLucrèce se demanda si c’était l’émotion ou l’ironie qui le faisaitparler.
– Le pape, dit-elle gravement, est servi par les mains quevoici, toutes les fois que je vais au Vatican. Après lui, nul autreseigneur ne peut se vanter d’avoir vu Lucrèce lui verser à boire,chevalier…
En effet, la duchesse emplissait l’unique coupe du plateau.Ragastens vit pétiller le vin et jeta sur la coupe un regardperçant, comme s’il eût voulu deviner ce que portait ce vin sijoliment mousseux.
Était-ce la vie ? Ou la mort ?…
– Madame, ce que vous me dites me désespère…
– Comment cela, chevalier ?
– Oui ! Cette minute inoubliable restera gravée dansmon cœur, si longtemps ou si peu que je vive… Mais voyezma disgrâce… Je n’ai ni faim, ni soif… il me serait impossible derien absorber en ce moment…
– Enfin ! s’écria Lucrèce en riant et en battant desmains. Il y aura donc quelqu’un qui aura fait peur à l’intrépideRagastens !… Et ce quelqu’un, ce sera moi !…
– Peur, madame ?…
– Mais oui, chevalier… ce vin vous fait peur…
– Mordieu, madame, fit Ragastens en saisissant la coupe,vous êtes dans l’erreur. Y eût-il dans ce vin le poison de Locuste,nul ne pourra dire que j’ai eu peur… D’un trait, il vida la moitiéde la coupe.
– À mon tour, fit Lucrèce.
Et, tranquillement, elle acheva la coupe en posant ses lèvres àla place même où Ragastens avait posé les siennes.
– Vous voyez, dit-elle, que si vous êtes empoisonné, vousmourrez en bonne compagnie…
« Quelle étrange femme ! songea Ragastens. Elle sejoue à l’aise dans cette funèbre conversation, comme si ellecausait de ses plaisirs favoris… »
– Jamais je ne me suis tant amusée ! fit Lucrèce.Ainsi, chevalier, vous croyez que je suis capable d’empoisonner lesgens ?
– Madame, je vous crois capable des plus grandes choses,voilà tout. Je pense donc que si un obstacle se dresse sur lechemin que vous avez décidé de parcourir, et que cet obstacle soitune existence humaine, vous êtes de ces esprits supérieurs qui,comme les météores en feu, brûlent tout sur leur passage…
Comme tout à l’heure, la voix de Ragastens vibra singulièrement.Lucrèce tressaillit et comprit que l’indomptable chevalier necapitulerait pas plus sur ce terrain que sur les autres.
En fait Ragastens lui disait en face qu’il la tenait pourempoisonneuse. Et elle acceptait la formidable accusation comme uncompliment. Au fond de lui-même, Ragastens était épouvanté dusourire qu’il voyait aux lèvres de Lucrèce.
– Voyons, dit celle-ci, expliquez-moi maintenant commentvous êtes sorti de votre cellule et comment je vous ai trouvé, vousen allant, l’air le plus simple du monde, avec la toque, le manteauet l’épée de mon frère…
Ragastens avait résolu de procéder par coups de boutoir. Dansl’étrange et périlleuse situation où il se trouvait, la brutalitélui donnait une arme de défense.
– Bien simple, madame, répondit-il avec une naïveté dephysionomie que Lucrèce admira. Monsieur votre frère est venu meproposer une infamie : il m’offrait la liberté, moyennant quoije devais lui révéler la pensée secrète d’une femme au cas oùj’eusse connu cette pensée.
– Quelle est cette femme ?
– Béatrix, fille de la comtesse Alma, récemmentassassinée.
– Et alors ?…
– Alors, madame, j’ai attendu que Monseigneur Césarexaspéré de colère par mes réponses, se jetât sur moi pour me tuer…La chose n’a pas manqué d’arriver. J’ai saisi monsieur votre frère,je l’ai quelque peu étouffé pour le mettre hors d’état de résister,je l’ai enchaîné à ma place, et je suis sorti.
– Vous avez enchaîné César à votre place ?…
Ragastens fit oui de la tête.
– Et vous me dites cela… À moi ?…
– Puisque vous me le demandez, madame ! fit Ragastensen redoublant de naïveté et d’attention.
Lucrèce pâlit légèrement. Un demi-cercle bleuâtre s’étendit soussa paupière un peu lourde et ses yeux parurent plus brillants, plusnoirs, plus veloutés. Elle se leva et fit quelques pas en étouffantun soupir.
– Voilà le moment ! pensa Ragastens. Tenons-nous bien…Elle va appeler et me faire poignarder, comme son frèreFrançois…
Lucrèce s’approcha de lui.
– Savez-vous que c’est prodigieux ce que vous avez faitlà ?
– Vous m’accablez, madame…
– Non ! Je vous admire…
– Hé, madame, il s’agissait de ma vie, après tout !J’en suis fâché pour monseigneur César… mais en ces cas-là, voussavez, on fait comme on peut…
– Qui vous blâme ?… Je dis que je vous admire… etcroyez-le, ce mot-là, je ne l’ai pas prodigué jusqu’ici…
Ragastens jeta un profond regard sur Lucrèce. Ilcomprit !
« Diable ! songea-t-il. L’empoisonneuse se faitribaude. Si je me laisse endormir, je suis perdu. Dans cinqminutes, il faut que je sois dehors… »
Lucrèce reprit, d’une voix qui commençait à trembler :
– Cette femme, chevalier, vous l’aimez ?…
– Tenez, madame, ne parlons pas de cela, je vous ensupplie…
– Vous l’aimez… mon frère me l’a dit… et puis, je levois !… Eh bien ! qu’importe… Ou plutôt, si vous lavoulez, je vous la donnerai, moi !…
» Cela vous étonne ?… Je vous étonnerai bien davantageencore… Vous voulez cette femme… je vous la donnerai, vousdis-je ! Ah ! c’est que vous ne savez pas de quoi je suiscapable, pour le bonheur de celui que j’aime… Et je vous aime,Ragastens… Aimez-la donc, si bon vous semble, mais aimez-moi, moiaussi… Aime-moi !… Je t’appartiens tout entière…
– Madame…
– Aime-moi, Ragastens, aime-moi… Je serai ce que tuvoudras… Veux-tu quitter Rome ?… Veux-tu fuir ?… Là-bas,en Méditerranée, sur mon île de Caprera, je possède un château quej’ai fortifié… Nul n’osera venir t’y chercher… Ta Béatrix, je tel’amènerai là… et tu l’aimeras, pourvu que tu m’aimes…
– Horreur ! Madame, vous me faites horreur…
– Oui ! Je le sais… Je ne t’en aime que davantage…Ragastens, j’ai soif de ton mépris… Crache-moi au visage, si tuveux, mais aime-moi… Tu ne veux pas fuir ?… Eh bien !Veux-tu être un autre César, plus grand, plus fort, pluspuissant ?… Veux-tu ?… Je descends dans les caveaux deSaint-Ange et je tue mon frère avant qu’on ne le délivre…Veux-tu ?… Je sais le moyen de terroriser mon père… il obéira…S’il n’obéit pas, je le tue et je te fais pape à sa place…
Ragastens s’était levé. Enlacée à lui, Lucrèce, d’une main,déchirait les voiles légers qui couvraient sa nudité ; del’autre, elle essayait d’attirer à elle la tête de Ragastens.
– Aime-moi ! continuait-elle à râler.Aime-moi !
– Madame… votre poison le plus violent… votre poignard leplus acéré… tout ce que vous voudrez !… Mais pas votrecontact !… Lâchez-moi… Lâchez-moi donc, ribaude ! Tesparoles me donnent la nausée… Tu sues le crime… tu distilles dudégoût !…
– Aime-moi ! Aime-moi !…
– Puisse ma langue être donnée aux chiens si jamaisj’insulte une femme !… Mais toi, femelle monstrueuse, tu n’espas une femme… j’ai le droit de t’insulter.
D’un violent effort, il se débarrassa de son étreinte. Les deuxbras de Lucrèce se dénouèrent… elle recula, livide…
– Tu ne veux pas m’aimer ? gronda-t-elle.
– Madame, je vous jure sur mon nom que vos paroles vous ontmise à un doigt de la mort…
– Lâche !
– Lâche, en effet, puisque je ne débarrasse pas l’universde votre présence ! Puisque je ne tue pas, par je ne sais quelabsurde préjugé, le monstre abominable qui me propose l’infamie etle crime… Quels crimes !… L’assassinat de votre frère… devotre père !… Quelle infamie !
– Lâche ! grinça-t-elle, ramassée comme une panthère,tu as peur de quelques meurtres… Un homme !… tu n’es qu’unlaquais de femmes… Tu ne veux pas la puissance de l’amour… Tupréfères mon poison, mon poignard… Sois satisfait ! Tiens,voici les deux !…
Elle se rua, brandissant un poignard qu’elle venait de saisirsur la table. La lame de ce poignard était empoisonnée. La piqûrela plus insignifiante donnait la mort immédiate, foudroyante…
Ragastens avait bondi. Il s’était placé derrière la table.
Lucrèce avait saisi la table. Brusquement, elle la renversa. Enun instant, elle fut sur Ragastens.
Celui-ci, en arrêt, attendait. Ses deux bras se détendirent toutà coup comme deux puissants ressorts ; il saisit les deuxpoignets de Lucrèce. Elle écumait.
– Tu vas mourir ! rugit-elle.
– Madame, dit Ragastens avec un calme terrible, prenezgarde de vous blesser en laissant tomber le joujou empoisonné quevous tenez à la main…
En effet, ses doigts nerveux tordaient les poignets de Lucrèce.Elle poussa tout à coup un hurlement de douleur. Le poignard luiéchappa et, tombant sur sa pointe, s’enfonça en vibrant dans leparquet.
Lucrèce, à ce moment, se renversa, se roula.
Ragastens, agenouillé, la tenait sous son étreinte. Il saisit lepoignard. Lucrèce devint livide…
– Je suis morte ! bégaya-t-elle.
– Je vous fais grâce, dit-il froidement. Tout à l’heure,j’ai fait grâce à votre frère, autre assassin… Mais ne retombezjamais sous ma main, ni l’un ni l’autre… je vous écraserais commede malfaisantes vipères…
Aussitôt il se releva et, emportant le poignard, se jeta dansune pièce voisine.
Lucrèce, elle aussi, s’était relevée, blême, rugissante. Ellefrappa à coups furieux sur un timbre en hurlant :
– À moi, gardes ! À moi ! Il y a un assassinici !…
Des portes s’ouvrirent violemment. Des hommes armés, dessuivantes à peine vêtues parurent, affolés.
– Il est dans le palais ! Il ne peut s’échapper !Qu’on garde toutes les issues ! C’est l’assassin du duc deGandie… il a voulu me poignarder !…
En même temps, elle se lança sur les traces de Ragastens, suivied’une douzaine de gardes et d’autant de laquais, tandis qued’autres se précipitaient vers les portes et armaient leursarquebuses.
Ragastens avait franchi deux ou trois pièces. Il se trouva toutà coup dans la vaste salle dont il avait tant admiré le luxemagnifique : la salle des festins.
Alors, il entendit des rumeurs, des appels quis’entrecroisaient, un bruit de pas qui approchaient… Il entendit lavoix de Lucrèce.
Son regard perçant fit le tour de la salle.
Il venait de se rappeler que les traces de sang, suivies parlui, la nuit où une servante l’avait si mystérieusement laissé seuldans cette salle, l’avaient conduit au Tibre. Il se rua de cecôté.
Au moment où il disparaissait par la porte du fond. Lucrèceapparaissait à l’autre bout de la salle.
– Le voici ! Nous le tenons ! cria-t-ellehaletante.
En quelques bonds, elle eut traversé la salle des festins. Cefut une poursuite effrayante. Elle atteignit enfin la dernièrepièce à l’instant où Ragastens enfonçait d’un dernier coup d’épaulela porte-fenêtre qui donnait sur le Tibre.
– Il est pris ! Empoignez-le !vociféra-t-elle.
Ragastens, pour toute réponse, éclata de rire. Les gardess’arrêtèrent effarés. Lucrèce lança vers le ciel qu’enflammaientles rayons du soleil levant une imprécation de rage désespérée ettomba à la renverse, évanouie.
Ragastens s’était précipité, tête en avant, dans le fleuve etvenait de disparaître dans les eaux jaunes du Tibre.
L’aube venait à peine de s’éveiller, lorsqu’un homme, un juif,vint frapper à la porte de l’hôtellerie du Beau-Janus. MaîtreBartholomeo, l’hôtelier, ayant mis le nez à la fenêtre, reconnutson matinal visiteur.
– C’est bien, je descends ! dit-il.
Bientôt, il ouvrit la porte charretière et le juif se glissadans la cour de l’auberge.
– Bonjour, mon brave Ephraïm. Exact au rendez-vous.
– Exact, digne Bartholomeo, malgré le désagrément de melever de si bonne heure. Mais, dites-moi, pourquoi me faire venir àl’heure où les honnêtes gens dorment encore pour faire ce petitmarché ?
– Chut !… C’est justement pour que nul ne puisseassister à la vente que je veux vous faire…
Bartholomeo prit le juif Ephraïm par la main et le conduisitcontre un des piliers qui soutenaient une sorte de terrasse. Sur cepilier, une petite affiche manuscrite était collée.
– Lisez cela, maître Ephraïm, fit l’hôtelier.
Le juif se mit à lire à demi-voix. C’était une affiche annonçantque l’exécution de Ragastens devait avoir lieu ce jour même sur laplace en face de l’auberge.
– Ephraïm…, je vous ai fait venir pour vous vendre leshardes et un cheval avec son harnachement. Vous ne comprenezpas ? Les hardes… le cheval…
– Eh bien ?
– Ce sont les hardes du bandit. C’est le cheval du terriblebrigand Ragastens ! Vous comprenez maintenant la nécessité del’heure matinale. Si on se doutait que j’ai logé ce Ragastens, celapourrait nuire à la bonne renommée de mon auberge.
– En effet, fit le juif en hochant la tête.
– Vous, au contraire, mon digne Ephraïm, vous pourrezrevendre avec grand profit ces hardes et ce cheval. Ayant appartenuà un si dangereux bandit, effets et animal ne sauraient manquer detripler de valeur, par la curiosité qui s’attache naturellement auxchoses qu’ont touché de leurs propres mains les hommescélèbres.
– Serviteur ! Je ne veux pas attirer sur mon pauvrecommerce l’attention des messieurs de la justice. Ils ne sont quetrop enclins à la malveillance. Vendez vous-même hardes et cheval.En vertu de cette fameuse curiosité dont vous parliez si bien, vousne manquerez pas d’en tirer un bon profit…
– Oui ! Mais j’ai peur ! fit piteusementBartholomeo.
– Peur pour vous, mais pas pour moi !
– Consentez au moins à examiner ces hardes et ce cheval…Nous nous entendrons sur le prix…
– Bon, vous devenez raisonnable. Je veux bien voir toutcela. Mais je vous préviens que j’ignore d’où proviennent leshardes, à qui appartient le cheval. Je veux l’ignorer. Je vouscompterai le juste prix et nous ne parlerons pas du reste.
– Venez… Commençons par les hardes !
Quelques instants plus tard, Bartholomeo et le juif Ephraïm selivraient, dans la chambre de Ragastens, à un marchandage effréné.Ils finirent par tomber d’accord.
– Emportez cela et allons voir le cheval.
– Non… laissons. Si la bête ne me convient pas, le marchéne tient plus ; donc, inutile de me charger.
Ils se rendirent à l’écurie.
Capitan était là qui piaffait, hennissait, tirait sur sa longeet tournait la tête vers la porte. La pauvre bête attendait sonmaître, ne comprenant rien à sa longue absence.
Ephraïm tourna autour du cheval, examina ses dents, souleva sessabots, palpa ses jarrets nerveux et admira en connaisseur lesuperbe rouan.
Enfin, les deux compères ayant convenu d’un prix, Ephraïm songeaà ses hardes et se rendit, accompagné de Bartholomeo, dans lachambre de Ragastens.
Là, un cri de surprise leur échappa à tous deux. Les effetsavaient disparu !
– Qu’est-ce que cela signifie ? fit le juif,soupçonneux.
– Je n’en sais rien ! répondit Bartholomeotremblant.
– Un voleur a passé par là…
– Heu !… Il n’y a personne de réveillé encore dansl’auberge. Je pense que c’est de la magie.
– Magie, vol ou sorcellerie, vous me rendrez ce que je vousai versé pour les hardes et ne garderez que le prix du cheval.
Cela dit, Ephraïm qui, au fond, soupçonnait fort le digneBartholomeo de lui jouer un mauvais tour, se dirigea toutgrommelant vers l’écurie, suivi de l’aubergiste, atterré par cetteincompréhensible disparition. Ils entrèrent… et s’arrêtèrent,pétrifiés, béants, devant la stalle que Capitan occupait dixminutes auparavant. Le cheval avait disparu, lui aussi…
Les deux compères se regardèrent, effarés.
Cette fois, les soupçons du juif s’étaient dissipés. Quel’hôtelier eût fait traîtreusement enlever un paquet d’effets,c’était possible : mais le cheval !
– Je n’y comprends rien, murmura-t-il.
– Et moi, non plus ! fit Bartholomeo dont les dentss’entrechoquaient de terreur.
– Je crois que quelque adroit filou a habilement escamotéle cheval. D’autant mieux, observa Ephraïm qui venait de sortirdans la cour, d’autant mieux que vous avez laissé la portecharretière ouverte… Voyez vous-même…
– C’est trop fort. Je suis sûr de l’avoir fermée, et ellen’ouvre pas du dehors…
Le juif ne trouva rien à répondre.
– Tout cela est bien louche, en effet, dit-il au bout d’uninstant. Quoi qu’il en soit, je regrette de m’être dérangé pourrien… Allons, il ne vous reste qu’à me rendre l’argent.
Ah ! ce fut un moment bien dur que celui où maîtreBartholomeo dut restituer les ducats si honnêtement acquis par lavente d’un cheval qui ne lui appartenait pas.
Et tandis qu’Ephraïm se retirait, Bartholomeo rentra dans lasalle commune et, pâle, tremblant, se laissa tomber sur unescabeau, en murmurant :
– Mon auberge est hantée !…
Et maître Bartholomeo, accablé d’un si grand désastre, seplongea en de sinistres réflexions !… Voilà comment Capitanfut vendu sans l’être, et ne put être vendu tout en l’ayantété.
En plongeant dans les eaux jaunâtres du fleuve, le chevalieravait son idée : aborder aux marches de l’auberge. Il commençadonc par nager entre deux eaux, précaution d’autant plus utilequ’au moment même où il disparaissait, plusieurs coups d’arquebuseet de pistolet partirent du Palais-Riant.
Lorsqu’il revint à la surface du fleuve, il était déjà loin.
Il mit une fois encore le nez hors de l’eau et se vit près desmarches de son auberge. En quelques brasses vigoureuses, il lesatteignit et posa les mains à l’endroit même où s’était cramponnéFrançois Borgia.
Ragastens se hissa hors de l’eau et, debout, sur les marches, sesecoua comme un barbet.
– Que la fièvre maligne étouffe le frère et la sœur !murmura-t-il. A-t-on jamais vu pareils enragés. L’un veut me fairetrancher le cou, l’autre veut me poignarder avec ce joli stylet quej’ai perdu dans le Tibre. C’est dommage… Or ça, je crois que l’airde Rome me devient des plus pernicieux…
Tout en monologuant, Ragastens, sans perdre une seconde, avaitpénétré dans sa chambre. Il vit, proprement étalés sur son lit, seseffets et l’équipement de guerre qu’il avait achetés la veille mêmede son arrestation, en vue d’une prochaine entrée en campagne sousles ordres de César Borgia. En un clin d’œil, il échangea sesvêtements trempés contre les vêtements secs qui semblaientl’attendre.
Il acheva de se transformer. Habillé de pied en cap, biencuirassé, il ceignit autour de ses reins la ceinture qu’il avaitenlevée à César Borgia et qui supportait une excellente épée.Ragastens l’examina, fit ployer la lame.
– Ma pauvre rapière ! soupira-t-il. Restée entre lesmains de cette merveille de laideur qui s’appelle domGarconio ! Baste ! Celle-ci n’est pas mauvaise. Je neperds pas au change. Ces Borgia sont bien outillés de tout ce quitranche, transperce, taillade et assomme : c’est une justice àleur rendre.
Ragastens perdait d’autant moins au change que sa rapière, àlui, n’avait d’autre mérite – mérite appréciable, il estvrai ! – que d’être une lame à toute épreuve ; tandis quel’épée de César était enrichie d’une splendide poignée sur laquelleRagastens constata, avec satisfaction, la présence d’un fort beaudiamant et de quelques rubis de moindre valeur.
En un instant, il eut fait un paquet des vêtements, des bottes,de la toque, du pourpoint mouillés qu’il venait de quitter, et iljeta le tout au Tibre. Cela fait, il se glissa dans le couloir oùdonnait sa chambre, le parcourut sur la pointe des pieds, atteignitla cour et, longeant rapidement les murs, pénétra dansl’écurie.
Ragastens s’avança pour seller et brider Capitan.
– Tiens ! c’est fait ! murmura-t-il presque sansétonnement, tant ce qui lui arrivait depuis la nuit était étrange.Bonjour, Capitan ! Tu es heureux de me voir, hein ?… Moiaussi… Allons, tais-toi !…
Capitan hennissait de plaisir et battait le pavé de son sabot.Ragastens le flatta, le calma puis, le tira par la bride vers lacour.
Le chevalier conduisit rapidement son cheval à la portecharretière, l’ouvrit, la fit franchir à Capitan. Puis il se mit enselle et s’éloigna au trot.
– Il est certain, pensa-t-il, qu’on va me chercher au nord,du côté de la France, du côté de Florence… Allons au midi, du côtéde Naples !
Ce fut donc vers la porte sud qu’il se dirigea. En quelquesminutes, il eut atteint la chaussée qui y conduisait, et bientôt,il aperçut la porte elle-même. On venait de l’ouvrir, car le soleilse levait à l’horizon.
Ragastens se mit au pas : il ne voulait pas avoir l’air, enpassant devant le poste, d’un homme trop pressé. Un homme quicourt, on le remarque. Un homme qui va paisiblement, on le voitpeut-être, mais on n’en garde pas le signalement.
À l’instant où le chevalier, passant du trot au pas, fixait unregard ardent sur cette porte qui représentait la liberté, la vie,un cavalier déboucha d’une rue adjacente, fit un geste destupéfaction et chercha à s’approcher de Ragastens qu’il salua avectoutes les marques d’un profond respect.
C’était un homme d’une trentaine d’années, petit, maigre, sec,nerveux, avec une figure basanée que balafrait une interminablemoustache noire, et des yeux qui brillaient comme desescarboucles.
Bien qu’il montât un fort beau cheval, il était vêtu comme ungueux et s’enveloppait dans une mauvaise cape. Il essaya d’attirerl’attention de Ragastens et le saluant très bas il murmura d’unevoix humble :
– Monseigneur, votre dévoué valet, pour vousservir !
Mais Ragastens ne l’entendit pas. Ragastens ne vit ni l’homme,ni son cheval, ni son salut respectueux.
En effet, à ce moment même, le bourdon de Saint-Jean fitentendre sa voix énorme à laquelle les voix de bronze des troiscents églises de Rome se mirent aussitôt à répondre ; lesfenêtres s’ouvrirent ; des têtes effarées apparurent ; untumulte indescriptible se leva de la grande ville qui, l’instantd’avant, sommeillait encore et que réveillaient soudain les clochessonnant à toute volée.
– Le tocsin ! fit Ragastens en poussant un terriblejuron. C’est pour moi ! On va fermer les portes de laville ! En avant, Capitan, en avant !…
Ragastens rendit la bride. Capitan qui, au repos depuis troisjours, écumait d’impatience, bondit avec un hennissement stridentet partit droit devant lui, droit sur la porte, en faisant volerles cailloux sous de furieux coups de sabot.
– Halte ! On ne passe plus ! Arrête !crièrent les soldats qui, déjà, s’empressaient de fermer laporte.
Capitan était encore à vingt pas de la porte. Ragastensenveloppa le cheval dans une étreinte suprême et son double coupd’éperon fit jaillir le sang.
– Arrête ! On ne passe plus ! hurla l’officier degarde.
– Je passe tout de même ! rugit Ragastens.
Il y eut un choc formidable. L’officier fut culbuté… Trois ouquatre soldats roulèrent sur le sol. Capitan passa comme unetrombe. Ragastens était sauvé !…
Sa première pensée fut pour son cheval. Il le flatta, tapotantson encolure, tandis que la brave bête fendait l’espace dans ungalop éperdu.
– Merci, mon Capitan, merci, mon bon compagnon !… Jet’ai fait mal, hein ?… Ce coup d’éperon… Il fallait ça,vois-tu… Sans quoi, nous étions perdus…
Il tourna la tête vers la ville et vit que les soldats avaientachevé de fermer la porte. Au loin, le tocsin grondaittoujours.
– Hurle, César ! clama Ragastens enivré de sa liberté,enivré de sa course fantastique. Hurlez, Borgia mâles etfemelles ! C’est ma liberté, c’est mon allégresse quecélèbrent vos gueules d’airain !
En effet, seul un Borgia pouvait avoir donné l’ordre de sonnerle tocsin. Et ce tocsin ne pouvait avoir d’autre but que de lesignaler et de le faire arrêter !
Ragastens tourna encore la tête. Mais il s’aperçut alors qu’ilétait poursuivi. Un cavalier courait derrière lui, ventre àterre.
Ayant constaté qu’il n’avait affaire qu’à un seul ennemi,Ragastens haussa les épaules et sourit. Ce sourire était un poèmede force et de confiance. Comme il arrivait près d’un ruisseau, ilarrêta le galop de son cheval, sauta à terre et, ayant puisé del’eau dans le creux de sa main, se mit à rafraîchir la blessured’éperon qu’il avait faite aux flancs de son Capitan !…
Cependant, Ragastens surveillait de l’œil l’ennemi quiapprochait rapidement, maintenant qu’il n’était plus tenu àdistance par le galop de Capitan. Bientôt, ce cavalier atteignitRagastens. C’était l’homme qui l’avait si humblement salué quand letocsin s’était mis à sonner.
Ragastens se tenait sur la défensive, la main sur la garde deson épée. Mais, à sa grande surprise, l’homme mit pied à terre ets’approcha de lui en exécutant à chaque pas une profonde révérence.Le chevalier remarqua que l’homme ne portait pas l’épée.
– Holà, l’ami ! fit-il, est-ce à moi que vous envoulez ?…
– Monseigneur, votre humble valet, pour vousservir !
– Que voulez-vous ?… fit Ragastens.
– Un instant d’entretien… si votre Seigneurie veutbien.
– Qu’est-ce que cette figure-là ? pensa Ragastens. Unsbire ? Un brave ? Un espion ?… Vous avez quelquechose à me dire ? ajouta-t-il à haute voix.
– Une proposition à vous soumettre, Excellence…
– D’abord, mon brave, fais-moi le plaisir de mettre de côtétes seigneuries, tes excellences, tes monseigneurs. Tu as lapolitesse agaçante…
– Monsieur le chevalier… je vous appelle ainsi pour vousobéir…
– Comment sais-tu que je suis chevalier ? fitRagastens, devenu encore plus soupçonneux.
– C’est bien simple. Je sais même votre nom. Je vousconnais. Qui ne vous connaît pas dans Rome ?… On n’y parle quede vos prouesses, de la façon dont vous avez arrangé l’illustrebaron Astorre, de votre entrée triomphante au Palais-Riant. Dame…les laquais ont jasé ! Et puis, surtout, le jour où nousdevions vous tuer…
– Ah ! ah ! voilà de la franchise !
– Mon Dieu, monsieur le chevalier, on fait ce qu’on peut…Nous étions payés par Garconio pour crier que vous étiez l’assassindu duc de Gandie… et pour vous dépêcher quelque bon coup de styletentre les omoplates…
– Peste, mon brave ! Tu es un jovial compagnon…
– Oui ! Mais voilà que vous saisissez le Garconio parla peau du cou et que vous nous l’envoyez par la figure comme unpruneau pourri qu’on jette… Quel coup, par Hercule, quel coup,monseigneur…
– Encore !…
– Pardon, j’obéis, monsieur le chevalier. J’ai donc étél’un de ceux qui ont été écrasés par la chute du moine… Bref,lorsque j’ai vu cela, lorsque je vous ai vu sauter par-dessus nospoignards, j’ai conçu pour vous… comment vous dirais-je… uneadmiration…
– Tu me flattes, vraiment !
– Oui ; j’ose dire une admiration passionnée. Etalors, je me suis dit que si je pouvais entrer au service d’unseigneur tel que vous, ce serait pour moi un honneur…
– Comment t’appelle-t-on, mon brave ?
– Mes camarades m’appellent Spadacappa.
– Épée et cape ! Un juron de bandit. Ce n’est pas unnom d’homme, cela !
– Tel quel, c’est mon unique nom !
– Va pour Spadacape ! Eh bien, Spadacape, mon ami, tuvois cette route ? Moi, je vais par là, au Sud. Toi, tu vast’en aller par là, au nord ; et je t’engage à disparaître auplus tôt si tu ne veux faire connaissance avec le rotin que jetaillerai tout exprès à cet arbre pour en honorer ton échine…
Spadacappa – ou Spadacape comme l’appelait Ragastens enfrancisant le mot, plutôt que le nom – joignit les mains ets’écria, avec une comique angoisse :
– Monsieur le chevalier me chasse ! Saints du paradis,que vais-je devenir ?…
– Bah ! fit en riant Ragastens, les saints que tuinvoques sont assez bons diables pour t’indiquer quelque bonbourgeois à voler…
– Monsieur le chevalier, écoutez-moi, je vous en supplie.L’existence qui fut mienne jusqu’ici me révolte. Oh ! Vivre enpaix, sans songer à mal, que ça doit être bon ! Pouvoir dormirsans se réveiller, hagard, les cheveux hérissés de terreur !Pouvoir se dire que les gens qui passent vous regardent sansdégoût !… J’ai rêvé tout cela, monsieur le chevalier…
– Ah çà ! tu me choisis pour t’enseigner la vertu,c’est fort bien… Mais pourquoi moi ?
– J’ai pensé à vous, monsieur, parce que je n’ai pas vuseulement que vous étiez fort comme Hercule, brave comme Achille…mais aussi parce que, dans vos yeux, j’ai lu la bonté de votrecœur…
– Pauvre diable ! murmura Ragastens.
– Je vous le jure, monsieur, j’en avais assez ! Et ceGarconio, ce moine qui se glissait parmi nous pour nous indiquerdes victimes, j’avais fini par le prendre en horreur !… Aussi,monsieur, lorsqu’on a su votre arrestation, lorsque les tablettesont été clouées à la porte de toutes les églises pour annoncer quevous auriez les poignets et le cou tranchés, j’ai pleuré… oui, moi,Spadacappa, truand sans foi ni loi, j’ai pleuré…
– Hum ! C’est bien gentil de ta part… mais enfin, cen’est pas une raison…
– Alors, interrompit impétueusement Spadacape, alors,monsieur le chevalier, j’ai voulu vous sauver ! J’ai demandé àmes camarades de m’aider… Les lâches ont refusé… Alors, j’ai prisla résolution de quitter Rome, d’aller à Naples, faire lelazzarone, plutôt que de continuer cet abominable métier… Je meprocurai un cheval…
– Tu te le procuras ?…
– C’est mon dernier méfait… il le fallait bien ! Jevis ce cheval, à la brune, attaché à la porte d’une hôtellerie… Jele détachai… voilà tout… D’ailleurs, le lien était si lâche… cecheval ne demandait qu’à s’en aller.
– Oui, tu n’eus qu’à lui faire signe, n’est-cepas ?
– Ce matin, continua Spadacape feignant de ne pas avoirentendu, ce matin, je me dirigeais tranquillement vers la porte deNaples… Tout à coup, je vous aperçus… Jugez de ma surprise et de majoie… J’allais vous aborder. Mais voilà le tocsin qui sonne. Vousvous envolez… je cours après vous, vous vous arrêtez, et mevoilà ! Ah ! monsieur le chevalier, sauvez-moi de la vieinfernale que j’ai dû mener !
Spadacape était sincère. Ragastens en eut l’intuition.
– Mais enfin, reprit-il, qui diable t’a forcé de faire lemétier de bandit, puisque tu te reconnais une vocation pour lemétier d’honnête homme ?
– Que sais-je ? L’exemple, l’entraînement, lanécessité… Tenez, monsieur le chevalier, vous me demandiez monnom ? Je n’en ai pas ! Mon père ? Je ne m’en connaispas ! Ma mère ? Inconnue aussi ! Enfant, j’aimendié ; homme, j’ai volé pour manger. Je suis un pauvre hère,voilà tout… et je voudrais bien, moi aussi, trouver une main qui setende…
Ragastens se trouva fort embarrassé. Il n’eût pas demandé mieux,au fond, que d’avoir un serviteur qui le comprît et s’adaptât à sanature aventureuse. Ce Spadacappa faisait admirablement sonaffaire.
Seulement, à l’heure actuelle, il y avait un grave empêchement,pour le chevalier, à s’offrir le luxe d’un laquais. Pour avoir unserviteur, il faut le payer. Or, Ragastens était pauvre comme ledernier pêcheur du Tibre.
En effet, au moment de son arrestation, on lui avait enlevé sonépée et sa ceinture qui contenait sa bourse. Il est vrai que l’épéede César, qu’il s’était appropriée, était enrichie de plusieursrubis et d’un beau diamant. Mais quand pourrait-il trouver occasionde les vendre ? Il résolut donc de renvoyer Spadacappa, touten lui parlant avec plus de douceur qu’il n’avait fait d’abord.
– Écoute, lui dit-il, je suis convaincu que tu m’as dit lavérité. D’autre part, j’avoue que, malgré tes fredaines, tu ne medéplais pas… je regrette de t’avoir quelque peu rudoyé tout àl’heure…
– Monsieur le chevalier est trop bon…
– Seulement, voilà : nous allons nous séparer, tout demême. Et la raison, c’est que je ne suis pas assez riche pourm’embarrasser d’un serviteur.
– N’est-ce que cela ?…
– Il me semble que la raison est suffisante…
– Non monsieur le chevalier, non ! Laissez-moi vousservir ! Je vous jure que vous n’aurez pas lieu de vous enrepentir. Vous n’êtes pas riche ? Vous le serez plustard ! Vous ne pouvez pas me payer ? Vous me payerezquand vous aurez fait fortune !…
– Parbleu, mon garçon, tu parles avec une chaleur qui mefait plaisir… Eh bien, soit donc, puisque tu y tiens ! Je teprends. À partir de ce moment, tu fais partie de mamaison !
Il est impossible de rendre l’expression d’ironie mélancoliqueet de scepticisme cocasse qui fit vibrer la voix de Ragastensparlant de « sa maison ». Quant à Spadacape, il jeta sonbonnet en l’air.
– Vive le soleil et la joie ! cria-t-il. Adieu, Romeet ses guets-apens. Vive le chevalier de Ragastens, monmaître !
– Pauvre diable ! se répéta Ragastens attendri.
Et sa confiante jeunesse, généreuse et vibrante, ne se demandamême pas si ce bandit n’était pas un espion, et s’il n’avait pasattaché la trahison à ses pas.
Cependant, Ragastens s’était remis en selle. Il prit au galop laroute de Naples. Spadacape suivait à quinze pas, comme il avait vufaire aux écuyers des grands seigneurs, dans les rues de Rome. MaisRagastens, d’un signe, l’appela près de lui.
– Connais-tu un chemin de traverse par où je puisserejoindre la route de Florence ?
– Monsieur le chevalier, voyez-vous ce bouquet dechênes-liège à mille pas devant nous ? Au delà, se trouve unechapelle abandonnée dans laquelle j’ai parfois passé la nuit, sousla protection de saint Pancrace à qui elle est dévouée. Eh bien, àvingt pas de la chapelle, il y a à main droite un sentier favorableà votre dessein. Mais, monsieur le chevalier ne va donc pas àNaples ?
– Vous m’interrogez, monsieur Spadacappa ?
– Oh ! pardon… Vieille habitude.
– Oui… l’habitude de questionner… de demander quelquechose, ne fût-ce que la bourse ou la vie…
– Ah ! monsieur, vous n’êtes pas généreux !
– Allons, allons ! Tu as du bon. Ta révolte me faitplaisir et, à mon tour, je te demande pardon.
– Cette fois, monsieur le chevalier est trop généreux, ditSpadacape redevenu radieux.
À ce moment, ils atteignirent l’orée du bouquet de chênessignalé. Ragastens fit halte, se retourna vers Rome et, se haussantsur les étriers, interrogea la route.
Au loin, très loin, s’élevait un nuage de poussière.
– Je suis poursuivi ! dit Ragastens.
Il jeta les yeux autour de lui : la campagne était nue,déserte, morne plaine où un cavalier devait s’apercevoir, aussiloin que portait le regard. Seul, le bouquet de chênes offrait unabri momentané.
Que faire ?… Fuir ?… À droite ou à gauche, ou enavant, Ragastens serait vu. Dès lors, ce ne serait plus qu’unequestion de vitesse…
– Suis-moi si tu peux ! dit-il à Spadacape.
Mais, au moment où il allait s’élancer, celui-ci l’arrêta d’ungeste.
– Il ne faut pas fuir, monsieur… Vous serez pris. Ces gensseront sur votre piste dans trois minutes.
– Que faire alors ?
– Venez, monsieur, venez !…
Tous deux s’élancèrent et, en quelques foulées de galop, ilseurent franchi le petit bois aux arbres espacés… À cet endroits’élevait une chapelle presque en ruines. Spadacape sauta à terreet introduisit son poignard dans la serrure de la porte quis’ouvrit.
– Heureusement que je connais la manœuvre, dit-il. Entrez,monsieur le chevalier.
– Parbleu ! L’idée est bonne… Passe le premier…
– Non, monsieur, entrez seul… Vite !… Oh ! ajoutaSpadacape en saisissant un éclair de soupçon dans les yeux duchevalier, ayez confiance, monsieur !
Le chevalier, après un dernier regard auquel Spadacape réponditpar une muette protestation, mit pied à terre et entra dans lachapelle, traînant après lui Capitan. Quant à Scadacape, il fermala porte et remonta à cheval.
Par une fente de la porte, Ragastens pouvait voir et entendretout ce qui se passait sur la route. Une main crispée sur la gardede son épée, l’autre sur les naseaux de Capitan, qu’il pinçait pourl’empêcher de hennir, il attendit avec cette froide intrépidité quile faisait si fort.
– Si cet homme est un traître, se dit-il, je suis perdu…Mais je n’avais pas le choix ! Ah !… voici nosgens !…
En effet, une troupe débouchait à ce moment, à fond de train, dubouquet de chênes-liège qu’elle venait de franchir en tourbillon.Elle se composait d’une cinquantaine de cavaliers à la têtedesquels galopait un officier.
Scadacape, marchant tranquillement au pas, s’avançait à leurrencontre en tenant le bas-côté de la route.
– Halte ! commanda l’officier en l’apercevant.Holà ! l’homme, d’où venez-vous ?
– De Naples, Votre Seigneurie… Et je vais à Rome pour yaccomplir un vœu.
– Avez-vous rencontré un cavalier ayant l’air defuir ?…
– Un cavalier ? Certes, Votre Seigneurie ! Je luiai même parlé.
– Ah ! ah !… Qu’a-t-il dit ?
– Il m’a demandé s’il était bien sur la route de Naples, etlorsque je lui ai répondu que oui, il s’est remis à galoper commes’il eût à ses trousses une légion de diables d’enfer…
– Nous le tenons !… Et dites-moi, quelle avancepensez-vous qu’il ait sur nous ?
– Une heure à peine… Mais si vous voulez m’en croire, cetteheure sera fortement diminuée… Quand vous aurez galopé unedemi-heure environ, vous trouverez deux routes devant vous. L’une àdroite qui fait un long crochet… c’est la route qu’a prise celuique vous poursuivez ; l’autre à gauche, qui coupe au pluscourt… prenez-la et vous gagnerez plus d’une demi-heure.
– En avant ! hurla l’officier. Il est à nous !…Brave homme, venez demain me demander au château Saint-Ange où jeserai de garde, et vous serez récompensé…
La troupe s’élança dans un galop furieux. Au bout de quelquesminutes, l’épais nuage qu’elle soulevait disparut au loin sur laroute de Naples. Alors, Spadacape ouvrit la chapelle. Ragastens ensortit et sauta en selle.
– Eh bien, monsieur le chevalier, vous avez vu ? Vousavez entendu ?…
– Rien !… Je parlais à saint Pancrace, le patron decette église, fit Ragastens avec un sourire.
– Ah ! fit Spadacape étourdi de stupéfaction… Et ilvous a répondu ?…
– Oui : il m’a dit qu’il te faisait rémission de toustes péchés passés.
Ragastens s’enfonça dans le sentier que lui avait indiquéSpadacape. Pendant deux heures, il trotta silencieusement, seretournant de temps à autre pour interroger son compagnon – ou, sil’on veut, son écuyer – sur le chemin qu’il fallait prendre.
Vers midi, ils se trouvaient au nord de la Ville Éternelle aprèsen être sortis par le sud. La faim commençait à talonner Ragastens.Il appela Spadacape.
– Comment fais-tu pour déjeuner, lui demanda-t-il, lorsquetu n’as rien à manger et pas d’argent pour aller àl’auberge ?
L’écuyer tendit le bras vers quelques arbres qui dressaient aumilieu des champs leurs branches tordues et couvertes de largesfeuilles dentelées.
– Des figuiers ! dit-il simplement.
– Des figues ! De quoi se rafraîchir et apaiserl’appétit tout ensemble !
– Seulement, elles ne sont pas tout à fait mûres…
– Bah ! Qu’importe… Courons-y…
En arrivant sous les figuiers, Spadacape s’apprêta à grimperdans l’un d’eux.
– Laisse ! fit Ragastens. Cela me rappellera le tempsoù j’allais dénicher des pies dans les bois de Montrouge, et desmerles dans les bois de Montmartre…
Et, sautant à terre, il se mit lestement à grimper. Mais,parvenu aux hautes branches, il fit la grimace : non seulementles figues n’étaient pas tout à fait mûres, mais elles ne l’étaientpas du tout.
– Triste déjeuner ! murmura-t-il. Je regrette le painet l’eau que monseigneur César me faisait octroyer.
Ragastens cueillit les figues quand même. Il les lança, au furet à mesure, à Spadacape. Tout à coup, celui-ci jeta un criperçant.
– Les figues ! s’écria l’écuyer en levant vers lechevalier un visage bouleversé de surprise.
– Eh bien, quoi ? les figues ?…
– Eh bien ! Elles sont en or !…
– Ça ! Deviens-tu insensé ?…
– Voyez vous-même ! Voici la dernière que vous m’avezenvoyée…
Et Spadacape, tendant le bras, remit au chevalier un beau ducatd’or qui brillait au soleil.
– Curieux ! Curieux ! s’étonna Ragastens.
– Encore une !… Et encore une !… C’est toute unepluie ! vociféra à ce moment Spadacape qui, sautant de soncheval, se mit à ramasser une dizaine de ducats d’or tombés del’arbre.
Ragastens, stupéfait, jeta les yeux autour de lui et se demandas’il n’avait pas découvert un trésor, lorsque son regard tombaenfin sur sa propre ceinture.
Une pointe de branche, en s’accrochant à cette ceinture, l’avaitun peu déchirée. Et c’est de cette déchirure que tombait la pluiemiraculeuse de ducats. Ragastens poussa un grand éclat de riresonore.
– La ceinture de César Borgia ! s’exclama-t-il…
Il descendit rapidement, défit et ouvrit la ceinture : elleétait pleine d’or ! César Borgia, qui avait toujours quelquecoup de stylet à récompenser ou quelque bandit à encourager, nesortait jamais sans avoir sur lui une forte somme. Selon l’usage,il plaçait cet argent dans des pochettes aménagées le long de laceinture qui soutenait son épée.
Or, on se rappelle que Ragastens avait agrafé autour de sesreins la ceinture de César, pour avoir son épée. Il s’assit et semit à compter ce petit trésor. Il y avait plus de cent ducats d’or,sans compter une forte poignée de pistoles et enfin quelquesécus : la fortune !…
– Mordieu ! fit-il joyeusement, monseigneur César faitbien les choses quand il s’y met… Merci, César !… Or çà,reprit-il, ces figues ne sont pas mangeables – maintenant surtout.Connais-tu une auberge, où l’on puisse déjeuner en paix, et entoute sécurité ?
– Sur la route de Florence, monsieur le chevalier, à uneheure d’ici, à peine, il n’y a que l’auberge de la Fourche, où vousserez aussi en sûreté qu’à deux cents lieues de Rome et des Borgia.Je connais le patron. C’est un de nos amis. Il nous aidait par purecomplaisance et nous gardait dans ses caves certaines marchandisesencombrantes jusqu’à ce que nous puissions les écouler honnêtementet cela, contre une part de prise.
– Oui, un honnête receleur… Mais je n’ai pas le choix… Va,pour l’auberge de la Fourche. D’autant qu’elle ne m’est pas tout àfait inconnue.
Ragastens eut un sourire en songeant à sa première rencontreavec César Borgia et à son duel avec le terrible Astorre, qu’ilavait si bien mis à la mode des pourpoints tailladés.
Il était près d’une heure lorsqu’ils atteignirent la Fourche,sur la route de Florence, après un bon temps de trot. Pendant queSpadacappa conduisit les chevaux à l’écurie, Ragastens pénétra dansune salle basse où des draps mouillés suspendus devant la fenêtreentretenaient une fraîcheur suffisante. Il mourait de faim.
Son premier soin fut donc de commander un déjeuner substantiel àla servante qui vint s’enquérir de ce qu’il souhaitait. Mais commedéjà la fille dressait la table, le patron de l’auberge entra et,saluant Ragastens, il lui dit à voix basse :
– Monsieur est des nôtres, à ce que me dit sondomestique ?…
– Des vôtres ?…
– Oui, reprit l’hôte en clignant des yeux. Que monsieur necraigne rien… Si monsieur veut me suivre, je vais le mener dans unendroit où il sera en parfaite sûreté, et j’aurai moi-mêmel’honneur de servir monsieur…
– L’aventure est excellente, se dit Ragastens en riant. Mevoilà admis parmi messieurs les truands de Rome…
Il suivit l’aubergiste. Celui-ci le conduisit dans une pièce dupremier étage, à laquelle on montait par un étroit escalier dontl’entrée, située dans une petite cour, était masquée par unefutaille.
– Nul ne songera à venir ici demander monsieur, dit-il.Monsieur peut y rester plusieurs jours sans danger.
– Merci, mon brave. Donnez-moi à déjeuner, pourcommencer.
La chambre était petite, mais confortablement aménagée en vued’un séjour assez long. Il y avait un lit, un canapé, un fauteuil,une table, plusieurs flambeaux de cire, et même des livres pour sedistraire. Une petite fenêtre aux jalousies closes donnait sur laroute. En cas d’extrême alerte, on pouvait filer par là.
L’aubergiste de la Fourche reparut bientôt avec un panier devictuailles auxquelles il fit largement honneur.
– Et Spadacappa ? demanda-t-il en dévorant à bellesdents un succulent pâté d’anguilles.
– Le domestique de monsieur déjeune à la cuisine.
– Qu’il vienne me trouver dès qu’il aura fini.
Sans perdre un coup de dents Ragastens songeait.
« Chose étonnante, pensait-il. J’ai coudoyé les grandsseigneurs de Rome, et n’ai entrevu que crimes atroces. Je rencontreun bandit : il me sauve ! J’arrive chez un simpleaubergiste : il me protège. Ah çà, est-ce que pour trouver lanoblesse du cœur, il faut aller loin de la noblesse deparchemin ?… »
Ces philosophiques réflexions furent interrompues par l’arrivéede Spadacappa.
– Tu as déjeuné ? demanda le chevalier.
– Comme je n’avais pas déjeuné depuis dix ans,monsieur ! C’est étonnant ce que ça donne de l’appétit desavoir que le pain qu’on mange n’est pas le prix du sang !
– Bon !… Tu es reposé ?
– Prêt à chevaucher jusqu’à la nuit, s’il le faut.
– Cela tombe à merveille. Tu vas retourner à Rome.
– À Rome ? s’écria Spadacape avec terreur. Est-ce quemonsieur le chevalier a assez de moi ?…
– Non ! Sois tranquille. Tu vas retourner à Rome, d’unbon trot. Connais-tu la rue des Quatre-Fontaines ?
– Je crois bien ! L’eau de la fontaine à quatrebouches m’a souvent servi de vin d’Asti…
– Eh bien, interrompit Ragastens, tu frapperas à une maisonqui se trouve juste en face la fontaine. Tu demanderas à parler auseigneur Machiavel… Retiendras-tu ce nom ?
– Machiavel, je le tiens là !
– Quand tu l’auras vu, tu lui diras simplement qu’ilprévienne son ami Raphaël Sanzio que je suis ici et que j’attendraijusqu’à demain. Et puis, tu reviendras. Tu as compris ?
– Admirablement. Quand faut-il partir ?
– Tout de suite.
Spadacappa se précipita. Trois minutes plus tard, Ragastensentendait le trot relevé de son cheval qui s’éloignait grandtrain.
– Maintenant, se dit-il, j’ai quelques heures devant moi.Songeons à les employer utilement, c’est-à-dire à nous refairequelques forces.
Cela dit, Ragastens s’allongea sur le canapé. Une minute, lesfigures confuses de Primevère, de Lucrèce et de César passèrent etrepassèrent devant son imagination. Et bientôt, il s’endormit d’unprofond sommeil.
La robuste constitution de César triompha du commencementd’apoplexie qu’il devait aux doigts de fer du chevalier. Peu à peu,il revint à lui. L’étonnement le paralysa d’abord, quand il se vitenchaîné dans le cachot qu’un reste de sa torche continuait àéclairer.
Cet étonnement ne dura pas. Il fit place à un accès de fureurfolle. César se mit à rugir.
Après la fureur vint la terreur. Car nul ne l’entendait !Nul ne venait le délivrer. Et ses cheveux se dressèrent sur sa têtelorsqu’il se demanda si on n’allait pas l’oublier là !…
Tout à coup un bruit de pas précipités parvint à ses oreilles.L’épouvante qui blêmissait son visage disparut aussitôt et il n’yeut plus dans ses yeux qu’un éclair de rage féroce. Il se tut,ruminant d’horribles vengeances. Et lorsque le cachot fut soudainenvahi par la foule des officiers, des gardes et du geôlier, il secontenta de dire d’une voix rauque :
– Qu’on brise ces cadenas…
– Ah ! Monseigneur ! Monseigneur !balbutiaient les infortunés qui tremblaient devant la colèreblanche de César et prévoyaient que l’orage allait crever sureux.
Dix minutes se passèrent, pendant lesquelles on entendit lesgrincements des limes et des tenailles. Enfin, César se trouvalibre. Ses yeux firent le tour des gardiens accourus. Un silenceterrible pesa sur ce groupe glacé de terreur.
– Quel était le gardien de service au quatrièmecercle ? demanda César.
– Moi, Monseigneur ! fit une sorte de colosse à barbebroussailleuse et aux poings formidables, qui s’avança d’un pas,courbé, livide d’effroi.
– Tu n’as pas entendu mes cris ?
– Non, Monseigneur…
– Ah ! Tu n’as rien entendu ? Tu dormais,n’est-ce pas ?… Attends, je vais te faire dormir pourtoujours…
Il saisit le colosse par le bras et le poussa devant lui, tandisque les spectateurs de cette scène se collaient aux murs, lesjambes flageolantes. L’hercule se laissa pousser comme un enfant.César l’accula au couloir de droite… devant le trou circulaire etnoir… devant le puits aux reptiles… le sixième cercle de l’enferdes Borgia !…
– Saute ! dit froidement César.
Le colosse se jeta à genoux, les mains tendues.
– Grâce, Monseigneur !…
– Saute, brute !
– Grâce pour ma femme et mes enfants !…Grâce !…
Il ne put en dire plus long. D’une brusque poussée du pied,César l’avait précipité dans le puits. Le malheureux essaya uninstant de se cramponner aux rebords de pierre. Mais la pierreétait lisse et taillée en pointe : il tomba avec un effroyablehurlement d’épouvante. On entendit le sourd clapotement de l’eau,et aussitôt montèrent du fonds du puits des espèces de grognements,de jappements insensés : c’était le geôlier qui commençaitdans la nuit sa hideuse bataille contre les rats affamés… César seretourna.
– Qui commandait le poste, là-haut ? fit-il.
– Moi, Monseigneur, répondit un officier.
D’un geste brusque, César arracha la dague d’un garde qui setrouvait près de lui et d’un seul coup, l’enfonça dans l’épaule del’homme. L’officier tomba sans un cri, rendant un flot de sang parla bouche, tué raide.
César regarda alors les autres officiers, gardes et geôliers. Iltremblait légèrement sous l’effort de l’accès de fureur délirante.Un peu d’écume blanche moussait aux coins de ses lèvres.
Il y avait là vingt-trois hommes, il les compta : officierscourageux qui avaient risqué vingt fois leur vie, geôliersherculéens qui auraient pu l’écraser d’un coup de poing. Pas un nebronchait. Ils étaient blancs comme des cadavres, etattendaient.
– Vous autres… dit tout à coup César.
Il chercha. Il y eut quelques secondes d’attente, effrayantes,pendant lesquelles on entendit seulement les grognements de foliequi montaient du puits aux reptiles.
– Vous autres, reprit-il, ayant trouvé, entrezlà !…
Il désigna la cellule où Ragastens l’avait enchaîné. Sans unmot, sans un geste de supplication inutile, ils entrèrent. Césarferma la porte de fer. Alors seulement il poussa un profond soupirde soulagement.
– Qu’ils crèvent ! murmura-t-il. Qu’ils crèvent defaim et de soif, tous !
Quinze ans plus tard, on retrouva, dans cette cellule,vingt-trois squelettes entassés, dans des positions hideuses :on eut dit les squelettes d’un troupeau de bêtes féroces mortes enessayant de s’entre-dévorer.
César enfila le couloir à gauche, suivant le chemin qu’avaitpris Ragastens. Au pied de l’escalier, une ombre se dressa devantlui.
– Et toi ? gronda-t-il, qui es-tu ?…
Un éclat de rire lui répondit.
– Lucrèce ! exclama César.
– Moi-même ! C’est moi qui suis venue donner l’alarmeet t’ai fait délivrer…
– Toi !… Comment savais-tu ?…
– Viens ! Je vais te dire… C’est Ragastens lui-mêmequi a eu le cynisme de tout me raconter… Le misérable a ensuitevoulu me poignarder… Mais viens, je vais tout te dire par ledétail…
Quelques minutes plus tard, César lançait ordres sur ordres,estafettes sur estafettes, le tocsin sonnait aux trois centsclochers de Rome et tous les crieurs de la ville parcouraient lesrues en s’arrêtant tous les cinquante pas pour jeter à la foule cespromesses qui devaient faire travailler plus d’unecervelle :
« À quiconque, noble ou manant, bourgeois ou hommed’armes, prêtre ou laïque, Romain ou étranger, sont promis et juréssolennellement par Notre Saint-Père le pape AlexandreSixième :
« Pardon et grâce complète de ses fautes, ou crimesquels qu’ils soient, rémission de tous ses péchés passés etprésents, indulgence plénière pour toute sa vie, s’il s’empare duterrible et forcené Ragastens ;
« Plus, mille ducats d’or s’il apporte aux officiers dela justice pontificale la tête du bandit Ragastens, convaincu defélonie, trahison, apostasie, assassinat et tentatived’assassinat ;
« Plus, trois mille ducats d’or s’il amène ledit banditRagastens vivant entre les mains des officiers de la justicepontificale. »
Le soleil déclinait à l’horizon lorsqu’un bruit de pas montantl’escalier de bois le réveilla. Aussitôt, il fut sur pied et allaouvrir la porte. Spadacape entra, suivi de Raphaël Sanzio et deMachiavel.
– Vous ! s’écria joyeusement le chevalier en tendantles deux mains au jeune peintre.
– Cher ami ! fit celui-ci. Que vous arrive-t-ildonc ?… J’ai appris votre arrestation… J’ai su qu’on allaitvous exécuter… Puis, ce matin, voilà toute la ville en l’air, letocsin qui sonne… les crieurs qui annoncent que votre tête est miseà prix…
– Procédons avec méthode, dit Ragastens assez étonné devoir Raphaël souriant et pour ainsi dire consolé de la disparitionde Rosita. Ayez d’abord l’obligeance de me présenter àmonsieur…
– Mon ami Machiavel, un grand penseur, chevalier, et qui,quelque jour, étonnera le monde.
– En attendant, fit Machiavel en tendant la main àRagastens, c’est monsieur le chevalier qui étonne la VilleÉternelle. Ah ! Chevalier, on ne parle que de vous dans Rome…surtout depuis que les Borgia ont estimé votre tête à trois milleducats d’or. Peste, mes compliments !
– Eh ! fit en riant Ragastens, ils ne l’estimerontjamais autant que moi-même. Quoi qu’il en soit, je ne donneraispas, moi, un écu percé pour toutes les têtes des Borgia… Lesmonstres !… Ainsi, ils ont mis ma tête à prix ?… Et tu assu cela, toi ? ajouta-t-il en se tournant vers Spadacape.
– La première des choses que j’aie vue tout à l’heure, enentrant dans Rome, c’est la tablette qu’on clouait à la porte d’uneéglise. Et j’ai vu l’édit pontifical contresigné par monseigneurCésar.
– Et qu’as-tu pensé ?
– Que j’étais fier de servir un maître estimé sicher !
– Bravo ! Eh bien, va nous chercher quelques flaconsde Chianti, du plus frais !
Spadacape s’élança.
– Messieurs, dit alors Ragastens, l’homme que vous venez devoir exerçait, il y a deux jours encore, l’honorable métier devoleur. Je ne le connais que depuis ce matin. Je l’envoie à Rome oùil apprend qu’il peut, en me livrant, gagner trois mille ducatsd’or. Et il ne me livre pas ! Y comprenez-vous quelquechose ?
– Quelle imprudence que de vous être confié ainsi à cehère ! s’écria Sanzio. La somme est forte, chevalier, et laconscience des hommes bien vacillante.
– Oui, dit Machiavel. Mais en donnant à ce truand une tellepreuve de confiance illimitée, le chevalier se l’est attaché pourtoujours.
À ce moment, celui qui faisait l’objet de cette conversationreparut, chargé de flacons.
– Causons, maintenant, reprit le chevalier, lorsqu’il futattablé avec ses deux amis.
Et il raconta en détail tout ce qui lui était arrivé depuisqu’il avait dit à Raphaël de l’attendre dans la maison deMachiavel.
Mais il omit de relater le rapide entretien qu’il avait surprisentre le moine dom Garconio et Lucrèce, et qui était relatif àl’enlèvement de Rosita.
– Voilà mon odyssée, acheva celui-ci. À votre tour,maintenant, Dites-moi, je vous prie, comment, vous ayant quittépresque désespéré, je vous vois presque consolé. Auriez-vousretrouvé celle que vous aviez perdue ?…
– Non ! fit Raphaël, mais la chose est en bonne voie.En vous quittant, je me rendis chez Machiavel qui s’évertuavainement à me consoler… Inutile de vous dire avec quelleimpatience nous vous attendîmes. Car j’avais mis Machiavel aucourant de ce que vous aviez fait en me sauvant la vie, et de ceque vous vouliez faire en sauvant mon amour… plus que mavie !
« C’est curieux, pensa Ragastens. Il a pourtant l’airtoujours aussi épris… »
– Les heures, continua Raphaël, s’écoulèrent. Ne vousvoyant pas revenir, nous sortîmes pour nous rendre à l’auberge duBeau-Janus, dans l’espoir d’avoir de vos nouvelles. Elles furentterribles : Bartholomeo nous apprit ce que tout le monde àRome savait déjà, c’est-à-dire votre arrestation et l’effrayanteaccusation qui pesait sur vous… Inutile de vous dire, cher ami, quepas une seconde, je ne pus imaginer que l’homme qui m’était apparusi chevaleresque, pouvait être un misérable assassin. Seul,Machiavel chercha à concilier la possibilité du meurtre de FrançoisBorgia avec ce que je lui avais dit de votre caractère…
– Eh ! fit Machiavel, tuer un Borgia, ce n’est pasêtre un assassin… C’est être un justicier ! Un coup depoignard dans la poitrine d’un despote, ce n’est pas plus qu’uncoup de talon sur la tête d’un reptile venimeux…
– Je fus désespéré, cher ami, de ce qui vous arrivait,reprit Raphaël. J’avoue, à ma honte, qu’il se mêlait un peud’égoïsme à ma douleur… Je ne sais comment la chose s’était faite,mais vous m’aviez inspiré une confiance sans borne. Avec vous,j’étais sûr de retrouver Rosita. Sans vous, je me crus perdu… Maisj’espérais encore en vous. Je me disais qu’il y avait méprise,qu’on ne tarderait pas à vous relâcher… Hélas ! nous apprîmesque vous aviez été jugé et condamné !
– Joli jugement ! interrompit Ragastens. La chose futbâclée en dix minutes. Ah ! ces messieurs vont vite enbesogne !…
– Enfin, ce matin, désespéré, à bout de courage, il me vintune idée…
– Idée que j’ai combattue tant que j’ai pu, ditMachiavel.
– Voyons l’idée, fit Ragastens.
– Eh bien, je songeai à m’adresser au pape…
– Au pape ? exclama Ragastens en tressaillant.
– Oui ! Malgré ses défauts, malgré les vices mêmequ’on lui prête, ce vieillard a, à mes yeux, une précieusequalité : il aime les arts. À plusieurs reprises, il m’avaittémoigné une bienveillance qui m’avait touché. Je pensai qu’il nerefuserait pas de s’intéresser à mon malheur !…
– Au pape ! répéta Ragastens abasourdi.
– Ce matin, donc, je me suis rendu au Vatican, poursuivitRaphaël, sans remarquer l’étonnement du chevalier. Une premièrejoie m’était réservée, celle d’apprendre votre évasion et votrefuite par la porte de Naples ; évasion et fuite faisaientl’objet de toutes les conversations. Arrivé au Vatican, je suisintroduit sur-le-champ dans l’oratoire du pape, et cela bien que jen’eusse pas de lettre d’audience. Je le remercie ; il merépond qu’il voulait justement me parler à propos de la« transfiguration » dont il a vul’esquisse ; alors, je lui dis que le travail m’est devenuimpossible ; et je lui raconte en quelques mots l’enlèvementde Rosita. Il me console, m’encourage et fait venir aussitôt lemarquis de Rocasanta, chef suprême de sa police. Sur l’ordre dupape, je refais mon récit. À ma grande joie, le marquis répond ensouriant qu’il a entendu parler de cet enlèvement et qu’il croitsavoir où se trouve la jeune fille enlevée.
» Devant moi, le pape lui donne l’ordre de commenceraussitôt les recherches les plus actives, et achève en lui disantqu’il perdra sa place si ses intentions ne sont pas exécutées. Lemarquis jure de donner pleine satisfaction à Sa Sainteté ;puis il se retire. Je ne savais comment remercier l’illustrevieillard. Alors, il me dit qu’il doit partir dans la journée mêmepour se reposer quelque temps à Tivoli, selon sa coutumeannuelle ; il me renvoie avec bonté en me recommandant de metenir tranquille, et que, bien qu’absent, il s’occupera de faireaboutir cette affaire au mieux de mes intérêts. Pour touterécompense, il me demande de me mettre au travail avec ardeur, ceque je lui promets… Voilà, cher ami, ce qui m’a tranquillisé.
Ragastens avait attentivement écouté ce récit. Raphaëll’interrogea du regard, comme pour avoir son avis.
– Que pensez-vous de cela, monsieur Machiavel ?demanda alors le chevalier.
– Moi, je pense que le pape Alexandre VI est un desspécimens les plus complets de l’égoïsme féroce. Personnellement,je n’aurais donc aucune confiance dans ses promesses et sabienveillance ne ferait que me mettre en garde contre lui.
– Mais, reprit Ragastens rêveur, ne disiez-vous pas qu’ildevait partir aujourd’hui pour Tivoli ?
– Il est en route, dit Raphaël. Nous avons dépassé sonescorte par un chemin de traverse. Mais il ne tardera pas à passerdevant cette auberge. Et tenez… entendez-vous ?…
Le sourd grondement d’une nombreuse troupe de cavaliers enmarche résonnait et s’approchait rapidement. Ragastens s’approchade la fenêtre.
À cinq cents pas de l’auberge, traînée par douze mules, ilaperçut une vaste litière fermée de rideaux, sur lesquels les armesdu pape se détachaient en rouge. La litière était entourée deseigneurs à cheval ; parmi eux, des cardinaux se distinguaientà leurs chapeaux rouges. Ce groupe était précédé d’un fort pelotonde gardes-nobles ; un autre peloton fermait la marche.
Près des rideaux, du côté droit, César Borgia, pensif, sombre,se détachait, en son costume de velours noir, sur l’ensemble descostumes éclatants.
Machiavel et Sanzio s’étaient aussi approchés de la fenêtre. Lalitière avançait. Déjà les premiers gardes de l’escorte avaientdépassé l’auberge.
– Si César vous savait là ! murmura Raphaël ensaisissant la main de Ragastens.
Celui-ci ne perdait pas de vue la litière. Un coup de brisesouleva un instant les rideaux et le pape apparut, à demi couché,lisant un livre. Ce fut une rapide vision qui s’effaça à l’instantsous les rideaux retombés.
– Vous avez vu ? fit Ragastens.
– Le pape !…
– Eh bien ! voulez-vous savoir ce que vaut l’amitiéd’Alexandre Borgia ?… Voulez-vous savoir ce que pèsent sespromesses ?… Voulez-vous savoir où va ce vieillard qui, cematin, vous promettait de faire retrouver celle que vousaimez ?…
– Dites ! murmura Sanzio en pâlissant, angoissé parl’air grave de Ragastens.
– Je connais celui qui a fait enlever Rosita !…
Raphaël jeta un cri étouffé et devint très pâle.
– Parlez ! fit-il d’une voix tremblante.
– Soyez ferme… Soyez courageux !… Car l’ennemi auquelvous allez vous mesurer est armé d’un pouvoir immense, et rien nel’arrête dans l’assouvissement de ses passions. Le voleur defilles, c’est celui-là même que vous venez de voir passer, celui-làqui, ce matin, vous promettait de vous rendre celle que vouspleurez.
– Le pape !…
– Oui, Raphaël, le pape !
– Oh ! C’est impossible !… Ce serait trophorrible !
– Cela est !… Ce vieillard a jeté les yeux surl’éclatante jeunesse de Rosita. Comme l’ogre de nos fabliaux, ilaime la chair fraîche… Quant à la certitude du fait, elle n’est quetrop vraie. J’ai entendu de mes propres oreilles ; j’ai vu demes propres yeux…
Sanzio était tombé, accablé, sur une chaise.
– Oh ! fit-il, je me souviens !… Oui… vous devezavoir raison !… Lorsque je lui ai porté ma Vierge à lachaise, il m’interrogea sur le modèle… il me dit qu’il voulaitla voir !… Je comprends tout !… C’est infâme !…
– Oui, dit Machiavel, c’est digne d’un Borgia…
– Maintenant, reprit Ragastens, il faut que vousconnaissiez toute l’imminence du danger. Le pape se rend à Tivoli,n’est-ce pas ? Eh bien, c’est à Tivoli qu’il a fait conduireRosita… Holà ! Que faites-vous ? Oùcourez-vous ?…
– Le misérable ! Je veux le rejoindre ! Sadernière heure est venue.
– Un peu de patience, que diable, ou tout est perdu !Avant que vous ayez pu dire un mot, faire un geste, vous tomberez,comme tant d’autres… Ce n’est pas votre mort qui sauvera Rosita,morbleu !
– C’est vrai ! murmura Raphaël en passant une main surson front, mais que faire, alors ? Que faire ?
– Tout d’abord, vous garder du désespoir. Borgia est fort.Le danger que court votre Rosita est imminent. Mais, si nousopposons l’intelligence à la force et la décision à la menace, noustriompherons. Gardez donc tout votre sang-froid. Je sais que lasituation n’est pas gaie. Mais songez qu’il y a quelques heuresj’étais enchaîné à un mur, derrière une porte de fer, à cinquantepieds sous terre, condamné à avoir le cou tranché, et me voilàlibre, vivant, prêt à tout entreprendre pour vous tirer d’affaire.Vous voyez bien qu’il n’est pire situation dont on ne puisse sortirtriomphant !…
Ragastens parlait avec un tel feu, ses yeux brillaient d’une simâle confiance que Machiavel, tout froid qu’il paraissait, luisaisit la main.
– Quelle force vous êtes ! s’écria-t-il.
Raphaël, de son côté, se sentit tout ranimé.
– Cher ami, dit-il, je vous dois déjà la vie. Et vous mesauvez une fois encore du désespoir.
– Bon ! Vous voilà un peu réconforté. Nous allonsprocéder à l’examen d’un plan de campagne.
– Parlez ! Que faut-il faire ?
– Dîner, d’abord ! Les idées que l’on a à jeun sontgénéralement médiocres et impraticables. Tandis que si, malgré lalégende, on n’a jamais trouvé la vérité au fond des puits, il n’estpas rare de la découvrir en quelque bon vieux flacon. Holà, maîtreSpadacape !…
Spadacape accourut. Ragastens dressa le menu d’un dîner qu’ilqualifia dîner de bataille. Bientôt, les trois amis se mirent àtable, Sanzio réconforté par la bonne humeur du chevalier,Machiavel pensif, et Ragastens nerveux, cachant ses inquiétudessous un enthousiasme débordant.
Il raconta comment, en arrivant dans la salle des audiencespontificales, le jour où il avait été arrêté, il avait entenduGarconio rendre compte à Lucrèce Borgia de l’enlèvement deRosita.
– Je connais ce moine, dit Machiavel. Je me suis mis dansses bonnes grâces. Et, par lui, j’obtiens parfois des détailsprécieux que je lui paie d’un compliment. Car le drôle a desprétentions à la grande politique.
– Bon !… Ceci pourra peut-être nous servir.
La nuit était venue lorsque le dîner s’acheva. Ils avaientsuccessivement envisagé et rejeté une foule de projets. Et enfin,ils avaient convenu de se rendre tous les trois à Tivoli et là, dese laisser inspirer par les circonstances.
Le lendemain matin, à l’aube, Ragastens, Machiavel et Sanzio semirent en route, suivis de Spadacape. Ragastens ruminait un pland’attaque. Raphaël s’absorbait en des pensées de désolation.Machiavel cherchait à se figurer le plan exact de la villa du pape,qu’il avait eu l’occasion de visiter.
Bientôt, le soleil se leva et incendia l’horizon. Ragastens sesecoua comme un oiseau après l’orage.
– Mordieu ! fit-il, nous avons l’air d’accompagner unmort. Pourtant, c’est de la vie que nous allons conquérir… de lavie, de la jeunesse et de l’amour !… Quand je pense, repritRagastens, que ce magnifique soleil devait éclairer monexécution ! Car c’est ce matin que je devais avoir le cou etles poignets tranchés… Savez-vous à quoi je songe ?
– Dites ! fit Machiavel.
– Je songe au pauvre bourreau de Rome. Vrai, je le plains.Voilà un gaillard qui ne doit pas me porter dans son cœur. Luiavoir enlevé la bonne aubaine des poignets et de la tête… Au bonmoment, voici que le principal invité se fait excuser. Quel manquede tact ! C’est à dégoûter du métier de coupeur de têtes…
Machiavel et Raphaël ne purent s’empêcher de rire.
– Il nous reste, continua Ragastens, à dégoûter RodrigueBorgia du métier de ravisseur. Peste, monsieur le pape, ce joliminois n’est pas pour vous… Au fait, sommes-nous dans le bonchemin ?…
– Nous ne nous en écartons pas d’une ligne, ditMachiavel.
– Merci, ami, fit Sanzio. Votre bras est fort et votreesprit alerte. Vous mettez l’un et l’autre au service d’un pauvreamoureux qu’à peine vous connaissez… Comment pourrai-je vousremercier assez ?…
– Vous placerez mon profil dans un tableau. Je vous auraidonné un peu de bonheur et vous m’aurez donné l’immortalité !…Ce sera encore moi votre obligé.
Cette louange délicate, cette assurance formelle que montraitRagastens de rendre le bonheur au peintre firent une inexprimableimpression sur l’esprit de Raphaël.
– Chevalier, s’écria-t-il, c’est entre nous à la vie, à lamort !
– J’y compte bien ! répondit Ragastens.
Ils avaient depuis plus de deux heures quitté la route deFlorence et, sur les indications de Machiavel, s’étaient dirigéssur une chaîne de montagnes semblables à de gigantesques chevaux del’Apocalypse.
– Tivoli ! fit tout à coup Machiavel.
Son bras indiquait un amas de maisons blanches enfouies dans laverdure envahissante des jardins qui surplombaient des précipicesau fond desquels roulaient à grand fracas les cascades blanchesd’écume. Ils s’arrêtèrent. Raphaël contempla avec une intenseémotion ce village où sa jeune femme avait été entraînée comme enun nid de vautour accroché aux flancs des roches escarpées.
– Regarde, lui dit Machiavel. Vois-tu, là, sur notregauche, cette gorge profonde qui forme un gouffre ?… Tu vois…l’Anio s’y perd avec un grondement que nous entendons d’ici…
– Je vois…
– Au bord du gouffre, vois-tu ces colonnes corinthiennesmangées de lierre ?… C’est tout ce qui reste du temple de laSybille…
– Je vois… Ensuite ?… Parle !…
– Eh bien, là, sur la droite du temple, à environ mille pasdu gouffre de l’Anio, ces bâtiments protégés par des cyprès et dessycomores, entourés de ce luxuriant jardin que ferment de hautesmurailles… C’est la villa d’Alexandre Borgia !…
– Ma Rosita ! répéta sourdement Raphaël en tendant lesbras vers l’élégante villa fleurie qui, sous son charme et sesfleurs, cachait le drame.
Bouleversé de pitié, Ragastens et Machiavel entraînèrent lemalheureux jeune homme. Une heure plus tard, tous les troisentraient dans la petite ville de Tivoli et s’installaient dans uneauberge écartée.
Cette villa vers laquelle Raphaël Sanzio avait tendu les brasdans un geste de désespoir était une vaste maison d’été où toutavait été combiné pour le repos de l’esprit et le plaisir desyeux.
Dans le jardin, sous un massif de grenadiers, au fond duquel unAmour de marbre joue avec un Satyre aux pieds fourchus, sur un bancde granit rose une jeune fille est assise. Ses mains sont jointesdans un geste de lassitude. Ses beaux yeux qui, parfois,s’emplissent de larmes, errent vaguement sur les splendeurs quil’entourent, sans s’y arrêter. C’est Rosita.
Non loin d’elle, une femme d’une quarantaine d’années, matroneaux fortes proportions, surveille tous ses mouvements. Et, enarrière de la matrone, cachés dans les bouquets de feuillage, deuxhommes guettent, prêts à accourir au premier appel.
Voilà quatre jours que la jeune fille est enfermée dans la villade Tivoli. Elle cherche en vain à comprendre ce qui s’est passé.Pourquoi l’a-t-on amenée là ? Pour qui, pourquoi s’est exécutécet enlèvement brutal ?
Elle ne sait pas… elle ne comprend pas ! Si, au moins, ellepouvait pleurer ! Si elle pouvait laisser parler son cœur etsoulager sa douleur par les larmes !
Mais non ; toujours, près d’elle, cette femme qui ne laquitte pas. La nuit même, elle n’est pas seule : la matrone,geôlière doucereuse, attend qu’elle ait fermé les yeux ets’installe alors sur un canapé…
Qu’est devenu Raphaël ?
Cette question l’assiège et l’angoisse. Toute l’horreur de sasituation s’y résume. Cela brûle son cœur et ses lèvres… Etpourtant, pas un instant, la pensée ne lui est venue de demanderquoi que ce soit à la femme qui la surveille. Cette femme lui faitpeur.
Un matin, Rosita comprit qu’il y avait autour d’elle unmouvement insolite. Elle entendit l’arrivée d’une ou plusieursvoitures, le bruit d’un grand nombre de chevaux, puis, des alléeset venues dans les couloirs… Enfin, au bout d’une heure, toutretomba dans le silence. Rosita se trouvait alors dans sachambre.
Bientôt, une femme entra et dit quelques mots à voix basse à lageôlière, puis s’installa dans un fauteuil, en jetant en dessousdes regards curieux sur Rosita.
« J’ai changé de surveillante » pensa celle-ci sans enéprouver ni joie ni tristesse, sans même jeter un regard sur lanouvelle venue. La geôlière était sortie en toute hâte. Elle serendit dans l’aile de la villa où se trouvaient les appartements dupape. Un jeune abbé l’introduisit dans une vaste chambre où SaSainteté, fatiguée par le voyage, reposait dans la solitude.
– Eh bien, dame Piérina ? fit le pape.
– Saint-Père… balbutia la matrone agenouillée, en feignantune vive émotion.
– Dame Piérina, dit sèchement le vieillard, une fois pourtoutes, veuillez vous dispenser de toute démonstration encombrante.Il ne s’agit pas ici de génuflexions. Rappelez-vous que je suissimplement le comte de Faënza… Rodrigue de Faënza !
– Bien, monsieur le comte, fit la matrone en seredressant.
– Rendez-moi simplement compte de votre mission.
– Notre voyage s’est accompli sans incidents notables,monsieur le comte. La petite, après avoir un peu crié et beaucouppleuré, semble s’accommoder de son nouveau genre de vie.
– Bon ! Elle s’apprivoise. Et que dit-elle ?
– Rien.
– Diable ! Ceci est grave. Vous n’avez pas essayé dela faire un peu causer, ne fût-ce que pour la distraire ?
– Ah ! bien, oui, autant vaudrait vouloir faire parlerla statue qui, sur son socle de marbre, a l’air de courir si vitedans le jardin.
Le pape demeura un moment rêveur, la tête basse.
– Dame Piérina… reprit Borgia en relevant les yeux…
– Monsieur le comte ?…
– Il faudrait… il faudrait me ménager une entrevue aveccette jeune fille… J’ai des choses à lui dire… seul à seul, vouscomprenez ?… Des secrets… sur sa naissance et sa famille…qu’elle seule doit entendre.
– Monsieur le comte est le maître…
– Oui, certes, je suis le maître, fit Borgia en fronçant lesourcil. Mais, en somme, cette enfant qui a été enlevée parviolence ignore que c’est pour son bien… elle peut se figurer… quesais-je ?… s’imaginer qu’on veut la séquestrer… tandis qu’ils’agit de la rétablir dans ses droits, titres, prérogatives… Ils’agit de cela, et pas d’autre chose, entendez-vous, damePiérina ?
– J’entends, monsieur le comte… Il faudrait donc préparerla jeune fille à vous recevoir, à vous entendre…
– Comme un père !… Non, comme un ami, un véritable amisoucieux de son bonheur… Allez, dame Piérina.
Dame Piérina eut un sourire hideux et, discrètement,disparut.
Le lendemain de ce jour, Borgia eut une conférence d’un autregenre. C’était dans la même chambre.
Le pape était assis dans un fauteuil à dossier bas. Il étaitenveloppé jusqu’au cou dans un vaste manteau de toile blanche quile recouvrait tout entier. Près de lui, sur une petite table, desflacons de diverses grandeurs, des fers à friser les cheveux, descosmétiques, tout un attirail de toilette.
Près de la fenêtre, son abbé favori, Angelo, lisait à hautevoix. Autour du fauteuil, un homme svelte allait, venait,saisissait tantôt un flacon, tantôt un fer. Ses doigts agilescouraient sur la figure du vieillard.
De temps à autre, il lui présentait un miroir de Venise, et lepape, d’un mot, approuvait ou désapprouvait le travail. Cela duraplus d’une heure. Quand ce fut fini, le pape se regarda longuementdans le miroir :
– C’est bien, dit-il, vous êtes un véritable artiste.
– Ah ! Si monsieur le comte m’y avait autorisé !…En moins de rien, je l’eusse rajeuni de vingt ans, rien qu’avec ceflacon versé dans ses cheveux…
– Non ! J’aime mieux mes cheveux blancs. Que diable,je ne suis pas un mignon cherchant aventure ! Il suffit queces rides importunes soient dissimulées… C’est bien…
L’« artiste » salua et se retira.
– Comment me trouves-tu, Angelo ? fit le pape en selevant. L’abbé examina le vieillard avec une attention et unsérieux imperturbables.
– Je vous trouve une beauté sévère et majestueuse.
Angelo ne mentait pas.
Il eut été impossible de reconnaître en Rodrigue Borgia unvieillard de soixante-dix ans. Son œil noir brillait d’un feusombre sous des sourcils touffus. Les cheveux étaient blancs, maisils donnaient à son visage une mélancolie qui en adoucissait ladureté. Tel quel, il pouvait passer pour un homme vieilli par lessoucis, mais qui a su conserver la beauté forte de l’âge mûr.
Le valet de chambre entra alors et commença à habiller le paped’un costume de cavalier en velours violet, sur lequel il jeta unélégant et léger manteau court, en soie violette. Borgia ceignitautour de ses reins une ceinture de soie brochée supportant unefine épée de parade à la poignée somptueuse. Enfin, il posa sur satête une toque d’où ses cheveux tombaient avec une certaine grâceaustère sur un large col de dentelle.
Angelo poussa un cri d’admiration sincère. Chez Borgia, lavolonté avait vaincu la vieillesse. Il avait voulu paraître digned’attention ; avec un sens affiné du tact et de la diplomatie,il n’avait pas essayé de se rajeunir ; mais, par les soinsminutieux de la toilette, par son costume, par l’effort de sonvouloir, il devenait un homme remarquable pour toute femme qui leverrait.
Il sourit et, faisant de la main un signe d’adieu à son lecteur,il sortit.
Borgia en se rendant auprès de Rosita n’éprouvait aucun doutesur l’issue de sa démarche. La jeune fille succomberait, sinon lejour même, du moins à bref délai. Il n’était donc nullementtroublé, et seule, l’impatience des sens lui donnait parfois unrapide frisson.
Il entra dans la chambre de la jeune fille et s’arrêta sur leseuil en saluant.
– Voici monsieur le comte de Faënza qui vient vous faireune visite, dit la matrone qui, aussitôt, s’éclipsa.
Borgia ferma la porte et s’avança vers la jeune fille.
– Mon enfant, dit-il, voulez-vous me permettre de causer unmoment avec vous ?… J’ai à vous entretenir de choses qui vousintéresseront sûrement…
Mais Rosita s’était reculée, les yeux grands ouverts par unindicible étonnement, les mains jointes, prête à s’agenouiller. Etelle avait murmuré :
– Le Pape !… Le Souverain-Pontife !…
Borgia fut secoué d’un tressaillement furieux. Tout le planqu’il avait patiemment combiné s’écroulait. Rosita leconnaissait ! Rosita le reconnaissait !
– Vous vous trompez, balbutia-t-il. Je suis simplement lecomte de Faënza.
La jeune fille s’agenouilla.
– Non, je ne me trompe pas, Saint-Père !… J’ai vuVotre Sainteté à diverses reprises, à la procession de laMiséricorde, à la grand’messe de Pâques, à Saint-Pierre… Oh !non, Saint-Père !… Vous êtes bien le tout-puissant maître deRome et du monde, et je suis sauvée, puisque vous voilà !…
– Je vous assure, mon enfant… Relevez-vous !…
– Saint-Père ! interrompit la jeune fille exaltée, jesuis victime d’un crime de rapt… On m’a arrachée du bras de monépoux, mon jeune époux… Et j’ai été entraînée ici… Saint-Père, jedemande justice ! Ou plutôt, je ne demande qu’une chose :qu’on m’ouvre les portes de cette maison, qu’on m’arrache à lasurveillance de cette femme odieuse, qu’on me permette d’allertrouver mon mari, mon Raphaël qui m’aime… Saint-Père, vous leconnaissez… vous lui avez témoigné votre bienveillance… Toutrécemment encore, il était si heureux de vous porter son beautableau de la Madone…
Rosita éclata en sanglots. Borgia l’avait à peine entendue. Maisses yeux ne la quittaient pas. Il la dévora du regard. Il détaillales lignes idéales qu’il entrevoyait et, par l’imagination, arrachales voiles qui la couvraient. Un peu de sueur perla à son front. Ilsentit le sang-froid lui échapper. Il se baissa, saisit la main deRosita.
– Relevez-vous ! dit-il d’une voix qu’il croyaitferme, et qui tremblait à chaque mot, relevez-vous… Je ne puis vousvoir à mes pieds.
Sa main, en touchant celle de la Fornarina, fut agitée d’untremblement. L’étonnement de la jeune fille était inexprimable.Elle ne comprenait rien à l’attitude du pape. Des pensées confuseslui laissaient entrevoir d’effroyables vérités qu’elle repoussaitde toutes ses forces. Doucement, elle dégagea sa main et s’assit,chancelante.
– Pardonnez-moi, Saint-Père, l’émotion me suffoque… J’aitant souffert depuis quelques jours…
– Mon enfant, si vous voulez, vous ne souffrirez plus…
– Oh ! n’est-ce pas ?… Vous allez me laisserpartir ?…
– Oui, certes… je vous le promets…
Rosita jeta un cri de joie folle. À son tour, elle saisit lamain du pape et la porta à ses lèvres.
– Oh ! Vous êtes bon ! Je le savais bien que vousalliez me sauver ! Je vais pouvoir partir tout desuite ?
– Non, mon enfant, pas tout de suite… Il est nécessaire quevous passiez encore deux ou trois jours ici…
Rosita recula, blanche. Une idée, qu’elle avait d’abord rejetée,s’imposa à elle avec une violence irrésistible.
– Oh ! s’écria-t-elle, c’est vous qui m’avez faitenlever !… Vous !… Le pape !… Oh !…
Borgia perdit la tête. Brusquement, il marcha sur Rosita et luisaisit les deux poignets.
– Oui, c’est moi ! dit-il, à voix basse. C’est moi quit’ai fait prendre. Oui, je suis le pape. Est-ce que tu oseraisrésister aux ordres du Souverain-Pontife ?…
Rosita ne répondit pas. Elle se cambra, horrifiée, cherchant àéchapper à l’étreinte, à ce baiser qu’elle sentait tout proche deses lèvres…
– Parle-moi, bégaya le vieux Borgia, ivre de passiondéchaînée maintenant, parle-moi… Dis-moi seulement que je ne tefais pas horreur, que tu ne me hais pas… Laisse ! Oh !laisse-moi seulement toucher tes cheveux du bout de meslèvres !…
– Misérable ! haleta la jeune fille.
– Veux-tu être duchesse… princesse ? Je suis celui quipeut tout… Tu es à moi !…
Il y eut une courte lutte. Borgia, les yeux enflammés, la têteperdue, fit un dernier effort en bégayant :
– Tu es à moi… Je te tiens…
Tout à coup, il s’arrêta, stupide d’étonnement, effaré,muet : Rosita, souple et forte de son désespoir, venait de luiglisser d’entre les bras. Et, bondissant en arrière, elle lui avaitarraché l’épée, la jolie épée de parade dont il avait orné soncostume de cavalier.
– Saint-Père, dit froidement la jeune fille, si vous faitesun pas vers moi, vous me rendez criminelle ; je vous tue…
Le calme extraordinaire avec lequel elle prononça ces motsdémontra au pape que cette enfant était arrivée aux dernièreslimites de l’exaltation. Sa fièvre tomba du coup.
– Ne craignez rien, dit-il.
– Je ne crains plus, fit-elle en plaçant l’épée dans sesdeux mains, comme un frêle rempart d’acier.
Borgia hocha la tête.
– Au revoir, dit-il. Nous reprendrons cette conversation,cara mia.
Elle le vit sortir, sans oser risquer un geste.
Quand elle fut seule, avec ce même calme farouche qui venait dela rendre si forte et si vaillante, elle brisa l’épée à quelquespouces de la pointe. Ce tronçon lui fit un stylet aigu. Alors, ellese prit à pleurer…
Le pape, ayant réparé tant bien que mal le désordre de sonvêtement, regagna sa chambre en méditant.
– Je deviens vieux, pensa-t-il avec un sourire. J’ai toutcompromis par ma précipitation… Baste ! Après tout, le premiercoup est porté, c’est l’essentiel… Elle réfléchira.
Et, comme il arrivait dans son appartement et que l’abbé Angelos’empressait au-devant de lui :
– À propos, dit-il, tu connais le gouffre del’Anio ?
– Tout près du temple de la Sybille, oui, Saint… monsieurle comte.
– Tu peux me donner mon titre, maintenant : il n’y aplus d’inconvénient. Eh bien, Angelo, sur les bords du gouffre, ily a une espèce d’antre sauvage. Promène-toi donc un peu par là,tout à l’heure. Et assure-toi si cette caverne n’est pas habitéepar une vieille femme, connue à Rome sous le nom de la Maga…
– Et si la vieille est là, Saint-Père ?…
– Tu lui diras qu’elle recevra cette nuit une visite…
Ragastens et ses deux amis s’étaient installés à l’entrée deTivoli, dans un coin écarté, en une auberge de pauvre apparence, àl’enseigne du Panier fleuri.
Le Panier fleuri, modeste et retiré, avaitnaturellement attiré l’attention de Ragastens. Dès que Spadacapeeut mis les chevaux à l’écurie et que les trois amis se furentquelque peu restaurés, Ragastens sortit seul, à pied.
Il revint une heure plus tard, avec un paquet de vêtements sousson bras. Il disparut aussitôt dans la chambre qu’il occupait.
Pendant ce temps, Machiavel s’occupait de tracer, sur un papier,le plan de la villa du pape. Il l’avait visitée l’année précédenteet en avait présente à la mémoire la disposition intérieure dansses principales lignes.
Lorsque Ragastens reparut, il était transformé, presqueméconnaissable. Il avait l’apparence et la tournure d’un de cesétudiants allemands qui, à cette époque, venaient assez souvent enItalie, pour puiser aux sources la science des Anciens.
– César lui-même ne me reconnaîtrait pas, dit-il. Je puismaintenant essayer d’aborder la place…
– Nous vous accompagnons, s’écria Raphaël.
– Non, mon ami… Il ne s’agit, pour aujourd’hui, que d’allerchercher des munitions, c’est-à-dire des renseignements. Necraignez rien, lorsqu’il faudra livrer bataille, vous en serez,mordieu !
– Mais, ne puis-je vous aider dès aujourd’hui ?insista le jeune peintre qui bouillait d’impatience.
– Laissons faire le chevalier, intervint Machiavel.
– À la bonne heure ! Et, en attendant vous pouvez,tous les deux, vous préparer à la besogne qui sera rude…
– Avez-vous donc un plan pour enlever Rosita ?
– Non ! fit Ragastens… C’est un autre qu’il s’agitd’enlever…
– Un autre !… Qui donc ?…
– Le pape !
Et il sortit, laissant ses deux amis stupéfaits.
– Il a raison, dit enfin Machiavel. L’idée est admirable…En effet, morte la bête, morte le venin. Qui menace Rosita ?C’est le vieux Borgia. C’est donc lui que nous devons viser toutd’abord. Et il est certain que si nous parvenons à mettre la mainsur lui, Rosita est sauvée du coup. Ah ! Raphaël, le chevalierest vraiment un homme précieux.
Ragastens, dans cette affaire, était peut-être plus admirableque ne le supposait Machiavel. Son cœur, à lui aussi, était pleind’amour et son esprit plein d’inquiétudes. Lui aussi aimait !Et, pourtant, il ne disait rien.
Ses inquiétudes d’esprit et ses peines de cœur, il les tenaitcachées. Seulement, il avait adopté vis-à-vis de lui-même unarrangement qui lui semblait concilier ses intérêts et ceux de sonami Raphaël.
– Tivoli, s’était-il dit, est sur la route de Monteforte.L’armée de César Borgia doit nécessairement passer par ici. Lorsqueje verrai défiler les canons, les cuirasses et les estramaçons, jeverrai… En attendant…
En attendant, Ragastens descendait à grands pas vers la villa dupape autour de laquelle il erra pendant le reste de la journée. Enrevenant, le soir, au Panier fleuri, il dit à sesamis :
– Voici un petit commencement de renseignements. Noussavons maintenant la force de l’ennemi : il y a, dans la villaet ses dépendances, cinquante gardes armés, plus une trentaine delaquais de tout ordre, plus une vingtaine de secrétaires,ecclésiastiques, seigneurs et évêques… Il est sûr que nous avonsaffaire à forte partie. Mais nous n’en aurons que plus de mérite,morbleu !…
Le lendemain, de bonne heure, il se remit en route vers lavilla. Il avait, la veille, fait causer un domestique. Il espéraitmieux, cette fois. Caché derrière une masse de rochers, abritéparmi les hautes touffes de fougères, il surveilla la villa et sesabords. Et, comme il était placé plus haut, sur le chemin deTivoli, il put même entrevoir une partie des jardins del’intérieur.
Il y avait une heure que Ragastens occupait ce poste, étudiantavec attention les allées et venues des gens qui entraient ousortaient, quand il vit venir de son côté un vieillard qui marchaitlentement, en s’essuyant le front. Cet homme venait de sortir de lavilla par une petite porte du jardin qui ouvrait sur la route mêmede Tivoli.
– Voilà mon affaire, peut-être ! pensa Ragastens.
Il sortit aussitôt de son observatoire et se porta à larencontre du vieillard qui portait un costume à demi bourgeois, àdemi campagnard. Parvenu à sa hauteur, il le salua avec unepolitesse et un sourire tels que le bonhomme, surpris,s’arrêta.
– Guten morgen (bonjour), dit Ragastens. C’était,d’ailleurs, tout ce qu’il savait d’allemand.
– Non capisco, signor ! Je ne comprends pas,monsieur, répondit l’homme.
– En ce cas, je parlerai italien, reprit Ragastens ensouriant et en écorchant de son mieux la langue de Dante, mais vousm’excuserez de m’exprimer si mal.
– Vous êtes donc étranger ?…
– Allemand, pour vous servir ! Allemand, me rendant àRome pour diverses affaires et notamment pour tâcher de voir, nefût-ce que de loin, l’illustre Saint-Père Alexandre Borgia, queDieu le favorise !
Ragastens ôta sa toque. Le bonhomme en fit autant.
– Amen ! dit-il. Puis il repritaussitôt :
– Mais, jeune homme, vous risquez fort de ne pouvoirsatisfaire votre pieuse envie, car Sa Sainteté n’est pas àRome…
– Ah ! quel malheur !… Moi qui viens de si loin…et à pied, encore !
– Le Saint-Père est ici, dans sa villa, dont il ne sortjamais.
– Comment le savez-vous ?… Auriez-vous donc le bonheuret l’honneur d’être de ses familiers ?
Le vieillard se redressa :
– Je suis le jardinier en chef de sa villa de Tivoli. Et jele vois presque tous les jours se promener dans les jardins.
– Jardinier ! s’écria Ragastens. Touchez là,monsieur ! C’est aussi l’art que j’étudie… Ah ! lejardinage… Art sublime dont les secrets se perdent de plus enplus !…
– Comment, jeune homme, fit le vieillard flatté d’entendreainsi parler de son métier, vous aussi, vous cultiveriez la sciencedes fleurs et des plantes ?
– C’est-à-dire que je n’ai jamais eu d’autre ambition, etje dois vous avouer qu’outre mon désir de voir l’illustreSaint-Père (ici, Ragastens ôta sa toque et le vieillard bredouillaun amen à tout hasard), ce qui m’a poussé à venir enItalie, c’est encore, c’est surtout le désir d’étudier ces superbesjardins dont la renommée est venue jusqu’en Allemagne, et entreautres, les jardins de Tivoli.
– Quoi ! On parle des jardins de Tivoli enAllemagne ?
– Monsieur, on en parle dans le monde entier !
Le bonhomme leva les yeux au ciel : il connaissaitl’enivrement de la gloire ! Convaincu que ces jardins dont laréputation était universelle ne pouvaient être que ceux de la villadu pape – c’est-à-dire ses jardins à lui – il eut un sourireextasié.
– Ainsi, jeune homme, vous voulez être jardinier ?
– C’est là mon ambition, et j’ai tout lieu de croire que jeferai quelque progrès dans cet art que j’étudie déjà depuisplusieurs années…
– Savez-vous enter ?
– Oh ! la greffe n’a déjà plus de secret pour moi.J’ai transformé des poiriers en pommiers, je suis arrivé à fairedonner des oranges à un citronnier…
– Peste ! Et les fleurs, jeune homme ?
– C’est mon fort. Je connais les deux mille espèces deroses, les trois cents familles de géraniums, l’âge d’un réséda,d’une citronnelle, d’un œillet, je vous dénombrerais les variétésdu lis et les genres du pavot…
Le jardinier du pape écoutait, bouche béante.
– Ce jeune homme est un puits de science, se dit-il. Et lesfruits, monsieur, les fruits ? ajouta-t-il.
– Oh ! les fruits, les fruits !…
– Auriez-vous négligé cette branche si importante de…
– Moi ?… Fi donc !… Les fruits !… Mais c’estla couronne la plus précieuse de notre art… Tenez…
Ragastens avait saisi le bras du vieillard.
– Parlez, fit celui-ci avec émotion.
– Eh bien !… j’ai trouvé… dois-je vous le dire ?Me garderez-vous le secret ?
– Je le jure par la Madone, par saint Boniface et parsainte Pétronille.
– Oh ! alors… Eh bien, j’ai trouvé une variété depêches qui n’existe nulle part !…
– Serait-ce possible ! s’exclama le vieuxjardinier.
Ragastens remua gravement la tête de haut en bas. Le bonhommes’assit sur une pierre, à l’ombre de quelques arbousiers ; leschoses devenaient graves. Et il avait besoin de se recueillir.Ragastens prit place près de lui.
– Maître, fit-il tout à coup, voulez-vous me montrer lesjardins du Saint-Père, ces jardins que je suis venu voir de siloin ?…
Le jardinier tressaillit d’aise et d’angoisse.
D’aise, parce que, pour la première fois de sa longue vie, iltrouvait quelqu’un qui comprenait son âme de jardinier, quelqu’unqui l’appelait maître ! D’angoisse, parce que la demandeimprévue lui faisait pressentir qu’il allait être livré au démon dela tentation. Il tourna vers le chevalier, impassible, un regardscrutateur.
– Jeune homme, demanda-t-il, comment vousnomme-t-on ?
– Pétrus Meïningbaükirscher.
– Amen ! fit le jardinier effaré. Moi, jem’appelle Boniface Bonifazi… Eh bien, monsieur Pétrus, vous voyezen moi un homme désespéré.
– En effet, lorsque j’ai eu l’honneur de vous rencontrerj’avais remarqué votre tristesse… Puis-je en savoir lacause ?
– À un confrère tel que vous, je ne veux rien cacher… C’estcurieux, mais vous m’inspirez confiance.
– Confiance partagée, illustre maître… Vous disiez doncque ?…
Bonifazi savoura encore le qualificatif de maître qu’on luioctroyait. Puis il reprit, attendri :
– Eh bien, monsieur Pétrus… Jamais je ne me rappelleraivotre autre nom… Sachez donc que les pêches sont la gourmandisepréférée de notre Saint-Père… Entre nous, je crois qu’il ne vient àTivoli que pour en manger…
– Ce que vous me dites-là m’enchante. Moi aussi, j’aitoujours préféré la pêche à tout autre fruit.
– C’est épouvantable, monsieur !… Cette année jen’aurai que des pêches piquées… je n’ai pu sauver qu’un espalier dela contagion… mais arriverai-je à le préserver jusqu’au bout ?Or, savez-vous ce qui arrivera, si je n’ai pas de pêches ?
– Dites, maître !…
– Je serai pendu !
– Vous m’effrayez !… Pendu ?… Pour despêches ?…
– C’est comme cela ! L’an dernier, lorsque j’aiannoncé à Sa Sainteté qu’un de mes pêchers était perdu de piqûres,elle m’a répondu tranquillement : « Arrange-toi comme tuvoudras. Mais le jour où je manquerai de pêches, je te ferai pendreà celui de tes pêchers qui aura été le plus atteint. Cela leguérira peut-être ».
– Je vois que Sa Sainteté ne dédaigne pas la plaisanterie…mais je vous sauverai, maître ! Ne redoutez plus rien !J’ai un secret infaillible pour préserver la pêche…
– Ah, jeune homme ! s’écria le vieux jardinier ensaisissant les deux mains de Ragastens, c’est le ciel qui a eupitié de moi en vous envoyant à mon secours. Dites-moi votresecret, et ma reconnaissance.
– Impossible ! fit Ragastens en hochant la tête. Ilfaut que j’opère moi-même.
– Mais, balbutia le jardinier, pour que vous puissiezopérer, il faut donc que vous entriez dans les jardins ?
– Cela me paraît indispensable.
– Mais alors, je serai tout aussi bien pendu !
– Comment cela ?
– Écoutez. Seul, je puis entrer dans le jardin particulierdu Saint-Père. Seul, avec mes aides que je dois étroitementsurveiller. Sa Sainteté a tant d’ennemis… Vouscomprenez ?…
– Non ! Je ne comprends pas, fit Ragastens avec safigure la plus naïve.
– Bon jeune homme ! soupira le jardinier. C’est quevous ne croyez pas au mal, vous. Mais il y a des méchants quiseraient capables d’empoisonner les fruits que doit manger leSaint-Père.
– C’est horrible !
– Oui… Et Sa Sainteté prend ses précautions. Elle a mis enmoi toute sa confiance. Mais elle m’a prévenu, que si jamais, pourn’importe quel motif, même pour un instant, un étranger entraitdans les jardins, je serais écorché vif ou à tout le moins,pendu…
– Diable !… Pendu pour avoir laissé les pêches sepiquer, pendu pour introduire dans le jardin celui qui, seul, peutsauver les pêches… l’alternative est dure.
– Hélas ! À qui le dites-vous ?…
– N’en parlons plus, vénérable maître… Après tout,peut-être arriverez-vous sans mon aide à préserver votre dernierespalier…
– Heu… J’en doute…
– Il est vrai que seul vous auriez su que j’étaisentré ; il est vrai que je me serais parfaitement caché, etque le Saint-Père eût toujours ignoré cette légère infraction…
– Jeune homme, vous me tentez !…
– Il est vrai que je vous eusse non seulement préservé dela pendaison en sauvant les pêches menacées, mais encore renduglorieux à jamais en vous faisant connaître la greffe admirable quej’ai inventée…
– Ah ! monsieur Pétrus, taisez-vous,taisez-vous !…
– Il est vrai enfin, que vous fussiez devenu possesseurd’inestimables secrets, mais puisque c’est impossible, n’en parlonsplus !
– Jeune homme ! Je me décide : vousentrerez !
– À quoi bon vous exposer à une réprimande ? Car je necrois pas, moi, le Saint-Père capable de vous pendre pour sipeu…
– Puisque personne ne saura !
– C’est vrai ! Je me cacherai si bien que nul que vousne me verra !… Mais votre conscience ? Ne vousreprochera-t-elle pas ce manquement à vos devoirs ? Tenez,n’en parlons plus !
– Dieu, que vous êtes naïf. Ne vous inquiétez pas de maconscience… Il faut que vous entriez !
– Ma foi, puisque vous le voulez !…
– Écoutez, je suis logé dans un petit pavillon du jardin…Le soir, à huit heures, mes aides s’en vont ; ils logent dansles communs. Alors, je ferme toutes les entrées du jardin etpersonne ne peut plus entrer, excepté Sa Sainteté qui, parfois,vient se délasser parmi les fleurs des soucis de son pontificat. Cesoir, à dix heures, présentez-vous à la petite porte que vousapercevez là-bas… Je vous ferai entrer, et vous travaillerez lanuit… Le jour, vous demeurerez caché dans mon logis…
– J’accepte, pour vous rendre service, maître !
– En revanche, je vous ferai visiter en détail les jardins,et je vous ménagerai une occasion de voir le Saint-Père sans qu’ilpuisse vous voir…
– Ah ! vous comblez tous mes vœux !
– Ainsi donc, à ce soir, à la petite porte ?
Là-dessus, le bonhomme serra avec effusion les mains deRagastens et se mit à descendre vers la villa pontificale, tandisque le chevalier remontait vers Tivoli, en s’efforçant de conserverune allure paisible pour ne pas trahir sa joie.
– Nous tenons le Borgia ! dit-il en arrivant auPanier fleuri. Attention à la manœuvre, mes amis. C’est cesoir que nous entrons en campagne…
Non loin des ruines qu’on appelait et qu’on appelle encore dansle pays le temple de la Sybille, l’Anio, rivière torrentueuse quidescendait en grondant des montagnes, se précipitait dans unprofond ravin. Les abords de ce ravin étaient à pic.
Au fond, on entendait le sourd mugissement de la rivière qui sebrisait sur des rocs verdâtres, formait un petit étang, puisreprenait son cours en méandres capricieux qui se frayaient unpassage parmi les masses de granit. C’était le gouffre del’Anio.
En haut du ravin, juste au-dessus de l’étang formé par la chutede l’Anio, les rochers s’évidaient et dessinaient une cavernenaturelle sur laquelle couraient dans le pays des bruits étranges.Pour la plupart, c’était l’une des portes de l’Enfer. Et lameilleure preuve – preuve irréfutable – c’est que des fumées d’uneodeur particulière s’échappaient de temps à autre de cettecaverne.
En somme, l’endroit était parfaitement suspect et nul homme desens ne s’y fût aventuré à partir de la tombée de la nuit.
Ce soir-là, peu avant minuit…
Dans le fond brûle une torche de résine qui éclaire de lueursfantastiques l’intérieur de la caverne. En un coin, il y a un tasde feuilles sèches servant de lit à la vieille femme qui, à cetteheure, s’occupe d’un singulier travail. Cette vieille femme, c’estla Maga, ou plutôt, pour lui donner son vrai nom, Rosa Vanozzo.Elle vient de pousser un bloc granitique contre une sorted’excavation qui se creuse tout au fond de la caverne.
– Bien, murmura-t-elle, l’entrée fonctionne… Ma fuite, aubesoin, est assurée…
Sur le rocher, elle jeta des feuilles, des poignées de terre.Satisfaite, de son travail, elle sortit, contourna l’étroit sentierqui séparait le gouffre de l’entrée de la caverne et, parvenue à unpetit plateau qui dominait les environs, elle jeta dans la nuit unregard perçant et prêta l’oreille.
– Il va venir, fit-elle lentement, il vient… Dans quelquesminutes, celui qui fut mon amour sera un cadavre que le torrent del’Anio entraînera vers l’insondable profondeur du gouffre… Il vientplein de confiance, et il ne sait pas que c’est moi quil’attend ! Il vient chercher de l’amour, comme il me disait àRome, et c’est la vengeance qu’il va trouver… Oh ! cette fois,mon cœur ne faiblira pas… Tout est fini, maintenant… Rosita, quiseule me rattachait à la vie est partie… À cette heure, elle est ensûreté… ils doivent être arrivés à Florence… Allons, c’est bien lafin… Rodrigue aujourd’hui… puis César… puis moi-même… ladestruction de la famille maudite va commencer.
Soudain, elle se pencha. Son oreille venait de percevoir unlointain et léger bruit de pas.
– Le voilà !… Dans quelques minutes, il saura qui jesuis !…
Sans se hâter, pensive, elle rentra alors dans la caverne ets’accroupit non loin de la torche, le menton sur ses genoux, dansson habituelle attitude.
La Maga ne s’était pas trompée. Quelqu’un venait. C’était levieux Borgia. Bientôt, il parut, contourna avec précaution lesrochers, jeta un regard sur le fond du gouffre et se présenta àl’entrée de la caverne.
Il entra sans que la Maga relevât la tête et s’assit sur l’unedes deux grosses pierres qui formaient les sièges primitifs de celogis rudimentaire.
– Eh bien, Maga, fit tout à coup le pape, tu as donc quittéRome ?
– Je suis venue vous attendre ici…
– Comment savais-tu que j’y viendrais ? dit Borgia.Aurais-tu donc en réalité le don de prescience ?
La Maga haussa les épaules.
– Ne venez-vous pas à Tivoli tous les ans ? N’est-cepas l’époque où vous y passez quelques semaines ?
– C’est juste. Ta sorcellerie n’est, au fond, que del’observation, fit railleusement le pape. Cependant, tu sais deschoses que d’autres ignorent…
– J’ai étudié les vertus des plantes, voilà tout.
– Où cela ? En Égypte ?…
– Non, en Espagne.
– En Espagne ! Tu as habité l’Espagne ?
– Oui… Mais, continua la vieille avec une sorted’indifférence qui calma la soudaine inquiétude du pape, c’estsurtout en Italie, à Tivoli même, que j’ai étudié… Je connais lesherbes bienfaisantes, je sais extraire les sucs qui guérissent, quituent, qui donnent l’amour…
– L’amour !…
– L’amour… la mort ; les deux choses se valent et sontaussi horribles l’une que l’autre…
– Comme tu parles amèrement.
– C’est que j’ai beaucoup souffert.
– Et maintenant ?
– Bientôt, je ne souffrirai plus…
– Étrange femme !… Mais, dis-moi, pourquoi as-tu tantétudié ?… Quelle pensée te guidait vers la science réprouvéedes magies ?
– Une pensée qui m’a fait vivre jusqu’ici : lavengeance !
Encore une fois, le pape tressaillit. Il commençait à entrevoirdans la Maga il ne savait quel être formidable, et il lui semblaitque ce mystère dont elle se couvrait cachait le secret de sa propredestinée à lui !
– Maga, reprit-il, te rappelles-tu la promesse que tu m’asfaite à Rome ? Tu devais composer pour moi un philtre capablede me faire aimer de la femme à qui je le ferais boire… Tu m’avaisdemandé un mois…
– Le philtre est prêt ! répondit machinalement lavieille pour se donner le temps de penser.
Et ce qu’elle pensait était terrible. Elle avait décidé etcombiné la mort de Rodrigue Borgia, son amant, le père de sesenfants, de celui par qui elle avait souffert… Au moment où Borgiareculerait vers l’entrée de la caverne, elle se ruerait sur lui et,d’une poussée, le précipiterait dans le gouffre qui, jamais, nerendait ses cadavres… Oui… Elle allait se dresser devant lui commele génie de la vengeance, comme l’archange de la mort, elle allaitlui jeter son nom comme un glas funèbre, ce nom de Rosa Vanozzosous lequel Rodrigue éperdu courberait le front.
Voilà ce que pensait Rosa. Et pour gagner du temps, elle ajouta,le pape ayant jeté un cri de joie :
– Le philtre est prêt… Mais vous allez donc retourner àRome ?
– À Rome ? Pourquoi ? fit le pape étonné.
– Ne m’aviez-vous pas dit que le philtre était destiné àune jeune fille que vous aviez vue, dont le peintre avait fait leportrait… une fornarina, disiez-vous… ?
– Oui… Eh bien, fit tranquillement le pape, je n’ai pasbesoin d’aller la chercher à Rome. Elle est ici…
Tel était son empire sur elle-même, si puissante son habitude dela réflexion et du silence, que la Maga ne jeta pas un cri, neprononça pas un mot. Toute sa pensée, toute sa volonté, tout cequ’elle avait en elle de force calculatrice s’était violemmenttendu vers un point unique : la question de savoir si ellepourrait arracher Rosita au monstre et comment elle ferait…
Seulement, elle s’était dressée toute droite, d’une pièce… Sesyeux, démesurément agrandis par l’angoisse, jetaient dans lapénombre les lueurs de bête fauve à qui on arrache ses petits.Borgia s’était levé aussi, la main sur la garde de sa dague.
– Holà ! Qu’est-ce qui te prend, vieillefolle ?…
La Maga eut la force et le courage de prononcer quelques motspour rassurer le pape :
– Ne faites pas attention… une crise nerveuse… qui,parfois, me surprend… cela va passer… ne craignez rien…
L’explication était si naturelle chez cette vieille à demifolle, probablement détraquée par les poisons qu’elle avaitmanipulés, que Borgia rengaina son poignard et se rassit, rassuré,décidé d’ailleurs à emporter le précieux philtre qu’il était venuchercher. Et il attendit patiemment que la crise fût passée.
Rosa pensait :
« Si je tue Rodrigue, Rosita est peut-être perdue… Elle estentre les mains de César et Lucrèce… C’est sûr. Lucrèce a un espritde démon. Pourquoi l’avoir épargnée ?… Elle sait que Rodrigueest ici… Elle devinera tout si elle ne le voit pas revenir… Oui, sije tue Rodrigue, Rosita sera tuée… »
Ces pensées se succédaient dans son esprit. Elle était prisedans une redoutable alternative qui ouvrait sur son crâne la doublepince d’une tenaille.
Ou laisser échapper Borgia. Et alors, non seulement, elleremettait peut-être pour toujours l’occasion de la vengeanceguettée pendant des années, mais encore elle livrait Rosita aumonstre. Ou tuer Borgia. Et alors, dans sa persuasion que Lucrèceet César se trouvaient à la villa du pape, elle tuait plus sûrementencore la jeune fille…
Soudain, un sourire éclaira son visage torturé. Elle se rassit,essuya son front blême, ruisselant de sueur et, d’une voixextraordinaire de calme, elle dit :
– Alors, comme ça, la jeune fille est à Tivoli ?…Bien, très bien… cela arrange les choses…
– Alors, ce philtre, Maga, ce philtre que tu m’as promis…tu dis qu’il est prêt ?
– Il est prêt, maître…
– Eh bien, donne ! fit avidement Borgia.
La Maga fouilla dans une sorte de poche accrochée à sa ceinture.Ses mains tremblaient. Elle considéra étrangement le petit flaconqu’elle venait de saisir.
– Voici !
Borgia saisit le flacon avec une exclamation de joie.
– Comment l’administrer ?
– Dans l’eau ou le vin.
– Tout ?
– Non. Trois gouttes. Quatre tuent.
– Trois. Bien.
– Je dis trois.
– Et les effets ?
– Vous verrez !…
Ces demandes et ces réponses se croisèrent, basses, rapides.Puis, il y eut un silence. Borgia s’enveloppa dans son manteau. Illaissa tomber à terre une bourse pleine que la Maga ne vit mêmepas. Puis, sans un mot, il sortit, s’éloigna… La Maga écouta uninstant le bruit de ses pas vite étouffé par le grondement del’Anio qui roulait au fond du gouffre et alors, elle roula à larenverse, épuisée, haletante, évanouie.
Le sieur Boniface Bonifazi, jardinier en chef de la villa deTivoli, était une façon de personnage. Alexandre VI le tenait engrande estime. Lucrèce l’avait en amitié.
Le pape, qui avait empoisonné tant de gens, craignaitcontinuellement de l’être lui-même. Aussi, maître Boniface avait-ilreçu les consignes les plus rigoureuses en ce qui concernait lasurveillance du jardin.
D’ailleurs, pour plus de sécurité, Alexandre VI se faisaitapporter par Boniface lui-même, au commencement de chaque repas,les fruits qu’il devait manger à la fin. Le pape prenait au hasarddeux ou trois de ces fruits et Boniface les mangeait devant lui.Pendant tout le repas, le maître jardinier restait là, devant lui.Et, lorsque au bout d’une heure, le pape en était aux fruits, illes mangeait avec une tranquillité relative, puisque Bonifacen’était pas empoisonné. Le vieux Borgia procédait de même avec sonsommelier et son cuisinier.
Donc, Boniface Bonifazi, considéré, estimé selon son mérite,ayant sous ses ordres une petite armée d’aides-jardiniers chargésde la grosse besogne, habitait un petit pavillon isolé, qui setrouvait dans le jardin particulier du pape : seul il devait ypénétrer. À la nuit, les aides décampaient.
Ce vieux bonhomme avait pour les fruits et les fleurs de sonjardin cet amour passionné que les véritables artistes ont pourleur œuvre. Cette passion désordonnée devait conduire Boniface aucrime de désobéissance.
L’espoir de sauver ses pêches piquées, l’espoir plus attrayantde connaître la nouvelle variété de pêches découverte par Ragastensfurent plus puissants que la crainte de la mort. Toutefois, ce nefut pas sans de terribles angoisses qu’il introduisit Ragastensdans le jardin du pape, le soir même de leur rencontre. EtRagastens se trouva installé secrètement dans le pavillon dujardinier.
Au dehors, Machiavel et Raphaël attendaient les événements, àcent pas de la petite porte dérobée, cachés dans l’ombre épaisse dequelques vieux cyprès, décidés à passer la nuit, sous le cielclément, – et même la journée et la nuit suivante, s’il le fallait.Spadacape devait faire la navette entre l’auberge du Panierfleuri et les cyprès, pour apporter les provisions dont onaurait besoin. Les chevaux, attachés tout sellés à des troncsd’arbres, étaient là, prêts à être enfourchés. Toutes choses ayantété ainsi préparées et convenues, Ragastens s’était, à la nuitclose, présenté à la petite porte et était entré dans le jardin.Lorsqu’il fut arrivé dans le pavillon où Boniface le conduisit etqu’à la lumière d’une chandelle il eut vu la figure pâle etbouleversée du jardinier, il comprit quel sacrifice faisaitcelui-ci et il se hâta de le consoler.
– Tenez, maître, s’écria-t-il, je suis si heureux d’êtreici, au centre de ces célèbres jardins, que je me décide à vousfaire part de tous mes secrets…
– Même celui qui concerne la variété de pêches que nul neconnaît ?
– Même celui-là !
– Ah ! Jeune homme, s’écria Boniface enthousiasmé, jevous devrai plus que la vie.
Cependant le chevalier guettait le jardin.
– Et le moyen de sauver mes pêches piquées ? repritsoudain Boniface.
– Ah ! Ceci est plus compliqué. Je vous donneraidemain une liste de plantes qu’il faudra que vous me procuriez etqui me seront nécessaires pour fabriquer la poudre préservatrice.Il n’est insecte ni ver qui y résistent.
– À demain donc…
– Mais, dites-moi, ne me disiez-vous pas que Sa Saintetévient parfois se promener dans le jardin ?
– Oui, la nuit ; presque tous les soirs, le Saint-Pèreaime à errer, seul, parmi mes plates-bandes. Mais, pouraujourd’hui, il n’y a pas de danger, l’heure est passée…
– Bon !… Moi qui espérais entrevoir l’augustepontife !
– Ce sera pour demain, jeune homme. De cette fenêtre,derrière ces jalousies, vous pourrez le voir… autant qu’on peutvoir dans la nuit.
– Puisque la promenade du Saint-Père n’aura pas lieu cesoir, si nous en profitions pour aller visiter vos arbresmalades ?… De la sorte, je pourrai, dans la nuit de demain,procéder plus rapidement.
– Vous avez raison… Venez…
La lumière éteinte, tous deux se glissèrent dans le jardin.C’était vraiment un parterre digne des éloges que Ragastens luiavait octroyés au hasard. Si le chevalier n’eût pas été préoccupéde questions plus intéressantes, il eût sincèrement admiré lasplendeur des plates-bandes, l’ordre impeccable des plants, lamerveilleuse propreté des arbres. Les pêchers malades furent aussiinspectés et Ragastens déclara qu’il se faisait fort de lesguérir.
Ils rentrèrent enfin, également satisfaits : Ragastensd’avoir étudié à fond son champ de bataille, Boniface d’avoirconquis si facilement des recettes merveilleuses.
La nuit fut paisible.
Toute la journée du lendemain, Ragastens demeura caché dans lepavillon du jardinier, où il s’occupa de triturer et de broyer desplantes que Boniface lui apportait en prenant soigneusement note detout ce que faisait le jeune Pétrus. Il va sans dire que Ragastensconnaissait maintenant le pavillon de fond en comble. Il avait misde côté deux paquets de cordelette et deux sortes de bâillons qu’ilavait fabriqués avec des linges.
– Un pour maître Boniface, un pour son illustre Sainteté,avait-il murmuré.
Une seule chose lui échappait ; malgré ses investigations,il n’arriva pas à découvrir où le jardinier cachait la clef de lapetite porte dérobée.
La journée s’écoula lentement. Rongé d’impatience, Ragastensétait obligé de continuer à causer fleurs et fruits et de répondreaux mille questions que lui posait Boniface sur l’art du jardinageen Allemagne. Enfin, le soir vint. Le jardinier ferma soigneusementles jalousies du pavillon et alluma une chandelle.
– Peut-être Sa Sainteté fera-t-elle ce soir sapromenade ? dit-il.
– À quelle heure le Saint-Père descend-ild’habitude ?
– Vers neuf heures. Il se promène une demi-heure environ. Àdix heures tout dort dans la villa…
Ragastens ne répondit pas. Il était nerveux et ne tenait pas enplace. Neuf heures sonnèrent… Il prit place derrière la jalousie.Les minutes passèrent…
– Voici dix heures ! fit tout à coup Boniface… LeSaint-Père ne descendra pas ce soir… Ce sera pour demain, sansfaute. Car, rarement, il passe deux jours sans venir respirer l’airpur et méditer dans la solitude.
Ragastens dissimula un geste d’impatience.
Déjà, le vieux jardinier, revenant à son thème favori, luiracontait les peines qu’il avait eues pour certain prunier qu’illui désignait… Cependant, la nuit s’avançait.
– Allons, fit-il enfin, il est temps d’aller nous reposer,jeune homme.
Il pouvait être à ce moment onze heures et demie. Tout à coup,le son lugubre d’une cloche retentit tristement. Boniface ôtagravement son bonnet.
– Qu’est-ce que cela ? fit Ragastens entressaillant.
– Cela ? C’est la cloche de la chapelle qui sonne leglas. Il y a quelqu’un de mort dans la villa… et quelqu’un deconsidérable… Sans cela, on ne sonnerait pas en pleine nuit…
Quelque chose comme un affreux pressentiment traversa l’espritde Ragastens. Le vieux jardinier s’était approché de la fenêtre. Lacloche, d’intervalle en intervalle, continuait à jeter dans la nuitson appel sinistre.
– C’est pour une femme ! ajouta le vieillard.
– Une femme ! s’écria Ragastens dans un cri deterreur.
– Oui, si c’était un homme, la cloche sonnerait un coupdouble… Écoutez… Ah ! s’exclama-t-il soudain.
– Qu’avez-vous ?…
– Le pape !…
Ragastens bondit à la fenêtre. Du doigt, Boniface lui désignaune ombre qui se promenait avec agitation.
– Que se passe-t-il donc ? murmura le vieux jardinier.Pour que le Saint-Père soit éveillé à cette heure-ci et qu’illaisse paraître un tel désordre dans sa marche…
Boniface n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Un bâillonvenait de lui être vigoureusement appliqué sur la bouche et noué enun instant derrière la tête. Il voulut se retourner, épouvanté.Mais il trébucha et tomba à la renverse, livide d’effroi…
Alors, il vit Ragastens qui, agilement, lui liait les jambes… Enun clin d’œil, Boniface se trouva ficelé, dans l’impossibilité defaire un geste ou de pousser un cri.
– Si tu essaies de bouger, tu es mort !… Où est laclef de la petite porte du jardin ? Vite !… Un signe avectes yeux me suffira…
Boniface ferma héroïquement les yeux pour indiquer qu’il nerépondrait pas. Ragastens tira son poignard et en plaça la pointesur la gorge du bonhomme.
– Dépêche ! dit-il froidement.
Boniface vaincu par la terreur, abaissa les yeux sur sa proprepoitrine.
Ragastens se hâta de fouiller. Ses doigts heurtèrent la clef… Illa glissa dans sa ceinture. Alors, ayant ramassé le deuxièmebâillon et le paquet de cordelettes qu’il avait jetés sur la tableau moment où il s’était précipité sur le jardinier, il se glissa audehors…
La nuit était obscure. D’arbre en arbre, Ragastens, plutôtrampant que marchant, atteignit l’allée où se promenait lepape.
Une double rangée de tilleuls jetait sur cette allée une ombreépaisse. Ragastens, cependant, reconnut parfaitement Borgia :il marchait d’un pas irrégulier, les mains croisées au dos, la têtepenchée et des paroles confuses lui échappaient…
Tout à coup Ragastens bondit sur lui et le terrassa. Hébété parla stupeur, Borgia demeura une seconde sans voix : cetteseconde suffit à Ragastens. Lorsque le pape voulut pousser un cride détresse et d’appel, il était trop tard : il se trouvaitbâillonné.
En quelques instants, Ragastens acheva de le ligoter, comme ilavait fait pour Boniface. Alors, il le souleva, le plaça sur sonépaule et, courbé sous le poids, il regagna le pavillon dujardinier et déposa le vieux Borgia sur un lit. Les yeux du papeflamboyaient de menaces. Mais Ragastens ne les vit pas.
Son fardeau à peine déposé, il regagna le jardin et courut à lapetite porte qu’il ouvrit. Raphaël et Machiavel étaient là.Spadacape gardait les chevaux sous les cyprès.
– Vite ! murmura Ragastens. Nous le tenons…
Tous les trois entrèrent et se mirent à filer rapidement vers lepavillon.
Raphaël sentait son cœur qui battait à tout rompre. Machiavelétait froid et résolu, comme à son habitude. Ragastens, lui,éprouvait sans doute cette grave fierté que l’on doit éprouver àtenir palpitante dans sa main la destinée de l’un des maîtres dumonde.
Et quel maître ! Le plus puissant… le plus absolu, celuiqui ne commandait pas seulement aux hommes, mais aux maîtres deshommes, à la conscience des peuples.
Et tandis qu’ils se glissaient ainsi dans le jardin, chacund’eux évoquant en cet instant un monde de pensées quitourbillonnaient dans leur tête, le glas de la chapelle continuaità laisser tomber de minute en minute ses tintements voilés quivibraient, lugubres, dans le grand silence de la nuit.
Après sa nocturne entrevue avec la Maga, Rodrigue Borgia étaitrentré dans ses appartements de la villa. Nul ne l’avaitremarqué.
À Tivoli comme au Vatican, comme dans tous les palais ou villasqu’il lui arrivait d’habiter, il y avait des issues secrètes qu’ilétait seul à connaître.
Arrivé dans sa chambre, il examina le minuscule flacon que lasorcière lui avait remis. Il le tourna et le retourna dans sesdoigts avec une sourde joie.
– Demain ! murmura-t-il avec un soupir brisé. Demain,elle sera à moi… Si cette fille me résistait, je ne sais quelaffolement…
Il serra les poings. Mais il se calma.
– Avec ceci, je la tiens !…
La science des aphrodisiaques est éteinte : elle vivaitencore au temps de Borgia. Plus d’une fois, il avait eu recours àelle. Il en connaissait les effets. Il était parfaitement convaincuque, grâce au flacon de la Maga, la vierge qu’il convoitait setransformerait en une fille d’amour.
Pendant le reste de la nuit, le vieux Borgia, morne etsilencieux, rêva de ces choses et s’exerça à imaginer desraffinements où la passion confinait aux limites de la cruauté. Lajournée qui suivit s’écoula avec lenteur. Il commanda qu’on lelaissât seul.
Vers le soir, il fit appeler Piérina, la matrone qu’il avaitcommise à la surveillance de sa proie.
– Dame Piérina, demanda-t-il, où est l’enfant ?
– Au jardin.
– Est-ce bientôt le moment où elle doit remonter à sonappartement ?
– Dans quelques instants…
– Dites-moi, dame Piérina, a-t-elle l’habitude de boire, lesoir, en s’endormant ?
– Elle boit beaucoup : la fièvre, sans doute.
– Que boit-elle ?
– De l’eau. L’eau est dans une carafe. La carafe sur unetable, près du lit.
La matrone, en parlant, regardait fixement le pape.
Celui-ci se taisait. Non qu’il hésitât : son désir,simplement, l’emportait loin de la réalité présente. Il rêva ainsiquelques minutes, les yeux à demi fermés. Tout à coup, il fiteffort pour revenir à l’entretien. Et il constata que Piérina avaitdisparu. Il frappa du pied avec impatience et déjà il saisissait lemarteau pour appeler sur le timbre. À ce moment, Piérinarentra.
Elle tenait une carafe à la main.
Le vieux Borgia sourit. Il y avait dans ce sourire une sorted’orgueil d’avoir des domestiques si bien dressés à comprendre sapensée.
– J’ai pensé, dit Piérina, qu’il fallait vous monter lacarafe. J’ai été la chercher. Elle est à moitié pleine d’eaufraîche et limpide.
Elle posa la carafe sur une table, sans que Borgia eût un gested’approbation. Seulement, il dit :
– Piérina, allez donc dire à l’abbé Angelo que je n’ai pasbesoin de lui ce soir. J’ai sommeil et la lecture me fatiguerait.Puis, revenez.
La matrone s’éclipsa. Borgia s’approcha vivement de la carafe.D’une main qui ne tremblait pas, il laissa tomber dans l’eau troisgouttes de la liqueur contenue dans le flacon. L’eau ne changea pasde couleur. Il la flaira : aucun parfum spécial. Alors, ilregagna son fauteuil.
Lorsque la matrone reparut, son premier coup d’œil fut pour lacarafe. Elle attendit en silence, certaine de ce qui devait êtrefait maintenant.
– Vous pouvez vous retirer, dame Piérina, lui dittranquillement le pape. Je n’ai plus besoin de vous… À propos,reportez donc cette carafe où vous l’avez prise. Que diablevoulez-vous que j’en fasse ?…
La matrone saisit la carafe qu’elle couvrit ostensiblement d’unpan de son écharpe, comme pour bien indiquer son intention de lacacher. Puis elle se retira.
Enfoncé dans son fauteuil, le pape s’était remis à méditer surce qui allait se passer. Puis, l’impatience commença à battresourdement à ses tempes. Il se leva et fit quelques pas, attendantla minute qu’il s’était fixée.
Vers neuf heures et demie, il sortit de sa chambre et se dirigeaaussitôt vers celle de Rosita, marchant d’un pas assuré. Dans uncouloir obscur, Piérina se dressa soudain devant lui.
– Elle a bu, murmura-t-elle. Puis elle s’est bientôtendormie. J’ai fermé la porte. Voici la clef…
Borgia prit la clef. La matrone s’était effacée et disparut.
Le pape arriva devant la porte. Il ouvrit lentement, un peupâli, avec un léger tremblement des mains, la gorge sèche et larespiration courte. Il entra.
Une faible lueur éclairait la chambre.
Le lit était à gauche, enveloppé de ses grandes courtines desoie brochée. Près de la tête du lit, une élégante petite tablesupportait un plateau de cristal. Sur le plateau, la fatale carafeet un verre presque vide. Au pied du lit, en retrait de lacourtine, une autre table, avec un flambeau de cire qui donnait unelumière douce. Il résultait de cette disposition que la jeune filleendormie se trouvait dans l’ombre.
Borgia la distinguait à peine. Il devina plutôt qu’il ne vit lamasse de ses cheveux encadrant son visage, le profil du corps sousla couverture, et un bras qui reposait à nu, par-dessus lacouverture, un bras d’une blancheur éclatante dans l’obscurité. Ilfrémit…
Alors, il referma doucement la porte et s’avança sur la pointedes pieds. Il se pencha…
Comment la réveiller, sinon par un baiser qui la ferait sedresser toute palpitante de la volupté que le philtre lui avaitversée ?… Alors, il chercha la bouche de la jeune fille et samain se posa, brûlante, sur son bras.
Mais il se redressa, hagard, sa main violemment retirée… seslèvres n’ayant pas eu le temps de toucher celles de la vierge… Ilse releva, la sueur de l’angoisse au front, les yeux empreintsd’une inexprimable terreur.
Ce bras qu’il venait de toucher était froid – de cette froideurglaciale qu’ont les cadavres. De cette bouche qu’il cherchait,aucun souffle ne s’exhalait.
Il recula et regarda. L’immobilité de la jeune fille étaitabsolue. Les lignes du corps devinées sous la couverture avaientune raideur à laquelle il était impossible de se méprendre… Stupided’étonnement et d’épouvante, il recula encore, jusqu’au pied dulit, et saisit le flambeau. Mais il n’osa pas tout de suiteéclairer le visage…
Il attendit une minute, cherchant à dompter l’impressionnerveuse qui le faisait grelotter… Enfin, plus sûr de lui, ils’avança. La lumière tomba sur le visage de la Fornarina… Borgiaétouffa l’exclamation d’horreur qui montait à sa gorge : lajeune fille était morte !
Ses yeux entr’ouverts étaient déjà vitreux ; une pâleur decire avait blanchi les chairs, et les lèvres, légèrementretroussées par le rictus de la mort, laissaient voir ses petitesdents nacrées.
Alors, brusquement, comme s’il eût craint d’être surpris dans unassassinat, Borgia éteignit le flambeau. Mais, aussitôt, lesténèbres le remplirent d’horreur… Sa main laissa échapper leflambeau… Il recula jusqu’à la porte, respirant à peine… et ce nefut qu’au moment où il l’eut franchie qu’il reprit peu à peupossession de lui-même…
Pendant un laps de temps qui lui parut durer une heure mais quifut en réalité de quelques minutes, il demeura là, contre cetteporte, écrasé surtout par l’étonnement…
Enfin, il se remit. Soigneusement, il referma la porte et mit laclef dans sa poche. Puis il s’en alla, croyant marcher très vite,essayant de raisonner :
– Elle est morte !… Le philtre ! La vieillem’avait dit trois gouttes… Morte !… Est-ce possible ?…Qui sait s’il n’y a pas un contrepoison… qui sait s’il n’est pastemps encore… Morte !… S’il y a un contrepoison, la Maga seulepeut le connaître…
Une minute plus tard, il courait vers le gouffre de l’Anio.L’air du dehors le calma un peu. Et lorsqu’il arriva à la caverne,il était revenu à cette froideur calculatrice qui était sa grandeforce.
La Maga était à l’entrée de sa grotte, regardant fixement dansla nuit.
– Maga, fit aussitôt le vieux Borgia, il est arrivé unechose grave. Peut-être a-t-on versé plus que tu n’avais indiqué…peut-être, toi-même, t’es-tu trompée dans le dosage de ton philtre…La jeune fille est malade, très malade… Tu dois avoir uncontrepoison ?…
– Elle est malade ?… Elle souffre beaucoup ?…
– Je ne sais, Maga : elle se meurt… As-tu lecontrepoison ?…
– Elle se meurt ? Seulement cela ?
– Maga ! Le contrepoison de ton philtre !L’as-tu ?…
– Souvent ces philtres jouent ainsi un mauvais tour à celuiqui les emploie…
– Maga ! gronda le vieux Borgia en secouant le bras del’étrange sorcière qui, devant la catastrophe, gardait un calmesingulier, Maga ! tu n’entends donc pas ? Je te disqu’elle se meurt ! Je te dis que je l’ai laissée pourmorte !… As-tu le contrepoison ?…
– Alors ne dites pas qu’elle est mourante, dites qu’elleest morte !…
– Et le contrepoison ?…
– Avez-vous vu ses yeux ? Comment sont-ils ?
– Vitreux… sans regard.
– Et sa bouche ? Avez-vous remarqué sabouche ?
– Retroussée… les lèvres livides, tordues…
– Encore une question… Les mains ? Avez-vous faitattention aux ongles ?
– Les ongles sont cernés de bleu… Le contrepoison,Maga ! Je suis sûr qu’il est temps encore de la sauver.
La vieille hocha la tête et dit nettement :
– Oui.
– Ah ! Et le contrepoison ? Tu l’as, n’est-cepas ?
– Oui.
Le vieux Borgia eut un profond soupir de soulagement.
– Vite ! Donne !…
– Non ! répondit la Maga.
Le pape demeura un instant sans voix. Le choc qu’il reçut futpeut-être plus imprévu, plus terrible que celui de tout à l’heure.Il ne comprenait pas. La jeune fille empoisonnée mourait :bien ! Mais la vieille avait le contrepoison qui pouvaitencore ressusciter le cadavre. Il le lui demandait. Et elledisait : « Non ! » ?
– Voyons, Maga, fit-il croyant avoir trouvé l’explication,reviens à toi. Tu es dans un moment de folie…
– Jamais je ne fus moins folle, Borgia !
Le pape frissonna. C’était la première fois que la Maga luidonnait son nom. Il eut le sentiment qu’un malheur allait fondresur lui.
– Et tu ne veux pas me donner le contrepoison ?…Pourquoi ?…
– Parce que je veux que tu souffres, Rodrigue !…
Cette fois, Borgia fut épouvanté. La voix de la Maga setransformait… Cette voix, il lui semblait qu’il la connaissait…Où ?… Quand l’avait-il entendue ?… Il recula de deux outrois pas, comme s’il eût vu un fantôme.
– Tu ne veux pas sauver cette malheureuse ?
– Non, Rodrigue, répondit la Maga qui, de son côté, s’étaitreculée vers le fond de la caverne, de sorte que Borgia ne lavoyait presque plus. Non ! Je ne veux pas sauver l’enfant…parce que je te connais !
– Tu me connais ? répéta-t-il, hébété.
– Et je la connais, elle aussi !… Écoute,Rodrigue ! Il y a seize ans, cette jeune fille fut abandonnéesur les marches de l’église des Anges…
– L’église des Anges ! bégaya le pape…
– La mère, c’était la comtesse Alma, ta maîtresse… etl’enfant que j’ai recueillie… l’enfant que ton désir a failliflétrir… l’enfant que tu as assassinée, Borgia, c’est tafille !…
Le pape trébucha… ses jambes se dérobaient sous lui… La voixsinistre de la Maga lui entrait dans la tête comme une vrillechauffée à blanc…
– Ma fille ! murmura-t-il.
– Et maintenant, veux-tu savoir, Rodrigue, pourquoi,pouvant la sauver, je ne la sauve pas ?…
Mais Borgia n’écoutait plus, n’entendait plus… Ivre d’épouvanteet d’horreur, il s’était glissé hors de la caverne et se sauvait,au hasard, courbé, chancelant, répétant avec une obstination defolie, le mot qui avait frappé son esprit : « Mafille !… Ma fille !… »
– C’est le commencement du châtiment ! murmura RosaVanozzo.
Rodrigue Borgia erra pendant près d’une heure dans la montagne,se déchirant les mains aux buissons, enjambant des blocs derochers…
Cette course dans la nuit fit tomber son exaltation nerveuse.L’impression d’horreur se dissipa peu à peu.
Le raisonnement et le calcul ne tardèrent pas à remplacer en sonesprit les surexcitations qu’il avait subies. Il n’était pas hommeà gémir longtemps. De toute cette émotion qui l’avait presqueterrassé, il ne resta bientôt plus qu’un étonnement, une sorte destupeur maladive.
– N’y pensons plus ! murmura-t-il en se dirigeant versla villa.
Pourtant, il y pensait, malgré lui : la secousse avait ététrop forte… L’idée qu’à ce moment deux de ses émissairescherchaient à lui amener le comte Alma lui vint tout à coup. Etbientôt, elle se compléta par la pensée que César assemblait alorsune armée pour marcher contre Monteforte, défendu par Béatrix…l’autre fille de la comtesse Alma !
Lorsqu’il rentra dans la villa, sans prendre la peine de secacher, cette fois, il lui restait de ces événements une sourdeagitation qu’il s’efforçait de calmer sans y réussir complètement.Il avait encore des retours d’épouvante, des sursauts de pitiéqu’il étouffait de son mieux.
Il se dirigea vers la chambre où la jeune fille dormait sonéternel sommeil. Il voulait voir comment était sa« fille » ; la regarder avec des yeux de père, nonplus avec des yeux d’amant. Mais il rebroussa chemin, saisi tout àcoup d’une terreur superstitieuse, qui était bien rare chez lui.L’idée de se trouver devant le cadavre le fit trembler…
Comme il réfléchissait à ces choses, il passa devant la chambrede l’abbé Angelo et frappa rudement. L’abbé ouvrit aussitôt et jetaun cri d’étonnement.
– Mon Dieu, Saint-Père… Votre Sainteté serait-ellemalade ?…
– Non, non, Angelo…
– Debout à pareille heure… près de minuit… Quelleimprudence !…
– Je voulais te voir, bredouilla le pape… L’abbé,stupéfait, très inquiet, écoutait.
– Tu vas aller faire sonner le glas…
– Le glas ?… En pleine nuit ?…
– Je le veux…
– Qui donc est mort, Saint-Père ?
– Une jeune fille… Cette enfant… que la Piérina a amenée deRome… Va, Angelo, qu’on sonne le glas pour cette pauvre âme… Celame fera du bien, à moi !…
– Saint-Père !… Ah ! quel malheur !… Sijeune… si jolie… Faudra-t-il ensuite retrouver SaSainteté ?…
– Non, Angelo… je vais me reposer… j’en ai besoin…
Angelo se dirigea en courant vers la chapelle. Borgia demeurasur place, la tête basse, en une méditation profonde. Le premiercoup du glas le fit sauter.
Alors, il n’osa pas rentrer dans sa chambre… Ce glas qu’il avaitordonné lui-même le mettait une fois encore aux prises avecl’épouvante superstitieuse. Il se glissa vers son jardin qu’ilatteignit sans avoir été vu par les serviteurs que la clochefunèbre avait réveillés.
Là, il respira largement et sentit qu’il se reprenait, que lesidées sinistres s’envolaient.
Brusquement, il sentit qu’on le saisissait, qu’on le harponnaitdans l’ombre. Un solide bâillon ferma sa bouche. En même temps, iltrébucha et tomba à la renverse.
En un instant, il se sentit ligoter les mains et les jambes. Etl’homme qui l’avait terrassé, lié, bâillonné, se pencha sur lui,murmurant d’une voix railleuse :
– Tenez-vous tranquille, s’il vous plaît, ou je seraiobligé, à mon vif regret, de vous serrer la gorge un peu trop fort,C’est une manœuvre qui m’est familière… Monsieur votre fils en saitquelque chose, Saint-père…
Ragastens déposa Rodrigue Borgia sur un lit, puis courut à lapetite porte du jardin et introduisit ses deux amis dans la place.Une fois réunis en présence du pape, ils s’assirent sur desescabeaux.
Raphaël était violemment ému. Ragastens, très froid. Quant àMachiavel, il semblait assister en curieux à cette scène étrange.Ragastens, le premier, prit la parole :
– Attention, Saint-Père, dit-il. Je vais vous débâillonner.Je vous jure qu’il ne vous sera fait aucun mal. Nous sommes icitrois hommes décidés à obtenir justice, mais nous ne sommes pas desassassins, nous.
» Cependant, continua le chevalier, si décidés que noussoyons à respecter la vie d’un vieillard et si grand que soit notrerespect pour le Souverain Pontife, je vous préviens nettement qu’aupremier cri je vous mettrai trois pouces de cette lame dans lagorge.
Le pape jeta un coup d’œil sur Ragastens et vit qu’il étaitrésolu à tenir parole. Il fit signe qu’il obéirait.
Ragastens le débâillonna et le plaça sur le lit de façon qu’ilfût commodément assis.
Le vieux Borgia se rassura peu à peu. Il chercha à se donner unvisage impassible et sa diplomatie tortueuse se mit en action.
– Toi aussi, mon pauvre Boniface, fit-il en apercevant lejardinier toujours étendu et bâillonné à la même place.Console-toi, mon brave, ces messieurs sont trop chrétiens pourvouloir abuser de cette situation… En tout cas, j’espère que leurcolère, si je leur en ai donné sujet, ne retombera que sur moi etépargnera un serviteur fidèle.
En réalité, il cherchait à savoir la part que le jardinierpouvait avoir prise dans cette aventure. Ragastens le comprit etrésolut de sauver le pauvre diable.
– Ma foi, Saint-Père, dit-il, il n’est pas sûr que jeveuille faire grâce à ce vieux chien de garde… Tudieu, quelenragé ! Peu s’en est fallu qu’il n’arrivât à donner l’éveilpar sa résistance désespérée… Il voulait mordre, il criait qu’ilvoulait mourir pour Sa Sainteté, que sais-je ! Mais le drôleaura affaire à moi !
– Boniface, fit le pape, je te promets, si j’en réchappe,d’augmenter tes gages de cent écus d’or par an ; et, enattendant, je te donne ma bénédiction. Maintenant, continua-t-il,j’attends que vous me disiez, messieurs, ce que vous voulez de moi.Je ne crierai pas. Je n’essaierai pas de me défendre. Mais cettesituation ne saurait se prolonger. Si vous en voulez à ma vie,tuez-moi.
– Saint-Père, fit Ragastens, je vous ai déjà dit que ni cesmessieurs ni moi n’en voulons à votre vie…
– Que voulez-vous donc ?…
– Justice ! s’écria Raphaël. Justice,Saint-Père !…
– Mon enfant, je ne demande qu’à faire justice… Moncaractère et mon titre vous en sont un sûr garant.
– Saint-Père fit vivement Ragastens, au moment où Sanzioallait de nouveau parler, ne parlons, s’il vous plaît, ni de votrecaractère, ni de votre titre… Ce n’est pas de cela qu’il s’agit…Laissez-moi parler, mon cher Raphaël, et permettez-moi de me défierde votre bon cœur en cette circonstance… Nous sommes résolus àobtenir justice d’un crime.
– Qui est le criminel ? demanda le pape.
– Vous, Saint-Père.
– Vous insultez le Souverain Pontife, monsieur !
– Permettez. En ce moment, vous n’êtes plus pape. Nous vousdéposons !
Borgia blêmit et commença à redouter de nouveau une issue fatalepour lui.
– Oui, continua Ragastens, vous n’êtes, à l’heure présente,qu’un prisonnier après combat…
– Beau combat ! Trois hommes contre un vieillard desoixante-dix ans !
– Vous faites erreur : trois hommes contre unsouverain entouré de gardes, d’hommes d’armes, de domestiques, etqui, d’un froncement de sourcil, fait trembler le monde.
– Mais enfin… puisque je suis le criminel, quel est moncrime ?… Faites attention, messieurs, à ne pas avoir porté unjugement téméraire…
– Vous allez voir… Je pourrais vous reprocher la mort de lacomtesse Alma, empoisonnée par vos soins…
– Je ne suis pour rien dans la mort de cette infortunéedont j’ai pleuré la fin du fond de mon cœur… Les Alma ont, à Rome,des ennemis impitoyables…
– Je pourrais, reprit Ragastens, vous reprocher ma proprearrestation et l’inique condamnation dont j’ai été l’objet.
– Votre arrestation ?… Qui donc êtes-vous,monsieur ? fit le pape avec un étonnement qui arracha un crid’admiration à Machiavel.
En effet, dès le début de l’entretien, il avait parfaitementreconnu Ragastens.
– Je suis, dit celui-ci, le chevalier de Ragastens, contrequi vous avez organisé un véritable guet-apens… Parce que je nevoulais pas me prêter à vos combinaisons, vous m’avez fait arrêterpar les sbires apostés sur le chemin que vous-même m’aviezindiqué…
– Ah, mon fils ! Combien j’ai déploré le zèlemaladroit du moine qui prit sur lui de vous faire arrêter !…J’ai tout ignoré – vous ne savez pas combien je suis surveillé,écarté de la gestion réelle des affaires ! – je n’ai rien su,pas même la condamnation qui vous frappait… Je n’ai appris cesévénements qu’au moment où votre tête a été mise à prix sans monordre… Et alors, j’ai aussitôt rapporté cette mesure inique… Vouspouvez vous en assurer en envoyant à Rome…
Ragastens demeura stupéfait. Le vieux Borgia avait réponse àtout.
– S’il dit vrai, pensa le chevalier, il faut que je me soisbien trompé sur son compte. S’il ment, il faut que ce soit unprodigieux comédien…
En effet, le pape montrait un visage triste, il est vrai, maisd’une étonnante sérénité. Dans son regard, ni colère ni reproches,mais une douloureuse douceur.
– Passons, reprit alors Ragastens. Il me reste à vousparler du fait pour lequel nous sommes ici… Une jeune femme a étéenlevée à Rome, une nuit, et conduite ici de force. Le rapt brutal,odieux, inconcevable s’est perpétré sur vos ordres, Saint-Père,j’en ai l’irrécusable preuve…
– Vous voulez parler, fit tranquillement le pape, de lajeune fille qui a été enlevée peu après qu’elle eût épousé, dansl’église des Anges, mon ami Raphaël Sanzio, ici présent ?…
– Oui, Saint-Père ! s’écria Raphaël haletant… Et c’estelle que je viens vous réclamer de par mon droit d’époux, droitsacré contre lequel il est impossible que vous éleviez uneobjection…
– Hélas ! Hélas ! murmura le pape.
Et une larme coula de ses yeux.
– Niez-vous cet enlèvement ? fit durementRagastens.
– Je ne le nie pas… Je le proclame…
– Ceci dépasse toute mesure… Cette jeune fille, monsieur,vous l’avez violentée… Dans quel but infâme ? Parlez !…Ou, par mon nom, je ne réponds plus de conserver la moindre pitiépour vos cheveux blancs.
– Vous parlez de but infâme ! Ah ! Monsieur,puissiez-vous ne pas regretter amèrement les honteuses pensées parlesquelles vous flétrissez une pure enfant !…
– Voilà qui est trop fort ! Pourquoi l’avez-vousenlevée ?…
– Parce que c’était mon droit !…
– Votre droit ! Disposez-vous donc du droit de vie etde mort ?…
– Mon droit, vous dis-je, insensés que vous êtes !…Mon droit paternel, puisque vous me forcez à cetteconfession !… Cette enfant, c’était ma fille !…
Ragastens, Machiavel et Sanzio se regardèrent avec uneindescriptible stupeur.
– Sa fille !…
Ce même cri leur échappa, tandis que le pape les examinait endessous, d’un mince regard narquois.
Raphaël était le plus troublé des trois. Mille penséesincohérentes se heurtaient dans sa tête. Cette simple parole dupape venait de le bouleverser. Venu avec une fièvre de colère et dedouleur, il sentait un sentiment nouveau pénétrer avec force dansson cœur.
– Saint-Père, balbutia-t-il, vous m’êtes deux fois sacré,si vous êtes le père de celle que j’adore…
D’un mouvement spontané, il se leva et détacha les liens duvieux Borgia. Ragastens haussa les épaules et se recula, comme si,désormais, son intervention était inutile. Machiavel attenditfroidement la fin.
– Mon fils, dit doucement le pape, mon cher enfant… jesavais votre amour pour ma fille… et mon cœur a bien saigné de lamesure violente en apparence que j’étais obligé de prendre…
– Vous allez me conduire à elle, n’est-ce pas,Saint-Père ?… Vous ne refuserez pas son bonheur et lemien !
– Vous conduire près d’elle !… s’écria le pape.Hélas !… Vous ne savez pas tout !… Messieurs,approchez-vous… Vous avez le droit de tout savoir !… Votreparole de ne jamais rien révéler me suffira… Approchez-vous,monsieur le chevalier…
– Votre Sainteté peut parler. J’entends très biend’ici !
Le pape s’était levé dès le moment où Raphaël l’avait détaché.D’un rapide regard, il avait cherché s’il pourrait se rapprocher dela porte. Mais, contre cette porte, Ragastens s’était appuyé, ledos à la serrure, les bras croisés, et, en même temps, ilsurveillait la fenêtre. Le pape ayant fait un pas de ce côté, lechevalier lui dit, de sa voix la plus tranquille :
– Saint-Père, restez ainsi, je vous prie !… En vousapprochant trop près de la fenêtre, vous risqueriez l’humidité dela nuit…
Le pape leva les yeux au ciel et s’assit.
– Mon père, murmura Raphaël… laissez-moi vous donner cenom… parlez-moi de Rosita… dites-moi si je pourrai la voirbientôt ?…
– Elle s’appelait Rosita ! dit le pape avec une sorted’extase douloureuse.
– C’est le nom que lui a donné celle qui l’arecueillie…
– La pauvre Maga, n’est-ce pas ?… Oui, je sais… Pauvrefemme, si charitable et si bonne !… Que de fois j’ai voulul’arracher à la vie misérable où elle se complaisait… Maishélas ! Sa raison ébranlée lui faisait voir partout desennemis.
Ces derniers mots du pape achevèrent de convaincre Raphaël.
– Messieurs, reprit le vieux Borgia, il faut que voussachiez tout… La confession que je vais faire m’est profondémentpénible…
– Saint-Père, dit Raphaël, il serait indigne de nous devous obliger à courber la tête sous le poids de souvenirs que nousn’avons pas le droit de juger…
– Laissez parler Sa Sainteté, mon cher ami, interrompitRagastens.
– Et cela est d’autant plus nécessaire, reprit le pape ense mordant les lèvres, que vous avez maintenant des droits sur… mafille… En outre, mon cher enfant, ce que j’ai à vous dire est siaffreux que vous vous refuseriez à me croire si je ne vousinformais de toute la vérité…
Le pape s’était levé. Son visage encadré de cheveux blancsparaissait à ce moment réellement auguste. Sa parole vibrante,empreinte d’une douleur majestueuse, fit frissonner Machiavellui-même.
– Raphaël, dit-il solennellement, mon cher enfant, voussavez combien, parmi tant d’artistes accourus à Rome, je vous aiaimé… Si jamais vous avez eu quelque affection pour moi, je faisappel à votre cœur…
– Parlez, murmura Sanzio d’une voix éteinte.
– Il faut que je reprenne les choses d’assez haut… Oui,messieurs, je fus coupable… Oui, le démon de la chair me mit unjour à l’épreuve… Oui, je succombai… De combien de larmes et deprières j’ai racheté ensuite ma faute, Dieu seul le sait, carmoi-même je ne m’en souviens plus tant j’ai pleuré, tant j’aiprié !… Lorsque la comtesse Alma devint mère, le malheurdevait accabler cette infortunée ; son mari, le comte Alma,fut informé de l’adultère… Alors, affolée, elle abandonnal’enfant !… Ce que j’ai souffert alors !…
Le pape s’arrêta un instant, comme suffoqué. Puis ilcontinua :
– Je veillai de loin sur l’enfant que la bonne Maga avaitrecueillie… Hélas ! Un autre veillait aussi et méditait dansl’ombre une affreuse vengeance ; c’était le comte Alma !Toute sa haine contre moi s’était concentrée sur la tête de lapetite innocente… Ah ! j’ai tremblé alors !… Je ne merassurai que lorsque j’eus acquis la conviction que le comteignorait où se trouvait l’enfant… Pour la soustraire désormais àtoute vengeance, je résolus de la laisser élever par la Maga, commeune pauvre fille du peuple…
» Un jour je sus qu’elle était aimée… adorée par un jeunehomme digne d’être aimé lui-même. Ce jeune homme, je le fis venir.Et je lui témoignai mon ardente amitié que je mis sur le compte demon amour pour les beaux tableaux… Est-ce vrai, RaphaëlSanzio ?
– C’est vrai, Saint-Père…
– Le temps s’écoula… Et j’espérais que le comte Alma avaitoublié sa haine… Hélas !… Le ciel n’avait pas permis cemiracle… Tout à coup, un vrai coup de foudre vint m’atteindre…J’appris que le comte avait retrouvé les traces de l’enfant…Aussitôt, je prévins la Maga…
– Ah ! Je comprends tout ! s’écria Raphaël. Cefut alors que la Maga me supplia de hâter mon mariage et de fuir àFlorence…
– Oui ! fit le pape, qui ferma les yeux pour ne pastrahir sa joie. C’est moi qui lui en avais fait parvenir leconseil… la prière… Hélas ! Dans la soirée où devait avoirlieu le mariage que la Maga m’avait annoncé, je sus que le comteavait fait aposter des hommes pour enlever la malheureuse enfant…Dès lors, je résolus d’agir… Le plus grand secret étaitindispensable… Je ne pouvais prévenir Sanzio sans être forcéd’avouer ma faute, dont j’espérais emporter le secret dans matombe… Je fis enlever mon enfant !… Mon intention était de lafaire conduire ici… puis, de la faire escorter jusqu’à Florence, etenfin, de vous faire aviser, Raphaël, par mon maître de police,comme si je n’eusse été pour rien dans tout cela… Et vous devezvous souvenir, lorsque vous vîntes me voir, que le marquis deRocasanta vous promit de retrouver votre jeune femme ?…
– C’est vrai, Saint-Père !…
– C’est qu’il était au courant de tout ! À un maîtrede police, on peut confier de pareils secrets… Donc, Rocasanta quiavait combiné l’enlèvement, Rocasanta qui avait fait conduire monenfant ici, sous la surveillance d’une pieuse et digne femme,Rocasanta devait vous aviser aussitôt que la pauvre petite seraiten sûreté à Florence… Ici, Raphaël, j’ai besoin de tout mon couragepour continuer…
– Oh ! Vous me faites frémir… J’ai peur,Saint-Père…
– Je me hâtai de prendre le chemin de Tivoli, continua lepape en soupirant. J’y arrivai… et je m’efforçai de rassurer mafille, sans rien oser lui dire de la vérité… Chose affreuse !…Je la voyais pâlir et dépérir d’heure en heure… Que s’était-ilpassé ? Un épouvantable malheur, mon enfant !… Ou plutôt,un crime abominable !
Raphaël devint blanc comme un mort. Il se renversa en arrière,évanoui. Machiavel le prit dans ses bras, tandis que Ragastensessayait de le ranimer en mouillant ses tempes d’eau fraîche.
– Morbleu, monsieur ! fit-il, vous torturez cetenfant ! Allez-vous le tuer ?…
Le pape, les yeux au ciel, semblait un martyr décidé à boirejusqu’au bout le calice d’amertume.
– Je ne dirai plus rien, si cela est nécessaire,murmura-t-il avec accablement.
Raphaël revint à lui. Et ses sanglots, pendant quelques minutes,retentirent atrocement dans le silence.
– Oh ! râlait l’infortuné jeune homme, je veux toutsavoir… je veux tout savoir !… La vérité, par pitié !
– La vérité… atroce, terrible ! Quelques heures avantton mariage, on a fait boire du poison à ma fille !…
– Ce n’est pas possible !…
– Une femme… payée par le comte Alma !… C’est Rositaqui a tout dit aux médecins !… Elle s’est tout rappelé mais ilétait trop tard !… Ah ! malheureux père ! Je suismaudit, puisque le ciel a permis cette chose épouvantable !…Tous les remèdes furent inutiles !… Oh ! ma fille !ma fille !…
Et le pape s’abattit sur le lit, sa tête cachée dans ses mains,sanglotant, comme si la douleur contenue jusque-là eût été tropforte.
Raphaël ne pleurait plus, maintenant… Ses yeux hagards allaientdu pape à Machiavel, sans qu’il pût les fixer.
Tout à coup, il se leva et, d’une voix d’insensé :
– Je veux la voir ! dit-il.
Borgia redressa la tête. Il se leva et prit Sanzio par lamain :
– Viens, mon enfant… nous la pleurerons ensemble… Venezaussi, messieurs…
Et, entraînant Raphaël, il se dirigea vers la porte :
– Un instant ! fit froidement Ragastens.
– Que voulez-vous, monsieur ?… Voulez-vous doncempêcher cet enfant de voir une dernière fois l’ange qu’il aimait…avant qu’elle remonte au ciel ?…
– Je veux, dit Ragastens, je veux tout simplement ne pasretourner dans les cachots de Saint-Ange ! Et j’ai laprétention d’empêcher cet enfant, comme vous dites, d’y alleraussi.
– Je suis de votre avis, ajouta Machiavel.
– Messieurs… vos soupçons… après ces pénibles aveux…
– Pas soupçons, monsieur : précautions, voilàtout !
– Mes amis ! murmura Sanzio… C’est le père deRosita !… Grâce pour lui !… pour moi !
Ragastens tordit nerveusement sa moustache. Il fit signe àMachiavel qui répondit par approbation tacite.
– Raphaël, dit alors Ragastens, nous comprenons etrespectons votre douleur immense, nous la partageons… Nous tenonspour véridique tout ce que Sa Sainteté vient de dire… Mais nouscroyons aussi que le Souverain Pontife ne dédaigne pas lavengeance. Nous avons offensé gravement le Saint-Père et dans cinqminutes, nous serons tous les trois dans un cul de basse-fosse…Donc, je prends mes précautions… Allons, Machiavel !…
Machiavel saisit le bras de Sanzio :
– Oh ! laisse-moi ! Va, si tu veux !balbutia le peintre.
– Raphaël ! Tu veux donc nous faire tuer ?…
Sanzio jeta des yeux hagards sur Ragastens et sur Machiavel. Ladouleur l’avait rendu faible comme un enfant, irrésolu, avec uneseule pensée fixe : revoir Rosita.
Les derniers mots de Machiavel le firent violemmenttressaillir : il lâcha la main du vieux Borgia. Machiavelprofita de ce moment d’irrésolution morbide. Il entrouvrit la porteet se glissa au dehors, entraînant rapidement son ami qui selaissait conduire sans opposer de résistance. Ragastens se tournaalors vers le pape :
– Monsieur, dit-il, laissez-vous faire…
– Monsieur, fit Borgia, quand vous serez hors d’ici,fuyez ! Ne tombez jamais en mon pouvoir ! Ou, par leciel, vous êtes mort !
– Ah ! ah ! Je vous aime mieux ainsi !Morbleu ! Vous aviez fini par m’émouvoir,savez-vous !…
En même temps, Ragastens renouait sa corde autour des bras dupape.
– Adieu, monsieur ! Je vais profiter de votre conseil.Je ne vous bâillonne pas : vous voyez que je suis généreux etque je joue bon jeu… Criez ! criez !… On ne sauraittarder à vous entendre…
Sur ce, Ragastens salua gravement et bondit dans le jardin. Ilne fut pas plutôt dehors qu’il entendit les cris de Borgia appelantau secours.
– Dix minutes avant qu’on l’entende, murmura-t-il tout encourant ; cinq minutes pour le trouver, autant pour seller leschevaux… Nous serons loin !…
À ce moment, il rejoignit Machiavel et Sanzio :
– Vite ! Courons à Spadacape et fuyons ! Dans unquart d’heure, nous aurons à nos trousses tout ce qu’il y a decavaliers autour du pape… Heureusement, la nuit est profonde…Fuyons !
– Fuyez ! dit Raphaël avec un calme farouche.
Ragastens leva les bras au ciel et les laissa retomber.
– Allons, bon ! fit-il.
Machiavel le regarda d’un air qui voulait dire :
– Que voulez-vous ! Rien à faire…
– Fuyez ! reprit Raphaël. Le danger n’est que pourvous. Je vous jure, mes amis, que le pape ne me fera aucun mal…Fuyez… mais fuyez donc, voyons… Vous ne voulez pas me rendre fou dedouleur, dites ? Qu’est-ce que cela vous fait que je la voieune dernière fois ? Et puis, moi, si on me tue, tantmieux ! Comment voulez-vous que je vive,maintenant ?…
– Au fait, dit Ragastens, mourir ici ouailleurs !…
Et il s’assit sur une pierre…
– Fuyez ! reprit Raphaël en se tordant les mains…
– Écoute ! fit tout à coup Machiavel, viens avecnous !… Tu iras, demain, au point du jour, à la villa…
Raphaël secoua la tête comme un enfant qui se défie.
– Je te jure que nous ne nous écarterons pas… Viensseulement… c’est à cinquante pas d’ici… Je connais un endroit oùnous serons cachés pour la nuit… Demain matin, tu feras ce que tuvoudras !…
– Tu me le jures ?…
– Je le jure !
Tous trois se mirent rapidement en chemin.
– Il était temps ! fit Ragastens en montrant la villaoù on voyait courir des lumières…
Ils continuèrent à avancer, Machiavel indiquant le chemin.
– C’est ici ! dit tout à coup celui-ci. L’endroit estbon…
Ils se trouvaient dans la caverne de la Maga. Machiavelconnaissait cette grotte. Il l’avait visitée en curieux et savaitles bruits qui couraient à son sujet.
– Je ne crois pas qu’on pense à venir nous y trouver, si onnous poursuit. Cet antre est protégé par un dragon devant quis’arrêteront, au moins la nuit, les plus intrépides…
– Et comment s’appelle ce dragon ? demandaRagastens.
– La superstition !… Dans tout le pays, on croit quele diable entre et sort par cette excavation naturelle.
À ce moment des bruits confus se firent entendre au loin…Ragastens sortit précipitamment, escalada un rocher, examina uninstant la campagne, puis rentra en disant :
– Mon cher, votre dragon ne vaut rien : on vientdirectement ici et, à en juger par le nombre de torches, nousallons être assiégés par toute une petite armée…
Ragastens finissait à peine de parler qu’une sorte d’ombre sedressa silencieusement au fond de la caverne. Cette ombre s’avançavers les trois hommes. Machiavel et Ragastens la voyaient venir àeux avec stupeur. Au dehors, les rumeurs se rapprochaient de plusen plus.
– Il faut fuir ! s’écria Machiavel sans plus sesoucier de l’être inconnu qui venait d’apparaître.
– Fuir !… C’est bientôt dit… Mais par où ? Noussommes cernés… Songeons à nous défendre… Avant d’être pris nous enprécipiterons bien une bonne douzaine au fond de ce gouffre…Raphaël !…
Il posa sa main sur l’épaule de Sanzio qui tressaillit comme unhomme qu’on réveille en sursaut.
– Raphaël ! a murmuré l’ombre mystérieuse.
Elle fit un bond, saisit le jeune peintre par le bras, leregarda ardemment… Et elle eut un cri de joie.
– C’est toi !… C’est toi, mon Raphaël ?…
– La Maga ! fit Raphaël sans étonnement, comme si,après la suprême débâcle de son amour, plus rien ne pût lesurprendre au monde.
– Sus ! hurlèrent à cet instant des voix dans la nuit.Prenons-les vivants !… Sus à la sorcière et auxdémons !…
– Oh !… Et n’avoir même pas d’armes !…
– Venez ! s’écria alors la Maga, ne comprenant qu’unechose : Raphaël était poursuivi et il fallait le sauver…
Elle entraîna Sanzio vers le fond de la caverne. Là, elle écartavivement un tas de branchages. Un trou circulaire apparut, béant etnoir.
– Vite !… Descendez !… dit la Maga à Machiavel età Ragastens, sans s’inquiéter de savoir qui étaient ces deuxétrangers…
Le rocher qui cachait ce trou avait été arraché de son alvéoleet demeurait penché au-dessus de l’ouverture, maintenu debout pardeux bâtons courts et noueux. Cela formait une trappe grossièrementagencée.
– Sauvés ! s’écria Ragastens qui, d’un coup d’œil,comprit le mécanisme rudimentaire de la trappe.
Déjà Machiavel avait disparu dans l’ouverture, entraînantSanzio, que suivit la Maga. Ragastens, à son tour, s’enfonça dansle trou par une pente très raide.
– Les bâtons ! fit la Maga.
– Je sais !… J’ai vu, et compris…
D’un coup sec, il tira à lui les bâtons ; le rocher retombalourdement et s’emboîta dans son alvéole.
– Sus ! sus !… Arrêtez !…Rendez-vous !…
Ces clameurs retentirent soudain dans la caverne, envahie parune troupe nombreuse… Ragastens attendit quelques instants… Ilentendit des cris de désappointement et de fureur… Alors, ildescendit avec précaution.
L’étroit boyau qu’il suivait s’enfonçait sous la montagne, pardes degrés naturels creusés dans le roc. Devant lui, à quelquespas, Ragastens vit soudain une lumière : c’était une torcheque la Maga venait d’allumer. À la faveur de cette lueur, ilsdescendirent plus vite.
La Maga marchait en avant, sa torche levée au-dessus de sa tête,semblable à quelque fantastique génie des mondes sous-terrestres.La descente s’arrêta enfin : le boyau se faisait galerie,large couloir horizontal dans lequel la Maga s’engagea sanshésiter.
Ragastens, à ce moment, entendit au-dessus de sa tête un sourdgrondement : ils étaient au-dessous du cours de l’Anio… Aubout d’une centaine de pas, la galerie se mit à monter en pentedouce et aboutit enfin à une vaste grotte sans issue visible. LaMaga s’arrêta.
– Nous sommes de l’autre côté du gouffre, dit-elle. Parcette fente que des buissons cachent du dehors, un homme peutpasser… Vous pouvez fuir par là… Vous n’aurez ensuite qu’àdescendre le cours de l’Anio…
– C’est bien, dit Machiavel. Mais vous ?…
– Moi, je reste… ne m’interrogez pas… il suffit que je vousaie sauvés…
– Viens, Raphaël ! reprit alors Machiavel.
– Raphaël reste, fit vivement la vieille.
– Alors, nous restons !
La Maga saisit la main de Sanzio. Lorsque la Maga lui saisit lamain, il parut secouer sa torpeur.
– Raphaël, demanda la vieille, qui sont ces deuxhommes ?…
– Des amis… tout ce qui me reste au monde…
La Maga frissonna. Elle remarqua alors le profond abattement deRaphaël.
– Tout ce que j’ai de cher au monde, continua le jeunehomme, tandis que sa douleur semblait devenir plus violente àmesure qu’il se réveillait de son apathie morbide. Tout !… Ettoi, ma bonne Rosa !… Toi… qu’elle appelait samère !…
– Pour Dieu ! cria celle-ci. Dis-moi ce qui te faitsouffrir, mon Raphaël, mon enfant !… Dis-le à ta bonne vieilleRosa…
– Oh ! si vous saviez… Elle est morte !Morte !…
– Morte ? s’exclama Rosa en bondissant. Qui ?Mais qui donc ? Est-ce de Rosita que tu veuxparler ?…
Sanzio fit oui de la tête, sans force pour proférer une parole.La Maga jeta un cri :
– Fatalité !… Il a fallu que Raphaël fût là etsouffrît cette agonie ! Viens, mon enfant… mon fils…Messieurs, restez où vous êtes…
Elle entraîna Sanzio vers le fond de la grotte et s’assit surune pierre, tandis que Raphaël, abattu, laissait tomber sa têtedans les genoux de la vieille en bégayant des mots sans suite.
De loin, Ragastens et Machiavel assistèrent bouleversés à cedeuil qu’ils étaient impuissants à calmer… Mais, brusquement, lespectacle qu’ils contemplaient se modifia d’étrange manière…
Ils virent la Maga se pencher, approcher sa tête de celle deRaphaël… Et voilà que les plaintes du jeune hommes’arrêtaient ! Il relevait la tête ! Il semblaitinterroger la vieille, avec doute, d’abord, avec fièvre, ensuite…Et elle, par des signes répétés et énergiques, répondaitaffirmativement… Alors, Raphaël se leva d’un bond et, accourantcomme un insensé vers ses amis, se jeta dans leurs bras, avec uneclameur déchirante :
– Vivante !… Elle est vivante !…Entendez-vous ?… Elle vit !… elle vit !…
Il répétait ce mot avec une telle frénésie, une joie si éperdue,que Ragastens et Machiavel, consternés, se regardèrent en hochantla tête.
– Non, mes amis, je ne suis pas fou ! La joie ne m’apas rendu fou !… Je vous dis que Rosita estvivante !…
À ce moment, la Maga s’approcha.
– Mère Rosa, s’écria Sanzio, dites-leur que votre fillebien-aimée est vivante ! Répétez ce que vous venez de medire…
– Puisque ce sont des amis… je puis leur confier… Oui,messieurs Rosita est vivante…
– Le pape a donc encore menti ! Le glas ne sonnaitdonc pas pour elle ! s’exclama Ragastens. Pourtant, il s’estoffert à nous conduire auprès de la morte !…
– Le pape n’a pas menti… sur ce point du moins !… Luiaussi « croit » que l’enfant est morte !…
– Racontez ! racontez tout ! s’écria Raphaël,ivre de joie comme il avait été ivre de douleur.
– Soit ! fit la Maga après une courte hésitation.
Le philtre d’amour qu’elle avait remis au vieux Borgia était unpuissant narcotique donnant à celui qui l’absorbait toutes lesapparences extérieures de la mort. En réalité, c’était unevéritable mort avec cette correction qu’un réactif appliqué à temps« pouvait » ramener à la vie le cadavre.
Maintenant, Rosita, glacée, n’était plus qu’un cadavre. Et laquestion qui se posait dans l’esprit de la Maga était cettequestion terrible, angoissante, vertigineuse : pouvoirpénétrer dans le tombeau de la morte… Arriver à temps pourréveiller le cadavre…
Lorsque Rosa Vanozzo eut achevé son récit, il y eut dans lacaverne quelques minutes de ce profond et pénible silence faitd’inquiétudes et d’émotions violentes, où la parole devient inutileet impuissante.
Ragastens se reprit le premier et résuma la situation.
– Il ne reste qu’une chose à faire, conclut-il. C’est denous emparer de la jeune femme de notre ami et d’achever, en laréveillant, l’œuvre audacieuse du sauvetage entrepris parmadame…
Il désignait la Maga. Puis, se tournant vers elle :
– Combien de temps le narcotique agira-t-il sansdanger ?… Pouvez-vous le préciser ?
– Deux jours et deux nuits, répondit la Maga.
– Bon !… C’est plus qu’il n’en faut… En effet, sil’enterrement a lieu demain… Du courage, Raphaël… Le plus dur estpassé, que diable !
Au mot « enterrement », Sanzio avait frémi etchancelé.
– Continuez, mon ami, fit-il en se remettant.
– Donc, la cérémonie devrait avoir lieu demain, puisquepour tout le monde, Rosita est morte… Elle n’est vivante que pournous…
» Dès lors, continua le chevalier, les choses deviennentfaciles… Nous attendons la nuit, nous pénétrons dans le petitcimetière de Tivoli et, en quelques minutes, nous réveillons labelle endormie…
– C’est à ce plan que je m’étais arrêtée, dit à son tour laMaga.
– C’est dit ! reprit Ragastens. Eh bien, mes amis,puisqu’il n’y a rien de mieux à faire pour l’heure, et que nousavons tous besoin de forces demain, dormons, pendant que lesestafiers de Borgia battent la campagne… Ou plutôt dormez… car moij’ai un mot à dire à ce pauvre Spadacape, qui nous attend avec leschevaux…
– Le conseil du chevalier est bon, fit Machiavel. Dormons,Raphaël…
La Maga et les deux hommes s’accotèrent comme ils purent pourachever la nuit. Quant à Ragastens, il se glissa au dehors par lafente de rocher que lui avait indiquée la Maga.
Il se trouva alors dans le bas du ravin, près de l’endroit oùl’Anio, tombant à grand fracas, creusait un lac resserré, avant defuir au fond de la gorge, vers la plaine. En face, de l’autre côtédu ravin et tout en haut, se trouvait la caverne que tout à l’heureles sbires du pape avaient envahie.
Ragastens leva les yeux de ce côté… Tout était paisible, dansl’obscurité et le silence. Il commença à escalader les flancsabrupts du ravin, parvint au sommet et examina soigneusement lacampagne. Mais il ne vit rien.
Ragastens s’élança dans la direction de la petite porte par oùil avait pénétré dans l’intérieur du jardin avec la complicité dusieur Boniface Bonifazi. Il ne tarda pas à arriver au petit bois oùSpadacape avait reçu l’ordre de garder les chevaux sellés etbridés, prêts pour la fuite.
– Pourvu qu’ils ne l’aient pas trouvé !pensa-t-il.
Il s’avança avec précaution lorsque tout à coup, près de lui,retentit un hennissement.
– C’est Capitan ! murmura-t-il. Il n’a pas besoin deme voir pour me reconnaître… Mon bon compagnon !…
Un instant plus tard, Ragastens rejoignait Spadacape.
– C’est vous, Monsieur le chevalier ? fit celui-ci. Ily a deux minutes que je me doutais que vous étiez dans le bois…votre Capitan voulait absolument m’échapper…
– Tu n’as rien vu ? demanda Ragastens.
– C’est-à-dire que j’ai entrevu au loin des torches quicouraient, j’ai entendu des cris… puis il m’a semblé qu’un groupede cavaliers sortait de la villa et descendait la montagne. J’aicompris qu’on vous poursuivait et si vous ne m’aviez positivementordonné de ne pas bouger, quoi qu’il advînt, je me serais avancéavec les chevaux, dans l’espoir de vous rencontrer… Ah !Monsieur le chevalier… j’ai bien cru que je ne vous reverraispas !…
– Tu dis que le gros de cavaliers a descendu lamontagne ?…
– J’en suis certain… Aucun n’est monté vers Tivoli.
– C’est donc qu’on suppose que nous avons cherché à gagnerla route de Florence. En ce cas, Tivoli n’est pas surveillé. Toutest à merveille… Tu vas reconduire les chevaux au PanierFleuri et tu attendras là, en disant, si on t’interroge, quenous faisons une excursion à pied parmi les curiosités de lamontagne… Si l’éveil a été donné dans Tivoli, si on y parle de cequi s’est passé à la villa, tu m’attendras ici pour meprévenir.
– J’ai compris.
– Puis, dès la pointe du jour, tu te procureras une voituresolide, attelée de deux bons trotteurs… Voici de l’argent… Ilfaudra que la voiture puisse courir très vite par tous les chemins,et tu auras soin qu’elle demeure attelée, pendant toute la journée…tu inventeras un prétexte quelconque pour expliquer la chose…Enfin, tu me tiendras prêt un habillement complet comme en portentles paysans de Tivoli… Va, demain matin, c’est-à-dire dans trois ouquatre heures, tu me verras… Tu as bien compris ?
Spadacape fit signe qu’on pouvait se fier à lui et s’éloigna,entraînant les chevaux.
Confiant dans les ressources de ruse et d’audace de l’ancientruand, Ragastens regagna plus tranquille la caverne où ils’allongea aussitôt sur un tas de feuilles mortes et dormit àpoings fermés.
Un rayon de soleil filtrait à travers les ronces qui cachaientla fente par où il était sorti et rentré lorsqu’il se réveilla. Ilvit Raphaël et Machiavel qui causaient dans un coin avec laMaga.
– Bonjour ! fit-il gaiement. Déjeunons-nous cematin ?
– J’ai prévu le cas où je serais obligée de séjournerplusieurs jours ici, répondit la Maga… J’ai du vin pour donner desforces et du biscotelto[5] avecquelques tranches de viande fumée.
Ragastens et Machiavel firent seuls honneur à ce modeste repas.Le chevalier rendit compte des dispositions qu’il avait prises avecSpadacape et annonça qu’il allait immédiatement se mettre encampagne.
– Voulez-vous de moi ?… demanda Machiavel.
– Non, il vaut mieux que je sois seul ; c’est mêmeindispensable. À deux, nous risquerions d’être remarqués et toutserait perdu. Ne bougez pas d’ici et, vers la fin de la journée, jeviendrai vous indiquer le moment d’agir.
– Puissiez-vous être heureux un jour et voir vos désirs seréaliser ! dit la Maga avec une étrange solennité. Vousméritez le bonheur.
Ragastens tressaillit.
– À quoi voyez-vous que je désire quelque chose ?demanda-t-il en en essayant de rire.
– Enfant !… Je suis bien vieille et j’ai biensouffert… J’ai appris à lire sur le visage des hommes. Je vois, jedevine qu’un tourment se cache au fond de votre cœur… Et jesouhaite ardemment que vous soyez aimé comme vous le méritez.
Ragastens, plus ému qu’il n’eût voulu le paraître, serra la mainde ses amis et s’élança au dehors, tout pensif.
Il s’engagea dans un sentier qui contournait de hauts rochers.Parvenu en haut du ravin, il constata que rien d’anormal nesemblait se passer dans la montagne. Seuls, quelques chevriersapparaissaient par-ci par-là dans la grande lumière rose du matin…La villa du pape était muette et mystérieuse comme à l’ordinaire.Seulement la cloche de la chapelle sonnant d’intervalle enintervalle jetait dans l’air ses notes mélancoliques…
Il parut évident à Ragastens que les recherches des cavaliers dupape s’étaient portées au loin. Il ne se trompait pas.
Rodrigue Borgia, après le départ de Sanzio, de Machiavel et deRagastens, s’était mis à crier et à appeler au secours. On avaitfini par l’entendre et on l’avait délivré. Le pape, d’aprèsl’entretien qui venait d’avoir lieu, avait supposé que les troishommes connaissaient la Maga, qu’ils savaient en quel coin ellehabitait, et qu’ils se dirigeraient sans doute vers la caverne. Cefut donc là qu’il envoya ses gardes d’autant mieux qu’il voulait dumême coup s’emparer de la Maga. La caverne fut trouvée vide…
Borgia supposa alors que tous les quatre avaient rejoint lagrande route de Florence… Et c’est cette route que ses cavaliersbattaient encore tandis que Ragastens, par un grand détour, gagnaitTivoli. À l’entrée du village, il trouva Spadacape quil’attendait.
– Que dit-on dans Tivoli ? lui demanda-t-il.
– Rien, sinon qu’une personne est morte cette nuit dans lavilla pontificale et qu’on va l’enterrer aujourd’hui.
– Très bien. La voiture ?…
– Prête. Attelée dans la cour du Panier fleuri.Une voiture solide. Des chevaux capables de descendre la montagneau galop. Le vêtement des paysans est prêt aussi.
– Spadacape, tu es un homme précieux !
– Je vous l’avais bien dit, monsieur, répondit modestementSpadacape.
Tous deux gagnèrent alors l’auberge du Panier fleuridans laquelle ils entrèrent par une porte de derrière, donnant surles champs. Dix minutes plus tard, Ragastens en sortait sans avoirété remarqué, vêtu comme un cultivateur qui s’en va au travail, unebêche sur l’épaule.
Toute la journée, il erra aux alentours de la villa sans laperdre de vue. Enfin, le soleil baissa sur l’horizon.
Il commençait à redouter que la cérémonie funèbre n’eût étéremise au lendemain, lorsqu’il entendit les cloches de la chapellesonner à toute volée.
Bientôt, la porte principale de la villa s’ouvrit toute grande.Plusieurs prêtres apparurent, précédés d’un porte-croix etpsalmodiant les prières des morts. Puis ce fut le cercueil, couvertd’un drap blanc et porté par huit domestiques à la livréepontificale.
Ragastens sentit son cœur battre violemment à la pensée de lajeune fille étendue dans la bière… Il frémit, et, malgré tout soncourage, il ne put se défendre d’un moment de terreur.
Derrière le cercueil venaient une vingtaine de soldats formantescorte, puis enfin les habitants de la villa, suivant enprocession. Le cortège passa à cinquante pas de Ragastens, cachédans les broussailles.
Il se mit à suivre de loin. Lorsque le cortège funèbre entradans Tivoli, un grand nombre d’habitants vinrent s’y mêler.Ragastens put dès lors rejoindre la procession et se confondre dansla foule. À l’église, Ragastens entra comme tout le monde.
Les prières furent chantées. Puis un silence se fit. Le prêtrefaisait le tour du cercueil et, selon le rite, l’aspergeait d’eaubénite. Le cercueil avait été placé au milieu de l’église sur destréteaux. Quatre soldats, l’épée à la main, s’étaient immobilisésaux quatre angles, près de quatre cierges… Enfin, le prêtre regagnal’autel, puis disparut dans la sacristie, accompagné des enfants dechœur, des porte-croix et des autres prêtres.
La cérémonie était terminée. La foule commença à sortir… Enquelques minutes, l’église se trouva vide… Il n’y eut plus, auprèsde Ragastens, qu’une vieille femme qui, elle-même, se disposa à seretirer…
– Eh bien ?… fit machinalement Ragastens, on n’emportedonc pas le cercueil au cimetière ?…
– Comment ? se récria la vieille femme, vous ne savezdonc pas ? Le Saint-Père a décidé que le corps serait enterréà Rome, où une voiture la transportera demain.
– On va la transporter à Rome ? balbutia-t-il.
– Mais oui ! Vous ne saviez donc pas ?… Et SaSainteté, pour faire honneur à la pauvre petite, a décidé qu’unegarde d’honneur veillerait toute la nuit auprès du cercueil…
Ragastens sortit de l’église, livide, chancelant. Il se mit àarpenter lentement la rue, dans la direction du Panierfleuri, tournant et retournant l’effrayante question :comment ouvrir ce cercueil que gardent des soldats !…
À cinquante pas de l’église, il vit un hangar adossé à uneauberge : sous ce hangar, l’escorte qu’il venait de voirpasser s’était arrêtée. Déjà les soldats avaient déposé leurs armeset leurs manteaux de cérémonie. Deux ou trois d’entre eux, enpourpoint, bâillaient devant la porte de l’auberge. Ce hangarallait servir de poste à l’escorte qui, pendant tout le séjour ducercueil à l’église de Tivoli, fournirait la garde d’honneur.Ragastens les compta rapidement. Il y avait seizehallebardiers.
– Et les quatre qui gardent le catafalque, ça faitvingt ! murmura-t-il.
Dans la salle basse de l’auberge, l’officier qui commandait cedétachement était déjà attablé, lutinant une jolie servante quivenait de lui apporter à boire. Ragastens observa tous ces détailsdans un rapide coup d’œil.
– Comment ouvrir le cercueil ?
La question revenait sans trêve, pendant qu’il avait l’air trèsattentif à examiner les hallebardiers, comme un bon badaud quis’étonnait de la présence des soldats dans le paisible village.Puis il s’éloigna.
– Quatre ! pensa-t-il. La relève se fera toutes lesdeux heures… Quatre !… C’est beaucoup, mais pas au-dessus demes forces. L’essentiel sera d’agir sans bruit…
Rentré au Panier fleuri, il se hâta de se dépouillerdes vêtements de paysan que Spadacape lui avait procurés, et repritson costume de cavalier. Il s’aperçut alors qu’il avait grandfaim.
– Fais-moi apporter à dîner, dit-il à Spadacape.
Celui-ci s’élançait… Mais Ragastens le rappela.
– Non, fit-il, inutile : j’ai changé d’idée.
– Monsieur le chevalier a l’air tourmenté… Un bon dîner, aucontraire, ne gâterait rien…
– Je sais, je sais… Aussi ne renoncé-je pas à dîner.Seulement, je dînerai ailleurs, voilà tout !…
– Vous sortez, monsieur ?
– Oui. Toi, veille et attends ici.
– Et la voiture ? Faut-il la conserver ?
– Plus que jamais. À propos, Spadacape, te chargerais-tu,le cas échéant, d’étourdir un homme d’un seul coup de poing, defaçon qu’il tombe sans même pouvoir crier ?
– Heu !… Cela m’est arrivé, monsieur…
– Et s’il te fallait étourdir deux hommes ?
– On peut essayer… Oui, je crois pouvoir répondre de deuxhommes qui ne seraient pas prévenus… Mais, monsieur, si le coup depoing ne réussissait pas ?
Ragastens tressaillit. L’idée de tuer les quatre factionnairesse présenta à lui pour la première fois. Et cette idée lui causaune insurmontable horreur…
– Que faire ? songea-t-il, pâle d’angoisse.
Et il s’en alla sans répondre à la terrible question deSpadacape. Il se dirigea droit sur l’auberge dont le hangar servaitde corps de garde improvisé aux hallebardiers. Il entradélibérément dans la salle commune.
L’officier était toujours là. Ragastens se mit à appeler, envociférant, de manière à concentrer sur lui l’attention del’officier.
– Tudieu ! Ventrebleu ! Cordieu !Corbacque !
– À la bonne heure ! cria l’officier qui, dans uncoin, était attablé devant un dîner qu’on venait de lui servir.
« Si cet officier vient de Rome, et s’il m’y a vu, il va mereconnaître, pensa Ragastens. Voyons. »
Et il continua ses appels furieux en frappant du pommeau de sonépée sur une table. Deux ou trois servantes accoururent,effarées.
– Que faut-il servir à monsieur le cavalier ?
– À dîner, corbacque ! Je meurs de faim !Morbleu ! Plus vite que cela ! C’est déjà bien assez queje sois forcé de dîner seul… S’il faut encore attendre !…
L’officier se leva et vint droit sur Ragastens.« Attention ! » se dit celui-ci.
– Monsieur, dit l’officier en saluant, je vois que vousêtes homme d’épée…
– En effet, monsieur…
– Cela vous ennuie de dîner seul ?
– Cela m’assomme, monsieur ! À Naples, d’où je viens,nous avons l’habitude de mener une vie pas trop triste… Nous sommesquelques-uns qui aimons la franche ripaille autant que les bonscoups d’estoc… Vous comprenez mon ennui…
– Eh bien, monsieur, s’écria l’officier épanoui,figurez-vous que je suis exactement dans la même situation quevous !… Vous plairait-il d’associer nos deux ennuis et departager mon dîner ?…
– Ma foi, monsieur, voilà une invitation qui metouche !… Je suis tout vôtre !… À une condition,pourtant…
– Laquelle, monsieur ?
– C’est que vous me permettrez de vous traiter en ami,c’est-à-dire que j’entends payer la dépense.
– Je n’y vois aucun inconvénient, si vous me permettez deme charger des vins, fit l’officier de plus en plus ravi. À table,donc, mon cher hôte.
– Il ne me reconnaît pas, se dit Ragastens en s’asseyantvis-à-vis de l’officier.
Il reprit tout haut :
– Pourriez-vous mon cher monsieur, m’expliquer comment ilse fait que je trouve un officier de hallebardiers pontificaux danscette auberge de village ? Vous venez de Rome,peut-être ?
– Rome ! fit l’officier en soupirant. Il y a six moisque je n’y ai pas mis les pieds. Vous voyez en moi un exilé…
– Exilé !… Auriez-vous encouru quelquedisgrâce ?…
– Non, c’est une façon de parler. Sa Sainteté m’a commis aucommandement des hallebardiers de sa villa de Tivoli… Et vouspensez si je m’y ennuie. Sa Sainteté vient d’y arriver. J’espèrebien rentrer à Rome avec elle. Monsieur, je bois à vous.
– À vous, monsieur ! Ce porto est sublime. Mais,puisque le Saint-Père est à sa villa, pourquoi êtes-vousici ?
– C’est toute une histoire ! Il y a eu cette nuitd’étranges événements à la villa…
– Racontez-moi cela un peu…
– D’abord, Sa Sainteté a failli être enlevée.
– Enlevé ? Le Saint-Père ?…
– Positivement ! Par une troupe de bandits qui levoulaient rançonner.
– Voilà qui est étrange…
– C’est le Saint-Père lui-même qui nous l’a dit, lorsquenous sommes accourus à ses cris… Nous l’avons trouvé dans lepavillon de son jardinier, pieds et poings liés…
– Et que sont devenus les bandits ?
– Qui le sait ? Ils ont disparu, emportés par lediable, peut-être, et encore !… Quand je dis le diable, cen’est pas une vaine superstition qui me fait parler…
– Je n’en doute pas, cher monsieur, bien que ce ne soit pasune superstition de croire au diable ! fit Ragastens,goguenard.
– Tout juste. Vous allez voir. Sur les indications duSaint-Père lui-même, on supposait que ces bandits s’étaientréfugiés dans une caverne, qui jouit d’une assez mauvaiseréputation…
À ce moment, un hallebardier entra dans la salle de l’auberge.L’officier interrompit son récit et, se tournant vers lesoldat :
– Que veux-tu, toi ?… Ne peut-on boiretranquille ?
– Lieutenant, je viens vous prévenir qu’il est l’heure deremplacer la garde d’honneur. Vous m’en avez donné l’ordre…
– C’est bon !… File… Le hallebardier disparut.
– Voilà les plaisirs de la corvée ! Dire que, toute lanuit, je vais avoir à me déranger de deux heures en deuxheures !… Mais où en étais-je ?…
– À la caverne mal renommée…
– Ah oui ! Eh bien, c’est là que les brigandss’étaient réfugiés, en compagnie d’une vieille sorcière, leurcomplice… Nous arrivons à la caverne : pluspersonne !
– C’est miraculeux !
– Comme vous dites, cher monsieur. Tout le pays étaitoccupé, la caverne cernée… À moins de supposer qu’ils ont, de boncœur, sauté dans le gouffre de l’Anio, il faut croire que le diableles a emportés. Et c’est ce que tout le monde croit ! acheval’officier en vidant son verre d’un trait et en se levant…
– Voilà, certes, d’étranges événements, dit Ragastens.
– Oh ! Ce n’est pas tout ! reprit l’officierd’une voix pâteuse… Tenez, voulez-vous venir avec moi ? Vousverrez quelque chose de curieux…
– Est-ce loin que vous allez ? demanda Ragastens duton d’un homme qui ne tient pas à interrompre son dîner.
Un tressaillement de joie l’avait agité. Mais cette joie, il ladéguisa sous un masque d’indifférence.
– Tout près, dit l’officier, à l’église !
– Ce n’est pas l’heure d’aller à messe, ni à vêpres !…fit Ragastens en riant.
– Non, mais venez, vous verrez…
– Eh bien, soit ! Pour vous tenir compagnie…
Suivi de Ragastens, l’officier sortit de l’auberge. Devant lehangar, quatre soldats attendaient, la hallebarde au poing. Lapetite troupe se mit en route. La nuit était venue et déjà lesmaisons de Tivoli s’étaient fermées.
Ragastens affecta de marcher près de l’officier et de lui causerfamilièrement, de façon que les soldats pussent bien constatercette intimité. On arriva à l’église.
Les quatre nouveaux factionnaires prirent la place de ceuxqu’ils venaient de relever, puis l’officier revint aussitôt àl’auberge en ramenant les hallebardiers dont le tour étaitfini.
– Vous avez vu ? demanda-t-il à Ragastens, lorsqu’ilsfurent installés de nouveau à table.
– En effet. C’est assez lugubre, ce cercueil avec ceshallebardiers. Comme si le mort devait s’enfuir !…
L’officier éclata d’un rire épais.
– Pas de danger ! Mais le mort est une morte… et cen’est pas pour l’empêcher de s’enfuir que mes soldats montent lagarde… c’est pour lui faire honneur.
– Une morte, dites-vous ?
– Chut !… Il paraît que c’est une parente duSaint-Père… une parente très rapprochée… quelque chose comme safille !
– Hé ! hé ! On dit que le pape, dans son jeunetemps…
– Justement… Et même maintenant !
– En sorte que la défunte ?…
– C’est le fruit d’une de ses passagères amours dont lepape sanctifie parfois les dames romaines… Pauvre petite !Seize ans à peine !
– Vous l’avez vue ?…
– Oui, le soir, dans le jardin. Je commençais même à endevenir amoureux !…
– Diable ! pensa Ragastens, est-ce que cet imbécileaurait le vin idyllique ? Dans ces conditions, poursuivit-il àhaute voix, je comprends la garde d’honneur. Mais, comme vousdisiez, c’est une corvée pour vous !…
– Corvée d’autant plus dure que l’obligation de me dérangertoutes les deux heures va me faire manquer une occasionsuperbe…
– Laquelle ? Contez-moi cela…
– Vous voyez cette petite servante, avec son pied demarquise, sa jupe courte, et ses yeux incandescents ?… Ehbien ! Elle raffole de moi… elle vient de me le dire !…Mais la consigne avant tout !
De minute en minute, Ragastens versait à boire à l’officier.
– Ah ! soupira-t-il en jetant un regard sur laservante qui allait et venait dans la salle, s’il n’y avait pascette maudite corvée !…
– Qui vous empêche de concilier la corvée et l’amour ?fit Ragastens à brûle-pourpoint.
L’officier le regarda d’un air hébété.
– Que voulez-vous dire ? bégaya-t-il.
– Eh que diable ! Entre camarades, on se doit quelquechose !… Je vous remplacerai !…
– Vous ?…
– Moi ! Pourquoi pas ?… Je suis du métier,camarade !
– La consigne ! fit l’officier avec effort pourreprendre son sang-froid. Je ne veux pas…
– Envoyez donc la consigne au diable !… Voyez la joliefille qui tourne vers vous un œil langoureux… Morbleu ! Ilvous faudrait du courage…
– Du courage ?… Oui… j’en aurai… À boire…
Ragastens fit signe à la servante qui s’empressa de venirverser. Il n’y avait plus personne dans l’auberge. Les maîtress’étaient couchés. La porte principale était fermée. Ragastens seleva tout à coup et embrassa la jolie servante sur les deuxjoues.
– Morbleu ! C’est frais, c’est velouté !Ah ! Camarade, je prends votre place, puisque vous gardez laconsigne.
La servante ne se défendait qu’à peine. Ragastens la poussa surles genoux de l’officier.
– Ah ! la friponne, fit-il, elle ne veut pas demoi…
– Oui, hoqueta l’autre, elle m’aime…
– Allez donc dormir… je suis là pour la consigne !
L’officier se leva en titubant et s’appuya au bras deRagastens.
– Tu es un véritable ami… Comment t’appelles-tu ?
– Que t’importe, mon cher !… Profite de l’occasion… jeme charge de tout.
– Non !… Je serais mis en disgrâce… peut-être pisencore !
– Va donc, morbleu ! Je te réveillerai toutes les deuxheures !
– Ah ! Pour le coup, voilà la bonne idée…
– Va, mon cher… Ah ! l’heureux gaillard !
– Eh bien, écoute, fit soudain l’officier. Le mot de passeest… Tibre et Tivoli… Avec cela, mes gaillards feront toutcomme si tu étais moi-même !… Mais tu me jures… toutes lesdeux heures…
– Toutes les deux heures, j’irai changer la garde, et s’ilsurvient un incident, je te réveille !…
– Embrasse-moi, camarade !…
Ragastens donna l’accolade à l’officier et, moitié le poussant,moitié le soutenant, le conduisit à l’escalier que la jolieservante escaladait déjà. Quelques instants plus tard, il entenditune porte s’ouvrir et se refermer.
– Dans cinq minutes, il ronflera, pensa-t-il, et il en apour jusqu’à demain !…
Aussitôt, il passa par une porte latérale sous le hangar. Leshallebardiers l’avaient vu dîner avec leur supérieur ; ilsétaient tous convaincus que Ragastens était un camarade de leurofficier, venu pour lui tenir compagnie. Cette conviction sefortifia lorsque Ragastens, ayant appelé le sergent, lui donna lemot de passe et lui ordonna de désigner les quatre hommes de gardedont c’était le tour de veiller à l’église.
Le sergent s’exécuta et salua Ragastens. Celui-ci frémit dejoie. Le résultat de sa manœuvre était inespéré.
L’heure de changer la garde étant arrivée, Ragastens accomplitcette cérémonie exactement comme il avait vu faire l’officier. Ilexagéra la raideur militaire et son ton rogue donna auxhallebardiers une haute idée de ses capacités. De retour au hangar,il passa en grognant fort l’inspection du poste.
– Qu’on dorme ! fit-il en redoublant de sévérité.Sergent, vous me répondez du bon ordre. Je ne veux pas entendre unmot.
Sur ce, il sortit comme un homme décidé à accomplirméticuleusement sa consigne et qui ne veut pas se laissersurprendre par le sommeil.
Dans la rue, une ombre se dressa près de lui. C’était Spadacape.Ragastens l’entraîna dans une encoignure.
– Monsieur, lui dit alors Spadacape, vos deux amis sont auPanier fleuri, avec une vieille femme, tous trois dans unemortelle inquiétude… Ils m’ont envoyé pour tâcher de voustrouver…
– Bon ! Eh bien, tu vas aller leur dire que tout vabien.
– J’y cours… Annoncerai-je votre retour ?
– Non. Écoute. Peux-tu, sans bruit, amener la voiturejusque sur la petite place de l’église ?
– En mettant de la paille autour des roues et enenveloppant les sabots des chevaux, je réponds du silence…
– Peux-tu être sur la place dans un quartd’heure ?
– Oui, mais ce sera juste…
– Bien, sois donc, dans vingt minutes, sur la place, avecla voiture. Mes deux amis et la vieille femme dont tu parlesdevront être dans la voiture… Surtout qu’ils ne bougent pas avantde me voir.
Spadacape s’élança vers le Panier fleuri et Ragastensse dirigea rapidement vers l’église. Il tenait à être seul.
Que l’un de ces soldats fût pris d’un doute, qu’un soupçonpassât par l’esprit de l’un des factionnaires de la morte et toutétait perdu… Il fallait frapper un seul coup, et que le coupportât…
Les quatre hallebardiers lui apparurent vaguement dans lapénombre. Leurs attitudes affaissées indiquaient que le sommeil lesgagnait. L’un d’eux dormait même tout à fait. Il dormait debout,appuyé sur sa hallebarde et son sommeil était presque aussi profondque s’il eût été dans son lit, comme il arrive aux soldats habituésà rester debout, immobiles, pendant longtemps.
Du fond de l’église, Ragastens examina un instant la situation.Tout à coup, il s’ébranla : il avait trouvé ! Il marchadroit au dormeur et lui mit rudement la main sur l’épaule. L’hommesursauta. Les trois autres prirent aussitôt une raideur destatues.
– Eh bien, mon camarade, fit Ragastens, il paraît que vousdormez !… En faction !… Le cas est grave…
– Mon officier, balbutia le dormeur… la fatigue…
– Il n’y a pas de fatigue pour un bon soldat. Dans macompagnie, reprit Ragastens, pour dormir sous les armes, c’est deuxmois de cachot !… Et dans les hallebardiers ?…
Le soldat pâlit…
– Je vais rendre compte du fait à votre officier, qui m’achargé de le suppléer… Je crois qu’en raison des circonstances, lesdeux mois de cachot risquent fort de s’augmenter…
– Mon officier… je vous promets…
– Mais tu tombes de sommeil… Tu ne peux rienpromettre !… Et vous trois aussi. Allons, allons, je ne suispas si mauvais diable que j’en ai l’air… Allez dormir au poste,marauds !…
Ragastens attendit avec une anxiété mortelle le résultat de cesderniers mots. Les quatre soldats eurent ce regard inquiet etméfiant qu’ont les enfants à qui on propose tout à coup un jouettrop beau.
– Allez dormir, vous dis-je ! Morbleu !Je ne veux pas que mon passage parmi les hallebardiers de notreSaint-Père laisse un mauvais souvenir à de braves gens comme vous…Allez dormir, je vous remplace !… La morte sera, pour cetteheure, gardée par un lieutenant d’arquebusiers : cela vautquatre hallebardiers…
Les quatre soldats eurent encore une hésitation. Ragastenssentit la sueur perler à la racine de ses cheveux.
– Allez dormir… ou je me fâche ! bougonna-t-il.
– Merci, mon officier ! fit soudain le dormeur, qui sedirigea aussitôt vers la porte.
Les trois autres le suivirent en répétant :
– Merci, mon officier !…
Ragastens se mordit les lèvres pour ne pas crier de joie. Iltira ostensiblement son épée, comme s’il se fût préparé à monter lagarde.
Les quatre soldats disparurent… Ragastens courut à la porte del’église… il les vit s’éloigner dans la nuit…
Alors, il attendit quelques minutes, dévoré d’impatience, lecœur lui battant à rompre… Enfin, il lui parut évident que rien neviendrait le troubler dans l’achèvement de son œuvre… À ce moment,un bruit très sourd, à peine perceptible, se fit entendre non loinde lui… La voiture apparut !…
Alors, il rentra et courut au catafalque. En une seconde, il eutarraché le drap mortuaire : la bière apparut éclairée par lescierges…
Il introduisit la pointe de son poignard entre le couvercle etla bière. D’une pesée lente, il souleva le couvercle, puisrecommença près du clou suivant, puis plus loin encore… Unedernière pesée détacha assez le couvercle pour qu’il pût passer sesdeux mains dans la fente…
Ragastens se mit à genoux… Il introduisit ses deux mains dans lalarge fente… Ses muscles se tendirent. Il entendit le grincementdes clous qui s’arrachaient. Brusquement le couvercle sauta.
La morte lui apparut, si blanche, si bien morte en apparencequ’un doute horrible lui emplit l’âme. Il se leva d’une pièce, sanspouvoir détacher ses yeux de la jeune femme et, pendant unevertigineuse seconde, les affres de ce travail macabre ledominèrent. Mais il se secoua, ramené à la réalité par l’imminencedu danger.
Frémissant, il se baissa pour saisir la jeune femme etl’emporter… À ce moment, une main se posa sur son épaule.
Après le départ de Ragastens, il y avait eu dans la caverne dela Maga une longue attente pleine d’anxiété.
Ragastens ne revenait pas !
Le soir vint et tous trois attendaient, rassemblés dans unsilence profond. La nuit se fit. L’inquiétude de Machiavelgrandissait de minute en minute. Ragastens était-il pris ?Quel événement l’empêchait de revenir ?
Quant à Raphaël, il ne vivait plus.
– Allons ! dit-il d’un ton bref.
– Attendons encore !…
– Je ne peux plus.
Machiavel comprit que Sanzio était à bout de forces.
– Allons ! dit-il… Mais procédons avec prudence etméthode, passons par le Panier fleuri. Peut-êtreaurons-nous des nouvelles.
– Tout ce que tu voudras, mais allons !… N’est-ce pasMaga ?
– Oui, dit tristement la Maga.
Tous trois se mirent en route. Une demi-heure plus tard, ilsarrivaient à l’auberge du Panier fleuri.
– Spadacape ! fit Machiavel en montrant unhomme qui, dans la cour de l’auberge, semblait attendre.
Il le rejoignit vivement. Et bientôt Spadacape l’eut mis aucourant de tout ce que lui avait dit Ragastens.
– Mais où est maintenant le chevalier ?
– Il rôde certainement dans Tivoli, et je me ferais fort dele trouver rapidement. Quoi qu’il arrive, j’ai tout préparé selonses instructions.
– Spadacape, dit Machiavel soucieux, il faut absolument letrouver, lui dire que nous sommes ici, que nous mouronsd’inquiétude…
Spadacape se mit aussitôt en campagne. On a vu quel avait été lerésultat de ses recherches. Il faisait nuit noire quand Spadacaperéapparut.
– Le chevalier ? interrogea fiévreusementMachiavel.
– Il vous attend sur la place de l’Église… Vite, messieurs,aidez-moi !…
Spadacape s’était précipité vers la voiture et commença à engarnir les roues avec du foin. Sanzio et Machiavel comprirent… Ilsse mirent à la besogne avec une hâte fébrile.
– Ragastens a besoin de la voiture, murmura Machiavel.C’est que tout est prêt…
Un indicible espoir leur était revenu… En quelques minutes, lesroues de la voiture, les sabots des chevaux se trouvèrentenveloppés… On fit monter la Maga dans la voiture.
– En route ! commanda Raphaël.
La voiture sortit de l’auberge, conduite en main par Spadacape.Machiavel et Sanzio s’étaient précipités en avant. Ils atteignirentla petite place de l’Église.
– Personne ! fit Machiavel.
– Entrons ! répondit Sanzio.
Ils dégainèrent, et ce fut le poignard à la main qu’ilspoussèrent la porte de l’église où ils entrèrent de front. L’égliseparaissait déserte…
En quelques pas, ils gagnèrent la nef qu’éclairaient lescierges. Machiavel saisit la main de Sanzio et lui montra, dans lecercle de la lumière jaunâtre des cierges, le groupe fantastique,la vision de ce rêve que formait Ragastens se colletant avec lecercueil… Raphaël bondit en avant et, au moment où Ragastens, saterrible besogne achevée, se penchait pour saisir Rosita, lui mitla main sur l’épaule…
Ragastens releva la tête avec un rugissement de lion à qui onveut arracher sa proie et, laissant tomber la jeune fille, saisitson poignard… Mais il reconnut Raphaël et un sourire d’orgueil etde joie illumina sa mâle figure.
– Pardieu, cher ami ! fit-il, vous arrivez àtemps !… Prenez-la !… Au fait, c’est vous qui êtesl’époux !…
Raphaël avait eu d’abord un regard d’extase pour Rosita. Auxderniers mots de Ragastens, il se recula d’un pas et se découvrit,puis, trop ému pour pouvoir parler, il lui désigna la jeunefille.
Ragastens comprit la pensée généreuse de l’artiste. Sanzio luilaissait l’honneur d’emporter sa femme et d’achever ce qu’il avaitcommencé seul !…
Alors, Ragastens se baissa, saisit la jeune fille, la soulevadans ses deux bras et l’emporta jusqu’à la voiture où il la déposasur les genoux de la Maga…
Raphaël voulait parler, dire sa joie, sa reconnaissance… Il yeut entre les deux hommes une de ces étreintes qui cimentent àjamais les fortes amitiés. Puis, Ragastens donna sesordres :
– Spadacape, mon cheval et le tien !
Spadacape s’élança.
– Machiavel, sur le siège, continua le chevalier. Voussavez conduire, je suppose ?
– Oui, général ! fit Machiavel en souriant.
Quant à Raphaël, il était déjà dans la voiture, penché sur levisage de Rosita, attendant l’effet de la potion que la Maga venaitde faire absorber à la jeune fille…
Spadacape reparut, Ragastens se mit légèrement en selle. Lavoiture s’ébranla, traversa Tivoli au pas, puis se lança augalop.
Il y eut une heure de course folle dans la nuit, en pleinemontagne. On évita de rejoindre directement la route de Florence.Ragastens et Spadacape galopaient aux deux côtés de la voiture.
Au bout d’une heure, Raphaël cria d’arrêter. Machiavel obéit etsauta à bas de son siège. Alors, Sanzio descendit de la voiture.Ragastens mit pied à terre.
Raphaël tendit ses deux bras vers la voiture… Rosita apparut,toute blanche encore, adorable de son effarement et de sa grâce,les yeux troublés comme si elle eût encore douté si ce qu’ellevoyait était un songe…
– Rosita, lui dit Raphaël avec une intense émotion, voiciM. le chevalier de Ragastens et voici Machiavel, ces deuxchers amis dont je te parlais tout à l’heure… dont je t’ai dit ledévouement…
– Soyez bénis, vous qui me rendez à mon Raphaël, dit-elleavec un sourire d’une infinie douceur, en tendant ses deux mains.Par vous, je suis heureuse… jamais je n’oublierai mes deuxfrères…
– En ce cas, dit Ragastens gravement, je demande l’accoladeà laquelle ce titre précieux me donne droit !…
Rosita tendit ses joues. Le chevalier l’embrassa, faisant devains efforts pour cacher son émotion.
– Soyez heureuse, petite sœur ! dit-il doucement.
Puis ce fut le tour de Machiavel. Et il y eut parmi cespersonnages rassemblés sous le beau ciel étoilé, dans la nuitqu’embaumaient les lavandes de la montagne, une minute de bonheurcomplet comme il y en a si peu, hélas, dans la vie deshommes !
Lorsque Rosita et Raphaël remontèrent dans la voiture, ilspoussèrent un cri : la Maga avait disparu !
– Hélas ! murmura Sanzio, sa résolution a étéinébranlable. Les larmes de Rosita elles-mêmes n’ont pu la retenir…Déjà, à Rome, nous avions vainement essayé de l’entraîner avecnous… Pauvre mère Rosa !…
Rosita pleurait silencieusement.
– Allons ! fit Machiavel, il faut partir !…
– Partons ! répondit Sanzio avec un soupir.
La voiture s’ébranla de nouveau. Alors, la Maga sortit du fourréoù elle s’était glissée. Ses yeux demeurèrent fixés sur la voiturequi s’éloignait. Et de ces yeux coulaient deux grosses larmes…
Enfin, elle se retourna et se mit à marcher d’un bon pas dans ladirection de Tivoli… Et, cette fois, ce n’était plus une émotionattendrie qui brillait dans son regard flamboyant d’une farouche etindomptable volonté…
Au point du jour, la voiture ayant fait un immense détour,rejoignit la route de Florence. Ragastens fit alors signe àMachiavel d’arrêter.
– Mes amis, dit-il, nous allons nous séparer. La route estlibre… Vous, piquez droit sur Florence ; moi, j’ai encorequelque chose à faire dans ce pays…
– Nous séparer ? s’écrièrent Machiavel et Sanzio.
Et ils entreprirent de dissuader le chevalier. Mais leursprières, leurs raisonnements, les instances de Rosita, tout vint sebriser contre la résolution de Ragastens.
Force fut à Sanzio et à Machiavel de se résigner. Ce fut avecune violente émotion qu’ils se firent leurs adieux. Il y eut forcepromesses cent fois répétées. Et les fugitifs ne se décidèrent toutà fait que lorsque Ragastens eut juré de pousser jusqu’à Florenceavant peu.
La voiture, conduite par Machiavel, se remit en route. Rosita etRaphaël, penchés à la portière, échangèrent encore des signauxd’affection avec le chevalier, demeuré au milieu du chemin… Puis,soudain, il y eut un coude de la route. Ragastens, subitement, sevit seul.
Alors, il se tourna vers Spadacape.
– Spadacape, lui dit-il, je ne veux pas te prendre entraître. Je te préviens que la campagne que je vais commencer serafertile en mauvais coups à recevoir…
– Avec vous, monsieur le chevalier, je ne crains rien…Mais, monsieur, vous allez donc vous battre ?…
– Oui, Spadacape. Ça te va ?
– Ça me va, monsieur. Seulement, voulez-vous me permettreune question ?…
– Je te permets la question…
– Jusqu’ici, vous n’avez fait que vous batailler contre unefoule de gens, contre des sbires, contre des seigneurs puissantscomme César, contre des papes même !… Contre qui, cette fois,allez-vous donc vous battre ?
– Contre une armée ! répondit simplementRagastens.
Pendant quelques jours, Ragastens, l’esprit désemparé, erra dansles montagnes, irrésolu, flottant d’une pensée à l’autre, tantôtprojetant de retourner en France, tantôt voulant courir àFlorence…
Cependant, si capricieux que fussent les méandres de sa coursevagabonde, la fatalité voulut qu’il se rapprochât de plus en plusde la ville de Monteforte.
Quoi qu’il en fût, il arriva que, le cinquième soir de sonvoyage, Ragastens s’aperçut tout à coup qu’il n’était plus qu’àdeux journées de marche de Monteforte.
Au moment où le chevalier fit cette découverte qui devait avoirsur sa destinée une influence décisive, il se trouvait dansl’unique et pauvre auberge d’un misérable village où il étaitarrivé deux heures auparavant. Il était assis devant une bouteillede vin gris, qui rafraîchissait dans le seau d’eau glacée qu’onvenait de tirer d’un puits.
Or, ce tête-à-tête de Ragastens et d’un flacon de vin gris avaitlieu sous une tonnelle épaisse, laquelle, située dans un jardin,s’adossait presque à l’auberge, de façon qu’entre elle et le mur deladite auberge, il y avait juste un étroit passage.
Le mur en question était percé d’une fenêtre de rez-de-chaussée.Cette fenêtre donnait sur une petite pièce que la tonnellegarantissait des ardeurs du soleil et de tout regard indiscret.Plusieurs personnages réunis dans la pièce causaient entre eux. Cespersonnages ne pouvaient rien dire sans être entendus deRagastens.
Quelques mots prononcés d’une voix plus haute lui firent dresserl’oreille. Dès lors, il ne perdit pas une syllabe de ce qui sedisait dans la petite pièce. Et ce qui se disait devait être d’unprodigieux intérêt pour Ragastens. Car, peu à peu, il s’était levé,s’était rapproché le plus possible du rideau de feuillage,l’oreille tendue, les yeux brillants. Enfin, au moment où laconversation qu’il venait de surprendre paraissait près de sa fin,Ragastens se pencha doucement et fit signe à un homme qui, dans lacour, fourbissait des brides de chevaux. L’homme accourut.
– Spadacape, lui souffla Ragastens dans l’oreille, tu voiscette chambre, n’est-ce pas ? La porte donne sur le couloirqui traverse l’auberge. Tu vas aller te placer devant la porte ettu ne bougeras plus…
– Bon… j’y vais…
– Attends !… Tu auras ton poignard à la main. Si onouvre la porte, et que quelqu’un veuille sortir…
– Il faudra qu’il se heurte à cette pointed’acier ?
– Tout juste… Tu comprends à merveille !
Ragastens attendit un instant. Puis, lorsqu’il supposa queSpadacape était à son poste, il sortit de la tonnelle, entra dansl’étroit passage que nous avons signalé, parvint à la fenêtre, et,l’enjambant légèrement, sauta dans la pièce en disant de sa voix laplus railleuse :
– Bonjour, messieurs… Enchanté de faire votrerencontre !…
À Monteforte par une belle soirée d’été, une extraordinaireagitation se manifestait dans les rues de la ville. Des gens dupeuple, des soldats en quantité affluaient sur une grande place, aufond de laquelle se dressait l’élégante architecture florentine dupalais comtal des Alma.
La façade du palais était resplendissante de lumières. La grandesalle des fêtes contenait une foule de seigneurs en costume deguerre. Parmi eux se trouvaient tous les personnages entrevus dansles catacombes de Rome. Au fond de la salle s’élevait le trônecomtal, encore inoccupé. On attendait avec impatience l’arrivée ducomte Alma et se sa fille Béatrix.
Un groupe de cinq ou six jeunes gens entourait, à quelques pasdu trône, un beau vieillard à barbe blanche : le princeManfredi qui, malgré ses soixante-douze ans, était accouru l’un despremiers à l’appel du comte Alma… On allait recommencer laguerre…
Le comte Alma, bon gré mal gré, était devenu l’âme d’une vasteconspiration à laquelle s’étaient ralliés tous ceux que Césaravaient dépossédés. En cette réunion on allait décider desdernières mesures à prendre.
Un espion arrivé dans l’après-midi avait apporté la nouvelle queCésar venait de quitter Rome à la tête de près de quinze millehommes, tant fantassins que cavaliers. Il avait en outre avec luidix coulevrines de campagne, et huit bombardes d’artilleriecapables de lancer à plus de deux cents pas de gros boulets depierre.
Dans la salle des fêtes, l’heure arriva où le comte Alma devaitprendre place au trône comtal et ouvrir la conférence. Déjà, desmurmures s’élevaient. Dans le groupe qui entourait Manfredi,quelqu’un dit à haute voix :
– Le comte Alma nous commande en chef ; mon avis estque l’honneur lui semble excessif… Peut-être un régiment dansl’armée de César ferait-il mieux son affaire…
Ces paroles, qui traduisaient les inquiétudes et les accusationsde beaucoup des chefs, amenèrent un silence glacial. À ce moment,la porte qui se trouvait près du trône s’ouvrit brusquement. Tousles yeux se portèrent de ce côté. Béatrix entra seule !…
Il y eut dans la foule une minute de stupeur inquiète. Quefaisait donc le comte Alma ?… Cette stupeur se changea encuriosité lorsqu’on vit Béatrix se diriger résolument vers le trônecomtal et y prendre place… Un grand silence s’établit.
Debout, svelte, dans sa longue robe de velours gris, Béatrixpromena sur l’assemblée un regard assuré.
– Seigneurs, dit-elle d’une voix qui ne trembla pas, j’aiune malheureuse nouvelle à vous apprendre : le comte Alma adisparu de Monteforte.
À ces mots, il se fit dans la salle un grand tumulte.
– Trahison ! crièrent plusieurs chefs.
Béatrix étendit la main, et tel était son ascendant sur tous cesseigneurs, rudes hommes de guerre, que son geste suffit à ramenerle silence.
– Ceux qui ont peur peuvent se retirer. Quant aux autres,ils resteront, et si peu qu’il en reste, j’ai bon espoir dedéfendre une fois encore ma ville contre Borgia… Huissiers, ouvrezla grande porte !…
Nul ne sortit… Béatrix promena sur l’assemblée son fierregard.
– Maintenant, s’écria-t-elle, je puis dire que Montefortesera sauvée et que peut-être l’Italie sera arrachée au despotisme…Seigneurs, merci !… Mon cœur se repose en vous…
Tous ces hommes écoutèrent ces paroles qui suscitaient en euxdes idées de dévouement absolu. Certes, il n’y en avait pas un quine fût mort avec bonheur sous le sourire de Primevère. Cessentiments se traduisirent par une longue acclamation.
C’en était fait, Béatrix comprit qu’elle était l’arbitresouveraine et incontestée des décisions qui allaient être prises.Elle prit place au trône comtal, comme si, désormais, elle eût étéle chef réel, en l’absence du comte Alma. À ce moment, un jeunehomme de fière mine se leva et, d’une voix forte, prononça cesparoles :
– Moi Jean Malatesta, fils de Guido Malatesta, tué dansRimini en défendant ses droits, ses prérogatives et sa liberté, jedéclare que l’Italie souffre un honteux asservissement et que nousdevons reprendre aux Borgia ce qu’ils nous ont volé. AprèsMonteforte sauvée, reprenons Rimini ; après Rimini, reprenonsImola, Bologne, Piombino, les villes d’Urbin, et Pesaro, et Faënza,et Comerino. Êtes-vous d’avis que la ligue sacrée, dès aujourd’huiconstituée, poursuive ce but grandiose ? Et qu’après avoirrepoussé César de Monteforte, nous entreprenions la délivrance del’Italie ?
Il n’y eut qu’un cri, une clameur fiévreuse d’enthousiasme…
– Or donc, reprit Jean Malatesta, nous avions un chefsuprême : le comte Alma. Il avait accepté de diriger nosforces coalisées… Le comte Alma disparaît. Qu’est-il devenu ?…Il faut que nous le sachions… Et ce qu’il est devenu, je crois lesavoir, moi !…
Primevère eut un geste d’anxiété. Le silence était redevenusolennel.
– Deux hommes, deux pèlerins, sont entrés dans Monteforte,il y a quelques jours. Nul ne fit attention à eux. À diversesreprises, j’ai vu le comte Alma causer avec deux pèlerins dans lesprofondeurs du Jardin du palais comtal… Et hier, j’ai pum’approcher assez, sinon pour entendre ce qu’ils disaient, du moinspour apercevoir un instant la figure de l’un d’eux, malgré le soinavec lequel il se cachait sous son capuchon…
L’assemblée écoutait avec une attention profonde. Jean Malatestacontinua :
– J’ai vu, seigneurs, j’ai vu l’homme et je l’ai reconnu.Savez-vous qui était ce pèlerin ? Savez-vous avec qui le comteAlma a eu des entretiens secrets, entretiens au sujet desquels jeme proposais de lui demander des explications publiques, ce soir,devant vous tous ?… Eh bien, c’était l’âme damnée de CésarBorgia, un des espions les plus actifs d’Alexandre VI, un moine quise fait appeler dom Garconio…
– Dom Garconio !… murmura Primevère en pâlissant.
Aux derniers mots de Jean Malatesta, une vraie tempête s’élevadans l’assemblée et les cris de :« Trahison ! » se firent entendre à nouveau.Malatesta étendit la main comme pour dominer le tumulte. Le silencese rétablit.
– Il n’est que trop facile de saisir la vérité, poursuivitalors le jeune homme. Ces deux pèlerins, émissaires du pape et deCésar, sont venus traiter avec le comte Alma de sa défection ànotre cause… Si le comte n’est plus à Monteforte, c’est qu’il atrahi… Le comte a accepté les propositions d’Alexandre VI… Le comteAlma s’est vendu… Si nous ne faisons un exemple terrible, il fauttout craindre de la diplomatie du pape, plus encore que des armesde son fils…
– C’est la vérité même ! crièrent plusieurs voix.
– Il faut frapper le comte !
– Il faut que l’exemple soit retentissant !
– Seigneurs, reprit Jean Malatesta, je propose que le comteAlma, traître et félon, soit publiquement déclaré tel, qu’il soitdéchu de son titre et de ses biens, et qu’il soit ordonné de luicourir sus dès qu’on le trouvera…
– Seigneurs !… chers seigneurs !… s’écriaPrimevère, blanche de désespoir.
Mais sa voix fut couverte par le tonnerre des voix quigrondaient. Elle retomba sur son fauteuil, impuissante… Et comment,d’ailleurs, eût-elle pu défendre son père ?
À ce moment, un homme, un vieillard, se dressa près de JeanMalatesta. C’était le prince Manfredi. Il jouissait d’une influenceincontestée sur tous ces rudes chefs de guerre qu’il avaitcommandés en mainte bataille, qu’il avait dirigés de sa sagessedans les conseils. Lorsqu’il se leva, le silence se rétablitlentement, par degrés…
– Messieurs, dit-il enfin d’une voix que l’âge n’avait pascassée, moi aussi, j’ai vu mes domaines envahis ; j’ai vu lecarnage là où la paix faisait jadis fleurir les moissons… Je neparle pas de mes richesses pillées, de mes privilèges foulés auxpieds… Je suis vieux, mais il s’agit du salut de l’Italie, et mesépaules sont assez robustes encore pour porter la cuirasse.Messieurs, l’un des premiers, j’ai adhéré à la délivrance… Vousm’avez entendu dans les réunions, vous m’avez vu à l’œuvre sur leschamps de bataille… Je crois qu’il m’est permis de vous direfranchement ma pensée…
» Je crois que l’ardeur de la jeunesse a emporté trop loinle valeureux Jean Malatesta… Je crois qu’en ce qui concerne lecomte Alma, nous ne devons pas prendre de décision précipitée…Messieurs, vous oubliez que la fille du comte Alma, notrebien-aimée Béatrix, occupe ce trône… Regardez cette frêle enfantqui nous a donnés à tous, hommes de guerre que nous sommes,l’exemple de l’intrépidité…
» Seigneurs, je propose qu’il soit sursis à toute décisioncontre le père de Béatrix.
Jean Malatesta, lui aussi, avait regardé Primevère. Il étaitdevenu pâle de la voir si pâle. Et ce fut d’une voix altérée par laprofonde émotion des violents et secrets sentiments quil’agitaient, qu’il reprit :
– Seigneurs, la proposition du vénéré Manfredi m’agrée.Qu’il soit sursis… Soit ! Mais de combien de jours ?…
Tous se regardèrent, surpris, hésitants.
– Seigneurs, se hâta alors de continuer Jean Malatesta,autant que le prince Manfredi, autant que vous tous, je suis touchéde la situation de la jeune comtesse… Et j’ajoute que maproposition de tout à l’heure s’enchaîne étroitement à une deuxièmeproposition que je veux faire… Je parle au grand jour, comme devantdes frères…
En disant ces mots, Jean Malatesta parut plus vivement ému. Dansl’assemblée, un certain nombre de jeunes gens fixèrent sur lui desyeux ardents, comme s’ils eussent deviné déjà sa pensée. Quant àPrimevère, son inquiétude fut si évidente que le prince Manfredialla se placer près d’elle, comme pour la rassurer. Cependant, JeanMalatesta s’était tourné vers elle :
– Chère Béatrix, dit-il nerveusement, vous êtes vraimentnotre chef, vous êtes l’âme de toutes nos âmes. C’est votre jeunebravoure qui nous a enflammés, ce sont vos paroles qui ont réveillél’espoir en nous… Et puisse ma langue être donnée aux chiens sij’ai proféré ou si je profère des paroles qui vous blessent.
– Vous ne me blessez pas, Jean Malatesta.
– Donc, fit le jeune homme avec plus de force, tous icinous sommes décidés à mourir pour vous, s’il le faut… C’est là, jecrois, la plus forte parole que je puisse trouver pour vous dire ledévouement de tous ces seigneurs – et le mien !… Le comte Almanous a abandonnés… Mais il vous a abandonnée aussi, Béatrix… Enproposant de le déchoir de tous ses titres j’ai compris parmi euxle plus beau… le titre de père… Que cette décision soit remise, j’yconsens… Mais il est nécessaire que notre entreprise ait un chef…un homme qui puisse marcher à la bataille… Il faut que le comteAlma soit remplacé… Seigneurs, et vous, Béatrix, écoutez maproposition.
Le jeune homme s’arrêta une seconde, peut-être dominé parl’émotion. Puis, dans le solennel silence, il parla :
– Je propose d’attendre trois jours. Si dans trois jours,heure pour heure, le comte Alma n’a pas reparu, il sera déchu…Acceptez-vous ?…
– J’accepte ! dit le prince Manfredi.
– Nous acceptons ! reprirent les chefs assemblés.
Primevère fit un signe qui indiquait qu’elle se résignait.
– Or, dans trois jours, reprit Malatesta, nous allons êtresans chef. Et la comtesse Béatrix sera seule dans une ville sur lepoint d’être assiégée… Il faut un chef à notre entreprise… Il fautun protecteur pour Béatrix.
Primevère devint plus pâle encore.
– Ce chef, ce protecteur, c’est la comtesse Béatrix qui vale désigner dès maintenant… Dans trois jours, heure pour heure, sile comte Alma n’est pas de retour parmi nous, l’homme qui va êtredésigné, parmi tant de chefs illustres, deviendra le chef suprêmede notre entreprise et l’époux de la princesse Béatrix… J’aidit.
Un murmure confus s’éleva de toutes parts. Plusieurs, parmi ceshommes, aimaient la jeune fille en secret. Plus d’une maintourmenta nerveusement le poignard de cérémonie sur lequel elles’appuyait. Plus d’un regard se fixa sur Malatesta qui paraissaittout désigné pour devenir le chef de l’entreprise et l’époux deBéatrix…
Agitée de mille sentiments, la jeune fille promena surl’assemblée un regard éperdu… Elle se leva et dit :
– Chers seigneurs, la proposition de Jean Malatestam’effraie et me surprend…
– Elle est raisonnable, pourtant ! firent plusieursvoix.
Primevère vit clairement que si elle ne se rendait pas, c’enétait fait de l’œuvre à laquelle elle s’était vouée… Une larmetrembla à ses paupières… Une rapide vision passa devant ses yeux…Elle se vit dans un bois d’oliviers tout parfumé, près d’unruisseau qu’un jeune cavalier franchissait d’un bond pour venir luibaiser la main…
Mais, tout à coup, elle se rasséréna… Son regard reprit cetteexpression indéfinissable, mélange de hardiesse et de douceur quila faisait si séduisante.
– Bien, dit-elle, j’accepte !
Il y eut un frémissement, puis un grand silence.
– Chers et aimés seigneurs, celui que je choisis, puisqueje suis appelée à l’honneur de ce choix, pour notre chef à tous etpour mon époux, c’est celui qui vous inspire à tous confiance,estime et affection, celui qui peut vraiment réunir les suffragesde tant d’hommes de haute valeur… C’est le prince Manfredi…
Un tonnerre de vivats accueillit ces paroles. L’unanimité desassistants reconnaissait dans le prince Manfredi un chef digned’être écouté aussi bien dans les conseils que sur le champ debataille.
Seuls, deux ou trois pâlirent de dépit, sans cependant élever deprotestation. De ce nombre était Jean Malatesta.
Le prince Manfredi, après le premier moment de surprise, n’avaitpu dissimuler le plaisir que lui causait le choix de Primevère.S’avançant vers la comtesse Béatrix, il avait incliné sa hautetaille faite pour les robustes armures, avait saisi la main decelle qu’il pouvait considérer comme sa fiancée et l’avait baisée.Ce baiser fit tressaillir Primevère… Qu’avait donc espéré la jeunefille ? Et pourquoi une sorte de terreur s’empara-t-elle deson cœur au moment où le vieillard lui murmura :
– Soyez bénie, chère Béatrix, pour avoir réservé une tellejoie à mes vieux ans… Je vous regardais comme ma fille… vous voulezque je sois votre époux… C’est une gloire pour moi, et si j’ai lescheveux blancs, je jure par la madone que nul ne s’en apercevramaintenant que vous les avez auréolés d’amour !…
Le vieillard se redressa. Tourné vers l’assemblée, les yeuxbrillants, ses larges épaules d’aplomb, la poitrine vaste, ilapparut plein de force lorsqu’il cria :
– J’accepte le double honneur qui m’est fait. Messieurs, jedésigne Valentin Ricardo comme maître de notre cavalerie etTrivulce, de Piombino, pour commander notre infanterie. Je désigneRoderigo d’Imola, Jean Malatesta et Giulio d’Orsini pour former leconseil…
La foule des chefs, debout, ratifia ces choix par ses vivats etsalua Primevère de ses acclamations.
Les trois jours s’écoulèrent. Le prince Manfredi avait envoyédes cavaliers dans toutes les directions ; les environs deMonteforte furent battus dans un rayon de plusieurs lieues ;mais toutes les recherches furent vaines. La trahison du comte Almadevint évidente.
Le quatrième jour, les cloches sonnèrent à toute volée ;les fanfares éclatèrent sur la place du palais ; une fouleénorme, bruyante, joyeuse, se tassa sur la place.
À midi, la comtesse Béatrix Alma apparut au haut de l’escaliermonumental, entourée de ses dames d’honneur, suivie des seigneursdu palais. Le prince Manfredi lui donnait la main. Une immenseacclamation les salua. Le prince et Béatrix descendirent lentementles marches couvertes d’un riche tapis, lui, radieux, elle, pâledans sa somptueuse robe de brocart blanc, la couronne d’or sur latorsade de ses cheveux blonds, semblable à une souveraine qui vaouvrir quelque splendide fête populaire… La fête, c’était sonmariage.
Jean Malatesta ne s’était pas trompé : les deux pèlerinsqu’il avait surpris en conférence avec le comte Alma étaient bienles deux émissaires d’Alexandre VI : le baron Astorre et lemoine dom Garconio.
Le comte Alma était, à cette époque, un homme d’une cinquantained’années, généralement taciturne, plutôt faible de santé, tourmentépar une longue maladie de langueur. C’était un caractère irrésolu,fuyant, ne se fiant à personne, toujours soupçonnant quelqueattentat à sa vie, usant de ruse toutes les fois qu’il entreprenaitune lutte. Il aimait passionnément le repos.
Lorsqu’il avait vu se développer en sa fille Béatrix lessentiments de hardiesse qui devaient la pousser aux plusaudacieuses entreprises, il avait frémi.
Béatrix aimait la chasse et les exercices violents ;Béatrix pâlissait de colère toutes les fois que son père recevaitavec honneur un envoyé du pape ; un jour, elle avait cravachéun seigneur romain qui avait dit devant elle :
– Monteforte sera un jour un beau fleuron de plus à latiare pontificale.
César avait voulu s’emparer de la ville. Béatrix avait alorsparcouru les campagnes, prêchant la guerre et, dans Montefortemême, avait suscité de tels enthousiasmes que le vainqueur desRomagnes avait dû reculer… Mais le comte Alma savait que, tôt outard, il faudrait succomber.
Lorsqu’il sut que Béatrix organisait une grande ligue de tousles seigneurs qu’avaient dépossédés les Borgia, il fut épouvanté.Il feignit d’accepter le commandement suprême de la lutte ; ouplutôt, Béatrix accepta ce commandement en son nom.
Mais, déjà sondé habilement par Alexandre VI, la résolution ducomte fut prise dès ce moment… Lorsque le baron Astorre et domGarconio, déguisés en pèlerins, lui apportèrent les propositions dupape, le comte Alma ne se défendit que pour la forme. Et la veillemême du jour où devait avoir lieu dans le palais une assembléegénérale de tous les chefs, il quitta secrètement sa demeure,sortit de la ville et alla rejoindre à quelque distance le baron etle moine qui l’attendaient. Pourtant, une honte le prit.
– Messieurs, dit-il, je vous accompagne à Rome, parce queje veux voir le Saint-Père… c’est uniquement pour essayerd’empêcher une nouvelle guerre… Hâtons-nous… car je désire êtrepromptement de retour à Monteforte.
– Oh ! Vous n’avez même pas besoin d’aller jusqu’àRome, fit Garconio avec son mince sourire. Sa Sainteté était sur lepoint de se rendre à Tivoli au moment où nous l’avons quittée, elledoit y être maintenant…
Les trois hommes se mirent à trotter, le comte entre Garconio etAstorre, comme s’il eût été prisonnier. De fait, il l’était :il se rendait avant la bataille.
– Quant aux propositions que vous m’avez faites,continua-t-il machinalement, et plutôt pour se donner unecontenance, je ne veux même pas les discuter…
– Elles sont pourtant magnifiques, fit Astorre. Un palaiset une rente annuelle de deux mille ducats d’or…
– La charge de grand gonfalonier, avec les superbes revenusqu’elle comporte, ajouta Garconio.
– Le droit d’entretenir une garde personnelle de vingthommes d’armes…
– Le commandement des gardes nobles du pape…
– Le titre de gentilhomme consultant du conseil privé duSaint-Père…
– Enfin, conclut Garconio, la plus splendide situation deRome… après Sa Sainteté et monseigneur César !
– N’en parlons plus ! fit le comte Alma qui, enlui-même avait soigneusement noté les différents avantagesqu’Alexandre VI lui faisait offrir pour prix de sa trahison.
La petite troupe voyagea rapidement et ne s’arrêta qu’à la nuitclose. Le lendemain matin, elle se remit en route et, sur le soir,prit logement dans une petite auberge de village, sur la route deMonteforte à Tivoli. C’est dans cette même auberge que nous avonsvu s’arrêter Ragastens qui, lui, allait de Tivoli à Monteforte.
Les provisions de l’auberge furent mises à réquisition, et lestrois hommes, installés dans la salle la plus fraîche, dînèrent debon appétit. On causa gaiement.
– Quand je pense, s’écria Astorre qui, après avoir bu,n’avait pas toujours le sens du tact, quand je pense à la figureque doivent faire en ce moment les Malatesta, les Manfredi, lesOrsini.
Le comte eut un sourire contraint et murmura :
– Parlons d’autre chose, je vous prie…
– Oui, parlons d’autre chose, fit Garconio qui, lui aussi,buvait un peu plus que de raison ; baron, savez-vous à quoi jepensais ?…
– Dites, mon cher Garconio…
– Eh bien, je pensais à la figure qu’a dû faire quelqu’unde notre connaissance lorsqu’on l’a précipité dans le puits auxreptiles… Et lorsque le bourreau lui a tranché le col, donc !Vraiment, ce m’est un grand remords que de n’avoir pu assister àpareille fête !…
– Malheureusement, ces choses-là ne se recommencent pas…M. de Ragastens est mort, bien mort etenterré !…
À ce moment, une ombre se dressa dans l’encadrement de lafenêtre ; cette ombre sauta légèrement dans la salle, et unevoix vibrante s’écria :
– Bonjour, messieurs ! Enchanté de larencontre !
Astorre bondit. Garconio demeura sur sa chaise, pétrifié :« Ragastens ! » bégaya-t-il.
Le comte Alma, stupéfait, assistait sans mot dire à cette scèneimprévue.
– Parbleu, mon cher baron, railla Ragastens, les morts quevous enterrez se portent bien, il me semble.
– Le chevalier de Ragastens ! répéta Astorre, stupided’effarement.
– Eh ! oui, le chevalier de Ragastens en chair et enos… Il est vrai que ce n’est pas la faute de ce digne moine si vousme revoyez, cher ami, mais enfin, vous me revoyez… et c’estl’essentiel. Or çà, remettez-vous, je vous prie… Il paraît que jetrouble des épanchements de famille ? Si je suis de trop,dites-le, que diable !
Et, se tournant vers le comte Alma :
– Monsieur le comte, permettez-moi de me présenter :je suis le chevalier de Ragastens et je vous cherchais précisément,ayant les choses du monde les plus intéressantes à vous dire.
– Va-t’en les dire en enfer d’où tu viens ! rugitGarconio.
En même temps, le moine se précipita, le poignard levé, surRagastens. Mais celui-ci ne l’avait pas perdu de vue : il vitvenir le coup. Prompt comme l’éclair, il bondit en arrière vers lafenêtre et tira son épée. Le poignard du moine retomba dans levide.
– Astorre !… Et vous, comte… sus à cethomme !
Le baron, revenu de sa stupeur, avait dégainé.
– Il va se sauver par la fenêtre, ajouta Garconio.Sus !
– N’ayez crainte, aimable sbire ! répondit Ragastens,tout en ferraillant activement contre le baron qui lui portaitbotte sur botte.
– Du renfort ! Du renfort !… hurla Garconio.
Et le moine, désespérant de poignarder Ragastens, se jeta sur laporte.
Pendant ces diverses péripéties, le comte Alma n’avait pasbougé. Il ignorait complètement qui était ce nouveau venu. Et il netenait nullement à s’exposer dans une bagarre qui, jusqu’ici, luiapparaissait comme le résultat d’une querelle personnelle entre lemoine et Ragastens. Le moine avait ouvert la porte.
– Enfer ! gronda-t-il en reculant devant le poignardde Spadacape.
– Frappe ! cria Ragastens.
Spadacape eut un mouvement foudroyant. Le moine tomba. Au mêmeinstant, l’épée de Ragastens traversa de part en part l’épaule dubaron Astorre qui s’affaissa.
– Cela fait le septième, si je ne m’abuse ? fitRagastens avec un sourire.
– Morbleu, monsieur, gronda le baron, vous comptez bien, eneffet. Mais soyez tranquille, je vous rendrai tout cela en un seulcoup…
– Je n’en ai jamais douté, baron… En attendant, avez-vousbesoin de quelque chose ?
– Non, je n’ai besoin de rien… sinon de continuer ma routeau plus vite avec monsieur…
– Voilà qui est contrariant, mon cher… J’avais justementl’intention de proposer à M. le comte une promenade.
Le moine, étendu à terre, entendit ces derniers mots. Il sesouleva péniblement et râla :
– Fuyez, comte ! Fuyez !…
– Le comte n’a aucune raison de fuir ! fitRagastens.
– Que me voulez-vous, monsieur ? demanda froidement lecomte Alma.
Ragastens s’approcha de lui.
– Vous dire simplement deux mots, lui glissa-t-il àl’oreille. Je viens de Rome d’où je me suis évadé la veille du jouroù on devait m’exécuter pour avoir refusé de venir m’emparer devous à Monte-forte !…
– Ne l’écoutez pas, comte !… Cet hommement !…
Garconio, en parlant ainsi, se traînait sur les genoux ettâchait d’atteindre Ragastens. Spadacape lui mit la main surl’épaule et, d’un brusque mouvement, le repoussa en arrière. Quantau baron, il venait de s’évanouir…
Les quelques mots de Ragastens éveillèrent le comte Alma. Il nedouta pas un seul instant qu’elles ne fussent l’expression de lavérité. En effet, non seulement l’air grave et la physionomieloyale de Ragastens écartaient toute idée de mensonge, mais encorece qu’il disait était en parfaite concordance avec lesévénements.
– J’ai refusé au pape de me prêter à sa petite infamie… Lebaron Astorre a accepté, lui !…
– Après, monsieur ? fit le comte avec la mêmeréserve.
– Après ?… Le jour où j’ai été arrêté, j’ai entendu demes propres oreilles, monseigneur César Borgia donner l’ordre depréparer pour vous la plus secrète des oubliettes du châteauSaint-Ange…
Le comte Alma se rappela l’exemple de plusieurs seigneurs quicomme lui, avaient été attirés à Rome par de séduisantes promesses,et qui avaient été tous victimes d’accidents plus ou moinsbizarres. Ragastens comprit ce qui se passait dans l’esprit ducomte.
– Monsieur, lui dit-il, ma tête est mise à prix ; desestafiers ont été lancés sur ma piste ; à cette heure, jepourrais être bien loin et en toute sûreté ; si je me suisdérangé de ma route pour aller à Monteforte, c’est que j’ai voulusauver d’une mort affreuse un brave et digne gentilhomme abusé parce moine, digne serviteur du fourbe prodigieux qui s’appelleBorgia… Maintenant, j’ai la conscience en repos. Si vous voulezaller à Rome, vous en êtes libre… Viens, Spadacape, il esttemps…
Et Ragastens fit un mouvement comme pour sortir. Mais sesdernières paroles, le ton grave et ému du chevalier, l’évidence desa bonne foi, puisqu’il ne cherchait pas à l’arrêter, le mouvementqu’il fit pour se retirer, tout cela acheva de convaincre le comteAlma.
– Attendez, monsieur… dit-il.
Ragastens attendit, anxieux… décidé, au fond, à ramener le comteAlma par la force, s’il n’arrivait pas à le convaincre…
Celui-ci jeta un regard sur le baron Astorre, encore évanoui,puis sur le moine que sa blessure empêchait de remuer, mais qui luijetait des regards pleins de rage.
– Monsieur, dit-il soudain à Ragastens, je vous accompagneun peu, car j’ai besoin de vous parler et je ne voudrais pasretarder votre fuite ; mais, ajouta-t-il en regardantGarconio, je reviendrai ici… Je veux aller à Rome…
– Spadacape, les chevaux ! fit Ragastens en contenantsa joie.
Quelques minutes plus tard, le comte Alma et Ragastenstrottaient de conserve sur la route de Monteforte.
– Monsieur, avait demandé Spadacape, faut-il achever lemoine ?
– Bah ! À quoi bon ? avait répondu insouciammentRagastens ; il mourra quelque jour d’une perfidierentrée ; cela vaudra mieux qu’un coup de poignard.
Pendant un quart d’heure, le comte Alma resta silencieux. Iln’était nullement résolu à retourner à Monteforte et c’est à peines’il était réellement décidé à ne pas aller à Rome, même après ceque lui avait dit Ragastens. Mais il réfléchissait que s’ilrevenait à Monteforte, et que la guerre commençât, il lui seraitloisible de se préparer une double issue : si la ligue desbarons l’emportait, il demeurait maître de la situation, puisqu’ilaurait, de nom sinon de fait, dirigé la campagne. Si, au contraire,les armées de César triomphaient, il pourrait toujours dire qu’ilavait été ramené à Monteforte par violence…
Ragastens l’examinait du coin de l’œil et cherchait à se rendrecompte de ce qu’il pouvait bien penser.
« Voilà donc, songea-t-il, le père de Primevère !Comment ce triste sire, qui n’a même pas le courage de sa trahison,a-t-il pu mettre au monde cette merveille de loyale hardiessequ’est Béatrix ?… »
De son côté, le comte Alma jetait par instants un furtif regardsur le chevalier dont il admirait sourdement l’air de décision.
– Monsieur, lui dit-il tout à coup, êtes-vous bien certaindes intentions de César Borgia à mon égard ?… Voyons,maintenant que nous sommes seuls et que vous n’avez plus à redouterce butor ni ce moine.
– Monsieur le comte, fit Ragastens, il me semble que vousintervertissez les rôles. Il me semble que c’est le moine et lebaron qui n’ont plus à me redouter, maintenant que je leur ai faitgrâce du peu de vie qui leur reste…
– Vous ne craignez pas qu’ils aillent exciter contre vousles représailles de César Borgia et de son père ?
– Monsieur le comte, les représailles du pape et de safamille me touchent peu, je vous jure. On a fait à tous ces Borgiaune réputation de force exagérée. Ils ne savent bien manier que lepoison… et encore ! Mais dès qu’ils veulent en sortir, dèsqu’ils s’avisent de vouloir assassiner autrement que par uneinvitation à déjeuner, ils deviennent de piètres bandits.
– Vous en parlez bien à votre aise ! s’écria lecomte.
– C’est que je les ai vus de bien près… César Borgia m’afait jeter dans une des plus noires et des plus infectes desoubliettes du château Saint-Ange, et j’ai enchaîné César Borgia àma place. Lucrèce a voulu me tuer d’un coup de poignard empoisonné,et elle n’a dû la vie qu’à ma répugnance à frapper une femme. Quantau pape, je l’ai eu en mon pouvoir ; j’aurais pu, soit letuer, soit l’emmener avec moi, si j’y eusse trouvé un intérêt.Croyez-moi, monsieur le comte, ces terribles Borgia sont surtouthabiles à jouer la comédie. Ce n’est pas assez pour trembler devanteux.
Le comte regardait avec une surprise croissante celui quiparlait ainsi des maîtres devant qui l’Italie s’agenouillaitfrissonnante de terreur.
– J’en reviens, dit-il au bout de quelques minutes desilence, à ma première question. Êtes-vous bien sûr des intentionsdes Borgia ?…
– J’ai entendu César ordonner de préparer pour vous uncachot…
Le comte baissa la tête. L’inutilité de sa trahison l’accablaitplus que la trahison elle-même.
Quelle que fût sa faiblesse d’âme, ce n’avait pas été sanscombat qu’il s’était décidé à abandonner sa fille, ses amis, sesalliés, pour s’assurer une sorte de paix honteuse et detranquillité physique, sinon morale.
Cette paix lui échappait ! Aller à Rome, c’était se jeterdans les cachots des Borgia. Alors, que faire ?…
Revenir à Monteforte ?… Mais comment y serait-ilaccueilli ?… Qui savait s’il ne serait pas arrêté etemprisonné dans la capitale de son propre comté ?… Ainsi donc,de quelque côté qu’il se tournât, il ne voyait que honte, ruine etmisère.
Un instant, l’idée du suicide traversa son esprit. Mais lesuicide exige une force de résolution et un courage physique que lecomte Alma n’avait pas.
– Je suis perdu !…
Puis, reprenant l’entretien avec Ragastens.
– Ne me disiez-vous pas que votre tête était mise à prix,monsieur ?
– Hélas, oui ! Vous m’en voyez tout mortifié.
– Et vous allez quitter l’Italie ?…
– Je n’en suis pas bien sûr, monsieur le comte.
– Mais enfin, quelle est votre intentionimmédiate ?…
– Ne craignez rien pour moi, se hâta de répondre Ragastens.Parlons plutôt de vous, monsieur le comte…
– De moi ?… C’est bien simple, monsieur, fit avecamertume le comte Alma ; je vais aller demander l’hospitalitéà quelque seigneur qui veuille bien accueillir ma détresse…
– Mais pourquoi ne retournez-vous pas àMonteforte ?…
Le comte regarda Ragastens avec une sorte de désespoir.Ragastens en eut pitié.
– Tenez, monsieur le comte, dit-il brusquement, voulez-vousque nous parlions net ? Voulez-vous que nous tâchions dedébrouiller votre situation avec un peu de courage ?
– Ma situation ! J’en suis seul juge, monsieur.
– Erreur, monsieur le comte ! J’en suiségalement !
– Vous ? Et pourquoi donc ? Je ne vous connaismême pas…
– Parce que je viens de vous sauver plus que la vie ;je viens de vous arracher à la trahison…
– Monsieur !
– Le mot n’est pas plus horrible que la chose ! Vousne me connaissez pas, monsieur. Moi, je vous connais à peine… Maisle peu que j’ai entendu de vous en certaines circonstances m’avaitdéjà fait prévoir ce qui est arrivé… La conversation d’Astorre etde Garconio m’a appris le reste : c’est-à-dire que vous avezabandonné votre ville et votre comté au moment où César va lesattaquer… Cela s’appelle bien trahison, je crois ?…
– Après, monsieur ? fit le comte en pâlissant.
– Je vous rencontre ; je vous apprends que les Borgia,impitoyables et, selon leur habitude, traîtres à leurs promesses,vous préparent un bon cachot… Alors, un revirement se fait dansvotre esprit. Vous regardez derrière vous et vous êtes épouvanté duchemin que vous avez fait. Il vous semble qu’un abîme s’est creuséentre vous et vos amis, vos soldats, votre propre famille… et quecet abîme, jamais vous ne pourrez le franchir.
Ragastens parlait avec une émotion communicative. Sa loyautérayonnait dans ses yeux. Le comte Alma l’écoutait avecétonnement.
– Eh bien, cet abîme, si je vous aidais à lefranchir ?…
– Impossible !…
– Impossible ? Bah ! Nous verrons. L’essentielest de vouloir. Qui veut peut.
– Mais enfin, monsieur, pourquoi vous intéressez-vous ainsià ce que je vais faire ou à ce que je puis devenir ?
– Monsieur, je m’intéresse à vous comme je m’intéresse àtous ceux que les Borgia ont mis à mal…
– Et vous pensez qu’il existe un moyen honorable pour moide sortir de cette situation ?
– Non seulement je le pense, mais j’en suis certain. Lemoyen ne dépend que de vous.
– Expliquez-vous, monsieur, et je vous jure que si vousm’aidez réellement, ma reconnaissance ne vous fera pas défaut.
– Ah ! monsieur le comte, voilà un mot que je suisbien capable de vous rappeler un jour !…
– Et vous serez le bienvenu lorsque vous viendrez me lerappeler. Parlez donc.
– Tout est subordonné à votre volonté, monsieur le comte…Si vous me permettez de parler avec une franchise brutale, je vousdirai que votre position actuelle est une des plus affreuses qui sepuissent concevoir. S’il m’arrivait de m’y trouver jamais, j’estimeque la mort seule serait pour moi le seul moyen d’en sortir…
– Eh ! monsieur, la mort ne m’effraie pas plus qu’unautre… J’ai simplement horreur des tracas et des complications…
– Si la mort ne vous effraie pas, vous ne devez pasredouter de vous mettre résolument à la tête des braves gens quivous attendent, qui ont confiance en vous. Alors, de deux chosesl’une : ou vous êtes tué sur un champ de bataille, et vousmourez en somme utilement, en défendant vos biens et vosprivilèges ; ou vous n’êtes pas tué, et vous gardez tous lesavantages que vous confère votre titre de comte de l’un des plusbeaux comtés…
– Tout cela est fort juste, monsieur, et je n’y répugneraispas. Mais la vraie question n’est pas résolue. La voici. J’aiabandonné Monteforte. J’ai fait cela pour des raisons que jecroyais bonnes. Peu importe au fond. Ce qui importe, c’est ce quej’ai fait. Et je ne puis retourner à Monteforte où mon départ a dûêtre jugé…
– Sévèrement, disons le mot, interrompit Ragastens.
– Peut-être a-t-on vu les deux émissaires dupape ?…
– Eh bien justement ! Ils vous ont attiré dans unguet-apens. Vous avez été entraîné de force. Je vous aiheureusement rencontré, aidé à vous délivrer, et vous rentrez àMonteforte, heureux d’apporter encore votre nom et votre dévouementau service de ceux qui déjà vous considéraient peut-être commeperdu pour leur cause !
– Parbleu, monsieur, vous me réconfortez !…
– Et si, par hasard, quelqu’un doutait, je suis là pourconfirmer votre récit.
– Vous m’accompagneriez à Monteforte ?
– Non seulement je vous accompagnerai, mais je nedemanderai pas mieux que de rester parmi vous et de vous aider àbattre un peu le César, qui me paraît avoir besoin d’une bonneleçon.
– Ah ! chevalier, s’écria le comte Alma, je puisvraiment dire que vous me sauvez à la fois la vie et l’honneur…Votre main, je vous prie !
Ragastens tendit sa main, que le comte serra avec effusion.Effusion dont Ragastens ne fut d’ailleurs que médiocrement flatté.Mais il était résolu à entrer à Monteforte.
Il fut convenu qu’on marcherait sur Monteforte avec la plusgrande vitesse possible. On passa la nuit dans une auberge écartée.Puis, au point du jour, on se remit en route. Le soir venu, lecomte annonça qu’ils ne se trouvaient plus qu’à quelques heures deMonteforte.
– En poussant nos chevaux, nous y arriverions vers uneheure après minuit, ajouta-t-il.
Ragastens devina sa pensée.
– Vous voulez arriver de nuit ?
– Cela vaut mieux… Cela me permettra de rentrer secrètementau palais…
– Eh bien, monsieur le comte, je pense qu’il vaut mieuxarriver en plein jour, comme un baron rentrant chez lui, couvert dela poussière du voyage entrepris dans l’intérêt commun…
– Vous avez raison, chevalier… Que ne vous ai-je connu plustôt !…
Il fut donc résolu qu’on laisserait se reposer les chevaux toutela nuit. Le lendemain, la route fut reprise vers huit heures dumatin.
Le pays était accidenté, montagneux ; la route montaitentre deux escarpements où elle se trouvait encaissée. Tout à coup,elle déboucha sur un plateau. Le comte Alma fit halte et, étendantle bras vers un amas de maisons blanches qu’on apercevait à unelieue de là, il prononça :
– Monteforte !…
À la vue de Monteforte, Ragastens avait pâli. Mis tout à coup enprésence de Monteforte, certain de revoir bientôt Primevère, ilcomprit à cette minute seulement la place énorme que la jeune filleavait prise dans son imagination. Ragastens eut peur.
– Mon existence va se décider aujourd’hui ! songea lechevalier dans un de ces moments de poignante émotion où l’homme leplus fort se sent faible comme un enfant. Son premier regard pourmoi sera l’aube d’espérance que je n’ose concevoir ou unecondamnation plus terrible que celle dont les Borgia m’ontfrappé.
Cependant, son agitation se calma, sa physionomie reprit son aird’insoucieuse audace et lorsque le comte Alma, se tournant verslui, parut l’interroger du regard, il put répondre sur un ton trèsnaturel :
– Ah ! voilà votre capitale, monsieur le comte… Belleville ! Je vous félicite…
– Que dites-vous des fortifications ?
– Je dis qu’avec de pareils remparts, on peut tenir un ancontre vingt mille hommes.
– Il y a pourtant un point faible…
– Je le vois : le défilé que nous suivons permetd’approcher et de tenter une surprise…
– Oui ! Et c’est par là que César essaya déjàl’assaut.
– Il fut repoussé ?…
– À grand’peine ! répondit le comte avec un soupir…Allons, chevalier, un bon temps de trot et nous entrerons dansMonteforte…
– Où vous serez acclamé, je vous en réponds.
Le comte Alma secoua la tête et, avec la brusquerie des faiblesqui prennent une décision, se lança au galop. Ragastens le suivit,notant dans sa tête les passages les plus difficiles du défilé quesurplombaient à droite et à gauche d’énormes pans de rochers…
Maintenant, ils entendaient distinctement la rumeur étrange quimontait de la ville, le son des cloches, le bruit des fanfares detrompettes…
– Qu’est-ce que cela signifie ? murmura le comte enpâlissant.
– Nous allons bien voir… Courage, morbleu !Présentez-vous comme un chef d’armée qui revient d’expédition, etnon comme un fuyard repenti !
La molle nature du comte reçut de ces paroles violentes etbrutales un coup de fouet.
– Pardieu, gronda-t-il, vous avez raison !
Une minute plus tard, le comte se présenta à la porte deMonteforte où aboutissait le défilé. Les soldats de garde aupont-levis le regardèrent avec stupéfaction. L’officier du posteparut lui-même abasourdi, Ragastens marcha droit sur cetofficier.
– Eh bien, monsieur, fit-il, perdez-vous la tête ?Votre maître, Son Altesse le comte Alma, rentre après unedangereuse reconnaissance où il a failli laisser la vie.Qu’attendez-vous pour rendre les honneurs ?…
Ces paroles, qui expliquaient l’absence du comte et étaient unviolent reproche à l’attitude de l’officier, firent sur lui l’effetque Ragastens avait escompté.
Persuadé, comme tout le monde, que le comte Alma avait abandonnéMonteforte pour fuir à Rome, l’officier n’avait d’abord riencompris au retour imprévu du comte.
– Altesse, balbutia-t-il, pardonnez !… la surprise, lajoie… on était si inquiet !…
Et il se hâta de placer en bataille les vingt hommes de gardequ’il commandait.
– Dites-leur un mot ! souffla Ragastens au comte.
– Monsieur, dit le comte à l’officier, je vous pardonne, enraison des bonnes nouvelles que j’apporte. Soldats, j’ai pureconnaître les forces de l’ennemi, je n’ai voulu laisser ce soin àpersonne. Courage et confiance ! Nous sommes les plus forts.Nous vaincrons !…
– Vive le comte ! crièrent tout d’une voix lessoldats.
C’en était fait. Repris d’espoir devant la facilité aveclaquelle les choses s’accomplissaient, alors qu’il s’était figuréd’insurmontables obstacles, le comte Alma fit un signe àRagastens.
– Monsieur, fit celui-ci à l’officier, veuillez faireescorte à Son Altesse jusqu’au palais.
Et, comme l’officier interloqué regardait avec étonnement cetétranger qui donnait des ordres, le comte ajouta :
– Obéissez à mon maître de camp, monsieur.
L’officier salua et se hâta de ranger ses hommes.
– Mon camarade, fit Ragastens en se penchant vers lui, nebronchez pas jusqu’au palais et suivez bien mes ordres, je répondsde votre fortune…
L’officier eut l’intuition rapide que quelque chose d’anormal sepassait et que, par une aveugle obéissance, il pouvait, en effet,assurer sa fortune. Son parti fut pris à l’instant même.
– Vive Son Altesse ! Honneur au comte Alma !…
La petite troupe s’avança vers le palais, déjà escortée desoldats et de gens du peuple en habits de fête, qui tous criaient« Vive le comte ! » sans trop savoir, exactementcomme ils eussent, une heure avant, crié : « Àmort ! »
En effet, si rapides qu’eussent été ces péripéties, le bruit duretour du comte Alma se répandit avec une foudroyante rapidité. Onse transmit de bouche en bouche les paroles qu’il avait prononcées.Le comte venait de reconnaître l’ennemi. Le comte venait de risquersa vie. Avec la mobilité habituelle à toutes les foules,Monteforte, tout entier dans les rues, acclamait le comte que, dansla matinée, on parlait de pendre.
– Que vous avais-je dit ? murmura Ragastens,rayonnant.
– Vous aviez raison, chevalier… Mais que signifient cesfanfares lointaines, et ces habits de fêtes ?…
À ce moment, le cortège qui s’était formé autour du comte Almadéboucha sur la grande place du palais… Au même instant, par uneautre rue, déboucha sur la place un autre cortège plus brillant,plus bruyant. Et tandis qu’on criait « Honneur au seigneurcomte ! » dans le premier, une longue acclamation montantdu deuxième, parvint aux oreilles du comte et deRagastens :
– Vive notre chef le prince Manfredi ! Honneur à laprincesse Manfredi !
Ragastens se dressa sur ses étriers. À cinquante pas de lui, pardelà la foule, par-dessus les bonnets et les écharpes agitésfrénétiquement, une figure blanche lui apparut dans un somptueuxcarrosse. Primevère…
Il la vit distinctement. Près d’elle, il vit le prince Manfrediheureux, souriant, saluant… Il comprit !… Cette princesseManfredi, que la foule saluait de ses vivats, c’était la fille ducomte Alma !…
Ragastens sentit un nuage lui passer devant les yeux, et il dutfaire un effort pour ne pas tomber… Tout s’écroulait autour de lui.Tout ce qu’il avait fait devenait inutile.
Cependant, l’inévitable arriva. Les deux cortèges se joignirentau pied de l’escalier monumental du palais. Le prince Manfrediavait vu la stupéfaction peinte sur tous les visages des seigneursqui l’entouraient. Et, au moment, où le comte Alma mit pied à terredevant le palais, il sauta de son carrosse et cria :
– L’événement est trop grave pour être discuté en public.Que le Conseil se réunisse à l’instant !
Puis il se dirigea vers le comte Alma :
– Comte ! dit-il froidement, j’ai fait réunir leConseil.
– Je vous y suis, prince ! répondit le comte avec unehauteur qui provoqua une vive émotion autour de lui.
Le Conseil était réuni dans la salle des délibérations. Audehors, la foule attendait, presque silencieuse.
Dans la salle des délibérations avaient pris place autour d’unevaste table : d’abord le prince Manfredi, encore en grandcostume de cérémonie, puis le comte Alma, tout poudreux de sonvoyage, pâle et mordant nerveusement sa moustache ; ValentinRicardo, maître de la cavalerie des alliés, Trivulce de Piombinoavaient été appelés aussi ; Jean Malatesta, Giulio Orsini etRoderigo d’Immola étaient là.
Au moment où le comte Alma pénétra dans la salle des séances,Ragastens, qui l’avait accompagné jusque-là, fit un mouvement pourse retirer. Mais le comte le retint d’un geste.
– N’avez-vous pas entendu tout à l’heure que je vous aiappelé mon maître de camp ? lui dit-il.
– Si fait, monsieur le comte ! répondit Ragastens avecune morne indifférence.
– Eh bien, monsieur, les maîtres de camp font de droitpartie du Conseil. Suivez-moi, je vous prie.
Ragastens entra. À ce moment, il s’arrêta sur le seuil uneseconde, ébloui, vacillant… Il venait de voir Primevère quis’avançait vers son père. Elle était très pâle.
– Mon père, prononça-t-elle d’une voix brisée parl’émotion, vous me voyez heureuse de votre retour, au-delà de ceque je puis dire…
– Béatrix, fit le comte avec une sorte d’enjouement, car ilexcellait à déguiser ainsi ses inquiétudes, j’apprends ton mariagepar la rumeur publique… Voilà qui est vraiment exceptionnel pour unpère, avoue-le, mon enfant !
– Mon père… lorsque vous saurez tout…
– Mariage infiniment honorable pour ma maison, se hâta dereprendre le comte. Et certes, pour avoir été fait sans monassentiment, il n’en est pas moins selon le vœu le plus cher de moncœur… Prince, votre main !
La manœuvre du comte était aussi hardie qu’habile. Le princeManfredi, voyant ainsi approuver ce qui lui semblait devoir formerle fond même de la discussion, sentit fondre sa froideur.
Pendant ce temps, Primevère avait attaché sur Ragastens un longregard. Elle s’était placée devant lui, attendant peut-être qu’illui parlât… Et son regard semblait dire :
– Je savais bien que vous reviendriez ! Je savais bienque nos deux destinées se heurteraient à nouveau…
Mais Ragastens s’était profondément incliné. Il ne vit pas leregard de Primevère. Il n’entendit pas le léger soupir qui luiéchappa. Et, glacé, tranquille, comme si de sa vie il n’eût jamaisvu la fille du comte Alma, il passa outre.
Jean Malatesta se précipita pour offrir la main à la jeuneprincesse et la conduire à son fauteuil. Et lui, il avait vu etnoté le regard de Primevère à Ragastens !
– Messieurs, dit le comte Alma, j’attends que vousm’expliquiez ce qui se passe dans ma capitale… Si honoré que jesois du mariage de ma fille avec le prince Manfredi, j’attends quevous me disiez, prince, et vous aussi, Béatrix, comment une mesureaussi grave a pu être conçue et exécutée en mon absence…
La tactique du comte était celle de tous les êtres faibles.Ayant quelque chose à se reprocher, il commençait par adresser desreproches.
Jean Malatesta se leva pour répondre :
– Le comte Alma, dit-il de sa voix âpre, ne sait pas tout.Le mariage de la jeune comtesse n’est que l’un des deux incidentsgraves qui ont marqué son absence. L’assemblée générale des chefs adécidé ce mariage ; mais elle a décidé aussi une chose…
– Et quelle est cette autre décision ? demanda lecomte.
– Décision… Sentence qui a été exécutée hier.
– Sentence… Jean Malatesta, vous oubliez où vous êtes et àqui vous parlez !
– Je dis sentence parce que c’est le seul mot quiconvienne : le comte Alma a été déchu hier de son titre, deses droits et prérogatives, et sa fille déclarée héritièreimmédiate sous la tutelle du Conseil. Le comte Alma a été déclaréhier traître et félon. Le comte Alma n’a donc pas de questions àposer au Conseil.
Cette attaque violente et brutale, le ton nerveux et menaçant deJean Malatesta produisirent parmi les autres membres du Conseil unmalaise de mécontentement. Le comte se leva, comme pour répondre,mais il retomba écrasé par l’épouvante… Quant à Primevère, elles’avança jusqu’auprès du comte.
– Seigneurs, dit-elle d’une voix douloureuse, lorsque monpère était absent et que de terribles apparences l’accusaient, j’aifait taire ma pitié filiale, j’ai étouffé ma douleur, j’ai commandéà mon visage de ne traduire aucun des sentiments de détresse qui mebroyaient le cœur. Cette attitude de renoncement me donne le droitd’exiger aujourd’hui une justice qui est absente des paroles deJean Malatesta…
– Que voulez-vous dire, princesse ? s’écriaMalatesta.
– Ce que je veux dire ! s’écria Béatrix. La vérité quiéclate aux yeux de tous… c’est que le retour imprévu du comte Alma,son retour volontaire parmi nous, est à lui seul une preuve qued’injustes soupçons se sont élevés, et qu’une horrible erreur a étécommise !…
– Certes ! s’écria à son tour le prince Manfredi. Sile comte nous explique loyalement les motifs de son absence, nousdevons nous humilier devant lui.
– Messieurs, dit alors le comte Alma, la vérité est trèssimple : j’ai été attiré hors de Monteforte, en un véritableguet-apens. Et si vous me revoyez parmi vous, c’est que je dois lavie à M. le chevalier de Ragastens.
Tous les regards se portèrent vers le chevalier.
– J’ai eu un tort, reprit le comte. J’ai consenti àrecevoir secrètement deux émissaires d’Alexandre VI et de César.Ces deux hommes sont venus me proposer la trahison. Si je ne les aipas fait arrêter, si j’ai contenu mon indignation, c’est que j’aiespéré, en feignant de me livrer, obtenir des renseignementsprécieux… Il est arrivé que ces misérables ont deviné ma pensée etma tactique. Ils ont alors résolu de s’emparer de moi… Ils m’ontdonné rendez-vous hors la ville : ils n’étaient que deux. J’aipensé que je n’avais rien à redouter et qu’il était inutile dedonner l’éveil en me faisant accompagner… Hélas messieurs… j’avaiscompté sans la force de l’un des deux envoyés… le baron Astorre.J’ai été saisi, malgré ma défense désespérée. J’ai été entraîné,lié sur mon cheval… Alors a commencé dans la nuit une coursevertigineuse… Enfin, mes geôliers ont jugé qu’ils étaient assezloin de Monteforte pour pouvoir s’arrêter dans une auberge. Unbienheureux hasard a voulu que le chevalier de Ragastens se soittrouvé là. Il a compris ma situation et a attaqué le baron Astorre,qu’il a mis à mal, ainsi que son séide, un moine, nommé Garconio.Après m’avoir délivré, le chevalier a bien voulu m’escorter jusqu’àMonteforte. Voilà, messieurs, ce qui s’est passé.
Débité d’une voix très calme, avec une sorte de dignitédouloureuse, ce récit fit sur tous ceux qui l’entendirent l’effetqu’il devait produire. L’impression générale fut traduite par leprince Manfredi, qui s’inclina devant le comte :
– Altesse, nous sommes coupables…
– Eh ! non, s’écria le comte, les apparences étaientcontre moi. Vous avez agi comme j’eusse agi à votre place.Messieurs, si vous tenez à m’être agréables, ne parlons plus decette odieuse aventure.
– Cependant, comte, des décisions ont été prises en votreabsence… des chefs désignés…
– Que chacun conserve les attributions qui lui ont étéconfiées, fit gaiement le comte, enchanté au fond de trouver labesogne toute faite.
– Il ne reste donc plus, dit le prince Manfredi, qu’à fairepublier par les hérauts la reprise du pouvoir par Son Altesse lecomte Alma, injustement soupçonné.
À ce moment, la voix de Malatesta s’éleva à nouveau.
– Je tiens pour exact ce que Son Altesse nous a raconté,dit-il. Toutes les circonstances concordent admirablement pourétablir la vérité de son récit. Cependant, messieurs, il est undernier point sur lequel je veux appeler votre attention. SonAltesse le comte Alma a été ramenée ici par M. le chevalier deRagastens.
Malatesta appuya sur le mot ramené. Il y avait là une intentionsi évidente que le comte frémit et que Ragastens, arraché à sespensées, regarda fixement celui qui venait de parler.
Jean Malatesta reprit tout à coup :
– Messieurs, c’est la deuxième fois que nous nousrencontrons avec M. le chevalier de Ragastens… La premièrefois, c’était dans les catacombes de Rome… et le chevalier nousavoua alors, que dis-je, il proclama qu’il appartenait à CésarBorgia ! N’est-il pas étrange, en vérité, que le comte Alma,sorti de Monteforte pour aller retrouver deux espions des Borgia,rentre dans sa capitale avec un autre espion de ces mêmesBorgia ?
À ces mots, Primevère devint affreusement pâle. Le comte, déjàprêt à abandonner Ragastens, murmura :
– Messieurs, je jure… que j’ignorais…
Ragastens, sous la sanglante insulte, s’était ramassé comme pourbondir. Soudain, il parut se raviser. Ses traits contractés sedétendirent ; un sourire de mépris sur les lèvres, d’une voixmordante il répondit :
– Le seigneur Malatesta veut sans doute gagner trois milleducats d’or frappés à l’effigie d’Alexandre Borgia !
Malatesta porta la main à son poignard.
– Expliquez-vous, gronda-t-il. Expliquez-vous sur l’heure,ou je jure que vous êtes mort !
– Vous avez tort de jurer, fit Ragastens en se croisant lesbras avec dédain. Quant à m’expliquer, je le fais parce que je leveux, et non parce que vous paraissez le souhaiter si fort.Messieurs, je vous fais juges. Notre Saint-Père Alexandre VI,d’accord avec son digne fils, César, a mis ma tête à prix parce queje refusais de me prêter à certaine combinaison contre la ville deMonteforte. Ma tête a été estimée trois mille ducats, messieurs.C’est beaucoup, je le sais, et ma modestie souffre certainement duhaut prix que l’on attache, à Rome, à ma capture. Or, messieurs, enaccompagnant le comte Alma dans Monteforte, ville libre non soumiseaux Borgia, ville que je n’avais pas voulu contribuer à asservir,j’espérais échapper aux estafiers qui ont été lancés sur ma piste.Le seigneur Jean Malatesta, en m’insultant, m’oblige à sortir deMonteforte, il me refuse l’hospitalité que tout gentilhomme italiense ferait un devoir d’accorder au proscrit que je suis. Je dis quele seigneur Malatesta me livre à Borgia et qu’il a droit à la primede trois mille ducats. Il l’aura bien gagnée !
Le petit discours de Ragastens était d’une prodigieuse habileté.D’abord, il renseignait Primevère, et c’était à quoi le chevaliertenait le plus. Ensuite, il lui conquérait d’emblée la sympathie etl’estime de ses auditeurs. Enfin, il répondait à l’insulte de JeanMalatesta par une insulte plus sanglante.
Une fugitive flamme d’orgueil empourpra le visage de Primevère.Ragastens ne la vit pas. Mais Malatesta la vit, lui ! Ils’avança sur le chevalier, ivre de fureur, la main levée.
Mais avant que cette main ne se fût abaissée, avant mêmequ’aucun des seigneurs présents à cette scène eût pu faire un gestepour intervenir, Ragastens avait saisi le poignet de Malatesta. Ille tordit, le pétrit. Et, terrible cette fois, la figure convulsée,il se pencha sur le jeune homme qui essaya en vain d’échapper à laformidable étreinte.
– Quand voulez-vous que je vous tue ? demandaRagastens d’une voix blanche.
– Dis plutôt que tu as peur de mourir ! rugitMalatesta.
Ragastens lâcha le poignet, sûr que Malatesta ne pourrait pasrecommencer le geste d’outrage.
– Monsieur, lui dit-il froidement, où vous plaît-il que jevous attende ?
– Sur la grande place.
– Quand ?
– Ce soir.
Livide de rage, chancelant, Jean Malatesta sortit. L’altercationavait été rapide. Aucun des chefs présents au Conseil n’avait puintervenir. Lorsque Malatesta fut sorti, Ragastens se tourna verseux.
– Messieurs, dit-il avec dignité, maintenant qu’aucunesuspicion ne s’élève contre moi, je veux, de mon plein gré, vousdonner des explications… Je reconnais en vous les seigneurs quej’ai vus dans les catacombes. Vous m’avez entendu refuser dem’associer à toute action contre les Borgia. Il faut donc que jevous dise comment et pourquoi je suis ici…
– Monsieur, interrompit Jiulio Orsini, l’un des membres duConseil, vos explications seront les bienvenues, si vous jugez àpropos de nous les fournir. Mais je dois dès maintenant déclarerque le soupçon de Jean Malatesta est profondément injuste. Eneffet, je puis attester que les Borgia vous considèrent comme un deleurs plus mortels ennemis. J’étais à Rome, secrètement, le jour devotre évasion du château Saint-Ange. J’ai lu les tablettes quimettaient votre tête à prix. Et, à l’effort qui a été fait pours’emparer de vous, j’ai pu juger de la terreur que vous inspiriezaux Borgia. Dès ce moment, j’ai vivement souhaité vous connaître etje suis heureux que les circonstances me permettent aujourd’hui devous tendre une main amie…
Ragastens saisit avec joie la main d’Orsini. Les autres membresdu Conseil l’assurèrent tour à tour de leur sympathie.
Alors, le chevalier raconta son histoire, depuis son entrée enItalie, telle que nos lecteurs la connaissent. Ce récit, il le fiten termes simples, et rien n’était admirable comme la tranquillitéavec laquelle il raconta comment il avait enchaîné à sa place CésarBorgia et comment, plus tard, il avait tenu le pape en sonpouvoir.
Ils croyaient entendre quelque merveilleuse odyssée. Quant àPrimevère, elle ne laissa rien paraître de ses sentiments.Seulement, l’attention avec laquelle elle écoutait était siprofonde qu’au moment où le chevalier cessa de parler, elle eut unbrusque tressaillement, comme si le silence l’eût violemmentsurprise.
Toutes les mesures prises en l’absence du comte Alma furentratifiées par lui. Il pria même le prince Manfredi de garder lecommandement général. Sa mollesse y trouvait un précieuxavantage.
Le comte Alma voulut, séance tenante, confirmer à Ragastens letitre de maître de camp qu’il lui avait donné. Mais Ragastensrefusa obstinément.
– Je préfère agir en volontaire libre, dit-il pour touteréponse.
– Vous songeriez donc à nous quitter ?
– Jusqu’ici, monsieur le comte, j’ai vécu un peu au gré del’aventure. Cette vie hasardeuse, qui a ses périls et ses déboires,a aussi son charme. Et j’avoue qu’il me serait difficile d’yrenoncer. Il m’est donc impossible de dire précisément où je seraidemain… D’ailleurs, l’issue de mon duel avec le seigneurMalatesta…
– Ce duel n’aura pas lieu ! fit vivement le comte.
– Il ne faut pas que deux braves gentilshommes répandentinutilement leur sang ! ajouta le prince Manfredi. Qu’on fassevenir Jean Malatesta…
Jiulio Orsini s’élança et revint bientôt avec Malatesta.Celui-ci entra, très froid maintenant.
– Mon cher Jean, dit le prince, vous avez été injusteenvers le chevalier de Ragastens. Nous avons la preuve certaine,évidente, que vos soupçons n’étaient pas fondés… Notre bien-aimécomte, revenu parmi nous à la suite d’une démarche où il n’a péchéque par imprudence, reprend ses titres ; il veut bien,toutefois, nous laisser les commandements qui nous ont été assignésen assemblée générale.
– Je suis heureux au-delà de toute expression que le comtesoit digne de notre obéissance, dit Malatesta.
– Bien ! Quant au chevalier de Ragastens, vous êtes untrop noble cœur, et vous avez trop de vraie bravoure pour ne pasconvenir devant lui que vous avez eu tort.
– Avant de vous répondre, prince, je désire dire deux motsen particulier à M. le chevalier.
– Soit ! fit le prince Manfredi étonné.
Jean Malatesta se retira dans l’embrasure d’une fenêtre, oùRagastens le rejoignit aussitôt. Primevère, qui se tenait à cemoment debout derrière son père, recula insensiblement versl’embrasure d’une fenêtre.
– Monsieur, dit Jean Malatesta, dès l’instant où je vous aivu dans les catacombes de Rome, j’ai admiré de tout cœur la loyautéde votre attitude et votre courage… Cette opinion n’a pas changédepuis que vous avez ramené Alma… Je suis convaincu qu’il vous doitl’honneur…
– Monsieur, je vous assure…
– Laissez-moi finir, chevalier… Je voulais vous dire quel’insulte qui était sur mes lèvres tout à l’heure était bien loinde mon esprit. À l’instant même où je cherchais quelque paroleempoisonnée contre vous, je vous admirais et, hélas ! je vousenviais !
Ragastens était abasourdi. Le courage de Jean Malatesta étaitincontestable. Que se passait-il dans l’esprit de ce jeunehomme ?
– Chevalier, reprit soudain Malatesta, je vais, devant cesmessieurs, vous faire mes excuses. Car je vous ai bassementinsulté, sachant que vous ne le méritiez pas.
– Et moi, fit Ragastens, je ne permettrai pas qu’un aussidigne gentilhomme s’humilie. Ce que vous venez de dire effacel’insulte.
– Merci, chevalier, dit fiévreusement Malatesta. Notre duelde ce soir n’aura pas lieu. Mais nous nous battrons tout demême…
– Je ne comprends pas…
– Il faut que nous nous battions ! Il faut que l’un denous deux meure !…
– Soit ! Je consens à me couper la gorge avec vous,bien que votre attitude me paraisse…
– Digne d’un fou !… Vous pouvez le dire !…
– Quand voulez-vous que nous nous battions ? fitRagastens de plus en plus étonné.
– Demain, à la nuit tombante…
– Bon. L’endroit ?…
– À la Tête… Hors des murs, au milieu du défilé par lequelvous êtes arrivé, m’a-t-on dit… Avez-vous remarqué deux énormesrochers ?… l’un d’eux, celui de droite, ressemble vaguement àune tête d’homme.
– Bon. Demain, à la nuit, au rocher de la Tête. J’y serai,monsieur.
– Merci, chevalier… fit avec agitation Malatesta.
– Une question, pourtant ! Un honnête homme comme moine risque pas de se faire tuer par un digne gentilhomme tel quevous, ou de le tuer, sans savoir pourquoi ?…
– Vous voulez savoir pourquoi je vous aiprovoqué ?
– Morbleu ! Je crois bien que je veux lesavoir !…
– Eh bien !… C’est que j’aime Béatrix !…Comprenez-moi… Je l’aime à en perdre la raison, puisque j’ai commisla lâcheté de vous insulter faussement. Je l’aime à préférer lamort à la certitude de ne pas être aimé !…
Ragastens était devenu très pâle.
– Vous aimez la princesse Manfredi, balbutia-t-il, mais enquoi cet amour…
Malatesta lui saisit le bras et l’interrompit.
– Je l’aime, murmura-t-il en étouffant un soupir, et c’estvous qu’elle aime, vous !…
Ragastens demeura sans voix, sans force, les jambes cassées. Ilvoulut faire un geste pour retenir Malatesta. Mais déjà celui-cis’était avancé vers le milieu de la salle.
– Messieurs, dit Jean Malatesta d’une voix forte,seigneurs, mes pairs, devant vous qui avez entendu l’insulte, jefais mes excuses au chevalier de Ragastens.
Toutes les mains se tendirent vers Malatesta. Celui-ci, causantet riant comme si rien ne se fût passé, sortit de la salle avec lesautres gentilshommes du Conseil.
Ragastens s’apprêta à les suivre. À ce moment, une main légèrevint se poser sur son bras. C’était la main de Primevère.
– Ce soir, murmura-t-elle, dans les jardins du palais, jeveux vous parler…
Ragastens s’inclina profondément, oppressé, les jambesvacillantes. Quant il se releva, il vit la princesse Manfredi quisortait. Le comte Alma lui donnait la main. Et, près d’elle,penchant sa haute taille pour lui parler, souriant, heureux,marchait le prince Manfredi…
– Malatesta dit qu’elle m’aime ! songea Ragastensencore pétrifié à la même place. Elle n’en est pas moins l’épousedu prince Manfredi… à jamais perdue pour moi !… Perdue !…Ah ! Malatesta s’est trompé. La jalousie l’a égaré… Elle nem’aime pas… elle ne peut pas m’aimer… Illusion ! Folie !…Jean Malatesta a dit que l’un de nous devait mourir… Je connaismaintenant celui qui mourra !…
Quelque quinze jours auparavant, au Palais-Riant, une magnifiquesoirée terminait en apothéose une de ces somptueuses journées dontla douce et radieuse Italie conserve le privilège.
Étendue sur des tapis dans la salle aux statues, la tête appuyéesur une pile de coussins, Lucrèce Borgia rêvait, les yeux mi-clos,écoutant d’une oreille distraite un orchestre de mandolines et deflûtes.
Lucrèce rêve.
De lointaines ambitions se profilent vaguement, puis peu à peuse précisent sur l’écran de son imagination enfiévrée. Qu’est-elledans Rome ? Rien !…
Des fêtes ! Toujours des fêtes !… Pour qui ?…Pour elle ?… Des fêtes afin que la noblesse de Rome soitconvaincue de la magnificence des Borgia… Des fêtes ! Encoredes fêtes !… Voilà sa vie.
Et, contre cet esclavage doré, contre l’anéantissement de savolonté toute son âme s’insurge. Quoi ! Elle ne sera doncjamais qu’un instrument aux mains d’Alexandre VI et deCésar ?… Oh ! Commander ! Dominer ! Être lareine ! Devenir la souveraine absolue, dans un royaume qu’ellese taillerait !…
Mais, pour réaliser le rêve fantastique, il faut un homme. Unhomme !… Un mâle, un fort qui ne connaisse aucune crainte, quise joue de tous les pièges, dont l’audace et la ruse soient pluspuissantes que la puissance même des Borgia !
Elle le connaît, cet homme ! Il existe ! Elle a faillile tenir ! Il lui a échappé, c’est vrai. Mais elle ne se tientpas pour battue. Elle le retrouvera. Quand il sera bien à elle,elle le lâchera sur l’Italie en lui disant :
– Je te fais roi ! Fais-moi reine !
Et cet homme, elle l’admire, elle l’aime, elle le voit maître desa destinée. Bafouée par lui, méprisée, elle ne l’en admire queplus violemment.
Et voici que, dès le premier pas qu’elle va tenter vers laréalisation du rêve, se dresse un obstacle ! Obstacleridicule : un nom ! Lucrèce n’est pas libre !Lucrèce s’appelle duchesse de Bisaglia.
Et parce qu’il y a quelque part dans Rome un homme dont elleporte le nom, à qui elle a juré obéissance et fidélité devant Dieuque représente son père, elle s’arrêtera, elle reculera ?Allons donc ! Lucrèce Borgia n’en est pas à une vie d’hommeprès, cet homme fût-il son mari.
Et le lendemain même devant le Palais-Riant, le duc de Bisagliaétait assassiné d’un coup de poignard entre les épaules par CésarBorgia lui-même, Lucrèce l’ayant persuadé que son mari avait tenudes propos calomnieux sur son compte.
Lucrèce afficha un grand deuil. On fit au duc de Bisaglia desfunérailles magnifiques. Les Romains n’avaient rien vu d’aussi beaudepuis les funérailles du duc de Gandie : c’était làmaintenant les spectacles que les Borgia offraient au peuple. Romene s’amusait plus que lorsque le pape ou son fils assassinait.
Lucrèce ne s’aperçut pas du vide qui se faisait autour d’elle.D’ailleurs, cette solitude lui plaisait. Elle était ainsi toute àses pensées et pouvait ruminer à son aise le plan de l’œuvred’envergure qu’elle avait conçue.
Son premier acte, après s’être débarrassée de son mari, fut dedéclarer à César qu’elle le suivrait à Monteforte.
– Cependant, objecta César, il était convenu que tusurveillerais Rome pendant mon absence…
– Oui, mais je veux voir de près la guerre. D’ailleurs,tout est calme ici. Jamais nos Romains n’ont montré autant desouplesse.
César savait parfaitement que ce que Lucrèce avait une foisrésolu, elle l’exécutait malgré tous les obstacles. Il n’insistadonc pas. Et lorsque le jour vint où les troupes campées sous Romes’ébranlèrent, Lucrèce partit en même temps que son frère.
Une berline de voyage les emporta tous les deux à Tivoli, oùl’armée devait achever sa concentration. Lucrèce raconta au pape lamort de son mari.
– Ne pleure pas, ma fille, se contenta de lui répondre lepape ; ce pauvre homme était d’ailleurs ruiné !
Ce fut toute l’oraison funèbre du malheureux duc de Bisaglia.Puis, le père et les deux enfants se hâtèrent de parler de chosesplus intéressantes.
La première des choses qu’ils apprirent fut l’enlèvement deRosita par Ragastens. Le vieux Borgia, avec force plaisanteries,raconta comment il s’était fait prendre au piège, lui, vieuxrenard ; comment il avait cru Rosita morte et comment on avaittrouvé le cercueil vide…
– Ainsi, conclut César, cet homme nous a vaincus tous lestrois, l’un après l’autre !
– Oui, fit le pape devenu pensif, et il est malheureuxqu’un tel homme ne soit pas à nous !
– C’est vrai, mon père ; mais, en attendant, il s’estjoué de nous et nous a bafoués d’étrange manière. Cet homme mourra,il mourra de ma main.
Lucrèce eut un mince sourire… Le pape reprit :
– Il mourra… si tu le trouves ! Qui sait où il estmaintenant ? Peut-être en France !
À ce moment, un page entra dans la chambre.
– Qu’y a-t-il ? demanda César.
– Le baron Astorre et dom Garconio viennent d’arriver. Ilsdemandent la faveur d’être introduits.
– Tout de suite ! cria le pape.
Le baron et le moine, qui écoutaient à la porte, se hâtèrentd’entrer.
– Seuls ? s’exclama violemment le vieux Borgia.
– Et blessés ? ajouta César.
En effet, le baron portait le bras en écharpe et le moine avaitun pansement près de l’épaule. Tous deux étaient piteux et pâles.Le moine fléchit le genou devant le pape.
– Saint-Père ! s’écria-t-il, Dieu m’est témoin quenous avons fait l’impossible pour vous amener le comte Alma…
– Il a refusé ?… Il fallait l’amener de force ! Àquoi vous sert, baron, d’être taillé en Hercule ? À quoi tesert, Garconio, d’être rusé comme un diable ? J’avais uni cesdeux forces : la force brutale de l’un à la force intelligentede l’autre, et vous aboutissez à un échec pitoyable… Vous me lepaierez cher !…
– Saint-Père ! dit le moine au comble de la terreur,le comte Alma ne s’est pas refusé ; j’avais fini par leconvaincre, il nous suivait…
– Alors ? Parlez donc !…
– Alors, Saint-Père, il y a des forces contre lesquellesviennent se briser toutes les prévisions humaines. Nous étions déjàloin de Monteforte, et tout allait à souhait lorsque nous avons eule malheur de tomber dans les filets de Satan en personne !…Satan qui s’est rué sur nous, a emporté le comte Alma et l’a sansaucun doute ramené à Monteforte !…
– Ça, moine, devenez-vous fou ?… Que signifie cediscours ? Quel est ce Satan ?…
Lucrèce éclata de rire.
– Ragastens ! Toujours Ragastens !s’écria-t-elle.
– Comment la signora le sait-elle ? fit le moinestupéfait.
– Je le devine. Mais c’est lui, n’est-ce pas ?
– Hélas, madame ! Saint-Père, ce n’est que tropvrai !…
Et Dom Garconio fit un récit exact de la scène del’auberge ; la soudaine intervention de Ragastens ; lecoup de poignard que lui, Garconio, avait reçu en attaquantvaillamment ce démon ; la lutte de Ragastens et du baronAstorre et enfin le départ du comte Alma que Ragastens avaitentraîné.
Le pape était blanc de fureur. Quant à César, il sentait monteren lui la colère.
– Imbéciles ! gronda-t-il. Lâches !…
Il allait se précipiter sur le moine et, sans doute, achever ceque Spadacape avait si bien commencé ; mais le vieux Borgia leretint.
– Ne vois-tu pas, lui murmura-t-il, la haine qui les animetous deux contre ce Ragastens ? Crois-moi, ils feront pournous venger plus peut-être que nous-mêmes.
Le raisonnement frappa César.
– Allez, reprit le pape. Allez vous reposer, baron, etvous, Garconio, comptez sur ma gratitude. Vous n’avez pasréussi : mais tout n’est pas fini.
Le baron et le moine, heureux d’en être quittes à si bon compte,s’empressèrent de sortir.
– Qu’en penses-tu ? demanda le vieux Borgia àCésar.
– Je pense que cet homme est le mauvais génie de notremaison.
Pendant toute cette scène, Lucrèce n’avait rien dit. Ellesouriait vaguement, songeant à des choses qui l’eussent faitpoignarder par César séance tenante, si celui-ci eût pu lire dansla pensée de sa sœur. Quant au vieux Borgia, après le premiermoment de fureur, il demeurait morne et abattu. Son plan échouait.Le comte Alma, rentré à Monteforte, échapperait maintenant à toutetentation.
– Rien ne me réussit depuis quelque temps !murmura-t-il avec accablement. Ah ! Mes enfants, je sens quec’est la fin. L’ambition de ma jeunesse, l’œuvre de mon âge mûr,les espoirs de ma vieillesse, tout se brise et s’en va.
– Que dites-vous, mon père ?… Nous sommes là pourcontinuer votre œuvre et la consolider…
– César ! continua le pape avec une exaltation dont ildonnait bien rarement le spectacle. César, hâte-toi, avant que jene meure !… Si tu n’es pas roi dès cette année, si tun’arrives pas à mettre sur ta tête la couronne de fer, c’en estfait des Borgia ! Et mon œuvre mourra en même temps quemoi !… Hâte-toi ! Je te dis qu’il est temps.
César et Lucrèce étaient livides. Pour la première fois, leurpère leur parlait aussi nettement de ses projets. Pour la premièrefois, ils entrevoyaient ce qu’il y avait de grandeur tragique dansla pensée du vieillard.
Ainsi donc, il avait fait ce rêve de fonder une dynastie desBorgia. Ainsi donc il avait fait ce rêve de placer l’Italie sous lesceptre de son fils, avant de mourir !…
D’un rapide regard imaginaire, César étudia ce qui restaitdebout en Italie… Et il se vit seul… Seul, dépassant tous lesautres de la tête ! Seul, dominant Rome et les Romagnes,émergeant pour ainsi dire des hécatombes sanglantes, tout désignépour la couronne – ou pour l’assassinat ! Ilcomprit !…
Son père avait fait le vide autour de lui ! Son père avaitmême supprimé François pour qu’il fût seul, pour qu’aucunepuissance ne pût s’élever en face de la sienne, pour qu’il pût êtreroi ! Lucrèce aussi avait compris. Et, songeuse, laphysionomie fermée, elle murmura :
– Nous verrons qui sera roi !…
Car elle aussi voulait le pouvoir. Et elle le voulait pour elleseule ! Elle aussi voulait créer un royaume, tirer un homme deson néant de pauvreté pour le faire roi, pour être reine !
Quant à César, une flamme d’orgueil empourpra son visage.
– Que faut-il faire, mon père ? s’écria-t-il enfiévré,ivre de sa future puissance absolue. Parlez !Ordonnez !
– Ce qu’il faut faire ! dit le vieux Borgia. D’abordêtre vainqueur !
– Je le serai !
– T’emparer de ce nid de vipères : Monteforte.
– Je m’en emparerai !
– Raser la vieille forteresse, détruire le comté des Alma,brûler leurs villages, ravager leurs champs, clouer la tête d’Almaà la croix que tu élèveras sur les ruines de sa capitale, faireenfin un prodigieux exemple, empoisonner de terreur l’Italieentière. La prise du pouvoir par un Borgia, qui le transmettra àses enfants avec mission d’agrandir le patrimoine que moi,Rodrigue, je leur aurai légué, jusqu’au jour où le monde sera leroyaume des Borgia !…
Affolé par les visions grandioses que le pape évoquait, Césars’écria :
– Cet exemple, je le ferai, mon père !… Je veux semerdu blé à l’automne prochain sur l’emplacement de Monteforte… Detous ceux qui se sont réunis pour nous combattre, je veux que pasun n’échappe. Soyez tranquille, mon père : ce serahorrible !…
D’une voix railleuse, Lucrèce interrompit :
– Et la douce Béatrix, qu’en feras-tu ?
– Oh ! celle-là ! gronda César. C’est elle quiest cause de nos échecs ! C’est elle qui ameute toute l’Italiecontre nous !… Malheur à elle !…
– Tu ne l’aimes donc plus, mon frère ?
– Je l’aime plus que je ne l’ai jamais aimée. Par elle, mesnuits sont sans sommeil… Par elle, j’ai souffert et je souffreencore… Mais mon amour et ma haine vont de pair. Lorsque j’auraitué ses défenseurs, crucifié son père, mis sa ville à sac et àsang, alors, je la prendrai ! Elle subira mon amour comme uneinsulte.
– Bravo, frère ! Nous te retrouvons enfin ! fitLucrèce d’une voix sombre. Mais prends-y bien garde, la capitaledes Alma sera vigoureusement défendue…
– Eussent-ils dix fois plus de soldats, leurs rempartsfussent-ils soudain exhaussés de cent coudées, leurs portesfussent-elles de fer et leurs fossés fussent-ils emplis de feu aulieu d’eau… je détruirai la race des Alma !
César prononça ces paroles avec un tel accent de rage, que sasœur elle-même en frissonna d’épouvante.
Une bouffée d’orgueil monta au front du pape. Mais Lucrèce,déjà, reprenait :
– Les Alma ont mieux que tout cela, mon frère !
– Qu’ont-ils donc ? Qui donc est auprès d’eux que jene puisse terrasser ? Parle !… Sang du Christ… je voisqui tu veux dire !…
– Oui ! Je veux dire celui qui nous a vaincus tous lestrois l’un après l’autre ! Je veux dire Ragastens !…
– Cet homme nous a vaincus par surprise et par ruse. Il ala force des faibles. Dans la lutte qui s’ouvre, ses moyensd’action disparaissent. Il est à moi. C’est par lui que jecommencerai l’œuvre de destruction…
– César ! dit alors le pape, je te demande cet homme…ce sera ma part !
César regarda son père et comprit que sa vengeance confiée auvieillard dépasserait en horreur tout ce qu’il pourraitimaginer.
– C’est bien, dit-il. Vous l’aurez, mon père ! C’estmoi qui irai le chercher, et c’est moi qui vousl’amènerai !
– Quand pars-tu ?…
– Dès demain !
Le palais des Alma, comme la plupart des demeures seigneurialesde l’Italie, était embelli par de vastes jardins. Tandis quel’escalier monumental de la façade aboutissait sur la grande placeombragée d’érables séculaires, un autre escalier à doublerévolution descendait d’une magnifique terrasse qui s’adossait àl’arrière du palais et ses degrés de marbre permettaient dedescendre dans le parc.
Ce soir-là, Primevère avait lentement descendu le grand escalierde marbre, ordonnant à ses femmes de la laisser seule. Pensive,elle s’était enfoncée dans le parc. Puis elle avait été s’asseoirsur un banc de granit poli.
Enfant, elle avait joué sur ce banc, près de sa mère. Jeunefille, elle y avait rêvé, par les chaudes soirées, d’un prince quiviendrait un jour, jeune comme elle, audacieux, étincelant decourage et d’esprit…
Maintenant, celui qu’elle attendait pouvait venir. Elle nes’appartenait plus ! Elle ne pourrait plus, en souriant, luitendre la main et lui dire :
– Je vous attendais… je suis à vous…
Et comme, avec un soupir, elle pensait à ces choses, à son rêvebrisé, à sa jeunesse jetée aux bras d’un vieillard, voici qu’unléger bruit de pas fit crier le fin gravier des allées. Une ombrese dressa devant elle, et une voix lui dit :
– Me voici, madame, suivant l’ordre que vous m’avezdonné.
Primevère n’eut pas besoin de lever les yeux pour reconnaître lechevalier de Ragastens. Il demeurait debout, la toque à la main, àdeux pas du banc.
– Monsieur, dit-elle, j’ai voulu vous remercier… Devanttémoins je ne l’eusse peut-être pas fait aussi pleinement que je ledésirais… C’est pourquoi je vous ai prié de venir me rejoindreici…
Ragastens s’inclina silencieusement.
– Vous remercier, reprit-elle avec une émotion qu’elle neput tout à fait maîtriser. Car, seule ici, je puis comprendre etapprécier le sacrifice que vous avez consenti…
– Un sacrifice, madame ? interrogea le chevalier.
– Est-il une autre expression plus juste ? Croyez-vousque je n’aie pas tout compris la nuit où, sur mon désir, vous êtesvenu dans les catacombes de Rome m’apprendre ce quej’ignorais : que César Borgia vous offrait unesituation ? J’ai su que vous étiez pauvre et j’ai su aussi quele fils du pape vous réservait toute sa faveur. Il ne tenait qu’àvous d’accepter ces offres brillantes ; de pauvre, vousdeveniez riche ! Et je connais plus d’un gentilhomme romain,j’entends des plus en renom, qui eussent considéré comme unefortune inespérée de se trouver dans la situation où vous vousétiez placé du premier coup… Chevalier, vous avez renoncé à lafortune et aux honneurs, vous vous êtes attiré la haine mortelledes Borgia, vous avez encouru une effroyable condamnation, et toutcela pour ne pas être mon ennemi… Je cherche en vain les mots quipourraient vous dire ma reconnaissance…
– Madame, dit Ragastens, si vraiment, en agissant selon ceque je croyais être l’honneur j’ai accompli un sacrifice, j’en suistrop payé par ce que vous venez de me dire.
– Enfin, continua Primevère, vous avez sauvé mon père. Jeme croirais indigne de votre générosité si je ne vous parlais avecfranchise. Le comte Alma trahissait les siens… Vous avez évité aunom que je porte une tache ineffaçable…
– Au nom que vous portez, madame ? interrompitRagastens avec émotion.
Primevère tressaillit. Elle comprit le sens caché de laquestion.
– Au nom que je portais ! murmura-t-elle enpâlissant.
Puis aussitôt, elle poursuivit avec dignité :
– D’ailleurs, monsieur, c’est toujours le même nom… Vousignorez sans doute que les Manfredi et les Alma sont même famille.Les deux branches eussent été également marquées d’une profondeentaille par… le départ définitif du comte Alma… Vous avez encorerisqué votre vie pour nous épargner une honte et une douleur.
Elle se tut comme si, brusquement, trop d’émotion l’eûtoppressée.
– Madame, dit alors Ragastens, en quittant le service desBorgia, en ramenant le comte Alma dans sa capitale, en employant lepeu que je suis à vous éviter, fût-ce l’ombre d’un chagrin, je n’aifait que tenir ma parole…
– Expliquez-vous, monsieur.
– Vous rappelez-vous, madame, le jour où j’eus l’honneur devous rencontrer dans un bois d’oliviers, près d’unruisseau ?…
– Je ne l’ai pas oublié, fit Béatrix en fermant lesyeux.
– En ce cas, peut-être vous souvenez-vous également de ceque je vous dis alors… Je vous dis que, pour vous, j’étais prêt àrépandre mon sang dès qu’il en serait besoin, et que je mettais mavie à votre service… Vous le voyez, madame, je n’avais plus, dès cemoment, le droit d’agir autrement.
Il y eut ainsi une minute de silence qui fut pour elle plein demystérieux émoi, et pour lui, plein d’amertume.
« Oh ! songea-t-il, désespéré, si elle m’aimait commeme l’a dit Jean Malatesta, me parlerait-elle si froidement ?…Elle accepte le sacrifice de ma vie et croit sans doute fairebeaucoup pour moi en me remerciant… »
Cependant, Primevère s’était remise.
– Je ne voulais pas seulement vous remercier, monsieur,reprit-elle. Je voulais aussi vous demander… si toutefois vousvoulez bien me les dire… vos intentions actuelles… Mon père vous anommé, je crois, son maître de camp ?… Vous avez refusé cetemploi ?…
– Oui, madame.
– Il est certain que vous êtes beaucoup trop au-dessus dela fonction…
– Ce n’est pas cela, madame. L’emploi de maître de camp esthonorable et on peut s’y distinguer. Il serait plutôt au-dessus dece que je pouvais espérer…
– Pourquoi ne pas l’accepter, alors ? fit Primevèreavec plus de vivacité. Oh ! Je vous en supplie, monsieur, neme croyez pas ingrate au point de supposer que je considéreraicette charge comme une preuve suffisante de ma reconnaissance…Mais, dans votre acceptation, je verrais la preuve que… vous voulezbien rester près de nous… que votre vaillance et votre épée ne nousferont pas défaut dans la terrible extrémité où nous allons noustrouver… et enfin… que nous sommes toujours… amis…
Primevère prononça ces derniers mots d’une voix si basse et sitremblante que Ragastens les devina plutôt qu’il ne les entendit.Un vertige soudain le saisit. Il fut sur le point de se jeter auxgenoux de Béatrix, de lui crier son amour…
– Rassurez-vous, madame, dit-il amèrement, mon épée demeureà votre service. Nous sommes toujours… amis, selon le mot que vousme faites l’honneur d’employer…
– Eh bien ! s’écria-t-elle, puisqu’il en est ainsi,pourquoi refusez-vous ce que vous offre le comte Alma ?
– Madame, dit Ragastens froidement, je suis un soldatd’aventure, et la situation brillante de maître de camp estau-dessus de mes prétentions… Elle comporte des liens quim’effraient, je l’avoue. J’ai toujours vécu au jour le jour,n’acceptant de maître que ma fantaisie, de guide que mon caprice dumoment, respirant au grand air, allant, venant, m’arrêtant etrepartant selon mon inspiration… Pardonnez-moi donc de ne pas merendre à vos instances… Je préfère agir en toute liberté etfranchise…
– Mais enfin, vous allez rester à Monteforte ?
– Je l’ignore, madame.
Le mot avait été dit sèchement, presque brutalement. Ragastenscontinua :
– En tout cas, si je vois que mes services peuvent vousêtre de quelque utilité, je resterai jusqu’au jour que j’espèretrès prochain où César, vaincu, sera obligé de reculer… Mais alors,plus rien ne me retiendra en Italie et je rentrerai en France.
– Plus rien ? soupira Primevère.
– Plus rien ! répéta Ragastens.
– Vous ferez selon votre volonté, monsieur.
Ragastens s’inclina profondément et fit un pas pour se retirer.Il avait le cœur plein d’amour, de désespoir et de colère.Primevère le retint d’un geste.
– Excusez-moi, monsieur, dit-elle d’une voix faible. Jevoulais aussi vous parler… d’un incident… survenu aujourd’hui…
– Parlez, madame…
– Il s’agit de cette discussion que vous avez eue avec leseigneur Malatesta…
« Voilà donc la vérité, songea-t-il en se mordant leslèvres jusqu’au sang pour ne pas crier son désespoir et sa fureur.C’est Malatesta qu’elle aime… Elle m’a fait venir pour me demanderde ne pas me battre ! Elle a peur pour lui ! »
Et il attendit en silence que Primevère s’expliquât. Ce futd’une voix en apparence exempte d’émotion qu’elledemanda :
– Vous voulez vous battre avec Jean Malatesta ?…
– Mais, madame, vous avez vu que le seigneur Malatestas’est loyalement excusé… Le duel qu’il me proposait n’a donc plusraison d’être.
– Je sais. Mais vous devez vous battre… Chevalier, pourquoime cachez-vous la vérité ?… Moi, je ne vous cache pas que j’aientendu ce que Jean Malatesta vous disait dans l’embrasure de lafenêtre…
Un éclair d’espoir illumina l’esprit de Ragastens.
– Vous avez entendu… tout ?
Une rougeur soudaine empourpra le visage de Primevère. Mais ilfaisait nuit…
– J’ai entendu seulement que Jean Malatesta vous donnaitrendez-vous pour demain soir au rocher de la Tête. Je n’ai pasvoulu en entendre davantage. J’avais compris.
– C’est vrai : M. Malatesta m’a provoqué pourdemain…
– Et si je vous demandais…
Elle s’arrêta, tourmentée à cette minute par la pire torturequ’elle eût subie de sa vie.
– Que voulez-vous me demander, madame ? dit froidementRagastens.
– De ne pas vous battre ! répondit-elle dans unsouffle. Si vous lui faisiez comprendre que ni lui ni vous n’avezle droit, en ce moment, de verser votre sang… je suis sûre… qu’ilrenoncerait…
– Ah ! Madame, éclata Ragastens, vos sentiments vousemportent ! Vous me demandez de reculer, de m’humilier !…Cela ne sera pas !… Mais, soyez tranquille, madame,ajouta-t-il tout à coup avec une sorte de râle, dans ce duel, cen’est pas Malatesta qui mourra… Adieu, madame !…
Et il s’enfuit égaré, fou de douleur et de jalousie. Primevèredemeura une seconde frappée de stupeur, comprenant enfin la penséedu chevalier. Alors, sans savoir ce qu’elle faisait, elle se leva,tendit ses bras et appela :
– Ragastens !…
Mais le chevalier était déjà loin. Il n’entendit pas. Primevèreretomba sur son banc et éclata en sanglots.
Soudain, des lumières se montrèrent dans le parc. Des voixretentirent. On l’appelait… Primevère reconnut parmi ces voix celledu prince Manfredi. Quelques instants plus tard, le prince Manfrediapparut devant elle.
– Enfin, c’est vous, s’écria le vieillard. C’est vous,chère Béatrix… J’étais dans une mortelle inquiétude… Prenez mamain… Je vais vous reconduire.
– Tout à l’heure, prince ! répondit Béatrix. Je désireencore respirer la fraîcheur parfumée de cette belle nuit…
Le prince se tourna vers les porteurs de flambeaux et lesrenvoya d’un geste. Quand ils furent seuls, il s’assit près de sajeune femme.
– Vous avez raison, dit-il, ce sont de douces minutes,celles que l’on passe dans la solitude des rêveries, loin desimportuns… La belle nuit !… Comme tout est calme !… Commenous sommes loin du monde !… Concevez-vous mon bonheur,Béatrix ?…
Il prit sa main. Elle le laissa faire. Seulement, elle eut unléger recul que le vieillard ne remarqua pas.
– Bonheur imprévu, inespéré ! continua le princeManfredi. Qui eût pu supposer que, parmi tant de jeunes seigneursépris de votre beauté, vous n’en distingueriez aucun et que ceserait moi, vieillard que guette la tombe, qui deviendrait votreélu !…
– Prince…
Se penchant, le prince Manfredi posa ses lèvres sur la main deBéatrix. Ce n’était plus là un baiser de convenance. C’était unbaiser d’amour ! Primevère jeta un léger cri et, presqueviolemment, retira sa main.
– Qu’avez-vous donc, Béatrix ? demanda levieillard.
Ce qu’elle avait ?…
Lorsque, affolée par la proposition de Malatesta, placée dansl’alternative de résister à cette proposition ou de voir s’écroulerl’œuvre de défense qu’elle avait si longuement combinée, elle avaiteu cette soudaine inspiration de choisir le vieux Manfredi pourmari, elle n’avait pas pensé, à ce moment, que le vieillard,rajeuni par l’orgueil et la joie, voudrait être son époux autrementque de nom !
Elle avait songé seulement à éviter le danger immédiat. Et ledanger, c’était de devenir la femme de Malatesta ou de l’un desjeunes seigneurs dont elle avait, dès longtemps, deviné la passion.Elle s’était réfugiée dans les bras du vieillard qu’elleconsidérait comme un père. Et voilà que le prince Manfredi serévélait amoureux, empressé à réclamer ses droits.
– Venez, chère Béatrix… rentrons.
Et, une fois encore, il voulut prendre sa main. Mais, cettefois, Primevère se recula avec un si visible effroi, que le princepâlit de dépit. Et il renouvela sa question.
– Qu’avez-vous, Béatrix ?…
– Rien, répondit-elle faiblement.
– Cependant, vous paraissez me redouter et me fuir… Depuisque je suis ici, vous ne m’avez pas dit un mot…
– Laissez-moi un peu, seigneur, voulez-vous ? fit-elleavec effort.
Le prince Manfredi se leva.
– Béatrix, dit-il gravement, quelque pensée secrète voustourmente. Ne voulez-vous pas me la dire ?…
– Eh bien, oui ! s’écria alors Primevère. Je ne veuxrien vous cacher !
– À la bonne heure ! fit Manfredi, avec un sourireamer. Parlez donc sans crainte…
– Eh bien, seigneur, je voudrais… Ah ! je ne sais sivous comprendrez…
– Béatrix ! À quoi bon ces réticences ? s’écriale vieillard. Je vois, je comprends admirablement que vous n’avezaucun amour pour moi. Mais, à défaut d’amour que, vieillard, je nepouvais espérer, tout au moins pouvais-je prétendre à un peud’affection sincère…
– Je vous jure que mon affection pour vous est profonde etréelle…
– Et à la soumission de l’épouse ! acheva leprince.
Mais Primevère ne releva pas ce dernier mot.
– Donc, reprit Manfredi, je soupçonne quelque méprise… oupeut-être quelque intrigue dont je serais la dupe. J’aisoixante-douze ans. Nul au monde ne s’est jamais moqué impunémentd’un Manfredi… Parlez, Béatrix ! Je vous adjure de parlerfranchement !
Primevère joignit les mains avec angoisse.
– Vous vous taisez, Béatrix, reprit le prince dont lacolère montait d’instant en instant. Vous m’auriez doncbafoué ?… Vous !… Quel mal vous avais-je fait ?…Pourquoi m’avoir choisi, moi, de préférence à tout autre, pour metorturer et m’humilier ?…
– Prince ! dit-elle d’une voix tremblante. Je vaisvous dire tout ce qui est dans mon cœur. Après, vous ferez commevotre générosité vous inspirera de faire…
– Calmez-vous, mon enfant, dit-il. Expliquez-vous et necraignez rien du prince Manfredi qui, en ce moment, ne veut sesouvenir que d’une chose, c’est qu’hier encore il vous appelait safille.
– Voici la vérité, dit alors Primevère après une minute desilence pendant laquelle elle s’efforça de reprendre tout sonsang-froid… Au moment où Jean Malatesta fit à l’assemblée laproposition que vous savez, je me rendis compte qu’un certainnombre des nôtres, hésitants, peut-être effrayés de la lutte quicommence, n’attendaient qu’un prétexte sérieux pour se retirer…
– C’est malheureusement vrai ! fit le prince.
– Ce prétexte était tout trouvé si je ne me soumettaispas ! Dans cette seconde, qui a été pour moi un siècled’angoisse, j’ai compris que tout le succès de notre entreprisedépendait du mot que j’allais prononcer… Il ne me fallait passeulement désigner un guerrier ; il me fallait aussi choisirun époux… Je résolus de me sacrifier…
– Le mot est cruel pour moi, madame !
– La situation était plus cruelle encore pour moi… JeanMalatesta m’aime… Et je ne l’aime pas. J’ai pour lui l’affectionfraternelle que j’ai pour tous nos amis. Mais je ne puis envisagersans terreur la pensée que je deviendrais sa femme… J’en diraiautant pour les jeunes seigneurs qui m’ont laissé deviner dessentiments que je ne partage point…
– Ainsi, dit le prince, qui ne put dissimuler sasatisfaction, parmi tous ceux qui assistaient à l’assemblée, iln’en est aucun que vous aimiez ?… Vous me le jurez ?
– Je vous le jure. Mais en est-il besoin ? N’aurais-jepas choisi pour époux celui que mon cœur eût souhaité, si un seuld’entre ces jeunes seigneurs m’eût inspiré un autre sentiment quecelui de l’estime et de l’affection ?
– C’est vrai. Pardonnez-moi, Béatrix. Mais le choix quevous avez fait de moi m’a bouleversé au point que je raisonne commeun jeune homme qui craint tout pour son bonheur. Mais continuez monenfant…
– Placée dans la cruelle alternative que vous savez, j’aitout à coup songé à vous, prince ! À vous, qui m’appeliezvotre fille !
Le prince Manfredi étouffa un soupir.
– Je comprends, dit-il amèrement, vous avez épousé le nom…Quant à l’homme…
– Prince, interrompit Primevère, vous vous trompez… Maislaissez-moi finir. Sur la première minute, je fus très heureuse dedevenir votre femme… Mais l’exaltation du danger tomba. Et alors,je me trouvai en présence du fait qui s’était accompli en dehors dema volonté…
Le vieux Manfredi fit un mouvement.
– Oh ! laissez-moi aller jusqu’au bout, dit-elle. Jene pourrais plus reprendre une semblable conversation… Mon cœur sebrise à la pensée de l’injuste chagrin qui vous est fait… Troismois, prince, je vous demande trois mois… Supposez que vous m’avezdemandée et que je me suis accordée à vous !… Ma demande n’arien de blessant, car je vous jure que je n’ai aucune penséed’aversion contre vous… Et puis, prince, n’est-ce pas là aussi unelégitime satisfaction qu’il faut accorder à mon père ?
– Oui ! fit le prince, frappé de ce raisonnement.
– Mon père a ratifié notre mariage. Mais n’est-il pas vraiqu’en agissant ainsi, il a fait contre mauvaise fortune bon cœur,et qu’il a dû accepter un événement qui s’était accompli sanslui ?…
– Arrêtez, Béatrix ! s’écria le vieux Manfredi. N’endites pas plus long : ce serait m’offenser que de me jugercapable de ne pas vous comprendre. Tout ce que vous venez de direest d’une sagesse qui ne devrait pas m’étonner chez vous mais queje ne puis m’empêcher d’admirer.
– Comme vous êtes bon !…
– Juste, seulement !… Plus un mot sur ce sujet,Béatrix… Maintenant, prenez ma main, mon enfant… ma fiancée… jevous conduis dans votre appartement…
– Non, prince… Je désire encore demeurer seule, ici, entête-à-tête avec mes pensées…
– Cependant…
– Qu’ai-je à craindre ?… Maintes fois, il m’est arrivéde rester ici de longues heures dans la nuit.
– Qu’il soit fait comme vous le désirez ! dit leprince en s’inclinant. Puis, lentement, il s’éloigna.
Debout, Primevère regarda la haute silhouette du princes’enfoncer dans l’obscurité. Quand il eut disparu, elle reprit laplace qu’elle occupait sur le banc de granit. Et il lui semblaalors qu’elle était délivrée d’une poignante angoisse et qu’ellerenaissait à la vie.
Cette nuit-là fut affreuse pour Ragastens. Il la passa à rôderautour du palais, interrogeant les lumières qui s’éteignaient l’uneaprès l’autre, cherchant à deviner laquelle éclairait la chambrenuptiale de la princesse Manfredi. L’aube le surprit, pâle etdéfait, sur la grande place aux platanes.
Il s’arracha enfin à cette torture de jalousie qu’il s’étaitvolontairement imposée et s’en alla en murmurant :
– Allons ! Tout est fini pour moi !
Giulio Orsini, qui l’avait pris en vive amitié, lui avait offertdans son palais une hospitalité que Ragastens avait acceptée de boncœur. Ce fut donc au palais Orsini qu’il se rendit.
Il réveilla Spadacape, qui dormait du sommeil du juste, et illui ordonna de seller Capitan.
– Dois-je vous accompagner, monsieur ?
– Non, tu m’attendras ici… Je reviendrai tard.
Puis, lorsque Capitan fut sellé, Ragastens ajouta :
– À propos, il pourrait se faire que je m’absente plusieursjours ou que je ne revienne pas du tout.
– Sainte Marie ! Monsieur le chevalierm’abandonne !…
Sans répondre, Ragastens avait, du bout de son poignard, faittomber les pierres précieuses qui ornaient la poignée de son épée –l’épée de César Borgia, si on s’en souvient. Et il dit àSpadacape :
– Tiens ! Voici pour te consoler de notreséparation.
Mais Spadacape recula d’un pas et secoua la tête.
– Eh bien ? fit Ragastens, qu’est-ce qui te prenddonc ?
– Monsieur le chevalier, dit Spadacape, c’est une fortuneque vous m’offrez là. Je vous en remercie. Mais si vousm’abandonnez, je n’ai besoin de rien. J’aime autant reprendre monancien métier…
Ragastens fut ému de la simplicité de ces paroles et dudévouement de cet homme qui, deux mois auparavant, eût assassinésans scrupule quelque bourgeois attardé au détour d’une ruelle deRome, pour se procurer le plus petit des diamants qu’il refusaitmaintenant.
– Ainsi, dit-il, tu ne veux pas te séparer demoi ?
– C’est-à-dire, affirma Spadacape, que l’idée seule de vousquitter me donne des sueurs au front. Ah, monsieur, j’ai doncdémérité ?…
– Eh bien, soit ! Viens donc… Seulement, je tepréviens que je vais peut-être quitter l’Italie.
– Que m’importe !
– Quoi ! Tu renoncerais à ton beau pays ?
– Monsieur, est-ce que tous les pays ne sont pas beaux,pourvu qu’on y vive avec un peu de liberté ?
Ragastens n’insista pas et fit signe à Spadacape de le suivre,non sans l’avoir forcé à accepter ses diamants.
– On ne sait ce qui peut arriver, dit-il.
Spadacape sauta joyeusement en selle et s’écria :
– Par la Madone, monsieur le chevalier, vous m’avez faitune fière peur !
Ragastens ne répondit pas. Un quart d’heure plus tard, il étaithors de la ville. En réalité, il ne savait pas au juste ce qu’ilallait devenir.
L’essentiel pour le moment était de passer la journée loin deMonteforte. Il ne se sentait pas capable de se retrouver en face dePrimevère ou du prince Manfredi. Il erra donc toute la journéeautour de la ville, et l’instinct reprenant le dessus dans cetempérament positif, il nota avec beaucoup de soin différentspoints d’attaque ou de défense.
Vers quatre heures de l’après-midi, il se trouva sur le plateauqui dominait le défilé par où il était arrivé avec le comte Alma. Àce moment, Spadacape s’approcha de lui et, allongeant le bras versune sorte de bicoque :
– Une auberge, dit-il simplement.
– Ah ! ah ! Il paraît que tu as faim ?
– Et soif ! dit Spadacape.
En effet, il n’avait aucune raison de manquer d’appétit commeson maître. Or depuis le matin, ils n’avaient rien mangé. EtSpadacape se demandait, non sans quelque terreur, si le chevalieravait l’intention de se laisser mourir de faim, auquel cas,Spadacape, en digne et fidèle écuyer, n’eût pu faire moins que dese livrer au jeûne le plus sévère. Ragastens le rassura.
– Tu m’y fais penser ! J’ai, ma foi, grandappétit.
Et il piqua sur l’auberge signalée.
Tout en galopant vers l’auberge, Ragastens examina les rochersauxquels elle s’appuyait. Et il constata qu’en effet une de cesroches figurait avec exactitude le profil gigantesque d’une têted’homme. Un caprice de la nature avait dessiné dans le granit cequ’il lui arrive si souvent de dessiner avec des nuages.
Ragastens et Spadacape mirent pied à terre devant l’auberge qui,tout naturellement, s’appelait l’Auberge de la Tête. Lepatron, sa femme, leurs deux fils et une servante, étaient occupésà entasser sur une charrette les meubles, les bancs, les escabeaux,enfin toute la pauvre richesse de ces gens.
– Je crains que nous ne soyons forcés de jeûner, ditRagastens.
– Je ferai la cuisine, se hâta de répondre Spadacape. Il ya bien par là quelque poulailler, des œufs et des poulets. Je nevous demande pas vingt minutes pour vous servir une fricassée etune omelette dignes de la table d’un cardinal.
– Peut-on dîner ? cria Ragastens au patron.
– Pourquoi donc pas, seigneur cavalier ?…
– Mais vous déménagez…
– Cela n’empêche pas de manger… Prenez place à cette table,dans le jardin, et on va vous servir.
Il y avait, en effet, un carré de jardin où poussaient deslégumes et, le long du rocher, deux ou trois tables.
« Nous serons admirablement ici pour nous battre »pensa Ragastens.
Le patron de l’auberge, homme d’une quarantaine d’années, quiparaissait assez bavard, n’avait voulu laisser à personne le soinde servir le client qui lui tombait du ciel. Et, tout en luiversant un petit vin gris, il chercha à amorcer laconversation.
– Je vois à votre costume, seigneur cavalier, que vous êteshomme de guerre…
– Oui, mon brave.
– Ah ! La guerre ! soupira le digne aubergiste.J’étais si tranquille ici. Me voici forcé de fuir. Je vais aller memettre à l’abri dans Monteforte où j’espère pouvoir continuer monpetit commerce en vendant à boire à MM. les arquebusiers…
– Excellente idée ! D’autant que vos affaires nedevaient guère prospérer ici.
– Heu !… Mes affaires n’allaient pas trop mal,monsieur. Tel que vous me voyez, je suis connu à plusieurs lieues àla ronde, et il n’est pas d’étranger voyageant dans le pays qui nesoit venu me voir…
– Ah çà ! Mais vous êtes donc une célébrité ?
– Oui, seigneur ! répondit modestementl’aubergiste.
– Et d’où vous vient tant de gloire ?
– C’est que seul, dans le pays, je puis raconter l’histoiredu rocher de la Tête. Histoire qui m’a été transmise par mon pèrequi la tenait du sien. Car, de père en fils, depuis bien longtemps,depuis des siècles, peut-être, notre famille a habité au pied deces rochers…
– L’histoire est donc bien intéressante ?
– Histoire terrible, monsieur ! Et véridique d’un boutà l’autre !
– Je voudrais bien la connaître…
– C’est facile, monsieur. Je la raconte moyennant un pauvrepetit écu. Ce sont là mes bénéfices…
Ragastens jeta sur la table un ducat.
– Voyons l’histoire ! dit Ragastens.
– Vous saurez tout ! s’écria l’aubergiste. Et même jevous montrerai une chose que je montre bien rarement… C’est au fondde mes caves… une trace… un trou, bien visible, qui est la preuveincontestable de toute l’histoire…
À ce moment, le soleil se coucha à l’horizon. L’aubergisteregarda autour de lui avec inquiétude.
– Eh bien ! dit Ragastens. J’attends.
– Voici la nuit qui va venir, fit l’aubergiste, il faut queje me hâte, car je ne voudrais, pour rien au monde, parler de ceschoses à la nuit noire !
Et le patron de l’Auberge de la Tête esquissa un signede croix.
– Pourquoi cela ? demanda Ragastens.
– Parce que, de prononcer le nom du Malin quand il faitnuit, il en résulte un malheur… quelque chose comme du sang versé…une mort d’homme, par exemple.
Ragastens tressaillit. Puis, vidant son verre d’untrait :
– Allez toujours, dit-il.
– Donc, commença l’aubergiste, les choses remontent à unelointaine époque et se passent sous le règne de Philippe III,troisième comte de la dynastie des Alma.
» C’était, dit la chronique, un homme de trente àtrente-cinq ans, plein de force, de courage et animé de bonnesintentions. Il était aimé pour sa bonté et admiré pour sabravoure.
» Dans ce temps-là, des troupes de terribles banditsdésolaient la campagne. Il n’était seigneur, si bien armé qu’il fûtet si nombreuse que fût son escorte de lances, qui ne dût payer untribut à ces misérables.
» Le comte Philippe entreprit la destruction de ces bandeset il y réussit. Une seule lui échappa. C’était la troupe desbandits de Jacques le Rouge. Cet homme s’appelait ainsi nonseulement parce qu’il avait la barbe et les cheveux roux, maisencore parce qu’il avait tué tant de gens, qu’on disait que sesmains étaient à jamais rougies.
» Cependant, le comte se maria. Il épousa Béatrix, la filled’un baron, réputée pour sa beauté.
» Il y eut une grande fête. Tous les habitants deMonteforte furent conviés à un repas qui eut lieu en plein air. Surla fin du repas, la jeune comtesse fit le tour des tables, et vouspensez si elle fut acclamée. En arrivant à la dernière table, unhomme que personne ne connaissait se dressa tout à coup devantelle.
« Que voulez-vous ? demanda la jeune comtesse, croyantque cet homme avait une grâce à lui demander.
– Je veux, dit l’homme, te déclarer que je suis épris de tabeauté et que si tu ne consens à être à moi avant peu, j’auraidétruit la ville de Monteforte ! »
» La comtesse Béatrix poussa un cri d’effroi. Son mari etles seigneurs qui l’entouraient voulurent se précipiter surl’insolent. Mais au même instant, une cinquantaine de montagnardssurgissant des tables voisines, entourèrent l’homme et, jouant dupoignard, protégèrent sa fuite puis s’enfuirent eux-mêmes encriant :
« Vive Jacques le Rouge !… »
» Cet événement troubla fort la jeune comtesse… Or ellen’était pas encore remise de son émotion, lorsque, au loin, onentendit sonner du cor. C’était un héraut envoyé en toute hâte parles barons voisins. On baissa le pont-levis. Le héraut entra. Et ilapprit alors au comte Philippe que des barbares avaient envahitoute la haute Italie et que chaque baron, chaque comte réunissaittoutes les lances dont il pouvait disposer.
« C’est bien, répondit le comte Philippe, va dire à ceuxqui t’envoient que demain, à l’aube, je me mettrai en chemin aveccinquante lances. »
» Le lendemain de son mariage, le comte se mit en route àla tête de son armée qui comprenait, outre les cinquante lances,une centaine d’estramaçons, ce qui faisait en tout environ millehommes, tant gens d’armes, qu’écuyers et suivants.
» Une année s’écoula, pendant laquelle le comte Philippeguerroya sur les bords du Pô et de l’Adige. Enfin, les barbaresfurent repoussés au-delà des monts. Le comte rentra avec une arméedécimée, mais victorieuse. Il était heureux de regagner le vieuxchâteau de Monteforte. Pendant cette année d’absence, il avait biensouvent pensé à sa jeune épouse et à la menace de Jacques le Rouge.Mais il n’était pas trop inquiet. En effet, à cette époque,Monteforte était inaccessible. La ville était entourée de toutesparts de rochers infranchissables et le défilé que vous voyez là, àdeux cents pieds au-dessous de vous, n’existait pas…
» Une cruelle déception attendait le comte à son arrivée.Les bandits de Jacques le Rouge s’étaient depuis trois mois emparésde Monteforte ! Depuis trois mois, la comtesse enfermée dansle donjon soutenait un siège qui devait fatalement se terminer parla mort des assiégés ou par leur capitulation, à moins d’un promptsecours.
» Le désespoir du comte fut immense. En effet, les défensesnaturelles de Monteforte, défenses dont il était si fier jadis, seretournaient contre lui ! Il n’y avait pas moyen d’approcherde la ville : il n’y avait pour y parvenir, que deux ou troissentiers où il était impossible de passer plus de quatre hommes àla fois.
» Installé ici, à cette place même où nous sommes, lemalheureux comte, réduit à l’impuissance, pleura amèrement encontemplant de loin la cime du donjon où sa femme était enfermée.Il fit dresser sa tente à l’endroit même où se trouve l’auberge et,dès le lendemain, il essaya un assaut. Mais il dut bientôtconstater que ses hommes d’armes tomberaient l’un après l’autre,sans qu’ils pussent traverser l’infranchissable rempart.
» Les chevaliers du comte lui représentèrent alors que toutassaut serait inutile et ils annoncèrent que, dans trois jours, ilspartiraient pour tâcher de se créer plus loin une autre patrie. Lecomte Philippe adorait Béatrix. Il laissa donc dire ses chevalierset il résolut de se tuer…
L’aubergiste s’arrêta.
– Allez donc, mon cher, dit Ragastens, vous contez fortbien.
– Ah ! fit l’aubergiste ; c’est que je suisarrivé au point réellement étrange de cette aventure… Donc, lecomte Philippe avait pris la résolution de se tuer plutôt qued’abandonner sa femme… La nuit vint ; une nuit glaciale. Levent gémissait dans les gorges de la montagne. Un valet avaitallumé un feu dans la tente du comte.
» La nuit était profonde. Tout à coup le comte vit un hommeassis à ses côtés. Cet homme lui était absolument inconnu. Malgréle froid intense, il était légèrement vêtu de soie. Il ne disaitrien et regardait le comte Philippe avec un étrange sourire.
« Qui es-tu ? » demanda le comte.
» L’homme répondit par un ricanement et posa ses deux piedsdans le foyer, en pleine flamme. Non seulement les pieds del’inconnu ne furent pas incommodés par le feu qui grésillait toutautour, mais encore le comte s’aperçut que ces pieds n’étaientautres que deux sabots fourchus. Alors il comprit à quel êtresurnaturel il avait affaire et fit un grand signe de croix.
« Tu m’as reconnu, dit le Malin en frissonnant à ce signe,mais je te préviens que si tu renouvelles le geste que tu viens defaire, je serai forcé de m’en aller et tu perdras l’unique chanceque tu aies de revoir ta femme : Béatrix sera dès lors laproie de Jacques le Rouge.
– Tais-toi ! » fit le comte en grinçant desdents, tellement la jalousie le tourmentait.
» Satan se mit à rire.
« Veux-tu rentrer dans Monteforte ? demanda-t-il.Veux-tu détruire Jacques le Rouge et sa bande ? Veux-tu revoirBéatrix ?
– Parle ! fit alors le comte haletant. Que meveux-tu ?
– Rien, ou presque rien ! Je puis te donner le moyende tracer un défilé à travers les rochers, assez large pour que tupuisses passer avec la troupe, surprendre les bandits et rentrervictorieux dans Monteforte où tu délivreras Béatrix…
– Que faut-il faire ?
– C’est bien simple. Tu vas signer cet acte. Et moi, jevais te donner cet anneau d’or que tu mettras à ton doigt… Par lemoyen de cet anneau, tu ouvriras d’un seul coup, à travers lesroches, la brèche indispensable. Dans dix ans, tu reviendras àcette place me rapporter mon anneau… Si tu ne veux pas le rapporterl’âme de ta femme Béatrix m’appartiendra.
– Et si je te le rapporte ?
– Alors je reprendrai mon anneau. Et, dès ce moment, c’estton âme qui m’appartiendra. Acceptes-tu ?
– J’accepte ! fit résolument le comte Philippe.Donne-moi une plume et de l’encre, que je signe tonparchemin ! »
» Satan vérifia soigneusement la signature, plia sonparchemin, le fit disparaître et remit un anneau d’or au comtePhilippe.
« Dans dix ans, jour pour jour, ou plutôt, nuit pour nuit,rappelle-toi bien cela, dit-il. Sans quoi, c’est l’âme de Béatrixqui m’appartient ! »
» Cela dit, le Malin poussa un éclat de rire strident ets’enfonça dans la terre.
» Sans perdre une minute, le comte Philippe sortit de latente et fit sonner du cor pour rassembler ses hommes d’armes.Alors, il annonça qu’on allait donner l’assaut. Tous le crurentfou. Mais le comte, se tournant vers les rochers, son anneau audoigt, étendit la main. Aussitôt, un fracas épouvantable se fitentendre, comme si des milliers de tonnerres eussent grondé dans leciel.
» Alors, l’armée, émerveillée et épouvantée tout à la fois,vit la montagne s’entr’ouvrir, les rochers se fendre, et un beauchemin se dessiner jusque sous les murs de Monteforte. Ce cheminencaissé a été nommé pour cela le Défilé d’Enfer. C’est par là quel’armée de César Borgia a donné une fois l’assaut à Monteforte. Etc’est par là qu’elle sera obligée de passer encore…
– Oui !… C’est par là, dit Ragastens rêveur.
– Inutile de vous dire, reprit l’aubergiste en continuantson récit, que le comte Philippe, grâce au défilé d’Enfer, putsurprendre la ville. Les bandits de Jacques le Rouge furentmassacrés jusqu’au dernier. Je vous laisse à penser la joie desdeux époux. Quelques années s’écoulèrent en plein bonheur.Cependant, la date fatale approchait et le comte Philippes’assombrissait de jour en jour. Enfin, la veille du jour où lesdix ans allaient expirer arriva enfin. Le comte Philippe s’en futtrouver l’évêque de Monteforte et eut avec ce digne prélat unelongue conversation. Le lendemain soir, le comte se dirigea vers laplace où nous sommes. Minuit sonna. Satan se présenta aussitôt.
« C’est bien, dit-il, je vois que tu es fidèle aurendez-vous. As-tu mon anneau ?…
– Tiens, prends-le ! » dit le comte Philippe.
» Satan allongea avidement la main. Mais il la retiraaussitôt en poussant un hurlement épouvantable. Le comte Philippe,pour rester dans les termes du traité, avait bien rapportél’anneau. Mais il l’avait placé au fond d’un vase plein d’eaubénite !…
» D’après les termes mêmes du traité, Satan n’avait quecinq minutes pour s’emparer de l’anneau d’or.
« Eh bien ! prends donc !… » répéta le comtePhilippe.
» À plus de vingt reprises, Satan essaya de plonger sa maindans le vase que lui tendait le comte. À chaque fois, il jeta uneclameur de souffrance horrible. En effet, le contact de l’eaubénite le brûlait exactement comme nous serions brûlés si nousplongions notre main dans du plomb fondu. Enfin, à bout de forces,la main en lambeaux, désespéré, il s’écria :
« Je suis vaincu !… Mais écoute, j’aurai mavengeance ! Tiens ! Regarde !… »
» Il frappa alors le sol du manche de sa fourche. L’un desrochers qui entouraient le comte Philippe trembla sur sa base. Ils’émietta par places. Et il apparut alors, taillé comme par unsculpteur… Le rocher figurait dès lors une tête d’homme. Et cettetête, c’était le portrait frappant du comte Philippe.
« Tu vois ce rocher ? s’écria Satan. C’est maintenantune statue à laquelle les destinées de la maison des Almademeureront attachées. Lorsque ce rocher tombera, lorsquedisparaîtra cette tête de granit, la maison des Alma disparaîtra,ta race sera éteinte ! »
» En disant ces mots, Satan s’enfonça sous terre enpoussant une horrible imprécation…
L’aubergiste, ayant achevé son histoire, hocha gravement latête.
– Il me reste, reprit-il, à vous montrer le trou que fitSatan avec le manche de sa fourche lorsqu’il frappa le sol à cetendroit… Si vous voulez venir ?
– Ma foi, je suis curieux de voir cela ! ditRagastens.
Et il suivit l’aubergiste. Celui-ci alluma une lanterne sourdeet se mit à descendre un escalier taillé à même dans le granit.
– Mais c’est là votre cave ? s’écria Ragastens.
– En effet, ce réduit me sert de cave. Le vin y est frais.Mais venez…
L’aubergiste continua à descendre et parvint enfin au fond d’unesorte de puits. Au milieu de ce puits, un trou étroit, probablementcreusé par une lente infiltration d’eau, s’enfonçait dans lerocher. Ce trou, régulièrement creusé, avait en effet le diamètred’un manche de fourche ou de balai.
– Voyez ! fit l’aubergiste avec une admiration nonexempte d’effroi. Voilà bien la preuve absolue que Satan a frappéici le sol.
– En effet ! dit Ragastens, qui examina le trou avecbeaucoup d’attention.
Puis, d’une observation non moins méticuleuse, il examina lereste du puits et devint de plus en plus rêveur.
– C’est merveilleux ! dit-il enfin, comme s’il eûtrépondu à sa propre pensée.
– N’est-ce pas ? s’écria l’aubergiste, enchanté.
Là-dessus, ils remontèrent tous les deux. Ragastens regarda dansla direction de Monteforte. À ce moment, il vit venir au galoptrois ou quatre cavaliers en tête desquels il reconnut JeanMalatesta. Quelques minutes plus tard, les cavaliers arrivaient àl’auberge et mettaient pied à terre. Jean Malatesta saluaRagastens.
– Je crains de vous avoir fait attendre,monsieur !
– Nullement. D’ailleurs, je n’ai pas perdu mon temps,puisque j’ai appris l’histoire du défilé d’Enfer et du rocher de laTête…
– Ces messieurs, reprit Malatesta en désignant lescavaliers qui l’accompagnaient, nous assisteront dans notrerencontre.
– Ils sont les bienvenus, fit Ragastens.
– Cet endroit vous convient-il ?
– À merveille.
– Il ne nous reste donc plus qu’à croiser l’épée…
Ragastens, sans répondre, dégaina d’un geste tranquille et tombaen garde.
Aussitôt après l’entrevue de Tivoli, César Borgia tout bardéd’acier, entouré de sa garde suisse – un régiment de solides etpesants fantassins que César avait choisis un à un – escorté d’unevingtaine de seigneurs qui composaient son état-major, avait alorsdonné le signal du départ.
À travers les défilés des montagnes, les troupes formaient unimmense serpent qui ondulait, hérissé de fer. C’étaient, en tête,les deux régiments de Piémontais, barbus, trapus, les yeux féroces,chantant des chansons de mort, en entrechoquant leurs courteslances et leurs glaives à deux tranchants.
Puis venaient les canons et les bombardes que traînaient desmules incessamment fouettées par d’agiles Calabrais. Le long despièces d’artillerie marchaient en bon ordre les servants – desAllemands aux statures gigantesques, aux larges barbes enéventail.
Immédiatement après, venaient les hallebardiers, sortes deTitans que César avait recrutés dans les Flandres. Ces hommesallaient gravement, insoucieux des proches batailles, sachant àpeine pour qui ils se battaient. Ils étaient suivis par le régimentdes arquebusiers romains, soldats massifs.
Alors s’avançait le régiment des Suisses, lourds et indifférentschantant un ranz d’une voix monotone. Au milieu d’eux, César àcheval. Puis d’autres régiments encore ; enfin, la cavalerietoute luisante d’acier.
Des caissons, des chariots chargés de tentes et de provisionsfermaient la marche, escortés par des escadrons de cavalerie légère– des Romains encore, montés sur de petits chevaux, n’ayant pourtoute arme qu’un estramaçon, et pour défense un léger bouclier.
César était sombre. Une flamme brillait dans son regard. Sesnarines, largement, aspiraient les âcres senteurs que dégageaitcette foule en marche. Il se retrouvait dans son élément.
Mais, malgré la physique allégresse de marcher à la bataille,malgré l’orgueil qui lui venait par bouffées lorsque, du haut dequelque sommet, il embrassait d’un coup d’œil le rude spectacle deson armée, malgré la certitude inébranlable dans son esprit d’unevictoire qui allait le faire roi, César était sombre.
Deux noms revenaient sans cesse à son esprit : Ragastens etPrimevère.
Derrière lui, ses courtisans ordinaires causaient joyeusement dela campagne qui s’ouvrait. César entendait leurs propos, et,parfois, les approuvait d’un mot bref. Toujours l’entretienrevenait sur le pillage qui, déjà, se réglait méthodiquement.
Parfois aussi, César rejoignait Lucrèce. Celle-ci commodémentinstallée dans une vaste berline, entourée d’une gardeparticulière, passait le temps à lire ou à rêver.
Près de la portière de la berline, cheminait le moine Garconio,encore pâle de sa blessure, et Lucrèce s’entretenait souvent aveclui, de façon que personne ne les entendît. L’entretien de Lucrèceet du moine s’arrêtait net toutes les fois que César s’approchaitde sa sœur.
L’armée s’avança ainsi par étapes régulières. Un soir, aprèsplusieurs jours de marche lente, elle s’arrêta dans une vasteplaine et dressa ses tentes en bon ordre, puis creusa aussitôt desfossés autour du camp. Au bout de la plaine s’ouvraient, parmi lesrochers, les défilés qui conduisaient à Monteforte.
Le lendemain soir, César voulut aller voir sa sœur et se renditdans la tente magnifique qu’elle s’était fait installer. MaisLucrèce n’était pas dans sa tente. Elle ne reparut pas de la nuit.Le lendemain, César dut se rendre à l’évidence : Lucrèce avaitdisparu.
– Elle aura pris peur et aura voulu s’en retourner àTivoli, pensa-t-il.
Et il fit demander dom Garconio pour l’interroger. Mais onchercha inutilement le moine, également disparu.
Ragastens, en allant au rendez-vous de Jean Malatesta, étaitréellement désespéré, tout prêt à se laisser tuer par sonadversaire, résolu d’en finir d’un coup avec une vie qui luiparaissait insipide du moment que Primevère lui échappait. MaisRagastens avait compté sans le bon et puissant instinct de vivre,sans son tempérament spécial, qui lui faisait à la rigueur accepteret même souhaiter la mort, mais à qui la pensée de mourir dans unedéfaite était insupportable.
Donc, au moment où il se mit en garde, il offrit pour ainsi diresa poitrine à l’adversaire. Mais, dès le premier coup sérieux quilui fut porté, il para.
Ce ne fut pas seulement l’instinct de vivre, mais la curiositéintéressée du manieur d’épée. Malatesta était un adversaire dignede lui. Il jouait un jeu terrible. Et Ragastens, qui se fûtpeut-être laissé tuer par un maladroit, sentit se réveiller touteson ardeur dès l’instant où il vit qu’il risquait la mort.
Il s’intéressa à ce duel et se passionna pour l’escrime de sonadversaire. Cela le sauva.
Malatesta, cependant, lui portait botte sur botte. Et, en mêmetemps, la pensée de Ragastens évoluait ; il résolut de ne pasblesser le jeune homme, mais de se défendre de façon à ne pas êtretouché lui-même.
Il y eut ainsi une première passe d’armes qui arracha des crisd’admiration aux témoins de cette scène. Deux ou trois fois déjà,le chevalier eût pu blesser à mort son adversaire ; à chaquefois, il s’était contenté de parades sans ripostes. Trois reprisesassez longues se succédèrent.
À la quatrième, Ragastens résolut d’en finir. Par une série deces doublés qui le rendaient si redoutable, il lia l’épée deMalatesta et la fit sauter.
À cette époque, il était permis de tuer l’adversaire désarmé. Leduel était un vrai combat à mort, où toutes les ruses étaientpermises. Il fallait tuer ou l’être.
Malatesta, désarmé, se croisa les bras.
– Vous triomphez sur tous les terrains, monsieur, dit-ilavec amertume. Tuez-moi !…
Les témoins, dans ce rapide instant, considérèrent Malatestacomme un homme mort. Mais Ragastens, sans répondre, avait couru àl’épée de Malatesta. Il la ramassa, puis, revenant au jeune homme,gravement, il la lui présenta par la poignée.
Ce geste fut si simple que les cavaliers présents ne purents’empêcher d’applaudir.
Quant à Malatesta, sa poitrine se gonfla, mais les larmes quivoulaient monter à ses yeux ne parvinrent point à couler. Pendantquelques secondes, il demeura comme accablé, hésitant, en proie àune sorte de vertige. Puis, tout à coup, il ouvrit ses bras ;la générosité de Ragastens l’avait vaincu !…
– Aimez-la ! murmura le malheureux jeune homme. Vousêtes digne d’elle…
– Morbleu ! répondit Ragastens, je renoncerais à mapart de ciel s’il me fallait faire du mal à un gentilhomme aussiaccompli. Mais, continua-t-il, assombri soudain, vous vous trompezsingulièrement. Il est possible qu’elle ne vous aime pas, puisquevous l’affirmez. Mais je vous garantis que je ne suis pas plusheureux que vous !
Ces mots avaient été échangés à voix basse. Malatesta secoua latête, puis, prenant Ragastens par la main :
– Messieurs, dit-il, voici mon frère…
Giulio Orsini résuma l’impression générale en disant :
– Le chevalier devient notre frère à tous, puisqu’il vacombattre parmi nous, avec nous, pour nous.
Cette simple parole décida des destinées de Ragastens. L’instantd’avant, il se répétait que, Primevère mariée, son duel terminé, iln’avait plus qu’à s’en aller. Et, dès qu’Orsini eut parlé, il vitqu’il était lié.
S’en aller, c’était reculer, c’était se sauver. Or, Ragastensadmettait tout, hormis qu’on pût dire qu’il avait fui. Ce fut doncsans hésitation qu’il répondit :
– Messieurs, vous me voyez tout glorieux de l’honneur devaincre ou mourir en si belle compagnie.
Tous, alors, remontèrent à cheval et prirent le chemin deMonteforte.
La réconciliation de Ragastens et de Jean Malatesta fut scelléele lendemain soir, dans un dîner qui eut lieu chez Orsini. Lematin, Ragastens, accompagné de ses nouveaux amis, s’était présentéchez le comte Alma et lui avait fait part de sa résolutiondéfinitive de servir dans l’armée des alliés.
Sur quoi, le comte lui avait témoigné sa vive satisfaction etlui avait fait les offres les plus brillantes. Mais, modestement,Ragastens avait insisté pour se battre en volontaire. Toutefois, etcomme le comte se récriait :
– Eh bien, avait fini par dire Ragastens, puisque VotreAltesse veut m’honorer d’un titre et d’un emploi, il y a àMonteforte quelques pièces d’artillerie. Je demande à en êtrespécialement chargé et à être surtout affecté au bon emploi despoudres.
Ce point réglé, Ragastens avait donc passé la journée avec sesamis. Ils avaient ensemble visité les fortifications et convenu unplan de défense à soumettre au prince Manfredi, en cas de siège.Puis, un grand dîner les avait réunis au palais Orsini. Après ledîner, Ragastens avait regagné l’appartement que Giulio Orsiniavait mis à sa disposition. Spadacape l’y attendait.
– Monsieur, nous ne quittons plus l’Italie ?
– Non… pas pour le moment, du moins.
– Et monsieur n’a plus envie de se faire tuer ?
– Où as-tu pris que j’aie eu cette enviesaugrenue ?
– J’avais cru… Enfin, puisque vous vivez et que vous nem’abandonnez plus… les diamants…
– Eh bien… les diamants ?…
– Ils sont là… sur la cheminée.
– C’est là que tu voulais en venir ? Tu deviens trophonnête, prends garde, cela te jouera un vilain tour.
Et Ragastens, plus ému qu’il n’eût voulu le paraître, frappaamicalement sur l’épaule de Spadacape, ce dont celui-ci se montraextrêmement flatté. Puis, comme il allait se retirer, Ragastens leretint. Il y eut une longue conversation mystérieuse qui se terminapar ces mots de Spadacape :
– C’est bien, monsieur. Je commence dès cette nuit…
Quelques jours s’écoulèrent, pendant lesquels Ragastens serendit tous les matins au palais, avec la foule des chefs et desseigneurs. Lorsqu’il lui arrivait de rencontrer la princesseManfredi, il s’inclinait dans une grave salutation, mais pas un motn’avait été échangé entre eux depuis leur dernier entretien.
Tous les soirs, le chevalier se livra à une singulière besogne.Spadacape sortait de Monteforte, conduisant une petite charrettecouverte d’une bâche. Et c’est cette charrette qu’escortaitRagastens.
Dans les allées et venues de la foule, nul ne prit garde à cessorties régulières du chevalier.
L’armée des alliés se concentra dans une grande plaine située enavant du défilé d’Enfer. Cette plaine s’appelait la Pianosa. C’estlà que César concentra également ses troupes. En sorte que les deuxcamps étaient en présence, séparés à peine par une lieue deterrain. Il était certain qu’on en viendrait promptement auxmains.
Un soir, en rentrant dans Monteforte, après une de cesmystérieuses excursions qu’il faisait régulièrement, Ragastens,ayant franchi la porte, aperçut dans la foule des gens quientraient, une silhouette de femme qu’il lui sembla reconnaître. Ilpoussa vivement son cheval, mais il fut arrêté par un embarras defoule. Et lorsqu’il parvint au coin de rue où il avait aperçu lasilhouette qui cheminait devant lui à cheval, elle avaitdisparu.
Ragastens parcourut la rue au trot, visita les ruelles voisines,mais ses recherches demeurèrent inutiles. Il finit par y renonceren murmurant :
– C’est une imagination ! Ce seraitimpossible !…
Deux ou trois jours s’écoulèrent encore, pendant lesquelsRagastens oublia complètement cet incident.
Un soir, le prince Manfredi et le comte Alma annoncèrent quel’on attaquerait le lendemain. Un rendez-vous général fut donné àtous les seigneurs présents ; au point du jour, le comte Almaet le prince Manfredi seraient sur le champ de bataille. Ragastensassista au suprême conseil qui eut lieu à ce moment. Béatrix yétait également.
Après le conseil, Ragastens se rendit au palais Orsini etvérifia soigneusement l’état de son harnachement et de ses armes.Rassuré sur ce point, il dîna de bon appétit, puis voulut secoucher. Mais il sentit que le sommeil ne viendrait pas. La penséede Primevère l’obsédait.
Puisqu’il allait peut-être mourir, il eût au moins souhaité lavoir une dernière fois et lui dire ce qu’il avait souffert parelle ! Enfin, il n’y put tenir et sortit. Machinalement, il sedirigea du côté du palais comtal.
Les portes en étaient fermées. Bientôt, il longea la grille duparc.
Il s’arrêta alors, le visage collé à la grille, il essaya depercer l’obscurité dont s’enveloppaient les sombres massifs. Maisil ne vit rien.
Tout à coup, Ragastens se mit à escalader la grille. En quelquesinstants, il se trouva de l’autre côté.
Où allait-il ? Il le savait à peine. Il venait, sans butprécis, de franchir une grille, comme un larron, et il marchaitdevant lui. Brusquement, il se trouva devant le banc de granit oùil avait déjà vu la princesse Manfredi. Elle était là ! Elleétait seule.
Ragastens ne réfléchit pas. Il ne pensa à rien, sinon qu’elleétait là, et il s’avança vers elle. Primevère le reconnut aussitôt.Elle le vit venir sans étonnement… elle était sûre qu’ilviendrait.
– Madame, dit-il, voulez-vous me pardonner d’oser meprésenter devant vous en ce moment ?…
– Je vous le pardonne, répondit-elle sans embarrasapparent ; mais comment avez-vous fait pour entrer ?
– J’ai escaladé la grille du parc, dit-il simplement. Et,comme elle faisait un geste :
– Oh ! continua-t-il, ne donnez pas à ma démarche uneinterprétation malséante. Je vous jure que j’ai le cœur plein d’unrespect infini…
Elle eut un sourire.
– Respect, dit-elle, qui va jusqu’à vous pousser à un actehasardeux…
– Si vous l’ordonnez, je me retire…
– Non… restez.
Et d’une voix où, malgré elle, perça son émotion :
– Cet acte hasardeux, je ne vous en fais pas un reproche…Mais, chevalier, vous aviez sans doute des choses graves à medire ?
– Je voulais, madame, vous dire simplement ceci :qu’on se bat demain et que je serai au premier rang de la mêlée, etqu’il y a de fortes possibilités pour que vous m’ayez vu ce soirpour la dernière fois… Or, si je meurs, je trouveraissouverainement injuste de n’avoir pu vous dire que je suis mort,heureux de vous donner ma vie, qu’il m’importe peu, à moi étranger,soldat d’aventure, que César soit ou non le maître de l’Italie, quec’est pour vous, pour vous seule que je risque ma vie, et que madernière pensée sera pour vous, comme toutes mes pensées vont àvous depuis l’heure bénie où je vous rencontrai sur la route deFlorence, et qu’enfin, madame, je vous aime…
Elle ne fit pas un geste de protestation. Elle avait écoutégravement, en regardant le chevalier bien en face. Il acheva, d’unevoix plus basse, un peu étranglée :
– Voilà ce que je voulais vous dire, madame. Pardonnez à marude franchise de ne savoir point farder, selon les convenances,selon le respect que je dois à la princesse Manfredi…
Elle étendit la main comme pour l’arrêter. Un violent combatparut se livrer en elle, pendant quelques secondes. Puis ses yeuxs’attachèrent aux yeux de Ragastens. Et doucement, gravement, elleprononça :
– Le prince Manfredi n’est pas mon mari…
Un vertige le saisit. Il eut peur d’avoir rêvé, ou d’avoir malentendu, ou de n’avoir pas compris.
– Que voulez-vous dire, madame ? balbutia-t-il.
– J’ai épousé le prince, continua-t-elle, parce que je nevoulais épouser aucun des seigneurs qui m’avaient fait comprendreleurs sentiments… Pour trois mois, je suis la fiancée de Manfredi…Et si, dans trois mois, le prince revient sur sa générosité, sil’époux l’emporte en lui sur le père qu’il a toujours été pourmoi…
Elle s’arrêta, oppressée, non pas effrayée, mais violemment émuepar l’aveu qui était sur ses lèvres…
– Oh ! murmura Ragastens, achevez !…
– Eh bien, alors, chevalier, la mort unira ceux que la vieaura séparés !…
Ragastens jeta un faible cri et tomba à genoux, couvrant debaisers passionnés la petite main qui lui était tendue.
– Et maintenant, reprit-elle avec plus de calme, partez,chevalier… Si vous succombez, demain, ou dans une autre bataille,dites-vous que votre pensée et la mienne n’en font plus qu’une…Allez…
Ragastens se leva.
– Je pars, dit-il d’une voix ardente ; mais pas avantde vous avoir dit que maintenant, je défie la mort, et que, pour teconquérir, je bouleverserai un monde !…
En même temps, et avant qu’elle eût pu faire un geste dedéfense, ses deux bras enlacèrent sa taille souple et ses lèvres seposèrent, brûlantes, sur les lèvres de Primevère. Elle retomba surle banc, presque évanouie, tandis qu’éperdu, insensé, se mordantjusqu’au sang les lèvres pour ne pas crier son bonheur aux étoiles,Ragastens s’enfuyait à travers le parc.
Une heure plus tard, Primevère regagna son appartement. Or, unpeu en arrière du banc, s’élevait le vieux tronc d’un saulepleureur, dont le branchage flexible retombait de toutes parts. Cetronc était à moitié creusé : le saule était vieux.
Quelques minutes après le départ de Primevère, l’ombre du troncsembla se dédoubler, ou plutôt une ombre s’en détachasilencieusement… C’était une femme…
Elle accompagna d’un regard la silhouette blanche de Primevèrequi se perdait au loin dans la nuit. Alors, elle recula enricanant :
– Touchante entrevue ! L’idylle se développe… Insensésqui n’ont pas deviné la tragédie qui les guette !…
Alors, cette femme se dirigea rapidement vers le fond du parc.Là, il y avait une porte. Près de cette porte, un homme, l’un desdomestiques du palais, attendait. La femme lui tendit une bourseque le valet saisit avidement.
– Faudra-t-il que j’attende demain la signora ?
– Oui ; demain, et tous les soirs suivants, commehier, comme ce soir !…
Puis, la femme franchit lestement la porte et se perdit dans lesrues noires de Monteforte.
Dans la Pianosa, le lendemain matin, le choc eut lieu entrel’armée de Borgia et les troupes alliées…
Les résultats de la bataille furent indécis.
L’important, pour César Borgia, était d’entrer librement dans ledéfilé qui menait aux portes de Monteforte, seule et unique routepraticable pour une armée. Tout l’effort des alliés fut donc dedéfendre les abords du défilé d’Enfer.
Et si César ne put, à cette première rencontre, s’emparer despositions qui l’eussent rendu maître du défilé, il fut du moinsévident qu’il ne tarderait pas à obtenir ce résultat. À ses vingtmille soldats, les alliés n’en opposaient que douze mille. Enoutre, on savait que le fils du pape attendait des renforts.
Au point du jour, au moment où le prince Manfredi donnait lesignal de l’attaque, on vit apparaître une jeune femme vêtue deblanc qui, montée sur un cheval fougueux, parcourut au galop lefront des troupes. C’était Primevère.
Du bout de sa cravache, elle montrait l’armée de César qui sedéployait en longues lignes onduleuses. Et une immense acclamationsalua la jeune femme. Presque aussitôt, les rangs serréss’ébranlèrent.
Et bientôt, ce fut, dans la vaste plaine, le piétinement énormedes régiments en marche, la clameur mille fois répétée des chefs.Dans un rugissement féroce, dans un immense cliquetis quedominaient les cris d’horreur et de souffrance, la collision sefit.
On se battit d’abord en bon ordre. Vers quatre heures l’armée deCésar n’avait ni avancé ni reculé. Peu à peu, l’ordre primitifs’était rompu : la bataille s’était morcelée en dix, en vingtpetites batailles isolées.
Vers quatre heures, César qui, depuis le matin, parcourait lechamp de bataille, César, livide, sur un cheval noir qui avait destaches de sang jusqu’au poitrail, César, brandissant un estramaçonrouge jusqu’à la garde, résolut d’en finir. Il rassembla sonrégiment de Suisses et ses deux régiments de Piémontais. Devantlui, il envoya une nuée de cavaliers qui balayèrent le terraincomme une trombe. Alors il se mit en marche, droit sur ledéfilé.
Dès lors, l’immense effort épars dans la plaine se concentra. Leprince Manfredi, avec deux ou trois régiments à demi décimés, seplaça devant César.
Sur un geste de César, la mêlée se fit, terrible. Pendant uneheure, il y eut dans les airs l’éblouissement d’éclairsinnombrables. Chaque éclair était une lance, une épée, unestramaçon. Des coups sourds suivis de râles. Des insultes. Descris de rage. Soudain une clameur plus forte s’éleva. Les troupesde Manfredi pliaient.
Le prince, bardé d’acier, la tête nue, son casque ayant roulé àterre des taches de sang jusque sur sa barbe blanche, le princepoussa un cri de désespoir. Si César passait, c’en était fait deMonteforte.
À ce moment, Borgia entendit comme un roulement de tonnerre quifaisait trembler la terre. Une centaine de cavaliers, la lance enarrêt fonçaient à fond de train sur ses régiments. Et, en tête, lesdépassant de plusieurs longueurs de lance, un homme bondissaitfurieusement. Il n’était pas bardé d’acier, il n’avait qu’unecuirasse de cuir fauve. Il ne portait qu’une épée. C’étaitRagastens.
En arrivant sur les Suisses, au milieu desquels se trouvaitCésar, Ragastens se mit à frapper son Capitan à coups d’éperonredoublés. C’était sa manœuvre, à lui.
Capitan, fou de fureur, sautait, bondissait, envoyait deformidables ruades. Un large chemin vide se formait devant lechevalier. Des cris de terreur s’élevaient sur son passage. Et lui,cependant, fonçait sur César.
Les Suisses se défendaient péniblement contre l’escadron queRagastens avait entraîné et qui venait de les heurter de sa massed’acier. Ragastens comprit que le sort de la bataille dépendait decet instant. Sans s’arrêter, il fonça et, enfin, il atteignitCésar.
– À vous, monseigneur ! cria-t-il.
– Traître ! répondit César. Tu vas mourir !
Il leva son estramaçon. Ce mouvement découvrit son épaule audéfaut de l’armure, l’épée de Ragastens flamboya, la pointes’enfonça dans l’épaule de César qui lâcha les rênes et tomba…
La cohue des Suisses recula de toutes parts.
Ragastens, dressé sur ses étriers, poussa un cri devictoire.
À ce moment, un cavalier, un hercule maniant une lourde lance,galopa sur lui. D’un coup d’œil, Ragastens vit les Suisses quifuyaient, emportant Borgia et poursuivis par les cavaliers qu’ilavait amenés. Il se tourna alors contre l’hercule : ilsétaient pour ainsi dire seuls dans un large espace sanglant,encombré de mourants et de morts.
Léger, sans armure, Ragastens évita le choc du cavalier quivenait sur lui. L’hercule, emporté par l’élan, le dépassa ; etce fut alors Ragastens qui courut sur lui. En quelques bonds, il lerejoignit et, comme l’hercule essayait de se retourner, il poussaune horrible clameur, l’épée de Ragastens venait de lui entrer dansla gorge.
L’homme roula à terre et son cheval s’enfuit, épouvanté. Lecasque du cavalier se détacha au moment où il tomba. Sa tête pâleet crispée apparut.
– Tiens ! C’est ce pauvre Astorre ! fitRagastens.
– Oui ! répondit Astorre avec un sourire désespéré.Comme vous voyez, je suis venu chercher mon huitième coupd’épée…
– Baron, j’en suis fâché, dit Ragastens ému.
– Bah !… Ce sera… le dernier !…
Le baron Astorre se raidit, talonna la terre, puis ses yeux seconvulsèrent, et il demeura à jamais immobile.
– Pauvre diable ! murmura Ragastens.
Et, tout pensif, il revint vers le front des troupes alliées.Une acclamation l’accueillit.
Tout surpris, il regarda autour de lui pour savoir ce quesignifiait cette clameur. Et alors, il s’aperçut que c’était luiqu’on acclamait. Dès qu’il eut mis pied à terre, le prince Manfredis’avança vers lui, les bras ouverts.
– Vous nous sauvez ! dit-il en l’étreignant.
Puis, ce fut le tour du comte Alma, de Giulio Orsini, deMalatesta blessé, de vingt autres chefs qui, tous, lui donnèrentl’accolade… Non loin de là, sur un tertre, Primevère, à cheval,regardait ce spectacle. Et aucun de ceux qui l’entouraient ne putdeviner les pensées qu’il suscitait en elle…
Plus loin, beaucoup plus loin, du haut d’un rocher, une autrefemme avait assisté à toutes les phases de la bataille. Quand ellevit que c’était fini, cette femme reprit le chemin deMonteforte.
L’armée des alliés avait souffert. Mais le danger étaitmomentanément écarté. On avait appris, par quelques transfuges, quela blessure de César était assez sérieuse et qu’il ne pourrait riententer avant quelques jours.
Le comte Alma, le prince Manfredi et quelques seigneursrentrèrent à Monteforte pour s’occuper du siège qu’il faudraitsoutenir. On ne pouvait, en effet, se dissimuler que César, arrêtéune fois par la fougueuse intervention de Ragastens, finirait parfranchir le défilé d’Enfer. Parmi ceux qui furent désignés pourretourner à Monteforte se trouvait Ragastens.
Il faisait nuit. Ragastens, s’étant dépouillé de ses vêtementsde guerre et ayant dîné avec Giulio Orsini, se délassait desfatigues de la journée, lorsque Spadacape entra dans sachambre.
– Monsieur, il y a une dame qui veut vous parler.
– Une dame ? s’écria Ragastens.
– Oui. Elle est masquée.
– Fais-la entrer.
La dame annoncée par Spadacape entra et, tout aussitôt, avec uneparfaite tranquillité, ôta son masque.
– Lucrèce Borgia ! fit Ragastens abasourdi.
– Eh ! oui… Cela vous étonne, chevalier ? Est-ceque vous me garderiez rancune de la petite querelle que nous avonseue au Palais-Riant ?…
– La duchesse de Bisaglia ! répéta Ragastens, qui nerevenait pas de sa stupéfaction.
– Ah ! non, mon cher… vous faites erreur, dit Lucrèceen riant. Je ne suis plus duchesse de Bisaglia… Ce pauvre duc a euun accident… Il est mort, hélas !… Et me voilàveuve !
– Madame, dit alors Ragastens, pardonnez mon étonnement…Mais une telle audace !… Vous, à Monteforte !
– Oui ! fit tranquillement Lucrèce. La chose n’est pasbanale, j’en conviens. Pendant que le frère assiège la bonne villede Monteforte, la sœur pénètre et vient rendre visite au vainqueurde César…
– Mais, madame, s’écria Ragastens, avez-vous songé que sion pouvait se douter… si on vous apercevait !…
– J’y ai très bien songé, chevalier. Et je songe aussi quevous n’auriez qu’un cri à jeter : je serais saisie aussitôt etje doute que mon sexe me protège au point de garantir ma vie…Allons, chevalier, criez ! Ce sera beau !
– Ici, madame, vous êtes aussi en sûreté qu’auPalais-Riant, répondit Ragastens avec dignité. Mais, puisque vousvoilà, je ne suppose pas que vous soyez venue uniquement pourm’insulter ?
– Je ne suis pas venue vous insulter, chevalier. Je sais cequ’il en coûte. J’ai voulu vous féliciter, moi aussi. N’est-ce pasnaturel ?…
– Madame, je vous en supplie, cessez ce badinage…
– Ah ! s’écria Lucrèce, vous croyez que jebadine ?… Vous vous trompez, chevalier… Oui, cela vous paraîtprodigieux que je vienne vous féliciter d’avoir blessé monfrère ! Connaissez Lucrèce tout entière : mesfélicitations eussent été plus ardentes encore si vous l’avieztué !…
– Madame…
– Ce que je suis venue faire ici !… Je suis venue vousrépéter ce que je vous ai dit au Palais-Riant… Vous le répéter pourla dernière fois… Ragastens, j’ai reconnu en vous l’homme quipouvait être mon maître, alors que moi, je puis et veux être lamaîtresse de l’Italie… Lucrèce Borgia sera reine. Voulez-vous êtreroi ?… Voulez-vous régner à la fois sur Lucrèce et surl’Italie ?… Je viens m’offrir à vous… J’ai tout préparé, vousdis-je ! Les principaux chefs de l’armée de César sont à moi.Dites un mot, et ce que vous avez commencé sera achevé. César mort,vous prenez le commandement de l’armée. Vous renversez Monteforte.Alors, Ragastens, nous marchons sur Rome. Le pape, sous mapression, vous couronne. Je sais le moyen de le faire obéir… Et ànous deux, Ragastens, nous sommes la grandeur, la force et labeauté… Voilà ce que je suis venue vous offrir…Acceptez-vous ?…
– Non ! Je crois, madame, que nous ne nous entendronsjamais. J’admire comme il convient, croyez-le, votre force d’âme etles rêves où se hausse votre ambition…
– Alors !… Qui vous arrête ? fit Lucrèce.
Mais le chevalier était trop fier pour surexciter la redoutablecriminelle qui était devant lui.
– Ce qui m’arrête, dit-il avec la même douceur, c’est queje me sens incapable, justement, de ces hautes destinées.Croyez-moi, madame, si quelqu’un au monde peut vous aider àl’accomplissement de vos rêves, ce quelqu’un n’est pasici !
– Vous oubliez, chevalier, de mentionner deux obstaclessérieux à votre adhésion…
– Lesquels ? fit Ragastens qui vit venir l’orage.
– Le premier, c’est que vous ne m’aimez pas !… C’estque je vous fais horreur ! Le deuxième, l’obstacle plussérieux, le seul véritable en réalité, c’est que vous aimez lafille du comte Alma !
– Madame, vous me voyez désespéré d’avoir à me dérober…
– Ma vengeance, cette fois, sera d’autant plus complète quevous êtes deux à m’en répondre.
D’un bond, Ragastens se rapprocha d’elle. Il la saisit par unbras.
– Écoutez, dit-il d’une voix basse, presque inarticulée.Contre moi, tentez ce que vous voudrez ! Mais contreelle ! Ah ! à mon tour de vous prévenir : quoi quevous fassiez… si vous la frappez, si un malheur lui arrive, vousêtes une femme morte… Nous n’avons plus rien à nous dire…
– Je m’en vais ! dit Lucrèce avec un étrange sourire.Je quitte cette ville… Soyez tranquille, monsieur… c’est vous queje veux frapper, et cela ne tardera pas !
Cela dit, Lucrèce Borgia remit rapidement son masque. Quelquessecondes plus tard, Ragastens, seul, eût pu croire qu’il avaitrêvé, si Spadacape, apparaissant, ne lui eût confirmé la réalité decette visite.
– Monsieur, lui dit-il, la dame qui sort d’ici estgénéreuse !… Voyez.
Et Spadacape ouvrit sa main pleine de ducats.
Dans la matinée du lendemain, Ragastens fut appelé chez leprince Manfredi. Le prince avait son appartement au palais Alma.Dès qu’il fut arrivé, Ragastens fut introduit. Le comte Alma étaitavec Manfredi.
– Approchez, monsieur, dit celui-ci, approchez, qu’on vousfélicite un peu mieux qu’on n’a pu le faire hier…
– Vous nous avez sauvés, ajouta le comte Alma.
– Altesse… prince, dit Ragastens, j’ai simplement combattuen soldat…
– Non pas, fit vivement Manfredi. Vous seul avez vu lepoint faible. Et votre attaque a dignement terminé cette journée…Sans vous, l’armée de César serait ce matin aux portes de laville…
Ragastens s’inclina.
– Nous avons pensé, reprit alors le comte Alma, à vousoffrir une récompense digne de l’action d’éclat que vous avezaccomplie.
Ragastens ferma les yeux un instant et songea que la récompensesuprême, c’était d’avoir été vu par Primevère sur le champ debataille. Puis il se redressa.
– Monseigneur, dit-il, vos paroles sont une récompensesuffisante…
Mais le prince Manfredi avait fait un geste. Un valet ouvrit unegrande porte à deux battants. Une trentaine de seigneurs, chefs del’armée alliée, entrèrent alors et se rangèrent en silence derrièrele comte Alma et le prince Manfredi. Ragastens regarda avecétonnement ces préparatifs. Tout à coup, le prince Manfredi fitdeux pas vers lui. Et il retira un magnifique collier qu’ilportait, composé d’une série de médailles d’or réunies entre ellespar de légères chaînettes incrustées de brillants, terminé par unesorte de rosace faite de rubis. C’était l’insigne de l’Ordre desPreux, distinction suprême établie depuis des siècles par lespremiers Alma.
Le nombre des chevaliers de l’Ordre des Preux ne devait jamaisdépasser soixante. Quelques princes, les doges de Venise, le duc deFerrare entre autres, s’enorgueillissaient de porter aux grandescérémonies la rosace de rubis. Dans le comté, seuls le princeManfredi, le comte Alma avaient cette décoration.
Le prince Manfredi, ayant retiré le collier qu’il portait autourdu cou, le présenta à Ragastens.
– À genoux, lui dit-il gravement.
– Prince, fit Ragastens en pâlissant, une pareilledistinction… à moi !…
– À genoux, répéta doucement Manfredi.
Alors, Ragastens obéit. Il plia le genou. Le prince Manfredi sepencha vers lui et lui passa le collier autour du cou. Puis, tirantson épée, il le toucha du plat sur l’épaule droite, endisant :
– Sois brave. Sois fidèle. Sois pur. Dans tes pensées etdans tes actes, sois digne de l’Ordre des Preux, dont tu eschevalier à dater de ce jour.
Des applaudissements éclatèrent. Ragastens s’étant relevé, reçutl’accolade du prince Manfredi et du comte Alma et les félicitationsde tous les seigneurs présents. La chose qui lui fut plus doucepeut-être que la décoration elle-même fut de constater, dans tousles yeux qui se fixaient sur lui, que pas un éclair de jalousie netroubla l’harmonie de la cordialité qui l’entourait.
Le soir de ce jour, comme la nuit était venue, le princeManfredi se promenait dans le grand parc solitaire et silencieux,escortant la princesse Béatrix. Fidèle à l’engagement qu’il avaitpris, le prince ne disait pas un mot qui pût rappeler à Béatrixqu’il était son mari.
– Ne rentrez-vous pas, mon enfant ? demanda-t-il.
– Pas encore, prince, répondit-elle. Vous le savez, c’estchez moi un caprice invétéré que de rêver seule, le soir, dans ceparc…
– Si vous m’en croyez, vous rentrerez… Vos esprits sontagités par les graves événements que nous traversons, et vous avezbesoin de repos…
– Non, prince, dit-elle. J’éprouve, au contraire, un réelsoulagement à me promener dans ces parages que ma mère aimait, àessayer de la retrouver… Il me semble que je vais la rencontrer audétour de cette allée…
À ce moment précis, au détour même de l’allée que Primevèredésignait du doigt, une ombre se montra une seconde, puis disparutaussitôt. Ni Primevère, ni le prince ne virent cette ombre.
– Mais vous ! reprit vivement la jeune princesse, voussurtout avez besoin de repos…
Le prince soupira. Il comprit que Primevère cherchait lasolitude.
– Je vous laisse donc, dit-il sans tristesse apparente.
Primevère tendit son front. Le vieillard y déposa un baiserpaternel, puis se retira avec un soupir que Béatrix n’entenditpas.
Le prince Manfredi, la tête penchée, se dirigea lentement versle palais, en passant par les allées qu’il venait de suivre avecBéatrix. Tout à coup, une voix murmura à son oreille,railleusement :
– Bonjour, prince Manfredi !
Et, d’un fourré, il vit sortir une femme masquée.
– Qui êtes-vous ? fit le prince. Que faites-vous ici àpareille heure ?
– Je vous cherchais, prince… Qu’importe qui je suis ?Vous ne voyez pas mon visage, mais vous allez connaître mapensée.
L’ombre éclata de rire. Le prince Manfredi avait pâli. Lepersiflage de la femme masquée lui semblait cacher d’effroyablesavertissements.
– Qui êtes-vous ? Parlez ou je vous arrache votremasque !
– Prince, dit alors la femme avec une soudaine gravité,vous ne saurez pas mon nom, parce qu’il est inutile que vous lesachiez. Vous ne verrez pas mon visage parce qu’il est impossiblequ’un Manfredi violente une femme.
– Par le ciel, gronda sourdement le prince, parlez !…Que voulez-vous me dire ?
– Je n’ai rien à vous dire, fit tranquillement l’ombre…Vous ne me croiriez pas… Mais j’ai mieux à faire que de parler…Venez, prince !… Et vous verrez vous-même sa trahison !Vous entendrez le traître !
Le prince passa ses mains sur son front moite de sueur. Ilsuivit la femme qui s’enfonçait par de nombreux détours dans leméandre des allées du parc. Tout à coup, elle s’arrêta. Ils étaientsous le couvert d’un épais fourré. Devant eux, par-delà une bandede gazon qu’éclairait la lune, une femme était assise sur un banc.Et, à genoux devant elle, un homme couvrait sa main de baisers.Manfredi les reconnut sur-le-champ. C’était Primevère, princesseManfredi. C’était le chevalier de Ragastens.
La dame masquée les lui montra en étendant le bras vers eux,puis, comme si elle n’eût plus rien à faire, doucement, elle serecula et disparut sans bruit, laissant Manfredi hagard, frappéd’une immense stupeur.
Le valet, que Lucrèce avait gagné à prix d’or, était à sonposte. Et, comme il demandait s’il faudrait l’attendre encore lelendemain soir, cette fois, elle répondit :
– Non… Maintenant, c’est fini…
Par les rues noires de Monteforte, elle gagna une maison depauvre apparence qui se trouvait située non loin de la grande portepar où le comte Alma et Ragastens avaient fait leur entrée. Elleentra, monta au premier étage et pénétra dans une piècequ’éclairait un seul flambeau. Un homme était là qui attendait. Ilétait vêtu en cavalier.
– Garconio, lui dit Lucrèce, je vais rentrer au camp.
– Et moi, madame ?
– Toi, tu restes, pour le surveiller. Attache-toi à lui.Qu’il ne fasse plus un pas, maintenant, dont tu ne puisses merendre compte.
– Bien, madame. Vous pouvez vous fier à moi.
– Je le sais, Garconio, dit Lucrèce avec un sourire desatisfaction. Tu es un serviteur sûr parce que tu travailles pourton propre compte… Seulement, prends garde ! Si cet homme tevoit, tu es perdu…
Le lendemain matin, au moment où s’ouvrait la porte, Lucrècemonta à cheval et, la figure à demi cachée par une écharpe légère,se présenta pour franchir cette porte. L’officier de garde, voyantune femme seule, ne fit aucune objection pour la laissersortir.
Elle partit au galop. Trois heures plus tard, elle déboucha dudéfilé d’Enfer et, évitant le camp des alliés par un long détour,elle mit pied à terre vers midi devant la tente de César où elleentra aussitôt.
César, allongé sur un petit lit de sangles, causait avec deux outrois de ses principaux lieutenants. Sa blessure, bien que peudangereuse, le faisait cruellement souffrir.
– Comment ! s’écria Lucrèce en entrant.Blessé ?…
– Ma sœur ! s’exclama César.
Elle fit un signe imperceptible que comprit César. Celui-cirenvoya aussitôt les conseillers qui l’entouraient.
– Oui, blessé ! dit-il alors. Blessé par ce damnéRagastens, qui fait tout crouler autour de nous, depuis que nousavons eu le malheur de le rencontrer… Mais toi, d’oùviens-tu ?…
– Je viens de Monteforte, répondit tranquillementLucrèce.
– De Monteforte ? s’écria César.
La tranquille audace de Lucrèce stupéfiait César.
– C’est magnifique, ce que tu as fait là !s’écria-t-il.
– D’autant plus que cela va te permettre de te venger.
César eut une exclamation de joie furieuse et voulut faire unmouvement pour se soulever. Mais la douleur lui arracha un cri etil retomba, haletant.
– Explique-toi, dit-il en se remettant. Si ce que tu disest vrai, Lucrèce, si tu as trouvé le moyen de mettre cet homme enmon pouvoir, tu peux compter sur ma reconnaissance.
– Nous verrons cela plus tard, dit Lucrèce avec un sourire.Pour le moment, réponds à mes questions. Tiens-tu absolument àt’emparer de Monteforte ?
– Si j’y tiens ?… Ah ça ! Tu deviensfolle ?…
– Ainsi, tu te refuserais à renoncer à marcher sur laville ?
– Certes ! Par l’enfer, je la raserai, comme je l’aidit à mon père, et je sèmerai moi-même du blé sur l’emplacement deses remparts !
– Et puis, tu as une autre raison, avoue-le !…
– Oui ! Je sais ce que tu veux dire… Eh bien c’estvrai, je veux que la fille des Alma soit à moi !…
– En ce cas, il faut te hâter. Ragastens est dans la placeet Béatrix ne le voit pas d’un mauvais œil.
César devint blême. Puis, après une minute de réflexion.
– Et tu dis que, pour avoir Ragastens en mon pouvoir, il mefaudrait renoncer à détruire Monteforte ?…
– Ou feindre d’y renoncer !
– Ah ! ah !… Je crois que nous allons nousentendre !
Lucrèce, alors, se pencha vers son frère et lui parla longuementà voix basse.
Enfin, l’entretien prit fin. Alors, César appela l’officier quise tenait en permanence devant la porte de sa tente.
– Monsieur, lui dit-il, envoyez-moi mon maître de camp etmes hérauts d’armes…
– Bien, monseigneur…
Une demi-heure plus tard, le bruit se répandait dans tout lecamp, que César allait envoyer à Monteforte des parlementaireschargés de lui faire des propositions avantageuses. Quelques-unsapprouvèrent la démarche. D’autres, en plus grand nombre, lajugèrent honteuse et murmurèrent que, décidément, César Borgiabaissait… Nul ne soupçonna la vérité…
Ragastens, le soir de ce jour où il avait été crééchevalier-preux et avait reçu l’accolade du prince Manfredi, sedirigea vers le palais du comte Alma.
Une sorte de remords angoissé lui venait, non de son amour, maisde la démarche qu’il allait encore tenter et que, malgré tous sesraisonnements, il se sentait incapable de ne pas exécuter. Eneffet, toute la journée, il s’était dit : « Je n’iraipas ! »
Mais, lorsque vint le soir, il commença à piétiner avecimpatience dans sa chambre. Bientôt, il sortit et il se dirigeasans hésitation vers l’endroit des grilles qu’il avait déjàescaladé.
Là, il attendit que tout fût devenu silencieux dans le palais etque l’heure fût arrivée où il supposait que Primevère serait à saplace habituelle. Enfin, il franchit la grille, passa par les mêmesallées où il avait déjà passé, aboutit au même point et revitBéatrix au même endroit.
Il s’avança aussitôt vers elle. Elle l’attendait en effet. Ellele vit arriver et sourit. Ce qu’ils se dirent…
Le moment vint, pourtant, où il fallut se séparer. Après undernier adieu, Primevère s’éloigna lentement vers le palais.Ragastens demeura sur place, immobile, pétrifié par son bonheur et,depuis longtemps, elle avait disparu, lorsqu’avec un profondsoupir, il s’éloigna, lui aussi.
Comme il allait atteindre la grille, il lui sembla qu’onmarchait derrière lui. Il se retourna vivement. En effet, quelqu’unvenait derrière lui !
Ce quelqu’un ne songeait pas à se cacher. Ragastens vit sa hautesilhouette flottante dans l’obscurité. Vivement, il se jetaderrière un arbre et attendit que l’homme eût passé. Mais l’hommene passa pas !… Il s’arrêta devant l’arbre, et, en faisant letour s’arrêta près de Ragastens.
– Le prince Manfredi ! murmura celui-ci, frappé devertige.
Le vieillard, les bras croisés, les yeux flamboyants, sa grandetaille légèrement courbée, le regardait ardemment. Ragastenscomprit qu’il savait !…
Éperdu d’épouvante – non pour lui, mais pour Béatrix ! – ilfit un suprême effort pour rassembler ses esprits.
– Prince… commença-t-il.
– Pas un mot ! dit le vieillard d’une voix si changéeque Ragastens la reconnut à peine. J’ai tout vu, j’ai tout entendu.Bénissez le ciel que je conserve mon sang-froid et que, pour éviterun scandale, une tache à mon nom, je ne vous tue pas ici comme unchien ! Demain… chez moi… je vous attends…
– J’y serai, prince ! dit Ragastens tout à coup ramenéau calme par les paroles de Manfredi.
– J’y compte, monsieur, s’il vous reste une parcelled’honneur et de dignité !
– J’y serai ! répéta Ragastens avec hauteur.
Et il salua le prince d’un grand geste. Puis, sans prendre deprécaution, désormais inutile, il marcha droit sur la grille qu’ilfranchit. Bientôt, il était rentré chez lui.
La nuit fut affreuse pour lui. Il la passa à combiner desarrangements qui s’écroulaient l’un après l’autre. Le jour vintsans qu’il se fût arrêté à rien de satisfaisant. Seulement, ilavait résolu de prévenir la princesse Béatrix avant de se rendrechez Manfredi.
Mais, lorsqu’il arriva au palais Alma, il eut beau parcourir lesgaleries et les salles où d’habitude il rencontrait Primevère, ilne la vit pas. Rongé d’inquiétude, il fit prévenir le princeManfredi qu’il était au palais, à sa disposition, attendant son bonvouloir. Mais on lui répondit que le prince Manfredi était enconseil secret. Ragastens dut attendre.
Vers midi, on apprit qu’il n’y aurait aucune audience, et lebruit se répandit que le prince Manfredi était gravement malade. Enmême temps, l’un des valets du prince vint se présenter àRagastens.
– Mon maître, lui dit-il, vous prie de le venir trouverdans la soirée.
Ragastens quitta le palais, encore plus agité qu’il n’y étaitentré. Manfredi n’avait nullement assisté à un conseil secret,comme il l’avait fait dire. Dans la matinée, il s’était contenté deprier le comte Alma de retenir sa fille près de lui, toute lajournée, sous des prétextes quelconques. Puis, le vieillard s’étaitpréparé à recevoir Ragastens.
Lorsque, vers cinq heures, on vint lui dire que le chevalierétait à sa porte, il ordonna de faire entrer Ragastens. L’instantd’après, les deux hommes étaient en présence, debout, à un pas l’unde l’autre. Ils se regardaient avec une curiosité maladive, commes’ils ne s’étaient jamais vus…
À ce moment, la grande porte s’ouvrit à deux battants, et unintroducteur, s’avançant jusqu’au milieu du salon, annonçagravement à haute voix :
– Les hérauts d’armes et officiers parlementaires deMonseigneur César Borgia, duc de Valentinois, duc de Gandie, seprésentent pour porter à monseigneur le prince Manfredi, chefsuprême de l’armée alliée, les offres pacifiques de leur noblemaître !…
Ragastens n’eut pas un geste. Peut-être n’avait-il même pasentendu. Seulement, il vit la main du prince Manfredi qui retombaitde la garde de son poignard.
Il le vit relever la tête et jeter devant lui un regard où il yavait de la folie. Il suivit alors ce regard. Et il s’aperçut quela porte était ouverte à deux battants.
La grande galerie était pleine d’officiers en armes et deseigneurs. Près de la porte, trois hérauts en hoqueton de cérémoniesonnèrent une fanfare ; puis trois officiers de l’armée deCésar, costumés en guerre, entrèrent dans le salon… Et la porte sereferma.
Toute cette scène, Ragastens la vit comme en rêve. Déjà, leshérauts s’étaient rangés près de la porte. Les officiersparlementaires, ayant laissé leur suite dans la galerie,s’approchèrent du prince Manfredi et s’inclinèrentprofondément.
– Que voulez-vous, messieurs ? demanda le prince d’unevoix brisée, tandis que son regard ne quittait pas Ragastens.
– Monseigneur, dit alors le parlementaire, nous, officiersde l’armée de monseigneur le duc de Valentinois et de Gandie, notremaître, nous venons, de sa part, en tout honneur et toute bonnefoi, vous soumettre une proposition de paix…
Le prince Manfredi, livide, les dents serrées, fit un signe dela tête.
– Voici cette proposition que vous, chef suprême de l’arméealliée, apprécierez selon la haute sagesse et ce grand espritd’équité que l’Italie entière se plaît à reconnaître en vous…Monseigneur César Borgia estime que trop de sang déjà est répanduet que l’heure est venue où les querelles intestines qui déchirentla malheureuse Italie doivent s’apaiser. Il renonce pleinement àtoute prétention sur le comté de Monteforte. Il s’engage à ramenerson armée sur les terres de Rome. Il s’engage, en outre, à ne plusjamais prendre les armes contre Monteforte. Il s’engage à restaurerquelques-unes des principautés qui ont disparu, notamment la vôtre,monseigneur, avec tous les droits, privilèges, prérogatives qui yétaient attachés.
Manfredi écoutait avec stupeur ces offres extraordinaires.
– Contre ces avantages, continua l’officier, monseigneur leduc de Valentinois demande simplement que votre armée soitlicenciée… pour preuve de sa bonne foi, il fournira douze otageschoisis parmi les seigneurs de son entourage. Pour preuve de labonne foi des alliés, il demande, comme c’est justice, qu’on luilivre un otage, et il se contentera d’un seul. Nous sommes chargésde vous le désigner…
– Désignez-le ! fit le prince d’un ton bref.
– Pour donner la mesure entière de ses dispositionsconciliatrices, notre maître n’a pas voulu choisir quelqu’un desseigneurs que vous aimez. Il se contente de l’un de vos officiers,qui n’est même pas de ce pays et que vous connaissez à peine. C’estcelui qu’on nomme le chevalier de Ragastens. J’ai dit, monseigneur.Quelle réponse dois-je porter à l’illustre capitaine que nous avonsici l’insigne honneur de représenter ?…
Le prince Manfredi fut secoué d’un long tressaillement. Ilregarda Ragastens.
Celui-ci s’était croisé les bras. Ses yeux, étincelantsd’insolence volontaire, de défi, d’arrogance cherchée, allaient duprince Manfredi aux officiers parlementaires.
Une joie terrible agita le vieux Manfredi. Il tenait savengeance. Une vengeance affreuse, comme il n’eût pu en imaginerune plus complète.
– Nous attendons, prince ! reprit l’officier deBorgia.
Ragastens fit un pas vers Manfredi. Et, les bras toujourscroisés, les yeux dans les yeux, d’une voix basse, empreinte d’unmépris hautain, il murmura :
– Qu’attendez-vous pour me livrer ?
Le prince demeura un instant comme écrasé. Son visage devintplus livide encore.
Il sentait sur lui le souffle de Ragastens. Et il lui semblaitque ce souffle l’emportait dans une tempête de mépris. Enfin, il seredressa et étendit le bras. Ragastens se dirigea vers lesparlementaires comme si, déjà, il eût été prisonnier.
– Messieurs, dit alors le prince, voici ma réponse.
La voix du vieillard était étrangement calme. Une sorted’auguste solennité s’était étendue sur sa figure qui, l’instantd’avant, était ravagée par les secousses de la passion.
– Ma réponse, continua-t-il, c’est celle que vous feraittout homme de sens. Vous donner le chevalier de Ragastens, ce neserait pas seulement une lâcheté…
Les parlementaires firent un geste.
– Attendez, reprit le prince. Nul de vous n’ignore la hainepersonnelle de César Borgia contre M. de Ragastens. Venirme proposer, à moi chevalier de l’ordre des Preux, de livrer unennemi à son ennemi mortel, c’est m’insulter gravement.
– Prince ! interrompit l’officier avec hauteur.
– Je n’ai pas fini, dit Manfredi avec la même majesté. Laraison que je viens de vous donner, vous ne la comprenez pas, sansdoute. Capables de faire appel à la félonie, vous et votre maître,vous êtes incapables de comprendre la loyauté. Je vais donc vousdonner, comme je vous le disais en commençant, une raison de simplebon sens.
Les officiers parlementaires étaient blancs de fureur. Quant àRagastens, il se demandait s’il rêvait.
– Voici, messieurs, acheva Manfredi. Allez dire au princeBorgia que le chevalier de Ragastens est le seul que je ne puissepas lui livrer, parce que, dès ce moment, je le désigne pourprendre le commandement de notre armée, au cas où je viendrais àsuccomber dans une bataille.
– Prince !… s’écria Ragastens, bouleverséd’émotion.
Mais Manfredi lui imposa silence d’un geste. Puis, s’adressantaux envoyés de César :
– Allez, messieurs. Nous n’avons plus rien à nous dire.
Les trois officiers saluèrent. La grande porte fut ouverte. Leshérauts sonnèrent une brève fanfare. Puis les parlementairestraversèrent la galerie, suivis de leur escorte.
Cependant, le prince et Ragastens étaient demeurés seuls. Lechevalier, le cœur gonflé, vaincu par la magnanimité de sonadversaire, contempla un moment le vieillard avec une sorte devénération.
– Monsieur, vous ne me devez pas de gratitude. C’est pourmoi-même que j’ai agi… j’ai voulu obéir à la devise de l’ordreauquel j’appartiens : Brave, fidèle et pur !
– Cette devise, fit Ragastens d’une voix brisée parl’émotion, vous obligeait peut-être à ne pas me livrer à César,elle ne vous forçait pas à me créer votre successeur.
– Jeune homme, vous ne m’avez pas compris… Je vais doncvous expliquez clairement ce que j’attends de vous.
– Parlez, monseigneur. D’avance, je souscris à vosdésirs.
– Oui !… Je sais qu’on peut se fier à votre parole.Jurez donc, monsieur, que vous respecterez ma volonté.
– Je vous le jure par mon nom, dit Ragastens gravement. Jevous le jure sur cet insigne d’honneur et de chevalerie que vousavez mis autour de mon cou.
– Bien ! dit le vieillard avec une sombresatisfaction. Je vous demande donc tout d’abord de ne jamais luirévéler, à elle, ce qui s’est passé entre nous.
– Je vous le jure…
– Ceci, dans le cas où un hasard vous remettrait en saprésence. Mais je vous demande maintenant de ne pas chercher à larevoir, moi vivant.
Ragastens eut une seconde d’hésitation.
– Je vous le jure, dit-il enfin. Vous avez acquis sur moides droits dont vous usez cruellement, monsieur !
– J’en use avec clémence, répondit le vieillard.
Mais, se remettant aussitôt, il poursuivit :
– Monsieur, dans l’abominable situation que vous m’avezfaite, je n’ai pu songer à un duel que vous n’auriez pas accepté.Cependant, votre vie m’appartient.
– Elle est à vous, dit Ragastens fermement.
– Si votre vie est à moi, reprit le prince avec unefroideur glaciale, j’ai donc le droit d’en disposer à mongré ?…
– Oui, monsieur.
– Eh bien, voici ce que j’ai résolu : à notreprochaine rencontre avec César Borgia, vous vous ferez tuer…
Ragastens tressaillit. Il eut une révolte instinctive. Maissourdement, il répondit :
– Je me ferai tuer !
Le vieux Manfredi eut un regard d’admiration pour l’homme qui,sur un ton aussi simple, faisait une aussi formidable réponse.
– J’ai votre parole, dit-il.
Ragastens fit un signe de tête.
Ragastens salua profondément le vieillard et sortit.
La fureur de César fut grande lorsque ses envoyés luirapportèrent la réponse du prince Manfredi.
– Tu vois à quoi tu m’exposes, dit-il aigrement à Lucrècequi assistait à l’entretien.
Lucrèce ne répondit pas. Elle méditait, cherchant à deviner cequi avait pu se passer.
– Ce sont des hommes de fer ! dit-elle enfin à César.J’aurais dû me douter… Mais tout n’est pas perdu !
– Que veux-tu dire ?
– Laisse-moi faire… Je retourne à Monteforte.
– Tu finiras par te faire prendre !
Lucrèce haussa les épaules.
– Donne-moi quatre hommes sûrs et solides, dit-ellesimplement.
César fit venir un officier et lui désigna quatre de ses gardespersonnels.
– Je vais jouer la suprême partie, dit alors Lucrèce. Encas de victoire, il y aura double profit : pour toi et pourmoi.
– Parle clairement.
– C’est inutile. Tu verras… Un mot seulement. Quandcomptes-tu donner l’assaut ?
– Dans trois ou quatre jours : dès que ma blessure mepermettra de monter à cheval…
– Bien ; cela me suffit.
Et malgré tout ce que put dire César, Lucrèce refusa des’expliquer davantage.
À Monteforte, depuis la scène qu’il avait eue avec le princeManfredi, Ragastens se tenait renfermé chez lui. Il n’avait trouvéque ce moyen de tenir parole au prince.
Pendant ces terribles journées, l’existence de Ragastens fut unelongue agonie. Un soir, Spadacape lui annonça que le bruit couraitpar la ville qu’on allait se battre le lendemain matin, que desmouvements avaient été remarqués dans l’armée de César et quel’assaut était prévu…
– Enfin ! soupira le jeune homme.
– Qu’avez-vous donc, monsieur le chevalier ? demandaSpadacape. Vous ne mangez plus. Vous ne dormez plus. Vousmaigrissez à vue d’œil… Je suis sûr qu’on vous a jeté le mauvaisœil.
– Tu crois ?…
– Dame ! Comment expliquer un si grandchangement ?…
– Tu as peut-être raison. En attendant, fourbis mes armespour demain.
– Vous irez donc vous battre tout de même ?… Malgré lemauvais œil ?…
– En quoi veux-tu que cela m’empêche d’aller mebattre ?…
– C’est que… si on vous a jeté le mauvais œil, vous périrezinfailliblement à la première affaire !
– Raison de plus, alors !…
Spadacape ne comprit pas et demeura ébahi. Mais, sur un signe deson maître, il se retira en hochant la tête.
Pendant ce temps, Béatrix était dévorée d’inquiétude. Lelendemain de sa dernière entrevue avec Ragastens, elle s’étaitrendue, comme d’habitude, à son banc de prédilection.
Comme d’habitude, le prince Manfredi lui avait tenu compagniependant une heure. Et rien, dans les paroles ou l’attitude duvieillard, n’avait pu révéler ses préoccupations intimes.
Puis, Manfredi s’était retiré – ou avait feint de se retirer. Deloin, il guetta Béatrix. Ragastens ne vint pas.
Primevère, rentrée chez elle, se posa mille fois cette questiontorturante : « Pourquoi n’est-il pasvenu ?… »
Le lendemain soir et les jours suivants, les mêmes scènes sereproduisirent. L’inquiétude de la jeune princesse allaitgrandissant.
Un soir, comme elle était au jardin, seule, rongée d’inquiétude,le prince Manfredi et le comte Alma se présentèrent tout à coupdevant elle.
– Nous partons ! dit le prince d’une voix émue.
Et le comte Alma ajouta :
– Nos gardes avancées nous apportent à l’instant lanouvelle que de grands mouvements se font dans le camp de César. Ilest certain qu’il y aura demain matin une nouvelle attaque. Il fautque nous soyons cette nuit même au camp… Adieu, mon enfant… Nousavons le ferme espoir que César sera encore repoussé…
Le comte serra sa fille dans ses bras. Primevère était devenuetrès pâle. Comme le prince Manfredi s’avançait à son tour pour luifaire ses adieux, elle prit la résolution de savoir, de fairetomber l’effrayante incertitude…
– Je suppose, dit-elle d’une voix éteinte, que tous nosguerriers sont déjà à leur poste ?
– Tous ! répondit Manfredi, Ricordo, Trivulce,Malatesta, Orsini… Tous !…
– Et monsieur de Ragastens ?…
À peine eut-elle prononcé ce nom que son visage s’empourprapuis, l’instant d’après, prit cette teinte plombée que donne lafièvre.
– Le chevalier de Ragastens ? interrogea le comte.
Mais Manfredi lui serra vivement la main, dans l’ombre. Et,d’une voix très calme en apparence, il répondit :
– Le chevalier est en mission depuis plusieurs jours…
– Mission dangereuse, peut-être ? demanda-t-elle,presque mourante.
– Oui ! fit le prince durement, mission dangereuse où,sans doute, il laissera la vie !… Adieu, princesse !…
Et il s’éloigna brusquement, suivi du comte Alma. Il bouillait.Il étouffait.
Primevère avait reculé en chancelant et alla tomber sur un banc,le visage dans les mains, toute secouée de sanglots. Puis ses sensse troublèrent, ses yeux se voilèrent et elle se renversa enarrière, évanouie.
Lorsqu’elle revint à elle, Primevère vit se pencher sur sonvisage une figure qui lui était étrangère. Une femme était là,devant elle. Cette femme portait le costume des paysannes aiséesdes environs de Monteforte.
– Ah ! s’écria la femme, vous revenez à vous,enfin !…
– Qui êtes-vous ? demanda Primevère.
– Une contadine des environs, signora.
– Que voulez-vous ?
– Je cherche la signora Béatrix… L’auriez-vousrencontrée ?… J’ai une mission très pressée à lui faire…
– C’est moi, dit Béatrix… parlez !
– C’est vous la signora Béatrix ?… Oh ! que jesuis heureuse !… Il y a si longtemps que je désirais vousvoir !… Dans le pays, on dit que cela porte bonheur auxfiancées comme moi de toucher votre robe !…
Primevère ne put s’empêcher de sourire.
– Vous disiez que vous avez une mission pour moi ?
– Oui, signora, pour vous ! Et on m’a bien recommandéde vous parler de façon que nul ne puisse entendre…
– Parlez… Nous sommes à l’abri. Qui vous envoie ?
– Un jeune homme beau, fier et brave… mais qui porte un nombizarre, un nom étrange…
– Le chevalier de Ragastens ! s’écria Primevère.
– C’est cela même, fit la paysanne.
– Parlez ! Où est-il ? Pourquoi vousenvoie-t-il ?… Il n’est pas blessé, au moins ?…
– Hélas !… C’est la vérité…
Primevère se raidit, fit appel à tout son courage.
– Dites-moi tout ! fit-elle avec un grand calmerésolu.
– Eh bien, voilà, signora : vous ne connaissez pasnotre ferme ?… Elle est à deux heures de Monteforte, à peuprès… Donc, dans la soirée, comme le soleil se couchait, nousvoyons entrer un cavalier dans la cour de la ferme… Je m’avancepour lui demander ce qu’il désire. Je le vois alors qui met pied àterre et qui fait quelques pas en trébuchant, en mettant la mainsur sa poitrine et il vient tomber en travers de notre porte…
– Le malheur est sur moi ! murmura Primevère enserrant nerveusement ses mains l’une dans l’autre.
– Ma mère et moi, poursuivit la paysanne, nous soulevons cepauvre jeune homme, nous le transportons sur un lit et nous voyonsalors qu’il a une profonde blessure au côté droit de la poitrine…Nous mettons la blessure à nu, nous la rafraîchissons, nous labandons… et enfin, le jeune homme ouvre les yeux…
Primevère saisit la main de la contadine.
– Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-elle.
– Je m’appelle Bianca, dit la paysanne d’un air étonné.
– Bianca, tu es fiancée, n’est-ce pas ?… Ne t’inquiètepas de ta dot ! Je t’en ferai une telle qu’on te jalousera àdix lieues à la ronde…
– Ah ! signora !… On me l’avait bien dit que celaportait bonheur de vous approcher !
– Mais continue… dépêche-toi…
– Alors, voilà ce jeune homme qui fait signe qu’il veutparler… je m’approche tout près de lui. Il me demande d’une voixfaible s’il y a un homme dans la ferme… Je lui réponds que non… Ilparaît désespéré… Mais je lui dis qu’à l’occasion, je suis assezsolidement bâtie pour remplacer un homme… Alors rassemblant toutesses forces, il me dit : « Eh bien… si vous voulez que jene meure pas désespéré, allez à Monteforte, entrez au palais,trouvez la princesse Béatrix, parlez-lui surtout sans témoins, etdites-lui qu’au moment de mourir, le chevalier de Ragastens labénira si elle daigne lui apporter une suprême consolation… »Ce sont ses paroles mêmes, signora. Je les ai répétées tout le longdu chemin… Car, aussitôt que le jeune homme eut fini de parler, ilretomba dans son évanouissement et, moi, attelant notre carriole,je me suis mise en route sans perdre une seconde… Voilà ma mission,signora !…
Primevère se leva et, d’une voix fiévreuse :
– Partons, dit-elle. Conduis-moi !…
– Ah ! signora, s’écria-t-elle, comme cet infortuné vaêtre heureux !… Mais permettez à une humble paysanne de vousconseiller la prudence. La signora ne pourrait-elle pas s’arrangerpour qu’on ne la voie pas sortir du palais ? Je me charge dela ramener ici avant le jour…
– Oui ! tu as raison !… Par la porte du fond duparc, nul ne me verra sortir. Viens… hâtons-nous…
Elle se mit en route à pas précipités. La contadine la suivait àdeux pas.
Béatrix ne put donc remarquer qu’en arrivant à un détourd’allée, la paysanne fit un signe étrange. Une ombre cachée dans unfourré, recueillit ce signe.
Béatrix, en arrivant à la porte du fond du parc, ne songea mêmepas à s’étonner que cette porte fût entrouverte.
– Où est votre carriole ? demanda Béatrix.
– Je l’ai laissée hors des murs ; il y a trop demouvement dans Monteforte.
– Allons ! dit Béatrix.
Un quart d’heure plus tard, elle arrivait à la grande porte.Elle était fermée.
– On ne passe plus ! dit le soldat de garde.
Béatrix hésita une seconde. Elle entra au poste et se montra àl’officier.
– Faites ouvrir, monsieur ! ordonna-t-elle.
L’officier se précipita en criant un ordre. La contadine étaitrestée au-dehors, cachant une partie de son visage dans les plisd’une écharpe. Une minute plus tard, toutes deux étaient hors desmurs.
– Venez, dit Bianca, la carriole est à deux cents pasd’ici…
Primevère s’élança. Elle ne tarda pas, en effet, à apercevoirune sorte de char à banc. Sans hésitation, elle sauta dans lacarriole. La paysanne prit place près d’elle. Et, d’une mainvigoureuse, fouetta sans relâche le cheval.
Cette course dans la nuit dura presque deux heures. Elle se fitsilencieusement.
Enfin Bianca étendit son fouet dans l’ombre. Elle désignait unemasse carrée qui s’estompait dans la nuit.
– Notre ferme ! prononça-t-elle.
– Il est là, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
– Oui, répondit la contadine, il est là.
Une minute plus tard, la carriole entrait dans la cour de laferme et s’arrêtait. Bianca sauta à terre et tendit la main àBéatrix. Celle-ci sauta aussitôt et fut entraînée par saconductrice. Son cœur battait à se rompre.
Tout à coup, elle se trouva dans une salle basse, à peu prèssemblable à une salle commune de ferme.
– Bianca, où est-il ? demanda-t-elle à voix basse.
La contadine éclata de rire.
– Je ne m’appelle pas Bianca ! dit la paysanne.
– Où est le chevalier ?… Parlez,malheureuse !…
– M. de Ragastens est à Monteforte…
Primevère poussa un cri de terreur et courut à la porte. À cemoment, elle entendit le grincement d’une clef dans la serrure decette porte.
– Je m’appelle Lucrèce Borgia !
Primevère recula… Un instant, elle sentit un immense désespoirl’envahir. Mais elle ne voulut pas donner à son ennemie lespectacle d’une faiblesse ; elle se raidit dans un suprêmeeffort et, la tête droite, la lèvre dédaigneuse, elleprononça :
– Lucrèce Borgia est ici !… Qui va-t-onassassiner ?…
– Rassurez-vous, madame ! grinça Lucrèce.
– Je n’ai pas peur de la mort.
– Je ne veux pas vous tuer…
– Que me voulez-vous donc ?
– Je veux simplement vous arracher à Ragastens.
– La raison ?
Lucrèce aiguisa son sourire.
– Raison toute féminine, madame. Vous aimez le chevalier…Eh bien, moi aussi, je l’aime !…
Ces quelques paroles s’étaient échangées, rapides comme uncliquetis d’épées. Aux derniers mots de Lucrèce, il y eut uneminute de silence.
Primevère, atteinte au cœur, reprenait des forces pour ce dueleffroyable.
– Prenez garde, Lucrèce Borgia ! dit-elle enfin. Lechevalier de Ragastens ne pardonne jamais une injure. Et votreamour sera pour lui la plus sanglante des insultes…
Lucrèce devint livide. Et elle qui avait d’abord résolu detorturer le cœur de Béatrix, se sentit marquée comme d’un ferrouge. Elle perdit sa présence d’esprit.
– Oui, je sais ! Ragastens dédaignera mes avances…Mais, peu m’importe, après tout ! Ce que j’ai voulu, jel’exécute. Je vous sépare. Je vous arrache l’un à l’autre. Jamaisplus vous ne vous verrez.
Elle s’arrêta une seconde, haletante, sous le sourire écrasantde Primevère. Et elle marcha sur elle, comme si elle eût voulu lalacérer sur place de ses griffes.
– Jamais, entends-tu !… Toi, d’abord, tu mourras… Etquand tu seras morte, j’irai le trouver, lui ! Et je lui diraiqu’avant de te tuer, je t’ai prostituée !… Car, sache-le bien,il y a quelqu’un qui te veut, qui désire ton corps, qui tesouillera de ses baisers… Et ce quelqu’un, tu le hais, tu le tiensen horreur, c’est mon frère, c’est César !
– Vous ne m’emporterez pas, s’écria Primevère, la têteperdue, car vous allez mourir, misérable !
En même temps, elle sortit de son sein un court poignard acéréqui ne la quittait jamais. Mais Lucrèce avait bondi en arrière… Etavant que Primevère eût pu s’élancer sur elle, un coup de siffletstrident avait déchiré l’air, la porte s’était ouverte violemmentet quatre hommes s’étaient rués sur la jeune princesse.
– Emmenez-la ! ordonna Lucrèce d’une voix rauque.
Primevère se sentit rudement saisie par les mains horribles, lesmains violentes et brutales des quatre hommes et, une minute plustard, elle se trouva dans une voiture aux portières fermées devolets pleins.
Lucrèce, abandonnant ses vêtements de paysanne, avait revêtu uncostume de cavalier. Alors elle s’élança dans la cour, sauta sur uncheval que l’un de ses hommes tenait en bride et rejoignit lavoiture qui s’était déjà mise en route au galop.
Toute la nuit, ce fut une marche vertigineuse, sur les pentesabruptes des montagnes. Au point du jour, la voiture était bienloin des terres du comté, du camp des alliés et elle prit, enplaine, une route qui allait droit à la mer.
Cela dura trois jours. Pendant ces trois jours et autant denuits, elle n’eut aucune communication avec sa prisonnière.Seulement, tous les matins et tous les soirs, un des hommesentrouvrait l’une des portières, glissait à l’intérieur un panierde provisions, puis refermait à clef précipitamment.
Primevère, après les premières minutes d’épouvante, avait repristout son sang-froid. Son premier geste fut pour constater que sonpetit poignard ne l’avait pas quittée. Rassurée sur ce point, ellecalcula froidement les chances qu’elle pouvait avoir d’échapper àl’effroyable honte dont Lucrèce l’avait menacée. Et un sourireintrépide arqua ses lèvres fières.
Au bout du troisième jour, en pleine nuit, la voiture s’arrêta.Elle était arrivée sur le bord de la Méditerranée. À quelquesencablures du rivage, à l’abri des vents, au milieu d’une petiteanse, une goélette attendait à l’ancre.
Lucrèce alluma une lanterne, monta sur le siège de la voiture etfit un signal. Au bout d’un instant, une lumière répondit de lagoélette par un signal semblable. Alors Lucrèce écrivit au crayondeux billets courts. Elle tendit le premier à l’un des cavaliers enlui disant :
– À Tivoli !…
Et le deuxième à un autre cavalier.
– Pour le prince César Borgia !…
Les deux hommes disparurent aussitôt dans la nuit, par deschemins différents.
Quelques minutes s’écoulèrent… Puis on entendit le bruit cadencédes rames et bientôt, surgissant de l’ombre, une chaloupe vintéchouer sa proue sur le sable. Trois ou quatre marins, parmilesquels le capitaine de la goélette, sautèrent à terre etsaluèrent Lucrèce. Celle-ci ouvrit la portière de la voiture endisant :
– Descendez. Toute résistance est inutile.
Béatrix descendit et jeta un rapide coup d’œil autour d’elle. Cecoup d’œil la convainquit que toute résistance ou tentative defuite était, en effet, inutile.
Le capitaine tendait le poing pour que Primevère pût s’appuyerdessus. Mais, dédaignant l’aide qui lui était offerte, elle montadans la chaloupe, s’assit, et s’enveloppant de son écharpe, parutdès lors indifférente à tout ce qui se passait autour d’elle.Lucrèce embarqua à son tour.
– Où me conduisez-vous ? demanda Béatrix d’un ton desouveraine.
– Dans mon château de Caprera ! répondit Lucrèce.
Primevère frissonna de terreur…
Le chevalier de Ragastens avait religieusement tenu la premièrepartie du serment qu’il avait fait au vieux Manfredi : ne paschercher à revoir la jeune princesse. Il lui restait à accomplir ladeuxième moitié de son serment.
En effet, il avait juré de se faire tuer à la prochainerencontre avec l’armée de César. Maître de sa vie, le princeManfredi lui avait imposé le suicide. Le moment était venu.
Ragastens, à cette minute, sentit un amer regret de la vie qu’ilallait quitter. Mourir, alors qu’il était aimé !…
– Mourir sans l’avoir revue ! Fût-ce de loin !Fût-ce une seconde !…
Il avait la tête perdue. Il brûlait de fièvre. Il appelaSpadacape et lui ordonna de tenir son cheval tout sellé. Son idéeétait d’aller au palais, de voir Primevère sans lui parler ;puis de revenir et de courir au camp.
Pendant dix minutes encore, il hésita, piétina sur place, alladix fois ouvrir la porte, puis la referma. Tout à coup, il sedécida, descendit l’escalier en courant et, l’instant d’après, setrouva dans la rue… À ce moment, une immense acclamation retentit…De nombreuses torches apparurent, un groupe de cavaliers se montra…En tête, marchaient le comte Alma et le prince Manfredi !…
Pétrifié, Ragastens les vit venir sans faire un mouvement. Ilss’arrêtèrent près de lui. Le prince l’avait vu :
– Monsieur de Ragastens, dit-il, nous vous emmenons… SonAltesse le comte tient à vous voir dans le conseil qui va se tenirau camp.
Ragastens vacilla, comme assommé sur le coup. Mais aussitôt, sonindomptable nature reprit le dessus.
– Mon cheval !… Mes armes !…
Spadacape, déjà, était près de lui, tenant la bride de Capitan.Ragastens dit quelques mots à l’oreille de Spadacape. Celui-cirépondit par un signe de tête. Puis le cavalier sauta en selle etle groupe s’éloigna au pas dans les rues de Monteforte. À cemoment, il était environ minuit.
À l’instant où le groupe qui suivait le comte Alma et le princeManfredi avait franchi la porte de Monteforte, un cavalier s’étaittout à coup joint à ce groupe et, en même temps que lui, avaitfranchi la porte. Ce cavalier se tint alors tout en arrière de latroupe.
Peu à peu, il se laissa distancer et, sans que personne s’en fûtaperçu, demeura seul en arrière. Cet homme, alors, mit pied àterre. Puis il se mit à grimper les rochers, lentement, à tâtons…Au bout de deux heures, il se trouvait sur le plateau quisurplombait le défilé d’Enfer. L’homme s’accota alors à un rocher,sur un épais tapis de mousse et d’herbes. Bientôt, il s’endormitprofondément. Cet homme, c’était le moine Garconio.
Ragastens, au moment de monter à cheval pour suivre le princeManfredi, avait dit quelques mots à l’oreille de Spadacape.Celui-ci n’avait pas suivi le chevalier.
Mais, presque aussitôt après son départ, il s’était mis en routelui-même, était sorti de Monteforte en se faisant reconnaître duposte comme l’écuyer de M. de Ragastens et avait pris, àcheval, le chemin que Ragastens et lui avaient suivi le jour où lechevalier s’était rendu au rocher de la Tête pour se battre avecMalatesta.
Arrivé au plateau, Spadacape se mit à galoper dans la directionde l’auberge qui se trouvait au pied du rocher de la Tête. Ilportait en croupe un paquet assez volumineux qui ressemblait à unpaquet de cordes placées en rouleau. On n’a pas oublié, sans doute,que depuis leur arrivée à Monteforte, Ragastens et Spadacapes’étaient livrés, plusieurs soirs de suite, à un singulier travail.Spadacape sortait de la ville, conduisant une petite charrette. EtRagastens l’escortait. Où allaient-ils, tous les deux ? Quecontenait la charrette ?
Spadacape gagna l’auberge du Rocher de la Tête. Elle étaitvide : toute la maisonnée s’était réfugiée dansMonteforte.
Il descendit dans les caves creusées sous le rocher. L’escaliers’enfonçait de deux étages dans les profondeurs du granit.Spadacape descendit jusqu’à l’étage inférieur. Là se trouvaienttrois compartiments, le premier était fermé par une porteordinaire ; le deuxième et le troisième se fermaient au moyend’une grille de fer très solide. C’est dans la dernière cave que setrouvait le fameux trou qui, selon la légende de l’aubergiste,avait été creusé par la fourche de Satan en personne.
Spadacape, parvenu à la dernière cave, s’agenouilla près du trouque l’aubergiste avait montré à Ragastens comme preuve indiscutablede la véracité de son récit. Il avait descendu avec lui ce paquetbizarre qui ressemblait à un paquet de cordes. De cette corde, ilcoupa environ deux brasses et introduisit l’un des bouts dans letrou…
Son travail achevé, Spadacape remonta avec le restant du paquetde cordes. Alors, il revint dans la direction de Monteforte, ensuivant la ligne des rochers qui surplombaient le défilé d’Enfer. Àcent pas de l’auberge, il s’arrêta dix minutes devant l’un de cesrochers ; puis il en fit autant plus loin, puis plus loinencore.
Lorsque Spadacape revint vers l’auberge, il avait employé à sonmystérieux travail le paquet de cordes qu’il avait apporté deMonteforte.
Le prince Manfredi et le comte Alma arrivèrent au camp sur lesdeux heures et demie du matin, après avoir trotté ou galopé pendanttoute la traversée du défilé. Le conseil de guerre fut aussitôtréuni dans la tente du comte.
Des renseignements fournis par les vedettes avancées, il résultaque l’armée de César était placée en avant de son camp etconcentrée en une seule masse. Il était certain qu’une attaque seproduirait au point du jour.
Dans la tente du comte Alma, chacun émit son avis. Ragastensavait retrouvé tout son sang-froid.
– Monsieur de Ragastens, votre opinion ? demanda lecomte Alma.
– Opposer à la masse concentrée par César une massepareille. Altesse, si vous m’en croyez, l’armée alliée se placeratout entière devant le défilé qu’il faut avant tout défendre.
– L’avis est sage, fit le prince Manfredi avec une ironiequi surprit tous les assistants, mais je suis d’une opinioncontraire : nous devons profiter de ce que l’armée ennemie estconcentrée pour l’envelopper et l’attaquer de toutes parts à lafois…
Le plan de Ragastens était le seul praticable, en raison dufaible effectif que les alliés pouvaient opposer à César. Le plande Manfredi était d’une évidente témérité. Ce fut pourtant cedernier qui l’emporta. D’ailleurs, une fois son avis donné,Ragastens dédaigna de le défendre.
Il était près de quatre heures lorsque le conseil pritfin ; à ce moment, le soleil se levait. Sur l’ordre deManfredi, les trompettes sonnèrent, les troupes se mirent en marchevers le camp de César, se déployant au fur et à mesure qu’ellesavançaient. Le comte Alma, le prince Manfredi et Ragastens setrouvaient au centre de l’immense éventail qui se développaitlentement.
L’armée de César ne bougeait pas. Tout à coup, les alliés seprécipitèrent, les trompettes et les fifres sonnèrent l’attaque.Elle fut violente et la bataille s’engagea sur toute la ligne à lafois.
César s’était laissé envelopper. Mais alors s’accomplirent lesprédictions de Ragastens. Dédaignant de répondre aux troupes quil’assaillaient sur ses flancs, César ébranla son armée qui, commeun coin énorme de fer et d’acier, s’enfonça dans le centre de laligne alliée, avec une force irrésistible…
Pendant une heure, les alliés tinrent bon… le sang ruissela, lescadavres s’entassèrent. Ragastens, avec une poignée de cavaliers,exécuta charges sur charges. Il fonçait droit devant lui, sedécouvrant, passant au plus épais de la mêlée, cherchant la mort.La mort ne voulait pas de lui !…
Et ce fut au retour d’une de ces charges qui avaient paralysél’élan de César qu’il vit tout à coup le comte Alma et le princeManfredi entourés par un groupe de Suisses. Ragastens s’élança,suivi d’une vingtaine de cavaliers. À ce moment, le comte Almatomba, la gorge ouverte par un coup de lance. Il tomba, tué raide,les bras en croix, les mains crispées, dans des flaques desang.
Il y eut autour de son corps une lutte acharnée. LorsqueRagastens vit que le prince Manfredi demeurait seul debout,enveloppé de toutes parts, avec la cinquantaine de guerriers qu’ilavait autour de lui, il eut un éblouissement de désespoirintime.
– Le moment de mourir est venu !… pensa-t-il.
Et en même temps, il chargea. En un instant, il fut sur legroupe qui entourait le prince. Le vieillard, tête nue, sanglant,effrayant à voir, lui sourit. Ragastens vit ce sourire etcria :
– Je tiens parole !…
Son attaque tint du prodige et de la folie. Il se rua, ayantjeté son épée, poussant son cheval, se précipitant sur les lances…Et, au bout de quelques minutes de voltes, de vire-voltesfoudroyantes, il se retrouva vivant, dans un large espace vide,devant des gens qui fuyaient, effarés.
À ce moment, un coup d’arquebuse retentit à dix pas devant lui.Ragastens entendit la balle siffler à son oreille. Puis, en arrièrede lui, il y eut un cri sourd. Il se retourna… Et il vit le princeManfredi qui roulait de son cheval et tombait non loin du cadavredu comte Alma.
Ragastens sauta à terre et courut au prince. Le vieillard avaitreçu le plomb en pleine tête. Cependant, il n’était pas mortencore. Ses yeux convulsés roulaient dans leurs orbites, il faisaitun effort surhumain pour se soulever. Ragastens se pencha surlui.
– Monsieur, lui dit Ragastens, vous m’êtes témoin que j’aitout fait pour tenir ma parole…
– Oui ! fit le prince de la tête.
– Je n’ai pas réussi… mais la bataille n’est pas finie…Mourez en paix, monsieur… Je vous rejoins…
– Non ! articula péniblement le vieillard. Vivez… pourelle !…
Ragastens s’agenouilla et des larmes coulèrent sur ses joues,traçant un double sillon parmi la poussière noire qui couvrait sonvisage. Manfredi voulut parler encore. Mais sa tête qu’il avaitsoulevée retomba lourdement. Le prince Manfredi était mort…
Alors, Ragastens se baissa, souleva cette tête blanche et rougeet déposa un baiser à la place même que la balle avait frappée.Quand il se releva, il était livide, avec une bouche toute rouge desang.
Il jeta les yeux autour de lui et vit Capitan qui l’avait suivi.Alors, il ramassa la large épée du prince Manfredi, sauta en selleet examina la situation.
Les chefs survivants des alliés s’étaient massés autour de lui.La bataille était perdue et la défaite allait se changer endésastre. De toutes parts, les troupes alliées fuyaient, jetantleurs armes, se précipitant vers le défilé.
– Nous sommes perdus ! dit une voix près de Ragastens.Le chevalier se retourna et vit Giulio Orsini.
– César va marcher sur Monteforte, poursuivit celui-ci.
– Il faut le laisser marcher ! dit Ragastens. Et,s’adressant à voix basse à Orsini :
– Mon cher ami, tâchez de rallier autour de vous tout ceque vous pourrez et battez en retraite dans le défilé… Laissez-vouspoursuivre par César jusqu’à Monteforte.
– Je ne comprends pas…
– Avez-vous confiance en moi ?
– Confiance illimitée…
– Faites donc ce que je vous dis… Moi… je vais préparer àmonseigneur Borgia une petite surprise à ma façon…
Tandis que Giulio Orsini faisait sonner la retraite ets’enfonçait dans le défilé d’Enfer avec tout ce qui restait detroupes valides, Ragastens s’éloigna à fond de train du champ debataille.
Une demi-heure plus tard, il commençait à grimper les pentesinaccessibles du plateau. Bientôt il fut obligé de mettre pied àterre. Mais Capitan le suivit, les naseaux en feu, hennissant… Aubout d’une heure de cette ascension, Ragastens se trouva sur leplateau. À ce moment, il vit l’arrière-garde de César s’enfoncerdans les gorges qui menaient à Monteforte.
Ragastens laissa souffler une minute Capitan. Aussi loin que lavue pouvait s’étendre, le plateau était désert. Alors, il se mit enselle et partit comme un ouragan dans la direction du Rocher de laTête…
Le moine Garconio avait passé une nuit paisible sur son lit demousse, en plein air. La rosée du matin le réveilla. Il se leva, sesecoua et éclata de rire.
– César, avec ses renforts, a vingt mille hommes, dit-il àhaute voix. Quelle déroute pour les alliés !… Ragastens, c’estaujourd’hui le grand jour de justice…
Le moine choisit un bon emplacement pour assister à la déroutedes alliés et voir si Ragastens serait parmi les survivants. Ilalla jusqu’à l’auberge du rocher de la Tête. Mais il ne s’y arrêtapas. Il alla un peu plus loin et trouva enfin une place commoded’où il pouvait voir admirablement tout ce qui se passerait dans ledéfilé.
À ce moment, la bataille était commencée, là-bas, au loin, etdes bouffées de rumeurs en arrivaient jusqu’à Garconio. Cependant,les heures coulaient. Garconio avait apporté des provisions. Il semit à manger tranquillement, sans cesser d’examiner le défilé.
Tout à coup, les rumeurs se rapprochèrent. Il se pencha. Deshommes, des soldats accouraient : ils appartenaient à l’arméedes alliés ; c’étaient les premiers fuyards qui s’étaientjetés dans le défilé pour se réfugier à Monteforte. Puis, presqueaussitôt, ce ne furent plus des hommes isolés : des troupesentières passèrent au pas de course…
– Qu’est-ce que j’avais dit ? hurla Garconio délirantde joie. Mais je ne vois pas de Ragastens ! Tout à l’heure,j’irai visiter le champ de bataille… et je le trouverai !…
Le défilé, maintenant, grouillait de monde. C’était comme unefourmilière humaine surprise par quelque catastrophe et fuyant,éperdue, sous les rayons du soleil impassible. Enfin, une troupeapparut, qui tenait bon encore, qui reculait lentement enbataillant.
La clameur qui montait de cette fournaise était formidable… Etce fut alors la tête de colonne de l’armée de César qui se montra.Les troupes de Borgia s’avançaient en bon ordre, en rangsserrés.
– Monteforte sera pris tout à l’heure ! s’écria lemoine.
Puis, haletant d’émotion :
– Ragastens n’y est pas !… Il est tombé là-bas !…Je vais voir !…
L’armée de César continuait à avancer. Maintenant elle étaittout entière sous les yeux du moine qui, penché en avant, accrochéà un rocher, trépignait et hurlait.
À ce moment, une épouvantable détonation se fit entendre dans ladirection de Monteforte.
Le moine, en se penchant de ce côté, vit s’élever dans les airsune épaisse colonne de fumée, mélangée de pierres, de rochersénormes… Puis cela se dissipa. Et il entendit des hurlements, ilvit un recul épouvanté de l’armée de César… La pluie de rochersretombait sur l’armée, écrasant des pelotons entiers…
– Qu’est cela ? murmura le moine en blêmissant.
Une seconde détonation retentit… mais plus rapprochée deGarconio. La même colonne de fumée s’éleva, la même pluie depierres s’éboula, les mêmes hurlements, les mêmes gémissementséclatèrent… L’armée de César voulait reculer, ceux qui venaientpar-derrière continuaient à avancer ; le désordre étaitindescriptible.
Le moine poussa un affreux juron. Puis il s’élança sur leplateau, en courant vers l’auberge. Alors, à cinq cents pas de lui,il vit un homme se pencher, allumer une mèche. Une troisièmedétonation ébranla la masse des rochers. En bas, la clameur futeffroyable… Cet homme massacrait à lui tout seul une arméeentière…
Et Garconio, levant le poing au ciel, fit entendre un cri demalédiction. Il venait de reconnaître Ragastens…
Ragastens bondissait en se rapprochant de l’auberge. Une foisencore, il se baissa, un feu pétilla… une fois encore, l’explosionretentit !…
Semblable à un Titan, Ragastens émiettait une montagne pourécraser une armée !… Il bondit encore, et une cinquièmeexplosion fit ébouler des pans énormes de rochers…
Le moine pétrifié, hagard, le regardait faire comme dans uncauchemar. Il le vit enfin se précipiter dans l’auberge. Alors, unesorte de délire l’affola. Lui aussi courut à l’auberge et, sejetant à l’intérieur par la porte où il avait vu entrer Ragastens,il se vit devant un escalier qui s’enfonçait dans le sol.
Et livide, les cheveux hérissés de terreur, fou de fureur, il serua dans l’escalier. Il parcourut en courant deux ou trois caves oùrégnait un demi-jour et, tout à coup, il aperçut Ragastens quimettait le feu à une longue mèche de poudre.
La mèche commença à pétiller. Alors Ragastens se leva, sortit dela dernière cave et, machinalement, tira la grille de fer aprèslui. Il marcha sur la deuxième grille sans se hâter.
Tout à coup, il entendit un éclat de rire strident. La grillesur laquelle il marchait venait de se fermer violemment !Ragastens se trouvait prisonnier dans la deuxième cave, entre deuxportes grillées de fer !…
Derrière lui, dans la dernière cave pétillait la mèche quiallait mettre le feu à un amas de poudre énorme… Et il ne pouvaitplus l’éteindre !… Devant lui, dans la première cave, par-delàla grille qui venait de se fermer, il vit une forme noire. C’étaitle moine ! C’était Garconio qui riait ! Il avait collé safigure aux barreaux.
– Eh bien, démon ! gronda-t-il. Te voilà donc pris àton piège !…
Ragastens haussa les épaules et tourna le dos.
– Meurs ! hurla le moine. Meurs désespéré !
Et Garconio se précipita au-dehors. Ragastens avait inutilementessayé de rouvrir la grille qui le séparait de la mèche. Cettegrille qu’il avait tirée à lui était fermée par un crampon enfoncédans le roc et il eût fallu une clef, maintenant, pourl’ouvrir !
La mèche se consumait lentement.
Ragastens calcula qu’il avait encore un peu plus d’une minute àvivre. Il se croisa les bras, s’assit dans un coin et, fermant lesyeux, il évoqua de toutes les forces de son âme l’image qui étaitdans son cœur.
– Adieu, Primevère !… murmurait-il.
Tout à coup, il y eut dans l’escalier une dégringolade furieuse.Un homme apparut, un lourd marteau à la main.
– Spadacape ! tonna Ragastens en bondissant.
Spadacape ne répondit pas ; il assenait sur la serrure dela grille des coups capables de démolir une des portes de bronze duchâteau Saint-Ange. Au troisième coup la grille sauta. Ragastens sejeta dans l’escalier.
Alors Spadacape saisit à pleine main une forme noire qui gisaitsur le sol. Cette forme, c’était le moine Garconio. Il avait lesmains et les pieds liés.
– Grâce ! hurla le moine en se tordant.
Spadacape, sans lui répondre, le traîna dans la cave, près de lagrille de fer, derrière laquelle brûlait la mèche. Alors, à sontour, il se précipita dans l’escalier. En quelques bonds, ilrejoignit le chevalier et tous les deux s’éloignèrentrapidement.
Ils n’avaient pas fait cinquante pas qu’une détonation plusformidable encore que les autres, retentit lugubrement. La massedes rochers vacilla pendant quelques secondes. Puis il y eut unéboulement fantastique, des pierres gigantesques fusèrent en l’air,parmi lesquelles Ragastens vit un instant la loque noircie etpoudreuse d’un corps humain, puis tout retomba dans le défilé avecun effroyable fracas.
Lorsque la fumée et la poussière soulevées se furent dissipées,l’auberge avait disparu. Le Rocher de la Tête s’était éboulé,effondré, émietté… Et on ne voyait plus à cette place qu’uneimmense excavation béante d’où des milliers de reptiless’enfuyaient effarés.
Alors, tandis que les débris de l’armée de César se sauvaient,éperdus de terreur, Ragastens, du haut d’un roc, se pencha sur ledéfilé. Parmi les fuyards, au loin, il aperçut César qu’il reconnutà son cheval noir et à son panache. Il eut un rire éclatant, unrire nerveux, irrésistible. La tension de nerfs qu’avait exigéel’étonnante manœuvre se résolvait dans ce rire…
À ce moment, comme si, malgré les clameurs, il l’eût entendu,César leva la tête. Il vit Ragastens. Son poing se tendit vers luidans un geste de menace désespéré.
– Au revoir, monseigneur ! cria Ragastens de toute laforce de ses poumons.
Mais déjà César, entraîné par le flot déchaîné des fuyards,disparaissait à un tournant du défilé d’Enfer. Ragastens se tournavers Scadacape.
– Merci ! lui dit-il en lui tendant la main.
– Ah ! monsieur, l’affreuse bête que cemoine !
– Oui… sans toi, c’est moi qui sautais à sa place !Mais tu l’avais donc vu ?
– Tout à fait par hasard. Comme vous m’aviez dit que vousvouliez seul mettre le feu aux mines que nous avions préparées, jem’étais mis à l’écart, à quelque distance de l’auberge, pour jugerde l’effet… Tout à coup, à vingt pas de moi, je vois grouillerquelque chose de noir. Les explosions commençaient et faisaientmerveille… Je regarde, je vois la bête… je veux dire le moine… Jele vois qui se précipite comme un fou… je le suis de l’œil…Soudain, il se rue vers l’auberge… Je me précipite derrière lui… etj’arrive à temps pour l’entendre éclater de rire… Je ramasse unmarteau dans la cuisine de l’auberge, je dégringole l’escalier…vous savez le reste…
– Merci, mon brave compagnon… Je te dois deux fois lavie…
– Bon ! Je vous dois bien autre chose, moi ! Jesuis encore votre obligé…
– À propos, où est Capitan ?…
– Je l’ai attaché là-bas.
– Bien. Tu vas le ramener à Monteforte.
– Et vous, monsieur !
– Moi, je reviens par le défilé.
En effet, Ragastens se dirigea rapidement vers les bords duplateau, en avant de la première mine qu’il avait fait sauter, etcommença à descendre.
En bas, l’armée des alliés s’était arrêtée. D’abord, on n’avaitrien compris à ces coups de tonnerre qui grondaient l’un aprèsl’autre. Mais quand on vit tomber la pluie des énormes pierres,quand on vit des pans de rochers s’ébouler et écraser lespoursuivants, des cris d’enthousiasme s’élevèrent… Toute l’arméecomprit que Monteforte était sauvée, que les troupes de Césarétaient écrasées.
Ce fut un délire de joie. On acclamait l’inconnu qui venait desauver l’armée et la ville. Les chefs survivants s’étaient masséset examinaient la déroute de l’ennemi. Et eux aussi se demandaientqui était ainsi intervenu au dernier moment, maniant la foudre etle tonnerre comme un dieu résolu à les sauver. Ce fut à ce momentqu’on aperçut un homme qui commençait à descendre du haut duplateau.
– C’est Ragastens ! cria Giulio Orsini…
Le nom de Ragastens courut de bouche en bouche. Et lorsque lechevalier arriva enfin au bas, il n’eut pas le temps de sauter àterre ; mille bras se tendirent vers lui ; il fut saisi,embrassé, à demi étouffé, et après avoir failli sauter, il faillitsuccomber aux étreintes de ses amis… Lorsque le délire de la joiese fut un peu calmé, on se mit en route pour Monteforte. Ragastens,qui avait sauté sur un cheval, marchait en tête, comme un chefd’armée qui rentre victorieux ; ainsi l’avaient voulu lesofficiers et les chefs survivants.
Ragastens, le cœur battant, marchait vers le palais du comted’Alma.
– Il n’y a plus d’Alma ni de Manfredi pour épouser laprincesse ! se disait-il rêveur.
À ce moment, il vit qu’il était au bas de l’escalier monumentaldu palais. Il leva les yeux, s’attendant à voir Primevère. Maiselle n’était pas là…
– Elle a sans doute appris la mort de son père et du princeManfredi, songea-t-il.
Il mit pied à terre. Les chefs l’entourèrent.
– Venez, chevalier, lui dit alors Giulio Orsini… À vousrevient l’honneur de faire le récit de la bataille à madameBéatrix, désormais seule souveraine du comté.
Ragastens monta le grand escalier, environné de guerriers et deseigneurs, tandis que la foule envahissait la grande place. Soncœur battait à rompre. L’instant décisif de sa vie allaitsonner.
À ce moment, une femme âgée, principale dame d’honneur de laprincesse, s’avança au-devant du groupe.
– Seigneurs, dit-elle, j’ai une affreuse nouvelle à vousannoncer… La princesse Manfredi a disparu, seigneurs !…
– Disparue ?…
– On s’est aperçu de cet événement cette nuit, deux heuresenviron après le départ du comte et du prince. Des recherches ontété faites toute la nuit et tout le jour ; il a été impossiblede retrouver les traces de la jeune princesse, excepté qu’unofficier qui était de garde affirme l’avoir vue sortir deMonteforte, mais sans pouvoir dire quel chemin elle a pris.
Un silence lugubre accueillit ces paroles. Ragastens demeura uninstant comme hébété !… Puis, tout à coup, il tomba comme unemasse, les bras en croix…
Quelques jours s’étaient écoulés. César, après avoir envoyé àTivoli un messager pour raconter à son père la catastrophe dudéfilé d’Enfer, avait précipitamment ramené les débris de son arméeà plus de deux jours de marche de Monteforte.
Le nombre des morts s’élevait à près de mille. Mais il y avaittrois fois plus de blessés. Ce n’eût été rien sans la paniqueirrésistible qui se mit dans ses troupes : des régimentsentiers se débandèrent et désertèrent.
Lorsque César Borgia s’arrêta dans sa retraite désordonnée, ilconstata avec désespoir qu’il n’avait plus autour de lui que troismille hommes environ.
C’était l’irrémédiable défaite ! C’était la fin de sonorgueilleuse carrière de capitaine invincible avec qui, jusque-là,des monarques puissants comme Louis XII de France n’avaient pasdédaigné de traiter. C’étaient tous ses rêves brisés ! Pourcomble, au bout de huit jours d’incertitude et d’irrésolution, ilapprit que le pape, épouvanté lui-même et prévoyant un soulèvementgénéral, s’était enfui auprès de Lucrèce, en l’île de Caprera.
Deux jours auparavant, il avait vu arriver dans sa tente l’undes hommes qu’il avait donnés à Lucrèce. Cet homme lui avait remisun billet qui ne contenait que ces mots :
« Dès que tu auras pris Monteforte, viens me retrouverà Caprera. Je t’y ménage une agréable surprise. »
– Dès que j’aurai pris Monteforte, gronda César. Cettefolle ne se doute pas de ce qui est arrivé. Elle se doute encoremoins des malheurs qui nous attendent !…
En effet, les nouvelles qu’il recevait de Rome étaient des moinsrassurantes. Le peuple s’agitait.
Un soir, l’officier qui veillait devant sa tente lui annonçal’arrivée du marquis de Rocasanta, l’officier général de la policede Rome.
C’était le type du courtisan. Il avait le flair des catastropheset des fortunes en préparation, il avait mis tout son talent àsavoir fuir les unes et se rapprocher des autres. César connaissaitson homme et il savait que son arrivée ne présageait rien de bon.Il donna l’ordre de l’introduire sur-le-champ dans sa tente.
– Tout d’abord, dit Rocasanta dès qu’il fut en présence deBorgia, laissez-moi vous féliciter, monseigneur, de ce que vousêtes debout et en bonne santé… Nous avons appris votre blessure etétions fort inquiets, à Rome…
– Cette blessure-là n’est rien, grommela César. J’ai lapeau dure, par tous les diables, et le fer qui doit m’envoyerad patres n’est pas forgé encore. Mais je suppose que vousn’avez pas fait le voyage uniquement pour vous enquérir de masanté !
– En effet, monseigneur, dit Rocasanta sans releverl’ironie de ces derniers mots, je vous apporte de graves nouvelles.Jugez-en, monseigneur : le peuple de Rome est en pleinerébellion. La campagne se lève. Des bandes se forment un peupartout.
César assena un formidable coup de poing sur une table légèrequi supportait des boissons. Verres et table roulèrent pêle-mêle.Le marquis ne broncha pas.
– Ces misérables, reprit-il, n’ont pas osé marcher sur leVatican ou sur le château Saint-Ange. Ils n’ont pas de chefs etsont tout épouvantés de leur audace. Mais je ne puis vousdissimuler que dans huit ou dix jours au plus tard, la rébellionsera maîtresse du château de Saint-Ange.
– Mais qui a pu pousser ces imbéciles ?…
– Qui, monseigneur ?… Personne : je vous l’aidit ; ils n’ont pas de chef, et c’est ce qui fait que rienn’est perdu. J’ai employé le seul moyen de gouvernement dont nousdisposons toutes les fois que le manant se permet de se fâcher, lesarrestations en masse, quelques exécutions sommaires, au hasard…Hélas ! Cette fois, rien n’y fait !
César regarda le marquis de travers. Il sentait dans sonattitude une ironie inavouée.
– Pour comble, reprit Rocasanta, Sa Sainteté a jugé lemoment favorable pour faire un petit voyage à Caprera… Le ciel megarde de juger les actes du Saint-Père !
– Mais enfin, mon père a eu peur, n’est-ce pas ? Vouspouvez le dire, marquis.
Rocassanta fit un geste découragé. César se mit à tourner danssa tente comme un fauve. Le policier l’examinait du coin de l’œil,essayant de deviner ses intentions.
– Que me conseillez-vous ? demanda tout à coupBorgia.
« Nous y voilà ! » pensa le marquis.
– Dites votre pensée, Rocasanta. Vous connaissezadmirablement la situation. Nul n’est mieux qualifié que vous en cemoment pour me donner un bon conseil…
– Monseigneur, fit sérieusement Rocasanta, vous m’autorisezà parler librement ?
– Je vous l’ordonne !
– Eh bien, voici mon avis tout net : il n’y a plusqu’une autorité qui puisse s’imposer à nos rebelles, c’estl’autorité religieuse. Seul, la majesté pontificale peut encorecourber les têtes. Il faudrait, monseigneur, il faudrait un paperentrant à Rome en grande cérémonie, entouré de milliers deprêtres, de cardinaux et d’évêques… Mais pour oser une pareillecérémonie, ce n’est pas un vieillard qu’il faut !… C’est unpape jeune, fort, audacieux et qui sous sa simarre tienne lepoignard tout prêt à frapper le premier insensé qui oseraitmurmurer !…
En parlant ainsi, Rocasanta fixait César. Celui-ci était devenupâle.
– Oui, l’idée est grande et audacieuse…
– Et si ce pape jeune dont je parle se trouvait être, enmême temps, un glorieux capitaine dont la renommée est à peineatteinte par un incompréhensible revers, la rébellion s’évanouiraitd’elle-même et le pouvoir pontifical serait consolidé pourlongtemps peut-être, tout au moins pour le temps nécessaire àl’écrasement définitif de la révolte…
César plongea ses yeux dans les yeux du marquis.
– Vous voulez que je prenne la tiare ?…
– Oui, monseigneur, dit nettement Rocasanta. C’est le seulmoyen de sauver la situation.
– Mais, fit César d’une voix sombre, pour que je sois élupape, il faut que mon père soit déposé !… Jamais leconclave…
– Ou qu’il meure ! interrompit Rocasanta fermement.Dieu m’est témoin que je donnerais ma vie pour prolonger les joursglorieux du Saint-Père… Mais enfin… il est vieux… la mer est bienmauvaise sur les côtes de Sardaigne, du côté de Caprera…
César ne l’écoutait plus. Il n’entendait plus le démon tentateurqui venait de jeter dans sa tête la semence du parricide. Ils’était plongé en une sombre méditation.
La méditation de César dura longtemps. Rocasanta, maintenant,gardait le silence et attendait. Enfin, César releva la tête etmurmura.
Le marquis comprit : Alexandre VI était condamné àmort !
– Monseigneur, dit-il, d’une voix indifférente, si vousavez une commission… délicate à faire à Caprera, je puis vousindiquer un homme…
– Qui est-ce ?…
– Un jeune homme que mes fonctions m’ont permis de juger,d’étudier et d’apprécier : le lecteur de Sa Sainteté.
– L’abbé Angelo ? s’exclama dédaigneusement César.
– Lui-même, monseigneur ! N’en dites pas de mal ;il a une qualité précieuse ! Il est ambitieux ! Prenez unesprit médiocre et agitez devant cet esprit l’espoir d’un titreauquel il aspire en secret. Faites-lui entrevoir la possibilité des’orner bientôt de ce titre. Nourrissez, en un mot, sa vanité. Cethomme est votre créature. Ah ! monseigneur, si vous avezquelque besogne à accomplir, ne choisissez ni un dévoué, ni unhaineux, prenez un ambitieux, prenez l’abbé Angelo…
– Je crois que vous avez raison, marquis, dit César rêveur.Mais l’abbé veut donc être évêque ?
– En attendant mieux !
– Je n’y vois aucun inconvénient, pour ma part.
– En ce cas, hâtez-vous, monseigneur. Je vous l’aidit : le temps presse. Rome s’agite. Il faut frapper un grandcoup et vous imposer à l’admiration comme à l’épouvante desfoules.
– Où est l’abbé ? demanda brusquement César.
– Il est resté à Tivoli. Voulez-vous que je levoie ?
– Non : je vais moi-même aller à Tivoli. Retournezdirectement à Rome… Combien de temps pouvez-vous tenir ?
– Quelques jours… Mais si je sais que l’événement dont nousparlons va se produire, cela me donnera des forces. Quelques bruitshabilement répandus dans une ville désemparée peuvent changer laface des choses.
– Allez donc, mon cher marquis. Et songez que votre fortuneest attachée à la mienne.
– Serais-je ici, monseigneur, si je n’en étaisconvaincu ?
César Borgia, ayant confié le commandement de ses troupes à unvieux reître, partit pour Tivoli avec une faible escorte. Ayantfait diligence, il y arriva le lendemain dans la soirée.
À peine arrivé dans l’appartement qu’avait occupé son père,César fit venir l’abbé Angelo.
L’abbé Angelo était âgé de vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Maisil en paraissait une vingtaine. C’était, en apparence du moins, letype achevé de l’abbé de cour : galant, empressé, pommadé,fardé, toujours à la dernière mode. Il avait un visage rose etfrais, un air de candeur fait pour inspirer confiance.
– Voyons, l’abbé, dit César en se jetant sur un fauteuil,que pensez-vous de la situation ?
L’abbé Angelo tressaillit. Jamais César ne lui avait parlé dechoses sérieuses. Maintes fois, il avait assisté à des conseils defamille, sans qu’on prît garde à lui.
– Monseigneur, répondit-il en s’efforçant de rougir, une sigrave question… à moi…
– Les hommes intelligents sont rares… et plus rares encoreles serviteurs dévoués. Vous êtes de ceux-là : parlez donc entoute franchise et sans mâcher les mots.
L’abbé s’était remis. César avait quelque chose de grave à luidemander. Il quitta séance tenante cet air enjoué dont il sefaisait un masque.
– Monseigneur, dit-il, voici mon avis tout net : àmoins d’un événement considérable et imprévu, je pense que lasituation est désespérée. Ce qu’il y a de grave, ce n’est pas quevos troupes, monseigneur, aient subi un échec immérité. Les échecsse réparent… Non. Ce qui est effrayant, c’est que Sa Sainteté sesoit trouvée dans un tel état d’esprit qu’elle ait cru devoirmettre la mer entre elle et Rome…
– Savez-vous que vous êtes fort intelligent, l’abbé ?…Tout ce que vous venez de dire est très juste… La mitre irait bienà votre tête intelligente…
Angelo avait un peu pâli.
– Si Dieu et le Saint-Père m’appelaient au soin degouverner un diocèse, dit-il sourdement, je crois, en effet, que lepape n’aurait pas à s’en repentir.
– Malheureusement, mon père ne songe pas à vous !…
– C’est la vérité même, monseigneur !
– Vous disiez qu’un événement considérable pourrait seulmodifier la face de la situation. De quelle nature, selon vous,devrait être cet événement ?…
L’abbé ne répondit pas. César se leva et se rapprocha del’abbé :
– Que pensez-vous de mon père ? demanda-t-il àbrûle-pourpoint.
L’abbé eut un frisson. Il leva les yeux sur son interlocuteuret, d’une voix sourde, il répondit :
– Le pape est bien vieux… voilà ce que j’enpense !…
– Expliquez-vous… Parlez sans crainte…
– Ce que je viens de dire, monseigneur, enferme toute mapensée… Le pape est trop vieux… Il est fatigué… Son règne a étéglorieux, trois fois saint… mais ce règne a épuisé ses forces…
– Que feriez-vous pour qui vous nommeraitévêque ?…
– Tout !
– Mais pour vous nommer, il faut être pape, n’est-cepas ?… Si je l’étais, moi, vous auriez la mitre,Angelo !
L’abbé comprit que, maintenant, ce qu’il pourrait dire étaitinutile. Seulement, ses mains tremblaient légèrement.
– Angelo, reprit César à voix basse, veux-tu être évêque…et plus tard cardinal ?…
L’abbé s’inclina profondément, s’agenouilla presque, et d’unevoix presque indistincte, prononça :
– J’attends vos ordres, Saint-Père !…
– C’est bien, l’abbé. On ne m’avait pas trompé.
Cependant, César s’était assis à une table et s’était mis àécrire. Quand il eut fini, il tendit à l’abbé le parchemin surlequel il venait d’apposer sa signature.
– Lisez, dit-il. Entre nous, maintenant, il n’y a plus riende secret. La lecture de cette lettre vous indiquera ce quej’attends de vous.
L’abbé se mit à lire attentivement, en pesant chaquemot :
« Ma chère sœur,
L’abbé Angelo, qui vous remettra ce mot et en qui j’ai pleineconfiance, vous dira pourquoi je ne puis vous rejoindre à Caprera.J’espère pourtant y venir dans quelques jours. Je pense que notrepère jouit d’une bonne santé ; mais je n’ose trop m’arrêter àcet espoir. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a semblé bien malet je redoute une issue fatale. Si ce douloureux événementsurvenait à bref délai, l’abbé Angelo viendrait m’en prévenir.Adieu, ma bien chère sœur. L’abbé Angelo vous aidera à donner ànotre père les soins que nécessite son état ; mais je crainsque les médicaments dont il est porteur soient impuissants àenrayer le mal. Je vais marcher sur Rome où j’attendrai desnouvelles avec une impatience que vous devez concevoir.
Votre frère,
CÉSAR, DUC DE VALENTINOIS ».
Lorsque l’abbé eut fini de lire cette lettre, César Borgia leregarda fixement.
– Voyons, fit-il avec un calme effrayant chez cet homme quivenait de signer la condamnation à mort de son père, êtes-vous demon avis en ce qui concerne la santé de mon père ?…
– J’ai approché de très près le Saint-Père, dit froidementAngelo, et je suis entièrement de votre avis, hélas !…
– Combien de jours lui donnez-vous àvivre ?…
L’abbé Angelo calcula mentalement pendant une minute.
– Huit jours au plus.
L’effroyable question du fils du pape et la sinistre réponse del’abbé avaient été formulées à voix basse.
Tout était réglé, entendu. César alla ouvrir une fenêtre etrespira bruyamment. Puis, se tournant vers l’abbé :
– Je vais retourner immédiatement au camp. De là, je memettrai en marche sur Rome… Et vous, l’abbé, quandpartez-vous ?
– Demain matin.
– Pourquoi pas tout de suite ?
– Parce que, monseigneur, j’ai besoin de voir la personnequi va me remettre les remèdes indispensables et cettepersonne, je ne puis la voir que cette nuit.
Rosa Vanozzo, la Maga, avait quitté Raphaël Sanzio et Rosita aumoment où ceux-ci avaient pris la route de Florence. Rosa étaitrevenue directement à Tivoli et elle avait repris son posted’observation dans la grotte du gouffre de l’Anio.
Plusieurs jours se passèrent. Comment vécut pendant cettepériode la mère de César et de Lucrèce ? Quelles furent sespensées et à quels préparatifs se livra-t-elle dans le mystère desnuits ?…
Il est probable qu’elle passa ce temps à se procurer desintelligences dans la villa. La Maga, en fuyant Rome, avait emportéavec elle assez de pierreries et de pièces d’or pour constituer unefortune. Elle se servit de ces richesses pour gagner un ouplusieurs domestiques et se ménagea le moyen de pénétrer dans lavilla quand le moment lui semblerait venu d’agir.
Or, vers le temps, à peu près, où César Borgia se préparait àforcer le défilé d’Enfer, il arriva un soir que le pape sortit dela villa avec plusieurs personnes de sa suite, pour se promenerdans les environs.
Au moment où le pape revenait vers la villa, il faisait nuitnoire. L’abbé Angelo avait accompagné son maître, comme il en avaitl’habitude. À un moment, il resta en arrière du groupe formé parles personnes qui escortaient le pape : l’abbé Angelo étaitcollectionneur ; il s’était donc arrêté pour ramasser dansl’herbe quelques vers luisants qui étincelaient d’un éclatparticulier. Lorsqu’il se releva, sa besogne achevée, il aperçuttout à coup une ombre derrière un rocher…
Il demeura immobile. Bientôt, ses yeux distinguèrent nettementl’ombre en question : c’était une femme.
Lorsque le vieux Borgia eut disparu, cette femme demeuraquelques minutes encore immobile… Puis, très distinctement, l’abbéentendit la femme qui disait :
– Va, Rodrigue… va tranquille et calme, pendant que jesouffre… l’heure approche où tu expieras tes crimes d’un seulcoup.
Angelo ne bougea pas et retint son souffle jusqu’au moment où lafemme s’éloigna. Alors, il la suivit. L’abbé la vit entrer dans lacaverne de l’Anio. Plusieurs jours de suite, il l’épia…
Une nuit – peu de temps après cet événement sur lequel il gardale silence – l’abbé Angelo ne dormait pas.
Tout à coup il tressaillit. À l’autre bout du couloir, il venaitd’apercevoir quelque chose de vague et de noir qui se traînaitsilencieusement le long du mur.
L’abbé Angelo demeura immobile, devant sa porte entrouverte.Dans sa chambre, il n’y avait pas de lumière. La« chose » approchait. Bientôt elle fut devant lui.
Brusquement, Angelo allongea le bras : sa main rencontra etsaisit avec violence une main, il l’attira à lui et rentra dans sachambre dont il ferma la porte.
– Silence ! Ou je crie et vous dénonce !…
Alors, il alluma un flambeau. Et la Maga apparut dans lalumière. Elle regarda sans colère celui qui venait de se dresserentre elle et le pape.
– Asseyez-vous, dit-il à voix basse, nous avons à causer…Je sais que vous venez pour tuer le Saint-Père… D’un mot jepourrais vous faire arrêter, ce serait votre mort. Ce mot, je ne ledis pas…
– Alors, dit Rosa Vanozzo avec un calme étrange, c’est quevous aussi vous voulez tuer Rodrigue Borgia !
– Non ! Je ne souhaite pas sa mort si sa mort doitm’être inutile. Mais il est certain que la mort du pape doit meservir un jour…
– Que me voulez-vous donc ?
– Que vous attendiez.
– Et si je ne veux ou si je ne puis attendre ?
– Alors, je crie, je réveille tout le monde, vous êtesprise et on vous exécute ; vous mourez avec l’horribledésespoir de n’avoir pu accomplir votre vengeance !
Rosa Vanozzo examina attentivement l’abbé.
– Vous êtes jeune, dit-elle ; vous êtes à l’âge oùl’on aime, où l’on hait avec force, où le sentiment domine laraison… Quelle est donc la passion qui vous pousse ?…
– L’ambition ! répondit Angelo en saisissant le brasde la vieille femme.
– Oui, je comprends ! fit Rosa en hochant la tête.Vous avez vécu dans l’atmosphère empoisonnée des Borgia et lepoison vous a pénétré jusqu’à l’âme.
– Êtes-vous résolue à attendre ?
– J’ai patienté des années, je puis patienter des jours.Mais quand le moment sera-t-il venu ?…
– Je vous préviendrai !
– Soit ! dit-elle enfin. J’attendrai. Vous savez où metrouver…
À la suite de cette rencontre, l’abbé eut avec elle plusieursentretiens dans la caverne du gouffre. Le jour où le vieux Borgiapartit précipitamment, il alla la trouver :
– Le pape n’est plus à Tivoli, dit-il.
– Je le sais, fit tranquillement Rosa Vanozzo.
– Le pape se réfugie à Caprera auprès de sa fille Lucrèce.L’armée de César vient d’essuyer une défaite… il y a des séditionsà Rome et un peu partout.
– C’est le châtiment qui vient !… Le hasard m’aempêchée de le tuer l’autre nuit. Béni soit ce hasard, puisqueRodrigue peut assister à l’écroulement de sa puissance ! Maismaintenant, jeune homme, hâtez-vous…
Une heure après le départ de César, l’abbé Angelo se rendit à lacaverne du gouffre de l’Anio. À son attitude plus nerveuse, lavieille Rosa devina la vérité :
– L’heure est venue ? dit-elle froidement.
– Oui… je pars…
– Vous voulez dire que nous partons ?
Angelo garda une minute le silence. Un pli barrait son front.Rosa l’examinait avec une attention soutenue.
– Eh bien ? fit-elle.
– Écoutez, dit enfin l’abbé. L’heure est venue, c’est vrai.Avant huit jours, le pape sera mort, je vous le jure… Queviendrez-vous faire à Caprera ?… Votre vengeance seraaccomplie… Remettez-moi cette eau terrible que vous savez préparer…Et je pars !…
La Maga haussa les épaules.
– Vous êtes un enfant, dit-elle. Et vous ne savez pas ceque c’est que la vengeance. Je ne veux pas que le pape meure :je veux le tuer. Je l’ai sauvé un jour qu’il était gravementmalade. Je lui ai donné les moyens de frapper les ennemis quivoulaient sa mort. J’ai fait tout cela, enfant, pour me leconserver. Je veux être là… Vous pensez que j’aurai attendutoute une vie l’instant propice pour que, stupidement, je vousabandonne ma vengeance ?…
Elle éclata d’un rire sinistre.
– C’est moi, entendez-vous, qui lui verserai le poison…
– Vous m’épouvantez ! balbutia enfin l’abbé. Je feraice que vous voudrez…
– Vous m’obéirez jusqu’au bout ?…
– J’obéirai…
– Venez donc… partons !…
Deux heures plus tard, une voiture fermée quittait Tivoli etprenait la direction d’Ostie, petit port de mer situé non loin deRome, à l’embouchure du Tibre.
À Caprera ;,, la nouvelle du désastre du défilé d’Enferavait porté à Alexandre VI un coup d’autant plus terrible qu’ilétait inattendu.
Aussi lorsqu’il reçut l’envoyé de Lucrèce lui annonçant qu’ellese rendait à Caprera, sa décision fut prise. Dès le lendemain, ilse mettait en route, presque secrètement. Quatre jours plus tard,il débarquait à Caprera.
Lucrèce le reçut avec toutes les démonstrations de la joiefiliale la plus vive. Mais l’arrivée soudaine de son père luicausait une vague inquiétude en même temps qu’une sourdeirritation. Il paraissait soupçonneux, et dès son arrivée, malgréla fatigue, il voulut visiter le château de Lucrèce.
Il était situé sur le bord de la mer, sur la côte qui regardel’Italie. De ce côté-là, le château était inaccessible. La côte sehérissait de rochers à pic.
Du côté de la terre, un large fossé plein d’eau établissait uneautre rivière non moins infranchissable. Le vieux Borgia parutvivement satisfait.
– Ma fille, répéta-t-il à diverses reprises, tu es unexcellent architecte militaire. Ce château est imprenable.
Lucrèce, qui s’était toujours un peu méfiée des caprices de lafortune, avait depuis plusieurs années obtenu de son père lapropriété de la petite île de Caprera, qu’un étroit canal sépare dela Sardaigne. Elle avait dans le port d’Ostie une goélette à elle,toujours prête à cingler. Une autre goélette plus petite étaitancrée sur la côte occidentale de Caprera, en face de la Sardaigne.Lucrèce avait ainsi paré à tout événement et assuré sa fuite en casde revers.
La visite du château terminée, le pape fut installé dans unsomptueux appartement où Lucrèce avait transporté tout le luxeraffiné dont elle s’entourait à Rome. Cet appartement se composaitd’une dizaine de pièces. Le vieux Borgia examina soigneusement lesportes et les serrures. Alors seulement il parut un peutranquillisé.
Il renvoya les serviteurs qui s’empressaient autour de lui etdemeura seul avec Lucrèce de plus en plus inquiète.
– Qu’es-tu venue faire ici, ma fille ?
– Mais mon père, vous savez que j’y viens de temps àautre…
– Ainsi, tu n’avais aucune raison particulière pour teréfugier à Caprera ?
– Aucune, mon père, répondit-elle très naturellement.
– Tu ignores donc ce qui se passe ?
– Il se passe donc quelque chose ?
– Il se passe, ma fille, que César est en pleine déroute,que Rome se soulève et qu’à cette heure le conclave se rassemblepeut-être pour me déposer !
Lucrèce demeura stupéfaite et épouvantée.
– En sorte, dit-elle en tremblant légèrement, que ce quivous amène à Caprera…
– C’est la peur, ma fille ! interrompit levieillard.
– La peur !… Ah ! mon père, vous n’avez jamaisemployé ce mot-là…
– Un jour, dans mon oratoire, au Vatican, un homme a refuséles offres que je lui faisais… César s’est élancé pour lepoignarder : j’ai retenu César ! L’homme s’est évadé… ila été à Monteforte… C’est lui qui vient de détruire l’armée deCésar…
– Ragastens ! s’écria Lucrèce avec une ragecontenue.
– Un jour a suffi, continua le vieux Borgia. Ce peuple quitremblait devant moi a relevé la tête lorsqu’il a appris lanouvelle de la catastrophe…
» Lucrèce ! Je n’ai plus confiance qu’en toi… Tu saiscomme je t’ai toujours aimée et préférée à tes frères, à Césarlui-même ! Le vieux lion que tout abandonne et sur lequel lesloups et les renards veulent s’acharner, tu leprotégeras ?…
– Ah ! mon père, s’écria Lucrèce, pouvez-vous endouter ?… Ici, vous êtes en parfaire sécurité. Ne craignezplus rien… Quant à ce misérable Ragastens, j’ai votre vengeancetoute prête… une vengeance telle que cet insensé en mourra dans ledésespoir…
– Oh ! S’il était vrai !…
– N’en doutez pas, mon père !… Je vais de ce pasenvoyer quelqu’un à César. Il faut qu’il vienne ici…
Le pape se redressa.
– César ? dit-il avec une rage mêlée d’épouvante,César !… Ah ! Connais toute la vérité !… Parmi tantde cardinaux qui guettent la tiare et conspirent ma mort, parmitant de seigneurs qui souhaitent en secret ma chute, celui quisouhaite le plus ardemment ma mort, c’est César… César veut êtrepape à ma place… si César vient ici, ce sera pour me tuer…
– Mon père, vous vous trompez… je vous le jure…
– Lucrèce ! s’écria le vieillard avec une évidenteterreur, jure-moi que tu ne feras pas venir César…
– Si cela doit vous rassurer, mon père, je vous lejure.
– Va maintenant, reprit-il. J’ai besoin de repos… Demain,tu me parleras de cette vengeance que tu médites contre cethomme…
Lucrèce se retira. Dès qu’elle fut arrivée dans son appartement,son visage perdit cette expression de pitié et de tendresse filialedont elle s’était masquée devant son père.
Une heure plus tard, un courrier partait pour l’Italie, chargéde remettre à César ce simple mot :
« Il est indispensable que tu viennes à Caprera, touteaffaire cessante. Je t’attends ».
Pendant ce temps, le pauvre Ragastens se morfondait. Mais commec’était un esprit actif, tout en se morfondant, il agissait. Lepremier coup avait été rude, certes. Et la gloire qu’il venaitd’acquérir ne balançait pas en lui le chagrin profond de ladisparition de Primevère.
Dès qu’il fut revenu à lui, Ragastens prit à part la vieillesuivante qui avait annoncé le malheur et l’interrogea longuement.Mais elle ne put que confirmer son récit. L’officier qui était degarde au moment où Béatrix était sortie ne put lui-même apporter aumystère aucun éclaircissement.
Brisé par les fatigues de la journée, désespéré, Ragastensrentra chez lui et finit par s’endormir d’un lourd sommeilentrecoupé de cauchemars. Le lendemain matin, il vit entrer dans sachambre Giulio Orsini.
– Mon cher ami, lui dit celui-ci, le conseil des chefs serassemble au palais. Il s’agit maintenant d’aviser aux moyens deprofiter de la victoire. César est en pleine déroute. Son armée sedébande. Nous allons marcher sur Rimini, puis sur Bologne,Piombino… C’est l’Italie délivrée… Nous avons pensé que vous deviezprendre le commandement des troupes alliées.
– Je ne viendrai pas au conseil, répondit Ragastens.
– Que dites-vous ? s’écria Orsini stupéfait.
– Je dis que je refuse le titre glorieux que vous et vosamis voulez m’offrir ; je dis que je vais dès ce matin quitterMonteforte. Ma vie est prise : la jeune comtesse a disparu deMonteforte ; je la retrouverai ou je succomberai à latâche.
Orsini, tout attendri, tendit la main à Ragastens :
– Pardonnez-moi, mon ami… Oui, vous avez raison, et jen’aurai pas le triste courage d’ajouter un mot pour essayer de vousdissuader…
» En tout cas, n’oubliez pas ceci : nous laissons dansMonteforte une garnison de trois mille hommes. Cette petite arméeest à votre disposition, à votre premier signal. Quant à l’argentdont vous pourriez avoir besoin, mes coffres vous sont ouverts etmon intendant viendra tout à l’heure prendre vos ordres.
Les deux amis échangèrent une fraternelle poignée de mains dansune chaude étreinte. Puis Orsini se retira en secouant tristementla tête. En effet sa conviction, comme celle de tous les chefs,était que la princesse Béatrix avait péri victime de sa téméritébien connue.
Chez Ragastens seul, la foi demeurait inébranlable. Primevèredisparue, oui !… Morte, non ! Tous ses soupçons avaientfini par se concentrer autour de ce nom : LucrèceBorgia !
Ragastens soupçonnait Lucrèce Borgia, mais il lui eût étéimpossible de formuler nettement son soupçon. Seulement, il sedisait avec force que Béatrix vivait, qu’elle l’attendait, et ilétait résolu à la chercher…
Il appela Spadacape et lui donna ses ordres en vue d’un longvoyage. À ce moment parut l’intendant de Giulio Orsini qui venaitse mettre à sa disposition. Ragastens fit remplir de ducats lessacoches du cheval de Spadacape. Il eût cru faire injure à l’amitiéd’Orsini en ne puisant pas, comme il avait dit, dans sescoffres.
Bientôt après, il se mit en route, suivi de Spadacape. MaisGiulio Orsini lui avait ménagé une surprise. Au moment où ilfranchit le portail du palais Orsini qu’il habitait, il vit dans larue une double haie de soldats qui rendaient les honneurs.
Ce fut donc au milieu des acclamations des soldats et de lafoule que Ragastens s’avança.
Près de la porte, il trouva les chefs qui l’attendaient, massés,et qui le saluèrent de leurs vivats. Ragastens violemment ému nevoulut pas s’arrêter. Il se contenta de crier :
– Au revoir !
Et lançant son cheval au galop, il s’éloigna rapidement.
– Où allons-nous, monsieur le chevalier ? lui demandaalors Spadacape.
– À l’aventure ! répondit Ragastens.
Le mot était à peu près exact. Ragastens n’avait qu’une seule etunique indication. Lorsque le chevalier avait demandé à l’officierpar où était partie la jeune princesse, il avait répondu :
– Par là !…
Il avait désigné son chemin qui contournait les remparts deMonte-forte pendant un quart de lieue avant de s’enfoncer dans lacampagne. Comme indice, c’était vague. Mais Ragastens dut s’encontenter. Il se lança donc dans le chemin qui lui avait étéindiqué.
Au bout d’une heure de trot allongé, Ragastens se trouva enprésence d’une ferme isolée. Il n’avait jusque-là rencontré niauberge, ni habitation de quelque nature qu’elle fût. Il mit doncpied à terre et entra dans la grande salle de la ferme.
Une vieille femme filait un rouet. Près d’elle, un gamin d’unedouzaine d’années tressait de l’osier. Les hommes étaient sansdoute aux champs.
– Paix et salut à vous, ma bonne vieille ! fitRagastens selon la formule usitée.
– Paix et santé ! répondit la vieille. Andréa, vachercher une cruche de piquette fraîche pour l’étranger que Dieunous envoie…
– Merci, bonne femme ! Je n’ai besoin de rien… de rienque de quelques renseignements.
– Parlez, monsieur, dit la paysanne, et si cela est en monpouvoir, je vous satisferai.
– Avez-vous vu passer depuis cette nuit, près de minuit ouune heure du matin, une jeune dame probablement à cheval ?
– Je n’ai rien vu ! dit-elle en faisant un signe decroix.
Ragastens avait noté un tressaillement. Il avait encore mieuxnoté le signe de croix. Il n’ignorait pas que le signe de croixaccompagne généralement le mensonge pour lequel il demande pardon àDieu.
Ragastens fut donc persuadé que la vieille avait vu quelquechose. Il reprit d’un ton plus sévère :
– Ainsi, vous n’avez vu personne passer sur la route cettenuit, ou ce matin ? Et personne n’est entré dans votreferme ?…
– Bien certainement, personne, monsieur ! fit lavieille.
Et là-dessus, nouveau signe de croix plus fervent que lepremier.
– Grand’mère ! s’écria à ce moment le gamin, et labelle dame qui est venue, tu l’oublies donc ?…
– Tais-toi, Andréa !… Cet enfant ne sait pas ce qu’ildit, monsieur…
Ragastens, se tourna vers la vieille fermière :
– Pardonnez-moi, madame, dit-il. Malgré tout le respect quem’inspire votre grand âge, je serai forcé de me livrer à quelqueviolence, si vous ne me dites la vérité. Sachez qu’un grand crime aété commis. Vous êtes sur le territoire d’Alma et vous dépendez dela justice de Monteforte. Si vous ne me dites toute la vérité, ilest probable que dès ce soir vous serez arrêtée ainsi que tous leshabitants de cette ferme.
– Seigneur Jésus, ayez pitié de nous !… Commentfaire ?… Car elle nous a menacés de mort…
– Et moi je vous jure qu’il ne vous arrivera rien de mal sivous dites la vérité. Songez que si le comte Alma est assezpuissant pour vous protéger, sa colère aussi pourrait vous coûtercher…
– Eh bien oui, monsieur, il est venu une dame, voiciquelques jours…
– Qui est cette dame ?
– Je l’ignore… C’est la vérité même… Elle nous a demandé deloger ici une voiture et quatre soldats, en nous payant bien…
– Continuez !… fit rudement Ragastens, voyant que lavieille hésitait.
– Elle nous a demandé de lui laisser pour une nuit, lagrande salle de notre ferme, en nous faisant jurer que nous nechercherions pas à savoir ce qui s’y passerait… Et pour cela ellenous a aussi donné de l’argent.
– Après ?… Elle est venue la nuitd’avant-hier ?
– Oui, fit la fermière terrorisée.
– Seule ?…
– Non… Avec une autre dame.
– Achevez ! dit-il en pâlissant… Que s’est-ilpassé ?…
– Nous avons entendu comme un bruit de discussion… puis lessoldats sont entrés, ils ont saisi la jeune dame… Ils l’ont misedans la voiture… et tous sont partis…
– Dans quelle direction ? haleta Ragastens.
– Vers le bas de la montagne…
Ragastens n’en entendit pas davantage ; il se précipita audehors et sauta à cheval.
– Lucrèce ! gronda-t-il en se lançant au galop dans ladirection indiquée… Elle l’a enlevée !… Ah ! je lui aipardonné par deux fois !… Mais malheur à elle, maintenant…
Ragastens put assez facilement suivre la trace de Lucrècejusqu’au bas de la montagne. Il n’y avait qu’une route possiblepour une voiture et il la suivit. De loin en loin, une auberge, uneferme. Il y entrait, obtenait le renseignement cherché, puisrepartait.
Mais, arrivé en plaine, toute indication disparut. Là, plusieursroutes se croisaient. Laquelle prendre ?… Accablé, Ragastenss’arrêta sous un bouquet de peupliers et s’assit à l’ombre.
Par un besoin de parler de son malheur, et aussi dans l’espoird’un bon conseil, il mit Spadacape au courant de la sinistreaventure. Spadacape écouta ce récit avec un intérêt qui setraduisit par de fréquentes exclamations.
– Mais cette femme est donc enragée ! s’écria-t-illorsque le chevalier eut fini. Elle a donc le diable aucorps !…
– Ce n’est que trop vrai ! Tu n’entrevois aucunepiste ?…
– Aucune, monsieur le chevalier. Mais si nous devonsapprendre du nouveau, ce ne peut être qu’à Rome.
– À Rome ! fit sourdement Ragastens.
– Ah ! Je sais que c’est dangereux. Pas pour moi… etpuis, au fond, ça me ferait assez de plaisir de risquer ma têtepour vous… Mais vous, monsieur, vous qui êtes condamné… Il y a àRome, un certain marquis de Rocasanta avec qui j’ai eu assezsouvent maille à partir. Je puis vous assurer que c’est un policierde premier ordre.
– Allons à Rome ! s’écria Ragastens. Le conseil estbon.
– Un instant, monsieur. Votre tête est mise à prix…Laissez-moi vous conduire en certaine maison des environs, où vousserez en sûreté comme vous l’étiez à l’auberge de la Fourche.Pendant ce temps, j’entrerai dans la ville et je me charge d’yapprendre tout ce qui sera nécessaire.
Ragastens secoua la tête et, sans répondre, il se mit à trotterrapidement dans la direction de la Ville Éternelle. Spadacape lesuivait tout contristé. Il voyait son maître dans un véritable étatde désespoir.
Grâce à la solidité de leurs montures, ils arrivèrent aux portesde Rome dès le soir du quatrième jour. À mesure qu’il approchait dela grande ville, Ragastens remarquait un mouvement extraordinaire.La campagne de Rome habituellement solitaire et morne était animéed’un va-et-vient de gens d’apparence belliqueuse. Il entra enfindans Rome et ce ne fut pas sans un battement de cœur.
Il passa en frémissant devant le Palais-Riant, silencieux etsombre. Et un spectacle extraordinaire le frappa alors : lesvitraux des fenêtres étaient cassés ; les statues qui ornaientle vestibule étaient renversées… le palais paraissait avoir été misà sac. D’ailleurs, la ville entière présentait un étrangeaspect.
Des groupes de bourgeois parcouraient les rues ; ilsétaient armés de hallebardes ou d’épées, quelques-uns portaient desarquebuses.
Ragastens traversa, sans être inquiété, ces groupes quidevenaient plus nombreux et plus bruyants à mesure qu’il avançaitvers le centre de la ville.
– Que dis-tu de tout cela ? demanda-t-il àSpadacape.
– Je dis, monsieur le chevalier, que les braves Romains onttout l’air d’en avoir assez de leur esclavage. La servitude a dubon, je ne dis pas non. Cela dispense un peuple de penser etd’agir. Mais on se lasse de tout, même du bonheur d’être écorchévif par les princes.
Par un détour, Ragastens arriva à son ancienne hôtellerie,l’auberge du Beau-Janus. Il entra dans la cour et mit piedà terre. Bartholomeo, le digne aubergiste, en voyant entrer uncavalier, s’était précipité vers lui. Mais il s’arrêta béant desurprise :
– Monsieur le chevalier de Ragastens !murmura-t-il.
– Moi-même, cher monsieur Bartholomeo… En quoi ma présencevous surprend-elle ?…
– En rien, monsieur… c’est-à-dire, si fait !… Quand jepense que ces coquins de Borgia ont osé vous condamner !… Maisau fait… Quel honneur pour mon auberge !… ViveM. de Ragastens, l’ennemi de César Borgia !…
L’aubergiste eût continué à exprimer bruyamment son enthousiasmesi Ragastens ne l’eût saisi par l’oreille.
– Maître Bartholomeo, lui dit-il, écoutez bien ceci, dansvotre intérêt : si vous continuez à crier mon nom, je vouscoupe l’oreille que je tiens.
L’aubergiste se tut instantanément.
– De plus, acheva Ragastens, si j’apprends que vous ayezrévélé à qui que ce soit ma présence dans votre auberge, c’est lesdeux oreilles que je vous couperai.
– Je ne dirai rien, affirma Bartholomeo.
– En ce cas, nous resterons bons amis. Conduisez-moi donc àcette petite chambre qui donne sur le Tibre…
– Du tout ! Je veux donner à monsieur le chevalier laplus belle chambre de l’hôtellerie, la chambre des princes.
Mais Ragastens persista à vouloir reprendre modestement lachambre qu’il avait occupée en arrivant à Rome. Elle était pleinede ses souvenirs… En outre, Ragastens était un nageur de premièreforce ; le Tibre avait déjà été une fois son chemin deliberté ; il comptait reprendre ce même chemin en cas d’alertetrop pressante.
Dès le même soir, Ragastens, guidé par Spadacape, commença sesrecherches. Mais tout fut inutile. Au bout du huitième jour, aprèsavoir battu Rome et les environs, il n’avait pas trouvé le moindreindice qui pût le mettre sur la piste de Lucrèce Borgia.
Ces huit jours, il les vécut dans une fièvre et une angoissegrandissantes. Pendant ce temps, l’émeute des Romains suivait soncours normal ; le peuple assiégeait maintenant le châteauSaint-Ange. Le neuvième jour, Ragastens passait devant les ruinesdu Palais-Riant. En arrivant sur la place, il aperçut un petithomme vêtu de noir qui, levant machinalement les yeux, aperçut àson tour le chevalier.
– Monsieur de Ragastens ! s’écria-t-il.
Ragastens tressaillit et poussa vivement son cheval surl’inconnu.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
– Vous ne me reconnaissez pas ?… Je vais vous dire quije suis, mais pas ici, monsieur le chevalier. Il faut que je vousparle ! Je ne suis venu à Rome que pour cela… J’arrive deMonteforte !
– De Monteforte ! s’écria Ragastens. Venez,vite !…
Il rentra à l’auberge du Beau-Janus dont l’inconnufranchit la porte en se cachant soigneusement le visage. Lorsqu’ilsfurent installés dans la petite chambre du bord du Tibre, le petithomme, après s’être assuré que nul ne les épiait, s’approcha deRagastens :
– C’est moi qui vous apportai ici même un sac d’argent… Jesuis Giacomo…
– L’intendant de Lucrèce Borgia !
– Oui, monsieur ! fit Giacomo. Et je suis bien heureuxde vous avoir rencontré…
Mais Ragastens lui avait saisi le bras…
– Où est votre maîtresse ? lui demanda-t-il d’une voixtremblante d’émotion. Parlez !… Ou, par tous les diables…
– Inutile de menacer, monsieur. Je suis un ami et jecourais après vous pour vous apprendre ce que vous auriez cherchésans doute inutilement.
– Vous ? s’écria Ragastens. Vous, un serviteur deLucrèce Borgia ?
– Je suis son serviteur, c’est vrai ! Ou plutôt jel’ai été… Mais, je hais cette femme. J’ai vécu près d’elle, lahaïssant comme je haïssais son odieux frère…
– Parlez donc, dit-il.
– Monsieur, dit alors Giacomo, j’ai été à Monteforte pourvous trouver. Là, j’ai su que vous étiez parti et j’ai supposé quevous iriez à Rome…
– Mais, demanda Ragastens, d’où veniez-vous ? Pourquoime cherchiez-vous ?
– Je venais du camp de César où j’avais suivi la signoraLucrèce. Et je vous cherchais pour vous prévenir qu’elle méditaitune terrible vengeance contre vous. J’ai surpris entre elle et sonfrère des entretiens qui m’ont fait dresser les cheveux sur latête…
– La vengeance est accomplie ! fit sourdementRagastens. Je vous remercie, mais vous me prévenez un peu tard…Mais vous pouvez du moins m’aider à réparer le mal qu’elle afait…
– Je suis tout à votre service.
– Eh bien, fit en hésitant Ragastens, pouvez-vous me direoù se trouve en ce moment Lucrèce ?
– C’est facile, dit simplement Giacomo, la signora est àCaprera.
– Vous en êtes sûr ?
– Absolument, puisque je dois aller l’y rejoindre.
– Nous irons ensemble !
– Vous voulez aller à Caprera ?… s’écria Giacomo.
– Dès ce soir je me mets en route !
– Ah ! monsieur, vous ne savez donc pas ce que c’estque Caprera !… Vous ne savez donc pas que Lucrèce a entraînélà tous ceux dont elle voulait se défaire en secret et qu’ellen’osait faire poignarder à Rome !…
Ragastens frémit en songeant à Primevère.
– Mais vous ne savez donc pas, s’écria-t-il avec un sanglotqu’il ne put étouffer, que Lucrèce Borgia s’est emparée de la femmeque j’aime !…
Ragastens ne put en dire davantage. Il se jeta sur son lit,enfouit sa tête dans l’oreiller et se mit à sangloter comme unenfant. Spadacape entraîna Giacomo hors de la chambre.
– Laissons-le pleurer, dit-il alors, le pauvre chevalier ena bien besoin…
Puis Spadacape se mit à interroger l’intendant sur les moyensles plus rapides de se transporter à Caprera et prépara tout pourle départ, prévoyant que la crise du chevalier ne serait pas delongue durée et qu’il voudrait se mettre en route à l’instant même.En effet, une demi-heure ne s’était pas écoulée que Ragastensl’appelait et lui disait de préparer le départ.
– Tout est prêt, monsieur, répondit Spadacape.
Au moment où Ragastens montait à cheval, Giacomo lui fit sesadieux.
– Tout ce que je pourrais vous dire pour vous détourner dece voyage serait inutile, ajouta-t-il. Je vais de mon côté merendre à Caprera pour reprendre mon service auprès de la signoraLucrèce, car je n’en ai pas fini avec elle.
– Pourquoi ne pas faire route ensemble ?
– La signora le saurait infailliblement et cela suffiraitpeut-être à vous faire échouer dans votre projet, quel qu’ilsoit ; cela suffirait en tout cas pour me faire assassiner.Seulement, voici ce que je voulais vous dire… Sur la gauche duchâteau, en longeant le bord de la mer, il y a, à un quart de lieueenviron, quelques cabanes de pêcheurs. Entrez dans la troisième deces cabanes, dites que vous venez de la part de Giacomo, et vousserez bien reçu. Partout ailleurs, vous seriez dénoncé.
Ragastens serra vigoureusement la main du vieillard et partit.De Rome à Ostie, la distance n’est guère que de quelques petiteslieues. Ragastens fit rapidement le trajet et arriva en pleine nuitau port.
Il fallait passer la nuit à Ostie. Ragastens chercha des yeuxune auberge où il pût s’abriter avec Spadacape. Mais toutes leslumières étaient éteintes.
– Nous allons donc passer la nuit à la belleétoile ?
– Monsieur, dit alors Spadacape, si vous voulez me suivre,je me charge de vous trouver un abri.
– Tu connais donc Ostie ?
– Eh ! Monsieur, dans mon ancien métier, il fallaitprévoir un peu tout ce qui pouvait arriver. Et dans cetout, la possibilité d’une fuite par mer tenaitnaturellement sa place. Nous étions en accointance avec certainsmariniers de la côte, et je crois que c’est parmi eux que noustrouverons notre affaire pour le voyage de Caprera.
Quelques minutes plus tard, Spadacape s’arrêtait devant unemaison basse, de sinistre apparence, dont la porte et les fenêtresétaient soigneusement fermées.
Spadacape et Ragastens avaient mis pied à terre devant la porte.Le premier siffla d’une façon particulière et, presque aussitôt, laporte s’entrouvrit, un homme parut. Il eut un moment d’effarementet de soupçon en apercevant deux cavaliers qui avaient tout l’airde gens de guerre. Mais Spadacape s’approchant de lui prononça àvoix basse quelques paroles. Il se rassura aussitôt et, frappantdans ses mains, appela une sorte de domestique.
– Conduis à l’écurie les chevaux de ces seigneuries.
– Si leurs seigneuries veulent prendre la peine d’entrer…dit le patron de l’auberge.
Et il s’effaça pour les laisser pénétrer dans une salle basse.Cette salle était garnie de tables et de bancs. Sur les tables, desbrocs et des gobelets d’étain. Sur les bancs, des marins etquelques filles.
À l’entrée de Ragastens et de Spadacape, il se fit un instant desilence plein de défiance ; mais le patron esquissa de la mainquelques signes mystérieux et les hôtes du bouge, sans plus sesoucier des nouveaux arrivés, reprirent leurs conversations.
Spadacape et Ragastens avaient été s’asseoir à une tableinoccupée. Le patron apporta sur la table une cruche et deuxgobelets.
– Tu m’avais dit qu’ici nous trouverions des marins pournous transporter à Caprera, dit Ragastens.
– Attendez, monsieur… D’abord, soyez sûr qu’aucun patron detartane ou de goélette ne voudra vous embarquer si vous dites quevous allez à Caprera.
– Pourquoi cela ?
– Parce que la signora Lucrèce déteste les curieux, c’estune femme de précaution et tous les marins de la côte savent cequ’il en coûte de conduire des étrangers trop près de sonchâteau…
– Comment faire, alors ?…
– Rappelez-vous, monsieur, que le digne patron de cetteauberge nous a accueillis parce que nous sommes en fuite ;nous allons en Sardaigne ; du moins, je le lui ai fait croirequand je lui ai parlé tout à l’heure. Dans quelques minutes, tousles marins qui sont ici vont le savoir. Et alors, nous n’aurons quel’embarras du choix.
– Attendons, en ce cas !
L’attente ne fut pas longue. En effet, au bout de quelquesminutes, un vieux marin à barbe grise s’approcha, en se dandinant,des deux hommes, et sans y être d’ailleurs invité, prit placeauprès de Ragastens, se versa un plein gobelet de vin qu’il vidad’un trait.
– Je suis le patron de la Stella, fine mouche quifile vent devant comme hirondelle de mer ; je m’appelleGiuseppo.
Ragastens salua gravement de la tête.
– Et comme ça, reprit le marin, il paraît que la terre ducontinent vous brûle les pieds ?… Et alors, vous ne seriez pasfâchés d’aller voir ce qui se passe en Sardaigne ?
– Tout juste.
– Alors, si le cœur vous en dit, je vous embarque à bord dela Stella. Nous levons l’ancre à quatre heures du matin.C’est deux ducats seulement pour chacun de vous… Un ducat payé audépart ; l’autre en débarquant…
– Ce prix me convient, dit Ragastens.
– Bien ! dit Giuseppo. N’oubliez pas : à quatreheures.
– Nous n’aurons garde !
Deux heures plus tard, Ragastens et Spadacape quittèrent à leurtour l’étrange cabaret. Ils se rendirent sur le port, Spadacapeconduisant en main les deux chevaux. Ils ne tardèrent pas à trouverla Stella accotée à une sorte d’appontement.
Les chevaux furent embarqués. Car tout était prévu par lespatrons de ces petits bâtiments qui se livraient à des commerces detoute nature. À quatre heures du matin, comme il l’avait dit, lepatron Giuseppo fit larguer les amarres et leva l’ancre.
Pourtant il avait l’air embarrassé…
– À propos, j’ai oublié cette nuit de vous prévenir…Oh !… ce n’est pas grave. Nous allons en Sardaigne ; nousy allons même directement ; mais je pense que cela ne vousennuiera pas trop que je m’arrête en route…
– Vous arrêter ?… Où cela ?…
– Oh ! Le temps de tirer quelques bordées devantCaprera, de toucher l’île, puis nous repartons aussitôt !
– Vous touchez Caprera ? s’écria Ragastens.
– Je réponds de tout, fit le patron à voix basse. Il n’y aaucun danger. Et d’ailleurs, je n’arrêterai que pour déposer deuxpassagers.
Le cœur de Ragastens se mit à battre violemment. Il pâlit unpeu. Giuseppo remarqua cette pâleur :
– Ne craignez donc rien ! Les deux passagers sontinoffensifs… Un jeune homme et une vieille femme.
– Et ils vont à Caprera ?
– Oui ! J’ai fait marché avec eux hier soir et ils ontpassé la nuit à bord. Peut-être bien qu’ils avaient plus que vousencore intérêt à se cacher.
– Où sont-ils ?
– Dans les cabines que je leur ai aménagées à l’avant… Maisenfin, cela ne vous ennuie pas, n’est-ce pas, que je toucheCaprera ?
– Non… au contraire.
Giuseppo regarda Ragastens d’un air étonné. Il ne comprenaitpas. Mais en homme habitué à respecter tous les secrets du momentqu’on le payait, il se tut. Ragastens était demeuré toutétourdi.
– Où est ma cabine, à moi ? demanda-t-il au bout d’uninstant.
– Là… Descendez par cette écoutille… vous trouverez deuxbons hamacs, si vous voulez vous reposer.
– J’en ai grand besoin… À propos, patron Giuseppo, il estinutile, vous entendez bien, que vos passagers connaissent maprésence à votre bord.
– Compris ! fit le marin en clignant des yeux.
Ragastens fit signe à Spadacape de le suivre et s’enfonça parune petite échelle dans l’écoutille qui lui avait été indiquée.
– Spadacape, dit Ragastens, lorsqu’ils furent seuls, il y adeux passagers à bord.
– Je le sais, monsieur, j’ai entendu.
– Ces deux passagers débarquent à Caprera !…
– Oui ! Eh bien, ce sera pour nous une bonneoccasion !
– Spadacape, il faut absolument savoir qui sont ces deuxpassagers et ce qu’ils vont faire à Caprera.
– C’est à quoi je pensais, monsieur.
Tout en causant, Spadacape furetait dans l’étroit espace que lepatron de la Stella avait pompeusement appelé une cabineet n’était guère qu’un réduit servant de débarras.
Spadacape finit par découvrir dans un coin un vieux bonnetphrygien et une chemise avec une ceinture rouge de matelot.
– Voilà mon affaire ! murmura-t-il.
En dix minutes, il eut opéré sa transformation et apparut lesjambes nues, la poitrine découverte, le bonnet phrygien sur latête. Ainsi habillé – ou déshabillé – il ne se distinguait en riendes autres matelots de la Stella.
– Monsieur le chevalier, dit-il, ne bougez pasd’ici et ne vous montrez pas. Avant une heure, je vous apporte desrenseignements exacts.
Sur ce mot, Spadacape monta par la petite échelle sur le pont.Il se dirigea vers l’avant du navire. À l’avant, s’ouvrait uneécoutille semblable à celle de l’arrière. Près de l’écoutille sedressait un rouleau de cordages. Spadacape s’allongea près de cescordages, comme un matelot désœuvré qui s’apprête à faire un bonsomme. Et il manœuvra de telle sorte que sa tête, peu à peu, setrouva placée sur le rebord de l’écoutille.
D’abord, il ne vit rien. Puis, ses yeux s’étant accoutumés àl’obscurité du réduit, Spadacape finit par apercevoir dans l’anglele plus noir une vieille femme qu’il pensa n’avoir jamais vue. Prèsd’elle, un jeune homme qu’il reconnut aussitôt pour l’avoir aperçude loin dans les cortèges du pape, les jours de cérémonie. C’étaitl’abbé Angelo qui passait à Rome pour l’un des grands favoris de SaSainteté.
Pendant plus de deux heures, Spadacape guetta, écouta. Mais ilne vit rien, n’entendit pas un mot qui pût lui laisser entrevoirles intentions des deux voyageurs. Désormais rassuré, il se leva,revint auprès de Ragastens.
– Eh bien ? demanda celui-ci.
– Rien à craindre, monsieur le chevalier. J’ai reconnul’homme : c’est un jeune abbé qui fait partie de la maison dupape, l’abbé Angelo. Quant à la femme, acheva Spadacape, je ne laconnais pas ; mais j’ai tout lieu de supposer que c’estquelque gouvernante, ou quelque domestique de la signoraLucrèce.
– Et ils ne se disent rien ?…
– Rien.
Vers six heures du soir, la tartane était en vue de Caprera.Ragastens monta sur le pont et se dissimula dans l’angle formé parla pointe du navire qu’encombraient des rouleaux de cordes. Iltenait à jeter un coup d’œil sur l’abbé et la vieille femme quil’accompagnait.
La côte de Caprera était visible, avec son hérissement derochers à pic que dominait la masse blanchâtre du château deLucrèce. Ragastens contempla avidement le vaste bâtiment, queprotégeaient des murailles épaisses.
Ragastens fut soudainement distrait de ses pensées par unmouvement que fit la tartane, sur un commandement du patronGiuseppo. Brusquement, le bâtiment vira de bord. Ragastens, étonnéde ces mouvements qu’il ne comprenait pas appela Giuseppo. Celui-cis’approcha.
– Vous n’abordez donc pas ?…
– Pas encore ; et, en attendant, je tire quelquesbordées pour ne pas m’éloigner.
– Quand aborderez-vous ?
– À la nuit.
– À la nuit ! pensa Ragastens. Les deux voyageurs ontdonc intérêt à ne pas se montrer ?…
Cependant le soleil s’était couché. Pendant deux heures encore,la tartane manœuvra devant Caprera. La nuit était venue, une nuitnoire, sans lune. La tartane, tout à coup, se mit à filer droit surles rochers ; près d’une heure plus tard, elle amena sesvoiles, mais sans mouiller l’ancre. Le canot qui suivait àl’arrière fut amené bord à bord, contre une échelle de corde jetéeau flanc du bâtiment.
Alors Ragastens vit paraître les deux mystérieux voyageurs quiallaient être déposés à Caprera. Mais il n’eut pas le temps de lesexaminer. Déjà ils étaient dans le canot qui s’éloigna, conduit àforce de rames par deux marins de la Stella.
– Vous voyez, dit Giuseppo à Ragastens que lachose n’aura pas été longue. Dans une demi-heure, le canot sera deretour et nous filons sur la Sardaigne.
– Où est le château ? demanda Ragastens.
– Oh ! nous l’avons laissé à une bonne lieue sur ladroite.
Ragastens ne dit plus rien et attendit le retour du canot. Aubout d’une demi-heure, comme l’avait dit Giuseppo, un bruit derames se fit entendre.
Giuseppo poussa un soupir de satisfaction. Car il n’était qu’àdemi rassuré tant qu’il se trouvait dans les eaux de Caprera.
– Nous allons pouvoir partir, dit-il. Sur quel point de laSardaigne voulez-vous que je vous dépose ?
– Je ne vais pas en Sardaigne ! dit Ragastens.
– Ah bah !… Et où, alors ?
– Vous allez me débarquer ici, à Caprera.
Le patron de la Stella fut très probablement étonné dece brusque changement, mais il n’en laissa rien paraître.
– À votre aise, dit-il simplement. Voici le canot bord àbord, vous n’avez qu’à descendre.
– Oui, mais avant de vous quitter, je voudrais vous direquelques mots de façon que nul ne nous entende.
– Suivez-moi ! dit Giuseppo avec la mêmetranquillité.
Quelques instants plus tard, Giuseppo et Ragastens se trouvaientinstallés dans la petite chambre du patron.
– Voulez-vous gagner une petite fortune d’un seulcoup ?
– Votre Seigneurie n’a qu’à parler… Que faut-ilfaire ?
– Je descends à Caprera ; je vais y rester quelquesjours ; deux ou peut-être dix ; je ne sais pasexactement… Il me faut un bâtiment pour le retour… Voulez-vouscroiser en vue de la côte jusqu’à ce que je vous fasse signe dem’envoyer le canot ?…
– Oui ! dit Giuseppo : ce sera dix ducats parjour.
– Dix ducats, soit ! Plus une somme de cinquanteducats le jour où je toucherai l’Italie.
– Je suis votre homme ! fit-il. Écoutez, lorsque vousaurez besoin du canot, si c’est le jour, tirez trois coupsd’arquebuse du haut du rocher devant lequel vous allezaborder ; si c’est la nuit, allumez trois feux sur lerocher…
Ragastens acheva de s’entendre avec le patron de laStella. Puis il remonta sur le pont.
– Et vos chevaux ? demanda alors Giuseppo.
– Ils resteront à bord ; ils nous seraient inutiles àterre.
Puis suivi de Spadacape, Ragastens descendit dans le canot qui,vingt minutes après, toucha le sable d’une étroite plage.
Ragastens escalada aussitôt la falaise du rocher ; iltrouva en haut une route qui suivait le bord de la mer. Ils semirent à marcher d’un bon pas. Bientôt ils arrivèrent à une sortede hameau sans doute habité par des pêcheurs et composé d’unedouzaine de cabanes.
Ragastens chercha la cabane indiquée par Giacomo. Et quand ill’eut trouvée, il remarqua qu’elle était encore éclairée, tandisque tout le hameau était plongé dans l’obscurité. Il frappa à laporte.
Un homme parut, une lanterne à la main.
– Que demandez-vous ? demanda-t-il d’un ton rude.
– Nous venons de la part de Giacomo, réponditRagastens.
– Entrez ! dit l’homme. Vous allez trouver l’autrepersonne qui vient comme vous.
Ragastens entendit mal cette partie de la réponse, ou il ne lacomprit pas. Il entra, suivi de Spadacape, et se trouva dans unepièce assez étroite.
Près d’une cheminée, bien qu’il n’y eût en réalité pas de feu,une femme assise tendait ses mains vers l’âtre. Spadacape saisit lebras de Ragastens et lui montra cette femme :
– La vieille qui était à bord de la Stella !murmura-t-il.
– La Maga ! s’exclama-t-il.
Alexandre Borgia menait dans le château de sa fille l’existenced’un condamné. Chez ce vieillard qui, jusqu’alors, avait donné despreuves constantes d’une incroyable énergie morale, s’étaitproduite soudain une dépression des facultés de l’esprit. Tous lessoirs, avant de s’endormir il se verrouillait solidement. Il étaitrare qu’il dormît deux nuits de suite dans la même chambre.
Peu à peu, pourtant, le pape se rassurait. Lucrèce, d’ailleurs,s’ingéniait à lui démontrer que, dans ce château si bien gardé, iln’avait rien à redouter.
Le vieillard, au bout de quelques jours, s’enhardit jusqu’àdescendre seul, le soir, à la nuit, dans son jardin qu’il avaittout de suite pris en affection parce qu’il lui rappelait lesjardins de Tivoli. Comme à Tivoli, il aimait à se promenerseul.
Un soir donc, le pape était descendu dans le jardin où il aimaità méditer. Il allait lentement, par les allées, caressant de sesdoigts les fleurs qui dressaient leurs têtes vers la fraîcheur. Lanuit vint.
Alexandre Borgia s’assit sur un banc, sous un massif d’arbustes,et aspira à pleins poumons la brise nocturne qui entraînait avecelle des parfums de myrtes, de lentisques mêlés à des parfumsd’algues marines. Il sentait un immense repos entrer dans sonesprit.
Soudain il demeura cloué sur place, hagard, une sueur froide aufront…
Du bout de l’allée, un fantôme blanc s’avançait lentement…C’était le fantôme d’une femme… Sa longue robe blanche traînait surle gravier de l’allée sans faire de bruit… Une écharpe blanchecouvrait à demi son front… Mais la lune éclairait en plein sonvisage doux et triste.
– Honorata ! murmura le vieillard.
Il n’avait plus la force de faire un geste. Il était pétrifiépar cette apparition.
Lentement, silencieusement, le fantôme s’avançait.
Il voulut crier. Le son expira dans sa gorge.
Le fantôme s’approcha encore. Il passa devant Borgia, tout prèsde lui. La robe blanche frôla le vieillard…
Ses yeux exorbités ne la perdaient pas de vue… La femmes’éloigna lentement, et enfin disparut… Alors, le pape poussa ungrand cri et tombant à la renverse sur le banc s’évanouit.
Quand il revint à lui, sa fille, des serviteursl’entouraient.
– Qu’avez-vous, mon père ? s’écria Lucrèce.
Mais il ne voulut rien dire. Il se hâta de remonter dans sonappartement, soutenu par deux serviteurs. Et ce fut quand il se vitseul avec Lucrèce qu’il se décida à parler :
– C’est fini, ma fille, balbutia-t-il.
– Mais au nom du ciel, mon père, que vous est-ilarrivé ?… Reprenez courage !…
– C’est fini !… Plus de courage ! Plusrien !… C’est fini, te dis-je !… Car l’aile de la mortm’a touché ce soir !…
Le fantôme blanc qui avait frôlé de sa robe le vieux Borgiaépouvanté s’était enfoncé dans les profondes allées du jardin,pendant que Lucrèce, en toute hâte, faisait remonter son père dansson appartement. Il avait gagné une porte de l’aile droite duchâteau et, ayant monté un étage, était entré dans une chambrevaste, mais simple.
Quiconque avait connu la comtesse Honorata, morte empoisonnéepar le pape, eût cru la voir revivre en cette jeune femme.
Ce fantôme, en effet, ou plutôt cette femme, c’était la fille dela comtesse, c’était Béatrix, c’était Primevère… Depuis qu’elleétait enfermée dans le château de Caprera, elle vivait pour ainsidire séparée du reste du monde.
Les huit premiers jours s’étaient passés ainsi pour laprisonnière dans la dissolvante et terrible misère morale quecréent la solitude et le silence absolus.
Un jour, la servante ne vint pas : ce fut Lucrèce qui entradans la chambre. Primevère, d’un geste rapide s’assura que sonpetit poignard était bien à sa place. Elle s’attendait à voirentrer César derrière Lucrèce. Il n’en fut rien.
Rassurée sur ce point, Primevère dédaigna dès lors de fixer sonregard sur sa visiteuse. Celle-ci la contempla en silence pendantquelques minutes.
– Vous ressemblez admirablement à la comtesse votre mère…On vous prendrait pour elle… si ce n’est qu’elle avait les traitsfatigués… par les chagrins… sans doute, et les cheveux presqueblancs.
Lucrèce continua après un long silence :
– Je suis venue m’enquérir auprès de vous de ce que vouspourriez désirer… Vous me rendrez cette justice que je ne vous aipoint maltraitée… À propos, je vous annonce la prochaine visite demon frère César…
Un imperceptible tressaillement de Primevère apprit à Lucrèceattentive que le coup avait été rude. La fille de Borgia eut unpetit rire satisfait.
– Est-ce que cette visite vous contrarie ?demanda-t-elle en exagérant le ton de l’inquiétude. Ce seraitdommage. Il vous aime tant, ce cher César !…
Mais Primevère s’était reprise et immobilisée. Puis Lucrèceavait regagné son appartement en méditant :
– Oui !… Elle ressemble à sa mère d’une manièrefrappante… Qui sait si cela ne pourra pas me servir…
Des journées s’écoulèrent encore, effroyables pour Primevère,condamnée au silence dans cette chambre où elle était enfermée àclef. Sa seule consolation était de se mettre à la fenêtre. Alors,pendant des heures, elle examinait l’horizon.
Elle en venait à souhaiter ardemment de pouvoir parler àquelqu’un, à n’importe qui, ou encore de pouvoir, ne fût-ce quependant quelques minutes, se promener dans les allées de ce beaujardin qu’elle avait sous les yeux.
Un matin, à son réveil, elle ne trouva plus ses vêtements. Àleur place, une longue robe blanche, un voile blanc… Primevère pritd’abord la résolution de rester couchée. Il lui semblait que cetteétrange substitution de vêtements cachait quelque piège abominable.Mais bientôt elle redouta de ne point être habillée, prête à ladéfense. Et elle revêtit la robe blanche.
Une heure plus tard, elle vit entrer Lucrèce.
– Je ne vous importunerai pas longtemps, dit Lucrèce avecune singulière douceur. Je veux seulement vous dire qu’à partird’aujourd’hui, tous les soirs, vous serez libre de descendre vouspromener au jardin…
Une grande défiance s’éleva dans l’esprit de Primevère contrecette douceur. Le soir, lorsqu’elle entendit qu’on lui ouvrait saporte, elle demeura dans sa chambre. Le lendemain et lesurlendemain elle résista encore. Enfin, elle s’abandonna…
Lucrèce Borgia avait accompagné son père tremblant dans sonappartement. Cachée derrière un massif d’arbustes, elle avaitassisté, invisible, à la mise en scène qu’elle avait combinée. Elleavait entendu le vieillard frappé de terreur, adresser debalbutiantes paroles au fantôme de la comtesse Alma. Puis, lorsquePrimevère eut disparu et que le pape se fut évanoui, elle s’étaitélancée vers lui en appelant au secours. Maintenant, elles’efforçait, en apparence, de calmer son père.
– Mais enfin, s’écria-t-elle, qu’avez-vous vu, monpère ?… Est-il possible que vous vous abandonniez à desterreurs puériles ?
– Oui… tu as raison, ma fille… répondit le vieux Borgia quipeu à peu se remettait ; ces terreurs sont indignes de moi…Mais, dis-moi, ma bonne Lucrèce, ne crois-tu pas que les mortspuissent se lever de leurs tombes ?… Parle-moi,Lucrèce !… Ne me laisse point dans cet épouvantablesilence !… oh !… ces flambeaux, allume-les… là !…dans ce coin… ces masses d’ombres qui se meuvent…vois-tu !…
Le vieillard s’exaltait. Tranquillement, Lucrèce alluma lesflambeaux.
Jusque fort tard dans la nuit, Lucrèce veilla sur son père.Enfin le vieillard s’endormit d’un sommeil agité. Sa fille lecontempla pendant quelques minutes avec un étrange sourire.
Peu à peu, le sourire disparut de ses lèvres. Lentement, ellerecula, les yeux fixés sur son père endormi. Et si le vieux Borgias’était réveillé à ce moment, ce regard qui pesait sur lui l’eûtépouvanté plus encore que les fantômes créés par le délire de lapeur !…
Lucrèce, en sortant des appartements de son père, descendit auxjardins où le pape avait eu cette vision qui l’avait tant frappé.Le silence le plus profond régnait maintenant dans le château. Toutétait éteint.
Seule une fenêtre demeurait faiblement éclairée : c’étaitcelle de la chambre de Primevère qui, toujours sur ses gardes,laissait brûler un flambeau jusqu’au jour. Lucrèce leva la têtevers cette fenêtre.
– Oui ! murmura-t-elle avec haine. Tu te méfies… maistoutes tes précautions ne serviront à rien !…
Quand elle rentra dans son appartement, environ une heure après,le valet qui veillait constamment à l’antichambre luidit :
– Un homme venu d’Italie attend la signora.
– Depuis quand est-il arrivé ? demanda-t-elle.
– Depuis une demi-heure environ.
– Et il vient d’Italie ?
– De la part de monseigneur César.
Lucrèce eut une exclamation de joie et fit un signe. Quelquesinstants plus tard, l’homme venu d’Italie était devant elle.
– L’abbé Angelo ! s’exclama-t-elle.
L’abbé s’inclina avec toute la grâce qu’il affectait et selonles dernières modes en usage pour la révérence.
– Quand avez-vous abordé, mon cher abbé ?
– Il y a moins d’une heure, signora. J’ai fait diligencepar la route.
En même temps, Angelo tirait de son manteau une lettre qu’ilprésentait à Lucrèce :
– Monseigneur le duc de Valentinois, dit-il, m’a chargé devous apporter ce parchemin qu’il n’a voulu confier qu’à unepersonne sûre.
Lucrèce parcourut la lettre. Elle jeta sur l’abbé un long etpensif regard. Puis elle s’assit, et longuement, mot par mot, relutla lettre. Lorsqu’elle crut enfin en avoir pénétré le sens, elleexamina en dessous le jeune abbé.
« Comment César a-t-il pu se confier à cetécervelé ? » pensa-t-elle.
Et, tout haut :
– Vous connaissez évidemment le contenu de cettemissive ?
– Oui, madame : le contenu… et le sens.
La voix de l’abbé s’était soudain modifiée et était devenue dureet ferme. Lucrèce le regarda avec étonnement. Déjà l’abbé Angelocontinuait :
– Au cas où le contenu de cette lettre ne vous conviendraitpas, madame, je repartirais dès demain pour en aviser Monseigneur.Mais si, comme nous avons tout lieu de le penser, vous êtesd’accord avec nous pour les soins à donner à Sa Sainteté, il seraiturgent de prendre les dispositions nécessaires… Car j’ai hâte deretourner en Italie pour placer sur ma tête la mitre que votreillustre frère a bien voulu me faire espérer…
Ces paroles de l’abbé contenaient toute une explication queLucrèce comprit. Elle répondit gravement :
– Mon cher Angelo, je ne vous connaissais pas… Nous auronsà causer… plus tard… Vous valez certainement mieux qu’unemitre !…
– C’est mon avis, madame, dit froidement Angelo.
– En attendant, réglons donc l’affaire spéciale qui vousamène à Caprera. Prenez ce siège… là, près de moi.
L’entretien de Lucrèce et d’Angelo commença à voix basse et durafort longtemps. Vers midi, Lucrèce entra chez son père. C’étaitl’heure où elle allait généralement le voir. Elle égayait le repasdu vieux Borgia.
Ce jour-là, le pape paraissait plus sombre encore qued’habitude. Lucrèce s’enquit de sa santé, évita de parler desterreurs que son père avait manifestées la nuit précédente, fitchanger le coussin qu’il avait sous les pieds sous prétexte qu’iln’était pas assez moelleux.
– Mon père, je vous ai ménagé une surprise.
– Laquelle ? demanda le pape avec inquiétude.
– Vous n’avez personne pour vous faire la lecture et celavous ennuie…
– M’aurais-tu trouvé un bon lecteur ?… Que n’ai-jepensé à emmener cet excellent Angelo… Il me manque…
– J’ai fait mieux que de vous trouver un lecteur… j’aienvoyé un messager à l’abbé Angelo pour lui dire de venir vousretrouver ici…
– Ah ! Tu es vraiment ma consolation, ma pauvreLucrèce !… Et quand arrivera-t-il ce brave Angelo ?
– Il est arrivé, mon père !
En même temps, Lucrèce frappa sur un timbre avec un petitmarteau. L’abbé Angelo parut et alla s’agenouiller devant levieillard qui esquissa une rapide bénédiction.
Comme on l’a vu, Giuseppo, le patron de la Stella,avait débarqué Rosa Vanozzo et l’abbé Angelo à une lieue environ duchâteau de Lucrèce. Tous les deux prirent rapidement la directiondu château, en passant par la route qui longeait la côte. Ilsarrivèrent à cette agglomération de cabanes de pêcheurs, que nousavons signalée. Rosa Vanozzo s’arrêta devant l’une de cescabanes.
– C’est ici qu’il faudra venir me chercher quand il en seratemps, dit-elle. Continuez votre chemin jusqu’au château. Moi, jereste ici.
L’abbé nota soigneusement la cabane qui était la troisième envenant du château, puis s’enfonça dans la nuit…
Dans la cabane du pêcheur indiquée par Giacomo, Spadacape avaitreconnu la vieille femme qu’il avait vue à bord de laStella et Ragastens avait reconnu en elle l’étrangeprotectrice de la petite Fornarina.
Lorsque Ragastens et Spadacape entrèrent dans la pauvre cabane,la Maga n’eut pas un geste. Pourtant, dès le premier coup d’œil,elle avait reconnu Ragastens. Après avoir longtemps vécu d’amour,elle vivait maintenant de sa haine : une haine farouche etpatiente et obstinée.
Le pêcheur qui avait introduit les deux hommes dans sa cabaneexamina un instant Ragastens.
– Ici, dit le pêcheur, vous serez en sûreté. Nul ne viendravous y déranger. Je vous montrerai votre chambre qui est assezcachée pour qu’on ne puisse vous y trouver au cas où l’on vouschercherait. Je vous prierai de témoigner à Giacomo que j’ai faitselon ses volontés.
– Je n’y manquerai pas ! dit Ragastens. Et cela netardera guère car, au moment où je me suis mis en route pour venirici, Giacomo quittait Rome pour faire également voile versCaprera.
À ces mots, Rosa Vanozzo releva la tête.
– Giacomo vient ici ? demanda-t-elle.
– Oui, madame…
– Bien !
Et elle reprit son immobilité première.
– Ne me reconnaissez-vous pas, madame ? fit Ragastensen s’approchant d’elle.
– Je vous reconnais.
Elle dit ce mot d’une voix moins âpre que sa voix ordinaire. Ils’y mêla quelque douceur : Ragastens était l’homme qui avaitsauvé Rosita !… Elle le considéra une minute, d’un regardmorne, et elle ajouta :
– Vous aussi, vous souffrez…
– À quoi voyez-vous cela, madame ?
– Je l’ai vu tout de suite, là-bas, dans la caverne del’Anio… Je vous ai alors souhaité d’être heureux… Je vois que monsouhait ne s’est pas réalisé.
Ragastens demeura silencieux. La Maga prit un longtemps :
– J’ai su par un abbé quelle avait été votre attitude àMonteforte… C’est vous qui avez arrêté l’effort de César… Et vousavez fait cela après que César vous eut offert auprès de lui unesituation très belle. Pour moi, la vérité sur vous est très claire…Vous aimez la jeune comtesse…
L’œil atone de la vieille Maga s’était animé. Ragastens étaitmuet d’étonnement : Rosa Vanozzo savait toujourstout !
– Êtes-vous venu la chercher ici ?…
– Oui, madame, si je suis venu à Caprera, c’est dansl’espoir de la retrouver…
– Vous craignez que Lucrèce ne l’ait assassinée ?Rassurez-vous sur ce point.
– Que voulez-vous dire ?… Sauriez-vous quelquechose ?
– Je ne sais rien, dit lentement la Maga ; je suppose,voilà tout !… Mais, dites-moi, avez-vous jamais été enrelations avec Lucrèce ?
– Hélas, oui… pour mon malheur.
– Lucrèce vous aimait ?
– Peut-être, madame… fit Ragastens avec une sorte deréserve.
– J’en suis certaine, à présent. Lucrèce a dû bâtir desprojets pour lesquels elle s’est vue repoussée. De là savengeance.
– Tout ce que vous dites là est la vérité même !…
La Maga eut un pâle sourire.
– C’est que je connais bien Lucrèce ! dit-elle.
– Mais que disiez-vous, madame ? Que Lucrèce n’avaitpas attenté à la vie de Béatrix ?… Qui vous le faitsupposer ?…
– Je vous dis que je connais Lucrèce. Non seulement elle avoulu vous faire souffrir, mais elle a cherché un supplice raffinépour sa rivale…
– Vous m’épouvantez, haleta Ragastens.
– La mort, continua la vieille femme, n’est pas un suppliceaux yeux de Lucrèce. Habituée au meurtre, elle a cessé deconsidérer la mort comme un châtiment redoutable. Elle ne tue quepour supprimer un obstacle. Mais dès qu’il s’agit d’une vengeance,Lucrèce redoute au contraire que la mort ne vienne lui ravir savictime.
Ragastens, saisissant le bras de la Maga :
– Mais d’où vient que vous la connaissez ainsi ?…
La Maga considéra un instant Ragastens, puis, avec calme,simplement, elle répondit :
– C’est ma fille !…
– Votre fille ?
– Ma fille, oui !… Il a fallu que je fusse une mèremonstrueuse pour jeter au monde ces deux fléaux qui s’appellentLucrèce et César Borgia !…
Ragastens, bouleversé de pitié, en oublia un moment sa propredésolation.
– Vous êtes bon, lui dit la Maga en revenant à elle. Jevous avais bien jugé…
Elle se leva, comme pour se retirer dans la chambre que lepêcheur avait mise à sa disposition.
– Pour votre fiancée, dit-elle, ne redoutez pas lamort…
– Que faut-il donc que je redoute ? dit-ilsourdement.
– Lucrèce a écrit à César… Et César, à l’heure qu’il est,est peut-être en route pour Caprera…
La Maga se retira.
Quelques jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée de l’abbéAngelo au château de Caprera. Lucrèce attendait avec impatiencel’arrivée de César auquel elle venait encore d’expédier uncourrier. Dans son esprit, comme dans celui de son frère, le vieuxBorgia était condamné. Cependant, elle attendait…
Angelo lui avait exposé son plan. Il fallait introduire lavieille sorcière qu’il avait amenée dans le château. Une fois là,cette femme agirait.
Elle se résolut à « laisser faire » l’abbé Angelo.
Le premier soin de celui-ci fut d’inspirer au vieillard uneconfiance illimitée. Il y parvint. Et si le vieux Borgia continua às’enfermer la nuit à triple verrou, s’il continua à changer dechambre tous les soirs, du moins ses terreurs s’évanouirent peu àpeu, grâce aux efforts de l’abbé Angelo.
Il en était arrivé à sortir même du château. Il se risquaitparfois le soir sur la grève, où il se promenait à pas lents.
Les nouvelles qu’il recevait de la Ville Éternelle devenaientd’ailleurs meilleures. L’insurrection qui avait pris naissance dansle peuple à la suite de la défaite de César semblait s’étoufferelle-même.
Maintenant, le pape commençait à calculer le moment où ilpourrait entrer à Rome. C’est ce qu’il expliquait à son confident,l’abbé Angelo, un soir que tous deux, quelques jours aprèsl’arrivée de l’abbé, se promenaient sur la grève, au pied de lafalaise rocheuse. Des gardes précédaient et suivaient le pape àdistance.
– Je n’ai jamais vu si bon air à Votre Sainteté…
– C’est la mer, vois-tu… Quel calme !… Oui, Angelo, jeme sens fortifié depuis quelques jours… Je le dois en grande partieà ma fille… Elle n’a pas failli un instant ! Elle m’aencouragé… Mais ce n’est pas tout, Angelo. Arrivé ici avec despensées d’amertume et de colère, je ne me sens pas la force deméditer le châtiment des rebelles… Je veux que le pardon soitgénéral. Si tu savais comme le pardon apaise…
Et, comme pour lui-même, il ajouta :
– Si je pardonne, peut-être me pardonnera-t-on aussi, àmoi !…
À ce moment, une ombre noire parut distinctement sur le bord dela mer. Le vieillard la vit, et soudain repris par ses épouvantes,saisit la main d’Angelo.
– Vois-tu ?… fit-il d’une voix angoissée.
– Oui, je vois… Que Votre Sainteté ne craigne rien… Je vaisappeler les gardes…
L’ombre s’était approchée. C’était une femme habillée de noir.Angelo la reconnut. C’était la Maga !…
La bouche de l’abbé qui s’ouvrait pour appeler les gardes sereferma. Sa pensée très nette à ce moment fut que la dernière heuredu pape était venue.
– Inutile d’appeler, murmura-t-il à l’oreille du vieillard,c’est une inoffensive pauvresse de la côte.
Rosa Vanozzo s’était lentement avancée et s’arrêta devant lepape. Celui-ci ne voyait pas son visage qu’une écharpe noire jetéesur la tête cachait à demi.
– Que voulez-vous ? demanda rudement le pape.
– Parler seule à seul à Rodrigue Borgia, répondit-elle, defaçon que le pape seul l’entendît. Et aussitôt, elleajouta :
– Un crime est dans l’air. Votre vie est menacée. Si vousm’écoutez, vous êtes sauvé. Si vous ne m’écoutez pas, vous êtesperdu… Choisissez… Faites vite !
– Vous dites que vous pourrez me sauver ?balbutia-t-il à voix basse.
– Oui !… Et seule, je le puis !… Renvoyez cethomme !
Le vieux Borgia eut une minute d’affreuse indécision…
– Angelo ! fit-il tout à coup. Retire-toi, monenfant.
– Il suffira, reprit la femme, qu’il soit assez loin pourne pas entendre… Il peut ne pas nous perdre de vue…
– Tu entends, Angelo ? fit joyeusement le vieuxBorgia… Écarte-toi un peu, mais sans quitter la grève, de façon queje continue à te voir.
L’abbé obéit et s’éloigna d’une vingtaine de pas.
– Parlez, bonne femme ! dit alors le pape.
Rosa Vanozzo laissa tomber l’écharpe qui cachait une partie deson visage.
– Me reconnaissez-vous, Maître ? demanda-t-elle.
– La Maga ! s’exclama le pape.
– Vous pouvez me faire saisir, si vous voulez… ditfroidement Rosa ; je vous préviens que vous êtes perdu, si jene suis là pour vous sauver.
De nouveau, la terreur s’empara du vieux Borgia.
– Parle donc ! dit-il avec angoisse.
– Il faut d’abord que vous ayez pleine et entière confianceen moi…
– J’attends que tu me dises qui veut me frapper ici,pourquoi et comment je suis menacé de mort !…
– Cela, fit la Maga, je ne vous le dirai pas. Je ne puisvous le dire…
– Que me veux-tu donc ? gronda le pape avec uneirritation contenue.
– Vous proposer un échange… Deux existences sont menacées…La vôtre et celle d’une malheureuse dont je vais vous parler… Vouspouvez la sauver : si vous la sauvez, je vous sauve !Sinon, je laisse faire !
– Je ne comprends pas !… Celle dont tu parles… quiest-ce ?…
– La comtesse Béatrix, la fille du comte Alma.
– Béatrix ! s’écria le vieillard étonné. Tu dis que jepuis la sauver ?…
– Écoutez, reprit rapidement la Maga… Vous avez tué lamère… vous pouvez, vous devez sauver la fille… Béatrix a étéenlevée… Par Lucrèce !
– Par Lucrèce ?…
– Béatrix enlevée a été entraînée jusque dans ce château oùelle est séquestrée, d’où elle ne sort jamais… Dites un mot,imposez votre volonté à Lucrèce, et Béatrix sera libre.
– Et si je m’y refuse ?…
– Je vous l’ai dit ; je vous propose un échange ;votre existence contre celle de Béatrix… Vie pour vie !…
Le vieux Borgia frémit.
– Je sauverai Béatrix !
– Vous le jurez ?…
– Sur l’Évangile et la croix…
– Alors, dit lentement la Maga, vous êtes sauvé… Si vouscroyez en Dieu, remerciez-le de vous avoir donné le pouvoird’échanger votre vie contre une autre…
Le pape voulut interroger encore l’étrange vieille. Mais déjàcelle-ci s’était reculée et disparaissait dans la nuit. Le papedemeura quelques minutes à la fois étonné et terrifié. Puis ilappela l’abbé Angelo. Celui-ci s’empressa d’accourir.
– Tu avais raison, dit Borgia. C’est une pauvresseinoffensive qui est venue me demander une grâce.
– Et Votre Sainteté la lui a accordée ?…
– Je te l’ai dit, Angelo : c’est une grande joie quede faire grâce et de pardonner. Rentrons !
Et, en toute hâte, ils se dirigèrent vers le château. Au momentoù ils arrivaient devant la porte du château, Lucrèce sortaitentourée de gardes qui portaient des flambeaux.
– Ah ! mon père, s’écria-t-elle, je sortais vouschercher… j’étais si inquiète !…
– Bonne Lucrèce ! Je n’ai jamais mieux apprécié qu’ence moment ton dévouement… Viens, nous avons à causer de chosesgraves.
Le pape rentra dans ses appartements, suivi de Lucrèce. L’abbéAngelo se glissa derrière eux…
Rosa Vanozzo, en annonçant à Ragastens la probable venue deCésar Borgia, lui avait porté un coup terrible. Le chevalierdemeura tout d’abord comme frappé de stupeur. Il devinait le genrede vengeance que s’était réservé Lucrèce.
Il fut tiré de sa léthargie par le pêcheur qui, le touchant aubras, le pria de le suivre. Ragastens obéit machinalement.
La cabane se composait de deux uniques pièces.
La première – celle où Ragastens et Spadacape avaient fait leurentrée – servait à la fois de cuisine, de chambre à coucher et desalle à manger. La deuxième pièce servait de débarras et étaitencombrée de fagots pour faire du feu, de filets suspendus auxsolives du plafond.
Le pêcheur écarta les fagots entassés, et mit à nu une trappeque recouvraient des débris de toile à voile. La trappe ouverte, ildescendit un escalier et se trouva alors dans une cave de médiocresproportions. Cette cave, eu égard à la pauvreté de la cabane, étaitmeublée avec un luxe relatif. Il y avait là trois lits, une table,une armoire contenant des provisions. Il était évident que cettecave avait dû servir et devait encore servir de retraite. Àqui ?… Ragastens ne se le demandait même pas. Il remercia sonhôte qui se contenta de lui dire :
– Ici, vous êtes en sûreté… N’en sortez que la nuit.
Ragastens se jeta tout habillé sur l’un des trois lits pendantque Spadacape s’accommodait du lit voisin.
Une heure plus tard, il sauta à bas de son lit et fit unmouvement comme pour appeler Spadacape. Mais le fidèle écuyers’était endormi. Il n’était pas amoureux, lui !
Ragastens le regarda d’un œil d’envie. Puis, sans le réveiller,il remonta au rez-de-chaussée de la cabane. Il y retrouva lepêcheur qui s’occupait de réparer le filet avec lequel il allaitpartir à la pêche au point du jour.
Ragastens sortit et se dirigea rapidement vers le château. Lanuit était noire. Il ne connaissait pas le pays, et pourtant, ilmarchait sans hésitation, guidé par l’instinct qui lui avait faitabandonner la route pour prendre par la grève.
Ragastens escalada les rochers et examina avidement la demeurequi abritait à la fois Lucrèce et Primevère. Un fossé plein d’eaufaisait le tour du château. Il suivit ce fossé…
Il lui fallut une heure pour se retrouver au même point. Ilavait contourné le mur, et passé devant la grande porte. De toutesparts, le château était inaccessible.
Ragastens s’assit sur une pierre et laissa tomber sa tête dansses mains. Il se sentit perdu. Peu à peu, la nuit se fit moinsnoire. Alors, Ragastens put mesurer le redoutable ennemi auquel ils’attaquait. Le malheureux s’enfuit vers la cabane où il arrivaépuisé…
Pendant cette journée, la Maga demeura invisible. Vers dixheures du soir, Ragastens reprit le chemin du château, accompagnécette fois de Spadacape. Ils rôdèrent toute la nuit autour duchâteau. Lorsqu’ils regagnèrent, au soleil levant, la cabane dupêcheur, Ragastens était étrangement calme. Sa résolution étaitprise. Le plan de Ragastens était très simple, et il l’exposa àSpadacape. La physionomie de Ragastens l’épouvanta.
– Monsieur, commença-t-il, tout n’est pas fini, quediable !… Vous vous êtes tiré de pas autrement dangereux…Croyez-moi, le désespoir ne vous vaut rien…
– Où prends-tu que je sois désespéré ?…
– Je le vois bien à votre figure, monsieur.
– Tu te trompes, je réfléchissais à un plan d’attaque, etje viens d’en trouver un. Je vais te l’exposer… Voici ce que j’airésolu : ce soir, nous nous présenterons à la porte duchâteau, comme des cavaliers envoyés de Rome par César. Nous avonsune commission très importante à remettre à Lucrèce… On nous ouvre…nous entrons…
– Si on nous laisse entrer !…
– Tais-toi ! Nous entrons, te dis-je !…
– Bon ! Et une fois dedans ?…
– De deux choses l’une : ou on nous conduit à Lucrèce,et alors, le reste me regarde. Ou on ne veut pas nous conduire àelle et alors, écoute bien : tu tombes sur ceux qui nousentourent ; tu les maintiens ; tu te fais tuer surplace ; cinq minutes me suffiront ; cinq minutes,Spadacape, tu entends bien !…
– Monsieur, s’il ne faut que me faire tuer, vous pouvezcompter que vous réussirez. On ne meurt qu’une fois !… Je suisdonc votre homme pour ce soir.
Et, en lui-même, l’ancien bandit se dit :
« C’est fini ! Nous sommes perdus tous lesdeux. »
Cette deuxième journée fut aussi lugubre que la première.Ragastens la passa sur son lit, la tête au mur, se demandantparfois s’il ne valait pas mieux en finir tout de suite. Le soirvenu, Ragastens ne parla plus de son projet : il s’étaitaccordé un jour encore pour trouver un plan plus praticable.
Le lendemain, comme Ragastens avait fini par s’endormir d’unsommeil fiévreux, il fut soudain réveillé par un bruit de voix. Ilreconnut aussitôt l’une des deux voix : c’était celle de laMaga. Il écouta un instant et ne tarda pas à reconnaître l’autrevoix : c’était celle de Giacomo.
– Tu vas rentrer au château, disait la Maga ; tut’arrangeras pour que je puisse y entrer moi-même.
– Vous avez bien réfléchi, signora ?
– Pas un mot, Giacomo !… Ce qui doit s’accomplirs’accomplira. Tu dis que César va s’embarquer ?
– Demain matin… Il sera ici demain dans la soirée ou versle milieu de la nuit.
Ragastens sauta à bas de son lit. L’instant d’après, hagard,terrible à voir, il entrait dans la chambre de la Maga etsaisissait Giacomo par le bras :
– Que dites-vous ? César Borgia vient ici ?
– Monsieur de Ragastens !… s’écria Giacomo.
– César vient ici ! dit la Maga. Giacomo a vu lepatron de la goélette qui doit l’amener.
Ragastens se laissa tomber sur un escabeau. Il était à bout deforces. Soudain, il se leva.
– Où allez-vous ? demanda la Maga.
– Au château ! répondit Ragastens. Et je tue tout cequi vient devant moi, jusqu’à ce que je sois tué !…
– Attendez ! s’écria-t-elle. Laisse-moi, Giacomo.Laissez-moi aussi, chevalier… Dans une heure, venez me retrouver.Dans une heure, je vous dirai si vous devez aller au château vousfaire tuer…
Ragastens et Giacomo sortirent. Cette heure, le chevalier lapassa debout devant la porte de la Maga.
La Maga, une fois seule, avait quitté l’escabeau de bois où elleétait assise, et s’était accroupie à terre, le menton sur lesgenoux, dans cette attitude que des années d’habitude avaient finipar lui imposer.
– Il a sauvé Rosita, mais est-ce une raisonsuffisante ?…
Lorsque, d’une voix brisée, elle appela Ragastens, celui-ci futépouvanté de la pâleur qui couvrait le visage de Rosa. Elle luiapparut, semblable à un spectre.
– Demeurez en paix, dit-elle ; je vais, pour vous,tenter l’impossible. Si quelque chose au monde peut sauver Béatrix,c’est la démarche que je vais faire ce soir… Ne m’interrogezpas…
Le soir, Rosa se mit en route pour le château. Elle projetaitd’y entrer, grâce à l’abbé Angelo qui la mettrait en présence deRodrigue. Le hasard l’avait bien servie et l’entrevue qu’ellevoulait avoir s’était passée sur la grève.
Elle prit aussitôt le chemin de la cabane. Deux cents pas plusloin, elle trouva Giacomo qui l’attendait là.
– Tu vas rentrer au château, lui dit-elle. Tu t’arrangeraspour faire savoir à Rodrigue que son fils va arriver à Caprera.
– Il le saura dans une heure, signora. Est-cetout ?…
– C’est tout pour le moment. Tous les soirs, tiens-moi aucourant de ce qui se passe dans le château…
Le vieux Borgia entra dans son appartement suivi de Lucrèce.Quant à l’abbé Angelo, il se glissa dans une pièce voisine, résoluà ne pas perdre un mot de ce qui allait se dire.
Le pape jeta sur sa fille un regard sournois et, sanspréparation, il dit d’une voix indifférente :
– Tu ne m’avais pas dit que la fille du comte Alma est taprisonnière ?
Lucrèce s’était depuis longtemps habituée à prendre un masqued’impassibilité absolue toutes les fois qu’elle se trouvait devantson père. Elle se contenta de répondre :
– Je ne vous ai pas parlé de cette fille, mon père, parceque vous avez assez de sujets d’inquiétude ; c’est une affairepersonnelle que j’ai à régler avec elle. Je me proposais de vousparler de mes intentions lorsque le moment serait venu…
– Et ce moment n’est pas venu ?…
– Non, mon père : pas encore.
À ce moment, on gratta à la porte. Lucrèce, enchantée d’échapperà un entretien auquel elle n’était pas préparée, se hâta d’allerouvrir, malgré l’exclamation du pape :
– Qu’on nous laisse !
À la porte, Lucrèce trouva un domestique qui lui annonça que sonintendant Giacomo venait d’arriver et demandait à lui parler sansretard.
– Qu’il vienne ! dit Lucrèce à voix basse ; et enmême temps, elle tirait la porte pour que son père ne vît pas cequi se passait. Giacomo parut.
– Signora, dit-il, selon vos ordres, je suis passé auPalais-Riant pour y prendre ce que je devais vous apporter àCaprera ; le Palais-Riant n’existe plus ; la populace l’abrûlé.
– Quelles autres nouvelles ? demanda-t-elle.
– Monseigneur le duc de Valentinois est en route pourCaprera.
– Tu es sûr ?
– Absolument, signora !
– Écoute, Giacomo ! Pour la mauvaise nouvelle de ladestruction de mon Palais, j’avais fort envie de te faire donnerdix coups de bâton… mais pour la bonne nouvelle de l’arrivée deCésar, tu as droit à dix ducats. Va te les faire donner, monami…
Lucrèce rentra auprès de son père.
Le vieux Borgia, pendant cette scène, avait médité sur lesmoyens d’amener sa fille à relâcher Béatrix. Il vit rentrer Lucrècel’œil brillant, le sourire aux lèvres.
– Tu as donc reçu quelque bonne nouvelle ?
– Peut-être, mon père… Mais je vous en prie, reprenonsnotre entretien au point où nous l’avons laissé…
– Que t’a-t-elle fait ? dit le vieillard.
– Elle ?… Rien !… Je vous disais tout àl’heure qu’il n’est pas encore temps de vous informer de mesintentions sur la fille du comte Alma… Eh bien, je metrompais : le moment est venu, au contraire…
» Vous savez que j’ai toujours tâché de profiter de vosleçons. Vous m’avez montré l’exemple, mon père : la comtesseHonorata vous gênait. Vous l’avez supprimée. La fille me gêne,moi : je vais la supprimer.
– Et si je te demandais sa grâce, que dirais-tu ?
– Je vous la refuserais, répondit Lucrèce.
– Si non seulement je te demandais sa grâce, mais si je tepriais de la laisser dès demain libre de regagnerl’Italie ?…
– Vous riez mon père !…
–… Mais si je te disais que ma vie dépend de saliberté ?…
– Comment cela ?
– Écoute… Tu as entendu parler à Rome, d’une vieillemagicienne très renommée. On l’appelait la Maga.
– J’ai entendu parler de cette femme, en effet.
– Eh bien, cette sorcière, que je crois seulement douéed’une intelligence extraordinaire, cette Maga – j’ignore pourquoi –s’est attachée à moi. Elle m’a sauvé la vie. Elle m’a aidé àsurveiller mes ennemis. Enfin, de toute son attitude, il résultepour moi que je dois avoir en elle une confiance illimitée…Maintenant, écoute bien : la Maga est ici… La Maga m’aparlé…
– Elle vous a parlé !…
– Tout à l’heure, sur la grève, elle m’a abordé. Et ceci,ma fille, me fait penser que les gardes que tu places autour de mois’acquittent bien mal de leur devoir. À partir d’aujourd’hui, je nesortirai plus du château… Donc, la Maga m’a parlé. Elle m’a annoncéque ma vie est menacée.
– Chimères ! fit Lucrèce en pâlissant.
– Je te répète que j’ai en cette femme une confiance sansbornes, confiance justifiée, puisque tout ce qu’elle m’annonce seréalise… Ma vie est menacée, j’en suis sûr… Et ce que m’a dit laMaga ne concorde que trop avec mes pressentiments… Or, sais-tu cequ’elle a ajouté ? Que je serais sauvé si Béatrix était rendueà la liberté…
– Mon père, dit-elle, il est parfaitement possible quecette femme ait pour vous l’affection que vous dites. Je n’en doutepas. Mais je vois dans cette affection la preuve qu’elle a pu setromper de bonne foi… Conservez-lui votre confiance, maisrassurez-vous… aucun péril ne vous menace.
Mais le vieux Borgia secoua la tête.
– Je te demande, reprit-il, de remettre cette Béatrix enliberté. Je te dis qu’il y va de ma vie. Et tu hésites !…
Lucrèce se leva.
– Jamais, dit-elle avec le même calme, je ne sacrifieraimes intérêts aux songeries d’une vieille folle, si évidente quesoit l’affection qu’elle a pour vous. Écoutez-moi à votre tour, monpère. Je vous jure, moi, que votre vie n’est pas en danger. Yeût-il même complot contre vous, que ce complot viendrait se briserau pied des murs de ce château. L’île entière est sillonnée par mesespions. Les côtes sont surveillées. Aucun navire ne peut abordersans que j’en sois informée. Nous pouvons soutenir un siège d’unan. Il y a ici une garnison dont chaque homme se jetterait du hautde ces rochers sur un signe de moi. Nous avons des armes, desvivres. Tout est prévu. Vous êtes certainement aussi en sûreté iciqu’au Vatican…
Ces paroles produisaient peu à peu leur effet. Le vieux Borgiase rendait compte que Lucrèce n’exagérait nullement : il étaitréellement impossible de pénétrer par force ou par ruse dans lechâteau.
Pour mieux convaincre son père, Lucrèce lui servit enfin lerécit de l’enlèvement de Béatrix et les raisons qui lemotivaient : tenir Béatrix, c’était tenir Ragastens.
– J’ai capturé Béatrix, acheva Lucrèce. Je l’ai amenée ici.Comprenez-vous, mon père ? Me demandez-vous encore de larenvoyer libre ?
– Non pas. Lors même que je devrais y risquer la vie !Me venger de Ragastens ! Ah ! je ne donnerais pas cettejoie pour la plus belle province d’Italie ! Mais quecomptes-tu en faire, de cette petite ? Est-ce que cet homme neva pas la chercher… la trouver peut-être ?
– Il ne la cherchera pas longtemps, dit Lucrèce avec unsourire de triomphe. Car je compte la lui renvoyer…
– Je ne comprends pas…
– La lui renvoyer déshonorée… César sera ici demain… Césarest capable de tous les crimes, je le sais, mais César raisonne.César n’ignore pas qu’il ne peut rien sans vous ; que, vousmort, sa puissance à lui s’écroule…
– C’est juste !…
– César vient demain, reprit Lucrèce. Demain, la fille ducomte Alma sera la maîtresse de César. Il a une passion pour elle…Que le Ragastens vienne nous demander sa fiancée : nous luirendrons une loque vivante !…
– Assez, ma fille, assez !… Tu es digne demoi !…
– Oui ! je me vante d’être une vraie Borgia.
Le père et la fille se regardèrent. Lucrèce se retira. Elle fitle tour par un cabinet qui donnait sur la chambre du pape et, del’autre côté, ouvrait sur un couloir. Elle franchit vivement lecabinet, comme si elle se fût doutée qu’il y avait là quelqu’un. Iln’y avait personne.
Elle ouvrit rapidement la porte opposée, et elle eut alors unelueur de satisfaction dans le regard. À l’autre bout du couloir,elle venait d’apercevoir une ombre qui s’éloignait discrètement.Dans cette ombre, elle avait reconnu l’abbé Angelo.
Arrivée dans le petit salon où elle venait d’habitude, Lucrècefit demander l’abbé. Celui-ci se présenta quelques minutesaprès.
– Eh bien, lui dit Lucrèce à brûle-pourpoint, où ensommes-nous, mon cher Angelo ?… Il me semble que votre vieillesorcière tarde bien à agir !…
– J’attendais vos ordres…
– Fais donc… Es-tu sûr qu’elle se décidera àagir ?…
– Oui, signora !…
– Bien ! Cependant, il faut tout prévoir. Si ellemanifestait l’intention d’attendre un jour ou deux, vous n’auriezqu’à lui répéter la conversation que je viens d’avoir avec monpère…
– Quelle conversation, madame ?
– Celle que vous avez entendue du cabinet. Allez ethâtez-vous !
Grâce à l’un de ces judas que la fille de Borgia avait imaginéde placer un peu partout, Giacomo avait aussi entendu ce qui venaitde se dire entre le pape et Lucrèce. Peu après Angelo, il se mit enroute à son tour.
Il était environ minuit lorsque l’abbé arriva à la cabane dupêcheur. Bientôt, il était en présence de Rosa Vanozzo. Elle netémoigna aucune surprise de le voir à pareille heure. Elle supposaqu’il allait chercher à savoir ce qu’elle avait dit au vieux Borgiasur la grève.
– L’heure est venue d’agir, dit-il brusquement. Quandvoulez-vous que ce soit ?…
– Il faut attendre deux jours, répondit la Maga. Je ne suispas prête.
– Vous voulez voir si le vieux Borgia relâche la jeunecomtesse Alma, comme il vous l’a juré ?
– Comment savez-vous cela ? demanda-t-elle.
– Le vieillard s’est joué de vous. Béatrix ne sera pas miseen liberté. Elle subira le supplice auquel elle est condamnée. Vousaurez laissé passer l’occasion. Il sera trop tard.
L’abbé Angelo raconta alors point par point la scène entreBorgia et sa fille. Quand l’abbé eut fini son récit, elle garda uneminute le silence.
– Ce sera pour demain ! fit enfin la Maga.
– Quelle heure ?
– Au soir.
– Quand voulez-vous entrer au château ?
– Dès cette nuit. Pouvez-vous me cacher toute la journée dedemain ?
– Facilement. Venez avec moi.
– Non. Je serai à la porte du château dans deux heures.J’ai des préparatifs à terminer.
– J’y serai aussi. Je vous introduirai.
– Bien. Allez, maintenant. Laissez-moi seule. L’abbé Angelose retira.
Rosa était demeurée tout étourdie. Ainsi, Rodrigue lui avaitréservé une dernière trahison ! Silencieusement, elle passadans le compartiment de cave où se trouvait Ragastens. Spadacapelui fit signe de ne pas faire de bruit et lui montra le chevalierendormi.
La Maga fit un geste comme pour toucher Ragastens. Mais aumoment où elle allait réveiller le chevalier, elle entendit qu’onentrait dans sa chambre. C’était Giacomo qui arrivait.
Ne voyant personne dans la pièce réservée à Rosa, l’intendantentra dans celle que le pêcheur avait destinée à Ragastens. Ilaperçut la Maga.
– Des choses graves…
– Je sais ! dit la Maga. L’abbé est venu tout medire.
– Il faut prévenir le chevalier…
Spadacape, sans perdre de temps, alla toucher au bras le jeunehomme endormi.
– Monsieur, lui dit-il, notre voisine… Elle veut vousparler.
– Un malheur est arrivé ! s’écria Ragastens.
– Le malheur n’est pas arrivé, dit la Maga. Rassurez-vous,rien n’est peut-être perdu encore…
– Dites-moi tout par le détail, demanda-t-il d’une voix oùun étranger n’eût pas surpris un tremblement.
Brièvement, clairement, avec la netteté d’une sentence, la Magarésuma l’entrevue qu’elle avait eue avec Borgia, puis les nouvellesapportées par l’abbé Angelo, confirmées par Giacomo – poussés tousdeux par des motifs bien différents !
Ragastens releva la tête, au moment où la Maga partait pour lechâteau, afin d’en finir avec sa vengeance.
– Merci, madame, dit-il avec une singulière douceur.
Ragastens, sans un mot, se laissa aller dans les bras de lavieille. Puis celle-ci s’arracha à son étreinte, lentement, sans seretourner, monta l’escalier et s’enfonça dans la nuit. Ragastens,alors, se tourna vers Giacomo.
– Demain, dit-il, je tenterai de forcer la porte duchâteau. Quelle heure est la plus favorable ?…
– Écoutez, dit le petit vieillard, les choses ne peuvent sepasser ainsi… Vous présenter à la porte du château ?… Vousserez tué avant de l’avoir franchie…
– Avez-vous autre chose à me proposer ? fit Ragastensd’une voix morne.
– Peut-être !… Je ne sais pas encore !… Convenonsd’une heure pour demain…
– Tout est subordonné à l’heure à laquelle arrivera César.Il faut que j’entre avant lui, voilà tout !
– Voilà tout ! s’écria Giacomo… César arrivera versminuit… Voulez-vous dix heures ?…
– Dix heures, soit !
– Au lieu de vous présenter à la porte du château,trouvez-vous sur les rochers de la côte, à l’endroit où le fosséest interrompu et où le mur surplombe directement le roc… Si vousne voyez rien… c’est que je n’aurai rien pu faire et alors, agissezselon votre inspiration… À demain… dix heures !
Giacomo s’élança à son tour vers l’escalier et disparut. Demeuréseul, Ragastens murmura :
– Un jour encore !…
Tout à coup il aperçut Spadacape qui fourbissait activementépées et poignards. Alors, il songea à renvoyer le digne serviteur.Il chercha un moyen de l’éloigner…
– Que fais-tu là ? demanda-t-il.
– Vous voyez, monsieur, je fourbis nos armes pourdemain. N’est-ce pas demain jour de bataille ?
– À quoi bon te donner ce mal ?…
– Monsieur, répondit Spadacape, puisque nousmourons demain, je veux que nous mourions proprement. Ce sera madernière coquetterie.
Depuis le moment où Giacomo était parti, le chevalier, assis surune pierre de la grève, avait attendu le jour. L’aube se levaenfin.
Ragastens, les yeux fixes et vides, regardait sans voir. Sessouvenirs se levaient l’un après l’autre et tout cela aboutissait àla vision d’une jeune fille habillée de blanc, lancée au galop d’uncheval fougueux, et venant se ranger près de lui pours’écrier :
– Monsieur, qui que vous soyez, protégez-moi, délivrez-moide cet homme !…
Les heures tombaient lentement… Le soir vint. Ragastens était àla même place. Tout à coup, une voix l’arracha violemment à sarêverie suprême.
– Vous regardez la voile qui monte là-bas, àl’horizon ?…
Ragastens fut sur pied d’un bond. Il regarda l’homme qui venaitde lui poser cette question indifférente. Il reconnut lepêcheur, son hôte. Ragastens le saisit violemment par le bras qu’ilsecoua.
– Que dis-tu ? gronda-t-il. Une voile quivient ?… C’est lui, n’est-ce pas ! C’estlui !…
Le pêcheur, stupéfait, recula et il reprit son examen de lamer.
– Voyez-vous, dit le pêcheur, il a le cap droit surCaprera… Le diable me damne si ce bateau-là ne vient pas d’Ostie…Tenez ! Vous devez le voir, maintenant !…
Ragastens détourna la tête. Qu’importait qu’il vit ou qu’il nevit pas. Ce navire venait d’Ostie ! Il piquait surCaprera !… C’était tout ce qu’il avait besoin de savoir :c’était César !…
– C’est une goélette de grande allure, dit tranquillementle pêcheur.
– Dans combien de temps pensez-vous qu’elle arriveraici ?
– Dans les conditions où ils naviguent, ces gens peuventaborder ce soir vers dix heures… Mais je ne sais pourquoi ils n’ontpas tendu toute leur toile… Ils ont peut-être intérêt à n’aborderqu’assez tard… S’ils continuent ainsi, ils ne seront pas à Capreraavant minuit.
Le pêcheur souhaita le bonsoir à son hôte et se retira.Ragastens demeura les yeux fixés sur le navire. Mais bientôt, lanuit se fit et Ragastens ne vit plus rien…
– Monsieur, il est neuf heures ! murmura tout à coupSpadacape près de lui.
Ragastens parut se réveiller d’un long cauchemar.
– Allons ! dit-il simplement.
Lorsque la goélette fut en vue de Caprera, César ordonna dediminuer l’allure du navire. Il ne voulait débarquer qu’à lanuit.
Vers dix heures, César Borgia sautait sur le rivage et renvoyaitle canot qui l’avait amené. Il était seul. Il se mit à courir versla porte du château en contournant les murs. Un quart d’heure plustard, il était en présence de Lucrèce.
– Enfin ! Toi !… s’écria celle-ci.
– Elle est là ?
– Tu vas la voir, dit Lucrèce, viens !
– Pourquoi trembles-tu ?
Lucrèce saisit la main de César et l’entraîna rapidement àtravers des couloirs. Devant une porte, elle s’arrêta, haletante etprononça ceci :
– Elle est là. Si elle te résiste, tue-la. Si tu ne la tuespas, je la tue !… Va !…
La nuit précédente, quand la Maga arriva devant la porte duchâteau, une ombre sortit d’un fourré et s’approcha d’elle. C’étaitl’abbé Angelo. Il jeta sur elle un vaste manteau, et luidit :
– Venez. La signora Lucrèce veut vous parler…
Rosa Vanozzo avait suivi l’abbé. Celui-ci manifestait uneagitation fébrile. Il fit entrer Rosa dans une chambre faiblementéclairée, où il la laissa seule. Quelques minutes plus tard,Lucrèce apparut.
– Vous êtes prête ? demanda-t-elle.
– Je suis prête…
– Quand voulez-vous agir ?…
– Il faut d’abord que je le voie… que je luiparle… Ne craignez rien : je sais le moyen de me faireaccueillir, sans rien compromettre.
– Vous ne pouvez le voir que demain.
– Ce sera donc pour demain soir… Mais il faut que je puisseentrer d’abord chez lui, sans qu’il le sache.
– Facile : il descend tous les matins au jardin. Vousprofiterez de ce moment.
– Donc, à demain matin. D’ici là, laissez-moi.
Lucrèce, pensive, fit quelques pas pour se retirer. Tout à coup,elle revint sur Rosa :
– Quel motif avez-vous de le tuer ?…
Rosa Vanozzo leva la tête. Son étrange regard épouvanta Lucrèce.Rosa répondit :
– Et vous ?
Lucrèce s’en alla sans oser répondre, ni poser une autrequestion.
Elle ne se coucha pas de la nuit et attendit le jour avecimpatience. Le jour vint… la matinée s’avança : mais le papene descendit pas au jardin.
Ce matin-là, le vieux Borgia prépara son départ. Vers quatreheures, il donna ses ordres pour qu’il pût s’embarquer dès qu’il levoudrait. À huit heures, après le coucher du soleil, le pape dit àAngelo :
– Je veux une dernière fois me promener parmi ces fleursque j’aimais.
Silencieuse et patiente Rosa avait passé cette journée dans lachambre où Lucrèce l’avait laissée. Elle n’avait pas touché aurepas que sa fille elle-même lui avait apporté. Le soir, un peuaprès huit heures, Lucrèce ouvrit la porte brusquement et lui fitsigne, trop agitée pour parler. Rosa la suivit. Quelques instantsaprès, toutes deux étaient dans la chambre du pape.
– Vous êtes décidée à lui parler ? demandaLucrèce.
– Il le faut !
– Vous répondez de tout ?
– J’en réponds ! Soyez tranquille : votrepère va mourir… Il doit avoir l’habitude de boireavant de s’endormir ?
– Oui !… Un vin fortifiant… enfermé là…
Lucrèce désignait du doigt un petit meuble. Lui seul avait laclef du petit meuble. Ou du moins il le croyait.
– Vous pouvez ouvrir, n’est-ce pas ? dit Rosa.
Lucrèce tira rapidement une petite clef de son vêtement etouvrit le meuble.
– Vite ! gronda-t-elle.
Mais Rosa ne se hâtait pas. Elle examinait l’intérieur dumeuble. Il y avait, outre des vivres, une douzaine de flacons d’unvin spécial dont le vieillard buvait tous les soirs un doigt, avantde se coucher. Sur une étagère, deux coupes, dont l’une en or,l’autre en argent. Le pape se servait indifféremment de l’une ou del’autre. Rosa Vanozzo saisit la coupe d’argent.
– Hâtez-vous ! reprit Lucrèce.
La vieille haussa les épaules. Puis elle fouilla dans son seinet en sortit un petit carré de parchemin rougeâtre.
– Voici le poison, dit-elle. C’est un poison qui nepardonne pas. Je ne lui connais pas de contrepoison.
Lucrèce hochait la tête.
– En frottant le bord de la coupe avec ce parchemin,continua la Maga, on dépose sur l’argent une impalpable poussière…Rien au monde ne peut le sauver…
Rosa se tut. Elle demeura une minute pensive. Puis elle tendit àLucrèce la coupe d’argent et le carré de parchemin rougeâtre.Lucrèce se recula, horrifiée…
– Vous voulez que ce soit moi ? balbutia-t-elle.
– Allons ! Avez-vous peur, Lucrèce ?…
– Silence, malheureuse !…
– Prenez donc cette coupe d’argent, si vous voulez qu’on nenous entende pas ! Bon !… Le poison, maintenant !…Bon !… Frottez, maintenant !…
À mesure que parlait Rosa Vanozzo, Lucrèce, comme en uncauchemar, obéissait… Soudain, Rosa reprit la coupe d’argent.
– C’est assez ! dit-elle. Allez-vous-en !… Lereste me regarde… Lucrèce sortit. Rosa Vanozzo, demeurée seule,remit la coupe d’argent à la place où elle l’avait prise. Puis elledérangea un peu la coupe d’or. Enfin elle poussa la porte du petitmeuble sans la fermer tout à fait. Cela fait, elle se dirigea versun cabinet attenant à la chambre, s’y assit et attendit… Soudain,elle se dressa : on parlait, dans la chambre de RodrigueBorgia. Elle écouta…
C’était, en effet, le pape, qui, sa promenade terminée, rentraitdans sa chambre. Le vieillard était de fort belle humeur. Sesterreurs s’étaient entièrement dissipées. Toute sa pensée setendait vers l’heure prochaine de son retour à Rome. Débarrassé deRagastens, il reprendrait la marche normale de ses conquêtes.
C’est à ces choses qu’il songeait tout en se préparant à semettre au lit. Le valet de chambre ayant achevé sa besogne, levieillard causa quelques minutes encore avec Angelo, puis lerenvoya. Demeuré seul, il ferma sa porte à double tour et inspectasoigneusement la serrure, comme il faisait tous les soirs.Lorsqu’il se retourna, il vit Rosa Vanozzo debout au milieu de sachambre.
Le saisissement fut tel qu’il n’eut pas la force de jeter uncri. Il parvint à balbutier :
– Que viens-tu faire ici ?
– Vous sauver, maître ! répondit Rosa.
– Me sauver ! s’écria le pape. Mais d’abord, commentes-tu ici ?…
– Je suis entrée tout à l’heure dans le château sousprétexte d’offrir un choix de bijoux à la signora Lucrèce. J’ai suque vous étiez au jardin. J’en ai profité pour me glisser dans cecabinet et y attendre votre retour.
Le pape frémit. Un assassin eût pu faire ce que venaitd’exécuter la Maga.
– Mais pourquoi n’as-tu pas demandé à me voir aujardin ?
– Parce que, peut-être, c’eût été donner l’éveil àl’assassin.
– À l’assassin… il est donc dans ce château ? fit lepape dans un cri de terreur.
La Maga haussa les épaules.
– Serais-je ici, dit-elle, si le danger n’avait pas étéproche ?
– Je vais appeler ! dit-il. Je vais faire fouillerpartout.
Il se dirigea vers la porte. La Maga l’arrêta d’un geste.
– N’appelez pas, c’est la mort qui viendrait !…
Il se rapprocha d’elle, vivement.
– Que veux-tu dire ?…
– J’ai voulu vous sauver encore cette fois, dit-elle, parceque je veux absolument sauver la fille du comte Alma… Vous m’avezjuré de la faire rendre à la liberté… Vous seul, ici, avezl’autorité nécessaire pour cela…
La Maga, soudainement, prit le vieux Borgia par la main et leconduisit devant le petit meuble qui renfermait les deuxcoupes.
– Ouvert ! s’exclama le pape. Qui a ouvert ?
– L’abbé Angelo.
– Lui !… J’aurais dû m’en douter… Ah ! leserpent !… Il a empoisonné mon vin, n’est-ce pas ?…
La Maga secoua la tête.
– Regardez les coupes, maître.
– On a touché à la coupe d’or ! s’écria levieux Borgia en tremblant. Je remarque toujours la place exacte oùje mets ces deux coupes… la coupe d’argent n’a pas été touchée… lacoupe d’or a été dérangée…
– Il a empoisonné la coupe d’or dans l’espoir que vous vousen serviriez ce soir ou demain…
Le pape grelottait. Ses dents s’entrechoquaient.
Fébrilement, le vieillard saisit un flacon et le posa sur unetable. À côté du flacon, il posa les deux coupes. Puis il se tournavers la Maga. Il riait d’un rire féroce.
– Tu vas voir ! Cache-toi là, dans le cabinet, etregarde bien. Rosa Vanozzo se dirigea vers le cabinet. Pendant cetemps, le pape frappait à coups redoublés sur son timbre. Puis ilouvrit la porte.
– Qu’on m’envoie mon lecteur ! ordonna-t-il au valetaccouru.
Quelques instants plus tard, Angelo apparut.
– Angelo, mon enfant, je t’ai appelé pour que tu boives unpeu de ce vin avec moi.
– Saint-Père !… bégaya l’abbé frappé de vertige.
– Eh bien, qu’as-tu donc ? ricana le pape. Tiens, jeveux te faire honneur. À toi la coupe d’or !… À moi la modestecoupe d’argent…
– Grâce ! râla le prêtre en tombant sur sesgenoux.
Le vieux Borgia leva très haut sa coupe, puis, lentement, commes’il eût savouré le bon vin qu’elle contenait, il vida la couped’argent.
– Bois, maintenant !
Angelo prit la coupe d’or et, fermant les yeux, la vida… Le papeeut un éclat de rire infernal. Il saisit la main de l’abbé.
– Eh bien, Angelo ! gronda-t-il. As-tu bien réussi toncrime ! Es-tu satisfait d’avoir voulu empoisonner tonbienfaiteur ?… Meurs misérable !…
– Ce jeune homme ne mourra pas !
La voix qui, soudain, prononça ces paroles fit se retourner lepape. Il vit Roza Vanozzo.
– Que dis-tu, sorcière d’enfer ?…
– Je dis, répondit Rosa, je dis que ce prêtre ne mourrapas ! Je dis que c’est toi, Rodrigue, qui vas mourir !…Je dis que la coupe d’or est inoffensive et que toi, Borgia, tu asbu dans la coupe d’argent, dans la coupe empoisonnée !…
Un double hurlement retentit. Le hurlement de joie délirante del’abbé qui se rua sur la porte, l’ouvrit et s’enfuit entitubant ; le hurlement de désespoir, s’exhalant de la gorgedu pape Alexandre VI.
À ce moment, des craquements, des pétillements se firententendre… Des clameurs lointaines éclatèrent… Une âcre fumée, desflammes : le château de Lucrèce flambait.
Un peu après neuf heures du soir, Spadacape avait arrachéRagastens à sa douloureuse rêverie. Le chevalier prit, sans sehâter, le chemin du château. La tentative était insensée : ille savait.
Il mit une heure à franchir la distance assez courte quiséparait le château du hameau des pêcheurs. Arrivé sur le rocher oùGiacomo lui avait dit de se trouver au pied de la haute muraille,il secoua la tête.
– Rien ! dit-il. Ce vieillard n’aura pu rien faire…Allons… c’est du côté de la porte que doit se livrer notre derniercombat… Spadacape… mon ami… il est encore temps de te retirer…
– Vous me faites injure, monsieur, dit Spadacape. J’espèrebien mourir en même temps que vous ! Mais attendons uninstant… qui sait ?…
– Soit, attendons encore un instant…
À ce moment, un bruit mat retentit sourdement derrière eux,Spadacape se retourna…
Il jeta une exclamation de joie ; saisissant le chevalierpar le bras, il lui fit faire volte-face et lui montra quelquechose qui pendait du haut du mur…
– Une corde ! rugit le chevalier…
Déjà Spadacape avait bondi vers la corde dont l’extrémitéattachée à une grosse pierre venait de heurter le roc. Ragastenss’approcha et, sans plus prononcer un mot, se mit à monter à laforce des poignets… Deux minutes plus tard, il était sur le sommetde la muraille.
Il vit que la muraille surplombait un massif d’arbustes :les jardins du château finissaient là… Au fond, se dressait lasombre masse du château lui-même, avec quelques fenêtres éclairées.À ses pieds, Ragastens entrevit une ombre…
– Vite ! Hâtez-vous !
Ces paroles montèrent jusqu’à Ragastens ; il reconnut lavoix de Giacomo. Spadacape, à ce moment, apparaissait au haut dumur.
– Descendez monsieur, pendant que je retiens la corde…Ragastens s’accrocha à la corde et descendit en quelques secondesen se laissant glisser, pendant que Spadacape, suspendu dans levide, de l’autre côté du mur, faisait contrepoids !… Puis,Spadacape se mit debout sur le mur et sauta.
– Vite ! répéta fébrilement Giacomo. Il esttemps !…
Il s’élança en courant, sans suivre les allées, coupant en lignedroite par les plates-bandes. La course dura cinq minutes : lejardin était vaste et profond. Tout à coup, Giacomo s’arrêta. Ilsétaient au pied du château, contre le piédestal d’une statue debronze. Giacomo leva les yeux… Une lumière brillait faiblement àune fenêtre. Le vieillard leva le bras vers cette lumière.
– C’est là ! dit-il.
– Comment y arriver ?
– Écoutez bien ! César Borgia vient d’arriver.(Ragastens ne proféra pas un cri, n’esquissa pas un geste.) Il estavec sa sœur… Inutile d’essayer de monter là-haut par les escaliersdu château… Impossible ! Voici la fenêtre… il faut entrer parlà !… Quand vous sortirez de la chambre, là-haut… prenez lecouloir à gauche… descendez le premier escalier rencontré… vousaboutirez à la cour d’honneur… Quant aux gardes de la porte… ilsseront occupés… La grande porte sera libre… Allez… Adieu !…Hâtez-vous… Dans dix minutes, vous ne pourriez plus redescendre…Adieu !…
Giacomo s’élança et disparut. Dans le couloir qu’il venait designaler, il ouvrit une porte… elle donnait sur une vaste sallebasse encombrée de fagots secs…
Il alluma une torche…
Dès que Giacomo eut cessé de parler, Ragastens, froidement,avait, d’un rapide regard, jugé de la situation.
La fenêtre signalée était au premier étage. Mais ce premierétage avait une hauteur de près de vingt-cinq coudées. Ragastensavait jugé la situation d’un coup d’œil. Il saisit la main deSpadacape.
– Quand je serai là-haut, dans la chambre, dit-il, cours teposter près de la grande porte… Dès que tu me verras apparaître,rue-toi sur la porte, tue, poignarde, assomme, mais il faut que laporte soit ouverte…
– Elle le sera !…
– Embrasse-moi !…
Les deux hommes s’étreignirent… Alors Ragastens montra la statuede bronze à Spadacape.
– Monte ! dit-il.
Spadacape s’élança, sauta sur le piédestal et commença àescalader la statue. Ragastens le suivit de près…
– Je suis aux bras ! dit Spadacape.
– Plus haut ! répondit Ragastens.
– Me voici sur l’épaule !…
– Mets-toi debout sur la tête !…
Spadacape obéit sans hésitation. Sur la tête de la statuegéante, il se tenait debout, raide, les bras collés au corps… Toutà coup, Ragastens fut debout sur l’épaule de la statue…
– Tiens-toi !
– Je me tiens !…
Alors commença une ascension fantastique… cela dura moins d’unedemi-minute…
– Ta main !
Spadacape couda son poignet, tout en gardant le bras au corps,Ragastens mit le pied dans sa main… D’un effort lent, ininterrompu,sans secousse, il se hissa… L’instant d’après Ragastens avait lesdeux pieds sur les épaules de Spadacape… Il leva les deux bras…L’extrémité de ses doigts toucha le rebord de la fenêtre…
Spadacape sentit sur sa tête un pied…, tout le poids du corps deRagastens, puis, tout à coup, plus rien !… Comment ildescendit de sa vertigineuse position ?… Comment il seretrouva en bas, courant vers la porte signalée par Giacomo ?…Il lui eût été impossible de le dire… Seulement, une fois sur lesol, ayant levé les yeux vers la fenêtre, il vit Ragastens qui,accroché au rebord, se hissait, d’un effort surhumain !…
Depuis le soir où elle avait pu descendre une heure dans lesjardins du château, Primevère n’avait plus reçu la visite deLucrèce Borgia. Sa chambre – sa prison – demeurait fermée.Primevère était maintenant résignée à la mort.
Son plan était d’une terrible simplicité. Elle avait conservéson poignard ; c’était là toute sa défense. Lorsque Césarparaîtrait, elle se poignarderait…
Un soir, accoudée à l’appui de la fenêtre, il lui sembla qu’uneombre s’agitait sous sa fenêtre, au pied de la colossale statuedont elle dominait la tête de bronze. L’ombre, un homme, leva latête vers elle, lui fit un signe. Et ce mot, jeté à voix basse,monta, à peine perceptible.
– Speranza !…
– Espérance ! murmura-t-elle. En est-ilencore pour moi ?… Oh !… Si c’était possible !…
Comme elle prononçait une dernière fois cette parole qui, en unpareil moment, avait un sens si profond, des pas précipitésretentirent dans le couloir…
La porte s’ouvrit violemment. César Borgia parut…
La pensée de Primevère venait d’être entraînée si loin de César,qu’un rire de douleur et de folie éclata sur les lèvres del’infortunée. Elle saisit son poignard et le leva…
D’un bond foudroyant, César s’était jeté sur elle et lui avaitsaisi les deux poignets… Les doigts de Primevère se détendirent,l’arme tomba… Elle se vit perdue !… César n’avait pas prononcéun mot.
La face enflammée de César Borgia était à deux doigts de lafigure de Primevère. Il haletait.
– Je sais bien que tu me hais… mais moi, je t’aime !Tu es à moi !…
Il avança le visage… Primevère eut un brusque retrait du buste,et César poussa soudain un rugissement de rage en lâchant les deuxpoignets. De toute la force de son mépris, Primevère venait de luicracher au visage !…
Il eut la sensation qu’elle allait lui échapper ; ellebondissait vers la fenêtre… Alors il se rua.
– Tu es à moi ! gronda-t-il.
Primevère, haletante, les poignets meurtris, fit une dernièretentative pour repousser le fauve.
– Ragastens ! Ragastens ! À moi ! À moi,Ragastens ! hurla Primevère.
– Me voici !
En même temps, sous une poussée formidable, les vitraux volèrenten éclats, la fenêtre s’ouvrit violemment.
– Ragastens ! vociféra César qui se jeta en arrière,tandis que Primevère tombait évanouie…
Et, tirant un large et court poignard de sa ceinture, il se miten garde. Ragastens marcha droit sur lui.
– Tu vas mourir ! gronda-t-il.
Les deux hommes étaient maintenant à un pas l’un de l’autre,César replié sur lui-même, Ragastens penché en avant, le poignarden arrêt. Au loin, du fond des longs couloirs montait un étrange etinexplicable ronflement… plus loin encore, des clameurs sourdess’élevaient dans la nuit… Ces bruits, ils ne les entendaientpas…
Ragastens, tout à coup, fit un pas… Le bras de César sedétendit… l’acier de son poignard jeta un éclair… la lame traversal’étoffe sans blesser le chevalier. L’instant d’après, il y eut unenlacement farouche… Puis, un piétinement rapide, des grognementsbrefs, puis le geste foudroyant d’un bras… un ah !étranglé, un râlement furieux d’agonisant, un giclement de sang… etRagastens, rouge, horrible, admirable, se releva, se rua, toutruisselant du sang de l’autre… se pencha sur Primevère évanouie, lasaisit, l’enleva dans ses deux bras, et bondit jusqu’aucouloir…
Là il s’arrêta, pantelant… Le couloir était plein d’une âcrefumée noire… Au fond, du côté de l’escalier, des flammes, setordaient en spirales écarlates…
Spadacape, descendu de la statue, s’était précipité vers lecouloir indiqué par Giacomo. Au milieu du couloir, il vit soudainune porte s’ouvrir et un homme apparaître. Spadacape tenait sonpoignard à la main… Il allait frapper… une lueur aveuglante qui,tout à coup, éclaira le couloir, lui montra l’homme… C’étaitGiacomo…
– Vous ! s’écria-t-il.
Sans répondre, Giacomo lui désigna la salle d’où il sortait etoù s’enflammait en pétillant l’énorme entassement de fagots… Puisil saisit Spadacape par le bras.
– Vous allez voir ! dit-il.
– Mais lui !… le chevalier !…
– Le feu va prendre sur la façade de derrière… Lui, pourradescendre… s’il se hâte… Mais elle !… Ah !… Quoi qu’ellefasse, elle est morte !… Morte toute la nichée devipères !…
Le vieillard était secoué d’un rire insensé… Spadacape, jetaitun regard angoissé tantôt sur la grande porte, tantôt surl’escalier par où devait descendre Ragastens…
– Regardez ! fit soudain Giacomo.
Du château, partaient maintenant des cris, des appelsdésespérés. Des ombres passèrent, affolées. Les seize hommes degarde à la porte sortirent précipitamment des pavillons et,s’élançant vers le château, se jetèrent dans le couloir queSpadacape venait de quitter…
Giacomo s’élança vers le pavillon des gardes, abandonné pourl’instant, suivi de Spadacape. Des clefs étaient suspendues à unclou. Il les saisit… Quelques secondes plus tard, la grande porteétait ouverte !…
Spadacape avait empoigné l’estramaçon de l’un des gardes quis’étaient précipités vers le feu, laissant là leurs armes. Ainsiarmé, il s’avança au milieu de la cour d’honneur, se dirigeant ànouveau vers l’escalier.
L’arrêt de Ragastens devant les flammes ne dura qu’une seconde…Il serra Primevère évanouie contre sa poitrine, ramena les plis dela robe avec un soin méticuleux, alors il marcha droit surl’escalier. Et, dans les flammes, alors, il commença à descendre…De bond en bond, il franchit des rideaux de feu, il arriva en bas,haletant, les sourcils et les cheveux roussis, les mains brûlées,exténué.
– Tuez-le !… Assommez-le !…Poignardez-le !…
Une fenêtre donnant sur la cour d’honneur s’était ouverte, etune femme échevelée, vociférait ces clameurs. C’était LucrèceBorgia !…
Les quelques hommes restés dans la cour entendirent… Ils virentcet homme qui fuyait, les vêtements à demi brûlés, qui fuyaitemportant une femme dans ses bras… Ils s’élancèrent pourl’entourer…
– Place ! Place ! tonna Ragastens.
– Tuez-le ! hurla Lucrèce.
Trois poignards jetèrent des éclairs. Ragastens fonça enavant : l’un des poignards l’atteignit à l’épaule droite etérailla largement les chairs… Il se tourna, écumant, et l’hommepoussa un cri de douleur : d’un coup de dents, Ragastensvenait de trancher à demi le poignet de l’homme…
– Place ! Place !…
Au même instant, un estramaçon tourbillonna… Deux desassaillants tombèrent, le crâne fracassé.
– En avant, maître ! clama Spadacape.
Ragastens bondit vers la porte, qu’il franchit !…
Spadacape passa à son tour, assommant d’un dernier coup ledernier des poursuivants. Giacomo passa… Et il tira sur lui laporte qui se referma lourdement.
– Le signal à la Stella ! râla Ragastens.
Spadacape s’élança en avant. Et Ragastens continua de courirvers la mer. Il serrait dans ses bras la bien-aimée dont la têtepâle reposait sur l’épaule sanglante que le poignard du garde avaitlacérée !…
Là-bas, dans la nuit, sur un rocher, trois feux s’allumèrenttout à coup : c’était le signal que faisait Spadacape aupatron de la goélette la Stella qui, cachée dans unecrique, attendait ses passagers !…
– En avant ! murmura Ragastens, à bout de forces,titubant.
– On nous poursuit ! fit une voix près de Ragastens,celle de Giacomo.
– Embarque ! Embarque ! cria une voix ducanot.
Ragastens se vit sur le rivage… Comme dans un rêve, il aperçutSpadacape et Giacomo dans le canot, les marins, la rame levée… Deslueurs de torches apparurent tout à coup derrière lui…
Ragastens souleva Primevère, il enjamba le bordage du canot quise mit à voler sur les flots, tandis que sur le rivage éclataientles impuissantes malédictions d’une trentaine d’hommes lancés à sapoursuite…
Ragastens, en atteignant le canot, poussa un soupir et tombaévanoui… Le choc réveilla Primevère… Elle jeta autour d’elle unregard d’étonnement, aperçut tout à coup la tête livide, écheveléede Ragastens… Elle ne cria pas !… Elle crut à un rêve !…Et, comme en un rêve, elle saisit cette tête dans ses deux mains,et doucement, longuement, déposa sur le front un baiser où palpitatout son amour !…
L’abbé Angelo s’était enfui, délirant de joie, au moment où laMaga s’était écriée, s’adressant au pape :
– Ce prêtre ne mourra pas ! C’est toi, Rodrigue, quivas mourir ! Car tu as bu dans la coupe d’argent… la coupeempoisonnée !…
Angelo ne se demanda pas ce qui venait d’arriver. Il ne cherchapas à le savoir. Il n’avait qu’une idée : fuir !
Soudain, il se heurta à une porte fermée. Alors il se vitenveloppé de fumées noires…
Il essaya d’ouvrir la porte… Il s’aperçut avec terreur que cetteporte était fermée du dehors. Il reprit en courant le chemin qu’ilvenait de parcourir. Il fallait absolument passer par le couloir oùse trouvait l’appartement du pape… L’abbé, terrorisé, se précipitade ce côté… Il vit une chambre ouverte et s’y jeta…
Une femme, debout, contre un judas percé dans le mur, regardaitun spectacle qui l’hypnotisait sans doute… car elle n’entendit pasAngelo… elle n’entendait pas les ronflements de l’incendie… Cettefemme, c’était Lucrèce.
L’abbé la contempla un instant… il devait tout redouter deLucrèce, après avoir été son complice… l’occasion était bonne… uncoup de poignard par derrière. Il chercha l’arme qu’il portaittoujours sous son vêtement et fit un pas. À ce moment, Lucrèce semit à reculer lentement, ses yeux pleins d’horreur toujours fixéssur le judas dont elle ne semblait pouvoir détacher son regard.L’abbé Angelo l’entendit balbutier :
– C’était ma mère !… J’ai aidé ma mère àempoisonner mon père !…
L’abbé, qui s’était immobilisé au premier mouvement qu’elleavait fait, s’avança alors vers elle. Son coup manqué, il nesongeait plus qu’à l’incendie.
– Madame, dit-il, le château brûle… il fautfuir !…
– Le château brûle ! fit Lucrèce comme si elle seréveillait d’un cauchemar pour retomber dans un autre.
Elle éclata de rire et s’élança, suivie de l’abbé Angelo. Lapièce où elle entra donnait sur la cour du château. Elle ouvrit lafenêtre pour voir ce qui se passait… La vision de Ragastensemportant Primevère dans ses bras lui fit pousser un hurlement derage et de folie…
Ragastens disparut sous la grande porte du château.
Alors, écumante, elle se retourna et se rua vers la chambre deBéatrix…
Elle vit César étendu, immobile dans une mare de sang… Alors,elle voulut s’élancer au-dehors… Soudain, le feu qui entoura Angelo– il devait en mourir – lécha la porte de la chambre.
Rugissante, Lucrèce se mit à tourner dans la chambre comme unetigresse prise au piège. Un mouvement soudain de César la fits’arrêter.
– Il vit ! murmura-t-elle. Il vit ! Mais pourmourir dans le feu !… »
Tout à coup, elle poussa un cri.
– La trappe ! Tout n’est pas fini.
Elle saisit César par les pieds, le traîna dans un angle de lapièce. Alors, de la main, elle tâta le mur…
Le bruit sec d’un ressort se fit entendre… le planchers’enfonça… tout le carré de l’angle, où Lucrèce avait traîné sonfrère se mit à descendre, tous les deux disparurent.
Le château était plein de ces trappes et de ces judas. La trappesur laquelle Lucrèce venait de se placer la descendit en quelquessecondes dans les caves. Arrivée là, elle laissa son frère étendusur le sable… Deux minutes plus tard, avec une trentaine de gardes,elle se jetait à la poursuite de Ragastens !… On a vu qu’ellearriva trop tard !…
D’un geste farouche, Lucrèce renvoya alors ses gardes. Accroupiesur une roche, elle vit le canot accoster la Stella. Alorsun sanglot de rage lui échappa…
Lucrèce, alors, se releva et, hagarde, jeta autour d’elle unregard de démence…
– Qui vient ? gronda-t-elle.
Ce qui venait, ce que Lucrèce venait de voir, c’était une ombreque les rochers abritaient contre la grande lueur de l’incendie, etqui s’avançait vers la mer…
– Ma mère ! bégaya-t-elle ! Ma mère !…
Rosa Vanozzo passa sans la voir.
Rosa Vanozzo descendait, descendait toujours… Elle atteignit lesable du rivage, et continua à marcher vers la mer, les brastendus…
Au moment où Rosa Vanozzo, quittant le cabinet où elle s’étaitretirée, entrait dans la chambre du pape Alexandre VI et où l’abbéAngelo s’enfuyait, le vieux Borgia avait poussé un hurlement dedésespoir. Rosa saisit la coupe empoisonnée et la porta à seslèvres.
– Tu mens, n’est-ce pas ? bégaya-t-il, ivre deterreur. Les coupes n’étaient pas empoisonnées.
– C’est fini, Rodrigue… Ton agonie va commencer…
– Mais toi aussi tu as bu dans la coupe d’argent… Tumens !…
– Tu te trompes, Rodrigue… je vais mourir aussi… Nos deuxdestinées sont indissolubles…
– Tu mens ! Si j’étais empoisonné, je sentirais déjàle mal…
Le vieux Borgia qui levait ses deux poings sur la Maga s’abattittout à coup dans un fauteuil… Son visage se plaqua de tachesrouges… ses lèvres devinrent violettes…
– Oh ! bégaya-t-il, elle n’a pas menti !Sauve-moi !… Lucrèce !… César !… À moi !…
– Insensé ! éclata la Maga. Tu appelles César etLucrèce… Sais-tu qui a expédié ici le prêtre chargé det’empoisonner… ? C’est César !… Sais-tu qui a empoisonnéla coupe ? C’est Lucrèce…
– Tué par mes enfants !… Mais qui donc es-tu, toi quies complice ?…
– Ne cherche pas parmi tes victimes. Cherche plus loin danstes souvenirs !… Va jusqu’à ta jeunesse ! Va jusqu’àl’Espagne… Va jusqu’à Jativa…
Le pape darda sur la Maga des yeux pleins d’épouvante… Il jetaune clameur déchirante…
– Oh ! cria-t-il d’une voix brisée, l’Espagne !…Jativa !… Je te reconnais !… Tu es Rosa.
Il joignit les mains, se laissa glisser du fauteuil, tomba laface sur le parquet.
– Tu es Rosa !… Tu es la mère de mes enfants !Grâce, Rosa !…
– Tu me demandes grâce !… Insensé ! Sais-tu ceque, par toi, j’ai souffert ?…
– Grâce ! pitié ! répéta Rodrigue en frappant leparquet de son front.
La voix s’affaiblissait. Le froid mortel avait gagné les mainset les bras.
– Grâce ! Pitié ! gronda Rosa Vanozzo. Il oseprononcer ces mots !
– Maudite !… Sois… maudite !
– Meurs damné ! répondit funèbrement Rosa Vanozzo.
Le vieux Borgia se raidit dans un spasme. Alexandre VI avaitpoussé son dernier soupir !…
Pendant quelques secondes, Rosa Vanozzo le regarda fixement.Soudain, elle se dressa toute droite.
Elle traversa une pièce, longea un couloir empli de fumée et semit à descendre un escalier à demi embrasé, tandis qu’autour d’ellel’incendie grondait et ronflait. Elle sortit de la cour, gagna lesrochers, descendit sur le rivage. S’aperçut-elle qu’elle entraitdans l’eau ?…
Rosa Vanozzo marcha droit devant elle. La mer fut bientôt à lahauteur de ses épaules… elle marcha encore… Sa tête seule dépassaitle niveau de l’eau… Au loin, sur la mer violemment éclairée par lesreflets de l’incendie, ses yeux, dans un dernier regard, sefixèrent sur une goélette qui fuyait sous le vent… à l’arrière dunavire, deux ombres étroitement enlacées… Ragastens et Primevère,ivres de joie et d’amour !… Ce fut la dernière vision de RosaVanozzo. Une vague la prit, la roula, l’entraîna…
Et elle disparut à jamais !…
Trois ans se sont écoulés. Une tiède soirée d’été. Nous sommes àMonteforte dans les vastes et magnifiques jardins du palais desAlma.
Là se sont réunis, en cette fin de belle journée, les maîtres dupalais antique, tandis que l’intendant général, maître Giacomo,surveille les serviteurs qui portent des rafraîchissements, et quele capitaine des gardes du palais, le signor Spadacape, appuyé sursa lourde épée, contemple le tableau qu’il a sous les yeux.
Sur un banc, Primevère et Rosita ont pris place. À dix pas dubanc, Raphaël Sanzio, installé devant son chevalet, achève untableau.
Aux pieds de Primevère se roule un jeune enfant, âgé d’un anenviron : il s’appelle Manfred, en souvenir du prince dontPrimevère porta le nom ; c’est le fils de Ragastens et deBéatrix. L’enfant se traîne vers deux hommes assis un peu à l’écartet causant ensemble. Ces deux hommes sont le chevalier deRagastens, comte Alma, seigneur de Monteforte et son amiMachiavel.
Machiavel, rêveur, développe sa pensée.
– Vous avez porté un coup terrible à la papauté…D’ailleurs, tout craque et se détraque dans le vieux monde… LesBorgia sont finis. Lucrèce, réfugiée à Ferrare cherche à se faireépouser par ce pauvre duc et emploie sa rage chronique à dissiperles millions qu’elle arracha jadis aux Romains… César guerroiemisérablement en des provinces écartées et se meurt lentement decette blessure qui se rouvre au moindre effort… Les arts, laphilosophie, la science se reprennent à vivre. On dirait que lemonde respire et renaît… Oui, c’est vraiment unerenaissance…
Ragastens avait cessé d’écouter : il souriait à Primevèreet suivait les efforts de son fils.
– Oui, continua Machiavel, c’est une ère de renouveau…
À ce moment, le jeune Manfred atteignit enfin son père et secramponna à sa jambe : Ragastens le saisit, l’enleva dans sesbras, et murmura :
– Renaissance !…
FIN