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Candide, ou l’Optimisme

Candide, ou l’Optimisme

de Voltaire

Chapitre 1 Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut chassé d’icelui.

Il y avait en Vestphalie, dans le château de M. le baron de Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les moeurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec l’esprit le plus simple; c’est,je crois, pour cette raison qu’on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu’il était fils de la soeur de monsieur le baron et d’un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu’il n’avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l’injure du temps.

Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Vestphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d’une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin; ses palefreniers étaient ses piqueurs; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l’appelaient tous monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes.

Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le précepteur Pangloss était l’oracle de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de son caractère.

Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie.Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes possibles.

« Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent êtreautrement: car, tout étant fait pour une fin, tout estnécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nezont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous deslunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour êtrechaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été forméespour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussimonseigneur a un très beau château; le plus grand baron de laprovince doit être le mieux logé; et, les cochons étant faits pourêtre mangés, nous mangeons du porc toute l’année: par conséquent,ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise; ilfallait dire que tout est au mieux. »

Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment; car iltrouvait Mlle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu’il ne prît jamaisla hardiesse de le lui dire. Il concluait qu’après le bonheurd’être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheurétait d’être Mlle Cunégonde; le troisième, de la voir tous lesjours; et le quatrième, d’entendre maître Pangloss, le plus grandphilosophe de la province, et par conséquent de toute laterre.

Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans lepetit bois qu’on appelait parc, vit entre des broussailles ledocteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale àla femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie et trèsdocile. Comme Mlle Cunégonde avait beaucoup de dispositions pourles sciences, elle observa, sans souffler, les expériencesréitérées dont elle fut témoin; elle vit clairement la raisonsuffisante du docteur, les effets et les causes, et s’en retournatout agitée, toute pensive, toute remplie du désir d’être savante,songeant qu’elle pourrait bien être la raison suffisante du jeuneCandide, qui pouvait aussi être la sienne.

Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit;Candide rougit aussi; elle lui dit bonjour d’une voix entrecoupée,et Candide lui parla sans savoir ce qu’il disait. Le lendemainaprès le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide setrouvèrent derrière un paravent; Cunégonde laissa tomber sonmouchoir, Candide le ramassa, elle lui prit innocemment la main, lejeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle avecune vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière; leursbouches se rencontrèrent, leurs yeux s’enflammèrent, leurs genouxtremblèrent, leurs mains s’égarèrent. M. le baron deThunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et voyant cette causeet cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied dansle derrière; Cunégonde s’évanouit; elle fut souffletée par madamela baronne dès qu’elle fut revenue à elle-même; et tout futconsterné dans le plus beau et le plus agréable des châteauxpossibles.

 

Chapitre 2Ce que devint Candide parmi les Bulgares.

Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sanssavoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souventvers le plus beau des châteaux qui renfermait la plus belle desbaronnettes; il se coucha sans souper au milieu des champs entredeux sillons; la neige tombait à gros flocons. Candide, touttransi, se traîna le lendemain vers la ville voisine, qui s’appelleValdberghoff-trarbk-dikdorff, n’ayant point d’argent,mourant de faim et de lassitude. Il s’arrêta tristement à la ported’un cabaret. Deux hommes habillés de bleu le remarquèrent: «Camarade, dit l’un, voilà un jeune homme très bien fait, et qui ala taille requise. » Ils s’avancèrent vers Candide et le prièrent àdîner très civilement. « Messieurs, leur dit Candide avec unemodestie charmante, vous me faites beaucoup d’honneur, mais je n’aipas de quoi payer mon écot. — Ah! monsieur, lui dit un des bleus,les personnes de votre figure et de votre mérite ne payent jamaisrien: n’avez-vous pas cinq pieds cinq pouces de haut? — Oui,messieurs, c’est ma taille, dit-il en faisant la révérence. — Ah!monsieur, mettez-vous à table; non seulement nous vous défrayerons,mais nous ne souffrirons jamais qu’un homme comme vous manqued’argent; les hommes ne sont faits que pour se secourir les uns lesautres. — Vous avez raison, dit Candide: c’est ce que M. Panglossm’a toujours dit, et je vois bien que tout est au mieux. » On leprie d’accepter quelques écus, il les prend et veut faire sonbillet; on n’en veut point, on se met à table: « N’aimez-vous pastendrement?… — Oh! oui, répondit-il, j’aime tendrement MlleCunégonde. — Non, dit l’un de ces messieurs, nous vous demandons sivous n’aimez pas tendrement le roi des Bulgares. — Point du tout,dit-il, car je ne l’ai jamais vu. — Comment! c’est le plus charmantdes rois, et il faut boire à sa santé. — Oh! très volontiers,messieurs »; et il boit. « C’en est assez, lui dit-on, vous voilàl’appui, le soutien, le défenseur, le héros des Bulgares; votrefortune est faite, et votre gloire est assurée. » On lui metsur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au régiment. On lefait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre labaguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donnetrente coups de bâton; le lendemain il fait l’exercice un peu moinsmal, et il ne reçoit que vingt coups; le surlendemain on ne lui endonne que dix, et il est regardé par ses camarades comme unprodige.

Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop biencomment il était un héros. Il s’avisa un beau jour de printemps des’aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant quec’était un privilège de l’espèce humaine, comme de l’espèceanimale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il n’eut pasfait deux lieues que voilà quatre autres héros de six pieds quil’atteignent, qui le lient, qui le mènent dans un cachot. On luidemanda juridiquement ce qu’il aimait le mieux d’être fustigétrente-six fois par tout le régiment, ou de recevoir à la foisdouze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que lesvolontés sont libres; et qu’il ne voulait ni l’un ni l’autre, ilfallut faire un choix; il se détermina, en vertu du don de Dieuqu’on nomme liberté, à passer trente-six fois par lesbaguettes; il essuya deux promenades. Le régiment était composé dedeux mille hommes; cela lui composa quatre mille coups de baguette,qui, depuis la nuque du cou jusqu’au cul, lui découvrirent lesmuscles et les nerfs. Comme on allait procéder à la troisièmecourse, Candide, n’en pouvant plus, demanda en grâce qu’on voulûtbien avoir la bonté de lui casser la tête; il obtint cette faveur;on lui bande les yeux, on le fait mettre à genoux. Le roi desBulgares passe dans ce moment, s’informe du crime du patient; etcomme ce roi avait un grand génie, il comprit, par tout ce qu’ilapprit de Candide, que c’était un jeune métaphysicien, fortignorant des choses de ce monde, et il lui accorda sa grâce avecune clémence qui sera louée dans tous les journaux et dans tous lessiècles. Un brave chirurgien guérit Candide en trois semaines avecles émollients enseignés par Dioscoride, Il avait déjà un peu depeau et pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livra batailleau roi des Abares.

 

Chapitre 3Comment Candide se sauva d’entre les Bulgares, et ce qu’ildevint.

Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné queles deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, lestambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eutjamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près sixmille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta dumeilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui eninfectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raisonsuffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Le toutpouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, quitremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendantcette boucherie héroïque. Enfin, tandis que les deux rois faisaientchanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le partid’aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passapar-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d’abord unvillage voisin; il était en cendres: c’était un village abare queles Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici desvieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmeségorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes;là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels dequelques héros rendaient les derniers soupirs; d’autres, à demibrûlées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Descervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et dejambes coupés.

Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village: ilappartenait à des Bulgares, et des héros abares l’avaient traité demême. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou àtravers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre,portant quelques petites provisions dans son bissac, et n’oubliantjamais Mlle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il futen Hollande; mais ayant entendu dire que tout le monde était richedans ce pays-là, et qu’on y était chrétien, il ne douta pas qu’onne le traitât aussi bien qu’il l’avait été dans le château demonsieur le baron avant qu’il en eût été chassé pour les beaux yeuxde Mlle Cunégonde.

Il demanda l’aumône à plusieurs graves personnages, qui luirépondirent tous que, s’il continuait à faire ce métier, onl’enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre àvivre.

Il s’adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seulune heure de suite sur la charité dans une grande assemblée. Cetorateur, le regardant de travers, lui dit: « Que venez-vous faireici? y êtes-vous pour la bonne cause? — Il n’y a point d’effet sanscause, répondit modestement Candide, tout est enchaînénécessairement et arrangé pour le mieux. Il a fallu que je fussechassé d’auprès de Mlle Cunégonde, que j’aie passé par lesbaguettes, et il faut que je demande mon pain jusqu’à ce que jepuisse en gagner; tout cela ne pouvait être autrement. — Mon ami,lui dit l’orateur, croyez-vous que le pape soit l’Antéchrist? — Jene l’avais pas encore entendu dire, répondit Candide; mais qu’il lesoit ou qu’il ne le soit pas, je manque de pain. — Tu ne méritespas d’en manger, dit l’autre; va, coquin, va, misérable, nem’approche de ta vie. » La femme de l’orateur, ayant mis la tête àla fenêtre et avisant un homme qui doutait que le pape fûtantéchrist, lui répandit sur le chef un plein… O ciel! à quel excèsse porte le zèle de la religion dans les dames!

Un homme qui n’avait point été baptisé, un bon anabaptiste,nommé Jacques, vit la manière cruelle et ignominieuse dont ontraitait ainsi un de ses frères, un être à deux pieds sans plumes,qui avait une âme; il l’amena chez lui, le nettoya, lui donna dupain et de la bière, lui fit présent de deux florins, et voulutmême lui apprendre à travailler dans ses manufactures aux étoffesde Perse qu’on fabrique en Hollande. Candide, se prosternantpresque devant lui, s’écriait: « Maître Pangloss me l’avait biendit que tout est au mieux dans ce monde, car je suis infinimentplus touché de votre extrême générosité que de la dureté de cemonsieur à manteau noir et de madame son épouse. »

Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux toutcouvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, labouche de travers, les dents noires, et parlant de la gorge,tourmenté d’une toux violente et crachant une dent à chaqueeffort.

 

Chapitre 4Comment Candide rencontra son ancien maître de philosophie, ledocteur Pangloss, et ce qui en advint.

Candide, plus ému encore de compassion que d’horreur, donna àcet épouvantable gueux les deux florins qu’il avait reçus de sonhonnête anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement, versades larmes, et sauta à son cou. Candide, effrayé, recule. « Hélas!dit le misérable à l’autre misérable, ne reconnaissez-vous plusvotre cher Pangloss? — Qu’entends-je? Vous, mon cher maître! vous,dans cet état horrible! Quel malheur vous est-il donc arrivé?Pourquoi n’êtes-vous plus dans le plus beau des châteaux? Qu’estdevenue Mlle Cunégonde, la perle des filles, le chef d’oeuvre de lanature? — Je n’en peux plus », dit Pangloss. Aussitôt Candide lemena dans l’étable de l’anabaptiste, où il lui fit manger un peu depain; et quand Pangloss fut refait: « Eh bien! lui dit-il,Cunégonde? — Elle est morte », reprit l’autre. Candide s’évanouit àce mot; son ami rappela ses sens avec un peu de mauvais vinaigrequi se trouva par hasard dans l’étable. Candide rouvre les yeux. «Cunégonde est morte! Ah! meilleur des mondes, où êtes-vous? Mais dequelle maladie est-elle morte? ne serait-ce point de m’avoir vuchasser du beau château de monsieur son père à grands coups depied? — Non, dit Pangloss; elle a été éventrée par des soldatsbulgares, après avoir été violée autant qu’on peut l’être; ils ontcassé la tête à monsieur le baron qui voulait la défendre; madamela baronne a été coupée en morceaux; mon pauvre pupille, traitéprécisément comme sa soeur; et quant au château, il n’est pas restépierre sur pierre, pas une grange, pas un mouton, pas un canard,pas un arbre; mais nous avons été bien vengés, car les Abares enont fait autant dans une baronnie voisine qui appartenait à unseigneur bulgare. »

A ce discours, Candide s’évanouit encore; mais revenu à soi, etayant dit tout ce qu’il devait dire, il s’enquit de la cause et del’effet, et de la raison suffisante qui avait mis Pangloss dans unsi piteux état. « Hélas! dit l’autre, c’est l’amour; l’amour, leconsolateur du genre humain, le conservateur de l’univers, l’âme detous les êtres sensibles, le tendre amour. — Hélas! dit Candide, jel’ai connu, cet amour, ce souverain des coeurs, cette âme de notreâme; il ne m’a jamais valu qu’un baiser et vingt coups de pied aucul. — Comment cette belle cause a-t-elle pu produire en vous uneffet si abominable? »

Pangloss répondit en ces termes: « O mon cher Candide! vous avezconnu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne; j’aigoûté dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit cestourments d’enfer dont vous me voyez dévoré; elle en étaitinfectée, elle en est peut-être morte. Paquette tenait ce présentd’un cordelier très savant, qui avait remonté à la source; car ill’avait eue d’une vieille comtesse, qui l’avait reçue d’uncapitaine de cavalerie, qui la devait à une marquise, qui la tenaitd’un page, qui l’avait reçue d’un jésuite, qui, étant novice,l’avait eue en droite ligne d’un des compagnons de ChristopheColomb. Pour moi, je ne la donnerai à personne, car je memeurs.

— Ô Pangloss! s’écria Candide, voilà une étrange généalogie!n’est-ce pas le diable qui en fut la souche? — Point du tout,répliqua ce grand homme; c’était une chose indispensable dans lemeilleur des mondes, un ingrédient nécessaire; car si Colombn’avait pas attrapé, dans une île de l’Amérique, cette maladie quiempoisonne la source de la génération, qui souvent même empêche lagénération, et qui est évidemment l’opposé du grand but de lanature, nous n’aurions ni le chocolat ni la cochenille; il fautencore observer que jusqu’aujourd’hui, dans notre continent, cettemaladie nous est particulière, comme la controverse. Les Turcs, lesIndiens, les Persans, les Chinois, les Siamois, les Japonais, ne laconnaissent pas encore; mais il y a une raison suffisante pourqu’ils la connaissent à leur tour dans quelques siècles. Enattendant, elle a fait un merveilleux progrès parmi nous, etsurtout dans ces grandes armées composées d’honnêtes stipendiaires,bien élevés, qui décident du destin des États; on peut assurer que,quand trente mille hommes combattent en bataille rangée contre destroupes égales en nombre, il y a environ vingt mille vérolés dechaque côté.

— Voilà qui est admirable, dit Candide, mais il faut vous faireguérir. — Et comment le puis-je? dit Pangloss; je n’ai pas le sou,mon ami; et dans toute l’étendue de ce globe, on ne peut ni sefaire saigner ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu’il yait quelqu’un qui paye pour nous. »

Ce dernier discours détermina Candide; il alla se jeter auxpieds de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit unepeinture si touchante de l’état où son ami était réduit que lebonhomme n’hésita pas à recueillir le docteur Pangloss; il le fitguérir à ses dépens. Pangloss, dans la cure, ne perdit qu’un oeilet une oreille. Il écrivait bien et savait parfaitementl’arithmétique. L’anabaptiste Jacques en fit son teneur de livres.Au bout de deux mois, étant obligé d’aller à Lisbonne pour lesaffaires de son commerce, il mena dans son vaisseau ses deuxphilosophes. Pangloss lui expliqua comment tout était on ne peutmieux. Jacques n’était pas de cet avis. « Il faut bien, disait-il,que les hommes aient un peu corrompu la nature, car ils ne sontpoint nés loups, et ils sont devenus loups. Dieu ne leur a donné nicanon de vingt-quatre ni baïonnettes, et ils se sont fait desbaïonnettes et des canons pour se détruire. Je pourrais mettre enligne de compte les banqueroutes, et la justice qui s’empare desbiens des banqueroutiers pour en frustrer les créanciers. — Toutcela était indispensable, répliquait le docteur borgne, et lesmalheurs particuliers font le bien général, de sorte que plus il ya de malheurs particuliers, et plus tout est bien. » Tandis qu’ilraisonnait, l’air s’obscurcit, les vents soufflèrent des quatrecoins du monde et le vaisseau fut assailli de la plus horribletempête à la vue du port de Lisbonne.

 

Chapitre 5Tempête, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint duDocteur Pangloss, de Candide et de l’Anabaptiste Jacques.

La moitié des passagers, affaiblis, expirants de ces angoissesinconcevables que le roulis d’un vaisseau porte dans les nerfs etdans toutes les humeurs du corps agitées en sens contraire, n’avaitpas même la force de s’inquiéter du danger. L’autre moitié jetaitdes cris et faisait des prières; les voiles étaient déchirées, lesmâts brisés, le vaisseau entrouvert. Travaillait qui pouvait,personne ne s’entendait, personne ne commandait. L’anabaptisteaidait un peu à la manoeuvre; il était sur le tillac; un matelotfurieux le frappe rudement et l’étend sur les planches; mais ducoup qu’il lui donna il eut lui-même une si violente secousse qu’iltomba hors du vaisseau la tête la première. Il restait suspendu etaccroché à une partie de mât rompue. Le bon Jacques court à sonsecours, l’aide à remonter, et de l’effort qu’il fit il estprécipité dans la mer à la vue du matelot, qui le laissa périr,sans daigner seulement le regarder. Candide approche, voit sonbienfaiteur qui reparaît un moment et qui est englouti pour jamais.Il veut se jeter après lui dans la mer; le philosophe Pangloss l’enempêche, en lui prouvant que la rade de Lisbonne avait été forméeexprès pour que cet anabaptiste s’y noyât. Tandis qu’il le prouvaita priori, le vaisseau s’entrouvre, tout périt à la réservede Pangloss, de Candide, et de ce brutal de matelot qui avait noyéle vertueux anabaptiste; le coquin nagea heureusement jusqu’aurivage où Pangloss et Candide furent portés sur uneplanche.

Quand ils furent revenus un peu à eux, ils marchèrent versLisbonne; il leur restait quelque argent, avec lequel ilsespéraient se sauver de la faim après avoir échappé à latempête.

A peine ont-ils mis le pied dans la ville en pleurant la mort deleur bienfaiteur, qu’ils sentent la terre trembler sous leurspas; la mer s’élève en bouillonnant dans le port, et brise lesvaisseaux qui sont à l’ancre. Des tourbillons de flammes et decendres couvrent les rues et les places publiques; les maisonss’écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et lesfondements se dispersent; trente mille habitants de tout âge et detout sexe sont écrasés sous des ruines, Le matelot disait ensifflant et en jurant: « Il y aura quelque chose à gagner ici. —Quelle peut être la raison suffisante de ce phénomène? disaitPangloss. — Voici le dernier jour du monde! » s’écriait Candide. Lematelot court incontinent au milieu des débris, affronte la mortpour trouver de l’argent, en trouve, s’en empare, s’enivre, et,ayant cuvé son vin, achète les faveurs de la première fille debonne volonté qu’il rencontre sur les ruines des maisons détruiteset au milieu des mourants et des morts. Pangloss le tiraitcependant par la manche. « Mon ami, lui disait-il, cela n’est pasbien, vous manquez à la raison universelle, vous prenez mal votretemps. — Tête et sang! répondit l’autre, je suis matelot et né àBatavia; j’ai marché quatre fois sur le crucifix dans quatrevoyages au Japon; tu as bien trouvé ton homme avec ta raisonuniverselle! »

Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide; il étaitétendu dans la rue et couvert de débris. Il disait à Pangloss: «Hélas! procure-moi un peu de vin et d’huile; je me meurs. — Cetremblement de terre n’est pas une chose nouvelle, réponditPangloss; la ville de Lima éprouva les mêmes secousses en Amériquel’année passée; même causes, même effets: il y a certainement unetraînée de soufre sous terre depuis Lima jusqu’à Lisbonne. — Rienn’est plus probable, dit Candide; mais, pour Dieu, un peu d’huileet de vin. — Comment, probable? répliqua le philosophe; je soutiensque la chose est démontrée. » Candide perdit connaissance, etPangloss lui apporta un peu d’eau d’une fontaine voisine.

Le lendemain, ayant trouvé quelques provisions de bouche en seglissant à travers des décombres, ils réparèrent un peu leursforces. Ensuite, ils travaillèrent comme les autres à soulager leshabitants échappés à la mort. Quelques citoyens secourus par euxleur donnèrent un aussi bon dîner qu’on le pouvait dans un teldésastre. Il est vrai que le repas était triste; les convivesarrosaient leur pain de leurs larmes; mais Pangloss les consola enles assurant que les choses ne pouvaient être autrement: « Car,dit-il, tout ceci est ce qu’il y a de mieux. Car, s’il y a unvolcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs. Car il estimpossible que les choses ne soient pas où elles sont. Car tout estbien. »

Un petit homme noir, familier de l’Inquisition, lequel était àcôté de lui, prit poliment la parole et dit: « Apparemment quemonsieur ne croit pas au péché originel; car, si tout est au mieux,il n’y a donc eu ni chute ni punition.

— Je demande très humblement pardon à Votre Excellence, réponditPangloss encore plus poliment, car la chute de l’homme et lamalédiction entraient nécessairement dans le meilleur des mondespossibles. — Monsieur ne croit donc pas à la liberté? dit lefamilier. — Votre Excellence m’excusera, dit Pangloss; la libertépeut subsister avec la nécessité absolue; car il était nécessaireque nous fussions libres; car enfin la volonté déterminée… »Pangloss était au milieu de sa phrase, quand le familier fit unsigne de tête à son estafier qui lui servait à boire du vin dePorto, ou d’Oporto.

 

Chapitre 6Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements deterre, et comment Candide fut fessé.

Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quartsde Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plusefficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple unbel auto-da-fé; il était décidé par l’université de Coïmbreque le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, engrande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terrede trembler.

On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d’avoirépousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet enavaient arraché le lard: on vint lier après le dîner le docteurPangloss et son disciple Candide, l’un pour avoir parlé, et l’autrepour avoir écouté avec un air d’approbation: tous deux furent menésséparément dans des appartements d’une extrême fraîcheur, danslesquels on n’était jamais incommodé du soleil; huit jours aprèsils furent tous deux revêtus d’un san-benito, et on orna leurstêtes de mitres de papier: la mitre et le san-benito de Candideétaient peints de flammes renversées et de diables qui n’avaient niqueues ni griffes; mais les diables de Pangloss portaient griffeset queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent enprocession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique,suivi d’une belle musique en faux-bourdon. Candide fut fessé encadence, pendant qu’on chantait; le Biscayen et les deux hommes quin’avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss futpendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terretrembla de nouveau avec un fracas épouvantable.

Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, toutpalpitant, se disait à lui-même: « Si c’est ici le meilleur desmondes possibles, que sont donc les autres? Passe encore si jen’étais que fessé, je l’ai été chez les Bulgares. Mais, ô mon cherPangloss! le plus grand des philosophes, faut-il vous avoir vupendre sans que je sache pourquoi! Ô mon cher anabaptiste, lemeilleur des hommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le port! ÔMlle Cunégonde! la perle des filles, faut-il qu’on vous ait fendule ventre! »

Il s’en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absouset béni, lorsqu’une vieille l’aborda et lui dit: « Mon fils, prenezcourage, suivez-moi. »

Chapitre 7Comment une vieille prit soin de Candide, et comment il retrouvacelle qu’il aimait.

Candide ne prit point courage, mais il suivit la vieille dansune masure; elle lui donna un pot de pommade pour se frotter, luilaissa à manger et à boire; elle lui montra un petit lit assezpropre; il y avait auprès du lit un habit complet. « Mangez, buvez,dormez, lui dit-elle, et que Notre-Dame d’Atocha, Mgr saint Antoinede Padoue et Mgr saint Jacques de Compostelle prennent soin devous: je reviendrai demain. » Candide, toujours étonné de tout cequ’il avait vu, de tout ce qu’il avait souffert, et encore plus dela charité de la vieille, voulut lui baiser la main. « Ce n’est pasma main qu’il faut baiser, dit la vieille; je reviendrai demain.Frottez-vous de pommade, mangez et dormez. »

Candide, malgré tant de malheurs, mangea et dormit. Le lendemainla vieille lui apporte à déjeuner, visite son dos, le frotteelle-même d’une autre pommade; elle lui apporte ensuite à dîner;elle revient sur le soir, et apporte à souper. Le surlendemain ellefit encore les mêmes cérémonies. « Qui êtes-vous? lui disaittoujours Candide; qui vous a inspiré tant de bonté? quelles grâcespuis-je vous rendre? » La bonne femme ne répondait jamais rien;elle revint sur le soir et n’apporta point à souper. « Venez avecmoi, dit-elle, et ne dites mot. » Elle le prend sous le bras, etmarche avec lui dans la campagne environ un quart de mille: ilsarrivent à une maison isolée, entourée de jardins et de canaux. Lavieille frappe à une petite porte. On ouvre; elle mène Candide, parun escalier dérobé, dans un cabinet doré, le laisse sur un canapéde brocart, referme la porte, et s’en va. Candide croyait rêver, etregardait toute sa vie comme un songe funeste, et le moment présentcomme un songe agréable.

La vieille reparut bientôt; elle soutenait avec peine une femmetremblante, d’une taille majestueuse, brillante de pierreries etcouverte d’un voile. « Ôtez ce voile », dit la vieille à Candide.Le jeune homme approche; il lève le voile d’une main timide. Quelmoment! quelle surprise! il croit voir Mlle Cunégonde; il la voyaiten effet, c’était elle-même. La force lui manque, il ne peutproférer une parole, il tombe à ses pieds. Cunégonde tombe sur lecanapé. La vieille les accable d’eaux spiritueuses; ils reprennentleurs sens, ils se parlent: ce sont d’abord des mots entrecoupés,des demandes et des réponses qui se croisent, des soupirs, deslarmes, des cris. La vieille leur recommande de faire moins debruit, et les laisse en liberté. « Quoi! c’est vous, lui ditCandide, vous vivez! Je vous retrouve en Portugal! On ne vous adonc pas violée? On ne vous a point fendu le ventre, comme lephilosophe Pangloss me l’avait assuré? — Si fait, dit la belleCunégonde; mais on ne meurt pas toujours de ces deux accidents. —Mais votre père et votre mère ont-ils été tués? — Il n’est que tropvrai, dit Cunégonde en pleurant. — Et votre frère? — Mon frère aété tué aussi. — Et pourquoi êtes-vous en Portugal? et commentavez-vous su que j’y étais? et par quelle étrange aventurem’avez-vous fait conduire dans cette maison? — Je vous dirai toutcela, répliqua la dame; mais il faut auparavant que vousm’appreniez tout ce qui vous est arrivé depuis le baiser innocentque vous me donnâtes et les coups de pied que vous reçûtes.»

Candide lui obéit avec un profond respect; et quoiqu’il fûtinterdit, quoique sa voix fût faible et tremblante, quoiquel’échine lui fît encore un peu mal, il lui raconta de la manière laplus naïve tout ce qu’il avait éprouvé depuis le moment de leurséparation. Cunégonde levait les yeux au ciel; elle donna deslarmes à la mort du bon anabaptiste et de Pangloss; après quoi elleparla en ces termes à Candide, qui ne perdait pas une parole, etqui la dévorait des yeux.

Chapitre 8Histoire de Cunégonde.

« J’étais dans mon lit et je dormais profondément, quand il plutau ciel d’envoyer les Bulgares dans notre beau château deThunder-ten-tronckh; ils égorgèrent mon père et mon frère, etcoupèrent ma mère par morceaux. Un grand Bulgare, haut de sixpieds, voyant qu’à ce spectacle j’avais perdu connaissance, se mità me violer; cela me fit revenir, je repris mes sens, je criai, jeme débattis, je mordis, j’égratignai, je voulais arracher les yeuxà ce grand Bulgare, ne sachant pas que tout ce qui arrivait dans lechâteau de mon père était une chose d’usage: le brutal me donna uncoup de couteau dans le flanc gauche dont je porte encore lamarque. — Hélas! j’espère bien la voir, dit le naïf Candide. — Vousla verrez, dit Cunégonde; mais continuons. — Continuez », ditCandide.

Elle reprit ainsi le fil de son histoire: « Un capitaine bulgareentra, il me vit toute sanglante, et le soldat ne se dérangeaitpas. Le capitaine se mit en colère du peu de respect que luitémoignait ce brutal, et le tua sur mon corps. Ensuite il me fitpanser, et m’emmena prisonnière de guerre dans son quartier. Jeblanchissais le peu de chemises qu’il avait, je faisais sa cuisine;il me trouvait fort jolie, il faut l’avouer; et je ne nierai pasqu’il ne fût très bien fait, et qu’il n’eût la peau blanche etdouce; d’ailleurs peu d’esprit, peu de philosophie: on voyait bienqu’il n’avait pas été élevé par le docteur Pangloss. Au bout detrois mois, ayant perdu tout son argent et s’étant dégoûté de moi,il me vendit à un Juif nommé don Issacar, qui trafiquait enHollande et en Portugal, et qui aimait passionnément les femmes. CeJuif s’attacha beaucoup à ma personne, mais il ne pouvait entriompher; je lui ai mieux résisté qu’au soldat bulgare. Unepersonne d’honneur peut être violée une fois, mais sa vertu s’enaffermit. Le Juif, pour m’apprivoiser, me mena dans cette maison decampagne que vous voyez. J’avais cru jusque-là qu’il n’y avait riensur la terre de si beau que le château de Thunder-ten-tronckh; j’aiété détrompée.

« Le grand inquisiteur m’aperçut un jour à la messe, il melorgna beaucoup, et me fit dire qu’il avait à me parler pour desaffaires secrètes. Je fus conduite à son palais; je lui appris manaissance; il me représenta combien il était au-dessous de mon rangd’appartenir à un Israélite. On proposa de sa part à don Issacar deme céder à monseigneur. Don Issacar, qui est le banquier de la couret homme de crédit, n’en voulut rien faire. L’inquisiteur le menaçad’un auto-da-fé. Enfin mon Juif, intimidé, conclut un marché, parlequel la maison et moi leur appartiendraient à tous deux encommun: que le Juif aurait pour lui les lundis, mercredis et lejour du sabbat, et que l’inquisiteur aurait les autres jours de lasemaine. Il y a six mois que cette convention subsiste. Ce n’a pasété sans querelles; car souvent il a été indécis si la nuit dusamedi au dimanche appartenait à l’ancienne loi ou à la nouvelle.Pour moi, j’ai résisté jusqu’à présent à toutes les deux, et jecrois que c’est pour cette raison que j’ai toujours étéaimée.

« Enfin, pour détourner le fléau des tremblements de terre, etpour intimider don Issacar, il plut à monseigneur l’inquisiteur decélébrer un auto-da-fé. Il me fit l’honneur de m’y inviter. Je fustrès bien placée; on servit aux dames des rafraîchissements entrela messe et l’exécution. Je fus, à la vérité, saisie d’horreur envoyant brûler ces deux Juifs et cet honnête Biscayen qui avaitépousé sa commère; mais quelle fut ma surprise, mon effroi, montrouble, quand je vis, dans un san-benito et sous une mitre, unefigure qui ressemblait à celle de Pangloss! Je me frottai les yeux,je regardai attentivement, je le vis pendre; je tombai enfaiblesse. A peine reprenais-je mes sens que je vous vis dépouillétout nu: ce fut là le comble de l’horreur, de la consternation, dela douleur, du désespoir. Je vous dirai, avec vérité, que votrepeau est encore plus blanche et d’un incarnat plus parfait quecelle de mon capitaine des Bulgares. Cette vue redoubla tous lessentiments qui m’accablaient, qui me dévoraient. Je m’écriai, jevoulus dire: « Arrêtez, barbares! » mais la voix me manqua, et mescris auraient été inutiles. Quand vous eûtes été bien fessé: «Comment se peut-il faire, disais-je, que l’aimable Candide et lesage Pangloss se trouvent à Lisbonne, l’un pour recevoir cent coupsde fouet, et l’autre pour être pendu par l’ordre de monseigneurl’inquisiteur dont je suis la bien-aimée? Pangloss m’a donc biencruellement trompée quand il me disait que tout va le mieux dumonde. »

« Agitée, éperdue, tantôt hors de moi-même, et tantôt prête demourir de faiblesse, j’avais la tête remplie du massacre de monpère, de ma mère, de mon frère, de l’insolence de mon vilain soldatbulgare, du coup de couteau qu’il me donna, de ma servitude, de monmétier de cuisinière, de mon capitaine bulgare, de mon vilain donIssacar, de mon abominable inquisiteur, de la pendaison du docteurPangloss, de ce grand miserere en faux-bourdon pendantlequel on vous fessait, et surtout du baiser que je vous avaisdonné derrière un paravent, le jour que je vous avais vu pour ladernière fois. Je louai Dieu qui vous ramenait à moi par tantd’épreuves. Je recommandai à ma vieille d’avoir soin de vous, et devous amener ici dès qu’elle le pourrait. Elle a très bien exécutéma commission; j’ai goûté le plaisir inexprimable de vous revoir,de vous entendre, de vous parler. Vous devez avoir une faimdévorante; j’ai grand appétit; commençons par souper. »

Les voilà qui se mettent tous deux à table; et après le souper,ils se replacent sur ce beau canapé dont on a déjà parlé; ils yétaient quand le signor don Issacar, l’un des maîtres de la maison,arriva. C’était le jour du sabbat. Il venait jouir de ses droits,et expliquer son tendre amour.

Chapitre 9Ce qu’il advint de Cunégonde, de Candide, du grand inquisiteur etd’un juif.

Cet Issacar était le plus colérique Hébreu qu’on eût vu dansIsraël depuis la captivité en Babylone. « Quoi! dit-il, chienne deGaliléenne, ce n’est pas assez de monsieur l’inquisiteur? Il fautque ce coquin partage aussi avec moi? » En disant cela il tire unlong poignard dont il était toujours pourvu, et ne croyant pas queson adverse partie eût des armes, il se jette sur Candide; maisnotre bon Vestphalien avait reçu une belle épée de la vieille avecl’habit complet. Il tire son épée, quoiqu’il eût les moeurs fortdouces, et vous étend l’Israélite roide mort sur le carreau, auxpieds de la belle Cunégonde.

« Sainte Vierge! s’écria-t-elle, qu’allons-nous devenir? Unhomme tué chez moi! si la justice vient, nous sommes perdus. — SiPangloss n’avait pas été pendu, dit Candide, il nous donnerait unbon conseil dans cette extrémité, car c’était un grand philosophe.A son défaut consultons la vieille. » Elle était fort prudente, etcommençait à dire son avis, quand une autre petite porte s’ouvrit.Il était une heure après minuit, c’était le commencement dudimanche. Ce jour appartenait à monseigneur l’inquisiteur. Il entreet voit le fessé Candide l’épée à la main, un mort étendu parterre, Cunégonde effarée, et la vieille donnant desconseils.

Voici dans ce moment ce qui se passa dans l’âme de Candide, etcomment il raisonna: « Si ce saint homme appelle du secours, il mefera infailliblement brûler; il pourra en faire autant deCunégonde; il m’a fait fouetter impitoyablement; il est mon rival;je suis en train de tuer, il n’y a pas à balancer. » Ceraisonnement fut net et rapide, et sans donner le temps àl’inquisiteur de revenir de sa surprise, il le perce d’outre enoutre, et le jette à côté du Juif. « En voici bien d’une autre, ditCunégonde; il n’y a plus de rémission; nous sommes excommuniés,notre dernière heure est venue. Comment avez-vous fait, vous quiêtes né si doux, pour tuer en deux minutes un Juif et un prélat? —Ma belle demoiselle, répondit Candide, quand on est amoureux,jaloux et fouetté par l’Inquisition, on ne se connaît plus.»

La vieille prit alors la parole et dit: « Il y a trois chevauxandalous dans l’écurie, avec leurs selles et leurs brides: que lebrave Candide les prépare; madame a des moyadors et des diamants:montons vite à cheval, quoique je ne puisse me tenir que sur unefesse, et allons à Cadix; il fait le plus beau temps du monde, etc’est un grand plaisir de voyager pendant la fraîcheur de la nuit.»

Aussitôt Candide selle les trois chevaux. Cunégonde, la vieilleet lui font trente milles d’une traite. Pendant qu’ilss’éloignaient, la Sainte-Hermandad arrive dans la maison; onenterre monseigneur dans une belle église, et on jette Issacar à lavoirie.

Candide, Cunégonde et la vieille étaient déjà dans la petiteville d’Avacéna, au milieu des montagnes de la Sierra-Morena; etils parlaient ainsi dans un cabaret.

Chapitre 10Dans quelle détresse Candide, Cunégonde et la vieille arrivent àCadix, et de leur embarquement.

« Qui a donc pu me voler mes pistoles et mes diamants? disait enpleurant Cunégonde; de quoi vivrons-nous? comment ferons-nous? oùtrouver des inquisiteurs et des Juifs qui m’en donnent d’autres? —Hélas! dit la vieille, je soupçonne fort un révérend père cordelierqui coucha hier dans la même auberge que nous à Badajoz; Dieu megarde de faire un jugement téméraire! mais il entra deux fois dansnotre chambre, et il partit longtemps avant nous. — Hélas! ditCandide, le bon Pangloss m’avait souvent prouvé que les biens de laterre sont communs à tous les hommes, que chacun y a un droit égal.Ce cordelier devait bien, suivant ces principes, nous laisser dequoi achever notre voyage. Il ne vous reste donc rien du tout, mabelle Cunégonde — Pas un maravédis, dit-elle. — Quel parti prendre?dit Candide. — Vendons un des chevaux, dit la vieille; je monteraien croupe derrière mademoiselle, quoique je ne puisse me tenir quesur une fesse, et nous arriverons à Cadix. »

Il y avait dans la même hôtellerie un prieur de bénédictins; ilacheta le cheval bon marché. Candide, Cunégonde et la vieillepassèrent par Lucena, par Chillas, par Lebrixa, et arrivèrent enfinà Cadix. On y équipait une flotte, et on y assemblait des troupespour mettre à la raison les révérends pères jésuites du Paraguay,qu’on accusait d’avoir fait révolter une de leurs hordes contre lesrois d’Espagne et de Portugal, auprès de la ville duSaint-Sacrement. Candide, ayant servi chez les Bulgares, fitl’exercice bulgarien devant le général de la petite armée avec tantde grâce, de célérité, d’adresse, de fierté, d’agilité, qu’on luidonna une compagnie d’infanterie à commander. Le voilà capitaine;il s’embarque avec Mlle Cunégonde, la vieille, deux valets et lesdeux chevaux andalous qui avaient appartenu à M. le grandinquisiteur de Portugal.

Pendant toute la traversée ils raisonnèrent beaucoup sur laphilosophie du pauvre Pangloss. « Nous allons dans un autreunivers, disait Candide; c’est dans celui-là sans doute que toutest bien. Car il faut avouer qu’on pourrait gémir un peu de ce quise passe dans le nôtre en physique et en morale. — Je vous aime detout mon coeur, disait Cunégonde; mais j’ai encore l’âme touteffarouchée de ce que j’ai vu, de ce que j’ai éprouvé. — Tout irabien, répliquait Candide; la mer de ce nouveau monde vaut déjàmieux que les mers de notre Europe; elle est plus calme, les ventsplus constants. C’est certainement le nouveau monde qui est lemeilleur des univers possibles. — Dieu le veuille! disaitCunégonde; mais j’ai été si horriblement malheureuse dans le mienque mon coeur est presque fermé à l’espérance. — Vous vousplaignez, leur dit la vieille; hélas! vous n’avez pas éprouvé desinfortunes telles que les miennes. » Cunégonde se mit presque àrire, et trouva cette bonne femme fort plaisante de prétendre êtreplus malheureuse qu’elle. « Hélas! lui dit-elle, ma bonne, à moinsque vous n’ayez été violée par deux Bulgares, que vous n’ayez reçudeux coups de couteau dans le ventre, qu’on n’ait démoli deux devos châteaux, qu’on n’ait égorgé à vos yeux deux mères et deuxpères, et que vous n’ayez vu deux de vos amants fouettés dans unauto-da-fé, je ne vois pas que vous puissiez l’emporter sur moi;ajoutez que je suis née baronne avec soixante et douze quartiers,et que j’ai été cuisinière. — Mademoiselle, répondit la vieille,vous ne savez pas quelle est ma naissance; et si je vous montraismon derrière, vous ne parleriez pas comme vous faites, et voussuspendriez votre jugement. » Ce discours fit naître une extrêmecuriosité dans l’esprit de Cunégonde et de Candide. La vieille leurparla en ces termes.

Chapitre 11Histoire de la vieille.

« Je n’ai pas eu toujours les yeux éraillés et bordésd’écarlate; mon nez n’a pas toujours touché à mon menton, et jen’ai pas toujours été servante. Je suis la fille du pape Urbain X,et de la princesse de Palestrine. On m’éleva jusqu’à quatorzeans dans un palais auquel tous les châteaux de vos barons allemandsn’auraient pas servi d’écurie; et une de mes robes valait mieux quetoutes les magnificences de la Vestphalie. Je croissais en beauté,en grâces, en talents, au milieu des plaisirs, des respects et desespérances. J’inspirais déjà de l’amour, ma gorge se formait; etquelle gorge! blanche, ferme, taillée comme celle de la Vénus deMédicis; et quels yeux! quelles paupières! quels sourcils noirs!quelles flammes brillaient dans mes deux prunelles, et effaçaientla scintillation des étoiles, comme me disaient les poètes duquartier. Les femmes qui m’habillaient et qui me déshabillaienttombaient en extase en me regardant par-devant et par-derrière, ettous les hommes auraient voulu être à leur place.

« Je fus fiancée à un prince souverain de Massa-Carrara. Quelprince! aussi beau que moi, pétri de douceur et d’agréments,brillant d’esprit et brûlant d’amour. Je l’aimais comme on aimepour la première fois, avec idolâtrie, avec emportement. Les nocesfurent préparées. C’était une pompe, une magnificence inouïe;c’étaient des fêtes, des carrousels, des opera-buffa continuels; ettoute l’Italie fit pour moi des sonnets dont il n’y eut pas un seulde passable. Je touchais au moment de mon bonheur, quand unevieille marquise qui avait été maîtresse de mon prince l’invita àprendre du chocolat chez elle. Il mourut en moins de deux heuresavec des convulsions épouvantables. Mais ce n’est qu’une bagatelle.Ma mère, au désespoir, et bien moins affligée que moi, vouluts’arracher pour quelque temps à un séjour si funeste. Elle avaitune très belle terre auprès de Gaète. Nous nous embarquâmes sur unegalère du pays, dorée comme l’autel de Saint-Pierre de Rome. Voilàqu’un corsaire de Salé fond sur nous et nous aborde. Nos soldats sedéfendirent comme des soldats du pape: ils se mirent tous à genouxen jetant leurs armes, et en demandant au corsaire une absolutionin articulo mortis.

« Aussitôt on les dépouilla nus comme des singes, et ma mèreaussi, nos filles d’honneur aussi, et moi aussi. C’est une choseadmirable que la diligence avec laquelle ces messieurs déshabillentle monde. Mais ce qui me surprit davantage, c’est qu’ils nousmirent à tous le doigt dans un endroit où nous autres femmes nousne nous laissons mettre d’ordinaire que des canules. Cettecérémonie me paraissait bien étrange: voilà comme on juge de toutquand on n’est pas sorti de son pays. J’appris bientôt que c’étaitpour voir si nous n’avions pas caché là quelques diamants: c’est unusage établi de temps immémorial parmi les nations policées quicourent sur mer. J’ai su que MM. les religieux chevaliers de Malten’y manquent jamais quand ils prennent des Turcs et des Turques;c’est une loi du droit des gens à laquelle on n’a jamaisdérogé.

« Je ne vous dirai point combien il est dur pour une jeuneprincesse d’être menée esclave à Maroc avec sa mère. Vous concevezassez tout ce que nous eûmes à souffrir dans le vaisseau corsaire.Ma mère était encore très belle; nos filles d’honneur, nos simplesfemmes de chambre, avaient plus de charmes qu’on n’en peut trouverdans toute l’Afrique. Pour moi, j’étais ravissante, j’étais labeauté, la grâce même, et j’étais pucelle; je ne le fus paslongtemps: cette fleur qui avait été réservée pour le beau princede Massa-Carrara me fut ravie par le capitaine corsaire; c’était unnègre abominable, qui croyait encore me faire beaucoup d’honneur.Certes, il fallait que Mme la princesse de Palestrine et moifussions bien fortes pour résister à tout ce que nous éprouvâmesjusqu’à notre arrivée à Maroc. Mais passons; ce sont des choses sicommunes qu’elles ne valent pas la peine qu’on en parle.

« Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes. Cinquantefils de l’empereur Muley-Ismaël avaient chacun leur parti: cequi produisait en effet cinquante guerres civiles, de noirs contrenoirs, de noirs contre basanés, de basanés contre basanés, demulâtres contre mulâtres. C’était un carnage continuel dans toutel’étendue de l’empire.

« A peine fûmes-nous débarqués que des noirs d’une factionennemie de celle de mon corsaire se présentèrent pour lui enleverson butin. Nous étions, après les diamants et l’or, ce qu’il avaitde plus précieux. Je fus témoin d’un combat tel que vous n’en voyezjamais dans vos climats d’Europe. Les peuples septentrionaux n’ontpas le sang assez ardent. Ils n’ont pas la rage des femmes au pointoù elle est commune en Afrique. Il semble que vos Européens aientdu lait dans les veines; c’est du vitriol, c’est du feu qui couledans celles des habitants du mont Atlas et des pays voisins. Oncombattit avec la fureur des lions, des tigres et des serpents dela contrée, pour savoir à qui nous aurait. Un Maure saisit ma mèrepar le bras droit, le lieutenant de mon capitaine la retint par lebras gauche; un soldat maure la prit par une jambe, un de nospirates la tenait par l’autre. Nos filles se trouvèrent presquetoutes en un moment tirées ainsi à quatre soldats. Mon capitaine metenait cachée derrière lui. Il avait le cimeterre au poing, ettuait tout ce qui s’opposait à sa rage. Enfin, je vis toutes nosItaliennes et ma mère déchirées, coupées, massacrées par lesmonstres qui se les disputaient. Les captifs mes compagnons, ceuxqui les avaient pris, soldats, matelots, noirs, basanés, blancs,mulâtres, et enfin mon capitaine, tout fut tué; et je demeuraimourante sur un tas de morts. Des scènes pareilles se passaient,comme on sait, dans l’étendue de plus de trois cents lieues, sansqu’on manquât aux cinq prières par jour ordonnées parMahomet.

« Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de tantde cadavres sanglants entassés, et je me traînai sous un grandoranger au bord d’un ruisseau voisin; j’y tombai d’effroi, delassitude, d’horreur, de désespoir et de faim. Bientôt après, messens accablés se livrèrent à un sommeil qui tenait plus del’évanouissement que du repos. J’étais dans cet état de faiblesseet d’insensibilité, entre la mort et la vie, quand je me sentispressée de quelque chose qui s’agitait sur mon corps. J’ouvris lesyeux, je vis un homme blanc et de bonne mine qui soupirait, et quidisait entre ses dents: O che sciagura d’essere senzacoglioni!

Chapitre 12Suite des malheurs de la vieille.

« Étonnée et ravie d’entendre la langue de ma patrie, et nonmoins surprise des paroles que proférait cet homme, je lui répondisqu’il y avait de plus grands malheurs que celui dont il seplaignait. Je l’instruisis en peu de mots des horreurs que j’avaisessuyées, et je retombai en faiblesse. Il m’emporta dans une maisonvoisine, me fit mettre au lit, me fit donner à manger, me servit,me consola, me flatta, me dit qu’il n’avait rien vu de si beau quemoi, et que jamais il n’avait tant regretté ce que personne nepouvait lui rendre. « Je suis né à Naples, me dit-il, on y chaponnedeux ou trois mille enfants tous les ans; les uns en meurent, lesautres acquièrent une voix plus belle que celle des femmes, lesautres vont gouverner les États. On me fit cette opérationavec un très grand succès, et j’ai été musicien de la chapelle deMme la princesse de Palestrine. — De ma mère! m’écriai-je. — Devotre mère! s’écria-t-il en pleurant. Quoi! vous seriez cette jeuneprincesse que j’ai élevée jusqu’à l’âge de six ans, et quipromettait déjà d’être aussi belle que vous êtes? — C’est moi-même;ma mère est à quatre cents pas d’ici, coupée en quartiers sous untas de morts… »

« Je lui contai tout ce qui m’était arrivé; il me conta aussises aventures, et m’apprit comment il avait été envoyé chez le roide Maroc par une puissance chrétienne, pour conclure avec cemonarque un traité, par lequel on lui fournirait de la poudre, descanons et des vaisseaux, pour l’aider à exterminer le commerce desautres chrétiens. « Ma mission est faite, me dit cet honnêteeunuque; je vais m’embarquer à Ceuta, et je vous ramènerai enItalie. Ma che sciagura d’essere senzacoglioni!»

« Je le remerciai avec des larmes d’attendrissement; et au lieude me mener en Italie, il me conduisit à Alger, et me vendit au deyde cette province. A peine fus-je vendue que cette peste qui a faitle tour de l’Afrique, de l’Asie et de l’Europe, se déclara dansAlger avec fureur. Vous avez vu des tremblements de terre; mais,mademoiselle, avez-vous jamais eu la peste?

— Jamais, répondit la baronne.

— Si vous l’aviez eue, reprit la vieille, vous avoueriez qu’elleest bien au-dessus d’un tremblement de terre. Elle est fort communeen Afrique; j’en fus attaquée. Figurez vous quelle situation pourla fille d’un pape, âgée de quinze ans, qui en trois mois de tempsavait éprouvé la pauvreté, l’esclavage, avait été violée presquetous les jours, avait vu couper sa mère en quatre, avait essuyé lafaim et la guerre, et mourait pestiférée dans Alger. Je n’en mouruspourtant pas. Mais mon eunuque et le dey, et presque tout le séraild’Alger, périrent.

« Quand les premiers ravages de cette épouvantable peste furentpassés, on vendit les esclaves du dey. Un marchand m’acheta et memena à Tunis, il me vendit à un autre marchand, qui me revendit àTripoli; de Tripoli je fus revendue à Alexandrie, d’Alexandrierevendue à Smyrne, de Smyrne à Constantinople. J’appartins enfin àun aga des janissaires, qui fut bientôt commandé pour allerdéfendre Azof contre les Russes qui l’assiégeaient.

« L’aga, qui était un très galant homme, mena avec lui tout sonsérail, et nous logea dans un petit fort sur les Palus-Méotides,gardé par deux eunuques noirs et vingt soldats. On tuaprodigieusement de Russes, mais ils nous le rendirent bien. Azoffut mis à feu et à sang, et on ne pardonna ni au sexe ni àl’âge; il ne resta que notre petit fort; les ennemis voulurent nousprendre par famine. Les vingt janissaires avaient juré de ne sejamais rendre. Les extrémités de la faim où ils furent réduits lescontraignirent à manger nos deux eunuques, de peur de violer leurserment. Au bout de quelques jours, ils résolurent de manger lesfemmes.

« Nous avions un iman très pieux et très compatissant, qui leurfit un beau sermon par lequel il leur persuada de ne nous pas tuertout à fait. « Coupez, dit-il, seulement une fesse à chacune de cesdames, vous ferez très bonne chère; s’il faut y revenir, vous enaurez encore autant dans quelques jours; le ciel vous saura gréd’une action si charitable, et vous serez secourus. »

« Il avait beaucoup d’éloquence; il les persuada. On nous fitcette horrible opération. L’iman nous appliqua le même baume qu’onmet aux enfants qu’on vient de circoncire. Nous étions toutes à lamort.

« A peine les janissaires eurent-ils fait le repas que nous leuravions fourni que les Russes arrivent sur des bateaux plats; il neréchappa pas un janissaire. Les Russes ne firent aucune attention àl’état où nous étions. Il y a partout des chirurgiens français: und’eux, qui était fort adroit, prit soin de nous; il nous guérit, etje me souviendrai toute ma vie que, quand les plaies furent bienfermées, il me fit des propositions. Au reste, il nous dit à toutesde nous consoler; il nous assura que dans plusieurs sièges pareillechose était arrivée, et que c’était la loi de la guerre.

« Dès que mes compagnes purent marcher, on les fit aller àMoscou. J’échus en partage à un boyard qui me fit sa jardinière, etqui me donnait vingt coups de fouet par jour. Mais ce seigneurayant été roué au bout de deux ans avec une trentaine de boyardspour quelque tracasserie de cour, je profitai de cette aventure; jem’enfuis; je traversai toute la Russie; je fus longtemps servantede cabaret à Riga, puis à Rostock, à Vismar, à Leipsick, à Cassel,à Utrecht, à Leyde, à La Haye, à Rotterdam: j’ai vieilli dans lamisère et dans l’opprobre, n’ayant que la moitié d’un derrière, mesouvenant toujours que j’étais fille d’un pape; je voulus cent foisme tuer, mais j’aimais encore la vie. Cette faiblesse ridicule estpeut-être un de nos penchants les plus funestes; car y a t-il riende plus sot que de vouloir porter continuellement un fardeau qu’onveut toujours jeter par terre? d’avoir son être en horreur, et detenir à son être? enfin de caresser le serpent qui nous dévore,jusqu’à ce qu’il nous ait mangé le coeur?

« J’ai vu dans les pays que le sort m’a fait parcourir, et dansles cabarets où j’ai servi, un nombre prodigieux de personnes quiavaient leur existence en exécration; mais je n’en ai vu que douzequi aient mis volontairement fin à leur misère: trois nègres,quatre Anglais, quatre Genevois et un professeur allemand nomméRobeck. J’ai fini par être servante chez le Juif don Issacar;il me mit auprès de vous, ma belle demoiselle; je me suis attachéeà votre destinée, et j’ai été plus occupée de vos aventures que desmiennes. Je ne vous aurais même jamais parlé de mes malheurs, sivous ne m’aviez pas un peu piquée, et s’il n’était d’usage dans unvaisseau de conter des histoires pour se désennuyer. Enfin,mademoiselle, j’ai de l’expérience, je connais le monde;donnez-vous un plaisir, engagez chaque passager à vous conter sonhistoire; et s’il s’en trouve un seul qui n’ait souvent maudit savie, qui ne se soit souvent dit à lui-même qu’il était le plusmalheureux des hommes, jetez-moi dans la mer la tête la première.»

Chapitre 13Comment Candide fut obligé de se séparer de la belle Cunégonde etde la vieille.

La belle Cunégonde, ayant entendu l’histoire de la vieille, luifit toutes les politesses qu’on devait à une personne de son ranget de son mérite. Elle accepta la proposition; elle engagea tousles passagers l’un après l’autre à lui conter leurs aventures.Candide et elle avouèrent que la vieille avait raison. « C’est biendommage, disait Candide, que le sage Pangloss ait été pendu contrela coutume dans un auto-da-fé; il nous dirait des choses admirablessur le mal physique et sur le mal moral qui couvrent la terre et lamer et je me sentirais assez de force pour oser lui fairerespectueusement quelques objections. »

A mesure que chacun racontait son histoire, le vaisseauavançait. On aborda dans Buenos-Ayres. Cunégonde, le capitaineCandide et la vieille allèrent chez le gouverneur Don Fernandod’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza. Ceseigneur avait une fierté convenable à un homme qui portait tant denoms. Il parlait aux hommes avec le dédain le plus noble, portantle nez si haut, élevant si impitoyablement la voix, prenant un tonsi imposant, affectant une démarche si altière, que tous ceux quile saluaient étaient tentés de le battre. Il aimait les femmes à lafureur. Cunégonde lui parut ce qu’il avait jamais vu de plus beau.La première chose qu’il fit fut de demander si elle n’était pointla femme du capitaine. L’air dont il fit cette question alarmaCandide: il n’osa pas dire qu’elle était sa femme, parce qu’eneffet elle ne l’était point; il n’osait pas dire que c’était sasoeur, parce qu’elle ne l’était pas non plus; et quoique cemensonge officieux eût été autrefois très à la mode chez lesanciens, et qu’il pût être utile aux modernes, son âme était troppure pour trahir la vérité. « Mlle Cunégonde, dit-il, doit me fairel’honneur de m’épouser, et nous supplions Votre Excellence dedaigner faire notre noce. »

Don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, ySouza, relevant sa moustache, sourit amèrement, et ordonna aucapitaine Candide d’aller faire la revue de sa compagnie. Candideobéit; le gouverneur demeura avec Mlle Cunégonde. Il lui déclara sapassion, lui protesta que le lendemain il l’épouserait à la face del’Église, ou autrement, ainsi qu’il plairait à ses charmes.Cunégonde lui demanda un quart d’heure pour se recueillir, pourconsulter la vieille et pour se déterminer.

La vieille dit à Cunégonde: « Mademoiselle, vous avez soixanteet douze quartiers, et pas une obole; il ne tient qu’à vous d’êtrela femme du plus grand seigneur de l’Amérique méridionale, qui aune très belle moustache; est-ce à vous de vous piquer d’unefidélité à toute épreuve? Vous avez été violée par les Bulgares; unJuif et un inquisiteur ont eu vos bonnes grâces: les malheursdonnent des droits. J’avoue que, si j’étais à votre place, je neferais aucun scrupule d’épouser monsieur le gouverneur et de fairela fortune de M. le capitaine Candide. » Tandis que la vieilleparlait avec toute la prudence que l’âge et l’expérience donnent,on vit entrer dans le port un petit vaisseau; il portait un alcadeet des alguazils, et voici ce qui était arrivé:

La vieille avait très bien deviné que ce fut un cordelier à lagrande manche qui vola l’argent et les bijoux de Cunégonde dans laville de Badajoz, lorsqu’elle fuyait en hâte avec Candide. Ce moinevoulut vendre quelques-unes des pierreries à un joaillier. Lemarchand les reconnut pour celles du grand inquisiteur. Lecordelier, avant d’être pendu, avoua qu’il les avait volées; ilindiqua les personnes et la route qu’elles prenaient. La fuite deCunégonde et de Candide était déjà connue. On les suivit à Cadix;on envoya sans perdre temps un vaisseau à leur poursuite. Levaisseau était déjà dans le port de Buenos-Ayres. Le bruit serépandit qu’un alcade allait débarquer, et qu’on poursuivait lesmeurtriers de monseigneur le grand inquisiteur. La prudente vieillevit dans l’instant tout ce qui était à faire. « Vous ne pouvezfuir, dit-elle à Cunégonde, et vous n’avez rien à craindre; cen’est pas vous qui avez tué monseigneur; et d’ailleurs legouverneur, qui vous aime, ne souffrira pas qu’on vous maltraite;demeurez. » Elle court sur-le-champ à Candide: « Fuyez, dit-elle,ou dans une heure vous allez être brûlé. » Il n’y avait pas unmoment à perdre; mais comment se séparer de Cunégonde, et où seréfugier?

Chapitre 14Comment Candide et Cacambo furent reçus chez les jésuites duParaguay.

Candide avait amené de Cadix un valet tel qu’on en trouvebeaucoup sur les côtes d’Espagne et dans les colonies. C’était unquart d’Espagnol, né d’un métis dans le Tucuman; il avait étéenfant de choeur, sacristain, matelot, moine, facteur, soldat,laquais. Il s’appelait Cacambo, et aimait fort son maître parce queson maître était un fort bon homme. Il sella au plus vite les deuxchevaux andalous. « Allons, mon maître, suivons le conseil de lavieille; partons, et courons sans regarder derrière nous. » Candideversa des larmes. « O ma chère Cunégonde! faut-il vous abandonnerdans le temps que monsieur le gouverneur va faire nos noces!Cunégonde amenée de si loin, que deviendrez-vous? — Elle deviendrace qu’elle pourra, dit Cacambo; les femmes ne sont jamaisembarrassées d’elles; Dieu y pourvoit; courons. — Où me mènes-tu?où allons-nous? que ferons-nous sans Cunégonde? disait Candide. —Par saint Jacques de Compostelle, dit Cacambo, vous alliez faire laguerre aux jésuites; allons la faire pour eux: je sais assez leschemins, je vous mènerai dans leur royaume, ils seront charmésd’avoir un capitaine qui fasse l’exercice à la bulgare; vous ferezune fortune prodigieuse; quand on n’a pas son compte dans un monde,on le trouve dans un autre. C’est un très grand plaisir de voir etde faire des choses nouvelles.

— Tu as donc été déjà dans le Paraguay? dit Candide. — Ehvraiment oui! dit Cacambo; j’ai été cuistre dans le collège del’Assomption, et je connais le gouvernement de Los Padres comme jeconnais les rues de Cadix. C’est une chose admirable que cegouvernement. Le royaume a déjà plus de trois cents lieues dediamètre; il est divisé en trente provinces. Los Padres y ont tout,et les peuples rien; c’est le chef-d’oeuvre de la raison et de lajustice. Pour moi, je ne vois rien de si divin que Los Padres, quifont ici la guerre au roi d’Espagne et au roi de Portugal, et quien Europe confessent ces rois; qui tuent ici des Espagnols, et quià Madrid les envoient au ciel: cela me ravit; avançons; vous allezêtre le plus heureux de tous les hommes. Quel plaisir auront LosPadres quand ils sauront qu’il leur vient un capitaine qui saitl’exercice bulgare! »

Dès qu’ils furent arrivés à la première barrière, Cacambo dit àla garde avancée qu’un capitaine demandait à parler à monseigneurle commandant. On alla avertir la grande garde. Un officierparaguain courut aux pieds du commandant lui donner part de lanouvelle. Candide et Cacambo furent d’abord désarmés; on se saisitde leurs deux chevaux andalous. Les deux étrangers sont introduitsau milieu de deux files de soldats; le commandant était au bout, lebonnet à trois cornes en tête, la robe retroussée, l’épée au côté,l’esponton à la main. Il fit un signe; aussitôt vingt-quatresoldats entourent les deux nouveaux venus. Un sergent leur ditqu’il faut attendre, que le commandant ne peut leur parler, que lerévérend père provincial ne permet pas qu’aucun Espagnol ouvre labouche qu’en sa présence, et demeure plus de trois heures dans lepays. « Et où est le révérend père provincial? dit Cacambo. — Ilest à la parade après avoir dit sa messe, répondit le sergent; etvous ne pourrez baiser ses éperons que dans trois heures. — Mais,dit Cacambo, monsieur le capitaine, qui meurt de faim comme moi,n’est point espagnol, il est allemand; ne pourrions-nous pointdéjeuner en attendant sa Révérence? »

Le sergent alla sur-le-champ rendre compte de ce discours aucommandant. « Dieu soit béni! dit ce seigneur; puisqu’il estallemand, je peux lui parler; qu’on le mène dans ma feuillée. »Aussitôt on conduit Candide dans un cabinet de verdure orné d’unetrès jolie colonnade de marbre vert et or, et de treillages quirenfermaient des perroquets, des colibris, des oiseaux-mouches, despintades, et tous les oiseaux les plus rares. Un excellent déjeunerétait préparé dans des vases d’or; et tandis que les Paraguainsmangèrent du maïs dans des écuelles de bois, en plein champ, àl’ardeur du soleil, le révérend père commandant entra dans lafeuillée.

C’était un très beau jeune homme, le visage plein, assez blanc,haut en couleur, le sourcil relevé, l’oeil vif, l’oreille rouge,les lèvres vermeilles, l’air fier, mais d’une fierté qui n’était nicelle d’un Espagnol ni celle d’un jésuite. On rendit à Candide et àCacambo leurs armes, qu’on leur avait saisies, ainsi que les deuxchevaux andalous; Cacambo leur fit manger l’avoine auprès de lafeuillée, ayant toujours l’oeil sur eux, crainte desurprise.

Candide baisa d’abord le bas de la robe du commandant, ensuiteils se mirent à table. « Vous êtes donc allemand? lui dit lejésuite en cette langue. — Oui, mon Révérend Père », dit Candide.L’un et l’autre, en prononçant ces paroles, se regardaient avec uneextrême surprise et une émotion dont ils n’étaient pas les maîtres.« Et de quel pays d’Allemagne êtes-vous? dit le jésuite. — De lasale province de Vestphalie, dit Candide: je suis né dans lechâteau de Thunder-ten-tronckh. — Ô ciel! est il possible? s’écriale commandant. — Quel miracle! s’écria Candide. — Serait-ce vous?dit le commandant. — Cela n’est pas possible », dit Candide. Ils selaissent tomber tous deux à la renverse, ils s’embrassent, ilsversent des ruisseaux de larmes. « Quoi! serait-ce vous, monRévérend Père? vous, le frère de la belle Cunégonde! vous, quifûtes tué par les Bulgares! vous, le fils de monsieur le baron!vous, jésuite au Paraguay! Il faut avouer que ce monde est uneétrange chose. Ô Pangloss! Pangloss! que vous seriez aise si vousn’aviez pas été pendu! »

Le commandant fit retirer les esclaves nègres et les Paraguainsqui servaient à boire dans des gobelets de cristal de roche. Ilremercia Dieu et saint Ignace mille fois; il serrait Candide entreses bras; leurs visages étaient baignés de pleurs. « Vous seriezbien plus étonné, plus attendri, plus hors de vous-même, ditCandide, si je vous disais que Mlle Cunégonde, votre soeur, quevous avez crue éventrée, est pleine de santé. — Où? — Dans votrevoisinage, chez M. le gouverneur de Buenos-Ayres; et je venais pourvous faire la guerre. » Chaque mot qu’ils prononcèrent dans cettelongue conversation accumulait prodige sur prodige. Leur âme toutentière volait sur leur langue, était attentive dans leurs oreilleset étincelante dans leurs yeux. Comme ils étaient allemands, ilstinrent table longtemps, en attendant le révérend père provincial;et le commandant parla ainsi à son cher Candide.

Chapitre 15Comment Candide tua le frère de sa chère Cunégonde.

« J’aurai toute ma vie présent à la mémoire le jour horrible oùje vis tuer mon père et ma mère, et violer ma soeur. Quand lesBulgares furent retirés, on ne trouva point cette soeur adorable,et on mit dans une charrette ma mère, mon père et moi, deuxservantes et trois petits garçons égorgés, pour nous aller enterrerdans une chapelle de jésuites, à deux lieues du château de mespères. Un jésuite nous jeta de l’eau bénite; elle étaithorriblement salée; il en entra quelques gouttes dans mes yeux; lepère s’aperçut que ma paupière faisait un petit mouvement: il mitla main sur mon coeur et le sentit palpiter; je fus secouru, et, aubout de trois semaines, il n’y paraissait pas. Vous savez, mon cherCandide, que j’étais fort joli, je le devins encore davantage;aussi le révérend père Croust, supérieur de la maison, prit pourmoi la plus tendre amitié; il me donna l’habit de novice; quelquetemps après je fus envoyé à Rome. Le père général avait besoind’une recrue de jeunes jésuites allemands. Les souverains duParaguay reçoivent le moins qu’ils peuvent de jésuites espagnols;ils aiment mieux les étrangers, dont ils se croient plus maîtres.Je fus jugé propre par le révérend père général pour allertravailler dans cette vigne. Nous partîmes, un Polonais, unTyrolien et moi. Je fus honoré, en arrivant, du sous-diaconat etd’une lieutenance; je suis aujourd’hui colonel et prêtre. Nousrecevrons vigoureusement les troupes du roi d’Espagne; je vousréponds qu’elles seront excommuniées et battues. La Providence vousenvoie ici pour nous seconder. Mais est-il bien vrai que ma chèresoeur Cunégonde soit dans le voisinage, chez le gouverneur deBuenos-Ayres? » Candide l’assura par serment que rien n’était plusvrai. Leurs larmes recommencèrent à couler.

Le baron ne pouvait se lasser d’embrasser Candide, il l’appelaitson frère, son sauveur. « Ah! peut-être, lui dit-il, nous pourronsensemble, mon cher Candide, entrer en vainqueurs dans la ville, etreprendre ma soeur Cunégonde. — C’est tout ce que je souhaite, ditCandide; car je comptais l’épouser, et je l’espère encore. — Vous,insolent! répondit le baron, vous auriez l’impudence d’épouser masoeur qui a soixante et douze quartiers! Je vous trouve bieneffronté d’oser me parler d’un dessein si téméraire! » Candide,pétrifié d’un tel discours, lui répondit: « Mon Révérend Père, tousles quartiers du monde n’y font rien; j’ai tiré votre soeur desbras d’un Juif et d’un inquisiteur; elle m’a assez d’obligations,elle veut m’épouser. Maître Pangloss m’a toujours dit que leshommes sont égaux, et assurément je l’épouserai. — C’est ce quenous verrons, coquin! » dit le jésuite baron deThunder-ten-tronckh, et en même temps il lui donna un grand coup duplat de son épée sur le visage. Candide dans l’instant tire lasienne et l’enfonce jusqu’à la garde dans le ventre du baronjésuite; mais, en la retirant toute fumante, il se mit à pleurer: «Hélas! mon Dieu, dit-il, j’ai tué mon ancien maître, mon ami, monbeau-frère; je suis le meilleur homme du monde, et voilà déjà troishommes que je tue; et dans ces trois il y a deux prêtres.»

Cacambo, qui faisait sentinelle à la porte de la feuillée,accourut. « Il ne nous reste qu’à vendre cher notre vie, lui ditson maître: on va sans doute entrer dans la feuillée, il fautmourir les armes à la main. » Cacambo, qui en avait vu biend’autres, ne perdit point la tête; il prit la robe de jésuite queportait le baron, la mit sur le corps de Candide, lui donna lebonnet carré du mort, et le fit monter à cheval. Tout cela se fiten un clin d’oeil. « Galopons, mon maître; tout le monde vousprendra pour un jésuite qui va donner des ordres; et nous auronspassé les frontières avant qu’on puisse courir après nous. » Ilvolait déjà en prononçant ces paroles, et en criant en espagnol: «Place, place pour le révérend père colonel. »

Chapitre 16Ce qu’il advint aux deux voyageurs avec deux filles, deux singes etles sauvages nommés Oreillons.

Candide et son valet furent au-delà des barrières, et personnene savait encore dans le camp la mort du jésuite allemand. Levigilant Cacambo avait eu soin de remplir sa valise de pain, dechocolat, de jambon, de fruits et de quelques mesures de vin. Ilss’enfoncèrent avec leurs chevaux andalous dans un pays inconnu, oùils ne découvrirent aucune route. Enfin une belle prairieentrecoupée de ruisseaux se présenta devant eux. Nos deux voyageursfont repaître leurs montures. Cacambo propose à son maître demanger, et lui en donne l’exemple. « Comment veux-tu, disaitCandide, que je mange du jambon, quand j’ai tué le fils de monsieurle baron, et que je me vois condamné à ne revoir la belle Cunégondede ma vie? à quoi me servira de prolonger mes misérables jours,puisque je dois les traîner loin d’elle dans les remords et dans ledésespoir? et que dira le Journal de Trévoux? »

En parlant ainsi, il ne laissait pas de manger. Le soleil secouchait. Les deux égarés entendirent quelques petits cris quiparaissaient poussés par des femmes. Ils ne savaient si ces crisétaient de douleur ou de joie; mais ils se levèrent précipitammentavec cette inquiétude et cette alarme que tout inspire dans un paysinconnu. Ces clameurs partaient de deux filles toutes nues quicouraient légèrement au bord de la prairie, tandis que deux singesles suivaient en leur mordant les fesses. Candide fut touché depitié; il avait appris à tirer chez les Bulgares, et il auraitabattu une noisette dans un buisson sans toucher aux feuilles. Ilprend son fusil espagnol à deux coups, tire, et tue les deuxsinges. « Dieu soit loué, mon cher Cacambo! j’ai délivré d’un grandpéril ces deux pauvres créatures; si j’ai commis un péché en tuantun inquisiteur et un jésuite, je l’ai bien réparé en sauvant la vieà deux filles. Ce sont peut-être deux demoiselles de condition, etcette aventure nous peut procurer de très grands avantages dans lepays. »

Il allait continuer, mais sa langue devint percluse quand il vitces deux filles embrasser tendrement les deux singes, fondre enlarmes sur leurs corps et remplir l’air des cris les plusdouloureux. « Je ne m’attendais pas à tant de bonté d’âme », dit-ilenfin à Cacambo; lequel lui répliqua: « Vous avez fait là un beauchef-d’oeuvre, mon maître; vous avez tué les deux amants de cesdemoiselles. — Leurs amants! serait-il possible? vous vous moquezde moi, Cacambo; le moyen de vous croire? — Mon cher maître, repritCacambo, vous êtes toujours étonné de tout; pourquoi trouvez-voussi étrange que dans quelques pays il y ait des singes quiobtiennent les bonnes grâces des dames? Ils sont des quartsd’hommes, comme je suis un quart d’Espagnol. — Hélas! repritCandide, je me souviens d’avoir entendu dire à maître Panglossqu’autrefois pareils accidents étaient arrivés, et que ces mélangesavaient produit des égipans, des faunes, des satyres; que plusieursgrands personnages de l’antiquité en avaient vu; mais je prenaiscela pour des fables. — Vous devez être convaincu à présent, ditCacambo, que c’est une vérité, et vous voyez comment en usent lespersonnes qui n’ont pas reçu une certaine éducation; tout ce que jecrains, c’est que ces dames ne nous fassent quelque méchanteaffaire. »

Ces réflexions solides engagèrent Candide à quitter la prairieet à s’enfoncer dans un bois. Il y soupa avec Cacambo; et tousdeux, après avoir maudit l’inquisiteur de Portugal, le gouverneurde Buenos-Ayres et le baron, s’endormirent sur de la mousse. A leurréveil, ils sentirent qu’ils ne pouvaient remuer; la raison enétait que pendant la nuit les Oreillons, habitants du pays, à quiles deux dames les avaient dénoncés, les avaient garrottés avec descordes d’écorce d’arbre. Ils étaient entourés d’une cinquantained’Oreillons tout nus, armés de flèches, de massues et de haches decaillou: les uns faisaient bouillir une grande chaudière; lesautres préparaient des broches, et tous criaient: « C’est unjésuite, c’est un jésuite! nous serons vengés, et nous ferons bonnechère; mangeons du jésuite, mangeons du jésuite! »

« Je vous l’avais bien dit, mon cher maître, s’écria tristementCacambo, que ces deux filles nous joueraient d’un mauvais tour. »Candide, apercevant la chaudière et les broches, s’écria: « Nousallons certainement être rôtis ou bouillis. Ah! que dirait maîtrePangloss, s’il voyait comme la pure nature est faite? Tout estbien; soit, mais j’avoue qu’il est bien cruel d’avoir perdu MlleCunégonde et d’être mis à la broche par des Oreillons. » Cacambo neperdait jamais la tête. « Ne désespérez de rien, dit-il au désoléCandide; j’entends un peu le jargon de ces peuples, je vais leurparler. — Ne manquez pas, dit Candide, de leur représenter quelleest l’inhumanité affreuse de faire cuire des hommes, et combiencela est peu chrétien. »

— Messieurs, dit Cacambo, vous comptez donc manger aujourd’huiun jésuite: c’est très bien fait; rien n’est plus juste que detraiter ainsi ses ennemis. En effet le droit naturel nous enseigneà tuer notre prochain, et c’est ainsi qu’on en agit dans toute laterre. Si nous n’usons pas du droit de le manger, c’est que nousavons d’ailleurs de quoi faire bonne chère; mais vous n’avez pasles mêmes ressources que nous; certainement il vaut mieux mangerses ennemis que d’abandonner aux corbeaux et aux corneilles lefruit de sa victoire. Mais, messieurs, vous ne voudriez pas mangervos amis. Vous croyez aller mettre un jésuite en broche, et c’estvotre défenseur, c’est l’ennemi de vos ennemis que vous allezrôtir. Pour moi, je suis né dans votre pays; monsieur que vousvoyez est mon maître, et, bien loin d’être jésuite, il vient detuer un jésuite, il en porte les dépouilles: voilà le sujet devotre méprise. Pour vérifier ce que je vous dis, prenez sa robe,portez-la à la première barrière du royaume de Los Padres;informez-vous si mon maître n’a pas tué un officier jésuite. Ilvous faudra peu de temps; vous pourrez toujours nous manger si voustrouvez que je vous ai menti. Mais, si je vous ai dit la vérité,vous connaissez trop les principes du droit public, les moeurs etles lois, pour ne nous pas faire grâce. »

Les Oreillons trouvèrent ce discours très raisonnable; ilsdéputèrent deux notables pour aller en diligence s’informer de lavérité; les deux députés s’acquittèrent de leur commission en gensd’esprit, et revinrent bientôt apporter de bonnes nouvelles. LesOreillons délièrent leurs deux prisonniers, leur firent toutessortes de civilités, leur offrirent des filles, leur donnèrent desrafraîchissements, et les reconduisirent jusqu’aux confins de leursÉtats, en criant avec allégresse: « Il n’est point jésuite, iln’est point jésuite! »

Candide ne se lassait point d’admirer le sujet de sa délivrance.« Quel peuple! disait-il, quels hommes! quelles moeurs! si jen’avais pas eu le bonheur de donner un grand coup d’épée au traversdu corps du frère de Mlle Cunégonde, j’étais mangé sans rémission.Mais, après tout, la pure nature est bonne, puisque ces gens-ci, aulieu de me manger, m’ont fait mille honnêtetés dès qu’ils ont suque je n’étais pas jésuite. »

Chapitre 17Arrivée de Candide et de son valet au pays d’Eldorado, et ce qu’ilsy virent.

Quand ils furent aux frontières des Oreillons: « Vous voyez, ditCacambo à Candide, que cet hémisphère-ci ne vaut pas mieux quel’autre: croyez-moi, retournons en Europe par le plus court. —Comment y retourner? dit Candide, et où aller? si je vais dans monpays, les Bulgares et les Abares y égorgent tout; si je retourne enPortugal, j’y suis brûlé; si nous restons dans ce pays-ci, nousrisquons à tout moment d’être mis en broche. Mais comment serésoudre à quitter la partie du monde que Mlle Cunégondehabite?

— Tournons vers la Cayenne, dit Cacambo: nous y trouverons desFrançais, qui vont par tout le monde; ils pourront nous aider. Dieuaura peut-être pitié de nous. »

Il n’était pas facile d’aller à la Cayenne: ils savaient bien àpeu près de quel côté il fallait marcher; mais des montagnes, desfleuves, des précipices, des brigands, des sauvages, étaientpartout de terribles obstacles. Leurs chevaux moururent de fatigue;leurs provisions furent consumées; ils se nourrirent un mois entierde fruits sauvages, et se trouvèrent enfin auprès d’une petiterivière bordée de cocotiers, qui soutinrent leur vie et leursespérances.

Cacambo, qui donnait toujours d’aussi bons conseils que lavieille, dit à Candide: « Nous n’en pouvons plus, nous avons assezmarché; j’aperçois un canot vide sur le rivage, emplissons-le decocos, jetons-nous dans cette petite barque, laissons-nous aller aucourant; une rivière mène toujours à quelque endroit habité. Sinous ne trouvons pas des choses agréables, nous trouverons du moinsdes choses nouvelles. — Allons, dit Candide, recommandons-nous à laProvidence. »

Ils voguèrent quelques lieues entre des bords tantôt fleuris,tantôt arides, tantôt unis, tantôt escarpés. La rivières’élargissait toujours; enfin elle se perdait sous une voûte derochers épouvantables qui s’élevaient jusqu’au ciel. Les deuxvoyageurs eurent la hardiesse de s’abandonner aux flots sous cettevoûte. Le fleuve, resserré en cet endroit, les porta avec unerapidité et un bruit horrible. Au bout de vingt-quatre heures ilsrevirent le jour; mais leur canot se fracassa contre les écueils;il fallut se traîner de rocher en rocher pendant une lieue entière;enfin ils découvrirent un horizon immense, bordé de montagnesinaccessibles. Le pays était cultivé pour le plaisir comme pour lebesoin; partout l’utile était agréable. Les chemins étaientcouverts ou plutôt ornés de voitures d’une forme et d’une matièrebrillante, portant des hommes et des femmes d’une beautésingulière, traînés rapidement par de gros moutons rouges quisurpassaient en vitesse les plus beaux chevaux d’Andalousie, deTétuan et de Méquinez.

« Voilà pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux que laVestphalie. » Il mit pied à terre avec Cacambo auprès du premiervillage qu’il rencontra. Quelques enfants du village, couverts debrocarts d’or tout déchirés, jouaient au palet à l’entrée du bourg;nos deux hommes de l’autre monde s’amusèrent à les regarder: leurspalets étaient d’assez larges pièces rondes, jaunes, rouges,vertes, qui jetaient un éclat singulier. Il prit envie auxvoyageurs d’en ramasser quelques-uns; c’était de l’or, c’était desémeraudes, des rubis, dont le moindre aurait été le plus grandornement du trône du Mogol. « Sans doute, dit Cacambo, ces enfantssont les fils du roi du pays qui jouent au petit palet. » Lemagister du village parut dans ce moment pour les faire rentrer àl’école. « Voilà, dit Candide, le précepteur de la famille royale.»

Les petits gueux quittèrent aussitôt le jeu, en laissant à terreleurs palets et tout ce qui avait servi à leurs divertissements.Candide les ramasse, court au précepteur, et les lui présentehumblement, lui faisant entendre par signes que Leurs AltessesRoyales avaient oublié leur où et leurs pierreries. Le magister duvillage, en souriant, les jeta par terre, regarda un moment lafigure de Candide avec beaucoup de surprise, et continua sonchemin.

Les voyageurs ne manquèrent pas de ramasser l’or, les rubis etles émeraudes. « Où sommes-nous? s’écria Candide; il faut que lesenfants des rois de ce pays soient bien élevés, puisqu’on leurapprend à mépriser l’or et les pierreries. » Cacambo était aussisurpris que Candide. Ils approchèrent enfin de la première maisondu village; elle était bâtie comme un palais d’Europe. Une foule demonde s’empressait à la porte, et encore plus dans le logis. Unemusique très agréable se faisait entendre, et une odeur délicieusede cuisine se faisait sentir. Cacambo s’approcha de la porte, etentendit qu’on parlait péruvien; c’était sa langue maternelle: cartout le monde sait que Cacambo était né au Tucuman, dans un villageoù l’on ne connaissait que cette langue. « Je vous serviraid’interprète, dit-il à Candide; entrons, c’est ici un cabaret.»

Aussitôt deux garçons et deux filles de l’hôtellerie, vêtus dedrap d’or, et les cheveux renoués avec des rubans, les invitent àse mettre à la table de l’hôte. On servit quatre potages garnischacun de deux perroquets, un contour bouilli qui pesait deux centslivres, deux singes rôtis d’un goût excellent, trois cents colibrisdans un plat, et six cents oiseaux-mouches dans un autre; desragoûts exquis, des pâtisseries délicieuses; le tout dans des platsd’une espèce de cristal de roche. Les garçons et les filles del’hôtellerie versaient plusieurs liqueurs faites de canne desucre.

Les convives étaient pour la plupart des marchands et desvoituriers, tous d’une politesse extrême, qui firent quelquesquestions à Cacambo avec la discrétion la plus circonspecte, et quirépondirent aux siennes d’une manière à le satisfaire.

Quand le repas fut fini, Cacambo crut, ainsi que Candide, bienpayer son écot en jetant sur la table de l’hôte deux de ces largespièces d’or qu’il avait ramassées; l’hôte et l’hôtesse éclatèrentde rire, et se tinrent longtemps les côtés. Enfin ils se remirent:« Messieurs, dit l’hôte, nous voyons bien que vous êtes desétrangers; nous ne sommes pas accoutumés à en voir. Pardonnez-noussi nous nous sommes mis à rire quand vous nous avez offert enpayement les cailloux de nos grands chemins. Vous n’avez pas sansdoute de la monnaie du pays, mais il n’est pas nécessaire d’enavoir pour dîner ici. Toutes les hôtelleries établies pour lacommodité du commerce sont payées par le gouvernement. Vous avezfait mauvaise chère ici, parce que c’est un pauvre village; maispartout ailleurs vous serez reçus comme vous méritez de l’être. »Cacambo expliquait à Candide tous les discours de l’hôte, etCandide les écoutait avec la même admiration et le même égarementque son ami Cacambo les rendait. « Quel est donc ce pays,disaient-ils l’un et l’autre, inconnu à tout le reste de la terre,et où toute la nature est d’une espèce si différente de la nôtre?C’est probablement le pays où tout va bien; car il faut absolumentqu’il y en ait de cette espèce. Et, quoi qu’en dît maître Pangloss,je me suis souvent aperçu que tout allait assez mal en Vestphalie.»

Chapitre 18Ce qu’ils virent dans le pays d’Eldorado.

Cacambo témoigna à son hôte toute sa curiosité; l’hôte lui dit:« Je suis fort ignorant, et je m’en trouve bien; mais nous avonsici un vieillard retiré de la cour, qui est le plus savant homme duroyaume, et le plus communicatif. » Aussitôt il mène Cacambo chezle vieillard. Candide ne jouait plus que le second personnage, etaccompagnait son valet. Ils entrèrent dans une maison fort simple,car la porte n’était que d’argent, et les lambris des appartementsn’étaient que d’or, mais travaillés avec tant de goût que les plusriches lambris ne l’effaçaient pas. L’antichambre n’était à lavérité incrustée que de rubis et d’émeraudes; mais l’ordre danslequel tout était arrangé réparait bien cette extrêmesimplicité.

Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sopha matelassé deplumes de colibri, et leur fit présenter des liqueurs dans desvases de diamant; après quoi il satisfit à leur curiosité en cestermes:

« Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j’ai appris defeu mon père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Péroudont il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l’anciennepatrie des Incas, qui en sortirent très imprudemment pour allersubjuguer une partie du monde, et qui furent enfin détruits par lesEspagnols.

« Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natalfurent plus sages; ils ordonnèrent, du consentement de la nation,qu’aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume; etc’est ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité. LesEspagnols ont eu une connaissance confuse de ce pays, ils l’ontappelé El Dorado, et un Anglais, nommé le chevalier Raleigh, en amême approché il y a environ cent années; mais, comme nous sommesentourés de rochers inabordables et de précipices, nous avonstoujours été jusqu’à présent à l’abri de la rapacité des nations del’Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux et pourla fange de notre terre, et qui, pour en avoir, nous tueraient tousjusqu’au dernier. »

La conversation fut longue; elle roula sur la forme dugouvernement, sur les moeurs, sur les femmes, sur les spectaclespublics, sur les arts. Enfin Candide, qui avait toujours du goûtpour la métaphysique, fit demander par Cacambo si dans le pays il yavait une religion.

Le vieillard rougit un peu. « Comment donc, dit-il, enpouvez-vous douter? Est-ce que vous nous prenez pour des ingrats? »Cacambo demanda humblement quelle était la religion d’Eldorado. Levieillard rougit encore. « Est-ce qu’il peut y avoir deuxreligions? dit-il; nous avons, je crois, la religion de tout lemonde: nous adorons Dieu du soir jusqu’au matin. — N’adorez-vousqu’un seul Dieu? dit Cacambo, qui servait toujours d’interprète auxdoutes de Candide. — Apparemment, dit le vieillard, qu’il n’y en ani deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de votremonde font des questions bien singulières. » Candide ne se lassaitpas de faire interroger ce bon vieillard; il voulut savoir commenton priait Dieu dans l’Eldorado. « Nous ne le prions point, dit lebon et respectable sage; nous n’avons rien à lui demander; il nousa donné tout ce qu’il nous faut; nous le remercions sans cesse. »Candide eut la curiosité de voir des prêtres; il fit demander oùils étaient. Le bon vieillard sourit. « Mes amis, dit-il, noussommes tous prêtres; le roi et tous les chefs de famille chantentdes cantiques d’actions de grâces solennellement tous les matins;et cinq ou six mille musiciens les accompagnent. — Quoi! vousn’avez point de moines qui enseignent, qui disputent, quigouvernent, qui cabalent, et qui font brûler les gens qui ne sontpas de leur avis? — Il faudrait que nous fussions fous, dit levieillard; nous sommes tous ici du même avis, et nous n’entendonspas ce que vous voulez dire avec vos moines. » Candide à tous cesdiscours demeurait en extase, et disait en lui-même: « Ceci estbien différent de la Vestphalie et du château de monsieur le baron:si notre ami Pangloss avait vu Eldorado, il n’aurait plus dit quele château de Thunder-ten-tronckh était ce qu’il y avait de mieuxsur la terre; il est certain qu’il faut voyager. »

Après cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler uncarrosse à six moutons, et donna douze de ses domestiques aux deuxvoyageurs pour les conduire à la cour: « Excusez-moi, leur dit-il,si mon âge me prive de l’honneur de vous accompagner. Le roi vousrecevra d’une manière dont vous ne serez pas mécontents, et vouspardonnerez sans doute aux usages du pays s’il y en a quelques-unsqui vous déplaisent. »

Candide et Cacambo montent en carrosse; les six moutonsvolaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi,situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingtpieds de haut et de cent de large; il est impossible d’exprimerquelle en était la matière. On voit assez quelle supérioritéprodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable quenous nommons où et pierreries.

Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à ladescente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent derobes d’un tissu de duvet de colibri; après quoi les grandsofficiers et les grandes officières de la couronne les menèrent àl’appartement de sa Majesté, au milieu de deux files chacune demille musiciens, selon l’usage ordinaire. Quand ils approchèrent dela salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment ilfallait s’y prendre pour saluer sa Majesté; si on se jetait àgenoux ou ventre à terre; si on mettait les mains sur la tête ousur le derrière; si on léchait la poussière de la salle; en un mot,quelle était la cérémonie. « L’usage, dit le grand officier, estd’embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. » Candide etCacambo sautèrent au cou de sa Majesté, qui les reçut avec toute lagrâce imaginable et qui les pria poliment à souper.

En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publicsélevés jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, lesfontaines d’eau pure, les fontaines d’eau rose, celles de liqueursde canne de sucre, qui coulaient continuellement dans de grandesplaces, pavées d’une espèce de pierreries qui répandaient une odeursemblable à celle du gérofle et de la cannelle. Candide demanda àvoir la cour de justice, le parlement; on lui dit qu’il n’y enavait point, et qu’on ne plaidait jamais. Il s’informa s’il y avaitdes prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, etqui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, danslequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleined’instruments de mathématique et de physique.

Après avoir parcouru, toute l’après-dînée, à peu près lamillième partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide semit à table entre sa Majesté, son valet Cacambo et plusieurs dames.Jamais on ne fit meilleure chère, et jamais on n’eut plus d’esprità souper qu’en eut sa Majesté. Cacambo expliquait les bons mots duroi à Candide, et quoique traduits, ils paraissaient toujours desbons mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce n’était pas ce quil’étonna le moins.

Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait dedire à Cacambo: « Il est vrai, mon ami, encore une fois, que lechâteau où je suis né ne vaut pas le pays où nous sommes; maisenfin Mlle Cunégonde n’y est pas, et vous avez sans doute quelquemaîtresse en Europe. Si nous restons ici, nous n’y serons que commeles autres; au lieu que si nous retournons dans notre mondeseulement avec douze moutons chargés de cailloux d’Eldorado, nousserons plus riches que tous les rois ensemble, nous n’aurons plusd’inquisiteurs à craindre, et nous pourrons aisément reprendre MlleCunégonde. »

Ce discours plut à Cacambo: on aime tant à courir, à se fairevaloir chez les siens, à faire parade de ce qu’on a vu dans sesvoyages, que les deux heureux résolurent de ne plus l’être et dedemander leur congé à sa Majesté.

« Vous faites une sottise, leur dit le roi; je sais bien que monpays est peu de chose; mais, quand on est passablement quelquepart, il faut y rester; je n’ai pas assurément le droit de retenirdes étrangers; c’est une tyrannie qui n’est ni dans nos moeurs, nidans nos lois: tous les hommes sont libres; partez quand vousvoudrez, mais la sortie est bien difficile. Il est impossible deremonter la rivière rapide sur laquelle vous êtes arrivés parmiracle, et qui court sous des voûtes de rochers. Les montagnes quientourent tout mon royaume ont dix mille pieds de hauteur, et sontdroites comme des murailles; elles occupent chacune en largeur unespace de plus de dix lieues; on ne peut en descendre que par desprécipices. Cependant, puisque vous voulez absolument partir, jevais donner ordre aux intendants des machines d’en faire une quipuisse vous transporter commodément. Quand on vous aura conduits aurevers des montagnes, personne ne pourra vous accompagner; car messujets ont fait voeu de ne jamais sortir de leur enceinte, et ilssont trop sages pour rompre leur voeu. Demandez-moi d’ailleurs toutce qu’il vous plaira. — Nous ne demandons à Votre Majesté, ditCacambo, que quelques moutons chargés de vivres, de cailloux, et dela boue du pays. » Le roi rit. « Je ne conçois pas, dit-il, quelgoût vos gens d’Europe ont pour notre boue jaune; mais emportez-entant que vous voudrez, et grand bien vous fasse. »

Il donna l’ordre sur-le-champ à ses ingénieurs de faire unemachine pour guinder ces deux hommes extraordinaires hors duroyaume. Trois mille bons physiciens y travaillèrent; elle futprête au bout de quinze jours, et ne coûta pas plus de vingtmillions de livres sterling, monnaie du pays. On mit sur la machineCandide et Cacambo; il y avait deux grands moutons rouges sellés etbridés pour leur servir de monture quand ils auraient franchi lesmontagnes, vingt moutons de bât chargés de vivres, trente quiportaient des présents de ce que le pays a de plus curieux, etcinquante chargés d’or, de pierreries et de diamants. Le roiembrassa tendrement les deux vagabonds.

Ce fut un beau spectacle que leur départ, et la manièreingénieuse dont ils furent hissés, eux et leurs moutons, au hautdes montagnes. Les physiciens prirent congé d’eux après les avoirmis en sûreté, et Candide n’eut plus d’autre désir et d’autre objetque d’aller présenter ses moutons à Mlle Cunégonde. « Nous avons,dit-il, de quoi payer le gouverneur de Buenos-Ayres, si MlleCunégonde peut être mise à prix. Marchons vers la Cayenne,embarquons-nous, et nous verrons ensuite quel royaume nous pourronsacheter. »

Chapitre 19Ce qui leur arriva à Surinam, et comment Candide fit connaissanceavec Martin.

La première journée de nos deux voyageurs fut assez agréable.Ils étaient encouragés par l’idée de se voir possesseur de plus detrésors que l’Asie, l’Europe et l’Afrique n’en pouvaientrassembler. Candide, transporté, écrivit le nom de Cunégonde surles arbres. A la seconde journée deux de leurs moutonss’enfoncèrent dans des marais, et y furent abîmés avec leurscharges; deux autres moutons moururent de fatigue quelques joursaprès; sept ou huit périrent ensuite de faim dans un désert;d’autres tombèrent au bout de quelques jours dans des précipices.Enfin, après cent jours de marche, il ne leur resta que deuxmoutons. Candide dit à Cacambo: « Mon ami, vous voyez comme lesrichesses de ce monde sont périssables; il n’y a rien de solide quela vertu et le bonheur de revoir Mlle Cunégonde. — Je l’avoue, ditCacambo; mais il nous reste encore deux moutons avec plus detrésors que n’en aura jamais le roi d’Espagne, et je vois de loinune ville que je soupçonne être Surinam, appartenant auxHollandais. Nous sommes au bout de nos peines et au commencement denotre félicité. »

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu parterre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’uncaleçon de toile bleue; il manquait à ce pauvre homme la jambegauche et la main droite. « Eh, mon Dieu! lui dit Candide enhollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je tevois? — J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant,répondit le nègre. — Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’atraité ainsi? — Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nousdonne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année.Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrapele doigt, on nous coupe la main; quand nous voulons nous enfuir, onnous coupe la jambe: je me suis trouvé dans les deux cas. C’est àce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque mamère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle medisait: « Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours,ils te feront vivre heureux, tu as l’honneur d’être esclave de nosseigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père etde ta mère. » Hélas! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, maisils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et lesperroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les féticheshollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que noussommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pasgénéalogiste; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes touscousins issus de germains. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas enuser avec ses parents d’une manière plus horrible.

— Ô Pangloss! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cetteabomination; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à tonoptimisme. — Qu’est-ce qu’optimisme? disait Cacambo. — Hélas! ditCandide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on estmal. » Et il versait des larmes en regardant son nègre, et enpleurant il entra dans Surinam.

La première chose dont ils s’informent, c’est s’il n’y a pointau port quelque vaisseau qu’on pût envoyer à Buenos-Ayres. Celui àqui ils s’adressèrent était justement un patron espagnol, quis’offrit à faire avec eux un marché honnête. Il leur donnarendez-vous dans un cabaret. Candide et le fidèle Cacambo allèrentl’y attendre avec leurs deux moutons.

Candide, qui avait le coeur sur les lèvres, conta à l’Espagnoltoutes ses aventures, et lui avoua qu’il voulait enlever MlleCunégonde. « Je me garderai bien de vous passer à Buenos-Ayres, ditle patron: je serais pendu et vous aussi. La belle Cunégonde est lamaîtresse favorite de monseigneur. » Ce fut un coup de foudre pourCandide; il pleura longtemps; enfin il tira à part Cacambo: «Voici, mon cher ami, lui dit-il, ce qu’il faut que tu fasses. Nousavons chacun dans nos poches pour cinq ou six millions de diamants;tu es plus habile que moi; va prendre Mlle Cunégonde àBuenos-Ayres. Si le gouverneur fait quelques difficultés, donne-luiun million; s’il ne se rend pas, donne-lui-en deux; tu n’as pointtué d’inquisiteur, on ne se défiera point de toi. J’équiperai unautre vaisseau; j’irai t’attendre à Venise; c’est un pays libre oùl’on n’a rien à craindre ni des Bulgares, ni des Abares, ni desJuifs, ni des inquisiteurs. » Cacambo applaudit à cette sagerésolution. Il était au désespoir de se séparer d’un bon maître,devenu son ami intime; mais le plaisir de lui être utile l’emportasur la douleur de le quitter. Ils s’embrassèrent en versant deslarmes. Candide lui recommanda de ne point oublier la bonnevieille. Cacambo partit dès le jour même: c’était un très bon hommeque ce Cacambo.

Candide resta encore quelque temps à Surinam, et attendit qu’unautre patron voulût le mener en Italie, lui et les deux moutons quilui restaient. Il prit des domestiques, et acheta tout ce qui luiétait nécessaire pour un long voyage; enfin M. Vanderdendur, maîtred’un gros vaisseau, vint se présenter à lui. « Combien voulez-vous,demanda-t-il à cet homme, pour me mener en droiture à Venise, moi,mes gens, mon bagage, et les deux moutons que voilà? » Le patrons’accorda à dix mille piastres. Candide n’hésita pas.

« Oh! oh! dit à part soi le prudent Vanderdendur, cet étrangerdonne dix mille piastres tout d’un coup! il faut qu’il soit bienriche. » Puis, revenant un moment après, il signifia qu’il nepouvait partir à moins de vingt mille. « Eh bien! vous les aurez »,dit Candide.

— Ouais! se dit tout bas le marchand, cet homme donne vingtmille piastres aussi aisément que dix mille. » Il revint encore, etdit qu’il ne pouvait le conduire à Venise à moins de trente millepiastres. « Vous en aurez donc trente mille », réponditCandide.

— Oh! oh! se dit encore le marchand hollandais, trente millepiastres ne coûtent rien à cet homme-ci; sans doute les deuxmoutons portent des trésors immenses; n’insistons pas davantage:faisons-nous d’abord payer les trente mille piastres, et puis nousverrons. » Candide vendit deux petits diamants, dont le moindrevalait plus que tout l’argent que demandait le patron. Il le payad’avance. Les deux moutons furent embarqués. Candide suivait dansun petit bateau pour joindre le vaisseau à la rade; le patron prendson temps, met à la voile, démarre; le vent le favorise. Candide,éperdu et stupéfait, le perd bientôt de vue. « Hélas! cria-t-il,voilà un tour digne de l’ancien monde. » Il retourne au rivage,abîmé dans la douleur; car enfin il avait perdu de quoi faire lafortune de vingt monarques.

Il se transporte chez le juge hollandais; et comme il était unpeu troublé, il frappe rudement à la porte; il entre, expose sonaventure, et crie un peu plus haut qu’il ne convenait. Le jugecommença par lui faire payer dix mille piastres pour le bruit qu’ilavait fait. Ensuite il l’écouta patiemment, lui promit d’examinerson affaire sitôt que le marchand serait revenu, et se fit payerdix mille autres piastres pour les frais de l’audience.

Ce procédé acheva de désespérer Candide; il avait à la véritéessuyé des malheurs mille fois plus douloureux; mais le sang-froiddu juge, et celui du patron dont il était volé, alluma sa bile, etle plongea dans une noire mélancolie. La méchanceté des hommes seprésentait à son esprit dans toute sa laideur; il ne se nourrissaitque d’idées tristes. Enfin, un vaisseau français étant sur le pointde partir pour Bordeaux, comme il n’avait plus de moutons chargésde diamants à embarquer, il loua une chambre du vaisseau à justeprix, et fit signifier dans la ville qu’il payerait le passage, lanourriture, et donnerait deux mille piastres à un honnête homme quivoudrait faire le voyage avec lui, à condition que cet homme seraitle plus dégoûté de son état et le plus malheureux de laprovince.

Il se présenta une foule de prétendants qu’une flotte n’auraitpu contenir. Candide voulant choisir entre les plus apparents, ildistingua une vingtaine de personnes qui lui paraissaient assezsociables, et qui toutes prétendaient mériter la préférence. Il lesassembla dans son cabaret, et leur donna à souper, à condition quechacun ferait serment de raconter fidèlement son histoire,promettant de choisir celui qui lui paraîtrait le plus à plaindreet le plus mécontent de son état à plus juste titre, et de donneraux autres quelques gratifications.

La séance dura jusqu’à quatre heures du matin. Candide, enécoutant toutes leurs aventures, se ressouvenait de ce que luiavait dit la vieille en allant à Buenos-Ayres, et de la gageurequ’elle avait faite, qu’il n’y avait personne sur le vaisseau à quiil ne fût arrivé de très grands malheurs. Il songeait à Pangloss àchaque aventure qu’on lui contait. « Ce Pangloss, disait-il, seraitbien embarrassé à démontrer son système. Je voudrais qu’il fût ici.Certainement, si tout va bien, c’est dans Eldorado, et non pas dansle reste de la terre. » Enfin il se détermina en faveur d’un pauvresavant qui avait travaillé dix ans pour les libraires d’Amsterdam.Il jugea qu’il n’y avait point de métier au monde dont on dût êtreplus dégoûté.

Ce savant, qui était d’ailleurs un bon homme, avait été volé parsa femme, battu par son fils, et abandonné de sa fille qui s’étaitfait enlever par un Portugais. Il venait d’être privé d’un petitemploi duquel il subsistait; et les prédicants de Surinam lepersécutaient parce qu’ils le prenaient pour un socinien. Il fautavouer que les autres étaient pour le moins aussi malheureux quelui; mais Candide espérait que le savant le désennuierait dans levoyage. Tous ses autres rivaux trouvèrent que Candide leur faisaitune grande injustice; mais il les apaisa en leur donnant à chacuncent piastres.

Chapitre 20Ce qui arriva sur mer à Candide et à Martin.

Le vieux savant, qui s’appelait Martin, s’embarqua donc pourBordeaux avec Candide. L’un et l’autre avaient beaucoup vu etbeaucoup souffert; et quand le vaisseau aurait dû faire voile deSurinam au Japon par le cap de Bonne-Espérance, ils auraient eu dequoi s’entretenir du mal moral et du mal physique pendant tout levoyage.

Cependant Candide avait un grand avantage sur Martin, c’estqu’il espérait toujours revoir Mlle Cunégonde, et que Martinn’avait rien à espérer; de plus, il avait de l’or et des diamants;et, quoiqu’il eût perdu cent gros moutons rouges chargés des plusgrands trésors de la terre, quoiqu’il eût toujours sur le coeur lafriponnerie du patron hollandais, cependant, quand il songeait à cequi lui restait dans ses poches, et quand il parlait de Cunégonde,surtout à la fin du repas, il penchait alors pour le système dePangloss.

« Mais vous, monsieur Martin, dit-il au savant, que pensez-vousde tout cela? Quelle est votre idée sur le mal moral et le malphysique? — Monsieur, répondit Martin, mes prêtres m’ont accuséd’être socinien; mais la vérité du fait est que je suismanichéen. — Vous vous moquez de moi, dit Candide, il n’y aplus de manichéens dans le monde. — Il y a moi, dit Martin; je nesais qu’y faire, mais je ne peux penser autrement. — Il faut quevous ayez le diable au corps, dit Candide. — Il se mêle si fort desaffaires de ce monde, dit Martin, qu’il pourrait bien être dans moncorps, comme partout ailleurs; mais je vous avoue qu’en jetant lavue sur ce globe, ou plutôt sur ce globule, je pense que Dieu l’aabandonné à quelque être malfaisant; j’en excepte toujoursEldorado. Je n’ai guère vu de ville qui ne désirât la ruine de laville voisine, point de famille qui ne voulût exterminer quelqueautre famille. Partout les faibles ont en exécration les puissantsdevant lesquels ils rampent, et les puissants les traitent commedes troupeaux dont on vend la laine et la chair. Un milliond’assassins enrégimentés, courant d’un bout de l’Europe à l’autre,exerce le meurtre et le brigandage avec discipline pour gagner sonpain, parce qu’il n’a pas de métier plus honnête; et dans lesvilles qui paraissent jouir de la paix et où les arts fleurissent,les hommes sont dévorés de plus d’envie, de soins et d’inquiétudesqu’une ville assiégée n’éprouve de fléaux. Les chagrins secretssont encore plus cruels que les misères publiques. En un mot, j’enai tant vu, et tant éprouvé, que je suis manichéen.

— Il y a pourtant du bon, répliquait Candide. — Cela peut être,disait Martin, mais je ne le connais pas. »

Au milieu de cette dispute, on entendit un bruit de canon. Lebruit redouble de moment en moment. Chacun prend sa lunette. Onaperçoit deux vaisseaux qui combattaient à la distance d’environtrois milles; le vent les amena l’un et l’autre si près du vaisseaufrançais qu’on eut le plaisir de voir le combat tout à son aise.Enfin l’un des deux vaisseaux lâcha à l’autre une bordée si bas etsi juste qu’il le coula à fond. Candide et Martin aperçurentdistinctement une centaine d’hommes sur le tillac du vaisseau quis’enfonçait; ils levaient tous les mains au ciel et jetaient desclameurs effroyables; en un moment tout fut englouti.

« Eh bien! dit Martin, voilà comme les hommes se traitent lesuns les autres. — Il est vrai, dit Candide, qu’il y a quelque chosede diabolique dans cette affaire. » En parlant ainsi, il aperçut jene sais quoi d’un rouge éclatant qui nageait auprès de sonvaisseau. On détacha la chaloupe pour voir ce que ce pouvait être:c’était un de ses moutons. Candide eut plus de joie de retrouver cemouton qu’il n’avait été affligé d’en perdre cent tous chargés degros diamants d’Eldorado. Le capitaine français aperçut bientôt quele capitaine du vaisseau submergeant était espagnol, et que celuidu vaisseau submergé était un pirate hollandais; c’était celui-làmême qui avait volé Candide. Les richesses immenses dont cescélérat s’était emparé furent ensevelies avec lui dans la mer, etil n’y eut qu’un mouton de sauvé. « Vous voyez, dit Candide àMartin, que le crime est puni quelquefois: ce coquin de patronhollandais a eu le sort qu’il méritait. — Oui, dit Martin, maisfallait-il que les passagers qui étaient sur son vaisseau périssentaussi? Dieu a puni ce fripon, le diable a noyé les autres.»

Cependant le vaisseau français et l’espagnol continuèrent leurroute, et Candide continua ses conversations avec Martin. Ilsdisputèrent quinze jours de suite, et au bout de quinze jours ilsétaient aussi avancés que le premier. Mais enfin ils parlaient, ilsse communiquaient des idées, ils se consolaient. Candide caressaitson mouton. « Puisque je t’ai retrouvé, dit-il, je pourrai bienretrouver Cunégonde. »

Chapitre 21Candide et Martin approchent des côtes de France etraisonnent.

On aperçut enfin les côtes de France. « Avez-vous jamais été enFrance, monsieur Martin? dit Candide. — Oui, dit Martin, j’aiparcouru plusieurs provinces. Il y en a où la moitié des habitantsest folle, quelques-unes où l’on est trop rusé, d’autres où l’onest communément assez doux et assez bête, d’autres où l’on fait lebel esprit; et dans toutes, la principale occupation est l’amour,la seconde de médire, et la troisième de dire des sottises. — Mais,monsieur Martin, avez-vous vu Paris? — Oui, j’ai vu Paris; il tientde toutes ces espèces-là; c’est un chaos, c’est une presse danslaquelle tout le monde cherche le plaisir, et où presque personnene le trouve, du moins à ce qu’il m’a paru. J’y ai séjourné peu;j’y fus volé, en arrivant, de tout ce que j’avais, par des filous,à la foire Saint-Germain; on me prit moi-même pour un voleur, et jefus huit jours en prison; après quoi je me fis correcteurd’imprimerie pour gagner de quoi retourner à pied en Hollande. Jeconnus la canaille écrivante, la canaille cabalante, et la canailleconvulsionnaire. On dit qu’il y a des gens fort polis dans cetteville-là; je le veux croire.

— Pour moi, je n’ai nulle curiosité de voir la France, ditCandide; vous devinez aisément que, quand on a passé un mois dansEldorado, on ne se soucie plus de rien voir sur la terre que MlleCunégonde; je vais l’attendre à Venise; nous traverserons la Francepour aller en Italie; ne m’accompagnerez-vous pas? — Trèsvolontiers, dit Martin; on dit que Venise n’est bonne que pour lesnobles Vénitiens, mais que cependant on y reçoit très bien lesétrangers quand ils ont beaucoup d’argent; je n’en ai point, vousen avez, je vous suivrai partout. — A propos, dit Candide,pensez-vous que la terre ait été originairement une mer, comme onl’assure dans ce gros livre qui appartient au capitaine duvaisseau? — Je n’en crois rien du tout, dit Martin, non plus que detoutes les rêveries qu’on nous débite depuis quelque temps. — Maisà quelle fin ce monde a-t-il donc été formé? dit Candide. — Pournous faire enrager, répondit Martin. — N’êtes-vous pas bien étonné,continua Candide, de l’amour que ces deux filles du pays desOreillons avaient pour ces deux singes, et dont je vous ai contél’aventure? — Point du tout, dit Martin; je ne vois pas ce quecette passion a d’étrange; j’ai tant vu de choses extraordinaires,qu’il n’y a plus rien d’extraordinaire. — Croyez-vous, dit Candide,que les hommes se soient toujours mutuellement massacrés comme ilsfont aujourd’hui? qu’ils aient toujours été menteurs, fourbes,perfides, ingrats, brigands, faibles, volages, lâches, envieux,gourmands, ivrognes, avares, ambitieux, sanguinaires,calomniateurs, débauchés, fanatiques, hypocrites et sots? —Croyez-vous, dit Martin, que les éperviers aient toujours mangé despigeons quand ils en ont trouvé? — Oui, sans doute, dit Candide. —Eh bien! dit Martin, si les éperviers ont toujours eu le mêmecaractère, pourquoi voulez-vous que les hommes aient changé leleur? — Oh! dit Candide, il y a bien de la différence, car le librearbitre… » En raisonnant ainsi, ils arrivèrent àBordeaux.

Chapitre 22Ce qui arriva en France à Candide et à Martin.

Candide ne s’arrêta dans Bordeaux qu’autant de temps qu’il enfallait pour vendre quelques cailloux du Dorado, et pours’accommoder d’une bonne chaise à deux places; car il ne pouvaitplus se passer de son philosophe Martin. Il fut seulement trèsfâché de se séparer de son mouton, qu’il laissa à l’Académie dessciences de Bordeaux, laquelle proposa pour le sujet du prix decette année de trouver pourquoi la laine de ce mouton était rouge;et le prix fut adjugé à un savant du Nord, qui démontra par A plusB, moins C, divisé par Z, que le mouton devait être rouge, etmourir de la clavelée.

Cependant tous les voyageurs que Candide rencontra dans lescabarets de la route lui disaient: « Nous allons à Paris. » Cetempressement général lui donna enfin l’envie de voir cettecapitale; ce n’était pas beaucoup se détourner du chemin deVenise.

Il entra par le faubourg Saint-Marceau, et crut être dans leplus vilain village de la Vestphalie.

A peine Candide fut-il dans son auberge qu’il fut attaqué d’unemaladie légère causée par ses fatigues. Comme il avait au doigt undiamant énorme, et qu’on avait aperçu dans son équipage unecassette prodigieusement pesante, il eut aussitôt auprès de luideux médecins qu’il n’avait pas mandés, quelques amis intimes quine le quittèrent pas, et deux dévotes qui faisaient chauffer sesbouillons. Martin disait: « Je me souviens d’avoir été malade aussià Paris dans mon premier voyage; j’étais fort pauvre: aussin’eus-je ni amis, ni dévotes, ni médecins, et je guéris.»

Cependant, à force de médecines et de saignées, la maladie deCandide devint sérieuse. Un habitué du quartier vint avec douceurlui demander un billet payable au porteur pour l’autre monde;Candide n’en voulut rien faire. Les dévotes l’assurèrent quec’était une nouvelle mode; Candide répondit qu’il n’était pointhomme à la mode. Martin voulut jeter l’habitué par les fenêtres. Leclerc jura qu’on n’enterrerait point Candide. Martin jura qu’ilenterrerait le clerc s’il continuait à les importuner. La querelles’échauffa; Martin le prit par les épaules et le chassa rudement;ce qui causa un grand scandale, dont on fit unprocès-verbal.

Candide guérit; et pendant sa convalescence il eut très bonnecompagnie à souper chez lui. On jouait gros jeu. Candide était toutétonné que jamais les as ne lui vinssent; et Martin ne s’enétonnait pas.

Parmi ceux qui lui faisaient les honneurs de la ville, il yavait un petit abbé périgourdin, l’un de ces gens empressés,toujours alertes, toujours serviables, effrontés, caressants,accommodants, qui guettent les étrangers à leur passage, leurcontent l’histoire scandaleuse de la ville, et leur offrent desplaisirs à tout prix. Celui-ci mena d’abord Candide et Martin à lacomédie. On y jouait une tragédie nouvelle. Candide se trouva placéauprès de quelques beaux esprits. Cela ne l’empêcha pas de pleurerà des scènes jouées parfaitement. Un des raisonneurs qui étaient àses côtés lui dit dans un entracte: « Vous avez grand tort depleurer: cette actrice est fort mauvaise; l’acteur qui joue avecelle est plus mauvais acteur encore; la pièce est encore plusmauvaise que les acteurs; l’auteur ne sait pas un mot d’arabe, etcependant la scène est en Arabie; et, de plus, c’est un homme quine croit pas aux idées innées: je vous apporterai demain vingtbrochures contre lui. — Monsieur, combien avez-vous de pièces dethéâtre en France? » dit Candide à l’abbé; lequel répondit: « Cinqou six mille. — C’est beaucoup, dit Candide; combien y en a-t-il debonnes? — Quinze ou seize, répliqua l’autre. — C’est beaucoup »,dit Martin.

Candide fut très content d’une actrice qui faisait la reineÉlisabeth dans une assez plate tragédie que l’on jouequelquefois. « Cette actrice, dit-il à Martin, me plaît beaucoup;elle a un faux air de Mlle Cunégonde; je serais bien aise de lasaluer. » L’abbé périgourdin s’offrit à l’introduire chez elle.Candide, élevé en Allemagne, demanda quelle était l’étiquette, etcomment on traitait en France les reines d’Angleterre. « Il fautdistinguer, dit l’abbé; en province, on les mène au cabaret; àParis, on les respecte quand elles sont belles, et on les jette àla voirie quand elles sont mortes. — Des reines à la voirie! ditCandide. — Oui vraiment, dit Martin; monsieur l’abbé a raison:j’étais à Paris quand Mlle Monime passa, comme on dit, decette vie à l’autre; on lui refusa ce que ces gens-ci appellent leshonneurs de la sépulture, c’est-à-dire de pourrir avec tous lesgueux du quartier dans un vilain cimetière; elle fut enterrée touteseule de sa bande au coin de la rue de Bourgogne; ce qui dut luifaire une peine extrême, car elle pensait très noblement. — Celaest bien impoli, dit Candide. — Que voulez-vous? dit Martin; cesgens-ci sont ainsi faits. Imaginez toutes les contradictions,toutes les incompatibilités possibles, vous les verrez dans legouvernement, dans les tribunaux, dans les églises, dans lesspectacles de cette drôle de nation. — Est-il vrai qu’on rittoujours à Paris? dit Candide. — Oui, dit l’abbé, mais c’est enenrageant; car on s’y plaint de tout avec de grands éclats de rire;et même on y fait en riant les actions les plusdétestables.

— Quel est, dit Candide, ce gros cochon qui me disait tant demal de la pièce où j’ai tant pleuré et des acteurs qui m’ont faittant de plaisir? — C’est un mal vivant, répondit l’abbé, qui gagnesa vie à dire du mal de toutes les pièces et de tous les livres; ilhait quiconque réussit, comme les eunuques haïssent les jouissants:c’est un de ces serpents de la littérature qui se nourrissent defange et de venin; c’est un folliculaire. — Qu’appelez-vousfolliculaire? dit Candide. — C’est, dit l’abbé, un faiseur defeuilles, un Fréron. »

 

C’est ainsi que Candide, Martin et le Périgourdin raisonnaientsur l’escalier, en voyant défiler le monde au sortir de la pièce. «Quoique je sois très empressé de revoir Mlle Cunégonde, ditCandide, je voudrais pourtant souper avec Mlle Clairon; car ellem’a paru admirable. »

L’abbé n’était pas homme à approcher de Mlle Clairon, qui nevoyait que bonne compagnie. « Elle est engagée pour ce soir,dit-il; mais j’aurai l’honneur de vous mener chez une dame dequalité, et là vous connaîtrez Paris comme si vous y aviez étéquatre ans. »

Candide, qui était naturellement curieux, se laissa mener chezla dame, au fond du faubourg Saint-Honoré; on y était occupé d’unpharaon; douze tristes pontes tenaient chacun en main un petitlivre de cartes, registre cornu de leurs infortunes. Un profondsilence régnait, la pâleur était sur le front des pontes,l’inquiétude sur celui du banquier, et la dame du logis, assiseauprès de ce banquier impitoyable, remarquait avec des yeux de lynxtous les parolis, tous les sept-et-le-va de campagne, dont chaquejoueur cornait ses cartes; elle les faisait décorner avec uneattention sévère mais polie, et ne se fâchait point, de peur deperdre ses pratiques: la dame se faisait appeler la marquise deParolignac. Sa fille, âgée de quinze ans, était au nombre despontes et avertissait d’un clin d’oeil des friponneries de cespauvres gens, qui tâchaient de réparer les cruautés du sort. L’abbépérigourdin, Candide et Martin entrèrent; personne ne se leva, niles salua, ni les regarda; tous étaient profondément occupés deleurs cartes. « Madame la baronne de Thunder-ten-tronckh était pluscivile, » dit Candide.

Cependant l’abbé s’approcha de l’oreille de la marquise, qui seleva à moitié, honora Candide d’un sourire gracieux, et Martin d’unair de tête tout à fait noble; elle fit donner un siège et un jeude cartes à Candide, qui perdit cinquante mille francs en deuxtailles; après quoi on soupa très gaiement, et tout le monde étaitétonné que Candide ne fût pas ému de sa perte; les laquais disaiententre eux, dans leur langage de laquais: « Il faut que ce soitquelque milord anglais. »

Le souper fut comme la plupart des soupers de Paris: d’abord dusilence, ensuite un bruit de paroles qu’on ne distingue point, puisdes plaisanteries dont la plupart sont insipides, de faussesnouvelles, de mauvais raisonnements, un peu de politique etbeaucoup de médisance; on parla même de livres nouveaux. «Avez-vous lu, dit l’abbé périgourdin, le roman du sieur Gauchat,docteur en théologie? — Oui, répondit un des convives, mais je n’aipu l’achever. Nous avons une foule d’écrits impertinents, mais tousensemble n’approchent pas de l’impertinence de Gauchat, docteur enthéologie; je suis si rassasié de cette immensité dedétestables livres qui nous inondent que je me suis mis à ponter aupharaon. — Et les Mélanges de l’archidiacre Trublet, qu’endites-vous? dit l’abbé. — Ah! dit Mme de Parolignac, l’ennuyeuxmortel! comme il vous dit curieusement tout ce que le monde sait!comme il discute pesamment ce qui ne vaut pas la peine d’êtreremarqué légèrement! comme il s’approprie sans esprit l’esprit desautres! comme il gâte ce qu’il pille! comme il me dégoûte! Mais ilne me dégoûtera plus: c’est assez d’avoir lu quelques pages del’archidiacre. »

Il y avait à table un homme savant et de goût qui appuya ce quedisait la marquise. On parla ensuite de tragédies; la dame demandapourquoi il y avait des tragédies qu’on jouait quelquefois, etqu’on ne pouvait lire. L’homme de goût expliqua très bien commentune pièce pouvait avoir quelque intérêt et n’avoir presque aucunmérite; il prouva en peu de mots que ce n’était pas assez d’amenerune ou deux de ces situations qu’on trouve dans tous les romans, etqui séduisent toujours les spectateurs, mais qu’il faut être neufsans être bizarre, souvent sublime, et toujours naturel; connaîtrele coeur humain et le faire parler; être grand poète sans quejamais aucun personnage de la pièce paraisse poète; savoirparfaitement sa langue, la parler avec pureté, avec une harmoniecontinue, sans que jamais la rime coûte rien au sens. « Quiconque,ajouta-t-il, n’observe pas toutes ces règles peut faire une ou deuxtragédies applaudies au théâtre, mais il ne sera jamais compté aurang des bons écrivains; il y a très peu de bonnes tragédies; lesunes sont des idylles en dialogues bien écrits et bien rimés; lesautres, des raisonnements politiques qui endorment, ou desamplifications qui rebutent; les autres, des rêves d’énergumène, enstyle barbare, des propos interrompus, de longues apostrophes auxdieux, parce qu’on ne sait point parler aux hommes, des maximesfausses, des lieux communs ampoulés. »

Candide écouta ce propos avec attention, et conçut une grandeidée du discoureur; et, comme la marquise avait eu soin de leplacer à côté d’elle, il s’approcha de son oreille, et prit laliberté de lui demander qui était cet homme qui parlait si bien. «C’est un savant, dit la dame, qui ne ponte point, et que l’abbém’amène quelquefois à souper; il se connaît parfaitement entragédies et en livres, et il a fait une tragédie sifflée et unlivre dont on n’a jamais vu hors de la boutique de son librairequ’un exemplaire qu’il m’a dédié. — Le grand homme! dit Candide;c’est un autre Pangloss. »

Alors, se tournant vers lui, il lui dit: « Monsieur, vous pensezsans doute que tout est au mieux dans le monde physique et dans lemoral, et que rien ne pouvait être autrement? — Moi, monsieur, luirépondit le savant, je ne pense rien de tout cela: je trouve quetout va de travers chez nous; que personne ne sait ni quel est sonrang, ni quelle est sa charge, ni ce qu’il fait, ni ce qu’il doitfaire, et qu’excepté le souper, qui est assez gai et où il paraîtassez d’union, tout le reste du temps se passe en querellesimpertinentes: jansénistes contre molinistes, gens du parlementcontre gens d’église, gens de lettres contre gens de lettres,courtisans contre courtisans, financiers contre le peuple, femmescontre maris, parents contre parents; c’est une guerre éternelle.»

Candide lui répliqua: « J’ai vu pis. Mais un sage, qui depuis aeu le malheur d’être pendu, m’apprit que tout cela est à merveille;ce sont des ombres à un beau tableau. — Votre pendu se moquait dumonde, dit Martin; vos ombres sont des taches horribles. — Ce sontles hommes qui font les taches, dit Candide, et ils ne peuvent pass’en dispenser. — Ce n’est donc pas leur faute, » dit Martin. Laplupart des pontes, qui n’entendaient rien à ce langage, buvaient;et Martin raisonna avec le savant, et Candide raconta une partie deses aventures à la dame du logis.

Après soupé, la marquise mena Candide dans son cabinet et le fitasseoir sur un canapé. « Eh bien! lui dit-elle, vous aimez donctoujours éperdument Mlle Cunégonde de Thunder-ten-tronckh? — Oui,madame, » répondit Candide. La marquise lui répliqua avec un souristendre: « Vous me répondez comme un jeune homme de Vestphalie; unFrançais m’aurait dit: « Il est vrai que j’ai aimé Mlle Cunégonde;mais en vous voyant, madame, je crains de ne la plus aimer. » —Hélas! madame, dit Candide, je répondrai comme vous voudrez. —Votre passion pour elle, dit la marquise, a commencé en ramassantson mouchoir; je veux que vous ramassiez ma jarretière. — De toutmon coeur, » dit Candide; et il la ramassa. « Mais je veux que vousme la remettiez, » dit la dame; et Candide la lui remit. «Voyez-vous, dit la dame, vous êtes étranger, je fais quelquefoislanguir mes amants de Paris quinze jours, mais je me rends à vousdès la première nuit, parce qu’il faut faire les honneurs de sonpays à un jeune homme de Vestphalie. » La belle, ayant aperçu deuxénormes diamants aux deux mains de son jeune étranger, les loua desi bonne foi que des doigts de Candide ils passèrent aux doigts dela marquise.

Candide, en s’en retournant avec son abbé périgourdin, sentitquelques remords d’avoir fait une infidélité à Mlle Cunégonde;monsieur l’abbé entra dans sa peine; il n’avait qu’une légère partaux cinquante mille livres perdues au jeu par Candide, et à lavaleur des deux brillants moitié donnés, moitié extorqués. Sondessein était de profiter, autant qu’il le pourrait, des avantagesque la connaissance de Candide pouvait lui procurer. Il lui parlabeaucoup de Cunégonde; et Candide lui dit qu’il demanderait bienpardon à cette belle de son infidélité, quand il la verrait àVenise.

Le Périgourdin redoublait de politesse et d’attentions, etprenait un intérêt tendre à tout ce que Candide disait, à tout cequ’il faisait, à tout ce qu’il voulait faire.

« Vous avez donc, monsieur, lui dit-il, un rendez-vous à Venise?— Oui, monsieur l’abbé, dit Candide; il faut absolument que j’ailletrouver Mlle Cunégonde. » Alors, engagé par le plaisir de parler dece qu’il aimait, il conta, selon son usage, une partie de sesaventures avec cette illustre Vestphalienne.

« Je crois, dit l’abbé, que Mlle Cunégonde a bien de l’esprit,et qu’elle écrit des lettres charmantes? — Je n’en ai jamais reçu,dit Candide; car figurez-vous qu’ayant été chassé du château pourl’amour d’elle, je ne pus lui écrire; que bientôt après j’apprisqu’elle était morte, qu’ensuite je la retrouvai, et que je laperdis, et que je lui ai envoyé à deux mille cinq cents lieuesd’ici un exprès dont j’attends la réponse. »

L’abbé écoutait attentivement, et paraissait un peu rêveur. Ilprit bientôt congé des deux étrangers, après les avoir tendrementembrassés. Le lendemain Candide reçut à son réveil une lettreconçue en ces termes:

« Monsieur, mon très cher amant, il y a huit jours que je suismalade en cette ville; j’apprends que vous y êtes. Je volerais dansvos bras si je pouvais remuer. J’ai su votre passage à Bordeaux;j’y ai laissé le fidèle Cacambo et la vieille, qui doivent bientôtme suivre. Le gouverneur de Buenos-Ayres a tout pris, mais il mereste votre coeur. Venez, votre présence me rendra la vie, ou mefera mourir de plaisir. »

Cette lettre charmante, cette lettre inespérée, transportaCandide d’une joie inexprimable; et la maladie de sa chèreCunégonde l’accabla de douleur. Partagé entre ces deux sentiments,il prend son où et ses diamants, et se fait conduire avec Martin àl’hôtel où Mlle Cunégonde demeurait. Il entre en tremblantd’émotion, son coeur palpite, sa voix sanglote; il veut ouvrir lesrideaux du lit, il veut faire apporter de la lumière. «Gardez-vous-en bien, lui dit la suivante, la lumière la tue; » etsoudain elle referme le rideau. « Ma chère Cunégonde, dit Candideen pleurant, comment vous portez-vous? si vous ne pouvez me voir,parlez-moi du moins. — Elle ne peut parler, » dit la suivante. Ladame alors tire du lit une main potelée que Candide arroselongtemps de ses larmes, et qu’il remplit ensuite de diamants, enlaissant un sac plein d’or sur le fauteuil.

Au milieu de ses transports arrive un exempt suivi de l’abbépérigourdin et d’une escouade. « Voilà donc, dit-il, ces deuxétrangers suspects? » Il les fait incontinent saisir, et ordonne àses braves de les traîner en prison. « Ce n’est pas ainsi qu’ontraite les voyageurs dans le Dorado, dit Candide. — Je suis plusmanichéen que jamais, dit Martin. — Mais, monsieur, où nousmenez-vous? dit Candide. — Dans un cul de basse-fosse, » ditl’exempt.

Martin, ayant repris son sang-froid, jugea que la dame qui seprétendait Cunégonde était une friponne, monsieur l’abbépérigourdin un fripon qui avait abusé au plus vite de l’innocencede Candide, et l’exempt un autre fripon dont on pouvait aisément sedébarrasser.

Plutôt que de s’exposer aux procédures de la justice, Candide,éclairé par son conseil, et d’ailleurs toujours impatient de revoirla véritable Cunégonde, propose à l’exempt trois petits diamantsd’environ trois mille pistoles chacun. « Ah! monsieur, lui ditl’homme au bâton d’ivoire, eussiez-vous commis tous les crimesimaginables, vous êtes le plus honnête homme du monde; troisdiamants! chacun de trois mille pistoles! Monsieur! je me feraistuer pour vous, au lieu de vous mener dans un cachot. On arrêtetous les étrangers, mais laissez-moi faire; j’ai un frère à Dieppeen Normandie, je vais vous y mener; et si vous avez quelque diamantà lui donner, il aura soin de vous comme moi-même.

— Et pourquoi arrête-t-on tous les étrangers? » dit Candide.L’abbé périgourdin prit alors la parole et dit: « C’est parce qu’ungueux du pays d’Atrébatie a entendu dire des sottises: celaseul lui a fait commettre un parricide, non pas tel que celui de1610 au mois de mai, mais tel que celui de 1594 au mois dedécembre, et tel que plusieurs autres commis dans d’autresannées et dans d’autres mois par d’autres gueux qui avaient entendudire des sottises. »

L’exempt alors expliqua de quoi il s’agissait. « Ah, lesmonstres! s’écria Candide; quoi! de telles horreurs chez un peuplequi danse et qui chante! Ne pourrai-je sortir au plus vite de cepays où des singes agacent des tigres? J’ai vu des ours dans monpays; je n’ai vu des hommes que dans le Dorado. Au nom de Dieu,monsieur l’exempt, menez-moi à Venise, où je dois attendre MlleCunégonde. — Je ne peux vous mener qu’en Basse-Normandie, » dit lebarigel. Aussitôt il lui fait ôter ses fers, dit qu’il s’estmépris, renvoie ses gens et emmène à Dieppe Candide et Martin, etles laisse entre les mains de son frère. Il y avait un petitvaisseau hollandais à la rade. Le Normand, à l’aide de trois autresdiamants, devenu le plus serviable des hommes, embarque Candide etses gens dans le vaisseau qui allait faire voile pour Portsmouth enAngleterre. Ce n’était pas le chemin de Venise; mais Candidecroyait être délivré de l’enfer, et il comptait bien reprendre laroute de Venise à la première occasion.

Chapitre 23Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils yvoient.

« Ah, Pangloss! Pangloss! Ah, Martin! Martin! Ah, ma chèreCunégonde! qu’est-ce que ce monde-ci? disait Candide sur levaisseau hollandais. — Quelque chose de bien fou et de bienabominable, répondait Martin. — Vous connaissez l’Angleterre; yest-on aussi fou qu’en France? — C’est une autre espèce de folie,dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pourquelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensentpour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut.De vous dire précisément s’il y a plus de gens à lier dans un paysque dans un autre, c’est ce que mes faibles lumières ne mepermettent pas. Je sais seulement qu’en général les gens que nousallons voir sont fort atrabilaires. »

En causant ainsi ils abordèrent à Portsmouth; une multitude depeuple couvrait le rivage, et regardait attentivement un assez groshomme qui était à genoux, les yeux bandés, sur le tillac d’un desvaisseaux de la flotte; quatre soldats, postés vis-à-vis de cethomme, lui tirèrent chacun trois balles dans le crâne le pluspaisiblement du monde, et toute l’assemblée s’en retournaextrêmement satisfaite. « Qu’est-ce donc que tout ceci? ditCandide, et quel démon exerce partout son empire? » Il demanda quiétait ce gros homme qu’on venait de tuer en cérémonie. « C’est unamiral, lui répondit-on. — Et pourquoi tuer cet amiral? — C’est,lui dit-on, parce qu’il n’a pas fait tuer assez de monde; il alivré un combat à un amiral français, et on a trouvé qu’il n’étaitpas assez près de lui. — Mais, dit Candide, l’amiral français étaitaussi loin de l’amiral anglais que celui-ci l’était de l’autre! —Cela est incontestable, lui répliqua-t-on; mais dans ce pays-ci ilest bon de tuer de temps en temps un amiral pour encourager lesautres. »

Candide fut si étourdi et si choqué de ce qu’il voyait, et de cequ’il entendait, qu’il ne voulut pas seulement mettre pied à terre,et qu’il fit son marché avec le patron hollandais (dût-il le volercomme celui de Surinam) pour le conduire sans délai àVenise.

Le patron fut prêt au bout de deux jours. On côtoya la France;on passa à la vue de Lisbonne, et Candide frémit. On entra dans ledétroit et dans la Méditerranée; enfin on aborda à Venise. « Dieusoit loué! dit Candide en embrassant Martin; c’est ici que jereverrai la belle Cunégonde. Je compte sur Cacambo comme surmoi-même. Tout est bien, tout va bien, tout va le mieux qu’il soitpossible. »

Chapitre 24De Paquette et de Frère Giroflée.

Dès qu’il fut à Venise, il fit chercher Cacambo dans tous lescabarets, dans tous les cafés, chez toutes les filles de joie, etne le trouva point. Il envoyait tous les jours à la découverte detous les vaisseaux et de toutes les barques: nulles nouvelles deCacambo. « Quoi! disait-il à Martin, j’ai eu le temps de passer deSurinam à Bordeaux, d’aller de Bordeaux à Paris, de Paris à Dieppe,de Dieppe à Portsmouth, de côtoyer le Portugal et l’Espagne, detraverser toute la Méditerranée, de passer quelques mois à Venise,et la belle Cunégonde n’est point venue! Je n’ai rencontré au lieud’elle qu’une drôlesse et un abbé périgourdin! Cunégonde est mortesans doute, je n’ai plus qu’à mourir. Ah! il valait mieux resterdans le paradis du Dorado que de revenir dans cette maudite Europe.Que vous avez raison, mon cher Martin! tout n’est qu’illusion etcalamité. »

Il tomba dans une mélancolie noire, et ne prit aucune part al’opéra alla moda ni aux autres divertissements ducarnaval; pas une dame ne lui donna la moindre tentation. Martinlui dit: « Vous êtes bien simple, en vérité, de vous figurer qu’unvalet métis, qui a cinq ou six millions dans ses poches, irachercher votre maîtresse au bout du monde et vous l’amènera àVenise. Il la prendra pour lui, s’il la trouve. S’il ne la trouvepas, il en prendra une autre: je vous conseille d’oublier votrevalet Cacambo et votre maîtresse Cunégonde. » Martin n’était pasconsolant. La mélancolie de Candide augmenta, et Martin ne cessaitde lui prouver qu’il y avait peu de vertu et peu de bonheur sur laterre, excepté peut-être dans Eldorado, où personne ne pouvaitaller.

En disputant sur cette matière importante, et en attendantCunégonde, Candide aperçut un jeune théatin dans la placeSaint-Marc, qui tenait sous le bras une fille. Le théatinparaissait frais, potelé, vigoureux; ses yeux étaient brillants,son air assuré, sa mine haute, sa démarche fière. La fille étaittrès jolie et chantait; elle regardait amoureusement son théatin,et de temps en temps lui pinçait ses grosses joues. « Vousm’avouerez du moins, dit Candide à Martin, que ces gens-ci sontheureux. Je n’ai trouvé jusqu’à présent dans toute la terrehabitable, excepté dans Eldorado, que des infortunés; mais, pourcette fille et ce théatin, je gage que ce sont des créatures trèsheureuses. — Je gage que non, dit Martin. — Il n’y a qu’à les prierà dîner, dit Candide, et vous verrez si je me trompe. »

Aussitôt il les aborde, il leur fait son compliment, et lesinvite à venir à son hôtellerie manger des macaronis, des perdrixde Lombardie, des oeufs d’esturgeon, et à boire du vin deMontepulciano, du lacrima-christi, du chypre et du samos. Lademoiselle rougit, le théatin accepta la partie, et la fille lesuivit en regardant Candide avec des yeux de surprise et deconfusion qui furent obscurcis de quelques larmes. A peine fut-elleentrée dans la chambre de Candide qu’elle lui dit: « Eh quoi!monsieur Candide ne reconnaît plus Paquette! » A ces mots, Candide,qui ne l’avait pas considérée jusque-là avec attention, parce qu’iln’était occupé que de Cunégonde, lui dit: « Hélas! ma pauvreenfant, c’est donc vous qui avez mis le docteur Pangloss dans lebel état où je l’ai vu?

— Hélas! monsieur, c’est moi-même, dit Paquette; je vois quevous êtes instruit de tout. J’ai su les malheurs épouvantablesarrivés à toute la maison de madame la baronne et à la belleCunégonde. Je vous jure que ma destinée n’a guère été moins triste.J’étais fort innocente quand vous m’avez vue. Un cordelier quiétait mon confesseur me séduisit aisément. Les suites en furentaffreuses; je fus obligée de sortir du château quelques temps aprèsque monsieur le baron vous eut renvoyé à grands coups de pied dansle derrière. Si un fameux médecin n’avait pas pris pitié de moi,j’étais morte. Je fus quelque temps par reconnaissance la maîtressede ce médecin. Sa femme, qui était jalouse à la rage, me battaittous les jours impitoyablement; c’était une furie. Ce médecin étaitle plus laid de tous les hommes, et moi la plus malheureuse detoutes les créatures d’être battue continuellement pour un hommeque je n’aimais pas. Vous savez, monsieur, combien il est dangereuxpour une femme acariâtre d’être l’épouse d’un médecin. Celui-ci,outré des procédés de sa femme, lui donna un jour, pour la guérird’un petit rhume, une médecine si efficace qu’elle en mourut endeux heures de temps dans des convulsions horribles. Les parents demadame intentèrent à monsieur un procès criminel; il prit la fuite,et moi je fus mise en prison. Mon innocence ne m’aurait pas sauvéesi je n’avais été un peu jolie. Le juge m’élargit à condition qu’ilsuccéderait au médecin. Je fus bientôt supplantée par une rivale,chassée sans récompense, et obligée de continuer ce métierabominable qui vous paraît si plaisant à vous autres hommes, et quin’est pour nous qu’un abîme de misères. J’allai exercer laprofession à Venise. Ah! monsieur, si vous pouviez vous imaginer ceque c’est que d’être obligée de caresser indifféremment un vieuxmarchand, un avocat, un moine, un gondolier, un abbé; d’êtreexposée à toutes les insultes, à toutes les avanies; d’être souventréduite à emprunter une jupe pour aller se la faire lever par unhomme dégoûtant; d’être volée par l’un de ce qu’on a gagné avecl’autre; d’être rançonnée par les officiers de justice, et den’avoir en perspective qu’une vieillesse affreuse, un hôpital et unfumier, vous concluriez que je suis une des plus malheureusescréatures du monde. »

Paquette ouvrait ainsi son coeur au bon Candide, dans uncabinet, en présence de Martin, qui disait à Candide: « Vous voyezque j’ai déjà gagné la moitié de la gageure. »

Frère Giroflée était resté dans la salle à manger, et buvait uncoup en attendant le dîner. « Mais, dit Candide à Paquette, vousaviez l’air si gai, si content, quand je vous ai rencontrée; vouschantiez, vous caressiez le théatin avec une complaisancenaturelle; vous m’avez paru aussi heureuse que vous prétendez êtreinfortunée. — Ah! monsieur, répondit Paquette, c’est encore là unedes misères du métier. J’ai été hier volée et battue par unofficier, et il faut aujourd’hui que je paraisse de bonne humeurpour plaire à un moine. »

Candide n’en voulut pas davantage; il avoua que Martin avaitraison. On se mit à table avec Paquette et le théatin, le repas futassez amusant, et sur la fin on se parla avec quelque confiance. «Mon Père, dit Candide au moine, vous me paraissez jouir d’unedestinée que tout le monde doit envier; la fleur de la santé brillesur votre visage, votre physionomie annonce le bonheur; vous avezune très jolie fille pour votre récréation, et vous paraissez trèscontent de votre état de théatin.

— Ma foi, monsieur, dit frère Giroflée, je voudrais que tous lesthéatins fussent au fond de la mer. J’ai été tenté cent fois demettre le feu au couvent, et d’aller me faire turc. Mes parents meforcèrent à l’âge de quinze ans d’endosser cette détestable robe,pour laisser plus de fortune à un maudit frère aîné que Dieuconfonde! La jalousie, la discorde, la rage, habitent dans lecouvent. Il est vrai que j’ai prêché quelques mauvais sermons quim’ont valu un peu d’argent, dont le prieur me vole la moitié: lereste me sert à entretenir des filles; mais, quand je rentre lesoir dans le monastère, je suis prêt de me casser la tête contreles murs du dortoir; et tous mes confrères sont dans le même cas.»

Martin se tournant vers Candide avec son sang-froid ordinaire: «Eh bien! lui dit-il, n’ai-je pas gagné la gageure tout entière? »Candide donna deux mille piastres à Paquette et mille piastres àfrère Giroflée. « Je vous réponds, dit-il, qu’avec cela ils serontheureux. — Je n’en crois rien du tout, dit Martin; vous les rendrezpeut-être avec ces piastres beaucoup plus malheureux encore. — Ilen sera ce qui pourra, dit Candide; mais une chose me console, jevois qu’on retrouve souvent les gens qu’on ne croyait jamaisretrouver; il se pourra bien faire qu’ayant rencontré mon moutonrouge et Paquette, je rencontre aussi Cunégonde. — Je souhaite, ditMartin, qu’elle fasse un jour votre bonheur; mais c’est de quoi jedoute fort. — Vous êtes bien dur, dit Candide. — C’est que j’aivécu, dit Martin.

— Mais regardez ces gondoliers, dit Candide; ne chantent-ils passans cesse? — Vous ne les voyez pas dans leur ménage, avec leursfemmes et leurs marmots d’enfants, dit Martin. Le doge a seschagrins, les gondoliers ont les leurs. Il est vrai qu’à toutprendre le sort d’un gondolier est préférable à celui d’un doge;mais je crois la différence si médiocre que cela ne vaut pas lapeine d’être examiné.

— On parle, dit Candide, du sénateur Pococurante qui demeuredans ce beau palais sur la Brenta, et qui reçoit assez bien lesétrangers. On prétend que c’est un homme qui n’a jamais eu dechagrin. — Je voudrais voir une espèce si rare, » dit Martin.Candide aussitôt fit demander au seigneur Pococurante la permissionde venir le voir le lendemain.

Chapitre 25Visite chez le Seigneur Pococurante, noble vénitien.

Candide et Martin allèrent en gondole sur la Brenta etarrivèrent au palais du noble Pococurante. Les jardins étaient bienentendus, et ornés de belles statues de marbre; le palais, d’unebelle architecture. Le maître du logis, homme de soixante ans, fortriche, reçut très poliment les deux curieux, mais avec très peud’empressement, ce qui déconcerta Candide et ne déplut point àMartin.

D’abord deux filles jolies et proprement mises servirent duchocolat qu’elles firent très bien mousser. Candide ne puts’empêcher de les louer sur leur beauté, sur leur bonne grâce etsur leur adresse. « Ce sont d’assez bonnes créatures, dit lesénateur Pococurante; je les fais quelquefois coucher dans mon lit,car je suis bien las des dames de la ville, de leurs coquetteries,de leurs jalousies, de leurs querelles, de leurs humeurs, de leurspetitesses, de leur orgueil, de leurs sottises, et des sonnetsqu’il faut faire ou commander pour elles; mais, après tout, cesdeux filles commencent fort à m’ennuyer. »

Candide, après le déjeuner, se promenant dans une longuegalerie, fut surpris de la beauté des tableaux. Il demanda de quelmaître étaient les deux premiers. « Ils sont de Raphaël, dit lesénateur; je les achetai fort cher par vanité il y a quelquesannées; on dit que c’est ce qu’il y a de plus beau en Italie, maisils ne me plaisent point du tout: la couleur en est très rembrunie;les figures ne sont pas assez arrondies, et ne sortent point assez;les draperies ne ressemblent en rien à une étoffe; en un mot, quoiqu’on en dise, je ne trouve point là une imitation vraie de lanature. Je n’aimerai un tableau que quand je croirai voir la natureelle-même: il n’y en a point de cette espèce. J’ai beaucoup detableaux mais je ne les regarde plus. »

Pococurante, en attendant le dîner, se fit donner un concerto.Candide trouva la musique délicieuse. « Ce bruit, dit Pococurante,peut amuser une demi-heure; mais, s’il dure plus longtemps, ilfatigue tout le monde, quoique personne n’ose l’avouer. La musiqueaujourd’hui n’est plus que l’art d’exécuter des choses difficiles,et ce qui n’est que difficile ne plaît point à la longue.

« J’aimerais peut-être mieux l’opéra, si on n’avait pas trouvéle secret d’en faire un monstre qui me révolte. Ira voir qui voudrade mauvaises tragédies en musique, où les scènes ne sont faites quepour amener, très mal à propos, deux ou trois chansons ridiculesqui font valoir le gosier d’une actrice; se pâmera de plaisir quivoudra, ou qui pourra, en voyant un châtré fredonner le rôle deCésar et de Caton et se promener d’un air gauche sur des planches;pour moi, il y a longtemps que j’ai renoncé à ces pauvretés, quifont aujourd’hui la gloire de l’Italie, et que des souverainspayent si chèrement. » Candide disputa un peu, mais avecdiscrétion. Martin fut entièrement de l’avis du sénateur.

On se mit à table, et après un excellent dîner, on entra dans labibliothèque. Candide, en voyant un Homère magnifiquement relié,loua l’illustrissime sur son bon goût. « Voilà, dit-il, un livrequi faisait les délices du grand Pangloss, le meilleur philosophede l’Allemagne. — Il ne fait pas les miennes, dit froidementPococurante; on me fit accroire autrefois que j’avais du plaisir enle lisant; mais cette répétition continuelle de combats qui seressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rienfaire de décisif, cette Hélène qui est le sujet de la guerre, etqui à peine est une actrice de la pièce; cette Troie qu’on assiègeet qu’on ne prend point, tout cela me causait le plus mortel ennui.J’ai demandé quelquefois à des savants s’ils s’ennuyaient autantque moi à cette lecture. Tous les gens sincères m’ont avoué que lelivre leur tombait des mains, mais qu’il fallait toujours l’avoirdans sa bibliothèque, comme un monument de l’antiquité, et commeces médailles rouillées qui ne peuvent être de commerce.

— Votre Excellence ne pense pas ainsi de Virgile? dit Candide. —Je conviens, dit Pococurante, que le second, le quatrième et lesixième livre de son Énéide sont excellents; mais pour sonpieux Énée, et le fort Cloanthe, et l’ami Achates, et le petitAscanius, et l’imbécile roi Latinus, et la bourgeoise Amata, etl’insipide Lavinia, je ne crois pas qu’il y ait rien de si froid etde plus désagréable. J’aime mieux le Tasse et les contes à dormirdebout de l’Arioste.

— Oserais-je vous demander, monsieur, dit Candide, si vousn’avez pas un grand plaisir à lire Horace? — Il y a des maximes,dit Pococurante, dont un homme du monde peut faire son profit, etqui, étant resserrées dans des vers énergiques, se gravent plusaisément dans la mémoire. Mais je me soucie fort peu de son voyageà Brindes, et de sa description d’un mauvais dîner, et de laquerelle des crocheteurs entre je ne sais quel Rupilus, dontles paroles, dit-il, étaient pleines de pus, et un autredont les paroles étaient du vinaigre. Je n’ai luqu’avec un extrême dégoût ses vers grossiers contre des vieilles etcontre des sorcières; et je ne vois pas quel mérite il peut y avoirà dire à son ami Mecenas que, s’il est mis par lui au rang despoètes lyriques, il frappera les astres de son frontsublime. Les sots admirent tout dans un auteur estimé. Je nelis que pour moi; je n’aime que ce qui est à mon usage. » Candide,qui avait été élevé à ne jamais juger de rien par lui-même, étaitfort étonné de ce qu’il entendait; et Martin trouvait la façon depenser de Pococurante assez raisonnable.

« Oh! voici un Cicéron, dit Candide; pour ce grand homme-là, jepense que vous ne vous lassez point de le lire? — Je ne le lisjamais, répondit le Vénitien. Que m’importe qu’il ait plaidé pourRabirius ou pour Cluentius? J’ai bien assez des procès que je juge;je me serais mieux accommodé de ses oeuvres philosophiques; mais,quand j’ai vu qu’il doutait de tout, j’ai conclu que j’en savaisautant que lui, et que je n’avais besoin de personne pour êtreignorant.

— Ah! voilà quatre-vingts volumes de recueils d’une académie dessciences, s’écria Martin; il se peut qu’il y ait là du bon. — Il yen aurait, dit Pococurante, si un seul des auteurs de ces fatrasavait inventé seulement l’art de faire des épingles; mais il n’y adans tous ces livres que de vains systèmes et pas une seule choseutile.

— Que de pièces de théâtre je vois là! dit Candide; en italien,en espagnol, en français! — Oui, dit le sénateur, il y en a troismille, et pas trois douzaines de bonnes. Pour ces recueils desermons, qui tous ensemble ne valent pas une page de Sénèque, ettous ces gros volumes de théologie, vous pensez bien que je ne lesouvre jamais, ni moi ni personne. »

Martin aperçut des rayons chargés de livres anglais. « Je crois,dit-il, qu’un républicain doit se plaire à la plupart de cesouvrages, écrits si librement. — Oui, répondit Pococurante, il estbeau d’écrire ce qu’on pense; c’est le privilège de l’homme. Danstoute notre Italie, on n’écrit que ce qu’on ne pense pas; ceux quihabitent la patrie des Césars et des Antonins n’osent avoir uneidée sans la permission d’un jacobin. Je serais content de laliberté qui inspire les génies anglais si la passion et l’esprit departi ne corrompaient pas tout ce que cette précieuse liberté ad’estimable. »

Candide, apercevant un Milton, lui demanda s’il ne regardait pascet auteur comme un grand homme. « Qui? dit Pococurante, ce barbarequi fait un long commentaire du premier chapitre de laGenèse en dix livres de vers durs? ce grossier imitateurdes Grecs, qui défigure la création, et qui, tandis que Moïsereprésente l’Être éternel produisant le monde par la parole, faitprendre un grand compas par le Messiah dans une armoire du cielpour tracer son ouvrage? Moi, j’estimerais celui qui a gâté l’enferet le diable du Tasse; qui déguise Lucifer tantôt en crapaud,tantôt en pygmée; qui lui fait rebattre cent fois les mêmesdiscours; qui le fait disputer sur la théologie; qui, en imitantsérieusement l’invention comique des armes à feu de l’Arioste, faittirer le canon dans le ciel par les diables? Ni moi, ni personne enItalie, n’a pu se plaire à toutes ces tristes extravagances. LeMariage du Péché et de la Mort et les couleuvres dont lepéché accouche font vomir tout homme qui a le goût un peu délicat,et sa longue description d’un hôpital n’est bonne que pour unfossoyeur. Ce poème obscur, bizarre et dégoûtant, fut méprisé à sanaissance; je le traite aujourd’hui comme il fut traité dans sapatrie par les contemporains. Au reste, je dis ce que je pense, etje me soucie fort peu que les autres pensent comme moi. » Candideétait affligé de ces discours; il respectait Homère, il aimait unpeu Milton. « Hélas! dit-il tout bas à Martin, j’ai bien peur quecet homme-ci n’ait un souverain mépris pour nos poètes allemands. —Il n’y aurait pas grand mal à cela, dit Martin. — Oh, quel hommesupérieur! disait encore Candide entre ses dents, quel grand génieque ce Pococurante! rien ne peut lui plaire. »

Après avoir fait ainsi la revue de tous les livres, ilsdescendirent dans le jardin. Candide en loua toutes les beautés. «Je ne sais rien de si mauvais goût, dit le maître: nous n’avons icique des colifichets; mais je vais dès demain en faire planter und’un dessin plus noble. »

Quand les deux curieux eurent pris congé de Son Excellence: « Orçà, dit Candide à Martin, vous conviendrez que voilà le plusheureux de tous les hommes, car il est au-dessus de tout ce qu’ilpossède. — Ne voyez-vous pas, dit Martin, qu’il est dégoûté de toutce qu’il possède? Platon a dit, il y a longtemps, que les meilleursestomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments. — Mais,dit Candide, n’y a-t-il pas du plaisir à tout critiquer, à sentirdes défauts où les autres hommes croient voir des beautés? —C’est-à-dire, reprit Martin, qu’il y a du plaisir à n’avoir pas deplaisir? — Oh bien! dit Candide, il n’y a donc d’heureux que moi,quand je reverrai Mlle Cunégonde. — C’est toujours bien faitd’espérer, » dit Martin.

Cependant les jours, les semaines s’écoulaient; Cacambo nerevenait point, et Candide était si abîmé dans sa douleur qu’il nefit pas même réflexion que Paquette et frère Giroflée n’étaient pasvenus seulement le remercier.

Chapitre 26D’un souper que Candide et Martin firent avec six étrangers, et quiils étaient.

Un soir que Candide, suivi de Martin, allait se mettre à tableavec les étrangers qui logeaient dans la même hôtellerie, un hommeà visage couleur de suie l’aborda par-derrière, et, le prenant parle bras, lui dit: « Soyez prêt à partir avec nous… n’y manquez pas.» Il se retourne, et voit Cacambo. Il n’y avait que la vue deCunégonde qui pût l’étonner et lui plaire davantage. Il fut sur lepoint de devenir fou de joie. Il embrasse son cher ami. « Cunégondeest ici, sans doute, où est-elle? Mène-moi vers elle, que je meurede joie avec elle. — Cunégonde n’est point ici, dit Cacambo, elleest à Constantinople. — Ah, Ciel! à Constantinople! mais, fût-elleà la Chine, j’y vole, partons. — Nous partirons après souper,reprit Cacambo, je ne peux vous en dire davantage; je suis esclave,mon maître m’attend; il faut que j’aille le servir à table: nedites mot; soupez et tenez-vous prêt. »

Candide, partagé entre la joie et la douleur, charmé d’avoirrevu son agent fidèle, étonné de le voir esclave, plein de l’idéede retrouver sa maîtresse, le coeur agité, l’esprit bouleversé, semit à table avec Martin, qui voyait de sang-froid toutes cesaventures, et avec six étrangers qui étaient venus passer lecarnaval à Venise.

Cacambo, qui versait à boire à l’un de ces six étrangers,s’approcha de l’oreille de son maître, sur la fin du repas, et luidit: « Sire, Votre Majesté partira quand elle voudra, le vaisseauest prêt. » Ayant dit ces mots, il sortit. Les convives, étonnés,se regardaient sans proférer une seule parole, lorsqu’un autredomestique, s’approchant de son maître, lui dit: « Sire, la chaisede Votre Majesté est à Padoue, et la barque est prête. » Le maîtrefit un signe, et le domestique partit. Tous les convives seregardèrent encore, et la surprise commune redoubla. Un troisièmevalet, s’approchant aussi d’un troisième étranger, lui dit: « Sire,croyez-moi, Votre Majesté ne doit pas rester ici plus longtemps: jevais tout préparer; » et aussitôt il disparut.

Candide et Martin ne doutèrent pas alors que ce ne fût unemascarade du carnaval. Un quatrième domestique dit au quatrièmemaître: « Votre Majesté partira quand elle voudra, » et sortitcomme les autres. Le cinquième valet en dit autant au cinquièmemaître. Mais le sixième valet parla différemment au sixièmeétranger, qui était auprès de Candide; il lui dit: « Ma foi, Sire,on ne veut plus faire crédit à Votre Majesté, ni à moi non plus; etnous pourrions bien être coffrés cette nuit, vous et moi: je vaispourvoir à mes affaires; adieu. »

Tous les domestiques ayant disparu, les six étrangers, Candideet Martin demeurèrent dans un profond silence. Enfin Candide lerompit. « Messieurs, dit-il, voilà une singulière plaisanterie:pourquoi êtes-vous tous rois? Pour moi, je vous avoue que ni moi niMartin nous ne le sommes. »

Le maître de Cacambo prit alors gravement la parole, et dit enitalien: « Je ne suis point plaisant, je m’appelle Achmet III. J’aiété grand sultan plusieurs années; je détrônai mon frère; mon neveum’a détrôné; on a coupé le cou à mes vizirs; j’achève ma vie dansle vieux sérail; mon neveu le grand sultan Mahmoud me permet devoyager quelquefois pour ma santé, et je suis venu passer lecarnaval à Venise. »

Un jeune homme qui était auprès d’Achmet parla après lui, etdit: « Je m’appelle Ivan; j’ai été empereur de toutes les Russies;j’ai été détrôné au berceau; mon père et ma mère ont été enfermés;on m’a élevé en prison; j’ai quelquefois la permission de voyager,accompagné de ceux qui me gardent, et je suis venu passer lecarnaval à Venise. »

Le troisième dit: « Je suis Charles-Édouard, roi d’Angleterre;mon père m’a cédé ses droits au royaume; j’ai combattu pour lessoutenir; on a arraché le coeur à huit cents de mes partisans, eton leur en a battu les joues. J’ai été mis en prison; je vais àRome faire une visite au roi mon père, détrôné ainsi que moi et mongrand-père, et je suis venu passer le carnaval à Venise.»

Le quatrième prit alors la parole et dit: « Je suis roi desPolaques; le sort de la guerre m’a privé de mes Étatshéréditaires; mon père a éprouvé les mêmes revers; je merésigne à la Providence comme le sultan Achmet, l’empereur Ivan etle roi Charles-Édouard, à qui Dieu donne une longue vie, et je suisvenu passer le carnaval à Venise. »

Le cinquième dit: « Je suis aussi roi des Polaques; j’aiperdu mon royaume deux fois; mais la Providence m’a donné un autreÉtat, dans lequel j’ai fait plus de bien que tous les rois desSarmates ensemble n’en ont jamais pu faire sur les bords de laVistule; je me résigne aussi à la Providence, et je suis venupasser le carnaval à Venise. »

Il restait au sixième monarque à parler. « Messieurs, dit-il, jene suis pas si grand seigneur que vous; mais enfin j’ai été roitout comme un autre. Je suis Théodore; on m’a élu roi en Corse; onm’a appelé Votre Majesté, et à présent, à peinem’appelle-t-on Monsieur. J’ai fait frapper de la monnaie,et je ne possède pas un denier; j’ai eu deux secrétaires d’État, etj’ai à peine un valet; je me suis vu sur un trône, et j’ailongtemps été à Londres en prison, sur la paille. J’ai bien peurd’être traité de même ici, quoique je sois venu comme Vos Majestéspasser le carnaval à Venise. »

Les cinq autres rois écoutèrent ce discours avec une noblecompassion. Chacun d’eux donna vingt sequins au roi Théodore pouravoir des habits et des chemises; et Candide lui fit présent d’undiamant de deux mille sequins. « Quel est donc, disaient les cinqrois, ce simple particulier qui est en état de donner cent foisautant que chacun de nous, et qui le donne? »

Dans l’instant qu’on sortait de table, il arriva dans la mêmehôtellerie quatre altesses sérénissimes qui avaient aussi perduleurs États par le sort de la guerre, et qui venaient passer lereste du carnaval à Venise. Mais Candide ne prit pas seulementgarde à ces nouveaux venus. Il n’était occupé que d’aller trouversa chère Cunégonde à Constantinople.

Chapitre 27Voyage de Candide à Constantinople.

Le fidèle Cacambo avait déjà obtenu du patron turc qui allaitreconduire le sultan Achmet à Constantinople qu’il recevraitCandide et Martin sur son bord. L’un et l’autre s’y rendirent aprèss’être prosternés devant sa misérable Hautesse. Candide, cheminfaisant, disait à Martin: « Voilà pourtant six rois détrônés, avecqui nous avons soupé, et encore dans ces six rois il y en a un àqui j’ai fait l’aumône. Peut-être y a-t-il beaucoup d’autresprinces plus infortunés. Pour moi, je n’ai perdu que cent moutons,et je vole dans les bras de Cunégonde. Mon cher Martin, encore unefois, Pangloss avait raison: tout est bien. — Je le souhaite, ditMartin. — Mais, dit Candide, voilà une aventure bien peuvraisemblable que nous avons eue à Venise. On n’avait jamais vu niouï conter que six rois détrônés soupassent ensemble au cabaret. —Cela n’est pas plus extraordinaire, dit Martin, que la plupart deschoses qui nous sont arrivées. Il est très commun que des roissoient détrônés; et à l’égard de l’honneur que nous avons eu desouper avec eux, c’est une bagatelle qui ne mérite pas notreattention. Qu’importe avec qui l’on soupe, pourvu qu’on fasse bonnechère? »

A peine Candide fut-il dans le vaisseau qu’il sauta au cou deson ancien valet, de son ami Cacambo. « Eh bien! lui dit-il, quefait Cunégonde? Est-elle toujours un prodige de beauté?M’aime-t-elle toujours? Comment se porte-t-elle? Tu lui as sansdoute acheté un palais à Constantinople?

— Mon cher maître, répondit Cacambo, Cunégonde lave les écuellessur le bord de la Propontide, chez un prince qui a très peud’écuelles; elle est esclave dans la maison d’un ancien souverainnommé Ragotski, à qui le Grand Turc donne trois écus par jour dansson asile; mais ce qui est bien plus triste, c’est qu’elle a perdusa beauté et qu’elle est devenue horriblement laide. — Ah! belle oulaide, dit Candide, je suis honnête homme, et mon devoir est del’aimer toujours. Mais comment peut-elle être réduite à un état siabject avec les cinq ou six millions que tu avais apportés? — Bon,dit Cacambo, ne m’en a-t-il pas fallu donner deux millions au señordon Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, ySouza, gouverneur de Buenos-Ayres, pour avoir la permission dereprendre mademoiselle Cunégonde? Et un pirate ne nous a-t-il pasbravement dépouillés de tout le reste? Ce pirate ne nous a-t-il pasmenés au cap de Matapan, à Milo, à Nicarie, à Samos, à Petra, auxDardanelles, à Marmora, à Scutari? Cunégonde et la vieille serventchez ce prince dont je vous ai parlé, et moi je suis esclave dusultan détrôné. — Que d’épouvantables calamités enchaînées les unesaux autres! dit Candide. Mais, après tout, j’ai encore quelquesdiamants; je délivrerai aisément Cunégonde. C’est bien dommagequ’elle soit devenue si laide. »

Ensuite, se tournant vers Martin: « Qui pensez-vous, dit-il, quisoit le plus à plaindre, de l’empereur Achmet, de l’empereur Ivan,du roi Charles-Édouard, ou de moi? — Je n’en sais rien, dit Martin;il faudrait que je fusse dans vos coeurs pour le savoir. — Ah! ditCandide, si Pangloss était ici, il le saurait et nousl’apprendrait. — Je ne sais, dit Martin, avec quelles balancesvotre Pangloss aurait pu peser les infortunes des hommes etapprécier leurs douleurs. Tout ce que je présume, c’est qu’il y ades millions d’hommes sur la terre cent fois plus à plaindre que leroi Charles-Édouard, l’empereur Ivan et le sultan Achmet. — Celapourrait bien être, » dit Candide.

On arriva en peu de jours sur le canal de la mer Noire. Candidecommença par racheter Cacambo fort cher, et, sans perdre de temps,il se jeta dans une galère, avec ses compagnons, pour aller sur lerivage de la Propontide chercher Cunégonde, quelque laide qu’ellepût être.

Il y avait dans la chiourme deux forçats qui ramaient fort mal,et à qui le levanti patron appliquait de temps en temps quelquescoups de nerf de boeuf sur leurs épaules nues; Candide, par unmouvement naturel, les regarda plus attentivement que les autresgalériens et s’approcha d’eux avec pitié. Quelques traits de leursvisages défigurés lui parurent avoir un peu de ressemblance avecPangloss et avec ce malheureux jésuite, ce baron, ce frère de MlleCunégonde. Cette idée l’émut et l’attrista. Il les considéra encoreplus attentivement. « En vérité, dit-il à Cacambo, si je n’avaispas vu pendre maître Pangloss, et si je n’avais pas eu le malheurde tuer le baron, je croirais que ce sont eux qui rament dans cettegalère. »

Au nom du baron et de Pangloss les deux forçats poussèrent ungrand cri, s’arrêtèrent sur leur banc et laissèrent tomber leursrames. Le levanti patron accourait sur eux, et les coups de nerf deboeuf redoublaient. « Arrêtez, arrêtez, Seigneur, s’écria Candide,je vous donnerai tant d’argent que vous voudrez. — Quoi! c’estCandide! disait l’un des forçats. — Quoi! c’est Candide! disaitl’autre. — Est-ce un songe? dit Candide; veillé-je? suis-je danscette galère? Est-ce là monsieur le baron que j’ai tué? Est-ce làmaître Pangloss que j’ai vu pendre?

— C’est nous-mêmes, c’est nous-mêmes, répondaient-ils. — Quoi!c’est là ce grand philosophe? disait Martin. — Eh! Monsieur lelevanti patron, dit Candide, combien voulez-vous d’argent pour larançon de M. de Thunder-ten-tronckh, un des premiers barons del’Empire, et de M. Pangloss, le plus profond métaphysiciend’Allemagne? — Chien de chrétien, répondit le levanti patron,puisque ses deux chiens de forçats chrétiens sont des barons et desmétaphysiciens, ce qui est sans doute une grande dignité dans leurspays, tu m’en donneras cinquante mille sequins. — Vous les aurez,monsieur, ramenez-moi comme un éclair à Constantinople, et vousserez payé sur-le-champ. Mais non, menez-moi chez Mlle Cunégonde. »Le levanti patron, sur la première offre de Candide, avait déjàtourné la proue vers la ville, et il faisait ramer plus vite qu’unoiseau ne fend les airs.

Candide embrassa cent fois le baron et Pangloss. « Et comment nevous ai-je pas tué, mon cher baron? et mon cher Pangloss, commentêtes-vous en vie après avoir été pendu? et pourquoi êtes-vous tousdeux aux galères en Turquie? Est-il bien vrai que ma chère soeursoit dans ce pays? disait le baron. — Oui, répondait Cacambo. — Jerevois donc mon cher Candide, » s’écriait Pangloss. Candide leurprésentait Martin et Cacambo. Ils s’embrassaient tous, ilsparlaient tous à la fois. La galère volait, ils étaient déjà dansle port. On fit venir un Juif, à qui Candide vendit pour cinquantemille sequins un diamant de la valeur de cent mille, et qui luijura par Abraham qu’il n’en pouvait donner davantage. Il payaincontinent la rançon du baron et de Pangloss. Celui-ci se jeta auxpieds de son libérateur et les baigna de larmes; l’autre leremercia par un signe de tête, et lui promit de lui rendre cetargent à la première occasion. « Mais est-il bien possible que masoeur soit en Turquie? disait-il. — Rien n’est si possible, repritCacambo, puis qu’elle écure la vaisselle chez un prince deTransylvanie. » On fit aussitôt venir deux Juifs; Candide venditencore des diamants; et ils repartirent tous dans une autre galèrepour aller délivrer Cunégonde.

Chapitre 28Ce qui arriva à Candide, à Cunégonde, à Pangloss, à Martin,etc…

« Pardon, encore une fois, dit Candide au baron; pardon, monRévérend Père, de vous avoir donné un grand coup d’épée au traversdu corps. — N’en parlons plus, dit le baron; je fus un peu tropvif, je l’avoue; mais, puisque vous voulez savoir par quel hasardvous m’avez vu aux galères, je vous dirai qu’après avoir été guéride ma blessure par le frère apothicaire du collège, je fus attaquéet enlevé par un parti espagnol; on me mit en prison à Buenos-Ayresdans le temps que ma soeur venait d’en partir. Je demandai àretourner à Rome auprès du père général. Je fus nommé pour allerservir d’aumônier à Constantinople auprès de M. l’ambassadeur deFrance. Il n’y avait pas huit jours que j’étais entré en fonctions,quand je trouvai sur le soir un jeune icoglan très bien fait. Ilfaisait fort chaud: le jeune homme voulut se baigner; je pris cetteoccasion de me baigner aussi. Je ne savais pas que ce fût un crimecapital pour un chrétien d’être trouvé tout nu avec un jeunemusulman. Un cadi me fit donner cent coups de bâton sous la plantedes pieds et me condamna aux galères. Je ne crois pas qu’on aitfait une plus horrible injustice. Mais je voudrais bien savoirpourquoi ma soeur est dans la cuisine d’un souverain deTransylvanie réfugié chez les Turcs.

— Mais vous, mon cher Pangloss, dit Candide, comment se peut-ilque je vous revoie? — Il est vrai, dit Pangloss, que vous m’avez vupendre; je devais naturellement être brûlé; mais vous vous souvenezqu’il plut à verse lorsqu’on allait me cuire: l’orage fut siviolent qu’on désespéra d’allumer le feu; je fus pendu, parce qu’onne put mieux faire: un chirurgien acheta mon corps, m’emporta chezlui, et me disséqua. Il me fit d’abord une incision cruciale depuisle nombril jusqu’à la clavicule. On ne pouvait pas avoir été plusmal pendu que je l’avais été. L’exécuteur des hautes oeuvres de lasainte Inquisition, lequel était sous-diacre, brûlait à la véritéles gens à merveille, mais il n’était pas accoutumé à pendre: lacorde était mouillée et glissa mal, elle fut nouée; enfin jerespirais encore: l’incision cruciale me fit jeter un si grand crique mon chirurgien tomba à la renverse, et, croyant qu’ildisséquait le diable, il s’enfuit en mourant de peur, et tombaencore sur l’escalier en fuyant. Sa femme accourut au bruit, d’uncabinet voisin; elle me vit sur la table étendu avec mon incisioncruciale: elle eut encore plus de peur que son mari, s’enfuit ettomba sur lui. Quand ils furent un peu revenus à eux, j’entendis lachirurgienne qui disait au chirurgien: « Mon bon, de quoi vousavisez-vous aussi de disséquer un hérétique? Ne savez-vous pas quele diable est toujours dans le corps de ces gens-là? Je vais vitechercher un prêtre pour l’exorciser. » Je frémis à ce propos, et jeramassai le peu de forces qui me restaient, pour crier: « Ayezpitié de moi! » Enfin le barbier portugais s’enhardit; il recousitma peau; sa femme même eut soin de moi; je fus sur pied au bout dequinze jours. Le barbier me trouva une condition, et me fit laquaisd’un chevalier de Malte qui allait à Venise; mais mon maîtren’ayant pas de quoi me payer, je me mis au service d’un marchandvénitien, et je le suivis à Constantinople.

« Un jour il me prit fantaisie d’entrer dans une mosquée; il n’yavait qu’un vieil iman et une jeune dévote très jolie qui disaitses patenôtres; sa gorge était toute découverte: elle avait entreses deux tétons un beau bouquet de tulipes, de roses, d’anémones,de renoncules, d’hyacinthes et d’oreilles-d’ours; elle laissatomber son bouquet; je le ramassai, et je le lui remis avec unempressement très respectueux. Je fus si longtemps à le luiremettre que l’iman se mit en colère, et voyant que j’étaischrétien, il cria à l’aide. On me mena chez le cadi, qui me fitdonner cent coups de lattes sur la plante des pieds et m’envoya auxgalères. Je fus enchaîné précisément dans la même galère et au mêmebanc que monsieur le baron. Il y avait dans cette galère quatrejeunes gens de Marseille, cinq prêtres napolitains, et deux moinesde Corfou, qui nous dirent que de pareilles aventures arrivaienttous les jours. Monsieur le baron prétendait qu’il avait essuyé uneplus grande injustice que moi; je prétendais, moi, qu’il étaitbeaucoup plus permis de remettre un bouquet sur la gorge d’unefemme que d’être tout nu avec un icoglan. Nous disputions sanscesse, et nous recevions vingt coups de nerf de boeuf par jour,lorsque l’enchaînement des événements de cet univers vous a conduitdans notre galère, et que vous nous avez rachetés.

— Eh bien! mon cher Pangloss, lui dit Candide, quand vous avezété pendu, disséqué, roué de coups, et que vous avez ramé auxgalères, avez-vous toujours pensé que tout allait le mieux dumonde? — Je suis toujours de mon premier sentiment, réponditPangloss, car enfin je suis philosophe: il ne me convient pas de medédire, Leibnitz ne pouvant pas avoir tort, et l’harmoniepréétablie étant d’ailleurs la plus belle chose du monde, aussibien que le plein et la matière subtile. »

Chapitre 29Comment Candide retrouva Cunégonde et la vieille.

Pendant que Candide, le baron, Pangloss, Martin et Cacambocontaient leurs aventures, qu’ils raisonnaient sur les événementscontingents ou non contingents de cet univers, qu’ils disputaientsur les effets et les causes, sur le mal moral et sur le malphysique, sur la liberté et la nécessité, sur les consolations quel’on peut éprouver lorsqu’on est aux galères en Turquie, ilsabordèrent sur le rivage de la Propontide à la maison du prince deTransylvanie. Les premiers objets qui se présentèrent furentCunégonde et la vieille, qui étendaient des serviettes sur desficelles pour les faire sécher.

Le baron pâlit à cette vue. Le tendre amant Candide, en voyantsa belle Cunégonde rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche,les joues ridées, les bras rouges et écaillés, recula trois passaisi d’horreur, et avança ensuite par bon procédé. Elle embrassaCandide et son frère; on embrassa la vieille: Candide les rachetatoutes deux.

Il y avait une petite métairie dans le voisinage: la vieilleproposa à Candide de s’en accommoder, en attendant que toute latroupe eût une meilleure destinée. Cunégonde ne savait pas qu’elleétait enlaidie, personne ne l’en avait avertie: elle fit souvenirCandide de ses promesses avec un ton si absolu que le bon Candiden’osa pas la refuser. Il signifia donc au baron qu’il allait semarier avec sa soeur. « Je ne souffrirai jamais, dit le baron, unetelle bassesse de sa part et une telle insolence de la vôtre, cetteinfamie ne me sera jamais reprochée: les enfants de ma soeur nepourraient entrer dans les chapitres d’Allemagne. Non, jamais masoeur n’épousera qu’un baron de l’Empire. » Cunégonde se jeta à sespieds et les baigna de larmes; il fut inflexible. « Maître fou, luidit Candide, je t’ai réchappé des galères, j’ai payé ta rançon,j’ai payé celle de ta soeur; elle lavait ici des écuelles, elle estlaide, j’ai la bonté d’en faire ma femme, et tu prétends encore t’yopposer! Je te retuerais si j’en croyais ma colère. — Tu peux metuer encore, dit le baron, mais tu n’épouseras pas ma soeur de monvivant. »

Chapitre 30Conclusion.

Candide, dans le fond de son coeur, n’avait aucune envied’épouser Cunégonde. Mais l’impertinence extrême du baron ledéterminait à conclure le mariage, et Cunégonde le pressait sivivement qu’il ne pouvait s’en dédire. Il consulta Pangloss, Martinet le fidèle Cacambo. Pangloss fit un beau mémoire par lequel ilprouvait que le baron n’avait nul droit sur sa soeur, et qu’ellepouvait, selon toutes les lois de l’Empire, épouser Candide de lamain gauche. Martin conclut à jeter le baron dans la mer. Cacambodécida qu’il fallait le rendre au levanti patron et le remettre auxgalères; après quoi on l’enverrait à Rome au père général par lepremier vaisseau. L’avis fut trouvé fort bon; la vieillel’approuva; on n’en dit rien à sa soeur; la chose fut exécutée pourquelque argent, et on eut le plaisir d’attraper un jésuite et depunir l’orgueil d’un baron allemand.

Il était tout naturel d’imaginer qu’après tant de désastres,Candide, marié avec sa maîtresse et vivant avec le philosophePangloss, le philosophe Martin, le prudent Cacambo et la vieille,ayant d’ailleurs rapporté tant de diamants de la patrie des anciensIncas, mènerait la vie du monde la plus agréable; mais il fut tantfriponné par les Juifs qu’il ne lui resta plus rien que sa petitemétairie; sa femme, devenant tous les jours plus laide, devintacariâtre et insupportable; la vieille était infirme et fut encorede plus mauvaise humeur que Cunégonde. Cacambo, qui travaillait aujardin, et qui allait vendre des légumes à Constantinople, étaitexcédé de travail et maudissait sa destinée. Pangloss était audésespoir de ne pas briller dans quelque université d’Allemagne.Pour Martin, il était fermement persuadé qu’on est également malpartout; il prenait les choses en patience. Candide, Martin etPangloss disputaient quelquefois de métaphysique et de morale. Onvoyait souvent passer sous les fenêtres de la métairie des bateauxchargés d’effendis, de bachas, de cadis, qu’on envoyait en exil àLemnos, à Mitylène, à Erzeroum. On voyait venir d’autres cadis,d’autres bachas, d’autres effendis, qui prenaient la place desexpulsés et qui étaient expulsés à leur tour. On voyait des têtesproprement empaillées qu’on allait présenter à la Sublime Porte.Ces spectacles faisaient redoubler les dissertations; et quand onne disputait pas, l’ennui était si excessif que la vieille osa unjour leur dire: « Je voudrais savoir lequel est le pire, ou d’êtreviolée cent fois par des pirates nègres, d’avoir une fesse coupée,de passer par les baguettes chez les Bulgares, d’être fouetté etpendu dans un auto-da-fé, d’être disséqué, de ramer en galère,d’éprouver enfin toutes les misères par lesquelles nous avons touspassé, ou bien de rester ici à ne rien faire? — C’est une grandequestion, » dit Candide.

Ce discours fit naître de nouvelles réflexions, et Martinsurtout conclut que l’homme était né pour vivre dans lesconvulsions de l’inquiétude, ou dans la léthargie de l’ennui.Candide n’en convenait pas, mais il n’assurait rien. Panglossavouait qu’il avait toujours horriblement souffert; mais ayantsoutenu une fois que tout allait à merveille, il le soutenaittoujours, et n’en croyait rien.

Une chose acheva de confirmer Martin dans ses détestablesprincipes, de faire hésiter plus que jamais Candide, etd’embarrasser Pangloss. C’est qu’ils virent un jour aborder dansleur métairie Paquette et le frère Giroflée, qui étaient dans laplus extrême misère; ils avaient bien vite mangé leurs trois millepiastres, s’étaient quittés, s’étaient raccommodés, s’étaientbrouillés, avaient été mis en prison, s’étaient enfuis, et enfinfrère Giroflée s’était fait turc. Paquette continuait son métierpartout, et n’y gagnait plus rien. « Je l’avais bien prévu, ditMartin à Candide, que vos présents seraient bientôt dissipés et neles rendraient que plus misérables. Vous avez regorgé de millionsde piastres, vous et Cacambo, et vous n’êtes pas plus heureux quefrère Giroflée et Paquette. — Ah, ah! dit Pangloss à Paquette, leciel vous ramène donc ici parmi nous, ma pauvre enfant! Savez-vousbien que vous m’avez coûté le bout du nez, un oeil et une oreille?Comme vous voilà faite! Et qu’est-ce que ce monde! » Cette nouvelleaventure les engagea à philosopher plus que jamais.

Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux, quipassait pour le meilleur philosophe de la Turquie; ils allèrent leconsulter; Pangloss porta la parole, et lui dit: « Maître, nousvenons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal quel’homme a été formé.

— De quoi te mêles-tu? dit le derviche, est-ce là ton affaire? —Mais, mon Révérend Père, dit Candide, il y a horriblement de malsur la terre. — Qu’importe, dit le derviche, qu’il y ait du mal oudu bien? Quand sa Hautesse envoie un vaisseau en Égypte,s’embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont àleur aise ou non? — Que faut-il donc faire? dit Pangloss. — Tetaire, dit le derviche. — Je me flattais, dit Pangloss, deraisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleurdes mondes possibles, de l’origine du mal, de la nature de l’âme etde l’harmonie préétablie. » Le derviche, à ces mots, leur ferma laporte au nez.

Pendant cette conversation, la nouvelle s’était répandue qu’onvenait d’étrangler à Constantinople deux vizirs du banc et lemuphti, et qu’on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cettecatastrophe faisait partout un grand bruit pendant quelques heures.Pangloss, Candide et Martin, en retournant à la petite métairie,rencontrèrent un bon vieillard qui prenait le frais à sa porte sousun berceau d’orangers. Pangloss, qui était aussi curieux queraisonneur, lui demanda comment se nommait le muphti qu’on venaitd’étrangler. « Je n’en sais rien, répondit le bonhomme, et je n’aijamais su le nom d’aucun muphti ni d’aucun vizir. J’ignoreabsolument l’aventure dont vous me parlez; je présume qu’en généralceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefoismisérablement, et qu’ils le méritent; mais je ne m’informe jamaisde ce qu’on fait à Constantinople; je me contente d’y envoyervendre les fruits du jardin que je cultive. » Ayant dit ces mots,il fit entrer les étrangers dans sa maison: ses deux filles et sesdeux fils leur présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu’ilsfaisaient eux-mêmes, du kaïmac piqué d’écorces de cédrat confit,des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, ducafé de Moka qui n’était point mêlé avec le mauvais café de Bataviaet des îles. Après quoi les deux filles de ce bon musulmanparfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss et deMartin.

« Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifiqueterre? — Je n’ai que vingt arpents, répondit le Turc; je lescultive avec mes enfants; le travail éloigne de nous trois grandsmaux: l’ennui, le vice, et le besoin. »

Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondesréflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin:« Ce bon vieillard me paraît s’être fait un sort bien préférable àcelui des six rois avec qui nous avons eu l’honneur de souper. —Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon lerapport de tous les philosophes: car enfin Églon, roi des Moabites,fut assassiné par Aod; Absalon fut pendu par les cheveux et percéde trois dards; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baaza;le roi Éla, par Zambri; Ochosias, par Jéhu; Athalia, par Joïada;les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savezcomment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse,Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée,Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II d’Angleterre, ÉdouardII, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier,les trois Henri de France, l’empereur Henri IV? Vous savez… — Jesais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver notre jardin. — Vousavez raison, dit Pangloss: car, quand l’homme fut mis dans lejardin d’Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu’iltravaillât, ce qui prouve que l’homme n’est pas né pour le repos. —Travaillons sans raisonner, dit Martin; c’est le seul moyen derendre la vie supportable. »

Toute la petite société entra dans ce louable dessein; chacun semit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup.Cunégonde était à la vérité bien laide; mais elle devint uneexcellente pâtissière; Paquette broda; la vieille eut soin dulinge. Il n’y eut pas jusqu’à frère Giroflée qui ne rendît service;il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme; etPangloss disait quelquefois à Candide: « Tous les événements sontenchaînés dans le meilleur des mondes possibles; car enfin, si vousn’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pieddans le derrière pour l’amour de Mlle Cunégonde, si vous n’aviezpas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique àpied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, sivous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado,vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. —Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. »

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Tags: Voltaire