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Capitaines courageux

Capitaines courageux

de Rudyard Kipling

I

La porte du fumoir exposée au vent venait de rester ouverte au brouillard de l’Atlantique Nord, tandis que le grand paquebot roulait et tanguait, en sifflant pour avertir la flottille de pêche.

« Ce petit Cheyne, c’est la peste du bord, » dit, en fermant la porte d’un coup de poing, un homme en pardessus velu et frisé. « On n’en a nul besoin ici. Il est par trop impertinent. »

Un Allemand à cheveux blancs avança la main pour prendre un sandwich et grommela entre ses dents :

« C’est une esbèce que che gonnais.L’Amérique en est bleine de tout bareils. Che fous tis que vous tefriez gomprendre les bouts de corde gratis tans fotre tarif. »

– Peuh ! Il n’est pas mauvais au fond. Il est plutôt à plaindre qu’autre chose, dit d’une voix traînante un habitant de New-York, lequel gisait étendu de tout son long sur les coussins, au-dessous de la claire-voie humide. On l’a toujours traîné de tous côtés, d’hôtel en hôtel, depuis sa sortie de nourrice. Je causais avec sa mère ce matin. C’est une femme charmante, mais qui n’a aucune prétention à le diriger. Il va en Europe achever son éducation.

– Éducation qui n’est pas encore commencée (c’était un habitant de Philadelphie pelotonné dans uncoin). Ce gamin a deux cents dollars d’argent de poche par mois,m’a-t-il dit. Et il n’a pas seize ans.

– Les gemins de ver, son bère, n’est-cebas ? dit l’Allemand.

– Oui. Cela et les mines, et le bois de charpente, et les bateaux. Bâti une résidence à San Diego, le vieux ; une autre à Los Angeles ; possède une demi-douzaine de chemins de fer, la moitié des coupes sur le versant du Pacifique, et laisse sa femme dépenser l’argent,continua l’habitant de Philadelphie d’un ton languissant. L’Ouestne lui convient pas, dit-elle. Elle se traîne un peu de côté etd’autre avec le gamin et ses nerfs, cherchant à découvrir ce quipourra l’amuser, lui, j’imagine. Floride, Adirondacks,Lakewood, Hot Springs, New-York, et on recommence. Il ne vaut guèremieux pour le moment qu’un chasseur d’hôtel de second ordre. Quandil en aura fini de l’Europe, ce sera un saint objet d’horreur.

– Mais, et le vieux, il n’y veille doncpas ? dit une voix du fond du pardessus frisé.

– Le vieux entasse les écus. Il demande àn’être pas dérangé, ce me semble. Il découvrira son erreur dansquelques années d’ici. C’est une pitié, car il y a un tas de bonneschoses dans le gamin si on pouvait y atteindre.

– Un pout de corde, un pout decorde ! grogna l’Allemand.

La porte claqua encore une fois, et, svelte,élancé, un garçon de peut-être quinze ans, une cigarette à demifumée tombant au coin de la bouche, se pencha à l’intérieurpar-dessus le haut marchepied. Son teint jaune et pâteux ne parlaitguère en faveur de quelqu’un de son âge, et son regard offrait unmélange d’irrésolution, de bravade et de très mauvais chic. Ilétait habillé d’un veston cerise, de knickerbockers, de bas rougeset de souliers de bicycliste, avec une casquette de flanelle rougeau bas de la nuque. Après avoir sifflé entre ses dents en lorgnantla compagnie, il dit à haute et éclatante voix :

– Dites donc, on n’y voit goutte dehors.On peut entendre les bateaux de pêche gueuler tout autour de nous.Hein, épatant si nous en culbutions un ?

– Fermez la porte, Harvey, dit leNew-Yorkais. Fermez la porte et restez dehors. On n’a pas besoin devous ici.

– Qui est-ce qui prétend m’empêcher defaire ce qui me plaît ? répondit-il d’un ton délibéré. Est-cevous qui avez payé mon passage, Mr. Martin ? J’imagine quej’ai autant de droit, ici, que n’importe qui ?

Il ramassa des dés sur un jeu de jacquet, etse mit à les jeter, main droite contre main gauche.

– Dites donc, messieurs, il faitterriblement triste ici. Si nous organisions une partie de pokerentre nous ?

Il ne reçut pas de réponse. Alors, il lançaune bouffée de fumée, balança ses jambes et joua du tambour sur latable avec des doigts plutôt sales. Puis, il tira de sa poche uneliasse de billets comme pour en faire le compte.

– Comment se porte votre maman cetaprès-midi ? demanda quelqu’un. Je ne l’ai pas vue aulunch.

– Elle est dans sa cabine, je suppose.Elle est presque tout le temps malade sur l’océan. Je vais donner àla femme de chambre quinze dollars pour veiller sur elle. Je nedescends que quand je ne peux pas faire autrement. Cela me rendtout chose de passer devant cette office du sommelier. Dame, c’estla première fois que je vais sur l’Océan.

– Oh ! inutile de vous excuser,Harvey.

– Qui parle de s’excuser ? C’est lapremière fois que je traverse l’Océan, messieurs, et sauf lepremier jour, je n’ai pas été de ça malade. Non,monsieur !

Il frappa un coup de poing triomphant, etcontinua à faire le compte des billets.

– Oh ! vous êtes, certes, unemachine de grand prix, avec la marque de fabrique fort apparente,bâilla le Philadelphien. Vous deviendrez un titre de gloire pourvotre pays si vous n’y prenez garde.

– Je le sais. Je suis Américain, et c’esttout dire. Je vais le leur montrer en mettant pied à terre enEurope. Pouf ! Ma cigarette est éteinte. Je ne peux pas fumerle mélange que vend le steward. Un de ces messieurs n’aurait-il passur lui une vraie cigarette turque ?

Le mécanicien en chef entra un instant, rouge,souriant, et tout mouillé.

– Dites donc, Mac, cria Harvey d’un tonréjoui, comment ça roule-t-il ?

– Tout à fait comme à l’ordinaire, fut-ilrépondu d’un ton grave. Les jeunes sont toujours aussi polis enversleurs aînés, et leurs aînés toujours prêts à apprécier cettepolitesse.

Un rire étouffé partit d’un coin. L’Allemandouvrit son étui à cigares et tendit à Harvey un cigare noir etdécharné.

– Foilà la vraie merveille à fumer, moncheune ami, dit-il. Fous allez l’essayer ? Oui ?Oh ! alors, vous serez si heureux après.

Harvey alluma d’un geste fanfaron le peuattrayant objet : il se sentait monter d’un degré l’échellesociale.

– Il en faudrait plus que ça pour memettre la quille en l’air, dit-il, ignorant qu’il allumait cetarticle terrible, un Wheelingstogie.

– Quant à cela, nous allons le foirpientôt, dit l’Allemand. Où sommes-nous en ce moment, Mr.Mactonald ?

– Là, tout juste, ou à peu près, Mr.Schaefer, dit le mécanicien en indiquant un point sur la carte.Nous serons sur le Grand-Banc ce soir ; mais, en thèsegénérale, nous sommes dès maintenant au beau milieu de la flottillede pêche. Nous avons rasé trois doris et presque scalpé un Françaisde son bout-dehors depuis midi, et vous pouvez dire qu’on marche àl’étroit.

– Il fous blaît, mon cigare, hein ?demanda l’Allemand, comme les yeux de Harvey s’emplissaient delarmes.

– Épatant, un bouquet ! répondit-ilentre ses dents serrées. J’imagine que nous avons ralenti un peu,n’est-ce pas ? Je vais mettre un pied dehors pour voir ce quedit le loch.

– Che le ferais si ch’étais de fous, ditl’Allemand.

Harvey s’en alla en chancelant sur les pontshumides jusqu’à la lisse la plus proche. Il se sentait trèsmalheureux ; mais il vit le steward du pont en train d’amarrerdes chaises ensemble, et, comme il s’était vanté devant cet hommede n’avoir jamais le mal de mer, son orgueil le fit aller tout aubout du pont, passé le salon des secondes, à l’arrière, lequel seterminait en dos de tortue. Le pont était désert, et il se traînatout à l’extrémité, près du mât de pavillon. Là, il se plia en deuxdans tout l’abandon de l’agonie, car le Wheelingstogie sejoignait à la houle et à la vibration de l’hélice pour lui arracherl’âme. Il lui sembla que sa tête enflait ; des étincelles luidansèrent devant les yeux ; son corps lui parut diminuer depoids, pendant que ses talons flottaient au gré du vent. Il perditconnaissance sous l’effet du mal de mer, et un coup de roulis lesouleva par-dessus la lisse jusque sur le rebord uni du dos detortue. Alors une grosse vague mélancolique et grise sortit dubrouillard en se balançant, prit pour ainsi dire Harvey sous lebras, et l’entraîna au loin dans la direction du vent. La grandeverte se referma sur lui, et il s’en alla tranquillementdormir…

Il fut réveillé par le bruit d’une de cescornes avec lesquelles on annonce le dîner, comme on avait coutumed’en faire retentir dans une école d’été où il avait jadis pris desleçons dans les Adirondacks. Peu à peu, il se rappela qu’il étaitHarvey Cheyne, mort noyé en plein océan, mais il se sentait tropfaible pour lier deux idées. Ses narines s’emplissaient d’une odeurnouvelle ; une sorte d’humidité visqueuse lui faisait courirdes frissons du haut en bas du dos, et il était trempé d’eau saléeà ne savoir où se mettre. Quant il ouvrit les yeux, il s’aperçutqu’il était encore à la surface de la mer, car elle courait autourde lui en montagnes d’argent, qu’il gisait étendu sur un monceau depoissons à moitié morts, et que son regard se trouvait arrêté surun large dos humain revêtu d’un jersey bleu.

« Rien de bon, pensa le gamin. Je suismort, pour sûr, et voici une âme en peine. »

Il gémit, et le personnage tourna la tête,montrant une paire de petits anneaux d’or perdus dans des bouclesde cheveux noirs.

– Ah ! ah ! Ça commence à allermieux maintenant ? dit-il. Restez couché comme ça tranquille,nous filons plus vite ainsi.

D’une brusque secousse des avirons, ilprésenta l’avant du bateau vacillant à une mer sans écume, qui nesoulevait ses vingt bons pieds d’eau que pour les faire glisser del’autre côté en un limpide abîme. Mais l’ascension de cettemontagne n’interrompit pas la conversation du jersey bleu.

– D’la bonne ouvrage, dites donc, que devous avoir attrapé. Oui-da ? De la meilleure encore, ditesdonc, que votre bateau ne m’ait pas attrapé. Comment êtes-voustombé ?

– J’étais malade, dit Harvey, malade, etn’ai pu l’empêcher.

– Juste au moment où je souffle dans macorne et où votre bateau embarde un peu, je vous vois glisser dansl’Océan. Oui-da ? Je vous crois haché menu comme boëtte parl’hélice, mais vous dérivez, dérivez vers moi, et je fais de vousun beau coup de filet ; ainsi, vous ne mourrez pas pour cettefois.

– Où suis-je ? dit Harvey, qui nepouvait s’imaginer qu’il fût précisément bien en vie où ilétait.

– Vous êtes avec moi dans le doris –c’est Manuel qu’on m’appelle, et je viens de la goélette SommesIci[2] de Gloucester. Je demeure à Gloucester.Nous atteignons tout à l’heure la soupe. Oui-da ?

Il semblait avoir deux paires de mains et unetête de bronze, car, non content de souffler dans une grosseconque, il lui fallait nécessairement se tenir debout, ens’inclinant suivant l’inclinaison du doris à fond plat, et envoyerson appel grinçant et guttural à travers le brouillard. Combien detemps cette conversation dura-t-elle, Harvey ne put s’en souvenir,car il gisait étendu sur le dos, terrifié à l’aspect des houlesfumantes. Il s’imagina entendre un coup de canon, l’appel d’unecorne et des cris. Quelque chose de plus gros que le doris, maistout aussi mobile, se dessina bord à bord. Plusieurs voix parlèrentà la fois ; il fut descendu dans un trou noir qui tanguait, oùdes hommes en « cirés » lui donnèrent un breuvage chaudet lui enlevèrent ses habits, et il s’endormit.

Quand il s’éveilla, il écouta s’il n’entendaitpas le premier coup de cloche du déjeuner sur le steamer,s’étonnant que sa cabine fût devenue si petite. Comme il seretournait, son regard plongea dans une sorte d’étroit caveautriangulaire, éclairé d’une lampe accrochée contre une énormepoutre carrée. Une table à trois coins courait, à portée de lamain, de l’angle que formaient les parois de la proue au mât demisaine. À l’extrême bout, derrière un poêle de Plymouth bienusagé, était assis un garçon d’à peu près son âge, dans le visageplat et rouge duquel clignotaient deux yeux gris. Il était vêtud’un jersey bleu et de hautes bottes de caoutchouc. Plusieurspaires de godillots de même sorte, une vieille casquette, quelqueschaussettes de laine hors d’usage gisaient sur le plancher, et descirés noirs et jaunes se balançaient de droite et de gauche le longdes couchettes. L’endroit était aussi bondé d’odeurs qu’une ballel’est de coton. Les cirés avaient un bouquet à eux particulièrementépais, qui faisait comme un fonds aux relents de poisson frit, degraisse brûlée, de peinture, de poivre et de tabac éventé ; etle tout repris par certaine odeur ambiante de bateau et d’eausalée. Harvey s’aperçut avec dégoût qu’il n’y avait pas de drapssur ce qui lui servait de lit. Il était étendu sur un morceau detoile à matelas sombre plein de nœuds et de protubérances. Enoutre, le mouvement du bateau n’était pas non plus celui d’unsteamer. Il ne glissait ni ne roulait, mais se démenait plutôtsottement et sans motif, comme un poulain au bout d’un licou. Desbruits d’eau couraient tout contre son oreille, et les poutrescraquaient et se plaignaient autour de lui. Tout cela le fit gémirdésespérément et penser à sa mère.

– Ça va mieux ? dit le garçon engrimaçant un sourire. Un peu de café, hein ?

Il en apporta plein une tasse de fer-blanc,qu’il sucra avec de la mélasse.

– Il n’y a pas de lait ? demandaHarvey, en faisant du regard le tour de la double et sombre rangéede couchettes comme s’il espérait trouver là une vache.

– Ah bien, non ! dit le garçon. Etil n’y en aura vraisemblablement pas jusqu’aux environs de lami-septembre. C’est pas du mauvais café. C’est moi qui l’aifait.

Harvey but en silence, et l’autre lui tenditune assiette pleine de morceaux croquants de porc frit qu’il dévoraavidement.

– J’ai fait sécher vos effets. Je pensequ’ils ont rétréci un brin. Ils ne sont guère à notre mode – aucund’eux. Retournez-vous pour voir si vous n’avez pas de mal.

Harvey s’étira dans toutes les directions,sans pouvoir se rendre compte d’aucun dommage.

– Y a du bon, dit le garçon d’un toncordial. Mettez-vous d’aplomb et allez sur le pont. Papa veut vousvoir. Je suis son fils – Dan, comme on m’appelle – et je suisl’aide de cuisine et fais tout ce qui à bord semble trop sale pourles hommes. Il n’y a pas d’autre mousse que moi, ici, depuis queOtto a passé par-dessus bord – ce n’était qu’un Suédois et encoreil avait vingt ans. Comment avez-vous fait pour tomber par le calmeplat ?

– Ce n’était pas du calme, dit Harveyd’un ton maussade. C’était de la tempête, et j’avais le mal de mer.Je pense que j’ai dû rouler par-dessus la lisse.

– Y a eu un peu de houle commed’ordinaire hier, et pendant la nuit, dit le garçon. Mais si c’estça l’idée que vous vous faites d’une tempête… (il siffla),vous en verrez d’autres avant d’avoir fini. Vite ! Papaattend.

Comme beaucoup d’autres infortunés jeunesgens, Harvey n’avait en toute sa vie jamais reçu d’ordre direct –jamais, au moins, sans de longues et parfois larmoyantesexplications sur les avantages de l’obéissance et les motifs de larequête. Mrs. Cheyne vivait dans la crainte de lui briser l’âme, cequi était peut-être la raison pour laquelle elle-même côtoyait lesbords de la prostration nerveuse. Il ne pouvait comprendre qu’ileût à se presser pour le bon plaisir de qui que ce fût, et ledéclara.

– Votre papa peut bien descendre ici,s’il est si pressé de me parler. Je veux qu’il me ramène tout droità New-York. On le paiera.

Dan ouvrit de grands yeux, en comprenant peu àpeu l’énormité de la plaisanterie.

– Dites donc, papa, cria-t-il parl’écoutille du gaillard d’avant, il dit que vous pouvez bien vousamener en bas pour le voir si vous êtes pressé de le faire !Vous entendez, papa ?

La réponse arriva sur un ton de voix siprofond que Harvey n’en avait jamais entendu de semblable sortird’une poitrine humaine.

– Assez plaisanté, Dan ;envoie-le-moi.

Dan se mit à rire sous cape, et jeta à Harveyses souliers de bicyclette tout déjetés. Il y avait dans l’accentde la voix venue du pont quelque chose qui fit au jeune garçondissimuler sa rage pour se consoler à la pensée de dévoilergraduellement l’histoire de son opulence et de celle de son pèrependant le voyage de retour. Ce sauvetage ferait certainement delui un héros à jamais parmi ses amis. Il se hissa sur le pont parune échelle perpendiculaire et gagna, en trébuchant sur unedouzaine d’obstacles, l’arrière où un petit homme de tailleramassée, complètement rasé, à sourcils gris, était assis sur unemarche qui donnait accès au gaillard d’arrière. La houle étaittombée pendant la nuit, laissant une longue mer d’huile quetachetaient autour de l’horizon les voiles d’une douzaine debateaux de pêche. Entre eux de petites éclaboussures noiresmontraient la place des doris en train de pêcher. La goélette, unevoile de cape triangulaire au grand mât, jouait avec aisance surson ancre et, sauf l’homme près du toit de la cabine, – « lerouf », comme on l’appelle, – elle était déserte.

– Bonjour – bonsoir, devrais-je dire.Vous avez fait presque le tour du cadran, jeune homme.

Ce fut le salut.

– Bonjour, dit Harvey.

Il n’aimait pas s’entendre appeler« jeune homme » ; et, comme quelqu’un sauvé del’eau, il s’attendait à de la sympathie. Sa mère souffrait toutesles agonies chaque fois qu’il avait seulement les pieds humides,mais ce marin ne semblait guère ému.

– Voyons maintenant votre histoire. Ilfaut convenir que c’est providentiel pour tout le monde. Quel peutbien être votre nom ? D’où venez-vous (nous soupçonnons quec’est de New-York), et où alliez-vous (nous soupçonnons que c’esten Europe) ?

Harvey donna son nom, le nom du steamer, etfit de l’accident un récit qu’il entortilla de la demande d’êtrereconduit immédiatement à New-York où son père paierait le prixqu’il faudrait.

– Hum, dit l’homme au menton rasé, sansque la fin du discours de Harvey eût paru l’émouvoir. Je ne peuxpas dire que nous pensions rien de bien fameux d’un homme, ni mêmed’un jeune garçon, qui tombe par-dessus bord d’un paquebot commecelui-là par le calme plat. Et encore moins s’il donne pour excusequ’il avait le mal de mer.

– Excuse ! s’écria Harvey.Croyez-vous que c’est pour plaisanter que je suis tombé par-dessusbord dans votre sale petit bachot.

– N’étant pas au courant de ce quepeuvent être vos idées en matière de plaisanterie, je ne saurais meprononcer jeune homme. Mais à votre place je n’insulteraispas le bateau qui, la Providence aidant, a été l’instrument devotre salut. En premier lieu, c’est un sacrilège. En second lieu,cela me gêne dans mes sentiments, et je suis Disko Troop duSommes Ici de Gloucester, lequel vous semblez ne pas bienconnaître.

– Je ne vous connais pas et peum’importe, dit Harvey. Je vous suis assez reconnaissant de m’avoirsauvé et de tout le reste, cela va sans dire ; mais je tiens àvous faire comprendre que plus vous vous hâterez de me ramener àNew-York, mieux vous serez payé.

– Ce qui veut dire – comment ?

Troop redressa la broussaille de son sourcilsur un œil bleu aussi doux que méfiant.

– En dollars et cents, dit Harvey, ravi àl’idée qu’il faisait son effet. En beaux dollars et cents. (Ilplongea sa main dans sa poche, et bomba légèrement la poitrine, cequi était sa façon de se montrer grand seigneur.) Vous avez fait lameilleure journée de votre vie le jour où vous m’avez repêché. Jesuis le fils unique de Harvey Cheyne.

– Votre père a de la chance, ditsèchement Disko.

– Et si vous ne savez pas qui est HarveyCheyne, vous ne savez pas grand’chose – voilà tout. Maintenant,faites faire demi-tour à votre goélette et dépêchons.

Harvey avait dans l’idée que la plus grandepartie de l’Amérique n’était pleine que de gens en train dediscuter et d’envier les dollars de son père.

– Y s’peut que j’le fasse, comme y s’peutque j’le fasse pas. Serrez un peu votre ventre, mon jeune ami. Cesont mes vivres qu’il y a dedans.

Harvey entendit Dan éclater de rire, Dan quisoi-disant était occupé autour du pied du mât de misaine, et lesang lui afflua au visage.

– On paiera pour cela aussi, dit-il.Quand pensez-vous que nous serons à New-York ?

– Je n’ai rien à faire avec New-York. Pasplus qu’avec Boston. Il se peut que nous voyions Eastern Point dansles environs de septembre, et votre papa – je suis vraiment fâchéde ne pas avoir entendu parler de lui – peut me donner dix dollars,d’après tous vos discours. Comme il peut fort bien ne pas lefaire.

– Dix dollars ! Allons donc, maisregardez, je…

Harvey fouilla dans sa poche pour y prendre laliasse de billets. Tout ce qu’il en tira fut un paquet decigarettes imprégné d’eau.

– Pas cours légal, et mauvais pour lespoumons. Jetez ça par-dessus bord, jeune homme, et voyezencore !

– On m’a volé ! s’écria Harvey d’unton de colère.

– Il vous faudra attendre de voir votrepapa, alors, pour me récompenser ?

– Cent trente-quatre dollars – tousvolés, dit Harvey, en fourrageant avec rage dans ses poches.Rendez-les-moi.

Un changement curieux s’opéra dans les traitsrudes du vieux Troop.

– Qu’est-ce que vous pouviez bien faire,à votre âge, de cent trente-quatre dollars, jeune homme ?

– C’était une partie de mon argent depoche – pour un mois !

Cela, pensait Harvey, c’était le couprenversant, et il l’était – indirectement.

– Oh ! cent trente-quatre dollars,rien qu’une partie de son argent de poche – pour un mois seulement.Vous ne vous rappelez pas avoir heurté quelque chose quand vousêtes tombé par-dessus bord, hein ? vous être fêlé la têtecontre une écoutille, admettons ? Le vieux Hasken du Ventd’Est (Troop semblait se parler à lui-même) trébucha sur unpanneau et alla donner de la tête contre le grand mât – et dur.Trois semaines environ après, le vieux Hasken voulait que leVent-d’Est fût un vaisseau cuirassé pour la destruction ducommerce, et en conséquence il déclara la guerre à Sable Island,sous prétexte que c’était aux Anglais et que les hauts fondss’étendaient trop loin. Ils le cousirent dans un lit-sac, la têteet les pieds seuls passant, pour le reste de la campagne, etmaintenant il est à la maison, dans l’Essex, à jouer avec despetites poupées en chiffons.

Harvey écumait de rage, mais Troop continua enmatière de consolation :

– Nous vous plaignons. Nous vousplaignons beaucoup – et si jeune ! Nous ferions mieux de neplus parler d’argent, je pense.

– Bien entendu que vous ne voudriez plusen parler. Vous l’avez volé.

– Si ça vous fait plaisir. Nous l’avonsvolé si cela peut être de quelque consolation pour vous.Maintenant, à propos du retour. En admettant que nous puissionsvous ramener, ce que nous ne pouvons pas, vous n’êtes guère en étatde rentrer chez vous, et quant à nous, si nous sommes venus sur leBanc, c’est pour gagner notre vie. Nous autres, nous ne voyons pasla moitié de cent dollars dans un mois, sans qu’il soit questiond’argent de poche ; et la chance aidant, nous ne toucheronsterre quelque part que dans les premières semaines deseptembre.

– Mais… mais nous sommes en ce moment enmai, et je ne peux pas rester ici à ne rien faire tout bonnementparce que vous avez besoin de pêcher. Je ne peux pas,entendez-vous !

– Vrai et juste ; juste etvrai. Personne ne vous demande de ne rien faire. Il y a un tas dechoses que vous pouvez faire, puisque Otto a passépar-dessus bord et s’est noyé. Je soupçonne qu’il ne s’est pasassez cramponné dans un coup de vent qui nous assaillit là. En touscas, il n’est pas revenu pour dire non. Vous, vous voilà arrivé,c’est clair et net, d’une façon providentielle pour tout le monde.Je soupçonne, toutefois, que vous ne savez pas faire grand’chose.Est-ce vrai ?

– Je peux vous la faire gaie pour vous etvotre équipage quand nous serons à terre, dit Harvey avec un signede tête sournois, en murmurant de vagues menaces à propos de« piraterie », auxquelles Troop sourit presque – pas toutà fait.

– Sauf causer. J’oubliais cela. On nevous demande pas de causer plus que vous n’en avez envie à bord duSommes Ici. Tenez l’œil ouvert, aidez Dan à faire ce qu’onlui demande, et ainsi de suite, et je vous donnerai – vous ne lesvalez pas, mais je les donnerai – dix dollars et demi parmois ; c’est-à-dire trente-cinq dollars à la fin de lacampagne. Un peu de travail vous éclaircira les idées, et vouspourrez ensuite nous raconter ce que vous voudrez sur votre papa etvotre maman et votre argent.

– Elle est sur le steamer, dit Harvey,ses yeux s’emplissant de larmes. Ramenez-moi tout de suite àNew-York.

– Pauvre femme – pauvre femme !Quand elle vous retrouvera, elle oubliera tout cependant. Noussommes huit sur le Sommes Ici, et si nous revenionsmaintenant – il y a plus d’un millier de milles – nous perdrions lasaison. En admettant que j’y consente, les hommes ne le voudraientpas.

– Mais mon père arrangerait tout.

– Il tâcherait. Je ne doute pas qu’iltâcherait, dit Troop, mais la pêche de toute une saison, c’est lepain de huit hommes ; et votre santé sera meilleure quand vousle verrez à l’automne. Allez à l’avant aider Dan. C’est dix dollarset demi par mois, comme j’ai dit, et naturellement, les vivres,comme tout le monde.

– Voulez-vous dire que je doive nettoyerles pots et les casseroles et un tas de choses ? ditHarvey.

– Et d’autres choses encore. Il n’y a pasà pousser les hauts cris, jeune homme.

– Je ne le ferai pas ! Mon père vousdonnera assez pour acheter ce sale petit chaudron de pêche (Harveyfrappa du pied sur le pont) et dix fois plus, si vous me ramenezsain et sauf à New-York ; et – et – vous avez déjà de moi centtrente dollars, en tout cas.

– Comment ? dit Troop, ses traits debronze subitement assombris.

– Comment ? Vous savez bien comment,bien assez. Et pour comble, vous voulez que je me livre à untravail domestique (Harvey était très fier de cet adjectif) jusqu’àl’automne. Je vous déclare que non.Vousentendez ?

Troop regarda quelque temps l’extrémité dugrand mât d’un air de profond intérêt, pendant que Harveyharanguait furieusement tout autour de lui.

– Silence, dit-il enfin. Je suis en trainde peser dans ma tête les responsabilités. C’est affaire dejugement.

Dan s’avança furtivement et saisit Harvey parle coude.

– N’essayez plus de vos petits moyensavec papa, dit-il. Vous l’avez appelé voleur deux ou trois fois detrop, et il n’accepte cela d’aucun vivant.

– Je ne veux pas ! cria Harveypresque en hurlant, sans prendre garde à l’avis.

Tranquille, Troop méditait.

– Je vais vous paraître un homme plutôtpas commode, dit-il enfin, en abaissant son regard sur Harvey. Jene vous blâme pas, pas le moins du monde, jeune homme, pas plus quevous ne devriez me blâmer, moi, quand vous vous faites de la bile.Êtes-vous sûr de bien me comprendre ? Dix dollars et demicomme second mousse sur la goélette – et tous les vivres – pourvous apprendre le métier et pour le bien de votre santé.Oui ou non ?

– Non ! dit Harvey. Ramenez-moi àNew-York, ou bien j’aurais soin que vous…

Il ne se rappela pas de façon exacte ce quisuivit. Il était étendu dans les dalots, tenant son nez quisaignait, tandis que Troop le contemplait avec sérénité.

– Dan, dit celui-ci à son fils, jen’étais pas contre ce jeune homme quand je l’ai vu tout d’abord,parce qu’il faut se tenir en garde contre les jugements précipités.Ne te laisse jamais égarer par des jugements précipités, Dan.Maintenant je suis fâché pour lui, car il est clair qu’il a dutrouble dans la caboche. Il n’est pas responsable des insultesqu’il m’a lancées, pas plus que de ses autres histoires – pas plusque d’avoir sauté par-dessus bord, ce que je suis à moitiéconvaincu qu’il a fait. Sois gentil avec lui, Dan, ou tu enrecevras deux fois autant. Ces petites hémorragies-là éclaircissentla cervelle. Qu’on lave ça.

Troop descendit avec gravité dans la cabine oùlui et les hommes plus âgés avaient leurs couchettes, laissant Danconsoler l’infortuné héritier de trente millions de dollars.

II

– Je vous avais averti, dit Dan, pendantque les gouttes se succédaient lourdes et pressées sur le planchersombre, passé à l’huile. Papa n’est pas le moins du monde emporté,mais vous l’avez joliment mérité. Bah ! est-ce qu’il y a dubon sens à prendre les choses comme ça ? (Les épaules deHarvey allaient et venaient dans des spasmes de sanglots sanslarmes.) Je connais cet effet-là. La première fois que papa mecorrigea, ce fut aussi la dernière – c’était à ma premièrecampagne. On se sent tout chose et tout abandonné. Je connaisça.

– Oh ! oui, gémit Harvey. Cet hommea perdu la tête ou il est ivre, et – et je ne peux rien faire.

– Ne dites pas ça de papa, dit Dan toutbas. Il est l’ennemi de toute espèce d’alcool, et – eh bien !oui, il m’a dit que c’était vous le toqué. Qu’est-ce qui au monde abien pu vous le faire traiter de voleur ? C’est mon père.

Harvey s’assit sur son séant, s’essuya le nez,et raconta l’histoire de la liasse de billets manquante.

– Je ne suis pas fou, dit-il enterminant. Seulement – votre père n’a jamais vu plus d’un billet decinq dollars à la fois, et mon père, à moi, pourrait, une fois lasemaine, sans en manquer une, acheter ce bateau sansmarchander.

– Vous ne savez pas ce que vaut leSommes Ici. Votre père doit en avoir une pile d’argent.Comment l’a-t-il gagné ? Papa prétend que les fous ne sont pasfichus de mettre de la suite dans leurs histoires. Allons,vas-y.

– Dans les mines d’or et autres choses,dans l’Ouest.

– J’ai lu de ces machines-là. Et là-basdans l’Ouest ? Voyage-t-il armé d’un pistolet sur un poneydressé, comme au cirque ? On appelle ça l’Ouest Sauvage, etj’ai entendu dire que leurs éperons et leurs brides étaient enargent massif.

– Vous n’êtes qu’une cruche, ditHarvey, amusé malgré lui. Mon père n’a nul besoin de poneys. Quandil veut se déplacer, il prend son wagon.

– Comment ? Un« lobster-car »[3].

– Non. Son propre wagon privé,naturellement. Vous n’avez jamais de votre vie vu un wagonprivé ?

– Slatin Beeman en a un, dit Dan aveccirconspection. Je l’ai vu au Dépôt de l’Union, à Boston, avectrois nègres en train de le gratter. (Dan voulait dire en train denettoyer les glaces.) Mais Slatin Beeman possède presque tous leschemins de fer de Long Island, à ce qu’on dit ; et on prétendqu’il a acheté presque la moitié de New Hampshire et fait courirautour une ligne de défense, et qu’il l’a remplie de lions, detigres, d’ours, de buffles, de crocodiles, et de toutes sortes debêtes pareilles. Slatin Beeman, c’est un millionnaire. Je l’ai vu,son wagon. Oui ?

– Eh bien ! mon père est ce qu’onappelle un multimillionnaire ; et il a deux wagons privés.L’un s’appelle, à cause de moi, le « Harvey », et l’autreà cause de ma mère, le « Constance ».

– Jurez-le. Papa ne me laisserait jamaisjurer : mais je pense que vous, vous pouvez. Avant decontinuer, je veux que vous me disiez que vous voulez mourir sivous mentez.

– Naturellement, dit Harvey.

– Ça ne suffit pas. Dites :« Je veux mourir si je ne dis pas la vérité. »

– Je veux mourir ici même, dit Harvey, sij’ai dit la moindre chose qui ne soit l’exacte vérité.

– Les cent trente-quatre dollars ettout ? dit Dan. Je vous ai entendu parler à papa et jem’attendais presque à vous voir avalé, tout comme Jonas.

Harvey protesta, le rouge au visage. Dan étaità sa manière un jeune personnage fort avisé, et dix minutes dequestions le convainquirent que Harvey ne mentait pas – pasbeaucoup. En outre, il s’était lié par le plus terrible serment quisoit à la connaissance des jeunes garçons, et il était encore là,assis plein de vie, dans les dalots, le bout du nez rougi, en trainde raconter merveilles sur merveilles.

« Mâtin ! » dit enfin Dan avectoute la conviction dont il était capable, quand Harvey eut terminél’inventaire du wagon baptisé en son honneur.

Puis un sourire de malin plaisir s’épanouitsur sa large face.

– Je vous crois, Harvey. Papa, pour unefois dans sa vie, s’est mis dedans.

– Oh ! oui, pour sûr, dit Harvey quiméditait une prompte revanche.

– Il sera furieux jusqu’au fond de l’âme.Papa déteste précisément se tromper dans ses jugements.

Dan s’appuya en arrière et se tapant sur lacuisse.

– Oh ! Harvey, ne gâtez pas, encontinuant, une si belle affaire.

– Je n’ai pas envie de me voir assommé denouveau. Et je n’entends pas être en reste avec lui, cependant.

– Jamais encore entendu dire que personneait été quitte avec papa. Mais pour sûr, il vous assommerait denouveau. Plus il s’est trompé, plus il le ferait. Mais des minesd’or et des pistolets…

– Je n’ai pas dit un mot à propos depistolets, interrompit Harvey, car il avait juré.

– C’est vrai ; vous n’en avez jamaisparlé. Deux wagons privés, alors, un baptisé de votre nom, etl’autre, du sien à elle ; et deux cents dollars d’argent depoche par mois, tout cela assommé dans les dalots pour n’avoir pasvoulu travailler à dix dollars et demi par mois ! C’est leplus chic coup de filet de la saison.

Il partit en rires silencieux.

– Alors, j’avais raison ? dit Harveyqui crut avoir trouvé une sympathie.

– Vous aviez tort, le plus grand de tousles torts. Tenez-vous solidement et allez-y tête baissée à côté demoi, ou vous écoperez et j’écoperai pour la peine de vous soutenir.Papa me donne toujours le double de travail parce que je suis sonfils, et il déteste la race des favoris. Devine que vous êtesplutôt furieux contre lui. Je l’ai été plus d’une fois. Mais papaest un homme fort juste ; toute la flottille le dit.

– Ça vous paraît de la justice, ça, ditesdonc ? Et Harvey désigna son nez outragé.

– Ce n’est rien. Ça vous tire letrop-plein du sang. Papa l’a fait pour votre santé. Dites donc, jene peux cependant pas avoir de rapports avec un homme qui pense quemoi ou papa, ou n’importe qui du Sommes Ici est un voleur.Nous n’avons rien de commun avec la foule qui grouille au bout duquai, quand le diable y serait. Nous sommes des pêcheurs, et nousnaviguons ensemble depuis six ans et plus. Tâchez, vous, de ne pasvous tromper là-dessus. Je vous ai dit que papa ne melaissait pas jurer. Il appelle cela des serments inutiles, et meflanque des taloches ; mais si je pouvais dire ce que vousavez dit à propos de votre papa et de tout son bazar, je le diraisbien à propos de vos billets. Je ne sais pas ce qu’il y avait dansvos poches quand j’ai fait sécher vos frusques, car je n’ai pas étéy regarder ; mais je pourrais dire, en me servant exactementdes mêmes mots que ceux dont vous venez de vous servir, que pasplus moi que papa – et il n’y a que nous deux qui ayons touché àvous après qu’on vous a eu apporté à bord – ne savons rien à proposde l’argent. Je vous en donne ma parole. Alors ?

Le saignement de nez avait probablementéclairci les idées de Harvey, et peut-être la solitude de la mer yétait-elle pour quelque chose.

– C’est bien, dit-il.

Puis, il baissa les yeux d’un air contrit.

– Il me semble que, pour un type qu’onvient de sauver de l’eau, je ne me suis pas montré plus que çareconnaissant, Dan.

– Bah ! vous étiez sens dessusdessous, et vous ne saviez plus ce que vous disiez, dit Dan. Entout cas, il n’y a eu que papa et moi à bord pour le voir. Lecuisinier, ça ne compte pas.

– J’aurais pu tout aussi bien penser quej’avais perdu les billets tout bonnement, se dit Harvey à moitié enlui-même, au lieu de traiter de voleurs tous ceux que je voyais. Oùest votre père ?

– Dans la cabine. Qu’est-ce que vous luivoulez encore ?

– Vous allez voir, dit Harvey.

Il se dirigea à grandes enjambées, plutôtcomme un homme ivre, car sa tête bourdonnait encore, versl’escalier de la cabine, où la petite horloge du bateau étaitaccrochée bien en vue de la roue. Troop, dans la cabine, peinte enchocolat et jaune, était occupé autour d’un carnet et d’un énormecrayon noir qu’il suçait ferme de temps à autre.

– Je n’ai pas bien agi, dit Harvey,surpris de sa propre humilité.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ? ditle patron. Vous êtes tombé sur Dan, hein ?

– Non ; c’est à propos de vous.

– Je suis ici pour vous écouter.

– Voici, je – je suis venu pour remettreles choses au point, dit Harvey très vite. Quand on se trouve sauvéde l’eau…

Sa gorge s’étrangla.

– Eh ! eh ! Vous ferez encoreun homme si vous prenez ce chemin-là.

– On ne devrait pas commencer parinsulter les gens.

– Juste et vrai – vrai et juste, ditTroop en esquissant un pâle sourire.

– Je suis donc venu vous dire que je suisdésolé.

Un autre gros étranglement.

Troop se leva lentement du coffre où il étaitassis et tendit une main longue de onze pouces.

– Je devinais que cela vous ferait destas de bien ; et ça montre que je ne me suis pas trop trompédans mes jugements. (Un éclat de rire étouffé parvint du pont à sonoreille.) Je me trompe rarement dans mes jugements.

La main de onze pouces se referma sur celle deHarvey, au point de l’engourdir jusqu’au coude.

– Nous donnerons un peu plus de nerf àcela avant de vous quitter, jeune homme ; et, quoi qu’il aitpu arriver, je n’en pense pas plus de mal de vous pour ça. Vousn’étiez pas tout à fait responsable. Faites bien votre affaire, etvous n’attraperez pas de mal.

– Vous voilà tout blanc, dit Dan, commeHarvey regagnait le pont.

– Je ne le sens pas, dit-il, rougejusqu’au bout des oreilles.

– Ce n’est pas cela que je voulais dire.J’ai entendu ce que papa a dit. Quand il reconnaît qu’il ne pensepas de mal d’un homme, c’est qu’il est en confiance. Il détesteaussi se tromper dans ses jugements. Oh ! mais, une fois quepapa s’est fait une opinion, il abaisserait plutôt sescouleurs devant un Anglais que d’en changer. Je suis content quetout soit arrangé et que ça marche bien. Papa a raison, quand ildit qu’il ne peut vous ramener. C’est toute notre vie que nousgagnons ici – à la pêche. Les hommes vont être de retour dans unedemi-heure aussi vite que des requins après une baleine morte.

– Pour quoi faire ? demandaHarvey.

– Souper, sans doute. Est-ce que votreestomac ne vous le dit pas ? Vous avez un tas à apprendre.

– J’suppose, dit Harvey d’un ton amer, enregardant l’embrouillement de cordages et de poulies au-dessus desa tête.

– C’est un bijou, dit Dan avecenthousiasme, se méprenant sur la nature de son regard. Attendezvoir que notre grand’voile tendue, elle file vers la maison avectout son sel employé. En tout cas, il y a du turbin d’ici là.

Il désigna les ténèbres du grand panneauouvert entre les deux mâts.

– Pourquoi est-ce faire ? C’est toutvide, dit Harvey.

– Il faut que nous remplissions cela,vous, moi et quelques autres. C’est là que va le poisson.

– Vivant ? demanda Harvey.

– Ma foi, non. Ils sont plutôt tant soitpeu morts – et aplatis – et salés. Il y a trente tonnes de sel dansla soute ; et nous n’avons guère fait jusqu’alors que couvrirnotre fardage[4].

– Mais où est le poisson ?

– Dans la mer, dit-on ; dans lesbateaux, souhaite-on, répliqua Dan, citant un proverbe de pêcheur.Vous en aviez quarante avec vous quand vous êtes arrivé la nuitpassée.

Il désigna une sorte de parc en bois juste enface du gaillard d’arrière.

– Vous et moi, il faudra que nousinondions cela à flots quand ils n’y seront plus. Dieu veuille quenous ayons les parcs pleins ce soir ! Je l’ai vu enfoncer d’unpied sous le poids du poisson attendant le nettoyage, et nousrestions debout aux tables jusqu’à ce que nous nous entaillionsnous-mêmes au lieu d’elles, tant nous avions sommeil. Oui, lesvoilà qui reviennent.

Dan regarda par-dessus les pavois peu élevésune demi-douzaine de doris en train de nager vers eux sur la merluisante et soyeuse.

– Je n’ai jamais vu la mer d’aussi bas,dit Harvey. C’est superbe.

Le soleil descendu à l’horizon couvrait l’eaude pourpre et de rose, allumait des lumières d’or au dos deslongues houles, et en pommelait les creux d’ombres bleues etvertes. Il semblait que chacune des goélettes en vue tirât à elleses doris par d’invisibles fils, et les petites figurines noiresdans les bateaux minuscules se courbaient sur les avirons comme desjouets mécaniques.

– Ils ont tapé dur, dit Dan, entre sesyeux à demi fermés. Manuel n’aurait pas de place pour un poisson deplus. Bas comme une feuille de nénuphar en eau dormante, pasvrai ?

– Lequel est Manuel ? Je me demandecomment vous pouvez les reconnaître dans le lointain, comme vousfaites.

– Le dernier bateau au sud. C’est lui quivous a trouvé la nuit passée, dit Dan en brandissant le doigt.Manuel nage à la mode des Portugais ; vous ne pouvez pas leprendre pour un autre. À l’est de lui – ilvaut cent foismieux qu’il ne nage – se trouve Pensylvanie. Chargé de« saleratus »[5], à ce qu’ondirait. À l’est encore – regardez comme ils s’en viennent gentimentsur la même ligne – celui avec les épaules bossues, c’est LongJack. C’est un homme du Galway[6] qui habiteSouth Boston, où ils demeurent pour la plupart, et la plupart deces hommes du Galway sont de bonnes recrues dans un bateau. Aunord, plus loin là-bas – vous allez l’entendre se mettre à chanterdans un instant – c’est Tom Patt. Il a été matelot sur le vieuxvaisseau l’Ohio, – le premier de notre flotte, dit-il,pour doubler le cap Horn. Il ne parle guère jamais d’autre chose,sauf quand il chante ; mais il a une veine épatante à lapêche. Là ! Qu’est-ce que je vous disais ?

Un mugissement mélodieux s’en vint du dorisnord en se glissant sur l’eau. Harvey entendit quelque chose ayanttrait aux mains et aux pieds glacés de quelqu’un, etpuis :

« Bring forth the chart, the doleful chart,

See where them mountings meet !

The clouds are thick around their heads,

The mists around their feet[7]. »

– Plein bateau, dit Dan en éclatant derire. S’il nous envoie « O Capting ! », alors, c’estplein à couler.

Le mugissement continua :

And naow to thee, O Capting,

Most earnestly I pray

That they shall never bury me

In church or cloister gray[8].

– Coup double pour Tom Platt. Il vousracontera demain tout ce qui concerne le vieil Ohio. Vousvoyez ce doris bleu derrière lui ? C’est mon oncle – le proprefrère de papa – et s’il y a quelque mauvais sort lâché sur le Banc,c’est sûr qu’il tombera sur l’oncle Salters. Regardez comme il nageen prenant garde. Je parierais mon gage et ma part qu’il est leseul homme à avoir été piqué aujourd’hui – et il l’a été –bien.

– Qu’est-ce qui a pu le piquer ? ditHarvey qui commençait à s’intéresser.

– Des fraises, surtout. Des citrouilles,des fois, et, des fois, des citrons et des concombres[9]. Oui, il a été piqué jusqu’aux coudes. Cetype-là a une chance vraiment renversante. Maintenant, nous allonsnous mettre aux palans pour les hisser à bord. C’est vrai, ce quevous venez de me dire, que vous n’avez jamais fait un brin detravail de votre fichue vie ? On doit se sembler tout chose,n’est-ce pas ?

– Je vais essayer de travailler, de toutemanière, répliqua bravement Harvey. Seulement c’est tout ducomplètement nouveau.

– Attrape ce palan, alors ! Derrièretoi !

Harvey empoigna un cordage et un long crochetde fer qui pendaient à l’un des étais du grand mât, tandis que Danen tirait un autre pendant à quelque chose qu’il appelait une« balancine », au moment où Manuel accostait dans sondoris chargé.

Le Portugais eut un radieux sourire, que plustard Harvey apprit à bien connaître, et, à l’aide d’une fourche àmanche court, se mit à jeter le poisson dans le parc sur lepont.

– Deux cent trente-et-un !cria-t-il.

– Donne-lui le croc, dit Dan.

Et Harvey passa le croc aux mains de Manuel.Celui-ci le fit glisser dans une boucle de cordage à la proue dudoris, saisit le palan de Dan, l’accrocha au taquet d’arrière etgrimpa dans la goélette.

– Tire ! cria Dan.

Et Harvey tira, étonné de s’apercevoir de lafacilité avec laquelle le doris s’enlevait.

– Tiens bon, il ne niche pas dans lesbarres de hune ! dit Dan en riant.

Et Harvey tint bon, car le bateau se trouvaiten l’air au-dessus de sa tête.

– Amène, et de côté ! cria Dan.

Et comme Harvey amenait, Dan détourna d’unemain la légère embarcation jusqu’à ce qu’elle vînt toucherdoucement le pont derrière le grand mât.

– Ils ne pèsent rien à vide. Ç’a étéassez chic pour un passager. Y a plus de chiendent quand y a de lamer.

– Ah ! ah ! dit Manuel entendant une main brune. Ça va mieux, en ce moment ? À cetteheure-ci, hier soir, c’était le poisson qui pêchait après vous.Maintenant, c’est vous qui pêchez après le poisson.Oui-da ?

– Je – je vous suis à jamaisreconnaissant, balbutia Harvey.

Et sa main malencontreuse glissa encore unefois furtivement à sa poche, mais il se rappela qu’il n’avait pasd’argent à offrir. Quand il eut fait plus ample connaissance avecManuel, rien qu’à l’idée de l’erreur qu’il aurait pu commettre, ilse sentit, au fond de sa couchette, envahir par de cuisantes, depénibles rougeurs.

– Ce n’est pas à moi que vous en devez dela reconnaissance ! dit Manuel. Comment vous aurais-je laisséaller à la dérive tout autour du Banc ? Maintenant, vous voilàpêcheur – Oui-dà ? Ouh ! Auh !

Il pencha le buste en avant, puis en arrièreavec des mouvements raides pour chasser les crampes.

– Je n’ai pas nettoyé le bateauaujourd’hui. Trop à faire. Ça mordait dur. Danny, mon garçon,nettoie pour moi.

Harvey s’avança sur-le-champ. Voilà quelquechose qu’il pouvait faire pour l’homme qui lui avait sauvé lavie.

Dan lui jeta un faubert, et il se penchapar-dessus le doris pour en chasser les matières visqueuses,gauchement, mais plein de bonne volonté.

– Enlève les bancs, ils glissent dansleurs rainures, dit Dan. Fauberte-les et pose-les dans le fond. Nelaisse jamais un banc jouer. Il se peut que quelque jour tu en aiesrudement besoin. Voici Long Jack.

Un torrent étincelant de poisson passa d’undoris le long du bord dans le parc.

– Manuel, prends le palan. Je vais fixerles tables. Harvey, débarrasse-nous du bateau de Manuel. Celui deLong Jack s’emboîte dedans.

Harvey leva les yeux de dessus son faubertagepour apercevoir le fond d’un doris juste au-dessus de sa tête.

– Exactement un jeu de boîtes indien,n’est-ce pas ? dit Dan, comme le bateau en question tombaitdans l’autre.

– Il y prend autant de goût qu’un canardà l’eau, dit Long Jack, un homme du Galway à menton grisonnant,dont la lèvre supérieure avançait, en faisant aller et venir letorse exactement comme Manuel avait fait.

On entendait par l’écoutille Disko grognerdans la cabine, et le bruit qu’il faisait en suçant son crayonparvenait jusqu’à eux.

– Cent quarante-neuf et demi – que Dieute damne, Discobolus ! dit Long Jack. Je me tue à remplir tespoches. Cela ne fait rien, c’est une fichue pêche. Le Portugais m’aenfoncé.

Un glissement sourd. Et c’était un autre dorisqui accostait, et encore du poisson qui tombait dans le parc.

– Deux cent trois. Voyons lepassager !

Celui qui parlait était encore plus fort quel’homme du Galway, et son visage présentait la particularité d’êtrebarré en biais, de l’œil gauche au coin de la bouche, par unebalafre pourpre.

Ne voyant pas autre chose à faire, Harveyfaubertait chaque doris à mesure qu’il descendait, enlevait lesbancs, et les couchait au fond du bateau.

– Il a vite attrapé le mouvement, ditl’homme à la balafre, lequel était Tom Platt, en le considérantavec attention. Il y a deux façons de faire les choses. L’une, à lamode des pêcheurs, n’importe par quel bout d’abord et un nœud devoilier pour couronner le tout – et l’autre…

– Comme nous faisions sur le vieilOhio ! interrompit Dan, en traversant rapidement legroupe des hommes avec une longue planche pourvue de pieds. Ôte-toide là, Tom Platt, et laisse-moi fixer les tables.

Il pressa l’une des extrémités de la plancheentre deux coches dans les bordages, chassa le montant d’un coup depied, et baissa la tête juste à temps pour éviter la tape que luienvoyait l’homme du vaisseau.

– Et voilà aussi ce qu’on faisait surl’Ohio, Danny. Tu vois ? dit Tom Platt, en riant.

– Suppose alors qu’ils louchaient, carelle n’est pas arrivée à son adresse, et je sais bien qui est-cequi va trouver ses bottes sur la pomme du grand mât s’il ne nouslaisse pas tranquilles. Halez de l’avant ! Je suis pressé,est-ce que vous ne voyez pas ?

– Danny, tu passes ta journée à dormircouché sur le câble, dit Long Jack. Tu es le comble même del’impudence, et je suis persuadé qu’en une semaine tu vas corromprenotre jeune clandestin.

– Il s’appelle Harvey, dit Dan, enbrandissant deux couteaux de forme étrange, et il vaudra cinq den’importe quels chercheurs de clovisses de South Boston avantlongtemps.

Il disposa les couteaux avec grâce sur latable, pencha la tête et en admira l’effet.

– Je crois, moi, que cela faitquarante-deux, dit une voix grêle de l’autre côté du bord.

Et il y eut un rugissement de rires, tandisqu’une autre voix répondait :

– Alors pour une fois ma chance a tourné,car j’en ai quarante-cinq, quoique je sois piqué à ne savoir où memettre.

– Quarante-deux ouquarante-cinq. J’ai perdu le compte exact, dit la voix grêle.

– C’est Pen et l’oncle Salters quicomptent leur pêche. Cela enfoncera le cirque un de ces jours.Regarde-les donc.

– Venez – venez ! rugit Long Jack.Il fait mouillé là-bas dehors, enfants.

– Quarante-deux, dis-tu.

C’était l’oncle Salters.

– Je vais recompter, alors, répliqua lavoix avec douceur.

Les deux doris se balançaient côte à côte etvenaient cogner contre le flanc de la goélette.

– Patience de Jérusalem ! jural’oncle Salters, en reculant dans l’eau qui clapota avec bruit.Qu’est-ce qui prend à un cultivateur comme toi d’aller fiche lepied dans un bateau, je me le demande ! Tu m’as presquedéfoncé d’un bout à l’autre.

– J’en suis fâché, monsieur Salters. Jesuis venu à la mer pour cause de dyspepsie nerveuse. Vous m’avezconseillé, je crois.

– Allez vous noyer dans leTrou-de-Baleine, toi et ta dyspepsie nerveuse ! rugit l’OncleSalters, un gros petit pot à tabac. Tu marches encore sur mesbrisées. As-tu dit quarante-deux ou quarante-cinq ?

– J’ai oublié, monsieur Salters.Comptons.

– Je ne vois pas comment cela pourraitfaire quarante-cinq. C’est moi qui en ai quarante-cinq, dit l’oncleSalters. Compte avec soin, Pen.

Disko Troop sortit de la cabine.

– Salters, maintenant jette ton poissontout de suite, dit-il d’un ton d’autorité.

– Ne gâtez pas la pêche, papa, murmuraDan. Ils ne font tous les deux que commencer.

– Mère de Délice ! Il les enfourcheun à un, hurla Long Jack, comme l’oncle Salters se mettaitlaborieusement au travail, et que dans l’autre doris le petit hommecomptait une rangée de coches sur le plat-bord.

– C’est la pêche de l’autre semaine,dit-il, en levant un regard plaintif et l’index resté où il enétait.

Manuel poussa du coude Dan, qui s’élança surle palan, et, se penchant aux trois quarts par-dessus bord, glissale crochet dans la patte arrière, tandis que Manuel maintenaitsolidement le doris par l’avant. Les autres tirèrent gentiment etamenèrent le bateau – homme, poisson, et tout.

– Un, deux, quatre – neuf, dit Tom Platt,en faisant le compte d’un œil exercé. Quarante-sept. Pen, c’est àtoi !

Dan laissa filer le palan et fit glisserl’homme de son bateau sur le pont parmi le torrent de sonpoisson.

– Tiens bon ! rugit l’oncle Saltersen train de tournoyer contre le bord. Tiens bon, je me suisembrouillé un brin dans mon compte.

Il n’eut pas le temps de protester, fut hisséà bord et traité comme « Pensylvanie ».

– Quarante et un, dit Tom Platt. Battupar un cultivateur, Salters. Toi, encore, un marinpareil !

– Le compte n’est pas juste, dit-il, endégringolant hors du parc ; et je suis cousu de piqûres.

Ses grosses mains étaient enflées et marbréesde blanc pourpré.

– Il y a, je crois bien, des gens quiiraient trouver des fonds de fraises[10], mêmes’il leur fallait plonger pour ça, dit Dan, en s’adressant à lalune qui venait de se lever.

– Il y en a d’autres, dit l’oncleSalters, qui se nourrissent du suc de la terre en dormant, et quiblaguent leur propre sang.

– À table ! à table ! cria dugaillard d’avant une voix que Harvey n’avait pas encoreentendue.

Disko Troop, Tom Platt, Long Jack et Salters,sur ce mot, gagnèrent l’avant. Little Pen se pencha sur sontourniquet carré de haute mer et sur les lignes à morueembrouillées. Manuel se coucha de tout son long sur le pont, et Dandisparut dans la cale où Harvey l’entendit taper sur des barils àl’aide d’un marteau.

– C’est le sel, dit-il en revenant.Aussitôt que nous aurons soupé, nous nous mettrons à latoilette[11] du poisson. Tu jetteras à papa. TomPlatt et lui arriment ensemble, et tu vas les entendre discuter.Nous sommes la seconde bordée, toi, moi, Manuel et Pen – lajeunesse et la beauté du bord.

– En voilà un avantage ! dit Harvey.J’ai faim.

– Ils auront fini dans une minute.Hum ? Ça sent bon ce soir. Papa embarque un bon cuisinier,même si cela doit lui causer de l’ennui avec son frère. Il y abonne pêche aujourd’hui, hein ? (Il désigna du doigt les parcsoù les morues montaient en hautes piles.) Manuel, combien avais-tud’eau ?

– Vingt-cinq brasses[12],répondit le Portugais d’une voix endormie. Elles mordent bien etvite. Un de ces jours je vous montrerai, Harvey.

La lune entreprit sa course sur la mertranquille avant que les aînés fussent revenus à l’arrière. Lecuisinier n’eut pas besoin de crier : « Secondebordée ! » Dan et Manuel furent en bas de l’écoutille età table avant que Tom Platt, le dernier et le plus circonspect desaînés en question, eût fini de s’essuyer la bouche du revers de samain. Harvey suivit Pen, et s’assit devant une gamelle defer-blanc, remplie de langues et de vessies de morue, mélangées demorceaux de lard et de pommes de terre frites, une tranche de painchaud et du café noir et fort. Tout affamés qu’ils fussent, ilsattendirent que « Pensylvanie » eût dit d’un ton solennelle bénédicité. Puis, ils s’enfournèrent la nourriture en silencejusqu’au moment où Dan reprenant haleine sur sa tasse d’étaindemanda à Harvey comment ça allait.

– Je suis bourré, mais il y a encore toutjuste place pour un autre morceau.

Le cuisinier était un nègre énorme, d’un noirde jais ; et, différent de tous ceux que Harvey avaitrencontrés, il ne parlait pas, se contentant de sourire etd’inviter d’un geste muet à y revenir.

– Tu vois, Harvey, dit Dan, en tapantavec sa fourchette sur la table, c’est bien comme je te l’ai dit.Les jeunes et beaux garçons – comme moi, Pensy, toi et Manuel –nous sommes la seconde bordée, et nous mangeons quand la premièrebordée a fini. Eux, c’est le vieux poisson ; tous rapiats etgrincheux, aussi ont-ils besoin de se réconforter le ventre ;c’est pour cela qu’ils viennent les premiers, ce qu’ils ne méritentpas. Est-ce vrai, docteur ?

Le cuisinier fit signe que oui.

– Est-ce qu’il ne peut pas parler ?demanda tout bas Harvey.

– Assez pour s’en tirer. Pas beaucoup deschoses de notre métier. Sa langue maternelle est plutôt drôle. Ilvient de l’intérieur de Cap Breton, oui, là où les cultivateursparlent l’écossais du cru. Cap Breton est plein de nègres dont lesparents s’y sont réfugiés durant notre guerre, et ils parlent commeles cultivateurs – tout en charabia.

– Ce n’est pas de l’écossais, ditPensylvanie. C’est du gaëlique. D’après ce que j’ai lu dans unlivre.

– Pen lit sans cesse. Presque tout cequ’il dit est comme ça – sauf quand il s’agit de compter le poisson– hein ?

– Est-ce que ton père les laisse ainsidire combien ils ont pris de poisson sans vérifier ?demanda Harvey.

– Mais, oui. Qu’est-ce que çasignifierait d’aller mentir pour quelques misérablesmorues ?

– « Always more and never less,

Every time we come to dress[13]. »

rugit Long Jack par l’écoutille.

Et la seconde bordée se rua en hautsur-le-champ.

L’ombre des mâts et du gréement, avec la voilede cape qu’on ne ferlait jamais, roulait de droite et de gauchedans le clair de lune sur le pont que soulevait la vague ; etle poisson empilé à l’arrière luisait comme un monceau d’argentfluide. On entendait des piétinements et des roulements sourds dansla cale où Disko Troop et Tom Patt se démenaient parmi les coffresà sel. Dan passa une fourche à Harvey et le conduisit au boutintérieur de la table primitive, où l’oncle Salters jouaitimpatiemment du tambour avec le manche d’un couteau. Un baquetd’eau salée reposait à ses pieds.

– Tu jetteras à papa et à Tom Platt parle panneau, et tu prendras garde que l’oncle Salters ne te fassesauter l’œil, dit Dan, en disparaissant à bout de bras dans lacale. Je passerai le sel d’en bas.

Pen et Manuel se tenaient enfoncés jusqu’auxgenoux parmi la morue dans le parc, brandissant des couteauxouverts. Long Jack, un panier à ses pieds, des mitaines aux mains,faisait face à l’oncle Salters à la table, et Harvey contemplait lafourche et le baquet.

– Hi ! cria Manuel, en se baissantsur le poisson et en ramenant une morue, un doigt sous son ouïe etl’autre dans son œil.

Il l’étendit sur le rebord du casier ; lalame du couteau jeta un éclair accompagné d’un bruit dedéchirement, et le poisson fendu de la gorge à la queue, avec uneentaille de chaque côté du cou, tomba aux pieds de Long Jack.

– Hi ! fit Long Jack, recourbant encuiller sa main emmitainée.

Le foie de la morue tomba dans le panier. Uneautre torsion et les mains de nouveau en cuiller envoyèrent audiable tête et issues, et le poisson vidé glissa aux mains del’oncle Salters qui renifla, d’un air farouche. Un nouveaudéchirement, la grande arête vola par-dessus le pavois, et lepoisson, sans tête, vidé, grand ouvert, tomba dans le baquet avecun « flop », envoyant de l’eau salée dans la boucheétonnée de Harvey. Après le premier cri, les hommes gardèrent lesilence. La morue se promenait comme si elle eût été encore en vie,et longtemps avant que Harvey eût cessé de s’étonner de lamerveilleuse dextérité du tout, son baquet était plein.

– Jette ! grogna l’oncle Salters,sans tourner la tête.

Et Harvey lança le poisson par deux et troisen bas de l’écoutille.

– Hi ! Lance-les à la brassée, criaDan. Ne les éparpille pas comme cela ! L’oncle Salters est lemeilleur fendeur de la flottille. Regarde-le feuilleter sonlivre.

De fait, on eût presque dit que le brave oncleétait en train de couper les pages d’une revue pour tuer le temps.Le corps de Manuel, le buste courbaturé, gardait l’immobilité d’unestatue, hormis que ses longs bras se refermaient sans discontinuersur le poisson. Little Pen s’escrimait vaillamment, mais il étaitaisé de voir qu’il manquait de force. Une fois ou deux Manueltrouva le temps de l’aider sans rompre la chaîne du travail. Uneautre fois le même Manuel poussa un hurlement : il s’étaitaccroché le doigt à l’hameçon d’un Français. Ces hameçons sontfabriqués avec un métal mou qui permet de les recourber de nouveaulorsqu’ils ont servi ; mais il arrive très souvent que lamorue se sauve avec pour se faire prendre ailleurs, et c’est un desnombreux motifs pour lesquels les bateaux de Gloucester détestentles Français.

En bas, le râpement du sel brut dont onfrottait la chair crue, résonnait comme le grincement d’une meule –accompagnement soutenu au « clik-nik » des couteaux dansle parc, au « crac » et au « plouf » des têtesarrachées, du foie tombant et des issues volant, au« caraaah » du couteau de l’oncle Salters retirantl’arête, et au « flop » des corps tombant, grandsouverts, encore humides, dans le baquet.

Au bout d’une heure, Harvey aurait donné lemonde pour se reposer ; car la morue fraîche, humide, pèseplus lourd qu’on ne pense, et le dos lui faisait mal à force dejeter, de jeter sans repos. Mais il sentait pour la première foisde sa vie qu’il faisait partie d’une équipe d’hommes au travail, entirait de l’orgueil, et tenait bon d’un air sombre.

– Un couteau, holà ! finit par crierl’oncle Salters.

Pen se plia en deux, prêt à rendre l’âme parmile poisson, Manuel se courba en arrière et en avant pours’assouplir, et Long Jack s’appuya sur le bordage. Le cuisinierapparut, sans plus de bruit qu’une ombre noire, ramassa un tasd’arêtes et de têtes, et se retira.

– Des issues pour déjeuner et de la soupede têtes, dit Long Jack avec un claquement de lèvres.

– Un couteau, holà ! répéta l’oncleSalters, en brandissant l’arme plate, recourbée du fendeur.

– Regarde à tes pieds, Harvey ! criaDan d’en bas.

Harvey vit une demi-douzaine de couteauxfichés sur un taquet dans la bordure du panneau. Il les distribua àla ronde, reprenant ceux qui étaient émoussés.

– De l’eau ! dit Disko Troop.

– Le charnier[14] est àl’avant et l’écuelle à côté. Vite, Harvey, dit Dan.

Un instant après il était de retour avec unepleine écuelle d’eau éventée et brunâtre, un vrai nectar, qui déliala langue à Disko et à Tom Platt.

– C’est de la morue, dit Disko. Ce nesont pas des figues de Damas, Tom Platt, encore moins de l’argenten barre. Je n’ai pas manqué de te le dire chaque fois depuis quenous naviguons ensemble.

– Quelque chose comme sept campagnes,répliqua Tom Platt tranquillement. N’empêche qu’un bon arrimage estun bon arrimage, et il y a bonne et mauvaise manière d’arrimer,même du lest. Si tu avais jamais vu quatre cents tonnes de ferrangées dans l’…

– Hi !

Sur un hurlement de Manuel, le travail repritet ne s’arrêta plus jusqu’à ce que le parc fût vide. Dès que ledernier poisson fut en bas, Disko Troop gagna la cabine avec sonfrère en louvoyant vers l’arrière ; Manuel et Long Jack sedirigèrent vers l’avant ; Tom Platt seul attendit le tempsqu’il fallait pour reglisser le panneau en place avant dedisparaître à son tour. Une demi-minute après, Harvey entendait lacabine retentir de ronflements sonores, et bouche bée il ouvrait degrands yeux sur Dan et sur Pen.

– Cela a marché un peu mieux cette fois,Danny, dit Pen, les paupières lourdes de sommeil. Mais je croisqu’il est de mon devoir d’aider au nettoyage.

– Je ne voudrais pas pour mille quintauxde poisson avoir ta conscience, dit Dan. Rentre, Pen. Ce n’est pasà toi à faire l’ouvrage d’un mousse. Tire un seau d’eau, Harvey.Eh ! Pen, avant d’aller dormir, jette cela dans la fascière.Peux-tu rester éveillé jusque-là ?

Pen souleva le lourd panier de foies depoisson, qu’il vida dans un tonneau dont le couvercle à charnièresétait amarré au gaillard d’arrière ; puis lui aussi disparutdans la cabine.

– Après la toilette ce sont les moussesqui font le nettoyage sur le Sommes Ici, et qui prennentle premier quart en temps de calme.

Dan inonda énergiquement le parc, démonta latable, la dressa pour la faire sécher au clair de lune, passa leslames ensanglantées des couteaux au travers d’un bouchon d’étoupe,et se mit à les aiguiser sur une toute petite meule, tandis queHarvey, sur ses indications, jetait par-dessus bord issues etarêtes.

Au premier « plouf », une ombre d’unblanc d’argent se leva droit comme flèche sur l’eau d’huile, etpoussa un soupir sifflant et prophétique. Harvey recula d’horreuren poussant un cri, tandis que Dan se contentait de rire.

– C’est un épaulard, dit-il. Il demandedes têtes de poisson. Ils se dressent comme ça sur le bout de leurqueue quand ils ont faim. N’est-ce pas que son haleine sent lesépulcre ?

Une horrible puanteur de poisson pourriremplit l’air comme la colonne de blancheur s’enfonçait, et l’eaus’agita en gros bouillons huileux.

– Est-ce que tu n’avais jamais encore vud’épaulard debout sur sa queue ? Tu en verras par centainesavant d’avoir fini. Dis donc, c’est bon d’avoir encore un mousse àbord. Otto était trop vieux, et de plus c’était un Suédois. Lui etmoi nous nous battions tout le temps. Cela m’aurait été égal si dumoins il avait eu dans la tête un langage de chrétien. Tu assommeil ?

– Je dors debout, dit Harvey en laissanttomber sa tête en avant.

– On ne doit pas dormir au quart.Réveille-toi, et va voir si notre feu de mouillage brille et s’iléclaire bien. Tu es de quart à l’heure qu’il est, Harvey.

– Peuh ! Qu’est-ce qui pourrait nousarriver ? Il fait clair comme en plein jour. Ou-ouf !

– Juste comme cela que les chosesarrivent, dit papa. Beau temps, bon sommeil, et avant de savoircomment ça se fait, vous voilà coupé en deux par un paquebot, etdix-sept officiers, dorés sur toutes les coutures, tous desmessieurs, lèvent la main pour jurer que vos feux étaient éteintset qu’il y avait un épais brouillard. Harvey, je t’ai plutôt prisen goût, mais si ta tête retombe encore une fois, je te tape dessusavec un bout de corde.

La lune, qui assiste sur le Banc à pas mald’étranges choses, vit alors de là-haut un jeune et svelte garçon,en knickerbockers et jersey rouge, qui faisait tout chancelant letour du pont en désordre d’une goélette de soixante-dix tonneaux,tandis que derrière lui, brandissant une corde à nœuds, marchait àla manière d’un tortionnaire un gamin qui bâillait et laissaittomber sa tête entre les coups qu’il donnait.

La roue amarrée geignait et ruait doucement,la voile de cape claquait un peu dans les sautes de la briselégère, le cabestan craquait, et c’était toujours la même promenadelamentable. Harvey réclamait, menaçait, pleurnichait, et finit parpleurer pour de bon, pendant que Dan, les mots s’empâtant sur salangue, vantait la beauté de la vigilance, faisait résonner de tousles côtés le bout de corde, et sévissait contre les doris aussisouvent qu’il atteignait Harvey. À la fin, l’horloge de la cabinesonna dix heures, et au dixième coup, Little Pen grimpa sur lepont. Il trouva deux garçons, ou plutôt deux paquets, culbutés côteà côte sur le grand panneau, si profondément endormis qu’il lesroula littéralement jusqu’à leurs couchettes.

III

Ce fut le sommeil de plomb qui vous éclaircitl’âme, l’œil et le cœur, et vous met mourant de faim devant lasoupe. Ils vidèrent un grand plat d’étain plein de morceaux depoisson tout juteux – les résidus que le cuisinier avait ramassésle soir précédent. Ils nettoyèrent les plats et les casseroles dela bordée des aînés partis pour la pêche, taillèrent des tranchesde lard pour le repas de midi, faubertèrent[15] legaillard d’avant, remplirent les lampes, tirèrent du charbon et del’eau pour le cuisinier, et passèrent l’inspection de l’avant-caleoù s’empilaient les provisions du bateau. Ce fut une autre bellejournée – tranquille, douce et claire ; et Harvey s’emplitd’air jusqu’au fond des poumons.

D’autres goélettes avaient monté pendant lanuit, et les longues houles bleues étaient couvertes de voiles etde doris. Au loin sur l’horizon, la fumée de quelque paquebot, lacoque invisible, barbouillait l’azur, et du côté de l’est lesvoiles de perroquet d’un gros navire, juste en train de se gonfler,y faisaient une entaille carrée. Disko Troop fumait, appuyé contrele toit de la cabine – un œil sur les bateaux à l’entour, etl’autre sur la petite flamme de girouette à la pomme du grandmât.

– Quand papa fait cette tête-là, dit Dantout bas, c’est qu’il médite quelque chose de fameux pour tout lemonde. Je paierais mon gage et ma part que nous allons mouillerbientôt. Papa connaît la morue, et la flottille sait bien que papala connaît. Les vois-tu arriver un à un, sans avoir l’air de rien,cela va sans dire, mais en tournant tout le temps autour denous ? Voici le Prince Leboo ; c’est un bateaude Chatham. Il est monté de la nuit dernière. Et vois-tu ce gros-làavec une pièce dans sa voile de misaine et un foc neuf ? C’estle Carrie Pitman de West Chatham. Il ne va pas garder satoile longtemps, à moins que son sort n’ait changé depuis l’autresaison. Il ne fait guère que dériver. Il n’y a pas d’ancre quipuisse le retenir… Quand la fumée s’élève comme ça en petitsanneaux, c’est que papa est en train d’étudier le poisson. Si nouslui parlions en ce moment, il serait furieux. La dernière fois quecela m’est arrivé, il a pris une botte et me l’a flanquée à latête.

Disko Troop regardait à l’avant, la pipe auxdents, avec des yeux qui semblaient ne rien voir. Comme le disaitson fils, il étudiait le poisson – mettant sa connaissance et sonexpérience du Banc aux prises avec la morue en train de s’ébattredans ses propres eaux. Il admettait la présence à l’horizon desgoélettes à l’œil inquisiteur comme un hommage à sa supériorité.Mais maintenant que cet hommage était rendu, il voulait se retireret s’en aller faire son mouillage seul, jusqu’au moment de remontervers la Vierge[16] pour pêcher dans les rues de cetteville grondante sur les eaux. C’est ainsi que Disko Troop pensa autemps qu’il venait de faire, aux tempêtes, courants, ressourcesalimentaires et autres arrangements domestiques, en se plaçant aupoint de vue d’une morue de vingt livres ; il devint lui-même,en fait, l’espace d’une heure, une morue, et en prit l’apparenced’une façon étonnante. Puis, il retira la pipe d’entre sesdents.

– Papa, dit Dan, nous avons fini notrebesogne. Est-ce que nous pouvons sortir un brin ? C’est un bontemps pour la pêche.

– Pas dans cet accoutrement cerise ni cessouliers couleur de pain brûlé. Donne-lui des vêtements qui aientdu sens commun.

– Papa est content – cela le prouve, ditDan ravi, en entraînant Harvey dans la cabine, tandis que Trooplançait une clef en bas des marches. Papa garde mes vêtements deréserve dans un endroit où il puisse y donner un coup d’œil, àcause que maman dit que je suis sans soin.

Il fourragea dans un coffre, et en moins detrois minutes Harvey était paré de bottes en caoutchouc qui luimontaient à mi-cuisse, d’un lourd jersey bleu reprisé aux coudes,d’une paire de mitaines et d’un suroît.

– Maintenant, tu ressembles à quelquechose, dit Dan. Dépêchons !

– Ne t’éloigne pas. Reste à portée, ditTroop ; ne t’en vas pas rendre des visites dans la flottille.Si quelqu’un te demande ce que j’ai l’intention de faire, dis lavérité, car tu n’en sais rien.

Un petit doris rouge, marqué du nom deHattie S., reposait à l’arrière de la goélette. Dan amenale câblot, et sauta légèrement sur les planches du fond, tandis queHarvey tombait gauchement derrière lui.

– C’est pas une manière d’entrer dans unbateau, dit Dan. S’il y avait de la mer, tu irais au fond, c’estsûr. Il faut que tu apprennes à t’en servir.

Dan assujettit les tolets, prit le banc denage d’avant et regarda faire Harvey. Le jeune garçon avait ramé, àla façon des dames, sur les étangs d’Adirondack ; mais il y ade la différence entre des tolets de bois grinçants et des« rullocks »[17] bienéquilibrés – entre des rames légères et de grossiers avirons dehuit pieds. Cela collait dans la lente houle, et Harveybougonnait.

– Court ! Nage court ! dit Dan.Si tu entraves ton aviron dans un petit peu de mer, c’est bon pourfaire chavirer. Est-ce pas un bijou ? Et c’est à moi,encore !

Le petit doris était propre comme un sou neuf.Il portait dans ses petits flancs une ancre minuscule, deux cruchesd’eau et quelque soixante-dix brasses de fin cordage brun de doris.Une trompette de fer-blanc reposait dans des boucles de corde justesous la main droite de Harvey, à côté d’un maillet de vilainetournure, d’une courte gaffe et d’un bâton plus court encore. Unecouple de lignes, garnies de plombs très lourds et de doubleshameçons, toutes deux enroulées avec soin sur des dévidoirs carrés,se trouvaient calées à leur place par le plat-bord.

– Où sont la voile et le mât ?demanda Harvey, car ses mains commençaient à avoir desampoules.

Dan éclata de rire.

– On ne fait guère marcher à la voile lesdoris de pêche. On pousse, mais on n’a pas besoin de pousser sidur. Est-ce que tu ne voudrais pas l’avoir à toi ?

– Bah ! J’imagine que mon pèrepourrait m’en donner un ou deux si je les demandais, réponditHarvey.

Il avait été trop occupé jusqu’alors pourpenser beaucoup à sa famille.

– C’est vrai. J’oubliais que ton père estmillionnaire. Hein, tu ne fais guère le millionnaire en cemoment ? Mais tu sais qu’un doris avec le gréement et lesaccessoires – Dan parlait comme s’il se fût agi d’une baleinière –coûte des sommes. Est-ce que tu crois que ton père t’en donneraitun comme – comme joujou favori ?

– Ça ne m’étonnerait pas. Ce serait à peuprès la seule chose pour laquelle je ne l’ai pas encore embêté.

– Hein ! tu dois en faire un rudegâté à la maison, et en casser, de la monnaie. Ne fends pas l’eaucomme cela, Harvey. C’est court, la vraie manière ; il n’y ajamais de mer tout à fait calme, et les houles…

Crac ! La poignée d’aviron vint frapperHarvey sous le menton et le renversa cul par-dessus tête.

– C’était ce que j’allais te dire. Il afallu que j’apprenne aussi ; mais, moi, je n’avais pas plus dehuit ans quand j’ai été à cette école-là.

Harvey regagna son banc, les mâchoiresendolories et le sourcil froncé.

– Ça ne vaut rien de s’en prendre auxchoses, dit papa. C’est notre faute quand nous ne pouvons pas lesdiriger, à ce qu’il dit. Allons, essayons ici. Manuel va nousdonner la profondeur.

Le Portugais se balançait à un bon mille delà, mais quand Dan leva le bout d’un aviron, il agita le brasgauche à trois reprises.

– Trente brasses, dit Dan, en attachantun morceau de boëtte salée à l’hameçon. Dehors les plombs. Amorce,comme je fais, Harvey, et n’embrouille pas ton dévidoir.

La ligne de Dan fut dehors longtemps avant queHarvey eût découvert le secret pour attacher l’amorce et pourlancer les plombs. Le doris dériva tranquillement. Ce n’était pasla peine de mouiller avant de s’être assuré d’un bon endroit.

– Nous y voici ! cria Dan.

Et une averse d’embrun vint s’abattre enclapotant sur les épaules de Harvey, tandis qu’une grosse morue setrémoussait et battait de la queue le long du bord.

– Le « muckle » ! Harvey,le « muckle » ! sous ta main ! Vite !

Évidemment « muckle » ne pouvaitdésigner la trompette ; aussi Harvey passa-t-il le maillet.Dan étourdit le poisson selon les règles avant de le tirer à bord,et arracha l’hameçon à l’aide du bâton court qu’il appelait une« fourchette ». Puis, Harvey sentit que cela tiraitaussi, et ramena sa ligne avec ardeur.

– Mais, c’est des fraises !cria-t-il. Regarde !

L’hameçon s’était pris dans une touffe defraises[18], rouges d’un côté et blanches del’autre, à la ressemblance parfaite du fruit de terre, sauf qu’iln’y avait pas de feuilles, et que la tige était tuyautée etvisqueuse.

– N’y touche pas ! Secoue-les. Non,n’…

L’avertissement venait trop tard. Harvey lesavait tirées de l’hameçon et les admirait.

– Oh ! là là là là ! se mit-ilà crier, comme il commençait à ressentir dans les doigts le mêmeeffet que s’il eût pris des orties à poignées.

– Maintenant, tu sais ce que ça veutdire, un fond de fraises. Il n’y a qu’au poisson qu’on devraittoucher les mains nues, dit papa. Secoue-les contre le plat-bord,et réamorce, Harvey. Cela ne t’avancera pas de regarder. Tout celaest compté dans le gage.

Harvey sourit à la pensée de ses dix dollarset demi par mois, et se demanda ce que sa mère aurait dit si elleavait pu le voir penché par-dessus le bord d’un doris de pêche, enplein océan. Elle qui souffrait toutes les agonies chaque foisqu’il sortait sur le lac Saranac ! Et, en passant, Harvey serappela nettement qu’il avait coutume de rire de ses appréhensions.Tout à coup, la ligne partit comme l’éclair entre ses doigts, lessciant même à travers les mitaines, ces mailles de laine censéesles protéger.

– C’est un mastoc[19].Donne-lui du jeu suivant sa force ! cria Dan. Je vaist’aider.

– Non, je ne veux pas, haleta Harvey ense pendant à la ligne. C’est mon premier poisson. Est-ce – est-ceune baleine ?

– Un flétan, peut-être bien.

Dan chercha à voir dans l’eau et brandit lelourd « muckle », prêt à tout événement. Quelque chose deblanc et d’ovale voletait et tremblotait à travers l’émeraude.

– Je parierais la moitié de mon gagequ’il pèse plus de cent. Es-tu toujours aussi envieux de l’amenertout seul ?

Harvey avait les jointures à vif et en sangaux endroits où elles avaient cogné contre le plat-bord. Le visagebleu pourpre, moitié à cause de l’émotion, moitié à cause del’effort, il dégouttait de sueur, et n’y voyait presque plus àforce de fixer les rides éblouissantes de soleil qui, à la surfacede l’eau, répondaient aux vibrations de la ligne. Les gamins n’enpouvaient plus, longtemps avant le flétan qui se chargea d’eux etdu doris durant les vingt minutes qui suivirent. Mais, pour finir,le gros poisson fut gaffé et hissé à bord.

– Chance de débutant, dit Dan, ens’essuyant le front. Il pèse bien un cent.

Harvey regarda l’énorme bête gris pommelé d’unair d’orgueil indescriptible. À terre il avait maintes fois vu desflétans sur les marbres visqueux des marchés, mais jamais il ne luiétait arrivé de demander comment ils se trouvaient là. Maintenant,il le savait ; et il n’était pas un pouce de son corps qui negémit de fatigue.

– Si papa était par ici, dit Dan enhissant sa ligne, il lirait ce signe-là aussi clair que dans unlivre. Le poisson devient de plus en plus petit, et tu as pris pourainsi dire le plus gros flétan que nous puissions trouver pendantcette campagne. La pêche d’hier – l’as-tu remarqué ? – c’étaittout gros poisson, sans un flétan. Papa, lui, lirait ces signes-làsans hésiter. Papa dit que tout est indication sur le Banc, et peutse lire bien ou de travers. Papa est plus profond que leTrou-de-Baleine.

Il parlait encore lorsqu’un coup de pistoletfut tiré à bord du Sommes Ici, et qu’un panier à pommes deterre fut hissé dans les agrès d’avant.

– Qu’est-ce que je te disais, hein ?C’est l’appel pour tout l’équipage. Papa a une idée en tête, sansquoi il n’interromprait jamais la pêche à cette heure-ci de lajournée. Enroule ta ligne, Harvey, et nous allons rentrer.

Ils étaient sous le vent de la goélette, toutprêts à lancer le doris sur la mer tranquille, quand des cris demalédiction à un demi-mille de là les mena vers Pen, lequel couraitautour d’un point fixe, pour tout le monde sorte de gigantesquepunaise d’eau. Le petit homme se penchait en arrière, en avant,avec une énorme énergie, mais, à la fin de chacune de cesmanœuvres, son doris, après un demi-tour, revenait sur sacorde.

– Il faut aller à son secours, sans quoiil prendrait racine et monterait en graine ici, dit Dan.

– Qu’est-ce qui se passe ? demandaHarvey.

C’était pour lui tout un monde nouveau, où aulieu de faire la loi à ses aînés, il lui fallait poser humblementdes questions. De plus, la mer était horriblement grande etimpassible.

– L’ancre est prise. Pen les perd toutes.Perdu déjà deux cette campagne-ci, sur des fonds de sable encore,et papa dit qu’à la prochaine qu’il perd, sûr comme nous sommes entrain de pêcher, il lui donnera la « kelleg ». Ça luibriserait le cœur, à Pen.

– Qu’est-ce que c’est que la« kelleg » ? demanda Harvey, avec la vague idée quece pouvait être quelque espèce de torture en usage dans la marine,comme celle de la « cale[20] »dans les histoires.

– Une grosse pierre en guise d’ancre. Onpeut voir une « kelleg » à l’avant d’un doris d’aussiloin qu’on peut voir le doris lui-même, et toute la flottille saitce que cela veut dire. On se moquerait affreusement de lui. Pen nepourrait pas plus supporter cela qu’un chien une casserole à laqueue. C’est une telle sempiternelle sensitive !

– Eh quoi, Pen ! Encore pris ?N’essaie plus de tes inventions. Reviens dessus, et tiens ta cordedroite de haut en bas.

– Elle ne bouge pas, dit le petit homme,tout essoufflé. Elle ne bouge pas un brin, et j’ai vraiment essayéde tout.

– Qu’est-ce que c’est que tout ceméli-mélo à l’avant ? dit Dan, en désignant un sauvageenchevêtrement d’avirons de rechange et de cordages de doris,entortillés tous ensemble par la main de l’inexpérience.

– Oh ! ça, déclara Pen avec orgueil,c’est un cabestan espagnol. C’est Mr. Salters qui m’a montrécomment le faire ; mais même cela ne la fait pas bouger.

Dan se pencha autant qu’il pouvait par-dessusle plat-bord pour dissimuler un sourire, donna une ou deuxsecousses au cordage, et, sans plus de façons, l’ancre vintsur-le-champ.

– Hisse, Pen, dit-il en riant, ou elle vase prendre encore.

Ils le laissèrent en train de regarder avec degrands yeux bleus tragiques les pattes de la petite ancre toutéchevelées d’herbes marines, tandis qu’il se confondait enremerciements.

– Oh ! dis donc, pendant que j’ypense, Harvey, dit Dan, quand ils furent hors de portée de voix,Pen n’est pas tout à fait bien calfaté. Ce n’est pas qu’ilsoit en rien dangereux, mais il n’a pas toutes ses idées.Comprends ?

– Est-ce bien vrai, ou bien est-ce un desjugements de ton père ? demanda Harvey comme il se courbaitsur les avirons.

Il se sentait déjà en voie de les manier plusaisément.

– Papa ne s’est pas trompé, cette fois.Pen est pour sûr un toqué. Non, ce n’est pas exactement ça, mais unpeu comme un idiot inoffensif. Voici comment c’est arrivé – tunages bien pour l’instant, Harvey – et je te le dis parce qu’il estjuste que tu le saches. C’était autrefois un prêcheur moravien. Ils’appelait Jacob Boller, à ce que papa m’a dit, et il habitait avecsa femme et quatre enfants quelque part du côté de la Pensylvanie.Or, voilà que Pen emmène toute sa famille à un meeting moravien –un meeting en plein air, plus que probable – et ils restent dansJohnstown juste pour y passer une nuit. Tu as entendu parler deJohnstown ?

Harvey réfléchit.

– Oui, oui. Mais je ne sais plus à proposde quoi. C’est un nom qui sonne pour moi comme Ashtabula.

– Tous les deux sont de grandescatastrophes – c’est pourquoi, Harvey. Eh bien ! cette simplenuit où Pen et les siens étaient à l’hôtel, la ville de Johnstownfut emportée. La digue creva et l’inonda, et les maisons partirentà la dérive, s’entre-choquèrent et sombrèrent. J’ai vu les images,c’est affreux. Pen eut son monde noyé tout en tas sous ses yeuxavant de savoir au juste ce qui arrivait. À partir de ce moment-là,il n’a plus eu toutes ses idées. Il soupçonna bien qu’il s’étaitpassé quelque chose là-haut à Johnstown, mais quand il y seraitallé de sa pauvre vie, il ne pouvait se rappeler quoi, et il se mità errer de droite et de gauche avec un sourire étonné. Il ne savaitpas ce qu’il était, et encore moins ce qu’il avait été, et c’estainsi qu’il tomba dans les jambes de l’oncle Salters en train defaire des visites dans Alleghany City. La moitié des gens, du côtéde ma mère, sont éparpillés à l’intérieur de la Pensylvanie, etl’oncle Salters passe les hivers en tournées de visites. Il adoptacomme qui dirait Pen, voyant bien ce que son trouble était ;et il l’amena dans l’Est où il lui procura du travail dans saferme.

– C’est pour cela que je l’ai entendul’autre nuit appeler Pen « cultivateur » quand lesbateaux s’entre-choquaient. Est-ce que ton oncle Salters est uncultivateur ?

– Cultivateur ! s’écria Dan. Il n’yaurait pas assez d’eau ici au Cap Hatteras pour lui laver la mottede terre d’après ses bottes. Il est et mourra tout ce qu’il y a deplus cultivateur. Mais, Harvey, sais-tu bien que j’ai vu cetype-là, au coucher du soleil, tendre un seau et se mettre à trairele robinet du charnier comme si c’était le pis d’une vache. Voilàle cultivateur que c’est. Eh bien, Pen et lui firent marcher laferme – au nord de la route d’Exeter, que c’était. L’oncle Saltersl’a vendue ce printemps à un jobard de Boston qui voulait bâtir unemaison de campagne, et il en a tiré la forte galette. Et puis euxdeux toqués ont roulé leur bosse par-ci par-là jusqu’au jour oùceux de l’église de Pen – les Moraviens – ont découvert où il avaitdérivé et échoué, et ont écrit à l’oncle Salters. Je n’ai jamais suau juste ce qu’ils disaient ; mais l’oncle Salters futfuribond. Il est surtout épiscopalien – mais pour une fois, ils’est démené comme s’il était baptiste ; et a déclaré qu’iln’allait pas livrer Pen à aucune sacrée confrérie de Moraviens pasplus de Pensylvanie que d’ailleurs. Puis, il s’en vient trouverpapa, remorquant Pen – c’était il y a deux tournées – et déclarequ’il leur faut, à lui et à Pen, faire une tournée de pêche pourleur santé. J’suppose qu’il croyait que les Moraviens n’iraient pascourir sur le Banc après Jacob Boller. Papa fut d’accord, carl’oncle Salters avait fait la pêche par boutades durant trenteannées, quand il n’était pas en train d’inventer des engraisbrevetés, et il obtint une part sur le Sommes Ici ;la tournée fit tant de bien à Pen que Papa prit l’habitude del’emmener. À quelque jour, dit papa, il se souviendra de sa femmeet des mioches et de Johnstown, et alors, plus que probable, ilmourra, à ce qu’il dit. T’en vas pas parler de Johnstown, ni derien de tout cela à Pen, ou l’oncle Salters te ferait passerpar-dessus bord.

– Pauvre Pen ! murmura Harvey. Jen’aurais jamais pensé, à les voir ensemble, que l’oncle Saltersprenait intérêt à lui.

– J’aime Pen, cependant ; nousl’aimons tous, dit Dan. Nous aurions dû lui donner une remorque,mais je voulais te dire cela d’abord.

Ils se trouvaient maintenant tout contre lagoélette, les autres bateaux un peu derrière eux.

– Inutile de hisser les doris à bordjusqu’après dîner, dit Troop du haut du pont. Nous allons faire latoilette tout de suite. Fixez les tables, mes garçons !

– Tout cela est plus profond que leTrou-de-Baleine, dit Dan en clignant de l’œil, comme il disposaitl’attirail de la toilette. Regarde ces bateaux-là, qui se sontavancés depuis ce matin. Ils attendent tous papa. Les vois-tu,Harvey ?

– Pour moi, ils se ressemblent tous.

Et, de fait, pour un terrien, les goélettesqui tanguaient à l’entour semblaient sortir du même moule.

– Eh bien, non, cependant. Ce paquebotjaune, sale, avec son beaupré estivé de ce côté, c’est l’Espoirde Prague. Il a pour patron Nick Brady, l’homme le plus chichedu Banc. Nous le lui dirons quand nous toucherons le Grand-Récif.Tout là-bas, plus loin, c’est l’Œil du Jour.Il appartientaux deux Jerauld. Il est de Harwich, marche assez bien et a de lachance ; mais papa, lui, trouverait du poisson dans uncimetière. Les trois autres, par le travers, c’est leMargie-Smith, la Rose, et l’Edith S.Walen, tous de chez nous. J’imagine que nous allons voirdemain l’Abbie M. Deering, dites, papa ? Ilslâchent tous le banc de Queereau.

– Demain tu ne verras pas beaucoup debateaux, Danny. (Quand Troop appelait son fils Danny, c’était signeque le vieux était content.) Mes garçons, il y a trop de monde ici,continua-t-il, s’adressant à l’équipage qui grimpait à bord. Nousallons les laisser amorcer gros pour prendre petit.

Il regarda dans le parc ce qu’on avaitpris ; c’était curieux comme le poisson était petit etuniforme. Sauf le flétan de Harvey, il n’y avait sur le pont rienau-dessus de quinze livres.

– Je guette le temps, ajouta-t-il.

– Vous allez être obligé de le fairevous-même, Disko, car, moi, je ne vois aucun signe, déclara LongJack, en balayant du regard le clair horizon.

Cependant, une demi-heure plus tard, comme ilsétaient à la toilette, la brume du Banc tomba sur eux, « entrepoisson et poisson », comme ils disent. Elle chassait de façoncontinue et en festons, roulant et fumant tout le long de l’eauincolore. Les hommes arrêtèrent la toilette sans un mot. Long Jacket l’oncle Salters glissèrent les barres du cabestan dans leursalvéoles, et se mirent à amener l’ancre, le cabestan grinçant aufur et à mesure que le cordage de chanvre humide se tendait sur lamèche. Manuel et Tom Platt donnèrent un coup de main pour finir.L’ancre vint avec un sanglot, et la voile de cape se gonfla, tandisque Troop l’assujettissait à la barre.

– Hisse le foc et la misaine, dit-il.

– Échappons-leur dans la brume !cria Long Jack, en amarrant solidement l’écoute du foc, tandis queles autres faisaient grimper les anneaux cliquetants et grinçantsde la misaine ; et le gui de misaine cria, comme le SommesIci dressant la tête dans le vent fonçait en pleine blancheurpâle et tourbillonnante.

– Il y a du vent derrière cette brume-là,dit Troop.

C’était tout étonnement, passé ce qu’on peutdire, pour Harvey ; et le plus étonnant encore, c’est que sonoreille ne percevait aucun ordre, sauf, à l’occasion, de la part deTroop, un grognement, finissant en :

– C’est bien, mon fils !

– Jamais vu lever l’ancreauparavant ? demanda Tom Platt à Harvey qui, la boucheouverte, considérait la toile humide de la misaine.

– Non. Où allons-nous ?

– Pêcher et mouiller, comme tu le verrasbien toi-même avant d’avoir été une semaine à bord. C’est tout dunouveau pour toi, mais on ne sait jamais ce qui vous arrivera.Ainsi, regarde, est-ce que moi – Tom Platt – j’aurais jamaispensé…

– Ça vaut mieux que quatorze dollars parmois et une balle dans le ventre, dit Troop, de la barre. File unbrin ton écoute de foc.

– Les dollars et les cents valent mieux,repartit l’homme du vaisseau de guerre, tout en faisant quelquechose à un grand foc auquel un espar de bois était attaché. Maisnous ne pensions guère à cela quand nous garnissions les barres ducabestan sur la Miss Jim Buck[21], aularge de Beaufort Harbour, avec Fort-Maçon en train de nous lancerdes boulets rouges sur l’arrière, et une tempête déchaînée pour querien n’y manque. Où étiez-vous alors, Disko ?

– Ici même, ou aux environs, réponditDisko, à gagner mon pain sur la mer profonde, et à tâcher d’éviterles Indépendants Reb[22]. Désoléde ne pouvoir t’offrir de boulets rouges, Tom Platt ; mais jesuppose que nous allons arriver tout droit à la rencontre du ventavant de voir Eastern Point.

On entendait maintenant aux flancs du bateauun incessant babil mêlé de coups de fouet, que venaient par-cipar-là agrémenter quelque claque solide et le petit jet d’embrunretombant avec un bruit de cailloux sur le gaillard d’avant. Legréement laissait dégoutter une eau visqueuse, et les hommes setenaient en rang, les bras croisés, à l’abri du rouf – tous, saufl’oncle Salters, qui restait assis avec entêtement sur le panneauprincipal à dorloter ses mains piquées.

– J’suppose qu’elle endurerait bien unevoile d’étai, dit Disko en glissant un regard vers son frère.

– J’suppose que cela ne lui seraitd’aucun profit. Où est le bon sens de gaspiller de la toile ?répliqua le cultivateur-marin.

La barre se tendit d’une façon presqueimperceptible sous les mains de Disko. Quelques secondes plus tard,la crête sifflante d’une vague vint fouetter le bateau en lignediagonale, atteignit l’oncle Salters entre les deux épaules, et letrempa de la tête aux pieds. Il se leva en s’ébrouant, et ne sedirigea vers l’avant que pour en recevoir une autre.

– Regarde papa lui donner la chasse toutautour du pont, dit Dan. L’oncle Salters s’imagine que notre toile,c’est sa part de bateau. Voilà deux campagnes que papa s’est mis àlui donner ce baptême. Hi ! celle-là l’a attrapé où il met sesvivres.

L’oncle Salters s’était réfugié auprès dugrand mât, mais une vague vint s’aplatir sur ses genoux. Les traitsde Disko étaient aussi impassibles que le cercle de la roue.

– J’imagine qu’elle se comporterait mieuxsous une voile d’étai, Salters, dit Disko, comme s’il n’avait rienvu.

– Établis ton vieux cerf-volant, alors,rugit la victime à travers un nuage d’embrun ; seulement, net’en prends pas à moi s’il arrive quoi que ce soit. Pen, descends àl’instant prendre ton café. Tu devrais avoir assez de bon sens pourne pas rester à bourdonner partout sur le pont par ce temps.

– Maintenant, ils vont se gorger de caféet jouer au trictrac jusqu’à ce que les vaches rentrent, dit Dan,comme l’oncle Salters poussait Pen dans le poste d’avant. Me sembleque nous en avons de tout ça pour une éternité. Il n’y a rien aumonde de plus salement paresseux et de plus mou qu’un« banquier » quand il n’est pas sur le poisson.

– Je suis content que tu aies parlé,Danny, cria Long Jack qui depuis un instant regardait autour delui, en quête d’un amusement. J’avais complètement oublié que nousavions un passager sous ce chapeau du débarcadère T[23]. Il n’y a pas de paresse pour ceux quine connaissent pas leurs cordages. Passe-le-nous, Tom Platt, qu’onlui apprenne.

– Ce n’est pas mon tour, cette fois, ditDan en ricanant. Il faut que tu t’en tires tout seul. Papa m’aappris, à moi, à coups de cordage.

Pendant une heure Long Jack promena sa proiede long en large, lui enseignant, comme il disait, « leschoses qu’à la mer tout homme doit connaître, aveugle, ivre ouendormi ». Il n’y a guère de gréement sur une goélette desoixante-dix tonneaux avec un bout de mât de misaine, mais LongJack avait le don de la clarté. Quand il voulait attirerl’attention de Harvey sur les drisses de pic, il incrustait sesphalanges dans la nuque du gamin et le forçait à fixer son regardl’espace d’une demi-minute. Il appuyait généralement sur ladifférence qui existe entre l’avant et l’arrière en frottant le nezde Harvey sur une certaine longueur du bout-dehors, et la directionde chaque cordage allait se graver dans l’esprit de l’enfant àl’aide du bout de ce cordage même.

Plus facile eût été la leçon si le pont eûtété libre ; mais il semblait qu’il y eût place pour tout etn’importe quoi, sauf un homme. À l’avant le cabestan et sonattirail, avec la chaîne et les câbles de chanvre, tous vousfaisant désagréablement trébucher ; le tuyau de poêle dugaillard d’avant, et près du panneau les fascières où l’onconservait les foies de morue. Derrière, le gui de misaine et lecapot du grand panneau prenaient tout l’espace que ne réclamaientpas les pompes et les parcs pour la toilette. Puis venaient lespiles de doris attachées à des chevilles à boucles près du gaillardd’arrière ; le rouf, avec les baquets et un tas d’objetsbizarres amarrés tout autour ; enfin, dans sa cornière, le guide grande voile, de soixante pieds, partageant l’ensemble de toutesa longueur, forçant l’équipage à se baisser à tout moment.

Tom Platt, comme de juste, ne pouvait se teniren dehors de l’affaire, et il intervenait avec d’interminables etinutiles descriptions de voiles et de mâture sur le vieilOhio.

– Ne t’occupe pas de ce qu’il dit ;suis-moi bien, jeune innocent. Tom Platt, ce vieux sabot-ci n’estpas l’Ohio, et tu lui brouilles les idées à ce garçon.

– Il sera perdu pour toujours s’ilcommence sur un bachot de cette espèce, soutint Tom Platt.Laisse-lui l’occasion de se mettre au courant de quelques notionsgénérales. La navigation à voiles est tout un art, Harvey, comme jete le montrerais si je te tenais sur la hume de misaine de l’…

– Je le sais. Tu vas le tuer à force dediscours. Silence, Tom Platt ! Maintenant, après tout ce quej’ai dit, comment prendrais-tu un ris dans la misaine,Harvey ? Prends ton temps pour répondre.

– Je halerais cela en dedans, dit Harvey,en brandissant le doigt dans la direction du vent.

– Quoi ? L’AtlantiqueNord ?

– Non, le gui. Puis, je passerais cettecorde que vous m’avez montrée là derrière…

– En voilà une manière, s’exclama TomPlatt.

– Doucement ! Il est en traind’apprendre, et il n’a pas encore les vrais noms. Continue,Harvey.

– Oh ! c’est le palan de ris. Jecrocherais la poulie au palan de ris, et alors je lâcherais.

– Amener la voile, enfant !Amener ! dit Tom Platt avec l’angoisse d’un professionnel.

– J’amènerais les drisses de mâchoire etle pic, continua Harvey.

Ces noms lui étaient restés dans la tête.

– Touche-les de la main, dit LongJack.

Harvey obéit.

– J’amènerais jusqu’à ce que cette bouclede corde – sur la chute – la ba… – non, c’est patte – jusqu’à ceque la patte arrive au bas du gui. Alors, je la ficellerais de lafaçon que vous avez dit, et puis je hisserais de nouveau lesdrisses de pic et de mâchoire.

– Tu as oublié de passer l’armure del’empointure, mais avec du temps et un peu d’aide tu apprendras.Chaque cordage à bord a sa raison d’être ; autrement, ilpasserait par-dessus bord. Me suis-tu bien ? C’est des dollarset des cents que je te mets en poche, petite crevette declandestin, afin que, lorsque tu auras pris de l’embonpoint, tupuisses conduire un bateau de Boston à Cuba et leur dire que c’estLong Jack qui t’a appris. Maintenant, je vais te donner un brin lachasse tout autour, en faisant l’appel des cordages, et tu mettrasla main dessus à mesure que je les nommerai.

Il commença, et Harvey, qui se sentait plutôtfatigué, se dirigeait lentement vers le cordage nommé, tandis qu’unbout de corde venait lui caresser les côtes, à lui en faire presqueperdre la respiration.

– Quand tu posséderas un bateau, dit TomPlatt, le regard sévère, tu pourras en prendre à ton aise.Jusque-là, tâche d’attraper les ordres au vol. Encore une fois –pour être sûr !

L’exercice avait fouetté le sang de Harvey, etce dernier coup de garcette le réchauffa tout à fait. Or, c’étaitun garçon singulièrement débrouillard, le fils d’un homme fortintelligent et d’une femme très nerveuse, doué d’un beau caractèrerésolu que la gâterie systématique avait failli tourner enobstination de mule. Il regarda les autres, et vit que Dan lui-mêmene souriait pas. Tout cela était évidemment compris dans le travailjournalier, quelque mal qu’on en ressentît. Hoquet, soupir etgrimace, et l’avis fut avalé. La même vivacité d’esprit quil’induisait à prendre tel avantage sur sa mère, lui fit clairementsentir que personne sur le bateau, sauf peut-être Pen, nesupporterait la moindre niaiserie. On apprend beaucoup rien qu’autimbre de la voix. Long Jack fit encore l’appel d’une demi-douzainede cordages, et Harvey dansa sur le pont comme une anguille àl’heure du jusant, un œil sur Tom Platt.

– Très bien. Voilà du bon, dit Manuel.Après souper, je te montrerai une petite goélette que je fais avectous ses cordages. Comme cela, nous apprendrons.

– De première – pour un passager, ditDan. Papa vient de reconnaître que tu vaudras peut-être ton painavant de passer au fond de l’eau. C’est une grosse affaire pourpapa. Je t’en apprendrai encore à notre prochain quartensemble.

– Du suif ! grogna Disko cherchant àvoir à travers le brouillard qui fumait à la proue du bateau.

On ne pouvait rien distinguer à dix pieds audelà du bout-dehors de foc qui se levait dans la brume, tandis quele long du bord roulait la procession sans fin des pâles vaguessolennelles, dans un concert de chuchotements et de baisers.

– Maintenant, je vais t’apprendre quelquechose que Long Jack ne sait pas ! cria Tom Platt, en sortantd’un coffre de l’arrière un plomb de grande sonde tout bossué,creusé à un bout.

Puis, il prit dans une soucoupe du suif demouton dont il enduisit ce creux, et se dirigea versl’avant :

– Je vais t’apprendre comment on faitvoler le Pigeon-Bleu. Chuuu !

Disko imprima à la roue un mouvement quimaîtrisa la marche de la goélette, tandis que Manuel, aidé deHarvey (et quel orgueil en tirait le jeune garçon !) amenaitle foc d’un bloc sur le bout-dehors. Le plomb chanta une chansonprofonde et bourdonnante, comme Tom Platt le faisait tourner ettourner encore.

– Eh ! l’homme, vas-y ! ditLong Jack avec impatience. Nous ne sommes pas à vingt-cinq pieds deFire-Island par la brume. Ce n’est pas la mer à boire.

– Pas de jalousie, Galway.

Le plomb, lâché, fit « plof » dansla mer, loin à l’avant, comme la goélette continuait sa marche ense dressant lentement.

– Le sondage, c’est tout une affaire,sans que ça en ait l’air, dit Dan, quand, pendant une semaine, onn’a guère pour œil que ce plongeur-là. Qu’est-ce que vous croyez,papa ?

Les traits de Disko se détendirent. Sonhabileté et son honneur étaient liés à l’avance qu’il avait prisesur le reste de la flottille, et il avait la réputation d’un maîtreartiste qui connaissait le Banc les yeux fermés.

– Soixante, peut-être – si je suis bonjuge, répondit-il en jetant un coup d’œil sur la boussole minusculeà la fenêtre du rouf.

– Soixante ! cria Tom Platt, enhissant la sonde en grandes boucles humides.

La goélette reprit encore une fois saroute.

– Lève ! dit Disko, au bout d’unquart d’heure.

– Qu’est-ce que vous croyez ?murmura Dan.

Et il regarda Harvey avec orgueil. Mais Harveyétait trop orgueilleux de ses propres exploits pour se laisseralors impressionner.

– Cinquante, dit le père. Je crois bienque nous sommes en plein sur la crevasse du Banc-Vert, sur le vieuxSoixante-Cinquante[24].

– Cinquante ! rugit Tom Platt. (Onpouvait à peine le voir à travers la brume.) Elle porte à un mètretout au plus – comme les obus à Fort-Maçon.

– Amorce, Harvey, dit Dan, en se baissantpour s’emparer d’une ligne à tourniquet.

La goélette, sa voile d’avant battant avecrage, semblait errer confusément dans l’ouate. Les hommesattendirent en regardant les gamins qui commençaient à pêcher.

– Euhhh ! (Les lignes de Dan setendirent sur les entailles et les balafres de la lisse.) Maiscomment, quand le diable y serait, papa pouvait-il savoir ?Aide-nous, Harvey, là. C’est un gros. Et hameçonné à fond, jet’assure.

Ils tirèrent ensemble, et amenèrent une moruede vingt livres avec les yeux à fleur de tête, qui avait engloutil’appât jusqu’au fond de l’estomac.

– Dis donc, elle est toute couverte depetits crabes, s’écria Harvey en la retournant.

– Par la grande poulie à croc, elles sontdéjà sales ! dit Long Jack. Disko, vous avez donc des yeux derechange sous la quille ?

Éclaboussante, l’ancre fila, et ils coururenttous aux lignes, chaque homme à sa place autour des pavois.

– Est-ce qu’elles sont bonnes tout demême à manger ? demanda Harvey haletant, comme il amenait uneautre morue couverte de crabes.

– Pour sûr. Quand elles sont sales, c’estsigne qu’elles ont formé troupeau par milliers, et quand ellesprennent l’appât de cette façon, c’est qu’elles ont faim. Net’occupe pas si la boëtte tient. Elles mordraient à l’hameçon toutnu.

– Dites donc, c’est épatant !s’écria Harvey, tandis que le poisson s’en venait palpitant etéclaboussant – presque tout hameçonné à fond, comme Dan avait dit.Pourquoi ne peut-on pas toujours pêcher du bateau au lieu desdoris ?

– On peut toujours, tant qu’on n’a pascommencé la toilette. Après cela, les têtes et les issues s’en vonteffaroucher le poisson jusqu’à la baie de Fundy. La pêche en bateaun’est pas reconnue aussi productive, cependant, à moins d’en savoirautant que papa en sait. J’suppose que nous allons mettre notre« trawl »[25] dehorsce soir. C’est plus dur pour les reins comme ceci que du doris,n’est-ce pas ?

C’était un travail plutôt éreintant, car, dansun doris, l’eau porte le poids de la morue jusqu’à la dernièreminute, et l’on est, pour ainsi dire, corps à corps avecelle ; tandis que les quelques pieds de bordage d’une goélettefont autant de poids mort de plus à hisser, et l’estomac prend descrampes à se courber ainsi par-dessus les pavois. Mais ce fut unesauvage et curieuse partie de plaisir aussi longtemps que celadura ; et le tas était volumineux, qui s’élevait à bord quandle poisson cessa de mordre.

– Où sont Pen et l’oncle Salters ?demanda Harvey, en secouant de ses cirés les matières visqueuses,et en prenant soigneusement exemple sur les autres pour rouler saligne.

– Va nous chercher du café etregarde.

Sous la lumière jaune de la lampe posée surl’arbre du treuil, la table du poste rabattue et déployée,entièrement inconscients de l’existence du poisson ou de l’état dutemps, étaient assis les deux hommes, un jeu de trictrac entre eux,l’oncle Salters grognant à chaque geste de Pen.

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? demandale premier, comme Harvey, une main dans la boucle de cuir en hautde l’échelle, se penchait, appelant le cuisinier.

– Du gros poisson et sale – des tas etdes tas, répondit Harvey, imitant Long Jack. Où en est lapartie ?

Little Pen ouvrit la bouche toute grande.

– Il n’y a pas de sa faute, dit sèchementl’oncle Salters, Pen est sourd.

– Le trictrac, n’est-ce pas ? ditDan, comme Harvey s’en revenait en chancelant à l’arrière avec lecafé fumant dans un seau de fer-blanc. Cela va nous débarrasser dunettoyage pour ce soir. Papa est un homme juste. C’est eux quidevront le faire.

– Et pendant qu’ils feront le nettoyage,deux jeunes garnements de ma connaissance boëtteront quelquesbaquets de « trawl », déclara Disko en amarrant la roue àson lien.

– Hum ! Papa, j’crois que j’aimeraismieux nettoyer.

– Je n’en doute pas. Mais tu nenettoieras pas. À la toilette ! à la toilette ! Pen valancer pendant que vous deux vous boëtterez.

– Pourquoi, tonnerre de Dieu ! cesmousses de malheur ne nous ont-ils pas dit que vous aviezcommencé ? dit l’oncle Salters, en traînant la jambe jusqu’àsa place à la table. Dan, voilà un couteau qui a la mâchoireédentée.

– Si ça ne vous réveille pas quand onjette l’ancre, je vous recommande de prendre un mousse à votrecompte, dit Dan en tâchant de se reconnaître dans l’obscurité,par-dessus les baquets pleins de « trawl » amarrés àl’abri du rouf. Oh ! Harvey, voudrais-tu sauter en bas et nousrapporter de la boëtte ?

– Celle-ci fera l’affaire, dit Disko.J’imagine que la boëtte fraîche rendra plus, au train dont vont leschoses.

Cela voulait dire que les mousses devaientboëtter avec des issues choisies de morue au fur et à mesure qu’onnettoyait le poisson – un progrès sur l’opération qui consistait àpatauger les mains nues dans les petits barils de boëtte à fond decale. Les baquets étaient pleins de ligne proprement enroulée,portant de distance en distance un gros hameçon ; et l’essaicomme le boëttage de chacun des hameçons avec l’arrimage de laligne amorcée de façon à filer librement quand lancée du doris,était tout une science. Dan s’en tirait dans l’obscurité, sans mêmeregarder, tandis que Harvey se prenait les doigts dans les crochetset gémissait sur sa malchance. Mais les hameçons volaient entre lesdoigts de Dan comme les aiguilles à tricoter sur le sein d’unevieille fille.

– J’aidais à boëtter le« trawl » à terre avant de savoir bien marcher, dit-il.Mais c’est tout de même un idiot de travail. Eh, papa ! (Ilcria du côté du panneau où Disko et Tom Platt étaient en train desaler.) Combien de baquets comptez-vous qu’il faudra ?

– Trois environ. Dépêchons !

– Il y a trois cents brasses de« trawl » à chaque baquet, expliqua Dan ; plus quesuffisant pour mettre dehors ce soir. Haï ! Maladroit que jesuis. (Il mit son doigt dans sa bouche pour le sucer). Je te ledis, Harvey, il n’y aurait pas dans tout Gloucester assez d’argentpour me louer et m’embarquer sur un vrai trawler[26].C’est peut-être du progrès, mais, à part cela, c’est le plus saleet le plus dégoûtant des métiers.

– Je me demande ce que nous faisons, sice n’est pas de la vraie pêche au « trawl », dit Harveyd’un ton maussade. J’ai les doigts en lambeaux.

– Bah ! c’est juste une des damnéesexpériences de papa. Il ne pêche pas au « trawl », àmoins qu’il n’y ait pour cela de tout à fait bonnes raisons. Papas’y connaît. C’est pourquoi il boëtte comme il fait. Nous allonsl’avoir plein à craquer quand nous le tirerons, ou nous ne verronspas une nageoire.

Pen et l’oncle Salters firent le nettoyagecomme Disko l’avait ordonné, mais les mousses en profitèrent peu.Les baquets ne furent pas plutôt garnis que Tom Platt et Long Jack,qui venaient d’explorer avec une lanterne l’intérieur d’un doris,les enlevèrent, les chargèrent avec quelques petites bouées de« trawl » peintes, et firent passer le bateau par-dessusbord dans ce que Harvey regardait comme une mer excessivementforte.

– Ils vont se noyer. Vois, le doris estchargé comme un wagon de marchandises ! s’écria-t-il.

– Nous allons revenir, dit Long Jack, etau cas où vous ne nous attendriez pas, vous aurez tous deux affaireà nous si la ligne est embrouillée.

Le doris s’éleva sur la crête d’une vague, et,juste au moment où il semblait impossible qu’il pût éviter de sefracasser contre le flanc de la goélette, glissa par-dessus cettecrête, et disparut, humé dans la ténèbre moite.

– Accroche-toi à ça, et ne t’arrête pasde sonner ferme, dit Dan, en passant à Harvey le cordon d’unecloche qui pendait juste derrière le cabestan.

Harvey sonna énergiquement, car il se sentaitresponsable de deux existences. Mais Disko, en train de griffonnersur un livre de loch dans la cabine, ne ressemblait guère à unassassin, et quand il passa pour aller souper, il sourit mêmefroidement devant l’anxiété du jeune garçon.

– Ce n’est pas du gros temps, ça, ditDan. Allons donc, toi et moi pourrions aller tendre ce« trawl » ! Ils sont seulement allés juste assezloin pour ne pas embrouiller notre câble. Ils n’ont guère besoin decloche, va.

– Ding ! dang ! dong !

Harvey alla toujours, en variant de temps àautre par de véritables carillons, pendant une demi-heure encore.Puis, on entendit beugler et buter le long du bord. Manuel et Danse précipitèrent sur les crochets du palan de doris ; LongJack et Tom Platt firent ensemble leur apparition sur le pont,avec, semblait-il la moitié de l’Atlantique Nord sur le dos, et ledoris les suivit dans l’air pour venir toucher le pont avec unbruit sourd.

– Pas un nœud, dit Tom Platt toutdégouttant. Danny, ça va bien, mon gars.

– Le plaisir de votre compagnie aubanquet, dit Long Jack, en exprimant l’eau de ses bottes à chaqueenjambée, tandis qu’il esquissait un pas d’éléphant et envoyait sonbras revêtu de toile cirée dans le visage de Harvey. Nouscondescendons à honorer la seconde bordée de notre présence.

Et tous quatre, de leur pas de roulis, s’enallèrent souper. Harvey se bourra tant qu’il put de soupe depoisson et de beignets, puis tomba profondément endormi au momentoù Manuel sortait d’un coffre une charmante réduction de deux piedsde la Lucy Holmes, son premier bateau, et se préparait àlui montrer les cordages. Harvey ne remua même pas les doigtslorsque Pen le poussa dans sa couchette.

– Ce doit être une triste – bien tristechose pour sa mère et son père, dit Pen, en considérant le visagedu jeune garçon, de croire qu’il est mort. Perdre un enfant –perdre un garçon !

– Sors d’ici, Pen, dit Dan. Va-t’en àl’arrière finir ta partie avec l’oncle Salters. Dis à papa que, sicela lui est égal, je vais faire le quart de Harvey. Il n’en peutplus.

– C’est un bon enfant, dit Manuel, en sedébarrassant de ses bottes et en disparaissant dans les noiresombres de la couchette inférieure. Je crois qu’il fera un bravehomme, Danny. Je ne vois pas qu’il soit aussi fou que ton père ledit. Oui-da ?

Dan éclata de rire, mais le rire se termina enronflement.

Dehors, c’était la brume épaisse, où le ventse levait, et les vieux prolongeaient leur quart. Les heuressonnaient, claires, dans la cabine ; la proue hardie dubateau, dans sa lutte avec les lames, plongeait sous leurclaque ; le tuyau du poêle, sur le gaillard d’avant, sifflaitet gargouillait quand l’eau de mer l’atteignait ; et lesgamins continuaient de dormir, tandis que Disko, Long Jack, TomPlatt et l’oncle Salters, chacun à son tour, s’en allaientclopin-clopant à l’arrière regarder la roue, à l’avant voir sil’ancre tenait bon, ou larguer un peu plus de câble pour éviter lefrottement, avec, entre chaque ronde, un coup d’œil au feu demouillage tout embrumé.

IV

Harvey s’éveilla pour trouver la« première bordée » en train de déjeuner, la porte duposte entrebâillée, et pas un pouce carré de la goélette qui nechantât sa chanson. La grosse masse noire du cuisinier se balançaitderrière, dans la minuscule cuisine, sur la lueur dufourneau ; et les pots et casseroles devant lui, à même laplanche de bois percée de trous, s’entre-choquaient etcarillonnaient à chaque plongeon. Petit à petit le gaillard d’avants’élevait, soupirant, s’enflant, palpitant, pour, d’un sec coup deserpe, retomber dans les vagues. Harvey entendait la prouevacillante fendre et écraser, et il était une pause avant que leseaux divisées retombassent sur le pont au-dessus, telles une grêlede chevrotines. Suivaient le bruit étouffé du câble dans l’écubier,un grognement et un cri du cabestan, une embardée, un plongeon etune ruade, puis tout se répétait.

– À terre, en ce moment, entendait-ildire Long Jack, y a du turbin et il faut s’y mettre par n’importequel temps. Ici, nous sommes bien à l’abri de la flottille et nousn’avons pas de turbin – ce qui est une bénédiction. Bonne nuit,tous.

Il passa comme une grosse couleuvre, de latable à sa couchette, et se mit à fumer. Tom Platt suivit sonexemple ; l’oncle Salters, accompagné de Pen, gagna comme ilput le haut de l’échelle pour faire bon gré mal gré son quart, etle cuisinier remit tout en place pour la « secondebordée ».

Elle sortit de ses couchettes comme les autresétaient entrés dans les leurs, en se secouant et en bâillant. Ellemangea jusqu’à satiété ; puis Manuel bourra sa pipe de quelquetabac terrible, se plia entre la mèche du cabestan et une couchettede l’avant, rassembla ses pieds sur la table, et adressa de tendreset langoureux sourires à la fumée. Dan, étendu de tout son long sursa couchette, se débattait dans un corps à corps avec un superbeaccordéon aux touches dorées, dont le diapason montait etdescendait suivant les mouvements de tangage du SommesIci. Le cuisinier, adossé à l’armoire où il gardait lesbeignets (Dan raffolait de beignets), pelait des pommes de terre,un œil sur le fourneau pour le cas où trop d’eau se fût frayépassage en bas du tuyau ; et l’atmosphère ambiante défiaittoute description.

Harvey examina ce qu’il en était, s’étonna dene pas se sentir malade à mourir, et se reglissa dans sa couchette,comme la place la plus moelleuse et la plus sûre, tandis que Danfaisait entendre les premières notes de I don’t want to play inyour yard, aussi correctement que le permettaient lessecousses sauvages du bateau.

– Combien de temps cela va-t-ildurer ? demanda Harvey à Manuel.

– Jusqu’à ce que la goélette soit un peuplus tranquille, et que nous puissions nager pour mettre lescordes. Peut-être ce soir. Peut-être demain. Peut-être dans deuxjours. Ça ne vous plaît guère ? Oui-da ?

– J’aurais été malade à en devenir fou ily a une semaine, mais ça ne paraît pas me chavirer pour le moment –pas trop.

– C’est que nous sommes en train de fairede vous un pêcheur. À votre place, quand j’arriverai à Gloucester,j’irais brûler deux et même trois gros cierges pour une si bonnefortune.

– Brûler où ?

– Mais – devant la Sainte Vierge de notreÉglise sur la montagne, pour sûr. Elle est tout le temps très bonnepour les pêcheurs. C’est pourquoi il y en a si peu qui se noientparmi nous autres Portugais.

– Vous êtes donc catholiqueromain ?

– Je suis de Madère. Je ne suis pas untype de Porto-Rico. Comment serais-je donc baptiste ?Oui-da ? Je brûle toujours des chandelles – deux, trois mêmequand j’arrive à Gloucester. La bonne Sainte Vierge ne m’oubliejamais, moi, Manuel.

– Je ne pense pas de même, intervint TomPlatt du fond de sa couchette, sa face balafrée éclairée par lalueur d’une allumette, comme il tirait sur sa pipe.

– Il va sans dire que la mer est lamer ; et que chandelles ou pétrole, il arrivera ce qui doitarriver. Je suis de l’avis de Manuel. C’est quelque chose defameux, pourtant, dit Long Jack, que d’avoir un ami à la cour. Il ya une dizaine d’années, je faisais partie de l’équipage d’un bateaude marée de South Boston. Nous étions passé l’écueil de Minot avecun vent de nord-est, première classe, droit debout, plus serré druqu’une épissure. Le vieux était saoul, le menton battant sur labarre du gouvernail, et je me disais à moi-même : « Sijamais j’accroche encore ma gaffe dans le débarcadère T., jemontrerai aux saints de quelle espèce de gabare ils m’ontsauvé. » À l’heure qu’il est je suis ici, comme vous pouvezbien le voir, et le modèle du sale vieux Kathleen, qui m’ademandé un mois à faire, je l’ai donné au curé, et il l’a pendufront à l’autel. Il y a plus de sens à donner un modèle qui est unemanière d’œuvre d’art qu’aucune chandelle. Des chandelles, ça peuts’acheter en boutique, mais un modèle, ça prouve aux bons saintsqu’on a pris de la peine et qu’on est reconnaissant.

– Est-ce que vous croyez à cela, vousl’Irlandais ? dit Tom Platt en se retournant sur soncoude.

– Est-ce que je le ferais si je n’ycroyais pas, mon vieux Ohio ?

– Eh bien, quoi ! Enoch Fuller en afait un modèle du vieil Ohio, et il est actuellement aumusée de Salem. Et un joli modèle, tu parles ; mais je croisbien que Enoch ne l’a jamais fait comme ex voto ; etde la manière dont je le comprends…

Il y avait là des éléments d’une de cesdiscussions interminables qu’affectionnent les pêcheurs, où laconversation se passe à vociférer en cercle sans qu’en fin decompte personne prouve rien, si Dan n’avait entonné ce refrainjoyeux :

Up jumped the mackerel with his stripedback.

Reef in the mainsail and haul on thetack ;

For it’s windy weather…[27]

Ici Long Jack fit chorus :

Andit’s blowy weather ;

When the winds begin to blow, pipe allhands together ![28]

Dan poursuivit, un œil prudent sur Tom Plattet l’accordéon en dehors de la couchette :

Up jumped the cod with hischuckle-head,

Went to the main-chains to heave at thelead,

For it’s windy weather, etc.[29]

Tom Platt semblait être à la recherche dequelque chose. Dan courba le dos plus encore, mais chanta plushaut :

Up jumped the flounder that swims to theground.

Chuckle-head ! Chuckle-head !Mind where ye sound ! [30]

L’énorme botte de caoutchouc de Tom Platttournoya à travers le poste et atteignit le bras levé de Dan. Il yavait toujours guerre déclarée entre l’homme et le gamin depuis queDan avait découvert qu’au simple sifflement de cet air, lorsqu’iljetait la sonde, Tom Platt entrait en fureur.

– Je pensais bien que cela allait tetoucher, dit Dan, en retournant adroitement le cadeau. Si tun’aimes pas ma musique, sors-nous ton violon. Je ne vais pas restercouché ici toute la journée à vous écouter, toi et Long Jack,discuter à propos de chandelles. Le violon, Tom Platt ; ou jevais, ici même, apprendre l’air à Harvey.

Tom Platt se pencha vers un coffre et ensortit un vieux violon blanc. L’œil de Manuel étincela, et dequelque part derrière la mèche de cabestan il tira une toute petitechose en forme de guitare à cordes de métal, qu’il appelait unemachette.

– C’est un concert, dit Long Jack, dontle visage s’épanouit à travers la fumée. Un vrai concert deBoston.

Le panneau s’ouvrit, donnant passage à un jetd’embrun, et Disko, en cirés jaunes, descendit.

– Vous arrivez à temps, Disko. Comment secomporte-t-elle dehors ?

– Vous le voyez !

Le choc et le relèvement du SommesIci venaient de le pousser sur les coffres.

– Nous chantons pour faire descendrenotre déjeuner. Et c’est vous, naturellement, Disko, qui allezcommencer, dit Long Jack.

– J’suppose qu’il n’y a guère plus dedeux vieilles chansons que je connaisse, et vous les avez entenduestoutes les deux.

Tom Platt coupa court à ses excuses enattaquant un air on ne peut plus douloureux, pareil auxlamentations du vent et au craquement des mâts. Les yeux fixés auxpoutres du plafond, Disko commença la vieille, vieille complaintesuivante, tandis que Tom Platt se démenait autour de lui pour faireaccorder tant soit peu l’air et les paroles :

– There is a crack packet –crack packet o’fame,

She hails from Noo York, an’ theDreadnought’s her name,

You may talk o’your fliers –Swallow-tail and Black Ball –

But the Dreadnought’s the packetthat can beat them all.

– Now the Dreadnought shelies in the River Mersey,

Because of the tug-boat to take her tosea ;

But when she’s off soundings you shortlywill know

(En chœur)

She’s the Liverpool packet – 0 Lord, lether go.

– Now the Dreadnought she’s howlin’’crost the Banks o’ Newfoundland,

Where the water’s all shallow and thebottom’s all sand.

Sez all the little fishes that swim to andfro :

(En chœur)

She’s the Liverpool packet – OLord, let her go ! [31] »

Il y avait des tas de couplets, car iln’oubliait pas un mille de la traversée entre Liverpool et New-Yorkpour faire manœuvrer le Dreadnoughtaussiconsciencieusement que s’il eût été sur le pont. À côté de luil’accordéon pompait et le violon grinçait. Ce fut ensuite le tourde Tom Platt avec quelque chose touchant « le rude et roideM’Ginn, qui voulait faire rentrer le vaisseau ». Puis, on priaHarvey, lequel se sentit très flatté, de faire sa partie dans leconcert. Mais tout ce qu’il pouvait se rappeler, c’était quelquesbribes de « Skipper Ireson’s Ride »[32]qu’on lui avait apprises à l’école volante dans les Adirondacks. Ilsemblait que ce fût assez de circonstance, mais il n’eut pas plustôt indiqué le titre, que Disko, frappant un coup de pied,s’écria :

– Ne continue pas, jeune homme !C’est une erreur de jugement – et de la pire espèce, encore, parcequ’elle se fixe dans l’oreille.

– J’aurais dû t’avertir, dit Dan. Celadonne toujours un coup à papa.

– Qu’est-ce qu’il y a de mal ? ditHarvey, surpris et quelque peu fâché.

– Tout ce que tu vas dire, réponditDisko. C’est tout salement faux du commencement à la fin, etWhittier a eu tort. Je suis pas spécialement chargé de redresserpersonne de Marblehead, mais il n’y eut pas de la faute d’Ireson.Mon père m’a raconté l’histoire des fois et des fois, et voicicomment les choses se sont passées.

– Pour la centième fois, glissa tout basLong Jack.

– Ben Ireson était patron de laBetty, jeune homme, et il rentrait du Banc – c’était avantla guerre de 1812, mais la justice est la justice en tous temps.Ils rencontrèrent l’Active de Portland, et c’était Gibbonsde cette ville qui en était le patron ; ils la rencontrèrentfaisant eau, passé le phare du cap Cod. Il y avait une tempêteterrible, et ils faisaient rentrer la Betty aussi vitequ’ils pouvaient la faire aller. Or donc, Ireson prétendait qu’iln’y avait pas de bon sens a risquer un bateau dans une pareillemer ; les hommes, eux, ne voulaient rien savoir ; et illeur proposa de rester auprès de l’Active jusqu’à ce quela mer se calme un brin. Voie d’eau ou point, ils ne voulurent pasentendre parler de rester autour du cap par un temps pareil. Ilshissèrent sur-le-champ la voile d’étai et partirent, ayantnaturellement Ireson avec eux. Les gens de Marblehead se montrèrentfurieux contre lui à cause qu’il n’avait pas voulu courir lerisque, et aussi à cause que le jour suivant, alors que la merétait calme (ils n’ont jamais cessé de penser à cela) quelques-unsdes gens de l’Activefurent sauvés par un de Truro. Ilsarrivent dans Marblehead avec leur histoire à eux, disant queIreson avait déshonoré sa ville, et ainsi de suite ; leshommes d’Ireson, par peur de voir l’opinion publique contre eux, seretournèrent contre lui, et jurèrent qu’il était responsable detoute l’affaire. Ce ne sont pas les femmes qui l’enduisirent degoudron et l’emplumèrent – les femmes de Marblehead ne font pas ceschoses-là – c’est une poignée d’hommes et de gamins, et ils levoiturèrent autour de la ville dans un vieux doris jusqu’à ce quele fond en tombe et que Ireson leur dise qu’ils regretteraient çaun jour. Eh bien, les faits parlèrent d’eux-mêmes plus tard,toujours comme à leur habitude, trop tard pour être en rien utilesà un honnête homme ; et Whittier vint par là, qui ramassa cequi traîna encore de toute une menterie, et Ben Ireson fut, encoreune fois après sa mort, passé au goudron et emplumé des pieds à latête par lui. C’est la seule fois que Whittier se soit jamais misdedans, mais ce n’est pas beau. J’ai bien arrangé Dan quand ilrapporta cette machine-là de l’école. Toi, tu ne pouvais pas savoirnon plus, naturellement ; mais je t’ai raconté les faits pourque dorénavant tu t’en souviennes désormais et toujours. Ben Iresonn’était pas du tout l’homme qu’en fait Whittier ; mon père l’abien connu, avant et après cette affaire, et il faut te garder desjugements précipités, jeune homme. Au suivant !

Harvey n’avait jamais entendu Disko parler silongtemps, et retomba assis, le feu aux joues ; mais, commeDan se hâta de le dire, un garçon ne pouvait savoir que ce qu’onlui apprenait à l’école, et la vie était trop courte pour dépistertoutes les menteries qui couraient le long de la côte.

Là-dessus, Manuel se mit à pincer un airétrange sur sa petite machette bruyante, discordante, etchanta en portugais quelque chose à propos de « Niña,innocente ! » se terminant par un frottement detoute la main, qui brusquement mettait fin à la chanson. Puis,Disko voulut bien faire le plaisir de sa seconde chanson, sur unton criard à l’ancienne mode, et tout le monde se joignit au chœur.En voici une strophe :

« Now April is over and melted thesnow,

And outer Noo Bedfort we shortly musttow ;

Yes, out o’Noo Bedfort we shortly mustclear,

We’re the whalers that never see wheat inthe ear »[33]

Ici le violon seul continua tout doucementpendant un certain temps, et alors :

« Wheat-in-the-ear, my true-love’sposy blowin’ ;

Wheat-in-the-ear, we’re goin’off tosea ;

Wheat-in-the-ear, I left you fit forsowin’ ;

When I come back a loaf o’bread you’llbe ! »[34]

Cela fit presque pleurer Harvey, bien qu’iln’eût pu dire pourquoi. Mais ce fut bien pis quand le cuisinier,laissant tomber les pommes de terre, tendit les mains pour avoir leviolon. Encore appuyé contre la porte de l’armoire, il se mit àjouer un air qui semblait quelque chose de très triste, mais quiarrivait fatalement à son heure. Au bout d’un instant il chanta,dans une langue inconnue, son gros menton tombé sur le manche duviolon, et le blanc de ses yeux étincelant à la lumière de lalampe. Harvey se pencha en dehors de sa couchette pour mieuxentendre ; et entre les plaintes de la charpente et le lavagedes vagues l’air allait s’éteignant et se lamentant, tel le ressacde la marée dans un brouillard aveugle, pour finir dans ungémissement.

– Bon Dieu de Jésus ! Cela me donnela chair de poule, dit Dan. Que diable est-ce donc !

– La chanson de Fin Mac Coul, lorsqu’ils’en allait en Norvège, dit le cuisinier.

Son anglais n’était pas guttural, mais tout àl’emporte-pièce, comme s’il sortait d’un phonographe.

– Ma foi, je suis allé en Norvège, maisje n’ai pas fait tout ce bruit malsain-là. Cela ressemble àquelques-unes des vieilles chansons, cependant, dit Long Jack avecun soupir.

– Pas d’autre sans quelque chose entre,dit Dan.

Et l’accordéon entonna un air tapageur,entraînant, qui se terminait ainsi :

It’s six an’ twenty Sundays sence las’ wesaw the land,

With fifteen hunder quintal,

An’ fifteen hunder quintal,

’Teen hunder toppin’ quintal,

’Twixt old’Queereau an’Grand ! »[35]

– Arrête ! rugit Tom Platt. As-tuenvie d’enrayer la campagne, Dan ? C’est toujours un Jonas, àmoins qu’on ne le chante quand tout le sel est employé.

– Non, ce n’en est pas un. Pas vrai,papa ? C’est pas à moi que tu apprendras quelque chose sur lesJonas !

– Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda Harvey, qu’est-ce que c’est qu’un Jonas ?

– Un Jonas, c’est tout ce qui s’en vientà la traverse de la chance. Parfois c’est un homme – parfois unmousse – ou un baquet. J’ai connu un couteau à fendre Jonas deuxcampagnes sans savoir que c’était lui, dit Tom Platt. Il y a toutessortes de Jonas. Jim Bourke en a été un jusqu’au jour où il s’estnoyé sur les Georges. Jamais je ne me serais embarqué avec JimBourke, même si j’avais été mourant de faim. Il y avait un dorisvert sur le Ezra Flood. C’était aussi un Jonas, la piresorte de Jonas. Il noya quatre hommes, et brillait la nuit comme dufeu parmi les autres doris.

– Et vous croyez à cela ? ditHarvey, se souvenant de ce que Tom Platt avait dit à propos descierges et des modèles. Est-ce que nous ne sommes pas tous bienforcés de prendre ce qui se présente ?

Un murmure de désapprobation courut autour descouchettes.

– Hors du bord, oui ; à bord il peutarriver des choses, dit Disko. Ne t’en va pas tourner les Jonas endérision, jeune homme.

– En tout cas, Harvey n’est pas un Jonas.Le lendemain du jour où nous l’avons rattrapé, interrompit Dan,nous avons fait une superlative bonne prise.

Le cuisinier rejeta sa tête en arrière etpartit d’un soudain éclat de rire – un rire étrange, léger. C’étaitun nègre on ne peut plus déconcertant.

– Au meurtre ! s’écria Long Jack. Nerecommence pas, docteur. Nous n’y sommes pas habitués.

– Eh bien, quoi ! demanda Dan.Est-ce que ce n’est pas notre mascotte, et est-ce que la pêche n’apas donné ferme après qu’on l’a eu pêché, lui ?

– Oh ! ou-ui, dit le cuisinier. Jesais bien, mais la pêche n’est pas encore finie.

– Il ne va pas aller nous faire du mal,dit Dan avec chaleur. Qu’est-ce que tu crois, et où veux-tu envenir ? Il n’y a rien à dire sur lui.

– Rien. Non. Mais un jour il sera tonmaître, Danny.

– C’est tout ? dit Dan d’un tonplacide. Il ne le sera pas – pas pour rien au monde.

– Maître ! dit le cuisinier endésignant du doigt Harvey. Serviteur ! et il désigna Dan.

– En voilà du nouveau. Et dans combien detemps ? demanda Dan en riant.

– Dans quelques années, et je verraicela. Maître et serviteur – serviteur et maître.

– Où diable as-tu été dénichercela ? demanda Tom Platt.

– Dans ma tête où je peux voir.

– Comment ? dirent tous les autresen même temps.

– Je ne sais pas, mais il en sera commeje dis.

Il laissa retomber sa tête, continua à pelerles pommes de terre, et il ne fut plus possible de lui arracher unmot.

– En tout cas, dit Dan, il passera del’eau sous les ponts avant que Harvey soit pour moi un maîtrequelconque ; mais je suis content que le docteur n’ait pasjeté son dévolu sur lui pour en faire un Jonas. Maintenant,j’imagine que l’oncle Salters est le Jonas de tous les Jonas de laflottille, spécialement en ce qui concerne sa propre chance. Je medemande si cela se propage comme la variole. Il devrait être sur leCarrie Pitman. En voilà un bateau qui est son propreJonas, pour sûr – équipage ni gréement ne l’empêchent de dériver.Bon Dieu de Jésus ! Il chasserait[36] en calmeplat.

– Nous sommes bien à l’abri de laflottille, en tout cas, dit Disko. Carrie Pitman et lereste.

On entendit frapper quelques coups sur lepont.

– C’est l’oncle Salters avec sa chance,dit Dan, comme son père les quittait.

– Il fait clair maintenant, criaDisko.

Et tout le poste monta en se bousculant boireune gorgée d’air frais. La brume s’était dissipée, mais, derrièreelle, une mer maussade roulait en grandes houles. Le SommesIci glissait, pour ainsi dire, dans de longues, profondesavenues, de longs, profonds fossés, qui auraient donné on ne peutmieux l’illusion de l’abri et du home en consentantseulement à rester tranquilles ; mais ils changeaient sanstrêve ni merci, et envoyaient la goélette couronner le piton demille montagnes grises pour, ensuite, la faire descendre en zigzagles pentes, tandis que le vent hurlait dans ses agrès. Tout là-basune vague éclatait en une nappe d’écume, et celles qui suivaient,comme à un signal donné, se mettaient de la partie, jusqu’à ce queHarvey sentît ses yeux nager dans une vision d’entrelacs blancs etgris. Quatre ou cinq pétrels emportés par la tempête tournoyaienten cercle, et criaient au passage en rasant la proue. Un grain oudeux errèrent sans but sur l’étendue sans espoir, descendirent levent, revinrent, et s’évanouir, fondus.

– Me semble que je viens de voir àl’instant quelque chose vaciller là-bas, au loin, dit l’oncleSalters en désignant le nord-est.

– Ce ne peut pas en être un de laflottille, dit Disko, en cherchant à voir sous ses sourcils, unemain sur le passavant du gaillard d’avant, tandis que la prouesolide entaillait l’entre-deux des lames. La mer fait de l’huilediablement vite. Danny, veux-tu sauter un brin jusque là-haut etvoir comment se comporte la bouée du « trawl » ?

Danny, malgré ses grosses bottes, courutplutôt qu’il ne grimpa dans les grands haubans (cela consumaitHarvey d’envie), s’accrocha autour des barres de hune chancelantes,et laissa rôder son regard jusqu’à ce qu’il aperçut le minusculepavillon de bouée noir au dos d’une lame distante d’un mille.

– Elle se comporte bien, héla-t-il. Unevoile, ohé ! Droit dans le Nord, qui s’en vient comme levent ! Une goélette, elle aussi.

Ils attendirent une demi-heure encore, pendantque le ciel s’éclaircissait par lambeaux, avec de temps en tempsl’éclair d’un soleil étoilé sous lequel s’allumaient des tachesd’eau vert olive. Alors un bout de mât de misaine se dressa,plongea, et disparut, bientôt suivi sur la prochaine vague d’unehaute poupe aux daviers de bois à l’ancienne mode, en cornes decolimaçon. Les voiles étaient passées au tan rouge.

– Un français ! cria Dan. Non, cen’en est pas un. Paa-pa !

– Ça, ce n’est pas un français, ditDisko. Salters, ta déveine tient plus ferme qu’une vis dans un fondde baril.

– J’ai des yeux. C’est l’oncleAbishai.

– Allons donc, tu ne peux pas en êtresûr.

– Le roi des rois de tous les Jonas,grommela Tom Platt. Oh ! Salters, Salters, que n’étais-tu aulit, à dormir.

– Comment pouvais-je savoir ? dit lepauvre Salters, comme la goélette avançait en se balançant.

Cela aurait pu être le Vaisseau-Fantôme même,tant chaque cordage, chaque planche du bord, étaient emmêlés,salis, privés d’entretien. Le gaillard d’arrière, de vieux style,avait quatre ou cinq pieds de haut, et le gréement flottaitembrouillé et plein de nœuds comme du goémon à l’avant d’une jetée.La goélette courait sous le vent – embardant affreusement, – sonfoc amené pour servir comme de misaine d’extra, et son gui demisaine décroché passant par-dessus bord. Son beaupré était relevécomme celui d’une frégate à l’ancienne mode ; son bout-dehorsavait été jumelé, cloué et fixé à l’aide de crampons, à défier plusample radoub ; et lorsqu’elle se soulevait de toute sa massepour se porter en avant et s’asseyait sur sa large poupe, ellesemblait absolument une mauvaise vieille femme, dépeignée, sentantle caveau, en train de ricaner devant une décente jeune fille.

– Ça, c’est Abishai, dit Salters. Chargéde gin et de gens de Judique, et les jugements de la Providence sursa tête et ne l’atteignant jamais. Il est allé courir à Miquelonchercher de la boëtte.

– Il va la faire courir dessous tout àl’heure, dit Long Jack. Ce n’est pas une voilure pour un tempspareil.

– Oh ! que non, sans quoi ill’aurait fait depuis longtemps, répliqua Disko. On dirait qu’il acalculé pour nous passer dessus. Dis donc, Tom Platt,est-ce qu’elle n’enfonce pas de l’avant plus qu’il nefaut ?

– Si, c’est sa manière de la lester, ellen’est pas en sûreté, dit lentement le marin. Qu’elle crache sonétoupe, et il n’aura plus qu’à se mettre dare-dare à sespompes.

L’étrange chose battit l’air, vira de bordavec tintamarre et cliquetis, et se trouva debout au vent à portéede voix.

Une barbe grise branla par-dessus le bordage,et une voix épaisse hurla quelque chose que Harvey ne putcomprendre. Mais la figure de Disko se rembrunit.

– Il risquerait sa dernière planche pourporter de mauvaises nouvelles. Il dit que nous en tenons pour unesaute de vent. Je crois qu’il en tient pour pire. Abishai !Abishai !

Il fit aller et venir sa main de haut en basavec le geste d’un homme aux pompes, et désigna l’avant. L’équipagele railla et se mit à rire.

– Va te faire lanlaire, et ferme ça,ferme ça, hurla l’oncle Abishai. Un rude coup de vent – un rudecoup de vent. Oui ! Vous en tenez bien pour votre derniervoyage, tous espèces de « haddocks » de Gloucester.Vous ne le verrez plus, Gloucester, plus jamais !

– Fou à lier – comme d’habitude, dit TomPlatt. J’aurais bien voulu, cependant, qu’il ne s’en vienne pasnous espionner.

La goélette dériva hors de portée de voixtandis que la tête grise hurlait on ne sait quoi à propos d’unedanse dans la Baie des Taureaux et d’un homme mort dans le gaillardd’avant. Harvey frissonna. Il avait pu voir les ponts labourés etmalpropres, et l’équipage aux yeux farouches.

– En a-t-elle un joli petit enferflottant pour cargaison ! dit Long Jack. Je me demande dansquelles vilaines affaires il a pu se trouver mêlé à terre.

– C’est un « trawler »,expliqua Dan à Harvey, et il rentre prendre de la boëtte tout lelong de la côte. Oh non ! pas à la maison, jamais il n’yrentre. Il trafique le long de la côte sud et de la côte est parlà-bas. (Il fit signe de la tête dans la direction des baies sansmiséricorde de Terre-Neuve.) Papa ne me prendrait jamais à terrepar-là. C’est tout un grossier mélange – et Abishai, le plusgrossier de tous. Tu as vu son bateau ? Eh bien ! il apresque soixante-dix ans d’âge, à ce qu’ils disent ; c’est ledernier des vieux sabots de Marblehead. On ne fait plus de cesgaillards d’arrière-là. Ce n’est pas qu’Abishai ait encore aucunrapport avec Marblehead. On ne l’y réclame pas. Il ne fait quedériver un peu partout, cousu de dettes, pêchant au« trawl » et blasphémant comme tu as entendu. Pour unJonas il l’a été des années et des années. Il se fait donner del’alcool par les bateaux de Fécamp parce qu’il jette des sorts, etqu’il se fait acheter tel ou tel vent et un tas de trucs pareils.Il est fou, je suppose.

– Ce n’est pas la peine de relever le« trawl » ce soir, dit Tom Platt sur un ton de calmedésespoir. Il est venu par ici tout exprès pour nous porter laguigne. Je donnerais mon gage et ma part pour le voir dans leshaubans du vieil Ohio et qu’on n’ait pas encore renoncé auchat à neuf queues. Rien qu’une centaine de coups, et Sam Mocattapour les appliquer en croix !

Le vieux sabot échevelé dansait sous le ventcomme un homme ivre, et les yeux de tous le suivaient. Soudain lecuisinier cria de sa voix de phonographe :

– C’était l’approche de sa propre mortqui le faisait parler comme cela ! Il sent sa fin – sa fin,c’est moi qui vous le dis ! Regardez !

La goélette naviguait dans une large tache desoleil liquide à une distance de trois ou quatre milles. La tachese ternit et s’effaça, et, en même temps que la lumièredisparaissait, disparut la goélette. Elle tomba dans un creux delames, et – ne fut plus.

– Sombrée, par la grande Poulie-à-Croc,s’écria Disko en sautant à l’arrière. Ivres ou non, il nous fautles secourir. Vire court et dérape l’ancre !Lestement !

Harvey se trouva jeté sur le pont par le chocqui suivit la mise en place du foc et de la misaine, car ilsvirèrent à pic sur le câble, arrachèrent l’ancre d’une secousse parle travers sur son fond pour épargner du temps, et la hissèrenttout en s’en allant. C’est un tour de force brutal auquel on n’aguère recours que dans une question de vie ou de mort, et le petitSommes Ici se plaignit tout comme un être humain. Ilscoururent jusqu’à l’endroit où le bateau d’Abishai s’était évanoui,trouvèrent deux ou trois baquets à « trawl », unebouteille à gin, un doris défoncé – rien de plus.

– Laissez cela, dit Disko, bien quepersonne n’eût fait mine de désirer les repêcher. Je ne voudraispas avoir à bord une allumette qui eût appartenu à Abishai.J’imagine que la goélette a fait le plongeon sans façon. Elle a dûcracher son étoupe il y a une semaine, et ils n’ont jamais pensé àpomper. C’est un bateau de plus perdu pour avoir quitté le porttout l’équipage ivre.

– Dieu soit loué ! dit Long Jack.Nous aurions été obligés de leur porter secours s’ils étaientrestés à la surface de l’eau.

– C’est à quoi moi-même je pensais, ditTom Platt.

– Il la sentait venir ! il lasentait venir ! dit le cuisinier en roulant les yeux. Il aemporté sa guigne avec lui.

– C’est, je pense, une bonne nouvellepour la flottille quand nous la verrons. Oui-da ! dit Manuel.Si vous filez par-là contre le vent et que le bateau vienne àouvrir ses jointures…

Il étendit la main dans un gesteindescriptible, pendant que Pen s’asseyait sur le rouf etsanglotait rien que devant l’horreur et la misère de tout cela.Quant à Harvey, sans pouvoir se figurer qu’il avait vu la mort surl’infini des eaux, il se sentait le cœur chaviré.

Dan monta alors aux barres de hune, et Diskogouverna de façon à les ramener en vue de leurs bouées de« trawl » juste au moment où la brume allait s’en venirencore une fois ouater la mer.

– Nous ne tardons pas à passer l’arme àgauche quand nous nous y mettons, fut tout ce qu’il dit à Harvey.Songe à cela pour t’en souvenir, jeune homme. Voilà l’effet del’alcool.

Après dîner, la mer fut assez calme pourpêcher du haut des ponts – Pen et l’oncle Salters y mirent cettefois toute leur ardeur – et la pêche fut belle, et beau lepoisson.

– Abishai a sûrement emporté sa guigneavec lui, dit Salters. Le vent n’a pas varié d’un cran. Comment vale « trawl » ? Je méprise la superstition, en toutcas.

Tom Platt insistait sur ce qu’il valait mieuxhisser l’engin afin d’aller mouiller ailleurs. Mais le cuisinierdit :

– Le charme est rompu. Vous vous enapercevrez en y regardant. Moi, bien savoir.

Cela flatta tellement les idées de Long Jackque, triomphant des répugnances de Tom Platt, ils sortirent tousdeux ensemble.

Relever un « trawl » signifiel’amener sur l’un des côtés du doris, en dégager le poisson, etreboëtter les hameçons pour les repasser à la mer – quelque chosecomme épingler et désépingler du linge sur une corde à sécher.C’est une besogne fastidieuse et non pas sans danger, car lalongue, surchargeante ligne peut, prompte comme l’éclair, attirer àelle le bateau. Mais quand ils entendirent : And now tothee, O Capting ! gronder hors de la brume, l’équipage duSommes Ici reprit cœur. Le doris bien chargé pirouetta lelong du bord, tandis que Tom Platt hurlait à Manuel de faire officed’allège.

– Voilà la guigne carrément coupée, ditLong Jack en plongeant sa fourchette dans le poisson, tandis queHarvey restait bouche bée devant l’adresse avec laquelle le dorismalgré ses embardées avait échappé à la destruction. La premièremoitié était tout en courges. Tom Platt voulait hisser le« trawl » et en finir tout de suite ; mais jedis : « Je parie pour le docteur qui a la secondevue », et l’autre moitié est montée pleine à chavirer de grospoissons. Vite, Manuel, et apporte-nous un baquet de boëtte. Il y ade la veine en train ce soir.

Le poisson mordit aux hameçons fraîchementregarnis, les mêmes dont on venait de détacher leurs frères. Et TomPlatt en compagnie de Long Jack, secourant méthodiquement le« trawl » de haut en bas dans toute sa longueur, faisaitse dresser l’avant du bateau sous le poids de la ligne trempéequ’ils dépouillaient des concombres de mer auxquels ils donnaientle nom de courges. D’une secousse contre le plat-bord ilsdégageaient la morue nouvellement prise, puis ils reboëttaient, etchargeaient le doris de Manuel. Cela, jusqu’à la tombée de lanuit.

– Je ne veux pas courir de risques, ditalors Disko – pas tant qu’il flottera si près dans le voisinage.Abishai ne s’enfoncera pas avant une semaine. Amène les doris, etnous nous mettrons à la toilette après souper.

Ce fut une maîtresse toilette, quesurveillèrent tout soufflants trois ou quatre épaulards. Elle durajusqu’à neuf heures, et on entendit à trois reprises Disko riretout bas pendant que Harvey lançait dans la cale le poissonfendu.

– Dis donc, sais-tu que tu pousses del’avant rudement vite, dit Dan, comme ils aiguisaient les couteaux,une fois les hommes partis se coucher. Il y a tant soit peu de merce soir, et je ne t’ai pas entendu faire la moindre remarquelà-dessus.

– Trop occupé, répliqua Harvey, enessayant le tranchant d’une lame. Maintenant que j’y pense, elletape dur.

La petite goélette gambadait tout autour deson ancre parmi les vagues pointées d’argent. Reculant avec untressaillement de surprise affectée à la vue du câble tendu, ellefondait sur lui comme un petit chat, tandis que l’écume de sadescente se précipitait dans les écubiers avec un bruit de canon.Branlant la tête, elle disait : « Ma foi, je suis bienfâchée de ne pouvoir rester plus longtemps avec vous. Je m’en vaisnord », et s’en allait de guingois, pour soudain faire haltedans le cliquetis tragique de son gréement. « Comme j’allaisjustement en faire la remarque », commençait-elle, avec lagravité d’un homme ivre qui s’adresse à un bec de gaz. Le reste dela phrase (elle s’exprimait en pantomine, cela va sans dire) seperdait dans une crise d’impatiences et alors elle se conduisaitcomme un petit chien qui mâche une ficelle, une grosse et courtefemme sur une selle d’amazone, une poule dont on a tranché la tête,ou bien une vache piquée par un frelon, suivant la façon dont laprenaient les caprices de la mer.

– Regarde-la réciter son rôle. C’estPatrick Henry[37], maintenant, dit Dan.

Elle se balançait de côté sur une houle, etgesticulait en faisant aller son bout-dehors de foc de bâbord àtribord.

– Mais – quant – à – moi, donnez-moi laliberté – ou donnez-moi – la mort !

Ouf ! Elle s’assit dans le sillage delune en faisant la révérence, avec un déploiement d’orgueilimpressionnant, n’eût l’engrenage de la roue ricané d’un airmoqueur dans sa boîte.

Harvey partit à rire tout haut.

– Ma foi, c’est absolument comme si elleétait vivante, dit-il.

– Elle est aussi sûre qu’une maison etaussi sèche qu’un hareng, dit Dan avec enthousiasme, au moment oùun paquet de mer le lançait à travers le pont. Elle les tient enrespect et encore et toujours. « Ne m’approchez pas de tropprès, » dit-elle. Regarde-la, regarde-la en ce moment. Pourl’amour de Dieu ! Il faudrait que tu voies un de cescure-dents lever l’ancre sur sa pointe par quinze brassesd’eau.

– Qu’est-ce que c’est qu’un cure-dents,Dan ?

– Ce sont ces nouveaux bateaux pour lapêche du haddock et du hareng. Minces comme un yacht à l’avant,avec aussi des arrières de yacht et des beauprés en pointe, et unrouf où tiendrait notre cale. J’ai entendu dire que c’est Burgesslui-même qui a fait les modèles pour trois ou quatre d’entre eux.Papa a des préjugés contre, à cause de leur tangage et de leurscahots, mais il y a des tas d’argent à gagner là-dedans. Papa saittrouver le poisson, mais il n’est en aucune façon pour le progrès –il ne marche pas avec son temps. Ils sont pleins à couler de trucspour vous épargner le travail et ainsi de suite. Jamais vul’Électeur de Gloucester ? C’est une perle, si c’estun cure-dents.

– Combien coûtent-ils, Dan ?

– Des montagnes de dollars. Quinze millepeut-être ; plus, ça se peut. Il y a de la dorure et tout cequ’on peut imaginer.

Puis, en lui-même et à mi-voix :

– Je suppose que je l’appellerais aussiHattie S.

V

Ce fut le point de départ de maintesconversations avec Dan, qui raconta à Harvey pourquoi iltransférerait le nom de son doris au « haddocker[38] » imaginaire du modèle Burgess.Harvey en entendit long sur la véritable Hattie, deGloucester ; vit une boucle de ses cheveux – que Dan, aprèsavoir constaté le peu de profit des belles paroles, avait fini par« chiper » alors qu’elle était assise devant lui àl’école cet hiver – et une photographie. Hattie avait environquatorze ans, professait le plus affreux mépris pour les jeunesgarçons, et avait, tout l’hiver, piétiné sur le cœur de Dan. Toutcela, sous le sceau d’un secret solennel, fut révélé sur les pontsenlunés, dans l’obscurité profonde ou dans la brumesuffocante ; la roue geignant derrière eux, le pont grimpantdevant, et dehors sans repos la mer en sa clameur. Une fois, celava sans dire, alors que les gamins commençaient à se connaître, unebataille eut lieu qui fit rage de la proue à la poupe jusqu’à ceque Pen montât pour les séparer, mais il promit de n’en pas parlerà Disko, qui trouvait qu’en temps de quart se battre était pire quedormir. Harvey, physiquement, n’était pas l’égal de Dan, mais ilfaut dire, à l’éloge de sa nouvelle éducation, qu’il prit bien sadéfaite et n’essaya pas des petits moyens pour disputer l’avantageà son adversaire.

C’était après la guérison d’une kyrielle declous entre les coudes et les poignets, là où le jersey humide etles cirés coupent à même la chair. L’eau salée l’y cuisait de façonpeu plaisante, mais, quand ils furent mûrs, Dan les traita avec lerasoir de Disko, et assura Harvey qu’il était maintenant un« fameux banquier », les furoncles étant la marque de lacaste qui le réclamait.

En sa qualité de jeune garçon, et de jeunegarçon fort occupé, il ne se cassait pas la tête à penser. Il étaitextrêmement peiné pour sa mère, souvent aspirait à la voir etpar-dessus tout à lui raconter cette étonnante vie nouvelle, lafaçon brillante dont il s’en acquittait. Autrement, il préférait nepas trop se demander comment elle supportait la secousse de saprétendue mort. Mais un jour, comme il se tenait sur l’échelle dugaillard d’avant, en train de taquiner le cuisinier qui les avaitaccusés, lui et Dan, de voler des beignets, il lui vint à l’espritque ceci était de beaucoup préférable à l’ennui d’être gourmandépar des étrangers dans le fumoir d’un paquebot public.

Il était reconnu comme faisant partie de tousles plans du Sommes Ici ; avait sa place à table etparmi les couchettes, et pouvait tenir son personnage dans leslongues conversations les jours de mauvais temps, où les autresétaient toujours prêts à écouter ce qu’ils appelaient les« contes de fées » de sa vie à terre. Il ne lui avait pasfallu plus de deux jours pour sentir que s’il parlait de sonexistence passée – cela semblait bien loin – comme étant sienne,personne excepté Dan (et la croyance de Dan lui-même fut l’objetd’une amère épreuve) n’y ajouterait foi. Aussi imagina-t-il un ami,un garçon dont il avait entendu parler, qui conduisait dans Tolède,Ohio, un drag en miniature attelé de quatre poneys, commandait cinq« complets » à la fois, et menait des choses appelées« cotillons » dans des réunions où l’aînée des jeunesfilles n’avait pas tout à fait quinze ans, mais où tous lesprésents étaient d’argent massif. Salters protestait que ce genrede boniment était on ne peut plus dangereux, sinon positivementblasphématoire, mais il écoutait aussi avidement que lesautres ; et leurs critiques à tous finirent par donner àHarvey des idées entièrement nouvelles sur les« cotillons », complets, cigarettes à bouts dorés,bagues, montres, parfums, petits dîners, champagne, jeux de carteset commodités d’hôtel. Petit à petit, il changeait de ton quand ilparlait de son « ami », que Long Jack avait baptisé« l’Agneau sans cervelle », « le Bébé doré surtranche », « le Vanderpoop[39] ennourrice » et autres noms d’amitié ; et, les pieds dansses bottes de mer et croisés sur la table il inventait même deshistoires sur certains pyjamas de soie et certainescravates importées, tout exprès, au déshonneur de« l’ami ». Harvey était quelqu’un qui savait s’adapteraux milieux, un œil perçant et une oreille fine ouverts sur toutvisage et tout accent autour de lui.

Il ne fut pas longtemps à savoir où Diskogardait le vieil octant vert-de-grisé qu’ils appelaient le hogyoke – sous le paquet de couvertures de sa couchette. QuandDisko prenait la hauteur du soleil, et que, à l’aide de l’almanachdu Vieux Fermier, il trouvait la latitude, Harvey nefaisait qu’un bond jusqu’en bas de la cabine pour graver le calculet la date à l’aide d’un clou sur la rouille du tuyau de poêle. Or,le mécanicien en chef du paquebot n’eût pu faire plus, et nulmécanicien de trente années de services n’eût été capable deprendre, fût-ce à moitié, l’air d’ancien marinier avec lequelHarvey, d’abord soigneux de cracher par-dessus la lisse, publiaitla position de la goélette pour ce jour-là, et alors, seulementalors, débarrassait Disko de l’octant. Ces choses ne vont pas sansune certaine étiquette.

Le dit hog yoke, une carte marined’Eldridge, l’almanach agricole, le Pilote de la Côte deBlunt, et le Navigateur de Bowditch, étaient toutes lesarmes qu’il fallait à Disko pour le guider, à part la grande sondequi était son œil de réserve. Harvey tua presque Pen avec, lapremière fois que Tom Platt lui enseigna à faire « voler lepigeon bleu » ; et quoi qu’il ne fût pas de force àrésister à un sondage soutenu dans un peu de mer, Disko l’employaitvolontiers sur les hauts-fonds en temps calme avec un plomb de septlivres. Comme disait Dan :

– Ce n’est pas le sondage que papademande. C’est des échantillons. Graisse-le bien, Harvey.

Harvey enduisait de suif le creux qui setrouvait à la base du plomb, et apportait soigneusement sable,coquille, fange, tout ce que ce pouvait être, à Disko, lequeltouchait, sentait et donnait son avis. Comme il a été dit, quandDisko pensait morue, il pensait en morue ; et grâce à unmélange d’instinct et d’expérience depuis longtemps éprouvés,promenait le Sommes Ici de mouillage en mouillage,toujours avec le poisson, comme un joueur d’échecs aux yeux bandésjoue sur l’échiquier qu’il ne voit pas.

Mais l’échiquier de Disko, c’était leGrand-Banc – un triangle de deux cent cinquante milles sur chaquecôté – un désert d’eaux roulantes, empaqueté de brume humide,affligé de tempêtes, harcelé de glace à la dérive, entaillé dupassage des paquebots insouciants, et que pointillait de ses voilesla flottille de pêche.

Des jours durant ils travaillèrent dans labrume – Harvey à la cloche – jusqu’au moment où, familiarisé avecl’opacité de l’atmosphère, le jeune garçon sortit en compagnie deTom Platt, le cœur plutôt sur les lèvres. Mais la brume ne selevait pas, et le poisson mordait, et nul n’est capable de resterplongé dans l’effroi sans espoir six heures de suite. Harvey seconsacra à ses lignes et à la gaffe ou fourchette, selon ce que TomPlatt réclamait ; et ils regagnaient la goélette à l’aviron,guidés par la cloche et l’instinct de Tom, tandis que la conque deManuel, grêle et à peine distincte, résonnait à côté d’eux. Ce futl’expérience d’un monde qui n’était plus la terre et, pour lapremière fois depuis un mois, Harvey rêva de planchers d’eaumobiles et fumants tout autour du doris, de lignes qui s’égaraientdans rien et de l’atmosphère du dessus qui se fondait avec la merdu dessous à dix pieds de ses yeux tendus. Quelques jours plustard, il se trouvait dehors avec Manuel sur ce qui aurait dû avoirquarante brasses de profondeur, mais le câblot de l’ancre fila danstoute sa longueur, et voilà que l’ancre ne trouva rien, sur quoiHarvey fut pris d’un mortel effroi, parce qu’il avait perdu sondernier contact avec la terre.

– Le « Trou-de-Baleine »,prononça Manuel en ramenant l’ancre. En voilà une bonne pour Disko.Rentrons !

Et il revint à force de rame vers la goélettepour trouver Tom Platt et les autres en train de se moquer dupatron qui, pour une fois, les avait conduits au bord du stérileabîme de la Baleine, le trou vide du Grand-Banc. Ils s’en allèrentà travers la brume mouiller ailleurs, et, cette fois, quand ilsortit dans le doris de Manuel, Harvey sentit ses cheveux sedresser sur sa tête. Une blancheur évoluait dans la blancheur de labrume avec une haleine semblable à l’haleine de la tombe, et ce futun grondement, un plongeon et l’eau rejaillissante. Telle fut saprésentation au redoutable iceberg d’été, sur le Banc, et ils’accroupit au fond du bateau sous le rire de Manuel.

Il y eut toutefois des jours clairs, paisibleset doux, où il semblait que c’eût été péché de faire autre choseque de paresser sur les lignes à main et de gifler d’un coupd’aviron les méduses errant au ras de l’eau ; et il y eut desjours de brises légères, où Harvey apprit à gouverner la goéletted’un mouillage à un autre.

Un tressaillement le parcourut la premièrefois que, la main sur les rayons de la roue, il sentit la quillelui répondre et glisser par-dessus les longs entre-deux des lames,pendant que la voile de misaine fauchait d’arrière en avant sur lebleu du ciel. Voilà qui vraiment était magnifique, en dépit deDisko prétendant qu’un serpent se fût brisé les reins à suivre sonsillage. Mais, comme toujours, la roche Tarpéienne était près duCapitole. Ils naviguaient sous le vent, le foc déployé – un vieuxfoc, par bonheur – et Harvey remettait la goélette au vent pourmontrer devant Dan à quel point de perfection il était passé maîtredans l’art. Bang ! la misaine passa de l’autre côté, et lacorne en alla poignarder et pourfendre le foc que le grand étaiempêchait naturellement de suivre le même chemin. Le lambeau futamené au milieu d’un silence glacial, et Harvey, les quelques joursqui suivirent, employa ses heures de loisir à apprendre, sous ladirection de Tom Platt, comment on se sert d’une aiguille et d’unepaumelle. Dan en poussa des cris de joie, car il avait, disait-il,commis exactement la même bévue dans les premiers temps.

Comme tous les jeunes garçons, Harvey imitachacun des hommes à tour de rôle, jusqu’au jour où il fut arrivé àcombiner la façon particulière de se pencher qu’avait Disko à laroue, le tour de bras de Long Jack quand on ramenait les lignes, lecoup réussi d’aviron que Manuel donnait, dans son doris, le dosarrondi, et la noble enjambée Ohio de Tom Platt le long dupont.

– C’est curieux de voir comme il s’y met,dit Long Jack, un après-midi de brume où Harvey, appuyé aucabestan, avait l’œil en observation. Je parierais mon gage et mapart qu’il se joue à lui-même la comédie plus que de raison etqu’il se prend pour un hardi marin. Regarde son petit bout de dosen ce moment.

– C’est ainsi que nous commençons tous,dit Tom Platt. Les mousses, ça veut tout le temps se faire croiredes hommes jusqu’à ce qu’ils se prennent eux-mêmes au mot, et c’estcomme cela jusqu’à ce qu’ils meurent – avec des prétentions et desprétentions ! J’en ai fait autant sur le vieil Ohio,je le sais bien. J’ai pris mon premier quart – un quart dans leport – en me croyant plus fin que Farragut[40]. Dan estaussi pétri d’une foule d’idées de ce genre. Regarde-les en cemoment en train de jouer au vieux marsouin – du fil de caret pourcheveux, et pour sang du goudron de Norvège. (Il parla du haut del’escalier dans la cabine.) J’suppose que pour une fois, Disko,vous vous êtes trompé dans vos jugements. Qu’est-ce qui diable abien pu vous faire dire à nous tous ici présents que l’agneau avaitl’esprit dérangé ?

– Il l’avait, répliqua Disko. Il étaitfou à lier quand il est arrivé à bord ; mais j’avouerai quedepuis il s’est considérablement assagi. Je l’ai guéri.

– Il nous en conte pas mal, dit TomPlatt. L’autre soir, ne nous a-t-il pas parlé d’un petit type de sataille, qui gouvernait une satanée petite voiture gréée de quatreponeys par les rues de Tolède, Ohio, oui, je crois que c’était bienlà, et qui donnait des soupers à un tas de petits types de sonespèce. Drôles de blagues, mais sacrément amusantes, tout de même.Il en sait comme cela à la douzaine.

– J’suppose qu’il les sort de sonimagination, cria Disko de la cabine, où il avait le nez plongédans le livre de loch. La raison dit que tout cela est de sa façon.Ça ne pourrait duper personne que Dan, et il en rit lui-même. Jel’ai entendu, quand j’avais le dos tourné.

– Vous a-t-on jamais raconté ce queSiméon Pierre Ca’houn disait quand on se mit en tête de marier sasœur Hitty à Loring Jerauld, et que les camarades lui montèrentcette scie là-bas du côté des Georges ? dit d’une voixtraînante l’oncle Salters qui dégouttait paisiblement à l’abri dela pile de doris de tribord.

Tom Platt tira sur sa pipe en dédaigneuxsilence : c’était un homme du Cap Cod, et il connaissait ceconte depuis pas moins de vingt ans. L’oncle Salters poursuivit enriant avec un bruit de râpe :

– Siméon Pierre Ca’houn disait, etc’était comme de juste, à propos de Loring : « C’est undemi-monsieur, qu’il disait, et aut’ moitié un voutu imbéci’; et jeme suis laissé di’e qu’e’ s’était ma’iée à un homme ’iche. »Siméon Pierre Ca’houn n’avait pas de palais, et c’est comme çaqu’il parlait.

– Il ne parlait pas l’allemand dePensylvanie, répliqua Tom Platt. Tu ferais mieux de laisserraconter cette histoire à un du Cap. Les Ca’houns, c’étaient desbohémiens de par là-bas derrière.

– Bah ! Je ne fais pas métier debeau phraseur, dit Salters. J’en viens à la morale de la chose.C’est justement ce qu’est, à peu près, notre Harvey ! Moitiéde la ville, et l’autre moitié un foutu imbécile ; et il y aquelque apparence que c’est un homme riche. Yah !

– Vous est-il jamais venu à l’idée duplaisir qu’il y aurait à naviguer avec tout un équipage deSalters ? dit Long Jack. Moitié dans le sillon et moitié dansla bouse, comme Ca’houn ne disait pas, et qui veut se faire passerpour un pêcheur !

Un petit rire circula aux dépens deSalters.

Disko restait bouche close et bûchait le livrede loch qu’il tenait dans sa main carrée, taillée à coups dehache ; voici ce qu’on y lisait, en tournant les pagessouillées :

« 17 juillet. – Aujourd’hui, brumeépaisse et peu de poisson. Mouillé nord. La journée finit demême.

« 18 juillet. – Le jour selève avec brume épaisse. Pris un peu de poisson.

« 19 juillet. – Lejour se lève avec légère brise de nord-est et beau temps. Mouilléest. Pris beaucoup de poisson.

« 20 juillet –Aujourd’hui, dimanche, le jour se lève avec brume et ventslégers. La journée finit de même. Total du poisson pris cettesemaine : 3.478. »

Ils ne travaillaient jamais le dimanche ;ils se rasaient et se lavaient s’il faisait beau, et Pensylvaniechantait des hymnes. Une fois ou deux, il suggéra l’idée qu’ilpourrait, si ce n’était pas se montrer trop hardi, y allerpeut-être d’un petit prêche. L’oncle Salters lui sauta presque à lagorge rien que pour en avoir fait la proposition, et lui rappelaqu’il n’était pas prédicateur et que ce n’étaient point là chosesauxquelles il dût songer.

– Nous le verrions se rappeler Johnstownla prochaine fois, expliqua Salters, et Dieu sait ce quiarriverait.

Ils se contentèrent donc de ses lectures àvoix haute dans un livre appelé Josèphe. C’était un vieuxbouquin relié de cuir, au relent de cent voyages, très solide etfort semblable à la Bible, mais tout vivant de récits de batailleset de sièges ; et ils l’écoutèrent presque de la première pageà la dernière. Autrement, Pen était un petit être silencieux. Ilrestait des trois jours de rang quelquefois sans prononcer un mot,quoiqu’il jouât au trictrac, écoutât les chansons et rît auxhistoires. Quand ils essayaient de le réveiller, ilrépondait :

– Ce n’est pas que j’aie l’intention defaire le mauvais camarade, mais c’est parce que je n’ai rien àdire. Je me sens la tête complètement vide. J’ai presque oublié monnom.

Puis il se retournait vers l’oncle Saltersavec le sourire de quelqu’un qui attend.

– Eh bien, quoi, PensylvaniePratt ! criait Salters. Tu vas m’oublier, moi aussi,un de ces jours.

– Non – jamais, déclarait Pen, enrefermant les lèvres d’un air décidé. Pensylvanie Pratt,naturellement, répétait-il et encore.

Parfois c’était l’oncle Salters qui oubliait,lui disant qu’il était Haskins ou Rich, ou Mac Vitty ; maisPen était toujours content – jusqu’à la prochaine fois.

Il se montrait toujours très tendre à l’égardde Harvey, qu’il plaignait aussi bien comme enfant perdu que commealiéné ; et quand Salters s’aperçut que Pen aimait le jeunegarçon, il se dérida aussi. Salters était loin d’être quelqu’und’aimable (il pensait qu’il était dans ses attributions de tenirles mousses) ; aussi la première fois que Harvey, touttremblant de peur, parvint, par un jour de calme, à grimper à lapomme du grand mât (Dan se tenait derrière lui, prêt à lui venir enaide), le gamin jugea-t-il de son devoir de pendre là-hautles grosses bottes de mer de Salters – en signe d’opprobre et dedérision vis-à-vis de la goélette la plus proche. Avec Disko,Harvey ne prenait aucune privauté ; pas même lorsque le vieux,cessant de le commander, le traita, comme le reste de l’équipage,avec des : « Ne voudrais-tu pas faire de telle et tellefaçon ? » et : « Je crois que tu feraismieux, » et ainsi de suite. Il y avait sur ces lèvres rasées àblanc, dans les coins froncés de ces yeux quelque chose d’on nepeut plus calmant pour l’ardeur d’un jeune sang.

Disko lui apprit à lire la carte pleined’empreintes de doigts et de trous d’épingle, laquelle était,disait-il, supérieure à n’importe quelle publicationofficielle ; il le menait, crayon en main, de mouillage enmouillage sur tout le chapelet des bancs – le Have, Western,Banquereau, Saint-Pierre, Green, et Grand – en parlant« morue » dans les intervalles. Il lui apprenait aussi leprincipe qui régissait l’usage du hog-yoke.

En ceci Harvey l’emportait sur Dan, car ilavait hérité de son père une tête organisée pour les chiffres, etl’idée de dérober une information à quelque éclair de ce soleilmaussade du Banc sollicitait toute sa vivacité d’esprit. En touteautre matière maritime son âge lui donnait l’infériorité. Commedisait Disko, il aurait fallu commencer à dix ans. Dan pouvaitboëtter le « trawl » ou mettre la main sur n’importe quelcordage dans l’obscurité, et au besoin, quand l’oncle Salters avaitun furoncle dans la main, procéder à la toilette au simple toucherdu doigt. Rien qu’à la sensation du vent sur son visage il pouvaitgouverner par n’importe quel semblant de gros temps, se prêtant,juste au moment où il le fallait, aux caprices du SommesIci. Il s’acquittait de ces choses aussi machinalement qu’ilbondissait dans les agrès ou faisait son doris partie intégrante desa volonté et de son corps. Mais il n’eût pas été capable decommuniquer sa science à Harvey.

Les jours de mauvais temps, quand ils setenaient cloîtrés dans le poste ou bien assis sur les coffres de lacabine, et que l’on entendait rouler et racler dans les silences dela conversation pitons, plombs et anneaux de réserve, on sentaitflotter dans la goélette une atmosphère assez nourrie deconnaissances générales. Disko racontait des voyages à la poursuitede la baleine entre 1850 et 1860 ; les grandes femelleségorgées à côté de leur petit, les agonies sur les eaux noires etagitées, et les jets de sang à quarante pieds en l’air ; lesbateaux volant en éclats ; les fusées brevetées qui partentpar le mauvais bout et bombardent l’équipage tremblant ; ledépeçage et la mise au chaudron ; et cette terrible« morsure » de 71, quand douze cents hommes s’étaienttrouvés sans abri sur la glace pendant trois jours – histoiresmerveilleuses, toutes vraies. Mais plus merveilleuses encoreétaient ses histoires de morue, la façon dont elles discutaient etraisonnaient leurs affaires privées tout au fond là-bas sous laquille.

Long Jack se sentait porté de préférence ausurnaturel. Il les tenait silencieux avec ses histoires derevenants, les « Yo-hoes » de la baie de Monomoy, quiraillent et épouvantent les solitaires chercheurs declovisses ; les marcheurs des sables et les hanteurs de dunes,qui ne se trouvent jamais convenablement enterrés ; le trésorcaché de l’île de Feu, et que gardent les esprits des hommes deKidd[41] ; les navires qui voguent dans lebrouillard, droit au-dessus de l’emplacement de Truro ; de ceport du Maine où personne autre qu’un étranger ne jettera l’ancredeux fois à certaine place, à cause d’un équipage mort qui rame àminuit le long du bord, l’ancre à la proue de son bateau démodé, etsiffle – n’appelle pas, je dis « siffle » l’âme del’homme qui a troublé son repos.

Harvey s’était toujours imaginé que la côteest de son pays natal, depuis le sud du mont Désert, n’était guèrepeuplée que de gens qui, en été, emmenaient là leurs chevaux, etconversaient dans des maisons de plaisance aux parquets demarqueterie et aux portières de perles. Il rit des histoires derevenants, – pas autant qu’il l’eût fait un mois auparavant, – etfinit par rester assis sans bouger, frissonnant.

Tom Platt s’en tirait avec son interminablevoyage autour du cap Horn sur le vieil Ohio au temps de lagarcette – avec une marine plus éteinte que ledodo[42] – la marine qui disparut dans lagrande guerre. Il leur racontait comme quoi on glissait dans uncanon des boulets rougis au feu, une bourre d’argile entre eux etla gargousse ; comme quoi ils fusaient et fumaient lorsqu’ilsfrappaient le bois et comment les petits mousses de la Miss JimBuck lançaient de l’eau sur eux en criant au fort derecommencer. Il racontait des histoires de blocus – les longuessemaines de balancement à l’ancre, dont seuls vous changeaient ledépart et le retour des steamers qui avaient consommé leur charbon(il n’y avait pas de changement pour le navire à voiles) ; leshistoires de tempêtes et de froid – le froid qui tenait nuit etjour deux cents hommes à broyer, hacher la glace sur le câble, lespoulies et le gréement, quand la cuisine était aussi rouge que lesboulets du fort et que les hommes buvaient du cacao à même le seau.Tom Platt ne connaissait rien à la vapeur. Il avait quitté leservice alors que c’était presque encore du nouveau. Ill’admettait, en temps de paix, pour une invention d’un caractèrespécieux, mais soupirait après le jour où la voie rebattrait auxmâts de frégates de dix mille tonneaux, armées de bouts-dehorslongs de cent quatre-vingt-dix pieds.

Quant à Manuel, son parler était lent etcaressant – tout à propos des jolies filles de Madère lavant dulinge dans le lit desséché de ruisseaux, au clair de lune, sous lesbananiers ondoyants ; des légendes de saints, et des récits dedanses ou de combats étranges là-bas dans les ports glacés deTerre-Neuve où l’on va faire de la boëtte. Salters, lui, étaitsurtout agricole, car, bien qu’il lût Josèphe etl’interprétât, sa mission en ce monde était de prouver la valeurdes engrais verts, et spécialement du trèfle de préférence à touteforme de phosphate. Il allait jusqu’à la diffamation s’ils’agissait de phosphates ; il tirait de sa couchette des« Orange Judd »[43]graisseux, et les chantait en brandissant son doigt sur Harvey,pour qui tout cela était du grec. Little Pen montrait un chagrin sisincère quand Harvey tournait en plaisanterie les lectures deSalters, que le gamin y renonça, et supporta la chose dans unsilence poli. Tout cela était très bon pour Harvey.

Le cuisinier naturellement ne se joignait pasà ces conversations. En règle générale il ne parlait que dans lescas absolument nécessaires ; mais parfois il recevait soudaincomme un étrange don de la parole, et parlait, moitié en gaélique,moitié en lambeaux d’anglais, pour ne s’arrêter plus une heuredurant. Il se montrait particulièrement communicatif avec les deuxmousses, et ne démordait jamais de sa prophétie, qu’un jour Harveyserait le maître de Dan, et que lui-même serait témoin de la chose.Il leur parlait du transport des dépêches en hiver là-haut par laroute de Cap-Breton, du convoi de chiens qui va à Coudray, et dusteamer-bélier Arctic qui brise la glace entre lecontinent et l’île Prince-Édouard. Puis, il leur racontait leshistoires que lui avait racontées sa mère, sur la vie tout là-basdans le sud où l’eau ne gèle jamais ; et il disait quelorsqu’il mourrait, son âme irait s’étendre sur une chaude etblanche baie de sable aux palmiers ondoyants. Les gamins trouvaientl’idée fort drôle pour un homme qui n’avait jamais vu de palme ensa vie. En outre, régulièrement à chaque repas, il demandait àHarvey, et Harvey seul, si la cuisine était à son goût ; etc’était chose qui faisait toujours s’esclaffer « la secondebordée ». Encore professaient-ils un grand respect pour lejugement du cuisinier, et en conséquence tenaient au fond de leurscœurs Harvey pour une sorte de mascotte.

Et tandis que Harvey absorbait par tous lespores de nouvelles connaissances et buvait la santé avec chaquegorgée de grand air, le Sommes Ici continuait son cheminen faisant ses affaires sur le Banc, et les couches gris argent depoisson bien pressé montaient de plus en plus haut dans la cale.Pas une journée de travail ne sortait de l’ordinaire, mais lesjournées moyennes étaient nombreuses et compactes.

Il va de soi qu’un homme de la réputation deDisko était étroitement épié – presque étouffé, comme disait Dan,par ses voisins ; mais il avait un très joli chic pour lesplanter là dans l’amoncellement et le glissement des bancs debrumes. Disko évitait la compagnie pour deux raisons. La première,c’est qu’il voulait se livrer seul à ses expériences ; laseconde, qu’il était opposé aux rassemblements mélangés d’uneflottille de toutes nations. Le gros en était surtout les bateauxde Gloucester, avec par-ci par-là quelques-uns de Princetown,Harwich, Chatham, et d’autres des ports du Maine ; mais leséquipages étaient recrutés Dieu sait où. Le péril engendrel’insouciance, et quand s’y ajoute l’appât du gain, il y a belleschances pour toute espèce d’accident dans la flottille encombrée,qui, tel un troupeau pressé de moutons, se porte autour de quelquechef non reconnu.

– Que les deux Jerauld les conduisent,dit Disko. Nous sommes obligés de rester un tantinet parmi eux surles Bancs de l’Est, mais, si la chance tient, nous n’aurons pas à yrester longtemps. L’endroit où nous sommes actuellement, Harvey,n’est en aucune façon considéré comme un bon terrain.

– Vraiment ? dit Harvey, qui étaiten train de tirer de l’eau (il venait d’apprendre comment balancerle seau) après une toilette exceptionnellement longue. Ça me seraitégal, alors, de tâter de quelque terrain pauvre pour changer.

– Tout le terrain que je désire voir – etje ne désire pas le tâter – c’est Eastern Point, dit Dan. Ditesdonc, papa, ça m’a tout l’air que nous n’aurons pas plus de deuxsemaines à rester sur les Bancs. Tu vas rencontrer alors toute lacompagnie que tu veux, Harvey. C’est le moment où l’on commence àtravailler. Plus de repas à heures fixes pour personne. Un morceausur le pouce quand on a faim, et la couchette quand il n’y a plusmoyen de tenir debout. Bonne affaire qu’on ne t’ait pas cueilli unmois plus tard que tu ne l’as été, car nous n’aurions jamais pu temettre en forme pour la Vieille Vierge.

Harvey comprit, d’après la carte d’Eldridge,que la Vieille Vierge et tout un essaim de bancs aux noms bizarres,étaient le tournant de la croisière, et que la chance aidant ilsfiniraient d’y employer leur sel ; mais en voyant la taille dela Vierge (c’était certain point imperceptible), il se demandacomment Disko, même avec le hog-yoke et la sonde, pourrait latrouver. Il apprit plus tard que Disko était tout à fait de force àcela comme à toute autre besogne, et pouvait même venir en aide àautrui.

Un grand tableau noir de quatre pieds sur cinqétait pendu dans la cabine, et Harvey n’en comprit l’utilité quelorsque, après quelques jours de brume aveuglante, on entenditl’appel discordant d’une de ces sirènes que l’on manœuvre avec lepied – machine dont la note rappelle celle d’un éléphantphtisique.

Ils faisaient alors un court mouillage,traînant l’ancre à la remorque sous eux pour épargner de lapeine.

– Une voile carrée qui beugle après salatitude, dit Long Jack.

Les voiles d’avant rouges et ruisselantesd’une barque sortirent en glissant du brouillard, et le SommesIci sonna trois fois sa cloche, selon la sténographie de lamer.

Le plus grand des deux bateaux masqua sonhunier au milieu des cris et des appels.

– Un Français, dit l’oncle Salters d’unton dédaigneux. Un bateau de Miquelon qui arrive de Saint-Malo. (Lecultivateur avait le flair d’un vieux loup de mer.) Je suisjustement presque au bout de mon tabac, Disko.

– De même, ici, fit Tom Platt. Eh !backez-vous– backez-vous ! Standez awayez,vous, espèce de cul-de-plomb ! mucho bono !Êtes-vous de – Saint-Malo, eh !

– Ah ! ah ! muchobono ! Oui ! oui ! Clos-Poulet ! –Saint-Malo ! Saint-Pierre-et-Miquelon, cria l’autreéquipage, en agitant des bonnets de laine et en riant.

Puis tous ensemble :

– Tableau !tableau !

– Monte le tableau, Danny. Cela medépasse la façon dont ces Français arrivent n’importe où, sauf quel’Amérique est d’une chouette largeur. Quarante-six quarante-neufest assez bon pour eux ; et j’imagine, en outre, que c’est àpeu près cela.

Dan dessina à la craie des chiffres sur letableau qu’ils pendirent dans les haubans du grand mât, tandis quela barque criait merci en chœur.

– Cela me semble plutôt peu gracieux deles laisser filer comme cela, suggéra Salters en tâtant dans sespoches.

– As-tu donc appris le français depuis ladernière campagne ? demanda Disko. Je n’ai plus envie de nousvoir lancer des pierres de lest à la tête pour t’entendre appelerles bateaux de Miquelon « sales cochons » comme tu fis àhauteur du Have.

– Harmon Rush disait que c’était le moyende les faire monter. Le simple parler des États-Unis est bien assezbon pour moi. Nous sommes tous horriblement au bout de notre tabac.Jeune homme, est-ce que, toi, tu ne parles pas français ?

– Oh ! oui, dit Harveyvaillamment ; et il brailla : Ohé ! Ditesdonc ! Arrêtez-vous ! Attendez ! Nous sommes venantpour tabac !

– Ah ! tabac, tabac !crièrent-ils. Et ils se remirent à rire.

– Cela a touché. Mettons un doris dehors,en tout cas, dit Tom Platt. Ce n’est pas que j’aie précisément descertificats de français, mais je sais un autre jargon qui, jecrois, fait l’affaire. Viens, Harvey, et sers-nousd’interprète.

Le bruit et la confusion furentindescriptibles lorsque lui et Harvey furent hissés contre la paroinoire de la barque. La cabine était placardée tout autour d’imagesde la Vierge aux couleurs flambantes – la Vierge de Terre-Neuve,comme ils l’appelaient. Harvey s’aperçut que son français étaittimbré au sceau d’un Banc non reconnu, et sa conversation dut seborner à des hochements de tête et à des grimaces. Mais Tom Plattn’eut qu’à agiter les bras pour faire avancer aisément les choses.Le capitaine lui offrit un verre d’un gin innommable, et le joyeuxéquipage le traita comme un frère. Alors commença le marché. Ilsavaient du tabac, des quantités – de l’américain, qui n’avaitjamais payé de droits à la France. Ils désiraient avoir du chocolatet du biscuit. Harvey revint à force de rames pour s’arranger avecle cuisinier et Disko qui détenaient les provisions, et à sonretour les boîtes de cacao comme les sacs de biscuit furent comptésà côté de la barre du français. On eût dit le partage d’un butin depirates ; mais Tom Platt en sortit ceinturé de« pig-tail »[44] noir etrembourré de tablettes de tabac à chiquer et à fumer. Sur quoi lesgais marins rentrèrent en cadence dans la brume, et la dernièrechose que Harvey entendit, fut un refrain en chœur :

Par derrièr’ chez ma tante,

Il est un bois joli,

Le rossignol y chante

Et le jour et la nuit…

Que donneriez-vous, belle,

Qui l’amèn’rait ici ?

Je donnerais Québec,

Sorel et Saint-Denis.

– Comment ça se fait-il que mon françaisn’ait pas marché, alors que ta conversation par signes a faitl’affaire ? demanda Harvey, quand l’objet du troc eut étédistribué parmi les hommes du Sommes Ici.

– Une conversation par signes !s’esclaffa Platt. Eh ! oui, c’était une conversation parsignes, mais un joli brin plus vieille que ton français, Harvey.Tous ces bateaux français sont bondés de francs-maçons, et voilàpourquoi !

– Es-tu donc franc-maçon ?

– On le dirait, tu ne trouves pas ?répondit l’homme du vaisseau de guerre, en bourrant sa pipe ;et Harvey eut à méditer sur un nouveau mystère de la merprofonde.

VI

Ce qui frappait le plus Harvey, c’étaitl’allure de suprême insouciance avec laquelle certains bâtimentsflânaient de côté et d’autre sur l’immense Atlantique. Les bateauxde pêche, comme disait Dan, n’avaient naturellement qu’à s’enremettre à la courtoisie et à la sagesse de leurs semblables ;mais on était en droit d’attendre mieux de la part dessteamers.

Ces réflexions venaient à la suite d’une autreentrevue intéressante, alors qu’ils s’étaient trouvés chassés surun parcours de trois milles par un vieux bateau à bétail, gros etpesant, toituré de planches sur le pont supérieur, qui puait commemille parcs à bestiaux. À l’aide d’un porte-voix, un officier fortsurexcité hurla après eux, et le navire resta à se vautrerdésespérément sur l’eau pendant que Disko faisait courir leSommes Ici sous le vent et servait au patron quelque chosede sa façon.

– Où devriez-vous être – hein ?Est-ce que vous méritez d’être quelque part ? Espèces detraîneurs de basse-cour, qui allez fouillant du groin la route surles hautes mers sans sacrée considération pour vos voisins, et lesyeux dans vos tasses à café au lieu de les avoir dans vos têtesd’imbéciles.

Sur quoi le capitaine s’agita sur le pont etdit quelque chose visant les propres yeux de Disko.

– Nous n’avons pas reçu une observationdepuis trois jours. Croyez-vous qu’il soit facile de faire marcherle bateau alors qu’on n’y voit goutte ? cria-t-il àtue-tête.

– Eh bien, moi, je peux ! rétorquaDisko. Qu’est-ce donc qui est arrivé à votre sonde ?L’avez-vous avalée ? Est-ce que vous ne pouvez pas sentir lefond, ou est-ce le bétail qui pue trop ?

– Avec quoi est-ce que vous lenourrissez ? demanda l’oncle Salters, le plus sérieusement dumonde, car l’odeur des parcs réveillait en lui tout le cultivateur.On dit qu’on en perd affreusement au cours d’un voyage. Ça ne meregarde peut-être pas, mais j’ai une vague idée que les tourteauxse trouvent brisés en petits morceaux et quelque peusaupoudrés…

– Tonnerre ! dit un bouvier enjersey rouge, qui regardait par-dessus bord. Quel est l’asiled’aliénés qui a laissé sortir Sa Majesté Barbue ?

– Jeune homme, commença Salters, toutdebout dans les haubans de misaine, laissez-moi vous dire, avantd’aller plus loin, que j’ai…

L’officier sur le pont ôta sa casquette avecune politesse exagérée.

– Excusez-moi, dit-il, mais j’ai demandéma route. Si la personne de l’agriculture, avec la barbe, veut bienavoir la bonté de fermer ça, le chapeau vert pourra peut-êtrecondescendre à nous éclairer.

– Voilà maintenant que tu nous as donnésen spectacle, Salters, dit Disko avec colère.

Ne pouvant soutenir ce genre particulier deconversation, il lança sèchement la latitude et la longitude sansplus ample discours.

– Allons, voilà pour sûr une cargaisond’aliénés, dit le capitaine, en sonnant à la chambre des machineset en lançant un paquet de journaux dans la goélette.

– S’il y a de par le monde de fichusimbéciles, après toi, Salters, voilà un homme et son équipage quisont bien les plus complets que j’aie jamais vus, dit Disko, commele Sommes Ici s’éloignait. Je suis justement en train delui donner mon jugement sur la façon de se laisser bercer comme unenfant perdu dans ces eaux-ci, quand il faut que tu viennes tefourrer en travers avec ton imbécile d’agriculture ! Est-ceque tu ne sauras jamais mettre les choses à leur place ?

Harvey, Dan et les autres se tenaient enarrière, échangeant des clins d’œil et exultant de joie ; maisDisko et Salters se chamaillèrent sérieusement jusqu’au soir,Salters prétendant qu’en fait un bateau à bétail était une grangesur le bleu des eaux, Disko insistant pour dire que, même sic’était le cas, la décence comme l’orgueil du pêcheur eussentréclamé qu’il laissât « les choses à leur place ». LongJack supporta tout cela en silence pendant un certain temps – unpatron de mauvaise humeur fait un équipage malheureux, – puis aprèssouper il dit à travers la table :

– À quoi sert de se faire de la bile ausujet de ce qu’ils diront ?

– Ils raconteront cette histoire à notredétriment durant des années – voilà tout, dit Disko. Du tourteausaupoudré !

– De sel, naturellement, dit Saltersimpénitent, tout en lisant les comptes rendus agricoles d’unjournal de New-York vieux d’une semaine.

– Cela blesse tous mes sentiments à lafois, continua le patron.

– Je ne vois pas les choses de cettefaçon, dit Long Jack, le conciliateur. Écoutez donc Disko. Où estl’autre paquebot qui, aujourd’hui et par ce temps, aurait rencontréun petit vagabond pour outre lui donner « estime », –outre cela, dis-je, – échanger avec lui, en mer, une conversationtout à fait intelligente sur l’élevage des jeunes taureaux etautres questions du même ordre ? L’oublier !Naturellement qu’ils ne l’oublieront pas. C’est la conversation laplus complète en peu de mots qu’est jamais arrivée. Deux parties,coup sur coup – tout pour nous.

Dan donna sous la table un coup de pied àHarvey, lequel étouffa de rire dans sa tasse.

– Eh bien ! quoi, dit Salters, quisentait que son honneur venait d’être quelque peu replâtré, j’aidit que je ne savais pas si ça me regardait, avant même deparler.

– Et là-dessus, dit Tom Platt, ferré surla discipline de l’étiquette – là-dessus, il me semble, Disko, quevous auriez dû lui demander de s’arrêter si vous pensiez que laconversation allait mal tourner.

– Je me demande si je n’aurais pas dû lefaire, dit Disko, qui vit là le moyen d’une retraite honorable sansporter atteinte à sa dignité.

– Eh quoi ! sans doute tu aurais dûle faire, dit Salters, étant le patron ici ; et je me seraisarrêté de bonne humeur au moindre mot – non pas à cause d’aucunepersuasion ou condamnation, mais pour donner un exemple ànos deux chenapans de mousses que voilà.

– Est-ce que je ne t’ai pas dit, Harvey,que cela retomberait sur notre dos avant que nous n’ayons rienfait ? Toujours ces chenapans de mousses ! Mais jen’aurais pas voulu rater le spectacle pour la moitié d’une partdans une pêche au flétan, chuchota Dan.

– Pourtant, il aurait fallulaisser les choses à leur place, dit Disko.

La lumière d’un nouvel argument s’alluma dansl’œil de Salters, comme il émiettait une tranche de tabac à chiquerdans sa pipe.

– Il est très important de savoir mettreles choses à leur place, dit Long Jack, dans l’intention d’apaiserl’orage. C’est ce dont Steyning, de Steyning and Hare’s, s’aperçutlorsqu’il envoya Counahan comme patron sur la Marilla D.Kuhn, au lieu du capitaine Newton qui avait été pris d’unrhumatisme inflammatoire et ne pouvait pas partir. Counahan leNavigateur, comme nous l’appelions.

– Nick Counahan ! Il n’allait jamaisà bord pour une nuit sans une baquetée de rhum quelque part dans ladéclaration, dit Tom Platt, en remettant la conversation dans labonne voie. Il avait coutume d’aller bourdonner autour des bureauxmaritimes à Boston, en attendant que le bon Dieu le fasse capitained’un remorqueur en récompense de ses mérites. Sam Coy, là-bas dansAtlantique Avenue, lui donna la table à son bord durant une annéeet plus, à cause de ses histoires.

Counahan le Navigateur ! Tss !Tss ! Mort il y a quinze ans, n’est-ce pas ?

– Il y a dix-sept ans, j’imagine. Ilmourut l’année où le Gaspar Mac Veagh fut construit ;mais il ne pouvait jamais mettre les choses à leur place. Steyningle prit pour la même raison que le voleur prit le poêle brûlant – àcause que cette saison-là il n’y avait rien autre. Les hommesétaient tous sur le Banc, et Counahan, lui, ramassa une damnée rudecompagnie de gens comme équipage. Du rhum ! On aurait pumettre à flot la Marilla, assurance et tout, dans cequ’ils en fourrèrent à bord. Ils quittèrent le port de Boston pourle Grand-Banc avec un vent nord-ouest grondant derrière eux et toutle monde plein comme un œuf. Et il faut croire que le ciel veillasur eux, car ils accomplirent des diables de quarts, et mirent lamain sur le diable sait quels cordages avant de voir le fond d’untonneau de vieux rhum de quinze gallons. Cela fit environ unesemaine, autant que Counahan put se rappeler. (Si j’étais seulementcapable de raconter l’histoire comme lui !) Tout ce temps-làle vent souffla comme vieille gloire, et la Marilla –c’était l’été, et ils lui avaient mis un petit mât de hune – pritdroit sa route et la garda. Alors Counahan s’empara du« hog-yoke », trembla dessus un bon moment, et découvrit,grâce à lui, à la carte et en dépit de tout ce qui lui chantaitdans la tête, qu’ils étaient au sud de Sable-Island, avançantsplendidement, mais sans trouver à qui parler. Puis ils mirent uneautre caque en perce, et renoncèrent à méditer sur quoi que ce fûtencore un temps. La Marilla, elle, penchait quand elleperdit de vue le feu de Boston, et elle ne quitta jamais sa lignede vent jusqu’à ce moment-là – s’appuyant toujours sur un seul etmême angle. Mais ils ne virent ni goémon, ni goélands, nigoélettes ; et voilà qu’ils s’aperçoivent qu’ils sont partisdepuis quelque chose comme quatorze jours, et soupçonnent le Bancd’avoir suspendu ses paiements[45].Là-dessus, ils mettent la sonde et trouvent soixante brasses.« C’est bien moi ! » dit Counahan. « C’est bienmoi, toujours le même ! Je l’ai fait courir droit sur le Bancpour vous, et quand nous atteindrons trente brasses, nous ironsnous coucher comme de gentils petits hommes. Counahan est unbrave », qu’il dit. « Counahan leNavigateur ! »

Après cela, ils trouvèrent quatre-vingt-dix.Sur quoi Counahan dit : « Ou la ligne s’est mise àallonger ou bien le Banc a sombré. »

Ils la ramenèrent, étant juste au point où onse prend encore au sérieux, et s’assirent sur le pont à compter lesnœuds et à l’embrouiller. La Marilla avait continué sonallure et la conservait à fond, et voilà que s’en vient traîner parlà un bateau vagabond, et Counahan s’adresse à lui :

– Est-ce que vous n’auriez pas vu par icides bateaux de pêche ? dit-il tout à fait comme parhasard.

– Il y en a toute une ligne là-bas sur lacôte d’Irlande, répond le vagabond.

– Ah ah ! va te faireressaler ! dit Counahan. Qu’est-ce que j’ai à faire avec lacôte d’Irlande ?

– Alors, qu’est-ce que vous faitesici ? dit le vagabond.

– Sang du Christ ! dit Counahan (ildisait toujours cela quand ses pompes marchaient, et qu’il sentaitque ça allait de travers). Sang du Christ ! qu’il dit, oùest-ce que je suis ?

– À trente-cinq milles ouest-sud-ouest ducap Clear, dit le vagabond, si cela peut vous consoler.

Counahan fit un bond, quatre pieds septpouces, mesurés par le cuisinier.

– Consoler ! qu’il dit, fier commeArtaban. Est-ce que vous me prenez pour une épave ?Trente-cinq milles du cap Clear, et quatorze jours du feu deBoston. Sang du Christ ! c’est un record, et par la mêmeoccasion j’ai une mère à Skibbereen !

Pensez donc ! La bile qu’ils sefaisaient ! Mais, vous le voyez, il ne pouvait jamais mettreles choses à leur place. L’équipage se composait surtout d’hommesde Cork et de Kerry[46], à partun de Maryland[47], qui voulait qu’on retourne, maisqui fut traité de mutin, et ils amenèrent la vieilleMarilla dans Skibbereen, où, pendant une semaine, on se lacoula douce en visites à la ronde avec les pays. Puis ilsrepartirent, et il leur en coûta trente-deux jours pour battre leBanc de nouveau. On arrivait à l’automne, et les vivresbaissaient ; de sorte que Counahan ramena la Marillaà Boston en se foutant du reste.

– Et qu’est-ce qu’en dit le patron ?demanda Harvey.

– Qu’est-ce qu’ils pouvaient dire ?Le poisson était sur le Banc, et Counahan était au débarcadère T,en train de causer de son record dans l’Est ! Ils tâchèrent des’en contenter. Et tout ça, c’est venu, premièrement, de n’avoirpas mis l’équipage et le rhum chacun à sa place, et secondementd’avoir confondu Skibbereen avec Queereau. Counahan le Navigateur,paix à son âme ! C’était une tête de linotte.

– Une fois, j’étais sur la LucyHolmes, dit Manuel de sa voix douce, voilà qu’ils ne veulentpas de son poisson dans Gloucester. Oui-da ? Ils ne nous endonnent rien. Là-dessus nous traversons la mer, et pensons à vendreà quelque homme de Fayal[48]. Puis levent fraîchit, et nous ne pouvons plus bien voir. Oui-da ?Voilà le vent qui fraîchit encore, et nous descendons en dessous etfilons très vite personne ne sait où. Bientôt nous apercevons uneterre, et voilà qu’il se met à faire un peu chaud. Alors s’amènentdeux, trois négros dans un brick. Oui-da ? Nous demandons oùnous sommes, et ils répondent – eh bien, qu’est-ce que vous pensezqu’ils répondent ?

– Grande Canarie, dit Disko au bout d’unmoment.

Manuel secoua la tête en souriant.

– Blanco, dit Tom Platt.

– Non. Pire que cela. Nous étionsau-dessous de Bissagos, et le brick, lui, était de Liberia !Du coup, nous y vendons notre poisson ! Pas mauvais,hein ? Oui-da ?

– Est-ce qu’une goélette comme celle-cipeut faire droit la traversée jusqu’en Afrique ? demandaHarvey.

– Doubler le cap Horn s’il y a quelquechose qui en vaille la peine et si les vivres tiennent, réponditDisko. Mon père, lui, fit aller son bachot, c’était une sorte dechasse-marée d’environ cinquante tonneaux, je crois – leRupert, le fit aller jusqu’aux montagnes de glace duGroenland, l’année où la moitié de notre flottille essayait depoursuivre la morue jusque-là. Et, ce qui est mieux, il emmena mamère avec lui, – histoire de lui montrer, je présume, comment lamonnaie se gagnait, – et ils furent enveloppés par les glaces, etje naquis à Disko. Je ne me souviens de rien de tout cela,naturellement. Nous revînmes quand la glace fléchit au printemps,et on me donna le nom de l’endroit. C’est plutôt un méchant tour àjouer à un bébé, mais nous sommes tous destinés à commettre deserreurs dans notre vie.

– Pour sûr ! pour sûr ! ditSalters, en hochant la tête. Tous destinés à commettre des erreurs,et je vous dirai à vous deux, mousses ici présents, qu’après quevous avez commis une erreur – vous n’en commettez pas moins de centpar jour – le mieux est ensuite de le reconnaître, en hommes.

Long Jack lança un coup d’œil, un formidablecoup d’œil, qui embrassa tout le monde, sauf Disko et Salters, etl’incident fut clos.

Puis ils s’en allèrent de mouillage enmouillage vers le Nord, les doris dehors presque chaque jour,marchant le long de la lisière est du Grand-Banc par trente ouquarante brasses d’eau, et pêchant sans discontinuer.

Ce fut là que, pour la première fois, Harveyrencontra l’encornet, un des meilleurs appâts pour la morue, maisd’humeur fort changeante. Ils furent tirés de leurs couchettes, unenuit qu’il faisait noir, par les hurlements de Salters :« L’encornet ! ohé ! » et pendant une heure etdemie, chacun à bord resta pendu sur sa turtute – unmorceau de plomb peint en rouge et armé à la base inférieure d’uncercle d’épingles recourbées en arrière comme les baleines d’unparapluie entr’ouvert. L’encornet – pour quelque motif inconnu –aime cette chose autour de laquelle il s’enroule, et on l’amèneavant qu’il ait pu échapper aux épingles. Mais en abandonnant saretraite, il seringue d’abord de l’eau, ensuite de l’encre auvisage de son ravisseur ; et c’était amusant de voir leshommes tourner brusquement la tête pour esquiver le jet. Ilsétaient noirs comme ramoneurs lorsque tout cet émoi prit fin ;mais une pile d’encornets frais gisait sur le pont, et la grossemorue s’arrange fort bien d’un clair petit morceau de tentaculed’encornet à l’extrémité d’un hameçon boëtté de clovisse. Le joursuivant, ils prirent beaucoup de poisson, et rencontrèrent leCarrie Pitman,à qui ils crièrent leur veine. Sur quoi ilexprima le désir de faire l’échange – sept morues pour un seulencornet de belle taille ; mais Disko n’accepta pas le prix,et le Carrie s’éloigna maussadement sous le vent pouraller mouiller à un demi mille de là, dans l’espoir d’en attraperpour son propre compte.

Disko ne dit rien jusqu’après souper, momentoù il envoya Dan et Manuel flotter le câble du Sommes Ici,et annonça son intention d’aller se coucher avec la hache. Dan,naturellement, répéta tout cela à un doris du Carrie,lequel voulait savoir pourquoi ils flottaient leur câble,puisqu’ils n’étaient pas sur un fond de roche.

– Papa dit qu’il ne risquerait pas un bacdans un rayon de cinq milles autour de vous ! hurla Dangaiement.

– Pourquoi ne s’en va-t-il pas,alors ? Qu’est-ce qui l’en empêche ? dit l’autre.

– Parce que c’est comme si vous aviezpris l’avantage du vent sur lui, et il n’accepte ça d’aucun bateau,sans parler d’une fascière comme vous qui ne fait que dériver.

– Il n’a pas dérivé un brin cettecampagne-ci, repartit l’homme avec colère.

Car le Carrie Pitman avait laréputation déplaisante de briser l’équipement de son ancre.

– Alors, comment se fait-il que vousmouilliez ? dit Dan. C’est son meilleur endroit pour sepromener. Et s’il a fini de dériver, que diable faites-vous d’unnouveau bout dehors de foc ?

Le coup porta.

– Hé, toi là-bas, espèce de joueurd’orgue portugais ! ramène ton singe à Gloucester. Retourne àl’école, Dan Troop, telle fut la réponse.

– Waterproofs ! Waterproofs !glapit Dan, qui savait que l’un des hommes de l’équipage duCarrie avait travaillé dans une fabrique de waterproofsl’hiver précédent.

– Crevette ! Crevette deGloucester ! Sors de là, gars de la Nouvelle !

On n’est jamais bien reçu lorsqu’on traite unhomme de Gloucester d’habitant de la Nouvelle-Écosse. Dan réponditen conséquence.

– De la Nouvelle vous-mêmes, espèces debourgeois galeux ! espèces de pirates de Chatham. Sortez de làavec votre brick dans vos bas !

Sur quoi les puissances se séparèrent, maisChatham avait eu le dessous.

– Je savais bien ce qu’il en serait, ditDisko. Il a déjà fait tourner le vent. Il n’y a donc personne pourmettre l’interdit sur ce bachot-là ? Il va ronfler jusqu’àminuit, et juste au moment où nous allons nous endormir, il vapartir en dérive. Heureux que nous ne soyons pas entourés debateaux ici près. Mais je ne vais pas lever l’ancre pour Chatham.Il peut patienter.

Le vent, qui avait déjà tourné, se leva aucoucher du soleil et se mit à souffler continûment. Il n’y avaitpas toutefois assez de mer pour troubler même un palan de doris.Mais le Carrie Pitman n’obéissait qu’à lui-même ; lesmousses n’avaient pas fini leur quart qu’ils entendirent à bord del’autre bateau un bruit comme le crack-crack-crack de cesrevolvers énormes qu’on charge par la bouche.

– Gloria ! Gloria !Alleluia ! chanta Dan. Voici qu’il s’amène, papa, le gros boutpar devant, et qu’il marche en dormant comme il faisait àQueereau.

Se fût-il agi de tout autre bateau, que Diskoeût laissé les choses aller au petit bonheur, mais en l’occurrence,il coupa le câble au moment où le Carrie Pitman, avec toutl’Atlantique Nord pour se donner carrière, faisait des embardéesdroit sur eux. Le Sommes Ici, sous son foc et sa voile decape, ne lui donna pas plus de champ qu’il n’était absolumentnécessaire, – Disko n’avait pas envie de dépenser une semaine àcourir après son câble – mais il se tira des pattes en filant auvent, tandis que le Carrie passait à facile portée devoix, bateau silencieux et colère, à la merci d’une bordéedélirante de grosses plaisanteries du Banc.

– Bonsoir, dit Disko en soulevant sacoiffure, et comment ça pousse-t-il dans votre jardin ?

– Va-t’en dans l’Ohio louer une mule, ditl’oncle Salters. Pas besoin de cultivateurs ici.

– Faut-il que je vous prête mon ancre dedoris ? cria Long Jack.

– Débarque ton gouvernail et colle-ledans la vase ! dit Tom Platt.

– Dites donc ! (La voix de Dans’éleva aiguë et perçante du haut de la cage de la roue surlaquelle il se tenait debout.) Di-ites donc ! Est-ce que lafabrique de waterproofs fait grève ; ou bien ont-ils embauchédes filles, espèces de mal peignés ?

– Vire les drosses de gouvernail !cria Harvey, et cloue-les au fond.

C’était une de ces plaisanteries fleurant lesel, dont Tom Platt lui avait donné l’idée. Manuel se penchapar-dessus l’arrière pour crier :

– Johnna Morgan joue de l’orgue[49] ! Ah ! ah !ah !

Il agita son large pouce dans un geste demépris et de dérision indicibles, tandis que le petit Pen secouvrait de gloire en criant sur un ton sifflant :

– Tout doux. Hssh ! Viens donc ici.Pst !

Ils se balancèrent sur leur chaîne pour lereste de la nuit, d’un mouvement court, cassé, malaisé, comme letrouva Harvey, et perdirent une moitié de l’après-midi pourretrouver le câble. Mais les mousses convinrent que ce n’était pastrop cher acheter le triomphe et la gloire, et ils pensèrent avecchagrin à toutes les autres belles choses qu’ils auraient pu direau Carriedéconfit.

VII

Le jour suivant, ils tombèrent sur un plusgrand nombre de voiles tournant toutes lentement de l’est-nord-està l’ouest. Mais juste au moment où ils s’attendaient à faire lesbancs du côté de la Vierge, la brume se referma sur eux, et ilsjetèrent l’ancre, environnés du tintement de cloches invisibles. Onne se livra guère à la pêche, mais il arrivait qu’un doris enrencontrant un autre dans le brouillard, échangeait avec lui lesnouvelles.

Cette nuit-là, un peu avant le jour, Dan etHarvey, qui avaient dormi une bonne partie de la journée, seglissèrent hors de leurs couchettes pour chiper des beignets. Iln’y avait aucune raison pour qu’ils les prissent en secachant ; mais cela les leur rendait meilleurs, et faisaitenrager le cuisinier. La chaleur et l’odeur d’en bas les chassèrentsur le pont avec leur butin, et ils trouvèrent Disko à la cloche,qu’il passa à Harvey.

– Continue à la faire aller, dit-il. Ilme semble que j’entends quelque chose. Si c’est quoi que ce soit,je suis au mieux ici pour voir ce qu’il en est.

C’était un petit tintement esseulé.L’atmosphère épaisse semblait le prendre comme une pincée ; etdans les temps d’arrêt Harvey entendit le cri voilé d’une sirène depaquebot, et il en savait assez sur le Banc pour comprendre ce quecela voulait dire. Il lui revint, avec une horrible netteté,comment un jeune garçon en jersey couleur cerise – il détestaitmaintenant les vestons de fantaisie avec tout le mépris d’unpêcheur – comment un jeune garçon ignorant, tapageur, avait unefois déclaré que ce serait « épatant » si un steamercoulait un bateau de pêche. Ce jeune garçon-là avait une cabineparticulière avec bain chaud et bain froid, et dépensait dixminutes chaque matin à faire son choix sur un menu doré surtranche. Et ce même jeune garçon – non, son frère plus âgé debeaucoup – était en ce moment debout, à quatre heures, dansl’aurore à peine distincte, en cirés ruisselants et craquetants, entrain d’agiter, littéralement pour le salut de sa vie, une clocheplus petite que celle avec laquelle le stewart annonçait le premierdéjeuner, tandis que quelque part à portée de la main une proued’acier haute de trente pieds chargeait à vingt milles àl’heure ! Et le plus amer, c’est qu’il y avait là des gens entrain de dormir dans des cabines sèches et tapissées, appelés àtoujours ignorer qu’ils avaient massacré un bateau avant leur petitdéjeuner. Aussi Harvey agitait-il la cloche.

– Oui, ils ralentissent d’un cran leursacré propulseur, pour rester dans les bornes de la loi, dit Dan,en appliquant lui-même la bouche à la conque de Manuel. Et c’estconsolant quand on est tous au fond. Écoute-le ! C’estquelqu’un de pressé !

« Aououou – whououou –whoup ! » allait la sirène.

« Wingle – tingle –tink », allait la cloche.

« Graaa –outch ! » allait la conque, tandis que la mer etle ciel se confondaient en un brouillard laiteux.

Alors, Harvey se sentit tout près d’un grandcorps mouvant, et se surprit en train de regarder là-haut, toutlà-haut, le bord humide d’une proue à l’aspect de falaise, fonçantdroit, on eût dit, sur la goélette. Un gentil petit panache d’eaufrisait à l’avant, et montrait en se soulevant une longue échellede chiffres romains – XV, XVI, XVII, XVIII, et ainsi de suite – surune lumineuse paroi couleur saumon. Il inclina de l’avant avec un« ssssououou » à vous glacer le cœur ; l’échelledisparut ; une ligne de sabords cerclés de cuivre luisit aupassage ; un jet de vapeur fusa sur les mains de Harvey levéesdésespérément ; une trombe d’eau chaude gronda le long de lalisse du Sommes Ici, et la petite goélette chancela ettrembla dans un torrent d’eau tordue par l’hélice, tandis qu’unarrière de paquebot s’évanouissait dans la brume.

Harvey se sentait prêt à perdre connaissanceou à tomber malade, et peut-être les deux, quand il entendit uncraquement semblable à celui d’une malle jetée sur un trottoir, et,à peine perceptible à son oreille, une voix lointaine qui criaitsur un ton traînant : – À-dieu-va ! Vous nous avezcoulés !

– Est-ce nous ? dit-il à bout desouffle.

– Non ! Un bateau là-bas plus loin.Sonne. Nous allons voir, dit Dan, en mettant dehors un doris.

En une demi-minute, tous, sauf Harvey, Pen etle cuisinier, étaient hors du bord et déjà loin. Soudain le troncd’un mât de misaine de goélette, cassé net par le travers, dérivapassé l’avant. Puis un doris vide, peint en vert, s’en vint cognerà la coque du Sommes Ici, comme pour demander qu’on leprît à bord. Suivit après cela quelque chose, face à l’envers, enjersey bleu, mais – ce n’était pas la totalité d’un homme. Penchangea de couleur et retint sa respiration avec un tic tac de lagorge. Harvey frappa désespérément sur la cloche, car il craignaitqu’on ne les coulât à toute minute, et il sauta à portée de voix deDan dès que l’équipage revint.

– La Jennie Cushman, dit Danavec un rire nerveux, coupée net en deux – broyée etéparpillée ! À pas un quart de mille. Papa a pu avoir levieux. Il n’y a plus personne autre, et – il y avait aussi sonfils. Oh ! Harvey, Harvey, c’est une chose que je ne peuxsupporter ! J’ai vu…

Il laissa tomber sa tête sur ses bras etsanglota, tandis que les autres traînaient à bord un homme à têtegrise.

– Pour quoi faire que vous m’avezrepêché ? grogna l’étranger. Disko, pour quoi faire que tum’as repêché ?

Disko appesantit une lourde main sur sonépaule, car l’homme avait les yeux hagards et ses lèvrestremblaient tandis qu’il fixait l’équipage silencieux. Alors touthaut parla Pensylvanie Pratt, qui était aussi bien Haskins ou Richou Mac Vitty quand l’oncle Salters oubliait ; ses traits semétamorphosèrent, et de ceux d’un niais devinrent ceux d’un hommechargé d’ans et de sagesse, puis il prononça d’une voixforte :

– Le Seigneur a donné, et le Seigneur arepris ; loué soit le nom du Seigneur ! Je fus – je suisministre de l’Évangile. Laissez-le-moi.

– Oh ! vraiment, l’êtes-vous ?dit l’homme. Alors, priez pour que mon fils me soit rendu !Priez pour que me soient rendus un bateau de neuf mille dollars etmille quintaux de poisson. Si vous m’aviez laissé, ma veuve seraitallée à la Prévoyance et aurait travaillé pour gagner sa vie, etelle n’eût jamais su – jamais su. Maintenant il me faudra luiraconter.

– Il n’y a rien à dire, fit Disko. Lemieux est de te coucher un brin, Jason Olley.

Quand un homme a perdu son fils unique, letravail d’un été et ses moyens d’existence en trente secondesmontre en main, il est difficile de lui fournir desconsolations.

– Tous de Gloucester, n’est-ce pas ?demanda Tom Platt, en jouant désespérément avec un taquet dedoris.

– Oh, après tout, qu’est-ce que celafait ? dit Jason, en tordant sa barbe trempée. Je promènerailes baigneurs cet automne aux environs d’East Gloucester.

Il gagna lourdement le bordage, enchantant :

Happy birds that sing and fly

Round thine altars, O Most High ! [50]

– Viens avec moi. Viens en bas ! ditPen, comme s’il avait droit à donner des ordres.

Leurs yeux se rencontrèrent et se livrèrentune lutte de quelques secondes.

– Je ne sais pas qui vous êtes, mais jeviens, fit Jason avec soumission. Peut-être bien que cela me ferarentrer en possession des – de quelques-uns des – neuf milledollars.

Pen le conduisit dans la cabine dont il glissala porte derrière lui.

– Ce n’est pas Pen, s’écria l’oncleSalters. C’est Jacob Boller – et, il se rappelle Johnstown !Je n’ai jamais vu de tels yeux dans la tête d’un vivant. Qu’est-cequ’il faut faire maintenant ? Qu’est-ce qu’il faut que jefasse ?

On put entendre la voix de Pen et celle deJason s’élever ensemble. Puis Pen continua seul ; et Saltersôta son chapeau, car Pen était en train de prier.

Tout à coup le petit homme parut au haut desmarches, le visage inondé de larges gouttes de sueur, et regardal’équipage. Dan sanglotait toujours contre la roue.

– Il ne nous reconnaît pas, grommelaSalters. C’est tout à refaire encore, le trictrac et le reste – etque va-t-il me dire ?

Pen parla. Ils purent voir qu’il s’adressaitcomme à des étrangers.

– J’ai prié, dit-il. Notre monde a foidans la prière. J’ai prié pour la vie du fils de cet homme. Lesmiens ont été noyés sous mes yeux, elle et mon fils aîné et – lesautres. Un homme ira-t-il montrer plus de sagesse que sonCréateur ? Je n’ai jamais prié pour qu’ils recouvrent la vie,et voilà que j’ai prié pour le fils de cet homme, et que ce filslui sera certainement rendu.

Salters jeta sur Pen un regard d’implorationpour voir s’il se rappelait.

– Combien de temps ai-je été fou ?demanda Pen soudain.

Sa bouche se contractait.

– Bah ! Pen, tu n’as jamais étéfou ! commença Salters. Seulement un peu comme qui diraitabsent.

– J’ai vu les maisons heurter le pontavant que les incendies s’allument. Je ne me rappelle plus rien.Combien y a-t-il de temps de cela ?

– Je ne peux pas l’endurer ! Je nepeux pas l’endurer ! cria Dan.

Et Harvey se mit à gémir par sympathie.

– Dans les environs de cinq ans, réponditDisko d’une voix tremblante.

– J’ai donc été chaque jour à la chargede quelqu’un tout ce temps-là ? Qui était-ce ?

Disko désigna Salters.

– Mais non ! mais non ! s’écrial’agriculteur-marin, en se tordant les mains. Tu as gagné plus quedeux fois ton entretien ; et c’est moi qui te dois del’argent, Pen, outre la moitié de ma part dans le bateau, quit’appartient pour valeur reçue.

– Vous êtes de braves gens. Cela se voitsur vos visages. Mais…

– Sainte Mère de Dieu ! murmura LongJack. Et dire qu’il a été avec nous toutes ces campagnes-ci !Il est complètement ensorcelé.

La cloche d’une goélette se fit entendre lelong du bord, et une voix héla à travers le brouillard :

– Ohé, Disko ! Entendu parler de laJennie Cushman ?

– Ils ont retrouvé son fils !s’écria Pen. Tenez-vous tranquilles, et voyez la main duSeigneur !

– Recueilli Jason ici à bord, réponditDisko, dont la voix tremblait. Y… en avait-il d’autres ?

– Nous en avons trouvé un, nous aussi.Sommes tombés en travers, il était entortillé dans un méli-mélod’épaves qui pouvaient bien avoir été un gaillard d’avant. Il a latête un peu fendue.

– Qui est-ce ?

Les battements de cœur de ceux du SommesIci se répondirent l’un l’autre.

– Suppose que c’est le jeune Olley, ditla voix d’un ton traînant.

Pen éleva les mains et prononça quelque choseen allemand. Harvey aurait juré que sur sa face levée dardait unéclatant soleil ; mais la voix traînante poursuivit :

– Di – ites donc ! Vous autres,copains, vous vous êtes chouettement moqués de nous l’autrenuit !

– Nous ne nous sentons guère en train denous moquer en ce moment, repartit Disko.

– Je le sais ; mais pour direl’honnête vérité, nous – chassions plutôt, – oui, nouschassions[51], quand nous sommes tombés surle jeune Olley.

C’était l’irrémissible Carrie Pitman,et un rire tremblant s’éleva du pont du Sommes Ici.

– Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux quevous nous envoyiez le vieux à bord ? Nous rentrons pourprendre de la boëtte et un équipement d’ancre. J’imagine que vousn’avez pas besoin de lui, en tout cas, et ce sacré travail decabestan fait que nous manquons d’hommes. Nous en prendrons soin.Il est marié à la tante de ma femme.

– Je peux vous donner n’importe quoi dansle bateau, dit Troop.

– Besoin de rien, sauf, peut-être, uneancre qui tienne. Dites ? Le jeune Olley commence à se montrerplutôt inquiet et agité. Envoyez-nous le vieux !

Pen le tira de la stupeur où l’avait plongéson désespoir, et Tom Platt l’emmena à force de rames. Il s’en allasans un mot de remerciement, ne sachant pas ce qui arrivait, et labrume se referma sur le tout.

– Et maintenant, dit Pen, en prenantlonguement sa respiration comme s’il allait prêcher. Et maintenant– (le corps tendu rentra en lui-même comme une épée rentre aufourreau ; la lumière s’éteignit dans les yeux tropbrillants ; la voix reprit son habituel petit ricanementtouchant) et maintenant, dit Pensylvanie Pratt, croyez-vous qu’ilsoit trop tôt pour une petite partie de trictrac, Mr.Salters ?

– Tout juste – tout juste ce que j’allaisdire moi-même, s’écria promptement Salters. C’est renversant, Pen,la façon dont tu devines ce qui se passe dans l’esprit d’unhomme.

Le petit personnage rougit et suivitdocilement Salters à l’avant.

– Lève l’ancre ! Dépêchons !Quittons ces eaux de malheur ! cria Disko.

Jamais ne fut-il plus promptement obéi.

– Maintenant, que diable supposez-vousque tout cela signifie ? dit Long Jack, quand ils furent unefois de plus en train de se frayer leur route dans le brouillard,trempés, dégouttants, et encore sous le coup de l’étonnement.

– La façon dont je le comprends, repartitDisko de la roue, la voici : l’affaire de la JennieCushman est arrivée à un estomac vide.

– Il – nous avons vu un des hommespasser, sanglota Harvey.

– Et c’est cela, naturellement,qui l’a échoué, juste comme une allège au rivage ; cela l’amené droit, j’imagine, à se rappeler Johnstown et Jacob Boller etun tas d’autres souvenirs. Alors, de consoler Jason, cela l’amaintenu un bout de temps, tout comme on accore un bateau. Puis,étant faible, les étais lui ont manqué l’un après l’autre, et il aglissé jusqu’en bas des chantiers, et maintenant le voilà à flot denouveau. C’est tout ce que, moi, je comprends là-dedans.

Il fut admis que Disko était entièrement dansle vrai.

– Cela aurait tout retourné Salters, ditLong Jack, si Pen était resté Jacob Boller pour de bon. Avez-vousvu sa figure quand Pen lui a demandé à la charge de qui il avaitété toutes ces dernières années ? Comment va-t-il,Salters ?

– Il dort – il dort comme une souche.S’est mis au lit comme un enfant, répliqua Salters, en gagnantl’arrière sur la pointe du pied. Naturellement, pas de boulottagejusqu’à ce qu’il s’éveille. Avez-vous jamais vu un pareil don pourla prière ? Il a positivement fait rendre à l’Océan le jeuneOlley. C’est ma croyance. Jason était fichtrement orgueilleux deson garçon, et je me suis dit tout le temps que Dieu le punissait àcause qu’il adorait de vaines idoles.

– Il y en a d’autres tout aussi sots, ditDisko.

– Cela, c’est différent, rétorquapromptement Salters. Pen n’est pas bien calfaté, et je ne fais queremplir mon devoir auprès de lui.

Ils attendirent trois heures, ces hommesaffamés, que Pen réapparût, le visage rassis et ne se souvenant derien. Il déclara qu’il croyait avoir rêvé. Puis il voulut savoirpourquoi ils étaient si taciturnes, et ils ne purent le luidire.

Disko fit travailler tout le monde sans merciles trois ou quatre jours qui suivirent et lorsqu’ils ne pouvaientpas sortir, leur faisait faire demi-tour dans la cale pour empilerles provisions du navire dans un plus petit espace afin de ménagerplus de place pour le poisson. La masse entassée allait de lacloison de la cabine à la porte à coulisses derrière le poêle duposte ; et Disko montra comme quoi c’est tout un art de savoirarrimer le chargement de façon à amener une goélette à son meilleurtirant d’eau. L’équipage se trouva ainsi tenu en haleine jusqu’à cequ’il eût recouvré ses esprits ; et Long Jack chatouillaHarvey d’un bout de corde, sous prétexte qu’il se montrait, disaitl’homme du Galway, « aussi mélancolique qu’un chat malade pourdes choses qu’on ne pouvait empêcher ». L’esprit du jeunegarçon travailla beaucoup pendant ces sombres journées ; ildit à Dan ce qu’il pensait, et Dan fut de son avis – même pourdemander les beignets au lieu de les chiper.

Mais une semaine plus tard, tous deux firentpresque chavirer la Hattie S., dans une tentative furieusepour poignarder un requin à l’aide d’une vieille baïonnetteattachée à un bâton. Le monstre farouche se frottait le long dudoris en quête du fretin, et ce fut une grâce que sur les troistous s’en tirassent vivants.

Enfin, après avoir bien joué à colin-maillarddans la brume, vint un matin où Disko, du fond du gaillard d’avantcria :

– Dépêchons, mes garçons ! nousvoilà en ville !

VIII

Jusqu’à la fin de ses jours jamais Harveyn’oubliera le spectacle. Le soleil était juste au-dessus del’horizon, qu’ils n’avaient pas vu depuis près d’une semaine, et salumière rouge venait en rasant frapper les voiles de cape des troisflottilles de goélettes à l’ancre – une au nord, une vers l’ouest,et une au sud. Il devait y en avoir près d’un cent, de toutesformes et constructions possibles, avec, loin là-bas, une françaiseaux voiles carrées, toutes s’entre-saluant et se faisant desrévérences. De chaque bateau s’égrenaient les doris, telles lesabeilles d’une ruche encombrée ; et la clameur des voix, legrincement des cordages et poulies, l’éclaboussement des rames,portaient à des milles sur l’ample soulèvement des houles. Lesvoiles prenaient toutes les couleurs, noir, gris-perle, blanc, àmesure que montait le soleil ; et des bateaux toujours plusnombreux émergeaient des brumes vers le sud.

Les doris s’assemblaient en groupes, seséparaient, se reformaient, se rompaient de nouveau, tous suivantla même direction ; tandis que les hommes se hélaient,sifflaient, par les lèvres comme par l’instrument, et chantaient,et que l’eau se mouchetait d’un tas de détritus jetés par-dessusbord.

– C’est une ville, dit Harvey, Diskoavait raison. C’estune ville !

– J’en ai vu de plus petites, dit Disko.Il y a environ un millier d’hommes ici ; et voici là-bas laVierge.

Il désigna un espace libre de mer verdâtre oùl’on ne voyait pas de doris.

Le Sommes Ici longea le cercle del’escadrille nord, Disko saluant de la main amis sur amis, etmouilla avec toute la correction d’un yacht de course à la fin dela saison. La flottille du Banc a pour habitude de laisser passersous silence une bonne manœuvre ; mais gare au bousilleur, ilest l’objet de railleries tout le long de la ligne.

– Juste à temps pour le petitcapelan[52], cria la Mary Chilton.

– Le sel presque employé ? demandale King Philip.

– Hé ! Tom Platt. Viens-tu souper cesoir ? demanda le Henry Glay.

Et questions et réponses de voler de part etd’autre. Certains d’entre eux s’étaient déjà rencontrés à la pêcheen doris dans le brouillard, et il n’est pas d’endroit pour lecommérage comme la flottille du Banc. Ils semblaient tous aucourant du sauvetage de Harvey, et demandaient s’il en faisait déjàpour son sel. Les jeunes têtes ardentes plaisantaient avec Dan,lequel pour son compte avait la langue bien pendue, ets’enquéraient de leur santé par les sobriquets de ville qui leurplaisaient le moins. Les compatriotes de Manuel baragouinaient aveclui dans leur langue ; et il n’est pas jusqu’au silencieuxcuisinier qui ne fut surpris à cheval sur le bout-dehors de foc, entrain de crier du gaélique à un ami aussi noir que lui. Aprèsqu’ils eurent flotté le câble – tout le tour de la Vierge est enfonds rocheux, et la négligence se traduit par des équipementsd’ancre éraillés et le danger de dériver – après qu’ils eurentflotté le câble, leurs doris s’en allèrent rejoindre lerassemblement de bateaux ancrés à un mille de là environ. Lesgoélettes roulaient et tanguaient à distance prudente, telles descanes veillant sur leur couvée, alors que les doris se conduisaienten canetons qui manquent de maintien.

Comme ils pénétraient dans la confusion,bateau battant bateau, Harvey sentit ses oreilles tinter auxremarques qu’on faisait sur sa nage. Tous les dialectes en usage duLabrador à Long Island, y compris le portugais, le napolitain, lesabir, le français et le celtique, avec des chansons, desacclamations, de nouveaux jurons, retentissaient autour de lui, etil semblait qu’il fût le point de mire de tout cela. Pour lapremière fois de sa vie il se sentit intimidé – peut-être un silong séjour avec ses seuls compagnons du Sommes Ici enétait-il la cause – parmi les douzaines de visages farouches qui sedressaient et se renforçaient suivant les mouvements des petitesembarcations vacillantes. Une douce, respirante houle, de trois« furlongs »[53] del’entre-deux à la crête, soulevait paisiblement sur son épaule uneenfilade de doris aux couleurs variées. Ils restaient un instantsuspendus, étrange frise sur la ligne du ciel, pendant que leurshommes brandissaient le bras et hélaient. Le moment d’après lesbouches ouvertes, les bras agités et les poitrines nuesdisparaissaient, tandis que sur une autre houle surgissait une filetoute nouvelle de personnages, comme les acteurs de carton d’unthéâtre d’enfant. Aussi Harvey ouvrait-il de grands yeux.

– Attention ! dit Dan, en agitantune épuisette. Quand je te dirai : « Puise ! »tu puiseras. Le capelan se formera en bande d’un moment à l’autre àpartir de maintenant. Où allons-nous nous mettre, TomPlatt ?

Poussant, écartant, et se déhalant, saluant devieux amis ici et avertissant de vieux ennemis là, le commodore TomPlatt conduisit sa petite flottille bien sous le vent de la cohuegénérale, et immédiatement trois ou quatre hommes se mirent àhisser leurs ancres avec l’intention de profiter de l’abri des gensdu Sommes Ici. Mais un éclat de rire s’éleva. Un dorisvenait de s’élancer hors de son poste avec une rapidité excessive,et l’on en voyait l’occupant tirer furieusement sur l’amarre.

– Donne-lui du jeu ! rugirent vingtvoix. Tâche qu’il s’en débarrasse.

– Qu’est-ce que c’est ? demandaHarvey, comme le bateau filait sud avec la rapidité de l’éclair. Ilest mouillé, n’est-ce pas ?

– Mouillé, oui, probable, mais sonéquipement m’a tout l’air bizarre, répondit Dan, en riant. Labaleine s’est embrouillée dedans… Puise, Harvey ! Lesvoici !

La mer autour d’eux se couvrit comme d’unnuage et s’assombrit, puis ce fut en un frisselis d’aversel’arrivée de tout petits poissons d’argent, et sur un espace decinq ou six acres la morue commença de sauter comme la truite enmai ; derrière la morue trois ou quatre larges dos d’ungris-noir partageaient l’eau en gros bouillons.

Alors tout le monde cria et tâcha de hisserson ancre pour arriver au milieu du banc, s’embrouilla dans laligne de son voisin et dit ce qu’il avait sur le cœur, puis plongeafurieusement dans l’eau son épuisette, et hurla aux camaradesconseils et avertissements, tandis que l’abîme fusait comme unebouteille de soda fraîchement débouchée, et que morue, hommes etbaleines fonçaient de compagnie sur l’infortunée boëtte. Harvey setrouva presque renversé par-dessus bord par le manche du filet deDan. Mais au milieu de tout le tumulte sauvage, il remarqua, pourne l’oublier jamais, le petit œil fixe, malicieux – quelque chosecomme en train de faire route presque au ras de l’eau, et qui,déclara-t-il, lui faisait de l’œil. Trois bateaux virent ceschasseurs insouciants du sein des mers s’embrouiller dans leursamarres et furent remorqués un demi-mille avant que leurs chevauxne se fussent débarrassés de la ligne.

Puis le capelan s’éloigna, et cinq minutesplus tard on n’entendait plus que le clapotement des plombs deligne le long du bord, le battement de la morue, et le bruit desmaillets au fur et à mesure que les hommes étourdissaient lepoisson. Ce fut une pêche miraculeuse. Harvey pouvait voir la morueluire sous l’eau et nager lentement en troupeaux, mordant avecautant de constance qu’elle nageait. La loi du Banc interditstrictement plus d’un hameçon par ligne quand les doris sont sur laVierge ou sur les bancs de l’Est ; mais les bateaux setenaient si près l’un de l’autre que les simples hameçons eux-mêmess’entortillaient, et Harvey se trouva en chaude discussion avec undoux et barbu Terre-Neuvien d’un côté et de l’autre un Portugaisbraillard.

Pire que l’embrouillement des lignes de pêcheétait sous l’eau la confusion des petits câbles de doris. Chaquehomme avait mouillé où bon lui avait semblé, dérivant et ramantautour de son point fixe. Comme le poisson mordait moins vite,chacun voulait lever l’ancre pour aller chercher un meilleurterrain ; mais il y avait bien un homme sur trois d’intimementembrouillé avec quelque quatre ou cinq voisins. Couper le câbled’autrui est sur le Banc un crime inqualifiable ; et pourtantce fut fait, et fait sans découverte des coupables, trois ou quatrefois ce jour-là. Tom Platt surprit un homme du Maine en plein dansl’acte noir, et le cogna sur le plat-bord avec un aviron, et Manueltraita un compatriote de la même façon. Mais le câble de Harvey futcoupé, de même celui de Pen, et ils durent être transformés enbateaux de décharge pour porter le poisson au Sommes Iciau fur et à mesure que les doris s’emplissaient. Le capelan revintencore en bancs au crépuscule, moment où la clameur insenséerecommença ; et à la tombée de la nuit, ils s’en retournèrentà l’aviron procéder à la toilette sous la lumière des lampes àpétrole posées sur le rebord du parc.

Le tas était énorme, et le sommeil les prit enfaisant la toilette. Le jour suivant, plusieurs bateaux firent lapêche droit au-dessus de la tête de la Vierge ; et Harvey, aumilieu d’eux, put plonger ses regards sur l’herbe même de ce rocisolé qui se hausse à moins de vingt pieds de la surface. La morues’y trouvait en légions et accomplissait sa procession solennellesur les algues semblables à du cuir. Lorsqu’elles mordaient, ellesmordaient toutes ensemble, et tel en était-il lorsqu’ellescessaient de mordre. Vers midi, il y eut un moment de relâche, etles doris se mirent en quête d’un amusement. Ce fut Dan qui signalal’arrivée de l’Espoir de Prague, et comme ses bateauxvenaient se joindre à la compagnie ils furent accueillis par cettequestion :

– Quel est l’homme le plus chiche de laflottille ?

Trois cents voix répondirentgaiement :

– Nick Bra-ady.

Cela résonna comme un chant d’orgue.

– Qui est-ce qui a volé les mèches delampe ?

C’était Dan qui donnait sa part decontribution.

– Nick Bra-ady, chantèrent lesbateaux.

– Qui est-ce qui a fait bouillir de laboëtte salée à la place de la soupe ?

C’était un médisant inconnu à un quart demille de là.

Le chœur reprit d’une voix joyeuse.

Or, Brady n’était pas particulièrement chiche,mais il avait cette réputation, et la flottille en tirait parti.Puis ils découvrirent un homme d’un bateau de Truro, lequel, sixans auparavant, avait été convaincu de se servir d’un agrès à cinqou six hameçons – un « scrowger » comme ils l’appellent –sur les Hauts-fonds. Naturellement on l’avait baptisé :« Scrowger Jim » ; et quoique depuis lors il se fûttoujours tenu caché sur les Georges, il trouva l’attendant à pleinegorge tous les honneurs qui lui étaient dus. Les pêcheursentamèrent une sorte de chœur en feu d’artifice. « Jim !Ô Jim ! Jim ! Ô Jim ! Sssscrowger Jim ! »qui fit la joie de tout le monde. Et lorsqu’un homme de Beverly,poète à ses heures – il avait passé tout le jour à arranger cela,et en parlait depuis des semaines – chanta : « L’Ancre duCarrie Pitman ne le tient pas pour un sou ! »les doris se sentirent vraiment en bonne fortune. Alors il leurfallut demander à cet homme de Beverly comment il faisait pour êtreaussi peu inspiré, puisque les poètes eux-mêmes ne font pas tout cequ’ils veulent. Chaque goélette et presque chaque homme vit sontour arriver. Était-il quelque part un cuisinier négligent ousale ? Les doris le chantaient lui et sa cuisine. Trouvait-onune goélette mal en point ? La flottille l’apprenait tout aulong. Un homme avait-il chipé du tabac à un camarade detable ? On le nommait dans l’assemblée ; et le nom s’enallait rebondir de houle en houle. Les jugements infaillibles deDisko, le bateau de marée que Long Jack avait vendu des annéesauparavant, la bonne amie de Dan (oh, mais cela mettait Dan dansune rage !), la malchance de Pen avec les ancres de doris, lesidées de Salters sur les engrais, les petits faux pas de Manuel àterre dans les sentiers de la vertu, et l’air de demoiselle aveclequel Harvey maniait l’aviron – tout se voyait étalé enpublic ; et à mesure que la brume retombait autour d’eux enplis argentés au-dessous du soleil, les voix semblaient celle d’untribunal de juges invisibles prononçant des sentences.

Les doris rôdèrent, pêchèrent et sechamaillèrent jusqu’au moment où, la mer grossissant, ils tirèrentdavantage chacun de son côté pour mettre leurs flancs à l’abri,pendant que quelqu’un criait que, si la mer continuait à grossir,la Vierge allait briser. Un homme du Galway insouciant, etson neveu prétendirent que non, levèrent l’ancre, et s’en allèrentnager sur le roc même. Nombre de voix leur crièrent de revenir,tandis que d’autres les défiaient de tenir. À mesure que les houlesau dos lisse passaient en route vers le sud, elles soulevaient ledoris de plus en plus haut dans le brouillard pour le laisserretomber dans une eau vilaine, aspirante, tout en tourbillons, oùil pirouettait autour de son ancre à un pied ou deux du rocinvisible. C’était jouer avec la mort par simple bravade ; etles bateaux regardaient dans un silence gêné, quand Long Jack,grimpant à force de rames derrière ses compatriotes, coupatranquillement leur câble.

– Est-ce que vous ne l’entendez pascogner ? cria-t-il en désignant le rocher. Poussez ! aunom de votre vie ! Poussez !

Les hommes jurèrent et voulurent discuterpendant que le bateau dérivait ; mais la houle suivante eut unsoubresaut, comme un homme qui trébuche sur un tapis. On entenditun sanglot profond, suivi d’un rugissement croissant, et la Viergerejeta deux larges bandes d’eaux écumantes, blanches, furieuses,lugubres au-dessus de la mer sans profondeur. Alors tous lesbateaux se mirent à applaudir de toutes leurs forces Long Jack, etles hommes du Galway retinrent leur langue.

– N’est-ce pas que c’est élégammentfait ? dit Dan, en se laissant balancer comme un jeune phoquechez lui. Elle va briser maintenant à peu près une fois pardemi-heure, à moins que la houle remplisse bien. Qu’est-ce qu’ellemet de temps d’ordinaire quand elle travaille, Tom Platt ?

– Une fois toutes les quinze minutes, àla minute battante. Harvey, tu as vu la chose la plus étonnante duBanc ; et sans Long Jack tu aurais vu mort d’hommes.

Une rumeur de gaieté partit de l’endroit où labrume reposait plus épaisse et où les goélettes faisaient tinterleurs cloches. Une grande barque avança avec précaution le nez horsdu brouillard, et fut accueillie par des acclamations et des crisde « Venez donc, chérie ! » de la part du clanirlandais.

– Un autre Français ? demandaHarvey.

– Tu n’as donc pas d’yeux ? C’est unbateau de Baltimore, et qui tremble de peur bleue ! dit Dan.Nous allons nous fiche de lui à le mettre en quatre morceaux.J’suppose que c’est la première fois que son patron rencontre laflottille sur ce chemin.

C’était un bâtiment de huit cents tonnes, noiret de belle prestance. Sa grande voile était carguée, et son hunierbattait avec indécision dans le peu de vent qui soufflait. Or, unebarque est féminine entre toutes les filles de la mer, et cettegrande créature hésitante, avec sa poupée blanc et or, avait toutl’air d’une femme troublée qui relève à demi ses jupes pourtraverser une rue crottée sous les quolibets d’une bande de petitsdrôles. C’était du reste assez sa situation. Elle se savait quelquepart dans le voisinage de la Vierge, en avait entendu lerugissement, et en conséquence demandait sa route. Voici seulementun échantillon de ce qu’elle entendit de la part des dorisdansants :

– La Vierge ? De quoiparles-tu ? C’est le Have un dimanche matin. Rentre chez toipour te dégriser.

– Rentre, espèce de tortue ! Rentreleur dire que nous venons.

Une demi-douzaine de voix entonnèrent le chœurle plus harmonieux, pendant que son arrière redescendait avec unbourrelet d’eau et un bouillonnement d’écume dans l’entre-deux deslames.

– Ça – aaa – y est, – elle –touche !

– Tribord ! tribord pour votresalut ! Vous voilà sur la pointe.

– Bâbord ! bâbord ! Laisse toutaller !

– Tout le monde aux pompes !

– Bas le foc, et pousse à lagaffe !

Ici le patron se fâcha et dit de gros mots. Onsuspendit immédiatement la pêche pour lui répondre, et il luifallut entendre pas mal de choses curieuses à propos de son bateauet de son prochain port d’attache. On lui demanda s’il étaitassuré ; et où il avait volé son ancre, parce que, disait-on,elle appartenait au Carrie Pitman ; on appela sonbateau une marie-salope, et on l’accusa de décharger de latripaille pour effaroucher le poisson ; on lui offrit de leremorquer et de l’amener contre remboursement à sa femme ; etun jeune gars plein d’audace se glissa presque sous la poupe, lafrappa du plat de sa main ouverte, et glapit :

– Allons, ma vieille !

Le cuisinier lui vida dessus une casserole decendres, et l’autre répliqua par des têtes de morue. L’équipage dela barque lança de la cuisine des escarbilles, et les dorismenacèrent de venir à bord les « raser ». Ils auraientprévenu la barque sur-le-champ si elle avait été réellement enpéril ; mais, voyant qu’elle était bien à l’abri de la Vierge,ils tirèrent parti de la situation. La farce fut éventée quand lerocher parla de nouveau, à un demi-mille au vent, et la barque ausupplice, hissant tout ce qu’elle avait de toile, poursuivit sonchemin ; mais les doris eurent conscience que les honneursleur restaient.

Toute cette nuit-là, la Vierge rugit d’unevoix rauque ; et le matin suivant, sur une mer en courroux,crêtée de blanc, Harvey vit la flottille, les mâts se trémoussant,qui attendait le mot d’ordre. Pas un doris ne fut poussé dehorsjusqu’à dix heures, où les deux Jerauld du Day’s Eye,imaginant une accalmie qui n’existait pas, donnèrent l’exemple. Enune minute la moitié des bateaux furent dehors à s’entre-saluer aumilieu des houles moutonneuses ; mais Troop garda les hommesdu Sommes Ici au travail de la toilette. Il ne voyait pasde bon sens dans les « défis » ; et, comme cesoir-là la tempête augmentait, ils eurent le plaisir de recevoirdes étrangers trempés, trop contents de trouver un refuge dans lecoup de vent. Les mousses se tenaient avec des lanternes au pieddes palans de doris, les hommes prêts à amener, un œil ouvert surla vague balayante qui leur faisait lâcher tout et se retenir pourle salut de leur vie. De l’obscurité sortait un cri aigu :

– Doris ! doris !

Ils agrippaient au moyen d’un croc ethissaient à bord un homme trempé et un bateau à demi sombré aupoint que leurs ponts étaient garnis de nichées de doris et que lescouchettes étaient pleines. Cinq fois, pendant leur quart, Harveyainsi que Dan durent sauter sur la corne, à l’endroit où elle étaitattachée au bout-dehors, et se cramponner des bras, des jambes etdes dents aux cordages, aux mâts et à la voile trempée, tandisqu’une grosse vague couvrait les ponts. Un doris fut mis en pièces,et la mer envoya l’homme la tête la première sur le pont, luiouvrant le front ; et vers l’aube, quand les vagues lancées augalop de course se crêtèrent de blanc tout le long de leurs froidesarêtes, un autre homme, bleu et spectral, rampa jusqu’à bord, unemain brisée, en demandant des nouvelles de son frère. Sept bouchesd’extra s’assirent au petit déjeuner – un Suédois, un patron deChatham, un mousse de Hancock (Maine), un homme de Duxbury et troisde Biddeford.

Le jour suivant on procéda dans la flottille àun appel nominal ; et quoique personne ne dît mot, tout lemonde mangea de meilleur appétit quand l’un après l’autre lesbateaux déclarèrent leurs équipages à bord au complet. Seuls deuxPortugais et un vieil homme de Gloucester furent noyés, maisnombreux étaient les blessés ou contusionnés. Deux goélettesavaient rompu leur câble et s’étaient trouvées poussées dans ladirection du sud, à trois jours de la mer. Un homme mourut sur unFrançais – c’était la même barque qui avait échangé du tabac avecceux du Sommes Ici. Elle s’éloigna en glissant toutdoucement par une matinée humide et blanche, gagna une tache d’eauprofonde, ses voiles pendant toutes, et Harvey put voir lesfunérailles à l’aide de la longue-vue de Disko. Elles seréduisirent au glissement, par-dessus bord, d’un paquet oblong. Ilsne parurent avoir aucune forme de service, mais dans la nuit, àl’ancre, Harvey les entendit, à travers l’étendue noire poudréed’étoiles, chanter quelque chose qui s’élevait comme un hymne.

C’était, sur un ton très lent :

« La brigantine,

Qui va tourner,

Roule et s’incline

Pour m’entraîner.

Ô vierge Marie,

Pour moi priez Dieu !

Adieu, patrie ;

Québec, adieu ! »

Tom Platt leur rendit visite, parce que,disait-il, le mort était son frère comme franc-maçon. On sut qu’unevague avait plié le pauvre gars sur le pied du beaupré et lui avaitbrisé les reins. La nouvelle de cette mort se répandit commel’éclair, car, contrairement à la coutume générale, le Français fitune vente de la défroque du mort, – il n’avait de parents ni àSaint-Malo ni à Miquelon, – et tout fut étalé sur le toit du rouf,depuis son bonnet rouge en tricot jusqu’à sa ceinture de cuir avec,au dos, le couteau à gaine. Dan et Harvey se trouvaient dehors parvingt brasses d’eau sur la Hattie S., et naturellement allèrent àcoups d’aviron rejoindre la foule. Ce fut une longue nage, et ilsrestèrent un petit moment, le temps pour Dan d’acheter le couteau,qui avait un curieux manche de cuivre. Quand ils repassèrentpar-dessus bord et poussèrent au large dans la bruine et un rien demer, il leur vint à l’esprit qu’ils pourraient tirer de l’ennuid’avoir négligé les lignes.

– J’suppose que cela ne nous ferait guèrede mal d’être réchauffés un brin, dit Dan en frissonnant sous sescirés.

Et ils continuèrent de nager au cœur d’unebrume blanche qui, comme toujours, tomba sur eux sans criergare.

– Il y a trop de sacrés courants par icipour s’en fier à son instinct, dit-il. Jette l’ancre, Harvey, nousallons pêcher un peu jusqu’à ce que cette machine-là se lève.Attache ton plus gros plomb. Trois ne sont pas de trop dans une eaucomme celle-ci. Regarde comme elle tend déjà sur son câble.

Un tout petit bouillonnement se produisit àl’avant, où quelque courant du Banc maintenait le doris en droiteligne sur sa corde ; mais ils ne pouvaient voir à une longueurde bateau dans aucune direction. Harvey remonta son col et secourba en deux sur son tourniquet, de l’air d’un navigateuréreinté. La brume, maintenant, n’était plus pour lui un objet deterreur particulière. Ils pêchèrent quelque temps en silence ettrouvèrent que la morue mordait bien. Puis Dan tira le couteau àgaine et en éprouva le fil sur le plat-bord.

– C’est un bijou, dit Harvey. Commentas-tu pu l’avoir à si bon compte ?

– À cause de leurs sacrées superstitionscatholiques, répondit Dan, en donnant des coups de pointe avec lalame brillante. Ils ne veulent pas prendre du fer d’un mort, pourainsi parler. As-tu vu tous ces pêcheurs français d’Arichat reculerquand j’ai mis l’enchère ?

– Mais une vente, ce n’est pas prendrequelque chose à un mort. C’est une affaire.

– Oui, nous autres nous savons que cen’est pas la même chose, mais il n’y a pas à discuter en matière desuperstition. C’est un des avantages qu’on trouve à vivre dans unpays de progrès.

Et Dan se mit à siffler :

Oh, Double Thatcher, how are you ?

Now Eastern Point comes inter view.

The girls an’ boys we soon shall see,

At anchor off Cape Ann

– Pourquoi cet homme d’Eastport n’a-t-ilpas poussé, alors ? Il a acheté ses bottes. Est-ce que leMaine n’est pas un pays de progrès ?

– Le Maine ? Peuh ! Ils n’ensavent pas assez, ou bien ils n’ont pas assez d’argent, pourpeindre seulement leurs maisons, dans le Maine. Je les ai vus.L’homme d’Eastport m’a dit que le couteau avait servi – c’est dumoins ce que le capitaine français lui a déclaré – avait servi surla côte française l’année dernière.

– Blessé un homme ? Lance-nous lemaillet.

Harvey amena son poisson, reboëtta, et rejetala ligne par-dessus bord.

– L’a tué ! Naturellement, quandj’ai entendu cela, j’ai grillé plus que jamais du désir del’avoir.

– Bonté du Christ ! Je ne le savaispas, dit Harvey, en se retournant. Je t’en donnerai un dollar quandje recevrai mon gage – Dis donc – je t’en donnerai deuxdollars.

– Vrai ? Est-ce qu’il te plaît tantque cela ? demanda Dan, en rougissant. Eh bien ! pourparler franchement, je l’ai plutôt acheté pour toi – pour te ledonner ; mais je ne voulais pas le dire jusqu’à ce que j’aievu comment tu prendrais la chose. Il est à toi, de grand cœur,Harvey, puisque nous sommes camarades de doris, et de ceci et decela, et de tout le reste. Attrape ça !

Il le lui tendit, ceinture, et tout.

– Mais écoute. Dan, je ne vois pas…

– Prends-le. Il ne m’est pas utile. Jedésire que tu l’aies.

La tentation était trop forte.

– Dan, tu es un brave gars, dit Harvey.Je le garderai toute ma vie.

– Ça fait plaisir d’entendre ça, dit Danavec un bon rire.

Puis, pressé de changer de sujet :

– On croirait que ta ligne tient àquelque chose.

– Embrouillée, j’imagine, dit Harvey ens’évertuant autour.

Avant de tirer dessus, il attacha la ceintureautour de lui, et ce ne fut pas sans un profond plaisir qu’ilentendit la pointe de la gaine cliqueter sur le banc.

– Nom de nom de nom d’un chien !s’écria-t-il. Elle se comporte comme si elle était sur un fond defraise. C’est tout sable ici, n’est-ce pas ?

Dan se pencha par-dessus bord, et donna unesecousse pour voir.

– Le flétan se conduira de cette façons’il boude. Ce n’est pas un fond de fraises. Remue-la deux ou troisfois. Elle rend, pour sûr. J’crois que nous ferions mieux de laramener pour voir ce que c’est.

Ils tirèrent ensemble, en attachant fortementaux taquets chaque tour de ligne, et le poids invisible s’élevaavec une molle lourdeur.

– Quelle prise, hein ! Hisse !cria Dan.

Mais l’exclamation finit en un cri aigu, undouble cri d’horreur, car de la mer sortait – le corps du Françaismort qu’on avait immergé deux jours auparavant ! L’hameçonl’avait saisi sous l’aisselle droite, et il se balançait, rigide ethorrible, la tête et les épaules au-dessus de l’eau. Les brasétaient attachés au côté, et – il n’avait plus de visage. Les deuxgarçons tombèrent comme une masse l’un sur l’autre au fond dudoris, et là restèrent-ils tandis que la chose saluait le long dubord, maintenue sur la ligne raccourcie.

– C’est la marée – la marée qui l’aapporté ! dit Harvey les lèvres tremblantes, comme ilcherchait à tâtons l’agrafe de la ceinture.

– Oh ! mon Dieu ! Oh !Harvey ! gémit Dan, dépêche-toi. Il est revenu pour lecouteau. Redonne-le-lui. Enlève-le.

– Je n’en veux pas ! jen’en veux pas ! cria Harvey. Je ne peux pas trouver la bou –oucle.

– Vite, Harvey ! C’est taligne !

Harvey se dressa sur son séant pour dégraferla ceinture, faisant face à la tête qui, sous ses cheveuxruisselants, n’avait pas de visage.

– Il tient toujours, souffla-t-il toutbas à Dan qui sortit son couteau et coupa la ligne, pendant queHarvey lançait la ceinture loin par-dessus bord.

Le corps rentra dans l’eau en faisant« plop », et Dan avec précaution se leva sur les genoux,plus blanc que le brouillard.

– C’est pour lui qu’il est venu. C’estpour lui qu’il est venu. J’en ai déjà vu un s’en venir sur un« trawl », mais cela ne m’a trop rien fait,tandis que lui, il est venu à nous exprès.

– Je voudrais – je voudrais n’avoirjamais pris le couteau. Alors c’est sur ta ligne qu’il seraitvenu.

– Je ne vois pas la différence que celaaurait fait. Nous en voilà tous les deux vieillis de dix ans.Oh ! Harvey, as-tu vu sa tête ?

– Si je l’ai vue ! Je ne l’oublieraijamais. Mais voyons, Dan ; cela ne pouvait pas êtreexprès. Ce n’était que la marée.

– La marée ! Il est venu pour lui,Harvey. Tu comprends, ils l’ont immergé à six milles au sud de laflottille, et nous sommes à deux milles de l’endroit où le bateauest mouillé maintenant. Ils m’ont dit qu’ils l’avaient chargé d’unebrasse et demie de câble-chaîne.

– Je me demande ce qu’il avait bien pufaire avec le couteau – là-haut sur la côte française ?

– Quelque chose de mal. J’suppose qu’ilest obligé de le porter avec lui jusqu’au jugement dernier, etc’est pourquoi – Qu’est-ce que tu fais avec le poisson !

– Je le jette par-dessus bord, ditHarvey.

– Pour quoi faire ? Ce n’est pasnous qui le mangerons.

– Cela ne fait rien. Il m’a suffi de leregarder en face pendant que je défaisais la ceinture. Tu peuxgarder ta pêche si tu veux. Quant à la mienne je n’en ai quefaire.

Dan, sans rien dire, rejeta son poissonpar-dessus bord.

– J’crois que le mieux est de se mettre àl’abri, murmura-t-il enfin. Je donnerais un mois de paye pour quecette brume se lève. Il se passe dans le brouillard des choses quel’on ne voit pas en temps clair – des sanglots et des huées, etautres machines semblables. C’est une sorte de soulagement pour moiqu’il ait pris le chemin par où il est venu, au lieu de marcher.Car il aurait pu marcher.

– Tai-ais-toi, Dan ! Nous sommesjuste au-dessus de lui en ce moment. Ah ! que je voudrais êtreen sûreté à bord, quitte à recevoir une dégelée de l’oncleSalters !

– Ils vont se mettre à notre recherched’ici un instant. Passe-moi le cor de chasse.

Dan prit la trompette de fer-blanc, mais fitune pause avant de souffler.

– Vas-y, dit Harvey. Je n’ai pas envie derester ici toute la nuit.

– La question est de savoir commentil va prendre cela. Il y avait un homme d’en bas de lacôte qui m’a raconté qu’une fois il était sur une goélette où ilsn’osaient pas seulement souffler de la corne pour appeler lesdoris, à cause que le patron – pas l’homme avec lequel il était,mais un capitaine qui l’avait commandée cinq ans avant – avait noyéun mousse contre le bord dans un accès d’ivresse ; et toujoursdepuis, ce mousse ramait aussi le long du bord et criait :« Doris ! doris ! » avec les autres.

– Doris ! Doris ! cria une voixétouffée dans la brume.

Ils s’accroupirent de nouveau, et la trompettetomba de la main de Dan.

– Tiens bon ! cria Harvey, c’est lecuisinier.

– Je me demande ce qui a bien pu me fairepenser à cet imbécile de conte, non plus, dit Dan. C’est ledocteur, c’est clair.

– Dan ! Danny ! Ooohé,Dan ! Harvey ! Harvey ! Ooohé, Haarveee !

– Nous sommes ici, chantèrent en chœurles deux garçons.

Ils entendaient les avirons, mais ne purentrien voir jusqu’à ce que le cuisinier, luisant et dégouttant,arrivât sur eux.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?dit-il. Vous allez être battus en rentrant.

– C’est tout ce que nous demandons. C’estaprès quoi nous soupirons, dit Dan. Tout ce qui est du bord esttout ce qu’il nous faut. Nous avons eu de la compagnie plutôtdécourageante.

Comme le cuisinier leur passait une amarre,Dan lui raconta l’histoire.

– Ouui ! Lui venu pour soncouteau.

C’est là tout ce qu’il dit.

Jamais le petit Sommes Ici roulant neparut un plus délicieux home que lorsque le cuisinier, né et élevédans les brumes, les y ramena à force de rames. De la cabinesortait un chaud halo de lumière et de l’avant une bonne odeur decuisine, et cela vous mettait au septième ciel d’entendre Disko etles autres, tous bien vivants et solides, penchés sur la lisse,leur promettre une raclée de première classe. Mais le cuisinierétait un noir maître en fait de stratégie. Il ne fit pas accosterles doris avant d’avoir fourni les points les plus saillants detoute l’affaire, expliquant, comme il reculait et cognait dur toutautour de la voûte, comme quoi Harvey était la mascotte à réduire ànéant toute espèce de malchance. Aussi les mousses arrivèrent-ils àbord plutôt sous l’apparence de héros quelque peuinquiétants ; et, au lieu de les rosser pour avoir causé del’ennui, chacun se mit à leur adresser des questions. Little Pen yalla d’un véritable discours sur la folie des superstitions ;mais il eut contre lui l’opinion publique qui fut toute en faveurde Long Jack, lequel raconta les plus atroces histoires derevenants jusqu’à près de minuit. Sous cette influence, personne,sauf Salters et Pen, n’osa parler d’« idolâtrie » lorsquele cuisinier plaçant sur une planchette une chandelle allumée, ungâteau de fleur de farine et d’eau, et une pincée de sel, mit letout à la mer à l’arrière du bateau pour tenir le Françaistranquille au cas où il se serait montré encore turbulent. Danalluma la chandelle parce que c’était lui qui avait acheté laceinture, et le cuisinier grommela et marmotta des paroles magiquesaussi longtemps qu’il put voir cahoter sur l’eau le petit point deflamme.

– Qu’est-ce que tu penses du progrès etdes superstitions catholiques ? demanda Harvey à Dan, comme,leur quart fait, ils allaient se coucher.

– Euh ! je suppose que je vois aussiclair et que je suis autant pour le progrès que le premier venu,mais quand il arrive à un matelot de pont de Saint-Malo, aprèsqu’il est mort, de rendre tout roide de peur deux pauvres moussespour un couteau de trente sous, eh bien alors, le cuisinier peutbien me faire croire tout ce qu’il voudra. Je me méfie desétrangers, vivants ou morts.

Le lendemain matin, tous, sauf le cuisinier,se sentaient quelque peu honteux des cérémonies de la veille, etils abattirent double besogne sans s’adresser la parole autrementque d’un ton bourru.

Le Sommes Ici luttait à armes égalesavec le Parry Norman à qui ferait le plus vite sesquelques derniers chargements ; et la lutte fut si chaude quela flottille prit parti et paria du tabac. Tout le monde travaillaaux lignes ou à la toilette jusqu’au moment où on tombait desommeil sur l’ouvrage – commençant avant l’aube, et finissant quandil faisait trop sombre pour y voir. On se servit même du cuisinierpour jeter le poisson et on envoya Harvey dans la cale pour passerle sel, tandis que Dan aidait à la toilette. Le hasard voulut qu’unhomme du Parry Norman se donnât une entorse en tombant dugaillard d’avant, et ceux du Sommes Ici gagnèrent. Harveyavait beau se demander comment on aurait pu fourrer un poisson deplus, Disko et Tom Platt tassaient, tassaient toujours, nivelant lamasse à l’aide de grosses pierres prises au lest, et il y avaittoujours « juste encore une journée de travail ». Diskone le leur dit pas quand tout le sel fut employé. Il se contenta dedéambuler jusqu’au lazaret derrière la cabine et se mit à déplierl’immense grand’voile. Cela se passait à dix heures du matin. Versmidi la voile de cape était amenée, la grand’voile et le hunier misen place, et des doris s’en vinrent avec des lettres pour lamaison, enviant leur bonne fortune. Enfin, elle procéda aunettoyage des ponts, hissa le pavillon – honneur qui revient dedroit au premier bateau quittant le Banc, – leva l’ancre, et se miten mouvement. Disko prétendit vouloir obliger les gens qui ne luiavaient pas envoyé leur courrier, et en conséquence la manœuvraavec grâce parmi les goélettes. À dire vrai, c’était sa petitepromenade triomphale, et pour la cinquième année elle montrait lemarin qu’il était. L’accordéon de Dan et le violon de Tom Plattservirent d’accompagnement au couplet magique qu’on ne doit chanterque lorsque tout le sel est employé :

– Hih ! Yih ! Yoho ! Send your lettersraound !

All our salt is wetted, an’ the anchor’s off thegraound !

Bend, oh, bend your mains’l, we’re back to Yankeeland–

With fifteen hunder’ quintal.

An’ fifteen hunder’ quintal,

’Teen hunder’ toppin’ quintal,

’Twix’ old ’Queereau an’Grand.

Les dernières lettres s’abattirent sur lepont, enroulées à des morceaux de charbon, et les hommes deGloucester crièrent des commissions pour leurs femmes, leur gentféminine et leurs armateurs, tandis que le Sommes Iciterminait la chevauchée musicale à travers la flottille, ses voilesd’avant tremblotant comme la main d’un homme lorsqu’il la lève pourdire au revoir.

Harvey ne tarda pas à découvrir que leSommes Ici avec sa voile de cape, flânant de mouillage enmouillage, et le Sommes Ici maintenu ouest côté sud sousla toile du retour, étaient deux fort différents bateaux. La rouemordait et ruait même par temps de demoiselle ; il pouvaitsentir le lourd poids mort dans la cale lancée puissamment en avantau travers des lames, et le torrent de bulles qui courait le longdu bord lui donnait le vertige.

Disko les tint occupés à taquiner lesvoiles ; et lorsqu’elles furent tendues comme celles d’unyacht de course, Dan dut attendre sur le grand hunier qu’il fallaitcontrebrasser à chaque bordée. Dans les moments de répit, ilspompaient, car le poisson entassé laissait dégoutter de la saumure,laquelle ne fait pas précisément de bien au chargement. Mais, dumoment où il n’y eut plus de pêche, Harvey eut tout le temps deregarder la mer à un autre point de vue. La goélette accroupie setrouvait naturellement dans les termes les plus intimes avec sonentourage. On voyait peu l’horizon, sauf quand elle couronnait unehoule ; et le plus souvent, c’est en jouant des coudes, en sedémenant et par des cajoleries, qu’elle se taillait droit sa routeà travers les entre-deux gris, gris-bleu, ou noirs, traverséspartout comme de dentelle de bandes d’écume brisée ; ou bienen se frottant avec des airs de caresse au flanc de quelque plusgrosse montagne d’eau. On eût cru qu’elle disait :

– Vous ne voudriez pas, sûrement, mefaire de mal ? Je ne suis que le petit SommesIci.

Puis de s’éloigner d’une glissade en se riantdoucement à elle-même, jusqu’à ce qu’elle se trouvât en présence dequelque nouvel obstacle.

Les gens les plus bornés ne peuvent êtretémoins de pareilles choses heure sur heure au cours de longuesjournées sans y prêter attention ; et Harvey, qui était moinsque borné, commençait à comprendre et aimer le chœur aride descrêtes de vagues qui tournent sur elles-mêmes avec un bruitd’incessant déchirement ; la course des vents qui font route àtravers les libres espaces et rassemblent en troupeaux les grandsreflets bleu pourpre des nuages ; la splendide ascension durouge lever de soleil ; le reploiement et l’empaquetage desbrumes du matin, muraille sur muraille se retirant à travers lesplanchers blancs ; l’éblouissement et le flamboiement desmidis aromés de sel ; le baiser de la pluie tombant sur desmilliers de milles carrés, mornes et plats ; l’embrunissementfrileux des choses à la fin du jour ; et les millions de ridesde la mer sous le clair de lune, quand le bout-dehors de foctisonnait solennellement les étoiles basses, et que Harveydescendait pour demander au cuisinier un gâteau sec.

Mais le plus amusant, c’était quand lesmousses étaient mis ensemble à la barre, Tom Platt à portée devoix, et que la goélette, tapissant sa lisse sous le vent au niveaudu fracas d’azur, conservait un petit arc-en-ciel de sa façon,intact au-dessus de son cabestan. Alors les mâchoires de la bômegeignaient contre le mât, et les écoutes grinçaient, et les voiless’emplissaient de rumeur ; et quand elle glissait dans unentre-deux, elle trébuchait comme une femme qui se prend les piedsdans sa robe de soie, pour ressortir de là son foc trempé jusqu’àmoitié, et soupirant après et cherchant du regard les hauts pharesjumeaux de Thatcher’s Island.

Ils quittèrent le gris froid des mers du Banc,virent les bateaux chargés de bois en route pour Québec par lesdétroits de Saint-Laurent, et les bricks de Jersey chargés de selqui arrivent d’Espagne et de Sicile ; passé le banc d’Artimonils trouvèrent un brave petit vent nord-est qui les mena en vue duphare Est de Sable Island – point devant lequel Disko ne traîna pas– et qui leur tint compagnie passé Western et Le Have, jusqu’aubord septentrional des Georges. De là ils atteignirent les eauxplus profondes, et la laissèrent filer gaillardement.

– Hattie tire sur la ficelle, ditconfidentiellement Dan à Harvey. Hattie et maman. Dimanche prochaintu paieras un mousse pour jeter de l’eau sur les fenêtres afin depouvoir dormir. J’suppose que tu vas rester avec nous jusqu’à ceque ton monde arrive. Sais-tu ce qui est encore au-dessus duplaisir de rentrer au port ?

– Un bain chaud ? dit Harvey.

Il avait les sourcils tout blancs d’embrundesséché.

– Ça, c’est bon aussi, mais une chemisede nuit, c’est encore meilleur. J’ai rêvé de chemises de nuit toutle temps, depuis que nous avons hissé la grand’voile. On peut alorsfaire jouer ses doigts de pied. Maman en aura une neuve pour moi,lavée à l’eau douce. C’est la maison, Harvey. C’est lamaison ! Cela se sent dans l’air. Nous courons au bord d’unebrise chaude en ce moment, et je sens d’ici les baies de laurier.Je me demande si nous n’allons pas arriver pour souper. Barrebâbord un tantinet.

Les voiles hésitantes battirent et biaisèrentdans l’air tiède comme la mer profonde se calmait, bleue ethuileuse, autour d’eux. Quand ils sifflaient après le ventseulement, la pluie arriva en verges drues, bouillonnante ettambourinante, et, derrière elle, le tonnerre et les éclairs demi-août. Ils restèrent étendus sur le pont, pieds et bras nus, às’entre-raconter ce qu’ils commanderaient à leur premier repas àterre ; car voici que la terre était bien en vue. Un bateau deGloucester, qui faisait la pêche à l’espadon, s’approcha d’eux, lepetit poste sur le beaupré occupé par un homme qui brandissait unharpon, sa tête nue emplâtrée de pluie.

– Et tout va bien ! chanta-t-ilgaiement, comme s’il faisait le quart sur quelque grand paquebot.Wouverman vous attend, Disko. Quelles nouvelles de laflottille ?

Disko les lui cria et passa, tandis que legros orage d’été pesait là-haut, et que les éclairs vacillaient lelong des falaises de quatre points différents à la fois. À leurlueur apparut le cirque des montagnes basses qui entourent le portde Gloucester, Ten Pound Island, les hangars à poisson, avec laligne crénelée des toits de maisons, et jusqu’au moindre espar et àla moindre bouée sur l’eau, en éclairs aveuglants qui revenaient ets’évanouissaient une douzaine de fois à la minute dans le temps quele Sommes Ici se glissait sur la demi-marée, et que labouée sirène se lamentait et désolait derrière lui. Puis l’orages’éloigna en dagues de flammes bleuâtres, longues, espacées,mauvaises, suivies d’un dernier grondement pareil à celui d’unebatterie d’obusiers, et l’air ébranlé tressaillit sous les étoilescomme il retournait au silence.

– Le pavillon, le pavillon, dit soudainDisko, en brandissant le doigt en l’air.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda LongJack.

– Otto ! En berne. On peut nous voirdu rivage maintenant.

– J’avais tout à fait oublié. Il n’a pasde parents à Gloucester, hein ?

– La fille qu’il devait épouser cetautomne.

– Que Marie la prenne en pitié ! ditLong Jack.

Et il amena le petit pavillon à mi-mât enmémoire d’Otto, balayé du bord par un coup de vent à hauteur duHave trois mois auparavant.

Disko essuya ses yeux trempés de pluie etconduisit le Sommes Ici au débarcadère de Wouverman, endonnant ses ordres à voix basse, tandis que la goélette faisait ense balançant le tour des remorqueurs amarrés, et que les gardes denuit la hélaient de l’extrémité des jetées noires comme de l’encre.Outre l’obscurité et le mystère de leur marche, Harvey sentait lecontinent une fois de plus ramassé autour de lui, avec ses milliersde gens endormis, et la senteur de la terre après la pluie, et lebruit familier d’une locomobile de garage toussotant toute seuledans une cour de décharge ; et toutes ces choses lui faisaientbattre le cœur et lui serraient la gorge comme il se tenait là prèsde l’écoute de misaine. Ils entendirent le veilleur de nuit ronflersur un bateau-feu, pénétrèrent, hésitants, dans un cul-de-sac deténèbres qu’une lanterne, de chaque côté, éclairaitfaiblement ; quelqu’un s’éveilla en bougonnant, leur lança unecorde, et ils s’amarrèrent à un quai silencieux que flanquaient degrands hangars toiturés de tôle et pleins de vide chaud. Puis ilsrestèrent là sans plus de bruit.

Alors Harvey s’assit auprès de la roue, etsanglota, sanglota, comme si son cœur dût se briser, et une grandefemme, qui attendait assise sur une bascule, sautant dans lagoélette, embrassa Dan une fois sur la joue ; car c’était samère, et elle avait vu le Sommes Ici à la lueur deséclairs. Elle ne prit garde à Harvey que lorsqu’il se fut un peuremis, et que Disko lui eut raconté son histoire. Alors on serendit tous ensemble chez Disko, comme l’aube commençait àpoindre ; et jusqu’à ce que le bureau du télégraphe fût ouvertet qu’il pût télégraphier aux siens, Harvey Cheyne se sentitpeut-être le garçon le plus abandonné qui fût en la grandeAmérique. Mais le plus curieux fut que Disko ni Dan ne semblassenttrouver mauvais qu’il pleurât.

Wouverman ne voulut pas accepter les prix deDisko, tant que celui-ci, sûr que le Sommes Ici était aumoins d’une semaine en avance sur n’importe quel autre bateau deGloucester, ne lui eut pas donné quelques jours pour lesdigérer ; aussi tout le monde s’en allait-il flâner par lesrues, et l’on vit Long Jack arrêter le tramway de Rocky Neck, parprincipe, disait-il, jusqu’à ce que le conducteur acceptât de levoiturer pour rien. Mais Dan errait, son nez taché de son en l’air,plein de mystère à en craquer, et traitant sa famille du haut de sagrandeur.

– Dan, il faudra que je te corrige si tucontinues, dit Troop d’un air pensif. Depuis que nous sommes àterre, cette fois-ci, tu es devenu par trop impertinent.

– Je le corrigerais dès maintenant s’ilétait à moi, dit aigrement l’oncle Salters.

Lui et Pen prenaient pension chez lesTroop.

– Oh ! oh ! dit Dan en setraînant avec l’accordéon tout autour de la petite cour dederrière, prêt à sauter de l’autre côté du mur si l’ennemiapprochait. Papa, vous êtes libre de votre propre jugement, maisrappelez-vous que je vous ai averti. Votre propre chair et votrepropre sang vous ont averti ! Ce ne sera pas ma fautesi vous vous êtes trompé, mais je serai sur le pont pour vousobserver. Et quant à vous, l’oncle Salters, le maîtred’hôtel de Pharaon ne vous allait pas à la cheville ! Guettezbien et attendez. Vous serez plus retourné que votre sacré trèflesous la charrue ; tandis que moi – Dan Troop – je fleuriraicomme un jeune laurier vert[54] parceque je ne m’en suis pas tenu à ma seule opinion.

Disko fumait dans toute sa dignité d’homme àterre, une paire de superbes pantoufles aux pieds.

– Tu deviens aussi détraqué que le pauvreHarvey. Vous ne faites tous deux que ricaner, chuchoter et vousdonner des coups de pied sous la table, au point qu’il n’y a plusde tranquillité dans la maison, dit-il.

– Il va y en avoir encore joliment moinsbientôt – pour quelques gens, répliqua Dan. Attendez voir.

Lui et Harvey se rendirent par le tramway àGloucester Est, d’où ils gagnèrent à pied le phare par les massifsde lauriers, et ils s’étendirent sur les gros galets rouges où ilsrirent à en avoir mal au ventre. Harvey avait montré à Dan untélégramme, et ils jurèrent de garder le silence jusqu’à ce que labombe éclatât.

– La famille de Harvey ? dit Dansans sourciller, après souper. Eh bien ! j’imagine que cen’est pas grand’chose, sans quoi nous aurions entendu parler d’elleà l’heure qu’il est. Son père tient une espèce de commerce là-basdans l’Ouest. Il se peut qu’il vous donne la jolie somme de cinqdollars, papa.

– Qu’est-ce que je t’ai dit ?repartit Salters. Dan, prends garde de t’étrangler.

IX

Quels que puissent être ses chagrins privés,un multimillionnaire, comme tout autre homme de travail, doitrester à la hauteur de son affaire. Harvey Cheyne père s’était,vers la fin de juin, rendu dans l’Est au-devant d’une femme brisée,à demi folle, qui nuit et jour rêvait de son fils en train de senoyer dans les eaux grises de l’Océan. Il l’avait entourée demédecins, d’infirmières expertes, de masseuses, voire d’amis àfidélité-remède ; mais tout fut inutile. Mrs. Cheyne demeuraitsilencieuse et pleurait, ou bien des heures durant parlait de songarçon à qui voulait l’entendre. D’espoir, elle n’en avait nul, etqui eût pu lui en offrir ? Tout ce qu’il lui fallait, c’étaitl’assurance que ceux qui se noient ne souffrent pas ; et sonmari montait la garde de peur qu’elle n’en fît l’expérience. De sonpropre chagrin il parlait peu – à peine en connut-il la profondeurjusqu’au jour où il se surprit à demander au calendrier placé surson pupitre :

– À quoi bon continuer ?

Il avait toujours eu, fort plaisante pour lui,comme idée de derrière la tête qu’un jour, lorsqu’il aurait toutmis en ordre et que l’enfant aurait quitté le collège, il prendraitson fils sur son cœur et le conduirait dans ses possessions. Alors,suivant son raisonnement, le raisonnement des pères occupés, cegarçon-là deviendrait sur-le-champ pour lui un compagnon, unassocié, un allié, et il s’ensuivrait de splendides annéesemployées à mener ensemble de grands travaux à bonne fin – lavieille tête domptant le jeune sang. Or, son enfant était mort –perdu en mer, comme s’il se fût agi d’un matelot suédois dequelqu’un des grands navires à thé de Cheyne ; l’épouse étaitmourante, ou pire ; lui-même se voyait à la merci de régimentsde femmes, de docteurs, de servantes et de dames decompagnie ; excédé, à n’en pouvoir mais, par le déplacement etle changement inquiets de ses pauvres caprices à elle ; sansplus d’espoir, sans plus de courage pour tenir tête à ses nombreuxennemis.

Il avait conduit sa femme à son palaisflambant neuf de San Diego, où elle et ses gens occupaient une ailede grand prix, et Cheyne, dans une pièce en véranda, entre unsecrétaire et une dactylographe, laquelle était aussitélégraphiste, peinait fastidieusement de jour en jour. Il y avaitentre quatre chemins de fer de l’Ouest une guerre de tarifs danslaquelle on le supposait intéressé ; une grève ruineuse avaitpris de l’extension dans ses chantiers de bois de l’Orégon, et lalégislature de l’État de Californie, qui ne témoigne guère d’amourpour ceux qui le créèrent, préparait contre lui une guerreouverte.

En temps ordinaire il eût accepté la batailleavant qu’on la lui offrît, eût mené campagne joyeuse et sansscrupules. Mais maintenant il restait assis sans force, son chapeaunoir de feutre mou avancé sur le nez, son grand corps ratatiné dansses vêtements lâches, les yeux sur ses souliers ou les jonqueschinoises de la baie, et répondant un « oui » absent auxquestions du secrétaire qui dépouillait le courrier du samedi.

Cheyne était en train de se demander ce qu’ilen coûterait de lâcher tout et de se retirer. Il était assuré pourdes sommes énormes, il pouvait acheter pour lui-même de royalesannuités, et entre une de ses terres du Colorado et une petitesociété (qui ferait du bien à sa femme), c’est-à-dire Washington etles Carolines du Sud, un homme pourrait oublier des plans réduits ànéant. D’un autre côté…

Le tic tac de la dactylographe s’arrêtanet ; la jeune fille regardait le secrétaire, lequel avaitpâli.

Il passa à Cheyne un télégramme qu’on faisaitsuivre de San Francisco :

Recueilli par goélette de pêcheSommes Ici étant tombé bateau grand plaisir sur Banc à pêcherbien portant attends Gloucester Massachusetts aux soins Disko Troopargent ou mandat télégraphiez quoi faire et comment vamaman Harvey N. Cheyne.

Le père le laissa choir, pencha la tête sur lecylindre du bureau fermé, et respira lourdement. Le secrétairecourut chercher le docteur de Mrs. Cheyne, lequel trouva Cheyne entrain de marcher de long en large.

– Qu’est-ce – qu’est-ce que vous enpensez ? Est-ce possible ? Est-ce que cela signifiequelque chose ? Je ne peux pas arriver à comprendre,pleura-t-il.

– Je comprends, moi, dit le docteur. Jeperds sept mille dollars par an – c’est tout.

Il pensa à la clientèle ardue de New-Yorkqu’il avait lâchée sur la demande impérieuse de Cheyne, et renditle télégramme avec un soupir.

– Entendez-vous que vous le luidiriez ? Ce peut être une imposture ?

– Pour quel motif ? répondit ledocteur avec calme. La preuve est trop certaine. C’est trèssûrement l’enfant.

Entra une femme de chambre parisienne,impétueusement, comme quelqu’un d’indispensable que retiennentseulement de gros gages.

– Mrs. Cheyne demande que Monsieur viennetout de suite. Elle croit Monsieur malade.

Le maître de trente millions de dollars courbala tête avec humilité pour suivre Julie ; et une voix grêle,aiguë, sur le palier supérieur du grand escalier carré de boisblanc, cria :

– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-cequi est arrivé ?

Nulles portes ne purent arrêter le cri qui serépercuta à travers la maison sonore un moment plus tard, lorsquele mari lâcha brusquement la nouvelle.

– Et voilà qui va bien, dit avec sérénitéle docteur à la dactylographe. Le seul aphorisme médical qui dansles romans ait quelque apparence de vérité, c’est que la joie netue pas, Miss Kinzey.

– Je le sais ; mais nous avonsd’abord des tas de choses à faire.

Miss Kinzey était de Milwaukee, quelque peupositive en paroles, et comme elle avait du penchant pour lesecrétaire, elle devina qu’il y avait du travail en main. Il étaiten train d’étudier attentivement la vaste carte d’Amérique dérouléesur le mur.

– Milsom, nous traversons tout droit. Lewagon particulier – droit par – Boston. Fixez lesembranchements ! cria Cheyne du haut de l’escalier.

– J’y pensais.

Le secrétaire se tourna vers la dactylographe,et leurs yeux se rencontrèrent (d’où naquit une histoire – rien àfaire avec cette histoire). Elle regarda interrogativement, doutantde ses ressources. Il lui fit signe de se diriger vers le Morsecomme un général engage ses brigades dans l’action. Puis à la façond’un musicien il se passa la main dans les cheveux, regarda leplafond, et se mit au travail, pendant que les doigts blancs deMiss Kinzey appelaient le continent d’Amérique.

– K. H. Wade, Los Angeles – LeConstance est à Los Angeles, n’est-ce pas, MissKinzey ?

– Oui.

Miss Kinzey fit signe de la tête entre les tictac pendant que le secrétaire regardait à sa montre.

– Vous y êtes ! EnvoyezConstance, wagon particulier, ici, et arrangez pour spécialpartir d’ici dimanche en temps vous rattacher New-York Limited àSeizième rue, Chicago, mardi prochain.

Click – click – click !

– Pas moyen de faire mieux ?

– Pas sur ces pentes. Cela leur donnesoixante heures d’ici à Chicago. Ils ne gagneraient rien à fairechauffer spécialement une locomotive à l’est de cela. Vous yêtes ? Aussi arrangez avec Lake Shore and MichiganSouthern pour prendre Constance sur New-York Central andHudson River Buffalo à Albany, et B. and A. de même Albany àBoston. Indispensable atteindre Boston mercredi soir. Assurez-vousque rien n’empêche. Ai télégraphié aussi Canniff, Toucey etBarnes. Signez Cheyne.

Miss Kinzey fit oui de la tête, et lesecrétaire poursuivit :

– Et maintenant, Canniff, Toucey etBarnes, cela va sans dire. Vous y êtes ? Canniff, Chicago.Veuillez conduire mon wagon particulier Constance deSanta-Fé Seizième rue mardi prochain après midi sur N. Y.Limited direct à Buffalo et passez à N. Y. C. pourAlbany. – Jamais été à New-York, Miss Kinzey ? Nous ironsun de ces jours.

– Vous y êtes ? Menez le wagonBuffalo à Albany sur Limited mardi après-midi. Cela, c’estpour Toucey.

– Sans être jamais allée à New-York jesais cela ! – dit-elle avec un hochement de tête.

– Pardon. Maintenant, Boston et Albany,Barnes, mêmes instructions d’Albany direct à Boston. Partons troisheures cinq après-midi (inutile de télégraphier cela) ;arrivons neuf heures cinq du soir mercredi. Ainsi Wade est àcouvert pour tout, mais c’est chose qui se paie, de secouer lesdirecteurs.

– C’est merveilleux, fit Miss Kinzey,avec un regard d’admiration.

C’était le genre d’homme qu’elle comprenait etappréciait.

– Ce n’est pas mal, dit Milsommodestement. Oui, tout autre que moi aurait perdu trente heures etdépensé une semaine à arranger le trajet, au lieu de passer Cheyneau Santa-Fé direct à Chicago.

– Mais, dites, à propos de cette New-YorkLimited. Chauncey Depew lui-même n’a pas pu y accrocherson wagon, suggéra Miss Kinzey rentrant en possessiond’elle-même.

– Oui, mais il ne s’agit pas ici deChauncey. Il s’agit de Cheyne – tonna-t-il. Cela va.

– Parbleu. Je crois que nous ferions biende télégraphier au gosse. Vous avez oublié cela, en toutcas.

– Je vais demander.

Quand il revint avec le message du père,priant Harvey de venir à leur rencontre à Boston à telle heure, iltrouva Miss Kinzey riant sur les clefs. Et Milsom se mit à rireaussi, car, à tic tac furieux, Los Angeles disait :

« Nous demandons savoir pourquoi– pourquoi – pourquoi ? Malaise général s’estmanifesté et se répand. »

Dix minutes plus tard Chicago appela MissKinzey en ces termes : « Si cataclysme doit survenirprière avertir amis en temps. Nous nous mettons tous ici àcouvert. »

Ce qui fut dépassé par un message de Topeka(et en quoi cela regardait-il Topeka, Milsom lui-même n’eût pu ledire) : « Ne tirez pas, colonel. Nous allons nousrendre. »[55]

Cheyne eut un sourire farouche devant laconsternation de ses ennemis quand les télégrammes furent sous sesyeux.

– Ils croient que nous sommes sur lesentier de la guerre. Dites-leur, Milsom, que nous ne nous sentonspas en train de combattre pour le moment. Dites-leur ce que nousallons faire. Je crois que vous feriez bien de venir, vous et MissKinzey, quoiqu’il soit peu probable que je m’occupe d’affaires enroute. Dites-leur la vérité – pour une fois.

Sur quoi la vérité fut dite. Miss Kinzeycliqueta dans ce sentiment pendant que le secrétaire ajoutait lacitation mémorable : « Ayons la paix, » et dans dessalles de conseil à deux mille milles de là, les représentants desoixante-trois millions de dollars en intérêts de chemins de ferdiversement gérés respirèrent plus librement. Cheyne volait à larencontre du fils unique, à lui si miraculeusement rendu. L’ourscherchait son ourson, non pas les taureaux. [56] Derudes hommes qui avaient déjà tiré le couteau pour défendre leurexistence financière mirent bas les armes et lui souhaitèrent bonnechance.

Ce fut une fin de semaine affairée pour lestélégraphes ; car, maintenant que tout sujet d’anxiétésemblait écarté, hommes et cités s’empressèrent de se mettred’accord. Los Angeles fit appel à San Diego et à Barstow pour queles mécaniciens de la Southern California reçussent avis et setinssent prêts dans leurs cabanes isolées ; Barstow passa lemot à l’Atlantic and Pacific ; et Albuquerque le fit volertout le long de l’administration de l’Atchison, Topeka andSanta-Fé, même dans Chicago. Il s’agissaitd’« accélérer » sur ces deux mille trois cent cinquantemilles une locomotive, un « combinationcar »[57] avec équipe, et le grand wagonparticulier Constance tout doré. Le train prendrait le passur cent soixante-dix-sept autres venants et allants ; ilfallait avertir les expéditeurs et les équipes de chacun desditstrains. On aurait besoin de seize locomotives, seize mécaniciens etseize chauffeurs, – toutes et tous triés sur le volet. Il seraitaccordé deux minutes et demie pour changer de machines, trois pourfaire de l’eau et deux pour faire du charbon. « Prévenez leshommes, et disposez réservoirs et chutes en conséquence ; carHarvey Cheyne est pressé, pressé – pressé », chantaient lesfils télégraphiques. « On compte sur quarante milles à l’heureet les inspecteurs de division accompagneront ce train spécial surle parcours de leur division respective. De San Diego à la Seizièmerue, Chicago, qu’on étende le tapis magique. Vite ! oh,vite ! »

– Cela va chauffer, dit Cheyne, comme ilsroulaient hors de San Diego, le dimanche dès l’aube. Nous allonsnous dépêcher, la maman, aussi vite qu’il nous sera possible ;mais je ne pense pas qu’il vaille la peine que vous mettiez déjàvotre chapeau et vos gants. Vous feriez mieux de vous étendre et deprendre votre médicament. Je ferais bien avec vous une partie dedominos, mais c’est dimanche.

– Je serai gentille. Oh ! je seraigentille. Seulement – d’enlever mon chapeau me fait comme si nousne devions jamais arriver là-bas.

– Essayez de dormir un peu, la maman, etnous serons à Chicago avant que vous vous en aperceviez.

– Mais, père, c’est à Boston. Dites-leurde se presser.

Les coursiers à six pieds se martelaient leurroute vers San Bernardino et les terres incultes du Mohave, mais larampe n’était pas faite pour accélérer la vitesse. Cela viendraitplus tard. La chaleur du désert succéda à la chaleur des montagnescomme ils tournaient à l’est vers les Aiguilles et le fleuve duColorado. Le wagon crépitait dans la sécheresse absolue et leflamboiement, pendant qu’on posait de la glace pilée sur le cou deMrs. Cheyne, et il franchissait laborieusement les longues, longuespentes, passé Ash Fork, vers Flagstaff, où sous des cieux arides etlointains, s’étendent les forêts et les carrières. L’aiguille dumarqueur vacillait et se démenait de droite et de gauche ; lesescarbilles cliquetaient sur le toit, et un tourbillon de poussièresemblait comme pompé derrière les roues tourbillonnantes. L’équipedu « combination car » était assise sur lesbancs, haletante et en bras de chemise, et Cheyne s’aperçut bientôtqu’il était au milieu d’elle en train de lui crier, par-dessus lerugissement du wagon, de vieilles, vieilles histoires de chemin defer, que connaît tout homme du métier. Il leur parla de son fils,et dit comme quoi la mer avait rendu son mort, et ils hochaient latête, crachaient et se réjouissaient avec lui ; ilss’informaient d’« elle, là-bas derrière », et sielle pourrait supporter que le mécanicien « laisse l’autre, leConstance,filer un brin », et Cheyne pensa que oui.En conséquence, le grand cheval de feu fut « lâché »entre Flagstaff et Winslow au point qu’un inspecteur de divisionprotesta.

Mais, dans le grand salon où la femme dechambre française, blême de frayeur, se cramponnait à la poignéed’argent de la porte, Mrs. Cheyne se contentait de geindre un peuet demandait à son mari de les prier d’aller « vite ». Etc’est ainsi qu’ils laissèrent derrière eux les sables desséchés etles rochers brûlés d’Arizona, et continuèrent de griller jusqu’aumoment où le fracas des chaînes d’attelage et le sifflement desfreins pneumatiques leur dirent qu’ils étaient à Coolidge, près dela ligne de partage du continent.

Trois hommes hardis et expérimentés, – rassis,pleins d’assurance et le corps sec au début ; pâles,frissonnants et trempés à la fin de leur niche à ces rouesdiaboliques – enlevèrent le Constance par-dessus le grandremblai, d’Albuquerque à Glorietta et par delà Springer, plus hautet plus haut, jusqu’au tunnel de Raton sur la ligne de l’État, d’oùils redescendirent en se berçant dans La Junta, pour avoir unaperçu de l’Arkansas et se frayer un chemin jusqu’au bas de lalongue pente, jusqu’à Dodge City, où Cheyne reprit une fois de pluscourage en mettant sa montre en avance d’une heure.

On parlait fort peu dans le wagon. Lesecrétaire et la dactylographe étaient assis côte à côte sur lescoussins de cuir de Cordoue, auprès de la glace du posted’observation tout à la queue du train, à regarder fuir la houle etle remous des poteaux télégraphiques affluant derrière eux, et,croit-on, à prendre des notes sur le paysage. Cheyne allait etvenait nerveusement entre sa magnificence extravagante, et ledénuement complet du « combination car », uncigare non allumé aux dents, au point que les équipes, prises decompassion et oubliant qu’il était leur ennemi-né, finirent parfaire de leur mieux pour le distraire.

Le soir venu, les faisceaux de lampesélectriques éclairèrent ce palais de douleur regorgeant de luxe, etils avancèrent somptueusement, lancés à travers le vide de la plusabjecte désolation. Tantôt ils entendaient le sifflement d’unréservoir, et la voix gutturale d’un Chinois, le cliquetis desmarteaux qui éprouvaient les roues d’acier Krupp, et le juron d’uncheminot chassé de la plate-forme d’arrière ; tantôt le fracassolide du charbon lancé dans le tender ; et tantôt un choc enretour de bruits lorsqu’ils dépassaient au vol un train attendant.Leurs regards tantôt plongeaient dans de grands abîmes, un pont detréteaux frémissant sous leur passage, tantôt s’accrochaient auxrochers qui barraient la moitié des étoiles. Tantôt scènes etravins, changeant d’aspect, allaient se rouler en montagnesébréchées au bord de l’horizon, et tantôt se muaient en collines deplus en plus basses jusqu’à devenir, à la fin, de véritablesplaines.

À Dodge City une main inconnue jeta àl’intérieur du wagon un numéro d’un journal du Kansas contenant unesorte d’interview de Harvey, qui s’était évidemment entendu avec unreporter entreprenant, télégraphiée de Boston. Le joyeuxjournaliste déclarait que c’était incontestablement leur enfant, etcela calma Mrs. Cheyne pour un temps. Son unique mot« vite » fut transmis par les équipes aux mécaniciens àNickerson, Tapeka et Marceline, où les rampes sont faciles, et ilsbrûlèrent le continent. Villes et villages maintenant semultipliaient, et on pouvait ici sentir qu’on avançait dans despays peuplés.

– Je ne peux pas voir le cadran, et mesyeux me font si mal. Que faisons-nous ?

– Le plus que nous pouvons, la maman. Iln’y aurait aucun bon sens à arriver avant le Limited. Nousn’aurions qu’à attendre.

– Cela m’est égal. J’ai besoin de sentirque nous avançons. Asseyez-vous et dites-moi les milles.

Cheyne s’assit et déchiffra le cadran pourelle (il s’agissait d’un nombre de milles qui sert encoreaujourd’hui de record), mais le wagon de soixante-dix pieds nevaria jamais dans son long glissement de steamer, en avançant àtravers la chaleur avec le bourdonnement d’une abeille géante.Toutefois la vitesse n’était-elle pas encore suffisante pour Mrs.Cheyne, et cette chaleur, la chaleur impitoyable d’août, luidonnait-elle le vertige ; les aiguilles de l’horloge nesemblaient pas bouger, et quand, oh ! quand seraient-ils àChicago ?

Il n’est pas vrai que, lorsqu’ils changèrentde machine à Fort Madison, Cheyne remit à la « FraternelleRéunie des Mécaniciens de Locomotives » une dotation qui eûtsuffi à les mettre en état de le combattre pour toujours, lui etses pairs, sur un terrain égal. Il paya aux mécaniciens et auxchauffeurs les services qu’ils lui avaient rendus selon ce qu’ilsméritaient d’après lui, et son banquier seul sait ce qu’il donnaaux équipes qui lui avaient témoigné de la sympathie. On rapporteque la dernière équipe prit l’entière responsabilité de fairemarcher les opérations à la baguette à la Seizième rue, parcequ’elle (ils voulaient dire Mrs. Cheyne) finissait partomber dans une sorte d’assoupissement, et que le Ciel devait veniren aide à quiconque la secouerait.

Or, le spécialiste de haute paye qui conduitle Lake Shore and Michigan Southern Limited de Chicago à Elkhart, aquelque chose d’un autocrate, et il n’autorise personne à lui direcomment on recule sur un wagon. Il ne s’en prit pas moins avec leConstance comme s’il se fût agi d’un chargement dedynamite, et lorsque l’équipe lui fit des reproches, elle les fit àvoix basse et en pantomime.

« Bast ! » dirent les hommesd’Atchison, Topeka et Santa-Fé, en discutant plus tard sur leschoses de la vie, ce n’était pas un record que nous courions. Lafemme de Harvey Cheyne était malade derrière nous, et nous nevoulions pas la cahoter. Quand j’y pense, nous sommes allés tout demême de San Diego à Chicago en cinquante-sept heurescinquante-quatre minutes. Vous pouvez aller dire cela à ces trainsde petite ligne de l’Eastern. Quand nous voudrons essayer unrecord, nous vous en aviserons.

Pour l’homme de l’Ouest (quoiqu’il en puissedéplaire à l’une ou l’autre cité) Chicago et Boston sont côte àcôte, et quelques chemins de fer encouragent l’illusion. Le Limitedamena en tourbillon le Constance dans Buffalo, et dans lesbras de la New-York Central and Hudson River (ici d’illustresmagnats à favoris blancs et avec des amulettes d’or à leurs chaînesde montre, vinrent le long du wagon causer un peu affaires avecCheyne), qui la fit glisser avec grâce dans Albany, où la Bostonand Albany compléta la course d’un océan à l’autre – temps total,quatre-vingt-sept heures trente-cinq minutes, ou trois jours quinzeheures et demie.

Harvey les attendait.

Après une émotion violente, la plupart desgens et tous les jeunes garçons réclament à manger. On fêta leretour de l’enfant prodigue derrière les rideaux tirés, retranchéstous trois dans ce grand bonheur, tandis que les trains rugissaientde toutes parts à l’entour. Harvey mangea, but ; et s’étenditsur ses aventures, presque sans respirer, et quand il avait unemain libre sa mère la dorlotait. La vie au grand air salin luiavait grossi la voix ; la paume de ses mains était devenuerude et râpeuse, il avait les poignets marqués de cicatrices declous, et un bel et bon arome de morue flottait autour de sesbottes de caoutchouc et de son jersey bleu.

Le père, bien accoutumé à juger les hommes, leregardait attentivement. En vérité, il se prit à penser qu’il ensavait bien peu de son fils ; mais il se rappela distinctementun gamin mécontent au teint pâteux, qui prenait plaisir à« faire descendre le vieux » et à mettre sa mère enlarmes – un de ces personnages qui ajoutent à la gaîté des salonsde conversation et des galeries d’hôtels où les jeunes ingénus dumonde riche, s’ils ne jouent pas avec les grooms, les insultent.Mais ce jeune pêcheur bien dressé ne se démenait pas, le regardaitd’un œil assuré, clair, résolu, et parlait sur un ton de respectfort net, sinon étonnant. Il y avait aussi dans sa voix ce quelquechose qui semblait promettre que le changement pourrait êtredurable, et que le nouvel Harvey devait rester ce qu’il était.

– Quelqu’un l’a mis au pas, pensa Cheyne.Or, Constance n’aurait jamais permis cela. Je ne vois pas tropcomment l’Europe aurait pu faire mieux.

– Mais comment n’avez-vous pas dit à cethomme, à ce Troop, qui vous étiez ? répéta sa mère, quandHarvey eut déroulé pour la seconde fois au moins tout le chapitrede son histoire.

– Disko Troop, chère maman ? Lemeilleur homme qui ait jamais arpenté un pont de navire. Je medemande s’il a son pareil.

– Pourquoi ne lui avez-vous pas dit devous mettre à terre ? Vous savez que papa eût indemnisé dixfois.

– Je le sais ; mais il croyait quej’avais l’esprit dérangé. J’ai bien peur de l’avoir traité devoleur parce que je ne pus pas retrouver les billets de banque dansma poche.

– Un matelot les retrouva auprès du mâtde pavillon cette – cette nuit-là, sanglota Mrs. Cheyne.

– Cela s’explique, alors. Je ne blâmeTroop en rien. Je lui déclarai seulement que je ne travailleraispas – surtout sur un Terre-Neuvier, – et il me donna un coup sur lenez, oh ! je vous prie de croire que j’ai saigné comme un porcqu’on égorge.

– Mon pauvre chéri ! Ils doiventvous avoir horriblement maltraité.

– Je n’en suis pas bien sûr. Mais, après,j’entrevis une lueur.

Cheyne se tapa sur la cuisse et partit d’unéclat de rire. Voici qui allait être un fils selon son cœur affamé.Il n’avait jamais remarqué auparavant cette étincelle dans l’œil deHarvey.

– Et le vieux me donna dix dollars etdemi par mois ; il m’en a payé la moitié à l’heure qu’ilest ; et je m’accrochai à Dan et mis la main à la pâte. Je nedis pas que je puisse faire encore le travail d’un homme. Mais jepeux manier un doris tout au moins aussi bien que Dan, et dans unebrume je ne m’effarouche pas – beaucoup ; et je peux faire mapartie quand il n’y a pas trop de vent – c’est-à-dire gouverner,mère chérie – et je peux presque boëtter tout un« trawl », et je connais mes cordages, cela va sansdire ; et je pourrais passer le poisson toute uneéternité ; et je suis ferré sur le vieux Josèphe ; et jevous montrerai comment je peux clarifier le café avec un morceau depeau de poisson, et – je vous en demanderai encore une tasse, s’ilvous plaît. Écoutez, vous n’avez pas idée du tas de travail quel’on peut faire pour dix dollars et demi par mois.

– J’ai commencé avec huit et demi, monfils, dit Cheyne.

– Vrai ? Vous ne me l’avez jamaisdit, mon père.

– Vous ne me l’avez jamais demandé,Harvey. Je vous raconterai cela un de ces jours, si vous tenez àl’entendre. Goûtez donc à ces olives farcies.

– Troop prétend que la chose laplus intéressante du monde, c’est d’arriver à savoir comment leprochain gagne ses vivres. C’est joliment chic de retrouver unetable dressée. Nous n’étions pas mal nourris, cependant. Lameilleure marmite du Banc. Disko nous donnait une nourriture depremière classe. Ah ! c’est un fameux homme. Et Dan – c’estson fils – Dan est mon camarade. Et il y a l’oncle Saltersavec ses engrais, qui lit Josèphe. Il est persuadé que j’ai encorel’esprit dérangé. Il y a aussi le pauvre petit Pen qui l’a, lui,l’esprit dérangé. Il ne faudra pas lui parler de Johnstown, parceque… Et, oh ! il faut absolument que vous fassiez laconnaissance de Tom Platt, et Long Jack, et Manuel ! C’estManuel qui m’a sauvé la vie. Je regrette qu’il soit Portugais. Ilne peut pas beaucoup causer, mais c’est un musicien épatant. Il m’atrouvé au moment où je m’en allais à la dérive, et m’a repêché.

– Je me demande comment votre systèmenerveux n’est pas complètement ruiné, dit Mrs. Cheyne.

– Comment cela, maman ? J’aitravaillé comme un cheval, mangé comme un ogre, et dormi comme unesouche.

C’en était trop pour Mrs. Cheyne, qui se mit àpenser aux visions qu’elle avait eues, d’un cadavre ballotté surles eaux salées. Elle regagna son boudoir, et Harvey se pelotonnaaux côtés de son père, expliquant la dette qu’il avaitcontractée.

– Vous pouvez vous en reposer sur moi, jeferai pour l’équipage, Harvey, tout ce qui est en mon pouvoir.D’après ce que vous en dites, ce doivent être de braves gens.

– Les meilleurs de la flottille, monpère. Vous pouvez demander dans Gloucester, dit Harvey. Mais Diskocroit encore qu’il m’a guéri d’un dérangement d’esprit. Dan estabsolument le seul auquel j’aie dit quelque chose de vous, de noscars particuliers et tout le reste, et je ne suis pas tout àfait sûr qu’il y croie. Je veux les épater demain. Dites,est-ce qu’on peut conduire le Constance jusqu’àGloucester ? Maman ne semble pas en état de repartir, en toutcas, et nous avons le nettoyage à terminer demain. Wouverman prendnotre poisson. Vous voyez, nous sommes revenus du Banc les premierscette saison, et c’est quatre dollars vingt-cinq cents par quintal.Nous avons tenu bon jusqu’à ce qu’il les paie. On le demande toutde suite.

– Ce qui signifie, alors, que vous aurezà travailler demain.

– Je l’ai promis à Troop. Je suis sur labascule. J’ai apporté les tailles avec moi. (il regarda le carnetgraisseux avec un air d’importance qui fit éclater de rire sonpère.) Il n’y a encore pas moins de trois – non – deuxquatre-vingt-quatorze ou quinze quintaux d’après mon calcul.

– Payez un remplaçant, suggéra Cheyne,pour voir ce que dirait Harvey.

– Je ne peux pas, mon père. Je suis lemarqueur de taille de la goélette. Troop dit que j’ai meilleuretête que Dan pour les chiffres. Troop est un homme tout ce qu’il ya de plus juste.

– Mais, supposons que je ne puisse pasdéplacer le Constancece soir, comment vousarrangerez-vous ?

Harvey jeta un coup d’œil à l’horloge. Ellemarquait onze heures vingt.

– Alors je dormirai ici jusqu’à troisheures et j’attraperai le train de quatre heures qui amène le fret.C’est une règle de nous laisser, nous autres hommes de laflottille, circuler gratis.

– C’est une idée. Mais je crois que nouspouvons faire arriver le Constance presque aussi tôt quele fret de vos hommes. Vous feriez bien de vous coucher dèsmaintenant.

Harvey s’étendit sur le sofa, secoua sesbottes, et dormait avant que son père eût voilé les lampesélectriques. Cheyne s’assit pour contempler le jeune visage quireposait à l’ombre du bras rejeté derrière la tête, et parmi toutce qui lui passa par l’esprit se présenta l’idée que peut-être ilpouvait avoir négligé ses devoirs de père.

– Est-ce qu’on sait quand on court sesplus gros risques ? dit-il. Cela aurait pu être pire que de senoyer ; mais je ne pense pas que cela le soit – je ne le pensepas. Si cela ne l’est pas, je ne suis pas assez riche pour payerTroop, voilà tout ; et je ne pense pas que cela le soit.

Le matin apporta par les fenêtres la fraîcheurde la brise de mer, le Constance fut remorqué sur une voiede côté parmi les wagons de fret jusqu’à Gloucester, et Harvey setrouva rendu à ses affaires.

– Alors, il va falloir qu’il tombe encorepar-dessus bord et qu’il se noie, dit la mère avec amertume.

– Nous irons avec lui, prêts en ce cas àlui jeter une corde. Vous ne l’avez jamais vu travailler pourgagner son pain, dit le père.

– Quelle absurdité ! Comme sipersonne pouvait croire…

– Eh bien ! l’homme qui le paie acru, lui. Il a bien, aussi, quelque peu raison.

Ils descendirent entre les magasins remplis decirés pour les pêcheurs, jusqu’à l’entrepôt de Wouverman, où leSommes Ici se balançait haut, son pavillon du Bancflottant encore, tout le monde affairé comme des castors dans laglorieuse lumière du matin. Disko se tenait auprès du grandpanneau, surveillant Manuel, Pen, et l’oncle Salters au palan. Danfaisait pivoter jusque sur le pont les paniers chargés au fur et àmesure que Long Jack et Tom Platt les remplissaient, et Harvey, uncarnet à la main, représentait les intérêts du patron devant lecommis de la bascule au bord du quai saupoudré de sel.

– Vous y êtes ? criaient les voixau-dessous.

– Hisse ! criait Disko.

– Hi ! disait Manuel.

– Voilà ! disait Dan en balançant lepanier.

Puis ils entendirent la voix de Harvey, claireet fraîche, contrôler les poids.

Le dernier poisson venait à peine de claquerdans la manne que Harvey sauta de la gouttière à ses pieds en l’airsur une enfléchure, comme le plus court chemin pour passer lataille à Disko, en criant :

– Deux quatre-vingt-dix-sept, et la calevide !

– Ce qui fait au total, Harvey ?demanda Disko.

– Huit soixante-cinq. Trois mille sixcent soixante-seize dollars et un quart. Dommage que jen’aie pas une part avec mes gages.

– Ma foi, je dirais presque que tu l’asméritée, Harvey ! Veux-tu grimper jusqu’au bureau de Wouvermanpour lui porter nos tailles ?

– Qu’est-ce que c’est que cegarçon-là ? demanda Cheyne à Dan, lequel était habitué à sevoir poser des questions de toute sorte par ces imbéciles depropres à rien qu’on appelle les baigneurs de la saison.

– Ma foi, c’est une espèce de marchandisesupplémentaire, répondit-il. Nous l’avons repêché sur le Banc commeil s’en allait à la dérive. Tombé par-dessus bord d’un paquebot, àce qu’il dit. C’était un passager. Le voilà en train de devenirpêcheur maintenant.

– Est-ce qu’il en fait pour sanourriture ?

– Je vous crois. – Papa, voilà quelqu’unqui veut savoir si Harvey en fait pour sa nourriture. Dites,voudriez-vous monter à bord ? Nous allons fixer une échellepour la dame.

– Mais, avec grand plaisir, je croisbien. Cela ne peut pas vous faire de mal, la maman, et vous serezà-même de voir de vos propres yeux.

La même femme, qui ne pouvait pas soulever latête huit jours auparavant, descendit tant bien que mal parl’échelle, et resta là consternée au milieu du gâchis et dufouillis de l’arrière.

– Est-ce que vous vous intéresseriez parhasard à Harvey ? demanda Disko.

– Mon Dieu, ou-ui.

– C’est un brave enfant, et auquel on n’apas besoin de répéter deux fois la même chose. Vous avez entenducomment nous l’avons trouvé. Il souffrait alors, j’imagine, deprostration nerveuse, à moins que sa tête n’eût porté sur quelquechose, quand nous l’avons hissé à bord. Il est débarrassé de çamaintenant. Oui, voici la cabine. Ce n’est guère en ordre, mais necraignez pas de jeter un coup d’œil. Ce sont ses chiffres que vousvoyez là sur le tuyau du poêle, où nous tenons le compte la plupartdu temps.

– Est-ce qu’il dormait ici ? demandaMrs. Cheyne, en s’asseyant sur un coffre jaune, l’œil sur lescouchettes en désordre.

– Non. Son port d’attache était àl’avant, madame, et sauf pour ce qui est de chiper les beignets,lui et mon garçon, et de gobelotter quand ils auraient dû dormir,je crois n’avoir aucune faute à lui reprocher.

– Il n’y avait rien à redire avec Harvey,dit l’oncle Salters, en descendant les marches. Il lui arrivaitbien d’aller suspendre mes bottes à la pomme du grand mât, et iln’était pas tout ce qu’il y a de plus respectueux pour ceux qui ensavaient plus long que lui, spécialement en ce qui concerne laculture ; mais c’était surtout la faute de Dan.

Dan, en attendant, faisant son profit des avismystérieux que Harvey lui avait donnés dès le matin, était en traind’exécuter une danse de guerre sur le pont.

– Tom ! Tom ! chuchota-t-il parl’écoutille, son monde est là, et papa ne s’en est pas encoreaperçu ; ils sont en palabre dans la cabine. Elle, c’est unbijou, et lui, il est tout à fait comme prétendait Harvey, d’aprèsce qu’on en peut voir.

– Par la fumée de ma pipe, dit Long Jack,en apparaissant, couvert de sel et de peau de poisson, sur le pont,est-ce que tu crois que son histoire de l’enfant gâté et del’attelage à quatre petits chevaux était vraie ?

– Je la savais tout du long, dit Dan.Venez voir comme quoi papa peut se tromper dans ses jugements.

Ils arrivèrent, ravis, juste pour entendreCheyne dire :

– Je suis content qu’il ait un boncaractère, car… c’est mon fils.

Disko laissa tomber sa mâchoire – Long Jack atoujours pris Dieu à témoin qu’il en entendit le déclenchement, –et ouvrit de grands yeux sur l’homme et la femmealternativement.

– J’ai reçu son télégramme à San Diego ily a quatre jours, et nous avons traversé l’Amérique.

– En wagon particulier ? demandaDan. Il disait que vous pouviez.

– En wagon particulier, cela va sansdire.

Dan lança à son père une bordée d’œilladesirrévérencieuses.

– Il y avait une histoire qu’il nousracontait, d’un attelage à lui de quatre petits poneys qu’ilconduisait, dit Long Jack. C’était vrai, alors ?

– Fort probablement, dit Cheyne. Était-cevrai, la maman ?

– Il avait, je crois, un petit drag quandnous étions à Toledo, dit la mère.

Long Jack siffla.

– Ohé, Disko, fit-il.

Et ce fut tout.

– Je me suis – je me trompe dans mesjugements – pire que les hommes de Marblehead, dit Disko, commes’il fallait lui tirer les mots à l’aide d’un treuil. Je ne crainspas de vous confesser, Mister Cheyne, que j’ai soupçonné l’enfantd’avoir le cerveau dérangé. Il parlait argent d’une façon plutôtbizarre.

– C’est ce qu’il m’a dit.

– Est-ce qu’il ne vous a pas dit autrechose ? Car une fois je l’ai mal arrangé.

Cela fut prononcé avec un coup d’œil quelquepeu anxieux du côté de Mrs. Cheyne.

– Oh ! oui, répliqua Cheyne.J’avouerai que cela lui a fait probablement plus de bien quen’importe quoi au monde.

– J’ai jugé que c’était nécessaire,autrement je ne l’aurais pas fait. Je ne voudrais pas que vouscroyiez que nous maltraitons en quoi que ce soit nos mousses sur cepetit paquebot-là.

– Je ne le crois pas, Mr. Troop.

Mrs. Cheyne venait de scruter tous les visages– celui de Disko, d’un jaune d’ivoire, rasé, à physionomiesévère ; celui de l’oncle Salters, avec son collier de barbed’homme des champs ; l’air de simplicité étonnée de Pen ;le tranquille sourire de Manuel ; la grimace de joie de LongJack, et la balafre de Tom Platt. Rudes, ils l’étaient certainementselon ses idées ; mais elle avait dans les yeux le bon sensd’une mère, et elle se leva, les mains tendues.

– Oh ! dites-moi, lequel de vous –s’écria-t-elle presque en sanglotant. Je veux vous remercier etvous bénir – vous tous.

– Ma foi ! cela me paie au centuple,dit Long Jack.

Disko les présenta tous dans les formes. Lecapitaine d’un de ces anciens navires qui faisaient le commerceavec la Chine n’eût pu faire mieux, et Mrs. Cheyne bégaya quelquesmots incohérents. Elle se jeta presque dans les bras du braveManuel, quand elle comprit que c’était lui le premier qui avaittrouvé Harvey.

– Mais comment est-ce que je pouvais lelaisser s’en aller à la dérive ? dit le pauvre Manuel.Qu’est-ce que vous auriez fait vous-même si vous l’aviez trouvécomme ça ? Oui-da ? Nous sommes tombés sur un braveenfant, et je suis même si content qu’il soit votre fils.

– Et il m’a dit qu’il avait Dan pourcamarade ! pleura-t-elle.

Dan était déjà suffisamment rouge, mais iltourna au beau cramoisi quand la mère de son camarade l’embrassasur les deux joues devant l’assemblée. Alors on emmena Mrs. Cheynepour lui montrer le poste, ce qui la fit de nouveau pleurer, et illui fallut absolument descendre pour voir la couchette authentiquede Harvey ; là, elle trouva le cuisinier nègre en train denettoyer le fourneau, et il salua, comme si ce fût quelqu’un dontil eût attendu la rencontre depuis des années. Ils essayèrent, deuxà la fois, de lui expliquer ce qu’était la vie de chaque jour dubateau, et elle s’assit auprès de la mèche du cabestan, ses mainsgantées sur la table graisseuse, le rire sur ses lèvres tremblanteset les pleurs dans ses yeux vacillants.

– Et qui osera jamais se servir duSommes Ici après cela ? dit Long Jack à Tom Platt.Cela me paraît comme si elle avait fait de tout une cathédrale.

– Une cathédrale ! ricana Tom Platt.Oh ! si ç’avait été au moins le bateau de la Commission dePêche au lieu de ce petit cuveau de malheur. S’il y avait euseulement de la décence ou de l’ordre et des mousses pour faire lahaie quand elle va descendre à terre. Il va falloir qu’elle grimpeà cette échelle comme une poule, et nous – nous devrions être entrain de garnir les vergues !

– Ainsi, Harvey n’était pas fou,dit lentement Pen à Cheyne.

– Non, par exemple – Dieu merci, répliquale grand millionnaire, en se courbant d’un air plein de bonté.

– Cela doit être terrible d’être fou.Sauf de perdre votre enfant, je ne connais rien de plus terrible.Mais votre enfant vous a été rendu ? Remercions-en Dieu.

– Hello ! dit Harvey, en jetant sureux tous un regard attendri du haut du quai.

– Je me suis trompé, Harvey. Je me suistrompé, dit Disko vivement, en levant une main. Je me suis trompédans mes jugements. Inutile de me faire des reproches.

– Avec cela que j’observerai la consigne,dit Dan tout bas.

– Tu vas t’en aller, maintenant, n’est-cepas ?

– Oh ! pas sans toucher le solde demon gage, à moins que vous ne vouliez voir le Sommes Icisaisi.

– C’est juste ; j’avais complètementoublié.

Et il compta le reste des dollars.

– Tu as fait tout ce que tu t’étaisengagé à faire, Harvey ; et tu l’as fait à peu près aussi bienque si tu avais été élevé…

Ici Disko s’arrêta court. Il ne vit pas biencomment la phrase devait finir.

– Ailleurs que dans un wagonparticulier ? suggéra Dan avec malice.

– Venez que je vous le montre, ditHarvey.

Cheyne resta à causer avec Disko, tandis queles autres s’en allèrent en procession jusqu’au garage, Mrs. Cheyneen tête. La femme de chambre française poussa les hauts cris devantl’invasion ; et Harvey étala devant eux, sans un mot, lessplendeurs du Constance. Ils s’en rendirent comptepareillement en silence – cuir de Cordoue, poignées de portes etrampes d’argent, velours ciselé, glaces de cristal, nickel, bronze,fer forgé, et bois rares du continent sous forme demarqueteries.

– Je vous l’avais bien dit, répétaitHarvey, je vous l’avais bien dit.

C’était sa revanche finale, et elle était debelle taille.

Mrs. Cheyne commanda un repas ; et afinque rien ne manquât à l’histoire que Long Jack devait raconterensuite à sa pension, elle les servit elle-même. Les hommes quisont accoutumés à manger à de toutes petites tables par destempêtes hurlantes, ont des habitudes de table d’une propreté etd’un raffinement curieux ; mais Mrs. Cheyne, qui ignorait cedétail, ne laissa pas d’en être surprise. Elle eût souhaité avoirManuel pour maître d’hôtel, tant il montrait de douceur etd’aisance à se mouvoir parmi la verrerie frêle et l’argenteriedélicate. Tom Platt se rappela les grands jours surl’Ohio, et les manières des potentats étrangers quidînaient avec les officiers ; et Long Jack, en bon Irlandais,pourvut aux cancans jusqu’à ce que tout le monde fût à l’aise.

Dans la cabine du Sommes Ici lespapas s’inventoriaient l’un l’autre derrière leurs cigares. Cheynele savait bien quand il se trouvait en présence d’un homme à qui iln’y avait pas d’argent à offrir ; de même il savait que ce queDisko avait fait, nul argent n’eût pu le payer. Il fut discret etattendit des ouvertures.

– Je n’ai rien fait à votregarçon ou pour votre garçon, sauf de le faire travaillerun brin et de lui apprendre comment on se sert du« hog-yoke », dit Disko. Il a deux fois plus de tête quele mien pour les chiffres.

– En passant, dit Cheyne comme parhasard, dites-moi, qu’est-ce que vous comptez en faire, duvôtre ?

Disko ôta son cigare de sa bouche et désignad’un geste large, tout le tour de la cabine.

– Dan est un garçon très carré, et il neme permet pas de penser pour lui. Il aura ce petit paquebot-là enbon état quand il me faudra carguer les voiles. Il n’a aucunevelléité de quitter le métier, je le sais.

– Hum ! Vous n’êtes jamais allé dansl’Ouest, Mr. Troop ?

– J’ai été jusqu’à New-York une fois enbateau. Je ne sais pas me servir des voies ferrées ; Dan pasplus que moi. L’eau salée, c’est bien assez bon pour les Troop.J’ai été presque partout – par la voie naturelle, s’entend.

– Je suis en mesure de lui offrir toutel’eau salée qui peut lui être nécessaire – jusqu’à ce qu’ildevienne patron.

– Comment cela ? Je croyais que vousétiez plutôt un roi des chemins de fer. C’est ce que Harvey m’a ditquand – je me trompais dans mes jugements.

– Nous sommes tous sujets à nous tromper.Je pensais que peut-être vous saviez que je possède une ligne dechargeurs de thé – San Francisco à Yokohama. En tous, six –construits en fer, environ dix-sept cent quatre-vingts tonneauxchacun.

– Sacré gamin ! Il ne me l’a jamaisdit. J’aurais prêté l’oreille à cela, au lieu de toutesses machines à propos de chemins de fer et de voitures àponeys.

– Il ne le savait pas.

– C’est une si petite chose que cela a pului échapper de l’esprit, j’imagine.

– Non, je n’ai empoign… mis la main surles chargeurs « Blue M. » – la vieille ligne Morgan etMac Quade – que cet été.

Disko s’affaissa où il était assis, à côté dupoêle.

– Grand Tout-Puissant César ! Jesoupçonne que me voilà joué d’un bout à l’autre. Comment, PhilAirheart, lui, est parti de cette ville-ci, il y a six ans – non,sept – et il est, à cette heure, second sur le San José,bateau qui ne reste que vingt-six jours en route. Sa sœur habiteencore ici, et elle lit ses lettres à ma femme. Et vous, vouspossédez les chargeurs « Blue M. » ?

Cheyne fit un signe de tête affirmatif.

– Si je l’avais su, j’aurais ramené d’uncoup de barre le Sommes Ici au port en plantant tout là,rien que sur ce mot.

– Peut-être que cela n’aurait pas étéaussi bon pour Harvey.

– Si j’avais seulement su ! S’ilm’avait seulement dit à propos de la maudite ligne,j’aurais compris. Je ne m’entêterai plus dans mes jugements – plusjamais. Ce sont des paquebots bien entendus. C’est Phil Airheartqui le dit.

– Je suis content de cetterecommandation. Airheart est maintenant capitaine du SanJosé. Ce que je voulais savoir, c’est si vous me prêteriez Danpour une année ou deux ; nous verrions si nous ne pouvons pasen faire un second. Le confieriez-vous à Airheart ?

– C’est bien chanceux de se charger d’ungarçon si novice…

– Je sais un homme qui a fait plus pourmoi.

– Ça, c’est différent. Examinonsl’affaire ici même. Je n’ai pas à recommander Dan d’une façonspéciale parce que c’est ma chair et mon sang. Je saisbien que les habitudes du Banc ne sont pas celles des chargeurs dethé, mais il n’a pas trop à apprendre. Il sait gouverner – aucunmousse ne fait mieux, si j’ose dire ; pour le reste, c’estdans le sang, et ça va ; mais je voudrais bien qu’il ne fûtpas aussi sacrément faible sur la navigation.

– Airheart pourvoira à cela. Il fera unvoyage ou deux comme mousse, et puis nous le mettrons à même defaire mieux. En supposant que vous le gardiez encore cet hiver, jel’enverrai chercher dès le commencement du printemps. Je sais quele Pacifique est bien loin d’ici…

– Bah ! Pour cela, nous autresTroop, tant vivants que morts, nous sommes aux quatre coins de laterre et des mers.

– Mais je tiens à vous faire comprendre –et j’insiste sur ce point – que toutes les fois que vous voudrez levoir, vous n’aurez qu’à me le dire, et je m’occuperai de sontransport. Cela ne vous coûtera pas un cent.

– Si vous voulez bien faire un bout dechemin avec moi, nous irons jusqu’à la maison pour parler de ça àma femme. Je me suis si stupidement trompé dans mes jugements quetout ça ne me paraît pas comme si c’était arrivé.

Ils allèrent jusqu’à la maison de Disko, unemaison de dix-huit cents dollars, blanche, bordée de bleu, avec undoris retraité tout plein de capucines dans la cour de devant, etun parloir aux volets clos qui était un musée de choses pilléesoutre-mer. Là était assise une forte femme, silencieuse et grave,avec les yeux ternis de ceux qui épient longtemps sur la mer leretour de leurs bien-aimés. Cheyne s’adressa directement à elle, etelle donna son consentement d’un air las.

– Nous en perdons un cent par an rien quede Gloucester, Mr. Cheyne, dit-elle, – cent aussi bien des moussesque des hommes ; et j’en suis arrivée à haïr la mer comme sic’était un être vivant et qui m’entende. Dieu ne l’a jamais faitepour que les humains aillent y mettre l’ancre. Vos paquebots, àvous, ils vont droit leur chemin, si je ne me trompe, et reviennenttout droit à la maison ?

– Aussi droit que les vents le leurpermettent, et je donne une prime pour les traversées qui tiennentle record. Le thé ne se bonifie pas à rester en mer.

– Quand il était petit, il avait coutumede jouer à tenir boutique, et j’avais l’espoir qu’en grandissantl’idée le suivrait. Mais aussitôt qu’il put pagayer un doris, jevis bien que cela me serait refusé.

– Ce sont des navires gréés en carré, lamère ; construits en fer et bien conçus. Souviens-toi de ceque la sœur de Phil te lit quand elle reçoit ses lettres.

– Je n’ai jamais connu Phil comme unmenteur, mais il est trop aventureux – comme presque tous ceux quivont à la mer. Si Dan voit cela d’un bon œil, Mr. Cheyne, il peuts’en aller – je ne l’empêcherai pas.

– Elle déteste l’océan, expliqua Disko,et je – je ne sais pas me tirer de la politesse, sans quoi, je vousremercierais mieux que ça.

– Mon père – mon propre frère aîné – deuxneveux – et le mari de ma sœur cadette, dit-elle en laissant tombersa tête dans sa main. Est-ce que vous aimeriez quelqu’unqui les a tous pris ?

Cheyne se sentit soulagé quand Dan, rentrant,accepta avec plus de plaisir encore qu’il ne pouvait l’exprimer. Àvrai dire, l’offre était un acheminement droit et sûr vers tout ceque l’on peut désirer ; mais Dan pensait surtout aux quartsqu’il commanderait sur de larges ponts, et aux ports lointainsqu’il visiterait.

Mrs. Cheyne avait pris à partl’incompréhensible Manuel pour lui parler du sauvetage de Harvey.Il semblait n’avoir aucun penchant pour l’argent. Pressé davantage,il déclara qu’il accepterait cinq dollars parce qu’il désiraitacheter quelque chose pour sa belle.

– Autrement, pourquoi accepterais-je del’argent quand je gagne si facilement mon manger et montabac ? Vous voulez m’en donner, que je le veuille ounon ? Oui-da ? Alors vous me donnerez de l’argent, maispas de cette manière-là. Vous donnerez tout ce que vousvoudrez.

Il lui présenta un prêtre portugais toutbarbouillé de tabac à priser, armé d’une liste de veuvessemi-indigentes, aussi longue que sa soutane. En qualité deSocinienne stricte, Mrs. Cheyne ne pouvait guère sympathiser aveccette foi, mais elle finissait par respecter ce petit homme brun àla langue si bien pendue.

Manuel, en fidèle fils de l’Église,s’appropria toutes les bénédictions répandues sur elle pour sacharité.

– Cela me donne de la marge, dit-il. J’ail’absolution pour six mois.

Et il partit pour se mettre en quête d’unmouchoir destiné à la « belle » du moment et pour briserle cœur de toutes les autres.

Salters s’en alla dans l’Ouest pour quelquetemps avec Pen, sans laisser d’adresse. Il était effrayé à l’idéeque tous ces millionnaires-là, avec leurs cars ruineux, pussentprendre quelque intérêt exagéré à son compagnon. Il valait mieuxaller rendre visite aux parents de l’intérieur jusqu’à ce que lacôte fût débarrassée.

– Ne te laisse jamais adopter par desgens riches, Pen, dit-il lorsqu’ils furent en wagon, ou bien, tuvois ce tric-trac, je le prends et te le brise sur la tête. Si tuoublies encore ton nom – qui est Pratt – rappelle-toi que tuappartiens à Salters Troop, et assieds-toi sans plus de façons oùtu es, jusqu’à ce que j’arrive te chercher. Ne t’en va pas ici oulà te mêler à ceux dont les yeux débordent de graisse, comme ditl’Écriture.[58]

X

Mais il en fut autrement du silencieuxcuisinier du Sommes Ici. Il s’en vint, ses hardes dans unmouchoir, et prit pension sur le Constance.Ce n’était pasles gages qu’il avait pour objet, et cela lui était bien égal dedormir n’importe où. Son affaire en ce monde, comme il en avaitreçu en rêve la révélation, était de suivre Harvey pour le reste deses jours. On essaya du raisonnement, et, pour finir, de lapersuasion ; mais un nègre de Cap Breton en vaut deux commeceux de l’Alabama, de sorte que le cuisinier et le suisse durent enréférer à Cheyne. Le millionnaire se contenta de rire. Il présumaque Harvey pourrait un jour ou l’autre avoir besoin d’un domestiqueattaché à sa personne, et il ne doutait pas qu’un volontaire valûtcinq mercenaires. Que l’homme, en conséquence, restât, même s’ils’appelait Mac Donald et jurait en gaëlique. Le wagon pouvaitretourner à Boston d’où, si le nègre était toujours du même avis,on l’emmènerait dans l’Ouest.

Avec le Constance, qu’en son forintérieur il détestait, partirent les derniers attributs de sasouveraineté de millionnaire, et Cheyne put se livrer tout entieraux charmes d’une énergique oisiveté. Ce Gloucester était unenouvelle ville dans un pays nouveau, et il forma le projet de« s’en emparer », comme jadis il s’était emparé de toutesles villes depuis Snohomish jusqu’à San Diego de cette partie dumonde d’où il tombait. On gagnait de l’argent le long de cette ruetortueuse qui était moitié débarcadère, moitié centred’approvisionnement de navires : en professionnel de marque ilvoulut apprendre comment se jouait le noble beau jeu. On luidéclara que sur cinq rissoles de poissons servies au premierdéjeuner du dimanche de la Nouvelle Angleterre, quatre venaient deGloucester, et on l’accabla de chiffres à l’appui – statistiques debateaux, équipement, droit d’attache, capital engagé, sel,emballage, comptoirs, assurances, gages, réparations, et profits.Il causa avec les propriétaires de ces grandes flottilles auprèsdesquels les « patrons » n’étaient guère plus que deshommes à gages, et dont les équipages étaient presque tous suédoiset portugais. Puis il conféra avec Disko, un des rares qui fussentpropriétaires de leur bateau, et fit des comparaisons de chiffresdans son vaste cerveau. Il alla à l’écart se « lover »sur des câbles-chaînes dans des boutiques de revendeurs de lamarine, posant cent questions avec la curiosité enjouée, nonapaisée d’un homme de l’Ouest, au point que tous les gens du quaivoulurent savoir « à quoi, tonnerre de Dieu, cherchait à envenir, après tout, ce client-là ». Il alla rôder dans lessalles de l’Assurance Mutuelle, et demanda des explications ausujet des signes mystérieux que jour par jour on traçait à la craiesur le tableau noir ; et ce fut cause qu’il vit s’abattre surlui les secrétaires de chacune des « Sociétés d’Assistance àla Veuve et l’Orphelin du Pêcheur » fondées dans la ville. Ilsmendièrent impudemment, chacun anxieux de battre le record détenupar l’autre institution, et Cheyne tiraillant sa barbe, les passatous à Mrs. Cheyne.

Elle demeurait dans un boarding-house prèsd’Eastern Point, établissement étrange que dirigeaient,semblait-il, les pensionnaires eux-mêmes, où les nappes étaient àcarreaux rouges et blancs – et où la population, qui semblait avoird’intimes rapports réciproques depuis des années, se levait àminuit pour faire des omelettes au fromage quand elle se sentaitfaim. Le second matin de son séjour, Mrs. Cheyne ôta ses« solitaires » avant de descendre pour le petitdéjeuner.

– Ce sont des gens on ne peut pluscharmants, confia-t-elle à son mari ; si bienveillants, sisimples, en outre, quoiqu’ils soient, pour ainsi dire, tous deBoston.

– Ce n’est pas de la simplicité, maman,dit-il, en regardant les galets derrière les pommiers où les hamacsétaient suspendus. C’est autre chose que nous – que je n’ai puacquérir.

– Cela ne peut être, répondittranquillement Mrs. Cheyne. Il n’y a pas ici une femme qui possèdeune robe de cent dollars. Comment, nous…

– Je le sais, ma chère. Nous avons – celava sans dire, que nous avons. Je crois qu’il s’agit seulement de lamode portée dans l’Est. Prenez-vous du bon temps ?

– Je ne vois pas beaucoup Harvey ;il est toujours avec vous ; mais je suis loin d’être aussinerveuse que je l’étais.

– Pour moi, je n’ai jamais pris autant debon temps depuis la mort de Willie[59]. Jamaisauparavant je ne m’étais fait une idée précise que j’avais un fils.Harvey est en passe de devenir un garçon étonnant. Faut-il allervous chercher quelque chose, chère amie ? Un coussin sous latête ? Bien, nous allons descendre encore jusqu’au quai pour yjeter un coup d’œil.

Harvey fut en ces jours l’ombre de son père,et tous deux flânèrent côte à côte, Cheyne prenant les montéescomme excuse pour poser sa main sur l’épaule carrée du jeune homme.Ce fut alors que Harvey s’aperçut avec admiration de ce qui nel’avait jamais frappé jusque-là, la faculté étonnante qu’avait sonpère de plonger au cœur de toutes nouvelles questions comme s’illes apprenait des passants de la rue.

– Comment leur faites-vous vider leur sacsans rien dire de vos propres affaires ? demanda le fils alorsqu’ils sortaient du hangar d’un gréeur.

– J’ai eu, en mon temps, affaire à pasmal de gens, Harvey, et on arrive de manière ou d’autre à lesjauger, je pense. Je me connais, aussi, quelque peu moi-même.

Puis, après une pause, comme ils s’asseyaientsur un rebord de quai :

– Les hommes s’en aperçoivent presquetoujours quand on a mis soi-même la main à la pâte, et ils voustraitent comme un des leurs.

– De la même façon qu’ils me traitentlà-bas, à l’entrepôt de Wouverman. Je fais partie de la foulemaintenant. Disko a dit à tout le monde que j’avais bien gagné mapaye.

Harvey étendit les mains et s’en frotta lespaumes l’une contre l’autre.

– Voilà qu’elles redeviennent toutesdouces, dit-il d’un air triste.

– Laissez-les comme cela quelques annéesencore, pendant que vous faites votre éducation. Vous aurez letemps ensuite de les durcir.

– Ou-ui, je le suppose, répliqua le jeunehomme d’un ton peu enthousiaste.

– Cela dépend de vous, Harvey. Vouspouvez rester sous les jupes de votre mère, cela va sans dire, etlui faire des embarras à propos de vos nerfs, de votre sensibilité,et de toutes sortes de fantaisies de ce genre.

– Ai-je jamais fait cela ? ditHarvey avec inquiétude.

Son père se tourna du côté où il était assiset étendit la main au loin :

– Vous savez aussi bien que moi,n’est-ce pas, que je ne peux rien faire de vous si vous ne vousconformez strictement à mes avis. Je peux vous diriger, étant seul,si vous voulez rester seul, mais j’e n’ai pas la prétention de vousgouverner à deux, vous et la maman. La vie, en tout cas,est trop courte pour cela.

– Cela ne joue guère en ma faveur,n’est-ce pas ?

– J’imagine que ce fut en grande partiede ma faute ; mais si vous voulez la vérité, vous n’avez pasfait grand’chose jusqu’à présent. Est-ce vrai, dites ?

– Hum ! Disko pense… Dites-moi,combien estimez-vous que cela vous a coûté pour m’élever depuis ledébut – en chiffres ronds ?

Cheyne sourit.

– Je n’en ai jamais conservé de traces,mais je pourrais évaluer la chose, en dollars et en cents, plutôt àcinquante mille qu’à quarante mille ; il se peut soixante. Lajeune génération revient cher. Il lui faut un tas de choses, dontelle se fatigue, et – le vieux crache les billets de mille.

Harvey eut un petit sifflement, mais au fonddu cœur il éprouvait plutôt quelque plaisir à penser que sonéducation avait tant coûté.

– Et tout cela est un capital jeté àl’eau, n’est-ce pas ?

– Placé, Harvey. Placé, j’espère.

– En ne l’évaluant qu’à trente mille, lestrente dollars que j’ai gagnés ne représentent que dix cents pourcent dollars. C’est une pêche calamiteuse.

Harvey branla la tête avec gravité.

Cheyne se mit à rire au point presque d’enchoir du haut des piles dans l’eau.

– Disko a tiré joliment plus que ça deDan depuis qu’il a pris dix ans ; et pourtant Dan va à l’écolela moitié de l’année.

– Oh ! voilà où vous voulez envenir, n’est-ce pas.

– Non. Je ne veux en venir à rien. Je neme sens pas fier de moi à l’heure qu’il est, – voilà tout… Jemériterais des coups de pieds dans le derrière.

– Je ne peux pas, mon grand, sans quoi jele ferais, je présume, si je me sentais bâti pour cela.

– Alors je m’en serais souvenu jusqu’audernier jour de ma vie – et jamais je ne vous auraispardonné, dit Harvey, les deux poings sous le menton.

– Précisément. C’est à peu près ce queje devrais faire. Vous comprenez ?

– Je comprends. C’est à moi qu’incombe lafaute, et à personne autre. Tout de même, il faudrait bien prendreun parti.

Cheyne tira un cigare de la poche de songilet, en coupa le bout avec ses dents, et se mit à fumer. Le pèreet le fils se ressemblaient beaucoup ; car si la barbe cachaitla bouche de Cheyne, Harvey avait le nez légèrement aquilin de sonpère, ses yeux noirs un tant soit peu rapprochés, et ses pommettesétroites et saillantes. Une touche de fard brun en eût fait de lafaçon la plus pittoresque un Peau-Rouge de roman.

– Vous pouvez maintenant, à partird’aujourd’hui, dit Cheyne lentement, continuer à me coûter entresix et huit mille dollars par an jusqu’au jour où vous serezélecteur. Oui, alors nous vous appellerons un homme. Vous pourrez,à partir de ce moment-là, continuer de même à vivre à mes crochetsau train de quarante ou cinquante mille dollars, en outre de ce quevotre mère vous donnera, avec un valet de chambre et un yacht oubien un « ranch » de fantaisie, dans lequel« ranch » vous pourrez prétendre faire l’élevage de toutun stock de trotteurs, et jouer aux cartes avec votreentourage.

– Comme Lorry Tuck ? lançaHarvey.

– Oui ; ou encore les deux petits deVitré, ou le fils du vieux Mac Quade. La Californie en est pleine,et voici, pendant que nous parlons, un échantillon de ceux del’Est.

Un étincelant yacht noir à vapeur, avec roufen acajou, habitacles nickelés, et tente rayée rose et blanc,montait dans le port en se trémoussant sous le pavillon de quelqueclub de New-York. Deux jeunes gens vêtus de ce qu’ils prenaientpour des costumes de mer jouaient aux cartes auprès de laclaire-voie du salon, et deux femmes avec des ombrelles rouge etbleue regardaient et riaient bruyamment.

– Je ne me soucierais pas de me voiremporté là-dedans par une brise quelconque. Pas de carrure,critiqua Harvey, comme le yacht ralentissait pour prendre soncorps-mort.

– Ils s’amusent comme ils peuvent. Jepeux vous offrir cela et deux fois autant, Harvey. Cela vousva-t-il ?

– Seigneur ! Mais ce n’est pas unemanière de descendre un youyou par-dessus bord, dit Harvey, encoretout entier au yacht. Si je ne pouvais pas faire glisser un palanmieux que cela, je resterais à terre… Et si cela ne m’allaitpas ?

– De rester à terre – ou quoi ?

– Yacht et « ranch » et vivreaux crochets du « vieux », et – me mettre derrière lamaman quand il y a des ennuis, dit Harvey en clignant de l’œil.

– Eh bien, en ce cas, je vous prends surl’heure avec moi, mon fils.

– À dix dollars par mois ?

Nouveau clin d’œil.

– Pas un cent de plus jusqu’à ce que vousle méritiez, et vous ne commenceriez à les toucher que dansquelques années.

– J’aimerais mieux commencer par balayerle bureau – n’est-ce pas ainsi que commencent les grosbonnets ? – et toucher quelque chose dès maintenant, que…

– Je le sais ; nous avons touséprouvé cela. Mais je crois que nous pouvons louer tous lesbalayeurs dont nous avons besoin. J’ai moi-même fait cette erreurde commencer trop tôt.

– Trente millions de dollars valaientbien une erreur, n’est-ce pas ? Je la risquerais pourautant.

– J’en ai perdu, j’en ai gagné. Je vaisvous raconter.

Cheyne tira sur sa barbe, sourit en laissantson regard franchir la nappe d’eau paisible, et prit la parole,sans s’adresser directement à Harvey, lequel eut soudain conscienceque son père était en train de raconter l’histoire de sa vie. Ilparlait d’une voix basse, égale, sans gestes et sans nuances, etc’était une histoire qu’auraient payée de bon cœur je ne saiscombien de dollars une douzaine de grands journaux – l’histoire dequarante années, qui se trouvait en même temps celle de l’OuestNouveau, dont l’histoire est encore à écrire.

Elle débutait par un garçon sans famille,lâché la bride sur le cou dans le Texas, et continuait,fantastique, à travers cent changements et tranches d’existence,les scènes changeant d’État d’Ouest en État d’Ouest, de cités quien un mois surgissaient et en une saison dépérissaient pourdisparaître complètement, à de sauvages aventures dans des campsplus sauvages encore, lesquels sont maintenant de laborieusesmunicipalités pavées. Elle englobait la construction de troislignes de chemin de fer et la ruine réfléchie d’une quatrième. Elleparlait de steamers, de territoires communaux, de forêts, de mines,tout cela peuplé, créé, déchiffré, creusé par des hommes de toutesles nations du globe. Elle touchait aux chances de richessegigantesque qui avaient passé devant des yeux qui ne pouvaientvoir, ou s’étaient trouvées manquées par le plus simple accident detemps et de voyage ; et à travers le changement de scèneséperdu, parfois à cheval, le plus souvent à pied, tantôt riche,tantôt pauvre, dedans, dehors, en arrière, en avant, matelot depont, homme d’équipe, entrepreneur de travaux publics, tenancier deboarding-house, journaliste, ingénieur, commis voyageur, agentd’immeubles, homme politique, battu à plates coutures, marchand derhum, propriétaire de mines, spéculateur, bouvier, ou chemineau,passait Harvey Cheyne, alerte et dispos, cherchant sa voie, et,comme il le disait, la gloire et l’avancement de son pays.

Il parla de la foi qui ne l’avait jamaisabandonné, même quand il se trouvait suspendu à l’âpre bord dudésespoir – la foi qui vient de la connaissance qu’on a des hommeset des choses. Il s’étendit, comme s’il se parlait à lui-même, surle courage et la ressource vraiment extraordinaires qu’en toustemps il avait trouvés en soi. Le fait était d’une évidence telledans l’esprit de l’homme qu’il ne changeait même pas d’accent. Ildécrivit comment il avait eu l’avantage sur ses ennemis ou leuravait pardonné, exactement comme ils avaient eu l’avantage sur luiou lui avaient pardonné en ces jours d’insouciance ; commentil avait supplié, cajolé, intimidé villes, compagnies, syndicats,tout cela pour leur bien durable ; s’était traîné autour, àtravers, sous montagnes et ravins, tirant après lui un chemin defer de pacotille, et, pour finir, comment il s’était assistranquille pendant que les communautés les plus diverses mettaienten lambeaux les derniers fragments de son caractère.

L’histoire tint Harvey presque hors d’haleine,la tête un peu relevée de côté, les yeux fixés sur le visage de sonpère, tandis que le crépuscule s’accentuait et que le bout rouge ducigare éclairait les joues creusées de sillons et les lourdssourcils. Il lui semblait voir une locomotive en train de fairerage à travers la campagne dans l’obscurité – un mille entre chaquelueur de la porte du fourneau ouverte ; mais cette locomotiveavait le don de la parole, et ses mots secouaient et réveillaientl’enfant jusqu’en la racine de l’âme. À la fin Cheyne lança au loinle bout de cigare, et tous deux restèrent assis dans l’obscurité,au-dessus de l’eau qui, en bas, lapait comme une langue.

– Je n’ai jamais encore raconté cela àpersonne, dit le père.

Harvey poussa un soupir.

– C’est certainement la plus grande chosequi fut jamais ! dit-il.

– Voilà ce que j’ai eu. J’enarrive maintenant à ce que je n’ai pas eu. Cela ne vousdira pas grand’chose, mais je ne veux pourtant pas que vousarriviez à mon âge avant d’avoir compris. Je sais manier leshommes, cela va de soi, et je ne suis pas un imbécile en ce quiconcerne mes propres affaires, mais – mais – je ne peux pasrivaliser avec l’homme qui a appris ! J’ai ramassépar-ci par-là le long de la route, mais j’imagine que celatranspire de toute ma personne.

– Je ne m’en suis jamais aperçu, dit lefils avec indignation.

– Vous vous en apercevrez, Harvey. Vousverrez – à peine serez-vous sorti du collège. Ne le sais-jepas ? Ne le sais-je pas à leur regard lorsqu’ils pensent queje suis un – un « mucker[60] »,comme on dit ici ? Je peux les réduire en miettes – oui – maisje ne peux les atteindre précisément là où est le foyer de leurvie. Je ne prétends pas dire qu’ils soient très, très haut, mais jesens que je suis, en quelque sorte, très, très loin. Maintenantvous, vous avez de la chance. Vous n’avez plus qu’à pomper tout lesavoir alentour, et vous vivrez au milieu de gens qui font la mêmechose. Ils le feront avec quelques milliers de dollars de revenutout au plus ; mais rappelez-vous que vous le ferez, vous,avec des millions. Vous apprendrez la loi suffisamment poursurveiller vos biens quand je ne serai plus de ce monde, et il vousfaudra nouer des liens solides avec ceux qui sont appelés à devenirles meilleurs sur le marché (ils sont utiles plus tard) ; etpar-dessus tout, il vous faudra faire ample provision de cettescience-des-livres, claire, commune, qu’on apprend la tête entreles mains. Rien ne vaut cette monnaie-là, Harvey, et elle estappelée à valoir de plus en plus chaque année dans notre pays – enaffaires comme en politique. Vous verrez.

– Il n’y a guère à rire pour moi danstout cela, dit Harvey. Quatre années de collège ! Je crois quej’aurais dû choisir le yacht et le valet !

– Ne vous tourmentez pas, mon fils,insista Cheyne. Vous placez votre capital dans l’affaire qui luifera rapporter les meilleurs dividendes ; et je crois que vousne trouverez pas votre avoir en quoi que ce soit diminué quand vousserez prêt à vous en saisir. Réfléchissez, et rendez-moi réponsedemain matin. Dépêchons-nous ! Nous allons être en retard poursouper.

Comme il s’agissait d’une conversationd’affaires, nul besoin n’était pour Harvey d’en parler à samère ; et Cheyne naturellement envisagea la chose au mêmepoint de vue. Mais Mrs. Cheyne vit et craignit, et se sentit un peujalouse. Son garçon, qui sautait sur elle à pieds joints, s’enétait allé, et à sa place régnait un jeune homme aux traitsmordants, étrangement silencieux, qui adressait de préférence saconversation à son père. Elle comprit qu’il s’agissait d’affaireset partant, de choses en dehors de ses attributions. Si elle eût puconserver des doutes, ils se dissipèrent lorsque Cheyne, allant àBoston, lui en rapporta une nouvelle bague marquise endiamants.

– Qu’est-ce que vous venez de complotertous deux, entre hommes ? dit-elle avec un faible petitsourire, comme elle tournait la bague dans la lumière.

– Causé – rien que causé, la maman ;Harvey est un enfant qui ne prend pas de détours.

Il n’en prenait pas, en effet. Il avait concluun traité pour son propre compte. Les chemins de fer, expliqua-t-ilgravement, l’intéressaient aussi peu que les coupes de bois, lapropriété foncière ou les mines. Si son âme soupirait après quelquechose, c’était après le contrôle sur les navires à voile que sonpère avait nouvellement achetés. Qu’on lui promît cela dans le lapsde temps qu’il considérait comme raisonnable et, de son côté, ilgarantissait application et sagesse au collège pour quatre ou cinqannées. Aux vacances il lui serait permis de s’initier pleinement àtous les détails se rattachant à la ligne – il n’avait pas posémoins de deux mille questions à son sujet, – depuis les papiers lesplus confidentiels du coffre-fort de son père jusqu’au remorqueurdans le port de San-Francisco.

– C’est une affaire conclue, dit Cheynepour finir. Vous aurez changé vingt fois d’avis avant de quitter lecollège, cela va sans dire ; mais si vous vous y accrochezdans des bornes raisonnables et n’embrouillez pas trop tout celad’ici le jour où vous atteindrez vingt-trois ans, je vous passeraila chose. Ça vous va-t-il, Harvey ?

– No-on ; cela ne vaut jamais riende partager une affaire en train. Il y a, à tous égards, trop deconcurrence de par le monde, et Disko prétend que « les gensde même sang ont le devoir de ne faire qu’un ». Son monde nediscute jamais avec lui. C’est une des raisons, affirme-t-il, pourlesquelles ils font de si belles pêches. Dites, le SommesIci part pour les Georges lundi. Ils ne restent pas longtempsà terre, n’est-ce pas ?

– Ma foi, nous devrions, je crois, nousen aller aussi. J’ai laissé mes affaires aller à vau-l’eau entredeux océans, et il est temps de rallier. Je le fais à regret,cependant. Je n’avais pas eu de vacances comme celles-ci depuisvingt ans.

– Nous ne pouvons pas nous enaller sans voir Disko partir, dit Harvey, et lundi est leMemorial Day. Restons jusqu’après, en tout cas.

– Qu’est-ce que c’est que cette affairede Memorial ? On en parlait au boarding-house, ditCheyne, indécis.

Lui non plus n’était pas pressé de gâter lesjournées d’or.

– Ma foi, autant que j’en peux juger,cette affaire-ciest une sorte de représentation consistanten chants et en danses, organisée pour les baigneurs. Disko ne s’ensoucie pas beaucoup, dit-il, parce qu’on fait une quête pour lesveuves et les orphelins. Disko est indépendant. Ne l’avez-vous pasremarqué ?

– Mais – oui. Un peu. Par endroits. C’estune fête locale, alors ?

– C’est l’assemblée d’été. On lit touthaut les noms des marins noyés ou égarés depuis la dernière fois,on fait des discours, on récite, et tout. Puis, prétend Disko, lessecrétaires des Sociétés d’Assistance s’en vont dans la cour dederrière se battre sur ce qu’on a ramassé. La vraie fête, dit-il, alieu au printemps. Les ministres y mettent alors tous la main, etil n’y a pas de baigneurs par là.

– Je comprends, dit Cheyne, avec labrillante et parfaite compréhension de quelqu’un né et élevé pourl’orgueil de la cité. Nous resterons pour la fête, et partirons lesoir.

– Je crois que je vais descendre jusquechez Disko pour l’engager à amener tout son monde avant qu’ilsmettent à la voile. Il faudra naturellement que je me tienne aveceux.

– Oui, vraiment, il le faut ? ditCheyne. Moi, je ne suis qu’un pauvre baigneur, mais vous, vousêtes…

– Un Terre-Neuvas – un Terre-Neuvas pursang ! cria Harvey par-dessus son épaule en sautant dans untramway électrique.

Et Cheyne poursuivit sa route dans sesdélicieux rêves d’avenir.

Disko n’avait rien à voir avec les réunionspubliques où l’on fait appel à la charité, mais Harvey déclara quetout le plaisir de la journée serait perdu, autant qu’il en allaitde lui, si ceux du Sommes Ici en étaient absents. AlorsDisko fit ses conditions. Il avait entendu dire – c’était étonnantcomme le long de la côte on était au courant de tout ce qui sepassait dans le monde, – il avait entendu dire qu’une « femmede théâtre de Philadelphie » devait prendre part à lareprésentation ; et il soupçonna qu’elle pourrait leur servirla chanson « Skipper Ireson’s Ride ». Pour lui, iln’avait pas plus à voir avec les femmes de théâtre qu’avec lesbaigneurs ; mais la justice était la justice, et quoique, àlui-même, le pied lui eût une fois manqué (ici Dan eut un petitrire étouffé) en matière de jugement, il ne fallait pas que cettechose-là eût lieu. C’est ainsi que Harvey revint à East Gloucester,et employa une demi-journée à expliquer à une actrice amusée, dontla royale réputation s’étendait sur les deux côtes, la profondeurde la bévue qu’elle allait commettre, et elle reconnut que c’étaitjustice, comme Disko l’avait dit.

Cheyne savait, grâce à une vieille expérience,comment les choses se passeraient ; mais tout ce qui était dela nature d’une réunion publique était aliment pour l’esprit de cethomme. Il vit les tramways électriques se hâter vers l’ouest, dansle matin chaud, brumeux, remplis de femmes en claires toilettesd’été, et d’hommes au visage pâle, en chapeaux de paille, fraiséchappés aux pupitres de Boston, la pile de bicyclettes àl’extérieur de la poste ; l’allée et venue des fonctionnairesaffairés, se congratulant l’un l’autre ; le coup de fouet etle balaiement lents de l’étamine dans l’air lourd ; et l’hommed’importance qui, armé d’un tuyau, inonde le trottoir debrique.

– Maman, dit-il soudain, est-ce que vousne vous rappelez pas – après que Seattle eût été incendiée – etqu’ils la firent remarcher ?

Mrs. Cheyne fit signe que oui, et laissatomber un regard de critique sur la rue tortueuse. Comme son mari,elle avait l’habitude de ces assemblées, à force de parcourirl’Ouest, et les comparait l’une à l’autre. Les pêcheurscommençaient à se mêler à la foule autour des portes de l’hôtel deville – Portugais aux bajoues bleues, leurs femmes tête nue pour laplupart ou enveloppée d’un châle ; gens de la Nouvelle-Écosse,à l’œil clair, et gens des provinces maritimes ; Français,Italiens, Suédois et Danois, avec les équipages étrangers degoélettes faisant le cabotage ; et partout des femmes en noir,qui se saluaient d’un air de sombre orgueil, car c’était leur grandjour. Et il y avait tous les ministres de diverses croyances, –pasteurs de congrégations puissantes et dorées sur tranche, venusau bord de la mer pour se reposer, aussi bien que simples bergers,– depuis les prêtres de l’Église sur la Montagne jusqu’auxex-marins luthériens à la barbe en broussaille, camarades de meravec les hommes d’une vingtaine de bateaux. Il y avait lespropriétaires de services de goélettes, larges contributeurs auxsociétés, et de petits personnages, leurs quelques bachotshypothéqués jusqu’à la pomme des mâts, aussi bien que des banquierset des agents d’assurances maritimes, des capitaines de remorqueurset de bateaux-citernes, des gréeurs, des ajusteurs, desdéchargeurs, des saleurs, des constructeurs et des tonneliers, ettoute la population mêlée des quais.

Ils passèrent le long de la rangée des siègesqu’égayaient les toilettes des baigneurs, et l’un desfonctionnaires de la ville fit la patrouille et sua sang et eaujusqu’à ce qu’il rayonnât des pieds à la tête de tout l’orgueilcivique. Cheyne lui avait parlé cinq minutes quelques joursauparavant, et la plus parfaite entente régnait entre eux deux.

– Eh bien, Mr. Cheyne, que dites-vous denotre cité ? – Oui, madame, vous pouvez vous asseoir où ilvous plaira. – Vous avez de ces sortes de choses-là, je présume,là-bas dans l’Ouest.

– Oui, mais nous ne sommes pas aussivieux que vous.

– C’est vrai, cela va sans dire. Ilaurait fallu que vous assistiez aux réjouissances quand nous avonscélébré notre deux cent cinquantième anniversaire d’existence. Jevous assure, Mr. Cheyne, que la vieille cité se fit honneur.

– Je l’ai entendu dire. Cela rapporte,aussi. Comment se fait-il toutefois que la ville n’ait pas un hôtelde premier ordre ?

– Juste au-dessus à gauche, Pedro, Autantde places que vous voudrez pour vous et les vôtres. – Ma foi, c’estce que je leur dis tout le temps, Mr. Cheyne. Celareprésente beaucoup d’argent, mais je présume que cela ne voustouche guère. Ce que nous demandons, c’est…

Une lourde main s’appesantit sur son épaule dedrap fin, et le patron très allumé d’un caboteur de Portland pourle transport du charbon et de la glace, lui fit faire demi-tour surlui-même.

– À quoi, tonnerre, voulez-vous en venir,mes gaillards, en appliquant de cette façon la loi sur la villequand tous les honnêtes gens sont à la mer ? Hé ! Laville est sèche comme un os et pue cent fois plus depuis que jel’ai quittée. Vous auriez bien dû en tout cas nous laisser un débitpour les boissons inoffensives.

– Vous ne me paraissez pas avoir jeûné cematin, Carsen. Nous discuterons cela plus tard. Asseyez-vous contrela porte et réfléchissez à tout ce que vous avez à me direlà-dessus jusqu’à ce que je revienne.

– Qu’est-ce que vous voulez que je fassede vos raisonnements ? À Miquelon, le champagne est à dix-huitdollars la caisse, et…

Le patron s’affala sur son siège, tandis queles premiers accords d’un orgue lui imposaient silence.

– Notre nouvel orgue, dit lefonctionnaire à Cheyne avec fierté. Il nous coûte quatre milledollars, savez-vous. Il nous faudra revenir aux grosses patentesl’an prochain pour le payer. Je n’allais pas laisser les ministresprendre toute la religion pour eux dans leur conférence. Voiciquelques-uns de nos orphelins qui se lèvent pour chanter. C’est mafemme qui leur a appris. Je compte vous revoir tout à l’heure, Mr.Cheyne, on me demande sur l’estrade.

Hautes » claires, et franches, les voixdes enfants couvrirent les derniers bruits de ceux quis’installaient à leurs places.

« Ô vous tous, Ouvrages du Seigneur,bénissez le Seigneur : louez-Le, et exaltez-Le àjamais ! »

Les femmes d’un bout à l’autre du hall sepenchèrent en avant pour regarder, tandis que les sons répercutésremplissaient l’air. Mrs. Cheyne en même temps que les autrespersonnes, commença à sentir sa respiration s’entrecouper ;jamais elle ne s’était imaginé qu’il y eût tant de veuves aumonde ; et instinctivement chercha des yeux Harvey. Il avaitretrouvé ceux du Sommes Ici au fond de l’auditoire, et setenait debout, comme par droit, entre Dan et Disko. L’oncleSalters, revenu du détroit de Pamlico la nuit précédente avec Pen,lui fit un accueil méfiant.

– Est-ce que votre monde n’est pas encoreparti ? grommela-t-il. Qu’est-ce que vous faites ici, jeunehomme ?

« Ô vous, Mers et Fleuves, bénissezle Seigneur : louez-Le, exaltez-Le àjamais ! »

– Est-ce qu’il n’est pas dans sondroit ? dit Dan. Il a été là-bas comme nous tous.

– Pas dans ces vêtements-là, grognaSalters.

– Veux-tu bien fermer ça, Salters, ditDisko. Voilà que tu as retrouvé ta bile. Reste où tu es, surtout,Harvey.

Alors, se levant, l’orateur de circonstance,autre pilier de la municipalité, prit la parole : il souhaitaau monde entier la bienvenue dans Gloucester, et fit remarquerincidemment en quoi Gloucester l’emportait sur tout le reste dumonde entier. Puis il en vint aux richesses maritimes de la cité,et parla du prix qu’il fallait, hélas ! payer la récolteannuelle. On entendrait tout à l’heure les noms de leurs morts,perdus là-bas – au nombre de cent dix-sept. (Ici, les veuvesrelevèrent un peu l’œil et s’entreregardèrent.) Gloucester nepouvait pas faire parade de manufactures ou de moulins puissants.Ses fils travaillaient pour tels gages que la mer voulait biendonner ; et ils savaient tous que ni les Georges ni le Bancn’étaient de paisibles pâturages. Le mieux pour ceux qui restaientà terre, était de venir en aide aux veuves et aux orphelins ;et après quelques considérations générales il prit cette occasionde remercier, au nom de la cité, les personnes qui, dans un siparfait sentiment du bien public, avaient consenti à apporter leurconcours aux réjouissances de la fête.

– Je déteste seulement les côtésmendiants de l’affaire, grogna Disko. Cela ne donne guère aux gensune riche opinion de nous.

– Si les gens ne sont pas prévoyants etne mettent pas de côté quand ils en ont l’occasion, répliquaSalters, c’est tout naturel qu’un jour vienne où ils ont à rougir.Tenez-vous pour averti, jeune homme. Les richesses, ça va bien pourun temps, mais si vous les gaspillez dans le luxe…

– Mais perdre tout ce qu’on a – tout, ditPen. Qu’est-ce qui vous reste à faire, alors ? Jadis,le – (les yeux d’un bleu limpide s’ouvrirent tout grands en haut,en bas, comme s’ils cherchaient quelque chose où asseoir leurregard) jadis, j’ai lu – dans un livre je crois – l’histoire d’unbateau où tout le monde fut noyé – sauf quelqu’un – qui m’adit…

– Des bêtises ! dit Salters enl’interrompant. Lis un peu moins et prends plus d’intérêt à tonaffaire, tu arriveras peut-être un peu mieux ainsi à payer tonentretien, Pen.

Harvey, pressé dans la foule des pêcheurs, sesentit parcouru d’un tressaillement qui, se glissant, rampant, etaccompagné de picotements, lui commença dans la nuque pour finirdans ses souliers. En outre il avait froid, quoique la journée fûtétouffante.

– C’est ça l’actrice dePhiladelphie ? demanda Disko Troop en fronçant les sourcilsdans la direction de l’estrade. Tu l’as renseignée à propos duvieux Ireson, n’est-ce pas, Harvey ? Tu sais pourquoimaintenant.

Ce ne fut pas « Ireson’s Ride » quel’artiste débita, mais une espèce de poème où il était questiond’un port de pêche appelé Brixham et d’une flottille de trawlers entrain de tirer des bordées la nuit contre la tempête, tandis queles femmes, pour les guider, allumaient du feu au bout du quai avectout ce qui leur tombait sous la main.

« They took the grandam’s blanket

Who shivered and bade them go ;

They took the baby’s cradle,

Who could not say them no. »[61]

– Mazette ! dit Dan, en risquant unœil par-dessus l’épaule de Long Jack. Voilà qui est chic !Cela a dû cependant coûter bon.

– En v’là une sale histoire, dit l’hommedu Galway, et un port salement éclairé, Danny.

« . …  …  …

And knew not all the while

If they were lighting a bonfire

Or only a funeral pile. »[62]

Tout le monde se sentait pris jusqu’aux fibrespar la voix de miracle ; et lorsque la chanteuse dit commentles équipages furent lancés tout ruisselants au rivage, tantvivants que morts, et comment les femmes transportèrent les corps àla lueur des feux, demandant : « Petit, est-ce tonpère ? » ou « Femme, est-ce ton homme ? »on eût pu entendre les respirations devenir plus rapides sur tousles bancs.

« And when the boats of Brixham

Go out to face the gales,

Think of the love that travels

Like light upon their sails ! »[63]

Lorsqu’elle eut fini on applaudit peu. Lesfemmes cherchaient leurs mouchoirs, et nombre d’hommes levaient auplafond des yeux brillants de larmes.

– Hum, fit Salters ; cela vouscoûterait un dollar à entendre dans n’importe quel théâtre –peut-être bien deux. Il y a, je présume, des gens qui peuvent sepermettre cela. Pour moi, c’est de l’argent franchement perdu… Maiscomment, pour l’amour de Dieu, le capitaine Bart Edwardes est-ilvenu toucher barre par là ?

– Il n’y a pas moyen de l’en empêcher,dit par derrière un homme d’Eastport. C’est un poète, et il fautqu’il dise sa pièce. C’est mon pays.

Il ne disait pas que le capitaine B. Edwardesavait fait des pieds et des mains pendant cinq années consécutivespour être autorisé à réciter un morceau de sa composition auMemorial Day de Gloucester. Un comité amusé et lassé avait fini paraccéder à son désir. La candeur du bonhomme et le bonheur dont ildébordait là, debout dans ce qu’il avait de plus beau comme habitsdu dimanche, lui gagna l’auditoire avant même qu’il eût ouvert labouche. On supporta assis, sans murmurer, trente-sept coupletstaillés à coups de serpe, où tout au long était décrite la perte dela goélette Joan Hasken passé les Georges dans le coup devent de 1867, et lorsqu’il arriva à la fin, on l’acclama d’une voixsympathique.

Un reporter de Boston plein de clairvoyances’éclipsa pour obtenir copie entière du poème épique et pourprendre une interview de l’auteur ; de sorte que la terren’eut plus rien à offrir au capitaine Bart Edwardes, ex-baleinierconstructeur de navires, patron-pêcheur, et poète, en lasoixante-treizième année de son âge.

– Eh bien ! moi, je prétends quec’est plein de bon sens, dit l’homme d’Eastport. Tel que vous mevoyez, j’ai tenu son écrit dans ces deux mains-là, tel qu’il l’alu, et je peux certifier qu’il a mis tout cela dedans.

– Si Dan ici présent n’arrivait pas àmieux employer sa main avant de casser la croûte le matin, il n’yaurait plus qu’à le fouetter, dit Salters pour soutenir l’honneurde ceux du Massachusetts en matière de principes généraux. Non pasque je vous accorde sans réserve que ce soit un homme fameux enfait de littérature – pour le Maine. Cependant…

– C’est pas possible, l’oncle Salters vamourir à cette tournée-ci ! Le premier compliment qu’il m’aitjamais fait, dit Dan en riant sous cape. Qu’est-ce que tu as,Harvey ? Tu ne dis rien et tu es verdâtre. Tu te sensmalade ?

– Je ne sais pas ce que j’ai, réponditHarvey. Je sens comme si mon intérieur était trop gros pour monextérieur. J’ai du plomb dans l’estomac et il me passe des frissonsdans le dos.

– De la dyspepsie ? Bah ! –comme c’est embêtant. Nous allons attendre la lecture, et puis nouspartirons, pour attraper la marée.

Les veuves – elles l’étaient presque toutes decette saison-là – se raidirent du haut en bas comme des gens quivont de sang-froid au-devant d’un coup de feu, car elles savaientce qui allait venir. Les femmes et les filles des baigneurs, enchemisettes roses et bleues, turent soudain leurs rires étouffés àpropos de l’étonnant poème du capitaine Edwardes, et tournèrent latête afin de voir pourquoi tout était silencieux. Les pêcheurs sepoussèrent en avant tandis que le fonctionnaire qui avait causéavec Cheyne, montait d’un pas précipité sur l’estrade et se mettaità lire la longue liste des pertes de l’année, en les divisant parmois. Les sinistres du dernier mois de septembre concernaient pourla plupart des célibataires et des étrangers, mais sa voixrésonnait tout de même très haut dans le silence du hall :

« 9 septembre. – GoéletteFlorie Anderson perdue, corps et biens, passé lesGeorges.

« Reuben Pilman, patron, 50 ans,célibataire, Main Street, en ville.

« Émile Olsen, 19 ans, célibataire, 329Hammond Street, en ville ; Danemark.

« Oscar Stanberg, célibataire, 25ans ; Suède.

« Carl Stanberg, célibataire, 28 ans,Main Street, en ville.

« Pedro, supposé de Madère, célibataire,Keene’s boarding-house, en ville.

« Joseph Welsh, dit Joseph Wright, 30ans, de Saint-Jean, Terre-Neuve. »

– Non – d’Augusta, Maine ! cria unevoix du milieu de la salle.

– Il s’est embarqué à Saint-Jean, dit lelecteur en cherchant à voir.

– Je le sais. Il est d’Augusta. C’est monneveu.

Le lecteur crayonna une correction en marge dela liste, et reprit :

« Même goélette, Charlie Ritchie,Liverpool, Nouvelle-Écosse, 33 ans, célibataire.

« Albert May, 267 Rogers Street, enville, 27 ans, célibataire.

« 27 septembre. – Orvin Dollard,39 ans, marié, noyé en doris passé Eastern Point. »

Le coup porta, car une des veuves recula sursa chaise, ne cessant de croiser et décroiser les mains. Mrs.Cheyne, qui avait écouté, les yeux grands ouverts, renversa la têteen arrière, et étouffa un sanglot. La mère de Dan, à quelquessièges plus loin à droite, vit, entendit, et s’approcha promptementd’elle. Le lecteur poursuivit. En atteignant les naufrages dejanvier et de février, les coups portèrent dru comme grêle, et lesveuves ne respirèrent plus que les dents serrées :

« 14 février. – GoéletteHarry Randolph, démâtée en rentrant de Terre-Neuve :Ase Musie, marié, 32 ans, Main Street, en ville, passé par-dessusbord.

« 23 février, – GoéletteGilbert Hope : s’est égaré en doris, Robert Beavon,29 ans, natif de Pubnico, Nouvelle-Écosse. »

Mais sa femme était dans le hall. On entenditun cri sourd, comme celui d’un petit animal qu’on eût heurté. Ilfut aussitôt réprimé, et une jeune femme quitta le hall enchancelant. Elle avait, durant des mois, espéré contre touteespérance, parce qu’on en avait vu, qui partis à la dérive endoris, s’étaient trouvés miraculeusement recueillis par desvoiliers de haute mer. Maintenant elle avait la certitude, etHarvey put voir le policeman héler du trottoir une voiture pourelle.

– C’est cinquante cents pour aller à lagare, commença le cocher.

Le policeman leva la main.

– Mais ça ne fait rien, je vais par là.Sautez dedans. Dites donc, Alfred, vous tâcherez de ne pas mepincer la prochaine fois que mes lanternes ne seront pas allumées.Hein ?

La porte de côté se referma sur la tached’éclatant soleil, et les yeux de Harvey revinrent au lecteur et àson interminable liste.

« 19 avril. – Goélette ManieDouglas perdue sur le Banc avec tout son monde.

« Edward Canton, 43 ans, patron, marié,en ville.

« D. Harwkins, dit Williams, 34 ans,marié, Shelbourne, Nouvelle-Écosse.

« G. W. Glay, homme de couleur, 28 ans,marié, en ville. »

Et toujours, et toujours. Harvey se sentait lagorge bouchée, et son estomac lui rappelait le jour où il étaittombé du paquebot.

« 10 mai. – Goélette SommesIci (le sang lui picota par tout le corps). Otto Svendon, 20ans, célibataire, en ville, tombé par-dessus bord. »

Encore un cri sourd, déchirant, de quelquepart au fond de la salle.

– Elle n’aurait pas dû venir. Ellen’aurait pas dû venir, dit Long Jack, avec une petite toux depitié.

– Ne pousse pas, Harvey, grommelaDan.

Harvey entendit bien la voix, mais le resten’était plus pour lui que ténèbre marbrée de disques de feu. Diskose pencha en avant pour parler à sa femme qui était assise, un braspassé autour de Mrs. Cheyne, et l’autre maintenant les mainscouvertes de bagues qui cherchaient à retenir, à agripper.

– Penchez la tête en avant – bien enavant ! murmura-t-elle. Cela va passer dans une minute.

– Je ne pe-eux pas ! Non, je nepe-eux pas ! Oh ! laissez-moi…

Mrs. Cheyne ne savait pas du tout ce qu’elledisait.

– Il le faut, répéta Mrs. Troop. Votregarçon vient de tomber en faiblesse. Cela leur arrive quelquefoisquand ils font leur croissance. Vous voulez prendre soin de lui,hein ? Nous pouvons sortir de ce côté. Soyez calme. Venez avecmoi. Bah ! ma chère dame, nous sommes femmes l’une et l’autre,n’est-ce pas ? Notre devoir est de prendre soin de nos hommes.Venez !

Ceux du Sommes Ici traversèrentpromptement la foule comme une garde du corps, et le Harvey qu’ilsétayèrent sur un banc dans une antichambre était un Harvey fortpâle et fort secoué.

– Il ne dément pas sa maman, fut la seuleobservation de Mrs. Troop, comme la mère se penchait sur sonfils.

– Comment avez-vous pu supposer qu’ilsupporterait cela ? s’écria-t-elle avec indignation ens’adressant à Cheyne, lequel n’avait rien dit du tout. C’étaithorrible… horrible ! Nous n’aurions pas dû venir. C’est fauxet stupide ! Ce n’est – ce n’est pas juste ! Pourquoi –pourquoi ne pas se contenter de mettre ces choses dans lesjournaux, à qui elles appartiennent ? Êtes-vous mieux, monamour ?

À vrai dire tout cela ne faisait qu’emplirHarvey de honte.

– Oh ! je crois que je vais tout àfait bien, dit-il, en faisant des efforts pour se mettre sur lespieds, avec un ricanement vite éteint.

– Ce doit être quelque chose que j’auraimangé à mon petit déjeuner.

– Le café peut-être, dit Cheyne dont levisage était tout en traits inflexibles, comme s’il avait ététaillé à même le bronze. Nous n’allons pas rentrer.

– Je pense qu’on ferait aussi bien dedescendre au quai, dit Disko. On étouffe au milieu de tous cesétrangers, et l’air frais remettra Mrs. Cheyne.

Harvey déclara qu’il ne s’était jamais de savie senti mieux ; mais ce ne fut guère que lorsqu’il vit leSommes Ici frais sorti des mains des chargeurs, audébarcadère de Wouverman, que son malaise se dissipa dans unétrange mélange d’orgueil et de chagrin. Il y avait par là des gens– baigneurs et autres de même sorte – qui jouaient dans des yolesou contemplaient la mer du bout des jetées ; mais c’est ducœur maintenant qu’il touchait les choses, – plus de choses que sapensée ne pouvait encore en embrasser. En tout cas, il eût pu toutaussi bien s’asseoir pour hurler de douleur, car la petite goéletteallait partir. Mrs. Cheyne se contentait de pleurer, de pleurer àchaque pas de la route, et de dire les choses les plusextraordinaires à Mrs. Troop, qui la dorlotait comme un enfant, aupoint que Dan, qui n’avait pas été « dorloté » depuisl’âge de six ans, se mit à siffler tout haut.

C’est ainsi que le vieil équipage – Harvey sesentait le plus ancien des marins – sauta dans la vieille goéletteparmi les doris décrépits, tandis que Harvey dégageait l’amarred’arrière du bout de la jetée ; puis ils la firent glisser enappuyant leurs mains le long de la paroi du quai. Chacun avait tantde choses à dire que personne ne dit rien d’extraordinaire. Harveychargea Dan de veiller aux bottes de mer de l’oncle Salters et àl’ancre de doris de Pen, et Long Jack implora Harvey de se rappelerses leçons en matière de choses maritimes ; mais lesplaisanteries tombaient à plat en présence des deux femmes, et onest malaisément drôle quand l’eau verte du port s’élargit entre debons amis.

– Hisse le foc et la misaine ! criaDisko, en se mettant à la barre, comme elle prenait le vent. Nousnous reverrons, Harvey. Je ne sais pas, mais j’en arrive à penserbeaucoup à toi et aux tiens.

Puis, elle glissa hors de portée de voix, etils s’assirent pour la regarder sortir du port. Et toujours Mrs.Cheyne pleurait.

– Bah ! ma chère dame, dit Mrs.Troop, nous sommes femmes l’une et l’autre, j’imagine. Bien sûr quecela ne vous soulagera guère le cœur de pleurer comme ça. Dieu saitque ça ne m’a jamais fait pour un liard de bien ; et pourtant,Il sait que j’en ai eu des raisons de pleurer !

Quelques années plus tard, sur l’autre rive del’Amérique, un jeune homme remontait à travers la visqueuse brumede mer une rue où s’engouffrait le vent et que flanquent les plussomptueuses maisons construites de bois imitant la pierre. En facede lui, comme il s’arrêtait auprès d’une grille de fer forgé,rentrait à cheval – à mille dollars le cheval eût été donné pourrien – un autre jeune homme. Et voici ce qu’ils dirent :

– Hello, Dan !

– Hello, Harvey !

– Que m’apprendras-tu de bon ?

– Eh bien, je crois que me voilà sur lepoint de devenir, à ce voyage-ci, cette espèce d’animal qu’onappelle un second. Et toi, en as-tu bientôt fini avec ce sacrécollège surfacturé ?

– Ça se tire. Je l’avoue, le LelandStanford Junior n’est pas à comparer avec le vieux SommesIci ; mais je vais entrer dans l’affaire pour tout de bonavant l’automne.

– Ce qui veut dire nos paquebots.

– Rien autre. Attends un peu que je temette le grappin dessus, Dan. Je vais faire plier la vieille lignejusqu’à ce qu’elle demande grâce, quand je vais la prendre enmain.

– J’en accepte le risque, dit Dan, avecun bon sourire fraternel, comme Harvey descendait de cheval et luidemandait s’il entrait.

– Bien sûr, c’est pour cela que j’ai prisle tramway ; mais dis donc, est-ce que le docteur est quelquepart par là ? Il faut que je noie cet idiot de nègre un de cesjours, ses mauvaises plaisanteries et le reste.

On entendit rire tout bas, mais d’un accent detriomphe, et l’ex-cuisinier du Sommes Ici émergea dubrouillard pour prendre la bride du cheval. Il ne tolérait quepersonne autre veillât aux besoins de Harvey.

– De la brume comme sur le Banc, n’est-cepas, docteur ? dit Dan d’un ton conciliant.

Mais le Celte d’un noir de charbon, doué deseconde vue, ne crut pas devoir répondre jusqu’au moment où, ayantdonné à Dan une tape sur l’épaule, il lui croassa à l’oreille lavieille, vieille prophétie :

– Maître – serviteur. Serviteur – maître.Vous vous souvenez, Dan Troop, de ce que je vous ai dit sur leSommes Ici ?

– Eh bien ! quoi, je n’irai pasjusqu’à nier que cela m’en a tout l’air, de la façon dont leschoses se présentent, dit Dan. Ah ! c’était un solide petitpaquebot, et de façon ou d’autre je lui dois beaucoup – à lui et àpapa.

– Moi aussi, dit Harvey Cheyne.

FIN

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